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-The Project Gutenberg eBook of Le Harem entr'ouvert, by A.-R. de Lens
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le Harem entr'ouvert
-
-Author: A.-R. de Lens
-
-Release Date: July 24, 2022 [eBook #68602]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by the Bibliothèque nationale de
- France (BnF/Gallica))
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE HAREM ENTR'OUVERT ***
-
-
-
-
-
- A.-R. DE LENS
-
- LE
- HAREM ENTR’OUVERT
-
-
- PARIS
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
- 3, RUE AUBER, 3
-
-
-
-
-Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
-
-Copyright, 1919, by CALMANN-LÉVY.
-
-
-
-
-LE HAREM ENTR’OUVERT
-
-
-
-
-PREMIÈRE PARTIE
-
-MŒURS TUNISIENNES
-
- A Chedlïa meurtt Tahar
- ben Abd el Malek el Trabelsi,
- ma servante,
- humble et précieuse collaboratrice,
- Ce livre qu’elle ne lira pas.
-
-
-
-
-I
-
-LA MAISON DU CAÏD MANSOUR
-
-
-Le caïd Mansour prend le café avec mon mari. Ils sont accroupis tous
-deux sur le divan, à la mode arabe, et fument en devisant.
-
-Le caïd Mansour est un personnage digne et conscient de sa haute
-importance. Il est toujours vêtu avec la plus grande recherche. Ses
-burnous sont en fine laine de Mâteur et ses gebbas aux teintes pâmées:
-fleur de pêcher, gris tourterelle, mauve de crépuscule, éparpillent
-autour de lui mille tendres reflets de soie.
-
-Quand il entre, la pièce se parfume d’essences subtiles: ambre, jasmin
-ou rose.
-
-Le caïd Mansour a des manières exquises et fières. Il me témoigne une
-déférence infinie, sachant qu’il convient de traiter les Européennes
-avec plus d’égards et de respect que leurs époux.
-
---Le salut, Si Mansour!
-
---Le salut sur toi. Comment vas-tu?
-
---Comment va ta maison[1]?
-
- [1] On ne parle jamais ouvertement à un Arabe des femmes de sa
- famille.
-
---Grâce à Dieu! Ma maison est en parfaite santé et soupire après ta
-venue. Ne l’honoreras-tu pas bientôt d’une visite?
-
---Avec plaisir, Si Mansour. Dis-lui que j’irai la voir prochainement.
-
-C’est une grande et noble maison que celle du caïd. Si Mansour a épousé,
-il y a une dizaine d’années, la princesse Bederen’nour (Lune éclatante)
-et son frère Si Chédli a pour femme Lella Zenouba, fille du ministre de
-la plume[2].
-
- [2] Deuxième ministre du bey.
-
-Ces dames me traitent en amie, et réclament toujours ma présence,
-précieuse distraction dans leur vie monotone. Et rarement je sors de
-chez elles, sans être suivie du grand nègre de Si Mansour, vêtu
-d’écarlate et portant un présent. Tantôt un bouquet tout rond où les
-fleurs fraîches, montées sur de longues tiges d’alfa, sont rehaussées de
-pistils en papier doré. Tantôt un plat rempli de pâtisseries arabes:
-backléouas luisants de miel, crottes de gazelle en sucre parfumé, morves
-du bey, makroudhs farcis de dattes, vertes samsahs aux pistaches.
-
-Il y a plus d’un mois que je n’ai vu mes nobles amies, malgré leurs
-insistances à ma dernière visite. J’irai demain.
-
-Et que vais-je apporter qui leur plaise et alimente un peu notre
-conversation?
-
-L’autre fois je les ai ravies avec un vieux stock de catalogues des
-grands magasins. Pendant des journées entières, elles se sont
-passionnées pour les modes du _Bon Marché_ d’il y a deux ou trois ans.
-Et Lella Zenouba m’a même chargée d’une commande: une écharpe de plumes
-dont elle meurt d’envie.
-
-Ah! voici qui les intéressera fort: un petit stéréoscope portatif et
-toutes les vues tunisiennes prises par mon frère durant son séjour ici.
-
-La maison de Si Mansour n’est pas très éloignée de la mienne. Elle
-occupe, comme toute demeure d’importance où il convient d’être
-tranquillement chez soi, loin de la rue, une impasse entière aux arcades
-gracieuses. Les premiers bâtiments sont les communs et les écuries du
-caïd. Puis vient la maison,--le palais serait plus juste--de Si Mansour.
-
-Bien entendu, les grands murs blancs ne trahissent la richesse
-intérieure que par leurs dimensions, et seule la porte, énorme, massive,
-en bois sculpté, dans son encadrement de marbre rose, atteste
-l’importance seigneuriale du logis.
-
-Elle s’ouvre sur un vestibule revêtu de faïences et garni de divans où
-siègent en permanence les gardiens du lieu, un Marocain au profil
-d’ascète, et le nègre vêtu d’écarlate. Ils me connaissent et me laissent
-passer sans difficulté. Je heurte le marteau de bronze à la petite porte
-du fond.
-
---Qui est là?--crie une voix, de l’intérieur.
-
-Et, suivant la formule, je réponds:
-
---Ouvre!
-
-Cela suffit. Du reste, en le cas présent, mon accent me dénonce. Une
-grosse négresse entrebâille la porte en ayant soin de se cacher derrière
-le battant, afin de ne point être vue des serviteurs mâles.
-
-Je traverse le joli patio à colonnes, au-dessus duquel se découpe un
-carré de ciel très bleu, et je suis introduite dans un grand salon, tout
-en longueur, aux parois luisantes de faïences polychromes. Au centre se
-creuse le «divan» entouré de sofas abondamment pourvus de coussins. Les
-murs ont sept ou huit mètres de haut, et des lustres étincelants, en
-cristal de Venise, tombent des voûtes ciselées. Il fait presque frais
-dans ce salon, bien que dehors la chaleur soit lourde, et l’on y voit à
-peine, après l’éblouissement du patio. Mais les yeux se font vite à
-l’ombre douce qui atténue les mille couleurs et les dorures d’une
-décoration orientale.
-
-Pas plus dans cette pièce que dans toute autre du logis, il n’y a
-d’ouverture sur l’impasse; de grandes fenêtres aux grilles en fer forgé
-donnent sur le patio.
-
-Ces dames se font attendre longtemps. C’est leur habitude, car elles
-rehaussent leur parure chaque fois que je viens. Mabrouka, la négresse,
-me tient compagnie.
-
-Mabrouka est une amie de Chedlïa, ma servante; elle va souvent la voir
-et lui conter les faits et gestes de ses maîtres. Parfois, comme
-aujourd’hui, ses confidences indiscrètes débordent jusqu’à moi.
-
---Par Allah! tu arrives en un triste moment. Si Chédli n’est encore pas
-rentré cette nuit, et Lella Zenouba a pleuré jusqu’au matin en
-l’attendant. Sans doute était-il auprès de cette danseuse française pour
-laquelle il fait des folies...
-
-Chacun sait que Si Chédli s’est acoquiné avec une petite chanteuse du
-Palmarium, perverse et prétentieuse, qui lui fait payer cher des faveurs
-à la portée de tous.
-
-Le caïd Mansour, malgré son chapelet, son air digne et ses hautes
-fonctions, est aussi libertin que son frère, et les aventures de ces
-deux nobles personnages défrayent la conversation de bien des harems.
-
-A la rigueur, cela se comprend du caïd Mansour, dont la femme est laide
-et n’est plus très jeune, car voici déjà dix ans qu’il l’épousa dans sa
-fleur. Et l’on se souvient de sa déconvenue le jour des noces,--si
-grande qu’il ne put la dissimuler,--en dévoilant son épouse que le fard
-et les bijoux n’arrivaient pas à rendre belle.
-
-Toute autre eût été répudiée sur l’heure et ramenée à son père avant la
-consommation du mariage. Mais, on ne répudie point une princesse! une
-fille de sang beylical! Et le caïd Mansour a gardé sa femme et son
-dépit.
-
-Oui, cela se conçoit que Si Mansour cherche au dehors des compensations.
-Jadis il eût pris d’autres épouses; mais maintenant cela ne se fait plus
-guère chez les citadins, outre qu’il serait peu séant de donner une
-rivale à la petite-fille d’un bey. Et certes, ce n’est point une joie
-pour les yeux de se poser toujours sur la laide et chevaline princesse
-Bederen’nour.
-
-Mais, que Si Chédli délaisse la gracieuse Lella Zenouba, au corps
-d’ambre et aux yeux de génisse, pour des Françaises de mauvaise
-vie,--par le Prophète!--voilà ce qu’on ne peut comprendre!
-
-C’est que Si Mansour et Si Chédli ont du sang brûlant dans les veines et
-du vice jusqu’à la racine des cheveux, en dignes fils de Si Abd el
-Latif, favori de Si Sadok bey, tous deux aujourd’hui dans la miséricorde
-d’Allah!
-
-C’est à leur père, un ancien esclave, beau comme la lumière du matin,
-devenu tout-puissant auprès de son illustre maître, grâce à des
-complaisances... païennes, qu’ils doivent leur grosse fortune, leurs
-palais de Tunis, de Rhadès et de Gamart, ainsi que cette frénésie qui
-les pousse aux pires excès.
-
-Ne raconte-t-on pas que Si Abd el Latif mettait à mal toutes les femmes
-de son milieu, et allait jusqu’à faire garder par les soldats du bey les
-portes des hammams, les soirs où certaines dames particulièrement nobles
-et belles s’y étaient rendues, afin de satisfaire ses désirs en toute
-tranquillité. Et nul n’osait se plaindre ni résister à un si puissant
-personnage, capable de vous faire pendre dans la cour du Bardo, sur un
-signe de son petit doigt.
-
-L’occupation française a enrayé tout cela, et pareilles fantaisies ne
-sont plus à la portée de Si Mansour et de Si Chédli, ses fils. Mais, par
-Allah! il reste bien moyen de s’arranger, et l’on a en outre,
-aujourd’hui, la ressource des actrices du Palmarium, du Casino de la
-Goulette, et des cocottes françaises ou italiennes qui circulent le soir
-sur le boulevard de la Marine.
-
-Et les femmes, toujours trahies, toujours délaissées, éternelles
-prisonnières dans leurs palais de faïence, se morfondent des nuits
-entières en l’attente du mari pour qui elles se sont parées en vain.
-
-Tout cela, je le connais par les confidences de la négresse Mabrouka,
-les récits de Chedlïa, les racontars de harems et de terrasses où tout
-se sait. Mais mes nobles amies ne m’en disent jamais rien, dans leur
-souci de dignité vis-à-vis d’une Européenne.
-
-Justement les voici qui s’avancent à travers le patio, de leur démarche
-nonchalante et balancée, et le soleil fait un instant luire les ors de
-leurs parures.
-
-La princesse Bederen’nour, pauvre «Lune éclatante», semble plus olivâtre
-que jamais dans son costume de soie mauve, au large pantalon bouffant.
-
-Lella Zenouba, malgré ses soucis, est adorable et resplendissante. Ses
-beaux cheveux, noirs de henné, tombent en boucles sur ses épaules,
-retenus au front par un rang de perles et une plaque d’or incrustée
-d’émeraudes; de grandes boucles d’oreilles anciennes jettent des lueurs
-vertes le long de son cou, et ses doigts scintillent de bagues aux
-pierreries énormes. Elle porte un pantalon de satin noir brodé d’or et
-une gebba de tulle noir pailleté, sous laquelle transparaît, par
-éclairs, le splendide et lourd boléro d’or des jeunes épouses. Dans un
-ovale très fin, très pur, elle a les traits d’un dessin parfait: un
-front étroit et poli, un petit nez droit, une bouche éclatante et bien
-arquée et de grands yeux noirs, des yeux immenses cernés de kohol, au
-regard doucement bestial. Une étoile en vérité! à côté de cette
-prétentieuse Éliane d’Avricourt, caprice de Si Chédli.
-
-Toutes deux, la princesse Bederen’nour et Lella Zenouba, ont les joues
-peintes, les lèvres rougies au carmin, les doigts et les cheveux passés
-au henné, et, barrant le front, d’épais sourcils noirs hardiment tracés.
-Elles répandent un violent parfum de jasmin. Auprès d’elles, on se
-croirait dans une serre pleine de fleurs.
-
-Elles ont une distinction de race, une politesse raffinée, et ne savent
-ni lire ni écrire. Toute leur instruction consiste en quelques sourates
-du Coran, apprises par cœur, sans les comprendre.
-
-La princesse Bederen’nour semble intelligente, et la petite Lella
-Zenouba, parfois, a de subtiles reparties. Mais elles n’ont rien vu et
-ne connaissent rien. Elles ont passé de la maison paternelle à celle de
-l’époux en toute ignorance du monde environnant. Elles ne savent pas ce
-qu’est une rue, une place, un jardin, le grand ciel libre.
-
-L’été, elles s’en vont à Rhadès ou à Gamart, en d’autres palais
-pareillement clos et luxueux. Seuls, la plainte assourdie des vagues et
-le goût salé de l’air peuvent leur dénoncer l’inconnu sans limites,
-qu’elles ne se figurent pas.
-
-On les emmène de Tunis la nuit, en des carrosses bien fermés, où elles
-ont peur, car c’est une impression terrible pour des femmes de se sentir
-ainsi hors de chez soi. Et elles ne retrouvent leur assurance qu’à
-l’abri des grands murs farouches et protecteurs.
-
-Elles ne reçoivent aucune visite, à part moi, et n’en font jamais. Les
-dames arabes ne sauraient sans scandale sortir de chez elles, comme ces
-femmes du peuple qui courent d’une maison à l’autre pour colporter les
-nouvelles. Et pourtant elles savent ce qui se passe: intrigues,
-maladies, chagrins, disputes, dans les grands harems, car leurs
-servantes les tiennent au courant de toutes choses.
-
-En de rares circonstances, elles traversent la ville, dans leur voiture
-aux volets de bois soigneusement clos, pour la mort d’un proche parent,
-l’accouchement d’une sœur, ou, réjouissance suprême, les fêtes d’un
-mariage. Mais des mois, et parfois des années s’écoulent sans qu’il leur
-arrive de quitter ainsi la maison conjugale.
-
-Cet été, elles n’iront point comme d’habitude à Rhadès où l’air est plus
-frais. La mère du caïd Mansour et de Si Chédli étant morte l’an passé,
-il leur faut, par cette privation, porter son deuil, et aussi renoncer
-pendant quelques mois encore aux broderies et aux petits ouvrages dont
-elles occupent généralement les longues journées.
-
-Du reste, leurs époux forment pendant ce temps le projet d’aller à
-Paris, et de goûter à toutes les délices montmartroises.
-
-La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba trouvent très naturel de se
-morfondre si sévèrement pour la perte d’une belle-mère despotique et
-méchante, tandis que leurs maris s’amusent. Mais ce qu’elles ne peuvent
-admettre, malgré l’habitude et la généralité du fait, c’est, à cause de
-créatures indignes, d’être délaissées, et surtout ruinées!...
-
-Car, il n’y a pas à s’y tromper, malgré les palais de faïence et de
-marbre, les étoffes brodées d’or, les perles et les diamants, c’est bien
-la ruine sinistre qui plane au-dessus de la maison du caïd Mansour, et
-l’ombre de ses ailes angoisse les nobles prisonnières.
-
-La grosse fortune de Si Abd el Latif est déjà fortement entamée, et,
-chaque jour, Si Mansour et Si Chédli y font de nouvelles brèches. Il y a
-un an, Si Mansour a vendu au Juif Haïm Boudboul, pour quelques milliers
-de francs, ses oliveraies de Nabeul, qui en valaient plus de cent mille,
-afin de payer à sa maîtresse, la danseuse arabe Leïla, un collier dont
-elle avait envie. Récemment encore, tout à sa nouvelle passion, la
-petite Rose Printemps, il vient de céder à perte ses cultures d’El
-Arousa. Et Si Chédli, follement prodigue pour Éliane d’Avricourt,
-imitant l’exemple de son aîné, vend et hypothèque ses biens avec
-entrain.
-
-Cela peut durer ainsi huit ou dix ans peut-être, mais ensuite?
-
-Et voilà les soucis qui creusent si profondément sous le fard les traits
-de la princesse Bederen’nour et cernent les beaux yeux enfantins de
-Lella Zenouba.
-
-Mais elles rient devant moi, sachant dissimuler ce qu’il convient, et
-aussi du plaisir réel de me voir qui rompt l’ennui de leurs longues
-journées inactives. Quelques servantes curieuses se sont jointes à
-Mabrouka, et debout, non loin du divan où nous sommes installées,
-écoutent et prennent part familièrement à la conversation.
-
-Ne vivent-elles pas dans l’intimité de ces dames, initiées à leurs
-intrigues, à leurs chagrins, toujours prêtes à duper leurs maîtres, à
-les suivre, à les épier, pour le compte des épouses prisonnières et
-inquiètes?
-
-Ne partagent-elles pas avec leurs maîtresses les restes du repas, après
-que Si Mansour et Si Chédli se sont restaurés? N’ont-elles pas la clé de
-leurs plus dangereux secrets, qu’elles ne trahiraient pas devant la
-mort, liées par cette sorte de franc-maçonnerie qui unit toutes les
-musulmanes contre les maris?...
-
-L’une d’elles apporte le café dans de petits calices en porcelaine rose.
-La conversation languit entre mes amies et moi, car, depuis ma dernière
-visite, leur vie s’est écoulée uniforme, goutte à goutte, comme cette
-eau qui tombe régulièrement de la vasque de marbre dans le bassin, au
-milieu du patio.
-
-Et mes occupations à moi, elles ne les comprendraient pas.
-
-Alors j’appelle à mon aide le petit stéréoscope, emporté à cette
-intention.
-
---Vous allez voir...
-
-Mais déjà Lella Zenouba s’est enfuie peureuse, et la princesse
-Bederen’nour affolée se cache le visage.
-
---Non! non! ne nous photographie pas! C’est impossible!... une
-petite-fille de Si M’hamed bey!... Une fille du ministre de la plume!...
-
-Je rassure mes défiantes amies:
-
-Cet appareil n’est point «une machine à portraits». Sur la tête de ma
-mère! Mais qu’elles regardent plutôt...
-
-Timidement la princesse Bederen’nour risque un œil, puis deux.
-
---O Allah! qu’est ceci?
-
---La rue du Pacha, tout simplement; la rue même où vous demeurez.
-
---Par mon Maître! que c’est curieux!
-
---Et voici la grande mosquée de l’olivier, le souk des parfums, celui
-des étoffes, le Dar el Bey...
-
---Oh! Oh! que d’hommes!
-
-La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba se passionnent.
-
---Ceci est un champ d’oliviers, et ceci... vous reconnaissez?...
-
---Par le Prophète! Si Mansour et Si Chédli! Mais...
-
-La voix de la princesse s’altère et ses sourcils se froncent
-imperceptiblement.
-
---Quelle est donc cette femme arabe auprès d’eux?... sans doute cette
-danseuse Leïla?... une courtisane seule à pu consentir à se dévoiler
-devant des hommes et à se faire portraiturer avec eux...
-
---Non, non! Vous n’y êtes pas. Pensez-vous que j’admettrais chez moi
-une... dame de la rue du Persan? car cette photographie a été prise dans
-ma propre maison. Regardez bien.
-
---Ah! Ah! mais c’est toi!... Par la tête de Si Ahmed el Tijani! c’est
-toi même en musulmane!--s’écrient mes amies tout à fait déridées et
-joyeuses.
-
-Le stéréoscope passe de main en main parmi les servantes. Puis de
-nouveau on examine les rues tunisiennes, la place Bab-Souika, la rue
-Halfaouine, grouillantes d’Arabes...
-
---O Allah! que je serais malheureuse s’il fallait me trouver dans cette
-foule!--s’exclame Lella Zenouba.
-
---Et quelle honte!--ajoute la princesse.
-
-Car mes nobles amies ne regrettent ni leur réclusion, ni la sévérité de
-leur existence. Loin de là! Elles se font une gloire de leur mystérieuse
-inviolabilité, de la rigueur avec laquelle elles suivent leurs vieilles
-coutumes.
-
-C’est le souci des traditions qui dénote leur rang et les élève bien
-au-dessus des femmes vulgaires.
-
-Lors de mes premières visites, je leur avais demandé naïvement si elles
-ne souffraient pas de vivre toujours enfermées.
-
---Par le Prophète de Dieu! mais si l’on voulait nous forcer à sortir,
-nous pleurerions pour rentrer!
-
-Et ce sont elles-mêmes qui m’ont fait remarquer avec orgueil que leur
-demeure n’avait point d’ouverture sur l’impasse, et que leur voiture
-était close par des volets en bois, et non par ces rideaux qu’un souffle
-peut soulever, et que les femmes de la petite bourgeoisie écartent
-curieusement du doigt, au risque d’être entr’aperçues, dans l’ombre, par
-un passant.
-
-L’intérêt du stéréoscope épuisé, je me lève pour partir, mais ces dames
-me retiennent avec insistance.
-
---Oh! reste encore un peu. Qu’as-tu tant à faire? Il y a si longtemps
-que nous ne t’avions vue!
-
---Et je veux te montrer cette écharpe de plumes, commandée par toi, et
-qui est arrivée avant-hier,--ajoute Lella Zenouba.--Montons à ma
-chambre.
-
-Nous traversons le patio plein de lumière et prenons un escalier de
-marbre blanc. Puis des vestibules et des couloirs, et des chambres, et
-encore un petit patio, et d’autres pièces à l’infini, toujours pavées de
-marbre et revêtues de faïences. La maison du caïd Mansour, vaste et
-peuplée comme toutes les demeures arabes, abrite soixante personnes,
-maîtres, enfants et serviteurs. Voici enfin la chambre de Lella Zenouba,
-que je connais bien, avec son divan, ses lustres, son plafond peint et
-sculpté, ses énormes lits anciens à colonnes, dont les frontons d’or se
-découpent sur fonds de miroirs. Ils sont luxueusement garnis de
-courtines et de coussins en satin brodé, et occupent chacun une
-extrémité de la pièce. «_Car l’aube ne doit point surprendre l’homme
-dans le lit de son épouse._» Et je retrouve, hélas! aux deux côtés de la
-porte, les armoires à glace Louis XVI, compléments indispensables,
-depuis ces dernières années, de toute chambre arabe qui se respecte.
-Lella Zenouba en tire l’écharpe de léger marabout blanc et la jette sur
-ses épaules.
-
---N’est-ce pas qu’elle est jolie?
-
---Sans doute, mais je préfère encore celle-ci, en tulle lamé d’or, et
-qui ne vient pas de Paris.
-
-Que de belles choses possède Lella Zenouba! Ce coffret d’argent ciselé!
-et ces flacons à parfums en cristal doré, aux cols minces et longs, de
-forme rare; ces petits étuis à kohol, ces broderies précieuses!...
-
---Veux-tu voir nos bijoux?
-
-Elle sort de l’armoire une grande cassette pleine d’écrins et, sur un
-signe de sa maîtresse, Mabrouka apporte un coffre d’ivoire contenant les
-joyaux de la princesse Bederen’nour.
-
-Sur le divan, c’est un éblouissement de pierreries, de colliers, de
-perles à plaques incrustées de roses, de longues boucles d’oreille où
-les diamants tremblent comme des gouttes d’eau entourées d’un cercle de
-lumière, de bracelets travaillés avec un art exquis... Et, parmi ces
-trésors de famille, les parures trop modernes données par Si Mansour et
-Si Chédli à leurs épouses: guirlandes de fleurs, étoiles, diadèmes aux
-mille reflets.
-
-O ces bagues de la princesse Bederen’nour! Bien arabes celles-là, où les
-topazes, les rubis, les émeraudes sont enchâssés en de lourdes montures
-ciselées.
-
---Mais tu n’as pas vu la plus belle, celle-ci, que Si M’hamed bey donna
-jadis à ma grand’mère, Lella Kmar, son épouse favorite...
-
-Elle me passe un joyau, près duquel en effet tous les autres pâlissent.
-Un énorme diamant, d’une extraordinaire limpidité, serti dans une
-couronne d’or aux ciselures incroyablement fines et compliquées. Un vrai
-bijou de reine ou d’odalisque. Mais je ne l’imagine pas à la main d’une
-Européenne. Cette bague fait une saillie bizarre sur le doigt.
-
-Et j’admire encore les mille ustensiles de toilette: aiguières d’argent,
-boîtes à fard, miroirs, coffrets incrustés d’écaille et de nacre.
-
-Avant de partir, il me faut dire bonjour aux enfants: les quatre
-fillettes de la princesse Bederen’nour, qui apprennent le français avec
-une institutrice juive, et ses trois garçons, déjà conscients de leur
-importance mâle. Les aînés, cinq et sept ans, récents circoncis, ont des
-grimaces de souffrance, malgré leur précautionneuse démarche écartée. Et
-il y a aussi la toute petite et laide progéniture de Lella Zenouba qui
-piaille dans les bras de sa nourrice.
-
-Je quitte enfin mes amies. Le garçonnet Béchir m’accompagne
-cérémonieusement jusqu’au bout de l’impasse avec son allure de jeune
-canard.
-
- *
-
- * *
-
-La semaine suivante, passant par la cuisine, j’aperçus Mabrouka la
-négresse en vive conversation avec Chedlïa:
-
---O Allah!--Qu’il soit exalté!--O notre Seigneur Mohamed!... O
-Miséricordieux!--gémit-elle en me voyant.--Quel malheur!... La princesse
-Bederen’nour est au désespoir!... Sa bague de diamant, le présent de Si
-M’hamed bey, a disparu!... Hier elle était en train de se parer, aidée
-de la petite Aïcha, lorsque Si Mansour est entré. Il l’a entretenue
-quelques instants, et, quand la princesse s’est remise à sa toilette, la
-bague n’était plus là!... Il n’y avait dans la chambre qu’Aïcha, mais on
-a beau la fouetter, elle s’obstine à ne pas avouer son vol. C’est une
-tête solide! Du reste, il est vrai qu’on l’a fouillée en vain. Et que
-ferait-elle de ce bijou, elle qui ne sort pas de la maison?... Dans ma
-pensée, c’est le tour d’un «chitane», d’un diable jaloux qui a enlevé la
-bague. On ne la retrouvera jamais!
-
- * * * * *
-
-Quelque temps après, nous prenions le thé au Belvédère avec des amis.
-Des messieurs et une petite femme très empanachée, à la toilette
-suggestive, occupaient la table voisine.
-
---C’est,--me dit M. X...,--une professionnelle du lieu. Remarquez comme
-elle pose sa main en évidence, pour qu’on voie bien la fameuse bague
-dont tout Tunis a parlé, cadeau, dit-on, d’un amant indigène. En vérité,
-elle est splendide. Ces Arabes sont d’une générosité!
-
-La dame allongeait en effet, avec affectation, une main fardée qu’ornait
-un seul et royal diamant...
-
-Mais cette bague!... Je la connais... Elle n’a pas sa pareille. C’est le
-présent de Si M’hamed bey à Lella Kmar, la bague de la princesse
-Bederen’nour!
-
-Le caïd Mansour vole les bijoux de sa femme pour les offrir à sa
-maîtresse...
-
-
-
-
-II
-
-MENU PEUPLE
-
-
-Sur la terrasse..., à l’heure où les ombres sont délicieusement pâles et
-longues. Les murailles encore éclairées se dorent d’un éblouissement de
-soleil; puis elles deviendront abricot et rose, avant de s’éteindre dans
-le mauve, et de s’ensevelir dans le bleu des nuits transparentes, où
-l’on a toujours l’impression d’un clair de lune, même lorsqu’il n’y en a
-pas...
-
-Les hirondelles tracent des méandres rapides, et le vol lourd des
-pigeons bariole un instant les murs d’ombres vertes et fugitives. Un
-pépiement d’oiseaux agite les mûriers de la place Halfaouine dont le
-bourdonnement monte jusqu’à moi. La mosquée arrondit ses dômes
-bleuissants, des minarets s’élancent vers le ciel, un palmier ou un
-eucalyptus jaillit entre deux murailles; et l’on aperçoit très loin, au
-delà de la ville, la colline de Sidi Bou Saïd où les riches Carthaginois
-avaient bâti leurs demeures, le golfe couleur turquoise, et la chaîne de
-montagnes presque irréelles, dominée par le Bou Kornine, mont de Tanit
-et de Salammbô.
-
-Les terrasses commencent à s’animer: c’est l’heure où les femmes du
-peuple montent des maisons pour plier le linge étendu, surveiller les
-tomates qui sèchent et se contractent douloureusement tout le jour sous
-le grand soleil, et surtout afin de s’assembler entre voisines et de
-babiller en respirant l’air frais.
-
-Quelques silhouettes se penchent au-dessus des patios béants pour héler
-les retardataires.
-
-Habiba et Zoh’rah, mes petites servantes, sont accroupies près de moi.
-
-Habiba chantonne et s’accompagne de la derbouka. Son profil égyptien aux
-lignes droites et pures, s’enlève sur le ciel doré du couchant. Ses
-cheveux étroitement serrés dans une sorte d’étui en soie noire, petite
-queue raide et comique, descendent jusqu’à la taille. Elle porte un
-tricot bleu, une tacrita[3] verte, un boléro jaune brodé de violet
-sombre et une fouta[4] rayée mauve et blanc. Habiba a douze ans. C’est
-une fillette toute en bronze aux traits menus, aux longs yeux noirs et
-langoureux dans un ovale parfait. Je m’amuse parfois à la parer
-d’étoffes somptueuses, de bijoux anciens, de broderies d’or aux reflets
-atténués. Habiba, la petite servante, devient alors une idole
-énigmatique, une princesse de légende aux regards pleins de rêve, dont
-le secret affolerait les hommes.
-
- [3] Foulard de soie noué sur la tête.
-
- [4] Pièce d’étoffe nouée à la taille.
-
-Et moi, je sais que, malgré cette étrange beauté, Habiba n’a rien de
-fatal. C’est une simple gosse, ni très sage ni bien intelligente,
-menteuse, poltronne, et sans aucun attrait mystérieux, mais douce et
-caressante.
-
-Depuis longtemps déjà, ses parents l’ont «donnée» à un grand gaillard
-demi-nègre qu’elle n’a jamais vu et qui ne la connaît pas. Cet hiver ils
-comptaient célébrer les noces! Mais nous nous y sommes opposés, et la
-volonté des maîtres fait loi. Habiba, fillette frêle, jouera quelques
-années encore à la poupée, s’il plaît à Dieu!
-
-La petite Zoh’rah n’a que huit ans. Toute noiraude et pas jolie avec son
-bout de nez drôle et ses cheveux crépus, elle est vive et maligne comme
-un singe, travailleuse, bavarde, n’ayant peur de rien. Elle sait faire
-le couscous et le ménage, chercher l’eau à la fontaine, laver le sol,
-servir à table et... casser la vaisselle...
-
---Vois, Lella, comme je suis mauvaise! Je viens encore de briser ce
-verre,--me dit-elle avec son air futé, nullement contrit.
-
---Eh bien, Zoh’rah, que mérites-tu?
-
---Je dois manger du bâton.
-
---C’est juste, arrive ici.
-
-Zoh’rah reçoit stoïquement quelques claques sur le derrière, des claques
-de rien du tout, pour la forme, dont ensuite les petites rient entre
-elles en racontant, non sans un certain mépris, que «Sidi et Lella[5]»
-ne savent pas battre, et que Lella surtout «tape comme un poulet».
-
- [5] Monsieur et madame.
-
-Habiba et Zoh’rah sont deux pauvres bédouines abandonnées, que Chedlïa
-adopta, n’ayant pas d’enfant. Habiba avait quelques jours au plus,
-lorsque le vieux Baba[6] Tahar, mon serviteur, l’a trouvée au coin d’une
-rue «comme un petit chat» et rapportée à sa femme. Mais il y a deux ans
-à peine que Chedlïa au cœur maternel recueillit Zoh’rah, nouvellement
-orpheline. Et la petite se souvient fort bien de sa première existence
-chez les nomades, lorsqu’elle dormait dans une «chambre de crins[7]» et
-entendait, la nuit, le cri des chacals et le ricanement des hyènes,
-errant autour du douar.
-
- [6] Père Tahar.
-
- [7] Une tente.
-
-En ce moment, Zoh’rah est en grande conversation avec mon mari. Elle est
-excessivement bavarde et nous amuse.
-
---Oui, Sidi,--raconte-t-elle, avec ses yeux brillants et son air de
-ouistiti,--lorsque le «serviteur[8]» est mort, il voit l’Élevé, et reste
-au Paradis plein de roses et de parfums. Mais s’il a été mauvais, Allah
-lui dit: «Qu’ai-je à faire avec toi?» et il tombe dans la géhenne
-remplie de serpents, de scorpions, de couteaux et de flammes, où les
-«chitanes[9]» le font rôtir comme un agneau.
-
- [8] L’homme.
-
- [9] Diables.
-
---Toi, Zoh’rah, où iras-tu?
-
---Qui le sait?... mon Maître... au Paradis, s’il plaît à Dieu! Mais si
-je suis méchante, si je jure le nom d’Allah, si je mens, si je casse les
-assiettes, si je dis: «Ne me bats pas!» quand je l’ai mérité, ou si je
-pleure quand on me fouette, j’irai dans la géhenne avec les «chitanes».
-
-Malgré cette terrible perspective, les yeux de Zoh’rah pétillent de
-malice et de gaieté. Je doute fort que la crainte de l’enfer préserve ma
-vaisselle.
-
-... Mes voisines m’appellent. Elles montent à leur terrasse à l’insu des
-maris, car elles sont de petite bourgeoisie, et il ne sied pas qu’elles
-imitent les femmes du peuple en toutes leurs libertés. Elles se font une
-gloriole de ne jamais sortir à pied, et seulement en voitures closes,
-aux grandes occasions, comme des dames.
-
-Mais la curiosité l’emporte sur le soin de leur dignité, et elles se
-penchent volontiers aux treillis protecteurs des moucharabiés pour épier
-la rue, ou grimpent aux terrasses dont l’attrait est si tentant, le
-soir, lorsque les hommes sont absents.
-
-Je les trouve toutes quatre, Mah’bouha, Cherifa, Fatma et Manoubia la
-fiancée, en grand conciliabule avec les femmes des patios environnants,
-colporteuses de nouvelles. Elles se réjouissent des noces prochaines de
-Manoubia, et celle-ci exulte sous l’air de pudeur qu’il convient
-d’affecter.
-
-Pourtant elle ignore tout de sa future existence, et c’est à peine si
-elle a entr’aperçu derrière ses volets la silhouette de Si Ahmed,
-lorsqu’il passait dans la rue. Mais il y a la joie des toilettes, des
-pantalons de satin, des boléros et des vestes brodées qu’on prépare, des
-bijoux d’or et des fêtes nuptiales. Et aussi les voluptés amoureuses
-dont les femmes arabes parlent très volontiers.
-
-Elle est petite, boulotte et pas jolie. Ses vingt ans n’ont épargné ni
-son teint qui se fane, ni son cou qui s’empâte, ni ses dents qui se
-gâtent. Et j’imagine la surprise de Si Ahmed, au jour des noces, lorsque
-pour la première fois il la dévoilera...
-
-D’autres voisines les rejoignent encore, ainsi que Chedlïa ma servante
-et ses sœurs Douja et Fatma, installées chez moi en visite de quelques
-jours. La plupart de ces femmes, précocement envahies par la graisse,
-ont cette pâleur spéciale des citadines trop recluses. Pourtant il leur
-arrive de sortir dans le quartier, deux par deux, bien emmitouflées dans
-leur «soufsari» de laine blanche, et le visage soigneusement couvert de
-cet affreux masque en crêpe noir des Tunisiennes. Elles vont au souk
-faire les provisions, au hammam parfois, et surtout de maison en maison,
-chez les parentes, amies et connaissances, pour apprendre et raconter
-toutes les nouvelles.
-
-... Des yous-yous et des chants arrivent de la rue. C’est un trousseau
-de fiancée que l’on transporte chez l’époux, à dos de mules, et toutes
-les femmes aussitôt s’avancent curieuses et furtives au bord de la
-terrasse, en se voilant par précaution d’un pan de fouta ou d’une
-tacrita défaite. Elles examinent et discutent en connaisseuses les
-coussins brodés, les matelas, les flacons d’eau de rose et de fleur
-d’oranger serrés dans une corbeille, et les armoires à glace de la
-future épouse.
-
---C’est bien, et va-t’en avec le salut!
-
-Expression intraduisible, dont les mots «quelconque» ou «médiocre» ne
-rendent pas la saveur, décide Chedlïa, ma servante.
-
-Ses jugements sont fort écoutés dans ce petit cercle, car Chedlïa est
-une grande gaillarde au verbe haut, d’intelligence prompte et déliée. La
-dernière et la plus jeune des cinq femmes, répudiées ou mortes, du vieux
-Tahar ben Abd el Malek, c’est elle qui le fait vivre maintenant par son
-travail, après les années de quasi-opulence où il dépensa follement
-l’héritage paternel.
-
-Car nul ne songerait à rémunérer les services du pauvre Baba Tahar, bon
-tout au plus à faire des commissions, n’était son épouse, Chedlïa la
-très experte.
-
-Cette matrone de quarante ans, sage, avisée, apte à tous les progrès,
-dégagée des grossières superstitions de son milieu, n’a qu’une
-faiblesse. Elle est restée femme, et femme arabe de la pointe des pieds
-à celle des cheveux, par son amour immodéré de la parure. Tout ce qui
-brille, tout ce qui est chiffon, la transporte.
-
-Baba Tahar dit, avec un retour de jouissance, en parlant de son argent
-enfui:
-
---J’ai tout mis dans mon ventre, Sidi!
-
-Chedlïa, elle, mettrait volontiers tout ce qu’elle gagne sur son dos et
-celui de ses fillettes.
-
-Le cercle des femmes accroupies vient de s’augmenter encore d’une
-recrue, Mbarka, dont l’œil poché, la face tuméfiée, révèlent les sévices
-du mari. Mais pour l’instant elle oublie ses infortunes conjugales,
-toute à l’extraordinaire nouvelle, le fait du jour colporté de terrasse
-en terrasse, qu’elle répète: «Si Mokhtar el Gafsi a surpris sa femme,
-Lella Saïda, en flagrant délit avec son cocher, le nègre Chaïd Turki, et
-vient de la faire enfermer au Dar el Joued».
-
-Au Dar el Joued!... Lella Saïda, fille d’un cheikh cadhi, avec les
-femmes de basse classe, les bédouines et les prostituées: Lella Saïda,
-la très fière et la très noble!
-
-Voilà bien de quoi passionner et apitoyer les musulmanes de Tunis,
-riches et pauvres, avec ce petit frisson d’angoisse du châtiment
-auxquelles toutes elles sont sujettes... car un mari peut toujours faire
-emprisonner sa femme si cela lui convient. Ce soir, d’un bout à l’autre
-de la ville, les commentaires vont bon train.
-
-... La nuit est tombée peu à peu sur les groupes de babillardes, et les
-patios s’éclairent de tous côtés, creusant des trous roses dans l’ombre
-bleue.
-
-Un long cri mélancolique et rythmé retentit soudain dans le ciel,
-au-dessus des femmes attardées, des rues bruyantes et des rumeurs
-lointaines. Du minaret voisin, la muezzin jette sa prière aux quatre
-coins de l’horizon.
-
---Allah! Allah est le plus grand et Mohamed est le prophète d’Allah!
-
-
-
-
-III
-
-NOCES PRINCIÈRES
-
-
-La princesse Bederen’nour m’avait dit:
-
---Ma sœur Zobéïda se marie dans un mois, tu devrais aller la voir.
-
-Je trouvai la petite princesse bouleversée à la pensée des noces
-prochaines.
-
---Je n’en dors plus la nuit, et ma peur s’augmente à mesure que passent
-les jours,--m’avoua-t-elle.
-
---Ton père tient donc tellement à cette union qu’il t’y contraint malgré
-ta répugnance?
-
---Oui, Si Abd el Karim est d’une haute et ancienne famille et sa
-situation de mufti est des plus importantes. Du reste il ne peut me
-déplaire plus qu’un autre, je ne le connais pas... C’est le mariage que
-je redoute. Alors, tu comprends, c’est inutile d’importuner mon père. Je
-sais bien qu’il est grand temps de me marier, j’ai dix-neuf ans... A cet
-âge mes sœurs avaient déjà des enfants.
-
---Pourquoi te tourmenter? Les jeunes filles attendent généralement leurs
-noces avec impatience. Si Abd el Karim sera sans doute ton esclave et te
-comblera de présents.
-
---O Allah! j’ai si peur!...
-
---Mais, voyons, un mari n’est pas un ogre.
-
---Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme!...
-
---Pourtant le prince Ibrahim?
-
---Mon père! ce n’est pas la même chose... et lui non plus, je ne le
-connais guère, il est toujours absent. Quand il revient, tout le monde
-tremble en sa présence. Je n’ai ni frère ni cousin, je n’ai jamais vu un
-seul homme, et on va me livrer à celui-là! O Miséricordieux!...
-
-La petite princesse frissonne... C’est une enfant nerveuse et
-impressionnable à l’excès. Toute jeune, elle faillit mourir de chagrin,
-quand le prince Ibrahim répudia sa mère, et maintenant encore, elle est
-ébranlée de sanglots ou de fous rires à la moindre chose. Malgré son
-éducation strictement recluse, elle a des aspirations étranges pour une
-musulmane. Le sort d’odalisque, destinée au bon plaisir de l’époux, qui
-est celui de toutes les femmes arabes, la révolte. Elle ne peut admettre
-qu’on dispose ainsi de sa personne.
-
---Bêtises de jeune fille,--dit Lella Lejiha, sa tante,--la vie se
-chargera de les dissiper.
-
-Je demande à voir ses toilettes pour la distraire des pensées
-angoissantes. La princesse Zobéïda est coquette, un sourire détend
-aussitôt son visage, et elle me montre les costumes splendides dont elle
-se parera bientôt. Il y en a de toutes couleurs, en moire, en satin, en
-velours, en brocart, alourdis de broderies, rehaussés de paillettes,
-lamés d’or et d’argent. Et des petites mules précieuses comme celles de
-Cendrillon, des taguïas[10] étincelantes, de grands haïks en souple soie
-blanche, pour s’envelopper dans les carrosses, plus tard, bien plus
-tard, car trois années entières après les noces, la jeune épouse ne peut
-sous aucun prétexte sortir du domicile conjugal.
-
- [10] Calottes à longs glands.
-
---Par mon Maître! comme il te trouvera belle, et comme il
-t’aimera!--s’exclame Hanifa, la vieille servante, en maniant les
-étoffes.
-
-Le visage de la princesse se rembrunit:
-
---Tais-toi,--crie-t-elle avec colère.--Je t’ai défendu de me parler de
-lui, et toute la journée tu m’en emplis les oreilles.
-
---O Lella, pardonne-moi! Par la tête de notre Seigneur Mohamed, tu sais
-bien que je t’aime plus que mon père, plus que mes enfants. Si tu veux,
-j’arracherai mes yeux et je te les donnerai.
-
---Bien, bien!--dit la princesse,--range ces vêtements et laisse-nous en
-paix... Voilà,--reprit-elle, quand nous fûmes sorties,--ce que j’entends
-du matin au soir. Ma tante, mes sœurs, les servantes, ne savent parler
-que de Si Abd el Karim. J’ai bien le temps d’y penser: toute ma vie! Ne
-peut-on me laisser tranquillement jouir de mes derniers jours ici?
-
-Mais, d’elle-même, au bout de quelques instants, elle revient à ce
-sujet, le seul dont, malgré tout, son esprit soit hanté.
-
---Tu as vu ma sœur Bederen’nour? Que dit-elle de mes noces?
-
---Elle s’en réjouit fort, et m’a chargée de ses salutations et de ses
-vœux, en attendant le jour prochain où elle viendra.
-
---Cependant elle n’ignore pas que je suis malheureuse.
-
---Elle pense que Si Abd el Karim saura bien rafraîchir ton cœur.
-
---Le mariage ne lui a pourtant pas apporté un grand bonheur.
-
---Elle ne m’en a jamais rien dit. Mais je crois en effet que le caïd
-Mansour n’est pas un époux modèle...
-
---Si Abd el Karim n’est plus jeune,--reprit la princesse rêveuse,--il a
-dépassé cinquante ans. On dit que les vieux maris sont les meilleurs.
-
---Sans doute. Ils ne songent pas à tromper leurs femmes, et leur
-témoignent encore plus d’amour que les jeunes gens.
-
---L’amour me fait peur!--déclare la petite princesse farouche.
-
- * * * * *
-
-La semaine des noces fut vite arrivée. Le palais du prince Ibrahim
-devint une ruche bruyante; les servantes couraient à travers la maison,
-portant des étoffes et des paquets; les invitées s’étaient installées
-dans toutes les pièces avec leurs coffres, et la célèbre hennena Homeina
-ne quittait plus la fiancée.
-
---Tu viendras le cinquième jour,--m’avait dit la petite
-princesse.--C’est celui où l’on transportera mes affaires chez Si Abd el
-Karim. Tu ne me verras pas, mais ma sœur Bederen’nour sera là pour te
-recevoir.
-
-Je n’eus garde de manquer à l’invitation, et je tombai en pleine
-effervescence. Les négresses installaient dans le grand patio les malles
-remplies de linge, la literie, les courtines et les coussins en satin
-brodé, les coffres d’argent ciselé contenant les ustensiles de toilette,
-les armoires à glace venues de Paris, les corbeilles où se pressaient
-les flacons de parfum et les bouteilles d’eau de rose, d’atterchïa et de
-fleur d’oranger, toutes choses données par le père à la fiancée. Le
-reste du mobilier, lustres et parures, attendait la princesse au
-domicile de l’époux.
-
-Je fus reçue par la princesse Bederen’nour et présentée aux autres
-parentes. On me fit admirer en détail les merveilles du trousseau, puis
-une servante m’apporta du sirop de violette mauve et parfumé comme un
-bouquet, et des confitures au miel.
-
---Le premier jour, m’expliqua la princesse, on a teint en noir les
-cheveux de Zobéïda, et la seconde nuit nous avons toutes pris le hammam.
-La fiancée s’est alors reposée pendant trois jours. Hier on lui a mis le
-henné et ce soir, c’est le «lilt el outiia», la fête des jeunes filles.
-Il y en a une trentaine d’invitées; elles habilleront la mariée et lui
-remettront du henné. Après le dîner, les aoueds joueront toute la nuit
-pour elles. Demain la hennena épilera la mariée et l’accompagnera au
-hammam. Enfin, le septième jour, nous conduirons Zobéïda chez son mari.
-
-Une rumeur courut à travers le patio, les porteurs réunis dans le
-vestibule s’apprêtaient à enlever le trousseau. Les femmes se
-précipitèrent dans les salles environnantes dont on ferma les portes;
-mais les servantes curieuses regardaient par les fentes et les serrures,
-et elles saluèrent de yous-yous frénétiques le départ du mobilier.
-
-On empila les matelas, les coussins et les corbeilles sur des mules
-brillamment harnachées. Il y en avait quarante; un cavalier montait
-chaque bête, surveillant le chargement et scandant la marche de chants
-joyeux et de battements de mains. Les meubles suivaient à dos d’hommes,
-recouvrant d’une énorme carapace les porteurs ployés en deux. Le défilé
-se déroula le long des rues, attirant à tous les moucharabiés les femmes
-émerveillées...
-
- * * * * *
-
-Le soir des noces, j’arrivai peu de temps avant le départ du cortège. La
-mariée déjà prête est assise dans le grand salon au milieu d’une foule
-splendide. L’électricité incendie tous les lustres, et se joue en mille
-reflets parmi les satins et les pierreries. Je ne reconnais pas la
-princesse Zobéïda aux fins sourcils arqués, à la physionomie expressive.
-Elle est devenue _la mariée musulmane_, cet être impersonnel et muet au
-visage impassible.
-
-Son teint ambré disparaît sous le fard. Le dessin de sa bouche a été
-rectifié et avivé de carmin; ses cheveux noircis au henné tombent en
-longues boucles de chaque côté de son visage; de larges sourcils noirs
-et droits barrent son front; ses yeux obstinément baissés sont allongés
-de kohol. Depuis le début des fêtes nuptiales et durant huit jours
-encore, elle ne doit plus parler, ni sourire, ni regarder aucune chose,
-_elle a honte_.
-
-Poupée luxueusement parée, aux gestes rituels.
-
-Elle porte un costume éblouissant d’or, dont le satin blanc se devine à
-peine sous les lourdes broderies.
-
-Une taguïa d’or, couverte de bijoux en diamants, la couronne d’un
-diadème royal; et les colliers de perles énormes et rares, aux plaques
-ciselées, incrustées de brillants, ruissellent sur sa gebba. Ses bras
-sont chargés de bracelets, et ses mains étincelantes de bagues.
-
-La petite princesse Zobéïda n’est plus qu’un seul et miraculeux joyau:
-on oublie vraiment que c’est une créature humaine, sensible et
-apeurée...
-
-Les carrosses attendent au dehors; le prince Ibrahim donne le signal du
-départ. Lella Lejiha et la hennena s’approchent de la mariée et la
-guident à travers les pièces de ce palais qu’elle doit quitter pour
-toujours. Aussitôt les servantes se mettent à pousser des yous-yous
-aigus.
-
-La princesse s’avance impassible; mais soudain, de grosses larmes
-glissent de ses yeux baissés, et ses jeunes sœurs sanglotent dans un
-coin, car elles ne peuvent suivre Zobéïda au domicile conjugal, et
-l’heure de la séparation définitive a sonné... Tandis que les invitées
-s’enveloppent de leurs haïks un voile d’or est jeté sur la princesse
-Zobéïda, fantôme éblouissant qui s’en va.
-
-Après un long trajet dans la nuit, nous atteignîmes le palais de Si Abd
-el Karim, aux environs de la ville. Un escalier de marbre conduisait au
-premier étage, et des négresses s’échelonnaient sur les marches, portant
-des torches allumées. Les parentes du marié, foule brillante, saluèrent
-de yous-yous l’arrivée de la princesse. Dès l’entrée, elle trempe le
-bout de sa mule d’or dans un bassin plein d’eau, afin que son cœur soit
-rafraîchi en pénétrant chez l’époux. Puis on la conduit à sa chambre, on
-la débarrasse du voile et elle est quelques minutes enfermée derrière
-les rideaux de satin du grand lit. Une nouvelle court tout à coup de
-bouche en bouche:
-
---Le marié vient! le marié vient!
-
-Les femmes se retirent dans une pièce voisine, et je reste seule au
-salon, avec la mère et les sœurs de Si Abd el Karim qui peuvent être
-vues par lui sans inconvénient.
-
-Deux sièges ont été placés vis-à-vis l’un de l’autre, on amène la
-princesse Zobéïda voilée d’une dentelle à lourdes broderies d’or. Le
-marié s’avance, tout de blanc vêtu, la figure couverte de son capuchon.
-D’un geste brusque il rejette le burnous, puis s’étant assis en face de
-son épouse, il la dévoile, et pour la première fois, il connaît son
-visage...
-
-Suivant les rites, la princesse garde ses yeux baissés et son attitude
-impassible. Mais elle a pâli sous le fard, et sa respiration haletante,
-le tremblement de ses genoux, révèlent l’intense émotion dont elle est
-bouleversée.
-
-Si Abd el Karim se lève, prend la main de sa femme, et la guide vers la
-chambre nuptiale. Les portes sont refermées sur eux. Des yous-yous
-retentissent, plus exaspérés et perçants que jamais. Après quelques
-minutes, l’époux sort précipitamment et disparaît du logis.
-
-Il était temps, la princesse Zobéïda s’évanouit... On la transporte sur
-le lit, où jusqu’au matin elle doit reposer, tandis que les invitées
-festoient et se divertissent. Et pendant plus d’une heure, la pauvre
-petite mariée reste secouée de frissons.
-
---Comment trouves-tu l’époux?--me demande la princesse Bederen’nour.
-
---Très bien. Il est grand, vigoureux et ne paraît pas âgé. Du reste, tu
-le connaîtras bientôt.
-
---Mais non, tu sais que nous ne pouvons voir les hommes.
-
---Pourtant je croyais que vos beaux-frères étaient assez proches parents
-pour être admis auprès de vous.
-
---Les frères de nos maris, oui, mais non les époux de nos sœurs.
-Naturellement les femmes de notre rang seules s’astreignent à ces règles
-sévères.
-
---En effet, car ma servante Chedlïa étend fort loin le degré de parenté
-lui permettant la société masculine.
-
---Oui, comme toutes les femmes du peuple.
-
-Nous passons dans une grande salle où l’on a préparé un festin
-somptueux. Des corbeilles de fleurs et des fruits ornent la table,
-immense, et surchargée de plats contenant les viandes, les poissons, les
-crèmes, les pâtisseries. Un couvert et une assiette sont disposés devant
-chaque convive; les vieilles dames inhabituées aux fourchettes préfèrent
-se servir de leurs doigts, tandis que les jeunes femmes se conforment
-aux nouvelles coutumes. Mais les unes et les autres piquent de-ci de-là,
-sans ordre, parmi les couscous et les sucreries. Au sortir de la salle,
-des servantes porteuses d’aiguières et de parfums purifient les mains
-des invitées.
-
-Dans le patio où des sièges ont été disposés, les musiciens aveugles
-préludent au concert. Quatre danseuses, les plus célèbres de Tunis:
-Salouh’a, Aïcha Srira, Fazouna et Zarzis, l’étoile, sont affalées sur un
-divan, et croquent des radis en promenant sur l’assemblée des regards
-bestialement mornes. Je les ai vues maintes fois danser en de semblables
-occasions, je sais qu’elles ne sortiront pas de leur torpeur avant
-minuit, et je quitte la fête, malgré les instances de la princesse
-Bederen’nour. Mais le lendemain matin je ne manque pas de me rendre au
-palais de Si Abd el Karim, pour _l’exposition de la mariée_. Des joueurs
-de flûte et de tambour font rage devant la porte, et toutes les femmes
-qui passent peuvent entrer contempler la nouvelle épouse. Elle est
-assise au milieu du patio, sur un siège extrêmement élevé, les pieds
-reposant sur un coffre d’argent ciselé.
-
-Ses diamants et ses pierreries étincellent à la claire lumière du matin,
-à peine tamisée par le grand velum protecteur, disposé spécialement pour
-les noces. Tout alentour, les invitées somptueusement vêtues lui font
-une cour splendide, et causent en regardant les danses. La princesse
-Zobéïda, dans son attitude hiératique, les mains allongées sur les
-genoux et les yeux baissés, semble plus que jamais une petite idole
-merveilleuse, mais sans vie.
-
-Hélas! quelles angoisses je devine derrière cette façade
-conventionnelle! C’est ce soir même que l’époux rentrera au logis dont
-il a été chassé par les fêtes nuptiales, et prendra possession de sa
-femme...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Si Abd el Karim est un noble et généreux personnage. Il a respecté
-l’effarouchement de cette petite vierge dont il est devenu le maître.
-Mabrouka la négresse n’a pas manqué d’en faire la confidence à Chedlïa,
-et je sais ainsi que la princesse Zobéïda n’a point encore laissé
-approcher son mari, depuis quinze jours qu’ont eu lieu les noces.
-
---Par la tête de Sidi Ahmed el Tijani! Si Abd el Karim est un homme
-patient! on voit bien que l’âge l’a refroidi. Le caïd Mansour et Si
-Chedli n’en ont point fait autant, et dès le premier soir...
-
-La princesse Bederen’nour me demande, par l’intermédiaire de sa
-servante, d’aller voir sa sœur dont la résistance et la tristesse
-persistantes inquiètent toute la famille. Et je me souviens que la
-petite princesse Zobéïda m’avait fort instamment priée de venir après le
-mariage.
-
---Tu comprends, je serai si malheureuse dans cette grande maison
-étrangère! et toi seule pourras me faire visite.
-
-Aussi m’accueille-t-elle avec une vraie joie. Elle porte un adorable
-costume en satin abricot lamé d’argent, mais son visage maquillé avec
-art la rend presque méconnaissable.
-
-Chaque jour, durant le premier mois, la jeune épouse doit revêtir une
-nouvelle toilette de son trousseau. D’après ce que j’ai vu, la princesse
-Zobéïda pourra prolonger cette règle jusqu’au «rass el aam[11]». La
-hennena vient nous rejoindre. Elle ne peut quitter sa cliente qu’après
-la consommation du mariage, dont elle porte aussitôt le témoignage au
-chef de famille. Alors seulement elle touche son salaire. Et comme ici,
-les choses traînent en longueur, la hennena Homeïna est de fort méchante
-humeur. Elle exhorte la princesse devant moi, sans aucune discrétion:
-
- [11] Jour de l’an arabe.
-
---Je ne peux pas, dit Zobéïda, j’ai trop peur!
-
---Par mon Maître! tu n’es pas autrement que toutes les femmes, et ce
-qu’elles font tu peux bien le faire aussi. Vois comme Si Abd el Karim
-est bon avec toi, et prends garde de le lasser.
-
---O Allah!--soupire Zobéïda, en s’adressant à moi,--que les Françaises
-sont heureuses! elles restent filles si cela leur plaît. Nul ne leur
-impose un époux...
-
-J’essaie de donner à la conversation un tour plus gai, mais la princesse
-a visiblement l’esprit ailleurs, et la hennena impatiente ne manque pas
-de placer son mot à chaque occasion en lui rappelant son devoir.
-
-Des fleurs superbes ornent la chambre, et, quand je pars, la princesse
-veut me les donner toutes. Je proteste:
-
---Mais non, il ne faut pas t’en priver.
-
---Oh!--répond la hennena,--ne crains rien. Elle a «quelqu’un» pour lui
-en offrir matin et soir.
-
-En sortant du palais, je croise Si Abd el Karim. Il a une belle et fibre
-allure, mais son regard est très doux. La princesse Zobéïda a tort de se
-plaindre...
-
---Louange à Dieu!--s’est écriée Mabrouka la négresse, quelques jours
-plus tard, en venant voir Chedlïa.--Louange à Dieu! Le mariage est
-consommé. L’avant-dernière nuit Si Abd el Karim a pénétré chez sa femme
-pendant son sommeil... La princesse Bederen’nour et toute la famille
-sont dans la joie. Louange à Dieu!
-
---Et la princesse Zobéïda,--demandai-je?
-
---Une femme est toujours heureuse dans les bras de son époux. Louange à
-Dieu! Il n’y a de Dieu que lui!
-
-
-
-
-IV
-
-UNE PETITE AZIZA EST NÉE...
-
-
-Une petite Aziza est née hier chez mes voisines. Depuis deux jours
-Mah’bouha criait et se lamentait sur la «chaise à enfanter» sans
-parvenir à se délivrer.
-
-La hennena-accoucheuse a déclaré que la patiente avait de mauvais
-esprits dans le ventre. Elle lui a fait prendre une tisane de céleri, et
-maintenant, grâce à Dieu! la jeune femme repose très pâle à côté de son
-enfant. Devant la maison, les joueurs de tambour et de flûte donnent à
-l’accouchée leur concert frénétique, en implorant les bénédictions
-d’Allah pour sa nouvelle servante.
-
-Elle est minuscule, très laide, et ne cesse de pleurer. Pourtant la
-hennena n’a pas manqué de suspendre, au-dessus du lit, un œuf vide, un
-oignon et des piments rouges, pour éloigner de l’enfant les «chitanes»
-malins; et elle lui a passé au cou un collier sauvage d’amulettes:
-coquillages, osselets, pointes de corail, mains de Fathma et petits
-sachets de cuir renfermant des prières.
-
-Les parentes, amies et voisines viennent en bande féliciter la jeune
-femme.
-
---Louange à Dieu pour le salut de ta délivrance!
-
---Bénie celle qui t’a été ajoutée!
-
-A chaque nouvelle arrivée, Mah’bouha relève les couvertures et les
-linges du petit paquet geignant, et la visiteuse dépose une pièce
-d’argent sur le bébé, en cadeau de bienvenue.
-
-La maman a le front ceint d’un bandeau noir, et une paillette brillante
-collée entre les deux sourcils. Elle semble très lasse, ses joues se
-colorent à présent de rougeurs trop vives, et ses mains brûlent... Les
-femmes continuent à bavarder autour d’elle, quelques-unes cuisent des
-aliments sur un petit «canoun»; des enfants jouent et se disputent dans
-la pièce trop bien close, et dehors le tambour et la flûte aiguë font
-toujours rage...
-
-La fièvre monte,... on commence à s’inquiéter autour de la malade. Mes
-voisines anxieuses me font appeler.
-
-Mais je ne suis pas médecin, pas même infirmière de la Croix-Rouge...
-Pourtant mon simple conseil fait miracle:
-
---Ouvrez la fenêtre pour donner un peu d’air, et surtout qu’on vide la
-chambre de Mah’bouha, et la laisse tranquillement reposer!
-
-... Peu à peu la respiration de la jeune femme se régularise. La
-température devient normale, et la septième nuit après ses couches je la
-retrouve vaillante et guérie pour la fête des relevailles.
-
-Elle est accroupie sur le lit auprès de son bébé. Ses belles-sœurs ont
-pris soin de la parer, et ont orné la chambre de rideaux en chebka[12]
-et de coussins neufs. Des parfums brûlent dans les «canouns».
-
- [12] Dentelle arabe.
-
-Les invités arrivent en grandes toilettes: satins brodés, rubans,
-paillettes, fleurs artificielles... On leur sert un repas sur une longue
-table basse chargée de couscous, méchouis, crèmes et pâtisseries. Dans
-un coin, les musiciens aveugles accordent leurs instruments. Il y a un
-violoniste, un joueur de luth, un chanteur et un joueur de darbouka.
-
-Si Omar, le jeune père, a bien fait les choses pour la naissance de son
-premier-né, malgré sa grosse déception que ce ne soit pas un fils, mais
-simplement une petite Aziza...
-
-Après le festin, les femmes s’accroupissent autour de la pièce sur les
-divans et des matelas, et toute la nuit elles restent là, causant et
-écoutant le concert dont les rythmes mélancoliques s’enchaînent sans
-répit. De temps à autre une invitée se lève sur la prière de ses
-voisines et se met à danser.
-
-Ses hanches et son ventre ondulent lentement, son cou se désarticule en
-un curieux mouvement giratoire, et sa gorge opulente sautille sous la
-gebba, tandis qu’elle se voile le visage de ses deux mains...
-
-Les enfants se sont endormis dans tous les coins, et malgré leur plaisir
-les femmes sentent la fatigue alourdir leurs membres et leurs paupières.
-Mais l’aube pointe, et le dernier acte de la fête ranime les invitées
-très lasses.
-
-Mah’bouha, l’heureuse maman, est revêtue d’un superbe costume bleu pâle,
-brodé d’or. Une «taguïa» étincelante coiffe sa chevelure comme au jour
-des noces, son visage est plus fardé qu’à l’habitude, et l’on charge de
-bijoux ses bras, ses doigts et son cou.
-
-Elle rayonne de fierté. Plus rien ne manque à son bonheur: Si Omar est
-un excellent époux, et son commerce prospère de jour en jour. Louange à
-Dieu!
-
-Depuis six ans qu’ils sont mariés, aucun dissentiment n’a troublé leur
-union. Ils attendaient l’enfant sans trop d’impatience, car Mah’bouha
-savait bien qu’il avait été conçu deux mois après les noces. Mais «il
-s’était endormi» et ne s’est réveillé que cette année... Qu’Il soit
-exalté!
-
-La hennena prend dans ses bras la petite Aziza, affublée de satins et de
-rubans, et, un grand couteau à la main, pour éloigner de l’enfant les
-esprits malins, les maladies et les accidents, elle se met à la tête du
-cortège. Mah’bouha vient ensuite, encore chancelante, puis des fillettes
-portant des cierges allumés, et enfin toutes les femmes. Le défilé
-pénètre successivement dans les différentes pièces du logis, et s’arrête
-au vestibule, tandis que la hennena franchit la porte, ramasse une
-pincée de poussière, et la dépose sur le front du bébé, bien armé
-maintenant contre les périls de l’existence.
-
---S’il plaît à Dieu,--répètent les invités,--nous assisterons à ses
-noces!
-
-
-
-
-V
-
-LA PRISON DES ÉPOUSES
-
-
-Lella Salouh’a serait la plus heureuse des musulmanes si un tourment
-secret ne lui dévorait le cœur.
-
-Dans sa jeunesse, elle a connu la gêne, presque le dénûment, au logis
-paternel et ruiné du vieux général Si Chedli ben Amor. Mais depuis son
-mariage avec Si Mustapha Boubakker, rédacteur à l’Ouzara, elle ne manque
-plus de rien. Ses armoires sont remplies de costumes, et ses coffres des
-mille ustensiles nécessaires à la toilette féminine. Elle habite une
-jolie maison, pas bien grande à la vérité, mais propre, commode, garnie
-de faïences au quart de hauteur, et ensuite soigneusement blanchie à la
-chaux. Elle ne sort jamais à pied, et se rend au hammam et aux mariages
-en voiture close, comme une dame. Enfin la petite négresse Mena,
-spécialement attachée à son service, lui épargne les ouvrages ennuyeux.
-
-Le doux Mustapha adore son épouse, si grasse, aux larges yeux de vache,
-à la peau blanche et bien fardée. Ils ont deux petits garçons,
-vigoureux, dont l’aîné, s’il plaît à Dieu! sera bientôt circoncis.
-
-Les voisines et les parents envient le bonheur de Lella Salouh’a.
-
-Et pourtant elle n’est point heureuse.
-
-Il arrive parfois qu’un ver rongeur mine les plus beaux fruits.
-
-J’ai deviné le tourment de Lella Salouh’a: elle habite, suivant la
-coutume, avec Si Salah, frère de Si Mustapha, et son épouse Lella Zeïna.
-Quand je vais voir ces dames, elle font assaut de grâces et d’amabilité
-pour moi. Le sourire est sur leurs lèvres, mais «la haine est dans leurs
-cœurs», et je sais par les racontars des terrasses que des scènes
-éclatent journellement entre elles, et que les voisines entendent leurs
-criailleries et les injures dont elles s’accablent.
-
-Je vais m’asseoir, d’abord sur le divan de Lella Zeïna, puis sur celui
-de Lella Salouh’a. Les conversations y sont également banales, et les
-chambres se ressemblent: longues, étroites, un grand lit à chaque
-extrémité, une étagère chargée de verreries au-dessus du sofa; deux
-armoires à glace flanquent la porte.
-
-Mais chez Lella Zeïna il y a en outre un vieux piano Louis-Philippe,
-acheté jadis par le beau-père, Si Mohamed Boubakker, à sa première
-épouse: ce piano, aux cordes cassées, pourries par l’humidité, ne
-produit plus qu’un seul son, un sol épargné par hasard, et qui suffit à
-faire l’orgueil et la joie de Lella Zeïna. Chaque fois que je viens,
-elle tapote ostensiblement la note frêle, au timbre presque usé.
-
-Et c’est en surprenant les regards plus haineux de Lella Salouh’a, que
-j’ai deviné la jalousie dont elle est incendiée.
-
-Malgré son amour et sa déférence aux caprices de sa femme, Si Mustapha
-ne saurait lui payer un piano, lui qui gagne quatre-vingts francs par
-mois à l’Ouzara.
-
-Je le rencontre souvent, revenant de son travail, un petit paquet à la
-main contenant des bonbons, une tacrita de soie, une babiole...
-
---C’est pour Salouh’a,--me dit-il avec un bon rire,--les femmes aiment
-les sucreries et les parures.
-
-Ces attentions ne calment point l’envie de Lella Salouh’a. Elle est plus
-jeune, plus belle, plus comblée que sa belle-sœur, dont le mari est
-indifférent et coureur. Mais Lella Zeïna possède un piano cassé, au son
-unique, et Lella Salouh’a n’en a pas...; une guerre farouche s’en est
-allumée entre les deux femmes. L’une ou l’autre y restera.
-
-Lella Zeïna est petite, boulotte, et brune, avec un nez trop court et
-une bouche sensuelle dans la face ronde. Malgré la défense de son mari,
-elle passe des journées entières penchée au moucharabié du premier
-étage, surveillant l’impasse où jouent les chats et circulent rarement
-les humains.
-
-Il n’est pas séant qu’une femme s’intéresse ainsi aux choses
-extérieures, et Lella Salouh’a ne manque pas de le faire remarquer
-méchamment au vieux beau-père, Si Mohamed, et à l’époux, Si Salah.
-
-Ce n’est point qu’elle-même dédaigne ces distractions, mais, plus
-avisée, elle sait ne pas se laisser surprendre en faute.
-
-Elle a fini par découvrir que Lella Zeïna se penchait plus volontiers à
-la fenêtre aux heures où Si Beji, le fils du voisin, rentre chez lui. La
-jeune femme fait alors entendre un sifflement très doux, un refrain de
-chanson, pour l’unique plaisir de voir se tourner vers elle le visage
-mâle qui la devine, sans l’apercevoir.
-
-Et depuis lors, Lella Salouh’a ne s’est plus précipitée sur sa
-belle-sœur en l’accablant des pires injures, mais elle a un sourire
-perfide.
-
-Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les dames Boubakker, mais je vais
-chez elles de temps à autre, afin de ne point contrister notre ami, le
-doux Mustapha.
-
-Or, cette fois, je suis accueillie par Lella Salouh’a toute seule, plus
-grasse et nonchalante que jamais, et la face épanouie.
-
-Dès l’entrée, j’aperçois dans sa chambre un objet insolite: le piano...
-le vieux piano muet. Et je soupçonne aussitôt un drame.
-
---Lella Zeïna n’est pas ici? Serait-elle malade?
-
---Non,--répond la belle-sœur d’un air apitoyé sous lequel perce un
-secret triomphe. Son mari, l’ayant surprise en conversation avec le
-voisin, l’a fait enfermer au Dar el Joued.
-
-L’envieuse ne dit pas, mais je le devine, qu’elle-même a, sournoisement,
-amené Si Salah, au moment où la jeune femme poursuivait son innocente
-idylle. Et tout de suite elle ajoute, incapable de contenir sa joie:
-
---Tu vois, j’ai le piano. Si Mohamed me l’a donné!
-
-Lella Salouh’a, radieuse, tourmente le sol au son fêlé. Elle est
-pleinement satisfaite, tranquille, sans remords...
-
-En rentrant chez moi, je dis à Chedlïa:
-
---Savais-tu que Lella Zeïna Boubakker fût au Dar el Joued?
-
---Oui, je l’ai appris par ma sœur Douja qui habite son quartier. Il
-paraît que ça a été épouvantable pour l’emmener. Elle criait,
-s’accrochait aux meubles...; son mari l’a portée dans la voiture en lui
-mettant de force un soufsari sur le visage. Il y a de cela trois
-semaines.
-
---Je voudrais aller la voir.
-
---C’est difficile! Sais-tu si elle est prisonnière ou en «observation»?
-
---Qu’est-ce que cela?
-
---Tu ne peux comprendre, ce sont des choses à nous: quand un mari met sa
-femme au Dar el Joued, le cheikh cadhi prononce une sentence. Si les
-torts ne sont pas prouvés, elle est à «l’observation», elle a sa chambre
-à part; ses parents peuvent la voir et son mari, s’il le désire, couche
-toutes les nuits avec elle. Mais si elle a fait une faute grave, elle
-est «prisonnière» dans une pièce commune, n’a le droit de recevoir
-personne, et son époux ne doit venir qu’une nuit par semaine. Enfin il y
-a les «écrouées», enfermées directement par le cadhi pour avoir volé,
-juré, fait du scandale, et qui ne voient même pas leurs maris. Je
-m’informerai pour Lella Zeïna.
-
-Le lendemain Chedlïa savait tous les détails sur l’internement de la
-jeune femme.
-
---Elle est à «l’observation» au Dar el Joued d’Halfaouine; c’est une
-chance, car je connais la «moulaye[13]» de la maison, et pourrai t’y
-faire entrer. C’eût été impossible autrement.
-
- [13] La directrice.
-
-Chedlïa se voile et nous partons.
-
-Cette prison des épouses est située dans une petite rue calme derrière
-la place. Nous parlementons assez longtemps à travers la porte avant de
-la voir s’ouvrir. Chedlïa, fertile en ruses, raconte je ne sais quelle
-histoire pour motiver notre visite...
-
-Un assez grand patio est rempli de femmes. Il y a des bédouines
-pouilleuses, des «mamoussa» au visage effronté, des citadines en foutas
-de cotons, d’autres vêtues de soie et parées de bijoux. Une grosse
-négresse étire de la laine; quelques mères allaitent leurs bébés: l’une
-d’elles ne paraît pas plus de quinze ans.
