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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Le Harem entr'ouvert - -Author: A.-R. de Lens - -Release Date: July 24, 2022 [eBook #68602] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team - at https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by the Bibliothèque nationale de - France (BnF/Gallica)) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE HAREM ENTR'OUVERT *** - - - - - - A.-R. DE LENS - - LE - HAREM ENTR’OUVERT - - - PARIS - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - 3, RUE AUBER, 3 - - - - -Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays. - -Copyright, 1919, by CALMANN-LÉVY. - - - - -LE HAREM ENTR’OUVERT - - - - -PREMIÈRE PARTIE - -MŒURS TUNISIENNES - - A Chedlïa meurtt Tahar - ben Abd el Malek el Trabelsi, - ma servante, - humble et précieuse collaboratrice, - Ce livre qu’elle ne lira pas. - - - - -I - -LA MAISON DU CAÏD MANSOUR - - -Le caïd Mansour prend le café avec mon mari. Ils sont accroupis tous -deux sur le divan, à la mode arabe, et fument en devisant. - -Le caïd Mansour est un personnage digne et conscient de sa haute -importance. Il est toujours vêtu avec la plus grande recherche. Ses -burnous sont en fine laine de Mâteur et ses gebbas aux teintes pâmées: -fleur de pêcher, gris tourterelle, mauve de crépuscule, éparpillent -autour de lui mille tendres reflets de soie. - -Quand il entre, la pièce se parfume d’essences subtiles: ambre, jasmin -ou rose. - -Le caïd Mansour a des manières exquises et fières. Il me témoigne une -déférence infinie, sachant qu’il convient de traiter les Européennes -avec plus d’égards et de respect que leurs époux. - ---Le salut, Si Mansour! - ---Le salut sur toi. Comment vas-tu? - ---Comment va ta maison[1]? - - [1] On ne parle jamais ouvertement à un Arabe des femmes de sa - famille. - ---Grâce à Dieu! Ma maison est en parfaite santé et soupire après ta -venue. Ne l’honoreras-tu pas bientôt d’une visite? - ---Avec plaisir, Si Mansour. Dis-lui que j’irai la voir prochainement. - -C’est une grande et noble maison que celle du caïd. Si Mansour a épousé, -il y a une dizaine d’années, la princesse Bederen’nour (Lune éclatante) -et son frère Si Chédli a pour femme Lella Zenouba, fille du ministre de -la plume[2]. - - [2] Deuxième ministre du bey. - -Ces dames me traitent en amie, et réclament toujours ma présence, -précieuse distraction dans leur vie monotone. Et rarement je sors de -chez elles, sans être suivie du grand nègre de Si Mansour, vêtu -d’écarlate et portant un présent. Tantôt un bouquet tout rond où les -fleurs fraîches, montées sur de longues tiges d’alfa, sont rehaussées de -pistils en papier doré. Tantôt un plat rempli de pâtisseries arabes: -backléouas luisants de miel, crottes de gazelle en sucre parfumé, morves -du bey, makroudhs farcis de dattes, vertes samsahs aux pistaches. - -Il y a plus d’un mois que je n’ai vu mes nobles amies, malgré leurs -insistances à ma dernière visite. J’irai demain. - -Et que vais-je apporter qui leur plaise et alimente un peu notre -conversation? - -L’autre fois je les ai ravies avec un vieux stock de catalogues des -grands magasins. Pendant des journées entières, elles se sont -passionnées pour les modes du _Bon Marché_ d’il y a deux ou trois ans. -Et Lella Zenouba m’a même chargée d’une commande: une écharpe de plumes -dont elle meurt d’envie. - -Ah! voici qui les intéressera fort: un petit stéréoscope portatif et -toutes les vues tunisiennes prises par mon frère durant son séjour ici. - -La maison de Si Mansour n’est pas très éloignée de la mienne. Elle -occupe, comme toute demeure d’importance où il convient d’être -tranquillement chez soi, loin de la rue, une impasse entière aux arcades -gracieuses. Les premiers bâtiments sont les communs et les écuries du -caïd. Puis vient la maison,--le palais serait plus juste--de Si Mansour. - -Bien entendu, les grands murs blancs ne trahissent la richesse -intérieure que par leurs dimensions, et seule la porte, énorme, massive, -en bois sculpté, dans son encadrement de marbre rose, atteste -l’importance seigneuriale du logis. - -Elle s’ouvre sur un vestibule revêtu de faïences et garni de divans où -siègent en permanence les gardiens du lieu, un Marocain au profil -d’ascète, et le nègre vêtu d’écarlate. Ils me connaissent et me laissent -passer sans difficulté. Je heurte le marteau de bronze à la petite porte -du fond. - ---Qui est là?--crie une voix, de l’intérieur. - -Et, suivant la formule, je réponds: - ---Ouvre! - -Cela suffit. Du reste, en le cas présent, mon accent me dénonce. Une -grosse négresse entrebâille la porte en ayant soin de se cacher derrière -le battant, afin de ne point être vue des serviteurs mâles. - -Je traverse le joli patio à colonnes, au-dessus duquel se découpe un -carré de ciel très bleu, et je suis introduite dans un grand salon, tout -en longueur, aux parois luisantes de faïences polychromes. Au centre se -creuse le «divan» entouré de sofas abondamment pourvus de coussins. Les -murs ont sept ou huit mètres de haut, et des lustres étincelants, en -cristal de Venise, tombent des voûtes ciselées. Il fait presque frais -dans ce salon, bien que dehors la chaleur soit lourde, et l’on y voit à -peine, après l’éblouissement du patio. Mais les yeux se font vite à -l’ombre douce qui atténue les mille couleurs et les dorures d’une -décoration orientale. - -Pas plus dans cette pièce que dans toute autre du logis, il n’y a -d’ouverture sur l’impasse; de grandes fenêtres aux grilles en fer forgé -donnent sur le patio. - -Ces dames se font attendre longtemps. C’est leur habitude, car elles -rehaussent leur parure chaque fois que je viens. Mabrouka, la négresse, -me tient compagnie. - -Mabrouka est une amie de Chedlïa, ma servante; elle va souvent la voir -et lui conter les faits et gestes de ses maîtres. Parfois, comme -aujourd’hui, ses confidences indiscrètes débordent jusqu’à moi. - ---Par Allah! tu arrives en un triste moment. Si Chédli n’est encore pas -rentré cette nuit, et Lella Zenouba a pleuré jusqu’au matin en -l’attendant. Sans doute était-il auprès de cette danseuse française pour -laquelle il fait des folies... - -Chacun sait que Si Chédli s’est acoquiné avec une petite chanteuse du -Palmarium, perverse et prétentieuse, qui lui fait payer cher des faveurs -à la portée de tous. - -Le caïd Mansour, malgré son chapelet, son air digne et ses hautes -fonctions, est aussi libertin que son frère, et les aventures de ces -deux nobles personnages défrayent la conversation de bien des harems. - -A la rigueur, cela se comprend du caïd Mansour, dont la femme est laide -et n’est plus très jeune, car voici déjà dix ans qu’il l’épousa dans sa -fleur. Et l’on se souvient de sa déconvenue le jour des noces,--si -grande qu’il ne put la dissimuler,--en dévoilant son épouse que le fard -et les bijoux n’arrivaient pas à rendre belle. - -Toute autre eût été répudiée sur l’heure et ramenée à son père avant la -consommation du mariage. Mais, on ne répudie point une princesse! une -fille de sang beylical! Et le caïd Mansour a gardé sa femme et son -dépit. - -Oui, cela se conçoit que Si Mansour cherche au dehors des compensations. -Jadis il eût pris d’autres épouses; mais maintenant cela ne se fait plus -guère chez les citadins, outre qu’il serait peu séant de donner une -rivale à la petite-fille d’un bey. Et certes, ce n’est point une joie -pour les yeux de se poser toujours sur la laide et chevaline princesse -Bederen’nour. - -Mais, que Si Chédli délaisse la gracieuse Lella Zenouba, au corps -d’ambre et aux yeux de génisse, pour des Françaises de mauvaise -vie,--par le Prophète!--voilà ce qu’on ne peut comprendre! - -C’est que Si Mansour et Si Chédli ont du sang brûlant dans les veines et -du vice jusqu’à la racine des cheveux, en dignes fils de Si Abd el -Latif, favori de Si Sadok bey, tous deux aujourd’hui dans la miséricorde -d’Allah! - -C’est à leur père, un ancien esclave, beau comme la lumière du matin, -devenu tout-puissant auprès de son illustre maître, grâce à des -complaisances... païennes, qu’ils doivent leur grosse fortune, leurs -palais de Tunis, de Rhadès et de Gamart, ainsi que cette frénésie qui -les pousse aux pires excès. - -Ne raconte-t-on pas que Si Abd el Latif mettait à mal toutes les femmes -de son milieu, et allait jusqu’à faire garder par les soldats du bey les -portes des hammams, les soirs où certaines dames particulièrement nobles -et belles s’y étaient rendues, afin de satisfaire ses désirs en toute -tranquillité. Et nul n’osait se plaindre ni résister à un si puissant -personnage, capable de vous faire pendre dans la cour du Bardo, sur un -signe de son petit doigt. - -L’occupation française a enrayé tout cela, et pareilles fantaisies ne -sont plus à la portée de Si Mansour et de Si Chédli, ses fils. Mais, par -Allah! il reste bien moyen de s’arranger, et l’on a en outre, -aujourd’hui, la ressource des actrices du Palmarium, du Casino de la -Goulette, et des cocottes françaises ou italiennes qui circulent le soir -sur le boulevard de la Marine. - -Et les femmes, toujours trahies, toujours délaissées, éternelles -prisonnières dans leurs palais de faïence, se morfondent des nuits -entières en l’attente du mari pour qui elles se sont parées en vain. - -Tout cela, je le connais par les confidences de la négresse Mabrouka, -les récits de Chedlïa, les racontars de harems et de terrasses où tout -se sait. Mais mes nobles amies ne m’en disent jamais rien, dans leur -souci de dignité vis-à-vis d’une Européenne. - -Justement les voici qui s’avancent à travers le patio, de leur démarche -nonchalante et balancée, et le soleil fait un instant luire les ors de -leurs parures. - -La princesse Bederen’nour, pauvre «Lune éclatante», semble plus olivâtre -que jamais dans son costume de soie mauve, au large pantalon bouffant. - -Lella Zenouba, malgré ses soucis, est adorable et resplendissante. Ses -beaux cheveux, noirs de henné, tombent en boucles sur ses épaules, -retenus au front par un rang de perles et une plaque d’or incrustée -d’émeraudes; de grandes boucles d’oreilles anciennes jettent des lueurs -vertes le long de son cou, et ses doigts scintillent de bagues aux -pierreries énormes. Elle porte un pantalon de satin noir brodé d’or et -une gebba de tulle noir pailleté, sous laquelle transparaît, par -éclairs, le splendide et lourd boléro d’or des jeunes épouses. Dans un -ovale très fin, très pur, elle a les traits d’un dessin parfait: un -front étroit et poli, un petit nez droit, une bouche éclatante et bien -arquée et de grands yeux noirs, des yeux immenses cernés de kohol, au -regard doucement bestial. Une étoile en vérité! à côté de cette -prétentieuse Éliane d’Avricourt, caprice de Si Chédli. - -Toutes deux, la princesse Bederen’nour et Lella Zenouba, ont les joues -peintes, les lèvres rougies au carmin, les doigts et les cheveux passés -au henné, et, barrant le front, d’épais sourcils noirs hardiment tracés. -Elles répandent un violent parfum de jasmin. Auprès d’elles, on se -croirait dans une serre pleine de fleurs. - -Elles ont une distinction de race, une politesse raffinée, et ne savent -ni lire ni écrire. Toute leur instruction consiste en quelques sourates -du Coran, apprises par cœur, sans les comprendre. - -La princesse Bederen’nour semble intelligente, et la petite Lella -Zenouba, parfois, a de subtiles reparties. Mais elles n’ont rien vu et -ne connaissent rien. Elles ont passé de la maison paternelle à celle de -l’époux en toute ignorance du monde environnant. Elles ne savent pas ce -qu’est une rue, une place, un jardin, le grand ciel libre. - -L’été, elles s’en vont à Rhadès ou à Gamart, en d’autres palais -pareillement clos et luxueux. Seuls, la plainte assourdie des vagues et -le goût salé de l’air peuvent leur dénoncer l’inconnu sans limites, -qu’elles ne se figurent pas. - -On les emmène de Tunis la nuit, en des carrosses bien fermés, où elles -ont peur, car c’est une impression terrible pour des femmes de se sentir -ainsi hors de chez soi. Et elles ne retrouvent leur assurance qu’à -l’abri des grands murs farouches et protecteurs. - -Elles ne reçoivent aucune visite, à part moi, et n’en font jamais. Les -dames arabes ne sauraient sans scandale sortir de chez elles, comme ces -femmes du peuple qui courent d’une maison à l’autre pour colporter les -nouvelles. Et pourtant elles savent ce qui se passe: intrigues, -maladies, chagrins, disputes, dans les grands harems, car leurs -servantes les tiennent au courant de toutes choses. - -En de rares circonstances, elles traversent la ville, dans leur voiture -aux volets de bois soigneusement clos, pour la mort d’un proche parent, -l’accouchement d’une sœur, ou, réjouissance suprême, les fêtes d’un -mariage. Mais des mois, et parfois des années s’écoulent sans qu’il leur -arrive de quitter ainsi la maison conjugale. - -Cet été, elles n’iront point comme d’habitude à Rhadès où l’air est plus -frais. La mère du caïd Mansour et de Si Chédli étant morte l’an passé, -il leur faut, par cette privation, porter son deuil, et aussi renoncer -pendant quelques mois encore aux broderies et aux petits ouvrages dont -elles occupent généralement les longues journées. - -Du reste, leurs époux forment pendant ce temps le projet d’aller à -Paris, et de goûter à toutes les délices montmartroises. - -La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba trouvent très naturel de se -morfondre si sévèrement pour la perte d’une belle-mère despotique et -méchante, tandis que leurs maris s’amusent. Mais ce qu’elles ne peuvent -admettre, malgré l’habitude et la généralité du fait, c’est, à cause de -créatures indignes, d’être délaissées, et surtout ruinées!... - -Car, il n’y a pas à s’y tromper, malgré les palais de faïence et de -marbre, les étoffes brodées d’or, les perles et les diamants, c’est bien -la ruine sinistre qui plane au-dessus de la maison du caïd Mansour, et -l’ombre de ses ailes angoisse les nobles prisonnières. - -La grosse fortune de Si Abd el Latif est déjà fortement entamée, et, -chaque jour, Si Mansour et Si Chédli y font de nouvelles brèches. Il y a -un an, Si Mansour a vendu au Juif Haïm Boudboul, pour quelques milliers -de francs, ses oliveraies de Nabeul, qui en valaient plus de cent mille, -afin de payer à sa maîtresse, la danseuse arabe Leïla, un collier dont -elle avait envie. Récemment encore, tout à sa nouvelle passion, la -petite Rose Printemps, il vient de céder à perte ses cultures d’El -Arousa. Et Si Chédli, follement prodigue pour Éliane d’Avricourt, -imitant l’exemple de son aîné, vend et hypothèque ses biens avec -entrain. - -Cela peut durer ainsi huit ou dix ans peut-être, mais ensuite? - -Et voilà les soucis qui creusent si profondément sous le fard les traits -de la princesse Bederen’nour et cernent les beaux yeux enfantins de -Lella Zenouba. - -Mais elles rient devant moi, sachant dissimuler ce qu’il convient, et -aussi du plaisir réel de me voir qui rompt l’ennui de leurs longues -journées inactives. Quelques servantes curieuses se sont jointes à -Mabrouka, et debout, non loin du divan où nous sommes installées, -écoutent et prennent part familièrement à la conversation. - -Ne vivent-elles pas dans l’intimité de ces dames, initiées à leurs -intrigues, à leurs chagrins, toujours prêtes à duper leurs maîtres, à -les suivre, à les épier, pour le compte des épouses prisonnières et -inquiètes? - -Ne partagent-elles pas avec leurs maîtresses les restes du repas, après -que Si Mansour et Si Chédli se sont restaurés? N’ont-elles pas la clé de -leurs plus dangereux secrets, qu’elles ne trahiraient pas devant la -mort, liées par cette sorte de franc-maçonnerie qui unit toutes les -musulmanes contre les maris?... - -L’une d’elles apporte le café dans de petits calices en porcelaine rose. -La conversation languit entre mes amies et moi, car, depuis ma dernière -visite, leur vie s’est écoulée uniforme, goutte à goutte, comme cette -eau qui tombe régulièrement de la vasque de marbre dans le bassin, au -milieu du patio. - -Et mes occupations à moi, elles ne les comprendraient pas. - -Alors j’appelle à mon aide le petit stéréoscope, emporté à cette -intention. - ---Vous allez voir... - -Mais déjà Lella Zenouba s’est enfuie peureuse, et la princesse -Bederen’nour affolée se cache le visage. - ---Non! non! ne nous photographie pas! C’est impossible!... une -petite-fille de Si M’hamed bey!... Une fille du ministre de la plume!... - -Je rassure mes défiantes amies: - -Cet appareil n’est point «une machine à portraits». Sur la tête de ma -mère! Mais qu’elles regardent plutôt... - -Timidement la princesse Bederen’nour risque un œil, puis deux. - ---O Allah! qu’est ceci? - ---La rue du Pacha, tout simplement; la rue même où vous demeurez. - ---Par mon Maître! que c’est curieux! - ---Et voici la grande mosquée de l’olivier, le souk des parfums, celui -des étoffes, le Dar el Bey... - ---Oh! Oh! que d’hommes! - -La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba se passionnent. - ---Ceci est un champ d’oliviers, et ceci... vous reconnaissez?... - ---Par le Prophète! Si Mansour et Si Chédli! Mais... - -La voix de la princesse s’altère et ses sourcils se froncent -imperceptiblement. - ---Quelle est donc cette femme arabe auprès d’eux?... sans doute cette -danseuse Leïla?... une courtisane seule à pu consentir à se dévoiler -devant des hommes et à se faire portraiturer avec eux... - ---Non, non! Vous n’y êtes pas. Pensez-vous que j’admettrais chez moi -une... dame de la rue du Persan? car cette photographie a été prise dans -ma propre maison. Regardez bien. - ---Ah! Ah! mais c’est toi!... Par la tête de Si Ahmed el Tijani! c’est -toi même en musulmane!--s’écrient mes amies tout à fait déridées et -joyeuses. - -Le stéréoscope passe de main en main parmi les servantes. Puis de -nouveau on examine les rues tunisiennes, la place Bab-Souika, la rue -Halfaouine, grouillantes d’Arabes... - ---O Allah! que je serais malheureuse s’il fallait me trouver dans cette -foule!--s’exclame Lella Zenouba. - ---Et quelle honte!--ajoute la princesse. - -Car mes nobles amies ne regrettent ni leur réclusion, ni la sévérité de -leur existence. Loin de là! Elles se font une gloire de leur mystérieuse -inviolabilité, de la rigueur avec laquelle elles suivent leurs vieilles -coutumes. - -C’est le souci des traditions qui dénote leur rang et les élève bien -au-dessus des femmes vulgaires. - -Lors de mes premières visites, je leur avais demandé naïvement si elles -ne souffraient pas de vivre toujours enfermées. - ---Par le Prophète de Dieu! mais si l’on voulait nous forcer à sortir, -nous pleurerions pour rentrer! - -Et ce sont elles-mêmes qui m’ont fait remarquer avec orgueil que leur -demeure n’avait point d’ouverture sur l’impasse, et que leur voiture -était close par des volets en bois, et non par ces rideaux qu’un souffle -peut soulever, et que les femmes de la petite bourgeoisie écartent -curieusement du doigt, au risque d’être entr’aperçues, dans l’ombre, par -un passant. - -L’intérêt du stéréoscope épuisé, je me lève pour partir, mais ces dames -me retiennent avec insistance. - ---Oh! reste encore un peu. Qu’as-tu tant à faire? Il y a si longtemps -que nous ne t’avions vue! - ---Et je veux te montrer cette écharpe de plumes, commandée par toi, et -qui est arrivée avant-hier,--ajoute Lella Zenouba.--Montons à ma -chambre. - -Nous traversons le patio plein de lumière et prenons un escalier de -marbre blanc. Puis des vestibules et des couloirs, et des chambres, et -encore un petit patio, et d’autres pièces à l’infini, toujours pavées de -marbre et revêtues de faïences. La maison du caïd Mansour, vaste et -peuplée comme toutes les demeures arabes, abrite soixante personnes, -maîtres, enfants et serviteurs. Voici enfin la chambre de Lella Zenouba, -que je connais bien, avec son divan, ses lustres, son plafond peint et -sculpté, ses énormes lits anciens à colonnes, dont les frontons d’or se -découpent sur fonds de miroirs. Ils sont luxueusement garnis de -courtines et de coussins en satin brodé, et occupent chacun une -extrémité de la pièce. «_Car l’aube ne doit point surprendre l’homme -dans le lit de son épouse._» Et je retrouve, hélas! aux deux côtés de la -porte, les armoires à glace Louis XVI, compléments indispensables, -depuis ces dernières années, de toute chambre arabe qui se respecte. -Lella Zenouba en tire l’écharpe de léger marabout blanc et la jette sur -ses épaules. - ---N’est-ce pas qu’elle est jolie? - ---Sans doute, mais je préfère encore celle-ci, en tulle lamé d’or, et -qui ne vient pas de Paris. - -Que de belles choses possède Lella Zenouba! Ce coffret d’argent ciselé! -et ces flacons à parfums en cristal doré, aux cols minces et longs, de -forme rare; ces petits étuis à kohol, ces broderies précieuses!... - ---Veux-tu voir nos bijoux? - -Elle sort de l’armoire une grande cassette pleine d’écrins et, sur un -signe de sa maîtresse, Mabrouka apporte un coffre d’ivoire contenant les -joyaux de la princesse Bederen’nour. - -Sur le divan, c’est un éblouissement de pierreries, de colliers, de -perles à plaques incrustées de roses, de longues boucles d’oreille où -les diamants tremblent comme des gouttes d’eau entourées d’un cercle de -lumière, de bracelets travaillés avec un art exquis... Et, parmi ces -trésors de famille, les parures trop modernes données par Si Mansour et -Si Chédli à leurs épouses: guirlandes de fleurs, étoiles, diadèmes aux -mille reflets. - -O ces bagues de la princesse Bederen’nour! Bien arabes celles-là, où les -topazes, les rubis, les émeraudes sont enchâssés en de lourdes montures -ciselées. - ---Mais tu n’as pas vu la plus belle, celle-ci, que Si M’hamed bey donna -jadis à ma grand’mère, Lella Kmar, son épouse favorite... - -Elle me passe un joyau, près duquel en effet tous les autres pâlissent. -Un énorme diamant, d’une extraordinaire limpidité, serti dans une -couronne d’or aux ciselures incroyablement fines et compliquées. Un vrai -bijou de reine ou d’odalisque. Mais je ne l’imagine pas à la main d’une -Européenne. Cette bague fait une saillie bizarre sur le doigt. - -Et j’admire encore les mille ustensiles de toilette: aiguières d’argent, -boîtes à fard, miroirs, coffrets incrustés d’écaille et de nacre. - -Avant de partir, il me faut dire bonjour aux enfants: les quatre -fillettes de la princesse Bederen’nour, qui apprennent le français avec -une institutrice juive, et ses trois garçons, déjà conscients de leur -importance mâle. Les aînés, cinq et sept ans, récents circoncis, ont des -grimaces de souffrance, malgré leur précautionneuse démarche écartée. Et -il y a aussi la toute petite et laide progéniture de Lella Zenouba qui -piaille dans les bras de sa nourrice. - -Je quitte enfin mes amies. Le garçonnet Béchir m’accompagne -cérémonieusement jusqu’au bout de l’impasse avec son allure de jeune -canard. - - * - - * * - -La semaine suivante, passant par la cuisine, j’aperçus Mabrouka la -négresse en vive conversation avec Chedlïa: - ---O Allah!--Qu’il soit exalté!--O notre Seigneur Mohamed!... O -Miséricordieux!--gémit-elle en me voyant.--Quel malheur!... La princesse -Bederen’nour est au désespoir!... Sa bague de diamant, le présent de Si -M’hamed bey, a disparu!... Hier elle était en train de se parer, aidée -de la petite Aïcha, lorsque Si Mansour est entré. Il l’a entretenue -quelques instants, et, quand la princesse s’est remise à sa toilette, la -bague n’était plus là!... Il n’y avait dans la chambre qu’Aïcha, mais on -a beau la fouetter, elle s’obstine à ne pas avouer son vol. C’est une -tête solide! Du reste, il est vrai qu’on l’a fouillée en vain. Et que -ferait-elle de ce bijou, elle qui ne sort pas de la maison?... Dans ma -pensée, c’est le tour d’un «chitane», d’un diable jaloux qui a enlevé la -bague. On ne la retrouvera jamais! - - * * * * * - -Quelque temps après, nous prenions le thé au Belvédère avec des amis. -Des messieurs et une petite femme très empanachée, à la toilette -suggestive, occupaient la table voisine. - ---C’est,--me dit M. X...,--une professionnelle du lieu. Remarquez comme -elle pose sa main en évidence, pour qu’on voie bien la fameuse bague -dont tout Tunis a parlé, cadeau, dit-on, d’un amant indigène. En vérité, -elle est splendide. Ces Arabes sont d’une générosité! - -La dame allongeait en effet, avec affectation, une main fardée qu’ornait -un seul et royal diamant... - -Mais cette bague!... Je la connais... Elle n’a pas sa pareille. C’est le -présent de Si M’hamed bey à Lella Kmar, la bague de la princesse -Bederen’nour! - -Le caïd Mansour vole les bijoux de sa femme pour les offrir à sa -maîtresse... - - - - -II - -MENU PEUPLE - - -Sur la terrasse..., à l’heure où les ombres sont délicieusement pâles et -longues. Les murailles encore éclairées se dorent d’un éblouissement de -soleil; puis elles deviendront abricot et rose, avant de s’éteindre dans -le mauve, et de s’ensevelir dans le bleu des nuits transparentes, où -l’on a toujours l’impression d’un clair de lune, même lorsqu’il n’y en a -pas... - -Les hirondelles tracent des méandres rapides, et le vol lourd des -pigeons bariole un instant les murs d’ombres vertes et fugitives. Un -pépiement d’oiseaux agite les mûriers de la place Halfaouine dont le -bourdonnement monte jusqu’à moi. La mosquée arrondit ses dômes -bleuissants, des minarets s’élancent vers le ciel, un palmier ou un -eucalyptus jaillit entre deux murailles; et l’on aperçoit très loin, au -delà de la ville, la colline de Sidi Bou Saïd où les riches Carthaginois -avaient bâti leurs demeures, le golfe couleur turquoise, et la chaîne de -montagnes presque irréelles, dominée par le Bou Kornine, mont de Tanit -et de Salammbô. - -Les terrasses commencent à s’animer: c’est l’heure où les femmes du -peuple montent des maisons pour plier le linge étendu, surveiller les -tomates qui sèchent et se contractent douloureusement tout le jour sous -le grand soleil, et surtout afin de s’assembler entre voisines et de -babiller en respirant l’air frais. - -Quelques silhouettes se penchent au-dessus des patios béants pour héler -les retardataires. - -Habiba et Zoh’rah, mes petites servantes, sont accroupies près de moi. - -Habiba chantonne et s’accompagne de la derbouka. Son profil égyptien aux -lignes droites et pures, s’enlève sur le ciel doré du couchant. Ses -cheveux étroitement serrés dans une sorte d’étui en soie noire, petite -queue raide et comique, descendent jusqu’à la taille. Elle porte un -tricot bleu, une tacrita[3] verte, un boléro jaune brodé de violet -sombre et une fouta[4] rayée mauve et blanc. Habiba a douze ans. C’est -une fillette toute en bronze aux traits menus, aux longs yeux noirs et -langoureux dans un ovale parfait. Je m’amuse parfois à la parer -d’étoffes somptueuses, de bijoux anciens, de broderies d’or aux reflets -atténués. Habiba, la petite servante, devient alors une idole -énigmatique, une princesse de légende aux regards pleins de rêve, dont -le secret affolerait les hommes. - - [3] Foulard de soie noué sur la tête. - - [4] Pièce d’étoffe nouée à la taille. - -Et moi, je sais que, malgré cette étrange beauté, Habiba n’a rien de -fatal. C’est une simple gosse, ni très sage ni bien intelligente, -menteuse, poltronne, et sans aucun attrait mystérieux, mais douce et -caressante. - -Depuis longtemps déjà, ses parents l’ont «donnée» à un grand gaillard -demi-nègre qu’elle n’a jamais vu et qui ne la connaît pas. Cet hiver ils -comptaient célébrer les noces! Mais nous nous y sommes opposés, et la -volonté des maîtres fait loi. Habiba, fillette frêle, jouera quelques -années encore à la poupée, s’il plaît à Dieu! - -La petite Zoh’rah n’a que huit ans. Toute noiraude et pas jolie avec son -bout de nez drôle et ses cheveux crépus, elle est vive et maligne comme -un singe, travailleuse, bavarde, n’ayant peur de rien. Elle sait faire -le couscous et le ménage, chercher l’eau à la fontaine, laver le sol, -servir à table et... casser la vaisselle... - ---Vois, Lella, comme je suis mauvaise! Je viens encore de briser ce -verre,--me dit-elle avec son air futé, nullement contrit. - ---Eh bien, Zoh’rah, que mérites-tu? - ---Je dois manger du bâton. - ---C’est juste, arrive ici. - -Zoh’rah reçoit stoïquement quelques claques sur le derrière, des claques -de rien du tout, pour la forme, dont ensuite les petites rient entre -elles en racontant, non sans un certain mépris, que «Sidi et Lella[5]» -ne savent pas battre, et que Lella surtout «tape comme un poulet». - - [5] Monsieur et madame. - -Habiba et Zoh’rah sont deux pauvres bédouines abandonnées, que Chedlïa -adopta, n’ayant pas d’enfant. Habiba avait quelques jours au plus, -lorsque le vieux Baba[6] Tahar, mon serviteur, l’a trouvée au coin d’une -rue «comme un petit chat» et rapportée à sa femme. Mais il y a deux ans -à peine que Chedlïa au cœur maternel recueillit Zoh’rah, nouvellement -orpheline. Et la petite se souvient fort bien de sa première existence -chez les nomades, lorsqu’elle dormait dans une «chambre de crins[7]» et -entendait, la nuit, le cri des chacals et le ricanement des hyènes, -errant autour du douar. - - [6] Père Tahar. - - [7] Une tente. - -En ce moment, Zoh’rah est en grande conversation avec mon mari. Elle est -excessivement bavarde et nous amuse. - ---Oui, Sidi,--raconte-t-elle, avec ses yeux brillants et son air de -ouistiti,--lorsque le «serviteur[8]» est mort, il voit l’Élevé, et reste -au Paradis plein de roses et de parfums. Mais s’il a été mauvais, Allah -lui dit: «Qu’ai-je à faire avec toi?» et il tombe dans la géhenne -remplie de serpents, de scorpions, de couteaux et de flammes, où les -«chitanes[9]» le font rôtir comme un agneau. - - [8] L’homme. - - [9] Diables. - ---Toi, Zoh’rah, où iras-tu? - ---Qui le sait?... mon Maître... au Paradis, s’il plaît à Dieu! Mais si -je suis méchante, si je jure le nom d’Allah, si je mens, si je casse les -assiettes, si je dis: «Ne me bats pas!» quand je l’ai mérité, ou si je -pleure quand on me fouette, j’irai dans la géhenne avec les «chitanes». - -Malgré cette terrible perspective, les yeux de Zoh’rah pétillent de -malice et de gaieté. Je doute fort que la crainte de l’enfer préserve ma -vaisselle. - -... Mes voisines m’appellent. Elles montent à leur terrasse à l’insu des -maris, car elles sont de petite bourgeoisie, et il ne sied pas qu’elles -imitent les femmes du peuple en toutes leurs libertés. Elles se font une -gloriole de ne jamais sortir à pied, et seulement en voitures closes, -aux grandes occasions, comme des dames. - -Mais la curiosité l’emporte sur le soin de leur dignité, et elles se -penchent volontiers aux treillis protecteurs des moucharabiés pour épier -la rue, ou grimpent aux terrasses dont l’attrait est si tentant, le -soir, lorsque les hommes sont absents. - -Je les trouve toutes quatre, Mah’bouha, Cherifa, Fatma et Manoubia la -fiancée, en grand conciliabule avec les femmes des patios environnants, -colporteuses de nouvelles. Elles se réjouissent des noces prochaines de -Manoubia, et celle-ci exulte sous l’air de pudeur qu’il convient -d’affecter. - -Pourtant elle ignore tout de sa future existence, et c’est à peine si -elle a entr’aperçu derrière ses volets la silhouette de Si Ahmed, -lorsqu’il passait dans la rue. Mais il y a la joie des toilettes, des -pantalons de satin, des boléros et des vestes brodées qu’on prépare, des -bijoux d’or et des fêtes nuptiales. Et aussi les voluptés amoureuses -dont les femmes arabes parlent très volontiers. - -Elle est petite, boulotte et pas jolie. Ses vingt ans n’ont épargné ni -son teint qui se fane, ni son cou qui s’empâte, ni ses dents qui se -gâtent. Et j’imagine la surprise de Si Ahmed, au jour des noces, lorsque -pour la première fois il la dévoilera... - -D’autres voisines les rejoignent encore, ainsi que Chedlïa ma servante -et ses sœurs Douja et Fatma, installées chez moi en visite de quelques -jours. La plupart de ces femmes, précocement envahies par la graisse, -ont cette pâleur spéciale des citadines trop recluses. Pourtant il leur -arrive de sortir dans le quartier, deux par deux, bien emmitouflées dans -leur «soufsari» de laine blanche, et le visage soigneusement couvert de -cet affreux masque en crêpe noir des Tunisiennes. Elles vont au souk -faire les provisions, au hammam parfois, et surtout de maison en maison, -chez les parentes, amies et connaissances, pour apprendre et raconter -toutes les nouvelles. - -... Des yous-yous et des chants arrivent de la rue. C’est un trousseau -de fiancée que l’on transporte chez l’époux, à dos de mules, et toutes -les femmes aussitôt s’avancent curieuses et furtives au bord de la -terrasse, en se voilant par précaution d’un pan de fouta ou d’une -tacrita défaite. Elles examinent et discutent en connaisseuses les -coussins brodés, les matelas, les flacons d’eau de rose et de fleur -d’oranger serrés dans une corbeille, et les armoires à glace de la -future épouse. - ---C’est bien, et va-t’en avec le salut! - -Expression intraduisible, dont les mots «quelconque» ou «médiocre» ne -rendent pas la saveur, décide Chedlïa, ma servante. - -Ses jugements sont fort écoutés dans ce petit cercle, car Chedlïa est -une grande gaillarde au verbe haut, d’intelligence prompte et déliée. La -dernière et la plus jeune des cinq femmes, répudiées ou mortes, du vieux -Tahar ben Abd el Malek, c’est elle qui le fait vivre maintenant par son -travail, après les années de quasi-opulence où il dépensa follement -l’héritage paternel. - -Car nul ne songerait à rémunérer les services du pauvre Baba Tahar, bon -tout au plus à faire des commissions, n’était son épouse, Chedlïa la -très experte. - -Cette matrone de quarante ans, sage, avisée, apte à tous les progrès, -dégagée des grossières superstitions de son milieu, n’a qu’une -faiblesse. Elle est restée femme, et femme arabe de la pointe des pieds -à celle des cheveux, par son amour immodéré de la parure. Tout ce qui -brille, tout ce qui est chiffon, la transporte. - -Baba Tahar dit, avec un retour de jouissance, en parlant de son argent -enfui: - ---J’ai tout mis dans mon ventre, Sidi! - -Chedlïa, elle, mettrait volontiers tout ce qu’elle gagne sur son dos et -celui de ses fillettes. - -Le cercle des femmes accroupies vient de s’augmenter encore d’une -recrue, Mbarka, dont l’œil poché, la face tuméfiée, révèlent les sévices -du mari. Mais pour l’instant elle oublie ses infortunes conjugales, -toute à l’extraordinaire nouvelle, le fait du jour colporté de terrasse -en terrasse, qu’elle répète: «Si Mokhtar el Gafsi a surpris sa femme, -Lella Saïda, en flagrant délit avec son cocher, le nègre Chaïd Turki, et -vient de la faire enfermer au Dar el Joued». - -Au Dar el Joued!... Lella Saïda, fille d’un cheikh cadhi, avec les -femmes de basse classe, les bédouines et les prostituées: Lella Saïda, -la très fière et la très noble! - -Voilà bien de quoi passionner et apitoyer les musulmanes de Tunis, -riches et pauvres, avec ce petit frisson d’angoisse du châtiment -auxquelles toutes elles sont sujettes... car un mari peut toujours faire -emprisonner sa femme si cela lui convient. Ce soir, d’un bout à l’autre -de la ville, les commentaires vont bon train. - -... La nuit est tombée peu à peu sur les groupes de babillardes, et les -patios s’éclairent de tous côtés, creusant des trous roses dans l’ombre -bleue. - -Un long cri mélancolique et rythmé retentit soudain dans le ciel, -au-dessus des femmes attardées, des rues bruyantes et des rumeurs -lointaines. Du minaret voisin, la muezzin jette sa prière aux quatre -coins de l’horizon. - ---Allah! Allah est le plus grand et Mohamed est le prophète d’Allah! - - - - -III - -NOCES PRINCIÈRES - - -La princesse Bederen’nour m’avait dit: - ---Ma sœur Zobéïda se marie dans un mois, tu devrais aller la voir. - -Je trouvai la petite princesse bouleversée à la pensée des noces -prochaines. - ---Je n’en dors plus la nuit, et ma peur s’augmente à mesure que passent -les jours,--m’avoua-t-elle. - ---Ton père tient donc tellement à cette union qu’il t’y contraint malgré -ta répugnance? - ---Oui, Si Abd el Karim est d’une haute et ancienne famille et sa -situation de mufti est des plus importantes. Du reste il ne peut me -déplaire plus qu’un autre, je ne le connais pas... C’est le mariage que -je redoute. Alors, tu comprends, c’est inutile d’importuner mon père. Je -sais bien qu’il est grand temps de me marier, j’ai dix-neuf ans... A cet -âge mes sœurs avaient déjà des enfants. - ---Pourquoi te tourmenter? Les jeunes filles attendent généralement leurs -noces avec impatience. Si Abd el Karim sera sans doute ton esclave et te -comblera de présents. - ---O Allah! j’ai si peur!... - ---Mais, voyons, un mari n’est pas un ogre. - ---Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme!... - ---Pourtant le prince Ibrahim? - ---Mon père! ce n’est pas la même chose... et lui non plus, je ne le -connais guère, il est toujours absent. Quand il revient, tout le monde -tremble en sa présence. Je n’ai ni frère ni cousin, je n’ai jamais vu un -seul homme, et on va me livrer à celui-là! O Miséricordieux!... - -La petite princesse frissonne... C’est une enfant nerveuse et -impressionnable à l’excès. Toute jeune, elle faillit mourir de chagrin, -quand le prince Ibrahim répudia sa mère, et maintenant encore, elle est -ébranlée de sanglots ou de fous rires à la moindre chose. Malgré son -éducation strictement recluse, elle a des aspirations étranges pour une -musulmane. Le sort d’odalisque, destinée au bon plaisir de l’époux, qui -est celui de toutes les femmes arabes, la révolte. Elle ne peut admettre -qu’on dispose ainsi de sa personne. - ---Bêtises de jeune fille,--dit Lella Lejiha, sa tante,--la vie se -chargera de les dissiper. - -Je demande à voir ses toilettes pour la distraire des pensées -angoissantes. La princesse Zobéïda est coquette, un sourire détend -aussitôt son visage, et elle me montre les costumes splendides dont elle -se parera bientôt. Il y en a de toutes couleurs, en moire, en satin, en -velours, en brocart, alourdis de broderies, rehaussés de paillettes, -lamés d’or et d’argent. Et des petites mules précieuses comme celles de -Cendrillon, des taguïas[10] étincelantes, de grands haïks en souple soie -blanche, pour s’envelopper dans les carrosses, plus tard, bien plus -tard, car trois années entières après les noces, la jeune épouse ne peut -sous aucun prétexte sortir du domicile conjugal. - - [10] Calottes à longs glands. - ---Par mon Maître! comme il te trouvera belle, et comme il -t’aimera!--s’exclame Hanifa, la vieille servante, en maniant les -étoffes. - -Le visage de la princesse se rembrunit: - ---Tais-toi,--crie-t-elle avec colère.--Je t’ai défendu de me parler de -lui, et toute la journée tu m’en emplis les oreilles. - ---O Lella, pardonne-moi! Par la tête de notre Seigneur Mohamed, tu sais -bien que je t’aime plus que mon père, plus que mes enfants. Si tu veux, -j’arracherai mes yeux et je te les donnerai. - ---Bien, bien!--dit la princesse,--range ces vêtements et laisse-nous en -paix... Voilà,--reprit-elle, quand nous fûmes sorties,--ce que j’entends -du matin au soir. Ma tante, mes sœurs, les servantes, ne savent parler -que de Si Abd el Karim. J’ai bien le temps d’y penser: toute ma vie! Ne -peut-on me laisser tranquillement jouir de mes derniers jours ici? - -Mais, d’elle-même, au bout de quelques instants, elle revient à ce -sujet, le seul dont, malgré tout, son esprit soit hanté. - ---Tu as vu ma sœur Bederen’nour? Que dit-elle de mes noces? - ---Elle s’en réjouit fort, et m’a chargée de ses salutations et de ses -vœux, en attendant le jour prochain où elle viendra. - ---Cependant elle n’ignore pas que je suis malheureuse. - ---Elle pense que Si Abd el Karim saura bien rafraîchir ton cœur. - ---Le mariage ne lui a pourtant pas apporté un grand bonheur. - ---Elle ne m’en a jamais rien dit. Mais je crois en effet que le caïd -Mansour n’est pas un époux modèle... - ---Si Abd el Karim n’est plus jeune,--reprit la princesse rêveuse,--il a -dépassé cinquante ans. On dit que les vieux maris sont les meilleurs. - ---Sans doute. Ils ne songent pas à tromper leurs femmes, et leur -témoignent encore plus d’amour que les jeunes gens. - ---L’amour me fait peur!--déclare la petite princesse farouche. - - * * * * * - -La semaine des noces fut vite arrivée. Le palais du prince Ibrahim -devint une ruche bruyante; les servantes couraient à travers la maison, -portant des étoffes et des paquets; les invitées s’étaient installées -dans toutes les pièces avec leurs coffres, et la célèbre hennena Homeina -ne quittait plus la fiancée. - ---Tu viendras le cinquième jour,--m’avait dit la petite -princesse.--C’est celui où l’on transportera mes affaires chez Si Abd el -Karim. Tu ne me verras pas, mais ma sœur Bederen’nour sera là pour te -recevoir. - -Je n’eus garde de manquer à l’invitation, et je tombai en pleine -effervescence. Les négresses installaient dans le grand patio les malles -remplies de linge, la literie, les courtines et les coussins en satin -brodé, les coffres d’argent ciselé contenant les ustensiles de toilette, -les armoires à glace venues de Paris, les corbeilles où se pressaient -les flacons de parfum et les bouteilles d’eau de rose, d’atterchïa et de -fleur d’oranger, toutes choses données par le père à la fiancée. Le -reste du mobilier, lustres et parures, attendait la princesse au -domicile de l’époux. - -Je fus reçue par la princesse Bederen’nour et présentée aux autres -parentes. On me fit admirer en détail les merveilles du trousseau, puis -une servante m’apporta du sirop de violette mauve et parfumé comme un -bouquet, et des confitures au miel. - ---Le premier jour, m’expliqua la princesse, on a teint en noir les -cheveux de Zobéïda, et la seconde nuit nous avons toutes pris le hammam. -La fiancée s’est alors reposée pendant trois jours. Hier on lui a mis le -henné et ce soir, c’est le «lilt el outiia», la fête des jeunes filles. -Il y en a une trentaine d’invitées; elles habilleront la mariée et lui -remettront du henné. Après le dîner, les aoueds joueront toute la nuit -pour elles. Demain la hennena épilera la mariée et l’accompagnera au -hammam. Enfin, le septième jour, nous conduirons Zobéïda chez son mari. - -Une rumeur courut à travers le patio, les porteurs réunis dans le -vestibule s’apprêtaient à enlever le trousseau. Les femmes se -précipitèrent dans les salles environnantes dont on ferma les portes; -mais les servantes curieuses regardaient par les fentes et les serrures, -et elles saluèrent de yous-yous frénétiques le départ du mobilier. - -On empila les matelas, les coussins et les corbeilles sur des mules -brillamment harnachées. Il y en avait quarante; un cavalier montait -chaque bête, surveillant le chargement et scandant la marche de chants -joyeux et de battements de mains. Les meubles suivaient à dos d’hommes, -recouvrant d’une énorme carapace les porteurs ployés en deux. Le défilé -se déroula le long des rues, attirant à tous les moucharabiés les femmes -émerveillées... - - * * * * * - -Le soir des noces, j’arrivai peu de temps avant le départ du cortège. La -mariée déjà prête est assise dans le grand salon au milieu d’une foule -splendide. L’électricité incendie tous les lustres, et se joue en mille -reflets parmi les satins et les pierreries. Je ne reconnais pas la -princesse Zobéïda aux fins sourcils arqués, à la physionomie expressive. -Elle est devenue _la mariée musulmane_, cet être impersonnel et muet au -visage impassible. - -Son teint ambré disparaît sous le fard. Le dessin de sa bouche a été -rectifié et avivé de carmin; ses cheveux noircis au henné tombent en -longues boucles de chaque côté de son visage; de larges sourcils noirs -et droits barrent son front; ses yeux obstinément baissés sont allongés -de kohol. Depuis le début des fêtes nuptiales et durant huit jours -encore, elle ne doit plus parler, ni sourire, ni regarder aucune chose, -_elle a honte_. - -Poupée luxueusement parée, aux gestes rituels. - -Elle porte un costume éblouissant d’or, dont le satin blanc se devine à -peine sous les lourdes broderies. - -Une taguïa d’or, couverte de bijoux en diamants, la couronne d’un -diadème royal; et les colliers de perles énormes et rares, aux plaques -ciselées, incrustées de brillants, ruissellent sur sa gebba. Ses bras -sont chargés de bracelets, et ses mains étincelantes de bagues. - -La petite princesse Zobéïda n’est plus qu’un seul et miraculeux joyau: -on oublie vraiment que c’est une créature humaine, sensible et -apeurée... - -Les carrosses attendent au dehors; le prince Ibrahim donne le signal du -départ. Lella Lejiha et la hennena s’approchent de la mariée et la -guident à travers les pièces de ce palais qu’elle doit quitter pour -toujours. Aussitôt les servantes se mettent à pousser des yous-yous -aigus. - -La princesse s’avance impassible; mais soudain, de grosses larmes -glissent de ses yeux baissés, et ses jeunes sœurs sanglotent dans un -coin, car elles ne peuvent suivre Zobéïda au domicile conjugal, et -l’heure de la séparation définitive a sonné... Tandis que les invitées -s’enveloppent de leurs haïks un voile d’or est jeté sur la princesse -Zobéïda, fantôme éblouissant qui s’en va. - -Après un long trajet dans la nuit, nous atteignîmes le palais de Si Abd -el Karim, aux environs de la ville. Un escalier de marbre conduisait au -premier étage, et des négresses s’échelonnaient sur les marches, portant -des torches allumées. Les parentes du marié, foule brillante, saluèrent -de yous-yous l’arrivée de la princesse. Dès l’entrée, elle trempe le -bout de sa mule d’or dans un bassin plein d’eau, afin que son cœur soit -rafraîchi en pénétrant chez l’époux. Puis on la conduit à sa chambre, on -la débarrasse du voile et elle est quelques minutes enfermée derrière -les rideaux de satin du grand lit. Une nouvelle court tout à coup de -bouche en bouche: - ---Le marié vient! le marié vient! - -Les femmes se retirent dans une pièce voisine, et je reste seule au -salon, avec la mère et les sœurs de Si Abd el Karim qui peuvent être -vues par lui sans inconvénient. - -Deux sièges ont été placés vis-à-vis l’un de l’autre, on amène la -princesse Zobéïda voilée d’une dentelle à lourdes broderies d’or. Le -marié s’avance, tout de blanc vêtu, la figure couverte de son capuchon. -D’un geste brusque il rejette le burnous, puis s’étant assis en face de -son épouse, il la dévoile, et pour la première fois, il connaît son -visage... - -Suivant les rites, la princesse garde ses yeux baissés et son attitude -impassible. Mais elle a pâli sous le fard, et sa respiration haletante, -le tremblement de ses genoux, révèlent l’intense émotion dont elle est -bouleversée. - -Si Abd el Karim se lève, prend la main de sa femme, et la guide vers la -chambre nuptiale. Les portes sont refermées sur eux. Des yous-yous -retentissent, plus exaspérés et perçants que jamais. Après quelques -minutes, l’époux sort précipitamment et disparaît du logis. - -Il était temps, la princesse Zobéïda s’évanouit... On la transporte sur -le lit, où jusqu’au matin elle doit reposer, tandis que les invitées -festoient et se divertissent. Et pendant plus d’une heure, la pauvre -petite mariée reste secouée de frissons. - ---Comment trouves-tu l’époux?--me demande la princesse Bederen’nour. - ---Très bien. Il est grand, vigoureux et ne paraît pas âgé. Du reste, tu -le connaîtras bientôt. - ---Mais non, tu sais que nous ne pouvons voir les hommes. - ---Pourtant je croyais que vos beaux-frères étaient assez proches parents -pour être admis auprès de vous. - ---Les frères de nos maris, oui, mais non les époux de nos sœurs. -Naturellement les femmes de notre rang seules s’astreignent à ces règles -sévères. - ---En effet, car ma servante Chedlïa étend fort loin le degré de parenté -lui permettant la société masculine. - ---Oui, comme toutes les femmes du peuple. - -Nous passons dans une grande salle où l’on a préparé un festin -somptueux. Des corbeilles de fleurs et des fruits ornent la table, -immense, et surchargée de plats contenant les viandes, les poissons, les -crèmes, les pâtisseries. Un couvert et une assiette sont disposés devant -chaque convive; les vieilles dames inhabituées aux fourchettes préfèrent -se servir de leurs doigts, tandis que les jeunes femmes se conforment -aux nouvelles coutumes. Mais les unes et les autres piquent de-ci de-là, -sans ordre, parmi les couscous et les sucreries. Au sortir de la salle, -des servantes porteuses d’aiguières et de parfums purifient les mains -des invitées. - -Dans le patio où des sièges ont été disposés, les musiciens aveugles -préludent au concert. Quatre danseuses, les plus célèbres de Tunis: -Salouh’a, Aïcha Srira, Fazouna et Zarzis, l’étoile, sont affalées sur un -divan, et croquent des radis en promenant sur l’assemblée des regards -bestialement mornes. Je les ai vues maintes fois danser en de semblables -occasions, je sais qu’elles ne sortiront pas de leur torpeur avant -minuit, et je quitte la fête, malgré les instances de la princesse -Bederen’nour. Mais le lendemain matin je ne manque pas de me rendre au -palais de Si Abd el Karim, pour _l’exposition de la mariée_. Des joueurs -de flûte et de tambour font rage devant la porte, et toutes les femmes -qui passent peuvent entrer contempler la nouvelle épouse. Elle est -assise au milieu du patio, sur un siège extrêmement élevé, les pieds -reposant sur un coffre d’argent ciselé. - -Ses diamants et ses pierreries étincellent à la claire lumière du matin, -à peine tamisée par le grand velum protecteur, disposé spécialement pour -les noces. Tout alentour, les invitées somptueusement vêtues lui font -une cour splendide, et causent en regardant les danses. La princesse -Zobéïda, dans son attitude hiératique, les mains allongées sur les -genoux et les yeux baissés, semble plus que jamais une petite idole -merveilleuse, mais sans vie. - -Hélas! quelles angoisses je devine derrière cette façade -conventionnelle! C’est ce soir même que l’époux rentrera au logis dont -il a été chassé par les fêtes nuptiales, et prendra possession de sa -femme... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Si Abd el Karim est un noble et généreux personnage. Il a respecté -l’effarouchement de cette petite vierge dont il est devenu le maître. -Mabrouka la négresse n’a pas manqué d’en faire la confidence à Chedlïa, -et je sais ainsi que la princesse Zobéïda n’a point encore laissé -approcher son mari, depuis quinze jours qu’ont eu lieu les noces. - ---Par la tête de Sidi Ahmed el Tijani! Si Abd el Karim est un homme -patient! on voit bien que l’âge l’a refroidi. Le caïd Mansour et Si -Chedli n’en ont point fait autant, et dès le premier soir... - -La princesse Bederen’nour me demande, par l’intermédiaire de sa -servante, d’aller voir sa sœur dont la résistance et la tristesse -persistantes inquiètent toute la famille. Et je me souviens que la -petite princesse Zobéïda m’avait fort instamment priée de venir après le -mariage. - ---Tu comprends, je serai si malheureuse dans cette grande maison -étrangère! et toi seule pourras me faire visite. - -Aussi m’accueille-t-elle avec une vraie joie. Elle porte un adorable -costume en satin abricot lamé d’argent, mais son visage maquillé avec -art la rend presque méconnaissable. - -Chaque jour, durant le premier mois, la jeune épouse doit revêtir une -nouvelle toilette de son trousseau. D’après ce que j’ai vu, la princesse -Zobéïda pourra prolonger cette règle jusqu’au «rass el aam[11]». La -hennena vient nous rejoindre. Elle ne peut quitter sa cliente qu’après -la consommation du mariage, dont elle porte aussitôt le témoignage au -chef de famille. Alors seulement elle touche son salaire. Et comme ici, -les choses traînent en longueur, la hennena Homeïna est de fort méchante -humeur. Elle exhorte la princesse devant moi, sans aucune discrétion: - - [11] Jour de l’an arabe. - ---Je ne peux pas, dit Zobéïda, j’ai trop peur! - ---Par mon Maître! tu n’es pas autrement que toutes les femmes, et ce -qu’elles font tu peux bien le faire aussi. Vois comme Si Abd el Karim -est bon avec toi, et prends garde de le lasser. - ---O Allah!--soupire Zobéïda, en s’adressant à moi,--que les Françaises -sont heureuses! elles restent filles si cela leur plaît. Nul ne leur -impose un époux... - -J’essaie de donner à la conversation un tour plus gai, mais la princesse -a visiblement l’esprit ailleurs, et la hennena impatiente ne manque pas -de placer son mot à chaque occasion en lui rappelant son devoir. - -Des fleurs superbes ornent la chambre, et, quand je pars, la princesse -veut me les donner toutes. Je proteste: - ---Mais non, il ne faut pas t’en priver. - ---Oh!--répond la hennena,--ne crains rien. Elle a «quelqu’un» pour lui -en offrir matin et soir. - -En sortant du palais, je croise Si Abd el Karim. Il a une belle et fibre -allure, mais son regard est très doux. La princesse Zobéïda a tort de se -plaindre... - ---Louange à Dieu!--s’est écriée Mabrouka la négresse, quelques jours -plus tard, en venant voir Chedlïa.--Louange à Dieu! Le mariage est -consommé. L’avant-dernière nuit Si Abd el Karim a pénétré chez sa femme -pendant son sommeil... La princesse Bederen’nour et toute la famille -sont dans la joie. Louange à Dieu! - ---Et la princesse Zobéïda,--demandai-je? - ---Une femme est toujours heureuse dans les bras de son époux. Louange à -Dieu! Il n’y a de Dieu que lui! - - - - -IV - -UNE PETITE AZIZA EST NÉE... - - -Une petite Aziza est née hier chez mes voisines. Depuis deux jours -Mah’bouha criait et se lamentait sur la «chaise à enfanter» sans -parvenir à se délivrer. - -La hennena-accoucheuse a déclaré que la patiente avait de mauvais -esprits dans le ventre. Elle lui a fait prendre une tisane de céleri, et -maintenant, grâce à Dieu! la jeune femme repose très pâle à côté de son -enfant. Devant la maison, les joueurs de tambour et de flûte donnent à -l’accouchée leur concert frénétique, en implorant les bénédictions -d’Allah pour sa nouvelle servante. - -Elle est minuscule, très laide, et ne cesse de pleurer. Pourtant la -hennena n’a pas manqué de suspendre, au-dessus du lit, un œuf vide, un -oignon et des piments rouges, pour éloigner de l’enfant les «chitanes» -malins; et elle lui a passé au cou un collier sauvage d’amulettes: -coquillages, osselets, pointes de corail, mains de Fathma et petits -sachets de cuir renfermant des prières. - -Les parentes, amies et voisines viennent en bande féliciter la jeune -femme. - ---Louange à Dieu pour le salut de ta délivrance! - ---Bénie celle qui t’a été ajoutée! - -A chaque nouvelle arrivée, Mah’bouha relève les couvertures et les -linges du petit paquet geignant, et la visiteuse dépose une pièce -d’argent sur le bébé, en cadeau de bienvenue. - -La maman a le front ceint d’un bandeau noir, et une paillette brillante -collée entre les deux sourcils. Elle semble très lasse, ses joues se -colorent à présent de rougeurs trop vives, et ses mains brûlent... Les -femmes continuent à bavarder autour d’elle, quelques-unes cuisent des -aliments sur un petit «canoun»; des enfants jouent et se disputent dans -la pièce trop bien close, et dehors le tambour et la flûte aiguë font -toujours rage... - -La fièvre monte,... on commence à s’inquiéter autour de la malade. Mes -voisines anxieuses me font appeler. - -Mais je ne suis pas médecin, pas même infirmière de la Croix-Rouge... -Pourtant mon simple conseil fait miracle: - ---Ouvrez la fenêtre pour donner un peu d’air, et surtout qu’on vide la -chambre de Mah’bouha, et la laisse tranquillement reposer! - -... Peu à peu la respiration de la jeune femme se régularise. La -température devient normale, et la septième nuit après ses couches je la -retrouve vaillante et guérie pour la fête des relevailles. - -Elle est accroupie sur le lit auprès de son bébé. Ses belles-sœurs ont -pris soin de la parer, et ont orné la chambre de rideaux en chebka[12] -et de coussins neufs. Des parfums brûlent dans les «canouns». - - [12] Dentelle arabe. - -Les invités arrivent en grandes toilettes: satins brodés, rubans, -paillettes, fleurs artificielles... On leur sert un repas sur une longue -table basse chargée de couscous, méchouis, crèmes et pâtisseries. Dans -un coin, les musiciens aveugles accordent leurs instruments. Il y a un -violoniste, un joueur de luth, un chanteur et un joueur de darbouka. - -Si Omar, le jeune père, a bien fait les choses pour la naissance de son -premier-né, malgré sa grosse déception que ce ne soit pas un fils, mais -simplement une petite Aziza... - -Après le festin, les femmes s’accroupissent autour de la pièce sur les -divans et des matelas, et toute la nuit elles restent là, causant et -écoutant le concert dont les rythmes mélancoliques s’enchaînent sans -répit. De temps à autre une invitée se lève sur la prière de ses -voisines et se met à danser. - -Ses hanches et son ventre ondulent lentement, son cou se désarticule en -un curieux mouvement giratoire, et sa gorge opulente sautille sous la -gebba, tandis qu’elle se voile le visage de ses deux mains... - -Les enfants se sont endormis dans tous les coins, et malgré leur plaisir -les femmes sentent la fatigue alourdir leurs membres et leurs paupières. -Mais l’aube pointe, et le dernier acte de la fête ranime les invitées -très lasses. - -Mah’bouha, l’heureuse maman, est revêtue d’un superbe costume bleu pâle, -brodé d’or. Une «taguïa» étincelante coiffe sa chevelure comme au jour -des noces, son visage est plus fardé qu’à l’habitude, et l’on charge de -bijoux ses bras, ses doigts et son cou. - -Elle rayonne de fierté. Plus rien ne manque à son bonheur: Si Omar est -un excellent époux, et son commerce prospère de jour en jour. Louange à -Dieu! - -Depuis six ans qu’ils sont mariés, aucun dissentiment n’a troublé leur -union. Ils attendaient l’enfant sans trop d’impatience, car Mah’bouha -savait bien qu’il avait été conçu deux mois après les noces. Mais «il -s’était endormi» et ne s’est réveillé que cette année... Qu’Il soit -exalté! - -La hennena prend dans ses bras la petite Aziza, affublée de satins et de -rubans, et, un grand couteau à la main, pour éloigner de l’enfant les -esprits malins, les maladies et les accidents, elle se met à la tête du -cortège. Mah’bouha vient ensuite, encore chancelante, puis des fillettes -portant des cierges allumés, et enfin toutes les femmes. Le défilé -pénètre successivement dans les différentes pièces du logis, et s’arrête -au vestibule, tandis que la hennena franchit la porte, ramasse une -pincée de poussière, et la dépose sur le front du bébé, bien armé -maintenant contre les périls de l’existence. - ---S’il plaît à Dieu,--répètent les invités,--nous assisterons à ses -noces! - - - - -V - -LA PRISON DES ÉPOUSES - - -Lella Salouh’a serait la plus heureuse des musulmanes si un tourment -secret ne lui dévorait le cœur. - -Dans sa jeunesse, elle a connu la gêne, presque le dénûment, au logis -paternel et ruiné du vieux général Si Chedli ben Amor. Mais depuis son -mariage avec Si Mustapha Boubakker, rédacteur à l’Ouzara, elle ne manque -plus de rien. Ses armoires sont remplies de costumes, et ses coffres des -mille ustensiles nécessaires à la toilette féminine. Elle habite une -jolie maison, pas bien grande à la vérité, mais propre, commode, garnie -de faïences au quart de hauteur, et ensuite soigneusement blanchie à la -chaux. Elle ne sort jamais à pied, et se rend au hammam et aux mariages -en voiture close, comme une dame. Enfin la petite négresse Mena, -spécialement attachée à son service, lui épargne les ouvrages ennuyeux. - -Le doux Mustapha adore son épouse, si grasse, aux larges yeux de vache, -à la peau blanche et bien fardée. Ils ont deux petits garçons, -vigoureux, dont l’aîné, s’il plaît à Dieu! sera bientôt circoncis. - -Les voisines et les parents envient le bonheur de Lella Salouh’a. - -Et pourtant elle n’est point heureuse. - -Il arrive parfois qu’un ver rongeur mine les plus beaux fruits. - -J’ai deviné le tourment de Lella Salouh’a: elle habite, suivant la -coutume, avec Si Salah, frère de Si Mustapha, et son épouse Lella Zeïna. -Quand je vais voir ces dames, elle font assaut de grâces et d’amabilité -pour moi. Le sourire est sur leurs lèvres, mais «la haine est dans leurs -cœurs», et je sais par les racontars des terrasses que des scènes -éclatent journellement entre elles, et que les voisines entendent leurs -criailleries et les injures dont elles s’accablent. - -Je vais m’asseoir, d’abord sur le divan de Lella Zeïna, puis sur celui -de Lella Salouh’a. Les conversations y sont également banales, et les -chambres se ressemblent: longues, étroites, un grand lit à chaque -extrémité, une étagère chargée de verreries au-dessus du sofa; deux -armoires à glace flanquent la porte. - -Mais chez Lella Zeïna il y a en outre un vieux piano Louis-Philippe, -acheté jadis par le beau-père, Si Mohamed Boubakker, à sa première -épouse: ce piano, aux cordes cassées, pourries par l’humidité, ne -produit plus qu’un seul son, un sol épargné par hasard, et qui suffit à -faire l’orgueil et la joie de Lella Zeïna. Chaque fois que je viens, -elle tapote ostensiblement la note frêle, au timbre presque usé. - -Et c’est en surprenant les regards plus haineux de Lella Salouh’a, que -j’ai deviné la jalousie dont elle est incendiée. - -Malgré son amour et sa déférence aux caprices de sa femme, Si Mustapha -ne saurait lui payer un piano, lui qui gagne quatre-vingts francs par -mois à l’Ouzara. - -Je le rencontre souvent, revenant de son travail, un petit paquet à la -main contenant des bonbons, une tacrita de soie, une babiole... - ---C’est pour Salouh’a,--me dit-il avec un bon rire,--les femmes aiment -les sucreries et les parures. - -Ces attentions ne calment point l’envie de Lella Salouh’a. Elle est plus -jeune, plus belle, plus comblée que sa belle-sœur, dont le mari est -indifférent et coureur. Mais Lella Zeïna possède un piano cassé, au son -unique, et Lella Salouh’a n’en a pas...; une guerre farouche s’en est -allumée entre les deux femmes. L’une ou l’autre y restera. - -Lella Zeïna est petite, boulotte, et brune, avec un nez trop court et -une bouche sensuelle dans la face ronde. Malgré la défense de son mari, -elle passe des journées entières penchée au moucharabié du premier -étage, surveillant l’impasse où jouent les chats et circulent rarement -les humains. - -Il n’est pas séant qu’une femme s’intéresse ainsi aux choses -extérieures, et Lella Salouh’a ne manque pas de le faire remarquer -méchamment au vieux beau-père, Si Mohamed, et à l’époux, Si Salah. - -Ce n’est point qu’elle-même dédaigne ces distractions, mais, plus -avisée, elle sait ne pas se laisser surprendre en faute. - -Elle a fini par découvrir que Lella Zeïna se penchait plus volontiers à -la fenêtre aux heures où Si Beji, le fils du voisin, rentre chez lui. La -jeune femme fait alors entendre un sifflement très doux, un refrain de -chanson, pour l’unique plaisir de voir se tourner vers elle le visage -mâle qui la devine, sans l’apercevoir. - -Et depuis lors, Lella Salouh’a ne s’est plus précipitée sur sa -belle-sœur en l’accablant des pires injures, mais elle a un sourire -perfide. - -Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les dames Boubakker, mais je vais -chez elles de temps à autre, afin de ne point contrister notre ami, le -doux Mustapha. - -Or, cette fois, je suis accueillie par Lella Salouh’a toute seule, plus -grasse et nonchalante que jamais, et la face épanouie. - -Dès l’entrée, j’aperçois dans sa chambre un objet insolite: le piano... -le vieux piano muet. Et je soupçonne aussitôt un drame. - ---Lella Zeïna n’est pas ici? Serait-elle malade? - ---Non,--répond la belle-sœur d’un air apitoyé sous lequel perce un -secret triomphe. Son mari, l’ayant surprise en conversation avec le -voisin, l’a fait enfermer au Dar el Joued. - -L’envieuse ne dit pas, mais je le devine, qu’elle-même a, sournoisement, -amené Si Salah, au moment où la jeune femme poursuivait son innocente -idylle. Et tout de suite elle ajoute, incapable de contenir sa joie: - ---Tu vois, j’ai le piano. Si Mohamed me l’a donné! - -Lella Salouh’a, radieuse, tourmente le sol au son fêlé. Elle est -pleinement satisfaite, tranquille, sans remords... - -En rentrant chez moi, je dis à Chedlïa: - ---Savais-tu que Lella Zeïna Boubakker fût au Dar el Joued? - ---Oui, je l’ai appris par ma sœur Douja qui habite son quartier. Il -paraît que ça a été épouvantable pour l’emmener. Elle criait, -s’accrochait aux meubles...; son mari l’a portée dans la voiture en lui -mettant de force un soufsari sur le visage. Il y a de cela trois -semaines. - ---Je voudrais aller la voir. - ---C’est difficile! Sais-tu si elle est prisonnière ou en «observation»? - ---Qu’est-ce que cela? - ---Tu ne peux comprendre, ce sont des choses à nous: quand un mari met sa -femme au Dar el Joued, le cheikh cadhi prononce une sentence. Si les -torts ne sont pas prouvés, elle est à «l’observation», elle a sa chambre -à part; ses parents peuvent la voir et son mari, s’il le désire, couche -toutes les nuits avec elle. Mais si elle a fait une faute grave, elle -est «prisonnière» dans une pièce commune, n’a le droit de recevoir -personne, et son époux ne doit venir qu’une nuit par semaine. Enfin il y -a les «écrouées», enfermées directement par le cadhi pour avoir volé, -juré, fait du scandale, et qui ne voient même pas leurs maris. Je -m’informerai pour Lella Zeïna. - -Le lendemain Chedlïa savait tous les détails sur l’internement de la -jeune femme. - ---Elle est à «l’observation» au Dar el Joued d’Halfaouine; c’est une -chance, car je connais la «moulaye[13]» de la maison, et pourrai t’y -faire entrer. C’eût été impossible autrement. - - [13] La directrice. - -Chedlïa se voile et nous partons. - -Cette prison des épouses est située dans une petite rue calme derrière -la place. Nous parlementons assez longtemps à travers la porte avant de -la voir s’ouvrir. Chedlïa, fertile en ruses, raconte je ne sais quelle -histoire pour motiver notre visite... - -Un assez grand patio est rempli de femmes. Il y a des bédouines -pouilleuses, des «mamoussa» au visage effronté, des citadines en foutas -de cotons, d’autres vêtues de soie et parées de bijoux. Une grosse -négresse étire de la laine; quelques mères allaitent leurs bébés: l’une -d’elles ne paraît pas plus de quinze ans. - -Toutes ces femmes entourent Chedlïa et lui demandent les nouvelles du -dehors. Le vieux Si Mohamed ben Salah et son épouse Fatima dirigent la -maison, contrôlent la conduite des «observées» dont ils font un rapport, -d’après lequel le cadhi rend ensuite son jugement. Ils touchent dix ou -quinze sous par jour de chaque mari pour l’entretien des prisonnières. - -Chedlïa ayant fait miroiter la promesse d’un bon pourboire, ils -s’empressent à me renseigner et à me montrer les chambres. Il y en a -sept ou huit. Les lits sont rares; la majorité des femmes couchent sur -des paillasses, des nattes ou des chiffons, suivant la générosité de -l’époux. - -Une petite pièce est réservée aux maris qui viennent une fois par -semaine passer la nuit avec leurs femmes. - ---Mais,--dis-je étonnée,--elles consentent à supporter ceux qui les -mettent ainsi en prison? - ---En général,--répond la «moulaye» avec un gros rire,--elles en sont -heureuses, et espèrent apitoyer leur époux et se faire ramener chez -elles. Pourtant quelques-unes se refusent sauvagement. C’est le cas de -Lella Zeïna que tu vas voir. Elle a conçu pour Si Salah une haine -farouche. Chaque fois qu’il vient, ce sont des scènes. C’est bien -fâcheux pour la maison... et pour elle aussi du reste, car nous avons -fait notre rapport au cadhi qui ne manquera pas de la faire passer parmi -les prisonnières. - ---La malheureuse! Ce n’est pourtant pas bien grave de résister à un mari -qui l’a fait enfermer ici. - ---O Allah!--s’exclamèrent Chedlïa et la «moulaye» scandalisées,--mais -c’est un des plus grands péchés pour une femme! - ---Y a-t-il parfois des dames de la haute société? - ---Très rarement. Il faut que le mari veuille infliger un châtiment -exceptionnel. Les gens aisés mettent plutôt leurs femmes en pension chez -des vieillards approuvés par le cadhi. Quelques-uns même louent une -maison où l’épouse punie vit avec ses gardiens. - ---Combien de temps les femmes restent-elles ici? - ---Cela dépend du mari. Parfois quatre ou cinq jours, parfois des années. - ---Il y en a une vingtaine, me semble-t-il? - ---Vingt-huit. C’est peu. Pendant le Rhamadan, nous en avons eu jusqu’à -cent cinquante. On ne pouvait plus se remuer. - ---Pourquoi plutôt à cette époque-là? - ---Parce que le jeûne rend les gens irritables, et alors les disputes -éclatent pour un rien. Veux-tu voir le premier étage où sont logées les -femmes à l’«observation»? - -Il y avait quatre ou cinq chambres plus propres que celles du -rez-de-chaussée. Des faïences garnissaient les murs par endroits et les -plafonds avaient été peints. La maison, dégradée par la négligence et -l’humidité, avait dû être jolie autrefois. - -Lella Zeïna fut très étonnée de me voir: - ---Comment as-tu pu pénétrer ici? Ce n’est pas facile... ni d’en -sortir,--ajouta-t-elle avec tristesse.--Cette chienne de Salouh’a est -arrivée à ses fins. Car c’est elle qui m’a trahie, j’en suis sûre. - -La chambre de Lella Zeïna était sommairement meublée d’un lit, un -coffre, une table, apportés du domicile conjugal. - ---Je m’ennuie, dit la jeune femme, la nourriture est mauvaise, la maison -sale, il y a des punaises et des poux. Quand donc serai-je libre? - ---Mais tu as de nombreuses compagnes, vous pouvez causer... - ---Elles ont toutes l’esprit resserré naturellement. Souvent aussi on se -dispute. As-tu vu la petite Fathma? - ---Celle qui est si jeunette, avec un bébé? - ---Oui, elle est mariée depuis onze mois, et il y en a dix qu’elle est -enfermée. Elle a eu son enfant ici la semaine passée. Pauvre petite!... -Et la grosse Mah’bouha qui a eu trois maris et a été emprisonnée puis -répudiée par chacun d’eux. Et Habiba que son époux remet ici chaque fois -qu’il s’enivre, c’est-à-dire constamment. Et Mnena qui ne cesse de -pleurer... O Miséricordieux! O Prophète! - ---S’il plaît à Dieu, tu rentreras bientôt chez toi. - ---S’il plaît à Dieu!... Tu as été à la maison,--me dit-elle enfin,--quoi -de nouveau? Ma chambre est-elle toujours pareille? - -Devant l’angoisse de ses regards, je compris qu’elle songeait au vieil -instrument, cause initiale de son malheur. - -Et je n’osai point lui révéler que le piano cassé trônait maintenant -chez Lella Salouh’a!... - - - - -VI - -FATHMA LA DÉLAISSÉE - - ---Je vais t’apprendre une chose étonnante: Fathma se remarie,--me dit -Habiba. - ---Fathma? Quelle Fathma? Il y en a mille. - ---Fathma bent Tahar, ma sœur. - ---Pas possible! - ---Sur la tête de Sidi, je ne mens pas. Interroge mon père. - -Baba Tahar me confirme la nouvelle: - ---Par mon Maître! la parole d’Habiba est solide. Fathma désire un mari; -du reste il n’est pas bon qu’une femme reste seule. - ---Mais comment a-t-elle fait pour en trouver un? Est-ce toi qui t’en es -occupé? - ---Non, Lella, je ne suis pas mêlé à cette affaire. Fathma s’est adressée -à la vieille Khdija qui s’occupe de ces choses-là. - ---Et qui lui a-t-elle déniché? - ---Un palefrenier, Mohamed ben Sadok, qui n’est pas bien riche et veut -prendre femme. Il l’a payée trente francs. - ---C’est peu. - ---Une répudiée comme Fathma ne vaut pas davantage. - ---Connais-tu le fiancé? Est-il jeune ou vieux? - ---Vingt-trois ou vingt-quatre ans. - ---Mais ta fille en a le double! Elle est folle! - ---Dieu est puissant! - -Ainsi Fathma la simple, toujours tremblante et apeurée, affronte, de -propos délibéré, ce redoutable inconnu d’un mariage avec un garçon -qu’elle n’a jamais vu, et dont elle pourrait être la mère... Elle est -plus âgée que Chedlïa, la dernière femme du vieux Tahar, ayant déjà -dépassé vingt ans lorsqu’il épousa celle-ci, toute jeunette. Et voici -près d’un quart de siècle qu’elle-même fut répudiée par son mari, Azouz, -dont elle a deux enfants: Aïcha, déjà maman, et Othman, un gamin de -vingt ans, poussé comme une mauvaise herbe. - -Fathma grand’mère se remarie! - -Je lui dis: - ---Tu n’étais pas malheureuse ici avec ton père. N’as-tu pas peur de cet -homme que tu ne connais pas? - -Naïve et fataliste, elle ne sait que répondre: - ---C’est écrit!... Je suis dans la main d’Allah! - -Les noces eurent lieu sans fête, ainsi qu’il convient pour une pauvre -répudiée. En dévoilant son épouse, Mohamed le palefrenier eut une -vilaine surprise... S’il n’était point assez riche pour se payer une -vierge, du moins espérait-il une femme avenante et jeune. -L’entremetteuse Khdija lui avait tracé un portrait flatteur de sa -fiancée: - ---Elle est mince et brune, ses traits sont réguliers et ses yeux très -noirs. - -Tout cela est parfaitement exact, mais elle avait omis d’ajouter: - ---Elle n’est plus jeune, et commence à se rider. - -Mohamed fut très déçu en découvrant cette particularité. Puis il -réfléchit qu’il avait déjà versé trente francs à Fathma et deux douros à -l’entremetteuse, et qu’ayant payé une femme, autant valait en profiter. - -Alors il fut son époux... et il la battit ensuite pour la punir d’être -si vieille. - -Fathma ne l’en aima que plus, tout émerveillée d’avoir un mari jeune et -vigoureux. Elle ne regrettait pas le douro donné à Khdija. - -Elle se fit humble et soumise devant Mohamed. Tout le jour elle -l’attendait avec impatience, et pourtant elle savait bien qu’il -rentrerait ivre et méprisant, et la battrait après avoir usé d’elle. - -Alors elle pleurait. Mais au fond de son être palpitait encore la -volupté d’être prise par ce jeune homme. - -Au bout d’un mois elle fut enceinte. - -Puis Mohamed rentra moins régulièrement. Il la rouait de coups et -l’injuriait encore davantage: - ---Vieille chamelle! Chienne! Anesse! Plaise à Dieu que la cécité soit -dans tes yeux! Que ta langue soit nouée! Que ton père soit maudit! -Puisses-tu être empalée! - -Un jour il lui prit sa fouta de soie rouge, ses bracelets d’argent, son -boléro brodé, tout ce qu’elle possédait. Puis il sortit en disant avec -un rire mauvais: - ---Le salut! - -Et il ne revint plus. - -Les premiers jours Fathma l’attendit. Des voisines compatissantes lui -donnaient un peu de leur couscous. Puis elle comprit que Mohamed était -parti pour toujours, l’abandonnant après six semaines de ménage, parce -qu’elle était trop vieille. - -Alors elle poussa de grands cris et se déchira le visage avec ses -ongles. La nuit, elle se roulait sur sa couche en appelant le beau -garçon cruel dont elle avait goûté l’étreinte. Elle regrettait tout de -lui, jusqu’aux coups dont il l’accablait. - -Au bout de quelque temps, le vieux Tahar se renseigna. Il apprit à sa -fille, sans ménagements, que Mohamed était à Sidi Ben Saïd, et ne -voulait plus entendre parler d’elle. - -Fathma s’obstinait en son fol espoir, mais elle savait que son époux ne -reviendrait pas sans le secours des moyens surnaturels. - -Elle alla donc trouver Halima, une hennena aveugle et quasi centenaire, -experte en l’art des charmes et des maléfices: - ---Ma fille,--lui dit la vieille,--il existe, grâce à Dieu, un ancien -précepte de sorcellerie applicable à ton cas: «Si tes charmes vieillis -ne retiennent plus ton amant, perce le cœur de son image, allume le -cierge nuptial et fais bouillir un grand lézard vert avec sept -brindilles d’olivier en récitant trois fois la fatiha du Coran sacré. -Dès qu’il aura pris ce breuvage, l’infidèle te reviendra.» - -Fathma s’en retourna toute joyeuse. Sur sa demande, Baba Tahar pria le -_chasseur de hérissons_, qui demeure place Bab Souika, de lui procurer, -moyennant un réal, le lézard nécessaire. Puis il s’enquit d’une personne -discrète et avisée pour aller voir Mohamed à Sidi Bou Saïd, et verser -insidieusement dans sa gargoulette la liqueur magique. - ---Si ça t’amuse,--me dit Chedlïa peu crédule,--va surprendre Fathma. -C’est ce soir, après le moghreb[14], qu’elle fait son sortilège. Mais, ô -Allah! ne lui dis pas que tu en es informée par moi! - - [14] Chant du muezzin au soleil couchant. - -Au coucher de soleil, je me dirigeai vers la pauvre maison où Fathma -demeure avec quatre autres familles locataires. Toutes les femmes -étaient sur la terrasse, mais un murmure monotone sortait de sa chambre. -J’en poussai la porte... - -Fathma était accroupie devant sa marmite où mijotait l’horrible cuisine. -A ses pieds gisait une poupée de chiffons, le cœur percé d’épingles, et -vêtue d’une petite gebba orange comme celle de Mohamed. Un cierge à cinq -branches enroulé de papier doré éclairait cette scène étrange. - -Afin de ramener l’époux inconstant, Fathma la délaissée préparait le -philtre d’amour. - - - - -VII - -LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS - - -Je les avais rencontrées pour la première fois aux noces de Lella -Sheïtla, fille d’un cheikh cadi. Leurs robes étroites, également -pailletées d’acier, l’une en satin rose, l’autre en satin ciel, et -quelque peu décolletées, étonnaient fort au milieu des pantalons -bouffants, des gebbas brodées d’or, des boléros étincelants. Elles leur -donnaient l’apparence d’honnêtes chanteuses de petit café-concert bien -provincial; mais une certaine distinction et je ne sais quelle grâce un -peu hautaine détruisait vite cette impression pour faire place à -l’incertitude. - ---Ce sont les dames Dali Bach, deux femmes turques épousées par des -Tunisiens,--me dit ma voisine, une poupée fardée, bouffie de graisse. - -Justement elles s’avançaient toutes deux vers moi et engageaient la -conversation avec aisance. - ---Nous sommes enchantées de faire votre connaissance, madame, nous avons -si rarement l’occasion de rencontrer des Européennes! Permettez-moi de -vous présenter ma cousine Zeïneb, madame Ali Dali Bach,--me dit la robe -rose dans un français sans accent. - ---Et moi,--reprit la robe bleue,--je vous présente ma cousine et -belle-mère Tejbeha, madame Tahar Dali Bach. - -Elles étaient pareillement jeunes, minces et pâles. Leurs visages aux -traits menus ne se rehaussaient d’aucun fard, et leurs coiffures -ressemblaient à celles des petites bourgeoises légèrement en retard sur -la mode. - ---Nous avons épousé, il y a quatre ans, messieurs Dali Bach, père et -fils, venus à Stamboul, et c’est ce qui crée entre nous cette étrange -parenté,--expliqua madame Zeïneb. - ---Oh! dites-nous, je vous prie, les dernières nouvelles de la -guerre![15]--implora madame Tejbeha,--nous ne recevons point de -journaux. - - [15] Guerre Turco-Balkanique de 1911. - ---Et songez,--ajouta Zeïneb,--que nos frères, nos cousins, tous nos -parents et leurs amis, se battent là-bas! - -Une véritable angoisse les défigurait dans l’attente de ma réponse. - -Hélas! les nouvelles étaient bien mauvaises! Andrinople venait de tomber -aux mains des Bulgares. Pouvais-je leur apprendre cela, au milieu de -cette fête, de cette musique, de ces danses? - -Je répondis évasivement: - ---La situation de l’armée turque est toujours critique, mais à -Constantinople on s’occupe d’une réorganisation, on va sans doute -envoyer des renforts... - ---Vous comprenez, c’est si triste d’être loin des siens, en pareilles -circonstances! - ---Oh! oui, c’est déjà bien dur, en tout temps, d’habiter un autre pays. -Alors maintenant!... - ---Vous ne vous plaisez pas à Tunis?--demandai-je, heureuse de détourner -la conversation. - ---Non certes!--s’écrièrent-elles toutes deux.--L’existence ici est -odieuse lorsqu’on en a connu une autre plus libre, plus animée, plus -intéressante. - ---Pensez,--dit Zeïneb,--que nous sommes cloîtrées ici comme toutes les -musulmanes de notre condition, ne sortant jamais, jamais à pied, et si -rarement en voiture close pour un mariage! - ---C’est la troisième fois en quatre ans... A Stamboul, au contraire, -nous circulions avec notre institutrice. Le tcharchaf n’est pas bien -gênant, à peine plus épais qu’une voilette d’automobile. - ---Nous allions voir nos amies, nous les réunissions à des thés, nous -jouions la comédie entre nous. - ---Ah! Stamboul!...--soupirèrent-elles, un sourire d’extase au coin des -lèvres, et les yeux humides. - ---Mais alors, puisque vous viviez si heureuses là-bas, pourquoi avoir -épousé des Tunisiens? - ---Savions-nous ce qui nous attendait?... Nous avions seize ans, nos -parents nous poussaient à ce double mariage. Les Dali Bach sont riches -et de noble famille... il y avait aussi l’attrait du voyage, d’un pays -nouveau, et surtout celui de ne pas nous séparer, nous qui nous aimions -tant. - ---C’est la seule chose qui ne nous ait pas déçues!... - ---Mais,--dis-je,--sont-ce vos parents qui ont décidé le mariage de l’une -avec Si Tahar, et de l’autre avec Si Ali? - ---Non, ils nous ont laissé le choix. Nous ne les connaissions pas, l’âge -seul était en question. Nous les avons tirés au sort. - ---Les lots se valent,--murmura Tejbeha. - -Et comme je me levais pour partir, elles s’écrièrent: - ---Déjà! Nous étions si contentes de parler avec vous! Toutes ces -Tunisiennes sont tellement nulles et ignorantes! Oh! vous viendrez nous -voir, n’est-ce pas? - ---Avec plaisir,--répondis-je, en prenant leur adresse. - -Maintenant je vais assez souvent chez mes amies turques, bien que leur -logis et leurs discours provoquent la tristesse. - -Elles habitent une grande et luxueuse demeure près de Tourbet el Bey, -cage dorée, mais trop bien close. Et leurs vêtements européens, étriqués -et ternes, semblent dépaysés au milieu des murs en faïence, autant que -le mobilier anglais de leurs chambres, et les petits fauteuils Louis XVI -du salon. - ---C’est un cadeau de nos parents,--dit Zeïneb,--n’est-ce pas que c’est -joli? Lorsque nous sommes arrivées ici, il n’y avait que des coffres et -des divans,--ajouta-t-elle méprisante. - ---Vous avez vu notre piano? Il n’est pas très bien accordé. Vous -pourriez cependant nous jouer quelque chose? - ---Je le voudrais, mais je ne sais pas. Vous sûrement, vous êtes -musiciennes et vous connaissez de jolis morceaux. - ---Nous en avons appris quelques-uns autrefois, Tejbeha est la plus -forte,--dit Zeïneb en poussant sa cousine au piano. - -_La Valse bleue_, _Amoureuse_, les _Lanciers_ retentissent drôlement -sous les voûtes de stuc ciselé. Les négresses et toutes les servantes de -la maison sont accourues, et regardent, vite renvoyées du reste par -Zeïneb. - ---Et ne savez-vous rien d’oriental?--demandai-je. - ---Non, rien du tout... Ah! si, la _Marche turque_. - -... Grave, recueillie, Tejbeha commence à jouer. Zeïneb l’écoute, les -regards perdus dans un rêve lointain. Et, le morceau fini, un silence -s’établit entre nous; les deux jeunes femmes se détournent émues, les -yeux pleins de souvenirs et de larmes. On dirait qu’une brise fraîche, -venue de Stamboul, a passé dans le grand salon sombre. - ---Te souviens-tu,--dit Zeïneb,--de ce jour où nous étions allées aux -Eaux-Douces avec Madji? - ---Oui, des soldats manœuvraient de l’autre côté du Bosphore, et l’on -entendait par instants la _Marche turque_. - -Et soudain Tejbeha éclate en sanglots. - ---Oh! nous ne retournerons jamais plus là-bas!... - ---Voyons, calme-toi, ma chérie; aujourd’hui est un beau jour, puisque -nous avons notre amie. - ---C’est vrai, je suis ridicule, excusez-moi. - ---Tiens, prépare donc le thé,--dit Zeïneb,--tandis que je vais montrer à -madame R... ma nouvelle robe. Voulez-vous venir? - ---Cette pauvre Tejbeha est si nerveuse,--continua-t-elle dans sa -chambre.--Vous n’imaginez pas l’existence que Si Tahar lui fait. C’est -un vieillard despotique et vicieux, il voudrait la plier à ses caprices -les plus lubriques. Il s’est pris pour elle d’une passion folle, une -véritable frénésie, et Tejbeha, du premier jour, s’est révoltée de -dégoût. Chaque soir, quand il rentre, excité, ignoble, ce sont des -scènes affreuses. J’entends les cris et les plaintes de ma cousine et je -ne puis rien. C’est terrible!... - ---Quel âge a Si Tahar? - ---Soixante-douze ans au moins... Mais il est solide, allez! Il n’y a pas -à espérer une prompte délivrance,--ricane Zeïneb avec une expression -haineuse.--Voulez-vous voir ma robe puisque nous sommes montées pour -cela? - -Elle tire de l’armoire à glace un costume tailleur gris à peu près à la -mode. - ---C’est une ouvrière italienne, madame Buona Cordi, qui travaille pour -nous. Il paraît que ces jaquettes sont le dernier cri. Qu’en -pensez-vous? - ---C’est très bien. Tout à fait dans le mouvement. - -Zeïneb exhibe une toque de loutre à grande aigrette. - ---Et ceci? - ---Charmant! Mais que voulez-vous faire d’un costume tailleur et d’un -chapeau puisque vous ne sortez jamais? - ---C’est vrai! Mais ça nous fait tant de plaisir d’en avoir! Nous les -mettons de temps en temps, et nous marchons dans le patio en nous -imaginant qu’il n’y a pas de murs autour de nous... C’est triste, -n’est-ce pas?... - ---Oh! être enfermées toujours ainsi, ne plus voir un arbre, ni une rue, -ni d’autres visages que ceux des servantes stupides!--s’exclame -rageusement Tejbeha qui vient d’entrer.--Il y a des jours où l’on croit -devenir folle! - ---Comment vous occupez-vous? Avez-vous des livres? - ---Quelques-uns seulement apportés de Stamboul: Loti, naturellement, ce -délicieux Loti qui aime tant les Turcs... Vous avez lu les -_Désenchantées_? Que c’est beau! - ---Oui,--reprend Zeïneb,--mais les héroïnes se rendent bien malheureuses -à envier le sort des autres Européennes, alors que leur vie à Stamboul -est en somme si charmante. Nous n’en demanderions pas tant, je vous -assure! Reprendre notre ancienne existence serait tout notre bonheur. - ---Si vous voulez,--proposai-je,--je vous enverrai des livres et des -journaux. - ---Vous êtes gentille! Ça nous fera tant de plaisir! - -Lorsque je revins, deux semaines plus tard, Tejbeha seule me reçut. - ---Zeïneb sera désolée, elle est souffrante et dort en ce moment. - ---Ce n’est rien, j’espère? - ---Ce n’est pas grave, mais c’est terrible. Je puis bien vous le confier -puisque vous êtes notre amie,--ajouta-t-elle en rougissant.--Zeïneb fut -contaminée dès le jour de ses noces. - ---Oh! la pauvre petite! - ---N’est-ce pas? Et encore vous ne vous doutez pas de sa vie. Si Ali est -jeune, mais brutal et libertin, il passe son temps en bonnes fortunes et -Zeïneb en est horriblement jalouse. C’est drôle, car je ne crois pas -qu’elle aime vraiment son mari... Dès qu’il sort, elle s’imagine un tas -de choses, elle lance les servantes à ses trousses pour l’épier et la -renseigner. Et elles ne la renseignent que trop, la malheureuse!... Ah! -si mon mari faisait ses fredaines au dehors, je vous assure que je ne -m’en tourmenterais guère! Mais Zeïneb se ronge... et lorsque Si Ali -rentre, ce qui ne lui arrive pas tous les jours, elle lui fait des -reproches qui l’horripilent. Quelquefois il va jusqu’à la battre! - ---Vraiment, vous êtes à plaindre toutes les deux. Quel dommage que vous -n’ayez pas d’enfants! ce serait une consolation. - ---Hélas! mon mari est trop vieux pour m’en donner, et Zeïneb n’en aura -jamais. - ---Comme les journées doivent vous sembler longues! - ---Oui, et les nuits surtout,--répond Tejbeha, la voix changée. - -J’étais devenue peu à peu leur confidente; elles me racontaient toutes -leurs tristesses, même les plus intimes, cédant à ce besoin bien naturel -de s’épancher et d’être plaintes. - -Un jour, je reçus une lettre plus joyeuse que de coutume: - - «Chère amie, - - »Nos maris sont absents pour la semaine, et une idée folle nous est - venue, celle d’en profiter pour aller vous voir. - - »Depuis que nous avons admis la possibilité de cette escapade, nous en - mourons d’envie. - - »Voudriez-vous, pour cela, venir demain nous prendre en voiture? Nos - servantes ne nous vendront pas, il s’agit seulement de dépister les - voisins. Votre présence s’en chargera, et comme nous habitons au fond - de l’impasse, nul ne nous verra monter avec vous. Bien entendu, chère - amie, il nous faut prier votre mari de quitter sa demeure pendant - toute notre visite, ainsi que vos domestiques mâles. Et il est inutile - de vous demander la discrétion la plus absolue, car vous savez toute - l’importance que cela pourrait avoir pour nous. - - »Nous vous attendons avec impatience, et vous envoyons mille souvenirs - affectueux. - - »Vos amies, - - »Zeïneb et Tejbeha.» - -Le programme des deux cousines s’accomplit sans encombre, et je les -emmenai dans ma voiture aux rideaux à demi baissés. D’abord, elles -s’étaient rejetées, craintives, dans le fond; mais, à mesure qu’elles -s’éloignaient de leur quartier, elles reprenaient de l’assurance jusqu’à -risquer des regards par la portière. Qui du reste eût pu les deviner? -Elles portaient leurs fameux costumes tailleurs et leurs toques à -aigrettes, enfin utiles! et des voilettes extrêmement épaisses. - ---Ah! que c’est bon! que c’est bon!--soupiraient-elles. - -L’arrivée dans ma maison leur fut une déception. - ---Mais c’est tout à fait arabe! bien plus arabe que chez nous. - ---C’est même de l’arabe vieux d’un siècle, ce coffret, ces étoffes, ces -tapis... - ---C’est vrai, nous avons la manie de reconstituer ce que vous vous -acharnez à détruire. - ---Moi qui espérais voir un joli petit salon moderne! - -Elles savaient bien pourtant que j’habite une demeure indigène, le Dar -Ben Fridja, célèbre par le luxe de sa décoration, ses faïences, ses -lustres, son grand patio vitré. - -Mais elles s’attendaient à y trouver des meubles Louis XVI. - ---Alors montons au premier, ma chambre vous plaira, car elle est bien -française. - -Tout d’abord, les fenêtres délivrées des moucharabiés, et par où l’on -découvrait la rue et un grand horizon de terrasses, les attirèrent. - ---Que vous êtes bien ici! C’est gai, l’air entre librement. - -Puis, ayant aperçu des photographies sur ma table, il fallut que je leur -présentasse mes parents, mes sœurs, mon mari. - ---Comme il est jeune!--dit Tejbeha. - ---Et comme il paraît gentil et bon!