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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: De Pontoise à Stamboul - Le grain de plomb; dans les ruines; les œufs de Pâques; le - jardin de mon grand-père; au petit Trianon; quatre discours - -Author: Edmond About - -Release Date: January 14, 2023 [eBook #69794] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team - at https://www.pgdp.net (This book was produced from - scanned images of public domain material from the Google - Books project.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE PONTOISE À STAMBOUL *** - - - - - - DE PONTOISE - A STAMBOUL - - LE GRAIN DE PLOMB - DANS LES RUINES--LES ŒUFS DE PAQUES - LE JARDIN DE MON GRAND’PÈRE--AU PETIT TRIANON - QUATRE DISCOURS - - PAR - EDMOND ABOUT - - - PARIS - LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie - 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 - - 1884 - Droits de propriété et de traduction réservés - - - - -OUVRAGES DU MÊME AUTEUR - - -FORMAT IN-8 - - Le roman d’un brave homme; 1 vol. illustré de 52 compositions - par Adrien Marie; 2e édit. broché, 10 fr.;--relié 14 » - - -FORMAT IN-16 - - Alsace (1871-1872); 5e édition. 1 vol. 3 50 - Causeries; 2e édition. 2 vol. 7 » - Chaque volume se vend séparément 3 50 - La Grèce contemporaine; 8e édition. 1 vol. 3 50 - Le même ouvrage, édition illustrée 4 » - Le Progrès; 4e édition. 1 vol. 3 50 - Le Turco.--Le bal des artistes.--Le poivre.--L’ouverture au - château.--Tout Paris.--La chambre d’ami.--Chasse - allemande.--L’inspection générale.--Les cinq perles; - 4e édition. 1 vol. 3 50 - Salon de 1864. 1 vol. 3 50 - Salon de 1866. 1 vol. 3 50 - Théâtre impossible: Guillery,--L’assassin.--L’éducation d’un - prince,--Le chapeau de sainte Catherine; 2e édition. 1 vol. 3 50 - L’A B C du travailleur; 4e édition. 1 vol. 3 50 - Les Mariages de province; 6e édition. 1 vol. 3 50 - La Vieille Roche. Trois parties qui se vendent séparément. - 1re partie: Le Mari imprévu; 5e édition. 1 vol. 3 50 - 2e partie: Les Vacances de la Comtesse; 4e édit. 1 vol. 3 50 - 3e partie: Le marquis de Lanrose; 3e édition. 1 vol. 3 50 - Le Fellah; 4e édition. 1 vol. 3 50 - L’Infâme; 3e édition. 1 vol. 3 50 - Madelon; 8e édition. 1 vol. 3 50 - Le Roman d’un brave homme; 30e mille. 1 vol. 3 50 - - Germaine; 57e mille. 1 vol. 2 » - Le Roi des montagnes; 15e édition. 1 vol. 2 » - Les Mariages de Paris; 75e mille. 1 vol. 2 » - L’Homme à l’oreille cassée; 10e édition. 1 vol. 2 » - Tolla; 12e édition. 1 vol. 2 » - Maître Pierre; 8e édition. 1 vol. 2 » - Trente et quarante.--Sans dot.--Les parents de Bernard, - 40e mille. 1 vol. 2 » - Le Capital pour tous. Brochure in-18. » 10 - - -Coulommiers.--Imp. P. BRODARD et Cie. - - - - -DE - -PONTOISE A STAMBOUL - - - - -I - - -L’aventure que je vais vous raconter par le menu ne ressemble pas mal au -rêve d’un homme éveillé. J’en suis encore ébloui et étourdi tout -ensemble, et la légère trépidation du wagon-lit vibrera très -probablement jusqu’à demain matin dans ma colonne vertébrale. Il y a -exactement treize jours que je quittais les bords de l’Oise pour aller -prendre le train rapide de l’Orient à la gare de Strasbourg; et dans ces -treize jours, c’est-à-dire en moins de temps qu’il n’en fallait à Mme de -Sévigné pour aller de Paris à Grignan, je suis allé à Constantinople, je -m’y suis promené, instruit et diverti, et j’en suis revenu sans fatigue, -prêt à repartir demain si l’on veut, par la même voiture, pour Madrid ou -Saint-Pétersbourg. Et notez que nous avons fait une halte de -vingt-quatre heures dans cette France orientale qui s’appelle la -Roumanie, assisté à l’inauguration d’un palais d’été dans les Carpathes, -pris le thé avec un roi et un reine et banqueté somptueusement chez le -Bignon de Bucarest. On dit avec raison que notre temps est fertile en -miracles; je n’ai rien vu de plus étonnant que cette odyssée dont la -poussière estompe encore mon chapeau. - -Par quel concours de circonstances ai-je quitté Paris le 4 octobre, à -l’heure où le rideau se levait sur le beau drame de mon ami Albert -Delpit? Tout simplement parce qu’un aimable homme, M. Delloye-Matthieu, -m’avait dit au printemps dernier: - -«Connaissez-vous Constantinople? - ---Oui et non: j’y suis allé il y a trente ans et la ville doit avoir -bien changé, quoiqu’elle ait assurément moins changé que moi. - ---Si l’on vous invitait à l’aller voir? - ---J’accepterais avec enthousiasme. Quand partons-nous? - ---Aussitôt que le choléra voudra bien nous le permettre.» - -M. Delloye-Matthieu est un richissime banquier belge, un puissant -industriel et un piocheur infatigable. Il ne se contente pas de faire -travailler ses capitaux dans les grandes affaires de la Belgique et de -l’étranger; il y prodigue sa personne, dirigeant, conseillant, -surveillant, instruit de tout, présent partout, brûlé par une activité -dévorante, et bon vivant avec cela, gai causeur et joyeux convive. On -assure qu’il aura bientôt soixante-huit ans; tout ce que je sais de son -âge, c’est qu’à Constantinople il était le dernier à se mettre au lit et -le premier aux cavalcades matinales. - -Cet aimable homme de finance préside le comité de la Compagnie -internationale des wagons-lits dont le directeur, presque aussi connu en -Europe que M. Pullman en Amérique, est M. Nagelmackers. Et la Compagnie -des wagons-lits invitait une quarantaine de fonctionnaires, -d’administrateurs, d’ingénieurs et de publicistes à l’inauguration d’un -matériel non seulement neuf, mais tout à fait nouveau. - -Je crois superflu d’indiquer pourquoi la Compagnie des wagons-lits est -internationale. Son but étant de faire circuler ses voitures sur tous -les chemins de l’Europe continentale et d’emprunter successivement pour -un même voyage la traction de diverses Compagnies, elle ne pouvait être -exclusivement ni française, ni allemande, ni espagnole, ni italienne, ni -russe. Je dirai même sans crainte de sembler paradoxal qu’elle ne -pouvait être que belge, car le nom sympathique et honoré de la Belgique -est synonyme de neutralité. Il faut, pour ainsi dire, le concours d’un -bon vouloir universel, d’une sorte de fraternité invraisemblable, au -triste temps où nous vivons, pour faire circuler, depuis Brest jusqu’à -Giurgewo ou de Séville à la frontière russe, un voyageur malade ou -pressé, sans qu’il ait à subir les vexations, les ennuis, les retards de -la douane et de la police. L’homme, colis vivant, que les entrepreneurs -de transports secouaient sans aucun scrupule, que les contrôleurs -réveillaient sans pitié, que les buffets et les gargotiers embusqués aux -stations principales empoisonnaient et rançonnaient sans merci, que tout -un peuple de parasites et de fâcheux se repassait de mains en mains, -deviendra presque, avec le temps, un animal sacré, un chat d’Égypte. -Tout le monde se mettra d’accord pour lui donner non seulement de la -vitesse, mais du calme, du sommeil et du confort, en échange de son -argent. - -J’aime fort les chemins de fer, d’autant plus que j’ai connu les -diligences, et je fais chaque année une jolie consommation de -kilomètres. Mais j’ai pesté souvent, comme tous les Français, contre la -réclusion du voyageur dans ces compartiments de huit places où l’on -n’est bien qu’à condition d’être quatre, contre l’insuffisance des temps -d’arrêt, qui atteste un profond mépris pour les infirmités de la nature -humaine. Que de fois, à travers la portière d’un wagon, j’ai contemplé -d’un œil d’envie une de ces voitures de saltimbanques où la famille -entière boit, mange et dort en paix sous la conduite du pitre -mélancolique qui fouette un vieux cheval blanc! Je sais que ce mode de -locomotion manque de promptitude et qu’il ne serait pas goûté des agents -de change qui vont le samedi soir à Trouville. Mais le confort et la -célérité ne sont pas inconciliables, témoin ces colonies mouvantes que -le train de New-York transporte à San-Francisco en cinq jours et demi, -et qui parcourent cinq mille trois cent cinquante kilomètres, sans -souffrir ni de la faim, ni de la soif, ni même des fourmis dans les -jambes, car le voyageur fatigué d’être assis peut se reposer en -marchant. Ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus enviable dans ces -grands trains du Pacifique, c’est qu’on y est chez soi, qu’on peut s’y -installer pour toute la durée du voyage sans craindre les -transbordements, tandis qu’en France, dans le premier pays du monde -(vieux style), il faut changer deux fois de voiture pour aller de -Pontoise à Saint-Germain. - -Mais si j’ai jalousé souvent le bien-être du voyageur américain, du -diable si je m’attendais à le trouver dans les wagons-lits! Ces longues -voitures verdâtres, éclairées par de rares fenêtres qui n’ont pas l’air -de s’ouvrir volontiers, attirent quelquefois notre attention dans les -gares, à l’arrivée des trains de longue haleine. Elles sont noyées de -poussière et l’on distingue à peine dans la pénombre le profil d’un -Anglais qui s’étire en bâillant ou la face d’un valet de chambre à -casquette galonnée d’or. Telle est du moins l’impression que j’avais -conservée du vieux matériel des wagons-lits, des voyageurs et du -service. Je n’y voyais guère autre chose que des hôpitaux ambulants ou -des cabines de bateau à vapeur en terre ferme; je n’éprouvais qu’une -sincère compassion pour leurs passagers, et je me réjouissais d’être -assez bien portant pour éviter les bienfaits d’une hospitalité si bien -close. - -La soirée du jeudi 4 octobre fut donc pour moi comme une révélation; -elle m’ouvrit un monde que je n’avais pas entrevu même en songe. Par une -malice du sort ou peut-être par une ingénieuse combinaison de M. -Nagelmackers, le train où nous allions monter s’allongeait parallèlement -à un vieux wagon-lit du modèle qui a fait son temps. D’un côté, la -voiture-hôpital, la voiture-prison, la vieille voiture verte et -poudreuse; de l’autre, trois maisons roulantes, longues de dix-sept -mètres et demi, construites en bois de teck et en cristal, chauffées à -la vapeur, brillamment éclairées au gaz, largement aérées et aussi -confortables pour le moins qu’un riche appartement de Paris. Les -quarante invités de la Compagnie, les parents, les amis, les curieux qui -nous entouraient à la gare de l’Est, ne pouvaient en croire leurs yeux. -Mais ce fut bien autre chose après le coup de sifflet du départ, lorsque -notre menu bagage fut installé dans de jolies chambrettes à deux, à -trois ou quatre lits et qu’un repas délicieux nous réunit pour la -première fois dans la salle à manger commune. Il est invraisemblable, ce -symposium précédé d’un petit salon pour les dames et d’un joli fumoir, -et suivi d’une cuisine grande comme la main dans laquelle un superbe -Bourguignon à barbe noire fait des miracles que Cleverman et même -Hermann n’égaleront jamais. J’ai conservé presque tous les menus de cet -artiste sans rival, et si je ne les livre pas à votre admiration, c’est -que la bonne nourriture rend l’homme bon et que je craindrais de damner -mon prochain par le péché de convoitise. Mais il n’est pas indifférent -de noter que la Compagnie s’appliquait à nous faire connaître au jour le -jour les mets nationaux et les illustres crus des pays que nous -traversions. C’est ainsi par exemple que nous bûmes en Roumanie un très -joli vin blanc, fabriqué et signé par M. J.-C. Bratiano, président du -conseil des ministres, et vraiment digne de porter le nom d’une -Excellence. - -C’est au premier dîner, comme il convient, que la connaissance se fit -entre nous. Nous étions au départ dix-neuf Français, et nous aurions été -vingt si le ministre des postes et des télégraphes n’eût été retenu au -dernier moment par la politique; mais il avait envoyé son aimable fils -avec deux grands chefs de service, tandis que M. Grimprel, directeur de -la dette inscrite, représentait avec infiniment d’humour et d’esprit le -ministère des finances. Nos cinq grandes Compagnies de chemins de fer -avaient délégué M. Delebecque, M. Courras, M. Delaître, M. Amiot, MM. -Berthier et Regray. On avait invité dans la presse parisienne trois -jeunes gens fort gais et de bonne compagnie, M. Boyer, M. Tréfeu et le -fils d’Ernest Daudet. Il faut aussi porter à l’actif de la France le -célèbre correspondant du _Times_, M. de Blowitz, qui s’est fait -naturaliser vaincu en 1871. C’est un homme très particulier, de -physionomie bizarre et d’une coquetterie originale. Peut-être un peu -trop pénétré de son mérite et de son influence, mais très intelligent, -assez instruit, vif à la réplique, capable d’entendre la plaisanterie et -d’y répondre argent comptant. Je n’étais pas sans quelque prévention -contre lui avant de le rencontrer en personne; il gagne à être connu. -Les Belges, nos aimables hôtes, étaient les plus nombreux après nous. A -l’état-major de la Compagnie, composé de MM. Delloye-Matthieu, -Nagelmackers, Lechat, Schrœder, s’étaient adjoints M. Dubois, -administrateur des chemins de fer de l’État belge, et le ministre des -travaux publics en personne, M. Olin. C’est un jeune homme de trente à -trente-cinq ans, de taille très moyenne, de figure avenante, simple et -digne, sérieux et cordial, et sans un atome de morgue officielle. -L’ambassade ottomane de Paris avait prêté pour quelques jours son -premier secrétaire, Missak-Effendi, un de ces diplomates que la Turquie -fait faire exprès pour s’attirer les sympathies de l’Europe, car ils -sont gens du monde, avisés, réfléchis, séduisants, et ils parlent toutes -les langues, y compris le pur parisien. Nous n’avions qu’un seul -Hollandais, M. Janszen, mais il incarnait en lui seul tout ce qu’il y a -de meilleur dans la Hollande, la droiture, la bonhomie, la cordialité. -Je crois bien que, si nous avions eu un prix de bonne grâce à décerner -en rentrant à Paris, M. Janszen l’eût emporté à l’unanimité des voix. - -Nous trouverons à Vienne et à Pesth l’administration et la presse -d’Autriche-Hongrie qui feront bon ménage avec nous. Quant aux Allemands -de la grande Allemagne, ils n’étaient représentés parmi nous que par -deux ou trois journalistes dont nous n’avons eu ni à nous plaindre ni à -nous louer, car nous n’avons pas échangé deux idées avec eux, tout en -mangeant le même pain. - - - - -II - - -L’expérience de notre hôtellerie roulante commence au coup de sifflet du -départ, et elle intéresse vivement tous ceux d’entre nous qui ont une -certaine pratique des chemins de fer. Ainsi, l’on doit nous servir à -dîner dans un quart d’heure et nous trouvons le couvert mis avec une -intrépidité qui nous étonne. J’ai l’habitude de déjeuner tous les mois -dans le train de Paris à Boulogne-sur-Mer, et quoique la Compagnie du -Nord ait des voitures admirablement suspendues qui lui coûtent jusqu’à -dix-sept et dix-huit mille francs l’une, je sais combien il est malaisé -d’y verser et d’y boire un verre de vin sans trinquer avec sa propre -chemise. Eh bien! les serviteurs de la Compagnie Nagelmackers n’ont pas -craint de placer devant chacun de nous trois ou quatre verres à pied -d’un équilibre fort instable. Il faut que ces braves garçons aient une -confiance illimitée dans l’aplomb de leur restaurant, et il nous semble -à première vue que les fiches, les cordes tendues, ce qu’on appelle le -violon à bord des paquebots, ne seraient pas de trop en cette -occurrence. L’événement nous donne tort: rien ne bouge sur ces petites -tables si bien servies, tant la construction des voitures a réalisé de -progrès depuis quelques années. La pesanteur du train qui représente -environ mille kilogrammes de poids mort par voyageur, la fabrication -ingénieuse et savante des roues, la multiplicité des ressorts et des -tampons, l’écartement des essieux qui permet de poser chaque voiture sur -deux trucs indépendants l’un de l’autre, tout concourt à nous faire -rouler sans secousse, sans bruit, sans fatigue, à des vitesses qui, par -moment, n’ont pas été de moins de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. -Et dans les courbes les plus rapides, où les voitures ordinaires de sept -mètres de long sont parfois rudement cahotées, non seulement nous -n’avons point ressenti le moindre choc, mais nous n’avons pas même -éprouvé cette trépidation qui fait dire aux voyageurs des trains -express: Ça marche bien. - -Ce qui n’a pas très bien marché le premier soir, c’est le service. Soit -que le cuisinier n’eût pas encore ses coudées franches dans l’armoire à -surprises qui lui sert d’atelier, soit que les domestiques fussent un -peu déconcertés par l’abondance et l’opulence d’un matériel tout battant -neuf, soit peut-être tout bonnement parce que les invités se trouvaient -trop bien à table et s’amusaient plus que de raison à lier connaissance -le verre en main, il n’était pas loin de minuit lorsque nous prîmes le -chemin de nos chambres. Encore quelques groupes trouvèrent-ils le moyen -de faire une station en plein air sur les petites plates-formes qui -séparent les grands wagons: on y est admirablement pour fumer un cigare -dont le vent furieux du train emporte la moitié. J’avoue que je n’étais -pas fâché d’éloigner l’heure fatale du sommeil et d’entrer le plus tard -possible dans la prison sans air où les passagers des bateaux ronflent -les uns sur les autres lorsqu’ils ne font rien de pis. Il me semblait -que nos voitures neuves devaient sentir la peinture et je ruminais -tristement le nom de ces dragées pharmaceutiques qui prétendent guérir -le mal de mer. Je n’en eus pas besoin. La chambre, nette et luisante -comme un sou neuf, n’a pas reçu une seule couche de peinture, par -l’excellente raison qu’elle est boisée du haut en bas. Le matelas et -l’oreiller sont juste à point, ni trop mous ni trop durs; les draps, -qu’on change tous les jours par un raffinement inconnu dans les maisons -les plus riches, exhalent une fine odeur de lessive; et mes deux -compagnons, MM. Grimprel et Missak-Effendi, sont des dormeurs -exemplaires. La lampe à gaz brillait discrètement à travers une -épaisseur de soie verte. Lorsque j’ouvris les yeux, nous roulions vers -Carlsruhe à travers les prairies badoises, et il faisait grand jour. -J’ai su depuis que trois ou quatre ingénieurs de notre bande étaient -descendus à Strasbourg avec M. Porgès, président de la Société Edison, -pour voir l’intérieur de la nouvelle gare éclairée par la lampe -électrique. On dit que c’est fort beau; mais le soleil lui-même me -paraîtrait bien terne à Strasbourg. Nous traversons les bois, les -vignobles et les riches cultures du Wurtemberg sans autre incident -mémorable que notre toilette du matin. Mais ce détail n’est pas une -petite affaire. Le confort est un peu comme le galon; dès qu’on en -prend, on n’en saurait trop prendre. A force d’être bien, nous sommes -déjà devenus exigeants, et les deux cabinets de toilette qui s’ouvrent à -chaque bout de chaque wagon-lit ne nous suffisent plus, il nous en -faudrait au moins quatre. Ils sont installés avec luxe, amplement -pourvus de savon, d’eau chaude et d’eau fraîche, et maintenus dans un -état d’irréprochable propreté par les valets de chambre. Mais, soit pour -la toilette, soit pour les autres besoins de la vie, ils ne peuvent -héberger qu’un voyageur à la fois. Nous sommes donc obligés, le matin, -de nous attendre les uns les autres et quelquefois assez longtemps. -C’est notre seul desideratum dans les délices de cette Capoue roulante, -et je crains bien qu’il soit matériellement impossible de faire mieux -que l’on n’a fait. Considérez d’ailleurs que les voyageurs ordinaires -d’un train express rendraient mille grâces aux dieux s’ils avaient un de -ces cabinets de toilette pour cent personnes. Or nous en avions deux -pour vingt. En Bavière, non loin de l’inutile et ruineuse forteresse -d’Ulm, nous rencontrons pour la première fois le beau Danube bleu que -l’on appelle aussi et peut-être plus justement _die schmutzige Donau_, -la sale Danube. Nous découvrons encore une autre chose qui n’est pas -sans nous émouvoir. C’est que le wagon-restaurant, où l’on fait de si -bonne cuisine et où l’on passe trois heures à table, a un léger défaut -de construction: l’essieu chauffe; une odeur de graisse brûlée avertit -nos ingénieurs qui ont le nez fin. Il n’y a pas péril en la demeure; -d’ailleurs les passagers peuvent communiquer incessamment avec le -mécanicien. Mais une réparation est nécessaire, et elle ne peut -s’exécuter en chemin. Le chef de gare de Munich ne nous l’a pas envoyé -dire: il a fait décrocher d’urgence notre beau restaurant neuf avec -toutes ses dépendances, juste au moment où l’on nous apportait le café. -Mais il faut croire que cette Compagnie des sleeping-cars a tout prévu, -même les accidents inévitables dans l’essai d’un nouveau matériel. En -moins de cinq minutes, le cuisinier, les maîtres d’hôtel et tous les -hommes de service sont embarqués à bord d’un autre restaurant moins neuf -et moins brillant que le premier, mais aussi bien pourvu de tout le -nécessaire et même de tout le superflu. Jusqu’à Giurgewo où nous devons -quitter le train pour pénétrer en Bulgarie, rien ne nous manquera, ni le -beurre frais d’Isigny, ni les vins fins, ni les fruits, ni les cigares. -Et quand nous reviendrons de Constantinople, nous retrouverons à -Giurgewo le beau restaurant neuf qui s’est fait réparer à Munich. - -Le court moment que nous avons passé dans la capitale de la Bavière nous -a permis d’admirer sinon l’architecture, au moins les proportions d’une -de ces gares monumentales dont l’Allemagne victorieuse s’est donné le -luxe à nos frais. Non seulement nous les avons payées, mais elles -pourront encore nous coûter cher, car elles sont manifestement -construites contre nous. Ces halls immenses où tout encombrement de -voyageurs est impossible sont des établissements militaires au premier -chef. Il ne faut pas être grand clerc en stratégie pour supputer au pied -levé le nombre de batteries et de bataillons qu’on y peut embarquer dans -les vingt-quatre heures à destination de Paris. J’aime à croire que -depuis douze ans notre état-major général a suivi les exemples de M. de -Moltke, mais je n’en suis pas bien certain. - -Nous avons passé la frontière d’Autriche et pris l’heure de Prague à -Simbach après l’heure de Munich, l’heure de Stuttgard et l’heure -allemande. Une des particularités de la monarchie autrichienne, c’est -qu’il lui sonne deux heures à la fois, l’une à Prague, l’autre à Pest, -l’heure bohême et l’heure madgyare. Seule, l’heure de Vienne n’existe -pas, probablement parce que Vienne règle sa montre sur les illustres -pendules de Berlin. L’horloge de notre wagon-restaurant a craint de -s’affoler dans la confusion de tous ces méridiens politiques, et, par -une mesure de neutralité intelligente, elle a oublié sa clef à Paris. -Quant à nous, nous avons renoncé depuis Strasbourg à déranger nos -montres, et ce sont deux voix féminines qui nous ont, à la gare de -Vienne, sonné minuit. - -Voix charmantes d’ailleurs et voix de femmes gracieuses entre toutes. Au -moment où M. Georges Cochery, M. Blavier, M. Eschbacher et M. Porgès, -quatre Français, quittaient le train pour aller voir l’Exposition -d’électricité, nous embarquions un haut fonctionnaire des Chemins de -l’État autrichien, M. Von Scala, avec sa femme et sa belle-sœur. Un -élément nouveau et particulièrement délicat venait assaisonner tous nos -plaisirs et tempérer agréablement la gaieté d’une nombreuse réunion -d’hommes. Mme Von Scala est fort belle; elle a le type anglais animé par -la physionomie viennoise; sa sœur, Mlle Léonie Pohl, est exactement le -contraire d’une beauté classique, mais elle a tant d’esprit, tant de -grâce et de bonne humeur qu’elle est sûre de plaire, et pour longtemps, -au second coup d’œil. Les deux aimables sœurs ont, du reste, une taille -charmante et une profusion de cheveux blond cendré dont la finesse et la -couleur feraient merveille à Paris. L’empire d’Autriche-Hongrie est -largement représenté dans notre caravane par M. Von Hollan, conseiller -de section, M. Von Obermayer, conseiller de régence, charmant homme, le -cœur sur la main, délégués l’un et l’autre par le ministre des travaux -publics, et par M. Wiener, secrétaire général des Chemins de fer -orientaux et frère du célèbre explorateur de l’Amazone. Le plus jeune de -ces deux hommes distingués est resté Autrichien; l’aîné est naturalisé -Français et secrétaire de notre légation au Chili. - -J’avais parcouru la Hongrie il y a une douzaine d’années avec mon ami -Camillo, qui s’est fait moine laïque à Rome et qui nous écrit de si -jolies lettres quand il a le temps. Nous avions traversé ensemble ces -vastes plaines que l’on croirait cultivées par des génies invisibles, -car, en juin 1869, le blé mûr abondait partout et l’on cherchait en vain -les laboureurs ou leurs villages. Depuis la ville féodale de Buda et sa -laborieuse voisine de Pest jusqu’à l’étrange colonie des Confins -militaires, nous n’avions guère vu d’autres habitants que les chevaux -nerveux, les bœufs aux longues cornes et les buffles demi-sauvages. Il -me semble aujourd’hui que la culture a progressé. L’homme est moins -rare, on voit plus de plantations, plus d’arbres fruitiers, plus de -vignes surtout. La vigne enrichira peut-être bien des pays déshérités si -le phylloxera consomme notre ruine. On nous offre, à toutes les gares, -de gros raisins délicieux qui n’ont qu’un seul défaut, c’est d’être trop -sucrés; il faudrait le savoir et l’expérience de vignerons consommés -pour transformer tout ce sucre en alcool. Nous suivons à travers les -glaces sans tain de nos voitures la récolte du maïs. Elle est très -pauvre; la sécheresse de l’été a arrêté presque partout le développement -des épis. Le bétail aura de la paille à satiété; mais les hommes? Voici -un chariot qui emporte la moisson de cinq ou six hectares, et il n’est -rempli qu’à moitié. Par bonheur, les citrouilles, qui se cultivent dans -l’intervalle des sillons, ont un peu moins mal réussi. Et puis, voici -des troupeaux d’oies, de ces belles oies blanches qu’on dirait emballées -par un confiseur, tant leur plume est légère et frisée. Les éleveurs -français les payent trente ou quarante francs la paire; ici, le paysan -les vendra jusqu’à vingt sous pièce, si elles sont bien en chair. La -chasse offre aussi des ressources au Madgyare aventureux. Nous venons -d’admirer deux hommes magnifiques, grands et forts, précédés de deux -beaux chiens d’arrêt. Vêtus d’une chemise blanche et d’un caleçon de -même couleur, ils marchaient fièrement, nu-pieds dans les chaumes. Ces -vastes plaines sans trèfle, sans luzerne, sans remises trompeuses, -semblent avoir été créées pour la multiplication des perdrix. On viendra -les chercher ici lorsque le braconnage les aura détruites chez nous; je -crois même qu’on y vient déjà et que la Hongrie a sa part dans le -repeuplement de nos chasses. - -Où donc sommes-nous? Je ne sais; quelque part entre Pest et Temeswar. Le -train s’arrête et nous sommes salués par la musique des Tziganes. A dire -vrai, ces artistes brillants ne sont Tziganes que de nom. Si leurs types -sont hongrois, leurs costumes ne feraient pas sensation sur la place de -la Ferté-sous-Jouarre. Mais, Bohêmes ou non, ils ont le diable au corps, -et ils jouent avec un brio merveilleux non seulement leurs mélodies -nationales, mais la musique de Rouget de l’Isle en l’honneur des hôtes -français. On les applaudit, on leur crie non pas _bis_, ce qui serait -impoli comme un ordre donné à des inférieurs, mais un mot qui signifie: -Comment est-ce? Nous n’avons pas bien entendu ou bien compris; nous -serions bien heureux de goûter un peu mieux ce que vous nous avez fait -entendre. - -Mais la machine siffle: adieu musique! Non! l’orchestre a bondi dans -notre fourgon de bagages; il a bientôt passé dans la salle à manger; on -fait un branle-bas général des tables et des chaises, et voici nos -jeunes gens qui dansent avec les aimables Viennoises une valse de tous -les diables. Cette petite fête ne finira qu’à Szegedin. Ce n’est pas -seulement la musique qui escalade ainsi l’Orient-Express entre deux -stations; c’est quelquefois aussi, et très souvent, la gastronomie. Les -bons vivants des divers pays que nous traversons ne détestent pas, me -dit-on, de prendre le train pour deux ou trois heures, histoire de se -remémorer les finesses de la cuisine française et de déguster les -excellents vins de M. Nagelmackers. - -La population qui vient nous voir passer se bariole de plus en plus. -Nous remarquons les jolis uniformes des militaires et des _Honveds_ ou -territoriaux. Nous saisissons au vol une étonnante variété de types et -de costumes le plus souvent admirables. Les Hongrois qui sont maîtres -non seulement chez eux, mais dans toute la monarchie autrichienne, ne -font pas la majorité même en Hongrie. Ils partagent leur propre -territoire avec des millions de Serbes, qui sont Slaves, et des millions -de Roumains, qui descendent des soldats de Trajan. Quant à eux, ils sont -Turcs, Turcs chrétiens, mais Turcs authentiques. Leurs qualités et leurs -défauts, comme leur langue, attestent cette origine dont ils n’ont pas à -rougir, car les Turcs, eux aussi, sont une race noble et une fière -nation. - -La ville de Szegedin, dont les malheurs ont ému le monde entier, est -rebâtie à neuf et plus belle, plus régulière, plus confortable surtout -qu’elle ne l’a jamais été. Le _home_ est le moindre souci des rudes -paysans de ces contrées. Hommes, femmes, enfants, passent leur vie au -grand air, ou, quand le froid sévit trop fort, s’entassent dans de -véritables tanières. Ce qui distingue surtout la civilisation orientale -de la nôtre, c’est l’absence presque totale des capitaux immobilisés. -Dans la banlieue de Londres ou de Paris, la propriété bâtie représente -une valeur de plusieurs milliards. Ici, vous pourriez parcourir cent -kilomètres sans rencontrer pour cent mille francs de maisons. La -construction des chemins de fer a été une heureuse dérogation à la règle -générale; encore est-on tenté de croire que ce phénomène s’est produit -un demi-siècle trop tôt, car le trafic est extrêmement rare, et nous -roulons souvent quatre ou cinq heures de suite sans nous croiser avec un -train. - -Le paysage, qui était plat et monotone depuis le matin, tourne au -pittoresque à mesure que nous approchons des Carpathes. Ainsi que le -Danube, notre route a ses Portes-de-Fer. On ne les franchit pas toujours -sans danger; les torrents ne se font pas faute de miner le ballast; la -marne verte des montagnes s’éboule ou glisse en grandes masses sur la -voie. Un train a déraillé ici la semaine dernière et l’on nous dit qu’il -y a eu mort d’homme. Nous voyons une équipe de terrassiers qui -travaillent à prévenir tout nouvel accident. Notre journée de samedi -s’achève au milieu de décors magnifiques et incessamment renouvelés. -Malheureusement la nuit tombe vite en octobre; elle nous a surpris au -milieu des merveilles d’Herculesbad, les bains d’Hercule, une station -renouvelée des Romains et décorée avec infiniment de goût par les -modernes. La gare, qui est un beau morceau d’architecture, développe sa -façade entre deux grands portiques entièrement drapés de vigne vierge. -Cette décoration est d’un goût qui ferait pâmer le chef de station de -l’Isle-Adam et ses collègues de la ligne de Pontoise à Creil, tous -habiles artistes et fins jardiniers, comme on sait. - -C’est à Orsowa que Kossuth, vaincu par la Russie et par l’Autriche, -enterra le trésor national, c’est-à-dire la couronne de saint Étienne. -Ce souvenir patriotique est consacré, nous dit-on, par une chapelle que -nous ne voyons pas, car il fait décidément nuit noire et c’est en -aveugles que nous passons la frontière de Roumanie. - -Il était convenu au départ que nous nous arrêterions vingt-quatre heures -à Bucarest pour attendre le train ordinaire, parti de Paris vendredi -soir et correspondant comme le nôtre avec le bateau de Varna. Mais, -considérant que la ville de Bucarest est trop neuve, trop civilisée, -trop semblable à Paris ou à Bruxelles pour retenir, un jour durant, des -voyageurs aussi pressés que nous, la Compagnie hospitalière organisa -pour le dimanche une petite partie de campagne à quatre heures de la -capitale. Quatre heures en express, c’est approximativement la distance -de Paris à Dieppe. Voyez-vous d’ici le bourgeois qui, pour se désennuyer -le dimanche, prend une tasse de thé à la gare Saint-Lazare, se baigne -sur la plage devant le Casino de M. Bias, déjeune à l’hôtel Royal, -écoute le concert sur la Terrasse, et revient à Paris sur les dix heures -pour souper au café Anglais? Voilà le plan de notre journée du 7 -octobre, tel qu’il avait été dressé par l’esprit inventif de M. -Nagelmackers. Vous verrez qu’il a réussi au delà de toute espérance. - - - - -III - - -Il n’était pas cinq heures du matin quand nous sommes entrés, tout -dormants, dans la gare de Bucarest. Le directeur des Chemins de -Roumanie, M. Olanesco, nous attendait pour déjeuner au buffet en très -nombreuse et très aimable compagnie. Je trouve en descendant sur le quai -M. Frédéric Damé, un jeune journaliste parisien, qui s’est enraciné ici -en épousant une femme charmante et qui dirige avec succès un grand -journal politique, _l’Indépendance roumaine_. Il se met à table avec -nous et nous apprend entre deux verres de thé et deux tartines de caviar -que le village de Sinaïa, où nous allons passer la journée, doit être -aujourd’hui le théâtre d’une solennité officielle. Toutes les autorités -du pays, sauf la presse, ont été conviées à l’inauguration d’un palais -que le roi Charles s’est fait bâtir dans la montagne, à plus de six -cents mètres au-dessus du niveau du Danube. L’édifice, dont on dit -merveille, a coûté plus de dix ans de travail et plus de trois millions -de francs. On forme un train de plaisir qui doit emporter les curieux à -Sinaïa; quant à nous, nous nous y rendrons sans rompre charge dans nos -excellentes voitures. Sinaïa, qui tire son nom d’un monastère du Sinaï, -est au nord de la capitale, en pleine Transylvanie. Nous allons -traverser pendant une heure au moins les terres d’un de mes vieux amis, -Georges Bibesco, qui n’est que prince en Roumanie, mais que l’armée -française compte au nombre de ses héros. Je lui ai fait savoir notre -arrivée et j’espère lui serrer la main à la station de Campina. Mais le -temps nous commande et la vitesse nous opprime; notre train brûle -Campina et presque toutes les stations de la route. Cependant nous avons -pu voir un bon lopin de Roumanie, plaine ou montagne, et nous faire une -idée de ce riche et singulier pays. Son territoire égale en étendue un -grand tiers de la France et la population n’est guère que de cinq -millions d’habitants. Les plaines, toutes en terre d’alluvion, ont une -fertilité inépuisable; la terre végétale y mesure souvent plusieurs -mètres de profondeur. Malheureusement les forêts ont été dévastées et le -sont encore un peu tous les jours, tant par les hommes que par les -bêtes, et le déboisement a produit un régime des eaux déplorable. Les -cinq ou six affluents du Danube qui traversent le pays ne méritent pas -le nom de rivières; sauf le Jul et l’Olto dont le cours pourrait être -amélioré, ce sont des torrents qui débordent aujourd’hui et qui seront à -sec demain. Il suffit d’un été sans pluie, comme celui de 1883, pour -dessécher tout le pays, réduire à néant les récoltes et affamer la -population agricole, c’est-à-dire le pays entier. La question agraire -est très brûlante ici, comme à Rome du temps des Gracques, mais elle ne -serait pas résolue par le partage des terres, car la terre ne manque pas -au paysan; il en possède plus qu’il n’en peut cultiver. La même loi qui -a supprimé le servage en 1864 a doté chaque famille agricole de cinq -hectares et demi, ce qui est fort beau. Si ce n’était pas suffisant, -l’État, qui possède encore un tiers du pays, ne se ferait pas prier pour -augmenter la dose. Mais le capital manque au paysan roumain; il lui -faudrait un peu d’argent pour acheter un matériel d’exploitation, le -bétail, les semences, et quelquefois le pain de sa famille. Quand je dis -le pain, c’est une façon de parler, car ces pauvres travailleurs de la -campagne ne le connaissent que de réputation. D’un bout à l’autre de -l’année, ils vivent de maïs cuit à l’eau et assaisonné d’un peu d’ail ou -d’oignon. Que la récolte manque, et l’affranchi devient serf, comme au -temps des hospodars phanariotes. Il va chez son voisin, le riche -propriétaire, emprunter quelques sacs de maïs, et, pour ne pas mourir de -faim, il engage sans hésiter la seule chose qu’il possède, le travail de -ses bras. L’année prochaine, à l’époque où il aura besoin de labourer, -de sarcler ou de moissonner chez lui, le créancier le sommera de tenir -ses engagements, et il devra s’exécuter, coûte que coûte. Ceux qui -tondent ainsi sur la misère du prochain s’exposent à des représailles. -Le Roumain est trop doux pour entreprendre la Jacquerie en gros, mais il -est quelquefois assez désespéré pour la pratiquer en détail. Les -chômages religieux que l’orthodoxie grecque multiplie à tort et à -travers viennent encore aggraver dans ce pays la difficulté de vivre. On -me parle de cent vingt-cinq jours de fêtes par an, sans compter les -dimanches. Nos curés n’auraient pas beau jeu dans le canton de Pontoise -s’ils venaient dire aux bonnes gens de _la_ légume: «Vous ne -travaillerez qu’un jour sur deux.» Ici le prêtre est médiocrement -considéré, mais religieusement obéi. Il impose une fois par mois son eau -lustrale et ses prières aux riches habitants de la ville qui ne -regardent pas à vingt francs pour en débarrasser leurs maisons. Mais -nous ne sommes pas venus ici pour réformer l’Église d’Orient. Voici la -ville de Plojeski, avec ses sources de pétrole qui, si l’on sait en -tirer parti, remplaceront bientôt la houille anglaise pour l’éclairage -au gaz, et le bois pour le chauffage des machines. Non loin de là, nous -remarquons un joli petit camp de cavalerie, avec les tentes dressées en -bon ordre, les chevaux au piquet, les hommes en liberté, et l’éternel -féminin rôdant à l’entour. A partir de Campina, nous sommes en pleine -montagne; la voie longe un torrent endigué tant bien que mal par des -enrochements énormes que l’eau ne respecte pas toujours. Le lit est -presque à sec en ce moment; on y voit circuler des charrettes à bœufs et -des paysans qui ramassent la pierre calcaire arrondie en galets, pour -alimenter de petits fours à chaux épars sur les deux rives. La montagne -est pittoresque à sa façon, autrement que les Alpes qui sont -granitiques, ou les Pyrénées qui sont calcaires. Elle ressemblerait -plutôt à l’Apennin mais à un Apennin plus neuf, moins usé, aux arêtes un -peu plus vives, avec une végétation plus puissante et plus grandiose. -Nous marchons de surprises en étonnements et de ravins en précipices, -jusqu’au village paradoxal de Sinaïa; je dis paradoxal parce que c’est -un village sans paysans et beaucoup plus mondain en apparence et en -réalité que Bougival ou même Trouville. Ce ne sont que chalets, que -villas et châteaux, le tout fort élégant, très riche et d’un goût -parisien qui se retrouve jusque dans l’arrangement des jardins et des -squares. Nous arrivons à la station, et le premier objet qui y frappe ma -vue est la bonne et loyale figure du vieux démocrate Rosetti qui restera -toute sa vie le disciple enflammé et aimé de Michelet et de Quinet, -l’ancien apôtre du quartier Latin, l’indomptable champion de la liberté -dans sa patrie et dans la nôtre. Partout où la fortune l’a conduit, il a -joué les premiers rôles; il est arrivé malgré lui aux dignités et aux -honneurs, ou plutôt les honneurs ont fini par s’imposer à lui. -Républicain convaincu et déclaré, il est le président de la Chambre -roumaine, et le roi Charles professe une haute estime pour lui. On -m’assure d’ailleurs que le fait n’a rien d’anormal dans ce pays de -liberté et de sincérité excessive, que le roi compte un certain nombre -de républicains dans sa maison civile et militaire, et qu’il n’en est -pas moins fidèlement servi. - -L’illustre président avait eu la bonté de venir au-devant de moi pour me -conduire au château royal et me faire asseoir, quoique indigne, au -banquet de gala. Mais un gala royal, même dans la montagne, commande une -tenue que je n’avais point apportée dans ma valise; je me confondis donc -en excuses et en remerciements et je gagnai avec mes compagnons de -voyage l’hôtel de Sinaïa où il est permis de déjeuner. C’est qu’il y a -deux hôtels dans la petite ville, un où l’on déjeune et un autre où l’on -dîne. L’un des deux, paraît-il, le premier en date, appartient à un -ancien serviteur de la maison royale. Lorsque son concurrent demanda la -permission d’élever hôtel contre hôtel, l’autorité réserva les droits du -premier occupant et l’on fit cette cote mal taillée qui nous paraîtrait -singulière dans un pays moins neuf. C’est véritablement un monde à part -que cette Roumanie. Les Turcs, qui ne l’ont jamais conquise, en tiraient -un tribut modeste et un bakchisch exorbitant. Les gouverneurs ou -hospodars chrétiens, choisis presque toujours parmi les Grecs du Phanar, -achetaient jusqu’à six millions le droit d’exploiter le pays, et je vous -laisse à penser si, une fois nommés, ils travaillent à se refaire. Le -Divan révoquait souvent le titulaire au profit d’un plus riche ou plus -généreux enchérisseur. La confiance des Turcs était si grande dans ces -représentants de l’autorité, qu’ils obligeaient chaque hospodar à -laisser son fils ou son frère en otage à Constantinople. Ce qui -n’empêcha pas Michel Soutzo de lever, comme on dit, l’étendard de la -révolte: il eut soin seulement de prévenir son frère qui était otage au -Phanar et qui s’enfuit à la faveur d’une fête homérique, tandis que les -ministres et la police soupaient chez lui. Oui, c’est un monde à part, -même aujourd’hui que le moindre bourgeois de Bucarest parle français -comme vous et moi et que l’enseignement est gratuit à tous les degrés -dans les écoles du royaume. Ni la civilisation la plus raffinée ni -l’instruction la plus philosophique n’ont encore eu raison du préjugé -antisémitique, et ces fins Parisiens des bords du Danube s’imaginent -encore que tout est permis contre les juifs. Leur Parlement n’a-t-il pas -fait remise à tous les fonctionnaires et pensionnaires de l’État des -dettes qu’ils avaient contractées en engageant leur revenu, sous -prétexte que les prêts ne pouvaient qu’être usuraires, étant consentis -par les juifs? - -Notre déjeuner en plein air, sous la véranda de l’hôtel, est égayé par -un orchestre de Tziganes dont le chef, un petit bonhomme nerveux, aux -yeux d’escarboucle, marie sa voix légèrement voilée et d’autant plus -pénétrante au son des instruments. Nous recevons des offres de services -d’un marchand de tapis indigènes, assez hauts en couleurs, mais moins -beaux et deux fois plus cher que les tapis de Caramanie. Deux ou trois -paysannes viennent aussi nous présenter quelques étoffes et quelques -broderies de leur façon. J’y constate avec effroi de mauvais tons rouges -et des violets criards. Malheur à l’Orient, si ce grand coloriste laisse -entrer chez lui l’aniline et la fuchsine! On me dit, pour me consoler, -que plusieurs dames de Bucarest ont eu la généreuse idée de fournir des -modèles aux brodeuses de la campagne et de s’employer au placement de -leurs ouvrages. Hélas! puis-je oublier que les plus beaux châles de -cachemire sont des chefs-d’œuvre de grands artistes qui ne savaient ni -_a_ ni _b_? Depuis que les marchands de nouveautés les font dessiner à -Paris par des élèves de Cabanel, les poissardes elles-mêmes n’en veulent -plus. - -Comme nous prenions le café, un officier du palais est venu nous avertir -que le roi et la reine voulaient nous voir et, qu’en dépit de -l’étiquette, nous étions attendus là-haut dans nos costumes de voyage. -Au même instant, la pluie, qui nous avait légèrement taquinés pendant -deux heures, se met à tomber assez dru. Pas un fiacre à notre -disposition dans ce lieu de plaisance. Il s’agit donc de faire une -demi-lieue à pied, dans des sentiers de montagne, sous une nappe d’eau -qui s’épaissit de minute en minute. Il est clair que nous arriverons -tout mouillés, malgré nos parapluies, et quelque peu éclaboussés; mais -tant pis! nous partons gaiement à la queue leu-leu par la route des -chèvres. En un quart d’heure, nous atteignons le monastère de Sinaï où -le roi s’était fait une installation provisoire pour diriger la -construction de son château. Cinq minutes après, nous découvrons -au-dessus de nos têtes la silhouette élégante et bizarre d’un bâtiment -comme nous n’en avons jamais vu que dans nos rêves ou dans les contes de -fées illustrés. C’est un palais-chalet où l’archéologie la plus savante -et la fantaisie la plus moderne semblent avoir jonglé avec le bois, le -marbre, le verre et les métaux. Entre les tours et les tourelles qui -poignardent la nue, on voit briller des uniformes sur les balcons -couverts de vérandas. Chaque bouffée de vent nous apporte quelques -lambeaux d’une musique militaire, et au milieu d’une future pelouse, -dont le premier gazon verdira l’an prochain, un jet d’eau assez fort -pour faire tourner un moulin s’élance à des hauteurs vertigineuses. Nous -ne jouissons pas beaucoup du paysage, quoiqu’il soit merveilleux; c’est -bien assez d’éviter des accidents ridicules sur un terrain détrempé où -le pied manque à chaque pas. On dit que le terrain des cours est -glissant: je ne l’ai jamais si bien vu. Enfin nous arrivons, et un bel -officier (je n’en ai vu que de beaux en Roumanie) nous introduit tels -que nous sommes, qui en veston, qui en redingote, les uns avec leur -chapeau rond, les autres avec leur chapeau mou, M. de Blowitz en bandit -calabrais. En déposant nos paletots et nos parapluies sous un vestibule -splendide, nous aurions payé cher le coup de brosse d’un décrotteur; -mais à la guerre comme à la guerre. Personne ne parut s’apercevoir que -nous étions crottés comme des barbets. Nous fûmes introduits en pompe -dans un salon éblouissant où tous les dignitaires du royaume, tous les -hauts fonctionnaires, tous les ministres, sauf le président du conseil, -M. Bratiano, absent pour cause de diplomatie, étalaient leurs plaques et -leurs cordons. Un maître des cérémonies nous fit former le cercle et -l’on nous présenta l’un après l’autre aux châtelains couronnés. - -Le roi Charles est un homme de stature moyenne, de tempérament sec et -nerveux, de tournure franchement militaire. Il a quarante-cinq ans, mais -il ne porte pas son âge. Il parle le français sans accent; on assure -qu’il possède à fond et qu’il écrit élégamment la langue roumaine. On -dit aussi que ce prince de la maison des Hohenzollern s’est attaché de -cœur à son pays d’adoption, et qu’il est aussi bon patriote en Roumanie -que Bernadotte le fut en Suède. Ce que nous avons pu juger par -nous-mêmes, c’est qu’il exerce avec un vrai talent, dans les réceptions -officielles, le difficile métier de roi, trouvant un mot aimable pour -chacun et s’efforçant de mettre ses interlocuteurs à l’aise. Le grand -_interwiewer_, M. de Blowitz, prétend qu’il a été _interwiewé_ par le -roi et que Charles Ier lui a extrait son opinion sur la politique de -l’Autriche. - -Je ne dirai pas que la reine nous a plu, ce serait peu: elle nous a -charmés tous tant que nous étions, Français, Belges et étrangers. C’est -une grande et belle personne, au profil grec, aux yeux superbes, aux -dents éblouissantes, à la physionomie noble et gracieuse. On sait -qu’elle est artiste et lettrée et qu’elle a publié en français un livre -dont Louis Ulbach a revu les épreuves. Elle paraît avoir gardé un goût -très vif pour notre nation, quoique M. Camille Barrère, à la conférence -de Londres, ait tout fait pour nous aliéner le peuple et le gouvernement -de Roumanie. La reine et ses dames d’honneur, avec qui j’ai eu la bonne -fortune de m’entretenir un instant, portaient le costume national. Il -est, à mon avis, plutôt grec que romain, mais il est à coup sûr antique, -car il se compose essentiellement de la tunique, du peplum et du voile. -Le fond est toujours blanc, rehaussé par des broderies dont la couleur -et le dessin varient à l’infini, mais sans que la décoration la plus -riche dénature la simplicité grandiose du motif. - -Les compliments échangés, le roi nous invita à parcourir les -appartements de ce palais probablement unique au monde non seulement par -la situation et par le style, mais parce qu’il est l’œuvre d’un -architecte couronné. L’intérieur et l’ameublement sont d’un goût plus -original que classique, mais généralement heureux. On a fait une -véritable débauche de boiseries; quelques salles, et non pas des plus -petites, sont ouvragées du haut en bas comme un bahut de la Renaissance. -Il paraît que le roi a mis la main sur un de ces artistes modestes et -désintéressés qui s’enferment dans leur travail comme le moine dans son -cloître. Je n’en connais plus guère; et vous? - -Une autre particularité de la construction, c’est le soin qu’on a pris -d’ouvrir les principales baies sur les points de vue les plus beaux; et -il y en a d’admirables. Les torrents, les rochers, les grands arbres -deux ou trois fois centenaires, les vallons où l’eau des sources claires -entretient une fraîcheur perpétuelle, forment un panorama varié que nous -voyons maintenant tout à l’aise, car chaque fenêtre est le cadre d’un -tableau. - -Nous pensions qu’il ne nous restait plus qu’à prendre congé de nos très -gracieux hôtes, lorsqu’on nous fit entrer dans un salon presque aussi -grand et aussi haut qu’une église, et l’on nous invita à nous asseoir -dans des stalles de bois sculpté, comme des chanoines au chœur. Nous -étions dans la salle de musique. Une jeune Roumaine de bonne famille qui -a brillamment débuté à l’Opéra de Madrid et qui, m’assure-t-on, est -engagée à Nice, chantait au piano et la reine l’accompagnait. O -vénérable baronne de Pluskow, grande-maîtresse du palais d’Athènes sous -le règne du pauvre Othon, que dirait votre ombre pointue si elle voyait -traiter si familièrement la sacro-sainte étiquette des cours? Vous -relèveriez votre noble vertugadin pour voiler votre visage solennel si -vous entendiez cette foule d’intrus malotrus applaudir sans façon, comme -dans un salon vulgaire, le chant qui est très beau et l’accompagnement -qui est parfait. Mais ce sera bien pis dans un instant: la reine n’est -plus au piano; elle a cédé la place à une demoiselle d’honneur et, -assise dans un grand fauteuil, elle écoute. Tout à coup elle s’aperçoit -qu’il y a une page à tourner: Sa Majesté se lève et va, de ses augustes -mains, tourner la page. Pauvre étiquette! On me raconte qu’elle a reçu -des atteintes plus rudes encore pendant la guerre des Balkans, lorsque -la reine était aux ambulances et qu’elle pansait jour et nuit de -malheureux soldats blessés qui n’avaient pas même été présentés à la -cour. - -Le petit concert achevé, on nous invite à prendre le thé dans une salle -à manger monumentale où l’on vient d’allumer pour la première fois les -bougies. Le problème de l’éclairage dans un bâtiment aussi vaste est -assez sérieux; je ne crois pas qu’il soit encore définitivement résolu: -mais j’incline à penser que la lumière électrique aura le dernier mot -ici, et peut-être dans toute la Roumanie. La reine nous fait voir un -procès-verbal de la fête écrit et illustré par elle-même sur une grande -feuille de vélin, dans la forme et dans le goût des manuscrits du moyen -âge. La principale façade du château y est vivement esquissée en camaïeu -entre deux quatrains commémoratifs dont l’un est de M. Alexandri, le -grand poète de la Roumanie, l’autre de la reine elle-même, qui a daigné -nous les traduire tous les deux. Il commençait à se faire tard lorsque -le roi et la reine, après un dernier cercle, nous permirent de prendre -congé. Toute la bande se précipita en masse vers l’escalier d’honneur, -où un bon domestique, qui nous prenait sans doute pour des ouvriers du -château, nous arrêta poliment. Il nous mena lui-même par de jolis petits -couloirs jusqu’à un escalier de service qui nous mit dans la cour, juste -sous une gouttière. Or il pleuvait comme en Bretagne et nous avions -laissé nos paletots et nos parapluies au bas du grand escalier. Il -fallut donc retourner sur nos pas, puis retrousser nos pantalons, puis -revenir sous les ondées, de flaque en flaque, à la gare où notre train -nous attendait. Chemin faisant, la nature nous offrit, elle aussi, un -curieux spectacle: le rideau de montagnes qui fermait l’horizon derrière -nous changea subitement de couleur: il était noir, il devint blanc dans -l’espace de quelques minutes; c’était la première neige de la saison. - -Nous ne rentrons pas seuls à Bucarest; outre mon jeune confrère Frédéric -Damé, le général Falcoïano, directeur général des chemins de fer, et le -colonel Candiano Popesco, aide de camp du roi, s’en viennent dîner avec -nous. Le colonel, dont la physionomie martiale et l’esprit pétillant me -rappellent un peu le général Lambert, s’est couvert de gloire à Plewna. -C’est un chaud patriote, un libéral fougueux et un poète de talent, -m’a-t-on dit. De quoi parlerait-on avec deux militaires distingués, -sinon de la guerre? De la guerre d’hier et de celle qui peut-être -s’allumera demain. Ces messieurs nous parlent des Turcs, leurs anciens -ennemis, avec une profonde estime. Ils admirent de bonne foi ce pauvre -soldat musulman qui a tant de courage et si peu de besoins. Ils parlent -très modestement d’eux-mêmes, mais ils ont une légitime confiance dans -la valeur physique et morale de leurs hommes, et ils envisagent -stoïquement l’avenir qui n’est pas rose, vu d’ici. La diplomatie a -beaucoup créé dans ces derniers temps, mais elle n’a rien organisé. Elle -a constitué deux royaumes indépendants qui dépendent l’un et l’autre de -leur puissant voisin, l’empire austro-hongrois; nous voyons en revanche -deux principautés vassales de la Porte se livrer plus ou moins -spontanément à la Russie. On a cédé beaucoup à la Grèce, mais on ne l’a -ni contentée ni désarmée; on a donné aux Roumains la Dobrudja, mais on -leur a pris la Bessarabie; la Dobrudja vaut la Bessarabie; peut-être -même se vendrait-elle plus cher dans une étude de notaire, mais le -patriotisme calcule-t-il ainsi? Quand le traité de Francfort nous a -violemment arraché l’Alsace et la Lorraine, nous eût-on consolés en nous -octroyant la Belgique? Aux yeux de l’optimisme le plus résolu, tous les -pays détachés de la Turquie sont un terrain d’intrigue qui peut -redevenir en peu de jours un champ de bataille; la Russie et l’Autriche -s’y disputent la prépondérance, y sèment l’or à pleines mains, y font -travailler l’opinion par leurs agents les plus habiles. Dirons-nous -qu’elles y préparent la lutte ouverte à bref délai? Ce serait peut-être -beaucoup, mais les peuples pas plus que les hommes n’échappent à leurs -destinées et les deux grandes puissances orientales de l’Europe doivent -se heurter tôt ou tard dans les plaines que nous parcourons si gaiement. -Des flots de sang rougiront encore ce vieux Danube limoneux; la lutte -qu’on ne saurait éviter sera d’autant plus formidable que l’Allemagne a -promis son concours à l’Autriche et que la Turquie n’est ni morte ni -résignée à se laisser mourir. Que deviendront, au jour de la tempête, -les petits États mis au monde par le traité de Berlin? La Roumanie est -décidée à vivre; elle ne fera pas bon marché de son autonomie. Mais elle -a des revenus terriblement limités; son budget de cent vingt millions -suffirait à peine à l’entretien de l’armée. Il faut pourtant alimenter -tant bien que mal les autres services publics; les ministres se -contentent de douze cents francs par mois; le préfet de police de -Bucarest en a sept cents, tout juste assez pour payer la location d’une -voiture; les sous-préfets, deux cent cinquante, chiffre peu rassurant au -point de vue de la moralité administrative. Le roi m’a conté tout à -l’heure qu’il avait fait venir de France en consultation un forestier -consommé et qu’il n’épargnerait aucun effort pour reboiser le pays. -Mais, avant de planter un seul arbre, il faudrait protéger contre la -main des hommes et la dent des troupeaux les arbres tout venus qui ne -demandent qu’à vivre; et malheureusement le garde forestier et le garde -champêtre manquent partout. - -Bah! qui vivra verra! Nous approchons de Bucarest, nous faisons un bout -de toilette, et, vers dix heures du soir, quelques bons fiacres -découverts attelés de chevaux endiablés nous emportent le long d’une rue -interminable, bordée de maisons assez basses, très propres et -généralement neuves, jusqu’au restaurant à la mode. On nous y sert un -excellent souper où l’esturgeon remplit avec succès le rôle principal. -Je croyais aimer le caviar frais, mais je ne le connaissais que de -réputation. Quant au sterlet, qui n’est autre chose que l’esturgeon dans -l’âge tendre, je vous souhaite, ami lecteur, de le goûter une fois au -naturel comme on nous l’a servi, sans ail, sans paprika, sans aucun de -ces condiments féroces dont la cuisine hongroise a coutume de -l’empoisonner sous prétexte de le rendre meilleur. M. Campineano, -ministre de l’agriculture, et l’un des hommes les plus distingués du -royaume, présidait le repas, qui fut très gai, arrosé de vins excellents -et couronné d’une demi-douzaine de toasts que je me ferais un plaisir de -citer si nous avions eu derrière nous un sténographe. Le bon Damé me -reconduisit à la gare après minuit; je m’endormis avec délices; je -rêvais que le train, parti de Paris vingt-quatre heures après nous, se -faisait attacher au nôtre, qu’on donnait le signal du départ et qu’en -une heure et quelques minutes nous arrivions à la frontière de Roumanie. -Et comme le songe et la réalité ne faisaient qu’un dans ce miraculeux -voyage, il se trouvait que j’avais rêvé juste, car à six heures trois -quarts nous mettions pied à terre à Giurgewo, et nous n’avions que le -Danube à traverser pour entrer dans la Bulgarie par Roustschouk. - - - - -IV - - -Un savant ingénieur de la Compagnie du Nord, M. David Banderali, qui est -par surcroît un artiste et un écrivain distingué, a publié le 18 mars de -cette année, sous prétexte de conférence, une étude vraiment originale, -intitulée les _Trains express en 1883_. Parmi les idées neuves qui -abondent dans son beau travail, il en est une qui m’a surtout frappé par -le sérieux du fond et le pittoresque de la forme. La voici: «Le point de -départ de l’établissement du matériel à voyageurs a été différent en -Amérique et en Europe. En Europe, nous sommes partis de la simple chaise -à porteurs que nous avons placée sur des roues, et dont nous avons fait -peu à peu la diligence et la voiture de chemin de fer. En Amérique, le -point de départ est tout opposé. L’Américain a pris sa maison, l’a -réduite aux proportions strictement nécessaires pour la faire circuler -sur les voies ferrées, et l’a mise sur des roues.» - -Je n’ai jamais si bien senti la justesse de cette observation qu’à -Giurgewo, en quittant notre hôtellerie mobile et les serviteurs bien -stylés qui nous avaient suivis jusque-là. L’homme est un animal -casanier; il veut être chez lui, même en voyage. Il y a quinze ans, les -matelas de coton bien tassé sur lesquels on repose dans les hôtels du -Caire m’avaient paru bien durs au premier choc; je les trouvai délicieux -après un mois de navigation dans la Haute-Égypte, et mes compagnons de -voyage s’écrièrent aussi en apercevant notre auberge sous les grands -mimosas de l’Esbekieh: «Nous voilà donc chez nous!» Eh bien! je n’étais -plus chez moi, mais plus du tout, lorsque je mis pied à terre en plein -champ devant la berge fangeuse et délabrée du Danube; et au moment où -vingt portefaix s’emparèrent de notre bagage, pour le transporter au -bateau, je sentis vaguement la terre manquer sous mes pas. - -Au demeurant, si l’embarcadère de vieux bois mal équarri et fort usé -n’était pas des plus confortables, le petit vapeur matinal qui nous -conduisit à Roustschouk en moins d’une demi-heure était assez -hospitalier; le capitaine avait une bonne grosse figure; le sommelier du -bord servait infatigablement ses petites tasses d’excellent café à la -turque, et le valet de chambre de M. Nagelmackers débouchait une -vingtaine de bouteilles empruntées pour la circonstance à la cave des -wagons-lits. Nous avions fait, d’ailleurs, sur la chaussée de terre qui -deviendra plus tard un quai, une ample provision des bons raisins de -Roumanie. - -Notre débarquement fut un peu retardé par l’escale d’un de ces grands -bateaux autrichiens qui ressemblent à des arches de Noé, et qui feront -encore assez longtemps concurrence aux chemins de fer entre la basse -Hongrie et les bouches du Danube. Le fleuve qu’on a mis en valse était -très plein, assez rapide et fauve comme le Nil à Boulaq dans la saison -des hautes eaux. - -Je ne dirai rien de la gare de Roustschouk, sinon que cette tête de -ligne ferait médiocre figure dans un village des Landes. Arrivés à huit -heures, nous devions monter en wagon à neuf heures et demie; je pus donc -prendre avec deux ou trois compagnons un des grands fiacres découverts -et disloqués dont les cochers, vêtus comme les compagnons du _Roi des -montagnes_, et les chevaux échevelés comme des coursiers de ballade, -nous offraient leur service en criant ou hennissant des mots inconnus. -J’ai donc vu Roustschouk, c’est-à-dire une agglomération de plâtras -alignés tant bien que mal le long de rues invraisemblables, où la pelle -et le balai feront sensation s’ils ont jamais la fantaisie de venir s’y -promener comme nous. L’affreux Pirée, tel qu’il m’est apparu en février -1852, est un Versailles en comparaison de Roustschouk. Pauvres Bulgares! -Vous souvient-il du temps où l’Europe s’intéressait si chaudement à leur -sort? Je vois encore MM. Jankolof et Geschof, les jeunes et intelligents -délégués qui vinrent à Paris solliciter l’appui moral de Gambetta. Ils -me firent l’honneur de s’adresser à moi pour obtenir une entrevue avec -l’illustre patriote, et ils le rencontrèrent à ma table, sous les -ombrages de Malabri. Gambetta n’avait pas d’armée à leur offrir et il -craignait de les voir s’engager dans une aventure. - -«Quel est exactement, leur disait-il, l’état de vos forces?» - -Ils répondaient: - -«Nous n’en avons point. - ---Pas même une garde nationale? - ---Pas même. Nous n’avons que les sociétés de gymnastique. - ---Armées? - ---A peine. - ---Exercées? - ---Un peu. - ---Mais, mes pauvres enfants, vous serez écrasés! - ---Sans nul doute; et pourtant nous nous soulèverons. - ---Pourquoi donc? - ---Il le faut.» - -Nous n’en pûmes tirer d’autres réponses; on eût dit que la contagion du -fatalisme musulman les avait gagnés. - -Ils s’insurgèrent, comme ils nous l’avaient dit, et furent écrasés, -comme Gambetta le leur avait prédit. Leur sang coula à flots jusqu’au -jour où la Russie sentit qu’elle devait les secourir comme Slaves et -comme orthodoxes. Elle fit la guerre pour eux, une guerre sentimentale -et politique à la fois qui l’avança d’une grande étape dans sa marche -sur Constantinople. - -Cette histoire, qui date d’hier, me revient en esprit quand mon fiacre -débouche sur une place beaucoup plus pittoresque que pavée, où quelques -centaines de Bulgares font l’exercice sous le commandement d’officiers -russes. Tout juste devant nous, au milieu des masures, s’élèvent les -constructions d’un palais inachevé. C’est une des futures résidences du -prince régnant, Alexandre de Battenberg. On dit que ce jeune homme de -noble sang faisait assez activement la fête, lorsque son grand patron et -son parent, l’empereur de Russie, le plaça sur un trône pour l’empêcher -de courir. On dit aussi que le sentiment du devoir professionnel, -concurremment avec l’instinct de conservation personnelle, l’a rendu -presque aussi bon Bulgare que le roi Charles de Hohenzollern Sigmaringen -est devenu bon Roumain. Il s’émanciperait volontiers des tuteurs à la -main pesante que la Russie lui a imposés et que son peuple supporte -impatiemment comme lui; peut-être même irait-il jusqu’à secouer le -protectorat de la Russie, mais ses sujets ne le suivraient sans doute -pas aussi loin, car les Bulgares sont accoutumés à voir dans l’empereur -de Russie un libérateur, un pape et un père. - -Il y a très probablement dans ce pays des villes autrement bâties et -autrement peuplées que Roustschouk, mais je n’en parlerai pas _de visu_, -car le grand financier qui a construit le chemin de Roustschouk à Varna -les a soigneusement évitées. Lorsque le pauvre Abd-ul-Azis commanda le -réseau des chemins turcs, au prix de deux cent cinquante mille francs le -kilomètre, il oublia entre autres choses de dire dans le cahier des -charges que ces chemins desserviraient les villes du pays, et le -concessionnaire, exclusivement appliqué à faire du kilomètre, comme -certains clercs d’avoués font du rôle, suit respectueusement les profils -du terrain, évite les travaux d’art et passe à vingt-cinq kilomètres de -Schoumla sans retourner la tête. Les Bulgares ont hérité de ce chemin -tel quel, et je doute qu’ils songent à l’améliorer de sitôt. Ce pauvre -peuple n’a d’argent pour rien, pas même pour niveler autour de -Roustschouk les retranchements qu’on y avait improvisés pour la guerre, -pas même pour améliorer le port de Varna, qui est le plus inhospitalier -de l’Europe. La route que nous parcourons en sept heures de train -express ne longe que des forêts dévastées, réduites à l’état de maigre -taillis, et des steppes où la culture apparaît de distance en distance -comme un accident heureux. De loin en loin, quelques masures, -construites en pisé et couvertes en chaume, nous montrent un simulacre -de village. Quelques rares troupeaux de buffles et de bœufs vaguent, -sans gardien, à travers le bois ou la plaine, et viennent camper sur la -voie que nulle barrière ne défend. Notre machine les éveille à coups de -sifflet; elle est d’ailleurs munie à leur intention d’un large -chasse-pierre à claire-voie construit en barres de fer assez solides et -assez fortement liées entre elles pour balayer un bœuf. - -Le malheur de la Bulgarie et de bien d’autres pays en Orient c’est que, -durant une longue suite de siècles, tous les fruits du labeur humain en -ont été emportés au fur et à mesure de la production et consommés à -l’étranger. Rappelez-vous la doléance de ce paysan du Danube qui vint à -Rome sous Marc-Aurèle protester devant le Sénat: - - Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome; - La terre et le travail de l’homme - Font pour les assouvir des efforts superflus. - Retirez-les: on ne veut plus - Cultiver pour eux les campagnes. - -On ne le voulait plus et l’on avait raison, mais on a continué à -travailler pour les Romains, puis pour les Grecs, puis pour les Turcs. - -C’est l’histoire toujours vieille et toujours nouvelle. - -Nous voyons à chaque station des quantités de blé que les indigènes -vannent, criblent et amoncellent en larges tas. Où ira-t-il, ce blé, et -surtout qu’est-ce que les producteurs recevront en échange? En -restera-t-il quelque chose dans le pays, maintenant que la Bulgarie est -une principauté indépendante ou peu s’en faut? Le régime de la propriété -est encore très primitif: sauf quelques rares exceptions, la terre -appartient à l’État ou aux communes, qui prêtent au paysan ce qu’il veut -et peut cultiver. Le Bulgare laboure, sème, moissonne et paye la dîme -pour solde de tout compte. Dans ces conditions, il me semble qu’on -pourrait vivre et même avec le temps amasser quelque chose; mais le -capital fait défaut. Il faudrait que des colons étrangers vinssent -apporter leur argent, leurs instruments de travail, leurs procédés de -culture. Reste à savoir s’ils seraient bien accueillis, et l’on m’assure -que non. D’ailleurs la sécurité des campagnes est presque nulle. Deux -stations ont été pillées depuis une quinzaine, un chef de gare blessé -grièvement à la tête et au bras, la recette enlevée, les dépôts de -marchandises, établis par quelques particuliers sur la voie, dévalisés. -On nous dit que la saison du brigandage tire à sa fin, car, après la -chute des feuilles, les taillis dépouillés n’offriront plus que des -refuges percés à jour. La tactique des malfaiteurs consiste à envahir -les gares après le passage du dernier train, et il en passe deux en -vingt-quatre heures. Ils prennent d’abord ce qu’ils trouvent, ensuite -ils mettent les employés à la torture pour se faire donner l’argent -caché. Ceux qui ont fait le dernier coup, à Vetova, étaient vêtus en -Turcs, ce qui ne prouve pas grand’chose; les écumeurs de la frontière -grecque ont de tout temps emprunté le même déguisement. Je demande à M. -Wiener, qui est chez lui sur cette ligne, comme secrétaire général de la -Société d’exploitation, si les blessés et les volés ont quelques chances -d’obtenir justice; il n’ose pas répondre affirmativement. Tout récemment -encore, on a volé quinze rails sur la voie; on les a fait entrer dans la -construction d’une maison de Varna; les voleurs ou tout au moins les -receleurs ont été pris la main dans le sac; mais la justice du pays les -a laissés tranquilles. Question de patriotisme. Les Bulgares ne se -condamnent pas entre eux. Ils devraient cependant quelques égards à une -Compagnie dont le personnel cosmopolite leur a fourni un ministre, un -président de cour et un juge, ancien bourrelier des chemins de fer -orientaux. L’inspecteur général, qui nous fait compagnie depuis -Roustschouk jusqu’à Varna, est un Français du meilleur monde, jeté dans -ces pays perdus par je ne sais quel caprice du sort. M. de Gisors, c’est -son nom, ferait assurément bonne figure dans le conseil du prince -Alexandre; mais peut-être aimerait-il mieux sa mie au gué! Les ministres -de Bulgarie sont payés quinze mille francs par an. - -Nous déjeunons à la station de Scheytandjik (en turc: petit diable). On -nous y sert des perdreaux que le grand diable lui-même ne saurait pas -découper, arrosés d’un vin de pays qui ne vaut pas le diable. Mais comme -il est une heure et quart et que nous mourons de faim, nous dévorons un -simple rôti d’oie, de grosses pâtisseries à la turque et une compote de -pêches piquées d’amandes et baignées dans un sirop qui sent la rose à -plein nez. Voilà qui est mauvais! pensez-vous. Eh bien! non! - -La voie traverse sans façon deux ou trois cimetières turcs dont les -stèles déjetées, frustes ou brisées, nous feraient croire à un abandon -séculaire, d’autant plus qu’il n’y reste pas un cyprès, pas un seul de -ces arbres dont les musulmans ont coutume d’ombrager le champ de leurs -morts. Cette désolation funèbre me fait penser naturellement aux -vivants. Que deviendront les Turcs en Bulgarie? Le culte, la loi, les -mœurs, l’organisation de la famille, tout contribue à faire des -musulmans un peuple à part qui ne peut guère vivre au milieu des -chrétiens qu’à la condition d’y vivre en maître. L’histoire de l’Algérie -française depuis cinquante-trois ans semble démentir cette thèse; mais, -notre politique et notre tolérance y ont créé au profit des Arabes un -_modus vivendi_ non seulement acceptable, mais honorable; sans quoi une -population fière et vaillante et dix fois plus nombreuse que nous dans -son propre pays se serait fait tuer jusqu’au dernier homme ou nous -aurait exterminés. Il en va tout autrement dans les pays où les Turcs -sont en minorité au milieu de raïas affranchis de la veille, animés de -ressentiments séculaires, ignorants et fanatiques pour la plupart. Les -sacrifices que l’empire ottoman s’est imposés coup sur coup ont laissé -les Turcs de la Grèce, de la Serbie, de la Roumanie et de la Bulgarie -dans une situation intolérable, qui les contraindra tous à s’expatrier -tôt ou tard. Des malheureux, des innocents expient ainsi douloureusement -les violences de leurs ancêtres. Et nous, Français des provinces de -l’Est, nous dont le cœur saigne encore des abominations de la conquête, -comment resterions-nous insensibles à leurs malheurs? Notre justice et -notre humanité sont mises tous les jours à d’étranges épreuves par cette -liquidation européenne qui vient de commencer sous nos yeux: d’un côté, -la ruine et la désolation des anciennes provinces turques nous portent à -maudire un régime qui dévastait et stérilisait tout; de l’autre, il est -bien malaisé d’applaudir la réparation de l’injustice par l’injustice et -l’expulsion d’une barbarie par une autre. - -Après la station de Schoumla, qui est à cinq ou six lieues de Schoumla, -et que les constructeurs de la voie ont baptisée du nom de -Schoumla-Road, une petite oasis de choux verts, grande comme un jardin -de curé, nous révèle une heureuse modification dans le sol et dans la -culture. Cela ne nous mènera pas loin, nous verrons encore longtemps des -plaines en friche et des collines effrayantes de calvitie; mais, après -tout ce que nous avons vu dans la journée, c’est une joie que de -découvrir un filet d’eau sale qui serpente languissamment dans un ravin. -L’eau ne tardera pas à se montrer en abondance; nous allons traverser de -vastes étendues de roseaux, longer des étangs fabuleux dont un seul, à -droite du train, a dix-sept kilomètres de long, et c’est ainsi que nous -arriverons à la triste bicoque de Varna. Nous en avons aperçu juste -assez pour n’être pas tentés d’en admirer davantage. L’essentiel, pour -nous, c’est d’apprendre qu’on peut s’embarquer, ce qui n’arrive pas tous -les jours. M. de Gisors nous avait annoncé à mi-chemin que la mer Noire -serait mauvaise; aux dernières nouvelles, elle est passable, et -l’accueil qu’elle nous fait pourrait être plus rébarbatif. - -Il suffirait de quelques millions pour transformer la méchante rade de -Varna en un port vraiment confortable; mais ces millions, la pauvre -Bulgarie ne les a pas, et qui peut dire si elle les aura jamais? Tout -l’effort du gouvernement s’est réduit à construire un mauvais -embarcadère