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-The Project Gutenberg eBook of De Pontoise à Stamboul, by Edmond
-About
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: De Pontoise à Stamboul
- Le grain de plomb; dans les ruines; les œufs de Pâques; le
- jardin de mon grand-père; au petit Trianon; quatre discours
-
-Author: Edmond About
-
-Release Date: January 14, 2023 [eBook #69794]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This book was produced from
- scanned images of public domain material from the Google
- Books project.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE PONTOISE À STAMBOUL ***
-
-
-
-
-
- DE PONTOISE
- A STAMBOUL
-
- LE GRAIN DE PLOMB
- DANS LES RUINES--LES ŒUFS DE PAQUES
- LE JARDIN DE MON GRAND’PÈRE--AU PETIT TRIANON
- QUATRE DISCOURS
-
- PAR
- EDMOND ABOUT
-
-
- PARIS
- LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
- 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
-
- 1884
- Droits de propriété et de traduction réservés
-
-
-
-
-OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
-
-
-FORMAT IN-8
-
- Le roman d’un brave homme; 1 vol. illustré de 52 compositions
- par Adrien Marie; 2e édit. broché, 10 fr.;--relié 14 »
-
-
-FORMAT IN-16
-
- Alsace (1871-1872); 5e édition. 1 vol. 3 50
- Causeries; 2e édition. 2 vol. 7 »
- Chaque volume se vend séparément 3 50
- La Grèce contemporaine; 8e édition. 1 vol. 3 50
- Le même ouvrage, édition illustrée 4 »
- Le Progrès; 4e édition. 1 vol. 3 50
- Le Turco.--Le bal des artistes.--Le poivre.--L’ouverture au
- château.--Tout Paris.--La chambre d’ami.--Chasse
- allemande.--L’inspection générale.--Les cinq perles;
- 4e édition. 1 vol. 3 50
- Salon de 1864. 1 vol. 3 50
- Salon de 1866. 1 vol. 3 50
- Théâtre impossible: Guillery,--L’assassin.--L’éducation d’un
- prince,--Le chapeau de sainte Catherine; 2e édition. 1 vol. 3 50
- L’A B C du travailleur; 4e édition. 1 vol. 3 50
- Les Mariages de province; 6e édition. 1 vol. 3 50
- La Vieille Roche. Trois parties qui se vendent séparément.
- 1re partie: Le Mari imprévu; 5e édition. 1 vol. 3 50
- 2e partie: Les Vacances de la Comtesse; 4e édit. 1 vol. 3 50
- 3e partie: Le marquis de Lanrose; 3e édition. 1 vol. 3 50
- Le Fellah; 4e édition. 1 vol. 3 50
- L’Infâme; 3e édition. 1 vol. 3 50
- Madelon; 8e édition. 1 vol. 3 50
- Le Roman d’un brave homme; 30e mille. 1 vol. 3 50
-
- Germaine; 57e mille. 1 vol. 2 »
- Le Roi des montagnes; 15e édition. 1 vol. 2 »
- Les Mariages de Paris; 75e mille. 1 vol. 2 »
- L’Homme à l’oreille cassée; 10e édition. 1 vol. 2 »
- Tolla; 12e édition. 1 vol. 2 »
- Maître Pierre; 8e édition. 1 vol. 2 »
- Trente et quarante.--Sans dot.--Les parents de Bernard,
- 40e mille. 1 vol. 2 »
- Le Capital pour tous. Brochure in-18. » 10
-
-
-Coulommiers.--Imp. P. BRODARD et Cie.
-
-
-
-
-DE
-
-PONTOISE A STAMBOUL
-
-
-
-
-I
-
-
-L’aventure que je vais vous raconter par le menu ne ressemble pas mal au
-rêve d’un homme éveillé. J’en suis encore ébloui et étourdi tout
-ensemble, et la légère trépidation du wagon-lit vibrera très
-probablement jusqu’à demain matin dans ma colonne vertébrale. Il y a
-exactement treize jours que je quittais les bords de l’Oise pour aller
-prendre le train rapide de l’Orient à la gare de Strasbourg; et dans ces
-treize jours, c’est-à-dire en moins de temps qu’il n’en fallait à Mme de
-Sévigné pour aller de Paris à Grignan, je suis allé à Constantinople, je
-m’y suis promené, instruit et diverti, et j’en suis revenu sans fatigue,
-prêt à repartir demain si l’on veut, par la même voiture, pour Madrid ou
-Saint-Pétersbourg. Et notez que nous avons fait une halte de
-vingt-quatre heures dans cette France orientale qui s’appelle la
-Roumanie, assisté à l’inauguration d’un palais d’été dans les Carpathes,
-pris le thé avec un roi et un reine et banqueté somptueusement chez le
-Bignon de Bucarest. On dit avec raison que notre temps est fertile en
-miracles; je n’ai rien vu de plus étonnant que cette odyssée dont la
-poussière estompe encore mon chapeau.
-
-Par quel concours de circonstances ai-je quitté Paris le 4 octobre, à
-l’heure où le rideau se levait sur le beau drame de mon ami Albert
-Delpit? Tout simplement parce qu’un aimable homme, M. Delloye-Matthieu,
-m’avait dit au printemps dernier:
-
-«Connaissez-vous Constantinople?
-
---Oui et non: j’y suis allé il y a trente ans et la ville doit avoir
-bien changé, quoiqu’elle ait assurément moins changé que moi.
-
---Si l’on vous invitait à l’aller voir?
-
---J’accepterais avec enthousiasme. Quand partons-nous?
-
---Aussitôt que le choléra voudra bien nous le permettre.»
-
-M. Delloye-Matthieu est un richissime banquier belge, un puissant
-industriel et un piocheur infatigable. Il ne se contente pas de faire
-travailler ses capitaux dans les grandes affaires de la Belgique et de
-l’étranger; il y prodigue sa personne, dirigeant, conseillant,
-surveillant, instruit de tout, présent partout, brûlé par une activité
-dévorante, et bon vivant avec cela, gai causeur et joyeux convive. On
-assure qu’il aura bientôt soixante-huit ans; tout ce que je sais de son
-âge, c’est qu’à Constantinople il était le dernier à se mettre au lit et
-le premier aux cavalcades matinales.
-
-Cet aimable homme de finance préside le comité de la Compagnie
-internationale des wagons-lits dont le directeur, presque aussi connu en
-Europe que M. Pullman en Amérique, est M. Nagelmackers. Et la Compagnie
-des wagons-lits invitait une quarantaine de fonctionnaires,
-d’administrateurs, d’ingénieurs et de publicistes à l’inauguration d’un
-matériel non seulement neuf, mais tout à fait nouveau.
-
-Je crois superflu d’indiquer pourquoi la Compagnie des wagons-lits est
-internationale. Son but étant de faire circuler ses voitures sur tous
-les chemins de l’Europe continentale et d’emprunter successivement pour
-un même voyage la traction de diverses Compagnies, elle ne pouvait être
-exclusivement ni française, ni allemande, ni espagnole, ni italienne, ni
-russe. Je dirai même sans crainte de sembler paradoxal qu’elle ne
-pouvait être que belge, car le nom sympathique et honoré de la Belgique
-est synonyme de neutralité. Il faut, pour ainsi dire, le concours d’un
-bon vouloir universel, d’une sorte de fraternité invraisemblable, au
-triste temps où nous vivons, pour faire circuler, depuis Brest jusqu’à
-Giurgewo ou de Séville à la frontière russe, un voyageur malade ou
-pressé, sans qu’il ait à subir les vexations, les ennuis, les retards de
-la douane et de la police. L’homme, colis vivant, que les entrepreneurs
-de transports secouaient sans aucun scrupule, que les contrôleurs
-réveillaient sans pitié, que les buffets et les gargotiers embusqués aux
-stations principales empoisonnaient et rançonnaient sans merci, que tout
-un peuple de parasites et de fâcheux se repassait de mains en mains,
-deviendra presque, avec le temps, un animal sacré, un chat d’Égypte.
-Tout le monde se mettra d’accord pour lui donner non seulement de la
-vitesse, mais du calme, du sommeil et du confort, en échange de son
-argent.
-
-J’aime fort les chemins de fer, d’autant plus que j’ai connu les
-diligences, et je fais chaque année une jolie consommation de
-kilomètres. Mais j’ai pesté souvent, comme tous les Français, contre la
-réclusion du voyageur dans ces compartiments de huit places où l’on
-n’est bien qu’à condition d’être quatre, contre l’insuffisance des temps
-d’arrêt, qui atteste un profond mépris pour les infirmités de la nature
-humaine. Que de fois, à travers la portière d’un wagon, j’ai contemplé
-d’un œil d’envie une de ces voitures de saltimbanques où la famille
-entière boit, mange et dort en paix sous la conduite du pitre
-mélancolique qui fouette un vieux cheval blanc! Je sais que ce mode de
-locomotion manque de promptitude et qu’il ne serait pas goûté des agents
-de change qui vont le samedi soir à Trouville. Mais le confort et la
-célérité ne sont pas inconciliables, témoin ces colonies mouvantes que
-le train de New-York transporte à San-Francisco en cinq jours et demi,
-et qui parcourent cinq mille trois cent cinquante kilomètres, sans
-souffrir ni de la faim, ni de la soif, ni même des fourmis dans les
-jambes, car le voyageur fatigué d’être assis peut se reposer en
-marchant. Ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus enviable dans ces
-grands trains du Pacifique, c’est qu’on y est chez soi, qu’on peut s’y
-installer pour toute la durée du voyage sans craindre les
-transbordements, tandis qu’en France, dans le premier pays du monde
-(vieux style), il faut changer deux fois de voiture pour aller de
-Pontoise à Saint-Germain.
-
-Mais si j’ai jalousé souvent le bien-être du voyageur américain, du
-diable si je m’attendais à le trouver dans les wagons-lits! Ces longues
-voitures verdâtres, éclairées par de rares fenêtres qui n’ont pas l’air
-de s’ouvrir volontiers, attirent quelquefois notre attention dans les
-gares, à l’arrivée des trains de longue haleine. Elles sont noyées de
-poussière et l’on distingue à peine dans la pénombre le profil d’un
-Anglais qui s’étire en bâillant ou la face d’un valet de chambre à
-casquette galonnée d’or. Telle est du moins l’impression que j’avais
-conservée du vieux matériel des wagons-lits, des voyageurs et du
-service. Je n’y voyais guère autre chose que des hôpitaux ambulants ou
-des cabines de bateau à vapeur en terre ferme; je n’éprouvais qu’une
-sincère compassion pour leurs passagers, et je me réjouissais d’être
-assez bien portant pour éviter les bienfaits d’une hospitalité si bien
-close.
-
-La soirée du jeudi 4 octobre fut donc pour moi comme une révélation;
-elle m’ouvrit un monde que je n’avais pas entrevu même en songe. Par une
-malice du sort ou peut-être par une ingénieuse combinaison de M.
-Nagelmackers, le train où nous allions monter s’allongeait parallèlement
-à un vieux wagon-lit du modèle qui a fait son temps. D’un côté, la
-voiture-hôpital, la voiture-prison, la vieille voiture verte et
-poudreuse; de l’autre, trois maisons roulantes, longues de dix-sept
-mètres et demi, construites en bois de teck et en cristal, chauffées à
-la vapeur, brillamment éclairées au gaz, largement aérées et aussi
-confortables pour le moins qu’un riche appartement de Paris. Les
-quarante invités de la Compagnie, les parents, les amis, les curieux qui
-nous entouraient à la gare de l’Est, ne pouvaient en croire leurs yeux.
-Mais ce fut bien autre chose après le coup de sifflet du départ, lorsque
-notre menu bagage fut installé dans de jolies chambrettes à deux, à
-trois ou quatre lits et qu’un repas délicieux nous réunit pour la
-première fois dans la salle à manger commune. Il est invraisemblable, ce
-symposium précédé d’un petit salon pour les dames et d’un joli fumoir,
-et suivi d’une cuisine grande comme la main dans laquelle un superbe
-Bourguignon à barbe noire fait des miracles que Cleverman et même
-Hermann n’égaleront jamais. J’ai conservé presque tous les menus de cet
-artiste sans rival, et si je ne les livre pas à votre admiration, c’est
-que la bonne nourriture rend l’homme bon et que je craindrais de damner
-mon prochain par le péché de convoitise. Mais il n’est pas indifférent
-de noter que la Compagnie s’appliquait à nous faire connaître au jour le
-jour les mets nationaux et les illustres crus des pays que nous
-traversions. C’est ainsi par exemple que nous bûmes en Roumanie un très
-joli vin blanc, fabriqué et signé par M. J.-C. Bratiano, président du
-conseil des ministres, et vraiment digne de porter le nom d’une
-Excellence.
-
-C’est au premier dîner, comme il convient, que la connaissance se fit
-entre nous. Nous étions au départ dix-neuf Français, et nous aurions été
-vingt si le ministre des postes et des télégraphes n’eût été retenu au
-dernier moment par la politique; mais il avait envoyé son aimable fils
-avec deux grands chefs de service, tandis que M. Grimprel, directeur de
-la dette inscrite, représentait avec infiniment d’humour et d’esprit le
-ministère des finances. Nos cinq grandes Compagnies de chemins de fer
-avaient délégué M. Delebecque, M. Courras, M. Delaître, M. Amiot, MM.
-Berthier et Regray. On avait invité dans la presse parisienne trois
-jeunes gens fort gais et de bonne compagnie, M. Boyer, M. Tréfeu et le
-fils d’Ernest Daudet. Il faut aussi porter à l’actif de la France le
-célèbre correspondant du _Times_, M. de Blowitz, qui s’est fait
-naturaliser vaincu en 1871. C’est un homme très particulier, de
-physionomie bizarre et d’une coquetterie originale. Peut-être un peu
-trop pénétré de son mérite et de son influence, mais très intelligent,
-assez instruit, vif à la réplique, capable d’entendre la plaisanterie et
-d’y répondre argent comptant. Je n’étais pas sans quelque prévention
-contre lui avant de le rencontrer en personne; il gagne à être connu.
-Les Belges, nos aimables hôtes, étaient les plus nombreux après nous. A
-l’état-major de la Compagnie, composé de MM. Delloye-Matthieu,
-Nagelmackers, Lechat, Schrœder, s’étaient adjoints M. Dubois,
-administrateur des chemins de fer de l’État belge, et le ministre des
-travaux publics en personne, M. Olin. C’est un jeune homme de trente à
-trente-cinq ans, de taille très moyenne, de figure avenante, simple et
-digne, sérieux et cordial, et sans un atome de morgue officielle.
-L’ambassade ottomane de Paris avait prêté pour quelques jours son
-premier secrétaire, Missak-Effendi, un de ces diplomates que la Turquie
-fait faire exprès pour s’attirer les sympathies de l’Europe, car ils
-sont gens du monde, avisés, réfléchis, séduisants, et ils parlent toutes
-les langues, y compris le pur parisien. Nous n’avions qu’un seul
-Hollandais, M. Janszen, mais il incarnait en lui seul tout ce qu’il y a
-de meilleur dans la Hollande, la droiture, la bonhomie, la cordialité.
-Je crois bien que, si nous avions eu un prix de bonne grâce à décerner
-en rentrant à Paris, M. Janszen l’eût emporté à l’unanimité des voix.
-
-Nous trouverons à Vienne et à Pesth l’administration et la presse
-d’Autriche-Hongrie qui feront bon ménage avec nous. Quant aux Allemands
-de la grande Allemagne, ils n’étaient représentés parmi nous que par
-deux ou trois journalistes dont nous n’avons eu ni à nous plaindre ni à
-nous louer, car nous n’avons pas échangé deux idées avec eux, tout en
-mangeant le même pain.
-
-
-
-
-II
-
-
-L’expérience de notre hôtellerie roulante commence au coup de sifflet du
-départ, et elle intéresse vivement tous ceux d’entre nous qui ont une
-certaine pratique des chemins de fer. Ainsi, l’on doit nous servir à
-dîner dans un quart d’heure et nous trouvons le couvert mis avec une
-intrépidité qui nous étonne. J’ai l’habitude de déjeuner tous les mois
-dans le train de Paris à Boulogne-sur-Mer, et quoique la Compagnie du
-Nord ait des voitures admirablement suspendues qui lui coûtent jusqu’à
-dix-sept et dix-huit mille francs l’une, je sais combien il est malaisé
-d’y verser et d’y boire un verre de vin sans trinquer avec sa propre
-chemise. Eh bien! les serviteurs de la Compagnie Nagelmackers n’ont pas
-craint de placer devant chacun de nous trois ou quatre verres à pied
-d’un équilibre fort instable. Il faut que ces braves garçons aient une
-confiance illimitée dans l’aplomb de leur restaurant, et il nous semble
-à première vue que les fiches, les cordes tendues, ce qu’on appelle le
-violon à bord des paquebots, ne seraient pas de trop en cette
-occurrence. L’événement nous donne tort: rien ne bouge sur ces petites
-tables si bien servies, tant la construction des voitures a réalisé de
-progrès depuis quelques années. La pesanteur du train qui représente
-environ mille kilogrammes de poids mort par voyageur, la fabrication
-ingénieuse et savante des roues, la multiplicité des ressorts et des
-tampons, l’écartement des essieux qui permet de poser chaque voiture sur
-deux trucs indépendants l’un de l’autre, tout concourt à nous faire
-rouler sans secousse, sans bruit, sans fatigue, à des vitesses qui, par
-moment, n’ont pas été de moins de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure.
-Et dans les courbes les plus rapides, où les voitures ordinaires de sept
-mètres de long sont parfois rudement cahotées, non seulement nous
-n’avons point ressenti le moindre choc, mais nous n’avons pas même
-éprouvé cette trépidation qui fait dire aux voyageurs des trains
-express: Ça marche bien.
-
-Ce qui n’a pas très bien marché le premier soir, c’est le service. Soit
-que le cuisinier n’eût pas encore ses coudées franches dans l’armoire à
-surprises qui lui sert d’atelier, soit que les domestiques fussent un
-peu déconcertés par l’abondance et l’opulence d’un matériel tout battant
-neuf, soit peut-être tout bonnement parce que les invités se trouvaient
-trop bien à table et s’amusaient plus que de raison à lier connaissance
-le verre en main, il n’était pas loin de minuit lorsque nous prîmes le
-chemin de nos chambres. Encore quelques groupes trouvèrent-ils le moyen
-de faire une station en plein air sur les petites plates-formes qui
-séparent les grands wagons: on y est admirablement pour fumer un cigare
-dont le vent furieux du train emporte la moitié. J’avoue que je n’étais
-pas fâché d’éloigner l’heure fatale du sommeil et d’entrer le plus tard
-possible dans la prison sans air où les passagers des bateaux ronflent
-les uns sur les autres lorsqu’ils ne font rien de pis. Il me semblait
-que nos voitures neuves devaient sentir la peinture et je ruminais
-tristement le nom de ces dragées pharmaceutiques qui prétendent guérir
-le mal de mer. Je n’en eus pas besoin. La chambre, nette et luisante
-comme un sou neuf, n’a pas reçu une seule couche de peinture, par
-l’excellente raison qu’elle est boisée du haut en bas. Le matelas et
-l’oreiller sont juste à point, ni trop mous ni trop durs; les draps,
-qu’on change tous les jours par un raffinement inconnu dans les maisons
-les plus riches, exhalent une fine odeur de lessive; et mes deux
-compagnons, MM. Grimprel et Missak-Effendi, sont des dormeurs
-exemplaires. La lampe à gaz brillait discrètement à travers une
-épaisseur de soie verte. Lorsque j’ouvris les yeux, nous roulions vers
-Carlsruhe à travers les prairies badoises, et il faisait grand jour.
-J’ai su depuis que trois ou quatre ingénieurs de notre bande étaient
-descendus à Strasbourg avec M. Porgès, président de la Société Edison,
-pour voir l’intérieur de la nouvelle gare éclairée par la lampe
-électrique. On dit que c’est fort beau; mais le soleil lui-même me
-paraîtrait bien terne à Strasbourg. Nous traversons les bois, les
-vignobles et les riches cultures du Wurtemberg sans autre incident
-mémorable que notre toilette du matin. Mais ce détail n’est pas une
-petite affaire. Le confort est un peu comme le galon; dès qu’on en
-prend, on n’en saurait trop prendre. A force d’être bien, nous sommes
-déjà devenus exigeants, et les deux cabinets de toilette qui s’ouvrent à
-chaque bout de chaque wagon-lit ne nous suffisent plus, il nous en
-faudrait au moins quatre. Ils sont installés avec luxe, amplement
-pourvus de savon, d’eau chaude et d’eau fraîche, et maintenus dans un
-état d’irréprochable propreté par les valets de chambre. Mais, soit pour
-la toilette, soit pour les autres besoins de la vie, ils ne peuvent
-héberger qu’un voyageur à la fois. Nous sommes donc obligés, le matin,
-de nous attendre les uns les autres et quelquefois assez longtemps.
-C’est notre seul desideratum dans les délices de cette Capoue roulante,
-et je crains bien qu’il soit matériellement impossible de faire mieux
-que l’on n’a fait. Considérez d’ailleurs que les voyageurs ordinaires
-d’un train express rendraient mille grâces aux dieux s’ils avaient un de
-ces cabinets de toilette pour cent personnes. Or nous en avions deux
-pour vingt. En Bavière, non loin de l’inutile et ruineuse forteresse
-d’Ulm, nous rencontrons pour la première fois le beau Danube bleu que
-l’on appelle aussi et peut-être plus justement _die schmutzige Donau_,
-la sale Danube. Nous découvrons encore une autre chose qui n’est pas
-sans nous émouvoir. C’est que le wagon-restaurant, où l’on fait de si
-bonne cuisine et où l’on passe trois heures à table, a un léger défaut
-de construction: l’essieu chauffe; une odeur de graisse brûlée avertit
-nos ingénieurs qui ont le nez fin. Il n’y a pas péril en la demeure;
-d’ailleurs les passagers peuvent communiquer incessamment avec le
-mécanicien. Mais une réparation est nécessaire, et elle ne peut
-s’exécuter en chemin. Le chef de gare de Munich ne nous l’a pas envoyé
-dire: il a fait décrocher d’urgence notre beau restaurant neuf avec
-toutes ses dépendances, juste au moment où l’on nous apportait le café.
-Mais il faut croire que cette Compagnie des sleeping-cars a tout prévu,
-même les accidents inévitables dans l’essai d’un nouveau matériel. En
-moins de cinq minutes, le cuisinier, les maîtres d’hôtel et tous les
-hommes de service sont embarqués à bord d’un autre restaurant moins neuf
-et moins brillant que le premier, mais aussi bien pourvu de tout le
-nécessaire et même de tout le superflu. Jusqu’à Giurgewo où nous devons
-quitter le train pour pénétrer en Bulgarie, rien ne nous manquera, ni le
-beurre frais d’Isigny, ni les vins fins, ni les fruits, ni les cigares.
-Et quand nous reviendrons de Constantinople, nous retrouverons à
-Giurgewo le beau restaurant neuf qui s’est fait réparer à Munich.
-
-Le court moment que nous avons passé dans la capitale de la Bavière nous
-a permis d’admirer sinon l’architecture, au moins les proportions d’une
-de ces gares monumentales dont l’Allemagne victorieuse s’est donné le
-luxe à nos frais. Non seulement nous les avons payées, mais elles
-pourront encore nous coûter cher, car elles sont manifestement
-construites contre nous. Ces halls immenses où tout encombrement de
-voyageurs est impossible sont des établissements militaires au premier
-chef. Il ne faut pas être grand clerc en stratégie pour supputer au pied
-levé le nombre de batteries et de bataillons qu’on y peut embarquer dans
-les vingt-quatre heures à destination de Paris. J’aime à croire que
-depuis douze ans notre état-major général a suivi les exemples de M. de
-Moltke, mais je n’en suis pas bien certain.
-
-Nous avons passé la frontière d’Autriche et pris l’heure de Prague à
-Simbach après l’heure de Munich, l’heure de Stuttgard et l’heure
-allemande. Une des particularités de la monarchie autrichienne, c’est
-qu’il lui sonne deux heures à la fois, l’une à Prague, l’autre à Pest,
-l’heure bohême et l’heure madgyare. Seule, l’heure de Vienne n’existe
-pas, probablement parce que Vienne règle sa montre sur les illustres
-pendules de Berlin. L’horloge de notre wagon-restaurant a craint de
-s’affoler dans la confusion de tous ces méridiens politiques, et, par
-une mesure de neutralité intelligente, elle a oublié sa clef à Paris.
-Quant à nous, nous avons renoncé depuis Strasbourg à déranger nos
-montres, et ce sont deux voix féminines qui nous ont, à la gare de
-Vienne, sonné minuit.
-
-Voix charmantes d’ailleurs et voix de femmes gracieuses entre toutes. Au
-moment où M. Georges Cochery, M. Blavier, M. Eschbacher et M. Porgès,
-quatre Français, quittaient le train pour aller voir l’Exposition
-d’électricité, nous embarquions un haut fonctionnaire des Chemins de
-l’État autrichien, M. Von Scala, avec sa femme et sa belle-sœur. Un
-élément nouveau et particulièrement délicat venait assaisonner tous nos
-plaisirs et tempérer agréablement la gaieté d’une nombreuse réunion
-d’hommes. Mme Von Scala est fort belle; elle a le type anglais animé par
-la physionomie viennoise; sa sœur, Mlle Léonie Pohl, est exactement le
-contraire d’une beauté classique, mais elle a tant d’esprit, tant de
-grâce et de bonne humeur qu’elle est sûre de plaire, et pour longtemps,
-au second coup d’œil. Les deux aimables sœurs ont, du reste, une taille
-charmante et une profusion de cheveux blond cendré dont la finesse et la
-couleur feraient merveille à Paris. L’empire d’Autriche-Hongrie est
-largement représenté dans notre caravane par M. Von Hollan, conseiller
-de section, M. Von Obermayer, conseiller de régence, charmant homme, le
-cœur sur la main, délégués l’un et l’autre par le ministre des travaux
-publics, et par M. Wiener, secrétaire général des Chemins de fer
-orientaux et frère du célèbre explorateur de l’Amazone. Le plus jeune de
-ces deux hommes distingués est resté Autrichien; l’aîné est naturalisé
-Français et secrétaire de notre légation au Chili.
-
-J’avais parcouru la Hongrie il y a une douzaine d’années avec mon ami
-Camillo, qui s’est fait moine laïque à Rome et qui nous écrit de si
-jolies lettres quand il a le temps. Nous avions traversé ensemble ces
-vastes plaines que l’on croirait cultivées par des génies invisibles,
-car, en juin 1869, le blé mûr abondait partout et l’on cherchait en vain
-les laboureurs ou leurs villages. Depuis la ville féodale de Buda et sa
-laborieuse voisine de Pest jusqu’à l’étrange colonie des Confins
-militaires, nous n’avions guère vu d’autres habitants que les chevaux
-nerveux, les bœufs aux longues cornes et les buffles demi-sauvages. Il
-me semble aujourd’hui que la culture a progressé. L’homme est moins
-rare, on voit plus de plantations, plus d’arbres fruitiers, plus de
-vignes surtout. La vigne enrichira peut-être bien des pays déshérités si
-le phylloxera consomme notre ruine. On nous offre, à toutes les gares,
-de gros raisins délicieux qui n’ont qu’un seul défaut, c’est d’être trop
-sucrés; il faudrait le savoir et l’expérience de vignerons consommés
-pour transformer tout ce sucre en alcool. Nous suivons à travers les
-glaces sans tain de nos voitures la récolte du maïs. Elle est très
-pauvre; la sécheresse de l’été a arrêté presque partout le développement
-des épis. Le bétail aura de la paille à satiété; mais les hommes? Voici
-un chariot qui emporte la moisson de cinq ou six hectares, et il n’est
-rempli qu’à moitié. Par bonheur, les citrouilles, qui se cultivent dans
-l’intervalle des sillons, ont un peu moins mal réussi. Et puis, voici
-des troupeaux d’oies, de ces belles oies blanches qu’on dirait emballées
-par un confiseur, tant leur plume est légère et frisée. Les éleveurs
-français les payent trente ou quarante francs la paire; ici, le paysan
-les vendra jusqu’à vingt sous pièce, si elles sont bien en chair. La
-chasse offre aussi des ressources au Madgyare aventureux. Nous venons
-d’admirer deux hommes magnifiques, grands et forts, précédés de deux
-beaux chiens d’arrêt. Vêtus d’une chemise blanche et d’un caleçon de
-même couleur, ils marchaient fièrement, nu-pieds dans les chaumes. Ces
-vastes plaines sans trèfle, sans luzerne, sans remises trompeuses,
-semblent avoir été créées pour la multiplication des perdrix. On viendra
-les chercher ici lorsque le braconnage les aura détruites chez nous; je
-crois même qu’on y vient déjà et que la Hongrie a sa part dans le
-repeuplement de nos chasses.
-
-Où donc sommes-nous? Je ne sais; quelque part entre Pest et Temeswar. Le
-train s’arrête et nous sommes salués par la musique des Tziganes. A dire
-vrai, ces artistes brillants ne sont Tziganes que de nom. Si leurs types
-sont hongrois, leurs costumes ne feraient pas sensation sur la place de
-la Ferté-sous-Jouarre. Mais, Bohêmes ou non, ils ont le diable au corps,
-et ils jouent avec un brio merveilleux non seulement leurs mélodies
-nationales, mais la musique de Rouget de l’Isle en l’honneur des hôtes
-français. On les applaudit, on leur crie non pas _bis_, ce qui serait
-impoli comme un ordre donné à des inférieurs, mais un mot qui signifie:
-Comment est-ce? Nous n’avons pas bien entendu ou bien compris; nous
-serions bien heureux de goûter un peu mieux ce que vous nous avez fait
-entendre.
-
-Mais la machine siffle: adieu musique! Non! l’orchestre a bondi dans
-notre fourgon de bagages; il a bientôt passé dans la salle à manger; on
-fait un branle-bas général des tables et des chaises, et voici nos
-jeunes gens qui dansent avec les aimables Viennoises une valse de tous
-les diables. Cette petite fête ne finira qu’à Szegedin. Ce n’est pas
-seulement la musique qui escalade ainsi l’Orient-Express entre deux
-stations; c’est quelquefois aussi, et très souvent, la gastronomie. Les
-bons vivants des divers pays que nous traversons ne détestent pas, me
-dit-on, de prendre le train pour deux ou trois heures, histoire de se
-remémorer les finesses de la cuisine française et de déguster les
-excellents vins de M. Nagelmackers.
-
-La population qui vient nous voir passer se bariole de plus en plus.
-Nous remarquons les jolis uniformes des militaires et des _Honveds_ ou
-territoriaux. Nous saisissons au vol une étonnante variété de types et
-de costumes le plus souvent admirables. Les Hongrois qui sont maîtres
-non seulement chez eux, mais dans toute la monarchie autrichienne, ne
-font pas la majorité même en Hongrie. Ils partagent leur propre
-territoire avec des millions de Serbes, qui sont Slaves, et des millions
-de Roumains, qui descendent des soldats de Trajan. Quant à eux, ils sont
-Turcs, Turcs chrétiens, mais Turcs authentiques. Leurs qualités et leurs
-défauts, comme leur langue, attestent cette origine dont ils n’ont pas à
-rougir, car les Turcs, eux aussi, sont une race noble et une fière
-nation.
-
-La ville de Szegedin, dont les malheurs ont ému le monde entier, est
-rebâtie à neuf et plus belle, plus régulière, plus confortable surtout
-qu’elle ne l’a jamais été. Le _home_ est le moindre souci des rudes
-paysans de ces contrées. Hommes, femmes, enfants, passent leur vie au
-grand air, ou, quand le froid sévit trop fort, s’entassent dans de
-véritables tanières. Ce qui distingue surtout la civilisation orientale
-de la nôtre, c’est l’absence presque totale des capitaux immobilisés.
-Dans la banlieue de Londres ou de Paris, la propriété bâtie représente
-une valeur de plusieurs milliards. Ici, vous pourriez parcourir cent
-kilomètres sans rencontrer pour cent mille francs de maisons. La
-construction des chemins de fer a été une heureuse dérogation à la règle
-générale; encore est-on tenté de croire que ce phénomène s’est produit
-un demi-siècle trop tôt, car le trafic est extrêmement rare, et nous
-roulons souvent quatre ou cinq heures de suite sans nous croiser avec un
-train.
-
-Le paysage, qui était plat et monotone depuis le matin, tourne au
-pittoresque à mesure que nous approchons des Carpathes. Ainsi que le
-Danube, notre route a ses Portes-de-Fer. On ne les franchit pas toujours
-sans danger; les torrents ne se font pas faute de miner le ballast; la
-marne verte des montagnes s’éboule ou glisse en grandes masses sur la
-voie. Un train a déraillé ici la semaine dernière et l’on nous dit qu’il
-y a eu mort d’homme. Nous voyons une équipe de terrassiers qui
-travaillent à prévenir tout nouvel accident. Notre journée de samedi
-s’achève au milieu de décors magnifiques et incessamment renouvelés.
-Malheureusement la nuit tombe vite en octobre; elle nous a surpris au
-milieu des merveilles d’Herculesbad, les bains d’Hercule, une station
-renouvelée des Romains et décorée avec infiniment de goût par les
-modernes. La gare, qui est un beau morceau d’architecture, développe sa
-façade entre deux grands portiques entièrement drapés de vigne vierge.
-Cette décoration est d’un goût qui ferait pâmer le chef de station de
-l’Isle-Adam et ses collègues de la ligne de Pontoise à Creil, tous
-habiles artistes et fins jardiniers, comme on sait.
-
-C’est à Orsowa que Kossuth, vaincu par la Russie et par l’Autriche,
-enterra le trésor national, c’est-à-dire la couronne de saint Étienne.
-Ce souvenir patriotique est consacré, nous dit-on, par une chapelle que
-nous ne voyons pas, car il fait décidément nuit noire et c’est en
-aveugles que nous passons la frontière de Roumanie.
-
-Il était convenu au départ que nous nous arrêterions vingt-quatre heures
-à Bucarest pour attendre le train ordinaire, parti de Paris vendredi
-soir et correspondant comme le nôtre avec le bateau de Varna. Mais,
-considérant que la ville de Bucarest est trop neuve, trop civilisée,
-trop semblable à Paris ou à Bruxelles pour retenir, un jour durant, des
-voyageurs aussi pressés que nous, la Compagnie hospitalière organisa
-pour le dimanche une petite partie de campagne à quatre heures de la
-capitale. Quatre heures en express, c’est approximativement la distance
-de Paris à Dieppe. Voyez-vous d’ici le bourgeois qui, pour se désennuyer
-le dimanche, prend une tasse de thé à la gare Saint-Lazare, se baigne
-sur la plage devant le Casino de M. Bias, déjeune à l’hôtel Royal,
-écoute le concert sur la Terrasse, et revient à Paris sur les dix heures
-pour souper au café Anglais? Voilà le plan de notre journée du 7
-octobre, tel qu’il avait été dressé par l’esprit inventif de M.
-Nagelmackers. Vous verrez qu’il a réussi au delà de toute espérance.
-
-
-
-
-III
-
-
-Il n’était pas cinq heures du matin quand nous sommes entrés, tout
-dormants, dans la gare de Bucarest. Le directeur des Chemins de
-Roumanie, M. Olanesco, nous attendait pour déjeuner au buffet en très
-nombreuse et très aimable compagnie. Je trouve en descendant sur le quai
-M. Frédéric Damé, un jeune journaliste parisien, qui s’est enraciné ici
-en épousant une femme charmante et qui dirige avec succès un grand
-journal politique, _l’Indépendance roumaine_. Il se met à table avec
-nous et nous apprend entre deux verres de thé et deux tartines de caviar
-que le village de Sinaïa, où nous allons passer la journée, doit être
-aujourd’hui le théâtre d’une solennité officielle. Toutes les autorités
-du pays, sauf la presse, ont été conviées à l’inauguration d’un palais
-que le roi Charles s’est fait bâtir dans la montagne, à plus de six
-cents mètres au-dessus du niveau du Danube. L’édifice, dont on dit
-merveille, a coûté plus de dix ans de travail et plus de trois millions
-de francs. On forme un train de plaisir qui doit emporter les curieux à
-Sinaïa; quant à nous, nous nous y rendrons sans rompre charge dans nos
-excellentes voitures. Sinaïa, qui tire son nom d’un monastère du Sinaï,
-est au nord de la capitale, en pleine Transylvanie. Nous allons
-traverser pendant une heure au moins les terres d’un de mes vieux amis,
-Georges Bibesco, qui n’est que prince en Roumanie, mais que l’armée
-française compte au nombre de ses héros. Je lui ai fait savoir notre
-arrivée et j’espère lui serrer la main à la station de Campina. Mais le
-temps nous commande et la vitesse nous opprime; notre train brûle
-Campina et presque toutes les stations de la route. Cependant nous avons
-pu voir un bon lopin de Roumanie, plaine ou montagne, et nous faire une
-idée de ce riche et singulier pays. Son territoire égale en étendue un
-grand tiers de la France et la population n’est guère que de cinq
-millions d’habitants. Les plaines, toutes en terre d’alluvion, ont une
-fertilité inépuisable; la terre végétale y mesure souvent plusieurs
-mètres de profondeur. Malheureusement les forêts ont été dévastées et le
-sont encore un peu tous les jours, tant par les hommes que par les
-bêtes, et le déboisement a produit un régime des eaux déplorable. Les
-cinq ou six affluents du Danube qui traversent le pays ne méritent pas
-le nom de rivières; sauf le Jul et l’Olto dont le cours pourrait être
-amélioré, ce sont des torrents qui débordent aujourd’hui et qui seront à
-sec demain. Il suffit d’un été sans pluie, comme celui de 1883, pour
-dessécher tout le pays, réduire à néant les récoltes et affamer la
-population agricole, c’est-à-dire le pays entier. La question agraire
-est très brûlante ici, comme à Rome du temps des Gracques, mais elle ne
-serait pas résolue par le partage des terres, car la terre ne manque pas
-au paysan; il en possède plus qu’il n’en peut cultiver. La même loi qui
-a supprimé le servage en 1864 a doté chaque famille agricole de cinq
-hectares et demi, ce qui est fort beau. Si ce n’était pas suffisant,
-l’État, qui possède encore un tiers du pays, ne se ferait pas prier pour
-augmenter la dose. Mais le capital manque au paysan roumain; il lui
-faudrait un peu d’argent pour acheter un matériel d’exploitation, le
-bétail, les semences, et quelquefois le pain de sa famille. Quand je dis
-le pain, c’est une façon de parler, car ces pauvres travailleurs de la
-campagne ne le connaissent que de réputation. D’un bout à l’autre de
-l’année, ils vivent de maïs cuit à l’eau et assaisonné d’un peu d’ail ou
-d’oignon. Que la récolte manque, et l’affranchi devient serf, comme au
-temps des hospodars phanariotes. Il va chez son voisin, le riche
-propriétaire, emprunter quelques sacs de maïs, et, pour ne pas mourir de
-faim, il engage sans hésiter la seule chose qu’il possède, le travail de
-ses bras. L’année prochaine, à l’époque où il aura besoin de labourer,
-de sarcler ou de moissonner chez lui, le créancier le sommera de tenir
-ses engagements, et il devra s’exécuter, coûte que coûte. Ceux qui
-tondent ainsi sur la misère du prochain s’exposent à des représailles.
-Le Roumain est trop doux pour entreprendre la Jacquerie en gros, mais il
-est quelquefois assez désespéré pour la pratiquer en détail. Les
-chômages religieux que l’orthodoxie grecque multiplie à tort et à
-travers viennent encore aggraver dans ce pays la difficulté de vivre. On
-me parle de cent vingt-cinq jours de fêtes par an, sans compter les
-dimanches. Nos curés n’auraient pas beau jeu dans le canton de Pontoise
-s’ils venaient dire aux bonnes gens de _la_ légume: «Vous ne
-travaillerez qu’un jour sur deux.» Ici le prêtre est médiocrement
-considéré, mais religieusement obéi. Il impose une fois par mois son eau
-lustrale et ses prières aux riches habitants de la ville qui ne
-regardent pas à vingt francs pour en débarrasser leurs maisons. Mais
-nous ne sommes pas venus ici pour réformer l’Église d’Orient. Voici la
-ville de Plojeski, avec ses sources de pétrole qui, si l’on sait en
-tirer parti, remplaceront bientôt la houille anglaise pour l’éclairage
-au gaz, et le bois pour le chauffage des machines. Non loin de là, nous
-remarquons un joli petit camp de cavalerie, avec les tentes dressées en
-bon ordre, les chevaux au piquet, les hommes en liberté, et l’éternel
-féminin rôdant à l’entour. A partir de Campina, nous sommes en pleine
-montagne; la voie longe un torrent endigué tant bien que mal par des
-enrochements énormes que l’eau ne respecte pas toujours. Le lit est
-presque à sec en ce moment; on y voit circuler des charrettes à bœufs et
-des paysans qui ramassent la pierre calcaire arrondie en galets, pour
-alimenter de petits fours à chaux épars sur les deux rives. La montagne
-est pittoresque à sa façon, autrement que les Alpes qui sont
-granitiques, ou les Pyrénées qui sont calcaires. Elle ressemblerait
-plutôt à l’Apennin mais à un Apennin plus neuf, moins usé, aux arêtes un
-peu plus vives, avec une végétation plus puissante et plus grandiose.
-Nous marchons de surprises en étonnements et de ravins en précipices,
-jusqu’au village paradoxal de Sinaïa; je dis paradoxal parce que c’est
-un village sans paysans et beaucoup plus mondain en apparence et en
-réalité que Bougival ou même Trouville. Ce ne sont que chalets, que
-villas et châteaux, le tout fort élégant, très riche et d’un goût
-parisien qui se retrouve jusque dans l’arrangement des jardins et des
-squares. Nous arrivons à la station, et le premier objet qui y frappe ma
-vue est la bonne et loyale figure du vieux démocrate Rosetti qui restera
-toute sa vie le disciple enflammé et aimé de Michelet et de Quinet,
-l’ancien apôtre du quartier Latin, l’indomptable champion de la liberté
-dans sa patrie et dans la nôtre. Partout où la fortune l’a conduit, il a
-joué les premiers rôles; il est arrivé malgré lui aux dignités et aux
-honneurs, ou plutôt les honneurs ont fini par s’imposer à lui.
-Républicain convaincu et déclaré, il est le président de la Chambre
-roumaine, et le roi Charles professe une haute estime pour lui. On
-m’assure d’ailleurs que le fait n’a rien d’anormal dans ce pays de
-liberté et de sincérité excessive, que le roi compte un certain nombre
-de républicains dans sa maison civile et militaire, et qu’il n’en est
-pas moins fidèlement servi.
-
-L’illustre président avait eu la bonté de venir au-devant de moi pour me
-conduire au château royal et me faire asseoir, quoique indigne, au
-banquet de gala. Mais un gala royal, même dans la montagne, commande une
-tenue que je n’avais point apportée dans ma valise; je me confondis donc
-en excuses et en remerciements et je gagnai avec mes compagnons de
-voyage l’hôtel de Sinaïa où il est permis de déjeuner. C’est qu’il y a
-deux hôtels dans la petite ville, un où l’on déjeune et un autre où l’on
-dîne. L’un des deux, paraît-il, le premier en date, appartient à un
-ancien serviteur de la maison royale. Lorsque son concurrent demanda la
-permission d’élever hôtel contre hôtel, l’autorité réserva les droits du
-premier occupant et l’on fit cette cote mal taillée qui nous paraîtrait
-singulière dans un pays moins neuf. C’est véritablement un monde à part
-que cette Roumanie. Les Turcs, qui ne l’ont jamais conquise, en tiraient
-un tribut modeste et un bakchisch exorbitant. Les gouverneurs ou
-hospodars chrétiens, choisis presque toujours parmi les Grecs du Phanar,
-achetaient jusqu’à six millions le droit d’exploiter le pays, et je vous
-laisse à penser si, une fois nommés, ils travaillent à se refaire. Le
-Divan révoquait souvent le titulaire au profit d’un plus riche ou plus
-généreux enchérisseur. La confiance des Turcs était si grande dans ces
-représentants de l’autorité, qu’ils obligeaient chaque hospodar à
-laisser son fils ou son frère en otage à Constantinople. Ce qui
-n’empêcha pas Michel Soutzo de lever, comme on dit, l’étendard de la
-révolte: il eut soin seulement de prévenir son frère qui était otage au
-Phanar et qui s’enfuit à la faveur d’une fête homérique, tandis que les
-ministres et la police soupaient chez lui. Oui, c’est un monde à part,
-même aujourd’hui que le moindre bourgeois de Bucarest parle français
-comme vous et moi et que l’enseignement est gratuit à tous les degrés
-dans les écoles du royaume. Ni la civilisation la plus raffinée ni
-l’instruction la plus philosophique n’ont encore eu raison du préjugé
-antisémitique, et ces fins Parisiens des bords du Danube s’imaginent
-encore que tout est permis contre les juifs. Leur Parlement n’a-t-il pas
-fait remise à tous les fonctionnaires et pensionnaires de l’État des
-dettes qu’ils avaient contractées en engageant leur revenu, sous
-prétexte que les prêts ne pouvaient qu’être usuraires, étant consentis
-par les juifs?
-
-Notre déjeuner en plein air, sous la véranda de l’hôtel, est égayé par
-un orchestre de Tziganes dont le chef, un petit bonhomme nerveux, aux
-yeux d’escarboucle, marie sa voix légèrement voilée et d’autant plus
-pénétrante au son des instruments. Nous recevons des offres de services
-d’un marchand de tapis indigènes, assez hauts en couleurs, mais moins
-beaux et deux fois plus cher que les tapis de Caramanie. Deux ou trois
-paysannes viennent aussi nous présenter quelques étoffes et quelques
-broderies de leur façon. J’y constate avec effroi de mauvais tons rouges
-et des violets criards. Malheur à l’Orient, si ce grand coloriste laisse
-entrer chez lui l’aniline et la fuchsine! On me dit, pour me consoler,
-que plusieurs dames de Bucarest ont eu la généreuse idée de fournir des
-modèles aux brodeuses de la campagne et de s’employer au placement de
-leurs ouvrages. Hélas! puis-je oublier que les plus beaux châles de
-cachemire sont des chefs-d’œuvre de grands artistes qui ne savaient ni
-_a_ ni _b_? Depuis que les marchands de nouveautés les font dessiner à
-Paris par des élèves de Cabanel, les poissardes elles-mêmes n’en veulent
-plus.
-
-Comme nous prenions le café, un officier du palais est venu nous avertir
-que le roi et la reine voulaient nous voir et, qu’en dépit de
-l’étiquette, nous étions attendus là-haut dans nos costumes de voyage.
-Au même instant, la pluie, qui nous avait légèrement taquinés pendant
-deux heures, se met à tomber assez dru. Pas un fiacre à notre
-disposition dans ce lieu de plaisance. Il s’agit donc de faire une
-demi-lieue à pied, dans des sentiers de montagne, sous une nappe d’eau
-qui s’épaissit de minute en minute. Il est clair que nous arriverons
-tout mouillés, malgré nos parapluies, et quelque peu éclaboussés; mais
-tant pis! nous partons gaiement à la queue leu-leu par la route des
-chèvres. En un quart d’heure, nous atteignons le monastère de Sinaï où
-le roi s’était fait une installation provisoire pour diriger la
-construction de son château. Cinq minutes après, nous découvrons
-au-dessus de nos têtes la silhouette élégante et bizarre d’un bâtiment
-comme nous n’en avons jamais vu que dans nos rêves ou dans les contes de
-fées illustrés. C’est un palais-chalet où l’archéologie la plus savante
-et la fantaisie la plus moderne semblent avoir jonglé avec le bois, le
-marbre, le verre et les métaux. Entre les tours et les tourelles qui
-poignardent la nue, on voit briller des uniformes sur les balcons
-couverts de vérandas. Chaque bouffée de vent nous apporte quelques
-lambeaux d’une musique militaire, et au milieu d’une future pelouse,
-dont le premier gazon verdira l’an prochain, un jet d’eau assez fort
-pour faire tourner un moulin s’élance à des hauteurs vertigineuses. Nous
-ne jouissons pas beaucoup du paysage, quoiqu’il soit merveilleux; c’est
-bien assez d’éviter des accidents ridicules sur un terrain détrempé où
-le pied manque à chaque pas. On dit que le terrain des cours est
-glissant: je ne l’ai jamais si bien vu. Enfin nous arrivons, et un bel
-officier (je n’en ai vu que de beaux en Roumanie) nous introduit tels
-que nous sommes, qui en veston, qui en redingote, les uns avec leur
-chapeau rond, les autres avec leur chapeau mou, M. de Blowitz en bandit
-calabrais. En déposant nos paletots et nos parapluies sous un vestibule
-splendide, nous aurions payé cher le coup de brosse d’un décrotteur;
-mais à la guerre comme à la guerre. Personne ne parut s’apercevoir que
-nous étions crottés comme des barbets. Nous fûmes introduits en pompe
-dans un salon éblouissant où tous les dignitaires du royaume, tous les
-hauts fonctionnaires, tous les ministres, sauf le président du conseil,
-M. Bratiano, absent pour cause de diplomatie, étalaient leurs plaques et
-leurs cordons. Un maître des cérémonies nous fit former le cercle et
-l’on nous présenta l’un après l’autre aux châtelains couronnés.
-
-Le roi Charles est un homme de stature moyenne, de tempérament sec et
-nerveux, de tournure franchement militaire. Il a quarante-cinq ans, mais
-il ne porte pas son âge. Il parle le français sans accent; on assure
-qu’il possède à fond et qu’il écrit élégamment la langue roumaine. On
-dit aussi que ce prince de la maison des Hohenzollern s’est attaché de
-cœur à son pays d’adoption, et qu’il est aussi bon patriote en Roumanie
-que Bernadotte le fut en Suède. Ce que nous avons pu juger par
-nous-mêmes, c’est qu’il exerce avec un vrai talent, dans les réceptions
-officielles, le difficile métier de roi, trouvant un mot aimable pour
-chacun et s’efforçant de mettre ses interlocuteurs à l’aise. Le grand
-_interwiewer_, M. de Blowitz, prétend qu’il a été _interwiewé_ par le
-roi et que Charles Ier lui a extrait son opinion sur la politique de
-l’Autriche.
-
-Je ne dirai pas que la reine nous a plu, ce serait peu: elle nous a
-charmés tous tant que nous étions, Français, Belges et étrangers. C’est
-une grande et belle personne, au profil grec, aux yeux superbes, aux
-dents éblouissantes, à la physionomie noble et gracieuse. On sait
-qu’elle est artiste et lettrée et qu’elle a publié en français un livre
-dont Louis Ulbach a revu les épreuves. Elle paraît avoir gardé un goût
-très vif pour notre nation, quoique M. Camille Barrère, à la conférence
-de Londres, ait tout fait pour nous aliéner le peuple et le gouvernement
-de Roumanie. La reine et ses dames d’honneur, avec qui j’ai eu la bonne
-fortune de m’entretenir un instant, portaient le costume national. Il
-est, à mon avis, plutôt grec que romain, mais il est à coup sûr antique,
-car il se compose essentiellement de la tunique, du peplum et du voile.
-Le fond est toujours blanc, rehaussé par des broderies dont la couleur
-et le dessin varient à l’infini, mais sans que la décoration la plus
-riche dénature la simplicité grandiose du motif.
-
-Les compliments échangés, le roi nous invita à parcourir les
-appartements de ce palais probablement unique au monde non seulement par
-la situation et par le style, mais parce qu’il est l’œuvre d’un
-architecte couronné. L’intérieur et l’ameublement sont d’un goût plus
-original que classique, mais généralement heureux. On a fait une
-véritable débauche de boiseries; quelques salles, et non pas des plus
-petites, sont ouvragées du haut en bas comme un bahut de la Renaissance.
-Il paraît que le roi a mis la main sur un de ces artistes modestes et
-désintéressés qui s’enferment dans leur travail comme le moine dans son
-cloître. Je n’en connais plus guère; et vous?
-
-Une autre particularité de la construction, c’est le soin qu’on a pris
-d’ouvrir les principales baies sur les points de vue les plus beaux; et
-il y en a d’admirables. Les torrents, les rochers, les grands arbres
-deux ou trois fois centenaires, les vallons où l’eau des sources claires
-entretient une fraîcheur perpétuelle, forment un panorama varié que nous
-voyons maintenant tout à l’aise, car chaque fenêtre est le cadre d’un
-tableau.
-
-Nous pensions qu’il ne nous restait plus qu’à prendre congé de nos très
-gracieux hôtes, lorsqu’on nous fit entrer dans un salon presque aussi
-grand et aussi haut qu’une église, et l’on nous invita à nous asseoir
-dans des stalles de bois sculpté, comme des chanoines au chœur. Nous
-étions dans la salle de musique. Une jeune Roumaine de bonne famille qui
-a brillamment débuté à l’Opéra de Madrid et qui, m’assure-t-on, est
-engagée à Nice, chantait au piano et la reine l’accompagnait. O
-vénérable baronne de Pluskow, grande-maîtresse du palais d’Athènes sous
-le règne du pauvre Othon, que dirait votre ombre pointue si elle voyait
-traiter si familièrement la sacro-sainte étiquette des cours? Vous
-relèveriez votre noble vertugadin pour voiler votre visage solennel si
-vous entendiez cette foule d’intrus malotrus applaudir sans façon, comme
-dans un salon vulgaire, le chant qui est très beau et l’accompagnement
-qui est parfait. Mais ce sera bien pis dans un instant: la reine n’est
-plus au piano; elle a cédé la place à une demoiselle d’honneur et,
-assise dans un grand fauteuil, elle écoute. Tout à coup elle s’aperçoit
-qu’il y a une page à tourner: Sa Majesté se lève et va, de ses augustes
-mains, tourner la page. Pauvre étiquette! On me raconte qu’elle a reçu
-des atteintes plus rudes encore pendant la guerre des Balkans, lorsque
-la reine était aux ambulances et qu’elle pansait jour et nuit de
-malheureux soldats blessés qui n’avaient pas même été présentés à la
-cour.
-
-Le petit concert achevé, on nous invite à prendre le thé dans une salle
-à manger monumentale où l’on vient d’allumer pour la première fois les
-bougies. Le problème de l’éclairage dans un bâtiment aussi vaste est
-assez sérieux; je ne crois pas qu’il soit encore définitivement résolu:
-mais j’incline à penser que la lumière électrique aura le dernier mot
-ici, et peut-être dans toute la Roumanie. La reine nous fait voir un
-procès-verbal de la fête écrit et illustré par elle-même sur une grande
-feuille de vélin, dans la forme et dans le goût des manuscrits du moyen
-âge. La principale façade du château y est vivement esquissée en camaïeu
-entre deux quatrains commémoratifs dont l’un est de M. Alexandri, le
-grand poète de la Roumanie, l’autre de la reine elle-même, qui a daigné
-nous les traduire tous les deux. Il commençait à se faire tard lorsque
-le roi et la reine, après un dernier cercle, nous permirent de prendre
-congé. Toute la bande se précipita en masse vers l’escalier d’honneur,
-où un bon domestique, qui nous prenait sans doute pour des ouvriers du
-château, nous arrêta poliment. Il nous mena lui-même par de jolis petits
-couloirs jusqu’à un escalier de service qui nous mit dans la cour, juste
-sous une gouttière. Or il pleuvait comme en Bretagne et nous avions
-laissé nos paletots et nos parapluies au bas du grand escalier. Il
-fallut donc retourner sur nos pas, puis retrousser nos pantalons, puis
-revenir sous les ondées, de flaque en flaque, à la gare où notre train
-nous attendait. Chemin faisant, la nature nous offrit, elle aussi, un
-curieux spectacle: le rideau de montagnes qui fermait l’horizon derrière
-nous changea subitement de couleur: il était noir, il devint blanc dans
-l’espace de quelques minutes; c’était la première neige de la saison.
-
-Nous ne rentrons pas seuls à Bucarest; outre mon jeune confrère Frédéric
-Damé, le général Falcoïano, directeur général des chemins de fer, et le
-colonel Candiano Popesco, aide de camp du roi, s’en viennent dîner avec
-nous. Le colonel, dont la physionomie martiale et l’esprit pétillant me
-rappellent un peu le général Lambert, s’est couvert de gloire à Plewna.
-C’est un chaud patriote, un libéral fougueux et un poète de talent,
-m’a-t-on dit. De quoi parlerait-on avec deux militaires distingués,
-sinon de la guerre? De la guerre d’hier et de celle qui peut-être
-s’allumera demain. Ces messieurs nous parlent des Turcs, leurs anciens
-ennemis, avec une profonde estime. Ils admirent de bonne foi ce pauvre
-soldat musulman qui a tant de courage et si peu de besoins. Ils parlent
-très modestement d’eux-mêmes, mais ils ont une légitime confiance dans
-la valeur physique et morale de leurs hommes, et ils envisagent
-stoïquement l’avenir qui n’est pas rose, vu d’ici. La diplomatie a
-beaucoup créé dans ces derniers temps, mais elle n’a rien organisé. Elle
-a constitué deux royaumes indépendants qui dépendent l’un et l’autre de
-leur puissant voisin, l’empire austro-hongrois; nous voyons en revanche
-deux principautés vassales de la Porte se livrer plus ou moins
-spontanément à la Russie. On a cédé beaucoup à la Grèce, mais on ne l’a
-ni contentée ni désarmée; on a donné aux Roumains la Dobrudja, mais on
-leur a pris la Bessarabie; la Dobrudja vaut la Bessarabie; peut-être
-même se vendrait-elle plus cher dans une étude de notaire, mais le
-patriotisme calcule-t-il ainsi? Quand le traité de Francfort nous a
-violemment arraché l’Alsace et la Lorraine, nous eût-on consolés en nous
-octroyant la Belgique? Aux yeux de l’optimisme le plus résolu, tous les
-pays détachés de la Turquie sont un terrain d’intrigue qui peut
-redevenir en peu de jours un champ de bataille; la Russie et l’Autriche
-s’y disputent la prépondérance, y sèment l’or à pleines mains, y font
-travailler l’opinion par leurs agents les plus habiles. Dirons-nous
-qu’elles y préparent la lutte ouverte à bref délai? Ce serait peut-être
-beaucoup, mais les peuples pas plus que les hommes n’échappent à leurs
-destinées et les deux grandes puissances orientales de l’Europe doivent
-se heurter tôt ou tard dans les plaines que nous parcourons si gaiement.
-Des flots de sang rougiront encore ce vieux Danube limoneux; la lutte
-qu’on ne saurait éviter sera d’autant plus formidable que l’Allemagne a
-promis son concours à l’Autriche et que la Turquie n’est ni morte ni
-résignée à se laisser mourir. Que deviendront, au jour de la tempête,
-les petits États mis au monde par le traité de Berlin? La Roumanie est
-décidée à vivre; elle ne fera pas bon marché de son autonomie. Mais elle
-a des revenus terriblement limités; son budget de cent vingt millions
-suffirait à peine à l’entretien de l’armée. Il faut pourtant alimenter
-tant bien que mal les autres services publics; les ministres se
-contentent de douze cents francs par mois; le préfet de police de
-Bucarest en a sept cents, tout juste assez pour payer la location d’une
-voiture; les sous-préfets, deux cent cinquante, chiffre peu rassurant au
-point de vue de la moralité administrative. Le roi m’a conté tout à
-l’heure qu’il avait fait venir de France en consultation un forestier
-consommé et qu’il n’épargnerait aucun effort pour reboiser le pays.
-Mais, avant de planter un seul arbre, il faudrait protéger contre la
-main des hommes et la dent des troupeaux les arbres tout venus qui ne
-demandent qu’à vivre; et malheureusement le garde forestier et le garde
-champêtre manquent partout.
-
-Bah! qui vivra verra! Nous approchons de Bucarest, nous faisons un bout
-de toilette, et, vers dix heures du soir, quelques bons fiacres
-découverts attelés de chevaux endiablés nous emportent le long d’une rue
-interminable, bordée de maisons assez basses, très propres et
-généralement neuves, jusqu’au restaurant à la mode. On nous y sert un
-excellent souper où l’esturgeon remplit avec succès le rôle principal.
-Je croyais aimer le caviar frais, mais je ne le connaissais que de
-réputation. Quant au sterlet, qui n’est autre chose que l’esturgeon dans
-l’âge tendre, je vous souhaite, ami lecteur, de le goûter une fois au
-naturel comme on nous l’a servi, sans ail, sans paprika, sans aucun de
-ces condiments féroces dont la cuisine hongroise a coutume de
-l’empoisonner sous prétexte de le rendre meilleur. M. Campineano,
-ministre de l’agriculture, et l’un des hommes les plus distingués du
-royaume, présidait le repas, qui fut très gai, arrosé de vins excellents
-et couronné d’une demi-douzaine de toasts que je me ferais un plaisir de
-citer si nous avions eu derrière nous un sténographe. Le bon Damé me
-reconduisit à la gare après minuit; je m’endormis avec délices; je
-rêvais que le train, parti de Paris vingt-quatre heures après nous, se
-faisait attacher au nôtre, qu’on donnait le signal du départ et qu’en
-une heure et quelques minutes nous arrivions à la frontière de Roumanie.
-Et comme le songe et la réalité ne faisaient qu’un dans ce miraculeux
-voyage, il se trouvait que j’avais rêvé juste, car à six heures trois
-quarts nous mettions pied à terre à Giurgewo, et nous n’avions que le
-Danube à traverser pour entrer dans la Bulgarie par Roustschouk.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Un savant ingénieur de la Compagnie du Nord, M. David Banderali, qui est
-par surcroît un artiste et un écrivain distingué, a publié le 18 mars de
-cette année, sous prétexte de conférence, une étude vraiment originale,
-intitulée les _Trains express en 1883_. Parmi les idées neuves qui
-abondent dans son beau travail, il en est une qui m’a surtout frappé par
-le sérieux du fond et le pittoresque de la forme. La voici: «Le point de
-départ de l’établissement du matériel à voyageurs a été différent en
-Amérique et en Europe. En Europe, nous sommes partis de la simple chaise
-à porteurs que nous avons placée sur des roues, et dont nous avons fait
-peu à peu la diligence et la voiture de chemin de fer. En Amérique, le
-point de départ est tout opposé. L’Américain a pris sa maison, l’a
-réduite aux proportions strictement nécessaires pour la faire circuler
-sur les voies ferrées, et l’a mise sur des roues.»
-
-Je n’ai jamais si bien senti la justesse de cette observation qu’à
-Giurgewo, en quittant notre hôtellerie mobile et les serviteurs bien
-stylés qui nous avaient suivis jusque-là. L’homme est un animal
-casanier; il veut être chez lui, même en voyage. Il y a quinze ans, les
-matelas de coton bien tassé sur lesquels on repose dans les hôtels du
-Caire m’avaient paru bien durs au premier choc; je les trouvai délicieux
-après un mois de navigation dans la Haute-Égypte, et mes compagnons de
-voyage s’écrièrent aussi en apercevant notre auberge sous les grands
-mimosas de l’Esbekieh: «Nous voilà donc chez nous!» Eh bien! je n’étais
-plus chez moi, mais plus du tout, lorsque je mis pied à terre en plein
-champ devant la berge fangeuse et délabrée du Danube; et au moment où
-vingt portefaix s’emparèrent de notre bagage, pour le transporter au
-bateau, je sentis vaguement la terre manquer sous mes pas.
-
-Au demeurant, si l’embarcadère de vieux bois mal équarri et fort usé
-n’était pas des plus confortables, le petit vapeur matinal qui nous
-conduisit à Roustschouk en moins d’une demi-heure était assez
-hospitalier; le capitaine avait une bonne grosse figure; le sommelier du
-bord servait infatigablement ses petites tasses d’excellent café à la
-turque, et le valet de chambre de M. Nagelmackers débouchait une
-vingtaine de bouteilles empruntées pour la circonstance à la cave des
-wagons-lits. Nous avions fait, d’ailleurs, sur la chaussée de terre qui
-deviendra plus tard un quai, une ample provision des bons raisins de
-Roumanie.
-
-Notre débarquement fut un peu retardé par l’escale d’un de ces grands
-bateaux autrichiens qui ressemblent à des arches de Noé, et qui feront
-encore assez longtemps concurrence aux chemins de fer entre la basse
-Hongrie et les bouches du Danube. Le fleuve qu’on a mis en valse était
-très plein, assez rapide et fauve comme le Nil à Boulaq dans la saison
-des hautes eaux.
-
-Je ne dirai rien de la gare de Roustschouk, sinon que cette tête de
-ligne ferait médiocre figure dans un village des Landes. Arrivés à huit
-heures, nous devions monter en wagon à neuf heures et demie; je pus donc
-prendre avec deux ou trois compagnons un des grands fiacres découverts
-et disloqués dont les cochers, vêtus comme les compagnons du _Roi des
-montagnes_, et les chevaux échevelés comme des coursiers de ballade,
-nous offraient leur service en criant ou hennissant des mots inconnus.
-J’ai donc vu Roustschouk, c’est-à-dire une agglomération de plâtras
-alignés tant bien que mal le long de rues invraisemblables, où la pelle
-et le balai feront sensation s’ils ont jamais la fantaisie de venir s’y
-promener comme nous. L’affreux Pirée, tel qu’il m’est apparu en février
-1852, est un Versailles en comparaison de Roustschouk. Pauvres Bulgares!
-Vous souvient-il du temps où l’Europe s’intéressait si chaudement à leur
-sort? Je vois encore MM. Jankolof et Geschof, les jeunes et intelligents
-délégués qui vinrent à Paris solliciter l’appui moral de Gambetta. Ils
-me firent l’honneur de s’adresser à moi pour obtenir une entrevue avec
-l’illustre patriote, et ils le rencontrèrent à ma table, sous les
-ombrages de Malabri. Gambetta n’avait pas d’armée à leur offrir et il
-craignait de les voir s’engager dans une aventure.
-
-«Quel est exactement, leur disait-il, l’état de vos forces?»
-
-Ils répondaient:
-
-«Nous n’en avons point.
-
---Pas même une garde nationale?
-
---Pas même. Nous n’avons que les sociétés de gymnastique.
-
---Armées?
-
---A peine.
-
---Exercées?
-
---Un peu.
-
---Mais, mes pauvres enfants, vous serez écrasés!
-
---Sans nul doute; et pourtant nous nous soulèverons.
-
---Pourquoi donc?
-
---Il le faut.»
-
-Nous n’en pûmes tirer d’autres réponses; on eût dit que la contagion du
-fatalisme musulman les avait gagnés.
-
-Ils s’insurgèrent, comme ils nous l’avaient dit, et furent écrasés,
-comme Gambetta le leur avait prédit. Leur sang coula à flots jusqu’au
-jour où la Russie sentit qu’elle devait les secourir comme Slaves et
-comme orthodoxes. Elle fit la guerre pour eux, une guerre sentimentale
-et politique à la fois qui l’avança d’une grande étape dans sa marche
-sur Constantinople.
-
-Cette histoire, qui date d’hier, me revient en esprit quand mon fiacre
-débouche sur une place beaucoup plus pittoresque que pavée, où quelques
-centaines de Bulgares font l’exercice sous le commandement d’officiers
-russes. Tout juste devant nous, au milieu des masures, s’élèvent les
-constructions d’un palais inachevé. C’est une des futures résidences du
-prince régnant, Alexandre de Battenberg. On dit que ce jeune homme de
-noble sang faisait assez activement la fête, lorsque son grand patron et
-son parent, l’empereur de Russie, le plaça sur un trône pour l’empêcher
-de courir. On dit aussi que le sentiment du devoir professionnel,
-concurremment avec l’instinct de conservation personnelle, l’a rendu
-presque aussi bon Bulgare que le roi Charles de Hohenzollern Sigmaringen
-est devenu bon Roumain. Il s’émanciperait volontiers des tuteurs à la
-main pesante que la Russie lui a imposés et que son peuple supporte
-impatiemment comme lui; peut-être même irait-il jusqu’à secouer le
-protectorat de la Russie, mais ses sujets ne le suivraient sans doute
-pas aussi loin, car les Bulgares sont accoutumés à voir dans l’empereur
-de Russie un libérateur, un pape et un père.
-
-Il y a très probablement dans ce pays des villes autrement bâties et
-autrement peuplées que Roustschouk, mais je n’en parlerai pas _de visu_,
-car le grand financier qui a construit le chemin de Roustschouk à Varna
-les a soigneusement évitées. Lorsque le pauvre Abd-ul-Azis commanda le
-réseau des chemins turcs, au prix de deux cent cinquante mille francs le
-kilomètre, il oublia entre autres choses de dire dans le cahier des
-charges que ces chemins desserviraient les villes du pays, et le
-concessionnaire, exclusivement appliqué à faire du kilomètre, comme
-certains clercs d’avoués font du rôle, suit respectueusement les profils
-du terrain, évite les travaux d’art et passe à vingt-cinq kilomètres de
-Schoumla sans retourner la tête. Les Bulgares ont hérité de ce chemin
-tel quel, et je doute qu’ils songent à l’améliorer de sitôt. Ce pauvre
-peuple n’a d’argent pour rien, pas même pour niveler autour de
-Roustschouk les retranchements qu’on y avait improvisés pour la guerre,
-pas même pour améliorer le port de Varna, qui est le plus inhospitalier
-de l’Europe. La route que nous parcourons en sept heures de train
-express ne longe que des forêts dévastées, réduites à l’état de maigre
-taillis, et des steppes où la culture apparaît de distance en distance
-comme un accident heureux. De loin en loin, quelques masures,
-construites en pisé et couvertes en chaume, nous montrent un simulacre
-de village. Quelques rares troupeaux de buffles et de bœufs vaguent,
-sans gardien, à travers le bois ou la plaine, et viennent camper sur la
-voie que nulle barrière ne défend. Notre machine les éveille à coups de
-sifflet; elle est d’ailleurs munie à leur intention d’un large
-chasse-pierre à claire-voie construit en barres de fer assez solides et
-assez fortement liées entre elles pour balayer un bœuf.
-
-Le malheur de la Bulgarie et de bien d’autres pays en Orient c’est que,
-durant une longue suite de siècles, tous les fruits du labeur humain en
-ont été emportés au fur et à mesure de la production et consommés à
-l’étranger. Rappelez-vous la doléance de ce paysan du Danube qui vint à
-Rome sous Marc-Aurèle protester devant le Sénat:
-
- Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome;
- La terre et le travail de l’homme
- Font pour les assouvir des efforts superflus.
- Retirez-les: on ne veut plus
- Cultiver pour eux les campagnes.
-
-On ne le voulait plus et l’on avait raison, mais on a continué à
-travailler pour les Romains, puis pour les Grecs, puis pour les Turcs.
-
-C’est l’histoire toujours vieille et toujours nouvelle.
-
-Nous voyons à chaque station des quantités de blé que les indigènes
-vannent, criblent et amoncellent en larges tas. Où ira-t-il, ce blé, et
-surtout qu’est-ce que les producteurs recevront en échange? En
-restera-t-il quelque chose dans le pays, maintenant que la Bulgarie est
-une principauté indépendante ou peu s’en faut? Le régime de la propriété
-est encore très primitif: sauf quelques rares exceptions, la terre
-appartient à l’État ou aux communes, qui prêtent au paysan ce qu’il veut
-et peut cultiver. Le Bulgare laboure, sème, moissonne et paye la dîme
-pour solde de tout compte. Dans ces conditions, il me semble qu’on
-pourrait vivre et même avec le temps amasser quelque chose; mais le
-capital fait défaut. Il faudrait que des colons étrangers vinssent
-apporter leur argent, leurs instruments de travail, leurs procédés de
-culture. Reste à savoir s’ils seraient bien accueillis, et l’on m’assure
-que non. D’ailleurs la sécurité des campagnes est presque nulle. Deux
-stations ont été pillées depuis une quinzaine, un chef de gare blessé
-grièvement à la tête et au bras, la recette enlevée, les dépôts de
-marchandises, établis par quelques particuliers sur la voie, dévalisés.
-On nous dit que la saison du brigandage tire à sa fin, car, après la
-chute des feuilles, les taillis dépouillés n’offriront plus que des
-refuges percés à jour. La tactique des malfaiteurs consiste à envahir
-les gares après le passage du dernier train, et il en passe deux en
-vingt-quatre heures. Ils prennent d’abord ce qu’ils trouvent, ensuite
-ils mettent les employés à la torture pour se faire donner l’argent
-caché. Ceux qui ont fait le dernier coup, à Vetova, étaient vêtus en
-Turcs, ce qui ne prouve pas grand’chose; les écumeurs de la frontière
-grecque ont de tout temps emprunté le même déguisement. Je demande à M.
-Wiener, qui est chez lui sur cette ligne, comme secrétaire général de la
-Société d’exploitation, si les blessés et les volés ont quelques chances
-d’obtenir justice; il n’ose pas répondre affirmativement. Tout récemment
-encore, on a volé quinze rails sur la voie; on les a fait entrer dans la
-construction d’une maison de Varna; les voleurs ou tout au moins les
-receleurs ont été pris la main dans le sac; mais la justice du pays les
-a laissés tranquilles. Question de patriotisme. Les Bulgares ne se
-condamnent pas entre eux. Ils devraient cependant quelques égards à une
-Compagnie dont le personnel cosmopolite leur a fourni un ministre, un
-président de cour et un juge, ancien bourrelier des chemins de fer
-orientaux. L’inspecteur général, qui nous fait compagnie depuis
-Roustschouk jusqu’à Varna, est un Français du meilleur monde, jeté dans
-ces pays perdus par je ne sais quel caprice du sort. M. de Gisors, c’est
-son nom, ferait assurément bonne figure dans le conseil du prince
-Alexandre; mais peut-être aimerait-il mieux sa mie au gué! Les ministres
-de Bulgarie sont payés quinze mille francs par an.
-
-Nous déjeunons à la station de Scheytandjik (en turc: petit diable). On
-nous y sert des perdreaux que le grand diable lui-même ne saurait pas
-découper, arrosés d’un vin de pays qui ne vaut pas le diable. Mais comme
-il est une heure et quart et que nous mourons de faim, nous dévorons un
-simple rôti d’oie, de grosses pâtisseries à la turque et une compote de
-pêches piquées d’amandes et baignées dans un sirop qui sent la rose à
-plein nez. Voilà qui est mauvais! pensez-vous. Eh bien! non!
-
-La voie traverse sans façon deux ou trois cimetières turcs dont les
-stèles déjetées, frustes ou brisées, nous feraient croire à un abandon
-séculaire, d’autant plus qu’il n’y reste pas un cyprès, pas un seul de
-ces arbres dont les musulmans ont coutume d’ombrager le champ de leurs
-morts. Cette désolation funèbre me fait penser naturellement aux
-vivants. Que deviendront les Turcs en Bulgarie? Le culte, la loi, les
-mœurs, l’organisation de la famille, tout contribue à faire des
-musulmans un peuple à part qui ne peut guère vivre au milieu des
-chrétiens qu’à la condition d’y vivre en maître. L’histoire de l’Algérie
-française depuis cinquante-trois ans semble démentir cette thèse; mais,
-notre politique et notre tolérance y ont créé au profit des Arabes un
-_modus vivendi_ non seulement acceptable, mais honorable; sans quoi une
-population fière et vaillante et dix fois plus nombreuse que nous dans
-son propre pays se serait fait tuer jusqu’au dernier homme ou nous
-aurait exterminés. Il en va tout autrement dans les pays où les Turcs
-sont en minorité au milieu de raïas affranchis de la veille, animés de
-ressentiments séculaires, ignorants et fanatiques pour la plupart. Les
-sacrifices que l’empire ottoman s’est imposés coup sur coup ont laissé
-les Turcs de la Grèce, de la Serbie, de la Roumanie et de la Bulgarie
-dans une situation intolérable, qui les contraindra tous à s’expatrier
-tôt ou tard. Des malheureux, des innocents expient ainsi douloureusement
-les violences de leurs ancêtres. Et nous, Français des provinces de
-l’Est, nous dont le cœur saigne encore des abominations de la conquête,
-comment resterions-nous insensibles à leurs malheurs? Notre justice et
-notre humanité sont mises tous les jours à d’étranges épreuves par cette
-liquidation européenne qui vient de commencer sous nos yeux: d’un côté,
-la ruine et la désolation des anciennes provinces turques nous portent à
-maudire un régime qui dévastait et stérilisait tout; de l’autre, il est
-bien malaisé d’applaudir la réparation de l’injustice par l’injustice et
-l’expulsion d’une barbarie par une autre.
-
-Après la station de Schoumla, qui est à cinq ou six lieues de Schoumla,
-et que les constructeurs de la voie ont baptisée du nom de
-Schoumla-Road, une petite oasis de choux verts, grande comme un jardin
-de curé, nous révèle une heureuse modification dans le sol et dans la
-culture. Cela ne nous mènera pas loin, nous verrons encore longtemps des
-plaines en friche et des collines effrayantes de calvitie; mais, après
-tout ce que nous avons vu dans la journée, c’est une joie que de
-découvrir un filet d’eau sale qui serpente languissamment dans un ravin.
-L’eau ne tardera pas à se montrer en abondance; nous allons traverser de
-vastes étendues de roseaux, longer des étangs fabuleux dont un seul, à
-droite du train, a dix-sept kilomètres de long, et c’est ainsi que nous
-arriverons à la triste bicoque de Varna. Nous en avons aperçu juste
-assez pour n’être pas tentés d’en admirer davantage. L’essentiel, pour
-nous, c’est d’apprendre qu’on peut s’embarquer, ce qui n’arrive pas tous
-les jours. M. de Gisors nous avait annoncé à mi-chemin que la mer Noire
-serait mauvaise; aux dernières nouvelles, elle est passable, et
-l’accueil qu’elle nous fait pourrait être plus rébarbatif.
-
-Il suffirait de quelques millions pour transformer la méchante rade de
-Varna en un port vraiment confortable; mais ces millions, la pauvre
-Bulgarie ne les a pas, et qui peut dire si elle les aura jamais? Tout
-l’effort du gouvernement s’est réduit à construire un mauvais
-embarcadère pour les canots sur un récif incessamment battu par la
-vague; et, pour s’indemniser de ce grand sacrifice, il a frappé d’un
-droit de demi pour cent _ad valorem_ tous les colis qui débarquent ici.
-C’est pourquoi les bateaux marchands, quand la chose leur est possible,
-ne manquent pas d’aller chercher un port en Roumanie, soit Kustendjé,
-soit Galatz, soit Braïla. Quant à nous, grâce au talisman que M.
-Nagelmackers tient en poche, nous n’avons eu affaire à la douane qu’une
-fois dans la gare française d’Avricourt, où un employé supérieur,
-charmant homme, voulut absolument se faire présenter à nous. J’ai abusé
-de cette immunité pour introduire en fraude vingt cigarettes de tabac
-turc.
-
-Cinq ou six grosses barques, manœuvrées vigoureusement par des Grecs,
-nous chargent avec nos bagages et nous voiturent sur la mer houleuse,
-jusqu’au bateau du Lloyd, l’_Espero_, où l’on a retenu les meilleures
-chambres pour nous. J’aurai le plaisir de coucher sur la tête de M.