--dit Zeïneb. - -Elles couraient d’une pièce à l’autre, joyeuses et enfantines. - ---Ah! se sentir loin de cette horrible maison où l’on étouffe, c’est -exquis! - -Je proposai de monter sur la terrasse, elles n’osaient pas. - ---Qui vous verra? et du reste on vous prendra pour des Françaises. - ---C’est vrai. Et puis c’est un plaisir que les femmes du peuple prennent -bien. Pour une fois, les dames Dali Bach se le payeront,--décida Zeïneb -mutine. Et devant le ciel libre, les montagnes lointaines, elles -respiraient à longs traits. - ---L’air est bon! bien meilleur que celui de notre patio; il a un goût -d’autrefois!... - -Le retour fut triste. Après une journée de liberté, la prison leur -semblait plus farouche. - -La semaine suivante, je reçus encore une lettre de Zeïneb: - - «Chère amie, - - »Nous ne nous doutions guère mercredi de ce qui allait arriver: Si - Tahar est mort subitement. Surtout ne nous envoyez pas de banales - condoléances, vous êtes assez notre amie pour comprendre quelle - inespérée délivrance représente cet événement pour ma chère Tejbeha... - - »Ne venez pas en ce moment, vous trouveriez une maison en deuil, - pleine de parentes, et nous ne pourrions vous recevoir tranquillement. - Mais dans une quinzaine, le calme sera rétabli et nous vous - attendrons.» - -A l’époque fixée, je les trouvai vêtues de noir, mais les yeux plus -gais. - ---Moi, cela ne me change guère,--me dit Zeïneb,--mais j’en suis très -heureuse pour ma cousine. J’avais bien peur qu’elle ne me quittât, et la -chérie fait le sacrifice de rester à Tunis. - ---Ce n’est point un grand sacrifice,--reprit Tejbeha,--je n’aurais guère -de joie à revoir Stamboul sans toi. Maintenant, je suis libre, je n’ai -pas de parents pour me surveiller et vais me faire une existence... à la -turque. J’ai loué une petite maison toute voisine, car je n’ai plus -aucun droit à demeurer ici, et je viendrai tous les jours voir Zeïneb. - -Je les laissai à leurs espérances. Elles furent de courte durée. Les -pauvres petites libertés que Tejbeha s’accordait, à la turque, firent -vite scandale, et Si Ali ne tarda pas à lui interdire tout rapport avec -sa femme. Je dus servir d’intermédiaire pour porter les nouvelles de -l’une à l’autre. Et puis, je reçus enfin une lettre désolée de Tejbeha: - - «Chère amie, - - »Je pars, je quitte Tunis où j’ai tant souffert, et j’y laisse ma - pauvre Zeïneb... Vous devinez combien cette pensée m’est horrible et - tout ce qu’il m’a fallu endurer pour en arriver à cette détermination. - Ma vie n’est plus tolérable ici; il semble que tous se liguent contre - moi pour me faire expier mes rares sorties sous le tcharchaf. Et - maintenant que son père est mort, Si Ali me poursuit d’une manière - odieuse. L’autre jour il s’est insinué dans ma maison; je ne sais ce - qui serait arrivé sans mes servantes... Il m’est impossible de rester - seule plus longtemps et je ne prendrais point ici, vous le pensez - bien, un autre défenseur légal. Enfin, je ne puis plus voir Zeïneb... - J’ai donc écrit à ma famille et mon frère est - venu me chercher. Nous nous embarquons après-demain. Je voudrais tant - vous dire adieu!» - -Notre dernière entrevue fut courte. Tejbeha sanglotait. - ---Qui m’eût dit que je retournerais à Stamboul en pleurant! Ma pauvre -petite Zeïneb, toute seule dans cet enfer!... Il a fallu que mon frère -s’interposât pour que Si Ali me permît de l’embrasser encore une fois... -La reverrai-je jamais?... Je vous la confie... tâchez de la consoler, -allez souvent la voir, n’est-ce pas?... - -Huit jours après le départ de Tejbeha, on trouvait Zeïneb pendue à une -colonne de son patio. - - - - -VIII - -LA MARIÉE AU HAMMAM - - -Ma voisine Manoubiia vient de se marier. J’étais invitée à toutes les -fêtes, à commencer par la cérémonie du hammam, où elle est allée se -«purifier» avec ses parentes et invitées. - -J’ai vu bien des mariages plus brillants que le sien; je commence à me -blaser sur la petite minute émouvante, quand l’époux dévoile et aperçoit -pour la première fois sa femme, au seuil de la chambre nuptiale. - -J’ai souvent circulé la nuit, dans un carrosse fermé, accompagnant la -fiancée chez son mari, au son des yous-yous aigus dont les femmes du -cortège déchirent le silence des rues obscures. - -J’ai contemplé bien des mariées, hiératiques en leur attitude rituelle, -aux visages uniformes et conventionnels sous le fard et le henné. - -J’ai même pris part à ces pantagruéliques festins, où chacune pique du -doigt parmi les victuailles surchargeant la table. - -Mais une noce au hammam réveillait ma curiosité. - -Manoubiia et ses invitées s’y sont rendues la nuit, les voiles et les -voitures closes n’étant pas jugés suffisants sans la protection -supplémentaire des ténèbres. Des servantes nous avaient précédées, -portant les tapis, et les corbeilles pleines de linge et d’objets de -toilette. - -C’est une occasion pour chacune de faire parade de ses richesses. Les -plus opulentes avaient tout un attirail d’argenterie: aiguières, coupes -à henné, peignes, boîtes à fard, coffrets, étuis à kohol, miroirs. - -Elles s’installèrent dans une grande salle, aux colonnes gaîment -coloriées de vert et de rouge, sur des estrades où l’on avait étalé les -tapis et les nécessaires, et commencèrent à se déshabiller. - -Dans un coin, une négresse préparait des rafraîchissements et des -sucreries: limonades, café, gâteaux. - -On m’invite à quitter mes vêtements pour entrer dans les étuves. - ---Non, non, je ne veux pas me purifier, je tiens seulement à voir. - ---Mais tu n’y pourras résister... - -N’importe, je pénètre quand même toute vêtue. La chaleur est suffocante. -La vapeur condensée ruisselle sur le sol et les murailles. Au bout de -quelques minutes je dois fuir. - -Mais j’ai eu le temps d’apercevoir le plus étrange spectacle: au milieu -d’un brouillard épais, vaguement éclairé par quelques lumignons, une -soixantaine de femmes nues circulent, s’agitent et causent... Il y en a -des grosses, des minces, des petites, des grandes, des blanches, des -jaunes, des noires, des vieilles, des jeunes... - -La lumière jaunâtre pique des reflets de-ci, de-là, sur un torse brun, -une gorge trop opulente, des bras, des jambes, une croupe rebondie, -frottée par une négresse en sueur. Manoubiia, la fiancée, promène une -anatomie grasse et tassée, dont l’époux aura bientôt l’heureuse -surprise. - -Sans doute, il devait y avoir de jolies filles bien faites, mais elles -disparaissaient dans la masse affreuse. Une phénoménale matrone étalait -une obésité digne d’être exhibée dans une foire, à côté de vieilles -guenons squelettiques, absolument décharnées, semblables à des harpies. - -En vérité, c’était là un spectacle d’enfer, comme en eût imaginé Gustave -Doré, bien plus qu’une paradisiaque vision musulmane. - - - - -IX - -LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF - - ---Le salut! - ---Le salut sur toi! - ---Comment vas-tu? - ---Comment est ton état? - ---Avec le bien! - ---Grâce à Dieu! - -L’homme que nous venions de rencontrer était un bédouin d’une -soixantaine d’années, brun, sec, tanné, le visage osseux et sillonné de -longues rides verticales, les yeux perçants profondément enfoncés dans -les orbites, le nez saillant en bec de rapace et le cou décharné, mais -vigoureux encore, très droit, les mollets maigres et bien dessinés, les -bras solides, nerveux et musclés. Depuis quelque temps nous -l’apercevions campé sur sa mule. Derrière lui deux silhouettes courbées, -écrasées sous de lourds fardeaux, se détachaient sur le sable fauve. - -Nos bêtes, moins fatiguées que celle du bédouin, l’entraînaient d’un pas -plus alerte, et les formes bleues peinaient davantage, se hâtaient, -couraient presque, sans parvenir à nous égaler. L’homme, s’étant -retourné, les gourmanda d’une voix rude: - ---Halima! Zoh’rah! Allons, chiennes, filles de chiennes! - -Et le vent écartant les voiles, on apercevait deux visages bruns et -luisants de sueur, l’un vieux, ridé comme celui du bédouin, l’autre -jeune et sans beauté, aux traits secs, découpés à l’emporte-pièce, dans -l’encadrement des nattes noires et des grands anneaux d’oreille. - -Nous avions compris que c’étaient ses femmes, mais, comme il sied, nous -n’y fîmes point allusion, et même nous n’eûmes pas l’air de les -regarder. - -Mais, d’un commun accord, nous avions retenu le pas de nos montures que -le voisinage de l’écurie rendaient trop fringantes, et les formes -voilées cheminèrent plus paisiblement derrière elles. Nous devisions -avec l’homme, comme il est d’usage entre gens qui se rencontrent dans le -désert et s’avancent vers un même but. - ---D’où venez-vous? - ---De Tozeur. Et toi? - ---De Tozeur aussi; je suis parti avant midi. - ---La route est longue, nos mules ont mis quatre heures. - ---Vous allez passer quelque temps à Nefta? - ---Nous y demeurons. - ---Où donc? - ---Chez le cheikh Abd el Aziz! - ---Ah! c’est vous les Français qui logez chez le cheikh! - -Le vieux renard le savait bien. Depuis huit jours que nous étions -installés, pas un Nefti ne l’ignorait. - ---Comment t’appelles-tu? - ---Youssef ben Tahar. Ma maison est presque voisine de la vôtre. - ---C’est donc toi Baba Youssef? - ---Oui, c’est moi. - -Chedlïa notre servante, que nous avions emmenée jusqu’au fond de ce -désert, nous entretenait parfois de Baba Youssef et de ses femmes, avec -lesquelles, promptement, elle avait fait connaissance. - -Les deux formes voilées qui peinaient derrière nos mules étaient ces -fameuses voisines chez qui souvent elle passait la journée. - -Le soir tombait, brusque et rose, noyant de brume mauve les dunes -lointaines sur lesquelles se découpaient en silhouettes fines les -caravanes de chameaux. Nefta aux cent coupoles apparaissait, tout -orange, au-dessus de l’immensité fauve, dominant sa forêt de palmiers, -la masse sombre de son oasis. Très au delà, le chott el Djerid aux -horizons infinis, mer d’argent sans remous, étincelait sous les derniers -rayons. - -C’est l’heure où le désert s’anime: des files de bédouins revenant on ne -sait d’où, se dessinent et ondulent sur les sables. Les femmes vont en -procession vers l’oued puiser l’eau dans les grandes cruches, qu’elles -ne portent pas sur l’épaule du geste antique et gracieux, mais qu’elles -chargent péniblement sur leur dos, courbées en deux, comme de pauvres -bêtes harassées. - -Au milieu d’un nuage de poussière arrivent les troupeaux, bêlant, -hennissant, cabriolant. Des centaines de chèvres turbulentes, d’ânes, de -vaches, de chameaux se dirigent vers la ville. Dans les rues -tranquilles, où les Arabes devisaient gravement, accroupis par groupes -devant les portes, chacun s’affaire pour rentrer ses bêtes au logis. Il -y a des courses folles après un cabri ou un veau indiscipliné. Les -fillettes, les gosses, toute la marmaille s’en mêle avec des rires et -des cris. - -Nous étions arrivés près de notre demeure. Baba Youssef descendit de sa -mule: - ---Avec le salut! - ---Avec le salut! - ---Puisses-tu t’éveiller demain matin avec le bien! - ---Que tu te trouves au matin ayant progressé! - ---Sommeil de paix! - ---La paix sur toi! - -Derrière le vieux, les deux formes accablées s’engouffrèrent dans la -maison. - -Tout rentrait dans l’ordre et le calme; la nuit pleine d’étoiles -enveloppait Nefta, et les chiens régnaient en maîtres sur le silence et -les terrasses. - -Le lendemain je dis à Chedlïa: - ---J’ai fait connaissance avec Baba Youssef. - ---Quel rude homme! - ---Tu l’as vu? - ---Oui, quelquefois, à travers mon voile, lorsqu’il entrait dans sa -maison. - ---Il est vieux. - ---Oui, mais solide, et quand il frappe, il frappe dur. - ---Est-ce qu’il bat souvent ses femmes? - ---Oh! presque chaque jour. Il ne trouve jamais qu’elles aient assez -travaillé. - ---J’en ai vu deux qui revenaient de Tozeur. - ---C’est Halima et la vieille Zoh’rah qui y sont allées. Meryem était -restée à la maison. Elle et Halima sont enceintes, et Baba Youssef -répudiera Halima aussitôt après ses couches. Il veut savoir si ce sera -une fille ou un garçon. - ---Pourquoi? - ---Parce que, si c’est un fils, il le gardera, sinon il renverra la mère -et l’enfant. Il a déjà répudié Fathma, il y a peu de temps, et dans huit -jours il la remplace. Il épouse la petite Nefissa bent Ali el Trabelsi. - ---Tu la connais? - ---Non, mais les femmes de Baba Youssef disent qu’elle est jolie. Elle a -douze ans. - ---Ah! le sale bonhomme! - ---Que veux-tu? c’est l’habitude ici, Dieu est grand! Mais sais-tu le -plus drôle? Baba Youssef n’a qu’une seule chambre pour lui et ses quatre -femmes... et il passe de l’une à l’autre comme un coq. - -Chedlïa la citadine s’étonne autant que moi des mœurs de ce pays où rien -ne ressemble aux choses de Tunis. - ---Ces gens-là vivent comme des animaux,--dit-elle avec mépris. - -Elle se juge, non sans raison, infiniment supérieure à toutes ces -bédouines; mais, étant femme et curieuse, elle n’a pas de plus grand -plaisir que de bavarder avec elles des journées entières. - ---Je t’accompagne, Chedlïa. - ---Dieu soit loué! - -La maison du vieux Youssef est semblable à toutes les autres. Bâtie en -boue sèche et en briques à peine cuites, elle a une teinte générale -fauve un peu rosée. Sa façade sans fenêtres s’agrémente de dessins -réguliers formés par la saillie ou l’enfoncement de quelques briques. - -Passé le premier vestibule, je me trouve dans une grande cour intérieure -assez semblable à une cour de ferme entourée d’étables; des poules et -des chèvres y vagabondent. Au milieu les ordures rissolent au soleil. - -Une troupe de bédouines s’est jetée sur moi et m’étourdit de salutations -et bénédictions. Elles m’entourent, me pressent, me palpent, relèvent -mes jupes, soupèsent mes cheveux, excitées et indiscrètes... Je -reconnais la vieille Zoh’rah, ainsi que Halima au visage sec et à la -taille lourde. Meryem s’approche pesamment. C’est la dernière épousée et -la plus jeune. Elle a peut-être quinze ans, et sa petite figure bronzée, -que le travail et la vie dure commencent à marquer, garde encore quelque -grâce. Ses cheveux, nattés avec des laines de couleur, sont enfermés -dans une sorte de turban plat en soie noire rayée d’argent; des chaînes -et de grands anneaux d’or pendent de chaque côté de son visage. Elle se -drape dans une meleh’fa de soie violette, salie et déchirée. Ses -compagnes ont des bijoux d’argent et de grossières meleh’fa en toile -bleue à bandes pourpre. Halima et la vieille Zoh’rah s’apprêtent à -rejoindre Si Youssef qui travaille à sa palmeraie. Il les attelle à la -charrue, côte à côte avec un âne. - -Meryem reste au logis, car elle est moins robuste. Elle tisse des haïks -de soie, et Si Youssef les vend à ces marchands dont les caravanes -emportent jusqu’aux villes lointaines les étoffes tramées par toutes les -femmes du Djerid. - -Déjà elle s’est réinstallée avec une voisine derrière le métier où ses -doigts habiles marient, du matin au soir, les fils de laine et de soie; -et les autres femmes, réunies pour le travail en commun, s’accroupissent -tout autour dans la poussière, étirant, dévidant et filant la laine. - -La curiosité tombée à mon égard, elles entament une conversation avec -Chedlïa. On m’a donné un tabouret bas et on ne s’occupe plus de moi. -J’observe, j’examine, j’écoute. Je ne comprends pas toujours, car la -langue du Djerid est un idiome quelque peu différent de celui de Tunis -et plus rude. Mais Chedlïa vient à mon aide quand je le désire. - -Les femmes parlent toutes à la fois. Meryem a été battue la veille au -soir, plus cruellement que de coutume, et elle exhibe ses bras et sa -gorge meurtris. - -Baba Youssef se montre fort exigeant pour le travail, car il lui faut -compléter la somme d’achat de sa nouvelle épouse. Fathma, Hanifa et -Douja les voisines ont été battues aussi... - -Mabrouka n’a point encore reçu un seul coup depuis un an qu’elle est -mariée. Cela viendra. Femme bédouine ne vécut jamais sans «manger du -bâton». En attendant, elle secoue insolemment les colliers d’or et -d’agate que le gros Sadok lui rapporta l’autre soir, et elle balaye le -sol poussiéreux et semé d’immondices, avec sa superbe meleh’fa de soie -orange. - -Tout en dévidant la laine, Fathma, Hanifa et Douja lancent des coups -d’œil hostiles à l’épouse favorite et trop fière. - -Meryem, de sa voix criarde, commente les événements de sa maison et de -tout le voisinage. Derrière les grands murs sans fenêtres, les nouvelles -courent de bouche en bouche, d’un bout à l’autre de Nefta: - -Une caravane de trente chameaux, venant d’El Oued, s’est arrêtée ce -matin sur la grand’place et repart demain pour Tozeur. - -Si Chedli ben Sadok s’est cassé la jambe en tombant de sa mule. - -Beurnia, femme de Salah, vient d’avoir un garçon. Que ses couches soient -bénies! - -Et soudain la conversation devient plus aiguë, plus passionnée et plus -difficile à suivre. Il est question de la petite Menena bent Ali, dont -les noces avec Mohamed le chamelier eurent lieu la semaine passée, et -qui se meurt des brutalités de son époux... - -Mais, par Allah! la famille de la petite a porté plainte, et l’affaire, -s’il plaît à Dieu! ira devant l’ouzara[16]. - - [16] Tribunal des vizirs à Tunis. - ---Quand on épouse un vieillard il faut s’attendre à bien des -choses,--murmure stoïquement Salouh’a, dont le mari a soixante-dix ans -passés. - ---Eh! Eh! la petite Nefissa ne sait pas ce que le mariage lui -apportera,--ricane Mabrouka la trop fière. - ---Baba Youssef est un vaillant, malgré son âge, il donne bien ses -preuves,--proteste aussitôt Meryem en tapant sur son ventre -rebondi.--Et, par la tête du Prophète! il est capable de nous accorder à -toutes la «part de Dieu» après celle de sa nouvelle épouse. - ---Quand un homme chargé d’années prend une petite colombe fraîche éclose -comme Nefissa, ce n’est pas pour l’atteler à la charrue. - ---Par l’Élevé! c’est lui-même qui labourera,--dit Mabrouka de sa voix -aigrelette. - -Les rires fusèrent de tous côtés, entremêlés de plaisanteries que je ne -comprenais plus. Puis Meryem reprit: - ---Nefissa ne restera pas longtemps prunelle de son œil, car Halima ne -tardera pas à enfanter, et Si Youssef la répudiera aussitôt. - ---Plaise à Dieu qu’elle ait un fils et demeure encore à la maison le -temps de sa nourriture! - ---Plaise à Dieu! En attendant Si Youssef amasse déjà l’argent de sa -remplaçante,--dit Meryem.--Hier il a vendu quarante francs le grand haïk -que nous venions de terminer, Halima et moi. Elle lui a dit: «Donne-moi -de quoi acheter un peu d’étoffe, ma meleh’fa est en lambeaux et j’ai -froid la nuit.» Si Youssef lui a répondu: «Que ta langue soit nouée! -Crois-tu que j’ai de l’argent à dépenser pour une chienne comme toi? Je -veux avoir promptement de quoi payer celle qui te suivra. Ainsi -travaille et ne m’importune plus!» - ---C’est la quatrième fois qu’Halima sera répudiée, elle n’a pas de -chance, et quand on passe d’un mari à l’autre, c’est pour tomber du -chameau à l’âne. - ---Pourquoi,--hasardai-je en me mêlant à la conversation,--Baba Youssef -garde-t-il la vieille Zoh’rah? - ---Parce qu’elle est forte et travailleuse; elle tire la charrue mieux -qu’un mulet. Voilà trente ans que Si Youssef l’a épousée et elle lui a -donné trois fils, il ne la répudiera jamais. - ---Et moi non plus, il ne me répudiera pas,--ajouta Meryem,--car je suis -habile et vive à tisser la soie, je sais faire les tapis avec des -dessins et des chameaux, et, plaise à Dieu! c’est un fils que je porte. - -Je pris congé après les salutations d’usage. Meryem se leva lourdement -pour m’accompagner. - ---Veux-tu voir la chambre? - -Elle ouvrit une porte, de l’autre côté de la cour, en face du petit -réduit au métier où les femmes étaient réunies. Je vis une longue pièce -sombre, aux murs de boue sèche et au sol de terre battue. Une seule -ouverture sur la cour, simple trou dans la muraille, dispensait -parcimonieusement l’air et la clarté. Du plafond en poutres de palmiers -les toiles d’araignée pendaient innombrables et grises. Quelques coffres -de bois grossièrement peints, d’énormes jarres de terre, des cruches, -une vingtaine de plats à couscous accrochés au mur, et la paillasse de -Baba Youssef formaient tout le mobilier. A l’autre extrémité de la -chambre, de vieilles loques et des lambeaux de couverture marquaient la -couche des femmes... - ---Ce n’est pas riche,--dit Chedlïa une fois dehors.--Et pourtant Baba -Youssef a de l’argent. Mais dans ce pays-ci on n’est pas habitué comme à -Tunis aux bonnes et jolies choses. Les Nefti sont des sauvages. Tu -n’imagines pas le couscous qu’ils préparent, avec du grain pilé et des -piments! Par l’Élevé! je n’en pourrais manger. - -Un bruissement particulier nous fit retourner. Derrière nous, trois -étranges animaux cheminaient, balayant le sol de leurs queues immenses -et blondes. Ils s’arrêtèrent à la porte de Baba Youssef, et je reconnus -son âne et ses deux femmes qui, chargés de palmes sèches, revenaient de -l’oasis. - -Au tournant de la rue s’élevait la demeure du cheikh Abd el Aziz où nous -logions depuis quelque temps. Elle n’avait rien qui la distinguât des -autres, bien qu’elle fût une des plus considérables du pays, mais son -grand mur fauve était percé de deux ouvertures sur la rue, chose rare. -Et de fait, aussitôt entré dans le vestibule voûté, aux colonnes frustes -et lourdes, on trouvait deux chambres, l’une à droite et l’autre à -gauche, indépendantes du reste de la maison. Le cheikh y recevait -d’habitude ses amis et ses administrés et, depuis notre arrivée, il -avait mis à notre disposition ces deux pièces luxueusement blanchies à -la chaux, avec tout ce qu’il possédait de mieux: son matelas, son -immense couverture de Gafsa aux rayures multicolores; son plus beau -tapis, son aiguière de cuivre et ses flacons de parfums. Hospitalité -généreuse, charmante et patriarcale. - -Chaque soir notre ami venait prendre le café avec nous. C’était un beau -vieillard à barbe blanche, aux manières de grand seigneur, aux gestes -lents et harmonieux dans ses draperies immaculées, à la parole subtile, -fin et lettré. - -Il avait étudié jadis à la grande mosquée de Tunis, au temps où les -transports étaient lents à travers le pays et où l’on mettait un mois, -de Nefta, pour gagner le Nord. Et, de son séjour dans les villes, il -conservait des habitudes plus raffinées et des mœurs plus douces. Il -n’avait que deux femmes, la vieille Aziza, épousée lors de sa jeunesse, -et la petite Fatouma, qui depuis un an remplaçait Edïa morte subitement. -Elles ne travaillaient point à l’oasis, Si Abd el Aziz ayant des -khammès[17] pour sa palmeraie. - - [17] Jardiniers. - -Cuire les aliments, traire les chèvres et tisser des tapis, formaient -leurs seules occupations, et le maître ne les tourmentait pas pour -l’ouvrage. Il ne les battait jamais et leur donnait des meleh’fas en -soie neuve chaque année. Elles portaient d’innombrables bijoux d’or aux -bras, au cou et sur la tête. Aziza et Fatouma, épouses du cheikh Abd el -Aziz, étaient des femmes privilégiées. Au reste, elles logeaient dans -une chambre semblable à celle de Baba Youssef, et couchaient par terre -comme toutes les bédouines. Le cheikh les traitait avec humanité et les -méprisait profondément. - ---Nos femmes sont bêtes, avait-il coutume de répéter, plus bêtes que les -chèvres. - -Et le fait est que leur triste existence les a dégradées et abaissées au -rang de femelles. Mariées à douze ans, flétries à quinze, accablées de -besogne, maltraitées, répudiées à chaque instant, passant d’un mâle qui -les exploite et les bat à un autre mâle qui les exploite et les bat -davantage, elles vivent dans la crasse et l’ignorance les plus abjectes. - ---Mon ânesse le jour, mon épouse la nuit,--dit le bédouin. - -Le dédain des Arabes du Djerid pour leurs femmes est extrême. - -Il est rare pourtant qu’ils n’aient pas les quatre épouses permises par -le Coran, car leur travail est une source de richesse. - -Mon mari ne dépassait jamais le vestibule où donnaient nos chambres, -mais moi, j’allais parfois rejoindre Chedlïa à l’intérieur de la maison. -J’y trouvais les femmes du cheikh invariablement accroupies derrière les -métiers aux fils tendus, et le cercle des voisines cardant ou dévidant -la laine, au milieu des rires et des propos oiseux. - -Il était souvent question de Nefissa, la prochaine épousée de Baba -Youssef; car un mariage avec ses réjouissances est l’événement capital -et passionnant entre tous. On la disait fort jolie, et son père, Si Ali -el Trabelsi, en avait exigé sept cents francs, somme excessive pour une -petite vierge bédouine, deux kilos d’argent et une demi-livre d’or, afin -de fondre les bijoux. - ---Si tu veux,--me dit une fois Chedlïa,--nous irons la voir avec les -femmes du cheikh. C’est le «jour du henné» et les noces ont lieu -après-demain. - -La vieille Aziza et sa coépouse Fatouma se voilaient de bleu, tandis que -Chedlïa s’enveloppait dans son soufsari blanc qui, à Nefta, causait une -impression égale à celle de mes chapeaux parisiens. - -Je partis, escortée de mes trois fantômes, et nous marchâmes longtemps à -travers les rues en labyrinthe, voûtées et sombres, où le soleil traçait -de loin en loin des rais éclatants. - -Nous nous arrêtâmes enfin à la porte de Si Ali el Trabelsi, derrière -laquelle une rumeur dénonçait la fête. Dès l’entrée je fus prise dans un -remous de femmes parées, curieuses, et mal odorantes, et je dus subir -l’habituel et très indiscret examen de cent paires d’yeux et de mains. - -On me poussa enfin vers la chambre de la mariée. J’aperçus, au milieu -des bédouines agitées et bruyantes, une immobile, silencieuse et exquise -petite idole étincelante d’or, accroupie au centre d’un grand tapis de -Tozeur. Des traits menus dans l’ovale allongé, des yeux enfantins -agrandis de kohol, une bouche minuscule éclatante de fard, une peau -fine, mate et brune sous le rouge dont ses joues étaient peintes, une -toute petite fille enfin, parée de soie et de bijoux. Elle semblait -toute frêle et jeunette sous les chaînes et le lourd diadème dont sa -tête était surchargée. Dix anneaux d’or énormes et fraîchement fondus -pendaient de chaque côté de son visage, et les femmes énuméraient avec -envie les innombrables bracelets ceignant les bras minces, les colliers -de corail, d’agate et d’or, les mains de Fathma, les croissants, les -pendeloques, les grands khelkhall d’argent enserrant les chevilles, et -la souple meleh’fa de soie violette, à franges d’or, drapée à la taille -par une ceinture en cordons de soie verts, orange, bleus et argent! - -Nefissa! brebis nouveau-née; prunelle de mon œil; petite précieuse aux -yeux de gazelle; petit corps frêle et parfumé, voici bientôt venir -l’époux... - -Baba Youssef!... - - * * * * * - -Les noces eurent lieu le surlendemain, et, malencontreusement absente, -je ne les vis point. Mais je sus par Chedlïa tous les détails de la -fête: la promenade de la mariée à dos de chameau, sous le grand -palanquin de soie, suivie de l’époux sur sa mule, et de son long cortège -de parents et d’amis, au bruit des coups de fusil, des clameurs et des -yous-yous. - -Puis l’entrée de Nefissa et de Baba Youssef dans le chambre nuptiale... -et les réjouissances du lendemain: l’enlèvement simulé de la mariée par -un ami de Si Youssef, les couscous monstres, et les parfums brûlant dans -les «canoun». Et je sus aussi que chaque soir, pendant huit jours, le -mari se glissait dans sa demeure, furtif comme un voleur, pour rejoindre -sa nouvelle épouse. - -Ensuite je revis Nefissa dans la maison de Baba Youssef, avec son petit -visage adorable aux traits tirés, ses grands yeux enfantins cernés de -fatigue et de kohol. Elle avait pris sa place au métier, à côté de -Meryem, mais on disait que le maître n’était point exigeant pour son -travail, et ne désirait d’elle qu’une seule chose... Et chaque fois que -les caravanes s’arrêtaient à Nefta, il achetait à Nefissa une étoffe, un -bijou, ou de ces babouches en cuir brodé que l’on fabrique à Touggourt. -Mais la petite n’était pas fière, et ses coépouses, malgré leur jalousie -bien naturelle, se laissaient prendre à sa douceur et à sa grâce. - -Enfin sonna l’heure de notre départ, celle de dire adieu à toutes choses -de cette ville saharienne hospitalière et paisible et de reprendre nos -mules pour le grand trajet dans le désert, jusqu’à Metlaoui, relié au -monde civilisé par un train qui file encore pendant des heures et des -heures à travers les contrées arides. - -Nous cheminions une dernière fois dans l’oasis, sous les hauts palmiers, -le long des oueds qui courent si gaîment sur le sable fin. Des laveuses -de laine étaient accroupies au milieu de l’eau pour blanchir les toisons -amoncelées devant elles. Je reconnus Meryem. - ---Sais-tu,--me dit-elle aussitôt,--Halima vient d’avoir une fille, la -pauvre! il n’y a pas une heure. Qu’Il soit exalté! - ---Comment? Mais je l’ai aperçue à l’instant dans la palmeraie de Baba -Youssef, en train de sarcler avec la vieille Zoh’rah. - ---Oui, elle travaillait quand les douleurs l’ont prise. Elle a enfanté -sous le gros jujubier, puis elle est venue me montrer l’enfant et le -laver à l’oued, maintenant elle l’a chargé sur son dos et s’est remise à -l’ouvrage. - ---Et c’est toujours ainsi chez vous? - ---Grâce à Dieu, nous ne sommes pas comme ces femmes de Tunis dont parle -Chedlïa, qui restent étendues huit jours après leurs couches. A -présent,--ajouta-t-elle confidentiellement,--Halima va tout de suite -être répudiée. Mais Si Youssef a le cœur tourné par cette petite -Nefissa, et longtemps encore elle restera prunelle de son œil et fleur -de son jardin. Il veut remplacer Halima par une femme d’âge et de force, -une répudiée qu’il ne payera pas cher, et pourra atteler à la charrue -avec la vieille Zoh’rah. - -... Nous quittâmes Nefta au petit jour. En passant devant la demeure de -Baba Youssef, j’entendis une voix frêle qui chantait: - - Allah! Allah! qu’y a-t-il sur moi? - Il est parti en voyage et m’a abandonnée, - Il est parti et m’a laissée seule, - Mes larmes coulent sur mes joues, - Que le Très-Haut ait pitié de moi! - Il est parti et m’a laissée dans ma demeure, - Pleurant et criant, hélas! - Les pleurs inondent mes joues. - Un feu intense brûle dans mes entrailles... - -Et la plaintive mélopée de Nefissa, qui s’éteignait dans l’éloignement, -fut comme le dernier adieu de Nefta la très lointaine, de Nefta aux cent -coupoles que nous ne reverrons jamais plus. - - - - -X - -LAMENTO - - -Des cris perçants ont ébranlé la nuit, suivis de longs sanglots qui -s’élèvent et s’exaspèrent, et de clameurs plus sauvages. Ce ne peut être -une épouse battue, on distingue les voix de plusieurs femmes... Le -concert tragique nous tient éveillés jusqu’au matin. Par instants il -semble s’apaiser, puis il repart avec une nouvelle frénésie... - ---La vieille Latifa est entrée dans la miséricorde,--nous dit -Chedlïa.--Ce sont les lamentations de ses filles que vous entendez. - -J’avais aperçu quelquefois notre voisine octogénaire, idiote et -paralysée, et je n’aurais pas cru que sa mort pût provoquer un tel -désespoir. Ses enfants l’entretenaient avec respect, mais évidemment -elle leur était à charge, depuis des années qu’elle avait perdu la -raison, et ne reconnaissait pas même les siens. - -J’accompagnai Chedlïa au domicile mortuaire. - -La vieille Latifa était de petite bourgeoisie, mais son frère, le -général Chedli ben Amor, avait joui d’une grande faveur sous Sadok Bey -et, malgré la ruine et la disgrâce actuelles, il y aurait, pour cela, de -belles funérailles. - -Les filles de la morte, Edïa et Cherifa, se lamentent toujours. Leur -douleur et leurs cris enflent à chaque nouvelle arrivée: - ---O ma mère Latifa! O ma mère! - ---O Puissant! - ---O mon Maître! - ---O Miséricordieux! - ---O Prophète! - ---O ma mère Latifa! - -Elles ont le visage griffé à coups d’ongles et s’arrachent les cheveux -par poignées. Les autres femmes, parentes et amies, sanglotent à l’envi, -donnant des signes du plus cuisant chagrin. - -Instantanément Chedlïa se met à gémir avec une facilité et un naturel -merveilleux. Et je me sens gênée, au milieu de cette foule en pleurs, de -ne savoir, moi aussi, verser quelques larmes... - -Le cadavre repose dans la pièce voisine, rigide entre deux draps, les -gros orteils liés ensemble par une tacrita de soie. - -Je reste peu. Déjà les laveuses funèbres apprêtent «l’équipement de la -morte»: vases, aiguières, flacons d’essences, pour la dernière toilette. -Elles doivent nettoyer soigneusement le corps, et lui faire subir une -sorte d’embaumement avec du henné, de la canelle et des tampons de ouate -parfumée que l’on dispose aux aisselles, sur la bouche, autour de la -tête, et dans toutes les parties susceptibles d’une prompte corruption. -Puis la vieille Latifa, vêtue d’un costume neuf et enveloppée d’un -suaire, attendra, allongée sur le tapis, tandis que les récitateurs de -Coran, par groupes de quatre, se relayeront en psalmodiant les sourates -sacrées. - -Et enfin le cadavre sera déposé dans une bière provisoire pour traverser -la ville, car les femmes sont recluses jusqu’après la mort; tandis que -les hommes s’en vont au cimetière simplement voilés d’un linceul. - -Le lendemain, la vieille Latifa partit au milieu d’un imposant cortège -mâle. Ses filles et parentes redoublèrent leurs cris, et trois jours -encore elles doivent rester dans la douleur, sans cuire les aliments, ni -coudre, ni s’occuper d’aucune chose. Puis la vie reprendra son cours -normal. - -Lorsque le corps franchit la porte, Edïa et Cherifa eurent d’admirables -crises nerveuses. Dans le fond du cœur elles étaient fières parce qu’il -y avait dix «chanteurs de Coran» derrière le cercueil, et une suite -nombreuse de parents et d’amis. Cela seul dénonce la situation de la -famille, les musulmans, riches et pauvres, faisant leur dernier trajet -dans le même équipage. - -Tous les dix pas, et sans que la marche du cortège en fût interrompue, -les passants se relayaient pour porter la civière funèbre. Car c’est une -action méritoire devant Allah, qu’aider au transport d’un défunt. - -La bière était couverte d’un drap d’or et de vieilles broderies aux -couleurs gaies. Quelques fleurs s’éparpillaient sur les étoffes. Les -chants à plusieurs voix scandaient la marche, attirant les femmes -curieuses, qui se penchaient, invisibles, aux moucharabiés, tout le long -du parcours. - -On atteignit enfin le cimetière un peu hors de la ville. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -La besogne funèbre achevée, une simple pierre sans inscription marqua la -tombe, au hasard dans la verdure. Et la vieille Latifa, qui ne savait -pas ce que c’était que la campagne, repose sous l’herbe folle criblée de -soucis orange, au milieu d’un bois d’eucalyptus et d’aloès aux feuilles -bleues et acérées. - -Le grand ciel libre, vibrant de lumière, s’étend au-dessus d’elle, et -les oiseaux gazouillent alentour du matin au soir, maintenant que ses -yeux sont fermés et que ses oreilles n’entendent plus... - - - - -XI - -JEUNES-TUNISIENNES - - -Une automobile s’est arrêtée devant ma maison, révolutionnant la rue -calme, plus habituée aux bourricots et aux charrettes qu’aux trépidantes -«carh’aba». Un Arabe saute du siège où il était assis à côté du -chauffeur, heurte à la porte, déploie son burnous devant ses yeux, et en -protège le passage rapide de deux formes voilées qui s’engouffrent dans -le vestibule. Ce sont mes amies les dames El Karoui dont j’attendais la -visite. - -Douja et Nejima sont de charmantes musulmanes nouveau jeu, instruites, -distinguées parlant français sans le moindre accent. - -Nejima est veuve de Si Azous El Karoui, l’avocat. Elle n’a point envie -de se remarier, craignant de tomber dans une famille d’esprit moins -large que celle du défunt. Elle en souffrirait trop, ayant été élevée -par une institutrice française et des parents aux idées très modernes. -Son frère aîné Si Jilani est interne des hôpitaux de Paris. - -Douja, sa jeune belle-sœur, est la femme de Si Slimane El Karoui, -directeur du journal arabe la _Zorah_. Elles s’entendent admirablement -ensemble et ne se quittent jamais. - -Douja est née aussi dans un des rares milieux musulmans très libéraux de -Tunis. Elle a fait toutes ses études à l’école secondaire Jules-Ferry. - -Ces dames voyagent chaque année avec Si Slimane. Elles vont à Vichy, à -Paris, en Italie... Elles s’embarquent soigneusement voilées, mais une -heure après le départ, elles sortent de leurs cabines, transformées en -Européennes élégantes. Aussitôt rentrées à Tunis elles savent se -conformer aux mœurs de leur pays, sans pourtant s’astreindre à la -réclusion absolue. - -Elles, qui évoluent fort à leur aise dans un salon parisien plein de -messieurs, n’ont jamais été aperçues par un seul coreligionnaire... Leur -automobile est hermétiquement close par des volets en bois; mais elles -vont souvent voir des Françaises, leurs seules amies. Car, malgré la -situation de leur famille et l’extrême régularité de leur vie, elles -sont assez mal considérées dans les milieux musulmans aux idées -étroites. - -Dès l’entrée, elles ont vite rejeté leurs voiles de soie, et -apparaissent joliment vêtues à l’arabe, de costumes brodés, en satin -gris, où l’on ne devine l’influence parisienne qu’au goût discret et aux -teintes atténuées. - ---Comment allez-vous? Il y a un temps infini que nous ne vous avons vue. - ---Et vous-mêmes? Avez-vous fait un bon voyage? Donnez-moi des nouvelles -de Paris. - ---Toujours charmant! Mais il commence à y faire froid, et nous avons -retrouvé sans déplaisir le soleil de Tunis. - -Nous causons de mille choses actuelles. Ces dames sont au courant de -tout: art, littérature, politique. Elles m’apportent un livre sur les -harems turcs, récemment paru. - ---Vous verrez, c’est intéressant, pour nous surtout, puisqu’il est -question de la vie féminine à Constantinople. - ---Ce ne doit pas être très exact du reste,--ajoute Nejima.--A en croire -l’auteur, toutes les femmes de Stamboul seraient jolies, instruites, -heureuses, mères et épouses idéales. Et je doute que la perfection -existe là-bas plus qu’ailleurs. - ---Et puis,--remarque Douja,--puisque l’auteur, une femme grecque, trouve -si délicieuse la vie au harem, que n’y est-elle donc restée, épousant un -Turc, au lieu de se marier avec un Américain, pour partir à San -Francisco?... - -Un coup de sonnette interrompt notre conversation, et Habiba introduit -deux visiteuses inopportunes, mesdames B... et G..., perruches bavardes -et prétentieuses. Elles doivent être nées aux environs de Carpentras ou -de Guéret, mais, parce qu’elles portent des robes drapées et des -aigrettes de trente centimètres, elles s’imaginent passer pour des -Parisiennes. - -Je fais les présentations. - ---Ah!--s’exclame madame B...,--que je suis heureuse de rencontrer des -musulmanes! c’est la première fois que cela m’arrive. - ---Et vous parlez français,--minaude madame G...,--c’est exquis! Vous -allez nous raconter tant de choses dont nous n’avons pas la moindre -idée. - ---Vous êtes trop aimable, madame,--proteste Douja,--mais c’est vous -plutôt qui pourrez nous intéresser. Nous sortons peu, ici, vous le -savez. - ---C’est vrai! Vous avez des mœurs très curieuses. Dites-moi, que -faites-vous dans vos harems? Que vous y apprend-on? - ---L’instruction y est généralement négligée,--riposte en souriant -Nejima,--mais on ne manque jamais de nous enseigner le savoir-vivre et -la discrétion. - -Les deux perruches ne saisissent pas la leçon que cette jeune musulmane -vient de leur infliger. Elles continuent à questionner et à babiller -étourdiment. Et comme je devine la nervosité de mes amies, devant un tel -manque de tact et une curiosité si indécente, je fais dévier l’entretien -sur un autre sujet. - ---Nous avons été hier au Palmarium voir la _Belle Hélène_,--dit madame -B...--C’est bien pour la quatrième fois, mais on s’y amuse toujours. -Évidemment, mesdames, vous ne connaissez pas cela. - ---Je vous demande pardon,--répond Douja.--Nous avons même assisté -dernièrement à une parodie de Shakespeare analogue, et bien supérieure à -mon avis: _Troïlus et Cressida_! - ---Comment dites-vous? Où donne-t-on cette pièce? Je ne l’ai pas vue -affichée. - ---C’est à l’Odéon qu’on la joue, madame, depuis très peu de temps. - ---Ah!--fait madame B... un peu dépitée.--Vous connaissez donc Paris? - ---Nous y passons tous les ans deux mois. - -Les perruches abandonnent vite ce sujet. Il leur en coûterait sans doute -d’avouer à ces musulmanes qu’elles ignorent la capitale dont elles -singent les modes. - -Précisément la question chiffon est plus passionnante que jamais cet -automne. Reviendra-t-on aux paniers?... Madame G... a besoin d’un -costume, et se demande avec anxiété si elle doit en faire draper la -jupe. - ---La plupart des tailleurs gardent leur ligne sobre,--dit Nejima.--Nous -en avons vu de simples et charmants chez Montaillé et différents -couturiers. - -Les perruches se regardent interloquées... Elles se décident enfin à -s’envoler: frous-frous, caquetages, bruits d’ailes... Dans le vestibule, -madame G... me dit d’un air entendu: - ---Vos amies sont délicieuses, mais nous ne tombons pas dans le piège. Ce -sont des Françaises déguisées en musulmanes. De grâce, dites-nous leurs -noms? - -Je souris, énigmatique. Et j’amuse bien les dames El Karoui en leur -rapportant ensuite ce propos. - ---Il va falloir vous quitter, car nous avons promis à notre cousine -Menena Zoubhir, d’aller la voir aujourd’hui. Elle est fort préoccupée: -son vieux turban de mari s’est mis en tête de marier leur fille Neïla -avec Si Tayeb ben Mokhtar. - ---Vous figurez-vous la pauvre petite qui a fait toutes ses études à -Jules-Ferry, dans ce milieu ancien style! - ---Il est vrai que sa grand’mère lui en donne déjà l’avant-goût. - ---Oui, mais Neïla n’en a pas moins une vie intellectuelle et plus -civilisée auprès de sa mère. - ---Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous?--dit Nejima.--Elles sont -toujours si contentes de vous voir. - ---Avec plaisir, je suis libre toute la journée. - -Mes amies se voilent, et leur auto nous dépose vite au Dar Zouhir. - -Lella Menena et sa fille nous reçoivent en vraies femmes du monde. - -Elles savent dissimuler leurs tourments et ma présence les empêchera -d’en dire un seul mot à leurs cousines. Elles ont un grand souci de -dignité devant une Européenne, et paraissent toujours pleinement -satisfaites de leur sort. - ---Sans doute,--m’a dit un jour Lella Menena,--l’existence des musulmanes -est assez sévère ici. Mais elle a bien ses bons côtés. Nous avons le -temps de réfléchir, une vie calme et saine. Je n’envie pas le sort des -Françaises toujours affairées, absorbées par mille soins dont nous -sommes déchargées. Il y a aussi une certaine satisfaction à suivre les -règles observées par toutes nos aïeules. Un changement se fera peut-être -dans notre condition, mais très lentement. Pour l’instant nous sommes -heureuses... - -Est-ce l’exacte vérité? Du moins il y a du mérite et une grande fierté à -le proclamer. - -Lella Menena fut élevée par une institutrice française, sans quitter la -maison paternelle, mais Neïla est allée au lycée jusqu’à treize ans, -mêlant sa vie et sa pensée à celles de ses petites camarades. Puis un -jour, son enfance libre s’est terminée, elle est rentrée au logis pour -n’en plus sortir jamais... - -Regrette-t-elle parfois l’existence entr’aperçue?... - -Ces dames lisent, reçoivent des journaux et des revues, s’intéressent -aux choses intellectuelles; Lella Menena est une mère intelligente, très -occupée de ses jeunes enfants, la toute petite Jemila, et les deux -garçons qui vont au lycée, et font en même temps leurs études arabes. Sa -demeure a des fenêtres largement ouvertes à la lumière, donnant sur les -terrasses des souks. Si Omar, son mari, n’est point un «vieux turban», -comme le prétend Douja. C’est au contraire un homme instruit, d’idées -assez modernes, qui tolère pour sa femme et sa fille bien des habitudes -quasi européennes, à la condition qu’elles ne sortent pas de la maison -et se conforment aux mœurs. Je m’étonne qu’il veuille imposer à Neïla un -époux retardataire. Peut-être y est-il poussé par sa mère, musulmane de -la vieille école, que révoltent toutes ces coutumes françaises -introduites dans sa demeure. - -Elle paraît quelquefois lorsque je viens, et je devine une sourde -hostilité sous sa politesse. - -Neïla s’est assise auprès de moi. Elle me reproche la rareté de mes -visites. - ---Songez que j’ai eu le temps de terminer, depuis que vous êtes venue, -ce chemin de table à peine commencé. - -Elle me l’apporte: il est charmant, tout incrusté de filet, et brodé -dans la perfection. - ---Maman vient de m’abonner à la _Corbeille à ouvrage_ qui envoie chaque -mois des travaux échantillonnés. - ---Ainsi, Neïla, vous continuez toujours votre trousseau? - -Elle rougit, et ses yeux se remplissent de larmes. - ---Excusez-moi,--dit-elle tout bas,--j’ai bien des tristesses en ce -moment. Mes cousines ont dû vous le dire, mon père va me marier à Si -Tayeb ben Mokhtar. - ---Mais, Neïla, si cette union vous répugne, ne pouvez-vous, très -respectueusement, résister à Si Omar? - ---Je n’ose pas,--dit-elle.--Vous savez le respect que nous avons pour -nos pères. Et puis, ce serait mal... - ---Alors, vous acceptez ainsi l’époux qu’il vous impose? - ---Oui,--répond-elle simplement...--Je tâcherai de prendre mon parti de -cette nouvelle existence. Ma cousine Amina, qui a été élevée comme moi, -a bien épousé Si Slim Cherif, et elle vit suivant les vieilles mœurs. -Elle n’est pas malheureuse, elle a un bébé... - -Une mulâtresse apporte le thé, très correctement servi à l’européenne, -sur de petits napperons brodés. Puis elle disparaît. Dans cette maison -les servantes font leur service comme chez nous, avec silence et -discrétion. - -Après quelques moments, je me lève, Neïla me reconduit jusqu’en haut de -l’escalier. - ---Vous ne tarderez pas à être invitée à mes noces,--dit-elle.--Ce matin -on en a fixé l’époque après notre nouvelle année. - ---Alors, c’est tout à fait décidé? - ---Oui,--répond la jeune fille,--maintenant il n’y a plus qu’à savoir me -soumettre et me dominer... l’un et l’autre sont difficiles, mais je m’y -efforce. - - - - -XII - -LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAÏM - - -Je me promenais, en quête d’un modèle, aux environs de la rue Sidi ben -Naïm, dans cet étrange quartier de courtisanes, où les portes ouvertes -de chaque maison laissent apercevoir des femmes parées et nonchalantes, -étendues sur leurs divans. Des femmes aux visages nus et aux mœurs -impudiques. - -Il y avait des Tunisiennes en pantalons bouffants et gebbas brodées, des -bédouines chargées de bijoux sauvages, et drapées dans leurs meleh’fas -de soie, des négresses aux oripeaux éclatants, des Juives grasses et -blanches. - -Quelques-unes causaient et riaient avec des tirailleurs indigènes: mais -la plupart se reposaient, indolentes, en buvant du café à petites -gorgées, et en croquant de gros radis mauves. - -A cette heure, les rues tranquilles prennent sous le soleil un aspect -honnête, la clientèle en étant essentiellement noctambule. - -Une de ces femmes marchait devant moi, petite, boulotte, mais bien -moulée dans une superbe fouta jaune rayée d’argent. Et, s’étant -retournée, elle me sourit. A mon grand étonnement je reconnaissais sa -face ronde au nez trop court et aux lèvres sensuelles... et pourtant je -ne me savais point d’amie parmi les dames de la rue Sidi ben Naïm. - ---Par mon Maître!--s’exclama-t-elle,--je ne m’attendais guère à te -rencontrer ici, la dernière fois que je te vis au Dar el Joued, où cette -chienne de Salouh’a m’avait fait enfermer! - -Alors seulement, je réalisai que cette courtisane était autrefois Lella -Zeïna, la petite bourgeoise bien recluse chez son époux Si Salah -Boubaker. Et je ne sus pas lui cacher ma surprise. - ---Toi ici! - ---Mais oui,--répondit-elle sans embarras.--J’ai moisi presque un an au -Dar el Joued, et puis mon mari s’est lassé de mes résistances lorsqu’il -venait la nuit partager ma couche, et il m’a répudiée. Je n’ai pas de -famille à Tunis, je suis libre. Sans doute j’aurais pu me remarier, mais -j’en avais assez... A la prison, il y avait des femmes d’ici. Elles -disaient que la vie n’y était point désagréable et qu’on gagnait -beaucoup d’argent. Ça m’a tentée. - ---Et tu ne regrettes rien? - ---Par Allah! je n’ai jamais été si contente. - ---Mais ces hommes que tu dois accepter ne te répugnent pas? - ---Eux ou un époux, n’est-ce pas toujours la même chose? Sans doute -quelques-uns sont très brutaux, surtout les soldats, mais une fois -partis, on est tranquille. Vois-tu, il vaut mieux avoir affaire à -beaucoup qu’à un seul, on est plus libre, et l’argent acquis est bien à -soi... Veux-tu voir ma maison? - -J’hésitai une seconde, puis la curiosité l’emporta et je suivis Zeïna la -courtisane. - -Au delà du vestibule, meublé du seul divan indicateur, je traversai un -gai petit patio tout fleuri, jardinet en miniature qu’ombrageait un -bananier aux feuilles longues, molles et déchiquetées. - -La chambre de la jeune femme était presque semblable à celle -d’autrefois, chez son ex-époux Si Salah Boubaker: deux lits, des -étagères chargées de bibelots au-dessus du divan, des armoires à glace -Louis XV flanquant la porte, et à la place du piano muet, un mystérieux -objet enveloppé d’une étoffe de soie. - -Zeïna me prépara une tasse de café, me fit un bouquet avec les trois -roses du patio mêlées à quelques brins de jasmin, puis nous nous mîmes à -bavarder comme de bonnes amies. - ---Tu devrais me raconter tout ce qui t’est arrivé depuis la dernière -fois où nous nous sommes vues. - ---Volontiers, puisque tu daignes t’intéresser à moi. Donc, au bout de -huit mois, Si Salah m’a répudiée et je suis sortie de prison. Ma famille -habite Gafsa, et encore n’y ai-je plus que des oncles assez -indifférents. J’étais nue[18], je me serais trouvée sans asile si la -vieille Aouicha n’avait guetté ma sortie. Elle m’engageait à venir ici, -dans sa maison, m’assurant que je m’y plairais et y gagnerais beaucoup -d’argent. - - [18] Dénuée de tout. - ---Et tu n’as pas hésité? - ---Qu’aurais-je fait autrement?... Dieu est puissant!... Et puis je -savais que la vieille ne mentait pas. En effet, elle m’a prêté trois -cents francs pour acheter des vêtements et des bijoux et m’a emmenée -chez elle. J’y suis restée six mois. - ---Pourquoi l’as-tu quittée? - ---Parce que c’est mieux d’être chez soi, on y a bien plus de bénéfice, -et on peut se reposer à volonté. Tu comprends:--chez Aouicha nous étions -six pensionnaires, et il n’y avait que cinq chambres; l’une de nous -devait forcément rester dans le vestibule. Et puis la vieille faisait la -cuisine, la lessive, tout l’ouvrage enfin, avec une petite servante, -mais pour cela nous lui cédions la moitié de notre gain. C’est bien plus -avantageux de s’arranger soi-même. Je l’ai donc remboursée le plus vite -possible et je me suis installée dans cette maison. - ---Les autres femmes font-elles toujours ainsi au bout d’un certain -temps? - ---Cela dépend. En général elles sont prodigues et n’arrivent pas à se -libérer vis-à-vis de leurs tenancières. Et puis, beaucoup préfèrent la -vie en commun. Mais seules, les «mamoussa» installées comme moi se font -une belle situation. - ---Alors, tu es contente de ton sort? - ---Qu’Il soit exalté!... Je t’assure que ma vie est charmante. Je n’ai -plus de maître. Je gagne assez d’argent pour emplir mes armoires, et je -n’ai pas le temps de m’ennuyer. Plusieurs fois par semaine, toutes les -femmes de la corporation sortent ensemble. Nous allons au Bardo, à la -Manouba, à Sidi bou Saïd, à la Marsa... enfin, dans tous les -environs--pour nous montrer et exciter les hommes à venir chez nous. On -cause, on rit avec eux, quelques-uns nous offrent des cacaouettes et des -gazouz[19], c’est très amusant! - - [19] Limonades. - -Elle parlait de tout cela simplement, sans fausse honte, incapable de se -sentir déshonorée par un métier où l’on gagne tant d’argent. - ---Mais, Zeïna, je ne puis croire cependant que tout soit agréable dans -ta nouvelle existence... - ---C’est juste. Le bey lui-même a ses puces... Certaines choses sont -ennuyeuses: d’abord la visite des médecins français... puis les clients -brutaux qui nous battent parfois, et les hommes qui se disputent à coups -de couteau dans la rue, pour l’une de nous, en poussant de grands cris; -alors on a si peur... Mais sais-tu ce qui m’a été le plus pénible? C’est -de paraître nue[20] devant tous. Au début je ne pouvais m’y habituer, et -je me cachais instinctivement la tête dans mes mains. - - [20] Le visage nu. - -Elle ouvrit ses armoires où s’entassaient les corsages de satin à -manches ballons, froufroutés de rubans et de dentelles, les foutas de -soie, les tacritas aux teintes éclatantes, les boléros brodés, les -costumes brillants de paillettes. - ---O Allah!--dit-elle avec orgueil,--j’ai payé tout cela sur mes -économies. Je n’en avais pas autant autrefois chez Si Salah. - -Puis elle sortit de ses coffres des parures de fausses perles et de -strass, des colliers d’ambre, de longues boucles d’oreille, des -croissants dorés, des mains de Fathma... - ---Mais tu n’as pas vu le plus beau.--ajouta-t-elle en désignant l’objet -mystérieux et voilé.--Lorsque j’ai su que Si Salah avait donné mon piano -à Salouh’a, cette chienne fille de chienne, j’en suis tombée malade, et -puis je me suis promis sur la tête de ma mère que j’aurais -mieux un jour. Et regarde ce que j’ai acheté de mon premier -argent,--ajouta-t-elle rayonnante en découvrant... un énorme -phonographe. - -Je restai ébahie, réprimant à grand’peine une envie de rire qui l’eût -peinée. Elle prit mon silence pour de l’admiration. - ---Oui, elle peut bien le garder son sale piano cassé! Moi j’ai une -machine qui parle, qui chante, qui sait plus de choses que le -«serviteur[21]». Écoute! - - [21] L’homme. - -Le phonographe nasillard se mit à scander une chanson arabe plus ou -moins obscène. On ne s’entendait plus dans la chambre... Je pris congé -de Zeïna malgré ses instances. - ---Tous les soirs à partir de cinq heures, je le fais marcher,--me -dit-elle en me reconduisant.--C’est de l’argent bien placé, les hommes -aiment beaucoup cela. - -Et j’étais loin que j’entendais encore, à travers les rues blanches, la -voix insolite appelant les clients chez Zeïna la courtisane. - - - - -XIII - -DÉCADENCE - - -Certes il y avait bien des musulmanes parées, jeunes et jolies, aux -noces de Lella Djenina bent Daoud! Mais une femme, dont les rides -légères se devinaient sous le fard, les éclipsait toutes de son -extraordinaire beauté agonisante. Ses cheveux ondulés et soyeux lui -descendaient presque aux chevilles, toison d’or surprenante parmi tant -de chevelures noires, à reflets bleus, et ses yeux immenses, allongés de -kohol, semblaient avoir ravi leur couleur au golfe de Carthage. Elle -était grande, bien faite, un peu grasse, très blanche, d’un charme -particulièrement nonchalant et séducteur, à côté de toutes ces femmes -alanguies, gracieuses et coquettes à l’envi. Et l’on pressentait une -créature à part, d’une autre race, bien que ses manières et son costume -fussent tout à fait tunisiens. - ---Oui,--me répondit la princesse Bederen’nour,--Lella Tejelmouk est -encore très belle. Mais si tu l’avais vue il y a une vingtaine d’années! -J’étais toute petite fille lorsque je l’ai rencontrée à un mariage, et -je ne m’occupais guère de beauté. Par la tête de Sidi Mahrez! j’en suis -restée éblouie. On eût dit la sultane Shéhérazade! Plus rien n’existait -auprès d’elle... - ---De quel pays est-elle donc?--demandai-je,--elle n’a pas du tout le -type tunisien. - ---Mais de Circassie..., c’est une alégia;[22] ne l’avais-tu pas deviné? -Il n’y a que ces femmes-là pour posséder des cheveux aussi longs et -dorés et des yeux aussi bleus. Son mari, le vieux Si Beji ben Abd er -Rahmane l’a achetée au temps de son opulence quand il était vizir de Si -Sadok. - - [22] Les alégias sont des Circassiennes élevées spécialement pour les - harems des souverains et des riches personnages musulmans. - ---Je croyais que les beys seuls avaient le droit d’entretenir des -alégias. - ---Maintenant, oui, ouvertement du moins. Avant l’occupation française, -avec beaucoup d’argent chacun pouvait s’en payer. - ---Combien valaient-elles? - ---Plusieurs dizaines de mille francs suivant leur beauté. Lella -Tejelmouk a coûté, dit-on, soixante-quinze mille francs. Elle avait -treize ans et a été parmi les dernières alégias vendues à Tunis. Tu -connais le souk el Trouk? - ---Oui, celui des gebbas et des burnous. - ---Eh bien, c’était là qu’on vendait autrefois les alégias. J’ai souvent -entendu mon grand-père regretter le temps où l’on allait s’y promener en -regardant les belles filles exposées et richement parées. Et les -citadins, à qui leur fortune permettait de s’en payer une, demandaient -au marchand la permission de les voir dévêtues, dans les chambres qui -existent encore derrière les boutiques. Cela n’était accordé qu’à bon -escient, mais il y avait toujours un monde fou dans le souk. - ---Je l’imagine. - ---Puisque Lella Tejelmouk t’intéresse, je vais te la présenter, elle est -très gentille. - -La princesse Bederen’nour alla dire quelques mots à la belle -Circassienne. Puis elles revinrent toutes deux vers moi, de leur -identique démarche balancée. - -Notre conversation fut banale, mais je fus invitée par Lella Tejelmouk à -l’aller visiter dans son palais près de Sidi Bou Saïd. - ---Une belle demeure,--me dit plus tard la princesse Bederen’nour,--et -que les beys eussent pu envier autrefois, car maintenant il ne doit plus -y rester grand’chose. Si Beji ben Abd er Rahmane est ruiné, aux mains -des Juifs... - ---Lella Tejelmouk est-elle vraiment sa femme? - ---Oui, il l’a épousée presque tout de suite après l’avoir achetée. Il -l’adorait et tu n’imagines pas toutes les folies qu’il fit pour elle: -les bijoux, les étoffes de Perse et de l’Inde, les broderies... -Lorsqu’elle paraissait à un mariage elle portait sur elle une fortune. -C’est bien changé! - -En effet, Lella Tejelmouk était assez simplement vêtue d’un costume en -satin mauve et argent. Un seul bijou, triangle de diamants aux franges -d’ambre, ornait sa gebba. - ---Le pauvre Si Beji doit avoir l’âme resserrée de vendre ainsi toutes -les parures de sa femme,--continua la princesse,--car il en est, dit-on, -toujours amoureux. Pour lui plaire, il répudia jadis ses deux autres -épouses, Lella Aïcha et Lella Fathma. - ---Ont-ils des enfants? - ---Elle en eut deux, une fillette morte vers cinq ans, et un fils, très -mauvais sujet, dont on n’a plus de nouvelles depuis longtemps. Dieu est -puissant!... - -Par une éblouissante journée de printemps, j’allai voir Lella Tejelmouk. -Sa demeure n’était pas sur la colline de Sidi Bou Saïd, mais à quelque -distance au bord du golfe. Une vieille bédouine m’y conduisit par un -sentier bordé d’aloès et de figuiers de Barbarie aux feuilles grasses, -dont les ombres bizarres ne suffisaient point à protéger d’un soleil -très ardent. Une longue muraille dégradée enserrait un jardin. - ---C’est là,--me dit la bédouine, et elle disparut comme une sorcière -avant que j’eusse eu le temps de lui donner quelques sous. - -J’atteignis une porte monumentale et en heurtai vainement le marteau, et -comme elle était entr’ouverte, je me décidai à pénétrer seule. - -Une allée de cyprès conduisait au palais. A droite et à gauche, une -folle végétation avait envahi les parterres, dont on devinait encore la -forme régulière. Çà et là, des vases de marbre brisés, des mosaïques -entourant un bassin, apparaissaient au milieu des lianes, des géraniums -grimpants et des fleurs sauvages. - -Quelques grands palmiers, des eucalyptus, des poivriers pleureurs au -feuillage délicat, des orangers et des grenadiers, marquaient les -anciens bosquets. Ce fouillis de verdure était mélancolique et charmant -sous le soleil. - -Le palais surgit au bout de l’allée, très mystérieux avec ses -moucharabiés ventrus et ses loggias à l’italienne. Depuis des années -qu’on ne le badigeonnait plus à la chaux, il avait pris une couleur -dorée comme celle des vieilles cathédrales espagnoles. Des lignes -géométriques et des guirlandes couraient sur le marbre autour des -fenêtres et de la porte. - -Et je recommençai à heurter, à coups retentissants mais inutiles. Comme -celle du jardin, cette porte n’était pas fermée. A bout de patience -j’entrai dans un grand vestibule désert, puis j’enfilai au hasard -plusieurs pièces également vides et revêtues de faïence. Le logis -semblait abandonné, aucun bruit, aucun meuble ne trahissait la vie -humaine. J’appelai, et ma voix se répercuta sonore à travers les salles. -Au bout de quelques minutes apparut un très vieux petit bonhomme tout -courbé, vêtu d’une gebba blanche assez usée. Mais à un certain air de -dignité, à son accueil un peu hautain, je reconnus le maître du logis, -Si Beji ben Abd er Rahmane. - -Dès qu’il sut l’objet de ma visite, il devint plus aimable et m’assura -que Lella Tejelmouk lui avait parlé de notre rencontre et serait -enchantée de me revoir. Il me fit traverser encore plusieurs pièces -vides, et m’introduisit dans un salon de proportions anormales dont le -divan garni de coussins, quelques midas[23] incrustées de nacre et une -table boiteuse formaient tout le mobilier. La décoration des murailles -et du plafond était d’une richesse extrême et l’on apercevait par les -fenêtres un très grand patio à double colonnade, tout inondé de soleil. -Le vieillard s’éloigna pour prévenir sa femme. - - [23] Petites tables très basses. - -Lella Tejelmouk se fit attendre assez longtemps, et je supposai qu’elle -retouchait sa toilette. Elle parut enfin, toujours belle. Mais le jour -accusait plus cruellement que les bougies les atteintes du temps: les -coins las de la bouche, la meurtrissure des tempes, les rides fines -sillonnant la peau sous le fard. Et je m’aperçus aussi que ses longs -cheveux si dorés ne gardaient leur couleur blonde que grâce à des -artifices. Elle était plus simplement vêtue qu’aux noces de Lella -Djenina: une fouta de soie blanche à rayures multicolores enserrait ses -hanches un peu lourdes, et sa gebba de satin jaune s’ornait toujours de -l’unique bijou, le triangle de diamants à franges parfumées, au bout -desquelles se balançaient de petits croissants d’or incrustés de roses. -Pourtant elle gardait son incomparable séduction, le charme de ses -regards si bleus sous les cils très noirs, et la nonchalence gracieuse -de tous ses gestes. - -Une vieille négresse apporta le café, puis Lella Tejelmouk me proposa de -visiter la maison. - -Le patio était immense, comme toutes choses de cette demeure où l’on -sentait le désir de faire luxueux et grand. Une triple vasque dominait -un bassin desséché: les colonnes de marbre s’effritaient. Dans une cage, -un oiseau s’égosillait, Lella Tejelmouk lui sourit, et me fit admirer -aussi quelques pots d’œillets et un petit oranger dont elle me cueillit -les fleurs. - ---Tu as un beau jardin,--lui dis-je,--ne t’y promènes-tu pas? - ---Oh! non. On pourrait me voir, surtout maintenant que les murs sont -écroulés en plusieurs endroits. - -La chambre de la Circassienne gardait encore ses grands lits de parade à -frontons dorés; il n’y avait guère de meubles: quelques coffres, un -sofa..., pas même les armoires à glace chères à toute musulmane. Et -pourtant, c’était avec le salon et la cuisine, énorme, pleine de jarres -à provisions, les seules pièces du logis attestant la vie humaine. -Toutes les autres étaient absolument vides. - ---Fatima te montrera les étages,--dit Lella Tejelmouk.--Excuse-moi, j’ai -les jambes malades et ne puis monter. - -Je suivis la négresse à toison grisonnante à travers les escaliers de -marbre, les enfilades de salles nues et désertes où les araignées -tissaient tranquillement leurs toiles. Çà et là, un carreau manquait aux -murailles, une voûte s’effondrait, la pluie avait dégradé les peintures -et les ors des plafonds. Et nous continuions à errer dans ce palais -abandonné comme en un conte, soulevant la poussière, réveillant les -échos des mille pièces mortes et splendides. - ---O Miséricordieux!... O Puissant!... O Prophète!--soupira Fatima -jusqu’alors silencieuse.--Quelle ruine!... Si tu avais vu cette maison -il y a trente ans! Les tapis, les coffres et les lustres! Notre -Tejelmouk n’avait rien à désirer, la chérie. Tous ses caprices étaient -aussitôt satisfaits. Si Beji aurait été aux Indes pour lui rapporter un -collier ou une étoffe, il ne lui refusait quoi que ce soit. Cinquante -familles habitaient ce logis dont Lella Tejelmouk était la sultane. Et -maintenant il ne lui reste plus que sa vieille Fatima pour la servir! O -Puissant! O Miséricordieux! O mon Maître! - -Elle ouvrit une porte, et m’engagea d’un signe à sortir, tandis qu’elle -restait dans l’ombre de la chambre. Je poussai un cri de surprise: une -immense terrasse s’avançait au-dessus de la mer, quelques mouettes -s’enfuirent à mon approche, et je restai longtemps à contempler le golfe -si bleu aux rives immuables, où le caprice d’un puissant avait élevé ce -palais de marbres et de faïences... Œuvre éphémère comme les riches -demeures carthaginoises, et les villas romaines qui l’avaient précédée, -et dont les assises et les colonnes gisaient encore dans ce sol rouge -plein de ruines et de souvenirs... - -Fatima, impatiente, m’appela. Nous traversâmes encore cent pièces -muettes aux charmantes loggias, donnant sur le jardin ou sur la mer; -cent pièces autrefois animées, où circulaient les esclaves, où se -nouaient et se dénouaient les intrigues de harem... - -Et je retrouvai enfin dans le salon les maîtres du logis. Si Beji ben -Abd er Rahmane, le tout-puissant vizir de Si Sadok bey, le fringant -cavalier, le richissime seigneur, et son épouse Lella Tejelmouk -l’incomparable!... Un petit vieux tremblant et courbé, une Circassienne -fanée dont la beauté défaillante évoquait encore, comme les restes de -son palais, les splendeurs enfuies. - ---Tu as vu,--me dit Si Beji avec orgueil,--ma maison était superbe et -grande, j’ai eu des enfants, des milliers de serviteurs, des jours -glorieux... A présent il ne me reste plus qu’elle,--ajouta-t-il en -jetant un pauvre vieux regard d’amour à sa femme,--et c’est assez! Dieu -est puissant! - ---Mektoub[24]!--ajouta Lella Tejelmouk. - - [24] C’était écrit. - - - - -DEUXIÈME PARTIE - -MŒURS MAROCAINES - - Au Général Lyautey. - - - - -I - -LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM - - -Le hasard seul m’a fait connaître Lella Kenza, arrière-petite-nièce du -sultan Mouley Mohammed. - -J’explorais les quartiers excentriques de Fez avec notre ami Si Omar ben -Nouna, et nous nous étions égarés dans le labyrinthe des ruelles -caillouteuses, lorsque nous aperçûmes un peu de ciel bleu au-dessus d’un -carrefour. Un palmier s’élançait derrière une muraille jaunâtre et -dégradée. - ---Allah!--fit mon compagnon,--nous voici à la demeure d’un de mes -parents, le Chérif Jilali; tu vas pouvoir t’y reposer. - -Après avoir parlementé, à travers la porte, avec une femme invisible, il -me dit: - ---Mouley Abbas est absent. Entre chez lui; je vais aller à la mosquée -voisine et reviendrai te prendre. - -Une esclave entre-bâilla la porte pour me livrer passage, et me guida -par la main à travers un vestibule obscur. Le patio était large et gai, -car les bâtiments n’avaient qu’un étage, et le soleil y pénétrait -librement. Une des salles, garnie de mosaïques et de peintures, -s’ouvrait sur une grande arsa[25] aux vertes perspectives mystérieuses. -Mais je ne songeai plus à regarder nulle chose lorsque parut Lella -Kenza. Car elle est plus belle et charmante qu’aucune des «_vierges aux -yeux noirs_» dont les bons Musulmans goûteront les délices dans les -«_jardins élevés, pleins de sources vives, où les fruits seront à portée -de la main_[26]». - - [25] Verger. - - [26] Koran. - -Lella Kenza est presque une enfant, mais elle possède déjà les grâces -troublantes de la femme. Ses yeux profonds, ombragés par de longs cils -bruns, s’ouvrent, candidement étonnés, sous l’arc parfait des sourcils. -Le nez est petit et droit, la bouche vermeille comme une fleur fraîche -éclose, le teint doré, l’ovale exquis... Des nattes sombres, piquées -d’agates et d’émeraudes brutes, encadrent son visage, et vont se perdre -dans un volumineux turban d’étoffe dorée. Elle est mince, souple, et -chacun de ses mouvements révèle l’harmonie du corps sous les brocarts -aux plis lourds. On dirait une vivante petite idole égyptienne. C’est -_la perle soigneusement cachée_[27] qui fut connue par un seul...: -Mouley Abbas est son époux. - - [27] Koran. - -Lella Kenza sembla toute joyeuse de ma visite imprévue. - ---Je ne vois jamais personne--me confia-t-elle,--ma famille habite -Meknès[28]. Depuis mon mariage, nulle femme n’est entrée dans cette -maison, et mon mari est souvent absent. - - [28] Une partie de la famille impériale habite à Meknès, dans les - Palais de l’Aguedal. - ---As-tu des enfants? - ---Non,--dit-elle, avec une moue petite de fillette prête aux larmes,--le -Seigneur ne m’en a pas accordé. - ---S’il plaît à Dieu, tu auras bientôt un fils. - ---S’il plaît à Dieu, le Puissant, le Miséricordieux!--répondit avec -ferveur Lella Kenza. - -Elle voulut me faire visiter sa demeure qui était somptueuse, immense et -mal entretenue. Dans une des chambres, une jeune négresse allaitait un -nouveau-né. - ---C’est une esclave,--me dit Lella Kenza,--et le fils qu’elle vient de -donner à mon mari. - -De nouveau, son joli visage s’attrista: ses lèvres se contractaient, ses -paupières aux longs cils s’abaissèrent..., mais je n’osai l’interroger, -de peur d’être indiscrète. - ---Tu ne connais pas un remède pour avoir des enfants?--me demanda-t-elle -tout à coup.--J’ai tout essayé,--et elle se mit à pleurer. - -Le chagrin de cette petite fille qui se désolait de ne pas être mère à -l’âge où l’on joue encore à la poupée, était touchant et drôle. - ---Pourquoi te lamenter ainsi,--lui répondis-je,--tu n’as peut-être pas -quinze ans. - ---Je ne sais pas,--dit-elle,--mais j’ai déjà jeûné quatre fois au -Ramadan depuis mes noces, et je suis toujours stérile... Alors, j’ai -peur... Et puis, il y a cette Marzaka, fille du diable, que tu as vue -tout à l’heure... - ---Que crains-tu? Elle est affreuse et noire, et toi, tu es plus belle -que la lune d’été. - ---C’est juste, Mouley Abbas le sait bien, mais il veut des enfants, et -elle lui en donne... - ---Aimerais-tu mieux qu’il eût une seconde épouse? - ---Allah m’en préserve!... C’est pour ne pas amener une autre femme dans -la maison que le Chérif a pris Marzaka. Elle a eu tout de suite un fils, -puis un autre, et celui qu’elle allaite est le troisième. Elle me nargue -avec tous ses enfants, je ne puis les sentir... - ---Connais-tu l’histoire de la hase et de la lionne? Je vais te la dire: -«_Une hase, un jour, parlait à une lionne: «Je suis plus féconde que -toi. Je mets au monde chaque année une quantité de rejetons, tandis que, -tout au long de ta vie, tu n’en as guère plus d’un ou deux.--Cela est -vrai, répondit la lionne, mais un seul de mes enfants dévore tous les -tiens[29]._» - - [29] De Lokman le sage. Poète arabe de la tribu d’Ad, à qui l’on - attribue des fables rappelant celles d’Ésope. - -Lella Kenza se mit à rire, toute consolée: - ---Oh! ta tête est pleine!... Ils sont noirs et laids comme elle, les -fils de Marzaka. Si j’en avais un, Mouley Abbas le préférerait à eux... -Et ce jour-là, il n’irait plus chez la négresse, il me l’a promis. - ---Tu vois bien qu’il ne l’aime pas. - ---Sans doute, mais chaque fois qu’il entre dans sa chambre, mon cœur me -fait mal et je pleure... Ensuite, elle se pavane devant moi avec les -bijoux qu’il lui donne. - -Lella Kenza portait des émeraudes, des rubis et des perles pour -plusieurs milliers de douros, et j’avais remarqué les bracelets d’argent -et les colliers de simple verroterie dont l’esclave ornait sa peau -noire. - ---Par Allah!--m’exclamai-je,--ses bijoux ne sauraient être comparés aux -tiens! - ---Et que m’importe?--répliqua-t-elle,--tout ce qu’il lui offre m’est -cuisant. - -Elle m’emmena prendre le thé dans l’arsa, où les esclaves avaient étendu -des tapis sous les arbres en fleurs. Les bananiers, les bambous et les -hautes herbes formaient un fouillis sauvage, au-dessus duquel le -palmier, que j’avais aperçu de la rue, balançait sa tête flexible. Un -invisible ruisseau gazouillait au milieu des joncs; des centaines -d’oiseaux pépiaient dans les orangers, et des cigognes passaient, les -pattes jointes, les ailes largement étendues, le bec pointant à l’avant, -d’un vol japonais noir et blanc sur le bleu du ciel... On eût pu se -croire très loin de la ville, dont on ne soupçonnait aucune muraille ni -aucune demeure. - -L’air était doux, les pétales tombaient sur nous en pluie silencieuse et -parfumée, les branches s’inclinaient, trop lourdement fécondes; parfois, -une orange mûre roulait sur le sol. Lella Kenza, accroupie devant les -plateaux d’argent, préparait le thé avec des gestes harmonieux; des -rayons de soleil faisaient luire les pierreries de sa coiffure et les -ramages dorés de son caftan; les esclaves noires s’agitaient autour de -nous. Quelques-unes d’entre elles, un peu à l’écart, chantaient -d’étranges mélopées en s’accompagnant du gumbri. - -Certes, Mouley Abbas ne devait pas être bien pressé d’aller au -paradis!... - -Je retournai souvent chez Lella Kenza. Elle s’était prise pour moi d’une -vive affection, et m’eût voulue sans cesse auprès d’elle. Je rompais -l’uniformité de sa vie en lui apportant quelques échos de ce monde -extérieur qu’elle ne devait jamais connaître. - -Le Chérif était un homme encore jeune, au visage accueillant et -sympathique. Il semblait adorer sa femme, et insistait toujours pour que -je vinsse la voir et la distraire. Mon départ fut un vrai chagrin pour -Lella Kenza; elle me fit mille recommandations, comme si je dusse aller -au bout du monde. Je l’assurai que le voyage de Meknès à Fez ne -m’effrayait nullement, et que je ne tarderais pas à revenir. - -Je la revis en effet à la fin de l’automne. Elle me parut moins jolie et -moins souple sous l’ampleur des caftans; ses traits tirés, ses yeux trop -noirs, révélaient une grande fatigue. Mais elle était fort joyeuse et ne -tarda pas à m’annoncer la bonne nouvelle: - ---Enfin!--me dit-elle,--je suis enceinte de ce printemps, juste à -l’époque de ton départ. Mouley Abbas est bien heureux. Il ne va plus du -tout chez Marzaka, maintenant que le Seigneur lui a montré que je puis -avoir des enfants. - -L’esclave traversait le patio, suivie de ses trois petits; le dernier né -trottinait en trébuchant. Il avait une tête ronde et crépue et un teint -à peine plus clair que celui de la négresse. Les aînés ressemblaient -davantage à leur père, bien qu’ils fussent aussi fort noirs. - -Marzaka vint s’accroupir avec nous, à une distance respectueuse de Lella -Kenza; elle se faisait très humble et sa maîtresse lui témoignait une -hautaine bienveillance depuis que son triomphe était assuré. Les -négrillons s’ébattaient, comiques et mal élevés, poussant des cris -aigus, dérangeant les coussins, se roulant sur les tapis comme de jeunes -animaux. De temps à autre, Lella Kenza leur donnait une amicale petite -claque. Même, elle prit le plus jeune sur ses genoux et le fit danser en -chantant: - - --Ah, Mouley Saïd! - Tu auras bientôt un frère, s’il plaît à Dieu! - Et son visage sera blanc, comme le haïk d’une femme riche. - En te voyant auprès de lui, - Les gens te prendront pour son esclave, - Et te demanderont si tu viens de Marrakech. - S’il plaît à Dieu, - Mouley Saïd!... - -L’enfant riait aux éclats, et la négresse, obséquieuse, battait des -mains en répétant le refrain improvisé: - - --S’il plaît à Dieu, - Mouley Saïd!... - -Je n’avais jamais vu tant de gaîté dans cette maison. Pourtant, Lella -Kenza semblait fort éprouvée par sa grossesse; elle revint toute -haletante d’une promenade dans l’_arsa_, où les peupliers roux semaient -leurs feuilles mortes sous l’éternelle verdure des orangers. - ---Je ne puis plus me traîner,--dit-elle,--c’est que demain j’entre dans -mon mois... Tu seras là, pour le sba[30]. Nous aurons des cheikhat[31] -et beaucoup de réjouissances. - - [30] Septième jour. Fête des relevailles. - - [31] Musiciennes et danseuses de profession. - -Mais je m’inquiétais en la voyant si lasse et si frêle, à la pensée des -souffrances que cette petite fille devrait bientôt supporter. - ---Écoute,--lui dis-je.--Il y a ici une toubiba[32] qui est très savante. -Elle a étudié toutes choses dans notre pays. S’il plaît à Dieu, ton -accouchement sera heureux et facile; mais si, par malheur, toi ou ton -enfant étiez malades, je t’en prie, fais-la venir, car elle saurait bien -vous soigner. - - [32] Doctoresse. - ---J’aurais trop peur,--répondit Lella Kenza,--on dit que vos médecins -ont des instruments en acier... Du reste, chez nous, les vieilles -connaissent des remèdes excellents. - ---Sans doute,--répliquai-je avec un manque de conviction qui ne put -échapper à mon amie. - ---Par notre Seigneur Mohammed, Envoyé d’Allah! elles sont plus malignes -que tu ne le crois. Sais-tu ce qui est arrivé à Zohra Bent Othman Ez -Zayani? - ---Je ne connais même pas son nom. - ---C’était une jeune fille d’une bonne famille de Fez, jolie comme le -printemps, et pleine de pudeur. La seconde femme de son père en était -fort jalouse. Or, voici que le ventre de Zohra se mit à enfler, à -enfler, à s’arrondir... et elle souffrait comme celle dont le mois est -échu... La femme disait à tous: - -«--Voyez cette éhontée, cette chienne, fille de chienne, elle n’a pas -attendu ses noces pour enfanter.» - -»Zohra pleurait sans comprendre pourquoi le Seigneur lui infligeait -cette honte, car elle sentait remuer dans son sein et se croyait -elle-même enceinte, malgré son innocence. Mais une vieille femme à qui -elle se confia lui dit: - -«--Ce sont les fruits de la méchanceté que tu portes, et non ceux du -péché. Celle qui te hait a dû te faire manger dans le couscous des œufs -de serpent. Ils ont éclos par la chaleur de ton corps; les petits s’y -trouvent bien et y grandissent.» - -»Zohra disait: - -«--O ma mère, qu’arrivera-t-il? Les serpents finiront par me tuer!...» - -»Alors, la vieille, la démone, eut une idée,--ces vieilles connaissent -toutes les ruses!--Elle fit manger à Zohra beaucoup de pois chiches et -de poisson très salé, puis la suspendit par les pieds au-dessus d’un -seau d’eau. Les serpents, que cette nourriture avait altérés, sentirent -la fraîcheur de l’eau; ils se précipitèrent pour boire. Il en sortit -sept et la jeune fille fut délivrée. A présent, elle est mariée à l’Amin -El Mostafad. O ces vieilles! vois-tu, qui s’aviserait de dénombrer leurs -secrets? Elles savent où le loup a caché ses petits...» - -Je n’avais pas d’aussi extraordinaires récits à opposer aux siens. -Pourtant, j’arrivai à la convaincre que nos médecins n’étaient pas non -plus sans posséder quelque science. Mais Allah me préserve de médire des -vieilles! - -La semaine suivante, une esclave vint m’annoncer, de la part du Chérif, -la naissance d’un garçon. - ---L’impatience de Lella Kenza était si grande que le Seigneur ne lui a -pas fait attendre la fin de son mois. - ---Et comment va-t-elle? - ---Allah soit loué! tout s’est bien passé. Mouley Abbas, est ravi d’avoir -un fils. Il te prie de venir chez lui. - -J’accourus anxieuse auprès de mon amie la Chérifa, et la trouvai, très -pâle encore, accroupie au milieu des coussins. De lourds rideaux de -brocart fermaient l’immense lit et l’on y voyait à peine à la clarté -d’un cierge de cire dont la flamme jaunâtre menaçait constamment les -étoffes. Quelques femmes étaient assemblées autour de Lella Kenza, dans -l’atmosphère pesante de l’alcôve, et une de ces vieilles aux mille -ruses, qui l’avait accouchée, tenait un informe paquet vagissant. - ---Regarde mon fils,--me dit avec fierté Lella Kenza en soulevant les -linges, parmi lesquels j’aperçus un pauvre petit être frêle et -grimaçant.--Il ne recevra son nom que le jour du sba. Je l’appelle à -présent «le béni». Oh! que fut grande la bénédiction d’Allah!... Reviens -vendredi pour la fête, et surtout, n’arrive pas plus tard que le -dohor[33]. - - [33] Chant du muezzin au milieu du jour. - -Un serviteur de Mouley Abbas vint le matin même renouveler l’invitation, -de peur que je ne l’eusse oubliée. La maison du Chérif s’emplissait -d’une joyeuse rumeur. D’innombrables négresses en vêtements de fête se -bousculaient dans le patio, portant des aiguières, des plateaux, des -corbeilles remplies de gâteaux. Tout autour de la grande salle, les -invitées se tenaient accroupies sur les divans, immobiles, silencieuses -et solennelles comme des idoles. Leurs visages, insolemment fardés, -s’encadraient d’énormes anneaux d’oreilles ornés de pierreries, et de -longs glands en perles fines ou en émeraudes. Quelques-unes avaient des -diadèmes enrichis de diamants, d’autres se couronnaient d’un turban de -plumes roses ou d’une étoffe brodée. Les hautes ceintures à ramages leur -montaient, très raides, jusque sous les aisselles. Les brocarts des -caftans se cassaient en plis lourds, à peine voilés sous la gaze -éclatante des ferajiat[34] et les colliers splendides, aux plaques -finement ciselées, reposaient sur de très ridicules petites collerettes -dont la mode est venue d’Europe. - - [34] Robes de dessus transparentes. - -Lella Kenza m’installa tout près d’elle, à côté de son lit. Elle me -comblait d’amabilités et se penchait constamment vers moi pour me -désigner ses parentes ou me faire remarquer un détail de la fête. -Pourtant je lui trouvai un air soucieux, malgré son apparente gaîté. - ---Comment va ton fils? - ---Grâce à Dieu!... L’assemblée est belle, n’est-ce pas? Tu resteras -toute la nuit. - ---Non, non, c’est impossible. - -Elle en fut désolée, et, à force d’instances, obtint de me garder -jusqu’au moghreb. - -Les invitées ne se départissaient pas de leur attitude rigide, tandis -qu’à l’autre extrémité de la pièce, les cheikhat accompagnaient -rageusement, de leurs instruments, des chants nasillards. On ne -s’entendait plus... il me fallait parler très haut à Lella Kenza et je -perdais la moitié de ses phrases. Elle semblait, du reste, de plus en -plus lasse et préoccupée. - -Quelques vieilles femmes, accroupies autour de l’accoucheuse, tenaient -de longs conciliabules. Elles firent apporter sur le lit un petit canoun -allumé, dans lequel on jeta divers ingrédients qui dégagèrent une âcre -fumée. L’enfant fut exposé au-dessus des charbons, puis frotté avec un -liquide mystérieux. Il poussait de faibles cris en s’agitant. - -Lella Kenza le regardait d’un air inquiet. - ---Que lui fait-on?--demandai-je. - ---Rien... des choses à nous...--me répondit-elle évasivement, et elle -détourna mon attention sur le thé, le lait d’amandes, les sucreries et -les parfums que les négresses passaient à la ronde. L’une d’elles -offrait aussi de la gouza[35] en poudre, dont les invitées avalaient une -pincée, tandis que leurs regards devenaient plus vagues et leur -expression plus hébétée. - - [35] Noix de muscade avec laquelle les Marocaines se donnent une sorte - d’ivresse. - -Les cheikhat, excitées par leurs chants, se démenaient avec une frénésie -grandissante. Le soleil avait quitté le haut des murs, et les esclaves -alignaient sur les tapis de gigantesques chandeliers en cuivre garnis de -cierges. - -Je me levai pour partir, malgré les instances de Lella Kenza. - -Alors, subitement, son visage se décomposa, et elle me dit d’une voix -suppliante, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes: - ---Je t’en conjure, va me chercher cette toubiba dont tu m’as parlé. Mon -enfant est très malade, les vieilles ont vainement essayé tous leurs -remèdes... - ---Allah!--m’écriai-je,--est-ce possible! Pourquoi ne m’as-tu pas avertie -plus tôt? Voilà trois heures que je suis ici. - ---Je ne voulais pas qu’aucun souci troublât pour toi la fête. Mais à -présent tu pars... Mouley Abd Es Selem va mourir si tu ne trouves rien -pour le sauver! - -Un chagrin si poignant la bouleversait, que je n’arrivais pas à -comprendre comment cette femme en pleurs avait pu, tout le jour, -dissimuler son anxiété par simple politesse envers ses hôtes. - -Je partis en courant à travers les ruelles noires, avec un petit esclave -qui portait une lanterne. La toubiba habitait à l’autre extrémité de la -ville, et je dus attendre son retour. Il était au moins huit heures -lorsque nous revînmes à la demeure du Chérif Jilali. - -Mouley Abbas nous attendait, très anxieux, dans ses appartements, puis -nous passâmes à ceux des femmes qu’emplissait toujours la joyeuse -rumeur. Les cheikhat continuaient leur concert endiablé, et les invitées -dodelinaient de la tête au rythme de la musique, tout en croquant des -pâtisseries. Quelques-unes se levaient parfois pour esquisser un -mouvement de danse... Derrière les tentures du grand lit, Lella Kenza -sanglotait à côté de l’enfant moribond... La toubiba s’accroupit auprès -d’elle, prit le petit des mains de la vieille et l’examina. - ---J’arrive trop tard,--me dit-elle en français. - ---Comment le trouves-tu?--interrogea Lella Kenza toute tremblante. - ---N’aie pas peur, je vais le soigner. - ---Il ne mourra pas? Oh, que tu deviendras chère à mon cœur si tu le -guéris! - ---Je donne les remèdes, Allah accorde la guérison... - ---Cela est vrai, opinèrent les vieilles, Allah seul est grand. - -En hâte, la doctoresse avait griffonné une ordonnance qu’emportait un -serviteur du Chérif, puis elle demanda de quoi baigner l’enfant. Les -esclaves s’agitaient dans le tumulte de la fête. De temps à autre, les -invitées soulevaient les rideaux de l’alcôve et s’enquéraient de Mouley -Abd Es Selem, puis elles reprenaient leur thé ou leurs danses. - -On apporta sur le lit un bassin de cuivre rempli d’eau chaude, où la -toubiba plongea le bébé, dont le misérable petit corps aux membres -raidis était secoué par des convulsions. - ---Il allait bien jusqu’à mercredi,--expliquait en pleurant Lella -Kenza;--cette nuit-là, je suis allée au hammam. A mon retour je l’ai -trouvé malade, et, depuis, il ne veut plus téter. - -La doctoresse me dit tout bas: - ---C’est le tétanos, il est perdu... Voici la première fois que je vois -un pareil cas. La plaie ombilicale a dû être infectée au moment de -l’accouchement. Ces femmes ont un tel manque de soins! - -Lella Kenza levait sur nous ses grands yeux pleins de détresse: - ---Oh, que j’ai peur!--murmura-t-elle d’une voix brisée... - -Mouley Abd Es Selem mourut avant l’aube, avec les derniers accords de la -musique, alors que les invitées prenaient congé de la Chérifa. Il fut -enterré le matin même. - -Lorsque je quittai Fez, quelques jours plus tard, j’emportai la hantise -du désespoir où je laissais Lella Kenza. - -Et puis, les mois ont passé, insensibilisant, peu à peu, l’acuité de sa -douleur. Aux premiers jours d’avril, j’ai retrouvé la Chérifa charmante -et joyeuse dans son arsa pleine d’orangers. Elle a repris son air ingénu -de petite fille aux grands yeux étonnés. Les esclaves étalent des tapis -sous l’ombrage et préparent le thé; la neige odorante des pétales tombe -toujours autour de nous et l’air frémit doucement, chargé de toutes les -senteurs et de toutes les ivresses du printemps. - -Les fils du Chérif jouent dans les hautes herbes; le plus jeune trotte à -présent, très assuré sur ses jambes. Il s’est approché de Lella Kenza, -qui fronce les sourcils et le renvoie d’un geste brusque. Mouley Saïd en -tombe assis sur son petit derrière noir. - ---Dieu te pardonne,--lui dis-je étonnée,--comme tu es dure avec cet -enfant! - ---C’est celui de Marzaka,--répliqua-t-elle d’une voix altérée par la -haine,--de la pécheresse qui a tué mon fils. - ---Par le Prophète!--m’écriai-je,--tu l’accuses à tort. Certes, je -comprends que tu n’aimes pas cette femme, mais elle est étrangère à la -mort de Mouley Abd Es Selem... - ---Écoute! le mensonge ne sort pas de mes lèvres, j’en jure par Mouley -Idriss[36]! mon enfant allait bien tant que je suis restée auprès de -lui. Le cinquième jour, je suis allée me purifier au hammam. A mon -retour, je l’ai trouvé tout raide, il ne voulait plus téter... C’est -cette fille du diable qui l’a empoisonné en mon absence, pour que ses -fils restent les seuls. La toubiba a dit que Mouley Abd Es Selem est -mort d’une maladie dont j’ai oublié le nom, et Mouley Abbas l’a crue. -Mais moi, je connais la malice de Marzaka la chienne. Puisse Dieu la -confondre! je la déteste, je lui souhaite tous les maux de la terre! De -ma vie, je n’oublierai son crime. - - [36] Le Saint protecteur de Fez. - -Lella Kenza, frémissante et les yeux pleins de larmes, jette ses -malédictions sous les arbres en fleurs. - -Et j’aperçois Marzaka, suivie de ses trois rejetons, qui passe -lourdement à l’autre bout de l’arsa, la démarche pesante, la taille -déformée... - -Le Seigneur, une fois encore, a béni le ventre de la négresse. - - - - -II - -LA JUIVE - - -Un cortège de noces se déroulait à travers les ruelles du Mellah. Les -musiciens chantaient à tue-tête, avec des voix éraillées, et les -invités, malgré la circonstance, conservaient cet air lamentable de -leurs visages aux longs nez, de leurs crânes rongés de teigne sous le -calot crasseux, et de leurs lugubres lévites d’un noir déteint. L’un -d’eux portait à bras tendus, au-dessus de sa tête, la chaise où se -tenait assise la mariée. - -C’était une toute petite fille, une minuscule petite fille, si chétive, -si frêle, qu’on lui eût à peine donné cinq ou six ans, bien qu’elle en -eût atteint huit depuis les Pâques, âge auquel il convient qu’une petite -Juive de Fez soit mariée. - -Juchée sur ce siège mouvant, Meryem s’efforçait de conserver sa dignité, -mais ses mains s’agrippaient aux bras du fauteuil dont les balancements -l’inquiétaient. La peur de tomber était son unique préoccupation. Du -reste, elle se souciait fort peu des événements en perspective, malgré -que les conseils maternels eussent essayé de l’y préparer. Les fêtes -nuptiales qui duraient depuis neuf jours n’avaient été pour la fillette -que des alternatives de plaisirs et de tourments: joie d’être belle et -parée, de manger les sucreries, présents du fiancé; joie des bombances -données en son honneur et qui se terminaient invariablement par des -orgies de mahia, l’eau-de-vie de figues, âpre et brûlante. - -Mais elle avait eu aussi l’ennui des interminables cérémonies durant -lesquelles il faut être sage, ne pas bouger, ne pas rire ni parler, et -surtout de cette piscine glaciale où on l’avait plongée trois fois, -selon les rites, et dont le souvenir la faisait encore frissonner. Elle -connaissait son fiancé depuis longtemps et n’éprouvait aucun sentiment à -son égard. - -Moché Abitbol exerçait le métier de bijoutier dans l’échoppe de son -grand-oncle, dont il était un des meilleurs apprentis. Il avait appris -l’art des émaux et des filigranes; il savait ciseler à la lime les -bagues, les bracelets, les ferronnières chères aux Musulmanes, ainsi que -ces plaques d’or, légères comme des rosaces de dentelle, au milieu -desquelles s’épanouit la fleur d’une émeraude pâle. Il assemblait en -collier les perles et les pierreries venues des Indes, avec une harmonie -délicate, un sens réel de la beauté. Pourtant Moché n’était qu’un petit -Juif sale et dépenaillé, aux regards fuyants, à l’air vicieux..., on eût -dit un vieillard malgré ses dix-sept ans et il avait déjà causé -plusieurs fois le scandale de la Communauté par ses fredaines. - -Meryem n’avait que faire de tout cela... Le mariage était pour elle une -suite de fêtes après lesquelles, devenue dame, elle porterait la -coiffure des femmes mariées. Déjà le premier jour, on avait remplacé sa -sebenia de fillette par le fistoul, qui retombe en voile jusqu’à la -taille, et sur lequel les soualef de fil noir forment deux bandeaux -réguliers de chaque côté du visage. - -Le cortège approchant de la maison nuptiale, les musiciens redoublaient -de pathétique nasillard. Ils chantaient: - - Bienvenue à la beauté de Fez! - Accourez et prosternez-vous, - Devant la sultane du Palais! - - «--Viens chez moi te reposer, - Dans mon cœur, je t’aime, - Je tolérerai tous tes caprices, - Même si tu marches sur mon cœur... - - Comment ferai-je, ô femmes? - L’amour m’a déchiré, - Le supporter est pénible, - Je suis fatigué de l’attente... - - Il n’y a pas de remède à mes maux. - Il n’y a pas de médecin, - Qui puisse me guérir - Ni même me soulager[37]!...» - - [37] Paroles attribuées au fiancé. - - «--Pourquoi ma tête est-elle partie?[38] - Mon cœur est tranquille - Il n’y a pas de honte à aimer... - Reconnais-le et excuse-moi! - - [38] Réponse de la fiancée. - - Pourquoi ma tête est-elle partie? - Pourtant mes os sont rassemblés, - Rien de mes os n’est cassé. - Mon cœur se réjouit des parfums, - - Un parfum passe en ma tête, - Tout entière je suis pure, - Les arbres ne se dessèchent - Que lorsque les fleurs sont fanées. - - Viens, le malheur ne t’atteindra pas! - Ma salive est douce, - Ma tête est toute troublée, - Je vais de droite et de gauche...» - - O la fleur qui s’épanouit! - Petite sultane est son vrai nom, - Voici que son maître paraît... - - Bienvenue à la beauté de Fez! - Accourez et inclinez-vous, - Devant madame la mariée. - -Le cortège s’était engouffré dans une étroite cour, fraîchement -badigeonnée d’outremer et de jaune serin, et l’on déposa Meryem sous un -dais où Moché Abitbol vint la rejoindre. Son regard oblique s’illumina -d’une lueur en contemplant la petite épouse qui lui était destinée. Elle -avait bon air au milieu du scintillement de ses bijoux! Des rangs de -perles se mêlaient aux soualef, des bracelets chargeaient ses bras -fluets, des boucles d’oreilles aux longues pendeloques tremblaient à -chacun de ses mouvements, et d’innombrables colliers de pierreries -couvraient sa gorge enfantine, toute plate, mais dont la peau très -blanche apparaissait entre les joyaux. Meryem n’osait remuer dans son -beau costume de velours vert brodé d’or; l’ample jupe à godets s’étalait -autour d’elle en plis raides, et le boléro enserrait son buste d’une -cuirasse étincelante, au-dessus de laquelle une guimpe décolletée, en -mousseline lamée d’or, jetait un éclat plus fin. Le visage de la petite, -rehaussé de rouge et de kohol, restait invisible sous un voile. - -Moché lui mit dans la main un guirch[39], en prononçant les paroles -sacramentelles: - - Au nom de la loi de Moïse, - Tu m’es consacrée. - - [39] Petite pièce d’argent valant environ 0 fr. 25. - -Puis on emporta Meryem sur le lit nuptial où elle passa le reste du jour -à s’amuser avec ses petites compagnes, tandis que les invités -festoyaient au son des chants et des instruments. Lorsque la fête fut -terminée, tout le monde se retira et Moché Abitbol pénétra dans la -chambre où l’attendait la petite mariée. Elle eut bien soin de se -tourner vers la muraille comme on le lui avait recommandé; mais l’époux -s’approcha d’elle, la prit par les épaules et la fit virer de son -côté...; il exhalait une forte odeur de mahia et avait des gestes -imprécis... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -... Ce fut un viol hideux, sans pitié pour la terreur ni les cris aigus -de l’enfant... - - * - - * * - -La vie de Meryem reprit au domicile de l’époux à peu près telle que chez -ses parents. Sa belle-mère Rebka, une grande femme pâle et maladive, -l’initiait peu à peu aux soins du ménage et lui montrait à confectionner -les petits boutons de passementerie, que l’on vend aux Musulmans, et -dont le produit est l’unique revenu des femmes juives. Mais, comme -Meryem était encore très jeune, elle passait la plus grande partie de -son temps à jouer avec ses belles-sœurs et elle se fût trouvée tout à -fait heureuse sans le supplice des nuits conjugales, auxquelles, malgré -divers remèdes conseillés par les matrones, elle ne pouvait s’habituer. -Quand arrivait le crépuscule, Meryem commençait à trembler et à pleurer. -Même elle tomba sérieusement malade; elle ne mangeait plus, avalait à -peine quelques gorgées de mahia, toujours secouée de fièvre, avec des -yeux trop grands, et trop brillants dans son pauvre petit visage blême. - -Un jour Moché réussit à amener chez lui un médecin étranger dont la -réputation tenait du miracle et du sortilège. Il était vêtu comme un -Musulman et parlait l’arabe. Il examina la petite en fronçant le -sourcil, puis entraîna l’époux et la belle-mère hors de la pièce et leur -posa des questions précises. Et, tout à coup, il fut saisi d’une grande -colère; il secouait par les épaules Moché Abitbol en criant que les -mœurs juives le dégoûtaient et que, si le mari voulait achever cette -malheureuse, il n’avait qu’à continuer l’œuvre si bien entreprise. Quant -à lui, il s’en lavait les mains, aucun remède autre que l’abstinence -n’étant capable de sauver la pauvre enfant. - -Bien entendu, Moché n’en crut rien..., mais à quelques jours de là, le -Seigneur intervint. - -D’inquiétantes rumeurs circulaient entre les murs bleus... une sorte -d’angoisse planait sur le Mellah, si souvent éprouvé, où le souvenir des -derniers massacres hantait encore les esprits. Un jour, de longs cris -d’épouvante et de mort retentirent de nouveau à travers les ruelles. La -populace, mêlée de soldats et de Chleuhs, folle de cruauté, grisée de -meurtres, montait de Fez... Après avoir massacré les chrétiens, elle se -ruait sur le quartier juif, détruisant tout sur son passage, enfonçant -les portes, sabrant les femmes et les enfants. - -Une folle épouvante précipita le Mellah vers la fuite, l’unique salut. -Rebka entraînait ses filles; Moché emportait Meryem, trop faible pour -marcher. Poursuivi par une bande d’assassins, il ne tarda pas à se -débarrasser du léger fardeau qui entravait sa course, peut-être avec -l’espoir que l’enfant arrêterait la meute enragée... Mais les -massacreurs négligèrent la petite malade, et elle les vit avec horreur -assommer, à quelques pas d’elle, son mari qui demandait grâce, sans même -essayer de se défendre... - -Plus tard, un Juif ramassa l’enfant évanouie et la chargea sur ses -épaules. Il atteignit sans encombre le Palais du Sultan dont les portes, -sur l’ordre de Moulay Hafid, avaient été ouvertes aux malheureux. - -Les cris durèrent jusqu’à la nuit; puis, las de tuer et de piller, -dispersés par quelques moghaznis, les Fasi rentrèrent chez eux. - -Mais, dès le lendemain, la fusillade reprit avec l’accompagnement sourd -des canons. Les Berbères de la montagne, attirés par l’appât du pillage, -s’abattirent autour de Fez comme une nuée de faucons, et les soldats -français accouraient, de leur côté, au secours de leurs compatriotes -enfermés dans la ville. Les Juifs gémissaient en implorant l’Éternel, à -chaque explosion qui venait du Mellah, car leur malheureuse cité -paraissait une cible pour tous les adversaires... Et, pendant des jours -et des jours, le chœur de leurs lamentations s’unit au fracas des -combats. Puis, le calme ayant repris ses droits, ils se hasardèrent à -rentrer chez eux, le désir de vérifier si la cachette des trésors -familiaux avait échappé aux investigations dominant leur terreur. Mais -les femmes et les enfants restaient encore au palais. On les avait -parqués, en différentes cours, même dans celle de l’impériale ménagerie. -C’est là que Meryem avait retrouvé sa famille échouée entre les cages -dans lesquelles tournaient, viraient, rugissaient et glapissaient -affreusement des lions, des tigres, des hyènes affolés par cet amas de -chair humaine à forte senteur. - -Les fillettes pleuraient, secouées de peur, une épouvante succédant à -l’autre, Meryem en oubliait ses souffrances, elle ne pouvait détacher -ses yeux d’une panthère dont l’énorme patte, aux griffes contractées, se -tendait vers elle à travers les barreaux, comme pour la saisir. La nuit, -des yeux phosphorescents brillaient au fond des cages, et tout à coup un -horrible rugissement secouait le silence, prélude du concert auquel tous -les fauves ne tardaient pas à prendre part... Le froid était encore vif, -et les misérables n’avaient qu’une litière de paille pour s’étendre; des -esclaves noirs leur distribuaient, l’air méprisant, quelques pains et un -peu de soupe. Le Sultan, protecteur attitré des Juifs en son empire -chérifien, ne pouvait moins faire que leur accorder cette hospitalité. - -Après quelques semaines de ce cauchemar, ils commencèrent à regagner le -Mellah. Ceux dont les demeures n’étaient plus habitables, trouvaient -asile chez des amis et dans les synagogues; les autres réparaient en -hâte les dommages de leurs maisons pour s’y réinstaller. - -Meryem rentra chez ses parents. Les esprits s’apaisaient peu à peu; les -enfants, avec l’insouciance de leur âge, recommençaient à jouer, les -femmes à se faire des visites où elles buvaient du thé tout en savourant -les confitures de cédrat et de fleur d’oranger. - -Le petite veuve, délivrée du supplice quotidien, revint à la santé. On -l’avait aussitôt promise au frère aîné de Moché, le vieux Chlamou -Abitbol qui venait de perdre sa femme, et était allé à Gibraltar régler -quelques fructueuses affaires. - -Meryem avait onze ans et devenait fort jolie, elle se plaisait à la -parure, s’attardait devant les miroirs venus d’Espagne, et le jour du -Sabbat, où l’on se promène gravement en toilette à travers les ruelles -nauséabondes, lui procurait un plaisir jusqu’alors inconnu. Elle sentait -le regard des hommes s’arrêter sur elle avec insistance, une étincelle -allumée au fond de leurs longs yeux sournois. De romanesques pensées -hantaient son esprit; elle imaginait mille aventures dont elle serait -l’héroïne, des paroles d’amour suaves et troublantes, des compliments, -de grands personnages agenouillés devant sa beauté, lui prodiguant les -bijoux et les parures... Mais, à vrai dire, toutes ces rêvasseries -n’avaient rien à faire avec l’avenir réel, le fiancé à mâchoire édentée, -ni la vie conjugale dont la première expérience l’avait si fort rebutée, -bien qu’à présent elle sentît quelques secrets penchants aux plaisirs -sensuels. - -Non, le héros de ses rêves n’était, il faut l’avouer, pas même un -coreligionnaire, mais plutôt un être fantaisiste doué de toutes les -qualités, de tous les prestiges, un étranger venu d’un pays très -lointain... peut-être, à la rigueur, un de ces Juifs de la jeune -génération qui portent des complets européens, des chapeaux de feutre et -de scintillantes chaînes de montre. Tout en y songeant, Meryem -supportait sans peine son veuvage et l’attente prolongée du vieux -Chlamou. - - * - - * * - -Un samedi, tandis que Meryem se promenait avec sa mère et ses sœurs, -fière, droite, le châle de soie blanche coquettement drapé sur ses -épaules, selon la mode nouvelle, un cavalier musulman vint à la croiser. - -El Hadj Mohamed Ben Zakour, jeune et riche négociant en soieries, se -faisait édifier une maison au Tala[40], et, malgré sa répugnance à -circuler à travers le Mellah, il s’était décidé à y aller voir certain -plafond d’un style moderne, dont on vantait la décoration. - - [40] Quartier de Fez. - -Les Juifs se rangeaient, humbles et serviles, devant lui, mettant un -empressement exagéré à lui indiquer son chemin. Mais à peine El Hadj -Mohamed eut-il aperçu la petite veuve qu’il en oublia l’objet de ses -recherches. - -Meryem était alors d’une beauté saisissante, dans tout l’éclat de ses -douze ans épanouis. Les soualef de soie noire faisaient ressortir sa -peau fine, si blanche, avivée d’un rose exquis, plus tendre que celui -d’un pétale. Ses grands yeux sombres prenaient une expression doucement -voluptueuse entre les cils très longs qui palpitaient comme de petites -ailes; le nez mince, presque droit, s’inclinait à peine au-dessus d’une -bouche semblable à la grenade entr’ouverte. Et l’ovale parfait du visage -évoquait celui des madones que les Chrétiens mettent en leurs temples, à -la fois candides et troublantes par le charme extrême de leur beauté. - -Malgré l’habituel mépris des Musulmans pour les Juifs, El Hadj Mohamed -se sentit embrasé d’un subit amour irrésistible, peut-être en raison -d’une lointaine hérédité... Chacun sait que les Ben Zakour descendent -d’Israélites convertis à l’islamisme, au temps de Mouley Ismaïl. - -Meryem ne manqua pas de remarquer son trouble, et, comme il était jeune -et séduisant, avec son profil énergique au nez hardiment busqué en bec -de faucon, elle pensa tout le reste de sa promenade à cette rencontre, -sans espérer toutefois qu’elle se renouvelât, car les Musulmans ne -viennent guère au Mellah; mais en rentrant chez son père, elle le trouva -en grande conversation avec El Hadj Mohamed au sujet d’une affaire de -terrain subitement inventée par celui-ci. Meryem se sentit submergée -d’un immense orgueil, car elle comprit que c’était pour elle seule que -le seigneur arabe honorait leur demeure. Il coulait à chaque instant -vers elle des regards admiratifs qui lui brûlaient le cœur et en -précipitaient les battements. Pourtant il ne lui adressa pas la parole, -très affairé en apparence à discuter avec le vieux Youdah, mielleux, -déférent, mais âpre au gain. - -Le lendemain, comme Meryem traversait le souk, elle fut abordée par un -petit Juif mendiant et borgne, dont la réputation était mauvaise. - ---Écoute,--lui dit-il,--je viens de la part d’El Hadj Mohamed qui veut -te parler. Il retournera demain chez ton père; sois près de la porte -pour lui ouvrir. - -Meryem ne répondait pas, bouleversée d’émotion. - ---Tu as compris?