pour les canots sur un récif incessamment battu par la -vague; et, pour s’indemniser de ce grand sacrifice, il a frappé d’un -droit de demi pour cent _ad valorem_ tous les colis qui débarquent ici. -C’est pourquoi les bateaux marchands, quand la chose leur est possible, -ne manquent pas d’aller chercher un port en Roumanie, soit Kustendjé, -soit Galatz, soit Braïla. Quant à nous, grâce au talisman que M. -Nagelmackers tient en poche, nous n’avons eu affaire à la douane qu’une -fois dans la gare française d’Avricourt, où un employé supérieur, -charmant homme, voulut absolument se faire présenter à nous. J’ai abusé -de cette immunité pour introduire en fraude vingt cigarettes de tabac -turc. - -Cinq ou six grosses barques, manœuvrées vigoureusement par des Grecs, -nous chargent avec nos bagages et nous voiturent sur la mer houleuse, -jusqu’au bateau du Lloyd, l’_Espero_, où l’on a retenu les meilleures -chambres pour nous. J’aurai le plaisir de coucher sur la tête de M. -Regray, ingénieur en chef au chemin de fer de l’Est. Tout va bien: il -est bon compagnon et à l’épreuve du mal de mer. Un homme heureux dans ce -quart d’heure solennel de l’embarquement sur la mer Noire, c’est le -docteur Harzé, de Liège, médecin de la Compagnie des wagons-lits et de -la légation belge à Paris, voyageur acharné, qui va souvent à Rome -fraterniser avec les jeunes artistes de notre Académie et qui, dans sa -fureur de déplacements et villégiatures, est venu jusqu’à Metz en 1870 -donner ses soins à nos blessés. Il s’était promis, en partant, de nous -guérir tous à la file, et il en était, ma foi, bien capable, car il a -autant de savoir que d’entrain. Nous avons voyagé si vite et nous nous -sommes tellement amusés, que nul de nous n’a trouvé le temps d’être -malade. Tout cela va changer, Dieu merci! Mais, hélas! cher docteur, il -n’y a point de félicité parfaite en ce bas monde! Le mal qui nous menace -est de ceux que la médecine fut toujours impuissante à guérir. - -Nous profitons des dernières lueurs du jour pour faire connaissance avec -le paysage, qui n’est pas beau, et avec notre nouveau domicile. La côte -paraît triste et nue et la végétation misérable. Deux forts perchés sur -deux hautes collines protègent la rade et la ville. Nous n’avons vu d’un -peu original en quittant la terre qu’un campement de bestiaux de toute -sorte, bœufs, buffles, chevaux, porcs et brebis, couchés ou debout, -pêle-mêle, au bord de la mer, dans un enclos pavé de boue qui doit être -la salle d’attente des animaux. Notre navire est bondé de voyageurs, de -pauvres gens surtout, de paysans turcs émigrés qui ont quitté la -Bulgarie avec leurs femmes et leurs enfants. Depuis l’avant jusqu’à -l’escalier du roufle, le pont est encombré de costumes très pittoresques -dans leur délabrement, de physionomies fières et nobles dans leur -tristesse résignée. J’assiste à la toilette de deux bébés que leur mère -arrose d’eau pure, à pleine aiguière, avant de les étendre -parallèlement, sous le ciel, entre deux couvertures piquées. A quelques -pas plus loin, un murmure de voix sortant d’un large trou carré me fait -découvrir dans l’entrepont toute une population de femmes et d’enfants -accroupis et serrés les uns contre les autres. De cette lamentable -agglomération s’élève une odeur fade d’air désoxygéné. Ces malheureuses -et ces innocents vont passer quatorze heures dans ce trou, plus mal -logés que le troupeau de moutons qui tient compagnie à nos colis dans la -cale des marchandises. Et comment vivront-ils demain? Quel est le -morceau de pain qui les attend dans la capitale des croyants? Voilà -l’envers de l’émancipation des raïas, le contre-coup des grands -événements qui ont affranchi les chrétiens dans la presqu’île des -Balkans. Mais la cloche du bord annonce notre dîner, et nous courons -nous entasser dans une salle à manger assez basse, comme de raison, et -éclairée au pétrole. Dans ces conditions, la mer n’a pas besoin de -s’agiter beaucoup pour mettre à mal les estomacs susceptibles: la -chaleur et l’odeur suffisent grandement. Aussi voyons-nous en moins d’un -quart d’heure nos rangs fort éclaircis et les assiettes délaissées dans -les proportions d’une sur deux. Quelques-uns de nos compagnons se -rétablissent au grand air sur le pont; beaucoup d’autres ont piqué une -tête au fond de leur cabine et ne reparaîtront plus avant le jour. -Pendant ce temps, le navire fait bonne route; ces bâtiments du Lloyd -sont bien construits, sans excès d’élégance ni de confort, et commandés -par les meilleurs marins des rives de l’Adriatique. J’ai pris le thé -jusqu’à minuit, en fumant force cigarettes, avec M. Berthier, le plus -joli causeur et le plus fin Parisien qui ait jamais présidé le tribunal -de commerce, puis je me suis couché en enjambant M. Regray, et j’ai si -bien dormi que mon camarade de chambre a dû me secouer en criant: «Mais -levez-vous donc! Il fait jour, et nous sommes dans le Bosphore!» - - - - -V - - -En effet, nous étions à l’entrée du Bosphore. La prudence du -gouvernement turc en interdit l’accès même aux bâtiments de commerce -depuis le crépuscule jusqu’au lever du soleil. Mais le soleil s’était -levé avant moi, les formalités de police et de santé étaient remplies; -déjà notre aimable Missak-Effendi s’était fait débarquer sur la côte de -Thrace, où sa famille l’attendait pour quatre jours après quatre ans -d’absence. Déjà nous avions embarqué le drogman et un conseiller de la -légation belge, ainsi que M. Weil, inspecteur général des agences de la -Compagnie Nagelmackers. Ce jeune Français, décoré comme officier en -1871, s’était chargé obligeamment de préparer notre séjour, d’organiser -nos promenades, d’obtenir les firmans, de faire les logements à l’hôtel. -Et il s’était acquitté de sa tâche avec tant de zèle et d’esprit, que -nous n’eûmes, pour ainsi dire, qu’à nous laisser vivre, car les -spectacles et les plaisirs vinrent spontanément à nous, sans nous donner -le temps de désirer la moindre chose. - -Nous trouvons maintenant que l’_Espero_ marche trop vite: ce ne serait -pas trop d’une demi-journée pour détailler les deux panoramas qui se -déroulent simultanément sous nos yeux. Ce profond et rapide canal d’eau -presque douce, qui emporte à la mer de Marmara le large tribut du -Danube, du Don, du Dniester, du Dnieper et des cinq ou six autres -fleuves de la mer Noire, tient une place énorme dans l’histoire du genre -humain. Il a eu pour marraine une maîtresse de Jupiter, la belle Europe, -qui le traversa à cheval ou, pour parler correctement, à taureau, sur la -croupe du maître des dieux. Que d’autres aventures depuis celle-là, -jusqu’à la fanfaronnade de lord Byron nageant vers la tour de Léandre! -Ici, l’histoire est aussi merveilleuse que la légende: rappelez-vous le -passage de Darius, le pont de bateaux de Xerxès, la mer fouettée de -verges par ce grand fou qui tomba amoureux d’un platane et lui donna -plus de bijoux que jamais financier n’en promit à une danseuse de -l’Opéra. Les barbares, les demi-barbares et les civilisés, les païens et -les chrétiens, les orthodoxes, les schismatiques, les musulmans, se sont -donné rendez-vous dans ce champ clos pendant plus de deux mille ans pour -disputer l’empire du monde. Et tout n’est pas fini, puisque -Constantinople est le centre autour duquel gravite depuis un siècle au -moins la politique européenne. - -Quoique la ville ne compte pas, selon toute apparence, un million -d’habitants, elle s’étend par ses faubourgs depuis l’entrée de la mer -Noire jusqu’à la mer de Marmara, sur toute la rive d’Europe, sans parler -de Scutari et de cette banlieue asiatique qui va de Béicos à Kadikeui. -Il est vrai d’ajouter que les magnificences de ces bords enchantés sont -presque toutes en façade. Les palais, les villas, les kiosques, -s’étalent à nos yeux comme un décor de théâtre derrière lequel on ne -trouve souvent que des montagnes et des ravins. Des bâtiments de grande -apparence ne sont que des chalets peints en pierre, comme l’ambassade de -France à Thérapia. Le sultan qui en fit largesse à Napoléon Ier n’avait -certes pas lésiné sur la dépense; mais l’humidité du détroit est si -pénétrante en hiver qu’elle démolirait les murailles les plus solides; -les cloisons lui résistent mieux. Cependant le bois peint se désagrège -avec le temps. Nous remarquons beaucoup d’habitations en ruines que l’on -ne songe pas à réparer, soit que le propriétaire ait éprouvé des revers -de fortune, soit qu’il ait eu la fantaisie de porter ses pénates -ailleurs. Les lieux communs qui se débitent encore de temps en temps sur -les Turcs campés en Europe prennent ici une apparence de vérité. Les -Arméniens, les Grecs, les Francs, les Turcs surtout, lorsqu’ils étaient -maîtres de l’Orient, ont fait ici, pour leur plaisir ou pour leur -vanité, des dépenses incalculables. Un seul kiosque, construit sur la -rive d’Asie et offert au sultan par Méhémet-Ali, a coûté six millions de -francs; il est abandonné depuis longtemps et tombe en ruines. Le khédive -Ismaïl-Pacha s’est fait bâtir ici une résidence royale, entourée de -jardins comme on n’en voit que dans les _Mille et une Nuits_ ou dans le -service de M. Alphand à Paris; l’ancien sultan Mourad est confiné à -Tchéragan, dans un palais immense, et l’empereur régnant Abd-ul-Hamid -logerait aisément dix mille hommes derrière les façades marmoréennes et -les énormes grilles dorées de Dolma-Bagtché. Eh bien, faut-il vous -l’avouer? ce que j’ai aperçu de plus beau sur la rive d’Europe, c’est un -ouvrage militaire du XVe siècle, Rouméli-Hissar, élevé par Mahomet II. - -Un jeune passager arménien qui a appris le français à Constantinople, et -qui par conséquent le parle bien, nous a fait les honneurs du Bosphore -depuis Bujukdéré jusqu’à Top-Hané. Nous avons mesuré en passant la -profondeur du canal, grâce à un paquebot des Messageries françaises, la -_Provence_, qui a été coulé à pic et qui élève hors de l’eau juste la -pointe de son grand mât. L’_Espero_ stoppe, les embarcations nous -abordent, les interprètes nous envahissent; il ne nous reste plus qu’à -descendre, mais nous ne sommes pas pressés, car ce qu’il y a de plus -beau dans cette ville, je le sais par expérience, c’est le premier coup -d’œil, le profil des collines, la découpure des dômes et des minarets -sur le ciel, la couleur chaude et variée des édifices petits et grands, -le va-et-vient des navires et des caïques sur le Bosphore et dans la -Corne-d’Or, la merveilleuse diversité des types et des costumes. Le -voyageur assez heureux ou assez courageux pour s’en tenir à la première -impression, s’extasier franchement un quart d’heure et retourner chez -lui sans demander son reste, ne ferait pas un mauvais calcul. Mais la -_Mouche_ du Lloyd qu’on a mise obligeamment à notre service est déjà -lestée des bagages. Éveillons-nous d’un trop beau rêve; allons perdre -nos illusions. - -Grâce à la qualité officielle de M. Olin, qui doit nous attirer des -faveurs de toute sorte, nous débarquons à la grille de Top-Hané, qui est -la fonderie impériale des canons. Huit ou dix landaus de grande remise, -à cochers galonnés, nous attendent avec les interprètes sur le siège; -nos bagages suivront sur le dos des _hammals_ ou portefaix turcs, qui -sont les plus honnêtes gens du monde. Et nous voilà galopant en file -indienne sur le pavé capricieux et dans la boue gluante de Galata, le -long des boucheries, des cafés, des gargotes, des épiceries ou -_baccals_, dont la seule odeur fournirait douze chapitres à M. Zola, des -boutiques de fruitiers admirables où resplendissent l’or des raisins, le -corail des piments, la pourpre des tomates, le grenat des jujubes, -l’améthyste épiscopale des aubergines. Je me sens rajeunir de trente ans -aux cris de la rue, en entendant brailler un gamin grec qui vend des -radis rouges: «_hokkina rapanakia!_» et un jeune Turc qui colporte -presque aussi bruyamment le lait caillé ou _yaourt_. Nous sommes arrêtés -un moment par la rencontre de quatre Turcs superbes qui portent, -suspendu à des arceaux de bois, un tonneau presque aussi monumental et -aussi lourd que le foudre de Heidelberg. Les mendiants profitent de -l’occasion pour s’abattre sur nous. Toujours les mêmes, ces -gaillards-là! J’ai bien cru en reconnaître un; ce serait pourtant grand -miracle si en trente ans il n’avait pas vieilli. Les chiens pullulent -toujours dans les rues, et ils sont plus laids, plus crottés, plus -galeux et plus bruyants que jamais. Mais voici du nouveau, de l’inconnu, -de l’inédit. Devinez quoi? Je vous le donne en mille: un tramway, mais -un tramway assurément comme vous n’en avez pas vu: les rails posés sur -une rampe de sept centimètres par mètre, une vieille voiture qui doit -avoir été dans son temps diligence en Auvergne ou coucou dans quelque -banlieue, deux chevaux qui descendent la montagne au grand galop, et un -_saïs_ qui dégringole plus vite encore, car son métier consiste à -précéder la voiture et à repousser les passants qui voudraient se faire -écraser. Je dois dire que toutes les lignes ne sont pas également -vertigineuses et qu’on y voit rouler par-ci par-là du matériel presque -neuf. Les fiacres sont encore assez rares, faute de rues suffisamment -carrossables, et les chevaux de selle à la disposition du public -stationnent comme autrefois dans les carrefours, chaque animal flanqué -de son propriétaire, qui suit à pied le cavalier au galop et le devance -quelquefois. Peu ou point de charrettes en ville, mais force caravanes -de baudets, de chevaux de bât et même de chameaux chargés de briques, de -pierres, de planches et autres matériaux de construction. Car on bâtit -beaucoup de maisons neuves à Péra, et même de fort belles, au milieu des -baraques de bois qui s’effondrent et des ruines qu’on abandonne à leur -destin. Quelques masures d’autrefois, les plus vieilles et les plus -déjetées, ont conservé l’aspect mystérieux des habitations turques; mais -ce sont de très rares exceptions, de même que les maisons chrétiennes à -Stamboul: la population de la ville tend à se cantonner de plus en plus -par affinités électives, selon les cultes et les nationalités. - -L’hôtel du Luxembourg, appelé aussi Grand Hôtel, qui doit nous héberger -presque tous, est établi en bonne place et en bon air dans la grande rue -de Péra. C’est une vaste maison presque neuve et très propre, bâtie -économiquement par des spéculateurs qui en tirent un bon loyer. Notre -hôtelier, M. Flament-Belon, est un Français actif et intelligent qui a -passé sa vie en Orient, fait et défait plusieurs fois sa fortune et -honorablement élevé une famille de sept enfants. Hélas! l’aubergiste -français est un type qui tend à disparaître. Il sera bientôt remplacé, -même en France, par une espèce de diplomate allemand qui porte la -cravate blanche et les mains sales et dont la politesse, insolente et -rapace, fait tourner le lait dans les tasses et aigrit le vin dans les -bouteilles. Les braves gens qui ont hébergé ma jeunesse voyageuse nous -logeaient moins confortablement, à coup sûr, ne nous alimentaient -peut-être pas beaucoup mieux et ne nous donnaient pas pour rien ce qu’on -vend très cher aujourd’hui; mais leur visage nous servait, dès -l’arrivée, un plat de bonne mine. Ils avaient une façon de souhaiter la -bienvenue qui disait: Vous êtes chez vous. Ils reconnaissaient un client -au bout de dix années et lui demandaient des nouvelles de sa famille. -S’ils vous voyaient pour la première fois, ils s’excusaient, ou peu s’en -faut, de ne pas vous connaître encore et vous posaient assez de -questions pour vous connaître à fond dans un instant. Bref, on était -chez eux un peu moins qu’un ami, mais beaucoup plus qu’un numéro, et, la -note acquittée, on ne dérogeait pas en les remerciant des attentions -qu’ils vous avaient données par-dessus le marché. Voilà ce qu’on ne -rencontre plus guère à Cauterets, à Nice ou à Trouville; voilà ce que -nous avons trouvé avec un peu de surprise et beaucoup de plaisir chez -ces bonnes gens du Grand Hôtel de Péra. Ils avaient fait l’impossible -pour nous loger convenablement aux deux premiers étages de la maison, et -les voyageurs arrivés avant nous les y avaient aidés avec une bonne -grâce vraiment rare: par exemple, j’ai su que ma chambre avait été cédée -obligeamment par le jeune prince Grégoire Soutzo, fils de l’ancien -ministre des affaires étrangères, Athénien de naissance, Roumain par -naturalisation et licencié ès lettres de la Faculté de Paris. Après une -heure d’ablutions qui m’eût semblé délicieuse si l’eau de Constantinople -était moins sale, un déjeuner passable réunit à la table d’hôte toute la -bande joyeuse des wagons-lits; puis, sans perdre un moment, dociles et -disciplinés comme les clients anglais de l’agence Cook, nous nous -mettons en devoir d’épuiser l’ordre du jour tel que M. Weil l’a rédigé. - -Notre guide est un aide de camp du sultan, le général Ahmed, qui a -terminé ses études à Paris non pas, comme on pourrait le croire, à -l’École d’état-major, mais dans l’atelier de Gérome. Il était peintre, -et même assez bon peintre pour que Courbet lui demandât un de ses -paysages et que le jury du Salon lui décernât une mention honorable. -C’est que la spécialité ne sévit pas aussi despotiquement chez les -Orientaux que chez nous. Fuad-Pacha, le grand Fuad, était médecin -militaire avant de devenir le second personnage de l’État. J’ai retrouvé -à Bucarest un grand garçon fort intelligent, M. Obedenare, que j’avais -connu étudiant en médecine. Quand je lui demandai ce qu’il était devenu -depuis le temps, cet excellent docteur me répondit qu’il était premier -secrétaire à la légation de Rome. Le général Ahmed fait monter le -ministre du roi des Belges dans une magnifique voiture à la livrée du -sultan; nous retrouvons les landaus qui nous ont amenés à l’hôtel et -nous partons en troupe pour le palais de Dolma-Bagtché. Ce qui -caractérise aujourd’hui le luxe oriental, c’est qu’il est fabriqué de -toutes pièces à Paris, à Aubusson, à Saint-Gobain, à Baccarat, dans -toutes les manufactures de France. Tandis que nous nous disputons à -l’hôtel Drouot les tapis de la Perse, de l’Inde et de la Turquie, on -n’apprécie ici que nos moquettes; les meubles fabriqués au faubourg -Saint-Antoine sont tendus invariablement en soieries de Lyon. Rien de -plus riche que ces intérieurs où l’on n’a regardé à la dépense que pour -la pousser au maximum; mais la moindre vieillerie originale et nationale -ferait beaucoup mieux notre affaire. Les glaces de trente mètres carrés, -les candélabres de cristal à deux cent cinquante bougies, les cheminées -revêtues de malachite ou enrichies des porcelaines les plus élégantes de -la rue Paradis-Poissonnière, ne valent pas pour nous une lampe de -mosquée ou même un seul carreau de belle majolique. Plusieurs choses -m’ont intéressé dans ce palais immense et ruineux, par exemple les -salles de bain construites en albâtre oriental et une petite galerie de -tableaux modernes où l’on est tout heureux de retrouver le _Gynécée_ de -Gérome (est-ce bien ainsi qu’on l’appelle?) et quelques-unes des -meilleures toiles de Fromentin, de Berchère et de Pasini. Mais la salle -des fêtes où l’on posait une petite bande de carpette extrêmement simple -pour la réception du Courbam-Beïram m’a seule émerveillé par la -hardiesse de sa construction et la noblesse de ses lignes. Lorsqu’une -œuvre d’architecture a été conçue grandement, les incorrections de -détail sont noyées dans la beauté de l’ensemble. Témoin l’effet de -Saint-Pierre de Rome, où le détail est souvent des plus défectueux. - -Nous n’avons vu de Dolma-Bagtché que le _selamlik_, c’est-à-dire les -bâtiments à l’usage du maître. Un autre palais aussi grand, peut-être -plus grand, et renfermé dans la même enceinte, est occupé par le harem -du sultan, qui est tout un monde et un monde soigneusement fermé, comme -on sait. Mais nous avons pu effleurer sans indiscrétion les délices et -les splendeurs de la vie de famille chez un musulman couronné, car, au -sortir de Dolma-Bagtché, Ahmed-Pacha nous a conduits au kiosque de -Beylerbey, dont les fenêtres étroitement grillées prouvent -qu’Abd-ul-Azis n’y habitait pas seul. Un petit vapeur du sultan et -quatre caïques impériaux enlevés (c’est le mot) par des rameurs vêtus de -blanc nous transportent à la rive d’Asie et nous déposent sur l’escalier -déjà quelque peu délabré de ce joli palais. C’est là que l’impératrice -Eugénie a reçu l’hospitalité en 1869, dans la dernière année de sa -gloire et de son bonheur. La prise de possession d’un tel nid par la -princesse la plus gracieuse de l’Europe et sa petite cour en belle -humeur fut assurément une fête comme le Bosphore en avait peu vu. -Figurez-vous les étonnements et les curiosités, les cris d’admiration et -les éclats de rire de quelques fines Parisiennes introduites dans cette -sorte de cloître conjugal qui s’appelle un harem. Il devait être -délicieux, le kiosque de Beylerbey; il l’est encore, et beaucoup, -puisque nous en sortons enchantés sous un ciel noir, pour aller visiter -ses jardins sous une pluie battante. - -Deux mots sans plus à l’adresse des poètes et des jardiniers. Les uns, -par leurs descriptions plus brillantes que véridiques, ont abusé les -autres sur le climat et la végétation de ce pays. La géographie -elle-même a pu accréditer beaucoup d’erreurs en nous montrant -Constantinople sur le même degré de latitude que Naples. Hélas! -Constantinople n’a pas le climat de Naples, il s’en faut! Le ciel y est -très dur au pauvre monde; il y vente à force, il y neige à profusion et -il y gèle à pierre fendre. Aussi la nature y est-elle assez exactement -ce qu’elle est à Paris. La Grèce a de beaux orangers, voire des palmiers -assez grands qui vont jusqu’à promettre des dattes: ici, vous ne -rencontrerez pas même un olivier. Aussi les jardins d’agrément, fût-ce -autour des palais impériaux, ont les mêmes massifs et les mêmes -corbeilles que nos squares; troènes et fusains par-ci, coleus, anthémis, -fuchsias et géraniums par là, et rosiers de Bengale à profusion. Je n’en -ai pas aperçu beaucoup d’autres. Mais un vrai sage se peut contenter à -ce prix; je ne suis pas venu ici pour voir mûrir les ananas en pleine -terre, et ce n’est pas sans un secret contentement que je retrouve si -loin de chez nous mon modeste jardin de Pontoise. Pour couronner -dignement cette excursion en Asie, nous gravissons deux ou trois étages -de terrasses et nous allons déranger deux malheureux couples de tigres -fort beaux d’ailleurs et bien nourris derrière leurs barreaux de fer. Ce -sont les derniers survivants de la ménagerie d’Abd-ul-Azis. - -Nous nous rembarquons pour l’Europe, et l’on nous met à terre à la -pointe du vieux sérail. C’est tout ce qu’il y a de plus curieux dans -Stamboul, le beau du beau, le fin du fin, la quintessence, quoique le -vieux sérail (ou palais) soit brûlé, comme presque tous les monuments -qui datent de la conquête. Ahmed-Pacha, qui n’a point mandat de nous -épargner les émotions, au contraire, nous introduit d’abord dans le -trésor des sultans, dont la clef seule est un morceau qui mériterait le -voyage. Elle n’a pas encore tourné dans la serrure que le joyeux -représentant du _Times_ nous propose un coup analogue à celui que les -Anglais ont exécuté en Égypte: «Messieurs, dit-il, nous sommes trente et -les gardiens ne sont que quatre. Égorgeons-les et prenons tout.» Comme -il disait ces mots, trente ou quarante jeunes Turcs semblent sortir de -terre et prennent position devant les vitrines, non certes pour les -défendre, mais plutôt pour nous en faire les honneurs. Ce trésor est -surtout précieux comme musée. Je ferais assez bon marché des métaux -précieux et des pierreries qu’il contient, sans excepter le trône d’or -massif tout incrusté de joyaux, et les coussins brodés de perles, et les -boisseaux de diamants, de saphirs, d’émeraudes et de rubis. Tout cela -vaut bon nombre de millions, j’en conviens; mais parlez-moi des armes, -des armures, des étoffes, des broderies, de cette collection fabuleuse -qui contient les costumes d’apparat de tous les sultans depuis Mahomet -II, avec tous leurs poignards et leurs aigrettes impériales. Devant cet -amoncellement de belles choses, on est pris d’une certaine -reconnaissance pour les despotes qui les ont conservées religieusement -au milieu de nécessités quelquefois très urgentes. Abd-ul-Azis est le -seul, dit-on, qui ait puisé parfois dans les boisseaux de diamants pour -donner des parures à ses femmes; mais, à l’époque où il l’a fait, -n’était-il pas déjà irresponsable? - -On dit que la mosquée d’Irène renferme un précieux dépôt d’antiquités -musulmanes et des armes du temps des croisades; mais les simples giaours -comme nous ne sont point admis à les voir. Par compensation, l’on nous a -régalés d’une visite au kiosque de Bagdad. C’est la seule fantaisie -archéologique qui soit jamais éclose dans l’esprit d’un sultan; mais -quelle heureuse idée d’employer à la décoration d’un édifice du XVe -siècle les débris les plus beaux et les plus curieux de l’antique -industrie musulmane! Les revêtements de faïence, empruntés apparemment à -quelques mosquées hors d’usage, suffiraient seuls à la gloire et à la -fortune d’un musée d’art décoratif. Il y a eu de grands artistes turcs, -par exemple celui qui a martelé ce magnifique dais de cuivre doré, vrai -chef-d’œuvre de chaudronnerie qu’on admire dans le jardin. Les riches -exemplaires du Koran, qu’on garde ici dans la petite bibliothèque du -vieux sérail et que nous n’avons pas eu le temps d’admirer à notre aise, -valent bien nos missels du moyen âge par la beauté des ornements et le -fini de l’exécution. - -A force d’aller, de venir et de tourner sur cet étrange et précieux coin -de terre où l’on voit de vieux jardins avec des ifs taillés à la mode de -Versailles, de vieux serviteurs du palais, et même un vieux harem peuplé -de sultanes en retraite, nous avions fini par sentir la fatigue. -Ahmed-Pacha s’en aperçut et nous fit asseoir dans le kiosque -d’Abd-ul-Medjid, qui n’est pas très beau par lui-même, mais qui jouit -d’une vue incomparable sur la mer. On nous y servit un café délicieux, -précédé d’une cuillerée de sorbet à la rose et du verre d’eau de rigueur -avec la cigarette de Djebeli, qui remplace décidément le chibouque dans -le cérémonial hospitalier. Autrefois, la moindre visite entraînait non -seulement toute une manœuvre, mais toute une cuisine. Le _chiboukdgi_ de -la maison s’avançait vers vous gravement, une longue pipe à la main. Il -mesurait avec soin la distance, posait à terre un petit plateau de -cuivre ou d’argent, y déposait le fourneau de l’instrument, puis -décrivait savamment un arc de cercle avec le bout d’ambre pour l’amener -tout juste à vos lèvres. Ce travail accompli, il mettait le charbon sur -la pipe s’il n’avait commencé par la fumer lui-même au seuil de la porte -avec une douce familiarité. Mais ce n’était pas tout: il fallait que -chaque tuyau fût gratté, lavé, parfumé, lorsqu’on en avait fait usage; -le bout d’ambre surtout, qu’il fût ou non chargé de diamants à sa base, -exigeait un entretien méticuleux, car la nicotine ne manquait jamais de -s’y condenser. Il fallait tout un personnel attaché aux chibouques dans -les maisons qui recevaient beaucoup. Avec un demi-cent de cigarettes sur -un plateau, la politesse est faite, la tradition respectée, l’honneur de -l’hospitalité orientale sauvegardé et le tracas réduit à rien. Comme -nous remarquions l’air aisé et les bonnes façons des jeunes gens qui -nous offraient les rafraîchissements d’usage, on nous apprit que dans -tous les palais impériaux le service est fait par les fils des -meilleures familles que leurs parents destinent aux emplois de la cour. -C’est ainsi qu’autrefois, chez nous, les gentilshommes de grandes -maisons débutaient comme pages à la cour du roi ou chez les princes du -sang. Non seulement on ne déroge pas en servant le maître suprême, mais -plus les fonctions qu’on remplit auprès de lui ont un caractère intime, -plus elles sont considérées et honorées. C’est ce qui vous fera -comprendre comment le kislar-agha marche de pair avec le grand vizir. Si -l’un de ces deux personnages est le plus haut instrument de la volonté -souveraine, l’autre, le chef des eunuques, est le gardien de l’honneur. -Pour nous autres badauds de l’Occident, c’est toujours un objet de -curiosité que la face glabre, luisante et molle d’un de ces hommes -incomplets quand nous l’apercevons dans la rue à côté du cocher sur le -siège d’une voiture de femme, ou les mains dans les poches devant la -porte d’un palais. Les Orientaux, au contraire, considèrent l’eunuque -comme un des éléments de la famille musulmane; ils ne raillent jamais -son malheur, estiment son courage et son dévouement au maître et envient -quelquefois sa fortune, car il est souvent riche et toujours charitable -au point d’épouser une veuve chargée de famille pour léguer ses -économies à quelqu’un. Je ne crois pourtant pas qu’un seul de ceux qui -s’offrent à nos yeux ait choisi de plein gré sa carrière. Or, il y en a -de très jeunes: d’où viennent-ils? où les fabrique-t-on? La route du -voyageur en ce pays est littéralement hérissée de points -d’interrogation. Depuis longtemps la traite des esclaves blancs ou -noirs, mâles ou femelles, est interdite par la loi. Cependant il y a -toujours des esclaves, et la société musulmane se désorganiserait s’il -n’y en avait plus. Mais nous ne sommes pas ici pour raisonner ni pour -comprendre; on fait avancer nos voitures, nous traversons au trot de -vieilles cours vastes et dépavées, nous passons en revue des fantômes de -cyprès séculaires et de platanes antédiluviens, nous débouchons sur la -place du Séraskiérat, où des conscrits fraîchement débarqués dans le -costume de leurs villages, quelques-uns en vestes de cotonnade rose et -en caleçons lilas tendre, apprennent une manœuvre assez agréable, qui -consiste à se baisser pour prendre la gamelle et à manger le repas du -soir. Le soldat turc est payé très irrégulièrement, et il a cela de -commun avec presque tous les fonctionnaires de l’empire, mais il est -bien logé, bien vêtu et nourri paternellement. Outre sa ration de pain, -qui est la même que chez nous, il reçoit deux fois chaque jour un rata -de viande et de légumes, deux fois par semaine un plat sucré, de temps à -autre une distribution de tabac. Sur les revenus de l’empire qui ont -sensiblement décru avec le territoire et qui consistent surtout -aujourd’hui dans le produit des douanes et la dîme des provinces -asiatiques, c’est l’armée qui prend la grosse part. Le sultan, qui règne -et gouverne avec un sérieux auquel tous les partis rendent hommage, veut -être prêt à tout événement et défendre avec honneur ce qu’il possède -encore en Europe. Je serais bien surpris si, le cas échéant, il n’était -pas héroïquement soutenu par son armée et par son peuple entier. Qui -vivra verra. Pour l’instant, c’est-à-dire à la sortie du vieux sérail, -nous voyons les bons Turcs absorbés par une œuvre très pacifique: ils -choisissent, achètent et emportent les moutons qu’ils vont immoler et -manger à la fête du Courbam-Beïram. Ce sacrifice renouvelé d’Abraham est -de devoir étroit, comme l’agape qui s’ensuit. Ce qui restera du mouton -sera distribué aux pauvres qu’un musulman n’oublie jamais dans les fêtes -privées ou publiques. Un grand marché improvisé remplit la place où nous -défilons. Plusieurs troupeaux dont la laine est marquée aux couleurs de -leur propriétaire nous montrent divers types de la race ovine. Le plus -recherché paraît être le mouton à queue grasse, qui traîne après lui -quatre ou cinq kilogrammes de suif. L’amateur tâte l’animal sur toutes -les coutures en même temps qu’il le marchande, et, lorsque l’affaire est -conclue, il charge son mouton sur le dos et l’emporte comme un enfant. -Nous rencontrons à chaque pas un de ces groupes comiques, et cependant -ni la bête ni l’homme ne devinent pourquoi nous rions. Le char impérial -de ce bon M. Olin nous fraye un passage à travers la foule multicolore -qui encombre à toute heure le pont de Galata. Nous montons à Péra, nous -regagnons l’hôtel, nous dînons de grand appétit, et nous dormons comme -des hommes qui ont roulé sans interruption du jeudi soir au mardi soir. -Les plaisirs les plus vifs et les plus variés ne nous tiennent pas lieu -de repos; je parle en homme de mon âge. - - - - -VI - - -Il paraît que les chiens ont fait rage toute la nuit sous nos fenêtres -et dans les rues voisines; mais c’est tant pis pour eux, je ne me suis -pas réveillé. Ces chiffonniers à quatre pattes sont assez tranquilles le -soir; ils se querellent de préférence au petit jour, quand on jette -dehors les os et les débris de cuisine. Lorsque j’ouvris les yeux à huit -heures, l’ordre régnait dans ce monde grouillant et une grosse chienne -jaune, les deux pieds de devant sur le trottoir de l’hôtel, les deux -pieds de derrière dans le ruisseau, allaitait bien tranquillement ses -quatre petits. Je trouvai en ouvrant les yeux les dernières nouvelles de -Paris, que le représentant de l’agence Havas, M. de Ridder, prit -l’aimable habitude de m’adresser tous les matins à domicile. Presque au -même moment, on introduisait dans ma chambre Hamdy-Bey, fils du ministre -de l’intérieur et directeur des musées impériaux. Ce jeune homme très -distingué, qui a étudié la peinture à Paris, dans l’atelier de mon ami -Gustave Boulanger, m’invite à visiter les collections qu’il a formées et -l’École de dessin dont il est à la fois le fondateur et le directeur. Le -tout est situé à deux cents pas de Sainte-Sophie où nous devons aller -après midi; je ferai donc d’une pierre deux coups. Vient ensuite le -correspondant du _Temps_, M. Domenger, écrivain de talent et bon -Français. Je m’empare avidement de lui et j’abuse de sa courtoisie pour -l’assassiner de questions. La première de toutes, vous la devinez bien: -«Que sommes-nous ici? Qu’y faisons-nous? Comment y sommes-nous vus et -traités? Que devient l’influence française en Turquie?» Eh bien! il -paraît que nos affaires, sans être très brillantes, pourraient aller -plus mal. Le sultan, qui reçoit beaucoup et qui aime à traiter le corps -diplomatique, apprécie particulièrement notre ambassadeur M. de -Noailles, et ne se cache pas d’aimer la France qui d’ailleurs est la -seule amie désintéressée de l’empire ottoman. Le collège de -Galata-Séraï, fondé par M. Victor Duruy dans l’intérêt de l’influence -française, compte sept cents élèves dont six cents internes qui tous -mènent de front l’étude du turc et du français. Le directeur, -Ismaïl-Bey, est comme de juste un musulman, et le sous-directeur, M. -d’Hollys, un Français. Ismaïl-Bey, homme éclairé et juste, est peut-être -le seul chef de service dont les subordonnés soient payés régulièrement -en or le premier jour de chaque mois; il a même obtenu qu’on soldât leur -arriéré jusqu’au dernier centime, et ces bons procédés envers nous -mériteraient peut-être du gouvernement de la République un témoignage de -reconnaissance. Son second, M. d’Hollys, est un vrai sage, aussi modeste -que capable, sans aucune ambition personnelle et exclusivement dévoué -aux intérêts de l’enseignement. Fidèle à son pays, sincère admirateur de -M. Duruy, qui s’est fait une place dans l’histoire universitaire de -France entre M. Guizot et M. Jules Ferry, il estime les Turcs comme tous -ceux qui les ont vus de près et comprend les susceptibilités légitimes -d’un peuple dont les malheurs n’ont pas abattu la fierté, tout au -contraire. Plus l’empire ottoman est à l’étroit dans ses nouvelles -frontières d’Europe, plus il tient à honneur de prouver qu’il est maître -chez lui. Les juridictions étrangères, les postes étrangères qui se sont -impatronisées à Péra, toute ingérence étrangère, en un mot, leur -apparaît comme une offense, comme un souvenir injurieux du vieux temps -où les puissances occidentales avaient à protéger leurs nationaux contre -les avanies du musulman. Les revendications patriotiques d’Abd-ul-Hamid -sont admirablement secondées, me dit-on, par le grand-vizir Saïd-Pacha, -homme de haut mérite, infatigable travailleur et, chose rare en ce pays, -ministre pauvre. En voilà certes plus qu’il ne faut pour recommander la -Turquie contemporaine à notre estime et à nos sympathies; mais ne nous -leurrons pas, mes amis. Depuis la guerre de 1870, les Allemands sont -dans la place. Non seulement leurs instructeurs et leurs officiers ont -su se rendre indispensables dans l’armée, mais on trouve un -sous-secrétaire d’État allemand plus ou moins officiellement installé -dans tous les ministères. On peut compter que ces bons messieurs de -Berlin défendraient l’empire ottoman contre une nouvelle agression de la -Russie; rien ne prouve qu’ils le protégeraient aussi bien contre leurs -alliés d’Autriche. Nous avons vu passer hier, au pied du vieux sérail, -un train du chemin de Roumélie. Cette ligne n’est qu’un tronçon -interrompu volontairement par les Turcs. Ils ont lu dans Musset qu’une -porte doit être ouverte ou fermée, et ils aiment mieux fermer leur -porte. Mais qui sait si les Russes ne les mettront pas en demeure de -l’ouvrir? ou si l’Autriche, à défaut de la Russie, ne dira pas que ses -marchandises ont hâte d’arriver à Salonique? Assez de politique pour -aujourd’hui: on nous mène à Sainte-Sophie. - -Les musulmans se sont approprié ce chef-d’œuvre de l’architecture -byzantine en construisant des minarets, en badigeonnant quelques -fresques, en cachant sous une feuille de cuivre doré quelques têtes de -chérubins et en accrochant dans les angles des inscriptions turques sur -des panneaux de tôle ou de bois qui ressemblent à des enseignes -colossales. Les prêtres ou peut-être les sacristains exploitent la -beauté et la gloire du monument, d’abord en faisant payer aux chrétiens -un droit d’entrée de quatre ou cinq francs par tête, ensuite en -contraignant les visiteurs d’acheter les cubes de mosaïque que ces -vandales arrachent à poignée le long des murs. Malgré ces horreurs, -l’édifice est splendide, moins fini, moins complet et plus fruste que -Saint-Marc, mais bien plus grand et plus hardi avec sa coupole de -proportions cyclopéennes qui repose exclusivement sur quatre piliers. -L’art gréco-romain était vieux sous Justinien au VIe siècle de notre -ère, mais il était encore bien robuste et je ne sais si notre science, -notre argent et nos prétentions pourraient rivaliser avec lui. Ni les -photographies du commerce, ni les études d’ensemble et de détail que les -pensionnaires de Rome ont exposées au Salon ne vous donneront une idée -de la majesté de Sainte-Sophie. Pour juger la grandeur de l’édifice, il -faut le mesurer à soi-même et voir le peu de place qu’on y tient. Il -faut jauger, pour ainsi dire, la masse des matériaux précieux qui y sont -accumulés, granit, porphyre, serpentin, brèche antique et ce beau marbre -cipollin dont on a fait non seulement des colonnes, mais le pavage -entier des galeries. Si les conquérants en délire ont pillé l’or, -l’argent, les pierreries, en un mot toutes les richesses accumulées par -la dévotion des empereurs d’Orient, ils ont laissé debout les colonnes -que l’architecte Anthémius avait empruntées à tous les temples de la -Grèce, de l’Asie et de l’Égypte. Tout ce que les sultans ont ajouté au -monument primitif pour transformer la basilique en mosquée est peu de -chose, à part les quatre minarets qui entourent la grande coupole; et il -nous semble que le Dieu des chrétiens, s’il reprenait possession de ce -temple, comme le veut une antique légende chère aux Grecs, après cinq ou -six jours de balayage, se retrouverait chez lui. Mais les brutalités de -la conquête, la fureur des éléments et le temps, ce grand destructeur -silencieux, ont cruellement altéré tout ce qui reste encore debout. Il a -fallu étayer des arcades, consolider des murs, fretter de fer ou de -bronze presque tous les chapiteaux, et tout cela s’est fait -grossièrement, d’une main lourde. Le jour approche où Sainte-Sophie ne -pourra plus être sauvée que par une restauration complète. Les Turcs -entreprendront-ils ce travail? Non, jamais. C’est le peuple le moins -réparateur qui soit au monde; d’ailleurs, où prendraient-ils les cent -millions que cela doit coûter au bas mot? Les Russes seuls... Mais ici -notre archéologie devient un peu révolutionnaire. Démolir un empire pour -réparer une basilique, ce n’est pas une solution. - -Les trois quarts de nos compagnons, sans respect du programme tracé par -M. Weil, veulent absolument aller voir, tout au fond de la Corne-d’Or, -des hommes barbus qui lèvent les mains au ciel et tournent pendant un -quart d’heure sur un air de valse à deux temps afin d’enseigner aux -profanes que Dieu est partout à la fois. J’ai vu cet exercice au Caire, -et comme il est peu vraisemblable qu’on l’ait perfectionné depuis 1868, -j’aime mieux visiter Hamdy-Bey dans son petit musée. Il n’est pas encore -très riche, d’abord parce qu’il est nouveau, ensuite parce que les Turcs -se sont laissé reprendre tous les chefs-d’œuvre qu’ils avaient pris. La -Vénus de Milo est à Paris; les marbres du Parthénon sont à Londres et le -fronton du temple d’Égine à Munich. Tout récemment encore les Allemands -du Nord ont fait main basse sur l’admirable frise de Pergame qui a plus -de cent mètres de long et que le pauvre Tourgueneff me décrivait dans -une lettre enthousiaste la première fois qu’il la vit à Berlin. Le -savant épicier Schliemann a trafiqué du trésor de Priam et des reliques -d’Agamemnon sans rien offrir à la Turquie, si ce n’est un collier -moderne, mais dont l’or est antique, à ce qu’il dit, et je le crois sans -difficulté, car la nature ne fabrique plus d’or depuis quelques milliers -de siècles. Les Prussiens ont donné à Hamdy-Bey quelques mètres, en -plâtre s’entend, de cette belle frise qui rappelle un peu la manière si -vivante et si française de Pierre Puget; le Louvre a mis à sa -disposition tous les moulages dont il pourrait avoir envie; les Bavarois -et les Anglais ne lui ont rien offert du tout. Aussi ne possède-t-il -guère jusqu’à présent que des marbres de peu de prix, sarcophages, -tombeaux, statues, bustes déterrés dans les îles et particulièrement à -Chypre; des figurines de terre cuite dans le style de Tanagra, quelques -jolis fragments de bronze, quelques vases antiques et un certain nombre -d’inscriptions; le tout catalogué avec soin par un membre de l’École -d’Athènes, M. Salomon Reinach. Peut-être le tombeau d’Antiochus -qu’Hamdy-Bey a découvert lui-même dans les neiges, à deux mille mètres -au-dessus du niveau de la mer, livrera-t-il un certain nombre de -sculptures précieuses. J’en ai eu comme un avant-goût en voyant des -estampages assez beaux. Ce jeune musulman érudit voudrait aussi, dans -son patriotisme, réunir et classer les meilleurs ouvrages de la vieille -industrie nationale. Il possède déjà neuf ou dix lampes de mosquées, -tant en verre qu’en majolique, des meubles incrustés, des casques du -temps des croisades; et, s’il disposait d’un budget suffisant, il ferait -encore, dit-il, des trouvailles intéressantes dans quelques villes -d’Asie où les amateurs en boutique n’ont pas encore mis les pieds. - -Nous terminons la promenade par une visite à l’École de dessin, vaste, -propre et bien exposée, où une vingtaine de jeunes Turcs, dont -quelques-uns sont déjà passablement avancés, travaillent avec -intelligence, les uns d’après la bosse, les autres d’après les modèles -édités par la maison Goupil. - -Ah! si j’avais quelques jours de plus devant moi, quel plaisir je -prendrais à parcourir la ville en compagnie d’un homme de goût, d’un -connaisseur éclairé comme Hamdy-Bey! Constantinople est un vrai fouillis -de merveilles que ni les guides européens ni les Turcs eux-mêmes ne -connaîtront ou n’apprécieront jamais. La divine fontaine d’Ahmed III, ce -bijou qui pourrait être en or sans valoir un centime de plus, ce -monument sculpté en dentelle de marbre, n’est pas une œuvre unique en -son genre. La cité impériale fourmille de tombeaux historiques, de -colonnes gréco-romaines, de citernes monumentales; tout cela est -abandonné, perdu, noyé dans des propriétés privées. L’ancien Hippodrome -illustré par les rivalités sanglantes des Verts et des Bleus, avec les -trois bornes monumentales qui limitaient trois pistes d’inégale -grandeur, l’obélisque de Théodose, la Serpentine et la colonne d’airain -dont une cupidité imbécile a détruit le revêtement, sera fouillé -assurément un jour ou l’autre, et, à deux ou trois mètres au-dessous du -sol actuel, l’archéologue y découvrira des trésors. Sans creuser si -profondément, en flânant devant nous le nez en l’air, nous allons de -surprise en surprise. C’est quelquefois un reste de palais, quelquefois -un débris de forteresse intérieure, une façade étrange et menaçante -comme la maison des Strozzi à Florence, ou une fantaisie lapidaire d’un -style aimable et léger, un coin de pavillon, une grille de fer ouvré, un -petit bout de jardin qui nous rappelle les contes orientaux du bon -temps, le mariage de la princesse avec un barbier jeune et beau, les -amours mélodieuses et embaumées du rossignol et de la rose. Mais l’heure -nous talonne et l’implacable tradition nous commande. Il faut bon gré -mal gré arpenter, au milieu des courtiers officieux et des mendiants -opiniâtres, les ruelles boueuses du Bazar, cette ville de khans, de -boutiques et d’échoppes où l’on ne débite plus que des marchandises -européennes. Il faut chercher en vain des médailles antiques chez le -_saraf_ ou changeur qui agiote du matin au soir sur toutes les monnaies -du monde civilisé; il faut choisir des bijoux à bas titre et autres -articles orientaux chez des marchands cosmopolites, moins bien assortis -et plus chers que les juifs algériens de Paris. Et lorsque l’on s’est -acquitté de ce fastidieux devoir, il faut rentrer vivement à l’hôtel et -mettre une cravate blanche, car l’excellent M. Delloye-Matthieu, qui -nous héberge depuis six jours, croirait manquer à ses devoirs s’il ne -nous offrait pas un festin magnifique et délicieux, émaillé de toutes -les constellations qui se portent à la boutonnière, se suspendent au col -ou s’accrochent au revers de l’habit. - - La fête fut superbe et fort bien ordonnée; - -le cuisinier de l’hôtel se surpassa, les meilleurs vins de France -coulèrent à flots, les toasts joyeux et sérieux se succèdent aux -applaudissements des convives, et l’un de nous, que la modestie ne me -permet pas de nommer, s’exprima en assez bons termes sur les paysans, -les ouvriers, les soldats, ces éléments modestes, honnêtes et vigoureux -qui constituent le fond du peuple turc. Ahmed-Pacha, qui siégeait à la -droite de notre cher amphitryon, répondit non seulement en homme du -monde, mais en homme de cœur, et la fête se prolongea assez tard sans -fatiguer personne, car au lieu de se mettre au lit à dix heures, comme -la veille, on alla finir la soirée dans un lieu de perdition qui se -nomme Concordia. C’est un café-concert où de jolies personnes -décolletées chantent des barcaroles parisiennes que je m’accuse de -n’avoir jamais entendues à Paris. Derrière le théâtre on joue à la -roulette, comme on faisait jadis au doux pays de Baden-Baden. On y peut -même, paraît-il, perdre beaucoup d’argent, car après le traité de -San-Stefano, à l’entrée des officiers russes, cet établissement -philanthropique, avec ses deux zéros et ses vingt-quatre numéros, -encaissa, dit-on, quatre cent mille francs. C’est ainsi qu’en 1815 les -Cosaques ont fait la fortune du Palais-Royal. - - - - -VII - - -_Jeudi 11 octobre._--Hier à six heures, en rentrant à l’hôtel, nous -avons croisé dans une rue de Péra un coupé attelé de deux chevaux de -race et qui se ferait remarquer au bois de Boulogne dans l’allée des -Acacias. Notre guide, assis sur le siège, s’est retourné et nous a jeté -ces trois mots: «Le prince Izeddin». J’ai regardé dans la voiture avec -une curiosité intense, et j’ai eu tout juste le temps d’apercevoir un -jeune homme au teint mat, aux grands yeux, à la moustache fine et -luisante, qui semblait profondément ennuyé. C’est le fils aîné de ce -pauvre Abd-ul-Azis, le prince qui causa peut-être, et bien innocemment, -la mort de son père. Le sultan qui périt dans son harem, suicidé par des -mains inconnues, avait accordé ou vendu au khédive Ismaïl un firman -contraire en tous points à la tradition musulmane. Il avait décidé qu’en -Égypte le fils aîné du vice-roi hériterait du pouvoir de son père, à -l’exclusion des collatéraux, dont le premier en ligne était le prince -Halim, fils de Méhémet-Ali. On supposa qu’il préparait une révolution du -même genre en faveur d’Izeddin et il accrédita lui-même ce soupçon par -les faveurs inusitées dont il comblait imprudemment son aîné. De là le -drame sanglant dans lequel les journaux d’Europe, toujours enclins à -mettre les chose au pis, enveloppèrent un instant, sans preuve aucune, -la mère et le fils aîné d’Abd-ul-Azis. Il y a du bon et du mauvais dans -l’ordre de succession au trône tel qu’il est établi chez les Turcs. D’un -côté, l’intérêt des peuples veut que dans aucun cas le pouvoir ne puisse -tomber aux mains d’un enfant; mais le cœur humain est ainsi fait, qu’un -père préférera toujours son fils à ses frères ou à ses oncles, et qu’un -despote, accoutumé à voir plier toutes les volontés devant la sienne, -résistera difficilement à la tentation d’aplanir les obstacles qui -séparent son fils du trône. Notez, en outre, que des exemples -mémorables, tant anciens que nouveaux, conseillent au maître de l’empire -certaines précautions contre son héritier collatéral, fût-il son propre -frère. Au moyen âge, il prévenait les conspirations de palais, en -faisant le vide autour de lui. Les mœurs modernes sont infiniment plus -douces. Toutefois le sultan garde à sa cour et ne perd pas de vue son -héritier présomptif. Il existe encore plusieurs fils d’Abd-ul-Medjid qui -succéderont, _inchallah!_ (s’il plaît à Dieu) à l’empereur Abd-ul-Hamid, -leur auguste frère, avant qu’il soit question de couronner Yousouf -Izeddin. Ce jeune prince a donc bien des années devant lui pour -s’ennuyer ou pour s’instruire. - -Nous avons fait partie d’aller voir aujourd’hui les derviches hurleurs -qui fonctionnent dans une sorte de couvent à Scutari. Comme leurs portes -ne s’ouvrent pas avant deux heures de relevée, je puis vaguer à mon aise -dès le matin à travers les rues de la ville turque. J’y vais seul, sans -ami, sans guide, comme au bon temps de la jeunesse où je n’avais pas -même un plan dans la poche, et pourtant je ne m’égarais jamais, pas plus -à Londres qu’à Stamboul. Il me semble que bien des choses ont changé par -ici; les rues sont plus larges, plus droites; on dirait que le baron -Haussmann y a passé. Si ce n’est lui, c’est l’incendie qui a rasé les -vieux quartiers construits en bois et entraîné les habitants à rebâtir -leurs maisons en pierre. On en voit de fort propres et même d’assez -belles, qui révèlent à la fois un supplément d’aisance et un surcroît de -sécurité. Vous connaissez ce mot d’un raïa grec à qui l’on demandait: -«Pourquoi ne plantes-tu pas d’arbres autour de ta maison?» Il répondit: -«Si j’étais assez fou pour en planter un seul, le premier Turc qui -passerait devant chez moi s’installerait à l’ombre avec ses serviteurs; -il me commanderait de faire le café et de rôtir un agneau.» Ce n’était -pas seulement le Grec, l’Arménien ou l’Israélite qui cachait sa richesse -comme un crime; jadis le Turc lui-même faisait le pauvre pour éviter les -impôts, les exactions et les confiscations. Les vieux abus ont fait leur -temps; peut-être l’arbitraire a-t-il encore ses coudées franches dans -quelques recoins des provinces d’Anatolie; mais dans la capitale il est -certain que la loi, les mœurs, l’opinion publique garantissent les -droits de chacun. - -Par une contradiction singulière, mais non pas inexplicable, le luxe des -vêtements, des équipages, du domestique, paraît avoir sensiblement -décru. Il y a trente ans, l’élégance des femmes savait fort bien se -faire valoir sous le _féredjé_ comme leur beauté triomphait sous la -finesse transparente du _yachmak_. Les grands nigauds d’Europe qui -rêvaient des aventures impossibles rencontraient au bazar ou dans les -rues, en moins d’une demi-journée, cent _hanouns_ assez bien vêtues et -assez brillamment entourées pour mettre une imagination parisienne en -feu. Le changement qui me frappe est-il dans les objets ou dans mes -yeux? Est-ce parce que j’ai vieilli que les bourgeoises de Stamboul me -paraissent moins jeunes et moins bien faites, mal fagotées et chaussées -en dépit du sens commun dans leurs bottines d’Europe éculées? Un -observateur moins superficiel que je ne suis forcé de l’être me dit -qu’en effet, grâce au crédit illimité que l’Occident ouvrait à la -Turquie, Stamboul a traversé une phase de prospérité dont tous ses -nouveaux bâtiments gardent la trace; mais un krach financier, politique -et militaire à la fois, a défait beaucoup de fortunes, mis à mal plus -d’une famille, fait vendre quantité de diamants, réduit le train général -de la population et singulièrement attristé ce bal masqué quotidien qui -réjouissait nos yeux dans la rue. Je rapporte à l’hôtel une impression -de mélancolie que le soleil lui-même n’a pas su dissiper, et j’augure -assez mal du spectacle qu’on nous a promis pour remplir notre -après-dînée; il me semble que les hurleurs doivent être proches parents -des jongleurs africains que Paris a sifflés sous le nom d’Aïssaouas. - -Eh bien! non, nous n’avons pas perdu notre temps et la journée a été -bonne. D’abord la traversée du Bosphore en caïque lorsqu’il fait beau -est toujours une partie de plaisir. Le caïque est aussi léger que la -gondole vénitienne est pesante, aussi clair qu’elle est sombre, aussi -gai qu’elle est triste. L’instabilité même de ce véhicule étonnant, -qu’un souffle ferait chavirer, ajoute au charme du voyage. Et puis les -caïdgis sont des gaillards si pittoresques! et puis on fait tant de -rencontres en moins d’une demi-heure, paquebots, bateaux-mouches, gros -voiliers chargés à couler, goélettes, caravelles, tartanes, tous les -modèles des bateaux qui vont sur l’eau, sans excepter la fameuse galère -qui a joué son rôle dans les _Fourberies de Scapin_! Nous touchons tous -ensemble à l’échelle de Scutari et nous débarquons pêle-mêle sur les -planches pourries, au milieu d’un concert d’imprécations polyglottes. -Nous prenons des chevaux de selle ou des fiacres, chacun selon son goût, -et nous escaladons au trot, au galop, à travers une foule compacte, la -grande rue boueuse et mal pavée de Scutari. L’encombrement n’y est pas -moins touffu que dans un faubourg de Paris le matin d’une fête -nationale. Hommes, femmes, enfants, soldats en permission, bergers venus -de loin, marchands ambulants, oisifs qui chôment par avance la solennité -du lendemain, se pressent et se coudoient bruyamment, mais sans -brutalité, comme gens de la même famille. On vend encore des moutons; on -vend aussi des couteaux pour les immoler et des grils pour les faire -cuire. Je remarque un jeune bourgeois de vingt à vingt-deux ans qui -s’est emmailloté la figure dans un mouchoir à carreaux et qui pousse -gravement devant lui un grand commissionnaire et un énorme mouton, l’un -portant l’autre. Si tu as mal aux dents, mon garçon, comme il est permis -de le croire, ton mouton fraîchement tué ne sera pas tendre demain! - -Scutari fourmille d’enfants et vous n’avez jamais rien vu de plus beau -que les petits Turcs, garçons et filles. Tous ces marmots, riches ou -pauvres, mais les pauvres surtout, sont accoutrés de la façon la plus -pittoresque et comme enluminés de couleurs vives et fraîches. En voilà -cinq ou six que le hasard a groupés sur la crête d’un vieux mur. Je -défie le printemps lui-même de faire fleurir un tel bouquet. A cent pas -de la petite mosquée des Derviches, la pente que nous gravissons devient -si raide qu’il nous faut mettre pied à terre. Nous arrivons à une petite -cour; un sacristain du plus beau noir nous débarrasse de nos cannes et -de nos parapluies, nous pousse dans un bâtiment qui a l’air d’une église -de village et nous fait asseoir sur des bancs, les uns au -rez-de-chaussée, les autres dans une espèce de soupente. Quelques -chuchotements discrets et quelques rires étouffés attirent notre -attention sur une tribune grillée. Il y a des curieuses ailleurs que -dans la pièce de Meilhac. La mise en scène de l’ouvrage qu’on va -représenter devant nous est plus bizarre que terrible. Nous voyons tout -un jeu de tambours de basque pendus au mur, en face d’instruments dont -la forme et l’emploi nous sont moins connus. Vous diriez de petits -mortiers de pharmaciens tendus en peau d’âne. Il y a bien aussi quelques -armes, mais des armes trop formidables pour être inquiétantes; par -exemple des masses de fer empruntées à quelque panoplie du moyen âge. -Une sorte de niche qui paraît tenir lieu d’autel est encombrée d’objets -divers et mystérieux dont les uns semblent destinés à l’exercice du -culte, les autres m’ont tout l’air d’être de simples ex-voto. Le pavé du -temple est couvert d’une natte, mais on y voit aussi quelques tapis de -prière assez beaux et quantité de peaux de mouton que le bedeau range et -dérange inutilement avec un soin minutieux, comme pour amuser le tapis. -Après une attente assez longue, un chant grave et passablement mélodieux -s’élève dans la cour et nous prépare à la cérémonie. Presque aussitôt -nous voyons entrer quatre derviches vêtus de noir avec un peu de blanc, -très sérieux et visiblement convaincus de leur importance. Un homme -d’une quarantaine d’années, fort digne, est comme le curé de cette -petite paroisse. Nous remarquons parmi ses vicaires un jeune ascète au -profil d’aigle qu’on croirait détaché d’une toile de Murillo. Ces bons -messieurs, qui nous ont fait payer à la porte de leur établissement et -qui viennent d’encaisser environ cent francs de recette, débutent par -une prière à notre intention: ils demandent pardon à Dieu d’avoir laissé -entrer ces chiens de chrétiens dans son temple. Mais vous voyez que dans -l’Église musulmane la fin justifie les moyens. Les hurlements que nous -sommes venus écouter se font espérer très longtemps. Le clergé -paroissial prélude par une cérémonie assez imposante, accompagnée d’un -beau plain-chant, aux exercices violents qu’il ne fait pas lui-même, car -les derviches hurleurs sont des hommes qui ne hurlent pas, mais qui -donnent à hurler. Les vrais acteurs du mélodrame se recrutent parmi les -fanatiques de la rue, tandis que les prêtres récitent des oraisons, font -des génuflexions, baisent la terre, brûlent de l’encens, échangent des -accolades et reproduisent maint détail du rituel catholique. L’enceinte -se remplit peu à peu de curieux et de dévots qui entrent l’un après -l’autre, saluent respectueusement le sanctuaire et vont s’accroupir sur -les nattes ou dans la galerie, acteurs ou spectateurs, à leur choix. Ce -personnel composite comprend surtout, à ce qu’il semble, des artisans, -des domestiques, des matelots, des soldats, sans préjudice des bons -bourgeois qui s’y mêlent de temps à autre, entraînés par l’exemple, -gagnés par la contagion, comme autrefois chez nous les convulsionnaires -de Saint-Médard. L’espèce humaine est moins variée que l’on ne croit, -et, comme le soleil, la folie luit pour tout le monde. Au milieu du -service religieux qui suit son cours et des prières chantées qui vont -leur train, il s’est formé petit à petit dans le fond de la salle un -groupe d’hommes coiffés du fez ou du turban, vêtus comme les gens de la -rue et même un peu déguenillés par-ci par-là. Ils se tiennent debout, -serrés les uns contre les autres, et ils invoquent Dieu en chœur. Leur -prière n’est ni longue ni compliquée: les prêtres psalmodient des -versets et des répons; quatre vieillards assis sur des peaux de mouton -chantent des choses curieuses dont Félicien David a su tirer un bon -parti. Quant à nos fanatiques, ils ne disent qu’un mot: «Allah!» et -chaque fois qu’ils le prononcent ils inclinent la tête en signe de -respect. Mais, au bout d’un quart d’heure, la fatigue et l’excitation -font si bien qu’au lieu de prier on crie, et qu’au lieu d’incliner la -tête on la jette en avant par un mouvement saccadé. Un quart d’heure -encore et les cris se changeront en hurlements, les secousses en -contorsions. Bientôt une sorte d’ivresse s’empare de ces malheureux. -Haletants, ruisselants de sueur, demi-nus, car ils ont rejeté tout ce -qui pesait à leur corps, ils se tordent le cou en faisant pivoter leur -tête avec une telle impétuosité qu’on ne serait pas surpris de la voir -s’arracher et tomber à terre. La voix leur manque, l’air siffle dans -leurs bronches, on n’entend presque plus qu’un concert de râles -étouffés. - -Mais gardez-vous bien de les plaindre: on lit sur leur visage convulsé -une grossière béatitude, et même, j’en ai peur, un avant-goût solitaire -et malsain du paradis de Mahomet. Grand bien leur fasse! Nous n’envions -pas leur plaisir. Mais la vue de ces exercices éveille une certaine -émulation dans l’assistance musulmane. Plus d’un spectateur, homme -grave, coiffé du fez, vêtu de la redingote longue, porteur d’une de ces -belles barbes teintes en bleu qui faisaient croire à Gérard de Nerval -qu’un musulman est toujours jeune, suit le mouvement peu à peu, commence -par dodeliner de la tête, fredonne ensuite à l’unisson et finit par -entrer en danse. Un monsieur qu’on prendrait volontiers pour un colonel -en retraite, tant sa tenue est correcte et sa figure respectable, -s’était assis à trois pas de nous, à l’intérieur de la nef, sur la -natte. Il a fait comme beaucoup d’autres, et le voici qui exécute sa -partie dans l’ensemble sans hurler, mais en accompagnant les hurleurs -sur le tambour de basque. Les instruments ont été décrochés au nombre de -vingt ou trente par un petit bossu sans bosse, gamin difforme et -grimaçant qui remplit les fonctions d’enfant de chœur. Je crois bien que -ce gnome commence à débaucher quelques autres moutards du quartier, car -deux apprentis de son âge se tortillent et s’égosillent avec lui. Quand -je vivrais cent ans, je n’oublierais pas les grimaces de ce singe de -Mahomet, ni surtout les contorsions héroïques d’un beau grand nègre dont -la dévotion expansive et aromatique triomphe des parfums d’Arabie et -atteste la vanité de l’encens. - -Lorsque la passion religieuse est assez exaltée pour que l’homme ne -diffère plus sensiblement de la bête, les thaumaturges ont beau jeu. -Aussi voyons-nous le curé de cette étrange paroisse donner publiquement -audience à des malades qui lui demandent tous un miracle, ni plus ni -moins. Le premier est un artisan d’une cinquantaine d’années; il marche -avec difficulté et tient ses côtes comme un homme qui souffrirait du -lumbago. On le fait coucher à plat ventre et le prêtre lui marche sur le -corps sans aucune difficulté. Vient ensuite le jeune homme de bonne -famille que j’ai remarqué dans la rue avec son grand madras en -mentonnière et son mouton à dos de portefaix. Il est arrivé un quart -d’heure après nous et il a assisté pieusement à la deuxième moitié de -l’office en balançant la tête et en murmurant des prières. Ainsi -préparé, il s’avance vers le chef des derviches qui lui fourre les -doigts dans les oreilles en marmottant un exorcisme ou une bénédiction. -Le troisième malade est un pauvre bébé de trois ans tout au plus qui -braille du haut de sa tête; il n’est pas moins couché sur le tapis et -piétiné par le derviche, très prudemment, je dois le dire, et avec les -plus grandes précautions. Nous n’en avons pas vu davantage: la laideur -du spectacle, l’atrocité du bruit et l’odeur de nègre échauffé nous -décidèrent à partir au bout d’une heure et demie environ sans demander -notre reste. En résumé, cet exercice religieux, s’il n’est pas des plus -ragoûtants, ne doit point être confondu avec la jonglerie funambulesque -des Aïssaouas. C’est un ensemble de pratiques grossières, malsaines, -abrutissantes, que les musulmans éclairés tiennent en médiocre estime et -qu’Ibrahim-Pacha avait raison d’interdire aux soldats égyptiens sous les -peines les plus sévères. Cependant, faut-il l’avouer? cette débauche du -fanatisme musulman ne nous a pas laissés indifférents et nous éprouvions -autre chose que du mépris devant cette somme effrayante d’énergie mal -employée. - -Un des nombreux vapeurs qui parcourent le Bosphore en tous sens nous -transporta au pont de Galata. Je fis encore un tour dans Stamboul, -j’assistai à un coucher de soleil où le profil de la ville turque, -esquissé en gris sur le ciel, réveilla ma vieille admiration pour Ziem, -et je rentrai à Péra par la _ficelle_. C’est un petit chemin de fer -souterrain où deux trains se croisent régulièrement toutes les cinq -minutes, la descente de l’un faisant monter l’autre. On ne voyage pas -autrement entre la Croix-Rousse et Lyon. La soirée et la nuit furent -belles; on put grimper à la tour de Galata et voir d’un seul coup d’œil -la Corne-d’Or et le Bosphore illuminés en l’honneur de la fête du -lendemain. - - - - -VIII - - -Cette fête du Courbam-Beïram nous inspirait à tous une assez vive -curiosité. Les Belges, nos amis, avaient obtenu, par l’entremise de leur -légation, six places de tribune dans le splendide _hall_ de -Dolma-Bagtché, où le sultan devait recevoir les diplomates étrangers et -les grands dignitaires de l’État. Les autres, moins ambitieux ou moins -favorisés, se promettaient au moins de voir défiler le cortège impérial, -dont la magnificence est légendaire. Mais rien n’est simple dans ce -pays; il faut intriguer pour savoir quel sera le jour de la fête, et -d’habitude on ne le sait positivement que la veille. Il faut intriguer -sur nouveaux frais pour connaître le nom de la mosquée qui recevra la -visite du sultan. Les précautions dont on entoure sa personne sacrée -réduisent ses promenades au strict nécessaire. Aujourd’hui, par exemple, -il a quitté sa résidence de Yeldiz-Kiosk, traversé son parc en voiture, -fait un petit bout de chemin dans la rue pour atteindre une mosquée des -plus modestes et des moins connues, et, sa prière faite, il a gagné à -cheval, en quelques minutes, le palais de Dolma-Bagtché. Le chemin qu’il -a suivi était exclusivement bordé de soldats, et toutes les rues -adjacentes barrées par la cavalerie. Ajoutez que les curieux n’ont pas -ici, comme à Paris, la ressource de louer une fenêtre: tous les étages -supérieurs des maisons sont hermétiquement clos par ordonnance de -police. Nous nous sommes mis en route à six heures du matin, nous avons -longé des casernes, des casernes et encore des casernes, jusqu’à la rue -où tous les habitants de ces casernes étaient rangés le sabre au poing -ou l’arme au pied. Nous sommes descendus de voiture entre deux haies de -fantassins, tous esclaves de la consigne et fort peu disposés à nous -ouvrir leurs rangs. Il a fallu que M. Weil fît des prodiges de souplesse -et d’insinuation pour nous donner l’accès d’un petit café grec dont les -fenêtres nous laissaient voir, entre les croupes des chevaux et les -têtes de l’infanterie, fort peu de chose en vérité. L’attente fut assez -longue, mais nous ne perdions pas notre temps. La rue était incessamment -sillonnée par des voitures de gala, des généraux à cheval en grand -uniforme, des musiques militaires. Une étroite ruelle qui s’ouvrait sur -le côté de notre café était barrée par une demi-douzaine de Tcherkesses, -bons cavaliers et soldats finis. A tout moment, des ordonnances, des -cochers ou des valets de pied de grandes maisons forçaient leur ligne -pour introduire et emmagasiner dans la ruelle, soit un cheval -d’officier, soit une voiture, soit une paire de carrossiers dételés. Ils -se prêtaient à tout sur l’ordre de leur chef avec une souplesse -étonnante et se reformaient aussitôt. J’ai vu ce jour-là un bon lot de -soldats turcs, et dans le nombre des gaillards vraiment pittoresques, -comme les zouaves du Soudan. Tous ces hommes, sans exception, m’ont -frappé par leur tenue, leur discipline, leur physionomie martiale. Je -comprends que les Roumains et les Russes victorieux en parlent avec tant -d’estime. Un des traits caractéristiques de cette armée est qu’elle -compte beaucoup d’hommes faits, de vieux soldats, de sous-officiers -émérites. Hélas! faut-il venir si loin de France pour retrouver le -grognard de trente ans, ce type éminemment français! - -Une immense acclamation, accompagnée d’un déchaînement de musique, nous -annonce l’arrivée du sultan. Tout ce que j’en ai distingué, c’est un -carrosse magnifique conduit par un cocher rouge et or. Non loin de là, -devant la mosquée, un obligeant voisin me montre des féredjés de soie et -de jolis enfants dans des voitures dételées: c’est la famille du sultan. -Je me suis fait traduire les acclamations qui tout à l’heure ont salué -le passage d’Abd-ul-Medjid. Les soldats ont crié littéralement: «Qu’il -vive beaucoup!» Et une autre voix, la voix de l’esclave romain qui -suivait le char de triomphe: «Ne t’enivre point de ta gloire et songe -que Dieu est bien plus grand que toi!» Mais le commandeur des croyants, -l’héritier des khalifes, a fini sa prière; il est sorti de la mosquée et -il passe devant nous, grave, un peu triste, sur un magnifique cheval -blanc. Il répond aux vivats de ses soldats par le salut militaire. Sa -figure, plus allongée que je ne supposais et plus conforme au type -persan qu’au type turc, est d’une régularité parfaite; il a le geste -noble et l’air majestueux. On me montre le grand vizir Saïd-Pacha, qui -n’est pas beau de la même façon que son auguste maître, il s’en faut de -tout; mais l’intelligence, le travail et la volonté se lisent à livre -ouvert sur cette physionomie d’honnête homme. Je ne suis pas bien sûr -d’avoir vu l’illustre Osman-Ghazi-Pacha, et je le regrette sincèrement; -mais j’ai vu le cheikh-ul-islam, chef de la religion, ou plutôt -cardinal-vicaire du sultan qui est pape dans son empire, et même hors de -son empire, dans l’extrême Orient, en Afrique, partout où le Koran -résume la foi et la loi. Les curieux remarquaient aussi un cavalier gros -comme le poing et affublé d’un costume de général. C’est le bouffon du -sultan et très probablement le dernier fou en titre d’office dont il -sera fait mention dans l’Almanach de Gotha. Le cortège impérial est -vraiment beau: je n’ai qu’un reproche à lui faire: c’est qu’il a passé -devant nous comme un tourbillon, sans nous laisser le temps d’admirer. -Quelques chercheurs de petite bête assurent que, même dans ces -splendeurs, le laisser aller propre au Turc se trahit par certaines -négligences de détail. Ils ont remarqué, par exemple, d’admirables -chevaux du Nedj qui avaient la gourmette rouillée et des harnais dorés à -l’or fin qui laissaient voir un peu de bourre; mais, Dieu merci! je n’ai -pas d’assez bons yeux pour perdre toute illusion. Aussitôt que la route -est un peu déblayée, nous sortons de notre cabaret et nous courons -reprendre nos voitures. Le retour est fort gai: nous rencontrons à -chaque instant, dans des coupés ou des landaus bien attelés, des femmes -élégantes, fort jolies dans le peu qu’on en voit, et que le krach dont -nous parlions hier n’a certainement pas atteintes ni même effleurées. Il -paraît qu’un récent édit du sultan met aux abois ces gazelles aux grands -yeux peints. Le maître a décidé qu’elles remplaceraient leur voile -transparent par des voiles sérieux. Ce serait en vérité grand dommage, -car le _yachmak_, tel qu’on le porte aujourd’hui, donne une satisfaction -raisonnable au passé sans assombrir le présent; il embellit même les -jolies Circassiennes, et généralement toutes les Turques, en allongeant -leur aimable visage, que la nature a fait un peu trop large et trop -court. Un concert de protestations s’élèvent déjà de tous côtés contre -la nouvelle loi somptuaire. Ce n’est pas seulement le beau sexe qui -réclame; on compte dans l’empire ottoman soixante-dix mille fabricants -de _yachmaks_ qui ne se laisseront pas ruiner sans crier, et -Abd-ul-Hamid n’est pas sourd aux doléances de ses sujets. - -L’infatigable organisateur de nos plaisirs, M. Weil, ne veut pas que -nous quittions ce pays sans avoir goûté aux douceurs de la villégiature. -Un déjeuner nous attend à Thérapia, sur la côte d’Europe, au milieu des -palais et des villas du monde diplomatique et de la haute finance. Il -est dit qu’en sortant de table nous irons fumer un cigare aux -Eaux-Douces d’Asie. Les bateaux à vapeur du Bosphore vont partout et -font constamment la navette entre les diverses échelles. - -Thérapia ne perd pas trop à être admiré de tout près; la cuisine de -l’hôtel d’Angleterre et son vin plat de Roumélie sont supportables. Les -petits stationnaires des ambassades, dont un seul, le nôtre, a le droit -d’avoir sa planche à terre, animent et égayent le paysage. Le palais de -France a grand air entre le quai et un vaste jardin plein de vieux -arbres et de fiers rochers. Le marquis de Noailles ne doit pas regretter -trop amèrement ici l’admirable château de ses pères et les beautés -classiques du parc de Maintenon. Malheureusement l’homme, ou du moins le -Français, ne sait jouir de rien sous la pluie; cette infirmité de notre -race donne aux citoyens d’Angleterre un notable avantage sur nous. -Arrivés à Thérapia par un temps assez morne, nous avons été légèrement -mouillés avant de nous asseoir à table; puis le ciel a paru se remettre, -et nous sommes partis à pied pour l’échelle de Buyukdere, où nous -espérions prendre le bateau qui touche à Béicos en Asie. Mais nous -n’étions pas encore à cinq cents mètres de l’ambassade d’Angleterre -qu’un vrai déluge s’est abattu sur nous. Le ciel fondait en eau; la -pluie criblait la mer, aussi calme que le lac d’Enghien en juillet. Bon -gré mal gré, il fallut revenir sur nos pas, rentrer à l’hôtel et -retourner piteusement à Constantinople par le vapeur qui nous avait -amenés; mais