-
-Toutes ces femmes entourent Chedlïa et lui demandent les nouvelles du
-dehors. Le vieux Si Mohamed ben Salah et son épouse Fatima dirigent la
-maison, contrôlent la conduite des «observées» dont ils font un rapport,
-d’après lequel le cadhi rend ensuite son jugement. Ils touchent dix ou
-quinze sous par jour de chaque mari pour l’entretien des prisonnières.
-
-Chedlïa ayant fait miroiter la promesse d’un bon pourboire, ils
-s’empressent à me renseigner et à me montrer les chambres. Il y en a
-sept ou huit. Les lits sont rares; la majorité des femmes couchent sur
-des paillasses, des nattes ou des chiffons, suivant la générosité de
-l’époux.
-
-Une petite pièce est réservée aux maris qui viennent une fois par
-semaine passer la nuit avec leurs femmes.
-
---Mais,--dis-je étonnée,--elles consentent à supporter ceux qui les
-mettent ainsi en prison?
-
---En général,--répond la «moulaye» avec un gros rire,--elles en sont
-heureuses, et espèrent apitoyer leur époux et se faire ramener chez
-elles. Pourtant quelques-unes se refusent sauvagement. C’est le cas de
-Lella Zeïna que tu vas voir. Elle a conçu pour Si Salah une haine
-farouche. Chaque fois qu’il vient, ce sont des scènes. C’est bien
-fâcheux pour la maison... et pour elle aussi du reste, car nous avons
-fait notre rapport au cadhi qui ne manquera pas de la faire passer parmi
-les prisonnières.
-
---La malheureuse! Ce n’est pourtant pas bien grave de résister à un mari
-qui l’a fait enfermer ici.
-
---O Allah!--s’exclamèrent Chedlïa et la «moulaye» scandalisées,--mais
-c’est un des plus grands péchés pour une femme!
-
---Y a-t-il parfois des dames de la haute société?
-
---Très rarement. Il faut que le mari veuille infliger un châtiment
-exceptionnel. Les gens aisés mettent plutôt leurs femmes en pension chez
-des vieillards approuvés par le cadhi. Quelques-uns même louent une
-maison où l’épouse punie vit avec ses gardiens.
-
---Combien de temps les femmes restent-elles ici?
-
---Cela dépend du mari. Parfois quatre ou cinq jours, parfois des années.
-
---Il y en a une vingtaine, me semble-t-il?
-
---Vingt-huit. C’est peu. Pendant le Rhamadan, nous en avons eu jusqu’à
-cent cinquante. On ne pouvait plus se remuer.
-
---Pourquoi plutôt à cette époque-là?
-
---Parce que le jeûne rend les gens irritables, et alors les disputes
-éclatent pour un rien. Veux-tu voir le premier étage où sont logées les
-femmes à l’«observation»?
-
-Il y avait quatre ou cinq chambres plus propres que celles du
-rez-de-chaussée. Des faïences garnissaient les murs par endroits et les
-plafonds avaient été peints. La maison, dégradée par la négligence et
-l’humidité, avait dû être jolie autrefois.
-
-Lella Zeïna fut très étonnée de me voir:
-
---Comment as-tu pu pénétrer ici? Ce n’est pas facile... ni d’en
-sortir,--ajouta-t-elle avec tristesse.--Cette chienne de Salouh’a est
-arrivée à ses fins. Car c’est elle qui m’a trahie, j’en suis sûre.
-
-La chambre de Lella Zeïna était sommairement meublée d’un lit, un
-coffre, une table, apportés du domicile conjugal.
-
---Je m’ennuie, dit la jeune femme, la nourriture est mauvaise, la maison
-sale, il y a des punaises et des poux. Quand donc serai-je libre?
-
---Mais tu as de nombreuses compagnes, vous pouvez causer...
-
---Elles ont toutes l’esprit resserré naturellement. Souvent aussi on se
-dispute. As-tu vu la petite Fathma?
-
---Celle qui est si jeunette, avec un bébé?
-
---Oui, elle est mariée depuis onze mois, et il y en a dix qu’elle est
-enfermée. Elle a eu son enfant ici la semaine passée. Pauvre petite!...
-Et la grosse Mah’bouha qui a eu trois maris et a été emprisonnée puis
-répudiée par chacun d’eux. Et Habiba que son époux remet ici chaque fois
-qu’il s’enivre, c’est-à-dire constamment. Et Mnena qui ne cesse de
-pleurer... O Miséricordieux! O Prophète!
-
---S’il plaît à Dieu, tu rentreras bientôt chez toi.
-
---S’il plaît à Dieu!... Tu as été à la maison,--me dit-elle enfin,--quoi
-de nouveau? Ma chambre est-elle toujours pareille?
-
-Devant l’angoisse de ses regards, je compris qu’elle songeait au vieil
-instrument, cause initiale de son malheur.
-
-Et je n’osai point lui révéler que le piano cassé trônait maintenant
-chez Lella Salouh’a!...
-
-
-
-
-VI
-
-FATHMA LA DÉLAISSÉE
-
-
---Je vais t’apprendre une chose étonnante: Fathma se remarie,--me dit
-Habiba.
-
---Fathma? Quelle Fathma? Il y en a mille.
-
---Fathma bent Tahar, ma sœur.
-
---Pas possible!
-
---Sur la tête de Sidi, je ne mens pas. Interroge mon père.
-
-Baba Tahar me confirme la nouvelle:
-
---Par mon Maître! la parole d’Habiba est solide. Fathma désire un mari;
-du reste il n’est pas bon qu’une femme reste seule.
-
---Mais comment a-t-elle fait pour en trouver un? Est-ce toi qui t’en es
-occupé?
-
---Non, Lella, je ne suis pas mêlé à cette affaire. Fathma s’est adressée
-à la vieille Khdija qui s’occupe de ces choses-là.
-
---Et qui lui a-t-elle déniché?
-
---Un palefrenier, Mohamed ben Sadok, qui n’est pas bien riche et veut
-prendre femme. Il l’a payée trente francs.
-
---C’est peu.
-
---Une répudiée comme Fathma ne vaut pas davantage.
-
---Connais-tu le fiancé? Est-il jeune ou vieux?
-
---Vingt-trois ou vingt-quatre ans.
-
---Mais ta fille en a le double! Elle est folle!
-
---Dieu est puissant!
-
-Ainsi Fathma la simple, toujours tremblante et apeurée, affronte, de
-propos délibéré, ce redoutable inconnu d’un mariage avec un garçon
-qu’elle n’a jamais vu, et dont elle pourrait être la mère... Elle est
-plus âgée que Chedlïa, la dernière femme du vieux Tahar, ayant déjà
-dépassé vingt ans lorsqu’il épousa celle-ci, toute jeunette. Et voici
-près d’un quart de siècle qu’elle-même fut répudiée par son mari, Azouz,
-dont elle a deux enfants: Aïcha, déjà maman, et Othman, un gamin de
-vingt ans, poussé comme une mauvaise herbe.
-
-Fathma grand’mère se remarie!
-
-Je lui dis:
-
---Tu n’étais pas malheureuse ici avec ton père. N’as-tu pas peur de cet
-homme que tu ne connais pas?
-
-Naïve et fataliste, elle ne sait que répondre:
-
---C’est écrit!... Je suis dans la main d’Allah!
-
-Les noces eurent lieu sans fête, ainsi qu’il convient pour une pauvre
-répudiée. En dévoilant son épouse, Mohamed le palefrenier eut une
-vilaine surprise... S’il n’était point assez riche pour se payer une
-vierge, du moins espérait-il une femme avenante et jeune.
-L’entremetteuse Khdija lui avait tracé un portrait flatteur de sa
-fiancée:
-
---Elle est mince et brune, ses traits sont réguliers et ses yeux très
-noirs.
-
-Tout cela est parfaitement exact, mais elle avait omis d’ajouter:
-
---Elle n’est plus jeune, et commence à se rider.
-
-Mohamed fut très déçu en découvrant cette particularité. Puis il
-réfléchit qu’il avait déjà versé trente francs à Fathma et deux douros à
-l’entremetteuse, et qu’ayant payé une femme, autant valait en profiter.
-
-Alors il fut son époux... et il la battit ensuite pour la punir d’être
-si vieille.
-
-Fathma ne l’en aima que plus, tout émerveillée d’avoir un mari jeune et
-vigoureux. Elle ne regrettait pas le douro donné à Khdija.
-
-Elle se fit humble et soumise devant Mohamed. Tout le jour elle
-l’attendait avec impatience, et pourtant elle savait bien qu’il
-rentrerait ivre et méprisant, et la battrait après avoir usé d’elle.
-
-Alors elle pleurait. Mais au fond de son être palpitait encore la
-volupté d’être prise par ce jeune homme.
-
-Au bout d’un mois elle fut enceinte.
-
-Puis Mohamed rentra moins régulièrement. Il la rouait de coups et
-l’injuriait encore davantage:
-
---Vieille chamelle! Chienne! Anesse! Plaise à Dieu que la cécité soit
-dans tes yeux! Que ta langue soit nouée! Que ton père soit maudit!
-Puisses-tu être empalée!
-
-Un jour il lui prit sa fouta de soie rouge, ses bracelets d’argent, son
-boléro brodé, tout ce qu’elle possédait. Puis il sortit en disant avec
-un rire mauvais:
-
---Le salut!
-
-Et il ne revint plus.
-
-Les premiers jours Fathma l’attendit. Des voisines compatissantes lui
-donnaient un peu de leur couscous. Puis elle comprit que Mohamed était
-parti pour toujours, l’abandonnant après six semaines de ménage, parce
-qu’elle était trop vieille.
-
-Alors elle poussa de grands cris et se déchira le visage avec ses
-ongles. La nuit, elle se roulait sur sa couche en appelant le beau
-garçon cruel dont elle avait goûté l’étreinte. Elle regrettait tout de
-lui, jusqu’aux coups dont il l’accablait.
-
-Au bout de quelque temps, le vieux Tahar se renseigna. Il apprit à sa
-fille, sans ménagements, que Mohamed était à Sidi Ben Saïd, et ne
-voulait plus entendre parler d’elle.
-
-Fathma s’obstinait en son fol espoir, mais elle savait que son époux ne
-reviendrait pas sans le secours des moyens surnaturels.
-
-Elle alla donc trouver Halima, une hennena aveugle et quasi centenaire,
-experte en l’art des charmes et des maléfices:
-
---Ma fille,--lui dit la vieille,--il existe, grâce à Dieu, un ancien
-précepte de sorcellerie applicable à ton cas: «Si tes charmes vieillis
-ne retiennent plus ton amant, perce le cœur de son image, allume le
-cierge nuptial et fais bouillir un grand lézard vert avec sept
-brindilles d’olivier en récitant trois fois la fatiha du Coran sacré.
-Dès qu’il aura pris ce breuvage, l’infidèle te reviendra.»
-
-Fathma s’en retourna toute joyeuse. Sur sa demande, Baba Tahar pria le
-_chasseur de hérissons_, qui demeure place Bab Souika, de lui procurer,
-moyennant un réal, le lézard nécessaire. Puis il s’enquit d’une personne
-discrète et avisée pour aller voir Mohamed à Sidi Bou Saïd, et verser
-insidieusement dans sa gargoulette la liqueur magique.
-
---Si ça t’amuse,--me dit Chedlïa peu crédule,--va surprendre Fathma.
-C’est ce soir, après le moghreb[14], qu’elle fait son sortilège. Mais, ô
-Allah! ne lui dis pas que tu en es informée par moi!
-
- [14] Chant du muezzin au soleil couchant.
-
-Au coucher de soleil, je me dirigeai vers la pauvre maison où Fathma
-demeure avec quatre autres familles locataires. Toutes les femmes
-étaient sur la terrasse, mais un murmure monotone sortait de sa chambre.
-J’en poussai la porte...
-
-Fathma était accroupie devant sa marmite où mijotait l’horrible cuisine.
-A ses pieds gisait une poupée de chiffons, le cœur percé d’épingles, et
-vêtue d’une petite gebba orange comme celle de Mohamed. Un cierge à cinq
-branches enroulé de papier doré éclairait cette scène étrange.
-
-Afin de ramener l’époux inconstant, Fathma la délaissée préparait le
-philtre d’amour.
-
-
-
-
-VII
-
-LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS
-
-
-Je les avais rencontrées pour la première fois aux noces de Lella
-Sheïtla, fille d’un cheikh cadi. Leurs robes étroites, également
-pailletées d’acier, l’une en satin rose, l’autre en satin ciel, et
-quelque peu décolletées, étonnaient fort au milieu des pantalons
-bouffants, des gebbas brodées d’or, des boléros étincelants. Elles leur
-donnaient l’apparence d’honnêtes chanteuses de petit café-concert bien
-provincial; mais une certaine distinction et je ne sais quelle grâce un
-peu hautaine détruisait vite cette impression pour faire place à
-l’incertitude.
-
---Ce sont les dames Dali Bach, deux femmes turques épousées par des
-Tunisiens,--me dit ma voisine, une poupée fardée, bouffie de graisse.
-
-Justement elles s’avançaient toutes deux vers moi et engageaient la
-conversation avec aisance.
-
---Nous sommes enchantées de faire votre connaissance, madame, nous avons
-si rarement l’occasion de rencontrer des Européennes! Permettez-moi de
-vous présenter ma cousine Zeïneb, madame Ali Dali Bach,--me dit la robe
-rose dans un français sans accent.
-
---Et moi,--reprit la robe bleue,--je vous présente ma cousine et
-belle-mère Tejbeha, madame Tahar Dali Bach.
-
-Elles étaient pareillement jeunes, minces et pâles. Leurs visages aux
-traits menus ne se rehaussaient d’aucun fard, et leurs coiffures
-ressemblaient à celles des petites bourgeoises légèrement en retard sur
-la mode.
-
---Nous avons épousé, il y a quatre ans, messieurs Dali Bach, père et
-fils, venus à Stamboul, et c’est ce qui crée entre nous cette étrange
-parenté,--expliqua madame Zeïneb.
-
---Oh! dites-nous, je vous prie, les dernières nouvelles de la
-guerre![15]--implora madame Tejbeha,--nous ne recevons point de
-journaux.
-
- [15] Guerre Turco-Balkanique de 1911.
-
---Et songez,--ajouta Zeïneb,--que nos frères, nos cousins, tous nos
-parents et leurs amis, se battent là-bas!
-
-Une véritable angoisse les défigurait dans l’attente de ma réponse.
-
-Hélas! les nouvelles étaient bien mauvaises! Andrinople venait de tomber
-aux mains des Bulgares. Pouvais-je leur apprendre cela, au milieu de
-cette fête, de cette musique, de ces danses?
-
-Je répondis évasivement:
-
---La situation de l’armée turque est toujours critique, mais à
-Constantinople on s’occupe d’une réorganisation, on va sans doute
-envoyer des renforts...
-
---Vous comprenez, c’est si triste d’être loin des siens, en pareilles
-circonstances!
-
---Oh! oui, c’est déjà bien dur, en tout temps, d’habiter un autre pays.
-Alors maintenant!...
-
---Vous ne vous plaisez pas à Tunis?--demandai-je, heureuse de détourner
-la conversation.
-
---Non certes!--s’écrièrent-elles toutes deux.--L’existence ici est
-odieuse lorsqu’on en a connu une autre plus libre, plus animée, plus
-intéressante.
-
---Pensez,--dit Zeïneb,--que nous sommes cloîtrées ici comme toutes les
-musulmanes de notre condition, ne sortant jamais, jamais à pied, et si
-rarement en voiture close pour un mariage!
-
---C’est la troisième fois en quatre ans... A Stamboul, au contraire,
-nous circulions avec notre institutrice. Le tcharchaf n’est pas bien
-gênant, à peine plus épais qu’une voilette d’automobile.
-
---Nous allions voir nos amies, nous les réunissions à des thés, nous
-jouions la comédie entre nous.
-
---Ah! Stamboul!...--soupirèrent-elles, un sourire d’extase au coin des
-lèvres, et les yeux humides.
-
---Mais alors, puisque vous viviez si heureuses là-bas, pourquoi avoir
-épousé des Tunisiens?
-
---Savions-nous ce qui nous attendait?... Nous avions seize ans, nos
-parents nous poussaient à ce double mariage. Les Dali Bach sont riches
-et de noble famille... il y avait aussi l’attrait du voyage, d’un pays
-nouveau, et surtout celui de ne pas nous séparer, nous qui nous aimions
-tant.
-
---C’est la seule chose qui ne nous ait pas déçues!...
-
---Mais,--dis-je,--sont-ce vos parents qui ont décidé le mariage de l’une
-avec Si Tahar, et de l’autre avec Si Ali?
-
---Non, ils nous ont laissé le choix. Nous ne les connaissions pas, l’âge
-seul était en question. Nous les avons tirés au sort.
-
---Les lots se valent,--murmura Tejbeha.
-
-Et comme je me levais pour partir, elles s’écrièrent:
-
---Déjà! Nous étions si contentes de parler avec vous! Toutes ces
-Tunisiennes sont tellement nulles et ignorantes! Oh! vous viendrez nous
-voir, n’est-ce pas?
-
---Avec plaisir,--répondis-je, en prenant leur adresse.
-
-Maintenant je vais assez souvent chez mes amies turques, bien que leur
-logis et leurs discours provoquent la tristesse.
-
-Elles habitent une grande et luxueuse demeure près de Tourbet el Bey,
-cage dorée, mais trop bien close. Et leurs vêtements européens, étriqués
-et ternes, semblent dépaysés au milieu des murs en faïence, autant que
-le mobilier anglais de leurs chambres, et les petits fauteuils Louis XVI
-du salon.
-
---C’est un cadeau de nos parents,--dit Zeïneb,--n’est-ce pas que c’est
-joli? Lorsque nous sommes arrivées ici, il n’y avait que des coffres et
-des divans,--ajouta-t-elle méprisante.
-
---Vous avez vu notre piano? Il n’est pas très bien accordé. Vous
-pourriez cependant nous jouer quelque chose?
-
---Je le voudrais, mais je ne sais pas. Vous sûrement, vous êtes
-musiciennes et vous connaissez de jolis morceaux.
-
---Nous en avons appris quelques-uns autrefois, Tejbeha est la plus
-forte,--dit Zeïneb en poussant sa cousine au piano.
-
-_La Valse bleue_, _Amoureuse_, les _Lanciers_ retentissent drôlement
-sous les voûtes de stuc ciselé. Les négresses et toutes les servantes de
-la maison sont accourues, et regardent, vite renvoyées du reste par
-Zeïneb.
-
---Et ne savez-vous rien d’oriental?--demandai-je.
-
---Non, rien du tout... Ah! si, la _Marche turque_.
-
-... Grave, recueillie, Tejbeha commence à jouer. Zeïneb l’écoute, les
-regards perdus dans un rêve lointain. Et, le morceau fini, un silence
-s’établit entre nous; les deux jeunes femmes se détournent émues, les
-yeux pleins de souvenirs et de larmes. On dirait qu’une brise fraîche,
-venue de Stamboul, a passé dans le grand salon sombre.
-
---Te souviens-tu,--dit Zeïneb,--de ce jour où nous étions allées aux
-Eaux-Douces avec Madji?
-
---Oui, des soldats manœuvraient de l’autre côté du Bosphore, et l’on
-entendait par instants la _Marche turque_.
-
-Et soudain Tejbeha éclate en sanglots.
-
---Oh! nous ne retournerons jamais plus là-bas!...
-
---Voyons, calme-toi, ma chérie; aujourd’hui est un beau jour, puisque
-nous avons notre amie.
-
---C’est vrai, je suis ridicule, excusez-moi.
-
---Tiens, prépare donc le thé,--dit Zeïneb,--tandis que je vais montrer à
-madame R... ma nouvelle robe. Voulez-vous venir?
-
---Cette pauvre Tejbeha est si nerveuse,--continua-t-elle dans sa
-chambre.--Vous n’imaginez pas l’existence que Si Tahar lui fait. C’est
-un vieillard despotique et vicieux, il voudrait la plier à ses caprices
-les plus lubriques. Il s’est pris pour elle d’une passion folle, une
-véritable frénésie, et Tejbeha, du premier jour, s’est révoltée de
-dégoût. Chaque soir, quand il rentre, excité, ignoble, ce sont des
-scènes affreuses. J’entends les cris et les plaintes de ma cousine et je
-ne puis rien. C’est terrible!...
-
---Quel âge a Si Tahar?
-
---Soixante-douze ans au moins... Mais il est solide, allez! Il n’y a pas
-à espérer une prompte délivrance,--ricane Zeïneb avec une expression
-haineuse.--Voulez-vous voir ma robe puisque nous sommes montées pour
-cela?
-
-Elle tire de l’armoire à glace un costume tailleur gris à peu près à la
-mode.
-
---C’est une ouvrière italienne, madame Buona Cordi, qui travaille pour
-nous. Il paraît que ces jaquettes sont le dernier cri. Qu’en
-pensez-vous?
-
---C’est très bien. Tout à fait dans le mouvement.
-
-Zeïneb exhibe une toque de loutre à grande aigrette.
-
---Et ceci?
-
---Charmant! Mais que voulez-vous faire d’un costume tailleur et d’un
-chapeau puisque vous ne sortez jamais?
-
---C’est vrai! Mais ça nous fait tant de plaisir d’en avoir! Nous les
-mettons de temps en temps, et nous marchons dans le patio en nous
-imaginant qu’il n’y a pas de murs autour de nous... C’est triste,
-n’est-ce pas?...
-
---Oh! être enfermées toujours ainsi, ne plus voir un arbre, ni une rue,
-ni d’autres visages que ceux des servantes stupides!--s’exclame
-rageusement Tejbeha qui vient d’entrer.--Il y a des jours où l’on croit
-devenir folle!
-
---Comment vous occupez-vous? Avez-vous des livres?
-
---Quelques-uns seulement apportés de Stamboul: Loti, naturellement, ce
-délicieux Loti qui aime tant les Turcs... Vous avez lu les
-_Désenchantées_? Que c’est beau!
-
---Oui,--reprend Zeïneb,--mais les héroïnes se rendent bien malheureuses
-à envier le sort des autres Européennes, alors que leur vie à Stamboul
-est en somme si charmante. Nous n’en demanderions pas tant, je vous
-assure! Reprendre notre ancienne existence serait tout notre bonheur.
-
---Si vous voulez,--proposai-je,--je vous enverrai des livres et des
-journaux.
-
---Vous êtes gentille! Ça nous fera tant de plaisir!
-
-Lorsque je revins, deux semaines plus tard, Tejbeha seule me reçut.
-
---Zeïneb sera désolée, elle est souffrante et dort en ce moment.
-
---Ce n’est rien, j’espère?
-
---Ce n’est pas grave, mais c’est terrible. Je puis bien vous le confier
-puisque vous êtes notre amie,--ajouta-t-elle en rougissant.--Zeïneb fut
-contaminée dès le jour de ses noces.
-
---Oh! la pauvre petite!
-
---N’est-ce pas? Et encore vous ne vous doutez pas de sa vie. Si Ali est
-jeune, mais brutal et libertin, il passe son temps en bonnes fortunes et
-Zeïneb en est horriblement jalouse. C’est drôle, car je ne crois pas
-qu’elle aime vraiment son mari... Dès qu’il sort, elle s’imagine un tas
-de choses, elle lance les servantes à ses trousses pour l’épier et la
-renseigner. Et elles ne la renseignent que trop, la malheureuse!... Ah!
-si mon mari faisait ses fredaines au dehors, je vous assure que je ne
-m’en tourmenterais guère! Mais Zeïneb se ronge... et lorsque Si Ali
-rentre, ce qui ne lui arrive pas tous les jours, elle lui fait des
-reproches qui l’horripilent. Quelquefois il va jusqu’à la battre!
-
---Vraiment, vous êtes à plaindre toutes les deux. Quel dommage que vous
-n’ayez pas d’enfants! ce serait une consolation.
-
---Hélas! mon mari est trop vieux pour m’en donner, et Zeïneb n’en aura
-jamais.
-
---Comme les journées doivent vous sembler longues!
-
---Oui, et les nuits surtout,--répond Tejbeha, la voix changée.
-
-J’étais devenue peu à peu leur confidente; elles me racontaient toutes
-leurs tristesses, même les plus intimes, cédant à ce besoin bien naturel
-de s’épancher et d’être plaintes.
-
-Un jour, je reçus une lettre plus joyeuse que de coutume:
-
- «Chère amie,
-
- »Nos maris sont absents pour la semaine, et une idée folle nous est
- venue, celle d’en profiter pour aller vous voir.
-
- »Depuis que nous avons admis la possibilité de cette escapade, nous en
- mourons d’envie.
-
- »Voudriez-vous, pour cela, venir demain nous prendre en voiture? Nos
- servantes ne nous vendront pas, il s’agit seulement de dépister les
- voisins. Votre présence s’en chargera, et comme nous habitons au fond
- de l’impasse, nul ne nous verra monter avec vous. Bien entendu, chère
- amie, il nous faut prier votre mari de quitter sa demeure pendant
- toute notre visite, ainsi que vos domestiques mâles. Et il est inutile
- de vous demander la discrétion la plus absolue, car vous savez toute
- l’importance que cela pourrait avoir pour nous.
-
- »Nous vous attendons avec impatience, et vous envoyons mille souvenirs
- affectueux.
-
- »Vos amies,
-
- »Zeïneb et Tejbeha.»
-
-Le programme des deux cousines s’accomplit sans encombre, et je les
-emmenai dans ma voiture aux rideaux à demi baissés. D’abord, elles
-s’étaient rejetées, craintives, dans le fond; mais, à mesure qu’elles
-s’éloignaient de leur quartier, elles reprenaient de l’assurance jusqu’à
-risquer des regards par la portière. Qui du reste eût pu les deviner?
-Elles portaient leurs fameux costumes tailleurs et leurs toques à
-aigrettes, enfin utiles! et des voilettes extrêmement épaisses.
-
---Ah! que c’est bon! que c’est bon!--soupiraient-elles.
-
-L’arrivée dans ma maison leur fut une déception.
-
---Mais c’est tout à fait arabe! bien plus arabe que chez nous.
-
---C’est même de l’arabe vieux d’un siècle, ce coffret, ces étoffes, ces
-tapis...
-
---C’est vrai, nous avons la manie de reconstituer ce que vous vous
-acharnez à détruire.
-
---Moi qui espérais voir un joli petit salon moderne!
-
-Elles savaient bien pourtant que j’habite une demeure indigène, le Dar
-Ben Fridja, célèbre par le luxe de sa décoration, ses faïences, ses
-lustres, son grand patio vitré.
-
-Mais elles s’attendaient à y trouver des meubles Louis XVI.
-
---Alors montons au premier, ma chambre vous plaira, car elle est bien
-française.
-
-Tout d’abord, les fenêtres délivrées des moucharabiés, et par où l’on
-découvrait la rue et un grand horizon de terrasses, les attirèrent.
-
---Que vous êtes bien ici! C’est gai, l’air entre librement.
-
-Puis, ayant aperçu des photographies sur ma table, il fallut que je leur
-présentasse mes parents, mes sœurs, mon mari.
-
---Comme il est jeune!--dit Tejbeha.
-
---Et comme il paraît gentil et bon!--dit Zeïneb.
-
-Elles couraient d’une pièce à l’autre, joyeuses et enfantines.
-
---Ah! se sentir loin de cette horrible maison où l’on étouffe, c’est
-exquis!
-
-Je proposai de monter sur la terrasse, elles n’osaient pas.
-
---Qui vous verra? et du reste on vous prendra pour des Françaises.
-
---C’est vrai. Et puis c’est un plaisir que les femmes du peuple prennent
-bien. Pour une fois, les dames Dali Bach se le payeront,--décida Zeïneb
-mutine. Et devant le ciel libre, les montagnes lointaines, elles
-respiraient à longs traits.
-
---L’air est bon! bien meilleur que celui de notre patio; il a un goût
-d’autrefois!...
-
-Le retour fut triste. Après une journée de liberté, la prison leur
-semblait plus farouche.
-
-La semaine suivante, je reçus encore une lettre de Zeïneb:
-
- «Chère amie,
-
- »Nous ne nous doutions guère mercredi de ce qui allait arriver: Si
- Tahar est mort subitement. Surtout ne nous envoyez pas de banales
- condoléances, vous êtes assez notre amie pour comprendre quelle
- inespérée délivrance représente cet événement pour ma chère Tejbeha...
-
- »Ne venez pas en ce moment, vous trouveriez une maison en deuil,
- pleine de parentes, et nous ne pourrions vous recevoir tranquillement.
- Mais dans une quinzaine, le calme sera rétabli et nous vous
- attendrons.»
-
-A l’époque fixée, je les trouvai vêtues de noir, mais les yeux plus
-gais.
-
---Moi, cela ne me change guère,--me dit Zeïneb,--mais j’en suis très
-heureuse pour ma cousine. J’avais bien peur qu’elle ne me quittât, et la
-chérie fait le sacrifice de rester à Tunis.
-
---Ce n’est point un grand sacrifice,--reprit Tejbeha,--je n’aurais guère
-de joie à revoir Stamboul sans toi. Maintenant, je suis libre, je n’ai
-pas de parents pour me surveiller et vais me faire une existence... à la
-turque. J’ai loué une petite maison toute voisine, car je n’ai plus
-aucun droit à demeurer ici, et je viendrai tous les jours voir Zeïneb.
-
-Je les laissai à leurs espérances. Elles furent de courte durée. Les
-pauvres petites libertés que Tejbeha s’accordait, à la turque, firent
-vite scandale, et Si Ali ne tarda pas à lui interdire tout rapport avec
-sa femme. Je dus servir d’intermédiaire pour porter les nouvelles de
-l’une à l’autre. Et puis, je reçus enfin une lettre désolée de Tejbeha:
-
- «Chère amie,
-
- »Je pars, je quitte Tunis où j’ai tant souffert, et j’y laisse ma
- pauvre Zeïneb... Vous devinez combien cette pensée m’est horrible et
- tout ce qu’il m’a fallu endurer pour en arriver à cette détermination.
- Ma vie n’est plus tolérable ici; il semble que tous se liguent contre
- moi pour me faire expier mes rares sorties sous le tcharchaf. Et
- maintenant que son père est mort, Si Ali me poursuit d’une manière
- odieuse. L’autre jour il s’est insinué dans ma maison; je ne sais ce
- qui serait arrivé sans mes servantes... Il m’est impossible de rester
- seule plus longtemps et je ne prendrais point ici, vous le pensez
- bien, un autre défenseur légal. Enfin, je ne puis plus voir Zeïneb...
- J’ai donc écrit à ma famille et mon frère est
- venu me chercher. Nous nous embarquons après-demain. Je voudrais tant
- vous dire adieu!»
-
-Notre dernière entrevue fut courte. Tejbeha sanglotait.
-
---Qui m’eût dit que je retournerais à Stamboul en pleurant! Ma pauvre
-petite Zeïneb, toute seule dans cet enfer!... Il a fallu que mon frère
-s’interposât pour que Si Ali me permît de l’embrasser encore une fois...
-La reverrai-je jamais?... Je vous la confie... tâchez de la consoler,
-allez souvent la voir, n’est-ce pas?...
-
-Huit jours après le départ de Tejbeha, on trouvait Zeïneb pendue à une
-colonne de son patio.
-
-
-
-
-VIII
-
-LA MARIÉE AU HAMMAM
-
-
-Ma voisine Manoubiia vient de se marier. J’étais invitée à toutes les
-fêtes, à commencer par la cérémonie du hammam, où elle est allée se
-«purifier» avec ses parentes et invitées.
-
-J’ai vu bien des mariages plus brillants que le sien; je commence à me
-blaser sur la petite minute émouvante, quand l’époux dévoile et aperçoit
-pour la première fois sa femme, au seuil de la chambre nuptiale.
-
-J’ai souvent circulé la nuit, dans un carrosse fermé, accompagnant la
-fiancée chez son mari, au son des yous-yous aigus dont les femmes du
-cortège déchirent le silence des rues obscures.
-
-J’ai contemplé bien des mariées, hiératiques en leur attitude rituelle,
-aux visages uniformes et conventionnels sous le fard et le henné.
-
-J’ai même pris part à ces pantagruéliques festins, où chacune pique du
-doigt parmi les victuailles surchargeant la table.
-
-Mais une noce au hammam réveillait ma curiosité.
-
-Manoubiia et ses invitées s’y sont rendues la nuit, les voiles et les
-voitures closes n’étant pas jugés suffisants sans la protection
-supplémentaire des ténèbres. Des servantes nous avaient précédées,
-portant les tapis, et les corbeilles pleines de linge et d’objets de
-toilette.
-
-C’est une occasion pour chacune de faire parade de ses richesses. Les
-plus opulentes avaient tout un attirail d’argenterie: aiguières, coupes
-à henné, peignes, boîtes à fard, coffrets, étuis à kohol, miroirs.
-
-Elles s’installèrent dans une grande salle, aux colonnes gaîment
-coloriées de vert et de rouge, sur des estrades où l’on avait étalé les
-tapis et les nécessaires, et commencèrent à se déshabiller.
-
-Dans un coin, une négresse préparait des rafraîchissements et des
-sucreries: limonades, café, gâteaux.
-
-On m’invite à quitter mes vêtements pour entrer dans les étuves.
-
---Non, non, je ne veux pas me purifier, je tiens seulement à voir.
-
---Mais tu n’y pourras résister...
-
-N’importe, je pénètre quand même toute vêtue. La chaleur est suffocante.
-La vapeur condensée ruisselle sur le sol et les murailles. Au bout de
-quelques minutes je dois fuir.
-
-Mais j’ai eu le temps d’apercevoir le plus étrange spectacle: au milieu
-d’un brouillard épais, vaguement éclairé par quelques lumignons, une
-soixantaine de femmes nues circulent, s’agitent et causent... Il y en a
-des grosses, des minces, des petites, des grandes, des blanches, des
-jaunes, des noires, des vieilles, des jeunes...
-
-La lumière jaunâtre pique des reflets de-ci, de-là, sur un torse brun,
-une gorge trop opulente, des bras, des jambes, une croupe rebondie,
-frottée par une négresse en sueur. Manoubiia, la fiancée, promène une
-anatomie grasse et tassée, dont l’époux aura bientôt l’heureuse
-surprise.
-
-Sans doute, il devait y avoir de jolies filles bien faites, mais elles
-disparaissaient dans la masse affreuse. Une phénoménale matrone étalait
-une obésité digne d’être exhibée dans une foire, à côté de vieilles
-guenons squelettiques, absolument décharnées, semblables à des harpies.
-
-En vérité, c’était là un spectacle d’enfer, comme en eût imaginé Gustave
-Doré, bien plus qu’une paradisiaque vision musulmane.
-
-
-
-
-IX
-
-LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF
-
-
---Le salut!
-
---Le salut sur toi!
-
---Comment vas-tu?
-
---Comment est ton état?
-
---Avec le bien!
-
---Grâce à Dieu!
-
-L’homme que nous venions de rencontrer était un bédouin d’une
-soixantaine d’années, brun, sec, tanné, le visage osseux et sillonné de
-longues rides verticales, les yeux perçants profondément enfoncés dans
-les orbites, le nez saillant en bec de rapace et le cou décharné, mais
-vigoureux encore, très droit, les mollets maigres et bien dessinés, les
-bras solides, nerveux et musclés. Depuis quelque temps nous
-l’apercevions campé sur sa mule. Derrière lui deux silhouettes courbées,
-écrasées sous de lourds fardeaux, se détachaient sur le sable fauve.
-
-Nos bêtes, moins fatiguées que celle du bédouin, l’entraînaient d’un pas
-plus alerte, et les formes bleues peinaient davantage, se hâtaient,
-couraient presque, sans parvenir à nous égaler. L’homme, s’étant
-retourné, les gourmanda d’une voix rude:
-
---Halima! Zoh’rah! Allons, chiennes, filles de chiennes!
-
-Et le vent écartant les voiles, on apercevait deux visages bruns et
-luisants de sueur, l’un vieux, ridé comme celui du bédouin, l’autre
-jeune et sans beauté, aux traits secs, découpés à l’emporte-pièce, dans
-l’encadrement des nattes noires et des grands anneaux d’oreille.
-
-Nous avions compris que c’étaient ses femmes, mais, comme il sied, nous
-n’y fîmes point allusion, et même nous n’eûmes pas l’air de les
-regarder.
-
-Mais, d’un commun accord, nous avions retenu le pas de nos montures que
-le voisinage de l’écurie rendaient trop fringantes, et les formes
-voilées cheminèrent plus paisiblement derrière elles. Nous devisions
-avec l’homme, comme il est d’usage entre gens qui se rencontrent dans le
-désert et s’avancent vers un même but.
-
---D’où venez-vous?
-
---De Tozeur. Et toi?
-
---De Tozeur aussi; je suis parti avant midi.
-
---La route est longue, nos mules ont mis quatre heures.
-
---Vous allez passer quelque temps à Nefta?
-
---Nous y demeurons.
-
---Où donc?
-
---Chez le cheikh Abd el Aziz!
-
---Ah! c’est vous les Français qui logez chez le cheikh!
-
-Le vieux renard le savait bien. Depuis huit jours que nous étions
-installés, pas un Nefti ne l’ignorait.
-
---Comment t’appelles-tu?
-
---Youssef ben Tahar. Ma maison est presque voisine de la vôtre.
-
---C’est donc toi Baba Youssef?
-
---Oui, c’est moi.
-
-Chedlïa notre servante, que nous avions emmenée jusqu’au fond de ce
-désert, nous entretenait parfois de Baba Youssef et de ses femmes, avec
-lesquelles, promptement, elle avait fait connaissance.
-
-Les deux formes voilées qui peinaient derrière nos mules étaient ces
-fameuses voisines chez qui souvent elle passait la journée.
-
-Le soir tombait, brusque et rose, noyant de brume mauve les dunes
-lointaines sur lesquelles se découpaient en silhouettes fines les
-caravanes de chameaux. Nefta aux cent coupoles apparaissait, tout
-orange, au-dessus de l’immensité fauve, dominant sa forêt de palmiers,
-la masse sombre de son oasis. Très au delà, le chott el Djerid aux
-horizons infinis, mer d’argent sans remous, étincelait sous les derniers
-rayons.
-
-C’est l’heure où le désert s’anime: des files de bédouins revenant on ne
-sait d’où, se dessinent et ondulent sur les sables. Les femmes vont en
-procession vers l’oued puiser l’eau dans les grandes cruches, qu’elles
-ne portent pas sur l’épaule du geste antique et gracieux, mais qu’elles
-chargent péniblement sur leur dos, courbées en deux, comme de pauvres
-bêtes harassées.
-
-Au milieu d’un nuage de poussière arrivent les troupeaux, bêlant,
-hennissant, cabriolant. Des centaines de chèvres turbulentes, d’ânes, de
-vaches, de chameaux se dirigent vers la ville. Dans les rues
-tranquilles, où les Arabes devisaient gravement, accroupis par groupes
-devant les portes, chacun s’affaire pour rentrer ses bêtes au logis. Il
-y a des courses folles après un cabri ou un veau indiscipliné. Les
-fillettes, les gosses, toute la marmaille s’en mêle avec des rires et
-des cris.
-
-Nous étions arrivés près de notre demeure. Baba Youssef descendit de sa
-mule:
-
---Avec le salut!
-
---Avec le salut!
-
---Puisses-tu t’éveiller demain matin avec le bien!
-
---Que tu te trouves au matin ayant progressé!
-
---Sommeil de paix!
-
---La paix sur toi!
-
-Derrière le vieux, les deux formes accablées s’engouffrèrent dans la
-maison.
-
-Tout rentrait dans l’ordre et le calme; la nuit pleine d’étoiles
-enveloppait Nefta, et les chiens régnaient en maîtres sur le silence et
-les terrasses.
-
-Le lendemain je dis à Chedlïa:
-
---J’ai fait connaissance avec Baba Youssef.
-
---Quel rude homme!
-
---Tu l’as vu?
-
---Oui, quelquefois, à travers mon voile, lorsqu’il entrait dans sa
-maison.
-
---Il est vieux.
-
---Oui, mais solide, et quand il frappe, il frappe dur.
-
---Est-ce qu’il bat souvent ses femmes?
-
---Oh! presque chaque jour. Il ne trouve jamais qu’elles aient assez
-travaillé.
-
---J’en ai vu deux qui revenaient de Tozeur.
-
---C’est Halima et la vieille Zoh’rah qui y sont allées. Meryem était
-restée à la maison. Elle et Halima sont enceintes, et Baba Youssef
-répudiera Halima aussitôt après ses couches. Il veut savoir si ce sera
-une fille ou un garçon.
-
---Pourquoi?
-
---Parce que, si c’est un fils, il le gardera, sinon il renverra la mère
-et l’enfant. Il a déjà répudié Fathma, il y a peu de temps, et dans huit
-jours il la remplace. Il épouse la petite Nefissa bent Ali el Trabelsi.
-
---Tu la connais?
-
---Non, mais les femmes de Baba Youssef disent qu’elle est jolie. Elle a
-douze ans.
-
---Ah! le sale bonhomme!
-
---Que veux-tu? c’est l’habitude ici, Dieu est grand! Mais sais-tu le
-plus drôle? Baba Youssef n’a qu’une seule chambre pour lui et ses quatre
-femmes... et il passe de l’une à l’autre comme un coq.
-
-Chedlïa la citadine s’étonne autant que moi des mœurs de ce pays où rien
-ne ressemble aux choses de Tunis.
-
---Ces gens-là vivent comme des animaux,--dit-elle avec mépris.
-
-Elle se juge, non sans raison, infiniment supérieure à toutes ces
-bédouines; mais, étant femme et curieuse, elle n’a pas de plus grand
-plaisir que de bavarder avec elles des journées entières.
-
---Je t’accompagne, Chedlïa.
-
---Dieu soit loué!
-
-La maison du vieux Youssef est semblable à toutes les autres. Bâtie en
-boue sèche et en briques à peine cuites, elle a une teinte générale
-fauve un peu rosée. Sa façade sans fenêtres s’agrémente de dessins
-réguliers formés par la saillie ou l’enfoncement de quelques briques.
-
-Passé le premier vestibule, je me trouve dans une grande cour intérieure
-assez semblable à une cour de ferme entourée d’étables; des poules et
-des chèvres y vagabondent. Au milieu les ordures rissolent au soleil.
-
-Une troupe de bédouines s’est jetée sur moi et m’étourdit de salutations
-et bénédictions. Elles m’entourent, me pressent, me palpent, relèvent
-mes jupes, soupèsent mes cheveux, excitées et indiscrètes... Je
-reconnais la vieille Zoh’rah, ainsi que Halima au visage sec et à la
-taille lourde. Meryem s’approche pesamment. C’est la dernière épousée et
-la plus jeune. Elle a peut-être quinze ans, et sa petite figure bronzée,
-que le travail et la vie dure commencent à marquer, garde encore quelque
-grâce. Ses cheveux, nattés avec des laines de couleur, sont enfermés
-dans une sorte de turban plat en soie noire rayée d’argent; des chaînes
-et de grands anneaux d’or pendent de chaque côté de son visage. Elle se
-drape dans une meleh’fa de soie violette, salie et déchirée. Ses
-compagnes ont des bijoux d’argent et de grossières meleh’fa en toile
-bleue à bandes pourpre. Halima et la vieille Zoh’rah s’apprêtent à
-rejoindre Si Youssef qui travaille à sa palmeraie. Il les attelle à la
-charrue, côte à côte avec un âne.
-
-Meryem reste au logis, car elle est moins robuste. Elle tisse des haïks
-de soie, et Si Youssef les vend à ces marchands dont les caravanes
-emportent jusqu’aux villes lointaines les étoffes tramées par toutes les
-femmes du Djerid.
-
-Déjà elle s’est réinstallée avec une voisine derrière le métier où ses
-doigts habiles marient, du matin au soir, les fils de laine et de soie;
-et les autres femmes, réunies pour le travail en commun, s’accroupissent
-tout autour dans la poussière, étirant, dévidant et filant la laine.
-
-La curiosité tombée à mon égard, elles entament une conversation avec
-Chedlïa. On m’a donné un tabouret bas et on ne s’occupe plus de moi.
-J’observe, j’examine, j’écoute. Je ne comprends pas toujours, car la
-langue du Djerid est un idiome quelque peu différent de celui de Tunis
-et plus rude. Mais Chedlïa vient à mon aide quand je le désire.
-
-Les femmes parlent toutes à la fois. Meryem a été battue la veille au
-soir, plus cruellement que de coutume, et elle exhibe ses bras et sa
-gorge meurtris.
-
-Baba Youssef se montre fort exigeant pour le travail, car il lui faut
-compléter la somme d’achat de sa nouvelle épouse. Fathma, Hanifa et
-Douja les voisines ont été battues aussi...
-
-Mabrouka n’a point encore reçu un seul coup depuis un an qu’elle est
-mariée. Cela viendra. Femme bédouine ne vécut jamais sans «manger du
-bâton». En attendant, elle secoue insolemment les colliers d’or et
-d’agate que le gros Sadok lui rapporta l’autre soir, et elle balaye le
-sol poussiéreux et semé d’immondices, avec sa superbe meleh’fa de soie
-orange.
-
-Tout en dévidant la laine, Fathma, Hanifa et Douja lancent des coups
-d’œil hostiles à l’épouse favorite et trop fière.
-
-Meryem, de sa voix criarde, commente les événements de sa maison et de
-tout le voisinage. Derrière les grands murs sans fenêtres, les nouvelles
-courent de bouche en bouche, d’un bout à l’autre de Nefta:
-
-Une caravane de trente chameaux, venant d’El Oued, s’est arrêtée ce
-matin sur la grand’place et repart demain pour Tozeur.
-
-Si Chedli ben Sadok s’est cassé la jambe en tombant de sa mule.
-
-Beurnia, femme de Salah, vient d’avoir un garçon. Que ses couches soient
-bénies!
-
-Et soudain la conversation devient plus aiguë, plus passionnée et plus
-difficile à suivre. Il est question de la petite Menena bent Ali, dont
-les noces avec Mohamed le chamelier eurent lieu la semaine passée, et
-qui se meurt des brutalités de son époux...
-
-Mais, par Allah! la famille de la petite a porté plainte, et l’affaire,
-s’il plaît à Dieu! ira devant l’ouzara[16].
-
- [16] Tribunal des vizirs à Tunis.
-
---Quand on épouse un vieillard il faut s’attendre à bien des
-choses,--murmure stoïquement Salouh’a, dont le mari a soixante-dix ans
-passés.
-
---Eh! Eh! la petite Nefissa ne sait pas ce que le mariage lui
-apportera,--ricane Mabrouka la trop fière.
-
---Baba Youssef est un vaillant, malgré son âge, il donne bien ses
-preuves,--proteste aussitôt Meryem en tapant sur son ventre
-rebondi.--Et, par la tête du Prophète! il est capable de nous accorder à
-toutes la «part de Dieu» après celle de sa nouvelle épouse.
-
---Quand un homme chargé d’années prend une petite colombe fraîche éclose
-comme Nefissa, ce n’est pas pour l’atteler à la charrue.
-
---Par l’Élevé! c’est lui-même qui labourera,--dit Mabrouka de sa voix
-aigrelette.
-
-Les rires fusèrent de tous côtés, entremêlés de plaisanteries que je ne
-comprenais plus. Puis Meryem reprit:
-
---Nefissa ne restera pas longtemps prunelle de son œil, car Halima ne
-tardera pas à enfanter, et Si Youssef la répudiera aussitôt.
-
---Plaise à Dieu qu’elle ait un fils et demeure encore à la maison le
-temps de sa nourriture!
-
---Plaise à Dieu! En attendant Si Youssef amasse déjà l’argent de sa
-remplaçante,--dit Meryem.--Hier il a vendu quarante francs le grand haïk
-que nous venions de terminer, Halima et moi. Elle lui a dit: «Donne-moi
-de quoi acheter un peu d’étoffe, ma meleh’fa est en lambeaux et j’ai
-froid la nuit.» Si Youssef lui a répondu: «Que ta langue soit nouée!
-Crois-tu que j’ai de l’argent à dépenser pour une chienne comme toi? Je
-veux avoir promptement de quoi payer celle qui te suivra. Ainsi
-travaille et ne m’importune plus!»
-
---C’est la quatrième fois qu’Halima sera répudiée, elle n’a pas de
-chance, et quand on passe d’un mari à l’autre, c’est pour tomber du
-chameau à l’âne.
-
---Pourquoi,--hasardai-je en me mêlant à la conversation,--Baba Youssef
-garde-t-il la vieille Zoh’rah?
-
---Parce qu’elle est forte et travailleuse; elle tire la charrue mieux
-qu’un mulet. Voilà trente ans que Si Youssef l’a épousée et elle lui a
-donné trois fils, il ne la répudiera jamais.
-
---Et moi non plus, il ne me répudiera pas,--ajouta Meryem,--car je suis
-habile et vive à tisser la soie, je sais faire les tapis avec des
-dessins et des chameaux, et, plaise à Dieu! c’est un fils que je porte.
-
-Je pris congé après les salutations d’usage. Meryem se leva lourdement
-pour m’accompagner.
-
---Veux-tu voir la chambre?
-
-Elle ouvrit une porte, de l’autre côté de la cour, en face du petit
-réduit au métier où les femmes étaient réunies. Je vis une longue pièce
-sombre, aux murs de boue sèche et au sol de terre battue. Une seule
-ouverture sur la cour, simple trou dans la muraille, dispensait
-parcimonieusement l’air et la clarté. Du plafond en poutres de palmiers
-les toiles d’araignée pendaient innombrables et grises. Quelques coffres
-de bois grossièrement peints, d’énormes jarres de terre, des cruches,
-une vingtaine de plats à couscous accrochés au mur, et la paillasse de
-Baba Youssef formaient tout le mobilier. A l’autre extrémité de la
-chambre, de vieilles loques et des lambeaux de couverture marquaient la
-couche des femmes...
-
---Ce n’est pas riche,--dit Chedlïa une fois dehors.--Et pourtant Baba
-Youssef a de l’argent. Mais dans ce pays-ci on n’est pas habitué comme à
-Tunis aux bonnes et jolies choses. Les Nefti sont des sauvages. Tu
-n’imagines pas le couscous qu’ils préparent, avec du grain pilé et des
-piments! Par l’Élevé! je n’en pourrais manger.
-
-Un bruissement particulier nous fit retourner. Derrière nous, trois
-étranges animaux cheminaient, balayant le sol de leurs queues immenses
-et blondes. Ils s’arrêtèrent à la porte de Baba Youssef, et je reconnus
-son âne et ses deux femmes qui, chargés de palmes sèches, revenaient de
-l’oasis.
-
-Au tournant de la rue s’élevait la demeure du cheikh Abd el Aziz où nous
-logions depuis quelque temps. Elle n’avait rien qui la distinguât des
-autres, bien qu’elle fût une des plus considérables du pays, mais son
-grand mur fauve était percé de deux ouvertures sur la rue, chose rare.
-Et de fait, aussitôt entré dans le vestibule voûté, aux colonnes frustes
-et lourdes, on trouvait deux chambres, l’une à droite et l’autre à
-gauche, indépendantes du reste de la maison. Le cheikh y recevait
-d’habitude ses amis et ses administrés et, depuis notre arrivée, il
-avait mis à notre disposition ces deux pièces luxueusement blanchies à
-la chaux, avec tout ce qu’il possédait de mieux: son matelas, son
-immense couverture de Gafsa aux rayures multicolores; son plus beau
-tapis, son aiguière de cuivre et ses flacons de parfums. Hospitalité
-généreuse, charmante et patriarcale.
-
-Chaque soir notre ami venait prendre le café avec nous. C’était un beau
-vieillard à barbe blanche, aux manières de grand seigneur, aux gestes
-lents et harmonieux dans ses draperies immaculées, à la parole subtile,
-fin et lettré.
-
-Il avait étudié jadis à la grande mosquée de Tunis, au temps où les
-transports étaient lents à travers le pays et où l’on mettait un mois,
-de Nefta, pour gagner le Nord. Et, de son séjour dans les villes, il
-conservait des habitudes plus raffinées et des mœurs plus douces. Il
-n’avait que deux femmes, la vieille Aziza, épousée lors de sa jeunesse,
-et la petite Fatouma, qui depuis un an remplaçait Edïa morte subitement.
-Elles ne travaillaient point à l’oasis, Si Abd el Aziz ayant des
-khammès[17] pour sa palmeraie.
-
- [17] Jardiniers.
-
-Cuire les aliments, traire les chèvres et tisser des tapis, formaient
-leurs seules occupations, et le maître ne les tourmentait pas pour
-l’ouvrage. Il ne les battait jamais et leur donnait des meleh’fas en
-soie neuve chaque année. Elles portaient d’innombrables bijoux d’or aux
-bras, au cou et sur la tête. Aziza et Fatouma, épouses du cheikh Abd el
-Aziz, étaient des femmes privilégiées. Au reste, elles logeaient dans
-une chambre semblable à celle de Baba Youssef, et couchaient par terre
-comme toutes les bédouines. Le cheikh les traitait avec humanité et les
-méprisait profondément.
-
---Nos femmes sont bêtes, avait-il coutume de répéter, plus bêtes que les
-chèvres.
-
-Et le fait est que leur triste existence les a dégradées et abaissées au
-rang de femelles. Mariées à douze ans, flétries à quinze, accablées de
-besogne, maltraitées, répudiées à chaque instant, passant d’un mâle qui
-les exploite et les bat à un autre mâle qui les exploite et les bat
-davantage, elles vivent dans la crasse et l’ignorance les plus abjectes.
-
---Mon ânesse le jour, mon épouse la nuit,--dit le bédouin.
-
-Le dédain des Arabes du Djerid pour leurs femmes est extrême.
-
-Il est rare pourtant qu’ils n’aient pas les quatre épouses permises par
-le Coran, car leur travail est une source de richesse.
-
-Mon mari ne dépassait jamais le vestibule où donnaient nos chambres,
-mais moi, j’allais parfois rejoindre Chedlïa à l’intérieur de la maison.
-J’y trouvais les femmes du cheikh invariablement accroupies derrière les
-métiers aux fils tendus, et le cercle des voisines cardant ou dévidant
-la laine, au milieu des rires et des propos oiseux.
-
-Il était souvent question de Nefissa, la prochaine épousée de Baba
-Youssef; car un mariage avec ses réjouissances est l’événement capital
-et passionnant entre tous. On la disait fort jolie, et son père, Si Ali
-el Trabelsi, en avait exigé sept cents francs, somme excessive pour une
-petite vierge bédouine, deux kilos d’argent et une demi-livre d’or, afin
-de fondre les bijoux.
-
---Si tu veux,--me dit une fois Chedlïa,--nous irons la voir avec les
-femmes du cheikh. C’est le «jour du henné» et les noces ont lieu
-après-demain.
-
-La vieille Aziza et sa coépouse Fatouma se voilaient de bleu, tandis que
-Chedlïa s’enveloppait dans son soufsari blanc qui, à Nefta, causait une
-impression égale à celle de mes chapeaux parisiens.
-
-Je partis, escortée de mes trois fantômes, et nous marchâmes longtemps à
-travers les rues en labyrinthe, voûtées et sombres, où le soleil traçait
-de loin en loin des rais éclatants.
-
-Nous nous arrêtâmes enfin à la porte de Si Ali el Trabelsi, derrière
-laquelle une rumeur dénonçait la fête. Dès l’entrée je fus prise dans un
-remous de femmes parées, curieuses, et mal odorantes, et je dus subir
-l’habituel et très indiscret examen de cent paires d’yeux et de mains.
-
-On me poussa enfin vers la chambre de la mariée. J’aperçus, au milieu
-des bédouines agitées et bruyantes, une immobile, silencieuse et exquise
-petite idole étincelante d’or, accroupie au centre d’un grand tapis de
-Tozeur. Des traits menus dans l’ovale allongé, des yeux enfantins
-agrandis de kohol, une bouche minuscule éclatante de fard, une peau
-fine, mate et brune sous le rouge dont ses joues étaient peintes, une
-toute petite fille enfin, parée de soie et de bijoux. Elle semblait
-toute frêle et jeunette sous les chaînes et le lourd diadème dont sa
-tête était surchargée. Dix anneaux d’or énormes et fraîchement fondus
-pendaient de chaque côté de son visage, et les femmes énuméraient avec
-envie les innombrables bracelets ceignant les bras minces, les colliers
-de corail, d’agate et d’or, les mains de Fathma, les croissants, les
-pendeloques, les grands khelkhall d’argent enserrant les chevilles, et
-la souple meleh’fa de soie violette, à franges d’or, drapée à la taille
-par une ceinture en cordons de soie verts, orange, bleus et argent!
-
-Nefissa! brebis nouveau-née; prunelle de mon œil; petite précieuse aux
-yeux de gazelle; petit corps frêle et parfumé, voici bientôt venir
-l’époux...
-
-Baba Youssef!...
-
- * * * * *
-
-Les noces eurent lieu le surlendemain, et, malencontreusement absente,
-je ne les vis point. Mais je sus par Chedlïa tous les détails de la
-fête: la promenade de la mariée à dos de chameau, sous le grand
-palanquin de soie, suivie de l’époux sur sa mule, et de son long cortège
-de parents et d’amis, au bruit des coups de fusil, des clameurs et des
-yous-yous.
-
-Puis l’entrée de Nefissa et de Baba Youssef dans le chambre nuptiale...
-et les réjouissances du lendemain: l’enlèvement simulé de la mariée par
-un ami de Si Youssef, les couscous monstres, et les parfums brûlant dans
-les «canoun». Et je sus aussi que chaque soir, pendant huit jours, le
-mari se glissait dans sa demeure, furtif comme un voleur, pour rejoindre
-sa nouvelle épouse.
-
-Ensuite je revis Nefissa dans la maison de Baba Youssef, avec son petit
-visage adorable aux traits tirés, ses grands yeux enfantins cernés de
-fatigue et de kohol. Elle avait pris sa place au métier, à côté de
-Meryem, mais on disait que le maître n’était point exigeant pour son
-travail, et ne désirait d’elle qu’une seule chose... Et chaque fois que
-les caravanes s’arrêtaient à Nefta, il achetait à Nefissa une étoffe, un
-bijou, ou de ces babouches en cuir brodé que l’on fabrique à Touggourt.
-Mais la petite n’était pas fière, et ses coépouses, malgré leur jalousie
-bien naturelle, se laissaient prendre à sa douceur et à sa grâce.
-
-Enfin sonna l’heure de notre départ, celle de dire adieu à toutes choses
-de cette ville saharienne hospitalière et paisible et de reprendre nos
-mules pour le grand trajet dans le désert, jusqu’à Metlaoui, relié au
-monde civilisé par un train qui file encore pendant des heures et des
-heures à travers les contrées arides.
-
-Nous cheminions une dernière fois dans l’oasis, sous les hauts palmiers,
-le long des oueds qui courent si gaîment sur le sable fin. Des laveuses
-de laine étaient accroupies au milieu de l’eau pour blanchir les toisons
-amoncelées devant elles. Je reconnus Meryem.
-
---Sais-tu,--me dit-elle aussitôt,--Halima vient d’avoir une fille, la
-pauvre! il n’y a pas une heure. Qu’Il soit exalté!
-
---Comment? Mais je l’ai aperçue à l’instant dans la palmeraie de Baba
-Youssef, en train de sarcler avec la vieille Zoh’rah.
-
---Oui, elle travaillait quand les douleurs l’ont prise. Elle a enfanté
-sous le gros jujubier, puis elle est venue me montrer l’enfant et le
-laver à l’oued, maintenant elle l’a chargé sur son dos et s’est remise à
-l’ouvrage.
-
---Et c’est toujours ainsi chez vous?
-
---Grâce à Dieu, nous ne sommes pas comme ces femmes de Tunis dont parle
-Chedlïa, qui restent étendues huit jours après leurs couches. A
-présent,--ajouta-t-elle confidentiellement,--Halima va tout de suite
-être répudiée. Mais Si Youssef a le cœur tourné par cette petite
-Nefissa, et longtemps encore elle restera prunelle de son œil et fleur
-de son jardin. Il veut remplacer Halima par une femme d’âge et de force,
-une répudiée qu’il ne payera pas cher, et pourra atteler à la charrue
-avec la vieille Zoh’rah.
-
-... Nous quittâmes Nefta au petit jour. En passant devant la demeure de
-Baba Youssef, j’entendis une voix frêle qui chantait:
-
- Allah! Allah! qu’y a-t-il sur moi?
- Il est parti en voyage et m’a abandonnée,
- Il est parti et m’a laissée seule,
- Mes larmes coulent sur mes joues,
- Que le Très-Haut ait pitié de moi!
- Il est parti et m’a laissée dans ma demeure,
- Pleurant et criant, hélas!
- Les pleurs inondent mes joues.
- Un feu intense brûle dans mes entrailles...
-
-Et la plaintive mélopée de Nefissa, qui s’éteignait dans l’éloignement,
-fut comme le dernier adieu de Nefta la très lointaine, de Nefta aux cent
-coupoles que nous ne reverrons jamais plus.
-
-
-
-
-X
-
-LAMENTO
-
-
-Des cris perçants ont ébranlé la nuit, suivis de longs sanglots qui
-s’élèvent et s’exaspèrent, et de clameurs plus sauvages. Ce ne peut être
-une épouse battue, on distingue les voix de plusieurs femmes... Le
-concert tragique nous tient éveillés jusqu’au matin. Par instants il
-semble s’apaiser, puis il repart avec une nouvelle frénésie...
-
---La vieille Latifa est entrée dans la miséricorde,--nous dit
-Chedlïa.--Ce sont les lamentations de ses filles que vous entendez.
-
-J’avais aperçu quelquefois notre voisine octogénaire, idiote et
-paralysée, et je n’aurais pas cru que sa mort pût provoquer un tel
-désespoir. Ses enfants l’entretenaient avec respect, mais évidemment
-elle leur était à charge, depuis des années qu’elle avait perdu la
-raison, et ne reconnaissait pas même les siens.
-
-J’accompagnai Chedlïa au domicile mortuaire.
-
-La vieille Latifa était de petite bourgeoisie, mais son frère, le
-général Chedli ben Amor, avait joui d’une grande faveur sous Sadok Bey
-et, malgré la ruine et la disgrâce actuelles, il y aurait, pour cela, de
-belles funérailles.
-
-Les filles de la morte, Edïa et Cherifa, se lamentent toujours. Leur
-douleur et leurs cris enflent à chaque nouvelle arrivée:
-
---O ma mère Latifa! O ma mère!
-
---O Puissant!
-
---O mon Maître!
-
---O Miséricordieux!
-
---O Prophète!
-
---O ma mère Latifa!
-
-Elles ont le visage griffé à coups d’ongles et s’arrachent les cheveux
-par poignées. Les autres femmes, parentes et amies, sanglotent à l’envi,
-donnant des signes du plus cuisant chagrin.
-
-Instantanément Chedlïa se met à gémir avec une facilité et un naturel
-merveilleux. Et je me sens gênée, au milieu de cette foule en pleurs, de
-ne savoir, moi aussi, verser quelques larmes...
-
-Le cadavre repose dans la pièce voisine, rigide entre deux draps, les
-gros orteils liés ensemble par une tacrita de soie.
-
-Je reste peu. Déjà les laveuses funèbres apprêtent «l’équipement de la
-morte»: vases, aiguières, flacons d’essences, pour la dernière toilette.
-Elles doivent nettoyer soigneusement le corps, et lui faire subir une
-sorte d’embaumement avec du henné, de la canelle et des tampons de ouate
-parfumée que l’on dispose aux aisselles, sur la bouche, autour de la
-tête, et dans toutes les parties susceptibles d’une prompte corruption.
-Puis la vieille Latifa, vêtue d’un costume neuf et enveloppée d’un
-suaire, attendra, allongée sur le tapis, tandis que les récitateurs de
-Coran, par groupes de quatre, se relayeront en psalmodiant les sourates
-sacrées.
-
-Et enfin le cadavre sera déposé dans une bière provisoire pour traverser
-la ville, car les femmes sont recluses jusqu’après la mort; tandis que
-les hommes s’en vont au cimetière simplement voilés d’un linceul.
-
-Le lendemain, la vieille Latifa partit au milieu d’un imposant cortège
-mâle. Ses filles et parentes redoublèrent leurs cris, et trois jours
-encore elles doivent rester dans la douleur, sans cuire les aliments, ni
-coudre, ni s’occuper d’aucune chose. Puis la vie reprendra son cours
-normal.
-
-Lorsque le corps franchit la porte, Edïa et Cherifa eurent d’admirables
-crises nerveuses. Dans le fond du cœur elles étaient fières parce qu’il
-y avait dix «chanteurs de Coran» derrière le cercueil, et une suite
-nombreuse de parents et d’amis. Cela seul dénonce la situation de la
-famille, les musulmans, riches et pauvres, faisant leur dernier trajet
-dans le même équipage.
-
-Tous les dix pas, et sans que la marche du cortège en fût interrompue,
-les passants se relayaient pour porter la civière funèbre. Car c’est une
-action méritoire devant Allah, qu’aider au transport d’un défunt.
-
-La bière était couverte d’un drap d’or et de vieilles broderies aux
-couleurs gaies. Quelques fleurs s’éparpillaient sur les étoffes. Les
-chants à plusieurs voix scandaient la marche, attirant les femmes
-curieuses, qui se penchaient, invisibles, aux moucharabiés, tout le long
-du parcours.
-
-On atteignit enfin le cimetière un peu hors de la ville.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-La besogne funèbre achevée, une simple pierre sans inscription marqua la
-tombe, au hasard dans la verdure. Et la vieille Latifa, qui ne savait
-pas ce que c’était que la campagne, repose sous l’herbe folle criblée de
-soucis orange, au milieu d’un bois d’eucalyptus et d’aloès aux feuilles
-bleues et acérées.
-
-Le grand ciel libre, vibrant de lumière, s’étend au-dessus d’elle, et
-les oiseaux gazouillent alentour du matin au soir, maintenant que ses
-yeux sont fermés et que ses oreilles n’entendent plus...
-
-
-
-
-XI
-
-JEUNES-TUNISIENNES
-
-
-Une automobile s’est arrêtée devant ma maison, révolutionnant la rue
-calme, plus habituée aux bourricots et aux charrettes qu’aux trépidantes
-«carh’aba». Un Arabe saute du siège où il était assis à côté du
-chauffeur, heurte à la porte, déploie son burnous devant ses yeux, et en
-protège le passage rapide de deux formes voilées qui s’engouffrent dans
-le vestibule. Ce sont mes amies les dames El Karoui dont j’attendais la
-visite.
-
-Douja et Nejima sont de charmantes musulmanes nouveau jeu, instruites,
-distinguées parlant français sans le moindre accent.
-
-Nejima est veuve de Si Azous El Karoui, l’avocat. Elle n’a point envie
-de se remarier, craignant de tomber dans une famille d’esprit moins
-large que celle du défunt. Elle en souffrirait trop, ayant été élevée
-par une institutrice française et des parents aux idées très modernes.
-Son frère aîné Si Jilani est interne des hôpitaux de Paris.
-
-Douja, sa jeune belle-sœur, est la femme de Si Slimane El Karoui,
-directeur du journal arabe la _Zorah_. Elles s’entendent admirablement
-ensemble et ne se quittent jamais.
-
-Douja est née aussi dans un des rares milieux musulmans très libéraux de
-Tunis. Elle a fait toutes ses études à l’école secondaire Jules-Ferry.
-
-Ces dames voyagent chaque année avec Si Slimane. Elles vont à Vichy, à
-Paris, en Italie... Elles s’embarquent soigneusement voilées, mais une
-heure après le départ, elles sortent de leurs cabines, transformées en
-Européennes élégantes. Aussitôt rentrées à Tunis elles savent se
-conformer aux mœurs de leur pays, sans pourtant s’astreindre à la
-réclusion absolue.
-
-Elles, qui évoluent fort à leur aise dans un salon parisien plein de
-messieurs, n’ont jamais été aperçues par un seul coreligionnaire... Leur
-automobile est hermétiquement close par des volets en bois; mais elles
-vont souvent voir des Françaises, leurs seules amies. Car, malgré la
-situation de leur famille et l’extrême régularité de leur vie, elles
-sont assez mal considérées dans les milieux musulmans aux idées
-étroites.
-
-Dès l’entrée, elles ont vite rejeté leurs voiles de soie, et
-apparaissent joliment vêtues à l’arabe, de costumes brodés, en satin
-gris, où l’on ne devine l’influence parisienne qu’au goût discret et aux
-teintes atténuées.
-
---Comment allez-vous? Il y a un temps infini que nous ne vous avons vue.
-
---Et vous-mêmes? Avez-vous fait un bon voyage? Donnez-moi des nouvelles
-de Paris.
-
---Toujours charmant! Mais il commence à y faire froid, et nous avons
-retrouvé sans déplaisir le soleil de Tunis.
-
-Nous causons de mille choses actuelles. Ces dames sont au courant de
-tout: art, littérature, politique. Elles m’apportent un livre sur les
-harems turcs, récemment paru.
-
---Vous verrez, c’est intéressant, pour nous surtout, puisqu’il est
-question de la vie féminine à Constantinople.
-
---Ce ne doit pas être très exact du reste,--ajoute Nejima.--A en croire
-l’auteur, toutes les femmes de Stamboul seraient jolies, instruites,
-heureuses, mères et épouses idéales. Et je doute que la perfection
-existe là-bas plus qu’ailleurs.
-
---Et puis,--remarque Douja,--puisque l’auteur, une femme grecque, trouve
-si délicieuse la vie au harem, que n’y est-elle donc restée, épousant un
-Turc, au lieu de se marier avec un Américain, pour partir à San
-Francisco?...
-
-Un coup de sonnette interrompt notre conversation, et Habiba introduit
-deux visiteuses inopportunes, mesdames B... et G..., perruches bavardes
-et prétentieuses. Elles doivent être nées aux environs de Carpentras ou
-de Guéret, mais, parce qu’elles portent des robes drapées et des
-aigrettes de trente centimètres, elles s’imaginent passer pour des
-Parisiennes.
-
-Je fais les présentations.
-
---Ah!--s’exclame madame B...,--que je suis heureuse de rencontrer des
-musulmanes! c’est la première fois que cela m’arrive.
-
---Et vous parlez français,--minaude madame G...,--c’est exquis! Vous
-allez nous raconter tant de choses dont nous n’avons pas la moindre
-idée.
-
---Vous êtes trop aimable, madame,--proteste Douja,--mais c’est vous
-plutôt qui pourrez nous intéresser. Nous sortons peu, ici, vous le
-savez.
-
---C’est vrai! Vous avez des mœurs très curieuses. Dites-moi, que
-faites-vous dans vos harems? Que vous y apprend-on?
-
---L’instruction y est généralement négligée,--riposte en souriant
-Nejima,--mais on ne manque jamais de nous enseigner le savoir-vivre et
-la discrétion.
-
-Les deux perruches ne saisissent pas la leçon que cette jeune musulmane
-vient de leur infliger. Elles continuent à questionner et à babiller
-étourdiment. Et comme je devine la nervosité de mes amies, devant un tel
-manque de tact et une curiosité si indécente, je fais dévier l’entretien
-sur un autre sujet.
-
---Nous avons été hier au Palmarium voir la _Belle Hélène_,--dit madame
-B...--C’est bien pour la quatrième fois, mais on s’y amuse toujours.
-Évidemment, mesdames, vous ne connaissez pas cela.
-
---Je vous demande pardon,--répond Douja.--Nous avons même assisté
-dernièrement à une parodie de Shakespeare analogue, et bien supérieure à
-mon avis: _Troïlus et Cressida_!
-
---Comment dites-vous? Où donne-t-on cette pièce? Je ne l’ai pas vue
-affichée.
-
---C’est à l’Odéon qu’on la joue, madame, depuis très peu de temps.
-
---Ah!--fait madame B... un peu dépitée.--Vous connaissez donc Paris?
-
---Nous y passons tous les ans deux mois.
-
-Les perruches abandonnent vite ce sujet. Il leur en coûterait sans doute
-d’avouer à ces musulmanes qu’elles ignorent la capitale dont elles
-singent les modes.
-
-Précisément la question chiffon est plus passionnante que jamais cet
-automne. Reviendra-t-on aux paniers?... Madame G... a besoin d’un
-costume, et se demande avec anxiété si elle doit en faire draper la
-jupe.
-
---La plupart des tailleurs gardent leur ligne sobre,--dit Nejima.--Nous
-en avons vu de simples et charmants chez Montaillé et différents
-couturiers.
-
-Les perruches se regardent interloquées... Elles se décident enfin à
-s’envoler: frous-frous, caquetages, bruits d’ailes... Dans le vestibule,
-madame G... me dit d’un air entendu:
-
---Vos amies sont délicieuses, mais nous ne tombons pas dans le piège. Ce
-sont des Françaises déguisées en musulmanes. De grâce, dites-nous leurs
-noms?