--interrogea Simouel. - ---Oui,--dit-elle enfin,--mais au nom de l’Éternel, ne répète ceci à -personne! - ---Je l’ai juré sur les Tables de la Loi,--répliqua le gamin sans ajouter -qu’El Hadj Mohamed s’était assuré de son silence par des menaces et un -beau réal d’argent. - -Meryem rentra chez elle, agitée de mille pensées contradictoires. Les -heures lui semblèrent interminables jusqu’au lendemain; elle les mit -cependant à profit en décidant ses parents à s’installer au premier -étage, selon leur coutume de chaque hiver, car les jours devenaient plus -frais. Le matin elle fit sa toilette avec un soin minutieux, sans oser -toutefois changer ses vêtements quotidiens, ni ajouter aucune parure, -dans la crainte d’attirer l’attention; mais elle nettoya les taches dont -sa jupe et son boléro de drap étaient criblés, et elle se regardait à -tout instant dans le miroir, heureuse de s’y trouver fraîche et -désirable. - -Elle ne quittait pas le patio, sous prétexte d’en laver les mosaïques, -et elle attendait, le cœur anxieux, l’oreille attentive au moindre -bruit... Des coups retentirent à la porte, elle se précipita pour -ouvrir. El Hadj Mohamed se dressait devant elle, tout enveloppé de ses -mousselines blanches et parfumées. Il lui prit la main en murmurant: - ---Que tu es belle!... plus belle que l’aurore délicieuse!... N’est-il -pas fâcheux que tant de beauté doive s’étioler au Mellah, près du -vieillard auquel on te destine?... Viens avec moi, je te donnerai des -bijoux et des esclaves. - -La petite main tremble dans la sienne, Meryem reste silencieuse. - ---Tu me plais et je désire ton bien,--répète le jeune homme,--chez moi -tu seras heureuse, adulée, belle et parée comme une sultane... - -Tout à coup une voix glapissante cria: - ---Qui est là? - ---C’est le Hadj Mohamed qui veut voir mon père,--répondit Meryem en -s’efforçant de donner à ses paroles un timbre naturel. - -Youdah se précipita vers l’escalier pour recevoir son hôte, mais comme -il était vieux et descendait lourdement, El Hadj Mohamed eut encore le -temps de murmurer: - ---Tâche de sortir cette nuit de ta maison. Le petit Simouel t’attendra, -suis-le sans crainte. Je m’arrangerai pour que les portes du Mellah -restent ouvertes... Tu viendras, Meryem?... promets-le...--répète-t-il -d’un ton autoritaire, en serrant la main de plus en plus tremblante. - ---Oui, Seigneur,--répond Meryem à voix basse. - -Son père arrivait dans le vestibule, tout ému par l’honorable visite et -par les rasades de mahia avec lesquelles il combattait les froids de -l’automne. - -... Meryem, à demi défaillante, contemple la bague qu’El Hadj Mohamed a -laissée à son doigt, et, malgré son trouble, elle évalue le prix de -l’énorme rubis qui vaut au moins cent douros!... Puis, à regret, elle la -retire et la noue soigneusement au coin de son mouchoir. - -L’affaire fut conclue le jour même et Youdah se félicitait d’avoir su -tromper El Hadj Mohamed!... - -Ce soir-là, Meryem ne voulut pas manger. Elle se dit en proie à de si -violents maux de tête que les larmes coulaient sans cesse de ses yeux. -Une affreuse tristesse la saisit au moment de quitter tous les siens, -d’abandonner son milieu, sa famille, pour une coupable destinée. Elle -sait que ses parents la maudiront et ne voudront plus jamais la revoir, -que la Communauté la rejettera ignominieusement de son sein... Pourtant -l’attrait irrésistible de l’aventure domine ses scrupules et aussi les -ardeurs de son sang, éveillées sans pitié durant son enfance, et qui ne -sont plus satisfaites alors que sa jeunesse s’épanouit... De temps à -autre elle regarde le mirifique rubis et ses résolutions -s’affermissent... - -Au milieu de la nuit, elle se leva doucement et comme, malgré ses -précautions, sa mère demandait d’une voix engourdie de sommeil: - ---Que fais-tu? - ---J’ai la fièvre,--dit Meryem,--je vais boire. - -Elle descendit dans le patio et puisa un peu d’eau, attendant, anxieuse, -que sa mère fût rendormie. Puis elle se dirigea vers la porte dont elle -avait eu soin la veille de graisser le verrou. Simouel se dissimulait -près du seuil. - ---Viens vite!--dit-il. - -Et ils se sauvèrent comme des malfaiteurs à travers les ruelles -sombres... - -Le gardien du Mellah, soudoyé par El Hadj Mohamed, a laissé la porte -entr’ouverte. Il n’a pas l’air d’apercevoir les fugitifs. Meryem respire -plus librement lorsqu’elle se trouve dans la campagne; la nuit est si -pure que l’on aperçoit les plus lointaines montagnes, aux neiges -scintillantes sous les rayons lunaires. Un vent léger fait frissonner -les bambous entre lesquels s’encaisse le chemin, et leur plainte se mêle -au gazouillis des ruisseaux et au bruit des cascades. - -Quelques cavaliers sortirent de l’ombre. Meryem eut peur et poussa un -faible cri... mais déjà El Hadj Mohamed est auprès d’elle et la presse -passionnément contre lui... Sur un signe de leur maître, les serviteurs -amènent une mule et des vêtements. El Hadj Mohamed enveloppe lui-même la -jeune femme du selham et du burnous, l’installe sur la bête dont un -esclave prend la bride, et, lançant un petit sac à Simouel, il le -congédie... Le sac s’aplatit dans la poussière avec un bruit métallique. - -Simouel, ravi, comptait les douros; quand il releva les yeux, les -cavaliers avaient disparu. - - * - - * * - -El Hadj Mohamed emmena Meryem dans sa jolie maison neuve du Tala; un jet -d’eau s’élançait d’une vasque de marbre au milieu du patio; des -mosaïques azurées luisaient sur tous les murs, les sofas étaient remplis -de laine et surchargés de coussins. Il lui donna quatre esclaves noires, -des caftans de soie et d’innombrables bijoux. Elle passait ses journées -à se parer en l’attente du bien-aimé. Il la traitait comme une -courtisane, et Meryem, habituée aux exigences de son ancien mari, ne -s’en étonnait pas. Elle était heureuse, presque sans remords, ardente au -plaisir, affolée, grisée, auprès d’El Hadj Mohamed, par ce qui, jadis, -avait fait le supplice de ses nuits... Elle avait conquis si -complètement son amant qu’il ne savait rien lui refuser, et lorsqu’elle -parla de mariage, il accéda sans peine à son désir, trop ravi de -s’assurer la possession définitive de cette femme. - -Certes, il avait eu à souffrir pour elle déjà plus d’un tourment! Le -lendemain de la fuite, les Juifs, ameutés par le vieux Youdah, ayant -fait un énorme scandale, El Hadj Mohamed avait dû se résoudre à un gros -sacrifice d’argent pour se concilier le khalifat du Pacha, et empêcher -que ses adversaires, forts de leur bon droit, obtinssent satisfaction... - -Lorsqu’il émit l’intention d’épouser Meryem, la réprobation générale fut -plus terrible encore. On le traitait d’insensé en lui prédisant tous les -malheurs. Le marchand ne se laissa pas émouvoir. Orphelin et libre, rien -ne pouvait contrecarrer ses desseins. N’avait-il pas, en compensation de -cette hostilité, les caresses affolantes de l’épouse au corps blanc, -perverse et lascive pour lui plaire... - -Meryem crut atteindre au sommet du bonheur, mais elle ne tarda pas à -s’ennuyer dans sa solitude. La réclusion lui pesait, elle n’avait aucune -amie et ne voyait personne. Il ne suffit pas, pour être heureuse, -d’avoir un époux amoureux, une jolie demeure, des esclaves, une -existence oisive et large. Il ne suffit pas de posséder les plus -somptueuses parures, si nulle ne peut les voir et les envier... Quand, -au crépuscule, elle montait à sa terrasse, les femmes des maisons -voisines tournaient dédaigneusement les épaules, jalouses au fond du -cœur de cette Juive trop belle, dont elles parlaient avec mépris. Meryem -sentait même la sourde hostilité de ses négresses qui, hors de sa -présence, crachaient après avoir prononcé son nom et ne manquaient pas -d’ajouter: - ---Sauf ton respect!... - -Elle avait espéré que les revendeuses juives, les vieilles au nez crochu -et au menton retroussé, viendraient chez elle comme dans les autres -logis, proposer leurs marchandises. Mais, toutes, d’un commun accord, se -gardaient de pénétrer chez la fille d’Israël coupable, la chienne qui -osait se prostituer à un Musulman... - -Un jour pourtant, alléchée par l’appât du gain, la vieille Sarah vint -apporter des bijoux et des étoffes. Elle ne voulait pas entrer, -prétendant, contre la coutume, rester à la porte, avec des airs de -chatte qui a peur de se souiller. - -Meryem la fit introduire de force par ses négresses et elle soutint sans -rougir les invectives de la sorcière qui joignait à son petit commerce, -un autre trafic moins honnête et très lucratif. Lorsque Sarah eut fini -de l’anathémiser, Meryem lui glissa une bourse d’argent entre les doigts -et la vieille, soudain, devint plus amène. Elle consentit à boire un -verre de thé et à raconter quelques histoires du Mellah que Meryem -écoutait avec un intérêt passionné. Pour achever de la corrompre elle -paya une sebenia trois fois plus que sa valeur et Sarah s’en fut, ravie -d’avoir trompé sa coreligionnaire. - -Dès lors, la revendeuse devint la commensale habituelle du logis. El -Hadj Mohamed ne pouvait entrer chez lui sans trouver Meryem en grande -conversation avec l’horrible vieille qu’elle gavait de sucreries et -comblait de cadeaux. Leurs voix s’unissaient, nasillardes, dans les -romances populaires du Mellah. - -Il éprouvait pour Sarah une extrême répulsion, mais, amoureux et faible -devant sa femme, il n’osait la priver de son plus grand plaisir. Meryem -reprenait peu à peu ses coutumes presque abandonnées après sa fuite; -elle célébrait le Sabbat, les Pâques et les innombrables fêtes juives, -avec le consentement morne de son époux. - -Au bout d’un an elle lui donna un fils qui ne vécut pas, et, féconde, -elle continua chaque année à mettre au monde un enfant. Mais, par une -malédiction du Seigneur, elle n’en pouvait élever aucun; ils mouraient -tous, frappés d’un mal mystérieux... - - * - - * * - -Meryem perdit vite sa beauté, ses chairs devinrent molles et flasques, -son nez s’accusa désagréablement, sa peau blanche prit la teinte blême -d’une bougie. A vingt ans elle était laide et son mari ne l’aimait plus. - -El Hadj Mohamed n’eut aucun soin de lui cacher son détachement; il se -montra exigeant et parcimonieux, il interrompait ses romances avec -colère et lui interdit de recevoir la vieille Sarah, son unique amie. -Les esclaves, devinant les nouveaux sentiments du maître, se firent de -plus en plus insolentes vis-à-vis de Meryem; les voisines de terrasses -ricanaient très haut en l’apercevant, haineuses et satisfaites, et leurs -sarcasmes atteignaient cruellement la délaissée. - -El Hadj Mohamed, fort embarrassé de sa Juive, ne voulut cependant pas la -répudier, par amour-propre, afin de ne pas donner raison aux amis qui -lui avaient autrefois prédit le malheur de cette union. Peut-être aussi, -retenu par un attrait voluptueux que la savante perversité de Meryem -exerçait encore sur ses sens... - -Mais un jour il se remaria. - -El Batoul entra dans sa maison avec des airs de sultane. - -Elle était fille d’un humble kateb[41], et n’avait toutefois consenti à -devenir la coépouse d’une Juive, qu’éblouie par le faste et le rang d’El -Hadj Mohamed. Sa jeunesse et sa fraîcheur enchantèrent l’époux. Elle -avait des joues rondes et fermes, des cheveux crépus, une bouche épaisse -et des narines aux larges tendances décelant le sang noir qui courait -dans ses veines. - - [41] Scribe. - -Elle prit aussitôt dans le logis l’importance d’une «maîtresse des -choses»; elle affectait de traiter Meryem avec plus de hauteur que ses -négresses, ne manquant aucune occasion de l’humilier. La pauvre Juive se -sentait désespérément seule dans ce milieu hostile, en butte aux mille -méchancetés des esclaves et de la favorite, n’ayant personne pour l’en -protéger. El Hadj Mohamed ne lui permettait pas de se plaindre. - -Pourtant il passait avec elle une nuit sur deux, selon les préceptes du -Livre, car il craignait de paraître devant Allah, au jour de la -Rétribution, comme ces maris «dont les fesses seront inégales, pour -avoir injustement réparti leurs faveurs envers leurs coépouses[42]»... -Et il pensait satisfaire toutes les exigences religieuses par cette -concession pour laquelle il conservait toujours quelque goût. - - [42] Commentaires du Coran. - -Meryem s’efforça de garder sur l’époux cette dernière séduction... Mais -après les brutales ivresses, il la quittait sans une parole, hautain et -méprisant. - -Elle n’osait plus sortir de sa chambre dans la crainte des quolibets et -des mauvaises farces, et là encore, malgré les tentures, ces mots: «La -Juive! La Juive!» sans cesse accolés d’épithètes injurieuses, -parvenaient jusqu’à Meryem pour la flageller d’une constante -humiliation. - -Souvent même on ne lui donnait pas à manger, les femmes avalaient en -hâte la harira matinale ou le couscous et, lui montrant les plats vides, -prétendaient «qu’on l’avait oubliée». Alors elle rentrait chez celle -plus haineuse, plus aigrie par la souffrance, et elle cherchait -vainement, en son esprit, le moyen de se venger. - -Depuis son malheur, des remords l’assaillaient! Meryem ne conçoit plus -par quelle aberration elle consentit à suivre El Hadj Mohamed, -trahissant ses parents et les préceptes de son Dieu... Elle se souvient -d’un proverbe de Salomon que le vieux Youdah aimait à répéter: - - La femme sage édifie son foyer, la femme folle le détruit. - -Ah! certes, elle a été cette femme folle qui n’écoute que les séductions -mensongères! Elle a, de ses propres mains, détruit le bonheur auquel ses -parents la destinaient!... A cette heure elle devrait, épouse respectée -du vénérable Chlamou, élever ses enfants dans la cour badigeonnée -d’outremer où les générations d’Abitbol se sont succédé... Elle se -promènerait chaque samedi dans les ruelles encombrées de familles en -toilette, un châle vert-perroquet aux rouges bariolages, bien tendu sur -ses épaules. Elle jouirait de la société des hommes, partageant les -orgies de mahia, au lieu de se ronger, prisonnière, en une maison -musulmane, plus méprisée que la dernière des chiennes!... - -Un bruit léger l’arrête en ses pensées. El Batoul a soulevé la tenture -et pénètre dans sa chambre pour la première fois... Meryem, surprise, se -demande quel nouveau tourment on va lui infliger? mais El Batoul a un -air de bienveillance inaccoutumé. - ---Comment vas-tu?--dit-elle. - ---Avec le bien... et toi? Tu n’as pas de mal? - ---Aucun mal, grâce à Dieu! - -Les formules de politesse amorcent l’entretien et dissimulent la gêne -des deux femmes. - ---Tu dois t’ennuyer, toujours seule,--reprend El Batoul -aimablement.--Pourquoi ne viens-tu jamais chez moi? - -Elle s’accroupit sur le sofa sans manifester de répugnance. - ---J’aurais peur de t’importuner,--répond Meryem. - ---Du tout! J’aimerais causer avec toi. - ---As-tu quelque souci,--interroge la Juive, devinant que sa coépouse a -besoin d’elle.--Puis-je t’être utile? - -El Batoul esquive la question. Non! elle désire seulement mettre fin à -ce malentendu dont elle souffre. Ce sont les esclaves,--ces filles de -péché!--qui lui ont au début raconté un tas de mensonges. Ensuite elle a -bien vu que Meryem était une honnête femme, en qui l’on peut se fier, et -elle aurait aimé avoir des rapports amicaux avec elle, mais une fausse -honte la retenait... - -La réconciliation est aussitôt scellée, les coépouses prennent ensemble -le thé, au grand ébahissement de leurs négresses... - -Le lendemain El Batoul insista pour que Meryem passât la journée dans sa -chambre et elle lui fit présent d’un petit mouchoir brodé. Elle n’était -plus que miel et sourires. Au bout de quelques jours, elle confia, non -sans réticences, à sa nouvelle amie, qu’elle avait un gros souci dont -elle seule pourrait la tirer... Meryem proteste de son dévouement... El -Batoul, avec des larmes et des soupirs, avoue enfin que sa tête est -troublée par un jeune voisin, Si Abdesselem, qui a osé la suivre un -vendredi, alors qu’elle se rendait au cimetière. Depuis lors, ils se -meurent tous les deux du même supplice... Elle l’aperçoit quelquefois du -haut de sa terrasse, en se penchant imprudemment au-dessus de la rue, et -ils se font quelques signes... - -Meryem écoute, attentive, cherchant un moyen d’aider sa coépouse. Avec -la souplesse de sa race, elle oublie toutes ses rancunes, prête à -obliger servilement la Musulmane qui daigne recourir à elle. - ---Écoute,--dit-elle enfin.--Veux-tu recevoir Si Abdesselem la nuit -prochaine? Je me charge de si bien occuper El Hadj Mohamed qu’il ne -sortira pas de ma chambre avant le dohor, je le jure!... - ---O Meryem, ô ma sœur!... Que la bénédiction d’Allah soit sur toi!... -Mais je crains les négresses, leur langue est imprudente... - ---Achète-leur du rhum. S’il plaît à Dieu, l’ivresse les rendra sourdes -et aveugles. - ---O Allah! Quelle ruse!... et la clé?... - ---Je te la procurerai,--dit Meryem.--El Hadj Mohamed l’accroche -au-dessus du lit en se couchant. Tiens-toi prête à la saisir dès que -j’ouvrirai ma porte, et ce soir, entends-toi bien avec Si Abdesselem du -haut de la terrasse. - -Le lendemain El Hadj Mohamed, après avoir fermé la maison, pénétra sans -soupçon dans la chambre de Meryem, et, suivant sa coutume, il suspendit -l’énorme clé à un clou planté dans la muraille. La Juive, d’un air -indifférent, prend un caftan qui traînait sur un matelas et le suspend -au même clou. Puis elle éteint les cierges qui brûlaient dans les -chandeliers de cuivre et gagne le lit où son époux ne tarde pas à la -rejoindre. Mais à peine est-elle couchée qu’elle se redresse en sursaut. - ---Il y a quelqu’un dans la chambre!... - ---Tu es folle. - ---J’ai entendu remuer... - -Elle se glisse hors du lit, rallume la bougie et se dirige vers le fond -de la pièce. - ---C’est un chat. Que Dieu le maudisse!--s’écrie-t-elle en agitant -l’animal qu’elle avait traîtreusement enfermé sous une corbeille... Elle -ouvre la porte et le jette au dehors, tout en tendant la clé dont elle -est parvenue à s’emparer sans éveiller l’attention du Hadj Mohamed... -Une main fébrile s’en saisit. - -Alors Meryem revient auprès de son mari, et elle déploie de si -diaboliques ressources, des perversités tellement irrésistibles, qu’il -râle de plaisir en demandant grâce. - -Pendant ce temps, El Batoul, qui a grisé toutes ses négresses, va -tranquillement ouvrir la porte à Si Abdesselem. Elle l’introduit dans sa -chambre: les brûle-parfums répandent d’odorants effluves, la bouillotte -siffle sur le mejmar de cuivre, des «sabots de gazelle», des ghribat à -forte saveur emplissent les plats de Fez délicatement décorés. El Batoul -porte un caftan de brocart jaune à grands ramages qui fait valoir sa -peau brune rehaussée de fards. Des bijoux couvrent se poitrine et ses -bras. - -Dans sa chambre, comme en celle de Meryem, la nuit fut voluptueuse. -Lorsque chanta le muezzin matinal, elle éveilla son amant, et le -reconduisit jusqu’à la porte avec mille promesses de se revoir, puis -elle s’en fut heurter discrètement à la pièce voisine. Meryem -entr’ouvrit et prit la clé qu’elle lui passait. - ---Tout va bien?--demanda-t-elle. - ---Pour le mieux!--répondit El Batoul à voix basse. - -El Hadj Mohamed, épuisé, ne s’était pas réveillé... - -Tous les deux jours, désormais, Meryem s’ingénie en des ruses -extraordinaires pour faciliter le péché à sa coépouse. - -El Batoul lui en a une reconnaissance profonde, admirant l’intelligence -de cette Juive, jadis tant méprisée. Elle ne peut plus se passer de -Meryem; elle la comble de cajoleries et de présents; elle exige des -esclaves une extrême déférence envers sa coépouse et, même, elle -persuade si bien les voisines que celles-ci, revenues de leur -prévention, accueillent enfin Meryem à leur petit cercle des terrasses. - - * * * * * - -Grâce à l’adultère, le bonheur est revenu pour la Juive dans la maison -de son époux. - - - - -III - -LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME - - -Courbée en deux, Fatime lave à grande eau les mosaïques du patio. Ses -jambes brunes, nerveuses, cerclées aux chevilles de tatouages, sortent -jusqu’aux genoux des haillons trop courts dont elle se drape. Ses bras -fermes et bien musclés s’activent sans relâche au-dessus du sol. Tous -les matins Fatime parcourt la maison du haut en bas, l’échine ployée, -comme une bête, pour accomplir son humble besogne. Le reste du temps, -elle travaille dans une sania[43] voisine, au compte d’un cultivateur. - - [43] Verger situé en dehors des murs. - -Fatime sent l’étable, la terre et la sueur: ses loques blanchâtres ont -pris, à la longue, la couleur du sol qu’elle entretient. Elle garde -presque constamment l’attitude des quadrupèdes, et, lorsqu’elle se -redresse, on est tout étonné de lui voir enfin celle d’un être humain. - -Pourtant Fatime n’est point une esclave. C’est une femme libre, et c’est -même une pèlerine,--Allah pardonne ses fautes!--qui se dirige vers la -sainte ville du Prophète. - -Certes Fatime est encore à des milliers et des milliers de kilomètres de -la Mecque; et son humble cerveau se refuse à concevoir pareille -distance. Elle sait seulement que c’est loin, très loin, tout au bout de -la mer qu’il lui faudra longer pendant d’innombrables années, en des -pays toujours plus inconnus, où les Musulmans, ses frères, ne -comprennent même plus son rude idiome du Sous. Et lorsqu’elle arrivera -enfin en la ville de Notre Seigneur Mohamed,--qu’Allah lui donne la -bénédiction et le salut!--Fatime sera très vieille et lasse, tout près -de la mort. - -Mais rien ne la décourage, et son esprit, son cœur, sa volonté, sont -inlassablement tendus vers l’orient sacré, but de ses efforts. C’est que -Fatime est soutenue par une ardeur plus grande que la foi. Fatime est -une pèlerine d’amour maternel. Elle va rejoindre sa fille Hadda, -prunelle de son œil droit. - -Voici trois ans que Hadda partit pour la Mecque, au lendemain de ses -noces avec le pieux Lhaoussine Mtouggi. Depuis lors Fatime est sans -nouvelles de son enfant; il ne lui est pas même arrivé l’odeur d’une -lettre. - -Pourtant Lhaoussine et Hadda n’avaient point quitté Taroudant sans -esprit de retour. Dès l’instant où Fatime avait vu sa fille s’éloigner -sur sa mule, avec la caravane, pour gagner le port d’embarquement, elle -avait vécu dans l’attente résignée de leur future réunion. Vers le -Miloud[44] le bateau ramena la troupe des pèlerins qui s’éparpilla dans -le pays. Chacun regagnait son village, tout heureux de la vénération -nouvelle qu’on lui témoignait. Il en était parti sept de Taroudant, il -n’en revint que quatre. Le plus âgé, le hadj[45] Hammou était chargé -d’apprendre à la vieille Aïcha que son fils avait succombé dans Médina -la Sainte, et à Fatime, que ses enfants s’étaient installés à la Mecque -pour y vivre et y mourir pieusement, à l’ombre de la grande mosquée. - - [44] Anniversaire de la naissance du Prophète. - - [45] Titre donné aux musulmans ayant fait le pèlerinage de la Mecque. - -Les deux femmes poussèrent de longs cris tragiques et se déchirèrent le -visage à coups d’ongles. - ---Allah est grand!--dit le hadj Hammou à la vieille Aïcha; et il fit -honte à Fatime de se lamenter ainsi d’une séparation bénie du Seigneur, -et qui était pour sa fille un gage de félicité. - -Fatime l’écoutait, hébétée. Elle comprenait une seule chose, c’est -qu’elle ne verrait plus jamais sa petite Hadda, son unique joyau, et -qu’il lui faudrait mourir loin d’elle, seule et misérable. Elle se -demandait aussi comment elle vivrait à présent, car Hadda était une -fileuse habile, et l’argent n’avait point manqué tant qu’elle était -restée chez sa mère. - -La dure réalité ne permit point à Fatime de s’endormir en son chagrin. -Elle était forte et jeune encore, ayant à peine dépassé quarante ans; -elle trouva vite à se louer chez un cultivateur qui l’employait toute la -journée aux plus rudes besognes, et lui donnait en échange une maigre -pitance. - -Pourtant lorsque Fatime, pliée en deux pour moissonner, modulait une -vieille complainte berbère, sa voix rauque se brisait parfois en un -sanglot, au souvenir de l’absente; et son cœur était tellement rétréci -de tristesse qu’elle ne voulait plus aller aux noces, et fuyait, -farouche, la société des mères heureuses. Elle n’avait de goût que pour -la vieille Aïcha dont le fils était mort durant le même voyage, et avec -laquelle, sans cesse, elle ressassait la commune douleur. - -Une seule chose soutenait encore la pauvre Fatime, un espoir fou, sans -fondement: celui de voir rentrer ses enfants avec le prochain -pèlerinage. Lorsque revint l’époque du Miloud elle partit à pied pour -Mogador. En cours de route elle rencontra une caravane qui la recueillit -pour aider au soin des bêtes, et elle fit ainsi, à dos de mule, une -partie du trajet. Néanmoins elle arriva trop tard pour assister au -débarquement. Les pèlerins avaient déjà quitté la ville, mais l’un -d’eux, attardé, lui affirma que ses enfants n’en faisaient point partie. - -Fatime erra tout le jour dans le port, suppliant les marins de la -prendre sur leurs vaisseaux pour faire les gros ouvrages, et de -l’emmener à la Mecque. Mais ils la repoussaient, impatientés, la croyant -folle. Seul un vieux débardeur eut pitié de sa peine. - ---Ma fille,--lui dit-il,--on ne peut aller sur ces bateaux sans payer, -et je vois bien que tu n’as pas d’argent. Du reste je sais qu’ils ne -partent pas pour notre sainte ville, mais pour des pays roumis où tu -n’as que faire. Retourne dans ta demeure, il n’est pas bon qu’une femme -voyage seule. Le Seigneur te tiendra compte de ton intention. - -Alors Fatime lui confia son chagrin et lui fit part d’une étrange et -soudaine résolution: - ---Puisqu’il en est ainsi, j’irai sur mes jambes à travers le pays, et, -s’il plaît à Dieu, je rejoindrai ma fille. - ---S’il plaît à Dieu! - ---Dis-moi quel chemin dois-je suivre? - ---Il faut te diriger de ce côté,--dit le vieillard en montrant le -nord,--ne t’écarte pas du rivage. Que ton voyage soit béni! - -Et Fatime partit, suivant ce conseil. Depuis deux ans, elle remonte la -côte, de port en port. Lorsqu’elle a gagné quelque argent par ses -travaux, elle s’engage dans une caravane qui l’emmène plus loin, à dos -de chameau, de mule, ou simplement à pied. Elle a séjourné ainsi à -Saffi, à Mazagan et à Casablanca, cette étrange et terrible ville pleine -de roumis et de voitures mécaniques qui l’affolaient. - -A présent elle est arrivée à Rabat où l’on gagne beaucoup d’argent au -service des Nazaréens[46], et où les maisons surgissent du sol comme les -iris au printemps. C’est une compatriote, retrouvée par hasard, qui l’a -engagée à travailler chez nous. D’abord Fatime ne voulait pas, pleine de -frayeur et de honte. Puis l’exemple de Sfïa, la négresse, et l’appât de -gain l’ont décidée... Elle s’est rassurée peu à peu et a compris que les -roumis ne sont pas méchants. Souvent elle me parle de Hadda, «sa petite -fleur, son pigeon, son jeune faon», à qui elle avait donné «tout ce -qu’il y a de blanc dans son cœur». - - [46] Nom donné aux chrétiens. - ---O! Allah! je suis si lasse de ne savoir rien d’elle! - -Et les larmes coulent sur son visage ravagé... - ---Si tu veux, Fatime,--lui proposai-je,--ton maître écrira une lettre à -Lhaoussine. Tu dois avoir son adresse là-bas. - ---Que la bénédiction d’Allah soit sur toi! Qu’il te donne un enfant pour -réjouir ton existence! - -Mais lorsqu’il fallut dicter sa lettre, Fatime eut de la peine à réunir -ses idées. On parvint cependant à rédiger un message contenant ce -qu’elle désirait: - - «_A sa seigneurie, l’élevé, le pieux pèlerin Lhaoussine Mtouggi. Que - Dieu le fortifie à jamais!_ - - _Amen!_ - - «_Après le salut, sache que je ne suis pas consolée de votre absence, - et que tous les jours je pleure en pensant à ma fille Hadda. Je suis - partie depuis beaucoup de mois et voici déjà trois fêtes du Mouloud - que j’ai célébrées en dehors de ma demeure. Sache que je suis partie - dans le but de me rendre à la Mecque et j’y arriverai s’il plaît à - Dieu! bien que je n’aie pas d’argent pour le bateau._ - - «_Écris-moi à l’adresse que je te donne, car je resterai encore - quelques mois dans cette maison, s’il plaît à Dieu! Sur toi et sur ma - fille Hadda,--qu’Allah vous protège et vous sauve!--le salut complet - de celle qui se confie en son Dieu._ - - «_Fatime Moha._» - -Dès que la lettre fut partie, Fatime me demanda chaque matin si nous -avions reçu des nouvelles. Mais des semaines et des mois passèrent et la -réponse n’arriva point. Fatime attendait toujours sans se lasser, alors -que nous avions compris depuis longtemps qu’il n’y avait plus -d’espoir... Et comme notre ami, Si Ahmed Es Slaoui, s’embarquait avec un -nouveau pèlerinage, nous le chargeâmes secrètement de rechercher à la -Mecque Si Lhaoussine Mtouggi et son épouse Hadda. - -Fatime accumulait sans relâche, dans une vieille sacoche en cuir, les -pesetas hassani[47] qui lui permettraient de continuer son voyage. Le -sac était presque rempli lorsque revint le pèlerin Ahmed. Il nous conta -ses étapes et ses émerveillements: Tunis la Verte, où il avait bu le -café à l’ombre de la mosquée Halfaouine; le Caire, plein de lettrés et -d’étudiants; Damas, aux souks innombrables. Mais il garda le silence sur -Médine et la Mecque, dont il ne voulait pas décrire les merveilles -sacrées à des Nazaréens. Pourtant il nous dit: - - [47] Monnaie marocaine. - ---Je me suis informé là-bas de Si Lhaoussine Mtouggi, et j’ai su qu’il -était mort, ainsi que son épouse, durant la grande épidémie de peste qui -fit tant de victimes. Qu’Allah leur donne la miséricorde!... - -Quelques jours plus tard, Fatime nous faisait ses adieux: - - * * * * * - ---Une caravane qui se dirige vers Larache passera demain à Rabat. J’ai -assez d’argent pour me joindre à elle. On me dit qu’il faut encore bien -des mois afin de gagner la Mecque. Mais je reverrai ma petite Hadda -avant de mourir, s’il plaît à Dieu! - ---S’il plaît à Dieu! - -Je ne pouvais tuer son unique espoir. - -Et Fatime continue l’interminable pèlerinage dont elle n’atteindra -jamais le but... - - - - -IV - -MEKTOUB - - -Khdija descendait du Prophète,--que Dieu lui donne la bénédiction et le -salut!--et s’apparentait au Sultan par sa mère, Lella Zohra, des -Chorfa[48] Alaouiine. Son père, Si Ali, le puissant pacha de Salé, était -un petit-fils du grand Vizir, Si Mohammed Es Slaoui. - - [48] Les Chorfa (sing. Chérif) sont les descendants du Prophète - Mahomet. - -Le palais du pacha Ali, construit par un ancêtre, agrandi et embelli par -chacun de ses descendants, avait une juste réputation de splendeur. Les -plus célèbres zaouakin de Meknès en avaient peint les portes et les -plafonds; les zleigiin de Fez avaient composé de savantes rosaces en -mosaïques sur le sol et sur les murailles; le marbre qui pavait les -riad[49] avait été apporté d’Italie à grands frais, et, luxe suprême, -l’eau, si rare dans les villes de la côte, captée en des sources -profondes, jaillissait des vasques et des fontaines. - - [49] Jardins intérieurs. - -Khdija était née sous une coupole dorée, ses yeux n’avaient connu que -les merveilles créées par l’art et la richesse. Elle n’imaginait pas que -les boiseries pussent ne point être ciselées et décorées avec une -patience infinie, où que des murs ne soient pas en dentelle de stuc. -Elle ne sortait jamais de chez son père, et ne montait même plus à la -terrasse depuis quelques mois, mais le palais du pacha était un monde -suffisant à ses investigations: chaque corps de bâtiment se reliait aux -autres par des escaliers sombres, et des couloirs mystérieux. Les patios -étaient ornés de colonnes et de galeries; quelques-uns formaient des -jardins bien clos, aux allées de mosaïques entre les daturas, les -bananiers, les jasmins, et les orangers. Du menzah où les artistes aux -pures traditions andalouses avaient déployé leurs suprêmes talents, on -dominait toute la ville, et on apercevait aussi la mer, l’embouchure de -l’oued sillonnée de barcasses, et la kasbah des Oudayas qui s’avance, -altière et dorée, au milieu des flots toujours agités. Mais Khdija -montait rarement dans cette salle haute, réservée au pacha et à ses -amis. Elle se tenait avec les femmes, dans les pièces du -rez-de-chaussée, et passait ses journées à broder, à boire du thé et à -se parer. - -Le pacha Ali avait quatre épouses, et d’innombrables concubines. Khdija -s’enorgueillissait d’être fille de Lella Zohra, la première femme et la -plus considérée à cause de sa très noble origine. Elle traitait avec -dédain ses sœurs, aux teints plus ou moins bronzés, selon la couleur -maternelle. En les voyant, parées comme des idoles, quitter, pour celle -de l’époux, la demeure du pacha, Khdija songeait avec joie à la -splendeur plus merveilleuse encore qui accompagnerait ses noces -prochaines, car elle était nubile depuis peu. Et elle se pavanait, fière -des lourds bijoux hérités des Chorfa, qui appesantissaient sa coiffure. - -Le pacha Ali avait une prodigalité magnifique. Il n’était pas aimé, mais -admiré et respecté à cause de son faste. Sa puissance s’étendait chaque -jour davantage; les chefs des tribus voisines venaient lui apporter des -présents comme à un sultan. On disait que son palais recélait des -trésors immenses, accumulés par ses ancêtres et par lui. Leur renommée -était telle que Moulay Abd El Aziz s’en émut et en conçut de l’envie. - -Une nuit qu’elle dormait paisiblement, Khdija fut éveillée en sursaut -par de violents coups de heurtoir frappés à la porte. Puis elle entendit -les voix effrayées des esclaves, alternant avec celles des visiteurs -insolites, et enfin, celle du pacha, furieuse et grondante, mais moins -assurée qu’à l’habitude. Une grande rumeur envahit la maison, des -gémissements se mêlèrent bientôt au bruit des pas, des imprécations, des -luttes, des crosses de fusil tapant sur le marbre... Khdija tremblait -comme le serviteur d’Allah au jour du dernier jugement, et n’osait -quitter sa chambre pour apercevoir la vérité. Une négresse en pleurs se -réfugia près d’elle, et lui apprit que les soldats du sultan pillaient -la demeure; quelques minutes plus tard, sa porte fut ébranlée... Khdija -s’enfuit par un escalier sombre conduisant à la cuisine, et s’alla -cacher au fond d’un réduit. Elle y passa la nuit. Les moghaznis ne -s’aperçurent pas de son absence, parmi les cent cinquante femmes qu’ils -emmenèrent en prison. Seule, une vieille Juive fut épargnée, car elle ne -faisait point partie de la maison du pacha, et n’y séjournait que par -périodes, pour des travaux de couture. Elle découvrit la retraite de -Khdija. - ---Oh! Rebka..., sauve-moi!--implora la jeune fille.--Que sont devenus -mes parents? - ---Mes yeux ont vu le pacha Ali et Lella Zohra chargés de chaînes. - ---Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux, emmène-moi! Délivre-moi -de ce péril! - ---La maison est pleine de soldats... - ---Femme, mon père te récompensera... - ---Celui qui entre en prison ne sait quand il sera délivré,--répliqua la -vieille. Pourtant, elle ajouta aussitôt: - ---Ne bouge pas, attends-moi. Par l’Éternel, je veux ton bien. - -Au bout d’une heure elle revint: - ---Les moghaznis m’ont laissé passer,--dit-elle.--Voici le salut, -habille-toi. - -Et elle tira de dessous ses jupes un costume de Juive, à la taille de -Khdija. Malgré sa répugnance, la jeune fille endossa les vêtements -exécrés: l’ample jupe à godets remplaça son caftan, le châle vert et -rouge couvrit ses épaules, les soualef coiffèrent inélégamment sa -chevelure. - ---Viens et ne te trahis pas,--souffla la vieille.--Il y va de ta vie et -de la mienne. - -Elles passèrent sans être inquiétées au milieu des soldats assoupis. -Pour la première fois, Khdija franchissait le seuil paternel. L’air vif -du matin frappait son visage nu... Elle eut une courte hésitation. - ---Ah! Seigneur, tu veux donc ma mort!--gémit la vieille à voix basse. - -Khdija sortit... Une rougeur de honte lui colora les joues, de se -trouver en pleine rue, exposée à tous les regards, dans cet -accoutrement... Ses pieds, habitués aux marbres et aux mosaïques, -butaient contre les pavés, et la gaucherie de son allure la trahissait. -Mais quelques maraîchers et artisans circulaient seuls à cette heure -matinale. Et qui eût songé à deviner, en cette humble Juive, la fille du -pacha Ali, la petite cousine du sultan?... - -Rebka et sa compagne arrivèrent au Mellah[50] sans encombre. Elles -suivirent une ruelle sale et puante, et frappèrent à une porte qui -s’ouvrit aussitôt. Khdija pénétra dans un étroit patio dont les -murailles étaient de chaux nue et colorées en bleu tendre; de misérables -chambres donnaient sur cette cour. Une odeur fade et répugnante -s’exhalait du logis, encombré de vieillards, de femmes aux longs visages -blêmes, et de petits Juifs pouilleux et pelés sous leurs calots -noirâtres. Ils entouraient la jeune fille avec respect et curiosité, car -elle gardait encore le reflet du prestige paternel, malgré les -événements de la nuit. Les parents louaient Dieu de l’aubaine qu’il leur -accordait en la conduisant chez eux, et ils supputaient la somme dont le -pacha ne manquerait pas de les récompenser. - - [50] Quartier israélite. - -Khdija pleura pendant plusieurs jours, malgré les prévenances dont elle -était l’objet. La cuisine israélite l’écœurait, la laideur et la -pauvreté environnantes offensaient ses yeux. L’ignoble saleté du logis, -les parfums d’égout qui s’en dégageaient, l’humidité suintant aux -murailles, la crasse de plusieurs générations dont elles étaient -enduites, l’accablaient de dégoût. Les matelas et les individus -grouillaient de vermine... Elle sentait plus lourdement sa déchéance -chez ces Juifs méprisés, à qui elle devait le salut. - -En vérité, elle eût voulu mourir de chagrin. Mais la mort ne vient pas -chez qui l’appelle... - -Et Khdija vivait des jours de plus en plus mornes et désespérés. - -Les Juifs lui rapportaient les rumeurs de la ville: le pacha et ses -épouses avaient été mis aux fers et torturés. On voulait en vain leur -faire divulguer la cachette des trésors. Trois des femmes étaient mortes -dans les tourments. Lella Zohra, plus robuste, avait résisté. Les -prisons de la ville regorgeaient des parents, des enfants, des -serviteurs et des amis du pacha Ali. Ses esclaves avaient été vendues, -ses biens distribués aux favoris du moment, son palais saccagé par les -envoyés du Sultan. - -Dans la fiévreuse recherche des trésors, on enlevait les poutres, les -marbres, on fouillait les parterres, on détruisait les précieuses -boiseries, on arrachait les mosaïques... Et l’on ne trouvait toujours -rien. - -A mesure que passait le temps, le prestige du pacha s’évanouissait; sa -délivrance devenant improbable, les Juifs commençaient à regretter le -sauvetage de Khdija. Elle leur était une lourde charge, une bouche -inutile à nourrir. Certes, on le lui faisait sentir! Les enfants la -frappaient et l’injuriaient, les vieillards maudissaient sa religion. -Khdija l’orgueilleuse devait accomplir les besognes les plus viles, pour -gagner quelques restes abjects qu’on lui abandonnait en maugréant. -Aucune humiliation ne lui fut épargnée. Il lui fallut servir, en -esclave, ses hôtes exécrés. Et ils se vengeaient, lâchement, avec joie, -sur une descendante du Prophète, de la honte et de l’asservissement où -les Musulmans les tiennent depuis des siècles... S’ils ne la jetaient -pas dehors, comme une chienne, c’était uniquement dans la crainte que le -secours apporté par eux étant connu, ne leur attirât une punition. - -Khdija languissait au Mellah depuis quelques mois, lorsqu’un jour, la -vieille Rebka lui présenta une femme avec qui elle avait eu de nombreux -conciliabules. Fatima Bent Brahim tenait, dans les bas quartiers de -Salé, une maison de courtisanes. Elle engagea la jeune fille à venir y -habiter, en lui dépeignant sous les couleurs les plus douces l’existence -qu’elle y mènerait. Khdija n’eut aucun mouvement de révolte. Elle était -minée par le malheur, accablée par sa destinée. Elle désirait surtout -quitter ses hôtes répugnants. Elle accepta l’unique moyen qui s’en -offrait. «C’était écrit»... «_Mektoub_!» - -Elle ne fut plus bientôt qu’une fille publique, dont les soldats et les -mariniers s’amusaient. On avait changé son nom, mais sa véritable -identité perça peu à peu; sa déchéance fut connue de tous... Chacun -voulut approcher la fille du pacha Ali, et la clientèle de Fatima Bent -Brahim s’augmenta des plus riches Slaouiin, de tous les débauchés, -jeunes et vieux de la ville. Mais cette curiosité fut vite satisfaite. -Khdija continua son métier... Lorsque les Français s’établirent dans le -pays, elle fut très recherchée par les zouaves et les marsouins. - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - - * - - * * - -Mon amie Lella Zohra m’avait invitée à passer quelques jours chez elle. -Je regarde, toujours avec le même émerveillement, la cour somptueuse qui -s’ouvre devant ma chambre. Le soleil du soir dore les arcades -festonnées, et colore de mille reflets le sommet du jet d’eau qui fuse, -très svelte, vers le ciel. - -Ce jet d’eau me fatigue..., il est d’une insolence bruyante. Nuit et -jour, il s’élance et crache avec une rage que rien n’apaise. L’eau -retombe dans la vasque de marbre au milieu d’un éclaboussement irisé, -puis rebondit dans le bassin toujours mouvant. Il semble qu’on entende -des murmures, des bruits de pas et de voix parmi le fracas des eaux. - -Ce jet d’eau prend une importance démesurée dans le silence. - -A cette heure, le palais du pacha paraît désert. Les esclaves sont -toutes montées aux terrasses. Lella Zohra seule reste au -rez-de-chaussée, comme il convient à une Slaouia de bonne famille. Elle -vient s’accroupir près de moi et nous causons... Pour la centième fois, -elle me raconte l’événement formidable de son existence, dont son esprit -est toujours hanté: la nuit tragique, la prison, la torture... Et elle -me montre les cicatrices de ses poignets, où les fers ont tracé des -sillons livides et profonds. - ---Trois ans, j’ai pleuré dans un cachot, enchaînée par les mains, les -pieds et le cou! Pendant douze jours, je fus suspendue, debout, sans -pouvoir m’accroupir. Ma sœur était en face de moi. Je l’ai vue mourir de -ses souffrances, peu à peu, et son cadavre est resté là une semaine!... -Mon corps sera dans la terre depuis longtemps qu’il frémira encore des -tourments supportés!... Ce sont les Français qui m’ont délivrée. O ma -fille, je ne l’oublierai pas... Que la bénédiction d’Allah soit sur -eux!... S’ils n’étaient pas venus, je n’aurais jamais revu la couleur du -soleil... - -Pourtant, Lella Zohra n’inspire pas la pitié. Elle est grasse et -blanche, et son visage aux larges joues garde l’expression naïvement -béate de sa jeunesse. - -Le pacha traverse la cour et me salue. L’épreuve a plus lourdement pesé -sur lui que sur son épouse. Sa figure émaciée est celle d’un vieillard; -ses épaules se voûtent; ses mains tremblent; sa voix, jadis dominatrice, -hésite, fêlée, à bout de souffle. En vain lui a-t-on restitué sa famille -et ses biens, en vain a-t-il retrouvé ses trésors si bien cachés, il ne -cesse de regretter le prestige enfui, les moghaznis accroupis à son -seuil, les chefs de tribus venant implorer sa protection, les Slaouiin -courbés très bas sur son passage. Un autre pacha règne sur le pays... - ---Allah est grand et m’avait désigné pour cette épreuve,--murmure-t-il. -Mais le cœur est loin des lèvres... - ---O! ma fille, nous ne voulons pas affliger ton esprit par nos -tourments,--reprend Lella Zohra.--Va rejoindre ces femmes qui rient -là-haut. - -Malgré mes protestations, elle me pousse amicalement vers l’escalier. La -terrasse du palais domine celles de la ville qui s’étagent alentour, -orangées par les derniers rayons. Quelques-unes, plus basses, sont déjà -noyées dans l’ombre bleue, tandis que le minaret de la grande mosquée se -détache tout en or sur l’Océan. L’oued Bou-Regreg, aux courbes molles, -sinue entre les collines et sépare les deux rivales, Rabat et Salé, qui -«_ne se réconcilieront que le jour où la mer deviendra douce et -sucrée_». - -Les esclaves s’ébattent, insensibles aux beautés de l’heure, mais -joyeuses de rencontrer des voisines et de bavarder avec elles. Khdija -est accroupie au bord de la terrasse et fume une cigarette. Elle me tend -la main en disant avec un indescriptible accent cocasse: - ---Bonjour, mon bibi, ça va bien? - -C’est tout ce qui lui est resté de ses... relations avec les Français: -quelques phrases et cette habitude de fumer sans cesse, dont elle ne -saurait se passer. Elle est rentrée bien sagement au logis, pour n’en -plus sortir jamais, comme il sied à une jeune fille de son rang. Mais on -ne peut l’empêcher de monter aux terrasses avec les esclaves, quand -arrive le moghreb. Khdija se sent un peu prisonnière; elle s’ennuie dans -le palais du pacha, et peut-être regrette-t-elle vaguement les années -d’épreuve, avec leurs brutales émotions... - -Ses sens, éveillés chez Fatima Bent Brahim, l’asservissent et -l’affolent. Elle a parfois de véritables crises, et ses parents ferment -les yeux sur les intrigues qu’elle parvient à nouer avec des voisins. - -Khdija est, comme eux, une victime de la tourmente... - -Elle ne se mariera pas. Nul ne voudrait épouser une fille que tous les -hommes du pays ont connue. Elle songe avec rage à ses sœurs, nées -d’esclaves, qui sont riches et considérées dans les maisons de leurs -époux, alors qu’elle, Khdija, la fille de Lella Zohra, la descendante du -Prophète, aura cette honte, si rare pour une Musulmane, de rester -célibataire. - -Cette pensée durcit son regard, et contracte sa bouche. C’est cela seul -dont elle souffre, et non des souvenirs du passé. - -Mais Khdija chasse l’inopportun souci avec la fumée de sa cigarette, ses -yeux reprennent leur tranquille et bestiale expression. - -A quoi bon se révolter? - ---C’était écrit! - -_Mektoub!_ - - - - -V - -LE MARIAGE DE RITA - - -Rita se sentit très joyeuse le jour où elle devint nubile, car ses noces -ne pouvaient plus tarder. Elle y songeait souvent avec un tressaillement -d’envie, sans oser l’avouer à personne. Même, lorsque ses jeunes sœurs -ou d’autres femmes la taquinaient en y faisant allusion, elle se sauvait -«pleine de honte» et leur criait toute fâchée: - ---Taisez-vous, filles de péché, que vos langues soient nouées!... S’il -plaît à Dieu, ce malheur me sera épargné... S’il plaît à Dieu, je ne -connaîtrai point le mariage!... - -Mais elle se plaisait à ces propos, malgré son apparente colère,--Allah -pénètre le fond des cœurs,--car ils lui rappelaient l’échéance prochaine -et désirée. - -Rita n’était pas malheureuse au logis paternel, bien que les soins et -l’affection d’une mère lui eussent manqué depuis l’enfance. Saadia, la -seconde femme de Si Abd Er Rahman, le zaouak[51], témoignait à ses -propres rejetons une préférence bien légitime. Pourtant, elle vivait en -bonne intelligence avec les deux filles de l’épouse répudiée: Zohra, -mariée depuis plusieurs années au menuisier Ali, dont la demeure était -voisine, et Rita, beaucoup plus jeune, qu’elle avait presque élevée. - - [51] Peintre décorateur. - -Une impasse tortueuse et sombre conduisait chez Si Abd Er Rahman, et les -hautes murailles d’une maison voisine, habitée par un Chérif, -projetaient leur ombre sur l’étroit patio toujours empli d’odeurs -ménagères. Quelques plantes s’étiolaient vainement en des amphores -cassées, un canari s’égosillait sur ses barreaux de jonc, et le peintre -avait décoré lui-même les portes des trois chambres, sans parvenir à -égayer son logis. Mais les habitantes n’en souffraient pas, attachées au -cadre familier de leurs travaux, de leurs plaisirs, de leurs disputes et -de leurs peines. Elles se glorifiaient de n’en sortir jamais, telles les -femmes des grandes familles, que les nuits où, furtives et voilées, -elles se rendaient au hammam. - -Une vieille négresse boiteuse les aidait au ménage; Si Abd Er Rahman -avait acheté Mabrouka pour la somme de vingt douros, en raison de son -âge et de ses difformités. Et il louait Allah de cette acquisition, qui -relevait l’éclat de sa maison aux yeux des gens, et rendait -d’incontestables services. - -Car Mabrouka, en dépit de ses tares, était solide, travailleuse, et -pleine d’expérience. Elle possédait mille secrets pour guérir les maux -dont le _serviteur_[52] est affligé; ranimer l’amour des maris -inconstants; rendre les femmes fécondes ou les frapper de stérilité, et -enfin pour confectionner d’excellentes pâtisseries. En outre, nul ne -pouvait rivaliser avec elle quant à la langue; aucune riposte ne la -prenait au dépourvu, et elle savait toujours toutes les histoires de la -ville, qu’elle racontait dans leurs détails les plus scabreux, à -l’hilarité complaisante des femmes, tandis que les jeunes filles -affectaient une grande pudeur... Mabrouka était vraiment la joie du -logis; les heures passaient en d’interminables conversations auxquelles -Zohra, la fille aînée du zaouak, escaladant les terrasses qui séparaient -sa demeure de la maison paternelle, venait chaque jour prendre part. - - [52] Le serviteur d’Allah,--l’homme. - -Rita écoutait attentivement leurs propos, tout en décorant d’ornements -géométriques, de bouquets et de lignes enchevêtrées, les coffrets et les -étagères dont son père lui confiait l’exécution. Elle avait manifesté, -dès son enfance, un goût particulier pour ces travaux, et Si Abd Er -Rahman l’initiait peu à peu aux secrets de la peinture à l’œuf et du -vernis à la graça. Rita maniait avec dextérité son pinceau en poils -d’âne, tandis que les autres femmes épluchaient des ghorchef ou -cousaient de blanches ferajiat. Parfois, une voisine venait se joindre -au groupe familial, car les récits de Mabrouka étaient célèbres dans -tout le quartier. L’eau bouillait sur le mejmar de terre, et Saadia, de -ses mains brunes, préparait gravement le thé à la menthe, dont on -dégustait les trois tasses à petites gorgées. - -Par Mouley Idriss!... C’était une douce vie que celle de Rita au logis -paternel... Et pourtant, elle avait hâte d’en changer, car un diable -malin tourmente les vierges qui arrivent à leur treizième année; et le -jour où elles commencent à sentir _la honte de leur visage_ et à se -voiler devant les hommes, elles se prennent à désirer celui devant -lequel toute pudeur sera superflue... Les réflexions égrillardes de la -négresse remuaient Rita d’un secret plaisir et elle portait un intérêt -grandissant aux démêlés conjugaux de sa sœur. Parfois, on entendait, -jusque chez Si Abd Er Rahman, les cris et les gémissements de celle-ci -sous la raclée maritale. Mais le bâton attendrit les épouses d’une douce -langueur: au lendemain de ces querelles, le menuisier Ali se laissait -surprendre par l’aube dans la couche de sa femme, en dépit des préceptes -sacrés, et le visage de Zohra s’embellissait d’une voluptueuse et -touchante lassitude... - -Vers l’Achoura, une vieille dame du quartier, qui sortait rarement de -chez elle, vint avec sa fille rendre visite à Saadia: - ---Le salut sur toi... - ---Le salut... Comment vas-tu? - ---Avec le bien. Quelles nouvelles y a-t-il de toi? - ---Aucun mal? - ---Aucun mal sur toi? - ---Comment est Si Abd Er Rahman? - ---Grâce à Dieu... - ---La bénédiction d’Allah en ta maison... - -Tout en échangeant les formules d’usage et en se débarrassant de leurs -haïks, les deux femmes jetaient des coups d’œil furtifs vers Rita. Et -subitement, celle-ci comprit... D’un bond, elle s’enfuit, ayant peine à -contenir le tumulte joyeux de son cœur... Le coffret où d’étranges -fleurs commençaient à s’épanouir fut disloqué dans sa chute, une écuelle -pleine de couleurs se renversa sur un œuf qu’elle brisa, et des -ruisseaux jaunes et bleus maculèrent le tapis de Rabat aux bords élimés. - ---Quel scorpion t’a piquée?--demanda Saadia d’un air fâché... - ---O ma fille, ma colombe, nos vieux visages te font donc -peur?--roucoulèrent les visiteuses. - ---Reviens, chérie, reviens, ô Lella, fille de mon maître,--implorait -l’esclave d’un ton moqueur. - -Mais les supplications et les remontrances furent vaines; Rita s’était -verrouillée dans la chambre voisine, et ne consentit même pas à faire -entendre sa voix tant que dura la visite. - ---Pardonne-lui, ô ma mère--dit Saadia d’une voix ingénue.--Les jeunes -filles sont fantasques, elles en oublient leurs devoirs de politesse. -Mais, ô Allah! je ne rétrécirai pas avec Rita... - ---Ma fille, n’en fais rien... Je t’en conjure par Sidi Ahmed!... Nous -serions désolées de faire pleurer ses jolis yeux. Nous savons que les -vierges sont plus promptes à se troubler que la surface d’un oued. - -Mille congratulations furent échangées, et Saadia, en reconduisant ses -visiteuses, s’excusait encore pour l’attitude de sa belle-fille, tout en -se réjouissant de l’avoir trouvée si fine et bien élevée en la -circonstance. - -Lorsque Rita sortit de la chambre, chacune épiait son visage et Mabrouka -ne put se tenir de lui décrocher quelques réflexions à double sens: - ---Préparons le couscous pour les hôtes qu’Allah nous -enverra,--répétait-elle avec insistance.--Mes vieilles oreilles -tintent... c’est la musique des rita et des timball... - ---Cesseras-tu d’agiter ta langue?...--s’écria Rita rageusement. - ---Le bruit de mes paroles trouble donc tes pensées? - ---Je n’ai que faire de tes plaisanteries quand mon cœur est triste. - ---La tourterelle n’est-elle pas l’oiseau qui souffre et se plaint le -plus? - ---Puisses-tu être rôtie à quatre cuissons!... - -La querelle se termina par une claque sur les joues sèches et ridées de -la vieille, qui s’en fut en clopinant. - ---L’annonce du mari énerve la vierge...--lança l’esclave lorsqu’elle fut -hors de portée. - -A cette parole trop explicite, Rita se mit à pleurer, et comme elle -était en effet très fébrile et surexcitée, elle n’eut aucune peine à -finir par une crise dont la sincérité fit l’admiration de toute la -famille. - -Mabrouka, sans rancune, lui confectionna une mixture calmante d’eau de -rose et de khanfoussa pilés--car, disait-elle, ces insectes restent -immobiles pendant des heures,--puis elle l’endormit en fredonnant la -chanson des Gnaoua: - - Sidi mange de la viande, - Lella en mange le gras, - M’Barka n’a plus que la sauce, - Kali Mbouara qu’un vieil os. - - Allah, ô Seigneur, notre maître, - Kali Mbouara est malchanceux. - Allah, Allah, ô notre maître, - Kali Mbouara est un pauvr’hère. - - Sidi revêt un caftan, - Lella un’ mansouria, - M’Barka revêt des haillons, - Kali Mbouara rien du tout. - - Allah, ô Seigneur, etc... - - Sidi chausse des babouches, - Lella, des mules brodées, - M’Barka chausse des savates, - Kali Mbouara s’en va nu-pieds... - - Allah, ô Seigneur, etc... - - Sidi dort sur un mat’las, - Lella sur un bon tapis, - M’Barka sur un’ peau d’mouton - Kali Mbouara sur la terre, etc... etc... - -Lorsqu’elles jugèrent la jeune fille assoupie, les femmes commentèrent -l’événement à voix basse. Rita se gardait de remuer pour ne pas attirer -l’attention, et pouvoir, sans feindre la honte, écouter leurs propos. - ---S’il plaît à Dieu, notre chérie aura fait bonne impression, car il est -temps que ses noces soient célébrées,--disait Saadia. - ---O Lella, n’aie pas de crainte. Je gage que, bientôt, les _hôtes de -Dieu_ dîneront ici,--répondit l’esclave. - ---La boutique de Si Hamou est la mieux achalandée du Souk... - ---Certes, qui veut avoir de belles cherbil[53] doit s’adresser à lui. - - [53] Babouches brodées. - ---C’est aussi un homme intègre, son ventre est fermé. - ---Celui qui est rassasié n’a pas de mal à respecter le couscous -d’autrui. - ---Il ne saurait y avoir, pour notre Rita, de meilleur parti que son -fils. - ---A présent, Si Taleb n’a rien à faire qu’à se promener tout le jour. - ---Par le Prophète!... on dit que Sidi Nojjar[54] est souvent le but de -ses sorties... - - [54] Quartier des courtisanes. - ---Eh! sans doute... Il manque une épouse dans sa maison. - ---C’est pourquoi Si Hamou tient à le marier jeune... - -Malgré l’intérêt de cet entretien, Rita fatiguée par les émotions, ne -tarda pas à s’endormir. - -Une semaine passa, toute semblable aux autres en apparence, mais les -femmes s’énervaient de ne pas voir venir la visite escomptée. Chaque -coup frappé à la porte les faisait tressaillir et leur dépit augmentait -de jour en jour. - -Rita, la plus déçue, affectait de rire et de chanter pour dissimuler son -amertume de n’avoir pas été jugée assez jolie. - -Pourtant, elle était fière de sa peau blanche, qu’elle comparait -volontiers à celle de la brune Saadia, de ses cheveux lisses et -luisants, de ses yeux très noirs, de ses joues rondes... Vraiment, cette -vieille ne possédait aucun goût... Mais d’autres sauraient apprécier sa -beauté... Qu’avait-elle à faire avec le fils d’un marchand de babouches? -Allah lui réservait peut-être d’épouser un Chérif. - -Malgré tous ses raisonnements, Rita ne se consolait pas de sa -déconvenue. En réalité, le fils du marchand de babouches eût comblé ses -désirs, car on le disait jeune, riche et encore célibataire. Aussi, son -bonheur fut-il grand, lorsqu’un vendredi, au retour de la Mosquée, le -zaouak reçut la visite de Si Hamou qu’accompagnaient deux membres de sa -corporation. Après s’être longuement et poliment congratulés, Si Hamou -prononça les paroles décisives: - ---Nous sommes les hôtes de Dieu et les tiens, nous venons à cause de ta -fille. - -Si Abd Er Rahman prit un air grave: - ---Laissez-moi consulter ma tête. Revenez demain, et, d’ici là, -interrogez sur moi comme j’interrogerai sur vous... - -Le jour suivant, Si Hamou se présenta de nouveau, et le zaouak -l’accueillit par ces mots: - ---Sois le bienvenu chez moi,--afin qu’il comprît que sa démarche était -agréée. - -Les femmes en émoi épiaient ces allées et venues, dont elles -s’efforçaient de deviner le résultat. Pourtant, malgré leur intense -curiosité, elles n’osèrent pas interroger le _maître des choses_, mais -il daigna le soir même confier sa décision à Saadia, qui s’empressa de -la faire connaître à toute la maisonnée. - -Rita pleura du moghreb à l’Acha sans prononcer une parole; elle refusa -de manger, bien qu’il y eût de la touba dont elle était fort friande. -Ses gestes se firent plus lents et réservés, car elle avait conscience -de sa nouvelle importance. - -Lella Fathma ne tarda pas à revenir une après-midi, escortée de sa fille -et de sa sœur Aïcha, une vieille dame aux joues tombantes et aux allures -lasses. Saadia les reçut avec de grandes démonstrations amicales, elles -passèrent au moins un quart d’heure à se faire les compliments les plus -exagérés, en protestant de leur affection. Mais lorsqu’on arriva enfin -aux choses sérieuses, la conversation prit un tour moins tendre et -faillit même dégénérer en querelle. - ---Combien voulez-vous de sadoq[55],--demanda Lella Fathma. - - [55] Dot que le marié verse au père de la jeune fille. - ---Il nous faut cent réaux,--répondit Saadia,--un caftan de drap, un de -brocart tissé d’or, deux sebenia et une paire de cherbil en velours. - ---Ma fille, tu n’y songes pas!... Nous sommes gens modestes... comment -pourrions-nous satisfaire de telles prétentions? - ---Veux-tu donc faire dire que nous avons donné notre fille à un meskin? - ---Non, certes, mais sois raisonnable. Tu sais combien les temps sont -amers... La moindre chose se paye dix fois plus que jadis... - ---Soit... à cause de mon amitié pour toi, je consens à une réduction... - ---Enlevons trente réaux... - ---O Sidi Ali Mennoun! ô mon malheur! c’est impossible... dix tout au -plus. - ---Tu veux nous ruiner. On m’avait bien dit que tu étais âpre à l’argent. - ---Et à moi qu’il t’est plus cher que ton propre fils. - -Les voix s’élevaient hostiles et aigres. La vieille Aïcha intervint: - ---Vous ne connaissez pas la honte de vous disputer ainsi un pareil -jour... Allons, que chacune y mette du sien. - -Elles finirent par s’accorder pour un sadoq de 80 réaux, et convinrent -aussi de remplacer une des sebenia par une jolie dfina. Lorsque le -marché fut conclu, elles redevinrent affectueuses et empressées; elles -s’envoyaient réciproquement mille flatteries, tout en buvant du thé à la -citronnelle. - -Rita n’avait point paru, elle s’était réfugiée dans la cuisine, le cœur -tumultueux et l’air indifférent. - -Après le départ des visiteuses, toute la maison fut en effervescence, -car les hommes étaient annoncés pour le dîner du surlendemain. Mabrouka -s’en fut au souk acheter des poulets, des pigeons, de succulentes têtes -de mouton, et Saadia, aidée de Zohra, confectionna un ragoût de viande -au miel, relevé de safran, d’épices et de raisins secs, comme on n’en -mangeait même pas chez le pacha. - -Si Hamou et ses amis arrivèrent après le moghreb, escortés par beaucoup -de jeunes garçons tenant des cierges allumés. Les femmes épiaient le -cortège à travers les fentes de leurs portes, elles l’accueillirent par -des yous-yous plus exaspérés au moment où l’on récita la Fatiha[56] qui -consacre les fiançailles. - - [56] Premier chapitre du Koran. - -Le lendemain, Lella Fathma et ses parents, toutes parées, vinrent à leur -tour apporter des dattes, les cierges destinés aux noces, un caftan de -soie couleur radis, et un plat rempli de henné sur lequel étaient -disposés quatre œufs. Elles trouvèrent la maison ornée de coussins, de -tapis et de broderies que Saadia avait tirés des coffres et empruntés à -ses voisines. A l’un des bouts de la principale chambre, on avait -aménagé le qtaa, mystérieux sanctuaire des fiancées, que les tentures et -les mousselines séparent du reste de la pièce. La jeune fille y entra, -le cœur palpitant d’orgueil et de joie. Son rêve s’accomplissait enfin. -Elle devenait l’héroïne vers qui tous les regards convergent, l’arousa, -plus semblable à une houri qu’à une simple créature d’Allah. Ses sœurs -et ses jeunes amies l’entouraient en babillant comme des oiselles. Mais -Rita ne répondait pas à leurs propos; elle s’appliquait à garder -l’attitude rituelle, immobile, les yeux baissés, le visage impassible et -grave. De temps à autre, les invités écartaient un peu la tenture, afin -de juger sa contenance, et elles ne tarissaient pas d’éloges sur cette -arousa qui témoignait une si grande honte. Elles partirent à la nuit, -après la cérémonie du henné qui eut lieu en grande pompe au milieu du -patio. Seules, les fillettes restèrent dans la maison pour tenir -compagnie, durant trois jours, à leur amie. Elles la taquinaient -gentiment, selon la coutume: - ---Hélas!--disaient-elles,--tu vas nous abandonner. - ---Tu préfères la compagnie d’un homme à la nôtre. - ---Nous n’étions pas rassasiées de t’avoir... - -Et Rita répondait d’un ton navré: - ---Qu’ai-je à faire avec un homme?... Non, je ne veux pas quitter ceux -que j’aime. Oh! combien je vous préfère, fillettes semblables à moi. - -De grosses larmes roulaient sur ses joues, mais, dans le fond du cœur, -elle se réjouissait... - -Quelques jours plus tard, Lella Fathma envoya une neggafa[57] porter -l’argent et les objets du sadoq. Elle avait disposé les pièces de drap -et de brocart, la sebenia, les cherbil, sur un plateau de cuivre à hauts -rebords, ainsi qu’un pain de sucre, signe de joie et de prospérité. Une -mousseline brodée recouvrait les cadeaux, mais elle eut soin d’en -laisser un côté relevé, afin que les voisines pussent apercevoir les -présents du fiancé. - - [57] Femme dont le métier consiste à régler toutes les cérémonies du - mariage du côté féminin. - -Dès lors, une fiévreuse activité régna dans la maison du zaouak: Saadia -et Zohra taillaient et cousaient sans relâche les pièces du trousseau. -Les seroual[58], étroits et raides, les tahtiat, les transparentes -ferajiat s’empilaient au fond de la chambre. Une mouallema brodait les -coussins et les tentures aux vives couleurs; Mabrouka, brandissant un -long balai en feuilles de palmier, reblanchissait à la chaux toutes les -murailles, et les voisines venaient à tout propos donner des conseils et -épier l’attitude de la nouvelle arousa. - - [58] Pantalon. - -O Allah! que la vierge est pudique et timide... Le moindre propos suffit -à l’effaroucher, et elle s’enfuit, telle la gazelle au pied rapide. - -Combien de larmes brûlantes verse la fiancée, dont le visage ne fut -contemplé par personne, dont le teint a la pâleur mate des œufs -d’autruche soigneusement cachés dans le sable. Celui qui doit la -connaître s’impatiente en sa demeure... son amour est comme une chèvre -bêlante, s’il tente de l’étouffer, il se met à crier plus fort. - -Voici venir la semaine des noces. Pilez le souak et le henné. Préparez -l’arousa pour les désirs de l’époux. Qu’il se hâte, lui, dont la -brûlante ardeur séchera ses larmes. - - * * * * * - -Rita vivait dans une exaltation dont elle ne laissait rien soupçonner, -partagée entre les sentiments les plus divers: elle tâchait de se -représenter Si Taleb qu’elle n’avait jamais aperçu; les propos de -Mabrouka hantaient son esprit. - ---... Un visage brun, des yeux qui flambent, et une vigueur... dont -l’épouse apprécierait les charmes... - -Ses nuits étaient hantées de songes voluptueux, et elle se réveillait -toute tremblante, le cœur battant à grands coups, le visage en feu et -les membres brisés... Mais, en même temps, elle se sentait envahie de -l’oppressant effroi, qui saisit les vierges à l’approche de l’époux et -les trouble douloureusement. - -Lorsque les invités en toilette s’installèrent dans la maison, que le -qtaa redevint l’asile de l’arousa pour les fêtes nuptiales, sa terreur -s’accrut, submergeant ses autres impressions; elle commençait aussi à -sentir le regret du logis paternel qu’il lui fallait quitter pour une -demeure étrangère, et, bien souvent, ses larmes coulaient sans feinte... - -Elle refusait toute nourriture, malgré l’insistance de ses petites -compagnes qui lui présentaient, du bout de leurs doigts rougis au henné, -quelques bouchées des plats dont elles mangeaient. - ---Prends,--disaient-elles,--ceci est le sadoq que je te donne. - -Mais Rita tournait la tête d’un air excédé. - ---Non, non, je n’ai pas faim. Assez pour moi... - -Il fallait lui faire avaler de force un œuf ou du laitage. - -Et, de fait, des nausées la prenaient dans ce qtaa surchauffé par les -cierges, toujours empli de jeunes filles; et dont l’atmosphère, -emprisonnée entre les tentures, ne se renouvelait pas... - -Elle était devenue, aux mains de la neggafa, une poupée que l’on manie, -que l’on habille, que l’on transporte, que l’on parfume et que l’on -pare. Une poupée silencieuse, dont les pieds ne devaient plus toucher le -sol, qui ne pouvait ni rire, ni remuer, ni parler, et à qui seulement il -était permis de pleurer... De temps à autre, on la sortait du qtaa tout -enveloppée de voiles très lourds, tissés de soie et d’or, sous lesquels -Rita se sentait étouffer. On la portait dans le patio, sur la mertba, -haute estrade garnie de coussins, où la mariée s’accroupit pour les -diverses cérémonies accompagnées de chants, de musique et de yous-yous -stridents. Le bruit parvenait indistinctement jusqu’à elle; parfois la -neggafa entr’ouvrait ses voiles devant les invitées assemblées, et l’on -apercevait le visage impassible aux yeux clos, pâle, ruisselant de -sueur, parmi les bijoux scintillants, et les cheveux épars ceints d’un -bandeau de pierreries et de perles... Un peu d’air frais ranimait la -jeune fille; elle se savait belle et admirée par toutes ces femmes -qu’elle ne voyait pas... - -Mais presque aussitôt, les voiles retombaient, l’enveloppant de leur -nuit épaisse et chaude, jusqu’au moment où on la reportait dans le qtaa -envahi de fillettes. - ---Que tu es heureuse,--disaient-elles,--tu vas manger des noix, des -gâteaux, des amandes. - ---Tu revêtiras des caftans de soie, tu farderas ton visage et tu seras -belle. - ---O ma sœur, tu deviendras femme et tu te réjouiras avec ton époux. - ---Touche mes vêtements pour que mon tour ne tarde pas à venir. - ---J’ai rencontré ton fiancé dans les souks. C’est un homme vigoureux, il -a une petite barbe et des yeux ardents... Quel est ton bonheur! - -Ces propos distrayaient Rita et lui mettaient au cœur d’agréables -espoirs; cependant elle restait muette, toute pénétrée de honte. Une -sorte de torpeur l’envahissait peu à peu, causée par les parfums, les -émotions, la fatigue et la chaleur; toutes les pensées s’embrouillaient -en sa tête, ses larmes coulaient sans cesse, et les invités tiraient -d’heureux augures de son chagrin, car il convient qu’une fille aimante -et pudique manifeste une extrême douleur au moment de ses noces. - -Le jour nuptial se leva enfin; l’agitation grandissait dans la maison, -les femmes qui, depuis le début de la semaine, avaient savamment gradué -le luxe de leurs parures, arborèrent les caftans de cérémonie et -s’accroupirent tout autour du patio, plus éblouissantes que des -sultanes. Elles avaient le sentiment de leur splendeur et ne faisaient -pas un mouvement, les yeux fixes, les mains posées à plat sur leurs -genoux. Les brocarts tissés d’or ou de ramages multicolores se cassaient -autour d’elles en plis raides et luisants, les sebenia étaient -couronnées de turbans, de bandeaux brodés de sequins, et parfois de -plumes légères couleur pois chiche, ou cœur de rose... D’énormes anneaux -d’oreille, des colliers de perles fausses, et d’autres, dont les -pendeloques s’ornaient de verroteries, essayaient de singer les parures -des riches citadines... Certaines femmes cependant portaient des -émeraudes et des rubis véritables, reliques d’une opulence familiale -disparue, mais leurs bijoux avaient alors des formes désuètes, passées -de mode... - -Des fards rehaussaient l’éclat des visages, et les plus noires -s’illuminaient si violemment de carmin que leur peau évoquait la rougeur -des cuirs Filali... Malgré leur apparente impassibilité, elles -s’épiaient les unes les autres, glissant entre leurs cils baissés une -sournoise prunelle critique. Et elles évaluaient en elles-mêmes la -parure des autres invitées... Quelques réflexions s’échangeaient à voix -basse: - ---O ma sœur, as-tu vu le caftan neuf de Zohra? Il est en brocart à deux -réaux la coudée. - ---Par Mouley Idriss! ce ne peut être à elle; son mari gagne à peine de -quoi la nourrir. On le lui a certainement prêté. - ---Je ne savais pas que Lella Khaddouje eût des bracelets d’or... Ils -pèsent bien vingt mitqual. - ---Certes Sidi Mohamed n’a pas rétréci avec son épouse! Il ne regarde pas -au poids quand c’est du cuivre doré... - -Et les propos perfides voltigeaient sans bruit à travers l’assistance, -tandis que l’on attendait la mariée. - -La neggafa parut enfin, portant sur son dos un volumineux paquet -d’étoffes et de voiles, qu’elle déposa au milieu des coussins de la -mertba. Puis, elle écarta le haïk de soie à rayures abricot et couleur -d’yeux chrétiens, sous lequel Rita se sentait défaillir. Elle avait un -caftan de brocart émeraude à ramages d’or, d’innombrables bijoux prêtés -par des amies complaisantes, et ses cheveux, épars sur les épaules, se -couronnaient d’une sfifa rehaussée de pierreries et de perles. Mais on -n’apercevait pas son visage, voilé par une mousseline. Tout autour -d’elle, les fillettes, debout, portaient de gros cierges en cire dont -les flammes, agitées par le vent du soir, jetaient un éclat fumeux. - -La neggafa tressait les cheveux de Rita qu’elle mêlait de soie verte et -blanche, en y attachant mille amulettes contre le mauvais œil. Quand -elle se mit à natter le côté gauche, les musiciennes, qui jusqu’alors -faisaient rage, se turent subitement, et la neggafa, d’une voix -chantante, psalmodia les stances du départ: - - * - - * * - - Au nom d’Allah, nous maudissons le démon! - - * - - * * - - --Tends ta main hors des manches, - Aujourd’hui est venu ton grand jour, - Tends ta main, nous te mettrons du henné... - O mariée, tais-toi, ta mère pleure... - Et chez l’époux, chacun se réjouit. - - --Pourquoi! ô mon père! m’as-tu exilée? - Rends l’exilée à sa famille. - On dit: «Le père a donné le bien» - S’il a donné sa fille à un jeune homme. - On dit: «Le père a donné le malheur» - S’il a donné sa fille à un vieillard. - - Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour, - La mariée s’en va chez son cousin - Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour. - La mariée est allée chez Mouley Ali[59]. - --Pourquoi, ô mon père, m’as-tu exilée à la cime des monts? - Personne que je puisse interroger. - Personne à qui m’adresser. - Je n’ai trouvé que des Berbères et des loups... - Rends l’exilée à son sol. - La maison de mon père me renie. - La maison de mon époux m’accueille... - - [59] Allusion aux noces de Lella Fathma, fille du Prophète, avec son - cousin Mouley Ali. - - --O fille de mon caïd! - O fille du caïd des caïds! - Tu es partie, ô celle qui arrange tous les coins! - Tu es partie, ô voisine des voisines! - Tu es partie, ô mon amie, ma sœur! - Fille du lion silencieux, - Mais dont le rugissement dans le désert serait effrayant. - Ta taille me plaît, - Et ton caftan me donne la beauté. - Va-t’en... Ne crains pas, - Tu trouveras bonheur parfait. - -La neggafa prit un petit tambour et continua: - - Haddou l’Rahmani, - Celui qui t’a réjouie deux mois, - Réjouis-le deux ans. - Réjouis-toi en ce jour - Où ne se réjouissent que mes amies, - Mes sœurs et mes cousines. - - Aie la paix, ô Lella, - Donne la paix à notre demeure, - Donne la paix à ce jour! - -Toute l’assistance sanglotait durant ce chant que la neggafa répéta -trois fois, et les pleurs de Rita redoublaient d’amertume, car le jour -des larmes était venu pour elle... Un immense déchirement la poignait à -l’idée du départ si proche, de la séparation définitive d’avec tous ceux -qu’elle avait aimés et connus jusqu’alors; et la demeure de Si Taleb lui -apparaissait inquiétante, étrangère, pleine de périls mystérieux. - -On la reporta dans le qtaa en l’attente du cortège nuptial; les -fillettes, excitées par le prochain dénouement, tenaient à leur amie des -propos indécents sur ce qui allait se passer... les femmes se -complaisaient aux recommandations: - ---Aie soin de ne pas déplaire à ton mari. - ---Tu vas connaître la douleur des noces. - ---Mords tes vêtements pour ne pas crier. - -... Zohra vint auprès d’elle et fit sortir tout le monde, afin de donner -à sa sœur les suprêmes conseils. - ---Tâche d’être une fille raisonnable qui fasse honneur à notre maison. -Ne repousse pas ton époux, laisse-le t’approcher afin qu’on sorte vite -ton seroual[60]. - - [60] Pantalon. - -Ces paroles augmentaient le trouble de Rita... Tout à coup, elle -tressaillit. Une rumeur significative emplissait le patio, dominée par -la plainte acide des flûtes. Si Abd Er Rahman entra dans le qtaa, Rita -lui baisa la main en pleurant, puis il la chargea sur son dos et la -porta jusqu’à la mule arrêtée au seuil de la maison. Après -l’interminable attente anxieuse, le départ se fit très vite. Les -neggafat arrangèrent en hâte le haïk de la mariée et, très -soigneusement, elles appliquaient un coin de son voile sur -l’arrière-train de la bête, de crainte qu’un ennemi, durant le trajet, y -mît le doigt, ce qui eût aussitôt rompu la virginité de l’arousa. Le -cortège s’ébranla au milieu de la musique, des chants et des cierges, -dont la flamme vacillait au vent. Bien que la demeure de Si Hamou fût -toute proche, il fit un long détour à travers les souks silencieux et -noirs, où de rares marchands s’attardaient encore en leurs échoppes... -des yous-yous exaspérés accueillirent son arrivée. - -Le zaouak descendit sa fille de la mule, et la porta sur son dos -jusqu’au seuil de la chambre nuptiale, dont Lella Fathma barrait -l’entrée; Rita, guidée par la neggafa, dut, en témoignage de sa future -obéissance, passer trois fois sous le bras étendu de sa belle-mère, puis -on l’introduisit dans le qtaa qui avait été préparé au bout de la pièce. -Les parentes du marié se bousculaient pour apercevoir la jeune fille, -mais la neggafa les renvoya d’un geste autoritaire, et, après avoir une -dernière fois retouché les parures de l’arousa, elle fut s’accroupir à -l’autre extrémité de la chambre vide... - -Une angoisse affolante s’empara de Rita, elle eût voulu fuir et n’osait -faire un mouvement dans la crainte de déranger sa toilette... L’épreuve -conjugale, dont elle savourait longtemps à l’avance le trouble -délicieux, lui causait, à présent que l’heure était proche, une -appréhension, une terreur qu’elle ne pouvait dominer. Son cœur battait à -grands coups, et elle se sentait défaillir, la sueur ruisselant le long -de ses tempes... Puis, comme l’attente se prolongeait, elle sombra dans -une sorte de torpeur, d’engourdissement hébété... Soudain, l’impression -d’une présence humaine la rendit à son épouvante. Le marié était entré -dans le qtaa sans qu’elle s’en aperçût, et la neggafa se retirait -discrètement en fermant les verrous. - -Si Taleb contemplait sa femme, et il la trouvait à son gré. - ---Tu es belle,--dit-il, en l’embrassant sur le front.--Pourquoi -trembles-tu? Il ne faut pas avoir peur... Tu sais, je ne veux que ton -bien... te voici mon épouse, celle qui réjouira toute ma vie, s’il plaît -à Dieu! - -Rita restait immobile, silencieuse et les yeux clos, troublée, jusqu’au -plus profond de son être, par cette voix mâle, par le contact de cet -homme qu’elle ne voyait pas... et comme il voulait l’étreindre, elle se -jeta brusquement en arrière, d’un instinctif effroi. - ---Ne crains pas,--répéta Si Taleb,--tu dois être raisonnable pour que -les gens ne rient pas de moi... Ta mère et tes parentes sont dans -l’anxiété, elles attendent ton seroual, ne prolonge pas leur -impatience... - -Alors, comme Rita était une fille sensée, elle laissa son mari -l’approcher et elle retint ses cris... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Si Taleb ne sortit de la chambre nuptiale qu’au moment où chantait le -muezzin. La neggafa se précipita dans le qtaa en poussant des yous-yous, -s’empara triomphalement du seroual et l’emporta dans le patio pour le -livrer à l’admiration de l’assistance. - - Lella fille très pure,--disaient les invitées,-- - Fille de ceux qui t’ont bien gardée, - O belle ceinturée, - Ton seroual est teint de rouge! - -Pendant ce temps, Rita, brisée de fatigue, s’était endormie... Au retour -du hammam, Si Taleb vint la rejoindre dans le qtaa. Il essayait de la -faire parler, mais Rita était trop bien élevée pour répondre, elle avait -honte et ne levait pas les yeux. Pourtant, ayant aperçu furtivement son -mari, elle se réjouit de le trouver agréable et jeune... La chambre -était close, éclairée par des cierges, les époux s’y sentaient très -seuls, loin de tout, bien que la rumeur de la fête pénétrât à travers la -porte. Si Taleb caressait Rita, la prenait sur ses genoux, se livrait à -mille jeux galants, et la jeune femme, revenue des terreurs nocturnes, -commençait à trouver quelques charmes au contact de son mari. Comme il -était sorti vers l’acer pour prier, elle l’attendit avec une certaine -impatience... - -En l’absence de Si Taleb, la neggafa vint changer les parures de -l’arousa, et deux fois par jour, durant toute la semaine, elle la -revêtit de caftans différents, de façon à ce que l’époux la trouvât sans -cesse en des toilettes nouvelles... Il n’était pas besoin de cela pour -exciter l’amour de Si Taleb, et Rita, peu à peu, se sentait embrasée par -une telle ardeur... - -Elle n’en restait pas moins pudique et réservée, toujours silencieuse, -levant à peine les yeux sur son maître, toute pénétrée des conseils -qu’on lui avait prodigués chez ses parents. Car un mari s’étonne si la -vierge qu’il épouse ne témoigne pas, durant les premiers temps, une très -grande honte. A la fin de la semaine, elle semblait s’apprivoiser et -répondait timidement: - ---Oui, Seigneur... - ---Non, Seigneur... - ---Je ne sais pas... - -Six jours après les noces, on remit à Rita sa ceinture, et on enferma -ses cheveux dans une sebenia de soie, à la manière des femmes mariées. -Puis, la neggafa la fit sortir du qtaa qu’elle n’avait pas encore -quitté, et elle éprouva une délicieuse sensation à respirer l’air qui -pénétrait par la porte entr’ouverte, et à revoir la lumière du jour. Le -soir, elle se rendit au hammam avec Lella Fathma; au retour, deux femmes -couchèrent auprès d’elle dans le qtaa, pour en interdire l’entrée à Si -Taleb. Lorsqu’il retrouva Rita le lendemain matin, il se mit à la -taquiner: - ---Tu n’as pas voulu de moi... Hélas! que cette nuit fut longue! Es-tu -donc rassasiée de ma présence? Moi, je ne le suis pas encore de t’avoir. - -Rita répondit d’un air modeste: - ---Que veux-tu..., ce n’est pas ma faute, telle est la coutume, tu le -sais bien... - -Elle n’osait pas lui avouer qu’elle aussi avait maudit cette habitude -qui sépare les époux la sixième nuit de leurs noces. - -Dans l’après-midi arrivèrent Saadia et ses parentes, parées de leurs -plus beaux atours. Elles entouraient l’arousa, lui prodiguant les -caresses et les démonstrations affectueuses. - ---Comment vas-tu?--demandaient-elles. - ---Ton mari te plaît-il? On dit que tu n’es pas à plaindre, et qu’il te -témoigne beaucoup d’amour. - ---Grâce à Dieu, te voici devenue femme. Dis, chérie, as-tu crié la nuit -de tes noces? - -Elles lui posaient mille questions insidieuses auxquelles Rita, pleine -de honte, se gardait bien de répondre, et Mabrouka lui glissait à -l’oreille des propos tellement égrillards qu’elle en rougissait sous le -fard, toute troublée d’un plaisir sensuel. - -La cérémonie de la ceinture lui causa la plus vaniteuse des -satisfactions. - -La neggafa l’avait revêtue de caftans magnifiques, drapés d’un izar de -gaze. Une haute ceinture de Fez, raide et chatoyante, s’enroulait autour -de sa taille comme pour l’enserrer d’un étui précieux; des bijoux trop -éblouissants l’accablaient de leur splendeur et de leur poids, mais elle -restait hiératique, très droite et les yeux toujours clos, sur l’immense -fauteuil des mariées dont les dorures rayonnaient derrière sa tête en -auréole resplendissante. - -Toutes les femmes, accroupies autour du patio, lui faisaient une cour -dont elle était la sultane; une esclave agitait devant elle un éventail -pour rafraîchir son visage et chasser les mouches importunes. Sept fois, -la neggafa changea ses parures, toutes plus somptueuses les unes que les -autres, et l’apparition de l’arousa était toujours saluée de yous-yous -et de propos flatteurs. Cette apothéose l’enivrait d’orgueil, elle eût -voulu, malgré sa fatigue, que les fêtes nuptiales durassent longtemps -encore. Elle ne se lassait pas d’en être l’héroïne, belle et parée, -auprès de qui chacun s’empresse, et un regret lui mordait le cœur à la -pensée que l’apogée de sa gloire en marquait fatalement la fin. - -Grâce à Dieu, l’amour de Si Taleb lui resterait, et les plaisirs -voluptueux, sans compter la satisfaction d’être une femme mariée qui -peut se livrer à la coquetterie en toute sécurité du devoir accompli, et -non plus une vierge aux vêtements simples. - -Le soir, lorsque son mari vint la rejoindre dans le qtaa où ils devaient -dormir une dernière fois, il lui demanda: - ---Tu as revu ta famille... voudrais-tu à présent rentrer chez ton père? - ---Je ne sais pas,--répondit Rita d’une voix réservée.--C’était ma -maison, j’étais habituée... Je dois m’accoutumer ici. - -Mais l’éclat de ses yeux démentait les paroles trop pudiques, et cette -nuit fut une longue ivresse. - - * - - * * - -Les dernières invitées étant parties, le calme reprit ses droits dans la -demeure du marchand de babouches. Rita se mit peu à peu au travail -domestique; elle aidait Lella Fathma à éplucher les légumes, à rouler le -couscous, à nettoyer le linge familial; elle passait de longues heures à -sa toilette pour garder l’amour de Si Taleb, variait chaque jour sa -coiffure, se traçait au milieu du front les arqous aux dessins -compliqués, avivait ses joues de carmin et ses yeux de kohol. Du reste, -elle voyait peu son mari, mais les plaisirs conjugaux ne lui étaient pas -épargnés... Si Hamou semblait tout ragaillardi au contact du jeune -couple, il regardait son fils d’un air d’envie... Lella Fathma, trop -vieille pour émouvoir encore son époux, s’inquiétait à juste titre de ce -regain de jeunesse; elle prenait volontiers Rita pour confidente. - -Un jour, elle vint la trouver en sa chambre, bouleversée par la nouvelle -qu’une amie empressée venait de lui transmettre: le marchand de -babouches songeait à se remarier... Déjà, il avait envoyé le sadoq à la -fille de son amin[61], une répudiée de vingt ans, dont on vantait la -beauté, et les noces seraient célébrées le mois suivant. - - [61] Chef d’une corporation. - -Les deux femmes se taisaient, atterrées par la catastrophe. Elles y -voyaient l’une et l’autre la fin de leur prestige, l’écroulement de tout -leur bonheur: Lella Fathma, vaincue d’avance par l’ascendant d’une jeune -rivale, Rita elle-même qui cesserait d’être l’arousa cajolée, adulée de -tous, le jour où une nouvelle mariée entrerait dans la maison... Elles -essayèrent en vain tous les moyens pour conjurer le péril, tous les -sortilèges pour détourner Si Hamou de ses projets; elles n’osèrent -cependant pas s’en plaindre à lui-même, sachant la réserve et le respect -qui sont dus au «maître des choses». - -Si Taleb, de son côté, était un fils soumis qui ne se permettait jamais -de juger les actes de son père, à plus forte raison de les combattre; et -lorsque le marchand de babouches lui enjoignit de répudier Rita, parce -que sa future épouse entendait être la seule arousa du logis, il ne sut -que balbutier son désespoir... - ---Il y a des femmes à Sidi Nojjar,--insinua le vieux libertin,--n’es-tu -pas las de caresser toujours la même? - -Si Taleb essaya timidement de défendre Rita, mais, le soir même, il se -souvint du conseil paternel et se dirigea vers le quartier où s’était -réjoui son célibat... Une courtisane, arrivée de Fez, l’attira chez -elle... Aïcha était lascive et belle, toute parfumée d’essences -violentes, elle connaissait les hommes et le secret de les affoler. Si -Taleb comprit, entre ses bras, qu’il pourrait très facilement renoncer à -sa femme... - -Une semaine plus tard, il ramena Rita au logis paternel, sans donner -aucune raison à cette visite hors d’usage. Et comme il tardait à venir -la reprendre, le zaouak s’en émut. L’explication ne manqua pas de -s’envenimer. Si Abd Er Rahman reprochait à son gendre le tort qu’il -faisait à la famille, en répudiant ainsi Rita sans raison, après trois -mois de mariage; mais, surtout, il s’irritait pour une question de haïk -neuf, que Si Taleb se refusait à rendre... Après avoir discuté et crié à -s’en érailler le gosier, les deux hommes allèrent chez le cadi qui -prononça la répudiation. - -L’affaire du haïk restait toujours pendante; durant des mois, elle -occasionna d’incessantes disputes; elle avait pris toute l’importance en -l’événement, et les femmes la commentaient, sans se lasser, avec la plus -vive indignation... Toutefois Rita regrettait secrètement les plaisirs -voluptueux que Si Taleb lui avait révélés, et dont la privation lui -était sensible... - -Un jour, Mabrouka, toute jubilante, vint apporter une nouvelle qui -réjouissait le quartier et alimentait d’interminables commérages: au -cours d’une querelle plus violente que les autres avec sa jeune -coépouse, Lella Fathma avait été précipitée dans le puits... Grâce à -Dieu, on l’en avait retirée à temps, mais Si Hamou, excédé par les -disputes et les doléances, venait, répudiant les deux femmes, de faire -maison vide. Et il allait lui aussi, avec Si Taleb, se consoler à Sidi -Nojjar. - -Rita songeait complaisamment à cette aventure, tout en maniant ses -pinceaux en poils d’âne, qu’elle avait repris. D’invraisemblables -guirlandes s’enroulaient autour du coffret ébauché, les canaris -s’étourdissaient de roulades en leurs cages de jonc, et les femmes, -réunies et babillardes, buvaient, comme jadis, le thé à la menthe plus -sucré qu’un sirop. Les choses sont écrites, Allah connaît notre lot pour -demain. Confions-nous en sa mansuétude. - -Depuis quelque temps, la mère du chérif voisin témoigne à Rita beaucoup -d’affection, lorsqu’elle la rencontre au crépuscule sur la terrasse... -La petite répudiée escompte déjà en sa tête les prochaines noces dont -elle sera l’héroïne, s’il plaît à Dieu... Et elle bénit le Seigneur de -lui avoir ménagé ce renouveau de plaisir et d’orgueil... - - - - -VI - -UN HAREM BIEN GARDÉ - - -Ayant maintes fois vérifié l’excellence du dicton: «_Il faut moins de -temps à un homme et à une femme pour commettre le péché qu’à une esclave -pour cuire un œuf_», le tajer[62] Mansour savait profiter des -expériences de sa jeunesse. - - [62] Marchand. - -Certes, il gardait un souvenir délicieux de ses folles aventures: des -harems où il avait pénétré sous un déguisement féminin, des rendez-vous -furtivement obtenus au sortir d’un hammam, de la complicité coûteuse, -mais sûre, des servantes et des Juives qui portent leur pacotille de -maison en maison... Il n’en était que mieux armé pour défendre son -propre bien. - -Nulle revendeuse, nulle messagère, n’avait le droit de franchir sa -porte, au seuil de laquelle se relayaient nuit et jour deux gardiens -incorruptibles et hargneux. - -Un hammam, étincelant de marbres et de mosaïques, avec ses chambres de -chauffe et ses fontaines, fut installé dans sa propre maison. Et les -épouses ou les favorites perdaient, en entrant chez lui, toute occasion -de communiquer avec le monde extérieur d’où s’infiltrent les tentations. - -Pourtant le tajer Mansour n’était pas un tyran, il aimait ses femmes, il -les voulait heureuses et belles, et leur ayant retiré le plaisir de -recevoir les humbles visiteuses qui vendent des étoffes et colportent -les nouvelles, il ne leur ménageait pas les présents, et leur laissait -la suprême jouissance de monter sur les terrasses lorsque le soleil -déclinant dore les vieux murs et incendie les minarets. - -La maison du tajer Mansour, imposante et riche, dominait tout le -quartier, en sorte que ses habitantes pouvaient, de très haut, bavarder -avec les voisines sans qu’aucune escalade leur permît de se rejoindre. - -Une seule demeure restait accessible, celle du chérif Mouley Saïd, et, -par une faveur d’Allah,--qu’Il soit exalté!