le climat est si capricieux dans ce pays que nous trouvons -le ciel bleu et la mer houleuse en rentrant à Constantinople. L’averse a -été pour nous seuls; il n’a pas plu en ville de la journée. - -Grande fête le soir à notre hôtel. Le patron, M. Flament, a profité de -notre passage pour faire baptiser son dernier enfant, qui est une -fillette de six mois; elle s’appellera Léopoldine, en l’honneur du roi -des Belges, qui s’intéresse à la Compagnie des wagons-lits, encourage -toutes les œuvres de progrès et jette noblement les millions de sa -cassette particulière dans l’entreprise internationale du Congo. Le -parrain est M. Mathieu-Delloye et la marraine Mme Von Scala. On boit -force vin de Champagne à la santé de l’enfant, qui s’excuse par -interprète de ne pas rendre toast pour toast, les gobelets dont elle a -coutume de se servir ne figurant pas sur la table. - -Nous devions couronner la fête par une représentation de Karagheuz et -par un ballet de tziganes. Les tziganes ont fait défaut, soit que la -police turque ait été une fois par hasard en veine de puritanisme, soit -plutôt, je le crains, parce que les intermédiaires auront fait des -conditions inacceptables. Mais Karagheuz nous a donné la comédie dans un -cabaret de Péra frété _ad hoc_. Ce personnage est un guignol -excessivement libre, une impudente ombre chinoise qui de tout temps a eu -le privilège d’égayer non seulement les hommes, mais les femmes, les -gamins et les petites filles, durant les nuits du Rhamadan. Mais nous ne -sommes pas en Rhamadan, et la grosse gaieté de Karagheuz se réserve pour -des temps meilleurs. Peut-être aussi n’a-t-on pu nous offrir qu’un -Karagheuz de pacotille; le fait est qu’il nous a médiocrement amusés. - -Le samedi 13 octobre était pour le gros de notre caravane le jour du -départ, et déjà, pour quelques-uns d’entre nous, le jour des adieux. M. -de Blowitz ne voulait pas quitter Constantinople sans avoir obtenu une -audience du sultan. Il s’était bouté en tête d’_interwiewer_ -Abd-ul-Hamid, peut-être même de le décorer; et, pour mener à bonne fin -ce projet qui n’allait pas tout seul, il avait mis sur pied l’ambassade -de France, l’ambassade d’Angleterre, l’ambassade d’Italie, une bonne -moitié du corps diplomatique. Nous allions donc le laisser là, et, avec -lui, son secrétaire, le fils d’Ernest Daudet, qui nous avait tous -charmés. Le jeune Tréfeu, du _Gaulois_, avait reçu de son journal une -mission en Bulgarie; on l’envoyait à Sofia chez le prince de Battenberg, -qui n’était pas sans avoir besoin de l’appui des journaux monarchiques. -Cet aimable garçon se disposait à chevaucher trois ou quatre jours dans -la boue; mais, comme il est aussi bon cavalier que mauvais marin, il -était homme à entreprendre le voyage de Kéraban le Têtu plutôt que de -passer à nouveau la mer Noire. - -La traversée fut pourtant des plus douces pour les passagers assez rares -de l’_Espero_. Le bon bateau du Lloyd se mit en route à deux heures de -l’après-midi sans se presser, comme s’il eût compati à nos regrets et -pris à cœur de nous montrer une dernière fois les merveilles du -Bosphore. Le Pont-Euxin justifiait le nom que les anciens lui donnaient -par antiphrase: il était clément à ses hôtes. La lune brillait au ciel; -hommes et femmes passèrent une partie de la nuit sur le pont à écouter -de jolis vers que M. Georges Boyer, lauréat de l’Institut pour le -dernier prix Rossini, disait fort bien et même à l’occasion ne chantait -pas mal. J’avais à peine fait un premier somme sur la tête de M. Regray -lorsque le navire s’arrêta, et que le capitaine nous invita à débarquer -sans perdre un moment. On crut d’abord qu’il se moquait, car il était à -peine trois heures, et le train ne partait qu’à cinq. Mais il nous -expliqua, sans se fâcher, qu’on ne débarquait pas toujours à Varna comme -on voulait; que pour l’instant la mer était tranquille, mais qu’elle le -serait peut-être moins dans une heure, et que nous avions tout intérêt à -gagner le plancher des vaches. Puisqu’il le fallait, nous le fîmes, mais -de mauvaise grâce, car la chose n’allait pas sans quelques difficultés. -Descendre à tâtons le long du bord, sans lumière ou à la lueur d’un -mauvais fanal, s’entasser avec les bagages dans de méchantes barques qui -roulent et que le flot heurte les unes contre les autres et arriver -enfin tout transis sur une berge fangeuse en plein champ, c’est -exactement le contraire d’une partie de plaisir. Mais il avait raison, -le capitaine, car le vent se leva bientôt, et il devint si violent qu’à -Roustschouk notre petit vapeur dansait sur le Danube comme sur une mer -en furie. Nous avons retrouvé M. de Gisors fidèle au poste dans la gare -de Varna; il nous y avait préparé, d’accord avec M. Wiener, un vrai -banquet auquel j’eusse fait grand honneur, si j’avais eu l’appétit -ouvert avant les yeux, comme le personnage de la chanson. Mais tous les -estomacs ne sont pas vétilleux comme les nôtres, témoin cet excellent -Bulgare qui, croyant être pour son argent à la table d’hôte du buffet, -dévora devant nous un plat de viande froide et de gibier servi pour plus -de vingt personnes. - -La principauté d’Alexandre de Battenberg nous parut tout aussi maussade -au retour qu’à l’aller, et ce fut avec une véritable joie que nous -revîmes notre beau train tout battant neuf en gare de Giurgewo. On avait -réparé le wagon que nous avions laissé à Munich. Il roula sans -s’échauffer jusqu’à Paris, et, si je n’ajoute pas que nous y fîmes bonne -chère, c’est pour éviter les redites. - -Beaucoup d’amis nous attendaient à Bucarest. J’eus la joie d’y trouver -le prince Georges Bibesco, qui était revenu de la campagne exprès pour -me serrer la main. Le général Falcoïano et l’ingénieur en chef, M. -Olanesco, montèrent en voiture avec nous; M. Frédéric Damé en fit autant -sans savoir ni à quelle station il s’arrêterait, ni quel train il -pouvait reprendre, ni s’il serait rentré chez lui le lendemain matin. -Ah! que j’aurais voulu m’arrêter quelques jours dans cette riche et -pittoresque Roumanie! J’avais promis, je n’ai pas pu tenir, trop -d’affaires me rappelaient ici. Ce sera pour une autre fois: le voyage -est devenu si facile! Le général Falcoïano n’a pas voulu dîner avec nous -sans apporter son plat, ou du moins son dessert. Figurez-vous deux -larges corbeilles d’osier blanc du poids de cinquante à soixante kilos -chacune, remplies l’une de pêches et l’autre de raisins. Les pêches de -ce pays ne valent pas celles de Montreuil; elles ont la chair un peu -dure et presque toujours adhérente au noyau. Mais elles ont bon goût et -elles sont vraiment belles. Quant au raisin, au muscat surtout, il est -exquis. - -Aux approches de la frontière, nous nous sommes croisés avec un autre -_Éclair_ qui venait de Paris et dont les voyageurs nous ont pris pour -ainsi dire à l’abordage. L’un d’eux était M. Phérékyde, l’aimable -ministre du roi Charles auprès du gouvernement français. Croyez bien que -je ne lui ai pas dit de mal de son pays. - -La dispersion des passagers de l’_Espero_ commence à Pest; elle prend -des proportions sérieuses à Vienne, où nous perdons non seulement M. Von -Scala et ses gracieuses compagnes, mais plusieurs Français attirés par -l’aimant de l’Exposition. Nous espérions rentrer en possession de M. -Georges Cochery, l’_alter ego_ du ministre des postes, et des deux -hommes éminents que nous avions laissés avec lui; mais ils nous ont -faussé compagnie à notre grand regret. - -Je ne vous dirai rien de l’Allemagne, et je vous demande la permission -de garder pour moi seul, ou pour mes fils et moi, les sentiments que -j’ai éprouvés devant les nouveaux forts de Strasbourg. Le mardi matin, -vers dix heures, nous avons passé par Saverne, et dans un pli des -Vosges, derrière un rideau de grands arbres que j’ai plantés, j’ai -aperçu une maison qui m’est chère et douloureuse entre toutes. J’y ai -vécu douze ans dans le bonheur et dans la paix; j’y ai écrit la moitié -de mes livres; j’y ai vu naître les quatre aînés de mes enfants. Depuis -l’année terrible, cette propriété, payée de mon travail, est indivise -entre M. de Bismarck et moi. J’en suis le maître, car j’ai toujours -refusé de la vendre, mais le grand chancelier m’interdit d’y remettre -les pieds, en vertu de la loi du plus fort. J’y suis entré pour la -dernière fois dans l’automne de 1872. Les gendarmes prussiens sont venus -m’y chercher; ils m’ont mis en prison pour m’apprendre que c’est un -crime d’être Français en Alsace. La maison rit là-bas sous son manteau -de vigne vierge et de glycine, et moi je pleurerais peut-être un peu si -j’étais seul. Mais nous voici dans les défilés de la montagne; nous -passons sous les six tunnels dont chacun pouvait arrêter l’ennemi -pendant un mois et que nos généraux n’ont pas fait sauter par oubli. -Jamais nos rochers de grès rouge ne m’ont paru si fiers; jamais nos -forêts de hêtres et de sapins n’ont été si belles. La couleur sombre des -résineux fait çà et là une tache superbe sur les feuillages uniformément -dorés par l’automne. Quel beau et bon pays nous avons perdu là! Y -pensez-vous de temps en temps, vous qui portez le nom de Français? Moi, -j’en ai l’âme empoisonnée. - -Avricourt, Nancy, Bar-le-Duc, Châlons, Paris, le reste du voyage n’est -plus qu’une jolie promenade dans la banlieue. Nous brûlons tant soit peu -les rails, car nous avions un retard de deux heures, et l’on a tout -regagné depuis Vienne, si bien que notre odyssée se termine à six heures -du soir, montre en main. Nombre d’amis et de curieux nous accueillent -sur le quai de Paris. Je remarque au premier rang la très sympathique -figure de M. Moreau-Chalon, vice-président de la Compagnie, qui s’excuse -de n’avoir point partagé tous nos plaisirs avec nous. Mais c’est M. -Nagelmackers qui a dit le mot de la fin. M. Grimprel lui demandait -comment nous pourrions reconnaître une telle hospitalité? - -«Mais c’est bien simple, répondit-il; en venant dîner chez moi.» - -N’est-ce pas là la grandeur et la bonhomie belges peintes par -elles-mêmes et d’un seul trait? - - - - -LE GRAIN DE PLOMB - - -De mon temps (je veux dire au bon temps de notre chère Alsace), M. -Franck, de Saverne, était cité dans les deux départements comme un -chasseur accompli. On ne lui connaissait pas de rival sur la rive gauche -du Rhin, depuis Huningue jusqu’à Lauterbourg. Ce notaire de cinquante -ans faisait l’étonnement des forestiers les plus jeunes et les plus -fringants. Marcheur infatigable, tireur presque infaillible, il -possédait surtout à un rare degré la promptitude de l’esprit, la -droiture du coup d’œil, le flegme en pleine action et la prudence qui -est une vertu sans prix à la chasse. Je ne lui ferai pas l’injure -d’ajouter qu’il ne chassait point, comme tant d’autres gros bonnets de -l’arrondissement, pour vendre son gibier à l’aubergiste du Soleil-d’Or. -Il était non seulement le plus loyal et le plus désintéressé, mais le -plus courtois des compagnons: soit chez lui, soit chez les autres, il -faisait les honneurs du chevreuil ou du lièvre au voisin plus pressé qui -voulait tirer avant lui, se réservant d’abattre la pièce quand elle -aurait été manquée. Mais, entre tant de qualités, la plus extraordinaire -à mes yeux était cette prudence toujours en éveil qui semblait le -constituer gardien de toutes les existences d’alentour. Je le vois -encore avec nous, sur le chemin grimpant du Haberacker, le jour de la -battue où il me fit tuer le sanglier. Ce grand gaillard, tout uni de la -tête aux pieds, vêtu de gros drap gris, avec ses bottes de cuir de -Russie, son chapeau de feutre marron et sa cravate longue fixée par une -épingle d’argent ciselé, courait en marge de la compagnie comme un chien -de berger qui aurait trente hommes sous sa garde. Il avait l’œil à tout, -et sans trancher du pédagogue, sans se faire voir, sans froisser aucun -amour-propre, il redressait un canon de fusil, en abaissait un autre, -avertissait d’un mot familier le vieux garde Hieronymus, qui portait sa -carabine en ligne horizontale. Pas d’accidents possibles avec lui: -lorsque nous fermions une enceinte, il nous postait lui-même à des -distances exactement calculées, chacun derrière un arbre, et je -n’oublierai de ma vie le petit geste très poli, mais sans réplique, qui -voulait dire: «Restez là et n’en bougez sur votre vie, quoi qu’il -arrive, tant que le son de mon cornet ne vous aura pas rappelé.» La -chasse terminée, il ne commandait rien à personne, mais il disait de sa -belle voix profonde: - -«Je crois, messieurs, que nous pouvons décharger nos armes.» - -Il prêchait d’exemple, et chacun retirait ses cartouches, comme lui. -Cette manœuvre lui était si naturelle, qu’à la rencontre du moindre -obstacle il l’exécutait tout en marchant et comme par instinct. Un jour -d’ouverture, dans la plaine de Bischwiller, je l’ai vu sauter vingt -fossés en moins d’une heure, sans oublier une seule fois d’empocher ses -cartouches, ce qui ne l’empêcha nullement de tuer six perdreaux et deux -lièvres dans les houblons, les trèfles et les tabacs qui poussaient -entre les fossés. - -J’admirais fort cette présence d’esprit au milieu du plus entraînant de -tous les exercices et cette constante préoccupation de la vie d’autrui. -Tous mes efforts tendaient à copier un si parfait modèle, mais il ne -suffit pas de bien vouloir pour bien faire; aussi m’oubliais-je souvent. -Un jour que nous étions assis sur l’herbe, en tête à tête, devant un -déjeuner rustique que le grand air et la saine fatigue assaisonnaient -royalement: «Maître Frank, lui dis-je, je sais que je n’égalerai jamais -votre adresse; mais je voudrais au moins devenir aussi prudent que vous. -Ce n’est pas chose facile, puisqu’à mon âge et après une certaine -expérience de la chasse j’ai des distractions dangereuses pour le voisin -et pour moi-même. Combien vous a-t-il fallu d’années pour acquérir une -vertu que j’envie?» - -Il tressaillit et ses yeux se voilèrent, mais, dominant aussitôt cette -émotion, il répondit: Cher ami, mon éducation s’est faite en un mois, -mais jamais homme ne fut mis à si rude école. Vous préserve le ciel -d’acheter la prudence au même prix!» - -Tout en parlant, il assujettissait entre les plis de sa cravate cette -épingle d’argent qu’il portait toujours à la chasse. - -Je craignis d’avoir été indiscret, et j’allais m’excuser, lorsqu’il -reprit d’un ton résolu: - -«Au fait, il ne faut pas que ce souvenir meure avec moi. Peut-être la -leçon que j’ai reçue et que je ne puis transmettre à mes enfants, n’en -ayant point, servira-t-elle aux enfants des autres. Tout le monde ignore -à Saverne que ce fameux chasseur, connu par sa monomanie de précaution -ridicule, a failli être parricide à quinze ans. Oui, mon premier coup de -fusil pensa coûter la vie à mon père. - -«Je venais d’achever ma troisième au collège de Strasbourg, et le bon -papa Franck, Dieu ait son âme! m’avait promis un fusil à un coup si -j’enlevais le prix d’histoire. J’eus donc le prix et le fusil. Vous -jugez de ma joie. Le démon de la chasse me tracassait depuis longtemps, -comme tous les petits Alsaciens de mon âge; j’avais déjà passé bien des -heures de vacances à porter le carnier dans la plaine, à suivre les -rabatteurs sous bois, ou à faire tourner le miroir aux alouettes. La -possession d’un fusil me grandissait à mes propres yeux et aux yeux de -mes camarades: j’étais un homme! - -«Malheureusement à mon gré, la loi ne me permettait pas d’obtenir un -permis de chasse. Je ne pouvais chasser qu’en lieu clos, par exemple -dans notre jardin des bords de la Zorn; mais on n’y avait jamais vu -d’autre gibier que des pinsons et des fauvettes; or mes parents -considéraient la destruction de ces innocents comme un crime. -D’ailleurs, il fallait protéger contre ma maladresse un jeune frère et -deux sœurs que j’avais. Le fusil neuf risquait donc de demeurer au clou, -si mon père n’avait eu pitié de mes peines.--Tôt ou tard, me dit-il, il -faudra que tu apprennes à manier une arme, et je ne vois pas grand mal à -commencer dès aujourd’hui. Je t’emmène à Haegen, où j’ai un acte à faire -signer, et, au retour, nous irons tirer un lapin dans la garenne du -Haut-Barr: M. de Saint-Fare m’a confié la clef. Prends les deux bassets -au chenil.» - -«Je ne me le fis pas dire deux fois. Ah! le joyeux départ! Et que la -route me parut longue! De quel cœur je donnai au diable ce paysan de -Haegen qui se fit traduire mot par mot l’acte notarié, avant d’y mettre -sa signature! Il me semblait toujours que la nuit allait nous surprendre -et que la chasse serait remise au lendemain. Les bassets, qui hurlaient -au fond de la voiture, étaient moins impatients que moi. - -«L’affaire se termina pourtant, et vers cinq heures nous arrivions à la -porte de la garenne. J’attachais le cheval à un arbre, mon père -chargeait nos fusils, lentement, avec le soin qu’il mettait aux moindres -choses, et les chiens étaient découplés. - -«Mon père me posta au coin d’une jeune taille avec toutes les -recommandations en usage: surveiller les deux chemins, jeter le coup de -fusil sur le lapin aussitôt vu, ne pas tirer si les chiens suivaient de -près, et surtout rester ferme en place, quoi qu’il pût arriver, tant -qu’il ne me rappellerait point. Là-dessus, il partit, fort tranquille et -comptant sur mon obéissance, pour se placer lui-même à l’angle opposé, -hors de ma portée. J’étais là depuis trois minutes quand les chiens -chassèrent à vue, et presque au même instant un lapin qui me parut -énorme débucha sur ma gauche, à dix pas, franchissant le sentier d’un -bond. Il était déjà loin, les chiens l’avaient suivi, et moi, je n’avais -pas encore pensé à mettre en joue. J’eus conscience de ma sottise et je -me promis de dire que je n’avais rien vu: tant le mensonge est une -inspiration naturelle au chasseur le plus neuf! Mais la voix des bassets -me réveilla en sursaut, et cette musique poignante, qui fait battre les -cœurs les plus blasés, me jeta dans une sorte d’ivresse. Le lapin revint -sur ses pas, loin de moi, et il se mit à suivre le chemin en courant -tout droit devant lui. Je m’élançai à sa poursuite, il m’entendit et -rentra dans la première enceinte; je l’y suivis à travers les ronces, -les genêts, les bruyères, sans le perdre de vue et ne voyant que lui. Il -s’arrête, j’épaule, je tire, et il fait la culbute. Avant le coup, il -était gris; après le coup, il était blanc, le ventre en l’air. Mais au -même instant j’aperçois mon père, appuyé contre un arbre à six pas -derrière l’animal. J’avais tué ce maudit lapin dans les jambes de mon -père! - -«A dire vrai, la joie me fit d’abord oublier la faute. Je sautai sur ma -victime comme un jeune sauvage, et l’élevant au-dessus de ma tête, je -m’écriai: - -«--Papa! voici mon premier coup de fusil. - -«--Ce n’est pas tout de bien viser, répondit-il avec un sourire triste; -il faut encore obéir. Si tu étais resté à ton poste, tu n’aurais pas -risqué de m’envoyer du plomb. - -«--Vous n’en avez pas reçu, j’espère? - -«--Non, non; mais sois prudent une autre fois. - -«Son visage me parut plus pâle que d’habitude; je me baissai et je vis -de petites déchirures à son pantalon.--Dieu me pardonne, papa! vous -aurais-je touché? Voici comme des trous... - -«--Ils y étaient. Regarde-toi: les ronces t’en ont fait bien d’autres. - -«C’était la vérité, pour moi du moins, et mes inquiétudes se dissipèrent -en un clin d’œil. Nos bassets, Waldmann et Waldine, après avoir -houspillé le cadavre de mon lapin, étaient partis sur une autre piste, -et j’attendais impatiemment que mon père voulût bien recharger mon -fusil.--Allons-nous-en, me dit-il; c’est assez pour un premier jour. -Nous recommencerons la partie un de ces quatre matins, s’il plaît à -Dieu. - -«Il rappela les chiens, regagna notre voiture sans boiter visiblement et -me ramena au logis. Je remarquai qu’il ne descendait pas sans effort et -qu’il traînait un peu la jambe.--Vous souffrez? lui dis-je. Il m’invita -brusquement à rentrer les fusils, et je le vis monter d’un pas lourd à -sa chambre. - -«Mon frère et mes deux sœurs accoururent du fond du jardin; ce fut à qui -me féliciterait de ma chasse. Mais j’étais trop soucieux pour triompher -cordialement, et, tout en jouant avec eux dans le vestibule, j’ouvrais -l’œil et je tendais l’oreille. Je vis sortir notre vieille servante -Grédel, et au bout de quelques minutes le docteur Maugin, notre ami, -entra tout affairé et grimpa au premier étage sans remarquer que nous -étions là. Il demeura jusqu’au moment de notre souper, et je suppose -qu’il repartit pendant que nous étions à table. Notre mère s’assit avec -nous, calme et douce comme toujours, mais soucieuse.--Papa n’a pas faim, -nous dit-elle; il est un peu fatigué et il souffre d’un rhumatisme, mais -ce n’est rien; dans trois ou quatre jours il n’y paraîtra plus. Vous -viendrez l’embrasser tout à l’heure. - -«J’avais le cœur bien gros; je ne mangeais que du bout des dents, et je -regardais cette pauvre mère à la dérobée, craignant de lire ma -condamnation dans ses yeux. Aucun blâme ne parut sur son visage; mais -elle non plus n’avait pas faim, et elle semblait attendre avec -impatience que le petit Antoine (c’est mon frère le président) eût -achevé ses prunes et ses noix. Aussitôt les serviettes pliées, elle nous -précéda pour voir si tout était en ordre dans la chambre, et nous cria -du haut de l’escalier:--Montez dire bonsoir à papa. - -«J’arrivai le premier de tous, grâce à mes longues jambes. Il était -étendu sur le dos, avec trois oreillers sous la tête, mais il n’avait -pas l’air de trop souffrir. Je l’embrassai en retenant mes larmes et je -lui dis à l’oreille:--Cher père, jurez-moi que je ne suis pas un -malheureux! - -«--Albert, répondit-il, tu es un bon garçon, et je t’aime de tout mon -cœur: voilà ce que j’ai à te dire. - -«Les petits, accourus sur mes pas, se mettaient en devoir d’escalader -son lit, comme ils l’avaient fait tant de fois le matin, dans leurs -longues chemises.--Prenez garde! leur cria-t-il, j’ai un peu de -rhumatisme aujourd’hui.» - -«Moi seul je ne pouvais pas croire à cet accès subit et violent d’un mal -qu’il n’avait jamais eu. Je promenais les yeux autour de moi, cherchant -quelques indices de la terrible vérité. A la lueur de la bougie qui -éclairait bien mal la vaste chambre, je reconnus le pantalon qu’il -portait à la chasse. On l’avait accroché à l’espagnolette d’une fenêtre, -et il me sembla que l’étoffe était fendue dans toute sa longueur. Mais -ce ne fut qu’un soupçon, car aussitôt ma mère, qui sans doute avait -suivi mon regard, alla tranquillement fermer les grands rideaux. - -«Je vous laisse à penser si cette nuit me parut longue. Impossible de -fermer les yeux sans voir la pauvre jambe de mon père, criblée de plomb -et tellement enflée que le docteur coupait le vêtement de coutil pour la -mettre à nu. Mais je n’étais pas au bout de mes peines: les jours -suivants furent de plus en plus mauvais. Notre cher malade ne pouvait -plus dissimuler ses souffrances; ma mère cachait mal son inquiétude; les -enfants eux-mêmes pleuraient à tout propos, par instinct, sans savoir -pourquoi. Le digne et bon ami de la famille, M. Maugin, venait pour -ainsi dire à toute heure du jour. Je ne pouvais plus faire un pas dans -la rue sans répondre à mille questions qui me mettaient au supplice. -Aussi, le plus souvent, restais-je enfermé, sous prétexte d’achever mes -devoirs de vacances. On m’avait installé une petite table dans un coin -du cabinet de mon père, entre l’étude et le salon. J’y demeurais -beaucoup, mais j’y travaillais peu. Le plus clair de mon temps se -passait à feuilleter machinalement Dalloz ou le _Bulletin des lois_, -quand les larmes ne m’aveuglaient pas tout à fait. - -«Cela durait depuis quinze grands jours, lorsqu’un matin, entre onze -heures et midi, je vis par la fenêtre notre excellent docteur suivi de -trois messieurs d’un certain âge, décorés. Ils montèrent tout droit à la -chambre de mon père, et, après une visite d’un quart d’heure, ils -descendirent au salon pour se consulter ensemble. Je ne me fis aucun -scrupule d’écouter à la porte, car il y allait non seulement du repos de -ma conscience, mais encore de nos intérêts les plus chers. Le peu que je -saisis, à bâtons rompus, me fit dresser les cheveux sur la tête. Il y -avait un plomb, un plomb de mon fusil, dans l’articulation du genou; on -parla de phlegmon, de phlébite, et ces mots que j’entendais pour la -première fois se gravèrent dans ma mémoire comme sur une planche -d’acier. - -«Les savants praticiens s’accordaient sur la gravité du cas et sur -l’urgence d’une opération, mais aucun n’en voulait courir le risque. La -responsabilité était trop grande et le succès trop incertain. On -craignait que le malade, épuisé par quinze jours de souffrances, ne -succombât entre les mains de l’opérateur. Une grosse voix répéta à -quatre ou cinq reprises: «J’aimerais mieux extraire dix balles de -munition!» M. Maugin seul insistait, disant qu’il pouvait garantir la -vigueur physique et morale de son malade. Il s’anima si bien qu’il finit -par leur dire: «J’irai chercher M. Sédillot, qui sera plus hardi que -vous.» Là-dessus, je n’entendis plus qu’un tumulte de voix confuses, de -portes ouvertes et fermées, et la maison rentra dans sa lugubre -tranquillité. - -«Notre docteur ne revint pas de la journée, et j’en conclus qu’il allait -chercher le grand chirurgien de Strasbourg. La chose était d’autant plus -vraisemblable que le lendemain matin, à six heures, notre mère nous fit -habiller, nous conduisit dans la chambre du père, qui nous embrassa tous -avec une solennité inaccoutumée, puis elle nous embarqua sur le vieux -char à bancs en me recommandant les petits.--Mon enfant, me dit-elle, -ton oncle de Hochfeld vous attend pour la fête, qui doit commencer dans -trois jours. L’exercice et le changement d’air vous feront grand bien, à -toi surtout qui mènes la vie d’un prisonnier. Ne t’inquiète pas de la -santé de ton père: à partir d’aujourd’hui, il ira de mieux en mieux. - -«La chère femme me trompait par pitié, comme mon père m’avait trompé -lui-même. L’opération était décidée, elle était imminente, puisqu’on -nous éloignait ainsi. L’étonnement de mon oncle à mon arrivée me prouva -qu’on n’avait pas même pris le temps de l’avertir. Plus de doute, -pensai-je, c’est pour aujourd’hui. Ma place est à la maison; j’y vais. -Je partis donc à pied, sans prendre congé de personne, et en moins de -trois heures j’arpentai les quatre lieues qui séparent Hochfeld de -Saverne. - -«Je vous fais grâce des tristes réflexions qui me poursuivaient sur la -route. Au repentir de ma faute se joignait déjà le souci de l’avenir; ma -raison avait vieilli de dix ans dans une quinzaine. Je savais que nous -n’étions pas riches. L’étude était payée, mais on devait encore sur la -maison. Or l’étude valait surtout par la bonne réputation de mon père. -Que deviendraient ma mère et les enfants, s’il fallait tout vendre à vil -prix? J’étais un bon élève, mais à quoi peut servir un collégien de -troisième? De quel travail utile est-il capable? J’enviais mes voisins, -mes camarades pauvres qui avaient appris des métiers et qui depuis un an -commençaient à gagner leur pain. - -«Au lieu de rentrer chez nous par la rue, je suivis les ruelles, je -traversai la rivière qui était basse et j’arrivai ainsi sous nos -fenêtres, du côté du jardin. J’étais encore à dix pas de la maison -lorsqu’un cri de douleur que la parole ne peut traduire me cloua raide -sur mes pieds. En ce temps-là, les chirurgiens ne se servaient ni de -l’éther ni du chloroforme pour assoupir leurs patients; ils taillaient -dans la chair éveillée, et la nature hurlait sous le scalpel. Je ne sais -pas combien de temps dura le supplice de mon père et celui que -j’endurais par contre-coup: lorsque je repris possession de moi-même, -j’étais couché à plat ventre au milieu d’une corbeille de géraniums, -avec de la terre plein la bouche et des fleurs arrachées dans mes deux -mains. On n’entendait plus aucun bruit. - -«Je me lève, je me secoue, j’entre dans la maison plus mort que vif et -le cœur en suspens. Au pied de l’escalier, je rencontre ma pauvre mère: - -«--Eh bien, maman? - -«--Rassure-toi. Ce qui était à faire est fait, et le docteur répond du -reste. - -«Elle songea ensuite à s’étonner de me voir là, à me gronder de ma -désobéissance et à plaindre mes habits neufs que la poussière de la -route, l’eau de la Zorn et la terre du jardin avaient joliment arrangés. - -«Notre cher malade dormait; on lui cacha mon retour jusqu’à la fin de la -semaine, de peur de le mécontenter, car c’était sur son ordre qu’on nous -avait éloignés. Cependant il fallut lui apprendre la vérité; ma mère -n’avait point de secrets pour lui. Il voulut me voir, me rassurer -lui-même et me montrer qu’il avait déjà bon visage. Ce fut un heureux -moment pour nous tous; il pleura presque autant que ma mère et moi. - -«--Cher papa, lui dis-je en essuyant ses larmes, je sais tout. Pourquoi -m’avez-vous trompé, vous la vérité même? - -«--Je ne m’en repens pas, répondit-il. Quelquefois, rarement, le -mensonge est un devoir. Si un malheur était arrivé, fallait-il donc -attrister toute ta vie? - -«--N’importe! je sens bien que je ne me consolerai jamais. - -«--Je te consolerai, moi. D’abord, nous ne nous quitterons plus jusqu’à -la rentrée. Tu seras mon garde du corps. Pauvre enfant! Tu as assez -souffert de mon mal pour jouir un peu de ma convalescence. - -«De ce jour commença entre nous une intimité presque fraternelle qui me -le rendit plus cher et me rendit plus sage. Ce terrible accident m’avait -enseigné la prudence; le courage et la bonté de mon père achevèrent mon -éducation par l’exemple. - -«Un soir que je me lamentais à son chevet selon mon habitude, car il fut -guéri bien avant que je fusse consolé, il me dit:--Nous avons été aussi -étourdis l’un que l’autre. Ta faute est de ton âge, mais moi j’aurais dû -la prévoir et me tenir en garde. Mon rôle de professeur et de père -n’était pas d’attendre un lapin, à 200 mètres de toi, mais de te suivre -et de te diriger, sans chasser pour mon propre compte. Et c’est ainsi -que je ferai l’an prochain. - -«--Non! m’écriai-je avec force. Je ne chasserai plus jamais. - -«--Tu chasseras, mon ami. Je le veux, parce que la chasse est un -exercice admirablement inventé pour dégourdir les jambes des notaires. -D’ailleurs un temps viendra peut-être où tout Français qui aura -l’habitude des armes vaudra quatre hommes pour la défense du pays. - -«Ma mère ne se faisait pas aisément à l’idée d’avoir deux chasseurs dans -la maison. Pauvre femme, qui après seize ans de mariage tremblait encore -chaque fois que papa prenait son sac et son fusil.--Enfin! disait-elle, -il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. Mais, si Albert doit -retourner à la chasse, je lui donnerai un talisman qui le préservera de -l’imprudence! - -«Ce talisman, je l’ai encore, et le voici. C’est l’épingle que vous avez -peut-être remarquée à ma cravate. Voyez-vous cette colombe d’argent qui -porte au bout d’une chaînette un grain de plomb nº 7? La pauvre chère -maman Franck l’a fait ciseler à mon intention par Heller, le plus habile -artiste de Strasbourg. Cette molécule de métal, réduite à presque rien -par le frottement, est celle qui a failli tuer mon père. Comment un -homme pourrait-il s’oublier lorsqu’il a tous les jours de chasse un tel -souvenir sous les yeux?» - -Ici finit la narration de M. Franck, mais son histoire mérite encore un -supplément de quelques lignes. En 1870, à l’âge de cinquante-sept ans, -ce notaire prit un fusil pour chasser la grosse bête dans nos montagnes. -Quelques lurons du pays le suivirent, et il devint, comme qui dirait, -capitaine de francs-tireurs. Au commencement de novembre, tous ses -compagnons étant morts, ou blessés, ou malades, il arriva toujours vert -à Belfort et s’engagea au 84e de ligne. On forma une compagnie -d’éclaireurs, il en fut, et il prouva dans mainte occasion, selon la -parole de son père, qu’un bon chasseur peut valoir quatre hommes pour la -défense du pays. - - - - -DANS LES RUINES - -(Avril 1867.) - - -J’avais entrepris un voyage moins long, mais plus périlleux que le tour -du monde: j’allais du passage Choiseul au Théâtre-Français par la butte -des Moulins. A la moitié du chemin, je compris que je m’étais fourvoyé -dans une démolition générale, mais il y avait presque autant -d’imprudence à reculer qu’à poursuivre ou à rester. Devant, derrière, à -droite, à gauche, partout, les pans de mur s’écroulaient avec un bruit -de tonnerre, des nuages de poussière obscurcissaient le ciel, les -ouvriers criaient gare en brandissant de longues lattes, les chariots, -chargés de décombres, creusaient des vallées de boue entre des montagnes -de plâtras; la terre tremblait; il pleuvait des moellons et des briques. - -Un Limousin prit pitié de ma peine; il me tira de la bagarre et me mit -en sûreté sous un arceau de porte cochère, dans un endroit où le travail -chômait pour le moment. Mon refuge se trouvait sur la limite de l’îlot -condamné; derrière moi, la route était libre; rien ne m’empêchait plus -d’aller à mes affaires: je demeurai pourtant, retenu par une attraction -secrète. Les badauds ne sont pas nécessairement des sots; les plus fins -Parisiens prennent plaisir aux petits spectacles de la rue, et j’en -avais un grand sous les yeux. Aucun effort de l’activité humaine ne -saurait être indifférent à l’homme; le travail des démolisseurs est un -des plus saisissants, parce qu’il est suivi d’effets instantanés: on -détruit plus vite qu’on n’édifie. Les maçons spécialistes qui font des -ruines semblent plus entraînés et plus fougueux que les autres. -Observez-les. Vous lirez sur leurs visages poudreux une expression de -fierté sauvage et de joie satanique. Ils crient de joie et d’orgueil -lorsqu’ils abattent en un quart de minute tout un pan de muraille qu’on -a mis deux mois à bâtir. Je ne sais quelle voix intérieure leur dit -qu’ils sont les émules des grands fléaux, les rivaux de la foudre, de -l’incendie et de la guerre. - -Je ne professe pas le culte des fléaux; la destruction inutile me fait -horreur, et, si je m’arrêtais à l’admirer, je croirais que mes yeux -deviennent ses complices. Mais ceux qui rasent un vieux quartier sale et -malsain ne font pas le mal pour le mal. Ils déblaient le sol, ils font -place à des constructions meilleures et plus belles. Comme les grands -démolisseurs du XVIIIe siècle qui ont fait table rase dans l’esprit -humain, je les admire et j’applaudis à cette destruction créatrice. - -A première vue, j’en conviens, le spectacle est cruel. Voilà un quartier -qui n’était pas brillant, qui n’était pas commode, mais il était -habitable après tout. Ces maisons qui s’écroulent par centaines -abritaient bien ou mal quelques milliers d’individus; on a sué, peiné -pour les construire; elles pourraient durer encore un siècle ou deux. -Avant un mois, tout le labeur qu’elles représentaient, tous les services -qu’elles pouvaient rendre seront mis à néant; il n’en restera rien que -le sol nu. - -Mais si le sol nu, déblayé, nivelé, avait plus de valeur par lui seul -qu’avec toutes les maisons qui l’encombrent, il s’ensuivrait que les -démolisseurs lui ajoutent plus qu’ils ne lui ôtent et qu’en le -dépouillant ils l’enrichissent. Est-ce possible? C’est certain. -Lorsqu’on aura déblayé ces débris, rasé ce monticule, pris un quart du -terrain pour des rues larges et droites, le reste se vendra plus cher -qu’on n’a payé le tout; les trois quarts du sol ras vont avoir plus de -prix que la totalité bâtie. Pourquoi? Parce que les grandes villes, dans -l’état actuel de la civilisation, ne sont que des agglomérations -d’hommes pressés: qu’on y vienne pour produire, pour échanger, pour -jouir, pour paraître, on est talonné par le temps, on ne supporte ni -délai ni obstacle; l’impatience universelle y cote au plus haut prix les -gîtes les plus facilement accessibles, ceux qui sont, comme on dit, près -de tout. Or, les obstacles, les embarras, les montées, les carrefours -étroits quadruplent les distances et gaspillent le temps de tout le -monde sans profiter à personne; une rue droite, large et bien roulante -rapproche et met pour ainsi dire en contact deux points qui nous -semblaient distants d’une lieue. C’est à qui se logera sur le bord des -grandes routes parisiennes: les producteurs et les marchands trouvent -leur compte à s’établir dans le courant de la circulation; les oisifs de -notre époque ont l’habitude et le besoin d’aller sans peine et sans -retard où le plaisir les appelle. Ceux qui mangent les millions ne -peuvent se camper que sur une avenue largement carrossable; ceux qui -gagnent les millions ne peuvent ouvrir boutique que sur le chemin des -voitures. Ainsi s’explique la plus-value qu’une destruction brutale en -apparence ajoute aux quartiers démolis. - -A l’appui de mon raisonnement, j’évoquais le souvenir de ces rues -étroites, malpropres, infectes, sans air et sans lumière, où une -population misérable a végété longtemps, je me tournais ensuite vers -l’avenir et je me représentais cette rue ou cette avenue, qui joindra le -Théâtre-Français remis à neuf au magnifique édifice du nouvel Opéra. -Deux rangées de fortes maisons, hautes et massives, étalent leurs -façades de pierre un peu trop richement sculptées; les trottoirs longent -des boutiques éblouissantes dont la plus humble représente un loyer de -cinquante mille francs, et les calèches à huit ressorts se croisent sur -la chaussée. Beau spectacle! - -Une réflexion cornue vint se jeter mal à propos au travers de mon -enthousiasme. «Ces bâtisses somptueuses que j’admire déjà comme si je -les avais vues, ne faudra-t-il pas bientôt les démolir à leur tour? Car -enfin nous abattons les vieilles rues parce qu’elles ne suffisaient pas -à la circulation des voitures. Plus nous démolissons, plus il faut que -Paris s’étende en long et en large. Plus il s’étend, plus les courses -sont longues, plus il est impossible de parcourir la ville à pied, plus -le nombre des voitures indispensables va croissant. Le boulevard -Montmartre était ridiculement large, il y a une vingtaine d’années; le -voilà trop étroit: il sera démoli. A plus forte raison, la rue Vivienne, -la rue Richelieu, la rue Saint-Denis, la rue Saint-Martin, toutes celles -dont la largeur faisait pousser des cris d’admiration à nos pères. Et -quand la pioche des démolisseurs les aura accommodées aux besoins de la -circulation moderne, quand Paris, de jour en jour plus large, remplira -hermétiquement l’enceinte des fortifications, quand le total des -voitures parisiennes aura doublé par une logique inévitable, ne -sera-t-on pas forcé d’élargir les avenues de M. Haussmann? Les gros -palais à façades sculptées n’auront-ils pas le même sort que les masures -de la rue Clos-Georgeau?» - -Je ne sais trop à quelle conclusion ce raisonnement m’aurait conduit, -mais un incident fortuit m’empêcha de le suivre jusqu’au bout. - -Le soleil, qui bataillait depuis le matin contre une armée de nuages, -fit une trouée dans la masse; il vint illuminer un mur que je regardais -vaguement sans le voir. C’était le fond d’une maison démolie; la -toiture, la façade, les planchers des trois étages avaient croulé. Mais -il n’était pas malaisé de rebâtir en esprit l’étroit édifice, et je -m’amusai un moment à ce jeu. Tout l’immeuble occupait environ quarante -mètres de surface: six sur sept au maximum. Au rez-de-chaussée, une -boutique ou un cabaret, le mur entièrement dépouillé laissait la -question dans le vague; on voyait seulement à gauche, au fond d’une -allée absente, les premières marches d’un escalier tournant. Les deux -étages supérieurs s’expliquaient mieux, on distinguait, outre le conduit -noir d’une cheminée, deux éviers suspendus l’un sur l’autre, puis deux -débris de cloisons superposées, puis deux vastes lambeaux de papier -peint qui s’étendaient, sauf quelques déchirures, jusqu’à la cage du -colimaçon. Je rétablis les deux logements en un clin d’œil, ou plutôt -ils se reconstruisirent d’eux-mêmes dans ma mémoire. L’escalier -aboutissait à un petit carré fort étroit; la porte ouvrait en plein sur -une chambre étroite et longue, qui prenait jour sur la rue. C’était la -pièce principale; elle occupait toute la profondeur de la maison et les -deux tiers de la largeur. Sur la droite, à ce point où le papier -s’arrête, il y avait une cuisine limitée par la cloison que voici et -éclairée par un jour de souffrance: la lucarne y est encore. Donc, le -jour ne venait pas de la rue; la cuisine n’occupait qu’un étroit carré -dans l’angle le plus reculé de la maison; sur le devant, l’architecte -avait ménagé un cabinet clair, un peu plus grand que la cuisine, -infiniment moins vaste que la chambre principale. - -A mesure que je rebâtissais les cloisons du second étage, que je plaçais -les deux fenêtres et que je rassemblais les matériaux du plancher, il se -produisait un phénomène assez étrange: le logement se remeublait petit à -petit. Trois casseroles de cuivre étagées par rang de taille -étincelaient le long du mur de la cuisine, avec une bassinoire d’un -travail ancien et curieux. Dans la petite chambre sans feu, il y avait -un lit de bois peint, deux chaises, une planche chargée de vieux livres -et de romans coupés par tranches au bas des journaux. La pièce -principale était presque confortable. Trois matelas et un édredon -s’empilaient sur un bon lit de noyer. La table du milieu était couverte -d’un vieux châle reprisé en vingt endroits, mais propre. Le poêle de -faïence ronflait joyeusement; cinq ou six images gravées souriaient dans -leurs vieux cadres; une étagère à bon marché s’encombrait de petites -faïences et de bimbeloteries archaïques; au milieu de cette collection, -j’admirais un buste de vieille femme, pas si gros que le poing, mais -exécuté avec beaucoup de conscience et de tendresse. Et voilà que dans -un coin, vers la fenêtre, je remarque un grand fauteuil en velours -d’Utrecht rouge, et une grosse mère de soixante-dix ans, l’original du -buste, qui tricote un petit bas de laine. La maison démolie ne s’est pas -seulement remeublée, mais repeuplée! C’est en vain que je me frotte les -yeux; je ne suis ni endormi ni halluciné, et pourtant il m’est -impossible de ne pas voir ce que je vois. - -Alors, je prends sur moi, je me raisonne, je me dis qu’il n’y a pas -d’effets sans causes, et je cherche par quel enchaînement de -circonstances ce tableau est venu se présenter à mes yeux. Il ne me -semble pas entièrement nouveau; je suis presque certain de l’avoir déjà -vu; mais où? quand? Dans le rêve d’une nuit, ou dans ce rêve de -plusieurs années qui s’appelle l’enfance? - -M’y voici! j’ai trouvé. C’est ce papier du second étage. Il est unique -au monde, probablement: des roses vertes sur fond jaune. Quelque ouvrier -en papier peint l’a fabriqué ainsi pour faire pièce à son patron; le -patron l’a vendu au rabais; la bonne femme l’a eu pour presque rien -lorsqu’elle emménageait ici, vers 1802; c’est elle-même qui m’a conté -cette histoire, car je ne me trompe pas, j’ai connu les habitants de -cette maison démolie, je me suis assis à leur table, en 1840, à ma -première année de collège! C’est le quartier, c’est la rue, et -d’ailleurs les roses vertes sur fond jaune! Il n’y a jamais eu que -celles-là! - -Mille et un souvenirs ensevelis depuis un quart de siècle se réveillent -à la fois; ils m’assiègent, ils m’assaillent. La première fois que je -suis entré dans cette maison, les locataires du second célébraient une -fête de famille. Les trois fils de Mme Alain, ses deux filles, ses -gendres, les petits-enfants, toute la tribu tenait dans cette chambre, -sans compter trois ou quatre invités, dont j’étais. Je vois la longue -table, et la bonne femme au milieu, toute fière et radieuse. Comment les -avions-nous connus? Je n’en sais rien; je me rappelle seulement que nous -étions plus pauvres qu’eux et que le festin était splendide, avec l’oie -aux marrons, les crêpes et la motte de beurre salé. Leur cidre me parut -bien préférable au vin de Champagne, que je connaissais de réputation; -il venait de Quimperlé en droite ligne, c’est-à-dire de leur pays. -J’avais pour voisin de droite un de leurs compatriotes, sous-officier -d’infanterie, aujourd’hui capitaine ou chef de bataillon: je l’ai revu. - -Mme Alain était la veuve d’un ouvrier, d’un très simple ouvrier qui -travailla de ses mains tant qu’il eut assez de force: honnête homme, -rangé, économe, bien vu de tous ses voisins, sauf peut-être du -cabaretier d’en bas. Il était occupé à cent pas d’ici, chez un serrurier -en boutique; jamais, en quarante ans de ménage, il ne prit un repas ou -un verre de vin sans sa femme. On se quittait le matin, on se revoyait à -dîner, on se retrouvait tous les soirs à l’heure du souper; et, si dans -l’entre-temps Mme Alain s’ennuyait du cher homme, elle passait devant la -boutique et lui disait bonjour du bout des doigts. - -Le mari, si j’ai bonne mémoire, gagnait de trois à quatre francs par -jour; la femme, rien; les enfants vinrent tôt, et la besogne ne manquait -pas dans le ménage. Le peu qu’on épargna fut dévoré à belles dents par -la marmaille. Quand le père mourut, les cinq enfants étaient non -seulement élevés, mais casés. Garçons et filles passèrent par l’école -gratuite et par l’apprentissage pour arriver à un honnête établissement. -Christine Alain était couturière; elle épousa un Alsacien; ils ont fait -une bonne maison. Corentine piquait des gants, elle fit la -conquête d’un coupeur habile; ils fondèrent une fabrique rue du -Petit-Lion-Saint-Sauveur. Jules, le cadet, se faufila dans la librairie, -et de commis devint patron. Le plus jeune, Léon, était marbrier; il -suivit l’école de dessin, se fit admettre aux Beaux-Arts, devint par son -travail un bon sculpteur de deuxième ordre, plut à la fille de son -propriétaire et l’épousa. L’aîné, qu’on désignait par le nom de famille, -continua le métier de son père et resta garçon pour tenir compagnie à -Mme Alain. Cette petite chambre entre la rue et la cuisine était la -sienne. De tous les fils Alain, c’est lui qui est resté le plus vivant -dans ma mémoire. Je vois d’ici sa brave figure et sa main... quelle -main! Un étau! Il était entiché de son droit d’aînesse et se faisait un -point d’honneur de nourrir la mère à lui seul. La bonne femme avait une -certaine déférence pour lui: n’était-il pas le chef de la famille? Elle -acceptait les petits présents de ses fils et de ses gendres, mais elle -ne mangeait que le pain du bon Alain. - -Dans les premiers jours de son veuvage, Léon, l’heureux sculpteur, la -supplia d’accepter un logement chez lui. «Je vous remercie, mon _fi_, -lui dit-elle, mais le bon Dieu m’a commise à la garde de tous les -souvenirs qui sont ici. Je ne délogerai que pour aller rejoindre votre -cher père.» - -S’il faut tout dire, elle avait une sorte de vénération religieuse pour -cet humble logis. Elle lui savait gré de tout le bonheur qu’elle y avait -eu; elle en parlait comme un obligé de son bienfaiteur. «On ne saura -jamais, disait-elle, quels services cet humble nid nous a rendus. Que -les pauvres gens sont heureux lorsqu’ils trouvent un logement à bon -marché au cœur d’une grande ville! Notre loyer était de 120 francs au -début; il s’est élevé graduellement jusqu’à 250; mais il nous a épargné -pour 100 000 francs de peines et de soucis. Que serait-il arrivé de -nous, s’il avait fallu nous installer hors barrière comme tant d’autres? -Le père m’aurait quittée tous les matins pour ne rentrer que le soir; il -aurait déjeuné au cabaret, Dieu sait avec qui! et moi à la maison, toute -seule. A quelle école aurais-je envoyé les enfants? Comment aurais-je pu -surveiller leur apprentissage? Ils l’ont fait à deux pas d’ici, chez des -patrons du quartier, et je me flatte de ne les avoir jamais perdus de -vue. Aussi garçons et filles ont bien tourné, sans exception. Que le -ciel ait pitié des pauvres apprenties qui vont travailler chaque jour à -une lieue de la maman! Et mes fils, pensez-vous qu’ils auraient fait un -aussi beau chemin, si le chef-lieu de la famille avait été à Montrouge -ou à Grenelle? Ils ne se seraient pas détachés de nous, je le crois, car -ils sont les meilleurs garçons du monde; mais alors ils n’auraient pas -vécu au sein des belles choses parisiennes; ils n’auraient pas vu les -musées, les spectacles, les beaux magasins, les toilettes élégantes, -tout ce qui forme le goût, éveille l’imagination, en un mot, ce qui -change quelquefois l’ouvrier en artiste. Voyez notre Léon! de simple -marbrier, il est devenu statuaire. A qui doit-il cette fortune? Ni au -père ni à moi, mais à la Providence qui nous permit de fonder notre -famille dans ce milieu vivant et intelligent de Paris! J’en ai connu -beaucoup, des artistes, et des inventeurs, et des artisans du premier -mérite, de ceux qui font la gloire et la richesse de l’industrie -parisienne: c’étaient tous pauvres gens qui avaient eu le bonheur de se -nicher à la source du vrai talent, comme nous.» - -Assurément la bonne femme exagérait un peu les mérites de son logis. -Elle oubliait, dans son enthousiasme, les dangers qu’elle avait courus, -en élevant dans un espace si étroit cinq enfants, dont deux filles. -Lorsqu’on touchait ce point délicat, elle répondait avec un loyal éclat -de rire: «Bah! le problème n’est pas plus difficile que celui du loup, -de la chèvre et du chou!» - -Mme Alain n’avait pas seulement sa bonne part d’esprit naturel: elle -s’exprimait encore en termes choisis; personne n’eût deviné en -l’écoutant qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Son mari, paraît-il, la -surpassait en ignorance, car il parlait à peine le français. Ainsi, deux -Bretons illettrés ont donné à leurs cinq enfants une instruction très -suffisante; deux prolétaires, sans autre capital que leurs bras, ont -fait souche de bourgeois et même d’artistes. Et ce phénomène, j’allais -dire ce miracle de progrès social, s’est accompli dans cette masure -parisienne. Et les bénéficiaires de cet heureux changement se plaisent à -déclarer que la masure y est pour quelque chose; ils bénissent le taudis -à 250 francs par an qui leur a permis de s’élever, de se développer, de -s’enrichir au centre de Paris. - -Quand je repense à ces braves gens devant les ruines de leur vieux nid, -je me demande si les rues insalubres, si les taudis étroits, si les -allées obscures et les escaliers en colimaçon n’ont pas leur destinée et -leur utilité dans le monde. Cette fange des pauvres quartiers, que l’on -balaye dédaigneusement hors barrière, n’était-elle pas autrefois un -engrais de civilisation? Les plus beaux fruits de l’industrie parisienne -ne sont-ils pas sortis de ce fumier? Peut-être. - -Je comprends le noble mépris d’une administration toute-puissante: il -est clair que les logis à 250 francs font tache au milieu d’une ville -aussi majestueuse que Paris. Mais nous avons des travailleurs qui -gagnent peu, et je me demande sous quel toit ils abriteront leurs têtes -quand le Paris des rêves municipaux sera fini. On les chasse du centre à -la circonférence; mais la circonférence a sa coquetterie; elle aussi se -couvre de palais. Il faudra donc que l’ouvrier s’établisse en rase -campagne, loin, très loin de son travail, et qu’il fasse un voyage tous -les soirs pour revenir à la maison. Y reviendra-t-il tous les soirs? -Sera-t-il puissamment attiré vers cette demeure lointaine, presque -inconnue, où l’on n’entre que pour fermer les yeux, d’où l’on sort les -yeux à peine ouverts? Certes, il y viendra, s’il y est attendu par sa -famille. Reste à savoir si les ouvriers de l’avenir se marieront comme -ceux d’autrefois. Est-ce la peine? On a si peu de temps pour jouir les -uns des autres! Et puis, les distractions ne manquent pas au cœur de -Paris. Sur les ruines de ces humbles maisons, il s’élève des paradis -artificiels, à l’usage du travailleur en blouse. Cent billards, dix -mille becs de gaz, des dorures, des glaces, des chansonnettes, que -sais-je? Et plus le logement, cette arche sainte de la famille, devient -inabordable au pauvre monde, plus les plaisirs malsains se vendent bon -marché. - -Pauvre maison de Mme Alain! Humble échelle de Jacob où tant de -prolétaires ont monté pour s’élever à la bourgeoisie, je veux te -regarder une dernière fois et graver tes ruines respectables dans un -petit coin de ma mémoire! - -Patatra! - -«Allez-vous-en! Vous voulez donc vous faire écraser, imbécile!» - -L’imbécile, c’était moi; le plâtre et les moellons avaient roulé jusqu’à -mes pieds, et le vieux mur taché de roses vertes n’existait plus. - - - - -LES ŒUFS DE PAQUES - -(Avril 1873.) - - -Notre dernier jour de fête, en Alsace, a été le dimanche de Pâques de -l’année 1871. Triste fête pour ceux qui avaient l’âge de comprendre et -de souffrir! Nous étions envahis et occupés militairement depuis sept ou -huit mois; l’Assemblée nationale venait de nous sacrifier au salut de la -France. On savait qu’à l’automne de 1872, il faudrait quitter le pays, -dure nécessité! ou devenir sujets prussiens, c’est-à-dire accepter la -dernière des hontes. Les nouvelles de la patrie étaient navrantes: -Paris, ivre ou fou, se défendait à coups de canon contre l’armée de -France. Chaque matin, les Allemands nous annonçaient une victoire de -l’insurrection. Avec cela, nous étions pauvres, plus pauvres que je ne -l’avais jamais été, quoique j’aie connu dans ma jeunesse la vraie -misère. Les réquisitions et les garnisaires avaient épuisé nos -ressources; l’argent qu’on nous devait en France ne rentrait pas; -personne ne payait plus; la question du pain quotidien devenait -menaçante. Par bonheur les enfants ne se doutaient de rien; ils jouaient -du matin au soir et dormaient du soir au matin, avec cette insouciance -qui est la sagesse de leur âge. Leur unique tracas, le sujet de tous -leurs entretiens, était la matinée de Pâques; ils ne s’inquiétaient que -de savoir si le lièvre pondrait beaucoup d’œufs rouges dans l’enclos. - -C’est le lièvre, un lièvre invisible et providentiel qui pond les œufs -de Pâques pour la joyeuse marmaille d’Alsace. Ce dogme est si -profondément ancré dans les esprits de trois à dix ans que pas un -sceptique de cet âge ne demande à papa ou à maman pourquoi les œufs sont -rouges ou bruns, pourquoi ils sont tout cuits, pourquoi le lièvre pond -des œufs de sucre, de chocolat ou de cristal pour les familles riches, -et pourquoi même, en certains cas, le prodigue animal dépose des œufs de -porcelaine de Sèvres dans des coquetiers de vermeil. - -Nos chers enfants avaient peut-être entendu conter ces miracles; mais -n’étant gâtés ni par nous ni par la fortune, ils étaient tous d’humeur à -se contenter de moins. Chacun fit de son mieux pour combler leurs -modestes désirs. Les poules de Cochinchine et de Crèvecœur pondirent des -œufs de belle taille; la cuisinière, en grand secret, les teignit de -couleurs éclatantes; un des meilleurs élèves de Gérome, notre ami -Heller, qui devait bientôt émigrer à New-York, en décora quelques-uns -d’illustrations patriotiques; il métamorphosa notamment en soldat -prussien un bel œuf plus pointu que les autres, et sur la visière du -casque il écrivit: _Schweinpels! Schweinpels_ (fourrure de cochon) est -le sobriquet pittoresque dont les bambins d’Alsace poursuivent le -vainqueur. - -Le dimanche, de grand matin, lorsque les cloches, revenues de Rome, -sonnaient à toute volée sans déranger nos chers petits, le jeune -artiste, ma femme, et les deux gouvernantes, dont l’une a émigré l’année -suivante au Mexique, préparèrent les nids dans notre vieil enclos -inculte et presque abandonné. On les éparpilla sur le revers de la -colline abrupte, depuis la glacière sans glace, jusqu’à la pièce d’eau -sans eau. Ils en mirent dans les touffes d’herbe, dans les iris, dans -les bellis, au pied des petits épicéas que nous avons plantés en 1869 et -que nous ne verrons pas grandir. Aux branches basses de certains arbres -on suspendit en manière d’ornement une ou deux douzaines de -breschtelles; ce sont des gâteaux secs faits de farine, de sel et de -cumin; ils se vendent quelques centimes. - -Ces grands préparatifs étaient à peine achevés quand les enfants, -éveillés avant l’heure par l’attente d’un plaisir, accoururent -demi-vêtus, les pieds dans la rosée, la tête nue sous le soleil. Ah! la -joyeuse matinée! les bons cris de surprise! les beaux éclats de voix et -les brillantes querelles! Figurez-vous quatre bébés du même âge, ou peu -s’en faut, puisqu’ils sont nés en moins de trois ans, montant à -l’escalade sur une pente rapide, ardents à se devancer, mais toujours -prêts à se soutenir, à se pousser et à se ramasser les uns les autres; -chacun voulant tout prendre et finissant par tout partager! - -La découverte du _Schweinpels_ fut un événement politique. Personne ne -voulait du prussien, on tint conseil de guerre autour de l’œuf maudit, -et l’on finit par le lancer contre un petit mur de pierres sèches où il -s’éparpilla en miettes. Mais voici bien une autre affaire. Un lièvre, un -vrai lièvre vivant, était gîté à quelques pas; il bondit effaré, les -oreilles droites, grand, fantastique et superbe, s’élança comme un trait -et franchit la haie qui sépare notre enclos de la forêt communale. Un -concert de cris aigus salua cette apparition d’autant plus miraculeuse -que nul de nous ne l’avait préparée. Le hasard seul, un hasard -bienveillant et malin, s’était donné la peine de prouver à notre petit -monde que le lièvre pond des œufs durs et qu’il n’ose plus affronter le -regard des braves gens quand il a pondu un œuf prussien par mégarde. - -Cette heureuse matinée se termina par un repas frugal, où tous les œufs, -sauf le maudit, furent mangés en salade. - -L’année suivante, à la fin du carême, nous étions redevenus Parisiens, -bien malgré nous. Les enfants se demandèrent avec une certaine anxiété -dans quel enclos le bon lièvre de Pâques irait pondre les œufs qu’il -leur devait. Je répondis à tout hasard que le Jardin d’acclimatation, où -nous allions souvent nous promener, était un terrain convenable. - -«Mais, papa, il n’y a pas de lièvres au Jardin d’acclimatation? - ---Il y a des kanguroos, et ces braves animaux, dans la poche énorme que -vous savez, gardent de plus gros œufs que le lièvre de Saverne. - ---Oui, mais il ne nous connaît pas, le kanguroo! - ---Écrivez-lui de votre plus belle écriture.» - -L’administration des postes, en cherchant bien, retrouverait dans ses -rebuts une lettre soignée à l’adresse de M. le kanguroo. Elle se termine -par ces mots: «Nous t’embrassons cordialement.» Suivent quatre -signatures, dont une, la dernière, est illisible. - -Persuadé que le Jardin d’acclimatation, ce paradis des enfants bien -élevés, serait envahi de grand matin, le dimanche de Pâques, j’avançai -la fête d’un jour. Une servante nous précédait avec un grand panier -rempli de pain pour les bêtes. Ce pain cachait les œufs, de magnifiques -œufs de carton. Elle les déposa dans l’herbe, au pied de quelques arbres -verts, dans un bosquet voisin des écuries, et les enfants les y -trouvèrent avec un plaisir assez vif. Mais ni les beaux cartonnages -bleus et rouges, ni les poupées et les joujoux que j’y avais enfermés, -n’effacèrent l’impression des pauvres œufs pondus par le lièvre de -Saverne. On reconnut les étiquettes de Giroux et tout en bourrant de -pain les marsupiaux d’Australie, Valentine me dit: «Comment cet animal -sortirait-il d’ici pour courir les boutiques et où prendrait-il de -l’argent? Avoue, papa, que cette année, tu as été un peu le Kanguroo?» - -J’ai voulu faire mieux, et je n’ai pas réussi davantage. On a organisé -hier une fête où les petits amis étaient conviés, garçons et filles. -Deux figurants d’un grand théâtre, travestis l’un en coq, l’autre en -poule, accueillaient les enfants dans l’antichambre et leur ôtaient les -manteaux. Sur la table de la salle à manger, brillamment illuminée en -plein midi, une énorme dinde de carton, machinée par un habile homme, -battait des ailes, tournait la tête, et pondait à profusion des œufs -blancs, jaunes, rouges, dorés, tous en sucre. - -Si je disais que ce jeu n’amusa pas mes enfants, comme leurs petits amis -des deux sexes, je mentirais. Mais quand ils furent seuls, le soir, dans -le coin d’appartement qu’ils habitent, ils ne parlèrent que du lièvre de -Saverne et des œufs rouges de l’enclos. - -«Quand retournerons-nous là-bas? disait le petit Pierre; nous y sommes -nés, c’est chez nous. - ---Oui, répondit Valentine. Mais il faudra d’abord que tu te fasses -casser la tête par les Prussiens. - ---Je le sais bien; c’est convenu; mais je tâcherai d’abord de leur -casser la tête moi-même.» - -Ainsi soit-il! Pauvres petits! - - - - -LE JARDIN DE MON GRAND-PÈRE - -(Lecture faite le 4 avril 1873 à la séance publique annuelle de la -Société d’Acclimatation.) - - -Mesdames, Messieurs, - -Nouveau venu dans cette grande et patriotique Société, je n’ai pas -accepté sans scrupule la tâche que m’imposait votre vaillant secrétaire -général, M. Geoffroy Saint-Hilaire. J’ai dû me demander s’il était -bienséant de décrire au milieu d’une élite française, sous la présidence -d’un des plus illustres et des meilleurs Français de notre temps, un -jardin qui figure au cadastre de l’Allemagne occidentale. - -Hélas! oui, l’humble coin de terre dont je viens vous entretenir est -devenu allemand malgré lui, je veux dire malgré les braves gens qui -l’ont bêché de père en fils à la sueur de leur front. Les Allemands ont -annexé le jardin de mon grand-père, en vertu du principe des -nationalités, parce que la commune s’appelle Vergaville, un nom -allemand, comme Trouville ou Romainville, et que toute la population de -ce village écorche le français comme moi. Ces raisons nous ayant paru -mauvaises, ils nous ont démontré, le sabre en main, que nous étions de -leur famille. - -Mon cher grand-père, en son jeune temps, leur avait prouvé le contraire. -Il avait pris pour argument ce fusil du soldat qui, s’il n’a pas -toujours décidé la victoire, a bravement travaillé partout. Né sous le -règne de Louis XV, il était parti en sabots avec les volontaires de -1792; il avait rapporté l’épaulette de sous-lieutenant, qui brillait -d’un certain éclat, quoiqu’elle fût de simple laine. Après avoir payé sa -dette à la patrie, il épousa une brave fille de son village, éleva sept -enfants et cultiva son jardin, selon le précepte de Voltaire, qu’il -n’avait pourtant jamais lu. - -Il était expérimenté; on le citait à trois quarts de lieue à la ronde, -non seulement comme droit laboureur et vigneron expert, mais encore et -surtout comme élève d’un ci-devant jardinier de couvent, ferré sur les -meilleures méthodes. - -Les meilleures méthodes laissaient beaucoup à désirer, si j’en crois ma -mémoire, qui est bonne, et qui garde après quarante ans les impressions -de l’enfance. - -Ce jardin, le premier dont j’aie mangé les fruits mûrs ou verts, -toujours verts quand je me les offrais discrètement à moi-même, était un -vrai fouillis de plantes demi-sauvages qui se disputaient le terrain, -l’air et la lumière, et vivaient mal aux dépens les unes des autres. -L’agréable et l’utile y étaient opposés plutôt que réunis. Les fleurs -n’y manquaient pas; on y trouvait en toute saison, comme chez l’amateur -des jardins dont parle La Fontaine, - - De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet; - -au printemps, force giroflées et des violettes dans tous les coins, -quelques narcisses, une ou deux touffes de jacinthes bleues et une -profusion de grandes tulipes rouges qui ressemblaient à des œufs de -Pâques montés sur tige. En été, quelques lis, des balsamines, des pieds -d’alouette, des œillets par-ci, par-là, et trois ou quatre espèces de -roses à peu près doubles, dont pas une n’était remontante. En automne, -des dahlias simples et des asters à discrétion. - -Les légumes, qui croissaient pêle-mêle avec les fleurs, n’étaient ni -très choisis ni très perfectionnés: c’était le chou commun, la carotte -ordinaire, le haricot primitif, le pois des anciens jours, le vénérable -oignon d’Égypte. Les fruits étaient plus variés et meilleurs, sinon plus -délicats; il me semble, tout bien pesé, que mon grand-père avait la -spécialité des bons fruits, mais je n’en ferai pas une question -personnelle. - -Si les groseilles, les fraises et les framboises de son jardin ne -méritaient aucune mention particulière, les prunes de reine-claude -étaient exquises, les mirabelles irréprochables, sans parler de certains -petits pruneaux de Damas dont le souvenir, après tant d’années, m’agace -encore les dents. Nous avions des pommes précoces à croquer en juillet -et des pommes tardives à garder pour le carême; d’excellentes poires -d’automne et d’autres presque aussi grosses et bien plus dures qu’un -pavé: ma grand-mère, dans une sorte de haut-fourneau, les faisait cuire. -Je me rappelle aussi les deux noisetiers qui ombrageaient le banc du -fond; ils portaient de beaux fruits allongés comme la dernière phalange -de nos petits doigts, et dont l’amande était vêtue d’une pellicule -écarlate. - -Enfin nous possédions trois merveilles uniques dans le village, qui ont -été l’orgueil de mon enfance et qui sont encore aujourd’hui un problème -pour mon âge mûr. Dans ce très modeste jardin, un précurseur inconnu -d’Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire avait, je ne sais quand, ni comment, ni -pourquoi, entrepris un essai d’acclimatation. Un magnifique mûrier noir, -vieux de cent ans et plus, s’appuyait au mur de clôture et laissait -choir la moitié de ses fruits sur le chemin. - -Près des ruches, un gros figuier, qu’on entourait de paille tous les -hivers, se chargeait, en été, de grosses figues violettes, et, dans un -carré de légumes, quelques pieds de réglisse, arrachés soigneusement à -la fin de chaque automne, repoussaient par miracle au printemps. Les -figues fraîches et les mûres étaient et sont peut-être encore une -curiosité dans notre vieux coin de Lorraine. Quant aux racines de -réglisse, elles faisaient l’étonnement de mes camarades en leur prouvant -que ce prétendu bois ne pousse pas en caisse dans la boutique de -l’épicier. - -Vous ne vous moquerez pas de moi, j’en suis certain, si j’avoue que le -jardin de mon grand-père a été longtemps à mes yeux le premier, le -meilleur et le plus beau du monde. Il a fallu plusieurs années, sinon de -voyages et d’études, au moins de promenades et de comparaisons, pour -dissiper une illusion si naturelle et si douce. A force de vivre et de -voir, j’ai appris que de grandes allées rectilignes, bordées de buis -tondu, ne sont pas l’idéal du beau classique, et qu’une confusion de -fleurs, de choux et de salades sous l’ombre des arbres fruitiers n’est -pas le dernier mot du pittoresque. - -J’ai rencontré des fleurs plus belles que nos pauvres tulipes rouges, -goûté des légumes plus tendres que ceux de mon grand-père et des fruits -plus savoureux. Un peu de réflexion m’a fait comprendre que les plantes -les plus chères à mon enfance étaient à la fois primitives et -dégénérées; qu’on n’améliore pas une espèce en recueillant les graines -en automne pour les semer, l’année suivante, dans le même terrain; qu’on -a tort de traiter l’arbre à fruit comme un vieux serviteur et -d’attendre, pour le remplacer, qu’il soit mort de vieillesse; qu’il ne -faut pas greffer les jeunes plants en coupant, au hasard, une branche de -l’arbre voisin, bon, mauvais ou médiocre. - -L’expérience d’autrui et la mienne m’ont prouvé que les bonnes greffes -et les bonnes semences ne coûtent pas sensiblement plus cher que les -mauvaises; mon grand-père ne l’a jamais su ou n’y a jamais pensé, car le -paysan français, qui prodigue sa sueur à la terre, lui marchande le -sacrifice d’un peu de réflexion, de déplacement et d’argent. - -Je me rappelle notre vigne et la boisson qu’on en tirait. C’était un vin -farouche; les gourmets du village disaient: le scélérat se laisse boire, -mais il n’y aide ma foi, pas! C’est que le plant n’était pas bon. -Cependant chaque fois qu’un cep venait à manquer, on n’allait pas -chercher un sujet chez le pépiniériste: on couchait une branche en -terre. - -Les animaux de la maison, comme les ceps de la vigne et les arbres du -jardin, étaient les vrais enfants de la routine et du hasard. C’était -une vache efflanquée, mal bâtie et littéralement blindée d’un enduit -naturel que je croyais inséparable de sa personne; un cochon maigre -qu’on tuait à Noël après avoir fait l’impossible pour l’engraisser, et -qui ressuscitait au printemps, plus maigre et plus glouton que jamais: -le son, le petit-lait et les pommes de terre ne profitaient qu’au -développement de sa charpente osseuse. - -Deux douzaines de poules vagabondes, pillardes, et mauvaises pondeuses, -parce qu’elles avaient passé l’âge de pondre, grattaient le fumier de la -cour en lorgnant l’entrée de la grange et volaient plus de grain qu’on -ne leur en donnait. Enfin nous avions un carlin, qui n’avait du carlin -que la couleur jaunâtre et l’affreux caractère; il était haut sur pattes -avec un museau pointu. Mais ni dans la maison, ni dans la commune, ni -dans les environs, nul ne se souciait d’aller chercher des bêtes de -race; on était mal loti, mais le voisin l’était aussi mal et la -comparaison n’humiliait personne. Et cette sorte d’incurie, fondée sur -l’ignorance du mieux, régnait dans tous les villages de France! Et nous -étions le premier peuple du monde, selon nous! - -Ces souvenirs ne datent pas d’hier. Je parle de longtemps, comme dit la -chanson; il s’est fait une révolution, une heureuse et pacifique -révolution dans ces quarante années. Le moins champêtre des animaux, la -locomotive, en rapprochant les villes des villages, a mélangé, fondu une -population trop longtemps et trop bien classée. Les citadins, altérés -d’air pur, se sont jetés dans la vie rustique, tandis que le -cultivateur, friand de respirer un air plus capiteux, courait aux -grandes villes. Les deux éléments nécessaires de toute civilisation se -sont ainsi complétés l’un par l’autre, en s’aiguisant l’un contre -l’autre. - -L’initiative d’un tel progrès, disons-le hautement pour être juste, -appartient à la bourgeoisie, à cette catégorie d’ouvriers ou de -villageois arrivés qui constitue le fond honnête, laborieux et studieux -des sociétés modernes. Cette classe intermédiaire, raillée par l’orgueil -d’en haut et dénigrée par la jalousie d’en bas, n’a pas seulement -réconcilié notre siècle avec la nature: elle a entrepris la nature -elle-même et l’a poussée résolument dans la grande voie du progrès. - -Le mouvement a commencé dans la banlieue des grandes villes; c’est là -que des négociants de premier ordre et des manufacturiers de distinction -ont honoré leur loisir et justifié leur opulence en cultivant les belles -fleurs, les fruits parfaits, les animaux choisis. La bourgeoisie a -prêché d’exemple, elle a fait les expériences, les dépenses, la -propagande; elle a pris soin de diriger et d’éclairer les braves gens -qui la nourrissent; elle a bien mérité, et j’espère, en considération -d’un tel bienfait, qu’elle ne sera pas encore anéantie demain matin. - -Le branle était donné par quelques amateurs, simples _dilettanti_ de la -nature, quand les savants, race plus réfléchie et naturellement plus -tardive, se mirent de la partie. En fondant la Société d’acclimatation, -Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire suivait l’esprit de son temps, mais il le -dominait de haut, comme Pierre-le-Grand lorsqu’il fonda une Académie des -sciences dans un pays où très peu d’hommes savaient lire. - -Oui, sans doute, le but que vous poursuivez sur les traces de ce grand -homme de bien est l’introduction méthodique de toutes les espèces -animales et végétales qui peuvent vivre en France et que la nature a -oublié d’y faire naître. Mais, comme un touriste qui s’élance à -l’escalade du mont Blanc ne dédaigne pas de cueillir une fleur de -rhododendron sur la route, vous ne vous écartez pas de votre but si vous -acclimatez, chemin faisant, dans les villages isolés, arriérés, -déshérités de tout, les cultures qui prospèrent autour des grandes -villes. Les aventures coûteuses de la grande importation ne doivent pas -faire tort à la petite importation, modeste et sûre, qui s’opère de -canton à canton, de commune à commune. - -Cette entreprise de moyenne grandeur, mais d’intérêt actuel et de profit -immédiat, n’a pas été négligée, Dieu merci. Votre Société, messieurs, -sans perdre de vue sa grande œuvre, sans négliger ni les semis -d’eucalyptus, ni les couvées d’autruches, ni la reproduction des yacks, -des antilopes et des kanguroos, poursuit modestement une besogne de tous -les jours qui consiste à mettre en lumière, à prôner et à répandre -partout les meilleures semences et les types les plus irréprochables. - -Elle ne croit pas déroger en peuplant d’animaux choisis nos étables et -nos basses-cours, en multipliant les plus purs échantillons de la race -canine, en distribuant la graine des belles fleurs, anciennes ou -nouvelles, en exposant toute l’année, à quelques enjambées de Paris, un -incomparable modèle de jardin. - -Je ne sais pas si vous vous rendez justice à vous-mêmes et si vous -estimez à leur prix les excellentes choses que vous avez déjà faites. En -croirez-vous un homme qui n’était pas des vôtres le mois dernier, qui -vous a jugés du dehors et s’honore d’avoir subi une attraction heureuse? - -Me croirez-vous si je vous dis qu’en peu d’années votre Société a ramené -des milliers de citadins au goût de la nature et inculqué à des milliers -de villageois le sentiment du mieux, l’esprit de sélection? Vous -introduisez la campagne dans les habitations de la ville et vous -urbanisez l’entourage, les habitudes, le labeur même du campagnard. - -Sans mener grand bruit et sans faire plus de mouvement qu’il ne sied aux -ouvriers d’une œuvre sérieuse, vous avez étendu votre influence très -loin, jusqu’au pays de mon