-Regray, ingénieur en chef au chemin de fer de l’Est. Tout va bien: il
-est bon compagnon et à l’épreuve du mal de mer. Un homme heureux dans ce
-quart d’heure solennel de l’embarquement sur la mer Noire, c’est le
-docteur Harzé, de Liège, médecin de la Compagnie des wagons-lits et de
-la légation belge à Paris, voyageur acharné, qui va souvent à Rome
-fraterniser avec les jeunes artistes de notre Académie et qui, dans sa
-fureur de déplacements et villégiatures, est venu jusqu’à Metz en 1870
-donner ses soins à nos blessés. Il s’était promis, en partant, de nous
-guérir tous à la file, et il en était, ma foi, bien capable, car il a
-autant de savoir que d’entrain. Nous avons voyagé si vite et nous nous
-sommes tellement amusés, que nul de nous n’a trouvé le temps d’être
-malade. Tout cela va changer, Dieu merci! Mais, hélas! cher docteur, il
-n’y a point de félicité parfaite en ce bas monde! Le mal qui nous menace
-est de ceux que la médecine fut toujours impuissante à guérir.
-
-Nous profitons des dernières lueurs du jour pour faire connaissance avec
-le paysage, qui n’est pas beau, et avec notre nouveau domicile. La côte
-paraît triste et nue et la végétation misérable. Deux forts perchés sur
-deux hautes collines protègent la rade et la ville. Nous n’avons vu d’un
-peu original en quittant la terre qu’un campement de bestiaux de toute
-sorte, bœufs, buffles, chevaux, porcs et brebis, couchés ou debout,
-pêle-mêle, au bord de la mer, dans un enclos pavé de boue qui doit être
-la salle d’attente des animaux. Notre navire est bondé de voyageurs, de
-pauvres gens surtout, de paysans turcs émigrés qui ont quitté la
-Bulgarie avec leurs femmes et leurs enfants. Depuis l’avant jusqu’à
-l’escalier du roufle, le pont est encombré de costumes très pittoresques
-dans leur délabrement, de physionomies fières et nobles dans leur
-tristesse résignée. J’assiste à la toilette de deux bébés que leur mère
-arrose d’eau pure, à pleine aiguière, avant de les étendre
-parallèlement, sous le ciel, entre deux couvertures piquées. A quelques
-pas plus loin, un murmure de voix sortant d’un large trou carré me fait
-découvrir dans l’entrepont toute une population de femmes et d’enfants
-accroupis et serrés les uns contre les autres. De cette lamentable
-agglomération s’élève une odeur fade d’air désoxygéné. Ces malheureuses
-et ces innocents vont passer quatorze heures dans ce trou, plus mal
-logés que le troupeau de moutons qui tient compagnie à nos colis dans la
-cale des marchandises. Et comment vivront-ils demain? Quel est le
-morceau de pain qui les attend dans la capitale des croyants? Voilà
-l’envers de l’émancipation des raïas, le contre-coup des grands
-événements qui ont affranchi les chrétiens dans la presqu’île des
-Balkans. Mais la cloche du bord annonce notre dîner, et nous courons
-nous entasser dans une salle à manger assez basse, comme de raison, et
-éclairée au pétrole. Dans ces conditions, la mer n’a pas besoin de
-s’agiter beaucoup pour mettre à mal les estomacs susceptibles: la
-chaleur et l’odeur suffisent grandement. Aussi voyons-nous en moins d’un
-quart d’heure nos rangs fort éclaircis et les assiettes délaissées dans
-les proportions d’une sur deux. Quelques-uns de nos compagnons se
-rétablissent au grand air sur le pont; beaucoup d’autres ont piqué une
-tête au fond de leur cabine et ne reparaîtront plus avant le jour.
-Pendant ce temps, le navire fait bonne route; ces bâtiments du Lloyd
-sont bien construits, sans excès d’élégance ni de confort, et commandés
-par les meilleurs marins des rives de l’Adriatique. J’ai pris le thé
-jusqu’à minuit, en fumant force cigarettes, avec M. Berthier, le plus
-joli causeur et le plus fin Parisien qui ait jamais présidé le tribunal
-de commerce, puis je me suis couché en enjambant M. Regray, et j’ai si
-bien dormi que mon camarade de chambre a dû me secouer en criant: «Mais
-levez-vous donc! Il fait jour, et nous sommes dans le Bosphore!»
-
-
-
-
-V
-
-
-En effet, nous étions à l’entrée du Bosphore. La prudence du
-gouvernement turc en interdit l’accès même aux bâtiments de commerce
-depuis le crépuscule jusqu’au lever du soleil. Mais le soleil s’était
-levé avant moi, les formalités de police et de santé étaient remplies;
-déjà notre aimable Missak-Effendi s’était fait débarquer sur la côte de
-Thrace, où sa famille l’attendait pour quatre jours après quatre ans
-d’absence. Déjà nous avions embarqué le drogman et un conseiller de la
-légation belge, ainsi que M. Weil, inspecteur général des agences de la
-Compagnie Nagelmackers. Ce jeune Français, décoré comme officier en
-1871, s’était chargé obligeamment de préparer notre séjour, d’organiser
-nos promenades, d’obtenir les firmans, de faire les logements à l’hôtel.
-Et il s’était acquitté de sa tâche avec tant de zèle et d’esprit, que
-nous n’eûmes, pour ainsi dire, qu’à nous laisser vivre, car les
-spectacles et les plaisirs vinrent spontanément à nous, sans nous donner
-le temps de désirer la moindre chose.
-
-Nous trouvons maintenant que l’_Espero_ marche trop vite: ce ne serait
-pas trop d’une demi-journée pour détailler les deux panoramas qui se
-déroulent simultanément sous nos yeux. Ce profond et rapide canal d’eau
-presque douce, qui emporte à la mer de Marmara le large tribut du
-Danube, du Don, du Dniester, du Dnieper et des cinq ou six autres
-fleuves de la mer Noire, tient une place énorme dans l’histoire du genre
-humain. Il a eu pour marraine une maîtresse de Jupiter, la belle Europe,
-qui le traversa à cheval ou, pour parler correctement, à taureau, sur la
-croupe du maître des dieux. Que d’autres aventures depuis celle-là,
-jusqu’à la fanfaronnade de lord Byron nageant vers la tour de Léandre!
-Ici, l’histoire est aussi merveilleuse que la légende: rappelez-vous le
-passage de Darius, le pont de bateaux de Xerxès, la mer fouettée de
-verges par ce grand fou qui tomba amoureux d’un platane et lui donna
-plus de bijoux que jamais financier n’en promit à une danseuse de
-l’Opéra. Les barbares, les demi-barbares et les civilisés, les païens et
-les chrétiens, les orthodoxes, les schismatiques, les musulmans, se sont
-donné rendez-vous dans ce champ clos pendant plus de deux mille ans pour
-disputer l’empire du monde. Et tout n’est pas fini, puisque
-Constantinople est le centre autour duquel gravite depuis un siècle au
-moins la politique européenne.
-
-Quoique la ville ne compte pas, selon toute apparence, un million
-d’habitants, elle s’étend par ses faubourgs depuis l’entrée de la mer
-Noire jusqu’à la mer de Marmara, sur toute la rive d’Europe, sans parler
-de Scutari et de cette banlieue asiatique qui va de Béicos à Kadikeui.
-Il est vrai d’ajouter que les magnificences de ces bords enchantés sont
-presque toutes en façade. Les palais, les villas, les kiosques,
-s’étalent à nos yeux comme un décor de théâtre derrière lequel on ne
-trouve souvent que des montagnes et des ravins. Des bâtiments de grande
-apparence ne sont que des chalets peints en pierre, comme l’ambassade de
-France à Thérapia. Le sultan qui en fit largesse à Napoléon Ier n’avait
-certes pas lésiné sur la dépense; mais l’humidité du détroit est si
-pénétrante en hiver qu’elle démolirait les murailles les plus solides;
-les cloisons lui résistent mieux. Cependant le bois peint se désagrège
-avec le temps. Nous remarquons beaucoup d’habitations en ruines que l’on
-ne songe pas à réparer, soit que le propriétaire ait éprouvé des revers
-de fortune, soit qu’il ait eu la fantaisie de porter ses pénates
-ailleurs. Les lieux communs qui se débitent encore de temps en temps sur
-les Turcs campés en Europe prennent ici une apparence de vérité. Les
-Arméniens, les Grecs, les Francs, les Turcs surtout, lorsqu’ils étaient
-maîtres de l’Orient, ont fait ici, pour leur plaisir ou pour leur
-vanité, des dépenses incalculables. Un seul kiosque, construit sur la
-rive d’Asie et offert au sultan par Méhémet-Ali, a coûté six millions de
-francs; il est abandonné depuis longtemps et tombe en ruines. Le khédive
-Ismaïl-Pacha s’est fait bâtir ici une résidence royale, entourée de
-jardins comme on n’en voit que dans les _Mille et une Nuits_ ou dans le
-service de M. Alphand à Paris; l’ancien sultan Mourad est confiné à
-Tchéragan, dans un palais immense, et l’empereur régnant Abd-ul-Hamid
-logerait aisément dix mille hommes derrière les façades marmoréennes et
-les énormes grilles dorées de Dolma-Bagtché. Eh bien, faut-il vous
-l’avouer? ce que j’ai aperçu de plus beau sur la rive d’Europe, c’est un
-ouvrage militaire du XVe siècle, Rouméli-Hissar, élevé par Mahomet II.
-
-Un jeune passager arménien qui a appris le français à Constantinople, et
-qui par conséquent le parle bien, nous a fait les honneurs du Bosphore
-depuis Bujukdéré jusqu’à Top-Hané. Nous avons mesuré en passant la
-profondeur du canal, grâce à un paquebot des Messageries françaises, la
-_Provence_, qui a été coulé à pic et qui élève hors de l’eau juste la
-pointe de son grand mât. L’_Espero_ stoppe, les embarcations nous
-abordent, les interprètes nous envahissent; il ne nous reste plus qu’à
-descendre, mais nous ne sommes pas pressés, car ce qu’il y a de plus
-beau dans cette ville, je le sais par expérience, c’est le premier coup
-d’œil, le profil des collines, la découpure des dômes et des minarets
-sur le ciel, la couleur chaude et variée des édifices petits et grands,
-le va-et-vient des navires et des caïques sur le Bosphore et dans la
-Corne-d’Or, la merveilleuse diversité des types et des costumes. Le
-voyageur assez heureux ou assez courageux pour s’en tenir à la première
-impression, s’extasier franchement un quart d’heure et retourner chez
-lui sans demander son reste, ne ferait pas un mauvais calcul. Mais la
-_Mouche_ du Lloyd qu’on a mise obligeamment à notre service est déjà
-lestée des bagages. Éveillons-nous d’un trop beau rêve; allons perdre
-nos illusions.
-
-Grâce à la qualité officielle de M. Olin, qui doit nous attirer des
-faveurs de toute sorte, nous débarquons à la grille de Top-Hané, qui est
-la fonderie impériale des canons. Huit ou dix landaus de grande remise,
-à cochers galonnés, nous attendent avec les interprètes sur le siège;
-nos bagages suivront sur le dos des _hammals_ ou portefaix turcs, qui
-sont les plus honnêtes gens du monde. Et nous voilà galopant en file
-indienne sur le pavé capricieux et dans la boue gluante de Galata, le
-long des boucheries, des cafés, des gargotes, des épiceries ou
-_baccals_, dont la seule odeur fournirait douze chapitres à M. Zola, des
-boutiques de fruitiers admirables où resplendissent l’or des raisins, le
-corail des piments, la pourpre des tomates, le grenat des jujubes,
-l’améthyste épiscopale des aubergines. Je me sens rajeunir de trente ans
-aux cris de la rue, en entendant brailler un gamin grec qui vend des
-radis rouges: «_hokkina rapanakia!_» et un jeune Turc qui colporte
-presque aussi bruyamment le lait caillé ou _yaourt_. Nous sommes arrêtés
-un moment par la rencontre de quatre Turcs superbes qui portent,
-suspendu à des arceaux de bois, un tonneau presque aussi monumental et
-aussi lourd que le foudre de Heidelberg. Les mendiants profitent de
-l’occasion pour s’abattre sur nous. Toujours les mêmes, ces
-gaillards-là! J’ai bien cru en reconnaître un; ce serait pourtant grand
-miracle si en trente ans il n’avait pas vieilli. Les chiens pullulent
-toujours dans les rues, et ils sont plus laids, plus crottés, plus
-galeux et plus bruyants que jamais. Mais voici du nouveau, de l’inconnu,
-de l’inédit. Devinez quoi? Je vous le donne en mille: un tramway, mais
-un tramway assurément comme vous n’en avez pas vu: les rails posés sur
-une rampe de sept centimètres par mètre, une vieille voiture qui doit
-avoir été dans son temps diligence en Auvergne ou coucou dans quelque
-banlieue, deux chevaux qui descendent la montagne au grand galop, et un
-_saïs_ qui dégringole plus vite encore, car son métier consiste à
-précéder la voiture et à repousser les passants qui voudraient se faire
-écraser. Je dois dire que toutes les lignes ne sont pas également
-vertigineuses et qu’on y voit rouler par-ci par-là du matériel presque
-neuf. Les fiacres sont encore assez rares, faute de rues suffisamment
-carrossables, et les chevaux de selle à la disposition du public
-stationnent comme autrefois dans les carrefours, chaque animal flanqué
-de son propriétaire, qui suit à pied le cavalier au galop et le devance
-quelquefois. Peu ou point de charrettes en ville, mais force caravanes
-de baudets, de chevaux de bât et même de chameaux chargés de briques, de
-pierres, de planches et autres matériaux de construction. Car on bâtit
-beaucoup de maisons neuves à Péra, et même de fort belles, au milieu des
-baraques de bois qui s’effondrent et des ruines qu’on abandonne à leur
-destin. Quelques masures d’autrefois, les plus vieilles et les plus
-déjetées, ont conservé l’aspect mystérieux des habitations turques; mais
-ce sont de très rares exceptions, de même que les maisons chrétiennes à
-Stamboul: la population de la ville tend à se cantonner de plus en plus
-par affinités électives, selon les cultes et les nationalités.
-
-L’hôtel du Luxembourg, appelé aussi Grand Hôtel, qui doit nous héberger
-presque tous, est établi en bonne place et en bon air dans la grande rue
-de Péra. C’est une vaste maison presque neuve et très propre, bâtie
-économiquement par des spéculateurs qui en tirent un bon loyer. Notre
-hôtelier, M. Flament-Belon, est un Français actif et intelligent qui a
-passé sa vie en Orient, fait et défait plusieurs fois sa fortune et
-honorablement élevé une famille de sept enfants. Hélas! l’aubergiste
-français est un type qui tend à disparaître. Il sera bientôt remplacé,
-même en France, par une espèce de diplomate allemand qui porte la
-cravate blanche et les mains sales et dont la politesse, insolente et
-rapace, fait tourner le lait dans les tasses et aigrit le vin dans les
-bouteilles. Les braves gens qui ont hébergé ma jeunesse voyageuse nous
-logeaient moins confortablement, à coup sûr, ne nous alimentaient
-peut-être pas beaucoup mieux et ne nous donnaient pas pour rien ce qu’on
-vend très cher aujourd’hui; mais leur visage nous servait, dès
-l’arrivée, un plat de bonne mine. Ils avaient une façon de souhaiter la
-bienvenue qui disait: Vous êtes chez vous. Ils reconnaissaient un client
-au bout de dix années et lui demandaient des nouvelles de sa famille.
-S’ils vous voyaient pour la première fois, ils s’excusaient, ou peu s’en
-faut, de ne pas vous connaître encore et vous posaient assez de
-questions pour vous connaître à fond dans un instant. Bref, on était
-chez eux un peu moins qu’un ami, mais beaucoup plus qu’un numéro, et, la
-note acquittée, on ne dérogeait pas en les remerciant des attentions
-qu’ils vous avaient données par-dessus le marché. Voilà ce qu’on ne
-rencontre plus guère à Cauterets, à Nice ou à Trouville; voilà ce que
-nous avons trouvé avec un peu de surprise et beaucoup de plaisir chez
-ces bonnes gens du Grand Hôtel de Péra. Ils avaient fait l’impossible
-pour nous loger convenablement aux deux premiers étages de la maison, et
-les voyageurs arrivés avant nous les y avaient aidés avec une bonne
-grâce vraiment rare: par exemple, j’ai su que ma chambre avait été cédée
-obligeamment par le jeune prince Grégoire Soutzo, fils de l’ancien
-ministre des affaires étrangères, Athénien de naissance, Roumain par
-naturalisation et licencié ès lettres de la Faculté de Paris. Après une
-heure d’ablutions qui m’eût semblé délicieuse si l’eau de Constantinople
-était moins sale, un déjeuner passable réunit à la table d’hôte toute la
-bande joyeuse des wagons-lits; puis, sans perdre un moment, dociles et
-disciplinés comme les clients anglais de l’agence Cook, nous nous
-mettons en devoir d’épuiser l’ordre du jour tel que M. Weil l’a rédigé.
-
-Notre guide est un aide de camp du sultan, le général Ahmed, qui a
-terminé ses études à Paris non pas, comme on pourrait le croire, à
-l’École d’état-major, mais dans l’atelier de Gérome. Il était peintre,
-et même assez bon peintre pour que Courbet lui demandât un de ses
-paysages et que le jury du Salon lui décernât une mention honorable.
-C’est que la spécialité ne sévit pas aussi despotiquement chez les
-Orientaux que chez nous. Fuad-Pacha, le grand Fuad, était médecin
-militaire avant de devenir le second personnage de l’État. J’ai retrouvé
-à Bucarest un grand garçon fort intelligent, M. Obedenare, que j’avais
-connu étudiant en médecine. Quand je lui demandai ce qu’il était devenu
-depuis le temps, cet excellent docteur me répondit qu’il était premier
-secrétaire à la légation de Rome. Le général Ahmed fait monter le
-ministre du roi des Belges dans une magnifique voiture à la livrée du
-sultan; nous retrouvons les landaus qui nous ont amenés à l’hôtel et
-nous partons en troupe pour le palais de Dolma-Bagtché. Ce qui
-caractérise aujourd’hui le luxe oriental, c’est qu’il est fabriqué de
-toutes pièces à Paris, à Aubusson, à Saint-Gobain, à Baccarat, dans
-toutes les manufactures de France. Tandis que nous nous disputons à
-l’hôtel Drouot les tapis de la Perse, de l’Inde et de la Turquie, on
-n’apprécie ici que nos moquettes; les meubles fabriqués au faubourg
-Saint-Antoine sont tendus invariablement en soieries de Lyon. Rien de
-plus riche que ces intérieurs où l’on n’a regardé à la dépense que pour
-la pousser au maximum; mais la moindre vieillerie originale et nationale
-ferait beaucoup mieux notre affaire. Les glaces de trente mètres carrés,
-les candélabres de cristal à deux cent cinquante bougies, les cheminées
-revêtues de malachite ou enrichies des porcelaines les plus élégantes de
-la rue Paradis-Poissonnière, ne valent pas pour nous une lampe de
-mosquée ou même un seul carreau de belle majolique. Plusieurs choses
-m’ont intéressé dans ce palais immense et ruineux, par exemple les
-salles de bain construites en albâtre oriental et une petite galerie de
-tableaux modernes où l’on est tout heureux de retrouver le _Gynécée_ de
-Gérome (est-ce bien ainsi qu’on l’appelle?) et quelques-unes des
-meilleures toiles de Fromentin, de Berchère et de Pasini. Mais la salle
-des fêtes où l’on posait une petite bande de carpette extrêmement simple
-pour la réception du Courbam-Beïram m’a seule émerveillé par la
-hardiesse de sa construction et la noblesse de ses lignes. Lorsqu’une
-œuvre d’architecture a été conçue grandement, les incorrections de
-détail sont noyées dans la beauté de l’ensemble. Témoin l’effet de
-Saint-Pierre de Rome, où le détail est souvent des plus défectueux.
-
-Nous n’avons vu de Dolma-Bagtché que le _selamlik_, c’est-à-dire les
-bâtiments à l’usage du maître. Un autre palais aussi grand, peut-être
-plus grand, et renfermé dans la même enceinte, est occupé par le harem
-du sultan, qui est tout un monde et un monde soigneusement fermé, comme
-on sait. Mais nous avons pu effleurer sans indiscrétion les délices et
-les splendeurs de la vie de famille chez un musulman couronné, car, au
-sortir de Dolma-Bagtché, Ahmed-Pacha nous a conduits au kiosque de
-Beylerbey, dont les fenêtres étroitement grillées prouvent
-qu’Abd-ul-Azis n’y habitait pas seul. Un petit vapeur du sultan et
-quatre caïques impériaux enlevés (c’est le mot) par des rameurs vêtus de
-blanc nous transportent à la rive d’Asie et nous déposent sur l’escalier
-déjà quelque peu délabré de ce joli palais. C’est là que l’impératrice
-Eugénie a reçu l’hospitalité en 1869, dans la dernière année de sa
-gloire et de son bonheur. La prise de possession d’un tel nid par la
-princesse la plus gracieuse de l’Europe et sa petite cour en belle
-humeur fut assurément une fête comme le Bosphore en avait peu vu.
-Figurez-vous les étonnements et les curiosités, les cris d’admiration et
-les éclats de rire de quelques fines Parisiennes introduites dans cette
-sorte de cloître conjugal qui s’appelle un harem. Il devait être
-délicieux, le kiosque de Beylerbey; il l’est encore, et beaucoup,
-puisque nous en sortons enchantés sous un ciel noir, pour aller visiter
-ses jardins sous une pluie battante.
-
-Deux mots sans plus à l’adresse des poètes et des jardiniers. Les uns,
-par leurs descriptions plus brillantes que véridiques, ont abusé les
-autres sur le climat et la végétation de ce pays. La géographie
-elle-même a pu accréditer beaucoup d’erreurs en nous montrant
-Constantinople sur le même degré de latitude que Naples. Hélas!
-Constantinople n’a pas le climat de Naples, il s’en faut! Le ciel y est
-très dur au pauvre monde; il y vente à force, il y neige à profusion et
-il y gèle à pierre fendre. Aussi la nature y est-elle assez exactement
-ce qu’elle est à Paris. La Grèce a de beaux orangers, voire des palmiers
-assez grands qui vont jusqu’à promettre des dattes: ici, vous ne
-rencontrerez pas même un olivier. Aussi les jardins d’agrément, fût-ce
-autour des palais impériaux, ont les mêmes massifs et les mêmes
-corbeilles que nos squares; troènes et fusains par-ci, coleus, anthémis,
-fuchsias et géraniums par là, et rosiers de Bengale à profusion. Je n’en
-ai pas aperçu beaucoup d’autres. Mais un vrai sage se peut contenter à
-ce prix; je ne suis pas venu ici pour voir mûrir les ananas en pleine
-terre, et ce n’est pas sans un secret contentement que je retrouve si
-loin de chez nous mon modeste jardin de Pontoise. Pour couronner
-dignement cette excursion en Asie, nous gravissons deux ou trois étages
-de terrasses et nous allons déranger deux malheureux couples de tigres
-fort beaux d’ailleurs et bien nourris derrière leurs barreaux de fer. Ce
-sont les derniers survivants de la ménagerie d’Abd-ul-Azis.
-
-Nous nous rembarquons pour l’Europe, et l’on nous met à terre à la
-pointe du vieux sérail. C’est tout ce qu’il y a de plus curieux dans
-Stamboul, le beau du beau, le fin du fin, la quintessence, quoique le
-vieux sérail (ou palais) soit brûlé, comme presque tous les monuments
-qui datent de la conquête. Ahmed-Pacha, qui n’a point mandat de nous
-épargner les émotions, au contraire, nous introduit d’abord dans le
-trésor des sultans, dont la clef seule est un morceau qui mériterait le
-voyage. Elle n’a pas encore tourné dans la serrure que le joyeux
-représentant du _Times_ nous propose un coup analogue à celui que les
-Anglais ont exécuté en Égypte: «Messieurs, dit-il, nous sommes trente et
-les gardiens ne sont que quatre. Égorgeons-les et prenons tout.» Comme
-il disait ces mots, trente ou quarante jeunes Turcs semblent sortir de
-terre et prennent position devant les vitrines, non certes pour les
-défendre, mais plutôt pour nous en faire les honneurs. Ce trésor est
-surtout précieux comme musée. Je ferais assez bon marché des métaux
-précieux et des pierreries qu’il contient, sans excepter le trône d’or
-massif tout incrusté de joyaux, et les coussins brodés de perles, et les
-boisseaux de diamants, de saphirs, d’émeraudes et de rubis. Tout cela
-vaut bon nombre de millions, j’en conviens; mais parlez-moi des armes,
-des armures, des étoffes, des broderies, de cette collection fabuleuse
-qui contient les costumes d’apparat de tous les sultans depuis Mahomet
-II, avec tous leurs poignards et leurs aigrettes impériales. Devant cet
-amoncellement de belles choses, on est pris d’une certaine
-reconnaissance pour les despotes qui les ont conservées religieusement
-au milieu de nécessités quelquefois très urgentes. Abd-ul-Azis est le
-seul, dit-on, qui ait puisé parfois dans les boisseaux de diamants pour
-donner des parures à ses femmes; mais, à l’époque où il l’a fait,
-n’était-il pas déjà irresponsable?
-
-On dit que la mosquée d’Irène renferme un précieux dépôt d’antiquités
-musulmanes et des armes du temps des croisades; mais les simples giaours
-comme nous ne sont point admis à les voir. Par compensation, l’on nous a
-régalés d’une visite au kiosque de Bagdad. C’est la seule fantaisie
-archéologique qui soit jamais éclose dans l’esprit d’un sultan; mais
-quelle heureuse idée d’employer à la décoration d’un édifice du XVe
-siècle les débris les plus beaux et les plus curieux de l’antique
-industrie musulmane! Les revêtements de faïence, empruntés apparemment à
-quelques mosquées hors d’usage, suffiraient seuls à la gloire et à la
-fortune d’un musée d’art décoratif. Il y a eu de grands artistes turcs,
-par exemple celui qui a martelé ce magnifique dais de cuivre doré, vrai
-chef-d’œuvre de chaudronnerie qu’on admire dans le jardin. Les riches
-exemplaires du Koran, qu’on garde ici dans la petite bibliothèque du
-vieux sérail et que nous n’avons pas eu le temps d’admirer à notre aise,
-valent bien nos missels du moyen âge par la beauté des ornements et le
-fini de l’exécution.
-
-A force d’aller, de venir et de tourner sur cet étrange et précieux coin
-de terre où l’on voit de vieux jardins avec des ifs taillés à la mode de
-Versailles, de vieux serviteurs du palais, et même un vieux harem peuplé
-de sultanes en retraite, nous avions fini par sentir la fatigue.
-Ahmed-Pacha s’en aperçut et nous fit asseoir dans le kiosque
-d’Abd-ul-Medjid, qui n’est pas très beau par lui-même, mais qui jouit
-d’une vue incomparable sur la mer. On nous y servit un café délicieux,
-précédé d’une cuillerée de sorbet à la rose et du verre d’eau de rigueur
-avec la cigarette de Djebeli, qui remplace décidément le chibouque dans
-le cérémonial hospitalier. Autrefois, la moindre visite entraînait non
-seulement toute une manœuvre, mais toute une cuisine. Le _chiboukdgi_ de
-la maison s’avançait vers vous gravement, une longue pipe à la main. Il
-mesurait avec soin la distance, posait à terre un petit plateau de
-cuivre ou d’argent, y déposait le fourneau de l’instrument, puis
-décrivait savamment un arc de cercle avec le bout d’ambre pour l’amener
-tout juste à vos lèvres. Ce travail accompli, il mettait le charbon sur
-la pipe s’il n’avait commencé par la fumer lui-même au seuil de la porte
-avec une douce familiarité. Mais ce n’était pas tout: il fallait que
-chaque tuyau fût gratté, lavé, parfumé, lorsqu’on en avait fait usage;
-le bout d’ambre surtout, qu’il fût ou non chargé de diamants à sa base,
-exigeait un entretien méticuleux, car la nicotine ne manquait jamais de
-s’y condenser. Il fallait tout un personnel attaché aux chibouques dans
-les maisons qui recevaient beaucoup. Avec un demi-cent de cigarettes sur
-un plateau, la politesse est faite, la tradition respectée, l’honneur de
-l’hospitalité orientale sauvegardé et le tracas réduit à rien. Comme
-nous remarquions l’air aisé et les bonnes façons des jeunes gens qui
-nous offraient les rafraîchissements d’usage, on nous apprit que dans
-tous les palais impériaux le service est fait par les fils des
-meilleures familles que leurs parents destinent aux emplois de la cour.
-C’est ainsi qu’autrefois, chez nous, les gentilshommes de grandes
-maisons débutaient comme pages à la cour du roi ou chez les princes du
-sang. Non seulement on ne déroge pas en servant le maître suprême, mais
-plus les fonctions qu’on remplit auprès de lui ont un caractère intime,
-plus elles sont considérées et honorées. C’est ce qui vous fera
-comprendre comment le kislar-agha marche de pair avec le grand vizir. Si
-l’un de ces deux personnages est le plus haut instrument de la volonté
-souveraine, l’autre, le chef des eunuques, est le gardien de l’honneur.
-Pour nous autres badauds de l’Occident, c’est toujours un objet de
-curiosité que la face glabre, luisante et molle d’un de ces hommes
-incomplets quand nous l’apercevons dans la rue à côté du cocher sur le
-siège d’une voiture de femme, ou les mains dans les poches devant la
-porte d’un palais. Les Orientaux, au contraire, considèrent l’eunuque
-comme un des éléments de la famille musulmane; ils ne raillent jamais
-son malheur, estiment son courage et son dévouement au maître et envient
-quelquefois sa fortune, car il est souvent riche et toujours charitable
-au point d’épouser une veuve chargée de famille pour léguer ses
-économies à quelqu’un. Je ne crois pourtant pas qu’un seul de ceux qui
-s’offrent à nos yeux ait choisi de plein gré sa carrière. Or, il y en a
-de très jeunes: d’où viennent-ils? où les fabrique-t-on? La route du
-voyageur en ce pays est littéralement hérissée de points
-d’interrogation. Depuis longtemps la traite des esclaves blancs ou
-noirs, mâles ou femelles, est interdite par la loi. Cependant il y a
-toujours des esclaves, et la société musulmane se désorganiserait s’il
-n’y en avait plus. Mais nous ne sommes pas ici pour raisonner ni pour
-comprendre; on fait avancer nos voitures, nous traversons au trot de
-vieilles cours vastes et dépavées, nous passons en revue des fantômes de
-cyprès séculaires et de platanes antédiluviens, nous débouchons sur la
-place du Séraskiérat, où des conscrits fraîchement débarqués dans le
-costume de leurs villages, quelques-uns en vestes de cotonnade rose et
-en caleçons lilas tendre, apprennent une manœuvre assez agréable, qui
-consiste à se baisser pour prendre la gamelle et à manger le repas du
-soir. Le soldat turc est payé très irrégulièrement, et il a cela de
-commun avec presque tous les fonctionnaires de l’empire, mais il est
-bien logé, bien vêtu et nourri paternellement. Outre sa ration de pain,
-qui est la même que chez nous, il reçoit deux fois chaque jour un rata
-de viande et de légumes, deux fois par semaine un plat sucré, de temps à
-autre une distribution de tabac. Sur les revenus de l’empire qui ont
-sensiblement décru avec le territoire et qui consistent surtout
-aujourd’hui dans le produit des douanes et la dîme des provinces
-asiatiques, c’est l’armée qui prend la grosse part. Le sultan, qui règne
-et gouverne avec un sérieux auquel tous les partis rendent hommage, veut
-être prêt à tout événement et défendre avec honneur ce qu’il possède
-encore en Europe. Je serais bien surpris si, le cas échéant, il n’était
-pas héroïquement soutenu par son armée et par son peuple entier. Qui
-vivra verra. Pour l’instant, c’est-à-dire à la sortie du vieux sérail,
-nous voyons les bons Turcs absorbés par une œuvre très pacifique: ils
-choisissent, achètent et emportent les moutons qu’ils vont immoler et
-manger à la fête du Courbam-Beïram. Ce sacrifice renouvelé d’Abraham est
-de devoir étroit, comme l’agape qui s’ensuit. Ce qui restera du mouton
-sera distribué aux pauvres qu’un musulman n’oublie jamais dans les fêtes
-privées ou publiques. Un grand marché improvisé remplit la place où nous
-défilons. Plusieurs troupeaux dont la laine est marquée aux couleurs de
-leur propriétaire nous montrent divers types de la race ovine. Le plus
-recherché paraît être le mouton à queue grasse, qui traîne après lui
-quatre ou cinq kilogrammes de suif. L’amateur tâte l’animal sur toutes
-les coutures en même temps qu’il le marchande, et, lorsque l’affaire est
-conclue, il charge son mouton sur le dos et l’emporte comme un enfant.
-Nous rencontrons à chaque pas un de ces groupes comiques, et cependant
-ni la bête ni l’homme ne devinent pourquoi nous rions. Le char impérial
-de ce bon M. Olin nous fraye un passage à travers la foule multicolore
-qui encombre à toute heure le pont de Galata. Nous montons à Péra, nous
-regagnons l’hôtel, nous dînons de grand appétit, et nous dormons comme
-des hommes qui ont roulé sans interruption du jeudi soir au mardi soir.
-Les plaisirs les plus vifs et les plus variés ne nous tiennent pas lieu
-de repos; je parle en homme de mon âge.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Il paraît que les chiens ont fait rage toute la nuit sous nos fenêtres
-et dans les rues voisines; mais c’est tant pis pour eux, je ne me suis
-pas réveillé. Ces chiffonniers à quatre pattes sont assez tranquilles le
-soir; ils se querellent de préférence au petit jour, quand on jette
-dehors les os et les débris de cuisine. Lorsque j’ouvris les yeux à huit
-heures, l’ordre régnait dans ce monde grouillant et une grosse chienne
-jaune, les deux pieds de devant sur le trottoir de l’hôtel, les deux
-pieds de derrière dans le ruisseau, allaitait bien tranquillement ses
-quatre petits. Je trouvai en ouvrant les yeux les dernières nouvelles de
-Paris, que le représentant de l’agence Havas, M. de Ridder, prit
-l’aimable habitude de m’adresser tous les matins à domicile. Presque au
-même moment, on introduisait dans ma chambre Hamdy-Bey, fils du ministre
-de l’intérieur et directeur des musées impériaux. Ce jeune homme très
-distingué, qui a étudié la peinture à Paris, dans l’atelier de mon ami
-Gustave Boulanger, m’invite à visiter les collections qu’il a formées et
-l’École de dessin dont il est à la fois le fondateur et le directeur. Le
-tout est situé à deux cents pas de Sainte-Sophie où nous devons aller
-après midi; je ferai donc d’une pierre deux coups. Vient ensuite le
-correspondant du _Temps_, M. Domenger, écrivain de talent et bon
-Français. Je m’empare avidement de lui et j’abuse de sa courtoisie pour
-l’assassiner de questions. La première de toutes, vous la devinez bien:
-«Que sommes-nous ici? Qu’y faisons-nous? Comment y sommes-nous vus et
-traités? Que devient l’influence française en Turquie?» Eh bien! il
-paraît que nos affaires, sans être très brillantes, pourraient aller
-plus mal. Le sultan, qui reçoit beaucoup et qui aime à traiter le corps
-diplomatique, apprécie particulièrement notre ambassadeur M. de
-Noailles, et ne se cache pas d’aimer la France qui d’ailleurs est la
-seule amie désintéressée de l’empire ottoman. Le collège de
-Galata-Séraï, fondé par M. Victor Duruy dans l’intérêt de l’influence
-française, compte sept cents élèves dont six cents internes qui tous
-mènent de front l’étude du turc et du français. Le directeur,
-Ismaïl-Bey, est comme de juste un musulman, et le sous-directeur, M.
-d’Hollys, un Français. Ismaïl-Bey, homme éclairé et juste, est peut-être
-le seul chef de service dont les subordonnés soient payés régulièrement
-en or le premier jour de chaque mois; il a même obtenu qu’on soldât leur
-arriéré jusqu’au dernier centime, et ces bons procédés envers nous
-mériteraient peut-être du gouvernement de la République un témoignage de
-reconnaissance. Son second, M. d’Hollys, est un vrai sage, aussi modeste
-que capable, sans aucune ambition personnelle et exclusivement dévoué
-aux intérêts de l’enseignement. Fidèle à son pays, sincère admirateur de
-M. Duruy, qui s’est fait une place dans l’histoire universitaire de
-France entre M. Guizot et M. Jules Ferry, il estime les Turcs comme tous
-ceux qui les ont vus de près et comprend les susceptibilités légitimes
-d’un peuple dont les malheurs n’ont pas abattu la fierté, tout au
-contraire. Plus l’empire ottoman est à l’étroit dans ses nouvelles
-frontières d’Europe, plus il tient à honneur de prouver qu’il est maître
-chez lui. Les juridictions étrangères, les postes étrangères qui se sont
-impatronisées à Péra, toute ingérence étrangère, en un mot, leur
-apparaît comme une offense, comme un souvenir injurieux du vieux temps
-où les puissances occidentales avaient à protéger leurs nationaux contre
-les avanies du musulman. Les revendications patriotiques d’Abd-ul-Hamid
-sont admirablement secondées, me dit-on, par le grand-vizir Saïd-Pacha,
-homme de haut mérite, infatigable travailleur et, chose rare en ce pays,
-ministre pauvre. En voilà certes plus qu’il ne faut pour recommander la
-Turquie contemporaine à notre estime et à nos sympathies; mais ne nous
-leurrons pas, mes amis. Depuis la guerre de 1870, les Allemands sont
-dans la place. Non seulement leurs instructeurs et leurs officiers ont
-su se rendre indispensables dans l’armée, mais on trouve un
-sous-secrétaire d’État allemand plus ou moins officiellement installé
-dans tous les ministères. On peut compter que ces bons messieurs de
-Berlin défendraient l’empire ottoman contre une nouvelle agression de la
-Russie; rien ne prouve qu’ils le protégeraient aussi bien contre leurs
-alliés d’Autriche. Nous avons vu passer hier, au pied du vieux sérail,
-un train du chemin de Roumélie. Cette ligne n’est qu’un tronçon
-interrompu volontairement par les Turcs. Ils ont lu dans Musset qu’une
-porte doit être ouverte ou fermée, et ils aiment mieux fermer leur
-porte. Mais qui sait si les Russes ne les mettront pas en demeure de
-l’ouvrir? ou si l’Autriche, à défaut de la Russie, ne dira pas que ses
-marchandises ont hâte d’arriver à Salonique? Assez de politique pour
-aujourd’hui: on nous mène à Sainte-Sophie.
-
-Les musulmans se sont approprié ce chef-d’œuvre de l’architecture
-byzantine en construisant des minarets, en badigeonnant quelques
-fresques, en cachant sous une feuille de cuivre doré quelques têtes de
-chérubins et en accrochant dans les angles des inscriptions turques sur
-des panneaux de tôle ou de bois qui ressemblent à des enseignes
-colossales. Les prêtres ou peut-être les sacristains exploitent la
-beauté et la gloire du monument, d’abord en faisant payer aux chrétiens
-un droit d’entrée de quatre ou cinq francs par tête, ensuite en
-contraignant les visiteurs d’acheter les cubes de mosaïque que ces
-vandales arrachent à poignée le long des murs. Malgré ces horreurs,
-l’édifice est splendide, moins fini, moins complet et plus fruste que
-Saint-Marc, mais bien plus grand et plus hardi avec sa coupole de
-proportions cyclopéennes qui repose exclusivement sur quatre piliers.
-L’art gréco-romain était vieux sous Justinien au VIe siècle de notre
-ère, mais il était encore bien robuste et je ne sais si notre science,
-notre argent et nos prétentions pourraient rivaliser avec lui. Ni les
-photographies du commerce, ni les études d’ensemble et de détail que les
-pensionnaires de Rome ont exposées au Salon ne vous donneront une idée
-de la majesté de Sainte-Sophie. Pour juger la grandeur de l’édifice, il
-faut le mesurer à soi-même et voir le peu de place qu’on y tient. Il
-faut jauger, pour ainsi dire, la masse des matériaux précieux qui y sont
-accumulés, granit, porphyre, serpentin, brèche antique et ce beau marbre
-cipollin dont on a fait non seulement des colonnes, mais le pavage
-entier des galeries. Si les conquérants en délire ont pillé l’or,
-l’argent, les pierreries, en un mot toutes les richesses accumulées par
-la dévotion des empereurs d’Orient, ils ont laissé debout les colonnes
-que l’architecte Anthémius avait empruntées à tous les temples de la
-Grèce, de l’Asie et de l’Égypte. Tout ce que les sultans ont ajouté au
-monument primitif pour transformer la basilique en mosquée est peu de
-chose, à part les quatre minarets qui entourent la grande coupole; et il
-nous semble que le Dieu des chrétiens, s’il reprenait possession de ce
-temple, comme le veut une antique légende chère aux Grecs, après cinq ou
-six jours de balayage, se retrouverait chez lui. Mais les brutalités de
-la conquête, la fureur des éléments et le temps, ce grand destructeur
-silencieux, ont cruellement altéré tout ce qui reste encore debout. Il a
-fallu étayer des arcades, consolider des murs, fretter de fer ou de
-bronze presque tous les chapiteaux, et tout cela s’est fait
-grossièrement, d’une main lourde. Le jour approche où Sainte-Sophie ne
-pourra plus être sauvée que par une restauration complète. Les Turcs
-entreprendront-ils ce travail? Non, jamais. C’est le peuple le moins
-réparateur qui soit au monde; d’ailleurs, où prendraient-ils les cent
-millions que cela doit coûter au bas mot? Les Russes seuls... Mais ici
-notre archéologie devient un peu révolutionnaire. Démolir un empire pour
-réparer une basilique, ce n’est pas une solution.
-
-Les trois quarts de nos compagnons, sans respect du programme tracé par
-M. Weil, veulent absolument aller voir, tout au fond de la Corne-d’Or,
-des hommes barbus qui lèvent les mains au ciel et tournent pendant un
-quart d’heure sur un air de valse à deux temps afin d’enseigner aux
-profanes que Dieu est partout à la fois. J’ai vu cet exercice au Caire,
-et comme il est peu vraisemblable qu’on l’ait perfectionné depuis 1868,
-j’aime mieux visiter Hamdy-Bey dans son petit musée. Il n’est pas encore
-très riche, d’abord parce qu’il est nouveau, ensuite parce que les Turcs
-se sont laissé reprendre tous les chefs-d’œuvre qu’ils avaient pris. La
-Vénus de Milo est à Paris; les marbres du Parthénon sont à Londres et le
-fronton du temple d’Égine à Munich. Tout récemment encore les Allemands
-du Nord ont fait main basse sur l’admirable frise de Pergame qui a plus
-de cent mètres de long et que le pauvre Tourgueneff me décrivait dans
-une lettre enthousiaste la première fois qu’il la vit à Berlin. Le
-savant épicier Schliemann a trafiqué du trésor de Priam et des reliques
-d’Agamemnon sans rien offrir à la Turquie, si ce n’est un collier
-moderne, mais dont l’or est antique, à ce qu’il dit, et je le crois sans
-difficulté, car la nature ne fabrique plus d’or depuis quelques milliers
-de siècles. Les Prussiens ont donné à Hamdy-Bey quelques mètres, en
-plâtre s’entend, de cette belle frise qui rappelle un peu la manière si
-vivante et si française de Pierre Puget; le Louvre a mis à sa
-disposition tous les moulages dont il pourrait avoir envie; les Bavarois
-et les Anglais ne lui ont rien offert du tout. Aussi ne possède-t-il
-guère jusqu’à présent que des marbres de peu de prix, sarcophages,
-tombeaux, statues, bustes déterrés dans les îles et particulièrement à
-Chypre; des figurines de terre cuite dans le style de Tanagra, quelques
-jolis fragments de bronze, quelques vases antiques et un certain nombre
-d’inscriptions; le tout catalogué avec soin par un membre de l’École
-d’Athènes, M. Salomon Reinach. Peut-être le tombeau d’Antiochus
-qu’Hamdy-Bey a découvert lui-même dans les neiges, à deux mille mètres
-au-dessus du niveau de la mer, livrera-t-il un certain nombre de
-sculptures précieuses. J’en ai eu comme un avant-goût en voyant des
-estampages assez beaux. Ce jeune musulman érudit voudrait aussi, dans
-son patriotisme, réunir et classer les meilleurs ouvrages de la vieille
-industrie nationale. Il possède déjà neuf ou dix lampes de mosquées,
-tant en verre qu’en majolique, des meubles incrustés, des casques du
-temps des croisades; et, s’il disposait d’un budget suffisant, il ferait
-encore, dit-il, des trouvailles intéressantes dans quelques villes
-d’Asie où les amateurs en boutique n’ont pas encore mis les pieds.
-
-Nous terminons la promenade par une visite à l’École de dessin, vaste,
-propre et bien exposée, où une vingtaine de jeunes Turcs, dont
-quelques-uns sont déjà passablement avancés, travaillent avec
-intelligence, les uns d’après la bosse, les autres d’après les modèles
-édités par la maison Goupil.
-
-Ah! si j’avais quelques jours de plus devant moi, quel plaisir je
-prendrais à parcourir la ville en compagnie d’un homme de goût, d’un
-connaisseur éclairé comme Hamdy-Bey! Constantinople est un vrai fouillis
-de merveilles que ni les guides européens ni les Turcs eux-mêmes ne
-connaîtront ou n’apprécieront jamais. La divine fontaine d’Ahmed III, ce
-bijou qui pourrait être en or sans valoir un centime de plus, ce
-monument sculpté en dentelle de marbre, n’est pas une œuvre unique en
-son genre. La cité impériale fourmille de tombeaux historiques, de
-colonnes gréco-romaines, de citernes monumentales; tout cela est
-abandonné, perdu, noyé dans des propriétés privées. L’ancien Hippodrome
-illustré par les rivalités sanglantes des Verts et des Bleus, avec les
-trois bornes monumentales qui limitaient trois pistes d’inégale
-grandeur, l’obélisque de Théodose, la Serpentine et la colonne d’airain
-dont une cupidité imbécile a détruit le revêtement, sera fouillé
-assurément un jour ou l’autre, et, à deux ou trois mètres au-dessous du
-sol actuel, l’archéologue y découvrira des trésors. Sans creuser si
-profondément, en flânant devant nous le nez en l’air, nous allons de
-surprise en surprise. C’est quelquefois un reste de palais, quelquefois
-un débris de forteresse intérieure, une façade étrange et menaçante
-comme la maison des Strozzi à Florence, ou une fantaisie lapidaire d’un
-style aimable et léger, un coin de pavillon, une grille de fer ouvré, un
-petit bout de jardin qui nous rappelle les contes orientaux du bon
-temps, le mariage de la princesse avec un barbier jeune et beau, les
-amours mélodieuses et embaumées du rossignol et de la rose. Mais l’heure
-nous talonne et l’implacable tradition nous commande. Il faut bon gré
-mal gré arpenter, au milieu des courtiers officieux et des mendiants
-opiniâtres, les ruelles boueuses du Bazar, cette ville de khans, de
-boutiques et d’échoppes où l’on ne débite plus que des marchandises
-européennes. Il faut chercher en vain des médailles antiques chez le
-_saraf_ ou changeur qui agiote du matin au soir sur toutes les monnaies
-du monde civilisé; il faut choisir des bijoux à bas titre et autres
-articles orientaux chez des marchands cosmopolites, moins bien assortis
-et plus chers que les juifs algériens de Paris. Et lorsque l’on s’est
-acquitté de ce fastidieux devoir, il faut rentrer vivement à l’hôtel et
-mettre une cravate blanche, car l’excellent M. Delloye-Matthieu, qui
-nous héberge depuis six jours, croirait manquer à ses devoirs s’il ne
-nous offrait pas un festin magnifique et délicieux, émaillé de toutes
-les constellations qui se portent à la boutonnière, se suspendent au col
-ou s’accrochent au revers de l’habit.
-
- La fête fut superbe et fort bien ordonnée;
-
-le cuisinier de l’hôtel se surpassa, les meilleurs vins de France
-coulèrent à flots, les toasts joyeux et sérieux se succèdent aux
-applaudissements des convives, et l’un de nous, que la modestie ne me
-permet pas de nommer, s’exprima en assez bons termes sur les paysans,
-les ouvriers, les soldats, ces éléments modestes, honnêtes et vigoureux
-qui constituent le fond du peuple turc. Ahmed-Pacha, qui siégeait à la
-droite de notre cher amphitryon, répondit non seulement en homme du
-monde, mais en homme de cœur, et la fête se prolongea assez tard sans
-fatiguer personne, car au lieu de se mettre au lit à dix heures, comme
-la veille, on alla finir la soirée dans un lieu de perdition qui se
-nomme Concordia. C’est un café-concert où de jolies personnes
-décolletées chantent des barcaroles parisiennes que je m’accuse de
-n’avoir jamais entendues à Paris. Derrière le théâtre on joue à la
-roulette, comme on faisait jadis au doux pays de Baden-Baden. On y peut
-même, paraît-il, perdre beaucoup d’argent, car après le traité de
-San-Stefano, à l’entrée des officiers russes, cet établissement
-philanthropique, avec ses deux zéros et ses vingt-quatre numéros,
-encaissa, dit-on, quatre cent mille francs. C’est ainsi qu’en 1815 les
-Cosaques ont fait la fortune du Palais-Royal.
-
-
-
-
-VII
-
-
-_Jeudi 11 octobre._--Hier à six heures, en rentrant à l’hôtel, nous
-avons croisé dans une rue de Péra un coupé attelé de deux chevaux de
-race et qui se ferait remarquer au bois de Boulogne dans l’allée des
-Acacias. Notre guide, assis sur le siège, s’est retourné et nous a jeté
-ces trois mots: «Le prince Izeddin». J’ai regardé dans la voiture avec
-une curiosité intense, et j’ai eu tout juste le temps d’apercevoir un
-jeune homme au teint mat, aux grands yeux, à la moustache fine et
-luisante, qui semblait profondément ennuyé. C’est le fils aîné de ce
-pauvre Abd-ul-Azis, le prince qui causa peut-être, et bien innocemment,
-la mort de son père. Le sultan qui périt dans son harem, suicidé par des
-mains inconnues, avait accordé ou vendu au khédive Ismaïl un firman
-contraire en tous points à la tradition musulmane. Il avait décidé qu’en
-Égypte le fils aîné du vice-roi hériterait du pouvoir de son père, à
-l’exclusion des collatéraux, dont le premier en ligne était le prince
-Halim, fils de Méhémet-Ali. On supposa qu’il préparait une révolution du
-même genre en faveur d’Izeddin et il accrédita lui-même ce soupçon par
-les faveurs inusitées dont il comblait imprudemment son aîné. De là le
-drame sanglant dans lequel les journaux d’Europe, toujours enclins à
-mettre les chose au pis, enveloppèrent un instant, sans preuve aucune,
-la mère et le fils aîné d’Abd-ul-Azis. Il y a du bon et du mauvais dans
-l’ordre de succession au trône tel qu’il est établi chez les Turcs. D’un
-côté, l’intérêt des peuples veut que dans aucun cas le pouvoir ne puisse
-tomber aux mains d’un enfant; mais le cœur humain est ainsi fait, qu’un
-père préférera toujours son fils à ses frères ou à ses oncles, et qu’un
-despote, accoutumé à voir plier toutes les volontés devant la sienne,
-résistera difficilement à la tentation d’aplanir les obstacles qui
-séparent son fils du trône. Notez, en outre, que des exemples
-mémorables, tant anciens que nouveaux, conseillent au maître de l’empire
-certaines précautions contre son héritier collatéral, fût-il son propre
-frère. Au moyen âge, il prévenait les conspirations de palais, en
-faisant le vide autour de lui. Les mœurs modernes sont infiniment plus
-douces. Toutefois le sultan garde à sa cour et ne perd pas de vue son
-héritier présomptif. Il existe encore plusieurs fils d’Abd-ul-Medjid qui
-succéderont, _inchallah!_ (s’il plaît à Dieu) à l’empereur Abd-ul-Hamid,
-leur auguste frère, avant qu’il soit question de couronner Yousouf
-Izeddin. Ce jeune prince a donc bien des années devant lui pour
-s’ennuyer ou pour s’instruire.
-
-Nous avons fait partie d’aller voir aujourd’hui les derviches hurleurs
-qui fonctionnent dans une sorte de couvent à Scutari. Comme leurs portes
-ne s’ouvrent pas avant deux heures de relevée, je puis vaguer à mon aise
-dès le matin à travers les rues de la ville turque. J’y vais seul, sans
-ami, sans guide, comme au bon temps de la jeunesse où je n’avais pas
-même un plan dans la poche, et pourtant je ne m’égarais jamais, pas plus
-à Londres qu’à Stamboul. Il me semble que bien des choses ont changé par
-ici; les rues sont plus larges, plus droites; on dirait que le baron
-Haussmann y a passé. Si ce n’est lui, c’est l’incendie qui a rasé les
-vieux quartiers construits en bois et entraîné les habitants à rebâtir
-leurs maisons en pierre. On en voit de fort propres et même d’assez
-belles, qui révèlent à la fois un supplément d’aisance et un surcroît de
-sécurité. Vous connaissez ce mot d’un raïa grec à qui l’on demandait:
-«Pourquoi ne plantes-tu pas d’arbres autour de ta maison?» Il répondit:
-«Si j’étais assez fou pour en planter un seul, le premier Turc qui
-passerait devant chez moi s’installerait à l’ombre avec ses serviteurs;
-il me commanderait de faire le café et de rôtir un agneau.» Ce n’était
-pas seulement le Grec, l’Arménien ou l’Israélite qui cachait sa richesse
-comme un crime; jadis le Turc lui-même faisait le pauvre pour éviter les
-impôts, les exactions et les confiscations. Les vieux abus ont fait leur
-temps; peut-être l’arbitraire a-t-il encore ses coudées franches dans
-quelques recoins des provinces d’Anatolie; mais dans la capitale il est
-certain que la loi, les mœurs, l’opinion publique garantissent les
-droits de chacun.
-
-Par une contradiction singulière, mais non pas inexplicable, le luxe des
-vêtements, des équipages, du domestique, paraît avoir sensiblement
-décru. Il y a trente ans, l’élégance des femmes savait fort bien se
-faire valoir sous le _féredjé_ comme leur beauté triomphait sous la
-finesse transparente du _yachmak_. Les grands nigauds d’Europe qui
-rêvaient des aventures impossibles rencontraient au bazar ou dans les
-rues, en moins d’une demi-journée, cent _hanouns_ assez bien vêtues et
-assez brillamment entourées pour mettre une imagination parisienne en
-feu. Le changement qui me frappe est-il dans les objets ou dans mes
-yeux? Est-ce parce que j’ai vieilli que les bourgeoises de Stamboul me
-paraissent moins jeunes et moins bien faites, mal fagotées et chaussées
-en dépit du sens commun dans leurs bottines d’Europe éculées? Un
-observateur moins superficiel que je ne suis forcé de l’être me dit
-qu’en effet, grâce au crédit illimité que l’Occident ouvrait à la
-Turquie, Stamboul a traversé une phase de prospérité dont tous ses
-nouveaux bâtiments gardent la trace; mais un krach financier, politique
-et militaire à la fois, a défait beaucoup de fortunes, mis à mal plus
-d’une famille, fait vendre quantité de diamants, réduit le train général
-de la population et singulièrement attristé ce bal masqué quotidien qui
-réjouissait nos yeux dans la rue. Je rapporte à l’hôtel une impression
-de mélancolie que le soleil lui-même n’a pas su dissiper, et j’augure
-assez mal du spectacle qu’on nous a promis pour remplir notre
-après-dînée; il me semble que les hurleurs doivent être proches parents
-des jongleurs africains que Paris a sifflés sous le nom d’Aïssaouas.
-
-Eh bien! non, nous n’avons pas perdu notre temps et la journée a été
-bonne. D’abord la traversée du Bosphore en caïque lorsqu’il fait beau
-est toujours une partie de plaisir. Le caïque est aussi léger que la
-gondole vénitienne est pesante, aussi clair qu’elle est sombre, aussi
-gai qu’elle est triste. L’instabilité même de ce véhicule étonnant,
-qu’un souffle ferait chavirer, ajoute au charme du voyage. Et puis les
-caïdgis sont des gaillards si pittoresques! et puis on fait tant de
-rencontres en moins d’une demi-heure, paquebots, bateaux-mouches, gros
-voiliers chargés à couler, goélettes, caravelles, tartanes, tous les
-modèles des bateaux qui vont sur l’eau, sans excepter la fameuse galère
-qui a joué son rôle dans les _Fourberies de Scapin_! Nous touchons tous
-ensemble à l’échelle de Scutari et nous débarquons pêle-mêle sur les
-planches pourries, au milieu d’un concert d’imprécations polyglottes.
-Nous prenons des chevaux de selle ou des fiacres, chacun selon son goût,
-et nous escaladons au trot, au galop, à travers une foule compacte, la
-grande rue boueuse et mal pavée de Scutari. L’encombrement n’y est pas
-moins touffu que dans un faubourg de Paris le matin d’une fête
-nationale. Hommes, femmes, enfants, soldats en permission, bergers venus
-de loin, marchands ambulants, oisifs qui chôment par avance la solennité
-du lendemain, se pressent et se coudoient bruyamment, mais sans
-brutalité, comme gens de la même famille. On vend encore des moutons; on
-vend aussi des couteaux pour les immoler et des grils pour les faire
-cuire. Je remarque un jeune bourgeois de vingt à vingt-deux ans qui
-s’est emmailloté la figure dans un mouchoir à carreaux et qui pousse
-gravement devant lui un grand commissionnaire et un énorme mouton, l’un
-portant l’autre. Si tu as mal aux dents, mon garçon, comme il est permis
-de le croire, ton mouton fraîchement tué ne sera pas tendre demain!
-
-Scutari fourmille d’enfants et vous n’avez jamais rien vu de plus beau
-que les petits Turcs, garçons et filles. Tous ces marmots, riches ou
-pauvres, mais les pauvres surtout, sont accoutrés de la façon la plus
-pittoresque et comme enluminés de couleurs vives et fraîches. En voilà
-cinq ou six que le hasard a groupés sur la crête d’un vieux mur. Je
-défie le printemps lui-même de faire fleurir un tel bouquet. A cent pas
-de la petite mosquée des Derviches, la pente que nous gravissons devient
-si raide qu’il nous faut mettre pied à terre. Nous arrivons à une petite
-cour; un sacristain du plus beau noir nous débarrasse de nos cannes et
-de nos parapluies, nous pousse dans un bâtiment qui a l’air d’une église
-de village et nous fait asseoir sur des bancs, les uns au
-rez-de-chaussée, les autres dans une espèce de soupente. Quelques
-chuchotements discrets et quelques rires étouffés attirent notre
-attention sur une tribune grillée. Il y a des curieuses ailleurs que
-dans la pièce de Meilhac. La mise en scène de l’ouvrage qu’on va
-représenter devant nous est plus bizarre que terrible. Nous voyons tout
-un jeu de tambours de basque pendus au mur, en face d’instruments dont
-la forme et l’emploi nous sont moins connus. Vous diriez de petits
-mortiers de pharmaciens tendus en peau d’âne. Il y a bien aussi quelques
-armes, mais des armes trop formidables pour être inquiétantes; par
-exemple des masses de fer empruntées à quelque panoplie du moyen âge.
-Une sorte de niche qui paraît tenir lieu d’autel est encombrée d’objets
-divers et mystérieux dont les uns semblent destinés à l’exercice du
-culte, les autres m’ont tout l’air d’être de simples ex-voto. Le pavé du
-temple est couvert d’une natte, mais on y voit aussi quelques tapis de
-prière assez beaux et quantité de peaux de mouton que le bedeau range et
-dérange inutilement avec un soin minutieux, comme pour amuser le tapis.
-Après une attente assez longue, un chant grave et passablement mélodieux
-s’élève dans la cour et nous prépare à la cérémonie. Presque aussitôt
-nous voyons entrer quatre derviches vêtus de noir avec un peu de blanc,
-très sérieux et visiblement convaincus de leur importance. Un homme
-d’une quarantaine d’années, fort digne, est comme le curé de cette
-petite paroisse. Nous remarquons parmi ses vicaires un jeune ascète au
-profil d’aigle qu’on croirait détaché d’une toile de Murillo. Ces bons
-messieurs, qui nous ont fait payer à la porte de leur établissement et
-qui viennent d’encaisser environ cent francs de recette, débutent par
-une prière à notre intention: ils demandent pardon à Dieu d’avoir laissé
-entrer ces chiens de chrétiens dans son temple. Mais vous voyez que dans
-l’Église musulmane la fin justifie les moyens. Les hurlements que nous
-sommes venus écouter se font espérer très longtemps. Le clergé
-paroissial prélude par une cérémonie assez imposante, accompagnée d’un
-beau plain-chant, aux exercices violents qu’il ne fait pas lui-même, car
-les derviches hurleurs sont des hommes qui ne hurlent pas, mais qui
-donnent à hurler. Les vrais acteurs du mélodrame se recrutent parmi les
-fanatiques de la rue, tandis que les prêtres récitent des oraisons, font
-des génuflexions, baisent la terre, brûlent de l’encens, échangent des
-accolades et reproduisent maint détail du rituel catholique. L’enceinte
-se remplit peu à peu de curieux et de dévots qui entrent l’un après
-l’autre, saluent respectueusement le sanctuaire et vont s’accroupir sur
-les nattes ou dans la galerie, acteurs ou spectateurs, à leur choix. Ce
-personnel composite comprend surtout, à ce qu’il semble, des artisans,
-des domestiques, des matelots, des soldats, sans préjudice des bons
-bourgeois qui s’y mêlent de temps à autre, entraînés par l’exemple,
-gagnés par la contagion, comme autrefois chez nous les convulsionnaires
-de Saint-Médard. L’espèce humaine est moins variée que l’on ne croit,
-et, comme le soleil, la folie luit pour tout le monde. Au milieu du
-service religieux qui suit son cours et des prières chantées qui vont
-leur train, il s’est formé petit à petit dans le fond de la salle un
-groupe d’hommes coiffés du fez ou du turban, vêtus comme les gens de la
-rue et même un peu déguenillés par-ci par-là. Ils se tiennent debout,
-serrés les uns contre les autres, et ils invoquent Dieu en chœur. Leur
-prière n’est ni longue ni compliquée: les prêtres psalmodient des
-versets et des répons; quatre vieillards assis sur des peaux de mouton
-chantent des choses curieuses dont Félicien David a su tirer un bon
-parti. Quant à nos fanatiques, ils ne disent qu’un mot: «Allah!» et
-chaque fois qu’ils le prononcent ils inclinent la tête en signe de
-respect. Mais, au bout d’un quart d’heure, la fatigue et l’excitation
-font si bien qu’au lieu de prier on crie, et qu’au lieu d’incliner la
-tête on la jette en avant par un mouvement saccadé. Un quart d’heure
-encore et les cris se changeront en hurlements, les secousses en
-contorsions. Bientôt une sorte d’ivresse s’empare de ces malheureux.
-Haletants, ruisselants de sueur, demi-nus, car ils ont rejeté tout ce
-qui pesait à leur corps, ils se tordent le cou en faisant pivoter leur
-tête avec une telle impétuosité qu’on ne serait pas surpris de la voir
-s’arracher et tomber à terre. La voix leur manque, l’air siffle dans
-leurs bronches, on n’entend presque plus qu’un concert de râles
-étouffés.
-
-Mais gardez-vous bien de les plaindre: on lit sur leur visage convulsé
-une grossière béatitude, et même, j’en ai peur, un avant-goût solitaire
-et malsain du paradis de Mahomet. Grand bien leur fasse! Nous n’envions
-pas leur plaisir. Mais la vue de ces exercices éveille une certaine
-émulation dans l’assistance musulmane. Plus d’un spectateur, homme
-grave, coiffé du fez, vêtu de la redingote longue, porteur d’une de ces
-belles barbes teintes en bleu qui faisaient croire à Gérard de Nerval
-qu’un musulman est toujours jeune, suit le mouvement peu à peu, commence
-par dodeliner de la tête, fredonne ensuite à l’unisson et finit par
-entrer en danse. Un monsieur qu’on prendrait volontiers pour un colonel
-en retraite, tant sa tenue est correcte et sa figure respectable,
-s’était assis à trois pas de nous, à l’intérieur de la nef, sur la
-natte. Il a fait comme beaucoup d’autres, et le voici qui exécute sa
-partie dans l’ensemble sans hurler, mais en accompagnant les hurleurs
-sur le tambour de basque. Les instruments ont été décrochés au nombre de
-vingt ou trente par un petit bossu sans bosse, gamin difforme et
-grimaçant qui remplit les fonctions d’enfant de chœur. Je crois bien que
-ce gnome commence à débaucher quelques autres moutards du quartier, car
-deux apprentis de son âge se tortillent et s’égosillent avec lui. Quand
-je vivrais cent ans, je n’oublierais pas les grimaces de ce singe de
-Mahomet, ni surtout les contorsions héroïques d’un beau grand nègre dont
-la dévotion expansive et aromatique triomphe des parfums d’Arabie et
-atteste la vanité de l’encens.
-
-Lorsque la passion religieuse est assez exaltée pour que l’homme ne
-diffère plus sensiblement de la bête, les thaumaturges ont beau jeu.
-Aussi voyons-nous le curé de cette étrange paroisse donner publiquement
-audience à des malades qui lui demandent tous un miracle, ni plus ni
-moins. Le premier est un artisan d’une cinquantaine d’années; il marche
-avec difficulté et tient ses côtes comme un homme qui souffrirait du
-lumbago. On le fait coucher à plat ventre et le prêtre lui marche sur le
-corps sans aucune difficulté. Vient ensuite le jeune homme de bonne
-famille que j’ai remarqué dans la rue avec son grand madras en
-mentonnière et son mouton à dos de portefaix. Il est arrivé un quart
-d’heure après nous et il a assisté pieusement à la deuxième moitié de
-l’office en balançant la tête et en murmurant des prières. Ainsi
-préparé, il s’avance vers le chef des derviches qui lui fourre les
-doigts dans les oreilles en marmottant un exorcisme ou une bénédiction.
-Le troisième malade est un pauvre bébé de trois ans tout au plus qui
-braille du haut de sa tête; il n’est pas moins couché sur le tapis et
-piétiné par le derviche, très prudemment, je dois le dire, et avec les
-plus grandes précautions. Nous n’en avons pas vu davantage: la laideur
-du spectacle, l’atrocité du bruit et l’odeur de nègre échauffé nous
-décidèrent à partir au bout d’une heure et demie environ sans demander
-notre reste. En résumé, cet exercice religieux, s’il n’est pas des plus
-ragoûtants, ne doit point être confondu avec la jonglerie funambulesque
-des Aïssaouas. C’est un ensemble de pratiques grossières, malsaines,
-abrutissantes, que les musulmans éclairés tiennent en médiocre estime et
-qu’Ibrahim-Pacha avait raison d’interdire aux soldats égyptiens sous les
-peines les plus sévères. Cependant, faut-il l’avouer? cette débauche du
-fanatisme musulman ne nous a pas laissés indifférents et nous éprouvions
-autre chose que du mépris devant cette somme effrayante d’énergie mal
-employée.
-
-Un des nombreux vapeurs qui parcourent le Bosphore en tous sens nous
-transporta au pont de Galata. Je fis encore un tour dans Stamboul,
-j’assistai à un coucher de soleil où le profil de la ville turque,
-esquissé en gris sur le ciel, réveilla ma vieille admiration pour Ziem,
-et je rentrai à Péra par la _ficelle_. C’est un petit chemin de fer
-souterrain où deux trains se croisent régulièrement toutes les cinq
-minutes, la descente de l’un faisant monter l’autre. On ne voyage pas
-autrement entre la Croix-Rousse et Lyon. La soirée et la nuit furent
-belles; on put grimper à la tour de Galata et voir d’un seul coup d’œil
-la Corne-d’Or et le Bosphore illuminés en l’honneur de la fête du
-lendemain.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Cette fête du Courbam-Beïram nous inspirait à tous une assez vive
-curiosité. Les Belges, nos amis, avaient obtenu, par l’entremise de leur
-légation, six places de tribune dans le splendide _hall_ de
-Dolma-Bagtché, où le sultan devait recevoir les diplomates étrangers et
-les grands dignitaires de l’État. Les autres, moins ambitieux ou moins
-favorisés, se promettaient au moins de voir défiler le cortège impérial,
-dont la magnificence est légendaire. Mais rien n’est simple dans ce
-pays; il faut intriguer pour savoir quel sera le jour de la fête, et
-d’habitude on ne le sait positivement que la veille. Il faut intriguer
-sur nouveaux frais pour connaître le nom de la mosquée qui recevra la
-visite du sultan. Les précautions dont on entoure sa personne sacrée
-réduisent ses promenades au strict nécessaire. Aujourd’hui, par exemple,
-il a quitté sa résidence de Yeldiz-Kiosk, traversé son parc en voiture,
-fait un petit bout de chemin dans la rue pour atteindre une mosquée des
-plus modestes et des moins connues, et, sa prière faite, il a gagné à
-cheval, en quelques minutes, le palais de Dolma-Bagtché. Le chemin qu’il
-a suivi était exclusivement bordé de soldats, et toutes les rues
-adjacentes barrées par la cavalerie. Ajoutez que les curieux n’ont pas
-ici, comme à Paris, la ressource de louer une fenêtre: tous les étages
-supérieurs des maisons sont hermétiquement clos par ordonnance de
-police. Nous nous sommes mis en route à six heures du matin, nous avons
-longé des casernes, des casernes et encore des casernes, jusqu’à la rue
-où tous les habitants de ces casernes étaient rangés le sabre au poing
-ou l’arme au pied. Nous sommes descendus de voiture entre deux haies de
-fantassins, tous esclaves de la consigne et fort peu disposés à nous
-ouvrir leurs rangs. Il a fallu que M. Weil fît des prodiges de souplesse
-et d’insinuation pour nous donner l’accès d’un petit café grec dont les
-fenêtres nous laissaient voir, entre les croupes des chevaux et les
-têtes de l’infanterie, fort peu de chose en vérité. L’attente fut assez
-longue, mais nous ne perdions pas notre temps. La rue était incessamment
-sillonnée par des voitures de gala, des généraux à cheval en grand
-uniforme, des musiques militaires. Une étroite ruelle qui s’ouvrait sur
-le côté de notre café était barrée par une demi-douzaine de Tcherkesses,
-bons cavaliers et soldats finis. A tout moment, des ordonnances, des
-cochers ou des valets de pied de grandes maisons forçaient leur ligne
-pour introduire et emmagasiner dans la ruelle, soit un cheval
-d’officier, soit une voiture, soit une paire de carrossiers dételés. Ils
-se prêtaient à tout sur l’ordre de leur chef avec une souplesse
-étonnante et se reformaient aussitôt. J’ai vu ce jour-là un bon lot de
-soldats turcs, et dans le nombre des gaillards vraiment pittoresques,
-comme les zouaves du Soudan. Tous ces hommes, sans exception, m’ont
-frappé par leur tenue, leur discipline, leur physionomie martiale. Je
-comprends que les Roumains et les Russes victorieux en parlent avec tant
-d’estime. Un des traits caractéristiques de cette armée est qu’elle
-compte beaucoup d’hommes faits, de vieux soldats, de sous-officiers
-émérites. Hélas! faut-il venir si loin de France pour retrouver le
-grognard de trente ans, ce type éminemment français!
-
-Une immense acclamation, accompagnée d’un déchaînement de musique, nous
-annonce l’arrivée du sultan. Tout ce que j’en ai distingué, c’est un
-carrosse magnifique conduit par un cocher rouge et or. Non loin de là,
-devant la mosquée, un obligeant voisin me montre des féredjés de soie et
-de jolis enfants dans des voitures dételées: c’est la famille du sultan.
-Je me suis fait traduire les acclamations qui tout à l’heure ont salué
-le passage d’Abd-ul-Medjid. Les soldats ont crié littéralement: «Qu’il
-vive beaucoup!» Et une autre voix, la voix de l’esclave romain qui
-suivait le char de triomphe: «Ne t’enivre point de ta gloire et songe
-que Dieu est bien plus grand que toi!» Mais le commandeur des croyants,
-l’héritier des khalifes, a fini sa prière; il est sorti de la mosquée et
-il passe devant nous, grave, un peu triste, sur un magnifique cheval
-blanc. Il répond aux vivats de ses soldats par le salut militaire. Sa
-figure, plus allongée que je ne supposais et plus conforme au type
-persan qu’au type turc, est d’une régularité parfaite; il a le geste
-noble et l’air majestueux. On me montre le grand vizir Saïd-Pacha, qui
-n’est pas beau de la même façon que son auguste maître, il s’en faut de
-tout; mais l’intelligence, le travail et la volonté se lisent à livre
-ouvert sur cette physionomie d’honnête homme. Je ne suis pas bien sûr
-d’avoir vu l’illustre Osman-Ghazi-Pacha, et je le regrette sincèrement;
-mais j’ai vu le cheikh-ul-islam, chef de la religion, ou plutôt
-cardinal-vicaire du sultan qui est pape dans son empire, et même hors de
-son empire, dans l’extrême Orient, en Afrique, partout où le Koran
-résume la foi et la loi. Les curieux remarquaient aussi un cavalier gros
-comme le poing et affublé d’un costume de général. C’est le bouffon du
-sultan et très probablement le dernier fou en titre d’office dont il
-sera fait mention dans l’Almanach de Gotha. Le cortège impérial est
-vraiment beau: je n’ai qu’un reproche à lui faire: c’est qu’il a passé
-devant nous comme un tourbillon, sans nous laisser le temps d’admirer.
-Quelques chercheurs de petite bête assurent que, même dans ces
-splendeurs, le laisser aller propre au Turc se trahit par certaines
-négligences de détail. Ils ont remarqué, par exemple, d’admirables
-chevaux du Nedj qui avaient la gourmette rouillée et des harnais dorés à
-l’or fin qui laissaient voir un peu de bourre; mais, Dieu merci! je n’ai
-pas d’assez bons yeux pour perdre toute illusion. Aussitôt que la route
-est un peu déblayée, nous sortons de notre cabaret et nous courons
-reprendre nos voitures. Le retour est fort gai: nous rencontrons à
-chaque instant, dans des coupés ou des landaus bien attelés, des femmes
-élégantes, fort jolies dans le peu qu’on en voit, et que le krach dont
-nous parlions hier n’a certainement pas atteintes ni même effleurées. Il
-paraît qu’un récent édit du sultan met aux abois ces gazelles aux grands
-yeux peints. Le maître a décidé qu’elles remplaceraient leur voile
-transparent par des voiles sérieux. Ce serait en vérité grand dommage,
-car le _yachmak_, tel qu’on le porte aujourd’hui, donne une satisfaction
-raisonnable au passé sans assombrir le présent; il embellit même les
-jolies Circassiennes, et généralement toutes les Turques, en allongeant
-leur aimable visage, que la nature a fait un peu trop large et trop
-court. Un concert de protestations s’élèvent déjà de tous côtés contre
-la nouvelle loi somptuaire. Ce n’est pas seulement le beau sexe qui
-réclame; on compte dans l’empire ottoman soixante-dix mille fabricants
-de _yachmaks_ qui ne se laisseront pas ruiner sans crier, et
-Abd-ul-Hamid n’est pas sourd aux doléances de ses sujets.
-
-L’infatigable organisateur de nos plaisirs, M. Weil, ne veut pas que
-nous quittions ce pays sans avoir goûté aux douceurs de la villégiature.
-Un déjeuner nous attend à Thérapia, sur la côte d’Europe, au milieu des
-palais et des villas du monde diplomatique et de la haute finance. Il
-est dit qu’en sortant de table nous irons fumer un cigare aux
-Eaux-Douces d’Asie. Les bateaux à vapeur du Bosphore vont partout et
-font constamment la navette entre les diverses échelles.
-
-Thérapia ne perd pas trop à être admiré de tout près; la cuisine de
-l’hôtel d’Angleterre et son vin plat de Roumélie sont supportables. Les
-petits stationnaires des ambassades, dont un seul, le nôtre, a le droit
-d’avoir sa planche à terre, animent et égayent le paysage. Le palais de
-France a grand air entre le quai et un vaste jardin plein de vieux
-arbres et de fiers rochers. Le marquis de Noailles ne doit pas regretter
-trop amèrement ici l’admirable château de ses pères et les beautés
-classiques du parc de Maintenon. Malheureusement l’homme, ou du moins le
-Français, ne sait jouir de rien sous la pluie; cette infirmité de notre
-race donne aux citoyens d’Angleterre un notable avantage sur nous.
-Arrivés à Thérapia par un temps assez morne, nous avons été légèrement
-mouillés avant de nous asseoir à table; puis le ciel a paru se remettre,
-et nous sommes partis à pied pour l’échelle de Buyukdere, où nous
-espérions prendre le bateau qui touche à Béicos en Asie. Mais nous
-n’étions pas encore à cinq cents mètres de l’ambassade d’Angleterre
-qu’un vrai déluge s’est abattu sur nous. Le ciel fondait en eau; la
-pluie criblait la mer, aussi calme que le lac d’Enghien en juillet. Bon
-gré mal gré, il fallut revenir sur nos pas, rentrer à l’hôtel et
-retourner piteusement à Constantinople par le vapeur qui nous avait
-amenés; mais le climat est si capricieux dans ce pays que nous trouvons
-le ciel bleu et la mer houleuse en rentrant à Constantinople. L’averse a
-été pour nous seuls; il n’a pas plu en ville de la journée.
-
-Grande fête le soir à notre hôtel. Le patron, M. Flament, a profité de
-notre passage pour faire baptiser son dernier enfant, qui est une
-fillette de six mois; elle s’appellera Léopoldine, en l’honneur du roi
-des Belges, qui s’intéresse à la Compagnie des wagons-lits, encourage
-toutes les œuvres de progrès et jette noblement les millions de sa
-cassette particulière dans l’entreprise internationale du Congo. Le
-parrain est M. Mathieu-Delloye et la marraine Mme Von Scala. On boit
-force vin de Champagne à la santé de l’enfant, qui s’excuse par
-interprète de ne pas rendre toast pour toast, les gobelets dont elle a
-coutume de se servir ne figurant pas sur la table.
-
-Nous devions couronner la fête par une représentation de Karagheuz et
-par un ballet de tziganes. Les tziganes ont fait défaut, soit que la
-police turque ait été une fois par hasard en veine de puritanisme, soit
-plutôt, je le crains, parce que les intermédiaires auront fait des
-conditions inacceptables. Mais Karagheuz nous a donné la comédie dans un
-cabaret de Péra frété _ad hoc_. Ce personnage est un guignol
-excessivement libre, une impudente ombre chinoise qui de tout temps a eu
-le privilège d’égayer non seulement les hommes, mais les femmes, les
-gamins et les petites filles, durant les nuits du Rhamadan. Mais nous ne
-sommes pas en Rhamadan, et la grosse gaieté de Karagheuz se réserve pour
-des temps meilleurs. Peut-être aussi n’a-t-on pu nous offrir qu’un
-Karagheuz de pacotille; le fait est qu’il nous a médiocrement amusés.
-
-Le samedi 13 octobre était pour le gros de notre caravane le jour du
-départ, et déjà, pour quelques-uns d’entre nous, le jour des adieux. M.