--c’était justement un -vieillard pieux et méfiant qui usait des mêmes restrictions que le tajer -Mansour. Si bien que les eunuques du chérif et les portiers du marchand -défendaient avec une commune vigilance la vertu des chérifat et celle -des riches bourgeoises dont ils avaient la garde. - -Les noces de Rahma s’achevaient à peine, que déjà cette nouvelle, -charmante, et très jeune épouse du tajer s’était rendu compte de toutes -ces choses, sans avoir levé les yeux ni prononcé la moindre parole, -ainsi qu’il sied à la pudeur d’une vierge récemment mariée. - -La maison de son père n’était pas à ce point surveillée; et Rahma -regrettait les allées et venues perpétuelles des esclaves et des -revendeuses, les incursions chez les voisines à l’heure du moghreb et -les nuits sans lune où l’on se rend au hammam, bien enveloppée dans un -haïk dont la fente laisse passer une prunelle curieuse... Par Sidi -Abdelkader! cela ne l’avait pas empêchée d’arriver à sa treizième année -aussi pure que l’eau de Lalla Chafia et d’apporter à son mari les fleurs -écarlates dont les pétales avaient jonché leur couche nuptiale. - -Rahma n’était que la troisième épouse de Si Mansour; une négresse et une -femme blanche partageant avec elle cet honneur. Mais la noire Setra, pas -plus que Lella Mina, toujours pâle et maladive, ne semblaient exercer un -grand empire sur le marchand. - -Lorsque Si Mansour avait atteint l’âge où les jeunes garçons, troublés -par le printemps, jouent du gumbri au bord des oueds, son -père,--qu’Allah l’ait en Sa Clémence,--lui donna Setra dont l’expérience -amoureuse initia sa timidité. Plus tard, par acte passé devant le Cadi, -il éleva l’esclave au rang d’épouse légitime, bien qu’il n’en eût pas eu -d’enfant. - -Lella Mina, la languissante, fille d’un notaire dont l’alliance honorait -le marchand, mit au monde six rejetons, plus malingres qu’elle-même et -qui moururent. C’est alors que le soin d’assurer sa postérité incita Si -Mansour à placer en son jardin une petite plante fraîche et vigoureuse; -sur le point de s’épanouir. - -Il possédait, en outre, plusieurs jeunes négresses, prêtes à satisfaire -les caprices du maître. Mais le tajer n’avait aucune exigence. Il -entendait jouir chez lui d’une vie douce et reposante, réparatrice des -fatigues de sa jeunesse. Même, il devait convenir, devant Allah, que ses -capacités amoureuses n’étaient pas tout à fait suffisantes pour les -trois épouses auxquelles seul il était appelé à dispenser la joie... et -cette angoissante constatation augmentait les craintes du marchand et -l’incitait à redoubler de ruses et de surveillance pour défendre son -harem contre les entreprises des jeunes hommes libertins. - -Après la semaine des noces où il témoigna, comme il convient, un amour -plein d’ardeur à la jeune arousa, il reprit l’habituelle quiétude de son -existence. Il entrait chaque soir, selon leur tour, dans la chambre de -ses femmes, mais ne se dérangeait guère de sa couche pour les aller -rejoindre en celle où l’aube ne doit pas surprendre les maris. Rahma -comprit très vite qu’avec un tel époux, elle ne goûterait que rarement -aux plaisirs merveilleux en l’attente desquels palpitent les vierges... - -Mais le tajer Mansour, louange à Dieu! était un homme d’une générosité -magnifique; il ne se passait pas de semaine où il ne distribuât à son -harem les plus estimables présents. Il se félicitait de savoir si bien, -et sans peine, grâce à l’entendement qu’Allah lui avait dispensé, -satisfaire ainsi les exigences de toutes ses femmes. - -On n’entendait jamais une dispute ni une plainte en sa demeure, bien -qu’il hébergeât aussi une sœur répudiée, Lella Saadia, et leur mère, la -vieille Lella Fatime, femme d’expérience et de raison. Une entente -parfaite unissait les esclaves et leurs maîtresses. - -Rahma n’avait point été sans remarquer avec quelle sérénité, exempte de -toute jalousie, ses coépouses assistèrent aux noces, la parant même de -leurs propres mains, au lieu d’imiter celles qui, en pareille -circonstance, se retirent chez leurs parents, ou tout au moins en leur -chambre, pour cacher une douleur faite d’humiliation et de rage. - -La vie s’écoulait, très douce, dans la maison de Si Mansour. Chaque -matin, il distribuait lui-même, à toutes les femmes, leur part de sucre -et de thé, sans «rétrécir» avec aucune. Puis il remettait les clés du -coffre enfermant les précieuses denrées, à «la maîtresse des choses», la -vieille Lella Fatime, sa mère, en la sagesse de laquelle il se fiait. Un -serviteur invisible, qui ne pénétrait jamais dans la maison, allait au -souk faire les achats. Il prenait les ordres de Lella Fatime. Elle seule -avait le droit de lui parler; tapie au fond du vestibule sombre, -derrière la porte soigneusement close. El Bachir l’entr’ouvrait à peine -un moment pour tendre la couffa aux provisions, ou recevoir l’argent que -lui passait une main décharnée. - -Les repas étaient plantureux et occupaient une partie du jour. Si -Mansour ne ménageait ni l’huile, ni le couscous, ni la viande, et la -négresse Ammbeur qu’il avait fait venir, à grands frais, de Tétouan, -savait confectionner des tajin et des pâtisseries dont on rendait -bruyamment grâce à Dieu, pendant des heures. - -Les femmes aimaient à se réunir sous les arcades de la cour, aux -scintillantes mosaïques, en face de la fontaine dont les eaux procurent -une agréable fraîcheur. Elles s’allongeaient, indolentes, sur les sofas -disposés par les esclaves tandis que celles-ci filaient la laine en -chantant, accroupies à une distance respectueuse de leurs maîtresses. La -coquette Setra arborait des caftans aux teintes vives. Elle passait sa -vie à se tracer, au milieu du front, les arqous minutieux et fins comme -des broderies; à noircir ses lèvres et ses gencives avec le souak qui -rehausse la blancheur des dents, et à enluminer de rouge la peau sombre -de son visage. - -Lella Mina, toujours languissante, poussait des soupirs et des -exclamations; elle se plaignait des maux dont elle était affligée et -auxquels chacune, par politesse, affectait de prendre part. Ce qui ne -l’empêchait nullement de faire honneur aux repas ni de s’égayer dans les -secrètes orgies du vendredi, tandis que le marchand accomplissait à la -mosquée ses dévotions. - -Ce jour-là, les femmes prenaient de la gouza, qui trouble délicieusement -la tête, du hachich, dont les effets sont érotiques, et parfois même de -ce vin des pays chrétiens à la mousse légère et grisante. Les largesses -de Lella Fatime, la très sage, savaient décider l’esclave El Bachir à -dissimuler drogues et bouteilles au fond de la couffa pleine de légumes. - -Que l’existence semble suave à celle dont la coupe s’emplit d’une -boisson capiteuse! Son parfum suffit à troubler les sens, le cœur -s’inonde aussitôt de joie, et le chagrin s’évanouit. «_C’est ce qu’il y -a de plus pur et cependant ce n’est point de l’eau, ce qu’il y a de plus -léger et cependant l’air ne la compose point. C’est une lumière que le -feu engendre, c’est une âme qui n’a pas de corps._[63]» - - [63] Du poète Omar ben Fared. - -Une joie voluptueuse enchante tous les visages, les prunelles sont -noyées de larmes, des gestes imprécis dérangent la belle ordonnance des -caftans et celle des turbans de gaze. Setra presse contre son sein la -petite esclave Yasmin; Lella Mina se renverse en riant d’un rire nerveux -et sans fin entre les bras de sa belle-sœur Saadia. Les négresses -chantent à tue-tête: Lella Fatime somnole, et Rahma, doucement ivre, -étendue parmi les coussins, contemple avec béatitude le patio qui se -transforme et s’agrandit, les arcades multipliées dont les colonnes -oscillent, et le ciel d’azur subitement agité d’un fantastique vol de -tous les oiseaux... - -Et lorsque, à son retour, le marchand s’étonne de l’air étrange et -joyeux d’une épouse, celle-ci répond avec une émotion très réelle: - ---Ah! seigneur! puis-je approcher de ta chère personne sans être -troublée!... - -Mais Si Mansour n’insiste pas et, subitement, il songe qu’un ami -l’attend à Bab Berdaïne... - -Souvent aussi les femmes s’invitaient en leurs chambres à prendre le -thé. Elles se faisaient alors mille politesses, comme à des visiteuses -étrangères et la «maîtresse des choses» ne manquait d’aucune largesse -envers ses hôtes. Elle sortait des coffres ses coussins les mieux -brodés, les mrech d’argent, au col long et mince, pour s’asperger d’eau -de rose ou de fleur d’oranger, et elle ne ménageait pas, dans les -brûle-parfums, l’odorant aoud el Qomari dont les effluves noyaient la -pièce d’une brume bleuâtre et embaumée. - -Accroupies et parées, elles buvaient à petites gorgées le thé à la -menthe qui évoque les vertes arsas et les plaisirs interdits, et elles -racontaient d’insignifiantes histoires mille fois ressassées. Lorsque la -réception prenait fin, chacune se retirait en cérémonie, tout en rendant -grâce à Dieu et à celle qui les avait si bien traitées. Seule la -préférée, l’amie favorite, s’attardait en la chambre tiède et bien -close... - -Lella Mina avait un tendre penchant pour sa belle-sœur Saadia dont elle -ne savait se passer. Setra entourait de soins jaloux et passionnés sa -petite esclave Yasmin, à la peau blanche et aux candides yeux clairs. -Chaque servante avait son inséparable, et il n’était point jusqu’à la -vénérable Lella Fatime qui ne portât un intérêt particulier à Messaouda, -la négresse, qu’elle gorgeait de sucre et de thé. - -Au crépuscule, lorsque les rayons roses quittent, à regret, les tuiles -vertes au-dessus du patio, les femmes montaient en hâte à la terrasse. -Elles avaient soin de varier leurs parures, afin que les voisines -pussent s’en apercevoir, et les envier... Penchées au bord des murs, -elles tenaient de longues conversations avec celles des maisons -environnantes qui leur apprenaient les nouvelles. Elles correspondaient -aussi, par signes, avec les femmes des terrasses éloignées, qu’elles -n’avaient jamais vues de plus près, mais dont elles savaient les noms et -toutes les histoires, grâce à ce langage astucieux que les Marocaines -apprennent dès l’enfance. - ---Comment es-tu?--demandaient-elles en élevant la main. - ---Malade, et toi? quel est ton état? - ---Que le mal s’éloigne de toi! - ---Et qu’il ne t’atteigne pas... Comment va ton mari? - ---Avec le bien! Il est parti vers l’Orient. - -Sur toutes les terrasses on aperçoit des caftans abricot, des caftans -«cœur de pierre», des caftans «soleil couchant», et des caftans couleur -de sucre dont les longues manches s’agitent. La cité crépusculaire -appartient aux femmes et aux oiseaux; l’air est tout frémissant de leur -ramage et du mouvement de leurs ailes. Les cigognes traversent le ciel -d’un vol hâtif pour regagner les ruines de l’Aguedal, les hirondelles -babillent à la crête des murs, et des troupes de pigeons tournoient -lourdement autour des minarets émaillés d’émeraude. - -La ville dégringole, tel le lit caillouteux d’un oued, dans un -enchevêtrement de terrasses et de treilles. Au delà des remparts, la -vallée du Bou Fekrane étend ses bois d’oliviers et de micocouliers. Un -vent léger dissémine le parfum des roses et celui des fleurs sauvages, -il fait palpiter les robes de mousseline, les sebenia de soie aux -couleurs vives, et parfois il trouble le cœur des femmes en leur -révélant toutes les ivresses printanières... Là-bas, le soleil disparaît -derrière les collines irréelles des Guerrouan. - -Rahma s’est accroupie au bord de la terrasse, loin du groupe des -bavardes; elle semble épier, impatiente et mélancolique, une amie qui -n’est pas venue... Soudain une voix l’appelle de la maison voisine et la -fait tressaillir. - ---Il n’y a pas de mal sur toi, madame ma colombe? - ---Il n’y a pas d’autre mal que de t’attendre, madame ma gazelle... -Pourquoi viens-tu si tard? Mon cœur en est serré. - ---Le Chérif m’a retenue en bas. Que Dieu l’éloigne! Mais à présent il -est parti et ne rentrera pas ce soir. - ---O puissant! Si Mansour est allé aux noces de son intendant!... - ---Louange à Dieu! Madame ma colombe! veux-tu voler jusqu’à moi? - ---O madame ma gazelle, y songes-tu? si mon maître rentrait à -l’improviste... - ---On te préviendrait vite et je laisserais l’échelle... Je t’attends -comme un voyageur aspire à la source au milieu du désert!--murmure la -Cherifa de sa voix la plus suave. - -Rahma est partagée de désir et de craintes. - ---Va, ma fille,--dit maternellement Lella Fatime, qui s’est -approchée,--je veillerai en ton absence, mais, par Allah! reviens avant -l’aube. - ---J’arrive dans quelques instants!--s’écrie Rahma en bondissant vers -l’escalier. - -Elle se précipite dans sa chambre, ouvre ses coffres, bouscule les -coussins, et gourmande ses esclaves dont la hâte n’égale point la -sienne. - -Toute la maison est au courant de l’aventure, et chacune s’empresse à la -parer: Saadia lui apporte des bracelets, Lella Mina insiste pour lui -prêter sa belle sebenia étincelante d’or; Setra lui farde les joues et -trace des arqous affolants au milieu des ses sourcils... Elle revêt un -caftan émeraude ramagé d’argent qu’elle n’avait point porté depuis ses -noces. Rien n’est trop beau pour la colombe qui a ravi son cœur... -Accablée de joyaux et pénétrée de parfums suaves, Rahma semble une -arousa prête à rejoindre l’époux... - -Des négresses l’attendent sur la terrasse bleutée par la lune, et -l’aident à descendre au moyen d’une petite échelle. C’est la première -fois que Rahma pénètre chez son amie. La maison du Chérif est plus -ancienne et plus sobre que celle du marchand, mais la chambre de Lella -Oumkeltoum étincelle à la lumière des flambeaux comme pour une fête, et -des coussins bien rangés s’empilent sur les sofas. - -Toutes les femmes accompagnent la visiteuse en poussant des yous-yous -d’allégresse. Puis elles se retirent discrètement après lui avoir fait -mille amabilités. - ---O ma colombe,--s’écrie la Cherifa,--te voici donc enfin, belle et -parée pour me plaire, ainsi que je te voyais en mes rêves depuis le -«_jour de la ceinture_» où je t’aperçus du haut de la terrasse. De ce -jour, ma tendre aimée, mon cœur fut la proie des tourments, et je -mourais d’un mal dont aucun taleb ne connaît le remède. - ---Lumière de ma prunelle! J’étais comme l’aveugle misérable tant que je -ne te connus pas, et chaque matin je soupire en songeant aux heures qui -me séparent du crépuscule. - ---O ma beauté! que ta peau est blanche! Que ton parfum est délicat! Il -trouble ma tête et me pénètre de toutes les délices... - ---Je ne suis qu’une esclave auprès de toi, madame ma gazelle. Tes joues -rivalisent avec la fleur de l’églantier! Tes yeux sont des olives mûres -sur le point d’être cueillies et tes dents brillent plus blanches qu’un -réal d’argent... - ---Palmier de mon jardin, combien ta taille flexible est élancée! A -quelle hauteur dois-je aller ravir tes fruits plus doux que le miel... - ---Aie pitié de mon impatience, ô ma dame! toi seule sauras guérir la -soif dont je suis tourmentée! - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Elles passèrent la nuit dans le contentement, sur une couche sans égale, -garnie d’étoffes merveilleuses et de coussins en brocart. Leurs soupirs -s’élançaient avec la flamme des cierges et la fumée des cassolettes. - -Rahma regagna sa chambre au chant du muezzin. Aucun bruit ne troublait -le silence. Lella Mina dormait entre les bras de Saadia, Setra et -Yasmin, enlacées, avaient sombré dans le sommeil. - -Tandis que le tajer Mansour se réjouit aux noces, toutes ses femmes, -vaincues par la volupté, s’alanguissent en des rêves enchanteurs. - -Depuis lors, Rahma ne vécut plus que dans l’espoir de renouveler son -plaisir. Mais les maris s’absentent rarement un même soir, et les deux -amies durent se contenter des entrevues au crépuscule, et des tendresses -que l’on murmure d’une terrasse à l’autre. - -Elles s’envoyaient aussi de petits présents, échangeant leurs bijoux ou -leurs turbans brodés. Rahma, une fois, à force de cajoleries, obtint de -Lella Fatime un repas succulent et complet que les négresses -descendirent à la Cherifa, lorsque la nuit eut étendu le voile de ses -ténèbres. Mais tout cela ne parvenait point à tromper leur impatience et -elles languissaient dans la contrainte, comme des plantes qui pensent -mourir aux derniers jours de l’été. - ---O ma gazelle,--soupirait Rahma!--combien d’obstacles me séparent de -toi! des murailles épaisses et des portes, et la vigilance d’un époux -soupçonneux. Pourtant mon cœur épanche vers toi tous ses désirs, tels -les pleurs du nuage, ô rose parfumée! et je succombe sous la tristesse -de mon sort. - ---Qu’il m’est dur, madame ma colombe, de ne pouvoir répondre à tes -souhaits! Tes larmes tombent sur mon cœur comme des gouttes d’huile -brûlante, et l’embrasent. C’est plus de tourments que je n’en puis -supporter... Qu’Allah me protège! Je viendrai demain soir en ta chambre. - ---Je reconnais là ton amitié, mais je crains que nos époux ne -s’éveillent et ne nous fassent appeler. - ---Tu trembles au moindre vent, ô ma beauté! Dieu n’a-t-il pas donné la -force à l’homme et la ruse à la femme? Et pourquoi fait-il pousser dans -les jardins la fleur au suc d’oubli?... Demande à Lella Fatime de se -procurer un peu d’afioun[64], dont tu me passeras... - - [64] Opium. - -Rahma sut profiter du conseil de l’expérience. Lella Fatime, que -troublaient aussi les effluves du printemps, accepta sans trop de peine, -la suggestion de sa bru: La couffa d’El Bachir dissimulait, ce jour-là, -sous la tige verte des ghorchef, plus de bouteilles et de drogues qu’il -n’en fallait pour la joie et la tranquillité de mille et un harems... - -Quelle fête dans la maison aux apprêts discrets! - -Chacune dispose secrètement les atours dont elle se parera pour la -bien-aimée, et frémit d’impatience en l’attente des plaisirs nocturnes. -Le tajer, sans défiance, fait honneur au repas et aux trois tasses de -thé que Lella Fatime a préparées elle-même. - ---O ma mère, qu’Allah te bénisse! Tu m’as donné ton lait en mon enfance, -à présent tu me verses la boisson parfumée sans laquelle le fils d’Adam -n’a point de force. Grâce à ta sagesse et à ton ordre, ô ma mère, je vis -tranquille en ma maison. Puisse le Seigneur t’accorder une place aux -jardins de l’Éden, femme vertueuse!... - -Puis comme la fatigue appesantit subitement ses paupières, il se dirige -vers la chambre de Setra, dont c’est le tour, et tombe endormi sur un -sofa. - -O la nuit merveilleuse et plaisante que rien ne trouble! - -La Cherifa est accourue, Lumière des yeux! la Cherifa aux charmes sans -pareils, en l’honneur de qui l’on s’assemble. - -Toutes les étoiles étaient allumées au firmament et tous les flambeaux -dans les chambres closes. On n’entendait que le bruit léger des rires et -des baisers unis aux chants amoureux, aux sons étouffés des instruments. -Les coupes circulaient pleines d’une boisson généreuse, moins grisante -que l’air de cette nuit et l’haleine embaumée des femmes... Et elles -furent ivres les unes des autres, ivres de joie et de volupté, tandis -que le tajer Mansour dormait en paix dans son harem si bien gardé. - - - - -VII - -LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN - - -O croyants qui entendez mes paroles, sachez que ce récit est véridique -et bien fait pour émouvoir les amants. - - * * * * * - -J’ai composé ces vers délicats en l’honneur de celle dont le regard est -affolant, d’une beauté aux noires prunelles. - -Écoutez et jugez: - - * * * * * - -Je rencontrai ma belle dans la nuit, comme elle se rendait au hammam. -Elle marchait languissamment au milieu de ses négresses. - - * * * * * - -Par Mouley Idriss! c’est une fille de noble race... son haïk de laine -fine la dissimule tout entière... Pourtant, je vis son talon, son petit -talon, teint de henné; ainsi, je connus qu’elle était jeune. - - * * * * * - -La curiosité s’empara de mon esprit. Je passai ma nuit à l’attendre... -Lorsqu’elle sortit, ô la plus douce des récompenses! J’aperçus deux yeux -noirs, deux yeux au regard pénétrant, dont mon cœur fut à jamais -troublé. - - * * * * * - -Depuis ce jour, je devins la proie des tourments; le sommeil déserta ma -couche et j’errai à travers la ville sans regarder aucune chose. Le -fardeau de l’amour excédant mes forces, j’allai trouver une vieille -astucieuse, et lui confiai ma peine: - - * * * * * - ---O ma mère, dis-moi quelle est cette beauté aux noires prunelles, qui -fut au hammam de Mouley Ismaïl la seizième nuit de Chabane? - -Dans ma main brillaient des réaux d’argent... - - * * * * * - -La vieille répondit: - ---Pour l’amour de celle qui t’a enfanté, j’irai m’enquérir de ce que tu -souhaites. - -Je l’attendis jusqu’au moghreb: - ---L’insensé,--me dit-elle,--élève ses regards au-dessus de lui et -s’écrie: «Je veux cette étoile.» Oublie, pour ton repos, jeune -imprudent, que tu t’es trouvé sur le chemin de Lella Zeïneb, la Cherifa, -fille du Sultan. - - * * * * * - ---Par le Prophète!--m’écriai-je enflammé,--je pressentais qu’il n’y a -pas plus noble créature, ni plus digne de mon amour!... O ma mère -Khdija, aide-moi en mes desseins, et qu’Allah t’accorde ses grâces au -jour des comptes et de la balance. - -Dans ma main brillaient des réaux d’argent... - - * * * * * - -La vieille répondit: - ---J’y consens par égard pour ton aïeul, Sidi Ali, qui fut un saint -homme. Mais songe qu’on ne prend pas les tourterelles avec des grains de -sable... - -Je lui comptai ce qu’elle voulut. Elle s’en fut acheter des brocarts, -des sebenia de soie claire, des cherbil brodées d’argent fin, et les -porta de maison en maison. - - * * * * * - -O la plus déplorable des revendeuses!... O la plus fine des vieilles aux -mille ruses!... Le bruit s’en répandit dans les harems; Lella Zeïneb fit -appeler la marchande... - - * * * * * - -La voici qui s’avance avec sa camousa qu’elle déballe au milieu de la -cour: - ---O Lella, ô ma maîtresse,--murmure-t-elle,--celui qui te rencontra près -du hammam, la seizième nuit de Chabane, se meurt de ta beauté. Rends-lui -la vie par une douce espérance. - - * * * * * - -La Cherifa répond à voix basse: - ---Tais-toi, fille de péché!... ou je te dénonce à mon seigneur... -Qu’ai-je à faire avec cet inconnu?... Dis-lui qu’il y a des femmes -parées à Sidi Nojjar[65]. C’est là qu’il se rendait sans doute lorsqu’il -passa sur mon chemin. - - [65] Quartier des femmes galantes, voisin des palais de Mouley Ismaïl, - habités par la famille impériale. - -Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan! - - * * * * * - -Hélas! mon cœur fut flagellé quand la vieille me rapporta ces propos. -Mais je ne perdis pas tout espoir. - -Dans ma main brillaient des réaux d’argent... - -La vieille repartit au palais. - - * * * * * - ---Assez de cruauté,--dit-elle,--tu as donné à la pudeur ce qu’il -convient de lui accorder, mais ton cœur est tendre, il ne peut souhaiter -la mort d’un homme jeune, beau, et de noble lignée... O lumière des -yeux, aie pitié de ceux que tu blesses. - - * * * * * - -Elle répliqua, l’intraitable beauté: - ---Abrège!... ses tourments m’importent peu... Quand ses pleurs feraient -déborder la mer, je le jure, il ne verrait pas même mon ombre! Qu’il -s’en souvienne: - -Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan! - - * * * * * - -Elle dit... l’inflexible vertu, celle qui éblouit au milieu des -constellations, celle qui est un joyaux précieux enfermé dans les -coffres de cèdre. - - * * * * * - -Elle dit..., mais au moghreb, elle me dépêcha son esclave. O la plus -excellente des négresses! O la meilleure des messagères! - - * * * * * - ---Prends cette clé que t’envoie ma maîtresse, et pénètre par la petite -porte dans le jardin du Sultan. Le portier ne t’entendra pas... - - * * * * * - -Que la nuit fut lente à venir!... Je me consumais dans l’attente. Quand -les ténèbres furent tombées sur terre, je me dirigeai vers le jardin. Le -portier ne m’entendit pas... - - * * * * * - -Je marchai dans l’herbe fraîche, sous les orangers au parfum pénétrant. -La négresse me conduisit à un petit pavillon, garni de tapis moelleux, -de sofas et de coussins. L’aloès brûlait dans les cassolettes, et des -coupes étaient préparées, pleines de boissons limpides plus douces que -le miel. - - * * * * * - -Elle vint!... la belle aux yeux agaçants... Elle vint! et moi, je -demeurai stupéfait, tel celui qu’aveugle l’éclair dans la nuit sombre. - - * * * * * - -Je la vis s’avancer au milieu des cyprès dont sa taille a la sveltesse -et la fierté, parmi les fleurs jalouses de son teint, et les lianes -grimpantes qui n’égalent pas sa souplesse. - - * * * * * - -O la plus fortunée des nuits!... Tous mes désirs furent satisfaits, tous -les enchantements me furent prodigués. - -J’ai visité le jardin et cueilli les fruits du verger... - - * * * * * - -Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je -en affronter l’ensemble?... - -Son front est la lune nouvelle brillant dans les ténèbres de sa -chevelure. Ses sourcils bien arqués semblent tracés par un kateb[66] du -Maghzen. Ses yeux sont des puits profonds où se mirent toutes les -étoiles. - - [66] Secrétaire. - -Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je -en affronter l’ensemble?... - -Ses dents surpassent en blancheur les perles de la Chine; son nez est un -jeune faucon aux ailes frémissantes, et sa bouche un petit anneau -précieux, plus rouge et plus suave que la grenade entr’ouverte. - - * * * * * - -Je le jure, ô croyants, par le serment!... Les yeux n’ont vu sa pareille -en aucune contrée, ni à Fez, ni à Marrakech, ni chez les Berbères de la -montagne. - - * * * * * - -Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je -en affronter l’ensemble?... - -Chaque nuit, je revins au jardin. J’ai saccagé tous les parterres, et me -suis enfui avant l’aube, tel un voleur avec son butin. - - * * * * * - -Hélas! jour néfaste celui où la négresse me réclama la clé: - ---Le Chérif arrive de Fez. Des propos perfides lui sont parvenus... -Voici le salut de ma maîtresse aux yeux enchanteurs: «Qu’Allah lui -accorde l’apaisement.» Ne retourne pas au jardin... Le portier ne -dormira plus... - -O la plus triste des messagères!... O négresse!... je te revis au souk -du vendredi[67], le crieur te mettait à l’encan. O négresse!... le -Chérif renouvela tous ses esclaves. Un eunuque vigilant garde sa porte. - - [67] Marché aux esclaves. - - * * * * * - -Depuis des mois, j’erre comme un insensé le long des murs bâtis par les -captifs chrétiens. Mais le vent ne m’apporte même pas l’odeur de la -beauté bien gardée, de celle dont l’haleine est plus douce que le parfum -des roses et des jasmins mélangés. - - * * * * * - -La douleur me consume et mon esprit est déchiré par la séparation. -Depuis des mois, j’espère la revoir, et toujours s’éloigne le terme de -mon attente... Que mon sort est affreux! Seul, je me sens décliner parmi -les jeunes hommes de mon temps. - - * * * * * - -Assez de lamentations... Le chagrin m’entraîne au tombeau. Je suis un -mort déjà lavé, insensible au fracas du monde. L’amour qui me tue est -celui d’une fière beauté, d’une beauté aux noires prunelles... - -Cette poésie, ô croyants, fut composée dans la ville de Sidi ben Aïssa -en l’an 1335 de l’hégire. J’en suis l’artisan ingénieux et mon nom est -inscrit dans celui des compagnons du Prophète originaires de Médine[68]. - - [68] L’Ensar, «les Secoureurs», ainsi appelés parce qu’ils avaient - secouru Mahomet contre ses ennemis de la Mecque. - - - - -VIII - -ESCLAVAGE - - -Mouley Larbi ed Doukkali vécut heureux et libre jusque vers sa trentième -année. C’est alors qu’il fut réduit en esclavage. - -Certes! Allah ne permit pas qu’un Chérif de si noble race connût la -honte d’être mêlé au lamentable troupeau de ceux que l’on acquiert pour -une somme d’argent. - -Mouley Larbi reste un homme considéré; les gens s’inclinent toujours -très bas sur son passage, et, dévotement, lui baisent l’épaule. -Cependant nul n’ignore qu’il n’est plus qu’un esclave, l’esclave humble -et soumis de son épouse, Lella Rita, sœur du Sultan. - -Il n’avait jamais songé à une telle union, étant de cœur simple et -modéré dans ses ambitions. Il savait aussi la distance qui sépare un -aîné de son cadet, et qu’il ne convient pas à celui-ci d’aspirer aux -mêmes honneurs. Mouley Larbi fréquentait peu Mouley Ben Naceur, son -frère, de quinze ans plus âgé et né d’une autre mère. Il ne manquait pas -de lui témoigner un grand respect, bien qu’ayant été dépouillé par lui -de sa part d’héritage paternel. - -Mouley Larbi vivait en sage dans ses terres des Doukkala, uniquement -occupé de ses récoltes et de ses livres. Car, de ses études à Karaouïne, -lors de sa jeunesse, il gardait un goût très vif pour les textes saints. - -Le faste de son frère et la haute situation qu’il occupait au Maghzen, -ne parvenaient point à troubler la quiétude du Chérif campagnard. - -Grâce à sa naissance, à sa richesse et à son esprit astucieux, Mouley -Ben Naceur était devenu le favori du Sultan qui, pour le mieux -distinguer, lui donna en mariage une de ses filles, Lella Rita. Il en -avait eu deux enfants. - -L’éclat de leurs noces, les trésors dont la princesse emplissait la -demeure conjugale, hantèrent longtemps les imaginations; l’enfance de -Mouley Larbi en avait été émerveillée comme d’un conte. Un reflet de -cette gloire l’auréolait dans sa retraite, bien qu’il ne songeât point à -s’en prévaloir. - -Après des années de splendeur, la destinée de Mouley Ben Naceur fut -accomplie, Lella Rita devint veuve. - -Un autre sultan régnait, dont elle était la sœur préférée. Il s’inquiéta -tendrement de son sort. Lorsque fut écoulée la période consacrée aux -lamentations et au deuil, il lui dit: - ---O ma sœur! Il n’est pas bon qu’une femme vive dans la solitude. Cesse -de pleurer un époux respectable,--Allah l’ait en sa Miséricorde!--pour -arrêter ton choix sur un autre chérif. Je n’ai pas voulu prendre une -résolution sans te consulter, car je te sais prudente et pleine -d’entendement. Je m’en rapporterai donc à ton désir, et je ne doute pas -qu’il soit excellent. - -Puis il lui cita plusieurs personnages, tous plus riches et considérés -les uns que les autres, pouvant aspirer à l’honneur de partager sa -couche. - -Mais Lella Rita secouait la tête, indécise. Elle répondit: - ---O notre Maître! Permets-moi de faire tout d’abord les prières du parti -à prendre. Je te donnerai ma réponse dans quelques jours. - -Elle se mit à jeûner et à exécuter les pratiques pieuses prescrites en -pareil cas. Lorsque revint le Sultan, elle lui dit: - ---Allah inspira mon cœur et me révéla le mariage que je dois contracter. -S’il plaît à Dieu et à ta volonté, ô notre Maître! j’épouserai mon -beau-frère Mouley Larbi Ed Doukkali. - -Le Sultan conçut un extrême étonnement de cette décision. Il n’ignorait -pas la vie retirée du Chérif, et ne pouvait comprendre que sa sœur lui -accordât la préférence sur tant d’autres, plus fortunés et dignes d’elle -par leur éclat. Néanmoins, devant la ferme volonté de la princesse, il -céda, puisque après tout Mouley Larbi pouvait, par sa naissance, accéder -à cette union. - -Un Vizir traversa le pays avec une nombreuse escorte, pour l’informer de -l’honneur qui lui était échu. - -A cette nouvelle Mouley Larbi sentit sa raison vaciller, et le jour -s’assombrit devant ses yeux. Mais il retint toute parole désordonnée, de -crainte de trahir le trouble extrême qui agitait son âme. - ---Entendre c’est obéir!--répondit-il. - -Puis il prit soin que ses hôtes fussent traités avec magnificence, et il -ne se retira qu’ensuite en ses appartements, pour se livrer au -désespoir. - -Son épouse, Lella Aïcha, le voyant au comble de l’affliction, sans en -connaître la cause, essayait en vain de le consoler. - ---Un malheur te frappe donc, ô mon seigneur le -chéri?--demandait-elle!--et ne puis-je l’alléger? La sécheresse -compromet-elle tes récoltes? Les Berbères sont-ils venus rafler nos -troupeaux? - ---Hélas!--répondit avec abattement Mouley Larbi,--ce n’est rien de tout -cela! ô fleur de mon jardin! délice de mes jours! sache que le Sultan -m’a désigné pour épouser sa sœur Lella Rita, veuve de Mouley Ben Naceur! - -Alors Lella Aïcha se mit à gémir et à déchirer ses vêtements, car -l’adversité dépassait les bords de la coupe où elle allait s’abreuver. -Elle prévoyait que la princesse n’accepterait jamais une coépouse, et -que son propre bonheur serait le prix dont Mouley Larbi payerait cette -éclatante union... - -Lui aussi versait des larmes amères. Il songeait tristement à tout ce -qu’il devrait abandonner: sa vie champêtre et plaisante, son pays des -Doukkala, son repos et surtout la colombe tant aimée, la belle au corps -souple et flexible comme le fût d’un palmier! - -Mais on ne refuse pas une sœur du Sultan! - -Et l’époux pleura toute la nuit auprès de l’épouse, sans ajouter de -paroles superflues. - -Dès le lendemain il prépara son départ, choisit un intendant et s’en fut -chez le cadi pour répudier, ainsi qu’il convenait, Lella Aïcha, sa -charmante. Il ne le fit point sans lui accorder généreusement une partie -de ses biens, en sorte qu’il se trouvait presque pauvre au moment de -contracter une impériale alliance. - -Le mariage n’en eut pas moins lieu, à Fez, avec tout le luxe désirable, -Lella Rita était fastueuse et pleine de vanité. Ayant été l’épouse -déférente d’un puissant, ce ne fut pas sans raison qu’elle désigna pour -lui succéder le modeste chérif. Dès la nuit de leurs noces, elle se -félicita de le trouver, suivant sa réputation, jeune, vigoureux et plus -beau que la lune à son apogée. - -Mais, pour ce qui est de Mouley Larbi, il n’en fut pas de même. L’arousa -possédait une taille épaisse, des traits rudes, et le charme de sa -jeunesse datait d’un autre règne... Il s’efforça néanmoins de la -contenter, car il était fort pénétré de l’honneur qu’elle lui avait fait -en le choisissant. - -Après les fêtes, qui furent longues et splendides, ils entamèrent leur -vie conjugale. C’est alors que le Chérif perçut la qualité de son -destin. Il habitait un palais rutilant de peintures et d’ors, aux vastes -cours pavées de marbres, aux jardins enchanteurs entre les murs. -D’innombrables esclaves s’empressaient à le servir et lui témoignaient -un excessif respect... Elles ne pénétraient jamais en la pièce où il se -trouvait que prosternées, se traînant sur les genoux et les mains, selon -la coutume des maisons impériales. Les repas se succédaient, abondants -et délicieux, les chambres étaient garnies de sofas, de tentures et de -tapis. - -Pourtant Mouley Larbi, au milieu de cette prospérité, se sent plus -misérable que le dernier des mendiants, plus asservi que les négresses -rampant à ses pieds... - -Lella Rita, seule, règne en la demeure. Elle entend que son époux se -plie, comme les autres, à son despotisme. Elle ne l’autorise pas à -donner un ordre, elle contrôle ses actes, fait espionner ses sorties... -Le Chérif se révolta tout d’abord contre cette tyrannie, mais Lella Rita -s’en plaignit au Sultan. Et le souverain fit comprendre à l’époux -rebelle qu’il pouvait choisir entre une existence dévouée à la -princesse, ou une discrète suppression, qui permettrait à celle-ci -d’élire un mari plus souple... - -Mouley Larbi n’a plus de recours qu’en Dieu. Il répète, en s’efforçant -d’atteindre la résignation: - ---Chacun porte sa destinée attachée à son cou. Je me réfugie en Toi, ô -Clément! ô Miséricordieux! - -Lella Rita le tient courbé sous un joug d’autant plus impitoyable -qu’elle l’aime. Elle s’est prise d’une ardente passion pour ce jeune -homme qui réjouit sa maturité. Elle le veut sans cesse à ses côtés, elle -sollicite les brûlantes déclarations. - -Que d’artifices elle emploie pour lui plaire! Que de bijoux chargent ses -épaules! - -Les Juives lui apportent chaque jour des onguents, fabriqués par les -sorcières, dont elle espère ranimer sa beauté. Les marchands de la -kissarïa lui adressent leurs brocarts aux arabesques brillantes, leurs -sebenias bariolées et lourdes, leurs mousselines les plus impondérables. - -Et c’est le rouge! et c’est le kohol! et ce sont les essences -précieuses! et les caftans magnifiques! et les joyaux de sultane! - -Et c’est néanmoins la vieille épouse, brèche-dents, obèse et mal -odorante! - -Pauvre Mouley Larbi! - -Malgré sa bonne volonté, il ne parvient pas toujours à satisfaire les -exigences de Lella Rita. Elle devine une contrainte dans ses caresses, -des réticences à ses flatteries, une lassitude sous ses transports... -Mais elle a un sûr moyen de l’en châtier. - -Ces jours-là, les esclaves n’apportent point de repas à Mouley Larbi. Et -comme son amour-propre répugne à chercher ailleurs la pâture qui lui est -refusée dans son logis, le Chérif attend, affamé, que l’épouse mette un -terme à ses rigueurs. - -Par une infortune superflue, la maladresse de son intendant dissipa tous -ses biens. En sorte que Mouley Larbi, dans son apparente opulence, ne -possède plus de quoi s’acheter un burnous, et ne peut attendre que de -son épouse l’argent nécessaire à ses moindres dépenses. - -Il n’a même pas la compensation d’oublier ses tourments entre les bras -d’une jeune et tendre négresse. La farouche jalousie de Lella Rita -veille sans trêve, et elle poussa la prévoyance jusqu’à ne s’entourer -que d’esclaves dont les visages de poix mettraient en fuite le diable -lui-même. - -L’unique plaisir qui reste au Chérif est de participer à ces réunions de -lettrés, ses anciens compagnons de jeunesse, où l’on boit beaucoup de -thé, tout en reprenant les vieilles et puériles controverses -inlassablement passionnantes pour les générations et les générations. - -«_Doit-on recommencer la prière lorsqu’on s’aperçoit qu’on avait un pou -sur son vêtement?_ - -«_Est-il permis d’accompagner le cercueil d’un libertin?_ - -«_Le jeûne du Rhamadan est-il rompu par les fileuses qui réunissent les -brins de lin entre leurs lèvres?_» - -Chacun donne son avis avec courtoisie, et cite l’opinion des savants -illustres et des commentateurs. Une paix reposante emplit les mesrias où -l’on s’assemble. Les matelas, un peu durs et plats, sont enveloppés -d’étoffes très blanches; des nattes de jonc, faites à Salé, recouvrent -la chaux des murs, les livres et les papiers s’empilent dans un coin de -la chambre. Quelquefois une douce et fauve tourterelle roucoule dans sa -cage, et la boule d’un basilic jette une fraîche note de verdure. Car -ces doctes personnages ont gardé leurs goûts d’étudiants. Au printemps, -ils aiment à s’assembler dans les vergers en fleurs étagés sur la -colline. Ils continuent à discuter l’excellence des prières -surérogatoires, tout en humant délicieusement le parfum des roses et des -orangers, dont le vent secoue les pétales sur leurs genoux. - -En l’une de ces réunions, plus plaisante encore que les autres, ils -firent venir des cheikhat habiles à jouer du luth, du tambourin et du -gumbri. Elles chantèrent d’amoureuses chansons: - - O gens! qui dira les tourments endurés - En l’absence d’une belle aux cheveux musqués! - Le brasier de ses yeux enflamma mon cœur, - La souplesse de sa taille égara ma raison! - - Mais vint mon amie. Et avec elle - Le contentement des désirs et le bonheur de l’esprit! - Le barbier des tatouages avait tracé les ornements - Et les dessins que j’aime sur les mains de ma gazelle. - - Moins étincelante était la lumière des flambeaux, - Moins brûlante en était la flamme, - Moins consumée la cire de leurs cierges, - Que ma belle ardente et langoureuse... - O gens! qui dira les délices de cette nuit? - -Les voix se faisaient plus enchanteresses à mesure que s’effaçait le -jour. Il y eut un festin et des jouissances délectables... Dieu seul -distingue toutes choses à travers le voile des ténèbres... - -Les lettrés, s’étant divertis extrêmement, se promirent de renouveler -leur plaisir en une prochaine réunion. - -Mais ce jour-là on attendit en vain Mouley Larbi pour commencer le repas -sous les orangers. Ses amis inquiets lui dépêchèrent le notaire Si Saïd. - ---Qui est là?--demanda une esclave à travers la porte. - ---Ouvre! - ---Que s’ouvrent devant toi les portes du paradis!--répondit la négresse, -sans ébranler celle qui les séparait.--Que désires-tu? - ---Porte à ton maître le salut de ses compagnons, et informe-le de notre -impatience à jouir de son estimable présence, en l’arsa du Fkih Mokhtar -ben Mohammed. - -L’esclave revint au bout de quelques instants et dit: - ---Le Chérif te remercie et te salue. Il te prie de l’excuser auprès des -lettrés de l’impossibilité où il se trouve d’aller les rejoindre. Car -notre maîtresse ayant fait fermer toutes les portes de cette maison, et -les clés étant en sa possession, il ne saurait aujourd’hui, pas plus que -moi, en sortir. C’est pourquoi il te demande de lui pardonner s’il ne -peut non plus te recevoir, et il vous souhaite à tous, pleine de -contentement et de félicité, cette journée qu’il eût aimé passer avec -vous. Et le salut! - -Le notaire s’en fut en songeant à l’étrange aventure du Chérif -prisonnier. - -Et il remerciait le Rétributeur de n’avoir fait de lui qu’un simple -mortel, et de lui avoir donné une femme comme les autres, que l’on -enferme soi-même et que l’on fustige à son gré, selon le droit naturel -des maris. - - - - -IX - -LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA - - -Grâce à Dieu! Lella Nfissa ne connut jamais d’autre époux que Moulay -Ahmed El Mrakchi,--Allah prolonge ses jours!--et pourtant elle fut deux -fois l’arousa, la vierge éblouissante pour qui se déroulent -splendidement les fêtes d’un mariage. - -Elle naquit à Meknès dans le palais tout doré où le Chérif El Hossein -commençait à mourir, après une nonchalante existence voluptueuse. Cette -petite Nfissa, présent inespéré d’Allah à sa vieillesse, devenait son -unique héritière, tous ses autres enfants l’ayant, par une fatalité, -déjà précédé dans la tombe. Mais alors que Lella Nfissa ouvrait les -yeux, Azraél[69] emportait sa mère et Sidi El Hossein, accablé par -l’âge, se sentait atteint du mal auquel il devait succomber. - - [69] Ange de la mort. - -Pourtant il vécut encore neuf années, toujours plus las et misérable -dans son corps. Il eut ainsi la joie de voir grandir la fillette, son -unique amour. - -Lella Nfissa se souvient du vieillard si pâle, soutenu par des coussins, -auprès duquel s’est écoulée son enfance. Il la voulait sans cesse avec -lui, la caressait, ne s’occupait que de la distraire. Sur ses ordres, -les esclaves achetaient les brocarts les plus splendides et les -mousselines les plus transparentes pour parer l’enfant. - ---Petite précieuse,--disait Sidi El Hossein--tu réjouis mon cœur -attristé, ainsi que mes yeux privés de tout autre spectacle... Tu es la -source vive désaltérant le voyageur après un long trajet dans le -désert... Tu es la datte délicate qui tombe pour lui du palmier... Tu es -le repos bienfaisant... l’aurore exquise. - -Et il lui murmurait encore mille choses qu’elle ne pouvait comprendre, -mais dont elle percevait la tendresse. - -Quand il se sentit tout près de la mort Sidi El Hossein voulut assurer -lui-même l’avenir de sa fille. Il eut de longs entretiens avec de nobles -personnages venus de Fez, et dont il écartait la petite. Lella Nfissa -s’étonnait un peu de cet exil, car elle était habituée à régner dans la -chambre paternelle, quels que fussent les visiteurs. - -C’est ainsi que son mariage fut décidé. - -Cela ne se passa pas tout à fait selon la coutume, en raison de la -maladie du Chérif. Nul ne sut ce qui avait été convenu entre lui et son -futur gendre durant les conversations insolites qu’ils tinrent à ce -sujet... Le vieillard paraissait tout heureux et apaisé. - -On célébra les noces avec un faste inimaginable. Longtemps on parlera -dans la ville des cadeaux offerts par le père et le fiancé: des -coussins, des matelas de laine moelleuse, des haïti en velours et en -drap, des brocarts chatoyants, des cherbil brodées d’argent fin, des -colliers, des diadèmes enrichis de pierreries, des bracelets, des -anneaux d’oreilles et des cinq négresses expertes à toutes les choses -nécessaires en l’existence... Les femmes célébraient à l’envi les -parures merveilleuses dont était chargée l’arousa. - -Lella Nfissa n’en sentait que la fatigue. Ses frôles épaules ployaient -sous les soieries trop lourdes, sous les pesants joyaux somptueux. Elle -n’osait ni remuer, ni ouvrir les yeux; elle était une impassible et -hiératique petite mariée; ses larmes coulaient, ainsi qu’il convient, de -ses paupières closes. Mais ce n’était point par pudeur ou regret de la -maison paternelle, car Lella Nfissa n’avait pas encore compris la -signification des noces, ni qu’il lui faudrait suivre, à Fez, un époux -inconnu... - -Elle pleurait d’ennui et surtout de lassitude. - -Lorsque arriva l’heure suprême, celle où le fiancé pénètre dans le qtaa -pour l’accomplissement des rites, les sanglots de la petite fille -redoublèrent. Un silence solennel planait sur la pièce déserte et -sombre, éclairée de quelques cierges dont les reflets s’accrochaient aux -bijoux et aux satins de la mariée comme pour la mieux désigner... Moulay -Ahmed s’accroupit auprès d’elle, et doucement écarta les voiles brodés -d’or... Mais, comme il l’embrassait sur le front, Lella Nfissa eut bien -peur. Malgré les recommandations qu’on lui avait faites, elle se sauva -jusqu’au bout de l’alcôve en poussant des cris affolés. - -L’époux cherchait à la calmer. - ---Ne crains rien, petite colombe chérie,--disait-il--ne crains rien, -petite gazelle! Je ne te ferai aucun mal, je ne te toucherai pas... - -En effet, il n’essaya pas de l’approcher. - -C’était un homme jeune, au visage très doux. Lella Nfissa n’écoutait pas -ses paroles, mais son immobilité la rassurant, elle cessa de crier. Même -elle consentit à revenir auprès de lui, et, toute tremblante, elle le -laissa contempler son visage. - -Moulay Ahmed n’en chercha pas plus cette nuit-là, et, bien entendu, on -ne sortit pas le siroual[70]... - - [70] Pantalon. - -Chaque soir, il revint près de Lella Nfissa qui commençait à -s’accoutumer à sa présence. Il dormait sur un des sofas, sans troubler -le repos de la petite. Lella Nfissa retrouvait sa gaîté, et, le _jour de -la ceinture_, oublieuse de son rôle, elle causa un gros scandale en -courant à travers la cour avec les fillettes de son âge. - -Ce lui fut un nouveau chagrin de quitter Meknès, ses amies, ses -servantes et son tendre père si malade. Elle n’avait point encore -atteint les remparts de Fez que Sidi El Hossein s’endormait dans la -miséricorde d’Allah... - -Moulay Ahmed n’en avertit point sa petite épouse; ce n’est que de longs -mois après qu’il commença, très doucement, à lui faire pressentir la -vérité... - -Il possédait une fort belle demeure et beaucoup d’esclaves, Lella Nfissa -fut accueillie comme une sultane, adulée, comblée de présents. Chacun de -ses désirs se trouvait aussitôt réalisé. Du reste, elle préférait à -toutes choses les jeux et bavardages avec les négrillonnes de la maison, -ou les fillettes, parentes du Chérif, qu’on amenait souvent pour la -distraire. - -Peu à peu elle oubliait les longues heures de contrainte passées auprès -d’un vieillard malade, et la sage immobilité apprise durant son enfance. -Il semblait que toute l’ardeur juvénile de son être voulût prendre sa -revanche. Elle courait comme une gazelle à travers les allées du riadh, -essoufflée, joyeuse, un peu folle, Moulay Ahmed la regardait avec un -sourire attendri. Chaque nuit il accompagnait sa femme dans l’immense -salle reluisante de mosaïques et de dorure qui était leur chambre -conjugale, et il s’étendait sur un des grands lits à colonnes, tandis -que la petite, toute fatiguée de ses jeux, tombait endormie sur un sofa. - -Alors, sans bruit, l’époux quittait la pièce et s’en allait rejoindre -Mahjouba, la négresse... - -Lella Nfissa ne l’ignorait pas et n’en prenait aucun souci... - -Elle grandit ainsi chez son époux, très insouciante et heureuse, dirigée -par les sages conseils de sa belle-mère, Lella Maléka, qui l’aimait -tendrement et lui donnait l’illusion d’un amour maternel dont elle -n’avait jamais connu la douceur. - -Plusieurs années s’écoulèrent sans changement, mais Lella Nfissa ne -courait plus dans le patio. Elle s’était transformée en une souple jeune -fille au visage séduisant. Elle se savait belle et en concevait de la -joie, elle commençait à prendre goût à la parure, à songer aux choses -qui troublent le cœur des femmes... La noire Mahjouba lui devenait -odieuse, et elle pleurait, sans savoir pourquoi, quand elle se -réveillait, la nuit, dans sa chambre déserte. - -Moulay Ahmed ne la regardait plus sans tressaillir et, devant -l’épanouissement de cette charmante créature, il remerciait Allah de -l’avoir enfin délié du serment fait à un mourant... Toutefois il ne -voulut pas que leur union fût consommée au hasard de son désir, et -résolut de l’entourer de toutes les pompes habituelles. - -C’est alors que furent célébrées les secondes noces de Lella Nfissa Bent -El Hossein avec Moulay Ahmed El Mrakchi. Elles furent encore plus -brillantes que les premières. - - * - - * * - -... La demeure trépidante du bruit des fêtes devient tout à coup -silencieuse, un frisson passe sur les femmes en attente... - ---Le marié vient!... - -Derrière la porte de le chambre nuptiale refermée, retentissent les -yous-yous stridents. - -Une fois encore, Lella Nfissa resplendissante et pudique attend l’époux -au fond du qtaa. Ses yeux sont clos, sa poitrine palpite, mais -aujourd’hui elle sait le visage de celui qu’elle ne doit pas regarder. -Soudain, elle comprend qu’il n’en est pas de plus troublant au monde... -Il s’approche... elle tremble et ne s’enfuit pas. Elle le redoute et le -désire, elle défaille de bonheur entre ses bras... et, vierge, elle -éprouve un sentiment interdit à ses sœurs, les mariées musulmanes. - -Lella Nfissa aime et frémit d’amour, à l’heure même de son mariage. - - - - -X - -AMMBEUR LA FAVORITE - - -Certes, Allah s’était montré généreux envers sa créature en conduisant -Ammbeur chez Si Othman el Arfaoui, l’homme pieux. Et bien qu’elle ne fût -qu’une esclave, ses jours s’écoulaient tièdes et limpides derrière les -hauts murs blancs qui séparaient cette demeure du reste de l’univers. -Pourtant, elle avait été volée très loin, dans le Sous, alors qu’elle -accomplissait à peine sa deuxième année. - -Lella Myrrah l’éleva presque maternellement avec ses deux filles, et Si -Othman lui témoignait une hautaine mansuétude. Dans la maison, chacun -l’aimait pour sa gaîté, sa douceur et sa grâce; depuis qu’elle était -nubile, son visage revêtait une grande beauté. - -Celui qui verra Ammbeur sera ensorcelé, car sa chevelure noire et -soyeuse recouvre ses épaules; ses yeux sont langoureux comme ceux de la -gazelle; ses lèvres rouges s’ouvrent dans un sourire sur une rangée de -perles, et ses sourcils ressemblent aux noun tracés par un habile -calligraphe. Elle est fine et brune, d’un brun exquis se rapprochant de -la couleur ambrée. Ammbeur[71], tu es bien nommée... Celui qui te -possédera, ses blessures guériront, ses tourments seront oubliés... A -ton poignet est un tatouage délicat; tes membres sont de beaux cierges -lisses et les seins font saillie sur ta jeune poitrine, telles les -pommes des pays chrétiens. - - [71] Ambre. - -Ammbeur est une rose épanouie dont nul encore n’a froissé les tendres -pétales. Déjà Oum Keltoum et Mina, ses compagnes d’enfance, ont quitté -la demeure paternelle au milieu du brillant cortège des noces. Ammbeur -s’est réjouie, sans les envier, car elle sait que l’esclave n’est pas -destinée au lit d’un époux... Elle ignore seulement si le maître -l’appellera un soir auprès de lui, ou si elle est réservée à -l’inexpérience de Si Mohammed, le fils aîné, dont la quatorzième année -s’accomplira au Ramadan. Elle se confie en son Dieu, elle vit -insouciante et joyeuse... - -Un hôte est entré dans la maison: Si Driss el Bagdadi vient de Fez; on -dit que des affaires importantes l’appellent à Rabat, où il veut -s’installer, et le maître en témoigne une grande joie, car Si Driss est -l’ami cher de sa jeunesse, alors qu’ils étudiaient tous deux à -Karaouïn[72]. - - [72] Université religieuse de Fez. - -Il l’a installé dans la plus belle salle du menzah, et les femmes -s’ingénient chaque jour à cuire des repas succulents pour celui qui -honore leur demeure. Lorsqu’il traverse le patio, elles laissent -retomber en hâte les rideaux de leurs chambres afin de n’être point -aperçues, mais leurs yeux curieux épient Si Driss à travers la -mousseline, et elles interrogent avidement les esclaves qui servent les -repas au maître et à son ami. - ---C’est un homme solide, au teint blanc,--rapporte Messaouda, la -négresse. - ---Il est rassasié[73],--déclare Yasmin. - - [73] Riche. - ---Une barbe bouclée décore son visage,--dit Mbilika. - -Ammbeur se tait, volontairement affairée à nettoyer la merfia. Pour la -première fois de sa vie, elle sent la pudeur de son visage, car Si Driss -la contemple avec des yeux d’extase, et, bien qu’il s’observe et -dissimule, elle devine constamment le regard de l’hôte glissant vers -elle... Toute sa jeunesse a frémi à cet appel muet; Ammbeur pense si -longuement à Si Driss que la nuit lui apporte des rêves voluptueux... - -Deux semaines plus tard, Si Driss el Bagdadi quitta l’hospitalière -demeure de son ami pour s’installer dans celle qu’il venait de louer à -un riche Rbati[74], et la vie perdit son goût pour Ammbeur. - - [74] Habitant de Rabat. - -Les jours rampaient, mornes et longs sous un ciel sombre. Après la -sécheresse de l’été, les premières averses noyaient la ville; et les -retardataires qui n’avaient pas encore fait reblanchir leurs murailles, -déménageaient en hâte les chambres inondées. Mais tous se réjouissaient -et bénissaient la pluie, présent d’Allah, qui apporte l’abondance et la -prospérité. - -Puis, le soleil reparut, les esclaves coururent aux terrasses pour -étendre le linge et disposer tomates et piments qu’il fallait sécher en -vue de l’hiver. Elles se pressaient, bavardes et joyeuses. Ammbeur riait -avec elles, le cœur mordu par un secret tourment, lorsque le maître la -fit appeler. - ---Tu vas nous quitter,--lui dit-il,--car je t’ai donnée à Si Driss el -Bagdadi, mon ami. Sa maison[75] est restée à Fez, il lui faut une -compagne et tu lui plais... sois douce et travailleuse chez lui comme -ici; je n’ai jamais eu à me plaindre de toi, il en sera de même pour ton -nouveau maître, s’il plaît à Dieu! - - [75] Ses femmes. - -Ammbeur baisa la main de Si Othman, fit un paquet de ses caftans et -revêtit son haïk. Son âme s’épanouissait voluptueusement, mais elle sut -se répandre en larmes et en gémissements lorsqu’il lui fallut quitter -Lella Myrrah et les autres femmes du logis. Les esclaves pleuraient -aussi, tout en la jalousant au fond du cœur... - -Ammbeur suit une vieille servante à travers les ruelles éblouissantes de -la ville, elle songe à Si Driss et tout son être palpite de frayeur et -de joie... Sa compagne s’arrête au fond d’une impasse et heurte -discrètement à une porte. Une négresse vient ouvrir et conduit Ammbeur à -travers un vestibule sombre, au bout duquel tout à coup elle s’arrête, -éblouie: - -Le riadh[76] s’étend inondé de soleil..., un gai soleil frais, pur, -rajeuni, sur les plantes ressuscitées par les premières pluies. - - [76] Jardin intérieur. - -Une odeur de sève, de terre humide flotte dans l’air, les feuilles bien -lavées semblent heureuses. Les abeilles s’affairent autour des daturas, -dont chaque fleur est une grosse cloche bourdonnante, et les jasmins -touffus, pleins de nids, lancent vers le ciel des pépiements enivrés. - -Les tuiles vertes, au-dessus des arcades, encadrent un grand morceau -d’azur. Tout est harmonie, beauté, dans ce jardin bien clos et -mystérieux au passant, qui ne peut soupçonner cette fête des arbres, des -fleurs et des oiseaux derrière les murs blancs... Les allées de -mosaïques luisent doucement entre les parterres. Les bananiers, les -orangers, les géraniums, les rosiers s’enchevêtrent et se dépassent en -une ruée sauvage vers la lumière et la vie. Après six mois d’implacable -sécheresse, où ils agonisaient, ensevelis déjà sous la poussière rouge, -la première pluie suffit à les ranimer. Ils respirent, ils se détendent, -ils s’étalent délicieusement au soleil, ils poussent des feuilles et des -fleurs nouvelles, ils arrondissent leurs fruits. - -Le jardin accueille Ammbeur avec un visage riant que les grenadiers -fardent çà et là d’écarlate. - ---Sois la bienvenue chez moi,--dit Si Driss en avançant vers elle. Il -mesure ses pas, il éteint le feu de ses yeux, mais une ardente rougeur -brûle son visage, sa voix s’altère, ses mains tremblent, ses regards -vacillent... et soudain, fou d’amour, il oublie sa contrainte et -entraîne Ammbeur vers la chambre aux coussins voluptueux... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Ammbeur connut le goût de la félicité. Elle fut la sultane dont la -beauté ensorcèle et provoque la démence, le Tasnim[77] où son maître ne -pouvait se lasser de boire, le feu dévorant qui incendie et ne consume -jamais... Dès qu’il apercevait sa belle aux prunelles agaçantes, aux -paupières cernées de kohol, à la salive douce comme le miel d’un rayon -encore scellé, Si Driss frissonnait et murmurait: - - [77] Source du paradis. - ---Au nom d’Allah[78]. - - [78] Invocation que les musulmans prononcent avant toute action... - -. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . - -Elle eut des esclaves et des bijoux, des robes de brocart aussi -somptueuses que celles d’une épouse de caïd, des plateaux d’argent -chargés de verrerie pour le thé, des coussins brodés par les plus -habiles mouallemat, une machine chantante[79], et des pendules à -carillons... Elle se promenait indolente et oisive à travers son jardin -aux arcades festonnées, épiant les oiseaux, cueillant des fleurs pour -les mêler à sa chevelure, s’amusant, avec les négresses, d’un insecte ou -d’une goutte d’eau. Elle était douce et d’humeur égale, toujours prête -aux caresses, ne se disputant avec aucune femme, ne demandant jamais à -sortir ni à monter aux terrasses. Et Si Driss la comparait en pensée à -ses épouses de Fez, dont les voix furieuses, les revendications et les -doléances affligeaient perpétuellement ses oreilles. - - [79] Phonographe. - ---Tu es ma plus aimée,--disait-il à Ammbeur,--mon repos et mon -paradis... Si je te quitte, ma raison s’embrouille, et j’erre au milieu -des souks tel un corps dont l’âme est absente. Les autres..., je leur -envoie de quoi vivre dignement, et, certes! je leur ferai la «part de -Dieu» quand nous retournerons à Fez; mais tu resteras toujours chez moi -comme la lune parmi les étoiles. - -Il en fit son épouse par contrat devant le Cadi, après la naissance d’un -fils, et la sebenia des noces n’était pas encore usée lorsque l’enfant -mourut. Ammbeur sut ne pas importuner Si Driss de son chagrin qui -s’évanouit rapidement dans la joie inespérée d’une situation légitime. -Elle n’avait pas profité, pour y atteindre, de l’empire qu’elle exerçait -sur son maître, ainsi que le font tant d’esclaves favorites, car l’amour -de Si Driss lui suffisait et elle n’était point ambitieuse. Mais le -Seigneur la comblait de ses bienfaits; elle en ressentait une joyeuse -fierté. - -Deux ans s’écoulèrent ainsi, pleins de félicités, au cours desquels Si -Driss el Bagdadi régla les affaires qui l’avaient appelé à Rabat. Rien -ne l’y retenant plus, il avait hâte de retourner à Fez, dans la maison -de ses ancêtres, dont il parlait toujours avec attendrissement. - ---Certes,--disait-il à Ammbeur,--tu n’y trouveras pas un riadh plein de -fleurs, ni des chambres blanches et neuves comme ici. Cette demeure est -dans ma famille depuis plus de quatre cents ans... J’en possède encore -l’acte de vente signé par les adoul[80] du cadi Abd el Latif Bel Jiehd. -Mais les pièces y sont fraîches, et tu pourras monter chaque soir à la -terrasse, car elle est disposée de telle sorte qu’on ne l’aperçoit pas -de la rue. - - [80] Notaires. - -Il tâchait de tracer à Ammbeur une image séduisante de sa future -existence. Pourtant, il n’était pas sans crainte en songeant à ses -autres épouses et à la façon dont elles accueilleraient la nouvelle -arrivante. Les querelles de Maléka et d’El Batoul avaient assombri sa -vie; elles étaient toutes deux d’humeur jalouse, acariâtre et criarde, -mais il ne voulait pas les répudier, car elles lui avaient donné -plusieurs enfants, et il se souvenait de sa propre jeunesse livrée à la -négligence d’une étrangère... - -Si Driss adorait ses petits, encore qu’ils eussent fâcheusement hérité -des caractères maternels. Il souffrait des rivalités qui les divisaient, -eux aussi, et faisaient de sa maison un véritable foyer de discorde, -malgré ses efforts pour y établir la justice et la paix. - -Ammbeur devinait tout cela, malgré ses réticences, et songeait aux -confidences qu’il lui avait faites aux premiers temps de leur amour; -aussi envisageait-elle avec appréhension le prochain départ pour Fez... -Ses longs yeux peints devinrent soucieux, l’attrait du voyage ne parvint -même pas à les ranimer. Si Driss avait loué une automobile qui filait à -travers le bled morne et désert, avec de brusques cahots. Les palmiers -nains succédaient aux palmiers nains; de loin en loin, on apercevait les -tentes brunâtres d’un douar, on croisait des caravanes en semant la -panique au milieu des chameaux. - -Ils firent halte à Dar Bel Hamri, tristement accroupi au bord d’un Oued, -puis à Meknès, dont les terrasses grises et croulantes s’étagent sur un -coteau. Ils furent reçus dans cette ville chez un ami de Si Driss El -Bagdadi. Son palais, merveilleusement orné de stucs ciselés, de -peintures, de mosaïques, cachait toutes ses splendeurs derrière des -murailles dégradées, au fond d’une sombre et misérable impasse. Malgré -l’amabilité de ses hôtesses, Ammbeur se sentait de plus en plus triste -et dépaysée. La dernière journée du voyage augmenta son angoisse; elle -ne put retenir ses larmes lorsque Fez apparut dans le lointain, et elle -les dissimulait à son époux derrière ses voiles en prétextant une grande -fatigue. - -La cité de Mouley Idriss somnole au milieu des montagnes, telle une -perle dans sa coquille; les minarets émaillés d’émeraude et les -peupliers fusent, très verts, au-dessus des terrasses; l’Oued scintille -parmi les prairies et les arbres, et la vallée s’ouvre vers l’Ouest, -immense, brûlée de soleil. Mais Ammbeur ne voit que les maisons -entassées, jaunes et grises, farouchement étreintes par une ceinture de -remparts formidables, et son cœur est saisi d’effroi... - -L’automobile s’arrête aux portes de la ville, il faut descendre à mule, -le long des ruelles caillouteuses, enchevêtrées, sinistres. Le soleil ne -s’y hasarde jamais, on aperçoit à peine ses reflets en haut des -murailles lépreuses, dont l’humidité suinte goutte à goutte. La maison -de Si Driss est située au fond de Fez-Bali[81], on y accède par un -labyrinthe tortueux et noir, entièrement voûté, où les cavaliers -s’aplatissent sur leurs montures pour ne pas se heurter aux poutres -saillantes. Si Driss s’arrête enfin dans la nuit... Une porte s’ouvre: - - [81] Vieux Fez. - ---C’est là,--dit-il. - -Une bouffée d’air moisi, malsain, nauséabond, frappe le visage -d’Ammbeur; le patio forme une sorte de puits autour duquel s’élèvent -plusieurs étages. Les stucs, engorgés de chaux, ne sont plus que des -yeux informes trouant les murs; les balustrades de bois tourné se -disloquent, pourries et vermoulues; les escaliers tombent en ruines, des -marches manquent, les plafonds se dégradent, quelques pièces -s’effondrent... L’obscurité dissimule les ravages du temps, et la -splendeur des vieilles poutres sculptées, massives et brunes, des -boiseries peintes, des mosaïques aux tons atténués. La fontaine, -merveilleusement décorée, gémit sans cesse et l’eau débordante coule sur -les dalles de marbre qui s’effritent... - -Si Driss aime et respecte cette vénérable demeure où il est né; il est -habitué à sa décrépitude et n’en voit pas les tares. Comme ses pères, il -remet de jour en jour à la faire réparer; quelques chambres restent -habitables, cela suffit. Ammbeur n’avait pas prévu, malgré ses -appréhensions, une aussi lugubre prison. Les images de son riadh fleuri, -aux murailles blanches, aux salles claires et neuves, se pressent dans -sa tête tandis qu’elle contemple avec angoisse la sinistre cour noirâtre -où elle devra vivre désormais. - -El Batoul et Maléka, suivies de leurs esclaves, se sont précipitées à la -rencontre des arrivants. Elles entourent Ammbeur, l’accablent de baisers -et de prévenances. Le sourire est sur leurs lèvres et la haine au fond -de leurs cœurs. Elles détaillent avec rage leur nouvelle coépouse, dont -la beauté dépasse toutes leurs craintes; un serpent les mord et les -torture... Comment lutter avec une pareille créature, dont les grâces ne -sont certes point un présent d’Allah, mais un sortilège du démon?... -Elles ont compris depuis longtemps qu’elles se perdraient en témoignant -leur ressentiment à la favorite trop aimée, et Si Driss se rassure -devant l’accueil imprévu qu’elles font à Ammbeur. - -Elles lui ont préparé la meilleure chambre, lui offrent le thé, -l’entraînent à la terrasse où l’on rencontre les voisines accourues de -tous les logis environnants. Ammbeur trouve ces femmes déplaisantes avec -leurs joues molles et blanchâtres, leur aspect de larves vivant dans -l’ombre, leur accent grasseyant, et cette mode ridicule de porter la -dfina[82] haut troussée sur la croupe, au lieu de la laisser tomber, -comme à Rabat, jusqu’au bas du caftan. - - [82] Robe de dessus en mousseline. - -Une rumeur s’élève des ruelles invisibles et dénonce la proximité des -souks. Le chaos des terrasses et des minarets enchevêtrés grimpe à -l’assaut des collines en une ruée fauve, et les montagnes semblent plus -écrasantes, de ce bas-fond. Quelques rayons de soleil dorent encore les -quartiers hauts de la ville, tandis que l’ombre ensevelit Fez-Bali et la -maison de Si Driss... - - * - - * * - -Depuis qu’elle vivait à Fez, Ammbeur avait perdu sa gaîté. Pourtant, El -Batoul et Maléka la comblaient de prévenances hypocrites; les esclaves -s’empressaient à la servir; Si Driss lui revenait chaque fois plus -amoureux et plus ardent. Elle n’avait à se plaindre de personne et une -lourde angoisse pesait sur ses jours... - ---Si tu veux,--disait son mari,--je te ferai construire dans le Douh[83] -une demeure cent fois plus belle que celle de Rabat. - - [83] Ville haute où les riches Fasi ont des demeures enfouies dans la - verdure. - -Et il se complaisait en des plans dont l’exécution eût demandé bien des -années. - -Les querelles avaient cessé dans sa maison depuis leur retour; El Batoul -et Maléka oubliaient leur ancienne rivalité pour s’unir contre la -favorite, et les négresses partageaient la haine sournoise de leurs -maîtresses. Après avoir montré à Ammbeur des visages doux comme le miel, -toutes ces femmes tenaient de longs conciliabules afin de la perdre dans -le cœur de Si Driss. - ---Vois comme nos khelkhall[84] sont légers auprès des siens,--disait -Maléka. - - [84] Bracelets de chevilles. - ---Il lui a donné en secret des bracelets d’or qui valent au moins cent -douros,--ripostait El Batoul. - ---S’il va dans sa chambre, il vole; pour venir aux nôtres, il se -traîne... - ---Que Dieu la maudisse et la rende stérile! - ---Puisse la petite vérole trouer son visage et mettre la cécité en ses -yeux! - -Elles avaient essayé en vain les sortilèges les plus efficaces pour -ramener à elles l’amour de l’époux. Si Driss mangeait impunément de la -cervelle d’hyène dissimulée parmi les viandes, ou revêtait ses burnous -soumis aux fumigations de poil de rat orphelin, sa passion ne se -détournait pas d’Ammbeur. - ---Mon esprit s’embrouille comme les fils sur le métier du -tisserand-apprenti,--avouait Maléka devant l’insuccès de ses pratiques. - -Une vieille esclave proposa: - ---Si on faisait pétrir du couscous par les mains d’un mort. A El Ksar, -où j’ai vécu jadis, les femmes employaient souvent ce moyen pour ranimer -l’amour des maris oublieux... - -Mais il fallait sortir pendant la nuit, et les coépouses ne pouvaient -s’y risquer. Elles convinrent d’habiller la négresse avec leurs -vêtements, et de l’envoyer en leur nom composer le philtre infaillible. - - * * * * * - -... Messaouda gravit péniblement la colline où s’échelonnent les tombes; -un jeune garçon la suit, portant une lanterne dont la lueur falote et -jaunâtre rampe parmi les sépulcres et les herbes sèches; mais déjà la -lune apparaît au-dessus des montagnes, énorme et rouge comme un cuir -teint. Elle éclaire le cimetière et le bordj massif, tandis que la ville -dort dans l’ombre dense, au fond de la vallée. - ---C’est ici qu’on l’a enterré ce matin,--murmure Ahmed en s’arrêtant -auprès d’une pierre aussi vétuste que les autres.--Mais, par Allah, ô ma -mère, laissons-le dormir en paix! Qui sait si Azraél[85] n’est pas déjà -auprès de lui?... - - [85] Ange de la mort. - ---Tais-toi, chien!--riposte la vieille,--et accomplis ta besogne, si tu -veux que je te compte au retour les dix douros promis. - -Ahmed est un pauvre diable, il ne possède que les dents qu’il a dans la -bouche; l’attrait du gain l’emporte sur sa frayeur, et il se met à -creuser la terre fraîchement remuée, tandis que la négresse murmure les -incantations qui conviennent... Bientôt, le cadavre apparaît, enveloppé -de son suaire. C’est un homme jeune encore, à barbe brune, dont la face, -à demi rongée par un mal, grimace d’un affreux rictus sous la clarté -livide de la lune. - -Messaouda s’accroupit auprès du trou béant, dispose sa farine et son -pétrin, puis, sans frayeur, elle tire le mort de sa fosse, et l’assied -sur ses genoux. - ---O ma mère! O ma vie! arrête-toi, il va parler...--s’écrie Ahmed, -tremblant comme au jour de l’Événement. - ---N’agite point ta langue et passe-moi un peu d’eau,--répond la vieille, -tout en pétrissant le couscous avec les mains du cadavre, qu’elle tient -dans les siennes, par derrière. - ---Que Si Driss El Bagdadi, mon maître, devienne docile entre les bras de -ses épouses Lella El Batoul et Lella Maléka, comme tu l’es entre les -miens,--répète-t-elle. - -La lune s’est élevée parmi les étoiles, et Messaouda remarque avec -crainte le dôme de Moulay Idriss qui surgit lumineux et verdâtre -au-dessus de la ville noire; elle y voit un mauvais présage, la terreur -envahit son esprit, le froid du cadavre la pénètre, la face paraît -s’animer sous les reflets lunaires, et soudain, le corps, gonflé par des -gaz tressaille sur elle avec un bruit sinistre... - -L’esclave, que l’épouvante a glacée jusqu’au cœur, repousse brusquement -son lugubre compagnon et s’enfuit à travers les tombes, mais ses -vieilles jambes fléchissent, elle bute contre une pierre et -s’affaisse... Ses lèvres, dont aucun son ne peut sortir, s’agitent en -invocations désespérées. Elle se croit morte et prête à paraître devant -le Seigneur Terrible, pour subir le châtiment. Le démon s’approche -d’elle sous la forme d’un animal aux yeux ardents, un souffle chaud -brûle son visage, le feu du _sakkar_[86] est allumé pour elle. - - [86] L’enfer des Musulmans. - -Au mouvement d’horreur qui la convulse, un chacal se sauve dans la nuit; -la vieille, redressée sur son séant, jette une longue clameur sauvage. - ---Où es-tu, ma mère Messaouda?--répond enfin la voix d’Ahmed.--Viens, je -lui ai rendu la paix du tombeau, et j’emporte le couscous. Tu me payeras -mes douros, mais, par ma vie! je ne recommencerais pas cela pour en -gagner cent autres... - - * * * * * - -... Si Driss mangea le couscous et le trouva excellent, puis, insensible -aux caftans neufs et aux maquillages de ses vieilles épouses, il -rejoignit Ammbeur dans sa chambre et passa auprès d’elle une nuit fort -amoureuse, car le souper avait été relevé de nombreuses et savantes -épices. - -La déconvenue d’El Batoul et de Maléka fut extrême. Elles s’étaient -disputées les jours précédents pour savoir à qui le mari rendrait -d’abord ses faveurs, et, ne parvenant pas à s’entendre, elles avaient -décidé de s’en remettre à la volonté d’Allah... Néanmoins, chacune avait -rehaussé sa parure de tous les artifices propres à attirer l’attention -de Si Driss, et comptait détourner sur elle seule les effets du -sortilège. Elles ne pouvaient comprendre qu’un tel philtre restât -impuissant... Elles regrettaient aussi les douros partagés entre Ahmed -et Messaouda, et se les reprochaient avec une mutuelle aigreur. - ---C’est toi,--disait Maléka, qui as conclu ce sot marché. - ---O Allah! le mensonge sort de tes lèvres, car tu leur as toi-même remis -ces dix douros. - ---Pouvais-je faire autrement que de leur payer le prix que tu avais -promis? - ---Tu n’as même pas attendu de savoir si le couscous était bon. - ---Je tiens ma parole mieux que toi, fille de peu. - ---Tes injures ne m’atteignent pas, mon père était caïd. - ---Lui, caïd!... caïd de sauterelles! - -Les querelles emplissaient de nouveau la maison, Si Driss, lassé par -leurs cris, ne songeait même plus à leur faire la «part de Dieu». Leur -haine contre la favorite s’en accrut, et leurs visages se firent plus -blancs à mesure que leurs cœurs devenaient plus noirs... Il fallait se -débarrasser d’une rivale qu’on ne pouvait vaincre... Un matin Messaouda, -désireuse de réparer son insuccès, dissimula une mixture d’herbes et de -cheveux hachés menus dans la harira d’Ammbeur. - ---Au bout de quelque temps,--disait-elle,--les cheveux gonfleront dans -son cœur et l’étoufferont. - -Les coépouses, réconciliées par leur péché, épiaient anxieusement les -résultats du maléfice. Et, de fait, Ammbeur dépérissait, minée par une -mauvaise fièvre. Elle n’avait plus de goût pour aucune chose, elle ne -songeait même plus à se parer et portait des caftans salis et déchirés. - -Il y eut des noces dans la famille et elle ne voulut pas s’y rendre!... -Le moindre effort lui arrachait des gémissements... - ---O Prophète! O Mouley Idriss!... que je suis lasse!... O mon -malheur!... Mes os sont devenus plus mous que le beurre d’été!... O -Allah!... O mon destin! - -Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, se dilatent étrangement, ses -jambes, enflées, ne la portent plus; sa faiblesse est telle qu’elle ne -peut même plus monter aux terrasses et traîne des jours lamentables dans -la maison humide et pleine d’ombre. - -Si Driss en a l’esprit perdu, il ne voudrait pas la quitter et maudit -les voisines qui s’installent chaque jour auprès d’elle et lui -interdisent ainsi l’accès de sa chambre. Elles plaignent la malade et -lui conseillent mille remèdes inefficaces, puis elles se mettent à -babiller comme les hirondelles de murailles à l’heure du moghreb. - -Ammbeur ne s’intéresse plus à leurs bavardages et se retourne sur sa -couche sans trouver de repos... Le Seigneur l’a-t-il marquée pour mourir -parmi ces étrangères?... Combien Si Driss regrette amèrement de l’avoir -amenée à Fez! - ---Ah!--dit-il,--l’air des montagnes est trop fort pour toi, habituée au -doux climat de la côte. S’il plaît à Dieu tu guériras au printemps, nous -retournerons à Rabat dès que le bled aura séché. - -Mais l’hiver se prolonge, interminable et froid; la pluie tombe nuit et -jour, bénie de tous, car elle promet des récoltes heureuses, et Ammbeur -songe avec désespoir qu’elle n’atteindra pas la belle saison, trop lente -à venir. - -Malgré les tendres soins de son époux, elle languit et se meurt, l’âme -oppressée d’une sombre angoisse. Ce qu’elle porte à sa bouche a un goût -de fiel, et elle rejette toute nourriture en des vomissements. - ---Si telle est la volonté d’Allah, laisse-la jeûner quelque temps afin -de purifier son corps,--conseilla un «savant», ami de Si Driss. - -Ce traitement parut réussir durant les deux premiers jours, les -souffrances d’Ammbeur s’apaisèrent, mais sa faiblesse devint telle que -l’esprit semblait prêt à quitter son corps. - ---Il faut la ranimer avec du thé très fort,--ordonna le «savant». - -Et les tourments recommencèrent à tordre l’infortunée sur sa couche. El -Batoul et Maléka la soignent avec un dévouement exagéré; Si Driss se -repent de les avoir méconnues, et Ammbeur ne peut plus se passer -d’elles. Nuit et jour, elles sont à son chevet, attentives à prévenir -tous ses désirs. Chaque fois que la malade, tourmentée par une soif -ardente, réclame à boire, elles préparent elles-mêmes du thé, sans -épargner le sucre, et elles y mêlent traîtreusement un peu d’une poudre -jaunâtre achetée au souk, que l’on nomme rahj[87], pour activer les -effets de la pâte magique. - - [87] Arsenic. - ---Le thé est amer à mes lèvres,--gémit Ammbeur. - -Et Si Driss, qui sait le breuvage doux comme le miel du printemps, voit -venir avec épouvante la séparation à laquelle il n’est pas préparé... -Cette idée ne peut quitter son esprit, elle est cause de ses larmes -abondantes et de ses nuits agitées. - -L’état de sa bien-aimée empire de jour en jour; des sommeils plus -pesants que celui du tombeau l’accablent, dont elle sort sans retrouver -son entendement. Elle dit des choses qu’Allah seul peut comprendre, et -d’autres aussi qui jettent le trouble dans le cœur de son époux. Depuis -longtemps, elle n’avait plus prononcé les paroles d’amour et de joie, et -ce sont les souvenirs voluptueux de Rabat que le mal réveille en son -cerveau. Elle tressaille, elle tend ses bras décharnés, elle appelle Si -Driss avec frénésie, elle frémit d’un imaginaire plaisir... puis elle -retombe épuisée sur sa couche, et il la voit se débattre dans les -tourments d’une lente agonie... - -Il est affligé, dément, perdu. Dieu connaît l’état de son âme! Comment -pourra-t-il supporter l’absence de sa belle aux regards affolants, de -celle qui fut touchée par lui seul, dont le corps est brûlant et -l’haleine plus parfumée que les fleurs du jasmin et de l’oranger?... - -Mais déjà, elle s’éloigne de lui... ses yeux ne reflètent plus aucune -chose, ses membres se glacent, son souffle s’éteint... O Seigneur! elle -entre dans Ta Miséricorde!... - -El Batoul et Maléka se griffent le visage à coup d’ongles et poussent -des cris déchirants qui attirent toutes les esclaves. - - * * * * * - -Ainsi mourut Ammbeur, épouse trop aimée de Si Driss El Bagdadi, selon ce -qui était écrit sur le livre de sa destinée. - - -(Meknès.--Décembre 1917.) - - - - -TABLE - - - PREMIÈRE PARTIE - MŒURS TUNISIENNES - - I.--LA MAISON DU CAID MANSOUR 1 - II.--MENU PEUPLE 22 - III.--NOCES PRINCIÈRES 32 - IV.--UNE PETITE AZIZA EST NÉE 47 - V.--LA PRISON DES ÉPOUSES 52 - VI.--FATHMA LA DÉLAISSÉE 63 - VII.--LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS 69 - VIII.--LA MARIÉE AU HAMMAM 85 - IX.--LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF 89 - X.--LAMENTO 110 - XI.--JEUNES-TUNISIENNES 115 - XII.--LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAIM 125 - XIII.--DÉCADENCE 133 - - DEUXIÈME PARTIE - MŒURS MAROCAINES - - I.--LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM 145 - II.--LA JUIVE 164 - III.--LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME 195 - IV.--MEKTOUB 204 - V.--LE MARIAGE DE RITA 218 - VI.--UN HAREM BIEN GARDÉ 254 - VII.--LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN 272 - VIII.--ESCLAVAGE 281 - IX.--LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA 293 - X.--AMMBEUR LA FAVORITE 301 - - -290-19.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--9480-10-19. - - - - -DERNIÈRES PUBLICATIONS - - - Vol. - RENÉ BAZIN - Les Nouveaux Oberlé 1 - MARCEL BERGER - Jean Darboise, auxiliaire 1 - RENÉ BOYLESVE - Le Bonheur à Cinq Sous 1 - GUY CHANTEPLEURE - La Ville assiégée 1 - MADELEINE CLEMENCEAU JACQUEMAIRE - Les Hommes de Bonne Volonté 1 - MARGUERITE COMERT - Éros Rédempteur 1 - PIERRE DE COULEVAIN - Le Roman Merveilleux 1 - PAUL DARMENTIÈRES - Maman 1 - MAX DEAUVILLE - Jusqu’à l’Yser 1 - MARC ELDER - Jacques Bonhomme et Jean Le Blanc 1 - ANATOLE FRANCE - Le Petit Pierre 1 - A. GÉRARD - La Triple Entente et la Guerre 1 - PIERRE GOURDON - La Réfugiée 1 - GYP - Le Journal d’un Cochon de Pessimiste 1 - JULES LEMAITRE - La Vieillesse d’Hélène 1 - PIERRE LOTI - L’Horreur allemande 1 - PIERRE MILLE - Nasr’ Eddine et son épouse 1 - ÉMILE NOLLY - Le Conquérant 1 - JACQUES NORMAND - Petites Notes pendant la grande Guerre 1 - FRANCISQUE PARN - En suivant la Flamme 1 - J.-H. ROSNY Jne - Mimi, les Profiteurs et le Poilu 1 - CHARLES TARDIEU - Sous la Pluie de Fer 1 - MARCELLE TINAYRE - La Veillée des Armes 1 - LÉON DE TINSEAU - Le Secret de Lady Marie 1 - JEAN-LOUIS VAUDOYER - Les Permissions de Clément Bellin 1 - PIERRE VEBER - L’Homme qui vendit son âme au diable 1 - PAUL WENZ - Au Pays de leurs Pères 1 - COLETTE YVER - Les Cousins riches 1 - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE HAREM ENTR'OUVERT *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/68602-0.zip b/old/68602-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index e84f104..0000000 --- a/old/68602-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68602-h.zip b/old/68602-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index b35dd93..0000000 --- a/old/68602-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68602-h/68602-h.htm b/old/68602-h/68602-h.htm deleted file mode 100644 index d45b147..0000000 --- a/old/68602-h/68602-h.htm +++ /dev/null @@ -1,11339 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Le harem entr’ouvert, by A.-R. de Lens. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } -h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.xlarge {font-size: 150%; } -.small { font-size: 90%; } -small { font-size: 80%; } - -.i { font-style: italic; } -.i i, .i em { font-style: normal; } - -.sc { font-variant: small-caps; } -.sans-serif { font-family: sans-serif; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } -.stanza { margin-top: 1em; } -.verse { padding-left: 20%; text-indent: -20%; } - -p.left40 { margin-left: 40%; } -.ind { margin: 1em 0 1em 10%; } -.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } -.asterism { text-align: center; margin: 1em 0; line-height: .6em; font-size: 90%; } -div.dots { margin: .5em 0; text-align: center; } -div.dots b { display: inline-block; width: 4.8%; } - - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.bot { vertical-align: bottom; } -td.pad { padding-top: 1em; padding-bottom: .7em; } -td.c div { text-align: center; } -td.r div { text-align: right; } -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } - -a { text-decoration: none; } - -.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; - text-decoration: none; -} -.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } -.footnote .label { } -.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le Harem entr'ouvert</span>, by A.-R. de Lens</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. 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DE LENS</p> - -<h1><span class="small">LE</span><br /> -HAREM ENTR’OUVERT</h1> - - -<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /> -3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">Droits de traduction et de reproduction réservés -pour tous les pays.</p> - -<p class="c" lang="en" xml:lang="en">Copyright, 1919, by <span class="sc">Calmann-Lévy</span>.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c xlarge">LE HAREM ENTR’OUVERT</p> - - - - -<h2 class="nobreak"><span class="small">PREMIÈRE PARTIE</span><br /> -MŒURS TUNISIENNES</h2> - -<p class="c i small left40">A Chedlïa meurtt Tahar<br /> -ben Abd el Malek el Trabelsi,<br /> -ma servante,<br /> -humble et précieuse collaboratrice,<br /> -Ce livre qu’elle ne lira pas.</p> - - - - -<h3 id="p1c1">I<br /> -<span class="small">LA MAISON DU CAÏD MANSOUR</span></h3> - - -<p>Le caïd Mansour prend le café avec mon -mari. Ils sont accroupis tous deux sur le -divan, à la mode arabe, et fument en devisant.</p> - -<p>Le caïd Mansour est un personnage digne -et conscient de sa haute importance. Il est -toujours vêtu avec la plus grande recherche. -Ses burnous sont en fine laine de Mâteur et -ses gebbas aux teintes pâmées : fleur de pêcher, -gris tourterelle, mauve de crépuscule, éparpillent -autour de lui mille tendres reflets de -soie.</p> - -<p>Quand il entre, la pièce se parfume d’essences -subtiles : ambre, jasmin ou rose.</p> - -<p>Le caïd Mansour a des manières exquises et -fières. Il me témoigne une déférence infinie, -sachant qu’il convient de traiter les Européennes -avec plus d’égards et de respect que -leurs époux.</p> - -<p>— Le salut, Si Mansour !</p> - -<p>— Le salut sur toi. Comment vas-tu ?</p> - -<p>— Comment va ta maison<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ?</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> On ne parle jamais ouvertement à un Arabe des femmes -de sa famille.</p> -</div> -<p>— Grâce à Dieu ! Ma maison est en parfaite -santé et soupire après ta venue. Ne l’honoreras-tu -pas bientôt d’une visite ?</p> - -<p>— Avec plaisir, Si Mansour. Dis-lui que -j’irai la voir prochainement.</p> - -<p>C’est une grande et noble maison que celle -du caïd. Si Mansour a épousé, il y a une dizaine -d’années, la princesse Bederen’nour (Lune -éclatante) et son frère Si Chédli a pour femme -Lella Zenouba, fille du ministre de la plume<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Deuxième ministre du bey.</p> -</div> -<p>Ces dames me traitent en amie, et réclament -toujours ma présence, précieuse distraction -dans leur vie monotone. Et rarement je sors -de chez elles, sans être suivie du grand nègre -de Si Mansour, vêtu d’écarlate et portant un -présent. Tantôt un bouquet tout rond où les -fleurs fraîches, montées sur de longues tiges -d’alfa, sont rehaussées de pistils en papier doré. -Tantôt un plat rempli de pâtisseries arabes : -backléouas luisants de miel, crottes de gazelle -en sucre parfumé, morves du bey, makroudhs -farcis de dattes, vertes samsahs aux pistaches.</p> - -<p>Il y a plus d’un mois que je n’ai vu mes -nobles amies, malgré leurs insistances à ma -dernière visite. J’irai demain.</p> - -<p>Et que vais-je apporter qui leur plaise et -alimente un peu notre conversation ?</p> - -<p>L’autre fois je les ai ravies avec un vieux -stock de catalogues des grands magasins. Pendant -des journées entières, elles se sont passionnées -pour les modes du <i>Bon Marché</i> d’il y -a deux ou trois ans. Et Lella Zenouba m’a -même chargée d’une commande : une écharpe -de plumes dont elle meurt d’envie.</p> - -<p>Ah ! voici qui les intéressera fort : un petit -stéréoscope portatif et toutes les vues tunisiennes -prises par mon frère durant son séjour -ici.</p> - -<p>La maison de Si Mansour n’est pas très éloignée -de la mienne. Elle occupe, comme toute -demeure d’importance où il convient d’être -tranquillement chez soi, loin de la rue, une -impasse entière aux arcades gracieuses. Les -premiers bâtiments sont les communs et les -écuries du caïd. Puis vient la maison, — le -palais serait plus juste — de Si Mansour.</p> - -<p>Bien entendu, les grands murs blancs ne -trahissent la richesse intérieure que par leurs -dimensions, et seule la porte, énorme, massive, -en bois sculpté, dans son encadrement de -marbre rose, atteste l’importance seigneuriale -du logis.</p> - -<p>Elle s’ouvre sur un vestibule revêtu de -faïences et garni de divans où siègent en permanence -les gardiens du lieu, un Marocain au -profil d’ascète, et le nègre vêtu d’écarlate. Ils -me connaissent et me laissent passer sans difficulté. -Je heurte le marteau de bronze à la petite -porte du fond.</p> - -<p>— Qui est là ? — crie une voix, de l’intérieur.</p> - -<p>Et, suivant la formule, je réponds :</p> - -<p>— Ouvre !</p> - -<p>Cela suffit. Du reste, en le cas présent, mon -accent me dénonce. Une grosse négresse entrebâille -la porte en ayant soin de se cacher derrière -le battant, afin de ne point être vue des -serviteurs mâles.</p> - -<p>Je traverse le joli patio à colonnes, au-dessus -duquel se découpe un carré de ciel très bleu, et -je suis introduite dans un grand salon, tout en -longueur, aux parois luisantes de faïences polychromes. -Au centre se creuse le « divan » -entouré de sofas abondamment pourvus de -coussins. Les murs ont sept ou huit mètres de -haut, et des lustres étincelants, en cristal de -Venise, tombent des voûtes ciselées. Il fait -presque frais dans ce salon, bien que dehors la -chaleur soit lourde, et l’on y voit à peine, après -l’éblouissement du patio. Mais les yeux se font -vite à l’ombre douce qui atténue les mille couleurs -et les dorures d’une décoration orientale.</p> - -<p>Pas plus dans cette pièce que dans toute autre -du logis, il n’y a d’ouverture sur l’impasse ; -de grandes fenêtres aux grilles en fer forgé -donnent sur le patio.</p> - -<p>Ces dames se font attendre longtemps. C’est -leur habitude, car elles rehaussent leur parure -chaque fois que je viens. Mabrouka, la négresse, -me tient compagnie.</p> - -<p>Mabrouka est une amie de Chedlïa, ma servante ; -elle va souvent la voir et lui conter les -faits et gestes de ses maîtres. Parfois, comme -aujourd’hui, ses confidences indiscrètes débordent -jusqu’à moi.</p> - -<p>— Par Allah ! tu arrives en un triste moment. -Si Chédli n’est encore pas rentré cette nuit, et -Lella Zenouba a pleuré jusqu’au matin en l’attendant. -Sans doute était-il auprès de cette -danseuse française pour laquelle il fait des -folies…</p> - -<p>Chacun sait que Si Chédli s’est acoquiné avec -une petite chanteuse du Palmarium, perverse -et prétentieuse, qui lui fait payer cher des -faveurs à la portée de tous.</p> - -<p>Le caïd Mansour, malgré son chapelet, son -air digne et ses hautes fonctions, est aussi libertin -que son frère, et les aventures de ces deux -nobles personnages défrayent la conversation -de bien des harems.</p> - -<p>A la rigueur, cela se comprend du caïd Mansour, -dont la femme est laide et n’est plus très -jeune, car voici déjà dix ans qu’il l’épousa dans -sa fleur. Et l’on se souvient de sa déconvenue le -jour des noces, — si grande qu’il ne put la dissimuler, — en -dévoilant son épouse que le fard -et les bijoux n’arrivaient pas à rendre belle.</p> - -<p>Toute autre eût été répudiée sur l’heure et -ramenée à son père avant la consommation du -mariage. Mais, on ne répudie point une princesse ! -une fille de sang beylical ! Et le caïd Mansour -a gardé sa femme et son dépit.</p> - -<p>Oui, cela se conçoit que Si Mansour cherche -au dehors des compensations. Jadis il eût pris -d’autres épouses ; mais maintenant cela ne se -fait plus guère chez les citadins, outre qu’il -serait peu séant de donner une rivale à la -petite-fille d’un bey. Et certes, ce n’est point -une joie pour les yeux de se poser toujours sur -la laide et chevaline princesse Bederen’nour.</p> - -<p>Mais, que Si Chédli délaisse la gracieuse -Lella Zenouba, au corps d’ambre et aux yeux -de génisse, pour des Françaises de mauvaise -vie, — par le Prophète ! — voilà ce qu’on ne -peut comprendre !</p> - -<p>C’est que Si Mansour et Si Chédli ont du -sang brûlant dans les veines et du vice jusqu’à -la racine des cheveux, en dignes fils de Si Abd -el Latif, favori de Si Sadok bey, tous deux -aujourd’hui dans la miséricorde d’Allah !</p> - -<p>C’est à leur père, un ancien esclave, beau -comme la lumière du matin, devenu tout-puissant -auprès de son illustre maître, grâce -à des complaisances… païennes, qu’ils doivent -leur grosse fortune, leurs palais de Tunis, de -Rhadès et de Gamart, ainsi que cette frénésie -qui les pousse aux pires excès.</p> - -<p>Ne raconte-t-on pas que Si Abd el Latif -mettait à mal toutes les femmes de son milieu, -et allait jusqu’à faire garder par les soldats du -bey les portes des hammams, les soirs où -certaines dames particulièrement nobles et -belles s’y étaient rendues, afin de satisfaire ses -désirs en toute tranquillité. Et nul n’osait se -plaindre ni résister à un si puissant personnage, -capable de vous faire pendre dans la cour du -Bardo, sur un signe de son petit doigt.</p> - -<p>L’occupation française a enrayé tout cela, -et pareilles fantaisies ne sont plus à la portée -de Si Mansour et de Si Chédli, ses fils. Mais, -par Allah ! il reste bien moyen de s’arranger, et -l’on a en outre, aujourd’hui, la ressource des -actrices du Palmarium, du Casino de la Goulette, -et des cocottes françaises ou italiennes -qui circulent le soir sur le boulevard de la -Marine.</p> - -<p>Et les femmes, toujours trahies, toujours -délaissées, éternelles prisonnières dans leurs -palais de faïence, se morfondent des nuits -entières en l’attente du mari pour qui elles se -sont parées en vain.</p> - -<p>Tout cela, je le connais par les confidences -de la négresse Mabrouka, les récits de Chedlïa, -les racontars de harems et de terrasses où tout -se sait. Mais mes nobles amies ne m’en disent -jamais rien, dans leur souci de dignité vis-à-vis -d’une Européenne.</p> - -<p>Justement les voici qui s’avancent à travers -le patio, de leur démarche nonchalante et -balancée, et le soleil fait un instant luire les -ors de leurs parures.</p> - -<p>La princesse Bederen’nour, pauvre « Lune -éclatante », semble plus olivâtre que jamais -dans son costume de soie mauve, au large -pantalon bouffant.</p> - -<p>Lella Zenouba, malgré ses soucis, est adorable -et resplendissante. Ses beaux cheveux, -noirs de henné, tombent en boucles sur ses -épaules, retenus au front par un rang de perles -et une plaque d’or incrustée d’émeraudes ; de -grandes boucles d’oreilles anciennes jettent -des lueurs vertes le long de son cou, et ses -doigts scintillent de bagues aux pierreries -énormes. Elle porte un pantalon de satin noir -brodé d’or et une gebba de tulle noir pailleté, -sous laquelle transparaît, par éclairs, le splendide -et lourd boléro d’or des jeunes épouses. -Dans un ovale très fin, très pur, elle a les traits -d’un dessin parfait : un front étroit et poli, un -petit nez droit, une bouche éclatante et bien -arquée et de grands yeux noirs, des yeux -immenses cernés de kohol, au regard doucement -bestial. Une étoile en vérité ! à côté de -cette prétentieuse Éliane d’Avricourt, caprice -de Si Chédli.</p> - -<p>Toutes deux, la princesse Bederen’nour et -Lella Zenouba, ont les joues peintes, les lèvres -rougies au carmin, les doigts et les cheveux -passés au henné, et, barrant le front, d’épais -sourcils noirs hardiment tracés. Elles répandent -un violent parfum de jasmin. Auprès d’elles, -on se croirait dans une serre pleine de fleurs.</p> - -<p>Elles ont une distinction de race, une politesse -raffinée, et ne savent ni lire ni écrire. -Toute leur instruction consiste en quelques -sourates du Coran, apprises par cœur, sans les -comprendre.</p> - -<p>La princesse Bederen’nour semble intelligente, -et la petite Lella Zenouba, parfois, a de -subtiles reparties. Mais elles n’ont rien vu et -ne connaissent rien. Elles ont passé de la -maison paternelle à celle de l’époux en toute -ignorance du monde environnant. Elles ne -savent pas ce qu’est une rue, une place, un -jardin, le grand ciel libre.</p> - -<p>L’été, elles s’en vont à Rhadès ou à Gamart, -en d’autres palais pareillement clos et luxueux. -Seuls, la plainte assourdie des vagues et le -goût salé de l’air peuvent leur dénoncer -l’inconnu sans limites, qu’elles ne se figurent -pas.</p> - -<p>On les emmène de Tunis la nuit, en des -carrosses bien fermés, où elles ont peur, car -c’est une impression terrible pour des femmes -de se sentir ainsi hors de chez soi. Et elles -ne retrouvent leur assurance qu’à l’abri des -grands murs farouches et protecteurs.</p> - -<p>Elles ne reçoivent aucune visite, à part -moi, et n’en font jamais. Les dames arabes ne -sauraient sans scandale sortir de chez elles, -comme ces femmes du peuple qui courent -d’une maison à l’autre pour colporter les -nouvelles. Et pourtant elles savent ce qui se -passe : intrigues, maladies, chagrins, disputes, -dans les grands harems, car leurs servantes -les tiennent au courant de toutes choses.</p> - -<p>En de rares circonstances, elles traversent -la ville, dans leur voiture aux volets de bois -soigneusement clos, pour la mort d’un proche -parent, l’accouchement d’une sœur, ou, réjouissance -suprême, les fêtes d’un mariage. Mais -des mois, et parfois des années s’écoulent sans -qu’il leur arrive de quitter ainsi la maison conjugale.</p> - -<p>Cet été, elles n’iront point comme d’habitude -à Rhadès où l’air est plus frais. La mère du -caïd Mansour et de Si Chédli étant morte l’an -passé, il leur faut, par cette privation, porter -son deuil, et aussi renoncer pendant quelques -mois encore aux broderies et aux petits -ouvrages dont elles occupent généralement les -longues journées.</p> - -<p>Du reste, leurs époux forment pendant ce -temps le projet d’aller à Paris, et de goûter à -toutes les délices montmartroises.</p> - -<p>La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba -trouvent très naturel de se morfondre si sévèrement -pour la perte d’une belle-mère despotique -et méchante, tandis que leurs maris -s’amusent. Mais ce qu’elles ne peuvent -admettre, malgré l’habitude et la généralité -du fait, c’est, à cause de créatures indignes, -d’être délaissées, et surtout ruinées !…</p> - -<p>Car, il n’y a pas à s’y tromper, malgré les -palais de faïence et de marbre, les étoffes -brodées d’or, les perles et les diamants, c’est -bien la ruine sinistre qui plane au-dessus de la -maison du caïd Mansour, et l’ombre de ses -ailes angoisse les nobles prisonnières.</p> - -<p>La grosse fortune de Si Abd el Latif est -déjà fortement entamée, et, chaque jour, Si -Mansour et Si Chédli y font de nouvelles -brèches. Il y a un an, Si Mansour a vendu au -Juif Haïm Boudboul, pour quelques milliers -de francs, ses oliveraies de Nabeul, qui en -valaient plus de cent mille, afin de payer à sa -maîtresse, la danseuse arabe Leïla, un collier -dont elle avait envie. Récemment encore, tout -à sa nouvelle passion, la petite Rose Printemps, -il vient de céder à perte ses cultures -d’El Arousa. Et Si Chédli, follement prodigue -pour Éliane d’Avricourt, imitant l’exemple de -son aîné, vend et hypothèque ses biens avec -entrain.</p> - -<p>Cela peut durer ainsi huit ou dix ans peut-être, -mais ensuite ?</p> - -<p>Et voilà les soucis qui creusent si profondément -sous le fard les traits de la princesse -Bederen’nour et cernent les beaux yeux enfantins -de Lella Zenouba.</p> - -<p>Mais elles rient devant moi, sachant dissimuler -ce qu’il convient, et aussi du plaisir -réel de me voir qui rompt l’ennui de leurs -longues journées inactives. Quelques servantes -curieuses se sont jointes à Mabrouka, et -debout, non loin du divan où nous sommes -installées, écoutent et prennent part familièrement -à la conversation.</p> - -<p>Ne vivent-elles pas dans l’intimité de ces -dames, initiées à leurs intrigues, à leurs -chagrins, toujours prêtes à duper leurs -maîtres, à les suivre, à les épier, pour le -compte des épouses prisonnières et inquiètes ?</p> - -<p>Ne partagent-elles pas avec leurs maîtresses -les restes du repas, après que Si Mansour et -Si Chédli se sont restaurés ? N’ont-elles pas -la clé de leurs plus dangereux secrets, qu’elles -ne trahiraient pas devant la mort, liées par -cette sorte de franc-maçonnerie qui unit toutes -les musulmanes contre les maris ?…</p> - -<p>L’une d’elles apporte le café dans de petits -calices en porcelaine rose. La conversation -languit entre mes amies et moi, car, depuis ma -dernière visite, leur vie s’est écoulée uniforme, -goutte à goutte, comme cette eau qui tombe -régulièrement de la vasque de marbre dans le -bassin, au milieu du patio.</p> - -<p>Et mes occupations à moi, elles ne les comprendraient -pas.</p> - -<p>Alors j’appelle à mon aide le petit stéréoscope, -emporté à cette intention.</p> - -<p>— Vous allez voir…</p> - -<p>Mais déjà Lella Zenouba s’est enfuie peureuse, -et la princesse Bederen’nour affolée se -cache le visage.