grand-père. Je ne dis pas jusqu’à son jardin, -car il n’est plus à nous: on l’a coupé en morceaux et il n’en reste -rien, pour ainsi dire. Mais à cent mètres de là, vers l’entrée du -village, j’aurais pu vous conduire, en 1870, chez un disciple de la -Société d’acclimatation. - -C’est le plus jeune fils du grand-père, un de mes oncles, qui, après une -vie laborieuse et ballottée, avait voulu mourir au gîte, dans son -village natal. De la maison, je ne dis rien, sinon qu’elle était gaie, -commode, assortie aux besoins d’une vie simple et aisée. Un petit bout -de serre, modeste transition, reliait le salon à un parterre étroit, -mais bien dessiné, où les plus belles fleurs de l’horticulture moderne -s’épanouissaient en corbeilles sur un _ray grass_ uni comme un velours. - -Mon grand-père n’en eût pas reconnu une seule; il aurait dit comme le -patriarche Vilmorin parlant à notre digne et honoré président, M. Drouin -de Lhuys, dans son magnifique jardin de Verrières: «Ces fleurs-là ne -sont pas celles de ma jeunesse; je me sens tout dépaysé au milieu -d’elles et il me semble que mes enfants ont été changés en nourrice.» - -Un potager correct venait ensuite, avec de bonnes bâches pour la culture -des primeurs, de beaux carrés couverts de menue paille et plantés de -légumes fins, choux-fleurs, artichauts, petits pois échelonnés de -quinzaine en quinzaine, sans compter un double rang de framboisiers qui -portaient fruit jusqu’à l’automme, et des fraises dont l’une aurait fait -le dessert d’un gourmand. - -Dans un troisième enclos coupé de petits murs parallèles, les -abricotiers, les pêchers, les brugnons, les cerisiers, les poiriers, les -pommiers, les vignes, tous plants choisis chez les meilleurs -pépiniéristes de Nancy, de Metz et de Bolwiller, étaient taillés en -cordons, en palmettes, en fuseaux, en gobelets, en pyramides. - -Pas un arbre qui ne fût jeune ou rajeuni; pas un espalier qui ne fût -abrité par un auvent; toute récolte à peu près mûre était couverte d’un -filet. - -Dans l’étable, une vache suisse, luisante de santé et de propreté, -donnait vingt-cinq litres de lait tous les jours. La basse-cour était -peuplée de gros canards normands, d’oies de Toulouse, de lapins béliers -et de ces braves poules de la Wantzenau qui sont l’orgueil de l’Alsace. - -Un petit réduit propret, aéré, et nullement parfumé (c’est un éloge), -servait de boudoir à deux amours de petits cochons anglais, frais comme -des roses et ronds comme des pommes. - -Bêtes et gens, et les arbres eux-mêmes vivaient en joie dans cet heureux -petit coin, et l’auteur de tant de merveilles, votre élève inconnu, -messieurs, commençait, lui aussi, à tenir école de progrès lorsqu’il -fallut opter entre la maison qui lui était chère et la patrie qui lui -était sacrée. - -Personne ne l’a chassé, il ne tenait qu’à lui de rester le plus heureux -des propriétaires; il préféra rester le plus malheureux des Français. - -Du reste, il n’a voulu ni vendre ni louer son petit bien: il a fermé la -porte en présence de la famille assemblée, et il a dit à ses enfants: -«Baisez le seuil de la maison qui vous a vus naître, mais ne lui dites -pas adieu, car Dieu sait que vous y reviendrez un jour!» - - - - -AU PETIT TRIANON - -(Juin 1883.) - - -On m’avait introduit sans crier gare dans le cabinet de mon ami Z... -X..., le journaliste qui fut romancier dans le temps. Je le trouvai en -méditation devant un carré de papier bordé de noir, le regard fixe et -comme fasciné par cette lettre de deuil. - -«Auriez-vous donc perdu, lui demandai-je, quelque personne de votre -famille ou de votre intimité? - ---Non; une simple connaissance, et que j’avais bien négligée depuis -1871. Mais il faut croire que le brave homme et les siens ne m’avaient -pas tout à fait oublié, puisqu’on me fait part de la perte -douloureuse qu’on vient d’éprouver dans la personne de «Monsieur -Alexandre-Henri-Marguerite CHARPENTIER, jardinier en chef au palais -national de Trianon, chevalier de la Légion d’honneur, médaillé de -Sainte-Hélène, membre de la Société d’horticulture de Seine-et-Oise, -décédé à Trianon, le 9 juin 1883, à quatre-vingt-sept ans». La mort d’un -homme de cet âge est dans l’ordre des choses naturelles, et d’ordinaire -on en reçoit la nouvelle sans grande émotion; mais le nom du vieux père -Charpentier m’a reporté subitement à douze années en arrière. Il a comme -évoqué devant mes yeux plusieurs figures illustres ou sympathiques qui -n’appartiennent plus à ce monde. Je n’écris plus de romans, mais j’en -raconte quelquefois. Mettez-vous là, prenez des cigarettes, et écoutez -l’histoire de trois femmes de cœur, d’un grand homme et d’un jardinier. - -J’ai passé à Versailles ces deux horribles mois de la Commune, et j’y ai -été aussi malheureux pour le moins que j’aurais pu l’être à Paris. -Séparé de ma femme et de mes enfants, logé dans un affreux taudis, -nourri de privations, désœuvré, découragé, las de moi-même, je passais -quelquefois une bonne soirée dans les salons de la préfecture, auprès de -M. Thiers que j’admirais sincèrement et qui m’honorait de quelque -amitié; mais la longueur des jours était mortelle. Je savais la ville -par cœur. Son pavé mettait mes pieds au supplice et abrégeait -l’existence de mes chaussures. Comme j’avais de sérieuses raisons pour -préférer les plaisirs gratuits à tous les autres, j’arpentais du matin -au soir le parc et les forêts voisines; le total des kilomètres que j’ai -parcourus dans ces deux mois représente approximativement un voyage au -long cours. - -Le petit Trianon était ma promenade favorite, quoiqu’on y rencontrât -encore un peu partout, sur les aimables constructions de -Marie-Antoinette, les noms tudesques et les souillures de l’occupation -prussienne. Le rude hiver de 1870, qui tua les lierres eux-mêmes dans -toute la banlieue de Paris, avait épargné de beaux arbres dépaysés dans -notre climat, par exemple des chênes verts et un liège centenaire, au -moins en apparence. Mais comme il est à peu près impossible de -déterminer l’âge d’un arbre, sans le scier par le milieu, mon -imagination d’oisif mâchait à vide, s’épuisait à poser des problèmes -insolubles et à interroger des témoins muets. J’aurais voulu refaire -pour moi seul l’histoire de ces ombrages magnifiques que le printemps -épaississait déjà sur ma tête, dresser l’état civil des doyens de ce -parc, savoir s’il ne restait pas parmi eux quelques contemporains de -Louis XVI. - -C’est ainsi que je fus amené tout naturellement à lier connaissance avec -l’homme pour qui le petit Trianon ne devait pas avoir de secret. - -Je demandai une lettre d’introduction à M. Hippolyte Vavin, liquidateur -de la liste civile, et, sûr d’un bon accueil, je vins frapper à la porte -du jardinier en chef, M. Charpentier. - -Cette porte était grande ouverte, comme pour un déménagement, et des -caisses de diverses grandeurs s’entassaient dans le vestibule. - -La maisonnette, basse et modeste, était riante et bien placée, en façade -sur le jardin fleuriste, à l’opposé d’une orangerie que festonnaient les -grappes embaumées de la glycine. Le maître du logis, un petit homme sec -et nerveux, vif et solide, me reçut poliment, m’introduisit dans une -chambre démeublée, me fit asseoir sur une malle, ouvrit ma lettre et la -lut avec une profonde stupéfaction: «Eh quoi! monsieur, s’écria-t-il, M. -Vavin me fait l’honneur de vous adresser à moi! Mais il ne sait donc pas -qu’il a signé ma mise à la retraite et que nous partons aujourd’hui?» Sa -femme entrait au même instant; il la prit à témoin, et l’envoya chercher -la notification officielle, rédigée en bons termes et fort élogieuse -pour lui. Les deux vieillards me racontèrent que, sur les quatre -jardiniers en chef, la République en supprimait deux par économie. On -renvoyait les deux plus vieux, celui de Trianon, coupable d’avoir -soixante-quinze ans, et son voisin, M. Briot, l’homme des pépinières. - -Comme la vieille dame pleurait, M. Charpentier prit la peine de me -rassurer sur leur sort: «Nous sommes plus malheureux que pauvres, me -dit-il; la pension est honorable, et nous avons quelques économies. Nous -nous retirerons à Chevreuse, chez une de nos filles qui y occupe un -petit emploi. D’ailleurs ma femme et moi nous n’aurons bientôt plus -besoin de rien, car on ne se transplante pas impunément à notre âge. Je -prendrais la retraite en patience, quoique j’aie encore bon pied, bon -œil, si l’on me permettait d’habiter un petit coin dans quelqu’un de ces -bâtiments qui ne servent à personne! Songez, monsieur, que je suis né à -Trianon d’un père qui y était né; mon aïeul travaillait ici sous Louis -XV. Et nous partons! C’est peut-être juste, mais c’est tout de même un -peu dur.» - -Cela dit, il tira son mouchoir à carreaux et se moucha fortement, ce qui -est une façon de pleurer comme une autre. Moi, vous savez, je suis un -peu bébête et j’avais les larmes aux yeux. «Mon cher monsieur, lui -dis-je, je ne me pardonnerai jamais une visite qui ressemble à une -cruelle plaisanterie, si vous ne me promettez pas de suspendre pour -vingt-quatre heures tous ces préparatifs de départ. Je veux que vous me -donniez le temps de revoir M. Vavin, de l’éclairer sur la situation -qu’il vous a faite sans le savoir, et de solliciter la faveur très -modeste à laquelle vous bornez votre ambition.» Il promit tout ce que je -voulus, mais je vis clairement sur son visage que cet homme des champs -n’avait qu’une demi-confiance en moi. Raison de plus pour le tirer -d’affaire. J’avais un but, un intérêt: j’échappais au désœuvrement pour -un jour. Évidemment M. Vavin avait été trompé par quelque employé -subalterne; il réparerait son erreur et s’associerait avec moi pour -faire acte de justice et d’humanité. Dans cette douce illusion, je pris -mes jambes à mon cou et j’arrivai en un rien de temps aux bureaux de la -liste civile. - -Hélas! ce n’était pas un employé subalterne, mais un gros bonnet du -ministère des travaux publics, M. le directeur des bâtiments civils, qui -avait décrété par voie d’économie l’élimination de deux jardiniers sur -quatre. Je connaissais un peu ce haut personnage, fort honnête homme et -animé du plus beau zèle pour les intérêts de l’État, mais à peu près -aussi souple et aussi moelleux qu’un barreau de fer. Je lui fis ma -visite et je lui exposai ma requête. Nous ne demandions rien que de -cacher notre vie dans un coin inutile du grand ou du petit Trianon et de -mourir où nous avions vécu. C’était d’autant plus naturel et plus facile -que nous avions un fils, bon sujet et habile jardinier, qui était déjà -dans la place et qui représentait au service de l’État la quatrième -génération des Charpentier. M. le directeur n’entendit pas de cette -oreille. Il fit l’éloge de mon client, mais il insista sur la nécessité -de réduire les dépenses publiques. Deux jardiniers en chef suffisaient, -s’ils travaillaient bien, à tous les besoins du service. L’économie -était résolue, le mouvement décidé et signé. Du reste le premier devoir -des vieux fonctionnaires était de faire place aux jeunes. Le successeur -du père Charpentier devait occuper sa maison, et cela le plus tôt -possible. Qu’attendions-nous pour déménager? Il n’y avait pas trop de -logements à Versailles et aux environs pour les hommes en activité. - -Il me semblait à moi que dans les nids à rats des deux Trianon j’aurais -installé cent ménages comme celui du pauvre père Charpentier, et que -c’était un crime d’envoyer mourir un vieillard loin du petit domaine où -il régnait par droit de travail et par droit de naissance, non seulement -de père en fils, mais de grand-père en petit-fils. Le haut -fonctionnaire, M. de C..., me répondit assez sèchement que le sentiment -devait se taire devant la raison d’intérêt public. Mais je ne me tins -pas pour battu, et je dis à M. de C... que s’il me refusait le moins je -demanderais le plus, c’est-à-dire que je ferais déchirer l’arrêté qui -mettait mon client à la retraite. Quelle que soit l’autorité d’un -directeur des bâtiments civils, il y a le ministre au-dessus de lui. - ---En effet, mais le ministre ne voit et ne verra jamais que par mes -yeux. Libre à vous, cher monsieur, d’en appeler à M. de Larcy, mais je -vous avertis loyalement qu’il me transmettra votre requête, et vous -savez déjà ce que j’en pense. - ---Soit! Mais au-dessus du ministre nous avons le président de la -République, et vous savez que M. Thiers est assez bon pour m’écouter -quelquefois. - ---M. Thiers ne pourra que transmettre vos doléances à M. de Larcy, qui -me les renverra sur nouveaux frais, et d’ici là le père Charpentier aura -quitté Versailles pour n’y plus revenir. - ---Nous verrons bien, cher monsieur. C’est une petite guerre qui -commence. Nous ne combattons pas à armes égales, mais je ferai flèche de -tout bois. A bientôt!» - -Le même soir, je me rendis à la préfecture, qui servait de palais, comme -vous savez, au chef de l’État. Mais, au moment de saisir M. Thiers d’une -question, qui pour lui et pour trente-six millions de Français, était -d’un intérêt secondaire, un scrupule me vint. Ce pauvre président avait -bien des choses en tête. Tout le fardeau des affaires publiques pesait -sur lui. Sa maison était envahie chaque soir par les sept cent cinquante -souverains que la France s’était donnés, dans un jour de malheur, comme -dit l’autre. Chacun de ces messieurs prétendait partager le pouvoir -exécutif avec lui; quelques-uns même songeaient déjà à le lui reprendre. -Les uns venaient directement à lui pour le solliciter, d’autres se -donnaient rendez-vous chez lui pour conspirer dans tous les coins. Je le -vis au milieu d’un groupe qu’il charmait de son mieux, en homme condamné -à refaire sa majorité au jour le jour, et je pensai qu’il y aurait -discrétion et prudence à l’aborder par le chemin le plus long. - -Mme Thiers et sa sœur, Mlle Dosne, m’avaient accoutumé depuis un certain -temps à l’accueil le plus bienveillant et le plus gracieux du monde; -elles exerçaient une douce et d’autant plus puissante influence sur le -vieux président, et j’étais sûr de gagner ma cause, si elles voulaient -bien s’y intéresser peu ou prou. Malheureusement, ce soir-là, les deux -maîtresses de la maison étaient accaparées par un vieux champion de -l’ancien régime, M. le marquis de X..., que son parti avait donné comme -ambassadeur à notre pauvre République. Ce diplomate improvisé, qui -d’ailleurs ne faisait pas mauvaise figure dans son habit de 1825, -présentait officiellement la marquise sa femme, élégante comme une riche -provinciale de la Restauration. J’avisai alors dans un coin, près de la -grande cheminée, une petite femme de soixante ans environ, qui était la -bonne grâce et la bonté même, mais que les députés et les fonctionnaires -laissaient un peu tranquille parce qu’ils ne la connaissaient pas. -C’était Mme la baronne Roger, autrefois duchesse de Massa, cousine et -amie intime de Mme Thiers. Elle avait de son premier lit un fils, très -galant homme et musicien distingué, et du second un enfant de dix-huit à -vingt ans d’autant plus sympathique, qu’à la suite d’une fièvre -typhoïde, il était devenu sourd au point de ne pas entendre le canon de -la Commune dont nous avions les oreilles rebattues jour et nuit. Mais il -avait appris à lire la parole sur les lèvres de son interlocuteur, et il -parlait de toutes choses en homme de goût, en dilettante, en philosophe, -avec une étonnante précocité d’esprit. J’appréciais beaucoup ce jeune -homme et j’étais attiré vers sa mère par une profonde sympathie, comme -si j’avais pu deviner que nous serions un jour complices d’une bonne -œuvre. Nous avions causé quelquefois de son hôtel Louis XVI, qui fait -partie de la décoration de Paris et qui est la merveille des -Champs-Élysées, de son jardin, de son orangerie, de ses serres dont elle -redoutait la destruction par les Vandales de la Commune. J’avais donc -une entrée en matière toute trouvée, et je n’étonnai nullement cette -digne personne en lui disant pour ainsi dire à brûle-pourpoint: «Madame -la baronne, si vous aviez chez vous un jardinier établi à votre service -depuis trois générations, auriez-vous le courage de l’envoyer mourir -dans quelque coin perdu, loin de Paris, le jour où il serait trop vieux -pour cultiver votre jardin?» - -Elle se récria, comme je l’avais prévu, et je poursuivis: «C’est que -vous êtes, madame la baronne, non seulement grande dame, mais, -passez-moi le mot, bonne femme. La France est grande dame aussi. M’est -avis qu’elle ne perdrait rien à se montrer bonne femme, et que l’État -devrait s’interdire des actes d’ingratitude et de cruauté qui nous -révoltent chez un simple particulier.» La partie ainsi engagée, -j’exposai tout à l’aise le cas du père Charpentier; j’ajoutai qu’il -n’était nullement hors de service, et que, si on l’honorait un jour -d’une visite, le parc et le jardin du petit Trianon plaideraient mieux -sa cause que moi. Éloquent ou non, j’eus le bonheur d’être écouté et -compris, si bien que la bonne baronne attendit impatiemment la -libération de ses deux cousines pour les appeler à la rescousse. Elles -étaient en grande conversation lorsque je regagnai mon taudis de -l’avenue de Saint-Cloud, presque sûr de n’avoir pas perdu ma journée. - -Le lendemain, au petit jour, je courais à Trianon et je m’assurais par -mes yeux que le bonhomme Charpentier n’avait pas vidé l’enceinte. Mais -il n’était rien moins que rassuré, et il me demanda avec une anxiété -visible quel emploi j’occupais dans l’administration ou dans la -politique pour m’opposer au déménagement d’un fonctionnaire congédié. -Lorsqu’il sut que je n’étais rien qu’un homme de bonne volonté, peu s’en -fallut qu’il me traitât d’aimable farceur. Mais je ne me déferrai point, -et je lui fis promettre qu’il attendrait les événements. - -Il les attendit en effet, malgré les instances et les menaces de -l’administration supérieure qui, pour un rien, l’eût expulsé par -ministère d’huissier. Pour maintenir en lui durant huit jours la force -d’inertie dont nous avions besoin pour obtenir qu’il ne renonçât point -par faiblesse au bénéfice de la possession d’état, je dépensai plus de -paroles que pour lui concilier la faveur de Mme Thiers et de Mlle Dosne. -Ce diable d’homme m’eût échappé dix fois pour une si j’avais commis -l’imprudence de m’absenter vingt-quatre heures durant. Mais j’étais -debout sur la brèche: tous les soirs, dans les salons de la préfecture; -souvent aussi, dans la journée, au bureau de notre ennemi M. de C..., -que je tenais au courant de toutes nos manœuvres. Ce haut fonctionnaire -avait fini par prendre en grippe sa victime et par lui découvrir autant -de défauts que naguère il lui reconnaissait de qualités. Est-ce qu’un -employé n’est pas digne des derniers supplices lorsqu’il défend sa vie -contre un grand chef? - -Le soleil de mai commençait à fleurir les pelouses du petit Trianon et -les plates-bandes du fleuriste prenaient couleur, quand un matin, grâce -à la bonne Mme Roger, j’eus la joie d’annoncer à mon client deux visites -d’importance. Mme Thiers et sa cousine avaient fait la partie de voir ce -brave homme, chez lui, au milieu de ses plantes et de juger l’ouvrier -sur son œuvre. Je fus exact au rendez-vous, comme si on m’y avait -invité; je présentai mon homme qui s’était fait non seulement beau, mais -jeune; on ne lui eût pas donné soixante ans. Il eut un tel succès et son -jardin aussi, que je formai sur-le-champ le projet diabolique de faire -d’une pierre deux coups et de sauver aussi son voisin, M. Briot, presque -aussi coupable que lui, car si l’un comptait soixante-quinze ans, -l’autre était atteint et convaincu d’en avoir soixante-douze. Mme Thiers -et la baronne Roger visitèrent les pépinières et firent connaissance -avec le père Briot. Je ne l’avais vu de ma vie, mais j’avais admiré ses -arbres et constaté que ni l’invasion prussienne, ni la gelée de 1871 -n’avaient prévalu contre lui. - -Cependant le plus fort n’était pas fait, car le directeur des bâtiments -civils tenait bon et il avait l’oreille de son ministre. Or M. de Larcy -pouvait traiter de puissance à puissance avec M. Thiers. Il lui avait -été imposé plutôt que donné par la majorité royaliste de l’Assemblée -nationale, et le chef de l’État, dans la politique quotidienne, obtenait -peu de chose de ce petit sectaire aussi cassant que cassé. Un jour vint -cependant où, dans la discussion, M. le directeur des bâtiments civils -laissa échapper une parole imprudente. Il s’oublia au point de dire que -les hommes de soixante-dix ans ne sont bons qu’à porter en terre. Or son -ministre et M. Thiers lui-même avaient passé cet âge et ne se souciaient -nullement d’être enterrés. Le propos fut redit; il provoqua même une -jolie explosion chez le président de la République qui frappa sa table -du poing et s’écria: «Quel âge a-t-il donc, ce M. de C... qui prétend -nous enterrer tous?» Aussitôt que j’eus connaissance de ce petit -événement, je retournai chez M. de C... et je lui dis en loyal -adversaire: «Ce n’est plus pour le père Charpentier que je viens vous -solliciter, c’est pour vous-même. Voici ce que vous avez dit et ce que -M. Thiers a répondu.» Le haut fonctionnaire s’emporta, mais de la bonne -sorte: «Ah! c’est ainsi! s’écria-t-il. Eh bien! je ne mettrai plus -personne à la retraite! Les services publics tomberont dans la sénilité, -les finances de l’État seront dilapidées, mais j’aurai cédé à la force, -et je m’en laverai les mains!» - -Pour le coup, l’affaire était faite, et je n’en demandais pas davantage. -Je ne sais ce qui se passa dans la soirée, mais j’ai tout lieu de croire -que M. le directeur des bâtiments civils ne perdit pas son temps, car le -lendemain M. Thiers, accompagné de son meilleur ami, M. Mignet, vint -lui-même apporter la bonne nouvelle au père Charpentier et au père -Briot. Je vous laisse à juger si les bonnes gens lui firent fête. De ce -jour, il prit l’habitude d’aller se reposer durant une heure au petit -Trianon après les séances orageuses de l’Assemblée. Il dormait sur deux -chaises de paille, au milieu des caisses de fleurs, devant cette petite -maison où il avait rapporté la joie et l’espérance. Quand je le -surprenais dans ce calme et cette fraîcheur, sous la garde du vieux -jardinier et de sa femme, je me disais qu’une bonne action n’est pas un -mauvais oreiller. Du reste, M. Thiers a bien fait de remettre en -fonctions un homme qui avait encore douze ans de bons services à rendre, -comme l’événement l’a prouvé. - -«Mais vous, mon cher ami, êtes-vous resté douze ans sans revoir celui -dont vous avez si chaudement plaidé la cause? - ---Non, certes; je suis retourné à Trianon l’année suivante, tout exprès -pour lui serrer la main. - ---Et que vous a-t-il dit? - ---Il m’a dit, cet excellent homme: «Je n’oublierai jamais ce que M. -Thiers a fait pour moi.» - - - - -QUATRE DISCOURS - -1883 - - - - -TOAST A VICTOR HUGO - -(28 février 1883.) - - -Au nom de la grande famille des lettres, je remercie Victor Hugo de -l’honneur qu’il nous fait et de la bienveillance qu’il nous témoigne en -venant inaugurer parmi nous la quatre-vingt-deuxième année de sa gloire. -Les jeunes gens qui sont ici n’oublieront jamais cette soirée; les -hommes mûrs en garderont à l’hôte illustre du 28 février une profonde -reconnaissance. - -Mais ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est tous les jours, depuis -plus de soixante ans, que Victor Hugo nous a honorés, tous tant que nous -sommes, et par l’éclat de son génie, et par l’inépuisable rayonnement de -sa bonté. Celui que Chateaubriand saluait à son aurore du nom d’enfant -sublime est devenu un sublime vieillard, sans que l’on ait pu signaler, -dans sa longue et magnifique carrière, soit une défaillance du génie, -soit un refroidissement du cœur. - -Ce n’est pas une médiocre satisfaction pour nous, petits et grands -écrivains de la France, de constater que le plus grand des hommes de -notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le plus aimé, n’est ni -un homme de guerre, ni un homme de science, ni un homme d’argent, mais -un homme de lettres. - -Je ne vous dirai rien de son œuvre: c’est un monde. Et les mondes ne -s’analysent pas au dessert, entre la poire et le fromage. Parlons plutôt -de la fonction sociale qu’il a remplie et qu’il remplira longtemps -encore, j’aime à le croire, au milieu de nous. - -Dès son avènement, ce roi de la littérature a été un roi paternel. Il a -laissé venir à lui les jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison -patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants. Qui de nous ne lui a -pas fait hommage de son premier volume ou de son premier manuscrit, vers -ou prose? A qui n’a-t-il pas répondu par une noble et généreuse parole? -Qui n’a pas conservé, dans l’écrin de ses souvenirs, quelques lignes de -cette puissante et caressante main? Des écrivains qu’il a encouragés, on -formerait non pas une légion, mais une armée. Il n’a jamais découragé -personne. Ses ennemis et ses rivaux, du temps qu’il en avait, lui ont -quelquefois reproché cette prodigalité du sourire et cette intempérance -du bon accueil. On a dit qu’il distribuait trop uniformément ses éloges -sans tenir compte de la disproportion des talents. Cette faute, -messieurs, si c’en est une, ne doit pas être imputée à l’homme, mais à -l’altitude où il siège et à l’optique des sommets. Le Mont Blanc n’est -pas bien placé pour mesurer exactement la hauteur des sapins et des -mousses qui végètent à ses pieds. Il est probable aussi que les fleuves, -les ruisseaux et les rivières sont des forces égales aux yeux de -l’Océan. Admettons, si l’on veut, que Victor Hugo est trop grand pour -être un critique impeccable; mais cette supériorité a quelques droits à -notre indulgence, car elle a produit des changements merveilleux dans -l’esprit du peuple français en général, et particulièrement dans les -mœurs de notre littérature. - -Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle à l’admiration. On ne -pouvait pas lui reprocher de gâter ses grands hommes. La médiocrité se -vengeait du génie en lui tressant des couronnes où les épines ne -manquaient pas. Tandis que nos voisins d’Europe mettaient une -complaisance visible à idéaliser leurs idoles de chair et d’os, nous -prenions un malin plaisir, c’est-à-dire un plaisir national, à -martyriser les nôtres. Pour corriger ce mauvais instinct, il a fallu non -seulement le génie de Victor Hugo et les acclamations du monde entier, -mais encore l’action du temps et la longueur d’une existence bien -remplie. On dit en Italie: «_Chi dura vince_». Victor Hugo a vaincu -parce qu’il a duré. C’est depuis quelques années seulement que ses -concitoyens se sont décidés, non sans effort, à célébrer son apothéose. -Cette résolution un peu tardive, mais sincère, nous a relevés aux yeux -du monde, peut-être même à nos propres yeux. Nous nous sentons -meilleurs, depuis que nous sommes plus justes. Ces querelles d’écoles, -dont les hommes de mon âge n’ont pas encore oublié la fureur, se sont -apaisées par miracle devant l’ancien généralissime des romantiques, -assis à côté de Corneille dans l’Olympe de la littérature classique. - -L’œuvre de pacification ne s’arrête pas là. Il s’est produit, grâce à -l’illustre maître, une détente sensible dans le monde orageux de la -politique; j’en atteste les hommes de tous les partis qu’une même -pensée, un sentiment commun, une admiration fraternelle a rapprochés -ici, qui s’y sont assis coude à coude, qui ont rompu le pain ensemble et -qui, entre les luttes d’hier et les batailles de demain, célèbrent -aujourd’hui la trêve de Victor Hugo. - -Messieurs, un grand artiste, qui inspira quelques centaines de passions, -Franz Liszt, disait un jour avec une pointe de fatuité bien légitime: -«Mes maîtresses ne se querellent jamais, parce qu’elles s’aiment en -moi.» Dans un autre ordre de sentiments, permettez-moi de vous dire: -«Aimons-nous en Victor Hugo et n’oublions jamais, dans nos -dissentiments, hélas! inévitables, que le 28 février 1883 nous avons bu -tous ensemble à sa santé. A la santé de Victor Hugo!» - - - - -DISCOURS PRONONCÉ - -A la distribution des prix du lycée Charlemagne. - -(Août 1883.) - - -Élèves de notre vieux Charlemagne, - -Mes chers camarades, - -Un de vos jeunes maîtres les plus brillants vous a parlé de l’avenir -dans un noble et magnifique langage. Permettez qu’un de vos anciens, -j’ai failli dire un de vos ancêtres, vous entretienne familièrement du -passé. - -Le ministre de l’instruction publique, en m’appelant à l’honneur de -présider cette fête de famille, a récompensé au delà de tout mérite et -de toute espérance une longue vie de travail. Je suis aussi ému qu’un -vieil officier qui, avant de prendre sa retraite, passerait en revue le -régiment où il a débuté comme enfant de troupe. Il y aura tantôt -quarante-quatre ans que j’entrai pour la première fois dans cette -maison, petit élève de septième, fraîchement débarqué d’une province -lointaine que le malheur des temps a rendue plus lointaine encore, car -elle est momentanément séparée de la France. Quarante-quatre ans, mes -amis, c’est presque un demi-siècle; et pourtant les premiers souvenirs -du collège ont un tel empire sur nous, ils se gravent si profondément -dans notre mémoire, qu’en me reportant à l’automne de 1839 il me semble -que je vous parle d’hier. Je vois encore comme s’ils étaient là les -hommes dignes et bons qui formaient de mon temps la trinité -administrative: M. Poirson, savant historien et proviseur austère, qui -ne s’est peut-être pas déridé une fois dans l’exercice de ses fonctions, -et qu’on n’abordait pas sans trembler un peu, même le samedi lorsqu’on -était premier et qu’on allait dans son cabinet lui porter la liste des -places; et le censeur, M. Maugeret, un petit homme nerveux, vif comme -une souris, présent partout à la fois, inexorable aux indisciplinés, -mais miséricordieux comme un père, facile à désarmer par une bonne -parole ou par un bon mouvement; et l’économe, M. Pront, qui s’était -illustré comme professeur de grammaire par un petit traité _Des -comparatifs et des superlatifs_, mais qui n’en était pas plus fier, et -qui sur le seuil de son modeste appartement, au rez-de-chaussée de la -bibliothèque, nous montrait tous les jours la plus belle physionomie de -brave homme que j’aie rencontrée dans ma vie. Les hommes éminents, qui -représentent l’autorité dans les écoles publiques, n’obtiennent de leurs -obligés qu’une justice tardive. Pour les apprécier, il faut avoir un peu -vécu, il faut avoir connu le monde qui malheureusement ne ressemble -guère au collège. Je vous en avertis, jeunes gens, vous ne trouverez pas -hors d’ici des hommes qui vous récompensent de tout ce que vous aurez -fait pour vous-mêmes, et qui vous punissent de fautes que vous -commettrez contre vous. On peut se tromper à tout âge; les hommes faits, -comme les enfants, sont sujets au découragement; la paresse elle-même -n’est pas le monopole des écoliers. Eh bien! s’il vous prend fantaisie -de vous croiser les bras, le monde vous laissera faire. Si vous -gaspillez les talents dont la nature vous a dotés, si, après avoir -marché droit durant quelques années, vous faites fausse route, le monde -n’ira point vous prendre par le bras pour vous ramener dans la ligne. -Cette providence incommode, mais généreuse et désintéressée, dont les -Poirson, les Maugeret et les Pront ont entouré notre jeunesse, m’a -souvent manqué dans la vie. Préparez-vous à lui dire adieu sur le seuil -du collège, car vous ne la retrouverez pas hors d’ici. - -Si l’administration nous inspirait plus de respect que de tendresse, -nous admirions et nous aimions sincèrement nos professeurs. Plus j’y -repense, plus il me semble que sur ce point nous n’avions pas tort. Mon -premier professeur de grammaire, M. Prieur, n’était peut-être pas ferré -sur la philologie comme un érudit de Berlin, mais il savait intéresser -sa classe à ces éléments épineux qui bordent la route. M. Bétolaud, -excellent homme, très paternel, avait autant d’esprit que de savoir. M. -Cappelle joignait à ses mérites professionnels l’éducation d’un -gentleman accompli. M. Croizet m’a laissé le souvenir d’un bénédictin, -d’un bénédictin laïque, car il a fondé une dynastie universitaire. M. -Julien Girard, tout jeune et presque débutant, n’a passé que quelques -mois au milieu de nous, mais le jour où il nous dit adieu nous l’aimions -tous comme un frère aîné et nous avions des ambitions infinies pour ce -jeune homme distingué, simple et modeste entre tous. Car le -désintéressement des maîtres a pour contre-partie légitime le dévouement -des écoliers. Un bon élève n’admettra pas sans discussion que son -professeur ne soit pas supérieur à tous les hommes. Lorsque le roi -Louis-Philippe nous fit l’honneur de venir prendre ici deux précepteurs -pour ses petits-fils, la classe d’Adolphe Régnier et la classe -d’Hippolyte Rigault jugèrent unanimement qu’il avait bien choisi et que -c’était le roi qui faisait la bonne affaire. Il eût donné la présidence -du conseil des ministres à notre professeur de rhétorique, M. Berger, -sans que ce choix inattendu nous étonnât outre mesure, car nous pensions -que la grande âme de M. Berger, son noble caractère et son expérience du -_Conciones_ le rendaient digne et capable de gouverner la France. -Peut-être y avait-il quelque naïveté dans nos admirations juvéniles, -mais je me plais à croire qu’en cela les nouvelles générations ne sont -pas plus sceptiques ou moins reconnaissantes que la nôtre. Longtemps -après notre émancipation, les succès de nos anciens maîtres, les -distinctions honorifiques qui leur étaient accordées, flattaient notre -amour-propre autant et plus que des triomphes personnels. J’ai eu, en -1848, deux professeurs de philosophie: l’un s’appelait Jules Barni, -l’autre s’appelle M. Franck. Barni a fait bonne figure au Parlement; M. -Franck est une des lumières de l’Institut, une des gloires de -l’enseignement supérieur. Eh bien! je n’ai jamais vu, soit le pays, soit -le gouvernement, rendre justice à l’un de ces deux hommes, sans -remercier à part moi, dans un élan de sympathie, ceux qui payaient ainsi -mes dettes d’écolier. L’homme qui nous enseignait l’histoire, M. -Toussenel, savait beaucoup, parlait très bien, écrivait mieux encore. Il -avait un style nourri, pressé, quelquefois un peu sibyllin, à la manière -de Tacite. Il a toujours dû faire un livre, un chef-d’œuvre, que nous -admirions par avance et qui certes n’eût pas été médiocre si Toussenel -l’avait écrit. Malheureusement, les labeurs quotidiens de l’enseignement -d’abord, de l’administration ensuite, ont pris le temps qui était -destiné à cette histoire d’Allemagne. Nous sommes quelques-uns qui ne -nous en consolerons jamais. L’élève s’identifie tellement à son maître, -lorsque le maître n’est point un homme ordinaire, que le livre de -Toussenel, ce livre tant promis, tant espéré, ne manque pas seulement à -nos bibliothèques, il manque à notre gloire. - -De mon temps, le maître d’étude était moins instruit, moins gradé et -moins considéré que vos maîtres répétiteurs. Il se recrutait au hasard, -et trop souvent, je dois en convenir, parmi les déclassés de toutes les -carrières. Mais c’était aussi quelquefois un homme de courage et de -vouloir qui, tout en gagnant son pain dur, cherchait laborieusement sa -route, un étudiant sans fortune qui sacrifiait tous les jours vingt -heures de son temps pour acheter le droit de travailler librement quatre -heures. J’en ai connu de bien méritants, un entre autres qui avait pris -du service chez mon cher et vénéré chef d’institution, M. Jauffret. -C’était un petit homme trapu, à barbe fauve, aux yeux pétillants, un -piocheur renfermé, ténébreux, fortement soupçonné de couver des idées -subversives. Il en avait au moins une, subversive ou non, et il la mena -à bonne fin sans autre ressource qu’une volonté de fer. Ce pion rêvait -de publier un dictionnaire comme on n’en avait jamais vu, une -encyclopédie populaire, et il n’en a pas eu le démenti. Il s’appelait -Larousse; il a laissé non seulement une fortune, mais une œuvre: _exegit -monumentum_. - -Je ne m’acquitterais qu’à moitié si, après cet hommage rendu aux hommes -de bien qui nous ont donné l’instruction classique, je ne vous parlais -pas de ceux qui ont fait notre éducation, c’est-à-dire de nos camarades. -On peut affirmer sans paradoxe que dans les Écoles de l’État l’éducation -est affaire d’enseignement mutuel et que les maîtres y ont moins de part -que les élèves. Ce n’est pas du haut de la chaire que le professeur, -isolé par sa supériorité même, peut pétrir et redresser le caractère des -enfants. Bon gré, mal gré, il leur laisse le soin et l’honneur de se -corriger les uns les autres. Dans le petit monde des écoles, il y a un -esprit public qui se compose par moitié d’honnêteté native et de -tradition constante. Le collège est une sorte de Conservatoire grâce -auquel l’esprit de justice absolue, le sentiment de l’égalité, -l’instinct de la solidarité et la pratique de la loyauté ne périront -jamais en France. C’est au collège seulement que celui qui a le mieux -fait son devoir est sûr d’avoir la première place, et personne ne se -soucierait de l’obtenir autrement. C’est au collège que tous les -Français sont égaux devant la loi; il n’en va pas toujours ainsi dans le -monde. C’est au collège qu’une absurde et touchante fraternité entraîne -quelquefois les bons élèves à faire cause commune avec les autres. C’est -au collège, enfin, et pas ailleurs, que les coupables se font un point -d’honneur de s’accuser eux-mêmes plutôt que de laisser punir un -innocent. Dans ce milieu d’une salubrité vraiment rare, ni la fortune ni -les relations ne comptent pour rien. On n’y connaît ni les protections -ni les influences; l’émulation y est toujours en éveil, mais une -émulation honnête et qui ne sort jamais du droit chemin. Non certes que -les écoliers soient tous de petits saints: si je vous le disais, je -perdrais votre confiance. Mais ils se rectifient les uns les autres, et -ils ne pardonnent jamais une faute contre l’honneur. Voilà comment la -camaraderie devient une longue épreuve qui nous permet de nous apprécier -les uns les autres, de nous améliorer au besoin par un contrôle -réciproque et de choisir nos amis pour la vie. Vous le savez, les vieux -amis sont meilleurs et plus solides que les neufs, et la grande fabrique -des vieux amis, c’est le collège. J’entends encore notre professeur de -septième dicter les places de notre première composition au mois -d’octobre 1839. Je vois descendre des gradins un gros garçon sanglé dans -son habit bleu barbeau à boutons de métal et si myope sous ses énormes -lunettes qu’il trébucha deux ou trois fois avant d’atteindre le banc -d’honneur. Il était le premier en thème et s’appelait Francisque Sarcey. -Je n’ai pas besoin de vous dire que depuis ce jour-là il a été premier -en beaucoup d’autres choses. Il n’appartenait pas à ma pension; nous ne -mangions donc pas le même pain, si ce n’est une fois par an, à la -Saint-Charlemagne. Il prenait ses récréations dans une cour de la rue -des Minimes et moi dans une cour de la rue Culture-Sainte-Catherine. -Nous n’avions donc pas même l’occasion d’échanger ces bons coups de -poing qui rapprochent les camarades, comme on prétend que la guerre -rapproche les nations. Cependant, au bout de l’année, nous avions pris -mesure de nos caractères respectifs, nous n’avions pas de secrets l’un -pour l’autre, et je crois bien qu’il en est encore de même aujourd’hui. -Dans cette composition mémorable, mémorable pour moi du moins, le second -était un enfant sérieux avant l’âge, un petit penseur aux yeux profonds. -Il était le second fils d’un poète que l’on acclamait déjà comme le -premier homme du siècle; mais il portait le fardeau de son nom avec une -simplicité charmante, et c’était, je vous jure, un bien bon camarade que -François-Victor Hugo. Un peu moins beau assurément, et moins brillant -aussi, que son frère Charles, qui entrait dans la vie comme un jeune -dieu de l’Olympe, mais aussi généreux, aussi bon et plus laborieux. Je -ne vous apprends pas qu’il a laissé à son pays l’unique traduction de -Shakespeare. - -La vieille maison où nous sommes était, lorsque j’y suis entré, un champ -de bataille littéraire. La place Royale et l’Arsenal, Victor Hugo et -Nodier l’avaient conquise au romantisme; mais la tradition classique, -représentée par un certain nombre de professeurs, tenait bon dans la -citadelle. Nous, les bambins sortis à peine de la coquille, nous tenions -à honneur de prendre parti, et nous suivions des yeux avec un intérêt -passionné le vol des jeunes poètes, nos anciens, qui essayaient leurs -ailes. Auguste Vacquerie, le poète original, qui devint par la suite un -puissant dramaturge et un incomparable polémiste, publiait l’_Enfer de -l’esprit_; Laurent Pichat faisait imprimer ses premiers vers, et Paul de -Molènes, ce paladin lettré, ses premières nouvelles; Adrien Decourcelles -débutait par un acte charmant à la Comédie-Française; Got, lauréat du -concours général, frappait aux portes du Conservatoire, sans se douter -que ce chemin conduisait à l’École normale et sans prévoir qu’il aurait -l’honneur de terrasser un monstre plus résistant que tous les -adversaires d’Hercule, le préjugé contre les comédiens. - -La contagion littéraire envahissait nos aînés, les rhétoriciens et les -philosophes. On rimait sur les bancs, en contrebande, à la barbe des -maîtres qui, d’ailleurs, étaient indulgents pour ce genre de -contravention. Louis Ulbach a été célèbre longtemps avant d’être -bachelier. Avec quel feu nous applaudissions les _Fêtes de Bacchus_, -cette grande tragédie de Jules Thiénot qui ne fut jamais représentée ni -terminée! Pauvre Jules Thiénot! Après tant de beaux rêves et de si -magnifiques espérances, il est mort en soldat obscur sur le champ de -bataille de l’enseignement, comme son frère le brave commandant devait -mourir au champ d’honneur pour la défense du pays. Eugène Manuel, -Fallex, Glachant, Lehugeur, Chassang, s’étaient fait parmi nous une -réputation d’hommes de goût et d’écrivains élégants entre leur -dix-huitième et leur vingtième année. - -Il y aura toujours du singe dans l’écolier; vous ne vous étonnerez donc -pas si j’avoue que nous imitions nos aînés comme ils imitaient leurs -anciens. Nous avons fait de trop bonne heure un journal littéraire du -format d’une copie simple où la prose et la poésie alternaient -amicalement. Cette publication nous révéla, entre autres talents -inédits, un romancier sinistre et sanguinaire, fécond en idées -dramatiques et habile comme pas un à faire dresser les cheveux sur la -tête. Il est membre de l’Académie des inscriptions et, le mois dernier, -on l’a fait grand-croix de la Légion d’honneur, mais ce n’est pas comme -écrivain, c’est comme ambassadeur de France en Angleterre. Ce Ponson du -Terrail, qui a si heureusement dévié, s’appelle Charles Tissot. Un -garçon qui ne s’est pas démenti par exemple, c’est notre camarade -Vachette, qui nous faisait pouffer de rire et attirait infailliblement -sur ses lecteurs ou ses auditeurs une grêle de pensums. Il est toujours -aussi plaisant et l’on retrouve dans ses écrits, non seulement la verve, -mais le débraillé du collège, quoiqu’il ait tant soit peu modifié son -nom et qu’il signe Eugène Chavette. Nous comptions parmi nous un -artiste, un seul, mais qui en valait cent. C’était un petit bonhomme -rose et joufflu, plus jeune de trois ou quatre ans que ses camarades de -classe, pas très fort en latin, mais étonnant en gymnastique et bien -doué pour la musique. Il dessinait en outre sur les marges de ses -cahiers des croquis d’un goût si bizarre et d’une si haute fantaisie, -que l’éditeur Philippon ne se fit pas prier pour les réunir en album. Ce -gamin, qui devait un jour jeter à tous les vents une œuvre immense et -remplir le monde de son nom, c’était Gustave Doré. - -Je ne suis pas venu parmi vous pour passer la revue de mes contemporains -ni pour distribuer des prix aux anciens Charlemagne. La simple -nomenclature des hommes, qui depuis cinquante ans ont ajouté à la gloire -de cette vieille maison, nous prendrait la journée entière et pourrait -s’allonger à votre détriment jusqu’à demain. C’est pourquoi je ne veux -parler ni de Paul Albert, notre ami, qui fut un écrivain, un professeur -et un conférencier de premier ordre, ni de Maxime-Abel Gaucher qui, sans -abandonner sa chaire un seul jour, s’est classé parmi nos critiques les -plus subtils et les plus délicats, ni de Duvaux qui, sans y songer, est -devenu un beau matin ministre et, ma foi! bon ministre de l’instruction -publique; ni de Quinot, ni de Bary, ni de Marguet, ni de Goumy, ni -d’Eugène Benoist, le premier latiniste de France; ni de Fustel de -Coulanges, l’admirable historien de la cité antique et le digne héritier -de Bersot à l’École normale. Je passe sans m’arrêter entre les maîtres -de la science comme Debray, les maîtres de l’art médical comme Alfred -Fournier, les maîtres du barreau comme Craquelin et Martini, les -ingénieurs éminents, tels que Dormoy, Greil, Doniol, Geneste et Cornu. - -Et si je parle de Flourens, c’est seulement pour remercier ce digne -président de notre Association fraternelle et ses collègues au conseil -d’État du décret qui nous a classés parmi les établissements d’utilité -publique. - -La camaraderie, mes chers enfants, n’est pas une affaire, comme Scribe -l’a démontré, sans le croire, dans une de ses comédies les plus -plaisantes. Cet homme d’esprit a été toute sa vie le modèle des -camarades, et Sainte-Barbe s’en souvient. Ce n’est pas tout que de -penser avec plaisir aux compagnons de notre enfance; il faut analyser un -sentiment obscur et organiser quelque peu notre fraternité instinctive. -L’école est une petite patrie dans la grande; une patrie moins large -assurément, mais plus intime. Nous ne lui devons pas notre sang comme à -celle qui nous a donné la vie, mais nous lui devons autre chose. Une -sorte de parenté intellectuelle et morale nous unit à tous ceux qui se -sont assis sur nos bancs, soit avec nous, soit même avant ou après nous. -Nous devons quelque déférence à nos aînés du collège, quelque protection -à nos cadets, quelque assistance à tous ceux des nôtres qui ont éprouvé -la rigueur du sort. On ne songeait guère à tout cela, j’en conviens, -quand on avait votre âge, mais nous y avons pensé depuis, et il n’est -pas mauvais que vous profitiez un peu de notre expérience. A la -distribution des prix de 1840, un philosophe inquiet et malheureux, -comme tous ceux qui cherchent la certitude et ne l’ont pas trouvée, -Théodore Jouffroy, nous fit entendre un discours admirable qui fut son -testament et peut-être son chef-d’œuvre. L’orateur ne s’adressait pas à -nous autres bambins; il ne parlait que pour les grands, pour les élèves -de mathématiques et de philosophie, qui allaient sortir du collège. Et -ce noble esprit leur disait: «Profitez bien des dix années qui s’ouvrent -devant vous, car vous entreverrez dans ces dix ans toutes les idées -fécondes de votre vie.» Le conseil de Jouffroy était sage et son -pronostic était vrai; j’en parle par expérience et je voudrais vous -donner à mon tour un avis qui ne vous fût pas inutile. Profitez, mes -chers camarades, du temps qui vous reste à passer sur ces bancs où nous -nous sommes assis avant vous; profitez-en, non seulement pour faire -provision de savoir et d’idées, mais encore et surtout pour faire -provision d’amis. Passé un certain âge on fait des connaissances, on se -crée des relations, on trouve des protecteurs, des protégés, des -collègues, des confrères, des associés, mais l’intimité cordiale, le -tutoiement, la confiance entière et désintéressée, le dévouement -réciproque à l’épreuve de tous les hasards de la vie, ne se développent -qu’ici, dans ce milieu sympathique et chaud où je me suis senti rajeunir -pendant quelques minutes au voisinage de vos jeunes cœurs. - - - - -ADIEUX A TOURGUENEFF - -(1er octobre 1883.) - - -Ivan Sergiewich, vous avez achevé de souffrir, mais vous n’êtes pas mort -tout entier. Votre sang généreux et chaud circule encore dans vos -livres; le bien que vous avez fait est gravé sur un métal plus -impérissable que l’airain, la reconnaissance des justes. C’est pourquoi -nous ne suivons pas votre deuil en pleurant: est-ce qu’on pleure les -immortels? Mais nous vous accompagnons avec recueillement comme un hôte -aimable et aimé qui part pour un très long voyage. C’est ici, au seuil -de Paris, devant cette large porte ouverte sur le nord, que ceux qui -s’en vont et ceux qui restent échangent le baiser d’adieu. Cher -voyageur, nous n’avons pas besoin d’évoquer votre image pour vous -retrouver tel que vous étiez hier. Votre noble figure est présente à -tous nos esprits. Nous voyons cette tête puissante portée par de -robustes épaules, la barbe et les cheveux blanchis avant le temps par le -travail et la douleur, les yeux d’une douceur exquise sous les sourcils -olympiens, la bouche souriante et mélancolique à la fois, la physionomie -empreinte de finesse et de bonté comme votre génie. Vous avez passé -vingt ans parmi nous, presque le tiers de votre vie. Nos arts, notre -littérature, nos plaisirs délicats, vous faisaient un besoin de cette -villégiature parisienne. Non seulement vous aimiez la France, mais vous -l’aimiez élégamment, comme elle prétend être aimée. Elle vous eût adopté -avec orgueil si vous l’aviez voulu, mais vous êtes toujours resté fidèle -à la Russie et vous avez bien fait, car celui qui n’aime pas sa patrie -absolument, aveuglément, bêtement, ne sera jamais que la moitié d’un -homme. Vous ne seriez pas si populaire au pays où l’on vous attend, si -vous n’aviez été bon patriote. J’ai lu dans les journaux qu’un homme de -la caste la plus nombreuse et la plus puissante en tous lieux, la caste -des imbéciles, avait dit: «Je ne connais pas Tourgueneff, c’est un -Européen et je suis marchand russe.» Ce simple vous logeait trop à -l’étroit dans les frontières de l’Europe. C’est à l’humanité tout -entière que votre cœur appartenait. Mais la Russie occupait la première -place dans vos affections. C’est elle avant tout et surtout que vous -avez servie. Je ne sais pas quel rang vous occupiez dans la hiérarchie -sociale, si vous êtes né riche ou pauvre, si vous avez rempli quelques -emplois, obtenu quelques dignités. Il importe peu, car aux yeux des -contemporains, comme aux yeux de la postérité, vous n’êtes et ne serez -jamais qu’un auteur de récits. Des récits, c’est bien peu de chose, et -le moindre pédant des universités allemandes regarde de son haut ces -élucubrations sans conséquence, dignes tout au plus d’amuser le -désœuvrement des femmes. Mais lorsque le conteur agile et charmant est -par surcroît un écrivain classique, un observateur sagace, un penseur -profond, un cœur d’apôtre, il lui arrive quelquefois de se faire une -place en dépit des pédants parmi les grands hommes du siècle et les -bienfaiteurs du genre humain. Pourquoi le peuple russe vous a-t-il -décerné par avance les honneurs qu’un grand politique ou un général -victorieux n’oserait même pas rêver? C’est d’abord parce que les races -se mirent complaisamment dans les individus qui représentent leur type -le plus accompli, et que vous êtes Slave entre les Slaves, un des plus -beaux échantillons de cette famille douce et fière, aventureuse et -sentimentale, qui n’a pas dit son dernier mot et qui débute à peine -depuis le siècle dernier sur le théâtre de l’histoire. C’est que vous -avez révélé à elle-même une Russie qui s’ignorait. C’est que la vie du -paysan russe, sa misère, son ignorance, sa résignation, sa bonté, ont -été signalées pour la première fois à l’intérêt et à la commisération de -tous par vos _Mémoires d’un chasseur_. C’est enfin parce que la grande -âme d’Alexandre II s’est inspirée de ce petit livre lorsqu’elle a -décrété l’abolition du servage et brisé d’un trait de plume une iniquité -aussi vieille que le monde. Jamais une œuvre littéraire n’avait obtenu -une si haute consécration. Jamais les puissants de ce monde n’avaient si -glorieusement affirmé le règne de l’esprit sur la terre. Eh bien! vous -allez le revoir, ce grand pays que nous connaissons un peu, grâce à -vous. Vous allez traverser en modeste triomphateur les steppes sans -limites et les forêts parfumées de résine où plane le coq de bruyère. -Les paysans courront à vous comme un vieil ami. Ils feront bien des -verstes à pied pour saluer votre passage. Ils se disputeront la joie -amère de porter votre cercueil. Ils rentreront dans leurs maisons de -bois pour se mettre à genoux devant l’iconostase et recommander à la -Vierge et aux saints votre bonne âme. J’aime à penser que la première -neige de l’hiver argentera la tombe où vous avez voulu dormir côte à -côte avec votre ami Bielinski. Vous étiez friand de la neige et personne -ne l’a dépeinte avec autant de tendresse que vous. Quel monument -vont-ils vous élever là-bas dans leur reconnaissance ingénieuse? Les -grands hommes d’État, vos voisins des frontières de l’Ouest, savent ce -qui les attend après la mort. Ils auront des statues de fer supportées -par des prisonniers de guerre, des vaincus, des annexés, des malheureux -chargés de chaînes. Un petit bout de chaîne brisée sur une table de -marbre blanc siérait bien mieux à votre gloire et satisferait, j’en suis -sûr, vos modestes ambitions. - -Ivan Sergiewich, vous qui nous avez fait connaître et apprécier vos -concitoyens, couronnez l’œuvre de votre vie en leur faisant apprécier la -France. Dites-leur que l’adversité nous a rendus meilleurs et plus -sages, que nous ne sommes plus légers, que nous n’avons jamais été -ingrats, que nous savons aimer qui nous aime, servir qui nous sert, et -mêler notre sang avec profusion au sang des peuples amis. - - - - -DISCOURS PRONONCÉ - -A l’inauguration de la statue d’Alexandre Dumas. - -(Novembre 1883.) - - -Cette statue, qui serait d’or massif si tous les lecteurs de Dumas -s’étaient cotisés d’un centime, cette statue, messieurs, est celle d’un -grand fou qui dans sa belle humeur et son étourdissante gaieté logeait -plus de bon sens et de véritable sagesse que nous n’en possédons entre -nous tous. C’est l’image d’un irrégulier qui a donné tort à la règle, -d’un homme de plaisir qui pourrait servir de modèle à tous les hommes de -travail, d’un coureur d’aventures galantes, politiques et guerrières, -qui a plus étudié à lui seul que trois abbayes de bénédictins. C’est le -portrait d’un prodigue qui, après avoir gaspillé des millions en -libéralités de toute sorte, a laissé sans le savoir un héritage de roi. -Cette figure rayonnante est celle d’un égoïste qui s’est dévoué toute la -vie à sa mère, à ses enfants, à ses amis, à sa patrie; d’un père faible -et débonnaire qui jeta la bride sur le cou de son fils et qui pourtant -eut la rare fortune de se voir continué tout vivant par un des hommes -les plus illustres et les meilleurs que la France ait jamais applaudis. - -Le comité qui a pris l’initiative de cette réunion littéraire et -patriotique a bien fait d’y convier la Société des gens de lettres. Je -craignais encore, il y a quelques jours, qu’il ne nous eût oubliés, et -je ne m’en consolais pas facilement, car Dumas, qui fut un de nos -fondateurs avec Hugo, Balzac et tous les grands romanciers du siècle, -nous appartient au moins autant qu’à nos honorables amis les auteurs -dramatiques. Ses livres seront lus plus longtemps que ses comédies et -ses drames ne seront représentés. Durant un siècle et plus, ces beaux -récits où l’action ne languit jamais, où le style est limpide et -brillant comme le cristal d’une source, où le dialogue pétille comme -bois vert sur le feu, feront la joie des jeunes gens, la distraction des -vieillards, le repos des travailleurs, la consolation des malades, les -délices de tous. J’ai vu des hommes d’un certain âge et passablement -occupés, moi par exemple, s’oublier une nuit entière en compagnie du -_Chevalier de Maison-Rouge_ ou des _Mohicans de Paris_. J’entends encore -quelquefois mes enfants se quereller amicalement parce que l’un n’a pas -fini le second volume de _Monte-Cristo_ quand l’autre, qui attend son -tour, est arrivé au bout du premier. Et j’en conclus que le bon Dumas -n’a rien perdu de sa fraîcheur depuis le temps, hélas! un peu lointain, -où il faillit causer la mort d’un de nos camarades. C’était un petit -Espagnol, interne à la pension Massin; il avait perdu l’appétit et le -sommeil, et se consumait lentement comme tous ceux qui ont le mal du -pays. Sarcey, qui était dans sa classe et qui l’avait pris en amitié, -lui dit un jour: - -«C’est ta mère que tu voudrais voir? - ---Non, répondit l’enfant, elle est morte. - ---Ton père alors? - ---Il me battait. - ---Tes frères et sœurs? - ---Je n’en ai pas. - ---Mais pourquoi donc es-tu si pressé de retourner en Espagne? - ---Pour achever un livre que j’ai commencé aux vacances. - ---Et qui s’appelle? - ---_Los Tres Mosqueteros_.» - -Le pauvre enfant, messieurs, avait la nostalgie des _Trois -Mousquetaires_. Il ne fut pas difficile à guérir. - -Ce n’est pas seulement par son incomparable génie de conteur que Dumas -appartient à notre vieille et fraternelle Société; c’est aussi par son -caractère, par ses mœurs, ses qualités, ses défauts, ses erreurs même. -Nous avons eu parmi nous d’aussi grands écrivains, jamais un type -d’homme de lettres aussi parfaitement accompli. Il a fait bien des -choses en dehors de son état, par exemple la révolution de 1830 et la -conquête des Deux-Siciles; mais on peut dire sans exagération qu’il n’a -vécu que pour écrire. Lorsqu’il se plongeait dans l’histoire, c’était, -comme un pêcheur de perles, pour en rapporter un roman. Lorsqu’il -voyageait en Afrique, en Syrie, au Caucase, en Suisse, en Italie, -c’était pour raconter ses voyages. La rencontre la plus vulgaire, la -conversation la plus insipide, lui fournissait au moins une page -intéressante. Il a nourri des animaux, chiens, chats, singes, tortues, -grenouilles, et même un ours, si j’ai bonne mémoire: c’était pour leur -prêter de l’esprit. Les femmes ont pris beaucoup de son cœur et fort peu -de son temps; je doute que la plus aimée ait eu assez d’empire sur lui -pour le détourner du travail, car il n’a cessé de produire que lorsqu’il -a cessé de vivre. Et que fût-il advenu, bonté du ciel! si la manne que -tout un peuple attendait bouche bée avait fait défaut un seul jour? -Rappelez-vous ce temps, cet heureux temps où les grands journaux -politiques se disputaient la clientèle à coups de feuilleton, où le -Premier-Paris n’était plus pour ainsi dire qu’un hors-d’œuvre, car la -France s’intéressait plus vivement à d’Artagnan ou à Edmond Dantès qu’à -MM. Duvergier de Hauranne et Guizot. C’était l’âge d’or du roman, le -règne de Dumas Ier, qui fut d’ailleurs un bon roi; car il n’abusa du -pouvoir que contre les libraires et les éditeurs de journaux, au grand -profit de tous ses confrères. En faisant admettre l’esprit à la cote des -valeurs mobilières, il servit le prochain autant et plus que lui-même et -il améliora largement la condition de l’écrivain. Il la relevait en même -temps aux yeux des sots, cette imposante majorité du genre humain, par -la magnificence de sa vie et ses largesses sans exemple. Assez longtemps -les grands seigneurs avaient humilié les grands talents: Dumas se mit en -tête de venger le pauvre Colletet crotté jusqu’à l’échine et tous ceux -qui depuis deux siècles ont accepté l’aumône dédaigneuse des princes, -des financiers ou des gouvernements. Il fit merveille dans cette voie; -peut-être même y poussa-t-il un peu trop loin, car son inexpérience des -chiffres le livra quelque temps aux créanciers, aux usuriers et aux -huissiers. Mais Dumas n’était pas homme à se troubler pour si peu. -Lorsqu’il fut bien certain d’avoir des dettes, il travailla pour ses -créanciers, comme il avait travaillé pour ses amis, ses maîtresses et -ses parasites. Cela ne le changeait pas beaucoup, car il n’avait pas de -besoins personnels, sauf l’encre et le papier. Je me trompe: il lui -fallait encore des collaborateurs, et il en a fait une large -consommation. Il ne s’en est jamais caché, et d’ailleurs le simple bon -sens dit assez qu’un seul homme était incapable d’écrire plus de cent -volumes par an. Les envieux et les impuissants lui ont fait un reproche -de cette nécessité. Les Mirecourt du temps ont pleuré des larmes de -crocodile sur les victimes de sa gloire et de son talent. Il paraît -malaisé de plaindre les collaborateurs de Dumas quand on regarde ceux -qui ont survécu. Le maître ne leur a pris ni leur argent, car ils sont -riches, ni leur réputation, car ils sont célèbres, ni leur mérite, car -ils en ont encore et beaucoup. Du reste, ils ne se sont jamais lamentés, -tout au contraire. Les plus fiers s’applaudissent, je crois, d’avoir été -à si bonne école, et c’est avec une véritable piété que le plus illustre -de tous, M. Auguste Maquet, parle toujours de son grand ami. Je ne sais -pas dans quelle proportion l’on partageait les fruits du travail commun; -il est certain que le crédit de son nom et la supériorité de son style -permettaient à Dumas de se faire la part du lion; mais l’empressement -avec lequel on recherchait son patronage atteste que ce beau génie -n’était pas un génie injuste et malfaisant. Quant à la somme de travail -qu’il apportait à la masse, je puis dire avec une sorte de précision ce -qu’elle était, car un heureux concours de circonstances m’a permis de -surprendre ce grand producteur en flagrant bienfait de collaboration. - -C’était au mois de mars 1858, à Marseille. J’allais en Italie, ou du -moins je croyais y aller et prendre le bateau de Civita-Vecchia le soir -même. Mais, en mettant les pieds sur le quai de la gare, je me sentis -soulevé de terre par un colosse superbe et bienveillant qui m’embrassa. -Il était venu au-devant d’une femme adorée qu’il n’aimait plus depuis la -veille, car il venait tout justement de lui donner une rivale dans son -impatience de la revoir. Il l’accueillit d’ailleurs avec la tendresse la -plus vive et la plus sincère; puis revenant à moi: «Je te garde, dit-il; -tu vas descendre à mon hôtel; nous dînerons ensemble, et je te ferai -moi-même une bouillabaisse dont tu te lècheras les doigts; tu viendras -ensuite au Gymnase applaudir la première représentation d’un drame -qu’ils m’ont forcé d’écrire en trois jours; Clarisse et Jenneval y sont -sublimes, et ma petite ingénue, un amour! Mais n’en dis rien devant la -dame de Paris.» - -Je lui obéis avec joie, comme on obéissait toujours à cet être -irrésistible. Sa bouillabaisse fut délicieuse; son drame, intitulé les -_Gardes forestiers_, alla aux nues; on offrit sur la scène une couronne -d’or à l’auteur; l’orchestre du théâtre vint lui donner une aubade sous -les fenêtres de l’hôtel, aux applaudissements du public; il parut au -balcon, remercia les musiciens et harangua le peuple; on se rendit -ensuite au meilleur restaurant de la ville, où les directeurs du théâtre -avaient commandé le souper. La fête se prolongea jusqu’à trois ou quatre -heures du matin. Nous rentrons; je dormais debout. Lui, le géant, était -frais et dispos comme un homme qui sort du lit. Il me fit entrer dans sa -chambre, alluma devant moi deux bougies neuves sous un réflecteur et me -dit: - -«Repose-toi, vieillard! Moi, qui n’ai que cinquante-cinq ans, je vais -écrire trois feuilletons qui partiront demain, c’est-à-dire aujourd’hui, -par le courrier. Si par hasard il me restait un peu de temps, je -bâclerais pour Montigny un petit acte dont le scénario me trotte par la -tête.» - -Je crus qu’il se moquait; mais, en m’éveillant, je trouvai dans la -chambre ouverte, où il chantait en faisant sa barbe, trois grands plis -destinés à la _Patrie_, au _Journal pour tous_ et à je ne sais quelle -autre feuille de Paris; un rouleau de papier à l’adresse de Montigny -renfermait le petit acte annoncé, qui était tout bêtement un -chef-d’œuvre: l’_Invitation à la valse_. - -Il est manifestement impossible à l’homme le mieux doué d’abattre une -telle besogne en quelques heures si sa tâche n’a pas été sérieusement -préparée soit par lui-même, soit par un autre. Dumas écrivait ses romans -de sa main, d’une belle et lumineuse écriture, sur un grand papier azuré -et satiné. Mais il en improvisait la broderie sur un fond qui n’était -pas improvisé. Je vois encore sur notre table d’hôtel la première -version des _Louves de Machecoul_. C’était un fort dossier de papier -écolier, coupé en quatre et couvert d’une petite écriture fort nette; -une excellente ébauche mise au point par un praticien distingué d’après -la maquette originale du maître. Pour en faire un roman de Dumas, il ne -restait plus qu’à l’écrire, et Dumas l’écrivait. Il copiait à sa -manière, c’est-à-dire en y semant l’esprit à pleines mains, chaque -petite feuille de papier blanc sur une grande feuille de papier bleu. Il -faisait ainsi pour lui-même ce qu’un autre Dumas fit plus tard avec un -désintéressement absolu pour sa noble amie Mme Sand lorsqu’il tira son -grand feu d’artifice à travers les quinconces, les charmilles et les -plates-bandes du _Marquis de Villemer_. - -L’esprit du fils et l’esprit du père seront peut-être un jour le thème -d’un parallèle à la Plutarque que je n’entreprendrai point, et pour -cause: il y faudrait un demi-siècle de reculée et le savoir d’un -lapidaire assez expert pour comparer le Régent au Sancy. J’ai vu des -Parisiens qui savaient leur métier de maîtres de maison organiser un -concours entre ces deux grands virtuoses; mais c’est en vain qu’on les -faisait asseoir à même table; ils s’éteignaient réciproquement et -cachaient leur esprit à qui mieux mieux, parce que chacun d’eux avait -peur d’en montrer plus que l’autre et qu’ils s’adoraient l’un l’autre -jusqu’à l’abnégation. - -Dans notre précieuse et trop courte intimité de Marseille, Dumas père -m’a dit un jour: «Tu as bien raison d’aimer Alexandre: c’est un être -profondément humain, il a le cœur aussi grand que la tête. Laisse faire, -si tout va bien, ce garçon-là sera Dieu le Fils.» L’excellent homme -savait-il en parlant ainsi qu’il usurpait le trône de Dieu le Père? -Peut-être; mais chez Dumas le moi n’était jamais haïssable, parce qu’il -était toujours naïf et bon. La bonté entre au moins pour les trois -quarts dans le composé turbulent et fumeux de son génie. Sous le -brillant écrivain qui ne tardera pas à devenir classique, grâce à la -limpidité de son style, on trouve toujours le bon homme et le bon -Français. Il aima son pays par-dessus tout, dans le présent et dans le -passé, sans rien sacrifier à l’esprit de parti, sans tomber dans les -déplorables iniquités de la politique. Nul n’a parlé de Louis XIV avec -plus de respect, de Marie-Antoinette avec plus de piété, de Bonaparte -avec plus d’admiration que ce républicain déclaré et convaincu. Il a -été, concurremment avec Michelet, avec Henri Martin, avec les plus -ardents, avec les plus austères, un vulgarisateur de notre histoire. -C’est ainsi qu’il a mérité l’amère faveur du destin qui l’a fait mourir -à la fin de l’Année terrible, l’a retranché de la France en même temps -que l’Alsace et la Lorraine, et l’a enseveli comme un héros vaincu dans -le drapeau national en deuil. Sa gloire littéraire est surtout, avant -tout, une gloire patriotique; aussi voyons-nous sa statue, la première -qu’un simple romancier ait obtenue en France, rassembler autour d’elle -l’élite de tous les partis. - -Ce libre-penseur, qui était d’ailleurs un spiritualiste convaincu, -respectait religieusement la foi d’autrui; ce bon vivant, ce joyeux -compagnon, n’a propagé que les bons principes, il n’a prêché que la -saine morale: aussi voyons-nous les fidèles de toutes les communions, -les philosophes de toutes les écoles absoudre unanimement les écarts -véniels de sa vie et de sa plume. Enfin, cet écrivain fougueux, -puissant, irrésistible comme un torrent débordé, ne fit jamais œuvre de -haine ou de vengeance; il fut clément et généreux envers ses pires -ennemis; aussi n’a-t-il laissé ici-bas que des amis. Le champ de -l’avenir est le patrimoine des bons. Telle est, messieurs, la moralité -de cette cérémonie. - - -FIN. - - - - -TABLE DES MATIÈRES - - - De Pontoise à Stamboul 1 - Le grain de plomb 145 - Dans les ruines 169 - Les œufs de Pâques 191 - Le jardin de mon grand-père 201 - Au petit Trianon 219 - Quatre discours 239 - - -FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES - - -Coulommiers.--Typog. PAUL BRODARD et Cie. - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE PONTOISE À STAMBOUL *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part -of this license, apply to copying and distributing Project -Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ -concept and trademark. 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You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>De Pontoise à Stamboul</span></p> -<p style='display:block; margin-left:2em; text-indent:0; margin-top:0; margin-bottom:1em;'><span lang='fr' xml:lang='fr'>Le grain de plomb; dans les ruines; les œufs de Pâques; le jardin de mon grand-père; au petit Trianon; quatre discours</span></p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Edmond About</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: January 14, 2023 [eBook #69794]</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p> - <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</p> -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>DE PONTOISE À STAMBOUL</span> ***</div> -<h1>DE PONTOISE<br /> -A STAMBOUL</h1> - -<p class="c small">LE GRAIN DE PLOMB<br /> -DANS LES RUINES — LES ŒUFS DE PAQUES<br /> -LE JARDIN DE MON GRAND’PÈRE — AU PETIT TRIANON<br /> -QUATRE DISCOURS</p> - -<p class="c">PAR<br /> -<span class="large">EDMOND ABOUT</span></p> - - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br /> -79, <span class="xsmall">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 79</p> - -<p class="c">1884<br /> -<span class="xsmall">Droits de propriété et de traduction réservés</span></p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top2em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="2" class="c"><div><span class="small">FORMAT IN</span>-8</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le roman d’un brave homme</span> ; 1 vol. illustré de 52 compositions -par <i>Adrien Marie</i> ; 2<sup>e</sup> édit. broché, 10 fr. ; — relié</td> -<td class="bot r"><div>14 <span class="cent">»</span></div></td></tr> - -<tr><td colspan="2" class="c"><div><span class="small">FORMAT IN</span>-16</div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Alsace</span> (1871-1872) ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Causeries</span> ; 2<sup>e</sup> édition. 2 vol.</td> -<td class="bot r"><div>7 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Chaque volume se vend séparément</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">La Grèce contemporaine</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">Le même ouvrage, édition illustrée</td> -<td class="bot r"><div>4 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Progrès</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Turco. — Le bal des artistes. — Le poivre. — L’ouverture -au château. — Tout Paris. — La -chambre d’ami. — Chasse allemande. — L’inspection -générale. — Les cinq perles</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1864.</span> 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1866.</span> 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Théâtre impossible</span> : Guillery, — L’assassin. — L’éducation -d’un prince, — Le chapeau de sainte Catherine ; 2<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L’A B C du travailleur</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de province</span> ; 6<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">La Vieille Roche.</span> Trois parties qui se vendent séparément.</td> -<td> </td></tr> -<tr><td class="drap2">1<sup>re</sup> partie : <i>Le Mari imprévu</i> ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">2<sup>e</sup> partie : <i>Les Vacances de la Comtesse</i> ; 4<sup>e</sup> édit. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap2">3<sup>e</sup> partie : <i>Le marquis de Lanrose</i> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Fellah</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L’Infâme</span> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Madelon</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roman d’un brave homme</span> ; 30<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c"><hr /></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Germaine</span> ; 57<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roi des montagnes</span> ; 15<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de Paris</span> ; 75<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">L’Homme a l’oreille cassée</span> ; 10<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Tolla</span> ; 12<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Maître Pierre</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Trente et quarante. — Sans dot. — Les parents -de Bernard</span>, 40<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td> -<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr> -<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Capital pour tous.</span> Brochure in-18.