-de Blowitz ne voulait pas quitter Constantinople sans avoir obtenu une
-audience du sultan. Il s’était bouté en tête d’_interwiewer_
-Abd-ul-Hamid, peut-être même de le décorer; et, pour mener à bonne fin
-ce projet qui n’allait pas tout seul, il avait mis sur pied l’ambassade
-de France, l’ambassade d’Angleterre, l’ambassade d’Italie, une bonne
-moitié du corps diplomatique. Nous allions donc le laisser là, et, avec
-lui, son secrétaire, le fils d’Ernest Daudet, qui nous avait tous
-charmés. Le jeune Tréfeu, du _Gaulois_, avait reçu de son journal une
-mission en Bulgarie; on l’envoyait à Sofia chez le prince de Battenberg,
-qui n’était pas sans avoir besoin de l’appui des journaux monarchiques.
-Cet aimable garçon se disposait à chevaucher trois ou quatre jours dans
-la boue; mais, comme il est aussi bon cavalier que mauvais marin, il
-était homme à entreprendre le voyage de Kéraban le Têtu plutôt que de
-passer à nouveau la mer Noire.
-
-La traversée fut pourtant des plus douces pour les passagers assez rares
-de l’_Espero_. Le bon bateau du Lloyd se mit en route à deux heures de
-l’après-midi sans se presser, comme s’il eût compati à nos regrets et
-pris à cœur de nous montrer une dernière fois les merveilles du
-Bosphore. Le Pont-Euxin justifiait le nom que les anciens lui donnaient
-par antiphrase: il était clément à ses hôtes. La lune brillait au ciel;
-hommes et femmes passèrent une partie de la nuit sur le pont à écouter
-de jolis vers que M. Georges Boyer, lauréat de l’Institut pour le
-dernier prix Rossini, disait fort bien et même à l’occasion ne chantait
-pas mal. J’avais à peine fait un premier somme sur la tête de M. Regray
-lorsque le navire s’arrêta, et que le capitaine nous invita à débarquer
-sans perdre un moment. On crut d’abord qu’il se moquait, car il était à
-peine trois heures, et le train ne partait qu’à cinq. Mais il nous
-expliqua, sans se fâcher, qu’on ne débarquait pas toujours à Varna comme
-on voulait; que pour l’instant la mer était tranquille, mais qu’elle le
-serait peut-être moins dans une heure, et que nous avions tout intérêt à
-gagner le plancher des vaches. Puisqu’il le fallait, nous le fîmes, mais
-de mauvaise grâce, car la chose n’allait pas sans quelques difficultés.
-Descendre à tâtons le long du bord, sans lumière ou à la lueur d’un
-mauvais fanal, s’entasser avec les bagages dans de méchantes barques qui
-roulent et que le flot heurte les unes contre les autres et arriver
-enfin tout transis sur une berge fangeuse en plein champ, c’est
-exactement le contraire d’une partie de plaisir. Mais il avait raison,
-le capitaine, car le vent se leva bientôt, et il devint si violent qu’à
-Roustschouk notre petit vapeur dansait sur le Danube comme sur une mer
-en furie. Nous avons retrouvé M. de Gisors fidèle au poste dans la gare
-de Varna; il nous y avait préparé, d’accord avec M. Wiener, un vrai
-banquet auquel j’eusse fait grand honneur, si j’avais eu l’appétit
-ouvert avant les yeux, comme le personnage de la chanson. Mais tous les
-estomacs ne sont pas vétilleux comme les nôtres, témoin cet excellent
-Bulgare qui, croyant être pour son argent à la table d’hôte du buffet,
-dévora devant nous un plat de viande froide et de gibier servi pour plus
-de vingt personnes.
-
-La principauté d’Alexandre de Battenberg nous parut tout aussi maussade
-au retour qu’à l’aller, et ce fut avec une véritable joie que nous
-revîmes notre beau train tout battant neuf en gare de Giurgewo. On avait
-réparé le wagon que nous avions laissé à Munich. Il roula sans
-s’échauffer jusqu’à Paris, et, si je n’ajoute pas que nous y fîmes bonne
-chère, c’est pour éviter les redites.
-
-Beaucoup d’amis nous attendaient à Bucarest. J’eus la joie d’y trouver
-le prince Georges Bibesco, qui était revenu de la campagne exprès pour
-me serrer la main. Le général Falcoïano et l’ingénieur en chef, M.
-Olanesco, montèrent en voiture avec nous; M. Frédéric Damé en fit autant
-sans savoir ni à quelle station il s’arrêterait, ni quel train il
-pouvait reprendre, ni s’il serait rentré chez lui le lendemain matin.
-Ah! que j’aurais voulu m’arrêter quelques jours dans cette riche et
-pittoresque Roumanie! J’avais promis, je n’ai pas pu tenir, trop
-d’affaires me rappelaient ici. Ce sera pour une autre fois: le voyage
-est devenu si facile! Le général Falcoïano n’a pas voulu dîner avec nous
-sans apporter son plat, ou du moins son dessert. Figurez-vous deux
-larges corbeilles d’osier blanc du poids de cinquante à soixante kilos
-chacune, remplies l’une de pêches et l’autre de raisins. Les pêches de
-ce pays ne valent pas celles de Montreuil; elles ont la chair un peu
-dure et presque toujours adhérente au noyau. Mais elles ont bon goût et
-elles sont vraiment belles. Quant au raisin, au muscat surtout, il est
-exquis.
-
-Aux approches de la frontière, nous nous sommes croisés avec un autre
-_Éclair_ qui venait de Paris et dont les voyageurs nous ont pris pour
-ainsi dire à l’abordage. L’un d’eux était M. Phérékyde, l’aimable
-ministre du roi Charles auprès du gouvernement français. Croyez bien que
-je ne lui ai pas dit de mal de son pays.
-
-La dispersion des passagers de l’_Espero_ commence à Pest; elle prend
-des proportions sérieuses à Vienne, où nous perdons non seulement M. Von
-Scala et ses gracieuses compagnes, mais plusieurs Français attirés par
-l’aimant de l’Exposition. Nous espérions rentrer en possession de M.
-Georges Cochery, l’_alter ego_ du ministre des postes, et des deux
-hommes éminents que nous avions laissés avec lui; mais ils nous ont
-faussé compagnie à notre grand regret.
-
-Je ne vous dirai rien de l’Allemagne, et je vous demande la permission
-de garder pour moi seul, ou pour mes fils et moi, les sentiments que
-j’ai éprouvés devant les nouveaux forts de Strasbourg. Le mardi matin,
-vers dix heures, nous avons passé par Saverne, et dans un pli des
-Vosges, derrière un rideau de grands arbres que j’ai plantés, j’ai
-aperçu une maison qui m’est chère et douloureuse entre toutes. J’y ai
-vécu douze ans dans le bonheur et dans la paix; j’y ai écrit la moitié
-de mes livres; j’y ai vu naître les quatre aînés de mes enfants. Depuis
-l’année terrible, cette propriété, payée de mon travail, est indivise
-entre M. de Bismarck et moi. J’en suis le maître, car j’ai toujours
-refusé de la vendre, mais le grand chancelier m’interdit d’y remettre
-les pieds, en vertu de la loi du plus fort. J’y suis entré pour la
-dernière fois dans l’automne de 1872. Les gendarmes prussiens sont venus
-m’y chercher; ils m’ont mis en prison pour m’apprendre que c’est un
-crime d’être Français en Alsace. La maison rit là-bas sous son manteau
-de vigne vierge et de glycine, et moi je pleurerais peut-être un peu si
-j’étais seul. Mais nous voici dans les défilés de la montagne; nous
-passons sous les six tunnels dont chacun pouvait arrêter l’ennemi
-pendant un mois et que nos généraux n’ont pas fait sauter par oubli.
-Jamais nos rochers de grès rouge ne m’ont paru si fiers; jamais nos
-forêts de hêtres et de sapins n’ont été si belles. La couleur sombre des
-résineux fait çà et là une tache superbe sur les feuillages uniformément
-dorés par l’automne. Quel beau et bon pays nous avons perdu là! Y
-pensez-vous de temps en temps, vous qui portez le nom de Français? Moi,
-j’en ai l’âme empoisonnée.
-
-Avricourt, Nancy, Bar-le-Duc, Châlons, Paris, le reste du voyage n’est
-plus qu’une jolie promenade dans la banlieue. Nous brûlons tant soit peu
-les rails, car nous avions un retard de deux heures, et l’on a tout
-regagné depuis Vienne, si bien que notre odyssée se termine à six heures
-du soir, montre en main. Nombre d’amis et de curieux nous accueillent
-sur le quai de Paris. Je remarque au premier rang la très sympathique
-figure de M. Moreau-Chalon, vice-président de la Compagnie, qui s’excuse
-de n’avoir point partagé tous nos plaisirs avec nous. Mais c’est M.
-Nagelmackers qui a dit le mot de la fin. M. Grimprel lui demandait
-comment nous pourrions reconnaître une telle hospitalité?
-
-«Mais c’est bien simple, répondit-il; en venant dîner chez moi.»
-
-N’est-ce pas là la grandeur et la bonhomie belges peintes par
-elles-mêmes et d’un seul trait?
-
-
-
-
-LE GRAIN DE PLOMB
-
-
-De mon temps (je veux dire au bon temps de notre chère Alsace), M.
-Franck, de Saverne, était cité dans les deux départements comme un
-chasseur accompli. On ne lui connaissait pas de rival sur la rive gauche
-du Rhin, depuis Huningue jusqu’à Lauterbourg. Ce notaire de cinquante
-ans faisait l’étonnement des forestiers les plus jeunes et les plus
-fringants. Marcheur infatigable, tireur presque infaillible, il
-possédait surtout à un rare degré la promptitude de l’esprit, la
-droiture du coup d’œil, le flegme en pleine action et la prudence qui
-est une vertu sans prix à la chasse. Je ne lui ferai pas l’injure
-d’ajouter qu’il ne chassait point, comme tant d’autres gros bonnets de
-l’arrondissement, pour vendre son gibier à l’aubergiste du Soleil-d’Or.
-Il était non seulement le plus loyal et le plus désintéressé, mais le
-plus courtois des compagnons: soit chez lui, soit chez les autres, il
-faisait les honneurs du chevreuil ou du lièvre au voisin plus pressé qui
-voulait tirer avant lui, se réservant d’abattre la pièce quand elle
-aurait été manquée. Mais, entre tant de qualités, la plus extraordinaire
-à mes yeux était cette prudence toujours en éveil qui semblait le
-constituer gardien de toutes les existences d’alentour. Je le vois
-encore avec nous, sur le chemin grimpant du Haberacker, le jour de la
-battue où il me fit tuer le sanglier. Ce grand gaillard, tout uni de la
-tête aux pieds, vêtu de gros drap gris, avec ses bottes de cuir de
-Russie, son chapeau de feutre marron et sa cravate longue fixée par une
-épingle d’argent ciselé, courait en marge de la compagnie comme un chien
-de berger qui aurait trente hommes sous sa garde. Il avait l’œil à tout,
-et sans trancher du pédagogue, sans se faire voir, sans froisser aucun
-amour-propre, il redressait un canon de fusil, en abaissait un autre,
-avertissait d’un mot familier le vieux garde Hieronymus, qui portait sa
-carabine en ligne horizontale. Pas d’accidents possibles avec lui:
-lorsque nous fermions une enceinte, il nous postait lui-même à des
-distances exactement calculées, chacun derrière un arbre, et je
-n’oublierai de ma vie le petit geste très poli, mais sans réplique, qui
-voulait dire: «Restez là et n’en bougez sur votre vie, quoi qu’il
-arrive, tant que le son de mon cornet ne vous aura pas rappelé.» La
-chasse terminée, il ne commandait rien à personne, mais il disait de sa
-belle voix profonde:
-
-«Je crois, messieurs, que nous pouvons décharger nos armes.»
-
-Il prêchait d’exemple, et chacun retirait ses cartouches, comme lui.
-Cette manœuvre lui était si naturelle, qu’à la rencontre du moindre
-obstacle il l’exécutait tout en marchant et comme par instinct. Un jour
-d’ouverture, dans la plaine de Bischwiller, je l’ai vu sauter vingt
-fossés en moins d’une heure, sans oublier une seule fois d’empocher ses
-cartouches, ce qui ne l’empêcha nullement de tuer six perdreaux et deux
-lièvres dans les houblons, les trèfles et les tabacs qui poussaient
-entre les fossés.
-
-J’admirais fort cette présence d’esprit au milieu du plus entraînant de
-tous les exercices et cette constante préoccupation de la vie d’autrui.
-Tous mes efforts tendaient à copier un si parfait modèle, mais il ne
-suffit pas de bien vouloir pour bien faire; aussi m’oubliais-je souvent.
-Un jour que nous étions assis sur l’herbe, en tête à tête, devant un
-déjeuner rustique que le grand air et la saine fatigue assaisonnaient
-royalement: «Maître Frank, lui dis-je, je sais que je n’égalerai jamais
-votre adresse; mais je voudrais au moins devenir aussi prudent que vous.
-Ce n’est pas chose facile, puisqu’à mon âge et après une certaine
-expérience de la chasse j’ai des distractions dangereuses pour le voisin
-et pour moi-même. Combien vous a-t-il fallu d’années pour acquérir une
-vertu que j’envie?»
-
-Il tressaillit et ses yeux se voilèrent, mais, dominant aussitôt cette
-émotion, il répondit: Cher ami, mon éducation s’est faite en un mois,
-mais jamais homme ne fut mis à si rude école. Vous préserve le ciel
-d’acheter la prudence au même prix!»
-
-Tout en parlant, il assujettissait entre les plis de sa cravate cette
-épingle d’argent qu’il portait toujours à la chasse.
-
-Je craignis d’avoir été indiscret, et j’allais m’excuser, lorsqu’il
-reprit d’un ton résolu:
-
-«Au fait, il ne faut pas que ce souvenir meure avec moi. Peut-être la
-leçon que j’ai reçue et que je ne puis transmettre à mes enfants, n’en
-ayant point, servira-t-elle aux enfants des autres. Tout le monde ignore
-à Saverne que ce fameux chasseur, connu par sa monomanie de précaution
-ridicule, a failli être parricide à quinze ans. Oui, mon premier coup de
-fusil pensa coûter la vie à mon père.
-
-«Je venais d’achever ma troisième au collège de Strasbourg, et le bon
-papa Franck, Dieu ait son âme! m’avait promis un fusil à un coup si
-j’enlevais le prix d’histoire. J’eus donc le prix et le fusil. Vous
-jugez de ma joie. Le démon de la chasse me tracassait depuis longtemps,
-comme tous les petits Alsaciens de mon âge; j’avais déjà passé bien des
-heures de vacances à porter le carnier dans la plaine, à suivre les
-rabatteurs sous bois, ou à faire tourner le miroir aux alouettes. La
-possession d’un fusil me grandissait à mes propres yeux et aux yeux de
-mes camarades: j’étais un homme!
-
-«Malheureusement à mon gré, la loi ne me permettait pas d’obtenir un
-permis de chasse. Je ne pouvais chasser qu’en lieu clos, par exemple
-dans notre jardin des bords de la Zorn; mais on n’y avait jamais vu
-d’autre gibier que des pinsons et des fauvettes; or mes parents
-considéraient la destruction de ces innocents comme un crime.
-D’ailleurs, il fallait protéger contre ma maladresse un jeune frère et
-deux sœurs que j’avais. Le fusil neuf risquait donc de demeurer au clou,
-si mon père n’avait eu pitié de mes peines.--Tôt ou tard, me dit-il, il
-faudra que tu apprennes à manier une arme, et je ne vois pas grand mal à
-commencer dès aujourd’hui. Je t’emmène à Haegen, où j’ai un acte à faire
-signer, et, au retour, nous irons tirer un lapin dans la garenne du
-Haut-Barr: M. de Saint-Fare m’a confié la clef. Prends les deux bassets
-au chenil.»
-
-«Je ne me le fis pas dire deux fois. Ah! le joyeux départ! Et que la
-route me parut longue! De quel cœur je donnai au diable ce paysan de
-Haegen qui se fit traduire mot par mot l’acte notarié, avant d’y mettre
-sa signature! Il me semblait toujours que la nuit allait nous surprendre
-et que la chasse serait remise au lendemain. Les bassets, qui hurlaient
-au fond de la voiture, étaient moins impatients que moi.
-
-«L’affaire se termina pourtant, et vers cinq heures nous arrivions à la
-porte de la garenne. J’attachais le cheval à un arbre, mon père
-chargeait nos fusils, lentement, avec le soin qu’il mettait aux moindres
-choses, et les chiens étaient découplés.
-
-«Mon père me posta au coin d’une jeune taille avec toutes les
-recommandations en usage: surveiller les deux chemins, jeter le coup de
-fusil sur le lapin aussitôt vu, ne pas tirer si les chiens suivaient de
-près, et surtout rester ferme en place, quoi qu’il pût arriver, tant
-qu’il ne me rappellerait point. Là-dessus, il partit, fort tranquille et
-comptant sur mon obéissance, pour se placer lui-même à l’angle opposé,
-hors de ma portée. J’étais là depuis trois minutes quand les chiens
-chassèrent à vue, et presque au même instant un lapin qui me parut
-énorme débucha sur ma gauche, à dix pas, franchissant le sentier d’un
-bond. Il était déjà loin, les chiens l’avaient suivi, et moi, je n’avais
-pas encore pensé à mettre en joue. J’eus conscience de ma sottise et je
-me promis de dire que je n’avais rien vu: tant le mensonge est une
-inspiration naturelle au chasseur le plus neuf! Mais la voix des bassets
-me réveilla en sursaut, et cette musique poignante, qui fait battre les
-cœurs les plus blasés, me jeta dans une sorte d’ivresse. Le lapin revint
-sur ses pas, loin de moi, et il se mit à suivre le chemin en courant
-tout droit devant lui. Je m’élançai à sa poursuite, il m’entendit et
-rentra dans la première enceinte; je l’y suivis à travers les ronces,
-les genêts, les bruyères, sans le perdre de vue et ne voyant que lui. Il
-s’arrête, j’épaule, je tire, et il fait la culbute. Avant le coup, il
-était gris; après le coup, il était blanc, le ventre en l’air. Mais au
-même instant j’aperçois mon père, appuyé contre un arbre à six pas
-derrière l’animal. J’avais tué ce maudit lapin dans les jambes de mon
-père!
-
-«A dire vrai, la joie me fit d’abord oublier la faute. Je sautai sur ma
-victime comme un jeune sauvage, et l’élevant au-dessus de ma tête, je
-m’écriai:
-
-«--Papa! voici mon premier coup de fusil.
-
-«--Ce n’est pas tout de bien viser, répondit-il avec un sourire triste;
-il faut encore obéir. Si tu étais resté à ton poste, tu n’aurais pas
-risqué de m’envoyer du plomb.
-
-«--Vous n’en avez pas reçu, j’espère?
-
-«--Non, non; mais sois prudent une autre fois.
-
-«Son visage me parut plus pâle que d’habitude; je me baissai et je vis
-de petites déchirures à son pantalon.--Dieu me pardonne, papa! vous
-aurais-je touché? Voici comme des trous...
-
-«--Ils y étaient. Regarde-toi: les ronces t’en ont fait bien d’autres.
-
-«C’était la vérité, pour moi du moins, et mes inquiétudes se dissipèrent
-en un clin d’œil. Nos bassets, Waldmann et Waldine, après avoir
-houspillé le cadavre de mon lapin, étaient partis sur une autre piste,
-et j’attendais impatiemment que mon père voulût bien recharger mon
-fusil.--Allons-nous-en, me dit-il; c’est assez pour un premier jour.
-Nous recommencerons la partie un de ces quatre matins, s’il plaît à
-Dieu.
-
-«Il rappela les chiens, regagna notre voiture sans boiter visiblement et
-me ramena au logis. Je remarquai qu’il ne descendait pas sans effort et
-qu’il traînait un peu la jambe.--Vous souffrez? lui dis-je. Il m’invita
-brusquement à rentrer les fusils, et je le vis monter d’un pas lourd à
-sa chambre.
-
-«Mon frère et mes deux sœurs accoururent du fond du jardin; ce fut à qui
-me féliciterait de ma chasse. Mais j’étais trop soucieux pour triompher
-cordialement, et, tout en jouant avec eux dans le vestibule, j’ouvrais
-l’œil et je tendais l’oreille. Je vis sortir notre vieille servante
-Grédel, et au bout de quelques minutes le docteur Maugin, notre ami,
-entra tout affairé et grimpa au premier étage sans remarquer que nous
-étions là. Il demeura jusqu’au moment de notre souper, et je suppose
-qu’il repartit pendant que nous étions à table. Notre mère s’assit avec
-nous, calme et douce comme toujours, mais soucieuse.--Papa n’a pas faim,
-nous dit-elle; il est un peu fatigué et il souffre d’un rhumatisme, mais
-ce n’est rien; dans trois ou quatre jours il n’y paraîtra plus. Vous
-viendrez l’embrasser tout à l’heure.
-
-«J’avais le cœur bien gros; je ne mangeais que du bout des dents, et je
-regardais cette pauvre mère à la dérobée, craignant de lire ma
-condamnation dans ses yeux. Aucun blâme ne parut sur son visage; mais
-elle non plus n’avait pas faim, et elle semblait attendre avec
-impatience que le petit Antoine (c’est mon frère le président) eût
-achevé ses prunes et ses noix. Aussitôt les serviettes pliées, elle nous
-précéda pour voir si tout était en ordre dans la chambre, et nous cria
-du haut de l’escalier:--Montez dire bonsoir à papa.
-
-«J’arrivai le premier de tous, grâce à mes longues jambes. Il était
-étendu sur le dos, avec trois oreillers sous la tête, mais il n’avait
-pas l’air de trop souffrir. Je l’embrassai en retenant mes larmes et je
-lui dis à l’oreille:--Cher père, jurez-moi que je ne suis pas un
-malheureux!
-
-«--Albert, répondit-il, tu es un bon garçon, et je t’aime de tout mon
-cœur: voilà ce que j’ai à te dire.
-
-«Les petits, accourus sur mes pas, se mettaient en devoir d’escalader
-son lit, comme ils l’avaient fait tant de fois le matin, dans leurs
-longues chemises.--Prenez garde! leur cria-t-il, j’ai un peu de
-rhumatisme aujourd’hui.»
-
-«Moi seul je ne pouvais pas croire à cet accès subit et violent d’un mal
-qu’il n’avait jamais eu. Je promenais les yeux autour de moi, cherchant
-quelques indices de la terrible vérité. A la lueur de la bougie qui
-éclairait bien mal la vaste chambre, je reconnus le pantalon qu’il
-portait à la chasse. On l’avait accroché à l’espagnolette d’une fenêtre,
-et il me sembla que l’étoffe était fendue dans toute sa longueur. Mais
-ce ne fut qu’un soupçon, car aussitôt ma mère, qui sans doute avait
-suivi mon regard, alla tranquillement fermer les grands rideaux.
-
-«Je vous laisse à penser si cette nuit me parut longue. Impossible de
-fermer les yeux sans voir la pauvre jambe de mon père, criblée de plomb
-et tellement enflée que le docteur coupait le vêtement de coutil pour la
-mettre à nu. Mais je n’étais pas au bout de mes peines: les jours
-suivants furent de plus en plus mauvais. Notre cher malade ne pouvait
-plus dissimuler ses souffrances; ma mère cachait mal son inquiétude; les
-enfants eux-mêmes pleuraient à tout propos, par instinct, sans savoir
-pourquoi. Le digne et bon ami de la famille, M. Maugin, venait pour
-ainsi dire à toute heure du jour. Je ne pouvais plus faire un pas dans
-la rue sans répondre à mille questions qui me mettaient au supplice.
-Aussi, le plus souvent, restais-je enfermé, sous prétexte d’achever mes
-devoirs de vacances. On m’avait installé une petite table dans un coin
-du cabinet de mon père, entre l’étude et le salon. J’y demeurais
-beaucoup, mais j’y travaillais peu. Le plus clair de mon temps se
-passait à feuilleter machinalement Dalloz ou le _Bulletin des lois_,
-quand les larmes ne m’aveuglaient pas tout à fait.
-
-«Cela durait depuis quinze grands jours, lorsqu’un matin, entre onze
-heures et midi, je vis par la fenêtre notre excellent docteur suivi de
-trois messieurs d’un certain âge, décorés. Ils montèrent tout droit à la
-chambre de mon père, et, après une visite d’un quart d’heure, ils
-descendirent au salon pour se consulter ensemble. Je ne me fis aucun
-scrupule d’écouter à la porte, car il y allait non seulement du repos de
-ma conscience, mais encore de nos intérêts les plus chers. Le peu que je
-saisis, à bâtons rompus, me fit dresser les cheveux sur la tête. Il y
-avait un plomb, un plomb de mon fusil, dans l’articulation du genou; on
-parla de phlegmon, de phlébite, et ces mots que j’entendais pour la
-première fois se gravèrent dans ma mémoire comme sur une planche
-d’acier.
-
-«Les savants praticiens s’accordaient sur la gravité du cas et sur
-l’urgence d’une opération, mais aucun n’en voulait courir le risque. La
-responsabilité était trop grande et le succès trop incertain. On
-craignait que le malade, épuisé par quinze jours de souffrances, ne
-succombât entre les mains de l’opérateur. Une grosse voix répéta à
-quatre ou cinq reprises: «J’aimerais mieux extraire dix balles de
-munition!» M. Maugin seul insistait, disant qu’il pouvait garantir la
-vigueur physique et morale de son malade. Il s’anima si bien qu’il finit
-par leur dire: «J’irai chercher M. Sédillot, qui sera plus hardi que
-vous.» Là-dessus, je n’entendis plus qu’un tumulte de voix confuses, de
-portes ouvertes et fermées, et la maison rentra dans sa lugubre
-tranquillité.
-
-«Notre docteur ne revint pas de la journée, et j’en conclus qu’il allait
-chercher le grand chirurgien de Strasbourg. La chose était d’autant plus
-vraisemblable que le lendemain matin, à six heures, notre mère nous fit
-habiller, nous conduisit dans la chambre du père, qui nous embrassa tous
-avec une solennité inaccoutumée, puis elle nous embarqua sur le vieux
-char à bancs en me recommandant les petits.--Mon enfant, me dit-elle,
-ton oncle de Hochfeld vous attend pour la fête, qui doit commencer dans
-trois jours. L’exercice et le changement d’air vous feront grand bien, à
-toi surtout qui mènes la vie d’un prisonnier. Ne t’inquiète pas de la
-santé de ton père: à partir d’aujourd’hui, il ira de mieux en mieux.
-
-«La chère femme me trompait par pitié, comme mon père m’avait trompé
-lui-même. L’opération était décidée, elle était imminente, puisqu’on
-nous éloignait ainsi. L’étonnement de mon oncle à mon arrivée me prouva
-qu’on n’avait pas même pris le temps de l’avertir. Plus de doute,
-pensai-je, c’est pour aujourd’hui. Ma place est à la maison; j’y vais.
-Je partis donc à pied, sans prendre congé de personne, et en moins de
-trois heures j’arpentai les quatre lieues qui séparent Hochfeld de
-Saverne.
-
-«Je vous fais grâce des tristes réflexions qui me poursuivaient sur la
-route. Au repentir de ma faute se joignait déjà le souci de l’avenir; ma
-raison avait vieilli de dix ans dans une quinzaine. Je savais que nous
-n’étions pas riches. L’étude était payée, mais on devait encore sur la
-maison. Or l’étude valait surtout par la bonne réputation de mon père.
-Que deviendraient ma mère et les enfants, s’il fallait tout vendre à vil
-prix? J’étais un bon élève, mais à quoi peut servir un collégien de
-troisième? De quel travail utile est-il capable? J’enviais mes voisins,
-mes camarades pauvres qui avaient appris des métiers et qui depuis un an
-commençaient à gagner leur pain.
-
-«Au lieu de rentrer chez nous par la rue, je suivis les ruelles, je
-traversai la rivière qui était basse et j’arrivai ainsi sous nos
-fenêtres, du côté du jardin. J’étais encore à dix pas de la maison
-lorsqu’un cri de douleur que la parole ne peut traduire me cloua raide
-sur mes pieds. En ce temps-là, les chirurgiens ne se servaient ni de
-l’éther ni du chloroforme pour assoupir leurs patients; ils taillaient
-dans la chair éveillée, et la nature hurlait sous le scalpel. Je ne sais
-pas combien de temps dura le supplice de mon père et celui que
-j’endurais par contre-coup: lorsque je repris possession de moi-même,
-j’étais couché à plat ventre au milieu d’une corbeille de géraniums,
-avec de la terre plein la bouche et des fleurs arrachées dans mes deux
-mains. On n’entendait plus aucun bruit.
-
-«Je me lève, je me secoue, j’entre dans la maison plus mort que vif et
-le cœur en suspens. Au pied de l’escalier, je rencontre ma pauvre mère:
-
-«--Eh bien, maman?
-
-«--Rassure-toi. Ce qui était à faire est fait, et le docteur répond du
-reste.
-
-«Elle songea ensuite à s’étonner de me voir là, à me gronder de ma
-désobéissance et à plaindre mes habits neufs que la poussière de la
-route, l’eau de la Zorn et la terre du jardin avaient joliment arrangés.
-
-«Notre cher malade dormait; on lui cacha mon retour jusqu’à la fin de la
-semaine, de peur de le mécontenter, car c’était sur son ordre qu’on nous
-avait éloignés. Cependant il fallut lui apprendre la vérité; ma mère
-n’avait point de secrets pour lui. Il voulut me voir, me rassurer
-lui-même et me montrer qu’il avait déjà bon visage. Ce fut un heureux
-moment pour nous tous; il pleura presque autant que ma mère et moi.
-
-«--Cher papa, lui dis-je en essuyant ses larmes, je sais tout. Pourquoi
-m’avez-vous trompé, vous la vérité même?
-
-«--Je ne m’en repens pas, répondit-il. Quelquefois, rarement, le
-mensonge est un devoir. Si un malheur était arrivé, fallait-il donc
-attrister toute ta vie?
-
-«--N’importe! je sens bien que je ne me consolerai jamais.
-
-«--Je te consolerai, moi. D’abord, nous ne nous quitterons plus jusqu’à
-la rentrée. Tu seras mon garde du corps. Pauvre enfant! Tu as assez
-souffert de mon mal pour jouir un peu de ma convalescence.
-
-«De ce jour commença entre nous une intimité presque fraternelle qui me
-le rendit plus cher et me rendit plus sage. Ce terrible accident m’avait
-enseigné la prudence; le courage et la bonté de mon père achevèrent mon
-éducation par l’exemple.
-
-«Un soir que je me lamentais à son chevet selon mon habitude, car il fut
-guéri bien avant que je fusse consolé, il me dit:--Nous avons été aussi
-étourdis l’un que l’autre. Ta faute est de ton âge, mais moi j’aurais dû
-la prévoir et me tenir en garde. Mon rôle de professeur et de père
-n’était pas d’attendre un lapin, à 200 mètres de toi, mais de te suivre
-et de te diriger, sans chasser pour mon propre compte. Et c’est ainsi
-que je ferai l’an prochain.
-
-«--Non! m’écriai-je avec force. Je ne chasserai plus jamais.
-
-«--Tu chasseras, mon ami. Je le veux, parce que la chasse est un
-exercice admirablement inventé pour dégourdir les jambes des notaires.
-D’ailleurs un temps viendra peut-être où tout Français qui aura
-l’habitude des armes vaudra quatre hommes pour la défense du pays.
-
-«Ma mère ne se faisait pas aisément à l’idée d’avoir deux chasseurs dans
-la maison. Pauvre femme, qui après seize ans de mariage tremblait encore
-chaque fois que papa prenait son sac et son fusil.--Enfin! disait-elle,
-il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. Mais, si Albert doit
-retourner à la chasse, je lui donnerai un talisman qui le préservera de
-l’imprudence!
-
-«Ce talisman, je l’ai encore, et le voici. C’est l’épingle que vous avez
-peut-être remarquée à ma cravate. Voyez-vous cette colombe d’argent qui
-porte au bout d’une chaînette un grain de plomb nº 7? La pauvre chère
-maman Franck l’a fait ciseler à mon intention par Heller, le plus habile
-artiste de Strasbourg. Cette molécule de métal, réduite à presque rien
-par le frottement, est celle qui a failli tuer mon père. Comment un
-homme pourrait-il s’oublier lorsqu’il a tous les jours de chasse un tel
-souvenir sous les yeux?»
-
-Ici finit la narration de M. Franck, mais son histoire mérite encore un
-supplément de quelques lignes. En 1870, à l’âge de cinquante-sept ans,
-ce notaire prit un fusil pour chasser la grosse bête dans nos montagnes.
-Quelques lurons du pays le suivirent, et il devint, comme qui dirait,
-capitaine de francs-tireurs. Au commencement de novembre, tous ses
-compagnons étant morts, ou blessés, ou malades, il arriva toujours vert
-à Belfort et s’engagea au 84e de ligne. On forma une compagnie
-d’éclaireurs, il en fut, et il prouva dans mainte occasion, selon la
-parole de son père, qu’un bon chasseur peut valoir quatre hommes pour la
-défense du pays.
-
-
-
-
-DANS LES RUINES
-
-(Avril 1867.)
-
-
-J’avais entrepris un voyage moins long, mais plus périlleux que le tour
-du monde: j’allais du passage Choiseul au Théâtre-Français par la butte
-des Moulins. A la moitié du chemin, je compris que je m’étais fourvoyé
-dans une démolition générale, mais il y avait presque autant
-d’imprudence à reculer qu’à poursuivre ou à rester. Devant, derrière, à
-droite, à gauche, partout, les pans de mur s’écroulaient avec un bruit
-de tonnerre, des nuages de poussière obscurcissaient le ciel, les
-ouvriers criaient gare en brandissant de longues lattes, les chariots,
-chargés de décombres, creusaient des vallées de boue entre des montagnes
-de plâtras; la terre tremblait; il pleuvait des moellons et des briques.
-
-Un Limousin prit pitié de ma peine; il me tira de la bagarre et me mit
-en sûreté sous un arceau de porte cochère, dans un endroit où le travail
-chômait pour le moment. Mon refuge se trouvait sur la limite de l’îlot
-condamné; derrière moi, la route était libre; rien ne m’empêchait plus
-d’aller à mes affaires: je demeurai pourtant, retenu par une attraction
-secrète. Les badauds ne sont pas nécessairement des sots; les plus fins
-Parisiens prennent plaisir aux petits spectacles de la rue, et j’en
-avais un grand sous les yeux. Aucun effort de l’activité humaine ne
-saurait être indifférent à l’homme; le travail des démolisseurs est un
-des plus saisissants, parce qu’il est suivi d’effets instantanés: on
-détruit plus vite qu’on n’édifie. Les maçons spécialistes qui font des
-ruines semblent plus entraînés et plus fougueux que les autres.
-Observez-les. Vous lirez sur leurs visages poudreux une expression de
-fierté sauvage et de joie satanique. Ils crient de joie et d’orgueil
-lorsqu’ils abattent en un quart de minute tout un pan de muraille qu’on
-a mis deux mois à bâtir. Je ne sais quelle voix intérieure leur dit
-qu’ils sont les émules des grands fléaux, les rivaux de la foudre, de
-l’incendie et de la guerre.
-
-Je ne professe pas le culte des fléaux; la destruction inutile me fait
-horreur, et, si je m’arrêtais à l’admirer, je croirais que mes yeux
-deviennent ses complices. Mais ceux qui rasent un vieux quartier sale et
-malsain ne font pas le mal pour le mal. Ils déblaient le sol, ils font
-place à des constructions meilleures et plus belles. Comme les grands
-démolisseurs du XVIIIe siècle qui ont fait table rase dans l’esprit
-humain, je les admire et j’applaudis à cette destruction créatrice.
-
-A première vue, j’en conviens, le spectacle est cruel. Voilà un quartier
-qui n’était pas brillant, qui n’était pas commode, mais il était
-habitable après tout. Ces maisons qui s’écroulent par centaines
-abritaient bien ou mal quelques milliers d’individus; on a sué, peiné
-pour les construire; elles pourraient durer encore un siècle ou deux.
-Avant un mois, tout le labeur qu’elles représentaient, tous les services
-qu’elles pouvaient rendre seront mis à néant; il n’en restera rien que
-le sol nu.
-
-Mais si le sol nu, déblayé, nivelé, avait plus de valeur par lui seul
-qu’avec toutes les maisons qui l’encombrent, il s’ensuivrait que les
-démolisseurs lui ajoutent plus qu’ils ne lui ôtent et qu’en le
-dépouillant ils l’enrichissent. Est-ce possible? C’est certain.
-Lorsqu’on aura déblayé ces débris, rasé ce monticule, pris un quart du
-terrain pour des rues larges et droites, le reste se vendra plus cher
-qu’on n’a payé le tout; les trois quarts du sol ras vont avoir plus de
-prix que la totalité bâtie. Pourquoi? Parce que les grandes villes, dans
-l’état actuel de la civilisation, ne sont que des agglomérations
-d’hommes pressés: qu’on y vienne pour produire, pour échanger, pour
-jouir, pour paraître, on est talonné par le temps, on ne supporte ni
-délai ni obstacle; l’impatience universelle y cote au plus haut prix les
-gîtes les plus facilement accessibles, ceux qui sont, comme on dit, près
-de tout. Or, les obstacles, les embarras, les montées, les carrefours
-étroits quadruplent les distances et gaspillent le temps de tout le
-monde sans profiter à personne; une rue droite, large et bien roulante
-rapproche et met pour ainsi dire en contact deux points qui nous
-semblaient distants d’une lieue. C’est à qui se logera sur le bord des
-grandes routes parisiennes: les producteurs et les marchands trouvent
-leur compte à s’établir dans le courant de la circulation; les oisifs de
-notre époque ont l’habitude et le besoin d’aller sans peine et sans
-retard où le plaisir les appelle. Ceux qui mangent les millions ne
-peuvent se camper que sur une avenue largement carrossable; ceux qui
-gagnent les millions ne peuvent ouvrir boutique que sur le chemin des
-voitures. Ainsi s’explique la plus-value qu’une destruction brutale en
-apparence ajoute aux quartiers démolis.
-
-A l’appui de mon raisonnement, j’évoquais le souvenir de ces rues
-étroites, malpropres, infectes, sans air et sans lumière, où une
-population misérable a végété longtemps, je me tournais ensuite vers
-l’avenir et je me représentais cette rue ou cette avenue, qui joindra le
-Théâtre-Français remis à neuf au magnifique édifice du nouvel Opéra.
-Deux rangées de fortes maisons, hautes et massives, étalent leurs
-façades de pierre un peu trop richement sculptées; les trottoirs longent
-des boutiques éblouissantes dont la plus humble représente un loyer de
-cinquante mille francs, et les calèches à huit ressorts se croisent sur
-la chaussée. Beau spectacle!
-
-Une réflexion cornue vint se jeter mal à propos au travers de mon
-enthousiasme. «Ces bâtisses somptueuses que j’admire déjà comme si je
-les avais vues, ne faudra-t-il pas bientôt les démolir à leur tour? Car
-enfin nous abattons les vieilles rues parce qu’elles ne suffisaient pas
-à la circulation des voitures. Plus nous démolissons, plus il faut que
-Paris s’étende en long et en large. Plus il s’étend, plus les courses
-sont longues, plus il est impossible de parcourir la ville à pied, plus
-le nombre des voitures indispensables va croissant. Le boulevard
-Montmartre était ridiculement large, il y a une vingtaine d’années; le
-voilà trop étroit: il sera démoli. A plus forte raison, la rue Vivienne,
-la rue Richelieu, la rue Saint-Denis, la rue Saint-Martin, toutes celles
-dont la largeur faisait pousser des cris d’admiration à nos pères. Et
-quand la pioche des démolisseurs les aura accommodées aux besoins de la
-circulation moderne, quand Paris, de jour en jour plus large, remplira
-hermétiquement l’enceinte des fortifications, quand le total des
-voitures parisiennes aura doublé par une logique inévitable, ne
-sera-t-on pas forcé d’élargir les avenues de M. Haussmann? Les gros
-palais à façades sculptées n’auront-ils pas le même sort que les masures
-de la rue Clos-Georgeau?»
-
-Je ne sais trop à quelle conclusion ce raisonnement m’aurait conduit,
-mais un incident fortuit m’empêcha de le suivre jusqu’au bout.
-
-Le soleil, qui bataillait depuis le matin contre une armée de nuages,
-fit une trouée dans la masse; il vint illuminer un mur que je regardais
-vaguement sans le voir. C’était le fond d’une maison démolie; la
-toiture, la façade, les planchers des trois étages avaient croulé. Mais
-il n’était pas malaisé de rebâtir en esprit l’étroit édifice, et je
-m’amusai un moment à ce jeu. Tout l’immeuble occupait environ quarante
-mètres de surface: six sur sept au maximum. Au rez-de-chaussée, une
-boutique ou un cabaret, le mur entièrement dépouillé laissait la
-question dans le vague; on voyait seulement à gauche, au fond d’une
-allée absente, les premières marches d’un escalier tournant. Les deux
-étages supérieurs s’expliquaient mieux, on distinguait, outre le conduit
-noir d’une cheminée, deux éviers suspendus l’un sur l’autre, puis deux
-débris de cloisons superposées, puis deux vastes lambeaux de papier
-peint qui s’étendaient, sauf quelques déchirures, jusqu’à la cage du
-colimaçon. Je rétablis les deux logements en un clin d’œil, ou plutôt
-ils se reconstruisirent d’eux-mêmes dans ma mémoire. L’escalier
-aboutissait à un petit carré fort étroit; la porte ouvrait en plein sur
-une chambre étroite et longue, qui prenait jour sur la rue. C’était la
-pièce principale; elle occupait toute la profondeur de la maison et les
-deux tiers de la largeur. Sur la droite, à ce point où le papier
-s’arrête, il y avait une cuisine limitée par la cloison que voici et
-éclairée par un jour de souffrance: la lucarne y est encore. Donc, le
-jour ne venait pas de la rue; la cuisine n’occupait qu’un étroit carré
-dans l’angle le plus reculé de la maison; sur le devant, l’architecte
-avait ménagé un cabinet clair, un peu plus grand que la cuisine,
-infiniment moins vaste que la chambre principale.
-
-A mesure que je rebâtissais les cloisons du second étage, que je plaçais
-les deux fenêtres et que je rassemblais les matériaux du plancher, il se
-produisait un phénomène assez étrange: le logement se remeublait petit à
-petit. Trois casseroles de cuivre étagées par rang de taille
-étincelaient le long du mur de la cuisine, avec une bassinoire d’un
-travail ancien et curieux. Dans la petite chambre sans feu, il y avait
-un lit de bois peint, deux chaises, une planche chargée de vieux livres
-et de romans coupés par tranches au bas des journaux. La pièce
-principale était presque confortable. Trois matelas et un édredon
-s’empilaient sur un bon lit de noyer. La table du milieu était couverte
-d’un vieux châle reprisé en vingt endroits, mais propre. Le poêle de
-faïence ronflait joyeusement; cinq ou six images gravées souriaient dans
-leurs vieux cadres; une étagère à bon marché s’encombrait de petites
-faïences et de bimbeloteries archaïques; au milieu de cette collection,
-j’admirais un buste de vieille femme, pas si gros que le poing, mais
-exécuté avec beaucoup de conscience et de tendresse. Et voilà que dans
-un coin, vers la fenêtre, je remarque un grand fauteuil en velours
-d’Utrecht rouge, et une grosse mère de soixante-dix ans, l’original du
-buste, qui tricote un petit bas de laine. La maison démolie ne s’est pas
-seulement remeublée, mais repeuplée! C’est en vain que je me frotte les
-yeux; je ne suis ni endormi ni halluciné, et pourtant il m’est
-impossible de ne pas voir ce que je vois.
-
-Alors, je prends sur moi, je me raisonne, je me dis qu’il n’y a pas
-d’effets sans causes, et je cherche par quel enchaînement de
-circonstances ce tableau est venu se présenter à mes yeux. Il ne me
-semble pas entièrement nouveau; je suis presque certain de l’avoir déjà
-vu; mais où? quand? Dans le rêve d’une nuit, ou dans ce rêve de
-plusieurs années qui s’appelle l’enfance?
-
-M’y voici! j’ai trouvé. C’est ce papier du second étage. Il est unique
-au monde, probablement: des roses vertes sur fond jaune. Quelque ouvrier
-en papier peint l’a fabriqué ainsi pour faire pièce à son patron; le
-patron l’a vendu au rabais; la bonne femme l’a eu pour presque rien
-lorsqu’elle emménageait ici, vers 1802; c’est elle-même qui m’a conté
-cette histoire, car je ne me trompe pas, j’ai connu les habitants de
-cette maison démolie, je me suis assis à leur table, en 1840, à ma
-première année de collège! C’est le quartier, c’est la rue, et
-d’ailleurs les roses vertes sur fond jaune! Il n’y a jamais eu que
-celles-là!
-
-Mille et un souvenirs ensevelis depuis un quart de siècle se réveillent
-à la fois; ils m’assiègent, ils m’assaillent. La première fois que je
-suis entré dans cette maison, les locataires du second célébraient une
-fête de famille. Les trois fils de Mme Alain, ses deux filles, ses
-gendres, les petits-enfants, toute la tribu tenait dans cette chambre,
-sans compter trois ou quatre invités, dont j’étais. Je vois la longue
-table, et la bonne femme au milieu, toute fière et radieuse. Comment les
-avions-nous connus? Je n’en sais rien; je me rappelle seulement que nous
-étions plus pauvres qu’eux et que le festin était splendide, avec l’oie
-aux marrons, les crêpes et la motte de beurre salé. Leur cidre me parut
-bien préférable au vin de Champagne, que je connaissais de réputation;
-il venait de Quimperlé en droite ligne, c’est-à-dire de leur pays.
-J’avais pour voisin de droite un de leurs compatriotes, sous-officier
-d’infanterie, aujourd’hui capitaine ou chef de bataillon: je l’ai revu.
-
-Mme Alain était la veuve d’un ouvrier, d’un très simple ouvrier qui
-travailla de ses mains tant qu’il eut assez de force: honnête homme,
-rangé, économe, bien vu de tous ses voisins, sauf peut-être du
-cabaretier d’en bas. Il était occupé à cent pas d’ici, chez un serrurier
-en boutique; jamais, en quarante ans de ménage, il ne prit un repas ou
-un verre de vin sans sa femme. On se quittait le matin, on se revoyait à
-dîner, on se retrouvait tous les soirs à l’heure du souper; et, si dans
-l’entre-temps Mme Alain s’ennuyait du cher homme, elle passait devant la
-boutique et lui disait bonjour du bout des doigts.
-
-Le mari, si j’ai bonne mémoire, gagnait de trois à quatre francs par
-jour; la femme, rien; les enfants vinrent tôt, et la besogne ne manquait
-pas dans le ménage. Le peu qu’on épargna fut dévoré à belles dents par
-la marmaille. Quand le père mourut, les cinq enfants étaient non
-seulement élevés, mais casés. Garçons et filles passèrent par l’école
-gratuite et par l’apprentissage pour arriver à un honnête établissement.
-Christine Alain était couturière; elle épousa un Alsacien; ils ont fait
-une bonne maison. Corentine piquait des gants, elle fit la
-conquête d’un coupeur habile; ils fondèrent une fabrique rue du
-Petit-Lion-Saint-Sauveur. Jules, le cadet, se faufila dans la librairie,
-et de commis devint patron. Le plus jeune, Léon, était marbrier; il
-suivit l’école de dessin, se fit admettre aux Beaux-Arts, devint par son
-travail un bon sculpteur de deuxième ordre, plut à la fille de son
-propriétaire et l’épousa. L’aîné, qu’on désignait par le nom de famille,
-continua le métier de son père et resta garçon pour tenir compagnie à
-Mme Alain. Cette petite chambre entre la rue et la cuisine était la
-sienne. De tous les fils Alain, c’est lui qui est resté le plus vivant
-dans ma mémoire. Je vois d’ici sa brave figure et sa main... quelle
-main! Un étau! Il était entiché de son droit d’aînesse et se faisait un
-point d’honneur de nourrir la mère à lui seul. La bonne femme avait une
-certaine déférence pour lui: n’était-il pas le chef de la famille? Elle
-acceptait les petits présents de ses fils et de ses gendres, mais elle
-ne mangeait que le pain du bon Alain.
-
-Dans les premiers jours de son veuvage, Léon, l’heureux sculpteur, la
-supplia d’accepter un logement chez lui. «Je vous remercie, mon _fi_,
-lui dit-elle, mais le bon Dieu m’a commise à la garde de tous les
-souvenirs qui sont ici. Je ne délogerai que pour aller rejoindre votre
-cher père.»
-
-S’il faut tout dire, elle avait une sorte de vénération religieuse pour
-cet humble logis. Elle lui savait gré de tout le bonheur qu’elle y avait
-eu; elle en parlait comme un obligé de son bienfaiteur. «On ne saura
-jamais, disait-elle, quels services cet humble nid nous a rendus. Que
-les pauvres gens sont heureux lorsqu’ils trouvent un logement à bon
-marché au cœur d’une grande ville! Notre loyer était de 120 francs au
-début; il s’est élevé graduellement jusqu’à 250; mais il nous a épargné
-pour 100 000 francs de peines et de soucis. Que serait-il arrivé de
-nous, s’il avait fallu nous installer hors barrière comme tant d’autres?
-Le père m’aurait quittée tous les matins pour ne rentrer que le soir; il
-aurait déjeuné au cabaret, Dieu sait avec qui! et moi à la maison, toute
-seule. A quelle école aurais-je envoyé les enfants? Comment aurais-je pu
-surveiller leur apprentissage? Ils l’ont fait à deux pas d’ici, chez des
-patrons du quartier, et je me flatte de ne les avoir jamais perdus de
-vue. Aussi garçons et filles ont bien tourné, sans exception. Que le
-ciel ait pitié des pauvres apprenties qui vont travailler chaque jour à
-une lieue de la maman! Et mes fils, pensez-vous qu’ils auraient fait un
-aussi beau chemin, si le chef-lieu de la famille avait été à Montrouge
-ou à Grenelle? Ils ne se seraient pas détachés de nous, je le crois, car
-ils sont les meilleurs garçons du monde; mais alors ils n’auraient pas
-vécu au sein des belles choses parisiennes; ils n’auraient pas vu les
-musées, les spectacles, les beaux magasins, les toilettes élégantes,
-tout ce qui forme le goût, éveille l’imagination, en un mot, ce qui
-change quelquefois l’ouvrier en artiste. Voyez notre Léon! de simple
-marbrier, il est devenu statuaire. A qui doit-il cette fortune? Ni au
-père ni à moi, mais à la Providence qui nous permit de fonder notre
-famille dans ce milieu vivant et intelligent de Paris! J’en ai connu
-beaucoup, des artistes, et des inventeurs, et des artisans du premier
-mérite, de ceux qui font la gloire et la richesse de l’industrie
-parisienne: c’étaient tous pauvres gens qui avaient eu le bonheur de se
-nicher à la source du vrai talent, comme nous.»
-
-Assurément la bonne femme exagérait un peu les mérites de son logis.
-Elle oubliait, dans son enthousiasme, les dangers qu’elle avait courus,
-en élevant dans un espace si étroit cinq enfants, dont deux filles.
-Lorsqu’on touchait ce point délicat, elle répondait avec un loyal éclat
-de rire: «Bah! le problème n’est pas plus difficile que celui du loup,
-de la chèvre et du chou!»
-
-Mme Alain n’avait pas seulement sa bonne part d’esprit naturel: elle
-s’exprimait encore en termes choisis; personne n’eût deviné en
-l’écoutant qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Son mari, paraît-il, la
-surpassait en ignorance, car il parlait à peine le français. Ainsi, deux
-Bretons illettrés ont donné à leurs cinq enfants une instruction très
-suffisante; deux prolétaires, sans autre capital que leurs bras, ont
-fait souche de bourgeois et même d’artistes. Et ce phénomène, j’allais
-dire ce miracle de progrès social, s’est accompli dans cette masure
-parisienne. Et les bénéficiaires de cet heureux changement se plaisent à
-déclarer que la masure y est pour quelque chose; ils bénissent le taudis
-à 250 francs par an qui leur a permis de s’élever, de se développer, de
-s’enrichir au centre de Paris.
-
-Quand je repense à ces braves gens devant les ruines de leur vieux nid,
-je me demande si les rues insalubres, si les taudis étroits, si les
-allées obscures et les escaliers en colimaçon n’ont pas leur destinée et
-leur utilité dans le monde. Cette fange des pauvres quartiers, que l’on
-balaye dédaigneusement hors barrière, n’était-elle pas autrefois un
-engrais de civilisation? Les plus beaux fruits de l’industrie parisienne
-ne sont-ils pas sortis de ce fumier? Peut-être.
-
-Je comprends le noble mépris d’une administration toute-puissante: il
-est clair que les logis à 250 francs font tache au milieu d’une ville
-aussi majestueuse que Paris. Mais nous avons des travailleurs qui
-gagnent peu, et je me demande sous quel toit ils abriteront leurs têtes
-quand le Paris des rêves municipaux sera fini. On les chasse du centre à
-la circonférence; mais la circonférence a sa coquetterie; elle aussi se
-couvre de palais. Il faudra donc que l’ouvrier s’établisse en rase
-campagne, loin, très loin de son travail, et qu’il fasse un voyage tous
-les soirs pour revenir à la maison. Y reviendra-t-il tous les soirs?
-Sera-t-il puissamment attiré vers cette demeure lointaine, presque
-inconnue, où l’on n’entre que pour fermer les yeux, d’où l’on sort les
-yeux à peine ouverts? Certes, il y viendra, s’il y est attendu par sa
-famille. Reste à savoir si les ouvriers de l’avenir se marieront comme
-ceux d’autrefois. Est-ce la peine? On a si peu de temps pour jouir les
-uns des autres! Et puis, les distractions ne manquent pas au cœur de
-Paris. Sur les ruines de ces humbles maisons, il s’élève des paradis
-artificiels, à l’usage du travailleur en blouse. Cent billards, dix
-mille becs de gaz, des dorures, des glaces, des chansonnettes, que
-sais-je? Et plus le logement, cette arche sainte de la famille, devient
-inabordable au pauvre monde, plus les plaisirs malsains se vendent bon
-marché.
-
-Pauvre maison de Mme Alain! Humble échelle de Jacob où tant de
-prolétaires ont monté pour s’élever à la bourgeoisie, je veux te
-regarder une dernière fois et graver tes ruines respectables dans un
-petit coin de ma mémoire!
-
-Patatra!
-
-«Allez-vous-en! Vous voulez donc vous faire écraser, imbécile!»
-
-L’imbécile, c’était moi; le plâtre et les moellons avaient roulé jusqu’à
-mes pieds, et le vieux mur taché de roses vertes n’existait plus.
-
-
-
-
-LES ŒUFS DE PAQUES
-
-(Avril 1873.)
-
-
-Notre dernier jour de fête, en Alsace, a été le dimanche de Pâques de
-l’année 1871. Triste fête pour ceux qui avaient l’âge de comprendre et
-de souffrir! Nous étions envahis et occupés militairement depuis sept ou
-huit mois; l’Assemblée nationale venait de nous sacrifier au salut de la
-France. On savait qu’à l’automne de 1872, il faudrait quitter le pays,
-dure nécessité! ou devenir sujets prussiens, c’est-à-dire accepter la
-dernière des hontes. Les nouvelles de la patrie étaient navrantes:
-Paris, ivre ou fou, se défendait à coups de canon contre l’armée de
-France. Chaque matin, les Allemands nous annonçaient une victoire de
-l’insurrection. Avec cela, nous étions pauvres, plus pauvres que je ne
-l’avais jamais été, quoique j’aie connu dans ma jeunesse la vraie
-misère. Les réquisitions et les garnisaires avaient épuisé nos
-ressources; l’argent qu’on nous devait en France ne rentrait pas;
-personne ne payait plus; la question du pain quotidien devenait
-menaçante. Par bonheur les enfants ne se doutaient de rien; ils jouaient
-du matin au soir et dormaient du soir au matin, avec cette insouciance
-qui est la sagesse de leur âge. Leur unique tracas, le sujet de tous
-leurs entretiens, était la matinée de Pâques; ils ne s’inquiétaient que
-de savoir si le lièvre pondrait beaucoup d’œufs rouges dans l’enclos.
-
-C’est le lièvre, un lièvre invisible et providentiel qui pond les œufs
-de Pâques pour la joyeuse marmaille d’Alsace. Ce dogme est si
-profondément ancré dans les esprits de trois à dix ans que pas un
-sceptique de cet âge ne demande à papa ou à maman pourquoi les œufs sont
-rouges ou bruns, pourquoi ils sont tout cuits, pourquoi le lièvre pond
-des œufs de sucre, de chocolat ou de cristal pour les familles riches,
-et pourquoi même, en certains cas, le prodigue animal dépose des œufs de
-porcelaine de Sèvres dans des coquetiers de vermeil.
-
-Nos chers enfants avaient peut-être entendu conter ces miracles; mais
-n’étant gâtés ni par nous ni par la fortune, ils étaient tous d’humeur à
-se contenter de moins. Chacun fit de son mieux pour combler leurs
-modestes désirs. Les poules de Cochinchine et de Crèvecœur pondirent des
-œufs de belle taille; la cuisinière, en grand secret, les teignit de
-couleurs éclatantes; un des meilleurs élèves de Gérome, notre ami
-Heller, qui devait bientôt émigrer à New-York, en décora quelques-uns
-d’illustrations patriotiques; il métamorphosa notamment en soldat
-prussien un bel œuf plus pointu que les autres, et sur la visière du
-casque il écrivit: _Schweinpels! Schweinpels_ (fourrure de cochon) est
-le sobriquet pittoresque dont les bambins d’Alsace poursuivent le
-vainqueur.
-
-Le dimanche, de grand matin, lorsque les cloches, revenues de Rome,
-sonnaient à toute volée sans déranger nos chers petits, le jeune
-artiste, ma femme, et les deux gouvernantes, dont l’une a émigré l’année
-suivante au Mexique, préparèrent les nids dans notre vieil enclos
-inculte et presque abandonné. On les éparpilla sur le revers de la
-colline abrupte, depuis la glacière sans glace, jusqu’à la pièce d’eau
-sans eau. Ils en mirent dans les touffes d’herbe, dans les iris, dans
-les bellis, au pied des petits épicéas que nous avons plantés en 1869 et
-que nous ne verrons pas grandir. Aux branches basses de certains arbres
-on suspendit en manière d’ornement une ou deux douzaines de
-breschtelles; ce sont des gâteaux secs faits de farine, de sel et de
-cumin; ils se vendent quelques centimes.
-
-Ces grands préparatifs étaient à peine achevés quand les enfants,
-éveillés avant l’heure par l’attente d’un plaisir, accoururent
-demi-vêtus, les pieds dans la rosée, la tête nue sous le soleil. Ah! la
-joyeuse matinée! les bons cris de surprise! les beaux éclats de voix et
-les brillantes querelles! Figurez-vous quatre bébés du même âge, ou peu
-s’en faut, puisqu’ils sont nés en moins de trois ans, montant à
-l’escalade sur une pente rapide, ardents à se devancer, mais toujours
-prêts à se soutenir, à se pousser et à se ramasser les uns les autres;
-chacun voulant tout prendre et finissant par tout partager!
-
-La découverte du _Schweinpels_ fut un événement politique. Personne ne
-voulait du prussien, on tint conseil de guerre autour de l’œuf maudit,
-et l’on finit par le lancer contre un petit mur de pierres sèches où il
-s’éparpilla en miettes. Mais voici bien une autre affaire. Un lièvre, un
-vrai lièvre vivant, était gîté à quelques pas; il bondit effaré, les
-oreilles droites, grand, fantastique et superbe, s’élança comme un trait
-et franchit la haie qui sépare notre enclos de la forêt communale. Un
-concert de cris aigus salua cette apparition d’autant plus miraculeuse
-que nul de nous ne l’avait préparée. Le hasard seul, un hasard
-bienveillant et malin, s’était donné la peine de prouver à notre petit
-monde que le lièvre pond des œufs durs et qu’il n’ose plus affronter le
-regard des braves gens quand il a pondu un œuf prussien par mégarde.
-
-Cette heureuse matinée se termina par un repas frugal, où tous les œufs,
-sauf le maudit, furent mangés en salade.
-
-L’année suivante, à la fin du carême, nous étions redevenus Parisiens,
-bien malgré nous. Les enfants se demandèrent avec une certaine anxiété
-dans quel enclos le bon lièvre de Pâques irait pondre les œufs qu’il
-leur devait. Je répondis à tout hasard que le Jardin d’acclimatation, où
-nous allions souvent nous promener, était un terrain convenable.
-
-«Mais, papa, il n’y a pas de lièvres au Jardin d’acclimatation?
-
---Il y a des kanguroos, et ces braves animaux, dans la poche énorme que
-vous savez, gardent de plus gros œufs que le lièvre de Saverne.
-
---Oui, mais il ne nous connaît pas, le kanguroo!
-
---Écrivez-lui de votre plus belle écriture.»
-
-L’administration des postes, en cherchant bien, retrouverait dans ses
-rebuts une lettre soignée à l’adresse de M. le kanguroo. Elle se termine
-par ces mots: «Nous t’embrassons cordialement.» Suivent quatre
-signatures, dont une, la dernière, est illisible.
-
-Persuadé que le Jardin d’acclimatation, ce paradis des enfants bien
-élevés, serait envahi de grand matin, le dimanche de Pâques, j’avançai
-la fête d’un jour. Une servante nous précédait avec un grand panier
-rempli de pain pour les bêtes. Ce pain cachait les œufs, de magnifiques
-œufs de carton. Elle les déposa dans l’herbe, au pied de quelques arbres
-verts, dans un bosquet voisin des écuries, et les enfants les y
-trouvèrent avec un plaisir assez vif. Mais ni les beaux cartonnages
-bleus et rouges, ni les poupées et les joujoux que j’y avais enfermés,
-n’effacèrent l’impression des pauvres œufs pondus par le lièvre de
-Saverne. On reconnut les étiquettes de Giroux et tout en bourrant de
-pain les marsupiaux d’Australie, Valentine me dit: «Comment cet animal
-sortirait-il d’ici pour courir les boutiques et où prendrait-il de
-l’argent? Avoue, papa, que cette année, tu as été un peu le Kanguroo?»
-
-J’ai voulu faire mieux, et je n’ai pas réussi davantage. On a organisé
-hier une fête où les petits amis étaient conviés, garçons et filles.
-Deux figurants d’un grand théâtre, travestis l’un en coq, l’autre en
-poule, accueillaient les enfants dans l’antichambre et leur ôtaient les
-manteaux. Sur la table de la salle à manger, brillamment illuminée en
-plein midi, une énorme dinde de carton, machinée par un habile homme,
-battait des ailes, tournait la tête, et pondait à profusion des œufs
-blancs, jaunes, rouges, dorés, tous en sucre.
-
-Si je disais que ce jeu n’amusa pas mes enfants, comme leurs petits amis
-des deux sexes, je mentirais. Mais quand ils furent seuls, le soir, dans
-le coin d’appartement qu’ils habitent, ils ne parlèrent que du lièvre de
-Saverne et des œufs rouges de l’enclos.
-
-«Quand retournerons-nous là-bas? disait le petit Pierre; nous y sommes
-nés, c’est chez nous.
-
---Oui, répondit Valentine. Mais il faudra d’abord que tu te fasses
-casser la tête par les Prussiens.
-
---Je le sais bien; c’est convenu; mais je tâcherai d’abord de leur
-casser la tête moi-même.»
-
-Ainsi soit-il! Pauvres petits!
-
-
-
-
-LE JARDIN DE MON GRAND-PÈRE
-
-(Lecture faite le 4 avril 1873 à la séance publique annuelle de la
-Société d’Acclimatation.)
-
-
-Mesdames, Messieurs,
-
-Nouveau venu dans cette grande et patriotique Société, je n’ai pas
-accepté sans scrupule la tâche que m’imposait votre vaillant secrétaire
-général, M. Geoffroy Saint-Hilaire. J’ai dû me demander s’il était
-bienséant de décrire au milieu d’une élite française, sous la présidence
-d’un des plus illustres et des meilleurs Français de notre temps, un
-jardin qui figure au cadastre de l’Allemagne occidentale.
-
-Hélas! oui, l’humble coin de terre dont je viens vous entretenir est
-devenu allemand malgré lui, je veux dire malgré les braves gens qui
-l’ont bêché de père en fils à la sueur de leur front. Les Allemands ont
-annexé le jardin de mon grand-père, en vertu du principe des
-nationalités, parce que la commune s’appelle Vergaville, un nom
-allemand, comme Trouville ou Romainville, et que toute la population de
-ce village écorche le français comme moi. Ces raisons nous ayant paru
-mauvaises, ils nous ont démontré, le sabre en main, que nous étions de
-leur famille.
-
-Mon cher grand-père, en son jeune temps, leur avait prouvé le contraire.
-Il avait pris pour argument ce fusil du soldat qui, s’il n’a pas
-toujours décidé la victoire, a bravement travaillé partout. Né sous le
-règne de Louis XV, il était parti en sabots avec les volontaires de
-1792; il avait rapporté l’épaulette de sous-lieutenant, qui brillait
-d’un certain éclat, quoiqu’elle fût de simple laine. Après avoir payé sa
-dette à la patrie, il épousa une brave fille de son village, éleva sept
-enfants et cultiva son jardin, selon le précepte de Voltaire, qu’il
-n’avait pourtant jamais lu.
-
-Il était expérimenté; on le citait à trois quarts de lieue à la ronde,
-non seulement comme droit laboureur et vigneron expert, mais encore et
-surtout comme élève d’un ci-devant jardinier de couvent, ferré sur les
-meilleures méthodes.
-
-Les meilleures méthodes laissaient beaucoup à désirer, si j’en crois ma
-mémoire, qui est bonne, et qui garde après quarante ans les impressions
-de l’enfance.
-
-Ce jardin, le premier dont j’aie mangé les fruits mûrs ou verts,
-toujours verts quand je me les offrais discrètement à moi-même, était un
-vrai fouillis de plantes demi-sauvages qui se disputaient le terrain,
-l’air et la lumière, et vivaient mal aux dépens les unes des autres.
-L’agréable et l’utile y étaient opposés plutôt que réunis. Les fleurs
-n’y manquaient pas; on y trouvait en toute saison, comme chez l’amateur
-des jardins dont parle La Fontaine,
-
- De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet;
-
-au printemps, force giroflées et des violettes dans tous les coins,
-quelques narcisses, une ou deux touffes de jacinthes bleues et une
-profusion de grandes tulipes rouges qui ressemblaient à des œufs de
-Pâques montés sur tige. En été, quelques lis, des balsamines, des pieds
-d’alouette, des œillets par-ci, par-là, et trois ou quatre espèces de
-roses à peu près doubles, dont pas une n’était remontante. En automne,
-des dahlias simples et des asters à discrétion.
-
-Les légumes, qui croissaient pêle-mêle avec les fleurs, n’étaient ni
-très choisis ni très perfectionnés: c’était le chou commun, la carotte
-ordinaire, le haricot primitif, le pois des anciens jours, le vénérable
-oignon d’Égypte. Les fruits étaient plus variés et meilleurs, sinon plus
-délicats; il me semble, tout bien pesé, que mon grand-père avait la
-spécialité des bons fruits, mais je n’en ferai pas une question
-personnelle.
-
-Si les groseilles, les fraises et les framboises de son jardin ne
-méritaient aucune mention particulière, les prunes de reine-claude
-étaient exquises, les mirabelles irréprochables, sans parler de certains
-petits pruneaux de Damas dont le souvenir, après tant d’années, m’agace
-encore les dents. Nous avions des pommes précoces à croquer en juillet
-et des pommes tardives à garder pour le carême; d’excellentes poires
-d’automne et d’autres presque aussi grosses et bien plus dures qu’un
-pavé: ma grand-mère, dans une sorte de haut-fourneau, les faisait cuire.
-Je me rappelle aussi les deux noisetiers qui ombrageaient le banc du
-fond; ils portaient de beaux fruits allongés comme la dernière phalange
-de nos petits doigts, et dont l’amande était vêtue d’une pellicule
-écarlate.
-
-Enfin nous possédions trois merveilles uniques dans le village, qui ont
-été l’orgueil de mon enfance et qui sont encore aujourd’hui un problème
-pour mon âge mûr. Dans ce très modeste jardin, un précurseur inconnu
-d’Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire avait, je ne sais quand, ni comment, ni
-pourquoi, entrepris un essai d’acclimatation. Un magnifique mûrier noir,
-vieux de cent ans et plus, s’appuyait au mur de clôture et laissait
-choir la moitié de ses fruits sur le chemin.
-
-Près des ruches, un gros figuier, qu’on entourait de paille tous les
-hivers, se chargeait, en été, de grosses figues violettes, et, dans un
-carré de légumes, quelques pieds de réglisse, arrachés soigneusement à
-la fin de chaque automne, repoussaient par miracle au printemps. Les
-figues fraîches et les mûres étaient et sont peut-être encore une
-curiosité dans notre vieux coin de Lorraine. Quant aux racines de
-réglisse, elles faisaient l’étonnement de mes camarades en leur prouvant
-que ce prétendu bois ne pousse pas en caisse dans la boutique de
-l’épicier.
-
-Vous ne vous moquerez pas de moi, j’en suis certain, si j’avoue que le
-jardin de mon grand-père a été longtemps à mes yeux le premier, le
-meilleur et le plus beau du monde. Il a fallu plusieurs années, sinon de
-voyages et d’études, au moins de promenades et de comparaisons, pour
-dissiper une illusion si naturelle et si douce. A force de vivre et de
-voir, j’ai appris que de grandes allées rectilignes, bordées de buis
-tondu, ne sont pas l’idéal du beau classique, et qu’une confusion de
-fleurs, de choux et de salades sous l’ombre des arbres fruitiers n’est
-pas le dernier mot du pittoresque.
-
-J’ai rencontré des fleurs plus belles que nos pauvres tulipes rouges,
-goûté des légumes plus tendres que ceux de mon grand-père et des fruits
-plus savoureux. Un peu de réflexion m’a fait comprendre que les plantes
-les plus chères à mon enfance étaient à la fois primitives et
-dégénérées; qu’on n’améliore pas une espèce en recueillant les graines
-en automne pour les semer, l’année suivante, dans le même terrain; qu’on
-a tort de traiter l’arbre à fruit comme un vieux serviteur et
-d’attendre, pour le remplacer, qu’il soit mort de vieillesse; qu’il ne
-faut pas greffer les jeunes plants en coupant, au hasard, une branche de
-l’arbre voisin, bon, mauvais ou médiocre.
-
-L’expérience d’autrui et la mienne m’ont prouvé que les bonnes greffes
-et les bonnes semences ne coûtent pas sensiblement plus cher que les
-mauvaises; mon grand-père ne l’a jamais su ou n’y a jamais pensé, car le
-paysan français, qui prodigue sa sueur à la terre, lui marchande le
-sacrifice d’un peu de réflexion, de déplacement et d’argent.
-
-Je me rappelle notre vigne et la boisson qu’on en tirait. C’était un vin
-farouche; les gourmets du village disaient: le scélérat se laisse boire,
-mais il n’y aide ma foi, pas! C’est que le plant n’était pas bon.
-Cependant chaque fois qu’un cep venait à manquer, on n’allait pas
-chercher un sujet chez le pépiniériste: on couchait une branche en
-terre.
-
-Les animaux de la maison, comme les ceps de la vigne et les arbres du
-jardin, étaient les vrais enfants de la routine et du hasard. C’était
-une vache efflanquée, mal bâtie et littéralement blindée d’un enduit
-naturel que je croyais inséparable de sa personne; un cochon maigre
-qu’on tuait à Noël après avoir fait l’impossible pour l’engraisser, et
-qui ressuscitait au printemps, plus maigre et plus glouton que jamais:
-le son, le petit-lait et les pommes de terre ne profitaient qu’au
-développement de sa charpente osseuse.
-
-Deux douzaines de poules vagabondes, pillardes, et mauvaises pondeuses,
-parce qu’elles avaient passé l’âge de pondre, grattaient le fumier de la
-cour en lorgnant l’entrée de la grange et volaient plus de grain qu’on
-ne leur en donnait. Enfin nous avions un carlin, qui n’avait du carlin
-que la couleur jaunâtre et l’affreux caractère; il était haut sur pattes
-avec un museau pointu. Mais ni dans la maison, ni dans la commune, ni
-dans les environs, nul ne se souciait d’aller chercher des bêtes de
-race; on était mal loti, mais le voisin l’était aussi mal et la
-comparaison n’humiliait personne. Et cette sorte d’incurie, fondée sur
-l’ignorance du mieux, régnait dans tous les villages de France! Et nous
-étions le premier peuple du monde, selon nous!
-
-Ces souvenirs ne datent pas d’hier. Je parle de longtemps, comme dit la
-chanson; il s’est fait une révolution, une heureuse et pacifique
-révolution dans ces quarante années. Le moins champêtre des animaux, la
-locomotive, en rapprochant les villes des villages, a mélangé, fondu une
-population trop longtemps et trop bien classée. Les citadins, altérés
-d’air pur, se sont jetés dans la vie rustique, tandis que le
-cultivateur, friand de respirer un air plus capiteux, courait aux
-grandes villes. Les deux éléments nécessaires de toute civilisation se
-sont ainsi complétés l’un par l’autre, en s’aiguisant l’un contre
-l’autre.
-
-L’initiative d’un tel progrès, disons-le hautement pour être juste,
-appartient à la bourgeoisie, à cette catégorie d’ouvriers ou de
-villageois arrivés qui constitue le fond honnête, laborieux et studieux
-des sociétés modernes. Cette classe intermédiaire, raillée par l’orgueil
-d’en haut et dénigrée par la jalousie d’en bas, n’a pas seulement
-réconcilié notre siècle avec la nature: elle a entrepris la nature
-elle-même et l’a poussée résolument dans la grande voie du progrès.
-
-Le mouvement a commencé dans la banlieue des grandes villes; c’est là
-que des négociants de premier ordre et des manufacturiers de distinction
-ont honoré leur loisir et justifié leur opulence en cultivant les belles
-fleurs, les fruits parfaits, les animaux choisis. La bourgeoisie a
-prêché d’exemple, elle a fait les expériences, les dépenses, la
-propagande; elle a pris soin de diriger et d’éclairer les braves gens
-qui la nourrissent; elle a bien mérité, et j’espère, en considération
-d’un tel bienfait, qu’elle ne sera pas encore anéantie demain matin.
-
-Le branle était donné par quelques amateurs, simples _dilettanti_ de la
-nature, quand les savants, race plus réfléchie et naturellement plus
-tardive, se mirent de la partie. En fondant la Société d’acclimatation,
-Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire suivait l’esprit de son temps, mais il le
-dominait de haut, comme Pierre-le-Grand lorsqu’il fonda une Académie des
-sciences dans un pays où très peu d’hommes savaient lire.
-
-Oui, sans doute, le but que vous poursuivez sur les traces de ce grand
-homme de bien est l’introduction méthodique de toutes les espèces
-animales et végétales qui peuvent vivre en France et que la nature a
-oublié d’y faire naître. Mais, comme un touriste qui s’élance à
-l’escalade du mont Blanc ne dédaigne pas de cueillir une fleur de
-rhododendron sur la route, vous ne vous écartez pas de votre but si vous
-acclimatez, chemin faisant, dans les villages isolés, arriérés,
-déshérités de tout, les cultures qui prospèrent autour des grandes
-villes. Les aventures coûteuses de la grande importation ne doivent pas
-faire tort à la petite importation, modeste et sûre, qui s’opère de
-canton à canton, de commune à commune.
-
-Cette entreprise de moyenne grandeur, mais d’intérêt actuel et de profit
-immédiat, n’a pas été négligée, Dieu merci. Votre Société, messieurs,
-sans perdre de vue sa grande œuvre, sans négliger ni les semis
-d’eucalyptus, ni les couvées d’autruches, ni la reproduction des yacks,
-des antilopes et des kanguroos, poursuit modestement une besogne de tous
-les jours qui consiste à mettre en lumière, à prôner et à répandre
-partout les meilleures semences et les types les plus irréprochables.
-
-Elle ne croit pas déroger en peuplant d’animaux choisis nos étables et
-nos basses-cours, en multipliant les plus purs échantillons de la race
-canine, en distribuant la graine des belles fleurs, anciennes ou
-nouvelles, en exposant toute l’année, à quelques enjambées de Paris, un
-incomparable modèle de jardin.
-
-Je ne sais pas si vous vous rendez justice à vous-mêmes et si vous
-estimez à leur prix les excellentes choses que vous avez déjà faites. En
-croirez-vous un homme qui n’était pas des vôtres le mois dernier, qui
-vous a jugés du dehors et s’honore d’avoir subi une attraction heureuse?
-
-Me croirez-vous si je vous dis qu’en peu d’années votre Société a ramené
-des milliers de citadins au goût de la nature et inculqué à des milliers
-de villageois le sentiment du mieux, l’esprit de sélection? Vous
-introduisez la campagne dans les habitations de la ville et vous
-urbanisez l’entourage, les habitudes, le labeur même du campagnard.
-
-Sans mener grand bruit et sans faire plus de mouvement qu’il ne sied aux
-ouvriers d’une œuvre sérieuse, vous avez étendu votre influence très
-loin, jusqu’au pays de mon grand-père. Je ne dis pas jusqu’à son jardin,
-car il n’est plus à nous: on l’a coupé en morceaux et il n’en reste
-rien, pour ainsi dire. Mais à cent mètres de là, vers l’entrée du
-village, j’aurais pu vous conduire, en 1870, chez un disciple de la
-Société d’acclimatation.
-
-C’est le plus jeune fils du grand-père, un de mes oncles, qui, après une
-vie laborieuse et ballottée, avait voulu mourir au gîte, dans son
-village natal. De la maison, je ne dis rien, sinon qu’elle était gaie,
-commode, assortie aux besoins d’une vie simple et aisée. Un petit bout
-de serre, modeste transition, reliait le salon à un parterre étroit,
-mais bien dessiné, où les plus belles fleurs de l’horticulture moderne
-s’épanouissaient en corbeilles sur un _ray grass_ uni comme un velours.
-
-Mon grand-père n’en eût pas reconnu une seule; il aurait dit comme le
-patriarche Vilmorin parlant à notre digne et honoré président, M. Drouin
-de Lhuys, dans son magnifique jardin de Verrières: «Ces fleurs-là ne
-sont pas celles de ma jeunesse; je me sens tout dépaysé au milieu
-d’elles et il me semble que mes enfants ont été changés en nourrice.»
-
-Un potager correct venait ensuite, avec de bonnes bâches pour la culture
-des primeurs, de beaux carrés couverts de menue paille et plantés de
-légumes fins, choux-fleurs, artichauts, petits pois échelonnés de
-quinzaine en quinzaine, sans compter un double rang de framboisiers qui
-portaient fruit jusqu’à l’automme, et des fraises dont l’une aurait fait
-le dessert d’un gourmand.
-
-Dans un troisième enclos coupé de petits murs parallèles, les
-abricotiers, les pêchers, les brugnons, les cerisiers, les poiriers, les
-pommiers, les vignes, tous plants choisis chez les meilleurs
-pépiniéristes de Nancy, de Metz et de Bolwiller, étaient taillés en
-cordons, en palmettes, en fuseaux, en gobelets, en pyramides.
-
-Pas un arbre qui ne fût jeune ou rajeuni; pas un espalier qui ne fût
-abrité par un auvent; toute récolte à peu près mûre était couverte d’un
-filet.