-
-Je souris, énigmatique. Et j’amuse bien les dames El Karoui en leur
-rapportant ensuite ce propos.
-
---Il va falloir vous quitter, car nous avons promis à notre cousine
-Menena Zoubhir, d’aller la voir aujourd’hui. Elle est fort préoccupée:
-son vieux turban de mari s’est mis en tête de marier leur fille Neïla
-avec Si Tayeb ben Mokhtar.
-
---Vous figurez-vous la pauvre petite qui a fait toutes ses études à
-Jules-Ferry, dans ce milieu ancien style!
-
---Il est vrai que sa grand’mère lui en donne déjà l’avant-goût.
-
---Oui, mais Neïla n’en a pas moins une vie intellectuelle et plus
-civilisée auprès de sa mère.
-
---Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous?--dit Nejima.--Elles sont
-toujours si contentes de vous voir.
-
---Avec plaisir, je suis libre toute la journée.
-
-Mes amies se voilent, et leur auto nous dépose vite au Dar Zouhir.
-
-Lella Menena et sa fille nous reçoivent en vraies femmes du monde.
-
-Elles savent dissimuler leurs tourments et ma présence les empêchera
-d’en dire un seul mot à leurs cousines. Elles ont un grand souci de
-dignité devant une Européenne, et paraissent toujours pleinement
-satisfaites de leur sort.
-
---Sans doute,--m’a dit un jour Lella Menena,--l’existence des musulmanes
-est assez sévère ici. Mais elle a bien ses bons côtés. Nous avons le
-temps de réfléchir, une vie calme et saine. Je n’envie pas le sort des
-Françaises toujours affairées, absorbées par mille soins dont nous
-sommes déchargées. Il y a aussi une certaine satisfaction à suivre les
-règles observées par toutes nos aïeules. Un changement se fera peut-être
-dans notre condition, mais très lentement. Pour l’instant nous sommes
-heureuses...
-
-Est-ce l’exacte vérité? Du moins il y a du mérite et une grande fierté à
-le proclamer.
-
-Lella Menena fut élevée par une institutrice française, sans quitter la
-maison paternelle, mais Neïla est allée au lycée jusqu’à treize ans,
-mêlant sa vie et sa pensée à celles de ses petites camarades. Puis un
-jour, son enfance libre s’est terminée, elle est rentrée au logis pour
-n’en plus sortir jamais...
-
-Regrette-t-elle parfois l’existence entr’aperçue?...
-
-Ces dames lisent, reçoivent des journaux et des revues, s’intéressent
-aux choses intellectuelles; Lella Menena est une mère intelligente, très
-occupée de ses jeunes enfants, la toute petite Jemila, et les deux
-garçons qui vont au lycée, et font en même temps leurs études arabes. Sa
-demeure a des fenêtres largement ouvertes à la lumière, donnant sur les
-terrasses des souks. Si Omar, son mari, n’est point un «vieux turban»,
-comme le prétend Douja. C’est au contraire un homme instruit, d’idées
-assez modernes, qui tolère pour sa femme et sa fille bien des habitudes
-quasi européennes, à la condition qu’elles ne sortent pas de la maison
-et se conforment aux mœurs. Je m’étonne qu’il veuille imposer à Neïla un
-époux retardataire. Peut-être y est-il poussé par sa mère, musulmane de
-la vieille école, que révoltent toutes ces coutumes françaises
-introduites dans sa demeure.
-
-Elle paraît quelquefois lorsque je viens, et je devine une sourde
-hostilité sous sa politesse.
-
-Neïla s’est assise auprès de moi. Elle me reproche la rareté de mes
-visites.
-
---Songez que j’ai eu le temps de terminer, depuis que vous êtes venue,
-ce chemin de table à peine commencé.
-
-Elle me l’apporte: il est charmant, tout incrusté de filet, et brodé
-dans la perfection.
-
---Maman vient de m’abonner à la _Corbeille à ouvrage_ qui envoie chaque
-mois des travaux échantillonnés.
-
---Ainsi, Neïla, vous continuez toujours votre trousseau?
-
-Elle rougit, et ses yeux se remplissent de larmes.
-
---Excusez-moi,--dit-elle tout bas,--j’ai bien des tristesses en ce
-moment. Mes cousines ont dû vous le dire, mon père va me marier à Si
-Tayeb ben Mokhtar.
-
---Mais, Neïla, si cette union vous répugne, ne pouvez-vous, très
-respectueusement, résister à Si Omar?
-
---Je n’ose pas,--dit-elle.--Vous savez le respect que nous avons pour
-nos pères. Et puis, ce serait mal...
-
---Alors, vous acceptez ainsi l’époux qu’il vous impose?
-
---Oui,--répond-elle simplement...--Je tâcherai de prendre mon parti de
-cette nouvelle existence. Ma cousine Amina, qui a été élevée comme moi,
-a bien épousé Si Slim Cherif, et elle vit suivant les vieilles mœurs.
-Elle n’est pas malheureuse, elle a un bébé...
-
-Une mulâtresse apporte le thé, très correctement servi à l’européenne,
-sur de petits napperons brodés. Puis elle disparaît. Dans cette maison
-les servantes font leur service comme chez nous, avec silence et
-discrétion.
-
-Après quelques moments, je me lève, Neïla me reconduit jusqu’en haut de
-l’escalier.
-
---Vous ne tarderez pas à être invitée à mes noces,--dit-elle.--Ce matin
-on en a fixé l’époque après notre nouvelle année.
-
---Alors, c’est tout à fait décidé?
-
---Oui,--répond la jeune fille,--maintenant il n’y a plus qu’à savoir me
-soumettre et me dominer... l’un et l’autre sont difficiles, mais je m’y
-efforce.
-
-
-
-
-XII
-
-LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAÏM
-
-
-Je me promenais, en quête d’un modèle, aux environs de la rue Sidi ben
-Naïm, dans cet étrange quartier de courtisanes, où les portes ouvertes
-de chaque maison laissent apercevoir des femmes parées et nonchalantes,
-étendues sur leurs divans. Des femmes aux visages nus et aux mœurs
-impudiques.
-
-Il y avait des Tunisiennes en pantalons bouffants et gebbas brodées, des
-bédouines chargées de bijoux sauvages, et drapées dans leurs meleh’fas
-de soie, des négresses aux oripeaux éclatants, des Juives grasses et
-blanches.
-
-Quelques-unes causaient et riaient avec des tirailleurs indigènes: mais
-la plupart se reposaient, indolentes, en buvant du café à petites
-gorgées, et en croquant de gros radis mauves.
-
-A cette heure, les rues tranquilles prennent sous le soleil un aspect
-honnête, la clientèle en étant essentiellement noctambule.
-
-Une de ces femmes marchait devant moi, petite, boulotte, mais bien
-moulée dans une superbe fouta jaune rayée d’argent. Et, s’étant
-retournée, elle me sourit. A mon grand étonnement je reconnaissais sa
-face ronde au nez trop court et aux lèvres sensuelles... et pourtant je
-ne me savais point d’amie parmi les dames de la rue Sidi ben Naïm.
-
---Par mon Maître!--s’exclama-t-elle,--je ne m’attendais guère à te
-rencontrer ici, la dernière fois que je te vis au Dar el Joued, où cette
-chienne de Salouh’a m’avait fait enfermer!
-
-Alors seulement, je réalisai que cette courtisane était autrefois Lella
-Zeïna, la petite bourgeoise bien recluse chez son époux Si Salah
-Boubaker. Et je ne sus pas lui cacher ma surprise.
-
---Toi ici!
-
---Mais oui,--répondit-elle sans embarras.--J’ai moisi presque un an au
-Dar el Joued, et puis mon mari s’est lassé de mes résistances lorsqu’il
-venait la nuit partager ma couche, et il m’a répudiée. Je n’ai pas de
-famille à Tunis, je suis libre. Sans doute j’aurais pu me remarier, mais
-j’en avais assez... A la prison, il y avait des femmes d’ici. Elles
-disaient que la vie n’y était point désagréable et qu’on gagnait
-beaucoup d’argent. Ça m’a tentée.
-
---Et tu ne regrettes rien?
-
---Par Allah! je n’ai jamais été si contente.
-
---Mais ces hommes que tu dois accepter ne te répugnent pas?
-
---Eux ou un époux, n’est-ce pas toujours la même chose? Sans doute
-quelques-uns sont très brutaux, surtout les soldats, mais une fois
-partis, on est tranquille. Vois-tu, il vaut mieux avoir affaire à
-beaucoup qu’à un seul, on est plus libre, et l’argent acquis est bien à
-soi... Veux-tu voir ma maison?
-
-J’hésitai une seconde, puis la curiosité l’emporta et je suivis Zeïna la
-courtisane.
-
-Au delà du vestibule, meublé du seul divan indicateur, je traversai un
-gai petit patio tout fleuri, jardinet en miniature qu’ombrageait un
-bananier aux feuilles longues, molles et déchiquetées.
-
-La chambre de la jeune femme était presque semblable à celle
-d’autrefois, chez son ex-époux Si Salah Boubaker: deux lits, des
-étagères chargées de bibelots au-dessus du divan, des armoires à glace
-Louis XV flanquant la porte, et à la place du piano muet, un mystérieux
-objet enveloppé d’une étoffe de soie.
-
-Zeïna me prépara une tasse de café, me fit un bouquet avec les trois
-roses du patio mêlées à quelques brins de jasmin, puis nous nous mîmes à
-bavarder comme de bonnes amies.
-
---Tu devrais me raconter tout ce qui t’est arrivé depuis la dernière
-fois où nous nous sommes vues.
-
---Volontiers, puisque tu daignes t’intéresser à moi. Donc, au bout de
-huit mois, Si Salah m’a répudiée et je suis sortie de prison. Ma famille
-habite Gafsa, et encore n’y ai-je plus que des oncles assez
-indifférents. J’étais nue[18], je me serais trouvée sans asile si la
-vieille Aouicha n’avait guetté ma sortie. Elle m’engageait à venir ici,
-dans sa maison, m’assurant que je m’y plairais et y gagnerais beaucoup
-d’argent.
-
- [18] Dénuée de tout.
-
---Et tu n’as pas hésité?
-
---Qu’aurais-je fait autrement?... Dieu est puissant!... Et puis je
-savais que la vieille ne mentait pas. En effet, elle m’a prêté trois
-cents francs pour acheter des vêtements et des bijoux et m’a emmenée
-chez elle. J’y suis restée six mois.
-
---Pourquoi l’as-tu quittée?
-
---Parce que c’est mieux d’être chez soi, on y a bien plus de bénéfice,
-et on peut se reposer à volonté. Tu comprends:--chez Aouicha nous étions
-six pensionnaires, et il n’y avait que cinq chambres; l’une de nous
-devait forcément rester dans le vestibule. Et puis la vieille faisait la
-cuisine, la lessive, tout l’ouvrage enfin, avec une petite servante,
-mais pour cela nous lui cédions la moitié de notre gain. C’est bien plus
-avantageux de s’arranger soi-même. Je l’ai donc remboursée le plus vite
-possible et je me suis installée dans cette maison.
-
---Les autres femmes font-elles toujours ainsi au bout d’un certain
-temps?
-
---Cela dépend. En général elles sont prodigues et n’arrivent pas à se
-libérer vis-à-vis de leurs tenancières. Et puis, beaucoup préfèrent la
-vie en commun. Mais seules, les «mamoussa» installées comme moi se font
-une belle situation.
-
---Alors, tu es contente de ton sort?
-
---Qu’Il soit exalté!... Je t’assure que ma vie est charmante. Je n’ai
-plus de maître. Je gagne assez d’argent pour emplir mes armoires, et je
-n’ai pas le temps de m’ennuyer. Plusieurs fois par semaine, toutes les
-femmes de la corporation sortent ensemble. Nous allons au Bardo, à la
-Manouba, à Sidi bou Saïd, à la Marsa... enfin, dans tous les
-environs--pour nous montrer et exciter les hommes à venir chez nous. On
-cause, on rit avec eux, quelques-uns nous offrent des cacaouettes et des
-gazouz[19], c’est très amusant!
-
- [19] Limonades.
-
-Elle parlait de tout cela simplement, sans fausse honte, incapable de se
-sentir déshonorée par un métier où l’on gagne tant d’argent.
-
---Mais, Zeïna, je ne puis croire cependant que tout soit agréable dans
-ta nouvelle existence...
-
---C’est juste. Le bey lui-même a ses puces... Certaines choses sont
-ennuyeuses: d’abord la visite des médecins français... puis les clients
-brutaux qui nous battent parfois, et les hommes qui se disputent à coups
-de couteau dans la rue, pour l’une de nous, en poussant de grands cris;
-alors on a si peur... Mais sais-tu ce qui m’a été le plus pénible? C’est
-de paraître nue[20] devant tous. Au début je ne pouvais m’y habituer, et
-je me cachais instinctivement la tête dans mes mains.
-
- [20] Le visage nu.
-
-Elle ouvrit ses armoires où s’entassaient les corsages de satin à
-manches ballons, froufroutés de rubans et de dentelles, les foutas de
-soie, les tacritas aux teintes éclatantes, les boléros brodés, les
-costumes brillants de paillettes.
-
---O Allah!--dit-elle avec orgueil,--j’ai payé tout cela sur mes
-économies. Je n’en avais pas autant autrefois chez Si Salah.
-
-Puis elle sortit de ses coffres des parures de fausses perles et de
-strass, des colliers d’ambre, de longues boucles d’oreille, des
-croissants dorés, des mains de Fathma...
-
---Mais tu n’as pas vu le plus beau.--ajouta-t-elle en désignant l’objet
-mystérieux et voilé.--Lorsque j’ai su que Si Salah avait donné mon piano
-à Salouh’a, cette chienne fille de chienne, j’en suis tombée malade, et
-puis je me suis promis sur la tête de ma mère que j’aurais
-mieux un jour. Et regarde ce que j’ai acheté de mon premier
-argent,--ajouta-t-elle rayonnante en découvrant... un énorme
-phonographe.
-
-Je restai ébahie, réprimant à grand’peine une envie de rire qui l’eût
-peinée. Elle prit mon silence pour de l’admiration.
-
---Oui, elle peut bien le garder son sale piano cassé! Moi j’ai une
-machine qui parle, qui chante, qui sait plus de choses que le
-«serviteur[21]». Écoute!
-
- [21] L’homme.
-
-Le phonographe nasillard se mit à scander une chanson arabe plus ou
-moins obscène. On ne s’entendait plus dans la chambre... Je pris congé
-de Zeïna malgré ses instances.
-
---Tous les soirs à partir de cinq heures, je le fais marcher,--me
-dit-elle en me reconduisant.--C’est de l’argent bien placé, les hommes
-aiment beaucoup cela.
-
-Et j’étais loin que j’entendais encore, à travers les rues blanches, la
-voix insolite appelant les clients chez Zeïna la courtisane.
-
-
-
-
-XIII
-
-DÉCADENCE
-
-
-Certes il y avait bien des musulmanes parées, jeunes et jolies, aux
-noces de Lella Djenina bent Daoud! Mais une femme, dont les rides
-légères se devinaient sous le fard, les éclipsait toutes de son
-extraordinaire beauté agonisante. Ses cheveux ondulés et soyeux lui
-descendaient presque aux chevilles, toison d’or surprenante parmi tant
-de chevelures noires, à reflets bleus, et ses yeux immenses, allongés de
-kohol, semblaient avoir ravi leur couleur au golfe de Carthage. Elle
-était grande, bien faite, un peu grasse, très blanche, d’un charme
-particulièrement nonchalant et séducteur, à côté de toutes ces femmes
-alanguies, gracieuses et coquettes à l’envi. Et l’on pressentait une
-créature à part, d’une autre race, bien que ses manières et son costume
-fussent tout à fait tunisiens.
-
---Oui,--me répondit la princesse Bederen’nour,--Lella Tejelmouk est
-encore très belle. Mais si tu l’avais vue il y a une vingtaine d’années!
-J’étais toute petite fille lorsque je l’ai rencontrée à un mariage, et
-je ne m’occupais guère de beauté. Par la tête de Sidi Mahrez! j’en suis
-restée éblouie. On eût dit la sultane Shéhérazade! Plus rien n’existait
-auprès d’elle...
-
---De quel pays est-elle donc?--demandai-je,--elle n’a pas du tout le
-type tunisien.
-
---Mais de Circassie..., c’est une alégia;[22] ne l’avais-tu pas deviné?
-Il n’y a que ces femmes-là pour posséder des cheveux aussi longs et
-dorés et des yeux aussi bleus. Son mari, le vieux Si Beji ben Abd er
-Rahmane l’a achetée au temps de son opulence quand il était vizir de Si
-Sadok.
-
- [22] Les alégias sont des Circassiennes élevées spécialement pour les
- harems des souverains et des riches personnages musulmans.
-
---Je croyais que les beys seuls avaient le droit d’entretenir des
-alégias.
-
---Maintenant, oui, ouvertement du moins. Avant l’occupation française,
-avec beaucoup d’argent chacun pouvait s’en payer.
-
---Combien valaient-elles?
-
---Plusieurs dizaines de mille francs suivant leur beauté. Lella
-Tejelmouk a coûté, dit-on, soixante-quinze mille francs. Elle avait
-treize ans et a été parmi les dernières alégias vendues à Tunis. Tu
-connais le souk el Trouk?
-
---Oui, celui des gebbas et des burnous.
-
---Eh bien, c’était là qu’on vendait autrefois les alégias. J’ai souvent
-entendu mon grand-père regretter le temps où l’on allait s’y promener en
-regardant les belles filles exposées et richement parées. Et les
-citadins, à qui leur fortune permettait de s’en payer une, demandaient
-au marchand la permission de les voir dévêtues, dans les chambres qui
-existent encore derrière les boutiques. Cela n’était accordé qu’à bon
-escient, mais il y avait toujours un monde fou dans le souk.
-
---Je l’imagine.
-
---Puisque Lella Tejelmouk t’intéresse, je vais te la présenter, elle est
-très gentille.
-
-La princesse Bederen’nour alla dire quelques mots à la belle
-Circassienne. Puis elles revinrent toutes deux vers moi, de leur
-identique démarche balancée.
-
-Notre conversation fut banale, mais je fus invitée par Lella Tejelmouk à
-l’aller visiter dans son palais près de Sidi Bou Saïd.
-
---Une belle demeure,--me dit plus tard la princesse Bederen’nour,--et
-que les beys eussent pu envier autrefois, car maintenant il ne doit plus
-y rester grand’chose. Si Beji ben Abd er Rahmane est ruiné, aux mains
-des Juifs...
-
---Lella Tejelmouk est-elle vraiment sa femme?
-
---Oui, il l’a épousée presque tout de suite après l’avoir achetée. Il
-l’adorait et tu n’imagines pas toutes les folies qu’il fit pour elle:
-les bijoux, les étoffes de Perse et de l’Inde, les broderies...
-Lorsqu’elle paraissait à un mariage elle portait sur elle une fortune.
-C’est bien changé!
-
-En effet, Lella Tejelmouk était assez simplement vêtue d’un costume en
-satin mauve et argent. Un seul bijou, triangle de diamants aux franges
-d’ambre, ornait sa gebba.
-
---Le pauvre Si Beji doit avoir l’âme resserrée de vendre ainsi toutes
-les parures de sa femme,--continua la princesse,--car il en est, dit-on,
-toujours amoureux. Pour lui plaire, il répudia jadis ses deux autres
-épouses, Lella Aïcha et Lella Fathma.
-
---Ont-ils des enfants?
-
---Elle en eut deux, une fillette morte vers cinq ans, et un fils, très
-mauvais sujet, dont on n’a plus de nouvelles depuis longtemps. Dieu est
-puissant!...
-
-Par une éblouissante journée de printemps, j’allai voir Lella Tejelmouk.
-Sa demeure n’était pas sur la colline de Sidi Bou Saïd, mais à quelque
-distance au bord du golfe. Une vieille bédouine m’y conduisit par un
-sentier bordé d’aloès et de figuiers de Barbarie aux feuilles grasses,
-dont les ombres bizarres ne suffisaient point à protéger d’un soleil
-très ardent. Une longue muraille dégradée enserrait un jardin.
-
---C’est là,--me dit la bédouine, et elle disparut comme une sorcière
-avant que j’eusse eu le temps de lui donner quelques sous.
-
-J’atteignis une porte monumentale et en heurtai vainement le marteau, et
-comme elle était entr’ouverte, je me décidai à pénétrer seule.
-
-Une allée de cyprès conduisait au palais. A droite et à gauche, une
-folle végétation avait envahi les parterres, dont on devinait encore la
-forme régulière. Çà et là, des vases de marbre brisés, des mosaïques
-entourant un bassin, apparaissaient au milieu des lianes, des géraniums
-grimpants et des fleurs sauvages.
-
-Quelques grands palmiers, des eucalyptus, des poivriers pleureurs au
-feuillage délicat, des orangers et des grenadiers, marquaient les
-anciens bosquets. Ce fouillis de verdure était mélancolique et charmant
-sous le soleil.
-
-Le palais surgit au bout de l’allée, très mystérieux avec ses
-moucharabiés ventrus et ses loggias à l’italienne. Depuis des années
-qu’on ne le badigeonnait plus à la chaux, il avait pris une couleur
-dorée comme celle des vieilles cathédrales espagnoles. Des lignes
-géométriques et des guirlandes couraient sur le marbre autour des
-fenêtres et de la porte.
-
-Et je recommençai à heurter, à coups retentissants mais inutiles. Comme
-celle du jardin, cette porte n’était pas fermée. A bout de patience
-j’entrai dans un grand vestibule désert, puis j’enfilai au hasard
-plusieurs pièces également vides et revêtues de faïence. Le logis
-semblait abandonné, aucun bruit, aucun meuble ne trahissait la vie
-humaine. J’appelai, et ma voix se répercuta sonore à travers les salles.
-Au bout de quelques minutes apparut un très vieux petit bonhomme tout
-courbé, vêtu d’une gebba blanche assez usée. Mais à un certain air de
-dignité, à son accueil un peu hautain, je reconnus le maître du logis,
-Si Beji ben Abd er Rahmane.
-
-Dès qu’il sut l’objet de ma visite, il devint plus aimable et m’assura
-que Lella Tejelmouk lui avait parlé de notre rencontre et serait
-enchantée de me revoir. Il me fit traverser encore plusieurs pièces
-vides, et m’introduisit dans un salon de proportions anormales dont le
-divan garni de coussins, quelques midas[23] incrustées de nacre et une
-table boiteuse formaient tout le mobilier. La décoration des murailles
-et du plafond était d’une richesse extrême et l’on apercevait par les
-fenêtres un très grand patio à double colonnade, tout inondé de soleil.
-Le vieillard s’éloigna pour prévenir sa femme.
-
- [23] Petites tables très basses.
-
-Lella Tejelmouk se fit attendre assez longtemps, et je supposai qu’elle
-retouchait sa toilette. Elle parut enfin, toujours belle. Mais le jour
-accusait plus cruellement que les bougies les atteintes du temps: les
-coins las de la bouche, la meurtrissure des tempes, les rides fines
-sillonnant la peau sous le fard. Et je m’aperçus aussi que ses longs
-cheveux si dorés ne gardaient leur couleur blonde que grâce à des
-artifices. Elle était plus simplement vêtue qu’aux noces de Lella
-Djenina: une fouta de soie blanche à rayures multicolores enserrait ses
-hanches un peu lourdes, et sa gebba de satin jaune s’ornait toujours de
-l’unique bijou, le triangle de diamants à franges parfumées, au bout
-desquelles se balançaient de petits croissants d’or incrustés de roses.
-Pourtant elle gardait son incomparable séduction, le charme de ses
-regards si bleus sous les cils très noirs, et la nonchalence gracieuse
-de tous ses gestes.
-
-Une vieille négresse apporta le café, puis Lella Tejelmouk me proposa de
-visiter la maison.
-
-Le patio était immense, comme toutes choses de cette demeure où l’on
-sentait le désir de faire luxueux et grand. Une triple vasque dominait
-un bassin desséché: les colonnes de marbre s’effritaient. Dans une cage,
-un oiseau s’égosillait, Lella Tejelmouk lui sourit, et me fit admirer
-aussi quelques pots d’œillets et un petit oranger dont elle me cueillit
-les fleurs.
-
---Tu as un beau jardin,--lui dis-je,--ne t’y promènes-tu pas?
-
---Oh! non. On pourrait me voir, surtout maintenant que les murs sont
-écroulés en plusieurs endroits.
-
-La chambre de la Circassienne gardait encore ses grands lits de parade à
-frontons dorés; il n’y avait guère de meubles: quelques coffres, un
-sofa..., pas même les armoires à glace chères à toute musulmane. Et
-pourtant, c’était avec le salon et la cuisine, énorme, pleine de jarres
-à provisions, les seules pièces du logis attestant la vie humaine.
-Toutes les autres étaient absolument vides.
-
---Fatima te montrera les étages,--dit Lella Tejelmouk.--Excuse-moi, j’ai
-les jambes malades et ne puis monter.
-
-Je suivis la négresse à toison grisonnante à travers les escaliers de
-marbre, les enfilades de salles nues et désertes où les araignées
-tissaient tranquillement leurs toiles. Çà et là, un carreau manquait aux
-murailles, une voûte s’effondrait, la pluie avait dégradé les peintures
-et les ors des plafonds. Et nous continuions à errer dans ce palais
-abandonné comme en un conte, soulevant la poussière, réveillant les
-échos des mille pièces mortes et splendides.
-
---O Miséricordieux!... O Puissant!... O Prophète!--soupira Fatima
-jusqu’alors silencieuse.--Quelle ruine!... Si tu avais vu cette maison
-il y a trente ans! Les tapis, les coffres et les lustres! Notre
-Tejelmouk n’avait rien à désirer, la chérie. Tous ses caprices étaient
-aussitôt satisfaits. Si Beji aurait été aux Indes pour lui rapporter un
-collier ou une étoffe, il ne lui refusait quoi que ce soit. Cinquante
-familles habitaient ce logis dont Lella Tejelmouk était la sultane. Et
-maintenant il ne lui reste plus que sa vieille Fatima pour la servir! O
-Puissant! O Miséricordieux! O mon Maître!
-
-Elle ouvrit une porte, et m’engagea d’un signe à sortir, tandis qu’elle
-restait dans l’ombre de la chambre. Je poussai un cri de surprise: une
-immense terrasse s’avançait au-dessus de la mer, quelques mouettes
-s’enfuirent à mon approche, et je restai longtemps à contempler le golfe
-si bleu aux rives immuables, où le caprice d’un puissant avait élevé ce
-palais de marbres et de faïences... Œuvre éphémère comme les riches
-demeures carthaginoises, et les villas romaines qui l’avaient précédée,
-et dont les assises et les colonnes gisaient encore dans ce sol rouge
-plein de ruines et de souvenirs...
-
-Fatima, impatiente, m’appela. Nous traversâmes encore cent pièces
-muettes aux charmantes loggias, donnant sur le jardin ou sur la mer;
-cent pièces autrefois animées, où circulaient les esclaves, où se
-nouaient et se dénouaient les intrigues de harem...
-
-Et je retrouvai enfin dans le salon les maîtres du logis. Si Beji ben
-Abd er Rahmane, le tout-puissant vizir de Si Sadok bey, le fringant
-cavalier, le richissime seigneur, et son épouse Lella Tejelmouk
-l’incomparable!... Un petit vieux tremblant et courbé, une Circassienne
-fanée dont la beauté défaillante évoquait encore, comme les restes de
-son palais, les splendeurs enfuies.
-
---Tu as vu,--me dit Si Beji avec orgueil,--ma maison était superbe et
-grande, j’ai eu des enfants, des milliers de serviteurs, des jours
-glorieux... A présent il ne me reste plus qu’elle,--ajouta-t-il en
-jetant un pauvre vieux regard d’amour à sa femme,--et c’est assez! Dieu
-est puissant!
-
---Mektoub[24]!--ajouta Lella Tejelmouk.
-
- [24] C’était écrit.
-
-
-
-
-DEUXIÈME PARTIE
-
-MŒURS MAROCAINES
-
- Au Général Lyautey.
-
-
-
-
-I
-
-LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM
-
-
-Le hasard seul m’a fait connaître Lella Kenza, arrière-petite-nièce du
-sultan Mouley Mohammed.
-
-J’explorais les quartiers excentriques de Fez avec notre ami Si Omar ben
-Nouna, et nous nous étions égarés dans le labyrinthe des ruelles
-caillouteuses, lorsque nous aperçûmes un peu de ciel bleu au-dessus d’un
-carrefour. Un palmier s’élançait derrière une muraille jaunâtre et
-dégradée.
-
---Allah!--fit mon compagnon,--nous voici à la demeure d’un de mes
-parents, le Chérif Jilali; tu vas pouvoir t’y reposer.
-
-Après avoir parlementé, à travers la porte, avec une femme invisible, il
-me dit:
-
---Mouley Abbas est absent. Entre chez lui; je vais aller à la mosquée
-voisine et reviendrai te prendre.
-
-Une esclave entre-bâilla la porte pour me livrer passage, et me guida
-par la main à travers un vestibule obscur. Le patio était large et gai,
-car les bâtiments n’avaient qu’un étage, et le soleil y pénétrait
-librement. Une des salles, garnie de mosaïques et de peintures,
-s’ouvrait sur une grande arsa[25] aux vertes perspectives mystérieuses.
-Mais je ne songeai plus à regarder nulle chose lorsque parut Lella
-Kenza. Car elle est plus belle et charmante qu’aucune des «_vierges aux
-yeux noirs_» dont les bons Musulmans goûteront les délices dans les
-«_jardins élevés, pleins de sources vives, où les fruits seront à portée
-de la main_[26]».
-
- [25] Verger.
-
- [26] Koran.
-
-Lella Kenza est presque une enfant, mais elle possède déjà les grâces
-troublantes de la femme. Ses yeux profonds, ombragés par de longs cils
-bruns, s’ouvrent, candidement étonnés, sous l’arc parfait des sourcils.
-Le nez est petit et droit, la bouche vermeille comme une fleur fraîche
-éclose, le teint doré, l’ovale exquis... Des nattes sombres, piquées
-d’agates et d’émeraudes brutes, encadrent son visage, et vont se perdre
-dans un volumineux turban d’étoffe dorée. Elle est mince, souple, et
-chacun de ses mouvements révèle l’harmonie du corps sous les brocarts
-aux plis lourds. On dirait une vivante petite idole égyptienne. C’est
-_la perle soigneusement cachée_[27] qui fut connue par un seul...:
-Mouley Abbas est son époux.
-
- [27] Koran.
-
-Lella Kenza sembla toute joyeuse de ma visite imprévue.
-
---Je ne vois jamais personne--me confia-t-elle,--ma famille habite
-Meknès[28]. Depuis mon mariage, nulle femme n’est entrée dans cette
-maison, et mon mari est souvent absent.
-
- [28] Une partie de la famille impériale habite à Meknès, dans les
- Palais de l’Aguedal.
-
---As-tu des enfants?
-
---Non,--dit-elle, avec une moue petite de fillette prête aux larmes,--le
-Seigneur ne m’en a pas accordé.
-
---S’il plaît à Dieu, tu auras bientôt un fils.
-
---S’il plaît à Dieu, le Puissant, le Miséricordieux!--répondit avec
-ferveur Lella Kenza.
-
-Elle voulut me faire visiter sa demeure qui était somptueuse, immense et
-mal entretenue. Dans une des chambres, une jeune négresse allaitait un
-nouveau-né.
-
---C’est une esclave,--me dit Lella Kenza,--et le fils qu’elle vient de
-donner à mon mari.
-
-De nouveau, son joli visage s’attrista: ses lèvres se contractaient, ses
-paupières aux longs cils s’abaissèrent..., mais je n’osai l’interroger,
-de peur d’être indiscrète.
-
---Tu ne connais pas un remède pour avoir des enfants?--me demanda-t-elle
-tout à coup.--J’ai tout essayé,--et elle se mit à pleurer.
-
-Le chagrin de cette petite fille qui se désolait de ne pas être mère à
-l’âge où l’on joue encore à la poupée, était touchant et drôle.
-
---Pourquoi te lamenter ainsi,--lui répondis-je,--tu n’as peut-être pas
-quinze ans.
-
---Je ne sais pas,--dit-elle,--mais j’ai déjà jeûné quatre fois au
-Ramadan depuis mes noces, et je suis toujours stérile... Alors, j’ai
-peur... Et puis, il y a cette Marzaka, fille du diable, que tu as vue
-tout à l’heure...
-
---Que crains-tu? Elle est affreuse et noire, et toi, tu es plus belle
-que la lune d’été.
-
---C’est juste, Mouley Abbas le sait bien, mais il veut des enfants, et
-elle lui en donne...
-
---Aimerais-tu mieux qu’il eût une seconde épouse?
-
---Allah m’en préserve!... C’est pour ne pas amener une autre femme dans
-la maison que le Chérif a pris Marzaka. Elle a eu tout de suite un fils,
-puis un autre, et celui qu’elle allaite est le troisième. Elle me nargue
-avec tous ses enfants, je ne puis les sentir...
-
---Connais-tu l’histoire de la hase et de la lionne? Je vais te la dire:
-«_Une hase, un jour, parlait à une lionne: «Je suis plus féconde que
-toi. Je mets au monde chaque année une quantité de rejetons, tandis que,
-tout au long de ta vie, tu n’en as guère plus d’un ou deux.--Cela est
-vrai, répondit la lionne, mais un seul de mes enfants dévore tous les
-tiens[29]._»
-
- [29] De Lokman le sage. Poète arabe de la tribu d’Ad, à qui l’on
- attribue des fables rappelant celles d’Ésope.
-
-Lella Kenza se mit à rire, toute consolée:
-
---Oh! ta tête est pleine!... Ils sont noirs et laids comme elle, les
-fils de Marzaka. Si j’en avais un, Mouley Abbas le préférerait à eux...
-Et ce jour-là, il n’irait plus chez la négresse, il me l’a promis.
-
---Tu vois bien qu’il ne l’aime pas.
-
---Sans doute, mais chaque fois qu’il entre dans sa chambre, mon cœur me
-fait mal et je pleure... Ensuite, elle se pavane devant moi avec les
-bijoux qu’il lui donne.
-
-Lella Kenza portait des émeraudes, des rubis et des perles pour
-plusieurs milliers de douros, et j’avais remarqué les bracelets d’argent
-et les colliers de simple verroterie dont l’esclave ornait sa peau
-noire.
-
---Par Allah!--m’exclamai-je,--ses bijoux ne sauraient être comparés aux
-tiens!
-
---Et que m’importe?--répliqua-t-elle,--tout ce qu’il lui offre m’est
-cuisant.
-
-Elle m’emmena prendre le thé dans l’arsa, où les esclaves avaient étendu
-des tapis sous les arbres en fleurs. Les bananiers, les bambous et les
-hautes herbes formaient un fouillis sauvage, au-dessus duquel le
-palmier, que j’avais aperçu de la rue, balançait sa tête flexible. Un
-invisible ruisseau gazouillait au milieu des joncs; des centaines
-d’oiseaux pépiaient dans les orangers, et des cigognes passaient, les
-pattes jointes, les ailes largement étendues, le bec pointant à l’avant,
-d’un vol japonais noir et blanc sur le bleu du ciel... On eût pu se
-croire très loin de la ville, dont on ne soupçonnait aucune muraille ni
-aucune demeure.
-
-L’air était doux, les pétales tombaient sur nous en pluie silencieuse et
-parfumée, les branches s’inclinaient, trop lourdement fécondes; parfois,
-une orange mûre roulait sur le sol. Lella Kenza, accroupie devant les
-plateaux d’argent, préparait le thé avec des gestes harmonieux; des
-rayons de soleil faisaient luire les pierreries de sa coiffure et les
-ramages dorés de son caftan; les esclaves noires s’agitaient autour de
-nous. Quelques-unes d’entre elles, un peu à l’écart, chantaient
-d’étranges mélopées en s’accompagnant du gumbri.
-
-Certes, Mouley Abbas ne devait pas être bien pressé d’aller au
-paradis!...
-
-Je retournai souvent chez Lella Kenza. Elle s’était prise pour moi d’une
-vive affection, et m’eût voulue sans cesse auprès d’elle. Je rompais
-l’uniformité de sa vie en lui apportant quelques échos de ce monde
-extérieur qu’elle ne devait jamais connaître.
-
-Le Chérif était un homme encore jeune, au visage accueillant et
-sympathique. Il semblait adorer sa femme, et insistait toujours pour que
-je vinsse la voir et la distraire. Mon départ fut un vrai chagrin pour
-Lella Kenza; elle me fit mille recommandations, comme si je dusse aller
-au bout du monde. Je l’assurai que le voyage de Meknès à Fez ne
-m’effrayait nullement, et que je ne tarderais pas à revenir.
-
-Je la revis en effet à la fin de l’automne. Elle me parut moins jolie et
-moins souple sous l’ampleur des caftans; ses traits tirés, ses yeux trop
-noirs, révélaient une grande fatigue. Mais elle était fort joyeuse et ne
-tarda pas à m’annoncer la bonne nouvelle:
-
---Enfin!--me dit-elle,--je suis enceinte de ce printemps, juste à
-l’époque de ton départ. Mouley Abbas est bien heureux. Il ne va plus du
-tout chez Marzaka, maintenant que le Seigneur lui a montré que je puis
-avoir des enfants.
-
-L’esclave traversait le patio, suivie de ses trois petits; le dernier né
-trottinait en trébuchant. Il avait une tête ronde et crépue et un teint
-à peine plus clair que celui de la négresse. Les aînés ressemblaient
-davantage à leur père, bien qu’ils fussent aussi fort noirs.
-
-Marzaka vint s’accroupir avec nous, à une distance respectueuse de Lella
-Kenza; elle se faisait très humble et sa maîtresse lui témoignait une
-hautaine bienveillance depuis que son triomphe était assuré. Les
-négrillons s’ébattaient, comiques et mal élevés, poussant des cris
-aigus, dérangeant les coussins, se roulant sur les tapis comme de jeunes
-animaux. De temps à autre, Lella Kenza leur donnait une amicale petite
-claque. Même, elle prit le plus jeune sur ses genoux et le fit danser en
-chantant:
-
- --Ah, Mouley Saïd!
- Tu auras bientôt un frère, s’il plaît à Dieu!
- Et son visage sera blanc, comme le haïk d’une femme riche.
- En te voyant auprès de lui,
- Les gens te prendront pour son esclave,
- Et te demanderont si tu viens de Marrakech.
- S’il plaît à Dieu,
- Mouley Saïd!...
-
-L’enfant riait aux éclats, et la négresse, obséquieuse, battait des
-mains en répétant le refrain improvisé:
-
- --S’il plaît à Dieu,
- Mouley Saïd!...
-
-Je n’avais jamais vu tant de gaîté dans cette maison. Pourtant, Lella
-Kenza semblait fort éprouvée par sa grossesse; elle revint toute
-haletante d’une promenade dans l’_arsa_, où les peupliers roux semaient
-leurs feuilles mortes sous l’éternelle verdure des orangers.
-
---Je ne puis plus me traîner,--dit-elle,--c’est que demain j’entre dans
-mon mois... Tu seras là, pour le sba[30]. Nous aurons des cheikhat[31]
-et beaucoup de réjouissances.
-
- [30] Septième jour. Fête des relevailles.
-
- [31] Musiciennes et danseuses de profession.
-
-Mais je m’inquiétais en la voyant si lasse et si frêle, à la pensée des
-souffrances que cette petite fille devrait bientôt supporter.
-
---Écoute,--lui dis-je.--Il y a ici une toubiba[32] qui est très savante.
-Elle a étudié toutes choses dans notre pays. S’il plaît à Dieu, ton
-accouchement sera heureux et facile; mais si, par malheur, toi ou ton
-enfant étiez malades, je t’en prie, fais-la venir, car elle saurait bien
-vous soigner.
-
- [32] Doctoresse.
-
---J’aurais trop peur,--répondit Lella Kenza,--on dit que vos médecins
-ont des instruments en acier... Du reste, chez nous, les vieilles
-connaissent des remèdes excellents.
-
---Sans doute,--répliquai-je avec un manque de conviction qui ne put
-échapper à mon amie.
-
---Par notre Seigneur Mohammed, Envoyé d’Allah! elles sont plus malignes
-que tu ne le crois. Sais-tu ce qui est arrivé à Zohra Bent Othman Ez
-Zayani?
-
---Je ne connais même pas son nom.
-
---C’était une jeune fille d’une bonne famille de Fez, jolie comme le
-printemps, et pleine de pudeur. La seconde femme de son père en était
-fort jalouse. Or, voici que le ventre de Zohra se mit à enfler, à
-enfler, à s’arrondir... et elle souffrait comme celle dont le mois est
-échu... La femme disait à tous:
-
-«--Voyez cette éhontée, cette chienne, fille de chienne, elle n’a pas
-attendu ses noces pour enfanter.»
-
-»Zohra pleurait sans comprendre pourquoi le Seigneur lui infligeait
-cette honte, car elle sentait remuer dans son sein et se croyait
-elle-même enceinte, malgré son innocence. Mais une vieille femme à qui
-elle se confia lui dit:
-
-«--Ce sont les fruits de la méchanceté que tu portes, et non ceux du
-péché. Celle qui te hait a dû te faire manger dans le couscous des œufs
-de serpent. Ils ont éclos par la chaleur de ton corps; les petits s’y
-trouvent bien et y grandissent.»
-
-»Zohra disait:
-
-«--O ma mère, qu’arrivera-t-il? Les serpents finiront par me tuer!...»
-
-»Alors, la vieille, la démone, eut une idée,--ces vieilles connaissent
-toutes les ruses!--Elle fit manger à Zohra beaucoup de pois chiches et
-de poisson très salé, puis la suspendit par les pieds au-dessus d’un
-seau d’eau. Les serpents, que cette nourriture avait altérés, sentirent
-la fraîcheur de l’eau; ils se précipitèrent pour boire. Il en sortit
-sept et la jeune fille fut délivrée. A présent, elle est mariée à l’Amin
-El Mostafad. O ces vieilles! vois-tu, qui s’aviserait de dénombrer leurs
-secrets? Elles savent où le loup a caché ses petits...»
-
-Je n’avais pas d’aussi extraordinaires récits à opposer aux siens.
-Pourtant, j’arrivai à la convaincre que nos médecins n’étaient pas non
-plus sans posséder quelque science. Mais Allah me préserve de médire des
-vieilles!
-
-La semaine suivante, une esclave vint m’annoncer, de la part du Chérif,
-la naissance d’un garçon.
-
---L’impatience de Lella Kenza était si grande que le Seigneur ne lui a
-pas fait attendre la fin de son mois.
-
---Et comment va-t-elle?
-
---Allah soit loué! tout s’est bien passé. Mouley Abbas, est ravi d’avoir
-un fils. Il te prie de venir chez lui.
-
-J’accourus anxieuse auprès de mon amie la Chérifa, et la trouvai, très
-pâle encore, accroupie au milieu des coussins. De lourds rideaux de
-brocart fermaient l’immense lit et l’on y voyait à peine à la clarté
-d’un cierge de cire dont la flamme jaunâtre menaçait constamment les
-étoffes. Quelques femmes étaient assemblées autour de Lella Kenza, dans
-l’atmosphère pesante de l’alcôve, et une de ces vieilles aux mille
-ruses, qui l’avait accouchée, tenait un informe paquet vagissant.
-
---Regarde mon fils,--me dit avec fierté Lella Kenza en soulevant les
-linges, parmi lesquels j’aperçus un pauvre petit être frêle et
-grimaçant.--Il ne recevra son nom que le jour du sba. Je l’appelle à
-présent «le béni». Oh! que fut grande la bénédiction d’Allah!... Reviens
-vendredi pour la fête, et surtout, n’arrive pas plus tard que le
-dohor[33].
-
- [33] Chant du muezzin au milieu du jour.
-
-Un serviteur de Mouley Abbas vint le matin même renouveler l’invitation,
-de peur que je ne l’eusse oubliée. La maison du Chérif s’emplissait
-d’une joyeuse rumeur. D’innombrables négresses en vêtements de fête se
-bousculaient dans le patio, portant des aiguières, des plateaux, des
-corbeilles remplies de gâteaux. Tout autour de la grande salle, les
-invitées se tenaient accroupies sur les divans, immobiles, silencieuses
-et solennelles comme des idoles. Leurs visages, insolemment fardés,
-s’encadraient d’énormes anneaux d’oreilles ornés de pierreries, et de
-longs glands en perles fines ou en émeraudes. Quelques-unes avaient des
-diadèmes enrichis de diamants, d’autres se couronnaient d’un turban de
-plumes roses ou d’une étoffe brodée. Les hautes ceintures à ramages leur
-montaient, très raides, jusque sous les aisselles. Les brocarts des
-caftans se cassaient en plis lourds, à peine voilés sous la gaze
-éclatante des ferajiat[34] et les colliers splendides, aux plaques
-finement ciselées, reposaient sur de très ridicules petites collerettes
-dont la mode est venue d’Europe.
-
- [34] Robes de dessus transparentes.
-
-Lella Kenza m’installa tout près d’elle, à côté de son lit. Elle me
-comblait d’amabilités et se penchait constamment vers moi pour me
-désigner ses parentes ou me faire remarquer un détail de la fête.
-Pourtant je lui trouvai un air soucieux, malgré son apparente gaîté.
-
---Comment va ton fils?
-
---Grâce à Dieu!... L’assemblée est belle, n’est-ce pas? Tu resteras
-toute la nuit.
-
---Non, non, c’est impossible.
-
-Elle en fut désolée, et, à force d’instances, obtint de me garder
-jusqu’au moghreb.
-
-Les invitées ne se départissaient pas de leur attitude rigide, tandis
-qu’à l’autre extrémité de la pièce, les cheikhat accompagnaient
-rageusement, de leurs instruments, des chants nasillards. On ne
-s’entendait plus... il me fallait parler très haut à Lella Kenza et je
-perdais la moitié de ses phrases. Elle semblait, du reste, de plus en
-plus lasse et préoccupée.
-
-Quelques vieilles femmes, accroupies autour de l’accoucheuse, tenaient
-de longs conciliabules. Elles firent apporter sur le lit un petit canoun
-allumé, dans lequel on jeta divers ingrédients qui dégagèrent une âcre
-fumée. L’enfant fut exposé au-dessus des charbons, puis frotté avec un
-liquide mystérieux. Il poussait de faibles cris en s’agitant.
-
-Lella Kenza le regardait d’un air inquiet.
-
---Que lui fait-on?--demandai-je.
-
---Rien... des choses à nous...--me répondit-elle évasivement, et elle
-détourna mon attention sur le thé, le lait d’amandes, les sucreries et
-les parfums que les négresses passaient à la ronde. L’une d’elles
-offrait aussi de la gouza[35] en poudre, dont les invitées avalaient une
-pincée, tandis que leurs regards devenaient plus vagues et leur
-expression plus hébétée.
-
- [35] Noix de muscade avec laquelle les Marocaines se donnent une sorte
- d’ivresse.
-
-Les cheikhat, excitées par leurs chants, se démenaient avec une frénésie
-grandissante. Le soleil avait quitté le haut des murs, et les esclaves
-alignaient sur les tapis de gigantesques chandeliers en cuivre garnis de
-cierges.
-
-Je me levai pour partir, malgré les instances de Lella Kenza.
-
-Alors, subitement, son visage se décomposa, et elle me dit d’une voix
-suppliante, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes:
-
---Je t’en conjure, va me chercher cette toubiba dont tu m’as parlé. Mon
-enfant est très malade, les vieilles ont vainement essayé tous leurs
-remèdes...
-
---Allah!--m’écriai-je,--est-ce possible! Pourquoi ne m’as-tu pas avertie
-plus tôt? Voilà trois heures que je suis ici.
-
---Je ne voulais pas qu’aucun souci troublât pour toi la fête. Mais à
-présent tu pars... Mouley Abd Es Selem va mourir si tu ne trouves rien
-pour le sauver!
-
-Un chagrin si poignant la bouleversait, que je n’arrivais pas à
-comprendre comment cette femme en pleurs avait pu, tout le jour,
-dissimuler son anxiété par simple politesse envers ses hôtes.
-
-Je partis en courant à travers les ruelles noires, avec un petit esclave
-qui portait une lanterne. La toubiba habitait à l’autre extrémité de la
-ville, et je dus attendre son retour. Il était au moins huit heures
-lorsque nous revînmes à la demeure du Chérif Jilali.
-
-Mouley Abbas nous attendait, très anxieux, dans ses appartements, puis
-nous passâmes à ceux des femmes qu’emplissait toujours la joyeuse
-rumeur. Les cheikhat continuaient leur concert endiablé, et les invitées
-dodelinaient de la tête au rythme de la musique, tout en croquant des
-pâtisseries. Quelques-unes se levaient parfois pour esquisser un
-mouvement de danse... Derrière les tentures du grand lit, Lella Kenza
-sanglotait à côté de l’enfant moribond... La toubiba s’accroupit auprès
-d’elle, prit le petit des mains de la vieille et l’examina.
-
---J’arrive trop tard,--me dit-elle en français.
-
---Comment le trouves-tu?--interrogea Lella Kenza toute tremblante.
-
---N’aie pas peur, je vais le soigner.
-
---Il ne mourra pas? Oh, que tu deviendras chère à mon cœur si tu le
-guéris!
-
---Je donne les remèdes, Allah accorde la guérison...
-
---Cela est vrai, opinèrent les vieilles, Allah seul est grand.
-
-En hâte, la doctoresse avait griffonné une ordonnance qu’emportait un
-serviteur du Chérif, puis elle demanda de quoi baigner l’enfant. Les
-esclaves s’agitaient dans le tumulte de la fête. De temps à autre, les
-invitées soulevaient les rideaux de l’alcôve et s’enquéraient de Mouley
-Abd Es Selem, puis elles reprenaient leur thé ou leurs danses.
-
-On apporta sur le lit un bassin de cuivre rempli d’eau chaude, où la
-toubiba plongea le bébé, dont le misérable petit corps aux membres
-raidis était secoué par des convulsions.
-
---Il allait bien jusqu’à mercredi,--expliquait en pleurant Lella
-Kenza;--cette nuit-là, je suis allée au hammam. A mon retour je l’ai
-trouvé malade, et, depuis, il ne veut plus téter.
-
-La doctoresse me dit tout bas:
-
---C’est le tétanos, il est perdu... Voici la première fois que je vois
-un pareil cas. La plaie ombilicale a dû être infectée au moment de
-l’accouchement. Ces femmes ont un tel manque de soins!
-
-Lella Kenza levait sur nous ses grands yeux pleins de détresse:
-
---Oh, que j’ai peur!--murmura-t-elle d’une voix brisée...
-
-Mouley Abd Es Selem mourut avant l’aube, avec les derniers accords de la
-musique, alors que les invitées prenaient congé de la Chérifa. Il fut
-enterré le matin même.
-
-Lorsque je quittai Fez, quelques jours plus tard, j’emportai la hantise
-du désespoir où je laissais Lella Kenza.
-
-Et puis, les mois ont passé, insensibilisant, peu à peu, l’acuité de sa
-douleur. Aux premiers jours d’avril, j’ai retrouvé la Chérifa charmante
-et joyeuse dans son arsa pleine d’orangers. Elle a repris son air ingénu
-de petite fille aux grands yeux étonnés. Les esclaves étalent des tapis
-sous l’ombrage et préparent le thé; la neige odorante des pétales tombe
-toujours autour de nous et l’air frémit doucement, chargé de toutes les
-senteurs et de toutes les ivresses du printemps.
-
-Les fils du Chérif jouent dans les hautes herbes; le plus jeune trotte à
-présent, très assuré sur ses jambes. Il s’est approché de Lella Kenza,
-qui fronce les sourcils et le renvoie d’un geste brusque. Mouley Saïd en
-tombe assis sur son petit derrière noir.
-
---Dieu te pardonne,--lui dis-je étonnée,--comme tu es dure avec cet
-enfant!
-
---C’est celui de Marzaka,--répliqua-t-elle d’une voix altérée par la
-haine,--de la pécheresse qui a tué mon fils.
-
---Par le Prophète!--m’écriai-je,--tu l’accuses à tort. Certes, je
-comprends que tu n’aimes pas cette femme, mais elle est étrangère à la
-mort de Mouley Abd Es Selem...
-
---Écoute! le mensonge ne sort pas de mes lèvres, j’en jure par Mouley
-Idriss[36]! mon enfant allait bien tant que je suis restée auprès de
-lui. Le cinquième jour, je suis allée me purifier au hammam. A mon
-retour, je l’ai trouvé tout raide, il ne voulait plus téter... C’est
-cette fille du diable qui l’a empoisonné en mon absence, pour que ses
-fils restent les seuls. La toubiba a dit que Mouley Abd Es Selem est
-mort d’une maladie dont j’ai oublié le nom, et Mouley Abbas l’a crue.
-Mais moi, je connais la malice de Marzaka la chienne. Puisse Dieu la
-confondre! je la déteste, je lui souhaite tous les maux de la terre! De
-ma vie, je n’oublierai son crime.
-
- [36] Le Saint protecteur de Fez.
-
-Lella Kenza, frémissante et les yeux pleins de larmes, jette ses
-malédictions sous les arbres en fleurs.
-
-Et j’aperçois Marzaka, suivie de ses trois rejetons, qui passe
-lourdement à l’autre bout de l’arsa, la démarche pesante, la taille
-déformée...
-
-Le Seigneur, une fois encore, a béni le ventre de la négresse.
-
-
-
-
-II
-
-LA JUIVE
-
-
-Un cortège de noces se déroulait à travers les ruelles du Mellah. Les
-musiciens chantaient à tue-tête, avec des voix éraillées, et les
-invités, malgré la circonstance, conservaient cet air lamentable de
-leurs visages aux longs nez, de leurs crânes rongés de teigne sous le
-calot crasseux, et de leurs lugubres lévites d’un noir déteint. L’un
-d’eux portait à bras tendus, au-dessus de sa tête, la chaise où se
-tenait assise la mariée.
-
-C’était une toute petite fille, une minuscule petite fille, si chétive,
-si frêle, qu’on lui eût à peine donné cinq ou six ans, bien qu’elle en
-eût atteint huit depuis les Pâques, âge auquel il convient qu’une petite
-Juive de Fez soit mariée.
-
-Juchée sur ce siège mouvant, Meryem s’efforçait de conserver sa dignité,
-mais ses mains s’agrippaient aux bras du fauteuil dont les balancements
-l’inquiétaient. La peur de tomber était son unique préoccupation. Du
-reste, elle se souciait fort peu des événements en perspective, malgré
-que les conseils maternels eussent essayé de l’y préparer. Les fêtes
-nuptiales qui duraient depuis neuf jours n’avaient été pour la fillette
-que des alternatives de plaisirs et de tourments: joie d’être belle et
-parée, de manger les sucreries, présents du fiancé; joie des bombances
-données en son honneur et qui se terminaient invariablement par des
-orgies de mahia, l’eau-de-vie de figues, âpre et brûlante.
-
-Mais elle avait eu aussi l’ennui des interminables cérémonies durant
-lesquelles il faut être sage, ne pas bouger, ne pas rire ni parler, et
-surtout de cette piscine glaciale où on l’avait plongée trois fois,
-selon les rites, et dont le souvenir la faisait encore frissonner. Elle
-connaissait son fiancé depuis longtemps et n’éprouvait aucun sentiment à
-son égard.
-
-Moché Abitbol exerçait le métier de bijoutier dans l’échoppe de son
-grand-oncle, dont il était un des meilleurs apprentis. Il avait appris
-l’art des émaux et des filigranes; il savait ciseler à la lime les
-bagues, les bracelets, les ferronnières chères aux Musulmanes, ainsi que
-ces plaques d’or, légères comme des rosaces de dentelle, au milieu
-desquelles s’épanouit la fleur d’une émeraude pâle. Il assemblait en
-collier les perles et les pierreries venues des Indes, avec une harmonie
-délicate, un sens réel de la beauté. Pourtant Moché n’était qu’un petit
-Juif sale et dépenaillé, aux regards fuyants, à l’air vicieux..., on eût
-dit un vieillard malgré ses dix-sept ans et il avait déjà causé
-plusieurs fois le scandale de la Communauté par ses fredaines.
-
-Meryem n’avait que faire de tout cela... Le mariage était pour elle une
-suite de fêtes après lesquelles, devenue dame, elle porterait la
-coiffure des femmes mariées. Déjà le premier jour, on avait remplacé sa
-sebenia de fillette par le fistoul, qui retombe en voile jusqu’à la
-taille, et sur lequel les soualef de fil noir forment deux bandeaux
-réguliers de chaque côté du visage.
-
-Le cortège approchant de la maison nuptiale, les musiciens redoublaient
-de pathétique nasillard. Ils chantaient:
-
- Bienvenue à la beauté de Fez!
- Accourez et prosternez-vous,
- Devant la sultane du Palais!
-
- «--Viens chez moi te reposer,
- Dans mon cœur, je t’aime,
- Je tolérerai tous tes caprices,
- Même si tu marches sur mon cœur...
-
- Comment ferai-je, ô femmes?
- L’amour m’a déchiré,
- Le supporter est pénible,
- Je suis fatigué de l’attente...
-
- Il n’y a pas de remède à mes maux.
- Il n’y a pas de médecin,
- Qui puisse me guérir
- Ni même me soulager[37]!...»
-
- [37] Paroles attribuées au fiancé.
-
- «--Pourquoi ma tête est-elle partie?[38]
- Mon cœur est tranquille
- Il n’y a pas de honte à aimer...
- Reconnais-le et excuse-moi!
-
- [38] Réponse de la fiancée.
-
- Pourquoi ma tête est-elle partie?
- Pourtant mes os sont rassemblés,
- Rien de mes os n’est cassé.
- Mon cœur se réjouit des parfums,
-
- Un parfum passe en ma tête,
- Tout entière je suis pure,
- Les arbres ne se dessèchent
- Que lorsque les fleurs sont fanées.
-
- Viens, le malheur ne t’atteindra pas!
- Ma salive est douce,
- Ma tête est toute troublée,
- Je vais de droite et de gauche...»
-
- O la fleur qui s’épanouit!
- Petite sultane est son vrai nom,
- Voici que son maître paraît...
-
- Bienvenue à la beauté de Fez!
- Accourez et inclinez-vous,
- Devant madame la mariée.
-
-Le cortège s’était engouffré dans une étroite cour, fraîchement
-badigeonnée d’outremer et de jaune serin, et l’on déposa Meryem sous un
-dais où Moché Abitbol vint la rejoindre. Son regard oblique s’illumina
-d’une lueur en contemplant la petite épouse qui lui était destinée. Elle
-avait bon air au milieu du scintillement de ses bijoux! Des rangs de
-perles se mêlaient aux soualef, des bracelets chargeaient ses bras
-fluets, des boucles d’oreilles aux longues pendeloques tremblaient à
-chacun de ses mouvements, et d’innombrables colliers de pierreries
-couvraient sa gorge enfantine, toute plate, mais dont la peau très
-blanche apparaissait entre les joyaux. Meryem n’osait remuer dans son
-beau costume de velours vert brodé d’or; l’ample jupe à godets s’étalait
-autour d’elle en plis raides, et le boléro enserrait son buste d’une
-cuirasse étincelante, au-dessus de laquelle une guimpe décolletée, en
-mousseline lamée d’or, jetait un éclat plus fin. Le visage de la petite,
-rehaussé de rouge et de kohol, restait invisible sous un voile.
-
-Moché lui mit dans la main un guirch[39], en prononçant les paroles
-sacramentelles:
-
- Au nom de la loi de Moïse,
- Tu m’es consacrée.
-
- [39] Petite pièce d’argent valant environ 0 fr. 25.
-
-Puis on emporta Meryem sur le lit nuptial où elle passa le reste du jour
-à s’amuser avec ses petites compagnes, tandis que les invités
-festoyaient au son des chants et des instruments. Lorsque la fête fut
-terminée, tout le monde se retira et Moché Abitbol pénétra dans la
-chambre où l’attendait la petite mariée. Elle eut bien soin de se
-tourner vers la muraille comme on le lui avait recommandé; mais l’époux
-s’approcha d’elle, la prit par les épaules et la fit virer de son
-côté...; il exhalait une forte odeur de mahia et avait des gestes
-imprécis...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-... Ce fut un viol hideux, sans pitié pour la terreur ni les cris aigus
-de l’enfant...
-
- *
-
- * *
-
-La vie de Meryem reprit au domicile de l’époux à peu près telle que chez
-ses parents. Sa belle-mère Rebka, une grande femme pâle et maladive,
-l’initiait peu à peu aux soins du ménage et lui montrait à confectionner
-les petits boutons de passementerie, que l’on vend aux Musulmans, et
-dont le produit est l’unique revenu des femmes juives. Mais, comme
-Meryem était encore très jeune, elle passait la plus grande partie de
-son temps à jouer avec ses belles-sœurs et elle se fût trouvée tout à
-fait heureuse sans le supplice des nuits conjugales, auxquelles, malgré
-divers remèdes conseillés par les matrones, elle ne pouvait s’habituer.
-Quand arrivait le crépuscule, Meryem commençait à trembler et à pleurer.
-Même elle tomba sérieusement malade; elle ne mangeait plus, avalait à
-peine quelques gorgées de mahia, toujours secouée de fièvre, avec des
-yeux trop grands, et trop brillants dans son pauvre petit visage blême.
-
-Un jour Moché réussit à amener chez lui un médecin étranger dont la
-réputation tenait du miracle et du sortilège. Il était vêtu comme un
-Musulman et parlait l’arabe. Il examina la petite en fronçant le
-sourcil, puis entraîna l’époux et la belle-mère hors de la pièce et leur
-posa des questions précises. Et, tout à coup, il fut saisi d’une grande
-colère; il secouait par les épaules Moché Abitbol en criant que les
-mœurs juives le dégoûtaient et que, si le mari voulait achever cette
-malheureuse, il n’avait qu’à continuer l’œuvre si bien entreprise. Quant
-à lui, il s’en lavait les mains, aucun remède autre que l’abstinence
-n’étant capable de sauver la pauvre enfant.
-
-Bien entendu, Moché n’en crut rien..., mais à quelques jours de là, le
-Seigneur intervint.
-
-D’inquiétantes rumeurs circulaient entre les murs bleus... une sorte
-d’angoisse planait sur le Mellah, si souvent éprouvé, où le souvenir des
-derniers massacres hantait encore les esprits. Un jour, de longs cris
-d’épouvante et de mort retentirent de nouveau à travers les ruelles. La
-populace, mêlée de soldats et de Chleuhs, folle de cruauté, grisée de
-meurtres, montait de Fez... Après avoir massacré les chrétiens, elle se
-ruait sur le quartier juif, détruisant tout sur son passage, enfonçant
-les portes, sabrant les femmes et les enfants.
-
-Une folle épouvante précipita le Mellah vers la fuite, l’unique salut.
-Rebka entraînait ses filles; Moché emportait Meryem, trop faible pour
-marcher. Poursuivi par une bande d’assassins, il ne tarda pas à se
-débarrasser du léger fardeau qui entravait sa course, peut-être avec
-l’espoir que l’enfant arrêterait la meute enragée... Mais les
-massacreurs négligèrent la petite malade, et elle les vit avec horreur
-assommer, à quelques pas d’elle, son mari qui demandait grâce, sans même
-essayer de se défendre...
-
-Plus tard, un Juif ramassa l’enfant évanouie et la chargea sur ses
-épaules. Il atteignit sans encombre le Palais du Sultan dont les portes,
-sur l’ordre de Moulay Hafid, avaient été ouvertes aux malheureux.
-
-Les cris durèrent jusqu’à la nuit; puis, las de tuer et de piller,
-dispersés par quelques moghaznis, les Fasi rentrèrent chez eux.
-
-Mais, dès le lendemain, la fusillade reprit avec l’accompagnement sourd
-des canons. Les Berbères de la montagne, attirés par l’appât du pillage,
-s’abattirent autour de Fez comme une nuée de faucons, et les soldats
-français accouraient, de leur côté, au secours de leurs compatriotes
-enfermés dans la ville. Les Juifs gémissaient en implorant l’Éternel, à
-chaque explosion qui venait du Mellah, car leur malheureuse cité
-paraissait une cible pour tous les adversaires... Et, pendant des jours
-et des jours, le chœur de leurs lamentations s’unit au fracas des
-combats. Puis, le calme ayant repris ses droits, ils se hasardèrent à
-rentrer chez eux, le désir de vérifier si la cachette des trésors
-familiaux avait échappé aux investigations dominant leur terreur. Mais
-les femmes et les enfants restaient encore au palais. On les avait
-parqués, en différentes cours, même dans celle de l’impériale ménagerie.
-C’est là que Meryem avait retrouvé sa famille échouée entre les cages
-dans lesquelles tournaient, viraient, rugissaient et glapissaient
-affreusement des lions, des tigres, des hyènes affolés par cet amas de
-chair humaine à forte senteur.
-
-Les fillettes pleuraient, secouées de peur, une épouvante succédant à
-l’autre, Meryem en oubliait ses souffrances, elle ne pouvait détacher
-ses yeux d’une panthère dont l’énorme patte, aux griffes contractées, se
-tendait vers elle à travers les barreaux, comme pour la saisir. La nuit,
-des yeux phosphorescents brillaient au fond des cages, et tout à coup un
-horrible rugissement secouait le silence, prélude du concert auquel tous
-les fauves ne tardaient pas à prendre part... Le froid était encore vif,
-et les misérables n’avaient qu’une litière de paille pour s’étendre; des
-esclaves noirs leur distribuaient, l’air méprisant, quelques pains et un
-peu de soupe. Le Sultan, protecteur attitré des Juifs en son empire
-chérifien, ne pouvait moins faire que leur accorder cette hospitalité.
-
-Après quelques semaines de ce cauchemar, ils commencèrent à regagner le
-Mellah. Ceux dont les demeures n’étaient plus habitables, trouvaient
-asile chez des amis et dans les synagogues; les autres réparaient en
-hâte les dommages de leurs maisons pour s’y réinstaller.
-
-Meryem rentra chez ses parents. Les esprits s’apaisaient peu à peu; les
-enfants, avec l’insouciance de leur âge, recommençaient à jouer, les
-femmes à se faire des visites où elles buvaient du thé tout en savourant
-les confitures de cédrat et de fleur d’oranger.
-
-Le petite veuve, délivrée du supplice quotidien, revint à la santé. On
-l’avait aussitôt promise au frère aîné de Moché, le vieux Chlamou
-Abitbol qui venait de perdre sa femme, et était allé à Gibraltar régler
-quelques fructueuses affaires.
-
-Meryem avait onze ans et devenait fort jolie, elle se plaisait à la
-parure, s’attardait devant les miroirs venus d’Espagne, et le jour du
-Sabbat, où l’on se promène gravement en toilette à travers les ruelles
-nauséabondes, lui procurait un plaisir jusqu’alors inconnu. Elle sentait
-le regard des hommes s’arrêter sur elle avec insistance, une étincelle
-allumée au fond de leurs longs yeux sournois. De romanesques pensées
-hantaient son esprit; elle imaginait mille aventures dont elle serait
-l’héroïne, des paroles d’amour suaves et troublantes, des compliments,
-de grands personnages agenouillés devant sa beauté, lui prodiguant les
-bijoux et les parures... Mais, à vrai dire, toutes ces rêvasseries
-n’avaient rien à faire avec l’avenir réel, le fiancé à mâchoire édentée,
-ni la vie conjugale dont la première expérience l’avait si fort rebutée,
-bien qu’à présent elle sentît quelques secrets penchants aux plaisirs
-sensuels.
-
-Non, le héros de ses rêves n’était, il faut l’avouer, pas même un
-coreligionnaire, mais plutôt un être fantaisiste doué de toutes les
-qualités, de tous les prestiges, un étranger venu d’un pays très
-lointain... peut-être, à la rigueur, un de ces Juifs de la jeune
-génération qui portent des complets européens, des chapeaux de feutre et
-de scintillantes chaînes de montre. Tout en y songeant, Meryem
-supportait sans peine son veuvage et l’attente prolongée du vieux
-Chlamou.
-
- *
-
- * *
-
-Un samedi, tandis que Meryem se promenait avec sa mère et ses sœurs,
-fière, droite, le châle de soie blanche coquettement drapé sur ses
-épaules, selon la mode nouvelle, un cavalier musulman vint à la croiser.
-
-El Hadj Mohamed Ben Zakour, jeune et riche négociant en soieries, se
-faisait édifier une maison au Tala[40], et, malgré sa répugnance à
-circuler à travers le Mellah, il s’était décidé à y aller voir certain
-plafond d’un style moderne, dont on vantait la décoration.
-
- [40] Quartier de Fez.
-
-Les Juifs se rangeaient, humbles et serviles, devant lui, mettant un
-empressement exagéré à lui indiquer son chemin. Mais à peine El Hadj
-Mohamed eut-il aperçu la petite veuve qu’il en oublia l’objet de ses
-recherches.
-
-Meryem était alors d’une beauté saisissante, dans tout l’éclat de ses
-douze ans épanouis. Les soualef de soie noire faisaient ressortir sa
-peau fine, si blanche, avivée d’un rose exquis, plus tendre que celui
-d’un pétale. Ses grands yeux sombres prenaient une expression doucement
-voluptueuse entre les cils très longs qui palpitaient comme de petites
-ailes; le nez mince, presque droit, s’inclinait à peine au-dessus d’une
-bouche semblable à la grenade entr’ouverte. Et l’ovale parfait du visage
-évoquait celui des madones que les Chrétiens mettent en leurs temples, à
-la fois candides et troublantes par le charme extrême de leur beauté.
-
-Malgré l’habituel mépris des Musulmans pour les Juifs, El Hadj Mohamed
-se sentit embrasé d’un subit amour irrésistible, peut-être en raison
-d’une lointaine hérédité... Chacun sait que les Ben Zakour descendent
-d’Israélites convertis à l’islamisme, au temps de Mouley Ismaïl.
-
-Meryem ne manqua pas de remarquer son trouble, et, comme il était jeune
-et séduisant, avec son profil énergique au nez hardiment busqué en bec
-de faucon, elle pensa tout le reste de sa promenade à cette rencontre,
-sans espérer toutefois qu’elle se renouvelât, car les Musulmans ne
-viennent guère au Mellah; mais en rentrant chez son père, elle le trouva
-en grande conversation avec El Hadj Mohamed au sujet d’une affaire de
-terrain subitement inventée par celui-ci. Meryem se sentit submergée
-d’un immense orgueil, car elle comprit que c’était pour elle seule que
-le seigneur arabe honorait leur demeure. Il coulait à chaque instant
-vers elle des regards admiratifs qui lui brûlaient le cœur et en
-précipitaient les battements. Pourtant il ne lui adressa pas la parole,
-très affairé en apparence à discuter avec le vieux Youdah, mielleux,
-déférent, mais âpre au gain.
-
-Le lendemain, comme Meryem traversait le souk, elle fut abordée par un
-petit Juif mendiant et borgne, dont la réputation était mauvaise.
-
---Écoute,--lui dit-il,--je viens de la part d’El Hadj Mohamed qui veut
-te parler. Il retournera demain chez ton père; sois près de la porte
-pour lui ouvrir.
-
-Meryem ne répondait pas, bouleversée d’émotion.
-
---Tu as compris?--interrogea Simouel.
-
---Oui,--dit-elle enfin,--mais au nom de l’Éternel, ne répète ceci à
-personne!
-
---Je l’ai juré sur les Tables de la Loi,--répliqua le gamin sans ajouter
-qu’El Hadj Mohamed s’était assuré de son silence par des menaces et un
-beau réal d’argent.
-
-Meryem rentra chez elle, agitée de mille pensées contradictoires. Les
-heures lui semblèrent interminables jusqu’au lendemain; elle les mit
-cependant à profit en décidant ses parents à s’installer au premier
-étage, selon leur coutume de chaque hiver, car les jours devenaient plus
-frais. Le matin elle fit sa toilette avec un soin minutieux, sans oser
-toutefois changer ses vêtements quotidiens, ni ajouter aucune parure,
-dans la crainte d’attirer l’attention; mais elle nettoya les taches dont
-sa jupe et son boléro de drap étaient criblés, et elle se regardait à
-tout instant dans le miroir, heureuse de s’y trouver fraîche et
-désirable.
-
-Elle ne quittait pas le patio, sous prétexte d’en laver les mosaïques,
-et elle attendait, le cœur anxieux, l’oreille attentive au moindre
-bruit... Des coups retentirent à la porte, elle se précipita pour
-ouvrir. El Hadj Mohamed se dressait devant elle, tout enveloppé de ses
-mousselines blanches et parfumées. Il lui prit la main en murmurant:
-
---Que tu es belle!... plus belle que l’aurore délicieuse!... N’est-il
-pas fâcheux que tant de beauté doive s’étioler au Mellah, près du
-vieillard auquel on te destine?... Viens avec moi, je te donnerai des
-bijoux et des esclaves.