</p> - -<p>— Non ! non ! ne nous photographie pas ! -C’est impossible !… une petite-fille de Si -M’hamed bey !… Une fille du ministre de la -plume !…</p> - -<p>Je rassure mes défiantes amies :</p> - -<p>Cet appareil n’est point « une machine à -portraits ». Sur la tête de ma mère ! Mais -qu’elles regardent plutôt…</p> - -<p>Timidement la princesse Bederen’nour risque -un œil, puis deux.</p> - -<p>— O Allah ! qu’est ceci ?</p> - -<p>— La rue du Pacha, tout simplement ; la -rue même où vous demeurez.</p> - -<p>— Par mon Maître ! que c’est curieux !</p> - -<p>— Et voici la grande mosquée de l’olivier, -le souk des parfums, celui des étoffes, le Dar -el Bey…</p> - -<p>— Oh ! Oh ! que d’hommes !</p> - -<p>La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba -se passionnent.</p> - -<p>— Ceci est un champ d’oliviers, et ceci… -vous reconnaissez ?…</p> - -<p>— Par le Prophète ! Si Mansour et Si -Chédli ! Mais…</p> - -<p>La voix de la princesse s’altère et ses sourcils -se froncent imperceptiblement.</p> - -<p>— Quelle est donc cette femme arabe auprès -d’eux ?… sans doute cette danseuse Leïla ?… -une courtisane seule à pu consentir à se dévoiler -devant des hommes et à se faire portraiturer -avec eux…</p> - -<p>— Non, non ! Vous n’y êtes pas. Pensez-vous -que j’admettrais chez moi une… dame de -la rue du Persan ? car cette photographie a été -prise dans ma propre maison. Regardez bien.</p> - -<p>— Ah ! Ah ! mais c’est toi !… Par la tête de -Si Ahmed el Tijani ! c’est toi même en musulmane ! — s’écrient -mes amies tout à fait déridées -et joyeuses.</p> - -<p>Le stéréoscope passe de main en main parmi -les servantes. Puis de nouveau on examine -les rues tunisiennes, la place Bab-Souika, la -rue Halfaouine, grouillantes d’Arabes…</p> - -<p>— O Allah ! que je serais malheureuse s’il -fallait me trouver dans cette foule ! — s’exclame -Lella Zenouba.</p> - -<p>— Et quelle honte ! — ajoute la princesse.</p> - -<p>Car mes nobles amies ne regrettent ni leur -réclusion, ni la sévérité de leur existence. Loin -de là ! Elles se font une gloire de leur mystérieuse -inviolabilité, de la rigueur avec laquelle -elles suivent leurs vieilles coutumes.</p> - -<p>C’est le souci des traditions qui dénote leur -rang et les élève bien au-dessus des femmes -vulgaires.</p> - -<p>Lors de mes premières visites, je leur avais -demandé naïvement si elles ne souffraient pas -de vivre toujours enfermées.</p> - -<p>— Par le Prophète de Dieu ! mais si l’on -voulait nous forcer à sortir, nous pleurerions -pour rentrer !</p> - -<p>Et ce sont elles-mêmes qui m’ont fait remarquer -avec orgueil que leur demeure n’avait -point d’ouverture sur l’impasse, et que leur -voiture était close par des volets en bois, et -non par ces rideaux qu’un souffle peut soulever, -et que les femmes de la petite bourgeoisie -écartent curieusement du doigt, au -risque d’être entr’aperçues, dans l’ombre, par -un passant.</p> - -<p>L’intérêt du stéréoscope épuisé, je me lève -pour partir, mais ces dames me retiennent -avec insistance.</p> - -<p>— Oh ! reste encore un peu. Qu’as-tu tant à -faire ? Il y a si longtemps que nous ne t’avions -vue !</p> - -<p>— Et je veux te montrer cette écharpe de -plumes, commandée par toi, et qui est arrivée -avant-hier, — ajoute Lella Zenouba. — Montons -à ma chambre.</p> - -<p>Nous traversons le patio plein de lumière -et prenons un escalier de marbre blanc. Puis -des vestibules et des couloirs, et des chambres, -et encore un petit patio, et d’autres pièces à -l’infini, toujours pavées de marbre et revêtues -de faïences. La maison du caïd Mansour, vaste -et peuplée comme toutes les demeures arabes, -abrite soixante personnes, maîtres, enfants et -serviteurs. Voici enfin la chambre de Lella -Zenouba, que je connais bien, avec son divan, -ses lustres, son plafond peint et sculpté, ses -énormes lits anciens à colonnes, dont les -frontons d’or se découpent sur fonds de miroirs. -Ils sont luxueusement garnis de courtines et -de coussins en satin brodé, et occupent chacun -une extrémité de la pièce. « <i>Car l’aube ne doit -point surprendre l’homme dans le lit de son -épouse.</i> » Et je retrouve, hélas ! aux deux côtés -de la porte, les armoires à glace Louis XVI, -compléments indispensables, depuis ces dernières -années, de toute chambre arabe qui se -respecte. Lella Zenouba en tire l’écharpe de -léger marabout blanc et la jette sur ses épaules.</p> - -<p>— N’est-ce pas qu’elle est jolie ?</p> - -<p>— Sans doute, mais je préfère encore celle-ci, -en tulle lamé d’or, et qui ne vient pas de -Paris.</p> - -<p>Que de belles choses possède Lella Zenouba ! -Ce coffret d’argent ciselé ! et ces flacons à parfums -en cristal doré, aux cols minces et longs, -de forme rare ; ces petits étuis à kohol, ces -broderies précieuses !…</p> - -<p>— Veux-tu voir nos bijoux ?</p> - -<p>Elle sort de l’armoire une grande cassette -pleine d’écrins et, sur un signe de sa maîtresse, -Mabrouka apporte un coffre d’ivoire contenant -les joyaux de la princesse Bederen’nour.</p> - -<p>Sur le divan, c’est un éblouissement de pierreries, -de colliers, de perles à plaques incrustées -de roses, de longues boucles d’oreille où -les diamants tremblent comme des gouttes -d’eau entourées d’un cercle de lumière, de -bracelets travaillés avec un art exquis… Et, -parmi ces trésors de famille, les parures trop -modernes données par Si Mansour et Si Chédli -à leurs épouses : guirlandes de fleurs, étoiles, -diadèmes aux mille reflets.</p> - -<p>O ces bagues de la princesse Bederen’nour ! -Bien arabes celles-là, où les topazes, les rubis, -les émeraudes sont enchâssés en de lourdes -montures ciselées.</p> - -<p>— Mais tu n’as pas vu la plus belle, celle-ci, -que Si M’hamed bey donna jadis à ma grand’mère, -Lella Kmar, son épouse favorite…</p> - -<p>Elle me passe un joyau, près duquel en -effet tous les autres pâlissent. Un énorme -diamant, d’une extraordinaire limpidité, serti -dans une couronne d’or aux ciselures incroyablement -fines et compliquées. Un vrai bijou de -reine ou d’odalisque. Mais je ne l’imagine pas -à la main d’une Européenne. Cette bague fait -une saillie bizarre sur le doigt.</p> - -<p>Et j’admire encore les mille ustensiles de -toilette : aiguières d’argent, boîtes à fard, -miroirs, coffrets incrustés d’écaille et de nacre.</p> - -<p>Avant de partir, il me faut dire bonjour aux -enfants : les quatre fillettes de la princesse -Bederen’nour, qui apprennent le français avec -une institutrice juive, et ses trois garçons, -déjà conscients de leur importance mâle. Les -aînés, cinq et sept ans, récents circoncis, ont -des grimaces de souffrance, malgré leur précautionneuse -démarche écartée. Et il y a aussi -la toute petite et laide progéniture de Lella -Zenouba qui piaille dans les bras de sa nourrice.</p> - -<p>Je quitte enfin mes amies. Le garçonnet -Béchir m’accompagne cérémonieusement jusqu’au -bout de l’impasse avec son allure de -jeune canard.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>La semaine suivante, passant par la cuisine, -j’aperçus Mabrouka la négresse en vive conversation -avec Chedlïa :</p> - -<p>— O Allah ! — Qu’il soit exalté ! — O notre -Seigneur Mohamed !… O Miséricordieux ! — gémit-elle -en me voyant. — Quel malheur !… -La princesse Bederen’nour est au désespoir !… -Sa bague de diamant, le présent de Si M’hamed -bey, a disparu !… Hier elle était en train de se -parer, aidée de la petite Aïcha, lorsque Si Mansour -est entré. Il l’a entretenue quelques -instants, et, quand la princesse s’est remise à -sa toilette, la bague n’était plus là !… Il n’y -avait dans la chambre qu’Aïcha, mais on a -beau la fouetter, elle s’obstine à ne pas avouer -son vol. C’est une tête solide ! Du reste, il est -vrai qu’on l’a fouillée en vain. Et que ferait-elle -de ce bijou, elle qui ne sort pas de la maison ?… -Dans ma pensée, c’est le tour d’un -« chitane », d’un diable jaloux qui a enlevé la -bague. On ne la retrouvera jamais !</p> - -<hr /> - - -<p>Quelque temps après, nous prenions le thé -au Belvédère avec des amis. Des messieurs et -une petite femme très empanachée, à la toilette -suggestive, occupaient la table voisine.</p> - -<p>— C’est, — me dit M. X…, — une professionnelle -du lieu. Remarquez comme elle pose -sa main en évidence, pour qu’on voie bien la -fameuse bague dont tout Tunis a parlé, cadeau, -dit-on, d’un amant indigène. En vérité, elle -est splendide. Ces Arabes sont d’une générosité !</p> - -<p>La dame allongeait en effet, avec affectation, -une main fardée qu’ornait un seul et royal -diamant…</p> - -<p>Mais cette bague !… Je la connais… Elle n’a -pas sa pareille. C’est le présent de Si M’hamed -bey à Lella Kmar, la bague de la princesse -Bederen’nour !</p> - -<p>Le caïd Mansour vole les bijoux de sa -femme pour les offrir à sa maîtresse…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c2">II<br /> -<span class="small">MENU PEUPLE</span></h3> - - -<p>Sur la terrasse…, à l’heure où les ombres -sont délicieusement pâles et longues. Les -murailles encore éclairées se dorent d’un -éblouissement de soleil ; puis elles deviendront -abricot et rose, avant de s’éteindre dans le -mauve, et de s’ensevelir dans le bleu des nuits -transparentes, où l’on a toujours l’impression -d’un clair de lune, même lorsqu’il n’y en a pas…</p> - -<p>Les hirondelles tracent des méandres rapides, -et le vol lourd des pigeons bariole un instant -les murs d’ombres vertes et fugitives. Un -pépiement d’oiseaux agite les mûriers de la -place Halfaouine dont le bourdonnement -monte jusqu’à moi. La mosquée arrondit ses -dômes bleuissants, des minarets s’élancent vers -le ciel, un palmier ou un eucalyptus jaillit -entre deux murailles ; et l’on aperçoit très loin, -au delà de la ville, la colline de Sidi Bou Saïd -où les riches Carthaginois avaient bâti leurs -demeures, le golfe couleur turquoise, et la -chaîne de montagnes presque irréelles, dominée -par le Bou Kornine, mont de Tanit et de -Salammbô.</p> - -<p>Les terrasses commencent à s’animer : c’est -l’heure où les femmes du peuple montent des -maisons pour plier le linge étendu, surveiller -les tomates qui sèchent et se contractent douloureusement -tout le jour sous le grand soleil, -et surtout afin de s’assembler entre voisines et -de babiller en respirant l’air frais.</p> - -<p>Quelques silhouettes se penchent au-dessus -des patios béants pour héler les retardataires.</p> - -<p>Habiba et Zoh’rah, mes petites servantes, -sont accroupies près de moi.</p> - -<p>Habiba chantonne et s’accompagne de la -derbouka. Son profil égyptien aux lignes -droites et pures, s’enlève sur le ciel doré du -couchant. Ses cheveux étroitement serrés dans -une sorte d’étui en soie noire, petite queue -raide et comique, descendent jusqu’à la taille. -Elle porte un tricot bleu, une tacrita<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> verte, un -boléro jaune brodé de violet sombre et une fouta<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> -rayée mauve et blanc. Habiba a douze ans. -C’est une fillette toute en bronze aux traits -menus, aux longs yeux noirs et langoureux -dans un ovale parfait. Je m’amuse parfois à la -parer d’étoffes somptueuses, de bijoux anciens, -de broderies d’or aux reflets atténués. Habiba, -la petite servante, devient alors une idole énigmatique, -une princesse de légende aux regards -pleins de rêve, dont le secret affolerait les -hommes.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Foulard de soie noué sur la tête.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Pièce d’étoffe nouée à la taille.</p> -</div> -<p>Et moi, je sais que, malgré cette étrange -beauté, Habiba n’a rien de fatal. C’est une -simple gosse, ni très sage ni bien intelligente, -menteuse, poltronne, et sans aucun attrait -mystérieux, mais douce et caressante.</p> - -<p>Depuis longtemps déjà, ses parents l’ont -« donnée » à un grand gaillard demi-nègre -qu’elle n’a jamais vu et qui ne la connaît pas. -Cet hiver ils comptaient célébrer les noces ! -Mais nous nous y sommes opposés, et la -volonté des maîtres fait loi. Habiba, fillette -frêle, jouera quelques années encore à la -poupée, s’il plaît à Dieu !</p> - -<p>La petite Zoh’rah n’a que huit ans. Toute -noiraude et pas jolie avec son bout de nez -drôle et ses cheveux crépus, elle est vive et -maligne comme un singe, travailleuse, bavarde, -n’ayant peur de rien. Elle sait faire le couscous -et le ménage, chercher l’eau à la fontaine, -laver le sol, servir à table et… casser la -vaisselle…</p> - -<p>— Vois, Lella, comme je suis mauvaise ! Je -viens encore de briser ce verre, — me dit-elle -avec son air futé, nullement contrit.</p> - -<p>— Eh bien, Zoh’rah, que mérites-tu ?</p> - -<p>— Je dois manger du bâton.</p> - -<p>— C’est juste, arrive ici.</p> - -<p>Zoh’rah reçoit stoïquement quelques claques -sur le derrière, des claques de rien du tout, -pour la forme, dont ensuite les petites rient entre -elles en racontant, non sans un certain mépris, -que « Sidi et Lella<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> » ne savent pas battre, et -que Lella surtout « tape comme un poulet ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Monsieur et madame.</p> -</div> -<p>Habiba et Zoh’rah sont deux pauvres -bédouines abandonnées, que Chedlïa adopta, -n’ayant pas d’enfant. Habiba avait quelques -jours au plus, lorsque le vieux Baba<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> Tahar, -mon serviteur, l’a trouvée au coin d’une rue -« comme un petit chat » et rapportée à sa -femme. Mais il y a deux ans à peine que -Chedlïa au cœur maternel recueillit Zoh’rah, -nouvellement orpheline. Et la petite se souvient -fort bien de sa première existence chez -les nomades, lorsqu’elle dormait dans une -« chambre de crins<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> » et entendait, la nuit, le -cri des chacals et le ricanement des hyènes, -errant autour du douar.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Père Tahar.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Une tente.</p> -</div> -<p>En ce moment, Zoh’rah est en grande conversation -avec mon mari. Elle est excessivement -bavarde et nous amuse.</p> - -<p>— Oui, Sidi, — raconte-t-elle, avec ses yeux -brillants et son air de ouistiti, — lorsque le -« serviteur<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> » est mort, il voit l’Élevé, et reste -au Paradis plein de roses et de parfums. Mais -s’il a été mauvais, Allah lui dit : « Qu’ai-je à -faire avec toi ? » et il tombe dans la géhenne -remplie de serpents, de scorpions, de couteaux -et de flammes, où les « chitanes<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> » le font rôtir -comme un agneau.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> L’homme.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Diables.</p> -</div> -<p>— Toi, Zoh’rah, où iras-tu ?</p> - -<p>— Qui le sait ?… mon Maître… au Paradis, -s’il plaît à Dieu ! Mais si je suis méchante, si -je jure le nom d’Allah, si je mens, si je casse -les assiettes, si je dis : « Ne me bats pas ! » -quand je l’ai mérité, ou si je pleure quand on -me fouette, j’irai dans la géhenne avec les -« chitanes ».</p> - -<p>Malgré cette terrible perspective, les yeux de -Zoh’rah pétillent de malice et de gaieté. Je -doute fort que la crainte de l’enfer préserve -ma vaisselle.</p> - -<p>… Mes voisines m’appellent. Elles montent -à leur terrasse à l’insu des maris, car elles sont -de petite bourgeoisie, et il ne sied pas qu’elles -imitent les femmes du peuple en toutes leurs -libertés. Elles se font une gloriole de ne -jamais sortir à pied, et seulement en voitures -closes, aux grandes occasions, comme des -dames.</p> - -<p>Mais la curiosité l’emporte sur le soin de -leur dignité, et elles se penchent volontiers aux -treillis protecteurs des moucharabiés pour épier -la rue, ou grimpent aux terrasses dont l’attrait -est si tentant, le soir, lorsque les hommes sont -absents.</p> - -<p>Je les trouve toutes quatre, Mah’bouha, -Cherifa, Fatma et Manoubia la fiancée, en grand -conciliabule avec les femmes des patios environnants, -colporteuses de nouvelles. Elles se -réjouissent des noces prochaines de Manoubia, -et celle-ci exulte sous l’air de pudeur qu’il -convient d’affecter.</p> - -<p>Pourtant elle ignore tout de sa future existence, -et c’est à peine si elle a entr’aperçu -derrière ses volets la silhouette de Si Ahmed, -lorsqu’il passait dans la rue. Mais il y a la joie -des toilettes, des pantalons de satin, des -boléros et des vestes brodées qu’on prépare, -des bijoux d’or et des fêtes nuptiales. Et aussi -les voluptés amoureuses dont les femmes -arabes parlent très volontiers.</p> - -<p>Elle est petite, boulotte et pas jolie. Ses -vingt ans n’ont épargné ni son teint qui se -fane, ni son cou qui s’empâte, ni ses dents qui -se gâtent. Et j’imagine la surprise de Si -Ahmed, au jour des noces, lorsque pour la -première fois il la dévoilera…</p> - -<p>D’autres voisines les rejoignent encore, ainsi -que Chedlïa ma servante et ses sœurs Douja -et Fatma, installées chez moi en visite de -quelques jours. La plupart de ces femmes, -précocement envahies par la graisse, ont cette -pâleur spéciale des citadines trop recluses. -Pourtant il leur arrive de sortir dans le quartier, -deux par deux, bien emmitouflées dans -leur « soufsari » de laine blanche, et le visage -soigneusement couvert de cet affreux masque -en crêpe noir des Tunisiennes. Elles vont au -souk faire les provisions, au hammam parfois, -et surtout de maison en maison, chez les -parentes, amies et connaissances, pour apprendre -et raconter toutes les nouvelles.</p> - -<p>… Des yous-yous et des chants arrivent de -la rue. C’est un trousseau de fiancée que l’on -transporte chez l’époux, à dos de mules, et -toutes les femmes aussitôt s’avancent curieuses -et furtives au bord de la terrasse, en se voilant -par précaution d’un pan de fouta ou d’une -tacrita défaite. Elles examinent et discutent en -connaisseuses les coussins brodés, les matelas, -les flacons d’eau de rose et de fleur d’oranger -serrés dans une corbeille, et les armoires à -glace de la future épouse.</p> - -<p>— C’est bien, et va-t’en avec le salut !</p> - -<p>Expression intraduisible, dont les mots -« quelconque » ou « médiocre » ne rendent -pas la saveur, décide Chedlïa, ma servante.</p> - -<p>Ses jugements sont fort écoutés dans ce -petit cercle, car Chedlïa est une grande gaillarde -au verbe haut, d’intelligence prompte et -déliée. La dernière et la plus jeune des cinq -femmes, répudiées ou mortes, du vieux Tahar -ben Abd el Malek, c’est elle qui le fait vivre -maintenant par son travail, après les années -de quasi-opulence où il dépensa follement l’héritage -paternel.</p> - -<p>Car nul ne songerait à rémunérer les services -du pauvre Baba Tahar, bon tout au plus à -faire des commissions, n’était son épouse, -Chedlïa la très experte.</p> - -<p>Cette matrone de quarante ans, sage, avisée, -apte à tous les progrès, dégagée des grossières -superstitions de son milieu, n’a qu’une faiblesse. -Elle est restée femme, et femme arabe -de la pointe des pieds à celle des cheveux, par -son amour immodéré de la parure. Tout ce -qui brille, tout ce qui est chiffon, la transporte.</p> - -<p>Baba Tahar dit, avec un retour de jouissance, -en parlant de son argent enfui :</p> - -<p>— J’ai tout mis dans mon ventre, Sidi !</p> - -<p>Chedlïa, elle, mettrait volontiers tout ce -qu’elle gagne sur son dos et celui de ses fillettes.</p> - -<p>Le cercle des femmes accroupies vient de -s’augmenter encore d’une recrue, Mbarka, -dont l’œil poché, la face tuméfiée, révèlent les -sévices du mari. Mais pour l’instant elle oublie -ses infortunes conjugales, toute à l’extraordinaire -nouvelle, le fait du jour colporté de terrasse -en terrasse, qu’elle répète : « Si Mokhtar -el Gafsi a surpris sa femme, Lella Saïda, en -flagrant délit avec son cocher, le nègre -Chaïd Turki, et vient de la faire enfermer au -Dar el Joued ».</p> - -<p>Au Dar el Joued !… Lella Saïda, fille d’un -cheikh cadhi, avec les femmes de basse classe, -les bédouines et les prostituées : Lella Saïda, la -très fière et la très noble !</p> - -<p>Voilà bien de quoi passionner et apitoyer les -musulmanes de Tunis, riches et pauvres, avec -ce petit frisson d’angoisse du châtiment auxquelles -toutes elles sont sujettes… car un mari -peut toujours faire emprisonner sa femme si -cela lui convient. Ce soir, d’un bout à l’autre -de la ville, les commentaires vont bon -train.</p> - -<p>… La nuit est tombée peu à peu sur les -groupes de babillardes, et les patios s’éclairent -de tous côtés, creusant des trous roses dans -l’ombre bleue.</p> - -<p>Un long cri mélancolique et rythmé retentit -soudain dans le ciel, au-dessus des femmes -attardées, des rues bruyantes et des rumeurs -lointaines. Du minaret voisin, la muezzin jette -sa prière aux quatre coins de l’horizon.</p> - -<p>— Allah ! Allah est le plus grand et Mohamed -est le prophète d’Allah !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c3">III<br /> -<span class="small">NOCES PRINCIÈRES</span></h3> - - -<p>La princesse Bederen’nour m’avait dit :</p> - -<p>— Ma sœur Zobéïda se marie dans un mois, -tu devrais aller la voir.</p> - -<p>Je trouvai la petite princesse bouleversée à -la pensée des noces prochaines.</p> - -<p>— Je n’en dors plus la nuit, et ma peur -s’augmente à mesure que passent les jours, — m’avoua-t-elle.</p> - -<p>— Ton père tient donc tellement à cette -union qu’il t’y contraint malgré ta répugnance ?</p> - -<p>— Oui, Si Abd el Karim est d’une haute et -ancienne famille et sa situation de mufti est -des plus importantes. Du reste il ne peut me -déplaire plus qu’un autre, je ne le connais -pas… C’est le mariage que je redoute. Alors, -tu comprends, c’est inutile d’importuner mon -père. Je sais bien qu’il est grand temps de me -marier, j’ai dix-neuf ans… A cet âge mes sœurs -avaient déjà des enfants.</p> - -<p>— Pourquoi te tourmenter ? Les jeunes filles -attendent généralement leurs noces avec impatience. -Si Abd el Karim sera sans doute ton -esclave et te comblera de présents.</p> - -<p>— O Allah ! j’ai si peur !…</p> - -<p>— Mais, voyons, un mari n’est pas un ogre.</p> - -<p>— Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme !…</p> - -<p>— Pourtant le prince Ibrahim ?</p> - -<p>— Mon père ! ce n’est pas la même chose… -et lui non plus, je ne le connais guère, il est -toujours absent. Quand il revient, tout le -monde tremble en sa présence. Je n’ai ni frère -ni cousin, je n’ai jamais vu un seul homme, -et on va me livrer à celui-là ! O Miséricordieux !…</p> - -<p>La petite princesse frissonne… C’est une -enfant nerveuse et impressionnable à l’excès. -Toute jeune, elle faillit mourir de chagrin, -quand le prince Ibrahim répudia sa mère, et -maintenant encore, elle est ébranlée de sanglots -ou de fous rires à la moindre chose. -Malgré son éducation strictement recluse, elle -a des aspirations étranges pour une musulmane. -Le sort d’odalisque, destinée au bon -plaisir de l’époux, qui est celui de toutes les -femmes arabes, la révolte. Elle ne peut -admettre qu’on dispose ainsi de sa personne.</p> - -<p>— Bêtises de jeune fille, — dit Lella Lejiha, -sa tante, — la vie se chargera de les dissiper.</p> - -<p>Je demande à voir ses toilettes pour la distraire -des pensées angoissantes. La princesse -Zobéïda est coquette, un sourire détend aussitôt -son visage, et elle me montre les costumes -splendides dont elle se parera bientôt. Il y en -a de toutes couleurs, en moire, en satin, en -velours, en brocart, alourdis de broderies, -rehaussés de paillettes, lamés d’or et d’argent. -Et des petites mules précieuses comme celles -de Cendrillon, des taguïas<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a> étincelantes, de -grands haïks en souple soie blanche, pour -s’envelopper dans les carrosses, plus tard, bien -plus tard, car trois années entières après les -noces, la jeune épouse ne peut sous aucun prétexte -sortir du domicile conjugal.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Calottes à longs glands.</p> -</div> -<p>— Par mon Maître ! comme il te trouvera -belle, et comme il t’aimera ! — s’exclame Hanifa, -la vieille servante, en maniant les étoffes.</p> - -<p>Le visage de la princesse se rembrunit :</p> - -<p>— Tais-toi, — crie-t-elle avec colère. — Je t’ai -défendu de me parler de lui, et toute la journée -tu m’en emplis les oreilles.</p> - -<p>— O Lella, pardonne-moi ! Par la tête de -notre Seigneur Mohamed, tu sais bien que je -t’aime plus que mon père, plus que mes -enfants. Si tu veux, j’arracherai mes yeux et je -te les donnerai.</p> - -<p>— Bien, bien ! — dit la princesse, — range -ces vêtements et laisse-nous en paix… Voilà, — reprit-elle, -quand nous fûmes sorties, — ce -que j’entends du matin au soir. Ma tante, mes -sœurs, les servantes, ne savent parler que de -Si Abd el Karim. J’ai bien le temps d’y -penser : toute ma vie ! Ne peut-on me laisser -tranquillement jouir de mes derniers jours ici ?</p> - -<p>Mais, d’elle-même, au bout de quelques -instants, elle revient à ce sujet, le seul dont, -malgré tout, son esprit soit hanté.</p> - -<p>— Tu as vu ma sœur Bederen’nour ? Que -dit-elle de mes noces ?</p> - -<p>— Elle s’en réjouit fort, et m’a chargée de -ses salutations et de ses vœux, en attendant le -jour prochain où elle viendra.</p> - -<p>— Cependant elle n’ignore pas que je suis -malheureuse.</p> - -<p>— Elle pense que Si Abd el Karim saura bien -rafraîchir ton cœur.</p> - -<p>— Le mariage ne lui a pourtant pas apporté -un grand bonheur.</p> - -<p>— Elle ne m’en a jamais rien dit. Mais je -crois en effet que le caïd Mansour n’est pas un -époux modèle…</p> - -<p>— Si Abd el Karim n’est plus jeune, — reprit -la princesse rêveuse, — il a dépassé cinquante -ans. On dit que les vieux maris sont les meilleurs.</p> - -<p>— Sans doute. Ils ne songent pas à tromper -leurs femmes, et leur témoignent encore plus -d’amour que les jeunes gens.</p> - -<p>— L’amour me fait peur ! — déclare la petite -princesse farouche.</p> - -<hr /> - - -<p>La semaine des noces fut vite arrivée. Le -palais du prince Ibrahim devint une ruche -bruyante ; les servantes couraient à travers la -maison, portant des étoffes et des paquets ; les -invitées s’étaient installées dans toutes les -pièces avec leurs coffres, et la célèbre hennena -Homeina ne quittait plus la fiancée.</p> - -<p>— Tu viendras le cinquième jour, — m’avait -dit la petite princesse. — C’est celui où l’on -transportera mes affaires chez Si Abd el Karim. -Tu ne me verras pas, mais ma sœur Bederen’nour -sera là pour te recevoir.</p> - -<p>Je n’eus garde de manquer à l’invitation, et -je tombai en pleine effervescence. Les négresses -installaient dans le grand patio les malles remplies -de linge, la literie, les courtines et les -coussins en satin brodé, les coffres d’argent -ciselé contenant les ustensiles de toilette, les -armoires à glace venues de Paris, les corbeilles -où se pressaient les flacons de parfum et les -bouteilles d’eau de rose, d’atterchïa et de fleur -d’oranger, toutes choses données par le père -à la fiancée. Le reste du mobilier, lustres et -parures, attendait la princesse au domicile de -l’époux.</p> - -<p>Je fus reçue par la princesse Bederen’nour -et présentée aux autres parentes. On me fit -admirer en détail les merveilles du trousseau, -puis une servante m’apporta du sirop de violette -mauve et parfumé comme un bouquet, et -des confitures au miel.</p> - -<p>— Le premier jour, m’expliqua la princesse, -on a teint en noir les cheveux de Zobéïda, et -la seconde nuit nous avons toutes pris le hammam. -La fiancée s’est alors reposée pendant -trois jours. Hier on lui a mis le henné et ce -soir, c’est le « lilt el outiia », la fête des -jeunes filles. Il y en a une trentaine d’invitées ; -elles habilleront la mariée et lui remettront du -henné. Après le dîner, les aoueds joueront -toute la nuit pour elles. Demain la hennena -épilera la mariée et l’accompagnera au hammam. -Enfin, le septième jour, nous conduirons -Zobéïda chez son mari.</p> - -<p>Une rumeur courut à travers le patio, les -porteurs réunis dans le vestibule s’apprêtaient -à enlever le trousseau. Les femmes se précipitèrent -dans les salles environnantes dont on -ferma les portes ; mais les servantes curieuses -regardaient par les fentes et les serrures, et elles -saluèrent de yous-yous frénétiques le départ -du mobilier.</p> - -<p>On empila les matelas, les coussins et les -corbeilles sur des mules brillamment harnachées. -Il y en avait quarante ; un cavalier montait -chaque bête, surveillant le chargement et -scandant la marche de chants joyeux et de battements -de mains. Les meubles suivaient à dos -d’hommes, recouvrant d’une énorme carapace -les porteurs ployés en deux. Le défilé se déroula -le long des rues, attirant à tous les moucharabiés -les femmes émerveillées…</p> - -<hr /> - - -<p>Le soir des noces, j’arrivai peu de temps -avant le départ du cortège. La mariée déjà -prête est assise dans le grand salon au milieu -d’une foule splendide. L’électricité incendie -tous les lustres, et se joue en mille reflets parmi -les satins et les pierreries. Je ne reconnais pas -la princesse Zobéïda aux fins sourcils arqués, -à la physionomie expressive. Elle est devenue -<i>la mariée musulmane</i>, cet être impersonnel et -muet au visage impassible.</p> - -<p>Son teint ambré disparaît sous le fard. Le -dessin de sa bouche a été rectifié et avivé de -carmin ; ses cheveux noircis au henné tombent -en longues boucles de chaque côté de son -visage ; de larges sourcils noirs et droits barrent -son front ; ses yeux obstinément baissés sont -allongés de kohol. Depuis le début des fêtes -nuptiales et durant huit jours encore, elle ne -doit plus parler, ni sourire, ni regarder aucune -chose, <i>elle a honte</i>.</p> - -<p>Poupée luxueusement parée, aux gestes -rituels.</p> - -<p>Elle porte un costume éblouissant d’or, dont -le satin blanc se devine à peine sous les lourdes -broderies.</p> - -<p>Une taguïa d’or, couverte de bijoux en diamants, -la couronne d’un diadème royal ; et les -colliers de perles énormes et rares, aux plaques -ciselées, incrustées de brillants, ruissellent sur -sa gebba. Ses bras sont chargés de bracelets, -et ses mains étincelantes de bagues.</p> - -<p>La petite princesse Zobéïda n’est plus qu’un -seul et miraculeux joyau : on oublie vraiment -que c’est une créature humaine, sensible et -apeurée…</p> - -<p>Les carrosses attendent au dehors ; le prince -Ibrahim donne le signal du départ. Lella Lejiha -et la hennena s’approchent de la mariée et la -guident à travers les pièces de ce palais qu’elle -doit quitter pour toujours. Aussitôt les servantes -se mettent à pousser des yous-yous aigus.</p> - -<p>La princesse s’avance impassible ; mais soudain, -de grosses larmes glissent de ses yeux -baissés, et ses jeunes sœurs sanglotent dans un -coin, car elles ne peuvent suivre Zobéïda au -domicile conjugal, et l’heure de la séparation -définitive a sonné… Tandis que les invitées -s’enveloppent de leurs haïks un voile d’or est -jeté sur la princesse Zobéïda, fantôme éblouissant -qui s’en va.</p> - -<p>Après un long trajet dans la nuit, nous atteignîmes -le palais de Si Abd el Karim, aux -environs de la ville. Un escalier de marbre -conduisait au premier étage, et des négresses -s’échelonnaient sur les marches, portant des -torches allumées. Les parentes du marié, foule -brillante, saluèrent de yous-yous l’arrivée de -la princesse. Dès l’entrée, elle trempe le bout -de sa mule d’or dans un bassin plein d’eau, -afin que son cœur soit rafraîchi en pénétrant -chez l’époux. Puis on la conduit à sa chambre, -on la débarrasse du voile et elle est quelques -minutes enfermée derrière les rideaux de satin -du grand lit. Une nouvelle court tout à coup -de bouche en bouche :</p> - -<p>— Le marié vient ! le marié vient !</p> - -<p>Les femmes se retirent dans une pièce voisine, -et je reste seule au salon, avec la mère et -les sœurs de Si Abd el Karim qui peuvent -être vues par lui sans inconvénient.</p> - -<p>Deux sièges ont été placés vis-à-vis l’un de -l’autre, on amène la princesse Zobéïda voilée -d’une dentelle à lourdes broderies d’or. Le -marié s’avance, tout de blanc vêtu, la figure -couverte de son capuchon. D’un geste brusque -il rejette le burnous, puis s’étant assis en face -de son épouse, il la dévoile, et pour la première -fois, il connaît son visage…</p> - -<p>Suivant les rites, la princesse garde ses yeux -baissés et son attitude impassible. Mais elle a -pâli sous le fard, et sa respiration haletante, le -tremblement de ses genoux, révèlent l’intense -émotion dont elle est bouleversée.</p> - -<p>Si Abd el Karim se lève, prend la main de -sa femme, et la guide vers la chambre nuptiale. -Les portes sont refermées sur eux. Des yous-yous -retentissent, plus exaspérés et perçants que -jamais. Après quelques minutes, l’époux sort -précipitamment et disparaît du logis.</p> - -<p>Il était temps, la princesse Zobéïda s’évanouit… -On la transporte sur le lit, où jusqu’au -matin elle doit reposer, tandis que les invitées -festoient et se divertissent. Et pendant plus -d’une heure, la pauvre petite mariée reste -secouée de frissons.</p> - -<p>— Comment trouves-tu l’époux ? — me -demande la princesse Bederen’nour.</p> - -<p>— Très bien. Il est grand, vigoureux et ne -paraît pas âgé. Du reste, tu le connaîtras bientôt.</p> - -<p>— Mais non, tu sais que nous ne pouvons -voir les hommes.</p> - -<p>— Pourtant je croyais que vos beaux-frères -étaient assez proches parents pour être admis -auprès de vous.</p> - -<p>— Les frères de nos maris, oui, mais non les -époux de nos sœurs. Naturellement les femmes -de notre rang seules s’astreignent à ces règles -sévères.</p> - -<p>— En effet, car ma servante Chedlïa étend -fort loin le degré de parenté lui permettant la -société masculine.</p> - -<p>— Oui, comme toutes les femmes du peuple.</p> - -<p>Nous passons dans une grande salle où l’on -a préparé un festin somptueux. Des corbeilles -de fleurs et des fruits ornent la table, immense, -et surchargée de plats contenant les viandes, -les poissons, les crèmes, les pâtisseries. Un couvert -et une assiette sont disposés devant chaque -convive ; les vieilles dames inhabituées aux fourchettes -préfèrent se servir de leurs doigts, -tandis que les jeunes femmes se conforment -aux nouvelles coutumes. Mais les unes et les -autres piquent de-ci de-là, sans ordre, parmi -les couscous et les sucreries. Au sortir de la -salle, des servantes porteuses d’aiguières et de -parfums purifient les mains des invitées.</p> - -<p>Dans le patio où des sièges ont été disposés, -les musiciens aveugles préludent au concert. -Quatre danseuses, les plus célèbres de Tunis : -Salouh’a, Aïcha Srira, Fazouna et Zarzis, -l’étoile, sont affalées sur un divan, et croquent -des radis en promenant sur l’assemblée des -regards bestialement mornes. Je les ai vues -maintes fois danser en de semblables occasions, -je sais qu’elles ne sortiront pas de leur torpeur -avant minuit, et je quitte la fête, malgré les -instances de la princesse Bederen’nour. Mais le -lendemain matin je ne manque pas de me -rendre au palais de Si Abd el Karim, pour -<i>l’exposition de la mariée</i>. Des joueurs de flûte -et de tambour font rage devant la porte, -et toutes les femmes qui passent peuvent -entrer contempler la nouvelle épouse. Elle est -assise au milieu du patio, sur un siège extrêmement -élevé, les pieds reposant sur un coffre -d’argent ciselé.</p> - -<p>Ses diamants et ses pierreries étincellent à la -claire lumière du matin, à peine tamisée par -le grand velum protecteur, disposé spécialement -pour les noces. Tout alentour, les invitées -somptueusement vêtues lui font une cour -splendide, et causent en regardant les danses. -La princesse Zobéïda, dans son attitude hiératique, -les mains allongées sur les genoux et -les yeux baissés, semble plus que jamais une -petite idole merveilleuse, mais sans vie.</p> - -<p>Hélas ! quelles angoisses je devine derrière -cette façade conventionnelle ! C’est ce soir -même que l’époux rentrera au logis dont il a -été chassé par les fêtes nuptiales, et prendra -possession de sa femme…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Si Abd el Karim est un noble et généreux -personnage. Il a respecté l’effarouchement de -cette petite vierge dont il est devenu le maître. -Mabrouka la négresse n’a pas manqué d’en -faire la confidence à Chedlïa, et je sais ainsi -que la princesse Zobéïda n’a point encore -laissé approcher son mari, depuis quinze jours -qu’ont eu lieu les noces.</p> - -<p>— Par la tête de Sidi Ahmed el Tijani ! Si -Abd el Karim est un homme patient ! on voit -bien que l’âge l’a refroidi. Le caïd Mansour et -Si Chedli n’en ont point fait autant, et dès le -premier soir…</p> - -<p>La princesse Bederen’nour me demande, -par l’intermédiaire de sa servante, d’aller voir -sa sœur dont la résistance et la tristesse persistantes -inquiètent toute la famille. Et je me -souviens que la petite princesse Zobéïda m’avait -fort instamment priée de venir après le -mariage.</p> - -<p>— Tu comprends, je serai si malheureuse -dans cette grande maison étrangère ! et toi -seule pourras me faire visite.</p> - -<p>Aussi m’accueille-t-elle avec une vraie joie. -Elle porte un adorable costume en satin abricot -lamé d’argent, mais son visage maquillé avec -art la rend presque méconnaissable.</p> - -<p>Chaque jour, durant le premier mois, la -jeune épouse doit revêtir une nouvelle toilette -de son trousseau. D’après ce que j’ai vu, la -princesse Zobéïda pourra prolonger cette règle -jusqu’au « rass el aam<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> ». La hennena vient -nous rejoindre. Elle ne peut quitter sa cliente -qu’après la consommation du mariage, dont -elle porte aussitôt le témoignage au chef de -famille. Alors seulement elle touche son -salaire. Et comme ici, les choses traînent en -longueur, la hennena Homeïna est de fort -méchante humeur. Elle exhorte la princesse -devant moi, sans aucune discrétion :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Jour de l’an arabe.</p> -</div> -<p>— Je ne peux pas, dit Zobéïda, j’ai trop -peur !</p> - -<p>— Par mon Maître ! tu n’es pas autrement -que toutes les femmes, et ce qu’elles font tu -peux bien le faire aussi. Vois comme Si Abd -el Karim est bon avec toi, et prends garde de -le lasser.</p> - -<p>— O Allah ! — soupire Zobéïda, en s’adressant -à moi, — que les Françaises sont heureuses ! -elles restent filles si cela leur plaît. Nul ne leur -impose un époux…</p> - -<p>J’essaie de donner à la conversation un tour -plus gai, mais la princesse a visiblement -l’esprit ailleurs, et la hennena impatiente ne -manque pas de placer son mot à chaque occasion -en lui rappelant son devoir.</p> - -<p>Des fleurs superbes ornent la chambre, et, -quand je pars, la princesse veut me les donner -toutes. Je proteste :</p> - -<p>— Mais non, il ne faut pas t’en priver.</p> - -<p>— Oh ! — répond la hennena, — ne crains -rien. Elle a « quelqu’un » pour lui en offrir -matin et soir.</p> - -<p>En sortant du palais, je croise Si Abd el -Karim. Il a une belle et fibre allure, mais son -regard est très doux. La princesse Zobéïda a -tort de se plaindre…</p> - -<p>— Louange à Dieu ! — s’est écriée Mabrouka -la négresse, quelques jours plus tard, en -venant voir Chedlïa. — Louange à Dieu ! Le -mariage est consommé. L’avant-dernière nuit -Si Abd el Karim a pénétré chez sa femme pendant -son sommeil… La princesse Bederen’nour -et toute la famille sont dans la joie. Louange -à Dieu !</p> - -<p>— Et la princesse Zobéïda, — demandai-je ?</p> - -<p>— Une femme est toujours heureuse dans -les bras de son époux. Louange à Dieu ! Il n’y -a de Dieu que lui !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c4">IV<br /> -<span class="small">UNE PETITE AZIZA EST NÉE…</span></h3> - - -<p>Une petite Aziza est née hier chez mes voisines. -Depuis deux jours Mah’bouha criait et -se lamentait sur la « chaise à enfanter » sans -parvenir à se délivrer.</p> - -<p>La hennena-accoucheuse a déclaré que la -patiente avait de mauvais esprits dans le -ventre. Elle lui a fait prendre une tisane de -céleri, et maintenant, grâce à Dieu ! la jeune -femme repose très pâle à côté de son enfant. -Devant la maison, les joueurs de tambour et de -flûte donnent à l’accouchée leur concert frénétique, -en implorant les bénédictions d’Allah -pour sa nouvelle servante.</p> - -<p>Elle est minuscule, très laide, et ne cesse de -pleurer. Pourtant la hennena n’a pas manqué -de suspendre, au-dessus du lit, un œuf vide, -un oignon et des piments rouges, pour éloigner -de l’enfant les « chitanes » malins ; et elle lui -a passé au cou un collier sauvage d’amulettes : -coquillages, osselets, pointes de corail, mains -de Fathma et petits sachets de cuir renfermant -des prières.</p> - -<p>Les parentes, amies et voisines viennent en -bande féliciter la jeune femme.</p> - -<p>— Louange à Dieu pour le salut de ta délivrance !</p> - -<p>— Bénie celle qui t’a été ajoutée !</p> - -<p>A chaque nouvelle arrivée, Mah’bouha relève -les couvertures et les linges du petit paquet -geignant, et la visiteuse dépose une pièce -d’argent sur le bébé, en cadeau de bienvenue.</p> - -<p>La maman a le front ceint d’un bandeau -noir, et une paillette brillante collée entre les -deux sourcils. Elle semble très lasse, ses joues -se colorent à présent de rougeurs trop vives, et -ses mains brûlent… Les femmes continuent à -bavarder autour d’elle, quelques-unes cuisent -des aliments sur un petit « canoun » ; des -enfants jouent et se disputent dans la pièce -trop bien close, et dehors le tambour et la flûte -aiguë font toujours rage…</p> - -<p>La fièvre monte,… on commence à s’inquiéter -autour de la malade. Mes voisines anxieuses -me font appeler.</p> - -<p>Mais je ne suis pas médecin, pas même -infirmière de la Croix-Rouge… Pourtant mon -simple conseil fait miracle :</p> - -<p>— Ouvrez la fenêtre pour donner un peu -d’air, et surtout qu’on vide la chambre de -Mah’bouha, et la laisse tranquillement reposer !</p> - -<p>… Peu à peu la respiration de la jeune -femme se régularise. La température devient -normale, et la septième nuit après ses couches -je la retrouve vaillante et guérie pour la fête -des relevailles.</p> - -<p>Elle est accroupie sur le lit auprès de son -bébé. Ses belles-sœurs ont pris soin de la -parer, et ont orné la chambre de rideaux en -chebka<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> et de coussins neufs. Des parfums -brûlent dans les « canouns ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Dentelle arabe.</p> -</div> -<p>Les invités arrivent en grandes toilettes : -satins brodés, rubans, paillettes, fleurs artificielles… -On leur sert un repas sur une longue -table basse chargée de couscous, méchouis, -crèmes et pâtisseries. Dans un coin, les musiciens -aveugles accordent leurs instruments. Il -y a un violoniste, un joueur de luth, un chanteur -et un joueur de darbouka.</p> - -<p>Si Omar, le jeune père, a bien fait les -choses pour la naissance de son premier-né, -malgré sa grosse déception que ce ne soit pas -un fils, mais simplement une petite Aziza…</p> - -<p>Après le festin, les femmes s’accroupissent -autour de la pièce sur les divans et des matelas, -et toute la nuit elles restent là, causant et -écoutant le concert dont les rythmes mélancoliques -s’enchaînent sans répit. De temps à -autre une invitée se lève sur la prière de ses -voisines et se met à danser.</p> - -<p>Ses hanches et son ventre ondulent lentement, -son cou se désarticule en un curieux -mouvement giratoire, et sa gorge opulente -sautille sous la gebba, tandis qu’elle se voile -le visage de ses deux mains…</p> - -<p>Les enfants se sont endormis dans tous les -coins, et malgré leur plaisir les femmes sentent -la fatigue alourdir leurs membres et leurs paupières. -Mais l’aube pointe, et le dernier acte de -la fête ranime les invitées très lasses.</p> - -<p>Mah’bouha, l’heureuse maman, est revêtue -d’un superbe costume bleu pâle, brodé d’or. -Une « taguïa » étincelante coiffe sa chevelure -comme au jour des noces, son visage est plus -fardé qu’à l’habitude, et l’on charge de bijoux -ses bras, ses doigts et son cou.</p> - -<p>Elle rayonne de fierté. Plus rien ne manque -à son bonheur : Si Omar est un excellent -époux, et son commerce prospère de jour en -jour. Louange à Dieu !</p> - -<p>Depuis six ans qu’ils sont mariés, aucun dissentiment -n’a troublé leur union. Ils attendaient -l’enfant sans trop d’impatience, car -Mah’bouha savait bien qu’il avait été conçu -deux mois après les noces. Mais « il s’était -endormi » et ne s’est réveillé que cette année… -Qu’Il soit exalté !</p> - -<p>La hennena prend dans ses bras la petite -Aziza, affublée de satins et de rubans, et, un -grand couteau à la main, pour éloigner de -l’enfant les esprits malins, les maladies et les -accidents, elle se met à la tête du cortège. -Mah’bouha vient ensuite, encore chancelante, -puis des fillettes portant des cierges allumés, et -enfin toutes les femmes. Le défilé pénètre successivement -dans les différentes pièces du logis, -et s’arrête au vestibule, tandis que la hennena -franchit la porte, ramasse une pincée de poussière, -et la dépose sur le front du bébé, bien -armé maintenant contre les périls de l’existence.</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu, — répètent les invités, — nous -assisterons à ses noces !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c5">V<br /> -<span class="small">LA PRISON DES ÉPOUSES</span></h3> - - -<p>Lella Salouh’a serait la plus heureuse des -musulmanes si un tourment secret ne lui dévorait -le cœur.</p> - -<p>Dans sa jeunesse, elle a connu la gêne, presque -le dénûment, au logis paternel et ruiné du -vieux général Si Chedli ben Amor. Mais depuis -son mariage avec Si Mustapha Boubakker, -rédacteur à l’Ouzara, elle ne manque plus de -rien. Ses armoires sont remplies de costumes, -et ses coffres des mille ustensiles nécessaires à -la toilette féminine. Elle habite une jolie maison, -pas bien grande à la vérité, mais propre, -commode, garnie de faïences au quart de hauteur, -et ensuite soigneusement blanchie à la -chaux. Elle ne sort jamais à pied, et se rend au -hammam et aux mariages en voiture close, -comme une dame. Enfin la petite négresse -Mena, spécialement attachée à son service, lui -épargne les ouvrages ennuyeux.</p> - -<p>Le doux Mustapha adore son épouse, si -grasse, aux larges yeux de vache, à la peau -blanche et bien fardée. Ils ont deux petits garçons, -vigoureux, dont l’aîné, s’il plaît à Dieu ! -sera bientôt circoncis.</p> - -<p>Les voisines et les parents envient le bonheur -de Lella Salouh’a.</p> - -<p>Et pourtant elle n’est point heureuse.</p> - -<p>Il arrive parfois qu’un ver rongeur mine les -plus beaux fruits.</p> - -<p>J’ai deviné le tourment de Lella Salouh’a : -elle habite, suivant la coutume, avec Si Salah, -frère de Si Mustapha, et son épouse Lella Zeïna. -Quand je vais voir ces dames, elle font assaut -de grâces et d’amabilité pour moi. Le sourire -est sur leurs lèvres, mais « la haine est dans -leurs cœurs », et je sais par les racontars des -terrasses que des scènes éclatent journellement -entre elles, et que les voisines entendent leurs -criailleries et les injures dont elles s’accablent.</p> - -<p>Je vais m’asseoir, d’abord sur le divan de -Lella Zeïna, puis sur celui de Lella Salouh’a. -Les conversations y sont également banales, et -les chambres se ressemblent : longues, étroites, -un grand lit à chaque extrémité, une étagère -chargée de verreries au-dessus du sofa ; deux -armoires à glace flanquent la porte.</p> - -<p>Mais chez Lella Zeïna il y a en outre un vieux -piano Louis-Philippe, acheté jadis par le beau-père, -Si Mohamed Boubakker, à sa première -épouse : ce piano, aux cordes cassées, pourries -par l’humidité, ne produit plus qu’un seul son, -un sol épargné par hasard, et qui suffit à faire -l’orgueil et la joie de Lella Zeïna. Chaque fois -que je viens, elle tapote ostensiblement la note -frêle, au timbre presque usé.</p> - -<p>Et c’est en surprenant les regards plus haineux -de Lella Salouh’a, que j’ai deviné la -jalousie dont elle est incendiée.</p> - -<p>Malgré son amour et sa déférence aux caprices -de sa femme, Si Mustapha ne saurait lui payer -un piano, lui qui gagne quatre-vingts francs -par mois à l’Ouzara.</p> - -<p>Je le rencontre souvent, revenant de son travail, -un petit paquet à la main contenant des -bonbons, une tacrita de soie, une babiole…</p> - -<p>— C’est pour Salouh’a, — me dit-il avec un -bon rire, — les femmes aiment les sucreries et -les parures.</p> - -<p>Ces attentions ne calment point l’envie de -Lella Salouh’a. Elle est plus jeune, plus belle, -plus comblée que sa belle-sœur, dont le mari -est indifférent et coureur. Mais Lella Zeïna possède -un piano cassé, au son unique, et Lella -Salouh’a n’en a pas…; une guerre farouche s’en -est allumée entre les deux femmes. L’une ou -l’autre y restera.</p> - -<p>Lella Zeïna est petite, boulotte, et brune, -avec un nez trop court et une bouche sensuelle -dans la face ronde. Malgré la défense de son -mari, elle passe des journées entières penchée -au moucharabié du premier étage, surveillant -l’impasse où jouent les chats et circulent rarement -les humains.</p> - -<p>Il n’est pas séant qu’une femme s’intéresse -ainsi aux choses extérieures, et Lella Salouh’a -ne manque pas de le faire remarquer méchamment -au vieux beau-père, Si Mohamed, et à -l’époux, Si Salah.</p> - -<p>Ce n’est point qu’elle-même dédaigne ces distractions, -mais, plus avisée, elle sait ne pas se -laisser surprendre en faute.</p> - -<p>Elle a fini par découvrir que Lella Zeïna se -penchait plus volontiers à la fenêtre aux heures -où Si Beji, le fils du voisin, rentre chez lui. La -jeune femme fait alors entendre un sifflement -très doux, un refrain de chanson, pour l’unique -plaisir de voir se tourner vers elle le visage -mâle qui la devine, sans l’apercevoir.</p> - -<p>Et depuis lors, Lella Salouh’a ne s’est plus -précipitée sur sa belle-sœur en l’accablant des -pires injures, mais elle a un sourire perfide.</p> - -<p>Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les -dames Boubakker, mais je vais chez elles de -temps à autre, afin de ne point contrister notre -ami, le doux Mustapha.</p> - -<p>Or, cette fois, je suis accueillie par Lella -Salouh’a toute seule, plus grasse et nonchalante -que jamais, et la face épanouie.</p> - -<p>Dès l’entrée, j’aperçois dans sa chambre un -objet insolite : le piano… le vieux piano muet. -Et je soupçonne aussitôt un drame.</p> - -<p>— Lella Zeïna n’est pas ici ? Serait-elle -malade ?</p> - -<p>— Non, — répond la belle-sœur d’un air -apitoyé sous lequel perce un secret triomphe. -Son mari, l’ayant surprise en conversation avec -le voisin, l’a fait enfermer au Dar el Joued.</p> - -<p>L’envieuse ne dit pas, mais je le devine, -qu’elle-même a, sournoisement, amené Si -Salah, au moment où la jeune femme poursuivait -son innocente idylle. Et tout de suite elle -ajoute, incapable de contenir sa joie :</p> - -<p>— Tu vois, j’ai le piano. Si Mohamed me -l’a donné !</p> - -<p>Lella Salouh’a, radieuse, tourmente le sol au -son fêlé. Elle est pleinement satisfaite, tranquille, -sans remords…</p> - -<p>En rentrant chez moi, je dis à Chedlïa :</p> - -<p>— Savais-tu que Lella Zeïna Boubakker fût -au Dar el Joued ?</p> - -<p>— Oui, je l’ai appris par ma sœur Douja qui -habite son quartier. Il paraît que ça a été épouvantable -pour l’emmener. Elle criait, s’accrochait -aux meubles…; son mari l’a portée -dans la voiture en lui mettant de force un -soufsari sur le visage. Il y a de cela trois -semaines.</p> - -<p>— Je voudrais aller la voir.</p> - -<p>— C’est difficile ! Sais-tu si elle est prisonnière -ou en « observation » ?</p> - -<p>— Qu’est-ce que cela ?</p> - -<p>— Tu ne peux comprendre, ce sont des -choses à nous : quand un mari met sa femme -au Dar el Joued, le cheikh cadhi prononce une -sentence. Si les torts ne sont pas prouvés, elle -est à « l’observation », elle a sa chambre à part ; -ses parents peuvent la voir et son mari, s’il le -désire, couche toutes les nuits avec elle. Mais -si elle a fait une faute grave, elle est « prisonnière » -dans une pièce commune, n’a le droit -de recevoir personne, et son époux ne doit -venir qu’une nuit par semaine. Enfin il y a les -« écrouées », enfermées directement par le -cadhi pour avoir volé, juré, fait du scandale, -et qui ne voient même pas leurs maris. Je -m’informerai pour Lella Zeïna.</p> - -<p>Le lendemain Chedlïa savait tous les détails -sur l’internement de la jeune femme.</p> - -<p>— Elle est à « l’observation » au Dar el -Joued d’Halfaouine ; c’est une chance, car je -connais la « moulaye<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> » de la maison, et -pourrai t’y faire entrer. C’eût été impossible -autrement.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> La directrice.</p> -</div> -<p>Chedlïa se voile et nous partons.</p> - -<p>Cette prison des épouses est située dans une -petite rue calme derrière la place. Nous parlementons -assez longtemps à travers la porte -avant de la voir s’ouvrir. Chedlïa, fertile en -ruses, raconte je ne sais quelle histoire pour -motiver notre visite…</p> - -<p>Un assez grand patio est rempli de femmes. -Il y a des bédouines pouilleuses, des -« mamoussa » au visage effronté, des citadines -en foutas de cotons, d’autres vêtues de -soie et parées de bijoux. Une grosse négresse -étire de la laine ; quelques mères allaitent leurs -bébés : l’une d’elles ne paraît pas plus de -quinze ans.</p> - -<p>Toutes ces femmes entourent Chedlïa et lui -demandent les nouvelles du dehors. Le vieux -Si Mohamed ben Salah et son épouse Fatima -dirigent la maison, contrôlent la conduite des -« observées » dont ils font un rapport, d’après -lequel le cadhi rend ensuite son jugement. Ils -touchent dix ou quinze sous par jour de chaque -mari pour l’entretien des prisonnières.</p> - -<p>Chedlïa ayant fait miroiter la promesse d’un -bon pourboire, ils s’empressent à me renseigner -et à me montrer les chambres. Il y en a -sept ou huit. Les lits sont rares ; la majorité -des femmes couchent sur des paillasses, des -nattes ou des chiffons, suivant la générosité de -l’époux.</p> - -<p>Une petite pièce est réservée aux maris qui -viennent une fois par semaine passer la nuit -avec leurs femmes.</p> - -<p>— Mais, — dis-je étonnée, — elles consentent -à supporter ceux qui les mettent ainsi -en prison ?</p> - -<p>— En général, — répond la « moulaye » avec -un gros rire, — elles en sont heureuses, et -espèrent apitoyer leur époux et se faire ramener -chez elles. Pourtant quelques-unes se -refusent sauvagement. C’est le cas de Lella -Zeïna que tu vas voir. Elle a conçu pour Si -Salah une haine farouche. Chaque fois qu’il -vient, ce sont des scènes. C’est bien fâcheux -pour la maison… et pour elle aussi du reste, -car nous avons fait notre rapport au cadhi qui -ne manquera pas de la faire passer parmi les -prisonnières.</p> - -<p>— La malheureuse ! Ce n’est pourtant pas -bien grave de résister à un mari qui l’a fait -enfermer ici.</p> - -<p>— O Allah ! — s’exclamèrent Chedlïa et la -« moulaye » scandalisées, — mais c’est un des -plus grands péchés pour une femme !</p> - -<p>— Y a-t-il parfois des dames de la haute -société ?</p> - -<p>— Très rarement. Il faut que le mari veuille -infliger un châtiment exceptionnel. Les gens -aisés mettent plutôt leurs femmes en pension -chez des vieillards approuvés par le cadhi. -Quelques-uns même louent une maison où -l’épouse punie vit avec ses gardiens.</p> - -<p>— Combien de temps les femmes restent-elles -ici ?</p> - -<p>— Cela dépend du mari. Parfois quatre ou -cinq jours, parfois des années.</p> - -<p>— Il y en a une vingtaine, me semble-t-il ?</p> - -<p>— Vingt-huit. C’est peu. Pendant le Rhamadan, -nous en avons eu jusqu’à cent cinquante. -On ne pouvait plus se remuer.</p> - -<p>— Pourquoi plutôt à cette époque-là ?</p> - -<p>— Parce que le jeûne rend les gens irritables, -et alors les disputes éclatent pour un rien. -Veux-tu voir le premier étage où sont logées -les femmes à l’« observation » ?</p> - -<p>Il y avait quatre ou cinq chambres plus -propres que celles du rez-de-chaussée. Des -faïences garnissaient les murs par endroits et -les plafonds avaient été peints. La maison, -dégradée par la négligence et l’humidité, avait -dû être jolie autrefois.</p> - -<p>Lella Zeïna fut très étonnée de me voir :</p> - -<p>— Comment as-tu pu pénétrer ici ? Ce n’est -pas facile… ni d’en sortir, — ajouta-t-elle avec -tristesse. — Cette chienne de Salouh’a est -arrivée à ses fins. Car c’est elle qui m’a trahie, -j’en suis sûre.</p> - -<p>La chambre de Lella Zeïna était sommairement -meublée d’un lit, un coffre, une table, -apportés du domicile conjugal.</p> - -<p>— Je m’ennuie, dit la jeune femme, la nourriture -est mauvaise, la maison sale, il y a des -punaises et des poux. Quand donc serai-je -libre ?</p> - -<p>— Mais tu as de nombreuses compagnes, -vous pouvez causer…</p> - -<p>— Elles ont toutes l’esprit resserré naturellement. -Souvent aussi on se dispute. As-tu vu -la petite Fathma ?</p> - -<p>— Celle qui est si jeunette, avec un bébé ?</p> - -<p>— Oui, elle est mariée depuis onze mois, et -il y en a dix qu’elle est enfermée. Elle a eu -son enfant ici la semaine passée. Pauvre -petite !… Et la grosse Mah’bouha qui a eu trois -maris et a été emprisonnée puis répudiée par -chacun d’eux. Et Habiba que son époux remet -ici chaque fois qu’il s’enivre, c’est-à-dire constamment. -Et Mnena qui ne cesse de pleurer… -O Miséricordieux ! O Prophète !</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu, tu rentreras bientôt -chez toi.</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu !… Tu as été à la maison, — me -dit-elle enfin, — quoi de nouveau ? Ma -chambre est-elle toujours pareille ?</p> - -<p>Devant l’angoisse de ses regards, je compris -qu’elle songeait au vieil instrument, cause initiale -de son malheur.</p> - -<p>Et je n’osai point lui révéler que le piano -cassé trônait maintenant chez Lella Salouh’a !…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c6">VI<br /> -<span class="small">FATHMA LA DÉLAISSÉE</span></h3> - - -<p>— Je vais t’apprendre une chose étonnante : -Fathma se remarie, — me dit Habiba.</p> - -<p>— Fathma ? Quelle Fathma ? Il y en a mille.</p> - -<p>— Fathma bent Tahar, ma sœur.</p> - -<p>— Pas possible !</p> - -<p>— Sur la tête de Sidi, je ne mens pas. Interroge -mon père.</p> - -<p>Baba Tahar me confirme la nouvelle :</p> - -<p>— Par mon Maître ! la parole d’Habiba est -solide. Fathma désire un mari ; du reste il n’est -pas bon qu’une femme reste seule.</p> - -<p>— Mais comment a-t-elle fait pour en -trouver un ? Est-ce toi qui t’en es occupé ?</p> - -<p>— Non, Lella, je ne suis pas mêlé à cette -affaire. Fathma s’est adressée à la vieille -Khdija qui s’occupe de ces choses-là.</p> - -<p>— Et qui lui a-t-elle déniché ?</p> - -<p>— Un palefrenier, Mohamed ben Sadok, -qui n’est pas bien riche et veut prendre femme. -Il l’a payée trente francs.</p> - -<p>— C’est peu.</p> - -<p>— Une répudiée comme Fathma ne vaut pas -davantage.</p> - -<p>— Connais-tu le fiancé ? Est-il jeune ou -vieux ?</p> - -<p>— Vingt-trois ou vingt-quatre ans.</p> - -<p>— Mais ta fille en a le double ! Elle est folle !</p> - -<p>— Dieu est puissant !</p> - -<p>Ainsi Fathma la simple, toujours tremblante -et apeurée, affronte, de propos délibéré, ce -redoutable inconnu d’un mariage avec un -garçon qu’elle n’a jamais vu, et dont elle pourrait -être la mère… Elle est plus âgée que -Chedlïa, la dernière femme du vieux Tahar, -ayant déjà dépassé vingt ans lorsqu’il épousa -celle-ci, toute jeunette. Et voici près d’un quart -de siècle qu’elle-même fut répudiée par son -mari, Azouz, dont elle a deux enfants : Aïcha, -déjà maman, et Othman, un gamin de vingt -ans, poussé comme une mauvaise herbe.</p> - -<p>Fathma grand’mère se remarie !</p> - -<p>Je lui dis :</p> - -<p>— Tu n’étais pas malheureuse ici avec ton -père. N’as-tu pas peur de cet homme que tu -ne connais pas ?</p> - -<p>Naïve et fataliste, elle ne sait que répondre :</p> - -<p>— C’est écrit !… Je suis dans la main d’Allah !</p> - -<p>Les noces eurent lieu sans fête, ainsi qu’il -convient pour une pauvre répudiée. En dévoilant -son épouse, Mohamed le palefrenier eut -une vilaine surprise… S’il n’était point assez -riche pour se payer une vierge, du moins -espérait-il une femme avenante et jeune. L’entremetteuse -Khdija lui avait tracé un portrait -flatteur de sa fiancée :</p> - -<p>— Elle est mince et brune, ses traits sont réguliers -et ses yeux très noirs.</p> - -<p>Tout cela est parfaitement exact, mais elle -avait omis d’ajouter :</p> - -<p>— Elle n’est plus jeune, et commence à se -rider.</p> - -<p>Mohamed fut très déçu en découvrant cette -particularité. Puis il réfléchit qu’il avait déjà -versé trente francs à Fathma et deux douros à -l’entremetteuse, et qu’ayant payé une femme, -autant valait en profiter.</p> - -<p>Alors il fut son époux… et il la battit ensuite -pour la punir d’être si vieille.</p> - -<p>Fathma ne l’en aima que plus, tout émerveillée -d’avoir un mari jeune et vigoureux. -Elle ne regrettait pas le douro donné à -Khdija.</p> - -<p>Elle se fit humble et soumise devant Mohamed. -Tout le jour elle l’attendait avec impatience, -et pourtant elle savait bien qu’il rentrerait -ivre et méprisant, et la battrait après -avoir usé d’elle.</p> - -<p>Alors elle pleurait. Mais au fond de son -être palpitait encore la volupté d’être prise par -ce jeune homme.</p> - -<p>Au bout d’un mois elle fut enceinte.</p> - -<p>Puis Mohamed rentra moins régulièrement. -Il la rouait de coups et l’injuriait encore davantage :</p> - -<p>— Vieille chamelle ! Chienne ! Anesse ! Plaise -à Dieu que la cécité soit dans tes yeux ! Que ta -langue soit nouée ! Que ton père soit maudit ! -Puisses-tu être empalée !</p> - -<p>Un jour il lui prit sa fouta de soie rouge, -ses bracelets d’argent, son boléro brodé, tout -ce qu’elle possédait. Puis il sortit en disant -avec un rire mauvais :</p> - -<p>— Le salut !</p> - -<p>Et il ne revint plus.</p> - -<p>Les premiers jours Fathma l’attendit. Des -voisines compatissantes lui donnaient un peu -de leur couscous. Puis elle comprit que Mohamed -était parti pour toujours, l’abandonnant -après six semaines de ménage, parce qu’elle -était trop vieille.</p> - -<p>Alors elle poussa de grands cris et se déchira -le visage avec ses ongles. La nuit, elle se roulait -sur sa couche en appelant le beau garçon -cruel dont elle avait goûté l’étreinte. Elle -regrettait tout de lui, jusqu’aux coups dont il -l’accablait.</p> - -<p>Au bout de quelque temps, le vieux Tahar -se renseigna. Il apprit à sa fille, sans ménagements, -que Mohamed était à Sidi Ben -Saïd, et ne voulait plus entendre parler -d’elle.</p> - -<p>Fathma s’obstinait en son fol espoir, mais -elle savait que son époux ne reviendrait pas -sans le secours des moyens surnaturels.</p> - -<p>Elle alla donc trouver Halima, une hennena -aveugle et quasi centenaire, experte en l’art -des charmes et des maléfices :</p> - -<p>— Ma fille, — lui dit la vieille, — il existe, -grâce à Dieu, un ancien précepte de sorcellerie -applicable à ton cas : « Si tes charmes vieillis -ne retiennent plus ton amant, perce le cœur -de son image, allume le cierge nuptial et fais -bouillir un grand lézard vert avec sept brindilles -d’olivier en récitant trois fois la fatiha du -Coran sacré. Dès qu’il aura pris ce breuvage, -l’infidèle te reviendra. »</p> - -<p>Fathma s’en retourna toute joyeuse. Sur sa -demande, Baba Tahar pria le <i>chasseur de -hérissons</i>, qui demeure place Bab Souika, de -lui procurer, moyennant un réal, le lézard -nécessaire. Puis il s’enquit d’une personne discrète -et avisée pour aller voir Mohamed à Sidi -Bou Saïd, et verser insidieusement dans sa -gargoulette la liqueur magique.</p> - -<p>— Si ça t’amuse, — me dit Chedlïa peu crédule, — va -surprendre Fathma. C’est ce soir, -après le moghreb<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>, qu’elle fait son sortilège. -Mais, ô Allah ! ne lui dis pas que tu en es -informée par moi !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Chant du muezzin au soleil couchant.</p> -</div> -<p>Au coucher de soleil, je me dirigeai vers la -pauvre maison où Fathma demeure avec quatre -autres familles locataires. Toutes les femmes -étaient sur la terrasse, mais un murmure monotone -sortait de sa chambre. J’en poussai la -porte…</p> - -<p>Fathma était accroupie devant sa marmite où -mijotait l’horrible cuisine. A ses pieds gisait -une poupée de chiffons, le cœur percé d’épingles, -et vêtue d’une petite gebba orange comme -celle de Mohamed. Un cierge à cinq branches -enroulé de papier doré éclairait cette scène -étrange.</p> - -<p>Afin de ramener l’époux inconstant, Fathma -la délaissée préparait le philtre d’amour.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c7">VII<br /> -<span class="small">LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS</span></h3> - - -<p>Je les avais rencontrées pour la première -fois aux noces de Lella Sheïtla, fille d’un -cheikh cadi. Leurs robes étroites, également -pailletées d’acier, l’une en satin rose, l’autre -en satin ciel, et quelque peu décolletées, étonnaient -fort au milieu des pantalons bouffants, -des gebbas brodées d’or, des boléros étincelants. -Elles leur donnaient l’apparence d’honnêtes -chanteuses de petit café-concert bien -provincial ; mais une certaine distinction et je -ne sais quelle grâce un peu hautaine détruisait -vite cette impression pour faire place à l’incertitude.</p> - -<p>— Ce sont les dames Dali Bach, deux femmes -turques épousées par des Tunisiens, — me dit -ma voisine, une poupée fardée, bouffie de -graisse.</p> - -<p>Justement elles s’avançaient toutes deux vers -moi et engageaient la conversation avec aisance.</p> - -<p>— Nous sommes enchantées de faire votre -connaissance, madame, nous avons si rarement -l’occasion de rencontrer des Européennes ! Permettez-moi -de vous présenter ma cousine -Zeïneb, madame Ali Dali Bach, — me dit la -robe rose dans un français sans accent.</p> - -<p>— Et moi, — reprit la robe bleue, — je vous -présente ma cousine et belle-mère Tejbeha, -madame Tahar Dali Bach.</p> - -<p>Elles étaient pareillement jeunes, minces et -pâles. Leurs visages aux traits menus ne se -rehaussaient d’aucun fard, et leurs coiffures -ressemblaient à celles des petites bourgeoises -légèrement en retard sur la mode.</p> - -<p>— Nous avons épousé, il y a quatre ans, -messieurs Dali Bach, père et fils, venus à Stamboul, -et c’est ce qui crée entre nous cette -étrange parenté, — expliqua madame Zeïneb.</p> - -<p>— Oh ! dites-nous, je vous prie, les dernières -nouvelles de la guerre !<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a> — implora -madame Tejbeha, — nous ne recevons point -de journaux.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Guerre Turco-Balkanique de 1911.</p> -</div> -<p>— Et songez, — ajouta Zeïneb, — que nos -frères, nos cousins, tous nos parents et leurs -amis, se battent là-bas !</p> - -<p>Une véritable angoisse les défigurait dans -l’attente de ma réponse.</p> - -<p>Hélas ! les nouvelles étaient bien mauvaises ! -Andrinople venait de tomber aux mains des -Bulgares. Pouvais-je leur apprendre cela, au -milieu de cette fête, de cette musique, de ces -danses ?</p> - -<p>Je répondis évasivement :</p> - -<p>— La situation de l’armée turque est toujours -critique, mais à Constantinople on s’occupe -d’une réorganisation, on va sans doute -envoyer des renforts…</p> - -<p>— Vous comprenez, c’est si triste d’être loin -des siens, en pareilles circonstances !</p> - -<p>— Oh ! oui, c’est déjà bien dur, en tout -temps, d’habiter un autre pays. Alors maintenant !…</p> - -<p>— Vous ne vous plaisez pas à Tunis ? — demandai-je, -heureuse de détourner la conversation.</p> - -<p>— Non certes ! — s’écrièrent-elles toutes -deux. — L’existence ici est odieuse lorsqu’on -en a connu une autre plus libre, plus animée, -plus intéressante.</p> - -<p>— Pensez, — dit Zeïneb, — que nous sommes -cloîtrées ici comme toutes les musulmanes de -notre condition, ne sortant jamais, jamais à -pied, et si rarement en voiture close pour un -mariage !</p> - -<p>— C’est la troisième fois en quatre ans… A -Stamboul, au contraire, nous circulions avec -notre institutrice. Le tcharchaf n’est pas bien -gênant, à peine plus épais qu’une voilette -d’automobile.</p> - -<p>— Nous allions voir nos amies, nous les réunissions -à des thés, nous jouions la comédie -entre nous.</p> - -<p>— Ah ! Stamboul !… — soupirèrent-elles, -un sourire d’extase au coin des lèvres, et les -yeux humides.</p> - -<p>— Mais alors, puisque vous viviez si heureuses -là-bas, pourquoi avoir épousé des Tunisiens ?</p> - -<p>— Savions-nous ce qui nous attendait ?… -Nous avions seize ans, nos parents nous poussaient -à ce double mariage. Les Dali Bach sont -riches et de noble famille… il y avait aussi -l’attrait du voyage, d’un pays nouveau, et surtout -celui de ne pas nous séparer, nous qui -nous aimions tant.</p> - -<p>— C’est la seule chose qui ne nous ait pas -déçues !…</p> - -<p>— Mais, — dis-je, — sont-ce vos parents -qui ont décidé le mariage de l’une avec Si -Tahar, et de l’autre avec Si Ali ?</p> - -<p>— Non, ils nous ont laissé le choix. Nous -ne les connaissions pas, l’âge seul était en -question. Nous les avons tirés au sort.</p> - -<p>— Les lots se valent, — murmura Tejbeha.</p> - -<p>Et comme je me levais pour partir, elles -s’écrièrent :</p> - -<p>— Déjà ! Nous étions si contentes de parler -avec vous ! Toutes ces Tunisiennes sont tellement -nulles et ignorantes ! Oh ! vous viendrez -nous voir, n’est-ce pas ?</p> - -<p>— Avec plaisir, — répondis-je, en prenant -leur adresse.</p> - -<p>Maintenant je vais assez souvent chez mes -amies turques, bien que leur logis et leurs discours -provoquent la tristesse.</p> - -<p>Elles habitent une grande et luxueuse -demeure près de Tourbet el Bey, cage dorée, -mais trop bien close. Et leurs vêtements européens, -étriqués et ternes, semblent dépaysés -au milieu des murs en faïence, autant que le -mobilier anglais de leurs chambres, et les petits -fauteuils Louis XVI du salon.</p> - -<p>— C’est un cadeau de nos parents, — dit -Zeïneb, — n’est-ce pas que c’est joli ? Lorsque -nous sommes arrivées ici, il n’y avait que des -coffres et des divans, — ajouta-t-elle méprisante.</p> - -<p>— Vous avez vu notre piano ? Il n’est pas -très bien accordé. Vous pourriez cependant -nous jouer quelque chose ?</p> - -<p>— Je le voudrais, mais je ne sais pas. Vous -sûrement, vous êtes musiciennes et vous connaissez -de jolis morceaux.</p> - -<p>— Nous en avons appris quelques-uns -autrefois, Tejbeha est la plus forte, — dit Zeïneb -en poussant sa cousine au piano.</p> - -<p><i>La Valse bleue</i>, <i>Amoureuse</i>, les <i>Lanciers</i> -retentissent drôlement sous les voûtes de stuc -ciselé. Les négresses et toutes les servantes de -la maison sont accourues, et regardent, vite -renvoyées du reste par Zeïneb.</p> - -<p>— Et ne savez-vous rien d’oriental ? — demandai-je.</p> - -<p>— Non, rien du tout… Ah ! si, la <i>Marche -turque</i>.</p> - -<p>… Grave, recueillie, Tejbeha commence à -jouer. Zeïneb l’écoute, les regards perdus dans -un rêve lointain. Et, le morceau fini, un silence -s’établit entre nous ; les deux jeunes femmes -se détournent émues, les yeux pleins de souvenirs -et de larmes. On dirait qu’une brise -fraîche, venue de Stamboul, a passé dans le -grand salon sombre.</p> - -<p>— Te souviens-tu, — dit Zeïneb, — de ce -jour où nous étions allées aux Eaux-Douces -avec Madji ?</p> - -<p>— Oui, des soldats manœuvraient de l’autre -côté du Bosphore, et l’on entendait par instants -la <i>Marche turque</i>.</p> - -<p>Et soudain Tejbeha éclate en sanglots.</p> - -<p>— Oh ! nous ne retournerons jamais plus -là-bas !…</p> - -<p>— Voyons, calme-toi, ma chérie ; aujourd’hui -est un beau jour, puisque nous avons -notre amie.</p> - -<p>— C’est vrai, je suis ridicule, excusez-moi.</p> - -<p>— Tiens, prépare donc le thé, — dit Zeïneb, — tandis -que je vais montrer à madame R… -ma nouvelle robe. Voulez-vous venir ?</p> - -<p>— Cette pauvre Tejbeha est si nerveuse, — continua-t-elle -dans sa chambre. — Vous n’imaginez -pas l’existence que Si Tahar lui fait. -C’est un vieillard despotique et vicieux, il -voudrait la plier à ses caprices les plus lubriques. -Il s’est pris pour elle d’une passion folle, -une véritable frénésie, et Tejbeha, du premier -jour, s’est révoltée de dégoût. Chaque soir, -quand il rentre, excité, ignoble, ce sont des -scènes affreuses. J’entends les cris et les -plaintes de ma cousine et je ne puis rien. C’est -terrible !…</p> - -<p>— Quel âge a Si Tahar ?</p> - -<p>— Soixante-douze ans au moins… Mais il -est solide, allez ! Il n’y a pas à espérer une -prompte délivrance, — ricane Zeïneb avec une -expression haineuse. — Voulez-vous voir ma -robe puisque nous sommes montées pour -cela ?</p> - -<p>Elle tire de l’armoire à glace un costume -tailleur gris à peu près à la mode.</p> - -<p>— C’est une ouvrière italienne, madame -Buona Cordi, qui travaille pour nous. Il paraît -que ces jaquettes sont le dernier cri. Qu’en -pensez-vous ?</p> - -<p>— C’est très bien. Tout à fait dans le mouvement.</p> - -<p>Zeïneb exhibe une toque de loutre à grande -aigrette.</p> - -<p>— Et ceci ?</p> - -<p>— Charmant ! Mais que voulez-vous faire -d’un costume tailleur et d’un chapeau puisque -vous ne sortez jamais ?</p> - -<p>— C’est vrai ! Mais ça nous fait tant de -plaisir d’en avoir ! Nous les mettons de temps -en temps, et nous marchons dans le patio en -nous imaginant qu’il n’y a pas de murs autour -de nous… C’est triste, n’est-ce pas ?…</p> - -<p>— Oh ! être enfermées toujours ainsi, ne -plus voir un arbre, ni une rue, ni d’autres -visages que ceux des servantes stupides ! — s’exclame -rageusement Tejbeha qui vient d’entrer. — Il -y a des jours où l’on croit devenir -folle !</p> - -<p>— Comment vous occupez-vous ? Avez-vous -des livres ?</p> - -<p>— Quelques-uns seulement apportés de -Stamboul : Loti, naturellement, ce délicieux -Loti qui aime tant les Turcs… Vous avez lu les -<i>Désenchantées</i> ? Que c’est beau !</p> - -<p>— Oui, — reprend Zeïneb, — mais les héroïnes -se rendent bien malheureuses à envier le sort -des autres Européennes, alors que leur vie à -Stamboul est en somme si charmante. Nous -n’en demanderions pas tant, je vous assure ! -Reprendre notre ancienne existence serait tout -notre bonheur.</p> - -<p>— Si vous voulez, — proposai-je, — je -vous enverrai des livres et des journaux.</p> - -<p>— Vous êtes gentille ! Ça nous fera tant de -plaisir !</p> - -<p>Lorsque je revins, deux semaines plus tard, -Tejbeha seule me reçut.</p> - -<p>— Zeïneb sera désolée, elle est souffrante -et dort en ce moment.</p> - -<p>— Ce n’est rien, j’espère ?</p> - -<p>— Ce n’est pas grave, mais c’est terrible. Je -puis bien vous le confier puisque vous êtes -notre amie, — ajouta-t-elle en rougissant. — Zeïneb -fut contaminée dès le jour de ses -noces.</p> - -<p>— Oh ! la pauvre petite !</p> - -<p>— N’est-ce pas ? Et encore vous ne vous -doutez pas de sa vie. Si Ali est jeune, mais -brutal et libertin, il passe son temps en bonnes -fortunes et Zeïneb en est horriblement jalouse. -C’est drôle, car je ne crois pas qu’elle aime -vraiment son mari… Dès qu’il sort, elle s’imagine -un tas de choses, elle lance les servantes -à ses trousses pour l’épier et la renseigner. Et -elles ne la renseignent que trop, la malheureuse !… -Ah ! si mon mari faisait ses fredaines -au dehors, je vous assure que je ne m’en -tourmenterais guère ! Mais Zeïneb se ronge… -et lorsque Si Ali rentre, ce qui ne lui arrive -pas tous les jours, elle lui fait des reproches -qui l’horripilent. Quelquefois il va jusqu’à la -battre !</p> - -<p>— Vraiment, vous êtes à plaindre toutes les -deux. Quel dommage que vous n’ayez pas -d’enfants ! ce serait une consolation.</p> - -<p>— Hélas ! mon mari est trop vieux pour -m’en donner, et Zeïneb n’en aura jamais.</p> - -<p>— Comme les journées doivent vous sembler -longues !</p> - -<p>— Oui, et les nuits surtout, — répond -Tejbeha, la voix changée.</p> - -<p>J’étais devenue peu à peu leur confidente ; -elles me racontaient toutes leurs tristesses, -même les plus intimes, cédant à ce besoin bien -naturel de s’épancher et d’être plaintes.</p> - -<p>Un jour, je reçus une lettre plus joyeuse que -de coutume :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Chère amie,</p> - -<p>» Nos maris sont absents pour la semaine, -et une idée folle nous est venue, celle d’en profiter -pour aller vous voir.</p> - -<p>» Depuis que nous avons admis la possibilité -de cette escapade, nous en mourons -d’envie.</p> - -<p>» Voudriez-vous, pour cela, venir demain -nous prendre en voiture ? Nos servantes ne nous -vendront pas, il s’agit seulement de dépister -les voisins. Votre présence s’en chargera, et -comme nous habitons au fond de l’impasse, -nul ne nous verra monter avec vous. Bien -entendu, chère amie, il nous faut prier votre -mari de quitter sa demeure pendant toute -notre visite, ainsi que vos domestiques mâles. -Et il est inutile de vous demander la discrétion -la plus absolue, car vous savez toute -l’importance que cela pourrait avoir pour -nous.</p> - -<p>» Nous vous attendons avec impatience, et -vous envoyons mille souvenirs affectueux.</p> - -<p class="ind">» Vos amies,</p> - -<p class="sign">» Zeïneb et Tejbeha. »</p> -</blockquote> - -<p>Le programme des deux cousines s’accomplit -sans encombre, et je les emmenai dans -ma voiture aux rideaux à demi baissés. -D’abord, elles s’étaient rejetées, craintives, -dans le fond ; mais, à mesure qu’elles -s’éloignaient de leur quartier, elles reprenaient -de l’assurance jusqu’à risquer des -regards par la portière. Qui du reste eût pu les -deviner ? Elles portaient leurs fameux costumes -tailleurs et leurs toques à aigrettes, enfin -utiles ! et des voilettes extrêmement épaisses.</p> - -<p>— Ah ! que c’est bon ! que c’est bon ! — soupiraient-elles.</p> - -<p>L’arrivée dans ma maison leur fut une -déception.</p> - -<p>— Mais c’est tout à fait arabe ! bien plus -arabe que chez nous.</p> - -<p>— C’est même de l’arabe vieux d’un siècle, -ce coffret, ces étoffes, ces tapis…</p> - -<p>— C’est vrai, nous avons la manie de -reconstituer ce que vous vous acharnez à -détruire.</p> - -<p>— Moi qui espérais voir un joli petit salon -moderne !</p> - -<p>Elles savaient bien pourtant que j’habite -une demeure indigène, le Dar Ben Fridja, -célèbre par le luxe de sa décoration, ses -faïences, ses lustres, son grand patio vitré.</p> - -<p>Mais elles s’attendaient à y trouver des -meubles Louis XVI.</p> - -<p>— Alors montons au premier, ma chambre -vous plaira, car elle est bien française.</p> - -<p>Tout d’abord, les fenêtres délivrées des moucharabiés, -et par où l’on découvrait la rue et -un grand horizon de terrasses, les attirèrent.</p> - -<p>— Que vous êtes bien ici ! C’est gai, l’air -entre librement.</p> - -<p>Puis, ayant aperçu des photographies sur -ma table, il fallut que je leur présentasse mes -parents, mes sœurs, mon mari.</p> - -<p>— Comme il est jeune ! — dit Tejbeha.</p> - -<p>— Et comme il paraît gentil et bon ! — dit -Zeïneb.</p> - -<p>Elles couraient d’une pièce à l’autre, -joyeuses et enfantines.</p> - -<p>— Ah ! se sentir loin de cette horrible maison -où l’on étouffe, c’est exquis !</p> - -<p>Je proposai de monter sur la terrasse, elles -n’osaient pas.</p> - -<p>— Qui vous verra ? et du reste on vous -prendra pour des Françaises.</p> - -<p>— C’est vrai. Et puis c’est un plaisir que les -femmes du peuple prennent bien. Pour une -fois, les dames Dali Bach se le payeront, — décida -Zeïneb mutine. Et devant le ciel libre, -les montagnes lointaines, elles respiraient à -longs traits.</p> - -<p>— L’air est bon ! bien meilleur que celui de -notre patio ; il a un goût d’autrefois !…</p> - -<p>Le retour fut triste. Après une journée de -liberté, la prison leur semblait plus farouche.</p> - -<p>La semaine suivante, je reçus encore une -lettre de Zeïneb :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Chère amie,</p> - -<p>» Nous ne nous doutions guère mercredi de -ce qui allait arriver : Si Tahar est mort subitement. -Surtout ne nous envoyez pas de -banales condoléances, vous êtes assez notre -amie pour comprendre quelle inespérée délivrance -représente cet événement pour ma -chère Tejbeha…</p> - -<p>» Ne venez pas en ce moment, vous trouveriez -une maison en deuil, pleine de parentes, -et nous ne pourrions vous recevoir tranquillement. -Mais dans une quinzaine, le calme sera -rétabli et nous vous attendrons. »</p> -</blockquote> - -<p>A l’époque fixée, je les trouvai vêtues de -noir, mais les yeux plus gais.</p> - -<p>— Moi, cela ne me change guère, — me dit -Zeïneb, — mais j’en suis très heureuse pour ma -cousine. J’avais bien peur qu’elle ne me quittât, -et la chérie fait le sacrifice de rester à Tunis.</p> - -<p>— Ce n’est point un grand sacrifice, — reprit -Tejbeha, — je n’aurais guère de joie à revoir -Stamboul sans toi. Maintenant, je suis libre, -je n’ai pas de parents pour me surveiller et -vais me faire une existence… à la turque. -J’ai loué une petite maison toute voisine, car -je n’ai plus aucun droit à demeurer ici, et je -viendrai tous les jours voir Zeïneb.</p> - -<p>Je les laissai à leurs espérances. Elles -furent de courte durée. Les pauvres petites -libertés que Tejbeha s’accordait, à la turque, -firent vite scandale, et Si Ali ne tarda pas à lui -interdire tout rapport avec sa femme. Je dus -servir d’intermédiaire pour porter les nouvelles -de l’une à l’autre. Et puis, je reçus enfin une -lettre désolée de Tejbeha :</p> - -<blockquote> -<p class="ind">« Chère amie,</p> - -<p>» Je pars, je quitte Tunis où j’ai tant souffert, -et j’y laisse ma pauvre Zeïneb… Vous -devinez combien cette pensée m’est horrible -et tout ce qu’il m’a fallu endurer pour en -arriver à cette détermination. Ma vie n’est plus -tolérable ici ; il semble que tous se liguent -contre moi pour me faire expier mes rares -sorties sous le tcharchaf. Et maintenant que -son père est mort, Si Ali me poursuit d’une -manière odieuse. L’autre jour il s’est insinué -dans ma maison ; je ne sais ce qui serait arrivé -sans mes servantes… Il m’est impossible de -rester seule plus longtemps et je ne prendrais -point ici, vous le pensez bien, un autre défenseur -légal. Enfin, je ne puis plus voir Zeïneb… -J’ai donc écrit à ma famille et mon frère est</p> -</blockquote> -<blockquote> -<p>venu me chercher. Nous nous embarquons -après-demain. Je voudrais tant vous dire -adieu ! »</p> -</blockquote> - -<p>Notre dernière entrevue fut courte. Tejbeha -sanglotait.</p> - -<p>— Qui m’eût dit que je retournerais à -Stamboul en pleurant ! Ma pauvre petite -Zeïneb, toute seule dans cet enfer !… Il a fallu -que mon frère s’interposât pour que Si Ali me -permît de l’embrasser encore une fois… La -reverrai-je jamais ?… Je vous la confie… -tâchez de la consoler, allez souvent la voir, -n’est-ce pas ?…</p> - -<p>Huit jours après le départ de Tejbeha, on -trouvait Zeïneb pendue à une colonne de son -patio.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c8">VIII<br /> -<span class="small">LA MARIÉE AU HAMMAM</span></h3> - - -<p>Ma voisine Manoubiia vient de se marier. -J’étais invitée à toutes les fêtes, à commencer -par la cérémonie du hammam, où elle est -allée se « purifier » avec ses parentes et -invitées.</p> - -<p>J’ai vu bien des mariages plus brillants que -le sien ; je commence à me blaser sur la petite -minute émouvante, quand l’époux dévoile et -aperçoit pour la première fois sa femme, au -seuil de la chambre nuptiale.</p> - -<p>J’ai souvent circulé la nuit, dans un carrosse -fermé, accompagnant la fiancée chez son mari, -au son des yous-yous aigus dont les femmes -du cortège déchirent le silence des rues -obscures.</p> - -<p>J’ai contemplé bien des mariées, hiératiques -en leur attitude rituelle, aux visages uniformes -et conventionnels sous le fard et le -henné.</p> - -<p>J’ai même pris part à ces pantagruéliques -festins, où chacune pique du doigt parmi les -victuailles surchargeant la table.</p> - -<p>Mais une noce au hammam réveillait ma -curiosité.</p> - -<p>Manoubiia et ses invitées s’y sont rendues -la nuit, les voiles et les voitures closes n’étant -pas jugés suffisants sans la protection supplémentaire -des ténèbres. Des servantes nous -avaient précédées, portant les tapis, et les -corbeilles pleines de linge et d’objets de toilette.</p> - -<p>C’est une occasion pour chacune de faire -parade de ses richesses. Les plus opulentes -avaient tout un attirail d’argenterie : aiguières, -coupes à henné, peignes, boîtes à fard, coffrets, -étuis à kohol, miroirs.</p> - -<p>Elles s’installèrent dans une grande salle, -aux colonnes gaîment coloriées de vert et de -rouge, sur des estrades où l’on avait étalé les -tapis et les nécessaires, et commencèrent à se -déshabiller.</p> - -<p>Dans un coin, une négresse préparait des -rafraîchissements et des sucreries : limonades, -café, gâteaux.</p> - -<p>On m’invite à quitter mes vêtements pour -entrer dans les étuves.</p> - -<p>— Non, non, je ne veux pas me purifier, -je tiens seulement à voir.</p> - -<p>— Mais tu n’y pourras résister…</p> - -<p>N’importe, je pénètre quand même toute -vêtue. La chaleur est suffocante. La vapeur -condensée ruisselle sur le sol et les murailles. -Au bout de quelques minutes je dois -fuir.</p> - -<p>Mais j’ai eu le temps d’apercevoir le plus -étrange spectacle : au milieu d’un brouillard -épais, vaguement éclairé par quelques lumignons, -une soixantaine de femmes nues circulent, -s’agitent et causent… Il y en a des -grosses, des minces, des petites, des grandes, -des blanches, des jaunes, des noires, des -vieilles, des jeunes…</p> - -<p>La lumière jaunâtre pique des reflets de-ci, -de-là, sur un torse brun, une gorge trop -opulente, des bras, des jambes, une croupe -rebondie, frottée par une négresse en sueur. -Manoubiia, la fiancée, promène une anatomie -grasse et tassée, dont l’époux aura bientôt -l’heureuse surprise.</p> - -<p>Sans doute, il devait y avoir de jolies filles -bien faites, mais elles disparaissaient dans la -masse affreuse. Une phénoménale matrone -étalait une obésité digne d’être exhibée dans -une foire, à côté de vieilles guenons squelettiques, -absolument décharnées, semblables à -des harpies.</p> - -<p>En vérité, c’était là un spectacle d’enfer, -comme en eût imaginé Gustave Doré, bien plus -qu’une paradisiaque vision musulmane.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c9">IX<br /> -<span class="small">LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF</span></h3> - - -<p>— Le salut !</p> - -<p>— Le salut sur toi !</p> - -<p>— Comment vas-tu ?</p> - -<p>— Comment est ton état ?</p> - -<p>— Avec le bien !</p> - -<p>— Grâce à Dieu !</p> - -<p>L’homme que nous venions de rencontrer -était un bédouin d’une soixantaine d’années, -brun, sec, tanné, le visage osseux et sillonné -de longues rides verticales, les yeux perçants -profondément enfoncés dans les orbites, le nez -saillant en bec de rapace et le cou décharné, -mais vigoureux encore, très droit, les mollets -maigres et bien dessinés, les bras solides, -nerveux et musclés. Depuis quelque temps -nous l’apercevions campé sur sa mule. Derrière -lui deux silhouettes courbées, écrasées sous de -lourds fardeaux, se détachaient sur le sable -fauve.</p> - -<p>Nos bêtes, moins fatiguées que celle du -bédouin, l’entraînaient d’un pas plus alerte, et -les formes bleues peinaient davantage, se -hâtaient, couraient presque, sans parvenir à -nous égaler. L’homme, s’étant retourné, les -gourmanda d’une voix rude :</p> - -<p>— Halima ! Zoh’rah ! Allons, chiennes, filles -de chiennes !</p> - -<p>Et le vent écartant les voiles, on apercevait -deux visages bruns et luisants de sueur, l’un -vieux, ridé comme celui du bédouin, l’autre -jeune et sans beauté, aux traits secs, découpés -à l’emporte-pièce, dans l’encadrement des -nattes noires et des grands anneaux d’oreille.</p> - -<p>Nous avions compris que c’étaient ses femmes, -mais, comme il sied, nous n’y fîmes point allusion, -et même nous n’eûmes pas l’air de les -regarder.</p> - -<p>Mais, d’un commun accord, nous avions -retenu le pas de nos montures que le voisinage -de l’écurie rendaient trop fringantes, et les -formes voilées cheminèrent plus paisiblement -derrière elles. Nous devisions avec l’homme, -comme il est d’usage entre gens qui se rencontrent -dans le désert et s’avancent vers un -même but.</p> - -<p>— D’où venez-vous ?</p> - -<p>— De Tozeur. Et toi ?</p> - -<p>— De Tozeur aussi ; je suis parti avant -midi.</p> - -<p>— La route est longue, nos mules ont mis -quatre heures.</p> - -<p>— Vous allez passer quelque temps à Nefta ?</p> - -<p>— Nous y demeurons.</p> - -<p>— Où donc ?</p> - -<p>— Chez le cheikh Abd el Aziz !</p> - -<p>— Ah ! c’est vous les Français qui logez chez -le cheikh !</p> - -<p>Le vieux renard le savait bien. Depuis huit -jours que nous étions installés, pas un Nefti ne -l’ignorait.</p> - -<p>— Comment t’appelles-tu ?</p> - -<p>— Youssef ben Tahar. Ma maison est presque -voisine de la vôtre.</p> - -<p>— C’est donc toi Baba Youssef ?</p> - -<p>— Oui, c’est moi.</p> - -<p>Chedlïa notre servante, que nous avions -emmenée jusqu’au fond de ce désert, nous -entretenait parfois de Baba Youssef et de ses -femmes, avec lesquelles, promptement, elle -avait fait connaissance.</p> - -<p>Les deux formes voilées qui peinaient -derrière nos mules étaient ces fameuses voisines -chez qui souvent elle passait la journée.</p> - -<p>Le soir tombait, brusque et rose, noyant de -brume mauve les dunes lointaines sur lesquelles -se découpaient en silhouettes fines les caravanes -de chameaux. Nefta aux cent coupoles -apparaissait, tout orange, au-dessus de l’immensité -fauve, dominant sa forêt de palmiers, la -masse sombre de son oasis. Très au delà, le -chott el Djerid aux horizons infinis, mer -d’argent sans remous, étincelait sous les derniers -rayons.</p> - -<p>C’est l’heure où le désert s’anime : des files -de bédouins revenant on ne sait d’où, se -dessinent et ondulent sur les sables. Les -femmes vont en procession vers l’oued puiser -l’eau dans les grandes cruches, qu’elles ne -portent pas sur l’épaule du geste antique et -gracieux, mais qu’elles chargent péniblement -sur leur dos, courbées en deux, comme de -pauvres bêtes harassées.</p> - -<p>Au milieu d’un nuage de poussière arrivent -les troupeaux, bêlant, hennissant, cabriolant. -Des centaines de chèvres turbulentes, d’ânes, -de vaches, de chameaux se dirigent vers la -ville. Dans les rues tranquilles, où les Arabes -devisaient gravement, accroupis par groupes -devant les portes, chacun s’affaire pour rentrer -ses bêtes au logis. Il y a des courses folles après -un cabri ou un veau indiscipliné. Les fillettes, -les gosses, toute la marmaille s’en mêle avec -des rires et des cris.</p> - -<p>Nous étions arrivés près de notre demeure. -Baba Youssef descendit de sa mule :</p> - -<p>— Avec le salut !</p> - -<p>— Avec le salut !</p> - -<p>— Puisses-tu t’éveiller demain matin avec le -bien !</p> - -<p>— Que tu te trouves au matin ayant progressé !</p> - -<p>— Sommeil de paix !</p> - -<p>— La paix sur toi !</p> - -<p>Derrière le vieux, les deux formes accablées -s’engouffrèrent dans la maison.</p> - -<p>Tout rentrait dans l’ordre et le calme ; la nuit -pleine d’étoiles enveloppait Nefta, et les chiens -régnaient en maîtres sur le silence et les terrasses.</p> - -<p>Le lendemain je dis à Chedlïa :</p> - -<p>— J’ai fait connaissance avec Baba Youssef.</p> - -<p>— Quel rude homme !</p> - -<p>— Tu l’as vu ?</p> - -<p>— Oui, quelquefois, à travers mon voile, -lorsqu’il entrait dans sa maison.</p> - -<p>— Il est vieux.</p> - -<p>— Oui, mais solide, et quand il frappe, il -frappe dur.</p> - -<p>— Est-ce qu’il bat souvent ses femmes ?</p> - -<p>— Oh ! presque chaque jour. Il ne trouve -jamais qu’elles aient assez travaillé.</p> - -<p>— J’en ai vu deux qui revenaient de Tozeur.</p> - -<p>— C’est Halima et la vieille Zoh’rah qui y -sont allées. Meryem était restée à la maison. -Elle et Halima sont enceintes, et Baba Youssef -répudiera Halima aussitôt après ses couches. -Il veut savoir si ce sera une fille ou un -garçon.</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Parce que, si c’est un fils, il le gardera, -sinon il renverra la mère et l’enfant. Il a déjà -répudié Fathma, il y a peu de temps, et dans -huit jours il la remplace. Il épouse la petite -Nefissa bent Ali el Trabelsi.</p> - -<p>— Tu la connais ?</p> - -<p>— Non, mais les femmes de Baba Youssef -disent qu’elle est jolie. Elle a douze ans.</p> - -<p>— Ah ! le sale bonhomme !</p> - -<p>— Que veux-tu ? c’est l’habitude ici, Dieu -est grand ! Mais sais-tu le plus drôle ? Baba -Youssef n’a qu’une seule chambre pour lui et -ses quatre femmes… et il passe de l’une à -l’autre comme un coq.</p> - -<p>Chedlïa la citadine s’étonne autant que moi -des mœurs de ce pays où rien ne ressemble aux -choses de Tunis.</p> - -<p>— Ces gens-là vivent comme des animaux, — dit-elle -avec mépris.</p> - -<p>Elle se juge, non sans raison, infiniment -supérieure à toutes ces bédouines ; mais, étant -femme et curieuse, elle n’a pas de plus grand -plaisir que de bavarder avec elles des journées -entières.</p> - -<p>— Je t’accompagne, Chedlïa.</p> - -<p>— Dieu soit loué !</p> - -<p>La maison du vieux Youssef est semblable -à toutes les autres. Bâtie en boue sèche et en -briques à peine cuites, elle a une teinte générale -fauve un peu rosée. Sa façade sans -fenêtres s’agrémente de dessins réguliers -formés par la saillie ou l’enfoncement de -quelques briques.</p> - -<p>Passé le premier vestibule, je me trouve -dans une grande cour intérieure assez semblable -à une cour de ferme entourée d’étables ; -des poules et des chèvres y vagabondent. Au -milieu les ordures rissolent au soleil.</p> - -<p>Une troupe de bédouines s’est jetée sur moi -et m’étourdit de salutations et bénédictions. -Elles m’entourent, me pressent, me palpent, -relèvent mes jupes, soupèsent mes cheveux, -excitées et indiscrètes… Je reconnais la vieille -Zoh’rah, ainsi que Halima au visage sec et à la -taille lourde. Meryem s’approche pesamment. -C’est la dernière épousée et la plus jeune. Elle a -peut-être quinze ans, et sa petite figure bronzée, -que le travail et la vie dure commencent à -marquer, garde encore quelque grâce. Ses -cheveux, nattés avec des laines de couleur, sont -enfermés dans une sorte de turban plat en soie -noire rayée d’argent ; des chaînes et de grands -anneaux d’or pendent de chaque côté de son -visage. Elle se drape dans une meleh’fa de -soie violette, salie et déchirée. Ses compagnes -ont des bijoux d’argent et de grossières -meleh’fa en toile bleue à bandes pourpre. -Halima et la vieille Zoh’rah s’apprêtent à -rejoindre Si Youssef qui travaille à sa palmeraie. -Il les attelle à la charrue, côte à côte -avec un âne.</p> - -<p>Meryem reste au logis, car elle est moins -robuste. Elle tisse des haïks de soie, et Si -Youssef les vend à ces marchands dont les caravanes -emportent jusqu’aux villes lointaines les -étoffes tramées par toutes les femmes du Djerid.</p> - -<p>Déjà elle s’est réinstallée avec une voisine -derrière le métier où ses doigts habiles marient, -du matin au soir, les fils de laine et de soie ; et -les autres femmes, réunies pour le travail en -commun, s’accroupissent tout autour dans la -poussière, étirant, dévidant et filant la laine.</p> - -<p>La curiosité tombée à mon égard, elles -entament une conversation avec Chedlïa. On -m’a donné un tabouret bas et on ne s’occupe -plus de moi. J’observe, j’examine, j’écoute. Je -ne comprends pas toujours, car la langue du -Djerid est un idiome quelque peu différent de -celui de Tunis et plus rude. Mais Chedlïa vient -à mon aide quand je le désire.</p> - -<p>Les femmes parlent toutes à la fois. Meryem -a été battue la veille au soir, plus cruellement -que de coutume, et elle exhibe ses bras et sa -gorge meurtris.</p> - -<p>Baba Youssef se montre fort exigeant pour -le travail, car il lui faut compléter la somme -d’achat de sa nouvelle épouse. Fathma, Hanifa -et Douja les voisines ont été battues aussi…</p> - -<p>Mabrouka n’a point encore reçu un seul -coup depuis un an qu’elle est mariée. Cela -viendra. Femme bédouine ne vécut jamais -sans « manger du bâton ». En attendant, elle -secoue insolemment les colliers d’or et d’agate -que le gros Sadok lui rapporta l’autre soir, et -elle balaye le sol poussiéreux et semé d’immondices, -avec sa superbe meleh’fa de soie orange.