-
-Dans l’étable, une vache suisse, luisante de santé et de propreté,
-donnait vingt-cinq litres de lait tous les jours. La basse-cour était
-peuplée de gros canards normands, d’oies de Toulouse, de lapins béliers
-et de ces braves poules de la Wantzenau qui sont l’orgueil de l’Alsace.
-
-Un petit réduit propret, aéré, et nullement parfumé (c’est un éloge),
-servait de boudoir à deux amours de petits cochons anglais, frais comme
-des roses et ronds comme des pommes.
-
-Bêtes et gens, et les arbres eux-mêmes vivaient en joie dans cet heureux
-petit coin, et l’auteur de tant de merveilles, votre élève inconnu,
-messieurs, commençait, lui aussi, à tenir école de progrès lorsqu’il
-fallut opter entre la maison qui lui était chère et la patrie qui lui
-était sacrée.
-
-Personne ne l’a chassé, il ne tenait qu’à lui de rester le plus heureux
-des propriétaires; il préféra rester le plus malheureux des Français.
-
-Du reste, il n’a voulu ni vendre ni louer son petit bien: il a fermé la
-porte en présence de la famille assemblée, et il a dit à ses enfants:
-«Baisez le seuil de la maison qui vous a vus naître, mais ne lui dites
-pas adieu, car Dieu sait que vous y reviendrez un jour!»
-
-
-
-
-AU PETIT TRIANON
-
-(Juin 1883.)
-
-
-On m’avait introduit sans crier gare dans le cabinet de mon ami Z...
-X..., le journaliste qui fut romancier dans le temps. Je le trouvai en
-méditation devant un carré de papier bordé de noir, le regard fixe et
-comme fasciné par cette lettre de deuil.
-
-«Auriez-vous donc perdu, lui demandai-je, quelque personne de votre
-famille ou de votre intimité?
-
---Non; une simple connaissance, et que j’avais bien négligée depuis
-1871. Mais il faut croire que le brave homme et les siens ne m’avaient
-pas tout à fait oublié, puisqu’on me fait part de la perte
-douloureuse qu’on vient d’éprouver dans la personne de «Monsieur
-Alexandre-Henri-Marguerite CHARPENTIER, jardinier en chef au palais
-national de Trianon, chevalier de la Légion d’honneur, médaillé de
-Sainte-Hélène, membre de la Société d’horticulture de Seine-et-Oise,
-décédé à Trianon, le 9 juin 1883, à quatre-vingt-sept ans». La mort d’un
-homme de cet âge est dans l’ordre des choses naturelles, et d’ordinaire
-on en reçoit la nouvelle sans grande émotion; mais le nom du vieux père
-Charpentier m’a reporté subitement à douze années en arrière. Il a comme
-évoqué devant mes yeux plusieurs figures illustres ou sympathiques qui
-n’appartiennent plus à ce monde. Je n’écris plus de romans, mais j’en
-raconte quelquefois. Mettez-vous là, prenez des cigarettes, et écoutez
-l’histoire de trois femmes de cœur, d’un grand homme et d’un jardinier.
-
-J’ai passé à Versailles ces deux horribles mois de la Commune, et j’y ai
-été aussi malheureux pour le moins que j’aurais pu l’être à Paris.
-Séparé de ma femme et de mes enfants, logé dans un affreux taudis,
-nourri de privations, désœuvré, découragé, las de moi-même, je passais
-quelquefois une bonne soirée dans les salons de la préfecture, auprès de
-M. Thiers que j’admirais sincèrement et qui m’honorait de quelque
-amitié; mais la longueur des jours était mortelle. Je savais la ville
-par cœur. Son pavé mettait mes pieds au supplice et abrégeait
-l’existence de mes chaussures. Comme j’avais de sérieuses raisons pour
-préférer les plaisirs gratuits à tous les autres, j’arpentais du matin
-au soir le parc et les forêts voisines; le total des kilomètres que j’ai
-parcourus dans ces deux mois représente approximativement un voyage au
-long cours.
-
-Le petit Trianon était ma promenade favorite, quoiqu’on y rencontrât
-encore un peu partout, sur les aimables constructions de
-Marie-Antoinette, les noms tudesques et les souillures de l’occupation
-prussienne. Le rude hiver de 1870, qui tua les lierres eux-mêmes dans
-toute la banlieue de Paris, avait épargné de beaux arbres dépaysés dans
-notre climat, par exemple des chênes verts et un liège centenaire, au
-moins en apparence. Mais comme il est à peu près impossible de
-déterminer l’âge d’un arbre, sans le scier par le milieu, mon
-imagination d’oisif mâchait à vide, s’épuisait à poser des problèmes
-insolubles et à interroger des témoins muets. J’aurais voulu refaire
-pour moi seul l’histoire de ces ombrages magnifiques que le printemps
-épaississait déjà sur ma tête, dresser l’état civil des doyens de ce
-parc, savoir s’il ne restait pas parmi eux quelques contemporains de
-Louis XVI.
-
-C’est ainsi que je fus amené tout naturellement à lier connaissance avec
-l’homme pour qui le petit Trianon ne devait pas avoir de secret.
-
-Je demandai une lettre d’introduction à M. Hippolyte Vavin, liquidateur
-de la liste civile, et, sûr d’un bon accueil, je vins frapper à la porte
-du jardinier en chef, M. Charpentier.
-
-Cette porte était grande ouverte, comme pour un déménagement, et des
-caisses de diverses grandeurs s’entassaient dans le vestibule.
-
-La maisonnette, basse et modeste, était riante et bien placée, en façade
-sur le jardin fleuriste, à l’opposé d’une orangerie que festonnaient les
-grappes embaumées de la glycine. Le maître du logis, un petit homme sec
-et nerveux, vif et solide, me reçut poliment, m’introduisit dans une
-chambre démeublée, me fit asseoir sur une malle, ouvrit ma lettre et la
-lut avec une profonde stupéfaction: «Eh quoi! monsieur, s’écria-t-il, M.
-Vavin me fait l’honneur de vous adresser à moi! Mais il ne sait donc pas
-qu’il a signé ma mise à la retraite et que nous partons aujourd’hui?» Sa
-femme entrait au même instant; il la prit à témoin, et l’envoya chercher
-la notification officielle, rédigée en bons termes et fort élogieuse
-pour lui. Les deux vieillards me racontèrent que, sur les quatre
-jardiniers en chef, la République en supprimait deux par économie. On
-renvoyait les deux plus vieux, celui de Trianon, coupable d’avoir
-soixante-quinze ans, et son voisin, M. Briot, l’homme des pépinières.
-
-Comme la vieille dame pleurait, M. Charpentier prit la peine de me
-rassurer sur leur sort: «Nous sommes plus malheureux que pauvres, me
-dit-il; la pension est honorable, et nous avons quelques économies. Nous
-nous retirerons à Chevreuse, chez une de nos filles qui y occupe un
-petit emploi. D’ailleurs ma femme et moi nous n’aurons bientôt plus
-besoin de rien, car on ne se transplante pas impunément à notre âge. Je
-prendrais la retraite en patience, quoique j’aie encore bon pied, bon
-œil, si l’on me permettait d’habiter un petit coin dans quelqu’un de ces
-bâtiments qui ne servent à personne! Songez, monsieur, que je suis né à
-Trianon d’un père qui y était né; mon aïeul travaillait ici sous Louis
-XV. Et nous partons! C’est peut-être juste, mais c’est tout de même un
-peu dur.»
-
-Cela dit, il tira son mouchoir à carreaux et se moucha fortement, ce qui
-est une façon de pleurer comme une autre. Moi, vous savez, je suis un
-peu bébête et j’avais les larmes aux yeux. «Mon cher monsieur, lui
-dis-je, je ne me pardonnerai jamais une visite qui ressemble à une
-cruelle plaisanterie, si vous ne me promettez pas de suspendre pour
-vingt-quatre heures tous ces préparatifs de départ. Je veux que vous me
-donniez le temps de revoir M. Vavin, de l’éclairer sur la situation
-qu’il vous a faite sans le savoir, et de solliciter la faveur très
-modeste à laquelle vous bornez votre ambition.» Il promit tout ce que je
-voulus, mais je vis clairement sur son visage que cet homme des champs
-n’avait qu’une demi-confiance en moi. Raison de plus pour le tirer
-d’affaire. J’avais un but, un intérêt: j’échappais au désœuvrement pour
-un jour. Évidemment M. Vavin avait été trompé par quelque employé
-subalterne; il réparerait son erreur et s’associerait avec moi pour
-faire acte de justice et d’humanité. Dans cette douce illusion, je pris
-mes jambes à mon cou et j’arrivai en un rien de temps aux bureaux de la
-liste civile.
-
-Hélas! ce n’était pas un employé subalterne, mais un gros bonnet du
-ministère des travaux publics, M. le directeur des bâtiments civils, qui
-avait décrété par voie d’économie l’élimination de deux jardiniers sur
-quatre. Je connaissais un peu ce haut personnage, fort honnête homme et
-animé du plus beau zèle pour les intérêts de l’État, mais à peu près
-aussi souple et aussi moelleux qu’un barreau de fer. Je lui fis ma
-visite et je lui exposai ma requête. Nous ne demandions rien que de
-cacher notre vie dans un coin inutile du grand ou du petit Trianon et de
-mourir où nous avions vécu. C’était d’autant plus naturel et plus facile
-que nous avions un fils, bon sujet et habile jardinier, qui était déjà
-dans la place et qui représentait au service de l’État la quatrième
-génération des Charpentier. M. le directeur n’entendit pas de cette
-oreille. Il fit l’éloge de mon client, mais il insista sur la nécessité
-de réduire les dépenses publiques. Deux jardiniers en chef suffisaient,
-s’ils travaillaient bien, à tous les besoins du service. L’économie
-était résolue, le mouvement décidé et signé. Du reste le premier devoir
-des vieux fonctionnaires était de faire place aux jeunes. Le successeur
-du père Charpentier devait occuper sa maison, et cela le plus tôt
-possible. Qu’attendions-nous pour déménager? Il n’y avait pas trop de
-logements à Versailles et aux environs pour les hommes en activité.
-
-Il me semblait à moi que dans les nids à rats des deux Trianon j’aurais
-installé cent ménages comme celui du pauvre père Charpentier, et que
-c’était un crime d’envoyer mourir un vieillard loin du petit domaine où
-il régnait par droit de travail et par droit de naissance, non seulement
-de père en fils, mais de grand-père en petit-fils. Le haut
-fonctionnaire, M. de C..., me répondit assez sèchement que le sentiment
-devait se taire devant la raison d’intérêt public. Mais je ne me tins
-pas pour battu, et je dis à M. de C... que s’il me refusait le moins je
-demanderais le plus, c’est-à-dire que je ferais déchirer l’arrêté qui
-mettait mon client à la retraite. Quelle que soit l’autorité d’un
-directeur des bâtiments civils, il y a le ministre au-dessus de lui.
-
---En effet, mais le ministre ne voit et ne verra jamais que par mes
-yeux. Libre à vous, cher monsieur, d’en appeler à M. de Larcy, mais je
-vous avertis loyalement qu’il me transmettra votre requête, et vous
-savez déjà ce que j’en pense.
-
---Soit! Mais au-dessus du ministre nous avons le président de la
-République, et vous savez que M. Thiers est assez bon pour m’écouter
-quelquefois.
-
---M. Thiers ne pourra que transmettre vos doléances à M. de Larcy, qui
-me les renverra sur nouveaux frais, et d’ici là le père Charpentier aura
-quitté Versailles pour n’y plus revenir.
-
---Nous verrons bien, cher monsieur. C’est une petite guerre qui
-commence. Nous ne combattons pas à armes égales, mais je ferai flèche de
-tout bois. A bientôt!»
-
-Le même soir, je me rendis à la préfecture, qui servait de palais, comme
-vous savez, au chef de l’État. Mais, au moment de saisir M. Thiers d’une
-question, qui pour lui et pour trente-six millions de Français, était
-d’un intérêt secondaire, un scrupule me vint. Ce pauvre président avait
-bien des choses en tête. Tout le fardeau des affaires publiques pesait
-sur lui. Sa maison était envahie chaque soir par les sept cent cinquante
-souverains que la France s’était donnés, dans un jour de malheur, comme
-dit l’autre. Chacun de ces messieurs prétendait partager le pouvoir
-exécutif avec lui; quelques-uns même songeaient déjà à le lui reprendre.
-Les uns venaient directement à lui pour le solliciter, d’autres se
-donnaient rendez-vous chez lui pour conspirer dans tous les coins. Je le
-vis au milieu d’un groupe qu’il charmait de son mieux, en homme condamné
-à refaire sa majorité au jour le jour, et je pensai qu’il y aurait
-discrétion et prudence à l’aborder par le chemin le plus long.
-
-Mme Thiers et sa sœur, Mlle Dosne, m’avaient accoutumé depuis un certain
-temps à l’accueil le plus bienveillant et le plus gracieux du monde;
-elles exerçaient une douce et d’autant plus puissante influence sur le
-vieux président, et j’étais sûr de gagner ma cause, si elles voulaient
-bien s’y intéresser peu ou prou. Malheureusement, ce soir-là, les deux
-maîtresses de la maison étaient accaparées par un vieux champion de
-l’ancien régime, M. le marquis de X..., que son parti avait donné comme
-ambassadeur à notre pauvre République. Ce diplomate improvisé, qui
-d’ailleurs ne faisait pas mauvaise figure dans son habit de 1825,
-présentait officiellement la marquise sa femme, élégante comme une riche
-provinciale de la Restauration. J’avisai alors dans un coin, près de la
-grande cheminée, une petite femme de soixante ans environ, qui était la
-bonne grâce et la bonté même, mais que les députés et les fonctionnaires
-laissaient un peu tranquille parce qu’ils ne la connaissaient pas.
-C’était Mme la baronne Roger, autrefois duchesse de Massa, cousine et
-amie intime de Mme Thiers. Elle avait de son premier lit un fils, très
-galant homme et musicien distingué, et du second un enfant de dix-huit à
-vingt ans d’autant plus sympathique, qu’à la suite d’une fièvre
-typhoïde, il était devenu sourd au point de ne pas entendre le canon de
-la Commune dont nous avions les oreilles rebattues jour et nuit. Mais il
-avait appris à lire la parole sur les lèvres de son interlocuteur, et il
-parlait de toutes choses en homme de goût, en dilettante, en philosophe,
-avec une étonnante précocité d’esprit. J’appréciais beaucoup ce jeune
-homme et j’étais attiré vers sa mère par une profonde sympathie, comme
-si j’avais pu deviner que nous serions un jour complices d’une bonne
-œuvre. Nous avions causé quelquefois de son hôtel Louis XVI, qui fait
-partie de la décoration de Paris et qui est la merveille des
-Champs-Élysées, de son jardin, de son orangerie, de ses serres dont elle
-redoutait la destruction par les Vandales de la Commune. J’avais donc
-une entrée en matière toute trouvée, et je n’étonnai nullement cette
-digne personne en lui disant pour ainsi dire à brûle-pourpoint: «Madame
-la baronne, si vous aviez chez vous un jardinier établi à votre service
-depuis trois générations, auriez-vous le courage de l’envoyer mourir
-dans quelque coin perdu, loin de Paris, le jour où il serait trop vieux
-pour cultiver votre jardin?»
-
-Elle se récria, comme je l’avais prévu, et je poursuivis: «C’est que
-vous êtes, madame la baronne, non seulement grande dame, mais,
-passez-moi le mot, bonne femme. La France est grande dame aussi. M’est
-avis qu’elle ne perdrait rien à se montrer bonne femme, et que l’État
-devrait s’interdire des actes d’ingratitude et de cruauté qui nous
-révoltent chez un simple particulier.» La partie ainsi engagée,
-j’exposai tout à l’aise le cas du père Charpentier; j’ajoutai qu’il
-n’était nullement hors de service, et que, si on l’honorait un jour
-d’une visite, le parc et le jardin du petit Trianon plaideraient mieux
-sa cause que moi. Éloquent ou non, j’eus le bonheur d’être écouté et
-compris, si bien que la bonne baronne attendit impatiemment la
-libération de ses deux cousines pour les appeler à la rescousse. Elles
-étaient en grande conversation lorsque je regagnai mon taudis de
-l’avenue de Saint-Cloud, presque sûr de n’avoir pas perdu ma journée.
-
-Le lendemain, au petit jour, je courais à Trianon et je m’assurais par
-mes yeux que le bonhomme Charpentier n’avait pas vidé l’enceinte. Mais
-il n’était rien moins que rassuré, et il me demanda avec une anxiété
-visible quel emploi j’occupais dans l’administration ou dans la
-politique pour m’opposer au déménagement d’un fonctionnaire congédié.
-Lorsqu’il sut que je n’étais rien qu’un homme de bonne volonté, peu s’en
-fallut qu’il me traitât d’aimable farceur. Mais je ne me déferrai point,
-et je lui fis promettre qu’il attendrait les événements.
-
-Il les attendit en effet, malgré les instances et les menaces de
-l’administration supérieure qui, pour un rien, l’eût expulsé par
-ministère d’huissier. Pour maintenir en lui durant huit jours la force
-d’inertie dont nous avions besoin pour obtenir qu’il ne renonçât point
-par faiblesse au bénéfice de la possession d’état, je dépensai plus de
-paroles que pour lui concilier la faveur de Mme Thiers et de Mlle Dosne.
-Ce diable d’homme m’eût échappé dix fois pour une si j’avais commis
-l’imprudence de m’absenter vingt-quatre heures durant. Mais j’étais
-debout sur la brèche: tous les soirs, dans les salons de la préfecture;
-souvent aussi, dans la journée, au bureau de notre ennemi M. de C...,
-que je tenais au courant de toutes nos manœuvres. Ce haut fonctionnaire
-avait fini par prendre en grippe sa victime et par lui découvrir autant
-de défauts que naguère il lui reconnaissait de qualités. Est-ce qu’un
-employé n’est pas digne des derniers supplices lorsqu’il défend sa vie
-contre un grand chef?
-
-Le soleil de mai commençait à fleurir les pelouses du petit Trianon et
-les plates-bandes du fleuriste prenaient couleur, quand un matin, grâce
-à la bonne Mme Roger, j’eus la joie d’annoncer à mon client deux visites
-d’importance. Mme Thiers et sa cousine avaient fait la partie de voir ce
-brave homme, chez lui, au milieu de ses plantes et de juger l’ouvrier
-sur son œuvre. Je fus exact au rendez-vous, comme si on m’y avait
-invité; je présentai mon homme qui s’était fait non seulement beau, mais
-jeune; on ne lui eût pas donné soixante ans. Il eut un tel succès et son
-jardin aussi, que je formai sur-le-champ le projet diabolique de faire
-d’une pierre deux coups et de sauver aussi son voisin, M. Briot, presque
-aussi coupable que lui, car si l’un comptait soixante-quinze ans,
-l’autre était atteint et convaincu d’en avoir soixante-douze. Mme Thiers
-et la baronne Roger visitèrent les pépinières et firent connaissance
-avec le père Briot. Je ne l’avais vu de ma vie, mais j’avais admiré ses
-arbres et constaté que ni l’invasion prussienne, ni la gelée de 1871
-n’avaient prévalu contre lui.
-
-Cependant le plus fort n’était pas fait, car le directeur des bâtiments
-civils tenait bon et il avait l’oreille de son ministre. Or M. de Larcy
-pouvait traiter de puissance à puissance avec M. Thiers. Il lui avait
-été imposé plutôt que donné par la majorité royaliste de l’Assemblée
-nationale, et le chef de l’État, dans la politique quotidienne, obtenait
-peu de chose de ce petit sectaire aussi cassant que cassé. Un jour vint
-cependant où, dans la discussion, M. le directeur des bâtiments civils
-laissa échapper une parole imprudente. Il s’oublia au point de dire que
-les hommes de soixante-dix ans ne sont bons qu’à porter en terre. Or son
-ministre et M. Thiers lui-même avaient passé cet âge et ne se souciaient
-nullement d’être enterrés. Le propos fut redit; il provoqua même une
-jolie explosion chez le président de la République qui frappa sa table
-du poing et s’écria: «Quel âge a-t-il donc, ce M. de C... qui prétend
-nous enterrer tous?» Aussitôt que j’eus connaissance de ce petit
-événement, je retournai chez M. de C... et je lui dis en loyal
-adversaire: «Ce n’est plus pour le père Charpentier que je viens vous
-solliciter, c’est pour vous-même. Voici ce que vous avez dit et ce que
-M. Thiers a répondu.» Le haut fonctionnaire s’emporta, mais de la bonne
-sorte: «Ah! c’est ainsi! s’écria-t-il. Eh bien! je ne mettrai plus
-personne à la retraite! Les services publics tomberont dans la sénilité,
-les finances de l’État seront dilapidées, mais j’aurai cédé à la force,
-et je m’en laverai les mains!»
-
-Pour le coup, l’affaire était faite, et je n’en demandais pas davantage.
-Je ne sais ce qui se passa dans la soirée, mais j’ai tout lieu de croire
-que M. le directeur des bâtiments civils ne perdit pas son temps, car le
-lendemain M. Thiers, accompagné de son meilleur ami, M. Mignet, vint
-lui-même apporter la bonne nouvelle au père Charpentier et au père
-Briot. Je vous laisse à juger si les bonnes gens lui firent fête. De ce
-jour, il prit l’habitude d’aller se reposer durant une heure au petit
-Trianon après les séances orageuses de l’Assemblée. Il dormait sur deux
-chaises de paille, au milieu des caisses de fleurs, devant cette petite
-maison où il avait rapporté la joie et l’espérance. Quand je le
-surprenais dans ce calme et cette fraîcheur, sous la garde du vieux
-jardinier et de sa femme, je me disais qu’une bonne action n’est pas un
-mauvais oreiller. Du reste, M. Thiers a bien fait de remettre en
-fonctions un homme qui avait encore douze ans de bons services à rendre,
-comme l’événement l’a prouvé.
-
-«Mais vous, mon cher ami, êtes-vous resté douze ans sans revoir celui
-dont vous avez si chaudement plaidé la cause?
-
---Non, certes; je suis retourné à Trianon l’année suivante, tout exprès
-pour lui serrer la main.
-
---Et que vous a-t-il dit?
-
---Il m’a dit, cet excellent homme: «Je n’oublierai jamais ce que M.
-Thiers a fait pour moi.»
-
-
-
-
-QUATRE DISCOURS
-
-1883
-
-
-
-
-TOAST A VICTOR HUGO
-
-(28 février 1883.)
-
-
-Au nom de la grande famille des lettres, je remercie Victor Hugo de
-l’honneur qu’il nous fait et de la bienveillance qu’il nous témoigne en
-venant inaugurer parmi nous la quatre-vingt-deuxième année de sa gloire.
-Les jeunes gens qui sont ici n’oublieront jamais cette soirée; les
-hommes mûrs en garderont à l’hôte illustre du 28 février une profonde
-reconnaissance.
-
-Mais ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est tous les jours, depuis
-plus de soixante ans, que Victor Hugo nous a honorés, tous tant que nous
-sommes, et par l’éclat de son génie, et par l’inépuisable rayonnement de
-sa bonté. Celui que Chateaubriand saluait à son aurore du nom d’enfant
-sublime est devenu un sublime vieillard, sans que l’on ait pu signaler,
-dans sa longue et magnifique carrière, soit une défaillance du génie,
-soit un refroidissement du cœur.
-
-Ce n’est pas une médiocre satisfaction pour nous, petits et grands
-écrivains de la France, de constater que le plus grand des hommes de
-notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le plus aimé, n’est ni
-un homme de guerre, ni un homme de science, ni un homme d’argent, mais
-un homme de lettres.
-
-Je ne vous dirai rien de son œuvre: c’est un monde. Et les mondes ne
-s’analysent pas au dessert, entre la poire et le fromage. Parlons plutôt
-de la fonction sociale qu’il a remplie et qu’il remplira longtemps
-encore, j’aime à le croire, au milieu de nous.
-
-Dès son avènement, ce roi de la littérature a été un roi paternel. Il a
-laissé venir à lui les jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison
-patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants. Qui de nous ne lui a
-pas fait hommage de son premier volume ou de son premier manuscrit, vers
-ou prose? A qui n’a-t-il pas répondu par une noble et généreuse parole?
-Qui n’a pas conservé, dans l’écrin de ses souvenirs, quelques lignes de
-cette puissante et caressante main? Des écrivains qu’il a encouragés, on
-formerait non pas une légion, mais une armée. Il n’a jamais découragé
-personne. Ses ennemis et ses rivaux, du temps qu’il en avait, lui ont
-quelquefois reproché cette prodigalité du sourire et cette intempérance
-du bon accueil. On a dit qu’il distribuait trop uniformément ses éloges
-sans tenir compte de la disproportion des talents. Cette faute,
-messieurs, si c’en est une, ne doit pas être imputée à l’homme, mais à
-l’altitude où il siège et à l’optique des sommets. Le Mont Blanc n’est
-pas bien placé pour mesurer exactement la hauteur des sapins et des
-mousses qui végètent à ses pieds. Il est probable aussi que les fleuves,
-les ruisseaux et les rivières sont des forces égales aux yeux de
-l’Océan. Admettons, si l’on veut, que Victor Hugo est trop grand pour
-être un critique impeccable; mais cette supériorité a quelques droits à
-notre indulgence, car elle a produit des changements merveilleux dans
-l’esprit du peuple français en général, et particulièrement dans les
-mœurs de notre littérature.
-
-Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle à l’admiration. On ne
-pouvait pas lui reprocher de gâter ses grands hommes. La médiocrité se
-vengeait du génie en lui tressant des couronnes où les épines ne
-manquaient pas. Tandis que nos voisins d’Europe mettaient une
-complaisance visible à idéaliser leurs idoles de chair et d’os, nous
-prenions un malin plaisir, c’est-à-dire un plaisir national, à
-martyriser les nôtres. Pour corriger ce mauvais instinct, il a fallu non
-seulement le génie de Victor Hugo et les acclamations du monde entier,
-mais encore l’action du temps et la longueur d’une existence bien
-remplie. On dit en Italie: «_Chi dura vince_». Victor Hugo a vaincu
-parce qu’il a duré. C’est depuis quelques années seulement que ses
-concitoyens se sont décidés, non sans effort, à célébrer son apothéose.
-Cette résolution un peu tardive, mais sincère, nous a relevés aux yeux
-du monde, peut-être même à nos propres yeux. Nous nous sentons
-meilleurs, depuis que nous sommes plus justes. Ces querelles d’écoles,
-dont les hommes de mon âge n’ont pas encore oublié la fureur, se sont
-apaisées par miracle devant l’ancien généralissime des romantiques,
-assis à côté de Corneille dans l’Olympe de la littérature classique.
-
-L’œuvre de pacification ne s’arrête pas là. Il s’est produit, grâce à
-l’illustre maître, une détente sensible dans le monde orageux de la
-politique; j’en atteste les hommes de tous les partis qu’une même
-pensée, un sentiment commun, une admiration fraternelle a rapprochés
-ici, qui s’y sont assis coude à coude, qui ont rompu le pain ensemble et
-qui, entre les luttes d’hier et les batailles de demain, célèbrent
-aujourd’hui la trêve de Victor Hugo.
-
-Messieurs, un grand artiste, qui inspira quelques centaines de passions,
-Franz Liszt, disait un jour avec une pointe de fatuité bien légitime:
-«Mes maîtresses ne se querellent jamais, parce qu’elles s’aiment en
-moi.» Dans un autre ordre de sentiments, permettez-moi de vous dire:
-«Aimons-nous en Victor Hugo et n’oublions jamais, dans nos
-dissentiments, hélas! inévitables, que le 28 février 1883 nous avons bu
-tous ensemble à sa santé. A la santé de Victor Hugo!»
-
-
-
-
-DISCOURS PRONONCÉ
-
-A la distribution des prix du lycée Charlemagne.
-
-(Août 1883.)
-
-
-Élèves de notre vieux Charlemagne,
-
-Mes chers camarades,
-
-Un de vos jeunes maîtres les plus brillants vous a parlé de l’avenir
-dans un noble et magnifique langage. Permettez qu’un de vos anciens,
-j’ai failli dire un de vos ancêtres, vous entretienne familièrement du
-passé.
-
-Le ministre de l’instruction publique, en m’appelant à l’honneur de
-présider cette fête de famille, a récompensé au delà de tout mérite et
-de toute espérance une longue vie de travail. Je suis aussi ému qu’un
-vieil officier qui, avant de prendre sa retraite, passerait en revue le
-régiment où il a débuté comme enfant de troupe. Il y aura tantôt
-quarante-quatre ans que j’entrai pour la première fois dans cette
-maison, petit élève de septième, fraîchement débarqué d’une province
-lointaine que le malheur des temps a rendue plus lointaine encore, car
-elle est momentanément séparée de la France. Quarante-quatre ans, mes
-amis, c’est presque un demi-siècle; et pourtant les premiers souvenirs
-du collège ont un tel empire sur nous, ils se gravent si profondément
-dans notre mémoire, qu’en me reportant à l’automne de 1839 il me semble
-que je vous parle d’hier. Je vois encore comme s’ils étaient là les
-hommes dignes et bons qui formaient de mon temps la trinité
-administrative: M. Poirson, savant historien et proviseur austère, qui
-ne s’est peut-être pas déridé une fois dans l’exercice de ses fonctions,
-et qu’on n’abordait pas sans trembler un peu, même le samedi lorsqu’on
-était premier et qu’on allait dans son cabinet lui porter la liste des
-places; et le censeur, M. Maugeret, un petit homme nerveux, vif comme
-une souris, présent partout à la fois, inexorable aux indisciplinés,
-mais miséricordieux comme un père, facile à désarmer par une bonne
-parole ou par un bon mouvement; et l’économe, M. Pront, qui s’était
-illustré comme professeur de grammaire par un petit traité _Des
-comparatifs et des superlatifs_, mais qui n’en était pas plus fier, et
-qui sur le seuil de son modeste appartement, au rez-de-chaussée de la
-bibliothèque, nous montrait tous les jours la plus belle physionomie de
-brave homme que j’aie rencontrée dans ma vie. Les hommes éminents, qui
-représentent l’autorité dans les écoles publiques, n’obtiennent de leurs
-obligés qu’une justice tardive. Pour les apprécier, il faut avoir un peu
-vécu, il faut avoir connu le monde qui malheureusement ne ressemble
-guère au collège. Je vous en avertis, jeunes gens, vous ne trouverez pas
-hors d’ici des hommes qui vous récompensent de tout ce que vous aurez
-fait pour vous-mêmes, et qui vous punissent de fautes que vous
-commettrez contre vous. On peut se tromper à tout âge; les hommes faits,
-comme les enfants, sont sujets au découragement; la paresse elle-même
-n’est pas le monopole des écoliers. Eh bien! s’il vous prend fantaisie
-de vous croiser les bras, le monde vous laissera faire. Si vous
-gaspillez les talents dont la nature vous a dotés, si, après avoir
-marché droit durant quelques années, vous faites fausse route, le monde
-n’ira point vous prendre par le bras pour vous ramener dans la ligne.
-Cette providence incommode, mais généreuse et désintéressée, dont les
-Poirson, les Maugeret et les Pront ont entouré notre jeunesse, m’a
-souvent manqué dans la vie. Préparez-vous à lui dire adieu sur le seuil
-du collège, car vous ne la retrouverez pas hors d’ici.
-
-Si l’administration nous inspirait plus de respect que de tendresse,
-nous admirions et nous aimions sincèrement nos professeurs. Plus j’y
-repense, plus il me semble que sur ce point nous n’avions pas tort. Mon
-premier professeur de grammaire, M. Prieur, n’était peut-être pas ferré
-sur la philologie comme un érudit de Berlin, mais il savait intéresser
-sa classe à ces éléments épineux qui bordent la route. M. Bétolaud,
-excellent homme, très paternel, avait autant d’esprit que de savoir. M.
-Cappelle joignait à ses mérites professionnels l’éducation d’un
-gentleman accompli. M. Croizet m’a laissé le souvenir d’un bénédictin,
-d’un bénédictin laïque, car il a fondé une dynastie universitaire. M.
-Julien Girard, tout jeune et presque débutant, n’a passé que quelques
-mois au milieu de nous, mais le jour où il nous dit adieu nous l’aimions
-tous comme un frère aîné et nous avions des ambitions infinies pour ce
-jeune homme distingué, simple et modeste entre tous. Car le
-désintéressement des maîtres a pour contre-partie légitime le dévouement
-des écoliers. Un bon élève n’admettra pas sans discussion que son
-professeur ne soit pas supérieur à tous les hommes. Lorsque le roi
-Louis-Philippe nous fit l’honneur de venir prendre ici deux précepteurs
-pour ses petits-fils, la classe d’Adolphe Régnier et la classe
-d’Hippolyte Rigault jugèrent unanimement qu’il avait bien choisi et que
-c’était le roi qui faisait la bonne affaire. Il eût donné la présidence
-du conseil des ministres à notre professeur de rhétorique, M. Berger,
-sans que ce choix inattendu nous étonnât outre mesure, car nous pensions
-que la grande âme de M. Berger, son noble caractère et son expérience du
-_Conciones_ le rendaient digne et capable de gouverner la France.
-Peut-être y avait-il quelque naïveté dans nos admirations juvéniles,
-mais je me plais à croire qu’en cela les nouvelles générations ne sont
-pas plus sceptiques ou moins reconnaissantes que la nôtre. Longtemps
-après notre émancipation, les succès de nos anciens maîtres, les
-distinctions honorifiques qui leur étaient accordées, flattaient notre
-amour-propre autant et plus que des triomphes personnels. J’ai eu, en
-1848, deux professeurs de philosophie: l’un s’appelait Jules Barni,
-l’autre s’appelle M. Franck. Barni a fait bonne figure au Parlement; M.
-Franck est une des lumières de l’Institut, une des gloires de
-l’enseignement supérieur. Eh bien! je n’ai jamais vu, soit le pays, soit
-le gouvernement, rendre justice à l’un de ces deux hommes, sans
-remercier à part moi, dans un élan de sympathie, ceux qui payaient ainsi
-mes dettes d’écolier. L’homme qui nous enseignait l’histoire, M.
-Toussenel, savait beaucoup, parlait très bien, écrivait mieux encore. Il
-avait un style nourri, pressé, quelquefois un peu sibyllin, à la manière
-de Tacite. Il a toujours dû faire un livre, un chef-d’œuvre, que nous
-admirions par avance et qui certes n’eût pas été médiocre si Toussenel
-l’avait écrit. Malheureusement, les labeurs quotidiens de l’enseignement
-d’abord, de l’administration ensuite, ont pris le temps qui était
-destiné à cette histoire d’Allemagne. Nous sommes quelques-uns qui ne
-nous en consolerons jamais. L’élève s’identifie tellement à son maître,
-lorsque le maître n’est point un homme ordinaire, que le livre de
-Toussenel, ce livre tant promis, tant espéré, ne manque pas seulement à
-nos bibliothèques, il manque à notre gloire.
-
-De mon temps, le maître d’étude était moins instruit, moins gradé et
-moins considéré que vos maîtres répétiteurs. Il se recrutait au hasard,
-et trop souvent, je dois en convenir, parmi les déclassés de toutes les
-carrières. Mais c’était aussi quelquefois un homme de courage et de
-vouloir qui, tout en gagnant son pain dur, cherchait laborieusement sa
-route, un étudiant sans fortune qui sacrifiait tous les jours vingt
-heures de son temps pour acheter le droit de travailler librement quatre
-heures. J’en ai connu de bien méritants, un entre autres qui avait pris
-du service chez mon cher et vénéré chef d’institution, M. Jauffret.
-C’était un petit homme trapu, à barbe fauve, aux yeux pétillants, un
-piocheur renfermé, ténébreux, fortement soupçonné de couver des idées
-subversives. Il en avait au moins une, subversive ou non, et il la mena
-à bonne fin sans autre ressource qu’une volonté de fer. Ce pion rêvait
-de publier un dictionnaire comme on n’en avait jamais vu, une
-encyclopédie populaire, et il n’en a pas eu le démenti. Il s’appelait
-Larousse; il a laissé non seulement une fortune, mais une œuvre: _exegit
-monumentum_.
-
-Je ne m’acquitterais qu’à moitié si, après cet hommage rendu aux hommes
-de bien qui nous ont donné l’instruction classique, je ne vous parlais
-pas de ceux qui ont fait notre éducation, c’est-à-dire de nos camarades.
-On peut affirmer sans paradoxe que dans les Écoles de l’État l’éducation
-est affaire d’enseignement mutuel et que les maîtres y ont moins de part
-que les élèves. Ce n’est pas du haut de la chaire que le professeur,
-isolé par sa supériorité même, peut pétrir et redresser le caractère des
-enfants. Bon gré, mal gré, il leur laisse le soin et l’honneur de se
-corriger les uns les autres. Dans le petit monde des écoles, il y a un
-esprit public qui se compose par moitié d’honnêteté native et de
-tradition constante. Le collège est une sorte de Conservatoire grâce
-auquel l’esprit de justice absolue, le sentiment de l’égalité,
-l’instinct de la solidarité et la pratique de la loyauté ne périront
-jamais en France. C’est au collège seulement que celui qui a le mieux
-fait son devoir est sûr d’avoir la première place, et personne ne se
-soucierait de l’obtenir autrement. C’est au collège que tous les
-Français sont égaux devant la loi; il n’en va pas toujours ainsi dans le
-monde. C’est au collège qu’une absurde et touchante fraternité entraîne
-quelquefois les bons élèves à faire cause commune avec les autres. C’est
-au collège, enfin, et pas ailleurs, que les coupables se font un point
-d’honneur de s’accuser eux-mêmes plutôt que de laisser punir un
-innocent. Dans ce milieu d’une salubrité vraiment rare, ni la fortune ni
-les relations ne comptent pour rien. On n’y connaît ni les protections
-ni les influences; l’émulation y est toujours en éveil, mais une
-émulation honnête et qui ne sort jamais du droit chemin. Non certes que
-les écoliers soient tous de petits saints: si je vous le disais, je
-perdrais votre confiance. Mais ils se rectifient les uns les autres, et
-ils ne pardonnent jamais une faute contre l’honneur. Voilà comment la
-camaraderie devient une longue épreuve qui nous permet de nous apprécier
-les uns les autres, de nous améliorer au besoin par un contrôle
-réciproque et de choisir nos amis pour la vie. Vous le savez, les vieux
-amis sont meilleurs et plus solides que les neufs, et la grande fabrique
-des vieux amis, c’est le collège. J’entends encore notre professeur de
-septième dicter les places de notre première composition au mois
-d’octobre 1839. Je vois descendre des gradins un gros garçon sanglé dans
-son habit bleu barbeau à boutons de métal et si myope sous ses énormes
-lunettes qu’il trébucha deux ou trois fois avant d’atteindre le banc
-d’honneur. Il était le premier en thème et s’appelait Francisque Sarcey.
-Je n’ai pas besoin de vous dire que depuis ce jour-là il a été premier
-en beaucoup d’autres choses. Il n’appartenait pas à ma pension; nous ne
-mangions donc pas le même pain, si ce n’est une fois par an, à la
-Saint-Charlemagne. Il prenait ses récréations dans une cour de la rue
-des Minimes et moi dans une cour de la rue Culture-Sainte-Catherine.
-Nous n’avions donc pas même l’occasion d’échanger ces bons coups de
-poing qui rapprochent les camarades, comme on prétend que la guerre
-rapproche les nations. Cependant, au bout de l’année, nous avions pris
-mesure de nos caractères respectifs, nous n’avions pas de secrets l’un
-pour l’autre, et je crois bien qu’il en est encore de même aujourd’hui.
-Dans cette composition mémorable, mémorable pour moi du moins, le second
-était un enfant sérieux avant l’âge, un petit penseur aux yeux profonds.
-Il était le second fils d’un poète que l’on acclamait déjà comme le
-premier homme du siècle; mais il portait le fardeau de son nom avec une
-simplicité charmante, et c’était, je vous jure, un bien bon camarade que
-François-Victor Hugo. Un peu moins beau assurément, et moins brillant
-aussi, que son frère Charles, qui entrait dans la vie comme un jeune
-dieu de l’Olympe, mais aussi généreux, aussi bon et plus laborieux. Je
-ne vous apprends pas qu’il a laissé à son pays l’unique traduction de
-Shakespeare.
-
-La vieille maison où nous sommes était, lorsque j’y suis entré, un champ
-de bataille littéraire. La place Royale et l’Arsenal, Victor Hugo et
-Nodier l’avaient conquise au romantisme; mais la tradition classique,
-représentée par un certain nombre de professeurs, tenait bon dans la
-citadelle. Nous, les bambins sortis à peine de la coquille, nous tenions
-à honneur de prendre parti, et nous suivions des yeux avec un intérêt
-passionné le vol des jeunes poètes, nos anciens, qui essayaient leurs
-ailes. Auguste Vacquerie, le poète original, qui devint par la suite un
-puissant dramaturge et un incomparable polémiste, publiait l’_Enfer de
-l’esprit_; Laurent Pichat faisait imprimer ses premiers vers, et Paul de
-Molènes, ce paladin lettré, ses premières nouvelles; Adrien Decourcelles
-débutait par un acte charmant à la Comédie-Française; Got, lauréat du
-concours général, frappait aux portes du Conservatoire, sans se douter
-que ce chemin conduisait à l’École normale et sans prévoir qu’il aurait
-l’honneur de terrasser un monstre plus résistant que tous les
-adversaires d’Hercule, le préjugé contre les comédiens.
-
-La contagion littéraire envahissait nos aînés, les rhétoriciens et les
-philosophes. On rimait sur les bancs, en contrebande, à la barbe des
-maîtres qui, d’ailleurs, étaient indulgents pour ce genre de
-contravention. Louis Ulbach a été célèbre longtemps avant d’être
-bachelier. Avec quel feu nous applaudissions les _Fêtes de Bacchus_,
-cette grande tragédie de Jules Thiénot qui ne fut jamais représentée ni
-terminée! Pauvre Jules Thiénot! Après tant de beaux rêves et de si
-magnifiques espérances, il est mort en soldat obscur sur le champ de
-bataille de l’enseignement, comme son frère le brave commandant devait
-mourir au champ d’honneur pour la défense du pays. Eugène Manuel,
-Fallex, Glachant, Lehugeur, Chassang, s’étaient fait parmi nous une
-réputation d’hommes de goût et d’écrivains élégants entre leur
-dix-huitième et leur vingtième année.
-
-Il y aura toujours du singe dans l’écolier; vous ne vous étonnerez donc
-pas si j’avoue que nous imitions nos aînés comme ils imitaient leurs
-anciens. Nous avons fait de trop bonne heure un journal littéraire du
-format d’une copie simple où la prose et la poésie alternaient
-amicalement. Cette publication nous révéla, entre autres talents
-inédits, un romancier sinistre et sanguinaire, fécond en idées
-dramatiques et habile comme pas un à faire dresser les cheveux sur la
-tête. Il est membre de l’Académie des inscriptions et, le mois dernier,
-on l’a fait grand-croix de la Légion d’honneur, mais ce n’est pas comme
-écrivain, c’est comme ambassadeur de France en Angleterre. Ce Ponson du
-Terrail, qui a si heureusement dévié, s’appelle Charles Tissot. Un
-garçon qui ne s’est pas démenti par exemple, c’est notre camarade
-Vachette, qui nous faisait pouffer de rire et attirait infailliblement
-sur ses lecteurs ou ses auditeurs une grêle de pensums. Il est toujours
-aussi plaisant et l’on retrouve dans ses écrits, non seulement la verve,
-mais le débraillé du collège, quoiqu’il ait tant soit peu modifié son
-nom et qu’il signe Eugène Chavette. Nous comptions parmi nous un
-artiste, un seul, mais qui en valait cent. C’était un petit bonhomme
-rose et joufflu, plus jeune de trois ou quatre ans que ses camarades de
-classe, pas très fort en latin, mais étonnant en gymnastique et bien
-doué pour la musique. Il dessinait en outre sur les marges de ses
-cahiers des croquis d’un goût si bizarre et d’une si haute fantaisie,
-que l’éditeur Philippon ne se fit pas prier pour les réunir en album. Ce
-gamin, qui devait un jour jeter à tous les vents une œuvre immense et
-remplir le monde de son nom, c’était Gustave Doré.
-
-Je ne suis pas venu parmi vous pour passer la revue de mes contemporains
-ni pour distribuer des prix aux anciens Charlemagne. La simple
-nomenclature des hommes, qui depuis cinquante ans ont ajouté à la gloire
-de cette vieille maison, nous prendrait la journée entière et pourrait
-s’allonger à votre détriment jusqu’à demain. C’est pourquoi je ne veux
-parler ni de Paul Albert, notre ami, qui fut un écrivain, un professeur
-et un conférencier de premier ordre, ni de Maxime-Abel Gaucher qui, sans
-abandonner sa chaire un seul jour, s’est classé parmi nos critiques les
-plus subtils et les plus délicats, ni de Duvaux qui, sans y songer, est
-devenu un beau matin ministre et, ma foi! bon ministre de l’instruction
-publique; ni de Quinot, ni de Bary, ni de Marguet, ni de Goumy, ni
-d’Eugène Benoist, le premier latiniste de France; ni de Fustel de
-Coulanges, l’admirable historien de la cité antique et le digne héritier
-de Bersot à l’École normale. Je passe sans m’arrêter entre les maîtres
-de la science comme Debray, les maîtres de l’art médical comme Alfred
-Fournier, les maîtres du barreau comme Craquelin et Martini, les
-ingénieurs éminents, tels que Dormoy, Greil, Doniol, Geneste et Cornu.
-
-Et si je parle de Flourens, c’est seulement pour remercier ce digne
-président de notre Association fraternelle et ses collègues au conseil
-d’État du décret qui nous a classés parmi les établissements d’utilité
-publique.
-
-La camaraderie, mes chers enfants, n’est pas une affaire, comme Scribe
-l’a démontré, sans le croire, dans une de ses comédies les plus
-plaisantes. Cet homme d’esprit a été toute sa vie le modèle des
-camarades, et Sainte-Barbe s’en souvient. Ce n’est pas tout que de
-penser avec plaisir aux compagnons de notre enfance; il faut analyser un
-sentiment obscur et organiser quelque peu notre fraternité instinctive.
-L’école est une petite patrie dans la grande; une patrie moins large
-assurément, mais plus intime. Nous ne lui devons pas notre sang comme à
-celle qui nous a donné la vie, mais nous lui devons autre chose. Une
-sorte de parenté intellectuelle et morale nous unit à tous ceux qui se
-sont assis sur nos bancs, soit avec nous, soit même avant ou après nous.
-Nous devons quelque déférence à nos aînés du collège, quelque protection
-à nos cadets, quelque assistance à tous ceux des nôtres qui ont éprouvé
-la rigueur du sort. On ne songeait guère à tout cela, j’en conviens,
-quand on avait votre âge, mais nous y avons pensé depuis, et il n’est
-pas mauvais que vous profitiez un peu de notre expérience. A la
-distribution des prix de 1840, un philosophe inquiet et malheureux,
-comme tous ceux qui cherchent la certitude et ne l’ont pas trouvée,
-Théodore Jouffroy, nous fit entendre un discours admirable qui fut son
-testament et peut-être son chef-d’œuvre. L’orateur ne s’adressait pas à
-nous autres bambins; il ne parlait que pour les grands, pour les élèves
-de mathématiques et de philosophie, qui allaient sortir du collège. Et
-ce noble esprit leur disait: «Profitez bien des dix années qui s’ouvrent
-devant vous, car vous entreverrez dans ces dix ans toutes les idées
-fécondes de votre vie.» Le conseil de Jouffroy était sage et son
-pronostic était vrai; j’en parle par expérience et je voudrais vous
-donner à mon tour un avis qui ne vous fût pas inutile. Profitez, mes
-chers camarades, du temps qui vous reste à passer sur ces bancs où nous
-nous sommes assis avant vous; profitez-en, non seulement pour faire
-provision de savoir et d’idées, mais encore et surtout pour faire
-provision d’amis. Passé un certain âge on fait des connaissances, on se
-crée des relations, on trouve des protecteurs, des protégés, des
-collègues, des confrères, des associés, mais l’intimité cordiale, le
-tutoiement, la confiance entière et désintéressée, le dévouement
-réciproque à l’épreuve de tous les hasards de la vie, ne se développent
-qu’ici, dans ce milieu sympathique et chaud où je me suis senti rajeunir
-pendant quelques minutes au voisinage de vos jeunes cœurs.
-
-
-
-
-ADIEUX A TOURGUENEFF
-
-(1er octobre 1883.)
-
-
-Ivan Sergiewich, vous avez achevé de souffrir, mais vous n’êtes pas mort
-tout entier. Votre sang généreux et chaud circule encore dans vos
-livres; le bien que vous avez fait est gravé sur un métal plus
-impérissable que l’airain, la reconnaissance des justes. C’est pourquoi
-nous ne suivons pas votre deuil en pleurant: est-ce qu’on pleure les
-immortels? Mais nous vous accompagnons avec recueillement comme un hôte
-aimable et aimé qui part pour un très long voyage. C’est ici, au seuil
-de Paris, devant cette large porte ouverte sur le nord, que ceux qui
-s’en vont et ceux qui restent échangent le baiser d’adieu. Cher
-voyageur, nous n’avons pas besoin d’évoquer votre image pour vous
-retrouver tel que vous étiez hier. Votre noble figure est présente à
-tous nos esprits. Nous voyons cette tête puissante portée par de
-robustes épaules, la barbe et les cheveux blanchis avant le temps par le
-travail et la douleur, les yeux d’une douceur exquise sous les sourcils
-olympiens, la bouche souriante et mélancolique à la fois, la physionomie
-empreinte de finesse et de bonté comme votre génie. Vous avez passé
-vingt ans parmi nous, presque le tiers de votre vie. Nos arts, notre
-littérature, nos plaisirs délicats, vous faisaient un besoin de cette
-villégiature parisienne. Non seulement vous aimiez la France, mais vous
-l’aimiez élégamment, comme elle prétend être aimée. Elle vous eût adopté
-avec orgueil si vous l’aviez voulu, mais vous êtes toujours resté fidèle
-à la Russie et vous avez bien fait, car celui qui n’aime pas sa patrie
-absolument, aveuglément, bêtement, ne sera jamais que la moitié d’un
-homme. Vous ne seriez pas si populaire au pays où l’on vous attend, si
-vous n’aviez été bon patriote. J’ai lu dans les journaux qu’un homme de
-la caste la plus nombreuse et la plus puissante en tous lieux, la caste
-des imbéciles, avait dit: «Je ne connais pas Tourgueneff, c’est un
-Européen et je suis marchand russe.» Ce simple vous logeait trop à
-l’étroit dans les frontières de l’Europe. C’est à l’humanité tout
-entière que votre cœur appartenait. Mais la Russie occupait la première
-place dans vos affections. C’est elle avant tout et surtout que vous
-avez servie. Je ne sais pas quel rang vous occupiez dans la hiérarchie
-sociale, si vous êtes né riche ou pauvre, si vous avez rempli quelques
-emplois, obtenu quelques dignités. Il importe peu, car aux yeux des
-contemporains, comme aux yeux de la postérité, vous n’êtes et ne serez
-jamais qu’un auteur de récits. Des récits, c’est bien peu de chose, et
-le moindre pédant des universités allemandes regarde de son haut ces
-élucubrations sans conséquence, dignes tout au plus d’amuser le
-désœuvrement des femmes. Mais lorsque le conteur agile et charmant est
-par surcroît un écrivain classique, un observateur sagace, un penseur
-profond, un cœur d’apôtre, il lui arrive quelquefois de se faire une
-place en dépit des pédants parmi les grands hommes du siècle et les
-bienfaiteurs du genre humain. Pourquoi le peuple russe vous a-t-il
-décerné par avance les honneurs qu’un grand politique ou un général
-victorieux n’oserait même pas rêver? C’est d’abord parce que les races
-se mirent complaisamment dans les individus qui représentent leur type
-le plus accompli, et que vous êtes Slave entre les Slaves, un des plus
-beaux échantillons de cette famille douce et fière, aventureuse et
-sentimentale, qui n’a pas dit son dernier mot et qui débute à peine
-depuis le siècle dernier sur le théâtre de l’histoire. C’est que vous
-avez révélé à elle-même une Russie qui s’ignorait. C’est que la vie du
-paysan russe, sa misère, son ignorance, sa résignation, sa bonté, ont
-été signalées pour la première fois à l’intérêt et à la commisération de
-tous par vos _Mémoires d’un chasseur_. C’est enfin parce que la grande
-âme d’Alexandre II s’est inspirée de ce petit livre lorsqu’elle a
-décrété l’abolition du servage et brisé d’un trait de plume une iniquité
-aussi vieille que le monde. Jamais une œuvre littéraire n’avait obtenu
-une si haute consécration. Jamais les puissants de ce monde n’avaient si
-glorieusement affirmé le règne de l’esprit sur la terre. Eh bien! vous
-allez le revoir, ce grand pays que nous connaissons un peu, grâce à
-vous. Vous allez traverser en modeste triomphateur les steppes sans
-limites et les forêts parfumées de résine où plane le coq de bruyère.
-Les paysans courront à vous comme un vieil ami. Ils feront bien des
-verstes à pied pour saluer votre passage. Ils se disputeront la joie
-amère de porter votre cercueil. Ils rentreront dans leurs maisons de
-bois pour se mettre à genoux devant l’iconostase et recommander à la
-Vierge et aux saints votre bonne âme. J’aime à penser que la première
-neige de l’hiver argentera la tombe où vous avez voulu dormir côte à
-côte avec votre ami Bielinski. Vous étiez friand de la neige et personne
-ne l’a dépeinte avec autant de tendresse que vous. Quel monument
-vont-ils vous élever là-bas dans leur reconnaissance ingénieuse? Les
-grands hommes d’État, vos voisins des frontières de l’Ouest, savent ce
-qui les attend après la mort. Ils auront des statues de fer supportées
-par des prisonniers de guerre, des vaincus, des annexés, des malheureux
-chargés de chaînes. Un petit bout de chaîne brisée sur une table de
-marbre blanc siérait bien mieux à votre gloire et satisferait, j’en suis
-sûr, vos modestes ambitions.
-
-Ivan Sergiewich, vous qui nous avez fait connaître et apprécier vos
-concitoyens, couronnez l’œuvre de votre vie en leur faisant apprécier la
-France. Dites-leur que l’adversité nous a rendus meilleurs et plus
-sages, que nous ne sommes plus légers, que nous n’avons jamais été
-ingrats, que nous savons aimer qui nous aime, servir qui nous sert, et
-mêler notre sang avec profusion au sang des peuples amis.
-
-
-
-
-DISCOURS PRONONCÉ
-
-A l’inauguration de la statue d’Alexandre Dumas.
-
-(Novembre 1883.)
-
-
-Cette statue, qui serait d’or massif si tous les lecteurs de Dumas
-s’étaient cotisés d’un centime, cette statue, messieurs, est celle d’un
-grand fou qui dans sa belle humeur et son étourdissante gaieté logeait
-plus de bon sens et de véritable sagesse que nous n’en possédons entre
-nous tous. C’est l’image d’un irrégulier qui a donné tort à la règle,
-d’un homme de plaisir qui pourrait servir de modèle à tous les hommes de
-travail, d’un coureur d’aventures galantes, politiques et guerrières,
-qui a plus étudié à lui seul que trois abbayes de bénédictins. C’est le
-portrait d’un prodigue qui, après avoir gaspillé des millions en
-libéralités de toute sorte, a laissé sans le savoir un héritage de roi.
-Cette figure rayonnante est celle d’un égoïste qui s’est dévoué toute la
-vie à sa mère, à ses enfants, à ses amis, à sa patrie; d’un père faible
-et débonnaire qui jeta la bride sur le cou de son fils et qui pourtant
-eut la rare fortune de se voir continué tout vivant par un des hommes
-les plus illustres et les meilleurs que la France ait jamais applaudis.
-
-Le comité qui a pris l’initiative de cette réunion littéraire et
-patriotique a bien fait d’y convier la Société des gens de lettres. Je
-craignais encore, il y a quelques jours, qu’il ne nous eût oubliés, et
-je ne m’en consolais pas facilement, car Dumas, qui fut un de nos
-fondateurs avec Hugo, Balzac et tous les grands romanciers du siècle,
-nous appartient au moins autant qu’à nos honorables amis les auteurs
-dramatiques. Ses livres seront lus plus longtemps que ses comédies et
-ses drames ne seront représentés. Durant un siècle et plus, ces beaux
-récits où l’action ne languit jamais, où le style est limpide et
-brillant comme le cristal d’une source, où le dialogue pétille comme
-bois vert sur le feu, feront la joie des jeunes gens, la distraction des
-vieillards, le repos des travailleurs, la consolation des malades, les
-délices de tous. J’ai vu des hommes d’un certain âge et passablement
-occupés, moi par exemple, s’oublier une nuit entière en compagnie du
-_Chevalier de Maison-Rouge_ ou des _Mohicans de Paris_. J’entends encore
-quelquefois mes enfants se quereller amicalement parce que l’un n’a pas
-fini le second volume de _Monte-Cristo_ quand l’autre, qui attend son
-tour, est arrivé au bout du premier. Et j’en conclus que le bon Dumas
-n’a rien perdu de sa fraîcheur depuis le temps, hélas! un peu lointain,
-où il faillit causer la mort d’un de nos camarades. C’était un petit
-Espagnol, interne à la pension Massin; il avait perdu l’appétit et le
-sommeil, et se consumait lentement comme tous ceux qui ont le mal du
-pays. Sarcey, qui était dans sa classe et qui l’avait pris en amitié,
-lui dit un jour:
-
-«C’est ta mère que tu voudrais voir?
-
---Non, répondit l’enfant, elle est morte.
-
---Ton père alors?
-
---Il me battait.
-
---Tes frères et sœurs?
-
---Je n’en ai pas.
-
---Mais pourquoi donc es-tu si pressé de retourner en Espagne?
-
---Pour achever un livre que j’ai commencé aux vacances.
-
---Et qui s’appelle?
-
---_Los Tres Mosqueteros_.»
-
-Le pauvre enfant, messieurs, avait la nostalgie des _Trois
-Mousquetaires_. Il ne fut pas difficile à guérir.
-
-Ce n’est pas seulement par son incomparable génie de conteur que Dumas
-appartient à notre vieille et fraternelle Société; c’est aussi par son
-caractère, par ses mœurs, ses qualités, ses défauts, ses erreurs même.
-Nous avons eu parmi nous d’aussi grands écrivains, jamais un type
-d’homme de lettres aussi parfaitement accompli. Il a fait bien des
-choses en dehors de son état, par exemple la révolution de 1830 et la
-conquête des Deux-Siciles; mais on peut dire sans exagération qu’il n’a
-vécu que pour écrire. Lorsqu’il se plongeait dans l’histoire, c’était,
-comme un pêcheur de perles, pour en rapporter un roman. Lorsqu’il
-voyageait en Afrique, en Syrie, au Caucase, en Suisse, en Italie,
-c’était pour raconter ses voyages. La rencontre la plus vulgaire, la
-conversation la plus insipide, lui fournissait au moins une page
-intéressante. Il a nourri des animaux, chiens, chats, singes, tortues,
-grenouilles, et même un ours, si j’ai bonne mémoire: c’était pour leur
-prêter de l’esprit. Les femmes ont pris beaucoup de son cœur et fort peu
-de son temps; je doute que la plus aimée ait eu assez d’empire sur lui
-pour le détourner du travail, car il n’a cessé de produire que lorsqu’il
-a cessé de vivre. Et que fût-il advenu, bonté du ciel! si la manne que
-tout un peuple attendait bouche bée avait fait défaut un seul jour?
-Rappelez-vous ce temps, cet heureux temps où les grands journaux
-politiques se disputaient la clientèle à coups de feuilleton, où le
-Premier-Paris n’était plus pour ainsi dire qu’un hors-d’œuvre, car la
-France s’intéressait plus vivement à d’Artagnan ou à Edmond Dantès qu’à
-MM. Duvergier de Hauranne et Guizot. C’était l’âge d’or du roman, le
-règne de Dumas Ier, qui fut d’ailleurs un bon roi; car il n’abusa du
-pouvoir que contre les libraires et les éditeurs de journaux, au grand
-profit de tous ses confrères. En faisant admettre l’esprit à la cote des
-valeurs mobilières, il servit le prochain autant et plus que lui-même et
-il améliora largement la condition de l’écrivain. Il la relevait en même
-temps aux yeux des sots, cette imposante majorité du genre humain, par
-la magnificence de sa vie et ses largesses sans exemple. Assez longtemps
-les grands seigneurs avaient humilié les grands talents: Dumas se mit en
-tête de venger le pauvre Colletet crotté jusqu’à l’échine et tous ceux
-qui depuis deux siècles ont accepté l’aumône dédaigneuse des princes,
-des financiers ou des gouvernements. Il fit merveille dans cette voie;
-peut-être même y poussa-t-il un peu trop loin, car son inexpérience des
-chiffres le livra quelque temps aux créanciers, aux usuriers et aux
-huissiers. Mais Dumas n’était pas homme à se troubler pour si peu.
-Lorsqu’il fut bien certain d’avoir des dettes, il travailla pour ses
-créanciers, comme il avait travaillé pour ses amis, ses maîtresses et
-ses parasites. Cela ne le changeait pas beaucoup, car il n’avait pas de
-besoins personnels, sauf l’encre et le papier. Je me trompe: il lui
-fallait encore des collaborateurs, et il en a fait une large
-consommation. Il ne s’en est jamais caché, et d’ailleurs le simple bon
-sens dit assez qu’un seul homme était incapable d’écrire plus de cent
-volumes par an. Les envieux et les impuissants lui ont fait un reproche
-de cette nécessité. Les Mirecourt du temps ont pleuré des larmes de
-crocodile sur les victimes de sa gloire et de son talent. Il paraît
-malaisé de plaindre les collaborateurs de Dumas quand on regarde ceux
-qui ont survécu. Le maître ne leur a pris ni leur argent, car ils sont
-riches, ni leur réputation, car ils sont célèbres, ni leur mérite, car
-ils en ont encore et beaucoup. Du reste, ils ne se sont jamais lamentés,
-tout au contraire. Les plus fiers s’applaudissent, je crois, d’avoir été
-à si bonne école, et c’est avec une véritable piété que le plus illustre
-de tous, M. Auguste Maquet, parle toujours de son grand ami. Je ne sais
-pas dans quelle proportion l’on partageait les fruits du travail commun;
-il est certain que le crédit de son nom et la supériorité de son style
-permettaient à Dumas de se faire la part du lion; mais l’empressement
-avec lequel on recherchait son patronage atteste que ce beau génie
-n’était pas un génie injuste et malfaisant. Quant à la somme de travail
-qu’il apportait à la masse, je puis dire avec une sorte de précision ce
-qu’elle était, car un heureux concours de circonstances m’a permis de
-surprendre ce grand producteur en flagrant bienfait de collaboration.
-
-C’était au mois de mars 1858, à Marseille. J’allais en Italie, ou du
-moins je croyais y aller et prendre le bateau de Civita-Vecchia le soir
-même. Mais, en mettant les pieds sur le quai de la gare, je me sentis
-soulevé de terre par un colosse superbe et bienveillant qui m’embrassa.
-Il était venu au-devant d’une femme adorée qu’il n’aimait plus depuis la
-veille, car il venait tout justement de lui donner une rivale dans son
-impatience de la revoir. Il l’accueillit d’ailleurs avec la tendresse la
-plus vive et la plus sincère; puis revenant à moi: «Je te garde, dit-il;
-tu vas descendre à mon hôtel; nous dînerons ensemble, et je te ferai
-moi-même une bouillabaisse dont tu te lècheras les doigts; tu viendras
-ensuite au Gymnase applaudir la première représentation d’un drame
-qu’ils m’ont forcé d’écrire en trois jours; Clarisse et Jenneval y sont
-sublimes, et ma petite ingénue, un amour! Mais n’en dis rien devant la
-dame de Paris.»
-
-Je lui obéis avec joie, comme on obéissait toujours à cet être
-irrésistible. Sa bouillabaisse fut délicieuse; son drame, intitulé les
-_Gardes forestiers_, alla aux nues; on offrit sur la scène une couronne
-d’or à l’auteur; l’orchestre du théâtre vint lui donner une aubade sous
-les fenêtres de l’hôtel, aux applaudissements du public; il parut au
-balcon, remercia les musiciens et harangua le peuple; on se rendit
-ensuite au meilleur restaurant de la ville, où les directeurs du théâtre
-avaient commandé le souper. La fête se prolongea jusqu’à trois ou quatre
-heures du matin. Nous rentrons; je dormais debout. Lui, le géant, était
-frais et dispos comme un homme qui sort du lit. Il me fit entrer dans sa
-chambre, alluma devant moi deux bougies neuves sous un réflecteur et me
-dit:
-
-«Repose-toi, vieillard! Moi, qui n’ai que cinquante-cinq ans, je vais
-écrire trois feuilletons qui partiront demain, c’est-à-dire aujourd’hui,
-par le courrier. Si par hasard il me restait un peu de temps, je
-bâclerais pour Montigny un petit acte dont le scénario me trotte par la
-tête.»
-
-Je crus qu’il se moquait; mais, en m’éveillant, je trouvai dans la
-chambre ouverte, où il chantait en faisant sa barbe, trois grands plis
-destinés à la _Patrie_, au _Journal pour tous_ et à je ne sais quelle
-autre feuille de Paris; un rouleau de papier à l’adresse de Montigny
-renfermait le petit acte annoncé, qui était tout bêtement un
-chef-d’œuvre: l’_Invitation à la valse_.
-
-Il est manifestement impossible à l’homme le mieux doué d’abattre une
-telle besogne en quelques heures si sa tâche n’a pas été sérieusement
-préparée soit par lui-même, soit par un autre. Dumas écrivait ses romans
-de sa main, d’une belle et lumineuse écriture, sur un grand papier azuré
-et satiné. Mais il en improvisait la broderie sur un fond qui n’était
-pas improvisé. Je vois encore sur notre table d’hôtel la première
-version des _Louves de Machecoul_. C’était un fort dossier de papier
-écolier, coupé en quatre et couvert d’une petite écriture fort nette;
-une excellente ébauche mise au point par un praticien distingué d’après
-la maquette originale du maître. Pour en faire un roman de Dumas, il ne
-restait plus qu’à l’écrire, et Dumas l’écrivait. Il copiait à sa
-manière, c’est-à-dire en y semant l’esprit à pleines mains, chaque
-petite feuille de papier blanc sur une grande feuille de papier bleu. Il
-faisait ainsi pour lui-même ce qu’un autre Dumas fit plus tard avec un
-désintéressement absolu pour sa noble amie Mme Sand lorsqu’il tira son
-grand feu d’artifice à travers les quinconces, les charmilles et les
-plates-bandes du _Marquis de Villemer_.
-
-L’esprit du fils et l’esprit du père seront peut-être un jour le thème
-d’un parallèle à la Plutarque que je n’entreprendrai point, et pour
-cause: il y faudrait un demi-siècle de reculée et le savoir d’un
-lapidaire assez expert pour comparer le Régent au Sancy. J’ai vu des
-Parisiens qui savaient leur métier de maîtres de maison organiser un
-concours entre ces deux grands virtuoses; mais c’est en vain qu’on les
-faisait asseoir à même table; ils s’éteignaient réciproquement et
-cachaient leur esprit à qui mieux mieux, parce que chacun d’eux avait
-peur d’en montrer plus que l’autre et qu’ils s’adoraient l’un l’autre
-jusqu’à l’abnégation.
-
-Dans notre précieuse et trop courte intimité de Marseille, Dumas père
-m’a dit un jour: «Tu as bien raison d’aimer Alexandre: c’est un être
-profondément humain, il a le cœur aussi grand que la tête. Laisse faire,
-si tout va bien, ce garçon-là sera Dieu le Fils.» L’excellent homme
-savait-il en parlant ainsi qu’il usurpait le trône de Dieu le Père?
-Peut-être; mais chez Dumas le moi n’était jamais haïssable, parce qu’il
-était toujours naïf et bon. La bonté entre au moins pour les trois
-quarts dans le composé turbulent et fumeux de son génie. Sous le
-brillant écrivain qui ne tardera pas à devenir classique, grâce à la
-limpidité de son style, on trouve toujours le bon homme et le bon
-Français. Il aima son pays par-dessus tout, dans le présent et dans le
-passé, sans rien sacrifier à l’esprit de parti, sans tomber dans les
-déplorables iniquités de la politique. Nul n’a parlé de Louis XIV avec
-plus de respect, de Marie-Antoinette avec plus de piété, de Bonaparte
-avec plus d’admiration que ce républicain déclaré et convaincu. Il a
-été, concurremment avec Michelet, avec Henri Martin, avec les plus
-ardents, avec les plus austères, un vulgarisateur de notre histoire.
-C’est ainsi qu’il a mérité l’amère faveur du destin qui l’a fait mourir
-à la fin de l’Année terrible, l’a retranché de la France en même temps
-que l’Alsace et la Lorraine, et l’a enseveli comme un héros vaincu dans
-le drapeau national en deuil. Sa gloire littéraire est surtout, avant
-tout, une gloire patriotique; aussi voyons-nous sa statue, la première
-qu’un simple romancier ait obtenue en France, rassembler autour d’elle
-l’élite de tous les partis.
-
-Ce libre-penseur, qui était d’ailleurs un spiritualiste convaincu,
-respectait religieusement la foi d’autrui; ce bon vivant, ce joyeux
-compagnon, n’a propagé que les bons principes, il n’a prêché que la
-saine morale: aussi voyons-nous les fidèles de toutes les communions,
-les philosophes de toutes les écoles absoudre unanimement les écarts
-véniels de sa vie et de sa plume. Enfin, cet écrivain fougueux,
-puissant, irrésistible comme un torrent débordé, ne fit jamais œuvre de
-haine ou de vengeance; il fut clément et généreux envers ses pires
-ennemis; aussi n’a-t-il laissé ici-bas que des amis. Le champ de
-l’avenir est le patrimoine des bons. Telle est, messieurs, la moralité
-de cette cérémonie.
-
-
-FIN.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- De Pontoise à Stamboul 1
- Le grain de plomb 145
- Dans les ruines 169
- Les œufs de Pâques 191
- Le jardin de mon grand-père 201
- Au petit Trianon 219
- Quatre discours 239
-
-
-FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
-
-
-Coulommiers.--Typog. PAUL BRODARD et Cie.
-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE PONTOISE À STAMBOUL ***
-
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- The Project Gutenberg eBook of De Pontoise à Stamboul, by Edmond About.
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>De Pontoise à Stamboul</span>, by Edmond About</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>De Pontoise à Stamboul</span></p>
-<p style='display:block; margin-left:2em; text-indent:0; margin-top:0; margin-bottom:1em;'><span lang='fr' xml:lang='fr'>Le grain de plomb; dans les ruines; les œufs de Pâques; le jardin de mon grand-père; au petit Trianon; quatre discours</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Edmond About</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: January 14, 2023 [eBook #69794]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>DE PONTOISE À STAMBOUL</span> ***</div>
-<h1>DE PONTOISE<br />
-A STAMBOUL</h1>
-
-<p class="c small">LE GRAIN DE PLOMB<br />
-DANS LES RUINES — LES ŒUFS DE PAQUES<br />
-LE JARDIN DE MON GRAND’PÈRE — AU PETIT TRIANON<br />
-QUATRE DISCOURS</p>
-
-<p class="c">PAR<br />
-<span class="large">EDMOND ABOUT</span></p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br />
-79, <span class="xsmall">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 79</p>
-
-<p class="c">1884<br />
-<span class="xsmall">Droits de propriété et de traduction réservés</span></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top2em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="2" class="c"><div><span class="small">FORMAT IN</span>-8</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le roman d’un brave homme</span> ; 1 vol. illustré de 52 compositions
-par <i>Adrien Marie</i> ; 2<sup>e</sup> édit. broché, 10 fr. ; — relié</td>
-<td class="bot r"><div>14 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-
-<tr><td colspan="2" class="c"><div><span class="small">FORMAT IN</span>-16</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Alsace</span> (1871-1872) ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Causeries</span> ; 2<sup>e</sup> édition. 2 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>7 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">Chaque volume se vend séparément</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">La Grèce contemporaine</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">Le même ouvrage, édition illustrée</td>
-<td class="bot r"><div>4 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Progrès</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Turco. — Le bal des artistes. — Le poivre. — L’ouverture
-au château. — Tout Paris. — La
-chambre d’ami. — Chasse allemande. — L’inspection
-générale. — Les cinq perles</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1864.</span> 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Salon de 1866.</span> 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Théâtre impossible</span> : Guillery, — L’assassin. — L’éducation
-d’un prince, — Le chapeau de sainte Catherine ; 2<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L’A B C du travailleur</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de province</span> ; 6<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">La Vieille Roche.</span> Trois parties qui se vendent séparément.</td>
-<td>&nbsp;</td></tr>
-<tr><td class="drap2">1<sup>re</sup> partie : <i>Le Mari imprévu</i> ; 5<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">2<sup>e</sup> partie : <i>Les Vacances de la Comtesse</i> ; 4<sup>e</sup> édit. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap2">3<sup>e</sup> partie : <i>Le marquis de Lanrose</i> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Fellah</span> ; 4<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L’Infâme</span> ; 3<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Madelon</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roman d’un brave homme</span> ; 30<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>3 <span class="cent">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><hr /></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Germaine</span> ; 57<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Roi des montagnes</span> ; 15<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Mariages de Paris</span> ; 75<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L’Homme a l’oreille cassée</span> ; 10<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Tolla</span> ; 12<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Maître Pierre</span> ; 8<sup>e</sup> édition. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Trente et quarante. — Sans dot. — Les parents
-de Bernard</span>, 40<sup>e</sup> mille. 1 vol.</td>
-<td class="bot r"><div>2 <span class="cent">»</span></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Capital pour tous.</span> Brochure in-18.</td>
-<td class="bot r"><div>» <span class="cent">10</span></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap xsmall">Coulommiers. — Imp. P. BRODARD et C<sup>ie</sup>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c1"><span class="small">DE</span><br />
-PONTOISE A STAMBOUL</h2>
-
-
-
-
-<h3>I</h3>
-
-
-<p>L’aventure que je vais vous raconter par le
-menu ne ressemble pas mal au rêve d’un homme
-éveillé. J’en suis encore ébloui et étourdi tout
-ensemble, et la légère trépidation du wagon-lit
-vibrera très probablement jusqu’à demain matin
-dans ma colonne vertébrale. Il y a exactement
-treize jours que je quittais les bords de l’Oise
-pour aller prendre le train rapide de l’Orient à la
-gare de Strasbourg ; et dans ces treize jours,
-c’est-à-dire en moins de temps qu’il n’en fallait
-à Mme de Sévigné pour aller de Paris à Grignan,
-je suis allé à Constantinople, je m’y suis promené,
-instruit et diverti, et j’en suis revenu sans
-fatigue, prêt à repartir demain si l’on veut, par
-la même voiture, pour Madrid ou Saint-Pétersbourg.
-Et notez que nous avons fait une halte de
-vingt-quatre heures dans cette France orientale
-qui s’appelle la Roumanie, assisté à l’inauguration
-d’un palais d’été dans les Carpathes, pris le
-thé avec un roi et un reine et banqueté somptueusement
-chez le Bignon de Bucarest. On dit
-avec raison que notre temps est fertile en miracles ;
-je n’ai rien vu de plus étonnant que cette
-odyssée dont la poussière estompe encore mon
-chapeau.</p>
-
-<p>Par quel concours de circonstances ai-je quitté
-Paris le 4 octobre, à l’heure où le rideau se levait
-sur le beau drame de mon ami Albert Delpit ?
-Tout simplement parce qu’un aimable homme,
-M. Delloye-Matthieu, m’avait dit au printemps
-dernier :</p>
-
-<p>« Connaissez-vous Constantinople ?</p>
-
-<p>— Oui et non : j’y suis allé il y a trente ans et
-la ville doit avoir bien changé, quoiqu’elle ait assurément
-moins changé que moi.</p>
-
-<p>— Si l’on vous invitait à l’aller voir ?</p>
-
-<p>— J’accepterais avec enthousiasme. Quand
-partons-nous ?</p>
-
-<p>— Aussitôt que le choléra voudra bien nous le
-permettre. »</p>
-
-<p>M. Delloye-Matthieu est un richissime banquier
-belge, un puissant industriel et un piocheur
-infatigable. Il ne se contente pas de faire
-travailler ses capitaux dans les grandes affaires
-de la Belgique et de l’étranger ; il y prodigue
-sa personne, dirigeant, conseillant, surveillant,
-instruit de tout, présent partout, brûlé par une
-activité dévorante, et bon vivant avec cela, gai
-causeur et joyeux convive. On assure qu’il aura
-bientôt soixante-huit ans ; tout ce que je sais de
-son âge, c’est qu’à Constantinople il était le
-dernier à se mettre au lit et le premier aux
-cavalcades matinales.</p>
-
-<p>Cet aimable homme de finance préside le
-comité de la Compagnie internationale des
-wagons-lits dont le directeur, presque aussi
-connu en Europe que M. Pullman en Amérique,
-est M. Nagelmackers. Et la Compagnie des
-wagons-lits invitait une quarantaine de fonctionnaires,
-d’administrateurs, d’ingénieurs et de
-publicistes à l’inauguration d’un matériel non
-seulement neuf, mais tout à fait nouveau.</p>
-
-<p>Je crois superflu d’indiquer pourquoi la Compagnie
-des wagons-lits est internationale. Son
-but étant de faire circuler ses voitures sur tous
-les chemins de l’Europe continentale et d’emprunter
-successivement pour un même voyage la
-traction de diverses Compagnies, elle ne pouvait
-être exclusivement ni française, ni allemande,
-ni espagnole, ni italienne, ni russe. Je dirai
-même sans crainte de sembler paradoxal qu’elle
-ne pouvait être que belge, car le nom sympathique
-et honoré de la Belgique est synonyme de
-neutralité. Il faut, pour ainsi dire, le concours
-d’un bon vouloir universel, d’une sorte de fraternité
-invraisemblable, au triste temps où nous
-vivons, pour faire circuler, depuis Brest jusqu’à
-Giurgewo ou de Séville à la frontière russe, un
-voyageur malade ou pressé, sans qu’il ait à subir
-les vexations, les ennuis, les retards de la douane
-et de la police. L’homme, colis vivant, que les
-entrepreneurs de transports secouaient sans aucun
-scrupule, que les contrôleurs réveillaient
-sans pitié, que les buffets et les gargotiers embusqués
-aux stations principales empoisonnaient
-et rançonnaient sans merci, que tout un peuple
-de parasites et de fâcheux se repassait de mains
-en mains, deviendra presque, avec le temps, un
-animal sacré, un chat d’Égypte. Tout le monde
-se mettra d’accord pour lui donner non seulement
-de la vitesse, mais du calme, du sommeil et
-du confort, en échange de son argent.</p>
-
-<p>J’aime fort les chemins de fer, d’autant plus
-que j’ai connu les diligences, et je fais chaque
-année une jolie consommation de kilomètres.