-
-La petite main tremble dans la sienne, Meryem reste silencieuse.
-
---Tu me plais et je désire ton bien,--répète le jeune homme,--chez moi
-tu seras heureuse, adulée, belle et parée comme une sultane...
-
-Tout à coup une voix glapissante cria:
-
---Qui est là?
-
---C’est le Hadj Mohamed qui veut voir mon père,--répondit Meryem en
-s’efforçant de donner à ses paroles un timbre naturel.
-
-Youdah se précipita vers l’escalier pour recevoir son hôte, mais comme
-il était vieux et descendait lourdement, El Hadj Mohamed eut encore le
-temps de murmurer:
-
---Tâche de sortir cette nuit de ta maison. Le petit Simouel t’attendra,
-suis-le sans crainte. Je m’arrangerai pour que les portes du Mellah
-restent ouvertes... Tu viendras, Meryem?... promets-le...--répète-t-il
-d’un ton autoritaire, en serrant la main de plus en plus tremblante.
-
---Oui, Seigneur,--répond Meryem à voix basse.
-
-Son père arrivait dans le vestibule, tout ému par l’honorable visite et
-par les rasades de mahia avec lesquelles il combattait les froids de
-l’automne.
-
-... Meryem, à demi défaillante, contemple la bague qu’El Hadj Mohamed a
-laissée à son doigt, et, malgré son trouble, elle évalue le prix de
-l’énorme rubis qui vaut au moins cent douros!... Puis, à regret, elle la
-retire et la noue soigneusement au coin de son mouchoir.
-
-L’affaire fut conclue le jour même et Youdah se félicitait d’avoir su
-tromper El Hadj Mohamed!...
-
-Ce soir-là, Meryem ne voulut pas manger. Elle se dit en proie à de si
-violents maux de tête que les larmes coulaient sans cesse de ses yeux.
-Une affreuse tristesse la saisit au moment de quitter tous les siens,
-d’abandonner son milieu, sa famille, pour une coupable destinée. Elle
-sait que ses parents la maudiront et ne voudront plus jamais la revoir,
-que la Communauté la rejettera ignominieusement de son sein... Pourtant
-l’attrait irrésistible de l’aventure domine ses scrupules et aussi les
-ardeurs de son sang, éveillées sans pitié durant son enfance, et qui ne
-sont plus satisfaites alors que sa jeunesse s’épanouit... De temps à
-autre elle regarde le mirifique rubis et ses résolutions
-s’affermissent...
-
-Au milieu de la nuit, elle se leva doucement et comme, malgré ses
-précautions, sa mère demandait d’une voix engourdie de sommeil:
-
---Que fais-tu?
-
---J’ai la fièvre,--dit Meryem,--je vais boire.
-
-Elle descendit dans le patio et puisa un peu d’eau, attendant, anxieuse,
-que sa mère fût rendormie. Puis elle se dirigea vers la porte dont elle
-avait eu soin la veille de graisser le verrou. Simouel se dissimulait
-près du seuil.
-
---Viens vite!--dit-il.
-
-Et ils se sauvèrent comme des malfaiteurs à travers les ruelles
-sombres...
-
-Le gardien du Mellah, soudoyé par El Hadj Mohamed, a laissé la porte
-entr’ouverte. Il n’a pas l’air d’apercevoir les fugitifs. Meryem respire
-plus librement lorsqu’elle se trouve dans la campagne; la nuit est si
-pure que l’on aperçoit les plus lointaines montagnes, aux neiges
-scintillantes sous les rayons lunaires. Un vent léger fait frissonner
-les bambous entre lesquels s’encaisse le chemin, et leur plainte se mêle
-au gazouillis des ruisseaux et au bruit des cascades.
-
-Quelques cavaliers sortirent de l’ombre. Meryem eut peur et poussa un
-faible cri... mais déjà El Hadj Mohamed est auprès d’elle et la presse
-passionnément contre lui... Sur un signe de leur maître, les serviteurs
-amènent une mule et des vêtements. El Hadj Mohamed enveloppe lui-même la
-jeune femme du selham et du burnous, l’installe sur la bête dont un
-esclave prend la bride, et, lançant un petit sac à Simouel, il le
-congédie... Le sac s’aplatit dans la poussière avec un bruit métallique.
-
-Simouel, ravi, comptait les douros; quand il releva les yeux, les
-cavaliers avaient disparu.
-
- *
-
- * *
-
-El Hadj Mohamed emmena Meryem dans sa jolie maison neuve du Tala; un jet
-d’eau s’élançait d’une vasque de marbre au milieu du patio; des
-mosaïques azurées luisaient sur tous les murs, les sofas étaient remplis
-de laine et surchargés de coussins. Il lui donna quatre esclaves noires,
-des caftans de soie et d’innombrables bijoux. Elle passait ses journées
-à se parer en l’attente du bien-aimé. Il la traitait comme une
-courtisane, et Meryem, habituée aux exigences de son ancien mari, ne
-s’en étonnait pas. Elle était heureuse, presque sans remords, ardente au
-plaisir, affolée, grisée, auprès d’El Hadj Mohamed, par ce qui, jadis,
-avait fait le supplice de ses nuits... Elle avait conquis si
-complètement son amant qu’il ne savait rien lui refuser, et lorsqu’elle
-parla de mariage, il accéda sans peine à son désir, trop ravi de
-s’assurer la possession définitive de cette femme.
-
-Certes, il avait eu à souffrir pour elle déjà plus d’un tourment! Le
-lendemain de la fuite, les Juifs, ameutés par le vieux Youdah, ayant
-fait un énorme scandale, El Hadj Mohamed avait dû se résoudre à un gros
-sacrifice d’argent pour se concilier le khalifat du Pacha, et empêcher
-que ses adversaires, forts de leur bon droit, obtinssent satisfaction...
-
-Lorsqu’il émit l’intention d’épouser Meryem, la réprobation générale fut
-plus terrible encore. On le traitait d’insensé en lui prédisant tous les
-malheurs. Le marchand ne se laissa pas émouvoir. Orphelin et libre, rien
-ne pouvait contrecarrer ses desseins. N’avait-il pas, en compensation de
-cette hostilité, les caresses affolantes de l’épouse au corps blanc,
-perverse et lascive pour lui plaire...
-
-Meryem crut atteindre au sommet du bonheur, mais elle ne tarda pas à
-s’ennuyer dans sa solitude. La réclusion lui pesait, elle n’avait aucune
-amie et ne voyait personne. Il ne suffit pas, pour être heureuse,
-d’avoir un époux amoureux, une jolie demeure, des esclaves, une
-existence oisive et large. Il ne suffit pas de posséder les plus
-somptueuses parures, si nulle ne peut les voir et les envier... Quand,
-au crépuscule, elle montait à sa terrasse, les femmes des maisons
-voisines tournaient dédaigneusement les épaules, jalouses au fond du
-cœur de cette Juive trop belle, dont elles parlaient avec mépris. Meryem
-sentait même la sourde hostilité de ses négresses qui, hors de sa
-présence, crachaient après avoir prononcé son nom et ne manquaient pas
-d’ajouter:
-
---Sauf ton respect!...
-
-Elle avait espéré que les revendeuses juives, les vieilles au nez crochu
-et au menton retroussé, viendraient chez elle comme dans les autres
-logis, proposer leurs marchandises. Mais, toutes, d’un commun accord, se
-gardaient de pénétrer chez la fille d’Israël coupable, la chienne qui
-osait se prostituer à un Musulman...
-
-Un jour pourtant, alléchée par l’appât du gain, la vieille Sarah vint
-apporter des bijoux et des étoffes. Elle ne voulait pas entrer,
-prétendant, contre la coutume, rester à la porte, avec des airs de
-chatte qui a peur de se souiller.
-
-Meryem la fit introduire de force par ses négresses et elle soutint sans
-rougir les invectives de la sorcière qui joignait à son petit commerce,
-un autre trafic moins honnête et très lucratif. Lorsque Sarah eut fini
-de l’anathémiser, Meryem lui glissa une bourse d’argent entre les doigts
-et la vieille, soudain, devint plus amène. Elle consentit à boire un
-verre de thé et à raconter quelques histoires du Mellah que Meryem
-écoutait avec un intérêt passionné. Pour achever de la corrompre elle
-paya une sebenia trois fois plus que sa valeur et Sarah s’en fut, ravie
-d’avoir trompé sa coreligionnaire.
-
-Dès lors, la revendeuse devint la commensale habituelle du logis. El
-Hadj Mohamed ne pouvait entrer chez lui sans trouver Meryem en grande
-conversation avec l’horrible vieille qu’elle gavait de sucreries et
-comblait de cadeaux. Leurs voix s’unissaient, nasillardes, dans les
-romances populaires du Mellah.
-
-Il éprouvait pour Sarah une extrême répulsion, mais, amoureux et faible
-devant sa femme, il n’osait la priver de son plus grand plaisir. Meryem
-reprenait peu à peu ses coutumes presque abandonnées après sa fuite;
-elle célébrait le Sabbat, les Pâques et les innombrables fêtes juives,
-avec le consentement morne de son époux.
-
-Au bout d’un an elle lui donna un fils qui ne vécut pas, et, féconde,
-elle continua chaque année à mettre au monde un enfant. Mais, par une
-malédiction du Seigneur, elle n’en pouvait élever aucun; ils mouraient
-tous, frappés d’un mal mystérieux...
-
- *
-
- * *
-
-Meryem perdit vite sa beauté, ses chairs devinrent molles et flasques,
-son nez s’accusa désagréablement, sa peau blanche prit la teinte blême
-d’une bougie. A vingt ans elle était laide et son mari ne l’aimait plus.
-
-El Hadj Mohamed n’eut aucun soin de lui cacher son détachement; il se
-montra exigeant et parcimonieux, il interrompait ses romances avec
-colère et lui interdit de recevoir la vieille Sarah, son unique amie.
-Les esclaves, devinant les nouveaux sentiments du maître, se firent de
-plus en plus insolentes vis-à-vis de Meryem; les voisines de terrasses
-ricanaient très haut en l’apercevant, haineuses et satisfaites, et leurs
-sarcasmes atteignaient cruellement la délaissée.
-
-El Hadj Mohamed, fort embarrassé de sa Juive, ne voulut cependant pas la
-répudier, par amour-propre, afin de ne pas donner raison aux amis qui
-lui avaient autrefois prédit le malheur de cette union. Peut-être aussi,
-retenu par un attrait voluptueux que la savante perversité de Meryem
-exerçait encore sur ses sens...
-
-Mais un jour il se remaria.
-
-El Batoul entra dans sa maison avec des airs de sultane.
-
-Elle était fille d’un humble kateb[41], et n’avait toutefois consenti à
-devenir la coépouse d’une Juive, qu’éblouie par le faste et le rang d’El
-Hadj Mohamed. Sa jeunesse et sa fraîcheur enchantèrent l’époux. Elle
-avait des joues rondes et fermes, des cheveux crépus, une bouche épaisse
-et des narines aux larges tendances décelant le sang noir qui courait
-dans ses veines.
-
- [41] Scribe.
-
-Elle prit aussitôt dans le logis l’importance d’une «maîtresse des
-choses»; elle affectait de traiter Meryem avec plus de hauteur que ses
-négresses, ne manquant aucune occasion de l’humilier. La pauvre Juive se
-sentait désespérément seule dans ce milieu hostile, en butte aux mille
-méchancetés des esclaves et de la favorite, n’ayant personne pour l’en
-protéger. El Hadj Mohamed ne lui permettait pas de se plaindre.
-
-Pourtant il passait avec elle une nuit sur deux, selon les préceptes du
-Livre, car il craignait de paraître devant Allah, au jour de la
-Rétribution, comme ces maris «dont les fesses seront inégales, pour
-avoir injustement réparti leurs faveurs envers leurs coépouses[42]»...
-Et il pensait satisfaire toutes les exigences religieuses par cette
-concession pour laquelle il conservait toujours quelque goût.
-
- [42] Commentaires du Coran.
-
-Meryem s’efforça de garder sur l’époux cette dernière séduction... Mais
-après les brutales ivresses, il la quittait sans une parole, hautain et
-méprisant.
-
-Elle n’osait plus sortir de sa chambre dans la crainte des quolibets et
-des mauvaises farces, et là encore, malgré les tentures, ces mots: «La
-Juive! La Juive!» sans cesse accolés d’épithètes injurieuses,
-parvenaient jusqu’à Meryem pour la flageller d’une constante
-humiliation.
-
-Souvent même on ne lui donnait pas à manger, les femmes avalaient en
-hâte la harira matinale ou le couscous et, lui montrant les plats vides,
-prétendaient «qu’on l’avait oubliée». Alors elle rentrait chez celle
-plus haineuse, plus aigrie par la souffrance, et elle cherchait
-vainement, en son esprit, le moyen de se venger.
-
-Depuis son malheur, des remords l’assaillaient! Meryem ne conçoit plus
-par quelle aberration elle consentit à suivre El Hadj Mohamed,
-trahissant ses parents et les préceptes de son Dieu... Elle se souvient
-d’un proverbe de Salomon que le vieux Youdah aimait à répéter:
-
- La femme sage édifie son foyer, la femme folle le détruit.
-
-Ah! certes, elle a été cette femme folle qui n’écoute que les séductions
-mensongères! Elle a, de ses propres mains, détruit le bonheur auquel ses
-parents la destinaient!... A cette heure elle devrait, épouse respectée
-du vénérable Chlamou, élever ses enfants dans la cour badigeonnée
-d’outremer où les générations d’Abitbol se sont succédé... Elle se
-promènerait chaque samedi dans les ruelles encombrées de familles en
-toilette, un châle vert-perroquet aux rouges bariolages, bien tendu sur
-ses épaules. Elle jouirait de la société des hommes, partageant les
-orgies de mahia, au lieu de se ronger, prisonnière, en une maison
-musulmane, plus méprisée que la dernière des chiennes!...
-
-Un bruit léger l’arrête en ses pensées. El Batoul a soulevé la tenture
-et pénètre dans sa chambre pour la première fois... Meryem, surprise, se
-demande quel nouveau tourment on va lui infliger? mais El Batoul a un
-air de bienveillance inaccoutumé.
-
---Comment vas-tu?--dit-elle.
-
---Avec le bien... et toi? Tu n’as pas de mal?
-
---Aucun mal, grâce à Dieu!
-
-Les formules de politesse amorcent l’entretien et dissimulent la gêne
-des deux femmes.
-
---Tu dois t’ennuyer, toujours seule,--reprend El Batoul
-aimablement.--Pourquoi ne viens-tu jamais chez moi?
-
-Elle s’accroupit sur le sofa sans manifester de répugnance.
-
---J’aurais peur de t’importuner,--répond Meryem.
-
---Du tout! J’aimerais causer avec toi.
-
---As-tu quelque souci,--interroge la Juive, devinant que sa coépouse a
-besoin d’elle.--Puis-je t’être utile?
-
-El Batoul esquive la question. Non! elle désire seulement mettre fin à
-ce malentendu dont elle souffre. Ce sont les esclaves,--ces filles de
-péché!--qui lui ont au début raconté un tas de mensonges. Ensuite elle a
-bien vu que Meryem était une honnête femme, en qui l’on peut se fier, et
-elle aurait aimé avoir des rapports amicaux avec elle, mais une fausse
-honte la retenait...
-
-La réconciliation est aussitôt scellée, les coépouses prennent ensemble
-le thé, au grand ébahissement de leurs négresses...
-
-Le lendemain El Batoul insista pour que Meryem passât la journée dans sa
-chambre et elle lui fit présent d’un petit mouchoir brodé. Elle n’était
-plus que miel et sourires. Au bout de quelques jours, elle confia, non
-sans réticences, à sa nouvelle amie, qu’elle avait un gros souci dont
-elle seule pourrait la tirer... Meryem proteste de son dévouement... El
-Batoul, avec des larmes et des soupirs, avoue enfin que sa tête est
-troublée par un jeune voisin, Si Abdesselem, qui a osé la suivre un
-vendredi, alors qu’elle se rendait au cimetière. Depuis lors, ils se
-meurent tous les deux du même supplice... Elle l’aperçoit quelquefois du
-haut de sa terrasse, en se penchant imprudemment au-dessus de la rue, et
-ils se font quelques signes...
-
-Meryem écoute, attentive, cherchant un moyen d’aider sa coépouse. Avec
-la souplesse de sa race, elle oublie toutes ses rancunes, prête à
-obliger servilement la Musulmane qui daigne recourir à elle.
-
---Écoute,--dit-elle enfin.--Veux-tu recevoir Si Abdesselem la nuit
-prochaine? Je me charge de si bien occuper El Hadj Mohamed qu’il ne
-sortira pas de ma chambre avant le dohor, je le jure!...
-
---O Meryem, ô ma sœur!... Que la bénédiction d’Allah soit sur toi!...
-Mais je crains les négresses, leur langue est imprudente...
-
---Achète-leur du rhum. S’il plaît à Dieu, l’ivresse les rendra sourdes
-et aveugles.
-
---O Allah! Quelle ruse!... et la clé?...
-
---Je te la procurerai,--dit Meryem.--El Hadj Mohamed l’accroche
-au-dessus du lit en se couchant. Tiens-toi prête à la saisir dès que
-j’ouvrirai ma porte, et ce soir, entends-toi bien avec Si Abdesselem du
-haut de la terrasse.
-
-Le lendemain El Hadj Mohamed, après avoir fermé la maison, pénétra sans
-soupçon dans la chambre de Meryem, et, suivant sa coutume, il suspendit
-l’énorme clé à un clou planté dans la muraille. La Juive, d’un air
-indifférent, prend un caftan qui traînait sur un matelas et le suspend
-au même clou. Puis elle éteint les cierges qui brûlaient dans les
-chandeliers de cuivre et gagne le lit où son époux ne tarde pas à la
-rejoindre. Mais à peine est-elle couchée qu’elle se redresse en sursaut.
-
---Il y a quelqu’un dans la chambre!...
-
---Tu es folle.
-
---J’ai entendu remuer...
-
-Elle se glisse hors du lit, rallume la bougie et se dirige vers le fond
-de la pièce.
-
---C’est un chat. Que Dieu le maudisse!--s’écrie-t-elle en agitant
-l’animal qu’elle avait traîtreusement enfermé sous une corbeille... Elle
-ouvre la porte et le jette au dehors, tout en tendant la clé dont elle
-est parvenue à s’emparer sans éveiller l’attention du Hadj Mohamed...
-Une main fébrile s’en saisit.
-
-Alors Meryem revient auprès de son mari, et elle déploie de si
-diaboliques ressources, des perversités tellement irrésistibles, qu’il
-râle de plaisir en demandant grâce.
-
-Pendant ce temps, El Batoul, qui a grisé toutes ses négresses, va
-tranquillement ouvrir la porte à Si Abdesselem. Elle l’introduit dans sa
-chambre: les brûle-parfums répandent d’odorants effluves, la bouillotte
-siffle sur le mejmar de cuivre, des «sabots de gazelle», des ghribat à
-forte saveur emplissent les plats de Fez délicatement décorés. El Batoul
-porte un caftan de brocart jaune à grands ramages qui fait valoir sa
-peau brune rehaussée de fards. Des bijoux couvrent se poitrine et ses
-bras.
-
-Dans sa chambre, comme en celle de Meryem, la nuit fut voluptueuse.
-Lorsque chanta le muezzin matinal, elle éveilla son amant, et le
-reconduisit jusqu’à la porte avec mille promesses de se revoir, puis
-elle s’en fut heurter discrètement à la pièce voisine. Meryem
-entr’ouvrit et prit la clé qu’elle lui passait.
-
---Tout va bien?--demanda-t-elle.
-
---Pour le mieux!--répondit El Batoul à voix basse.
-
-El Hadj Mohamed, épuisé, ne s’était pas réveillé...
-
-Tous les deux jours, désormais, Meryem s’ingénie en des ruses
-extraordinaires pour faciliter le péché à sa coépouse.
-
-El Batoul lui en a une reconnaissance profonde, admirant l’intelligence
-de cette Juive, jadis tant méprisée. Elle ne peut plus se passer de
-Meryem; elle la comble de cajoleries et de présents; elle exige des
-esclaves une extrême déférence envers sa coépouse et, même, elle
-persuade si bien les voisines que celles-ci, revenues de leur
-prévention, accueillent enfin Meryem à leur petit cercle des terrasses.
-
- * * * * *
-
-Grâce à l’adultère, le bonheur est revenu pour la Juive dans la maison
-de son époux.
-
-
-
-
-III
-
-LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME
-
-
-Courbée en deux, Fatime lave à grande eau les mosaïques du patio. Ses
-jambes brunes, nerveuses, cerclées aux chevilles de tatouages, sortent
-jusqu’aux genoux des haillons trop courts dont elle se drape. Ses bras
-fermes et bien musclés s’activent sans relâche au-dessus du sol. Tous
-les matins Fatime parcourt la maison du haut en bas, l’échine ployée,
-comme une bête, pour accomplir son humble besogne. Le reste du temps,
-elle travaille dans une sania[43] voisine, au compte d’un cultivateur.
-
- [43] Verger situé en dehors des murs.
-
-Fatime sent l’étable, la terre et la sueur: ses loques blanchâtres ont
-pris, à la longue, la couleur du sol qu’elle entretient. Elle garde
-presque constamment l’attitude des quadrupèdes, et, lorsqu’elle se
-redresse, on est tout étonné de lui voir enfin celle d’un être humain.
-
-Pourtant Fatime n’est point une esclave. C’est une femme libre, et c’est
-même une pèlerine,--Allah pardonne ses fautes!--qui se dirige vers la
-sainte ville du Prophète.
-
-Certes Fatime est encore à des milliers et des milliers de kilomètres de
-la Mecque; et son humble cerveau se refuse à concevoir pareille
-distance. Elle sait seulement que c’est loin, très loin, tout au bout de
-la mer qu’il lui faudra longer pendant d’innombrables années, en des
-pays toujours plus inconnus, où les Musulmans, ses frères, ne
-comprennent même plus son rude idiome du Sous. Et lorsqu’elle arrivera
-enfin en la ville de Notre Seigneur Mohamed,--qu’Allah lui donne la
-bénédiction et le salut!--Fatime sera très vieille et lasse, tout près
-de la mort.
-
-Mais rien ne la décourage, et son esprit, son cœur, sa volonté, sont
-inlassablement tendus vers l’orient sacré, but de ses efforts. C’est que
-Fatime est soutenue par une ardeur plus grande que la foi. Fatime est
-une pèlerine d’amour maternel. Elle va rejoindre sa fille Hadda,
-prunelle de son œil droit.
-
-Voici trois ans que Hadda partit pour la Mecque, au lendemain de ses
-noces avec le pieux Lhaoussine Mtouggi. Depuis lors Fatime est sans
-nouvelles de son enfant; il ne lui est pas même arrivé l’odeur d’une
-lettre.
-
-Pourtant Lhaoussine et Hadda n’avaient point quitté Taroudant sans
-esprit de retour. Dès l’instant où Fatime avait vu sa fille s’éloigner
-sur sa mule, avec la caravane, pour gagner le port d’embarquement, elle
-avait vécu dans l’attente résignée de leur future réunion. Vers le
-Miloud[44] le bateau ramena la troupe des pèlerins qui s’éparpilla dans
-le pays. Chacun regagnait son village, tout heureux de la vénération
-nouvelle qu’on lui témoignait. Il en était parti sept de Taroudant, il
-n’en revint que quatre. Le plus âgé, le hadj[45] Hammou était chargé
-d’apprendre à la vieille Aïcha que son fils avait succombé dans Médina
-la Sainte, et à Fatime, que ses enfants s’étaient installés à la Mecque
-pour y vivre et y mourir pieusement, à l’ombre de la grande mosquée.
-
- [44] Anniversaire de la naissance du Prophète.
-
- [45] Titre donné aux musulmans ayant fait le pèlerinage de la Mecque.
-
-Les deux femmes poussèrent de longs cris tragiques et se déchirèrent le
-visage à coups d’ongles.
-
---Allah est grand!--dit le hadj Hammou à la vieille Aïcha; et il fit
-honte à Fatime de se lamenter ainsi d’une séparation bénie du Seigneur,
-et qui était pour sa fille un gage de félicité.
-
-Fatime l’écoutait, hébétée. Elle comprenait une seule chose, c’est
-qu’elle ne verrait plus jamais sa petite Hadda, son unique joyau, et
-qu’il lui faudrait mourir loin d’elle, seule et misérable. Elle se
-demandait aussi comment elle vivrait à présent, car Hadda était une
-fileuse habile, et l’argent n’avait point manqué tant qu’elle était
-restée chez sa mère.
-
-La dure réalité ne permit point à Fatime de s’endormir en son chagrin.
-Elle était forte et jeune encore, ayant à peine dépassé quarante ans;
-elle trouva vite à se louer chez un cultivateur qui l’employait toute la
-journée aux plus rudes besognes, et lui donnait en échange une maigre
-pitance.
-
-Pourtant lorsque Fatime, pliée en deux pour moissonner, modulait une
-vieille complainte berbère, sa voix rauque se brisait parfois en un
-sanglot, au souvenir de l’absente; et son cœur était tellement rétréci
-de tristesse qu’elle ne voulait plus aller aux noces, et fuyait,
-farouche, la société des mères heureuses. Elle n’avait de goût que pour
-la vieille Aïcha dont le fils était mort durant le même voyage, et avec
-laquelle, sans cesse, elle ressassait la commune douleur.
-
-Une seule chose soutenait encore la pauvre Fatime, un espoir fou, sans
-fondement: celui de voir rentrer ses enfants avec le prochain
-pèlerinage. Lorsque revint l’époque du Miloud elle partit à pied pour
-Mogador. En cours de route elle rencontra une caravane qui la recueillit
-pour aider au soin des bêtes, et elle fit ainsi, à dos de mule, une
-partie du trajet. Néanmoins elle arriva trop tard pour assister au
-débarquement. Les pèlerins avaient déjà quitté la ville, mais l’un
-d’eux, attardé, lui affirma que ses enfants n’en faisaient point partie.
-
-Fatime erra tout le jour dans le port, suppliant les marins de la
-prendre sur leurs vaisseaux pour faire les gros ouvrages, et de
-l’emmener à la Mecque. Mais ils la repoussaient, impatientés, la croyant
-folle. Seul un vieux débardeur eut pitié de sa peine.
-
---Ma fille,--lui dit-il,--on ne peut aller sur ces bateaux sans payer,
-et je vois bien que tu n’as pas d’argent. Du reste je sais qu’ils ne
-partent pas pour notre sainte ville, mais pour des pays roumis où tu
-n’as que faire. Retourne dans ta demeure, il n’est pas bon qu’une femme
-voyage seule. Le Seigneur te tiendra compte de ton intention.
-
-Alors Fatime lui confia son chagrin et lui fit part d’une étrange et
-soudaine résolution:
-
---Puisqu’il en est ainsi, j’irai sur mes jambes à travers le pays, et,
-s’il plaît à Dieu, je rejoindrai ma fille.
-
---S’il plaît à Dieu!
-
---Dis-moi quel chemin dois-je suivre?
-
---Il faut te diriger de ce côté,--dit le vieillard en montrant le
-nord,--ne t’écarte pas du rivage. Que ton voyage soit béni!
-
-Et Fatime partit, suivant ce conseil. Depuis deux ans, elle remonte la
-côte, de port en port. Lorsqu’elle a gagné quelque argent par ses
-travaux, elle s’engage dans une caravane qui l’emmène plus loin, à dos
-de chameau, de mule, ou simplement à pied. Elle a séjourné ainsi à
-Saffi, à Mazagan et à Casablanca, cette étrange et terrible ville pleine
-de roumis et de voitures mécaniques qui l’affolaient.
-
-A présent elle est arrivée à Rabat où l’on gagne beaucoup d’argent au
-service des Nazaréens[46], et où les maisons surgissent du sol comme les
-iris au printemps. C’est une compatriote, retrouvée par hasard, qui l’a
-engagée à travailler chez nous. D’abord Fatime ne voulait pas, pleine de
-frayeur et de honte. Puis l’exemple de Sfïa, la négresse, et l’appât de
-gain l’ont décidée... Elle s’est rassurée peu à peu et a compris que les
-roumis ne sont pas méchants. Souvent elle me parle de Hadda, «sa petite
-fleur, son pigeon, son jeune faon», à qui elle avait donné «tout ce
-qu’il y a de blanc dans son cœur».
-
- [46] Nom donné aux chrétiens.
-
---O! Allah! je suis si lasse de ne savoir rien d’elle!
-
-Et les larmes coulent sur son visage ravagé...
-
---Si tu veux, Fatime,--lui proposai-je,--ton maître écrira une lettre à
-Lhaoussine. Tu dois avoir son adresse là-bas.
-
---Que la bénédiction d’Allah soit sur toi! Qu’il te donne un enfant pour
-réjouir ton existence!
-
-Mais lorsqu’il fallut dicter sa lettre, Fatime eut de la peine à réunir
-ses idées. On parvint cependant à rédiger un message contenant ce
-qu’elle désirait:
-
- «_A sa seigneurie, l’élevé, le pieux pèlerin Lhaoussine Mtouggi. Que
- Dieu le fortifie à jamais!_
-
- _Amen!_
-
- «_Après le salut, sache que je ne suis pas consolée de votre absence,
- et que tous les jours je pleure en pensant à ma fille Hadda. Je suis
- partie depuis beaucoup de mois et voici déjà trois fêtes du Mouloud
- que j’ai célébrées en dehors de ma demeure. Sache que je suis partie
- dans le but de me rendre à la Mecque et j’y arriverai s’il plaît à
- Dieu! bien que je n’aie pas d’argent pour le bateau._
-
- «_Écris-moi à l’adresse que je te donne, car je resterai encore
- quelques mois dans cette maison, s’il plaît à Dieu! Sur toi et sur ma
- fille Hadda,--qu’Allah vous protège et vous sauve!--le salut complet
- de celle qui se confie en son Dieu._
-
- «_Fatime Moha._»
-
-Dès que la lettre fut partie, Fatime me demanda chaque matin si nous
-avions reçu des nouvelles. Mais des semaines et des mois passèrent et la
-réponse n’arriva point. Fatime attendait toujours sans se lasser, alors
-que nous avions compris depuis longtemps qu’il n’y avait plus
-d’espoir... Et comme notre ami, Si Ahmed Es Slaoui, s’embarquait avec un
-nouveau pèlerinage, nous le chargeâmes secrètement de rechercher à la
-Mecque Si Lhaoussine Mtouggi et son épouse Hadda.
-
-Fatime accumulait sans relâche, dans une vieille sacoche en cuir, les
-pesetas hassani[47] qui lui permettraient de continuer son voyage. Le
-sac était presque rempli lorsque revint le pèlerin Ahmed. Il nous conta
-ses étapes et ses émerveillements: Tunis la Verte, où il avait bu le
-café à l’ombre de la mosquée Halfaouine; le Caire, plein de lettrés et
-d’étudiants; Damas, aux souks innombrables. Mais il garda le silence sur
-Médine et la Mecque, dont il ne voulait pas décrire les merveilles
-sacrées à des Nazaréens. Pourtant il nous dit:
-
- [47] Monnaie marocaine.
-
---Je me suis informé là-bas de Si Lhaoussine Mtouggi, et j’ai su qu’il
-était mort, ainsi que son épouse, durant la grande épidémie de peste qui
-fit tant de victimes. Qu’Allah leur donne la miséricorde!...
-
-Quelques jours plus tard, Fatime nous faisait ses adieux:
-
- * * * * *
-
---Une caravane qui se dirige vers Larache passera demain à Rabat. J’ai
-assez d’argent pour me joindre à elle. On me dit qu’il faut encore bien
-des mois afin de gagner la Mecque. Mais je reverrai ma petite Hadda
-avant de mourir, s’il plaît à Dieu!
-
---S’il plaît à Dieu!
-
-Je ne pouvais tuer son unique espoir.
-
-Et Fatime continue l’interminable pèlerinage dont elle n’atteindra
-jamais le but...
-
-
-
-
-IV
-
-MEKTOUB
-
-
-Khdija descendait du Prophète,--que Dieu lui donne la bénédiction et le
-salut!--et s’apparentait au Sultan par sa mère, Lella Zohra, des
-Chorfa[48] Alaouiine. Son père, Si Ali, le puissant pacha de Salé, était
-un petit-fils du grand Vizir, Si Mohammed Es Slaoui.
-
- [48] Les Chorfa (sing. Chérif) sont les descendants du Prophète
- Mahomet.
-
-Le palais du pacha Ali, construit par un ancêtre, agrandi et embelli par
-chacun de ses descendants, avait une juste réputation de splendeur. Les
-plus célèbres zaouakin de Meknès en avaient peint les portes et les
-plafonds; les zleigiin de Fez avaient composé de savantes rosaces en
-mosaïques sur le sol et sur les murailles; le marbre qui pavait les
-riad[49] avait été apporté d’Italie à grands frais, et, luxe suprême,
-l’eau, si rare dans les villes de la côte, captée en des sources
-profondes, jaillissait des vasques et des fontaines.
-
- [49] Jardins intérieurs.
-
-Khdija était née sous une coupole dorée, ses yeux n’avaient connu que
-les merveilles créées par l’art et la richesse. Elle n’imaginait pas que
-les boiseries pussent ne point être ciselées et décorées avec une
-patience infinie, où que des murs ne soient pas en dentelle de stuc.
-Elle ne sortait jamais de chez son père, et ne montait même plus à la
-terrasse depuis quelques mois, mais le palais du pacha était un monde
-suffisant à ses investigations: chaque corps de bâtiment se reliait aux
-autres par des escaliers sombres, et des couloirs mystérieux. Les patios
-étaient ornés de colonnes et de galeries; quelques-uns formaient des
-jardins bien clos, aux allées de mosaïques entre les daturas, les
-bananiers, les jasmins, et les orangers. Du menzah où les artistes aux
-pures traditions andalouses avaient déployé leurs suprêmes talents, on
-dominait toute la ville, et on apercevait aussi la mer, l’embouchure de
-l’oued sillonnée de barcasses, et la kasbah des Oudayas qui s’avance,
-altière et dorée, au milieu des flots toujours agités. Mais Khdija
-montait rarement dans cette salle haute, réservée au pacha et à ses
-amis. Elle se tenait avec les femmes, dans les pièces du
-rez-de-chaussée, et passait ses journées à broder, à boire du thé et à
-se parer.
-
-Le pacha Ali avait quatre épouses, et d’innombrables concubines. Khdija
-s’enorgueillissait d’être fille de Lella Zohra, la première femme et la
-plus considérée à cause de sa très noble origine. Elle traitait avec
-dédain ses sœurs, aux teints plus ou moins bronzés, selon la couleur
-maternelle. En les voyant, parées comme des idoles, quitter, pour celle
-de l’époux, la demeure du pacha, Khdija songeait avec joie à la
-splendeur plus merveilleuse encore qui accompagnerait ses noces
-prochaines, car elle était nubile depuis peu. Et elle se pavanait, fière
-des lourds bijoux hérités des Chorfa, qui appesantissaient sa coiffure.
-
-Le pacha Ali avait une prodigalité magnifique. Il n’était pas aimé, mais
-admiré et respecté à cause de son faste. Sa puissance s’étendait chaque
-jour davantage; les chefs des tribus voisines venaient lui apporter des
-présents comme à un sultan. On disait que son palais recélait des
-trésors immenses, accumulés par ses ancêtres et par lui. Leur renommée
-était telle que Moulay Abd El Aziz s’en émut et en conçut de l’envie.
-
-Une nuit qu’elle dormait paisiblement, Khdija fut éveillée en sursaut
-par de violents coups de heurtoir frappés à la porte. Puis elle entendit
-les voix effrayées des esclaves, alternant avec celles des visiteurs
-insolites, et enfin, celle du pacha, furieuse et grondante, mais moins
-assurée qu’à l’habitude. Une grande rumeur envahit la maison, des
-gémissements se mêlèrent bientôt au bruit des pas, des imprécations, des
-luttes, des crosses de fusil tapant sur le marbre... Khdija tremblait
-comme le serviteur d’Allah au jour du dernier jugement, et n’osait
-quitter sa chambre pour apercevoir la vérité. Une négresse en pleurs se
-réfugia près d’elle, et lui apprit que les soldats du sultan pillaient
-la demeure; quelques minutes plus tard, sa porte fut ébranlée... Khdija
-s’enfuit par un escalier sombre conduisant à la cuisine, et s’alla
-cacher au fond d’un réduit. Elle y passa la nuit. Les moghaznis ne
-s’aperçurent pas de son absence, parmi les cent cinquante femmes qu’ils
-emmenèrent en prison. Seule, une vieille Juive fut épargnée, car elle ne
-faisait point partie de la maison du pacha, et n’y séjournait que par
-périodes, pour des travaux de couture. Elle découvrit la retraite de
-Khdija.
-
---Oh! Rebka..., sauve-moi!--implora la jeune fille.--Que sont devenus
-mes parents?
-
---Mes yeux ont vu le pacha Ali et Lella Zohra chargés de chaînes.
-
---Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux, emmène-moi! Délivre-moi
-de ce péril!
-
---La maison est pleine de soldats...
-
---Femme, mon père te récompensera...
-
---Celui qui entre en prison ne sait quand il sera délivré,--répliqua la
-vieille. Pourtant, elle ajouta aussitôt:
-
---Ne bouge pas, attends-moi. Par l’Éternel, je veux ton bien.
-
-Au bout d’une heure elle revint:
-
---Les moghaznis m’ont laissé passer,--dit-elle.--Voici le salut,
-habille-toi.
-
-Et elle tira de dessous ses jupes un costume de Juive, à la taille de
-Khdija. Malgré sa répugnance, la jeune fille endossa les vêtements
-exécrés: l’ample jupe à godets remplaça son caftan, le châle vert et
-rouge couvrit ses épaules, les soualef coiffèrent inélégamment sa
-chevelure.
-
---Viens et ne te trahis pas,--souffla la vieille.--Il y va de ta vie et
-de la mienne.
-
-Elles passèrent sans être inquiétées au milieu des soldats assoupis.
-Pour la première fois, Khdija franchissait le seuil paternel. L’air vif
-du matin frappait son visage nu... Elle eut une courte hésitation.
-
---Ah! Seigneur, tu veux donc ma mort!--gémit la vieille à voix basse.
-
-Khdija sortit... Une rougeur de honte lui colora les joues, de se
-trouver en pleine rue, exposée à tous les regards, dans cet
-accoutrement... Ses pieds, habitués aux marbres et aux mosaïques,
-butaient contre les pavés, et la gaucherie de son allure la trahissait.
-Mais quelques maraîchers et artisans circulaient seuls à cette heure
-matinale. Et qui eût songé à deviner, en cette humble Juive, la fille du
-pacha Ali, la petite cousine du sultan?...
-
-Rebka et sa compagne arrivèrent au Mellah[50] sans encombre. Elles
-suivirent une ruelle sale et puante, et frappèrent à une porte qui
-s’ouvrit aussitôt. Khdija pénétra dans un étroit patio dont les
-murailles étaient de chaux nue et colorées en bleu tendre; de misérables
-chambres donnaient sur cette cour. Une odeur fade et répugnante
-s’exhalait du logis, encombré de vieillards, de femmes aux longs visages
-blêmes, et de petits Juifs pouilleux et pelés sous leurs calots
-noirâtres. Ils entouraient la jeune fille avec respect et curiosité, car
-elle gardait encore le reflet du prestige paternel, malgré les
-événements de la nuit. Les parents louaient Dieu de l’aubaine qu’il leur
-accordait en la conduisant chez eux, et ils supputaient la somme dont le
-pacha ne manquerait pas de les récompenser.
-
- [50] Quartier israélite.
-
-Khdija pleura pendant plusieurs jours, malgré les prévenances dont elle
-était l’objet. La cuisine israélite l’écœurait, la laideur et la
-pauvreté environnantes offensaient ses yeux. L’ignoble saleté du logis,
-les parfums d’égout qui s’en dégageaient, l’humidité suintant aux
-murailles, la crasse de plusieurs générations dont elles étaient
-enduites, l’accablaient de dégoût. Les matelas et les individus
-grouillaient de vermine... Elle sentait plus lourdement sa déchéance
-chez ces Juifs méprisés, à qui elle devait le salut.
-
-En vérité, elle eût voulu mourir de chagrin. Mais la mort ne vient pas
-chez qui l’appelle...
-
-Et Khdija vivait des jours de plus en plus mornes et désespérés.
-
-Les Juifs lui rapportaient les rumeurs de la ville: le pacha et ses
-épouses avaient été mis aux fers et torturés. On voulait en vain leur
-faire divulguer la cachette des trésors. Trois des femmes étaient mortes
-dans les tourments. Lella Zohra, plus robuste, avait résisté. Les
-prisons de la ville regorgeaient des parents, des enfants, des
-serviteurs et des amis du pacha Ali. Ses esclaves avaient été vendues,
-ses biens distribués aux favoris du moment, son palais saccagé par les
-envoyés du Sultan.
-
-Dans la fiévreuse recherche des trésors, on enlevait les poutres, les
-marbres, on fouillait les parterres, on détruisait les précieuses
-boiseries, on arrachait les mosaïques... Et l’on ne trouvait toujours
-rien.
-
-A mesure que passait le temps, le prestige du pacha s’évanouissait; sa
-délivrance devenant improbable, les Juifs commençaient à regretter le
-sauvetage de Khdija. Elle leur était une lourde charge, une bouche
-inutile à nourrir. Certes, on le lui faisait sentir! Les enfants la
-frappaient et l’injuriaient, les vieillards maudissaient sa religion.
-Khdija l’orgueilleuse devait accomplir les besognes les plus viles, pour
-gagner quelques restes abjects qu’on lui abandonnait en maugréant.
-Aucune humiliation ne lui fut épargnée. Il lui fallut servir, en
-esclave, ses hôtes exécrés. Et ils se vengeaient, lâchement, avec joie,
-sur une descendante du Prophète, de la honte et de l’asservissement où
-les Musulmans les tiennent depuis des siècles... S’ils ne la jetaient
-pas dehors, comme une chienne, c’était uniquement dans la crainte que le
-secours apporté par eux étant connu, ne leur attirât une punition.
-
-Khdija languissait au Mellah depuis quelques mois, lorsqu’un jour, la
-vieille Rebka lui présenta une femme avec qui elle avait eu de nombreux
-conciliabules. Fatima Bent Brahim tenait, dans les bas quartiers de
-Salé, une maison de courtisanes. Elle engagea la jeune fille à venir y
-habiter, en lui dépeignant sous les couleurs les plus douces l’existence
-qu’elle y mènerait. Khdija n’eut aucun mouvement de révolte. Elle était
-minée par le malheur, accablée par sa destinée. Elle désirait surtout
-quitter ses hôtes répugnants. Elle accepta l’unique moyen qui s’en
-offrait. «C’était écrit»... «_Mektoub_!»
-
-Elle ne fut plus bientôt qu’une fille publique, dont les soldats et les
-mariniers s’amusaient. On avait changé son nom, mais sa véritable
-identité perça peu à peu; sa déchéance fut connue de tous... Chacun
-voulut approcher la fille du pacha Ali, et la clientèle de Fatima Bent
-Brahim s’augmenta des plus riches Slaouiin, de tous les débauchés,
-jeunes et vieux de la ville. Mais cette curiosité fut vite satisfaite.
-Khdija continua son métier... Lorsque les Français s’établirent dans le
-pays, elle fut très recherchée par les zouaves et les marsouins.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- *
-
- * *
-
-Mon amie Lella Zohra m’avait invitée à passer quelques jours chez elle.
-Je regarde, toujours avec le même émerveillement, la cour somptueuse qui
-s’ouvre devant ma chambre. Le soleil du soir dore les arcades
-festonnées, et colore de mille reflets le sommet du jet d’eau qui fuse,
-très svelte, vers le ciel.
-
-Ce jet d’eau me fatigue..., il est d’une insolence bruyante. Nuit et
-jour, il s’élance et crache avec une rage que rien n’apaise. L’eau
-retombe dans la vasque de marbre au milieu d’un éclaboussement irisé,
-puis rebondit dans le bassin toujours mouvant. Il semble qu’on entende
-des murmures, des bruits de pas et de voix parmi le fracas des eaux.
-
-Ce jet d’eau prend une importance démesurée dans le silence.
-
-A cette heure, le palais du pacha paraît désert. Les esclaves sont
-toutes montées aux terrasses. Lella Zohra seule reste au
-rez-de-chaussée, comme il convient à une Slaouia de bonne famille. Elle
-vient s’accroupir près de moi et nous causons... Pour la centième fois,
-elle me raconte l’événement formidable de son existence, dont son esprit
-est toujours hanté: la nuit tragique, la prison, la torture... Et elle
-me montre les cicatrices de ses poignets, où les fers ont tracé des
-sillons livides et profonds.
-
---Trois ans, j’ai pleuré dans un cachot, enchaînée par les mains, les
-pieds et le cou! Pendant douze jours, je fus suspendue, debout, sans
-pouvoir m’accroupir. Ma sœur était en face de moi. Je l’ai vue mourir de
-ses souffrances, peu à peu, et son cadavre est resté là une semaine!...
-Mon corps sera dans la terre depuis longtemps qu’il frémira encore des
-tourments supportés!... Ce sont les Français qui m’ont délivrée. O ma
-fille, je ne l’oublierai pas... Que la bénédiction d’Allah soit sur
-eux!... S’ils n’étaient pas venus, je n’aurais jamais revu la couleur du
-soleil...
-
-Pourtant, Lella Zohra n’inspire pas la pitié. Elle est grasse et
-blanche, et son visage aux larges joues garde l’expression naïvement
-béate de sa jeunesse.
-
-Le pacha traverse la cour et me salue. L’épreuve a plus lourdement pesé
-sur lui que sur son épouse. Sa figure émaciée est celle d’un vieillard;
-ses épaules se voûtent; ses mains tremblent; sa voix, jadis dominatrice,
-hésite, fêlée, à bout de souffle. En vain lui a-t-on restitué sa famille
-et ses biens, en vain a-t-il retrouvé ses trésors si bien cachés, il ne
-cesse de regretter le prestige enfui, les moghaznis accroupis à son
-seuil, les chefs de tribus venant implorer sa protection, les Slaouiin
-courbés très bas sur son passage. Un autre pacha règne sur le pays...
-
---Allah est grand et m’avait désigné pour cette épreuve,--murmure-t-il.
-Mais le cœur est loin des lèvres...
-
---O! ma fille, nous ne voulons pas affliger ton esprit par nos
-tourments,--reprend Lella Zohra.--Va rejoindre ces femmes qui rient
-là-haut.
-
-Malgré mes protestations, elle me pousse amicalement vers l’escalier. La
-terrasse du palais domine celles de la ville qui s’étagent alentour,
-orangées par les derniers rayons. Quelques-unes, plus basses, sont déjà
-noyées dans l’ombre bleue, tandis que le minaret de la grande mosquée se
-détache tout en or sur l’Océan. L’oued Bou-Regreg, aux courbes molles,
-sinue entre les collines et sépare les deux rivales, Rabat et Salé, qui
-«_ne se réconcilieront que le jour où la mer deviendra douce et
-sucrée_».
-
-Les esclaves s’ébattent, insensibles aux beautés de l’heure, mais
-joyeuses de rencontrer des voisines et de bavarder avec elles. Khdija
-est accroupie au bord de la terrasse et fume une cigarette. Elle me tend
-la main en disant avec un indescriptible accent cocasse:
-
---Bonjour, mon bibi, ça va bien?
-
-C’est tout ce qui lui est resté de ses... relations avec les Français:
-quelques phrases et cette habitude de fumer sans cesse, dont elle ne
-saurait se passer. Elle est rentrée bien sagement au logis, pour n’en
-plus sortir jamais, comme il sied à une jeune fille de son rang. Mais on
-ne peut l’empêcher de monter aux terrasses avec les esclaves, quand
-arrive le moghreb. Khdija se sent un peu prisonnière; elle s’ennuie dans
-le palais du pacha, et peut-être regrette-t-elle vaguement les années
-d’épreuve, avec leurs brutales émotions...
-
-Ses sens, éveillés chez Fatima Bent Brahim, l’asservissent et
-l’affolent. Elle a parfois de véritables crises, et ses parents ferment
-les yeux sur les intrigues qu’elle parvient à nouer avec des voisins.
-
-Khdija est, comme eux, une victime de la tourmente...
-
-Elle ne se mariera pas. Nul ne voudrait épouser une fille que tous les
-hommes du pays ont connue. Elle songe avec rage à ses sœurs, nées
-d’esclaves, qui sont riches et considérées dans les maisons de leurs
-époux, alors qu’elle, Khdija, la fille de Lella Zohra, la descendante du
-Prophète, aura cette honte, si rare pour une Musulmane, de rester
-célibataire.
-
-Cette pensée durcit son regard, et contracte sa bouche. C’est cela seul
-dont elle souffre, et non des souvenirs du passé.
-
-Mais Khdija chasse l’inopportun souci avec la fumée de sa cigarette, ses
-yeux reprennent leur tranquille et bestiale expression.
-
-A quoi bon se révolter?
-
---C’était écrit!
-
-_Mektoub!_
-
-
-
-
-V
-
-LE MARIAGE DE RITA
-
-
-Rita se sentit très joyeuse le jour où elle devint nubile, car ses noces
-ne pouvaient plus tarder. Elle y songeait souvent avec un tressaillement
-d’envie, sans oser l’avouer à personne. Même, lorsque ses jeunes sœurs
-ou d’autres femmes la taquinaient en y faisant allusion, elle se sauvait
-«pleine de honte» et leur criait toute fâchée:
-
---Taisez-vous, filles de péché, que vos langues soient nouées!... S’il
-plaît à Dieu, ce malheur me sera épargné... S’il plaît à Dieu, je ne
-connaîtrai point le mariage!...
-
-Mais elle se plaisait à ces propos, malgré son apparente colère,--Allah
-pénètre le fond des cœurs,--car ils lui rappelaient l’échéance prochaine
-et désirée.
-
-Rita n’était pas malheureuse au logis paternel, bien que les soins et
-l’affection d’une mère lui eussent manqué depuis l’enfance. Saadia, la
-seconde femme de Si Abd Er Rahman, le zaouak[51], témoignait à ses
-propres rejetons une préférence bien légitime. Pourtant, elle vivait en
-bonne intelligence avec les deux filles de l’épouse répudiée: Zohra,
-mariée depuis plusieurs années au menuisier Ali, dont la demeure était
-voisine, et Rita, beaucoup plus jeune, qu’elle avait presque élevée.
-
- [51] Peintre décorateur.
-
-Une impasse tortueuse et sombre conduisait chez Si Abd Er Rahman, et les
-hautes murailles d’une maison voisine, habitée par un Chérif,
-projetaient leur ombre sur l’étroit patio toujours empli d’odeurs
-ménagères. Quelques plantes s’étiolaient vainement en des amphores
-cassées, un canari s’égosillait sur ses barreaux de jonc, et le peintre
-avait décoré lui-même les portes des trois chambres, sans parvenir à
-égayer son logis. Mais les habitantes n’en souffraient pas, attachées au
-cadre familier de leurs travaux, de leurs plaisirs, de leurs disputes et
-de leurs peines. Elles se glorifiaient de n’en sortir jamais, telles les
-femmes des grandes familles, que les nuits où, furtives et voilées,
-elles se rendaient au hammam.
-
-Une vieille négresse boiteuse les aidait au ménage; Si Abd Er Rahman
-avait acheté Mabrouka pour la somme de vingt douros, en raison de son
-âge et de ses difformités. Et il louait Allah de cette acquisition, qui
-relevait l’éclat de sa maison aux yeux des gens, et rendait
-d’incontestables services.
-
-Car Mabrouka, en dépit de ses tares, était solide, travailleuse, et
-pleine d’expérience. Elle possédait mille secrets pour guérir les maux
-dont le _serviteur_[52] est affligé; ranimer l’amour des maris
-inconstants; rendre les femmes fécondes ou les frapper de stérilité, et
-enfin pour confectionner d’excellentes pâtisseries. En outre, nul ne
-pouvait rivaliser avec elle quant à la langue; aucune riposte ne la
-prenait au dépourvu, et elle savait toujours toutes les histoires de la
-ville, qu’elle racontait dans leurs détails les plus scabreux, à
-l’hilarité complaisante des femmes, tandis que les jeunes filles
-affectaient une grande pudeur... Mabrouka était vraiment la joie du
-logis; les heures passaient en d’interminables conversations auxquelles
-Zohra, la fille aînée du zaouak, escaladant les terrasses qui séparaient
-sa demeure de la maison paternelle, venait chaque jour prendre part.
-
- [52] Le serviteur d’Allah,--l’homme.
-
-Rita écoutait attentivement leurs propos, tout en décorant d’ornements
-géométriques, de bouquets et de lignes enchevêtrées, les coffrets et les
-étagères dont son père lui confiait l’exécution. Elle avait manifesté,
-dès son enfance, un goût particulier pour ces travaux, et Si Abd Er
-Rahman l’initiait peu à peu aux secrets de la peinture à l’œuf et du
-vernis à la graça. Rita maniait avec dextérité son pinceau en poils
-d’âne, tandis que les autres femmes épluchaient des ghorchef ou
-cousaient de blanches ferajiat. Parfois, une voisine venait se joindre
-au groupe familial, car les récits de Mabrouka étaient célèbres dans
-tout le quartier. L’eau bouillait sur le mejmar de terre, et Saadia, de
-ses mains brunes, préparait gravement le thé à la menthe, dont on
-dégustait les trois tasses à petites gorgées.
-
-Par Mouley Idriss!... C’était une douce vie que celle de Rita au logis
-paternel... Et pourtant, elle avait hâte d’en changer, car un diable
-malin tourmente les vierges qui arrivent à leur treizième année; et le
-jour où elles commencent à sentir _la honte de leur visage_ et à se
-voiler devant les hommes, elles se prennent à désirer celui devant
-lequel toute pudeur sera superflue... Les réflexions égrillardes de la
-négresse remuaient Rita d’un secret plaisir et elle portait un intérêt
-grandissant aux démêlés conjugaux de sa sœur. Parfois, on entendait,
-jusque chez Si Abd Er Rahman, les cris et les gémissements de celle-ci
-sous la raclée maritale. Mais le bâton attendrit les épouses d’une douce
-langueur: au lendemain de ces querelles, le menuisier Ali se laissait
-surprendre par l’aube dans la couche de sa femme, en dépit des préceptes
-sacrés, et le visage de Zohra s’embellissait d’une voluptueuse et
-touchante lassitude...
-
-Vers l’Achoura, une vieille dame du quartier, qui sortait rarement de
-chez elle, vint avec sa fille rendre visite à Saadia:
-
---Le salut sur toi...
-
---Le salut... Comment vas-tu?
-
---Avec le bien. Quelles nouvelles y a-t-il de toi?
-
---Aucun mal?
-
---Aucun mal sur toi?
-
---Comment est Si Abd Er Rahman?
-
---Grâce à Dieu...
-
---La bénédiction d’Allah en ta maison...
-
-Tout en échangeant les formules d’usage et en se débarrassant de leurs
-haïks, les deux femmes jetaient des coups d’œil furtifs vers Rita. Et
-subitement, celle-ci comprit... D’un bond, elle s’enfuit, ayant peine à
-contenir le tumulte joyeux de son cœur... Le coffret où d’étranges
-fleurs commençaient à s’épanouir fut disloqué dans sa chute, une écuelle
-pleine de couleurs se renversa sur un œuf qu’elle brisa, et des
-ruisseaux jaunes et bleus maculèrent le tapis de Rabat aux bords élimés.
-
---Quel scorpion t’a piquée?--demanda Saadia d’un air fâché...
-
---O ma fille, ma colombe, nos vieux visages te font donc
-peur?--roucoulèrent les visiteuses.
-
---Reviens, chérie, reviens, ô Lella, fille de mon maître,--implorait
-l’esclave d’un ton moqueur.
-
-Mais les supplications et les remontrances furent vaines; Rita s’était
-verrouillée dans la chambre voisine, et ne consentit même pas à faire
-entendre sa voix tant que dura la visite.
-
---Pardonne-lui, ô ma mère--dit Saadia d’une voix ingénue.--Les jeunes
-filles sont fantasques, elles en oublient leurs devoirs de politesse.
-Mais, ô Allah! je ne rétrécirai pas avec Rita...
-
---Ma fille, n’en fais rien... Je t’en conjure par Sidi Ahmed!... Nous
-serions désolées de faire pleurer ses jolis yeux. Nous savons que les
-vierges sont plus promptes à se troubler que la surface d’un oued.
-
-Mille congratulations furent échangées, et Saadia, en reconduisant ses
-visiteuses, s’excusait encore pour l’attitude de sa belle-fille, tout en
-se réjouissant de l’avoir trouvée si fine et bien élevée en la
-circonstance.
-
-Lorsque Rita sortit de la chambre, chacune épiait son visage et Mabrouka
-ne put se tenir de lui décrocher quelques réflexions à double sens:
-
---Préparons le couscous pour les hôtes qu’Allah nous
-enverra,--répétait-elle avec insistance.--Mes vieilles oreilles
-tintent... c’est la musique des rita et des timball...
-
---Cesseras-tu d’agiter ta langue?...--s’écria Rita rageusement.
-
---Le bruit de mes paroles trouble donc tes pensées?
-
---Je n’ai que faire de tes plaisanteries quand mon cœur est triste.
-
---La tourterelle n’est-elle pas l’oiseau qui souffre et se plaint le
-plus?
-
---Puisses-tu être rôtie à quatre cuissons!...
-
-La querelle se termina par une claque sur les joues sèches et ridées de
-la vieille, qui s’en fut en clopinant.
-
---L’annonce du mari énerve la vierge...--lança l’esclave lorsqu’elle fut
-hors de portée.
-
-A cette parole trop explicite, Rita se mit à pleurer, et comme elle
-était en effet très fébrile et surexcitée, elle n’eut aucune peine à
-finir par une crise dont la sincérité fit l’admiration de toute la
-famille.
-
-Mabrouka, sans rancune, lui confectionna une mixture calmante d’eau de
-rose et de khanfoussa pilés--car, disait-elle, ces insectes restent
-immobiles pendant des heures,--puis elle l’endormit en fredonnant la
-chanson des Gnaoua:
-
- Sidi mange de la viande,
- Lella en mange le gras,
- M’Barka n’a plus que la sauce,
- Kali Mbouara qu’un vieil os.
-
- Allah, ô Seigneur, notre maître,
- Kali Mbouara est malchanceux.
- Allah, Allah, ô notre maître,
- Kali Mbouara est un pauvr’hère.
-
- Sidi revêt un caftan,
- Lella un’ mansouria,
- M’Barka revêt des haillons,
- Kali Mbouara rien du tout.
-
- Allah, ô Seigneur, etc...
-
- Sidi chausse des babouches,
- Lella, des mules brodées,
- M’Barka chausse des savates,
- Kali Mbouara s’en va nu-pieds...
-
- Allah, ô Seigneur, etc...
-
- Sidi dort sur un mat’las,
- Lella sur un bon tapis,
- M’Barka sur un’ peau d’mouton
- Kali Mbouara sur la terre, etc... etc...
-
-Lorsqu’elles jugèrent la jeune fille assoupie, les femmes commentèrent
-l’événement à voix basse. Rita se gardait de remuer pour ne pas attirer
-l’attention, et pouvoir, sans feindre la honte, écouter leurs propos.
-
---S’il plaît à Dieu, notre chérie aura fait bonne impression, car il est
-temps que ses noces soient célébrées,--disait Saadia.
-
---O Lella, n’aie pas de crainte. Je gage que, bientôt, les _hôtes de
-Dieu_ dîneront ici,--répondit l’esclave.
-
---La boutique de Si Hamou est la mieux achalandée du Souk...
-
---Certes, qui veut avoir de belles cherbil[53] doit s’adresser à lui.
-
- [53] Babouches brodées.
-
---C’est aussi un homme intègre, son ventre est fermé.
-
---Celui qui est rassasié n’a pas de mal à respecter le couscous
-d’autrui.
-
---Il ne saurait y avoir, pour notre Rita, de meilleur parti que son
-fils.
-
---A présent, Si Taleb n’a rien à faire qu’à se promener tout le jour.
-
---Par le Prophète!... on dit que Sidi Nojjar[54] est souvent le but de
-ses sorties...
-
- [54] Quartier des courtisanes.
-
---Eh! sans doute... Il manque une épouse dans sa maison.
-
---C’est pourquoi Si Hamou tient à le marier jeune...
-
-Malgré l’intérêt de cet entretien, Rita fatiguée par les émotions, ne
-tarda pas à s’endormir.
-
-Une semaine passa, toute semblable aux autres en apparence, mais les
-femmes s’énervaient de ne pas voir venir la visite escomptée. Chaque
-coup frappé à la porte les faisait tressaillir et leur dépit augmentait
-de jour en jour.
-
-Rita, la plus déçue, affectait de rire et de chanter pour dissimuler son
-amertume de n’avoir pas été jugée assez jolie.
-
-Pourtant, elle était fière de sa peau blanche, qu’elle comparait
-volontiers à celle de la brune Saadia, de ses cheveux lisses et
-luisants, de ses yeux très noirs, de ses joues rondes... Vraiment, cette
-vieille ne possédait aucun goût... Mais d’autres sauraient apprécier sa
-beauté... Qu’avait-elle à faire avec le fils d’un marchand de babouches?
-Allah lui réservait peut-être d’épouser un Chérif.
-
-Malgré tous ses raisonnements, Rita ne se consolait pas de sa
-déconvenue. En réalité, le fils du marchand de babouches eût comblé ses
-désirs, car on le disait jeune, riche et encore célibataire. Aussi, son
-bonheur fut-il grand, lorsqu’un vendredi, au retour de la Mosquée, le
-zaouak reçut la visite de Si Hamou qu’accompagnaient deux membres de sa
-corporation. Après s’être longuement et poliment congratulés, Si Hamou
-prononça les paroles décisives:
-
---Nous sommes les hôtes de Dieu et les tiens, nous venons à cause de ta
-fille.
-
-Si Abd Er Rahman prit un air grave:
-
---Laissez-moi consulter ma tête. Revenez demain, et, d’ici là,
-interrogez sur moi comme j’interrogerai sur vous...
-
-Le jour suivant, Si Hamou se présenta de nouveau, et le zaouak
-l’accueillit par ces mots:
-
---Sois le bienvenu chez moi,--afin qu’il comprît que sa démarche était
-agréée.
-
-Les femmes en émoi épiaient ces allées et venues, dont elles
-s’efforçaient de deviner le résultat. Pourtant, malgré leur intense
-curiosité, elles n’osèrent pas interroger le _maître des choses_, mais
-il daigna le soir même confier sa décision à Saadia, qui s’empressa de
-la faire connaître à toute la maisonnée.
-
-Rita pleura du moghreb à l’Acha sans prononcer une parole; elle refusa
-de manger, bien qu’il y eût de la touba dont elle était fort friande.
-Ses gestes se firent plus lents et réservés, car elle avait conscience
-de sa nouvelle importance.
-
-Lella Fathma ne tarda pas à revenir une après-midi, escortée de sa fille
-et de sa sœur Aïcha, une vieille dame aux joues tombantes et aux allures
-lasses. Saadia les reçut avec de grandes démonstrations amicales, elles
-passèrent au moins un quart d’heure à se faire les compliments les plus
-exagérés, en protestant de leur affection. Mais lorsqu’on arriva enfin
-aux choses sérieuses, la conversation prit un tour moins tendre et
-faillit même dégénérer en querelle.
-
---Combien voulez-vous de sadoq[55],--demanda Lella Fathma.
-
- [55] Dot que le marié verse au père de la jeune fille.
-
---Il nous faut cent réaux,--répondit Saadia,--un caftan de drap, un de
-brocart tissé d’or, deux sebenia et une paire de cherbil en velours.
-
---Ma fille, tu n’y songes pas!... Nous sommes gens modestes... comment
-pourrions-nous satisfaire de telles prétentions?
-
---Veux-tu donc faire dire que nous avons donné notre fille à un meskin?
-
---Non, certes, mais sois raisonnable. Tu sais combien les temps sont
-amers... La moindre chose se paye dix fois plus que jadis...
-
---Soit... à cause de mon amitié pour toi, je consens à une réduction...
-
---Enlevons trente réaux...
-
---O Sidi Ali Mennoun! ô mon malheur! c’est impossible... dix tout au
-plus.
-
---Tu veux nous ruiner. On m’avait bien dit que tu étais âpre à l’argent.
-
---Et à moi qu’il t’est plus cher que ton propre fils.
-
-Les voix s’élevaient hostiles et aigres. La vieille Aïcha intervint:
-
---Vous ne connaissez pas la honte de vous disputer ainsi un pareil
-jour... Allons, que chacune y mette du sien.
-
-Elles finirent par s’accorder pour un sadoq de 80 réaux, et convinrent
-aussi de remplacer une des sebenia par une jolie dfina. Lorsque le
-marché fut conclu, elles redevinrent affectueuses et empressées; elles
-s’envoyaient réciproquement mille flatteries, tout en buvant du thé à la
-citronnelle.
-
-Rita n’avait point paru, elle s’était réfugiée dans la cuisine, le cœur
-tumultueux et l’air indifférent.
-
-Après le départ des visiteuses, toute la maison fut en effervescence,
-car les hommes étaient annoncés pour le dîner du surlendemain. Mabrouka
-s’en fut au souk acheter des poulets, des pigeons, de succulentes têtes
-de mouton, et Saadia, aidée de Zohra, confectionna un ragoût de viande
-au miel, relevé de safran, d’épices et de raisins secs, comme on n’en
-mangeait même pas chez le pacha.
-
-Si Hamou et ses amis arrivèrent après le moghreb, escortés par beaucoup
-de jeunes garçons tenant des cierges allumés. Les femmes épiaient le
-cortège à travers les fentes de leurs portes, elles l’accueillirent par
-des yous-yous plus exaspérés au moment où l’on récita la Fatiha[56] qui
-consacre les fiançailles.
-
- [56] Premier chapitre du Koran.
-
-Le lendemain, Lella Fathma et ses parents, toutes parées, vinrent à leur
-tour apporter des dattes, les cierges destinés aux noces, un caftan de
-soie couleur radis, et un plat rempli de henné sur lequel étaient
-disposés quatre œufs. Elles trouvèrent la maison ornée de coussins, de
-tapis et de broderies que Saadia avait tirés des coffres et empruntés à
-ses voisines. A l’un des bouts de la principale chambre, on avait
-aménagé le qtaa, mystérieux sanctuaire des fiancées, que les tentures et
-les mousselines séparent du reste de la pièce. La jeune fille y entra,
-le cœur palpitant d’orgueil et de joie. Son rêve s’accomplissait enfin.
-Elle devenait l’héroïne vers qui tous les regards convergent, l’arousa,
-plus semblable à une houri qu’à une simple créature d’Allah. Ses sœurs
-et ses jeunes amies l’entouraient en babillant comme des oiselles. Mais
-Rita ne répondait pas à leurs propos; elle s’appliquait à garder
-l’attitude rituelle, immobile, les yeux baissés, le visage impassible et
-grave. De temps à autre, les invités écartaient un peu la tenture, afin
-de juger sa contenance, et elles ne tarissaient pas d’éloges sur cette
-arousa qui témoignait une si grande honte. Elles partirent à la nuit,
-après la cérémonie du henné qui eut lieu en grande pompe au milieu du
-patio. Seules, les fillettes restèrent dans la maison pour tenir
-compagnie, durant trois jours, à leur amie. Elles la taquinaient
-gentiment, selon la coutume:
-
---Hélas!--disaient-elles,--tu vas nous abandonner.
-
---Tu préfères la compagnie d’un homme à la nôtre.
-
---Nous n’étions pas rassasiées de t’avoir...
-
-Et Rita répondait d’un ton navré:
-
---Qu’ai-je à faire avec un homme?... Non, je ne veux pas quitter ceux
-que j’aime. Oh! combien je vous préfère, fillettes semblables à moi.
-
-De grosses larmes roulaient sur ses joues, mais, dans le fond du cœur,
-elle se réjouissait...
-
-Quelques jours plus tard, Lella Fathma envoya une neggafa[57] porter
-l’argent et les objets du sadoq. Elle avait disposé les pièces de drap
-et de brocart, la sebenia, les cherbil, sur un plateau de cuivre à hauts
-rebords, ainsi qu’un pain de sucre, signe de joie et de prospérité. Une
-mousseline brodée recouvrait les cadeaux, mais elle eut soin d’en
-laisser un côté relevé, afin que les voisines pussent apercevoir les
-présents du fiancé.
-
- [57] Femme dont le métier consiste à régler toutes les cérémonies du
- mariage du côté féminin.
-
-Dès lors, une fiévreuse activité régna dans la maison du zaouak: Saadia
-et Zohra taillaient et cousaient sans relâche les pièces du trousseau.
-Les seroual[58], étroits et raides, les tahtiat, les transparentes
-ferajiat s’empilaient au fond de la chambre. Une mouallema brodait les
-coussins et les tentures aux vives couleurs; Mabrouka, brandissant un
-long balai en feuilles de palmier, reblanchissait à la chaux toutes les
-murailles, et les voisines venaient à tout propos donner des conseils et
-épier l’attitude de la nouvelle arousa.
-
- [58] Pantalon.
-
-O Allah! que la vierge est pudique et timide... Le moindre propos suffit
-à l’effaroucher, et elle s’enfuit, telle la gazelle au pied rapide.
-
-Combien de larmes brûlantes verse la fiancée, dont le visage ne fut
-contemplé par personne, dont le teint a la pâleur mate des œufs
-d’autruche soigneusement cachés dans le sable. Celui qui doit la
-connaître s’impatiente en sa demeure... son amour est comme une chèvre
-bêlante, s’il tente de l’étouffer, il se met à crier plus fort.
-
-Voici venir la semaine des noces. Pilez le souak et le henné. Préparez
-l’arousa pour les désirs de l’époux. Qu’il se hâte, lui, dont la
-brûlante ardeur séchera ses larmes.
-
- * * * * *
-
-Rita vivait dans une exaltation dont elle ne laissait rien soupçonner,
-partagée entre les sentiments les plus divers: elle tâchait de se
-représenter Si Taleb qu’elle n’avait jamais aperçu; les propos de
-Mabrouka hantaient son esprit.
-
---... Un visage brun, des yeux qui flambent, et une vigueur... dont
-l’épouse apprécierait les charmes...
-
-Ses nuits étaient hantées de songes voluptueux, et elle se réveillait
-toute tremblante, le cœur battant à grands coups, le visage en feu et
-les membres brisés... Mais, en même temps, elle se sentait envahie de
-l’oppressant effroi, qui saisit les vierges à l’approche de l’époux et
-les trouble douloureusement.
-
-Lorsque les invités en toilette s’installèrent dans la maison, que le
-qtaa redevint l’asile de l’arousa pour les fêtes nuptiales, sa terreur
-s’accrut, submergeant ses autres impressions; elle commençait aussi à
-sentir le regret du logis paternel qu’il lui fallait quitter pour une
-demeure étrangère, et, bien souvent, ses larmes coulaient sans feinte...
-
-Elle refusait toute nourriture, malgré l’insistance de ses petites
-compagnes qui lui présentaient, du bout de leurs doigts rougis au henné,
-quelques bouchées des plats dont elles mangeaient.
-
---Prends,--disaient-elles,--ceci est le sadoq que je te donne.
-
-Mais Rita tournait la tête d’un air excédé.
-
---Non, non, je n’ai pas faim. Assez pour moi...
-
-Il fallait lui faire avaler de force un œuf ou du laitage.
-
-Et, de fait, des nausées la prenaient dans ce qtaa surchauffé par les
-cierges, toujours empli de jeunes filles; et dont l’atmosphère,
-emprisonnée entre les tentures, ne se renouvelait pas...
-
-Elle était devenue, aux mains de la neggafa, une poupée que l’on manie,
-que l’on habille, que l’on transporte, que l’on parfume et que l’on
-pare. Une poupée silencieuse, dont les pieds ne devaient plus toucher le
-sol, qui ne pouvait ni rire, ni remuer, ni parler, et à qui seulement il
-était permis de pleurer... De temps à autre, on la sortait du qtaa tout
-enveloppée de voiles très lourds, tissés de soie et d’or, sous lesquels
-Rita se sentait étouffer. On la portait dans le patio, sur la mertba,
-haute estrade garnie de coussins, où la mariée s’accroupit pour les
-diverses cérémonies accompagnées de chants, de musique et de yous-yous
-stridents. Le bruit parvenait indistinctement jusqu’à elle; parfois la
-neggafa entr’ouvrait ses voiles devant les invitées assemblées, et l’on
-apercevait le visage impassible aux yeux clos, pâle, ruisselant de
-sueur, parmi les bijoux scintillants, et les cheveux épars ceints d’un
-bandeau de pierreries et de perles... Un peu d’air frais ranimait la
-jeune fille; elle se savait belle et admirée par toutes ces femmes
-qu’elle ne voyait pas...