</td> -<td class="bot r"><div>» <span class="cent">10</span></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap xsmall">Coulommiers. — Imp. P. BRODARD et C<sup>ie</sup>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c1"><span class="small">DE</span><br /> -PONTOISE A STAMBOUL</h2> - - - - -<h3>I</h3> - - -<p>L’aventure que je vais vous raconter par le -menu ne ressemble pas mal au rêve d’un homme -éveillé. J’en suis encore ébloui et étourdi tout -ensemble, et la légère trépidation du wagon-lit -vibrera très probablement jusqu’à demain matin -dans ma colonne vertébrale. Il y a exactement -treize jours que je quittais les bords de l’Oise -pour aller prendre le train rapide de l’Orient à la -gare de Strasbourg ; et dans ces treize jours, -c’est-à-dire en moins de temps qu’il n’en fallait -à Mme de Sévigné pour aller de Paris à Grignan, -je suis allé à Constantinople, je m’y suis promené, -instruit et diverti, et j’en suis revenu sans -fatigue, prêt à repartir demain si l’on veut, par -la même voiture, pour Madrid ou Saint-Pétersbourg. -Et notez que nous avons fait une halte de -vingt-quatre heures dans cette France orientale -qui s’appelle la Roumanie, assisté à l’inauguration -d’un palais d’été dans les Carpathes, pris le -thé avec un roi et un reine et banqueté somptueusement -chez le Bignon de Bucarest. On dit -avec raison que notre temps est fertile en miracles ; -je n’ai rien vu de plus étonnant que cette -odyssée dont la poussière estompe encore mon -chapeau.</p> - -<p>Par quel concours de circonstances ai-je quitté -Paris le 4 octobre, à l’heure où le rideau se levait -sur le beau drame de mon ami Albert Delpit ? -Tout simplement parce qu’un aimable homme, -M. Delloye-Matthieu, m’avait dit au printemps -dernier :</p> - -<p>« Connaissez-vous Constantinople ?</p> - -<p>— Oui et non : j’y suis allé il y a trente ans et -la ville doit avoir bien changé, quoiqu’elle ait assurément -moins changé que moi.</p> - -<p>— Si l’on vous invitait à l’aller voir ?</p> - -<p>— J’accepterais avec enthousiasme. Quand -partons-nous ?</p> - -<p>— Aussitôt que le choléra voudra bien nous le -permettre. »</p> - -<p>M. Delloye-Matthieu est un richissime banquier -belge, un puissant industriel et un piocheur -infatigable. Il ne se contente pas de faire -travailler ses capitaux dans les grandes affaires -de la Belgique et de l’étranger ; il y prodigue -sa personne, dirigeant, conseillant, surveillant, -instruit de tout, présent partout, brûlé par une -activité dévorante, et bon vivant avec cela, gai -causeur et joyeux convive. On assure qu’il aura -bientôt soixante-huit ans ; tout ce que je sais de -son âge, c’est qu’à Constantinople il était le -dernier à se mettre au lit et le premier aux -cavalcades matinales.</p> - -<p>Cet aimable homme de finance préside le -comité de la Compagnie internationale des -wagons-lits dont le directeur, presque aussi -connu en Europe que M. Pullman en Amérique, -est M. Nagelmackers. Et la Compagnie des -wagons-lits invitait une quarantaine de fonctionnaires, -d’administrateurs, d’ingénieurs et de -publicistes à l’inauguration d’un matériel non -seulement neuf, mais tout à fait nouveau.</p> - -<p>Je crois superflu d’indiquer pourquoi la Compagnie -des wagons-lits est internationale. Son -but étant de faire circuler ses voitures sur tous -les chemins de l’Europe continentale et d’emprunter -successivement pour un même voyage la -traction de diverses Compagnies, elle ne pouvait -être exclusivement ni française, ni allemande, -ni espagnole, ni italienne, ni russe. Je dirai -même sans crainte de sembler paradoxal qu’elle -ne pouvait être que belge, car le nom sympathique -et honoré de la Belgique est synonyme de -neutralité. Il faut, pour ainsi dire, le concours -d’un bon vouloir universel, d’une sorte de fraternité -invraisemblable, au triste temps où nous -vivons, pour faire circuler, depuis Brest jusqu’à -Giurgewo ou de Séville à la frontière russe, un -voyageur malade ou pressé, sans qu’il ait à subir -les vexations, les ennuis, les retards de la douane -et de la police. L’homme, colis vivant, que les -entrepreneurs de transports secouaient sans aucun -scrupule, que les contrôleurs réveillaient -sans pitié, que les buffets et les gargotiers embusqués -aux stations principales empoisonnaient -et rançonnaient sans merci, que tout un peuple -de parasites et de fâcheux se repassait de mains -en mains, deviendra presque, avec le temps, un -animal sacré, un chat d’Égypte. Tout le monde -se mettra d’accord pour lui donner non seulement -de la vitesse, mais du calme, du sommeil et -du confort, en échange de son argent.</p> - -<p>J’aime fort les chemins de fer, d’autant plus -que j’ai connu les diligences, et je fais chaque -année une jolie consommation de kilomètres. -Mais j’ai pesté souvent, comme tous les Français, -contre la réclusion du voyageur dans ces compartiments -de huit places où l’on n’est bien qu’à -condition d’être quatre, contre l’insuffisance des -temps d’arrêt, qui atteste un profond mépris pour -les infirmités de la nature humaine. Que de fois, à -travers la portière d’un wagon, j’ai contemplé -d’un œil d’envie une de ces voitures de saltimbanques -où la famille entière boit, mange et dort -en paix sous la conduite du pitre mélancolique -qui fouette un vieux cheval blanc ! Je sais que ce -mode de locomotion manque de promptitude et -qu’il ne serait pas goûté des agents de change -qui vont le samedi soir à Trouville. Mais le confort -et la célérité ne sont pas inconciliables, -témoin ces colonies mouvantes que le train de -New-York transporte à San-Francisco en cinq -jours et demi, et qui parcourent cinq mille trois -cent cinquante kilomètres, sans souffrir ni de -la faim, ni de la soif, ni même des fourmis dans -les jambes, car le voyageur fatigué d’être assis -peut se reposer en marchant. Ce qu’il y a de plus -merveilleux et de plus enviable dans ces grands -trains du Pacifique, c’est qu’on y est chez soi, -qu’on peut s’y installer pour toute la durée du -voyage sans craindre les transbordements, tandis -qu’en France, dans le premier pays du monde -(vieux style), il faut changer deux fois de voiture -pour aller de Pontoise à Saint-Germain.</p> - -<p>Mais si j’ai jalousé souvent le bien-être du -voyageur américain, du diable si je m’attendais -à le trouver dans les wagons-lits ! Ces longues -voitures verdâtres, éclairées par de rares fenêtres -qui n’ont pas l’air de s’ouvrir volontiers, attirent -quelquefois notre attention dans les gares, à l’arrivée -des trains de longue haleine. Elles sont -noyées de poussière et l’on distingue à peine -dans la pénombre le profil d’un Anglais qui -s’étire en bâillant ou la face d’un valet de chambre -à casquette galonnée d’or. Telle est du moins -l’impression que j’avais conservée du vieux matériel -des wagons-lits, des voyageurs et du service. -Je n’y voyais guère autre chose que des -hôpitaux ambulants ou des cabines de bateau à -vapeur en terre ferme ; je n’éprouvais qu’une -sincère compassion pour leurs passagers, et je -me réjouissais d’être assez bien portant pour -éviter les bienfaits d’une hospitalité si bien -close.</p> - -<p>La soirée du jeudi 4 octobre fut donc pour -moi comme une révélation ; elle m’ouvrit un -monde que je n’avais pas entrevu même en -songe. Par une malice du sort ou peut-être par -une ingénieuse combinaison de M. Nagelmackers, -le train où nous allions monter s’allongeait -parallèlement à un vieux wagon-lit du modèle -qui a fait son temps. D’un côté, la voiture-hôpital, -la voiture-prison, la vieille voiture verte et -poudreuse ; de l’autre, trois maisons roulantes, -longues de dix-sept mètres et demi, construites -en bois de teck et en cristal, chauffées à la vapeur, -brillamment éclairées au gaz, largement -aérées et aussi confortables pour le moins qu’un -riche appartement de Paris. Les quarante invités -de la Compagnie, les parents, les amis, les -curieux qui nous entouraient à la gare de l’Est, -ne pouvaient en croire leurs yeux. Mais ce fut -bien autre chose après le coup de sifflet du départ, -lorsque notre menu bagage fut installé dans -de jolies chambrettes à deux, à trois ou quatre -lits et qu’un repas délicieux nous réunit pour la -première fois dans la salle à manger commune. -Il est invraisemblable, ce symposium précédé -d’un petit salon pour les dames et d’un joli -fumoir, et suivi d’une cuisine grande comme la -main dans laquelle un superbe Bourguignon à -barbe noire fait des miracles que Cleverman et -même Hermann n’égaleront jamais. J’ai conservé -presque tous les menus de cet artiste sans -rival, et si je ne les livre pas à votre admiration, -c’est que la bonne nourriture rend l’homme bon -et que je craindrais de damner mon prochain -par le péché de convoitise. Mais il n’est pas indifférent -de noter que la Compagnie s’appliquait -à nous faire connaître au jour le jour les mets -nationaux et les illustres crus des pays que nous -traversions. C’est ainsi par exemple que nous -bûmes en Roumanie un très joli vin blanc, fabriqué -et signé par M. J.-C. Bratiano, président -du conseil des ministres, et vraiment digne de -porter le nom d’une Excellence.</p> - -<p>C’est au premier dîner, comme il convient, que -la connaissance se fit entre nous. Nous étions au -départ dix-neuf Français, et nous aurions été -vingt si le ministre des postes et des télégraphes -n’eût été retenu au dernier moment par la politique ; -mais il avait envoyé son aimable fils avec -deux grands chefs de service, tandis que M. Grimprel, -directeur de la dette inscrite, représentait -avec infiniment d’humour et d’esprit le ministère -des finances. Nos cinq grandes Compagnies de -chemins de fer avaient délégué M. Delebecque, -M. Courras, M. Delaître, M. Amiot, MM. Berthier -et Regray. On avait invité dans la presse -parisienne trois jeunes gens fort gais et de bonne -compagnie, M. Boyer, M. Tréfeu et le fils d’Ernest -Daudet. Il faut aussi porter à l’actif de la -France le célèbre correspondant du <i lang="en" xml:lang="en">Times</i>, M. de -Blowitz, qui s’est fait naturaliser vaincu en 1871. -C’est un homme très particulier, de physionomie -bizarre et d’une coquetterie originale. Peut-être -un peu trop pénétré de son mérite et de son influence, -mais très intelligent, assez instruit, vif à -la réplique, capable d’entendre la plaisanterie et -d’y répondre argent comptant. Je n’étais pas sans -quelque prévention contre lui avant de le rencontrer -en personne ; il gagne à être connu. Les -Belges, nos aimables hôtes, étaient les plus nombreux -après nous. A l’état-major de la Compagnie, -composé de MM. Delloye-Matthieu, Nagelmackers, -Lechat, Schrœder, s’étaient adjoints -M. Dubois, administrateur des chemins de fer -de l’État belge, et le ministre des travaux publics -en personne, M. Olin. C’est un jeune homme de -trente à trente-cinq ans, de taille très moyenne, -de figure avenante, simple et digne, sérieux et -cordial, et sans un atome de morgue officielle. -L’ambassade ottomane de Paris avait prêté pour -quelques jours son premier secrétaire, Missak-Effendi, -un de ces diplomates que la Turquie -fait faire exprès pour s’attirer les sympathies de -l’Europe, car ils sont gens du monde, avisés, -réfléchis, séduisants, et ils parlent toutes les langues, -y compris le pur parisien. Nous n’avions -qu’un seul Hollandais, M. Janszen, mais il incarnait -en lui seul tout ce qu’il y a de meilleur -dans la Hollande, la droiture, la bonhomie, la -cordialité. Je crois bien que, si nous avions eu -un prix de bonne grâce à décerner en rentrant à -Paris, M. Janszen l’eût emporté à l’unanimité -des voix.</p> - -<p>Nous trouverons à Vienne et à Pesth l’administration -et la presse d’Autriche-Hongrie qui -feront bon ménage avec nous. Quant aux Allemands -de la grande Allemagne, ils n’étaient représentés -parmi nous que par deux ou trois -journalistes dont nous n’avons eu ni à nous -plaindre ni à nous louer, car nous n’avons pas -échangé deux idées avec eux, tout en mangeant -le même pain.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>II</h3> - - -<p>L’expérience de notre hôtellerie roulante commence -au coup de sifflet du départ, et elle intéresse -vivement tous ceux d’entre nous qui ont -une certaine pratique des chemins de fer. Ainsi, -l’on doit nous servir à dîner dans un quart -d’heure et nous trouvons le couvert mis avec une -intrépidité qui nous étonne. J’ai l’habitude de -déjeuner tous les mois dans le train de Paris à -Boulogne-sur-Mer, et quoique la Compagnie du -Nord ait des voitures admirablement suspendues -qui lui coûtent jusqu’à dix-sept et dix-huit mille -francs l’une, je sais combien il est malaisé d’y -verser et d’y boire un verre de vin sans trinquer -avec sa propre chemise. Eh bien ! les serviteurs -de la Compagnie Nagelmackers n’ont pas craint -de placer devant chacun de nous trois ou quatre -verres à pied d’un équilibre fort instable. Il faut -que ces braves garçons aient une confiance illimitée -dans l’aplomb de leur restaurant, et il nous -semble à première vue que les fiches, les cordes -tendues, ce qu’on appelle le violon à bord des -paquebots, ne seraient pas de trop en cette occurrence. -L’événement nous donne tort : rien ne -bouge sur ces petites tables si bien servies, tant -la construction des voitures a réalisé de progrès -depuis quelques années. La pesanteur du train -qui représente environ mille kilogrammes de -poids mort par voyageur, la fabrication ingénieuse -et savante des roues, la multiplicité des -ressorts et des tampons, l’écartement des essieux -qui permet de poser chaque voiture sur deux -trucs indépendants l’un de l’autre, tout concourt -à nous faire rouler sans secousse, sans -bruit, sans fatigue, à des vitesses qui, par moment, -n’ont pas été de moins de quatre-vingt-dix -kilomètres à l’heure. Et dans les courbes les -plus rapides, où les voitures ordinaires de sept -mètres de long sont parfois rudement cahotées, -non seulement nous n’avons point ressenti le -moindre choc, mais nous n’avons pas même -éprouvé cette trépidation qui fait dire aux voyageurs -des trains express : Ça marche bien.</p> - -<p>Ce qui n’a pas très bien marché le premier soir, -c’est le service. Soit que le cuisinier n’eût pas -encore ses coudées franches dans l’armoire à surprises -qui lui sert d’atelier, soit que les domestiques -fussent un peu déconcertés par l’abondance -et l’opulence d’un matériel tout battant neuf, soit -peut-être tout bonnement parce que les invités se -trouvaient trop bien à table et s’amusaient plus -que de raison à lier connaissance le verre en main, -il n’était pas loin de minuit lorsque nous prîmes le -chemin de nos chambres. Encore quelques groupes -trouvèrent-ils le moyen de faire une station en -plein air sur les petites plates-formes qui séparent -les grands wagons : on y est admirablement pour -fumer un cigare dont le vent furieux du train emporte -la moitié. J’avoue que je n’étais pas fâché -d’éloigner l’heure fatale du sommeil et d’entrer le -plus tard possible dans la prison sans air où les passagers -des bateaux ronflent les uns sur les autres -lorsqu’ils ne font rien de pis. Il me semblait que -nos voitures neuves devaient sentir la peinture -et je ruminais tristement le nom de ces dragées -pharmaceutiques qui prétendent guérir le mal de -mer. Je n’en eus pas besoin. La chambre, nette -et luisante comme un sou neuf, n’a pas reçu une -seule couche de peinture, par l’excellente raison -qu’elle est boisée du haut en bas. Le matelas et -l’oreiller sont juste à point, ni trop mous ni trop -durs ; les draps, qu’on change tous les jours par -un raffinement inconnu dans les maisons les plus -riches, exhalent une fine odeur de lessive ; et -mes deux compagnons, MM. Grimprel et Missak-Effendi, -sont des dormeurs exemplaires. La -lampe à gaz brillait discrètement à travers une -épaisseur de soie verte. Lorsque j’ouvris les yeux, -nous roulions vers Carlsruhe à travers les prairies -badoises, et il faisait grand jour. J’ai su -depuis que trois ou quatre ingénieurs de notre -bande étaient descendus à Strasbourg avec -M. Porgès, président de la Société Edison, pour -voir l’intérieur de la nouvelle gare éclairée par -la lampe électrique. On dit que c’est fort beau ; -mais le soleil lui-même me paraîtrait bien terne -à Strasbourg. Nous traversons les bois, les -vignobles et les riches cultures du Wurtemberg -sans autre incident mémorable que notre toilette -du matin. Mais ce détail n’est pas une petite -affaire. Le confort est un peu comme le galon ; -dès qu’on en prend, on n’en saurait trop prendre. -A force d’être bien, nous sommes déjà devenus -exigeants, et les deux cabinets de toilette qui -s’ouvrent à chaque bout de chaque wagon-lit ne -nous suffisent plus, il nous en faudrait au moins -quatre. Ils sont installés avec luxe, amplement -pourvus de savon, d’eau chaude et d’eau fraîche, -et maintenus dans un état d’irréprochable propreté -par les valets de chambre. Mais, soit pour -la toilette, soit pour les autres besoins de la vie, -ils ne peuvent héberger qu’un voyageur à la fois. -Nous sommes donc obligés, le matin, de nous -attendre les uns les autres et quelquefois assez -longtemps. C’est notre seul desideratum dans les -délices de cette Capoue roulante, et je crains -bien qu’il soit matériellement impossible de faire -mieux que l’on n’a fait. Considérez d’ailleurs que -les voyageurs ordinaires d’un train express rendraient -mille grâces aux dieux s’ils avaient un de -ces cabinets de toilette pour cent personnes. Or -nous en avions deux pour vingt. En Bavière, non -loin de l’inutile et ruineuse forteresse d’Ulm, -nous rencontrons pour la première fois le beau -Danube bleu que l’on appelle aussi et peut-être -plus justement <i lang="de" xml:lang="de">die schmutzige Donau</i>, la sale -Danube. Nous découvrons encore une autre -chose qui n’est pas sans nous émouvoir. C’est -que le wagon-restaurant, où l’on fait de si bonne -cuisine et où l’on passe trois heures à table, a un -léger défaut de construction : l’essieu chauffe ; -une odeur de graisse brûlée avertit nos ingénieurs -qui ont le nez fin. Il n’y a pas péril en la demeure ; -d’ailleurs les passagers peuvent communiquer -incessamment avec le mécanicien. Mais une réparation -est nécessaire, et elle ne peut s’exécuter -en chemin. Le chef de gare de Munich ne nous -l’a pas envoyé dire : il a fait décrocher d’urgence -notre beau restaurant neuf avec toutes ses dépendances, -juste au moment où l’on nous apportait -le café. Mais il faut croire que cette Compagnie -des <span lang="en" xml:lang="en">sleeping-cars</span> a tout prévu, même les -accidents inévitables dans l’essai d’un nouveau -matériel. En moins de cinq minutes, le cuisinier, -les maîtres d’hôtel et tous les hommes de service -sont embarqués à bord d’un autre restaurant -moins neuf et moins brillant que le premier, mais -aussi bien pourvu de tout le nécessaire et même -de tout le superflu. Jusqu’à Giurgewo où nous -devons quitter le train pour pénétrer en Bulgarie, -rien ne nous manquera, ni le beurre frais d’Isigny, -ni les vins fins, ni les fruits, ni les cigares. Et -quand nous reviendrons de Constantinople, nous -retrouverons à Giurgewo le beau restaurant neuf -qui s’est fait réparer à Munich.</p> - -<p>Le court moment que nous avons passé dans -la capitale de la Bavière nous a permis d’admirer -sinon l’architecture, au moins les proportions -d’une de ces gares monumentales dont -l’Allemagne victorieuse s’est donné le luxe à nos -frais. Non seulement nous les avons payées, mais -elles pourront encore nous coûter cher, car elles -sont manifestement construites contre nous. Ces -halls immenses où tout encombrement de voyageurs -est impossible sont des établissements militaires -au premier chef. Il ne faut pas être grand -clerc en stratégie pour supputer au pied levé le -nombre de batteries et de bataillons qu’on y -peut embarquer dans les vingt-quatre heures à -destination de Paris. J’aime à croire que depuis -douze ans notre état-major général a suivi les -exemples de M. de Moltke, mais je n’en suis pas -bien certain.</p> - -<p>Nous avons passé la frontière d’Autriche et -pris l’heure de Prague à Simbach après l’heure -de Munich, l’heure de Stuttgard et l’heure allemande. -Une des particularités de la monarchie -autrichienne, c’est qu’il lui sonne deux heures à -la fois, l’une à Prague, l’autre à Pest, l’heure -bohême et l’heure madgyare. Seule, l’heure de -Vienne n’existe pas, probablement parce que -Vienne règle sa montre sur les illustres pendules -de Berlin. L’horloge de notre wagon-restaurant -a craint de s’affoler dans la confusion -de tous ces méridiens politiques, et, par une -mesure de neutralité intelligente, elle a oublié -sa clef à Paris. Quant à nous, nous avons renoncé -depuis Strasbourg à déranger nos montres, -et ce sont deux voix féminines qui nous -ont, à la gare de Vienne, sonné minuit.</p> - -<p>Voix charmantes d’ailleurs et voix de femmes -gracieuses entre toutes. Au moment où M. Georges -Cochery, M. Blavier, M. Eschbacher et -M. Porgès, quatre Français, quittaient le train -pour aller voir l’Exposition d’électricité, nous -embarquions un haut fonctionnaire des Chemins -de l’État autrichien, M. Von Scala, avec sa -femme et sa belle-sœur. Un élément nouveau et -particulièrement délicat venait assaisonner tous -nos plaisirs et tempérer agréablement la gaieté -d’une nombreuse réunion d’hommes. Mme Von -Scala est fort belle ; elle a le type anglais animé -par la physionomie viennoise ; sa sœur, Mlle Léonie -Pohl, est exactement le contraire d’une beauté -classique, mais elle a tant d’esprit, tant de grâce -et de bonne humeur qu’elle est sûre de plaire, -et pour longtemps, au second coup d’œil. Les -deux aimables sœurs ont, du reste, une taille -charmante et une profusion de cheveux blond -cendré dont la finesse et la couleur feraient merveille -à Paris. L’empire d’Autriche-Hongrie est -largement représenté dans notre caravane par -M. Von Hollan, conseiller de section, M. Von -Obermayer, conseiller de régence, charmant -homme, le cœur sur la main, délégués l’un et -l’autre par le ministre des travaux publics, et -par M. Wiener, secrétaire général des Chemins -de fer orientaux et frère du célèbre explorateur -de l’Amazone. Le plus jeune de ces deux hommes -distingués est resté Autrichien ; l’aîné est naturalisé -Français et secrétaire de notre légation -au Chili.</p> - -<p>J’avais parcouru la Hongrie il y a une douzaine -d’années avec mon ami Camillo, qui s’est fait -moine laïque à Rome et qui nous écrit de si -jolies lettres quand il a le temps. Nous avions -traversé ensemble ces vastes plaines que l’on -croirait cultivées par des génies invisibles, car, -en juin 1869, le blé mûr abondait partout et l’on -cherchait en vain les laboureurs ou leurs villages. -Depuis la ville féodale de Buda et sa laborieuse -voisine de Pest jusqu’à l’étrange colonie -des Confins militaires, nous n’avions guère vu -d’autres habitants que les chevaux nerveux, les -bœufs aux longues cornes et les buffles demi-sauvages. -Il me semble aujourd’hui que la culture -a progressé. L’homme est moins rare, on -voit plus de plantations, plus d’arbres fruitiers, -plus de vignes surtout. La vigne enrichira peut-être -bien des pays déshérités si le phylloxera -consomme notre ruine. On nous offre, à toutes -les gares, de gros raisins délicieux qui n’ont -qu’un seul défaut, c’est d’être trop sucrés ; il -faudrait le savoir et l’expérience de vignerons -consommés pour transformer tout ce sucre en -alcool. Nous suivons à travers les glaces sans -tain de nos voitures la récolte du maïs. Elle est -très pauvre ; la sécheresse de l’été a arrêté presque -partout le développement des épis. Le bétail -aura de la paille à satiété ; mais les hommes ? -Voici un chariot qui emporte la moisson de cinq -ou six hectares, et il n’est rempli qu’à moitié. -Par bonheur, les citrouilles, qui se cultivent dans -l’intervalle des sillons, ont un peu moins mal -réussi. Et puis, voici des troupeaux d’oies, de -ces belles oies blanches qu’on dirait emballées -par un confiseur, tant leur plume est légère et -frisée. Les éleveurs français les payent trente ou -quarante francs la paire ; ici, le paysan les vendra -jusqu’à vingt sous pièce, si elles sont bien en -chair. La chasse offre aussi des ressources au -Madgyare aventureux. Nous venons d’admirer -deux hommes magnifiques, grands et forts, précédés -de deux beaux chiens d’arrêt. Vêtus d’une -chemise blanche et d’un caleçon de même couleur, -ils marchaient fièrement, nu-pieds dans les -chaumes. Ces vastes plaines sans trèfle, sans -luzerne, sans remises trompeuses, semblent -avoir été créées pour la multiplication des perdrix. -On viendra les chercher ici lorsque le braconnage -les aura détruites chez nous ; je crois -même qu’on y vient déjà et que la Hongrie a sa -part dans le repeuplement de nos chasses.</p> - -<p>Où donc sommes-nous ? Je ne sais ; quelque -part entre Pest et Temeswar. Le train s’arrête et -nous sommes salués par la musique des Tziganes. -A dire vrai, ces artistes brillants ne sont -Tziganes que de nom. Si leurs types sont hongrois, -leurs costumes ne feraient pas sensation -sur la place de la Ferté-sous-Jouarre. Mais, -Bohêmes ou non, ils ont le diable au corps, et ils -jouent avec un brio merveilleux non seulement -leurs mélodies nationales, mais la musique de -Rouget de l’Isle en l’honneur des hôtes français. -On les applaudit, on leur crie non pas <i lang="la" xml:lang="la">bis</i>, ce -qui serait impoli comme un ordre donné à des -inférieurs, mais un mot qui signifie : Comment -est-ce ? Nous n’avons pas bien entendu ou bien -compris ; nous serions bien heureux de goûter un -peu mieux ce que vous nous avez fait entendre.</p> - -<p>Mais la machine siffle : adieu musique ! Non ! -l’orchestre a bondi dans notre fourgon de bagages ; -il a bientôt passé dans la salle à manger ; on fait -un branle-bas général des tables et des chaises, -et voici nos jeunes gens qui dansent avec les -aimables Viennoises une valse de tous les diables. -Cette petite fête ne finira qu’à Szegedin. Ce n’est -pas seulement la musique qui escalade ainsi -l’Orient-Express entre deux stations ; c’est quelquefois -aussi, et très souvent, la gastronomie. -Les bons vivants des divers pays que nous traversons -ne détestent pas, me dit-on, de prendre le -train pour deux ou trois heures, histoire de se -remémorer les finesses de la cuisine française et -de déguster les excellents vins de M. Nagelmackers.</p> - -<p>La population qui vient nous voir passer se -bariole de plus en plus. Nous remarquons les -jolis uniformes des militaires et des <i>Honveds</i> ou -territoriaux. Nous saisissons au vol une étonnante -variété de types et de costumes le plus souvent -admirables. Les Hongrois qui sont maîtres non -seulement chez eux, mais dans toute la monarchie -autrichienne, ne font pas la majorité même -en Hongrie. Ils partagent leur propre territoire -avec des millions de Serbes, qui sont Slaves, et -des millions de Roumains, qui descendent des -soldats de Trajan. Quant à eux, ils sont Turcs, -Turcs chrétiens, mais Turcs authentiques. Leurs -qualités et leurs défauts, comme leur langue, -attestent cette origine dont ils n’ont pas à rougir, -car les Turcs, eux aussi, sont une race noble et -une fière nation.</p> - -<p>La ville de Szegedin, dont les malheurs ont -ému le monde entier, est rebâtie à neuf et plus -belle, plus régulière, plus confortable surtout -qu’elle ne l’a jamais été. Le <i lang="en" xml:lang="en">home</i> est le moindre -souci des rudes paysans de ces contrées. Hommes, -femmes, enfants, passent leur vie au grand -air, ou, quand le froid sévit trop fort, s’entassent -dans de véritables tanières. Ce qui distingue surtout -la civilisation orientale de la nôtre, c’est l’absence -presque totale des capitaux immobilisés. -Dans la banlieue de Londres ou de Paris, la propriété -bâtie représente une valeur de plusieurs -milliards. Ici, vous pourriez parcourir cent kilomètres -sans rencontrer pour cent mille francs de -maisons. La construction des chemins de fer a -été une heureuse dérogation à la règle générale ; -encore est-on tenté de croire que ce phénomène -s’est produit un demi-siècle trop tôt, car le trafic -est extrêmement rare, et nous roulons souvent -quatre ou cinq heures de suite sans nous croiser -avec un train.</p> - -<p>Le paysage, qui était plat et monotone depuis -le matin, tourne au pittoresque à mesure que -nous approchons des Carpathes. Ainsi que le -Danube, notre route a ses Portes-de-Fer. On ne -les franchit pas toujours sans danger ; les torrents -ne se font pas faute de miner le ballast ; la marne -verte des montagnes s’éboule ou glisse en grandes -masses sur la voie. Un train a déraillé ici la semaine -dernière et l’on nous dit qu’il y a eu mort -d’homme. Nous voyons une équipe de terrassiers -qui travaillent à prévenir tout nouvel accident. -Notre journée de samedi s’achève au milieu de -décors magnifiques et incessamment renouvelés. -Malheureusement la nuit tombe vite en octobre ; -elle nous a surpris au milieu des merveilles d’Herculesbad, -les bains d’Hercule, une station renouvelée -des Romains et décorée avec infiniment de -goût par les modernes. La gare, qui est un beau -morceau d’architecture, développe sa façade -entre deux grands portiques entièrement drapés -de vigne vierge. Cette décoration est d’un goût qui -ferait pâmer le chef de station de l’Isle-Adam et -ses collègues de la ligne de Pontoise à Creil, tous -habiles artistes et fins jardiniers, comme on sait.</p> - -<p>C’est à Orsowa que Kossuth, vaincu par la -Russie et par l’Autriche, enterra le trésor national, -c’est-à-dire la couronne de saint Étienne. Ce -souvenir patriotique est consacré, nous dit-on, -par une chapelle que nous ne voyons pas, car il -fait décidément nuit noire et c’est en aveugles -que nous passons la frontière de Roumanie.</p> - -<p>Il était convenu au départ que nous nous -arrêterions vingt-quatre heures à Bucarest pour -attendre le train ordinaire, parti de Paris vendredi -soir et correspondant comme le nôtre avec -le bateau de Varna. Mais, considérant que la ville -de Bucarest est trop neuve, trop civilisée, trop -semblable à Paris ou à Bruxelles pour retenir, un -jour durant, des voyageurs aussi pressés que -nous, la Compagnie hospitalière organisa pour le -dimanche une petite partie de campagne à quatre -heures de la capitale. Quatre heures en express, -c’est approximativement la distance de Paris -à Dieppe. Voyez-vous d’ici le bourgeois qui, pour -se désennuyer le dimanche, prend une tasse de -thé à la gare Saint-Lazare, se baigne sur la plage -devant le Casino de M. Bias, déjeune à l’hôtel -Royal, écoute le concert sur la Terrasse, et revient -à Paris sur les dix heures pour souper au café -Anglais ? Voilà le plan de notre journée du 7 octobre, -tel qu’il avait été dressé par l’esprit inventif -de M. Nagelmackers. Vous verrez qu’il a réussi -au delà de toute espérance.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>III</h3> - - -<p>Il n’était pas cinq heures du matin quand -nous sommes entrés, tout dormants, dans la gare -de Bucarest. Le directeur des Chemins de Roumanie, -M. Olanesco, nous attendait pour déjeuner -au buffet en très nombreuse et très aimable -compagnie. Je trouve en descendant sur le quai -M. Frédéric Damé, un jeune journaliste parisien, -qui s’est enraciné ici en épousant une femme -charmante et qui dirige avec succès un grand -journal politique, <i>l’Indépendance roumaine</i>. Il -se met à table avec nous et nous apprend entre -deux verres de thé et deux tartines de caviar -que le village de Sinaïa, où nous allons passer la -journée, doit être aujourd’hui le théâtre d’une -solennité officielle. Toutes les autorités du pays, -sauf la presse, ont été conviées à l’inauguration -d’un palais que le roi Charles s’est fait bâtir -dans la montagne, à plus de six cents mètres au-dessus -du niveau du Danube. L’édifice, dont on -dit merveille, a coûté plus de dix ans de travail -et plus de trois millions de francs. On forme un -train de plaisir qui doit emporter les curieux à -Sinaïa ; quant à nous, nous nous y rendrons sans -rompre charge dans nos excellentes voitures. -Sinaïa, qui tire son nom d’un monastère du -Sinaï, est au nord de la capitale, en pleine -Transylvanie. Nous allons traverser pendant -une heure au moins les terres d’un de mes vieux -amis, Georges Bibesco, qui n’est que prince en -Roumanie, mais que l’armée française compte -au nombre de ses héros. Je lui ai fait savoir -notre arrivée et j’espère lui serrer la main à la -station de Campina. Mais le temps nous commande -et la vitesse nous opprime ; notre train -brûle Campina et presque toutes les stations de -la route. Cependant nous avons pu voir un bon -lopin de Roumanie, plaine ou montagne, et nous -faire une idée de ce riche et singulier pays. Son -territoire égale en étendue un grand tiers de la -France et la population n’est guère que de cinq -millions d’habitants. Les plaines, toutes en -terre d’alluvion, ont une fertilité inépuisable ; la -terre végétale y mesure souvent plusieurs mètres -de profondeur. Malheureusement les forêts -ont été dévastées et le sont encore un peu tous -les jours, tant par les hommes que par les bêtes, -et le déboisement a produit un régime des eaux -déplorable. Les cinq ou six affluents du Danube -qui traversent le pays ne méritent pas le nom de -rivières ; sauf le Jul et l’Olto dont le cours pourrait -être amélioré, ce sont des torrents qui débordent -aujourd’hui et qui seront à sec demain. -Il suffit d’un été sans pluie, comme celui de -1883, pour dessécher tout le pays, réduire à -néant les récoltes et affamer la population agricole, -c’est-à-dire le pays entier. La question -agraire est très brûlante ici, comme à Rome du -temps des Gracques, mais elle ne serait pas résolue -par le partage des terres, car la terre ne -manque pas au paysan ; il en possède plus qu’il -n’en peut cultiver. La même loi qui a supprimé -le servage en 1864 a doté chaque famille -agricole de cinq hectares et demi, ce qui est fort -beau. Si ce n’était pas suffisant, l’État, qui possède -encore un tiers du pays, ne se ferait pas -prier pour augmenter la dose. Mais le capital -manque au paysan roumain ; il lui faudrait un -peu d’argent pour acheter un matériel d’exploitation, -le bétail, les semences, et quelquefois le -pain de sa famille. Quand je dis le pain, c’est -une façon de parler, car ces pauvres travailleurs -de la campagne ne le connaissent que de réputation. -D’un bout à l’autre de l’année, ils vivent de -maïs cuit à l’eau et assaisonné d’un peu d’ail ou -d’oignon. Que la récolte manque, et l’affranchi -devient serf, comme au temps des hospodars -phanariotes. Il va chez son voisin, le riche propriétaire, -emprunter quelques sacs de maïs, et, -pour ne pas mourir de faim, il engage sans hésiter -la seule chose qu’il possède, le travail de -ses bras. L’année prochaine, à l’époque où il -aura besoin de labourer, de sarcler ou de moissonner -chez lui, le créancier le sommera de tenir -ses engagements, et il devra s’exécuter, coûte -que coûte. Ceux qui tondent ainsi sur la misère -du prochain s’exposent à des représailles. Le -Roumain est trop doux pour entreprendre la -Jacquerie en gros, mais il est quelquefois assez -désespéré pour la pratiquer en détail. Les chômages -religieux que l’orthodoxie grecque multiplie -à tort et à travers viennent encore aggraver -dans ce pays la difficulté de vivre. On me parle -de cent vingt-cinq jours de fêtes par an, sans -compter les dimanches. Nos curés n’auraient pas -beau jeu dans le canton de Pontoise s’ils -venaient dire aux bonnes gens de <i>la</i> légume : -« Vous ne travaillerez qu’un jour sur deux. » -Ici le prêtre est médiocrement considéré, mais -religieusement obéi. Il impose une fois par mois -son eau lustrale et ses prières aux riches habitants -de la ville qui ne regardent pas à vingt -francs pour en débarrasser leurs maisons. Mais -nous ne sommes pas venus ici pour réformer -l’Église d’Orient. Voici la ville de Plojeski, avec -ses sources de pétrole qui, si l’on sait en tirer -parti, remplaceront bientôt la houille anglaise -pour l’éclairage au gaz, et le bois pour le chauffage -des machines. Non loin de là, nous remarquons -un joli petit camp de cavalerie, avec les -tentes dressées en bon ordre, les chevaux au piquet, -les hommes en liberté, et l’éternel féminin -rôdant à l’entour. A partir de Campina, nous -sommes en pleine montagne ; la voie longe un -torrent endigué tant bien que mal par des enrochements -énormes que l’eau ne respecte pas toujours. -Le lit est presque à sec en ce moment ; on -y voit circuler des charrettes à bœufs et des -paysans qui ramassent la pierre calcaire arrondie -en galets, pour alimenter de petits fours à -chaux épars sur les deux rives. La montagne -est pittoresque à sa façon, autrement que les -Alpes qui sont granitiques, ou les Pyrénées qui -sont calcaires. Elle ressemblerait plutôt à l’Apennin -mais à un Apennin plus neuf, moins usé, -aux arêtes un peu plus vives, avec une végétation -plus puissante et plus grandiose. Nous marchons -de surprises en étonnements et de ravins en précipices, -jusqu’au village paradoxal de Sinaïa ; je dis -paradoxal parce que c’est un village sans paysans -et beaucoup plus mondain en apparence et en -réalité que Bougival ou même Trouville. Ce ne -sont que chalets, que villas et châteaux, le tout -fort élégant, très riche et d’un goût parisien qui -se retrouve jusque dans l’arrangement des jardins -et des squares. Nous arrivons à la station, et le -premier objet qui y frappe ma vue est la bonne -et loyale figure du vieux démocrate Rosetti qui -restera toute sa vie le disciple enflammé et aimé -de Michelet et de Quinet, l’ancien apôtre du -quartier Latin, l’indomptable champion de la -liberté dans sa patrie et dans la nôtre. Partout -où la fortune l’a conduit, il a joué les premiers -rôles ; il est arrivé malgré lui aux dignités et aux -honneurs, ou plutôt les honneurs ont fini par -s’imposer à lui. Républicain convaincu et déclaré, -il est le président de la Chambre roumaine, -et le roi Charles professe une haute -estime pour lui. On m’assure d’ailleurs que le -fait n’a rien d’anormal dans ce pays de liberté et -de sincérité excessive, que le roi compte un certain -nombre de républicains dans sa maison -civile et militaire, et qu’il n’en est pas moins -fidèlement servi.</p> - -<p>L’illustre président avait eu la bonté de venir -au-devant de moi pour me conduire au château -royal et me faire asseoir, quoique indigne, au -banquet de gala. Mais un gala royal, même -dans la montagne, commande une tenue que je -n’avais point apportée dans ma valise ; je me -confondis donc en excuses et en remerciements -et je gagnai avec mes compagnons de voyage -l’hôtel de Sinaïa où il est permis de déjeuner. -C’est qu’il y a deux hôtels dans la petite ville, -un où l’on déjeune et un autre où l’on dîne. -L’un des deux, paraît-il, le premier en date, -appartient à un ancien serviteur de la maison -royale. Lorsque son concurrent demanda la permission -d’élever hôtel contre hôtel, l’autorité -réserva les droits du premier occupant et l’on -fit cette cote mal taillée qui nous paraîtrait singulière -dans un pays moins neuf. C’est véritablement -un monde à part que cette Roumanie. -Les Turcs, qui ne l’ont jamais conquise, en tiraient -un tribut modeste et un bakchisch exorbitant. -Les gouverneurs ou hospodars chrétiens, -choisis presque toujours parmi les Grecs du -Phanar, achetaient jusqu’à six millions le droit -d’exploiter le pays, et je vous laisse à penser si, -une fois nommés, ils travaillent à se refaire. -Le Divan révoquait souvent le titulaire au profit -d’un plus riche ou plus généreux enchérisseur. -La confiance des Turcs était si grande dans ces -représentants de l’autorité, qu’ils obligeaient -chaque hospodar à laisser son fils ou son frère -en otage à Constantinople. Ce qui n’empêcha -pas Michel Soutzo de lever, comme on dit, l’étendard -de la révolte : il eut soin seulement de prévenir -son frère qui était otage au Phanar et qui -s’enfuit à la faveur d’une fête homérique, tandis -que les ministres et la police soupaient chez lui. -Oui, c’est un monde à part, même aujourd’hui -que le moindre bourgeois de Bucarest parle français -comme vous et moi et que l’enseignement -est gratuit à tous les degrés dans les écoles du -royaume. Ni la civilisation la plus raffinée ni -l’instruction la plus philosophique n’ont encore -eu raison du préjugé antisémitique, et ces fins -Parisiens des bords du Danube s’imaginent encore -que tout est permis contre les juifs. Leur -Parlement n’a-t-il pas fait remise à tous les fonctionnaires -et pensionnaires de l’État des dettes -qu’ils avaient contractées en engageant leur revenu, -sous prétexte que les prêts ne pouvaient -qu’être usuraires, étant consentis par les juifs ?</p> - -<p>Notre déjeuner en plein air, sous la véranda -de l’hôtel, est égayé par un orchestre de Tziganes -dont le chef, un petit bonhomme nerveux, -aux yeux d’escarboucle, marie sa voix légèrement -voilée et d’autant plus pénétrante au son -des instruments. Nous recevons des offres de -services d’un marchand de tapis indigènes, assez -hauts en couleurs, mais moins beaux et deux -fois plus cher que les tapis de Caramanie. Deux -ou trois paysannes viennent aussi nous présenter -quelques étoffes et quelques broderies de leur -façon. J’y constate avec effroi de mauvais tons -rouges et des violets criards. Malheur à l’Orient, -si ce grand coloriste laisse entrer chez lui l’aniline -et la fuchsine ! On me dit, pour me consoler, -que plusieurs dames de Bucarest ont eu la généreuse -idée de fournir des modèles aux brodeuses -de la campagne et de s’employer au placement -de leurs ouvrages. Hélas ! puis-je oublier que -les plus beaux châles de cachemire sont des -chefs-d’œuvre de grands artistes qui ne savaient -ni <i>a</i> ni <i>b</i> ? Depuis que les marchands de nouveautés -les font dessiner à Paris par des élèves -de Cabanel, les poissardes elles-mêmes n’en veulent -plus.</p> - -<p>Comme nous prenions le café, un officier du -palais est venu nous avertir que le roi et la reine -voulaient nous voir et, qu’en dépit de l’étiquette, -nous étions attendus là-haut dans nos costumes -de voyage. Au même instant, la pluie, qui nous -avait légèrement taquinés pendant deux heures, -se met à tomber assez dru. Pas un fiacre à notre -disposition dans ce lieu de plaisance. Il s’agit -donc de faire une demi-lieue à pied, dans des -sentiers de montagne, sous une nappe d’eau qui -s’épaissit de minute en minute. Il est clair que -nous arriverons tout mouillés, malgré nos parapluies, -et quelque peu éclaboussés ; mais tant -pis ! nous partons gaiement à la queue leu-leu -par la route des chèvres. En un quart d’heure, -nous atteignons le monastère de Sinaï où le roi -s’était fait une installation provisoire pour diriger -la construction de son château. Cinq minutes -après, nous découvrons au-dessus de nos têtes -la silhouette élégante et bizarre d’un bâtiment -comme nous n’en avons jamais vu que dans nos -rêves ou dans les contes de fées illustrés. C’est -un palais-chalet où l’archéologie la plus savante -et la fantaisie la plus moderne semblent avoir -jonglé avec le bois, le marbre, le verre et les -métaux. Entre les tours et les tourelles qui poignardent -la nue, on voit briller des uniformes -sur les balcons couverts de vérandas. Chaque -bouffée de vent nous apporte quelques lambeaux -d’une musique militaire, et au milieu d’une future -pelouse, dont le premier gazon verdira l’an -prochain, un jet d’eau assez fort pour faire tourner -un moulin s’élance à des hauteurs vertigineuses. -Nous ne jouissons pas beaucoup du -paysage, quoiqu’il soit merveilleux ; c’est bien -assez d’éviter des accidents ridicules sur un -terrain détrempé où le pied manque à chaque -pas. On dit que le terrain des cours est glissant : -je ne l’ai jamais si bien vu. Enfin nous arrivons, -et un bel officier (je n’en ai vu que de beaux en -Roumanie) nous introduit tels que nous sommes, -qui en veston, qui en redingote, les uns avec -leur chapeau rond, les autres avec leur chapeau -mou, M. de Blowitz en bandit calabrais. En -déposant nos paletots et nos parapluies sous un -vestibule splendide, nous aurions payé cher le -coup de brosse d’un décrotteur ; mais à la guerre -comme à la guerre. Personne ne parut s’apercevoir -que nous étions crottés comme des barbets. -Nous fûmes introduits en pompe dans un salon -éblouissant où tous les dignitaires du royaume, -tous les hauts fonctionnaires, tous les ministres, -sauf le président du conseil, M. Bratiano, absent -pour cause de diplomatie, étalaient leurs plaques -et leurs cordons. Un maître des cérémonies nous -fit former le cercle et l’on nous présenta l’un -après l’autre aux châtelains couronnés.</p> - -<p>Le roi Charles est un homme de stature -moyenne, de tempérament sec et nerveux, de -tournure franchement militaire. Il a quarante-cinq -ans, mais il ne porte pas son âge. Il parle -le français sans accent ; on assure qu’il possède -à fond et qu’il écrit élégamment la langue roumaine. -On dit aussi que ce prince de la maison -des Hohenzollern s’est attaché de cœur à son -pays d’adoption, et qu’il est aussi bon patriote -en Roumanie que Bernadotte le fut en Suède. Ce -que nous avons pu juger par nous-mêmes, c’est -qu’il exerce avec un vrai talent, dans les réceptions -officielles, le difficile métier de roi, trouvant -un mot aimable pour chacun et s’efforçant -de mettre ses interlocuteurs à l’aise. Le grand -<i>interwiewer</i>, M. de Blowitz, prétend qu’il a été -<i>interwiewé</i> par le roi et que Charles I<sup>er</sup> lui a -extrait son opinion sur la politique de l’Autriche.</p> - -<p>Je ne dirai pas que la reine nous a plu, ce -serait peu : elle nous a charmés tous tant que -nous étions, Français, Belges et étrangers. C’est -une grande et belle personne, au profil grec, -aux yeux superbes, aux dents éblouissantes, à la -physionomie noble et gracieuse. On sait qu’elle -est artiste et lettrée et qu’elle a publié en français -un livre dont Louis Ulbach a revu les épreuves. -Elle paraît avoir gardé un goût très vif pour notre -nation, quoique M. Camille Barrère, à la conférence -de Londres, ait tout fait pour nous aliéner -le peuple et le gouvernement de Roumanie. La -reine et ses dames d’honneur, avec qui j’ai eu la -bonne fortune de m’entretenir un instant, portaient -le costume national. Il est, à mon avis, -plutôt grec que romain, mais il est à coup sûr -antique, car il se compose essentiellement de la -tunique, du peplum et du voile. Le fond est toujours -blanc, rehaussé par des broderies dont la -couleur et le dessin varient à l’infini, mais sans -que la décoration la plus riche dénature la simplicité -grandiose du motif.</p> - -<p>Les compliments échangés, le roi nous invita -à parcourir les appartements de ce palais probablement -unique au monde non seulement par -la situation et par le style, mais parce qu’il est -l’œuvre d’un architecte couronné. L’intérieur et -l’ameublement sont d’un goût plus original que -classique, mais généralement heureux. On a fait -une véritable débauche de boiseries ; quelques -salles, et non pas des plus petites, sont ouvragées -du haut en bas comme un bahut de la Renaissance. -Il paraît que le roi a mis la main sur un -de ces artistes modestes et désintéressés qui s’enferment -dans leur travail comme le moine dans -son cloître. Je n’en connais plus guère ; et vous ?</p> - -<p>Une autre particularité de la construction, -c’est le soin qu’on a pris d’ouvrir les principales -baies sur les points de vue les plus beaux ; et il -y en a d’admirables. Les torrents, les rochers, -les grands arbres deux ou trois fois centenaires, -les vallons où l’eau des sources claires entretient -une fraîcheur perpétuelle, forment un panorama -varié que nous voyons maintenant tout à l’aise, -car chaque fenêtre est le cadre d’un tableau.</p> - -<p>Nous pensions qu’il ne nous restait plus qu’à -prendre congé de nos très gracieux hôtes, lorsqu’on -nous fit entrer dans un salon presque aussi -grand et aussi haut qu’une église, et l’on nous -invita à nous asseoir dans des stalles de bois -sculpté, comme des chanoines au chœur. Nous -étions dans la salle de musique. Une jeune Roumaine -de bonne famille qui a brillamment débuté -à l’Opéra de Madrid et qui, m’assure-t-on, est -engagée à Nice, chantait au piano et la reine -l’accompagnait. O vénérable baronne de Pluskow, -grande-maîtresse du palais d’Athènes sous le -règne du pauvre Othon, que dirait votre ombre -pointue si elle voyait traiter si familièrement la -sacro-sainte étiquette des cours ? Vous relèveriez -votre noble vertugadin pour voiler votre visage -solennel si vous entendiez cette foule d’intrus -malotrus applaudir sans façon, comme dans un -salon vulgaire, le chant qui est très beau et l’accompagnement -qui est parfait. Mais ce sera bien -pis dans un instant : la reine n’est plus au piano ; -elle a cédé la place à une demoiselle d’honneur -et, assise dans un grand fauteuil, elle écoute. -Tout à coup elle s’aperçoit qu’il y a une page à -tourner : Sa Majesté se lève et va, de ses augustes -mains, tourner la page. Pauvre étiquette ! -On me raconte qu’elle a reçu des atteintes plus -rudes encore pendant la guerre des Balkans, -lorsque la reine était aux ambulances et qu’elle -pansait jour et nuit de malheureux soldats blessés -qui n’avaient pas même été présentés à la cour.</p> - -<p>Le petit concert achevé, on nous invite à -prendre le thé dans une salle à manger monumentale -où l’on vient d’allumer pour la première -fois les bougies. Le problème de l’éclairage dans -un bâtiment aussi vaste est assez sérieux ; je ne -crois pas qu’il soit encore définitivement résolu : -mais j’incline à penser que la lumière électrique -aura le dernier mot ici, et peut-être dans toute la -Roumanie. La reine nous fait voir un procès-verbal -de la fête écrit et illustré par elle-même -sur une grande feuille de vélin, dans la forme et -dans le goût des manuscrits du moyen âge. La -principale façade du château y est vivement -esquissée en camaïeu entre deux quatrains commémoratifs -dont l’un est de M. Alexandri, le -grand poète de la Roumanie, l’autre de la reine -elle-même, qui a daigné nous les traduire tous -les deux. Il commençait à se faire tard lorsque -le roi et la reine, après un dernier cercle, nous -permirent de prendre congé. Toute la bande se -précipita en masse vers l’escalier d’honneur, où -un bon domestique, qui nous prenait sans doute -pour des ouvriers du château, nous arrêta poliment. -Il nous mena lui-même par de jolis petits -couloirs jusqu’à un escalier de service qui nous -mit dans la cour, juste sous une gouttière. Or il -pleuvait comme en Bretagne et nous avions laissé -nos paletots et nos parapluies au bas du grand -escalier. Il fallut donc retourner sur nos pas, puis -retrousser nos pantalons, puis revenir sous les -ondées, de flaque en flaque, à la gare où notre -train nous attendait. Chemin faisant, la nature -nous offrit, elle aussi, un curieux spectacle : le -rideau de montagnes qui fermait l’horizon derrière -nous changea subitement de couleur : il était -noir, il devint blanc dans l’espace de quelques -minutes ; c’était la première neige de la saison.</p> - -<p>Nous ne rentrons pas seuls à Bucarest ; outre -mon jeune confrère Frédéric Damé, le général -Falcoïano, directeur général des chemins de fer, -et le colonel Candiano Popesco, aide de camp -du roi, s’en viennent dîner avec nous. Le colonel, -dont la physionomie martiale et l’esprit -pétillant me rappellent un peu le général Lambert, -s’est couvert de gloire à Plewna. C’est un -chaud patriote, un libéral fougueux et un poète -de talent, m’a-t-on dit. De quoi parlerait-on avec -deux militaires distingués, sinon de la guerre ? -De la guerre d’hier et de celle qui peut-être -s’allumera demain. Ces messieurs nous parlent -des Turcs, leurs anciens ennemis, avec une profonde -estime. Ils admirent de bonne foi ce pauvre -soldat musulman qui a tant de courage et si -peu de besoins. Ils parlent très modestement -d’eux-mêmes, mais ils ont une légitime confiance -dans la valeur physique et morale de leurs -hommes, et ils envisagent stoïquement l’avenir -qui n’est pas rose, vu d’ici. La diplomatie a beaucoup -créé dans ces derniers temps, mais elle -n’a rien organisé. Elle a constitué deux royaumes -indépendants qui dépendent l’un et l’autre de -leur puissant voisin, l’empire austro-hongrois ; -nous voyons en revanche deux principautés vassales -de la Porte se livrer plus ou moins spontanément -à la Russie. On a cédé beaucoup à la -Grèce, mais on ne l’a ni contentée ni désarmée ; -on a donné aux Roumains la Dobrudja, mais on -leur a pris la Bessarabie ; la Dobrudja vaut la -Bessarabie ; peut-être même se vendrait-elle plus -cher dans une étude de notaire, mais le patriotisme -calcule-t-il ainsi ? Quand le traité de Francfort -nous a violemment arraché l’Alsace et la -Lorraine, nous eût-on consolés en nous octroyant -la Belgique ? Aux yeux de l’optimisme le plus -résolu, tous les pays détachés de la Turquie sont -un terrain d’intrigue qui peut redevenir en peu -de jours un champ de bataille ; la Russie et -l’Autriche s’y disputent la prépondérance, y -sèment l’or à pleines mains, y font travailler -l’opinion par leurs agents les plus habiles. Dirons-nous -qu’elles y préparent la lutte ouverte -à bref délai ? Ce serait peut-être beaucoup, mais -les peuples pas plus que les hommes n’échappent -à leurs destinées et les deux grandes puissances -orientales de l’Europe doivent se heurter -tôt ou tard dans les plaines que nous parcourons -si gaiement. Des flots de sang rougiront encore -ce vieux Danube limoneux ; la lutte qu’on ne -saurait éviter sera d’autant plus formidable que -l’Allemagne a promis son concours à l’Autriche -et que la Turquie n’est ni morte ni résignée à se -laisser mourir. Que deviendront, au jour de la -tempête, les petits États mis au monde par le -traité de Berlin ? La Roumanie est décidée à -vivre ; elle ne fera pas bon marché de son autonomie. -Mais elle a des revenus terriblement -limités ; son budget de cent vingt millions suffirait -à peine à l’entretien de l’armée. Il faut -pourtant alimenter tant bien que mal les autres -services publics ; les ministres se contentent de -douze cents francs par mois ; le préfet de police -de Bucarest en a sept cents, tout juste assez pour -payer la location d’une voiture ; les sous-préfets, -deux cent cinquante, chiffre peu rassurant au -point de vue de la moralité administrative. Le -roi m’a conté tout à l’heure qu’il avait fait venir -de France en consultation un forestier consommé -et qu’il n’épargnerait aucun effort pour -reboiser le pays. Mais, avant de planter un seul -arbre, il faudrait protéger contre la main des -hommes et la dent des troupeaux les arbres tout -venus qui ne demandent qu’à vivre ; et malheureusement -le garde forestier et le garde champêtre -manquent partout.</p> - -<p>Bah ! qui vivra verra ! Nous approchons de -Bucarest, nous faisons un bout de toilette, et, -vers dix heures du soir, quelques bons fiacres -découverts attelés de chevaux endiablés nous -emportent le long d’une rue interminable, bordée -de maisons assez basses, très propres et généralement -neuves, jusqu’au restaurant à la mode. -On nous y sert un excellent souper où l’esturgeon -remplit avec succès le rôle principal. Je -croyais aimer le caviar frais, mais je ne le connaissais -que de réputation. Quant au sterlet, qui -n’est autre chose que l’esturgeon dans l’âge tendre, -je vous souhaite, ami lecteur, de le goûter -une fois au naturel comme on nous l’a servi, sans -ail, sans paprika, sans aucun de ces condiments -féroces dont la cuisine hongroise a coutume de -l’empoisonner sous prétexte de le rendre meilleur. -M. Campineano, ministre de l’agriculture, -et l’un des hommes les plus distingués du -royaume, présidait le repas, qui fut très gai, -arrosé de vins excellents et couronné d’une demi-douzaine -de toasts que je me ferais un plaisir de -citer si nous avions eu derrière nous un sténographe. -Le bon Damé me reconduisit à la gare -après minuit ; je m’endormis avec délices ; je -rêvais que le train, parti de Paris vingt-quatre -heures après nous, se faisait attacher au nôtre, -qu’on donnait le signal du départ et qu’en une -heure et quelques minutes nous arrivions à la -frontière de Roumanie. Et comme le songe et la -réalité ne faisaient qu’un dans ce miraculeux -voyage, il se trouvait que j’avais rêvé juste, car à -six heures trois quarts nous mettions pied à -terre à Giurgewo, et nous n’avions que le Danube -à traverser pour entrer dans la Bulgarie par -Roustschouk.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>IV</h3> - - -<p>Un savant ingénieur de la Compagnie du Nord, -M. David Banderali, qui est par surcroît un artiste -et un écrivain distingué, a publié le 18 mars -de cette année, sous prétexte de conférence, une -étude vraiment originale, intitulée les <i>Trains -express en 1883</i>. Parmi les idées neuves qui -abondent dans son beau travail, il en est une -qui m’a surtout frappé par le sérieux du fond -et le pittoresque de la forme. La voici : « Le -point de départ de l’établissement du matériel -à voyageurs a été différent en Amérique et en -Europe. En Europe, nous sommes partis de la -simple chaise à porteurs que nous avons placée -sur des roues, et dont nous avons fait peu à peu -la diligence et la voiture de chemin de fer. En -Amérique, le point de départ est tout opposé. -L’Américain a pris sa maison, l’a réduite aux -proportions strictement nécessaires pour la faire -circuler sur les voies ferrées, et l’a mise sur des -roues. »</p> - -<p>Je n’ai jamais si bien senti la justesse de -cette observation qu’à Giurgewo, en quittant -notre hôtellerie mobile et les serviteurs bien -stylés qui nous avaient suivis jusque-là. L’homme -est un animal casanier ; il veut être chez lui, -même en voyage. Il y a quinze ans, les matelas -de coton bien tassé sur lesquels on repose dans -les hôtels du Caire m’avaient paru bien durs au -premier choc ; je les trouvai délicieux après un -mois de navigation dans la Haute-Égypte, et mes -compagnons de voyage s’écrièrent aussi en apercevant -notre auberge sous les grands mimosas -de l’Esbekieh : « Nous voilà donc chez nous ! » -Eh bien ! je n’étais plus chez moi, mais plus du -tout, lorsque je mis pied à terre en plein champ -devant la berge fangeuse et délabrée du Danube ; -et au moment où vingt portefaix s’emparèrent de -notre bagage, pour le transporter au bateau, je -sentis vaguement la terre manquer sous mes pas.</p> - -<p>Au demeurant, si l’embarcadère de vieux bois -mal équarri et fort usé n’était pas des plus confortables, -le petit vapeur matinal qui nous conduisit -à Roustschouk en moins d’une demi-heure -était assez hospitalier ; le capitaine avait une -bonne grosse figure ; le sommelier du bord servait -infatigablement ses petites tasses d’excellent -café à la turque, et le valet de chambre de -M. Nagelmackers débouchait une vingtaine de -bouteilles empruntées pour la circonstance à la -cave des wagons-lits. Nous avions fait, d’ailleurs, -sur la chaussée de terre qui deviendra -plus tard un quai, une ample provision des bons -raisins de Roumanie.</p> - -<p>Notre débarquement fut un peu retardé par -l’escale d’un de ces grands bateaux autrichiens -qui ressemblent à des arches de Noé, et qui -feront encore assez longtemps concurrence aux -chemins de fer entre la basse Hongrie et les -bouches du Danube. Le fleuve qu’on a mis en -valse était très plein, assez rapide et fauve -comme le Nil à Boulaq dans la saison des -hautes eaux.</p> - -<p>Je ne dirai rien de la gare de Roustschouk, -sinon que cette tête de ligne ferait médiocre -figure dans un village des Landes. Arrivés à -huit heures, nous devions monter en wagon à -neuf heures et demie ; je pus donc prendre avec -deux ou trois compagnons un des grands fiacres -découverts et disloqués dont les cochers, vêtus -comme les compagnons du <i>Roi des montagnes</i>, -et les chevaux échevelés comme des coursiers -de ballade, nous offraient leur service en criant -ou hennissant des mots inconnus. J’ai donc vu -Roustschouk, c’est-à-dire une agglomération de -plâtras alignés tant bien que mal le long de rues -invraisemblables, où la pelle et le balai feront -sensation s’ils ont jamais la fantaisie de venir -s’y promener comme nous. L’affreux Pirée, tel -qu’il m’est apparu en février 1852, est un Versailles -en comparaison de Roustschouk. Pauvres -Bulgares ! Vous souvient-il du temps où l’Europe -s’intéressait si chaudement à leur sort ? Je -vois encore MM. Jankolof et Geschof, les jeunes -et intelligents délégués qui vinrent à Paris solliciter -l’appui moral de Gambetta. Ils me firent -l’honneur de s’adresser à moi pour obtenir une -entrevue avec l’illustre patriote, et ils le rencontrèrent -à ma table, sous les ombrages de Malabri. -Gambetta n’avait pas d’armée à leur offrir -et il craignait de les voir s’engager dans une -aventure.</p> - -<p>« Quel est exactement, leur disait-il, l’état de -vos forces ? »</p> - -<p>Ils répondaient :</p> - -<p>« Nous n’en avons point.</p> - -<p>— Pas même une garde nationale ?</p> - -<p>— Pas même. Nous n’avons que les sociétés -de gymnastique.</p> - -<p>— Armées ?</p> - -<p>— A peine.</p> - -<p>— Exercées ?</p> - -<p>— Un peu.</p> - -<p>— Mais, mes pauvres enfants, vous serez -écrasés !</p> - -<p>— Sans nul doute ; et pourtant nous nous -soulèverons.</p> - -<p>— Pourquoi donc ?</p> - -<p>— Il le faut. »</p> - -<p>Nous n’en pûmes tirer d’autres réponses ; on -eût dit que la contagion du fatalisme musulman -les avait gagnés.</p> - -<p>Ils s’insurgèrent, comme ils nous l’avaient -dit, et furent écrasés, comme Gambetta le leur -avait prédit. Leur sang coula à flots jusqu’au -jour où la Russie sentit qu’elle devait les secourir -comme Slaves et comme orthodoxes. Elle -fit la guerre pour eux, une guerre sentimentale -et politique à la fois qui l’avança d’une -grande étape dans sa marche sur Constantinople.</p> - -<p>Cette histoire, qui date d’hier, me revient en -esprit quand mon fiacre débouche sur une place -beaucoup plus pittoresque que pavée, où quelques -centaines de Bulgares font l’exercice sous -le commandement d’officiers russes. Tout juste -devant nous, au milieu des masures, s’élèvent -les constructions d’un palais inachevé. C’est -une des futures résidences du prince régnant, -Alexandre de Battenberg. On dit que ce jeune -homme de noble sang faisait assez activement -la fête, lorsque son grand patron et son parent, -l’empereur de Russie, le plaça sur un trône -pour l’empêcher de courir. On dit aussi que le -sentiment du devoir professionnel, concurremment -avec l’instinct de conservation personnelle, -l’a rendu presque aussi bon Bulgare que -le roi Charles de Hohenzollern Sigmaringen est -devenu bon Roumain. Il s’émanciperait volontiers -des tuteurs à la main pesante que la Russie -lui a imposés et que son peuple supporte impatiemment -comme lui ; peut-être même irait-il -jusqu’à secouer le protectorat de la Russie, -mais ses sujets ne le suivraient sans doute pas -aussi loin, car les Bulgares sont accoutumés à -voir dans l’empereur de Russie un libérateur, -un pape et un père.</p> - -<p>Il y a très probablement dans ce pays des -villes autrement bâties et autrement peuplées -que Roustschouk, mais je n’en parlerai pas <i lang="la" xml:lang="la">de -visu</i>, car le grand financier qui a construit le -chemin de Roustschouk à Varna les a soigneusement -évitées. Lorsque le pauvre Abd-ul-Azis -commanda le réseau des chemins turcs, au prix -de deux cent cinquante mille francs le kilomètre, -il oublia entre autres choses de dire dans -le cahier des charges que ces chemins desserviraient -les villes du pays, et le concessionnaire, -exclusivement appliqué à faire du kilomètre, -comme certains clercs d’avoués font du rôle, -suit respectueusement les profils du terrain, -évite les travaux d’art et passe à vingt-cinq -kilomètres de Schoumla sans retourner la tête. -Les Bulgares ont hérité de ce chemin tel quel, -et je doute qu’ils songent à l’améliorer de sitôt. -Ce pauvre peuple n’a d’argent pour rien, pas -même pour niveler autour de Roustschouk les -retranchements qu’on y avait improvisés pour -la guerre, pas même pour améliorer le port de -Varna, qui est le plus inhospitalier de l’Europe. -La route que nous parcourons en sept heures -de train express ne longe que des forêts dévastées, -réduites à l’état de maigre taillis, et des -steppes où la culture apparaît de distance en -distance comme un accident heureux. De loin -en loin, quelques masures, construites en pisé -et couvertes en chaume, nous montrent un -simulacre de village. Quelques rares troupeaux -de buffles et de bœufs vaguent, sans gardien, -à travers le bois ou la plaine, et viennent camper -sur la voie que nulle barrière ne défend. -Notre machine les éveille à coups de sifflet ; elle -est d’ailleurs munie à leur intention d’un large -chasse-pierre à claire-voie construit en barres -de fer assez solides et assez fortement liées -entre elles pour balayer un bœuf.</p> - -<p>Le malheur de la Bulgarie et de bien d’autres -pays en Orient c’est que, durant une longue -suite de siècles, tous les fruits du labeur humain -en ont été emportés au fur et à mesure de la -production et consommés à l’étranger. Rappelez-vous -la doléance de ce paysan du Danube -qui vint à Rome sous Marc-Aurèle protester -devant le Sénat :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome ;</div> -<div class="verse i3">La terre et le travail de l’homme</div> -<div class="verse">Font pour les assouvir des efforts superflus.</div> -<div class="verse i3">Retirez-les : on ne veut plus</div> -<div class="verse i3">Cultiver pour eux les campagnes.</div> -</div> - -<p>On ne le voulait plus et l’on avait raison, -mais on a continué à travailler pour les Romains, -puis pour les Grecs, puis pour les Turcs.</p> - -<p>C’est l’histoire toujours vieille et toujours -nouvelle.</p> - -<p>Nous voyons à chaque station des quantités -de blé que les indigènes vannent, criblent et -amoncellent en larges tas. Où ira-t-il, ce blé, -et surtout qu’est-ce que les producteurs recevront -en échange ? En restera-t-il quelque chose -dans le pays, maintenant que la Bulgarie est -une principauté indépendante ou peu s’en faut ? -Le régime de la propriété est encore très primitif : -sauf quelques rares exceptions, la terre -appartient à l’État ou aux communes, qui prêtent -au paysan ce qu’il veut et peut cultiver. -Le Bulgare laboure, sème, moissonne et paye -la dîme pour solde de tout compte. Dans ces -conditions, il me semble qu’on pourrait vivre -et même avec le temps amasser quelque chose ; -mais le capital fait défaut. Il faudrait que des -colons étrangers vinssent apporter leur argent, -leurs instruments de travail, leurs procédés de -culture. Reste à savoir s’ils seraient bien accueillis, -et l’on m’assure que non. D’ailleurs -la sécurité des campagnes est presque nulle. -Deux stations ont été pillées depuis une quinzaine, -un chef de gare blessé grièvement à la -tête et au bras, la recette enlevée, les dépôts -de marchandises, établis par quelques particuliers -sur la voie, dévalisés. On nous dit que la -saison du brigandage tire à sa fin, car, après -la chute des feuilles, les taillis dépouillés n’offriront -plus que des refuges percés à jour. La -tactique des malfaiteurs consiste à envahir les -gares après le passage du dernier train, et il en -passe deux en vingt-quatre heures. Ils prennent -d’abord ce qu’ils trouvent, ensuite ils mettent -les employés à la torture pour se faire donner -l’argent caché. Ceux qui ont fait le dernier coup, -à Vetova, étaient vêtus en Turcs, ce qui ne -prouve pas grand’chose ; les écumeurs de la -frontière grecque ont de tout temps emprunté -le même déguisement. Je demande à M. Wiener, -qui est chez lui sur cette ligne, comme -secrétaire général de la Société d’exploitation, -si les blessés et les volés ont quelques chances -d’obtenir justice ; il n’ose pas répondre affirmativement. -Tout récemment encore, on a volé -quinze rails sur la voie ; on les a fait entrer -dans la construction d’une maison de Varna ; -les voleurs ou tout au moins les receleurs ont -été pris la main dans le sac ; mais la justice du -pays les a laissés tranquilles. Question de patriotisme. -Les Bulgares ne se condamnent pas -entre eux. Ils devraient cependant quelques -égards à une Compagnie dont le personnel cosmopolite -leur a fourni un ministre, un président -de cour et un juge, ancien bourrelier des chemins -de fer orientaux. L’inspecteur général, qui -nous fait compagnie depuis Roustschouk jusqu’à -Varna, est un Français du meilleur monde, -jeté dans ces pays perdus par je ne sais quel -caprice du sort. M. de Gisors, c’est son nom, -ferait assurément bonne figure dans le conseil -du prince Alexandre ; mais peut-être aimerait-il -mieux sa mie au gué ! Les ministres de Bulgarie -sont payés quinze mille francs par an.</p> - -<p>Nous déjeunons à la station de Scheytandjik -(en turc : petit diable). On nous y sert des perdreaux -que le grand diable lui-même ne saurait -pas découper, arrosés d’un vin de pays qui ne -vaut pas le diable. Mais comme il est une heure -et quart et que nous mourons de faim, nous -dévorons un simple rôti d’oie, de grosses pâtisseries -à la turque et une compote de pêches -piquées d’amandes et baignées dans un sirop -qui sent la rose à plein nez. Voilà qui est mauvais ! -pensez-vous. Eh bien ! non !</p> - -<p>La voie traverse sans façon deux ou trois -cimetières turcs dont les stèles déjetées, frustes -ou brisées, nous feraient croire à un abandon -séculaire, d’autant plus qu’il n’y reste pas un -cyprès, pas un seul de ces arbres dont les musulmans -ont coutume d’ombrager le champ de leurs -morts. Cette désolation funèbre me fait penser -naturellement aux vivants. Que deviendront les -Turcs en Bulgarie ? Le culte, la loi, les mœurs, -l’organisation de la famille, tout contribue à faire -des musulmans un peuple à part qui ne peut -guère vivre au milieu des chrétiens qu’à la condition -d’y vivre en maître. L’histoire de l’Algérie -française depuis cinquante-trois ans semble démentir -cette thèse ; mais, notre politique et notre -tolérance y ont créé au profit des Arabes un -<i lang="la" xml:lang="la">modus vivendi</i> non seulement acceptable, mais -honorable ; sans quoi une population fière et -vaillante et dix fois plus nombreuse que nous -dans son propre pays se serait fait tuer jusqu’au -dernier homme ou nous aurait exterminés. Il en -va tout autrement dans les pays où les Turcs sont -en minorité au milieu de raïas affranchis de la -veille, animés de ressentiments séculaires, ignorants -et fanatiques pour la plupart. Les sacrifices -que l’empire ottoman s’est imposés coup sur -coup ont laissé les Turcs de la Grèce, de la -Serbie, de la Roumanie et de la Bulgarie dans -une situation intolérable, qui les contraindra tous -à s’expatrier tôt ou tard. Des malheureux, des -innocents expient ainsi douloureusement les violences -de leurs ancêtres. Et nous, Français des -provinces de l’Est, nous dont le cœur saigne -encore des abominations de la conquête, comment -resterions-nous insensibles à leurs malheurs ? -Notre justice et notre humanité sont mises -tous les jours à d’étranges épreuves par cette -liquidation européenne qui vient de commencer -sous nos yeux : d’un côté, la ruine et la désolation -des anciennes provinces turques nous portent à -maudire un régime qui dévastait et stérilisait -tout ; de l’autre, il est bien malaisé d’applaudir -la réparation de l’injustice par l’injustice et -l’expulsion d’une barbarie par une autre.</p> - -<p>Après la station de Schoumla, qui est à cinq -ou six lieues de Schoumla, et que les constructeurs -de la voie ont baptisée du nom de Schoumla-Road, -une petite oasis de choux verts, grande -comme un jardin de curé, nous révèle une heureuse -modification dans le sol et dans la culture. -Cela ne nous mènera pas loin, nous verrons -encore longtemps des plaines en friche et des -collines effrayantes de calvitie ; mais, après tout -ce que nous avons vu dans la journée, c’est une -joie que de découvrir un filet d’eau sale qui -serpente languissamment dans un ravin. L’eau -ne tardera pas à se montrer en abondance ; nous -allons traverser de vastes étendues de roseaux, -longer des étangs fabuleux dont un seul, à droite -du train, a dix-sept kilomètres de long, et c’est -ainsi que nous arriverons à la triste bicoque de -Varna. Nous en avons aperçu juste assez pour -n’être pas tentés d’en admirer davantage. L’essentiel, -pour nous, c’est d’apprendre qu’on peut -s’embarquer, ce qui n’arrive pas tous les jours. -M. de Gisors nous avait annoncé à mi-chemin -que la mer Noire serait mauvaise ; aux dernières -nouvelles, elle est passable, et l’accueil qu’elle -nous fait pourrait être plus rébarbatif.</p> - -<p>Il suffirait de quelques millions pour transformer -la méchante rade de Varna en un port -vraiment confortable ; mais ces millions, la -pauvre Bulgarie ne les a pas, et qui peut dire si -elle les aura jamais ? Tout l’effort du gouvernement -s’est réduit à construire un mauvais embarcadère -pour les canots sur un récif incessamment -battu par la vague ; et, pour s’indemniser de ce -grand sacrifice, il a frappé d’un droit de demi -pour cent <i lang="la" xml:lang="la">ad valorem</i> tous les colis qui débarquent -ici. C’est pourquoi les bateaux marchands, -quand la chose leur est possible, ne manquent -pas d’aller chercher un port en Roumanie, soit -Kustendjé, soit Galatz, soit Braïla. Quant à -nous, grâce au talisman que M. Nagelmackers -tient en poche, nous n’avons eu affaire à la douane -qu’une fois dans la gare française d’Avricourt, -où un employé supérieur, charmant homme, -voulut absolument se faire présenter à nous. J’ai -abusé de cette immunité pour introduire en -fraude vingt cigarettes de tabac turc.