-Mais j’ai pesté souvent, comme tous les Français,
-contre la réclusion du voyageur dans ces compartiments
-de huit places où l’on n’est bien qu’à
-condition d’être quatre, contre l’insuffisance des
-temps d’arrêt, qui atteste un profond mépris pour
-les infirmités de la nature humaine. Que de fois, à
-travers la portière d’un wagon, j’ai contemplé
-d’un œil d’envie une de ces voitures de saltimbanques
-où la famille entière boit, mange et dort
-en paix sous la conduite du pitre mélancolique
-qui fouette un vieux cheval blanc ! Je sais que ce
-mode de locomotion manque de promptitude et
-qu’il ne serait pas goûté des agents de change
-qui vont le samedi soir à Trouville. Mais le confort
-et la célérité ne sont pas inconciliables,
-témoin ces colonies mouvantes que le train de
-New-York transporte à San-Francisco en cinq
-jours et demi, et qui parcourent cinq mille trois
-cent cinquante kilomètres, sans souffrir ni de
-la faim, ni de la soif, ni même des fourmis dans
-les jambes, car le voyageur fatigué d’être assis
-peut se reposer en marchant. Ce qu’il y a de plus
-merveilleux et de plus enviable dans ces grands
-trains du Pacifique, c’est qu’on y est chez soi,
-qu’on peut s’y installer pour toute la durée du
-voyage sans craindre les transbordements, tandis
-qu’en France, dans le premier pays du monde
-(vieux style), il faut changer deux fois de voiture
-pour aller de Pontoise à Saint-Germain.</p>
-
-<p>Mais si j’ai jalousé souvent le bien-être du
-voyageur américain, du diable si je m’attendais
-à le trouver dans les wagons-lits ! Ces longues
-voitures verdâtres, éclairées par de rares fenêtres
-qui n’ont pas l’air de s’ouvrir volontiers, attirent
-quelquefois notre attention dans les gares, à l’arrivée
-des trains de longue haleine. Elles sont
-noyées de poussière et l’on distingue à peine
-dans la pénombre le profil d’un Anglais qui
-s’étire en bâillant ou la face d’un valet de chambre
-à casquette galonnée d’or. Telle est du moins
-l’impression que j’avais conservée du vieux matériel
-des wagons-lits, des voyageurs et du service.
-Je n’y voyais guère autre chose que des
-hôpitaux ambulants ou des cabines de bateau à
-vapeur en terre ferme ; je n’éprouvais qu’une
-sincère compassion pour leurs passagers, et je
-me réjouissais d’être assez bien portant pour
-éviter les bienfaits d’une hospitalité si bien
-close.</p>
-
-<p>La soirée du jeudi 4 octobre fut donc pour
-moi comme une révélation ; elle m’ouvrit un
-monde que je n’avais pas entrevu même en
-songe. Par une malice du sort ou peut-être par
-une ingénieuse combinaison de M. Nagelmackers,
-le train où nous allions monter s’allongeait
-parallèlement à un vieux wagon-lit du modèle
-qui a fait son temps. D’un côté, la voiture-hôpital,
-la voiture-prison, la vieille voiture verte et
-poudreuse ; de l’autre, trois maisons roulantes,
-longues de dix-sept mètres et demi, construites
-en bois de teck et en cristal, chauffées à la vapeur,
-brillamment éclairées au gaz, largement
-aérées et aussi confortables pour le moins qu’un
-riche appartement de Paris. Les quarante invités
-de la Compagnie, les parents, les amis, les
-curieux qui nous entouraient à la gare de l’Est,
-ne pouvaient en croire leurs yeux. Mais ce fut
-bien autre chose après le coup de sifflet du départ,
-lorsque notre menu bagage fut installé dans
-de jolies chambrettes à deux, à trois ou quatre
-lits et qu’un repas délicieux nous réunit pour la
-première fois dans la salle à manger commune.
-Il est invraisemblable, ce symposium précédé
-d’un petit salon pour les dames et d’un joli
-fumoir, et suivi d’une cuisine grande comme la
-main dans laquelle un superbe Bourguignon à
-barbe noire fait des miracles que Cleverman et
-même Hermann n’égaleront jamais. J’ai conservé
-presque tous les menus de cet artiste sans
-rival, et si je ne les livre pas à votre admiration,
-c’est que la bonne nourriture rend l’homme bon
-et que je craindrais de damner mon prochain
-par le péché de convoitise. Mais il n’est pas indifférent
-de noter que la Compagnie s’appliquait
-à nous faire connaître au jour le jour les mets
-nationaux et les illustres crus des pays que nous
-traversions. C’est ainsi par exemple que nous
-bûmes en Roumanie un très joli vin blanc, fabriqué
-et signé par M. J.-C. Bratiano, président
-du conseil des ministres, et vraiment digne de
-porter le nom d’une Excellence.</p>
-
-<p>C’est au premier dîner, comme il convient, que
-la connaissance se fit entre nous. Nous étions au
-départ dix-neuf Français, et nous aurions été
-vingt si le ministre des postes et des télégraphes
-n’eût été retenu au dernier moment par la politique ;
-mais il avait envoyé son aimable fils avec
-deux grands chefs de service, tandis que M. Grimprel,
-directeur de la dette inscrite, représentait
-avec infiniment d’humour et d’esprit le ministère
-des finances. Nos cinq grandes Compagnies de
-chemins de fer avaient délégué M. Delebecque,
-M. Courras, M. Delaître, M. Amiot, MM. Berthier
-et Regray. On avait invité dans la presse
-parisienne trois jeunes gens fort gais et de bonne
-compagnie, M. Boyer, M. Tréfeu et le fils d’Ernest
-Daudet. Il faut aussi porter à l’actif de la
-France le célèbre correspondant du <i lang="en" xml:lang="en">Times</i>, M. de
-Blowitz, qui s’est fait naturaliser vaincu en 1871.
-C’est un homme très particulier, de physionomie
-bizarre et d’une coquetterie originale. Peut-être
-un peu trop pénétré de son mérite et de son influence,
-mais très intelligent, assez instruit, vif à
-la réplique, capable d’entendre la plaisanterie et
-d’y répondre argent comptant. Je n’étais pas sans
-quelque prévention contre lui avant de le rencontrer
-en personne ; il gagne à être connu. Les
-Belges, nos aimables hôtes, étaient les plus nombreux
-après nous. A l’état-major de la Compagnie,
-composé de MM. Delloye-Matthieu, Nagelmackers,
-Lechat, Schrœder, s’étaient adjoints
-M. Dubois, administrateur des chemins de fer
-de l’État belge, et le ministre des travaux publics
-en personne, M. Olin. C’est un jeune homme de
-trente à trente-cinq ans, de taille très moyenne,
-de figure avenante, simple et digne, sérieux et
-cordial, et sans un atome de morgue officielle.
-L’ambassade ottomane de Paris avait prêté pour
-quelques jours son premier secrétaire, Missak-Effendi,
-un de ces diplomates que la Turquie
-fait faire exprès pour s’attirer les sympathies de
-l’Europe, car ils sont gens du monde, avisés,
-réfléchis, séduisants, et ils parlent toutes les langues,
-y compris le pur parisien. Nous n’avions
-qu’un seul Hollandais, M. Janszen, mais il incarnait
-en lui seul tout ce qu’il y a de meilleur
-dans la Hollande, la droiture, la bonhomie, la
-cordialité. Je crois bien que, si nous avions eu
-un prix de bonne grâce à décerner en rentrant à
-Paris, M. Janszen l’eût emporté à l’unanimité
-des voix.</p>
-
-<p>Nous trouverons à Vienne et à Pesth l’administration
-et la presse d’Autriche-Hongrie qui
-feront bon ménage avec nous. Quant aux Allemands
-de la grande Allemagne, ils n’étaient représentés
-parmi nous que par deux ou trois
-journalistes dont nous n’avons eu ni à nous
-plaindre ni à nous louer, car nous n’avons pas
-échangé deux idées avec eux, tout en mangeant
-le même pain.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>II</h3>
-
-
-<p>L’expérience de notre hôtellerie roulante commence
-au coup de sifflet du départ, et elle intéresse
-vivement tous ceux d’entre nous qui ont
-une certaine pratique des chemins de fer. Ainsi,
-l’on doit nous servir à dîner dans un quart
-d’heure et nous trouvons le couvert mis avec une
-intrépidité qui nous étonne. J’ai l’habitude de
-déjeuner tous les mois dans le train de Paris à
-Boulogne-sur-Mer, et quoique la Compagnie du
-Nord ait des voitures admirablement suspendues
-qui lui coûtent jusqu’à dix-sept et dix-huit mille
-francs l’une, je sais combien il est malaisé d’y
-verser et d’y boire un verre de vin sans trinquer
-avec sa propre chemise. Eh bien ! les serviteurs
-de la Compagnie Nagelmackers n’ont pas craint
-de placer devant chacun de nous trois ou quatre
-verres à pied d’un équilibre fort instable. Il faut
-que ces braves garçons aient une confiance illimitée
-dans l’aplomb de leur restaurant, et il nous
-semble à première vue que les fiches, les cordes
-tendues, ce qu’on appelle le violon à bord des
-paquebots, ne seraient pas de trop en cette occurrence.
-L’événement nous donne tort : rien ne
-bouge sur ces petites tables si bien servies, tant
-la construction des voitures a réalisé de progrès
-depuis quelques années. La pesanteur du train
-qui représente environ mille kilogrammes de
-poids mort par voyageur, la fabrication ingénieuse
-et savante des roues, la multiplicité des
-ressorts et des tampons, l’écartement des essieux
-qui permet de poser chaque voiture sur deux
-trucs indépendants l’un de l’autre, tout concourt
-à nous faire rouler sans secousse, sans
-bruit, sans fatigue, à des vitesses qui, par moment,
-n’ont pas été de moins de quatre-vingt-dix
-kilomètres à l’heure. Et dans les courbes les
-plus rapides, où les voitures ordinaires de sept
-mètres de long sont parfois rudement cahotées,
-non seulement nous n’avons point ressenti le
-moindre choc, mais nous n’avons pas même
-éprouvé cette trépidation qui fait dire aux voyageurs
-des trains express : Ça marche bien.</p>
-
-<p>Ce qui n’a pas très bien marché le premier soir,
-c’est le service. Soit que le cuisinier n’eût pas
-encore ses coudées franches dans l’armoire à surprises
-qui lui sert d’atelier, soit que les domestiques
-fussent un peu déconcertés par l’abondance
-et l’opulence d’un matériel tout battant neuf, soit
-peut-être tout bonnement parce que les invités se
-trouvaient trop bien à table et s’amusaient plus
-que de raison à lier connaissance le verre en main,
-il n’était pas loin de minuit lorsque nous prîmes le
-chemin de nos chambres. Encore quelques groupes
-trouvèrent-ils le moyen de faire une station en
-plein air sur les petites plates-formes qui séparent
-les grands wagons : on y est admirablement pour
-fumer un cigare dont le vent furieux du train emporte
-la moitié. J’avoue que je n’étais pas fâché
-d’éloigner l’heure fatale du sommeil et d’entrer le
-plus tard possible dans la prison sans air où les passagers
-des bateaux ronflent les uns sur les autres
-lorsqu’ils ne font rien de pis. Il me semblait que
-nos voitures neuves devaient sentir la peinture
-et je ruminais tristement le nom de ces dragées
-pharmaceutiques qui prétendent guérir le mal de
-mer. Je n’en eus pas besoin. La chambre, nette
-et luisante comme un sou neuf, n’a pas reçu une
-seule couche de peinture, par l’excellente raison
-qu’elle est boisée du haut en bas. Le matelas et
-l’oreiller sont juste à point, ni trop mous ni trop
-durs ; les draps, qu’on change tous les jours par
-un raffinement inconnu dans les maisons les plus
-riches, exhalent une fine odeur de lessive ; et
-mes deux compagnons, MM. Grimprel et Missak-Effendi,
-sont des dormeurs exemplaires. La
-lampe à gaz brillait discrètement à travers une
-épaisseur de soie verte. Lorsque j’ouvris les yeux,
-nous roulions vers Carlsruhe à travers les prairies
-badoises, et il faisait grand jour. J’ai su
-depuis que trois ou quatre ingénieurs de notre
-bande étaient descendus à Strasbourg avec
-M. Porgès, président de la Société Edison, pour
-voir l’intérieur de la nouvelle gare éclairée par
-la lampe électrique. On dit que c’est fort beau ;
-mais le soleil lui-même me paraîtrait bien terne
-à Strasbourg. Nous traversons les bois, les
-vignobles et les riches cultures du Wurtemberg
-sans autre incident mémorable que notre toilette
-du matin. Mais ce détail n’est pas une petite
-affaire. Le confort est un peu comme le galon ;
-dès qu’on en prend, on n’en saurait trop prendre.
-A force d’être bien, nous sommes déjà devenus
-exigeants, et les deux cabinets de toilette qui
-s’ouvrent à chaque bout de chaque wagon-lit ne
-nous suffisent plus, il nous en faudrait au moins
-quatre. Ils sont installés avec luxe, amplement
-pourvus de savon, d’eau chaude et d’eau fraîche,
-et maintenus dans un état d’irréprochable propreté
-par les valets de chambre. Mais, soit pour
-la toilette, soit pour les autres besoins de la vie,
-ils ne peuvent héberger qu’un voyageur à la fois.
-Nous sommes donc obligés, le matin, de nous
-attendre les uns les autres et quelquefois assez
-longtemps. C’est notre seul desideratum dans les
-délices de cette Capoue roulante, et je crains
-bien qu’il soit matériellement impossible de faire
-mieux que l’on n’a fait. Considérez d’ailleurs que
-les voyageurs ordinaires d’un train express rendraient
-mille grâces aux dieux s’ils avaient un de
-ces cabinets de toilette pour cent personnes. Or
-nous en avions deux pour vingt. En Bavière, non
-loin de l’inutile et ruineuse forteresse d’Ulm,
-nous rencontrons pour la première fois le beau
-Danube bleu que l’on appelle aussi et peut-être
-plus justement <i lang="de" xml:lang="de">die schmutzige Donau</i>, la sale
-Danube. Nous découvrons encore une autre
-chose qui n’est pas sans nous émouvoir. C’est
-que le wagon-restaurant, où l’on fait de si bonne
-cuisine et où l’on passe trois heures à table, a un
-léger défaut de construction : l’essieu chauffe ;
-une odeur de graisse brûlée avertit nos ingénieurs
-qui ont le nez fin. Il n’y a pas péril en la demeure ;
-d’ailleurs les passagers peuvent communiquer
-incessamment avec le mécanicien. Mais une réparation
-est nécessaire, et elle ne peut s’exécuter
-en chemin. Le chef de gare de Munich ne nous
-l’a pas envoyé dire : il a fait décrocher d’urgence
-notre beau restaurant neuf avec toutes ses dépendances,
-juste au moment où l’on nous apportait
-le café. Mais il faut croire que cette Compagnie
-des <span lang="en" xml:lang="en">sleeping-cars</span> a tout prévu, même les
-accidents inévitables dans l’essai d’un nouveau
-matériel. En moins de cinq minutes, le cuisinier,
-les maîtres d’hôtel et tous les hommes de service
-sont embarqués à bord d’un autre restaurant
-moins neuf et moins brillant que le premier, mais
-aussi bien pourvu de tout le nécessaire et même
-de tout le superflu. Jusqu’à Giurgewo où nous
-devons quitter le train pour pénétrer en Bulgarie,
-rien ne nous manquera, ni le beurre frais d’Isigny,
-ni les vins fins, ni les fruits, ni les cigares. Et
-quand nous reviendrons de Constantinople, nous
-retrouverons à Giurgewo le beau restaurant neuf
-qui s’est fait réparer à Munich.</p>
-
-<p>Le court moment que nous avons passé dans
-la capitale de la Bavière nous a permis d’admirer
-sinon l’architecture, au moins les proportions
-d’une de ces gares monumentales dont
-l’Allemagne victorieuse s’est donné le luxe à nos
-frais. Non seulement nous les avons payées, mais
-elles pourront encore nous coûter cher, car elles
-sont manifestement construites contre nous. Ces
-halls immenses où tout encombrement de voyageurs
-est impossible sont des établissements militaires
-au premier chef. Il ne faut pas être grand
-clerc en stratégie pour supputer au pied levé le
-nombre de batteries et de bataillons qu’on y
-peut embarquer dans les vingt-quatre heures à
-destination de Paris. J’aime à croire que depuis
-douze ans notre état-major général a suivi les
-exemples de M. de Moltke, mais je n’en suis pas
-bien certain.</p>
-
-<p>Nous avons passé la frontière d’Autriche et
-pris l’heure de Prague à Simbach après l’heure
-de Munich, l’heure de Stuttgard et l’heure allemande.
-Une des particularités de la monarchie
-autrichienne, c’est qu’il lui sonne deux heures à
-la fois, l’une à Prague, l’autre à Pest, l’heure
-bohême et l’heure madgyare. Seule, l’heure de
-Vienne n’existe pas, probablement parce que
-Vienne règle sa montre sur les illustres pendules
-de Berlin. L’horloge de notre wagon-restaurant
-a craint de s’affoler dans la confusion
-de tous ces méridiens politiques, et, par une
-mesure de neutralité intelligente, elle a oublié
-sa clef à Paris. Quant à nous, nous avons renoncé
-depuis Strasbourg à déranger nos montres,
-et ce sont deux voix féminines qui nous
-ont, à la gare de Vienne, sonné minuit.</p>
-
-<p>Voix charmantes d’ailleurs et voix de femmes
-gracieuses entre toutes. Au moment où M. Georges
-Cochery, M. Blavier, M. Eschbacher et
-M. Porgès, quatre Français, quittaient le train
-pour aller voir l’Exposition d’électricité, nous
-embarquions un haut fonctionnaire des Chemins
-de l’État autrichien, M. Von Scala, avec sa
-femme et sa belle-sœur. Un élément nouveau et
-particulièrement délicat venait assaisonner tous
-nos plaisirs et tempérer agréablement la gaieté
-d’une nombreuse réunion d’hommes. Mme Von
-Scala est fort belle ; elle a le type anglais animé
-par la physionomie viennoise ; sa sœur, Mlle Léonie
-Pohl, est exactement le contraire d’une beauté
-classique, mais elle a tant d’esprit, tant de grâce
-et de bonne humeur qu’elle est sûre de plaire,
-et pour longtemps, au second coup d’œil. Les
-deux aimables sœurs ont, du reste, une taille
-charmante et une profusion de cheveux blond
-cendré dont la finesse et la couleur feraient merveille
-à Paris. L’empire d’Autriche-Hongrie est
-largement représenté dans notre caravane par
-M. Von Hollan, conseiller de section, M. Von
-Obermayer, conseiller de régence, charmant
-homme, le cœur sur la main, délégués l’un et
-l’autre par le ministre des travaux publics, et
-par M. Wiener, secrétaire général des Chemins
-de fer orientaux et frère du célèbre explorateur
-de l’Amazone. Le plus jeune de ces deux hommes
-distingués est resté Autrichien ; l’aîné est naturalisé
-Français et secrétaire de notre légation
-au Chili.</p>
-
-<p>J’avais parcouru la Hongrie il y a une douzaine
-d’années avec mon ami Camillo, qui s’est fait
-moine laïque à Rome et qui nous écrit de si
-jolies lettres quand il a le temps. Nous avions
-traversé ensemble ces vastes plaines que l’on
-croirait cultivées par des génies invisibles, car,
-en juin 1869, le blé mûr abondait partout et l’on
-cherchait en vain les laboureurs ou leurs villages.
-Depuis la ville féodale de Buda et sa laborieuse
-voisine de Pest jusqu’à l’étrange colonie
-des Confins militaires, nous n’avions guère vu
-d’autres habitants que les chevaux nerveux, les
-bœufs aux longues cornes et les buffles demi-sauvages.
-Il me semble aujourd’hui que la culture
-a progressé. L’homme est moins rare, on
-voit plus de plantations, plus d’arbres fruitiers,
-plus de vignes surtout. La vigne enrichira peut-être
-bien des pays déshérités si le phylloxera
-consomme notre ruine. On nous offre, à toutes
-les gares, de gros raisins délicieux qui n’ont
-qu’un seul défaut, c’est d’être trop sucrés ; il
-faudrait le savoir et l’expérience de vignerons
-consommés pour transformer tout ce sucre en
-alcool. Nous suivons à travers les glaces sans
-tain de nos voitures la récolte du maïs. Elle est
-très pauvre ; la sécheresse de l’été a arrêté presque
-partout le développement des épis. Le bétail
-aura de la paille à satiété ; mais les hommes ?
-Voici un chariot qui emporte la moisson de cinq
-ou six hectares, et il n’est rempli qu’à moitié.
-Par bonheur, les citrouilles, qui se cultivent dans
-l’intervalle des sillons, ont un peu moins mal
-réussi. Et puis, voici des troupeaux d’oies, de
-ces belles oies blanches qu’on dirait emballées
-par un confiseur, tant leur plume est légère et
-frisée. Les éleveurs français les payent trente ou
-quarante francs la paire ; ici, le paysan les vendra
-jusqu’à vingt sous pièce, si elles sont bien en
-chair. La chasse offre aussi des ressources au
-Madgyare aventureux. Nous venons d’admirer
-deux hommes magnifiques, grands et forts, précédés
-de deux beaux chiens d’arrêt. Vêtus d’une
-chemise blanche et d’un caleçon de même couleur,
-ils marchaient fièrement, nu-pieds dans les
-chaumes. Ces vastes plaines sans trèfle, sans
-luzerne, sans remises trompeuses, semblent
-avoir été créées pour la multiplication des perdrix.
-On viendra les chercher ici lorsque le braconnage
-les aura détruites chez nous ; je crois
-même qu’on y vient déjà et que la Hongrie a sa
-part dans le repeuplement de nos chasses.</p>
-
-<p>Où donc sommes-nous ? Je ne sais ; quelque
-part entre Pest et Temeswar. Le train s’arrête et
-nous sommes salués par la musique des Tziganes.
-A dire vrai, ces artistes brillants ne sont
-Tziganes que de nom. Si leurs types sont hongrois,
-leurs costumes ne feraient pas sensation
-sur la place de la Ferté-sous-Jouarre. Mais,
-Bohêmes ou non, ils ont le diable au corps, et ils
-jouent avec un brio merveilleux non seulement
-leurs mélodies nationales, mais la musique de
-Rouget de l’Isle en l’honneur des hôtes français.
-On les applaudit, on leur crie non pas <i lang="la" xml:lang="la">bis</i>, ce
-qui serait impoli comme un ordre donné à des
-inférieurs, mais un mot qui signifie : Comment
-est-ce ? Nous n’avons pas bien entendu ou bien
-compris ; nous serions bien heureux de goûter un
-peu mieux ce que vous nous avez fait entendre.</p>
-
-<p>Mais la machine siffle : adieu musique ! Non !
-l’orchestre a bondi dans notre fourgon de bagages ;
-il a bientôt passé dans la salle à manger ; on fait
-un branle-bas général des tables et des chaises,
-et voici nos jeunes gens qui dansent avec les
-aimables Viennoises une valse de tous les diables.
-Cette petite fête ne finira qu’à Szegedin. Ce n’est
-pas seulement la musique qui escalade ainsi
-l’Orient-Express entre deux stations ; c’est quelquefois
-aussi, et très souvent, la gastronomie.
-Les bons vivants des divers pays que nous traversons
-ne détestent pas, me dit-on, de prendre le
-train pour deux ou trois heures, histoire de se
-remémorer les finesses de la cuisine française et
-de déguster les excellents vins de M. Nagelmackers.</p>
-
-<p>La population qui vient nous voir passer se
-bariole de plus en plus. Nous remarquons les
-jolis uniformes des militaires et des <i>Honveds</i> ou
-territoriaux. Nous saisissons au vol une étonnante
-variété de types et de costumes le plus souvent
-admirables. Les Hongrois qui sont maîtres non
-seulement chez eux, mais dans toute la monarchie
-autrichienne, ne font pas la majorité même
-en Hongrie. Ils partagent leur propre territoire
-avec des millions de Serbes, qui sont Slaves, et
-des millions de Roumains, qui descendent des
-soldats de Trajan. Quant à eux, ils sont Turcs,
-Turcs chrétiens, mais Turcs authentiques. Leurs
-qualités et leurs défauts, comme leur langue,
-attestent cette origine dont ils n’ont pas à rougir,
-car les Turcs, eux aussi, sont une race noble et
-une fière nation.</p>
-
-<p>La ville de Szegedin, dont les malheurs ont
-ému le monde entier, est rebâtie à neuf et plus
-belle, plus régulière, plus confortable surtout
-qu’elle ne l’a jamais été. Le <i lang="en" xml:lang="en">home</i> est le moindre
-souci des rudes paysans de ces contrées. Hommes,
-femmes, enfants, passent leur vie au grand
-air, ou, quand le froid sévit trop fort, s’entassent
-dans de véritables tanières. Ce qui distingue surtout
-la civilisation orientale de la nôtre, c’est l’absence
-presque totale des capitaux immobilisés.
-Dans la banlieue de Londres ou de Paris, la propriété
-bâtie représente une valeur de plusieurs
-milliards. Ici, vous pourriez parcourir cent kilomètres
-sans rencontrer pour cent mille francs de
-maisons. La construction des chemins de fer a
-été une heureuse dérogation à la règle générale ;
-encore est-on tenté de croire que ce phénomène
-s’est produit un demi-siècle trop tôt, car le trafic
-est extrêmement rare, et nous roulons souvent
-quatre ou cinq heures de suite sans nous croiser
-avec un train.</p>
-
-<p>Le paysage, qui était plat et monotone depuis
-le matin, tourne au pittoresque à mesure que
-nous approchons des Carpathes. Ainsi que le
-Danube, notre route a ses Portes-de-Fer. On ne
-les franchit pas toujours sans danger ; les torrents
-ne se font pas faute de miner le ballast ; la marne
-verte des montagnes s’éboule ou glisse en grandes
-masses sur la voie. Un train a déraillé ici la semaine
-dernière et l’on nous dit qu’il y a eu mort
-d’homme. Nous voyons une équipe de terrassiers
-qui travaillent à prévenir tout nouvel accident.
-Notre journée de samedi s’achève au milieu de
-décors magnifiques et incessamment renouvelés.
-Malheureusement la nuit tombe vite en octobre ;
-elle nous a surpris au milieu des merveilles d’Herculesbad,
-les bains d’Hercule, une station renouvelée
-des Romains et décorée avec infiniment de
-goût par les modernes. La gare, qui est un beau
-morceau d’architecture, développe sa façade
-entre deux grands portiques entièrement drapés
-de vigne vierge. Cette décoration est d’un goût qui
-ferait pâmer le chef de station de l’Isle-Adam et
-ses collègues de la ligne de Pontoise à Creil, tous
-habiles artistes et fins jardiniers, comme on sait.</p>
-
-<p>C’est à Orsowa que Kossuth, vaincu par la
-Russie et par l’Autriche, enterra le trésor national,
-c’est-à-dire la couronne de saint Étienne. Ce
-souvenir patriotique est consacré, nous dit-on,
-par une chapelle que nous ne voyons pas, car il
-fait décidément nuit noire et c’est en aveugles
-que nous passons la frontière de Roumanie.</p>
-
-<p>Il était convenu au départ que nous nous
-arrêterions vingt-quatre heures à Bucarest pour
-attendre le train ordinaire, parti de Paris vendredi
-soir et correspondant comme le nôtre avec
-le bateau de Varna. Mais, considérant que la ville
-de Bucarest est trop neuve, trop civilisée, trop
-semblable à Paris ou à Bruxelles pour retenir, un
-jour durant, des voyageurs aussi pressés que
-nous, la Compagnie hospitalière organisa pour le
-dimanche une petite partie de campagne à quatre
-heures de la capitale. Quatre heures en express,
-c’est approximativement la distance de Paris
-à Dieppe. Voyez-vous d’ici le bourgeois qui, pour
-se désennuyer le dimanche, prend une tasse de
-thé à la gare Saint-Lazare, se baigne sur la plage
-devant le Casino de M. Bias, déjeune à l’hôtel
-Royal, écoute le concert sur la Terrasse, et revient
-à Paris sur les dix heures pour souper au café
-Anglais ? Voilà le plan de notre journée du 7 octobre,
-tel qu’il avait été dressé par l’esprit inventif
-de M. Nagelmackers. Vous verrez qu’il a réussi
-au delà de toute espérance.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>III</h3>
-
-
-<p>Il n’était pas cinq heures du matin quand
-nous sommes entrés, tout dormants, dans la gare
-de Bucarest. Le directeur des Chemins de Roumanie,
-M. Olanesco, nous attendait pour déjeuner
-au buffet en très nombreuse et très aimable
-compagnie. Je trouve en descendant sur le quai
-M. Frédéric Damé, un jeune journaliste parisien,
-qui s’est enraciné ici en épousant une femme
-charmante et qui dirige avec succès un grand
-journal politique, <i>l’Indépendance roumaine</i>. Il
-se met à table avec nous et nous apprend entre
-deux verres de thé et deux tartines de caviar
-que le village de Sinaïa, où nous allons passer la
-journée, doit être aujourd’hui le théâtre d’une
-solennité officielle. Toutes les autorités du pays,
-sauf la presse, ont été conviées à l’inauguration
-d’un palais que le roi Charles s’est fait bâtir
-dans la montagne, à plus de six cents mètres au-dessus
-du niveau du Danube. L’édifice, dont on
-dit merveille, a coûté plus de dix ans de travail
-et plus de trois millions de francs. On forme un
-train de plaisir qui doit emporter les curieux à
-Sinaïa ; quant à nous, nous nous y rendrons sans
-rompre charge dans nos excellentes voitures.
-Sinaïa, qui tire son nom d’un monastère du
-Sinaï, est au nord de la capitale, en pleine
-Transylvanie. Nous allons traverser pendant
-une heure au moins les terres d’un de mes vieux
-amis, Georges Bibesco, qui n’est que prince en
-Roumanie, mais que l’armée française compte
-au nombre de ses héros. Je lui ai fait savoir
-notre arrivée et j’espère lui serrer la main à la
-station de Campina. Mais le temps nous commande
-et la vitesse nous opprime ; notre train
-brûle Campina et presque toutes les stations de
-la route. Cependant nous avons pu voir un bon
-lopin de Roumanie, plaine ou montagne, et nous
-faire une idée de ce riche et singulier pays. Son
-territoire égale en étendue un grand tiers de la
-France et la population n’est guère que de cinq
-millions d’habitants. Les plaines, toutes en
-terre d’alluvion, ont une fertilité inépuisable ; la
-terre végétale y mesure souvent plusieurs mètres
-de profondeur. Malheureusement les forêts
-ont été dévastées et le sont encore un peu tous
-les jours, tant par les hommes que par les bêtes,
-et le déboisement a produit un régime des eaux
-déplorable. Les cinq ou six affluents du Danube
-qui traversent le pays ne méritent pas le nom de
-rivières ; sauf le Jul et l’Olto dont le cours pourrait
-être amélioré, ce sont des torrents qui débordent
-aujourd’hui et qui seront à sec demain.
-Il suffit d’un été sans pluie, comme celui de
-1883, pour dessécher tout le pays, réduire à
-néant les récoltes et affamer la population agricole,
-c’est-à-dire le pays entier. La question
-agraire est très brûlante ici, comme à Rome du
-temps des Gracques, mais elle ne serait pas résolue
-par le partage des terres, car la terre ne
-manque pas au paysan ; il en possède plus qu’il
-n’en peut cultiver. La même loi qui a supprimé
-le servage en 1864 a doté chaque famille
-agricole de cinq hectares et demi, ce qui est fort
-beau. Si ce n’était pas suffisant, l’État, qui possède
-encore un tiers du pays, ne se ferait pas
-prier pour augmenter la dose. Mais le capital
-manque au paysan roumain ; il lui faudrait un
-peu d’argent pour acheter un matériel d’exploitation,
-le bétail, les semences, et quelquefois le
-pain de sa famille. Quand je dis le pain, c’est
-une façon de parler, car ces pauvres travailleurs
-de la campagne ne le connaissent que de réputation.
-D’un bout à l’autre de l’année, ils vivent de
-maïs cuit à l’eau et assaisonné d’un peu d’ail ou
-d’oignon. Que la récolte manque, et l’affranchi
-devient serf, comme au temps des hospodars
-phanariotes. Il va chez son voisin, le riche propriétaire,
-emprunter quelques sacs de maïs, et,
-pour ne pas mourir de faim, il engage sans hésiter
-la seule chose qu’il possède, le travail de
-ses bras. L’année prochaine, à l’époque où il
-aura besoin de labourer, de sarcler ou de moissonner
-chez lui, le créancier le sommera de tenir
-ses engagements, et il devra s’exécuter, coûte
-que coûte. Ceux qui tondent ainsi sur la misère
-du prochain s’exposent à des représailles. Le
-Roumain est trop doux pour entreprendre la
-Jacquerie en gros, mais il est quelquefois assez
-désespéré pour la pratiquer en détail. Les chômages
-religieux que l’orthodoxie grecque multiplie
-à tort et à travers viennent encore aggraver
-dans ce pays la difficulté de vivre. On me parle
-de cent vingt-cinq jours de fêtes par an, sans
-compter les dimanches. Nos curés n’auraient pas
-beau jeu dans le canton de Pontoise s’ils
-venaient dire aux bonnes gens de <i>la</i> légume :
-« Vous ne travaillerez qu’un jour sur deux. »
-Ici le prêtre est médiocrement considéré, mais
-religieusement obéi. Il impose une fois par mois
-son eau lustrale et ses prières aux riches habitants
-de la ville qui ne regardent pas à vingt
-francs pour en débarrasser leurs maisons. Mais
-nous ne sommes pas venus ici pour réformer
-l’Église d’Orient. Voici la ville de Plojeski, avec
-ses sources de pétrole qui, si l’on sait en tirer
-parti, remplaceront bientôt la houille anglaise
-pour l’éclairage au gaz, et le bois pour le chauffage
-des machines. Non loin de là, nous remarquons
-un joli petit camp de cavalerie, avec les
-tentes dressées en bon ordre, les chevaux au piquet,
-les hommes en liberté, et l’éternel féminin
-rôdant à l’entour. A partir de Campina, nous
-sommes en pleine montagne ; la voie longe un
-torrent endigué tant bien que mal par des enrochements
-énormes que l’eau ne respecte pas toujours.
-Le lit est presque à sec en ce moment ; on
-y voit circuler des charrettes à bœufs et des
-paysans qui ramassent la pierre calcaire arrondie
-en galets, pour alimenter de petits fours à
-chaux épars sur les deux rives. La montagne
-est pittoresque à sa façon, autrement que les
-Alpes qui sont granitiques, ou les Pyrénées qui
-sont calcaires. Elle ressemblerait plutôt à l’Apennin
-mais à un Apennin plus neuf, moins usé,
-aux arêtes un peu plus vives, avec une végétation
-plus puissante et plus grandiose. Nous marchons
-de surprises en étonnements et de ravins en précipices,
-jusqu’au village paradoxal de Sinaïa ; je dis
-paradoxal parce que c’est un village sans paysans
-et beaucoup plus mondain en apparence et en
-réalité que Bougival ou même Trouville. Ce ne
-sont que chalets, que villas et châteaux, le tout
-fort élégant, très riche et d’un goût parisien qui
-se retrouve jusque dans l’arrangement des jardins
-et des squares. Nous arrivons à la station, et le
-premier objet qui y frappe ma vue est la bonne
-et loyale figure du vieux démocrate Rosetti qui
-restera toute sa vie le disciple enflammé et aimé
-de Michelet et de Quinet, l’ancien apôtre du
-quartier Latin, l’indomptable champion de la
-liberté dans sa patrie et dans la nôtre. Partout
-où la fortune l’a conduit, il a joué les premiers
-rôles ; il est arrivé malgré lui aux dignités et aux
-honneurs, ou plutôt les honneurs ont fini par
-s’imposer à lui. Républicain convaincu et déclaré,
-il est le président de la Chambre roumaine,
-et le roi Charles professe une haute
-estime pour lui. On m’assure d’ailleurs que le
-fait n’a rien d’anormal dans ce pays de liberté et
-de sincérité excessive, que le roi compte un certain
-nombre de républicains dans sa maison
-civile et militaire, et qu’il n’en est pas moins
-fidèlement servi.</p>
-
-<p>L’illustre président avait eu la bonté de venir
-au-devant de moi pour me conduire au château
-royal et me faire asseoir, quoique indigne, au
-banquet de gala. Mais un gala royal, même
-dans la montagne, commande une tenue que je
-n’avais point apportée dans ma valise ; je me
-confondis donc en excuses et en remerciements
-et je gagnai avec mes compagnons de voyage
-l’hôtel de Sinaïa où il est permis de déjeuner.
-C’est qu’il y a deux hôtels dans la petite ville,
-un où l’on déjeune et un autre où l’on dîne.
-L’un des deux, paraît-il, le premier en date,
-appartient à un ancien serviteur de la maison
-royale. Lorsque son concurrent demanda la permission
-d’élever hôtel contre hôtel, l’autorité
-réserva les droits du premier occupant et l’on
-fit cette cote mal taillée qui nous paraîtrait singulière
-dans un pays moins neuf. C’est véritablement
-un monde à part que cette Roumanie.
-Les Turcs, qui ne l’ont jamais conquise, en tiraient
-un tribut modeste et un bakchisch exorbitant.
-Les gouverneurs ou hospodars chrétiens,
-choisis presque toujours parmi les Grecs du
-Phanar, achetaient jusqu’à six millions le droit
-d’exploiter le pays, et je vous laisse à penser si,
-une fois nommés, ils travaillent à se refaire.
-Le Divan révoquait souvent le titulaire au profit
-d’un plus riche ou plus généreux enchérisseur.
-La confiance des Turcs était si grande dans ces
-représentants de l’autorité, qu’ils obligeaient
-chaque hospodar à laisser son fils ou son frère
-en otage à Constantinople. Ce qui n’empêcha
-pas Michel Soutzo de lever, comme on dit, l’étendard
-de la révolte : il eut soin seulement de prévenir
-son frère qui était otage au Phanar et qui
-s’enfuit à la faveur d’une fête homérique, tandis
-que les ministres et la police soupaient chez lui.
-Oui, c’est un monde à part, même aujourd’hui
-que le moindre bourgeois de Bucarest parle français
-comme vous et moi et que l’enseignement
-est gratuit à tous les degrés dans les écoles du
-royaume. Ni la civilisation la plus raffinée ni
-l’instruction la plus philosophique n’ont encore
-eu raison du préjugé antisémitique, et ces fins
-Parisiens des bords du Danube s’imaginent encore
-que tout est permis contre les juifs. Leur
-Parlement n’a-t-il pas fait remise à tous les fonctionnaires
-et pensionnaires de l’État des dettes
-qu’ils avaient contractées en engageant leur revenu,
-sous prétexte que les prêts ne pouvaient
-qu’être usuraires, étant consentis par les juifs ?</p>
-
-<p>Notre déjeuner en plein air, sous la véranda
-de l’hôtel, est égayé par un orchestre de Tziganes
-dont le chef, un petit bonhomme nerveux,
-aux yeux d’escarboucle, marie sa voix légèrement
-voilée et d’autant plus pénétrante au son
-des instruments. Nous recevons des offres de
-services d’un marchand de tapis indigènes, assez
-hauts en couleurs, mais moins beaux et deux
-fois plus cher que les tapis de Caramanie. Deux
-ou trois paysannes viennent aussi nous présenter
-quelques étoffes et quelques broderies de leur
-façon. J’y constate avec effroi de mauvais tons
-rouges et des violets criards. Malheur à l’Orient,
-si ce grand coloriste laisse entrer chez lui l’aniline
-et la fuchsine ! On me dit, pour me consoler,
-que plusieurs dames de Bucarest ont eu la généreuse
-idée de fournir des modèles aux brodeuses
-de la campagne et de s’employer au placement
-de leurs ouvrages. Hélas ! puis-je oublier que
-les plus beaux châles de cachemire sont des
-chefs-d’œuvre de grands artistes qui ne savaient
-ni <i>a</i> ni <i>b</i> ? Depuis que les marchands de nouveautés
-les font dessiner à Paris par des élèves
-de Cabanel, les poissardes elles-mêmes n’en veulent
-plus.</p>
-
-<p>Comme nous prenions le café, un officier du
-palais est venu nous avertir que le roi et la reine
-voulaient nous voir et, qu’en dépit de l’étiquette,
-nous étions attendus là-haut dans nos costumes
-de voyage. Au même instant, la pluie, qui nous
-avait légèrement taquinés pendant deux heures,
-se met à tomber assez dru. Pas un fiacre à notre
-disposition dans ce lieu de plaisance. Il s’agit
-donc de faire une demi-lieue à pied, dans des
-sentiers de montagne, sous une nappe d’eau qui
-s’épaissit de minute en minute. Il est clair que
-nous arriverons tout mouillés, malgré nos parapluies,
-et quelque peu éclaboussés ; mais tant
-pis ! nous partons gaiement à la queue leu-leu
-par la route des chèvres. En un quart d’heure,
-nous atteignons le monastère de Sinaï où le roi
-s’était fait une installation provisoire pour diriger
-la construction de son château. Cinq minutes
-après, nous découvrons au-dessus de nos têtes
-la silhouette élégante et bizarre d’un bâtiment
-comme nous n’en avons jamais vu que dans nos
-rêves ou dans les contes de fées illustrés. C’est
-un palais-chalet où l’archéologie la plus savante
-et la fantaisie la plus moderne semblent avoir
-jonglé avec le bois, le marbre, le verre et les
-métaux. Entre les tours et les tourelles qui poignardent
-la nue, on voit briller des uniformes
-sur les balcons couverts de vérandas. Chaque
-bouffée de vent nous apporte quelques lambeaux
-d’une musique militaire, et au milieu d’une future
-pelouse, dont le premier gazon verdira l’an
-prochain, un jet d’eau assez fort pour faire tourner
-un moulin s’élance à des hauteurs vertigineuses.
-Nous ne jouissons pas beaucoup du
-paysage, quoiqu’il soit merveilleux ; c’est bien
-assez d’éviter des accidents ridicules sur un
-terrain détrempé où le pied manque à chaque
-pas. On dit que le terrain des cours est glissant :
-je ne l’ai jamais si bien vu. Enfin nous arrivons,
-et un bel officier (je n’en ai vu que de beaux en
-Roumanie) nous introduit tels que nous sommes,
-qui en veston, qui en redingote, les uns avec
-leur chapeau rond, les autres avec leur chapeau
-mou, M. de Blowitz en bandit calabrais. En
-déposant nos paletots et nos parapluies sous un
-vestibule splendide, nous aurions payé cher le
-coup de brosse d’un décrotteur ; mais à la guerre
-comme à la guerre. Personne ne parut s’apercevoir
-que nous étions crottés comme des barbets.
-Nous fûmes introduits en pompe dans un salon
-éblouissant où tous les dignitaires du royaume,
-tous les hauts fonctionnaires, tous les ministres,
-sauf le président du conseil, M. Bratiano, absent
-pour cause de diplomatie, étalaient leurs plaques
-et leurs cordons. Un maître des cérémonies nous
-fit former le cercle et l’on nous présenta l’un
-après l’autre aux châtelains couronnés.</p>
-
-<p>Le roi Charles est un homme de stature
-moyenne, de tempérament sec et nerveux, de
-tournure franchement militaire. Il a quarante-cinq
-ans, mais il ne porte pas son âge. Il parle
-le français sans accent ; on assure qu’il possède
-à fond et qu’il écrit élégamment la langue roumaine.
-On dit aussi que ce prince de la maison
-des Hohenzollern s’est attaché de cœur à son
-pays d’adoption, et qu’il est aussi bon patriote
-en Roumanie que Bernadotte le fut en Suède. Ce
-que nous avons pu juger par nous-mêmes, c’est
-qu’il exerce avec un vrai talent, dans les réceptions
-officielles, le difficile métier de roi, trouvant
-un mot aimable pour chacun et s’efforçant
-de mettre ses interlocuteurs à l’aise. Le grand
-<i>interwiewer</i>, M. de Blowitz, prétend qu’il a été
-<i>interwiewé</i> par le roi et que Charles I<sup>er</sup> lui a
-extrait son opinion sur la politique de l’Autriche.</p>
-
-<p>Je ne dirai pas que la reine nous a plu, ce
-serait peu : elle nous a charmés tous tant que
-nous étions, Français, Belges et étrangers. C’est
-une grande et belle personne, au profil grec,
-aux yeux superbes, aux dents éblouissantes, à la
-physionomie noble et gracieuse. On sait qu’elle
-est artiste et lettrée et qu’elle a publié en français
-un livre dont Louis Ulbach a revu les épreuves.
-Elle paraît avoir gardé un goût très vif pour notre
-nation, quoique M. Camille Barrère, à la conférence
-de Londres, ait tout fait pour nous aliéner
-le peuple et le gouvernement de Roumanie. La
-reine et ses dames d’honneur, avec qui j’ai eu la
-bonne fortune de m’entretenir un instant, portaient
-le costume national. Il est, à mon avis,
-plutôt grec que romain, mais il est à coup sûr
-antique, car il se compose essentiellement de la
-tunique, du peplum et du voile. Le fond est toujours
-blanc, rehaussé par des broderies dont la
-couleur et le dessin varient à l’infini, mais sans
-que la décoration la plus riche dénature la simplicité
-grandiose du motif.</p>
-
-<p>Les compliments échangés, le roi nous invita
-à parcourir les appartements de ce palais probablement
-unique au monde non seulement par
-la situation et par le style, mais parce qu’il est
-l’œuvre d’un architecte couronné. L’intérieur et
-l’ameublement sont d’un goût plus original que
-classique, mais généralement heureux. On a fait
-une véritable débauche de boiseries ; quelques
-salles, et non pas des plus petites, sont ouvragées
-du haut en bas comme un bahut de la Renaissance.
-Il paraît que le roi a mis la main sur un
-de ces artistes modestes et désintéressés qui s’enferment
-dans leur travail comme le moine dans
-son cloître. Je n’en connais plus guère ; et vous ?</p>
-
-<p>Une autre particularité de la construction,
-c’est le soin qu’on a pris d’ouvrir les principales
-baies sur les points de vue les plus beaux ; et il
-y en a d’admirables. Les torrents, les rochers,
-les grands arbres deux ou trois fois centenaires,
-les vallons où l’eau des sources claires entretient
-une fraîcheur perpétuelle, forment un panorama
-varié que nous voyons maintenant tout à l’aise,
-car chaque fenêtre est le cadre d’un tableau.</p>
-
-<p>Nous pensions qu’il ne nous restait plus qu’à
-prendre congé de nos très gracieux hôtes, lorsqu’on
-nous fit entrer dans un salon presque aussi
-grand et aussi haut qu’une église, et l’on nous
-invita à nous asseoir dans des stalles de bois
-sculpté, comme des chanoines au chœur. Nous
-étions dans la salle de musique. Une jeune Roumaine
-de bonne famille qui a brillamment débuté
-à l’Opéra de Madrid et qui, m’assure-t-on, est
-engagée à Nice, chantait au piano et la reine
-l’accompagnait. O vénérable baronne de Pluskow,
-grande-maîtresse du palais d’Athènes sous le
-règne du pauvre Othon, que dirait votre ombre
-pointue si elle voyait traiter si familièrement la
-sacro-sainte étiquette des cours ? Vous relèveriez
-votre noble vertugadin pour voiler votre visage
-solennel si vous entendiez cette foule d’intrus
-malotrus applaudir sans façon, comme dans un
-salon vulgaire, le chant qui est très beau et l’accompagnement
-qui est parfait. Mais ce sera bien
-pis dans un instant : la reine n’est plus au piano ;
-elle a cédé la place à une demoiselle d’honneur
-et, assise dans un grand fauteuil, elle écoute.
-Tout à coup elle s’aperçoit qu’il y a une page à
-tourner : Sa Majesté se lève et va, de ses augustes
-mains, tourner la page. Pauvre étiquette !
-On me raconte qu’elle a reçu des atteintes plus
-rudes encore pendant la guerre des Balkans,
-lorsque la reine était aux ambulances et qu’elle
-pansait jour et nuit de malheureux soldats blessés
-qui n’avaient pas même été présentés à la cour.</p>
-
-<p>Le petit concert achevé, on nous invite à
-prendre le thé dans une salle à manger monumentale
-où l’on vient d’allumer pour la première
-fois les bougies. Le problème de l’éclairage dans
-un bâtiment aussi vaste est assez sérieux ; je ne
-crois pas qu’il soit encore définitivement résolu :
-mais j’incline à penser que la lumière électrique
-aura le dernier mot ici, et peut-être dans toute la
-Roumanie. La reine nous fait voir un procès-verbal
-de la fête écrit et illustré par elle-même
-sur une grande feuille de vélin, dans la forme et
-dans le goût des manuscrits du moyen âge. La
-principale façade du château y est vivement
-esquissée en camaïeu entre deux quatrains commémoratifs
-dont l’un est de M. Alexandri, le
-grand poète de la Roumanie, l’autre de la reine
-elle-même, qui a daigné nous les traduire tous
-les deux. Il commençait à se faire tard lorsque
-le roi et la reine, après un dernier cercle, nous
-permirent de prendre congé. Toute la bande se
-précipita en masse vers l’escalier d’honneur, où
-un bon domestique, qui nous prenait sans doute
-pour des ouvriers du château, nous arrêta poliment.
-Il nous mena lui-même par de jolis petits
-couloirs jusqu’à un escalier de service qui nous
-mit dans la cour, juste sous une gouttière. Or il
-pleuvait comme en Bretagne et nous avions laissé
-nos paletots et nos parapluies au bas du grand
-escalier. Il fallut donc retourner sur nos pas, puis
-retrousser nos pantalons, puis revenir sous les
-ondées, de flaque en flaque, à la gare où notre
-train nous attendait. Chemin faisant, la nature
-nous offrit, elle aussi, un curieux spectacle : le
-rideau de montagnes qui fermait l’horizon derrière
-nous changea subitement de couleur : il était
-noir, il devint blanc dans l’espace de quelques
-minutes ; c’était la première neige de la saison.</p>
-
-<p>Nous ne rentrons pas seuls à Bucarest ; outre
-mon jeune confrère Frédéric Damé, le général
-Falcoïano, directeur général des chemins de fer,
-et le colonel Candiano Popesco, aide de camp
-du roi, s’en viennent dîner avec nous. Le colonel,
-dont la physionomie martiale et l’esprit
-pétillant me rappellent un peu le général Lambert,
-s’est couvert de gloire à Plewna. C’est un
-chaud patriote, un libéral fougueux et un poète
-de talent, m’a-t-on dit. De quoi parlerait-on avec
-deux militaires distingués, sinon de la guerre ?
-De la guerre d’hier et de celle qui peut-être
-s’allumera demain. Ces messieurs nous parlent
-des Turcs, leurs anciens ennemis, avec une profonde
-estime. Ils admirent de bonne foi ce pauvre
-soldat musulman qui a tant de courage et si
-peu de besoins. Ils parlent très modestement
-d’eux-mêmes, mais ils ont une légitime confiance
-dans la valeur physique et morale de leurs
-hommes, et ils envisagent stoïquement l’avenir
-qui n’est pas rose, vu d’ici. La diplomatie a beaucoup
-créé dans ces derniers temps, mais elle
-n’a rien organisé. Elle a constitué deux royaumes
-indépendants qui dépendent l’un et l’autre de
-leur puissant voisin, l’empire austro-hongrois ;
-nous voyons en revanche deux principautés vassales
-de la Porte se livrer plus ou moins spontanément
-à la Russie. On a cédé beaucoup à la
-Grèce, mais on ne l’a ni contentée ni désarmée ;
-on a donné aux Roumains la Dobrudja, mais on
-leur a pris la Bessarabie ; la Dobrudja vaut la
-Bessarabie ; peut-être même se vendrait-elle plus
-cher dans une étude de notaire, mais le patriotisme
-calcule-t-il ainsi ? Quand le traité de Francfort
-nous a violemment arraché l’Alsace et la
-Lorraine, nous eût-on consolés en nous octroyant
-la Belgique ? Aux yeux de l’optimisme le plus
-résolu, tous les pays détachés de la Turquie sont
-un terrain d’intrigue qui peut redevenir en peu
-de jours un champ de bataille ; la Russie et
-l’Autriche s’y disputent la prépondérance, y
-sèment l’or à pleines mains, y font travailler
-l’opinion par leurs agents les plus habiles. Dirons-nous
-qu’elles y préparent la lutte ouverte
-à bref délai ? Ce serait peut-être beaucoup, mais
-les peuples pas plus que les hommes n’échappent
-à leurs destinées et les deux grandes puissances
-orientales de l’Europe doivent se heurter
-tôt ou tard dans les plaines que nous parcourons
-si gaiement. Des flots de sang rougiront encore
-ce vieux Danube limoneux ; la lutte qu’on ne
-saurait éviter sera d’autant plus formidable que
-l’Allemagne a promis son concours à l’Autriche
-et que la Turquie n’est ni morte ni résignée à se
-laisser mourir. Que deviendront, au jour de la
-tempête, les petits États mis au monde par le
-traité de Berlin ? La Roumanie est décidée à
-vivre ; elle ne fera pas bon marché de son autonomie.
-Mais elle a des revenus terriblement
-limités ; son budget de cent vingt millions suffirait
-à peine à l’entretien de l’armée. Il faut
-pourtant alimenter tant bien que mal les autres
-services publics ; les ministres se contentent de
-douze cents francs par mois ; le préfet de police
-de Bucarest en a sept cents, tout juste assez pour
-payer la location d’une voiture ; les sous-préfets,
-deux cent cinquante, chiffre peu rassurant au
-point de vue de la moralité administrative. Le
-roi m’a conté tout à l’heure qu’il avait fait venir
-de France en consultation un forestier consommé
-et qu’il n’épargnerait aucun effort pour
-reboiser le pays. Mais, avant de planter un seul
-arbre, il faudrait protéger contre la main des
-hommes et la dent des troupeaux les arbres tout
-venus qui ne demandent qu’à vivre ; et malheureusement
-le garde forestier et le garde champêtre
-manquent partout.</p>
-
-<p>Bah ! qui vivra verra ! Nous approchons de
-Bucarest, nous faisons un bout de toilette, et,
-vers dix heures du soir, quelques bons fiacres
-découverts attelés de chevaux endiablés nous
-emportent le long d’une rue interminable, bordée
-de maisons assez basses, très propres et généralement
-neuves, jusqu’au restaurant à la mode.
-On nous y sert un excellent souper où l’esturgeon
-remplit avec succès le rôle principal. Je
-croyais aimer le caviar frais, mais je ne le connaissais
-que de réputation. Quant au sterlet, qui
-n’est autre chose que l’esturgeon dans l’âge tendre,
-je vous souhaite, ami lecteur, de le goûter
-une fois au naturel comme on nous l’a servi, sans
-ail, sans paprika, sans aucun de ces condiments
-féroces dont la cuisine hongroise a coutume de
-l’empoisonner sous prétexte de le rendre meilleur.
-M. Campineano, ministre de l’agriculture,
-et l’un des hommes les plus distingués du
-royaume, présidait le repas, qui fut très gai,
-arrosé de vins excellents et couronné d’une demi-douzaine
-de toasts que je me ferais un plaisir de
-citer si nous avions eu derrière nous un sténographe.
-Le bon Damé me reconduisit à la gare
-après minuit ; je m’endormis avec délices ; je
-rêvais que le train, parti de Paris vingt-quatre
-heures après nous, se faisait attacher au nôtre,
-qu’on donnait le signal du départ et qu’en une
-heure et quelques minutes nous arrivions à la
-frontière de Roumanie. Et comme le songe et la
-réalité ne faisaient qu’un dans ce miraculeux
-voyage, il se trouvait que j’avais rêvé juste, car à
-six heures trois quarts nous mettions pied à
-terre à Giurgewo, et nous n’avions que le Danube
-à traverser pour entrer dans la Bulgarie par
-Roustschouk.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>IV</h3>
-
-
-<p>Un savant ingénieur de la Compagnie du Nord,
-M. David Banderali, qui est par surcroît un artiste
-et un écrivain distingué, a publié le 18 mars
-de cette année, sous prétexte de conférence, une
-étude vraiment originale, intitulée les <i>Trains
-express en 1883</i>. Parmi les idées neuves qui
-abondent dans son beau travail, il en est une
-qui m’a surtout frappé par le sérieux du fond
-et le pittoresque de la forme. La voici : « Le
-point de départ de l’établissement du matériel
-à voyageurs a été différent en Amérique et en
-Europe. En Europe, nous sommes partis de la
-simple chaise à porteurs que nous avons placée
-sur des roues, et dont nous avons fait peu à peu
-la diligence et la voiture de chemin de fer. En
-Amérique, le point de départ est tout opposé.
-L’Américain a pris sa maison, l’a réduite aux
-proportions strictement nécessaires pour la faire
-circuler sur les voies ferrées, et l’a mise sur des
-roues. »</p>
-
-<p>Je n’ai jamais si bien senti la justesse de
-cette observation qu’à Giurgewo, en quittant
-notre hôtellerie mobile et les serviteurs bien
-stylés qui nous avaient suivis jusque-là. L’homme
-est un animal casanier ; il veut être chez lui,
-même en voyage. Il y a quinze ans, les matelas
-de coton bien tassé sur lesquels on repose dans
-les hôtels du Caire m’avaient paru bien durs au
-premier choc ; je les trouvai délicieux après un
-mois de navigation dans la Haute-Égypte, et mes
-compagnons de voyage s’écrièrent aussi en apercevant
-notre auberge sous les grands mimosas
-de l’Esbekieh : « Nous voilà donc chez nous ! »
-Eh bien ! je n’étais plus chez moi, mais plus du
-tout, lorsque je mis pied à terre en plein champ
-devant la berge fangeuse et délabrée du Danube ;
-et au moment où vingt portefaix s’emparèrent de
-notre bagage, pour le transporter au bateau, je
-sentis vaguement la terre manquer sous mes pas.</p>
-
-<p>Au demeurant, si l’embarcadère de vieux bois
-mal équarri et fort usé n’était pas des plus confortables,
-le petit vapeur matinal qui nous conduisit
-à Roustschouk en moins d’une demi-heure
-était assez hospitalier ; le capitaine avait une
-bonne grosse figure ; le sommelier du bord servait
-infatigablement ses petites tasses d’excellent
-café à la turque, et le valet de chambre de
-M. Nagelmackers débouchait une vingtaine de
-bouteilles empruntées pour la circonstance à la
-cave des wagons-lits. Nous avions fait, d’ailleurs,
-sur la chaussée de terre qui deviendra
-plus tard un quai, une ample provision des bons
-raisins de Roumanie.</p>
-
-<p>Notre débarquement fut un peu retardé par
-l’escale d’un de ces grands bateaux autrichiens
-qui ressemblent à des arches de Noé, et qui
-feront encore assez longtemps concurrence aux
-chemins de fer entre la basse Hongrie et les
-bouches du Danube. Le fleuve qu’on a mis en
-valse était très plein, assez rapide et fauve
-comme le Nil à Boulaq dans la saison des
-hautes eaux.</p>
-
-<p>Je ne dirai rien de la gare de Roustschouk,
-sinon que cette tête de ligne ferait médiocre
-figure dans un village des Landes. Arrivés à
-huit heures, nous devions monter en wagon à
-neuf heures et demie ; je pus donc prendre avec
-deux ou trois compagnons un des grands fiacres
-découverts et disloqués dont les cochers, vêtus
-comme les compagnons du <i>Roi des montagnes</i>,
-et les chevaux échevelés comme des coursiers
-de ballade, nous offraient leur service en criant
-ou hennissant des mots inconnus. J’ai donc vu
-Roustschouk, c’est-à-dire une agglomération de
-plâtras alignés tant bien que mal le long de rues
-invraisemblables, où la pelle et le balai feront
-sensation s’ils ont jamais la fantaisie de venir
-s’y promener comme nous. L’affreux Pirée, tel
-qu’il m’est apparu en février 1852, est un Versailles
-en comparaison de Roustschouk. Pauvres
-Bulgares ! Vous souvient-il du temps où l’Europe
-s’intéressait si chaudement à leur sort ? Je
-vois encore MM. Jankolof et Geschof, les jeunes
-et intelligents délégués qui vinrent à Paris solliciter
-l’appui moral de Gambetta. Ils me firent
-l’honneur de s’adresser à moi pour obtenir une
-entrevue avec l’illustre patriote, et ils le rencontrèrent
-à ma table, sous les ombrages de Malabri.
-Gambetta n’avait pas d’armée à leur offrir
-et il craignait de les voir s’engager dans une
-aventure.</p>
-
-<p>« Quel est exactement, leur disait-il, l’état de
-vos forces ? »</p>
-
-<p>Ils répondaient :</p>
-
-<p>« Nous n’en avons point.</p>
-
-<p>— Pas même une garde nationale ?</p>
-
-<p>— Pas même. Nous n’avons que les sociétés
-de gymnastique.</p>
-
-<p>— Armées ?</p>
-
-<p>— A peine.</p>
-
-<p>— Exercées ?</p>
-
-<p>— Un peu.</p>
-
-<p>— Mais, mes pauvres enfants, vous serez
-écrasés !</p>
-
-<p>— Sans nul doute ; et pourtant nous nous
-soulèverons.</p>
-
-<p>— Pourquoi donc ?</p>
-
-<p>— Il le faut. »</p>
-
-<p>Nous n’en pûmes tirer d’autres réponses ; on
-eût dit que la contagion du fatalisme musulman
-les avait gagnés.</p>
-
-<p>Ils s’insurgèrent, comme ils nous l’avaient
-dit, et furent écrasés, comme Gambetta le leur
-avait prédit. Leur sang coula à flots jusqu’au
-jour où la Russie sentit qu’elle devait les secourir
-comme Slaves et comme orthodoxes. Elle
-fit la guerre pour eux, une guerre sentimentale
-et politique à la fois qui l’avança d’une
-grande étape dans sa marche sur Constantinople.</p>
-
-<p>Cette histoire, qui date d’hier, me revient en
-esprit quand mon fiacre débouche sur une place
-beaucoup plus pittoresque que pavée, où quelques
-centaines de Bulgares font l’exercice sous
-le commandement d’officiers russes. Tout juste
-devant nous, au milieu des masures, s’élèvent
-les constructions d’un palais inachevé. C’est
-une des futures résidences du prince régnant,
-Alexandre de Battenberg. On dit que ce jeune
-homme de noble sang faisait assez activement
-la fête, lorsque son grand patron et son parent,
-l’empereur de Russie, le plaça sur un trône
-pour l’empêcher de courir. On dit aussi que le
-sentiment du devoir professionnel, concurremment
-avec l’instinct de conservation personnelle,
-l’a rendu presque aussi bon Bulgare que
-le roi Charles de Hohenzollern Sigmaringen est
-devenu bon Roumain. Il s’émanciperait volontiers
-des tuteurs à la main pesante que la Russie
-lui a imposés et que son peuple supporte impatiemment
-comme lui ; peut-être même irait-il
-jusqu’à secouer le protectorat de la Russie,
-mais ses sujets ne le suivraient sans doute pas
-aussi loin, car les Bulgares sont accoutumés à
-voir dans l’empereur de Russie un libérateur,
-un pape et un père.</p>
-
-<p>Il y a très probablement dans ce pays des
-villes autrement bâties et autrement peuplées
-que Roustschouk, mais je n’en parlerai pas <i lang="la" xml:lang="la">de
-visu</i>, car le grand financier qui a construit le
-chemin de Roustschouk à Varna les a soigneusement
-évitées. Lorsque le pauvre Abd-ul-Azis
-commanda le réseau des chemins turcs, au prix
-de deux cent cinquante mille francs le kilomètre,
-il oublia entre autres choses de dire dans
-le cahier des charges que ces chemins desserviraient
-les villes du pays, et le concessionnaire,
-exclusivement appliqué à faire du kilomètre,
-comme certains clercs d’avoués font du rôle,
-suit respectueusement les profils du terrain,
-évite les travaux d’art et passe à vingt-cinq
-kilomètres de Schoumla sans retourner la tête.
-Les Bulgares ont hérité de ce chemin tel quel,
-et je doute qu’ils songent à l’améliorer de sitôt.
-Ce pauvre peuple n’a d’argent pour rien, pas
-même pour niveler autour de Roustschouk les
-retranchements qu’on y avait improvisés pour
-la guerre, pas même pour améliorer le port de
-Varna, qui est le plus inhospitalier de l’Europe.
-La route que nous parcourons en sept heures
-de train express ne longe que des forêts dévastées,
-réduites à l’état de maigre taillis, et des
-steppes où la culture apparaît de distance en
-distance comme un accident heureux. De loin
-en loin, quelques masures, construites en pisé
-et couvertes en chaume, nous montrent un
-simulacre de village. Quelques rares troupeaux
-de buffles et de bœufs vaguent, sans gardien,
-à travers le bois ou la plaine, et viennent camper
-sur la voie que nulle barrière ne défend.
-Notre machine les éveille à coups de sifflet ; elle
-est d’ailleurs munie à leur intention d’un large
-chasse-pierre à claire-voie construit en barres
-de fer assez solides et assez fortement liées
-entre elles pour balayer un bœuf.</p>
-
-<p>Le malheur de la Bulgarie et de bien d’autres
-pays en Orient c’est que, durant une longue
-suite de siècles, tous les fruits du labeur humain
-en ont été emportés au fur et à mesure de la
-production et consommés à l’étranger. Rappelez-vous
-la doléance de ce paysan du Danube
-qui vint à Rome sous Marc-Aurèle protester
-devant le Sénat :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome ;</div>
-<div class="verse i3">La terre et le travail de l’homme</div>
-<div class="verse">Font pour les assouvir des efforts superflus.</div>
-<div class="verse i3">Retirez-les : on ne veut plus</div>
-<div class="verse i3">Cultiver pour eux les campagnes.</div>
-</div>
-
-<p>On ne le voulait plus et l’on avait raison,
-mais on a continué à travailler pour les Romains,
-puis pour les Grecs, puis pour les Turcs.</p>
-
-<p>C’est l’histoire toujours vieille et toujours
-nouvelle.</p>
-
-<p>Nous voyons à chaque station des quantités
-de blé que les indigènes vannent, criblent et
-amoncellent en larges tas. Où ira-t-il, ce blé,
-et surtout qu’est-ce que les producteurs recevront
-en échange ? En restera-t-il quelque chose
-dans le pays, maintenant que la Bulgarie est
-une principauté indépendante ou peu s’en faut ?
-Le régime de la propriété est encore très primitif :
-sauf quelques rares exceptions, la terre
-appartient à l’État ou aux communes, qui prêtent
-au paysan ce qu’il veut et peut cultiver.
-Le Bulgare laboure, sème, moissonne et paye
-la dîme pour solde de tout compte. Dans ces
-conditions, il me semble qu’on pourrait vivre
-et même avec le temps amasser quelque chose ;
-mais le capital fait défaut. Il faudrait que des
-colons étrangers vinssent apporter leur argent,
-leurs instruments de travail, leurs procédés de
-culture. Reste à savoir s’ils seraient bien accueillis,
-et l’on m’assure que non. D’ailleurs
-la sécurité des campagnes est presque nulle.
-Deux stations ont été pillées depuis une quinzaine,
-un chef de gare blessé grièvement à la
-tête et au bras, la recette enlevée, les dépôts
-de marchandises, établis par quelques particuliers
-sur la voie, dévalisés. On nous dit que la
-saison du brigandage tire à sa fin, car, après
-la chute des feuilles, les taillis dépouillés n’offriront
-plus que des refuges percés à jour. La
-tactique des malfaiteurs consiste à envahir les
-gares après le passage du dernier train, et il en
-passe deux en vingt-quatre heures. Ils prennent
-d’abord ce qu’ils trouvent, ensuite ils mettent
-les employés à la torture pour se faire donner
-l’argent caché. Ceux qui ont fait le dernier coup,
-à Vetova, étaient vêtus en Turcs, ce qui ne
-prouve pas grand’chose ; les écumeurs de la
-frontière grecque ont de tout temps emprunté
-le même déguisement. Je demande à M. Wiener,
-qui est chez lui sur cette ligne, comme
-secrétaire général de la Société d’exploitation,
-si les blessés et les volés ont quelques chances
-d’obtenir justice ; il n’ose pas répondre affirmativement.
-Tout récemment encore, on a volé
-quinze rails sur la voie ; on les a fait entrer
-dans la construction d’une maison de Varna ;
-les voleurs ou tout au moins les receleurs ont
-été pris la main dans le sac ; mais la justice du
-pays les a laissés tranquilles. Question de patriotisme.
-Les Bulgares ne se condamnent pas
-entre eux. Ils devraient cependant quelques
-égards à une Compagnie dont le personnel cosmopolite
-leur a fourni un ministre, un président
-de cour et un juge, ancien bourrelier des chemins
-de fer orientaux. L’inspecteur général, qui
-nous fait compagnie depuis Roustschouk jusqu’à
-Varna, est un Français du meilleur monde,
-jeté dans ces pays perdus par je ne sais quel
-caprice du sort. M. de Gisors, c’est son nom,
-ferait assurément bonne figure dans le conseil
-du prince Alexandre ; mais peut-être aimerait-il
-mieux sa mie au gué ! Les ministres de Bulgarie
-sont payés quinze mille francs par an.</p>
-
-<p>Nous déjeunons à la station de Scheytandjik
-(en turc : petit diable). On nous y sert des perdreaux
-que le grand diable lui-même ne saurait
-pas découper, arrosés d’un vin de pays qui ne
-vaut pas le diable. Mais comme il est une heure
-et quart et que nous mourons de faim, nous
-dévorons un simple rôti d’oie, de grosses pâtisseries
-à la turque et une compote de pêches
-piquées d’amandes et baignées dans un sirop
-qui sent la rose à plein nez. Voilà qui est mauvais !
-pensez-vous. Eh bien ! non !</p>
-
-<p>La voie traverse sans façon deux ou trois
-cimetières turcs dont les stèles déjetées, frustes
-ou brisées, nous feraient croire à un abandon
-séculaire, d’autant plus qu’il n’y reste pas un
-cyprès, pas un seul de ces arbres dont les musulmans
-ont coutume d’ombrager le champ de leurs
-morts. Cette désolation funèbre me fait penser
-naturellement aux vivants. Que deviendront les
-Turcs en Bulgarie ? Le culte, la loi, les mœurs,
-l’organisation de la famille, tout contribue à faire
-des musulmans un peuple à part qui ne peut
-guère vivre au milieu des chrétiens qu’à la condition
-d’y vivre en maître. L’histoire de l’Algérie
-française depuis cinquante-trois ans semble démentir
-cette thèse ; mais, notre politique et notre
-tolérance y ont créé au profit des Arabes un
-<i lang="la" xml:lang="la">modus vivendi</i> non seulement acceptable, mais
-honorable ; sans quoi une population fière et
-vaillante et dix fois plus nombreuse que nous
-dans son propre pays se serait fait tuer jusqu’au
-dernier homme ou nous aurait exterminés. Il en
-va tout autrement dans les pays où les Turcs sont
-en minorité au milieu de raïas affranchis de la
-veille, animés de ressentiments séculaires, ignorants
-et fanatiques pour la plupart. Les sacrifices
-que l’empire ottoman s’est imposés coup sur
-coup ont laissé les Turcs de la Grèce, de la
-Serbie, de la Roumanie et de la Bulgarie dans
-une situation intolérable, qui les contraindra tous
-à s’expatrier tôt ou tard. Des malheureux, des
-innocents expient ainsi douloureusement les violences
-de leurs ancêtres. Et nous, Français des
-provinces de l’Est, nous dont le cœur saigne
-encore des abominations de la conquête, comment
-resterions-nous insensibles à leurs malheurs ?
-Notre justice et notre humanité sont mises
-tous les jours à d’étranges épreuves par cette
-liquidation européenne qui vient de commencer
-sous nos yeux : d’un côté, la ruine et la désolation
-des anciennes provinces turques nous portent à
-maudire un régime qui dévastait et stérilisait
-tout ; de l’autre, il est bien malaisé d’applaudir
-la réparation de l’injustice par l’injustice et
-l’expulsion d’une barbarie par une autre.</p>
-
-<p>Après la station de Schoumla, qui est à cinq
-ou six lieues de Schoumla, et que les constructeurs
-de la voie ont baptisée du nom de Schoumla-Road,
-une petite oasis de choux verts, grande
-comme un jardin de curé, nous révèle une heureuse
-modification dans le sol et dans la culture.
-Cela ne nous mènera pas loin, nous verrons
-encore longtemps des plaines en friche et des
-collines effrayantes de calvitie ; mais, après tout
-ce que nous avons vu dans la journée, c’est une
-joie que de découvrir un filet d’eau sale qui
-serpente languissamment dans un ravin. L’eau
-ne tardera pas à se montrer en abondance ; nous
-allons traverser de vastes étendues de roseaux,
-longer des étangs fabuleux dont un seul, à droite
-du train, a dix-sept kilomètres de long, et c’est
-ainsi que nous arriverons à la triste bicoque de
-Varna. Nous en avons aperçu juste assez pour
-n’être pas tentés d’en admirer davantage. L’essentiel,
-pour nous, c’est d’apprendre qu’on peut
-s’embarquer, ce qui n’arrive pas tous les jours.
-M. de Gisors nous avait annoncé à mi-chemin
-que la mer Noire serait mauvaise ; aux dernières
-nouvelles, elle est passable, et l’accueil qu’elle
-nous fait pourrait être plus rébarbatif.</p>
-
-<p>Il suffirait de quelques millions pour transformer
-la méchante rade de Varna en un port
-vraiment confortable ; mais ces millions, la
-pauvre Bulgarie ne les a pas, et qui peut dire si
-elle les aura jamais ? Tout l’effort du gouvernement
-s’est réduit à construire un mauvais embarcadère
-pour les canots sur un récif incessamment
-battu par la vague ; et, pour s’indemniser de ce
-grand sacrifice, il a frappé d’un droit de demi
-pour cent <i lang="la" xml:lang="la">ad valorem</i> tous les colis qui débarquent
-ici. C’est pourquoi les bateaux marchands,
-quand la chose leur est possible, ne manquent
-pas d’aller chercher un port en Roumanie, soit
-Kustendjé, soit Galatz, soit Braïla. Quant à
-nous, grâce au talisman que M. Nagelmackers
-tient en poche, nous n’avons eu affaire à la douane
-qu’une fois dans la gare française d’Avricourt,
-où un employé supérieur, charmant homme,
-voulut absolument se faire présenter à nous. J’ai
-abusé de cette immunité pour introduire en
-fraude vingt cigarettes de tabac turc.</p>
-
-<p>Cinq ou six grosses barques, manœuvrées
-vigoureusement par des Grecs, nous chargent
-avec nos bagages et nous voiturent sur la mer
-houleuse, jusqu’au bateau du Lloyd, l’<i>Espero</i>,
-où l’on a retenu les meilleures chambres pour
-nous. J’aurai le plaisir de coucher sur la tête
-de M. Regray, ingénieur en chef au chemin de
-fer de l’Est. Tout va bien : il est bon compagnon
-et à l’épreuve du mal de mer. Un homme heureux
-dans ce quart d’heure solennel de l’embarquement
-sur la mer Noire, c’est le docteur Harzé,
-de Liège, médecin de la Compagnie des wagons-lits
-et de la légation belge à Paris, voyageur
-acharné, qui va souvent à Rome fraterniser avec
-les jeunes artistes de notre Académie et qui,
-dans sa fureur de déplacements et villégiatures,
-est venu jusqu’à Metz en 1870 donner ses soins
-à nos blessés. Il s’était promis, en partant, de
-nous guérir tous à la file, et il en était, ma foi,
-bien capable, car il a autant de savoir que
-d’entrain. Nous avons voyagé si vite et nous
-nous sommes tellement amusés, que nul de nous
-n’a trouvé le temps d’être malade. Tout cela va
-changer, Dieu merci ! Mais, hélas ! cher docteur,
-il n’y a point de félicité parfaite en ce bas monde !
-Le mal qui nous menace est de ceux que la médecine
-fut toujours impuissante à guérir.</p>
-
-<p>Nous profitons des dernières lueurs du jour
-pour faire connaissance avec le paysage, qui n’est
-pas beau, et avec notre nouveau domicile. La
-côte paraît triste et nue et la végétation misérable.
-Deux forts perchés sur deux hautes collines
-protègent la rade et la ville. Nous n’avons
-vu d’un peu original en quittant la terre qu’un
-campement de bestiaux de toute sorte, bœufs,
-buffles, chevaux, porcs et brebis, couchés ou debout,
-pêle-mêle, au bord de la mer, dans un
-enclos pavé de boue qui doit être la salle d’attente
-des animaux. Notre navire est bondé de
-voyageurs, de pauvres gens surtout, de paysans
-turcs émigrés qui ont quitté la Bulgarie avec
-leurs femmes et leurs enfants. Depuis l’avant
-jusqu’à l’escalier du roufle, le pont est encombré
-de costumes très pittoresques dans leur délabrement,
-de physionomies fières et nobles dans
-leur tristesse résignée. J’assiste à la toilette de
-deux bébés que leur mère arrose d’eau pure, à
-pleine aiguière, avant de les étendre parallèlement,
-sous le ciel, entre deux couvertures piquées.
-A quelques pas plus loin, un murmure
-de voix sortant d’un large trou carré me fait découvrir
-dans l’entrepont toute une population de
-femmes et d’enfants accroupis et serrés les uns
-contre les autres. De cette lamentable agglomération
-s’élève une odeur fade d’air désoxygéné.
-Ces malheureuses et ces innocents vont passer
-quatorze heures dans ce trou, plus mal logés que
-le troupeau de moutons qui tient compagnie à
-nos colis dans la cale des marchandises. Et comment
-vivront-ils demain ? Quel est le morceau
-de pain qui les attend dans la capitale des
-croyants ? Voilà l’envers de l’émancipation des
-raïas, le contre-coup des grands événements qui
-ont affranchi les chrétiens dans la presqu’île des
-Balkans. Mais la cloche du bord annonce notre
-dîner, et nous courons nous entasser dans une
-salle à manger assez basse, comme de raison, et
-éclairée au pétrole. Dans ces conditions, la mer
-n’a pas besoin de s’agiter beaucoup pour mettre
-à mal les estomacs susceptibles : la chaleur et
-l’odeur suffisent grandement. Aussi voyons-nous
-en moins d’un quart d’heure nos rangs fort
-éclaircis et les assiettes délaissées dans les proportions
-d’une sur deux. Quelques-uns de nos
-compagnons se rétablissent au grand air sur le
-pont ; beaucoup d’autres ont piqué une tête au
-fond de leur cabine et ne reparaîtront plus avant
-le jour. Pendant ce temps, le navire fait bonne
-route ; ces bâtiments du Lloyd sont bien construits,
-sans excès d’élégance ni de confort, et
-commandés par les meilleurs marins des rives
-de l’Adriatique. J’ai pris le thé jusqu’à minuit,
-en fumant force cigarettes, avec M. Berthier, le
-plus joli causeur et le plus fin Parisien qui ait
-jamais présidé le tribunal de commerce, puis je
-me suis couché en enjambant M. Regray, et j’ai
-si bien dormi que mon camarade de chambre a
-dû me secouer en criant : « Mais levez-vous
-donc ! Il fait jour, et nous sommes dans le Bosphore ! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>V</h3>
-
-
-<p>En effet, nous étions à l’entrée du Bosphore.
-La prudence du gouvernement turc en interdit
-l’accès même aux bâtiments de commerce
-depuis le crépuscule jusqu’au lever du soleil.