-
-Mais presque aussitôt, les voiles retombaient, l’enveloppant de leur
-nuit épaisse et chaude, jusqu’au moment où on la reportait dans le qtaa
-envahi de fillettes.
-
---Que tu es heureuse,--disaient-elles,--tu vas manger des noix, des
-gâteaux, des amandes.
-
---Tu revêtiras des caftans de soie, tu farderas ton visage et tu seras
-belle.
-
---O ma sœur, tu deviendras femme et tu te réjouiras avec ton époux.
-
---Touche mes vêtements pour que mon tour ne tarde pas à venir.
-
---J’ai rencontré ton fiancé dans les souks. C’est un homme vigoureux, il
-a une petite barbe et des yeux ardents... Quel est ton bonheur!
-
-Ces propos distrayaient Rita et lui mettaient au cœur d’agréables
-espoirs; cependant elle restait muette, toute pénétrée de honte. Une
-sorte de torpeur l’envahissait peu à peu, causée par les parfums, les
-émotions, la fatigue et la chaleur; toutes les pensées s’embrouillaient
-en sa tête, ses larmes coulaient sans cesse, et les invités tiraient
-d’heureux augures de son chagrin, car il convient qu’une fille aimante
-et pudique manifeste une extrême douleur au moment de ses noces.
-
-Le jour nuptial se leva enfin; l’agitation grandissait dans la maison,
-les femmes qui, depuis le début de la semaine, avaient savamment gradué
-le luxe de leurs parures, arborèrent les caftans de cérémonie et
-s’accroupirent tout autour du patio, plus éblouissantes que des
-sultanes. Elles avaient le sentiment de leur splendeur et ne faisaient
-pas un mouvement, les yeux fixes, les mains posées à plat sur leurs
-genoux. Les brocarts tissés d’or ou de ramages multicolores se cassaient
-autour d’elles en plis raides et luisants, les sebenia étaient
-couronnées de turbans, de bandeaux brodés de sequins, et parfois de
-plumes légères couleur pois chiche, ou cœur de rose... D’énormes anneaux
-d’oreille, des colliers de perles fausses, et d’autres, dont les
-pendeloques s’ornaient de verroteries, essayaient de singer les parures
-des riches citadines... Certaines femmes cependant portaient des
-émeraudes et des rubis véritables, reliques d’une opulence familiale
-disparue, mais leurs bijoux avaient alors des formes désuètes, passées
-de mode...
-
-Des fards rehaussaient l’éclat des visages, et les plus noires
-s’illuminaient si violemment de carmin que leur peau évoquait la rougeur
-des cuirs Filali... Malgré leur apparente impassibilité, elles
-s’épiaient les unes les autres, glissant entre leurs cils baissés une
-sournoise prunelle critique. Et elles évaluaient en elles-mêmes la
-parure des autres invitées... Quelques réflexions s’échangeaient à voix
-basse:
-
---O ma sœur, as-tu vu le caftan neuf de Zohra? Il est en brocart à deux
-réaux la coudée.
-
---Par Mouley Idriss! ce ne peut être à elle; son mari gagne à peine de
-quoi la nourrir. On le lui a certainement prêté.
-
---Je ne savais pas que Lella Khaddouje eût des bracelets d’or... Ils
-pèsent bien vingt mitqual.
-
---Certes Sidi Mohamed n’a pas rétréci avec son épouse! Il ne regarde pas
-au poids quand c’est du cuivre doré...
-
-Et les propos perfides voltigeaient sans bruit à travers l’assistance,
-tandis que l’on attendait la mariée.
-
-La neggafa parut enfin, portant sur son dos un volumineux paquet
-d’étoffes et de voiles, qu’elle déposa au milieu des coussins de la
-mertba. Puis, elle écarta le haïk de soie à rayures abricot et couleur
-d’yeux chrétiens, sous lequel Rita se sentait défaillir. Elle avait un
-caftan de brocart émeraude à ramages d’or, d’innombrables bijoux prêtés
-par des amies complaisantes, et ses cheveux, épars sur les épaules, se
-couronnaient d’une sfifa rehaussée de pierreries et de perles. Mais on
-n’apercevait pas son visage, voilé par une mousseline. Tout autour
-d’elle, les fillettes, debout, portaient de gros cierges en cire dont
-les flammes, agitées par le vent du soir, jetaient un éclat fumeux.
-
-La neggafa tressait les cheveux de Rita qu’elle mêlait de soie verte et
-blanche, en y attachant mille amulettes contre le mauvais œil. Quand
-elle se mit à natter le côté gauche, les musiciennes, qui jusqu’alors
-faisaient rage, se turent subitement, et la neggafa, d’une voix
-chantante, psalmodia les stances du départ:
-
- *
-
- * *
-
- Au nom d’Allah, nous maudissons le démon!
-
- *
-
- * *
-
- --Tends ta main hors des manches,
- Aujourd’hui est venu ton grand jour,
- Tends ta main, nous te mettrons du henné...
- O mariée, tais-toi, ta mère pleure...
- Et chez l’époux, chacun se réjouit.
-
- --Pourquoi! ô mon père! m’as-tu exilée?
- Rends l’exilée à sa famille.
- On dit: «Le père a donné le bien»
- S’il a donné sa fille à un jeune homme.
- On dit: «Le père a donné le malheur»
- S’il a donné sa fille à un vieillard.
-
- Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour,
- La mariée s’en va chez son cousin
- Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour.
- La mariée est allée chez Mouley Ali[59].
- --Pourquoi, ô mon père, m’as-tu exilée à la cime des monts?
- Personne que je puisse interroger.
- Personne à qui m’adresser.
- Je n’ai trouvé que des Berbères et des loups...
- Rends l’exilée à son sol.
- La maison de mon père me renie.
- La maison de mon époux m’accueille...
-
- [59] Allusion aux noces de Lella Fathma, fille du Prophète, avec son
- cousin Mouley Ali.
-
- --O fille de mon caïd!
- O fille du caïd des caïds!
- Tu es partie, ô celle qui arrange tous les coins!
- Tu es partie, ô voisine des voisines!
- Tu es partie, ô mon amie, ma sœur!
- Fille du lion silencieux,
- Mais dont le rugissement dans le désert serait effrayant.
- Ta taille me plaît,
- Et ton caftan me donne la beauté.
- Va-t’en... Ne crains pas,
- Tu trouveras bonheur parfait.
-
-La neggafa prit un petit tambour et continua:
-
- Haddou l’Rahmani,
- Celui qui t’a réjouie deux mois,
- Réjouis-le deux ans.
- Réjouis-toi en ce jour
- Où ne se réjouissent que mes amies,
- Mes sœurs et mes cousines.
-
- Aie la paix, ô Lella,
- Donne la paix à notre demeure,
- Donne la paix à ce jour!
-
-Toute l’assistance sanglotait durant ce chant que la neggafa répéta
-trois fois, et les pleurs de Rita redoublaient d’amertume, car le jour
-des larmes était venu pour elle... Un immense déchirement la poignait à
-l’idée du départ si proche, de la séparation définitive d’avec tous ceux
-qu’elle avait aimés et connus jusqu’alors; et la demeure de Si Taleb lui
-apparaissait inquiétante, étrangère, pleine de périls mystérieux.
-
-On la reporta dans le qtaa en l’attente du cortège nuptial; les
-fillettes, excitées par le prochain dénouement, tenaient à leur amie des
-propos indécents sur ce qui allait se passer... les femmes se
-complaisaient aux recommandations:
-
---Aie soin de ne pas déplaire à ton mari.
-
---Tu vas connaître la douleur des noces.
-
---Mords tes vêtements pour ne pas crier.
-
-... Zohra vint auprès d’elle et fit sortir tout le monde, afin de donner
-à sa sœur les suprêmes conseils.
-
---Tâche d’être une fille raisonnable qui fasse honneur à notre maison.
-Ne repousse pas ton époux, laisse-le t’approcher afin qu’on sorte vite
-ton seroual[60].
-
- [60] Pantalon.
-
-Ces paroles augmentaient le trouble de Rita... Tout à coup, elle
-tressaillit. Une rumeur significative emplissait le patio, dominée par
-la plainte acide des flûtes. Si Abd Er Rahman entra dans le qtaa, Rita
-lui baisa la main en pleurant, puis il la chargea sur son dos et la
-porta jusqu’à la mule arrêtée au seuil de la maison. Après
-l’interminable attente anxieuse, le départ se fit très vite. Les
-neggafat arrangèrent en hâte le haïk de la mariée et, très
-soigneusement, elles appliquaient un coin de son voile sur
-l’arrière-train de la bête, de crainte qu’un ennemi, durant le trajet, y
-mît le doigt, ce qui eût aussitôt rompu la virginité de l’arousa. Le
-cortège s’ébranla au milieu de la musique, des chants et des cierges,
-dont la flamme vacillait au vent. Bien que la demeure de Si Hamou fût
-toute proche, il fit un long détour à travers les souks silencieux et
-noirs, où de rares marchands s’attardaient encore en leurs échoppes...
-des yous-yous exaspérés accueillirent son arrivée.
-
-Le zaouak descendit sa fille de la mule, et la porta sur son dos
-jusqu’au seuil de la chambre nuptiale, dont Lella Fathma barrait
-l’entrée; Rita, guidée par la neggafa, dut, en témoignage de sa future
-obéissance, passer trois fois sous le bras étendu de sa belle-mère, puis
-on l’introduisit dans le qtaa qui avait été préparé au bout de la pièce.
-Les parentes du marié se bousculaient pour apercevoir la jeune fille,
-mais la neggafa les renvoya d’un geste autoritaire, et, après avoir une
-dernière fois retouché les parures de l’arousa, elle fut s’accroupir à
-l’autre extrémité de la chambre vide...
-
-Une angoisse affolante s’empara de Rita, elle eût voulu fuir et n’osait
-faire un mouvement dans la crainte de déranger sa toilette... L’épreuve
-conjugale, dont elle savourait longtemps à l’avance le trouble
-délicieux, lui causait, à présent que l’heure était proche, une
-appréhension, une terreur qu’elle ne pouvait dominer. Son cœur battait à
-grands coups, et elle se sentait défaillir, la sueur ruisselant le long
-de ses tempes... Puis, comme l’attente se prolongeait, elle sombra dans
-une sorte de torpeur, d’engourdissement hébété... Soudain, l’impression
-d’une présence humaine la rendit à son épouvante. Le marié était entré
-dans le qtaa sans qu’elle s’en aperçût, et la neggafa se retirait
-discrètement en fermant les verrous.
-
-Si Taleb contemplait sa femme, et il la trouvait à son gré.
-
---Tu es belle,--dit-il, en l’embrassant sur le front.--Pourquoi
-trembles-tu? Il ne faut pas avoir peur... Tu sais, je ne veux que ton
-bien... te voici mon épouse, celle qui réjouira toute ma vie, s’il plaît
-à Dieu!
-
-Rita restait immobile, silencieuse et les yeux clos, troublée, jusqu’au
-plus profond de son être, par cette voix mâle, par le contact de cet
-homme qu’elle ne voyait pas... et comme il voulait l’étreindre, elle se
-jeta brusquement en arrière, d’un instinctif effroi.
-
---Ne crains pas,--répéta Si Taleb,--tu dois être raisonnable pour que
-les gens ne rient pas de moi... Ta mère et tes parentes sont dans
-l’anxiété, elles attendent ton seroual, ne prolonge pas leur
-impatience...
-
-Alors, comme Rita était une fille sensée, elle laissa son mari
-l’approcher et elle retint ses cris...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Si Taleb ne sortit de la chambre nuptiale qu’au moment où chantait le
-muezzin. La neggafa se précipita dans le qtaa en poussant des yous-yous,
-s’empara triomphalement du seroual et l’emporta dans le patio pour le
-livrer à l’admiration de l’assistance.
-
- Lella fille très pure,--disaient les invitées,--
- Fille de ceux qui t’ont bien gardée,
- O belle ceinturée,
- Ton seroual est teint de rouge!
-
-Pendant ce temps, Rita, brisée de fatigue, s’était endormie... Au retour
-du hammam, Si Taleb vint la rejoindre dans le qtaa. Il essayait de la
-faire parler, mais Rita était trop bien élevée pour répondre, elle avait
-honte et ne levait pas les yeux. Pourtant, ayant aperçu furtivement son
-mari, elle se réjouit de le trouver agréable et jeune... La chambre
-était close, éclairée par des cierges, les époux s’y sentaient très
-seuls, loin de tout, bien que la rumeur de la fête pénétrât à travers la
-porte. Si Taleb caressait Rita, la prenait sur ses genoux, se livrait à
-mille jeux galants, et la jeune femme, revenue des terreurs nocturnes,
-commençait à trouver quelques charmes au contact de son mari. Comme il
-était sorti vers l’acer pour prier, elle l’attendit avec une certaine
-impatience...
-
-En l’absence de Si Taleb, la neggafa vint changer les parures de
-l’arousa, et deux fois par jour, durant toute la semaine, elle la
-revêtit de caftans différents, de façon à ce que l’époux la trouvât sans
-cesse en des toilettes nouvelles... Il n’était pas besoin de cela pour
-exciter l’amour de Si Taleb, et Rita, peu à peu, se sentait embrasée par
-une telle ardeur...
-
-Elle n’en restait pas moins pudique et réservée, toujours silencieuse,
-levant à peine les yeux sur son maître, toute pénétrée des conseils
-qu’on lui avait prodigués chez ses parents. Car un mari s’étonne si la
-vierge qu’il épouse ne témoigne pas, durant les premiers temps, une très
-grande honte. A la fin de la semaine, elle semblait s’apprivoiser et
-répondait timidement:
-
---Oui, Seigneur...
-
---Non, Seigneur...
-
---Je ne sais pas...
-
-Six jours après les noces, on remit à Rita sa ceinture, et on enferma
-ses cheveux dans une sebenia de soie, à la manière des femmes mariées.
-Puis, la neggafa la fit sortir du qtaa qu’elle n’avait pas encore
-quitté, et elle éprouva une délicieuse sensation à respirer l’air qui
-pénétrait par la porte entr’ouverte, et à revoir la lumière du jour. Le
-soir, elle se rendit au hammam avec Lella Fathma; au retour, deux femmes
-couchèrent auprès d’elle dans le qtaa, pour en interdire l’entrée à Si
-Taleb. Lorsqu’il retrouva Rita le lendemain matin, il se mit à la
-taquiner:
-
---Tu n’as pas voulu de moi... Hélas! que cette nuit fut longue! Es-tu
-donc rassasiée de ma présence? Moi, je ne le suis pas encore de t’avoir.
-
-Rita répondit d’un air modeste:
-
---Que veux-tu..., ce n’est pas ma faute, telle est la coutume, tu le
-sais bien...
-
-Elle n’osait pas lui avouer qu’elle aussi avait maudit cette habitude
-qui sépare les époux la sixième nuit de leurs noces.
-
-Dans l’après-midi arrivèrent Saadia et ses parentes, parées de leurs
-plus beaux atours. Elles entouraient l’arousa, lui prodiguant les
-caresses et les démonstrations affectueuses.
-
---Comment vas-tu?--demandaient-elles.
-
---Ton mari te plaît-il? On dit que tu n’es pas à plaindre, et qu’il te
-témoigne beaucoup d’amour.
-
---Grâce à Dieu, te voici devenue femme. Dis, chérie, as-tu crié la nuit
-de tes noces?
-
-Elles lui posaient mille questions insidieuses auxquelles Rita, pleine
-de honte, se gardait bien de répondre, et Mabrouka lui glissait à
-l’oreille des propos tellement égrillards qu’elle en rougissait sous le
-fard, toute troublée d’un plaisir sensuel.
-
-La cérémonie de la ceinture lui causa la plus vaniteuse des
-satisfactions.
-
-La neggafa l’avait revêtue de caftans magnifiques, drapés d’un izar de
-gaze. Une haute ceinture de Fez, raide et chatoyante, s’enroulait autour
-de sa taille comme pour l’enserrer d’un étui précieux; des bijoux trop
-éblouissants l’accablaient de leur splendeur et de leur poids, mais elle
-restait hiératique, très droite et les yeux toujours clos, sur l’immense
-fauteuil des mariées dont les dorures rayonnaient derrière sa tête en
-auréole resplendissante.
-
-Toutes les femmes, accroupies autour du patio, lui faisaient une cour
-dont elle était la sultane; une esclave agitait devant elle un éventail
-pour rafraîchir son visage et chasser les mouches importunes. Sept fois,
-la neggafa changea ses parures, toutes plus somptueuses les unes que les
-autres, et l’apparition de l’arousa était toujours saluée de yous-yous
-et de propos flatteurs. Cette apothéose l’enivrait d’orgueil, elle eût
-voulu, malgré sa fatigue, que les fêtes nuptiales durassent longtemps
-encore. Elle ne se lassait pas d’en être l’héroïne, belle et parée,
-auprès de qui chacun s’empresse, et un regret lui mordait le cœur à la
-pensée que l’apogée de sa gloire en marquait fatalement la fin.
-
-Grâce à Dieu, l’amour de Si Taleb lui resterait, et les plaisirs
-voluptueux, sans compter la satisfaction d’être une femme mariée qui
-peut se livrer à la coquetterie en toute sécurité du devoir accompli, et
-non plus une vierge aux vêtements simples.
-
-Le soir, lorsque son mari vint la rejoindre dans le qtaa où ils devaient
-dormir une dernière fois, il lui demanda:
-
---Tu as revu ta famille... voudrais-tu à présent rentrer chez ton père?
-
---Je ne sais pas,--répondit Rita d’une voix réservée.--C’était ma
-maison, j’étais habituée... Je dois m’accoutumer ici.
-
-Mais l’éclat de ses yeux démentait les paroles trop pudiques, et cette
-nuit fut une longue ivresse.
-
- *
-
- * *
-
-Les dernières invitées étant parties, le calme reprit ses droits dans la
-demeure du marchand de babouches. Rita se mit peu à peu au travail
-domestique; elle aidait Lella Fathma à éplucher les légumes, à rouler le
-couscous, à nettoyer le linge familial; elle passait de longues heures à
-sa toilette pour garder l’amour de Si Taleb, variait chaque jour sa
-coiffure, se traçait au milieu du front les arqous aux dessins
-compliqués, avivait ses joues de carmin et ses yeux de kohol. Du reste,
-elle voyait peu son mari, mais les plaisirs conjugaux ne lui étaient pas
-épargnés... Si Hamou semblait tout ragaillardi au contact du jeune
-couple, il regardait son fils d’un air d’envie... Lella Fathma, trop
-vieille pour émouvoir encore son époux, s’inquiétait à juste titre de ce
-regain de jeunesse; elle prenait volontiers Rita pour confidente.
-
-Un jour, elle vint la trouver en sa chambre, bouleversée par la nouvelle
-qu’une amie empressée venait de lui transmettre: le marchand de
-babouches songeait à se remarier... Déjà, il avait envoyé le sadoq à la
-fille de son amin[61], une répudiée de vingt ans, dont on vantait la
-beauté, et les noces seraient célébrées le mois suivant.
-
- [61] Chef d’une corporation.
-
-Les deux femmes se taisaient, atterrées par la catastrophe. Elles y
-voyaient l’une et l’autre la fin de leur prestige, l’écroulement de tout
-leur bonheur: Lella Fathma, vaincue d’avance par l’ascendant d’une jeune
-rivale, Rita elle-même qui cesserait d’être l’arousa cajolée, adulée de
-tous, le jour où une nouvelle mariée entrerait dans la maison... Elles
-essayèrent en vain tous les moyens pour conjurer le péril, tous les
-sortilèges pour détourner Si Hamou de ses projets; elles n’osèrent
-cependant pas s’en plaindre à lui-même, sachant la réserve et le respect
-qui sont dus au «maître des choses».
-
-Si Taleb, de son côté, était un fils soumis qui ne se permettait jamais
-de juger les actes de son père, à plus forte raison de les combattre; et
-lorsque le marchand de babouches lui enjoignit de répudier Rita, parce
-que sa future épouse entendait être la seule arousa du logis, il ne sut
-que balbutier son désespoir...
-
---Il y a des femmes à Sidi Nojjar,--insinua le vieux libertin,--n’es-tu
-pas las de caresser toujours la même?
-
-Si Taleb essaya timidement de défendre Rita, mais, le soir même, il se
-souvint du conseil paternel et se dirigea vers le quartier où s’était
-réjoui son célibat... Une courtisane, arrivée de Fez, l’attira chez
-elle... Aïcha était lascive et belle, toute parfumée d’essences
-violentes, elle connaissait les hommes et le secret de les affoler. Si
-Taleb comprit, entre ses bras, qu’il pourrait très facilement renoncer à
-sa femme...
-
-Une semaine plus tard, il ramena Rita au logis paternel, sans donner
-aucune raison à cette visite hors d’usage. Et comme il tardait à venir
-la reprendre, le zaouak s’en émut. L’explication ne manqua pas de
-s’envenimer. Si Abd Er Rahman reprochait à son gendre le tort qu’il
-faisait à la famille, en répudiant ainsi Rita sans raison, après trois
-mois de mariage; mais, surtout, il s’irritait pour une question de haïk
-neuf, que Si Taleb se refusait à rendre... Après avoir discuté et crié à
-s’en érailler le gosier, les deux hommes allèrent chez le cadi qui
-prononça la répudiation.
-
-L’affaire du haïk restait toujours pendante; durant des mois, elle
-occasionna d’incessantes disputes; elle avait pris toute l’importance en
-l’événement, et les femmes la commentaient, sans se lasser, avec la plus
-vive indignation... Toutefois Rita regrettait secrètement les plaisirs
-voluptueux que Si Taleb lui avait révélés, et dont la privation lui
-était sensible...
-
-Un jour, Mabrouka, toute jubilante, vint apporter une nouvelle qui
-réjouissait le quartier et alimentait d’interminables commérages: au
-cours d’une querelle plus violente que les autres avec sa jeune
-coépouse, Lella Fathma avait été précipitée dans le puits... Grâce à
-Dieu, on l’en avait retirée à temps, mais Si Hamou, excédé par les
-disputes et les doléances, venait, répudiant les deux femmes, de faire
-maison vide. Et il allait lui aussi, avec Si Taleb, se consoler à Sidi
-Nojjar.
-
-Rita songeait complaisamment à cette aventure, tout en maniant ses
-pinceaux en poils d’âne, qu’elle avait repris. D’invraisemblables
-guirlandes s’enroulaient autour du coffret ébauché, les canaris
-s’étourdissaient de roulades en leurs cages de jonc, et les femmes,
-réunies et babillardes, buvaient, comme jadis, le thé à la menthe plus
-sucré qu’un sirop. Les choses sont écrites, Allah connaît notre lot pour
-demain. Confions-nous en sa mansuétude.
-
-Depuis quelque temps, la mère du chérif voisin témoigne à Rita beaucoup
-d’affection, lorsqu’elle la rencontre au crépuscule sur la terrasse...
-La petite répudiée escompte déjà en sa tête les prochaines noces dont
-elle sera l’héroïne, s’il plaît à Dieu... Et elle bénit le Seigneur de
-lui avoir ménagé ce renouveau de plaisir et d’orgueil...
-
-
-
-
-VI
-
-UN HAREM BIEN GARDÉ
-
-
-Ayant maintes fois vérifié l’excellence du dicton: «_Il faut moins de
-temps à un homme et à une femme pour commettre le péché qu’à une esclave
-pour cuire un œuf_», le tajer[62] Mansour savait profiter des
-expériences de sa jeunesse.
-
- [62] Marchand.
-
-Certes, il gardait un souvenir délicieux de ses folles aventures: des
-harems où il avait pénétré sous un déguisement féminin, des rendez-vous
-furtivement obtenus au sortir d’un hammam, de la complicité coûteuse,
-mais sûre, des servantes et des Juives qui portent leur pacotille de
-maison en maison... Il n’en était que mieux armé pour défendre son
-propre bien.
-
-Nulle revendeuse, nulle messagère, n’avait le droit de franchir sa
-porte, au seuil de laquelle se relayaient nuit et jour deux gardiens
-incorruptibles et hargneux.
-
-Un hammam, étincelant de marbres et de mosaïques, avec ses chambres de
-chauffe et ses fontaines, fut installé dans sa propre maison. Et les
-épouses ou les favorites perdaient, en entrant chez lui, toute occasion
-de communiquer avec le monde extérieur d’où s’infiltrent les tentations.
-
-Pourtant le tajer Mansour n’était pas un tyran, il aimait ses femmes, il
-les voulait heureuses et belles, et leur ayant retiré le plaisir de
-recevoir les humbles visiteuses qui vendent des étoffes et colportent
-les nouvelles, il ne leur ménageait pas les présents, et leur laissait
-la suprême jouissance de monter sur les terrasses lorsque le soleil
-déclinant dore les vieux murs et incendie les minarets.
-
-La maison du tajer Mansour, imposante et riche, dominait tout le
-quartier, en sorte que ses habitantes pouvaient, de très haut, bavarder
-avec les voisines sans qu’aucune escalade leur permît de se rejoindre.
-
-Une seule demeure restait accessible, celle du chérif Mouley Saïd, et,
-par une faveur d’Allah,--qu’Il soit exalté!--c’était justement un
-vieillard pieux et méfiant qui usait des mêmes restrictions que le tajer
-Mansour. Si bien que les eunuques du chérif et les portiers du marchand
-défendaient avec une commune vigilance la vertu des chérifat et celle
-des riches bourgeoises dont ils avaient la garde.
-
-Les noces de Rahma s’achevaient à peine, que déjà cette nouvelle,
-charmante, et très jeune épouse du tajer s’était rendu compte de toutes
-ces choses, sans avoir levé les yeux ni prononcé la moindre parole,
-ainsi qu’il sied à la pudeur d’une vierge récemment mariée.
-
-La maison de son père n’était pas à ce point surveillée; et Rahma
-regrettait les allées et venues perpétuelles des esclaves et des
-revendeuses, les incursions chez les voisines à l’heure du moghreb et
-les nuits sans lune où l’on se rend au hammam, bien enveloppée dans un
-haïk dont la fente laisse passer une prunelle curieuse... Par Sidi
-Abdelkader! cela ne l’avait pas empêchée d’arriver à sa treizième année
-aussi pure que l’eau de Lalla Chafia et d’apporter à son mari les fleurs
-écarlates dont les pétales avaient jonché leur couche nuptiale.
-
-Rahma n’était que la troisième épouse de Si Mansour; une négresse et une
-femme blanche partageant avec elle cet honneur. Mais la noire Setra, pas
-plus que Lella Mina, toujours pâle et maladive, ne semblaient exercer un
-grand empire sur le marchand.
-
-Lorsque Si Mansour avait atteint l’âge où les jeunes garçons, troublés
-par le printemps, jouent du gumbri au bord des oueds, son
-père,--qu’Allah l’ait en Sa Clémence,--lui donna Setra dont l’expérience
-amoureuse initia sa timidité. Plus tard, par acte passé devant le Cadi,
-il éleva l’esclave au rang d’épouse légitime, bien qu’il n’en eût pas eu
-d’enfant.
-
-Lella Mina, la languissante, fille d’un notaire dont l’alliance honorait
-le marchand, mit au monde six rejetons, plus malingres qu’elle-même et
-qui moururent. C’est alors que le soin d’assurer sa postérité incita Si
-Mansour à placer en son jardin une petite plante fraîche et vigoureuse;
-sur le point de s’épanouir.
-
-Il possédait, en outre, plusieurs jeunes négresses, prêtes à satisfaire
-les caprices du maître. Mais le tajer n’avait aucune exigence. Il
-entendait jouir chez lui d’une vie douce et reposante, réparatrice des
-fatigues de sa jeunesse. Même, il devait convenir, devant Allah, que ses
-capacités amoureuses n’étaient pas tout à fait suffisantes pour les
-trois épouses auxquelles seul il était appelé à dispenser la joie... et
-cette angoissante constatation augmentait les craintes du marchand et
-l’incitait à redoubler de ruses et de surveillance pour défendre son
-harem contre les entreprises des jeunes hommes libertins.
-
-Après la semaine des noces où il témoigna, comme il convient, un amour
-plein d’ardeur à la jeune arousa, il reprit l’habituelle quiétude de son
-existence. Il entrait chaque soir, selon leur tour, dans la chambre de
-ses femmes, mais ne se dérangeait guère de sa couche pour les aller
-rejoindre en celle où l’aube ne doit pas surprendre les maris. Rahma
-comprit très vite qu’avec un tel époux, elle ne goûterait que rarement
-aux plaisirs merveilleux en l’attente desquels palpitent les vierges...
-
-Mais le tajer Mansour, louange à Dieu! était un homme d’une générosité
-magnifique; il ne se passait pas de semaine où il ne distribuât à son
-harem les plus estimables présents. Il se félicitait de savoir si bien,
-et sans peine, grâce à l’entendement qu’Allah lui avait dispensé,
-satisfaire ainsi les exigences de toutes ses femmes.
-
-On n’entendait jamais une dispute ni une plainte en sa demeure, bien
-qu’il hébergeât aussi une sœur répudiée, Lella Saadia, et leur mère, la
-vieille Lella Fatime, femme d’expérience et de raison. Une entente
-parfaite unissait les esclaves et leurs maîtresses.
-
-Rahma n’avait point été sans remarquer avec quelle sérénité, exempte de
-toute jalousie, ses coépouses assistèrent aux noces, la parant même de
-leurs propres mains, au lieu d’imiter celles qui, en pareille
-circonstance, se retirent chez leurs parents, ou tout au moins en leur
-chambre, pour cacher une douleur faite d’humiliation et de rage.
-
-La vie s’écoulait, très douce, dans la maison de Si Mansour. Chaque
-matin, il distribuait lui-même, à toutes les femmes, leur part de sucre
-et de thé, sans «rétrécir» avec aucune. Puis il remettait les clés du
-coffre enfermant les précieuses denrées, à «la maîtresse des choses», la
-vieille Lella Fatime, sa mère, en la sagesse de laquelle il se fiait. Un
-serviteur invisible, qui ne pénétrait jamais dans la maison, allait au
-souk faire les achats. Il prenait les ordres de Lella Fatime. Elle seule
-avait le droit de lui parler; tapie au fond du vestibule sombre,
-derrière la porte soigneusement close. El Bachir l’entr’ouvrait à peine
-un moment pour tendre la couffa aux provisions, ou recevoir l’argent que
-lui passait une main décharnée.
-
-Les repas étaient plantureux et occupaient une partie du jour. Si
-Mansour ne ménageait ni l’huile, ni le couscous, ni la viande, et la
-négresse Ammbeur qu’il avait fait venir, à grands frais, de Tétouan,
-savait confectionner des tajin et des pâtisseries dont on rendait
-bruyamment grâce à Dieu, pendant des heures.
-
-Les femmes aimaient à se réunir sous les arcades de la cour, aux
-scintillantes mosaïques, en face de la fontaine dont les eaux procurent
-une agréable fraîcheur. Elles s’allongeaient, indolentes, sur les sofas
-disposés par les esclaves tandis que celles-ci filaient la laine en
-chantant, accroupies à une distance respectueuse de leurs maîtresses. La
-coquette Setra arborait des caftans aux teintes vives. Elle passait sa
-vie à se tracer, au milieu du front, les arqous minutieux et fins comme
-des broderies; à noircir ses lèvres et ses gencives avec le souak qui
-rehausse la blancheur des dents, et à enluminer de rouge la peau sombre
-de son visage.
-
-Lella Mina, toujours languissante, poussait des soupirs et des
-exclamations; elle se plaignait des maux dont elle était affligée et
-auxquels chacune, par politesse, affectait de prendre part. Ce qui ne
-l’empêchait nullement de faire honneur aux repas ni de s’égayer dans les
-secrètes orgies du vendredi, tandis que le marchand accomplissait à la
-mosquée ses dévotions.
-
-Ce jour-là, les femmes prenaient de la gouza, qui trouble délicieusement
-la tête, du hachich, dont les effets sont érotiques, et parfois même de
-ce vin des pays chrétiens à la mousse légère et grisante. Les largesses
-de Lella Fatime, la très sage, savaient décider l’esclave El Bachir à
-dissimuler drogues et bouteilles au fond de la couffa pleine de légumes.
-
-Que l’existence semble suave à celle dont la coupe s’emplit d’une
-boisson capiteuse! Son parfum suffit à troubler les sens, le cœur
-s’inonde aussitôt de joie, et le chagrin s’évanouit. «_C’est ce qu’il y
-a de plus pur et cependant ce n’est point de l’eau, ce qu’il y a de plus
-léger et cependant l’air ne la compose point. C’est une lumière que le
-feu engendre, c’est une âme qui n’a pas de corps._[63]»
-
- [63] Du poète Omar ben Fared.
-
-Une joie voluptueuse enchante tous les visages, les prunelles sont
-noyées de larmes, des gestes imprécis dérangent la belle ordonnance des
-caftans et celle des turbans de gaze. Setra presse contre son sein la
-petite esclave Yasmin; Lella Mina se renverse en riant d’un rire nerveux
-et sans fin entre les bras de sa belle-sœur Saadia. Les négresses
-chantent à tue-tête: Lella Fatime somnole, et Rahma, doucement ivre,
-étendue parmi les coussins, contemple avec béatitude le patio qui se
-transforme et s’agrandit, les arcades multipliées dont les colonnes
-oscillent, et le ciel d’azur subitement agité d’un fantastique vol de
-tous les oiseaux...
-
-Et lorsque, à son retour, le marchand s’étonne de l’air étrange et
-joyeux d’une épouse, celle-ci répond avec une émotion très réelle:
-
---Ah! seigneur! puis-je approcher de ta chère personne sans être
-troublée!...
-
-Mais Si Mansour n’insiste pas et, subitement, il songe qu’un ami
-l’attend à Bab Berdaïne...
-
-Souvent aussi les femmes s’invitaient en leurs chambres à prendre le
-thé. Elles se faisaient alors mille politesses, comme à des visiteuses
-étrangères et la «maîtresse des choses» ne manquait d’aucune largesse
-envers ses hôtes. Elle sortait des coffres ses coussins les mieux
-brodés, les mrech d’argent, au col long et mince, pour s’asperger d’eau
-de rose ou de fleur d’oranger, et elle ne ménageait pas, dans les
-brûle-parfums, l’odorant aoud el Qomari dont les effluves noyaient la
-pièce d’une brume bleuâtre et embaumée.
-
-Accroupies et parées, elles buvaient à petites gorgées le thé à la
-menthe qui évoque les vertes arsas et les plaisirs interdits, et elles
-racontaient d’insignifiantes histoires mille fois ressassées. Lorsque la
-réception prenait fin, chacune se retirait en cérémonie, tout en rendant
-grâce à Dieu et à celle qui les avait si bien traitées. Seule la
-préférée, l’amie favorite, s’attardait en la chambre tiède et bien
-close...
-
-Lella Mina avait un tendre penchant pour sa belle-sœur Saadia dont elle
-ne savait se passer. Setra entourait de soins jaloux et passionnés sa
-petite esclave Yasmin, à la peau blanche et aux candides yeux clairs.
-Chaque servante avait son inséparable, et il n’était point jusqu’à la
-vénérable Lella Fatime qui ne portât un intérêt particulier à Messaouda,
-la négresse, qu’elle gorgeait de sucre et de thé.
-
-Au crépuscule, lorsque les rayons roses quittent, à regret, les tuiles
-vertes au-dessus du patio, les femmes montaient en hâte à la terrasse.
-Elles avaient soin de varier leurs parures, afin que les voisines
-pussent s’en apercevoir, et les envier... Penchées au bord des murs,
-elles tenaient de longues conversations avec celles des maisons
-environnantes qui leur apprenaient les nouvelles. Elles correspondaient
-aussi, par signes, avec les femmes des terrasses éloignées, qu’elles
-n’avaient jamais vues de plus près, mais dont elles savaient les noms et
-toutes les histoires, grâce à ce langage astucieux que les Marocaines
-apprennent dès l’enfance.
-
---Comment es-tu?--demandaient-elles en élevant la main.
-
---Malade, et toi? quel est ton état?
-
---Que le mal s’éloigne de toi!
-
---Et qu’il ne t’atteigne pas... Comment va ton mari?
-
---Avec le bien! Il est parti vers l’Orient.
-
-Sur toutes les terrasses on aperçoit des caftans abricot, des caftans
-«cœur de pierre», des caftans «soleil couchant», et des caftans couleur
-de sucre dont les longues manches s’agitent. La cité crépusculaire
-appartient aux femmes et aux oiseaux; l’air est tout frémissant de leur
-ramage et du mouvement de leurs ailes. Les cigognes traversent le ciel
-d’un vol hâtif pour regagner les ruines de l’Aguedal, les hirondelles
-babillent à la crête des murs, et des troupes de pigeons tournoient
-lourdement autour des minarets émaillés d’émeraude.
-
-La ville dégringole, tel le lit caillouteux d’un oued, dans un
-enchevêtrement de terrasses et de treilles. Au delà des remparts, la
-vallée du Bou Fekrane étend ses bois d’oliviers et de micocouliers. Un
-vent léger dissémine le parfum des roses et celui des fleurs sauvages,
-il fait palpiter les robes de mousseline, les sebenia de soie aux
-couleurs vives, et parfois il trouble le cœur des femmes en leur
-révélant toutes les ivresses printanières... Là-bas, le soleil disparaît
-derrière les collines irréelles des Guerrouan.
-
-Rahma s’est accroupie au bord de la terrasse, loin du groupe des
-bavardes; elle semble épier, impatiente et mélancolique, une amie qui
-n’est pas venue... Soudain une voix l’appelle de la maison voisine et la
-fait tressaillir.
-
---Il n’y a pas de mal sur toi, madame ma colombe?
-
---Il n’y a pas d’autre mal que de t’attendre, madame ma gazelle...
-Pourquoi viens-tu si tard? Mon cœur en est serré.
-
---Le Chérif m’a retenue en bas. Que Dieu l’éloigne! Mais à présent il
-est parti et ne rentrera pas ce soir.
-
---O puissant! Si Mansour est allé aux noces de son intendant!...
-
---Louange à Dieu! Madame ma colombe! veux-tu voler jusqu’à moi?
-
---O madame ma gazelle, y songes-tu? si mon maître rentrait à
-l’improviste...
-
---On te préviendrait vite et je laisserais l’échelle... Je t’attends
-comme un voyageur aspire à la source au milieu du désert!--murmure la
-Cherifa de sa voix la plus suave.
-
-Rahma est partagée de désir et de craintes.
-
---Va, ma fille,--dit maternellement Lella Fatime, qui s’est
-approchée,--je veillerai en ton absence, mais, par Allah! reviens avant
-l’aube.
-
---J’arrive dans quelques instants!--s’écrie Rahma en bondissant vers
-l’escalier.
-
-Elle se précipite dans sa chambre, ouvre ses coffres, bouscule les
-coussins, et gourmande ses esclaves dont la hâte n’égale point la
-sienne.
-
-Toute la maison est au courant de l’aventure, et chacune s’empresse à la
-parer: Saadia lui apporte des bracelets, Lella Mina insiste pour lui
-prêter sa belle sebenia étincelante d’or; Setra lui farde les joues et
-trace des arqous affolants au milieu des ses sourcils... Elle revêt un
-caftan émeraude ramagé d’argent qu’elle n’avait point porté depuis ses
-noces. Rien n’est trop beau pour la colombe qui a ravi son cœur...
-Accablée de joyaux et pénétrée de parfums suaves, Rahma semble une
-arousa prête à rejoindre l’époux...
-
-Des négresses l’attendent sur la terrasse bleutée par la lune, et
-l’aident à descendre au moyen d’une petite échelle. C’est la première
-fois que Rahma pénètre chez son amie. La maison du Chérif est plus
-ancienne et plus sobre que celle du marchand, mais la chambre de Lella
-Oumkeltoum étincelle à la lumière des flambeaux comme pour une fête, et
-des coussins bien rangés s’empilent sur les sofas.
-
-Toutes les femmes accompagnent la visiteuse en poussant des yous-yous
-d’allégresse. Puis elles se retirent discrètement après lui avoir fait
-mille amabilités.
-
---O ma colombe,--s’écrie la Cherifa,--te voici donc enfin, belle et
-parée pour me plaire, ainsi que je te voyais en mes rêves depuis le
-«_jour de la ceinture_» où je t’aperçus du haut de la terrasse. De ce
-jour, ma tendre aimée, mon cœur fut la proie des tourments, et je
-mourais d’un mal dont aucun taleb ne connaît le remède.
-
---Lumière de ma prunelle! J’étais comme l’aveugle misérable tant que je
-ne te connus pas, et chaque matin je soupire en songeant aux heures qui
-me séparent du crépuscule.
-
---O ma beauté! que ta peau est blanche! Que ton parfum est délicat! Il
-trouble ma tête et me pénètre de toutes les délices...
-
---Je ne suis qu’une esclave auprès de toi, madame ma gazelle. Tes joues
-rivalisent avec la fleur de l’églantier! Tes yeux sont des olives mûres
-sur le point d’être cueillies et tes dents brillent plus blanches qu’un
-réal d’argent...
-
---Palmier de mon jardin, combien ta taille flexible est élancée! A
-quelle hauteur dois-je aller ravir tes fruits plus doux que le miel...
-
---Aie pitié de mon impatience, ô ma dame! toi seule sauras guérir la
-soif dont je suis tourmentée!
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Elles passèrent la nuit dans le contentement, sur une couche sans égale,
-garnie d’étoffes merveilleuses et de coussins en brocart. Leurs soupirs
-s’élançaient avec la flamme des cierges et la fumée des cassolettes.
-
-Rahma regagna sa chambre au chant du muezzin. Aucun bruit ne troublait
-le silence. Lella Mina dormait entre les bras de Saadia, Setra et
-Yasmin, enlacées, avaient sombré dans le sommeil.
-
-Tandis que le tajer Mansour se réjouit aux noces, toutes ses femmes,
-vaincues par la volupté, s’alanguissent en des rêves enchanteurs.
-
-Depuis lors, Rahma ne vécut plus que dans l’espoir de renouveler son
-plaisir. Mais les maris s’absentent rarement un même soir, et les deux
-amies durent se contenter des entrevues au crépuscule, et des tendresses
-que l’on murmure d’une terrasse à l’autre.
-
-Elles s’envoyaient aussi de petits présents, échangeant leurs bijoux ou
-leurs turbans brodés. Rahma, une fois, à force de cajoleries, obtint de
-Lella Fatime un repas succulent et complet que les négresses
-descendirent à la Cherifa, lorsque la nuit eut étendu le voile de ses
-ténèbres. Mais tout cela ne parvenait point à tromper leur impatience et
-elles languissaient dans la contrainte, comme des plantes qui pensent
-mourir aux derniers jours de l’été.
-
---O ma gazelle,--soupirait Rahma!--combien d’obstacles me séparent de
-toi! des murailles épaisses et des portes, et la vigilance d’un époux
-soupçonneux. Pourtant mon cœur épanche vers toi tous ses désirs, tels
-les pleurs du nuage, ô rose parfumée! et je succombe sous la tristesse
-de mon sort.
-
---Qu’il m’est dur, madame ma colombe, de ne pouvoir répondre à tes
-souhaits! Tes larmes tombent sur mon cœur comme des gouttes d’huile
-brûlante, et l’embrasent. C’est plus de tourments que je n’en puis
-supporter... Qu’Allah me protège! Je viendrai demain soir en ta chambre.
-
---Je reconnais là ton amitié, mais je crains que nos époux ne
-s’éveillent et ne nous fassent appeler.
-
---Tu trembles au moindre vent, ô ma beauté! Dieu n’a-t-il pas donné la
-force à l’homme et la ruse à la femme? Et pourquoi fait-il pousser dans
-les jardins la fleur au suc d’oubli?... Demande à Lella Fatime de se
-procurer un peu d’afioun[64], dont tu me passeras...
-
- [64] Opium.
-
-Rahma sut profiter du conseil de l’expérience. Lella Fatime, que
-troublaient aussi les effluves du printemps, accepta sans trop de peine,
-la suggestion de sa bru: La couffa d’El Bachir dissimulait, ce jour-là,
-sous la tige verte des ghorchef, plus de bouteilles et de drogues qu’il
-n’en fallait pour la joie et la tranquillité de mille et un harems...
-
-Quelle fête dans la maison aux apprêts discrets!
-
-Chacune dispose secrètement les atours dont elle se parera pour la
-bien-aimée, et frémit d’impatience en l’attente des plaisirs nocturnes.
-Le tajer, sans défiance, fait honneur au repas et aux trois tasses de
-thé que Lella Fatime a préparées elle-même.
-
---O ma mère, qu’Allah te bénisse! Tu m’as donné ton lait en mon enfance,
-à présent tu me verses la boisson parfumée sans laquelle le fils d’Adam
-n’a point de force. Grâce à ta sagesse et à ton ordre, ô ma mère, je vis
-tranquille en ma maison. Puisse le Seigneur t’accorder une place aux
-jardins de l’Éden, femme vertueuse!...
-
-Puis comme la fatigue appesantit subitement ses paupières, il se dirige
-vers la chambre de Setra, dont c’est le tour, et tombe endormi sur un
-sofa.
-
-O la nuit merveilleuse et plaisante que rien ne trouble!
-
-La Cherifa est accourue, Lumière des yeux! la Cherifa aux charmes sans
-pareils, en l’honneur de qui l’on s’assemble.
-
-Toutes les étoiles étaient allumées au firmament et tous les flambeaux
-dans les chambres closes. On n’entendait que le bruit léger des rires et
-des baisers unis aux chants amoureux, aux sons étouffés des instruments.
-Les coupes circulaient pleines d’une boisson généreuse, moins grisante
-que l’air de cette nuit et l’haleine embaumée des femmes... Et elles
-furent ivres les unes des autres, ivres de joie et de volupté, tandis
-que le tajer Mansour dormait en paix dans son harem si bien gardé.
-
-
-
-
-VII
-
-LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN
-
-
-O croyants qui entendez mes paroles, sachez que ce récit est véridique
-et bien fait pour émouvoir les amants.
-
- * * * * *
-
-J’ai composé ces vers délicats en l’honneur de celle dont le regard est
-affolant, d’une beauté aux noires prunelles.
-
-Écoutez et jugez:
-
- * * * * *
-
-Je rencontrai ma belle dans la nuit, comme elle se rendait au hammam.
-Elle marchait languissamment au milieu de ses négresses.
-
- * * * * *
-
-Par Mouley Idriss! c’est une fille de noble race... son haïk de laine
-fine la dissimule tout entière... Pourtant, je vis son talon, son petit
-talon, teint de henné; ainsi, je connus qu’elle était jeune.
-
- * * * * *
-
-La curiosité s’empara de mon esprit. Je passai ma nuit à l’attendre...
-Lorsqu’elle sortit, ô la plus douce des récompenses! J’aperçus deux yeux
-noirs, deux yeux au regard pénétrant, dont mon cœur fut à jamais
-troublé.
-
- * * * * *
-
-Depuis ce jour, je devins la proie des tourments; le sommeil déserta ma
-couche et j’errai à travers la ville sans regarder aucune chose. Le
-fardeau de l’amour excédant mes forces, j’allai trouver une vieille
-astucieuse, et lui confiai ma peine:
-
- * * * * *
-
---O ma mère, dis-moi quelle est cette beauté aux noires prunelles, qui
-fut au hammam de Mouley Ismaïl la seizième nuit de Chabane?
-
-Dans ma main brillaient des réaux d’argent...
-
- * * * * *
-
-La vieille répondit:
-
---Pour l’amour de celle qui t’a enfanté, j’irai m’enquérir de ce que tu
-souhaites.
-
-Je l’attendis jusqu’au moghreb:
-
---L’insensé,--me dit-elle,--élève ses regards au-dessus de lui et
-s’écrie: «Je veux cette étoile.» Oublie, pour ton repos, jeune
-imprudent, que tu t’es trouvé sur le chemin de Lella Zeïneb, la Cherifa,
-fille du Sultan.
-
- * * * * *
-
---Par le Prophète!--m’écriai-je enflammé,--je pressentais qu’il n’y a
-pas plus noble créature, ni plus digne de mon amour!... O ma mère
-Khdija, aide-moi en mes desseins, et qu’Allah t’accorde ses grâces au
-jour des comptes et de la balance.
-
-Dans ma main brillaient des réaux d’argent...
-
- * * * * *
-
-La vieille répondit:
-
---J’y consens par égard pour ton aïeul, Sidi Ali, qui fut un saint
-homme. Mais songe qu’on ne prend pas les tourterelles avec des grains de
-sable...
-
-Je lui comptai ce qu’elle voulut. Elle s’en fut acheter des brocarts,
-des sebenia de soie claire, des cherbil brodées d’argent fin, et les
-porta de maison en maison.
-
- * * * * *
-
-O la plus déplorable des revendeuses!... O la plus fine des vieilles aux
-mille ruses!... Le bruit s’en répandit dans les harems; Lella Zeïneb fit
-appeler la marchande...
-
- * * * * *
-
-La voici qui s’avance avec sa camousa qu’elle déballe au milieu de la
-cour:
-
---O Lella, ô ma maîtresse,--murmure-t-elle,--celui qui te rencontra près
-du hammam, la seizième nuit de Chabane, se meurt de ta beauté. Rends-lui
-la vie par une douce espérance.
-
- * * * * *
-
-La Cherifa répond à voix basse:
-
---Tais-toi, fille de péché!... ou je te dénonce à mon seigneur...
-Qu’ai-je à faire avec cet inconnu?... Dis-lui qu’il y a des femmes
-parées à Sidi Nojjar[65]. C’est là qu’il se rendait sans doute lorsqu’il
-passa sur mon chemin.
-
- [65] Quartier des femmes galantes, voisin des palais de Mouley Ismaïl,
- habités par la famille impériale.
-
-Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan!
-
- * * * * *
-
-Hélas! mon cœur fut flagellé quand la vieille me rapporta ces propos.
-Mais je ne perdis pas tout espoir.
-
-Dans ma main brillaient des réaux d’argent...
-
-La vieille repartit au palais.
-
- * * * * *
-
---Assez de cruauté,--dit-elle,--tu as donné à la pudeur ce qu’il
-convient de lui accorder, mais ton cœur est tendre, il ne peut souhaiter
-la mort d’un homme jeune, beau, et de noble lignée... O lumière des
-yeux, aie pitié de ceux que tu blesses.
-
- * * * * *
-
-Elle répliqua, l’intraitable beauté:
-
---Abrège!... ses tourments m’importent peu... Quand ses pleurs feraient
-déborder la mer, je le jure, il ne verrait pas même mon ombre! Qu’il
-s’en souvienne:
-
-Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan!
-
- * * * * *
-
-Elle dit... l’inflexible vertu, celle qui éblouit au milieu des
-constellations, celle qui est un joyaux précieux enfermé dans les
-coffres de cèdre.
-
- * * * * *
-
-Elle dit..., mais au moghreb, elle me dépêcha son esclave. O la plus
-excellente des négresses! O la meilleure des messagères!
-
- * * * * *
-
---Prends cette clé que t’envoie ma maîtresse, et pénètre par la petite
-porte dans le jardin du Sultan. Le portier ne t’entendra pas...
-
- * * * * *
-
-Que la nuit fut lente à venir!... Je me consumais dans l’attente. Quand
-les ténèbres furent tombées sur terre, je me dirigeai vers le jardin. Le
-portier ne m’entendit pas...
-
- * * * * *
-
-Je marchai dans l’herbe fraîche, sous les orangers au parfum pénétrant.
-La négresse me conduisit à un petit pavillon, garni de tapis moelleux,
-de sofas et de coussins. L’aloès brûlait dans les cassolettes, et des
-coupes étaient préparées, pleines de boissons limpides plus douces que
-le miel.
-
- * * * * *
-
-Elle vint!... la belle aux yeux agaçants... Elle vint! et moi, je
-demeurai stupéfait, tel celui qu’aveugle l’éclair dans la nuit sombre.
-
- * * * * *
-
-Je la vis s’avancer au milieu des cyprès dont sa taille a la sveltesse
-et la fierté, parmi les fleurs jalouses de son teint, et les lianes
-grimpantes qui n’égalent pas sa souplesse.
-
- * * * * *
-
-O la plus fortunée des nuits!... Tous mes désirs furent satisfaits, tous
-les enchantements me furent prodigués.
-
-J’ai visité le jardin et cueilli les fruits du verger...
-
- * * * * *
-
-Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je
-en affronter l’ensemble?...
-
-Son front est la lune nouvelle brillant dans les ténèbres de sa
-chevelure. Ses sourcils bien arqués semblent tracés par un kateb[66] du
-Maghzen. Ses yeux sont des puits profonds où se mirent toutes les
-étoiles.
-
- [66] Secrétaire.
-
-Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je
-en affronter l’ensemble?...
-
-Ses dents surpassent en blancheur les perles de la Chine; son nez est un
-jeune faucon aux ailes frémissantes, et sa bouche un petit anneau
-précieux, plus rouge et plus suave que la grenade entr’ouverte.
-
- * * * * *
-
-Je le jure, ô croyants, par le serment!... Les yeux n’ont vu sa pareille
-en aucune contrée, ni à Fez, ni à Marrakech, ni chez les Berbères de la
-montagne.
-
- * * * * *
-
-Une seule de ses beautés jette le trouble en mon esprit. Comment osai-je
-en affronter l’ensemble?...
-
-Chaque nuit, je revins au jardin. J’ai saccagé tous les parterres, et me
-suis enfui avant l’aube, tel un voleur avec son butin.
-
- * * * * *
-
-Hélas! jour néfaste celui où la négresse me réclama la clé:
-
---Le Chérif arrive de Fez. Des propos perfides lui sont parvenus...
-Voici le salut de ma maîtresse aux yeux enchanteurs: «Qu’Allah lui
-accorde l’apaisement.» Ne retourne pas au jardin... Le portier ne
-dormira plus...
-
-O la plus triste des messagères!... O négresse!... je te revis au souk
-du vendredi[67], le crieur te mettait à l’encan. O négresse!... le
-Chérif renouvela tous ses esclaves. Un eunuque vigilant garde sa porte.
-
- [67] Marché aux esclaves.
-
- * * * * *
-
-Depuis des mois, j’erre comme un insensé le long des murs bâtis par les
-captifs chrétiens. Mais le vent ne m’apporte même pas l’odeur de la
-beauté bien gardée, de celle dont l’haleine est plus douce que le parfum
-des roses et des jasmins mélangés.
-
- * * * * *
-
-La douleur me consume et mon esprit est déchiré par la séparation.
-Depuis des mois, j’espère la revoir, et toujours s’éloigne le terme de
-mon attente... Que mon sort est affreux! Seul, je me sens décliner parmi
-les jeunes hommes de mon temps.
-
- * * * * *
-
-Assez de lamentations... Le chagrin m’entraîne au tombeau. Je suis un
-mort déjà lavé, insensible au fracas du monde. L’amour qui me tue est
-celui d’une fière beauté, d’une beauté aux noires prunelles...
-
-Cette poésie, ô croyants, fut composée dans la ville de Sidi ben Aïssa
-en l’an 1335 de l’hégire. J’en suis l’artisan ingénieux et mon nom est
-inscrit dans celui des compagnons du Prophète originaires de Médine[68].
-
- [68] L’Ensar, «les Secoureurs», ainsi appelés parce qu’ils avaient
- secouru Mahomet contre ses ennemis de la Mecque.
-
-
-
-
-VIII
-
-ESCLAVAGE
-
-
-Mouley Larbi ed Doukkali vécut heureux et libre jusque vers sa trentième
-année. C’est alors qu’il fut réduit en esclavage.
-
-Certes! Allah ne permit pas qu’un Chérif de si noble race connût la
-honte d’être mêlé au lamentable troupeau de ceux que l’on acquiert pour
-une somme d’argent.
-
-Mouley Larbi reste un homme considéré; les gens s’inclinent toujours
-très bas sur son passage, et, dévotement, lui baisent l’épaule.
-Cependant nul n’ignore qu’il n’est plus qu’un esclave, l’esclave humble
-et soumis de son épouse, Lella Rita, sœur du Sultan.
-
-Il n’avait jamais songé à une telle union, étant de cœur simple et
-modéré dans ses ambitions. Il savait aussi la distance qui sépare un
-aîné de son cadet, et qu’il ne convient pas à celui-ci d’aspirer aux
-mêmes honneurs. Mouley Larbi fréquentait peu Mouley Ben Naceur, son
-frère, de quinze ans plus âgé et né d’une autre mère. Il ne manquait pas
-de lui témoigner un grand respect, bien qu’ayant été dépouillé par lui
-de sa part d’héritage paternel.
-
-Mouley Larbi vivait en sage dans ses terres des Doukkala, uniquement
-occupé de ses récoltes et de ses livres. Car, de ses études à Karaouïne,
-lors de sa jeunesse, il gardait un goût très vif pour les textes saints.
-
-Le faste de son frère et la haute situation qu’il occupait au Maghzen,
-ne parvenaient point à troubler la quiétude du Chérif campagnard.
-
-Grâce à sa naissance, à sa richesse et à son esprit astucieux, Mouley
-Ben Naceur était devenu le favori du Sultan qui, pour le mieux
-distinguer, lui donna en mariage une de ses filles, Lella Rita. Il en
-avait eu deux enfants.
-
-L’éclat de leurs noces, les trésors dont la princesse emplissait la
-demeure conjugale, hantèrent longtemps les imaginations; l’enfance de
-Mouley Larbi en avait été émerveillée comme d’un conte. Un reflet de
-cette gloire l’auréolait dans sa retraite, bien qu’il ne songeât point à
-s’en prévaloir.
-
-Après des années de splendeur, la destinée de Mouley Ben Naceur fut
-accomplie, Lella Rita devint veuve.
-
-Un autre sultan régnait, dont elle était la sœur préférée. Il s’inquiéta
-tendrement de son sort. Lorsque fut écoulée la période consacrée aux
-lamentations et au deuil, il lui dit:
-
---O ma sœur! Il n’est pas bon qu’une femme vive dans la solitude. Cesse
-de pleurer un époux respectable,--Allah l’ait en sa Miséricorde!--pour
-arrêter ton choix sur un autre chérif. Je n’ai pas voulu prendre une
-résolution sans te consulter, car je te sais prudente et pleine
-d’entendement. Je m’en rapporterai donc à ton désir, et je ne doute pas
-qu’il soit excellent.
-
-Puis il lui cita plusieurs personnages, tous plus riches et considérés
-les uns que les autres, pouvant aspirer à l’honneur de partager sa
-couche.
-
-Mais Lella Rita secouait la tête, indécise. Elle répondit:
-
---O notre Maître! Permets-moi de faire tout d’abord les prières du parti
-à prendre. Je te donnerai ma réponse dans quelques jours.
-
-Elle se mit à jeûner et à exécuter les pratiques pieuses prescrites en
-pareil cas. Lorsque revint le Sultan, elle lui dit:
-
---Allah inspira mon cœur et me révéla le mariage que je dois contracter.
-S’il plaît à Dieu et à ta volonté, ô notre Maître! j’épouserai mon
-beau-frère Mouley Larbi Ed Doukkali.
-
-Le Sultan conçut un extrême étonnement de cette décision. Il n’ignorait
-pas la vie retirée du Chérif, et ne pouvait comprendre que sa sœur lui
-accordât la préférence sur tant d’autres, plus fortunés et dignes d’elle
-par leur éclat. Néanmoins, devant la ferme volonté de la princesse, il
-céda, puisque après tout Mouley Larbi pouvait, par sa naissance, accéder
-à cette union.
-
-Un Vizir traversa le pays avec une nombreuse escorte, pour l’informer de
-l’honneur qui lui était échu.
-
-A cette nouvelle Mouley Larbi sentit sa raison vaciller, et le jour
-s’assombrit devant ses yeux. Mais il retint toute parole désordonnée, de
-crainte de trahir le trouble extrême qui agitait son âme.
-
---Entendre c’est obéir!--répondit-il.
-
-Puis il prit soin que ses hôtes fussent traités avec magnificence, et il
-ne se retira qu’ensuite en ses appartements, pour se livrer au
-désespoir.
-
-Son épouse, Lella Aïcha, le voyant au comble de l’affliction, sans en
-connaître la cause, essayait en vain de le consoler.
-
---Un malheur te frappe donc, ô mon seigneur le
-chéri?--demandait-elle!--et ne puis-je l’alléger? La sécheresse
-compromet-elle tes récoltes? Les Berbères sont-ils venus rafler nos
-troupeaux?
-
---Hélas!--répondit avec abattement Mouley Larbi,--ce n’est rien de tout
-cela! ô fleur de mon jardin! délice de mes jours! sache que le Sultan
-m’a désigné pour épouser sa sœur Lella Rita, veuve de Mouley Ben Naceur!
-
-Alors Lella Aïcha se mit à gémir et à déchirer ses vêtements, car
-l’adversité dépassait les bords de la coupe où elle allait s’abreuver.
-Elle prévoyait que la princesse n’accepterait jamais une coépouse, et
-que son propre bonheur serait le prix dont Mouley Larbi payerait cette
-éclatante union...
-
-Lui aussi versait des larmes amères. Il songeait tristement à tout ce
-qu’il devrait abandonner: sa vie champêtre et plaisante, son pays des
-Doukkala, son repos et surtout la colombe tant aimée, la belle au corps
-souple et flexible comme le fût d’un palmier!
-
-Mais on ne refuse pas une sœur du Sultan!
-
-Et l’époux pleura toute la nuit auprès de l’épouse, sans ajouter de
-paroles superflues.
-
-Dès le lendemain il prépara son départ, choisit un intendant et s’en fut
-chez le cadi pour répudier, ainsi qu’il convenait, Lella Aïcha, sa
-charmante. Il ne le fit point sans lui accorder généreusement une partie
-de ses biens, en sorte qu’il se trouvait presque pauvre au moment de
-contracter une impériale alliance.
-
-Le mariage n’en eut pas moins lieu, à Fez, avec tout le luxe désirable,
-Lella Rita était fastueuse et pleine de vanité. Ayant été l’épouse
-déférente d’un puissant, ce ne fut pas sans raison qu’elle désigna pour
-lui succéder le modeste chérif. Dès la nuit de leurs noces, elle se
-félicita de le trouver, suivant sa réputation, jeune, vigoureux et plus
-beau que la lune à son apogée.
-
-Mais, pour ce qui est de Mouley Larbi, il n’en fut pas de même. L’arousa
-possédait une taille épaisse, des traits rudes, et le charme de sa
-jeunesse datait d’un autre règne... Il s’efforça néanmoins de la
-contenter, car il était fort pénétré de l’honneur qu’elle lui avait fait
-en le choisissant.
-
-Après les fêtes, qui furent longues et splendides, ils entamèrent leur
-vie conjugale. C’est alors que le Chérif perçut la qualité de son
-destin. Il habitait un palais rutilant de peintures et d’ors, aux vastes
-cours pavées de marbres, aux jardins enchanteurs entre les murs.
-D’innombrables esclaves s’empressaient à le servir et lui témoignaient
-un excessif respect... Elles ne pénétraient jamais en la pièce où il se
-trouvait que prosternées, se traînant sur les genoux et les mains, selon
-la coutume des maisons impériales. Les repas se succédaient, abondants
-et délicieux, les chambres étaient garnies de sofas, de tentures et de
-tapis.
-
-Pourtant Mouley Larbi, au milieu de cette prospérité, se sent plus
-misérable que le dernier des mendiants, plus asservi que les négresses
-rampant à ses pieds...
-
-Lella Rita, seule, règne en la demeure. Elle entend que son époux se
-plie, comme les autres, à son despotisme. Elle ne l’autorise pas à
-donner un ordre, elle contrôle ses actes, fait espionner ses sorties...
-Le Chérif se révolta tout d’abord contre cette tyrannie, mais Lella Rita
-s’en plaignit au Sultan. Et le souverain fit comprendre à l’époux
-rebelle qu’il pouvait choisir entre une existence dévouée à la
-princesse, ou une discrète suppression, qui permettrait à celle-ci
-d’élire un mari plus souple...
-
-Mouley Larbi n’a plus de recours qu’en Dieu. Il répète, en s’efforçant
-d’atteindre la résignation:
-
---Chacun porte sa destinée attachée à son cou. Je me réfugie en Toi, ô
-Clément! ô Miséricordieux!
-
-Lella Rita le tient courbé sous un joug d’autant plus impitoyable
-qu’elle l’aime. Elle s’est prise d’une ardente passion pour ce jeune
-homme qui réjouit sa maturité. Elle le veut sans cesse à ses côtés, elle
-sollicite les brûlantes déclarations.
-
-Que d’artifices elle emploie pour lui plaire! Que de bijoux chargent ses
-épaules!
-
-Les Juives lui apportent chaque jour des onguents, fabriqués par les
-sorcières, dont elle espère ranimer sa beauté. Les marchands de la
-kissarïa lui adressent leurs brocarts aux arabesques brillantes, leurs
-sebenias bariolées et lourdes, leurs mousselines les plus impondérables.
-
-Et c’est le rouge! et c’est le kohol! et ce sont les essences
-précieuses! et les caftans magnifiques! et les joyaux de sultane!
-
-Et c’est néanmoins la vieille épouse, brèche-dents, obèse et mal
-odorante!
-
-Pauvre Mouley Larbi!
-
-Malgré sa bonne volonté, il ne parvient pas toujours à satisfaire les
-exigences de Lella Rita. Elle devine une contrainte dans ses caresses,
-des réticences à ses flatteries, une lassitude sous ses transports...
-Mais elle a un sûr moyen de l’en châtier.
-
-Ces jours-là, les esclaves n’apportent point de repas à Mouley Larbi. Et
-comme son amour-propre répugne à chercher ailleurs la pâture qui lui est
-refusée dans son logis, le Chérif attend, affamé, que l’épouse mette un
-terme à ses rigueurs.
-
-Par une infortune superflue, la maladresse de son intendant dissipa tous
-ses biens. En sorte que Mouley Larbi, dans son apparente opulence, ne
-possède plus de quoi s’acheter un burnous, et ne peut attendre que de
-son épouse l’argent nécessaire à ses moindres dépenses.
-
-Il n’a même pas la compensation d’oublier ses tourments entre les bras
-d’une jeune et tendre négresse. La farouche jalousie de Lella Rita
-veille sans trêve, et elle poussa la prévoyance jusqu’à ne s’entourer
-que d’esclaves dont les visages de poix mettraient en fuite le diable
-lui-même.
-
-L’unique plaisir qui reste au Chérif est de participer à ces réunions de
-lettrés, ses anciens compagnons de jeunesse, où l’on boit beaucoup de
-thé, tout en reprenant les vieilles et puériles controverses
-inlassablement passionnantes pour les générations et les générations.
-
-«_Doit-on recommencer la prière lorsqu’on s’aperçoit qu’on avait un pou
-sur son vêtement?_
-
-«_Est-il permis d’accompagner le cercueil d’un libertin?_
-
-«_Le jeûne du Rhamadan est-il rompu par les fileuses qui réunissent les
-brins de lin entre leurs lèvres?_»
-
-Chacun donne son avis avec courtoisie, et cite l’opinion des savants
-illustres et des commentateurs. Une paix reposante emplit les mesrias où
-l’on s’assemble. Les matelas, un peu durs et plats, sont enveloppés
-d’étoffes très blanches; des nattes de jonc, faites à Salé, recouvrent
-la chaux des murs, les livres et les papiers s’empilent dans un coin de
-la chambre. Quelquefois une douce et fauve tourterelle roucoule dans sa
-cage, et la boule d’un basilic jette une fraîche note de verdure. Car
-ces doctes personnages ont gardé leurs goûts d’étudiants. Au printemps,
-ils aiment à s’assembler dans les vergers en fleurs étagés sur la
-colline. Ils continuent à discuter l’excellence des prières
-surérogatoires, tout en humant délicieusement le parfum des roses et des
-orangers, dont le vent secoue les pétales sur leurs genoux.
-
-En l’une de ces réunions, plus plaisante encore que les autres, ils
-firent venir des cheikhat habiles à jouer du luth, du tambourin et du
-gumbri. Elles chantèrent d’amoureuses chansons:
-
- O gens! qui dira les tourments endurés
- En l’absence d’une belle aux cheveux musqués!
- Le brasier de ses yeux enflamma mon cœur,
- La souplesse de sa taille égara ma raison!
-
- Mais vint mon amie. Et avec elle
- Le contentement des désirs et le bonheur de l’esprit!
- Le barbier des tatouages avait tracé les ornements
- Et les dessins que j’aime sur les mains de ma gazelle.
-
- Moins étincelante était la lumière des flambeaux,
- Moins brûlante en était la flamme,
- Moins consumée la cire de leurs cierges,
- Que ma belle ardente et langoureuse...
- O gens! qui dira les délices de cette nuit?
-
-Les voix se faisaient plus enchanteresses à mesure que s’effaçait le
-jour. Il y eut un festin et des jouissances délectables... Dieu seul
-distingue toutes choses à travers le voile des ténèbres...
-
-Les lettrés, s’étant divertis extrêmement, se promirent de renouveler
-leur plaisir en une prochaine réunion.
-
-Mais ce jour-là on attendit en vain Mouley Larbi pour commencer le repas
-sous les orangers. Ses amis inquiets lui dépêchèrent le notaire Si Saïd.
-
---Qui est là?--demanda une esclave à travers la porte.
-
---Ouvre!
-
---Que s’ouvrent devant toi les portes du paradis!--répondit la négresse,
-sans ébranler celle qui les séparait.--Que désires-tu?
-
---Porte à ton maître le salut de ses compagnons, et informe-le de notre
-impatience à jouir de son estimable présence, en l’arsa du Fkih Mokhtar
-ben Mohammed.
-
-L’esclave revint au bout de quelques instants et dit:
-
---Le Chérif te remercie et te salue. Il te prie de l’excuser auprès des
-lettrés de l’impossibilité où il se trouve d’aller les rejoindre. Car
-notre maîtresse ayant fait fermer toutes les portes de cette maison, et
-les clés étant en sa possession, il ne saurait aujourd’hui, pas plus que
-moi, en sortir. C’est pourquoi il te demande de lui pardonner s’il ne
-peut non plus te recevoir, et il vous souhaite à tous, pleine de
-contentement et de félicité, cette journée qu’il eût aimé passer avec
-vous. Et le salut!
-
-Le notaire s’en fut en songeant à l’étrange aventure du Chérif
-prisonnier.
-
-Et il remerciait le Rétributeur de n’avoir fait de lui qu’un simple
-mortel, et de lui avoir donné une femme comme les autres, que l’on
-enferme soi-même et que l’on fustige à son gré, selon le droit naturel
-des maris.
-
-
-
-
-IX
-
-LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA
-
-
-Grâce à Dieu! Lella Nfissa ne connut jamais d’autre époux que Moulay
-Ahmed El Mrakchi,--Allah prolonge ses jours!--et pourtant elle fut deux
-fois l’arousa, la vierge éblouissante pour qui se déroulent
-splendidement les fêtes d’un mariage.
-
-Elle naquit à Meknès dans le palais tout doré où le Chérif El Hossein
-commençait à mourir, après une nonchalante existence voluptueuse. Cette
-petite Nfissa, présent inespéré d’Allah à sa vieillesse, devenait son
-unique héritière, tous ses autres enfants l’ayant, par une fatalité,
-déjà précédé dans la tombe. Mais alors que Lella Nfissa ouvrait les
-yeux, Azraél[69] emportait sa mère et Sidi El Hossein, accablé par
-l’âge, se sentait atteint du mal auquel il devait succomber.
-
- [69] Ange de la mort.
-
-Pourtant il vécut encore neuf années, toujours plus las et misérable
-dans son corps. Il eut ainsi la joie de voir grandir la fillette, son
-unique amour.
-
-Lella Nfissa se souvient du vieillard si pâle, soutenu par des coussins,
-auprès duquel s’est écoulée son enfance. Il la voulait sans cesse avec
-lui, la caressait, ne s’occupait que de la distraire. Sur ses ordres,
-les esclaves achetaient les brocarts les plus splendides et les
-mousselines les plus transparentes pour parer l’enfant.
-
---Petite précieuse,--disait Sidi El Hossein--tu réjouis mon cœur
-attristé, ainsi que mes yeux privés de tout autre spectacle... Tu es la
-source vive désaltérant le voyageur après un long trajet dans le
-désert... Tu es la datte délicate qui tombe pour lui du palmier... Tu es
-le repos bienfaisant... l’aurore exquise.