</p> - -<p>Cinq ou six grosses barques, manœuvrées -vigoureusement par des Grecs, nous chargent -avec nos bagages et nous voiturent sur la mer -houleuse, jusqu’au bateau du Lloyd, l’<i>Espero</i>, -où l’on a retenu les meilleures chambres pour -nous. J’aurai le plaisir de coucher sur la tête -de M. Regray, ingénieur en chef au chemin de -fer de l’Est. Tout va bien : il est bon compagnon -et à l’épreuve du mal de mer. Un homme heureux -dans ce quart d’heure solennel de l’embarquement -sur la mer Noire, c’est le docteur Harzé, -de Liège, médecin de la Compagnie des wagons-lits -et de la légation belge à Paris, voyageur -acharné, qui va souvent à Rome fraterniser avec -les jeunes artistes de notre Académie et qui, -dans sa fureur de déplacements et villégiatures, -est venu jusqu’à Metz en 1870 donner ses soins -à nos blessés. Il s’était promis, en partant, de -nous guérir tous à la file, et il en était, ma foi, -bien capable, car il a autant de savoir que -d’entrain. Nous avons voyagé si vite et nous -nous sommes tellement amusés, que nul de nous -n’a trouvé le temps d’être malade. Tout cela va -changer, Dieu merci ! Mais, hélas ! cher docteur, -il n’y a point de félicité parfaite en ce bas monde ! -Le mal qui nous menace est de ceux que la médecine -fut toujours impuissante à guérir.</p> - -<p>Nous profitons des dernières lueurs du jour -pour faire connaissance avec le paysage, qui n’est -pas beau, et avec notre nouveau domicile. La -côte paraît triste et nue et la végétation misérable. -Deux forts perchés sur deux hautes collines -protègent la rade et la ville. Nous n’avons -vu d’un peu original en quittant la terre qu’un -campement de bestiaux de toute sorte, bœufs, -buffles, chevaux, porcs et brebis, couchés ou debout, -pêle-mêle, au bord de la mer, dans un -enclos pavé de boue qui doit être la salle d’attente -des animaux. Notre navire est bondé de -voyageurs, de pauvres gens surtout, de paysans -turcs émigrés qui ont quitté la Bulgarie avec -leurs femmes et leurs enfants. Depuis l’avant -jusqu’à l’escalier du roufle, le pont est encombré -de costumes très pittoresques dans leur délabrement, -de physionomies fières et nobles dans -leur tristesse résignée. J’assiste à la toilette de -deux bébés que leur mère arrose d’eau pure, à -pleine aiguière, avant de les étendre parallèlement, -sous le ciel, entre deux couvertures piquées. -A quelques pas plus loin, un murmure -de voix sortant d’un large trou carré me fait découvrir -dans l’entrepont toute une population de -femmes et d’enfants accroupis et serrés les uns -contre les autres. De cette lamentable agglomération -s’élève une odeur fade d’air désoxygéné. -Ces malheureuses et ces innocents vont passer -quatorze heures dans ce trou, plus mal logés que -le troupeau de moutons qui tient compagnie à -nos colis dans la cale des marchandises. Et comment -vivront-ils demain ? Quel est le morceau -de pain qui les attend dans la capitale des -croyants ? Voilà l’envers de l’émancipation des -raïas, le contre-coup des grands événements qui -ont affranchi les chrétiens dans la presqu’île des -Balkans. Mais la cloche du bord annonce notre -dîner, et nous courons nous entasser dans une -salle à manger assez basse, comme de raison, et -éclairée au pétrole. Dans ces conditions, la mer -n’a pas besoin de s’agiter beaucoup pour mettre -à mal les estomacs susceptibles : la chaleur et -l’odeur suffisent grandement. Aussi voyons-nous -en moins d’un quart d’heure nos rangs fort -éclaircis et les assiettes délaissées dans les proportions -d’une sur deux. Quelques-uns de nos -compagnons se rétablissent au grand air sur le -pont ; beaucoup d’autres ont piqué une tête au -fond de leur cabine et ne reparaîtront plus avant -le jour. Pendant ce temps, le navire fait bonne -route ; ces bâtiments du Lloyd sont bien construits, -sans excès d’élégance ni de confort, et -commandés par les meilleurs marins des rives -de l’Adriatique. J’ai pris le thé jusqu’à minuit, -en fumant force cigarettes, avec M. Berthier, le -plus joli causeur et le plus fin Parisien qui ait -jamais présidé le tribunal de commerce, puis je -me suis couché en enjambant M. Regray, et j’ai -si bien dormi que mon camarade de chambre a -dû me secouer en criant : « Mais levez-vous -donc ! Il fait jour, et nous sommes dans le Bosphore ! »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>V</h3> - - -<p>En effet, nous étions à l’entrée du Bosphore. -La prudence du gouvernement turc en interdit -l’accès même aux bâtiments de commerce -depuis le crépuscule jusqu’au lever du soleil. -Mais le soleil s’était levé avant moi, les formalités -de police et de santé étaient remplies ; déjà -notre aimable Missak-Effendi s’était fait débarquer -sur la côte de Thrace, où sa famille l’attendait -pour quatre jours après quatre ans d’absence. -Déjà nous avions embarqué le drogman et un -conseiller de la légation belge, ainsi que -M. Weil, inspecteur général des agences de la -Compagnie Nagelmackers. Ce jeune Français, -décoré comme officier en 1871, s’était chargé -obligeamment de préparer notre séjour, d’organiser -nos promenades, d’obtenir les firmans, de -faire les logements à l’hôtel. Et il s’était acquitté -de sa tâche avec tant de zèle et d’esprit, que -nous n’eûmes, pour ainsi dire, qu’à nous laisser -vivre, car les spectacles et les plaisirs vinrent -spontanément à nous, sans nous donner le temps -de désirer la moindre chose.</p> - -<p>Nous trouvons maintenant que l’<i>Espero</i> marche -trop vite : ce ne serait pas trop d’une demi-journée -pour détailler les deux panoramas qui se -déroulent simultanément sous nos yeux. Ce profond -et rapide canal d’eau presque douce, qui -emporte à la mer de Marmara le large tribut du -Danube, du Don, du Dniester, du Dnieper et des -cinq ou six autres fleuves de la mer Noire, tient -une place énorme dans l’histoire du genre humain. -Il a eu pour marraine une maîtresse de -Jupiter, la belle Europe, qui le traversa à cheval -ou, pour parler correctement, à taureau, sur -la croupe du maître des dieux. Que d’autres aventures -depuis celle-là, jusqu’à la fanfaronnade de -lord Byron nageant vers la tour de Léandre ! Ici, -l’histoire est aussi merveilleuse que la légende : -rappelez-vous le passage de Darius, le pont de -bateaux de Xerxès, la mer fouettée de verges -par ce grand fou qui tomba amoureux d’un platane -et lui donna plus de bijoux que jamais financier -n’en promit à une danseuse de l’Opéra. Les -barbares, les demi-barbares et les civilisés, les -païens et les chrétiens, les orthodoxes, les schismatiques, -les musulmans, se sont donné rendez-vous -dans ce champ clos pendant plus de -deux mille ans pour disputer l’empire du monde. -Et tout n’est pas fini, puisque Constantinople est -le centre autour duquel gravite depuis un siècle -au moins la politique européenne.</p> - -<p>Quoique la ville ne compte pas, selon toute -apparence, un million d’habitants, elle s’étend -par ses faubourgs depuis l’entrée de la mer -Noire jusqu’à la mer de Marmara, sur toute la -rive d’Europe, sans parler de Scutari et de -cette banlieue asiatique qui va de Béicos à Kadikeui. -Il est vrai d’ajouter que les magnificences -de ces bords enchantés sont presque toutes -en façade. Les palais, les villas, les kiosques, -s’étalent à nos yeux comme un décor de théâtre -derrière lequel on ne trouve souvent que des -montagnes et des ravins. Des bâtiments de grande -apparence ne sont que des chalets peints en -pierre, comme l’ambassade de France à Thérapia. -Le sultan qui en fit largesse à Napoléon I<sup>er</sup> -n’avait certes pas lésiné sur la dépense ; mais -l’humidité du détroit est si pénétrante en hiver -qu’elle démolirait les murailles les plus solides ; -les cloisons lui résistent mieux. Cependant le -bois peint se désagrège avec le temps. Nous -remarquons beaucoup d’habitations en ruines -que l’on ne songe pas à réparer, soit que le propriétaire -ait éprouvé des revers de fortune, soit -qu’il ait eu la fantaisie de porter ses pénates -ailleurs. Les lieux communs qui se débitent encore -de temps en temps sur les Turcs campés -en Europe prennent ici une apparence de vérité. -Les Arméniens, les Grecs, les Francs, les Turcs -surtout, lorsqu’ils étaient maîtres de l’Orient, -ont fait ici, pour leur plaisir ou pour leur vanité, -des dépenses incalculables. Un seul kiosque, -construit sur la rive d’Asie et offert au sultan par -Méhémet-Ali, a coûté six millions de francs ; il -est abandonné depuis longtemps et tombe en -ruines. Le khédive Ismaïl-Pacha s’est fait bâtir -ici une résidence royale, entourée de jardins -comme on n’en voit que dans les <i>Mille et une -Nuits</i> ou dans le service de M. Alphand à Paris ; -l’ancien sultan Mourad est confiné à Tchéragan, -dans un palais immense, et l’empereur régnant -Abd-ul-Hamid logerait aisément dix mille hommes -derrière les façades marmoréennes et les -énormes grilles dorées de Dolma-Bagtché. Eh -bien, faut-il vous l’avouer ? ce que j’ai aperçu de -plus beau sur la rive d’Europe, c’est un ouvrage -militaire du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, Rouméli-Hissar, élevé par -Mahomet II.</p> - -<p>Un jeune passager arménien qui a appris le -français à Constantinople, et qui par conséquent -le parle bien, nous a fait les honneurs du Bosphore -depuis Bujukdéré jusqu’à Top-Hané. -Nous avons mesuré en passant la profondeur -du canal, grâce à un paquebot des Messageries -françaises, la <i>Provence</i>, qui a été coulé à pic et -qui élève hors de l’eau juste la pointe de son -grand mât. L’<i>Espero</i> stoppe, les embarcations -nous abordent, les interprètes nous envahissent ; -il ne nous reste plus qu’à descendre, mais nous -ne sommes pas pressés, car ce qu’il y a de plus -beau dans cette ville, je le sais par expérience, -c’est le premier coup d’œil, le profil des collines, -la découpure des dômes et des minarets -sur le ciel, la couleur chaude et variée des édifices -petits et grands, le va-et-vient des navires -et des caïques sur le Bosphore et dans la Corne-d’Or, -la merveilleuse diversité des types et des -costumes. Le voyageur assez heureux ou assez -courageux pour s’en tenir à la première impression, -s’extasier franchement un quart d’heure -et retourner chez lui sans demander son reste, -ne ferait pas un mauvais calcul. Mais la <i>Mouche</i> -du Lloyd qu’on a mise obligeamment à notre -service est déjà lestée des bagages. Éveillons-nous -d’un trop beau rêve ; allons perdre nos -illusions.</p> - -<p>Grâce à la qualité officielle de M. Olin, qui -doit nous attirer des faveurs de toute sorte, nous -débarquons à la grille de Top-Hané, qui est la -fonderie impériale des canons. Huit ou dix landaus -de grande remise, à cochers galonnés, nous -attendent avec les interprètes sur le siège ; nos -bagages suivront sur le dos des <i>hammals</i> ou -portefaix turcs, qui sont les plus honnêtes gens -du monde. Et nous voilà galopant en file indienne -sur le pavé capricieux et dans la boue -gluante de Galata, le long des boucheries, des -cafés, des gargotes, des épiceries ou <i>baccals</i>, -dont la seule odeur fournirait douze chapitres à -M. Zola, des boutiques de fruitiers admirables -où resplendissent l’or des raisins, le corail des -piments, la pourpre des tomates, le grenat des -jujubes, l’améthyste épiscopale des aubergines. -Je me sens rajeunir de trente ans aux cris de la -rue, en entendant brailler un gamin grec qui -vend des radis rouges : « <i>hokkina rapanakia !</i> » -et un jeune Turc qui colporte presque aussi -bruyamment le lait caillé ou <i>yaourt</i>. Nous -sommes arrêtés un moment par la rencontre de -quatre Turcs superbes qui portent, suspendu à -des arceaux de bois, un tonneau presque aussi -monumental et aussi lourd que le foudre de -Heidelberg. Les mendiants profitent de l’occasion -pour s’abattre sur nous. Toujours les mêmes, -ces gaillards-là ! J’ai bien cru en reconnaître -un ; ce serait pourtant grand miracle si en trente -ans il n’avait pas vieilli. Les chiens pullulent -toujours dans les rues, et ils sont plus laids, -plus crottés, plus galeux et plus bruyants que -jamais. Mais voici du nouveau, de l’inconnu, -de l’inédit. Devinez quoi ? Je vous le donne -en mille : un tramway, mais un tramway assurément -comme vous n’en avez pas vu : les -rails posés sur une rampe de sept centimètres -par mètre, une vieille voiture qui doit avoir été -dans son temps diligence en Auvergne ou coucou -dans quelque banlieue, deux chevaux qui descendent -la montagne au grand galop, et un <i>saïs</i> -qui dégringole plus vite encore, car son métier -consiste à précéder la voiture et à repousser les -passants qui voudraient se faire écraser. Je dois -dire que toutes les lignes ne sont pas également -vertigineuses et qu’on y voit rouler par-ci par-là -du matériel presque neuf. Les fiacres sont encore -assez rares, faute de rues suffisamment -carrossables, et les chevaux de selle à la disposition -du public stationnent comme autrefois -dans les carrefours, chaque animal flanqué de -son propriétaire, qui suit à pied le cavalier au -galop et le devance quelquefois. Peu ou point -de charrettes en ville, mais force caravanes de -baudets, de chevaux de bât et même de chameaux -chargés de briques, de pierres, de planches -et autres matériaux de construction. Car -on bâtit beaucoup de maisons neuves à Péra, et -même de fort belles, au milieu des baraques de -bois qui s’effondrent et des ruines qu’on abandonne -à leur destin. Quelques masures d’autrefois, -les plus vieilles et les plus déjetées, ont -conservé l’aspect mystérieux des habitations turques ; -mais ce sont de très rares exceptions, de -même que les maisons chrétiennes à Stamboul : -la population de la ville tend à se cantonner de -plus en plus par affinités électives, selon les -cultes et les nationalités.</p> - -<p>L’hôtel du Luxembourg, appelé aussi Grand -Hôtel, qui doit nous héberger presque tous, est -établi en bonne place et en bon air dans la grande -rue de Péra. C’est une vaste maison presque -neuve et très propre, bâtie économiquement par -des spéculateurs qui en tirent un bon loyer. -Notre hôtelier, M. Flament-Belon, est un Français -actif et intelligent qui a passé sa vie en -Orient, fait et défait plusieurs fois sa fortune et -honorablement élevé une famille de sept enfants. -Hélas ! l’aubergiste français est un type qui tend -à disparaître. Il sera bientôt remplacé, même en -France, par une espèce de diplomate allemand -qui porte la cravate blanche et les mains sales -et dont la politesse, insolente et rapace, fait -tourner le lait dans les tasses et aigrit le vin -dans les bouteilles. Les braves gens qui ont hébergé -ma jeunesse voyageuse nous logeaient -moins confortablement, à coup sûr, ne nous alimentaient -peut-être pas beaucoup mieux et ne -nous donnaient pas pour rien ce qu’on vend très -cher aujourd’hui ; mais leur visage nous servait, -dès l’arrivée, un plat de bonne mine. Ils avaient -une façon de souhaiter la bienvenue qui disait : -Vous êtes chez vous. Ils reconnaissaient un -client au bout de dix années et lui demandaient -des nouvelles de sa famille. S’ils vous voyaient -pour la première fois, ils s’excusaient, ou peu -s’en faut, de ne pas vous connaître encore et -vous posaient assez de questions pour vous connaître -à fond dans un instant. Bref, on était -chez eux un peu moins qu’un ami, mais beaucoup -plus qu’un numéro, et, la note acquittée, -on ne dérogeait pas en les remerciant des attentions -qu’ils vous avaient données par-dessus le -marché. Voilà ce qu’on ne rencontre plus guère -à Cauterets, à Nice ou à Trouville ; voilà ce que -nous avons trouvé avec un peu de surprise et -beaucoup de plaisir chez ces bonnes gens du -Grand Hôtel de Péra. Ils avaient fait l’impossible -pour nous loger convenablement aux deux -premiers étages de la maison, et les voyageurs -arrivés avant nous les y avaient aidés avec une -bonne grâce vraiment rare : par exemple, j’ai -su que ma chambre avait été cédée obligeamment -par le jeune prince Grégoire Soutzo, fils -de l’ancien ministre des affaires étrangères, -Athénien de naissance, Roumain par naturalisation -et licencié ès lettres de la Faculté de Paris. -Après une heure d’ablutions qui m’eût semblé -délicieuse si l’eau de Constantinople était moins -sale, un déjeuner passable réunit à la table -d’hôte toute la bande joyeuse des wagons-lits ; -puis, sans perdre un moment, dociles et disciplinés -comme les clients anglais de l’agence -Cook, nous nous mettons en devoir d’épuiser -l’ordre du jour tel que M. Weil l’a rédigé.</p> - -<p>Notre guide est un aide de camp du sultan, le -général Ahmed, qui a terminé ses études à Paris -non pas, comme on pourrait le croire, à l’École -d’état-major, mais dans l’atelier de Gérome. Il -était peintre, et même assez bon peintre pour que -Courbet lui demandât un de ses paysages et que -le jury du Salon lui décernât une mention honorable. -C’est que la spécialité ne sévit pas aussi -despotiquement chez les Orientaux que chez -nous. Fuad-Pacha, le grand Fuad, était médecin -militaire avant de devenir le second personnage -de l’État. J’ai retrouvé à Bucarest un grand -garçon fort intelligent, M. Obedenare, que j’avais -connu étudiant en médecine. Quand je lui demandai -ce qu’il était devenu depuis le temps, cet -excellent docteur me répondit qu’il était premier -secrétaire à la légation de Rome. Le général -Ahmed fait monter le ministre du roi des Belges -dans une magnifique voiture à la livrée du -sultan ; nous retrouvons les landaus qui nous ont -amenés à l’hôtel et nous partons en troupe pour -le palais de Dolma-Bagtché. Ce qui caractérise -aujourd’hui le luxe oriental, c’est qu’il est fabriqué -de toutes pièces à Paris, à Aubusson, à -Saint-Gobain, à Baccarat, dans toutes les manufactures -de France. Tandis que nous nous disputons -à l’hôtel Drouot les tapis de la Perse, de -l’Inde et de la Turquie, on n’apprécie ici que nos -moquettes ; les meubles fabriqués au faubourg -Saint-Antoine sont tendus invariablement en -soieries de Lyon. Rien de plus riche que ces intérieurs -où l’on n’a regardé à la dépense que -pour la pousser au maximum ; mais la moindre -vieillerie originale et nationale ferait beaucoup -mieux notre affaire. Les glaces de trente mètres -carrés, les candélabres de cristal à deux cent cinquante -bougies, les cheminées revêtues de malachite -ou enrichies des porcelaines les plus élégantes -de la rue Paradis-Poissonnière, ne valent -pas pour nous une lampe de mosquée ou même -un seul carreau de belle majolique. Plusieurs -choses m’ont intéressé dans ce palais immense -et ruineux, par exemple les salles de bain construites -en albâtre oriental et une petite galerie de -tableaux modernes où l’on est tout heureux de -retrouver le <i>Gynécée</i> de Gérome (est-ce bien -ainsi qu’on l’appelle ?) et quelques-unes des meilleures -toiles de Fromentin, de Berchère et de -Pasini. Mais la salle des fêtes où l’on posait une -petite bande de carpette extrêmement simple -pour la réception du Courbam-Beïram m’a seule -émerveillé par la hardiesse de sa construction et -la noblesse de ses lignes. Lorsqu’une œuvre -d’architecture a été conçue grandement, les incorrections -de détail sont noyées dans la beauté -de l’ensemble. Témoin l’effet de Saint-Pierre de -Rome, où le détail est souvent des plus défectueux.</p> - -<p>Nous n’avons vu de Dolma-Bagtché que le -<i>selamlik</i>, c’est-à-dire les bâtiments à l’usage du -maître. Un autre palais aussi grand, peut-être plus -grand, et renfermé dans la même enceinte, est occupé -par le harem du sultan, qui est tout un monde -et un monde soigneusement fermé, comme on sait. -Mais nous avons pu effleurer sans indiscrétion -les délices et les splendeurs de la vie de famille -chez un musulman couronné, car, au sortir de -Dolma-Bagtché, Ahmed-Pacha nous a conduits -au kiosque de Beylerbey, dont les fenêtres étroitement -grillées prouvent qu’Abd-ul-Azis n’y habitait -pas seul. Un petit vapeur du sultan et quatre -caïques impériaux enlevés (c’est le mot) par des -rameurs vêtus de blanc nous transportent à la -rive d’Asie et nous déposent sur l’escalier déjà -quelque peu délabré de ce joli palais. C’est là -que l’impératrice Eugénie a reçu l’hospitalité -en 1869, dans la dernière année de sa gloire et -de son bonheur. La prise de possession d’un tel -nid par la princesse la plus gracieuse de l’Europe -et sa petite cour en belle humeur fut assurément -une fête comme le Bosphore en avait peu vu. -Figurez-vous les étonnements et les curiosités, -les cris d’admiration et les éclats de rire de -quelques fines Parisiennes introduites dans cette -sorte de cloître conjugal qui s’appelle un harem. -Il devait être délicieux, le kiosque de Beylerbey ; -il l’est encore, et beaucoup, puisque nous en -sortons enchantés sous un ciel noir, pour aller -visiter ses jardins sous une pluie battante.</p> - -<p>Deux mots sans plus à l’adresse des poètes et -des jardiniers. Les uns, par leurs descriptions -plus brillantes que véridiques, ont abusé les autres -sur le climat et la végétation de ce pays. La -géographie elle-même a pu accréditer beaucoup -d’erreurs en nous montrant Constantinople sur -le même degré de latitude que Naples. Hélas ! -Constantinople n’a pas le climat de Naples, il -s’en faut ! Le ciel y est très dur au pauvre -monde ; il y vente à force, il y neige à profusion -et il y gèle à pierre fendre. Aussi la nature y -est-elle assez exactement ce qu’elle est à Paris. -La Grèce a de beaux orangers, voire des palmiers -assez grands qui vont jusqu’à promettre -des dattes : ici, vous ne rencontrerez pas même -un olivier. Aussi les jardins d’agrément, fût-ce -autour des palais impériaux, ont les mêmes massifs -et les mêmes corbeilles que nos squares ; -troènes et fusains par-ci, coleus, anthémis, -fuchsias et géraniums par là, et rosiers de Bengale -à profusion. Je n’en ai pas aperçu beaucoup d’autres. -Mais un vrai sage se peut contenter à ce -prix ; je ne suis pas venu ici pour voir mûrir les -ananas en pleine terre, et ce n’est pas sans un -secret contentement que je retrouve si loin de -chez nous mon modeste jardin de Pontoise. Pour -couronner dignement cette excursion en Asie, -nous gravissons deux ou trois étages de terrasses -et nous allons déranger deux malheureux -couples de tigres fort beaux d’ailleurs et bien -nourris derrière leurs barreaux de fer. Ce sont -les derniers survivants de la ménagerie d’Abd-ul-Azis.</p> - -<p>Nous nous rembarquons pour l’Europe, et l’on -nous met à terre à la pointe du vieux sérail. -C’est tout ce qu’il y a de plus curieux dans -Stamboul, le beau du beau, le fin du fin, la -quintessence, quoique le vieux sérail (ou palais) -soit brûlé, comme presque tous les monuments -qui datent de la conquête. Ahmed-Pacha, qui -n’a point mandat de nous épargner les émotions, -au contraire, nous introduit d’abord dans le -trésor des sultans, dont la clef seule est un -morceau qui mériterait le voyage. Elle n’a pas -encore tourné dans la serrure que le joyeux représentant -du <i lang="en" xml:lang="en">Times</i> nous propose un coup analogue -à celui que les Anglais ont exécuté en -Égypte : « Messieurs, dit-il, nous sommes trente -et les gardiens ne sont que quatre. Égorgeons-les -et prenons tout. » Comme il disait ces mots, -trente ou quarante jeunes Turcs semblent sortir -de terre et prennent position devant les vitrines, -non certes pour les défendre, mais plutôt pour -nous en faire les honneurs. Ce trésor est surtout -précieux comme musée. Je ferais assez bon -marché des métaux précieux et des pierreries -qu’il contient, sans excepter le trône d’or massif -tout incrusté de joyaux, et les coussins brodés -de perles, et les boisseaux de diamants, de saphirs, -d’émeraudes et de rubis. Tout cela vaut -bon nombre de millions, j’en conviens ; mais -parlez-moi des armes, des armures, des étoffes, -des broderies, de cette collection fabuleuse qui -contient les costumes d’apparat de tous les sultans -depuis Mahomet II, avec tous leurs poignards -et leurs aigrettes impériales. Devant cet -amoncellement de belles choses, on est pris -d’une certaine reconnaissance pour les despotes -qui les ont conservées religieusement au milieu -de nécessités quelquefois très urgentes. Abd-ul-Azis -est le seul, dit-on, qui ait puisé parfois dans -les boisseaux de diamants pour donner des parures -à ses femmes ; mais, à l’époque où il l’a -fait, n’était-il pas déjà irresponsable ?</p> - -<p>On dit que la mosquée d’Irène renferme un -précieux dépôt d’antiquités musulmanes et des -armes du temps des croisades ; mais les simples -giaours comme nous ne sont point admis à les -voir. Par compensation, l’on nous a régalés -d’une visite au kiosque de Bagdad. C’est la seule -fantaisie archéologique qui soit jamais éclose -dans l’esprit d’un sultan ; mais quelle heureuse -idée d’employer à la décoration d’un édifice du -<small>XV</small><sup>e</sup> siècle les débris les plus beaux et les plus -curieux de l’antique industrie musulmane ! Les -revêtements de faïence, empruntés apparemment -à quelques mosquées hors d’usage, suffiraient -seuls à la gloire et à la fortune d’un musée d’art -décoratif. Il y a eu de grands artistes turcs, par -exemple celui qui a martelé ce magnifique dais -de cuivre doré, vrai chef-d’œuvre de chaudronnerie -qu’on admire dans le jardin. Les riches -exemplaires du Koran, qu’on garde ici dans la -petite bibliothèque du vieux sérail et que nous -n’avons pas eu le temps d’admirer à notre aise, -valent bien nos missels du moyen âge par la -beauté des ornements et le fini de l’exécution.</p> - -<p>A force d’aller, de venir et de tourner sur cet -étrange et précieux coin de terre où l’on voit de -vieux jardins avec des ifs taillés à la mode de -Versailles, de vieux serviteurs du palais, et -même un vieux harem peuplé de sultanes en retraite, -nous avions fini par sentir la fatigue. -Ahmed-Pacha s’en aperçut et nous fit asseoir -dans le kiosque d’Abd-ul-Medjid, qui n’est pas -très beau par lui-même, mais qui jouit d’une -vue incomparable sur la mer. On nous y servit -un café délicieux, précédé d’une cuillerée de -sorbet à la rose et du verre d’eau de rigueur -avec la cigarette de Djebeli, qui remplace décidément -le chibouque dans le cérémonial hospitalier. -Autrefois, la moindre visite entraînait non -seulement toute une manœuvre, mais toute une -cuisine. Le <i>chiboukdgi</i> de la maison s’avançait -vers vous gravement, une longue pipe à la main. -Il mesurait avec soin la distance, posait à terre -un petit plateau de cuivre ou d’argent, y déposait -le fourneau de l’instrument, puis décrivait -savamment un arc de cercle avec le bout d’ambre -pour l’amener tout juste à vos lèvres. Ce -travail accompli, il mettait le charbon sur la pipe -s’il n’avait commencé par la fumer lui-même au -seuil de la porte avec une douce familiarité. -Mais ce n’était pas tout : il fallait que chaque -tuyau fût gratté, lavé, parfumé, lorsqu’on en -avait fait usage ; le bout d’ambre surtout, qu’il -fût ou non chargé de diamants à sa base, exigeait -un entretien méticuleux, car la nicotine ne -manquait jamais de s’y condenser. Il fallait tout -un personnel attaché aux chibouques dans les -maisons qui recevaient beaucoup. Avec un demi-cent -de cigarettes sur un plateau, la politesse est -faite, la tradition respectée, l’honneur de l’hospitalité -orientale sauvegardé et le tracas réduit à -rien. Comme nous remarquions l’air aisé et les -bonnes façons des jeunes gens qui nous offraient -les rafraîchissements d’usage, on nous apprit -que dans tous les palais impériaux le service est -fait par les fils des meilleures familles que leurs -parents destinent aux emplois de la cour. C’est -ainsi qu’autrefois, chez nous, les gentilshommes -de grandes maisons débutaient comme pages à -la cour du roi ou chez les princes du sang. Non -seulement on ne déroge pas en servant le maître -suprême, mais plus les fonctions qu’on remplit -auprès de lui ont un caractère intime, plus elles -sont considérées et honorées. C’est ce qui vous -fera comprendre comment le kislar-agha marche -de pair avec le grand vizir. Si l’un de ces deux -personnages est le plus haut instrument de la -volonté souveraine, l’autre, le chef des eunuques, -est le gardien de l’honneur. Pour nous -autres badauds de l’Occident, c’est toujours un -objet de curiosité que la face glabre, luisante et -molle d’un de ces hommes incomplets quand -nous l’apercevons dans la rue à côté du cocher -sur le siège d’une voiture de femme, ou les -mains dans les poches devant la porte d’un palais. -Les Orientaux, au contraire, considèrent -l’eunuque comme un des éléments de la famille -musulmane ; ils ne raillent jamais son malheur, -estiment son courage et son dévouement au maître -et envient quelquefois sa fortune, car il est -souvent riche et toujours charitable au point -d’épouser une veuve chargée de famille pour -léguer ses économies à quelqu’un. Je ne crois -pourtant pas qu’un seul de ceux qui s’offrent à -nos yeux ait choisi de plein gré sa carrière. Or, -il y en a de très jeunes : d’où viennent-ils ? où -les fabrique-t-on ? La route du voyageur en ce -pays est littéralement hérissée de points d’interrogation. -Depuis longtemps la traite des esclaves -blancs ou noirs, mâles ou femelles, est interdite -par la loi. Cependant il y a toujours des esclaves, -et la société musulmane se désorganiserait s’il -n’y en avait plus. Mais nous ne sommes pas ici -pour raisonner ni pour comprendre ; on fait -avancer nos voitures, nous traversons au trot de -vieilles cours vastes et dépavées, nous passons -en revue des fantômes de cyprès séculaires et -de platanes antédiluviens, nous débouchons sur -la place du Séraskiérat, où des conscrits fraîchement -débarqués dans le costume de leurs -villages, quelques-uns en vestes de cotonnade -rose et en caleçons lilas tendre, apprennent une -manœuvre assez agréable, qui consiste à se -baisser pour prendre la gamelle et à manger le -repas du soir. Le soldat turc est payé très irrégulièrement, -et il a cela de commun avec presque -tous les fonctionnaires de l’empire, mais il est -bien logé, bien vêtu et nourri paternellement. -Outre sa ration de pain, qui est la même que -chez nous, il reçoit deux fois chaque jour un -rata de viande et de légumes, deux fois par semaine -un plat sucré, de temps à autre une distribution -de tabac. Sur les revenus de l’empire -qui ont sensiblement décru avec le territoire et -qui consistent surtout aujourd’hui dans le produit -des douanes et la dîme des provinces asiatiques, -c’est l’armée qui prend la grosse part. -Le sultan, qui règne et gouverne avec un sérieux -auquel tous les partis rendent hommage, veut -être prêt à tout événement et défendre avec -honneur ce qu’il possède encore en Europe. Je -serais bien surpris si, le cas échéant, il n’était -pas héroïquement soutenu par son armée et par -son peuple entier. Qui vivra verra. Pour l’instant, -c’est-à-dire à la sortie du vieux sérail, nous -voyons les bons Turcs absorbés par une œuvre -très pacifique : ils choisissent, achètent et emportent -les moutons qu’ils vont immoler et -manger à la fête du Courbam-Beïram. Ce sacrifice -renouvelé d’Abraham est de devoir étroit, -comme l’agape qui s’ensuit. Ce qui restera du -mouton sera distribué aux pauvres qu’un musulman -n’oublie jamais dans les fêtes privées ou -publiques. Un grand marché improvisé remplit -la place où nous défilons. Plusieurs troupeaux -dont la laine est marquée aux couleurs de leur -propriétaire nous montrent divers types de la -race ovine. Le plus recherché paraît être le -mouton à queue grasse, qui traîne après lui -quatre ou cinq kilogrammes de suif. L’amateur -tâte l’animal sur toutes les coutures en même -temps qu’il le marchande, et, lorsque l’affaire est -conclue, il charge son mouton sur le dos et -l’emporte comme un enfant. Nous rencontrons à -chaque pas un de ces groupes comiques, et cependant -ni la bête ni l’homme ne devinent pourquoi -nous rions. Le char impérial de ce bon -M. Olin nous fraye un passage à travers la foule -multicolore qui encombre à toute heure le pont -de Galata. Nous montons à Péra, nous regagnons -l’hôtel, nous dînons de grand appétit, et -nous dormons comme des hommes qui ont roulé -sans interruption du jeudi soir au mardi soir. -Les plaisirs les plus vifs et les plus variés ne -nous tiennent pas lieu de repos ; je parle en -homme de mon âge.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VI</h3> - - -<p>Il paraît que les chiens ont fait rage toute la -nuit sous nos fenêtres et dans les rues voisines ; -mais c’est tant pis pour eux, je ne me suis pas -réveillé. Ces chiffonniers à quatre pattes sont -assez tranquilles le soir ; ils se querellent de préférence -au petit jour, quand on jette dehors les -os et les débris de cuisine. Lorsque j’ouvris les -yeux à huit heures, l’ordre régnait dans ce -monde grouillant et une grosse chienne jaune, -les deux pieds de devant sur le trottoir de l’hôtel, -les deux pieds de derrière dans le ruisseau, allaitait -bien tranquillement ses quatre petits. Je -trouvai en ouvrant les yeux les dernières nouvelles -de Paris, que le représentant de l’agence -Havas, M. de Ridder, prit l’aimable habitude de -m’adresser tous les matins à domicile. Presque -au même moment, on introduisait dans ma -chambre Hamdy-Bey, fils du ministre de l’intérieur -et directeur des musées impériaux. Ce -jeune homme très distingué, qui a étudié la -peinture à Paris, dans l’atelier de mon ami -Gustave Boulanger, m’invite à visiter les collections -qu’il a formées et l’École de dessin dont il -est à la fois le fondateur et le directeur. Le tout -est situé à deux cents pas de Sainte-Sophie où -nous devons aller après midi ; je ferai donc d’une -pierre deux coups. Vient ensuite le correspondant -du <i>Temps</i>, M. Domenger, écrivain de talent -et bon Français. Je m’empare avidement de lui -et j’abuse de sa courtoisie pour l’assassiner de -questions. La première de toutes, vous la devinez -bien : « Que sommes-nous ici ? Qu’y faisons-nous ? -Comment y sommes-nous vus et traités ? Que -devient l’influence française en Turquie ? » Eh -bien ! il paraît que nos affaires, sans être très -brillantes, pourraient aller plus mal. Le sultan, -qui reçoit beaucoup et qui aime à traiter le corps -diplomatique, apprécie particulièrement notre -ambassadeur M. de Noailles, et ne se cache pas -d’aimer la France qui d’ailleurs est la seule amie -désintéressée de l’empire ottoman. Le collège -de Galata-Séraï, fondé par M. Victor Duruy -dans l’intérêt de l’influence française, compte -sept cents élèves dont six cents internes qui tous -mènent de front l’étude du turc et du français. -Le directeur, Ismaïl-Bey, est comme de juste un -musulman, et le sous-directeur, M. d’Hollys, un -Français. Ismaïl-Bey, homme éclairé et juste, est -peut-être le seul chef de service dont les subordonnés -soient payés régulièrement en or le premier -jour de chaque mois ; il a même obtenu -qu’on soldât leur arriéré jusqu’au dernier centime, -et ces bons procédés envers nous mériteraient -peut-être du gouvernement de la République -un témoignage de reconnaissance. Son -second, M. d’Hollys, est un vrai sage, aussi -modeste que capable, sans aucune ambition personnelle -et exclusivement dévoué aux intérêts de -l’enseignement. Fidèle à son pays, sincère admirateur -de M. Duruy, qui s’est fait une place dans -l’histoire universitaire de France entre M. Guizot -et M. Jules Ferry, il estime les Turcs comme -tous ceux qui les ont vus de près et comprend -les susceptibilités légitimes d’un peuple dont les -malheurs n’ont pas abattu la fierté, tout au contraire. -Plus l’empire ottoman est à l’étroit dans -ses nouvelles frontières d’Europe, plus il tient à -honneur de prouver qu’il est maître chez lui. Les -juridictions étrangères, les postes étrangères qui -se sont impatronisées à Péra, toute ingérence -étrangère, en un mot, leur apparaît comme -une offense, comme un souvenir injurieux du -vieux temps où les puissances occidentales avaient -à protéger leurs nationaux contre les avanies -du musulman. Les revendications patriotiques -d’Abd-ul-Hamid sont admirablement secondées, -me dit-on, par le grand-vizir Saïd-Pacha, homme -de haut mérite, infatigable travailleur et, chose -rare en ce pays, ministre pauvre. En voilà certes -plus qu’il ne faut pour recommander la Turquie -contemporaine à notre estime et à nos sympathies ; -mais ne nous leurrons pas, mes amis. -Depuis la guerre de 1870, les Allemands sont -dans la place. Non seulement leurs instructeurs -et leurs officiers ont su se rendre indispensables -dans l’armée, mais on trouve un sous-secrétaire -d’État allemand plus ou moins officiellement installé -dans tous les ministères. On peut compter -que ces bons messieurs de Berlin défendraient -l’empire ottoman contre une nouvelle agression -de la Russie ; rien ne prouve qu’ils le protégeraient -aussi bien contre leurs alliés d’Autriche. -Nous avons vu passer hier, au pied du vieux -sérail, un train du chemin de Roumélie. Cette -ligne n’est qu’un tronçon interrompu volontairement -par les Turcs. Ils ont lu dans Musset -qu’une porte doit être ouverte ou fermée, et ils -aiment mieux fermer leur porte. Mais qui sait -si les Russes ne les mettront pas en demeure -de l’ouvrir ? ou si l’Autriche, à défaut de la -Russie, ne dira pas que ses marchandises ont -hâte d’arriver à Salonique ? Assez de politique -pour aujourd’hui : on nous mène à Sainte-Sophie.</p> - -<p>Les musulmans se sont approprié ce chef-d’œuvre -de l’architecture byzantine en construisant -des minarets, en badigeonnant quelques -fresques, en cachant sous une feuille de cuivre -doré quelques têtes de chérubins et en accrochant -dans les angles des inscriptions turques -sur des panneaux de tôle ou de bois qui ressemblent -à des enseignes colossales. Les prêtres -ou peut-être les sacristains exploitent la -beauté et la gloire du monument, d’abord en -faisant payer aux chrétiens un droit d’entrée -de quatre ou cinq francs par tête, ensuite en -contraignant les visiteurs d’acheter les cubes -de mosaïque que ces vandales arrachent à poignée -le long des murs. Malgré ces horreurs, -l’édifice est splendide, moins fini, moins complet -et plus fruste que Saint-Marc, mais bien -plus grand et plus hardi avec sa coupole de -proportions cyclopéennes qui repose exclusivement -sur quatre piliers. L’art gréco-romain était -vieux sous Justinien au <small>VI</small><sup>e</sup> siècle de notre ère, -mais il était encore bien robuste et je ne sais -si notre science, notre argent et nos prétentions -pourraient rivaliser avec lui. Ni les photographies -du commerce, ni les études d’ensemble -et de détail que les pensionnaires de Rome ont -exposées au Salon ne vous donneront une idée -de la majesté de Sainte-Sophie. Pour juger la -grandeur de l’édifice, il faut le mesurer à soi-même -et voir le peu de place qu’on y tient. Il -faut jauger, pour ainsi dire, la masse des matériaux -précieux qui y sont accumulés, granit, -porphyre, serpentin, brèche antique et ce beau -marbre cipollin dont on a fait non seulement -des colonnes, mais le pavage entier des galeries. -Si les conquérants en délire ont pillé l’or, -l’argent, les pierreries, en un mot toutes les -richesses accumulées par la dévotion des empereurs -d’Orient, ils ont laissé debout les colonnes -que l’architecte Anthémius avait empruntées -à tous les temples de la Grèce, de l’Asie et -de l’Égypte. Tout ce que les sultans ont ajouté -au monument primitif pour transformer la basilique -en mosquée est peu de chose, à part les -quatre minarets qui entourent la grande coupole ; -et il nous semble que le Dieu des chrétiens, -s’il reprenait possession de ce temple, comme le -veut une antique légende chère aux Grecs, après -cinq ou six jours de balayage, se retrouverait -chez lui. Mais les brutalités de la conquête, la -fureur des éléments et le temps, ce grand destructeur -silencieux, ont cruellement altéré tout -ce qui reste encore debout. Il a fallu étayer des -arcades, consolider des murs, fretter de fer ou -de bronze presque tous les chapiteaux, et tout -cela s’est fait grossièrement, d’une main lourde. -Le jour approche où Sainte-Sophie ne pourra -plus être sauvée que par une restauration complète. -Les Turcs entreprendront-ils ce travail ? -Non, jamais. C’est le peuple le moins réparateur -qui soit au monde ; d’ailleurs, où prendraient-ils -les cent millions que cela doit coûter -au bas mot ? Les Russes seuls… Mais ici -notre archéologie devient un peu révolutionnaire. -Démolir un empire pour réparer une basilique, -ce n’est pas une solution.</p> - -<p>Les trois quarts de nos compagnons, sans respect -du programme tracé par M. Weil, veulent -absolument aller voir, tout au fond de la Corne-d’Or, -des hommes barbus qui lèvent les mains -au ciel et tournent pendant un quart d’heure sur -un air de valse à deux temps afin d’enseigner -aux profanes que Dieu est partout à la fois. J’ai -vu cet exercice au Caire, et comme il est peu -vraisemblable qu’on l’ait perfectionné depuis -1868, j’aime mieux visiter Hamdy-Bey dans son -petit musée. Il n’est pas encore très riche, -d’abord parce qu’il est nouveau, ensuite parce -que les Turcs se sont laissé reprendre tous les -chefs-d’œuvre qu’ils avaient pris. La Vénus de -Milo est à Paris ; les marbres du Parthénon sont -à Londres et le fronton du temple d’Égine à Munich. -Tout récemment encore les Allemands du -Nord ont fait main basse sur l’admirable frise de -Pergame qui a plus de cent mètres de long et -que le pauvre Tourgueneff me décrivait dans une -lettre enthousiaste la première fois qu’il la vit à -Berlin. Le savant épicier Schliemann a trafiqué -du trésor de Priam et des reliques d’Agamemnon -sans rien offrir à la Turquie, si ce n’est un -collier moderne, mais dont l’or est antique, à ce -qu’il dit, et je le crois sans difficulté, car la nature -ne fabrique plus d’or depuis quelques milliers -de siècles. Les Prussiens ont donné à -Hamdy-Bey quelques mètres, en plâtre s’entend, -de cette belle frise qui rappelle un peu la manière -si vivante et si française de Pierre Puget ; -le Louvre a mis à sa disposition tous les moulages -dont il pourrait avoir envie ; les Bavarois et -les Anglais ne lui ont rien offert du tout. Aussi -ne possède-t-il guère jusqu’à présent que des -marbres de peu de prix, sarcophages, tombeaux, -statues, bustes déterrés dans les îles et particulièrement -à Chypre ; des figurines de terre -cuite dans le style de Tanagra, quelques jolis -fragments de bronze, quelques vases antiques et -un certain nombre d’inscriptions ; le tout catalogué -avec soin par un membre de l’École d’Athènes, -M. Salomon Reinach. Peut-être le tombeau -d’Antiochus qu’Hamdy-Bey a découvert lui-même -dans les neiges, à deux mille mètres au-dessus -du niveau de la mer, livrera-t-il un certain -nombre de sculptures précieuses. J’en ai eu -comme un avant-goût en voyant des estampages -assez beaux. Ce jeune musulman érudit voudrait -aussi, dans son patriotisme, réunir et classer les -meilleurs ouvrages de la vieille industrie nationale. -Il possède déjà neuf ou dix lampes de -mosquées, tant en verre qu’en majolique, des -meubles incrustés, des casques du temps des -croisades ; et, s’il disposait d’un budget suffisant, -il ferait encore, dit-il, des trouvailles intéressantes -dans quelques villes d’Asie où les amateurs -en boutique n’ont pas encore mis les pieds.</p> - -<p>Nous terminons la promenade par une visite à -l’École de dessin, vaste, propre et bien exposée, -où une vingtaine de jeunes Turcs, dont quelques-uns -sont déjà passablement avancés, travaillent -avec intelligence, les uns d’après la -bosse, les autres d’après les modèles édités par -la maison Goupil.</p> - -<p>Ah ! si j’avais quelques jours de plus devant -moi, quel plaisir je prendrais à parcourir la ville -en compagnie d’un homme de goût, d’un connaisseur -éclairé comme Hamdy-Bey ! Constantinople -est un vrai fouillis de merveilles que ni les -guides européens ni les Turcs eux-mêmes ne connaîtront -ou n’apprécieront jamais. La divine fontaine -d’Ahmed III, ce bijou qui pourrait être en -or sans valoir un centime de plus, ce monument -sculpté en dentelle de marbre, n’est pas une œuvre -unique en son genre. La cité impériale fourmille -de tombeaux historiques, de colonnes gréco-romaines, -de citernes monumentales ; tout cela est -abandonné, perdu, noyé dans des propriétés privées. -L’ancien Hippodrome illustré par les rivalités -sanglantes des Verts et des Bleus, avec les -trois bornes monumentales qui limitaient trois -pistes d’inégale grandeur, l’obélisque de Théodose, -la Serpentine et la colonne d’airain dont -une cupidité imbécile a détruit le revêtement, -sera fouillé assurément un jour ou l’autre, et, à -deux ou trois mètres au-dessous du sol actuel, -l’archéologue y découvrira des trésors. Sans -creuser si profondément, en flânant devant nous -le nez en l’air, nous allons de surprise en surprise. -C’est quelquefois un reste de palais, quelquefois -un débris de forteresse intérieure, une -façade étrange et menaçante comme la maison -des Strozzi à Florence, ou une fantaisie lapidaire -d’un style aimable et léger, un coin de pavillon, -une grille de fer ouvré, un petit bout de jardin -qui nous rappelle les contes orientaux du bon -temps, le mariage de la princesse avec un barbier -jeune et beau, les amours mélodieuses et -embaumées du rossignol et de la rose. Mais -l’heure nous talonne et l’implacable tradition -nous commande. Il faut bon gré mal gré arpenter, -au milieu des courtiers officieux et des mendiants -opiniâtres, les ruelles boueuses du Bazar, -cette ville de khans, de boutiques et d’échoppes -où l’on ne débite plus que des marchandises européennes. -Il faut chercher en vain des médailles -antiques chez le <i>saraf</i> ou changeur qui -agiote du matin au soir sur toutes les monnaies -du monde civilisé ; il faut choisir des bijoux à -bas titre et autres articles orientaux chez des -marchands cosmopolites, moins bien assortis et -plus chers que les juifs algériens de Paris. Et -lorsque l’on s’est acquitté de ce fastidieux -devoir, il faut rentrer vivement à l’hôtel et -mettre une cravate blanche, car l’excellent -M. Delloye-Matthieu, qui nous héberge depuis -six jours, croirait manquer à ses devoirs s’il ne -nous offrait pas un festin magnifique et délicieux, -émaillé de toutes les constellations qui se portent -à la boutonnière, se suspendent au col ou s’accrochent -au revers de l’habit.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">La fête fut superbe et fort bien ordonnée ;</div> -</div> - -<p class="noindent">le cuisinier de l’hôtel se surpassa, les meilleurs -vins de France coulèrent à flots, les toasts -joyeux et sérieux se succèdent aux applaudissements -des convives, et l’un de nous, que la modestie -ne me permet pas de nommer, s’exprima -en assez bons termes sur les paysans, les ouvriers, -les soldats, ces éléments modestes, honnêtes -et vigoureux qui constituent le fond du peuple -turc. Ahmed-Pacha, qui siégeait à la droite -de notre cher amphitryon, répondit non seulement -en homme du monde, mais en homme de -cœur, et la fête se prolongea assez tard sans fatiguer -personne, car au lieu de se mettre au lit à -dix heures, comme la veille, on alla finir la soirée -dans un lieu de perdition qui se nomme -Concordia. C’est un café-concert où de jolies -personnes décolletées chantent des barcaroles -parisiennes que je m’accuse de n’avoir jamais -entendues à Paris. Derrière le théâtre on joue à -la roulette, comme on faisait jadis au doux pays -de Baden-Baden. On y peut même, paraît-il, -perdre beaucoup d’argent, car après le traité de -San-Stefano, à l’entrée des officiers russes, cet -établissement philanthropique, avec ses deux -zéros et ses vingt-quatre numéros, encaissa, dit-on, -quatre cent mille francs. C’est ainsi qu’en -1815 les Cosaques ont fait la fortune du Palais-Royal.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VII</h3> - - -<p><i>Jeudi 11 octobre.</i> — Hier à six heures, en -rentrant à l’hôtel, nous avons croisé dans une -rue de Péra un coupé attelé de deux chevaux -de race et qui se ferait remarquer au bois de -Boulogne dans l’allée des Acacias. Notre guide, -assis sur le siège, s’est retourné et nous a jeté -ces trois mots : « Le prince Izeddin ». J’ai -regardé dans la voiture avec une curiosité intense, -et j’ai eu tout juste le temps d’apercevoir -un jeune homme au teint mat, aux grands -yeux, à la moustache fine et luisante, qui -semblait profondément ennuyé. C’est le fils -aîné de ce pauvre Abd-ul-Azis, le prince qui -causa peut-être, et bien innocemment, la mort -de son père. Le sultan qui périt dans son -harem, suicidé par des mains inconnues, avait -accordé ou vendu au khédive Ismaïl un firman -contraire en tous points à la tradition musulmane. -Il avait décidé qu’en Égypte le fils aîné -du vice-roi hériterait du pouvoir de son père, -à l’exclusion des collatéraux, dont le premier -en ligne était le prince Halim, fils de Méhémet-Ali. -On supposa qu’il préparait une révolution -du même genre en faveur d’Izeddin et il accrédita -lui-même ce soupçon par les faveurs inusitées -dont il comblait imprudemment son aîné. -De là le drame sanglant dans lequel les journaux -d’Europe, toujours enclins à mettre les -chose au pis, enveloppèrent un instant, sans -preuve aucune, la mère et le fils aîné d’Abd-ul-Azis. -Il y a du bon et du mauvais dans l’ordre -de succession au trône tel qu’il est établi chez -les Turcs. D’un côté, l’intérêt des peuples veut -que dans aucun cas le pouvoir ne puisse tomber -aux mains d’un enfant ; mais le cœur humain -est ainsi fait, qu’un père préférera toujours son -fils à ses frères ou à ses oncles, et qu’un despote, -accoutumé à voir plier toutes les volontés -devant la sienne, résistera difficilement à la tentation -d’aplanir les obstacles qui séparent son -fils du trône. Notez, en outre, que des exemples -mémorables, tant anciens que nouveaux, conseillent -au maître de l’empire certaines précautions -contre son héritier collatéral, fût-il son -propre frère. Au moyen âge, il prévenait les -conspirations de palais, en faisant le vide autour -de lui. Les mœurs modernes sont infiniment -plus douces. Toutefois le sultan garde à sa cour -et ne perd pas de vue son héritier présomptif. -Il existe encore plusieurs fils d’Abd-ul-Medjid -qui succéderont, <i>inchallah !</i> (s’il plaît à Dieu) à -l’empereur Abd-ul-Hamid, leur auguste frère, -avant qu’il soit question de couronner Yousouf -Izeddin. Ce jeune prince a donc bien des années -devant lui pour s’ennuyer ou pour s’instruire.</p> - -<p>Nous avons fait partie d’aller voir aujourd’hui -les derviches hurleurs qui fonctionnent dans -une sorte de couvent à Scutari. Comme leurs -portes ne s’ouvrent pas avant deux heures de -relevée, je puis vaguer à mon aise dès le matin à -travers les rues de la ville turque. J’y vais seul, -sans ami, sans guide, comme au bon temps de -la jeunesse où je n’avais pas même un plan -dans la poche, et pourtant je ne m’égarais -jamais, pas plus à Londres qu’à Stamboul. Il -me semble que bien des choses ont changé par -ici ; les rues sont plus larges, plus droites ; on -dirait que le baron Haussmann y a passé. Si -ce n’est lui, c’est l’incendie qui a rasé les vieux -quartiers construits en bois et entraîné les habitants -à rebâtir leurs maisons en pierre. On en -voit de fort propres et même d’assez belles, -qui révèlent à la fois un supplément d’aisance -et un surcroît de sécurité. Vous connaissez ce -mot d’un raïa grec à qui l’on demandait : « Pourquoi -ne plantes-tu pas d’arbres autour de ta -maison ? » Il répondit : « Si j’étais assez fou -pour en planter un seul, le premier Turc qui -passerait devant chez moi s’installerait à l’ombre -avec ses serviteurs ; il me commanderait de faire -le café et de rôtir un agneau. » Ce n’était pas seulement -le Grec, l’Arménien ou l’Israélite qui cachait -sa richesse comme un crime ; jadis le Turc -lui-même faisait le pauvre pour éviter les impôts, -les exactions et les confiscations. Les vieux abus -ont fait leur temps ; peut-être l’arbitraire a-t-il -encore ses coudées franches dans quelques recoins -des provinces d’Anatolie ; mais dans la capitale -il est certain que la loi, les mœurs, l’opinion -publique garantissent les droits de chacun.</p> - -<p>Par une contradiction singulière, mais non -pas inexplicable, le luxe des vêtements, des -équipages, du domestique, paraît avoir sensiblement -décru. Il y a trente ans, l’élégance des -femmes savait fort bien se faire valoir sous le -<i>féredjé</i> comme leur beauté triomphait sous la -finesse transparente du <i>yachmak</i>. Les grands -nigauds d’Europe qui rêvaient des aventures -impossibles rencontraient au bazar ou dans les -rues, en moins d’une demi-journée, cent <i>hanouns</i> -assez bien vêtues et assez brillamment -entourées pour mettre une imagination parisienne -en feu. Le changement qui me frappe -est-il dans les objets ou dans mes yeux ? Est-ce -parce que j’ai vieilli que les bourgeoises de -Stamboul me paraissent moins jeunes et moins -bien faites, mal fagotées et chaussées en dépit -du sens commun dans leurs bottines d’Europe -éculées ? Un observateur moins superficiel que -je ne suis forcé de l’être me dit qu’en effet, -grâce au crédit illimité que l’Occident ouvrait -à la Turquie, Stamboul a traversé une phase de -prospérité dont tous ses nouveaux bâtiments -gardent la trace ; mais un krach financier, politique -et militaire à la fois, a défait beaucoup de -fortunes, mis à mal plus d’une famille, fait vendre -quantité de diamants, réduit le train général -de la population et singulièrement attristé ce -bal masqué quotidien qui réjouissait nos yeux -dans la rue. Je rapporte à l’hôtel une impression -de mélancolie que le soleil lui-même n’a -pas su dissiper, et j’augure assez mal du spectacle -qu’on nous a promis pour remplir notre -après-dînée ; il me semble que les hurleurs doivent -être proches parents des jongleurs africains -que Paris a sifflés sous le nom d’Aïssaouas.</p> - -<p>Eh bien ! non, nous n’avons pas perdu notre -temps et la journée a été bonne. D’abord la traversée -du Bosphore en caïque lorsqu’il fait beau -est toujours une partie de plaisir. Le caïque est -aussi léger que la gondole vénitienne est pesante, -aussi clair qu’elle est sombre, aussi gai qu’elle -est triste. L’instabilité même de ce véhicule -étonnant, qu’un souffle ferait chavirer, ajoute au -charme du voyage. Et puis les caïdgis sont des gaillards -si pittoresques ! et puis on fait tant de rencontres -en moins d’une demi-heure, paquebots, -bateaux-mouches, gros voiliers chargés à couler, -goélettes, caravelles, tartanes, tous les modèles -des bateaux qui vont sur l’eau, sans excepter la -fameuse galère qui a joué son rôle dans les <i>Fourberies -de Scapin</i> ! Nous touchons tous ensemble -à l’échelle de Scutari et nous débarquons pêle-mêle -sur les planches pourries, au milieu d’un -concert d’imprécations polyglottes. Nous prenons -des chevaux de selle ou des fiacres, chacun selon -son goût, et nous escaladons au trot, au galop, à -travers une foule compacte, la grande rue boueuse -et mal pavée de Scutari. L’encombrement n’y -est pas moins touffu que dans un faubourg de -Paris le matin d’une fête nationale. Hommes, -femmes, enfants, soldats en permission, bergers -venus de loin, marchands ambulants, oisifs qui -chôment par avance la solennité du lendemain, -se pressent et se coudoient bruyamment, mais -sans brutalité, comme gens de la même famille. -On vend encore des moutons ; on vend aussi des -couteaux pour les immoler et des grils pour les -faire cuire. Je remarque un jeune bourgeois de -vingt à vingt-deux ans qui s’est emmailloté la -figure dans un mouchoir à carreaux et qui pousse -gravement devant lui un grand commissionnaire -et un énorme mouton, l’un portant l’autre. Si tu -as mal aux dents, mon garçon, comme il est -permis de le croire, ton mouton fraîchement tué -ne sera pas tendre demain !</p> - -<p>Scutari fourmille d’enfants et vous n’avez jamais -rien vu de plus beau que les petits Turcs, garçons -et filles. Tous ces marmots, riches ou pauvres, -mais les pauvres surtout, sont accoutrés de -la façon la plus pittoresque et comme enluminés -de couleurs vives et fraîches. En voilà cinq ou six -que le hasard a groupés sur la crête d’un vieux -mur. Je défie le printemps lui-même de faire -fleurir un tel bouquet. A cent pas de la petite -mosquée des Derviches, la pente que nous gravissons -devient si raide qu’il nous faut mettre -pied à terre. Nous arrivons à une petite cour ; un -sacristain du plus beau noir nous débarrasse de -nos cannes et de nos parapluies, nous pousse -dans un bâtiment qui a l’air d’une église de village -et nous fait asseoir sur des bancs, les uns -au rez-de-chaussée, les autres dans une espèce -de soupente. Quelques chuchotements discrets -et quelques rires étouffés attirent notre attention -sur une tribune grillée. Il y a des curieuses ailleurs -que dans la pièce de Meilhac. La mise en -scène de l’ouvrage qu’on va représenter devant -nous est plus bizarre que terrible. Nous voyons -tout un jeu de tambours de basque pendus au -mur, en face d’instruments dont la forme et -l’emploi nous sont moins connus. Vous diriez de -petits mortiers de pharmaciens tendus en peau -d’âne. Il y a bien aussi quelques armes, mais des -armes trop formidables pour être inquiétantes ; -par exemple des masses de fer empruntées à -quelque panoplie du moyen âge. Une sorte de -niche qui paraît tenir lieu d’autel est encombrée -d’objets divers et mystérieux dont les uns semblent -destinés à l’exercice du culte, les autres -m’ont tout l’air d’être de simples ex-voto. Le -pavé du temple est couvert d’une natte, mais on -y voit aussi quelques tapis de prière assez beaux -et quantité de peaux de mouton que le bedeau -range et dérange inutilement avec un soin minutieux, -comme pour amuser le tapis. Après une -attente assez longue, un chant grave et passablement -mélodieux s’élève dans la cour et nous -prépare à la cérémonie. Presque aussitôt nous -voyons entrer quatre derviches vêtus de noir avec -un peu de blanc, très sérieux et visiblement convaincus -de leur importance. Un homme d’une -quarantaine d’années, fort digne, est comme le -curé de cette petite paroisse. Nous remarquons -parmi ses vicaires un jeune ascète au profil -d’aigle qu’on croirait détaché d’une toile de -Murillo. Ces bons messieurs, qui nous ont fait -payer à la porte de leur établissement et qui -viennent d’encaisser environ cent francs de recette, -débutent par une prière à notre intention : -ils demandent pardon à Dieu d’avoir laissé entrer -ces chiens de chrétiens dans son temple. Mais -vous voyez que dans l’Église musulmane la fin -justifie les moyens. Les hurlements que nous -sommes venus écouter se font espérer très longtemps. -Le clergé paroissial prélude par une -cérémonie assez imposante, accompagnée d’un -beau plain-chant, aux exercices violents qu’il ne -fait pas lui-même, car les derviches hurleurs -sont des hommes qui ne hurlent pas, mais qui -donnent à hurler. Les vrais acteurs du mélodrame -se recrutent parmi les fanatiques de la -rue, tandis que les prêtres récitent des oraisons, -font des génuflexions, baisent la terre, brûlent de -l’encens, échangent des accolades et reproduisent -maint détail du rituel catholique. L’enceinte -se remplit peu à peu de curieux et de dévots -qui entrent l’un après l’autre, saluent respectueusement -le sanctuaire et vont s’accroupir -sur les nattes ou dans la galerie, acteurs ou -spectateurs, à leur choix. Ce personnel composite -comprend surtout, à ce qu’il semble, des -artisans, des domestiques, des matelots, des -soldats, sans préjudice des bons bourgeois qui -s’y mêlent de temps à autre, entraînés par -l’exemple, gagnés par la contagion, comme autrefois -chez nous les convulsionnaires de Saint-Médard. -L’espèce humaine est moins variée que -l’on ne croit, et, comme le soleil, la folie luit -pour tout le monde. Au milieu du service religieux -qui suit son cours et des prières chantées -qui vont leur train, il s’est formé petit à petit -dans le fond de la salle un groupe d’hommes -coiffés du fez ou du turban, vêtus comme les gens -de la rue et même un peu déguenillés par-ci -par-là. Ils se tiennent debout, serrés les uns -contre les autres, et ils invoquent Dieu en chœur. -Leur prière n’est ni longue ni compliquée : les -prêtres psalmodient des versets et des répons ; -quatre vieillards assis sur des peaux de mouton -chantent des choses curieuses dont Félicien -David a su tirer un bon parti. Quant à nos fanatiques, -ils ne disent qu’un mot : « Allah ! » et -chaque fois qu’ils le prononcent ils inclinent la -tête en signe de respect. Mais, au bout d’un quart -d’heure, la fatigue et l’excitation font si bien qu’au -lieu de prier on crie, et qu’au lieu d’incliner la -tête on la jette en avant par un mouvement saccadé. -Un quart d’heure encore et les cris se changeront -en hurlements, les secousses en contorsions. -Bientôt une sorte d’ivresse s’empare de -ces malheureux. Haletants, ruisselants de sueur, -demi-nus, car ils ont rejeté tout ce qui pesait à -leur corps, ils se tordent le cou en faisant pivoter -leur tête avec une telle impétuosité qu’on ne -serait pas surpris de la voir s’arracher et tomber -à terre. La voix leur manque, l’air siffle dans -leurs bronches, on n’entend presque plus qu’un -concert de râles étouffés.</p> - -<p>Mais gardez-vous bien de les plaindre : on lit -sur leur visage convulsé une grossière béatitude, -et même, j’en ai peur, un avant-goût solitaire -et malsain du paradis de Mahomet. Grand -bien leur fasse ! Nous n’envions pas leur plaisir. -Mais la vue de ces exercices éveille une certaine -émulation dans l’assistance musulmane. Plus -d’un spectateur, homme grave, coiffé du fez, -vêtu de la redingote longue, porteur d’une de -ces belles barbes teintes en bleu qui faisaient -croire à Gérard de Nerval qu’un musulman est -toujours jeune, suit le mouvement peu à peu, -commence par dodeliner de la tête, fredonne -ensuite à l’unisson et finit par entrer en danse. -Un monsieur qu’on prendrait volontiers pour un -colonel en retraite, tant sa tenue est correcte et -sa figure respectable, s’était assis à trois pas de -nous, à l’intérieur de la nef, sur la natte. Il a fait -comme beaucoup d’autres, et le voici qui exécute -sa partie dans l’ensemble sans hurler, mais en -accompagnant les hurleurs sur le tambour de -basque. Les instruments ont été décrochés au -nombre de vingt ou trente par un petit bossu -sans bosse, gamin difforme et grimaçant qui -remplit les fonctions d’enfant de chœur. Je crois -bien que ce gnome commence à débaucher quelques -autres moutards du quartier, car deux apprentis -de son âge se tortillent et s’égosillent -avec lui. Quand je vivrais cent ans, je n’oublierais -pas les grimaces de ce singe de Mahomet, -ni surtout les contorsions héroïques d’un beau -grand nègre dont la dévotion expansive et aromatique -triomphe des parfums d’Arabie et atteste -la vanité de l’encens.</p> - -<p>Lorsque la passion religieuse est assez exaltée -pour que l’homme ne diffère plus sensiblement -de la bête, les thaumaturges ont beau jeu. Aussi -voyons-nous le curé de cette étrange paroisse -donner publiquement audience à des malades -qui lui demandent tous un miracle, ni plus -ni moins. Le premier est un artisan d’une -cinquantaine d’années ; il marche avec difficulté -et tient ses côtes comme un homme qui souffrirait -du lumbago. On le fait coucher à plat ventre -et le prêtre lui marche sur le corps sans aucune -difficulté. Vient ensuite le jeune homme de bonne -famille que j’ai remarqué dans la rue avec son -grand madras en mentonnière et son mouton à -dos de portefaix. Il est arrivé un quart d’heure -après nous et il a assisté pieusement à la -deuxième moitié de l’office en balançant la tête -et en murmurant des prières. Ainsi préparé, il -s’avance vers le chef des derviches qui lui fourre -les doigts dans les oreilles en marmottant un -exorcisme ou une bénédiction. Le troisième -malade est un pauvre bébé de trois ans tout au -plus qui braille du haut de sa tête ; il n’est pas -moins couché sur le tapis et piétiné par le derviche, -très prudemment, je dois le dire, et avec -les plus grandes précautions. Nous n’en avons -pas vu davantage : la laideur du spectacle, l’atrocité -du bruit et l’odeur de nègre échauffé nous -décidèrent à partir au bout d’une heure et demie -environ sans demander notre reste. En résumé, -cet exercice religieux, s’il n’est pas des plus ragoûtants, -ne doit point être confondu avec la -jonglerie funambulesque des Aïssaouas. C’est un -ensemble de pratiques grossières, malsaines, -abrutissantes, que les musulmans éclairés tiennent -en médiocre estime et qu’Ibrahim-Pacha -avait raison d’interdire aux soldats égyptiens -sous les peines les plus sévères. Cependant, -faut-il l’avouer ? cette débauche du fanatisme -musulman ne nous a pas laissés indifférents et -nous éprouvions autre chose que du mépris devant -cette somme effrayante d’énergie mal employée.</p> - -<p>Un des nombreux vapeurs qui parcourent le -Bosphore en tous sens nous transporta au pont de -Galata. Je fis encore un tour dans Stamboul, -j’assistai à un coucher de soleil où le profil de la -ville turque, esquissé en gris sur le ciel, réveilla -ma vieille admiration pour Ziem, et je rentrai à -Péra par la <i>ficelle</i>. C’est un petit chemin de fer -souterrain où deux trains se croisent régulièrement -toutes les cinq minutes, la descente de l’un -faisant monter l’autre. On ne voyage pas autrement -entre la Croix-Rousse et Lyon. La soirée -et la nuit furent belles ; on put grimper à la tour -de Galata et voir d’un seul coup d’œil la Corne-d’Or -et le Bosphore illuminés en l’honneur de la -fête du lendemain.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>VIII</h3> - - -<p>Cette fête du Courbam-Beïram nous inspirait -à tous une assez vive curiosité. Les Belges, nos -amis, avaient obtenu, par l’entremise de leur -légation, six places de tribune dans le splendide -<i lang="en" xml:lang="en">hall</i> de Dolma-Bagtché, où le sultan devait recevoir -les diplomates étrangers et les grands dignitaires -de l’État. Les autres, moins ambitieux ou -moins favorisés, se promettaient au moins de -voir défiler le cortège impérial, dont la magnificence -est légendaire. Mais rien n’est simple -dans ce pays ; il faut intriguer pour savoir quel -sera le jour de la fête, et d’habitude on ne le sait -positivement que la veille. Il faut intriguer sur -nouveaux frais pour connaître le nom de la -mosquée qui recevra la visite du sultan. Les -précautions dont on entoure sa personne sacrée -réduisent ses promenades au strict nécessaire. -Aujourd’hui, par exemple, il a quitté sa résidence -de Yeldiz-Kiosk, traversé son parc en voiture, -fait un petit bout de chemin dans la rue pour -atteindre une mosquée des plus modestes et des -moins connues, et, sa prière faite, il a gagné à -cheval, en quelques minutes, le palais de Dolma-Bagtché. -Le chemin qu’il a suivi était exclusivement -bordé de soldats, et toutes les rues adjacentes -barrées par la cavalerie. Ajoutez que les -curieux n’ont pas ici, comme à Paris, la ressource -de louer une fenêtre : tous les étages -supérieurs des maisons sont hermétiquement -clos par ordonnance de police. Nous nous sommes -mis en route à six heures du matin, nous -avons longé des casernes, des casernes et encore -des casernes, jusqu’à la rue où tous les habitants -de ces casernes étaient rangés le sabre au poing -ou l’arme au pied. Nous sommes descendus de -voiture entre deux haies de fantassins, tous esclaves -de la consigne et fort peu disposés à nous -ouvrir leurs rangs. Il a fallu que M. Weil fît des -prodiges de souplesse et d’insinuation pour nous -donner l’accès d’un petit café grec dont les fenêtres -nous laissaient voir, entre les croupes des -chevaux et les têtes de l’infanterie, fort peu de -chose en vérité. L’attente fut assez longue, mais -nous ne perdions pas notre temps. La rue était -incessamment sillonnée par des voitures de gala, -des généraux à cheval en grand uniforme, des -musiques militaires. Une étroite ruelle qui s’ouvrait -sur le côté de notre café était barrée par -une demi-douzaine de Tcherkesses, bons cavaliers -et soldats finis. A tout moment, des ordonnances, -des cochers ou des valets de pied de -grandes maisons forçaient leur ligne pour introduire -et emmagasiner dans la ruelle, soit un -cheval d’officier, soit une voiture, soit une paire -de carrossiers dételés. Ils se prêtaient à tout -sur l’ordre de leur chef avec une souplesse étonnante -et se reformaient aussitôt. J’ai vu ce jour-là -un bon lot de soldats turcs, et dans le nombre -des gaillards vraiment pittoresques, comme les -zouaves du Soudan. Tous ces hommes, sans -exception, m’ont frappé par leur tenue, leur discipline, -leur physionomie martiale. Je comprends -que les Roumains et les Russes victorieux en -parlent avec tant d’estime. Un des traits caractéristiques -de cette armée est qu’elle compte -beaucoup d’hommes faits, de vieux soldats, de -sous-officiers émérites. Hélas ! faut-il venir si -loin de France pour retrouver le grognard de -trente ans, ce type éminemment français !</p> - -<p>Une immense acclamation, accompagnée d’un -déchaînement de musique, nous annonce l’arrivée -du sultan. Tout ce que j’en ai distingué, -c’est un carrosse magnifique conduit par un -cocher rouge et or. Non loin de là, devant la -mosquée, un obligeant voisin me montre des -féredjés de soie et de jolis enfants dans des voitures -dételées : c’est la famille du sultan. Je me -suis fait traduire les acclamations qui tout à -l’heure ont salué le passage d’Abd-ul-Medjid. -Les soldats ont crié littéralement : « Qu’il vive -beaucoup ! » Et une autre voix, la voix de l’esclave -romain qui suivait le char de triomphe : -« Ne t’enivre point de ta gloire et songe que -Dieu est bien plus grand que toi ! » Mais le commandeur -des croyants, l’héritier des khalifes, a -fini sa prière ; il est sorti de la mosquée et il -passe devant nous, grave, un peu triste, sur un -magnifique cheval blanc. Il répond aux vivats -de ses soldats par le salut militaire. Sa figure, -plus allongée que je ne supposais et plus conforme -au type persan qu’au type turc, est d’une -régularité parfaite ; il a le geste noble et l’air majestueux. -On me montre le grand vizir Saïd-Pacha, -qui n’est pas beau de la même façon que -son auguste maître, il s’en faut de tout ; mais -l’intelligence, le travail et la volonté se lisent à -livre ouvert sur cette physionomie d’honnête -homme. Je ne suis pas bien sûr d’avoir vu l’illustre -Osman-Ghazi-Pacha, et je le regrette sincèrement ; -mais j’ai vu le cheikh-ul-islam, chef -de la religion, ou plutôt cardinal-vicaire du sultan -qui est pape dans son empire, et même hors -de son empire, dans l’extrême Orient, en Afrique, -partout où le Koran résume la foi et la loi. -Les curieux remarquaient aussi un cavalier gros -comme le poing et affublé d’un costume de général. -C’est le bouffon du sultan et très probablement -le dernier fou en titre d’office dont il -sera fait mention dans l’Almanach de Gotha. Le -cortège impérial est vraiment beau : je n’ai qu’un -reproche à lui faire : c’est qu’il a passé devant -nous comme un tourbillon, sans nous laisser le -temps d’admirer. Quelques chercheurs de petite -bête assurent que, même dans ces splendeurs, -le laisser aller propre au Turc se trahit -par certaines négligences de détail. Ils ont remarqué, -par exemple, d’admirables chevaux du -Nedj qui avaient la gourmette rouillée et des -harnais dorés à l’or fin qui laissaient voir un -peu de bourre ; mais, Dieu merci ! je n’ai pas -d’assez bons yeux pour perdre toute illusion. -Aussitôt que la route est un peu déblayée, nous -sortons de notre cabaret et nous courons reprendre -nos voitures. Le retour est fort gai : nous -rencontrons à chaque instant, dans des coupés -ou des landaus bien attelés, des femmes élégantes, -fort jolies dans le peu qu’on en voit, et -que le krach dont nous parlions hier n’a certainement -pas atteintes ni même effleurées. Il paraît -qu’un récent édit du sultan met aux abois -ces gazelles aux grands yeux peints. Le maître a -décidé qu’elles remplaceraient leur voile transparent -par des voiles sérieux. Ce serait en vérité -grand dommage, car le <i>yachmak</i>, tel qu’on le -porte aujourd’hui, donne une satisfaction raisonnable -au passé sans assombrir le présent ; -il embellit même les jolies Circassiennes, et généralement -toutes les Turques, en allongeant -leur aimable visage, que la nature a fait un peu -trop large et trop court. Un concert de protestations -s’élèvent déjà de tous côtés contre la nouvelle -loi somptuaire. Ce n’est pas seulement le -beau sexe qui réclame ; on compte dans l’empire -ottoman soixante-dix mille fabricants de <i>yachmaks</i> -qui ne se laisseront pas ruiner sans crier, -et Abd-ul-Hamid n’est pas sourd aux doléances -de ses sujets.</p> - -<p>L’infatigable organisateur de nos plaisirs, -M. Weil, ne veut pas que nous quittions ce -pays sans avoir goûté aux douceurs de la villégiature. -Un déjeuner nous attend à Thérapia, -sur la côte d’Europe, au milieu des palais et -des villas du monde diplomatique et de la haute -finance. Il est dit qu’en sortant de table nous -irons fumer un cigare aux Eaux-Douces d’Asie. -Les bateaux à vapeur du Bosphore vont partout -et font constamment la navette entre les -diverses échelles.</p> - -<p>Thérapia ne perd pas trop à être admiré de -tout près ; la cuisine de l’hôtel d’Angleterre et -son vin plat de Roumélie sont supportables. -Les petits stationnaires des ambassades, dont -un seul, le nôtre, a le droit d’avoir sa planche -à terre, animent et égayent le paysage. -Le palais de France a grand air entre le quai -et un vaste jardin plein de vieux arbres et de -fiers rochers. Le marquis de Noailles ne doit -pas regretter trop amèrement ici l’admirable -château de ses pères et les beautés classiques -du parc de Maintenon. Malheureusement -l’homme, ou du moins le Français, ne sait jouir -de rien sous la pluie ; cette infirmité de notre -race donne aux citoyens d’Angleterre un notable -avantage sur nous. Arrivés à Thérapia par un -temps assez morne, nous avons été légèrement -mouillés avant de nous asseoir à table ; puis le -ciel a paru se remettre, et nous sommes partis -à pied pour l’échelle de Buyukdere, où nous -espérions prendre le bateau qui touche à Béicos -en Asie. Mais nous n’étions pas encore à cinq -cents mètres de l’ambassade d’Angleterre qu’un -vrai déluge s’est abattu sur nous. Le ciel fondait -en eau ; la pluie criblait la mer, aussi calme que -le lac d’Enghien en juillet. Bon gré mal gré, -il fallut revenir sur nos pas, rentrer à l’hôtel -et retourner piteusement à Constantinople par -le vapeur qui nous avait amenés ; mais le climat -est si capricieux dans ce pays que nous trouvons -le ciel bleu et la mer houleuse en rentrant à -Constantinople. L’averse a été pour nous seuls ; -il n’a pas plu en ville de la journée.