-Mais le soleil s’était levé avant moi, les formalités
-de police et de santé étaient remplies ; déjà
-notre aimable Missak-Effendi s’était fait débarquer
-sur la côte de Thrace, où sa famille l’attendait
-pour quatre jours après quatre ans d’absence.
-Déjà nous avions embarqué le drogman et un
-conseiller de la légation belge, ainsi que
-M. Weil, inspecteur général des agences de la
-Compagnie Nagelmackers. Ce jeune Français,
-décoré comme officier en 1871, s’était chargé
-obligeamment de préparer notre séjour, d’organiser
-nos promenades, d’obtenir les firmans, de
-faire les logements à l’hôtel. Et il s’était acquitté
-de sa tâche avec tant de zèle et d’esprit, que
-nous n’eûmes, pour ainsi dire, qu’à nous laisser
-vivre, car les spectacles et les plaisirs vinrent
-spontanément à nous, sans nous donner le temps
-de désirer la moindre chose.</p>
-
-<p>Nous trouvons maintenant que l’<i>Espero</i> marche
-trop vite : ce ne serait pas trop d’une demi-journée
-pour détailler les deux panoramas qui se
-déroulent simultanément sous nos yeux. Ce profond
-et rapide canal d’eau presque douce, qui
-emporte à la mer de Marmara le large tribut du
-Danube, du Don, du Dniester, du Dnieper et des
-cinq ou six autres fleuves de la mer Noire, tient
-une place énorme dans l’histoire du genre humain.
-Il a eu pour marraine une maîtresse de
-Jupiter, la belle Europe, qui le traversa à cheval
-ou, pour parler correctement, à taureau, sur
-la croupe du maître des dieux. Que d’autres aventures
-depuis celle-là, jusqu’à la fanfaronnade de
-lord Byron nageant vers la tour de Léandre ! Ici,
-l’histoire est aussi merveilleuse que la légende :
-rappelez-vous le passage de Darius, le pont de
-bateaux de Xerxès, la mer fouettée de verges
-par ce grand fou qui tomba amoureux d’un platane
-et lui donna plus de bijoux que jamais financier
-n’en promit à une danseuse de l’Opéra. Les
-barbares, les demi-barbares et les civilisés, les
-païens et les chrétiens, les orthodoxes, les schismatiques,
-les musulmans, se sont donné rendez-vous
-dans ce champ clos pendant plus de
-deux mille ans pour disputer l’empire du monde.
-Et tout n’est pas fini, puisque Constantinople est
-le centre autour duquel gravite depuis un siècle
-au moins la politique européenne.</p>
-
-<p>Quoique la ville ne compte pas, selon toute
-apparence, un million d’habitants, elle s’étend
-par ses faubourgs depuis l’entrée de la mer
-Noire jusqu’à la mer de Marmara, sur toute la
-rive d’Europe, sans parler de Scutari et de
-cette banlieue asiatique qui va de Béicos à Kadikeui.
-Il est vrai d’ajouter que les magnificences
-de ces bords enchantés sont presque toutes
-en façade. Les palais, les villas, les kiosques,
-s’étalent à nos yeux comme un décor de théâtre
-derrière lequel on ne trouve souvent que des
-montagnes et des ravins. Des bâtiments de grande
-apparence ne sont que des chalets peints en
-pierre, comme l’ambassade de France à Thérapia.
-Le sultan qui en fit largesse à Napoléon I<sup>er</sup>
-n’avait certes pas lésiné sur la dépense ; mais
-l’humidité du détroit est si pénétrante en hiver
-qu’elle démolirait les murailles les plus solides ;
-les cloisons lui résistent mieux. Cependant le
-bois peint se désagrège avec le temps. Nous
-remarquons beaucoup d’habitations en ruines
-que l’on ne songe pas à réparer, soit que le propriétaire
-ait éprouvé des revers de fortune, soit
-qu’il ait eu la fantaisie de porter ses pénates
-ailleurs. Les lieux communs qui se débitent encore
-de temps en temps sur les Turcs campés
-en Europe prennent ici une apparence de vérité.
-Les Arméniens, les Grecs, les Francs, les Turcs
-surtout, lorsqu’ils étaient maîtres de l’Orient,
-ont fait ici, pour leur plaisir ou pour leur vanité,
-des dépenses incalculables. Un seul kiosque,
-construit sur la rive d’Asie et offert au sultan par
-Méhémet-Ali, a coûté six millions de francs ; il
-est abandonné depuis longtemps et tombe en
-ruines. Le khédive Ismaïl-Pacha s’est fait bâtir
-ici une résidence royale, entourée de jardins
-comme on n’en voit que dans les <i>Mille et une
-Nuits</i> ou dans le service de M. Alphand à Paris ;
-l’ancien sultan Mourad est confiné à Tchéragan,
-dans un palais immense, et l’empereur régnant
-Abd-ul-Hamid logerait aisément dix mille hommes
-derrière les façades marmoréennes et les
-énormes grilles dorées de Dolma-Bagtché. Eh
-bien, faut-il vous l’avouer ? ce que j’ai aperçu de
-plus beau sur la rive d’Europe, c’est un ouvrage
-militaire du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle, Rouméli-Hissar, élevé par
-Mahomet II.</p>
-
-<p>Un jeune passager arménien qui a appris le
-français à Constantinople, et qui par conséquent
-le parle bien, nous a fait les honneurs du Bosphore
-depuis Bujukdéré jusqu’à Top-Hané.
-Nous avons mesuré en passant la profondeur
-du canal, grâce à un paquebot des Messageries
-françaises, la <i>Provence</i>, qui a été coulé à pic et
-qui élève hors de l’eau juste la pointe de son
-grand mât. L’<i>Espero</i> stoppe, les embarcations
-nous abordent, les interprètes nous envahissent ;
-il ne nous reste plus qu’à descendre, mais nous
-ne sommes pas pressés, car ce qu’il y a de plus
-beau dans cette ville, je le sais par expérience,
-c’est le premier coup d’œil, le profil des collines,
-la découpure des dômes et des minarets
-sur le ciel, la couleur chaude et variée des édifices
-petits et grands, le va-et-vient des navires
-et des caïques sur le Bosphore et dans la Corne-d’Or,
-la merveilleuse diversité des types et des
-costumes. Le voyageur assez heureux ou assez
-courageux pour s’en tenir à la première impression,
-s’extasier franchement un quart d’heure
-et retourner chez lui sans demander son reste,
-ne ferait pas un mauvais calcul. Mais la <i>Mouche</i>
-du Lloyd qu’on a mise obligeamment à notre
-service est déjà lestée des bagages. Éveillons-nous
-d’un trop beau rêve ; allons perdre nos
-illusions.</p>
-
-<p>Grâce à la qualité officielle de M. Olin, qui
-doit nous attirer des faveurs de toute sorte, nous
-débarquons à la grille de Top-Hané, qui est la
-fonderie impériale des canons. Huit ou dix landaus
-de grande remise, à cochers galonnés, nous
-attendent avec les interprètes sur le siège ; nos
-bagages suivront sur le dos des <i>hammals</i> ou
-portefaix turcs, qui sont les plus honnêtes gens
-du monde. Et nous voilà galopant en file indienne
-sur le pavé capricieux et dans la boue
-gluante de Galata, le long des boucheries, des
-cafés, des gargotes, des épiceries ou <i>baccals</i>,
-dont la seule odeur fournirait douze chapitres à
-M. Zola, des boutiques de fruitiers admirables
-où resplendissent l’or des raisins, le corail des
-piments, la pourpre des tomates, le grenat des
-jujubes, l’améthyste épiscopale des aubergines.
-Je me sens rajeunir de trente ans aux cris de la
-rue, en entendant brailler un gamin grec qui
-vend des radis rouges : « <i>hokkina rapanakia !</i> »
-et un jeune Turc qui colporte presque aussi
-bruyamment le lait caillé ou <i>yaourt</i>. Nous
-sommes arrêtés un moment par la rencontre de
-quatre Turcs superbes qui portent, suspendu à
-des arceaux de bois, un tonneau presque aussi
-monumental et aussi lourd que le foudre de
-Heidelberg. Les mendiants profitent de l’occasion
-pour s’abattre sur nous. Toujours les mêmes,
-ces gaillards-là ! J’ai bien cru en reconnaître
-un ; ce serait pourtant grand miracle si en trente
-ans il n’avait pas vieilli. Les chiens pullulent
-toujours dans les rues, et ils sont plus laids,
-plus crottés, plus galeux et plus bruyants que
-jamais. Mais voici du nouveau, de l’inconnu,
-de l’inédit. Devinez quoi ? Je vous le donne
-en mille : un tramway, mais un tramway assurément
-comme vous n’en avez pas vu : les
-rails posés sur une rampe de sept centimètres
-par mètre, une vieille voiture qui doit avoir été
-dans son temps diligence en Auvergne ou coucou
-dans quelque banlieue, deux chevaux qui descendent
-la montagne au grand galop, et un <i>saïs</i>
-qui dégringole plus vite encore, car son métier
-consiste à précéder la voiture et à repousser les
-passants qui voudraient se faire écraser. Je dois
-dire que toutes les lignes ne sont pas également
-vertigineuses et qu’on y voit rouler par-ci par-là
-du matériel presque neuf. Les fiacres sont encore
-assez rares, faute de rues suffisamment
-carrossables, et les chevaux de selle à la disposition
-du public stationnent comme autrefois
-dans les carrefours, chaque animal flanqué de
-son propriétaire, qui suit à pied le cavalier au
-galop et le devance quelquefois. Peu ou point
-de charrettes en ville, mais force caravanes de
-baudets, de chevaux de bât et même de chameaux
-chargés de briques, de pierres, de planches
-et autres matériaux de construction. Car
-on bâtit beaucoup de maisons neuves à Péra, et
-même de fort belles, au milieu des baraques de
-bois qui s’effondrent et des ruines qu’on abandonne
-à leur destin. Quelques masures d’autrefois,
-les plus vieilles et les plus déjetées, ont
-conservé l’aspect mystérieux des habitations turques ;
-mais ce sont de très rares exceptions, de
-même que les maisons chrétiennes à Stamboul :
-la population de la ville tend à se cantonner de
-plus en plus par affinités électives, selon les
-cultes et les nationalités.</p>
-
-<p>L’hôtel du Luxembourg, appelé aussi Grand
-Hôtel, qui doit nous héberger presque tous, est
-établi en bonne place et en bon air dans la grande
-rue de Péra. C’est une vaste maison presque
-neuve et très propre, bâtie économiquement par
-des spéculateurs qui en tirent un bon loyer.
-Notre hôtelier, M. Flament-Belon, est un Français
-actif et intelligent qui a passé sa vie en
-Orient, fait et défait plusieurs fois sa fortune et
-honorablement élevé une famille de sept enfants.
-Hélas ! l’aubergiste français est un type qui tend
-à disparaître. Il sera bientôt remplacé, même en
-France, par une espèce de diplomate allemand
-qui porte la cravate blanche et les mains sales
-et dont la politesse, insolente et rapace, fait
-tourner le lait dans les tasses et aigrit le vin
-dans les bouteilles. Les braves gens qui ont hébergé
-ma jeunesse voyageuse nous logeaient
-moins confortablement, à coup sûr, ne nous alimentaient
-peut-être pas beaucoup mieux et ne
-nous donnaient pas pour rien ce qu’on vend très
-cher aujourd’hui ; mais leur visage nous servait,
-dès l’arrivée, un plat de bonne mine. Ils avaient
-une façon de souhaiter la bienvenue qui disait :
-Vous êtes chez vous. Ils reconnaissaient un
-client au bout de dix années et lui demandaient
-des nouvelles de sa famille. S’ils vous voyaient
-pour la première fois, ils s’excusaient, ou peu
-s’en faut, de ne pas vous connaître encore et
-vous posaient assez de questions pour vous connaître
-à fond dans un instant. Bref, on était
-chez eux un peu moins qu’un ami, mais beaucoup
-plus qu’un numéro, et, la note acquittée,
-on ne dérogeait pas en les remerciant des attentions
-qu’ils vous avaient données par-dessus le
-marché. Voilà ce qu’on ne rencontre plus guère
-à Cauterets, à Nice ou à Trouville ; voilà ce que
-nous avons trouvé avec un peu de surprise et
-beaucoup de plaisir chez ces bonnes gens du
-Grand Hôtel de Péra. Ils avaient fait l’impossible
-pour nous loger convenablement aux deux
-premiers étages de la maison, et les voyageurs
-arrivés avant nous les y avaient aidés avec une
-bonne grâce vraiment rare : par exemple, j’ai
-su que ma chambre avait été cédée obligeamment
-par le jeune prince Grégoire Soutzo, fils
-de l’ancien ministre des affaires étrangères,
-Athénien de naissance, Roumain par naturalisation
-et licencié ès lettres de la Faculté de Paris.
-Après une heure d’ablutions qui m’eût semblé
-délicieuse si l’eau de Constantinople était moins
-sale, un déjeuner passable réunit à la table
-d’hôte toute la bande joyeuse des wagons-lits ;
-puis, sans perdre un moment, dociles et disciplinés
-comme les clients anglais de l’agence
-Cook, nous nous mettons en devoir d’épuiser
-l’ordre du jour tel que M. Weil l’a rédigé.</p>
-
-<p>Notre guide est un aide de camp du sultan, le
-général Ahmed, qui a terminé ses études à Paris
-non pas, comme on pourrait le croire, à l’École
-d’état-major, mais dans l’atelier de Gérome. Il
-était peintre, et même assez bon peintre pour que
-Courbet lui demandât un de ses paysages et que
-le jury du Salon lui décernât une mention honorable.
-C’est que la spécialité ne sévit pas aussi
-despotiquement chez les Orientaux que chez
-nous. Fuad-Pacha, le grand Fuad, était médecin
-militaire avant de devenir le second personnage
-de l’État. J’ai retrouvé à Bucarest un grand
-garçon fort intelligent, M. Obedenare, que j’avais
-connu étudiant en médecine. Quand je lui demandai
-ce qu’il était devenu depuis le temps, cet
-excellent docteur me répondit qu’il était premier
-secrétaire à la légation de Rome. Le général
-Ahmed fait monter le ministre du roi des Belges
-dans une magnifique voiture à la livrée du
-sultan ; nous retrouvons les landaus qui nous ont
-amenés à l’hôtel et nous partons en troupe pour
-le palais de Dolma-Bagtché. Ce qui caractérise
-aujourd’hui le luxe oriental, c’est qu’il est fabriqué
-de toutes pièces à Paris, à Aubusson, à
-Saint-Gobain, à Baccarat, dans toutes les manufactures
-de France. Tandis que nous nous disputons
-à l’hôtel Drouot les tapis de la Perse, de
-l’Inde et de la Turquie, on n’apprécie ici que nos
-moquettes ; les meubles fabriqués au faubourg
-Saint-Antoine sont tendus invariablement en
-soieries de Lyon. Rien de plus riche que ces intérieurs
-où l’on n’a regardé à la dépense que
-pour la pousser au maximum ; mais la moindre
-vieillerie originale et nationale ferait beaucoup
-mieux notre affaire. Les glaces de trente mètres
-carrés, les candélabres de cristal à deux cent cinquante
-bougies, les cheminées revêtues de malachite
-ou enrichies des porcelaines les plus élégantes
-de la rue Paradis-Poissonnière, ne valent
-pas pour nous une lampe de mosquée ou même
-un seul carreau de belle majolique. Plusieurs
-choses m’ont intéressé dans ce palais immense
-et ruineux, par exemple les salles de bain construites
-en albâtre oriental et une petite galerie de
-tableaux modernes où l’on est tout heureux de
-retrouver le <i>Gynécée</i> de Gérome (est-ce bien
-ainsi qu’on l’appelle ?) et quelques-unes des meilleures
-toiles de Fromentin, de Berchère et de
-Pasini. Mais la salle des fêtes où l’on posait une
-petite bande de carpette extrêmement simple
-pour la réception du Courbam-Beïram m’a seule
-émerveillé par la hardiesse de sa construction et
-la noblesse de ses lignes. Lorsqu’une œuvre
-d’architecture a été conçue grandement, les incorrections
-de détail sont noyées dans la beauté
-de l’ensemble. Témoin l’effet de Saint-Pierre de
-Rome, où le détail est souvent des plus défectueux.</p>
-
-<p>Nous n’avons vu de Dolma-Bagtché que le
-<i>selamlik</i>, c’est-à-dire les bâtiments à l’usage du
-maître. Un autre palais aussi grand, peut-être plus
-grand, et renfermé dans la même enceinte, est occupé
-par le harem du sultan, qui est tout un monde
-et un monde soigneusement fermé, comme on sait.
-Mais nous avons pu effleurer sans indiscrétion
-les délices et les splendeurs de la vie de famille
-chez un musulman couronné, car, au sortir de
-Dolma-Bagtché, Ahmed-Pacha nous a conduits
-au kiosque de Beylerbey, dont les fenêtres étroitement
-grillées prouvent qu’Abd-ul-Azis n’y habitait
-pas seul. Un petit vapeur du sultan et quatre
-caïques impériaux enlevés (c’est le mot) par des
-rameurs vêtus de blanc nous transportent à la
-rive d’Asie et nous déposent sur l’escalier déjà
-quelque peu délabré de ce joli palais. C’est là
-que l’impératrice Eugénie a reçu l’hospitalité
-en 1869, dans la dernière année de sa gloire et
-de son bonheur. La prise de possession d’un tel
-nid par la princesse la plus gracieuse de l’Europe
-et sa petite cour en belle humeur fut assurément
-une fête comme le Bosphore en avait peu vu.
-Figurez-vous les étonnements et les curiosités,
-les cris d’admiration et les éclats de rire de
-quelques fines Parisiennes introduites dans cette
-sorte de cloître conjugal qui s’appelle un harem.
-Il devait être délicieux, le kiosque de Beylerbey ;
-il l’est encore, et beaucoup, puisque nous en
-sortons enchantés sous un ciel noir, pour aller
-visiter ses jardins sous une pluie battante.</p>
-
-<p>Deux mots sans plus à l’adresse des poètes et
-des jardiniers. Les uns, par leurs descriptions
-plus brillantes que véridiques, ont abusé les autres
-sur le climat et la végétation de ce pays. La
-géographie elle-même a pu accréditer beaucoup
-d’erreurs en nous montrant Constantinople sur
-le même degré de latitude que Naples. Hélas !
-Constantinople n’a pas le climat de Naples, il
-s’en faut ! Le ciel y est très dur au pauvre
-monde ; il y vente à force, il y neige à profusion
-et il y gèle à pierre fendre. Aussi la nature y
-est-elle assez exactement ce qu’elle est à Paris.
-La Grèce a de beaux orangers, voire des palmiers
-assez grands qui vont jusqu’à promettre
-des dattes : ici, vous ne rencontrerez pas même
-un olivier. Aussi les jardins d’agrément, fût-ce
-autour des palais impériaux, ont les mêmes massifs
-et les mêmes corbeilles que nos squares ;
-troènes et fusains par-ci, coleus, anthémis,
-fuchsias et géraniums par là, et rosiers de Bengale
-à profusion. Je n’en ai pas aperçu beaucoup d’autres.
-Mais un vrai sage se peut contenter à ce
-prix ; je ne suis pas venu ici pour voir mûrir les
-ananas en pleine terre, et ce n’est pas sans un
-secret contentement que je retrouve si loin de
-chez nous mon modeste jardin de Pontoise. Pour
-couronner dignement cette excursion en Asie,
-nous gravissons deux ou trois étages de terrasses
-et nous allons déranger deux malheureux
-couples de tigres fort beaux d’ailleurs et bien
-nourris derrière leurs barreaux de fer. Ce sont
-les derniers survivants de la ménagerie d’Abd-ul-Azis.</p>
-
-<p>Nous nous rembarquons pour l’Europe, et l’on
-nous met à terre à la pointe du vieux sérail.
-C’est tout ce qu’il y a de plus curieux dans
-Stamboul, le beau du beau, le fin du fin, la
-quintessence, quoique le vieux sérail (ou palais)
-soit brûlé, comme presque tous les monuments
-qui datent de la conquête. Ahmed-Pacha, qui
-n’a point mandat de nous épargner les émotions,
-au contraire, nous introduit d’abord dans le
-trésor des sultans, dont la clef seule est un
-morceau qui mériterait le voyage. Elle n’a pas
-encore tourné dans la serrure que le joyeux représentant
-du <i lang="en" xml:lang="en">Times</i> nous propose un coup analogue
-à celui que les Anglais ont exécuté en
-Égypte : « Messieurs, dit-il, nous sommes trente
-et les gardiens ne sont que quatre. Égorgeons-les
-et prenons tout. » Comme il disait ces mots,
-trente ou quarante jeunes Turcs semblent sortir
-de terre et prennent position devant les vitrines,
-non certes pour les défendre, mais plutôt pour
-nous en faire les honneurs. Ce trésor est surtout
-précieux comme musée. Je ferais assez bon
-marché des métaux précieux et des pierreries
-qu’il contient, sans excepter le trône d’or massif
-tout incrusté de joyaux, et les coussins brodés
-de perles, et les boisseaux de diamants, de saphirs,
-d’émeraudes et de rubis. Tout cela vaut
-bon nombre de millions, j’en conviens ; mais
-parlez-moi des armes, des armures, des étoffes,
-des broderies, de cette collection fabuleuse qui
-contient les costumes d’apparat de tous les sultans
-depuis Mahomet II, avec tous leurs poignards
-et leurs aigrettes impériales. Devant cet
-amoncellement de belles choses, on est pris
-d’une certaine reconnaissance pour les despotes
-qui les ont conservées religieusement au milieu
-de nécessités quelquefois très urgentes. Abd-ul-Azis
-est le seul, dit-on, qui ait puisé parfois dans
-les boisseaux de diamants pour donner des parures
-à ses femmes ; mais, à l’époque où il l’a
-fait, n’était-il pas déjà irresponsable ?</p>
-
-<p>On dit que la mosquée d’Irène renferme un
-précieux dépôt d’antiquités musulmanes et des
-armes du temps des croisades ; mais les simples
-giaours comme nous ne sont point admis à les
-voir. Par compensation, l’on nous a régalés
-d’une visite au kiosque de Bagdad. C’est la seule
-fantaisie archéologique qui soit jamais éclose
-dans l’esprit d’un sultan ; mais quelle heureuse
-idée d’employer à la décoration d’un édifice du
-<small>XV</small><sup>e</sup> siècle les débris les plus beaux et les plus
-curieux de l’antique industrie musulmane ! Les
-revêtements de faïence, empruntés apparemment
-à quelques mosquées hors d’usage, suffiraient
-seuls à la gloire et à la fortune d’un musée d’art
-décoratif. Il y a eu de grands artistes turcs, par
-exemple celui qui a martelé ce magnifique dais
-de cuivre doré, vrai chef-d’œuvre de chaudronnerie
-qu’on admire dans le jardin. Les riches
-exemplaires du Koran, qu’on garde ici dans la
-petite bibliothèque du vieux sérail et que nous
-n’avons pas eu le temps d’admirer à notre aise,
-valent bien nos missels du moyen âge par la
-beauté des ornements et le fini de l’exécution.</p>
-
-<p>A force d’aller, de venir et de tourner sur cet
-étrange et précieux coin de terre où l’on voit de
-vieux jardins avec des ifs taillés à la mode de
-Versailles, de vieux serviteurs du palais, et
-même un vieux harem peuplé de sultanes en retraite,
-nous avions fini par sentir la fatigue.
-Ahmed-Pacha s’en aperçut et nous fit asseoir
-dans le kiosque d’Abd-ul-Medjid, qui n’est pas
-très beau par lui-même, mais qui jouit d’une
-vue incomparable sur la mer. On nous y servit
-un café délicieux, précédé d’une cuillerée de
-sorbet à la rose et du verre d’eau de rigueur
-avec la cigarette de Djebeli, qui remplace décidément
-le chibouque dans le cérémonial hospitalier.
-Autrefois, la moindre visite entraînait non
-seulement toute une manœuvre, mais toute une
-cuisine. Le <i>chiboukdgi</i> de la maison s’avançait
-vers vous gravement, une longue pipe à la main.
-Il mesurait avec soin la distance, posait à terre
-un petit plateau de cuivre ou d’argent, y déposait
-le fourneau de l’instrument, puis décrivait
-savamment un arc de cercle avec le bout d’ambre
-pour l’amener tout juste à vos lèvres. Ce
-travail accompli, il mettait le charbon sur la pipe
-s’il n’avait commencé par la fumer lui-même au
-seuil de la porte avec une douce familiarité.
-Mais ce n’était pas tout : il fallait que chaque
-tuyau fût gratté, lavé, parfumé, lorsqu’on en
-avait fait usage ; le bout d’ambre surtout, qu’il
-fût ou non chargé de diamants à sa base, exigeait
-un entretien méticuleux, car la nicotine ne
-manquait jamais de s’y condenser. Il fallait tout
-un personnel attaché aux chibouques dans les
-maisons qui recevaient beaucoup. Avec un demi-cent
-de cigarettes sur un plateau, la politesse est
-faite, la tradition respectée, l’honneur de l’hospitalité
-orientale sauvegardé et le tracas réduit à
-rien. Comme nous remarquions l’air aisé et les
-bonnes façons des jeunes gens qui nous offraient
-les rafraîchissements d’usage, on nous apprit
-que dans tous les palais impériaux le service est
-fait par les fils des meilleures familles que leurs
-parents destinent aux emplois de la cour. C’est
-ainsi qu’autrefois, chez nous, les gentilshommes
-de grandes maisons débutaient comme pages à
-la cour du roi ou chez les princes du sang. Non
-seulement on ne déroge pas en servant le maître
-suprême, mais plus les fonctions qu’on remplit
-auprès de lui ont un caractère intime, plus elles
-sont considérées et honorées. C’est ce qui vous
-fera comprendre comment le kislar-agha marche
-de pair avec le grand vizir. Si l’un de ces deux
-personnages est le plus haut instrument de la
-volonté souveraine, l’autre, le chef des eunuques,
-est le gardien de l’honneur. Pour nous
-autres badauds de l’Occident, c’est toujours un
-objet de curiosité que la face glabre, luisante et
-molle d’un de ces hommes incomplets quand
-nous l’apercevons dans la rue à côté du cocher
-sur le siège d’une voiture de femme, ou les
-mains dans les poches devant la porte d’un palais.
-Les Orientaux, au contraire, considèrent
-l’eunuque comme un des éléments de la famille
-musulmane ; ils ne raillent jamais son malheur,
-estiment son courage et son dévouement au maître
-et envient quelquefois sa fortune, car il est
-souvent riche et toujours charitable au point
-d’épouser une veuve chargée de famille pour
-léguer ses économies à quelqu’un. Je ne crois
-pourtant pas qu’un seul de ceux qui s’offrent à
-nos yeux ait choisi de plein gré sa carrière. Or,
-il y en a de très jeunes : d’où viennent-ils ? où
-les fabrique-t-on ? La route du voyageur en ce
-pays est littéralement hérissée de points d’interrogation.
-Depuis longtemps la traite des esclaves
-blancs ou noirs, mâles ou femelles, est interdite
-par la loi. Cependant il y a toujours des esclaves,
-et la société musulmane se désorganiserait s’il
-n’y en avait plus. Mais nous ne sommes pas ici
-pour raisonner ni pour comprendre ; on fait
-avancer nos voitures, nous traversons au trot de
-vieilles cours vastes et dépavées, nous passons
-en revue des fantômes de cyprès séculaires et
-de platanes antédiluviens, nous débouchons sur
-la place du Séraskiérat, où des conscrits fraîchement
-débarqués dans le costume de leurs
-villages, quelques-uns en vestes de cotonnade
-rose et en caleçons lilas tendre, apprennent une
-manœuvre assez agréable, qui consiste à se
-baisser pour prendre la gamelle et à manger le
-repas du soir. Le soldat turc est payé très irrégulièrement,
-et il a cela de commun avec presque
-tous les fonctionnaires de l’empire, mais il est
-bien logé, bien vêtu et nourri paternellement.
-Outre sa ration de pain, qui est la même que
-chez nous, il reçoit deux fois chaque jour un
-rata de viande et de légumes, deux fois par semaine
-un plat sucré, de temps à autre une distribution
-de tabac. Sur les revenus de l’empire
-qui ont sensiblement décru avec le territoire et
-qui consistent surtout aujourd’hui dans le produit
-des douanes et la dîme des provinces asiatiques,
-c’est l’armée qui prend la grosse part.
-Le sultan, qui règne et gouverne avec un sérieux
-auquel tous les partis rendent hommage, veut
-être prêt à tout événement et défendre avec
-honneur ce qu’il possède encore en Europe. Je
-serais bien surpris si, le cas échéant, il n’était
-pas héroïquement soutenu par son armée et par
-son peuple entier. Qui vivra verra. Pour l’instant,
-c’est-à-dire à la sortie du vieux sérail, nous
-voyons les bons Turcs absorbés par une œuvre
-très pacifique : ils choisissent, achètent et emportent
-les moutons qu’ils vont immoler et
-manger à la fête du Courbam-Beïram. Ce sacrifice
-renouvelé d’Abraham est de devoir étroit,
-comme l’agape qui s’ensuit. Ce qui restera du
-mouton sera distribué aux pauvres qu’un musulman
-n’oublie jamais dans les fêtes privées ou
-publiques. Un grand marché improvisé remplit
-la place où nous défilons. Plusieurs troupeaux
-dont la laine est marquée aux couleurs de leur
-propriétaire nous montrent divers types de la
-race ovine. Le plus recherché paraît être le
-mouton à queue grasse, qui traîne après lui
-quatre ou cinq kilogrammes de suif. L’amateur
-tâte l’animal sur toutes les coutures en même
-temps qu’il le marchande, et, lorsque l’affaire est
-conclue, il charge son mouton sur le dos et
-l’emporte comme un enfant. Nous rencontrons à
-chaque pas un de ces groupes comiques, et cependant
-ni la bête ni l’homme ne devinent pourquoi
-nous rions. Le char impérial de ce bon
-M. Olin nous fraye un passage à travers la foule
-multicolore qui encombre à toute heure le pont
-de Galata. Nous montons à Péra, nous regagnons
-l’hôtel, nous dînons de grand appétit, et
-nous dormons comme des hommes qui ont roulé
-sans interruption du jeudi soir au mardi soir.
-Les plaisirs les plus vifs et les plus variés ne
-nous tiennent pas lieu de repos ; je parle en
-homme de mon âge.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VI</h3>
-
-
-<p>Il paraît que les chiens ont fait rage toute la
-nuit sous nos fenêtres et dans les rues voisines ;
-mais c’est tant pis pour eux, je ne me suis pas
-réveillé. Ces chiffonniers à quatre pattes sont
-assez tranquilles le soir ; ils se querellent de préférence
-au petit jour, quand on jette dehors les
-os et les débris de cuisine. Lorsque j’ouvris les
-yeux à huit heures, l’ordre régnait dans ce
-monde grouillant et une grosse chienne jaune,
-les deux pieds de devant sur le trottoir de l’hôtel,
-les deux pieds de derrière dans le ruisseau, allaitait
-bien tranquillement ses quatre petits. Je
-trouvai en ouvrant les yeux les dernières nouvelles
-de Paris, que le représentant de l’agence
-Havas, M. de Ridder, prit l’aimable habitude de
-m’adresser tous les matins à domicile. Presque
-au même moment, on introduisait dans ma
-chambre Hamdy-Bey, fils du ministre de l’intérieur
-et directeur des musées impériaux. Ce
-jeune homme très distingué, qui a étudié la
-peinture à Paris, dans l’atelier de mon ami
-Gustave Boulanger, m’invite à visiter les collections
-qu’il a formées et l’École de dessin dont il
-est à la fois le fondateur et le directeur. Le tout
-est situé à deux cents pas de Sainte-Sophie où
-nous devons aller après midi ; je ferai donc d’une
-pierre deux coups. Vient ensuite le correspondant
-du <i>Temps</i>, M. Domenger, écrivain de talent
-et bon Français. Je m’empare avidement de lui
-et j’abuse de sa courtoisie pour l’assassiner de
-questions. La première de toutes, vous la devinez
-bien : « Que sommes-nous ici ? Qu’y faisons-nous ?
-Comment y sommes-nous vus et traités ? Que
-devient l’influence française en Turquie ? » Eh
-bien ! il paraît que nos affaires, sans être très
-brillantes, pourraient aller plus mal. Le sultan,
-qui reçoit beaucoup et qui aime à traiter le corps
-diplomatique, apprécie particulièrement notre
-ambassadeur M. de Noailles, et ne se cache pas
-d’aimer la France qui d’ailleurs est la seule amie
-désintéressée de l’empire ottoman. Le collège
-de Galata-Séraï, fondé par M. Victor Duruy
-dans l’intérêt de l’influence française, compte
-sept cents élèves dont six cents internes qui tous
-mènent de front l’étude du turc et du français.
-Le directeur, Ismaïl-Bey, est comme de juste un
-musulman, et le sous-directeur, M. d’Hollys, un
-Français. Ismaïl-Bey, homme éclairé et juste, est
-peut-être le seul chef de service dont les subordonnés
-soient payés régulièrement en or le premier
-jour de chaque mois ; il a même obtenu
-qu’on soldât leur arriéré jusqu’au dernier centime,
-et ces bons procédés envers nous mériteraient
-peut-être du gouvernement de la République
-un témoignage de reconnaissance. Son
-second, M. d’Hollys, est un vrai sage, aussi
-modeste que capable, sans aucune ambition personnelle
-et exclusivement dévoué aux intérêts de
-l’enseignement. Fidèle à son pays, sincère admirateur
-de M. Duruy, qui s’est fait une place dans
-l’histoire universitaire de France entre M. Guizot
-et M. Jules Ferry, il estime les Turcs comme
-tous ceux qui les ont vus de près et comprend
-les susceptibilités légitimes d’un peuple dont les
-malheurs n’ont pas abattu la fierté, tout au contraire.
-Plus l’empire ottoman est à l’étroit dans
-ses nouvelles frontières d’Europe, plus il tient à
-honneur de prouver qu’il est maître chez lui. Les
-juridictions étrangères, les postes étrangères qui
-se sont impatronisées à Péra, toute ingérence
-étrangère, en un mot, leur apparaît comme
-une offense, comme un souvenir injurieux du
-vieux temps où les puissances occidentales avaient
-à protéger leurs nationaux contre les avanies
-du musulman. Les revendications patriotiques
-d’Abd-ul-Hamid sont admirablement secondées,
-me dit-on, par le grand-vizir Saïd-Pacha, homme
-de haut mérite, infatigable travailleur et, chose
-rare en ce pays, ministre pauvre. En voilà certes
-plus qu’il ne faut pour recommander la Turquie
-contemporaine à notre estime et à nos sympathies ;
-mais ne nous leurrons pas, mes amis.
-Depuis la guerre de 1870, les Allemands sont
-dans la place. Non seulement leurs instructeurs
-et leurs officiers ont su se rendre indispensables
-dans l’armée, mais on trouve un sous-secrétaire
-d’État allemand plus ou moins officiellement installé
-dans tous les ministères. On peut compter
-que ces bons messieurs de Berlin défendraient
-l’empire ottoman contre une nouvelle agression
-de la Russie ; rien ne prouve qu’ils le protégeraient
-aussi bien contre leurs alliés d’Autriche.
-Nous avons vu passer hier, au pied du vieux
-sérail, un train du chemin de Roumélie. Cette
-ligne n’est qu’un tronçon interrompu volontairement
-par les Turcs. Ils ont lu dans Musset
-qu’une porte doit être ouverte ou fermée, et ils
-aiment mieux fermer leur porte. Mais qui sait
-si les Russes ne les mettront pas en demeure
-de l’ouvrir ? ou si l’Autriche, à défaut de la
-Russie, ne dira pas que ses marchandises ont
-hâte d’arriver à Salonique ? Assez de politique
-pour aujourd’hui : on nous mène à Sainte-Sophie.</p>
-
-<p>Les musulmans se sont approprié ce chef-d’œuvre
-de l’architecture byzantine en construisant
-des minarets, en badigeonnant quelques
-fresques, en cachant sous une feuille de cuivre
-doré quelques têtes de chérubins et en accrochant
-dans les angles des inscriptions turques
-sur des panneaux de tôle ou de bois qui ressemblent
-à des enseignes colossales. Les prêtres
-ou peut-être les sacristains exploitent la
-beauté et la gloire du monument, d’abord en
-faisant payer aux chrétiens un droit d’entrée
-de quatre ou cinq francs par tête, ensuite en
-contraignant les visiteurs d’acheter les cubes
-de mosaïque que ces vandales arrachent à poignée
-le long des murs. Malgré ces horreurs,
-l’édifice est splendide, moins fini, moins complet
-et plus fruste que Saint-Marc, mais bien
-plus grand et plus hardi avec sa coupole de
-proportions cyclopéennes qui repose exclusivement
-sur quatre piliers. L’art gréco-romain était
-vieux sous Justinien au <small>VI</small><sup>e</sup> siècle de notre ère,
-mais il était encore bien robuste et je ne sais
-si notre science, notre argent et nos prétentions
-pourraient rivaliser avec lui. Ni les photographies
-du commerce, ni les études d’ensemble
-et de détail que les pensionnaires de Rome ont
-exposées au Salon ne vous donneront une idée
-de la majesté de Sainte-Sophie. Pour juger la
-grandeur de l’édifice, il faut le mesurer à soi-même
-et voir le peu de place qu’on y tient. Il
-faut jauger, pour ainsi dire, la masse des matériaux
-précieux qui y sont accumulés, granit,
-porphyre, serpentin, brèche antique et ce beau
-marbre cipollin dont on a fait non seulement
-des colonnes, mais le pavage entier des galeries.
-Si les conquérants en délire ont pillé l’or,
-l’argent, les pierreries, en un mot toutes les
-richesses accumulées par la dévotion des empereurs
-d’Orient, ils ont laissé debout les colonnes
-que l’architecte Anthémius avait empruntées
-à tous les temples de la Grèce, de l’Asie et
-de l’Égypte. Tout ce que les sultans ont ajouté
-au monument primitif pour transformer la basilique
-en mosquée est peu de chose, à part les
-quatre minarets qui entourent la grande coupole ;
-et il nous semble que le Dieu des chrétiens,
-s’il reprenait possession de ce temple, comme le
-veut une antique légende chère aux Grecs, après
-cinq ou six jours de balayage, se retrouverait
-chez lui. Mais les brutalités de la conquête, la
-fureur des éléments et le temps, ce grand destructeur
-silencieux, ont cruellement altéré tout
-ce qui reste encore debout. Il a fallu étayer des
-arcades, consolider des murs, fretter de fer ou
-de bronze presque tous les chapiteaux, et tout
-cela s’est fait grossièrement, d’une main lourde.
-Le jour approche où Sainte-Sophie ne pourra
-plus être sauvée que par une restauration complète.
-Les Turcs entreprendront-ils ce travail ?
-Non, jamais. C’est le peuple le moins réparateur
-qui soit au monde ; d’ailleurs, où prendraient-ils
-les cent millions que cela doit coûter
-au bas mot ? Les Russes seuls… Mais ici
-notre archéologie devient un peu révolutionnaire.
-Démolir un empire pour réparer une basilique,
-ce n’est pas une solution.</p>
-
-<p>Les trois quarts de nos compagnons, sans respect
-du programme tracé par M. Weil, veulent
-absolument aller voir, tout au fond de la Corne-d’Or,
-des hommes barbus qui lèvent les mains
-au ciel et tournent pendant un quart d’heure sur
-un air de valse à deux temps afin d’enseigner
-aux profanes que Dieu est partout à la fois. J’ai
-vu cet exercice au Caire, et comme il est peu
-vraisemblable qu’on l’ait perfectionné depuis
-1868, j’aime mieux visiter Hamdy-Bey dans son
-petit musée. Il n’est pas encore très riche,
-d’abord parce qu’il est nouveau, ensuite parce
-que les Turcs se sont laissé reprendre tous les
-chefs-d’œuvre qu’ils avaient pris. La Vénus de
-Milo est à Paris ; les marbres du Parthénon sont
-à Londres et le fronton du temple d’Égine à Munich.
-Tout récemment encore les Allemands du
-Nord ont fait main basse sur l’admirable frise de
-Pergame qui a plus de cent mètres de long et
-que le pauvre Tourgueneff me décrivait dans une
-lettre enthousiaste la première fois qu’il la vit à
-Berlin. Le savant épicier Schliemann a trafiqué
-du trésor de Priam et des reliques d’Agamemnon
-sans rien offrir à la Turquie, si ce n’est un
-collier moderne, mais dont l’or est antique, à ce
-qu’il dit, et je le crois sans difficulté, car la nature
-ne fabrique plus d’or depuis quelques milliers
-de siècles. Les Prussiens ont donné à
-Hamdy-Bey quelques mètres, en plâtre s’entend,
-de cette belle frise qui rappelle un peu la manière
-si vivante et si française de Pierre Puget ;
-le Louvre a mis à sa disposition tous les moulages
-dont il pourrait avoir envie ; les Bavarois et
-les Anglais ne lui ont rien offert du tout. Aussi
-ne possède-t-il guère jusqu’à présent que des
-marbres de peu de prix, sarcophages, tombeaux,
-statues, bustes déterrés dans les îles et particulièrement
-à Chypre ; des figurines de terre
-cuite dans le style de Tanagra, quelques jolis
-fragments de bronze, quelques vases antiques et
-un certain nombre d’inscriptions ; le tout catalogué
-avec soin par un membre de l’École d’Athènes,
-M. Salomon Reinach. Peut-être le tombeau
-d’Antiochus qu’Hamdy-Bey a découvert lui-même
-dans les neiges, à deux mille mètres au-dessus
-du niveau de la mer, livrera-t-il un certain
-nombre de sculptures précieuses. J’en ai eu
-comme un avant-goût en voyant des estampages
-assez beaux. Ce jeune musulman érudit voudrait
-aussi, dans son patriotisme, réunir et classer les
-meilleurs ouvrages de la vieille industrie nationale.
-Il possède déjà neuf ou dix lampes de
-mosquées, tant en verre qu’en majolique, des
-meubles incrustés, des casques du temps des
-croisades ; et, s’il disposait d’un budget suffisant,
-il ferait encore, dit-il, des trouvailles intéressantes
-dans quelques villes d’Asie où les amateurs
-en boutique n’ont pas encore mis les pieds.</p>
-
-<p>Nous terminons la promenade par une visite à
-l’École de dessin, vaste, propre et bien exposée,
-où une vingtaine de jeunes Turcs, dont quelques-uns
-sont déjà passablement avancés, travaillent
-avec intelligence, les uns d’après la
-bosse, les autres d’après les modèles édités par
-la maison Goupil.</p>
-
-<p>Ah ! si j’avais quelques jours de plus devant
-moi, quel plaisir je prendrais à parcourir la ville
-en compagnie d’un homme de goût, d’un connaisseur
-éclairé comme Hamdy-Bey ! Constantinople
-est un vrai fouillis de merveilles que ni les
-guides européens ni les Turcs eux-mêmes ne connaîtront
-ou n’apprécieront jamais. La divine fontaine
-d’Ahmed III, ce bijou qui pourrait être en
-or sans valoir un centime de plus, ce monument
-sculpté en dentelle de marbre, n’est pas une œuvre
-unique en son genre. La cité impériale fourmille
-de tombeaux historiques, de colonnes gréco-romaines,
-de citernes monumentales ; tout cela est
-abandonné, perdu, noyé dans des propriétés privées.
-L’ancien Hippodrome illustré par les rivalités
-sanglantes des Verts et des Bleus, avec les
-trois bornes monumentales qui limitaient trois
-pistes d’inégale grandeur, l’obélisque de Théodose,
-la Serpentine et la colonne d’airain dont
-une cupidité imbécile a détruit le revêtement,
-sera fouillé assurément un jour ou l’autre, et, à
-deux ou trois mètres au-dessous du sol actuel,
-l’archéologue y découvrira des trésors. Sans
-creuser si profondément, en flânant devant nous
-le nez en l’air, nous allons de surprise en surprise.
-C’est quelquefois un reste de palais, quelquefois
-un débris de forteresse intérieure, une
-façade étrange et menaçante comme la maison
-des Strozzi à Florence, ou une fantaisie lapidaire
-d’un style aimable et léger, un coin de pavillon,
-une grille de fer ouvré, un petit bout de jardin
-qui nous rappelle les contes orientaux du bon
-temps, le mariage de la princesse avec un barbier
-jeune et beau, les amours mélodieuses et
-embaumées du rossignol et de la rose. Mais
-l’heure nous talonne et l’implacable tradition
-nous commande. Il faut bon gré mal gré arpenter,
-au milieu des courtiers officieux et des mendiants
-opiniâtres, les ruelles boueuses du Bazar,
-cette ville de khans, de boutiques et d’échoppes
-où l’on ne débite plus que des marchandises européennes.
-Il faut chercher en vain des médailles
-antiques chez le <i>saraf</i> ou changeur qui
-agiote du matin au soir sur toutes les monnaies
-du monde civilisé ; il faut choisir des bijoux à
-bas titre et autres articles orientaux chez des
-marchands cosmopolites, moins bien assortis et
-plus chers que les juifs algériens de Paris. Et
-lorsque l’on s’est acquitté de ce fastidieux
-devoir, il faut rentrer vivement à l’hôtel et
-mettre une cravate blanche, car l’excellent
-M. Delloye-Matthieu, qui nous héberge depuis
-six jours, croirait manquer à ses devoirs s’il ne
-nous offrait pas un festin magnifique et délicieux,
-émaillé de toutes les constellations qui se portent
-à la boutonnière, se suspendent au col ou s’accrochent
-au revers de l’habit.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">La fête fut superbe et fort bien ordonnée ;</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">le cuisinier de l’hôtel se surpassa, les meilleurs
-vins de France coulèrent à flots, les toasts
-joyeux et sérieux se succèdent aux applaudissements
-des convives, et l’un de nous, que la modestie
-ne me permet pas de nommer, s’exprima
-en assez bons termes sur les paysans, les ouvriers,
-les soldats, ces éléments modestes, honnêtes
-et vigoureux qui constituent le fond du peuple
-turc. Ahmed-Pacha, qui siégeait à la droite
-de notre cher amphitryon, répondit non seulement
-en homme du monde, mais en homme de
-cœur, et la fête se prolongea assez tard sans fatiguer
-personne, car au lieu de se mettre au lit à
-dix heures, comme la veille, on alla finir la soirée
-dans un lieu de perdition qui se nomme
-Concordia. C’est un café-concert où de jolies
-personnes décolletées chantent des barcaroles
-parisiennes que je m’accuse de n’avoir jamais
-entendues à Paris. Derrière le théâtre on joue à
-la roulette, comme on faisait jadis au doux pays
-de Baden-Baden. On y peut même, paraît-il,
-perdre beaucoup d’argent, car après le traité de
-San-Stefano, à l’entrée des officiers russes, cet
-établissement philanthropique, avec ses deux
-zéros et ses vingt-quatre numéros, encaissa, dit-on,
-quatre cent mille francs. C’est ainsi qu’en
-1815 les Cosaques ont fait la fortune du Palais-Royal.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VII</h3>
-
-
-<p><i>Jeudi 11 octobre.</i> — Hier à six heures, en
-rentrant à l’hôtel, nous avons croisé dans une
-rue de Péra un coupé attelé de deux chevaux
-de race et qui se ferait remarquer au bois de
-Boulogne dans l’allée des Acacias. Notre guide,
-assis sur le siège, s’est retourné et nous a jeté
-ces trois mots : « Le prince Izeddin ». J’ai
-regardé dans la voiture avec une curiosité intense,
-et j’ai eu tout juste le temps d’apercevoir
-un jeune homme au teint mat, aux grands
-yeux, à la moustache fine et luisante, qui
-semblait profondément ennuyé. C’est le fils
-aîné de ce pauvre Abd-ul-Azis, le prince qui
-causa peut-être, et bien innocemment, la mort
-de son père. Le sultan qui périt dans son
-harem, suicidé par des mains inconnues, avait
-accordé ou vendu au khédive Ismaïl un firman
-contraire en tous points à la tradition musulmane.
-Il avait décidé qu’en Égypte le fils aîné
-du vice-roi hériterait du pouvoir de son père,
-à l’exclusion des collatéraux, dont le premier
-en ligne était le prince Halim, fils de Méhémet-Ali.
-On supposa qu’il préparait une révolution
-du même genre en faveur d’Izeddin et il accrédita
-lui-même ce soupçon par les faveurs inusitées
-dont il comblait imprudemment son aîné.
-De là le drame sanglant dans lequel les journaux
-d’Europe, toujours enclins à mettre les
-chose au pis, enveloppèrent un instant, sans
-preuve aucune, la mère et le fils aîné d’Abd-ul-Azis.
-Il y a du bon et du mauvais dans l’ordre
-de succession au trône tel qu’il est établi chez
-les Turcs. D’un côté, l’intérêt des peuples veut
-que dans aucun cas le pouvoir ne puisse tomber
-aux mains d’un enfant ; mais le cœur humain
-est ainsi fait, qu’un père préférera toujours son
-fils à ses frères ou à ses oncles, et qu’un despote,
-accoutumé à voir plier toutes les volontés
-devant la sienne, résistera difficilement à la tentation
-d’aplanir les obstacles qui séparent son
-fils du trône. Notez, en outre, que des exemples
-mémorables, tant anciens que nouveaux, conseillent
-au maître de l’empire certaines précautions
-contre son héritier collatéral, fût-il son
-propre frère. Au moyen âge, il prévenait les
-conspirations de palais, en faisant le vide autour
-de lui. Les mœurs modernes sont infiniment
-plus douces. Toutefois le sultan garde à sa cour
-et ne perd pas de vue son héritier présomptif.
-Il existe encore plusieurs fils d’Abd-ul-Medjid
-qui succéderont, <i>inchallah !</i> (s’il plaît à Dieu) à
-l’empereur Abd-ul-Hamid, leur auguste frère,
-avant qu’il soit question de couronner Yousouf
-Izeddin. Ce jeune prince a donc bien des années
-devant lui pour s’ennuyer ou pour s’instruire.</p>
-
-<p>Nous avons fait partie d’aller voir aujourd’hui
-les derviches hurleurs qui fonctionnent dans
-une sorte de couvent à Scutari. Comme leurs
-portes ne s’ouvrent pas avant deux heures de
-relevée, je puis vaguer à mon aise dès le matin à
-travers les rues de la ville turque. J’y vais seul,
-sans ami, sans guide, comme au bon temps de
-la jeunesse où je n’avais pas même un plan
-dans la poche, et pourtant je ne m’égarais
-jamais, pas plus à Londres qu’à Stamboul. Il
-me semble que bien des choses ont changé par
-ici ; les rues sont plus larges, plus droites ; on
-dirait que le baron Haussmann y a passé. Si
-ce n’est lui, c’est l’incendie qui a rasé les vieux
-quartiers construits en bois et entraîné les habitants
-à rebâtir leurs maisons en pierre. On en
-voit de fort propres et même d’assez belles,
-qui révèlent à la fois un supplément d’aisance
-et un surcroît de sécurité. Vous connaissez ce
-mot d’un raïa grec à qui l’on demandait : « Pourquoi
-ne plantes-tu pas d’arbres autour de ta
-maison ? » Il répondit : « Si j’étais assez fou
-pour en planter un seul, le premier Turc qui
-passerait devant chez moi s’installerait à l’ombre
-avec ses serviteurs ; il me commanderait de faire
-le café et de rôtir un agneau. » Ce n’était pas seulement
-le Grec, l’Arménien ou l’Israélite qui cachait
-sa richesse comme un crime ; jadis le Turc
-lui-même faisait le pauvre pour éviter les impôts,
-les exactions et les confiscations. Les vieux abus
-ont fait leur temps ; peut-être l’arbitraire a-t-il
-encore ses coudées franches dans quelques recoins
-des provinces d’Anatolie ; mais dans la capitale
-il est certain que la loi, les mœurs, l’opinion
-publique garantissent les droits de chacun.</p>
-
-<p>Par une contradiction singulière, mais non
-pas inexplicable, le luxe des vêtements, des
-équipages, du domestique, paraît avoir sensiblement
-décru. Il y a trente ans, l’élégance des
-femmes savait fort bien se faire valoir sous le
-<i>féredjé</i> comme leur beauté triomphait sous la
-finesse transparente du <i>yachmak</i>. Les grands
-nigauds d’Europe qui rêvaient des aventures
-impossibles rencontraient au bazar ou dans les
-rues, en moins d’une demi-journée, cent <i>hanouns</i>
-assez bien vêtues et assez brillamment
-entourées pour mettre une imagination parisienne
-en feu. Le changement qui me frappe
-est-il dans les objets ou dans mes yeux ? Est-ce
-parce que j’ai vieilli que les bourgeoises de
-Stamboul me paraissent moins jeunes et moins
-bien faites, mal fagotées et chaussées en dépit
-du sens commun dans leurs bottines d’Europe
-éculées ? Un observateur moins superficiel que
-je ne suis forcé de l’être me dit qu’en effet,
-grâce au crédit illimité que l’Occident ouvrait
-à la Turquie, Stamboul a traversé une phase de
-prospérité dont tous ses nouveaux bâtiments
-gardent la trace ; mais un krach financier, politique
-et militaire à la fois, a défait beaucoup de
-fortunes, mis à mal plus d’une famille, fait vendre
-quantité de diamants, réduit le train général
-de la population et singulièrement attristé ce
-bal masqué quotidien qui réjouissait nos yeux
-dans la rue. Je rapporte à l’hôtel une impression
-de mélancolie que le soleil lui-même n’a
-pas su dissiper, et j’augure assez mal du spectacle
-qu’on nous a promis pour remplir notre
-après-dînée ; il me semble que les hurleurs doivent
-être proches parents des jongleurs africains
-que Paris a sifflés sous le nom d’Aïssaouas.</p>
-
-<p>Eh bien ! non, nous n’avons pas perdu notre
-temps et la journée a été bonne. D’abord la traversée
-du Bosphore en caïque lorsqu’il fait beau
-est toujours une partie de plaisir. Le caïque est
-aussi léger que la gondole vénitienne est pesante,
-aussi clair qu’elle est sombre, aussi gai qu’elle
-est triste. L’instabilité même de ce véhicule
-étonnant, qu’un souffle ferait chavirer, ajoute au
-charme du voyage. Et puis les caïdgis sont des gaillards
-si pittoresques ! et puis on fait tant de rencontres
-en moins d’une demi-heure, paquebots,
-bateaux-mouches, gros voiliers chargés à couler,
-goélettes, caravelles, tartanes, tous les modèles
-des bateaux qui vont sur l’eau, sans excepter la
-fameuse galère qui a joué son rôle dans les <i>Fourberies
-de Scapin</i> ! Nous touchons tous ensemble
-à l’échelle de Scutari et nous débarquons pêle-mêle
-sur les planches pourries, au milieu d’un
-concert d’imprécations polyglottes. Nous prenons
-des chevaux de selle ou des fiacres, chacun selon
-son goût, et nous escaladons au trot, au galop, à
-travers une foule compacte, la grande rue boueuse
-et mal pavée de Scutari. L’encombrement n’y
-est pas moins touffu que dans un faubourg de
-Paris le matin d’une fête nationale. Hommes,
-femmes, enfants, soldats en permission, bergers
-venus de loin, marchands ambulants, oisifs qui
-chôment par avance la solennité du lendemain,
-se pressent et se coudoient bruyamment, mais
-sans brutalité, comme gens de la même famille.
-On vend encore des moutons ; on vend aussi des
-couteaux pour les immoler et des grils pour les
-faire cuire. Je remarque un jeune bourgeois de
-vingt à vingt-deux ans qui s’est emmailloté la
-figure dans un mouchoir à carreaux et qui pousse
-gravement devant lui un grand commissionnaire
-et un énorme mouton, l’un portant l’autre. Si tu
-as mal aux dents, mon garçon, comme il est
-permis de le croire, ton mouton fraîchement tué
-ne sera pas tendre demain !</p>
-
-<p>Scutari fourmille d’enfants et vous n’avez jamais
-rien vu de plus beau que les petits Turcs, garçons
-et filles. Tous ces marmots, riches ou pauvres,
-mais les pauvres surtout, sont accoutrés de
-la façon la plus pittoresque et comme enluminés
-de couleurs vives et fraîches. En voilà cinq ou six
-que le hasard a groupés sur la crête d’un vieux
-mur. Je défie le printemps lui-même de faire
-fleurir un tel bouquet. A cent pas de la petite
-mosquée des Derviches, la pente que nous gravissons
-devient si raide qu’il nous faut mettre
-pied à terre. Nous arrivons à une petite cour ; un
-sacristain du plus beau noir nous débarrasse de
-nos cannes et de nos parapluies, nous pousse
-dans un bâtiment qui a l’air d’une église de village
-et nous fait asseoir sur des bancs, les uns
-au rez-de-chaussée, les autres dans une espèce
-de soupente. Quelques chuchotements discrets
-et quelques rires étouffés attirent notre attention
-sur une tribune grillée. Il y a des curieuses ailleurs
-que dans la pièce de Meilhac. La mise en
-scène de l’ouvrage qu’on va représenter devant
-nous est plus bizarre que terrible. Nous voyons
-tout un jeu de tambours de basque pendus au
-mur, en face d’instruments dont la forme et
-l’emploi nous sont moins connus. Vous diriez de
-petits mortiers de pharmaciens tendus en peau
-d’âne. Il y a bien aussi quelques armes, mais des
-armes trop formidables pour être inquiétantes ;
-par exemple des masses de fer empruntées à
-quelque panoplie du moyen âge. Une sorte de
-niche qui paraît tenir lieu d’autel est encombrée
-d’objets divers et mystérieux dont les uns semblent
-destinés à l’exercice du culte, les autres
-m’ont tout l’air d’être de simples ex-voto. Le
-pavé du temple est couvert d’une natte, mais on
-y voit aussi quelques tapis de prière assez beaux
-et quantité de peaux de mouton que le bedeau
-range et dérange inutilement avec un soin minutieux,
-comme pour amuser le tapis. Après une
-attente assez longue, un chant grave et passablement
-mélodieux s’élève dans la cour et nous
-prépare à la cérémonie. Presque aussitôt nous
-voyons entrer quatre derviches vêtus de noir avec
-un peu de blanc, très sérieux et visiblement convaincus
-de leur importance. Un homme d’une
-quarantaine d’années, fort digne, est comme le
-curé de cette petite paroisse. Nous remarquons
-parmi ses vicaires un jeune ascète au profil
-d’aigle qu’on croirait détaché d’une toile de
-Murillo. Ces bons messieurs, qui nous ont fait
-payer à la porte de leur établissement et qui
-viennent d’encaisser environ cent francs de recette,
-débutent par une prière à notre intention :
-ils demandent pardon à Dieu d’avoir laissé entrer
-ces chiens de chrétiens dans son temple. Mais
-vous voyez que dans l’Église musulmane la fin
-justifie les moyens. Les hurlements que nous
-sommes venus écouter se font espérer très longtemps.
-Le clergé paroissial prélude par une
-cérémonie assez imposante, accompagnée d’un
-beau plain-chant, aux exercices violents qu’il ne
-fait pas lui-même, car les derviches hurleurs
-sont des hommes qui ne hurlent pas, mais qui
-donnent à hurler. Les vrais acteurs du mélodrame
-se recrutent parmi les fanatiques de la
-rue, tandis que les prêtres récitent des oraisons,
-font des génuflexions, baisent la terre, brûlent de
-l’encens, échangent des accolades et reproduisent
-maint détail du rituel catholique. L’enceinte
-se remplit peu à peu de curieux et de dévots
-qui entrent l’un après l’autre, saluent respectueusement
-le sanctuaire et vont s’accroupir
-sur les nattes ou dans la galerie, acteurs ou
-spectateurs, à leur choix. Ce personnel composite
-comprend surtout, à ce qu’il semble, des
-artisans, des domestiques, des matelots, des
-soldats, sans préjudice des bons bourgeois qui
-s’y mêlent de temps à autre, entraînés par
-l’exemple, gagnés par la contagion, comme autrefois
-chez nous les convulsionnaires de Saint-Médard.
-L’espèce humaine est moins variée que
-l’on ne croit, et, comme le soleil, la folie luit
-pour tout le monde. Au milieu du service religieux
-qui suit son cours et des prières chantées
-qui vont leur train, il s’est formé petit à petit
-dans le fond de la salle un groupe d’hommes
-coiffés du fez ou du turban, vêtus comme les gens
-de la rue et même un peu déguenillés par-ci
-par-là. Ils se tiennent debout, serrés les uns
-contre les autres, et ils invoquent Dieu en chœur.
-Leur prière n’est ni longue ni compliquée : les
-prêtres psalmodient des versets et des répons ;
-quatre vieillards assis sur des peaux de mouton
-chantent des choses curieuses dont Félicien
-David a su tirer un bon parti. Quant à nos fanatiques,
-ils ne disent qu’un mot : « Allah ! » et
-chaque fois qu’ils le prononcent ils inclinent la
-tête en signe de respect. Mais, au bout d’un quart
-d’heure, la fatigue et l’excitation font si bien qu’au
-lieu de prier on crie, et qu’au lieu d’incliner la
-tête on la jette en avant par un mouvement saccadé.
-Un quart d’heure encore et les cris se changeront
-en hurlements, les secousses en contorsions.
-Bientôt une sorte d’ivresse s’empare de
-ces malheureux. Haletants, ruisselants de sueur,
-demi-nus, car ils ont rejeté tout ce qui pesait à
-leur corps, ils se tordent le cou en faisant pivoter
-leur tête avec une telle impétuosité qu’on ne
-serait pas surpris de la voir s’arracher et tomber
-à terre. La voix leur manque, l’air siffle dans
-leurs bronches, on n’entend presque plus qu’un
-concert de râles étouffés.</p>
-
-<p>Mais gardez-vous bien de les plaindre : on lit
-sur leur visage convulsé une grossière béatitude,
-et même, j’en ai peur, un avant-goût solitaire
-et malsain du paradis de Mahomet. Grand
-bien leur fasse ! Nous n’envions pas leur plaisir.
-Mais la vue de ces exercices éveille une certaine
-émulation dans l’assistance musulmane. Plus
-d’un spectateur, homme grave, coiffé du fez,
-vêtu de la redingote longue, porteur d’une de
-ces belles barbes teintes en bleu qui faisaient
-croire à Gérard de Nerval qu’un musulman est
-toujours jeune, suit le mouvement peu à peu,
-commence par dodeliner de la tête, fredonne
-ensuite à l’unisson et finit par entrer en danse.
-Un monsieur qu’on prendrait volontiers pour un
-colonel en retraite, tant sa tenue est correcte et
-sa figure respectable, s’était assis à trois pas de
-nous, à l’intérieur de la nef, sur la natte. Il a fait
-comme beaucoup d’autres, et le voici qui exécute
-sa partie dans l’ensemble sans hurler, mais en
-accompagnant les hurleurs sur le tambour de
-basque. Les instruments ont été décrochés au
-nombre de vingt ou trente par un petit bossu
-sans bosse, gamin difforme et grimaçant qui
-remplit les fonctions d’enfant de chœur. Je crois
-bien que ce gnome commence à débaucher quelques
-autres moutards du quartier, car deux apprentis
-de son âge se tortillent et s’égosillent
-avec lui. Quand je vivrais cent ans, je n’oublierais
-pas les grimaces de ce singe de Mahomet,
-ni surtout les contorsions héroïques d’un beau
-grand nègre dont la dévotion expansive et aromatique
-triomphe des parfums d’Arabie et atteste
-la vanité de l’encens.</p>
-
-<p>Lorsque la passion religieuse est assez exaltée
-pour que l’homme ne diffère plus sensiblement
-de la bête, les thaumaturges ont beau jeu. Aussi
-voyons-nous le curé de cette étrange paroisse
-donner publiquement audience à des malades
-qui lui demandent tous un miracle, ni plus
-ni moins. Le premier est un artisan d’une
-cinquantaine d’années ; il marche avec difficulté
-et tient ses côtes comme un homme qui souffrirait
-du lumbago. On le fait coucher à plat ventre
-et le prêtre lui marche sur le corps sans aucune
-difficulté. Vient ensuite le jeune homme de bonne
-famille que j’ai remarqué dans la rue avec son
-grand madras en mentonnière et son mouton à
-dos de portefaix. Il est arrivé un quart d’heure
-après nous et il a assisté pieusement à la
-deuxième moitié de l’office en balançant la tête
-et en murmurant des prières. Ainsi préparé, il
-s’avance vers le chef des derviches qui lui fourre
-les doigts dans les oreilles en marmottant un
-exorcisme ou une bénédiction. Le troisième
-malade est un pauvre bébé de trois ans tout au
-plus qui braille du haut de sa tête ; il n’est pas
-moins couché sur le tapis et piétiné par le derviche,
-très prudemment, je dois le dire, et avec
-les plus grandes précautions. Nous n’en avons
-pas vu davantage : la laideur du spectacle, l’atrocité
-du bruit et l’odeur de nègre échauffé nous
-décidèrent à partir au bout d’une heure et demie
-environ sans demander notre reste. En résumé,
-cet exercice religieux, s’il n’est pas des plus ragoûtants,
-ne doit point être confondu avec la
-jonglerie funambulesque des Aïssaouas. C’est un
-ensemble de pratiques grossières, malsaines,
-abrutissantes, que les musulmans éclairés tiennent
-en médiocre estime et qu’Ibrahim-Pacha
-avait raison d’interdire aux soldats égyptiens
-sous les peines les plus sévères. Cependant,
-faut-il l’avouer ? cette débauche du fanatisme
-musulman ne nous a pas laissés indifférents et
-nous éprouvions autre chose que du mépris devant
-cette somme effrayante d’énergie mal employée.</p>
-
-<p>Un des nombreux vapeurs qui parcourent le
-Bosphore en tous sens nous transporta au pont de
-Galata. Je fis encore un tour dans Stamboul,
-j’assistai à un coucher de soleil où le profil de la
-ville turque, esquissé en gris sur le ciel, réveilla
-ma vieille admiration pour Ziem, et je rentrai à
-Péra par la <i>ficelle</i>. C’est un petit chemin de fer
-souterrain où deux trains se croisent régulièrement
-toutes les cinq minutes, la descente de l’un
-faisant monter l’autre. On ne voyage pas autrement
-entre la Croix-Rousse et Lyon. La soirée
-et la nuit furent belles ; on put grimper à la tour
-de Galata et voir d’un seul coup d’œil la Corne-d’Or
-et le Bosphore illuminés en l’honneur de la
-fête du lendemain.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>VIII</h3>
-
-
-<p>Cette fête du Courbam-Beïram nous inspirait
-à tous une assez vive curiosité. Les Belges, nos
-amis, avaient obtenu, par l’entremise de leur
-légation, six places de tribune dans le splendide
-<i lang="en" xml:lang="en">hall</i> de Dolma-Bagtché, où le sultan devait recevoir
-les diplomates étrangers et les grands dignitaires
-de l’État. Les autres, moins ambitieux ou
-moins favorisés, se promettaient au moins de
-voir défiler le cortège impérial, dont la magnificence
-est légendaire. Mais rien n’est simple
-dans ce pays ; il faut intriguer pour savoir quel
-sera le jour de la fête, et d’habitude on ne le sait
-positivement que la veille. Il faut intriguer sur
-nouveaux frais pour connaître le nom de la
-mosquée qui recevra la visite du sultan. Les
-précautions dont on entoure sa personne sacrée
-réduisent ses promenades au strict nécessaire.
-Aujourd’hui, par exemple, il a quitté sa résidence
-de Yeldiz-Kiosk, traversé son parc en voiture,
-fait un petit bout de chemin dans la rue pour
-atteindre une mosquée des plus modestes et des
-moins connues, et, sa prière faite, il a gagné à
-cheval, en quelques minutes, le palais de Dolma-Bagtché.
-Le chemin qu’il a suivi était exclusivement
-bordé de soldats, et toutes les rues adjacentes
-barrées par la cavalerie. Ajoutez que les
-curieux n’ont pas ici, comme à Paris, la ressource
-de louer une fenêtre : tous les étages
-supérieurs des maisons sont hermétiquement
-clos par ordonnance de police. Nous nous sommes
-mis en route à six heures du matin, nous
-avons longé des casernes, des casernes et encore
-des casernes, jusqu’à la rue où tous les habitants
-de ces casernes étaient rangés le sabre au poing
-ou l’arme au pied. Nous sommes descendus de
-voiture entre deux haies de fantassins, tous esclaves
-de la consigne et fort peu disposés à nous
-ouvrir leurs rangs. Il a fallu que M. Weil fît des
-prodiges de souplesse et d’insinuation pour nous
-donner l’accès d’un petit café grec dont les fenêtres
-nous laissaient voir, entre les croupes des
-chevaux et les têtes de l’infanterie, fort peu de
-chose en vérité. L’attente fut assez longue, mais
-nous ne perdions pas notre temps. La rue était
-incessamment sillonnée par des voitures de gala,
-des généraux à cheval en grand uniforme, des
-musiques militaires. Une étroite ruelle qui s’ouvrait
-sur le côté de notre café était barrée par
-une demi-douzaine de Tcherkesses, bons cavaliers
-et soldats finis. A tout moment, des ordonnances,
-des cochers ou des valets de pied de
-grandes maisons forçaient leur ligne pour introduire
-et emmagasiner dans la ruelle, soit un
-cheval d’officier, soit une voiture, soit une paire
-de carrossiers dételés. Ils se prêtaient à tout
-sur l’ordre de leur chef avec une souplesse étonnante
-et se reformaient aussitôt. J’ai vu ce jour-là
-un bon lot de soldats turcs, et dans le nombre
-des gaillards vraiment pittoresques, comme les
-zouaves du Soudan. Tous ces hommes, sans
-exception, m’ont frappé par leur tenue, leur discipline,
-leur physionomie martiale. Je comprends
-que les Roumains et les Russes victorieux en
-parlent avec tant d’estime. Un des traits caractéristiques
-de cette armée est qu’elle compte
-beaucoup d’hommes faits, de vieux soldats, de
-sous-officiers émérites. Hélas ! faut-il venir si
-loin de France pour retrouver le grognard de
-trente ans, ce type éminemment français !</p>
-
-<p>Une immense acclamation, accompagnée d’un
-déchaînement de musique, nous annonce l’arrivée
-du sultan. Tout ce que j’en ai distingué,
-c’est un carrosse magnifique conduit par un
-cocher rouge et or. Non loin de là, devant la
-mosquée, un obligeant voisin me montre des
-féredjés de soie et de jolis enfants dans des voitures
-dételées : c’est la famille du sultan. Je me
-suis fait traduire les acclamations qui tout à
-l’heure ont salué le passage d’Abd-ul-Medjid.
-Les soldats ont crié littéralement : « Qu’il vive
-beaucoup ! » Et une autre voix, la voix de l’esclave
-romain qui suivait le char de triomphe :
-« Ne t’enivre point de ta gloire et songe que
-Dieu est bien plus grand que toi ! » Mais le commandeur
-des croyants, l’héritier des khalifes, a
-fini sa prière ; il est sorti de la mosquée et il
-passe devant nous, grave, un peu triste, sur un
-magnifique cheval blanc. Il répond aux vivats
-de ses soldats par le salut militaire. Sa figure,
-plus allongée que je ne supposais et plus conforme
-au type persan qu’au type turc, est d’une
-régularité parfaite ; il a le geste noble et l’air majestueux.
-On me montre le grand vizir Saïd-Pacha,
-qui n’est pas beau de la même façon que
-son auguste maître, il s’en faut de tout ; mais
-l’intelligence, le travail et la volonté se lisent à
-livre ouvert sur cette physionomie d’honnête
-homme. Je ne suis pas bien sûr d’avoir vu l’illustre
-Osman-Ghazi-Pacha, et je le regrette sincèrement ;
-mais j’ai vu le cheikh-ul-islam, chef
-de la religion, ou plutôt cardinal-vicaire du sultan
-qui est pape dans son empire, et même hors
-de son empire, dans l’extrême Orient, en Afrique,
-partout où le Koran résume la foi et la loi.
-Les curieux remarquaient aussi un cavalier gros
-comme le poing et affublé d’un costume de général.
-C’est le bouffon du sultan et très probablement
-le dernier fou en titre d’office dont il
-sera fait mention dans l’Almanach de Gotha. Le
-cortège impérial est vraiment beau : je n’ai qu’un
-reproche à lui faire : c’est qu’il a passé devant
-nous comme un tourbillon, sans nous laisser le
-temps d’admirer. Quelques chercheurs de petite
-bête assurent que, même dans ces splendeurs,
-le laisser aller propre au Turc se trahit
-par certaines négligences de détail. Ils ont remarqué,
-par exemple, d’admirables chevaux du
-Nedj qui avaient la gourmette rouillée et des
-harnais dorés à l’or fin qui laissaient voir un
-peu de bourre ; mais, Dieu merci ! je n’ai pas
-d’assez bons yeux pour perdre toute illusion.
-Aussitôt que la route est un peu déblayée, nous
-sortons de notre cabaret et nous courons reprendre
-nos voitures. Le retour est fort gai : nous
-rencontrons à chaque instant, dans des coupés
-ou des landaus bien attelés, des femmes élégantes,
-fort jolies dans le peu qu’on en voit, et
-que le krach dont nous parlions hier n’a certainement
-pas atteintes ni même effleurées. Il paraît
-qu’un récent édit du sultan met aux abois
-ces gazelles aux grands yeux peints. Le maître a
-décidé qu’elles remplaceraient leur voile transparent
-par des voiles sérieux. Ce serait en vérité
-grand dommage, car le <i>yachmak</i>, tel qu’on le
-porte aujourd’hui, donne une satisfaction raisonnable
-au passé sans assombrir le présent ;
-il embellit même les jolies Circassiennes, et généralement
-toutes les Turques, en allongeant
-leur aimable visage, que la nature a fait un peu
-trop large et trop court. Un concert de protestations
-s’élèvent déjà de tous côtés contre la nouvelle
-loi somptuaire. Ce n’est pas seulement le
-beau sexe qui réclame ; on compte dans l’empire
-ottoman soixante-dix mille fabricants de <i>yachmaks</i>
-qui ne se laisseront pas ruiner sans crier,
-et Abd-ul-Hamid n’est pas sourd aux doléances
-de ses sujets.</p>
-
-<p>L’infatigable organisateur de nos plaisirs,
-M. Weil, ne veut pas que nous quittions ce
-pays sans avoir goûté aux douceurs de la villégiature.
-Un déjeuner nous attend à Thérapia,
-sur la côte d’Europe, au milieu des palais et
-des villas du monde diplomatique et de la haute
-finance. Il est dit qu’en sortant de table nous
-irons fumer un cigare aux Eaux-Douces d’Asie.
-Les bateaux à vapeur du Bosphore vont partout
-et font constamment la navette entre les
-diverses échelles.</p>
-
-<p>Thérapia ne perd pas trop à être admiré de
-tout près ; la cuisine de l’hôtel d’Angleterre et
-son vin plat de Roumélie sont supportables.
-Les petits stationnaires des ambassades, dont
-un seul, le nôtre, a le droit d’avoir sa planche
-à terre, animent et égayent le paysage.
-Le palais de France a grand air entre le quai
-et un vaste jardin plein de vieux arbres et de
-fiers rochers. Le marquis de Noailles ne doit
-pas regretter trop amèrement ici l’admirable
-château de ses pères et les beautés classiques
-du parc de Maintenon. Malheureusement
-l’homme, ou du moins le Français, ne sait jouir
-de rien sous la pluie ; cette infirmité de notre
-race donne aux citoyens d’Angleterre un notable
-avantage sur nous. Arrivés à Thérapia par un
-temps assez morne, nous avons été légèrement
-mouillés avant de nous asseoir à table ; puis le
-ciel a paru se remettre, et nous sommes partis
-à pied pour l’échelle de Buyukdere, où nous
-espérions prendre le bateau qui touche à Béicos
-en Asie. Mais nous n’étions pas encore à cinq
-cents mètres de l’ambassade d’Angleterre qu’un
-vrai déluge s’est abattu sur nous. Le ciel fondait
-en eau ; la pluie criblait la mer, aussi calme que
-le lac d’Enghien en juillet. Bon gré mal gré,
-il fallut revenir sur nos pas, rentrer à l’hôtel
-et retourner piteusement à Constantinople par
-le vapeur qui nous avait amenés ; mais le climat
-est si capricieux dans ce pays que nous trouvons
-le ciel bleu et la mer houleuse en rentrant à
-Constantinople. L’averse a été pour nous seuls ;
-il n’a pas plu en ville de la journée.</p>
-
-<p>Grande fête le soir à notre hôtel. Le patron,
-M. Flament, a profité de notre passage pour
-faire baptiser son dernier enfant, qui est une
-fillette de six mois ; elle s’appellera Léopoldine,
-en l’honneur du roi des Belges, qui s’intéresse
-à la Compagnie des wagons-lits, encourage toutes
-les œuvres de progrès et jette noblement les
-millions de sa cassette particulière dans l’entreprise
-internationale du Congo. Le parrain est
-M. Mathieu-Delloye et la marraine Mme Von
-Scala. On boit force vin de Champagne à la
-santé de l’enfant, qui s’excuse par interprète de
-ne pas rendre toast pour toast, les gobelets dont
-elle a coutume de se servir ne figurant pas sur
-la table.</p>
-
-<p>Nous devions couronner la fête par une représentation
-de Karagheuz et par un ballet de
-tziganes. Les tziganes ont fait défaut, soit que
-la police turque ait été une fois par hasard en
-veine de puritanisme, soit plutôt, je le crains,
-parce que les intermédiaires auront fait des
-conditions inacceptables. Mais Karagheuz nous
-a donné la comédie dans un cabaret de Péra
-frété <i lang="la" xml:lang="la">ad hoc</i>. Ce personnage est un guignol
-excessivement libre, une impudente ombre chinoise
-qui de tout temps a eu le privilège d’égayer
-non seulement les hommes, mais les femmes, les
-gamins et les petites filles, durant les nuits du
-Rhamadan. Mais nous ne sommes pas en Rhamadan,
-et la grosse gaieté de Karagheuz se réserve
-pour des temps meilleurs. Peut-être aussi
-n’a-t-on pu nous offrir qu’un Karagheuz de pacotille ;
-le fait est qu’il nous a médiocrement
-amusés.</p>
-
-<p>Le samedi 13 octobre était pour le gros de
-notre caravane le jour du départ, et déjà, pour
-quelques-uns d’entre nous, le jour des adieux.
-M. de Blowitz ne voulait pas quitter Constantinople
-sans avoir obtenu une audience du sultan.
-Il s’était bouté en tête d’<i>interwiewer</i>
-Abd-ul-Hamid, peut-être même de le décorer ;
-et, pour mener à bonne fin ce projet qui n’allait
-pas tout seul, il avait mis sur pied l’ambassade
-de France, l’ambassade d’Angleterre, l’ambassade
-d’Italie, une bonne moitié du corps diplomatique.
-Nous allions donc le laisser là, et,
-avec lui, son secrétaire, le fils d’Ernest Daudet,
-qui nous avait tous charmés. Le jeune Tréfeu,
-du <i>Gaulois</i>, avait reçu de son journal une mission
-en Bulgarie ; on l’envoyait à Sofia chez le
-prince de Battenberg, qui n’était pas sans avoir
-besoin de l’appui des journaux monarchiques.