-
-Et il lui murmurait encore mille choses qu’elle ne pouvait comprendre,
-mais dont elle percevait la tendresse.
-
-Quand il se sentit tout près de la mort Sidi El Hossein voulut assurer
-lui-même l’avenir de sa fille. Il eut de longs entretiens avec de nobles
-personnages venus de Fez, et dont il écartait la petite. Lella Nfissa
-s’étonnait un peu de cet exil, car elle était habituée à régner dans la
-chambre paternelle, quels que fussent les visiteurs.
-
-C’est ainsi que son mariage fut décidé.
-
-Cela ne se passa pas tout à fait selon la coutume, en raison de la
-maladie du Chérif. Nul ne sut ce qui avait été convenu entre lui et son
-futur gendre durant les conversations insolites qu’ils tinrent à ce
-sujet... Le vieillard paraissait tout heureux et apaisé.
-
-On célébra les noces avec un faste inimaginable. Longtemps on parlera
-dans la ville des cadeaux offerts par le père et le fiancé: des
-coussins, des matelas de laine moelleuse, des haïti en velours et en
-drap, des brocarts chatoyants, des cherbil brodées d’argent fin, des
-colliers, des diadèmes enrichis de pierreries, des bracelets, des
-anneaux d’oreilles et des cinq négresses expertes à toutes les choses
-nécessaires en l’existence... Les femmes célébraient à l’envi les
-parures merveilleuses dont était chargée l’arousa.
-
-Lella Nfissa n’en sentait que la fatigue. Ses frôles épaules ployaient
-sous les soieries trop lourdes, sous les pesants joyaux somptueux. Elle
-n’osait ni remuer, ni ouvrir les yeux; elle était une impassible et
-hiératique petite mariée; ses larmes coulaient, ainsi qu’il convient, de
-ses paupières closes. Mais ce n’était point par pudeur ou regret de la
-maison paternelle, car Lella Nfissa n’avait pas encore compris la
-signification des noces, ni qu’il lui faudrait suivre, à Fez, un époux
-inconnu...
-
-Elle pleurait d’ennui et surtout de lassitude.
-
-Lorsque arriva l’heure suprême, celle où le fiancé pénètre dans le qtaa
-pour l’accomplissement des rites, les sanglots de la petite fille
-redoublèrent. Un silence solennel planait sur la pièce déserte et
-sombre, éclairée de quelques cierges dont les reflets s’accrochaient aux
-bijoux et aux satins de la mariée comme pour la mieux désigner... Moulay
-Ahmed s’accroupit auprès d’elle, et doucement écarta les voiles brodés
-d’or... Mais, comme il l’embrassait sur le front, Lella Nfissa eut bien
-peur. Malgré les recommandations qu’on lui avait faites, elle se sauva
-jusqu’au bout de l’alcôve en poussant des cris affolés.
-
-L’époux cherchait à la calmer.
-
---Ne crains rien, petite colombe chérie,--disait-il--ne crains rien,
-petite gazelle! Je ne te ferai aucun mal, je ne te toucherai pas...
-
-En effet, il n’essaya pas de l’approcher.
-
-C’était un homme jeune, au visage très doux. Lella Nfissa n’écoutait pas
-ses paroles, mais son immobilité la rassurant, elle cessa de crier. Même
-elle consentit à revenir auprès de lui, et, toute tremblante, elle le
-laissa contempler son visage.
-
-Moulay Ahmed n’en chercha pas plus cette nuit-là, et, bien entendu, on
-ne sortit pas le siroual[70]...
-
- [70] Pantalon.
-
-Chaque soir, il revint près de Lella Nfissa qui commençait à
-s’accoutumer à sa présence. Il dormait sur un des sofas, sans troubler
-le repos de la petite. Lella Nfissa retrouvait sa gaîté, et, le _jour de
-la ceinture_, oublieuse de son rôle, elle causa un gros scandale en
-courant à travers la cour avec les fillettes de son âge.
-
-Ce lui fut un nouveau chagrin de quitter Meknès, ses amies, ses
-servantes et son tendre père si malade. Elle n’avait point encore
-atteint les remparts de Fez que Sidi El Hossein s’endormait dans la
-miséricorde d’Allah...
-
-Moulay Ahmed n’en avertit point sa petite épouse; ce n’est que de longs
-mois après qu’il commença, très doucement, à lui faire pressentir la
-vérité...
-
-Il possédait une fort belle demeure et beaucoup d’esclaves, Lella Nfissa
-fut accueillie comme une sultane, adulée, comblée de présents. Chacun de
-ses désirs se trouvait aussitôt réalisé. Du reste, elle préférait à
-toutes choses les jeux et bavardages avec les négrillonnes de la maison,
-ou les fillettes, parentes du Chérif, qu’on amenait souvent pour la
-distraire.
-
-Peu à peu elle oubliait les longues heures de contrainte passées auprès
-d’un vieillard malade, et la sage immobilité apprise durant son enfance.
-Il semblait que toute l’ardeur juvénile de son être voulût prendre sa
-revanche. Elle courait comme une gazelle à travers les allées du riadh,
-essoufflée, joyeuse, un peu folle, Moulay Ahmed la regardait avec un
-sourire attendri. Chaque nuit il accompagnait sa femme dans l’immense
-salle reluisante de mosaïques et de dorure qui était leur chambre
-conjugale, et il s’étendait sur un des grands lits à colonnes, tandis
-que la petite, toute fatiguée de ses jeux, tombait endormie sur un sofa.
-
-Alors, sans bruit, l’époux quittait la pièce et s’en allait rejoindre
-Mahjouba, la négresse...
-
-Lella Nfissa ne l’ignorait pas et n’en prenait aucun souci...
-
-Elle grandit ainsi chez son époux, très insouciante et heureuse, dirigée
-par les sages conseils de sa belle-mère, Lella Maléka, qui l’aimait
-tendrement et lui donnait l’illusion d’un amour maternel dont elle
-n’avait jamais connu la douceur.
-
-Plusieurs années s’écoulèrent sans changement, mais Lella Nfissa ne
-courait plus dans le patio. Elle s’était transformée en une souple jeune
-fille au visage séduisant. Elle se savait belle et en concevait de la
-joie, elle commençait à prendre goût à la parure, à songer aux choses
-qui troublent le cœur des femmes... La noire Mahjouba lui devenait
-odieuse, et elle pleurait, sans savoir pourquoi, quand elle se
-réveillait, la nuit, dans sa chambre déserte.
-
-Moulay Ahmed ne la regardait plus sans tressaillir et, devant
-l’épanouissement de cette charmante créature, il remerciait Allah de
-l’avoir enfin délié du serment fait à un mourant... Toutefois il ne
-voulut pas que leur union fût consommée au hasard de son désir, et
-résolut de l’entourer de toutes les pompes habituelles.
-
-C’est alors que furent célébrées les secondes noces de Lella Nfissa Bent
-El Hossein avec Moulay Ahmed El Mrakchi. Elles furent encore plus
-brillantes que les premières.
-
- *
-
- * *
-
-... La demeure trépidante du bruit des fêtes devient tout à coup
-silencieuse, un frisson passe sur les femmes en attente...
-
---Le marié vient!...
-
-Derrière la porte de le chambre nuptiale refermée, retentissent les
-yous-yous stridents.
-
-Une fois encore, Lella Nfissa resplendissante et pudique attend l’époux
-au fond du qtaa. Ses yeux sont clos, sa poitrine palpite, mais
-aujourd’hui elle sait le visage de celui qu’elle ne doit pas regarder.
-Soudain, elle comprend qu’il n’en est pas de plus troublant au monde...
-Il s’approche... elle tremble et ne s’enfuit pas. Elle le redoute et le
-désire, elle défaille de bonheur entre ses bras... et, vierge, elle
-éprouve un sentiment interdit à ses sœurs, les mariées musulmanes.
-
-Lella Nfissa aime et frémit d’amour, à l’heure même de son mariage.
-
-
-
-
-X
-
-AMMBEUR LA FAVORITE
-
-
-Certes, Allah s’était montré généreux envers sa créature en conduisant
-Ammbeur chez Si Othman el Arfaoui, l’homme pieux. Et bien qu’elle ne fût
-qu’une esclave, ses jours s’écoulaient tièdes et limpides derrière les
-hauts murs blancs qui séparaient cette demeure du reste de l’univers.
-Pourtant, elle avait été volée très loin, dans le Sous, alors qu’elle
-accomplissait à peine sa deuxième année.
-
-Lella Myrrah l’éleva presque maternellement avec ses deux filles, et Si
-Othman lui témoignait une hautaine mansuétude. Dans la maison, chacun
-l’aimait pour sa gaîté, sa douceur et sa grâce; depuis qu’elle était
-nubile, son visage revêtait une grande beauté.
-
-Celui qui verra Ammbeur sera ensorcelé, car sa chevelure noire et
-soyeuse recouvre ses épaules; ses yeux sont langoureux comme ceux de la
-gazelle; ses lèvres rouges s’ouvrent dans un sourire sur une rangée de
-perles, et ses sourcils ressemblent aux noun tracés par un habile
-calligraphe. Elle est fine et brune, d’un brun exquis se rapprochant de
-la couleur ambrée. Ammbeur[71], tu es bien nommée... Celui qui te
-possédera, ses blessures guériront, ses tourments seront oubliés... A
-ton poignet est un tatouage délicat; tes membres sont de beaux cierges
-lisses et les seins font saillie sur ta jeune poitrine, telles les
-pommes des pays chrétiens.
-
- [71] Ambre.
-
-Ammbeur est une rose épanouie dont nul encore n’a froissé les tendres
-pétales. Déjà Oum Keltoum et Mina, ses compagnes d’enfance, ont quitté
-la demeure paternelle au milieu du brillant cortège des noces. Ammbeur
-s’est réjouie, sans les envier, car elle sait que l’esclave n’est pas
-destinée au lit d’un époux... Elle ignore seulement si le maître
-l’appellera un soir auprès de lui, ou si elle est réservée à
-l’inexpérience de Si Mohammed, le fils aîné, dont la quatorzième année
-s’accomplira au Ramadan. Elle se confie en son Dieu, elle vit
-insouciante et joyeuse...
-
-Un hôte est entré dans la maison: Si Driss el Bagdadi vient de Fez; on
-dit que des affaires importantes l’appellent à Rabat, où il veut
-s’installer, et le maître en témoigne une grande joie, car Si Driss est
-l’ami cher de sa jeunesse, alors qu’ils étudiaient tous deux à
-Karaouïn[72].
-
- [72] Université religieuse de Fez.
-
-Il l’a installé dans la plus belle salle du menzah, et les femmes
-s’ingénient chaque jour à cuire des repas succulents pour celui qui
-honore leur demeure. Lorsqu’il traverse le patio, elles laissent
-retomber en hâte les rideaux de leurs chambres afin de n’être point
-aperçues, mais leurs yeux curieux épient Si Driss à travers la
-mousseline, et elles interrogent avidement les esclaves qui servent les
-repas au maître et à son ami.
-
---C’est un homme solide, au teint blanc,--rapporte Messaouda, la
-négresse.
-
---Il est rassasié[73],--déclare Yasmin.
-
- [73] Riche.
-
---Une barbe bouclée décore son visage,--dit Mbilika.
-
-Ammbeur se tait, volontairement affairée à nettoyer la merfia. Pour la
-première fois de sa vie, elle sent la pudeur de son visage, car Si Driss
-la contemple avec des yeux d’extase, et, bien qu’il s’observe et
-dissimule, elle devine constamment le regard de l’hôte glissant vers
-elle... Toute sa jeunesse a frémi à cet appel muet; Ammbeur pense si
-longuement à Si Driss que la nuit lui apporte des rêves voluptueux...
-
-Deux semaines plus tard, Si Driss el Bagdadi quitta l’hospitalière
-demeure de son ami pour s’installer dans celle qu’il venait de louer à
-un riche Rbati[74], et la vie perdit son goût pour Ammbeur.
-
- [74] Habitant de Rabat.
-
-Les jours rampaient, mornes et longs sous un ciel sombre. Après la
-sécheresse de l’été, les premières averses noyaient la ville; et les
-retardataires qui n’avaient pas encore fait reblanchir leurs murailles,
-déménageaient en hâte les chambres inondées. Mais tous se réjouissaient
-et bénissaient la pluie, présent d’Allah, qui apporte l’abondance et la
-prospérité.
-
-Puis, le soleil reparut, les esclaves coururent aux terrasses pour
-étendre le linge et disposer tomates et piments qu’il fallait sécher en
-vue de l’hiver. Elles se pressaient, bavardes et joyeuses. Ammbeur riait
-avec elles, le cœur mordu par un secret tourment, lorsque le maître la
-fit appeler.
-
---Tu vas nous quitter,--lui dit-il,--car je t’ai donnée à Si Driss el
-Bagdadi, mon ami. Sa maison[75] est restée à Fez, il lui faut une
-compagne et tu lui plais... sois douce et travailleuse chez lui comme
-ici; je n’ai jamais eu à me plaindre de toi, il en sera de même pour ton
-nouveau maître, s’il plaît à Dieu!
-
- [75] Ses femmes.
-
-Ammbeur baisa la main de Si Othman, fit un paquet de ses caftans et
-revêtit son haïk. Son âme s’épanouissait voluptueusement, mais elle sut
-se répandre en larmes et en gémissements lorsqu’il lui fallut quitter
-Lella Myrrah et les autres femmes du logis. Les esclaves pleuraient
-aussi, tout en la jalousant au fond du cœur...
-
-Ammbeur suit une vieille servante à travers les ruelles éblouissantes de
-la ville, elle songe à Si Driss et tout son être palpite de frayeur et
-de joie... Sa compagne s’arrête au fond d’une impasse et heurte
-discrètement à une porte. Une négresse vient ouvrir et conduit Ammbeur à
-travers un vestibule sombre, au bout duquel tout à coup elle s’arrête,
-éblouie:
-
-Le riadh[76] s’étend inondé de soleil..., un gai soleil frais, pur,
-rajeuni, sur les plantes ressuscitées par les premières pluies.
-
- [76] Jardin intérieur.
-
-Une odeur de sève, de terre humide flotte dans l’air, les feuilles bien
-lavées semblent heureuses. Les abeilles s’affairent autour des daturas,
-dont chaque fleur est une grosse cloche bourdonnante, et les jasmins
-touffus, pleins de nids, lancent vers le ciel des pépiements enivrés.
-
-Les tuiles vertes, au-dessus des arcades, encadrent un grand morceau
-d’azur. Tout est harmonie, beauté, dans ce jardin bien clos et
-mystérieux au passant, qui ne peut soupçonner cette fête des arbres, des
-fleurs et des oiseaux derrière les murs blancs... Les allées de
-mosaïques luisent doucement entre les parterres. Les bananiers, les
-orangers, les géraniums, les rosiers s’enchevêtrent et se dépassent en
-une ruée sauvage vers la lumière et la vie. Après six mois d’implacable
-sécheresse, où ils agonisaient, ensevelis déjà sous la poussière rouge,
-la première pluie suffit à les ranimer. Ils respirent, ils se détendent,
-ils s’étalent délicieusement au soleil, ils poussent des feuilles et des
-fleurs nouvelles, ils arrondissent leurs fruits.
-
-Le jardin accueille Ammbeur avec un visage riant que les grenadiers
-fardent çà et là d’écarlate.
-
---Sois la bienvenue chez moi,--dit Si Driss en avançant vers elle. Il
-mesure ses pas, il éteint le feu de ses yeux, mais une ardente rougeur
-brûle son visage, sa voix s’altère, ses mains tremblent, ses regards
-vacillent... et soudain, fou d’amour, il oublie sa contrainte et
-entraîne Ammbeur vers la chambre aux coussins voluptueux...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Ammbeur connut le goût de la félicité. Elle fut la sultane dont la
-beauté ensorcèle et provoque la démence, le Tasnim[77] où son maître ne
-pouvait se lasser de boire, le feu dévorant qui incendie et ne consume
-jamais... Dès qu’il apercevait sa belle aux prunelles agaçantes, aux
-paupières cernées de kohol, à la salive douce comme le miel d’un rayon
-encore scellé, Si Driss frissonnait et murmurait:
-
- [77] Source du paradis.
-
---Au nom d’Allah[78].
-
- [78] Invocation que les musulmans prononcent avant toute action...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Elle eut des esclaves et des bijoux, des robes de brocart aussi
-somptueuses que celles d’une épouse de caïd, des plateaux d’argent
-chargés de verrerie pour le thé, des coussins brodés par les plus
-habiles mouallemat, une machine chantante[79], et des pendules à
-carillons... Elle se promenait indolente et oisive à travers son jardin
-aux arcades festonnées, épiant les oiseaux, cueillant des fleurs pour
-les mêler à sa chevelure, s’amusant, avec les négresses, d’un insecte ou
-d’une goutte d’eau. Elle était douce et d’humeur égale, toujours prête
-aux caresses, ne se disputant avec aucune femme, ne demandant jamais à
-sortir ni à monter aux terrasses. Et Si Driss la comparait en pensée à
-ses épouses de Fez, dont les voix furieuses, les revendications et les
-doléances affligeaient perpétuellement ses oreilles.
-
- [79] Phonographe.
-
---Tu es ma plus aimée,--disait-il à Ammbeur,--mon repos et mon
-paradis... Si je te quitte, ma raison s’embrouille, et j’erre au milieu
-des souks tel un corps dont l’âme est absente. Les autres..., je leur
-envoie de quoi vivre dignement, et, certes! je leur ferai la «part de
-Dieu» quand nous retournerons à Fez; mais tu resteras toujours chez moi
-comme la lune parmi les étoiles.
-
-Il en fit son épouse par contrat devant le Cadi, après la naissance d’un
-fils, et la sebenia des noces n’était pas encore usée lorsque l’enfant
-mourut. Ammbeur sut ne pas importuner Si Driss de son chagrin qui
-s’évanouit rapidement dans la joie inespérée d’une situation légitime.
-Elle n’avait pas profité, pour y atteindre, de l’empire qu’elle exerçait
-sur son maître, ainsi que le font tant d’esclaves favorites, car l’amour
-de Si Driss lui suffisait et elle n’était point ambitieuse. Mais le
-Seigneur la comblait de ses bienfaits; elle en ressentait une joyeuse
-fierté.
-
-Deux ans s’écoulèrent ainsi, pleins de félicités, au cours desquels Si
-Driss el Bagdadi régla les affaires qui l’avaient appelé à Rabat. Rien
-ne l’y retenant plus, il avait hâte de retourner à Fez, dans la maison
-de ses ancêtres, dont il parlait toujours avec attendrissement.
-
---Certes,--disait-il à Ammbeur,--tu n’y trouveras pas un riadh plein de
-fleurs, ni des chambres blanches et neuves comme ici. Cette demeure est
-dans ma famille depuis plus de quatre cents ans... J’en possède encore
-l’acte de vente signé par les adoul[80] du cadi Abd el Latif Bel Jiehd.
-Mais les pièces y sont fraîches, et tu pourras monter chaque soir à la
-terrasse, car elle est disposée de telle sorte qu’on ne l’aperçoit pas
-de la rue.
-
- [80] Notaires.
-
-Il tâchait de tracer à Ammbeur une image séduisante de sa future
-existence. Pourtant, il n’était pas sans crainte en songeant à ses
-autres épouses et à la façon dont elles accueilleraient la nouvelle
-arrivante. Les querelles de Maléka et d’El Batoul avaient assombri sa
-vie; elles étaient toutes deux d’humeur jalouse, acariâtre et criarde,
-mais il ne voulait pas les répudier, car elles lui avaient donné
-plusieurs enfants, et il se souvenait de sa propre jeunesse livrée à la
-négligence d’une étrangère...
-
-Si Driss adorait ses petits, encore qu’ils eussent fâcheusement hérité
-des caractères maternels. Il souffrait des rivalités qui les divisaient,
-eux aussi, et faisaient de sa maison un véritable foyer de discorde,
-malgré ses efforts pour y établir la justice et la paix.
-
-Ammbeur devinait tout cela, malgré ses réticences, et songeait aux
-confidences qu’il lui avait faites aux premiers temps de leur amour;
-aussi envisageait-elle avec appréhension le prochain départ pour Fez...
-Ses longs yeux peints devinrent soucieux, l’attrait du voyage ne parvint
-même pas à les ranimer. Si Driss avait loué une automobile qui filait à
-travers le bled morne et désert, avec de brusques cahots. Les palmiers
-nains succédaient aux palmiers nains; de loin en loin, on apercevait les
-tentes brunâtres d’un douar, on croisait des caravanes en semant la
-panique au milieu des chameaux.
-
-Ils firent halte à Dar Bel Hamri, tristement accroupi au bord d’un Oued,
-puis à Meknès, dont les terrasses grises et croulantes s’étagent sur un
-coteau. Ils furent reçus dans cette ville chez un ami de Si Driss El
-Bagdadi. Son palais, merveilleusement orné de stucs ciselés, de
-peintures, de mosaïques, cachait toutes ses splendeurs derrière des
-murailles dégradées, au fond d’une sombre et misérable impasse. Malgré
-l’amabilité de ses hôtesses, Ammbeur se sentait de plus en plus triste
-et dépaysée. La dernière journée du voyage augmenta son angoisse; elle
-ne put retenir ses larmes lorsque Fez apparut dans le lointain, et elle
-les dissimulait à son époux derrière ses voiles en prétextant une grande
-fatigue.
-
-La cité de Mouley Idriss somnole au milieu des montagnes, telle une
-perle dans sa coquille; les minarets émaillés d’émeraude et les
-peupliers fusent, très verts, au-dessus des terrasses; l’Oued scintille
-parmi les prairies et les arbres, et la vallée s’ouvre vers l’Ouest,
-immense, brûlée de soleil. Mais Ammbeur ne voit que les maisons
-entassées, jaunes et grises, farouchement étreintes par une ceinture de
-remparts formidables, et son cœur est saisi d’effroi...
-
-L’automobile s’arrête aux portes de la ville, il faut descendre à mule,
-le long des ruelles caillouteuses, enchevêtrées, sinistres. Le soleil ne
-s’y hasarde jamais, on aperçoit à peine ses reflets en haut des
-murailles lépreuses, dont l’humidité suinte goutte à goutte. La maison
-de Si Driss est située au fond de Fez-Bali[81], on y accède par un
-labyrinthe tortueux et noir, entièrement voûté, où les cavaliers
-s’aplatissent sur leurs montures pour ne pas se heurter aux poutres
-saillantes. Si Driss s’arrête enfin dans la nuit... Une porte s’ouvre:
-
- [81] Vieux Fez.
-
---C’est là,--dit-il.
-
-Une bouffée d’air moisi, malsain, nauséabond, frappe le visage
-d’Ammbeur; le patio forme une sorte de puits autour duquel s’élèvent
-plusieurs étages. Les stucs, engorgés de chaux, ne sont plus que des
-yeux informes trouant les murs; les balustrades de bois tourné se
-disloquent, pourries et vermoulues; les escaliers tombent en ruines, des
-marches manquent, les plafonds se dégradent, quelques pièces
-s’effondrent... L’obscurité dissimule les ravages du temps, et la
-splendeur des vieilles poutres sculptées, massives et brunes, des
-boiseries peintes, des mosaïques aux tons atténués. La fontaine,
-merveilleusement décorée, gémit sans cesse et l’eau débordante coule sur
-les dalles de marbre qui s’effritent...
-
-Si Driss aime et respecte cette vénérable demeure où il est né; il est
-habitué à sa décrépitude et n’en voit pas les tares. Comme ses pères, il
-remet de jour en jour à la faire réparer; quelques chambres restent
-habitables, cela suffit. Ammbeur n’avait pas prévu, malgré ses
-appréhensions, une aussi lugubre prison. Les images de son riadh fleuri,
-aux murailles blanches, aux salles claires et neuves, se pressent dans
-sa tête tandis qu’elle contemple avec angoisse la sinistre cour noirâtre
-où elle devra vivre désormais.
-
-El Batoul et Maléka, suivies de leurs esclaves, se sont précipitées à la
-rencontre des arrivants. Elles entourent Ammbeur, l’accablent de baisers
-et de prévenances. Le sourire est sur leurs lèvres et la haine au fond
-de leurs cœurs. Elles détaillent avec rage leur nouvelle coépouse, dont
-la beauté dépasse toutes leurs craintes; un serpent les mord et les
-torture... Comment lutter avec une pareille créature, dont les grâces ne
-sont certes point un présent d’Allah, mais un sortilège du démon?...
-Elles ont compris depuis longtemps qu’elles se perdraient en témoignant
-leur ressentiment à la favorite trop aimée, et Si Driss se rassure
-devant l’accueil imprévu qu’elles font à Ammbeur.
-
-Elles lui ont préparé la meilleure chambre, lui offrent le thé,
-l’entraînent à la terrasse où l’on rencontre les voisines accourues de
-tous les logis environnants. Ammbeur trouve ces femmes déplaisantes avec
-leurs joues molles et blanchâtres, leur aspect de larves vivant dans
-l’ombre, leur accent grasseyant, et cette mode ridicule de porter la
-dfina[82] haut troussée sur la croupe, au lieu de la laisser tomber,
-comme à Rabat, jusqu’au bas du caftan.
-
- [82] Robe de dessus en mousseline.
-
-Une rumeur s’élève des ruelles invisibles et dénonce la proximité des
-souks. Le chaos des terrasses et des minarets enchevêtrés grimpe à
-l’assaut des collines en une ruée fauve, et les montagnes semblent plus
-écrasantes, de ce bas-fond. Quelques rayons de soleil dorent encore les
-quartiers hauts de la ville, tandis que l’ombre ensevelit Fez-Bali et la
-maison de Si Driss...
-
- *
-
- * *
-
-Depuis qu’elle vivait à Fez, Ammbeur avait perdu sa gaîté. Pourtant, El
-Batoul et Maléka la comblaient de prévenances hypocrites; les esclaves
-s’empressaient à la servir; Si Driss lui revenait chaque fois plus
-amoureux et plus ardent. Elle n’avait à se plaindre de personne et une
-lourde angoisse pesait sur ses jours...
-
---Si tu veux,--disait son mari,--je te ferai construire dans le Douh[83]
-une demeure cent fois plus belle que celle de Rabat.
-
- [83] Ville haute où les riches Fasi ont des demeures enfouies dans la
- verdure.
-
-Et il se complaisait en des plans dont l’exécution eût demandé bien des
-années.
-
-Les querelles avaient cessé dans sa maison depuis leur retour; El Batoul
-et Maléka oubliaient leur ancienne rivalité pour s’unir contre la
-favorite, et les négresses partageaient la haine sournoise de leurs
-maîtresses. Après avoir montré à Ammbeur des visages doux comme le miel,
-toutes ces femmes tenaient de longs conciliabules afin de la perdre dans
-le cœur de Si Driss.
-
---Vois comme nos khelkhall[84] sont légers auprès des siens,--disait
-Maléka.
-
- [84] Bracelets de chevilles.
-
---Il lui a donné en secret des bracelets d’or qui valent au moins cent
-douros,--ripostait El Batoul.
-
---S’il va dans sa chambre, il vole; pour venir aux nôtres, il se
-traîne...
-
---Que Dieu la maudisse et la rende stérile!
-
---Puisse la petite vérole trouer son visage et mettre la cécité en ses
-yeux!
-
-Elles avaient essayé en vain les sortilèges les plus efficaces pour
-ramener à elles l’amour de l’époux. Si Driss mangeait impunément de la
-cervelle d’hyène dissimulée parmi les viandes, ou revêtait ses burnous
-soumis aux fumigations de poil de rat orphelin, sa passion ne se
-détournait pas d’Ammbeur.
-
---Mon esprit s’embrouille comme les fils sur le métier du
-tisserand-apprenti,--avouait Maléka devant l’insuccès de ses pratiques.
-
-Une vieille esclave proposa:
-
---Si on faisait pétrir du couscous par les mains d’un mort. A El Ksar,
-où j’ai vécu jadis, les femmes employaient souvent ce moyen pour ranimer
-l’amour des maris oublieux...
-
-Mais il fallait sortir pendant la nuit, et les coépouses ne pouvaient
-s’y risquer. Elles convinrent d’habiller la négresse avec leurs
-vêtements, et de l’envoyer en leur nom composer le philtre infaillible.
-
- * * * * *
-
-... Messaouda gravit péniblement la colline où s’échelonnent les tombes;
-un jeune garçon la suit, portant une lanterne dont la lueur falote et
-jaunâtre rampe parmi les sépulcres et les herbes sèches; mais déjà la
-lune apparaît au-dessus des montagnes, énorme et rouge comme un cuir
-teint. Elle éclaire le cimetière et le bordj massif, tandis que la ville
-dort dans l’ombre dense, au fond de la vallée.
-
---C’est ici qu’on l’a enterré ce matin,--murmure Ahmed en s’arrêtant
-auprès d’une pierre aussi vétuste que les autres.--Mais, par Allah, ô ma
-mère, laissons-le dormir en paix! Qui sait si Azraél[85] n’est pas déjà
-auprès de lui?...
-
- [85] Ange de la mort.
-
---Tais-toi, chien!--riposte la vieille,--et accomplis ta besogne, si tu
-veux que je te compte au retour les dix douros promis.
-
-Ahmed est un pauvre diable, il ne possède que les dents qu’il a dans la
-bouche; l’attrait du gain l’emporte sur sa frayeur, et il se met à
-creuser la terre fraîchement remuée, tandis que la négresse murmure les
-incantations qui conviennent... Bientôt, le cadavre apparaît, enveloppé
-de son suaire. C’est un homme jeune encore, à barbe brune, dont la face,
-à demi rongée par un mal, grimace d’un affreux rictus sous la clarté
-livide de la lune.
-
-Messaouda s’accroupit auprès du trou béant, dispose sa farine et son
-pétrin, puis, sans frayeur, elle tire le mort de sa fosse, et l’assied
-sur ses genoux.
-
---O ma mère! O ma vie! arrête-toi, il va parler...--s’écrie Ahmed,
-tremblant comme au jour de l’Événement.
-
---N’agite point ta langue et passe-moi un peu d’eau,--répond la vieille,
-tout en pétrissant le couscous avec les mains du cadavre, qu’elle tient
-dans les siennes, par derrière.
-
---Que Si Driss El Bagdadi, mon maître, devienne docile entre les bras de
-ses épouses Lella El Batoul et Lella Maléka, comme tu l’es entre les
-miens,--répète-t-elle.
-
-La lune s’est élevée parmi les étoiles, et Messaouda remarque avec
-crainte le dôme de Moulay Idriss qui surgit lumineux et verdâtre
-au-dessus de la ville noire; elle y voit un mauvais présage, la terreur
-envahit son esprit, le froid du cadavre la pénètre, la face paraît
-s’animer sous les reflets lunaires, et soudain, le corps, gonflé par des
-gaz tressaille sur elle avec un bruit sinistre...
-
-L’esclave, que l’épouvante a glacée jusqu’au cœur, repousse brusquement
-son lugubre compagnon et s’enfuit à travers les tombes, mais ses
-vieilles jambes fléchissent, elle bute contre une pierre et
-s’affaisse... Ses lèvres, dont aucun son ne peut sortir, s’agitent en
-invocations désespérées. Elle se croit morte et prête à paraître devant
-le Seigneur Terrible, pour subir le châtiment. Le démon s’approche
-d’elle sous la forme d’un animal aux yeux ardents, un souffle chaud
-brûle son visage, le feu du _sakkar_[86] est allumé pour elle.
-
- [86] L’enfer des Musulmans.
-
-Au mouvement d’horreur qui la convulse, un chacal se sauve dans la nuit;
-la vieille, redressée sur son séant, jette une longue clameur sauvage.
-
---Où es-tu, ma mère Messaouda?--répond enfin la voix d’Ahmed.--Viens, je
-lui ai rendu la paix du tombeau, et j’emporte le couscous. Tu me payeras
-mes douros, mais, par ma vie! je ne recommencerais pas cela pour en
-gagner cent autres...
-
- * * * * *
-
-... Si Driss mangea le couscous et le trouva excellent, puis, insensible
-aux caftans neufs et aux maquillages de ses vieilles épouses, il
-rejoignit Ammbeur dans sa chambre et passa auprès d’elle une nuit fort
-amoureuse, car le souper avait été relevé de nombreuses et savantes
-épices.
-
-La déconvenue d’El Batoul et de Maléka fut extrême. Elles s’étaient
-disputées les jours précédents pour savoir à qui le mari rendrait
-d’abord ses faveurs, et, ne parvenant pas à s’entendre, elles avaient
-décidé de s’en remettre à la volonté d’Allah... Néanmoins, chacune avait
-rehaussé sa parure de tous les artifices propres à attirer l’attention
-de Si Driss, et comptait détourner sur elle seule les effets du
-sortilège. Elles ne pouvaient comprendre qu’un tel philtre restât
-impuissant... Elles regrettaient aussi les douros partagés entre Ahmed
-et Messaouda, et se les reprochaient avec une mutuelle aigreur.
-
---C’est toi,--disait Maléka, qui as conclu ce sot marché.
-
---O Allah! le mensonge sort de tes lèvres, car tu leur as toi-même remis
-ces dix douros.
-
---Pouvais-je faire autrement que de leur payer le prix que tu avais
-promis?
-
---Tu n’as même pas attendu de savoir si le couscous était bon.
-
---Je tiens ma parole mieux que toi, fille de peu.
-
---Tes injures ne m’atteignent pas, mon père était caïd.
-
---Lui, caïd!... caïd de sauterelles!
-
-Les querelles emplissaient de nouveau la maison, Si Driss, lassé par
-leurs cris, ne songeait même plus à leur faire la «part de Dieu». Leur
-haine contre la favorite s’en accrut, et leurs visages se firent plus
-blancs à mesure que leurs cœurs devenaient plus noirs... Il fallait se
-débarrasser d’une rivale qu’on ne pouvait vaincre... Un matin Messaouda,
-désireuse de réparer son insuccès, dissimula une mixture d’herbes et de
-cheveux hachés menus dans la harira d’Ammbeur.
-
---Au bout de quelque temps,--disait-elle,--les cheveux gonfleront dans
-son cœur et l’étoufferont.
-
-Les coépouses, réconciliées par leur péché, épiaient anxieusement les
-résultats du maléfice. Et, de fait, Ammbeur dépérissait, minée par une
-mauvaise fièvre. Elle n’avait plus de goût pour aucune chose, elle ne
-songeait même plus à se parer et portait des caftans salis et déchirés.
-
-Il y eut des noces dans la famille et elle ne voulut pas s’y rendre!...
-Le moindre effort lui arrachait des gémissements...
-
---O Prophète! O Mouley Idriss!... que je suis lasse!... O mon
-malheur!... Mes os sont devenus plus mous que le beurre d’été!... O
-Allah!... O mon destin!
-
-Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, se dilatent étrangement, ses
-jambes, enflées, ne la portent plus; sa faiblesse est telle qu’elle ne
-peut même plus monter aux terrasses et traîne des jours lamentables dans
-la maison humide et pleine d’ombre.
-
-Si Driss en a l’esprit perdu, il ne voudrait pas la quitter et maudit
-les voisines qui s’installent chaque jour auprès d’elle et lui
-interdisent ainsi l’accès de sa chambre. Elles plaignent la malade et
-lui conseillent mille remèdes inefficaces, puis elles se mettent à
-babiller comme les hirondelles de murailles à l’heure du moghreb.
-
-Ammbeur ne s’intéresse plus à leurs bavardages et se retourne sur sa
-couche sans trouver de repos... Le Seigneur l’a-t-il marquée pour mourir
-parmi ces étrangères?... Combien Si Driss regrette amèrement de l’avoir
-amenée à Fez!
-
---Ah!--dit-il,--l’air des montagnes est trop fort pour toi, habituée au
-doux climat de la côte. S’il plaît à Dieu tu guériras au printemps, nous
-retournerons à Rabat dès que le bled aura séché.
-
-Mais l’hiver se prolonge, interminable et froid; la pluie tombe nuit et
-jour, bénie de tous, car elle promet des récoltes heureuses, et Ammbeur
-songe avec désespoir qu’elle n’atteindra pas la belle saison, trop lente
-à venir.
-
-Malgré les tendres soins de son époux, elle languit et se meurt, l’âme
-oppressée d’une sombre angoisse. Ce qu’elle porte à sa bouche a un goût
-de fiel, et elle rejette toute nourriture en des vomissements.
-
---Si telle est la volonté d’Allah, laisse-la jeûner quelque temps afin
-de purifier son corps,--conseilla un «savant», ami de Si Driss.
-
-Ce traitement parut réussir durant les deux premiers jours, les
-souffrances d’Ammbeur s’apaisèrent, mais sa faiblesse devint telle que
-l’esprit semblait prêt à quitter son corps.
-
---Il faut la ranimer avec du thé très fort,--ordonna le «savant».
-
-Et les tourments recommencèrent à tordre l’infortunée sur sa couche. El
-Batoul et Maléka la soignent avec un dévouement exagéré; Si Driss se
-repent de les avoir méconnues, et Ammbeur ne peut plus se passer
-d’elles. Nuit et jour, elles sont à son chevet, attentives à prévenir
-tous ses désirs. Chaque fois que la malade, tourmentée par une soif
-ardente, réclame à boire, elles préparent elles-mêmes du thé, sans
-épargner le sucre, et elles y mêlent traîtreusement un peu d’une poudre
-jaunâtre achetée au souk, que l’on nomme rahj[87], pour activer les
-effets de la pâte magique.
-
- [87] Arsenic.
-
---Le thé est amer à mes lèvres,--gémit Ammbeur.
-
-Et Si Driss, qui sait le breuvage doux comme le miel du printemps, voit
-venir avec épouvante la séparation à laquelle il n’est pas préparé...
-Cette idée ne peut quitter son esprit, elle est cause de ses larmes
-abondantes et de ses nuits agitées.
-
-L’état de sa bien-aimée empire de jour en jour; des sommeils plus
-pesants que celui du tombeau l’accablent, dont elle sort sans retrouver
-son entendement. Elle dit des choses qu’Allah seul peut comprendre, et
-d’autres aussi qui jettent le trouble dans le cœur de son époux. Depuis
-longtemps, elle n’avait plus prononcé les paroles d’amour et de joie, et
-ce sont les souvenirs voluptueux de Rabat que le mal réveille en son
-cerveau. Elle tressaille, elle tend ses bras décharnés, elle appelle Si
-Driss avec frénésie, elle frémit d’un imaginaire plaisir... puis elle
-retombe épuisée sur sa couche, et il la voit se débattre dans les
-tourments d’une lente agonie...
-
-Il est affligé, dément, perdu. Dieu connaît l’état de son âme! Comment
-pourra-t-il supporter l’absence de sa belle aux regards affolants, de
-celle qui fut touchée par lui seul, dont le corps est brûlant et
-l’haleine plus parfumée que les fleurs du jasmin et de l’oranger?...
-
-Mais déjà, elle s’éloigne de lui... ses yeux ne reflètent plus aucune
-chose, ses membres se glacent, son souffle s’éteint... O Seigneur! elle
-entre dans Ta Miséricorde!...
-
-El Batoul et Maléka se griffent le visage à coup d’ongles et poussent
-des cris déchirants qui attirent toutes les esclaves.
-
- * * * * *
-
-Ainsi mourut Ammbeur, épouse trop aimée de Si Driss El Bagdadi, selon ce
-qui était écrit sur le livre de sa destinée.
-
-
-(Meknès.--Décembre 1917.)
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- PREMIÈRE PARTIE
- MŒURS TUNISIENNES
-
- I.--LA MAISON DU CAID MANSOUR 1
- II.--MENU PEUPLE 22
- III.--NOCES PRINCIÈRES 32
- IV.--UNE PETITE AZIZA EST NÉE 47
- V.--LA PRISON DES ÉPOUSES 52
- VI.--FATHMA LA DÉLAISSÉE 63
- VII.--LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS 69
- VIII.--LA MARIÉE AU HAMMAM 85
- IX.--LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF 89
- X.--LAMENTO 110
- XI.--JEUNES-TUNISIENNES 115
- XII.--LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAIM 125
- XIII.--DÉCADENCE 133
-
- DEUXIÈME PARTIE
- MŒURS MAROCAINES
-
- I.--LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM 145
- II.--LA JUIVE 164
- III.--LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME 195
- IV.--MEKTOUB 204
- V.--LE MARIAGE DE RITA 218
- VI.--UN HAREM BIEN GARDÉ 254
- VII.--LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN 272
- VIII.--ESCLAVAGE 281
- IX.--LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA 293
- X.--AMMBEUR LA FAVORITE 301
-
-
-290-19.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--9480-10-19.
-
-
-
-
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-
-
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- Les Nouveaux Oberlé 1
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-
-
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le Harem entr&#039;ouvert</span>, by A.-R. de Lens</p>
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-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Le Harem entr&#039;ouvert</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: A.-R. de Lens</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 24, 2022 [eBook #68602]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE HAREM ENTR&#039;OUVERT</span> ***</div>
-<p class="c large">A.-R. DE LENS</p>
-
-<h1><span class="small">LE</span><br />
-HAREM ENTR’OUVERT</h1>
-
-
-<p class="c"><span class="large">PARIS</span><br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
-3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">Droits de traduction et de reproduction réservés
-pour tous les pays.</p>
-
-<p class="c" lang="en" xml:lang="en">Copyright, 1919, by <span class="sc">Calmann-Lévy</span>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">LE HAREM ENTR’OUVERT</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak"><span class="small">PREMIÈRE PARTIE</span><br />
-MŒURS TUNISIENNES</h2>
-
-<p class="c i small left40">A Chedlïa meurtt Tahar<br />
-ben Abd el Malek el Trabelsi,<br />
-ma servante,<br />
-humble et précieuse collaboratrice,<br />
-Ce livre qu’elle ne lira pas.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="p1c1">I<br />
-<span class="small">LA MAISON DU CAÏD MANSOUR</span></h3>
-
-
-<p>Le caïd Mansour prend le café avec mon
-mari. Ils sont accroupis tous deux sur le
-divan, à la mode arabe, et fument en devisant.</p>
-
-<p>Le caïd Mansour est un personnage digne
-et conscient de sa haute importance. Il est
-toujours vêtu avec la plus grande recherche.
-Ses burnous sont en fine laine de Mâteur et
-ses gebbas aux teintes pâmées : fleur de pêcher,
-gris tourterelle, mauve de crépuscule, éparpillent
-autour de lui mille tendres reflets de
-soie.</p>
-
-<p>Quand il entre, la pièce se parfume d’essences
-subtiles : ambre, jasmin ou rose.</p>
-
-<p>Le caïd Mansour a des manières exquises et
-fières. Il me témoigne une déférence infinie,
-sachant qu’il convient de traiter les Européennes
-avec plus d’égards et de respect que
-leurs époux.</p>
-
-<p>— Le salut, Si Mansour !</p>
-
-<p>— Le salut sur toi. Comment vas-tu ?</p>
-
-<p>— Comment va ta maison<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ?</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> On ne parle jamais ouvertement à un Arabe des femmes
-de sa famille.</p>
-</div>
-<p>— Grâce à Dieu ! Ma maison est en parfaite
-santé et soupire après ta venue. Ne l’honoreras-tu
-pas bientôt d’une visite ?</p>
-
-<p>— Avec plaisir, Si Mansour. Dis-lui que
-j’irai la voir prochainement.</p>
-
-<p>C’est une grande et noble maison que celle
-du caïd. Si Mansour a épousé, il y a une dizaine
-d’années, la princesse Bederen’nour (Lune
-éclatante) et son frère Si Chédli a pour femme
-Lella Zenouba, fille du ministre de la plume<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Deuxième ministre du bey.</p>
-</div>
-<p>Ces dames me traitent en amie, et réclament
-toujours ma présence, précieuse distraction
-dans leur vie monotone. Et rarement je sors
-de chez elles, sans être suivie du grand nègre
-de Si Mansour, vêtu d’écarlate et portant un
-présent. Tantôt un bouquet tout rond où les
-fleurs fraîches, montées sur de longues tiges
-d’alfa, sont rehaussées de pistils en papier doré.
-Tantôt un plat rempli de pâtisseries arabes :
-backléouas luisants de miel, crottes de gazelle
-en sucre parfumé, morves du bey, makroudhs
-farcis de dattes, vertes samsahs aux pistaches.</p>
-
-<p>Il y a plus d’un mois que je n’ai vu mes
-nobles amies, malgré leurs insistances à ma
-dernière visite. J’irai demain.</p>
-
-<p>Et que vais-je apporter qui leur plaise et
-alimente un peu notre conversation ?</p>
-
-<p>L’autre fois je les ai ravies avec un vieux
-stock de catalogues des grands magasins. Pendant
-des journées entières, elles se sont passionnées
-pour les modes du <i>Bon Marché</i> d’il y
-a deux ou trois ans. Et Lella Zenouba m’a
-même chargée d’une commande : une écharpe
-de plumes dont elle meurt d’envie.</p>
-
-<p>Ah ! voici qui les intéressera fort : un petit
-stéréoscope portatif et toutes les vues tunisiennes
-prises par mon frère durant son séjour
-ici.</p>
-
-<p>La maison de Si Mansour n’est pas très éloignée
-de la mienne. Elle occupe, comme toute
-demeure d’importance où il convient d’être
-tranquillement chez soi, loin de la rue, une
-impasse entière aux arcades gracieuses. Les
-premiers bâtiments sont les communs et les
-écuries du caïd. Puis vient la maison, — le
-palais serait plus juste — de Si Mansour.</p>
-
-<p>Bien entendu, les grands murs blancs ne
-trahissent la richesse intérieure que par leurs
-dimensions, et seule la porte, énorme, massive,
-en bois sculpté, dans son encadrement de
-marbre rose, atteste l’importance seigneuriale
-du logis.</p>
-
-<p>Elle s’ouvre sur un vestibule revêtu de
-faïences et garni de divans où siègent en permanence
-les gardiens du lieu, un Marocain au
-profil d’ascète, et le nègre vêtu d’écarlate. Ils
-me connaissent et me laissent passer sans difficulté.
-Je heurte le marteau de bronze à la petite
-porte du fond.</p>
-
-<p>— Qui est là ? — crie une voix, de l’intérieur.</p>
-
-<p>Et, suivant la formule, je réponds :</p>
-
-<p>— Ouvre !</p>
-
-<p>Cela suffit. Du reste, en le cas présent, mon
-accent me dénonce. Une grosse négresse entrebâille
-la porte en ayant soin de se cacher derrière
-le battant, afin de ne point être vue des
-serviteurs mâles.</p>
-
-<p>Je traverse le joli patio à colonnes, au-dessus
-duquel se découpe un carré de ciel très bleu, et
-je suis introduite dans un grand salon, tout en
-longueur, aux parois luisantes de faïences polychromes.
-Au centre se creuse le « divan »
-entouré de sofas abondamment pourvus de
-coussins. Les murs ont sept ou huit mètres de
-haut, et des lustres étincelants, en cristal de
-Venise, tombent des voûtes ciselées. Il fait
-presque frais dans ce salon, bien que dehors la
-chaleur soit lourde, et l’on y voit à peine, après
-l’éblouissement du patio. Mais les yeux se font
-vite à l’ombre douce qui atténue les mille couleurs
-et les dorures d’une décoration orientale.</p>
-
-<p>Pas plus dans cette pièce que dans toute autre
-du logis, il n’y a d’ouverture sur l’impasse ;
-de grandes fenêtres aux grilles en fer forgé
-donnent sur le patio.</p>
-
-<p>Ces dames se font attendre longtemps. C’est
-leur habitude, car elles rehaussent leur parure
-chaque fois que je viens. Mabrouka, la négresse,
-me tient compagnie.</p>
-
-<p>Mabrouka est une amie de Chedlïa, ma servante ;
-elle va souvent la voir et lui conter les
-faits et gestes de ses maîtres. Parfois, comme
-aujourd’hui, ses confidences indiscrètes débordent
-jusqu’à moi.</p>
-
-<p>— Par Allah ! tu arrives en un triste moment.
-Si Chédli n’est encore pas rentré cette nuit, et
-Lella Zenouba a pleuré jusqu’au matin en l’attendant.
-Sans doute était-il auprès de cette
-danseuse française pour laquelle il fait des
-folies…</p>
-
-<p>Chacun sait que Si Chédli s’est acoquiné avec
-une petite chanteuse du Palmarium, perverse
-et prétentieuse, qui lui fait payer cher des
-faveurs à la portée de tous.</p>
-
-<p>Le caïd Mansour, malgré son chapelet, son
-air digne et ses hautes fonctions, est aussi libertin
-que son frère, et les aventures de ces deux
-nobles personnages défrayent la conversation
-de bien des harems.</p>
-
-<p>A la rigueur, cela se comprend du caïd Mansour,
-dont la femme est laide et n’est plus très
-jeune, car voici déjà dix ans qu’il l’épousa dans
-sa fleur. Et l’on se souvient de sa déconvenue le
-jour des noces, — si grande qu’il ne put la dissimuler, — en
-dévoilant son épouse que le fard
-et les bijoux n’arrivaient pas à rendre belle.</p>
-
-<p>Toute autre eût été répudiée sur l’heure et
-ramenée à son père avant la consommation du
-mariage. Mais, on ne répudie point une princesse !
-une fille de sang beylical ! Et le caïd Mansour
-a gardé sa femme et son dépit.</p>
-
-<p>Oui, cela se conçoit que Si Mansour cherche
-au dehors des compensations. Jadis il eût pris
-d’autres épouses ; mais maintenant cela ne se
-fait plus guère chez les citadins, outre qu’il
-serait peu séant de donner une rivale à la
-petite-fille d’un bey. Et certes, ce n’est point
-une joie pour les yeux de se poser toujours sur
-la laide et chevaline princesse Bederen’nour.</p>
-
-<p>Mais, que Si Chédli délaisse la gracieuse
-Lella Zenouba, au corps d’ambre et aux yeux
-de génisse, pour des Françaises de mauvaise
-vie, — par le Prophète ! — voilà ce qu’on ne
-peut comprendre !</p>
-
-<p>C’est que Si Mansour et Si Chédli ont du
-sang brûlant dans les veines et du vice jusqu’à
-la racine des cheveux, en dignes fils de Si Abd
-el Latif, favori de Si Sadok bey, tous deux
-aujourd’hui dans la miséricorde d’Allah !</p>
-
-<p>C’est à leur père, un ancien esclave, beau
-comme la lumière du matin, devenu tout-puissant
-auprès de son illustre maître, grâce
-à des complaisances… païennes, qu’ils doivent
-leur grosse fortune, leurs palais de Tunis, de
-Rhadès et de Gamart, ainsi que cette frénésie
-qui les pousse aux pires excès.</p>
-
-<p>Ne raconte-t-on pas que Si Abd el Latif
-mettait à mal toutes les femmes de son milieu,
-et allait jusqu’à faire garder par les soldats du
-bey les portes des hammams, les soirs où
-certaines dames particulièrement nobles et
-belles s’y étaient rendues, afin de satisfaire ses
-désirs en toute tranquillité. Et nul n’osait se
-plaindre ni résister à un si puissant personnage,
-capable de vous faire pendre dans la cour du
-Bardo, sur un signe de son petit doigt.</p>
-
-<p>L’occupation française a enrayé tout cela,
-et pareilles fantaisies ne sont plus à la portée
-de Si Mansour et de Si Chédli, ses fils. Mais,
-par Allah ! il reste bien moyen de s’arranger, et
-l’on a en outre, aujourd’hui, la ressource des
-actrices du Palmarium, du Casino de la Goulette,
-et des cocottes françaises ou italiennes
-qui circulent le soir sur le boulevard de la
-Marine.</p>
-
-<p>Et les femmes, toujours trahies, toujours
-délaissées, éternelles prisonnières dans leurs
-palais de faïence, se morfondent des nuits
-entières en l’attente du mari pour qui elles se
-sont parées en vain.</p>
-
-<p>Tout cela, je le connais par les confidences
-de la négresse Mabrouka, les récits de Chedlïa,
-les racontars de harems et de terrasses où tout
-se sait. Mais mes nobles amies ne m’en disent
-jamais rien, dans leur souci de dignité vis-à-vis
-d’une Européenne.</p>
-
-<p>Justement les voici qui s’avancent à travers
-le patio, de leur démarche nonchalante et
-balancée, et le soleil fait un instant luire les
-ors de leurs parures.</p>
-
-<p>La princesse Bederen’nour, pauvre « Lune
-éclatante », semble plus olivâtre que jamais
-dans son costume de soie mauve, au large
-pantalon bouffant.</p>
-
-<p>Lella Zenouba, malgré ses soucis, est adorable
-et resplendissante. Ses beaux cheveux,
-noirs de henné, tombent en boucles sur ses
-épaules, retenus au front par un rang de perles
-et une plaque d’or incrustée d’émeraudes ; de
-grandes boucles d’oreilles anciennes jettent
-des lueurs vertes le long de son cou, et ses
-doigts scintillent de bagues aux pierreries
-énormes. Elle porte un pantalon de satin noir
-brodé d’or et une gebba de tulle noir pailleté,
-sous laquelle transparaît, par éclairs, le splendide
-et lourd boléro d’or des jeunes épouses.
-Dans un ovale très fin, très pur, elle a les traits
-d’un dessin parfait : un front étroit et poli, un
-petit nez droit, une bouche éclatante et bien
-arquée et de grands yeux noirs, des yeux
-immenses cernés de kohol, au regard doucement
-bestial. Une étoile en vérité ! à côté de
-cette prétentieuse Éliane d’Avricourt, caprice
-de Si Chédli.</p>
-
-<p>Toutes deux, la princesse Bederen’nour et
-Lella Zenouba, ont les joues peintes, les lèvres
-rougies au carmin, les doigts et les cheveux
-passés au henné, et, barrant le front, d’épais
-sourcils noirs hardiment tracés. Elles répandent
-un violent parfum de jasmin. Auprès d’elles,
-on se croirait dans une serre pleine de fleurs.</p>
-
-<p>Elles ont une distinction de race, une politesse
-raffinée, et ne savent ni lire ni écrire.
-Toute leur instruction consiste en quelques
-sourates du Coran, apprises par cœur, sans les
-comprendre.</p>
-
-<p>La princesse Bederen’nour semble intelligente,
-et la petite Lella Zenouba, parfois, a de
-subtiles reparties. Mais elles n’ont rien vu et
-ne connaissent rien. Elles ont passé de la
-maison paternelle à celle de l’époux en toute
-ignorance du monde environnant. Elles ne
-savent pas ce qu’est une rue, une place, un
-jardin, le grand ciel libre.</p>
-
-<p>L’été, elles s’en vont à Rhadès ou à Gamart,
-en d’autres palais pareillement clos et luxueux.
-Seuls, la plainte assourdie des vagues et le
-goût salé de l’air peuvent leur dénoncer
-l’inconnu sans limites, qu’elles ne se figurent
-pas.</p>
-
-<p>On les emmène de Tunis la nuit, en des
-carrosses bien fermés, où elles ont peur, car
-c’est une impression terrible pour des femmes
-de se sentir ainsi hors de chez soi. Et elles
-ne retrouvent leur assurance qu’à l’abri des
-grands murs farouches et protecteurs.</p>
-
-<p>Elles ne reçoivent aucune visite, à part
-moi, et n’en font jamais. Les dames arabes ne
-sauraient sans scandale sortir de chez elles,
-comme ces femmes du peuple qui courent
-d’une maison à l’autre pour colporter les
-nouvelles. Et pourtant elles savent ce qui se
-passe : intrigues, maladies, chagrins, disputes,
-dans les grands harems, car leurs servantes
-les tiennent au courant de toutes choses.</p>
-
-<p>En de rares circonstances, elles traversent
-la ville, dans leur voiture aux volets de bois
-soigneusement clos, pour la mort d’un proche
-parent, l’accouchement d’une sœur, ou, réjouissance
-suprême, les fêtes d’un mariage. Mais
-des mois, et parfois des années s’écoulent sans
-qu’il leur arrive de quitter ainsi la maison conjugale.</p>
-
-<p>Cet été, elles n’iront point comme d’habitude
-à Rhadès où l’air est plus frais. La mère du
-caïd Mansour et de Si Chédli étant morte l’an
-passé, il leur faut, par cette privation, porter
-son deuil, et aussi renoncer pendant quelques
-mois encore aux broderies et aux petits
-ouvrages dont elles occupent généralement les
-longues journées.</p>
-
-<p>Du reste, leurs époux forment pendant ce
-temps le projet d’aller à Paris, et de goûter à
-toutes les délices montmartroises.</p>
-
-<p>La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba
-trouvent très naturel de se morfondre si sévèrement
-pour la perte d’une belle-mère despotique
-et méchante, tandis que leurs maris
-s’amusent. Mais ce qu’elles ne peuvent
-admettre, malgré l’habitude et la généralité
-du fait, c’est, à cause de créatures indignes,
-d’être délaissées, et surtout ruinées !…</p>
-
-<p>Car, il n’y a pas à s’y tromper, malgré les
-palais de faïence et de marbre, les étoffes
-brodées d’or, les perles et les diamants, c’est
-bien la ruine sinistre qui plane au-dessus de la
-maison du caïd Mansour, et l’ombre de ses
-ailes angoisse les nobles prisonnières.</p>
-
-<p>La grosse fortune de Si Abd el Latif est
-déjà fortement entamée, et, chaque jour, Si
-Mansour et Si Chédli y font de nouvelles
-brèches. Il y a un an, Si Mansour a vendu au
-Juif Haïm Boudboul, pour quelques milliers
-de francs, ses oliveraies de Nabeul, qui en
-valaient plus de cent mille, afin de payer à sa
-maîtresse, la danseuse arabe Leïla, un collier
-dont elle avait envie. Récemment encore, tout
-à sa nouvelle passion, la petite Rose Printemps,
-il vient de céder à perte ses cultures
-d’El Arousa. Et Si Chédli, follement prodigue
-pour Éliane d’Avricourt, imitant l’exemple de
-son aîné, vend et hypothèque ses biens avec
-entrain.</p>
-
-<p>Cela peut durer ainsi huit ou dix ans peut-être,
-mais ensuite ?</p>
-
-<p>Et voilà les soucis qui creusent si profondément
-sous le fard les traits de la princesse
-Bederen’nour et cernent les beaux yeux enfantins
-de Lella Zenouba.</p>
-
-<p>Mais elles rient devant moi, sachant dissimuler
-ce qu’il convient, et aussi du plaisir
-réel de me voir qui rompt l’ennui de leurs
-longues journées inactives. Quelques servantes
-curieuses se sont jointes à Mabrouka, et
-debout, non loin du divan où nous sommes
-installées, écoutent et prennent part familièrement
-à la conversation.</p>
-
-<p>Ne vivent-elles pas dans l’intimité de ces
-dames, initiées à leurs intrigues, à leurs
-chagrins, toujours prêtes à duper leurs
-maîtres, à les suivre, à les épier, pour le
-compte des épouses prisonnières et inquiètes ?</p>
-
-<p>Ne partagent-elles pas avec leurs maîtresses
-les restes du repas, après que Si Mansour et
-Si Chédli se sont restaurés ? N’ont-elles pas
-la clé de leurs plus dangereux secrets, qu’elles
-ne trahiraient pas devant la mort, liées par
-cette sorte de franc-maçonnerie qui unit toutes
-les musulmanes contre les maris ?…</p>
-
-<p>L’une d’elles apporte le café dans de petits
-calices en porcelaine rose. La conversation
-languit entre mes amies et moi, car, depuis ma
-dernière visite, leur vie s’est écoulée uniforme,
-goutte à goutte, comme cette eau qui tombe
-régulièrement de la vasque de marbre dans le
-bassin, au milieu du patio.</p>
-
-<p>Et mes occupations à moi, elles ne les comprendraient
-pas.</p>
-
-<p>Alors j’appelle à mon aide le petit stéréoscope,
-emporté à cette intention.</p>
-
-<p>— Vous allez voir…</p>
-
-<p>Mais déjà Lella Zenouba s’est enfuie peureuse,
-et la princesse Bederen’nour affolée se
-cache le visage.</p>
-
-<p>— Non ! non ! ne nous photographie pas !
-C’est impossible !… une petite-fille de Si
-M’hamed bey !… Une fille du ministre de la
-plume !…</p>
-
-<p>Je rassure mes défiantes amies :</p>
-
-<p>Cet appareil n’est point « une machine à
-portraits ». Sur la tête de ma mère ! Mais
-qu’elles regardent plutôt…</p>
-
-<p>Timidement la princesse Bederen’nour risque
-un œil, puis deux.</p>
-
-<p>— O Allah ! qu’est ceci ?</p>
-
-<p>— La rue du Pacha, tout simplement ; la
-rue même où vous demeurez.</p>
-
-<p>— Par mon Maître ! que c’est curieux !</p>
-
-<p>— Et voici la grande mosquée de l’olivier,
-le souk des parfums, celui des étoffes, le Dar
-el Bey…</p>
-
-<p>— Oh ! Oh ! que d’hommes !</p>
-
-<p>La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba
-se passionnent.</p>
-
-<p>— Ceci est un champ d’oliviers, et ceci…
-vous reconnaissez ?…</p>
-
-<p>— Par le Prophète ! Si Mansour et Si
-Chédli ! Mais…</p>
-
-<p>La voix de la princesse s’altère et ses sourcils
-se froncent imperceptiblement.</p>
-
-<p>— Quelle est donc cette femme arabe auprès
-d’eux ?… sans doute cette danseuse Leïla ?…
-une courtisane seule à pu consentir à se dévoiler
-devant des hommes et à se faire portraiturer
-avec eux…</p>
-
-<p>— Non, non ! Vous n’y êtes pas. Pensez-vous
-que j’admettrais chez moi une… dame de
-la rue du Persan ? car cette photographie a été
-prise dans ma propre maison. Regardez bien.</p>
-
-<p>— Ah ! Ah ! mais c’est toi !… Par la tête de
-Si Ahmed el Tijani ! c’est toi même en musulmane ! — s’écrient
-mes amies tout à fait déridées
-et joyeuses.</p>
-
-<p>Le stéréoscope passe de main en main parmi
-les servantes. Puis de nouveau on examine
-les rues tunisiennes, la place Bab-Souika, la
-rue Halfaouine, grouillantes d’Arabes…</p>
-
-<p>— O Allah ! que je serais malheureuse s’il
-fallait me trouver dans cette foule ! — s’exclame
-Lella Zenouba.</p>
-
-<p>— Et quelle honte ! — ajoute la princesse.</p>
-
-<p>Car mes nobles amies ne regrettent ni leur
-réclusion, ni la sévérité de leur existence. Loin
-de là ! Elles se font une gloire de leur mystérieuse
-inviolabilité, de la rigueur avec laquelle
-elles suivent leurs vieilles coutumes.</p>
-
-<p>C’est le souci des traditions qui dénote leur
-rang et les élève bien au-dessus des femmes
-vulgaires.</p>
-
-<p>Lors de mes premières visites, je leur avais
-demandé naïvement si elles ne souffraient pas
-de vivre toujours enfermées.</p>
-
-<p>— Par le Prophète de Dieu ! mais si l’on
-voulait nous forcer à sortir, nous pleurerions
-pour rentrer !</p>
-
-<p>Et ce sont elles-mêmes qui m’ont fait remarquer
-avec orgueil que leur demeure n’avait
-point d’ouverture sur l’impasse, et que leur
-voiture était close par des volets en bois, et
-non par ces rideaux qu’un souffle peut soulever,
-et que les femmes de la petite bourgeoisie
-écartent curieusement du doigt, au
-risque d’être entr’aperçues, dans l’ombre, par
-un passant.</p>
-
-<p>L’intérêt du stéréoscope épuisé, je me lève
-pour partir, mais ces dames me retiennent
-avec insistance.</p>
-
-<p>— Oh ! reste encore un peu. Qu’as-tu tant à
-faire ? Il y a si longtemps que nous ne t’avions
-vue !</p>
-
-<p>— Et je veux te montrer cette écharpe de
-plumes, commandée par toi, et qui est arrivée
-avant-hier, — ajoute Lella Zenouba. — Montons
-à ma chambre.</p>
-
-<p>Nous traversons le patio plein de lumière
-et prenons un escalier de marbre blanc. Puis
-des vestibules et des couloirs, et des chambres,
-et encore un petit patio, et d’autres pièces à
-l’infini, toujours pavées de marbre et revêtues
-de faïences. La maison du caïd Mansour, vaste
-et peuplée comme toutes les demeures arabes,
-abrite soixante personnes, maîtres, enfants et
-serviteurs. Voici enfin la chambre de Lella
-Zenouba, que je connais bien, avec son divan,
-ses lustres, son plafond peint et sculpté, ses
-énormes lits anciens à colonnes, dont les
-frontons d’or se découpent sur fonds de miroirs.
-Ils sont luxueusement garnis de courtines et
-de coussins en satin brodé, et occupent chacun
-une extrémité de la pièce. « <i>Car l’aube ne doit
-point surprendre l’homme dans le lit de son
-épouse.</i> » Et je retrouve, hélas ! aux deux côtés
-de la porte, les armoires à glace Louis XVI,
-compléments indispensables, depuis ces dernières
-années, de toute chambre arabe qui se
-respecte. Lella Zenouba en tire l’écharpe de
-léger marabout blanc et la jette sur ses épaules.</p>
-
-<p>— N’est-ce pas qu’elle est jolie ?</p>
-
-<p>— Sans doute, mais je préfère encore celle-ci,
-en tulle lamé d’or, et qui ne vient pas de
-Paris.</p>
-
-<p>Que de belles choses possède Lella Zenouba !
-Ce coffret d’argent ciselé ! et ces flacons à parfums
-en cristal doré, aux cols minces et longs,
-de forme rare ; ces petits étuis à kohol, ces
-broderies précieuses !…</p>
-
-<p>— Veux-tu voir nos bijoux ?</p>
-
-<p>Elle sort de l’armoire une grande cassette
-pleine d’écrins et, sur un signe de sa maîtresse,
-Mabrouka apporte un coffre d’ivoire contenant
-les joyaux de la princesse Bederen’nour.</p>
-
-<p>Sur le divan, c’est un éblouissement de pierreries,
-de colliers, de perles à plaques incrustées
-de roses, de longues boucles d’oreille où
-les diamants tremblent comme des gouttes
-d’eau entourées d’un cercle de lumière, de
-bracelets travaillés avec un art exquis… Et,
-parmi ces trésors de famille, les parures trop
-modernes données par Si Mansour et Si Chédli
-à leurs épouses : guirlandes de fleurs, étoiles,
-diadèmes aux mille reflets.</p>
-
-<p>O ces bagues de la princesse Bederen’nour !
-Bien arabes celles-là, où les topazes, les rubis,
-les émeraudes sont enchâssés en de lourdes
-montures ciselées.</p>
-
-<p>— Mais tu n’as pas vu la plus belle, celle-ci,
-que Si M’hamed bey donna jadis à ma grand’mère,
-Lella Kmar, son épouse favorite…</p>
-
-<p>Elle me passe un joyau, près duquel en
-effet tous les autres pâlissent. Un énorme
-diamant, d’une extraordinaire limpidité, serti
-dans une couronne d’or aux ciselures incroyablement
-fines et compliquées. Un vrai bijou de
-reine ou d’odalisque. Mais je ne l’imagine pas
-à la main d’une Européenne. Cette bague fait
-une saillie bizarre sur le doigt.</p>
-
-<p>Et j’admire encore les mille ustensiles de
-toilette : aiguières d’argent, boîtes à fard,
-miroirs, coffrets incrustés d’écaille et de nacre.</p>
-
-<p>Avant de partir, il me faut dire bonjour aux
-enfants : les quatre fillettes de la princesse
-Bederen’nour, qui apprennent le français avec
-une institutrice juive, et ses trois garçons,
-déjà conscients de leur importance mâle. Les
-aînés, cinq et sept ans, récents circoncis, ont
-des grimaces de souffrance, malgré leur précautionneuse
-démarche écartée. Et il y a aussi
-la toute petite et laide progéniture de Lella
-Zenouba qui piaille dans les bras de sa nourrice.</p>
-
-<p>Je quitte enfin mes amies. Le garçonnet
-Béchir m’accompagne cérémonieusement jusqu’au
-bout de l’impasse avec son allure de
-jeune canard.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>La semaine suivante, passant par la cuisine,
-j’aperçus Mabrouka la négresse en vive conversation
-avec Chedlïa :</p>
-
-<p>— O Allah ! — Qu’il soit exalté ! — O notre
-Seigneur Mohamed !… O Miséricordieux ! — gémit-elle
-en me voyant. — Quel malheur !…
-La princesse Bederen’nour est au désespoir !…
-Sa bague de diamant, le présent de Si M’hamed
-bey, a disparu !… Hier elle était en train de se
-parer, aidée de la petite Aïcha, lorsque Si Mansour
-est entré. Il l’a entretenue quelques
-instants, et, quand la princesse s’est remise à
-sa toilette, la bague n’était plus là !… Il n’y
-avait dans la chambre qu’Aïcha, mais on a
-beau la fouetter, elle s’obstine à ne pas avouer
-son vol. C’est une tête solide ! Du reste, il est
-vrai qu’on l’a fouillée en vain. Et que ferait-elle
-de ce bijou, elle qui ne sort pas de la maison ?…
-Dans ma pensée, c’est le tour d’un
-« chitane », d’un diable jaloux qui a enlevé la
-bague. On ne la retrouvera jamais !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Quelque temps après, nous prenions le thé
-au Belvédère avec des amis. Des messieurs et
-une petite femme très empanachée, à la toilette
-suggestive, occupaient la table voisine.</p>
-
-<p>— C’est, — me dit M. X…, — une professionnelle
-du lieu. Remarquez comme elle pose
-sa main en évidence, pour qu’on voie bien la
-fameuse bague dont tout Tunis a parlé, cadeau,
-dit-on, d’un amant indigène. En vérité, elle
-est splendide. Ces Arabes sont d’une générosité !</p>
-
-<p>La dame allongeait en effet, avec affectation,
-une main fardée qu’ornait un seul et royal
-diamant…</p>
-
-<p>Mais cette bague !… Je la connais… Elle n’a
-pas sa pareille. C’est le présent de Si M’hamed
-bey à Lella Kmar, la bague de la princesse
-Bederen’nour !</p>
-
-<p>Le caïd Mansour vole les bijoux de sa
-femme pour les offrir à sa maîtresse…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c2">II<br />
-<span class="small">MENU PEUPLE</span></h3>
-
-
-<p>Sur la terrasse…, à l’heure où les ombres
-sont délicieusement pâles et longues. Les
-murailles encore éclairées se dorent d’un
-éblouissement de soleil ; puis elles deviendront
-abricot et rose, avant de s’éteindre dans le
-mauve, et de s’ensevelir dans le bleu des nuits
-transparentes, où l’on a toujours l’impression
-d’un clair de lune, même lorsqu’il n’y en a pas…</p>
-
-<p>Les hirondelles tracent des méandres rapides,
-et le vol lourd des pigeons bariole un instant
-les murs d’ombres vertes et fugitives. Un
-pépiement d’oiseaux agite les mûriers de la
-place Halfaouine dont le bourdonnement
-monte jusqu’à moi. La mosquée arrondit ses
-dômes bleuissants, des minarets s’élancent vers
-le ciel, un palmier ou un eucalyptus jaillit
-entre deux murailles ; et l’on aperçoit très loin,
-au delà de la ville, la colline de Sidi Bou Saïd
-où les riches Carthaginois avaient bâti leurs
-demeures, le golfe couleur turquoise, et la
-chaîne de montagnes presque irréelles, dominée
-par le Bou Kornine, mont de Tanit et de
-Salammbô.</p>
-
-<p>Les terrasses commencent à s’animer : c’est
-l’heure où les femmes du peuple montent des
-maisons pour plier le linge étendu, surveiller
-les tomates qui sèchent et se contractent douloureusement
-tout le jour sous le grand soleil,
-et surtout afin de s’assembler entre voisines et
-de babiller en respirant l’air frais.</p>
-
-<p>Quelques silhouettes se penchent au-dessus
-des patios béants pour héler les retardataires.</p>
-
-<p>Habiba et Zoh’rah, mes petites servantes,
-sont accroupies près de moi.</p>
-
-<p>Habiba chantonne et s’accompagne de la
-derbouka. Son profil égyptien aux lignes
-droites et pures, s’enlève sur le ciel doré du
-couchant. Ses cheveux étroitement serrés dans
-une sorte d’étui en soie noire, petite queue
-raide et comique, descendent jusqu’à la taille.
-Elle porte un tricot bleu, une tacrita<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> verte, un
-boléro jaune brodé de violet sombre et une fouta<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>
-rayée mauve et blanc. Habiba a douze ans.