</p> - -<p>Tout en dévidant la laine, Fathma, Hanifa -et Douja lancent des coups d’œil hostiles à -l’épouse favorite et trop fière.</p> - -<p>Meryem, de sa voix criarde, commente les -événements de sa maison et de tout le voisinage. -Derrière les grands murs sans fenêtres, -les nouvelles courent de bouche en bouche, -d’un bout à l’autre de Nefta :</p> - -<p>Une caravane de trente chameaux, venant -d’El Oued, s’est arrêtée ce matin sur la grand’place -et repart demain pour Tozeur.</p> - -<p>Si Chedli ben Sadok s’est cassé la jambe en -tombant de sa mule.</p> - -<p>Beurnia, femme de Salah, vient d’avoir un -garçon. Que ses couches soient bénies !</p> - -<p>Et soudain la conversation devient plus -aiguë, plus passionnée et plus difficile à suivre. -Il est question de la petite Menena bent Ali, -dont les noces avec Mohamed le chamelier -eurent lieu la semaine passée, et qui se meurt -des brutalités de son époux…</p> - -<p>Mais, par Allah ! la famille de la petite a -porté plainte, et l’affaire, s’il plaît à Dieu ! ira -devant l’ouzara<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Tribunal des vizirs à Tunis.</p> -</div> -<p>— Quand on épouse un vieillard il faut -s’attendre à bien des choses, — murmure stoïquement -Salouh’a, dont le mari a soixante-dix -ans passés.</p> - -<p>— Eh ! Eh ! la petite Nefissa ne sait pas ce que -le mariage lui apportera, — ricane Mabrouka -la trop fière.</p> - -<p>— Baba Youssef est un vaillant, malgré son -âge, il donne bien ses preuves, — proteste -aussitôt Meryem en tapant sur son ventre -rebondi. — Et, par la tête du Prophète ! il est -capable de nous accorder à toutes la « part de -Dieu » après celle de sa nouvelle épouse.</p> - -<p>— Quand un homme chargé d’années prend -une petite colombe fraîche éclose comme -Nefissa, ce n’est pas pour l’atteler à la charrue.</p> - -<p>— Par l’Élevé ! c’est lui-même qui labourera, — dit -Mabrouka de sa voix aigrelette.</p> - -<p>Les rires fusèrent de tous côtés, entremêlés -de plaisanteries que je ne comprenais plus. -Puis Meryem reprit :</p> - -<p>— Nefissa ne restera pas longtemps prunelle -de son œil, car Halima ne tardera pas à -enfanter, et Si Youssef la répudiera aussitôt.</p> - -<p>— Plaise à Dieu qu’elle ait un fils et -demeure encore à la maison le temps de sa -nourriture !</p> - -<p>— Plaise à Dieu ! En attendant Si Youssef -amasse déjà l’argent de sa remplaçante, — dit -Meryem. — Hier il a vendu quarante francs -le grand haïk que nous venions de terminer, -Halima et moi. Elle lui a dit : « Donne-moi -de quoi acheter un peu d’étoffe, ma meleh’fa -est en lambeaux et j’ai froid la nuit. » Si -Youssef lui a répondu : « Que ta langue soit -nouée ! Crois-tu que j’ai de l’argent à dépenser -pour une chienne comme toi ? Je veux avoir -promptement de quoi payer celle qui te -suivra. Ainsi travaille et ne m’importune -plus ! »</p> - -<p>— C’est la quatrième fois qu’Halima sera -répudiée, elle n’a pas de chance, et quand on -passe d’un mari à l’autre, c’est pour tomber du -chameau à l’âne.</p> - -<p>— Pourquoi, — hasardai-je en me mêlant à -la conversation, — Baba Youssef garde-t-il la -vieille Zoh’rah ?</p> - -<p>— Parce qu’elle est forte et travailleuse ; elle -tire la charrue mieux qu’un mulet. Voilà -trente ans que Si Youssef l’a épousée et elle -lui a donné trois fils, il ne la répudiera jamais.</p> - -<p>— Et moi non plus, il ne me répudiera pas, — ajouta -Meryem, — car je suis habile et vive -à tisser la soie, je sais faire les tapis avec des -dessins et des chameaux, et, plaise à Dieu ! -c’est un fils que je porte.</p> - -<p>Je pris congé après les salutations d’usage. -Meryem se leva lourdement pour m’accompagner.</p> - -<p>— Veux-tu voir la chambre ?</p> - -<p>Elle ouvrit une porte, de l’autre côté de la -cour, en face du petit réduit au métier où les -femmes étaient réunies. Je vis une longue pièce -sombre, aux murs de boue sèche et au sol de -terre battue. Une seule ouverture sur la cour, -simple trou dans la muraille, dispensait parcimonieusement -l’air et la clarté. Du plafond en -poutres de palmiers les toiles d’araignée -pendaient innombrables et grises. Quelques -coffres de bois grossièrement peints, d’énormes -jarres de terre, des cruches, une vingtaine de -plats à couscous accrochés au mur, et la paillasse -de Baba Youssef formaient tout le mobilier. -A l’autre extrémité de la chambre, de -vieilles loques et des lambeaux de couverture -marquaient la couche des femmes…</p> - -<p>— Ce n’est pas riche, — dit Chedlïa une fois -dehors. — Et pourtant Baba Youssef a de l’argent. -Mais dans ce pays-ci on n’est pas habitué -comme à Tunis aux bonnes et jolies choses. -Les Nefti sont des sauvages. Tu n’imagines pas -le couscous qu’ils préparent, avec du grain -pilé et des piments ! Par l’Élevé ! je n’en pourrais -manger.</p> - -<p>Un bruissement particulier nous fit retourner. -Derrière nous, trois étranges animaux cheminaient, -balayant le sol de leurs queues -immenses et blondes. Ils s’arrêtèrent à la porte -de Baba Youssef, et je reconnus son âne et -ses deux femmes qui, chargés de palmes -sèches, revenaient de l’oasis.</p> - -<p>Au tournant de la rue s’élevait la demeure -du cheikh Abd el Aziz où nous logions depuis -quelque temps. Elle n’avait rien qui la distinguât -des autres, bien qu’elle fût une des plus -considérables du pays, mais son grand mur -fauve était percé de deux ouvertures sur la -rue, chose rare. Et de fait, aussitôt entré dans -le vestibule voûté, aux colonnes frustes et -lourdes, on trouvait deux chambres, l’une à -droite et l’autre à gauche, indépendantes du -reste de la maison. Le cheikh y recevait -d’habitude ses amis et ses administrés et, -depuis notre arrivée, il avait mis à notre -disposition ces deux pièces luxueusement -blanchies à la chaux, avec tout ce qu’il possédait -de mieux : son matelas, son immense -couverture de Gafsa aux rayures multicolores ; -son plus beau tapis, son aiguière de cuivre et -ses flacons de parfums. Hospitalité généreuse, -charmante et patriarcale.</p> - -<p>Chaque soir notre ami venait prendre le -café avec nous. C’était un beau vieillard à -barbe blanche, aux manières de grand seigneur, -aux gestes lents et harmonieux dans -ses draperies immaculées, à la parole subtile, -fin et lettré.</p> - -<p>Il avait étudié jadis à la grande mosquée -de Tunis, au temps où les transports étaient -lents à travers le pays et où l’on mettait un -mois, de Nefta, pour gagner le Nord. Et, de son -séjour dans les villes, il conservait des habitudes -plus raffinées et des mœurs plus douces. -Il n’avait que deux femmes, la vieille Aziza, -épousée lors de sa jeunesse, et la petite -Fatouma, qui depuis un an remplaçait Edïa -morte subitement. Elles ne travaillaient point -à l’oasis, Si Abd el Aziz ayant des khammès<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a> -pour sa palmeraie.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Jardiniers.</p> -</div> -<p>Cuire les aliments, traire les chèvres et tisser -des tapis, formaient leurs seules occupations, -et le maître ne les tourmentait pas pour -l’ouvrage. Il ne les battait jamais et leur donnait -des meleh’fas en soie neuve chaque année. -Elles portaient d’innombrables bijoux d’or aux -bras, au cou et sur la tête. Aziza et Fatouma, -épouses du cheikh Abd el Aziz, étaient des -femmes privilégiées. Au reste, elles logeaient -dans une chambre semblable à celle de Baba -Youssef, et couchaient par terre comme toutes -les bédouines. Le cheikh les traitait avec -humanité et les méprisait profondément.</p> - -<p>— Nos femmes sont bêtes, avait-il coutume -de répéter, plus bêtes que les chèvres.</p> - -<p>Et le fait est que leur triste existence les a -dégradées et abaissées au rang de femelles. -Mariées à douze ans, flétries à quinze, accablées -de besogne, maltraitées, répudiées à -chaque instant, passant d’un mâle qui les -exploite et les bat à un autre mâle qui les -exploite et les bat davantage, elles vivent dans -la crasse et l’ignorance les plus abjectes.</p> - -<p>— Mon ânesse le jour, mon épouse la nuit, — dit -le bédouin.</p> - -<p>Le dédain des Arabes du Djerid pour leurs -femmes est extrême.</p> - -<p>Il est rare pourtant qu’ils n’aient pas les -quatre épouses permises par le Coran, car leur -travail est une source de richesse.</p> - -<p>Mon mari ne dépassait jamais le vestibule -où donnaient nos chambres, mais moi, j’allais -parfois rejoindre Chedlïa à l’intérieur de la -maison. J’y trouvais les femmes du cheikh -invariablement accroupies derrière les métiers -aux fils tendus, et le cercle des voisines cardant -ou dévidant la laine, au milieu des rires et des -propos oiseux.</p> - -<p>Il était souvent question de Nefissa, la prochaine -épousée de Baba Youssef ; car un -mariage avec ses réjouissances est l’événement -capital et passionnant entre tous. On la disait -fort jolie, et son père, Si Ali el Trabelsi, en -avait exigé sept cents francs, somme excessive -pour une petite vierge bédouine, deux kilos -d’argent et une demi-livre d’or, afin de fondre -les bijoux.</p> - -<p>— Si tu veux, — me dit une fois Chedlïa, — nous -irons la voir avec les femmes du cheikh. -C’est le « jour du henné » et les noces ont lieu -après-demain.</p> - -<p>La vieille Aziza et sa coépouse Fatouma se -voilaient de bleu, tandis que Chedlïa s’enveloppait -dans son soufsari blanc qui, à Nefta, -causait une impression égale à celle de mes -chapeaux parisiens.</p> - -<p>Je partis, escortée de mes trois fantômes, et -nous marchâmes longtemps à travers les rues -en labyrinthe, voûtées et sombres, où le -soleil traçait de loin en loin des rais éclatants.</p> - -<p>Nous nous arrêtâmes enfin à la porte de Si -Ali el Trabelsi, derrière laquelle une rumeur -dénonçait la fête. Dès l’entrée je fus prise dans -un remous de femmes parées, curieuses, et -mal odorantes, et je dus subir l’habituel et -très indiscret examen de cent paires d’yeux et -de mains.</p> - -<p>On me poussa enfin vers la chambre de la -mariée. J’aperçus, au milieu des bédouines -agitées et bruyantes, une immobile, silencieuse -et exquise petite idole étincelante d’or, -accroupie au centre d’un grand tapis de Tozeur. -Des traits menus dans l’ovale allongé, des yeux -enfantins agrandis de kohol, une bouche minuscule -éclatante de fard, une peau fine, mate et -brune sous le rouge dont ses joues étaient -peintes, une toute petite fille enfin, parée de -soie et de bijoux. Elle semblait toute frêle et -jeunette sous les chaînes et le lourd diadème -dont sa tête était surchargée. Dix anneaux -d’or énormes et fraîchement fondus pendaient -de chaque côté de son visage, et les femmes -énuméraient avec envie les innombrables bracelets -ceignant les bras minces, les colliers de -corail, d’agate et d’or, les mains de Fathma, -les croissants, les pendeloques, les grands -khelkhall d’argent enserrant les chevilles, et -la souple meleh’fa de soie violette, à franges -d’or, drapée à la taille par une ceinture en -cordons de soie verts, orange, bleus et argent !</p> - -<p>Nefissa ! brebis nouveau-née ; prunelle de -mon œil ; petite précieuse aux yeux de gazelle ; -petit corps frêle et parfumé, voici bientôt venir -l’époux…</p> - -<p>Baba Youssef !…</p> - -<hr /> - - -<p>Les noces eurent lieu le surlendemain, et, -malencontreusement absente, je ne les vis -point. Mais je sus par Chedlïa tous les détails -de la fête : la promenade de la mariée à dos -de chameau, sous le grand palanquin de soie, -suivie de l’époux sur sa mule, et de son long -cortège de parents et d’amis, au bruit des coups -de fusil, des clameurs et des yous-yous.</p> - -<p>Puis l’entrée de Nefissa et de Baba Youssef -dans le chambre nuptiale… et les réjouissances -du lendemain : l’enlèvement simulé de la -mariée par un ami de Si Youssef, les couscous -monstres, et les parfums brûlant dans les -« canoun ». Et je sus aussi que chaque soir, -pendant huit jours, le mari se glissait dans sa -demeure, furtif comme un voleur, pour -rejoindre sa nouvelle épouse.</p> - -<p>Ensuite je revis Nefissa dans la maison de -Baba Youssef, avec son petit visage adorable -aux traits tirés, ses grands yeux enfantins -cernés de fatigue et de kohol. Elle avait pris -sa place au métier, à côté de Meryem, mais on -disait que le maître n’était point exigeant pour -son travail, et ne désirait d’elle qu’une seule -chose… Et chaque fois que les caravanes s’arrêtaient -à Nefta, il achetait à Nefissa une étoffe, -un bijou, ou de ces babouches en cuir brodé -que l’on fabrique à Touggourt. Mais la petite -n’était pas fière, et ses coépouses, malgré leur -jalousie bien naturelle, se laissaient prendre à -sa douceur et à sa grâce.</p> - -<p>Enfin sonna l’heure de notre départ, celle de -dire adieu à toutes choses de cette ville saharienne -hospitalière et paisible et de reprendre -nos mules pour le grand trajet dans le désert, -jusqu’à Metlaoui, relié au monde civilisé par -un train qui file encore pendant des heures et -des heures à travers les contrées arides.</p> - -<p>Nous cheminions une dernière fois dans -l’oasis, sous les hauts palmiers, le long des -oueds qui courent si gaîment sur le sable fin. -Des laveuses de laine étaient accroupies au -milieu de l’eau pour blanchir les toisons amoncelées -devant elles. Je reconnus Meryem.</p> - -<p>— Sais-tu, — me dit-elle aussitôt, — Halima -vient d’avoir une fille, la pauvre ! il -n’y a pas une heure. Qu’Il soit exalté !</p> - -<p>— Comment ? Mais je l’ai aperçue à l’instant -dans la palmeraie de Baba Youssef, en train de -sarcler avec la vieille Zoh’rah.</p> - -<p>— Oui, elle travaillait quand les douleurs -l’ont prise. Elle a enfanté sous le gros jujubier, -puis elle est venue me montrer l’enfant -et le laver à l’oued, maintenant elle l’a chargé -sur son dos et s’est remise à l’ouvrage.</p> - -<p>— Et c’est toujours ainsi chez vous ?</p> - -<p>— Grâce à Dieu, nous ne sommes pas -comme ces femmes de Tunis dont parle -Chedlïa, qui restent étendues huit jours après -leurs couches. A présent, — ajouta-t-elle confidentiellement, — Halima -va tout de suite être -répudiée. Mais Si Youssef a le cœur tourné -par cette petite Nefissa, et longtemps encore -elle restera prunelle de son œil et fleur de son -jardin. Il veut remplacer Halima par une -femme d’âge et de force, une répudiée qu’il ne -payera pas cher, et pourra atteler à la charrue -avec la vieille Zoh’rah.</p> - -<p>… Nous quittâmes Nefta au petit jour. En -passant devant la demeure de Baba Youssef, -j’entendis une voix frêle qui chantait :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Allah ! Allah ! qu’y a-t-il sur moi ?</div> -<div class="verse">Il est parti en voyage et m’a abandonnée,</div> -<div class="verse">Il est parti et m’a laissée seule,</div> -<div class="verse">Mes larmes coulent sur mes joues,</div> -<div class="verse">Que le Très-Haut ait pitié de moi !</div> -<div class="verse">Il est parti et m’a laissée dans ma demeure,</div> -<div class="verse">Pleurant et criant, hélas !</div> -<div class="verse">Les pleurs inondent mes joues.</div> -<div class="verse">Un feu intense brûle dans mes entrailles…</div> -</div> - -<p>Et la plaintive mélopée de Nefissa, qui -s’éteignait dans l’éloignement, fut comme le -dernier adieu de Nefta la très lointaine, de -Nefta aux cent coupoles que nous ne reverrons -jamais plus.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c10">X<br /> -<span class="small">LAMENTO</span></h3> - - -<p>Des cris perçants ont ébranlé la nuit, suivis -de longs sanglots qui s’élèvent et s’exaspèrent, -et de clameurs plus sauvages. Ce ne peut être -une épouse battue, on distingue les voix de -plusieurs femmes… Le concert tragique nous -tient éveillés jusqu’au matin. Par instants il -semble s’apaiser, puis il repart avec une nouvelle -frénésie…</p> - -<p>— La vieille Latifa est entrée dans la miséricorde, — nous -dit Chedlïa. — Ce sont les -lamentations de ses filles que vous entendez.</p> - -<p>J’avais aperçu quelquefois notre voisine -octogénaire, idiote et paralysée, et je n’aurais -pas cru que sa mort pût provoquer un tel -désespoir. Ses enfants l’entretenaient avec respect, -mais évidemment elle leur était à charge, -depuis des années qu’elle avait perdu la raison, -et ne reconnaissait pas même les siens.</p> - -<p>J’accompagnai Chedlïa au domicile mortuaire.</p> - -<p>La vieille Latifa était de petite bourgeoisie, -mais son frère, le général Chedli ben Amor, -avait joui d’une grande faveur sous Sadok Bey -et, malgré la ruine et la disgrâce actuelles, il y -aurait, pour cela, de belles funérailles.</p> - -<p>Les filles de la morte, Edïa et Cherifa, se -lamentent toujours. Leur douleur et leurs cris -enflent à chaque nouvelle arrivée :</p> - -<p>— O ma mère Latifa ! O ma mère !</p> - -<p>— O Puissant !</p> - -<p>— O mon Maître !</p> - -<p>— O Miséricordieux !</p> - -<p>— O Prophète !</p> - -<p>— O ma mère Latifa !</p> - -<p>Elles ont le visage griffé à coups d’ongles et -s’arrachent les cheveux par poignées. Les -autres femmes, parentes et amies, sanglotent -à l’envi, donnant des signes du plus cuisant -chagrin.</p> - -<p>Instantanément Chedlïa se met à gémir avec -une facilité et un naturel merveilleux. Et je -me sens gênée, au milieu de cette foule en -pleurs, de ne savoir, moi aussi, verser quelques -larmes…</p> - -<p>Le cadavre repose dans la pièce voisine, -rigide entre deux draps, les gros orteils liés -ensemble par une tacrita de soie.</p> - -<p>Je reste peu. Déjà les laveuses funèbres -apprêtent « l’équipement de la morte » : vases, -aiguières, flacons d’essences, pour la dernière -toilette. Elles doivent nettoyer soigneusement -le corps, et lui faire subir une sorte d’embaumement -avec du henné, de la canelle et des -tampons de ouate parfumée que l’on dispose -aux aisselles, sur la bouche, autour de la tête, -et dans toutes les parties susceptibles d’une -prompte corruption. Puis la vieille Latifa, vêtue -d’un costume neuf et enveloppée d’un suaire, -attendra, allongée sur le tapis, tandis que les -récitateurs de Coran, par groupes de quatre, se -relayeront en psalmodiant les sourates sacrées.</p> - -<p>Et enfin le cadavre sera déposé dans une -bière provisoire pour traverser la ville, car les -femmes sont recluses jusqu’après la mort ; tandis -que les hommes s’en vont au cimetière -simplement voilés d’un linceul.</p> - -<p>Le lendemain, la vieille Latifa partit au milieu -d’un imposant cortège mâle. Ses filles et -parentes redoublèrent leurs cris, et trois jours -encore elles doivent rester dans la douleur, -sans cuire les aliments, ni coudre, ni s’occuper -d’aucune chose. Puis la vie reprendra son cours -normal.</p> - -<p>Lorsque le corps franchit la porte, Edïa et -Cherifa eurent d’admirables crises nerveuses. -Dans le fond du cœur elles étaient fières parce -qu’il y avait dix « chanteurs de Coran » derrière -le cercueil, et une suite nombreuse de -parents et d’amis. Cela seul dénonce la situation -de la famille, les musulmans, riches et -pauvres, faisant leur dernier trajet dans le -même équipage.</p> - -<p>Tous les dix pas, et sans que la marche du -cortège en fût interrompue, les passants se -relayaient pour porter la civière funèbre. Car -c’est une action méritoire devant Allah, -qu’aider au transport d’un défunt.</p> - -<p>La bière était couverte d’un drap d’or et de -vieilles broderies aux couleurs gaies. Quelques -fleurs s’éparpillaient sur les étoffes. Les chants -à plusieurs voix scandaient la marche, attirant -les femmes curieuses, qui se penchaient, invisibles, -aux moucharabiés, tout le long du parcours.</p> - -<p>On atteignit enfin le cimetière un peu hors -de la ville.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>La besogne funèbre achevée, une simple -pierre sans inscription marqua la tombe, au -hasard dans la verdure. Et la vieille Latifa, -qui ne savait pas ce que c’était que la campagne, -repose sous l’herbe folle criblée de -soucis orange, au milieu d’un bois d’eucalyptus -et d’aloès aux feuilles bleues et acérées.</p> - -<p>Le grand ciel libre, vibrant de lumière, -s’étend au-dessus d’elle, et les oiseaux gazouillent -alentour du matin au soir, maintenant que -ses yeux sont fermés et que ses oreilles n’entendent -plus…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c11">XI<br /> -<span class="small">JEUNES-TUNISIENNES</span></h3> - - -<p>Une automobile s’est arrêtée devant ma maison, -révolutionnant la rue calme, plus habituée -aux bourricots et aux charrettes qu’aux trépidantes -« carh’aba ». Un Arabe saute du siège -où il était assis à côté du chauffeur, heurte à -la porte, déploie son burnous devant ses yeux, -et en protège le passage rapide de deux formes -voilées qui s’engouffrent dans le vestibule. Ce -sont mes amies les dames El Karoui dont -j’attendais la visite.</p> - -<p>Douja et Nejima sont de charmantes musulmanes -nouveau jeu, instruites, distinguées -parlant français sans le moindre accent.</p> - -<p>Nejima est veuve de Si Azous El Karoui, -l’avocat. Elle n’a point envie de se remarier, -craignant de tomber dans une famille d’esprit -moins large que celle du défunt. Elle en souffrirait -trop, ayant été élevée par une institutrice -française et des parents aux idées très modernes. -Son frère aîné Si Jilani est interne des hôpitaux -de Paris.</p> - -<p>Douja, sa jeune belle-sœur, est la femme de -Si Slimane El Karoui, directeur du journal -arabe la <i>Zorah</i>. Elles s’entendent admirablement -ensemble et ne se quittent jamais.</p> - -<p>Douja est née aussi dans un des rares milieux -musulmans très libéraux de Tunis. Elle a fait -toutes ses études à l’école secondaire Jules-Ferry.</p> - -<p>Ces dames voyagent chaque année avec Si -Slimane. Elles vont à Vichy, à Paris, en Italie… -Elles s’embarquent soigneusement voilées, mais -une heure après le départ, elles sortent de leurs -cabines, transformées en Européennes élégantes. -Aussitôt rentrées à Tunis elles savent -se conformer aux mœurs de leur pays, sans -pourtant s’astreindre à la réclusion absolue.</p> - -<p>Elles, qui évoluent fort à leur aise dans un -salon parisien plein de messieurs, n’ont jamais -été aperçues par un seul coreligionnaire… Leur -automobile est hermétiquement close par des -volets en bois ; mais elles vont souvent voir -des Françaises, leurs seules amies. Car, malgré -la situation de leur famille et l’extrême régularité -de leur vie, elles sont assez mal considérées -dans les milieux musulmans aux idées -étroites.</p> - -<p>Dès l’entrée, elles ont vite rejeté leurs voiles -de soie, et apparaissent joliment vêtues à -l’arabe, de costumes brodés, en satin gris, où -l’on ne devine l’influence parisienne qu’au goût -discret et aux teintes atténuées.</p> - -<p>— Comment allez-vous ? Il y a un temps -infini que nous ne vous avons vue.</p> - -<p>— Et vous-mêmes ? Avez-vous fait un bon -voyage ? Donnez-moi des nouvelles de Paris.</p> - -<p>— Toujours charmant ! Mais il commence à -y faire froid, et nous avons retrouvé sans -déplaisir le soleil de Tunis.</p> - -<p>Nous causons de mille choses actuelles. Ces -dames sont au courant de tout : art, littérature, -politique. Elles m’apportent un livre sur les -harems turcs, récemment paru.</p> - -<p>— Vous verrez, c’est intéressant, pour nous -surtout, puisqu’il est question de la vie féminine -à Constantinople.</p> - -<p>— Ce ne doit pas être très exact du reste, — ajoute -Nejima. — A en croire l’auteur, -toutes les femmes de Stamboul seraient jolies, -instruites, heureuses, mères et épouses idéales. -Et je doute que la perfection existe là-bas plus -qu’ailleurs.</p> - -<p>— Et puis, — remarque Douja, — puisque -l’auteur, une femme grecque, trouve si délicieuse -la vie au harem, que n’y est-elle donc restée, -épousant un Turc, au lieu de se marier avec un -Américain, pour partir à San Francisco ?…</p> - -<p>Un coup de sonnette interrompt notre conversation, -et Habiba introduit deux visiteuses -inopportunes, mesdames B… et G…, perruches -bavardes et prétentieuses. Elles doivent être -nées aux environs de Carpentras ou de Guéret, -mais, parce qu’elles portent des robes drapées -et des aigrettes de trente centimètres, elles -s’imaginent passer pour des Parisiennes.</p> - -<p>Je fais les présentations.</p> - -<p>— Ah ! — s’exclame madame B…, — que je -suis heureuse de rencontrer des musulmanes ! -c’est la première fois que cela m’arrive.</p> - -<p>— Et vous parlez français, — minaude -madame G…, — c’est exquis ! Vous allez nous -raconter tant de choses dont nous n’avons pas -la moindre idée.</p> - -<p>— Vous êtes trop aimable, madame, — proteste -Douja, — mais c’est vous plutôt qui -pourrez nous intéresser. Nous sortons peu, ici, -vous le savez.</p> - -<p>— C’est vrai ! Vous avez des mœurs très -curieuses. Dites-moi, que faites-vous dans vos -harems ? Que vous y apprend-on ?</p> - -<p>— L’instruction y est généralement négligée, — riposte -en souriant Nejima, — mais on ne -manque jamais de nous enseigner le savoir-vivre -et la discrétion.</p> - -<p>Les deux perruches ne saisissent pas la -leçon que cette jeune musulmane vient de -leur infliger. Elles continuent à questionner et -à babiller étourdiment. Et comme je devine la -nervosité de mes amies, devant un tel manque -de tact et une curiosité si indécente, je fais -dévier l’entretien sur un autre sujet.</p> - -<p>— Nous avons été hier au Palmarium voir -la <i>Belle Hélène</i>, — dit madame B… — C’est -bien pour la quatrième fois, mais on s’y amuse -toujours. Évidemment, mesdames, vous ne -connaissez pas cela.</p> - -<p>— Je vous demande pardon, — répond Douja. — Nous -avons même assisté dernièrement à -une parodie de Shakespeare analogue, et bien -supérieure à mon avis : <i>Troïlus et Cressida</i> !</p> - -<p>— Comment dites-vous ? Où donne-t-on cette -pièce ? Je ne l’ai pas vue affichée.</p> - -<p>— C’est à l’Odéon qu’on la joue, madame, -depuis très peu de temps.</p> - -<p>— Ah ! — fait madame B… un peu dépitée. — Vous -connaissez donc Paris ?</p> - -<p>— Nous y passons tous les ans deux mois.</p> - -<p>Les perruches abandonnent vite ce sujet. Il -leur en coûterait sans doute d’avouer à ces -musulmanes qu’elles ignorent la capitale dont -elles singent les modes.</p> - -<p>Précisément la question chiffon est plus passionnante -que jamais cet automne. Reviendra-t-on -aux paniers ?… Madame G… a besoin d’un -costume, et se demande avec anxiété si elle -doit en faire draper la jupe.</p> - -<p>— La plupart des tailleurs gardent leur -ligne sobre, — dit Nejima. — Nous en avons -vu de simples et charmants chez Montaillé et -différents couturiers.</p> - -<p>Les perruches se regardent interloquées… -Elles se décident enfin à s’envoler : frous-frous, -caquetages, bruits d’ailes… Dans le vestibule, -madame G… me dit d’un air entendu :</p> - -<p>— Vos amies sont délicieuses, mais nous ne -tombons pas dans le piège. Ce sont des Françaises -déguisées en musulmanes. De grâce, -dites-nous leurs noms ?</p> - -<p>Je souris, énigmatique. Et j’amuse bien les -dames El Karoui en leur rapportant ensuite ce -propos.</p> - -<p>— Il va falloir vous quitter, car nous avons -promis à notre cousine Menena Zoubhir, d’aller -la voir aujourd’hui. Elle est fort préoccupée : -son vieux turban de mari s’est mis en tête de -marier leur fille Neïla avec Si Tayeb ben -Mokhtar.</p> - -<p>— Vous figurez-vous la pauvre petite qui a -fait toutes ses études à Jules-Ferry, dans ce -milieu ancien style !</p> - -<p>— Il est vrai que sa grand’mère lui en -donne déjà l’avant-goût.</p> - -<p>— Oui, mais Neïla n’en a pas moins une vie -intellectuelle et plus civilisée auprès de sa -mère.</p> - -<p>— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec -nous ? — dit Nejima. — Elles sont toujours -si contentes de vous voir.</p> - -<p>— Avec plaisir, je suis libre toute la journée.</p> - -<p>Mes amies se voilent, et leur auto nous -dépose vite au Dar Zouhir.</p> - -<p>Lella Menena et sa fille nous reçoivent en -vraies femmes du monde.</p> - -<p>Elles savent dissimuler leurs tourments et -ma présence les empêchera d’en dire un seul -mot à leurs cousines. Elles ont un grand souci -de dignité devant une Européenne, et paraissent -toujours pleinement satisfaites de leur -sort.</p> - -<p>— Sans doute, — m’a dit un jour Lella -Menena, — l’existence des musulmanes est -assez sévère ici. Mais elle a bien ses bons -côtés. Nous avons le temps de réfléchir, une -vie calme et saine. Je n’envie pas le sort des -Françaises toujours affairées, absorbées par -mille soins dont nous sommes déchargées. Il -y a aussi une certaine satisfaction à suivre les -règles observées par toutes nos aïeules. Un -changement se fera peut-être dans notre condition, -mais très lentement. Pour l’instant -nous sommes heureuses…</p> - -<p>Est-ce l’exacte vérité ? Du moins il y a du -mérite et une grande fierté à le proclamer.</p> - -<p>Lella Menena fut élevée par une institutrice -française, sans quitter la maison paternelle, -mais Neïla est allée au lycée jusqu’à treize ans, -mêlant sa vie et sa pensée à celles de ses -petites camarades. Puis un jour, son enfance -libre s’est terminée, elle est rentrée au logis -pour n’en plus sortir jamais…</p> - -<p>Regrette-t-elle parfois l’existence entr’aperçue ?…</p> - -<p>Ces dames lisent, reçoivent des journaux et -des revues, s’intéressent aux choses intellectuelles ; -Lella Menena est une mère intelligente, -très occupée de ses jeunes enfants, la toute -petite Jemila, et les deux garçons qui vont au -lycée, et font en même temps leurs études -arabes. Sa demeure a des fenêtres largement -ouvertes à la lumière, donnant sur les terrasses -des souks. Si Omar, son mari, n’est point un -« vieux turban », comme le prétend Douja. C’est -au contraire un homme instruit, d’idées assez -modernes, qui tolère pour sa femme et sa fille -bien des habitudes quasi européennes, à la -condition qu’elles ne sortent pas de la maison -et se conforment aux mœurs. Je m’étonne qu’il -veuille imposer à Neïla un époux retardataire. -Peut-être y est-il poussé par sa mère, -musulmane de la vieille école, que révoltent -toutes ces coutumes françaises introduites -dans sa demeure.</p> - -<p>Elle paraît quelquefois lorsque je viens, et -je devine une sourde hostilité sous sa politesse.</p> - -<p>Neïla s’est assise auprès de moi. Elle me -reproche la rareté de mes visites.</p> - -<p>— Songez que j’ai eu le temps de terminer, -depuis que vous êtes venue, ce chemin de -table à peine commencé.</p> - -<p>Elle me l’apporte : il est charmant, tout -incrusté de filet, et brodé dans la perfection.</p> - -<p>— Maman vient de m’abonner à la <i>Corbeille -à ouvrage</i> qui envoie chaque mois des travaux -échantillonnés.</p> - -<p>— Ainsi, Neïla, vous continuez toujours -votre trousseau ?</p> - -<p>Elle rougit, et ses yeux se remplissent de -larmes.</p> - -<p>— Excusez-moi, — dit-elle tout bas, — j’ai -bien des tristesses en ce moment. Mes cousines -ont dû vous le dire, mon père va me marier à -Si Tayeb ben Mokhtar.</p> - -<p>— Mais, Neïla, si cette union vous répugne, -ne pouvez-vous, très respectueusement, résister -à Si Omar ?</p> - -<p>— Je n’ose pas, — dit-elle. — Vous savez le -respect que nous avons pour nos pères. Et puis, -ce serait mal…</p> - -<p>— Alors, vous acceptez ainsi l’époux qu’il -vous impose ?</p> - -<p>— Oui, — répond-elle simplement… — Je -tâcherai de prendre mon parti de cette nouvelle -existence. Ma cousine Amina, qui a été -élevée comme moi, a bien épousé Si Slim -Cherif, et elle vit suivant les vieilles mœurs. -Elle n’est pas malheureuse, elle a un bébé…</p> - -<p>Une mulâtresse apporte le thé, très correctement -servi à l’européenne, sur de petits napperons -brodés. Puis elle disparaît. Dans cette -maison les servantes font leur service comme -chez nous, avec silence et discrétion.</p> - -<p>Après quelques moments, je me lève, Neïla -me reconduit jusqu’en haut de l’escalier.</p> - -<p>— Vous ne tarderez pas à être invitée à mes -noces, — dit-elle. — Ce matin on en a fixé -l’époque après notre nouvelle année.</p> - -<p>— Alors, c’est tout à fait décidé ?</p> - -<p>— Oui, — répond la jeune fille, — maintenant -il n’y a plus qu’à savoir me soumettre -et me dominer… l’un et l’autre sont difficiles, -mais je m’y efforce.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c12">XII<br /> -<span class="small">LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAÏM</span></h3> - - -<p>Je me promenais, en quête d’un modèle, -aux environs de la rue Sidi ben Naïm, dans -cet étrange quartier de courtisanes, où les -portes ouvertes de chaque maison laissent -apercevoir des femmes parées et nonchalantes, -étendues sur leurs divans. Des femmes aux -visages nus et aux mœurs impudiques.</p> - -<p>Il y avait des Tunisiennes en pantalons -bouffants et gebbas brodées, des bédouines -chargées de bijoux sauvages, et drapées dans -leurs meleh’fas de soie, des négresses aux oripeaux -éclatants, des Juives grasses et blanches.</p> - -<p>Quelques-unes causaient et riaient avec des -tirailleurs indigènes : mais la plupart se reposaient, -indolentes, en buvant du café à petites -gorgées, et en croquant de gros radis mauves.</p> - -<p>A cette heure, les rues tranquilles prennent -sous le soleil un aspect honnête, la clientèle -en étant essentiellement noctambule.</p> - -<p>Une de ces femmes marchait devant moi, -petite, boulotte, mais bien moulée dans une -superbe fouta jaune rayée d’argent. Et, s’étant -retournée, elle me sourit. A mon grand étonnement -je reconnaissais sa face ronde au nez -trop court et aux lèvres sensuelles… et pourtant -je ne me savais point d’amie parmi les -dames de la rue Sidi ben Naïm.</p> - -<p>— Par mon Maître ! — s’exclama-t-elle, — je -ne m’attendais guère à te rencontrer ici, la -dernière fois que je te vis au Dar el Joued, -où cette chienne de Salouh’a m’avait fait -enfermer !</p> - -<p>Alors seulement, je réalisai que cette courtisane -était autrefois Lella Zeïna, la petite -bourgeoise bien recluse chez son époux -Si Salah Boubaker. Et je ne sus pas lui cacher -ma surprise.</p> - -<p>— Toi ici !</p> - -<p>— Mais oui, — répondit-elle sans embarras. — J’ai -moisi presque un an au Dar el Joued, -et puis mon mari s’est lassé de mes résistances -lorsqu’il venait la nuit partager ma couche, -et il m’a répudiée. Je n’ai pas de famille à -Tunis, je suis libre. Sans doute j’aurais pu -me remarier, mais j’en avais assez… A la -prison, il y avait des femmes d’ici. Elles -disaient que la vie n’y était point désagréable -et qu’on gagnait beaucoup d’argent. Ça m’a -tentée.</p> - -<p>— Et tu ne regrettes rien ?</p> - -<p>— Par Allah ! je n’ai jamais été si contente.</p> - -<p>— Mais ces hommes que tu dois accepter -ne te répugnent pas ?</p> - -<p>— Eux ou un époux, n’est-ce pas toujours -la même chose ? Sans doute quelques-uns sont -très brutaux, surtout les soldats, mais une -fois partis, on est tranquille. Vois-tu, il vaut -mieux avoir affaire à beaucoup qu’à un seul, -on est plus libre, et l’argent acquis est bien à -soi… Veux-tu voir ma maison ?</p> - -<p>J’hésitai une seconde, puis la curiosité -l’emporta et je suivis Zeïna la courtisane.</p> - -<p>Au delà du vestibule, meublé du seul divan -indicateur, je traversai un gai petit patio tout -fleuri, jardinet en miniature qu’ombrageait un -bananier aux feuilles longues, molles et déchiquetées.</p> - -<p>La chambre de la jeune femme était presque -semblable à celle d’autrefois, chez son ex-époux -Si Salah Boubaker : deux lits, des -étagères chargées de bibelots au-dessus du -divan, des armoires à glace Louis XV flanquant -la porte, et à la place du piano muet, -un mystérieux objet enveloppé d’une étoffe de -soie.</p> - -<p>Zeïna me prépara une tasse de café, me fit -un bouquet avec les trois roses du patio -mêlées à quelques brins de jasmin, puis nous -nous mîmes à bavarder comme de bonnes -amies.</p> - -<p>— Tu devrais me raconter tout ce qui t’est -arrivé depuis la dernière fois où nous nous -sommes vues.</p> - -<p>— Volontiers, puisque tu daignes t’intéresser -à moi. Donc, au bout de huit mois, -Si Salah m’a répudiée et je suis sortie de -prison. Ma famille habite Gafsa, et encore n’y -ai-je plus que des oncles assez indifférents. -J’étais nue<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>, je me serais trouvée sans asile -si la vieille Aouicha n’avait guetté ma sortie. -Elle m’engageait à venir ici, dans sa maison, -m’assurant que je m’y plairais et y gagnerais -beaucoup d’argent.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Dénuée de tout.</p> -</div> -<p>— Et tu n’as pas hésité ?</p> - -<p>— Qu’aurais-je fait autrement ?… Dieu est -puissant !… Et puis je savais que la vieille ne -mentait pas. En effet, elle m’a prêté trois -cents francs pour acheter des vêtements et des -bijoux et m’a emmenée chez elle. J’y suis -restée six mois.</p> - -<p>— Pourquoi l’as-tu quittée ?</p> - -<p>— Parce que c’est mieux d’être chez soi, -on y a bien plus de bénéfice, et on peut se -reposer à volonté. Tu comprends : — chez -Aouicha nous étions six pensionnaires, et il -n’y avait que cinq chambres ; l’une de nous -devait forcément rester dans le vestibule. Et -puis la vieille faisait la cuisine, la lessive, -tout l’ouvrage enfin, avec une petite servante, -mais pour cela nous lui cédions la moitié de -notre gain. C’est bien plus avantageux de -s’arranger soi-même. Je l’ai donc remboursée -le plus vite possible et je me suis installée -dans cette maison.</p> - -<p>— Les autres femmes font-elles toujours -ainsi au bout d’un certain temps ?</p> - -<p>— Cela dépend. En général elles sont -prodigues et n’arrivent pas à se libérer vis-à-vis -de leurs tenancières. Et puis, beaucoup -préfèrent la vie en commun. Mais seules, les -« mamoussa » installées comme moi se font -une belle situation.</p> - -<p>— Alors, tu es contente de ton sort ?</p> - -<p>— Qu’Il soit exalté !… Je t’assure que ma -vie est charmante. Je n’ai plus de maître. -Je gagne assez d’argent pour emplir mes -armoires, et je n’ai pas le temps de m’ennuyer. -Plusieurs fois par semaine, toutes les femmes -de la corporation sortent ensemble. Nous -allons au Bardo, à la Manouba, à Sidi -bou Saïd, à la Marsa… enfin, dans tous les -environs — pour nous montrer et exciter les -hommes à venir chez nous. On cause, on -rit avec eux, quelques-uns nous offrent des -cacaouettes et des gazouz<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>, c’est très amusant !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Limonades.</p> -</div> -<p>Elle parlait de tout cela simplement, sans -fausse honte, incapable de se sentir déshonorée -par un métier où l’on gagne tant d’argent.</p> - -<p>— Mais, Zeïna, je ne puis croire cependant -que tout soit agréable dans ta nouvelle existence…</p> - -<p>— C’est juste. Le bey lui-même a ses -puces… Certaines choses sont ennuyeuses : -d’abord la visite des médecins français… puis -les clients brutaux qui nous battent parfois, -et les hommes qui se disputent à coups de -couteau dans la rue, pour l’une de nous, en -poussant de grands cris ; alors on a si peur… -Mais sais-tu ce qui m’a été le plus pénible ? -C’est de paraître nue<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> devant tous. Au début -je ne pouvais m’y habituer, et je me cachais -instinctivement la tête dans mes mains.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Le visage nu.</p> -</div> -<p>Elle ouvrit ses armoires où s’entassaient -les corsages de satin à manches ballons, -froufroutés de rubans et de dentelles, les -foutas de soie, les tacritas aux teintes éclatantes, -les boléros brodés, les costumes brillants -de paillettes.</p> - -<p>— O Allah ! — dit-elle avec orgueil, — j’ai -payé tout cela sur mes économies. Je n’en -avais pas autant autrefois chez Si Salah.</p> - -<p>Puis elle sortit de ses coffres des parures -de fausses perles et de strass, des colliers -d’ambre, de longues boucles d’oreille, des -croissants dorés, des mains de Fathma…</p> - -<p>— Mais tu n’as pas vu le plus beau. — ajouta-t-elle -en désignant l’objet mystérieux -et voilé. — Lorsque j’ai su que Si Salah avait -donné mon piano à Salouh’a, cette chienne -fille de chienne, j’en suis tombée malade, et -puis je me suis promis sur la tête de ma mère -que j’aurais mieux un jour. Et regarde ce que -j’ai acheté de mon premier argent, — ajouta-t-elle -rayonnante en découvrant… un énorme -phonographe.</p> - -<p>Je restai ébahie, réprimant à grand’peine -une envie de rire qui l’eût peinée. Elle prit -mon silence pour de l’admiration.</p> - -<p>— Oui, elle peut bien le garder son sale -piano cassé ! Moi j’ai une machine qui parle, -qui chante, qui sait plus de choses que le -« serviteur<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a> ». Écoute !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> L’homme.</p> -</div> -<p>Le phonographe nasillard se mit à scander -une chanson arabe plus ou moins obscène. On -ne s’entendait plus dans la chambre… Je pris -congé de Zeïna malgré ses instances.</p> - -<p>— Tous les soirs à partir de cinq heures, je -le fais marcher, — me dit-elle en me reconduisant. — C’est -de l’argent bien placé, les hommes -aiment beaucoup cela.</p> - -<p>Et j’étais loin que j’entendais encore, à -travers les rues blanches, la voix insolite appelant -les clients chez Zeïna la courtisane.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p1c13">XIII<br /> -<span class="small">DÉCADENCE</span></h3> - - -<p>Certes il y avait bien des musulmanes parées, -jeunes et jolies, aux noces de Lella Djenina -bent Daoud ! Mais une femme, dont les rides -légères se devinaient sous le fard, les éclipsait -toutes de son extraordinaire beauté agonisante. -Ses cheveux ondulés et soyeux lui descendaient -presque aux chevilles, toison d’or surprenante -parmi tant de chevelures noires, à reflets -bleus, et ses yeux immenses, allongés de -kohol, semblaient avoir ravi leur couleur au -golfe de Carthage. Elle était grande, bien faite, -un peu grasse, très blanche, d’un charme -particulièrement nonchalant et séducteur, à -côté de toutes ces femmes alanguies, gracieuses -et coquettes à l’envi. Et l’on pressentait une -créature à part, d’une autre race, bien que ses -manières et son costume fussent tout à fait -tunisiens.</p> - -<p>— Oui, — me répondit la princesse Bederen’nour, — Lella -Tejelmouk est encore très belle. -Mais si tu l’avais vue il y a une vingtaine -d’années ! J’étais toute petite fille lorsque je -l’ai rencontrée à un mariage, et je ne m’occupais -guère de beauté. Par la tête de Sidi -Mahrez ! j’en suis restée éblouie. On eût dit la -sultane Shéhérazade ! Plus rien n’existait -auprès d’elle…</p> - -<p>— De quel pays est-elle donc ? — demandai-je, — elle -n’a pas du tout le type tunisien.</p> - -<p>— Mais de Circassie…, c’est une alégia ;<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> ne -l’avais-tu pas deviné ? Il n’y a que ces femmes-là -pour posséder des cheveux aussi longs et -dorés et des yeux aussi bleus. Son mari, le -vieux Si Beji ben Abd er Rahmane l’a achetée -au temps de son opulence quand il était vizir -de Si Sadok.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Les alégias sont des Circassiennes élevées spécialement -pour les harems des souverains et des riches personnages -musulmans.</p> -</div> -<p>— Je croyais que les beys seuls avaient le -droit d’entretenir des alégias.</p> - -<p>— Maintenant, oui, ouvertement du moins. -Avant l’occupation française, avec beaucoup -d’argent chacun pouvait s’en payer.</p> - -<p>— Combien valaient-elles ?</p> - -<p>— Plusieurs dizaines de mille francs suivant -leur beauté. Lella Tejelmouk a coûté, dit-on, -soixante-quinze mille francs. Elle avait treize -ans et a été parmi les dernières alégias vendues -à Tunis. Tu connais le souk el Trouk ?</p> - -<p>— Oui, celui des gebbas et des burnous.</p> - -<p>— Eh bien, c’était là qu’on vendait autrefois -les alégias. J’ai souvent entendu mon grand-père -regretter le temps où l’on allait s’y promener -en regardant les belles filles exposées -et richement parées. Et les citadins, à qui leur -fortune permettait de s’en payer une, demandaient -au marchand la permission de les voir -dévêtues, dans les chambres qui existent encore -derrière les boutiques. Cela n’était accordé -qu’à bon escient, mais il y avait toujours un -monde fou dans le souk.</p> - -<p>— Je l’imagine.</p> - -<p>— Puisque Lella Tejelmouk t’intéresse, je -vais te la présenter, elle est très gentille.</p> - -<p>La princesse Bederen’nour alla dire quelques -mots à la belle Circassienne. Puis elles revinrent -toutes deux vers moi, de leur identique -démarche balancée.</p> - -<p>Notre conversation fut banale, mais je fus -invitée par Lella Tejelmouk à l’aller visiter -dans son palais près de Sidi Bou Saïd.</p> - -<p>— Une belle demeure, — me dit plus tard -la princesse Bederen’nour, — et que les beys -eussent pu envier autrefois, car maintenant il -ne doit plus y rester grand’chose. Si Beji ben -Abd er Rahmane est ruiné, aux mains des -Juifs…</p> - -<p>— Lella Tejelmouk est-elle vraiment sa -femme ?</p> - -<p>— Oui, il l’a épousée presque tout de suite -après l’avoir achetée. Il l’adorait et tu n’imagines -pas toutes les folies qu’il fit pour elle : -les bijoux, les étoffes de Perse et de l’Inde, -les broderies… Lorsqu’elle paraissait à un -mariage elle portait sur elle une fortune. C’est -bien changé !</p> - -<p>En effet, Lella Tejelmouk était assez simplement -vêtue d’un costume en satin mauve et -argent. Un seul bijou, triangle de diamants -aux franges d’ambre, ornait sa gebba.</p> - -<p>— Le pauvre Si Beji doit avoir l’âme -resserrée de vendre ainsi toutes les parures de -sa femme, — continua la princesse, — car il -en est, dit-on, toujours amoureux. Pour lui -plaire, il répudia jadis ses deux autres épouses, -Lella Aïcha et Lella Fathma.</p> - -<p>— Ont-ils des enfants ?</p> - -<p>— Elle en eut deux, une fillette morte vers -cinq ans, et un fils, très mauvais sujet, dont -on n’a plus de nouvelles depuis longtemps. -Dieu est puissant !…</p> - -<p>Par une éblouissante journée de printemps, -j’allai voir Lella Tejelmouk. Sa demeure n’était -pas sur la colline de Sidi Bou Saïd, mais à -quelque distance au bord du golfe. Une vieille -bédouine m’y conduisit par un sentier bordé -d’aloès et de figuiers de Barbarie aux feuilles -grasses, dont les ombres bizarres ne suffisaient -point à protéger d’un soleil très ardent. Une -longue muraille dégradée enserrait un jardin.</p> - -<p>— C’est là, — me dit la bédouine, et elle -disparut comme une sorcière avant que j’eusse -eu le temps de lui donner quelques sous.</p> - -<p>J’atteignis une porte monumentale et en -heurtai vainement le marteau, et comme elle -était entr’ouverte, je me décidai à pénétrer -seule.</p> - -<p>Une allée de cyprès conduisait au palais. A -droite et à gauche, une folle végétation avait -envahi les parterres, dont on devinait encore -la forme régulière. Çà et là, des vases de -marbre brisés, des mosaïques entourant un -bassin, apparaissaient au milieu des lianes, des -géraniums grimpants et des fleurs sauvages.</p> - -<p>Quelques grands palmiers, des eucalyptus, -des poivriers pleureurs au feuillage délicat, -des orangers et des grenadiers, marquaient les -anciens bosquets. Ce fouillis de verdure était -mélancolique et charmant sous le soleil.</p> - -<p>Le palais surgit au bout de l’allée, très -mystérieux avec ses moucharabiés ventrus et -ses loggias à l’italienne. Depuis des années -qu’on ne le badigeonnait plus à la chaux, il -avait pris une couleur dorée comme celle des -vieilles cathédrales espagnoles. Des lignes -géométriques et des guirlandes couraient -sur le marbre autour des fenêtres et de la -porte.</p> - -<p>Et je recommençai à heurter, à coups retentissants -mais inutiles. Comme celle du jardin, -cette porte n’était pas fermée. A bout de -patience j’entrai dans un grand vestibule -désert, puis j’enfilai au hasard plusieurs pièces -également vides et revêtues de faïence. Le -logis semblait abandonné, aucun bruit, aucun -meuble ne trahissait la vie humaine. J’appelai, -et ma voix se répercuta sonore à travers les -salles. Au bout de quelques minutes apparut -un très vieux petit bonhomme tout courbé, -vêtu d’une gebba blanche assez usée. Mais à -un certain air de dignité, à son accueil un peu -hautain, je reconnus le maître du logis, Si -Beji ben Abd er Rahmane.</p> - -<p>Dès qu’il sut l’objet de ma visite, il devint -plus aimable et m’assura que Lella Tejelmouk -lui avait parlé de notre rencontre et serait -enchantée de me revoir. Il me fit traverser -encore plusieurs pièces vides, et m’introduisit -dans un salon de proportions anormales dont -le divan garni de coussins, quelques midas<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a> -incrustées de nacre et une table boiteuse formaient -tout le mobilier. La décoration des -murailles et du plafond était d’une richesse -extrême et l’on apercevait par les fenêtres un -très grand patio à double colonnade, tout -inondé de soleil. Le vieillard s’éloigna pour -prévenir sa femme.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Petites tables très basses.</p> -</div> -<p>Lella Tejelmouk se fit attendre assez longtemps, -et je supposai qu’elle retouchait sa -toilette. Elle parut enfin, toujours belle. -Mais le jour accusait plus cruellement que les -bougies les atteintes du temps : les coins las -de la bouche, la meurtrissure des tempes, les -rides fines sillonnant la peau sous le fard. Et -je m’aperçus aussi que ses longs cheveux si -dorés ne gardaient leur couleur blonde que -grâce à des artifices. Elle était plus simplement -vêtue qu’aux noces de Lella Djenina : -une fouta de soie blanche à rayures multicolores -enserrait ses hanches un peu lourdes, -et sa gebba de satin jaune s’ornait toujours de -l’unique bijou, le triangle de diamants à -franges parfumées, au bout desquelles se -balançaient de petits croissants d’or incrustés -de roses. Pourtant elle gardait son incomparable -séduction, le charme de ses regards si -bleus sous les cils très noirs, et la nonchalence -gracieuse de tous ses gestes.</p> - -<p>Une vieille négresse apporta le café, puis -Lella Tejelmouk me proposa de visiter la -maison.</p> - -<p>Le patio était immense, comme toutes choses -de cette demeure où l’on sentait le désir de -faire luxueux et grand. Une triple vasque dominait -un bassin desséché : les colonnes de -marbre s’effritaient. Dans une cage, un oiseau -s’égosillait, Lella Tejelmouk lui sourit, et me -fit admirer aussi quelques pots d’œillets et -un petit oranger dont elle me cueillit les -fleurs.</p> - -<p>— Tu as un beau jardin, — lui dis-je, — ne -t’y promènes-tu pas ?</p> - -<p>— Oh ! non. On pourrait me voir, surtout -maintenant que les murs sont écroulés en plusieurs -endroits.</p> - -<p>La chambre de la Circassienne gardait encore -ses grands lits de parade à frontons dorés ; il -n’y avait guère de meubles : quelques coffres, -un sofa…, pas même les armoires à glace -chères à toute musulmane. Et pourtant, c’était -avec le salon et la cuisine, énorme, pleine de -jarres à provisions, les seules pièces du logis -attestant la vie humaine. Toutes les autres -étaient absolument vides.</p> - -<p>— Fatima te montrera les étages, — dit Lella -Tejelmouk. — Excuse-moi, j’ai les jambes -malades et ne puis monter.</p> - -<p>Je suivis la négresse à toison grisonnante à -travers les escaliers de marbre, les enfilades -de salles nues et désertes où les araignées -tissaient tranquillement leurs toiles. Çà et là, -un carreau manquait aux murailles, une voûte -s’effondrait, la pluie avait dégradé les peintures -et les ors des plafonds. Et nous continuions -à errer dans ce palais abandonné -comme en un conte, soulevant la poussière, -réveillant les échos des mille pièces mortes et -splendides.</p> - -<p>— O Miséricordieux !… O Puissant !… O -Prophète ! — soupira Fatima jusqu’alors silencieuse. — Quelle -ruine !… Si tu avais vu cette -maison il y a trente ans ! Les tapis, les coffres -et les lustres ! Notre Tejelmouk n’avait rien -à désirer, la chérie. Tous ses caprices étaient -aussitôt satisfaits. Si Beji aurait été aux Indes -pour lui rapporter un collier ou une étoffe, il -ne lui refusait quoi que ce soit. Cinquante -familles habitaient ce logis dont Lella Tejelmouk -était la sultane. Et maintenant il ne -lui reste plus que sa vieille Fatima pour la -servir ! O Puissant ! O Miséricordieux ! O mon -Maître !</p> - -<p>Elle ouvrit une porte, et m’engagea d’un -signe à sortir, tandis qu’elle restait dans l’ombre -de la chambre. Je poussai un cri de surprise : -une immense terrasse s’avançait au-dessus de -la mer, quelques mouettes s’enfuirent à mon -approche, et je restai longtemps à contempler -le golfe si bleu aux rives immuables, où le -caprice d’un puissant avait élevé ce palais de -marbres et de faïences… Œuvre éphémère -comme les riches demeures carthaginoises, et -les villas romaines qui l’avaient précédée, et -dont les assises et les colonnes gisaient encore -dans ce sol rouge plein de ruines et de souvenirs…</p> - -<p>Fatima, impatiente, m’appela. Nous traversâmes -encore cent pièces muettes aux charmantes -loggias, donnant sur le jardin ou sur la -mer ; cent pièces autrefois animées, où circulaient -les esclaves, où se nouaient et se dénouaient -les intrigues de harem…</p> - -<p>Et je retrouvai enfin dans le salon les maîtres -du logis. Si Beji ben Abd er Rahmane, le tout-puissant -vizir de Si Sadok bey, le fringant -cavalier, le richissime seigneur, et son épouse -Lella Tejelmouk l’incomparable !… Un petit -vieux tremblant et courbé, une Circassienne -fanée dont la beauté défaillante évoquait -encore, comme les restes de son palais, les -splendeurs enfuies.</p> - -<p>— Tu as vu, — me dit Si Beji avec orgueil, — ma -maison était superbe et grande, j’ai eu des -enfants, des milliers de serviteurs, des jours -glorieux… A présent il ne me reste plus qu’elle, — ajouta-t-il -en jetant un pauvre vieux regard -d’amour à sa femme, — et c’est assez ! Dieu -est puissant !</p> - -<p>— Mektoub<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a> ! — ajouta Lella Tejelmouk.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> C’était écrit.</p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak"><span class="small">DEUXIÈME PARTIE</span><br /> -MŒURS MAROCAINES</h2> - -<p class="c small i left40">Au Général Lyautey.</p> - - - - -<h3 id="p2c1">I<br /> -<span class="small">LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM</span></h3> - - -<p>Le hasard seul m’a fait connaître Lella Kenza, -arrière-petite-nièce du sultan Mouley Mohammed.</p> - -<p>J’explorais les quartiers excentriques de Fez -avec notre ami Si Omar ben Nouna, et nous -nous étions égarés dans le labyrinthe des ruelles -caillouteuses, lorsque nous aperçûmes un peu -de ciel bleu au-dessus d’un carrefour. Un palmier -s’élançait derrière une muraille jaunâtre -et dégradée.</p> - -<p>— Allah ! — fit mon compagnon, — nous -voici à la demeure d’un de mes parents, le -Chérif Jilali ; tu vas pouvoir t’y reposer.</p> - -<p>Après avoir parlementé, à travers la porte, -avec une femme invisible, il me dit :</p> - -<p>— Mouley Abbas est absent. Entre chez lui ; -je vais aller à la mosquée voisine et reviendrai -te prendre.</p> - -<p>Une esclave entre-bâilla la porte pour me -livrer passage, et me guida par la main à travers -un vestibule obscur. Le patio était large et -gai, car les bâtiments n’avaient qu’un étage, et -le soleil y pénétrait librement. Une des salles, -garnie de mosaïques et de peintures, s’ouvrait -sur une grande arsa<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a> aux vertes perspectives -mystérieuses. Mais je ne songeai plus à regarder -nulle chose lorsque parut Lella Kenza. -Car elle est plus belle et charmante qu’aucune -des « <i>vierges aux yeux noirs</i> » dont les bons -Musulmans goûteront les délices dans les -« <i>jardins élevés, pleins de sources vives, où les -fruits seront à portée de la main</i><a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a> ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Verger.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Koran.</p> -</div> -<p>Lella Kenza est presque une enfant, mais -elle possède déjà les grâces troublantes de la -femme. Ses yeux profonds, ombragés par de -longs cils bruns, s’ouvrent, candidement -étonnés, sous l’arc parfait des sourcils. Le nez -est petit et droit, la bouche vermeille comme -une fleur fraîche éclose, le teint doré, l’ovale -exquis… Des nattes sombres, piquées d’agates -et d’émeraudes brutes, encadrent son visage, -et vont se perdre dans un volumineux turban -d’étoffe dorée. Elle est mince, souple, et chacun -de ses mouvements révèle l’harmonie du corps -sous les brocarts aux plis lourds. On dirait une -vivante petite idole égyptienne. C’est <i>la perle -soigneusement cachée</i><a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a> qui fut connue par un -seul… : Mouley Abbas est son époux.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Koran.</p> -</div> -<p>Lella Kenza sembla toute joyeuse de ma -visite imprévue.</p> - -<p>— Je ne vois jamais personne — me confia-t-elle, — ma -famille habite Meknès<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>. Depuis -mon mariage, nulle femme n’est entrée dans -cette maison, et mon mari est souvent absent.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Une partie de la famille impériale habite à Meknès, -dans les Palais de l’Aguedal.</p> -</div> -<p>— As-tu des enfants ?</p> - -<p>— Non, — dit-elle, avec une moue petite de -fillette prête aux larmes, — le Seigneur ne -m’en a pas accordé.</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu, tu auras bientôt un fils.</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu, le Puissant, le Miséricordieux ! — répondit -avec ferveur Lella Kenza.</p> - -<p>Elle voulut me faire visiter sa demeure qui -était somptueuse, immense et mal entretenue. -Dans une des chambres, une jeune négresse -allaitait un nouveau-né.</p> - -<p>— C’est une esclave, — me dit Lella Kenza, — et -le fils qu’elle vient de donner à mon -mari.</p> - -<p>De nouveau, son joli visage s’attrista : ses -lèvres se contractaient, ses paupières aux longs -cils s’abaissèrent…, mais je n’osai l’interroger, -de peur d’être indiscrète.</p> - -<p>— Tu ne connais pas un remède pour avoir -des enfants ? — me demanda-t-elle tout à coup. — J’ai -tout essayé, — et elle se mit à pleurer.</p> - -<p>Le chagrin de cette petite fille qui se désolait -de ne pas être mère à l’âge où l’on joue encore -à la poupée, était touchant et drôle.</p> - -<p>— Pourquoi te lamenter ainsi, — lui répondis-je, — tu -n’as peut-être pas quinze ans.</p> - -<p>— Je ne sais pas, — dit-elle, — mais j’ai -déjà jeûné quatre fois au Ramadan depuis mes -noces, et je suis toujours stérile… Alors, j’ai -peur… Et puis, il y a cette Marzaka, fille du -diable, que tu as vue tout à l’heure…</p> - -<p>— Que crains-tu ? Elle est affreuse et noire, -et toi, tu es plus belle que la lune d’été.</p> - -<p>— C’est juste, Mouley Abbas le sait bien, -mais il veut des enfants, et elle lui en donne…</p> - -<p>— Aimerais-tu mieux qu’il eût une seconde -épouse ?</p> - -<p>— Allah m’en préserve !… C’est pour ne pas -amener une autre femme dans la maison que -le Chérif a pris Marzaka. Elle a eu tout de -suite un fils, puis un autre, et celui qu’elle -allaite est le troisième. Elle me nargue avec -tous ses enfants, je ne puis les sentir…</p> - -<p>— Connais-tu l’histoire de la hase et de la -lionne ? Je vais te la dire : « <i>Une hase, un -jour, parlait à une lionne : « Je suis plus -féconde que toi. Je mets au monde chaque -année une quantité de rejetons, tandis que, -tout au long de ta vie, tu n’en as guère plus -d’un ou deux. — Cela est vrai, répondit la -lionne, mais un seul de mes enfants dévore -tous les tiens<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>.</i> »</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> De Lokman le sage. Poète arabe de la tribu d’Ad, à -qui l’on attribue des fables rappelant celles d’Ésope.</p> -</div> -<p>Lella Kenza se mit à rire, toute consolée :</p> - -<p>— Oh ! ta tête est pleine !… Ils sont noirs et -laids comme elle, les fils de Marzaka. Si j’en -avais un, Mouley Abbas le préférerait à eux… -Et ce jour-là, il n’irait plus chez la négresse, il -me l’a promis.</p> - -<p>— Tu vois bien qu’il ne l’aime pas.</p> - -<p>— Sans doute, mais chaque fois qu’il entre -dans sa chambre, mon cœur me fait mal et je -pleure… Ensuite, elle se pavane devant moi -avec les bijoux qu’il lui donne.</p> - -<p>Lella Kenza portait des émeraudes, des -rubis et des perles pour plusieurs milliers de -douros, et j’avais remarqué les bracelets d’argent -et les colliers de simple verroterie dont -l’esclave ornait sa peau noire.</p> - -<p>— Par Allah ! — m’exclamai-je, — ses -bijoux ne sauraient être comparés aux tiens !</p> - -<p>— Et que m’importe ? — répliqua-t-elle, — tout -ce qu’il lui offre m’est cuisant.</p> - -<p>Elle m’emmena prendre le thé dans l’arsa, -où les esclaves avaient étendu des tapis sous -les arbres en fleurs. Les bananiers, les bambous -et les hautes herbes formaient un fouillis -sauvage, au-dessus duquel le palmier, que -j’avais aperçu de la rue, balançait sa tête -flexible. Un invisible ruisseau gazouillait au -milieu des joncs ; des centaines d’oiseaux -pépiaient dans les orangers, et des cigognes -passaient, les pattes jointes, les ailes largement -étendues, le bec pointant à l’avant, d’un vol -japonais noir et blanc sur le bleu du ciel… On -eût pu se croire très loin de la ville, dont on -ne soupçonnait aucune muraille ni aucune -demeure.</p> - -<p>L’air était doux, les pétales tombaient sur -nous en pluie silencieuse et parfumée, les -branches s’inclinaient, trop lourdement -fécondes ; parfois, une orange mûre roulait -sur le sol. Lella Kenza, accroupie devant les -plateaux d’argent, préparait le thé avec des -gestes harmonieux ; des rayons de soleil faisaient -luire les pierreries de sa coiffure et les -ramages dorés de son caftan ; les esclaves -noires s’agitaient autour de nous. Quelques-unes -d’entre elles, un peu à l’écart, chantaient -d’étranges mélopées en s’accompagnant du -gumbri.</p> - -<p>Certes, Mouley Abbas ne devait pas être bien -pressé d’aller au paradis !…</p> - -<p>Je retournai souvent chez Lella Kenza. Elle -s’était prise pour moi d’une vive affection, et -m’eût voulue sans cesse auprès d’elle. Je rompais -l’uniformité de sa vie en lui apportant -quelques échos de ce monde extérieur qu’elle -ne devait jamais connaître.</p> - -<p>Le Chérif était un homme encore jeune, au -visage accueillant et sympathique. Il semblait -adorer sa femme, et insistait toujours pour que -je vinsse la voir et la distraire. Mon départ fut un -vrai chagrin pour Lella Kenza ; elle me fit mille -recommandations, comme si je dusse aller au -bout du monde. Je l’assurai que le voyage de -Meknès à Fez ne m’effrayait nullement, et que -je ne tarderais pas à revenir.</p> - -<p>Je la revis en effet à la fin de l’automne. Elle -me parut moins jolie et moins souple sous -l’ampleur des caftans ; ses traits tirés, ses yeux -trop noirs, révélaient une grande fatigue. Mais -elle était fort joyeuse et ne tarda pas à m’annoncer -la bonne nouvelle :</p> - -<p>— Enfin ! — me dit-elle, — je suis enceinte de -ce printemps, juste à l’époque de ton départ. -Mouley Abbas est bien heureux. Il ne va plus -du tout chez Marzaka, maintenant que le Seigneur -lui a montré que je puis avoir des -enfants.</p> - -<p>L’esclave traversait le patio, suivie de ses -trois petits ; le dernier né trottinait en trébuchant. -Il avait une tête ronde et crépue et un -teint à peine plus clair que celui de la négresse. -Les aînés ressemblaient davantage à leur père, -bien qu’ils fussent aussi fort noirs.</p> - -<p>Marzaka vint s’accroupir avec nous, à une -distance respectueuse de Lella Kenza ; elle se -faisait très humble et sa maîtresse lui témoignait -une hautaine bienveillance depuis que -son triomphe était assuré. Les négrillons -s’ébattaient, comiques et mal élevés, poussant -des cris aigus, dérangeant les coussins, se roulant -sur les tapis comme de jeunes animaux. -De temps à autre, Lella Kenza leur donnait une -amicale petite claque. Même, elle prit le plus -jeune sur ses genoux et le fit danser en chantant :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">— Ah, Mouley Saïd !</div> -<div class="verse">Tu auras bientôt un frère, s’il plaît à Dieu !</div> -<div class="verse">Et son visage sera blanc, comme le haïk d’une femme riche.</div> -<div class="verse">En te voyant auprès de lui,</div> -<div class="verse">Les gens te prendront pour son esclave,</div> -<div class="verse">Et te demanderont si tu viens de Marrakech.</div> -<div class="verse">S’il plaît à Dieu,</div> -<div class="verse">Mouley Saïd !…</div> -</div> - -<p>L’enfant riait aux éclats, et la négresse, -obséquieuse, battait des mains en répétant le -refrain improvisé :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">— S’il plaît à Dieu,</div> -<div class="verse">Mouley Saïd !…</div> -</div> - -<p>Je n’avais jamais vu tant de gaîté dans cette -maison. Pourtant, Lella Kenza semblait fort -éprouvée par sa grossesse ; elle revint toute -haletante d’une promenade dans l’<i>arsa</i>, où les -peupliers roux semaient leurs feuilles mortes -sous l’éternelle verdure des orangers.</p> - -<p>— Je ne puis plus me traîner, — dit-elle, — c’est -que demain j’entre dans mon mois… Tu -seras là, pour le sba<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. Nous aurons des cheikhat<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a> -et beaucoup de réjouissances.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> Septième jour. Fête des relevailles.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> Musiciennes et danseuses de profession.</p> -</div> -<p>Mais je m’inquiétais en la voyant si lasse et -si frêle, à la pensée des souffrances que cette -petite fille devrait bientôt supporter.</p> - -<p>— Écoute, — lui dis-je. — Il y a ici une toubiba<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a> -qui est très savante. Elle a étudié toutes -choses dans notre pays. S’il plaît à Dieu, ton -accouchement sera heureux et facile ; mais si, -par malheur, toi ou ton enfant étiez malades, -je t’en prie, fais-la venir, car elle saurait bien -vous soigner.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Doctoresse.</p> -</div> -<p>— J’aurais trop peur, — répondit Lella -Kenza, — on dit que vos médecins ont des -instruments en acier… Du reste, chez nous, -les vieilles connaissent des remèdes excellents.</p> - -<p>— Sans doute, — répliquai-je avec un -manque de conviction qui ne put échapper -à mon amie.</p> - -<p>— Par notre Seigneur Mohammed, Envoyé -d’Allah ! elles sont plus malignes que tu ne le -crois. Sais-tu ce qui est arrivé à Zohra Bent -Othman Ez Zayani ?</p> - -<p>— Je ne connais même pas son nom.</p> - -<p>— C’était une jeune fille d’une bonne -famille de Fez, jolie comme le printemps, et -pleine de pudeur. La seconde femme de son -père en était fort jalouse. Or, voici que le -ventre de Zohra se mit à enfler, à enfler, à -s’arrondir… et elle souffrait comme celle dont -le mois est échu… La femme disait à tous :</p> - -<p>« — Voyez cette éhontée, cette chienne, fille -de chienne, elle n’a pas attendu ses noces -pour enfanter. »</p> - -<p>» Zohra pleurait sans comprendre pourquoi -le Seigneur lui infligeait cette honte, car elle -sentait remuer dans son sein et se croyait elle-même -enceinte, malgré son innocence. Mais -une vieille femme à qui elle se confia lui -dit :</p> - -<p>« — Ce sont les fruits de la méchanceté que -tu portes, et non ceux du péché. Celle qui te -hait a dû te faire manger dans le couscous -des œufs de serpent. Ils ont éclos par la chaleur -de ton corps ; les petits s’y trouvent bien -et y grandissent. »</p> - -<p>» Zohra disait :</p> - -<p>« — O ma mère, qu’arrivera-t-il ? Les serpents -finiront par me tuer !… »</p> - -<p>» Alors, la vieille, la démone, eut une idée, — ces -vieilles connaissent toutes les ruses ! — Elle -fit manger à Zohra beaucoup de pois chiches -et de poisson très salé, puis la suspendit par -les pieds au-dessus d’un seau d’eau. Les serpents, -que cette nourriture avait altérés, -sentirent la fraîcheur de l’eau ; ils se précipitèrent -pour boire. Il en sortit sept et la jeune -fille fut délivrée. A présent, elle est mariée à -l’Amin El Mostafad. O ces vieilles ! vois-tu, -qui s’aviserait de dénombrer leurs secrets ? -Elles savent où le loup a caché ses petits… »</p> - -<p>Je n’avais pas d’aussi extraordinaires récits -à opposer aux siens. Pourtant, j’arrivai à la -convaincre que nos médecins n’étaient pas non -plus sans posséder quelque science. Mais -Allah me préserve de médire des vieilles !</p> - -<p>La semaine suivante, une esclave vint -m’annoncer, de la part du Chérif, la naissance -d’un garçon.</p> - -<p>— L’impatience de Lella Kenza était si -grande que le Seigneur ne lui a pas fait -attendre la fin de son mois.</p> - -<p>— Et comment va-t-elle ?</p> - -<p>— Allah soit loué ! tout s’est bien passé. -Mouley Abbas, est ravi d’avoir un fils. Il te -prie de venir chez lui.</p> - -<p>J’accourus anxieuse auprès de mon amie -la Chérifa, et la trouvai, très pâle encore, -accroupie au milieu des coussins. De lourds -rideaux de brocart fermaient l’immense lit et -l’on y voyait à peine à la clarté d’un cierge de -cire dont la flamme jaunâtre menaçait constamment -les étoffes. Quelques femmes étaient -assemblées autour de Lella Kenza, dans -l’atmosphère pesante de l’alcôve, et une de ces -vieilles aux mille ruses, qui l’avait accouchée, -tenait un informe paquet vagissant.</p> - -<p>— Regarde mon fils, — me dit avec fierté -Lella Kenza en soulevant les linges, parmi lesquels -j’aperçus un pauvre petit être frêle et grimaçant. — Il -ne recevra son nom que le jour du -sba. Je l’appelle à présent « le béni ». Oh ! que -fut grande la bénédiction d’Allah !… Reviens -vendredi pour la fête, et surtout, n’arrive pas -plus tard que le dohor<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> Chant du muezzin au milieu du jour.</p> -</div> -<p>Un serviteur de Mouley Abbas vint le matin -même renouveler l’invitation, de peur que je -ne l’eusse oubliée. La maison du Chérif s’emplissait -d’une joyeuse rumeur. D’innombrables -négresses en vêtements de fête se bousculaient -dans le patio, portant des aiguières, des -plateaux, des corbeilles remplies de gâteaux. -Tout autour de la grande salle, les invitées se -tenaient accroupies sur les divans, immobiles, -silencieuses et solennelles comme des idoles. -Leurs visages, insolemment fardés, s’encadraient -d’énormes anneaux d’oreilles ornés de -pierreries, et de longs glands en perles fines ou -en émeraudes. Quelques-unes avaient des diadèmes -enrichis de diamants, d’autres se couronnaient -d’un turban de plumes roses ou d’une -étoffe brodée. Les hautes ceintures à ramages -leur montaient, très raides, jusque sous les -aisselles. Les brocarts des caftans se cassaient en -plis lourds, à peine voilés sous la gaze éclatante -des ferajiat<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a> et les colliers splendides, aux -plaques finement ciselées, reposaient sur de -très ridicules petites collerettes dont la mode -est venue d’Europe.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Robes de dessus transparentes.</p> -</div> -<p>Lella Kenza m’installa tout près d’elle, à -côté de son lit. Elle me comblait d’amabilités et -se penchait constamment vers moi pour me -désigner ses parentes ou me faire remarquer -un détail de la fête. Pourtant je lui trouvai -un air soucieux, malgré son apparente gaîté.</p> - -<p>— Comment va ton fils ?</p> - -<p>— Grâce à Dieu !… L’assemblée est belle, -n’est-ce pas ? Tu resteras toute la nuit.</p> - -<p>— Non, non, c’est impossible.</p> - -<p>Elle en fut désolée, et, à force d’instances, -obtint de me garder jusqu’au moghreb.</p> - -<p>Les invitées ne se départissaient pas de leur -attitude rigide, tandis qu’à l’autre extrémité de -la pièce, les cheikhat accompagnaient rageusement, -de leurs instruments, des chants nasillards. -On ne s’entendait plus… il me fallait -parler très haut à Lella Kenza et je perdais la -moitié de ses phrases. Elle semblait, du reste, -de plus en plus lasse et préoccupée.</p> - -<p>Quelques vieilles femmes, accroupies autour -de l’accoucheuse, tenaient de longs conciliabules. -Elles firent apporter sur le lit un petit -canoun allumé, dans lequel on jeta divers -ingrédients qui dégagèrent une âcre fumée. -L’enfant fut exposé au-dessus des charbons, -puis frotté avec un liquide mystérieux. Il poussait -de faibles cris en s’agitant.</p> - -<p>Lella Kenza le regardait d’un air inquiet.</p> - -<p>— Que lui fait-on ? — demandai-je.</p> - -<p>— Rien… des choses à nous… — me répondit-elle -évasivement, et elle détourna mon attention -sur le thé, le lait d’amandes, les sucreries -et les parfums que les négresses passaient à la -ronde. L’une d’elles offrait aussi de la gouza<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a> -en poudre, dont les invitées avalaient une -pincée, tandis que leurs regards devenaient -plus vagues et leur expression plus hébétée.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Noix de muscade avec laquelle les Marocaines se -donnent une sorte d’ivresse.</p> -</div> -<p>Les cheikhat, excitées par leurs chants, se -démenaient avec une frénésie grandissante. Le -soleil avait quitté le haut des murs, et les -esclaves alignaient sur les tapis de gigantesques -chandeliers en cuivre garnis de cierges.</p> - -<p>Je me levai pour partir, malgré les instances -de Lella Kenza.</p> - -<p>Alors, subitement, son visage se décomposa, -et elle me dit d’une voix suppliante, tandis -que ses yeux s’emplissaient de larmes :</p> - -<p>— Je t’en conjure, va me chercher cette -toubiba dont tu m’as parlé. Mon enfant est très -malade, les vieilles ont vainement essayé tous -leurs remèdes…</p> - -<p>— Allah ! — m’écriai-je, — est-ce possible ! -Pourquoi ne m’as-tu pas avertie plus tôt ? Voilà -trois heures que je suis ici.</p> - -<p>— Je ne voulais pas qu’aucun souci troublât -pour toi la fête. Mais à présent tu pars… Mouley -Abd Es Selem va mourir si tu ne trouves -rien pour le sauver !</p> - -<p>Un chagrin si poignant la bouleversait, que -je n’arrivais pas à comprendre comment cette -femme en pleurs avait pu, tout le jour, dissimuler -son anxiété par simple politesse envers -ses hôtes.</p> - -<p>Je partis en courant à travers les ruelles -noires, avec un petit esclave qui portait une -lanterne. La toubiba habitait à l’autre extrémité -de la ville, et je dus attendre son retour. -Il était au moins huit heures lorsque nous -revînmes à la demeure du Chérif Jilali.</p> - -<p>Mouley Abbas nous attendait, très anxieux, -dans ses appartements, puis nous passâmes à -ceux des femmes qu’emplissait toujours la -joyeuse rumeur. Les cheikhat continuaient leur -concert endiablé, et les invitées dodelinaient de -la tête au rythme de la musique, tout en croquant -des pâtisseries. Quelques-unes se levaient -parfois pour esquisser un mouvement de danse… -Derrière les tentures du grand lit, Lella Kenza -sanglotait à côté de l’enfant moribond… La -toubiba s’accroupit auprès d’elle, prit le petit -des mains de la vieille et l’examina.</p> - -<p>— J’arrive trop tard, — me dit-elle en français.</p> - -<p>— Comment le trouves-tu ? — interrogea -Lella Kenza toute tremblante.</p> - -<p>— N’aie pas peur, je vais le soigner.</p> - -<p>— Il ne mourra pas ? Oh, que tu deviendras -chère à mon cœur si tu le guéris !</p> - -<p>— Je donne les remèdes, Allah accorde la -guérison…</p> - -<p>— Cela est vrai, opinèrent les vieilles, Allah -seul est grand.</p> - -<p>En hâte, la doctoresse avait griffonné une -ordonnance qu’emportait un serviteur du Chérif, -puis elle demanda de quoi baigner l’enfant. -Les esclaves s’agitaient dans le tumulte de la -fête. De temps à autre, les invitées soulevaient -les rideaux de l’alcôve et s’enquéraient de -Mouley Abd Es Selem, puis elles reprenaient -leur thé ou leurs danses.</p> - -<p>On apporta sur le lit un bassin de cuivre -rempli d’eau chaude, où la toubiba plongea le -bébé, dont le misérable petit corps aux membres -raidis était secoué par des convulsions.</p> - -<p>— Il allait bien jusqu’à mercredi, — expliquait -en pleurant Lella Kenza ; — cette nuit-là, -je suis allée au hammam. A mon retour je l’ai -trouvé malade, et, depuis, il ne veut plus téter.</p> - -<p>La doctoresse me dit tout bas :</p> - -<p>— C’est le tétanos, il est perdu… Voici la -première fois que je vois un pareil cas. La -plaie ombilicale a dû être infectée au moment -de l’accouchement. Ces femmes ont un tel -manque de soins !</p> - -<p>Lella Kenza levait sur nous ses grands yeux -pleins de détresse :</p> - -<p>— Oh, que j’ai peur ! — murmura-t-elle -d’une voix brisée…</p> - -<p>Mouley Abd Es Selem mourut avant l’aube, -avec les derniers accords de la musique, alors -que les invitées prenaient congé de la Chérifa. -Il fut enterré le matin même.</p> - -<p>Lorsque je quittai Fez, quelques jours plus -tard, j’emportai la hantise du désespoir où je -laissais Lella Kenza.</p> - -<p>Et puis, les mois ont passé, insensibilisant, -peu à peu, l’acuité de sa douleur. Aux premiers -jours d’avril, j’ai retrouvé la Chérifa charmante -et joyeuse dans son arsa pleine d’orangers. -Elle a repris son air ingénu de petite fille aux -grands yeux étonnés. Les esclaves étalent des -tapis sous l’ombrage et préparent le thé ; la -neige odorante des pétales tombe toujours -autour de nous et l’air frémit doucement, -chargé de toutes les senteurs et de toutes les -ivresses du printemps.</p> - -<p>Les fils du Chérif jouent dans les hautes -herbes ; le plus jeune trotte à présent, très -assuré sur ses jambes. Il s’est approché de -Lella Kenza, qui fronce les sourcils et le renvoie -d’un geste brusque. Mouley Saïd en tombe -assis sur son petit derrière noir.</p> - -<p>— Dieu te pardonne, — lui dis-je étonnée, — comme -tu es dure avec cet enfant !</p> - -<p>— C’est celui de Marzaka, — répliqua-t-elle -d’une voix altérée par la haine, — de la pécheresse -qui a tué mon fils.</p> - -<p>— Par le Prophète ! — m’écriai-je, — tu -l’accuses à tort. Certes, je comprends que tu -n’aimes pas cette femme, mais elle est étrangère -à la mort de Mouley Abd Es Selem…</p> - -<p>— Écoute ! le mensonge ne sort pas de mes -lèvres, j’en jure par Mouley Idriss<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a> ! mon -enfant allait bien tant que je suis restée -auprès de lui. Le cinquième jour, je suis allée -me purifier au hammam. A mon retour, je l’ai -trouvé tout raide, il ne voulait plus téter… -C’est cette fille du diable qui l’a empoisonné en -mon absence, pour que ses fils restent les seuls. -La toubiba a dit que Mouley Abd Es Selem est -mort d’une maladie dont j’ai oublié le nom, -et Mouley Abbas l’a crue. Mais moi, je connais -la malice de Marzaka la chienne. Puisse Dieu -la confondre ! je la déteste, je lui souhaite tous -les maux de la terre ! De ma vie, je n’oublierai -son crime.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Le Saint protecteur de Fez.</p> -</div> -<p>Lella Kenza, frémissante et les yeux pleins -de larmes, jette ses malédictions sous les arbres -en fleurs.</p> - -<p>Et j’aperçois Marzaka, suivie de ses trois rejetons, -qui passe lourdement à l’autre bout de -l’arsa, la démarche pesante, la taille déformée…</p> - -<p>Le Seigneur, une fois encore, a béni le -ventre de la négresse.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c2">II<br /> -<span class="small">LA JUIVE</span></h3> - - -<p>Un cortège de noces se déroulait à travers -les ruelles du Mellah. Les musiciens chantaient -à tue-tête, avec des voix éraillées, et les invités, -malgré la circonstance, conservaient cet air -lamentable de leurs visages aux longs nez, de -leurs crânes rongés de teigne sous le calot -crasseux, et de leurs lugubres lévites d’un noir -déteint. L’un d’eux portait à bras tendus, au-dessus -de sa tête, la chaise où se tenait assise -la mariée.</p> - -<p>C’était une toute petite fille, une minuscule -petite fille, si chétive, si frêle, qu’on lui eût à -peine donné cinq ou six ans, bien qu’elle en -eût atteint huit depuis les Pâques, âge auquel -il convient qu’une petite Juive de Fez soit -mariée.</p> - -<p>Juchée sur ce siège mouvant, Meryem s’efforçait -de conserver sa dignité, mais ses mains -s’agrippaient aux bras du fauteuil dont les -balancements l’inquiétaient. La peur de tomber -était son unique préoccupation. Du reste, elle -se souciait fort peu des événements en perspective, -malgré que les conseils maternels eussent -essayé de l’y préparer. Les fêtes nuptiales qui -duraient depuis neuf jours n’avaient été pour -la fillette que des alternatives de plaisirs et de -tourments : joie d’être belle et parée, de -manger les sucreries, présents du fiancé ; joie -des bombances données en son honneur et qui se -terminaient invariablement par des orgies de -mahia, l’eau-de-vie de figues, âpre et brûlante.</p> - -<p>Mais elle avait eu aussi l’ennui des interminables -cérémonies durant lesquelles il faut être -sage, ne pas bouger, ne pas rire ni parler, et -surtout de cette piscine glaciale où on l’avait -plongée trois fois, selon les rites, et dont le -souvenir la faisait encore frissonner. Elle connaissait -son fiancé depuis longtemps et n’éprouvait -aucun sentiment à son égard.</p> - -<p>Moché Abitbol exerçait le métier de bijoutier -dans l’échoppe de son grand-oncle, dont il -était un des meilleurs apprentis. Il avait appris -l’art des émaux et des filigranes ; il savait ciseler -à la lime les bagues, les bracelets, les ferronnières -chères aux Musulmanes, ainsi que ces -plaques d’or, légères comme des rosaces de -dentelle, au milieu desquelles s’épanouit la -fleur d’une émeraude pâle. Il assemblait en -collier les perles et les pierreries venues des -Indes, avec une harmonie délicate, un sens -réel de la beauté. Pourtant Moché n’était qu’un -petit Juif sale et dépenaillé, aux regards -fuyants, à l’air vicieux…, on eût dit un vieillard -malgré ses dix-sept ans et il avait déjà -causé plusieurs fois le scandale de la Communauté -par ses fredaines.</p> - -<p>Meryem n’avait que faire de tout cela… Le -mariage était pour elle une suite de fêtes après -lesquelles, devenue dame, elle porterait la -coiffure des femmes mariées. Déjà le premier -jour, on avait remplacé sa sebenia de fillette -par le fistoul, qui retombe en voile jusqu’à la -taille, et sur lequel les soualef de fil noir forment -deux bandeaux réguliers de chaque côté -du visage.</p> - -<p>Le cortège approchant de la maison nuptiale, -les musiciens redoublaient de pathétique -nasillard. Ils chantaient :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Bienvenue à la beauté de Fez !</div> -<div class="verse">Accourez et prosternez-vous,</div> -<div class="verse">Devant la sultane du Palais !</div> - -<div class="verse stanza">« — Viens chez moi te reposer,</div> -<div class="verse">Dans mon cœur, je t’aime,</div> -<div class="verse">Je tolérerai tous tes caprices,</div> -<div class="verse">Même si tu marches sur mon cœur…</div> - -<div class="verse stanza">Comment ferai-je, ô femmes ?</div> -<div class="verse">L’amour m’a déchiré,</div> -<div class="verse">Le supporter est pénible,</div> -<div class="verse">Je suis fatigué de l’attente…</div> - -<div class="verse stanza">Il n’y a pas de remède à mes maux.</div> -<div class="verse">Il n’y a pas de médecin,</div> -<div class="verse">Qui puisse me guérir</div> -<div class="verse">Ni même me soulager<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a> !… »</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Paroles attribuées au fiancé.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">« — Pourquoi ma tête est-elle partie ?<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a></div> -<div class="verse">Mon cœur est tranquille</div> -<div class="verse">Il n’y a pas de honte à aimer…</div> -<div class="verse">Reconnais-le et excuse-moi !</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Réponse de la fiancée.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Pourquoi ma tête est-elle partie ?</div> -<div class="verse">Pourtant mes os sont rassemblés,</div> -<div class="verse">Rien de mes os n’est cassé.</div> -<div class="verse">Mon cœur se réjouit des parfums,</div> - -<div class="verse stanza">Un parfum passe en ma tête,</div> -<div class="verse">Tout entière je suis pure,</div> -<div class="verse">Les arbres ne se dessèchent</div> -<div class="verse">Que lorsque les fleurs sont fanées.</div> - -<div class="verse stanza">Viens, le malheur ne t’atteindra pas !</div> -<div class="verse">Ma salive est douce,</div> -<div class="verse">Ma tête est toute troublée,</div> -<div class="verse">Je vais de droite et de gauche… »</div> - -<div class="verse stanza">O la fleur qui s’épanouit !</div> -<div class="verse">Petite sultane est son vrai nom,</div> -<div class="verse">Voici que son maître paraît…</div> - -<div class="verse stanza">Bienvenue à la beauté de Fez !</div> -<div class="verse">Accourez et inclinez-vous,</div> -<div class="verse">Devant madame la mariée.</div> -</div> - -<p>Le cortège s’était engouffré dans une étroite -cour, fraîchement badigeonnée d’outremer et -de jaune serin, et l’on déposa Meryem sous un -dais où Moché Abitbol vint la rejoindre. Son -regard oblique s’illumina d’une lueur en contemplant -la petite épouse qui lui était destinée. -Elle avait bon air au milieu du scintillement -de ses bijoux ! Des rangs de perles se mêlaient -aux soualef, des bracelets chargeaient ses bras -fluets, des boucles d’oreilles aux longues pendeloques -tremblaient à chacun de ses mouvements, -et d’innombrables colliers de pierreries -couvraient sa gorge enfantine, toute plate, -mais dont la peau très blanche apparaissait -entre les joyaux. Meryem n’osait remuer dans -son beau costume de velours vert brodé d’or ; -l’ample jupe à godets s’étalait autour d’elle en -plis raides, et le boléro enserrait son buste -d’une cuirasse étincelante, au-dessus de laquelle -une guimpe décolletée, en mousseline lamée -d’or, jetait un éclat plus fin. Le visage de la -petite, rehaussé de rouge et de kohol, restait -invisible sous un voile.</p> - -<p>Moché lui mit dans la main un guirch<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>, en -prononçant les paroles sacramentelles :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Au nom de la loi de Moïse,</div> -<div class="verse">Tu m’es consacrée.</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Petite pièce d’argent valant environ 0 fr. 25.</p> -</div> -<p>Puis on emporta Meryem sur le lit nuptial -où elle passa le reste du jour à s’amuser avec -ses petites compagnes, tandis que les invités -festoyaient au son des chants et des instruments. -Lorsque la fête fut terminée, tout le -monde se retira et Moché Abitbol pénétra dans -la chambre où l’attendait la petite mariée. Elle -eut bien soin de se tourner vers la muraille -comme on le lui avait recommandé ; mais -l’époux s’approcha d’elle, la prit par les épaules -et la fit virer de son côté…; il exhalait une -forte odeur de mahia et avait des gestes -imprécis…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p class="noindent">… Ce fut un viol -hideux, sans pitié pour la terreur ni les cris -aigus de l’enfant…</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>La vie de Meryem reprit au domicile de -l’époux à peu près telle que chez ses parents. -Sa belle-mère Rebka, une grande femme pâle -et maladive, l’initiait peu à peu aux soins du -ménage et lui montrait à confectionner les -petits boutons de passementerie, que l’on vend -aux Musulmans, et dont le produit est l’unique -revenu des femmes juives. Mais, comme -Meryem était encore très jeune, elle passait la -plus grande partie de son temps à jouer avec -ses belles-sœurs et elle se fût trouvée tout à -fait heureuse sans le supplice des nuits conjugales, -auxquelles, malgré divers remèdes conseillés -par les matrones, elle ne pouvait s’habituer. -Quand arrivait le crépuscule, Meryem -commençait à trembler et à pleurer. Même -elle tomba sérieusement malade ; elle ne mangeait -plus, avalait à peine quelques gorgées de -mahia, toujours secouée de fièvre, avec des -yeux trop grands, et trop brillants dans son -pauvre petit visage blême.</p> - -<p>Un jour Moché réussit à amener chez lui un -médecin étranger dont la réputation tenait du -miracle et du sortilège. Il était vêtu comme -un Musulman et parlait l’arabe. Il examina la -petite en fronçant le sourcil, puis entraîna -l’époux et la belle-mère hors de la pièce et -leur posa des questions précises. Et, tout à -coup, il fut saisi d’une grande colère ; il -secouait par les épaules Moché Abitbol en -criant que les mœurs juives le dégoûtaient et -que, si le mari voulait achever cette malheureuse, -il n’avait qu’à continuer l’œuvre si bien -entreprise. Quant à lui, il s’en lavait les mains, -aucun remède autre que l’abstinence n’étant -capable de sauver la pauvre enfant.</p> - -<p>Bien entendu, Moché n’en crut rien…, -mais à quelques jours de là, le Seigneur -intervint.</p> - -<p>D’inquiétantes rumeurs circulaient entre les -murs bleus… une sorte d’angoisse planait sur -le Mellah, si souvent éprouvé, où le souvenir -des derniers massacres hantait encore les -esprits. Un jour, de longs cris d’épouvante et -de mort retentirent de nouveau à travers les -ruelles. La populace, mêlée de soldats et de -Chleuhs, folle de cruauté, grisée de meurtres, -montait de Fez… Après avoir massacré les -chrétiens, elle se ruait sur le quartier juif, -détruisant tout sur son passage, enfonçant les -portes, sabrant les femmes et les enfants.</p> - -<p>Une folle épouvante précipita le Mellah -vers la fuite, l’unique salut. Rebka entraînait -ses filles ; Moché emportait Meryem, trop -faible pour marcher. Poursuivi par une bande -d’assassins, il ne tarda pas à se débarrasser du -léger fardeau qui entravait sa course, peut-être -avec l’espoir que l’enfant arrêterait la meute -enragée… Mais les massacreurs négligèrent la -petite malade, et elle les vit avec horreur -assommer, à quelques pas d’elle, son mari qui -demandait grâce, sans même essayer de se -défendre…</p> - -<p>Plus tard, un Juif ramassa l’enfant évanouie -et la chargea sur ses épaules. Il atteignit sans -encombre le Palais du Sultan dont les portes, -sur l’ordre de Moulay Hafid, avaient été -ouvertes aux malheureux.</p> - -<p>Les cris durèrent jusqu’à la nuit ; puis, las -de tuer et de piller, dispersés par quelques -moghaznis, les Fasi rentrèrent chez eux.</p> - -<p>Mais, dès le lendemain, la fusillade reprit -avec l’accompagnement sourd des canons. Les -Berbères de la montagne, attirés par l’appât -du pillage, s’abattirent autour de Fez comme -une nuée de faucons, et les soldats français -accouraient, de leur côté, au secours de leurs -compatriotes enfermés dans la ville. Les Juifs -gémissaient en implorant l’Éternel, à chaque -explosion qui venait du Mellah, car leur malheureuse -cité paraissait une cible pour tous les -adversaires… Et, pendant des jours et des -jours, le chœur de leurs lamentations s’unit au -fracas des combats. Puis, le calme ayant repris -ses droits, ils se hasardèrent à rentrer chez -eux, le désir de vérifier si la cachette des -trésors familiaux avait échappé aux investigations -dominant leur terreur. Mais les femmes -et les enfants restaient encore au palais. On les -avait parqués, en différentes cours, même dans -celle de l’impériale ménagerie. C’est là que -Meryem avait retrouvé sa famille échouée -entre les cages dans lesquelles tournaient, -viraient, rugissaient et glapissaient affreusement -des lions, des tigres, des hyènes affolés -par cet amas de chair humaine à forte senteur.</p> - -<p>Les fillettes pleuraient, secouées de peur, -une épouvante succédant à l’autre, Meryem en -oubliait ses souffrances, elle ne pouvait détacher -ses yeux d’une panthère dont l’énorme -patte, aux griffes contractées, se tendait vers -elle à travers les barreaux, comme pour la -saisir. La nuit, des yeux phosphorescents brillaient -au fond des cages, et tout à coup un -horrible rugissement secouait le silence, prélude -du concert auquel tous les fauves ne tardaient -pas à prendre part… Le froid était -encore vif, et les misérables n’avaient qu’une -litière de paille pour s’étendre ; des esclaves -noirs leur distribuaient, l’air méprisant, quelques -pains et un peu de soupe. Le Sultan, -protecteur attitré des Juifs en son empire -chérifien, ne pouvait moins faire que leur -accorder cette hospitalité.</p> - -<p>Après quelques semaines de ce cauchemar, -ils commencèrent à regagner le Mellah. Ceux -dont les demeures n’étaient plus habitables, -trouvaient asile chez des amis et dans les synagogues ; -les autres réparaient en hâte les dommages -de leurs maisons pour s’y réinstaller.</p> - -<p>Meryem rentra chez ses parents. Les esprits -s’apaisaient peu à peu ; les enfants, avec l’insouciance -de leur âge, recommençaient à jouer, -les femmes à se faire des visites où elles -buvaient du thé tout en savourant les confitures -de cédrat et de fleur d’oranger.</p> - -<p>Le petite veuve, délivrée du supplice quotidien, -revint à la santé. On l’avait aussitôt -promise au frère aîné de Moché, le vieux -Chlamou Abitbol qui venait de perdre sa -femme, et était allé à Gibraltar régler quelques -fructueuses affaires.</p> - -<p>Meryem avait onze ans et devenait fort jolie, -elle se plaisait à la parure, s’attardait devant -les miroirs venus d’Espagne, et le jour du -Sabbat, où l’on se promène gravement en toilette -à travers les ruelles nauséabondes, lui -procurait un plaisir jusqu’alors inconnu. Elle -sentait le regard des hommes s’arrêter sur elle -avec insistance, une étincelle allumée au fond -de leurs longs yeux sournois. De romanesques -pensées hantaient son esprit ; elle imaginait -mille aventures dont elle serait l’héroïne, des -paroles d’amour suaves et troublantes, des -compliments, de grands personnages agenouillés -devant sa beauté, lui prodiguant les -bijoux et les parures… Mais, à vrai dire, toutes -ces rêvasseries n’avaient rien à faire avec -l’avenir réel, le fiancé à mâchoire édentée, ni la -vie conjugale dont la première expérience -l’avait si fort rebutée, bien qu’à présent elle -sentît quelques secrets penchants aux plaisirs -sensuels.</p> - -<p>Non, le héros de ses rêves n’était, il faut -l’avouer, pas même un coreligionnaire, mais -plutôt un être fantaisiste doué de toutes les -qualités, de tous les prestiges, un étranger venu -d’un pays très lointain… peut-être, à la rigueur, -un de ces Juifs de la jeune génération qui -portent des complets européens, des chapeaux -de feutre et de scintillantes chaînes de montre. -Tout en y songeant, Meryem supportait sans -peine son veuvage et l’attente prolongée du -vieux Chlamou.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Un samedi, tandis que Meryem se promenait -avec sa mère et ses sœurs, fière, droite, le châle -de soie blanche coquettement drapé sur ses -épaules, selon la mode nouvelle, un cavalier -musulman vint à la croiser.</p> - -<p>El Hadj Mohamed Ben Zakour, jeune et -riche négociant en soieries, se faisait édifier -une maison au Tala<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>, et, malgré sa répugnance -à circuler à travers le Mellah, il s’était décidé -à y aller voir certain plafond d’un style -moderne, dont on vantait la décoration.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Quartier de Fez.</p> -</div> -<p>Les Juifs se rangeaient, humbles et serviles, -devant lui, mettant un empressement exagéré -à lui indiquer son chemin. Mais à peine El -Hadj Mohamed eut-il aperçu la petite veuve -qu’il en oublia l’objet de ses recherches.</p> - -<p>Meryem était alors d’une beauté saisissante, -dans tout l’éclat de ses douze ans épanouis. Les -soualef de soie noire faisaient ressortir sa peau -fine, si blanche, avivée d’un rose exquis, plus -tendre que celui d’un pétale. Ses grands yeux -sombres prenaient une expression doucement -voluptueuse entre les cils très longs qui palpitaient -comme de petites ailes ; le nez mince, -presque droit, s’inclinait à peine au-dessus -d’une bouche semblable à la grenade entr’ouverte. -Et l’ovale parfait du visage évoquait -celui des madones que les Chrétiens mettent -en leurs temples, à la fois candides et troublantes -par le charme extrême de leur beauté.