</p> - -<p>Grande fête le soir à notre hôtel. Le patron, -M. Flament, a profité de notre passage pour -faire baptiser son dernier enfant, qui est une -fillette de six mois ; elle s’appellera Léopoldine, -en l’honneur du roi des Belges, qui s’intéresse -à la Compagnie des wagons-lits, encourage toutes -les œuvres de progrès et jette noblement les -millions de sa cassette particulière dans l’entreprise -internationale du Congo. Le parrain est -M. Mathieu-Delloye et la marraine Mme Von -Scala. On boit force vin de Champagne à la -santé de l’enfant, qui s’excuse par interprète de -ne pas rendre toast pour toast, les gobelets dont -elle a coutume de se servir ne figurant pas sur -la table.</p> - -<p>Nous devions couronner la fête par une représentation -de Karagheuz et par un ballet de -tziganes. Les tziganes ont fait défaut, soit que -la police turque ait été une fois par hasard en -veine de puritanisme, soit plutôt, je le crains, -parce que les intermédiaires auront fait des -conditions inacceptables. Mais Karagheuz nous -a donné la comédie dans un cabaret de Péra -frété <i lang="la" xml:lang="la">ad hoc</i>. Ce personnage est un guignol -excessivement libre, une impudente ombre chinoise -qui de tout temps a eu le privilège d’égayer -non seulement les hommes, mais les femmes, les -gamins et les petites filles, durant les nuits du -Rhamadan. Mais nous ne sommes pas en Rhamadan, -et la grosse gaieté de Karagheuz se réserve -pour des temps meilleurs. Peut-être aussi -n’a-t-on pu nous offrir qu’un Karagheuz de pacotille ; -le fait est qu’il nous a médiocrement -amusés.</p> - -<p>Le samedi 13 octobre était pour le gros de -notre caravane le jour du départ, et déjà, pour -quelques-uns d’entre nous, le jour des adieux. -M. de Blowitz ne voulait pas quitter Constantinople -sans avoir obtenu une audience du sultan. -Il s’était bouté en tête d’<i>interwiewer</i> -Abd-ul-Hamid, peut-être même de le décorer ; -et, pour mener à bonne fin ce projet qui n’allait -pas tout seul, il avait mis sur pied l’ambassade -de France, l’ambassade d’Angleterre, l’ambassade -d’Italie, une bonne moitié du corps diplomatique. -Nous allions donc le laisser là, et, -avec lui, son secrétaire, le fils d’Ernest Daudet, -qui nous avait tous charmés. Le jeune Tréfeu, -du <i>Gaulois</i>, avait reçu de son journal une mission -en Bulgarie ; on l’envoyait à Sofia chez le -prince de Battenberg, qui n’était pas sans avoir -besoin de l’appui des journaux monarchiques. -Cet aimable garçon se disposait à chevaucher -trois ou quatre jours dans la boue ; mais, comme -il est aussi bon cavalier que mauvais marin, il -était homme à entreprendre le voyage de Kéraban -le Têtu plutôt que de passer à nouveau -la mer Noire.</p> - -<p>La traversée fut pourtant des plus douces -pour les passagers assez rares de l’<i>Espero</i>. Le -bon bateau du Lloyd se mit en route à deux -heures de l’après-midi sans se presser, comme -s’il eût compati à nos regrets et pris à cœur de -nous montrer une dernière fois les merveilles -du Bosphore. Le Pont-Euxin justifiait le nom -que les anciens lui donnaient par antiphrase : -il était clément à ses hôtes. La lune brillait au -ciel ; hommes et femmes passèrent une partie -de la nuit sur le pont à écouter de jolis vers que -M. Georges Boyer, lauréat de l’Institut pour -le dernier prix Rossini, disait fort bien et même -à l’occasion ne chantait pas mal. J’avais à peine -fait un premier somme sur la tête de M. Regray -lorsque le navire s’arrêta, et que le capitaine -nous invita à débarquer sans perdre un moment. -On crut d’abord qu’il se moquait, car il -était à peine trois heures, et le train ne partait -qu’à cinq. Mais il nous expliqua, sans se fâcher, -qu’on ne débarquait pas toujours à Varna comme -on voulait ; que pour l’instant la mer était tranquille, -mais qu’elle le serait peut-être moins -dans une heure, et que nous avions tout intérêt -à gagner le plancher des vaches. Puisqu’il le -fallait, nous le fîmes, mais de mauvaise grâce, -car la chose n’allait pas sans quelques difficultés. -Descendre à tâtons le long du bord, sans -lumière ou à la lueur d’un mauvais fanal, s’entasser -avec les bagages dans de méchantes barques -qui roulent et que le flot heurte les unes -contre les autres et arriver enfin tout transis -sur une berge fangeuse en plein champ, c’est -exactement le contraire d’une partie de plaisir. -Mais il avait raison, le capitaine, car le vent se -leva bientôt, et il devint si violent qu’à Roustschouk -notre petit vapeur dansait sur le Danube -comme sur une mer en furie. Nous avons retrouvé -M. de Gisors fidèle au poste dans la gare -de Varna ; il nous y avait préparé, d’accord avec -M. Wiener, un vrai banquet auquel j’eusse fait -grand honneur, si j’avais eu l’appétit ouvert -avant les yeux, comme le personnage de la -chanson. Mais tous les estomacs ne sont pas -vétilleux comme les nôtres, témoin cet excellent -Bulgare qui, croyant être pour son argent à la -table d’hôte du buffet, dévora devant nous un -plat de viande froide et de gibier servi pour plus -de vingt personnes.</p> - -<p>La principauté d’Alexandre de Battenberg -nous parut tout aussi maussade au retour qu’à -l’aller, et ce fut avec une véritable joie que nous -revîmes notre beau train tout battant neuf en -gare de Giurgewo. On avait réparé le wagon que -nous avions laissé à Munich. Il roula sans -s’échauffer jusqu’à Paris, et, si je n’ajoute pas -que nous y fîmes bonne chère, c’est pour éviter -les redites.</p> - -<p>Beaucoup d’amis nous attendaient à Bucarest. -J’eus la joie d’y trouver le prince Georges Bibesco, -qui était revenu de la campagne exprès -pour me serrer la main. Le général Falcoïano et -l’ingénieur en chef, M. Olanesco, montèrent en -voiture avec nous ; M. Frédéric Damé en fit -autant sans savoir ni à quelle station il s’arrêterait, -ni quel train il pouvait reprendre, ni s’il -serait rentré chez lui le lendemain matin. Ah ! -que j’aurais voulu m’arrêter quelques jours dans -cette riche et pittoresque Roumanie ! J’avais -promis, je n’ai pas pu tenir, trop d’affaires me -rappelaient ici. Ce sera pour une autre fois : le -voyage est devenu si facile ! Le général Falcoïano -n’a pas voulu dîner avec nous sans apporter -son plat, ou du moins son dessert. Figurez-vous -deux larges corbeilles d’osier blanc du poids de -cinquante à soixante kilos chacune, remplies -l’une de pêches et l’autre de raisins. Les pêches -de ce pays ne valent pas celles de Montreuil ; -elles ont la chair un peu dure et presque toujours -adhérente au noyau. Mais elles ont bon -goût et elles sont vraiment belles. Quant au raisin, -au muscat surtout, il est exquis.</p> - -<p>Aux approches de la frontière, nous nous -sommes croisés avec un autre <i>Éclair</i> qui venait -de Paris et dont les voyageurs nous ont pris pour -ainsi dire à l’abordage. L’un d’eux était M. Phérékyde, -l’aimable ministre du roi Charles auprès -du gouvernement français. Croyez bien que je -ne lui ai pas dit de mal de son pays.</p> - -<p>La dispersion des passagers de l’<i>Espero</i> commence -à Pest ; elle prend des proportions sérieuses -à Vienne, où nous perdons non seulement -M. Von Scala et ses gracieuses compagnes, -mais plusieurs Français attirés par l’aimant de -l’Exposition. Nous espérions rentrer en possession -de M. Georges Cochery, l’<i lang="la" xml:lang="la">alter ego</i> du ministre -des postes, et des deux hommes éminents -que nous avions laissés avec lui ; mais ils nous -ont faussé compagnie à notre grand regret.</p> - -<p>Je ne vous dirai rien de l’Allemagne, et je -vous demande la permission de garder pour moi -seul, ou pour mes fils et moi, les sentiments que -j’ai éprouvés devant les nouveaux forts de Strasbourg. -Le mardi matin, vers dix heures, nous -avons passé par Saverne, et dans un pli des -Vosges, derrière un rideau de grands arbres que -j’ai plantés, j’ai aperçu une maison qui m’est -chère et douloureuse entre toutes. J’y ai vécu -douze ans dans le bonheur et dans la paix ; j’y -ai écrit la moitié de mes livres ; j’y ai vu naître -les quatre aînés de mes enfants. Depuis l’année -terrible, cette propriété, payée de mon travail, -est indivise entre M. de Bismarck et moi. J’en -suis le maître, car j’ai toujours refusé de la -vendre, mais le grand chancelier m’interdit d’y -remettre les pieds, en vertu de la loi du plus -fort. J’y suis entré pour la dernière fois dans -l’automne de 1872. Les gendarmes prussiens -sont venus m’y chercher ; ils m’ont mis en prison -pour m’apprendre que c’est un crime d’être -Français en Alsace. La maison rit là-bas sous -son manteau de vigne vierge et de glycine, et -moi je pleurerais peut-être un peu si j’étais seul. -Mais nous voici dans les défilés de la montagne ; -nous passons sous les six tunnels dont chacun -pouvait arrêter l’ennemi pendant un mois et que -nos généraux n’ont pas fait sauter par oubli. -Jamais nos rochers de grès rouge ne m’ont paru -si fiers ; jamais nos forêts de hêtres et de sapins -n’ont été si belles. La couleur sombre des résineux -fait çà et là une tache superbe sur les feuillages -uniformément dorés par l’automne. Quel -beau et bon pays nous avons perdu là ! Y pensez-vous -de temps en temps, vous qui portez le -nom de Français ? Moi, j’en ai l’âme empoisonnée.</p> - -<p>Avricourt, Nancy, Bar-le-Duc, Châlons, Paris, -le reste du voyage n’est plus qu’une jolie promenade -dans la banlieue. Nous brûlons tant soit -peu les rails, car nous avions un retard de deux -heures, et l’on a tout regagné depuis Vienne, si -bien que notre odyssée se termine à six heures -du soir, montre en main. Nombre d’amis et de -curieux nous accueillent sur le quai de Paris. Je -remarque au premier rang la très sympathique -figure de M. Moreau-Chalon, vice-président de -la Compagnie, qui s’excuse de n’avoir point partagé -tous nos plaisirs avec nous. Mais c’est -M. Nagelmackers qui a dit le mot de la fin. -M. Grimprel lui demandait comment nous pourrions -reconnaître une telle hospitalité ?</p> - -<p>« Mais c’est bien simple, répondit-il ; en venant -dîner chez moi. »</p> - -<p>N’est-ce pas là la grandeur et la bonhomie -belges peintes par elles-mêmes et d’un seul -trait ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c2">LE GRAIN DE PLOMB</h2> - - -<p>De mon temps (je veux dire au bon temps de -notre chère Alsace), M. Franck, de Saverne, -était cité dans les deux départements comme un -chasseur accompli. On ne lui connaissait pas de -rival sur la rive gauche du Rhin, depuis Huningue -jusqu’à Lauterbourg. Ce notaire de cinquante -ans faisait l’étonnement des forestiers les -plus jeunes et les plus fringants. Marcheur infatigable, -tireur presque infaillible, il possédait surtout -à un rare degré la promptitude de l’esprit, -la droiture du coup d’œil, le flegme en pleine -action et la prudence qui est une vertu sans prix -à la chasse. Je ne lui ferai pas l’injure d’ajouter -qu’il ne chassait point, comme tant d’autres gros -bonnets de l’arrondissement, pour vendre son -gibier à l’aubergiste du Soleil-d’Or. Il était non -seulement le plus loyal et le plus désintéressé, -mais le plus courtois des compagnons : soit chez -lui, soit chez les autres, il faisait les honneurs -du chevreuil ou du lièvre au voisin plus pressé -qui voulait tirer avant lui, se réservant d’abattre -la pièce quand elle aurait été manquée. Mais, -entre tant de qualités, la plus extraordinaire à -mes yeux était cette prudence toujours en éveil -qui semblait le constituer gardien de toutes les -existences d’alentour. Je le vois encore avec -nous, sur le chemin grimpant du Haberacker, -le jour de la battue où il me fit tuer le sanglier. -Ce grand gaillard, tout uni de la tête aux pieds, -vêtu de gros drap gris, avec ses bottes de cuir -de Russie, son chapeau de feutre marron et sa -cravate longue fixée par une épingle d’argent -ciselé, courait en marge de la compagnie comme -un chien de berger qui aurait trente hommes -sous sa garde. Il avait l’œil à tout, et sans trancher -du pédagogue, sans se faire voir, sans -froisser aucun amour-propre, il redressait un -canon de fusil, en abaissait un autre, avertissait -d’un mot familier le vieux garde Hieronymus, -qui portait sa carabine en ligne horizontale. Pas -d’accidents possibles avec lui : lorsque nous fermions -une enceinte, il nous postait lui-même à -des distances exactement calculées, chacun derrière -un arbre, et je n’oublierai de ma vie le -petit geste très poli, mais sans réplique, qui -voulait dire : « Restez là et n’en bougez sur -votre vie, quoi qu’il arrive, tant que le son de -mon cornet ne vous aura pas rappelé. » La -chasse terminée, il ne commandait rien à personne, -mais il disait de sa belle voix profonde :</p> - -<p>« Je crois, messieurs, que nous pouvons décharger -nos armes. »</p> - -<p>Il prêchait d’exemple, et chacun retirait ses -cartouches, comme lui. Cette manœuvre lui était -si naturelle, qu’à la rencontre du moindre obstacle -il l’exécutait tout en marchant et comme -par instinct. Un jour d’ouverture, dans la plaine -de Bischwiller, je l’ai vu sauter vingt fossés en -moins d’une heure, sans oublier une seule fois -d’empocher ses cartouches, ce qui ne l’empêcha -nullement de tuer six perdreaux et deux lièvres -dans les houblons, les trèfles et les tabacs qui -poussaient entre les fossés.</p> - -<p>J’admirais fort cette présence d’esprit au milieu -du plus entraînant de tous les exercices et -cette constante préoccupation de la vie d’autrui. -Tous mes efforts tendaient à copier un si parfait -modèle, mais il ne suffit pas de bien vouloir pour -bien faire ; aussi m’oubliais-je souvent. Un jour -que nous étions assis sur l’herbe, en tête à tête, -devant un déjeuner rustique que le grand air et -la saine fatigue assaisonnaient royalement : -« Maître Frank, lui dis-je, je sais que je n’égalerai -jamais votre adresse ; mais je voudrais au -moins devenir aussi prudent que vous. Ce n’est -pas chose facile, puisqu’à mon âge et après une -certaine expérience de la chasse j’ai des distractions -dangereuses pour le voisin et pour -moi-même. Combien vous a-t-il fallu d’années -pour acquérir une vertu que j’envie ? »</p> - -<p>Il tressaillit et ses yeux se voilèrent, mais, -dominant aussitôt cette émotion, il répondit : -Cher ami, mon éducation s’est faite en un mois, -mais jamais homme ne fut mis à si rude école. -Vous préserve le ciel d’acheter la prudence au -même prix ! »</p> - -<p>Tout en parlant, il assujettissait entre les plis -de sa cravate cette épingle d’argent qu’il portait -toujours à la chasse.</p> - -<p>Je craignis d’avoir été indiscret, et j’allais -m’excuser, lorsqu’il reprit d’un ton résolu :</p> - -<p>« Au fait, il ne faut pas que ce souvenir -meure avec moi. Peut-être la leçon que j’ai -reçue et que je ne puis transmettre à mes enfants, -n’en ayant point, servira-t-elle aux enfants des -autres. Tout le monde ignore à Saverne que ce -fameux chasseur, connu par sa monomanie de -précaution ridicule, a failli être parricide à -quinze ans. Oui, mon premier coup de fusil -pensa coûter la vie à mon père.</p> - -<p>« Je venais d’achever ma troisième au collège -de Strasbourg, et le bon papa Franck, Dieu ait -son âme ! m’avait promis un fusil à un coup si -j’enlevais le prix d’histoire. J’eus donc le prix et -le fusil. Vous jugez de ma joie. Le démon de la -chasse me tracassait depuis longtemps, comme -tous les petits Alsaciens de mon âge ; j’avais -déjà passé bien des heures de vacances à porter -le carnier dans la plaine, à suivre les rabatteurs -sous bois, ou à faire tourner le miroir aux alouettes. -La possession d’un fusil me grandissait à -mes propres yeux et aux yeux de mes camarades : -j’étais un homme !</p> - -<p>« Malheureusement à mon gré, la loi ne me -permettait pas d’obtenir un permis de chasse. -Je ne pouvais chasser qu’en lieu clos, par exemple -dans notre jardin des bords de la Zorn ; -mais on n’y avait jamais vu d’autre gibier que -des pinsons et des fauvettes ; or mes parents -considéraient la destruction de ces innocents -comme un crime. D’ailleurs, il fallait protéger -contre ma maladresse un jeune frère et deux -sœurs que j’avais. Le fusil neuf risquait donc de -demeurer au clou, si mon père n’avait eu pitié -de mes peines. — Tôt ou tard, me dit-il, il -faudra que tu apprennes à manier une arme, -et je ne vois pas grand mal à commencer dès -aujourd’hui. Je t’emmène à Haegen, où j’ai un -acte à faire signer, et, au retour, nous irons tirer -un lapin dans la garenne du Haut-Barr : M. de -Saint-Fare m’a confié la clef. Prends les deux -bassets au chenil. »</p> - -<p>« Je ne me le fis pas dire deux fois. Ah ! le -joyeux départ ! Et que la route me parut longue ! -De quel cœur je donnai au diable ce paysan de -Haegen qui se fit traduire mot par mot l’acte -notarié, avant d’y mettre sa signature ! Il me -semblait toujours que la nuit allait nous surprendre -et que la chasse serait remise au lendemain. -Les bassets, qui hurlaient au fond de la -voiture, étaient moins impatients que moi.</p> - -<p>« L’affaire se termina pourtant, et vers cinq -heures nous arrivions à la porte de la garenne. -J’attachais le cheval à un arbre, mon père chargeait -nos fusils, lentement, avec le soin qu’il -mettait aux moindres choses, et les chiens étaient -découplés.</p> - -<p>« Mon père me posta au coin d’une jeune -taille avec toutes les recommandations en usage : -surveiller les deux chemins, jeter le coup de -fusil sur le lapin aussitôt vu, ne pas tirer si -les chiens suivaient de près, et surtout rester -ferme en place, quoi qu’il pût arriver, tant qu’il -ne me rappellerait point. Là-dessus, il partit, -fort tranquille et comptant sur mon obéissance, -pour se placer lui-même à l’angle opposé, hors -de ma portée. J’étais là depuis trois minutes -quand les chiens chassèrent à vue, et presque -au même instant un lapin qui me parut énorme -débucha sur ma gauche, à dix pas, franchissant -le sentier d’un bond. Il était déjà loin, les chiens -l’avaient suivi, et moi, je n’avais pas encore -pensé à mettre en joue. J’eus conscience de ma -sottise et je me promis de dire que je n’avais -rien vu : tant le mensonge est une inspiration -naturelle au chasseur le plus neuf ! Mais la voix -des bassets me réveilla en sursaut, et cette -musique poignante, qui fait battre les cœurs les -plus blasés, me jeta dans une sorte d’ivresse. -Le lapin revint sur ses pas, loin de moi, et il se -mit à suivre le chemin en courant tout droit -devant lui. Je m’élançai à sa poursuite, il m’entendit -et rentra dans la première enceinte ; je l’y -suivis à travers les ronces, les genêts, les -bruyères, sans le perdre de vue et ne voyant -que lui. Il s’arrête, j’épaule, je tire, et il fait la -culbute. Avant le coup, il était gris ; après le -coup, il était blanc, le ventre en l’air. Mais au -même instant j’aperçois mon père, appuyé contre -un arbre à six pas derrière l’animal. J’avais tué -ce maudit lapin dans les jambes de mon père !</p> - -<p>« A dire vrai, la joie me fit d’abord oublier la -faute. Je sautai sur ma victime comme un jeune -sauvage, et l’élevant au-dessus de ma tête, je -m’écriai :</p> - -<p>« — Papa ! voici mon premier coup de fusil.</p> - -<p>« — Ce n’est pas tout de bien viser, répondit-il -avec un sourire triste ; il faut encore obéir. Si tu -étais resté à ton poste, tu n’aurais pas risqué de -m’envoyer du plomb.</p> - -<p>« — Vous n’en avez pas reçu, j’espère ?</p> - -<p>« — Non, non ; mais sois prudent une autre -fois.</p> - -<p>« Son visage me parut plus pâle que d’habitude ; -je me baissai et je vis de petites déchirures -à son pantalon. — Dieu me pardonne, papa ! -vous aurais-je touché ? Voici comme des trous…</p> - -<p>« — Ils y étaient. Regarde-toi : les ronces t’en -ont fait bien d’autres.</p> - -<p>« C’était la vérité, pour moi du moins, et mes -inquiétudes se dissipèrent en un clin d’œil. Nos -bassets, Waldmann et Waldine, après avoir -houspillé le cadavre de mon lapin, étaient partis -sur une autre piste, et j’attendais impatiemment -que mon père voulût bien recharger mon fusil. — Allons-nous-en, -me dit-il ; c’est assez pour un -premier jour. Nous recommencerons la partie -un de ces quatre matins, s’il plaît à Dieu.</p> - -<p>« Il rappela les chiens, regagna notre voiture -sans boiter visiblement et me ramena au logis. -Je remarquai qu’il ne descendait pas sans effort -et qu’il traînait un peu la jambe. — Vous souffrez ? -lui dis-je. Il m’invita brusquement à -rentrer les fusils, et je le vis monter d’un pas -lourd à sa chambre.</p> - -<p>« Mon frère et mes deux sœurs accoururent -du fond du jardin ; ce fut à qui me féliciterait -de ma chasse. Mais j’étais trop soucieux pour -triompher cordialement, et, tout en jouant avec -eux dans le vestibule, j’ouvrais l’œil et je tendais -l’oreille. Je vis sortir notre vieille servante -Grédel, et au bout de quelques minutes le docteur -Maugin, notre ami, entra tout affairé et -grimpa au premier étage sans remarquer que -nous étions là. Il demeura jusqu’au moment de -notre souper, et je suppose qu’il repartit pendant -que nous étions à table. Notre mère s’assit avec -nous, calme et douce comme toujours, mais -soucieuse. — Papa n’a pas faim, nous dit-elle ; il -est un peu fatigué et il souffre d’un rhumatisme, -mais ce n’est rien ; dans trois ou quatre jours il -n’y paraîtra plus. Vous viendrez l’embrasser tout -à l’heure.</p> - -<p>« J’avais le cœur bien gros ; je ne mangeais -que du bout des dents, et je regardais cette -pauvre mère à la dérobée, craignant de lire ma -condamnation dans ses yeux. Aucun blâme ne -parut sur son visage ; mais elle non plus n’avait -pas faim, et elle semblait attendre avec impatience -que le petit Antoine (c’est mon frère le -président) eût achevé ses prunes et ses noix. -Aussitôt les serviettes pliées, elle nous précéda -pour voir si tout était en ordre dans la chambre, -et nous cria du haut de l’escalier : — Montez -dire bonsoir à papa.</p> - -<p>« J’arrivai le premier de tous, grâce à mes -longues jambes. Il était étendu sur le dos, avec -trois oreillers sous la tête, mais il n’avait pas -l’air de trop souffrir. Je l’embrassai en retenant -mes larmes et je lui dis à l’oreille : — Cher père, -jurez-moi que je ne suis pas un malheureux !</p> - -<p>« — Albert, répondit-il, tu es un bon garçon, -et je t’aime de tout mon cœur : voilà ce que j’ai -à te dire.</p> - -<p>« Les petits, accourus sur mes pas, se mettaient -en devoir d’escalader son lit, comme ils -l’avaient fait tant de fois le matin, dans leurs -longues chemises. — Prenez garde ! leur cria-t-il, -j’ai un peu de rhumatisme aujourd’hui. »</p> - -<p>« Moi seul je ne pouvais pas croire à cet accès -subit et violent d’un mal qu’il n’avait jamais eu. -Je promenais les yeux autour de moi, cherchant -quelques indices de la terrible vérité. A la lueur -de la bougie qui éclairait bien mal la vaste -chambre, je reconnus le pantalon qu’il portait à -la chasse. On l’avait accroché à l’espagnolette -d’une fenêtre, et il me sembla que l’étoffe était -fendue dans toute sa longueur. Mais ce ne fut -qu’un soupçon, car aussitôt ma mère, qui sans -doute avait suivi mon regard, alla tranquillement -fermer les grands rideaux.</p> - -<p>« Je vous laisse à penser si cette nuit me -parut longue. Impossible de fermer les yeux sans -voir la pauvre jambe de mon père, criblée de -plomb et tellement enflée que le docteur coupait -le vêtement de coutil pour la mettre à nu. Mais -je n’étais pas au bout de mes peines : les jours -suivants furent de plus en plus mauvais. Notre -cher malade ne pouvait plus dissimuler ses souffrances ; -ma mère cachait mal son inquiétude ; -les enfants eux-mêmes pleuraient à tout propos, -par instinct, sans savoir pourquoi. Le digne et -bon ami de la famille, M. Maugin, venait pour -ainsi dire à toute heure du jour. Je ne pouvais -plus faire un pas dans la rue sans répondre à mille -questions qui me mettaient au supplice. Aussi, -le plus souvent, restais-je enfermé, sous prétexte -d’achever mes devoirs de vacances. On m’avait -installé une petite table dans un coin du cabinet -de mon père, entre l’étude et le salon. J’y demeurais -beaucoup, mais j’y travaillais peu. Le -plus clair de mon temps se passait à feuilleter -machinalement Dalloz ou le <i>Bulletin des lois</i>, -quand les larmes ne m’aveuglaient pas tout à -fait.</p> - -<p>« Cela durait depuis quinze grands jours, -lorsqu’un matin, entre onze heures et midi, je -vis par la fenêtre notre excellent docteur suivi -de trois messieurs d’un certain âge, décorés. Ils -montèrent tout droit à la chambre de mon père, -et, après une visite d’un quart d’heure, ils descendirent -au salon pour se consulter ensemble. -Je ne me fis aucun scrupule d’écouter à la porte, -car il y allait non seulement du repos de ma -conscience, mais encore de nos intérêts les -plus chers. Le peu que je saisis, à bâtons -rompus, me fit dresser les cheveux sur la tête. -Il y avait un plomb, un plomb de mon fusil, dans -l’articulation du genou ; on parla de phlegmon, -de phlébite, et ces mots que j’entendais pour la -première fois se gravèrent dans ma mémoire -comme sur une planche d’acier.</p> - -<p>« Les savants praticiens s’accordaient sur la -gravité du cas et sur l’urgence d’une opération, -mais aucun n’en voulait courir le risque. La responsabilité -était trop grande et le succès trop -incertain. On craignait que le malade, épuisé par -quinze jours de souffrances, ne succombât entre -les mains de l’opérateur. Une grosse voix répéta -à quatre ou cinq reprises : « J’aimerais mieux -extraire dix balles de munition ! » M. Maugin -seul insistait, disant qu’il pouvait garantir la -vigueur physique et morale de son malade. Il -s’anima si bien qu’il finit par leur dire : « J’irai -chercher M. Sédillot, qui sera plus hardi que -vous. » Là-dessus, je n’entendis plus qu’un tumulte -de voix confuses, de portes ouvertes et -fermées, et la maison rentra dans sa lugubre -tranquillité.</p> - -<p>« Notre docteur ne revint pas de la journée, et -j’en conclus qu’il allait chercher le grand chirurgien -de Strasbourg. La chose était d’autant -plus vraisemblable que le lendemain matin, à six -heures, notre mère nous fit habiller, nous conduisit -dans la chambre du père, qui nous embrassa -tous avec une solennité inaccoutumée, -puis elle nous embarqua sur le vieux char à -bancs en me recommandant les petits. — Mon -enfant, me dit-elle, ton oncle de Hochfeld vous -attend pour la fête, qui doit commencer dans trois -jours. L’exercice et le changement d’air vous -feront grand bien, à toi surtout qui mènes la vie -d’un prisonnier. Ne t’inquiète pas de la santé de -ton père : à partir d’aujourd’hui, il ira de mieux -en mieux.</p> - -<p>« La chère femme me trompait par pitié, -comme mon père m’avait trompé lui-même. -L’opération était décidée, elle était imminente, -puisqu’on nous éloignait ainsi. L’étonnement de -mon oncle à mon arrivée me prouva qu’on n’avait -pas même pris le temps de l’avertir. Plus de -doute, pensai-je, c’est pour aujourd’hui. Ma place -est à la maison ; j’y vais. Je partis donc à pied, -sans prendre congé de personne, et en moins de -trois heures j’arpentai les quatre lieues qui séparent -Hochfeld de Saverne.</p> - -<p>« Je vous fais grâce des tristes réflexions qui -me poursuivaient sur la route. Au repentir de -ma faute se joignait déjà le souci de l’avenir ; -ma raison avait vieilli de dix ans dans une quinzaine. -Je savais que nous n’étions pas riches. -L’étude était payée, mais on devait encore sur la -maison. Or l’étude valait surtout par la bonne -réputation de mon père. Que deviendraient ma -mère et les enfants, s’il fallait tout vendre à vil -prix ? J’étais un bon élève, mais à quoi peut servir -un collégien de troisième ? De quel travail utile -est-il capable ? J’enviais mes voisins, mes camarades -pauvres qui avaient appris des métiers et -qui depuis un an commençaient à gagner leur -pain.</p> - -<p>« Au lieu de rentrer chez nous par la rue, je -suivis les ruelles, je traversai la rivière qui était -basse et j’arrivai ainsi sous nos fenêtres, du côté -du jardin. J’étais encore à dix pas de la maison -lorsqu’un cri de douleur que la parole ne peut -traduire me cloua raide sur mes pieds. En ce -temps-là, les chirurgiens ne se servaient ni de -l’éther ni du chloroforme pour assoupir leurs -patients ; ils taillaient dans la chair éveillée, et la -nature hurlait sous le scalpel. Je ne sais pas -combien de temps dura le supplice de mon père -et celui que j’endurais par contre-coup : lorsque -je repris possession de moi-même, j’étais couché -à plat ventre au milieu d’une corbeille de géraniums, -avec de la terre plein la bouche et des -fleurs arrachées dans mes deux mains. On n’entendait -plus aucun bruit.</p> - -<p>« Je me lève, je me secoue, j’entre dans la -maison plus mort que vif et le cœur en suspens. Au -pied de l’escalier, je rencontre ma pauvre mère :</p> - -<p>« — Eh bien, maman ?</p> - -<p>« — Rassure-toi. Ce qui était à faire est fait, -et le docteur répond du reste.</p> - -<p>« Elle songea ensuite à s’étonner de me voir -là, à me gronder de ma désobéissance et à plaindre -mes habits neufs que la poussière de la route, -l’eau de la Zorn et la terre du jardin avaient -joliment arrangés.</p> - -<p>« Notre cher malade dormait ; on lui cacha -mon retour jusqu’à la fin de la semaine, de peur -de le mécontenter, car c’était sur son ordre -qu’on nous avait éloignés. Cependant il fallut -lui apprendre la vérité ; ma mère n’avait point -de secrets pour lui. Il voulut me voir, me rassurer -lui-même et me montrer qu’il avait déjà -bon visage. Ce fut un heureux moment pour nous -tous ; il pleura presque autant que ma mère et -moi.</p> - -<p>« — Cher papa, lui dis-je en essuyant ses -larmes, je sais tout. Pourquoi m’avez-vous -trompé, vous la vérité même ?</p> - -<p>« — Je ne m’en repens pas, répondit-il. Quelquefois, -rarement, le mensonge est un devoir. Si -un malheur était arrivé, fallait-il donc attrister -toute ta vie ?</p> - -<p>« — N’importe ! je sens bien que je ne me -consolerai jamais.</p> - -<p>« — Je te consolerai, moi. D’abord, nous ne -nous quitterons plus jusqu’à la rentrée. Tu seras -mon garde du corps. Pauvre enfant ! Tu as -assez souffert de mon mal pour jouir un peu de -ma convalescence.</p> - -<p>« De ce jour commença entre nous une intimité -presque fraternelle qui me le rendit plus -cher et me rendit plus sage. Ce terrible accident -m’avait enseigné la prudence ; le courage et -la bonté de mon père achevèrent mon éducation -par l’exemple.</p> - -<p>« Un soir que je me lamentais à son chevet -selon mon habitude, car il fut guéri bien avant -que je fusse consolé, il me dit : — Nous avons -été aussi étourdis l’un que l’autre. Ta faute est -de ton âge, mais moi j’aurais dû la prévoir et -me tenir en garde. Mon rôle de professeur et de -père n’était pas d’attendre un lapin, à 200 mètres -de toi, mais de te suivre et de te diriger, -sans chasser pour mon propre compte. Et c’est -ainsi que je ferai l’an prochain.</p> - -<p>« — Non ! m’écriai-je avec force. Je ne chasserai -plus jamais.</p> - -<p>« — Tu chasseras, mon ami. Je le veux, parce -que la chasse est un exercice admirablement -inventé pour dégourdir les jambes des notaires. -D’ailleurs un temps viendra peut-être où tout -Français qui aura l’habitude des armes vaudra -quatre hommes pour la défense du pays.</p> - -<p>« Ma mère ne se faisait pas aisément à l’idée -d’avoir deux chasseurs dans la maison. Pauvre -femme, qui après seize ans de mariage tremblait -encore chaque fois que papa prenait son sac et -son fusil. — Enfin ! disait-elle, il faut souffrir ce -qu’on ne peut empêcher. Mais, si Albert doit -retourner à la chasse, je lui donnerai un talisman -qui le préservera de l’imprudence !</p> - -<p>« Ce talisman, je l’ai encore, et le voici. C’est -l’épingle que vous avez peut-être remarquée à -ma cravate. Voyez-vous cette colombe d’argent -qui porte au bout d’une chaînette un grain de -plomb n<sup>o</sup> 7 ? La pauvre chère maman Franck l’a -fait ciseler à mon intention par Heller, le plus -habile artiste de Strasbourg. Cette molécule de -métal, réduite à presque rien par le frottement, -est celle qui a failli tuer mon père. Comment un -homme pourrait-il s’oublier lorsqu’il a tous les -jours de chasse un tel souvenir sous les yeux ? »</p> - -<p>Ici finit la narration de M. Franck, mais son -histoire mérite encore un supplément de quelques -lignes. En 1870, à l’âge de cinquante-sept -ans, ce notaire prit un fusil pour chasser la -grosse bête dans nos montagnes. Quelques -lurons du pays le suivirent, et il devint, comme -qui dirait, capitaine de francs-tireurs. Au commencement -de novembre, tous ses compagnons -étant morts, ou blessés, ou malades, il arriva -toujours vert à Belfort et s’engagea au 84<sup>e</sup> de -ligne. On forma une compagnie d’éclaireurs, il -en fut, et il prouva dans mainte occasion, selon -la parole de son père, qu’un bon chasseur peut -valoir quatre hommes pour la défense du pays.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c3">DANS LES RUINES</h2> - -<p class="c small">(Avril 1867.)</p> - - -<p>J’avais entrepris un voyage moins long, mais -plus périlleux que le tour du monde : j’allais du -passage Choiseul au Théâtre-Français par la -butte des Moulins. A la moitié du chemin, je -compris que je m’étais fourvoyé dans une démolition -générale, mais il y avait presque autant -d’imprudence à reculer qu’à poursuivre ou à -rester. Devant, derrière, à droite, à gauche, partout, -les pans de mur s’écroulaient avec un bruit -de tonnerre, des nuages de poussière obscurcissaient -le ciel, les ouvriers criaient gare en brandissant -de longues lattes, les chariots, chargés -de décombres, creusaient des vallées de boue -entre des montagnes de plâtras ; la terre tremblait ; -il pleuvait des moellons et des briques.</p> - -<p>Un Limousin prit pitié de ma peine ; il me tira -de la bagarre et me mit en sûreté sous un arceau -de porte cochère, dans un endroit où le travail -chômait pour le moment. Mon refuge se trouvait -sur la limite de l’îlot condamné ; derrière moi, -la route était libre ; rien ne m’empêchait plus -d’aller à mes affaires : je demeurai pourtant, -retenu par une attraction secrète. Les badauds -ne sont pas nécessairement des sots ; les plus -fins Parisiens prennent plaisir aux petits spectacles -de la rue, et j’en avais un grand sous les -yeux. Aucun effort de l’activité humaine ne saurait -être indifférent à l’homme ; le travail des -démolisseurs est un des plus saisissants, parce -qu’il est suivi d’effets instantanés : on détruit -plus vite qu’on n’édifie. Les maçons spécialistes -qui font des ruines semblent plus entraînés et -plus fougueux que les autres. Observez-les. Vous -lirez sur leurs visages poudreux une expression -de fierté sauvage et de joie satanique. Ils crient -de joie et d’orgueil lorsqu’ils abattent en un -quart de minute tout un pan de muraille qu’on a -mis deux mois à bâtir. Je ne sais quelle voix -intérieure leur dit qu’ils sont les émules des -grands fléaux, les rivaux de la foudre, de l’incendie -et de la guerre.</p> - -<p>Je ne professe pas le culte des fléaux ; la destruction -inutile me fait horreur, et, si je m’arrêtais -à l’admirer, je croirais que mes yeux deviennent -ses complices. Mais ceux qui rasent un vieux -quartier sale et malsain ne font pas le mal pour -le mal. Ils déblaient le sol, ils font place à des -constructions meilleures et plus belles. Comme -les grands démolisseurs du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle qui ont -fait table rase dans l’esprit humain, je les admire -et j’applaudis à cette destruction créatrice.</p> - -<p>A première vue, j’en conviens, le spectacle est -cruel. Voilà un quartier qui n’était pas brillant, -qui n’était pas commode, mais il était habitable -après tout. Ces maisons qui s’écroulent par centaines -abritaient bien ou mal quelques milliers d’individus ; -on a sué, peiné pour les construire ; elles -pourraient durer encore un siècle ou deux. Avant -un mois, tout le labeur qu’elles représentaient, -tous les services qu’elles pouvaient rendre seront -mis à néant ; il n’en restera rien que le sol nu.</p> - -<p>Mais si le sol nu, déblayé, nivelé, avait plus -de valeur par lui seul qu’avec toutes les maisons -qui l’encombrent, il s’ensuivrait que les démolisseurs -lui ajoutent plus qu’ils ne lui ôtent et -qu’en le dépouillant ils l’enrichissent. Est-ce -possible ? C’est certain. Lorsqu’on aura déblayé -ces débris, rasé ce monticule, pris un quart du -terrain pour des rues larges et droites, le reste -se vendra plus cher qu’on n’a payé le tout ; les -trois quarts du sol ras vont avoir plus de prix -que la totalité bâtie. Pourquoi ? Parce que les -grandes villes, dans l’état actuel de la civilisation, -ne sont que des agglomérations d’hommes pressés : -qu’on y vienne pour produire, pour échanger, -pour jouir, pour paraître, on est talonné par le -temps, on ne supporte ni délai ni obstacle ; l’impatience -universelle y cote au plus haut prix les -gîtes les plus facilement accessibles, ceux qui -sont, comme on dit, près de tout. Or, les obstacles, -les embarras, les montées, les carrefours -étroits quadruplent les distances et gaspillent le -temps de tout le monde sans profiter à personne ; -une rue droite, large et bien roulante rapproche -et met pour ainsi dire en contact deux points -qui nous semblaient distants d’une lieue. C’est -à qui se logera sur le bord des grandes routes -parisiennes : les producteurs et les marchands -trouvent leur compte à s’établir dans le courant -de la circulation ; les oisifs de notre époque ont -l’habitude et le besoin d’aller sans peine et sans -retard où le plaisir les appelle. Ceux qui mangent -les millions ne peuvent se camper que sur une -avenue largement carrossable ; ceux qui gagnent -les millions ne peuvent ouvrir boutique que sur -le chemin des voitures. Ainsi s’explique la plus-value -qu’une destruction brutale en apparence -ajoute aux quartiers démolis.</p> - -<p>A l’appui de mon raisonnement, j’évoquais le -souvenir de ces rues étroites, malpropres, infectes, -sans air et sans lumière, où une population -misérable a végété longtemps, je me -tournais ensuite vers l’avenir et je me représentais -cette rue ou cette avenue, qui joindra le -Théâtre-Français remis à neuf au magnifique -édifice du nouvel Opéra. Deux rangées de fortes -maisons, hautes et massives, étalent leurs façades -de pierre un peu trop richement sculptées ; -les trottoirs longent des boutiques éblouissantes -dont la plus humble représente un loyer de cinquante -mille francs, et les calèches à huit ressorts -se croisent sur la chaussée. Beau spectacle !</p> - -<p>Une réflexion cornue vint se jeter mal à propos -au travers de mon enthousiasme. « Ces bâtisses -somptueuses que j’admire déjà comme si je les -avais vues, ne faudra-t-il pas bientôt les démolir -à leur tour ? Car enfin nous abattons les vieilles -rues parce qu’elles ne suffisaient pas à la circulation -des voitures. Plus nous démolissons, plus -il faut que Paris s’étende en long et en large. -Plus il s’étend, plus les courses sont longues, -plus il est impossible de parcourir la ville à pied, -plus le nombre des voitures indispensables va -croissant. Le boulevard Montmartre était ridiculement -large, il y a une vingtaine d’années ; le -voilà trop étroit : il sera démoli. A plus forte -raison, la rue Vivienne, la rue Richelieu, la rue -Saint-Denis, la rue Saint-Martin, toutes celles -dont la largeur faisait pousser des cris d’admiration -à nos pères. Et quand la pioche des démolisseurs -les aura accommodées aux besoins de -la circulation moderne, quand Paris, de jour en -jour plus large, remplira hermétiquement l’enceinte -des fortifications, quand le total des voitures -parisiennes aura doublé par une logique -inévitable, ne sera-t-on pas forcé d’élargir les -avenues de M. Haussmann ? Les gros palais à -façades sculptées n’auront-ils pas le même sort -que les masures de la rue Clos-Georgeau ? »</p> - -<p>Je ne sais trop à quelle conclusion ce raisonnement -m’aurait conduit, mais un incident fortuit -m’empêcha de le suivre jusqu’au bout.</p> - -<p>Le soleil, qui bataillait depuis le matin contre -une armée de nuages, fit une trouée dans la -masse ; il vint illuminer un mur que je regardais -vaguement sans le voir. C’était le fond d’une -maison démolie ; la toiture, la façade, les planchers -des trois étages avaient croulé. Mais il -n’était pas malaisé de rebâtir en esprit l’étroit -édifice, et je m’amusai un moment à ce jeu. Tout -l’immeuble occupait environ quarante mètres de -surface : six sur sept au maximum. Au rez-de-chaussée, -une boutique ou un cabaret, le mur -entièrement dépouillé laissait la question dans le -vague ; on voyait seulement à gauche, au fond -d’une allée absente, les premières marches d’un -escalier tournant. Les deux étages supérieurs -s’expliquaient mieux, on distinguait, outre le -conduit noir d’une cheminée, deux éviers suspendus -l’un sur l’autre, puis deux débris de -cloisons superposées, puis deux vastes lambeaux -de papier peint qui s’étendaient, sauf quelques -déchirures, jusqu’à la cage du colimaçon. Je -rétablis les deux logements en un clin d’œil, ou -plutôt ils se reconstruisirent d’eux-mêmes dans -ma mémoire. L’escalier aboutissait à un petit -carré fort étroit ; la porte ouvrait en plein sur -une chambre étroite et longue, qui prenait jour -sur la rue. C’était la pièce principale ; elle occupait -toute la profondeur de la maison et les deux -tiers de la largeur. Sur la droite, à ce point où -le papier s’arrête, il y avait une cuisine limitée -par la cloison que voici et éclairée par un jour -de souffrance : la lucarne y est encore. Donc, le -jour ne venait pas de la rue ; la cuisine n’occupait -qu’un étroit carré dans l’angle le plus reculé de -la maison ; sur le devant, l’architecte avait ménagé -un cabinet clair, un peu plus grand que la -cuisine, infiniment moins vaste que la chambre -principale.</p> - -<p>A mesure que je rebâtissais les cloisons du -second étage, que je plaçais les deux fenêtres et -que je rassemblais les matériaux du plancher, il -se produisait un phénomène assez étrange : le -logement se remeublait petit à petit. Trois casseroles -de cuivre étagées par rang de taille étincelaient -le long du mur de la cuisine, avec une -bassinoire d’un travail ancien et curieux. Dans -la petite chambre sans feu, il y avait un lit de -bois peint, deux chaises, une planche chargée -de vieux livres et de romans coupés par tranches -au bas des journaux. La pièce principale était -presque confortable. Trois matelas et un édredon -s’empilaient sur un bon lit de noyer. La table du -milieu était couverte d’un vieux châle reprisé en -vingt endroits, mais propre. Le poêle de faïence -ronflait joyeusement ; cinq ou six images gravées -souriaient dans leurs vieux cadres ; une -étagère à bon marché s’encombrait de petites -faïences et de bimbeloteries archaïques ; au milieu -de cette collection, j’admirais un buste de -vieille femme, pas si gros que le poing, mais -exécuté avec beaucoup de conscience et de tendresse. -Et voilà que dans un coin, vers la fenêtre, -je remarque un grand fauteuil en velours -d’Utrecht rouge, et une grosse mère de soixante-dix -ans, l’original du buste, qui tricote un petit -bas de laine. La maison démolie ne s’est pas -seulement remeublée, mais repeuplée ! C’est en -vain que je me frotte les yeux ; je ne suis ni endormi -ni halluciné, et pourtant il m’est impossible -de ne pas voir ce que je vois.</p> - -<p>Alors, je prends sur moi, je me raisonne, je -me dis qu’il n’y a pas d’effets sans causes, et je -cherche par quel enchaînement de circonstances -ce tableau est venu se présenter à mes yeux. Il -ne me semble pas entièrement nouveau ; je suis -presque certain de l’avoir déjà vu ; mais où ? -quand ? Dans le rêve d’une nuit, ou dans ce rêve -de plusieurs années qui s’appelle l’enfance ?</p> - -<p>M’y voici ! j’ai trouvé. C’est ce papier du second -étage. Il est unique au monde, probablement : -des roses vertes sur fond jaune. Quelque -ouvrier en papier peint l’a fabriqué ainsi pour -faire pièce à son patron ; le patron l’a vendu au -rabais ; la bonne femme l’a eu pour presque rien -lorsqu’elle emménageait ici, vers 1802 ; c’est -elle-même qui m’a conté cette histoire, car je ne -me trompe pas, j’ai connu les habitants de cette -maison démolie, je me suis assis à leur table, -en 1840, à ma première année de collège ! C’est -le quartier, c’est la rue, et d’ailleurs les roses -vertes sur fond jaune ! Il n’y a jamais eu que -celles-là !</p> - -<p>Mille et un souvenirs ensevelis depuis un quart -de siècle se réveillent à la fois ; ils m’assiègent, -ils m’assaillent. La première fois que je suis -entré dans cette maison, les locataires du second -célébraient une fête de famille. Les trois -fils de Mme Alain, ses deux filles, ses gendres, -les petits-enfants, toute la tribu tenait dans -cette chambre, sans compter trois ou quatre -invités, dont j’étais. Je vois la longue table, et -la bonne femme au milieu, toute fière et radieuse. -Comment les avions-nous connus ? Je n’en sais -rien ; je me rappelle seulement que nous étions -plus pauvres qu’eux et que le festin était splendide, -avec l’oie aux marrons, les crêpes et la -motte de beurre salé. Leur cidre me parut bien -préférable au vin de Champagne, que je connaissais -de réputation ; il venait de Quimperlé en -droite ligne, c’est-à-dire de leur pays. J’avais -pour voisin de droite un de leurs compatriotes, -sous-officier d’infanterie, aujourd’hui capitaine -ou chef de bataillon : je l’ai revu.</p> - -<p>Mme Alain était la veuve d’un ouvrier, -d’un très simple ouvrier qui travailla de ses -mains tant qu’il eut assez de force : honnête -homme, rangé, économe, bien vu de tous ses -voisins, sauf peut-être du cabaretier d’en bas. Il -était occupé à cent pas d’ici, chez un serrurier -en boutique ; jamais, en quarante ans de ménage, -il ne prit un repas ou un verre de vin sans -sa femme. On se quittait le matin, on se revoyait -à dîner, on se retrouvait tous les soirs à l’heure -du souper ; et, si dans l’entre-temps Mme Alain -s’ennuyait du cher homme, elle passait devant la -boutique et lui disait bonjour du bout des doigts.</p> - -<p>Le mari, si j’ai bonne mémoire, gagnait de -trois à quatre francs par jour ; la femme, rien ; -les enfants vinrent tôt, et la besogne ne manquait -pas dans le ménage. Le peu qu’on épargna -fut dévoré à belles dents par la marmaille. -Quand le père mourut, les cinq enfants étaient -non seulement élevés, mais casés. Garçons et -filles passèrent par l’école gratuite et par l’apprentissage -pour arriver à un honnête établissement. -Christine Alain était couturière ; elle -épousa un Alsacien ; ils ont fait une bonne -maison. Corentine piquait des gants, elle fit la -conquête d’un coupeur habile ; ils fondèrent une -fabrique rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Jules, -le cadet, se faufila dans la librairie, et de commis -devint patron. Le plus jeune, Léon, était -marbrier ; il suivit l’école de dessin, se fit admettre -aux Beaux-Arts, devint par son travail un -bon sculpteur de deuxième ordre, plut à la fille -de son propriétaire et l’épousa. L’aîné, qu’on -désignait par le nom de famille, continua le métier -de son père et resta garçon pour tenir compagnie -à Mme Alain. Cette petite chambre -entre la rue et la cuisine était la sienne. De tous -les fils Alain, c’est lui qui est resté le plus vivant -dans ma mémoire. Je vois d’ici sa brave figure -et sa main… quelle main ! Un étau ! Il était -entiché de son droit d’aînesse et se faisait un -point d’honneur de nourrir la mère à lui seul. -La bonne femme avait une certaine déférence -pour lui : n’était-il pas le chef de la famille ? -Elle acceptait les petits présents de ses fils et de -ses gendres, mais elle ne mangeait que le pain -du bon Alain.</p> - -<p>Dans les premiers jours de son veuvage, Léon, -l’heureux sculpteur, la supplia d’accepter un logement -chez lui. « Je vous remercie, mon <i>fi</i>, lui -dit-elle, mais le bon Dieu m’a commise à la garde -de tous les souvenirs qui sont ici. Je ne délogerai -que pour aller rejoindre votre cher père. »</p> - -<p>S’il faut tout dire, elle avait une sorte de vénération -religieuse pour cet humble logis. Elle -lui savait gré de tout le bonheur qu’elle y avait -eu ; elle en parlait comme un obligé de son bienfaiteur. -« On ne saura jamais, disait-elle, quels -services cet humble nid nous a rendus. Que les -pauvres gens sont heureux lorsqu’ils trouvent un -logement à bon marché au cœur d’une grande -ville ! Notre loyer était de 120 francs au début ; -il s’est élevé graduellement jusqu’à 250 ; mais il -nous a épargné pour 100 000 francs de peines -et de soucis. Que serait-il arrivé de nous, s’il -avait fallu nous installer hors barrière comme -tant d’autres ? Le père m’aurait quittée tous les -matins pour ne rentrer que le soir ; il aurait déjeuné -au cabaret, Dieu sait avec qui ! et moi à la -maison, toute seule. A quelle école aurais-je -envoyé les enfants ? Comment aurais-je pu surveiller -leur apprentissage ? Ils l’ont fait à deux -pas d’ici, chez des patrons du quartier, et je me -flatte de ne les avoir jamais perdus de vue. Aussi -garçons et filles ont bien tourné, sans exception. -Que le ciel ait pitié des pauvres apprenties qui -vont travailler chaque jour à une lieue de la -maman ! Et mes fils, pensez-vous qu’ils auraient -fait un aussi beau chemin, si le chef-lieu de la -famille avait été à Montrouge ou à Grenelle ? Ils -ne se seraient pas détachés de nous, je le crois, -car ils sont les meilleurs garçons du monde ; -mais alors ils n’auraient pas vécu au sein des -belles choses parisiennes ; ils n’auraient pas vu -les musées, les spectacles, les beaux magasins, -les toilettes élégantes, tout ce qui forme le goût, -éveille l’imagination, en un mot, ce qui change -quelquefois l’ouvrier en artiste. Voyez notre -Léon ! de simple marbrier, il est devenu statuaire. -A qui doit-il cette fortune ? Ni au père ni -à moi, mais à la Providence qui nous permit de -fonder notre famille dans ce milieu vivant et -intelligent de Paris ! J’en ai connu beaucoup, -des artistes, et des inventeurs, et des artisans -du premier mérite, de ceux qui font la gloire et -la richesse de l’industrie parisienne : c’étaient -tous pauvres gens qui avaient eu le bonheur de -se nicher à la source du vrai talent, comme -nous. »</p> - -<p>Assurément la bonne femme exagérait un peu -les mérites de son logis. Elle oubliait, dans son -enthousiasme, les dangers qu’elle avait courus, -en élevant dans un espace si étroit cinq enfants, -dont deux filles. Lorsqu’on touchait ce point délicat, -elle répondait avec un loyal éclat de rire : -« Bah ! le problème n’est pas plus difficile que -celui du loup, de la chèvre et du chou ! »</p> - -<p>Mme Alain n’avait pas seulement sa bonne -part d’esprit naturel : elle s’exprimait encore en -termes choisis ; personne n’eût deviné en l’écoutant -qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Son mari, -paraît-il, la surpassait en ignorance, car il parlait -à peine le français. Ainsi, deux Bretons illettrés -ont donné à leurs cinq enfants une instruction -très suffisante ; deux prolétaires, sans autre -capital que leurs bras, ont fait souche de bourgeois -et même d’artistes. Et ce phénomène, -j’allais dire ce miracle de progrès social, s’est -accompli dans cette masure parisienne. Et les -bénéficiaires de cet heureux changement se plaisent -à déclarer que la masure y est pour quelque -chose ; ils bénissent le taudis à 250 francs -par an qui leur a permis de s’élever, de se développer, -de s’enrichir au centre de Paris.</p> - -<p>Quand je repense à ces braves gens devant -les ruines de leur vieux nid, je me demande si -les rues insalubres, si les taudis étroits, si les -allées obscures et les escaliers en colimaçon -n’ont pas leur destinée et leur utilité dans le -monde. Cette fange des pauvres quartiers, que -l’on balaye dédaigneusement hors barrière, -n’était-elle pas autrefois un engrais de civilisation ? -Les plus beaux fruits de l’industrie parisienne -ne sont-ils pas sortis de ce fumier ? Peut-être.</p> - -<p>Je comprends le noble mépris d’une administration -toute-puissante : il est clair que les -logis à 250 francs font tache au milieu d’une -ville aussi majestueuse que Paris. Mais nous -avons des travailleurs qui gagnent peu, et je -me demande sous quel toit ils abriteront leurs -têtes quand le Paris des rêves municipaux sera -fini. On les chasse du centre à la circonférence ; -mais la circonférence a sa coquetterie ; elle aussi -se couvre de palais. Il faudra donc que l’ouvrier -s’établisse en rase campagne, loin, très loin de -son travail, et qu’il fasse un voyage tous les soirs -pour revenir à la maison. Y reviendra-t-il tous -les soirs ? Sera-t-il puissamment attiré vers cette -demeure lointaine, presque inconnue, où l’on -n’entre que pour fermer les yeux, d’où l’on sort -les yeux à peine ouverts ? Certes, il y viendra, -s’il y est attendu par sa famille. Reste à savoir -si les ouvriers de l’avenir se marieront comme -ceux d’autrefois. Est-ce la peine ? On a si peu -de temps pour jouir les uns des autres ! Et puis, -les distractions ne manquent pas au cœur de -Paris. Sur les ruines de ces humbles maisons, -il s’élève des paradis artificiels, à l’usage du -travailleur en blouse. Cent billards, dix mille -becs de gaz, des dorures, des glaces, des chansonnettes, -que sais-je ? Et plus le logement, cette -arche sainte de la famille, devient inabordable -au pauvre monde, plus les plaisirs malsains se -vendent bon marché.</p> - -<p>Pauvre maison de Mme Alain ! Humble -échelle de Jacob où tant de prolétaires ont -monté pour s’élever à la bourgeoisie, je veux te -regarder une dernière fois et graver tes ruines -respectables dans un petit coin de ma mémoire !</p> - -<p>Patatra !</p> - -<p>« Allez-vous-en ! Vous voulez donc vous faire -écraser, imbécile ! »</p> - -<p>L’imbécile, c’était moi ; le plâtre et les moellons -avaient roulé jusqu’à mes pieds, et le vieux -mur taché de roses vertes n’existait plus.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c4">LES ŒUFS DE PAQUES</h2> - -<p class="c small">(Avril 1873.)</p> - - -<p>Notre dernier jour de fête, en Alsace, a été le -dimanche de Pâques de l’année 1871. Triste fête -pour ceux qui avaient l’âge de comprendre et de -souffrir ! Nous étions envahis et occupés militairement -depuis sept ou huit mois ; l’Assemblée -nationale venait de nous sacrifier au salut de la -France. On savait qu’à l’automne de 1872, il -faudrait quitter le pays, dure nécessité ! ou devenir -sujets prussiens, c’est-à-dire accepter la -dernière des hontes. Les nouvelles de la patrie -étaient navrantes : Paris, ivre ou fou, se défendait -à coups de canon contre l’armée de France. -Chaque matin, les Allemands nous annonçaient -une victoire de l’insurrection. Avec cela, nous -étions pauvres, plus pauvres que je ne l’avais -jamais été, quoique j’aie connu dans ma jeunesse -la vraie misère. Les réquisitions et les garnisaires -avaient épuisé nos ressources ; l’argent qu’on -nous devait en France ne rentrait pas ; personne -ne payait plus ; la question du pain quotidien devenait -menaçante. Par bonheur les enfants ne se -doutaient de rien ; ils jouaient du matin au soir -et dormaient du soir au matin, avec cette insouciance -qui est la sagesse de leur âge. Leur unique -tracas, le sujet de tous leurs entretiens, -était la matinée de Pâques ; ils ne s’inquiétaient -que de savoir si le lièvre pondrait beaucoup -d’œufs rouges dans l’enclos.</p> - -<p>C’est le lièvre, un lièvre invisible et providentiel -qui pond les œufs de Pâques pour la joyeuse -marmaille d’Alsace. Ce dogme est si profondément -ancré dans les esprits de trois à dix ans -que pas un sceptique de cet âge ne demande à -papa ou à maman pourquoi les œufs sont rouges -ou bruns, pourquoi ils sont tout cuits, pourquoi -le lièvre pond des œufs de sucre, de chocolat ou -de cristal pour les familles riches, et pourquoi -même, en certains cas, le prodigue animal -dépose des œufs de porcelaine de Sèvres dans -des coquetiers de vermeil.</p> - -<p>Nos chers enfants avaient peut-être entendu -conter ces miracles ; mais n’étant gâtés ni par -nous ni par la fortune, ils étaient tous d’humeur -à se contenter de moins. Chacun fit de son -mieux pour combler leurs modestes désirs. Les -poules de Cochinchine et de Crèvecœur pondirent -des œufs de belle taille ; la cuisinière, en -grand secret, les teignit de couleurs éclatantes ; -un des meilleurs élèves de Gérome, notre ami -Heller, qui devait bientôt émigrer à New-York, -en décora quelques-uns d’illustrations patriotiques ; -il métamorphosa notamment en soldat -prussien un bel œuf plus pointu que les autres, -et sur la visière du casque il écrivit : <i lang="de" xml:lang="de">Schweinpels ! -Schweinpels</i> (fourrure de cochon) est le sobriquet -pittoresque dont les bambins d’Alsace -poursuivent le vainqueur.</p> - -<p>Le dimanche, de grand matin, lorsque les -cloches, revenues de Rome, sonnaient à toute -volée sans déranger nos chers petits, le jeune -artiste, ma femme, et les deux gouvernantes, -dont l’une a émigré l’année suivante au Mexique, -préparèrent les nids dans notre vieil enclos -inculte et presque abandonné. On les éparpilla -sur le revers de la colline abrupte, depuis la glacière -sans glace, jusqu’à la pièce d’eau sans eau. -Ils en mirent dans les touffes d’herbe, dans les -iris, dans les bellis, au pied des petits épicéas -que nous avons plantés en 1869 et que nous ne -verrons pas grandir. Aux branches basses de -certains arbres on suspendit en manière d’ornement -une ou deux douzaines de breschtelles ; ce -sont des gâteaux secs faits de farine, de sel et de -cumin ; ils se vendent quelques centimes.</p> - -<p>Ces grands préparatifs étaient à peine achevés -quand les enfants, éveillés avant l’heure par -l’attente d’un plaisir, accoururent demi-vêtus, les -pieds dans la rosée, la tête nue sous le soleil. -Ah ! la joyeuse matinée ! les bons cris de surprise ! -les beaux éclats de voix et les brillantes -querelles ! Figurez-vous quatre bébés du même -âge, ou peu s’en faut, puisqu’ils sont nés en moins -de trois ans, montant à l’escalade sur une pente -rapide, ardents à se devancer, mais toujours -prêts à se soutenir, à se pousser et à se ramasser -les uns les autres ; chacun voulant tout prendre -et finissant par tout partager !</p> - -<p>La découverte du <i lang="de" xml:lang="de">Schweinpels</i> fut un événement -politique. Personne ne voulait du prussien, -on tint conseil de guerre autour de l’œuf maudit, -et l’on finit par le lancer contre un petit mur de -pierres sèches où il s’éparpilla en miettes. Mais -voici bien une autre affaire. Un lièvre, un vrai -lièvre vivant, était gîté à quelques pas ; il bondit -effaré, les oreilles droites, grand, fantastique et -superbe, s’élança comme un trait et franchit la -haie qui sépare notre enclos de la forêt communale. -Un concert de cris aigus salua cette apparition -d’autant plus miraculeuse que nul de nous -ne l’avait préparée. Le hasard seul, un hasard -bienveillant et malin, s’était donné la peine de -prouver à notre petit monde que le lièvre pond -des œufs durs et qu’il n’ose plus affronter le regard -des braves gens quand il a pondu un œuf -prussien par mégarde.</p> - -<p>Cette heureuse matinée se termina par un -repas frugal, où tous les œufs, sauf le maudit, -furent mangés en salade.</p> - -<p>L’année suivante, à la fin du carême, nous -étions redevenus Parisiens, bien malgré nous. -Les enfants se demandèrent avec une certaine -anxiété dans quel enclos le bon lièvre de Pâques -irait pondre les œufs qu’il leur devait. Je répondis -à tout hasard que le Jardin d’acclimatation, -où nous allions souvent nous promener, -était un terrain convenable.</p> - -<p>« Mais, papa, il n’y a pas de lièvres au Jardin -d’acclimatation ?</p> - -<p>— Il y a des kanguroos, et ces braves animaux, -dans la poche énorme que vous savez, -gardent de plus gros œufs que le lièvre de Saverne.</p> - -<p>— Oui, mais il ne nous connaît pas, le kanguroo !</p> - -<p>— Écrivez-lui de votre plus belle écriture. »</p> - -<p>L’administration des postes, en cherchant bien, -retrouverait dans ses rebuts une lettre soignée -à l’adresse de M. le kanguroo. Elle se termine -par ces mots : « Nous t’embrassons cordialement. » -Suivent quatre signatures, dont une, la -dernière, est illisible.</p> - -<p>Persuadé que le Jardin d’acclimatation, ce paradis -des enfants bien élevés, serait envahi de -grand matin, le dimanche de Pâques, j’avançai -la fête d’un jour. Une servante nous précédait -avec un grand panier rempli de pain pour -les bêtes. Ce pain cachait les œufs, de magnifiques -œufs de carton. Elle les déposa dans -l’herbe, au pied de quelques arbres verts, dans -un bosquet voisin des écuries, et les enfants les -y trouvèrent avec un plaisir assez vif. Mais ni les -beaux cartonnages bleus et rouges, ni les poupées -et les joujoux que j’y avais enfermés, n’effacèrent -l’impression des pauvres œufs pondus -par le lièvre de Saverne. On reconnut les étiquettes -de Giroux et tout en bourrant de pain -les marsupiaux d’Australie, Valentine me dit : -« Comment cet animal sortirait-il d’ici pour -courir les boutiques et où prendrait-il de l’argent ? -Avoue, papa, que cette année, tu as été -un peu le Kanguroo ? »</p> - -<p>J’ai voulu faire mieux, et je n’ai pas réussi davantage. -On a organisé hier une fête où les -petits amis étaient conviés, garçons et filles. -Deux figurants d’un grand théâtre, travestis l’un -en coq, l’autre en poule, accueillaient les enfants -dans l’antichambre et leur ôtaient les manteaux. -Sur la table de la salle à manger, brillamment -illuminée en plein midi, une énorme dinde de -carton, machinée par un habile homme, battait -des ailes, tournait la tête, et pondait à profusion -des œufs blancs, jaunes, rouges, dorés, tous en -sucre.</p> - -<p>Si je disais que ce jeu n’amusa pas mes enfants, -comme leurs petits amis des deux sexes, -je mentirais. Mais quand ils furent seuls, le soir, -dans le coin d’appartement qu’ils habitent, ils ne -parlèrent que du lièvre de Saverne et des œufs -rouges de l’enclos.</p> - -<p>« Quand retournerons-nous là-bas ? disait le -petit Pierre ; nous y sommes nés, c’est chez -nous.</p> - -<p>— Oui, répondit Valentine. Mais il faudra -d’abord que tu te fasses casser la tête par les -Prussiens.</p> - -<p>— Je le sais bien ; c’est convenu ; mais je -tâcherai d’abord de leur casser la tête moi-même. »</p> - -<p>Ainsi soit-il ! Pauvres petits !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c5"><span class="small">LE</span><br /> -JARDIN DE MON GRAND-PÈRE</h2> - -<p class="c small">(Lecture faite le 4 avril 1873 -à la séance publique annuelle de la Société d’Acclimatation.)</p> - - -<p class="ind">Mesdames, Messieurs,</p> - -<p>Nouveau venu dans cette grande et patriotique -Société, je n’ai pas accepté sans scrupule la -tâche que m’imposait votre vaillant secrétaire -général, M. Geoffroy Saint-Hilaire. J’ai dû me -demander s’il était bienséant de décrire au milieu -d’une élite française, sous la présidence -d’un des plus illustres et des meilleurs Français -de notre temps, un jardin qui figure au cadastre -de l’Allemagne occidentale.</p> - -<p>Hélas ! oui, l’humble coin de terre dont je viens -vous entretenir est devenu allemand malgré lui, -je veux dire malgré les braves gens qui l’ont bêché -de père en fils à la sueur de leur front. Les -Allemands ont annexé le jardin de mon grand-père, -en vertu du principe des nationalités, -parce que la commune s’appelle Vergaville, un -nom allemand, comme Trouville ou Romainville, -et que toute la population de ce village écorche -le français comme moi. Ces raisons nous ayant -paru mauvaises, ils nous ont démontré, le sabre -en main, que nous étions de leur famille.</p> - -<p>Mon cher grand-père, en son jeune temps, -leur avait prouvé le contraire. Il avait pris pour -argument ce fusil du soldat qui, s’il n’a pas -toujours décidé la victoire, a bravement travaillé -partout. Né sous le règne de Louis XV, il était -parti en sabots avec les volontaires de 1792 ; il -avait rapporté l’épaulette de sous-lieutenant, qui -brillait d’un certain éclat, quoiqu’elle fût de -simple laine. Après avoir payé sa dette à la -patrie, il épousa une brave fille de son village, -éleva sept enfants et cultiva son jardin, selon -le précepte de Voltaire, qu’il n’avait pourtant -jamais lu.</p> - -<p>Il était expérimenté ; on le citait à trois quarts -de lieue à la ronde, non seulement comme droit -laboureur et vigneron expert, mais encore et -surtout comme élève d’un ci-devant jardinier -de couvent, ferré sur les meilleures méthodes.</p> - -<p>Les meilleures méthodes laissaient beaucoup -à désirer, si j’en crois ma mémoire, qui est -bonne, et qui garde après quarante ans les -impressions de l’enfance.</p> - -<p>Ce jardin, le premier dont j’aie mangé les -fruits mûrs ou verts, toujours verts quand je -me les offrais discrètement à moi-même, était -un vrai fouillis de plantes demi-sauvages qui -se disputaient le terrain, l’air et la lumière, -et vivaient mal aux dépens les unes des autres. -L’agréable et l’utile y étaient opposés plutôt que -réunis. Les fleurs n’y manquaient pas ; on y -trouvait en toute saison, comme chez l’amateur -des jardins dont parle La Fontaine,</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet ;</div> -</div> - -<p class="noindent">au printemps, force giroflées et des violettes -dans tous les coins, quelques narcisses, une -ou deux touffes de jacinthes bleues et une profusion -de grandes tulipes rouges qui ressemblaient -à des œufs de Pâques montés sur tige. -En été, quelques lis, des balsamines, des pieds -d’alouette, des œillets par-ci, par-là, et trois -ou quatre espèces de roses à peu près doubles, -dont pas une n’était remontante. En automne, -des dahlias simples et des asters à discrétion.</p> - -<p>Les légumes, qui croissaient pêle-mêle avec -les fleurs, n’étaient ni très choisis ni très perfectionnés : -c’était le chou commun, la carotte -ordinaire, le haricot primitif, le pois des anciens -jours, le vénérable oignon d’Égypte. Les fruits -étaient plus variés et meilleurs, sinon plus délicats ; -il me semble, tout bien pesé, que mon -grand-père avait la spécialité des bons fruits, -mais je n’en ferai pas une question personnelle.</p> - -<p>Si les groseilles, les fraises et les framboises -de son jardin ne méritaient aucune mention -particulière, les prunes de reine-claude étaient -exquises, les mirabelles irréprochables, sans -parler de certains petits pruneaux de Damas -dont le souvenir, après tant d’années, m’agace -encore les dents. Nous avions des pommes précoces -à croquer en juillet et des pommes tardives -à garder pour le carême ; d’excellentes -poires d’automne et d’autres presque aussi -grosses et bien plus dures qu’un pavé : ma -grand-mère, dans une sorte de haut-fourneau, -les faisait cuire. Je me rappelle aussi les deux -noisetiers qui ombrageaient le banc du fond ; -ils portaient de beaux fruits allongés comme la -dernière phalange de nos petits doigts, et dont -l’amande était vêtue d’une pellicule écarlate.</p> - -<p>Enfin nous possédions trois merveilles uniques -dans le village, qui ont été l’orgueil de mon -enfance et qui sont encore aujourd’hui un problème -pour mon âge mûr. Dans ce très modeste -jardin, un précurseur inconnu d’Isidore-Geoffroy -Saint-Hilaire avait, je ne sais quand, ni comment, -ni pourquoi, entrepris un essai d’acclimatation. -Un magnifique mûrier noir, vieux de cent -ans et plus, s’appuyait au mur de clôture et -laissait choir la moitié de ses fruits sur le -chemin.</p> - -<p>Près des ruches, un gros figuier, qu’on entourait -de paille tous les hivers, se chargeait, en été, -de grosses figues violettes, et, dans un carré de légumes, -quelques pieds de réglisse, arrachés soigneusement -à la fin de chaque automne, repoussaient -par miracle au printemps. Les figues -fraîches et les mûres étaient et sont peut-être -encore une curiosité dans notre vieux coin de -Lorraine. Quant aux racines de réglisse, elles -faisaient l’étonnement de mes camarades en leur -prouvant que ce prétendu bois ne pousse pas en -caisse dans la boutique de l’épicier.</p> - -<p>Vous ne vous moquerez pas de moi, j’en suis -certain, si j’avoue que le jardin de mon grand-père -a été longtemps à mes yeux le premier, le meilleur -et le plus beau du monde. Il a fallu plusieurs -années, sinon de voyages et d’études, au moins -de promenades et de comparaisons, pour dissiper -une illusion si naturelle et si douce. A force de vivre -et de voir, j’ai appris que de grandes allées rectilignes, -bordées de buis tondu, ne sont pas l’idéal -du beau classique, et qu’une confusion de fleurs, -de choux et de salades sous l’ombre des arbres -fruitiers n’est pas le dernier mot du pittoresque.</p> - -<p>J’ai rencontré des fleurs plus belles que nos -pauvres tulipes rouges, goûté des légumes plus -tendres que ceux de mon grand-père et des fruits -plus savoureux. Un peu de réflexion m’a fait -comprendre que les plantes les plus chères à -mon enfance étaient à la fois primitives et dégénérées ; -qu’on n’améliore pas une espèce en recueillant -les graines en automne pour les semer, -l’année suivante, dans le même terrain ; qu’on -a tort de traiter l’arbre à fruit comme un vieux -serviteur et d’attendre, pour le remplacer, qu’il -soit mort de vieillesse ; qu’il ne faut pas greffer -les jeunes plants en coupant, au hasard, une -branche de l’arbre voisin, bon, mauvais ou médiocre.</p> - -<p>L’expérience d’autrui et la mienne m’ont -prouvé que les bonnes greffes et les bonnes -semences ne coûtent pas sensiblement plus cher -que les mauvaises ; mon grand-père ne l’a jamais -su ou n’y a jamais pensé, car le paysan français, -qui prodigue sa sueur à la terre, lui marchande -le sacrifice d’un peu de réflexion, de déplacement -et d’argent.</p> - -<p>Je me rappelle notre vigne et la boisson qu’on -en tirait. C’était un vin farouche ; les gourmets du -village disaient : le scélérat se laisse boire, mais -il n’y aide ma foi, pas ! C’est que le plant n’était -pas bon. Cependant chaque fois qu’un cep venait -à manquer, on n’allait pas chercher un sujet chez -le pépiniériste : on couchait une branche en -terre.</p> - -<p>Les animaux de la maison, comme les ceps de -la vigne et les arbres du jardin, étaient les vrais -enfants de la routine et du hasard. C’était une -vache efflanquée, mal bâtie et littéralement blindée -d’un enduit naturel que je croyais inséparable -de sa personne ; un cochon maigre qu’on -tuait à Noël après avoir fait l’impossible pour -l’engraisser, et qui ressuscitait au printemps, -plus maigre et plus glouton que jamais : le son, -le petit-lait et les pommes de terre ne profitaient -qu’au développement de sa charpente osseuse.</p> - -<p>Deux douzaines de poules vagabondes, pillardes, -et mauvaises pondeuses, parce qu’elles -avaient passé l’âge de pondre, grattaient le fumier -de la cour en lorgnant l’entrée de la grange -et volaient plus de grain qu’on ne leur en donnait. -Enfin nous avions un carlin, qui n’avait du -carlin que la couleur jaunâtre et l’affreux caractère ; -il était haut sur pattes avec un museau -pointu. Mais ni dans la maison, ni dans la commune, -ni dans les environs, nul ne se souciait -d’aller chercher des bêtes de race ; on était mal -loti, mais le voisin l’était aussi mal et la comparaison -n’humiliait personne. Et cette sorte d’incurie, -fondée sur l’ignorance du mieux, régnait -dans tous les villages de France ! Et nous étions -le premier peuple du monde, selon nous !</p> - -<p>Ces souvenirs ne datent pas d’hier. Je parle -de longtemps, comme dit la chanson ; il s’est -fait une révolution, une heureuse et pacifique -révolution dans ces quarante années. Le moins -champêtre des animaux, la locomotive, en rapprochant -les villes des villages, a mélangé, fondu -une population trop longtemps et trop bien classée. -Les citadins, altérés d’air pur, se sont -jetés dans la vie rustique, tandis que le cultivateur, -friand de respirer un air plus capiteux, -courait aux grandes villes. Les deux éléments -nécessaires de toute civilisation se sont ainsi -complétés l’un par l’autre, en s’aiguisant l’un -contre l’autre.</p> - -<p>L’initiative d’un tel progrès, disons-le hautement -pour être juste, appartient à la bourgeoisie, -à cette catégorie d’ouvriers ou de villageois -arrivés qui constitue le fond honnête, -laborieux et studieux des sociétés modernes. Cette -classe intermédiaire, raillée par l’orgueil d’en -haut et dénigrée par la jalousie d’en bas, n’a -pas seulement réconcilié notre siècle avec la nature : -elle a entrepris la nature elle-même et l’a -poussée résolument dans la grande voie du progrès.</p> - -<p>Le mouvement a commencé dans la banlieue -des grandes villes ; c’est là que des négociants -de premier ordre et des manufacturiers de distinction -ont honoré leur loisir et justifié leur -opulence en cultivant les belles fleurs, les fruits -parfaits, les animaux choisis. La bourgeoisie a -prêché d’exemple, elle a fait les expériences, les -dépenses, la propagande ; elle a pris soin de -diriger et d’éclairer les braves gens qui la nourrissent ; -elle a bien mérité, et j’espère, en considération -d’un tel bienfait, qu’elle ne sera pas -encore anéantie demain matin.</p> - -<p>Le branle était donné par quelques amateurs, -simples <i lang="it" xml:lang="it">dilettanti</i> de la nature, quand les savants, -race plus réfléchie et naturellement plus -tardive, se mirent de la partie. En fondant la -Société d’acclimatation, Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire -suivait l’esprit de son temps, mais il le -dominait de haut, comme Pierre-le-Grand lorsqu’il -fonda une Académie des sciences dans un -pays où très peu d’hommes savaient lire.