-C’est une fillette toute en bronze aux traits
-menus, aux longs yeux noirs et langoureux
-dans un ovale parfait. Je m’amuse parfois à la
-parer d’étoffes somptueuses, de bijoux anciens,
-de broderies d’or aux reflets atténués. Habiba,
-la petite servante, devient alors une idole énigmatique,
-une princesse de légende aux regards
-pleins de rêve, dont le secret affolerait les
-hommes.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Foulard de soie noué sur la tête.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Pièce d’étoffe nouée à la taille.</p>
-</div>
-<p>Et moi, je sais que, malgré cette étrange
-beauté, Habiba n’a rien de fatal. C’est une
-simple gosse, ni très sage ni bien intelligente,
-menteuse, poltronne, et sans aucun attrait
-mystérieux, mais douce et caressante.</p>
-
-<p>Depuis longtemps déjà, ses parents l’ont
-« donnée » à un grand gaillard demi-nègre
-qu’elle n’a jamais vu et qui ne la connaît pas.
-Cet hiver ils comptaient célébrer les noces !
-Mais nous nous y sommes opposés, et la
-volonté des maîtres fait loi. Habiba, fillette
-frêle, jouera quelques années encore à la
-poupée, s’il plaît à Dieu !</p>
-
-<p>La petite Zoh’rah n’a que huit ans. Toute
-noiraude et pas jolie avec son bout de nez
-drôle et ses cheveux crépus, elle est vive et
-maligne comme un singe, travailleuse, bavarde,
-n’ayant peur de rien. Elle sait faire le couscous
-et le ménage, chercher l’eau à la fontaine,
-laver le sol, servir à table et… casser la
-vaisselle…</p>
-
-<p>— Vois, Lella, comme je suis mauvaise ! Je
-viens encore de briser ce verre, — me dit-elle
-avec son air futé, nullement contrit.</p>
-
-<p>— Eh bien, Zoh’rah, que mérites-tu ?</p>
-
-<p>— Je dois manger du bâton.</p>
-
-<p>— C’est juste, arrive ici.</p>
-
-<p>Zoh’rah reçoit stoïquement quelques claques
-sur le derrière, des claques de rien du tout,
-pour la forme, dont ensuite les petites rient entre
-elles en racontant, non sans un certain mépris,
-que « Sidi et Lella<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> » ne savent pas battre, et
-que Lella surtout « tape comme un poulet ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Monsieur et madame.</p>
-</div>
-<p>Habiba et Zoh’rah sont deux pauvres
-bédouines abandonnées, que Chedlïa adopta,
-n’ayant pas d’enfant. Habiba avait quelques
-jours au plus, lorsque le vieux Baba<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> Tahar,
-mon serviteur, l’a trouvée au coin d’une rue
-« comme un petit chat » et rapportée à sa
-femme. Mais il y a deux ans à peine que
-Chedlïa au cœur maternel recueillit Zoh’rah,
-nouvellement orpheline. Et la petite se souvient
-fort bien de sa première existence chez
-les nomades, lorsqu’elle dormait dans une
-« chambre de crins<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> » et entendait, la nuit, le
-cri des chacals et le ricanement des hyènes,
-errant autour du douar.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Père Tahar.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Une tente.</p>
-</div>
-<p>En ce moment, Zoh’rah est en grande conversation
-avec mon mari. Elle est excessivement
-bavarde et nous amuse.</p>
-
-<p>— Oui, Sidi, — raconte-t-elle, avec ses yeux
-brillants et son air de ouistiti, — lorsque le
-« serviteur<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a> » est mort, il voit l’Élevé, et reste
-au Paradis plein de roses et de parfums. Mais
-s’il a été mauvais, Allah lui dit : « Qu’ai-je à
-faire avec toi ? » et il tombe dans la géhenne
-remplie de serpents, de scorpions, de couteaux
-et de flammes, où les « chitanes<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> » le font rôtir
-comme un agneau.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> L’homme.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Diables.</p>
-</div>
-<p>— Toi, Zoh’rah, où iras-tu ?</p>
-
-<p>— Qui le sait ?… mon Maître… au Paradis,
-s’il plaît à Dieu ! Mais si je suis méchante, si
-je jure le nom d’Allah, si je mens, si je casse
-les assiettes, si je dis : « Ne me bats pas ! »
-quand je l’ai mérité, ou si je pleure quand on
-me fouette, j’irai dans la géhenne avec les
-« chitanes ».</p>
-
-<p>Malgré cette terrible perspective, les yeux de
-Zoh’rah pétillent de malice et de gaieté. Je
-doute fort que la crainte de l’enfer préserve
-ma vaisselle.</p>
-
-<p>… Mes voisines m’appellent. Elles montent
-à leur terrasse à l’insu des maris, car elles sont
-de petite bourgeoisie, et il ne sied pas qu’elles
-imitent les femmes du peuple en toutes leurs
-libertés. Elles se font une gloriole de ne
-jamais sortir à pied, et seulement en voitures
-closes, aux grandes occasions, comme des
-dames.</p>
-
-<p>Mais la curiosité l’emporte sur le soin de
-leur dignité, et elles se penchent volontiers aux
-treillis protecteurs des moucharabiés pour épier
-la rue, ou grimpent aux terrasses dont l’attrait
-est si tentant, le soir, lorsque les hommes sont
-absents.</p>
-
-<p>Je les trouve toutes quatre, Mah’bouha,
-Cherifa, Fatma et Manoubia la fiancée, en grand
-conciliabule avec les femmes des patios environnants,
-colporteuses de nouvelles. Elles se
-réjouissent des noces prochaines de Manoubia,
-et celle-ci exulte sous l’air de pudeur qu’il
-convient d’affecter.</p>
-
-<p>Pourtant elle ignore tout de sa future existence,
-et c’est à peine si elle a entr’aperçu
-derrière ses volets la silhouette de Si Ahmed,
-lorsqu’il passait dans la rue. Mais il y a la joie
-des toilettes, des pantalons de satin, des
-boléros et des vestes brodées qu’on prépare,
-des bijoux d’or et des fêtes nuptiales. Et aussi
-les voluptés amoureuses dont les femmes
-arabes parlent très volontiers.</p>
-
-<p>Elle est petite, boulotte et pas jolie. Ses
-vingt ans n’ont épargné ni son teint qui se
-fane, ni son cou qui s’empâte, ni ses dents qui
-se gâtent. Et j’imagine la surprise de Si
-Ahmed, au jour des noces, lorsque pour la
-première fois il la dévoilera…</p>
-
-<p>D’autres voisines les rejoignent encore, ainsi
-que Chedlïa ma servante et ses sœurs Douja
-et Fatma, installées chez moi en visite de
-quelques jours. La plupart de ces femmes,
-précocement envahies par la graisse, ont cette
-pâleur spéciale des citadines trop recluses.
-Pourtant il leur arrive de sortir dans le quartier,
-deux par deux, bien emmitouflées dans
-leur « soufsari » de laine blanche, et le visage
-soigneusement couvert de cet affreux masque
-en crêpe noir des Tunisiennes. Elles vont au
-souk faire les provisions, au hammam parfois,
-et surtout de maison en maison, chez les
-parentes, amies et connaissances, pour apprendre
-et raconter toutes les nouvelles.</p>
-
-<p>… Des yous-yous et des chants arrivent de
-la rue. C’est un trousseau de fiancée que l’on
-transporte chez l’époux, à dos de mules, et
-toutes les femmes aussitôt s’avancent curieuses
-et furtives au bord de la terrasse, en se voilant
-par précaution d’un pan de fouta ou d’une
-tacrita défaite. Elles examinent et discutent en
-connaisseuses les coussins brodés, les matelas,
-les flacons d’eau de rose et de fleur d’oranger
-serrés dans une corbeille, et les armoires à
-glace de la future épouse.</p>
-
-<p>— C’est bien, et va-t’en avec le salut !</p>
-
-<p>Expression intraduisible, dont les mots
-« quelconque » ou « médiocre » ne rendent
-pas la saveur, décide Chedlïa, ma servante.</p>
-
-<p>Ses jugements sont fort écoutés dans ce
-petit cercle, car Chedlïa est une grande gaillarde
-au verbe haut, d’intelligence prompte et
-déliée. La dernière et la plus jeune des cinq
-femmes, répudiées ou mortes, du vieux Tahar
-ben Abd el Malek, c’est elle qui le fait vivre
-maintenant par son travail, après les années
-de quasi-opulence où il dépensa follement l’héritage
-paternel.</p>
-
-<p>Car nul ne songerait à rémunérer les services
-du pauvre Baba Tahar, bon tout au plus à
-faire des commissions, n’était son épouse,
-Chedlïa la très experte.</p>
-
-<p>Cette matrone de quarante ans, sage, avisée,
-apte à tous les progrès, dégagée des grossières
-superstitions de son milieu, n’a qu’une faiblesse.
-Elle est restée femme, et femme arabe
-de la pointe des pieds à celle des cheveux, par
-son amour immodéré de la parure. Tout ce
-qui brille, tout ce qui est chiffon, la transporte.</p>
-
-<p>Baba Tahar dit, avec un retour de jouissance,
-en parlant de son argent enfui :</p>
-
-<p>— J’ai tout mis dans mon ventre, Sidi !</p>
-
-<p>Chedlïa, elle, mettrait volontiers tout ce
-qu’elle gagne sur son dos et celui de ses fillettes.</p>
-
-<p>Le cercle des femmes accroupies vient de
-s’augmenter encore d’une recrue, Mbarka,
-dont l’œil poché, la face tuméfiée, révèlent les
-sévices du mari. Mais pour l’instant elle oublie
-ses infortunes conjugales, toute à l’extraordinaire
-nouvelle, le fait du jour colporté de terrasse
-en terrasse, qu’elle répète : « Si Mokhtar
-el Gafsi a surpris sa femme, Lella Saïda, en
-flagrant délit avec son cocher, le nègre
-Chaïd Turki, et vient de la faire enfermer au
-Dar el Joued ».</p>
-
-<p>Au Dar el Joued !… Lella Saïda, fille d’un
-cheikh cadhi, avec les femmes de basse classe,
-les bédouines et les prostituées : Lella Saïda, la
-très fière et la très noble !</p>
-
-<p>Voilà bien de quoi passionner et apitoyer les
-musulmanes de Tunis, riches et pauvres, avec
-ce petit frisson d’angoisse du châtiment auxquelles
-toutes elles sont sujettes… car un mari
-peut toujours faire emprisonner sa femme si
-cela lui convient. Ce soir, d’un bout à l’autre
-de la ville, les commentaires vont bon
-train.</p>
-
-<p>… La nuit est tombée peu à peu sur les
-groupes de babillardes, et les patios s’éclairent
-de tous côtés, creusant des trous roses dans
-l’ombre bleue.</p>
-
-<p>Un long cri mélancolique et rythmé retentit
-soudain dans le ciel, au-dessus des femmes
-attardées, des rues bruyantes et des rumeurs
-lointaines. Du minaret voisin, la muezzin jette
-sa prière aux quatre coins de l’horizon.</p>
-
-<p>— Allah ! Allah est le plus grand et Mohamed
-est le prophète d’Allah !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c3">III<br />
-<span class="small">NOCES PRINCIÈRES</span></h3>
-
-
-<p>La princesse Bederen’nour m’avait dit :</p>
-
-<p>— Ma sœur Zobéïda se marie dans un mois,
-tu devrais aller la voir.</p>
-
-<p>Je trouvai la petite princesse bouleversée à
-la pensée des noces prochaines.</p>
-
-<p>— Je n’en dors plus la nuit, et ma peur
-s’augmente à mesure que passent les jours, — m’avoua-t-elle.</p>
-
-<p>— Ton père tient donc tellement à cette
-union qu’il t’y contraint malgré ta répugnance ?</p>
-
-<p>— Oui, Si Abd el Karim est d’une haute et
-ancienne famille et sa situation de mufti est
-des plus importantes. Du reste il ne peut me
-déplaire plus qu’un autre, je ne le connais
-pas… C’est le mariage que je redoute. Alors,
-tu comprends, c’est inutile d’importuner mon
-père. Je sais bien qu’il est grand temps de me
-marier, j’ai dix-neuf ans… A cet âge mes sœurs
-avaient déjà des enfants.</p>
-
-<p>— Pourquoi te tourmenter ? Les jeunes filles
-attendent généralement leurs noces avec impatience.
-Si Abd el Karim sera sans doute ton
-esclave et te comblera de présents.</p>
-
-<p>— O Allah ! j’ai si peur !…</p>
-
-<p>— Mais, voyons, un mari n’est pas un ogre.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme !…</p>
-
-<p>— Pourtant le prince Ibrahim ?</p>
-
-<p>— Mon père ! ce n’est pas la même chose…
-et lui non plus, je ne le connais guère, il est
-toujours absent. Quand il revient, tout le
-monde tremble en sa présence. Je n’ai ni frère
-ni cousin, je n’ai jamais vu un seul homme,
-et on va me livrer à celui-là ! O Miséricordieux !…</p>
-
-<p>La petite princesse frissonne… C’est une
-enfant nerveuse et impressionnable à l’excès.
-Toute jeune, elle faillit mourir de chagrin,
-quand le prince Ibrahim répudia sa mère, et
-maintenant encore, elle est ébranlée de sanglots
-ou de fous rires à la moindre chose.
-Malgré son éducation strictement recluse, elle
-a des aspirations étranges pour une musulmane.
-Le sort d’odalisque, destinée au bon
-plaisir de l’époux, qui est celui de toutes les
-femmes arabes, la révolte. Elle ne peut
-admettre qu’on dispose ainsi de sa personne.</p>
-
-<p>— Bêtises de jeune fille, — dit Lella Lejiha,
-sa tante, — la vie se chargera de les dissiper.</p>
-
-<p>Je demande à voir ses toilettes pour la distraire
-des pensées angoissantes. La princesse
-Zobéïda est coquette, un sourire détend aussitôt
-son visage, et elle me montre les costumes
-splendides dont elle se parera bientôt. Il y en
-a de toutes couleurs, en moire, en satin, en
-velours, en brocart, alourdis de broderies,
-rehaussés de paillettes, lamés d’or et d’argent.
-Et des petites mules précieuses comme celles
-de Cendrillon, des taguïas<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a> étincelantes, de
-grands haïks en souple soie blanche, pour
-s’envelopper dans les carrosses, plus tard, bien
-plus tard, car trois années entières après les
-noces, la jeune épouse ne peut sous aucun prétexte
-sortir du domicile conjugal.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Calottes à longs glands.</p>
-</div>
-<p>— Par mon Maître ! comme il te trouvera
-belle, et comme il t’aimera ! — s’exclame Hanifa,
-la vieille servante, en maniant les étoffes.</p>
-
-<p>Le visage de la princesse se rembrunit :</p>
-
-<p>— Tais-toi, — crie-t-elle avec colère. — Je t’ai
-défendu de me parler de lui, et toute la journée
-tu m’en emplis les oreilles.</p>
-
-<p>— O Lella, pardonne-moi ! Par la tête de
-notre Seigneur Mohamed, tu sais bien que je
-t’aime plus que mon père, plus que mes
-enfants. Si tu veux, j’arracherai mes yeux et je
-te les donnerai.</p>
-
-<p>— Bien, bien ! — dit la princesse, — range
-ces vêtements et laisse-nous en paix… Voilà, — reprit-elle,
-quand nous fûmes sorties, — ce
-que j’entends du matin au soir. Ma tante, mes
-sœurs, les servantes, ne savent parler que de
-Si Abd el Karim. J’ai bien le temps d’y
-penser : toute ma vie ! Ne peut-on me laisser
-tranquillement jouir de mes derniers jours ici ?</p>
-
-<p>Mais, d’elle-même, au bout de quelques
-instants, elle revient à ce sujet, le seul dont,
-malgré tout, son esprit soit hanté.</p>
-
-<p>— Tu as vu ma sœur Bederen’nour ? Que
-dit-elle de mes noces ?</p>
-
-<p>— Elle s’en réjouit fort, et m’a chargée de
-ses salutations et de ses vœux, en attendant le
-jour prochain où elle viendra.</p>
-
-<p>— Cependant elle n’ignore pas que je suis
-malheureuse.</p>
-
-<p>— Elle pense que Si Abd el Karim saura bien
-rafraîchir ton cœur.</p>
-
-<p>— Le mariage ne lui a pourtant pas apporté
-un grand bonheur.</p>
-
-<p>— Elle ne m’en a jamais rien dit. Mais je
-crois en effet que le caïd Mansour n’est pas un
-époux modèle…</p>
-
-<p>— Si Abd el Karim n’est plus jeune, — reprit
-la princesse rêveuse, — il a dépassé cinquante
-ans. On dit que les vieux maris sont les meilleurs.</p>
-
-<p>— Sans doute. Ils ne songent pas à tromper
-leurs femmes, et leur témoignent encore plus
-d’amour que les jeunes gens.</p>
-
-<p>— L’amour me fait peur ! — déclare la petite
-princesse farouche.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La semaine des noces fut vite arrivée. Le
-palais du prince Ibrahim devint une ruche
-bruyante ; les servantes couraient à travers la
-maison, portant des étoffes et des paquets ; les
-invitées s’étaient installées dans toutes les
-pièces avec leurs coffres, et la célèbre hennena
-Homeina ne quittait plus la fiancée.</p>
-
-<p>— Tu viendras le cinquième jour, — m’avait
-dit la petite princesse. — C’est celui où l’on
-transportera mes affaires chez Si Abd el Karim.
-Tu ne me verras pas, mais ma sœur Bederen’nour
-sera là pour te recevoir.</p>
-
-<p>Je n’eus garde de manquer à l’invitation, et
-je tombai en pleine effervescence. Les négresses
-installaient dans le grand patio les malles remplies
-de linge, la literie, les courtines et les
-coussins en satin brodé, les coffres d’argent
-ciselé contenant les ustensiles de toilette, les
-armoires à glace venues de Paris, les corbeilles
-où se pressaient les flacons de parfum et les
-bouteilles d’eau de rose, d’atterchïa et de fleur
-d’oranger, toutes choses données par le père
-à la fiancée. Le reste du mobilier, lustres et
-parures, attendait la princesse au domicile de
-l’époux.</p>
-
-<p>Je fus reçue par la princesse Bederen’nour
-et présentée aux autres parentes. On me fit
-admirer en détail les merveilles du trousseau,
-puis une servante m’apporta du sirop de violette
-mauve et parfumé comme un bouquet, et
-des confitures au miel.</p>
-
-<p>— Le premier jour, m’expliqua la princesse,
-on a teint en noir les cheveux de Zobéïda, et
-la seconde nuit nous avons toutes pris le hammam.
-La fiancée s’est alors reposée pendant
-trois jours. Hier on lui a mis le henné et ce
-soir, c’est le « lilt el outiia », la fête des
-jeunes filles. Il y en a une trentaine d’invitées ;
-elles habilleront la mariée et lui remettront du
-henné. Après le dîner, les aoueds joueront
-toute la nuit pour elles. Demain la hennena
-épilera la mariée et l’accompagnera au hammam.
-Enfin, le septième jour, nous conduirons
-Zobéïda chez son mari.</p>
-
-<p>Une rumeur courut à travers le patio, les
-porteurs réunis dans le vestibule s’apprêtaient
-à enlever le trousseau. Les femmes se précipitèrent
-dans les salles environnantes dont on
-ferma les portes ; mais les servantes curieuses
-regardaient par les fentes et les serrures, et elles
-saluèrent de yous-yous frénétiques le départ
-du mobilier.</p>
-
-<p>On empila les matelas, les coussins et les
-corbeilles sur des mules brillamment harnachées.
-Il y en avait quarante ; un cavalier montait
-chaque bête, surveillant le chargement et
-scandant la marche de chants joyeux et de battements
-de mains. Les meubles suivaient à dos
-d’hommes, recouvrant d’une énorme carapace
-les porteurs ployés en deux. Le défilé se déroula
-le long des rues, attirant à tous les moucharabiés
-les femmes émerveillées…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Le soir des noces, j’arrivai peu de temps
-avant le départ du cortège. La mariée déjà
-prête est assise dans le grand salon au milieu
-d’une foule splendide. L’électricité incendie
-tous les lustres, et se joue en mille reflets parmi
-les satins et les pierreries. Je ne reconnais pas
-la princesse Zobéïda aux fins sourcils arqués,
-à la physionomie expressive. Elle est devenue
-<i>la mariée musulmane</i>, cet être impersonnel et
-muet au visage impassible.</p>
-
-<p>Son teint ambré disparaît sous le fard. Le
-dessin de sa bouche a été rectifié et avivé de
-carmin ; ses cheveux noircis au henné tombent
-en longues boucles de chaque côté de son
-visage ; de larges sourcils noirs et droits barrent
-son front ; ses yeux obstinément baissés sont
-allongés de kohol. Depuis le début des fêtes
-nuptiales et durant huit jours encore, elle ne
-doit plus parler, ni sourire, ni regarder aucune
-chose, <i>elle a honte</i>.</p>
-
-<p>Poupée luxueusement parée, aux gestes
-rituels.</p>
-
-<p>Elle porte un costume éblouissant d’or, dont
-le satin blanc se devine à peine sous les lourdes
-broderies.</p>
-
-<p>Une taguïa d’or, couverte de bijoux en diamants,
-la couronne d’un diadème royal ; et les
-colliers de perles énormes et rares, aux plaques
-ciselées, incrustées de brillants, ruissellent sur
-sa gebba. Ses bras sont chargés de bracelets,
-et ses mains étincelantes de bagues.</p>
-
-<p>La petite princesse Zobéïda n’est plus qu’un
-seul et miraculeux joyau : on oublie vraiment
-que c’est une créature humaine, sensible et
-apeurée…</p>
-
-<p>Les carrosses attendent au dehors ; le prince
-Ibrahim donne le signal du départ. Lella Lejiha
-et la hennena s’approchent de la mariée et la
-guident à travers les pièces de ce palais qu’elle
-doit quitter pour toujours. Aussitôt les servantes
-se mettent à pousser des yous-yous aigus.</p>
-
-<p>La princesse s’avance impassible ; mais soudain,
-de grosses larmes glissent de ses yeux
-baissés, et ses jeunes sœurs sanglotent dans un
-coin, car elles ne peuvent suivre Zobéïda au
-domicile conjugal, et l’heure de la séparation
-définitive a sonné… Tandis que les invitées
-s’enveloppent de leurs haïks un voile d’or est
-jeté sur la princesse Zobéïda, fantôme éblouissant
-qui s’en va.</p>
-
-<p>Après un long trajet dans la nuit, nous atteignîmes
-le palais de Si Abd el Karim, aux
-environs de la ville. Un escalier de marbre
-conduisait au premier étage, et des négresses
-s’échelonnaient sur les marches, portant des
-torches allumées. Les parentes du marié, foule
-brillante, saluèrent de yous-yous l’arrivée de
-la princesse. Dès l’entrée, elle trempe le bout
-de sa mule d’or dans un bassin plein d’eau,
-afin que son cœur soit rafraîchi en pénétrant
-chez l’époux. Puis on la conduit à sa chambre,
-on la débarrasse du voile et elle est quelques
-minutes enfermée derrière les rideaux de satin
-du grand lit. Une nouvelle court tout à coup
-de bouche en bouche :</p>
-
-<p>— Le marié vient ! le marié vient !</p>
-
-<p>Les femmes se retirent dans une pièce voisine,
-et je reste seule au salon, avec la mère et
-les sœurs de Si Abd el Karim qui peuvent
-être vues par lui sans inconvénient.</p>
-
-<p>Deux sièges ont été placés vis-à-vis l’un de
-l’autre, on amène la princesse Zobéïda voilée
-d’une dentelle à lourdes broderies d’or. Le
-marié s’avance, tout de blanc vêtu, la figure
-couverte de son capuchon. D’un geste brusque
-il rejette le burnous, puis s’étant assis en face
-de son épouse, il la dévoile, et pour la première
-fois, il connaît son visage…</p>
-
-<p>Suivant les rites, la princesse garde ses yeux
-baissés et son attitude impassible. Mais elle a
-pâli sous le fard, et sa respiration haletante, le
-tremblement de ses genoux, révèlent l’intense
-émotion dont elle est bouleversée.</p>
-
-<p>Si Abd el Karim se lève, prend la main de
-sa femme, et la guide vers la chambre nuptiale.
-Les portes sont refermées sur eux. Des yous-yous
-retentissent, plus exaspérés et perçants que
-jamais. Après quelques minutes, l’époux sort
-précipitamment et disparaît du logis.</p>
-
-<p>Il était temps, la princesse Zobéïda s’évanouit…
-On la transporte sur le lit, où jusqu’au
-matin elle doit reposer, tandis que les invitées
-festoient et se divertissent. Et pendant plus
-d’une heure, la pauvre petite mariée reste
-secouée de frissons.</p>
-
-<p>— Comment trouves-tu l’époux ? — me
-demande la princesse Bederen’nour.</p>
-
-<p>— Très bien. Il est grand, vigoureux et ne
-paraît pas âgé. Du reste, tu le connaîtras bientôt.</p>
-
-<p>— Mais non, tu sais que nous ne pouvons
-voir les hommes.</p>
-
-<p>— Pourtant je croyais que vos beaux-frères
-étaient assez proches parents pour être admis
-auprès de vous.</p>
-
-<p>— Les frères de nos maris, oui, mais non les
-époux de nos sœurs. Naturellement les femmes
-de notre rang seules s’astreignent à ces règles
-sévères.</p>
-
-<p>— En effet, car ma servante Chedlïa étend
-fort loin le degré de parenté lui permettant la
-société masculine.</p>
-
-<p>— Oui, comme toutes les femmes du peuple.</p>
-
-<p>Nous passons dans une grande salle où l’on
-a préparé un festin somptueux. Des corbeilles
-de fleurs et des fruits ornent la table, immense,
-et surchargée de plats contenant les viandes,
-les poissons, les crèmes, les pâtisseries. Un couvert
-et une assiette sont disposés devant chaque
-convive ; les vieilles dames inhabituées aux fourchettes
-préfèrent se servir de leurs doigts,
-tandis que les jeunes femmes se conforment
-aux nouvelles coutumes. Mais les unes et les
-autres piquent de-ci de-là, sans ordre, parmi
-les couscous et les sucreries. Au sortir de la
-salle, des servantes porteuses d’aiguières et de
-parfums purifient les mains des invitées.</p>
-
-<p>Dans le patio où des sièges ont été disposés,
-les musiciens aveugles préludent au concert.
-Quatre danseuses, les plus célèbres de Tunis :
-Salouh’a, Aïcha Srira, Fazouna et Zarzis,
-l’étoile, sont affalées sur un divan, et croquent
-des radis en promenant sur l’assemblée des
-regards bestialement mornes. Je les ai vues
-maintes fois danser en de semblables occasions,
-je sais qu’elles ne sortiront pas de leur torpeur
-avant minuit, et je quitte la fête, malgré les
-instances de la princesse Bederen’nour. Mais le
-lendemain matin je ne manque pas de me
-rendre au palais de Si Abd el Karim, pour
-<i>l’exposition de la mariée</i>. Des joueurs de flûte
-et de tambour font rage devant la porte,
-et toutes les femmes qui passent peuvent
-entrer contempler la nouvelle épouse. Elle est
-assise au milieu du patio, sur un siège extrêmement
-élevé, les pieds reposant sur un coffre
-d’argent ciselé.</p>
-
-<p>Ses diamants et ses pierreries étincellent à la
-claire lumière du matin, à peine tamisée par
-le grand velum protecteur, disposé spécialement
-pour les noces. Tout alentour, les invitées
-somptueusement vêtues lui font une cour
-splendide, et causent en regardant les danses.
-La princesse Zobéïda, dans son attitude hiératique,
-les mains allongées sur les genoux et
-les yeux baissés, semble plus que jamais une
-petite idole merveilleuse, mais sans vie.</p>
-
-<p>Hélas ! quelles angoisses je devine derrière
-cette façade conventionnelle ! C’est ce soir
-même que l’époux rentrera au logis dont il a
-été chassé par les fêtes nuptiales, et prendra
-possession de sa femme…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Si Abd el Karim est un noble et généreux
-personnage. Il a respecté l’effarouchement de
-cette petite vierge dont il est devenu le maître.
-Mabrouka la négresse n’a pas manqué d’en
-faire la confidence à Chedlïa, et je sais ainsi
-que la princesse Zobéïda n’a point encore
-laissé approcher son mari, depuis quinze jours
-qu’ont eu lieu les noces.</p>
-
-<p>— Par la tête de Sidi Ahmed el Tijani ! Si
-Abd el Karim est un homme patient ! on voit
-bien que l’âge l’a refroidi. Le caïd Mansour et
-Si Chedli n’en ont point fait autant, et dès le
-premier soir…</p>
-
-<p>La princesse Bederen’nour me demande,
-par l’intermédiaire de sa servante, d’aller voir
-sa sœur dont la résistance et la tristesse persistantes
-inquiètent toute la famille. Et je me
-souviens que la petite princesse Zobéïda m’avait
-fort instamment priée de venir après le
-mariage.</p>
-
-<p>— Tu comprends, je serai si malheureuse
-dans cette grande maison étrangère ! et toi
-seule pourras me faire visite.</p>
-
-<p>Aussi m’accueille-t-elle avec une vraie joie.
-Elle porte un adorable costume en satin abricot
-lamé d’argent, mais son visage maquillé avec
-art la rend presque méconnaissable.</p>
-
-<p>Chaque jour, durant le premier mois, la
-jeune épouse doit revêtir une nouvelle toilette
-de son trousseau. D’après ce que j’ai vu, la
-princesse Zobéïda pourra prolonger cette règle
-jusqu’au « rass el aam<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> ». La hennena vient
-nous rejoindre. Elle ne peut quitter sa cliente
-qu’après la consommation du mariage, dont
-elle porte aussitôt le témoignage au chef de
-famille. Alors seulement elle touche son
-salaire. Et comme ici, les choses traînent en
-longueur, la hennena Homeïna est de fort
-méchante humeur. Elle exhorte la princesse
-devant moi, sans aucune discrétion :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Jour de l’an arabe.</p>
-</div>
-<p>— Je ne peux pas, dit Zobéïda, j’ai trop
-peur !</p>
-
-<p>— Par mon Maître ! tu n’es pas autrement
-que toutes les femmes, et ce qu’elles font tu
-peux bien le faire aussi. Vois comme Si Abd
-el Karim est bon avec toi, et prends garde de
-le lasser.</p>
-
-<p>— O Allah ! — soupire Zobéïda, en s’adressant
-à moi, — que les Françaises sont heureuses !
-elles restent filles si cela leur plaît. Nul ne leur
-impose un époux…</p>
-
-<p>J’essaie de donner à la conversation un tour
-plus gai, mais la princesse a visiblement
-l’esprit ailleurs, et la hennena impatiente ne
-manque pas de placer son mot à chaque occasion
-en lui rappelant son devoir.</p>
-
-<p>Des fleurs superbes ornent la chambre, et,
-quand je pars, la princesse veut me les donner
-toutes. Je proteste :</p>
-
-<p>— Mais non, il ne faut pas t’en priver.</p>
-
-<p>— Oh ! — répond la hennena, — ne crains
-rien. Elle a « quelqu’un » pour lui en offrir
-matin et soir.</p>
-
-<p>En sortant du palais, je croise Si Abd el
-Karim. Il a une belle et fibre allure, mais son
-regard est très doux. La princesse Zobéïda a
-tort de se plaindre…</p>
-
-<p>— Louange à Dieu ! — s’est écriée Mabrouka
-la négresse, quelques jours plus tard, en
-venant voir Chedlïa. — Louange à Dieu ! Le
-mariage est consommé. L’avant-dernière nuit
-Si Abd el Karim a pénétré chez sa femme pendant
-son sommeil… La princesse Bederen’nour
-et toute la famille sont dans la joie. Louange
-à Dieu !</p>
-
-<p>— Et la princesse Zobéïda, — demandai-je ?</p>
-
-<p>— Une femme est toujours heureuse dans
-les bras de son époux. Louange à Dieu ! Il n’y
-a de Dieu que lui !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c4">IV<br />
-<span class="small">UNE PETITE AZIZA EST NÉE…</span></h3>
-
-
-<p>Une petite Aziza est née hier chez mes voisines.
-Depuis deux jours Mah’bouha criait et
-se lamentait sur la « chaise à enfanter » sans
-parvenir à se délivrer.</p>
-
-<p>La hennena-accoucheuse a déclaré que la
-patiente avait de mauvais esprits dans le
-ventre. Elle lui a fait prendre une tisane de
-céleri, et maintenant, grâce à Dieu ! la jeune
-femme repose très pâle à côté de son enfant.
-Devant la maison, les joueurs de tambour et de
-flûte donnent à l’accouchée leur concert frénétique,
-en implorant les bénédictions d’Allah
-pour sa nouvelle servante.</p>
-
-<p>Elle est minuscule, très laide, et ne cesse de
-pleurer. Pourtant la hennena n’a pas manqué
-de suspendre, au-dessus du lit, un œuf vide,
-un oignon et des piments rouges, pour éloigner
-de l’enfant les « chitanes » malins ; et elle lui
-a passé au cou un collier sauvage d’amulettes :
-coquillages, osselets, pointes de corail, mains
-de Fathma et petits sachets de cuir renfermant
-des prières.</p>
-
-<p>Les parentes, amies et voisines viennent en
-bande féliciter la jeune femme.</p>
-
-<p>— Louange à Dieu pour le salut de ta délivrance !</p>
-
-<p>— Bénie celle qui t’a été ajoutée !</p>
-
-<p>A chaque nouvelle arrivée, Mah’bouha relève
-les couvertures et les linges du petit paquet
-geignant, et la visiteuse dépose une pièce
-d’argent sur le bébé, en cadeau de bienvenue.</p>
-
-<p>La maman a le front ceint d’un bandeau
-noir, et une paillette brillante collée entre les
-deux sourcils. Elle semble très lasse, ses joues
-se colorent à présent de rougeurs trop vives, et
-ses mains brûlent… Les femmes continuent à
-bavarder autour d’elle, quelques-unes cuisent
-des aliments sur un petit « canoun » ; des
-enfants jouent et se disputent dans la pièce
-trop bien close, et dehors le tambour et la flûte
-aiguë font toujours rage…</p>
-
-<p>La fièvre monte,… on commence à s’inquiéter
-autour de la malade. Mes voisines anxieuses
-me font appeler.</p>
-
-<p>Mais je ne suis pas médecin, pas même
-infirmière de la Croix-Rouge… Pourtant mon
-simple conseil fait miracle :</p>
-
-<p>— Ouvrez la fenêtre pour donner un peu
-d’air, et surtout qu’on vide la chambre de
-Mah’bouha, et la laisse tranquillement reposer !</p>
-
-<p>… Peu à peu la respiration de la jeune
-femme se régularise. La température devient
-normale, et la septième nuit après ses couches
-je la retrouve vaillante et guérie pour la fête
-des relevailles.</p>
-
-<p>Elle est accroupie sur le lit auprès de son
-bébé. Ses belles-sœurs ont pris soin de la
-parer, et ont orné la chambre de rideaux en
-chebka<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> et de coussins neufs. Des parfums
-brûlent dans les « canouns ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Dentelle arabe.</p>
-</div>
-<p>Les invités arrivent en grandes toilettes :
-satins brodés, rubans, paillettes, fleurs artificielles…
-On leur sert un repas sur une longue
-table basse chargée de couscous, méchouis,
-crèmes et pâtisseries. Dans un coin, les musiciens
-aveugles accordent leurs instruments. Il
-y a un violoniste, un joueur de luth, un chanteur
-et un joueur de darbouka.</p>
-
-<p>Si Omar, le jeune père, a bien fait les
-choses pour la naissance de son premier-né,
-malgré sa grosse déception que ce ne soit pas
-un fils, mais simplement une petite Aziza…</p>
-
-<p>Après le festin, les femmes s’accroupissent
-autour de la pièce sur les divans et des matelas,
-et toute la nuit elles restent là, causant et
-écoutant le concert dont les rythmes mélancoliques
-s’enchaînent sans répit. De temps à
-autre une invitée se lève sur la prière de ses
-voisines et se met à danser.</p>
-
-<p>Ses hanches et son ventre ondulent lentement,
-son cou se désarticule en un curieux
-mouvement giratoire, et sa gorge opulente
-sautille sous la gebba, tandis qu’elle se voile
-le visage de ses deux mains…</p>
-
-<p>Les enfants se sont endormis dans tous les
-coins, et malgré leur plaisir les femmes sentent
-la fatigue alourdir leurs membres et leurs paupières.
-Mais l’aube pointe, et le dernier acte de
-la fête ranime les invitées très lasses.</p>
-
-<p>Mah’bouha, l’heureuse maman, est revêtue
-d’un superbe costume bleu pâle, brodé d’or.
-Une « taguïa » étincelante coiffe sa chevelure
-comme au jour des noces, son visage est plus
-fardé qu’à l’habitude, et l’on charge de bijoux
-ses bras, ses doigts et son cou.</p>
-
-<p>Elle rayonne de fierté. Plus rien ne manque
-à son bonheur : Si Omar est un excellent
-époux, et son commerce prospère de jour en
-jour. Louange à Dieu !</p>
-
-<p>Depuis six ans qu’ils sont mariés, aucun dissentiment
-n’a troublé leur union. Ils attendaient
-l’enfant sans trop d’impatience, car
-Mah’bouha savait bien qu’il avait été conçu
-deux mois après les noces. Mais « il s’était
-endormi » et ne s’est réveillé que cette année…
-Qu’Il soit exalté !</p>
-
-<p>La hennena prend dans ses bras la petite
-Aziza, affublée de satins et de rubans, et, un
-grand couteau à la main, pour éloigner de
-l’enfant les esprits malins, les maladies et les
-accidents, elle se met à la tête du cortège.
-Mah’bouha vient ensuite, encore chancelante,
-puis des fillettes portant des cierges allumés, et
-enfin toutes les femmes. Le défilé pénètre successivement
-dans les différentes pièces du logis,
-et s’arrête au vestibule, tandis que la hennena
-franchit la porte, ramasse une pincée de poussière,
-et la dépose sur le front du bébé, bien
-armé maintenant contre les périls de l’existence.</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu, — répètent les invités, — nous
-assisterons à ses noces !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c5">V<br />
-<span class="small">LA PRISON DES ÉPOUSES</span></h3>
-
-
-<p>Lella Salouh’a serait la plus heureuse des
-musulmanes si un tourment secret ne lui dévorait
-le cœur.</p>
-
-<p>Dans sa jeunesse, elle a connu la gêne, presque
-le dénûment, au logis paternel et ruiné du
-vieux général Si Chedli ben Amor. Mais depuis
-son mariage avec Si Mustapha Boubakker,
-rédacteur à l’Ouzara, elle ne manque plus de
-rien. Ses armoires sont remplies de costumes,
-et ses coffres des mille ustensiles nécessaires à
-la toilette féminine. Elle habite une jolie maison,
-pas bien grande à la vérité, mais propre,
-commode, garnie de faïences au quart de hauteur,
-et ensuite soigneusement blanchie à la
-chaux. Elle ne sort jamais à pied, et se rend au
-hammam et aux mariages en voiture close,
-comme une dame. Enfin la petite négresse
-Mena, spécialement attachée à son service, lui
-épargne les ouvrages ennuyeux.</p>
-
-<p>Le doux Mustapha adore son épouse, si
-grasse, aux larges yeux de vache, à la peau
-blanche et bien fardée. Ils ont deux petits garçons,
-vigoureux, dont l’aîné, s’il plaît à Dieu !
-sera bientôt circoncis.</p>
-
-<p>Les voisines et les parents envient le bonheur
-de Lella Salouh’a.</p>
-
-<p>Et pourtant elle n’est point heureuse.</p>
-
-<p>Il arrive parfois qu’un ver rongeur mine les
-plus beaux fruits.</p>
-
-<p>J’ai deviné le tourment de Lella Salouh’a :
-elle habite, suivant la coutume, avec Si Salah,
-frère de Si Mustapha, et son épouse Lella Zeïna.
-Quand je vais voir ces dames, elle font assaut
-de grâces et d’amabilité pour moi. Le sourire
-est sur leurs lèvres, mais « la haine est dans
-leurs cœurs », et je sais par les racontars des
-terrasses que des scènes éclatent journellement
-entre elles, et que les voisines entendent leurs
-criailleries et les injures dont elles s’accablent.</p>
-
-<p>Je vais m’asseoir, d’abord sur le divan de
-Lella Zeïna, puis sur celui de Lella Salouh’a.
-Les conversations y sont également banales, et
-les chambres se ressemblent : longues, étroites,
-un grand lit à chaque extrémité, une étagère
-chargée de verreries au-dessus du sofa ; deux
-armoires à glace flanquent la porte.</p>
-
-<p>Mais chez Lella Zeïna il y a en outre un vieux
-piano Louis-Philippe, acheté jadis par le beau-père,
-Si Mohamed Boubakker, à sa première
-épouse : ce piano, aux cordes cassées, pourries
-par l’humidité, ne produit plus qu’un seul son,
-un sol épargné par hasard, et qui suffit à faire
-l’orgueil et la joie de Lella Zeïna. Chaque fois
-que je viens, elle tapote ostensiblement la note
-frêle, au timbre presque usé.</p>
-
-<p>Et c’est en surprenant les regards plus haineux
-de Lella Salouh’a, que j’ai deviné la
-jalousie dont elle est incendiée.</p>
-
-<p>Malgré son amour et sa déférence aux caprices
-de sa femme, Si Mustapha ne saurait lui payer
-un piano, lui qui gagne quatre-vingts francs
-par mois à l’Ouzara.</p>
-
-<p>Je le rencontre souvent, revenant de son travail,
-un petit paquet à la main contenant des
-bonbons, une tacrita de soie, une babiole…</p>
-
-<p>— C’est pour Salouh’a, — me dit-il avec un
-bon rire, — les femmes aiment les sucreries et
-les parures.</p>
-
-<p>Ces attentions ne calment point l’envie de
-Lella Salouh’a. Elle est plus jeune, plus belle,
-plus comblée que sa belle-sœur, dont le mari
-est indifférent et coureur. Mais Lella Zeïna possède
-un piano cassé, au son unique, et Lella
-Salouh’a n’en a pas…; une guerre farouche s’en
-est allumée entre les deux femmes. L’une ou
-l’autre y restera.</p>
-
-<p>Lella Zeïna est petite, boulotte, et brune,
-avec un nez trop court et une bouche sensuelle
-dans la face ronde. Malgré la défense de son
-mari, elle passe des journées entières penchée
-au moucharabié du premier étage, surveillant
-l’impasse où jouent les chats et circulent rarement
-les humains.</p>
-
-<p>Il n’est pas séant qu’une femme s’intéresse
-ainsi aux choses extérieures, et Lella Salouh’a
-ne manque pas de le faire remarquer méchamment
-au vieux beau-père, Si Mohamed, et à
-l’époux, Si Salah.</p>
-
-<p>Ce n’est point qu’elle-même dédaigne ces distractions,
-mais, plus avisée, elle sait ne pas se
-laisser surprendre en faute.</p>
-
-<p>Elle a fini par découvrir que Lella Zeïna se
-penchait plus volontiers à la fenêtre aux heures
-où Si Beji, le fils du voisin, rentre chez lui. La
-jeune femme fait alors entendre un sifflement
-très doux, un refrain de chanson, pour l’unique
-plaisir de voir se tourner vers elle le visage
-mâle qui la devine, sans l’apercevoir.</p>
-
-<p>Et depuis lors, Lella Salouh’a ne s’est plus
-précipitée sur sa belle-sœur en l’accablant des
-pires injures, mais elle a un sourire perfide.</p>
-
-<p>Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour les
-dames Boubakker, mais je vais chez elles de
-temps à autre, afin de ne point contrister notre
-ami, le doux Mustapha.</p>
-
-<p>Or, cette fois, je suis accueillie par Lella
-Salouh’a toute seule, plus grasse et nonchalante
-que jamais, et la face épanouie.</p>
-
-<p>Dès l’entrée, j’aperçois dans sa chambre un
-objet insolite : le piano… le vieux piano muet.
-Et je soupçonne aussitôt un drame.</p>
-
-<p>— Lella Zeïna n’est pas ici ? Serait-elle
-malade ?</p>
-
-<p>— Non, — répond la belle-sœur d’un air
-apitoyé sous lequel perce un secret triomphe.
-Son mari, l’ayant surprise en conversation avec
-le voisin, l’a fait enfermer au Dar el Joued.</p>
-
-<p>L’envieuse ne dit pas, mais je le devine,
-qu’elle-même a, sournoisement, amené Si
-Salah, au moment où la jeune femme poursuivait
-son innocente idylle. Et tout de suite elle
-ajoute, incapable de contenir sa joie :</p>
-
-<p>— Tu vois, j’ai le piano. Si Mohamed me
-l’a donné !</p>
-
-<p>Lella Salouh’a, radieuse, tourmente le sol au
-son fêlé. Elle est pleinement satisfaite, tranquille,
-sans remords…</p>
-
-<p>En rentrant chez moi, je dis à Chedlïa :</p>
-
-<p>— Savais-tu que Lella Zeïna Boubakker fût
-au Dar el Joued ?</p>
-
-<p>— Oui, je l’ai appris par ma sœur Douja qui
-habite son quartier. Il paraît que ça a été épouvantable
-pour l’emmener. Elle criait, s’accrochait
-aux meubles…; son mari l’a portée
-dans la voiture en lui mettant de force un
-soufsari sur le visage. Il y a de cela trois
-semaines.</p>
-
-<p>— Je voudrais aller la voir.</p>
-
-<p>— C’est difficile ! Sais-tu si elle est prisonnière
-ou en « observation » ?</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que cela ?</p>
-
-<p>— Tu ne peux comprendre, ce sont des
-choses à nous : quand un mari met sa femme
-au Dar el Joued, le cheikh cadhi prononce une
-sentence. Si les torts ne sont pas prouvés, elle
-est à « l’observation », elle a sa chambre à part ;
-ses parents peuvent la voir et son mari, s’il le
-désire, couche toutes les nuits avec elle. Mais
-si elle a fait une faute grave, elle est « prisonnière »
-dans une pièce commune, n’a le droit
-de recevoir personne, et son époux ne doit
-venir qu’une nuit par semaine. Enfin il y a les
-« écrouées », enfermées directement par le
-cadhi pour avoir volé, juré, fait du scandale,
-et qui ne voient même pas leurs maris. Je
-m’informerai pour Lella Zeïna.</p>
-
-<p>Le lendemain Chedlïa savait tous les détails
-sur l’internement de la jeune femme.</p>
-
-<p>— Elle est à « l’observation » au Dar el
-Joued d’Halfaouine ; c’est une chance, car je
-connais la « moulaye<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> » de la maison, et
-pourrai t’y faire entrer. C’eût été impossible
-autrement.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> La directrice.</p>
-</div>
-<p>Chedlïa se voile et nous partons.</p>
-
-<p>Cette prison des épouses est située dans une
-petite rue calme derrière la place. Nous parlementons
-assez longtemps à travers la porte
-avant de la voir s’ouvrir. Chedlïa, fertile en
-ruses, raconte je ne sais quelle histoire pour
-motiver notre visite…</p>
-
-<p>Un assez grand patio est rempli de femmes.
-Il y a des bédouines pouilleuses, des
-« mamoussa » au visage effronté, des citadines
-en foutas de cotons, d’autres vêtues de
-soie et parées de bijoux. Une grosse négresse
-étire de la laine ; quelques mères allaitent leurs
-bébés : l’une d’elles ne paraît pas plus de
-quinze ans.</p>
-
-<p>Toutes ces femmes entourent Chedlïa et lui
-demandent les nouvelles du dehors. Le vieux
-Si Mohamed ben Salah et son épouse Fatima
-dirigent la maison, contrôlent la conduite des
-« observées » dont ils font un rapport, d’après
-lequel le cadhi rend ensuite son jugement. Ils
-touchent dix ou quinze sous par jour de chaque
-mari pour l’entretien des prisonnières.</p>
-
-<p>Chedlïa ayant fait miroiter la promesse d’un
-bon pourboire, ils s’empressent à me renseigner
-et à me montrer les chambres. Il y en a
-sept ou huit. Les lits sont rares ; la majorité
-des femmes couchent sur des paillasses, des
-nattes ou des chiffons, suivant la générosité de
-l’époux.</p>
-
-<p>Une petite pièce est réservée aux maris qui
-viennent une fois par semaine passer la nuit
-avec leurs femmes.</p>
-
-<p>— Mais, — dis-je étonnée, — elles consentent
-à supporter ceux qui les mettent ainsi
-en prison ?</p>
-
-<p>— En général, — répond la « moulaye » avec
-un gros rire, — elles en sont heureuses, et
-espèrent apitoyer leur époux et se faire ramener
-chez elles. Pourtant quelques-unes se
-refusent sauvagement. C’est le cas de Lella
-Zeïna que tu vas voir. Elle a conçu pour Si
-Salah une haine farouche. Chaque fois qu’il
-vient, ce sont des scènes. C’est bien fâcheux
-pour la maison… et pour elle aussi du reste,
-car nous avons fait notre rapport au cadhi qui
-ne manquera pas de la faire passer parmi les
-prisonnières.</p>
-
-<p>— La malheureuse ! Ce n’est pourtant pas
-bien grave de résister à un mari qui l’a fait
-enfermer ici.</p>
-
-<p>— O Allah ! — s’exclamèrent Chedlïa et la
-« moulaye » scandalisées, — mais c’est un des
-plus grands péchés pour une femme !</p>
-
-<p>— Y a-t-il parfois des dames de la haute
-société ?</p>
-
-<p>— Très rarement. Il faut que le mari veuille
-infliger un châtiment exceptionnel. Les gens
-aisés mettent plutôt leurs femmes en pension
-chez des vieillards approuvés par le cadhi.
-Quelques-uns même louent une maison où
-l’épouse punie vit avec ses gardiens.</p>
-
-<p>— Combien de temps les femmes restent-elles
-ici ?</p>
-
-<p>— Cela dépend du mari. Parfois quatre ou
-cinq jours, parfois des années.</p>
-
-<p>— Il y en a une vingtaine, me semble-t-il ?</p>
-
-<p>— Vingt-huit. C’est peu. Pendant le Rhamadan,
-nous en avons eu jusqu’à cent cinquante.
-On ne pouvait plus se remuer.</p>
-
-<p>— Pourquoi plutôt à cette époque-là ?</p>
-
-<p>— Parce que le jeûne rend les gens irritables,
-et alors les disputes éclatent pour un rien.
-Veux-tu voir le premier étage où sont logées
-les femmes à l’« observation » ?</p>
-
-<p>Il y avait quatre ou cinq chambres plus
-propres que celles du rez-de-chaussée. Des
-faïences garnissaient les murs par endroits et
-les plafonds avaient été peints. La maison,
-dégradée par la négligence et l’humidité, avait
-dû être jolie autrefois.</p>
-
-<p>Lella Zeïna fut très étonnée de me voir :</p>
-
-<p>— Comment as-tu pu pénétrer ici ? Ce n’est
-pas facile… ni d’en sortir, — ajouta-t-elle avec
-tristesse. — Cette chienne de Salouh’a est
-arrivée à ses fins. Car c’est elle qui m’a trahie,
-j’en suis sûre.</p>
-
-<p>La chambre de Lella Zeïna était sommairement
-meublée d’un lit, un coffre, une table,
-apportés du domicile conjugal.</p>
-
-<p>— Je m’ennuie, dit la jeune femme, la nourriture
-est mauvaise, la maison sale, il y a des
-punaises et des poux. Quand donc serai-je
-libre ?</p>
-
-<p>— Mais tu as de nombreuses compagnes,
-vous pouvez causer…</p>
-
-<p>— Elles ont toutes l’esprit resserré naturellement.
-Souvent aussi on se dispute. As-tu vu
-la petite Fathma ?</p>
-
-<p>— Celle qui est si jeunette, avec un bébé ?</p>
-
-<p>— Oui, elle est mariée depuis onze mois, et
-il y en a dix qu’elle est enfermée. Elle a eu
-son enfant ici la semaine passée. Pauvre
-petite !… Et la grosse Mah’bouha qui a eu trois
-maris et a été emprisonnée puis répudiée par
-chacun d’eux. Et Habiba que son époux remet
-ici chaque fois qu’il s’enivre, c’est-à-dire constamment.
-Et Mnena qui ne cesse de pleurer…
-O Miséricordieux ! O Prophète !</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu, tu rentreras bientôt
-chez toi.</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu !… Tu as été à la maison, — me
-dit-elle enfin, — quoi de nouveau ? Ma
-chambre est-elle toujours pareille ?</p>
-
-<p>Devant l’angoisse de ses regards, je compris
-qu’elle songeait au vieil instrument, cause initiale
-de son malheur.</p>
-
-<p>Et je n’osai point lui révéler que le piano
-cassé trônait maintenant chez Lella Salouh’a !…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c6">VI<br />
-<span class="small">FATHMA LA DÉLAISSÉE</span></h3>
-
-
-<p>— Je vais t’apprendre une chose étonnante :
-Fathma se remarie, — me dit Habiba.</p>
-
-<p>— Fathma ? Quelle Fathma ? Il y en a mille.</p>
-
-<p>— Fathma bent Tahar, ma sœur.</p>
-
-<p>— Pas possible !</p>
-
-<p>— Sur la tête de Sidi, je ne mens pas. Interroge
-mon père.</p>
-
-<p>Baba Tahar me confirme la nouvelle :</p>
-
-<p>— Par mon Maître ! la parole d’Habiba est
-solide. Fathma désire un mari ; du reste il n’est
-pas bon qu’une femme reste seule.</p>
-
-<p>— Mais comment a-t-elle fait pour en
-trouver un ? Est-ce toi qui t’en es occupé ?</p>
-
-<p>— Non, Lella, je ne suis pas mêlé à cette
-affaire. Fathma s’est adressée à la vieille
-Khdija qui s’occupe de ces choses-là.</p>
-
-<p>— Et qui lui a-t-elle déniché ?</p>
-
-<p>— Un palefrenier, Mohamed ben Sadok,
-qui n’est pas bien riche et veut prendre femme.
-Il l’a payée trente francs.</p>
-
-<p>— C’est peu.</p>
-
-<p>— Une répudiée comme Fathma ne vaut pas
-davantage.</p>
-
-<p>— Connais-tu le fiancé ? Est-il jeune ou
-vieux ?</p>
-
-<p>— Vingt-trois ou vingt-quatre ans.</p>
-
-<p>— Mais ta fille en a le double ! Elle est folle !</p>
-
-<p>— Dieu est puissant !</p>
-
-<p>Ainsi Fathma la simple, toujours tremblante
-et apeurée, affronte, de propos délibéré, ce
-redoutable inconnu d’un mariage avec un
-garçon qu’elle n’a jamais vu, et dont elle pourrait
-être la mère… Elle est plus âgée que
-Chedlïa, la dernière femme du vieux Tahar,
-ayant déjà dépassé vingt ans lorsqu’il épousa
-celle-ci, toute jeunette. Et voici près d’un quart
-de siècle qu’elle-même fut répudiée par son
-mari, Azouz, dont elle a deux enfants : Aïcha,
-déjà maman, et Othman, un gamin de vingt
-ans, poussé comme une mauvaise herbe.</p>
-
-<p>Fathma grand’mère se remarie !</p>
-
-<p>Je lui dis :</p>
-
-<p>— Tu n’étais pas malheureuse ici avec ton
-père. N’as-tu pas peur de cet homme que tu
-ne connais pas ?</p>
-
-<p>Naïve et fataliste, elle ne sait que répondre :</p>
-
-<p>— C’est écrit !… Je suis dans la main d’Allah !</p>
-
-<p>Les noces eurent lieu sans fête, ainsi qu’il
-convient pour une pauvre répudiée. En dévoilant
-son épouse, Mohamed le palefrenier eut
-une vilaine surprise… S’il n’était point assez
-riche pour se payer une vierge, du moins
-espérait-il une femme avenante et jeune. L’entremetteuse
-Khdija lui avait tracé un portrait
-flatteur de sa fiancée :</p>
-
-<p>— Elle est mince et brune, ses traits sont réguliers
-et ses yeux très noirs.</p>
-
-<p>Tout cela est parfaitement exact, mais elle
-avait omis d’ajouter :</p>
-
-<p>— Elle n’est plus jeune, et commence à se
-rider.</p>
-
-<p>Mohamed fut très déçu en découvrant cette
-particularité. Puis il réfléchit qu’il avait déjà
-versé trente francs à Fathma et deux douros à
-l’entremetteuse, et qu’ayant payé une femme,
-autant valait en profiter.</p>
-
-<p>Alors il fut son époux… et il la battit ensuite
-pour la punir d’être si vieille.</p>
-
-<p>Fathma ne l’en aima que plus, tout émerveillée
-d’avoir un mari jeune et vigoureux.
-Elle ne regrettait pas le douro donné à
-Khdija.</p>
-
-<p>Elle se fit humble et soumise devant Mohamed.
-Tout le jour elle l’attendait avec impatience,
-et pourtant elle savait bien qu’il rentrerait
-ivre et méprisant, et la battrait après
-avoir usé d’elle.</p>
-
-<p>Alors elle pleurait. Mais au fond de son
-être palpitait encore la volupté d’être prise par
-ce jeune homme.</p>
-
-<p>Au bout d’un mois elle fut enceinte.</p>
-
-<p>Puis Mohamed rentra moins régulièrement.
-Il la rouait de coups et l’injuriait encore davantage :</p>
-
-<p>— Vieille chamelle ! Chienne ! Anesse ! Plaise
-à Dieu que la cécité soit dans tes yeux ! Que ta
-langue soit nouée ! Que ton père soit maudit !
-Puisses-tu être empalée !</p>
-
-<p>Un jour il lui prit sa fouta de soie rouge,
-ses bracelets d’argent, son boléro brodé, tout
-ce qu’elle possédait. Puis il sortit en disant
-avec un rire mauvais :</p>
-
-<p>— Le salut !</p>
-
-<p>Et il ne revint plus.</p>
-
-<p>Les premiers jours Fathma l’attendit. Des
-voisines compatissantes lui donnaient un peu
-de leur couscous. Puis elle comprit que Mohamed
-était parti pour toujours, l’abandonnant
-après six semaines de ménage, parce qu’elle
-était trop vieille.</p>
-
-<p>Alors elle poussa de grands cris et se déchira
-le visage avec ses ongles. La nuit, elle se roulait
-sur sa couche en appelant le beau garçon
-cruel dont elle avait goûté l’étreinte. Elle
-regrettait tout de lui, jusqu’aux coups dont il
-l’accablait.</p>
-
-<p>Au bout de quelque temps, le vieux Tahar
-se renseigna. Il apprit à sa fille, sans ménagements,
-que Mohamed était à Sidi Ben
-Saïd, et ne voulait plus entendre parler
-d’elle.</p>
-
-<p>Fathma s’obstinait en son fol espoir, mais
-elle savait que son époux ne reviendrait pas
-sans le secours des moyens surnaturels.</p>
-
-<p>Elle alla donc trouver Halima, une hennena
-aveugle et quasi centenaire, experte en l’art
-des charmes et des maléfices :</p>
-
-<p>— Ma fille, — lui dit la vieille, — il existe,
-grâce à Dieu, un ancien précepte de sorcellerie
-applicable à ton cas : « Si tes charmes vieillis
-ne retiennent plus ton amant, perce le cœur
-de son image, allume le cierge nuptial et fais
-bouillir un grand lézard vert avec sept brindilles
-d’olivier en récitant trois fois la fatiha du
-Coran sacré. Dès qu’il aura pris ce breuvage,
-l’infidèle te reviendra. »</p>
-
-<p>Fathma s’en retourna toute joyeuse. Sur sa
-demande, Baba Tahar pria le <i>chasseur de
-hérissons</i>, qui demeure place Bab Souika, de
-lui procurer, moyennant un réal, le lézard
-nécessaire. Puis il s’enquit d’une personne discrète
-et avisée pour aller voir Mohamed à Sidi
-Bou Saïd, et verser insidieusement dans sa
-gargoulette la liqueur magique.</p>
-
-<p>— Si ça t’amuse, — me dit Chedlïa peu crédule, — va
-surprendre Fathma. C’est ce soir,
-après le moghreb<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>, qu’elle fait son sortilège.
-Mais, ô Allah ! ne lui dis pas que tu en es
-informée par moi !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Chant du muezzin au soleil couchant.</p>
-</div>
-<p>Au coucher de soleil, je me dirigeai vers la
-pauvre maison où Fathma demeure avec quatre
-autres familles locataires. Toutes les femmes
-étaient sur la terrasse, mais un murmure monotone
-sortait de sa chambre. J’en poussai la
-porte…</p>
-
-<p>Fathma était accroupie devant sa marmite où
-mijotait l’horrible cuisine. A ses pieds gisait
-une poupée de chiffons, le cœur percé d’épingles,
-et vêtue d’une petite gebba orange comme
-celle de Mohamed. Un cierge à cinq branches
-enroulé de papier doré éclairait cette scène
-étrange.</p>
-
-<p>Afin de ramener l’époux inconstant, Fathma
-la délaissée préparait le philtre d’amour.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c7">VII<br />
-<span class="small">LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS</span></h3>
-
-
-<p>Je les avais rencontrées pour la première
-fois aux noces de Lella Sheïtla, fille d’un
-cheikh cadi. Leurs robes étroites, également
-pailletées d’acier, l’une en satin rose, l’autre
-en satin ciel, et quelque peu décolletées, étonnaient
-fort au milieu des pantalons bouffants,
-des gebbas brodées d’or, des boléros étincelants.
-Elles leur donnaient l’apparence d’honnêtes
-chanteuses de petit café-concert bien
-provincial ; mais une certaine distinction et je
-ne sais quelle grâce un peu hautaine détruisait
-vite cette impression pour faire place à l’incertitude.</p>
-
-<p>— Ce sont les dames Dali Bach, deux femmes
-turques épousées par des Tunisiens, — me dit
-ma voisine, une poupée fardée, bouffie de
-graisse.</p>
-
-<p>Justement elles s’avançaient toutes deux vers
-moi et engageaient la conversation avec aisance.</p>
-
-<p>— Nous sommes enchantées de faire votre
-connaissance, madame, nous avons si rarement
-l’occasion de rencontrer des Européennes ! Permettez-moi
-de vous présenter ma cousine
-Zeïneb, madame Ali Dali Bach, — me dit la
-robe rose dans un français sans accent.</p>
-
-<p>— Et moi, — reprit la robe bleue, — je vous
-présente ma cousine et belle-mère Tejbeha,
-madame Tahar Dali Bach.</p>
-
-<p>Elles étaient pareillement jeunes, minces et
-pâles. Leurs visages aux traits menus ne se
-rehaussaient d’aucun fard, et leurs coiffures
-ressemblaient à celles des petites bourgeoises
-légèrement en retard sur la mode.</p>
-
-<p>— Nous avons épousé, il y a quatre ans,
-messieurs Dali Bach, père et fils, venus à Stamboul,
-et c’est ce qui crée entre nous cette
-étrange parenté, — expliqua madame Zeïneb.</p>
-
-<p>— Oh ! dites-nous, je vous prie, les dernières
-nouvelles de la guerre !<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a> — implora
-madame Tejbeha, — nous ne recevons point
-de journaux.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Guerre Turco-Balkanique de 1911.</p>
-</div>
-<p>— Et songez, — ajouta Zeïneb, — que nos
-frères, nos cousins, tous nos parents et leurs
-amis, se battent là-bas !</p>
-
-<p>Une véritable angoisse les défigurait dans
-l’attente de ma réponse.</p>
-
-<p>Hélas ! les nouvelles étaient bien mauvaises !
-Andrinople venait de tomber aux mains des
-Bulgares. Pouvais-je leur apprendre cela, au
-milieu de cette fête, de cette musique, de ces
-danses ?</p>
-
-<p>Je répondis évasivement :</p>
-
-<p>— La situation de l’armée turque est toujours
-critique, mais à Constantinople on s’occupe
-d’une réorganisation, on va sans doute
-envoyer des renforts…</p>
-
-<p>— Vous comprenez, c’est si triste d’être loin
-des siens, en pareilles circonstances !</p>
-
-<p>— Oh ! oui, c’est déjà bien dur, en tout
-temps, d’habiter un autre pays. Alors maintenant !…</p>
-
-<p>— Vous ne vous plaisez pas à Tunis ? — demandai-je,
-heureuse de détourner la conversation.</p>
-
-<p>— Non certes ! — s’écrièrent-elles toutes
-deux. — L’existence ici est odieuse lorsqu’on
-en a connu une autre plus libre, plus animée,
-plus intéressante.</p>
-
-<p>— Pensez, — dit Zeïneb, — que nous sommes
-cloîtrées ici comme toutes les musulmanes de
-notre condition, ne sortant jamais, jamais à
-pied, et si rarement en voiture close pour un
-mariage !</p>
-
-<p>— C’est la troisième fois en quatre ans… A
-Stamboul, au contraire, nous circulions avec
-notre institutrice. Le tcharchaf n’est pas bien
-gênant, à peine plus épais qu’une voilette
-d’automobile.</p>
-
-<p>— Nous allions voir nos amies, nous les réunissions
-à des thés, nous jouions la comédie
-entre nous.</p>
-
-<p>— Ah ! Stamboul !… — soupirèrent-elles,
-un sourire d’extase au coin des lèvres, et les
-yeux humides.</p>
-
-<p>— Mais alors, puisque vous viviez si heureuses
-là-bas, pourquoi avoir épousé des Tunisiens ?</p>
-
-<p>— Savions-nous ce qui nous attendait ?…
-Nous avions seize ans, nos parents nous poussaient
-à ce double mariage. Les Dali Bach sont
-riches et de noble famille… il y avait aussi
-l’attrait du voyage, d’un pays nouveau, et surtout
-celui de ne pas nous séparer, nous qui
-nous aimions tant.</p>
-
-<p>— C’est la seule chose qui ne nous ait pas
-déçues !…</p>
-
-<p>— Mais, — dis-je, — sont-ce vos parents
-qui ont décidé le mariage de l’une avec Si
-Tahar, et de l’autre avec Si Ali ?</p>
-
-<p>— Non, ils nous ont laissé le choix. Nous
-ne les connaissions pas, l’âge seul était en
-question. Nous les avons tirés au sort.</p>
-
-<p>— Les lots se valent, — murmura Tejbeha.</p>
-
-<p>Et comme je me levais pour partir, elles
-s’écrièrent :</p>
-
-<p>— Déjà ! Nous étions si contentes de parler
-avec vous ! Toutes ces Tunisiennes sont tellement
-nulles et ignorantes ! Oh ! vous viendrez
-nous voir, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Avec plaisir, — répondis-je, en prenant
-leur adresse.</p>
-
-<p>Maintenant je vais assez souvent chez mes
-amies turques, bien que leur logis et leurs discours
-provoquent la tristesse.</p>
-
-<p>Elles habitent une grande et luxueuse
-demeure près de Tourbet el Bey, cage dorée,
-mais trop bien close. Et leurs vêtements européens,
-étriqués et ternes, semblent dépaysés
-au milieu des murs en faïence, autant que le
-mobilier anglais de leurs chambres, et les petits
-fauteuils Louis XVI du salon.</p>
-
-<p>— C’est un cadeau de nos parents, — dit
-Zeïneb, — n’est-ce pas que c’est joli ? Lorsque
-nous sommes arrivées ici, il n’y avait que des
-coffres et des divans, — ajouta-t-elle méprisante.</p>
-
-<p>— Vous avez vu notre piano ? Il n’est pas
-très bien accordé. Vous pourriez cependant
-nous jouer quelque chose ?</p>
-
-<p>— Je le voudrais, mais je ne sais pas. Vous
-sûrement, vous êtes musiciennes et vous connaissez
-de jolis morceaux.</p>
-
-<p>— Nous en avons appris quelques-uns
-autrefois, Tejbeha est la plus forte, — dit Zeïneb
-en poussant sa cousine au piano.</p>
-
-<p><i>La Valse bleue</i>, <i>Amoureuse</i>, les <i>Lanciers</i>
-retentissent drôlement sous les voûtes de stuc
-ciselé. Les négresses et toutes les servantes de
-la maison sont accourues, et regardent, vite
-renvoyées du reste par Zeïneb.</p>
-
-<p>— Et ne savez-vous rien d’oriental ? — demandai-je.</p>
-
-<p>— Non, rien du tout… Ah ! si, la <i>Marche
-turque</i>.</p>
-
-<p>… Grave, recueillie, Tejbeha commence à
-jouer. Zeïneb l’écoute, les regards perdus dans
-un rêve lointain. Et, le morceau fini, un silence
-s’établit entre nous ; les deux jeunes femmes
-se détournent émues, les yeux pleins de souvenirs
-et de larmes. On dirait qu’une brise
-fraîche, venue de Stamboul, a passé dans le
-grand salon sombre.</p>
-
-<p>— Te souviens-tu, — dit Zeïneb, — de ce
-jour où nous étions allées aux Eaux-Douces
-avec Madji ?</p>
-
-<p>— Oui, des soldats manœuvraient de l’autre
-côté du Bosphore, et l’on entendait par instants
-la <i>Marche turque</i>.</p>
-
-<p>Et soudain Tejbeha éclate en sanglots.</p>
-
-<p>— Oh ! nous ne retournerons jamais plus
-là-bas !…</p>
-
-<p>— Voyons, calme-toi, ma chérie ; aujourd’hui
-est un beau jour, puisque nous avons
-notre amie.</p>
-
-<p>— C’est vrai, je suis ridicule, excusez-moi.</p>
-
-<p>— Tiens, prépare donc le thé, — dit Zeïneb, — tandis
-que je vais montrer à madame R…
-ma nouvelle robe. Voulez-vous venir ?</p>
-
-<p>— Cette pauvre Tejbeha est si nerveuse, — continua-t-elle
-dans sa chambre. — Vous n’imaginez
-pas l’existence que Si Tahar lui fait.
-C’est un vieillard despotique et vicieux, il
-voudrait la plier à ses caprices les plus lubriques.
-Il s’est pris pour elle d’une passion folle,
-une véritable frénésie, et Tejbeha, du premier
-jour, s’est révoltée de dégoût. Chaque soir,
-quand il rentre, excité, ignoble, ce sont des
-scènes affreuses. J’entends les cris et les
-plaintes de ma cousine et je ne puis rien. C’est
-terrible !…</p>
-
-<p>— Quel âge a Si Tahar ?</p>
-
-<p>— Soixante-douze ans au moins… Mais il
-est solide, allez ! Il n’y a pas à espérer une
-prompte délivrance, — ricane Zeïneb avec une
-expression haineuse. — Voulez-vous voir ma
-robe puisque nous sommes montées pour
-cela ?</p>
-
-<p>Elle tire de l’armoire à glace un costume
-tailleur gris à peu près à la mode.</p>
-
-<p>— C’est une ouvrière italienne, madame
-Buona Cordi, qui travaille pour nous. Il paraît
-que ces jaquettes sont le dernier cri. Qu’en
-pensez-vous ?</p>
-
-<p>— C’est très bien. Tout à fait dans le mouvement.</p>
-
-<p>Zeïneb exhibe une toque de loutre à grande
-aigrette.</p>
-
-<p>— Et ceci ?</p>
-
-<p>— Charmant ! Mais que voulez-vous faire
-d’un costume tailleur et d’un chapeau puisque
-vous ne sortez jamais ?</p>
-
-<p>— C’est vrai ! Mais ça nous fait tant de
-plaisir d’en avoir ! Nous les mettons de temps
-en temps, et nous marchons dans le patio en
-nous imaginant qu’il n’y a pas de murs autour
-de nous… C’est triste, n’est-ce pas ?…</p>
-
-<p>— Oh ! être enfermées toujours ainsi, ne
-plus voir un arbre, ni une rue, ni d’autres
-visages que ceux des servantes stupides ! — s’exclame
-rageusement Tejbeha qui vient d’entrer. — Il
-y a des jours où l’on croit devenir
-folle !</p>
-
-<p>— Comment vous occupez-vous ? Avez-vous
-des livres ?</p>
-
-<p>— Quelques-uns seulement apportés de
-Stamboul : Loti, naturellement, ce délicieux
-Loti qui aime tant les Turcs… Vous avez lu les
-<i>Désenchantées</i> ? Que c’est beau !</p>
-
-<p>— Oui, — reprend Zeïneb, — mais les héroïnes
-se rendent bien malheureuses à envier le sort
-des autres Européennes, alors que leur vie à
-Stamboul est en somme si charmante. Nous
-n’en demanderions pas tant, je vous assure !