</p> - -<p>Malgré l’habituel mépris des Musulmans -pour les Juifs, El Hadj Mohamed se sentit -embrasé d’un subit amour irrésistible, peut-être -en raison d’une lointaine hérédité… -Chacun sait que les Ben Zakour descendent -d’Israélites convertis à l’islamisme, au temps -de Mouley Ismaïl.</p> - -<p>Meryem ne manqua pas de remarquer son -trouble, et, comme il était jeune et séduisant, -avec son profil énergique au nez hardiment -busqué en bec de faucon, elle pensa tout le -reste de sa promenade à cette rencontre, sans -espérer toutefois qu’elle se renouvelât, car les -Musulmans ne viennent guère au Mellah ; mais -en rentrant chez son père, elle le trouva en -grande conversation avec El Hadj Mohamed au -sujet d’une affaire de terrain subitement -inventée par celui-ci. Meryem se sentit submergée -d’un immense orgueil, car elle comprit -que c’était pour elle seule que le seigneur -arabe honorait leur demeure. Il coulait à -chaque instant vers elle des regards admiratifs -qui lui brûlaient le cœur et en précipitaient -les battements. Pourtant il ne lui adressa pas -la parole, très affairé en apparence à discuter -avec le vieux Youdah, mielleux, déférent, -mais âpre au gain.</p> - -<p>Le lendemain, comme Meryem traversait le -souk, elle fut abordée par un petit Juif mendiant -et borgne, dont la réputation était mauvaise.</p> - -<p>— Écoute, — lui dit-il, — je viens de la -part d’El Hadj Mohamed qui veut te parler. Il -retournera demain chez ton père ; sois près de -la porte pour lui ouvrir.</p> - -<p>Meryem ne répondait pas, bouleversée d’émotion.</p> - -<p>— Tu as compris ? — interrogea Simouel.</p> - -<p>— Oui, — dit-elle enfin, — mais au nom de -l’Éternel, ne répète ceci à personne !</p> - -<p>— Je l’ai juré sur les Tables de la Loi, — répliqua -le gamin sans ajouter qu’El Hadj -Mohamed s’était assuré de son silence par des -menaces et un beau réal d’argent.</p> - -<p>Meryem rentra chez elle, agitée de mille -pensées contradictoires. Les heures lui semblèrent -interminables jusqu’au lendemain ; elle -les mit cependant à profit en décidant ses -parents à s’installer au premier étage, selon -leur coutume de chaque hiver, car les jours -devenaient plus frais. Le matin elle fit sa toilette -avec un soin minutieux, sans oser toutefois -changer ses vêtements quotidiens, ni -ajouter aucune parure, dans la crainte d’attirer -l’attention ; mais elle nettoya les taches dont -sa jupe et son boléro de drap étaient criblés, -et elle se regardait à tout instant dans le -miroir, heureuse de s’y trouver fraîche et désirable.</p> - -<p>Elle ne quittait pas le patio, sous prétexte -d’en laver les mosaïques, et elle attendait, le -cœur anxieux, l’oreille attentive au moindre -bruit… Des coups retentirent à la porte, elle -se précipita pour ouvrir. El Hadj Mohamed se -dressait devant elle, tout enveloppé de ses -mousselines blanches et parfumées. Il lui prit -la main en murmurant :</p> - -<p>— Que tu es belle !… plus belle que l’aurore -délicieuse !… N’est-il pas fâcheux que tant de -beauté doive s’étioler au Mellah, près du vieillard -auquel on te destine ?… Viens avec moi, -je te donnerai des bijoux et des esclaves.</p> - -<p>La petite main tremble dans la sienne, -Meryem reste silencieuse.</p> - -<p>— Tu me plais et je désire ton bien, — répète -le jeune homme, — chez moi tu seras heureuse, -adulée, belle et parée comme une sultane…</p> - -<p>Tout à coup une voix glapissante cria :</p> - -<p>— Qui est là ?</p> - -<p>— C’est le Hadj Mohamed qui veut voir mon -père, — répondit Meryem en s’efforçant de -donner à ses paroles un timbre naturel.</p> - -<p>Youdah se précipita vers l’escalier pour recevoir -son hôte, mais comme il était vieux et -descendait lourdement, El Hadj Mohamed eut -encore le temps de murmurer :</p> - -<p>— Tâche de sortir cette nuit de ta maison. -Le petit Simouel t’attendra, suis-le sans crainte. -Je m’arrangerai pour que les portes du Mellah -restent ouvertes… Tu viendras, Meryem ?… -promets-le… — répète-t-il d’un ton autoritaire, -en serrant la main de plus en plus tremblante.</p> - -<p>— Oui, Seigneur, — répond Meryem à voix -basse.</p> - -<p>Son père arrivait dans le vestibule, tout -ému par l’honorable visite et par les rasades -de mahia avec lesquelles il combattait les -froids de l’automne.</p> - -<p>… Meryem, à demi défaillante, contemple -la bague qu’El Hadj Mohamed a laissée à son -doigt, et, malgré son trouble, elle évalue le -prix de l’énorme rubis qui vaut au moins cent -douros !… Puis, à regret, elle la retire et la -noue soigneusement au coin de son mouchoir.</p> - -<p>L’affaire fut conclue le jour même et Youdah -se félicitait d’avoir su tromper El Hadj Mohamed !…</p> - -<p>Ce soir-là, Meryem ne voulut pas manger. -Elle se dit en proie à de si violents maux de -tête que les larmes coulaient sans cesse de ses -yeux. Une affreuse tristesse la saisit au moment -de quitter tous les siens, d’abandonner son -milieu, sa famille, pour une coupable destinée. -Elle sait que ses parents la maudiront et -ne voudront plus jamais la revoir, que la Communauté -la rejettera ignominieusement de son -sein… Pourtant l’attrait irrésistible de l’aventure -domine ses scrupules et aussi les ardeurs -de son sang, éveillées sans pitié durant son -enfance, et qui ne sont plus satisfaites alors -que sa jeunesse s’épanouit… De temps à autre -elle regarde le mirifique rubis et ses résolutions -s’affermissent…</p> - -<p>Au milieu de la nuit, elle se leva doucement -et comme, malgré ses précautions, sa mère -demandait d’une voix engourdie de sommeil :</p> - -<p>— Que fais-tu ?</p> - -<p>— J’ai la fièvre, — dit Meryem, — je vais -boire.</p> - -<p>Elle descendit dans le patio et puisa un peu -d’eau, attendant, anxieuse, que sa mère fût -rendormie. Puis elle se dirigea vers la porte -dont elle avait eu soin la veille de graisser le -verrou. Simouel se dissimulait près du seuil.</p> - -<p>— Viens vite ! — dit-il.</p> - -<p>Et ils se sauvèrent comme des malfaiteurs à -travers les ruelles sombres…</p> - -<p>Le gardien du Mellah, soudoyé par El Hadj -Mohamed, a laissé la porte entr’ouverte. Il n’a -pas l’air d’apercevoir les fugitifs. Meryem respire -plus librement lorsqu’elle se trouve dans -la campagne ; la nuit est si pure que l’on -aperçoit les plus lointaines montagnes, aux -neiges scintillantes sous les rayons lunaires. -Un vent léger fait frissonner les bambous entre -lesquels s’encaisse le chemin, et leur plainte -se mêle au gazouillis des ruisseaux et au bruit -des cascades.</p> - -<p>Quelques cavaliers sortirent de l’ombre. -Meryem eut peur et poussa un faible cri… -mais déjà El Hadj Mohamed est auprès d’elle -et la presse passionnément contre lui… Sur un -signe de leur maître, les serviteurs amènent -une mule et des vêtements. El Hadj Mohamed -enveloppe lui-même la jeune femme du selham -et du burnous, l’installe sur la bête dont un -esclave prend la bride, et, lançant un petit sac -à Simouel, il le congédie… Le sac s’aplatit -dans la poussière avec un bruit métallique.</p> - -<p>Simouel, ravi, comptait les douros ; quand -il releva les yeux, les cavaliers avaient disparu.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>El Hadj Mohamed emmena Meryem dans sa -jolie maison neuve du Tala ; un jet d’eau -s’élançait d’une vasque de marbre au milieu -du patio ; des mosaïques azurées luisaient sur -tous les murs, les sofas étaient remplis de laine -et surchargés de coussins. Il lui donna quatre -esclaves noires, des caftans de soie et d’innombrables -bijoux. Elle passait ses journées à se -parer en l’attente du bien-aimé. Il la traitait -comme une courtisane, et Meryem, habituée -aux exigences de son ancien mari, ne s’en -étonnait pas. Elle était heureuse, presque sans -remords, ardente au plaisir, affolée, grisée, -auprès d’El Hadj Mohamed, par ce qui, jadis, -avait fait le supplice de ses nuits… Elle avait -conquis si complètement son amant qu’il ne -savait rien lui refuser, et lorsqu’elle parla de -mariage, il accéda sans peine à son désir, trop -ravi de s’assurer la possession définitive de -cette femme.</p> - -<p>Certes, il avait eu à souffrir pour elle déjà -plus d’un tourment ! Le lendemain de la fuite, -les Juifs, ameutés par le vieux Youdah, ayant -fait un énorme scandale, El Hadj Mohamed -avait dû se résoudre à un gros sacrifice d’argent -pour se concilier le khalifat du Pacha, et -empêcher que ses adversaires, forts de leur -bon droit, obtinssent satisfaction…</p> - -<p>Lorsqu’il émit l’intention d’épouser Meryem, -la réprobation générale fut plus terrible encore. -On le traitait d’insensé en lui prédisant tous -les malheurs. Le marchand ne se laissa pas -émouvoir. Orphelin et libre, rien ne pouvait -contrecarrer ses desseins. N’avait-il pas, en -compensation de cette hostilité, les caresses -affolantes de l’épouse au corps blanc, perverse -et lascive pour lui plaire…</p> - -<p>Meryem crut atteindre au sommet du bonheur, -mais elle ne tarda pas à s’ennuyer dans -sa solitude. La réclusion lui pesait, elle n’avait -aucune amie et ne voyait personne. Il ne suffit -pas, pour être heureuse, d’avoir un époux -amoureux, une jolie demeure, des esclaves, une -existence oisive et large. Il ne suffit pas de -posséder les plus somptueuses parures, si nulle -ne peut les voir et les envier… Quand, au crépuscule, -elle montait à sa terrasse, les femmes -des maisons voisines tournaient dédaigneusement -les épaules, jalouses au fond du cœur de -cette Juive trop belle, dont elles parlaient avec -mépris. Meryem sentait même la sourde hostilité -de ses négresses qui, hors de sa présence, -crachaient après avoir prononcé son nom et ne -manquaient pas d’ajouter :</p> - -<p>— Sauf ton respect !…</p> - -<p>Elle avait espéré que les revendeuses juives, -les vieilles au nez crochu et au menton -retroussé, viendraient chez elle comme dans -les autres logis, proposer leurs marchandises. -Mais, toutes, d’un commun accord, se gardaient -de pénétrer chez la fille d’Israël coupable, la -chienne qui osait se prostituer à un Musulman…</p> - -<p>Un jour pourtant, alléchée par l’appât du -gain, la vieille Sarah vint apporter des bijoux -et des étoffes. Elle ne voulait pas entrer, prétendant, -contre la coutume, rester à la porte, -avec des airs de chatte qui a peur de se souiller.</p> - -<p>Meryem la fit introduire de force par ses -négresses et elle soutint sans rougir les invectives -de la sorcière qui joignait à son petit -commerce, un autre trafic moins honnête et -très lucratif. Lorsque Sarah eut fini de l’anathémiser, -Meryem lui glissa une bourse d’argent -entre les doigts et la vieille, soudain, -devint plus amène. Elle consentit à boire un -verre de thé et à raconter quelques histoires -du Mellah que Meryem écoutait avec un intérêt -passionné. Pour achever de la corrompre elle -paya une sebenia trois fois plus que sa valeur -et Sarah s’en fut, ravie d’avoir trompé sa -coreligionnaire.</p> - -<p>Dès lors, la revendeuse devint la commensale -habituelle du logis. El Hadj Mohamed ne -pouvait entrer chez lui sans trouver Meryem en -grande conversation avec l’horrible vieille -qu’elle gavait de sucreries et comblait de -cadeaux. Leurs voix s’unissaient, nasillardes, -dans les romances populaires du Mellah.</p> - -<p>Il éprouvait pour Sarah une extrême répulsion, -mais, amoureux et faible devant sa femme, -il n’osait la priver de son plus grand plaisir. -Meryem reprenait peu à peu ses coutumes -presque abandonnées après sa fuite ; elle célébrait -le Sabbat, les Pâques et les innombrables -fêtes juives, avec le consentement morne de son -époux.</p> - -<p>Au bout d’un an elle lui donna un fils qui ne -vécut pas, et, féconde, elle continua chaque -année à mettre au monde un enfant. Mais, par -une malédiction du Seigneur, elle n’en pouvait -élever aucun ; ils mouraient tous, frappés d’un -mal mystérieux…</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Meryem perdit vite sa beauté, ses chairs -devinrent molles et flasques, son nez s’accusa -désagréablement, sa peau blanche prit la teinte -blême d’une bougie. A vingt ans elle était laide -et son mari ne l’aimait plus.</p> - -<p>El Hadj Mohamed n’eut aucun soin de lui -cacher son détachement ; il se montra exigeant -et parcimonieux, il interrompait ses romances -avec colère et lui interdit de recevoir la vieille -Sarah, son unique amie. Les esclaves, devinant -les nouveaux sentiments du maître, se firent -de plus en plus insolentes vis-à-vis de Meryem ; -les voisines de terrasses ricanaient très haut en -l’apercevant, haineuses et satisfaites, et leurs -sarcasmes atteignaient cruellement la délaissée.</p> - -<p>El Hadj Mohamed, fort embarrassé de sa -Juive, ne voulut cependant pas la répudier, par -amour-propre, afin de ne pas donner raison -aux amis qui lui avaient autrefois prédit le -malheur de cette union. Peut-être aussi, retenu -par un attrait voluptueux que la savante perversité -de Meryem exerçait encore sur ses sens…</p> - -<p>Mais un jour il se remaria.</p> - -<p>El Batoul entra dans sa maison avec des -airs de sultane.</p> - -<p>Elle était fille d’un humble kateb<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>, et n’avait -toutefois consenti à devenir la coépouse d’une -Juive, qu’éblouie par le faste et le rang d’El -Hadj Mohamed. Sa jeunesse et sa fraîcheur -enchantèrent l’époux. Elle avait des joues -rondes et fermes, des cheveux crépus, une -bouche épaisse et des narines aux larges tendances -décelant le sang noir qui courait dans -ses veines.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Scribe.</p> -</div> -<p>Elle prit aussitôt dans le logis l’importance -d’une « maîtresse des choses » ; elle affectait de -traiter Meryem avec plus de hauteur que ses -négresses, ne manquant aucune occasion de -l’humilier. La pauvre Juive se sentait désespérément -seule dans ce milieu hostile, en butte -aux mille méchancetés des esclaves et de la -favorite, n’ayant personne pour l’en protéger. -El Hadj Mohamed ne lui permettait pas de se -plaindre.</p> - -<p>Pourtant il passait avec elle une nuit sur -deux, selon les préceptes du Livre, car il craignait -de paraître devant Allah, au jour de la -Rétribution, comme ces maris « dont les fesses -seront inégales, pour avoir injustement réparti -leurs faveurs envers leurs coépouses<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a> »… Et il -pensait satisfaire toutes les exigences religieuses -par cette concession pour laquelle il conservait -toujours quelque goût.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Commentaires du Coran.</p> -</div> -<p>Meryem s’efforça de garder sur l’époux cette -dernière séduction… Mais après les brutales -ivresses, il la quittait sans une parole, hautain -et méprisant.</p> - -<p>Elle n’osait plus sortir de sa chambre dans -la crainte des quolibets et des mauvaises farces, -et là encore, malgré les tentures, ces mots : -« La Juive ! La Juive ! » sans cesse accolés -d’épithètes injurieuses, parvenaient jusqu’à -Meryem pour la flageller d’une constante humiliation.</p> - -<p>Souvent même on ne lui donnait pas à -manger, les femmes avalaient en hâte la harira -matinale ou le couscous et, lui montrant les -plats vides, prétendaient « qu’on l’avait oubliée ». -Alors elle rentrait chez celle plus haineuse, -plus aigrie par la souffrance, et elle cherchait -vainement, en son esprit, le moyen de se -venger.</p> - -<p>Depuis son malheur, des remords l’assaillaient ! -Meryem ne conçoit plus par quelle -aberration elle consentit à suivre El Hadj -Mohamed, trahissant ses parents et les préceptes -de son Dieu… Elle se souvient d’un proverbe -de Salomon que le vieux Youdah aimait à -répéter :</p> - -<blockquote> -<p>La femme sage édifie son foyer, la femme folle le -détruit.</p> -</blockquote> - -<p>Ah ! certes, elle a été cette femme folle qui -n’écoute que les séductions mensongères ! Elle -a, de ses propres mains, détruit le bonheur -auquel ses parents la destinaient !… A cette -heure elle devrait, épouse respectée du vénérable -Chlamou, élever ses enfants dans la cour -badigeonnée d’outremer où les générations -d’Abitbol se sont succédé… Elle se promènerait -chaque samedi dans les ruelles encombrées -de familles en toilette, un châle vert-perroquet -aux rouges bariolages, bien tendu -sur ses épaules. Elle jouirait de la société des -hommes, partageant les orgies de mahia, au -lieu de se ronger, prisonnière, en une maison -musulmane, plus méprisée que la dernière des -chiennes !…</p> - -<p>Un bruit léger l’arrête en ses pensées. El -Batoul a soulevé la tenture et pénètre dans sa -chambre pour la première fois… Meryem, -surprise, se demande quel nouveau tourment -on va lui infliger ? mais El Batoul a un air de -bienveillance inaccoutumé.</p> - -<p>— Comment vas-tu ? — dit-elle.</p> - -<p>— Avec le bien… et toi ? Tu n’as pas de -mal ?</p> - -<p>— Aucun mal, grâce à Dieu !</p> - -<p>Les formules de politesse amorcent l’entretien -et dissimulent la gêne des deux femmes.</p> - -<p>— Tu dois t’ennuyer, toujours seule, — reprend -El Batoul aimablement. — Pourquoi -ne viens-tu jamais chez moi ?</p> - -<p>Elle s’accroupit sur le sofa sans manifester -de répugnance.</p> - -<p>— J’aurais peur de t’importuner, — répond -Meryem.</p> - -<p>— Du tout ! J’aimerais causer avec toi.</p> - -<p>— As-tu quelque souci, — interroge la Juive, -devinant que sa coépouse a besoin d’elle. — Puis-je -t’être utile ?</p> - -<p>El Batoul esquive la question. Non ! elle -désire seulement mettre fin à ce malentendu -dont elle souffre. Ce sont les esclaves, — ces -filles de péché ! — qui lui ont au début raconté -un tas de mensonges. Ensuite elle a bien vu -que Meryem était une honnête femme, en qui -l’on peut se fier, et elle aurait aimé avoir des -rapports amicaux avec elle, mais une fausse -honte la retenait…</p> - -<p>La réconciliation est aussitôt scellée, les -coépouses prennent ensemble le thé, au grand -ébahissement de leurs négresses…</p> - -<p>Le lendemain El Batoul insista pour que -Meryem passât la journée dans sa chambre et -elle lui fit présent d’un petit mouchoir brodé. -Elle n’était plus que miel et sourires. Au bout -de quelques jours, elle confia, non sans réticences, -à sa nouvelle amie, qu’elle avait un -gros souci dont elle seule pourrait la tirer… -Meryem proteste de son dévouement… El -Batoul, avec des larmes et des soupirs, avoue -enfin que sa tête est troublée par un jeune voisin, -Si Abdesselem, qui a osé la suivre un -vendredi, alors qu’elle se rendait au cimetière. -Depuis lors, ils se meurent tous les deux du -même supplice… Elle l’aperçoit quelquefois du -haut de sa terrasse, en se penchant imprudemment -au-dessus de la rue, et ils se font -quelques signes…</p> - -<p>Meryem écoute, attentive, cherchant un -moyen d’aider sa coépouse. Avec la souplesse -de sa race, elle oublie toutes ses rancunes, -prête à obliger servilement la Musulmane qui -daigne recourir à elle.</p> - -<p>— Écoute, — dit-elle enfin. — Veux-tu recevoir -Si Abdesselem la nuit prochaine ? Je me -charge de si bien occuper El Hadj Mohamed -qu’il ne sortira pas de ma chambre avant le -dohor, je le jure !…</p> - -<p>— O Meryem, ô ma sœur !… Que la bénédiction -d’Allah soit sur toi !… Mais je crains -les négresses, leur langue est imprudente…</p> - -<p>— Achète-leur du rhum. S’il plaît à Dieu, -l’ivresse les rendra sourdes et aveugles.</p> - -<p>— O Allah ! Quelle ruse !… et la clé ?…</p> - -<p>— Je te la procurerai, — dit Meryem. — El -Hadj Mohamed l’accroche au-dessus du lit -en se couchant. Tiens-toi prête à la saisir dès -que j’ouvrirai ma porte, et ce soir, entends-toi -bien avec Si Abdesselem du haut de la terrasse.</p> - -<p>Le lendemain El Hadj Mohamed, après avoir -fermé la maison, pénétra sans soupçon dans la -chambre de Meryem, et, suivant sa coutume, -il suspendit l’énorme clé à un clou planté -dans la muraille. La Juive, d’un air indifférent, -prend un caftan qui traînait sur un matelas et -le suspend au même clou. Puis elle éteint les -cierges qui brûlaient dans les chandeliers de -cuivre et gagne le lit où son époux ne tarde -pas à la rejoindre. Mais à peine est-elle couchée -qu’elle se redresse en sursaut.</p> - -<p>— Il y a quelqu’un dans la chambre !…</p> - -<p>— Tu es folle.</p> - -<p>— J’ai entendu remuer…</p> - -<p>Elle se glisse hors du lit, rallume la bougie -et se dirige vers le fond de la pièce.</p> - -<p>— C’est un chat. Que Dieu le maudisse ! — s’écrie-t-elle -en agitant l’animal qu’elle avait -traîtreusement enfermé sous une corbeille… -Elle ouvre la porte et le jette au dehors, tout -en tendant la clé dont elle est parvenue à -s’emparer sans éveiller l’attention du Hadj -Mohamed… Une main fébrile s’en saisit.</p> - -<p>Alors Meryem revient auprès de son mari, et -elle déploie de si diaboliques ressources, des -perversités tellement irrésistibles, qu’il râle de -plaisir en demandant grâce.</p> - -<p>Pendant ce temps, El Batoul, qui a grisé -toutes ses négresses, va tranquillement ouvrir -la porte à Si Abdesselem. Elle l’introduit dans -sa chambre : les brûle-parfums répandent d’odorants -effluves, la bouillotte siffle sur le mejmar -de cuivre, des « sabots de gazelle », des ghribat -à forte saveur emplissent les plats de Fez délicatement -décorés. El Batoul porte un caftan -de brocart jaune à grands ramages qui fait -valoir sa peau brune rehaussée de fards. Des -bijoux couvrent se poitrine et ses bras.</p> - -<p>Dans sa chambre, comme en celle de Meryem, -la nuit fut voluptueuse. Lorsque chanta le -muezzin matinal, elle éveilla son amant, et le -reconduisit jusqu’à la porte avec mille promesses -de se revoir, puis elle s’en fut heurter -discrètement à la pièce voisine. Meryem entr’ouvrit -et prit la clé qu’elle lui passait.</p> - -<p>— Tout va bien ? — demanda-t-elle.</p> - -<p>— Pour le mieux ! — répondit El Batoul à -voix basse.</p> - -<p>El Hadj Mohamed, épuisé, ne s’était pas -réveillé…</p> - -<p>Tous les deux jours, désormais, Meryem -s’ingénie en des ruses extraordinaires pour -faciliter le péché à sa coépouse.</p> - -<p>El Batoul lui en a une reconnaissance profonde, -admirant l’intelligence de cette Juive, -jadis tant méprisée. Elle ne peut plus se passer -de Meryem ; elle la comble de cajoleries et de -présents ; elle exige des esclaves une extrême -déférence envers sa coépouse et, même, elle -persuade si bien les voisines que celles-ci, revenues -de leur prévention, accueillent enfin -Meryem à leur petit cercle des terrasses.</p> - -<hr /> - - -<p>Grâce à l’adultère, le bonheur est revenu -pour la Juive dans la maison de son époux.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c3">III<br /> -<span class="small">LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME</span></h3> - - -<p>Courbée en deux, Fatime lave à grande eau -les mosaïques du patio. Ses jambes brunes, -nerveuses, cerclées aux chevilles de tatouages, -sortent jusqu’aux genoux des haillons trop courts -dont elle se drape. Ses bras fermes et bien musclés -s’activent sans relâche au-dessus du sol. -Tous les matins Fatime parcourt la maison du -haut en bas, l’échine ployée, comme une bête, -pour accomplir son humble besogne. Le reste -du temps, elle travaille dans une sania<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a> voisine, -au compte d’un cultivateur.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> Verger situé en dehors des murs.</p> -</div> -<p>Fatime sent l’étable, la terre et la sueur : ses -loques blanchâtres ont pris, à la longue, la -couleur du sol qu’elle entretient. Elle garde -presque constamment l’attitude des quadrupèdes, -et, lorsqu’elle se redresse, on est tout -étonné de lui voir enfin celle d’un être humain.</p> - -<p>Pourtant Fatime n’est point une esclave. -C’est une femme libre, et c’est même une pèlerine, — Allah -pardonne ses fautes ! — qui se -dirige vers la sainte ville du Prophète.</p> - -<p>Certes Fatime est encore à des milliers et -des milliers de kilomètres de la Mecque ; et -son humble cerveau se refuse à concevoir -pareille distance. Elle sait seulement que c’est -loin, très loin, tout au bout de la mer qu’il lui -faudra longer pendant d’innombrables années, -en des pays toujours plus inconnus, où les -Musulmans, ses frères, ne comprennent même -plus son rude idiome du Sous. Et lorsqu’elle -arrivera enfin en la ville de Notre Seigneur -Mohamed, — qu’Allah lui donne la bénédiction -et le salut ! — Fatime sera très vieille et -lasse, tout près de la mort.</p> - -<p>Mais rien ne la décourage, et son esprit, son -cœur, sa volonté, sont inlassablement tendus -vers l’orient sacré, but de ses efforts. C’est que -Fatime est soutenue par une ardeur plus grande -que la foi. Fatime est une pèlerine d’amour -maternel. Elle va rejoindre sa fille Hadda, -prunelle de son œil droit.</p> - -<p>Voici trois ans que Hadda partit pour la -Mecque, au lendemain de ses noces avec le -pieux Lhaoussine Mtouggi. Depuis lors Fatime -est sans nouvelles de son enfant ; il ne lui est -pas même arrivé l’odeur d’une lettre.</p> - -<p>Pourtant Lhaoussine et Hadda n’avaient -point quitté Taroudant sans esprit de retour. -Dès l’instant où Fatime avait vu sa fille -s’éloigner sur sa mule, avec la caravane, pour -gagner le port d’embarquement, elle avait vécu -dans l’attente résignée de leur future réunion. -Vers le Miloud<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a> le bateau ramena la troupe -des pèlerins qui s’éparpilla dans le pays. -Chacun regagnait son village, tout heureux de -la vénération nouvelle qu’on lui témoignait. -Il en était parti sept de Taroudant, il n’en -revint que quatre. Le plus âgé, le hadj<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a> Hammou -était chargé d’apprendre à la vieille Aïcha -que son fils avait succombé dans Médina la -Sainte, et à Fatime, que ses enfants s’étaient -installés à la Mecque pour y vivre et y mourir -pieusement, à l’ombre de la grande mosquée.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Anniversaire de la naissance du Prophète.</p> -</div> -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> Titre donné aux musulmans ayant fait le pèlerinage de -la Mecque.</p> -</div> -<p>Les deux femmes poussèrent de longs cris -tragiques et se déchirèrent le visage à coups -d’ongles.</p> - -<p>— Allah est grand ! — dit le hadj Hammou -à la vieille Aïcha ; et il fit honte à Fatime de se -lamenter ainsi d’une séparation bénie du -Seigneur, et qui était pour sa fille un gage de -félicité.</p> - -<p>Fatime l’écoutait, hébétée. Elle comprenait -une seule chose, c’est qu’elle ne verrait plus -jamais sa petite Hadda, son unique joyau, et -qu’il lui faudrait mourir loin d’elle, seule et -misérable. Elle se demandait aussi comment -elle vivrait à présent, car Hadda était une -fileuse habile, et l’argent n’avait point manqué -tant qu’elle était restée chez sa mère.</p> - -<p>La dure réalité ne permit point à Fatime de -s’endormir en son chagrin. Elle était forte et -jeune encore, ayant à peine dépassé quarante -ans ; elle trouva vite à se louer chez un cultivateur -qui l’employait toute la journée aux -plus rudes besognes, et lui donnait en échange -une maigre pitance.</p> - -<p>Pourtant lorsque Fatime, pliée en deux pour -moissonner, modulait une vieille complainte -berbère, sa voix rauque se brisait parfois en -un sanglot, au souvenir de l’absente ; et son -cœur était tellement rétréci de tristesse qu’elle -ne voulait plus aller aux noces, et fuyait, -farouche, la société des mères heureuses. Elle -n’avait de goût que pour la vieille Aïcha dont -le fils était mort durant le même voyage, et -avec laquelle, sans cesse, elle ressassait la -commune douleur.</p> - -<p>Une seule chose soutenait encore la pauvre -Fatime, un espoir fou, sans fondement : celui -de voir rentrer ses enfants avec le prochain -pèlerinage. Lorsque revint l’époque du Miloud -elle partit à pied pour Mogador. En cours de -route elle rencontra une caravane qui la -recueillit pour aider au soin des bêtes, et elle -fit ainsi, à dos de mule, une partie du trajet. -Néanmoins elle arriva trop tard pour assister -au débarquement. Les pèlerins avaient déjà -quitté la ville, mais l’un d’eux, attardé, lui -affirma que ses enfants n’en faisaient point -partie.</p> - -<p>Fatime erra tout le jour dans le port, -suppliant les marins de la prendre sur leurs -vaisseaux pour faire les gros ouvrages, et de -l’emmener à la Mecque. Mais ils la repoussaient, -impatientés, la croyant folle. Seul un -vieux débardeur eut pitié de sa peine.</p> - -<p>— Ma fille, — lui dit-il, — on ne peut aller -sur ces bateaux sans payer, et je vois bien que -tu n’as pas d’argent. Du reste je sais qu’ils ne -partent pas pour notre sainte ville, mais pour -des pays roumis où tu n’as que faire. Retourne -dans ta demeure, il n’est pas bon qu’une -femme voyage seule. Le Seigneur te tiendra -compte de ton intention.</p> - -<p>Alors Fatime lui confia son chagrin et lui fit -part d’une étrange et soudaine résolution :</p> - -<p>— Puisqu’il en est ainsi, j’irai sur mes -jambes à travers le pays, et, s’il plaît à Dieu, -je rejoindrai ma fille.</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu !</p> - -<p>— Dis-moi quel chemin dois-je suivre ?</p> - -<p>— Il faut te diriger de ce côté, — dit le -vieillard en montrant le nord, — ne t’écarte -pas du rivage. Que ton voyage soit béni !</p> - -<p>Et Fatime partit, suivant ce conseil. Depuis -deux ans, elle remonte la côte, de port en port. -Lorsqu’elle a gagné quelque argent par ses -travaux, elle s’engage dans une caravane qui -l’emmène plus loin, à dos de chameau, de -mule, ou simplement à pied. Elle a séjourné -ainsi à Saffi, à Mazagan et à Casablanca, cette -étrange et terrible ville pleine de roumis et de -voitures mécaniques qui l’affolaient.</p> - -<p>A présent elle est arrivée à Rabat où l’on -gagne beaucoup d’argent au service des Nazaréens<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>, -et où les maisons surgissent du sol -comme les iris au printemps. C’est une compatriote, -retrouvée par hasard, qui l’a engagée -à travailler chez nous. D’abord Fatime ne -voulait pas, pleine de frayeur et de honte. Puis -l’exemple de Sfïa, la négresse, et l’appât de -gain l’ont décidée… Elle s’est rassurée peu à -peu et a compris que les roumis ne sont pas -méchants. Souvent elle me parle de Hadda, -« sa petite fleur, son pigeon, son jeune faon », -à qui elle avait donné « tout ce qu’il y a de -blanc dans son cœur ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> Nom donné aux chrétiens.</p> -</div> -<p>— O ! Allah ! je suis si lasse de ne savoir -rien d’elle !</p> - -<p>Et les larmes coulent sur son visage ravagé…</p> - -<p>— Si tu veux, Fatime, — lui proposai-je, — ton -maître écrira une lettre à Lhaoussine. Tu -dois avoir son adresse là-bas.</p> - -<p>— Que la bénédiction d’Allah soit sur toi ! -Qu’il te donne un enfant pour réjouir ton -existence !</p> - -<p>Mais lorsqu’il fallut dicter sa lettre, Fatime -eut de la peine à réunir ses idées. On parvint -cependant à rédiger un message contenant ce -qu’elle désirait :</p> - -<blockquote> -<p class="c">« <i>A sa seigneurie, l’élevé, le pieux pèlerin -Lhaoussine Mtouggi. Que Dieu le fortifie -à jamais !</i></p> - -<p class="sign"><i>Amen !</i></p> - -<p>« <i>Après le salut, sache que je ne suis pas consolée -de votre absence, et que tous les jours je -pleure en pensant à ma fille Hadda. Je suis partie -depuis beaucoup de mois et voici déjà trois fêtes -du Mouloud que j’ai célébrées en dehors de ma -demeure. Sache que je suis partie dans le but de -me rendre à la Mecque et j’y arriverai s’il plaît -à Dieu ! bien que je n’aie pas d’argent pour le -bateau.</i></p> - -<p>« <i>Écris-moi à l’adresse que je te donne, car je -resterai encore quelques mois dans cette maison, -s’il plaît à Dieu ! Sur toi et sur ma fille Hadda, — qu’Allah -vous protège et vous sauve ! — le -salut complet de celle qui se confie en son Dieu.</i></p> - -<p class="sign">« <i>Fatime Moha.</i> »</p> -</blockquote> - -<p>Dès que la lettre fut partie, Fatime me -demanda chaque matin si nous avions reçu des -nouvelles. Mais des semaines et des mois passèrent -et la réponse n’arriva point. Fatime -attendait toujours sans se lasser, alors que nous -avions compris depuis longtemps qu’il n’y -avait plus d’espoir… Et comme notre ami, Si -Ahmed Es Slaoui, s’embarquait avec un nouveau -pèlerinage, nous le chargeâmes secrètement -de rechercher à la Mecque Si Lhaoussine -Mtouggi et son épouse Hadda.</p> - -<p>Fatime accumulait sans relâche, dans une -vieille sacoche en cuir, les pesetas hassani<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a> qui -lui permettraient de continuer son voyage. Le -sac était presque rempli lorsque revint le pèlerin -Ahmed. Il nous conta ses étapes et ses -émerveillements : Tunis la Verte, où il avait -bu le café à l’ombre de la mosquée Halfaouine ; -le Caire, plein de lettrés et d’étudiants ; Damas, -aux souks innombrables. Mais il garda le silence -sur Médine et la Mecque, dont il ne voulait pas -décrire les merveilles sacrées à des Nazaréens. -Pourtant il nous dit :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Monnaie marocaine.</p> -</div> -<p>— Je me suis informé là-bas de Si Lhaoussine -Mtouggi, et j’ai su qu’il était mort, ainsi que -son épouse, durant la grande épidémie de peste -qui fit tant de victimes. Qu’Allah leur donne la -miséricorde !…</p> - -<p>Quelques jours plus tard, Fatime nous faisait -ses adieux :</p> - -<hr /> - - -<p>— Une caravane qui se dirige vers Larache -passera demain à Rabat. J’ai assez d’argent -pour me joindre à elle. On me dit qu’il faut -encore bien des mois afin de gagner la Mecque. -Mais je reverrai ma petite Hadda avant de -mourir, s’il plaît à Dieu !</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu !</p> - -<p>Je ne pouvais tuer son unique espoir.</p> - -<p>Et Fatime continue l’interminable pèlerinage -dont elle n’atteindra jamais le but…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c4">IV<br /> -<span class="small">MEKTOUB</span></h3> - - -<p>Khdija descendait du Prophète, — que Dieu -lui donne la bénédiction et le salut ! — et s’apparentait -au Sultan par sa mère, Lella Zohra, des -Chorfa<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a> Alaouiine. Son père, Si Ali, le puissant -pacha de Salé, était un petit-fils du grand -Vizir, Si Mohammed Es Slaoui.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> Les Chorfa (sing. Chérif) sont les descendants du Prophète -Mahomet.</p> -</div> -<p>Le palais du pacha Ali, construit par un -ancêtre, agrandi et embelli par chacun de ses -descendants, avait une juste réputation de -splendeur. Les plus célèbres zaouakin de Meknès -en avaient peint les portes et les plafonds ; -les zleigiin de Fez avaient composé de savantes -rosaces en mosaïques sur le sol et sur les -murailles ; le marbre qui pavait les riad<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a> avait -été apporté d’Italie à grands frais, et, luxe -suprême, l’eau, si rare dans les villes de la côte, -captée en des sources profondes, jaillissait des -vasques et des fontaines.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> Jardins intérieurs.</p> -</div> -<p>Khdija était née sous une coupole dorée, ses -yeux n’avaient connu que les merveilles créées -par l’art et la richesse. Elle n’imaginait pas -que les boiseries pussent ne point être ciselées -et décorées avec une patience infinie, où que -des murs ne soient pas en dentelle de stuc. Elle -ne sortait jamais de chez son père, et ne montait -même plus à la terrasse depuis quelques -mois, mais le palais du pacha était un monde -suffisant à ses investigations : chaque corps -de bâtiment se reliait aux autres par des escaliers -sombres, et des couloirs mystérieux. Les -patios étaient ornés de colonnes et de galeries ; -quelques-uns formaient des jardins bien clos, -aux allées de mosaïques entre les daturas, les -bananiers, les jasmins, et les orangers. Du -menzah où les artistes aux pures traditions -andalouses avaient déployé leurs suprêmes -talents, on dominait toute la ville, et on apercevait -aussi la mer, l’embouchure de l’oued -sillonnée de barcasses, et la kasbah des Oudayas -qui s’avance, altière et dorée, au milieu des -flots toujours agités. Mais Khdija montait rarement -dans cette salle haute, réservée au pacha -et à ses amis. Elle se tenait avec les femmes, -dans les pièces du rez-de-chaussée, et passait ses -journées à broder, à boire du thé et à se parer.</p> - -<p>Le pacha Ali avait quatre épouses, et d’innombrables -concubines. Khdija s’enorgueillissait -d’être fille de Lella Zohra, la première femme -et la plus considérée à cause de sa très noble -origine. Elle traitait avec dédain ses sœurs, -aux teints plus ou moins bronzés, selon la couleur -maternelle. En les voyant, parées comme -des idoles, quitter, pour celle de l’époux, la -demeure du pacha, Khdija songeait avec joie -à la splendeur plus merveilleuse encore qui -accompagnerait ses noces prochaines, car elle -était nubile depuis peu. Et elle se pavanait, fière -des lourds bijoux hérités des Chorfa, qui appesantissaient -sa coiffure.</p> - -<p>Le pacha Ali avait une prodigalité magnifique. -Il n’était pas aimé, mais admiré et respecté à -cause de son faste. Sa puissance s’étendait -chaque jour davantage ; les chefs des tribus -voisines venaient lui apporter des présents -comme à un sultan. On disait que son palais -recélait des trésors immenses, accumulés par -ses ancêtres et par lui. Leur renommée était -telle que Moulay Abd El Aziz s’en émut et en -conçut de l’envie.</p> - -<p>Une nuit qu’elle dormait paisiblement, -Khdija fut éveillée en sursaut par de violents -coups de heurtoir frappés à la porte. Puis elle -entendit les voix effrayées des esclaves, alternant -avec celles des visiteurs insolites, et enfin, -celle du pacha, furieuse et grondante, mais -moins assurée qu’à l’habitude. Une grande -rumeur envahit la maison, des gémissements -se mêlèrent bientôt au bruit des pas, des imprécations, -des luttes, des crosses de fusil tapant -sur le marbre… Khdija tremblait comme le serviteur -d’Allah au jour du dernier jugement, et -n’osait quitter sa chambre pour apercevoir la -vérité. Une négresse en pleurs se réfugia près -d’elle, et lui apprit que les soldats du sultan -pillaient la demeure ; quelques minutes plus -tard, sa porte fut ébranlée… Khdija s’enfuit -par un escalier sombre conduisant à la cuisine, -et s’alla cacher au fond d’un réduit. Elle y passa -la nuit. Les moghaznis ne s’aperçurent pas de -son absence, parmi les cent cinquante femmes -qu’ils emmenèrent en prison. Seule, une vieille -Juive fut épargnée, car elle ne faisait point -partie de la maison du pacha, et n’y séjournait -que par périodes, pour des travaux de couture. -Elle découvrit la retraite de Khdija.</p> - -<p>— Oh ! Rebka…, sauve-moi ! — implora -la jeune fille. — Que sont devenus mes -parents ?</p> - -<p>— Mes yeux ont vu le pacha Ali et Lella -Zohra chargés de chaînes.</p> - -<p>— Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux, -emmène-moi ! Délivre-moi de ce -péril !</p> - -<p>— La maison est pleine de soldats…</p> - -<p>— Femme, mon père te récompensera…</p> - -<p>— Celui qui entre en prison ne sait quand -il sera délivré, — répliqua la vieille. Pourtant, -elle ajouta aussitôt :</p> - -<p>— Ne bouge pas, attends-moi. Par l’Éternel, -je veux ton bien.</p> - -<p>Au bout d’une heure elle revint :</p> - -<p>— Les moghaznis m’ont laissé passer, — dit-elle. — Voici -le salut, habille-toi.</p> - -<p>Et elle tira de dessous ses jupes un costume -de Juive, à la taille de Khdija. Malgré -sa répugnance, la jeune fille endossa les vêtements -exécrés : l’ample jupe à godets remplaça -son caftan, le châle vert et rouge couvrit -ses épaules, les soualef coiffèrent inélégamment -sa chevelure.</p> - -<p>— Viens et ne te trahis pas, — souffla la -vieille. — Il y va de ta vie et de la mienne.</p> - -<p>Elles passèrent sans être inquiétées au -milieu des soldats assoupis. Pour la première -fois, Khdija franchissait le seuil paternel. L’air -vif du matin frappait son visage nu… Elle eut -une courte hésitation.</p> - -<p>— Ah ! Seigneur, tu veux donc ma mort ! — gémit -la vieille à voix basse.</p> - -<p>Khdija sortit… Une rougeur de honte lui -colora les joues, de se trouver en pleine rue, -exposée à tous les regards, dans cet accoutrement… -Ses pieds, habitués aux marbres et aux -mosaïques, butaient contre les pavés, et la -gaucherie de son allure la trahissait. Mais -quelques maraîchers et artisans circulaient -seuls à cette heure matinale. Et qui eût songé -à deviner, en cette humble Juive, la fille du -pacha Ali, la petite cousine du sultan ?…</p> - -<p>Rebka et sa compagne arrivèrent au Mellah<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a> -sans encombre. Elles suivirent une ruelle sale -et puante, et frappèrent à une porte qui -s’ouvrit aussitôt. Khdija pénétra dans un -étroit patio dont les murailles étaient de chaux -nue et colorées en bleu tendre ; de misérables -chambres donnaient sur cette cour. Une odeur -fade et répugnante s’exhalait du logis, -encombré de vieillards, de femmes aux longs -visages blêmes, et de petits Juifs pouilleux et -pelés sous leurs calots noirâtres. Ils entouraient -la jeune fille avec respect et curiosité, car elle -gardait encore le reflet du prestige paternel, -malgré les événements de la nuit. Les parents -louaient Dieu de l’aubaine qu’il leur accordait -en la conduisant chez eux, et ils supputaient la -somme dont le pacha ne manquerait pas de les -récompenser.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> Quartier israélite.</p> -</div> -<p>Khdija pleura pendant plusieurs jours, malgré -les prévenances dont elle était l’objet. La -cuisine israélite l’écœurait, la laideur et la -pauvreté environnantes offensaient ses yeux. -L’ignoble saleté du logis, les parfums d’égout -qui s’en dégageaient, l’humidité suintant aux -murailles, la crasse de plusieurs générations -dont elles étaient enduites, l’accablaient de -dégoût. Les matelas et les individus grouillaient -de vermine… Elle sentait plus lourdement -sa déchéance chez ces Juifs méprisés, à -qui elle devait le salut.</p> - -<p>En vérité, elle eût voulu mourir de chagrin. -Mais la mort ne vient pas chez qui l’appelle…</p> - -<p>Et Khdija vivait des jours de plus en plus -mornes et désespérés.</p> - -<p>Les Juifs lui rapportaient les rumeurs de la -ville : le pacha et ses épouses avaient été mis -aux fers et torturés. On voulait en vain leur -faire divulguer la cachette des trésors. Trois -des femmes étaient mortes dans les tourments. -Lella Zohra, plus robuste, avait résisté. Les -prisons de la ville regorgeaient des parents, -des enfants, des serviteurs et des amis du -pacha Ali. Ses esclaves avaient été vendues, -ses biens distribués aux favoris du moment, -son palais saccagé par les envoyés du Sultan.</p> - -<p>Dans la fiévreuse recherche des trésors, on -enlevait les poutres, les marbres, on fouillait -les parterres, on détruisait les précieuses boiseries, -on arrachait les mosaïques… Et l’on ne -trouvait toujours rien.</p> - -<p>A mesure que passait le temps, le prestige -du pacha s’évanouissait ; sa délivrance devenant -improbable, les Juifs commençaient à -regretter le sauvetage de Khdija. Elle leur -était une lourde charge, une bouche inutile à -nourrir. Certes, on le lui faisait sentir ! Les -enfants la frappaient et l’injuriaient, les vieillards -maudissaient sa religion. Khdija l’orgueilleuse -devait accomplir les besognes les plus -viles, pour gagner quelques restes abjects -qu’on lui abandonnait en maugréant. Aucune -humiliation ne lui fut épargnée. Il lui fallut -servir, en esclave, ses hôtes exécrés. Et ils se -vengeaient, lâchement, avec joie, sur une descendante -du Prophète, de la honte et de -l’asservissement où les Musulmans les tiennent -depuis des siècles… S’ils ne la jetaient pas -dehors, comme une chienne, c’était uniquement -dans la crainte que le secours apporté par -eux étant connu, ne leur attirât une punition.</p> - -<p>Khdija languissait au Mellah depuis quelques -mois, lorsqu’un jour, la vieille Rebka lui -présenta une femme avec qui elle avait eu de -nombreux conciliabules. Fatima Bent Brahim -tenait, dans les bas quartiers de Salé, une -maison de courtisanes. Elle engagea la jeune -fille à venir y habiter, en lui dépeignant sous -les couleurs les plus douces l’existence qu’elle -y mènerait. Khdija n’eut aucun mouvement -de révolte. Elle était minée par le malheur, -accablée par sa destinée. Elle désirait surtout -quitter ses hôtes répugnants. Elle accepta -l’unique moyen qui s’en offrait. « C’était -écrit »… « <i>Mektoub</i> ! »</p> - -<p>Elle ne fut plus bientôt qu’une fille publique, -dont les soldats et les mariniers s’amusaient. -On avait changé son nom, mais sa véritable -identité perça peu à peu ; sa déchéance fut -connue de tous… Chacun voulut approcher la -fille du pacha Ali, et la clientèle de Fatima -Bent Brahim s’augmenta des plus riches -Slaouiin, de tous les débauchés, jeunes et -vieux de la ville. Mais cette curiosité fut -vite satisfaite. Khdija continua son métier… -Lorsque les Français s’établirent dans le pays, -elle fut très recherchée par les zouaves et les -marsouins.</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Mon amie Lella Zohra m’avait invitée à -passer quelques jours chez elle. Je regarde, -toujours avec le même émerveillement, la cour -somptueuse qui s’ouvre devant ma chambre. -Le soleil du soir dore les arcades festonnées, -et colore de mille reflets le sommet du jet -d’eau qui fuse, très svelte, vers le ciel.</p> - -<p>Ce jet d’eau me fatigue…, il est d’une insolence -bruyante. Nuit et jour, il s’élance et -crache avec une rage que rien n’apaise. L’eau -retombe dans la vasque de marbre au milieu -d’un éclaboussement irisé, puis rebondit dans -le bassin toujours mouvant. Il semble qu’on -entende des murmures, des bruits de pas et de -voix parmi le fracas des eaux.</p> - -<p>Ce jet d’eau prend une importance démesurée -dans le silence.</p> - -<p>A cette heure, le palais du pacha paraît -désert. Les esclaves sont toutes montées aux -terrasses. Lella Zohra seule reste au rez-de-chaussée, -comme il convient à une Slaouia de -bonne famille. Elle vient s’accroupir près de -moi et nous causons… Pour la centième fois, -elle me raconte l’événement formidable de son -existence, dont son esprit est toujours hanté : -la nuit tragique, la prison, la torture… Et elle -me montre les cicatrices de ses poignets, où -les fers ont tracé des sillons livides et profonds.</p> - -<p>— Trois ans, j’ai pleuré dans un cachot, -enchaînée par les mains, les pieds et le cou ! -Pendant douze jours, je fus suspendue, debout, -sans pouvoir m’accroupir. Ma sœur était en -face de moi. Je l’ai vue mourir de ses souffrances, -peu à peu, et son cadavre est resté là -une semaine !… Mon corps sera dans la terre -depuis longtemps qu’il frémira encore des -tourments supportés !… Ce sont les Français -qui m’ont délivrée. O ma fille, je ne l’oublierai -pas… Que la bénédiction d’Allah soit sur -eux !… S’ils n’étaient pas venus, je n’aurais -jamais revu la couleur du soleil…</p> - -<p>Pourtant, Lella Zohra n’inspire pas la pitié. -Elle est grasse et blanche, et son visage aux -larges joues garde l’expression naïvement béate -de sa jeunesse.</p> - -<p>Le pacha traverse la cour et me salue. -L’épreuve a plus lourdement pesé sur lui que -sur son épouse. Sa figure émaciée est celle d’un -vieillard ; ses épaules se voûtent ; ses mains -tremblent ; sa voix, jadis dominatrice, hésite, -fêlée, à bout de souffle. En vain lui a-t-on restitué -sa famille et ses biens, en vain a-t-il -retrouvé ses trésors si bien cachés, il ne cesse -de regretter le prestige enfui, les moghaznis -accroupis à son seuil, les chefs de tribus -venant implorer sa protection, les Slaouiin -courbés très bas sur son passage. Un autre -pacha règne sur le pays…</p> - -<p>— Allah est grand et m’avait désigné pour -cette épreuve, — murmure-t-il. Mais le cœur -est loin des lèvres…</p> - -<p>— O ! ma fille, nous ne voulons pas affliger -ton esprit par nos tourments, — reprend Lella -Zohra. — Va rejoindre ces femmes qui rient -là-haut.</p> - -<p>Malgré mes protestations, elle me pousse -amicalement vers l’escalier. La terrasse du -palais domine celles de la ville qui s’étagent -alentour, orangées par les derniers rayons. -Quelques-unes, plus basses, sont déjà noyées -dans l’ombre bleue, tandis que le minaret de -la grande mosquée se détache tout en or sur -l’Océan. L’oued Bou-Regreg, aux courbes -molles, sinue entre les collines et sépare les -deux rivales, Rabat et Salé, qui « <i>ne se réconcilieront -que le jour où la mer deviendra douce -et sucrée</i> ».</p> - -<p>Les esclaves s’ébattent, insensibles aux -beautés de l’heure, mais joyeuses de rencontrer -des voisines et de bavarder avec elles. -Khdija est accroupie au bord de la terrasse et -fume une cigarette. Elle me tend la main en -disant avec un indescriptible accent cocasse :</p> - -<p>— Bonjour, mon bibi, ça va bien ?</p> - -<p>C’est tout ce qui lui est resté de ses… relations -avec les Français : quelques phrases et -cette habitude de fumer sans cesse, dont elle -ne saurait se passer. Elle est rentrée bien sagement -au logis, pour n’en plus sortir jamais, -comme il sied à une jeune fille de son rang. -Mais on ne peut l’empêcher de monter aux -terrasses avec les esclaves, quand arrive le -moghreb. Khdija se sent un peu prisonnière ; -elle s’ennuie dans le palais du pacha, -et peut-être regrette-t-elle vaguement les -années d’épreuve, avec leurs brutales émotions…</p> - -<p>Ses sens, éveillés chez Fatima Bent Brahim, -l’asservissent et l’affolent. Elle a parfois de -véritables crises, et ses parents ferment les -yeux sur les intrigues qu’elle parvient à nouer -avec des voisins.</p> - -<p>Khdija est, comme eux, une victime de la -tourmente…</p> - -<p>Elle ne se mariera pas. Nul ne voudrait -épouser une fille que tous les hommes du pays -ont connue. Elle songe avec rage à ses sœurs, -nées d’esclaves, qui sont riches et considérées -dans les maisons de leurs époux, alors qu’elle, -Khdija, la fille de Lella Zohra, la descendante -du Prophète, aura cette honte, si rare pour -une Musulmane, de rester célibataire.</p> - -<p>Cette pensée durcit son regard, et contracte -sa bouche. C’est cela seul dont elle souffre, et -non des souvenirs du passé.</p> - -<p>Mais Khdija chasse l’inopportun souci avec -la fumée de sa cigarette, ses yeux reprennent -leur tranquille et bestiale expression.</p> - -<p>A quoi bon se révolter ?</p> - -<p>— C’était écrit !</p> - -<p><i>Mektoub !</i></p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c5">V<br /> -<span class="small">LE MARIAGE DE RITA</span></h3> - - -<p>Rita se sentit très joyeuse le jour où elle -devint nubile, car ses noces ne pouvaient plus -tarder. Elle y songeait souvent avec un tressaillement -d’envie, sans oser l’avouer à personne. -Même, lorsque ses jeunes sœurs ou d’autres -femmes la taquinaient en y faisant allusion, -elle se sauvait « pleine de honte » et leur criait -toute fâchée :</p> - -<p>— Taisez-vous, filles de péché, que vos -langues soient nouées !… S’il plaît à Dieu, ce -malheur me sera épargné… S’il plaît à Dieu, -je ne connaîtrai point le mariage !…</p> - -<p>Mais elle se plaisait à ces propos, malgré -son apparente colère, — Allah pénètre le fond -des cœurs, — car ils lui rappelaient l’échéance -prochaine et désirée.</p> - -<p>Rita n’était pas malheureuse au logis paternel, -bien que les soins et l’affection d’une mère -lui eussent manqué depuis l’enfance. Saadia, -la seconde femme de Si Abd Er Rahman, le -zaouak<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>, témoignait à ses propres rejetons une -préférence bien légitime. Pourtant, elle vivait -en bonne intelligence avec les deux filles de -l’épouse répudiée : Zohra, mariée depuis plusieurs -années au menuisier Ali, dont la demeure -était voisine, et Rita, beaucoup plus jeune, -qu’elle avait presque élevée.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Peintre décorateur.</p> -</div> -<p>Une impasse tortueuse et sombre conduisait -chez Si Abd Er Rahman, et les hautes -murailles d’une maison voisine, habitée par -un Chérif, projetaient leur ombre sur l’étroit -patio toujours empli d’odeurs ménagères. -Quelques plantes s’étiolaient vainement en des -amphores cassées, un canari s’égosillait sur ses -barreaux de jonc, et le peintre avait décoré -lui-même les portes des trois chambres, sans -parvenir à égayer son logis. Mais les habitantes -n’en souffraient pas, attachées au cadre familier -de leurs travaux, de leurs plaisirs, de leurs -disputes et de leurs peines. Elles se glorifiaient -de n’en sortir jamais, telles les femmes des -grandes familles, que les nuits où, furtives et -voilées, elles se rendaient au hammam.</p> - -<p>Une vieille négresse boiteuse les aidait au -ménage ; Si Abd Er Rahman avait acheté -Mabrouka pour la somme de vingt douros, en -raison de son âge et de ses difformités. Et il -louait Allah de cette acquisition, qui relevait -l’éclat de sa maison aux yeux des gens, et -rendait d’incontestables services.</p> - -<p>Car Mabrouka, en dépit de ses tares, était -solide, travailleuse, et pleine d’expérience. -Elle possédait mille secrets pour guérir les -maux dont le <i>serviteur</i><a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a> est affligé ; ranimer -l’amour des maris inconstants ; rendre les -femmes fécondes ou les frapper de stérilité, et -enfin pour confectionner d’excellentes pâtisseries. -En outre, nul ne pouvait rivaliser avec -elle quant à la langue ; aucune riposte ne la -prenait au dépourvu, et elle savait toujours -toutes les histoires de la ville, qu’elle racontait -dans leurs détails les plus scabreux, à l’hilarité -complaisante des femmes, tandis que les jeunes -filles affectaient une grande pudeur… Mabrouka -était vraiment la joie du logis ; les heures -passaient en d’interminables conversations -auxquelles Zohra, la fille aînée du zaouak, -escaladant les terrasses qui séparaient sa -demeure de la maison paternelle, venait chaque -jour prendre part.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> Le serviteur d’Allah, — l’homme.</p> -</div> -<p>Rita écoutait attentivement leurs propos, -tout en décorant d’ornements géométriques, -de bouquets et de lignes enchevêtrées, les -coffrets et les étagères dont son père lui confiait -l’exécution. Elle avait manifesté, dès son -enfance, un goût particulier pour ces travaux, -et Si Abd Er Rahman l’initiait peu à peu aux -secrets de la peinture à l’œuf et du vernis à la -graça. Rita maniait avec dextérité son pinceau -en poils d’âne, tandis que les autres femmes -épluchaient des ghorchef ou cousaient de -blanches ferajiat. Parfois, une voisine venait -se joindre au groupe familial, car les récits de -Mabrouka étaient célèbres dans tout le quartier. -L’eau bouillait sur le mejmar de terre, et -Saadia, de ses mains brunes, préparait gravement -le thé à la menthe, dont on dégustait les -trois tasses à petites gorgées.</p> - -<p>Par Mouley Idriss !… C’était une douce vie -que celle de Rita au logis paternel… Et pourtant, -elle avait hâte d’en changer, car un diable -malin tourmente les vierges qui arrivent à leur -treizième année ; et le jour où elles commencent -à sentir <i>la honte de leur visage</i> et à se -voiler devant les hommes, elles se prennent à -désirer celui devant lequel toute pudeur sera -superflue… Les réflexions égrillardes de la -négresse remuaient Rita d’un secret plaisir et -elle portait un intérêt grandissant aux démêlés -conjugaux de sa sœur. Parfois, on entendait, -jusque chez Si Abd Er Rahman, les cris et les -gémissements de celle-ci sous la raclée maritale. -Mais le bâton attendrit les épouses d’une -douce langueur : au lendemain de ces querelles, -le menuisier Ali se laissait surprendre -par l’aube dans la couche de sa femme, en -dépit des préceptes sacrés, et le visage de -Zohra s’embellissait d’une voluptueuse et touchante -lassitude…</p> - -<p>Vers l’Achoura, une vieille dame du quartier, -qui sortait rarement de chez elle, vint -avec sa fille rendre visite à Saadia :</p> - -<p>— Le salut sur toi…</p> - -<p>— Le salut… Comment vas-tu ?</p> - -<p>— Avec le bien. Quelles nouvelles y a-t-il -de toi ?</p> - -<p>— Aucun mal ?</p> - -<p>— Aucun mal sur toi ?</p> - -<p>— Comment est Si Abd Er Rahman ?</p> - -<p>— Grâce à Dieu…</p> - -<p>— La bénédiction d’Allah en ta maison…</p> - -<p>Tout en échangeant les formules d’usage et -en se débarrassant de leurs haïks, les deux -femmes jetaient des coups d’œil furtifs vers -Rita. Et subitement, celle-ci comprit… D’un -bond, elle s’enfuit, ayant peine à contenir le -tumulte joyeux de son cœur… Le coffret où -d’étranges fleurs commençaient à s’épanouir -fut disloqué dans sa chute, une écuelle pleine -de couleurs se renversa sur un œuf qu’elle -brisa, et des ruisseaux jaunes et bleus maculèrent -le tapis de Rabat aux bords élimés.</p> - -<p>— Quel scorpion t’a piquée ? — demanda -Saadia d’un air fâché…</p> - -<p>— O ma fille, ma colombe, nos vieux visages -te font donc peur ? — roucoulèrent les visiteuses.</p> - -<p>— Reviens, chérie, reviens, ô Lella, fille de -mon maître, — implorait l’esclave d’un ton -moqueur.</p> - -<p>Mais les supplications et les remontrances -furent vaines ; Rita s’était verrouillée dans la -chambre voisine, et ne consentit même pas à -faire entendre sa voix tant que dura la visite.</p> - -<p>— Pardonne-lui, ô ma mère — dit Saadia -d’une voix ingénue. — Les jeunes filles sont -fantasques, elles en oublient leurs devoirs de -politesse. Mais, ô Allah ! je ne rétrécirai pas -avec Rita…</p> - -<p>— Ma fille, n’en fais rien… Je t’en conjure -par Sidi Ahmed !… Nous serions désolées de -faire pleurer ses jolis yeux. Nous savons que -les vierges sont plus promptes à se troubler -que la surface d’un oued.</p> - -<p>Mille congratulations furent échangées, et -Saadia, en reconduisant ses visiteuses, s’excusait -encore pour l’attitude de sa belle-fille, tout -en se réjouissant de l’avoir trouvée si fine et -bien élevée en la circonstance.</p> - -<p>Lorsque Rita sortit de la chambre, chacune -épiait son visage et Mabrouka ne put se tenir de -lui décrocher quelques réflexions à double sens :</p> - -<p>— Préparons le couscous pour les hôtes -qu’Allah nous enverra, — répétait-elle avec -insistance. — Mes vieilles oreilles tintent… -c’est la musique des rita et des timball…</p> - -<p>— Cesseras-tu d’agiter ta langue ?… — s’écria -Rita rageusement.</p> - -<p>— Le bruit de mes paroles trouble donc tes -pensées ?</p> - -<p>— Je n’ai que faire de tes plaisanteries quand -mon cœur est triste.</p> - -<p>— La tourterelle n’est-elle pas l’oiseau qui -souffre et se plaint le plus ?</p> - -<p>— Puisses-tu être rôtie à quatre cuissons !…</p> - -<p>La querelle se termina par une claque sur les -joues sèches et ridées de la vieille, qui s’en -fut en clopinant.</p> - -<p>— L’annonce du mari énerve la vierge… — lança -l’esclave lorsqu’elle fut hors de portée.</p> - -<p>A cette parole trop explicite, Rita se mit à -pleurer, et comme elle était en effet très fébrile -et surexcitée, elle n’eut aucune peine à finir -par une crise dont la sincérité fit l’admiration -de toute la famille.</p> - -<p>Mabrouka, sans rancune, lui confectionna -une mixture calmante d’eau de rose et de khanfoussa -pilés — car, disait-elle, ces insectes -restent immobiles pendant des heures, — puis -elle l’endormit en fredonnant la chanson des -Gnaoua :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Sidi mange de la viande,</div> -<div class="verse">Lella en mange le gras,</div> -<div class="verse">M’Barka n’a plus que la sauce,</div> -<div class="verse">Kali Mbouara qu’un vieil os.</div> - -<div class="verse stanza">Allah, ô Seigneur, notre maître,</div> -<div class="verse">Kali Mbouara est malchanceux.</div> -<div class="verse">Allah, Allah, ô notre maître,</div> -<div class="verse">Kali Mbouara est un pauvr’hère.</div> - -<div class="verse stanza">Sidi revêt un caftan,</div> -<div class="verse">Lella un’ mansouria,</div> -<div class="verse">M’Barka revêt des haillons,</div> -<div class="verse">Kali Mbouara rien du tout.</div> - -<div class="verse stanza">Allah, ô Seigneur, etc…</div> - -<div class="verse stanza">Sidi chausse des babouches,</div> -<div class="verse">Lella, des mules brodées,</div> -<div class="verse">M’Barka chausse des savates,</div> -<div class="verse">Kali Mbouara s’en va nu-pieds…</div> - -<div class="verse stanza">Allah, ô Seigneur, etc…</div> - -<div class="verse stanza">Sidi dort sur un mat’las,</div> -<div class="verse">Lella sur un bon tapis,</div> -<div class="verse">M’Barka sur un’ peau d’mouton</div> -<div class="verse">Kali Mbouara sur la terre, etc… etc…</div> -</div> - -<p>Lorsqu’elles jugèrent la jeune fille assoupie, -les femmes commentèrent l’événement à voix -basse. Rita se gardait de remuer pour ne pas -attirer l’attention, et pouvoir, sans feindre la -honte, écouter leurs propos.</p> - -<p>— S’il plaît à Dieu, notre chérie aura fait -bonne impression, car il est temps que ses -noces soient célébrées, — disait Saadia.</p> - -<p>— O Lella, n’aie pas de crainte. Je gage -que, bientôt, les <i>hôtes de Dieu</i> dîneront ici, — répondit -l’esclave.</p> - -<p>— La boutique de Si Hamou est la mieux -achalandée du Souk…</p> - -<p>— Certes, qui veut avoir de belles cherbil<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a> -doit s’adresser à lui.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Babouches brodées.</p> -</div> -<p>— C’est aussi un homme intègre, son ventre -est fermé.</p> - -<p>— Celui qui est rassasié n’a pas de mal à -respecter le couscous d’autrui.</p> - -<p>— Il ne saurait y avoir, pour notre Rita, de -meilleur parti que son fils.</p> - -<p>— A présent, Si Taleb n’a rien à faire qu’à -se promener tout le jour.</p> - -<p>— Par le Prophète !… on dit que Sidi -Nojjar<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a> est souvent le but de ses sorties…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> Quartier des courtisanes.</p> -</div> -<p>— Eh ! sans doute… Il manque une épouse -dans sa maison.</p> - -<p>— C’est pourquoi Si Hamou tient à le marier -jeune…</p> - -<p>Malgré l’intérêt de cet entretien, Rita fatiguée -par les émotions, ne tarda pas à -s’endormir.</p> - -<p>Une semaine passa, toute semblable aux -autres en apparence, mais les femmes s’énervaient -de ne pas voir venir la visite escomptée. -Chaque coup frappé à la porte les faisait tressaillir -et leur dépit augmentait de jour en jour.</p> - -<p>Rita, la plus déçue, affectait de rire et de -chanter pour dissimuler son amertume de -n’avoir pas été jugée assez jolie.</p> - -<p>Pourtant, elle était fière de sa peau blanche, -qu’elle comparait volontiers à celle de la brune -Saadia, de ses cheveux lisses et luisants, de ses -yeux très noirs, de ses joues rondes… Vraiment, -cette vieille ne possédait aucun goût… -Mais d’autres sauraient apprécier sa beauté… -Qu’avait-elle à faire avec le fils d’un marchand -de babouches ? Allah lui réservait peut-être -d’épouser un Chérif.</p> - -<p>Malgré tous ses raisonnements, Rita ne se -consolait pas de sa déconvenue. En réalité, le -fils du marchand de babouches eût comblé ses -désirs, car on le disait jeune, riche et encore -célibataire. Aussi, son bonheur fut-il grand, -lorsqu’un vendredi, au retour de la Mosquée, -le zaouak reçut la visite de Si Hamou qu’accompagnaient -deux membres de sa corporation. -Après s’être longuement et poliment congratulés, -Si Hamou prononça les paroles décisives :</p> - -<p>— Nous sommes les hôtes de Dieu et les -tiens, nous venons à cause de ta fille.</p> - -<p>Si Abd Er Rahman prit un air grave :</p> - -<p>— Laissez-moi consulter ma tête. Revenez -demain, et, d’ici là, interrogez sur moi comme -j’interrogerai sur vous…</p> - -<p>Le jour suivant, Si Hamou se présenta de -nouveau, et le zaouak l’accueillit par ces mots :</p> - -<p>— Sois le bienvenu chez moi, — afin qu’il -comprît que sa démarche était agréée.</p> - -<p>Les femmes en émoi épiaient ces allées et -venues, dont elles s’efforçaient de deviner le -résultat. Pourtant, malgré leur intense curiosité, -elles n’osèrent pas interroger le <i>maître des -choses</i>, mais il daigna le soir même confier sa -décision à Saadia, qui s’empressa de la faire -connaître à toute la maisonnée.</p> - -<p>Rita pleura du moghreb à l’Acha sans prononcer -une parole ; elle refusa de manger, bien -qu’il y eût de la touba dont elle était fort -friande. Ses gestes se firent plus lents et -réservés, car elle avait conscience de sa nouvelle -importance.</p> - -<p>Lella Fathma ne tarda pas à revenir une -après-midi, escortée de sa fille et de sa sœur -Aïcha, une vieille dame aux joues tombantes -et aux allures lasses. Saadia les reçut avec de -grandes démonstrations amicales, elles passèrent -au moins un quart d’heure à se faire les -compliments les plus exagérés, en protestant de -leur affection. Mais lorsqu’on arriva enfin aux -choses sérieuses, la conversation prit un tour -moins tendre et faillit même dégénérer en -querelle.</p> - -<p>— Combien voulez-vous de sadoq<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>, — demanda -Lella Fathma.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> Dot que le marié verse au père de la jeune fille.</p> -</div> -<p>— Il nous faut cent réaux, — répondit -Saadia, — un caftan de drap, un de brocart -tissé d’or, deux sebenia et une paire de cherbil -en velours.</p> - -<p>— Ma fille, tu n’y songes pas !… Nous -sommes gens modestes… comment pourrions-nous -satisfaire de telles prétentions ?</p> - -<p>— Veux-tu donc faire dire que nous avons -donné notre fille à un meskin ?</p> - -<p>— Non, certes, mais sois raisonnable. Tu -sais combien les temps sont amers… La -moindre chose se paye dix fois plus que jadis…</p> - -<p>— Soit… à cause de mon amitié pour toi, je -consens à une réduction…</p> - -<p>— Enlevons trente réaux…</p> - -<p>— O Sidi Ali Mennoun ! ô mon malheur ! -c’est impossible… dix tout au plus.</p> - -<p>— Tu veux nous ruiner. On m’avait bien -dit que tu étais âpre à l’argent.</p> - -<p>— Et à moi qu’il t’est plus cher que ton -propre fils.</p> - -<p>Les voix s’élevaient hostiles et aigres. La -vieille Aïcha intervint :</p> - -<p>— Vous ne connaissez pas la honte de -vous disputer ainsi un pareil jour… Allons, -que chacune y mette du sien.</p> - -<p>Elles finirent par s’accorder pour un sadoq -de 80 réaux, et convinrent aussi de remplacer -une des sebenia par une jolie dfina. Lorsque -le marché fut conclu, elles redevinrent affectueuses -et empressées ; elles s’envoyaient réciproquement -mille flatteries, tout en buvant -du thé à la citronnelle.</p> - -<p>Rita n’avait point paru, elle s’était réfugiée -dans la cuisine, le cœur tumultueux et l’air -indifférent.</p> - -<p>Après le départ des visiteuses, toute la -maison fut en effervescence, car les hommes -étaient annoncés pour le dîner du surlendemain. -Mabrouka s’en fut au souk acheter -des poulets, des pigeons, de succulentes têtes -de mouton, et Saadia, aidée de Zohra, confectionna -un ragoût de viande au miel, relevé -de safran, d’épices et de raisins secs, comme -on n’en mangeait même pas chez le pacha.</p> - -<p>Si Hamou et ses amis arrivèrent après le -moghreb, escortés par beaucoup de jeunes -garçons tenant des cierges allumés. Les -femmes épiaient le cortège à travers les fentes -de leurs portes, elles l’accueillirent par des -yous-yous plus exaspérés au moment où l’on -récita la Fatiha<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a> qui consacre les fiançailles.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> Premier chapitre du Koran.</p> -</div> -<p>Le lendemain, Lella Fathma et ses parents, -toutes parées, vinrent à leur tour apporter des -dattes, les cierges destinés aux noces, un -caftan de soie couleur radis, et un plat rempli -de henné sur lequel étaient disposés quatre -œufs. Elles trouvèrent la maison ornée de -coussins, de tapis et de broderies que Saadia -avait tirés des coffres et empruntés à ses -voisines. A l’un des bouts de la principale -chambre, on avait aménagé le qtaa, mystérieux -sanctuaire des fiancées, que les tentures -et les mousselines séparent du reste de la -pièce. La jeune fille y entra, le cœur palpitant -d’orgueil et de joie. Son rêve s’accomplissait -enfin. Elle devenait l’héroïne vers qui tous les -regards convergent, l’arousa, plus semblable -à une houri qu’à une simple créature d’Allah. -Ses sœurs et ses jeunes amies l’entouraient -en babillant comme des oiselles. Mais Rita ne -répondait pas à leurs propos ; elle s’appliquait -à garder l’attitude rituelle, immobile, les yeux -baissés, le visage impassible et grave. De -temps à autre, les invités écartaient un peu -la tenture, afin de juger sa contenance, et -elles ne tarissaient pas d’éloges sur cette -arousa qui témoignait une si grande honte. -Elles partirent à la nuit, après la cérémonie -du henné qui eut lieu en grande pompe au -milieu du patio. Seules, les fillettes restèrent -dans la maison pour tenir compagnie, durant -trois jours, à leur amie. Elles la taquinaient -gentiment, selon la coutume :</p> - -<p>— Hélas ! — disaient-elles, — tu vas nous -abandonner.</p> - -<p>— Tu préfères la compagnie d’un homme à -la nôtre.</p> - -<p>— Nous n’étions pas rassasiées de t’avoir…</p> - -<p>Et Rita répondait d’un ton navré :</p> - -<p>— Qu’ai-je à faire avec un homme ?… Non, -je ne veux pas quitter ceux que j’aime. Oh ! -combien je vous préfère, fillettes semblables à -moi.</p> - -<p>De grosses larmes roulaient sur ses joues, -mais, dans le fond du cœur, elle se réjouissait…</p> - -<p>Quelques jours plus tard, Lella Fathma -envoya une neggafa<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a> porter l’argent et les -objets du sadoq. Elle avait disposé les pièces -de drap et de brocart, la sebenia, les cherbil, -sur un plateau de cuivre à hauts rebords, -ainsi qu’un pain de sucre, signe de joie et de -prospérité. Une mousseline brodée recouvrait -les cadeaux, mais elle eut soin d’en laisser un -côté relevé, afin que les voisines pussent apercevoir -les présents du fiancé.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> Femme dont le métier consiste à régler toutes les -cérémonies du mariage du côté féminin.</p> -</div> -<p>Dès lors, une fiévreuse activité régna dans -la maison du zaouak : Saadia et Zohra -taillaient et cousaient sans relâche les pièces -du trousseau. Les seroual<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>, étroits et raides, -les tahtiat, les transparentes ferajiat s’empilaient -au fond de la chambre. Une mouallema -brodait les coussins et les tentures aux vives -couleurs ; Mabrouka, brandissant un long -balai en feuilles de palmier, reblanchissait -à la chaux toutes les murailles, et les voisines -venaient à tout propos donner des conseils et -épier l’attitude de la nouvelle arousa.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> Pantalon.</p> -</div> -<p>O Allah ! que la vierge est pudique et -timide… Le moindre propos suffit à l’effaroucher, -et elle s’enfuit, telle la gazelle au -pied rapide.</p> - -<p>Combien de larmes brûlantes verse la -fiancée, dont le visage ne fut contemplé par -personne, dont le teint a la pâleur mate des -œufs d’autruche soigneusement cachés dans -le sable. Celui qui doit la connaître s’impatiente -en sa demeure… son amour est comme -une chèvre bêlante, s’il tente de l’étouffer, il -se met à crier plus fort.</p> - -<p>Voici venir la semaine des noces. Pilez le -souak et le henné. Préparez l’arousa pour les -désirs de l’époux. Qu’il se hâte, lui, dont la -brûlante ardeur séchera ses larmes.</p> - -<hr /> - - -<p>Rita vivait dans une exaltation dont elle ne -laissait rien soupçonner, partagée entre les -sentiments les plus divers : elle tâchait de se -représenter Si Taleb qu’elle n’avait jamais -aperçu ; les propos de Mabrouka hantaient son -esprit.</p> - -<p>— … Un visage brun, des yeux qui -flambent, et une vigueur… dont l’épouse -apprécierait les charmes…</p> - -<p>Ses nuits étaient hantées de songes voluptueux, -et elle se réveillait toute tremblante, -le cœur battant à grands coups, le visage en -feu et les membres brisés… Mais, en même -temps, elle se sentait envahie de l’oppressant -effroi, qui saisit les vierges à l’approche de -l’époux et les trouble douloureusement.</p> - -<p>Lorsque les invités en toilette s’installèrent -dans la maison, que le qtaa redevint l’asile de -l’arousa pour les fêtes nuptiales, sa terreur -s’accrut, submergeant ses autres impressions ; -elle commençait aussi à sentir le regret du -logis paternel qu’il lui fallait quitter pour une -demeure étrangère, et, bien souvent, ses -larmes coulaient sans feinte…</p> - -<p>Elle refusait toute nourriture, malgré l’insistance -de ses petites compagnes qui lui présentaient, -du bout de leurs doigts rougis au -henné, quelques bouchées des plats dont elles -mangeaient.</p> - -<p>— Prends, — disaient-elles, — ceci est le -sadoq que je te donne.</p> - -<p>Mais Rita tournait la tête d’un air excédé.</p> - -<p>— Non, non, je n’ai pas faim. Assez pour -moi…</p> - -<p>Il fallait lui faire avaler de force un œuf ou -du laitage.</p> - -<p>Et, de fait, des nausées la prenaient dans ce -qtaa surchauffé par les cierges, toujours empli -de jeunes filles ; et dont l’atmosphère, emprisonnée -entre les tentures, ne se renouvelait -pas…</p> - -<p>Elle était devenue, aux mains de la neggafa, -une poupée que l’on manie, que l’on habille, -que l’on transporte, que l’on parfume et que -l’on pare. Une poupée silencieuse, dont les pieds -ne devaient plus toucher le sol, qui ne pouvait -ni rire, ni remuer, ni parler, et à qui seulement -il était permis de pleurer… De temps à autre, -on la sortait du qtaa tout enveloppée de voiles -très lourds, tissés de soie et d’or, sous lesquels -Rita se sentait étouffer. On la portait dans le -patio, sur la mertba, haute estrade garnie de -coussins, où la mariée s’accroupit pour les -diverses cérémonies accompagnées de chants, -de musique et de yous-yous stridents. Le bruit -parvenait indistinctement jusqu’à elle ; parfois -la neggafa entr’ouvrait ses voiles devant les -invitées assemblées, et l’on apercevait le visage -impassible aux yeux clos, pâle, ruisselant de -sueur, parmi les bijoux scintillants, et les -cheveux épars ceints d’un bandeau de pierreries -et de perles… Un peu d’air frais ranimait la -jeune fille ; elle se savait belle et admirée par -toutes ces femmes qu’elle ne voyait pas…</p> - -<p>Mais presque aussitôt, les voiles retombaient, -l’enveloppant de leur nuit épaisse et chaude, -jusqu’au moment où on la reportait dans le -qtaa envahi de fillettes.</p> - -<p>— Que tu es heureuse, — disaient-elles, — tu -vas manger des noix, des gâteaux, des amandes.</p> - -<p>— Tu revêtiras des caftans de soie, tu farderas -ton visage et tu seras belle.</p> - -<p>— O ma sœur, tu deviendras femme et tu te -réjouiras avec ton époux.</p> - -<p>— Touche mes vêtements pour que mon -tour ne tarde pas à venir.</p> - -<p>— J’ai rencontré ton fiancé dans les souks. -C’est un homme vigoureux, il a une petite -barbe et des yeux ardents… Quel est ton -bonheur !</p> - -<p>Ces propos distrayaient Rita et lui mettaient -au cœur d’agréables espoirs ; cependant elle -restait muette, toute pénétrée de honte. Une -sorte de torpeur l’envahissait peu à peu, causée -par les parfums, les émotions, la fatigue et la -chaleur ; toutes les pensées s’embrouillaient en -sa tête, ses larmes coulaient sans cesse, et les -invités tiraient d’heureux augures de son -chagrin, car il convient qu’une fille aimante et -pudique manifeste une extrême douleur au -moment de ses noces.</p> - -<p>Le jour nuptial se leva enfin ; l’agitation -grandissait dans la maison, les femmes qui, -depuis le début de la semaine, avaient savamment -gradué le luxe de leurs parures, arborèrent -les caftans de cérémonie et s’accroupirent tout -autour du patio, plus éblouissantes que des -sultanes. Elles avaient le sentiment de leur -splendeur et ne faisaient pas un mouvement, -les yeux fixes, les mains posées à plat sur leurs -genoux. Les brocarts tissés d’or ou de ramages -multicolores se cassaient autour d’elles en plis -raides et luisants, les sebenia étaient couronnées -de turbans, de bandeaux brodés de sequins, et -parfois de plumes légères couleur pois chiche, -ou cœur de rose… D’énormes anneaux d’oreille, -des colliers de perles fausses, et d’autres, dont -les pendeloques s’ornaient de verroteries, -essayaient de singer les parures des riches -citadines… Certaines femmes cependant portaient -des émeraudes et des rubis véritables, -reliques d’une opulence familiale disparue, -mais leurs bijoux avaient alors des formes -désuètes, passées de mode…</p> - -<p>Des fards rehaussaient l’éclat des visages, et -les plus noires s’illuminaient si violemment de -carmin que leur peau évoquait la rougeur des -cuirs Filali… Malgré leur apparente impassibilité, -elles s’épiaient les unes les autres, -glissant entre leurs cils baissés une sournoise -prunelle critique. Et elles évaluaient en elles-mêmes -la parure des autres invitées… Quelques -réflexions s’échangeaient à voix basse :</p> - -<p>— O ma sœur, as-tu vu le caftan neuf de -Zohra ? Il est en brocart à deux réaux la coudée.</p> - -<p>— Par Mouley Idriss ! ce ne peut être à elle ; -son mari gagne à peine de quoi la nourrir. On -le lui a certainement prêté.</p> - -<p>— Je ne savais pas que Lella Khaddouje eût -des bracelets d’or… Ils pèsent bien vingt -mitqual.</p> - -<p>— Certes Sidi Mohamed n’a pas rétréci avec -son épouse ! Il ne regarde pas au poids quand -c’est du cuivre doré…</p> - -<p>Et les propos perfides voltigeaient sans bruit -à travers l’assistance, tandis que l’on attendait -la mariée.</p> - -<p>La neggafa parut enfin, portant sur son dos -un volumineux paquet d’étoffes et de voiles, -qu’elle déposa au milieu des coussins de la -mertba. Puis, elle écarta le haïk de soie à -rayures abricot et couleur d’yeux chrétiens, -sous lequel Rita se sentait défaillir. Elle avait -un caftan de brocart émeraude à ramages d’or, -d’innombrables bijoux prêtés par des amies -complaisantes, et ses cheveux, épars sur les -épaules, se couronnaient d’une sfifa rehaussée -de pierreries et de perles. Mais on n’apercevait -pas son visage, voilé par une mousseline. Tout -autour d’elle, les fillettes, debout, portaient de -gros cierges en cire dont les flammes, agitées -par le vent du soir, jetaient un éclat fumeux.</p> - -<p>La neggafa tressait les cheveux de Rita -qu’elle mêlait de soie verte et blanche, en y -attachant mille amulettes contre le mauvais -œil. Quand elle se mit à natter le côté gauche, -les musiciennes, qui jusqu’alors faisaient rage, -se turent subitement, et la neggafa, d’une voix -chantante, psalmodia les stances du départ :</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">Au nom d’Allah, nous maudissons le démon !</div> -</div> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">— Tends ta main hors des manches,</div> -<div class="verse">Aujourd’hui est venu ton grand jour,</div> -<div class="verse">Tends ta main, nous te mettrons du henné…</div> -<div class="verse">O mariée, tais-toi, ta mère pleure…</div> -<div class="verse">Et chez l’époux, chacun se réjouit.</div> - -<div class="verse stanza">— Pourquoi ! ô mon père ! m’as-tu exilée ?</div> -<div class="verse">Rends l’exilée à sa famille.</div> -<div class="verse">On dit : « Le père a donné le bien »</div> -<div class="verse">S’il a donné sa fille à un jeune homme.</div> -<div class="verse">On dit : « Le père a donné le malheur »</div> -<div class="verse">S’il a donné sa fille à un vieillard.</div> - -<div class="verse stanza">Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour,</div> -<div class="verse">La mariée s’en va chez son cousin</div> -<div class="verse">Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour.</div> -<div class="verse">La mariée est allée chez Mouley Ali<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>.</div> -<div class="verse">— Pourquoi, ô mon père, m’as-tu exilée à la cime des monts ?</div> -<div class="verse">Personne que je puisse interroger.</div> -<div class="verse">Personne à qui m’adresser.</div> -<div class="verse">Je n’ai trouvé que des Berbères et des loups…</div> -<div class="verse">Rends l’exilée à son sol.</div> -<div class="verse">La maison de mon père me renie.</div> -<div class="verse">La maison de mon époux m’accueille…</div> -</div> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> Allusion aux noces de Lella Fathma, fille du Prophète, -avec son cousin Mouley Ali.</p> -</div> -<div class="poetry"> -<div class="verse">— O fille de mon caïd !</div> -<div class="verse">O fille du caïd des caïds !</div> -<div class="verse">Tu es partie, ô celle qui arrange tous les coins !</div> -<div class="verse">Tu es partie, ô voisine des voisines !</div> -<div class="verse">Tu es partie, ô mon amie, ma sœur !</div> -<div class="verse">Fille du lion silencieux,</div> -<div class="verse">Mais dont le rugissement dans le désert serait effrayant.</div> -<div class="verse">Ta taille me plaît,</div> -<div class="verse">Et ton caftan me donne la beauté.</div> -<div class="verse">Va-t’en… Ne crains pas,</div> -<div class="verse">Tu trouveras bonheur parfait.</div> -</div> - -<p>La neggafa prit un petit tambour et continua :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Haddou l’Rahmani,</div> -<div class="verse">Celui qui t’a réjouie deux mois,</div> -<div class="verse">Réjouis-le deux ans.</div> -<div class="verse">Réjouis-toi en ce jour</div> -<div class="verse">Où ne se réjouissent que mes amies,</div> -<div class="verse">Mes sœurs et mes cousines.</div> - -<div class="verse stanza">Aie la paix, ô Lella,</div> -<div class="verse">Donne la paix à notre demeure,</div> -<div class="verse">Donne la paix à ce jour !</div> -</div> - -<p>Toute l’assistance sanglotait durant ce chant -que la neggafa répéta trois fois, et les pleurs -de Rita redoublaient d’amertume, car le jour -des larmes était venu pour elle… Un immense -déchirement la poignait à l’idée du départ si -proche, de la séparation définitive d’avec tous -ceux qu’elle avait aimés et connus jusqu’alors ; -et la demeure de Si Taleb lui apparaissait -inquiétante, étrangère, pleine de périls mystérieux.</p> - -<p>On la reporta dans le qtaa en l’attente du -cortège nuptial ; les fillettes, excitées par le -prochain dénouement, tenaient à leur amie -des propos indécents sur ce qui allait se passer… -les femmes se complaisaient aux recommandations :</p> - -<p>— Aie soin de ne pas déplaire à ton mari.</p> - -<p>— Tu vas connaître la douleur des noces.</p> - -<p>— Mords tes vêtements pour ne pas crier.</p> - -<p>… Zohra vint auprès d’elle et fit sortir tout -le monde, afin de donner à sa sœur les suprêmes -conseils.</p> - -<p>— Tâche d’être une fille raisonnable qui -fasse honneur à notre maison. Ne repousse -pas ton époux, laisse-le t’approcher afin qu’on -sorte vite ton seroual<a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> Pantalon.</p> -</div> -<p>Ces paroles augmentaient le trouble de Rita… -Tout à coup, elle tressaillit. Une rumeur significative -emplissait le patio, dominée par la -plainte acide des flûtes. Si Abd Er Rahman -entra dans le qtaa, Rita lui baisa la main en -pleurant, puis il la chargea sur son dos et la -porta jusqu’à la mule arrêtée au seuil de la -maison. Après l’interminable attente anxieuse, -le départ se fit très vite. Les neggafat arrangèrent -en hâte le haïk de la mariée et, très -soigneusement, elles appliquaient un coin -de son voile sur l’arrière-train de la bête, de -crainte qu’un ennemi, durant le trajet, y mît -le doigt, ce qui eût aussitôt rompu la virginité -de l’arousa. Le cortège s’ébranla au milieu de -la musique, des chants et des cierges, dont la -flamme vacillait au vent. Bien que la demeure -de Si Hamou fût toute proche, il fit un long -détour à travers les souks silencieux et noirs, -où de rares marchands s’attardaient encore en -leurs échoppes… des yous-yous exaspérés -accueillirent son arrivée.</p> - -<p>Le zaouak descendit sa fille de la mule, et la -porta sur son dos jusqu’au seuil de la chambre -nuptiale, dont Lella Fathma barrait l’entrée ; -Rita, guidée par la neggafa, dut, en témoignage -de sa future obéissance, passer trois fois -sous le bras étendu de sa belle-mère, puis on -l’introduisit dans le qtaa qui avait été préparé -au bout de la pièce. Les parentes du marié se -bousculaient pour apercevoir la jeune fille, -mais la neggafa les renvoya d’un geste autoritaire, -et, après avoir une dernière fois retouché -les parures de l’arousa, elle fut s’accroupir à -l’autre extrémité de la chambre vide…</p> - -<p>Une angoisse affolante s’empara de Rita, elle -eût voulu fuir et n’osait faire un mouvement -dans la crainte de déranger sa toilette… -L’épreuve conjugale, dont elle savourait longtemps -à l’avance le trouble délicieux, lui causait, -à présent que l’heure était proche, une appréhension, -une terreur qu’elle ne pouvait dominer. -Son cœur battait à grands coups, et elle se -sentait défaillir, la sueur ruisselant le long de -ses tempes… Puis, comme l’attente se prolongeait, -elle sombra dans une sorte de torpeur, -d’engourdissement hébété… Soudain, l’impression -d’une présence humaine la rendit à son -épouvante. Le marié était entré dans le qtaa -sans qu’elle s’en aperçût, et la neggafa se retirait -discrètement en fermant les verrous.</p> - -<p>Si Taleb contemplait sa femme, et il la trouvait -à son gré.</p> - -<p>— Tu es belle, — dit-il, en l’embrassant sur -le front. — Pourquoi trembles-tu ? Il ne faut pas -avoir peur… Tu sais, je ne veux que ton bien… -te voici mon épouse, celle qui réjouira toute -ma vie, s’il plaît à Dieu !</p> - -<p>Rita restait immobile, silencieuse et les yeux -clos, troublée, jusqu’au plus profond de son -être, par cette voix mâle, par le contact de cet -homme qu’elle ne voyait pas… et comme il -voulait l’étreindre, elle se jeta brusquement en -arrière, d’un instinctif effroi.</p> - -<p>— Ne crains pas, — répéta Si Taleb, — tu -dois être raisonnable pour que les gens ne rient -pas de moi… Ta mère et tes parentes sont dans -l’anxiété, elles attendent ton seroual, ne prolonge -pas leur impatience…</p> - -<p>Alors, comme Rita était une fille sensée, elle -laissa son mari l’approcher et elle retint ses -cris…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Si Taleb ne sortit de la chambre nuptiale -qu’au moment où chantait le muezzin. La neggafa se -précipita dans le qtaa en poussant des -yous-yous, s’empara triomphalement du seroual -et l’emporta dans le patio pour le livrer à -l’admiration de l’assistance.</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">Lella fille très pure, — disaient les invitées, —</div> -<div class="verse">Fille de ceux qui t’ont bien gardée,</div> -<div class="verse">O belle ceinturée,</div> -<div class="verse">Ton seroual est teint de rouge !</div> -</div> - -<p>Pendant ce temps, Rita, brisée de fatigue, -s’était endormie… Au retour du hammam, Si -Taleb vint la rejoindre dans le qtaa. Il essayait -de la faire parler, mais Rita était trop bien -élevée pour répondre, elle avait honte et ne -levait pas les yeux. Pourtant, ayant aperçu -furtivement son mari, elle se réjouit de le -trouver agréable et jeune… La chambre était -close, éclairée par des cierges, les époux s’y -sentaient très seuls, loin de tout, bien que la -rumeur de la fête pénétrât à travers la porte. -Si Taleb caressait Rita, la prenait sur ses -genoux, se livrait à mille jeux galants, et la -jeune femme, revenue des terreurs nocturnes, -commençait à trouver quelques charmes au -contact de son mari. Comme il était sorti vers -l’acer pour prier, elle l’attendit avec une certaine -impatience…</p> - -<p>En l’absence de Si Taleb, la neggafa vint -changer les parures de l’arousa, et deux fois par -jour, durant toute la semaine, elle la revêtit -de caftans différents, de façon à ce que l’époux -la trouvât sans cesse en des toilettes nouvelles… -Il n’était pas besoin de cela pour exciter l’amour -de Si Taleb, et Rita, peu à peu, se sentait -embrasée par une telle ardeur…</p> - -<p>Elle n’en restait pas moins pudique et -réservée, toujours silencieuse, levant à peine -les yeux sur son maître, toute pénétrée des -conseils qu’on lui avait prodigués chez ses -parents. Car un mari s’étonne si la vierge qu’il -épouse ne témoigne pas, durant les premiers -temps, une très grande honte. A la fin de la -semaine, elle semblait s’apprivoiser et répondait -timidement :</p> - -<p>— Oui, Seigneur…</p> - -<p>— Non, Seigneur…</p> - -<p>— Je ne sais pas…</p> - -<p>Six jours après les noces, on remit à Rita sa -ceinture, et on enferma ses cheveux dans une -sebenia de soie, à la manière des femmes -mariées. Puis, la neggafa la fit sortir du qtaa -qu’elle n’avait pas encore quitté, et elle -éprouva une délicieuse sensation à respirer -l’air qui pénétrait par la porte entr’ouverte, et -à revoir la lumière du jour. Le soir, elle se -rendit au hammam avec Lella Fathma ; au -retour, deux femmes couchèrent auprès d’elle -dans le qtaa, pour en interdire l’entrée à -Si Taleb. Lorsqu’il retrouva Rita le lendemain -matin, il se mit à la taquiner :</p> - -<p>— Tu n’as pas voulu de moi… Hélas ! que -cette nuit fut longue ! Es-tu donc rassasiée de -ma présence ? Moi, je ne le suis pas encore de -t’avoir.</p> - -<p>Rita répondit d’un air modeste :</p> - -<p>— Que veux-tu…, ce n’est pas ma faute, -telle est la coutume, tu le sais bien…</p> - -<p>Elle n’osait pas lui avouer qu’elle aussi -avait maudit cette habitude qui sépare les -époux la sixième nuit de leurs noces.</p> - -<p>Dans l’après-midi arrivèrent Saadia et ses -parentes, parées de leurs plus beaux atours. -Elles entouraient l’arousa, lui prodiguant les -caresses et les démonstrations affectueuses.</p> - -<p>— Comment vas-tu ? — demandaient-elles.</p> - -<p>— Ton mari te plaît-il ? On dit que tu n’es -pas à plaindre, et qu’il te témoigne beaucoup -d’amour.</p> - -<p>— Grâce à Dieu, te voici devenue femme. -Dis, chérie, as-tu crié la nuit de tes noces ?</p> - -<p>Elles lui posaient mille questions insidieuses -auxquelles Rita, pleine de honte, se gardait -bien de répondre, et Mabrouka lui glissait à -l’oreille des propos tellement égrillards qu’elle -en rougissait sous le fard, toute troublée d’un -plaisir sensuel.</p> - -<p>La cérémonie de la ceinture lui causa la plus -vaniteuse des satisfactions.</p> - -<p>La neggafa l’avait revêtue de caftans magnifiques, -drapés d’un izar de gaze. Une haute -ceinture de Fez, raide et chatoyante, s’enroulait -autour de sa taille comme pour l’enserrer -d’un étui précieux ; des bijoux trop éblouissants -l’accablaient de leur splendeur et de leur -poids, mais elle restait hiératique, très droite -et les yeux toujours clos, sur l’immense fauteuil -des mariées dont les dorures rayonnaient -derrière sa tête en auréole resplendissante.</p> - -<p>Toutes les femmes, accroupies autour du -patio, lui faisaient une cour dont elle était la -sultane ; une esclave agitait devant elle un -éventail pour rafraîchir son visage et chasser -les mouches importunes. Sept fois, la neggafa -changea ses parures, toutes plus somptueuses -les unes que les autres, et l’apparition de -l’arousa était toujours saluée de yous-yous et -de propos flatteurs. Cette apothéose l’enivrait -d’orgueil, elle eût voulu, malgré sa fatigue, -que les fêtes nuptiales durassent longtemps -encore. Elle ne se lassait pas d’en être l’héroïne, -belle et parée, auprès de qui chacun -s’empresse, et un regret lui mordait le cœur à -la pensée que l’apogée de sa gloire en marquait -fatalement la fin.</p> - -<p>Grâce à Dieu, l’amour de Si Taleb lui resterait, -et les plaisirs voluptueux, sans compter -la satisfaction d’être une femme mariée qui -peut se livrer à la coquetterie en toute sécurité -du devoir accompli, et non plus une vierge -aux vêtements simples.</p> - -<p>Le soir, lorsque son mari vint la rejoindre -dans le qtaa où ils devaient dormir une dernière -fois, il lui demanda :</p> - -<p>— Tu as revu ta famille… voudrais-tu à -présent rentrer chez ton père ?</p> - -<p>— Je ne sais pas, — répondit Rita d’une -voix réservée. — C’était ma maison, j’étais -habituée… Je dois m’accoutumer ici.</p> - -<p>Mais l’éclat de ses yeux démentait les paroles -trop pudiques, et cette nuit fut une longue -ivresse.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Les dernières invitées étant parties, le calme -reprit ses droits dans la demeure du marchand -de babouches. Rita se mit peu à peu au travail -domestique ; elle aidait Lella Fathma à -éplucher les légumes, à rouler le couscous, à -nettoyer le linge familial ; elle passait de -longues heures à sa toilette pour garder l’amour -de Si Taleb, variait chaque jour sa coiffure, -se traçait au milieu du front les arqous aux -dessins compliqués, avivait ses joues de carmin -et ses yeux de kohol. Du reste, elle voyait -peu son mari, mais les plaisirs conjugaux ne -lui étaient pas épargnés… Si Hamou semblait -tout ragaillardi au contact du jeune couple, il -regardait son fils d’un air d’envie… Lella -Fathma, trop vieille pour émouvoir encore son -époux, s’inquiétait à juste titre de ce regain de -jeunesse ; elle prenait volontiers Rita pour -confidente.</p> - -<p>Un jour, elle vint la trouver en sa chambre, -bouleversée par la nouvelle qu’une amie -empressée venait de lui transmettre : le marchand -de babouches songeait à se remarier… -Déjà, il avait envoyé le sadoq à la fille de son -amin<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>, une répudiée de vingt ans, dont on -vantait la beauté, et les noces seraient célébrées -le mois suivant.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> Chef d’une corporation.</p> -</div> -<p>Les deux femmes se taisaient, atterrées par -la catastrophe. Elles y voyaient l’une et l’autre -la fin de leur prestige, l’écroulement de tout -leur bonheur : Lella Fathma, vaincue d’avance -par l’ascendant d’une jeune rivale, Rita elle-même -qui cesserait d’être l’arousa cajolée, -adulée de tous, le jour où une nouvelle mariée -entrerait dans la maison… Elles essayèrent en -vain tous les moyens pour conjurer le péril, -tous les sortilèges pour détourner Si Hamou de -ses projets ; elles n’osèrent cependant pas s’en -plaindre à lui-même, sachant la réserve et le -respect qui sont dus au « maître des choses ».</p> - -<p>Si Taleb, de son côté, était un fils soumis -qui ne se permettait jamais de juger les actes -de son père, à plus forte raison de les combattre ; -et lorsque le marchand de babouches -lui enjoignit de répudier Rita, parce que sa -future épouse entendait être la seule arousa du -logis, il ne sut que balbutier son désespoir…</p> - -<p>— Il y a des femmes à Sidi Nojjar, — insinua -le vieux libertin, — n’es-tu pas las de -caresser toujours la même ?</p> - -<p>Si Taleb essaya timidement de défendre -Rita, mais, le soir même, il se souvint du conseil -paternel et se dirigea vers le quartier où -s’était réjoui son célibat… Une courtisane, -arrivée de Fez, l’attira chez elle… Aïcha était -lascive et belle, toute parfumée d’essences violentes, -elle connaissait les hommes et le secret -de les affoler. Si Taleb comprit, entre ses bras, -qu’il pourrait très facilement renoncer à sa -femme…</p> - -<p>Une semaine plus tard, il ramena Rita au -logis paternel, sans donner aucune raison à -cette visite hors d’usage. Et comme il tardait -à venir la reprendre, le zaouak s’en émut. -L’explication ne manqua pas de s’envenimer. -Si Abd Er Rahman reprochait à son gendre -le tort qu’il faisait à la famille, en répudiant -ainsi Rita sans raison, après trois mois de -mariage ; mais, surtout, il s’irritait pour une -question de haïk neuf, que Si Taleb se refusait -à rendre… Après avoir discuté et crié -à s’en érailler le gosier, les deux hommes -allèrent chez le cadi qui prononça la répudiation.</p> - -<p>L’affaire du haïk restait toujours pendante ; -durant des mois, elle occasionna d’incessantes -disputes ; elle avait pris toute l’importance en -l’événement, et les femmes la commentaient, -sans se lasser, avec la plus vive indignation… -Toutefois Rita regrettait secrètement les plaisirs -voluptueux que Si Taleb lui avait révélés, -et dont la privation lui était sensible…</p> - -<p>Un jour, Mabrouka, toute jubilante, vint -apporter une nouvelle qui réjouissait le quartier -et alimentait d’interminables commérages : -au cours d’une querelle plus violente que les -autres avec sa jeune coépouse, Lella Fathma -avait été précipitée dans le puits… Grâce à -Dieu, on l’en avait retirée à temps, mais -Si Hamou, excédé par les disputes et les doléances, -venait, répudiant les deux femmes, de -faire maison vide. Et il allait lui aussi, avec -Si Taleb, se consoler à Sidi Nojjar.