-Cet aimable garçon se disposait à chevaucher
-trois ou quatre jours dans la boue ; mais, comme
-il est aussi bon cavalier que mauvais marin, il
-était homme à entreprendre le voyage de Kéraban
-le Têtu plutôt que de passer à nouveau
-la mer Noire.</p>
-
-<p>La traversée fut pourtant des plus douces
-pour les passagers assez rares de l’<i>Espero</i>. Le
-bon bateau du Lloyd se mit en route à deux
-heures de l’après-midi sans se presser, comme
-s’il eût compati à nos regrets et pris à cœur de
-nous montrer une dernière fois les merveilles
-du Bosphore. Le Pont-Euxin justifiait le nom
-que les anciens lui donnaient par antiphrase :
-il était clément à ses hôtes. La lune brillait au
-ciel ; hommes et femmes passèrent une partie
-de la nuit sur le pont à écouter de jolis vers que
-M. Georges Boyer, lauréat de l’Institut pour
-le dernier prix Rossini, disait fort bien et même
-à l’occasion ne chantait pas mal. J’avais à peine
-fait un premier somme sur la tête de M. Regray
-lorsque le navire s’arrêta, et que le capitaine
-nous invita à débarquer sans perdre un moment.
-On crut d’abord qu’il se moquait, car il
-était à peine trois heures, et le train ne partait
-qu’à cinq. Mais il nous expliqua, sans se fâcher,
-qu’on ne débarquait pas toujours à Varna comme
-on voulait ; que pour l’instant la mer était tranquille,
-mais qu’elle le serait peut-être moins
-dans une heure, et que nous avions tout intérêt
-à gagner le plancher des vaches. Puisqu’il le
-fallait, nous le fîmes, mais de mauvaise grâce,
-car la chose n’allait pas sans quelques difficultés.
-Descendre à tâtons le long du bord, sans
-lumière ou à la lueur d’un mauvais fanal, s’entasser
-avec les bagages dans de méchantes barques
-qui roulent et que le flot heurte les unes
-contre les autres et arriver enfin tout transis
-sur une berge fangeuse en plein champ, c’est
-exactement le contraire d’une partie de plaisir.
-Mais il avait raison, le capitaine, car le vent se
-leva bientôt, et il devint si violent qu’à Roustschouk
-notre petit vapeur dansait sur le Danube
-comme sur une mer en furie. Nous avons retrouvé
-M. de Gisors fidèle au poste dans la gare
-de Varna ; il nous y avait préparé, d’accord avec
-M. Wiener, un vrai banquet auquel j’eusse fait
-grand honneur, si j’avais eu l’appétit ouvert
-avant les yeux, comme le personnage de la
-chanson. Mais tous les estomacs ne sont pas
-vétilleux comme les nôtres, témoin cet excellent
-Bulgare qui, croyant être pour son argent à la
-table d’hôte du buffet, dévora devant nous un
-plat de viande froide et de gibier servi pour plus
-de vingt personnes.</p>
-
-<p>La principauté d’Alexandre de Battenberg
-nous parut tout aussi maussade au retour qu’à
-l’aller, et ce fut avec une véritable joie que nous
-revîmes notre beau train tout battant neuf en
-gare de Giurgewo. On avait réparé le wagon que
-nous avions laissé à Munich. Il roula sans
-s’échauffer jusqu’à Paris, et, si je n’ajoute pas
-que nous y fîmes bonne chère, c’est pour éviter
-les redites.</p>
-
-<p>Beaucoup d’amis nous attendaient à Bucarest.
-J’eus la joie d’y trouver le prince Georges Bibesco,
-qui était revenu de la campagne exprès
-pour me serrer la main. Le général Falcoïano et
-l’ingénieur en chef, M. Olanesco, montèrent en
-voiture avec nous ; M. Frédéric Damé en fit
-autant sans savoir ni à quelle station il s’arrêterait,
-ni quel train il pouvait reprendre, ni s’il
-serait rentré chez lui le lendemain matin. Ah !
-que j’aurais voulu m’arrêter quelques jours dans
-cette riche et pittoresque Roumanie ! J’avais
-promis, je n’ai pas pu tenir, trop d’affaires me
-rappelaient ici. Ce sera pour une autre fois : le
-voyage est devenu si facile ! Le général Falcoïano
-n’a pas voulu dîner avec nous sans apporter
-son plat, ou du moins son dessert. Figurez-vous
-deux larges corbeilles d’osier blanc du poids de
-cinquante à soixante kilos chacune, remplies
-l’une de pêches et l’autre de raisins. Les pêches
-de ce pays ne valent pas celles de Montreuil ;
-elles ont la chair un peu dure et presque toujours
-adhérente au noyau. Mais elles ont bon
-goût et elles sont vraiment belles. Quant au raisin,
-au muscat surtout, il est exquis.</p>
-
-<p>Aux approches de la frontière, nous nous
-sommes croisés avec un autre <i>Éclair</i> qui venait
-de Paris et dont les voyageurs nous ont pris pour
-ainsi dire à l’abordage. L’un d’eux était M. Phérékyde,
-l’aimable ministre du roi Charles auprès
-du gouvernement français. Croyez bien que je
-ne lui ai pas dit de mal de son pays.</p>
-
-<p>La dispersion des passagers de l’<i>Espero</i> commence
-à Pest ; elle prend des proportions sérieuses
-à Vienne, où nous perdons non seulement
-M. Von Scala et ses gracieuses compagnes,
-mais plusieurs Français attirés par l’aimant de
-l’Exposition. Nous espérions rentrer en possession
-de M. Georges Cochery, l’<i lang="la" xml:lang="la">alter ego</i> du ministre
-des postes, et des deux hommes éminents
-que nous avions laissés avec lui ; mais ils nous
-ont faussé compagnie à notre grand regret.</p>
-
-<p>Je ne vous dirai rien de l’Allemagne, et je
-vous demande la permission de garder pour moi
-seul, ou pour mes fils et moi, les sentiments que
-j’ai éprouvés devant les nouveaux forts de Strasbourg.
-Le mardi matin, vers dix heures, nous
-avons passé par Saverne, et dans un pli des
-Vosges, derrière un rideau de grands arbres que
-j’ai plantés, j’ai aperçu une maison qui m’est
-chère et douloureuse entre toutes. J’y ai vécu
-douze ans dans le bonheur et dans la paix ; j’y
-ai écrit la moitié de mes livres ; j’y ai vu naître
-les quatre aînés de mes enfants. Depuis l’année
-terrible, cette propriété, payée de mon travail,
-est indivise entre M. de Bismarck et moi. J’en
-suis le maître, car j’ai toujours refusé de la
-vendre, mais le grand chancelier m’interdit d’y
-remettre les pieds, en vertu de la loi du plus
-fort. J’y suis entré pour la dernière fois dans
-l’automne de 1872. Les gendarmes prussiens
-sont venus m’y chercher ; ils m’ont mis en prison
-pour m’apprendre que c’est un crime d’être
-Français en Alsace. La maison rit là-bas sous
-son manteau de vigne vierge et de glycine, et
-moi je pleurerais peut-être un peu si j’étais seul.
-Mais nous voici dans les défilés de la montagne ;
-nous passons sous les six tunnels dont chacun
-pouvait arrêter l’ennemi pendant un mois et que
-nos généraux n’ont pas fait sauter par oubli.
-Jamais nos rochers de grès rouge ne m’ont paru
-si fiers ; jamais nos forêts de hêtres et de sapins
-n’ont été si belles. La couleur sombre des résineux
-fait çà et là une tache superbe sur les feuillages
-uniformément dorés par l’automne. Quel
-beau et bon pays nous avons perdu là ! Y pensez-vous
-de temps en temps, vous qui portez le
-nom de Français ? Moi, j’en ai l’âme empoisonnée.</p>
-
-<p>Avricourt, Nancy, Bar-le-Duc, Châlons, Paris,
-le reste du voyage n’est plus qu’une jolie promenade
-dans la banlieue. Nous brûlons tant soit
-peu les rails, car nous avions un retard de deux
-heures, et l’on a tout regagné depuis Vienne, si
-bien que notre odyssée se termine à six heures
-du soir, montre en main. Nombre d’amis et de
-curieux nous accueillent sur le quai de Paris. Je
-remarque au premier rang la très sympathique
-figure de M. Moreau-Chalon, vice-président de
-la Compagnie, qui s’excuse de n’avoir point partagé
-tous nos plaisirs avec nous. Mais c’est
-M. Nagelmackers qui a dit le mot de la fin.
-M. Grimprel lui demandait comment nous pourrions
-reconnaître une telle hospitalité ?</p>
-
-<p>« Mais c’est bien simple, répondit-il ; en venant
-dîner chez moi. »</p>
-
-<p>N’est-ce pas là la grandeur et la bonhomie
-belges peintes par elles-mêmes et d’un seul
-trait ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c2">LE GRAIN DE PLOMB</h2>
-
-
-<p>De mon temps (je veux dire au bon temps de
-notre chère Alsace), M. Franck, de Saverne,
-était cité dans les deux départements comme un
-chasseur accompli. On ne lui connaissait pas de
-rival sur la rive gauche du Rhin, depuis Huningue
-jusqu’à Lauterbourg. Ce notaire de cinquante
-ans faisait l’étonnement des forestiers les
-plus jeunes et les plus fringants. Marcheur infatigable,
-tireur presque infaillible, il possédait surtout
-à un rare degré la promptitude de l’esprit,
-la droiture du coup d’œil, le flegme en pleine
-action et la prudence qui est une vertu sans prix
-à la chasse. Je ne lui ferai pas l’injure d’ajouter
-qu’il ne chassait point, comme tant d’autres gros
-bonnets de l’arrondissement, pour vendre son
-gibier à l’aubergiste du Soleil-d’Or. Il était non
-seulement le plus loyal et le plus désintéressé,
-mais le plus courtois des compagnons : soit chez
-lui, soit chez les autres, il faisait les honneurs
-du chevreuil ou du lièvre au voisin plus pressé
-qui voulait tirer avant lui, se réservant d’abattre
-la pièce quand elle aurait été manquée. Mais,
-entre tant de qualités, la plus extraordinaire à
-mes yeux était cette prudence toujours en éveil
-qui semblait le constituer gardien de toutes les
-existences d’alentour. Je le vois encore avec
-nous, sur le chemin grimpant du Haberacker,
-le jour de la battue où il me fit tuer le sanglier.
-Ce grand gaillard, tout uni de la tête aux pieds,
-vêtu de gros drap gris, avec ses bottes de cuir
-de Russie, son chapeau de feutre marron et sa
-cravate longue fixée par une épingle d’argent
-ciselé, courait en marge de la compagnie comme
-un chien de berger qui aurait trente hommes
-sous sa garde. Il avait l’œil à tout, et sans trancher
-du pédagogue, sans se faire voir, sans
-froisser aucun amour-propre, il redressait un
-canon de fusil, en abaissait un autre, avertissait
-d’un mot familier le vieux garde Hieronymus,
-qui portait sa carabine en ligne horizontale. Pas
-d’accidents possibles avec lui : lorsque nous fermions
-une enceinte, il nous postait lui-même à
-des distances exactement calculées, chacun derrière
-un arbre, et je n’oublierai de ma vie le
-petit geste très poli, mais sans réplique, qui
-voulait dire : « Restez là et n’en bougez sur
-votre vie, quoi qu’il arrive, tant que le son de
-mon cornet ne vous aura pas rappelé. » La
-chasse terminée, il ne commandait rien à personne,
-mais il disait de sa belle voix profonde :</p>
-
-<p>« Je crois, messieurs, que nous pouvons décharger
-nos armes. »</p>
-
-<p>Il prêchait d’exemple, et chacun retirait ses
-cartouches, comme lui. Cette manœuvre lui était
-si naturelle, qu’à la rencontre du moindre obstacle
-il l’exécutait tout en marchant et comme
-par instinct. Un jour d’ouverture, dans la plaine
-de Bischwiller, je l’ai vu sauter vingt fossés en
-moins d’une heure, sans oublier une seule fois
-d’empocher ses cartouches, ce qui ne l’empêcha
-nullement de tuer six perdreaux et deux lièvres
-dans les houblons, les trèfles et les tabacs qui
-poussaient entre les fossés.</p>
-
-<p>J’admirais fort cette présence d’esprit au milieu
-du plus entraînant de tous les exercices et
-cette constante préoccupation de la vie d’autrui.
-Tous mes efforts tendaient à copier un si parfait
-modèle, mais il ne suffit pas de bien vouloir pour
-bien faire ; aussi m’oubliais-je souvent. Un jour
-que nous étions assis sur l’herbe, en tête à tête,
-devant un déjeuner rustique que le grand air et
-la saine fatigue assaisonnaient royalement :
-« Maître Frank, lui dis-je, je sais que je n’égalerai
-jamais votre adresse ; mais je voudrais au
-moins devenir aussi prudent que vous. Ce n’est
-pas chose facile, puisqu’à mon âge et après une
-certaine expérience de la chasse j’ai des distractions
-dangereuses pour le voisin et pour
-moi-même. Combien vous a-t-il fallu d’années
-pour acquérir une vertu que j’envie ? »</p>
-
-<p>Il tressaillit et ses yeux se voilèrent, mais,
-dominant aussitôt cette émotion, il répondit :
-Cher ami, mon éducation s’est faite en un mois,
-mais jamais homme ne fut mis à si rude école.
-Vous préserve le ciel d’acheter la prudence au
-même prix ! »</p>
-
-<p>Tout en parlant, il assujettissait entre les plis
-de sa cravate cette épingle d’argent qu’il portait
-toujours à la chasse.</p>
-
-<p>Je craignis d’avoir été indiscret, et j’allais
-m’excuser, lorsqu’il reprit d’un ton résolu :</p>
-
-<p>« Au fait, il ne faut pas que ce souvenir
-meure avec moi. Peut-être la leçon que j’ai
-reçue et que je ne puis transmettre à mes enfants,
-n’en ayant point, servira-t-elle aux enfants des
-autres. Tout le monde ignore à Saverne que ce
-fameux chasseur, connu par sa monomanie de
-précaution ridicule, a failli être parricide à
-quinze ans. Oui, mon premier coup de fusil
-pensa coûter la vie à mon père.</p>
-
-<p>« Je venais d’achever ma troisième au collège
-de Strasbourg, et le bon papa Franck, Dieu ait
-son âme ! m’avait promis un fusil à un coup si
-j’enlevais le prix d’histoire. J’eus donc le prix et
-le fusil. Vous jugez de ma joie. Le démon de la
-chasse me tracassait depuis longtemps, comme
-tous les petits Alsaciens de mon âge ; j’avais
-déjà passé bien des heures de vacances à porter
-le carnier dans la plaine, à suivre les rabatteurs
-sous bois, ou à faire tourner le miroir aux alouettes.
-La possession d’un fusil me grandissait à
-mes propres yeux et aux yeux de mes camarades :
-j’étais un homme !</p>
-
-<p>« Malheureusement à mon gré, la loi ne me
-permettait pas d’obtenir un permis de chasse.
-Je ne pouvais chasser qu’en lieu clos, par exemple
-dans notre jardin des bords de la Zorn ;
-mais on n’y avait jamais vu d’autre gibier que
-des pinsons et des fauvettes ; or mes parents
-considéraient la destruction de ces innocents
-comme un crime. D’ailleurs, il fallait protéger
-contre ma maladresse un jeune frère et deux
-sœurs que j’avais. Le fusil neuf risquait donc de
-demeurer au clou, si mon père n’avait eu pitié
-de mes peines. — Tôt ou tard, me dit-il, il
-faudra que tu apprennes à manier une arme,
-et je ne vois pas grand mal à commencer dès
-aujourd’hui. Je t’emmène à Haegen, où j’ai un
-acte à faire signer, et, au retour, nous irons tirer
-un lapin dans la garenne du Haut-Barr : M. de
-Saint-Fare m’a confié la clef. Prends les deux
-bassets au chenil. »</p>
-
-<p>« Je ne me le fis pas dire deux fois. Ah ! le
-joyeux départ ! Et que la route me parut longue !
-De quel cœur je donnai au diable ce paysan de
-Haegen qui se fit traduire mot par mot l’acte
-notarié, avant d’y mettre sa signature ! Il me
-semblait toujours que la nuit allait nous surprendre
-et que la chasse serait remise au lendemain.
-Les bassets, qui hurlaient au fond de la
-voiture, étaient moins impatients que moi.</p>
-
-<p>« L’affaire se termina pourtant, et vers cinq
-heures nous arrivions à la porte de la garenne.
-J’attachais le cheval à un arbre, mon père chargeait
-nos fusils, lentement, avec le soin qu’il
-mettait aux moindres choses, et les chiens étaient
-découplés.</p>
-
-<p>« Mon père me posta au coin d’une jeune
-taille avec toutes les recommandations en usage :
-surveiller les deux chemins, jeter le coup de
-fusil sur le lapin aussitôt vu, ne pas tirer si
-les chiens suivaient de près, et surtout rester
-ferme en place, quoi qu’il pût arriver, tant qu’il
-ne me rappellerait point. Là-dessus, il partit,
-fort tranquille et comptant sur mon obéissance,
-pour se placer lui-même à l’angle opposé, hors
-de ma portée. J’étais là depuis trois minutes
-quand les chiens chassèrent à vue, et presque
-au même instant un lapin qui me parut énorme
-débucha sur ma gauche, à dix pas, franchissant
-le sentier d’un bond. Il était déjà loin, les chiens
-l’avaient suivi, et moi, je n’avais pas encore
-pensé à mettre en joue. J’eus conscience de ma
-sottise et je me promis de dire que je n’avais
-rien vu : tant le mensonge est une inspiration
-naturelle au chasseur le plus neuf ! Mais la voix
-des bassets me réveilla en sursaut, et cette
-musique poignante, qui fait battre les cœurs les
-plus blasés, me jeta dans une sorte d’ivresse.
-Le lapin revint sur ses pas, loin de moi, et il se
-mit à suivre le chemin en courant tout droit
-devant lui. Je m’élançai à sa poursuite, il m’entendit
-et rentra dans la première enceinte ; je l’y
-suivis à travers les ronces, les genêts, les
-bruyères, sans le perdre de vue et ne voyant
-que lui. Il s’arrête, j’épaule, je tire, et il fait la
-culbute. Avant le coup, il était gris ; après le
-coup, il était blanc, le ventre en l’air. Mais au
-même instant j’aperçois mon père, appuyé contre
-un arbre à six pas derrière l’animal. J’avais tué
-ce maudit lapin dans les jambes de mon père !</p>
-
-<p>« A dire vrai, la joie me fit d’abord oublier la
-faute. Je sautai sur ma victime comme un jeune
-sauvage, et l’élevant au-dessus de ma tête, je
-m’écriai :</p>
-
-<p>«  — Papa ! voici mon premier coup de fusil.</p>
-
-<p>«  — Ce n’est pas tout de bien viser, répondit-il
-avec un sourire triste ; il faut encore obéir. Si tu
-étais resté à ton poste, tu n’aurais pas risqué de
-m’envoyer du plomb.</p>
-
-<p>«  — Vous n’en avez pas reçu, j’espère ?</p>
-
-<p>«  — Non, non ; mais sois prudent une autre
-fois.</p>
-
-<p>« Son visage me parut plus pâle que d’habitude ;
-je me baissai et je vis de petites déchirures
-à son pantalon. — Dieu me pardonne, papa !
-vous aurais-je touché ? Voici comme des trous…</p>
-
-<p>«  — Ils y étaient. Regarde-toi : les ronces t’en
-ont fait bien d’autres.</p>
-
-<p>« C’était la vérité, pour moi du moins, et mes
-inquiétudes se dissipèrent en un clin d’œil. Nos
-bassets, Waldmann et Waldine, après avoir
-houspillé le cadavre de mon lapin, étaient partis
-sur une autre piste, et j’attendais impatiemment
-que mon père voulût bien recharger mon fusil. — Allons-nous-en,
-me dit-il ; c’est assez pour un
-premier jour. Nous recommencerons la partie
-un de ces quatre matins, s’il plaît à Dieu.</p>
-
-<p>« Il rappela les chiens, regagna notre voiture
-sans boiter visiblement et me ramena au logis.
-Je remarquai qu’il ne descendait pas sans effort
-et qu’il traînait un peu la jambe. — Vous souffrez ?
-lui dis-je. Il m’invita brusquement à
-rentrer les fusils, et je le vis monter d’un pas
-lourd à sa chambre.</p>
-
-<p>« Mon frère et mes deux sœurs accoururent
-du fond du jardin ; ce fut à qui me féliciterait
-de ma chasse. Mais j’étais trop soucieux pour
-triompher cordialement, et, tout en jouant avec
-eux dans le vestibule, j’ouvrais l’œil et je tendais
-l’oreille. Je vis sortir notre vieille servante
-Grédel, et au bout de quelques minutes le docteur
-Maugin, notre ami, entra tout affairé et
-grimpa au premier étage sans remarquer que
-nous étions là. Il demeura jusqu’au moment de
-notre souper, et je suppose qu’il repartit pendant
-que nous étions à table. Notre mère s’assit avec
-nous, calme et douce comme toujours, mais
-soucieuse. — Papa n’a pas faim, nous dit-elle ; il
-est un peu fatigué et il souffre d’un rhumatisme,
-mais ce n’est rien ; dans trois ou quatre jours il
-n’y paraîtra plus. Vous viendrez l’embrasser tout
-à l’heure.</p>
-
-<p>« J’avais le cœur bien gros ; je ne mangeais
-que du bout des dents, et je regardais cette
-pauvre mère à la dérobée, craignant de lire ma
-condamnation dans ses yeux. Aucun blâme ne
-parut sur son visage ; mais elle non plus n’avait
-pas faim, et elle semblait attendre avec impatience
-que le petit Antoine (c’est mon frère le
-président) eût achevé ses prunes et ses noix.
-Aussitôt les serviettes pliées, elle nous précéda
-pour voir si tout était en ordre dans la chambre,
-et nous cria du haut de l’escalier : — Montez
-dire bonsoir à papa.</p>
-
-<p>« J’arrivai le premier de tous, grâce à mes
-longues jambes. Il était étendu sur le dos, avec
-trois oreillers sous la tête, mais il n’avait pas
-l’air de trop souffrir. Je l’embrassai en retenant
-mes larmes et je lui dis à l’oreille : — Cher père,
-jurez-moi que je ne suis pas un malheureux !</p>
-
-<p>«  — Albert, répondit-il, tu es un bon garçon,
-et je t’aime de tout mon cœur : voilà ce que j’ai
-à te dire.</p>
-
-<p>« Les petits, accourus sur mes pas, se mettaient
-en devoir d’escalader son lit, comme ils
-l’avaient fait tant de fois le matin, dans leurs
-longues chemises. — Prenez garde ! leur cria-t-il,
-j’ai un peu de rhumatisme aujourd’hui. »</p>
-
-<p>« Moi seul je ne pouvais pas croire à cet accès
-subit et violent d’un mal qu’il n’avait jamais eu.
-Je promenais les yeux autour de moi, cherchant
-quelques indices de la terrible vérité. A la lueur
-de la bougie qui éclairait bien mal la vaste
-chambre, je reconnus le pantalon qu’il portait à
-la chasse. On l’avait accroché à l’espagnolette
-d’une fenêtre, et il me sembla que l’étoffe était
-fendue dans toute sa longueur. Mais ce ne fut
-qu’un soupçon, car aussitôt ma mère, qui sans
-doute avait suivi mon regard, alla tranquillement
-fermer les grands rideaux.</p>
-
-<p>« Je vous laisse à penser si cette nuit me
-parut longue. Impossible de fermer les yeux sans
-voir la pauvre jambe de mon père, criblée de
-plomb et tellement enflée que le docteur coupait
-le vêtement de coutil pour la mettre à nu. Mais
-je n’étais pas au bout de mes peines : les jours
-suivants furent de plus en plus mauvais. Notre
-cher malade ne pouvait plus dissimuler ses souffrances ;
-ma mère cachait mal son inquiétude ;
-les enfants eux-mêmes pleuraient à tout propos,
-par instinct, sans savoir pourquoi. Le digne et
-bon ami de la famille, M. Maugin, venait pour
-ainsi dire à toute heure du jour. Je ne pouvais
-plus faire un pas dans la rue sans répondre à mille
-questions qui me mettaient au supplice. Aussi,
-le plus souvent, restais-je enfermé, sous prétexte
-d’achever mes devoirs de vacances. On m’avait
-installé une petite table dans un coin du cabinet
-de mon père, entre l’étude et le salon. J’y demeurais
-beaucoup, mais j’y travaillais peu. Le
-plus clair de mon temps se passait à feuilleter
-machinalement Dalloz ou le <i>Bulletin des lois</i>,
-quand les larmes ne m’aveuglaient pas tout à
-fait.</p>
-
-<p>« Cela durait depuis quinze grands jours,
-lorsqu’un matin, entre onze heures et midi, je
-vis par la fenêtre notre excellent docteur suivi
-de trois messieurs d’un certain âge, décorés. Ils
-montèrent tout droit à la chambre de mon père,
-et, après une visite d’un quart d’heure, ils descendirent
-au salon pour se consulter ensemble.
-Je ne me fis aucun scrupule d’écouter à la porte,
-car il y allait non seulement du repos de ma
-conscience, mais encore de nos intérêts les
-plus chers. Le peu que je saisis, à bâtons
-rompus, me fit dresser les cheveux sur la tête.
-Il y avait un plomb, un plomb de mon fusil, dans
-l’articulation du genou ; on parla de phlegmon,
-de phlébite, et ces mots que j’entendais pour la
-première fois se gravèrent dans ma mémoire
-comme sur une planche d’acier.</p>
-
-<p>« Les savants praticiens s’accordaient sur la
-gravité du cas et sur l’urgence d’une opération,
-mais aucun n’en voulait courir le risque. La responsabilité
-était trop grande et le succès trop
-incertain. On craignait que le malade, épuisé par
-quinze jours de souffrances, ne succombât entre
-les mains de l’opérateur. Une grosse voix répéta
-à quatre ou cinq reprises : « J’aimerais mieux
-extraire dix balles de munition ! » M. Maugin
-seul insistait, disant qu’il pouvait garantir la
-vigueur physique et morale de son malade. Il
-s’anima si bien qu’il finit par leur dire : « J’irai
-chercher M. Sédillot, qui sera plus hardi que
-vous. » Là-dessus, je n’entendis plus qu’un tumulte
-de voix confuses, de portes ouvertes et
-fermées, et la maison rentra dans sa lugubre
-tranquillité.</p>
-
-<p>« Notre docteur ne revint pas de la journée, et
-j’en conclus qu’il allait chercher le grand chirurgien
-de Strasbourg. La chose était d’autant
-plus vraisemblable que le lendemain matin, à six
-heures, notre mère nous fit habiller, nous conduisit
-dans la chambre du père, qui nous embrassa
-tous avec une solennité inaccoutumée,
-puis elle nous embarqua sur le vieux char à
-bancs en me recommandant les petits. — Mon
-enfant, me dit-elle, ton oncle de Hochfeld vous
-attend pour la fête, qui doit commencer dans trois
-jours. L’exercice et le changement d’air vous
-feront grand bien, à toi surtout qui mènes la vie
-d’un prisonnier. Ne t’inquiète pas de la santé de
-ton père : à partir d’aujourd’hui, il ira de mieux
-en mieux.</p>
-
-<p>« La chère femme me trompait par pitié,
-comme mon père m’avait trompé lui-même.
-L’opération était décidée, elle était imminente,
-puisqu’on nous éloignait ainsi. L’étonnement de
-mon oncle à mon arrivée me prouva qu’on n’avait
-pas même pris le temps de l’avertir. Plus de
-doute, pensai-je, c’est pour aujourd’hui. Ma place
-est à la maison ; j’y vais. Je partis donc à pied,
-sans prendre congé de personne, et en moins de
-trois heures j’arpentai les quatre lieues qui séparent
-Hochfeld de Saverne.</p>
-
-<p>« Je vous fais grâce des tristes réflexions qui
-me poursuivaient sur la route. Au repentir de
-ma faute se joignait déjà le souci de l’avenir ;
-ma raison avait vieilli de dix ans dans une quinzaine.
-Je savais que nous n’étions pas riches.
-L’étude était payée, mais on devait encore sur la
-maison. Or l’étude valait surtout par la bonne
-réputation de mon père. Que deviendraient ma
-mère et les enfants, s’il fallait tout vendre à vil
-prix ? J’étais un bon élève, mais à quoi peut servir
-un collégien de troisième ? De quel travail utile
-est-il capable ? J’enviais mes voisins, mes camarades
-pauvres qui avaient appris des métiers et
-qui depuis un an commençaient à gagner leur
-pain.</p>
-
-<p>« Au lieu de rentrer chez nous par la rue, je
-suivis les ruelles, je traversai la rivière qui était
-basse et j’arrivai ainsi sous nos fenêtres, du côté
-du jardin. J’étais encore à dix pas de la maison
-lorsqu’un cri de douleur que la parole ne peut
-traduire me cloua raide sur mes pieds. En ce
-temps-là, les chirurgiens ne se servaient ni de
-l’éther ni du chloroforme pour assoupir leurs
-patients ; ils taillaient dans la chair éveillée, et la
-nature hurlait sous le scalpel. Je ne sais pas
-combien de temps dura le supplice de mon père
-et celui que j’endurais par contre-coup : lorsque
-je repris possession de moi-même, j’étais couché
-à plat ventre au milieu d’une corbeille de géraniums,
-avec de la terre plein la bouche et des
-fleurs arrachées dans mes deux mains. On n’entendait
-plus aucun bruit.</p>
-
-<p>« Je me lève, je me secoue, j’entre dans la
-maison plus mort que vif et le cœur en suspens. Au
-pied de l’escalier, je rencontre ma pauvre mère :</p>
-
-<p>«  — Eh bien, maman ?</p>
-
-<p>«  — Rassure-toi. Ce qui était à faire est fait,
-et le docteur répond du reste.</p>
-
-<p>« Elle songea ensuite à s’étonner de me voir
-là, à me gronder de ma désobéissance et à plaindre
-mes habits neufs que la poussière de la route,
-l’eau de la Zorn et la terre du jardin avaient
-joliment arrangés.</p>
-
-<p>« Notre cher malade dormait ; on lui cacha
-mon retour jusqu’à la fin de la semaine, de peur
-de le mécontenter, car c’était sur son ordre
-qu’on nous avait éloignés. Cependant il fallut
-lui apprendre la vérité ; ma mère n’avait point
-de secrets pour lui. Il voulut me voir, me rassurer
-lui-même et me montrer qu’il avait déjà
-bon visage. Ce fut un heureux moment pour nous
-tous ; il pleura presque autant que ma mère et
-moi.</p>
-
-<p>«  — Cher papa, lui dis-je en essuyant ses
-larmes, je sais tout. Pourquoi m’avez-vous
-trompé, vous la vérité même ?</p>
-
-<p>«  — Je ne m’en repens pas, répondit-il. Quelquefois,
-rarement, le mensonge est un devoir. Si
-un malheur était arrivé, fallait-il donc attrister
-toute ta vie ?</p>
-
-<p>«  — N’importe ! je sens bien que je ne me
-consolerai jamais.</p>
-
-<p>«  — Je te consolerai, moi. D’abord, nous ne
-nous quitterons plus jusqu’à la rentrée. Tu seras
-mon garde du corps. Pauvre enfant ! Tu as
-assez souffert de mon mal pour jouir un peu de
-ma convalescence.</p>
-
-<p>« De ce jour commença entre nous une intimité
-presque fraternelle qui me le rendit plus
-cher et me rendit plus sage. Ce terrible accident
-m’avait enseigné la prudence ; le courage et
-la bonté de mon père achevèrent mon éducation
-par l’exemple.</p>
-
-<p>« Un soir que je me lamentais à son chevet
-selon mon habitude, car il fut guéri bien avant
-que je fusse consolé, il me dit : — Nous avons
-été aussi étourdis l’un que l’autre. Ta faute est
-de ton âge, mais moi j’aurais dû la prévoir et
-me tenir en garde. Mon rôle de professeur et de
-père n’était pas d’attendre un lapin, à 200 mètres
-de toi, mais de te suivre et de te diriger,
-sans chasser pour mon propre compte. Et c’est
-ainsi que je ferai l’an prochain.</p>
-
-<p>«  — Non ! m’écriai-je avec force. Je ne chasserai
-plus jamais.</p>
-
-<p>«  — Tu chasseras, mon ami. Je le veux, parce
-que la chasse est un exercice admirablement
-inventé pour dégourdir les jambes des notaires.
-D’ailleurs un temps viendra peut-être où tout
-Français qui aura l’habitude des armes vaudra
-quatre hommes pour la défense du pays.</p>
-
-<p>« Ma mère ne se faisait pas aisément à l’idée
-d’avoir deux chasseurs dans la maison. Pauvre
-femme, qui après seize ans de mariage tremblait
-encore chaque fois que papa prenait son sac et
-son fusil. — Enfin ! disait-elle, il faut souffrir ce
-qu’on ne peut empêcher. Mais, si Albert doit
-retourner à la chasse, je lui donnerai un talisman
-qui le préservera de l’imprudence !</p>
-
-<p>« Ce talisman, je l’ai encore, et le voici. C’est
-l’épingle que vous avez peut-être remarquée à
-ma cravate. Voyez-vous cette colombe d’argent
-qui porte au bout d’une chaînette un grain de
-plomb n<sup>o</sup> 7 ? La pauvre chère maman Franck l’a
-fait ciseler à mon intention par Heller, le plus
-habile artiste de Strasbourg. Cette molécule de
-métal, réduite à presque rien par le frottement,
-est celle qui a failli tuer mon père. Comment un
-homme pourrait-il s’oublier lorsqu’il a tous les
-jours de chasse un tel souvenir sous les yeux ? »</p>
-
-<p>Ici finit la narration de M. Franck, mais son
-histoire mérite encore un supplément de quelques
-lignes. En 1870, à l’âge de cinquante-sept
-ans, ce notaire prit un fusil pour chasser la
-grosse bête dans nos montagnes. Quelques
-lurons du pays le suivirent, et il devint, comme
-qui dirait, capitaine de francs-tireurs. Au commencement
-de novembre, tous ses compagnons
-étant morts, ou blessés, ou malades, il arriva
-toujours vert à Belfort et s’engagea au 84<sup>e</sup> de
-ligne. On forma une compagnie d’éclaireurs, il
-en fut, et il prouva dans mainte occasion, selon
-la parole de son père, qu’un bon chasseur peut
-valoir quatre hommes pour la défense du pays.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c3">DANS LES RUINES</h2>
-
-<p class="c small">(Avril 1867.)</p>
-
-
-<p>J’avais entrepris un voyage moins long, mais
-plus périlleux que le tour du monde : j’allais du
-passage Choiseul au Théâtre-Français par la
-butte des Moulins. A la moitié du chemin, je
-compris que je m’étais fourvoyé dans une démolition
-générale, mais il y avait presque autant
-d’imprudence à reculer qu’à poursuivre ou à
-rester. Devant, derrière, à droite, à gauche, partout,
-les pans de mur s’écroulaient avec un bruit
-de tonnerre, des nuages de poussière obscurcissaient
-le ciel, les ouvriers criaient gare en brandissant
-de longues lattes, les chariots, chargés
-de décombres, creusaient des vallées de boue
-entre des montagnes de plâtras ; la terre tremblait ;
-il pleuvait des moellons et des briques.</p>
-
-<p>Un Limousin prit pitié de ma peine ; il me tira
-de la bagarre et me mit en sûreté sous un arceau
-de porte cochère, dans un endroit où le travail
-chômait pour le moment. Mon refuge se trouvait
-sur la limite de l’îlot condamné ; derrière moi,
-la route était libre ; rien ne m’empêchait plus
-d’aller à mes affaires : je demeurai pourtant,
-retenu par une attraction secrète. Les badauds
-ne sont pas nécessairement des sots ; les plus
-fins Parisiens prennent plaisir aux petits spectacles
-de la rue, et j’en avais un grand sous les
-yeux. Aucun effort de l’activité humaine ne saurait
-être indifférent à l’homme ; le travail des
-démolisseurs est un des plus saisissants, parce
-qu’il est suivi d’effets instantanés : on détruit
-plus vite qu’on n’édifie. Les maçons spécialistes
-qui font des ruines semblent plus entraînés et
-plus fougueux que les autres. Observez-les. Vous
-lirez sur leurs visages poudreux une expression
-de fierté sauvage et de joie satanique. Ils crient
-de joie et d’orgueil lorsqu’ils abattent en un
-quart de minute tout un pan de muraille qu’on a
-mis deux mois à bâtir. Je ne sais quelle voix
-intérieure leur dit qu’ils sont les émules des
-grands fléaux, les rivaux de la foudre, de l’incendie
-et de la guerre.</p>
-
-<p>Je ne professe pas le culte des fléaux ; la destruction
-inutile me fait horreur, et, si je m’arrêtais
-à l’admirer, je croirais que mes yeux deviennent
-ses complices. Mais ceux qui rasent un vieux
-quartier sale et malsain ne font pas le mal pour
-le mal. Ils déblaient le sol, ils font place à des
-constructions meilleures et plus belles. Comme
-les grands démolisseurs du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle qui ont
-fait table rase dans l’esprit humain, je les admire
-et j’applaudis à cette destruction créatrice.</p>
-
-<p>A première vue, j’en conviens, le spectacle est
-cruel. Voilà un quartier qui n’était pas brillant,
-qui n’était pas commode, mais il était habitable
-après tout. Ces maisons qui s’écroulent par centaines
-abritaient bien ou mal quelques milliers d’individus ;
-on a sué, peiné pour les construire ; elles
-pourraient durer encore un siècle ou deux. Avant
-un mois, tout le labeur qu’elles représentaient,
-tous les services qu’elles pouvaient rendre seront
-mis à néant ; il n’en restera rien que le sol nu.</p>
-
-<p>Mais si le sol nu, déblayé, nivelé, avait plus
-de valeur par lui seul qu’avec toutes les maisons
-qui l’encombrent, il s’ensuivrait que les démolisseurs
-lui ajoutent plus qu’ils ne lui ôtent et
-qu’en le dépouillant ils l’enrichissent. Est-ce
-possible ? C’est certain. Lorsqu’on aura déblayé
-ces débris, rasé ce monticule, pris un quart du
-terrain pour des rues larges et droites, le reste
-se vendra plus cher qu’on n’a payé le tout ; les
-trois quarts du sol ras vont avoir plus de prix
-que la totalité bâtie. Pourquoi ? Parce que les
-grandes villes, dans l’état actuel de la civilisation,
-ne sont que des agglomérations d’hommes pressés :
-qu’on y vienne pour produire, pour échanger,
-pour jouir, pour paraître, on est talonné par le
-temps, on ne supporte ni délai ni obstacle ; l’impatience
-universelle y cote au plus haut prix les
-gîtes les plus facilement accessibles, ceux qui
-sont, comme on dit, près de tout. Or, les obstacles,
-les embarras, les montées, les carrefours
-étroits quadruplent les distances et gaspillent le
-temps de tout le monde sans profiter à personne ;
-une rue droite, large et bien roulante rapproche
-et met pour ainsi dire en contact deux points
-qui nous semblaient distants d’une lieue. C’est
-à qui se logera sur le bord des grandes routes
-parisiennes : les producteurs et les marchands
-trouvent leur compte à s’établir dans le courant
-de la circulation ; les oisifs de notre époque ont
-l’habitude et le besoin d’aller sans peine et sans
-retard où le plaisir les appelle. Ceux qui mangent
-les millions ne peuvent se camper que sur une
-avenue largement carrossable ; ceux qui gagnent
-les millions ne peuvent ouvrir boutique que sur
-le chemin des voitures. Ainsi s’explique la plus-value
-qu’une destruction brutale en apparence
-ajoute aux quartiers démolis.</p>
-
-<p>A l’appui de mon raisonnement, j’évoquais le
-souvenir de ces rues étroites, malpropres, infectes,
-sans air et sans lumière, où une population
-misérable a végété longtemps, je me
-tournais ensuite vers l’avenir et je me représentais
-cette rue ou cette avenue, qui joindra le
-Théâtre-Français remis à neuf au magnifique
-édifice du nouvel Opéra. Deux rangées de fortes
-maisons, hautes et massives, étalent leurs façades
-de pierre un peu trop richement sculptées ;
-les trottoirs longent des boutiques éblouissantes
-dont la plus humble représente un loyer de cinquante
-mille francs, et les calèches à huit ressorts
-se croisent sur la chaussée. Beau spectacle !</p>
-
-<p>Une réflexion cornue vint se jeter mal à propos
-au travers de mon enthousiasme. « Ces bâtisses
-somptueuses que j’admire déjà comme si je les
-avais vues, ne faudra-t-il pas bientôt les démolir
-à leur tour ? Car enfin nous abattons les vieilles
-rues parce qu’elles ne suffisaient pas à la circulation
-des voitures. Plus nous démolissons, plus
-il faut que Paris s’étende en long et en large.
-Plus il s’étend, plus les courses sont longues,
-plus il est impossible de parcourir la ville à pied,
-plus le nombre des voitures indispensables va
-croissant. Le boulevard Montmartre était ridiculement
-large, il y a une vingtaine d’années ; le
-voilà trop étroit : il sera démoli. A plus forte
-raison, la rue Vivienne, la rue Richelieu, la rue
-Saint-Denis, la rue Saint-Martin, toutes celles
-dont la largeur faisait pousser des cris d’admiration
-à nos pères. Et quand la pioche des démolisseurs
-les aura accommodées aux besoins de
-la circulation moderne, quand Paris, de jour en
-jour plus large, remplira hermétiquement l’enceinte
-des fortifications, quand le total des voitures
-parisiennes aura doublé par une logique
-inévitable, ne sera-t-on pas forcé d’élargir les
-avenues de M. Haussmann ? Les gros palais à
-façades sculptées n’auront-ils pas le même sort
-que les masures de la rue Clos-Georgeau ? »</p>
-
-<p>Je ne sais trop à quelle conclusion ce raisonnement
-m’aurait conduit, mais un incident fortuit
-m’empêcha de le suivre jusqu’au bout.</p>
-
-<p>Le soleil, qui bataillait depuis le matin contre
-une armée de nuages, fit une trouée dans la
-masse ; il vint illuminer un mur que je regardais
-vaguement sans le voir. C’était le fond d’une
-maison démolie ; la toiture, la façade, les planchers
-des trois étages avaient croulé. Mais il
-n’était pas malaisé de rebâtir en esprit l’étroit
-édifice, et je m’amusai un moment à ce jeu. Tout
-l’immeuble occupait environ quarante mètres de
-surface : six sur sept au maximum. Au rez-de-chaussée,
-une boutique ou un cabaret, le mur
-entièrement dépouillé laissait la question dans le
-vague ; on voyait seulement à gauche, au fond
-d’une allée absente, les premières marches d’un
-escalier tournant. Les deux étages supérieurs
-s’expliquaient mieux, on distinguait, outre le
-conduit noir d’une cheminée, deux éviers suspendus
-l’un sur l’autre, puis deux débris de
-cloisons superposées, puis deux vastes lambeaux
-de papier peint qui s’étendaient, sauf quelques
-déchirures, jusqu’à la cage du colimaçon. Je
-rétablis les deux logements en un clin d’œil, ou
-plutôt ils se reconstruisirent d’eux-mêmes dans
-ma mémoire. L’escalier aboutissait à un petit
-carré fort étroit ; la porte ouvrait en plein sur
-une chambre étroite et longue, qui prenait jour
-sur la rue. C’était la pièce principale ; elle occupait
-toute la profondeur de la maison et les deux
-tiers de la largeur. Sur la droite, à ce point où
-le papier s’arrête, il y avait une cuisine limitée
-par la cloison que voici et éclairée par un jour
-de souffrance : la lucarne y est encore. Donc, le
-jour ne venait pas de la rue ; la cuisine n’occupait
-qu’un étroit carré dans l’angle le plus reculé de
-la maison ; sur le devant, l’architecte avait ménagé
-un cabinet clair, un peu plus grand que la
-cuisine, infiniment moins vaste que la chambre
-principale.</p>
-
-<p>A mesure que je rebâtissais les cloisons du
-second étage, que je plaçais les deux fenêtres et
-que je rassemblais les matériaux du plancher, il
-se produisait un phénomène assez étrange : le
-logement se remeublait petit à petit. Trois casseroles
-de cuivre étagées par rang de taille étincelaient
-le long du mur de la cuisine, avec une
-bassinoire d’un travail ancien et curieux. Dans
-la petite chambre sans feu, il y avait un lit de
-bois peint, deux chaises, une planche chargée
-de vieux livres et de romans coupés par tranches
-au bas des journaux. La pièce principale était
-presque confortable. Trois matelas et un édredon
-s’empilaient sur un bon lit de noyer. La table du
-milieu était couverte d’un vieux châle reprisé en
-vingt endroits, mais propre. Le poêle de faïence
-ronflait joyeusement ; cinq ou six images gravées
-souriaient dans leurs vieux cadres ; une
-étagère à bon marché s’encombrait de petites
-faïences et de bimbeloteries archaïques ; au milieu
-de cette collection, j’admirais un buste de
-vieille femme, pas si gros que le poing, mais
-exécuté avec beaucoup de conscience et de tendresse.
-Et voilà que dans un coin, vers la fenêtre,
-je remarque un grand fauteuil en velours
-d’Utrecht rouge, et une grosse mère de soixante-dix
-ans, l’original du buste, qui tricote un petit
-bas de laine. La maison démolie ne s’est pas
-seulement remeublée, mais repeuplée ! C’est en
-vain que je me frotte les yeux ; je ne suis ni endormi
-ni halluciné, et pourtant il m’est impossible
-de ne pas voir ce que je vois.</p>
-
-<p>Alors, je prends sur moi, je me raisonne, je
-me dis qu’il n’y a pas d’effets sans causes, et je
-cherche par quel enchaînement de circonstances
-ce tableau est venu se présenter à mes yeux. Il
-ne me semble pas entièrement nouveau ; je suis
-presque certain de l’avoir déjà vu ; mais où ?
-quand ? Dans le rêve d’une nuit, ou dans ce rêve
-de plusieurs années qui s’appelle l’enfance ?</p>
-
-<p>M’y voici ! j’ai trouvé. C’est ce papier du second
-étage. Il est unique au monde, probablement :
-des roses vertes sur fond jaune. Quelque
-ouvrier en papier peint l’a fabriqué ainsi pour
-faire pièce à son patron ; le patron l’a vendu au
-rabais ; la bonne femme l’a eu pour presque rien
-lorsqu’elle emménageait ici, vers 1802 ; c’est
-elle-même qui m’a conté cette histoire, car je ne
-me trompe pas, j’ai connu les habitants de cette
-maison démolie, je me suis assis à leur table,
-en 1840, à ma première année de collège ! C’est
-le quartier, c’est la rue, et d’ailleurs les roses
-vertes sur fond jaune ! Il n’y a jamais eu que
-celles-là !</p>
-
-<p>Mille et un souvenirs ensevelis depuis un quart
-de siècle se réveillent à la fois ; ils m’assiègent,
-ils m’assaillent. La première fois que je suis
-entré dans cette maison, les locataires du second
-célébraient une fête de famille. Les trois
-fils de Mme Alain, ses deux filles, ses gendres,
-les petits-enfants, toute la tribu tenait dans
-cette chambre, sans compter trois ou quatre
-invités, dont j’étais. Je vois la longue table, et
-la bonne femme au milieu, toute fière et radieuse.
-Comment les avions-nous connus ? Je n’en sais
-rien ; je me rappelle seulement que nous étions
-plus pauvres qu’eux et que le festin était splendide,
-avec l’oie aux marrons, les crêpes et la
-motte de beurre salé. Leur cidre me parut bien
-préférable au vin de Champagne, que je connaissais
-de réputation ; il venait de Quimperlé en
-droite ligne, c’est-à-dire de leur pays. J’avais
-pour voisin de droite un de leurs compatriotes,
-sous-officier d’infanterie, aujourd’hui capitaine
-ou chef de bataillon : je l’ai revu.</p>
-
-<p>Mme Alain était la veuve d’un ouvrier,
-d’un très simple ouvrier qui travailla de ses
-mains tant qu’il eut assez de force : honnête
-homme, rangé, économe, bien vu de tous ses
-voisins, sauf peut-être du cabaretier d’en bas. Il
-était occupé à cent pas d’ici, chez un serrurier
-en boutique ; jamais, en quarante ans de ménage,
-il ne prit un repas ou un verre de vin sans
-sa femme. On se quittait le matin, on se revoyait
-à dîner, on se retrouvait tous les soirs à l’heure
-du souper ; et, si dans l’entre-temps Mme Alain
-s’ennuyait du cher homme, elle passait devant la
-boutique et lui disait bonjour du bout des doigts.</p>
-
-<p>Le mari, si j’ai bonne mémoire, gagnait de
-trois à quatre francs par jour ; la femme, rien ;
-les enfants vinrent tôt, et la besogne ne manquait
-pas dans le ménage. Le peu qu’on épargna
-fut dévoré à belles dents par la marmaille.
-Quand le père mourut, les cinq enfants étaient
-non seulement élevés, mais casés. Garçons et
-filles passèrent par l’école gratuite et par l’apprentissage
-pour arriver à un honnête établissement.
-Christine Alain était couturière ; elle
-épousa un Alsacien ; ils ont fait une bonne
-maison. Corentine piquait des gants, elle fit la
-conquête d’un coupeur habile ; ils fondèrent une
-fabrique rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Jules,
-le cadet, se faufila dans la librairie, et de commis
-devint patron. Le plus jeune, Léon, était
-marbrier ; il suivit l’école de dessin, se fit admettre
-aux Beaux-Arts, devint par son travail un
-bon sculpteur de deuxième ordre, plut à la fille
-de son propriétaire et l’épousa. L’aîné, qu’on
-désignait par le nom de famille, continua le métier
-de son père et resta garçon pour tenir compagnie
-à Mme Alain. Cette petite chambre
-entre la rue et la cuisine était la sienne. De tous
-les fils Alain, c’est lui qui est resté le plus vivant
-dans ma mémoire. Je vois d’ici sa brave figure
-et sa main… quelle main ! Un étau ! Il était
-entiché de son droit d’aînesse et se faisait un
-point d’honneur de nourrir la mère à lui seul.
-La bonne femme avait une certaine déférence
-pour lui : n’était-il pas le chef de la famille ?
-Elle acceptait les petits présents de ses fils et de
-ses gendres, mais elle ne mangeait que le pain
-du bon Alain.</p>
-
-<p>Dans les premiers jours de son veuvage, Léon,
-l’heureux sculpteur, la supplia d’accepter un logement
-chez lui. « Je vous remercie, mon <i>fi</i>, lui
-dit-elle, mais le bon Dieu m’a commise à la garde
-de tous les souvenirs qui sont ici. Je ne délogerai
-que pour aller rejoindre votre cher père. »</p>
-
-<p>S’il faut tout dire, elle avait une sorte de vénération
-religieuse pour cet humble logis. Elle
-lui savait gré de tout le bonheur qu’elle y avait
-eu ; elle en parlait comme un obligé de son bienfaiteur.
-« On ne saura jamais, disait-elle, quels
-services cet humble nid nous a rendus. Que les
-pauvres gens sont heureux lorsqu’ils trouvent un
-logement à bon marché au cœur d’une grande
-ville ! Notre loyer était de 120 francs au début ;
-il s’est élevé graduellement jusqu’à 250 ; mais il
-nous a épargné pour 100 000 francs de peines
-et de soucis. Que serait-il arrivé de nous, s’il
-avait fallu nous installer hors barrière comme
-tant d’autres ? Le père m’aurait quittée tous les
-matins pour ne rentrer que le soir ; il aurait déjeuné
-au cabaret, Dieu sait avec qui ! et moi à la
-maison, toute seule. A quelle école aurais-je
-envoyé les enfants ? Comment aurais-je pu surveiller
-leur apprentissage ? Ils l’ont fait à deux
-pas d’ici, chez des patrons du quartier, et je me
-flatte de ne les avoir jamais perdus de vue. Aussi
-garçons et filles ont bien tourné, sans exception.
-Que le ciel ait pitié des pauvres apprenties qui
-vont travailler chaque jour à une lieue de la
-maman ! Et mes fils, pensez-vous qu’ils auraient
-fait un aussi beau chemin, si le chef-lieu de la
-famille avait été à Montrouge ou à Grenelle ? Ils
-ne se seraient pas détachés de nous, je le crois,
-car ils sont les meilleurs garçons du monde ;
-mais alors ils n’auraient pas vécu au sein des
-belles choses parisiennes ; ils n’auraient pas vu
-les musées, les spectacles, les beaux magasins,
-les toilettes élégantes, tout ce qui forme le goût,
-éveille l’imagination, en un mot, ce qui change
-quelquefois l’ouvrier en artiste. Voyez notre
-Léon ! de simple marbrier, il est devenu statuaire.
-A qui doit-il cette fortune ? Ni au père ni
-à moi, mais à la Providence qui nous permit de
-fonder notre famille dans ce milieu vivant et
-intelligent de Paris ! J’en ai connu beaucoup,
-des artistes, et des inventeurs, et des artisans
-du premier mérite, de ceux qui font la gloire et
-la richesse de l’industrie parisienne : c’étaient
-tous pauvres gens qui avaient eu le bonheur de
-se nicher à la source du vrai talent, comme
-nous. »</p>
-
-<p>Assurément la bonne femme exagérait un peu
-les mérites de son logis. Elle oubliait, dans son
-enthousiasme, les dangers qu’elle avait courus,
-en élevant dans un espace si étroit cinq enfants,
-dont deux filles. Lorsqu’on touchait ce point délicat,
-elle répondait avec un loyal éclat de rire :
-« Bah ! le problème n’est pas plus difficile que
-celui du loup, de la chèvre et du chou ! »</p>
-
-<p>Mme Alain n’avait pas seulement sa bonne
-part d’esprit naturel : elle s’exprimait encore en
-termes choisis ; personne n’eût deviné en l’écoutant
-qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Son mari,
-paraît-il, la surpassait en ignorance, car il parlait
-à peine le français. Ainsi, deux Bretons illettrés
-ont donné à leurs cinq enfants une instruction
-très suffisante ; deux prolétaires, sans autre
-capital que leurs bras, ont fait souche de bourgeois
-et même d’artistes. Et ce phénomène,
-j’allais dire ce miracle de progrès social, s’est
-accompli dans cette masure parisienne. Et les
-bénéficiaires de cet heureux changement se plaisent
-à déclarer que la masure y est pour quelque
-chose ; ils bénissent le taudis à 250 francs
-par an qui leur a permis de s’élever, de se développer,
-de s’enrichir au centre de Paris.</p>
-
-<p>Quand je repense à ces braves gens devant
-les ruines de leur vieux nid, je me demande si
-les rues insalubres, si les taudis étroits, si les
-allées obscures et les escaliers en colimaçon
-n’ont pas leur destinée et leur utilité dans le
-monde. Cette fange des pauvres quartiers, que
-l’on balaye dédaigneusement hors barrière,
-n’était-elle pas autrefois un engrais de civilisation ?
-Les plus beaux fruits de l’industrie parisienne
-ne sont-ils pas sortis de ce fumier ? Peut-être.</p>
-
-<p>Je comprends le noble mépris d’une administration
-toute-puissante : il est clair que les
-logis à 250 francs font tache au milieu d’une
-ville aussi majestueuse que Paris. Mais nous
-avons des travailleurs qui gagnent peu, et je
-me demande sous quel toit ils abriteront leurs
-têtes quand le Paris des rêves municipaux sera
-fini. On les chasse du centre à la circonférence ;
-mais la circonférence a sa coquetterie ; elle aussi
-se couvre de palais. Il faudra donc que l’ouvrier
-s’établisse en rase campagne, loin, très loin de
-son travail, et qu’il fasse un voyage tous les soirs
-pour revenir à la maison. Y reviendra-t-il tous
-les soirs ? Sera-t-il puissamment attiré vers cette
-demeure lointaine, presque inconnue, où l’on
-n’entre que pour fermer les yeux, d’où l’on sort
-les yeux à peine ouverts ? Certes, il y viendra,
-s’il y est attendu par sa famille. Reste à savoir
-si les ouvriers de l’avenir se marieront comme
-ceux d’autrefois. Est-ce la peine ? On a si peu
-de temps pour jouir les uns des autres ! Et puis,
-les distractions ne manquent pas au cœur de
-Paris. Sur les ruines de ces humbles maisons,
-il s’élève des paradis artificiels, à l’usage du
-travailleur en blouse. Cent billards, dix mille
-becs de gaz, des dorures, des glaces, des chansonnettes,
-que sais-je ? Et plus le logement, cette
-arche sainte de la famille, devient inabordable
-au pauvre monde, plus les plaisirs malsains se
-vendent bon marché.</p>
-
-<p>Pauvre maison de Mme Alain ! Humble
-échelle de Jacob où tant de prolétaires ont
-monté pour s’élever à la bourgeoisie, je veux te
-regarder une dernière fois et graver tes ruines
-respectables dans un petit coin de ma mémoire !</p>
-
-<p>Patatra !</p>
-
-<p>« Allez-vous-en ! Vous voulez donc vous faire
-écraser, imbécile ! »</p>
-
-<p>L’imbécile, c’était moi ; le plâtre et les moellons
-avaient roulé jusqu’à mes pieds, et le vieux
-mur taché de roses vertes n’existait plus.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c4">LES ŒUFS DE PAQUES</h2>
-
-<p class="c small">(Avril 1873.)</p>
-
-
-<p>Notre dernier jour de fête, en Alsace, a été le
-dimanche de Pâques de l’année 1871. Triste fête
-pour ceux qui avaient l’âge de comprendre et de
-souffrir ! Nous étions envahis et occupés militairement
-depuis sept ou huit mois ; l’Assemblée
-nationale venait de nous sacrifier au salut de la
-France. On savait qu’à l’automne de 1872, il
-faudrait quitter le pays, dure nécessité ! ou devenir
-sujets prussiens, c’est-à-dire accepter la
-dernière des hontes. Les nouvelles de la patrie
-étaient navrantes : Paris, ivre ou fou, se défendait
-à coups de canon contre l’armée de France.
-Chaque matin, les Allemands nous annonçaient
-une victoire de l’insurrection. Avec cela, nous
-étions pauvres, plus pauvres que je ne l’avais
-jamais été, quoique j’aie connu dans ma jeunesse
-la vraie misère. Les réquisitions et les garnisaires
-avaient épuisé nos ressources ; l’argent qu’on
-nous devait en France ne rentrait pas ; personne
-ne payait plus ; la question du pain quotidien devenait
-menaçante. Par bonheur les enfants ne se
-doutaient de rien ; ils jouaient du matin au soir
-et dormaient du soir au matin, avec cette insouciance
-qui est la sagesse de leur âge. Leur unique
-tracas, le sujet de tous leurs entretiens,
-était la matinée de Pâques ; ils ne s’inquiétaient
-que de savoir si le lièvre pondrait beaucoup
-d’œufs rouges dans l’enclos.</p>
-
-<p>C’est le lièvre, un lièvre invisible et providentiel
-qui pond les œufs de Pâques pour la joyeuse
-marmaille d’Alsace. Ce dogme est si profondément
-ancré dans les esprits de trois à dix ans
-que pas un sceptique de cet âge ne demande à
-papa ou à maman pourquoi les œufs sont rouges
-ou bruns, pourquoi ils sont tout cuits, pourquoi
-le lièvre pond des œufs de sucre, de chocolat ou
-de cristal pour les familles riches, et pourquoi
-même, en certains cas, le prodigue animal
-dépose des œufs de porcelaine de Sèvres dans
-des coquetiers de vermeil.</p>
-
-<p>Nos chers enfants avaient peut-être entendu
-conter ces miracles ; mais n’étant gâtés ni par
-nous ni par la fortune, ils étaient tous d’humeur
-à se contenter de moins. Chacun fit de son
-mieux pour combler leurs modestes désirs. Les
-poules de Cochinchine et de Crèvecœur pondirent
-des œufs de belle taille ; la cuisinière, en
-grand secret, les teignit de couleurs éclatantes ;
-un des meilleurs élèves de Gérome, notre ami
-Heller, qui devait bientôt émigrer à New-York,
-en décora quelques-uns d’illustrations patriotiques ;
-il métamorphosa notamment en soldat
-prussien un bel œuf plus pointu que les autres,
-et sur la visière du casque il écrivit : <i lang="de" xml:lang="de">Schweinpels !
-Schweinpels</i> (fourrure de cochon) est le sobriquet
-pittoresque dont les bambins d’Alsace
-poursuivent le vainqueur.</p>
-
-<p>Le dimanche, de grand matin, lorsque les
-cloches, revenues de Rome, sonnaient à toute
-volée sans déranger nos chers petits, le jeune
-artiste, ma femme, et les deux gouvernantes,
-dont l’une a émigré l’année suivante au Mexique,
-préparèrent les nids dans notre vieil enclos
-inculte et presque abandonné. On les éparpilla
-sur le revers de la colline abrupte, depuis la glacière
-sans glace, jusqu’à la pièce d’eau sans eau.
-Ils en mirent dans les touffes d’herbe, dans les
-iris, dans les bellis, au pied des petits épicéas
-que nous avons plantés en 1869 et que nous ne
-verrons pas grandir. Aux branches basses de
-certains arbres on suspendit en manière d’ornement
-une ou deux douzaines de breschtelles ; ce
-sont des gâteaux secs faits de farine, de sel et de
-cumin ; ils se vendent quelques centimes.</p>
-
-<p>Ces grands préparatifs étaient à peine achevés
-quand les enfants, éveillés avant l’heure par
-l’attente d’un plaisir, accoururent demi-vêtus, les
-pieds dans la rosée, la tête nue sous le soleil.
-Ah ! la joyeuse matinée ! les bons cris de surprise !
-les beaux éclats de voix et les brillantes
-querelles ! Figurez-vous quatre bébés du même
-âge, ou peu s’en faut, puisqu’ils sont nés en moins
-de trois ans, montant à l’escalade sur une pente
-rapide, ardents à se devancer, mais toujours
-prêts à se soutenir, à se pousser et à se ramasser
-les uns les autres ; chacun voulant tout prendre
-et finissant par tout partager !</p>
-
-<p>La découverte du <i lang="de" xml:lang="de">Schweinpels</i> fut un événement
-politique. Personne ne voulait du prussien,
-on tint conseil de guerre autour de l’œuf maudit,
-et l’on finit par le lancer contre un petit mur de
-pierres sèches où il s’éparpilla en miettes. Mais
-voici bien une autre affaire. Un lièvre, un vrai
-lièvre vivant, était gîté à quelques pas ; il bondit
-effaré, les oreilles droites, grand, fantastique et
-superbe, s’élança comme un trait et franchit la
-haie qui sépare notre enclos de la forêt communale.
-Un concert de cris aigus salua cette apparition
-d’autant plus miraculeuse que nul de nous
-ne l’avait préparée. Le hasard seul, un hasard
-bienveillant et malin, s’était donné la peine de
-prouver à notre petit monde que le lièvre pond
-des œufs durs et qu’il n’ose plus affronter le regard
-des braves gens quand il a pondu un œuf
-prussien par mégarde.</p>
-
-<p>Cette heureuse matinée se termina par un
-repas frugal, où tous les œufs, sauf le maudit,
-furent mangés en salade.</p>
-
-<p>L’année suivante, à la fin du carême, nous
-étions redevenus Parisiens, bien malgré nous.
-Les enfants se demandèrent avec une certaine
-anxiété dans quel enclos le bon lièvre de Pâques
-irait pondre les œufs qu’il leur devait. Je répondis
-à tout hasard que le Jardin d’acclimatation,
-où nous allions souvent nous promener,
-était un terrain convenable.</p>
-
-<p>« Mais, papa, il n’y a pas de lièvres au Jardin
-d’acclimatation ?</p>
-
-<p>— Il y a des kanguroos, et ces braves animaux,
-dans la poche énorme que vous savez,
-gardent de plus gros œufs que le lièvre de Saverne.</p>
-
-<p>— Oui, mais il ne nous connaît pas, le kanguroo !</p>
-
-<p>— Écrivez-lui de votre plus belle écriture. »</p>
-
-<p>L’administration des postes, en cherchant bien,
-retrouverait dans ses rebuts une lettre soignée
-à l’adresse de M. le kanguroo. Elle se termine
-par ces mots : « Nous t’embrassons cordialement. »
-Suivent quatre signatures, dont une, la
-dernière, est illisible.</p>
-
-<p>Persuadé que le Jardin d’acclimatation, ce paradis
-des enfants bien élevés, serait envahi de
-grand matin, le dimanche de Pâques, j’avançai
-la fête d’un jour. Une servante nous précédait
-avec un grand panier rempli de pain pour
-les bêtes. Ce pain cachait les œufs, de magnifiques
-œufs de carton. Elle les déposa dans
-l’herbe, au pied de quelques arbres verts, dans
-un bosquet voisin des écuries, et les enfants les
-y trouvèrent avec un plaisir assez vif. Mais ni les
-beaux cartonnages bleus et rouges, ni les poupées
-et les joujoux que j’y avais enfermés, n’effacèrent
-l’impression des pauvres œufs pondus
-par le lièvre de Saverne. On reconnut les étiquettes
-de Giroux et tout en bourrant de pain
-les marsupiaux d’Australie, Valentine me dit :
-« Comment cet animal sortirait-il d’ici pour
-courir les boutiques et où prendrait-il de l’argent ?
-Avoue, papa, que cette année, tu as été
-un peu le Kanguroo ? »</p>
-
-<p>J’ai voulu faire mieux, et je n’ai pas réussi davantage.
-On a organisé hier une fête où les
-petits amis étaient conviés, garçons et filles.
-Deux figurants d’un grand théâtre, travestis l’un
-en coq, l’autre en poule, accueillaient les enfants
-dans l’antichambre et leur ôtaient les manteaux.
-Sur la table de la salle à manger, brillamment
-illuminée en plein midi, une énorme dinde de
-carton, machinée par un habile homme, battait
-des ailes, tournait la tête, et pondait à profusion
-des œufs blancs, jaunes, rouges, dorés, tous en
-sucre.</p>
-
-<p>Si je disais que ce jeu n’amusa pas mes enfants,
-comme leurs petits amis des deux sexes,
-je mentirais. Mais quand ils furent seuls, le soir,
-dans le coin d’appartement qu’ils habitent, ils ne
-parlèrent que du lièvre de Saverne et des œufs
-rouges de l’enclos.</p>
-
-<p>« Quand retournerons-nous là-bas ? disait le
-petit Pierre ; nous y sommes nés, c’est chez
-nous.</p>
-
-<p>— Oui, répondit Valentine. Mais il faudra
-d’abord que tu te fasses casser la tête par les
-Prussiens.</p>
-
-<p>— Je le sais bien ; c’est convenu ; mais je
-tâcherai d’abord de leur casser la tête moi-même. »</p>
-
-<p>Ainsi soit-il ! Pauvres petits !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c5"><span class="small">LE</span><br />
-JARDIN DE MON GRAND-PÈRE</h2>
-
-<p class="c small">(Lecture faite le 4 avril 1873
-à la séance publique annuelle de la Société d’Acclimatation.)</p>
-
-
-<p class="ind">Mesdames, Messieurs,</p>
-
-<p>Nouveau venu dans cette grande et patriotique
-Société, je n’ai pas accepté sans scrupule la
-tâche que m’imposait votre vaillant secrétaire
-général, M. Geoffroy Saint-Hilaire. J’ai dû me
-demander s’il était bienséant de décrire au milieu
-d’une élite française, sous la présidence
-d’un des plus illustres et des meilleurs Français
-de notre temps, un jardin qui figure au cadastre
-de l’Allemagne occidentale.</p>
-
-<p>Hélas ! oui, l’humble coin de terre dont je viens
-vous entretenir est devenu allemand malgré lui,
-je veux dire malgré les braves gens qui l’ont bêché
-de père en fils à la sueur de leur front. Les
-Allemands ont annexé le jardin de mon grand-père,
-en vertu du principe des nationalités,
-parce que la commune s’appelle Vergaville, un
-nom allemand, comme Trouville ou Romainville,
-et que toute la population de ce village écorche
-le français comme moi. Ces raisons nous ayant
-paru mauvaises, ils nous ont démontré, le sabre
-en main, que nous étions de leur famille.</p>
-
-<p>Mon cher grand-père, en son jeune temps,
-leur avait prouvé le contraire. Il avait pris pour
-argument ce fusil du soldat qui, s’il n’a pas
-toujours décidé la victoire, a bravement travaillé
-partout. Né sous le règne de Louis XV, il était
-parti en sabots avec les volontaires de 1792 ; il
-avait rapporté l’épaulette de sous-lieutenant, qui
-brillait d’un certain éclat, quoiqu’elle fût de
-simple laine. Après avoir payé sa dette à la
-patrie, il épousa une brave fille de son village,
-éleva sept enfants et cultiva son jardin, selon
-le précepte de Voltaire, qu’il n’avait pourtant
-jamais lu.</p>
-
-<p>Il était expérimenté ; on le citait à trois quarts
-de lieue à la ronde, non seulement comme droit
-laboureur et vigneron expert, mais encore et
-surtout comme élève d’un ci-devant jardinier
-de couvent, ferré sur les meilleures méthodes.</p>
-
-<p>Les meilleures méthodes laissaient beaucoup
-à désirer, si j’en crois ma mémoire, qui est
-bonne, et qui garde après quarante ans les
-impressions de l’enfance.</p>
-
-<p>Ce jardin, le premier dont j’aie mangé les
-fruits mûrs ou verts, toujours verts quand je
-me les offrais discrètement à moi-même, était
-un vrai fouillis de plantes demi-sauvages qui
-se disputaient le terrain, l’air et la lumière,
-et vivaient mal aux dépens les unes des autres.
-L’agréable et l’utile y étaient opposés plutôt que
-réunis. Les fleurs n’y manquaient pas ; on y
-trouvait en toute saison, comme chez l’amateur
-des jardins dont parle La Fontaine,</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet ;</div>
-</div>
-
-<p class="noindent">au printemps, force giroflées et des violettes
-dans tous les coins, quelques narcisses, une
-ou deux touffes de jacinthes bleues et une profusion
-de grandes tulipes rouges qui ressemblaient
-à des œufs de Pâques montés sur tige.
-En été, quelques lis, des balsamines, des pieds
-d’alouette, des œillets par-ci, par-là, et trois
-ou quatre espèces de roses à peu près doubles,
-dont pas une n’était remontante. En automne,
-des dahlias simples et des asters à discrétion.</p>
-
-<p>Les légumes, qui croissaient pêle-mêle avec
-les fleurs, n’étaient ni très choisis ni très perfectionnés :
-c’était le chou commun, la carotte
-ordinaire, le haricot primitif, le pois des anciens
-jours, le vénérable oignon d’Égypte. Les fruits
-étaient plus variés et meilleurs, sinon plus délicats ;
-il me semble, tout bien pesé, que mon
-grand-père avait la spécialité des bons fruits,
-mais je n’en ferai pas une question personnelle.</p>
-
-<p>Si les groseilles, les fraises et les framboises
-de son jardin ne méritaient aucune mention
-particulière, les prunes de reine-claude étaient
-exquises, les mirabelles irréprochables, sans
-parler de certains petits pruneaux de Damas
-dont le souvenir, après tant d’années, m’agace
-encore les dents. Nous avions des pommes précoces
-à croquer en juillet et des pommes tardives
-à garder pour le carême ; d’excellentes
-poires d’automne et d’autres presque aussi
-grosses et bien plus dures qu’un pavé : ma
-grand-mère, dans une sorte de haut-fourneau,
-les faisait cuire. Je me rappelle aussi les deux
-noisetiers qui ombrageaient le banc du fond ;
-ils portaient de beaux fruits allongés comme la
-dernière phalange de nos petits doigts, et dont
-l’amande était vêtue d’une pellicule écarlate.</p>
-
-<p>Enfin nous possédions trois merveilles uniques
-dans le village, qui ont été l’orgueil de mon
-enfance et qui sont encore aujourd’hui un problème
-pour mon âge mûr. Dans ce très modeste
-jardin, un précurseur inconnu d’Isidore-Geoffroy
-Saint-Hilaire avait, je ne sais quand, ni comment,
-ni pourquoi, entrepris un essai d’acclimatation.
-Un magnifique mûrier noir, vieux de cent
-ans et plus, s’appuyait au mur de clôture et
-laissait choir la moitié de ses fruits sur le
-chemin.</p>
-
-<p>Près des ruches, un gros figuier, qu’on entourait
-de paille tous les hivers, se chargeait, en été,
-de grosses figues violettes, et, dans un carré de légumes,
-quelques pieds de réglisse, arrachés soigneusement
-à la fin de chaque automne, repoussaient
-par miracle au printemps. Les figues
-fraîches et les mûres étaient et sont peut-être
-encore une curiosité dans notre vieux coin de
-Lorraine. Quant aux racines de réglisse, elles
-faisaient l’étonnement de mes camarades en leur
-prouvant que ce prétendu bois ne pousse pas en
-caisse dans la boutique de l’épicier.</p>
-
-<p>Vous ne vous moquerez pas de moi, j’en suis
-certain, si j’avoue que le jardin de mon grand-père
-a été longtemps à mes yeux le premier, le meilleur
-et le plus beau du monde. Il a fallu plusieurs
-années, sinon de voyages et d’études, au moins
-de promenades et de comparaisons, pour dissiper
-une illusion si naturelle et si douce. A force de vivre
-et de voir, j’ai appris que de grandes allées rectilignes,
-bordées de buis tondu, ne sont pas l’idéal
-du beau classique, et qu’une confusion de fleurs,
-de choux et de salades sous l’ombre des arbres
-fruitiers n’est pas le dernier mot du pittoresque.</p>
-
-<p>J’ai rencontré des fleurs plus belles que nos
-pauvres tulipes rouges, goûté des légumes plus
-tendres que ceux de mon grand-père et des fruits
-plus savoureux. Un peu de réflexion m’a fait
-comprendre que les plantes les plus chères à
-mon enfance étaient à la fois primitives et dégénérées ;
-qu’on n’améliore pas une espèce en recueillant
-les graines en automne pour les semer,
-l’année suivante, dans le même terrain ; qu’on
-a tort de traiter l’arbre à fruit comme un vieux
-serviteur et d’attendre, pour le remplacer, qu’il
-soit mort de vieillesse ; qu’il ne faut pas greffer
-les jeunes plants en coupant, au hasard, une
-branche de l’arbre voisin, bon, mauvais ou médiocre.</p>
-
-<p>L’expérience d’autrui et la mienne m’ont
-prouvé que les bonnes greffes et les bonnes
-semences ne coûtent pas sensiblement plus cher
-que les mauvaises ; mon grand-père ne l’a jamais
-su ou n’y a jamais pensé, car le paysan français,
-qui prodigue sa sueur à la terre, lui marchande
-le sacrifice d’un peu de réflexion, de déplacement
-et d’argent.</p>
-
-<p>Je me rappelle notre vigne et la boisson qu’on
-en tirait. C’était un vin farouche ; les gourmets du
-village disaient : le scélérat se laisse boire, mais
-il n’y aide ma foi, pas ! C’est que le plant n’était
-pas bon. Cependant chaque fois qu’un cep venait
-à manquer, on n’allait pas chercher un sujet chez
-le pépiniériste : on couchait une branche en
-terre.</p>
-
-<p>Les animaux de la maison, comme les ceps de
-la vigne et les arbres du jardin, étaient les vrais
-enfants de la routine et du hasard. C’était une
-vache efflanquée, mal bâtie et littéralement blindée
-d’un enduit naturel que je croyais inséparable
-de sa personne ; un cochon maigre qu’on
-tuait à Noël après avoir fait l’impossible pour
-l’engraisser, et qui ressuscitait au printemps,
-plus maigre et plus glouton que jamais : le son,
-le petit-lait et les pommes de terre ne profitaient
-qu’au développement de sa charpente osseuse.</p>
-
-<p>Deux douzaines de poules vagabondes, pillardes,
-et mauvaises pondeuses, parce qu’elles
-avaient passé l’âge de pondre, grattaient le fumier
-de la cour en lorgnant l’entrée de la grange
-et volaient plus de grain qu’on ne leur en donnait.
-Enfin nous avions un carlin, qui n’avait du
-carlin que la couleur jaunâtre et l’affreux caractère ;
-il était haut sur pattes avec un museau
-pointu. Mais ni dans la maison, ni dans la commune,
-ni dans les environs, nul ne se souciait
-d’aller chercher des bêtes de race ; on était mal
-loti, mais le voisin l’était aussi mal et la comparaison
-n’humiliait personne. Et cette sorte d’incurie,
-fondée sur l’ignorance du mieux, régnait
-dans tous les villages de France ! Et nous étions
-le premier peuple du monde, selon nous !</p>
-
-<p>Ces souvenirs ne datent pas d’hier. Je parle
-de longtemps, comme dit la chanson ; il s’est
-fait une révolution, une heureuse et pacifique
-révolution dans ces quarante années. Le moins
-champêtre des animaux, la locomotive, en rapprochant
-les villes des villages, a mélangé, fondu
-une population trop longtemps et trop bien classée.