</p> - -<p>Oui, sans doute, le but que vous poursuivez -sur les traces de ce grand homme de bien est -l’introduction méthodique de toutes les espèces -animales et végétales qui peuvent vivre en France -et que la nature a oublié d’y faire naître. Mais, -comme un touriste qui s’élance à l’escalade du -mont Blanc ne dédaigne pas de cueillir une fleur -de rhododendron sur la route, vous ne vous -écartez pas de votre but si vous acclimatez, -chemin faisant, dans les villages isolés, arriérés, -déshérités de tout, les cultures qui prospèrent -autour des grandes villes. Les aventures coûteuses -de la grande importation ne doivent pas -faire tort à la petite importation, modeste et sûre, -qui s’opère de canton à canton, de commune à -commune.</p> - -<p>Cette entreprise de moyenne grandeur, mais -d’intérêt actuel et de profit immédiat, n’a pas -été négligée, Dieu merci. Votre Société, messieurs, -sans perdre de vue sa grande œuvre, -sans négliger ni les semis d’eucalyptus, ni les -couvées d’autruches, ni la reproduction des -yacks, des antilopes et des kanguroos, poursuit -modestement une besogne de tous les jours qui -consiste à mettre en lumière, à prôner et à répandre -partout les meilleures semences et les -types les plus irréprochables.</p> - -<p>Elle ne croit pas déroger en peuplant d’animaux -choisis nos étables et nos basses-cours, -en multipliant les plus purs échantillons de la -race canine, en distribuant la graine des belles -fleurs, anciennes ou nouvelles, en exposant toute -l’année, à quelques enjambées de Paris, un incomparable -modèle de jardin.</p> - -<p>Je ne sais pas si vous vous rendez justice à -vous-mêmes et si vous estimez à leur prix les -excellentes choses que vous avez déjà faites. En -croirez-vous un homme qui n’était pas des vôtres -le mois dernier, qui vous a jugés du dehors et -s’honore d’avoir subi une attraction heureuse ?</p> - -<p>Me croirez-vous si je vous dis qu’en peu d’années -votre Société a ramené des milliers de citadins -au goût de la nature et inculqué à des milliers -de villageois le sentiment du mieux, l’esprit -de sélection ? Vous introduisez la campagne dans -les habitations de la ville et vous urbanisez l’entourage, -les habitudes, le labeur même du campagnard.</p> - -<p>Sans mener grand bruit et sans faire plus de -mouvement qu’il ne sied aux ouvriers d’une -œuvre sérieuse, vous avez étendu votre influence -très loin, jusqu’au pays de mon grand-père. Je -ne dis pas jusqu’à son jardin, car il n’est plus à -nous : on l’a coupé en morceaux et il n’en reste -rien, pour ainsi dire. Mais à cent mètres de là, -vers l’entrée du village, j’aurais pu vous conduire, -en 1870, chez un disciple de la Société -d’acclimatation.</p> - -<p>C’est le plus jeune fils du grand-père, un de -mes oncles, qui, après une vie laborieuse et -ballottée, avait voulu mourir au gîte, dans son -village natal. De la maison, je ne dis rien, sinon -qu’elle était gaie, commode, assortie aux besoins -d’une vie simple et aisée. Un petit bout de serre, -modeste transition, reliait le salon à un parterre -étroit, mais bien dessiné, où les plus belles fleurs -de l’horticulture moderne s’épanouissaient en corbeilles -sur un <i lang="en" xml:lang="en">ray grass</i> uni comme un velours.</p> - -<p>Mon grand-père n’en eût pas reconnu une -seule ; il aurait dit comme le patriarche Vilmorin -parlant à notre digne et honoré président, -M. Drouin de Lhuys, dans son magnifique jardin -de Verrières : « Ces fleurs-là ne sont pas celles -de ma jeunesse ; je me sens tout dépaysé au -milieu d’elles et il me semble que mes enfants -ont été changés en nourrice. »</p> - -<p>Un potager correct venait ensuite, avec de -bonnes bâches pour la culture des primeurs, de -beaux carrés couverts de menue paille et plantés -de légumes fins, choux-fleurs, artichauts, petits -pois échelonnés de quinzaine en quinzaine, sans -compter un double rang de framboisiers qui portaient -fruit jusqu’à l’automme, et des fraises -dont l’une aurait fait le dessert d’un gourmand.</p> - -<p>Dans un troisième enclos coupé de petits murs -parallèles, les abricotiers, les pêchers, les brugnons, -les cerisiers, les poiriers, les pommiers, -les vignes, tous plants choisis chez les meilleurs -pépiniéristes de Nancy, de Metz et de Bolwiller, -étaient taillés en cordons, en palmettes, en fuseaux, -en gobelets, en pyramides.</p> - -<p>Pas un arbre qui ne fût jeune ou rajeuni ; pas -un espalier qui ne fût abrité par un auvent ; toute -récolte à peu près mûre était couverte d’un filet.</p> - -<p>Dans l’étable, une vache suisse, luisante de -santé et de propreté, donnait vingt-cinq litres de -lait tous les jours. La basse-cour était peuplée -de gros canards normands, d’oies de Toulouse, -de lapins béliers et de ces braves poules de la -Wantzenau qui sont l’orgueil de l’Alsace.</p> - -<p>Un petit réduit propret, aéré, et nullement -parfumé (c’est un éloge), servait de boudoir à -deux amours de petits cochons anglais, frais -comme des roses et ronds comme des pommes.</p> - -<p>Bêtes et gens, et les arbres eux-mêmes vivaient -en joie dans cet heureux petit coin, et -l’auteur de tant de merveilles, votre élève inconnu, -messieurs, commençait, lui aussi, à tenir -école de progrès lorsqu’il fallut opter entre la -maison qui lui était chère et la patrie qui lui -était sacrée.</p> - -<p>Personne ne l’a chassé, il ne tenait qu’à lui -de rester le plus heureux des propriétaires ; il -préféra rester le plus malheureux des Français.</p> - -<p>Du reste, il n’a voulu ni vendre ni louer son -petit bien : il a fermé la porte en présence de la -famille assemblée, et il a dit à ses enfants : -« Baisez le seuil de la maison qui vous a vus -naître, mais ne lui dites pas adieu, car Dieu sait -que vous y reviendrez un jour ! »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c6">AU PETIT TRIANON</h2> - -<p class="c small">(Juin 1883.)</p> - - -<p>On m’avait introduit sans crier gare dans le -cabinet de mon ami Z… X…, le journaliste qui -fut romancier dans le temps. Je le trouvai en -méditation devant un carré de papier bordé de -noir, le regard fixe et comme fasciné par cette -lettre de deuil.</p> - -<p>« Auriez-vous donc perdu, lui demandai-je, -quelque personne de votre famille ou de votre -intimité ?</p> - -<p>— Non ; une simple connaissance, et que -j’avais bien négligée depuis 1871. Mais il faut -croire que le brave homme et les siens ne -m’avaient pas tout à fait oublié, puisqu’on me -fait part de la perte douloureuse qu’on vient -d’éprouver dans la personne de « Monsieur -Alexandre-Henri-Marguerite <span class="sc">Charpentier</span>, jardinier -en chef au palais national de Trianon, -chevalier de la Légion d’honneur, médaillé de -Sainte-Hélène, membre de la Société d’horticulture -de Seine-et-Oise, décédé à Trianon, le -9 juin 1883, à quatre-vingt-sept ans ». La mort -d’un homme de cet âge est dans l’ordre des -choses naturelles, et d’ordinaire on en reçoit la -nouvelle sans grande émotion ; mais le nom du -vieux père Charpentier m’a reporté subitement -à douze années en arrière. Il a comme évoqué -devant mes yeux plusieurs figures illustres ou -sympathiques qui n’appartiennent plus à ce -monde. Je n’écris plus de romans, mais j’en raconte -quelquefois. Mettez-vous là, prenez des -cigarettes, et écoutez l’histoire de trois femmes -de cœur, d’un grand homme et d’un jardinier.</p> - -<p>J’ai passé à Versailles ces deux horribles mois -de la Commune, et j’y ai été aussi malheureux -pour le moins que j’aurais pu l’être à Paris. -Séparé de ma femme et de mes enfants, logé -dans un affreux taudis, nourri de privations, désœuvré, -découragé, las de moi-même, je passais -quelquefois une bonne soirée dans les salons de -la préfecture, auprès de M. Thiers que j’admirais -sincèrement et qui m’honorait de quelque -amitié ; mais la longueur des jours était mortelle. -Je savais la ville par cœur. Son pavé mettait -mes pieds au supplice et abrégeait l’existence de -mes chaussures. Comme j’avais de sérieuses raisons -pour préférer les plaisirs gratuits à tous les -autres, j’arpentais du matin au soir le parc et les -forêts voisines ; le total des kilomètres que j’ai -parcourus dans ces deux mois représente approximativement -un voyage au long cours.</p> - -<p>Le petit Trianon était ma promenade favorite, -quoiqu’on y rencontrât encore un peu partout, -sur les aimables constructions de Marie-Antoinette, -les noms tudesques et les souillures de -l’occupation prussienne. Le rude hiver de 1870, -qui tua les lierres eux-mêmes dans toute la banlieue -de Paris, avait épargné de beaux arbres -dépaysés dans notre climat, par exemple des -chênes verts et un liège centenaire, au moins en -apparence. Mais comme il est à peu près impossible -de déterminer l’âge d’un arbre, sans le scier -par le milieu, mon imagination d’oisif mâchait à -vide, s’épuisait à poser des problèmes insolubles -et à interroger des témoins muets. J’aurais -voulu refaire pour moi seul l’histoire de ces ombrages -magnifiques que le printemps épaississait -déjà sur ma tête, dresser l’état civil des doyens -de ce parc, savoir s’il ne restait pas parmi eux -quelques contemporains de Louis XVI.</p> - -<p>C’est ainsi que je fus amené tout naturellement -à lier connaissance avec l’homme pour qui -le petit Trianon ne devait pas avoir de secret.</p> - -<p>Je demandai une lettre d’introduction à M. Hippolyte -Vavin, liquidateur de la liste civile, et, -sûr d’un bon accueil, je vins frapper à la porte -du jardinier en chef, M. Charpentier.</p> - -<p>Cette porte était grande ouverte, comme pour -un déménagement, et des caisses de diverses -grandeurs s’entassaient dans le vestibule.</p> - -<p>La maisonnette, basse et modeste, était riante -et bien placée, en façade sur le jardin fleuriste, -à l’opposé d’une orangerie que festonnaient les -grappes embaumées de la glycine. Le maître du -logis, un petit homme sec et nerveux, vif et -solide, me reçut poliment, m’introduisit dans -une chambre démeublée, me fit asseoir sur une -malle, ouvrit ma lettre et la lut avec une profonde -stupéfaction : « Eh quoi ! monsieur, s’écria-t-il, -M. Vavin me fait l’honneur de vous adresser -à moi ! Mais il ne sait donc pas qu’il a signé -ma mise à la retraite et que nous partons aujourd’hui ? » -Sa femme entrait au même instant ; il la -prit à témoin, et l’envoya chercher la notification -officielle, rédigée en bons termes et fort élogieuse -pour lui. Les deux vieillards me racontèrent que, -sur les quatre jardiniers en chef, la République -en supprimait deux par économie. On renvoyait -les deux plus vieux, celui de Trianon, coupable -d’avoir soixante-quinze ans, et son voisin, -M. Briot, l’homme des pépinières.</p> - -<p>Comme la vieille dame pleurait, M. Charpentier -prit la peine de me rassurer sur leur sort : -« Nous sommes plus malheureux que pauvres, -me dit-il ; la pension est honorable, et nous avons -quelques économies. Nous nous retirerons à -Chevreuse, chez une de nos filles qui y occupe -un petit emploi. D’ailleurs ma femme et moi -nous n’aurons bientôt plus besoin de rien, car -on ne se transplante pas impunément à notre -âge. Je prendrais la retraite en patience, quoique -j’aie encore bon pied, bon œil, si l’on me permettait -d’habiter un petit coin dans quelqu’un de -ces bâtiments qui ne servent à personne ! Songez, -monsieur, que je suis né à Trianon d’un -père qui y était né ; mon aïeul travaillait ici sous -Louis XV. Et nous partons ! C’est peut-être -juste, mais c’est tout de même un peu dur. »</p> - -<p>Cela dit, il tira son mouchoir à carreaux et se -moucha fortement, ce qui est une façon de pleurer -comme une autre. Moi, vous savez, je suis un -peu bébête et j’avais les larmes aux yeux. « Mon -cher monsieur, lui dis-je, je ne me pardonnerai -jamais une visite qui ressemble à une cruelle -plaisanterie, si vous ne me promettez pas de suspendre -pour vingt-quatre heures tous ces préparatifs -de départ. Je veux que vous me donniez le -temps de revoir M. Vavin, de l’éclairer sur la -situation qu’il vous a faite sans le savoir, et de -solliciter la faveur très modeste à laquelle vous -bornez votre ambition. » Il promit tout ce que je -voulus, mais je vis clairement sur son visage que -cet homme des champs n’avait qu’une demi-confiance -en moi. Raison de plus pour le tirer -d’affaire. J’avais un but, un intérêt : j’échappais -au désœuvrement pour un jour. Évidemment -M. Vavin avait été trompé par quelque employé -subalterne ; il réparerait son erreur et s’associerait -avec moi pour faire acte de justice et d’humanité. -Dans cette douce illusion, je pris mes -jambes à mon cou et j’arrivai en un rien de temps -aux bureaux de la liste civile.</p> - -<p>Hélas ! ce n’était pas un employé subalterne, -mais un gros bonnet du ministère des travaux -publics, M. le directeur des bâtiments civils, -qui avait décrété par voie d’économie l’élimination -de deux jardiniers sur quatre. Je connaissais -un peu ce haut personnage, fort honnête -homme et animé du plus beau zèle pour les intérêts -de l’État, mais à peu près aussi souple et -aussi moelleux qu’un barreau de fer. Je lui fis -ma visite et je lui exposai ma requête. Nous ne -demandions rien que de cacher notre vie dans -un coin inutile du grand ou du petit Trianon et -de mourir où nous avions vécu. C’était d’autant -plus naturel et plus facile que nous avions un -fils, bon sujet et habile jardinier, qui était déjà -dans la place et qui représentait au service de -l’État la quatrième génération des Charpentier. -M. le directeur n’entendit pas de cette oreille. -Il fit l’éloge de mon client, mais il insista sur la -nécessité de réduire les dépenses publiques. -Deux jardiniers en chef suffisaient, s’ils travaillaient -bien, à tous les besoins du service. L’économie -était résolue, le mouvement décidé et -signé. Du reste le premier devoir des vieux fonctionnaires -était de faire place aux jeunes. Le -successeur du père Charpentier devait occuper -sa maison, et cela le plus tôt possible. Qu’attendions-nous -pour déménager ? Il n’y avait pas -trop de logements à Versailles et aux environs -pour les hommes en activité.</p> - -<p>Il me semblait à moi que dans les nids à rats -des deux Trianon j’aurais installé cent ménages -comme celui du pauvre père Charpentier, et que -c’était un crime d’envoyer mourir un vieillard -loin du petit domaine où il régnait par droit de -travail et par droit de naissance, non seulement -de père en fils, mais de grand-père en petit-fils. -Le haut fonctionnaire, M. de C…, me répondit -assez sèchement que le sentiment devait -se taire devant la raison d’intérêt public. Mais -je ne me tins pas pour battu, et je dis à M. de C… -que s’il me refusait le moins je demanderais le -plus, c’est-à-dire que je ferais déchirer l’arrêté -qui mettait mon client à la retraite. Quelle que -soit l’autorité d’un directeur des bâtiments civils, -il y a le ministre au-dessus de lui.</p> - -<p>— En effet, mais le ministre ne voit et ne verra -jamais que par mes yeux. Libre à vous, cher -monsieur, d’en appeler à M. de Larcy, mais je -vous avertis loyalement qu’il me transmettra -votre requête, et vous savez déjà ce que j’en -pense.</p> - -<p>— Soit ! Mais au-dessus du ministre nous -avons le président de la République, et vous -savez que M. Thiers est assez bon pour m’écouter -quelquefois.</p> - -<p>— M. Thiers ne pourra que transmettre vos -doléances à M. de Larcy, qui me les renverra -sur nouveaux frais, et d’ici là le père Charpentier -aura quitté Versailles pour n’y plus revenir.</p> - -<p>— Nous verrons bien, cher monsieur. C’est -une petite guerre qui commence. Nous ne combattons -pas à armes égales, mais je ferai flèche -de tout bois. A bientôt ! »</p> - -<p>Le même soir, je me rendis à la préfecture, -qui servait de palais, comme vous savez, au chef -de l’État. Mais, au moment de saisir M. Thiers -d’une question, qui pour lui et pour trente-six -millions de Français, était d’un intérêt secondaire, -un scrupule me vint. Ce pauvre président -avait bien des choses en tête. Tout le fardeau -des affaires publiques pesait sur lui. Sa maison -était envahie chaque soir par les sept cent cinquante -souverains que la France s’était donnés, -dans un jour de malheur, comme dit l’autre. -Chacun de ces messieurs prétendait partager le -pouvoir exécutif avec lui ; quelques-uns même -songeaient déjà à le lui reprendre. Les uns venaient -directement à lui pour le solliciter, d’autres -se donnaient rendez-vous chez lui pour conspirer -dans tous les coins. Je le vis au milieu d’un -groupe qu’il charmait de son mieux, en homme -condamné à refaire sa majorité au jour le jour, -et je pensai qu’il y aurait discrétion et prudence -à l’aborder par le chemin le plus long.</p> - -<p>Mme Thiers et sa sœur, Mlle Dosne, m’avaient -accoutumé depuis un certain temps à l’accueil le -plus bienveillant et le plus gracieux du monde ; -elles exerçaient une douce et d’autant plus puissante -influence sur le vieux président, et j’étais -sûr de gagner ma cause, si elles voulaient bien -s’y intéresser peu ou prou. Malheureusement, -ce soir-là, les deux maîtresses de la maison -étaient accaparées par un vieux champion de -l’ancien régime, M. le marquis de X…, que son -parti avait donné comme ambassadeur à notre -pauvre République. Ce diplomate improvisé, qui -d’ailleurs ne faisait pas mauvaise figure dans -son habit de 1825, présentait officiellement la -marquise sa femme, élégante comme une riche -provinciale de la Restauration. J’avisai alors dans -un coin, près de la grande cheminée, une petite -femme de soixante ans environ, qui était la bonne -grâce et la bonté même, mais que les députés et -les fonctionnaires laissaient un peu tranquille -parce qu’ils ne la connaissaient pas. C’était -Mme la baronne Roger, autrefois duchesse de -Massa, cousine et amie intime de Mme Thiers. -Elle avait de son premier lit un fils, très galant -homme et musicien distingué, et du second un -enfant de dix-huit à vingt ans d’autant plus sympathique, -qu’à la suite d’une fièvre typhoïde, il -était devenu sourd au point de ne pas entendre -le canon de la Commune dont nous avions les -oreilles rebattues jour et nuit. Mais il avait appris -à lire la parole sur les lèvres de son interlocuteur, -et il parlait de toutes choses en homme -de goût, en dilettante, en philosophe, avec une -étonnante précocité d’esprit. J’appréciais beaucoup -ce jeune homme et j’étais attiré vers sa -mère par une profonde sympathie, comme si -j’avais pu deviner que nous serions un jour complices -d’une bonne œuvre. Nous avions causé -quelquefois de son hôtel Louis XVI, qui fait partie -de la décoration de Paris et qui est la merveille -des Champs-Élysées, de son jardin, de son -orangerie, de ses serres dont elle redoutait la -destruction par les Vandales de la Commune. -J’avais donc une entrée en matière toute trouvée, -et je n’étonnai nullement cette digne personne en -lui disant pour ainsi dire à brûle-pourpoint : « Madame -la baronne, si vous aviez chez vous un jardinier -établi à votre service depuis trois générations, -auriez-vous le courage de l’envoyer mourir -dans quelque coin perdu, loin de Paris, le jour -où il serait trop vieux pour cultiver votre jardin ? »</p> - -<p>Elle se récria, comme je l’avais prévu, et je -poursuivis : « C’est que vous êtes, madame la -baronne, non seulement grande dame, mais, -passez-moi le mot, bonne femme. La France est -grande dame aussi. M’est avis qu’elle ne perdrait -rien à se montrer bonne femme, et que l’État -devrait s’interdire des actes d’ingratitude et de -cruauté qui nous révoltent chez un simple particulier. » -La partie ainsi engagée, j’exposai tout -à l’aise le cas du père Charpentier ; j’ajoutai -qu’il n’était nullement hors de service, et que, -si on l’honorait un jour d’une visite, le parc et -le jardin du petit Trianon plaideraient mieux sa -cause que moi. Éloquent ou non, j’eus le bonheur -d’être écouté et compris, si bien que la -bonne baronne attendit impatiemment la libération -de ses deux cousines pour les appeler à la -rescousse. Elles étaient en grande conversation -lorsque je regagnai mon taudis de l’avenue de -Saint-Cloud, presque sûr de n’avoir pas perdu -ma journée.</p> - -<p>Le lendemain, au petit jour, je courais à Trianon -et je m’assurais par mes yeux que le bonhomme -Charpentier n’avait pas vidé l’enceinte. -Mais il n’était rien moins que rassuré, et il me -demanda avec une anxiété visible quel emploi -j’occupais dans l’administration ou dans la politique -pour m’opposer au déménagement d’un -fonctionnaire congédié. Lorsqu’il sut que je -n’étais rien qu’un homme de bonne volonté, peu -s’en fallut qu’il me traitât d’aimable farceur. -Mais je ne me déferrai point, et je lui fis promettre -qu’il attendrait les événements.</p> - -<p>Il les attendit en effet, malgré les instances et -les menaces de l’administration supérieure qui, -pour un rien, l’eût expulsé par ministère d’huissier. -Pour maintenir en lui durant huit jours -la force d’inertie dont nous avions besoin pour -obtenir qu’il ne renonçât point par faiblesse au -bénéfice de la possession d’état, je dépensai plus -de paroles que pour lui concilier la faveur de -Mme Thiers et de Mlle Dosne. Ce diable d’homme -m’eût échappé dix fois pour une si j’avais commis -l’imprudence de m’absenter vingt-quatre -heures durant. Mais j’étais debout sur la brèche : -tous les soirs, dans les salons de la préfecture ; -souvent aussi, dans la journée, au bureau de -notre ennemi M. de C…, que je tenais au courant -de toutes nos manœuvres. Ce haut fonctionnaire -avait fini par prendre en grippe sa victime -et par lui découvrir autant de défauts que naguère -il lui reconnaissait de qualités. Est-ce -qu’un employé n’est pas digne des derniers supplices -lorsqu’il défend sa vie contre un grand -chef ?</p> - -<p>Le soleil de mai commençait à fleurir les pelouses -du petit Trianon et les plates-bandes du -fleuriste prenaient couleur, quand un matin, -grâce à la bonne Mme Roger, j’eus la joie d’annoncer -à mon client deux visites d’importance. -Mme Thiers et sa cousine avaient fait la partie -de voir ce brave homme, chez lui, au milieu de -ses plantes et de juger l’ouvrier sur son œuvre. -Je fus exact au rendez-vous, comme si on m’y -avait invité ; je présentai mon homme qui s’était -fait non seulement beau, mais jeune ; on ne lui -eût pas donné soixante ans. Il eut un tel succès -et son jardin aussi, que je formai sur-le-champ -le projet diabolique de faire d’une pierre deux -coups et de sauver aussi son voisin, M. Briot, -presque aussi coupable que lui, car si l’un comptait -soixante-quinze ans, l’autre était atteint et -convaincu d’en avoir soixante-douze. Mme Thiers -et la baronne Roger visitèrent les pépinières et -firent connaissance avec le père Briot. Je ne -l’avais vu de ma vie, mais j’avais admiré ses arbres -et constaté que ni l’invasion prussienne, ni -la gelée de 1871 n’avaient prévalu contre lui.</p> - -<p>Cependant le plus fort n’était pas fait, car le -directeur des bâtiments civils tenait bon et il -avait l’oreille de son ministre. Or M. de Larcy -pouvait traiter de puissance à puissance avec -M. Thiers. Il lui avait été imposé plutôt que -donné par la majorité royaliste de l’Assemblée -nationale, et le chef de l’État, dans la politique -quotidienne, obtenait peu de chose de ce petit -sectaire aussi cassant que cassé. Un jour vint -cependant où, dans la discussion, M. le directeur -des bâtiments civils laissa échapper une parole -imprudente. Il s’oublia au point de dire que les -hommes de soixante-dix ans ne sont bons qu’à -porter en terre. Or son ministre et M. Thiers lui-même -avaient passé cet âge et ne se souciaient -nullement d’être enterrés. Le propos fut redit ; il -provoqua même une jolie explosion chez le président -de la République qui frappa sa table du -poing et s’écria : « Quel âge a-t-il donc, ce M. de -C… qui prétend nous enterrer tous ? » Aussitôt -que j’eus connaissance de ce petit événement, -je retournai chez M. de C… et je lui dis en loyal -adversaire : « Ce n’est plus pour le père Charpentier -que je viens vous solliciter, c’est pour -vous-même. Voici ce que vous avez dit et ce que -M. Thiers a répondu. » Le haut fonctionnaire -s’emporta, mais de la bonne sorte : « Ah ! c’est -ainsi ! s’écria-t-il. Eh bien ! je ne mettrai plus -personne à la retraite ! Les services publics tomberont -dans la sénilité, les finances de l’État -seront dilapidées, mais j’aurai cédé à la force, et -je m’en laverai les mains ! »</p> - -<p>Pour le coup, l’affaire était faite, et je n’en -demandais pas davantage. Je ne sais ce qui se -passa dans la soirée, mais j’ai tout lieu de croire -que M. le directeur des bâtiments civils ne perdit -pas son temps, car le lendemain M. Thiers, -accompagné de son meilleur ami, M. Mignet, -vint lui-même apporter la bonne nouvelle au -père Charpentier et au père Briot. Je vous laisse -à juger si les bonnes gens lui firent fête. De ce -jour, il prit l’habitude d’aller se reposer durant -une heure au petit Trianon après les séances -orageuses de l’Assemblée. Il dormait sur deux -chaises de paille, au milieu des caisses de fleurs, -devant cette petite maison où il avait rapporté la -joie et l’espérance. Quand je le surprenais dans -ce calme et cette fraîcheur, sous la garde du -vieux jardinier et de sa femme, je me disais -qu’une bonne action n’est pas un mauvais oreiller. -Du reste, M. Thiers a bien fait de remettre -en fonctions un homme qui avait encore douze -ans de bons services à rendre, comme l’événement -l’a prouvé.</p> - -<p>« Mais vous, mon cher ami, êtes-vous resté -douze ans sans revoir celui dont vous avez si -chaudement plaidé la cause ?</p> - -<p>— Non, certes ; je suis retourné à Trianon -l’année suivante, tout exprès pour lui serrer la -main.</p> - -<p>— Et que vous a-t-il dit ?</p> - -<p>— Il m’a dit, cet excellent homme : « Je -n’oublierai jamais ce que M. Thiers a fait pour -moi. »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak" id="c7">QUATRE DISCOURS</h2> - -<p class="c small">1883</p> - - - - -<h3>TOAST A VICTOR HUGO</h3> - -<p class="c small">(28 février 1883.)</p> - - -<p>Au nom de la grande famille des lettres, je -remercie Victor Hugo de l’honneur qu’il nous -fait et de la bienveillance qu’il nous témoigne en -venant inaugurer parmi nous la quatre-vingt-deuxième -année de sa gloire. Les jeunes gens -qui sont ici n’oublieront jamais cette soirée ; les -hommes mûrs en garderont à l’hôte illustre du -28 février une profonde reconnaissance.</p> - -<p>Mais ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est -tous les jours, depuis plus de soixante ans, que -Victor Hugo nous a honorés, tous tant que nous -sommes, et par l’éclat de son génie, et par l’inépuisable -rayonnement de sa bonté. Celui que -Chateaubriand saluait à son aurore du nom -d’enfant sublime est devenu un sublime vieillard, -sans que l’on ait pu signaler, dans sa longue -et magnifique carrière, soit une défaillance du -génie, soit un refroidissement du cœur.</p> - -<p>Ce n’est pas une médiocre satisfaction pour -nous, petits et grands écrivains de la France, -de constater que le plus grand des hommes de -notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le -plus aimé, n’est ni un homme de guerre, ni un -homme de science, ni un homme d’argent, mais -un homme de lettres.</p> - -<p>Je ne vous dirai rien de son œuvre : c’est un -monde. Et les mondes ne s’analysent pas au -dessert, entre la poire et le fromage. Parlons -plutôt de la fonction sociale qu’il a remplie et -qu’il remplira longtemps encore, j’aime à le -croire, au milieu de nous.</p> - -<p>Dès son avènement, ce roi de la littérature a -été un roi paternel. Il a laissé venir à lui les -jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison -patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants. -Qui de nous ne lui a pas fait hommage de son -premier volume ou de son premier manuscrit, -vers ou prose ? A qui n’a-t-il pas répondu par -une noble et généreuse parole ? Qui n’a pas conservé, -dans l’écrin de ses souvenirs, quelques -lignes de cette puissante et caressante main ? -Des écrivains qu’il a encouragés, on formerait -non pas une légion, mais une armée. Il n’a -jamais découragé personne. Ses ennemis et ses -rivaux, du temps qu’il en avait, lui ont quelquefois -reproché cette prodigalité du sourire et cette -intempérance du bon accueil. On a dit qu’il distribuait -trop uniformément ses éloges sans tenir -compte de la disproportion des talents. Cette -faute, messieurs, si c’en est une, ne doit pas être -imputée à l’homme, mais à l’altitude où il siège et -à l’optique des sommets. Le Mont Blanc n’est -pas bien placé pour mesurer exactement la hauteur -des sapins et des mousses qui végètent à -ses pieds. Il est probable aussi que les fleuves, -les ruisseaux et les rivières sont des forces -égales aux yeux de l’Océan. Admettons, si l’on -veut, que Victor Hugo est trop grand pour être -un critique impeccable ; mais cette supériorité -a quelques droits à notre indulgence, car elle a -produit des changements merveilleux dans l’esprit -du peuple français en général, et particulièrement -dans les mœurs de notre littérature.</p> - -<p>Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle -à l’admiration. On ne pouvait pas lui reprocher -de gâter ses grands hommes. La médiocrité -se vengeait du génie en lui tressant des couronnes -où les épines ne manquaient pas. Tandis -que nos voisins d’Europe mettaient une complaisance -visible à idéaliser leurs idoles de chair et -d’os, nous prenions un malin plaisir, c’est-à-dire -un plaisir national, à martyriser les nôtres. Pour -corriger ce mauvais instinct, il a fallu non seulement -le génie de Victor Hugo et les acclamations -du monde entier, mais encore l’action du temps -et la longueur d’une existence bien remplie. On -dit en Italie : « <i lang="it" xml:lang="it">Chi dura vince</i> ». Victor Hugo -a vaincu parce qu’il a duré. C’est depuis quelques -années seulement que ses concitoyens se -sont décidés, non sans effort, à célébrer son -apothéose. Cette résolution un peu tardive, mais -sincère, nous a relevés aux yeux du monde, -peut-être même à nos propres yeux. Nous nous -sentons meilleurs, depuis que nous sommes -plus justes. Ces querelles d’écoles, dont les -hommes de mon âge n’ont pas encore oublié la fureur, -se sont apaisées par miracle devant l’ancien -généralissime des romantiques, assis à côté de Corneille -dans l’Olympe de la littérature classique.</p> - -<p>L’œuvre de pacification ne s’arrête pas là. Il -s’est produit, grâce à l’illustre maître, une détente -sensible dans le monde orageux de la politique ; -j’en atteste les hommes de tous les partis -qu’une même pensée, un sentiment commun, -une admiration fraternelle a rapprochés ici, qui -s’y sont assis coude à coude, qui ont rompu le -pain ensemble et qui, entre les luttes d’hier et les -batailles de demain, célèbrent aujourd’hui la -trêve de Victor Hugo.</p> - -<p>Messieurs, un grand artiste, qui inspira quelques -centaines de passions, Franz Liszt, disait -un jour avec une pointe de fatuité bien légitime : -« Mes maîtresses ne se querellent jamais, parce -qu’elles s’aiment en moi. » Dans un autre ordre -de sentiments, permettez-moi de vous dire : -« Aimons-nous en Victor Hugo et n’oublions -jamais, dans nos dissentiments, hélas ! inévitables, -que le 28 février 1883 nous avons bu tous -ensemble à sa santé. A la santé de Victor Hugo ! »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>DISCOURS PRONONCÉ<br /> -<span class="xsmall">A la distribution des prix du lycée Charlemagne.</span></h3> - -<p class="c small">(Août 1883.)</p> - - -<p class="ind">Élèves de notre vieux Charlemagne,<br /> -Mes chers camarades,</p> - -<p>Un de vos jeunes maîtres les plus brillants -vous a parlé de l’avenir dans un noble et magnifique -langage. Permettez qu’un de vos anciens, -j’ai failli dire un de vos ancêtres, vous entretienne -familièrement du passé.</p> - -<p>Le ministre de l’instruction publique, en m’appelant -à l’honneur de présider cette fête de famille, -a récompensé au delà de tout mérite et de -toute espérance une longue vie de travail. Je -suis aussi ému qu’un vieil officier qui, avant de -prendre sa retraite, passerait en revue le régiment -où il a débuté comme enfant de troupe. Il -y aura tantôt quarante-quatre ans que j’entrai -pour la première fois dans cette maison, petit -élève de septième, fraîchement débarqué d’une -province lointaine que le malheur des temps a -rendue plus lointaine encore, car elle est momentanément -séparée de la France. Quarante-quatre -ans, mes amis, c’est presque un demi-siècle ; et -pourtant les premiers souvenirs du collège ont -un tel empire sur nous, ils se gravent si profondément -dans notre mémoire, qu’en me reportant -à l’automne de 1839 il me semble que je vous -parle d’hier. Je vois encore comme s’ils étaient -là les hommes dignes et bons qui formaient de -mon temps la trinité administrative : M. Poirson, -savant historien et proviseur austère, qui -ne s’est peut-être pas déridé une fois dans -l’exercice de ses fonctions, et qu’on n’abordait -pas sans trembler un peu, même le samedi lorsqu’on -était premier et qu’on allait dans son -cabinet lui porter la liste des places ; et le censeur, -M. Maugeret, un petit homme nerveux, -vif comme une souris, présent partout à la fois, -inexorable aux indisciplinés, mais miséricordieux -comme un père, facile à désarmer par une -bonne parole ou par un bon mouvement ; et -l’économe, M. Pront, qui s’était illustré comme -professeur de grammaire par un petit traité <i>Des -comparatifs et des superlatifs</i>, mais qui n’en -était pas plus fier, et qui sur le seuil de son modeste -appartement, au rez-de-chaussée de la bibliothèque, -nous montrait tous les jours la plus -belle physionomie de brave homme que j’aie -rencontrée dans ma vie. Les hommes éminents, -qui représentent l’autorité dans les écoles publiques, -n’obtiennent de leurs obligés qu’une justice -tardive. Pour les apprécier, il faut avoir -un peu vécu, il faut avoir connu le monde qui -malheureusement ne ressemble guère au collège. -Je vous en avertis, jeunes gens, vous ne trouverez -pas hors d’ici des hommes qui vous récompensent -de tout ce que vous aurez fait pour vous-mêmes, -et qui vous punissent de fautes que vous -commettrez contre vous. On peut se tromper à -tout âge ; les hommes faits, comme les enfants, -sont sujets au découragement ; la paresse elle-même -n’est pas le monopole des écoliers. Eh -bien ! s’il vous prend fantaisie de vous croiser -les bras, le monde vous laissera faire. Si vous -gaspillez les talents dont la nature vous a dotés, -si, après avoir marché droit durant quelques -années, vous faites fausse route, le monde n’ira -point vous prendre par le bras pour vous ramener -dans la ligne. Cette providence incommode, -mais généreuse et désintéressée, dont les -Poirson, les Maugeret et les Pront ont entouré -notre jeunesse, m’a souvent manqué dans la -vie. Préparez-vous à lui dire adieu sur le seuil -du collège, car vous ne la retrouverez pas hors -d’ici.</p> - -<p>Si l’administration nous inspirait plus de respect -que de tendresse, nous admirions et nous -aimions sincèrement nos professeurs. Plus j’y -repense, plus il me semble que sur ce point -nous n’avions pas tort. Mon premier professeur -de grammaire, M. Prieur, n’était peut-être pas -ferré sur la philologie comme un érudit de Berlin, -mais il savait intéresser sa classe à ces éléments -épineux qui bordent la route. M. Bétolaud, -excellent homme, très paternel, avait autant -d’esprit que de savoir. M. Cappelle joignait à ses -mérites professionnels l’éducation d’un gentleman -accompli. M. Croizet m’a laissé le souvenir -d’un bénédictin, d’un bénédictin laïque, car il a -fondé une dynastie universitaire. M. Julien Girard, -tout jeune et presque débutant, n’a passé -que quelques mois au milieu de nous, mais le -jour où il nous dit adieu nous l’aimions tous -comme un frère aîné et nous avions des ambitions -infinies pour ce jeune homme distingué, -simple et modeste entre tous. Car le désintéressement -des maîtres a pour contre-partie légitime -le dévouement des écoliers. Un bon élève -n’admettra pas sans discussion que son professeur -ne soit pas supérieur à tous les hommes. -Lorsque le roi Louis-Philippe nous fit l’honneur -de venir prendre ici deux précepteurs pour ses -petits-fils, la classe d’Adolphe Régnier et la classe -d’Hippolyte Rigault jugèrent unanimement qu’il -avait bien choisi et que c’était le roi qui faisait la -bonne affaire. Il eût donné la présidence du conseil -des ministres à notre professeur de rhétorique, -M. Berger, sans que ce choix inattendu -nous étonnât outre mesure, car nous pensions -que la grande âme de M. Berger, son noble caractère -et son expérience du <i lang="la" xml:lang="la">Conciones</i> le rendaient -digne et capable de gouverner la France. -Peut-être y avait-il quelque naïveté dans nos admirations -juvéniles, mais je me plais à croire -qu’en cela les nouvelles générations ne sont pas -plus sceptiques ou moins reconnaissantes que la -nôtre. Longtemps après notre émancipation, les -succès de nos anciens maîtres, les distinctions -honorifiques qui leur étaient accordées, flattaient -notre amour-propre autant et plus que des triomphes -personnels. J’ai eu, en 1848, deux professeurs -de philosophie : l’un s’appelait Jules Barni, -l’autre s’appelle M. Franck. Barni a fait bonne -figure au Parlement ; M. Franck est une des lumières -de l’Institut, une des gloires de l’enseignement -supérieur. Eh bien ! je n’ai jamais vu, -soit le pays, soit le gouvernement, rendre justice -à l’un de ces deux hommes, sans remercier à -part moi, dans un élan de sympathie, ceux qui -payaient ainsi mes dettes d’écolier. L’homme -qui nous enseignait l’histoire, M. Toussenel, savait -beaucoup, parlait très bien, écrivait mieux -encore. Il avait un style nourri, pressé, quelquefois -un peu sibyllin, à la manière de Tacite. Il a -toujours dû faire un livre, un chef-d’œuvre, que -nous admirions par avance et qui certes n’eût pas -été médiocre si Toussenel l’avait écrit. Malheureusement, -les labeurs quotidiens de l’enseignement -d’abord, de l’administration ensuite, ont -pris le temps qui était destiné à cette histoire -d’Allemagne. Nous sommes quelques-uns qui ne -nous en consolerons jamais. L’élève s’identifie -tellement à son maître, lorsque le maître n’est -point un homme ordinaire, que le livre de Toussenel, -ce livre tant promis, tant espéré, ne manque -pas seulement à nos bibliothèques, il manque -à notre gloire.</p> - -<p>De mon temps, le maître d’étude était moins -instruit, moins gradé et moins considéré que vos -maîtres répétiteurs. Il se recrutait au hasard, et -trop souvent, je dois en convenir, parmi les déclassés -de toutes les carrières. Mais c’était aussi -quelquefois un homme de courage et de vouloir -qui, tout en gagnant son pain dur, cherchait laborieusement -sa route, un étudiant sans fortune qui -sacrifiait tous les jours vingt heures de son temps -pour acheter le droit de travailler librement quatre -heures. J’en ai connu de bien méritants, un -entre autres qui avait pris du service chez mon -cher et vénéré chef d’institution, M. Jauffret. -C’était un petit homme trapu, à barbe fauve, aux -yeux pétillants, un piocheur renfermé, ténébreux, -fortement soupçonné de couver des idées -subversives. Il en avait au moins une, subversive -ou non, et il la mena à bonne fin sans autre ressource -qu’une volonté de fer. Ce pion rêvait de -publier un dictionnaire comme on n’en avait -jamais vu, une encyclopédie populaire, et il n’en -a pas eu le démenti. Il s’appelait Larousse ; il a -laissé non seulement une fortune, mais une -œuvre : <i lang="la" xml:lang="la">exegit monumentum</i>.</p> - -<p>Je ne m’acquitterais qu’à moitié si, après cet -hommage rendu aux hommes de bien qui nous -ont donné l’instruction classique, je ne vous parlais -pas de ceux qui ont fait notre éducation, -c’est-à-dire de nos camarades. On peut affirmer -sans paradoxe que dans les Écoles de l’État l’éducation -est affaire d’enseignement mutuel et que les -maîtres y ont moins de part que les élèves. Ce -n’est pas du haut de la chaire que le professeur, -isolé par sa supériorité même, peut pétrir et redresser -le caractère des enfants. Bon gré, mal -gré, il leur laisse le soin et l’honneur de se corriger -les uns les autres. Dans le petit monde des -écoles, il y a un esprit public qui se compose -par moitié d’honnêteté native et de tradition -constante. Le collège est une sorte de Conservatoire -grâce auquel l’esprit de justice absolue, le -sentiment de l’égalité, l’instinct de la solidarité -et la pratique de la loyauté ne périront jamais -en France. C’est au collège seulement que celui -qui a le mieux fait son devoir est sûr d’avoir la -première place, et personne ne se soucierait -de l’obtenir autrement. C’est au collège que tous -les Français sont égaux devant la loi ; il n’en va -pas toujours ainsi dans le monde. C’est au collège -qu’une absurde et touchante fraternité entraîne -quelquefois les bons élèves à faire cause -commune avec les autres. C’est au collège, enfin, -et pas ailleurs, que les coupables se font un -point d’honneur de s’accuser eux-mêmes plutôt -que de laisser punir un innocent. Dans ce milieu -d’une salubrité vraiment rare, ni la fortune ni -les relations ne comptent pour rien. On n’y connaît -ni les protections ni les influences ; l’émulation -y est toujours en éveil, mais une émulation -honnête et qui ne sort jamais du droit chemin. -Non certes que les écoliers soient tous de petits -saints : si je vous le disais, je perdrais votre -confiance. Mais ils se rectifient les uns les autres, -et ils ne pardonnent jamais une faute contre -l’honneur. Voilà comment la camaraderie devient -une longue épreuve qui nous permet de nous -apprécier les uns les autres, de nous améliorer -au besoin par un contrôle réciproque et de choisir -nos amis pour la vie. Vous le savez, les vieux -amis sont meilleurs et plus solides que les neufs, -et la grande fabrique des vieux amis, c’est le collège. -J’entends encore notre professeur de septième -dicter les places de notre première composition -au mois d’octobre 1839. Je vois descendre -des gradins un gros garçon sanglé dans son habit -bleu barbeau à boutons de métal et si myope -sous ses énormes lunettes qu’il trébucha deux -ou trois fois avant d’atteindre le banc d’honneur. -Il était le premier en thème et s’appelait Francisque -Sarcey. Je n’ai pas besoin de vous dire -que depuis ce jour-là il a été premier en beaucoup -d’autres choses. Il n’appartenait pas à ma -pension ; nous ne mangions donc pas le même -pain, si ce n’est une fois par an, à la Saint-Charlemagne. -Il prenait ses récréations dans -une cour de la rue des Minimes et moi dans -une cour de la rue Culture-Sainte-Catherine. -Nous n’avions donc pas même l’occasion d’échanger -ces bons coups de poing qui rapprochent -les camarades, comme on prétend que la guerre -rapproche les nations. Cependant, au bout -de l’année, nous avions pris mesure de nos caractères -respectifs, nous n’avions pas de secrets -l’un pour l’autre, et je crois bien qu’il en est encore -de même aujourd’hui. Dans cette composition -mémorable, mémorable pour moi du moins, le -second était un enfant sérieux avant l’âge, un -petit penseur aux yeux profonds. Il était le second -fils d’un poète que l’on acclamait déjà -comme le premier homme du siècle ; mais il portait -le fardeau de son nom avec une simplicité -charmante, et c’était, je vous jure, un bien bon camarade -que François-Victor Hugo. Un peu moins -beau assurément, et moins brillant aussi, que son -frère Charles, qui entrait dans la vie comme un -jeune dieu de l’Olympe, mais aussi généreux, -aussi bon et plus laborieux. Je ne vous apprends -pas qu’il a laissé à son pays l’unique traduction -de Shakespeare.</p> - -<p>La vieille maison où nous sommes était, lorsque -j’y suis entré, un champ de bataille littéraire. La -place Royale et l’Arsenal, Victor Hugo et Nodier -l’avaient conquise au romantisme ; mais la tradition -classique, représentée par un certain -nombre de professeurs, tenait bon dans la citadelle. -Nous, les bambins sortis à peine de la coquille, -nous tenions à honneur de prendre parti, -et nous suivions des yeux avec un intérêt passionné -le vol des jeunes poètes, nos anciens, qui -essayaient leurs ailes. Auguste Vacquerie, le -poète original, qui devint par la suite un puissant -dramaturge et un incomparable polémiste, -publiait l’<i>Enfer de l’esprit</i> ; Laurent Pichat -faisait imprimer ses premiers vers, et Paul de -Molènes, ce paladin lettré, ses premières nouvelles ; -Adrien Decourcelles débutait par un -acte charmant à la Comédie-Française ; Got, -lauréat du concours général, frappait aux portes -du Conservatoire, sans se douter que ce chemin -conduisait à l’École normale et sans prévoir qu’il -aurait l’honneur de terrasser un monstre plus -résistant que tous les adversaires d’Hercule, le -préjugé contre les comédiens.</p> - -<p>La contagion littéraire envahissait nos aînés, -les rhétoriciens et les philosophes. On rimait sur -les bancs, en contrebande, à la barbe des maîtres -qui, d’ailleurs, étaient indulgents pour ce -genre de contravention. Louis Ulbach a été célèbre -longtemps avant d’être bachelier. Avec -quel feu nous applaudissions les <i>Fêtes de Bacchus</i>, -cette grande tragédie de Jules Thiénot qui -ne fut jamais représentée ni terminée ! Pauvre -Jules Thiénot ! Après tant de beaux rêves et de -si magnifiques espérances, il est mort en soldat -obscur sur le champ de bataille de l’enseignement, -comme son frère le brave commandant -devait mourir au champ d’honneur pour la défense -du pays. Eugène Manuel, Fallex, Glachant, -Lehugeur, Chassang, s’étaient fait parmi nous -une réputation d’hommes de goût et d’écrivains -élégants entre leur dix-huitième et leur vingtième -année.</p> - -<p>Il y aura toujours du singe dans l’écolier ; -vous ne vous étonnerez donc pas si j’avoue que -nous imitions nos aînés comme ils imitaient -leurs anciens. Nous avons fait de trop bonne -heure un journal littéraire du format d’une -copie simple où la prose et la poésie alternaient -amicalement. Cette publication nous révéla, -entre autres talents inédits, un romancier sinistre -et sanguinaire, fécond en idées dramatiques -et habile comme pas un à faire dresser -les cheveux sur la tête. Il est membre de l’Académie -des inscriptions et, le mois dernier, on l’a -fait grand-croix de la Légion d’honneur, mais -ce n’est pas comme écrivain, c’est comme ambassadeur -de France en Angleterre. Ce Ponson -du Terrail, qui a si heureusement dévié, s’appelle -Charles Tissot. Un garçon qui ne s’est -pas démenti par exemple, c’est notre camarade -Vachette, qui nous faisait pouffer de rire et -attirait infailliblement sur ses lecteurs ou ses -auditeurs une grêle de pensums. Il est toujours -aussi plaisant et l’on retrouve dans ses écrits, -non seulement la verve, mais le débraillé du -collège, quoiqu’il ait tant soit peu modifié son -nom et qu’il signe Eugène Chavette. Nous comptions -parmi nous un artiste, un seul, mais qui -en valait cent. C’était un petit bonhomme rose -et joufflu, plus jeune de trois ou quatre ans que -ses camarades de classe, pas très fort en latin, -mais étonnant en gymnastique et bien doué pour -la musique. Il dessinait en outre sur les marges -de ses cahiers des croquis d’un goût si bizarre -et d’une si haute fantaisie, que l’éditeur Philippon -ne se fit pas prier pour les réunir en -album. Ce gamin, qui devait un jour jeter à -tous les vents une œuvre immense et remplir le -monde de son nom, c’était Gustave Doré.</p> - -<p>Je ne suis pas venu parmi vous pour passer -la revue de mes contemporains ni pour distribuer -des prix aux anciens Charlemagne. La -simple nomenclature des hommes, qui depuis -cinquante ans ont ajouté à la gloire de cette -vieille maison, nous prendrait la journée entière -et pourrait s’allonger à votre détriment jusqu’à -demain. C’est pourquoi je ne veux parler ni de -Paul Albert, notre ami, qui fut un écrivain, un -professeur et un conférencier de premier ordre, -ni de Maxime-Abel Gaucher qui, sans abandonner -sa chaire un seul jour, s’est classé parmi -nos critiques les plus subtils et les plus délicats, -ni de Duvaux qui, sans y songer, est devenu -un beau matin ministre et, ma foi ! bon ministre -de l’instruction publique ; ni de Quinot, ni de -Bary, ni de Marguet, ni de Goumy, ni d’Eugène -Benoist, le premier latiniste de France ; ni de -Fustel de Coulanges, l’admirable historien de -la cité antique et le digne héritier de Bersot à -l’École normale. Je passe sans m’arrêter entre -les maîtres de la science comme Debray, les -maîtres de l’art médical comme Alfred Fournier, -les maîtres du barreau comme Craquelin -et Martini, les ingénieurs éminents, tels que -Dormoy, Greil, Doniol, Geneste et Cornu.</p> - -<p>Et si je parle de Flourens, c’est seulement -pour remercier ce digne président de notre -Association fraternelle et ses collègues au conseil -d’État du décret qui nous a classés parmi -les établissements d’utilité publique.</p> - -<p>La camaraderie, mes chers enfants, n’est pas -une affaire, comme Scribe l’a démontré, sans le -croire, dans une de ses comédies les plus plaisantes. -Cet homme d’esprit a été toute sa vie -le modèle des camarades, et Sainte-Barbe s’en -souvient. Ce n’est pas tout que de penser avec -plaisir aux compagnons de notre enfance ; il faut -analyser un sentiment obscur et organiser quelque -peu notre fraternité instinctive. L’école est -une petite patrie dans la grande ; une patrie -moins large assurément, mais plus intime. Nous -ne lui devons pas notre sang comme à celle qui -nous a donné la vie, mais nous lui devons autre -chose. Une sorte de parenté intellectuelle et -morale nous unit à tous ceux qui se sont assis -sur nos bancs, soit avec nous, soit même avant -ou après nous. Nous devons quelque déférence -à nos aînés du collège, quelque protection à -nos cadets, quelque assistance à tous ceux des -nôtres qui ont éprouvé la rigueur du sort. On -ne songeait guère à tout cela, j’en conviens, -quand on avait votre âge, mais nous y avons -pensé depuis, et il n’est pas mauvais que vous -profitiez un peu de notre expérience. A la distribution -des prix de 1840, un philosophe inquiet -et malheureux, comme tous ceux qui -cherchent la certitude et ne l’ont pas trouvée, -Théodore Jouffroy, nous fit entendre un discours -admirable qui fut son testament et peut-être -son chef-d’œuvre. L’orateur ne s’adressait -pas à nous autres bambins ; il ne parlait que -pour les grands, pour les élèves de mathématiques -et de philosophie, qui allaient sortir du -collège. Et ce noble esprit leur disait : « Profitez -bien des dix années qui s’ouvrent devant vous, -car vous entreverrez dans ces dix ans toutes les -idées fécondes de votre vie. » Le conseil de -Jouffroy était sage et son pronostic était vrai ; -j’en parle par expérience et je voudrais vous -donner à mon tour un avis qui ne vous fût pas -inutile. Profitez, mes chers camarades, du temps -qui vous reste à passer sur ces bancs où nous -nous sommes assis avant vous ; profitez-en, non -seulement pour faire provision de savoir et -d’idées, mais encore et surtout pour faire provision -d’amis. Passé un certain âge on fait -des connaissances, on se crée des relations, on -trouve des protecteurs, des protégés, des collègues, -des confrères, des associés, mais l’intimité -cordiale, le tutoiement, la confiance entière et désintéressée, -le dévouement réciproque à l’épreuve -de tous les hasards de la vie, ne se développent -qu’ici, dans ce milieu sympathique et chaud où -je me suis senti rajeunir pendant quelques minutes -au voisinage de vos jeunes cœurs.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>ADIEUX A TOURGUENEFF</h3> - -<p class="c small">(1<sup>er</sup> octobre 1883.)</p> - - -<p>Ivan Sergiewich, vous avez achevé de souffrir, -mais vous n’êtes pas mort tout entier. Votre -sang généreux et chaud circule encore dans vos -livres ; le bien que vous avez fait est gravé sur -un métal plus impérissable que l’airain, la reconnaissance -des justes. C’est pourquoi nous ne -suivons pas votre deuil en pleurant : est-ce qu’on -pleure les immortels ? Mais nous vous accompagnons -avec recueillement comme un hôte aimable -et aimé qui part pour un très long voyage. -C’est ici, au seuil de Paris, devant cette large -porte ouverte sur le nord, que ceux qui s’en vont -et ceux qui restent échangent le baiser d’adieu. -Cher voyageur, nous n’avons pas besoin d’évoquer -votre image pour vous retrouver tel que -vous étiez hier. Votre noble figure est présente à -tous nos esprits. Nous voyons cette tête puissante -portée par de robustes épaules, la barbe et les -cheveux blanchis avant le temps par le travail et -la douleur, les yeux d’une douceur exquise sous -les sourcils olympiens, la bouche souriante et -mélancolique à la fois, la physionomie empreinte -de finesse et de bonté comme votre génie. Vous -avez passé vingt ans parmi nous, presque le tiers -de votre vie. Nos arts, notre littérature, nos -plaisirs délicats, vous faisaient un besoin de cette -villégiature parisienne. Non seulement vous aimiez -la France, mais vous l’aimiez élégamment, -comme elle prétend être aimée. Elle vous eût -adopté avec orgueil si vous l’aviez voulu, mais -vous êtes toujours resté fidèle à la Russie et -vous avez bien fait, car celui qui n’aime pas sa -patrie absolument, aveuglément, bêtement, ne -sera jamais que la moitié d’un homme. Vous ne -seriez pas si populaire au pays où l’on vous -attend, si vous n’aviez été bon patriote. J’ai lu -dans les journaux qu’un homme de la caste la -plus nombreuse et la plus puissante en tous -lieux, la caste des imbéciles, avait dit : « Je ne -connais pas Tourgueneff, c’est un Européen et -je suis marchand russe. » Ce simple vous logeait -trop à l’étroit dans les frontières de l’Europe. -C’est à l’humanité tout entière que votre cœur -appartenait. Mais la Russie occupait la première -place dans vos affections. C’est elle avant tout et -surtout que vous avez servie. Je ne sais pas quel -rang vous occupiez dans la hiérarchie sociale, si -vous êtes né riche ou pauvre, si vous avez rempli -quelques emplois, obtenu quelques dignités. -Il importe peu, car aux yeux des contemporains, -comme aux yeux de la postérité, vous n’êtes et -ne serez jamais qu’un auteur de récits. Des récits, -c’est bien peu de chose, et le moindre -pédant des universités allemandes regarde de -son haut ces élucubrations sans conséquence, -dignes tout au plus d’amuser le désœuvrement -des femmes. Mais lorsque le conteur agile et -charmant est par surcroît un écrivain classique, -un observateur sagace, un penseur profond, un -cœur d’apôtre, il lui arrive quelquefois de se -faire une place en dépit des pédants parmi les -grands hommes du siècle et les bienfaiteurs -du genre humain. Pourquoi le peuple russe -vous a-t-il décerné par avance les honneurs -qu’un grand politique ou un général victorieux -n’oserait même pas rêver ? C’est d’abord -parce que les races se mirent complaisamment -dans les individus qui représentent leur type -le plus accompli, et que vous êtes Slave entre -les Slaves, un des plus beaux échantillons de -cette famille douce et fière, aventureuse et -sentimentale, qui n’a pas dit son dernier mot -et qui débute à peine depuis le siècle dernier -sur le théâtre de l’histoire. C’est que vous avez -révélé à elle-même une Russie qui s’ignorait. -C’est que la vie du paysan russe, sa misère, -son ignorance, sa résignation, sa bonté, ont -été signalées pour la première fois à l’intérêt -et à la commisération de tous par vos <i>Mémoires -d’un chasseur</i>. C’est enfin parce que la grande -âme d’Alexandre II s’est inspirée de ce petit -livre lorsqu’elle a décrété l’abolition du servage -et brisé d’un trait de plume une iniquité aussi -vieille que le monde. Jamais une œuvre littéraire -n’avait obtenu une si haute consécration. -Jamais les puissants de ce monde n’avaient si -glorieusement affirmé le règne de l’esprit sur -la terre. Eh bien ! vous allez le revoir, ce grand -pays que nous connaissons un peu, grâce à vous. -Vous allez traverser en modeste triomphateur -les steppes sans limites et les forêts parfumées -de résine où plane le coq de bruyère. Les paysans -courront à vous comme un vieil ami. Ils feront -bien des verstes à pied pour saluer votre passage. -Ils se disputeront la joie amère de porter votre -cercueil. Ils rentreront dans leurs maisons de -bois pour se mettre à genoux devant l’iconostase -et recommander à la Vierge et aux saints votre -bonne âme. J’aime à penser que la première -neige de l’hiver argentera la tombe où vous avez -voulu dormir côte à côte avec votre ami Bielinski. -Vous étiez friand de la neige et personne ne l’a -dépeinte avec autant de tendresse que vous. Quel -monument vont-ils vous élever là-bas dans leur -reconnaissance ingénieuse ? Les grands hommes -d’État, vos voisins des frontières de l’Ouest, -savent ce qui les attend après la mort. Ils auront -des statues de fer supportées par des prisonniers -de guerre, des vaincus, des annexés, des malheureux -chargés de chaînes. Un petit bout de -chaîne brisée sur une table de marbre blanc -siérait bien mieux à votre gloire et satisferait, -j’en suis sûr, vos modestes ambitions.</p> - -<p>Ivan Sergiewich, vous qui nous avez fait connaître -et apprécier vos concitoyens, couronnez -l’œuvre de votre vie en leur faisant apprécier la -France. Dites-leur que l’adversité nous a rendus -meilleurs et plus sages, que nous ne sommes -plus légers, que nous n’avons jamais été ingrats, -que nous savons aimer qui nous aime, servir qui -nous sert, et mêler notre sang avec profusion au -sang des peuples amis.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3>DISCOURS PRONONCÉ<br /> -<span class="small">A l’inauguration de la statue d’Alexandre Dumas.</span></h3> - -<p class="c small">(Novembre 1883.)</p> - - -<p>Cette statue, qui serait d’or massif si tous les -lecteurs de Dumas s’étaient cotisés d’un centime, -cette statue, messieurs, est celle d’un grand fou -qui dans sa belle humeur et son étourdissante -gaieté logeait plus de bon sens et de véritable -sagesse que nous n’en possédons entre nous -tous. C’est l’image d’un irrégulier qui a donné -tort à la règle, d’un homme de plaisir qui pourrait -servir de modèle à tous les hommes de travail, -d’un coureur d’aventures galantes, politiques -et guerrières, qui a plus étudié à lui seul -que trois abbayes de bénédictins. C’est le portrait -d’un prodigue qui, après avoir gaspillé des -millions en libéralités de toute sorte, a laissé -sans le savoir un héritage de roi. Cette figure -rayonnante est celle d’un égoïste qui s’est dévoué -toute la vie à sa mère, à ses enfants, à ses amis, -à sa patrie ; d’un père faible et débonnaire qui -jeta la bride sur le cou de son fils et qui pourtant -eut la rare fortune de se voir continué tout -vivant par un des hommes les plus illustres -et les meilleurs que la France ait jamais applaudis.</p> - -<p>Le comité qui a pris l’initiative de cette réunion -littéraire et patriotique a bien fait d’y convier la -Société des gens de lettres. Je craignais encore, -il y a quelques jours, qu’il ne nous eût oubliés, -et je ne m’en consolais pas facilement, car Dumas, -qui fut un de nos fondateurs avec Hugo, -Balzac et tous les grands romanciers du siècle, -nous appartient au moins autant qu’à nos honorables -amis les auteurs dramatiques. Ses livres -seront lus plus longtemps que ses comédies et -ses drames ne seront représentés. Durant un -siècle et plus, ces beaux récits où l’action ne -languit jamais, où le style est limpide et brillant -comme le cristal d’une source, où le dialogue -pétille comme bois vert sur le feu, feront la joie -des jeunes gens, la distraction des vieillards, le -repos des travailleurs, la consolation des malades, -les délices de tous. J’ai vu des hommes -d’un certain âge et passablement occupés, moi -par exemple, s’oublier une nuit entière en compagnie -du <i>Chevalier de Maison-Rouge</i> ou des -<i>Mohicans de Paris</i>. J’entends encore quelquefois -mes enfants se quereller amicalement parce -que l’un n’a pas fini le second volume de <i>Monte-Cristo</i> -quand l’autre, qui attend son tour, est -arrivé au bout du premier. Et j’en conclus que -le bon Dumas n’a rien perdu de sa fraîcheur depuis -le temps, hélas ! un peu lointain, où il faillit -causer la mort d’un de nos camarades. C’était -un petit Espagnol, interne à la pension Massin ; -il avait perdu l’appétit et le sommeil, et se consumait -lentement comme tous ceux qui ont le -mal du pays. Sarcey, qui était dans sa classe et -qui l’avait pris en amitié, lui dit un jour :</p> - -<p>« C’est ta mère que tu voudrais voir ?</p> - -<p>— Non, répondit l’enfant, elle est morte.</p> - -<p>— Ton père alors ?</p> - -<p>— Il me battait.</p> - -<p>— Tes frères et sœurs ?</p> - -<p>— Je n’en ai pas.</p> - -<p>— Mais pourquoi donc es-tu si pressé de retourner -en Espagne ?</p> - -<p>— Pour achever un livre que j’ai commencé -aux vacances.</p> - -<p>— Et qui s’appelle ?</p> - -<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Los Tres Mosqueteros</i>. »</p> - -<p>Le pauvre enfant, messieurs, avait la nostalgie -des <i>Trois Mousquetaires</i>. Il ne fut pas difficile -à guérir.</p> - -<p>Ce n’est pas seulement par son incomparable -génie de conteur que Dumas appartient à notre -vieille et fraternelle Société ; c’est aussi par son -caractère, par ses mœurs, ses qualités, ses défauts, -ses erreurs même. Nous avons eu parmi nous -d’aussi grands écrivains, jamais un type d’homme -de lettres aussi parfaitement accompli. Il a fait -bien des choses en dehors de son état, par exemple -la révolution de 1830 et la conquête des Deux-Siciles ; -mais on peut dire sans exagération qu’il -n’a vécu que pour écrire. Lorsqu’il se plongeait -dans l’histoire, c’était, comme un pêcheur de -perles, pour en rapporter un roman. Lorsqu’il -voyageait en Afrique, en Syrie, au Caucase, en -Suisse, en Italie, c’était pour raconter ses voyages. -La rencontre la plus vulgaire, la conversation la -plus insipide, lui fournissait au moins une page -intéressante. Il a nourri des animaux, chiens, -chats, singes, tortues, grenouilles, et même un -ours, si j’ai bonne mémoire : c’était pour leur -prêter de l’esprit. Les femmes ont pris beaucoup -de son cœur et fort peu de son temps ; je doute -que la plus aimée ait eu assez d’empire sur lui -pour le détourner du travail, car il n’a cessé de -produire que lorsqu’il a cessé de vivre. Et que -fût-il advenu, bonté du ciel ! si la manne que -tout un peuple attendait bouche bée avait fait -défaut un seul jour ? Rappelez-vous ce temps, cet -heureux temps où les grands journaux politiques -se disputaient la clientèle à coups de feuilleton, -où le Premier-Paris n’était plus pour ainsi dire -qu’un hors-d’œuvre, car la France s’intéressait -plus vivement à d’Artagnan ou à Edmond Dantès -qu’à MM. Duvergier de Hauranne et Guizot. -C’était l’âge d’or du roman, le règne de Dumas I<sup>er</sup>, -qui fut d’ailleurs un bon roi ; car il n’abusa du -pouvoir que contre les libraires et les éditeurs de -journaux, au grand profit de tous ses confrères. -En faisant admettre l’esprit à la cote des valeurs -mobilières, il servit le prochain autant et plus -que lui-même et il améliora largement la condition -de l’écrivain. Il la relevait en même temps -aux yeux des sots, cette imposante majorité du -genre humain, par la magnificence de sa vie et -ses largesses sans exemple. Assez longtemps les -grands seigneurs avaient humilié les grands -talents : Dumas se mit en tête de venger le -pauvre Colletet crotté jusqu’à l’échine et tous -ceux qui depuis deux siècles ont accepté l’aumône -dédaigneuse des princes, des financiers ou des -gouvernements. Il fit merveille dans cette voie ; -peut-être même y poussa-t-il un peu trop loin, -car son inexpérience des chiffres le livra quelque -temps aux créanciers, aux usuriers et aux huissiers. -Mais Dumas n’était pas homme à se troubler -pour si peu. Lorsqu’il fut bien certain d’avoir -des dettes, il travailla pour ses créanciers, comme -il avait travaillé pour ses amis, ses maîtresses et -ses parasites. Cela ne le changeait pas beaucoup, -car il n’avait pas de besoins personnels, sauf -l’encre et le papier. Je me trompe : il lui fallait -encore des collaborateurs, et il en a fait une -large consommation. Il ne s’en est jamais caché, -et d’ailleurs le simple bon sens dit assez qu’un -seul homme était incapable d’écrire plus de cent -volumes par an. Les envieux et les impuissants -lui ont fait un reproche de cette nécessité. Les -Mirecourt du temps ont pleuré des larmes de -crocodile sur les victimes de sa gloire et de son -talent. Il paraît malaisé de plaindre les collaborateurs -de Dumas quand on regarde ceux qui ont -survécu. Le maître ne leur a pris ni leur argent, -car ils sont riches, ni leur réputation, car ils sont -célèbres, ni leur mérite, car ils en ont encore et -beaucoup. Du reste, ils ne se sont jamais lamentés, -tout au contraire. Les plus fiers s’applaudissent, -je crois, d’avoir été à si bonne école, et c’est avec -une véritable piété que le plus illustre de tous, -M. Auguste Maquet, parle toujours de son grand -ami. Je ne sais pas dans quelle proportion l’on -partageait les fruits du travail commun ; il est -certain que le crédit de son nom et la supériorité -de son style permettaient à Dumas de se faire -la part du lion ; mais l’empressement avec lequel -on recherchait son patronage atteste que ce -beau génie n’était pas un génie injuste et malfaisant. -Quant à la somme de travail qu’il apportait -à la masse, je puis dire avec une sorte de -précision ce qu’elle était, car un heureux concours -de circonstances m’a permis de surprendre -ce grand producteur en flagrant bienfait de collaboration.</p> - -<p>C’était au mois de mars 1858, à Marseille. -J’allais en Italie, ou du moins je croyais y aller -et prendre le bateau de Civita-Vecchia le soir -même. Mais, en mettant les pieds sur le quai de -la gare, je me sentis soulevé de terre par un colosse -superbe et bienveillant qui m’embrassa. Il -était venu au-devant d’une femme adorée qu’il -n’aimait plus depuis la veille, car il venait tout -justement de lui donner une rivale dans son impatience -de la revoir. Il l’accueillit d’ailleurs avec -la tendresse la plus vive et la plus sincère ; puis -revenant à moi : « Je te garde, dit-il ; tu vas -descendre à mon hôtel ; nous dînerons ensemble, -et je te ferai moi-même une bouillabaisse dont -tu te lècheras les doigts ; tu viendras ensuite au -Gymnase applaudir la première représentation -d’un drame qu’ils m’ont forcé d’écrire en trois -jours ; Clarisse et Jenneval y sont sublimes, et -ma petite ingénue, un amour ! Mais n’en dis rien -devant la dame de Paris. »</p> - -<p>Je lui obéis avec joie, comme on obéissait toujours -à cet être irrésistible. Sa bouillabaisse fut -délicieuse ; son drame, intitulé les <i>Gardes forestiers</i>, -alla aux nues ; on offrit sur la scène une -couronne d’or à l’auteur ; l’orchestre du théâtre -vint lui donner une aubade sous les fenêtres de -l’hôtel, aux applaudissements du public ; il parut -au balcon, remercia les musiciens et harangua -le peuple ; on se rendit ensuite au meilleur restaurant -de la ville, où les directeurs du théâtre -avaient commandé le souper. La fête se prolongea -jusqu’à trois ou quatre heures du matin. -Nous rentrons ; je dormais debout. Lui, le géant, -était frais et dispos comme un homme qui sort -du lit. Il me fit entrer dans sa chambre, alluma -devant moi deux bougies neuves sous un réflecteur -et me dit :</p> - -<p>« Repose-toi, vieillard ! Moi, qui n’ai que cinquante-cinq -ans, je vais écrire trois feuilletons -qui partiront demain, c’est-à-dire aujourd’hui, par -le courrier. Si par hasard il me restait un peu de -temps, je bâclerais pour Montigny un petit acte -dont le scénario me trotte par la tête. »</p> - -<p>Je crus qu’il se moquait ; mais, en m’éveillant, -je trouvai dans la chambre ouverte, où il chantait -en faisant sa barbe, trois grands plis destinés à -la <i>Patrie</i>, au <i>Journal pour tous</i> et à je ne sais -quelle autre feuille de Paris ; un rouleau de papier -à l’adresse de Montigny renfermait le petit acte -annoncé, qui était tout bêtement un chef-d’œuvre : -l’<i>Invitation à la valse</i>.</p> - -<p>Il est manifestement impossible à l’homme le -mieux doué d’abattre une telle besogne en quelques -heures si sa tâche n’a pas été sérieusement -préparée soit par lui-même, soit par un autre. -Dumas écrivait ses romans de sa main, d’une -belle et lumineuse écriture, sur un grand papier -azuré et satiné. Mais il en improvisait la broderie -sur un fond qui n’était pas improvisé. Je -vois encore sur notre table d’hôtel la première -version des <i>Louves de Machecoul</i>. C’était un -fort dossier de papier écolier, coupé en quatre -et couvert d’une petite écriture fort nette ; une -excellente ébauche mise au point par un praticien -distingué d’après la maquette originale du -maître. Pour en faire un roman de Dumas, il ne -restait plus qu’à l’écrire, et Dumas l’écrivait. Il -copiait à sa manière, c’est-à-dire en y semant -l’esprit à pleines mains, chaque petite feuille de -papier blanc sur une grande feuille de papier -bleu. Il faisait ainsi pour lui-même ce qu’un -autre Dumas fit plus tard avec un désintéressement -absolu pour sa noble amie Mme Sand lorsqu’il -tira son grand feu d’artifice à travers les -quinconces, les charmilles et les plates-bandes -du <i>Marquis de Villemer</i>.</p> - -<p>L’esprit du fils et l’esprit du père seront peut-être -un jour le thème d’un parallèle à la Plutarque -que je n’entreprendrai point, et pour -cause : il y faudrait un demi-siècle de reculée -et le savoir d’un lapidaire assez expert pour -comparer le Régent au Sancy. J’ai vu des Parisiens -qui savaient leur métier de maîtres de -maison organiser un concours entre ces deux -grands virtuoses ; mais c’est en vain qu’on les -faisait asseoir à même table ; ils s’éteignaient -réciproquement et cachaient leur esprit à qui -mieux mieux, parce que chacun d’eux avait -peur d’en montrer plus que l’autre et qu’ils s’adoraient -l’un l’autre jusqu’à l’abnégation.</p> - -<p>Dans notre précieuse et trop courte intimité -de Marseille, Dumas père m’a dit un jour : « Tu -as bien raison d’aimer Alexandre : c’est un être -profondément humain, il a le cœur aussi grand -que la tête. Laisse faire, si tout va bien, ce garçon-là -sera Dieu le Fils. » L’excellent homme -savait-il en parlant ainsi qu’il usurpait le trône -de Dieu le Père ? Peut-être ; mais chez Dumas -le moi n’était jamais haïssable, parce qu’il était -toujours naïf et bon. La bonté entre au moins -pour les trois quarts dans le composé turbulent -et fumeux de son génie. Sous le brillant écrivain -qui ne tardera pas à devenir classique, grâce à la -limpidité de son style, on trouve toujours le bon -homme et le bon Français. Il aima son pays -par-dessus tout, dans le présent et dans le passé, -sans rien sacrifier à l’esprit de parti, sans tomber -dans les déplorables iniquités de la politique. -Nul n’a parlé de Louis XIV avec plus de -respect, de Marie-Antoinette avec plus de piété, -de Bonaparte avec plus d’admiration que ce -républicain déclaré et convaincu. Il a été, concurremment -avec Michelet, avec Henri Martin, -avec les plus ardents, avec les plus austères, un -vulgarisateur de notre histoire. C’est ainsi qu’il -a mérité l’amère faveur du destin qui l’a fait -mourir à la fin de l’Année terrible, l’a retranché -de la France en même temps que l’Alsace et la -Lorraine, et l’a enseveli comme un héros vaincu -dans le drapeau national en deuil. Sa gloire littéraire -est surtout, avant tout, une gloire patriotique ; -aussi voyons-nous sa statue, la première -qu’un simple romancier ait obtenue en France, -rassembler autour d’elle l’élite de tous les -partis.</p> - -<p>Ce libre-penseur, qui était d’ailleurs un spiritualiste -convaincu, respectait religieusement la -foi d’autrui ; ce bon vivant, ce joyeux compagnon, -n’a propagé que les bons principes, il n’a prêché -que la saine morale : aussi voyons-nous les -fidèles de toutes les communions, les philosophes -de toutes les écoles absoudre unanimement les -écarts véniels de sa vie et de sa plume. Enfin, -cet écrivain fougueux, puissant, irrésistible -comme un torrent débordé, ne fit jamais œuvre -de haine ou de vengeance ; il fut clément et généreux -envers ses pires ennemis ; aussi n’a-t-il -laissé ici-bas que des amis. Le champ de l’avenir -est le patrimoine des bons. Telle est, messieurs, -la moralité de cette cérémonie.</p> - - -<p class="c gap small">FIN.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td class="drap">De Pontoise à Stamboul</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le grain de plomb</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c2">145</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Dans les ruines</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c3">169</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Les œufs de Pâques</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c4">191</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le jardin de mon grand-père</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c5">201</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Au petit Trianon</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c6">219</a></div></td></tr> -<tr><td class="drap">Quatre discours</td> -<td class="bot r"><div><a href="#c7">239</a></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES</p> - - -<p class="c gap xsmall">Coulommiers. — Typog. <span class="sc">Paul BRODARD</span> et C<sup>ie</sup>.</p> - - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>DE PONTOISE À STAMBOUL</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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