</p> - -<p>Rita songeait complaisamment à cette aventure, -tout en maniant ses pinceaux en poils -d’âne, qu’elle avait repris. D’invraisemblables -guirlandes s’enroulaient autour du coffret -ébauché, les canaris s’étourdissaient de roulades -en leurs cages de jonc, et les femmes, -réunies et babillardes, buvaient, comme jadis, -le thé à la menthe plus sucré qu’un sirop. Les -choses sont écrites, Allah connaît notre lot -pour demain. Confions-nous en sa mansuétude.</p> - -<p>Depuis quelque temps, la mère du chérif -voisin témoigne à Rita beaucoup d’affection, -lorsqu’elle la rencontre au crépuscule sur la -terrasse… La petite répudiée escompte déjà en -sa tête les prochaines noces dont elle sera l’héroïne, -s’il plaît à Dieu… Et elle bénit le Seigneur -de lui avoir ménagé ce renouveau de -plaisir et d’orgueil…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c6">VI<br /> -<span class="small">UN HAREM BIEN GARDÉ</span></h3> - - -<p>Ayant maintes fois vérifié l’excellence du -dicton : « <i>Il faut moins de temps à un homme -et à une femme pour commettre le péché qu’à -une esclave pour cuire un œuf</i> », le tajer<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a> Mansour -savait profiter des expériences de sa jeunesse.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> Marchand.</p> -</div> -<p>Certes, il gardait un souvenir délicieux de -ses folles aventures : des harems où il avait -pénétré sous un déguisement féminin, des -rendez-vous furtivement obtenus au sortir d’un -hammam, de la complicité coûteuse, mais sûre, -des servantes et des Juives qui portent leur -pacotille de maison en maison… Il n’en était -que mieux armé pour défendre son propre -bien.</p> - -<p>Nulle revendeuse, nulle messagère, n’avait -le droit de franchir sa porte, au seuil de laquelle -se relayaient nuit et jour deux gardiens incorruptibles -et hargneux.</p> - -<p>Un hammam, étincelant de marbres et de -mosaïques, avec ses chambres de chauffe et ses -fontaines, fut installé dans sa propre maison. -Et les épouses ou les favorites perdaient, en -entrant chez lui, toute occasion de communiquer -avec le monde extérieur d’où s’infiltrent -les tentations.</p> - -<p>Pourtant le tajer Mansour n’était pas un tyran, -il aimait ses femmes, il les voulait heureuses et -belles, et leur ayant retiré le plaisir de recevoir -les humbles visiteuses qui vendent des -étoffes et colportent les nouvelles, il ne leur -ménageait pas les présents, et leur laissait la -suprême jouissance de monter sur les terrasses -lorsque le soleil déclinant dore les vieux murs -et incendie les minarets.</p> - -<p>La maison du tajer Mansour, imposante et -riche, dominait tout le quartier, en sorte que -ses habitantes pouvaient, de très haut, bavarder -avec les voisines sans qu’aucune escalade leur -permît de se rejoindre.</p> - -<p>Une seule demeure restait accessible, celle -du chérif Mouley Saïd, et, par une faveur -d’Allah, — qu’Il soit exalté ! — c’était justement -un vieillard pieux et méfiant qui usait des -mêmes restrictions que le tajer Mansour. Si -bien que les eunuques du chérif et les portiers -du marchand défendaient avec une commune -vigilance la vertu des chérifat et celle des -riches bourgeoises dont ils avaient la garde.</p> - -<p>Les noces de Rahma s’achevaient à peine, -que déjà cette nouvelle, charmante, et très -jeune épouse du tajer s’était rendu compte de -toutes ces choses, sans avoir levé les yeux ni -prononcé la moindre parole, ainsi qu’il sied à -la pudeur d’une vierge récemment mariée.</p> - -<p>La maison de son père n’était pas à ce point -surveillée ; et Rahma regrettait les allées et -venues perpétuelles des esclaves et des revendeuses, -les incursions chez les voisines à -l’heure du moghreb et les nuits sans lune où l’on -se rend au hammam, bien enveloppée dans un -haïk dont la fente laisse passer une prunelle -curieuse… Par Sidi Abdelkader ! cela ne l’avait -pas empêchée d’arriver à sa treizième année -aussi pure que l’eau de Lalla Chafia et d’apporter -à son mari les fleurs écarlates dont les -pétales avaient jonché leur couche nuptiale.</p> - -<p>Rahma n’était que la troisième épouse de Si -Mansour ; une négresse et une femme blanche -partageant avec elle cet honneur. Mais la noire -Setra, pas plus que Lella Mina, toujours pâle -et maladive, ne semblaient exercer un grand -empire sur le marchand.</p> - -<p>Lorsque Si Mansour avait atteint l’âge où les -jeunes garçons, troublés par le printemps, -jouent du gumbri au bord des oueds, son père, — qu’Allah -l’ait en Sa Clémence, — lui donna -Setra dont l’expérience amoureuse initia sa -timidité. Plus tard, par acte passé devant le -Cadi, il éleva l’esclave au rang d’épouse légitime, -bien qu’il n’en eût pas eu d’enfant.</p> - -<p>Lella Mina, la languissante, fille d’un notaire -dont l’alliance honorait le marchand, mit au -monde six rejetons, plus malingres qu’elle-même -et qui moururent. C’est alors que le soin -d’assurer sa postérité incita Si Mansour à placer -en son jardin une petite plante fraîche et vigoureuse ; -sur le point de s’épanouir.</p> - -<p>Il possédait, en outre, plusieurs jeunes -négresses, prêtes à satisfaire les caprices du -maître. Mais le tajer n’avait aucune exigence. -Il entendait jouir chez lui d’une vie douce et -reposante, réparatrice des fatigues de sa jeunesse. -Même, il devait convenir, devant Allah, -que ses capacités amoureuses n’étaient pas tout -à fait suffisantes pour les trois épouses auxquelles -seul il était appelé à dispenser la joie… -et cette angoissante constatation augmentait -les craintes du marchand et l’incitait à redoubler -de ruses et de surveillance pour -défendre son harem contre les entreprises des -jeunes hommes libertins.</p> - -<p>Après la semaine des noces où il témoigna, -comme il convient, un amour plein d’ardeur à -la jeune arousa, il reprit l’habituelle quiétude -de son existence. Il entrait chaque soir, selon -leur tour, dans la chambre de ses femmes, -mais ne se dérangeait guère de sa couche pour -les aller rejoindre en celle où l’aube ne doit -pas surprendre les maris. Rahma comprit très -vite qu’avec un tel époux, elle ne goûterait que -rarement aux plaisirs merveilleux en l’attente -desquels palpitent les vierges…</p> - -<p>Mais le tajer Mansour, louange à Dieu ! -était un homme d’une générosité magnifique ; -il ne se passait pas de semaine où il ne distribuât -à son harem les plus estimables présents. -Il se félicitait de savoir si bien, et sans peine, -grâce à l’entendement qu’Allah lui avait dispensé, -satisfaire ainsi les exigences de toutes -ses femmes.</p> - -<p>On n’entendait jamais une dispute ni une -plainte en sa demeure, bien qu’il hébergeât -aussi une sœur répudiée, Lella Saadia, et leur -mère, la vieille Lella Fatime, femme d’expérience -et de raison. Une entente parfaite unissait -les esclaves et leurs maîtresses.</p> - -<p>Rahma n’avait point été sans remarquer -avec quelle sérénité, exempte de toute jalousie, -ses coépouses assistèrent aux noces, la parant -même de leurs propres mains, au lieu d’imiter -celles qui, en pareille circonstance, se retirent -chez leurs parents, ou tout au moins en leur -chambre, pour cacher une douleur faite d’humiliation -et de rage.</p> - -<p>La vie s’écoulait, très douce, dans la maison -de Si Mansour. Chaque matin, il distribuait -lui-même, à toutes les femmes, leur part de -sucre et de thé, sans « rétrécir » avec aucune. -Puis il remettait les clés du coffre enfermant -les précieuses denrées, à « la maîtresse des -choses », la vieille Lella Fatime, sa mère, en -la sagesse de laquelle il se fiait. Un serviteur -invisible, qui ne pénétrait jamais dans la maison, -allait au souk faire les achats. Il prenait -les ordres de Lella Fatime. Elle seule avait le -droit de lui parler ; tapie au fond du vestibule -sombre, derrière la porte soigneusement close. -El Bachir l’entr’ouvrait à peine un moment -pour tendre la couffa aux provisions, ou -recevoir l’argent que lui passait une main -décharnée.</p> - -<p>Les repas étaient plantureux et occupaient -une partie du jour. Si Mansour ne ménageait -ni l’huile, ni le couscous, ni la viande, et la -négresse Ammbeur qu’il avait fait venir, à -grands frais, de Tétouan, savait confectionner -des tajin et des pâtisseries dont on rendait -bruyamment grâce à Dieu, pendant des heures.</p> - -<p>Les femmes aimaient à se réunir sous les -arcades de la cour, aux scintillantes mosaïques, -en face de la fontaine dont les eaux procurent -une agréable fraîcheur. Elles s’allongeaient, -indolentes, sur les sofas disposés par les -esclaves tandis que celles-ci filaient la laine -en chantant, accroupies à une distance respectueuse -de leurs maîtresses. La coquette -Setra arborait des caftans aux teintes vives. -Elle passait sa vie à se tracer, au milieu du -front, les arqous minutieux et fins comme des -broderies ; à noircir ses lèvres et ses gencives -avec le souak qui rehausse la blancheur des -dents, et à enluminer de rouge la peau sombre -de son visage.</p> - -<p>Lella Mina, toujours languissante, poussait -des soupirs et des exclamations ; elle se plaignait -des maux dont elle était affligée et -auxquels chacune, par politesse, affectait de -prendre part. Ce qui ne l’empêchait nullement -de faire honneur aux repas ni de s’égayer dans -les secrètes orgies du vendredi, tandis que le -marchand accomplissait à la mosquée ses -dévotions.</p> - -<p>Ce jour-là, les femmes prenaient de la gouza, -qui trouble délicieusement la tête, du hachich, -dont les effets sont érotiques, et parfois même -de ce vin des pays chrétiens à la mousse légère -et grisante. Les largesses de Lella Fatime, la -très sage, savaient décider l’esclave El Bachir -à dissimuler drogues et bouteilles au fond de -la couffa pleine de légumes.</p> - -<p>Que l’existence semble suave à celle dont -la coupe s’emplit d’une boisson capiteuse ! Son -parfum suffit à troubler les sens, le cœur -s’inonde aussitôt de joie, et le chagrin s’évanouit. -« <i>C’est ce qu’il y a de plus pur et cependant -ce n’est point de l’eau, ce qu’il y a de plus -léger et cependant l’air ne la compose point. -C’est une lumière que le feu engendre, c’est une -âme qui n’a pas de corps.</i><a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a> »</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> Du poète Omar ben Fared.</p> -</div> -<p>Une joie voluptueuse enchante tous les -visages, les prunelles sont noyées de larmes, -des gestes imprécis dérangent la belle ordonnance -des caftans et celle des turbans de gaze. -Setra presse contre son sein la petite esclave -Yasmin ; Lella Mina se renverse en riant d’un -rire nerveux et sans fin entre les bras de -sa belle-sœur Saadia. Les négresses chantent à -tue-tête : Lella Fatime somnole, et Rahma, -doucement ivre, étendue parmi les coussins, -contemple avec béatitude le patio qui se transforme -et s’agrandit, les arcades multipliées dont -les colonnes oscillent, et le ciel d’azur subitement -agité d’un fantastique vol de tous les oiseaux…</p> - -<p>Et lorsque, à son retour, le marchand s’étonne -de l’air étrange et joyeux d’une épouse, celle-ci -répond avec une émotion très réelle :</p> - -<p>— Ah ! seigneur ! puis-je approcher de ta -chère personne sans être troublée !…</p> - -<p>Mais Si Mansour n’insiste pas et, subitement, -il songe qu’un ami l’attend à Bab Berdaïne…</p> - -<p>Souvent aussi les femmes s’invitaient en -leurs chambres à prendre le thé. Elles se faisaient -alors mille politesses, comme à des -visiteuses étrangères et la « maîtresse des -choses » ne manquait d’aucune largesse envers -ses hôtes. Elle sortait des coffres ses coussins -les mieux brodés, les mrech d’argent, au col -long et mince, pour s’asperger d’eau de rose -ou de fleur d’oranger, et elle ne ménageait -pas, dans les brûle-parfums, l’odorant aoud el -Qomari dont les effluves noyaient la pièce -d’une brume bleuâtre et embaumée.</p> - -<p>Accroupies et parées, elles buvaient à petites -gorgées le thé à la menthe qui évoque les -vertes arsas et les plaisirs interdits, et elles -racontaient d’insignifiantes histoires mille fois -ressassées. Lorsque la réception prenait fin, -chacune se retirait en cérémonie, tout en rendant -grâce à Dieu et à celle qui les avait si -bien traitées. Seule la préférée, l’amie favorite, -s’attardait en la chambre tiède et bien close…</p> - -<p>Lella Mina avait un tendre penchant pour -sa belle-sœur Saadia dont elle ne savait se -passer. Setra entourait de soins jaloux et passionnés -sa petite esclave Yasmin, à la peau -blanche et aux candides yeux clairs. Chaque -servante avait son inséparable, et il n’était -point jusqu’à la vénérable Lella Fatime qui ne -portât un intérêt particulier à Messaouda, la -négresse, qu’elle gorgeait de sucre et de thé.</p> - -<p>Au crépuscule, lorsque les rayons roses quittent, -à regret, les tuiles vertes au-dessus du -patio, les femmes montaient en hâte à la terrasse. -Elles avaient soin de varier leurs parures, -afin que les voisines pussent s’en apercevoir, -et les envier… Penchées au bord des murs, -elles tenaient de longues conversations avec -celles des maisons environnantes qui leur -apprenaient les nouvelles. Elles correspondaient -aussi, par signes, avec les femmes des -terrasses éloignées, qu’elles n’avaient jamais -vues de plus près, mais dont elles savaient les -noms et toutes les histoires, grâce à ce langage -astucieux que les Marocaines apprennent dès -l’enfance.</p> - -<p>— Comment es-tu ? — demandaient-elles -en élevant la main.</p> - -<p>— Malade, et toi ? quel est ton état ?</p> - -<p>— Que le mal s’éloigne de toi !</p> - -<p>— Et qu’il ne t’atteigne pas… Comment va -ton mari ?</p> - -<p>— Avec le bien ! Il est parti vers l’Orient.</p> - -<p>Sur toutes les terrasses on aperçoit des -caftans abricot, des caftans « cœur de pierre », -des caftans « soleil couchant », et des caftans -couleur de sucre dont les longues manches -s’agitent. La cité crépusculaire appartient aux -femmes et aux oiseaux ; l’air est tout frémissant -de leur ramage et du mouvement de leurs -ailes. Les cigognes traversent le ciel d’un vol -hâtif pour regagner les ruines de l’Aguedal, -les hirondelles babillent à la crête des murs, -et des troupes de pigeons tournoient lourdement -autour des minarets émaillés d’émeraude.</p> - -<p>La ville dégringole, tel le lit caillouteux -d’un oued, dans un enchevêtrement de -terrasses et de treilles. Au delà des remparts, la -vallée du Bou Fekrane étend ses bois d’oliviers -et de micocouliers. Un vent léger dissémine le -parfum des roses et celui des fleurs sauvages, -il fait palpiter les robes de mousseline, les -sebenia de soie aux couleurs vives, et parfois il -trouble le cœur des femmes en leur révélant -toutes les ivresses printanières… Là-bas, le -soleil disparaît derrière les collines irréelles -des Guerrouan.</p> - -<p>Rahma s’est accroupie au bord de la terrasse, -loin du groupe des bavardes ; elle semble épier, -impatiente et mélancolique, une amie qui -n’est pas venue… Soudain une voix l’appelle -de la maison voisine et la fait tressaillir.</p> - -<p>— Il n’y a pas de mal sur toi, madame ma -colombe ?</p> - -<p>— Il n’y a pas d’autre mal que de t’attendre, -madame ma gazelle… Pourquoi viens-tu si -tard ? Mon cœur en est serré.</p> - -<p>— Le Chérif m’a retenue en bas. Que Dieu -l’éloigne ! Mais à présent il est parti et ne rentrera -pas ce soir.</p> - -<p>— O puissant ! Si Mansour est allé aux noces -de son intendant !…</p> - -<p>— Louange à Dieu ! Madame ma colombe ! -veux-tu voler jusqu’à moi ?</p> - -<p>— O madame ma gazelle, y songes-tu ? si -mon maître rentrait à l’improviste…</p> - -<p>— On te préviendrait vite et je laisserais -l’échelle… Je t’attends comme un voyageur -aspire à la source au milieu du désert ! — murmure -la Cherifa de sa voix la plus suave.</p> - -<p>Rahma est partagée de désir et de craintes.</p> - -<p>— Va, ma fille, — dit maternellement Lella -Fatime, qui s’est approchée, — je veillerai en -ton absence, mais, par Allah ! reviens avant -l’aube.</p> - -<p>— J’arrive dans quelques instants ! — s’écrie -Rahma en bondissant vers l’escalier.</p> - -<p>Elle se précipite dans sa chambre, ouvre ses -coffres, bouscule les coussins, et gourmande -ses esclaves dont la hâte n’égale point la sienne.</p> - -<p>Toute la maison est au courant de l’aventure, -et chacune s’empresse à la parer : Saadia lui -apporte des bracelets, Lella Mina insiste pour -lui prêter sa belle sebenia étincelante d’or ; -Setra lui farde les joues et trace des arqous -affolants au milieu des ses sourcils… Elle revêt -un caftan émeraude ramagé d’argent qu’elle -n’avait point porté depuis ses noces. Rien n’est -trop beau pour la colombe qui a ravi son -cœur… Accablée de joyaux et pénétrée de parfums -suaves, Rahma semble une arousa prête -à rejoindre l’époux…</p> - -<p>Des négresses l’attendent sur la terrasse -bleutée par la lune, et l’aident à descendre au -moyen d’une petite échelle. C’est la première -fois que Rahma pénètre chez son amie. La -maison du Chérif est plus ancienne et plus -sobre que celle du marchand, mais la chambre -de Lella Oumkeltoum étincelle à la lumière des -flambeaux comme pour une fête, et des coussins -bien rangés s’empilent sur les sofas.</p> - -<p>Toutes les femmes accompagnent la visiteuse -en poussant des yous-yous d’allégresse. Puis -elles se retirent discrètement après lui avoir -fait mille amabilités.</p> - -<p>— O ma colombe, — s’écrie la Cherifa, — te -voici donc enfin, belle et parée pour me plaire, -ainsi que je te voyais en mes rêves depuis le -« <i>jour de la ceinture</i> » où je t’aperçus du haut -de la terrasse. De ce jour, ma tendre aimée, -mon cœur fut la proie des tourments, et je -mourais d’un mal dont aucun taleb ne connaît -le remède.</p> - -<p>— Lumière de ma prunelle ! J’étais comme -l’aveugle misérable tant que je ne te connus -pas, et chaque matin je soupire en songeant -aux heures qui me séparent du crépuscule.</p> - -<p>— O ma beauté ! que ta peau est blanche ! -Que ton parfum est délicat ! Il trouble ma tête -et me pénètre de toutes les délices…</p> - -<p>— Je ne suis qu’une esclave auprès de toi, -madame ma gazelle. Tes joues rivalisent avec -la fleur de l’églantier ! Tes yeux sont des olives -mûres sur le point d’être cueillies et tes dents -brillent plus blanches qu’un réal d’argent…</p> - -<p>— Palmier de mon jardin, combien ta taille -flexible est élancée ! A quelle hauteur dois-je -aller ravir tes fruits plus doux que le miel…</p> - -<p>— Aie pitié de mon impatience, ô ma dame ! -toi seule sauras guérir la soif dont je suis -tourmentée !</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Elles passèrent la nuit dans le contentement, -sur une couche sans égale, garnie d’étoffes -merveilleuses et de coussins en brocart. Leurs -soupirs s’élançaient avec la flamme des cierges -et la fumée des cassolettes.</p> - -<p>Rahma regagna sa chambre au chant du -muezzin. Aucun bruit ne troublait le silence. -Lella Mina dormait entre les bras de Saadia, -Setra et Yasmin, enlacées, avaient sombré -dans le sommeil.</p> - -<p>Tandis que le tajer Mansour se réjouit aux -noces, toutes ses femmes, vaincues par la -volupté, s’alanguissent en des rêves enchanteurs.</p> - -<p>Depuis lors, Rahma ne vécut plus que dans -l’espoir de renouveler son plaisir. Mais les -maris s’absentent rarement un même soir, et -les deux amies durent se contenter des entrevues -au crépuscule, et des tendresses que l’on -murmure d’une terrasse à l’autre.</p> - -<p>Elles s’envoyaient aussi de petits présents, -échangeant leurs bijoux ou leurs turbans -brodés. Rahma, une fois, à force de cajoleries, -obtint de Lella Fatime un repas succulent et -complet que les négresses descendirent à la -Cherifa, lorsque la nuit eut étendu le voile de -ses ténèbres. Mais tout cela ne parvenait point -à tromper leur impatience et elles languissaient -dans la contrainte, comme des plantes qui -pensent mourir aux derniers jours de l’été.</p> - -<p>— O ma gazelle, — soupirait Rahma ! — combien -d’obstacles me séparent de toi ! des -murailles épaisses et des portes, et la vigilance -d’un époux soupçonneux. Pourtant mon cœur -épanche vers toi tous ses désirs, tels les pleurs -du nuage, ô rose parfumée ! et je succombe -sous la tristesse de mon sort.</p> - -<p>— Qu’il m’est dur, madame ma colombe, de -ne pouvoir répondre à tes souhaits ! Tes -larmes tombent sur mon cœur comme des -gouttes d’huile brûlante, et l’embrasent. C’est -plus de tourments que je n’en puis supporter… -Qu’Allah me protège ! Je viendrai demain soir -en ta chambre.</p> - -<p>— Je reconnais là ton amitié, mais je crains -que nos époux ne s’éveillent et ne nous fassent -appeler.</p> - -<p>— Tu trembles au moindre vent, ô ma -beauté ! Dieu n’a-t-il pas donné la force à -l’homme et la ruse à la femme ? Et pourquoi -fait-il pousser dans les jardins la fleur au suc -d’oubli ?… Demande à Lella Fatime de se procurer -un peu d’afioun<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>, dont tu me passeras…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> Opium.</p> -</div> -<p>Rahma sut profiter du conseil de l’expérience. -Lella Fatime, que troublaient aussi les -effluves du printemps, accepta sans trop de -peine, la suggestion de sa bru : La couffa d’El -Bachir dissimulait, ce jour-là, sous la tige -verte des ghorchef, plus de bouteilles et de -drogues qu’il n’en fallait pour la joie et la tranquillité -de mille et un harems…</p> - -<p>Quelle fête dans la maison aux apprêts -discrets !</p> - -<p>Chacune dispose secrètement les atours dont -elle se parera pour la bien-aimée, et frémit -d’impatience en l’attente des plaisirs nocturnes. -Le tajer, sans défiance, fait honneur -au repas et aux trois tasses de thé que Lella -Fatime a préparées elle-même.</p> - -<p>— O ma mère, qu’Allah te bénisse ! Tu m’as -donné ton lait en mon enfance, à présent tu -me verses la boisson parfumée sans laquelle le -fils d’Adam n’a point de force. Grâce à ta -sagesse et à ton ordre, ô ma mère, je vis -tranquille en ma maison. Puisse le Seigneur -t’accorder une place aux jardins de l’Éden, -femme vertueuse !…</p> - -<p>Puis comme la fatigue appesantit subitement -ses paupières, il se dirige vers la chambre -de Setra, dont c’est le tour, et tombe -endormi sur un sofa.</p> - -<p>O la nuit merveilleuse et plaisante que rien -ne trouble !</p> - -<p>La Cherifa est accourue, Lumière des yeux ! -la Cherifa aux charmes sans pareils, en -l’honneur de qui l’on s’assemble.</p> - -<p>Toutes les étoiles étaient allumées au firmament -et tous les flambeaux dans les chambres -closes. On n’entendait que le bruit léger des -rires et des baisers unis aux chants amoureux, -aux sons étouffés des instruments. Les coupes -circulaient pleines d’une boisson généreuse, -moins grisante que l’air de cette nuit et -l’haleine embaumée des femmes… Et elles -furent ivres les unes des autres, ivres de joie -et de volupté, tandis que le tajer Mansour dormait -en paix dans son harem si bien gardé.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c7">VII<br /> -<span class="small">LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN</span></h3> - - -<p>O croyants qui entendez mes paroles, sachez -que ce récit est véridique et bien fait pour -émouvoir les amants.</p> - -<hr /> - - -<p>J’ai composé ces vers délicats en l’honneur -de celle dont le regard est affolant, d’une -beauté aux noires prunelles.</p> - -<p>Écoutez et jugez :</p> - -<hr /> - - -<p>Je rencontrai ma belle dans la nuit, comme -elle se rendait au hammam. Elle marchait languissamment -au milieu de ses négresses.</p> - -<hr /> - - -<p>Par Mouley Idriss ! c’est une fille de noble -race… son haïk de laine fine la dissimule tout -entière… Pourtant, je vis son talon, son petit -talon, teint de henné ; ainsi, je connus qu’elle -était jeune.</p> - -<hr /> - - -<p>La curiosité s’empara de mon esprit. Je -passai ma nuit à l’attendre… Lorsqu’elle sortit, -ô la plus douce des récompenses ! J’aperçus deux -yeux noirs, deux yeux au regard pénétrant, -dont mon cœur fut à jamais troublé.</p> - -<hr /> - - -<p>Depuis ce jour, je devins la proie des tourments ; -le sommeil déserta ma couche et -j’errai à travers la ville sans regarder aucune -chose. Le fardeau de l’amour excédant mes -forces, j’allai trouver une vieille astucieuse, et -lui confiai ma peine :</p> - -<hr /> - - -<p>— O ma mère, dis-moi quelle est cette -beauté aux noires prunelles, qui fut au hammam -de Mouley Ismaïl la seizième nuit de -Chabane ?</p> - -<p>Dans ma main brillaient des réaux d’argent…</p> - -<hr /> - - -<p>La vieille répondit :</p> - -<p>— Pour l’amour de celle qui t’a enfanté, -j’irai m’enquérir de ce que tu souhaites.</p> - -<p>Je l’attendis jusqu’au moghreb :</p> - -<p>— L’insensé, — me dit-elle, — élève ses -regards au-dessus de lui et s’écrie : « Je veux -cette étoile. » Oublie, pour ton repos, jeune -imprudent, que tu t’es trouvé sur le chemin -de Lella Zeïneb, la Cherifa, fille du Sultan.</p> - -<hr /> - - -<p>— Par le Prophète ! — m’écriai-je enflammé, — je -pressentais qu’il n’y a pas plus noble -créature, ni plus digne de mon amour !… O -ma mère Khdija, aide-moi en mes desseins, et -qu’Allah t’accorde ses grâces au jour des -comptes et de la balance.</p> - -<p>Dans ma main brillaient des réaux d’argent…</p> - -<hr /> - - -<p>La vieille répondit :</p> - -<p>— J’y consens par égard pour ton aïeul, -Sidi Ali, qui fut un saint homme. Mais songe -qu’on ne prend pas les tourterelles avec des -grains de sable…</p> - -<p>Je lui comptai ce qu’elle voulut. Elle s’en -fut acheter des brocarts, des sebenia de soie -claire, des cherbil brodées d’argent fin, et les -porta de maison en maison.</p> - -<hr /> - - -<p>O la plus déplorable des revendeuses !… O -la plus fine des vieilles aux mille ruses !… Le -bruit s’en répandit dans les harems ; Lella -Zeïneb fit appeler la marchande…</p> - -<hr /> - - -<p>La voici qui s’avance avec sa camousa qu’elle -déballe au milieu de la cour :</p> - -<p>— O Lella, ô ma maîtresse, — murmure-t-elle, — celui -qui te rencontra près du hammam, -la seizième nuit de Chabane, se meurt -de ta beauté. Rends-lui la vie par une douce -espérance.</p> - -<hr /> - - -<p>La Cherifa répond à voix basse :</p> - -<p>— Tais-toi, fille de péché !… ou je te dénonce -à mon seigneur… Qu’ai-je à faire avec cet -inconnu ?… Dis-lui qu’il y a des femmes parées -à Sidi Nojjar<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>. C’est là qu’il se rendait sans -doute lorsqu’il passa sur mon chemin.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> Quartier des femmes galantes, voisin des palais de -Mouley Ismaïl, habités par la famille impériale.</p> -</div> -<p>Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan !</p> - -<hr /> - - -<p>Hélas ! mon cœur fut flagellé quand la vieille -me rapporta ces propos. Mais je ne perdis pas -tout espoir.</p> - -<p>Dans ma main brillaient des réaux d’argent…</p> - -<p>La vieille repartit au palais.</p> - -<hr /> - - -<p>— Assez de cruauté, — dit-elle, — tu as donné -à la pudeur ce qu’il convient de lui accorder, -mais ton cœur est tendre, il ne peut souhaiter -la mort d’un homme jeune, beau, et de noble -lignée… O lumière des yeux, aie pitié de ceux -que tu blesses.</p> - -<hr /> - - -<p>Elle répliqua, l’intraitable beauté :</p> - -<p>— Abrège !… ses tourments m’importent -peu… Quand ses pleurs feraient déborder la -mer, je le jure, il ne verrait pas même mon -ombre ! Qu’il s’en souvienne :</p> - -<p>Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan !</p> - -<hr /> - - -<p>Elle dit… l’inflexible vertu, celle qui éblouit -au milieu des constellations, celle qui est un -joyaux précieux enfermé dans les coffres de -cèdre.</p> - -<hr /> - - -<p>Elle dit…, mais au moghreb, elle me dépêcha -son esclave. O la plus excellente des négresses ! -O la meilleure des messagères !</p> - -<hr /> - - -<p>— Prends cette clé que t’envoie ma maîtresse, -et pénètre par la petite porte dans le -jardin du Sultan. Le portier ne t’entendra pas…</p> - -<hr /> - - -<p>Que la nuit fut lente à venir !… Je me -consumais dans l’attente. Quand les ténèbres -furent tombées sur terre, je me dirigeai vers -le jardin. Le portier ne m’entendit pas…</p> - -<hr /> - - -<p>Je marchai dans l’herbe fraîche, sous les -orangers au parfum pénétrant. La négresse -me conduisit à un petit pavillon, garni de -tapis moelleux, de sofas et de coussins. -L’aloès brûlait dans les cassolettes, et des -coupes étaient préparées, pleines de boissons -limpides plus douces que le miel.</p> - -<hr /> - - -<p>Elle vint !… la belle aux yeux agaçants… -Elle vint ! et moi, je demeurai stupéfait, tel -celui qu’aveugle l’éclair dans la nuit sombre.</p> - -<hr /> - - -<p>Je la vis s’avancer au milieu des cyprès dont -sa taille a la sveltesse et la fierté, parmi les -fleurs jalouses de son teint, et les lianes grimpantes -qui n’égalent pas sa souplesse.</p> - -<hr /> - - -<p>O la plus fortunée des nuits !… Tous mes -désirs furent satisfaits, tous les enchantements -me furent prodigués.</p> - -<p>J’ai visité le jardin et cueilli les fruits du -verger…</p> - -<hr /> - - -<p>Une seule de ses beautés jette le trouble en -mon esprit. Comment osai-je en affronter -l’ensemble ?…</p> - -<p>Son front est la lune nouvelle brillant dans -les ténèbres de sa chevelure. Ses sourcils bien -arqués semblent tracés par un kateb<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a> du -Maghzen. Ses yeux sont des puits profonds où -se mirent toutes les étoiles.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> Secrétaire.</p> -</div> -<p>Une seule de ses beautés jette le trouble en -mon esprit. Comment osai-je en affronter -l’ensemble ?…</p> - -<p>Ses dents surpassent en blancheur les perles -de la Chine ; son nez est un jeune faucon aux -ailes frémissantes, et sa bouche un petit -anneau précieux, plus rouge et plus suave que -la grenade entr’ouverte.</p> - -<hr /> - - -<p>Je le jure, ô croyants, par le serment !… Les -yeux n’ont vu sa pareille en aucune contrée, -ni à Fez, ni à Marrakech, ni chez les Berbères -de la montagne.</p> - -<hr /> - - -<p>Une seule de ses beautés jette le trouble en -mon esprit. Comment osai-je en affronter -l’ensemble ?…</p> - -<p>Chaque nuit, je revins au jardin. J’ai saccagé -tous les parterres, et me suis enfui avant -l’aube, tel un voleur avec son butin.</p> - -<hr /> - - -<p>Hélas ! jour néfaste celui où la négresse me -réclama la clé :</p> - -<p>— Le Chérif arrive de Fez. Des propos -perfides lui sont parvenus… Voici le salut de -ma maîtresse aux yeux enchanteurs : « Qu’Allah -lui accorde l’apaisement. » Ne retourne pas au -jardin… Le portier ne dormira plus…</p> - -<p>O la plus triste des messagères !… O -négresse !… je te revis au souk du vendredi<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>, -le crieur te mettait à l’encan. O négresse !… le -Chérif renouvela tous ses esclaves. Un eunuque -vigilant garde sa porte.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> Marché aux esclaves.</p> -</div> -<hr /> - - -<p>Depuis des mois, j’erre comme un insensé le -long des murs bâtis par les captifs chrétiens. -Mais le vent ne m’apporte même pas l’odeur -de la beauté bien gardée, de celle dont l’haleine -est plus douce que le parfum des roses et des -jasmins mélangés.</p> - -<hr /> - - -<p>La douleur me consume et mon esprit est -déchiré par la séparation. Depuis des mois, -j’espère la revoir, et toujours s’éloigne le -terme de mon attente… Que mon sort est -affreux ! Seul, je me sens décliner parmi les -jeunes hommes de mon temps.</p> - -<hr /> - - -<p>Assez de lamentations… Le chagrin m’entraîne -au tombeau. Je suis un mort déjà lavé, -insensible au fracas du monde. L’amour qui -me tue est celui d’une fière beauté, d’une -beauté aux noires prunelles…</p> - -<p>Cette poésie, ô croyants, fut composée dans -la ville de Sidi ben Aïssa en l’an 1335 de -l’hégire. J’en suis l’artisan ingénieux et mon -nom est inscrit dans celui des compagnons du -Prophète originaires de Médine<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> L’Ensar, « les Secoureurs », ainsi appelés parce qu’ils -avaient secouru Mahomet contre ses ennemis de la Mecque.</p> -</div> -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c8">VIII<br /> -<span class="small">ESCLAVAGE</span></h3> - - -<p>Mouley Larbi ed Doukkali vécut heureux et -libre jusque vers sa trentième année. C’est -alors qu’il fut réduit en esclavage.</p> - -<p>Certes ! Allah ne permit pas qu’un Chérif -de si noble race connût la honte d’être mêlé -au lamentable troupeau de ceux que l’on -acquiert pour une somme d’argent.</p> - -<p>Mouley Larbi reste un homme considéré ; -les gens s’inclinent toujours très bas sur son -passage, et, dévotement, lui baisent l’épaule. -Cependant nul n’ignore qu’il n’est plus qu’un -esclave, l’esclave humble et soumis de son -épouse, Lella Rita, sœur du Sultan.</p> - -<p>Il n’avait jamais songé à une telle union, -étant de cœur simple et modéré dans ses -ambitions. Il savait aussi la distance qui sépare -un aîné de son cadet, et qu’il ne convient -pas à celui-ci d’aspirer aux mêmes honneurs. -Mouley Larbi fréquentait peu Mouley Ben -Naceur, son frère, de quinze ans plus âgé et -né d’une autre mère. Il ne manquait pas de -lui témoigner un grand respect, bien qu’ayant -été dépouillé par lui de sa part d’héritage -paternel.</p> - -<p>Mouley Larbi vivait en sage dans ses terres -des Doukkala, uniquement occupé de ses -récoltes et de ses livres. Car, de ses études à -Karaouïne, lors de sa jeunesse, il gardait un -goût très vif pour les textes saints.</p> - -<p>Le faste de son frère et la haute situation -qu’il occupait au Maghzen, ne parvenaient point -à troubler la quiétude du Chérif campagnard.</p> - -<p>Grâce à sa naissance, à sa richesse et à son -esprit astucieux, Mouley Ben Naceur était -devenu le favori du Sultan qui, pour le mieux -distinguer, lui donna en mariage une de ses -filles, Lella Rita. Il en avait eu deux enfants.</p> - -<p>L’éclat de leurs noces, les trésors dont la -princesse emplissait la demeure conjugale, -hantèrent longtemps les imaginations ; l’enfance -de Mouley Larbi en avait été émerveillée -comme d’un conte. Un reflet de cette gloire -l’auréolait dans sa retraite, bien qu’il ne songeât -point à s’en prévaloir.</p> - -<p>Après des années de splendeur, la destinée -de Mouley Ben Naceur fut accomplie, Lella -Rita devint veuve.</p> - -<p>Un autre sultan régnait, dont elle était la -sœur préférée. Il s’inquiéta tendrement de son -sort. Lorsque fut écoulée la période consacrée -aux lamentations et au deuil, il lui dit :</p> - -<p>— O ma sœur ! Il n’est pas bon qu’une -femme vive dans la solitude. Cesse de pleurer -un époux respectable, — Allah l’ait en sa -Miséricorde ! — pour arrêter ton choix sur un -autre chérif. Je n’ai pas voulu prendre une -résolution sans te consulter, car je te sais prudente -et pleine d’entendement. Je m’en rapporterai -donc à ton désir, et je ne doute pas qu’il -soit excellent.</p> - -<p>Puis il lui cita plusieurs personnages, tous -plus riches et considérés les uns que les autres, -pouvant aspirer à l’honneur de partager sa -couche.</p> - -<p>Mais Lella Rita secouait la tête, indécise. -Elle répondit :</p> - -<p>— O notre Maître ! Permets-moi de faire -tout d’abord les prières du parti à prendre. Je -te donnerai ma réponse dans quelques jours.</p> - -<p>Elle se mit à jeûner et à exécuter les pratiques -pieuses prescrites en pareil cas. Lorsque -revint le Sultan, elle lui dit :</p> - -<p>— Allah inspira mon cœur et me révéla le -mariage que je dois contracter. S’il plaît à Dieu -et à ta volonté, ô notre Maître ! j’épouserai -mon beau-frère Mouley Larbi Ed Doukkali.</p> - -<p>Le Sultan conçut un extrême étonnement de -cette décision. Il n’ignorait pas la vie retirée -du Chérif, et ne pouvait comprendre que sa -sœur lui accordât la préférence sur tant d’autres, -plus fortunés et dignes d’elle par leur éclat. -Néanmoins, devant la ferme volonté de la princesse, -il céda, puisque après tout Mouley Larbi -pouvait, par sa naissance, accéder à cette -union.</p> - -<p>Un Vizir traversa le pays avec une nombreuse -escorte, pour l’informer de l’honneur -qui lui était échu.</p> - -<p>A cette nouvelle Mouley Larbi sentit sa raison -vaciller, et le jour s’assombrit devant ses yeux. -Mais il retint toute parole désordonnée, de -crainte de trahir le trouble extrême qui agitait -son âme.</p> - -<p>— Entendre c’est obéir ! — répondit-il.</p> - -<p>Puis il prit soin que ses hôtes fussent traités -avec magnificence, et il ne se retira qu’ensuite -en ses appartements, pour se livrer au désespoir.</p> - -<p>Son épouse, Lella Aïcha, le voyant au -comble de l’affliction, sans en connaître la -cause, essayait en vain de le consoler.</p> - -<p>— Un malheur te frappe donc, ô mon seigneur -le chéri ? — demandait-elle ! — et ne -puis-je l’alléger ? La sécheresse compromet-elle -tes récoltes ? Les Berbères sont-ils venus -rafler nos troupeaux ?</p> - -<p>— Hélas ! — répondit avec abattement Mouley -Larbi, — ce n’est rien de tout cela ! ô fleur de -mon jardin ! délice de mes jours ! sache que le -Sultan m’a désigné pour épouser sa sœur Lella -Rita, veuve de Mouley Ben Naceur !</p> - -<p>Alors Lella Aïcha se mit à gémir et à déchirer -ses vêtements, car l’adversité dépassait les -bords de la coupe où elle allait s’abreuver. -Elle prévoyait que la princesse n’accepterait -jamais une coépouse, et que son propre bonheur -serait le prix dont Mouley Larbi payerait -cette éclatante union…</p> - -<p>Lui aussi versait des larmes amères. Il songeait -tristement à tout ce qu’il devrait abandonner : -sa vie champêtre et plaisante, son -pays des Doukkala, son repos et surtout la -colombe tant aimée, la belle au corps souple -et flexible comme le fût d’un palmier !</p> - -<p>Mais on ne refuse pas une sœur du Sultan !</p> - -<p>Et l’époux pleura toute la nuit auprès de -l’épouse, sans ajouter de paroles superflues.</p> - -<p>Dès le lendemain il prépara son départ, -choisit un intendant et s’en fut chez le cadi -pour répudier, ainsi qu’il convenait, Lella -Aïcha, sa charmante. Il ne le fit point sans -lui accorder généreusement une partie de ses -biens, en sorte qu’il se trouvait presque pauvre -au moment de contracter une impériale -alliance.</p> - -<p>Le mariage n’en eut pas moins lieu, à Fez, -avec tout le luxe désirable, Lella Rita était fastueuse -et pleine de vanité. Ayant été l’épouse -déférente d’un puissant, ce ne fut pas sans raison -qu’elle désigna pour lui succéder le modeste -chérif. Dès la nuit de leurs noces, elle se -félicita de le trouver, suivant sa réputation, -jeune, vigoureux et plus beau que la lune à -son apogée.</p> - -<p>Mais, pour ce qui est de Mouley Larbi, il -n’en fut pas de même. L’arousa possédait une -taille épaisse, des traits rudes, et le charme de -sa jeunesse datait d’un autre règne… Il s’efforça -néanmoins de la contenter, car il était -fort pénétré de l’honneur qu’elle lui avait fait -en le choisissant.</p> - -<p>Après les fêtes, qui furent longues et splendides, -ils entamèrent leur vie conjugale. C’est -alors que le Chérif perçut la qualité de son destin. -Il habitait un palais rutilant de peintures -et d’ors, aux vastes cours pavées de marbres, -aux jardins enchanteurs entre les murs. D’innombrables -esclaves s’empressaient à le servir -et lui témoignaient un excessif respect… Elles -ne pénétraient jamais en la pièce où il se trouvait -que prosternées, se traînant sur les genoux -et les mains, selon la coutume des maisons -impériales. Les repas se succédaient, abondants -et délicieux, les chambres étaient garnies de -sofas, de tentures et de tapis.</p> - -<p>Pourtant Mouley Larbi, au milieu de cette -prospérité, se sent plus misérable que le dernier -des mendiants, plus asservi que les -négresses rampant à ses pieds…</p> - -<p>Lella Rita, seule, règne en la demeure. Elle -entend que son époux se plie, comme les autres, -à son despotisme. Elle ne l’autorise pas à -donner un ordre, elle contrôle ses actes, fait -espionner ses sorties… Le Chérif se révolta -tout d’abord contre cette tyrannie, mais Lella -Rita s’en plaignit au Sultan. Et le souverain -fit comprendre à l’époux rebelle qu’il pouvait -choisir entre une existence dévouée à la -princesse, ou une discrète suppression, qui -permettrait à celle-ci d’élire un mari plus -souple…</p> - -<p>Mouley Larbi n’a plus de recours qu’en -Dieu. Il répète, en s’efforçant d’atteindre la -résignation :</p> - -<p>— Chacun porte sa destinée attachée à son -cou. Je me réfugie en Toi, ô Clément ! ô Miséricordieux !</p> - -<p>Lella Rita le tient courbé sous un joug d’autant -plus impitoyable qu’elle l’aime. Elle s’est -prise d’une ardente passion pour ce jeune -homme qui réjouit sa maturité. Elle le veut -sans cesse à ses côtés, elle sollicite les brûlantes -déclarations.</p> - -<p>Que d’artifices elle emploie pour lui plaire ! -Que de bijoux chargent ses épaules !</p> - -<p>Les Juives lui apportent chaque jour des -onguents, fabriqués par les sorcières, dont elle -espère ranimer sa beauté. Les marchands de la -kissarïa lui adressent leurs brocarts aux arabesques -brillantes, leurs sebenias bariolées et -lourdes, leurs mousselines les plus impondérables.</p> - -<p>Et c’est le rouge ! et c’est le kohol ! et ce -sont les essences précieuses ! et les caftans -magnifiques ! et les joyaux de sultane !</p> - -<p>Et c’est néanmoins la vieille épouse, brèche-dents, -obèse et mal odorante !</p> - -<p>Pauvre Mouley Larbi !</p> - -<p>Malgré sa bonne volonté, il ne parvient pas -toujours à satisfaire les exigences de Lella -Rita. Elle devine une contrainte dans ses -caresses, des réticences à ses flatteries, une lassitude -sous ses transports… Mais elle a un sûr -moyen de l’en châtier.</p> - -<p>Ces jours-là, les esclaves n’apportent point -de repas à Mouley Larbi. Et comme son amour-propre -répugne à chercher ailleurs la pâture -qui lui est refusée dans son logis, le Chérif -attend, affamé, que l’épouse mette un terme à -ses rigueurs.</p> - -<p>Par une infortune superflue, la maladresse -de son intendant dissipa tous ses biens. En -sorte que Mouley Larbi, dans son apparente -opulence, ne possède plus de quoi s’acheter un -burnous, et ne peut attendre que de son épouse -l’argent nécessaire à ses moindres dépenses.</p> - -<p>Il n’a même pas la compensation d’oublier -ses tourments entre les bras d’une jeune et -tendre négresse. La farouche jalousie de Lella -Rita veille sans trêve, et elle poussa la prévoyance -jusqu’à ne s’entourer que d’esclaves -dont les visages de poix mettraient en fuite le -diable lui-même.</p> - -<p>L’unique plaisir qui reste au Chérif est de -participer à ces réunions de lettrés, ses anciens -compagnons de jeunesse, où l’on boit beaucoup -de thé, tout en reprenant les vieilles et puériles -controverses inlassablement passionnantes -pour les générations et les générations.</p> - -<p>« <i>Doit-on recommencer la prière lorsqu’on -s’aperçoit qu’on avait un pou sur son vêtement ?</i></p> - -<p>« <i>Est-il permis d’accompagner le cercueil -d’un libertin ?</i></p> - -<p>« <i>Le jeûne du Rhamadan est-il rompu par -les fileuses qui réunissent les brins de lin entre -leurs lèvres ?</i> »</p> - -<p>Chacun donne son avis avec courtoisie, et -cite l’opinion des savants illustres et des -commentateurs. Une paix reposante emplit les -mesrias où l’on s’assemble. Les matelas, un -peu durs et plats, sont enveloppés d’étoffes -très blanches ; des nattes de jonc, faites à -Salé, recouvrent la chaux des murs, les livres -et les papiers s’empilent dans un coin de la -chambre. Quelquefois une douce et fauve tourterelle -roucoule dans sa cage, et la boule d’un -basilic jette une fraîche note de verdure. Car -ces doctes personnages ont gardé leurs goûts -d’étudiants. Au printemps, ils aiment à s’assembler -dans les vergers en fleurs étagés sur la -colline. Ils continuent à discuter l’excellence -des prières surérogatoires, tout en humant -délicieusement le parfum des roses et des orangers, -dont le vent secoue les pétales sur leurs -genoux.</p> - -<p>En l’une de ces réunions, plus plaisante -encore que les autres, ils firent venir des cheikhat -habiles à jouer du luth, du tambourin et -du gumbri. Elles chantèrent d’amoureuses -chansons :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">O gens ! qui dira les tourments endurés</div> -<div class="verse">En l’absence d’une belle aux cheveux musqués !</div> -<div class="verse">Le brasier de ses yeux enflamma mon cœur,</div> -<div class="verse">La souplesse de sa taille égara ma raison !</div> - -<div class="verse stanza">Mais vint mon amie. Et avec elle</div> -<div class="verse">Le contentement des désirs et le bonheur de l’esprit !</div> -<div class="verse">Le barbier des tatouages avait tracé les ornements</div> -<div class="verse">Et les dessins que j’aime sur les mains de ma gazelle.</div> - -<div class="verse stanza">Moins étincelante était la lumière des flambeaux,</div> -<div class="verse">Moins brûlante en était la flamme,</div> -<div class="verse">Moins consumée la cire de leurs cierges,</div> -<div class="verse">Que ma belle ardente et langoureuse…</div> -<div class="verse">O gens ! qui dira les délices de cette nuit ?</div> -</div> - -<p>Les voix se faisaient plus enchanteresses à -mesure que s’effaçait le jour. Il y eut un festin -et des jouissances délectables… Dieu seul distingue -toutes choses à travers le voile des -ténèbres…</p> - -<p>Les lettrés, s’étant divertis extrêmement, se -promirent de renouveler leur plaisir en une -prochaine réunion.</p> - -<p>Mais ce jour-là on attendit en vain Mouley -Larbi pour commencer le repas sous les orangers. -Ses amis inquiets lui dépêchèrent le -notaire Si Saïd.</p> - -<p>— Qui est là ? — demanda une esclave à travers -la porte.</p> - -<p>— Ouvre !</p> - -<p>— Que s’ouvrent devant toi les portes du -paradis ! — répondit la négresse, sans ébranler -celle qui les séparait. — Que désires-tu ?</p> - -<p>— Porte à ton maître le salut de ses compagnons, -et informe-le de notre impatience à -jouir de son estimable présence, en l’arsa du -Fkih Mokhtar ben Mohammed.</p> - -<p>L’esclave revint au bout de quelques instants -et dit :</p> - -<p>— Le Chérif te remercie et te salue. Il te -prie de l’excuser auprès des lettrés de l’impossibilité -où il se trouve d’aller les rejoindre. Car -notre maîtresse ayant fait fermer toutes les -portes de cette maison, et les clés étant en sa -possession, il ne saurait aujourd’hui, pas plus -que moi, en sortir. C’est pourquoi il te demande -de lui pardonner s’il ne peut non plus te recevoir, -et il vous souhaite à tous, pleine de contentement -et de félicité, cette journée qu’il eût -aimé passer avec vous. Et le salut !</p> - -<p>Le notaire s’en fut en songeant à l’étrange -aventure du Chérif prisonnier.</p> - -<p>Et il remerciait le Rétributeur de n’avoir fait -de lui qu’un simple mortel, et de lui avoir -donné une femme comme les autres, que l’on -enferme soi-même et que l’on fustige à son gré, -selon le droit naturel des maris.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c9">IX<br /> -<span class="small">LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA</span></h3> - - -<p>Grâce à Dieu ! Lella Nfissa ne connut jamais -d’autre époux que Moulay Ahmed El Mrakchi, — Allah -prolonge ses jours ! — et pourtant elle -fut deux fois l’arousa, la vierge éblouissante -pour qui se déroulent splendidement les fêtes -d’un mariage.</p> - -<p>Elle naquit à Meknès dans le palais tout doré -où le Chérif El Hossein commençait à mourir, -après une nonchalante existence voluptueuse. -Cette petite Nfissa, présent inespéré d’Allah à -sa vieillesse, devenait son unique héritière, -tous ses autres enfants l’ayant, par une fatalité, -déjà précédé dans la tombe. Mais alors que -Lella Nfissa ouvrait les yeux, Azraél<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a> emportait -sa mère et Sidi El Hossein, accablé par l’âge, -se sentait atteint du mal auquel il devait -succomber.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> Ange de la mort.</p> -</div> -<p>Pourtant il vécut encore neuf années, toujours -plus las et misérable dans son corps. Il -eut ainsi la joie de voir grandir la fillette, son -unique amour.</p> - -<p>Lella Nfissa se souvient du vieillard si pâle, -soutenu par des coussins, auprès duquel s’est -écoulée son enfance. Il la voulait sans cesse -avec lui, la caressait, ne s’occupait que de la -distraire. Sur ses ordres, les esclaves achetaient -les brocarts les plus splendides et les mousselines -les plus transparentes pour parer l’enfant.</p> - -<p>— Petite précieuse, — disait Sidi El Hossein — tu -réjouis mon cœur attristé, ainsi -que mes yeux privés de tout autre spectacle… -Tu es la source vive désaltérant le voyageur -après un long trajet dans le désert… Tu es la -datte délicate qui tombe pour lui du palmier… -Tu es le repos bienfaisant… l’aurore exquise.</p> - -<p>Et il lui murmurait encore mille choses -qu’elle ne pouvait comprendre, mais dont elle -percevait la tendresse.</p> - -<p>Quand il se sentit tout près de la mort Sidi -El Hossein voulut assurer lui-même l’avenir de -sa fille. Il eut de longs entretiens avec de -nobles personnages venus de Fez, et dont il -écartait la petite. Lella Nfissa s’étonnait un peu -de cet exil, car elle était habituée à régner dans -la chambre paternelle, quels que fussent les -visiteurs.</p> - -<p>C’est ainsi que son mariage fut décidé.</p> - -<p>Cela ne se passa pas tout à fait selon la coutume, -en raison de la maladie du Chérif. Nul -ne sut ce qui avait été convenu entre lui et son -futur gendre durant les conversations insolites -qu’ils tinrent à ce sujet… Le vieillard paraissait -tout heureux et apaisé.</p> - -<p>On célébra les noces avec un faste inimaginable. -Longtemps on parlera dans la ville des -cadeaux offerts par le père et le fiancé : des -coussins, des matelas de laine moelleuse, des -haïti en velours et en drap, des brocarts -chatoyants, des cherbil brodées d’argent fin, -des colliers, des diadèmes enrichis de pierreries, -des bracelets, des anneaux d’oreilles et des cinq -négresses expertes à toutes les choses nécessaires -en l’existence… Les femmes célébraient -à l’envi les parures merveilleuses dont était -chargée l’arousa.</p> - -<p>Lella Nfissa n’en sentait que la fatigue. Ses -frôles épaules ployaient sous les soieries trop -lourdes, sous les pesants joyaux somptueux. -Elle n’osait ni remuer, ni ouvrir les yeux ; elle -était une impassible et hiératique petite mariée ; -ses larmes coulaient, ainsi qu’il convient, de ses -paupières closes. Mais ce n’était point par pudeur -ou regret de la maison paternelle, car Lella -Nfissa n’avait pas encore compris la signification -des noces, ni qu’il lui faudrait suivre, à -Fez, un époux inconnu…</p> - -<p>Elle pleurait d’ennui et surtout de lassitude.</p> - -<p>Lorsque arriva l’heure suprême, celle où le -fiancé pénètre dans le qtaa pour l’accomplissement -des rites, les sanglots de la petite fille -redoublèrent. Un silence solennel planait sur -la pièce déserte et sombre, éclairée de quelques -cierges dont les reflets s’accrochaient aux -bijoux et aux satins de la mariée comme pour -la mieux désigner… Moulay Ahmed s’accroupit -auprès d’elle, et doucement écarta les -voiles brodés d’or… Mais, comme il l’embrassait -sur le front, Lella Nfissa eut bien peur. -Malgré les recommandations qu’on lui avait -faites, elle se sauva jusqu’au bout de l’alcôve -en poussant des cris affolés.</p> - -<p>L’époux cherchait à la calmer.</p> - -<p>— Ne crains rien, petite colombe chérie, — disait-il — ne -crains rien, petite gazelle ! Je -ne te ferai aucun mal, je ne te toucherai -pas…</p> - -<p>En effet, il n’essaya pas de l’approcher.</p> - -<p>C’était un homme jeune, au visage très -doux. Lella Nfissa n’écoutait pas ses paroles, -mais son immobilité la rassurant, elle cessa -de crier. Même elle consentit à revenir auprès -de lui, et, toute tremblante, elle le laissa -contempler son visage.</p> - -<p>Moulay Ahmed n’en chercha pas plus cette -nuit-là, et, bien entendu, on ne sortit pas le -siroual<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> Pantalon.</p> -</div> -<p>Chaque soir, il revint près de Lella Nfissa -qui commençait à s’accoutumer à sa présence. -Il dormait sur un des sofas, sans troubler le -repos de la petite. Lella Nfissa retrouvait sa -gaîté, et, le <i>jour de la ceinture</i>, oublieuse de -son rôle, elle causa un gros scandale en courant -à travers la cour avec les fillettes de son âge.</p> - -<p>Ce lui fut un nouveau chagrin de quitter -Meknès, ses amies, ses servantes et son tendre -père si malade. Elle n’avait point encore -atteint les remparts de Fez que Sidi El Hossein -s’endormait dans la miséricorde d’Allah…</p> - -<p>Moulay Ahmed n’en avertit point sa petite -épouse ; ce n’est que de longs mois après qu’il -commença, très doucement, à lui faire pressentir -la vérité…</p> - -<p>Il possédait une fort belle demeure et beaucoup -d’esclaves, Lella Nfissa fut accueillie -comme une sultane, adulée, comblée de -présents. Chacun de ses désirs se trouvait -aussitôt réalisé. Du reste, elle préférait à -toutes choses les jeux et bavardages avec -les négrillonnes de la maison, ou les fillettes, -parentes du Chérif, qu’on amenait souvent -pour la distraire.</p> - -<p>Peu à peu elle oubliait les longues heures -de contrainte passées auprès d’un vieillard -malade, et la sage immobilité apprise durant -son enfance. Il semblait que toute l’ardeur -juvénile de son être voulût prendre sa -revanche. Elle courait comme une gazelle à -travers les allées du riadh, essoufflée, joyeuse, -un peu folle, Moulay Ahmed la regardait avec -un sourire attendri. Chaque nuit il accompagnait -sa femme dans l’immense salle reluisante -de mosaïques et de dorure qui était leur -chambre conjugale, et il s’étendait sur un des -grands lits à colonnes, tandis que la petite, -toute fatiguée de ses jeux, tombait endormie -sur un sofa.</p> - -<p>Alors, sans bruit, l’époux quittait la pièce et -s’en allait rejoindre Mahjouba, la négresse…</p> - -<p>Lella Nfissa ne l’ignorait pas et n’en prenait -aucun souci…</p> - -<p>Elle grandit ainsi chez son époux, très -insouciante et heureuse, dirigée par les sages -conseils de sa belle-mère, Lella Maléka, qui -l’aimait tendrement et lui donnait l’illusion -d’un amour maternel dont elle n’avait jamais -connu la douceur.</p> - -<p>Plusieurs années s’écoulèrent sans changement, -mais Lella Nfissa ne courait plus -dans le patio. Elle s’était transformée en -une souple jeune fille au visage séduisant. -Elle se savait belle et en concevait de la joie, -elle commençait à prendre goût à la parure, -à songer aux choses qui troublent le cœur des -femmes… La noire Mahjouba lui devenait -odieuse, et elle pleurait, sans savoir pourquoi, -quand elle se réveillait, la nuit, dans sa -chambre déserte.</p> - -<p>Moulay Ahmed ne la regardait plus sans -tressaillir et, devant l’épanouissement de cette -charmante créature, il remerciait Allah de -l’avoir enfin délié du serment fait à un -mourant… Toutefois il ne voulut pas que leur -union fût consommée au hasard de son désir, -et résolut de l’entourer de toutes les pompes -habituelles.</p> - -<p>C’est alors que furent célébrées les secondes -noces de Lella Nfissa Bent El Hossein avec -Moulay Ahmed El Mrakchi. Elles furent encore -plus brillantes que les premières.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>… La demeure trépidante du bruit des fêtes -devient tout à coup silencieuse, un frisson -passe sur les femmes en attente…</p> - -<p>— Le marié vient !…</p> - -<p>Derrière la porte de le chambre nuptiale -refermée, retentissent les yous-yous stridents.</p> - -<p>Une fois encore, Lella Nfissa resplendissante -et pudique attend l’époux au fond du qtaa. -Ses yeux sont clos, sa poitrine palpite, mais -aujourd’hui elle sait le visage de celui qu’elle -ne doit pas regarder. Soudain, elle comprend -qu’il n’en est pas de plus troublant au monde… -Il s’approche… elle tremble et ne s’enfuit pas. -Elle le redoute et le désire, elle défaille de -bonheur entre ses bras… et, vierge, elle -éprouve un sentiment interdit à ses sœurs, les -mariées musulmanes.</p> - -<p>Lella Nfissa aime et frémit d’amour, à -l’heure même de son mariage.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h3 id="p2c10">X<br /> -<span class="small">AMMBEUR LA FAVORITE</span></h3> - - -<p>Certes, Allah s’était montré généreux envers -sa créature en conduisant Ammbeur chez Si -Othman el Arfaoui, l’homme pieux. Et bien -qu’elle ne fût qu’une esclave, ses jours s’écoulaient -tièdes et limpides derrière les hauts -murs blancs qui séparaient cette demeure du -reste de l’univers. Pourtant, elle avait été -volée très loin, dans le Sous, alors qu’elle -accomplissait à peine sa deuxième année.</p> - -<p>Lella Myrrah l’éleva presque maternellement -avec ses deux filles, et Si Othman lui témoignait -une hautaine mansuétude. Dans la maison, -chacun l’aimait pour sa gaîté, sa douceur -et sa grâce ; depuis qu’elle était nubile, son -visage revêtait une grande beauté.</p> - -<p>Celui qui verra Ammbeur sera ensorcelé, car -sa chevelure noire et soyeuse recouvre ses -épaules ; ses yeux sont langoureux comme -ceux de la gazelle ; ses lèvres rouges s’ouvrent -dans un sourire sur une rangée de perles, et -ses sourcils ressemblent aux noun tracés par -un habile calligraphe. Elle est fine et brune, -d’un brun exquis se rapprochant de la couleur -ambrée. Ammbeur<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>, tu es bien nommée… -Celui qui te possédera, ses blessures guériront, -ses tourments seront oubliés… A ton poignet -est un tatouage délicat ; tes membres sont de -beaux cierges lisses et les seins font saillie sur -ta jeune poitrine, telles les pommes des pays -chrétiens.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> Ambre.</p> -</div> -<p>Ammbeur est une rose épanouie dont nul -encore n’a froissé les tendres pétales. Déjà Oum -Keltoum et Mina, ses compagnes d’enfance, -ont quitté la demeure paternelle au milieu du -brillant cortège des noces. Ammbeur s’est -réjouie, sans les envier, car elle sait que l’esclave -n’est pas destinée au lit d’un époux… -Elle ignore seulement si le maître l’appellera -un soir auprès de lui, ou si elle est réservée à -l’inexpérience de Si Mohammed, le fils aîné, -dont la quatorzième année s’accomplira au -Ramadan. Elle se confie en son Dieu, elle vit -insouciante et joyeuse…</p> - -<p>Un hôte est entré dans la maison : Si Driss -el Bagdadi vient de Fez ; on dit que des affaires -importantes l’appellent à Rabat, où il veut -s’installer, et le maître en témoigne une grande -joie, car Si Driss est l’ami cher de sa jeunesse, -alors qu’ils étudiaient tous deux à Karaouïn<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> Université religieuse de Fez.</p> -</div> -<p>Il l’a installé dans la plus belle salle du -menzah, et les femmes s’ingénient chaque jour -à cuire des repas succulents pour celui qui -honore leur demeure. Lorsqu’il traverse le -patio, elles laissent retomber en hâte les rideaux -de leurs chambres afin de n’être point aperçues, -mais leurs yeux curieux épient Si Driss à travers -la mousseline, et elles interrogent avidement -les esclaves qui servent les repas au -maître et à son ami.</p> - -<p>— C’est un homme solide, au teint blanc, — rapporte -Messaouda, la négresse.</p> - -<p>— Il est rassasié<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>, — déclare Yasmin.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> Riche.</p> -</div> -<p>— Une barbe bouclée décore son visage, — dit -Mbilika.</p> - -<p>Ammbeur se tait, volontairement affairée à -nettoyer la merfia. Pour la première fois de sa -vie, elle sent la pudeur de son visage, car Si -Driss la contemple avec des yeux d’extase, et, -bien qu’il s’observe et dissimule, elle devine -constamment le regard de l’hôte glissant vers -elle… Toute sa jeunesse a frémi à cet appel -muet ; Ammbeur pense si longuement à Si -Driss que la nuit lui apporte des rêves voluptueux…</p> - -<p>Deux semaines plus tard, Si Driss el Bagdadi -quitta l’hospitalière demeure de son ami pour -s’installer dans celle qu’il venait de louer à un -riche Rbati<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a>, et la vie perdit son goût pour -Ammbeur.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> Habitant de Rabat.</p> -</div> -<p>Les jours rampaient, mornes et longs sous -un ciel sombre. Après la sécheresse de l’été, -les premières averses noyaient la ville ; et les -retardataires qui n’avaient pas encore fait -reblanchir leurs murailles, déménageaient en -hâte les chambres inondées. Mais tous se -réjouissaient et bénissaient la pluie, présent -d’Allah, qui apporte l’abondance et la prospérité.</p> - -<p>Puis, le soleil reparut, les esclaves coururent -aux terrasses pour étendre le linge et disposer -tomates et piments qu’il fallait sécher en vue -de l’hiver. Elles se pressaient, bavardes et -joyeuses. Ammbeur riait avec elles, le cœur -mordu par un secret tourment, lorsque le -maître la fit appeler.</p> - -<p>— Tu vas nous quitter, — lui dit-il, — car je -t’ai donnée à Si Driss el Bagdadi, mon ami. Sa -maison<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a> est restée à Fez, il lui faut une compagne -et tu lui plais… sois douce et travailleuse -chez lui comme ici ; je n’ai jamais eu à me -plaindre de toi, il en sera de même pour ton -nouveau maître, s’il plaît à Dieu !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> Ses femmes.</p> -</div> -<p>Ammbeur baisa la main de Si Othman, fit -un paquet de ses caftans et revêtit son haïk. -Son âme s’épanouissait voluptueusement, mais -elle sut se répandre en larmes et en gémissements -lorsqu’il lui fallut quitter Lella Myrrah -et les autres femmes du logis. Les esclaves -pleuraient aussi, tout en la jalousant au fond -du cœur…</p> - -<p>Ammbeur suit une vieille servante à travers -les ruelles éblouissantes de la ville, elle songe -à Si Driss et tout son être palpite de frayeur et -de joie… Sa compagne s’arrête au fond d’une -impasse et heurte discrètement à une porte. -Une négresse vient ouvrir et conduit Ammbeur -à travers un vestibule sombre, au bout duquel -tout à coup elle s’arrête, éblouie :</p> - -<p>Le riadh<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a> s’étend inondé de soleil…, un gai -soleil frais, pur, rajeuni, sur les plantes ressuscitées -par les premières pluies.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> Jardin intérieur.</p> -</div> -<p>Une odeur de sève, de terre humide flotte -dans l’air, les feuilles bien lavées semblent -heureuses. Les abeilles s’affairent autour des -daturas, dont chaque fleur est une grosse cloche -bourdonnante, et les jasmins touffus, pleins -de nids, lancent vers le ciel des pépiements -enivrés.</p> - -<p>Les tuiles vertes, au-dessus des arcades, -encadrent un grand morceau d’azur. Tout est -harmonie, beauté, dans ce jardin bien clos et -mystérieux au passant, qui ne peut soupçonner -cette fête des arbres, des fleurs et des oiseaux -derrière les murs blancs… Les allées de mosaïques -luisent doucement entre les parterres. Les -bananiers, les orangers, les géraniums, les -rosiers s’enchevêtrent et se dépassent en une -ruée sauvage vers la lumière et la vie. Après -six mois d’implacable sécheresse, où ils agonisaient, -ensevelis déjà sous la poussière rouge, -la première pluie suffit à les ranimer. Ils respirent, -ils se détendent, ils s’étalent délicieusement -au soleil, ils poussent des feuilles et des -fleurs nouvelles, ils arrondissent leurs fruits.</p> - -<p>Le jardin accueille Ammbeur avec un visage -riant que les grenadiers fardent çà et là d’écarlate.</p> - -<p>— Sois la bienvenue chez moi, — dit Si Driss -en avançant vers elle. Il mesure ses pas, il -éteint le feu de ses yeux, mais une ardente -rougeur brûle son visage, sa voix s’altère, ses -mains tremblent, ses regards vacillent… et -soudain, fou d’amour, il oublie sa contrainte et -entraîne Ammbeur vers la chambre aux coussins -voluptueux…</p> - -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Ammbeur connut le goût de la félicité. Elle -fut la sultane dont la beauté ensorcèle et provoque -la démence, le Tasnim<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a> où son maître -ne pouvait se lasser de boire, le feu dévorant -qui incendie et ne consume jamais… Dès qu’il -apercevait sa belle aux prunelles agaçantes, -aux paupières cernées de kohol, à la salive -douce comme le miel d’un rayon encore scellé, -Si Driss frissonnait et murmurait :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> Source du paradis.</p> -</div> -<p>— Au nom d’Allah<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> Invocation que les musulmans prononcent avant toute -action…</p> -</div> -<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. -</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> -<p>Elle eut des esclaves et des bijoux, des robes -de brocart aussi somptueuses que celles d’une -épouse de caïd, des plateaux d’argent chargés -de verrerie pour le thé, des coussins brodés par -les plus habiles mouallemat, une machine chantante<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a>, -et des pendules à carillons… Elle se -promenait indolente et oisive à travers son -jardin aux arcades festonnées, épiant les -oiseaux, cueillant des fleurs pour les mêler à -sa chevelure, s’amusant, avec les négresses, -d’un insecte ou d’une goutte d’eau. Elle était -douce et d’humeur égale, toujours prête aux -caresses, ne se disputant avec aucune femme, -ne demandant jamais à sortir ni à monter aux -terrasses. Et Si Driss la comparait en pensée à -ses épouses de Fez, dont les voix furieuses, les -revendications et les doléances affligeaient -perpétuellement ses oreilles.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> Phonographe.</p> -</div> -<p>— Tu es ma plus aimée, — disait-il à Ammbeur, — mon -repos et mon paradis… Si je te -quitte, ma raison s’embrouille, et j’erre au -milieu des souks tel un corps dont l’âme est -absente. Les autres…, je leur envoie de quoi -vivre dignement, et, certes ! je leur ferai la -« part de Dieu » quand nous retournerons à -Fez ; mais tu resteras toujours chez moi comme -la lune parmi les étoiles.</p> - -<p>Il en fit son épouse par contrat devant le -Cadi, après la naissance d’un fils, et la sebenia -des noces n’était pas encore usée lorsque -l’enfant mourut. Ammbeur sut ne pas importuner -Si Driss de son chagrin qui s’évanouit -rapidement dans la joie inespérée d’une situation -légitime. Elle n’avait pas profité, pour y -atteindre, de l’empire qu’elle exerçait sur son -maître, ainsi que le font tant d’esclaves favorites, -car l’amour de Si Driss lui suffisait et -elle n’était point ambitieuse. Mais le Seigneur -la comblait de ses bienfaits ; elle en ressentait -une joyeuse fierté.</p> - -<p>Deux ans s’écoulèrent ainsi, pleins de félicités, -au cours desquels Si Driss el Bagdadi -régla les affaires qui l’avaient appelé à Rabat. -Rien ne l’y retenant plus, il avait hâte de -retourner à Fez, dans la maison de ses ancêtres, -dont il parlait toujours avec attendrissement.</p> - -<p>— Certes, — disait-il à Ammbeur, — tu n’y -trouveras pas un riadh plein de fleurs, ni des -chambres blanches et neuves comme ici. Cette -demeure est dans ma famille depuis plus de -quatre cents ans… J’en possède encore l’acte -de vente signé par les adoul<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a> du cadi Abd el -Latif Bel Jiehd. Mais les pièces y sont fraîches, -et tu pourras monter chaque soir à la terrasse, -car elle est disposée de telle sorte qu’on ne -l’aperçoit pas de la rue.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> Notaires.</p> -</div> -<p>Il tâchait de tracer à Ammbeur une image -séduisante de sa future existence. Pourtant, il -n’était pas sans crainte en songeant à ses autres -épouses et à la façon dont elles accueilleraient -la nouvelle arrivante. Les querelles de Maléka -et d’El Batoul avaient assombri sa vie ; elles -étaient toutes deux d’humeur jalouse, acariâtre -et criarde, mais il ne voulait pas les répudier, -car elles lui avaient donné plusieurs enfants, -et il se souvenait de sa propre jeunesse livrée -à la négligence d’une étrangère…</p> - -<p>Si Driss adorait ses petits, encore qu’ils -eussent fâcheusement hérité des caractères -maternels. Il souffrait des rivalités qui les divisaient, -eux aussi, et faisaient de sa maison un -véritable foyer de discorde, malgré ses efforts -pour y établir la justice et la paix.</p> - -<p>Ammbeur devinait tout cela, malgré ses -réticences, et songeait aux confidences qu’il -lui avait faites aux premiers temps de leur -amour ; aussi envisageait-elle avec appréhension -le prochain départ pour Fez… Ses longs yeux -peints devinrent soucieux, l’attrait du voyage -ne parvint même pas à les ranimer. Si Driss -avait loué une automobile qui filait à travers -le bled morne et désert, avec de brusques -cahots. Les palmiers nains succédaient aux -palmiers nains ; de loin en loin, on apercevait -les tentes brunâtres d’un douar, on croisait des -caravanes en semant la panique au milieu des -chameaux.</p> - -<p>Ils firent halte à Dar Bel Hamri, tristement -accroupi au bord d’un Oued, puis à Meknès, -dont les terrasses grises et croulantes s’étagent -sur un coteau. Ils furent reçus dans cette ville -chez un ami de Si Driss El Bagdadi. Son palais, -merveilleusement orné de stucs ciselés, de -peintures, de mosaïques, cachait toutes ses -splendeurs derrière des murailles dégradées, -au fond d’une sombre et misérable impasse. -Malgré l’amabilité de ses hôtesses, Ammbeur -se sentait de plus en plus triste et dépaysée. La -dernière journée du voyage augmenta son -angoisse ; elle ne put retenir ses larmes lorsque -Fez apparut dans le lointain, et elle les dissimulait -à son époux derrière ses voiles en -prétextant une grande fatigue.</p> - -<p>La cité de Mouley Idriss somnole au milieu -des montagnes, telle une perle dans sa coquille ; -les minarets émaillés d’émeraude et les peupliers -fusent, très verts, au-dessus des terrasses ; -l’Oued scintille parmi les prairies et les arbres, -et la vallée s’ouvre vers l’Ouest, immense, -brûlée de soleil. Mais Ammbeur ne voit que -les maisons entassées, jaunes et grises, farouchement -étreintes par une ceinture de remparts -formidables, et son cœur est saisi d’effroi…</p> - -<p>L’automobile s’arrête aux portes de la ville, -il faut descendre à mule, le long des ruelles -caillouteuses, enchevêtrées, sinistres. Le soleil -ne s’y hasarde jamais, on aperçoit à peine ses -reflets en haut des murailles lépreuses, dont -l’humidité suinte goutte à goutte. La maison -de Si Driss est située au fond de Fez-Bali<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>, on -y accède par un labyrinthe tortueux et noir, -entièrement voûté, où les cavaliers s’aplatissent -sur leurs montures pour ne pas se heurter aux -poutres saillantes. Si Driss s’arrête enfin dans -la nuit… Une porte s’ouvre :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> Vieux Fez.</p> -</div> -<p>— C’est là, — dit-il.</p> - -<p>Une bouffée d’air moisi, malsain, nauséabond, -frappe le visage d’Ammbeur ; le patio -forme une sorte de puits autour duquel -s’élèvent plusieurs étages. Les stucs, engorgés -de chaux, ne sont plus que des yeux informes -trouant les murs ; les balustrades de bois -tourné se disloquent, pourries et vermoulues ; -les escaliers tombent en ruines, des marches -manquent, les plafonds se dégradent, quelques -pièces s’effondrent… L’obscurité dissimule les -ravages du temps, et la splendeur des vieilles -poutres sculptées, massives et brunes, des -boiseries peintes, des mosaïques aux tons -atténués. La fontaine, merveilleusement décorée, -gémit sans cesse et l’eau débordante -coule sur les dalles de marbre qui s’effritent…</p> - -<p>Si Driss aime et respecte cette vénérable -demeure où il est né ; il est habitué à sa -décrépitude et n’en voit pas les tares. Comme -ses pères, il remet de jour en jour à la faire -réparer ; quelques chambres restent habitables, -cela suffit. Ammbeur n’avait pas prévu, -malgré ses appréhensions, une aussi lugubre -prison. Les images de son riadh fleuri, aux -murailles blanches, aux salles claires et -neuves, se pressent dans sa tête tandis qu’elle -contemple avec angoisse la sinistre cour noirâtre -où elle devra vivre désormais.</p> - -<p>El Batoul et Maléka, suivies de leurs -esclaves, se sont précipitées à la rencontre -des arrivants. Elles entourent Ammbeur, -l’accablent de baisers et de prévenances. Le -sourire est sur leurs lèvres et la haine au -fond de leurs cœurs. Elles détaillent avec -rage leur nouvelle coépouse, dont la beauté -dépasse toutes leurs craintes ; un serpent les -mord et les torture… Comment lutter avec -une pareille créature, dont les grâces ne sont -certes point un présent d’Allah, mais un sortilège -du démon ?… Elles ont compris depuis -longtemps qu’elles se perdraient en témoignant -leur ressentiment à la favorite trop -aimée, et Si Driss se rassure devant l’accueil -imprévu qu’elles font à Ammbeur.</p> - -<p>Elles lui ont préparé la meilleure chambre, -lui offrent le thé, l’entraînent à la terrasse -où l’on rencontre les voisines accourues de -tous les logis environnants. Ammbeur trouve -ces femmes déplaisantes avec leurs joues -molles et blanchâtres, leur aspect de larves -vivant dans l’ombre, leur accent grasseyant, -et cette mode ridicule de porter la dfina<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a> haut -troussée sur la croupe, au lieu de la laisser -tomber, comme à Rabat, jusqu’au bas du -caftan.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a> Robe de dessus en mousseline.</p> -</div> -<p>Une rumeur s’élève des ruelles invisibles -et dénonce la proximité des souks. Le chaos -des terrasses et des minarets enchevêtrés -grimpe à l’assaut des collines en une ruée -fauve, et les montagnes semblent plus écrasantes, -de ce bas-fond. Quelques rayons de -soleil dorent encore les quartiers hauts de la -ville, tandis que l’ombre ensevelit Fez-Bali et -la maison de Si Driss…</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Depuis qu’elle vivait à Fez, Ammbeur avait -perdu sa gaîté. Pourtant, El Batoul et Maléka -la comblaient de prévenances hypocrites ; les -esclaves s’empressaient à la servir ; Si Driss -lui revenait chaque fois plus amoureux et plus -ardent. Elle n’avait à se plaindre de personne -et une lourde angoisse pesait sur ses jours…</p> - -<p>— Si tu veux, — disait son mari, — je te -ferai construire dans le Douh<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a> une demeure -cent fois plus belle que celle de Rabat.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> Ville haute où les riches Fasi ont des demeures enfouies -dans la verdure.</p> -</div> -<p>Et il se complaisait en des plans dont l’exécution -eût demandé bien des années.</p> - -<p>Les querelles avaient cessé dans sa maison -depuis leur retour ; El Batoul et Maléka -oubliaient leur ancienne rivalité pour s’unir -contre la favorite, et les négresses partageaient -la haine sournoise de leurs maîtresses. Après -avoir montré à Ammbeur des visages doux -comme le miel, toutes ces femmes tenaient de -longs conciliabules afin de la perdre dans le -cœur de Si Driss.</p> - -<p>— Vois comme nos khelkhall<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a> sont légers -auprès des siens, — disait Maléka.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> Bracelets de chevilles.</p> -</div> -<p>— Il lui a donné en secret des bracelets d’or -qui valent au moins cent douros, — ripostait -El Batoul.</p> - -<p>— S’il va dans sa chambre, il vole ; pour -venir aux nôtres, il se traîne…</p> - -<p>— Que Dieu la maudisse et la rende stérile !</p> - -<p>— Puisse la petite vérole trouer son visage -et mettre la cécité en ses yeux !</p> - -<p>Elles avaient essayé en vain les sortilèges -les plus efficaces pour ramener à elles l’amour -de l’époux. Si Driss mangeait impunément -de la cervelle d’hyène dissimulée parmi les -viandes, ou revêtait ses burnous soumis aux -fumigations de poil de rat orphelin, sa passion -ne se détournait pas d’Ammbeur.</p> - -<p>— Mon esprit s’embrouille comme les fils -sur le métier du tisserand-apprenti, — avouait -Maléka devant l’insuccès de ses pratiques.</p> - -<p>Une vieille esclave proposa :</p> - -<p>— Si on faisait pétrir du couscous par les -mains d’un mort. A El Ksar, où j’ai vécu jadis, -les femmes employaient souvent ce moyen -pour ranimer l’amour des maris oublieux…</p> - -<p>Mais il fallait sortir pendant la nuit, et les -coépouses ne pouvaient s’y risquer. Elles -convinrent d’habiller la négresse avec leurs -vêtements, et de l’envoyer en leur nom -composer le philtre infaillible.</p> - -<hr /> - - -<p>… Messaouda gravit péniblement la colline -où s’échelonnent les tombes ; un jeune garçon -la suit, portant une lanterne dont la lueur -falote et jaunâtre rampe parmi les sépulcres -et les herbes sèches ; mais déjà la lune apparaît -au-dessus des montagnes, énorme et rouge -comme un cuir teint. Elle éclaire le cimetière -et le bordj massif, tandis que la ville dort -dans l’ombre dense, au fond de la vallée.</p> - -<p>— C’est ici qu’on l’a enterré ce matin, — murmure -Ahmed en s’arrêtant auprès d’une -pierre aussi vétuste que les autres. — Mais, par -Allah, ô ma mère, laissons-le dormir en paix ! -Qui sait si Azraél<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a> n’est pas déjà auprès de -lui ?…</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Ange de la mort.</p> -</div> -<p>— Tais-toi, chien ! — riposte la vieille, — et -accomplis ta besogne, si tu veux que je te -compte au retour les dix douros promis.</p> - -<p>Ahmed est un pauvre diable, il ne possède -que les dents qu’il a dans la bouche ; l’attrait -du gain l’emporte sur sa frayeur, et il se met -à creuser la terre fraîchement remuée, tandis -que la négresse murmure les incantations qui -conviennent… Bientôt, le cadavre apparaît, -enveloppé de son suaire. C’est un homme -jeune encore, à barbe brune, dont la face, à -demi rongée par un mal, grimace d’un affreux -rictus sous la clarté livide de la lune.</p> - -<p>Messaouda s’accroupit auprès du trou -béant, dispose sa farine et son pétrin, puis, -sans frayeur, elle tire le mort de sa fosse, et -l’assied sur ses genoux.</p> - -<p>— O ma mère ! O ma vie ! arrête-toi, il va -parler… — s’écrie Ahmed, tremblant comme -au jour de l’Événement.</p> - -<p>— N’agite point ta langue et passe-moi un -peu d’eau, — répond la vieille, tout en pétrissant -le couscous avec les mains du cadavre, -qu’elle tient dans les siennes, par derrière.</p> - -<p>— Que Si Driss El Bagdadi, mon maître, -devienne docile entre les bras de ses épouses -Lella El Batoul et Lella Maléka, comme tu l’es -entre les miens, — répète-t-elle.</p> - -<p>La lune s’est élevée parmi les étoiles, et -Messaouda remarque avec crainte le dôme de -Moulay Idriss qui surgit lumineux et verdâtre -au-dessus de la ville noire ; elle y voit un mauvais -présage, la terreur envahit son esprit, le -froid du cadavre la pénètre, la face paraît -s’animer sous les reflets lunaires, et soudain, -le corps, gonflé par des gaz tressaille sur elle -avec un bruit sinistre…</p> - -<p>L’esclave, que l’épouvante a glacée jusqu’au -cœur, repousse brusquement son lugubre compagnon -et s’enfuit à travers les tombes, mais -ses vieilles jambes fléchissent, elle bute contre -une pierre et s’affaisse… Ses lèvres, dont -aucun son ne peut sortir, s’agitent en invocations -désespérées. Elle se croit morte et prête -à paraître devant le Seigneur Terrible, pour -subir le châtiment. Le démon s’approche -d’elle sous la forme d’un animal aux yeux -ardents, un souffle chaud brûle son visage, le -feu du <i>sakkar</i><a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a> est allumé pour elle.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> L’enfer des Musulmans.</p> -</div> -<p>Au mouvement d’horreur qui la convulse, -un chacal se sauve dans la nuit ; la vieille, -redressée sur son séant, jette une longue clameur -sauvage.</p> - -<p>— Où es-tu, ma mère Messaouda ? — répond -enfin la voix d’Ahmed. — Viens, je lui ai rendu -la paix du tombeau, et j’emporte le couscous. -Tu me payeras mes douros, mais, par ma vie ! -je ne recommencerais pas cela pour en gagner -cent autres…</p> - -<hr /> - - -<p>… Si Driss mangea le couscous et le trouva -excellent, puis, insensible aux caftans neufs et -aux maquillages de ses vieilles épouses, il -rejoignit Ammbeur dans sa chambre et passa -auprès d’elle une nuit fort amoureuse, car le -souper avait été relevé de nombreuses et -savantes épices.</p> - -<p>La déconvenue d’El Batoul et de Maléka fut -extrême. Elles s’étaient disputées les jours -précédents pour savoir à qui le mari rendrait -d’abord ses faveurs, et, ne parvenant pas à -s’entendre, elles avaient décidé de s’en remettre -à la volonté d’Allah… Néanmoins, chacune -avait rehaussé sa parure de tous les artifices -propres à attirer l’attention de Si Driss, et -comptait détourner sur elle seule les effets du -sortilège. Elles ne pouvaient comprendre -qu’un tel philtre restât impuissant… Elles -regrettaient aussi les douros partagés entre -Ahmed et Messaouda, et se les reprochaient -avec une mutuelle aigreur.</p> - -<p>— C’est toi, — disait Maléka, qui as conclu -ce sot marché.</p> - -<p>— O Allah ! le mensonge sort de tes lèvres, -car tu leur as toi-même remis ces dix douros.</p> - -<p>— Pouvais-je faire autrement que de leur -payer le prix que tu avais promis ?</p> - -<p>— Tu n’as même pas attendu de savoir si le -couscous était bon.</p> - -<p>— Je tiens ma parole mieux que toi, fille de -peu.</p> - -<p>— Tes injures ne m’atteignent pas, mon père -était caïd.</p> - -<p>— Lui, caïd !… caïd de sauterelles !</p> - -<p>Les querelles emplissaient de nouveau la -maison, Si Driss, lassé par leurs cris, ne songeait -même plus à leur faire la « part de -Dieu ». Leur haine contre la favorite s’en -accrut, et leurs visages se firent plus blancs à -mesure que leurs cœurs devenaient plus -noirs… Il fallait se débarrasser d’une rivale -qu’on ne pouvait vaincre… Un matin Messaouda, -désireuse de réparer son insuccès, -dissimula une mixture d’herbes et de cheveux -hachés menus dans la harira d’Ammbeur.</p> - -<p>— Au bout de quelque temps, — disait-elle, — les -cheveux gonfleront dans son cœur et -l’étoufferont.</p> - -<p>Les coépouses, réconciliées par leur péché, -épiaient anxieusement les résultats du maléfice. -Et, de fait, Ammbeur dépérissait, minée -par une mauvaise fièvre. Elle n’avait plus de -goût pour aucune chose, elle ne songeait même -plus à se parer et portait des caftans salis et -déchirés.</p> - -<p>Il y eut des noces dans la famille et elle ne -voulut pas s’y rendre !… Le moindre effort lui -arrachait des gémissements…</p> - -<p>— O Prophète ! O Mouley Idriss !… que je -suis lasse !… O mon malheur !… Mes os sont -devenus plus mous que le beurre d’été !… O -Allah !… O mon destin !</p> - -<p>Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, se -dilatent étrangement, ses jambes, enflées, ne -la portent plus ; sa faiblesse est telle qu’elle ne -peut même plus monter aux terrasses et traîne -des jours lamentables dans la maison humide -et pleine d’ombre.</p> - -<p>Si Driss en a l’esprit perdu, il ne voudrait pas -la quitter et maudit les voisines qui s’installent -chaque jour auprès d’elle et lui interdisent -ainsi l’accès de sa chambre. Elles plaignent la -malade et lui conseillent mille remèdes inefficaces, -puis elles se mettent à babiller comme -les hirondelles de murailles à l’heure du -moghreb.</p> - -<p>Ammbeur ne s’intéresse plus à leurs bavardages -et se retourne sur sa couche sans trouver -de repos… Le Seigneur l’a-t-il marquée -pour mourir parmi ces étrangères ?… Combien -Si Driss regrette amèrement de l’avoir -amenée à Fez !</p> - -<p>— Ah ! — dit-il, — l’air des montagnes est -trop fort pour toi, habituée au doux climat de la -côte. S’il plaît à Dieu tu guériras au printemps, -nous retournerons à Rabat dès que le bled aura -séché.</p> - -<p>Mais l’hiver se prolonge, interminable et -froid ; la pluie tombe nuit et jour, bénie de -tous, car elle promet des récoltes heureuses, -et Ammbeur songe avec désespoir qu’elle -n’atteindra pas la belle saison, trop lente à -venir.</p> - -<p>Malgré les tendres soins de son époux, elle -languit et se meurt, l’âme oppressée d’une -sombre angoisse. Ce qu’elle porte à sa bouche -a un goût de fiel, et elle rejette toute nourriture -en des vomissements.</p> - -<p>— Si telle est la volonté d’Allah, laisse-la -jeûner quelque temps afin de purifier son -corps, — conseilla un « savant », ami de Si -Driss.</p> - -<p>Ce traitement parut réussir durant les deux -premiers jours, les souffrances d’Ammbeur -s’apaisèrent, mais sa faiblesse devint telle que -l’esprit semblait prêt à quitter son corps.</p> - -<p>— Il faut la ranimer avec du thé très fort, — ordonna -le « savant ».</p> - -<p>Et les tourments recommencèrent à tordre -l’infortunée sur sa couche. El Batoul et Maléka -la soignent avec un dévouement exagéré ; Si -Driss se repent de les avoir méconnues, et -Ammbeur ne peut plus se passer d’elles. Nuit -et jour, elles sont à son chevet, attentives à -prévenir tous ses désirs. Chaque fois que la -malade, tourmentée par une soif ardente, -réclame à boire, elles préparent elles-mêmes -du thé, sans épargner le sucre, et elles y -mêlent traîtreusement un peu d’une poudre -jaunâtre achetée au souk, que l’on nomme -rahj<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>, pour activer les effets de la pâte magique.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a> Arsenic.</p> -</div> -<p>— Le thé est amer à mes lèvres, — gémit -Ammbeur.</p> - -<p>Et Si Driss, qui sait le breuvage doux -comme le miel du printemps, voit venir avec -épouvante la séparation à laquelle il n’est pas -préparé… Cette idée ne peut quitter son esprit, -elle est cause de ses larmes abondantes et de -ses nuits agitées.</p> - -<p>L’état de sa bien-aimée empire de jour en -jour ; des sommeils plus pesants que celui -du tombeau l’accablent, dont elle sort sans -retrouver son entendement. Elle dit des choses -qu’Allah seul peut comprendre, et d’autres -aussi qui jettent le trouble dans le cœur de -son époux. Depuis longtemps, elle n’avait plus -prononcé les paroles d’amour et de joie, et ce -sont les souvenirs voluptueux de Rabat que le -mal réveille en son cerveau. Elle tressaille, -elle tend ses bras décharnés, elle appelle Si -Driss avec frénésie, elle frémit d’un imaginaire -plaisir… puis elle retombe épuisée sur sa -couche, et il la voit se débattre dans les tourments -d’une lente agonie…</p> - -<p>Il est affligé, dément, perdu. Dieu connaît -l’état de son âme ! Comment pourra-t-il supporter -l’absence de sa belle aux regards affolants, -de celle qui fut touchée par lui seul, -dont le corps est brûlant et l’haleine plus -parfumée que les fleurs du jasmin et de -l’oranger ?…</p> - -<p>Mais déjà, elle s’éloigne de lui… ses yeux -ne reflètent plus aucune chose, ses membres -se glacent, son souffle s’éteint… O Seigneur ! -elle entre dans Ta Miséricorde !…</p> - -<p>El Batoul et Maléka se griffent le visage à -coup d’ongles et poussent des cris déchirants -qui attirent toutes les esclaves.</p> - -<hr /> - - -<p>Ainsi mourut Ammbeur, épouse trop aimée -de Si Driss El Bagdadi, selon ce qui était écrit -sur le livre de sa destinée.</p> - - -<p class="ind small">(Meknès. — Décembre 1917.)</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">TABLE</h2> - - -<table summary=""> -<tr><td colspan="3" class="c pad"><div><span class="small">PREMIÈRE PARTIE</span><br /> -MŒURS TUNISIENNES</div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>I.</div></td> -<td class="drap small">— LA MAISON DU CAID MANSOUR</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c1">1</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>II.</div></td> -<td class="drap small">— MENU PEUPLE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c2">22</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>III.</div></td> -<td class="drap small">— NOCES PRINCIÈRES</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c3">32</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>IV.</div></td> -<td class="drap small">— UNE PETITE AZIZA EST NÉE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c4">47</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>V.</div></td> -<td class="drap small">— LA PRISON DES ÉPOUSES</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c5">52</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>VI.</div></td> -<td class="drap small">— FATHMA LA DÉLAISSÉE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c6">63</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>VII.</div></td> -<td class="drap small">— LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c7">69</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>VIII.</div></td> -<td class="drap small">— LA MARIÉE AU HAMMAM</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c8">85</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>IX.</div></td> -<td class="drap small">— LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c9">89</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>X.</div></td> -<td class="drap small">— LAMENTO</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c10">110</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>XI.</div></td> -<td class="drap small">— JEUNES-TUNISIENNES</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c11">115</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>XII.</div></td> -<td class="drap small">— LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAIM</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c12">125</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>XIII.</div></td> -<td class="drap small">— DÉCADENCE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p1c13">133</a></div></td></tr> -<tr><td colspan="3" class="c pad"><div><span class="small">DEUXIÈME PARTIE</span><br /> -MŒURS MAROCAINES</div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>I.</div></td> -<td class="drap small">— LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c1">145</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>II.</div></td> -<td class="drap small">— LA JUIVE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c2">164</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>III.</div></td> -<td class="drap small">— LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c3">195</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>IV.</div></td> -<td class="drap small">— MEKTOUB</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c4">204</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>V.</div></td> -<td class="drap small">— LE MARIAGE DE RITA</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c5">218</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>VI.</div></td> -<td class="drap small">— UN HAREM BIEN GARDÉ</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c6">254</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>VII.</div></td> -<td class="drap small">— LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c7">272</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>VIII.</div></td> -<td class="drap small">— ESCLAVAGE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c8">281</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>IX.</div></td> -<td class="drap small">— LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c9">293</a></div></td></tr> -<tr><td class="r small"><div>X.</div></td> -<td class="drap small">— AMMBEUR LA FAVORITE</td> -<td class="bot r"><div><a href="#p2c10">301</a></div></td></tr> -</table> - -<p class="c gap small">290-19. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — 9480-10-19.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p> - - -<table summary=""> -<tr><td> </td> -<td class="small">Vol.</td></tr><tr><td colspan="2" class="c"><div>RENÉ BAZIN</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Les Nouveaux Oberlé</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARCEL BERGER</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Jean Darboise, auxiliaire</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>RENÉ BOYLESVE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Le Bonheur à Cinq Sous</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>GUY CHANTEPLEURE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">La Ville assiégée</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MADELEINE CLEMENCEAU JACQUEMAIRE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Les Hommes de Bonne Volonté</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARGUERITE COMERT</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Éros Rédempteur</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE DE COULEVAIN</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Le Roman Merveilleux</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PAUL DARMENTIÈRES</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Maman</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MAX DEAUVILLE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Jusqu’à l’Yser</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARC ELDER</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Jacques Bonhomme et Jean Le Blanc</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>ANATOLE FRANCE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Le Petit Pierre</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>A. GÉRARD</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">La Triple Entente et la Guerre</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE GOURDON</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">La Réfugiée</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>GYP</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Le Journal d’un Cochon de Pessimiste</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>JULES LEMAITRE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">La Vieillesse d’Hélène</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE LOTI</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">L’Horreur allemande</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE MILLE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Nasr’ Eddine et son épouse</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>ÉMILE NOLLY</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Le Conquérant</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>JACQUES NORMAND</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Petites Notes pendant la grande Guerre</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>FRANCISQUE PARN</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">En suivant la Flamme</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>J.-H. ROSNY J<sup>ne</sup></div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Mimi, les Profiteurs et le Poilu</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>CHARLES TARDIEU</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Sous la Pluie de Fer</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARCELLE TINAYRE</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">La Veillée des Armes</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>LÉON DE TINSEAU</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Le Secret de Lady Marie</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>JEAN-LOUIS VAUDOYER</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Les Permissions de Clément Bellin</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE VEBER</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">L’Homme qui vendit son âme au diable</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PAUL WENZ</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Au Pays de leurs Pères</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>COLETTE YVER</div></td></tr> -<tr><td class="drap small">Les Cousins riches</td> -<td class="bot r"><div>1</div></td></tr> -</table> - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE HAREM ENTR'OUVERT</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68602-h/images/cover.jpg b/old/68602-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index af9968a..0000000 --- a/old/68602-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