-Les citadins, altérés d’air pur, se sont
-jetés dans la vie rustique, tandis que le cultivateur,
-friand de respirer un air plus capiteux,
-courait aux grandes villes. Les deux éléments
-nécessaires de toute civilisation se sont ainsi
-complétés l’un par l’autre, en s’aiguisant l’un
-contre l’autre.</p>
-
-<p>L’initiative d’un tel progrès, disons-le hautement
-pour être juste, appartient à la bourgeoisie,
-à cette catégorie d’ouvriers ou de villageois
-arrivés qui constitue le fond honnête,
-laborieux et studieux des sociétés modernes. Cette
-classe intermédiaire, raillée par l’orgueil d’en
-haut et dénigrée par la jalousie d’en bas, n’a
-pas seulement réconcilié notre siècle avec la nature :
-elle a entrepris la nature elle-même et l’a
-poussée résolument dans la grande voie du progrès.</p>
-
-<p>Le mouvement a commencé dans la banlieue
-des grandes villes ; c’est là que des négociants
-de premier ordre et des manufacturiers de distinction
-ont honoré leur loisir et justifié leur
-opulence en cultivant les belles fleurs, les fruits
-parfaits, les animaux choisis. La bourgeoisie a
-prêché d’exemple, elle a fait les expériences, les
-dépenses, la propagande ; elle a pris soin de
-diriger et d’éclairer les braves gens qui la nourrissent ;
-elle a bien mérité, et j’espère, en considération
-d’un tel bienfait, qu’elle ne sera pas
-encore anéantie demain matin.</p>
-
-<p>Le branle était donné par quelques amateurs,
-simples <i lang="it" xml:lang="it">dilettanti</i> de la nature, quand les savants,
-race plus réfléchie et naturellement plus
-tardive, se mirent de la partie. En fondant la
-Société d’acclimatation, Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire
-suivait l’esprit de son temps, mais il le
-dominait de haut, comme Pierre-le-Grand lorsqu’il
-fonda une Académie des sciences dans un
-pays où très peu d’hommes savaient lire.</p>
-
-<p>Oui, sans doute, le but que vous poursuivez
-sur les traces de ce grand homme de bien est
-l’introduction méthodique de toutes les espèces
-animales et végétales qui peuvent vivre en France
-et que la nature a oublié d’y faire naître. Mais,
-comme un touriste qui s’élance à l’escalade du
-mont Blanc ne dédaigne pas de cueillir une fleur
-de rhododendron sur la route, vous ne vous
-écartez pas de votre but si vous acclimatez,
-chemin faisant, dans les villages isolés, arriérés,
-déshérités de tout, les cultures qui prospèrent
-autour des grandes villes. Les aventures coûteuses
-de la grande importation ne doivent pas
-faire tort à la petite importation, modeste et sûre,
-qui s’opère de canton à canton, de commune à
-commune.</p>
-
-<p>Cette entreprise de moyenne grandeur, mais
-d’intérêt actuel et de profit immédiat, n’a pas
-été négligée, Dieu merci. Votre Société, messieurs,
-sans perdre de vue sa grande œuvre,
-sans négliger ni les semis d’eucalyptus, ni les
-couvées d’autruches, ni la reproduction des
-yacks, des antilopes et des kanguroos, poursuit
-modestement une besogne de tous les jours qui
-consiste à mettre en lumière, à prôner et à répandre
-partout les meilleures semences et les
-types les plus irréprochables.</p>
-
-<p>Elle ne croit pas déroger en peuplant d’animaux
-choisis nos étables et nos basses-cours,
-en multipliant les plus purs échantillons de la
-race canine, en distribuant la graine des belles
-fleurs, anciennes ou nouvelles, en exposant toute
-l’année, à quelques enjambées de Paris, un incomparable
-modèle de jardin.</p>
-
-<p>Je ne sais pas si vous vous rendez justice à
-vous-mêmes et si vous estimez à leur prix les
-excellentes choses que vous avez déjà faites. En
-croirez-vous un homme qui n’était pas des vôtres
-le mois dernier, qui vous a jugés du dehors et
-s’honore d’avoir subi une attraction heureuse ?</p>
-
-<p>Me croirez-vous si je vous dis qu’en peu d’années
-votre Société a ramené des milliers de citadins
-au goût de la nature et inculqué à des milliers
-de villageois le sentiment du mieux, l’esprit
-de sélection ? Vous introduisez la campagne dans
-les habitations de la ville et vous urbanisez l’entourage,
-les habitudes, le labeur même du campagnard.</p>
-
-<p>Sans mener grand bruit et sans faire plus de
-mouvement qu’il ne sied aux ouvriers d’une
-œuvre sérieuse, vous avez étendu votre influence
-très loin, jusqu’au pays de mon grand-père. Je
-ne dis pas jusqu’à son jardin, car il n’est plus à
-nous : on l’a coupé en morceaux et il n’en reste
-rien, pour ainsi dire. Mais à cent mètres de là,
-vers l’entrée du village, j’aurais pu vous conduire,
-en 1870, chez un disciple de la Société
-d’acclimatation.</p>
-
-<p>C’est le plus jeune fils du grand-père, un de
-mes oncles, qui, après une vie laborieuse et
-ballottée, avait voulu mourir au gîte, dans son
-village natal. De la maison, je ne dis rien, sinon
-qu’elle était gaie, commode, assortie aux besoins
-d’une vie simple et aisée. Un petit bout de serre,
-modeste transition, reliait le salon à un parterre
-étroit, mais bien dessiné, où les plus belles fleurs
-de l’horticulture moderne s’épanouissaient en corbeilles
-sur un <i lang="en" xml:lang="en">ray grass</i> uni comme un velours.</p>
-
-<p>Mon grand-père n’en eût pas reconnu une
-seule ; il aurait dit comme le patriarche Vilmorin
-parlant à notre digne et honoré président,
-M. Drouin de Lhuys, dans son magnifique jardin
-de Verrières : « Ces fleurs-là ne sont pas celles
-de ma jeunesse ; je me sens tout dépaysé au
-milieu d’elles et il me semble que mes enfants
-ont été changés en nourrice. »</p>
-
-<p>Un potager correct venait ensuite, avec de
-bonnes bâches pour la culture des primeurs, de
-beaux carrés couverts de menue paille et plantés
-de légumes fins, choux-fleurs, artichauts, petits
-pois échelonnés de quinzaine en quinzaine, sans
-compter un double rang de framboisiers qui portaient
-fruit jusqu’à l’automme, et des fraises
-dont l’une aurait fait le dessert d’un gourmand.</p>
-
-<p>Dans un troisième enclos coupé de petits murs
-parallèles, les abricotiers, les pêchers, les brugnons,
-les cerisiers, les poiriers, les pommiers,
-les vignes, tous plants choisis chez les meilleurs
-pépiniéristes de Nancy, de Metz et de Bolwiller,
-étaient taillés en cordons, en palmettes, en fuseaux,
-en gobelets, en pyramides.</p>
-
-<p>Pas un arbre qui ne fût jeune ou rajeuni ; pas
-un espalier qui ne fût abrité par un auvent ; toute
-récolte à peu près mûre était couverte d’un filet.</p>
-
-<p>Dans l’étable, une vache suisse, luisante de
-santé et de propreté, donnait vingt-cinq litres de
-lait tous les jours. La basse-cour était peuplée
-de gros canards normands, d’oies de Toulouse,
-de lapins béliers et de ces braves poules de la
-Wantzenau qui sont l’orgueil de l’Alsace.</p>
-
-<p>Un petit réduit propret, aéré, et nullement
-parfumé (c’est un éloge), servait de boudoir à
-deux amours de petits cochons anglais, frais
-comme des roses et ronds comme des pommes.</p>
-
-<p>Bêtes et gens, et les arbres eux-mêmes vivaient
-en joie dans cet heureux petit coin, et
-l’auteur de tant de merveilles, votre élève inconnu,
-messieurs, commençait, lui aussi, à tenir
-école de progrès lorsqu’il fallut opter entre la
-maison qui lui était chère et la patrie qui lui
-était sacrée.</p>
-
-<p>Personne ne l’a chassé, il ne tenait qu’à lui
-de rester le plus heureux des propriétaires ; il
-préféra rester le plus malheureux des Français.</p>
-
-<p>Du reste, il n’a voulu ni vendre ni louer son
-petit bien : il a fermé la porte en présence de la
-famille assemblée, et il a dit à ses enfants :
-« Baisez le seuil de la maison qui vous a vus
-naître, mais ne lui dites pas adieu, car Dieu sait
-que vous y reviendrez un jour ! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c6">AU PETIT TRIANON</h2>
-
-<p class="c small">(Juin 1883.)</p>
-
-
-<p>On m’avait introduit sans crier gare dans le
-cabinet de mon ami Z… X…, le journaliste qui
-fut romancier dans le temps. Je le trouvai en
-méditation devant un carré de papier bordé de
-noir, le regard fixe et comme fasciné par cette
-lettre de deuil.</p>
-
-<p>« Auriez-vous donc perdu, lui demandai-je,
-quelque personne de votre famille ou de votre
-intimité ?</p>
-
-<p>— Non ; une simple connaissance, et que
-j’avais bien négligée depuis 1871. Mais il faut
-croire que le brave homme et les siens ne
-m’avaient pas tout à fait oublié, puisqu’on me
-fait part de la perte douloureuse qu’on vient
-d’éprouver dans la personne de « Monsieur
-Alexandre-Henri-Marguerite <span class="sc">Charpentier</span>, jardinier
-en chef au palais national de Trianon,
-chevalier de la Légion d’honneur, médaillé de
-Sainte-Hélène, membre de la Société d’horticulture
-de Seine-et-Oise, décédé à Trianon, le
-9 juin 1883, à quatre-vingt-sept ans ». La mort
-d’un homme de cet âge est dans l’ordre des
-choses naturelles, et d’ordinaire on en reçoit la
-nouvelle sans grande émotion ; mais le nom du
-vieux père Charpentier m’a reporté subitement
-à douze années en arrière. Il a comme évoqué
-devant mes yeux plusieurs figures illustres ou
-sympathiques qui n’appartiennent plus à ce
-monde. Je n’écris plus de romans, mais j’en raconte
-quelquefois. Mettez-vous là, prenez des
-cigarettes, et écoutez l’histoire de trois femmes
-de cœur, d’un grand homme et d’un jardinier.</p>
-
-<p>J’ai passé à Versailles ces deux horribles mois
-de la Commune, et j’y ai été aussi malheureux
-pour le moins que j’aurais pu l’être à Paris.
-Séparé de ma femme et de mes enfants, logé
-dans un affreux taudis, nourri de privations, désœuvré,
-découragé, las de moi-même, je passais
-quelquefois une bonne soirée dans les salons de
-la préfecture, auprès de M. Thiers que j’admirais
-sincèrement et qui m’honorait de quelque
-amitié ; mais la longueur des jours était mortelle.
-Je savais la ville par cœur. Son pavé mettait
-mes pieds au supplice et abrégeait l’existence de
-mes chaussures. Comme j’avais de sérieuses raisons
-pour préférer les plaisirs gratuits à tous les
-autres, j’arpentais du matin au soir le parc et les
-forêts voisines ; le total des kilomètres que j’ai
-parcourus dans ces deux mois représente approximativement
-un voyage au long cours.</p>
-
-<p>Le petit Trianon était ma promenade favorite,
-quoiqu’on y rencontrât encore un peu partout,
-sur les aimables constructions de Marie-Antoinette,
-les noms tudesques et les souillures de
-l’occupation prussienne. Le rude hiver de 1870,
-qui tua les lierres eux-mêmes dans toute la banlieue
-de Paris, avait épargné de beaux arbres
-dépaysés dans notre climat, par exemple des
-chênes verts et un liège centenaire, au moins en
-apparence. Mais comme il est à peu près impossible
-de déterminer l’âge d’un arbre, sans le scier
-par le milieu, mon imagination d’oisif mâchait à
-vide, s’épuisait à poser des problèmes insolubles
-et à interroger des témoins muets. J’aurais
-voulu refaire pour moi seul l’histoire de ces ombrages
-magnifiques que le printemps épaississait
-déjà sur ma tête, dresser l’état civil des doyens
-de ce parc, savoir s’il ne restait pas parmi eux
-quelques contemporains de Louis XVI.</p>
-
-<p>C’est ainsi que je fus amené tout naturellement
-à lier connaissance avec l’homme pour qui
-le petit Trianon ne devait pas avoir de secret.</p>
-
-<p>Je demandai une lettre d’introduction à M. Hippolyte
-Vavin, liquidateur de la liste civile, et,
-sûr d’un bon accueil, je vins frapper à la porte
-du jardinier en chef, M. Charpentier.</p>
-
-<p>Cette porte était grande ouverte, comme pour
-un déménagement, et des caisses de diverses
-grandeurs s’entassaient dans le vestibule.</p>
-
-<p>La maisonnette, basse et modeste, était riante
-et bien placée, en façade sur le jardin fleuriste,
-à l’opposé d’une orangerie que festonnaient les
-grappes embaumées de la glycine. Le maître du
-logis, un petit homme sec et nerveux, vif et
-solide, me reçut poliment, m’introduisit dans
-une chambre démeublée, me fit asseoir sur une
-malle, ouvrit ma lettre et la lut avec une profonde
-stupéfaction : « Eh quoi ! monsieur, s’écria-t-il,
-M. Vavin me fait l’honneur de vous adresser
-à moi ! Mais il ne sait donc pas qu’il a signé
-ma mise à la retraite et que nous partons aujourd’hui ? »
-Sa femme entrait au même instant ; il la
-prit à témoin, et l’envoya chercher la notification
-officielle, rédigée en bons termes et fort élogieuse
-pour lui. Les deux vieillards me racontèrent que,
-sur les quatre jardiniers en chef, la République
-en supprimait deux par économie. On renvoyait
-les deux plus vieux, celui de Trianon, coupable
-d’avoir soixante-quinze ans, et son voisin,
-M. Briot, l’homme des pépinières.</p>
-
-<p>Comme la vieille dame pleurait, M. Charpentier
-prit la peine de me rassurer sur leur sort :
-« Nous sommes plus malheureux que pauvres,
-me dit-il ; la pension est honorable, et nous avons
-quelques économies. Nous nous retirerons à
-Chevreuse, chez une de nos filles qui y occupe
-un petit emploi. D’ailleurs ma femme et moi
-nous n’aurons bientôt plus besoin de rien, car
-on ne se transplante pas impunément à notre
-âge. Je prendrais la retraite en patience, quoique
-j’aie encore bon pied, bon œil, si l’on me permettait
-d’habiter un petit coin dans quelqu’un de
-ces bâtiments qui ne servent à personne ! Songez,
-monsieur, que je suis né à Trianon d’un
-père qui y était né ; mon aïeul travaillait ici sous
-Louis XV. Et nous partons ! C’est peut-être
-juste, mais c’est tout de même un peu dur. »</p>
-
-<p>Cela dit, il tira son mouchoir à carreaux et se
-moucha fortement, ce qui est une façon de pleurer
-comme une autre. Moi, vous savez, je suis un
-peu bébête et j’avais les larmes aux yeux. « Mon
-cher monsieur, lui dis-je, je ne me pardonnerai
-jamais une visite qui ressemble à une cruelle
-plaisanterie, si vous ne me promettez pas de suspendre
-pour vingt-quatre heures tous ces préparatifs
-de départ. Je veux que vous me donniez le
-temps de revoir M. Vavin, de l’éclairer sur la
-situation qu’il vous a faite sans le savoir, et de
-solliciter la faveur très modeste à laquelle vous
-bornez votre ambition. » Il promit tout ce que je
-voulus, mais je vis clairement sur son visage que
-cet homme des champs n’avait qu’une demi-confiance
-en moi. Raison de plus pour le tirer
-d’affaire. J’avais un but, un intérêt : j’échappais
-au désœuvrement pour un jour. Évidemment
-M. Vavin avait été trompé par quelque employé
-subalterne ; il réparerait son erreur et s’associerait
-avec moi pour faire acte de justice et d’humanité.
-Dans cette douce illusion, je pris mes
-jambes à mon cou et j’arrivai en un rien de temps
-aux bureaux de la liste civile.</p>
-
-<p>Hélas ! ce n’était pas un employé subalterne,
-mais un gros bonnet du ministère des travaux
-publics, M. le directeur des bâtiments civils,
-qui avait décrété par voie d’économie l’élimination
-de deux jardiniers sur quatre. Je connaissais
-un peu ce haut personnage, fort honnête
-homme et animé du plus beau zèle pour les intérêts
-de l’État, mais à peu près aussi souple et
-aussi moelleux qu’un barreau de fer. Je lui fis
-ma visite et je lui exposai ma requête. Nous ne
-demandions rien que de cacher notre vie dans
-un coin inutile du grand ou du petit Trianon et
-de mourir où nous avions vécu. C’était d’autant
-plus naturel et plus facile que nous avions un
-fils, bon sujet et habile jardinier, qui était déjà
-dans la place et qui représentait au service de
-l’État la quatrième génération des Charpentier.
-M. le directeur n’entendit pas de cette oreille.
-Il fit l’éloge de mon client, mais il insista sur la
-nécessité de réduire les dépenses publiques.
-Deux jardiniers en chef suffisaient, s’ils travaillaient
-bien, à tous les besoins du service. L’économie
-était résolue, le mouvement décidé et
-signé. Du reste le premier devoir des vieux fonctionnaires
-était de faire place aux jeunes. Le
-successeur du père Charpentier devait occuper
-sa maison, et cela le plus tôt possible. Qu’attendions-nous
-pour déménager ? Il n’y avait pas
-trop de logements à Versailles et aux environs
-pour les hommes en activité.</p>
-
-<p>Il me semblait à moi que dans les nids à rats
-des deux Trianon j’aurais installé cent ménages
-comme celui du pauvre père Charpentier, et que
-c’était un crime d’envoyer mourir un vieillard
-loin du petit domaine où il régnait par droit de
-travail et par droit de naissance, non seulement
-de père en fils, mais de grand-père en petit-fils.
-Le haut fonctionnaire, M. de C…, me répondit
-assez sèchement que le sentiment devait
-se taire devant la raison d’intérêt public. Mais
-je ne me tins pas pour battu, et je dis à M. de C…
-que s’il me refusait le moins je demanderais le
-plus, c’est-à-dire que je ferais déchirer l’arrêté
-qui mettait mon client à la retraite. Quelle que
-soit l’autorité d’un directeur des bâtiments civils,
-il y a le ministre au-dessus de lui.</p>
-
-<p>— En effet, mais le ministre ne voit et ne verra
-jamais que par mes yeux. Libre à vous, cher
-monsieur, d’en appeler à M. de Larcy, mais je
-vous avertis loyalement qu’il me transmettra
-votre requête, et vous savez déjà ce que j’en
-pense.</p>
-
-<p>— Soit ! Mais au-dessus du ministre nous
-avons le président de la République, et vous
-savez que M. Thiers est assez bon pour m’écouter
-quelquefois.</p>
-
-<p>— M. Thiers ne pourra que transmettre vos
-doléances à M. de Larcy, qui me les renverra
-sur nouveaux frais, et d’ici là le père Charpentier
-aura quitté Versailles pour n’y plus revenir.</p>
-
-<p>— Nous verrons bien, cher monsieur. C’est
-une petite guerre qui commence. Nous ne combattons
-pas à armes égales, mais je ferai flèche
-de tout bois. A bientôt ! »</p>
-
-<p>Le même soir, je me rendis à la préfecture,
-qui servait de palais, comme vous savez, au chef
-de l’État. Mais, au moment de saisir M. Thiers
-d’une question, qui pour lui et pour trente-six
-millions de Français, était d’un intérêt secondaire,
-un scrupule me vint. Ce pauvre président
-avait bien des choses en tête. Tout le fardeau
-des affaires publiques pesait sur lui. Sa maison
-était envahie chaque soir par les sept cent cinquante
-souverains que la France s’était donnés,
-dans un jour de malheur, comme dit l’autre.
-Chacun de ces messieurs prétendait partager le
-pouvoir exécutif avec lui ; quelques-uns même
-songeaient déjà à le lui reprendre. Les uns venaient
-directement à lui pour le solliciter, d’autres
-se donnaient rendez-vous chez lui pour conspirer
-dans tous les coins. Je le vis au milieu d’un
-groupe qu’il charmait de son mieux, en homme
-condamné à refaire sa majorité au jour le jour,
-et je pensai qu’il y aurait discrétion et prudence
-à l’aborder par le chemin le plus long.</p>
-
-<p>Mme Thiers et sa sœur, Mlle Dosne, m’avaient
-accoutumé depuis un certain temps à l’accueil le
-plus bienveillant et le plus gracieux du monde ;
-elles exerçaient une douce et d’autant plus puissante
-influence sur le vieux président, et j’étais
-sûr de gagner ma cause, si elles voulaient bien
-s’y intéresser peu ou prou. Malheureusement,
-ce soir-là, les deux maîtresses de la maison
-étaient accaparées par un vieux champion de
-l’ancien régime, M. le marquis de X…, que son
-parti avait donné comme ambassadeur à notre
-pauvre République. Ce diplomate improvisé, qui
-d’ailleurs ne faisait pas mauvaise figure dans
-son habit de 1825, présentait officiellement la
-marquise sa femme, élégante comme une riche
-provinciale de la Restauration. J’avisai alors dans
-un coin, près de la grande cheminée, une petite
-femme de soixante ans environ, qui était la bonne
-grâce et la bonté même, mais que les députés et
-les fonctionnaires laissaient un peu tranquille
-parce qu’ils ne la connaissaient pas. C’était
-Mme la baronne Roger, autrefois duchesse de
-Massa, cousine et amie intime de Mme Thiers.
-Elle avait de son premier lit un fils, très galant
-homme et musicien distingué, et du second un
-enfant de dix-huit à vingt ans d’autant plus sympathique,
-qu’à la suite d’une fièvre typhoïde, il
-était devenu sourd au point de ne pas entendre
-le canon de la Commune dont nous avions les
-oreilles rebattues jour et nuit. Mais il avait appris
-à lire la parole sur les lèvres de son interlocuteur,
-et il parlait de toutes choses en homme
-de goût, en dilettante, en philosophe, avec une
-étonnante précocité d’esprit. J’appréciais beaucoup
-ce jeune homme et j’étais attiré vers sa
-mère par une profonde sympathie, comme si
-j’avais pu deviner que nous serions un jour complices
-d’une bonne œuvre. Nous avions causé
-quelquefois de son hôtel Louis XVI, qui fait partie
-de la décoration de Paris et qui est la merveille
-des Champs-Élysées, de son jardin, de son
-orangerie, de ses serres dont elle redoutait la
-destruction par les Vandales de la Commune.
-J’avais donc une entrée en matière toute trouvée,
-et je n’étonnai nullement cette digne personne en
-lui disant pour ainsi dire à brûle-pourpoint : « Madame
-la baronne, si vous aviez chez vous un jardinier
-établi à votre service depuis trois générations,
-auriez-vous le courage de l’envoyer mourir
-dans quelque coin perdu, loin de Paris, le jour
-où il serait trop vieux pour cultiver votre jardin ? »</p>
-
-<p>Elle se récria, comme je l’avais prévu, et je
-poursuivis : « C’est que vous êtes, madame la
-baronne, non seulement grande dame, mais,
-passez-moi le mot, bonne femme. La France est
-grande dame aussi. M’est avis qu’elle ne perdrait
-rien à se montrer bonne femme, et que l’État
-devrait s’interdire des actes d’ingratitude et de
-cruauté qui nous révoltent chez un simple particulier. »
-La partie ainsi engagée, j’exposai tout
-à l’aise le cas du père Charpentier ; j’ajoutai
-qu’il n’était nullement hors de service, et que,
-si on l’honorait un jour d’une visite, le parc et
-le jardin du petit Trianon plaideraient mieux sa
-cause que moi. Éloquent ou non, j’eus le bonheur
-d’être écouté et compris, si bien que la
-bonne baronne attendit impatiemment la libération
-de ses deux cousines pour les appeler à la
-rescousse. Elles étaient en grande conversation
-lorsque je regagnai mon taudis de l’avenue de
-Saint-Cloud, presque sûr de n’avoir pas perdu
-ma journée.</p>
-
-<p>Le lendemain, au petit jour, je courais à Trianon
-et je m’assurais par mes yeux que le bonhomme
-Charpentier n’avait pas vidé l’enceinte.
-Mais il n’était rien moins que rassuré, et il me
-demanda avec une anxiété visible quel emploi
-j’occupais dans l’administration ou dans la politique
-pour m’opposer au déménagement d’un
-fonctionnaire congédié. Lorsqu’il sut que je
-n’étais rien qu’un homme de bonne volonté, peu
-s’en fallut qu’il me traitât d’aimable farceur.
-Mais je ne me déferrai point, et je lui fis promettre
-qu’il attendrait les événements.</p>
-
-<p>Il les attendit en effet, malgré les instances et
-les menaces de l’administration supérieure qui,
-pour un rien, l’eût expulsé par ministère d’huissier.
-Pour maintenir en lui durant huit jours
-la force d’inertie dont nous avions besoin pour
-obtenir qu’il ne renonçât point par faiblesse au
-bénéfice de la possession d’état, je dépensai plus
-de paroles que pour lui concilier la faveur de
-Mme Thiers et de Mlle Dosne. Ce diable d’homme
-m’eût échappé dix fois pour une si j’avais commis
-l’imprudence de m’absenter vingt-quatre
-heures durant. Mais j’étais debout sur la brèche :
-tous les soirs, dans les salons de la préfecture ;
-souvent aussi, dans la journée, au bureau de
-notre ennemi M. de C…, que je tenais au courant
-de toutes nos manœuvres. Ce haut fonctionnaire
-avait fini par prendre en grippe sa victime
-et par lui découvrir autant de défauts que naguère
-il lui reconnaissait de qualités. Est-ce
-qu’un employé n’est pas digne des derniers supplices
-lorsqu’il défend sa vie contre un grand
-chef ?</p>
-
-<p>Le soleil de mai commençait à fleurir les pelouses
-du petit Trianon et les plates-bandes du
-fleuriste prenaient couleur, quand un matin,
-grâce à la bonne Mme Roger, j’eus la joie d’annoncer
-à mon client deux visites d’importance.
-Mme Thiers et sa cousine avaient fait la partie
-de voir ce brave homme, chez lui, au milieu de
-ses plantes et de juger l’ouvrier sur son œuvre.
-Je fus exact au rendez-vous, comme si on m’y
-avait invité ; je présentai mon homme qui s’était
-fait non seulement beau, mais jeune ; on ne lui
-eût pas donné soixante ans. Il eut un tel succès
-et son jardin aussi, que je formai sur-le-champ
-le projet diabolique de faire d’une pierre deux
-coups et de sauver aussi son voisin, M. Briot,
-presque aussi coupable que lui, car si l’un comptait
-soixante-quinze ans, l’autre était atteint et
-convaincu d’en avoir soixante-douze. Mme Thiers
-et la baronne Roger visitèrent les pépinières et
-firent connaissance avec le père Briot. Je ne
-l’avais vu de ma vie, mais j’avais admiré ses arbres
-et constaté que ni l’invasion prussienne, ni
-la gelée de 1871 n’avaient prévalu contre lui.</p>
-
-<p>Cependant le plus fort n’était pas fait, car le
-directeur des bâtiments civils tenait bon et il
-avait l’oreille de son ministre. Or M. de Larcy
-pouvait traiter de puissance à puissance avec
-M. Thiers. Il lui avait été imposé plutôt que
-donné par la majorité royaliste de l’Assemblée
-nationale, et le chef de l’État, dans la politique
-quotidienne, obtenait peu de chose de ce petit
-sectaire aussi cassant que cassé. Un jour vint
-cependant où, dans la discussion, M. le directeur
-des bâtiments civils laissa échapper une parole
-imprudente. Il s’oublia au point de dire que les
-hommes de soixante-dix ans ne sont bons qu’à
-porter en terre. Or son ministre et M. Thiers lui-même
-avaient passé cet âge et ne se souciaient
-nullement d’être enterrés. Le propos fut redit ; il
-provoqua même une jolie explosion chez le président
-de la République qui frappa sa table du
-poing et s’écria : « Quel âge a-t-il donc, ce M. de
-C… qui prétend nous enterrer tous ? » Aussitôt
-que j’eus connaissance de ce petit événement,
-je retournai chez M. de C… et je lui dis en loyal
-adversaire : « Ce n’est plus pour le père Charpentier
-que je viens vous solliciter, c’est pour
-vous-même. Voici ce que vous avez dit et ce que
-M. Thiers a répondu. » Le haut fonctionnaire
-s’emporta, mais de la bonne sorte : « Ah ! c’est
-ainsi ! s’écria-t-il. Eh bien ! je ne mettrai plus
-personne à la retraite ! Les services publics tomberont
-dans la sénilité, les finances de l’État
-seront dilapidées, mais j’aurai cédé à la force, et
-je m’en laverai les mains ! »</p>
-
-<p>Pour le coup, l’affaire était faite, et je n’en
-demandais pas davantage. Je ne sais ce qui se
-passa dans la soirée, mais j’ai tout lieu de croire
-que M. le directeur des bâtiments civils ne perdit
-pas son temps, car le lendemain M. Thiers,
-accompagné de son meilleur ami, M. Mignet,
-vint lui-même apporter la bonne nouvelle au
-père Charpentier et au père Briot. Je vous laisse
-à juger si les bonnes gens lui firent fête. De ce
-jour, il prit l’habitude d’aller se reposer durant
-une heure au petit Trianon après les séances
-orageuses de l’Assemblée. Il dormait sur deux
-chaises de paille, au milieu des caisses de fleurs,
-devant cette petite maison où il avait rapporté la
-joie et l’espérance. Quand je le surprenais dans
-ce calme et cette fraîcheur, sous la garde du
-vieux jardinier et de sa femme, je me disais
-qu’une bonne action n’est pas un mauvais oreiller.
-Du reste, M. Thiers a bien fait de remettre
-en fonctions un homme qui avait encore douze
-ans de bons services à rendre, comme l’événement
-l’a prouvé.</p>
-
-<p>« Mais vous, mon cher ami, êtes-vous resté
-douze ans sans revoir celui dont vous avez si
-chaudement plaidé la cause ?</p>
-
-<p>— Non, certes ; je suis retourné à Trianon
-l’année suivante, tout exprès pour lui serrer la
-main.</p>
-
-<p>— Et que vous a-t-il dit ?</p>
-
-<p>— Il m’a dit, cet excellent homme : « Je
-n’oublierai jamais ce que M. Thiers a fait pour
-moi. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c7">QUATRE DISCOURS</h2>
-
-<p class="c small">1883</p>
-
-
-
-
-<h3>TOAST A VICTOR HUGO</h3>
-
-<p class="c small">(28 février 1883.)</p>
-
-
-<p>Au nom de la grande famille des lettres, je
-remercie Victor Hugo de l’honneur qu’il nous
-fait et de la bienveillance qu’il nous témoigne en
-venant inaugurer parmi nous la quatre-vingt-deuxième
-année de sa gloire. Les jeunes gens
-qui sont ici n’oublieront jamais cette soirée ; les
-hommes mûrs en garderont à l’hôte illustre du
-28 février une profonde reconnaissance.</p>
-
-<p>Mais ce n’est pas seulement aujourd’hui, c’est
-tous les jours, depuis plus de soixante ans, que
-Victor Hugo nous a honorés, tous tant que nous
-sommes, et par l’éclat de son génie, et par l’inépuisable
-rayonnement de sa bonté. Celui que
-Chateaubriand saluait à son aurore du nom
-d’enfant sublime est devenu un sublime vieillard,
-sans que l’on ait pu signaler, dans sa longue
-et magnifique carrière, soit une défaillance du
-génie, soit un refroidissement du cœur.</p>
-
-<p>Ce n’est pas une médiocre satisfaction pour
-nous, petits et grands écrivains de la France,
-de constater que le plus grand des hommes de
-notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le
-plus aimé, n’est ni un homme de guerre, ni un
-homme de science, ni un homme d’argent, mais
-un homme de lettres.</p>
-
-<p>Je ne vous dirai rien de son œuvre : c’est un
-monde. Et les mondes ne s’analysent pas au
-dessert, entre la poire et le fromage. Parlons
-plutôt de la fonction sociale qu’il a remplie et
-qu’il remplira longtemps encore, j’aime à le
-croire, au milieu de nous.</p>
-
-<p>Dès son avènement, ce roi de la littérature a
-été un roi paternel. Il a laissé venir à lui les
-jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison
-patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants.
-Qui de nous ne lui a pas fait hommage de son
-premier volume ou de son premier manuscrit,
-vers ou prose ? A qui n’a-t-il pas répondu par
-une noble et généreuse parole ? Qui n’a pas conservé,
-dans l’écrin de ses souvenirs, quelques
-lignes de cette puissante et caressante main ?
-Des écrivains qu’il a encouragés, on formerait
-non pas une légion, mais une armée. Il n’a
-jamais découragé personne. Ses ennemis et ses
-rivaux, du temps qu’il en avait, lui ont quelquefois
-reproché cette prodigalité du sourire et cette
-intempérance du bon accueil. On a dit qu’il distribuait
-trop uniformément ses éloges sans tenir
-compte de la disproportion des talents. Cette
-faute, messieurs, si c’en est une, ne doit pas être
-imputée à l’homme, mais à l’altitude où il siège et
-à l’optique des sommets. Le Mont Blanc n’est
-pas bien placé pour mesurer exactement la hauteur
-des sapins et des mousses qui végètent à
-ses pieds. Il est probable aussi que les fleuves,
-les ruisseaux et les rivières sont des forces
-égales aux yeux de l’Océan. Admettons, si l’on
-veut, que Victor Hugo est trop grand pour être
-un critique impeccable ; mais cette supériorité
-a quelques droits à notre indulgence, car elle a
-produit des changements merveilleux dans l’esprit
-du peuple français en général, et particulièrement
-dans les mœurs de notre littérature.</p>
-
-<p>Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle
-à l’admiration. On ne pouvait pas lui reprocher
-de gâter ses grands hommes. La médiocrité
-se vengeait du génie en lui tressant des couronnes
-où les épines ne manquaient pas. Tandis
-que nos voisins d’Europe mettaient une complaisance
-visible à idéaliser leurs idoles de chair et
-d’os, nous prenions un malin plaisir, c’est-à-dire
-un plaisir national, à martyriser les nôtres. Pour
-corriger ce mauvais instinct, il a fallu non seulement
-le génie de Victor Hugo et les acclamations
-du monde entier, mais encore l’action du temps
-et la longueur d’une existence bien remplie. On
-dit en Italie : « <i lang="it" xml:lang="it">Chi dura vince</i> ». Victor Hugo
-a vaincu parce qu’il a duré. C’est depuis quelques
-années seulement que ses concitoyens se
-sont décidés, non sans effort, à célébrer son
-apothéose. Cette résolution un peu tardive, mais
-sincère, nous a relevés aux yeux du monde,
-peut-être même à nos propres yeux. Nous nous
-sentons meilleurs, depuis que nous sommes
-plus justes. Ces querelles d’écoles, dont les
-hommes de mon âge n’ont pas encore oublié la fureur,
-se sont apaisées par miracle devant l’ancien
-généralissime des romantiques, assis à côté de Corneille
-dans l’Olympe de la littérature classique.</p>
-
-<p>L’œuvre de pacification ne s’arrête pas là. Il
-s’est produit, grâce à l’illustre maître, une détente
-sensible dans le monde orageux de la politique ;
-j’en atteste les hommes de tous les partis
-qu’une même pensée, un sentiment commun,
-une admiration fraternelle a rapprochés ici, qui
-s’y sont assis coude à coude, qui ont rompu le
-pain ensemble et qui, entre les luttes d’hier et les
-batailles de demain, célèbrent aujourd’hui la
-trêve de Victor Hugo.</p>
-
-<p>Messieurs, un grand artiste, qui inspira quelques
-centaines de passions, Franz Liszt, disait
-un jour avec une pointe de fatuité bien légitime :
-« Mes maîtresses ne se querellent jamais, parce
-qu’elles s’aiment en moi. » Dans un autre ordre
-de sentiments, permettez-moi de vous dire :
-« Aimons-nous en Victor Hugo et n’oublions
-jamais, dans nos dissentiments, hélas ! inévitables,
-que le 28 février 1883 nous avons bu tous
-ensemble à sa santé. A la santé de Victor Hugo ! »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>DISCOURS PRONONCÉ<br />
-<span class="xsmall">A la distribution des prix du lycée Charlemagne.</span></h3>
-
-<p class="c small">(Août 1883.)</p>
-
-
-<p class="ind">Élèves de notre vieux Charlemagne,<br />
-Mes chers camarades,</p>
-
-<p>Un de vos jeunes maîtres les plus brillants
-vous a parlé de l’avenir dans un noble et magnifique
-langage. Permettez qu’un de vos anciens,
-j’ai failli dire un de vos ancêtres, vous entretienne
-familièrement du passé.</p>
-
-<p>Le ministre de l’instruction publique, en m’appelant
-à l’honneur de présider cette fête de famille,
-a récompensé au delà de tout mérite et de
-toute espérance une longue vie de travail. Je
-suis aussi ému qu’un vieil officier qui, avant de
-prendre sa retraite, passerait en revue le régiment
-où il a débuté comme enfant de troupe. Il
-y aura tantôt quarante-quatre ans que j’entrai
-pour la première fois dans cette maison, petit
-élève de septième, fraîchement débarqué d’une
-province lointaine que le malheur des temps a
-rendue plus lointaine encore, car elle est momentanément
-séparée de la France. Quarante-quatre
-ans, mes amis, c’est presque un demi-siècle ; et
-pourtant les premiers souvenirs du collège ont
-un tel empire sur nous, ils se gravent si profondément
-dans notre mémoire, qu’en me reportant
-à l’automne de 1839 il me semble que je vous
-parle d’hier. Je vois encore comme s’ils étaient
-là les hommes dignes et bons qui formaient de
-mon temps la trinité administrative : M. Poirson,
-savant historien et proviseur austère, qui
-ne s’est peut-être pas déridé une fois dans
-l’exercice de ses fonctions, et qu’on n’abordait
-pas sans trembler un peu, même le samedi lorsqu’on
-était premier et qu’on allait dans son
-cabinet lui porter la liste des places ; et le censeur,
-M. Maugeret, un petit homme nerveux,
-vif comme une souris, présent partout à la fois,
-inexorable aux indisciplinés, mais miséricordieux
-comme un père, facile à désarmer par une
-bonne parole ou par un bon mouvement ; et
-l’économe, M. Pront, qui s’était illustré comme
-professeur de grammaire par un petit traité <i>Des
-comparatifs et des superlatifs</i>, mais qui n’en
-était pas plus fier, et qui sur le seuil de son modeste
-appartement, au rez-de-chaussée de la bibliothèque,
-nous montrait tous les jours la plus
-belle physionomie de brave homme que j’aie
-rencontrée dans ma vie. Les hommes éminents,
-qui représentent l’autorité dans les écoles publiques,
-n’obtiennent de leurs obligés qu’une justice
-tardive. Pour les apprécier, il faut avoir
-un peu vécu, il faut avoir connu le monde qui
-malheureusement ne ressemble guère au collège.
-Je vous en avertis, jeunes gens, vous ne trouverez
-pas hors d’ici des hommes qui vous récompensent
-de tout ce que vous aurez fait pour vous-mêmes,
-et qui vous punissent de fautes que vous
-commettrez contre vous. On peut se tromper à
-tout âge ; les hommes faits, comme les enfants,
-sont sujets au découragement ; la paresse elle-même
-n’est pas le monopole des écoliers. Eh
-bien ! s’il vous prend fantaisie de vous croiser
-les bras, le monde vous laissera faire. Si vous
-gaspillez les talents dont la nature vous a dotés,
-si, après avoir marché droit durant quelques
-années, vous faites fausse route, le monde n’ira
-point vous prendre par le bras pour vous ramener
-dans la ligne. Cette providence incommode,
-mais généreuse et désintéressée, dont les
-Poirson, les Maugeret et les Pront ont entouré
-notre jeunesse, m’a souvent manqué dans la
-vie. Préparez-vous à lui dire adieu sur le seuil
-du collège, car vous ne la retrouverez pas hors
-d’ici.</p>
-
-<p>Si l’administration nous inspirait plus de respect
-que de tendresse, nous admirions et nous
-aimions sincèrement nos professeurs. Plus j’y
-repense, plus il me semble que sur ce point
-nous n’avions pas tort. Mon premier professeur
-de grammaire, M. Prieur, n’était peut-être pas
-ferré sur la philologie comme un érudit de Berlin,
-mais il savait intéresser sa classe à ces éléments
-épineux qui bordent la route. M. Bétolaud,
-excellent homme, très paternel, avait autant
-d’esprit que de savoir. M. Cappelle joignait à ses
-mérites professionnels l’éducation d’un gentleman
-accompli. M. Croizet m’a laissé le souvenir
-d’un bénédictin, d’un bénédictin laïque, car il a
-fondé une dynastie universitaire. M. Julien Girard,
-tout jeune et presque débutant, n’a passé
-que quelques mois au milieu de nous, mais le
-jour où il nous dit adieu nous l’aimions tous
-comme un frère aîné et nous avions des ambitions
-infinies pour ce jeune homme distingué,
-simple et modeste entre tous. Car le désintéressement
-des maîtres a pour contre-partie légitime
-le dévouement des écoliers. Un bon élève
-n’admettra pas sans discussion que son professeur
-ne soit pas supérieur à tous les hommes.
-Lorsque le roi Louis-Philippe nous fit l’honneur
-de venir prendre ici deux précepteurs pour ses
-petits-fils, la classe d’Adolphe Régnier et la classe
-d’Hippolyte Rigault jugèrent unanimement qu’il
-avait bien choisi et que c’était le roi qui faisait la
-bonne affaire. Il eût donné la présidence du conseil
-des ministres à notre professeur de rhétorique,
-M. Berger, sans que ce choix inattendu
-nous étonnât outre mesure, car nous pensions
-que la grande âme de M. Berger, son noble caractère
-et son expérience du <i lang="la" xml:lang="la">Conciones</i> le rendaient
-digne et capable de gouverner la France.
-Peut-être y avait-il quelque naïveté dans nos admirations
-juvéniles, mais je me plais à croire
-qu’en cela les nouvelles générations ne sont pas
-plus sceptiques ou moins reconnaissantes que la
-nôtre. Longtemps après notre émancipation, les
-succès de nos anciens maîtres, les distinctions
-honorifiques qui leur étaient accordées, flattaient
-notre amour-propre autant et plus que des triomphes
-personnels. J’ai eu, en 1848, deux professeurs
-de philosophie : l’un s’appelait Jules Barni,
-l’autre s’appelle M. Franck. Barni a fait bonne
-figure au Parlement ; M. Franck est une des lumières
-de l’Institut, une des gloires de l’enseignement
-supérieur. Eh bien ! je n’ai jamais vu,
-soit le pays, soit le gouvernement, rendre justice
-à l’un de ces deux hommes, sans remercier à
-part moi, dans un élan de sympathie, ceux qui
-payaient ainsi mes dettes d’écolier. L’homme
-qui nous enseignait l’histoire, M. Toussenel, savait
-beaucoup, parlait très bien, écrivait mieux
-encore. Il avait un style nourri, pressé, quelquefois
-un peu sibyllin, à la manière de Tacite. Il a
-toujours dû faire un livre, un chef-d’œuvre, que
-nous admirions par avance et qui certes n’eût pas
-été médiocre si Toussenel l’avait écrit. Malheureusement,
-les labeurs quotidiens de l’enseignement
-d’abord, de l’administration ensuite, ont
-pris le temps qui était destiné à cette histoire
-d’Allemagne. Nous sommes quelques-uns qui ne
-nous en consolerons jamais. L’élève s’identifie
-tellement à son maître, lorsque le maître n’est
-point un homme ordinaire, que le livre de Toussenel,
-ce livre tant promis, tant espéré, ne manque
-pas seulement à nos bibliothèques, il manque
-à notre gloire.</p>
-
-<p>De mon temps, le maître d’étude était moins
-instruit, moins gradé et moins considéré que vos
-maîtres répétiteurs. Il se recrutait au hasard, et
-trop souvent, je dois en convenir, parmi les déclassés
-de toutes les carrières. Mais c’était aussi
-quelquefois un homme de courage et de vouloir
-qui, tout en gagnant son pain dur, cherchait laborieusement
-sa route, un étudiant sans fortune qui
-sacrifiait tous les jours vingt heures de son temps
-pour acheter le droit de travailler librement quatre
-heures. J’en ai connu de bien méritants, un
-entre autres qui avait pris du service chez mon
-cher et vénéré chef d’institution, M. Jauffret.
-C’était un petit homme trapu, à barbe fauve, aux
-yeux pétillants, un piocheur renfermé, ténébreux,
-fortement soupçonné de couver des idées
-subversives. Il en avait au moins une, subversive
-ou non, et il la mena à bonne fin sans autre ressource
-qu’une volonté de fer. Ce pion rêvait de
-publier un dictionnaire comme on n’en avait
-jamais vu, une encyclopédie populaire, et il n’en
-a pas eu le démenti. Il s’appelait Larousse ; il a
-laissé non seulement une fortune, mais une
-œuvre : <i lang="la" xml:lang="la">exegit monumentum</i>.</p>
-
-<p>Je ne m’acquitterais qu’à moitié si, après cet
-hommage rendu aux hommes de bien qui nous
-ont donné l’instruction classique, je ne vous parlais
-pas de ceux qui ont fait notre éducation,
-c’est-à-dire de nos camarades. On peut affirmer
-sans paradoxe que dans les Écoles de l’État l’éducation
-est affaire d’enseignement mutuel et que les
-maîtres y ont moins de part que les élèves. Ce
-n’est pas du haut de la chaire que le professeur,
-isolé par sa supériorité même, peut pétrir et redresser
-le caractère des enfants. Bon gré, mal
-gré, il leur laisse le soin et l’honneur de se corriger
-les uns les autres. Dans le petit monde des
-écoles, il y a un esprit public qui se compose
-par moitié d’honnêteté native et de tradition
-constante. Le collège est une sorte de Conservatoire
-grâce auquel l’esprit de justice absolue, le
-sentiment de l’égalité, l’instinct de la solidarité
-et la pratique de la loyauté ne périront jamais
-en France. C’est au collège seulement que celui
-qui a le mieux fait son devoir est sûr d’avoir la
-première place, et personne ne se soucierait
-de l’obtenir autrement. C’est au collège que tous
-les Français sont égaux devant la loi ; il n’en va
-pas toujours ainsi dans le monde. C’est au collège
-qu’une absurde et touchante fraternité entraîne
-quelquefois les bons élèves à faire cause
-commune avec les autres. C’est au collège, enfin,
-et pas ailleurs, que les coupables se font un
-point d’honneur de s’accuser eux-mêmes plutôt
-que de laisser punir un innocent. Dans ce milieu
-d’une salubrité vraiment rare, ni la fortune ni
-les relations ne comptent pour rien. On n’y connaît
-ni les protections ni les influences ; l’émulation
-y est toujours en éveil, mais une émulation
-honnête et qui ne sort jamais du droit chemin.
-Non certes que les écoliers soient tous de petits
-saints : si je vous le disais, je perdrais votre
-confiance. Mais ils se rectifient les uns les autres,
-et ils ne pardonnent jamais une faute contre
-l’honneur. Voilà comment la camaraderie devient
-une longue épreuve qui nous permet de nous
-apprécier les uns les autres, de nous améliorer
-au besoin par un contrôle réciproque et de choisir
-nos amis pour la vie. Vous le savez, les vieux
-amis sont meilleurs et plus solides que les neufs,
-et la grande fabrique des vieux amis, c’est le collège.
-J’entends encore notre professeur de septième
-dicter les places de notre première composition
-au mois d’octobre 1839. Je vois descendre
-des gradins un gros garçon sanglé dans son habit
-bleu barbeau à boutons de métal et si myope
-sous ses énormes lunettes qu’il trébucha deux
-ou trois fois avant d’atteindre le banc d’honneur.
-Il était le premier en thème et s’appelait Francisque
-Sarcey. Je n’ai pas besoin de vous dire
-que depuis ce jour-là il a été premier en beaucoup
-d’autres choses. Il n’appartenait pas à ma
-pension ; nous ne mangions donc pas le même
-pain, si ce n’est une fois par an, à la Saint-Charlemagne.
-Il prenait ses récréations dans
-une cour de la rue des Minimes et moi dans
-une cour de la rue Culture-Sainte-Catherine.
-Nous n’avions donc pas même l’occasion d’échanger
-ces bons coups de poing qui rapprochent
-les camarades, comme on prétend que la guerre
-rapproche les nations. Cependant, au bout
-de l’année, nous avions pris mesure de nos caractères
-respectifs, nous n’avions pas de secrets
-l’un pour l’autre, et je crois bien qu’il en est encore
-de même aujourd’hui. Dans cette composition
-mémorable, mémorable pour moi du moins, le
-second était un enfant sérieux avant l’âge, un
-petit penseur aux yeux profonds. Il était le second
-fils d’un poète que l’on acclamait déjà
-comme le premier homme du siècle ; mais il portait
-le fardeau de son nom avec une simplicité
-charmante, et c’était, je vous jure, un bien bon camarade
-que François-Victor Hugo. Un peu moins
-beau assurément, et moins brillant aussi, que son
-frère Charles, qui entrait dans la vie comme un
-jeune dieu de l’Olympe, mais aussi généreux,
-aussi bon et plus laborieux. Je ne vous apprends
-pas qu’il a laissé à son pays l’unique traduction
-de Shakespeare.</p>
-
-<p>La vieille maison où nous sommes était, lorsque
-j’y suis entré, un champ de bataille littéraire. La
-place Royale et l’Arsenal, Victor Hugo et Nodier
-l’avaient conquise au romantisme ; mais la tradition
-classique, représentée par un certain
-nombre de professeurs, tenait bon dans la citadelle.
-Nous, les bambins sortis à peine de la coquille,
-nous tenions à honneur de prendre parti,
-et nous suivions des yeux avec un intérêt passionné
-le vol des jeunes poètes, nos anciens, qui
-essayaient leurs ailes. Auguste Vacquerie, le
-poète original, qui devint par la suite un puissant
-dramaturge et un incomparable polémiste,
-publiait l’<i>Enfer de l’esprit</i> ; Laurent Pichat
-faisait imprimer ses premiers vers, et Paul de
-Molènes, ce paladin lettré, ses premières nouvelles ;
-Adrien Decourcelles débutait par un
-acte charmant à la Comédie-Française ; Got,
-lauréat du concours général, frappait aux portes
-du Conservatoire, sans se douter que ce chemin
-conduisait à l’École normale et sans prévoir qu’il
-aurait l’honneur de terrasser un monstre plus
-résistant que tous les adversaires d’Hercule, le
-préjugé contre les comédiens.</p>
-
-<p>La contagion littéraire envahissait nos aînés,
-les rhétoriciens et les philosophes. On rimait sur
-les bancs, en contrebande, à la barbe des maîtres
-qui, d’ailleurs, étaient indulgents pour ce
-genre de contravention. Louis Ulbach a été célèbre
-longtemps avant d’être bachelier. Avec
-quel feu nous applaudissions les <i>Fêtes de Bacchus</i>,
-cette grande tragédie de Jules Thiénot qui
-ne fut jamais représentée ni terminée ! Pauvre
-Jules Thiénot ! Après tant de beaux rêves et de
-si magnifiques espérances, il est mort en soldat
-obscur sur le champ de bataille de l’enseignement,
-comme son frère le brave commandant
-devait mourir au champ d’honneur pour la défense
-du pays. Eugène Manuel, Fallex, Glachant,
-Lehugeur, Chassang, s’étaient fait parmi nous
-une réputation d’hommes de goût et d’écrivains
-élégants entre leur dix-huitième et leur vingtième
-année.</p>
-
-<p>Il y aura toujours du singe dans l’écolier ;
-vous ne vous étonnerez donc pas si j’avoue que
-nous imitions nos aînés comme ils imitaient
-leurs anciens. Nous avons fait de trop bonne
-heure un journal littéraire du format d’une
-copie simple où la prose et la poésie alternaient
-amicalement. Cette publication nous révéla,
-entre autres talents inédits, un romancier sinistre
-et sanguinaire, fécond en idées dramatiques
-et habile comme pas un à faire dresser
-les cheveux sur la tête. Il est membre de l’Académie
-des inscriptions et, le mois dernier, on l’a
-fait grand-croix de la Légion d’honneur, mais
-ce n’est pas comme écrivain, c’est comme ambassadeur
-de France en Angleterre. Ce Ponson
-du Terrail, qui a si heureusement dévié, s’appelle
-Charles Tissot. Un garçon qui ne s’est
-pas démenti par exemple, c’est notre camarade
-Vachette, qui nous faisait pouffer de rire et
-attirait infailliblement sur ses lecteurs ou ses
-auditeurs une grêle de pensums. Il est toujours
-aussi plaisant et l’on retrouve dans ses écrits,
-non seulement la verve, mais le débraillé du
-collège, quoiqu’il ait tant soit peu modifié son
-nom et qu’il signe Eugène Chavette. Nous comptions
-parmi nous un artiste, un seul, mais qui
-en valait cent. C’était un petit bonhomme rose
-et joufflu, plus jeune de trois ou quatre ans que
-ses camarades de classe, pas très fort en latin,
-mais étonnant en gymnastique et bien doué pour
-la musique. Il dessinait en outre sur les marges
-de ses cahiers des croquis d’un goût si bizarre
-et d’une si haute fantaisie, que l’éditeur Philippon
-ne se fit pas prier pour les réunir en
-album. Ce gamin, qui devait un jour jeter à
-tous les vents une œuvre immense et remplir le
-monde de son nom, c’était Gustave Doré.</p>
-
-<p>Je ne suis pas venu parmi vous pour passer
-la revue de mes contemporains ni pour distribuer
-des prix aux anciens Charlemagne. La
-simple nomenclature des hommes, qui depuis
-cinquante ans ont ajouté à la gloire de cette
-vieille maison, nous prendrait la journée entière
-et pourrait s’allonger à votre détriment jusqu’à
-demain. C’est pourquoi je ne veux parler ni de
-Paul Albert, notre ami, qui fut un écrivain, un
-professeur et un conférencier de premier ordre,
-ni de Maxime-Abel Gaucher qui, sans abandonner
-sa chaire un seul jour, s’est classé parmi
-nos critiques les plus subtils et les plus délicats,
-ni de Duvaux qui, sans y songer, est devenu
-un beau matin ministre et, ma foi ! bon ministre
-de l’instruction publique ; ni de Quinot, ni de
-Bary, ni de Marguet, ni de Goumy, ni d’Eugène
-Benoist, le premier latiniste de France ; ni de
-Fustel de Coulanges, l’admirable historien de
-la cité antique et le digne héritier de Bersot à
-l’École normale. Je passe sans m’arrêter entre
-les maîtres de la science comme Debray, les
-maîtres de l’art médical comme Alfred Fournier,
-les maîtres du barreau comme Craquelin
-et Martini, les ingénieurs éminents, tels que
-Dormoy, Greil, Doniol, Geneste et Cornu.</p>
-
-<p>Et si je parle de Flourens, c’est seulement
-pour remercier ce digne président de notre
-Association fraternelle et ses collègues au conseil
-d’État du décret qui nous a classés parmi
-les établissements d’utilité publique.</p>
-
-<p>La camaraderie, mes chers enfants, n’est pas
-une affaire, comme Scribe l’a démontré, sans le
-croire, dans une de ses comédies les plus plaisantes.
-Cet homme d’esprit a été toute sa vie
-le modèle des camarades, et Sainte-Barbe s’en
-souvient. Ce n’est pas tout que de penser avec
-plaisir aux compagnons de notre enfance ; il faut
-analyser un sentiment obscur et organiser quelque
-peu notre fraternité instinctive. L’école est
-une petite patrie dans la grande ; une patrie
-moins large assurément, mais plus intime. Nous
-ne lui devons pas notre sang comme à celle qui
-nous a donné la vie, mais nous lui devons autre
-chose. Une sorte de parenté intellectuelle et
-morale nous unit à tous ceux qui se sont assis
-sur nos bancs, soit avec nous, soit même avant
-ou après nous. Nous devons quelque déférence
-à nos aînés du collège, quelque protection à
-nos cadets, quelque assistance à tous ceux des
-nôtres qui ont éprouvé la rigueur du sort. On
-ne songeait guère à tout cela, j’en conviens,
-quand on avait votre âge, mais nous y avons
-pensé depuis, et il n’est pas mauvais que vous
-profitiez un peu de notre expérience. A la distribution
-des prix de 1840, un philosophe inquiet
-et malheureux, comme tous ceux qui
-cherchent la certitude et ne l’ont pas trouvée,
-Théodore Jouffroy, nous fit entendre un discours
-admirable qui fut son testament et peut-être
-son chef-d’œuvre. L’orateur ne s’adressait
-pas à nous autres bambins ; il ne parlait que
-pour les grands, pour les élèves de mathématiques
-et de philosophie, qui allaient sortir du
-collège. Et ce noble esprit leur disait : « Profitez
-bien des dix années qui s’ouvrent devant vous,
-car vous entreverrez dans ces dix ans toutes les
-idées fécondes de votre vie. » Le conseil de
-Jouffroy était sage et son pronostic était vrai ;
-j’en parle par expérience et je voudrais vous
-donner à mon tour un avis qui ne vous fût pas
-inutile. Profitez, mes chers camarades, du temps
-qui vous reste à passer sur ces bancs où nous
-nous sommes assis avant vous ; profitez-en, non
-seulement pour faire provision de savoir et
-d’idées, mais encore et surtout pour faire provision
-d’amis. Passé un certain âge on fait
-des connaissances, on se crée des relations, on
-trouve des protecteurs, des protégés, des collègues,
-des confrères, des associés, mais l’intimité
-cordiale, le tutoiement, la confiance entière et désintéressée,
-le dévouement réciproque à l’épreuve
-de tous les hasards de la vie, ne se développent
-qu’ici, dans ce milieu sympathique et chaud où
-je me suis senti rajeunir pendant quelques minutes
-au voisinage de vos jeunes cœurs.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>ADIEUX A TOURGUENEFF</h3>
-
-<p class="c small">(1<sup>er</sup> octobre 1883.)</p>
-
-
-<p>Ivan Sergiewich, vous avez achevé de souffrir,
-mais vous n’êtes pas mort tout entier. Votre
-sang généreux et chaud circule encore dans vos
-livres ; le bien que vous avez fait est gravé sur
-un métal plus impérissable que l’airain, la reconnaissance
-des justes. C’est pourquoi nous ne
-suivons pas votre deuil en pleurant : est-ce qu’on
-pleure les immortels ? Mais nous vous accompagnons
-avec recueillement comme un hôte aimable
-et aimé qui part pour un très long voyage.
-C’est ici, au seuil de Paris, devant cette large
-porte ouverte sur le nord, que ceux qui s’en vont
-et ceux qui restent échangent le baiser d’adieu.
-Cher voyageur, nous n’avons pas besoin d’évoquer
-votre image pour vous retrouver tel que
-vous étiez hier. Votre noble figure est présente à
-tous nos esprits. Nous voyons cette tête puissante
-portée par de robustes épaules, la barbe et les
-cheveux blanchis avant le temps par le travail et
-la douleur, les yeux d’une douceur exquise sous
-les sourcils olympiens, la bouche souriante et
-mélancolique à la fois, la physionomie empreinte
-de finesse et de bonté comme votre génie. Vous
-avez passé vingt ans parmi nous, presque le tiers
-de votre vie. Nos arts, notre littérature, nos
-plaisirs délicats, vous faisaient un besoin de cette
-villégiature parisienne. Non seulement vous aimiez
-la France, mais vous l’aimiez élégamment,
-comme elle prétend être aimée. Elle vous eût
-adopté avec orgueil si vous l’aviez voulu, mais
-vous êtes toujours resté fidèle à la Russie et
-vous avez bien fait, car celui qui n’aime pas sa
-patrie absolument, aveuglément, bêtement, ne
-sera jamais que la moitié d’un homme. Vous ne
-seriez pas si populaire au pays où l’on vous
-attend, si vous n’aviez été bon patriote. J’ai lu
-dans les journaux qu’un homme de la caste la
-plus nombreuse et la plus puissante en tous
-lieux, la caste des imbéciles, avait dit : « Je ne
-connais pas Tourgueneff, c’est un Européen et
-je suis marchand russe. » Ce simple vous logeait
-trop à l’étroit dans les frontières de l’Europe.
-C’est à l’humanité tout entière que votre cœur
-appartenait. Mais la Russie occupait la première
-place dans vos affections. C’est elle avant tout et
-surtout que vous avez servie. Je ne sais pas quel
-rang vous occupiez dans la hiérarchie sociale, si
-vous êtes né riche ou pauvre, si vous avez rempli
-quelques emplois, obtenu quelques dignités.
-Il importe peu, car aux yeux des contemporains,
-comme aux yeux de la postérité, vous n’êtes et
-ne serez jamais qu’un auteur de récits. Des récits,
-c’est bien peu de chose, et le moindre
-pédant des universités allemandes regarde de
-son haut ces élucubrations sans conséquence,
-dignes tout au plus d’amuser le désœuvrement
-des femmes. Mais lorsque le conteur agile et
-charmant est par surcroît un écrivain classique,
-un observateur sagace, un penseur profond, un
-cœur d’apôtre, il lui arrive quelquefois de se
-faire une place en dépit des pédants parmi les
-grands hommes du siècle et les bienfaiteurs
-du genre humain. Pourquoi le peuple russe
-vous a-t-il décerné par avance les honneurs
-qu’un grand politique ou un général victorieux
-n’oserait même pas rêver ? C’est d’abord
-parce que les races se mirent complaisamment
-dans les individus qui représentent leur type
-le plus accompli, et que vous êtes Slave entre
-les Slaves, un des plus beaux échantillons de
-cette famille douce et fière, aventureuse et
-sentimentale, qui n’a pas dit son dernier mot
-et qui débute à peine depuis le siècle dernier
-sur le théâtre de l’histoire. C’est que vous avez
-révélé à elle-même une Russie qui s’ignorait.
-C’est que la vie du paysan russe, sa misère,
-son ignorance, sa résignation, sa bonté, ont
-été signalées pour la première fois à l’intérêt
-et à la commisération de tous par vos <i>Mémoires
-d’un chasseur</i>. C’est enfin parce que la grande
-âme d’Alexandre II s’est inspirée de ce petit
-livre lorsqu’elle a décrété l’abolition du servage
-et brisé d’un trait de plume une iniquité aussi
-vieille que le monde. Jamais une œuvre littéraire
-n’avait obtenu une si haute consécration.
-Jamais les puissants de ce monde n’avaient si
-glorieusement affirmé le règne de l’esprit sur
-la terre. Eh bien ! vous allez le revoir, ce grand
-pays que nous connaissons un peu, grâce à vous.
-Vous allez traverser en modeste triomphateur
-les steppes sans limites et les forêts parfumées
-de résine où plane le coq de bruyère. Les paysans
-courront à vous comme un vieil ami. Ils feront
-bien des verstes à pied pour saluer votre passage.
-Ils se disputeront la joie amère de porter votre
-cercueil. Ils rentreront dans leurs maisons de
-bois pour se mettre à genoux devant l’iconostase
-et recommander à la Vierge et aux saints votre
-bonne âme. J’aime à penser que la première
-neige de l’hiver argentera la tombe où vous avez
-voulu dormir côte à côte avec votre ami Bielinski.
-Vous étiez friand de la neige et personne ne l’a
-dépeinte avec autant de tendresse que vous. Quel
-monument vont-ils vous élever là-bas dans leur
-reconnaissance ingénieuse ? Les grands hommes
-d’État, vos voisins des frontières de l’Ouest,
-savent ce qui les attend après la mort. Ils auront
-des statues de fer supportées par des prisonniers
-de guerre, des vaincus, des annexés, des malheureux
-chargés de chaînes. Un petit bout de
-chaîne brisée sur une table de marbre blanc
-siérait bien mieux à votre gloire et satisferait,
-j’en suis sûr, vos modestes ambitions.</p>
-
-<p>Ivan Sergiewich, vous qui nous avez fait connaître
-et apprécier vos concitoyens, couronnez
-l’œuvre de votre vie en leur faisant apprécier la
-France. Dites-leur que l’adversité nous a rendus
-meilleurs et plus sages, que nous ne sommes
-plus légers, que nous n’avons jamais été ingrats,
-que nous savons aimer qui nous aime, servir qui
-nous sert, et mêler notre sang avec profusion au
-sang des peuples amis.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3>DISCOURS PRONONCÉ<br />
-<span class="small">A l’inauguration de la statue d’Alexandre Dumas.</span></h3>
-
-<p class="c small">(Novembre 1883.)</p>
-
-
-<p>Cette statue, qui serait d’or massif si tous les
-lecteurs de Dumas s’étaient cotisés d’un centime,
-cette statue, messieurs, est celle d’un grand fou
-qui dans sa belle humeur et son étourdissante
-gaieté logeait plus de bon sens et de véritable
-sagesse que nous n’en possédons entre nous
-tous. C’est l’image d’un irrégulier qui a donné
-tort à la règle, d’un homme de plaisir qui pourrait
-servir de modèle à tous les hommes de travail,
-d’un coureur d’aventures galantes, politiques
-et guerrières, qui a plus étudié à lui seul
-que trois abbayes de bénédictins. C’est le portrait
-d’un prodigue qui, après avoir gaspillé des
-millions en libéralités de toute sorte, a laissé
-sans le savoir un héritage de roi. Cette figure
-rayonnante est celle d’un égoïste qui s’est dévoué
-toute la vie à sa mère, à ses enfants, à ses amis,
-à sa patrie ; d’un père faible et débonnaire qui
-jeta la bride sur le cou de son fils et qui pourtant
-eut la rare fortune de se voir continué tout
-vivant par un des hommes les plus illustres
-et les meilleurs que la France ait jamais applaudis.</p>
-
-<p>Le comité qui a pris l’initiative de cette réunion
-littéraire et patriotique a bien fait d’y convier la
-Société des gens de lettres. Je craignais encore,
-il y a quelques jours, qu’il ne nous eût oubliés,
-et je ne m’en consolais pas facilement, car Dumas,
-qui fut un de nos fondateurs avec Hugo,
-Balzac et tous les grands romanciers du siècle,
-nous appartient au moins autant qu’à nos honorables
-amis les auteurs dramatiques. Ses livres
-seront lus plus longtemps que ses comédies et
-ses drames ne seront représentés. Durant un
-siècle et plus, ces beaux récits où l’action ne
-languit jamais, où le style est limpide et brillant
-comme le cristal d’une source, où le dialogue
-pétille comme bois vert sur le feu, feront la joie
-des jeunes gens, la distraction des vieillards, le
-repos des travailleurs, la consolation des malades,
-les délices de tous. J’ai vu des hommes
-d’un certain âge et passablement occupés, moi
-par exemple, s’oublier une nuit entière en compagnie
-du <i>Chevalier de Maison-Rouge</i> ou des
-<i>Mohicans de Paris</i>. J’entends encore quelquefois
-mes enfants se quereller amicalement parce
-que l’un n’a pas fini le second volume de <i>Monte-Cristo</i>
-quand l’autre, qui attend son tour, est
-arrivé au bout du premier. Et j’en conclus que
-le bon Dumas n’a rien perdu de sa fraîcheur depuis
-le temps, hélas ! un peu lointain, où il faillit
-causer la mort d’un de nos camarades. C’était
-un petit Espagnol, interne à la pension Massin ;
-il avait perdu l’appétit et le sommeil, et se consumait
-lentement comme tous ceux qui ont le
-mal du pays. Sarcey, qui était dans sa classe et
-qui l’avait pris en amitié, lui dit un jour :</p>
-
-<p>« C’est ta mère que tu voudrais voir ?</p>
-
-<p>— Non, répondit l’enfant, elle est morte.</p>
-
-<p>— Ton père alors ?</p>
-
-<p>— Il me battait.</p>
-
-<p>— Tes frères et sœurs ?</p>
-
-<p>— Je n’en ai pas.</p>
-
-<p>— Mais pourquoi donc es-tu si pressé de retourner
-en Espagne ?</p>
-
-<p>— Pour achever un livre que j’ai commencé
-aux vacances.</p>
-
-<p>— Et qui s’appelle ?</p>
-
-<p>— <i lang="es" xml:lang="es">Los Tres Mosqueteros</i>. »</p>
-
-<p>Le pauvre enfant, messieurs, avait la nostalgie
-des <i>Trois Mousquetaires</i>. Il ne fut pas difficile
-à guérir.</p>
-
-<p>Ce n’est pas seulement par son incomparable
-génie de conteur que Dumas appartient à notre
-vieille et fraternelle Société ; c’est aussi par son
-caractère, par ses mœurs, ses qualités, ses défauts,
-ses erreurs même. Nous avons eu parmi nous
-d’aussi grands écrivains, jamais un type d’homme
-de lettres aussi parfaitement accompli. Il a fait
-bien des choses en dehors de son état, par exemple
-la révolution de 1830 et la conquête des Deux-Siciles ;
-mais on peut dire sans exagération qu’il
-n’a vécu que pour écrire. Lorsqu’il se plongeait
-dans l’histoire, c’était, comme un pêcheur de
-perles, pour en rapporter un roman. Lorsqu’il
-voyageait en Afrique, en Syrie, au Caucase, en
-Suisse, en Italie, c’était pour raconter ses voyages.
-La rencontre la plus vulgaire, la conversation la
-plus insipide, lui fournissait au moins une page
-intéressante. Il a nourri des animaux, chiens,
-chats, singes, tortues, grenouilles, et même un
-ours, si j’ai bonne mémoire : c’était pour leur
-prêter de l’esprit. Les femmes ont pris beaucoup
-de son cœur et fort peu de son temps ; je doute
-que la plus aimée ait eu assez d’empire sur lui
-pour le détourner du travail, car il n’a cessé de
-produire que lorsqu’il a cessé de vivre. Et que
-fût-il advenu, bonté du ciel ! si la manne que
-tout un peuple attendait bouche bée avait fait
-défaut un seul jour ? Rappelez-vous ce temps, cet
-heureux temps où les grands journaux politiques
-se disputaient la clientèle à coups de feuilleton,
-où le Premier-Paris n’était plus pour ainsi dire
-qu’un hors-d’œuvre, car la France s’intéressait
-plus vivement à d’Artagnan ou à Edmond Dantès
-qu’à MM. Duvergier de Hauranne et Guizot.
-C’était l’âge d’or du roman, le règne de Dumas I<sup>er</sup>,
-qui fut d’ailleurs un bon roi ; car il n’abusa du
-pouvoir que contre les libraires et les éditeurs de
-journaux, au grand profit de tous ses confrères.
-En faisant admettre l’esprit à la cote des valeurs
-mobilières, il servit le prochain autant et plus
-que lui-même et il améliora largement la condition
-de l’écrivain. Il la relevait en même temps
-aux yeux des sots, cette imposante majorité du
-genre humain, par la magnificence de sa vie et
-ses largesses sans exemple. Assez longtemps les
-grands seigneurs avaient humilié les grands
-talents : Dumas se mit en tête de venger le
-pauvre Colletet crotté jusqu’à l’échine et tous
-ceux qui depuis deux siècles ont accepté l’aumône
-dédaigneuse des princes, des financiers ou des
-gouvernements. Il fit merveille dans cette voie ;
-peut-être même y poussa-t-il un peu trop loin,
-car son inexpérience des chiffres le livra quelque
-temps aux créanciers, aux usuriers et aux huissiers.
-Mais Dumas n’était pas homme à se troubler
-pour si peu. Lorsqu’il fut bien certain d’avoir
-des dettes, il travailla pour ses créanciers, comme
-il avait travaillé pour ses amis, ses maîtresses et
-ses parasites. Cela ne le changeait pas beaucoup,
-car il n’avait pas de besoins personnels, sauf
-l’encre et le papier. Je me trompe : il lui fallait
-encore des collaborateurs, et il en a fait une
-large consommation. Il ne s’en est jamais caché,
-et d’ailleurs le simple bon sens dit assez qu’un
-seul homme était incapable d’écrire plus de cent
-volumes par an. Les envieux et les impuissants
-lui ont fait un reproche de cette nécessité. Les
-Mirecourt du temps ont pleuré des larmes de
-crocodile sur les victimes de sa gloire et de son
-talent. Il paraît malaisé de plaindre les collaborateurs
-de Dumas quand on regarde ceux qui ont
-survécu. Le maître ne leur a pris ni leur argent,
-car ils sont riches, ni leur réputation, car ils sont
-célèbres, ni leur mérite, car ils en ont encore et
-beaucoup. Du reste, ils ne se sont jamais lamentés,
-tout au contraire. Les plus fiers s’applaudissent,
-je crois, d’avoir été à si bonne école, et c’est avec
-une véritable piété que le plus illustre de tous,
-M. Auguste Maquet, parle toujours de son grand
-ami. Je ne sais pas dans quelle proportion l’on
-partageait les fruits du travail commun ; il est
-certain que le crédit de son nom et la supériorité
-de son style permettaient à Dumas de se faire
-la part du lion ; mais l’empressement avec lequel
-on recherchait son patronage atteste que ce
-beau génie n’était pas un génie injuste et malfaisant.
-Quant à la somme de travail qu’il apportait
-à la masse, je puis dire avec une sorte de
-précision ce qu’elle était, car un heureux concours
-de circonstances m’a permis de surprendre
-ce grand producteur en flagrant bienfait de collaboration.</p>
-
-<p>C’était au mois de mars 1858, à Marseille.
-J’allais en Italie, ou du moins je croyais y aller
-et prendre le bateau de Civita-Vecchia le soir
-même. Mais, en mettant les pieds sur le quai de
-la gare, je me sentis soulevé de terre par un colosse
-superbe et bienveillant qui m’embrassa. Il
-était venu au-devant d’une femme adorée qu’il
-n’aimait plus depuis la veille, car il venait tout
-justement de lui donner une rivale dans son impatience
-de la revoir. Il l’accueillit d’ailleurs avec
-la tendresse la plus vive et la plus sincère ; puis
-revenant à moi : « Je te garde, dit-il ; tu vas
-descendre à mon hôtel ; nous dînerons ensemble,
-et je te ferai moi-même une bouillabaisse dont
-tu te lècheras les doigts ; tu viendras ensuite au
-Gymnase applaudir la première représentation
-d’un drame qu’ils m’ont forcé d’écrire en trois
-jours ; Clarisse et Jenneval y sont sublimes, et
-ma petite ingénue, un amour ! Mais n’en dis rien
-devant la dame de Paris. »</p>
-
-<p>Je lui obéis avec joie, comme on obéissait toujours
-à cet être irrésistible. Sa bouillabaisse fut
-délicieuse ; son drame, intitulé les <i>Gardes forestiers</i>,
-alla aux nues ; on offrit sur la scène une
-couronne d’or à l’auteur ; l’orchestre du théâtre
-vint lui donner une aubade sous les fenêtres de
-l’hôtel, aux applaudissements du public ; il parut
-au balcon, remercia les musiciens et harangua
-le peuple ; on se rendit ensuite au meilleur restaurant
-de la ville, où les directeurs du théâtre
-avaient commandé le souper. La fête se prolongea
-jusqu’à trois ou quatre heures du matin.
-Nous rentrons ; je dormais debout. Lui, le géant,
-était frais et dispos comme un homme qui sort
-du lit. Il me fit entrer dans sa chambre, alluma
-devant moi deux bougies neuves sous un réflecteur
-et me dit :</p>
-
-<p>« Repose-toi, vieillard ! Moi, qui n’ai que cinquante-cinq
-ans, je vais écrire trois feuilletons
-qui partiront demain, c’est-à-dire aujourd’hui, par
-le courrier. Si par hasard il me restait un peu de
-temps, je bâclerais pour Montigny un petit acte
-dont le scénario me trotte par la tête. »</p>
-
-<p>Je crus qu’il se moquait ; mais, en m’éveillant,
-je trouvai dans la chambre ouverte, où il chantait
-en faisant sa barbe, trois grands plis destinés à
-la <i>Patrie</i>, au <i>Journal pour tous</i> et à je ne sais
-quelle autre feuille de Paris ; un rouleau de papier
-à l’adresse de Montigny renfermait le petit acte
-annoncé, qui était tout bêtement un chef-d’œuvre :
-l’<i>Invitation à la valse</i>.</p>
-
-<p>Il est manifestement impossible à l’homme le
-mieux doué d’abattre une telle besogne en quelques
-heures si sa tâche n’a pas été sérieusement
-préparée soit par lui-même, soit par un autre.
-Dumas écrivait ses romans de sa main, d’une
-belle et lumineuse écriture, sur un grand papier
-azuré et satiné. Mais il en improvisait la broderie
-sur un fond qui n’était pas improvisé. Je
-vois encore sur notre table d’hôtel la première
-version des <i>Louves de Machecoul</i>. C’était un
-fort dossier de papier écolier, coupé en quatre
-et couvert d’une petite écriture fort nette ; une
-excellente ébauche mise au point par un praticien
-distingué d’après la maquette originale du
-maître. Pour en faire un roman de Dumas, il ne
-restait plus qu’à l’écrire, et Dumas l’écrivait. Il
-copiait à sa manière, c’est-à-dire en y semant
-l’esprit à pleines mains, chaque petite feuille de
-papier blanc sur une grande feuille de papier
-bleu. Il faisait ainsi pour lui-même ce qu’un
-autre Dumas fit plus tard avec un désintéressement
-absolu pour sa noble amie Mme Sand lorsqu’il
-tira son grand feu d’artifice à travers les
-quinconces, les charmilles et les plates-bandes
-du <i>Marquis de Villemer</i>.</p>
-
-<p>L’esprit du fils et l’esprit du père seront peut-être
-un jour le thème d’un parallèle à la Plutarque
-que je n’entreprendrai point, et pour
-cause : il y faudrait un demi-siècle de reculée
-et le savoir d’un lapidaire assez expert pour
-comparer le Régent au Sancy. J’ai vu des Parisiens
-qui savaient leur métier de maîtres de
-maison organiser un concours entre ces deux
-grands virtuoses ; mais c’est en vain qu’on les
-faisait asseoir à même table ; ils s’éteignaient
-réciproquement et cachaient leur esprit à qui
-mieux mieux, parce que chacun d’eux avait
-peur d’en montrer plus que l’autre et qu’ils s’adoraient
-l’un l’autre jusqu’à l’abnégation.</p>
-
-<p>Dans notre précieuse et trop courte intimité
-de Marseille, Dumas père m’a dit un jour : « Tu
-as bien raison d’aimer Alexandre : c’est un être
-profondément humain, il a le cœur aussi grand
-que la tête. Laisse faire, si tout va bien, ce garçon-là
-sera Dieu le Fils. » L’excellent homme
-savait-il en parlant ainsi qu’il usurpait le trône
-de Dieu le Père ? Peut-être ; mais chez Dumas
-le moi n’était jamais haïssable, parce qu’il était
-toujours naïf et bon. La bonté entre au moins
-pour les trois quarts dans le composé turbulent
-et fumeux de son génie. Sous le brillant écrivain
-qui ne tardera pas à devenir classique, grâce à la
-limpidité de son style, on trouve toujours le bon
-homme et le bon Français. Il aima son pays
-par-dessus tout, dans le présent et dans le passé,
-sans rien sacrifier à l’esprit de parti, sans tomber
-dans les déplorables iniquités de la politique.
-Nul n’a parlé de Louis XIV avec plus de
-respect, de Marie-Antoinette avec plus de piété,
-de Bonaparte avec plus d’admiration que ce
-républicain déclaré et convaincu. Il a été, concurremment
-avec Michelet, avec Henri Martin,
-avec les plus ardents, avec les plus austères, un
-vulgarisateur de notre histoire. C’est ainsi qu’il
-a mérité l’amère faveur du destin qui l’a fait
-mourir à la fin de l’Année terrible, l’a retranché
-de la France en même temps que l’Alsace et la
-Lorraine, et l’a enseveli comme un héros vaincu
-dans le drapeau national en deuil. Sa gloire littéraire
-est surtout, avant tout, une gloire patriotique ;
-aussi voyons-nous sa statue, la première
-qu’un simple romancier ait obtenue en France,
-rassembler autour d’elle l’élite de tous les
-partis.</p>
-
-<p>Ce libre-penseur, qui était d’ailleurs un spiritualiste
-convaincu, respectait religieusement la
-foi d’autrui ; ce bon vivant, ce joyeux compagnon,
-n’a propagé que les bons principes, il n’a prêché
-que la saine morale : aussi voyons-nous les
-fidèles de toutes les communions, les philosophes
-de toutes les écoles absoudre unanimement les
-écarts véniels de sa vie et de sa plume. Enfin,
-cet écrivain fougueux, puissant, irrésistible
-comme un torrent débordé, ne fit jamais œuvre
-de haine ou de vengeance ; il fut clément et généreux
-envers ses pires ennemis ; aussi n’a-t-il
-laissé ici-bas que des amis. Le champ de l’avenir
-est le patrimoine des bons. Telle est, messieurs,
-la moralité de cette cérémonie.</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap">De Pontoise à Stamboul</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le grain de plomb</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c2">145</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Dans les ruines</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c3">169</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les œufs de Pâques</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c4">191</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le jardin de mon grand-père</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c5">201</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Au petit Trianon</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c6">219</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Quatre discours</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c7">239</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">Coulommiers. — Typog. <span class="sc">Paul BRODARD</span> et C<sup>ie</sup>.</p>
-
-
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>DE PONTOISE À STAMBOUL</span> ***</div>
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-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
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-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
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-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
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-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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