-Reprendre notre ancienne existence serait tout
-notre bonheur.</p>
-
-<p>— Si vous voulez, — proposai-je, — je
-vous enverrai des livres et des journaux.</p>
-
-<p>— Vous êtes gentille ! Ça nous fera tant de
-plaisir !</p>
-
-<p>Lorsque je revins, deux semaines plus tard,
-Tejbeha seule me reçut.</p>
-
-<p>— Zeïneb sera désolée, elle est souffrante
-et dort en ce moment.</p>
-
-<p>— Ce n’est rien, j’espère ?</p>
-
-<p>— Ce n’est pas grave, mais c’est terrible. Je
-puis bien vous le confier puisque vous êtes
-notre amie, — ajouta-t-elle en rougissant. — Zeïneb
-fut contaminée dès le jour de ses
-noces.</p>
-
-<p>— Oh ! la pauvre petite !</p>
-
-<p>— N’est-ce pas ? Et encore vous ne vous
-doutez pas de sa vie. Si Ali est jeune, mais
-brutal et libertin, il passe son temps en bonnes
-fortunes et Zeïneb en est horriblement jalouse.
-C’est drôle, car je ne crois pas qu’elle aime
-vraiment son mari… Dès qu’il sort, elle s’imagine
-un tas de choses, elle lance les servantes
-à ses trousses pour l’épier et la renseigner. Et
-elles ne la renseignent que trop, la malheureuse !…
-Ah ! si mon mari faisait ses fredaines
-au dehors, je vous assure que je ne m’en
-tourmenterais guère ! Mais Zeïneb se ronge…
-et lorsque Si Ali rentre, ce qui ne lui arrive
-pas tous les jours, elle lui fait des reproches
-qui l’horripilent. Quelquefois il va jusqu’à la
-battre !</p>
-
-<p>— Vraiment, vous êtes à plaindre toutes les
-deux. Quel dommage que vous n’ayez pas
-d’enfants ! ce serait une consolation.</p>
-
-<p>— Hélas ! mon mari est trop vieux pour
-m’en donner, et Zeïneb n’en aura jamais.</p>
-
-<p>— Comme les journées doivent vous sembler
-longues !</p>
-
-<p>— Oui, et les nuits surtout, — répond
-Tejbeha, la voix changée.</p>
-
-<p>J’étais devenue peu à peu leur confidente ;
-elles me racontaient toutes leurs tristesses,
-même les plus intimes, cédant à ce besoin bien
-naturel de s’épancher et d’être plaintes.</p>
-
-<p>Un jour, je reçus une lettre plus joyeuse que
-de coutume :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Chère amie,</p>
-
-<p>» Nos maris sont absents pour la semaine,
-et une idée folle nous est venue, celle d’en profiter
-pour aller vous voir.</p>
-
-<p>» Depuis que nous avons admis la possibilité
-de cette escapade, nous en mourons
-d’envie.</p>
-
-<p>» Voudriez-vous, pour cela, venir demain
-nous prendre en voiture ? Nos servantes ne nous
-vendront pas, il s’agit seulement de dépister
-les voisins. Votre présence s’en chargera, et
-comme nous habitons au fond de l’impasse,
-nul ne nous verra monter avec vous. Bien
-entendu, chère amie, il nous faut prier votre
-mari de quitter sa demeure pendant toute
-notre visite, ainsi que vos domestiques mâles.
-Et il est inutile de vous demander la discrétion
-la plus absolue, car vous savez toute
-l’importance que cela pourrait avoir pour
-nous.</p>
-
-<p>» Nous vous attendons avec impatience, et
-vous envoyons mille souvenirs affectueux.</p>
-
-<p class="ind">» Vos amies,</p>
-
-<p class="sign">» Zeïneb et Tejbeha. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Le programme des deux cousines s’accomplit
-sans encombre, et je les emmenai dans
-ma voiture aux rideaux à demi baissés.
-D’abord, elles s’étaient rejetées, craintives,
-dans le fond ; mais, à mesure qu’elles
-s’éloignaient de leur quartier, elles reprenaient
-de l’assurance jusqu’à risquer des
-regards par la portière. Qui du reste eût pu les
-deviner ? Elles portaient leurs fameux costumes
-tailleurs et leurs toques à aigrettes, enfin
-utiles ! et des voilettes extrêmement épaisses.</p>
-
-<p>— Ah ! que c’est bon ! que c’est bon ! — soupiraient-elles.</p>
-
-<p>L’arrivée dans ma maison leur fut une
-déception.</p>
-
-<p>— Mais c’est tout à fait arabe ! bien plus
-arabe que chez nous.</p>
-
-<p>— C’est même de l’arabe vieux d’un siècle,
-ce coffret, ces étoffes, ces tapis…</p>
-
-<p>— C’est vrai, nous avons la manie de
-reconstituer ce que vous vous acharnez à
-détruire.</p>
-
-<p>— Moi qui espérais voir un joli petit salon
-moderne !</p>
-
-<p>Elles savaient bien pourtant que j’habite
-une demeure indigène, le Dar Ben Fridja,
-célèbre par le luxe de sa décoration, ses
-faïences, ses lustres, son grand patio vitré.</p>
-
-<p>Mais elles s’attendaient à y trouver des
-meubles Louis XVI.</p>
-
-<p>— Alors montons au premier, ma chambre
-vous plaira, car elle est bien française.</p>
-
-<p>Tout d’abord, les fenêtres délivrées des moucharabiés,
-et par où l’on découvrait la rue et
-un grand horizon de terrasses, les attirèrent.</p>
-
-<p>— Que vous êtes bien ici ! C’est gai, l’air
-entre librement.</p>
-
-<p>Puis, ayant aperçu des photographies sur
-ma table, il fallut que je leur présentasse mes
-parents, mes sœurs, mon mari.</p>
-
-<p>— Comme il est jeune ! — dit Tejbeha.</p>
-
-<p>— Et comme il paraît gentil et bon ! — dit
-Zeïneb.</p>
-
-<p>Elles couraient d’une pièce à l’autre,
-joyeuses et enfantines.</p>
-
-<p>— Ah ! se sentir loin de cette horrible maison
-où l’on étouffe, c’est exquis !</p>
-
-<p>Je proposai de monter sur la terrasse, elles
-n’osaient pas.</p>
-
-<p>— Qui vous verra ? et du reste on vous
-prendra pour des Françaises.</p>
-
-<p>— C’est vrai. Et puis c’est un plaisir que les
-femmes du peuple prennent bien. Pour une
-fois, les dames Dali Bach se le payeront, — décida
-Zeïneb mutine. Et devant le ciel libre,
-les montagnes lointaines, elles respiraient à
-longs traits.</p>
-
-<p>— L’air est bon ! bien meilleur que celui de
-notre patio ; il a un goût d’autrefois !…</p>
-
-<p>Le retour fut triste. Après une journée de
-liberté, la prison leur semblait plus farouche.</p>
-
-<p>La semaine suivante, je reçus encore une
-lettre de Zeïneb :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Chère amie,</p>
-
-<p>» Nous ne nous doutions guère mercredi de
-ce qui allait arriver : Si Tahar est mort subitement.
-Surtout ne nous envoyez pas de
-banales condoléances, vous êtes assez notre
-amie pour comprendre quelle inespérée délivrance
-représente cet événement pour ma
-chère Tejbeha…</p>
-
-<p>» Ne venez pas en ce moment, vous trouveriez
-une maison en deuil, pleine de parentes,
-et nous ne pourrions vous recevoir tranquillement.
-Mais dans une quinzaine, le calme sera
-rétabli et nous vous attendrons. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>A l’époque fixée, je les trouvai vêtues de
-noir, mais les yeux plus gais.</p>
-
-<p>— Moi, cela ne me change guère, — me dit
-Zeïneb, — mais j’en suis très heureuse pour ma
-cousine. J’avais bien peur qu’elle ne me quittât,
-et la chérie fait le sacrifice de rester à Tunis.</p>
-
-<p>— Ce n’est point un grand sacrifice, — reprit
-Tejbeha, — je n’aurais guère de joie à revoir
-Stamboul sans toi. Maintenant, je suis libre,
-je n’ai pas de parents pour me surveiller et
-vais me faire une existence… à la turque.
-J’ai loué une petite maison toute voisine, car
-je n’ai plus aucun droit à demeurer ici, et je
-viendrai tous les jours voir Zeïneb.</p>
-
-<p>Je les laissai à leurs espérances. Elles
-furent de courte durée. Les pauvres petites
-libertés que Tejbeha s’accordait, à la turque,
-firent vite scandale, et Si Ali ne tarda pas à lui
-interdire tout rapport avec sa femme. Je dus
-servir d’intermédiaire pour porter les nouvelles
-de l’une à l’autre. Et puis, je reçus enfin une
-lettre désolée de Tejbeha :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">« Chère amie,</p>
-
-<p>» Je pars, je quitte Tunis où j’ai tant souffert,
-et j’y laisse ma pauvre Zeïneb… Vous
-devinez combien cette pensée m’est horrible
-et tout ce qu’il m’a fallu endurer pour en
-arriver à cette détermination. Ma vie n’est plus
-tolérable ici ; il semble que tous se liguent
-contre moi pour me faire expier mes rares
-sorties sous le tcharchaf. Et maintenant que
-son père est mort, Si Ali me poursuit d’une
-manière odieuse. L’autre jour il s’est insinué
-dans ma maison ; je ne sais ce qui serait arrivé
-sans mes servantes… Il m’est impossible de
-rester seule plus longtemps et je ne prendrais
-point ici, vous le pensez bien, un autre défenseur
-légal. Enfin, je ne puis plus voir Zeïneb…
-J’ai donc écrit à ma famille et mon frère est</p>
-</blockquote>
-<blockquote>
-<p>venu me chercher. Nous nous embarquons
-après-demain. Je voudrais tant vous dire
-adieu ! »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Notre dernière entrevue fut courte. Tejbeha
-sanglotait.</p>
-
-<p>— Qui m’eût dit que je retournerais à
-Stamboul en pleurant ! Ma pauvre petite
-Zeïneb, toute seule dans cet enfer !… Il a fallu
-que mon frère s’interposât pour que Si Ali me
-permît de l’embrasser encore une fois… La
-reverrai-je jamais ?… Je vous la confie…
-tâchez de la consoler, allez souvent la voir,
-n’est-ce pas ?…</p>
-
-<p>Huit jours après le départ de Tejbeha, on
-trouvait Zeïneb pendue à une colonne de son
-patio.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c8">VIII<br />
-<span class="small">LA MARIÉE AU HAMMAM</span></h3>
-
-
-<p>Ma voisine Manoubiia vient de se marier.
-J’étais invitée à toutes les fêtes, à commencer
-par la cérémonie du hammam, où elle est
-allée se « purifier » avec ses parentes et
-invitées.</p>
-
-<p>J’ai vu bien des mariages plus brillants que
-le sien ; je commence à me blaser sur la petite
-minute émouvante, quand l’époux dévoile et
-aperçoit pour la première fois sa femme, au
-seuil de la chambre nuptiale.</p>
-
-<p>J’ai souvent circulé la nuit, dans un carrosse
-fermé, accompagnant la fiancée chez son mari,
-au son des yous-yous aigus dont les femmes
-du cortège déchirent le silence des rues
-obscures.</p>
-
-<p>J’ai contemplé bien des mariées, hiératiques
-en leur attitude rituelle, aux visages uniformes
-et conventionnels sous le fard et le
-henné.</p>
-
-<p>J’ai même pris part à ces pantagruéliques
-festins, où chacune pique du doigt parmi les
-victuailles surchargeant la table.</p>
-
-<p>Mais une noce au hammam réveillait ma
-curiosité.</p>
-
-<p>Manoubiia et ses invitées s’y sont rendues
-la nuit, les voiles et les voitures closes n’étant
-pas jugés suffisants sans la protection supplémentaire
-des ténèbres. Des servantes nous
-avaient précédées, portant les tapis, et les
-corbeilles pleines de linge et d’objets de toilette.</p>
-
-<p>C’est une occasion pour chacune de faire
-parade de ses richesses. Les plus opulentes
-avaient tout un attirail d’argenterie : aiguières,
-coupes à henné, peignes, boîtes à fard, coffrets,
-étuis à kohol, miroirs.</p>
-
-<p>Elles s’installèrent dans une grande salle,
-aux colonnes gaîment coloriées de vert et de
-rouge, sur des estrades où l’on avait étalé les
-tapis et les nécessaires, et commencèrent à se
-déshabiller.</p>
-
-<p>Dans un coin, une négresse préparait des
-rafraîchissements et des sucreries : limonades,
-café, gâteaux.</p>
-
-<p>On m’invite à quitter mes vêtements pour
-entrer dans les étuves.</p>
-
-<p>— Non, non, je ne veux pas me purifier,
-je tiens seulement à voir.</p>
-
-<p>— Mais tu n’y pourras résister…</p>
-
-<p>N’importe, je pénètre quand même toute
-vêtue. La chaleur est suffocante. La vapeur
-condensée ruisselle sur le sol et les murailles.
-Au bout de quelques minutes je dois
-fuir.</p>
-
-<p>Mais j’ai eu le temps d’apercevoir le plus
-étrange spectacle : au milieu d’un brouillard
-épais, vaguement éclairé par quelques lumignons,
-une soixantaine de femmes nues circulent,
-s’agitent et causent… Il y en a des
-grosses, des minces, des petites, des grandes,
-des blanches, des jaunes, des noires, des
-vieilles, des jeunes…</p>
-
-<p>La lumière jaunâtre pique des reflets de-ci,
-de-là, sur un torse brun, une gorge trop
-opulente, des bras, des jambes, une croupe
-rebondie, frottée par une négresse en sueur.
-Manoubiia, la fiancée, promène une anatomie
-grasse et tassée, dont l’époux aura bientôt
-l’heureuse surprise.</p>
-
-<p>Sans doute, il devait y avoir de jolies filles
-bien faites, mais elles disparaissaient dans la
-masse affreuse. Une phénoménale matrone
-étalait une obésité digne d’être exhibée dans
-une foire, à côté de vieilles guenons squelettiques,
-absolument décharnées, semblables à
-des harpies.</p>
-
-<p>En vérité, c’était là un spectacle d’enfer,
-comme en eût imaginé Gustave Doré, bien plus
-qu’une paradisiaque vision musulmane.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c9">IX<br />
-<span class="small">LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF</span></h3>
-
-
-<p>— Le salut !</p>
-
-<p>— Le salut sur toi !</p>
-
-<p>— Comment vas-tu ?</p>
-
-<p>— Comment est ton état ?</p>
-
-<p>— Avec le bien !</p>
-
-<p>— Grâce à Dieu !</p>
-
-<p>L’homme que nous venions de rencontrer
-était un bédouin d’une soixantaine d’années,
-brun, sec, tanné, le visage osseux et sillonné
-de longues rides verticales, les yeux perçants
-profondément enfoncés dans les orbites, le nez
-saillant en bec de rapace et le cou décharné,
-mais vigoureux encore, très droit, les mollets
-maigres et bien dessinés, les bras solides,
-nerveux et musclés. Depuis quelque temps
-nous l’apercevions campé sur sa mule. Derrière
-lui deux silhouettes courbées, écrasées sous de
-lourds fardeaux, se détachaient sur le sable
-fauve.</p>
-
-<p>Nos bêtes, moins fatiguées que celle du
-bédouin, l’entraînaient d’un pas plus alerte, et
-les formes bleues peinaient davantage, se
-hâtaient, couraient presque, sans parvenir à
-nous égaler. L’homme, s’étant retourné, les
-gourmanda d’une voix rude :</p>
-
-<p>— Halima ! Zoh’rah ! Allons, chiennes, filles
-de chiennes !</p>
-
-<p>Et le vent écartant les voiles, on apercevait
-deux visages bruns et luisants de sueur, l’un
-vieux, ridé comme celui du bédouin, l’autre
-jeune et sans beauté, aux traits secs, découpés
-à l’emporte-pièce, dans l’encadrement des
-nattes noires et des grands anneaux d’oreille.</p>
-
-<p>Nous avions compris que c’étaient ses femmes,
-mais, comme il sied, nous n’y fîmes point allusion,
-et même nous n’eûmes pas l’air de les
-regarder.</p>
-
-<p>Mais, d’un commun accord, nous avions
-retenu le pas de nos montures que le voisinage
-de l’écurie rendaient trop fringantes, et les
-formes voilées cheminèrent plus paisiblement
-derrière elles. Nous devisions avec l’homme,
-comme il est d’usage entre gens qui se rencontrent
-dans le désert et s’avancent vers un
-même but.</p>
-
-<p>— D’où venez-vous ?</p>
-
-<p>— De Tozeur. Et toi ?</p>
-
-<p>— De Tozeur aussi ; je suis parti avant
-midi.</p>
-
-<p>— La route est longue, nos mules ont mis
-quatre heures.</p>
-
-<p>— Vous allez passer quelque temps à Nefta ?</p>
-
-<p>— Nous y demeurons.</p>
-
-<p>— Où donc ?</p>
-
-<p>— Chez le cheikh Abd el Aziz !</p>
-
-<p>— Ah ! c’est vous les Français qui logez chez
-le cheikh !</p>
-
-<p>Le vieux renard le savait bien. Depuis huit
-jours que nous étions installés, pas un Nefti ne
-l’ignorait.</p>
-
-<p>— Comment t’appelles-tu ?</p>
-
-<p>— Youssef ben Tahar. Ma maison est presque
-voisine de la vôtre.</p>
-
-<p>— C’est donc toi Baba Youssef ?</p>
-
-<p>— Oui, c’est moi.</p>
-
-<p>Chedlïa notre servante, que nous avions
-emmenée jusqu’au fond de ce désert, nous
-entretenait parfois de Baba Youssef et de ses
-femmes, avec lesquelles, promptement, elle
-avait fait connaissance.</p>
-
-<p>Les deux formes voilées qui peinaient
-derrière nos mules étaient ces fameuses voisines
-chez qui souvent elle passait la journée.</p>
-
-<p>Le soir tombait, brusque et rose, noyant de
-brume mauve les dunes lointaines sur lesquelles
-se découpaient en silhouettes fines les caravanes
-de chameaux. Nefta aux cent coupoles
-apparaissait, tout orange, au-dessus de l’immensité
-fauve, dominant sa forêt de palmiers, la
-masse sombre de son oasis. Très au delà, le
-chott el Djerid aux horizons infinis, mer
-d’argent sans remous, étincelait sous les derniers
-rayons.</p>
-
-<p>C’est l’heure où le désert s’anime : des files
-de bédouins revenant on ne sait d’où, se
-dessinent et ondulent sur les sables. Les
-femmes vont en procession vers l’oued puiser
-l’eau dans les grandes cruches, qu’elles ne
-portent pas sur l’épaule du geste antique et
-gracieux, mais qu’elles chargent péniblement
-sur leur dos, courbées en deux, comme de
-pauvres bêtes harassées.</p>
-
-<p>Au milieu d’un nuage de poussière arrivent
-les troupeaux, bêlant, hennissant, cabriolant.
-Des centaines de chèvres turbulentes, d’ânes,
-de vaches, de chameaux se dirigent vers la
-ville. Dans les rues tranquilles, où les Arabes
-devisaient gravement, accroupis par groupes
-devant les portes, chacun s’affaire pour rentrer
-ses bêtes au logis. Il y a des courses folles après
-un cabri ou un veau indiscipliné. Les fillettes,
-les gosses, toute la marmaille s’en mêle avec
-des rires et des cris.</p>
-
-<p>Nous étions arrivés près de notre demeure.
-Baba Youssef descendit de sa mule :</p>
-
-<p>— Avec le salut !</p>
-
-<p>— Avec le salut !</p>
-
-<p>— Puisses-tu t’éveiller demain matin avec le
-bien !</p>
-
-<p>— Que tu te trouves au matin ayant progressé !</p>
-
-<p>— Sommeil de paix !</p>
-
-<p>— La paix sur toi !</p>
-
-<p>Derrière le vieux, les deux formes accablées
-s’engouffrèrent dans la maison.</p>
-
-<p>Tout rentrait dans l’ordre et le calme ; la nuit
-pleine d’étoiles enveloppait Nefta, et les chiens
-régnaient en maîtres sur le silence et les terrasses.</p>
-
-<p>Le lendemain je dis à Chedlïa :</p>
-
-<p>— J’ai fait connaissance avec Baba Youssef.</p>
-
-<p>— Quel rude homme !</p>
-
-<p>— Tu l’as vu ?</p>
-
-<p>— Oui, quelquefois, à travers mon voile,
-lorsqu’il entrait dans sa maison.</p>
-
-<p>— Il est vieux.</p>
-
-<p>— Oui, mais solide, et quand il frappe, il
-frappe dur.</p>
-
-<p>— Est-ce qu’il bat souvent ses femmes ?</p>
-
-<p>— Oh ! presque chaque jour. Il ne trouve
-jamais qu’elles aient assez travaillé.</p>
-
-<p>— J’en ai vu deux qui revenaient de Tozeur.</p>
-
-<p>— C’est Halima et la vieille Zoh’rah qui y
-sont allées. Meryem était restée à la maison.
-Elle et Halima sont enceintes, et Baba Youssef
-répudiera Halima aussitôt après ses couches.
-Il veut savoir si ce sera une fille ou un
-garçon.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Parce que, si c’est un fils, il le gardera,
-sinon il renverra la mère et l’enfant. Il a déjà
-répudié Fathma, il y a peu de temps, et dans
-huit jours il la remplace. Il épouse la petite
-Nefissa bent Ali el Trabelsi.</p>
-
-<p>— Tu la connais ?</p>
-
-<p>— Non, mais les femmes de Baba Youssef
-disent qu’elle est jolie. Elle a douze ans.</p>
-
-<p>— Ah ! le sale bonhomme !</p>
-
-<p>— Que veux-tu ? c’est l’habitude ici, Dieu
-est grand ! Mais sais-tu le plus drôle ? Baba
-Youssef n’a qu’une seule chambre pour lui et
-ses quatre femmes… et il passe de l’une à
-l’autre comme un coq.</p>
-
-<p>Chedlïa la citadine s’étonne autant que moi
-des mœurs de ce pays où rien ne ressemble aux
-choses de Tunis.</p>
-
-<p>— Ces gens-là vivent comme des animaux, — dit-elle
-avec mépris.</p>
-
-<p>Elle se juge, non sans raison, infiniment
-supérieure à toutes ces bédouines ; mais, étant
-femme et curieuse, elle n’a pas de plus grand
-plaisir que de bavarder avec elles des journées
-entières.</p>
-
-<p>— Je t’accompagne, Chedlïa.</p>
-
-<p>— Dieu soit loué !</p>
-
-<p>La maison du vieux Youssef est semblable
-à toutes les autres. Bâtie en boue sèche et en
-briques à peine cuites, elle a une teinte générale
-fauve un peu rosée. Sa façade sans
-fenêtres s’agrémente de dessins réguliers
-formés par la saillie ou l’enfoncement de
-quelques briques.</p>
-
-<p>Passé le premier vestibule, je me trouve
-dans une grande cour intérieure assez semblable
-à une cour de ferme entourée d’étables ;
-des poules et des chèvres y vagabondent. Au
-milieu les ordures rissolent au soleil.</p>
-
-<p>Une troupe de bédouines s’est jetée sur moi
-et m’étourdit de salutations et bénédictions.
-Elles m’entourent, me pressent, me palpent,
-relèvent mes jupes, soupèsent mes cheveux,
-excitées et indiscrètes… Je reconnais la vieille
-Zoh’rah, ainsi que Halima au visage sec et à la
-taille lourde. Meryem s’approche pesamment.
-C’est la dernière épousée et la plus jeune. Elle a
-peut-être quinze ans, et sa petite figure bronzée,
-que le travail et la vie dure commencent à
-marquer, garde encore quelque grâce. Ses
-cheveux, nattés avec des laines de couleur, sont
-enfermés dans une sorte de turban plat en soie
-noire rayée d’argent ; des chaînes et de grands
-anneaux d’or pendent de chaque côté de son
-visage. Elle se drape dans une meleh’fa de
-soie violette, salie et déchirée. Ses compagnes
-ont des bijoux d’argent et de grossières
-meleh’fa en toile bleue à bandes pourpre.
-Halima et la vieille Zoh’rah s’apprêtent à
-rejoindre Si Youssef qui travaille à sa palmeraie.
-Il les attelle à la charrue, côte à côte
-avec un âne.</p>
-
-<p>Meryem reste au logis, car elle est moins
-robuste. Elle tisse des haïks de soie, et Si
-Youssef les vend à ces marchands dont les caravanes
-emportent jusqu’aux villes lointaines les
-étoffes tramées par toutes les femmes du Djerid.</p>
-
-<p>Déjà elle s’est réinstallée avec une voisine
-derrière le métier où ses doigts habiles marient,
-du matin au soir, les fils de laine et de soie ; et
-les autres femmes, réunies pour le travail en
-commun, s’accroupissent tout autour dans la
-poussière, étirant, dévidant et filant la laine.</p>
-
-<p>La curiosité tombée à mon égard, elles
-entament une conversation avec Chedlïa. On
-m’a donné un tabouret bas et on ne s’occupe
-plus de moi. J’observe, j’examine, j’écoute. Je
-ne comprends pas toujours, car la langue du
-Djerid est un idiome quelque peu différent de
-celui de Tunis et plus rude. Mais Chedlïa vient
-à mon aide quand je le désire.</p>
-
-<p>Les femmes parlent toutes à la fois. Meryem
-a été battue la veille au soir, plus cruellement
-que de coutume, et elle exhibe ses bras et sa
-gorge meurtris.</p>
-
-<p>Baba Youssef se montre fort exigeant pour
-le travail, car il lui faut compléter la somme
-d’achat de sa nouvelle épouse. Fathma, Hanifa
-et Douja les voisines ont été battues aussi…</p>
-
-<p>Mabrouka n’a point encore reçu un seul
-coup depuis un an qu’elle est mariée. Cela
-viendra. Femme bédouine ne vécut jamais
-sans « manger du bâton ». En attendant, elle
-secoue insolemment les colliers d’or et d’agate
-que le gros Sadok lui rapporta l’autre soir, et
-elle balaye le sol poussiéreux et semé d’immondices,
-avec sa superbe meleh’fa de soie orange.</p>
-
-<p>Tout en dévidant la laine, Fathma, Hanifa
-et Douja lancent des coups d’œil hostiles à
-l’épouse favorite et trop fière.</p>
-
-<p>Meryem, de sa voix criarde, commente les
-événements de sa maison et de tout le voisinage.
-Derrière les grands murs sans fenêtres,
-les nouvelles courent de bouche en bouche,
-d’un bout à l’autre de Nefta :</p>
-
-<p>Une caravane de trente chameaux, venant
-d’El Oued, s’est arrêtée ce matin sur la grand’place
-et repart demain pour Tozeur.</p>
-
-<p>Si Chedli ben Sadok s’est cassé la jambe en
-tombant de sa mule.</p>
-
-<p>Beurnia, femme de Salah, vient d’avoir un
-garçon. Que ses couches soient bénies !</p>
-
-<p>Et soudain la conversation devient plus
-aiguë, plus passionnée et plus difficile à suivre.
-Il est question de la petite Menena bent Ali,
-dont les noces avec Mohamed le chamelier
-eurent lieu la semaine passée, et qui se meurt
-des brutalités de son époux…</p>
-
-<p>Mais, par Allah ! la famille de la petite a
-porté plainte, et l’affaire, s’il plaît à Dieu ! ira
-devant l’ouzara<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Tribunal des vizirs à Tunis.</p>
-</div>
-<p>— Quand on épouse un vieillard il faut
-s’attendre à bien des choses, — murmure stoïquement
-Salouh’a, dont le mari a soixante-dix
-ans passés.</p>
-
-<p>— Eh ! Eh ! la petite Nefissa ne sait pas ce que
-le mariage lui apportera, — ricane Mabrouka
-la trop fière.</p>
-
-<p>— Baba Youssef est un vaillant, malgré son
-âge, il donne bien ses preuves, — proteste
-aussitôt Meryem en tapant sur son ventre
-rebondi. — Et, par la tête du Prophète ! il est
-capable de nous accorder à toutes la « part de
-Dieu » après celle de sa nouvelle épouse.</p>
-
-<p>— Quand un homme chargé d’années prend
-une petite colombe fraîche éclose comme
-Nefissa, ce n’est pas pour l’atteler à la charrue.</p>
-
-<p>— Par l’Élevé ! c’est lui-même qui labourera, — dit
-Mabrouka de sa voix aigrelette.</p>
-
-<p>Les rires fusèrent de tous côtés, entremêlés
-de plaisanteries que je ne comprenais plus.
-Puis Meryem reprit :</p>
-
-<p>— Nefissa ne restera pas longtemps prunelle
-de son œil, car Halima ne tardera pas à
-enfanter, et Si Youssef la répudiera aussitôt.</p>
-
-<p>— Plaise à Dieu qu’elle ait un fils et
-demeure encore à la maison le temps de sa
-nourriture !</p>
-
-<p>— Plaise à Dieu ! En attendant Si Youssef
-amasse déjà l’argent de sa remplaçante, — dit
-Meryem. — Hier il a vendu quarante francs
-le grand haïk que nous venions de terminer,
-Halima et moi. Elle lui a dit : « Donne-moi
-de quoi acheter un peu d’étoffe, ma meleh’fa
-est en lambeaux et j’ai froid la nuit. » Si
-Youssef lui a répondu : « Que ta langue soit
-nouée ! Crois-tu que j’ai de l’argent à dépenser
-pour une chienne comme toi ? Je veux avoir
-promptement de quoi payer celle qui te
-suivra. Ainsi travaille et ne m’importune
-plus ! »</p>
-
-<p>— C’est la quatrième fois qu’Halima sera
-répudiée, elle n’a pas de chance, et quand on
-passe d’un mari à l’autre, c’est pour tomber du
-chameau à l’âne.</p>
-
-<p>— Pourquoi, — hasardai-je en me mêlant à
-la conversation, — Baba Youssef garde-t-il la
-vieille Zoh’rah ?</p>
-
-<p>— Parce qu’elle est forte et travailleuse ; elle
-tire la charrue mieux qu’un mulet. Voilà
-trente ans que Si Youssef l’a épousée et elle
-lui a donné trois fils, il ne la répudiera jamais.</p>
-
-<p>— Et moi non plus, il ne me répudiera pas, — ajouta
-Meryem, — car je suis habile et vive
-à tisser la soie, je sais faire les tapis avec des
-dessins et des chameaux, et, plaise à Dieu !
-c’est un fils que je porte.</p>
-
-<p>Je pris congé après les salutations d’usage.
-Meryem se leva lourdement pour m’accompagner.</p>
-
-<p>— Veux-tu voir la chambre ?</p>
-
-<p>Elle ouvrit une porte, de l’autre côté de la
-cour, en face du petit réduit au métier où les
-femmes étaient réunies. Je vis une longue pièce
-sombre, aux murs de boue sèche et au sol de
-terre battue. Une seule ouverture sur la cour,
-simple trou dans la muraille, dispensait parcimonieusement
-l’air et la clarté. Du plafond en
-poutres de palmiers les toiles d’araignée
-pendaient innombrables et grises. Quelques
-coffres de bois grossièrement peints, d’énormes
-jarres de terre, des cruches, une vingtaine de
-plats à couscous accrochés au mur, et la paillasse
-de Baba Youssef formaient tout le mobilier.
-A l’autre extrémité de la chambre, de
-vieilles loques et des lambeaux de couverture
-marquaient la couche des femmes…</p>
-
-<p>— Ce n’est pas riche, — dit Chedlïa une fois
-dehors. — Et pourtant Baba Youssef a de l’argent.
-Mais dans ce pays-ci on n’est pas habitué
-comme à Tunis aux bonnes et jolies choses.
-Les Nefti sont des sauvages. Tu n’imagines pas
-le couscous qu’ils préparent, avec du grain
-pilé et des piments ! Par l’Élevé ! je n’en pourrais
-manger.</p>
-
-<p>Un bruissement particulier nous fit retourner.
-Derrière nous, trois étranges animaux cheminaient,
-balayant le sol de leurs queues
-immenses et blondes. Ils s’arrêtèrent à la porte
-de Baba Youssef, et je reconnus son âne et
-ses deux femmes qui, chargés de palmes
-sèches, revenaient de l’oasis.</p>
-
-<p>Au tournant de la rue s’élevait la demeure
-du cheikh Abd el Aziz où nous logions depuis
-quelque temps. Elle n’avait rien qui la distinguât
-des autres, bien qu’elle fût une des plus
-considérables du pays, mais son grand mur
-fauve était percé de deux ouvertures sur la
-rue, chose rare. Et de fait, aussitôt entré dans
-le vestibule voûté, aux colonnes frustes et
-lourdes, on trouvait deux chambres, l’une à
-droite et l’autre à gauche, indépendantes du
-reste de la maison. Le cheikh y recevait
-d’habitude ses amis et ses administrés et,
-depuis notre arrivée, il avait mis à notre
-disposition ces deux pièces luxueusement
-blanchies à la chaux, avec tout ce qu’il possédait
-de mieux : son matelas, son immense
-couverture de Gafsa aux rayures multicolores ;
-son plus beau tapis, son aiguière de cuivre et
-ses flacons de parfums. Hospitalité généreuse,
-charmante et patriarcale.</p>
-
-<p>Chaque soir notre ami venait prendre le
-café avec nous. C’était un beau vieillard à
-barbe blanche, aux manières de grand seigneur,
-aux gestes lents et harmonieux dans
-ses draperies immaculées, à la parole subtile,
-fin et lettré.</p>
-
-<p>Il avait étudié jadis à la grande mosquée
-de Tunis, au temps où les transports étaient
-lents à travers le pays et où l’on mettait un
-mois, de Nefta, pour gagner le Nord. Et, de son
-séjour dans les villes, il conservait des habitudes
-plus raffinées et des mœurs plus douces.
-Il n’avait que deux femmes, la vieille Aziza,
-épousée lors de sa jeunesse, et la petite
-Fatouma, qui depuis un an remplaçait Edïa
-morte subitement. Elles ne travaillaient point
-à l’oasis, Si Abd el Aziz ayant des khammès<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>
-pour sa palmeraie.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Jardiniers.</p>
-</div>
-<p>Cuire les aliments, traire les chèvres et tisser
-des tapis, formaient leurs seules occupations,
-et le maître ne les tourmentait pas pour
-l’ouvrage. Il ne les battait jamais et leur donnait
-des meleh’fas en soie neuve chaque année.
-Elles portaient d’innombrables bijoux d’or aux
-bras, au cou et sur la tête. Aziza et Fatouma,
-épouses du cheikh Abd el Aziz, étaient des
-femmes privilégiées. Au reste, elles logeaient
-dans une chambre semblable à celle de Baba
-Youssef, et couchaient par terre comme toutes
-les bédouines. Le cheikh les traitait avec
-humanité et les méprisait profondément.</p>
-
-<p>— Nos femmes sont bêtes, avait-il coutume
-de répéter, plus bêtes que les chèvres.</p>
-
-<p>Et le fait est que leur triste existence les a
-dégradées et abaissées au rang de femelles.
-Mariées à douze ans, flétries à quinze, accablées
-de besogne, maltraitées, répudiées à
-chaque instant, passant d’un mâle qui les
-exploite et les bat à un autre mâle qui les
-exploite et les bat davantage, elles vivent dans
-la crasse et l’ignorance les plus abjectes.</p>
-
-<p>— Mon ânesse le jour, mon épouse la nuit, — dit
-le bédouin.</p>
-
-<p>Le dédain des Arabes du Djerid pour leurs
-femmes est extrême.</p>
-
-<p>Il est rare pourtant qu’ils n’aient pas les
-quatre épouses permises par le Coran, car leur
-travail est une source de richesse.</p>
-
-<p>Mon mari ne dépassait jamais le vestibule
-où donnaient nos chambres, mais moi, j’allais
-parfois rejoindre Chedlïa à l’intérieur de la
-maison. J’y trouvais les femmes du cheikh
-invariablement accroupies derrière les métiers
-aux fils tendus, et le cercle des voisines cardant
-ou dévidant la laine, au milieu des rires et des
-propos oiseux.</p>
-
-<p>Il était souvent question de Nefissa, la prochaine
-épousée de Baba Youssef ; car un
-mariage avec ses réjouissances est l’événement
-capital et passionnant entre tous. On la disait
-fort jolie, et son père, Si Ali el Trabelsi, en
-avait exigé sept cents francs, somme excessive
-pour une petite vierge bédouine, deux kilos
-d’argent et une demi-livre d’or, afin de fondre
-les bijoux.</p>
-
-<p>— Si tu veux, — me dit une fois Chedlïa, — nous
-irons la voir avec les femmes du cheikh.
-C’est le « jour du henné » et les noces ont lieu
-après-demain.</p>
-
-<p>La vieille Aziza et sa coépouse Fatouma se
-voilaient de bleu, tandis que Chedlïa s’enveloppait
-dans son soufsari blanc qui, à Nefta,
-causait une impression égale à celle de mes
-chapeaux parisiens.</p>
-
-<p>Je partis, escortée de mes trois fantômes, et
-nous marchâmes longtemps à travers les rues
-en labyrinthe, voûtées et sombres, où le
-soleil traçait de loin en loin des rais éclatants.</p>
-
-<p>Nous nous arrêtâmes enfin à la porte de Si
-Ali el Trabelsi, derrière laquelle une rumeur
-dénonçait la fête. Dès l’entrée je fus prise dans
-un remous de femmes parées, curieuses, et
-mal odorantes, et je dus subir l’habituel et
-très indiscret examen de cent paires d’yeux et
-de mains.</p>
-
-<p>On me poussa enfin vers la chambre de la
-mariée. J’aperçus, au milieu des bédouines
-agitées et bruyantes, une immobile, silencieuse
-et exquise petite idole étincelante d’or,
-accroupie au centre d’un grand tapis de Tozeur.
-Des traits menus dans l’ovale allongé, des yeux
-enfantins agrandis de kohol, une bouche minuscule
-éclatante de fard, une peau fine, mate et
-brune sous le rouge dont ses joues étaient
-peintes, une toute petite fille enfin, parée de
-soie et de bijoux. Elle semblait toute frêle et
-jeunette sous les chaînes et le lourd diadème
-dont sa tête était surchargée. Dix anneaux
-d’or énormes et fraîchement fondus pendaient
-de chaque côté de son visage, et les femmes
-énuméraient avec envie les innombrables bracelets
-ceignant les bras minces, les colliers de
-corail, d’agate et d’or, les mains de Fathma,
-les croissants, les pendeloques, les grands
-khelkhall d’argent enserrant les chevilles, et
-la souple meleh’fa de soie violette, à franges
-d’or, drapée à la taille par une ceinture en
-cordons de soie verts, orange, bleus et argent !</p>
-
-<p>Nefissa ! brebis nouveau-née ; prunelle de
-mon œil ; petite précieuse aux yeux de gazelle ;
-petit corps frêle et parfumé, voici bientôt venir
-l’époux…</p>
-
-<p>Baba Youssef !…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les noces eurent lieu le surlendemain, et,
-malencontreusement absente, je ne les vis
-point. Mais je sus par Chedlïa tous les détails
-de la fête : la promenade de la mariée à dos
-de chameau, sous le grand palanquin de soie,
-suivie de l’époux sur sa mule, et de son long
-cortège de parents et d’amis, au bruit des coups
-de fusil, des clameurs et des yous-yous.</p>
-
-<p>Puis l’entrée de Nefissa et de Baba Youssef
-dans le chambre nuptiale… et les réjouissances
-du lendemain : l’enlèvement simulé de la
-mariée par un ami de Si Youssef, les couscous
-monstres, et les parfums brûlant dans les
-« canoun ». Et je sus aussi que chaque soir,
-pendant huit jours, le mari se glissait dans sa
-demeure, furtif comme un voleur, pour
-rejoindre sa nouvelle épouse.</p>
-
-<p>Ensuite je revis Nefissa dans la maison de
-Baba Youssef, avec son petit visage adorable
-aux traits tirés, ses grands yeux enfantins
-cernés de fatigue et de kohol. Elle avait pris
-sa place au métier, à côté de Meryem, mais on
-disait que le maître n’était point exigeant pour
-son travail, et ne désirait d’elle qu’une seule
-chose… Et chaque fois que les caravanes s’arrêtaient
-à Nefta, il achetait à Nefissa une étoffe,
-un bijou, ou de ces babouches en cuir brodé
-que l’on fabrique à Touggourt. Mais la petite
-n’était pas fière, et ses coépouses, malgré leur
-jalousie bien naturelle, se laissaient prendre à
-sa douceur et à sa grâce.</p>
-
-<p>Enfin sonna l’heure de notre départ, celle de
-dire adieu à toutes choses de cette ville saharienne
-hospitalière et paisible et de reprendre
-nos mules pour le grand trajet dans le désert,
-jusqu’à Metlaoui, relié au monde civilisé par
-un train qui file encore pendant des heures et
-des heures à travers les contrées arides.</p>
-
-<p>Nous cheminions une dernière fois dans
-l’oasis, sous les hauts palmiers, le long des
-oueds qui courent si gaîment sur le sable fin.
-Des laveuses de laine étaient accroupies au
-milieu de l’eau pour blanchir les toisons amoncelées
-devant elles. Je reconnus Meryem.</p>
-
-<p>— Sais-tu, — me dit-elle aussitôt, — Halima
-vient d’avoir une fille, la pauvre ! il
-n’y a pas une heure. Qu’Il soit exalté !</p>
-
-<p>— Comment ? Mais je l’ai aperçue à l’instant
-dans la palmeraie de Baba Youssef, en train de
-sarcler avec la vieille Zoh’rah.</p>
-
-<p>— Oui, elle travaillait quand les douleurs
-l’ont prise. Elle a enfanté sous le gros jujubier,
-puis elle est venue me montrer l’enfant
-et le laver à l’oued, maintenant elle l’a chargé
-sur son dos et s’est remise à l’ouvrage.</p>
-
-<p>— Et c’est toujours ainsi chez vous ?</p>
-
-<p>— Grâce à Dieu, nous ne sommes pas
-comme ces femmes de Tunis dont parle
-Chedlïa, qui restent étendues huit jours après
-leurs couches. A présent, — ajouta-t-elle confidentiellement, — Halima
-va tout de suite être
-répudiée. Mais Si Youssef a le cœur tourné
-par cette petite Nefissa, et longtemps encore
-elle restera prunelle de son œil et fleur de son
-jardin. Il veut remplacer Halima par une
-femme d’âge et de force, une répudiée qu’il ne
-payera pas cher, et pourra atteler à la charrue
-avec la vieille Zoh’rah.</p>
-
-<p>… Nous quittâmes Nefta au petit jour. En
-passant devant la demeure de Baba Youssef,
-j’entendis une voix frêle qui chantait :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Allah ! Allah ! qu’y a-t-il sur moi ?</div>
-<div class="verse">Il est parti en voyage et m’a abandonnée,</div>
-<div class="verse">Il est parti et m’a laissée seule,</div>
-<div class="verse">Mes larmes coulent sur mes joues,</div>
-<div class="verse">Que le Très-Haut ait pitié de moi !</div>
-<div class="verse">Il est parti et m’a laissée dans ma demeure,</div>
-<div class="verse">Pleurant et criant, hélas !</div>
-<div class="verse">Les pleurs inondent mes joues.</div>
-<div class="verse">Un feu intense brûle dans mes entrailles…</div>
-</div>
-
-<p>Et la plaintive mélopée de Nefissa, qui
-s’éteignait dans l’éloignement, fut comme le
-dernier adieu de Nefta la très lointaine, de
-Nefta aux cent coupoles que nous ne reverrons
-jamais plus.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c10">X<br />
-<span class="small">LAMENTO</span></h3>
-
-
-<p>Des cris perçants ont ébranlé la nuit, suivis
-de longs sanglots qui s’élèvent et s’exaspèrent,
-et de clameurs plus sauvages. Ce ne peut être
-une épouse battue, on distingue les voix de
-plusieurs femmes… Le concert tragique nous
-tient éveillés jusqu’au matin. Par instants il
-semble s’apaiser, puis il repart avec une nouvelle
-frénésie…</p>
-
-<p>— La vieille Latifa est entrée dans la miséricorde, — nous
-dit Chedlïa. — Ce sont les
-lamentations de ses filles que vous entendez.</p>
-
-<p>J’avais aperçu quelquefois notre voisine
-octogénaire, idiote et paralysée, et je n’aurais
-pas cru que sa mort pût provoquer un tel
-désespoir. Ses enfants l’entretenaient avec respect,
-mais évidemment elle leur était à charge,
-depuis des années qu’elle avait perdu la raison,
-et ne reconnaissait pas même les siens.</p>
-
-<p>J’accompagnai Chedlïa au domicile mortuaire.</p>
-
-<p>La vieille Latifa était de petite bourgeoisie,
-mais son frère, le général Chedli ben Amor,
-avait joui d’une grande faveur sous Sadok Bey
-et, malgré la ruine et la disgrâce actuelles, il y
-aurait, pour cela, de belles funérailles.</p>
-
-<p>Les filles de la morte, Edïa et Cherifa, se
-lamentent toujours. Leur douleur et leurs cris
-enflent à chaque nouvelle arrivée :</p>
-
-<p>— O ma mère Latifa ! O ma mère !</p>
-
-<p>— O Puissant !</p>
-
-<p>— O mon Maître !</p>
-
-<p>— O Miséricordieux !</p>
-
-<p>— O Prophète !</p>
-
-<p>— O ma mère Latifa !</p>
-
-<p>Elles ont le visage griffé à coups d’ongles et
-s’arrachent les cheveux par poignées. Les
-autres femmes, parentes et amies, sanglotent
-à l’envi, donnant des signes du plus cuisant
-chagrin.</p>
-
-<p>Instantanément Chedlïa se met à gémir avec
-une facilité et un naturel merveilleux. Et je
-me sens gênée, au milieu de cette foule en
-pleurs, de ne savoir, moi aussi, verser quelques
-larmes…</p>
-
-<p>Le cadavre repose dans la pièce voisine,
-rigide entre deux draps, les gros orteils liés
-ensemble par une tacrita de soie.</p>
-
-<p>Je reste peu. Déjà les laveuses funèbres
-apprêtent « l’équipement de la morte » : vases,
-aiguières, flacons d’essences, pour la dernière
-toilette. Elles doivent nettoyer soigneusement
-le corps, et lui faire subir une sorte d’embaumement
-avec du henné, de la canelle et des
-tampons de ouate parfumée que l’on dispose
-aux aisselles, sur la bouche, autour de la tête,
-et dans toutes les parties susceptibles d’une
-prompte corruption. Puis la vieille Latifa, vêtue
-d’un costume neuf et enveloppée d’un suaire,
-attendra, allongée sur le tapis, tandis que les
-récitateurs de Coran, par groupes de quatre, se
-relayeront en psalmodiant les sourates sacrées.</p>
-
-<p>Et enfin le cadavre sera déposé dans une
-bière provisoire pour traverser la ville, car les
-femmes sont recluses jusqu’après la mort ; tandis
-que les hommes s’en vont au cimetière
-simplement voilés d’un linceul.</p>
-
-<p>Le lendemain, la vieille Latifa partit au milieu
-d’un imposant cortège mâle. Ses filles et
-parentes redoublèrent leurs cris, et trois jours
-encore elles doivent rester dans la douleur,
-sans cuire les aliments, ni coudre, ni s’occuper
-d’aucune chose. Puis la vie reprendra son cours
-normal.</p>
-
-<p>Lorsque le corps franchit la porte, Edïa et
-Cherifa eurent d’admirables crises nerveuses.
-Dans le fond du cœur elles étaient fières parce
-qu’il y avait dix « chanteurs de Coran » derrière
-le cercueil, et une suite nombreuse de
-parents et d’amis. Cela seul dénonce la situation
-de la famille, les musulmans, riches et
-pauvres, faisant leur dernier trajet dans le
-même équipage.</p>
-
-<p>Tous les dix pas, et sans que la marche du
-cortège en fût interrompue, les passants se
-relayaient pour porter la civière funèbre. Car
-c’est une action méritoire devant Allah,
-qu’aider au transport d’un défunt.</p>
-
-<p>La bière était couverte d’un drap d’or et de
-vieilles broderies aux couleurs gaies. Quelques
-fleurs s’éparpillaient sur les étoffes. Les chants
-à plusieurs voix scandaient la marche, attirant
-les femmes curieuses, qui se penchaient, invisibles,
-aux moucharabiés, tout le long du parcours.</p>
-
-<p>On atteignit enfin le cimetière un peu hors
-de la ville.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>La besogne funèbre achevée, une simple
-pierre sans inscription marqua la tombe, au
-hasard dans la verdure. Et la vieille Latifa,
-qui ne savait pas ce que c’était que la campagne,
-repose sous l’herbe folle criblée de
-soucis orange, au milieu d’un bois d’eucalyptus
-et d’aloès aux feuilles bleues et acérées.</p>
-
-<p>Le grand ciel libre, vibrant de lumière,
-s’étend au-dessus d’elle, et les oiseaux gazouillent
-alentour du matin au soir, maintenant que
-ses yeux sont fermés et que ses oreilles n’entendent
-plus…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c11">XI<br />
-<span class="small">JEUNES-TUNISIENNES</span></h3>
-
-
-<p>Une automobile s’est arrêtée devant ma maison,
-révolutionnant la rue calme, plus habituée
-aux bourricots et aux charrettes qu’aux trépidantes
-« carh’aba ». Un Arabe saute du siège
-où il était assis à côté du chauffeur, heurte à
-la porte, déploie son burnous devant ses yeux,
-et en protège le passage rapide de deux formes
-voilées qui s’engouffrent dans le vestibule. Ce
-sont mes amies les dames El Karoui dont
-j’attendais la visite.</p>
-
-<p>Douja et Nejima sont de charmantes musulmanes
-nouveau jeu, instruites, distinguées
-parlant français sans le moindre accent.</p>
-
-<p>Nejima est veuve de Si Azous El Karoui,
-l’avocat. Elle n’a point envie de se remarier,
-craignant de tomber dans une famille d’esprit
-moins large que celle du défunt. Elle en souffrirait
-trop, ayant été élevée par une institutrice
-française et des parents aux idées très modernes.
-Son frère aîné Si Jilani est interne des hôpitaux
-de Paris.</p>
-
-<p>Douja, sa jeune belle-sœur, est la femme de
-Si Slimane El Karoui, directeur du journal
-arabe la <i>Zorah</i>. Elles s’entendent admirablement
-ensemble et ne se quittent jamais.</p>
-
-<p>Douja est née aussi dans un des rares milieux
-musulmans très libéraux de Tunis. Elle a fait
-toutes ses études à l’école secondaire Jules-Ferry.</p>
-
-<p>Ces dames voyagent chaque année avec Si
-Slimane. Elles vont à Vichy, à Paris, en Italie…
-Elles s’embarquent soigneusement voilées, mais
-une heure après le départ, elles sortent de leurs
-cabines, transformées en Européennes élégantes.
-Aussitôt rentrées à Tunis elles savent
-se conformer aux mœurs de leur pays, sans
-pourtant s’astreindre à la réclusion absolue.</p>
-
-<p>Elles, qui évoluent fort à leur aise dans un
-salon parisien plein de messieurs, n’ont jamais
-été aperçues par un seul coreligionnaire… Leur
-automobile est hermétiquement close par des
-volets en bois ; mais elles vont souvent voir
-des Françaises, leurs seules amies. Car, malgré
-la situation de leur famille et l’extrême régularité
-de leur vie, elles sont assez mal considérées
-dans les milieux musulmans aux idées
-étroites.</p>
-
-<p>Dès l’entrée, elles ont vite rejeté leurs voiles
-de soie, et apparaissent joliment vêtues à
-l’arabe, de costumes brodés, en satin gris, où
-l’on ne devine l’influence parisienne qu’au goût
-discret et aux teintes atténuées.</p>
-
-<p>— Comment allez-vous ? Il y a un temps
-infini que nous ne vous avons vue.</p>
-
-<p>— Et vous-mêmes ? Avez-vous fait un bon
-voyage ? Donnez-moi des nouvelles de Paris.</p>
-
-<p>— Toujours charmant ! Mais il commence à
-y faire froid, et nous avons retrouvé sans
-déplaisir le soleil de Tunis.</p>
-
-<p>Nous causons de mille choses actuelles. Ces
-dames sont au courant de tout : art, littérature,
-politique. Elles m’apportent un livre sur les
-harems turcs, récemment paru.</p>
-
-<p>— Vous verrez, c’est intéressant, pour nous
-surtout, puisqu’il est question de la vie féminine
-à Constantinople.</p>
-
-<p>— Ce ne doit pas être très exact du reste, — ajoute
-Nejima. — A en croire l’auteur,
-toutes les femmes de Stamboul seraient jolies,
-instruites, heureuses, mères et épouses idéales.
-Et je doute que la perfection existe là-bas plus
-qu’ailleurs.</p>
-
-<p>— Et puis, — remarque Douja, — puisque
-l’auteur, une femme grecque, trouve si délicieuse
-la vie au harem, que n’y est-elle donc restée,
-épousant un Turc, au lieu de se marier avec un
-Américain, pour partir à San Francisco ?…</p>
-
-<p>Un coup de sonnette interrompt notre conversation,
-et Habiba introduit deux visiteuses
-inopportunes, mesdames B… et G…, perruches
-bavardes et prétentieuses. Elles doivent être
-nées aux environs de Carpentras ou de Guéret,
-mais, parce qu’elles portent des robes drapées
-et des aigrettes de trente centimètres, elles
-s’imaginent passer pour des Parisiennes.</p>
-
-<p>Je fais les présentations.</p>
-
-<p>— Ah ! — s’exclame madame B…, — que je
-suis heureuse de rencontrer des musulmanes !
-c’est la première fois que cela m’arrive.</p>
-
-<p>— Et vous parlez français, — minaude
-madame G…, — c’est exquis ! Vous allez nous
-raconter tant de choses dont nous n’avons pas
-la moindre idée.</p>
-
-<p>— Vous êtes trop aimable, madame, — proteste
-Douja, — mais c’est vous plutôt qui
-pourrez nous intéresser. Nous sortons peu, ici,
-vous le savez.</p>
-
-<p>— C’est vrai ! Vous avez des mœurs très
-curieuses. Dites-moi, que faites-vous dans vos
-harems ? Que vous y apprend-on ?</p>
-
-<p>— L’instruction y est généralement négligée, — riposte
-en souriant Nejima, — mais on ne
-manque jamais de nous enseigner le savoir-vivre
-et la discrétion.</p>
-
-<p>Les deux perruches ne saisissent pas la
-leçon que cette jeune musulmane vient de
-leur infliger. Elles continuent à questionner et
-à babiller étourdiment. Et comme je devine la
-nervosité de mes amies, devant un tel manque
-de tact et une curiosité si indécente, je fais
-dévier l’entretien sur un autre sujet.</p>
-
-<p>— Nous avons été hier au Palmarium voir
-la <i>Belle Hélène</i>, — dit madame B… — C’est
-bien pour la quatrième fois, mais on s’y amuse
-toujours. Évidemment, mesdames, vous ne
-connaissez pas cela.</p>
-
-<p>— Je vous demande pardon, — répond Douja. — Nous
-avons même assisté dernièrement à
-une parodie de Shakespeare analogue, et bien
-supérieure à mon avis : <i>Troïlus et Cressida</i> !</p>
-
-<p>— Comment dites-vous ? Où donne-t-on cette
-pièce ? Je ne l’ai pas vue affichée.</p>
-
-<p>— C’est à l’Odéon qu’on la joue, madame,
-depuis très peu de temps.</p>
-
-<p>— Ah ! — fait madame B… un peu dépitée. — Vous
-connaissez donc Paris ?</p>
-
-<p>— Nous y passons tous les ans deux mois.</p>
-
-<p>Les perruches abandonnent vite ce sujet. Il
-leur en coûterait sans doute d’avouer à ces
-musulmanes qu’elles ignorent la capitale dont
-elles singent les modes.</p>
-
-<p>Précisément la question chiffon est plus passionnante
-que jamais cet automne. Reviendra-t-on
-aux paniers ?… Madame G… a besoin d’un
-costume, et se demande avec anxiété si elle
-doit en faire draper la jupe.</p>
-
-<p>— La plupart des tailleurs gardent leur
-ligne sobre, — dit Nejima. — Nous en avons
-vu de simples et charmants chez Montaillé et
-différents couturiers.</p>
-
-<p>Les perruches se regardent interloquées…
-Elles se décident enfin à s’envoler : frous-frous,
-caquetages, bruits d’ailes… Dans le vestibule,
-madame G… me dit d’un air entendu :</p>
-
-<p>— Vos amies sont délicieuses, mais nous ne
-tombons pas dans le piège. Ce sont des Françaises
-déguisées en musulmanes. De grâce,
-dites-nous leurs noms ?</p>
-
-<p>Je souris, énigmatique. Et j’amuse bien les
-dames El Karoui en leur rapportant ensuite ce
-propos.</p>
-
-<p>— Il va falloir vous quitter, car nous avons
-promis à notre cousine Menena Zoubhir, d’aller
-la voir aujourd’hui. Elle est fort préoccupée :
-son vieux turban de mari s’est mis en tête de
-marier leur fille Neïla avec Si Tayeb ben
-Mokhtar.</p>
-
-<p>— Vous figurez-vous la pauvre petite qui a
-fait toutes ses études à Jules-Ferry, dans ce
-milieu ancien style !</p>
-
-<p>— Il est vrai que sa grand’mère lui en
-donne déjà l’avant-goût.</p>
-
-<p>— Oui, mais Neïla n’en a pas moins une vie
-intellectuelle et plus civilisée auprès de sa
-mère.</p>
-
-<p>— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec
-nous ? — dit Nejima. — Elles sont toujours
-si contentes de vous voir.</p>
-
-<p>— Avec plaisir, je suis libre toute la journée.</p>
-
-<p>Mes amies se voilent, et leur auto nous
-dépose vite au Dar Zouhir.</p>
-
-<p>Lella Menena et sa fille nous reçoivent en
-vraies femmes du monde.</p>
-
-<p>Elles savent dissimuler leurs tourments et
-ma présence les empêchera d’en dire un seul
-mot à leurs cousines. Elles ont un grand souci
-de dignité devant une Européenne, et paraissent
-toujours pleinement satisfaites de leur
-sort.</p>
-
-<p>— Sans doute, — m’a dit un jour Lella
-Menena, — l’existence des musulmanes est
-assez sévère ici. Mais elle a bien ses bons
-côtés. Nous avons le temps de réfléchir, une
-vie calme et saine. Je n’envie pas le sort des
-Françaises toujours affairées, absorbées par
-mille soins dont nous sommes déchargées. Il
-y a aussi une certaine satisfaction à suivre les
-règles observées par toutes nos aïeules. Un
-changement se fera peut-être dans notre condition,
-mais très lentement. Pour l’instant
-nous sommes heureuses…</p>
-
-<p>Est-ce l’exacte vérité ? Du moins il y a du
-mérite et une grande fierté à le proclamer.</p>
-
-<p>Lella Menena fut élevée par une institutrice
-française, sans quitter la maison paternelle,
-mais Neïla est allée au lycée jusqu’à treize ans,
-mêlant sa vie et sa pensée à celles de ses
-petites camarades. Puis un jour, son enfance
-libre s’est terminée, elle est rentrée au logis
-pour n’en plus sortir jamais…</p>
-
-<p>Regrette-t-elle parfois l’existence entr’aperçue ?…</p>
-
-<p>Ces dames lisent, reçoivent des journaux et
-des revues, s’intéressent aux choses intellectuelles ;
-Lella Menena est une mère intelligente,
-très occupée de ses jeunes enfants, la toute
-petite Jemila, et les deux garçons qui vont au
-lycée, et font en même temps leurs études
-arabes. Sa demeure a des fenêtres largement
-ouvertes à la lumière, donnant sur les terrasses
-des souks. Si Omar, son mari, n’est point un
-« vieux turban », comme le prétend Douja. C’est
-au contraire un homme instruit, d’idées assez
-modernes, qui tolère pour sa femme et sa fille
-bien des habitudes quasi européennes, à la
-condition qu’elles ne sortent pas de la maison
-et se conforment aux mœurs. Je m’étonne qu’il
-veuille imposer à Neïla un époux retardataire.
-Peut-être y est-il poussé par sa mère,
-musulmane de la vieille école, que révoltent
-toutes ces coutumes françaises introduites
-dans sa demeure.</p>
-
-<p>Elle paraît quelquefois lorsque je viens, et
-je devine une sourde hostilité sous sa politesse.</p>
-
-<p>Neïla s’est assise auprès de moi. Elle me
-reproche la rareté de mes visites.</p>
-
-<p>— Songez que j’ai eu le temps de terminer,
-depuis que vous êtes venue, ce chemin de
-table à peine commencé.</p>
-
-<p>Elle me l’apporte : il est charmant, tout
-incrusté de filet, et brodé dans la perfection.</p>
-
-<p>— Maman vient de m’abonner à la <i>Corbeille
-à ouvrage</i> qui envoie chaque mois des travaux
-échantillonnés.</p>
-
-<p>— Ainsi, Neïla, vous continuez toujours
-votre trousseau ?</p>
-
-<p>Elle rougit, et ses yeux se remplissent de
-larmes.</p>
-
-<p>— Excusez-moi, — dit-elle tout bas, — j’ai
-bien des tristesses en ce moment. Mes cousines
-ont dû vous le dire, mon père va me marier à
-Si Tayeb ben Mokhtar.</p>
-
-<p>— Mais, Neïla, si cette union vous répugne,
-ne pouvez-vous, très respectueusement, résister
-à Si Omar ?</p>
-
-<p>— Je n’ose pas, — dit-elle. — Vous savez le
-respect que nous avons pour nos pères. Et puis,
-ce serait mal…</p>
-
-<p>— Alors, vous acceptez ainsi l’époux qu’il
-vous impose ?</p>
-
-<p>— Oui, — répond-elle simplement… — Je
-tâcherai de prendre mon parti de cette nouvelle
-existence. Ma cousine Amina, qui a été
-élevée comme moi, a bien épousé Si Slim
-Cherif, et elle vit suivant les vieilles mœurs.
-Elle n’est pas malheureuse, elle a un bébé…</p>
-
-<p>Une mulâtresse apporte le thé, très correctement
-servi à l’européenne, sur de petits napperons
-brodés. Puis elle disparaît. Dans cette
-maison les servantes font leur service comme
-chez nous, avec silence et discrétion.</p>
-
-<p>Après quelques moments, je me lève, Neïla
-me reconduit jusqu’en haut de l’escalier.</p>
-
-<p>— Vous ne tarderez pas à être invitée à mes
-noces, — dit-elle. — Ce matin on en a fixé
-l’époque après notre nouvelle année.</p>
-
-<p>— Alors, c’est tout à fait décidé ?</p>
-
-<p>— Oui, — répond la jeune fille, — maintenant
-il n’y a plus qu’à savoir me soumettre
-et me dominer… l’un et l’autre sont difficiles,
-mais je m’y efforce.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c12">XII<br />
-<span class="small">LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAÏM</span></h3>
-
-
-<p>Je me promenais, en quête d’un modèle,
-aux environs de la rue Sidi ben Naïm, dans
-cet étrange quartier de courtisanes, où les
-portes ouvertes de chaque maison laissent
-apercevoir des femmes parées et nonchalantes,
-étendues sur leurs divans. Des femmes aux
-visages nus et aux mœurs impudiques.</p>
-
-<p>Il y avait des Tunisiennes en pantalons
-bouffants et gebbas brodées, des bédouines
-chargées de bijoux sauvages, et drapées dans
-leurs meleh’fas de soie, des négresses aux oripeaux
-éclatants, des Juives grasses et blanches.</p>
-
-<p>Quelques-unes causaient et riaient avec des
-tirailleurs indigènes : mais la plupart se reposaient,
-indolentes, en buvant du café à petites
-gorgées, et en croquant de gros radis mauves.</p>
-
-<p>A cette heure, les rues tranquilles prennent
-sous le soleil un aspect honnête, la clientèle
-en étant essentiellement noctambule.</p>
-
-<p>Une de ces femmes marchait devant moi,
-petite, boulotte, mais bien moulée dans une
-superbe fouta jaune rayée d’argent. Et, s’étant
-retournée, elle me sourit. A mon grand étonnement
-je reconnaissais sa face ronde au nez
-trop court et aux lèvres sensuelles… et pourtant
-je ne me savais point d’amie parmi les
-dames de la rue Sidi ben Naïm.</p>
-
-<p>— Par mon Maître ! — s’exclama-t-elle, — je
-ne m’attendais guère à te rencontrer ici, la
-dernière fois que je te vis au Dar el Joued,
-où cette chienne de Salouh’a m’avait fait
-enfermer !</p>
-
-<p>Alors seulement, je réalisai que cette courtisane
-était autrefois Lella Zeïna, la petite
-bourgeoise bien recluse chez son époux
-Si Salah Boubaker. Et je ne sus pas lui cacher
-ma surprise.</p>
-
-<p>— Toi ici !</p>
-
-<p>— Mais oui, — répondit-elle sans embarras. — J’ai
-moisi presque un an au Dar el Joued,
-et puis mon mari s’est lassé de mes résistances
-lorsqu’il venait la nuit partager ma couche,
-et il m’a répudiée. Je n’ai pas de famille à
-Tunis, je suis libre. Sans doute j’aurais pu
-me remarier, mais j’en avais assez… A la
-prison, il y avait des femmes d’ici. Elles
-disaient que la vie n’y était point désagréable
-et qu’on gagnait beaucoup d’argent. Ça m’a
-tentée.</p>
-
-<p>— Et tu ne regrettes rien ?</p>
-
-<p>— Par Allah ! je n’ai jamais été si contente.</p>
-
-<p>— Mais ces hommes que tu dois accepter
-ne te répugnent pas ?</p>
-
-<p>— Eux ou un époux, n’est-ce pas toujours
-la même chose ? Sans doute quelques-uns sont
-très brutaux, surtout les soldats, mais une
-fois partis, on est tranquille. Vois-tu, il vaut
-mieux avoir affaire à beaucoup qu’à un seul,
-on est plus libre, et l’argent acquis est bien à
-soi… Veux-tu voir ma maison ?</p>
-
-<p>J’hésitai une seconde, puis la curiosité
-l’emporta et je suivis Zeïna la courtisane.</p>
-
-<p>Au delà du vestibule, meublé du seul divan
-indicateur, je traversai un gai petit patio tout
-fleuri, jardinet en miniature qu’ombrageait un
-bananier aux feuilles longues, molles et déchiquetées.</p>
-
-<p>La chambre de la jeune femme était presque
-semblable à celle d’autrefois, chez son ex-époux
-Si Salah Boubaker : deux lits, des
-étagères chargées de bibelots au-dessus du
-divan, des armoires à glace Louis XV flanquant
-la porte, et à la place du piano muet,
-un mystérieux objet enveloppé d’une étoffe de
-soie.</p>
-
-<p>Zeïna me prépara une tasse de café, me fit
-un bouquet avec les trois roses du patio
-mêlées à quelques brins de jasmin, puis nous
-nous mîmes à bavarder comme de bonnes
-amies.</p>
-
-<p>— Tu devrais me raconter tout ce qui t’est
-arrivé depuis la dernière fois où nous nous
-sommes vues.</p>
-
-<p>— Volontiers, puisque tu daignes t’intéresser
-à moi. Donc, au bout de huit mois,
-Si Salah m’a répudiée et je suis sortie de
-prison. Ma famille habite Gafsa, et encore n’y
-ai-je plus que des oncles assez indifférents.
-J’étais nue<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>, je me serais trouvée sans asile
-si la vieille Aouicha n’avait guetté ma sortie.
-Elle m’engageait à venir ici, dans sa maison,
-m’assurant que je m’y plairais et y gagnerais
-beaucoup d’argent.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> Dénuée de tout.</p>
-</div>
-<p>— Et tu n’as pas hésité ?</p>
-
-<p>— Qu’aurais-je fait autrement ?… Dieu est
-puissant !… Et puis je savais que la vieille ne
-mentait pas. En effet, elle m’a prêté trois
-cents francs pour acheter des vêtements et des
-bijoux et m’a emmenée chez elle. J’y suis
-restée six mois.</p>
-
-<p>— Pourquoi l’as-tu quittée ?</p>
-
-<p>— Parce que c’est mieux d’être chez soi,
-on y a bien plus de bénéfice, et on peut se
-reposer à volonté. Tu comprends : — chez
-Aouicha nous étions six pensionnaires, et il
-n’y avait que cinq chambres ; l’une de nous
-devait forcément rester dans le vestibule. Et
-puis la vieille faisait la cuisine, la lessive,
-tout l’ouvrage enfin, avec une petite servante,
-mais pour cela nous lui cédions la moitié de
-notre gain. C’est bien plus avantageux de
-s’arranger soi-même. Je l’ai donc remboursée
-le plus vite possible et je me suis installée
-dans cette maison.</p>
-
-<p>— Les autres femmes font-elles toujours
-ainsi au bout d’un certain temps ?</p>
-
-<p>— Cela dépend. En général elles sont
-prodigues et n’arrivent pas à se libérer vis-à-vis
-de leurs tenancières. Et puis, beaucoup
-préfèrent la vie en commun. Mais seules, les
-« mamoussa » installées comme moi se font
-une belle situation.</p>
-
-<p>— Alors, tu es contente de ton sort ?</p>
-
-<p>— Qu’Il soit exalté !… Je t’assure que ma
-vie est charmante. Je n’ai plus de maître.
-Je gagne assez d’argent pour emplir mes
-armoires, et je n’ai pas le temps de m’ennuyer.
-Plusieurs fois par semaine, toutes les femmes
-de la corporation sortent ensemble. Nous
-allons au Bardo, à la Manouba, à Sidi
-bou Saïd, à la Marsa… enfin, dans tous les
-environs — pour nous montrer et exciter les
-hommes à venir chez nous. On cause, on
-rit avec eux, quelques-uns nous offrent des
-cacaouettes et des gazouz<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>, c’est très amusant !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Limonades.</p>
-</div>
-<p>Elle parlait de tout cela simplement, sans
-fausse honte, incapable de se sentir déshonorée
-par un métier où l’on gagne tant d’argent.</p>
-
-<p>— Mais, Zeïna, je ne puis croire cependant
-que tout soit agréable dans ta nouvelle existence…</p>
-
-<p>— C’est juste. Le bey lui-même a ses
-puces… Certaines choses sont ennuyeuses :
-d’abord la visite des médecins français… puis
-les clients brutaux qui nous battent parfois,
-et les hommes qui se disputent à coups de
-couteau dans la rue, pour l’une de nous, en
-poussant de grands cris ; alors on a si peur…
-Mais sais-tu ce qui m’a été le plus pénible ?
-C’est de paraître nue<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> devant tous. Au début
-je ne pouvais m’y habituer, et je me cachais
-instinctivement la tête dans mes mains.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> Le visage nu.</p>
-</div>
-<p>Elle ouvrit ses armoires où s’entassaient
-les corsages de satin à manches ballons,
-froufroutés de rubans et de dentelles, les
-foutas de soie, les tacritas aux teintes éclatantes,
-les boléros brodés, les costumes brillants
-de paillettes.</p>
-
-<p>— O Allah ! — dit-elle avec orgueil, — j’ai
-payé tout cela sur mes économies. Je n’en
-avais pas autant autrefois chez Si Salah.</p>
-
-<p>Puis elle sortit de ses coffres des parures
-de fausses perles et de strass, des colliers
-d’ambre, de longues boucles d’oreille, des
-croissants dorés, des mains de Fathma…</p>
-
-<p>— Mais tu n’as pas vu le plus beau. — ajouta-t-elle
-en désignant l’objet mystérieux
-et voilé. — Lorsque j’ai su que Si Salah avait
-donné mon piano à Salouh’a, cette chienne
-fille de chienne, j’en suis tombée malade, et
-puis je me suis promis sur la tête de ma mère
-que j’aurais mieux un jour. Et regarde ce que
-j’ai acheté de mon premier argent, — ajouta-t-elle
-rayonnante en découvrant… un énorme
-phonographe.</p>
-
-<p>Je restai ébahie, réprimant à grand’peine
-une envie de rire qui l’eût peinée. Elle prit
-mon silence pour de l’admiration.</p>
-
-<p>— Oui, elle peut bien le garder son sale
-piano cassé ! Moi j’ai une machine qui parle,
-qui chante, qui sait plus de choses que le
-« serviteur<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a> ». Écoute !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> L’homme.</p>
-</div>
-<p>Le phonographe nasillard se mit à scander
-une chanson arabe plus ou moins obscène. On
-ne s’entendait plus dans la chambre… Je pris
-congé de Zeïna malgré ses instances.</p>
-
-<p>— Tous les soirs à partir de cinq heures, je
-le fais marcher, — me dit-elle en me reconduisant. — C’est
-de l’argent bien placé, les hommes
-aiment beaucoup cela.</p>
-
-<p>Et j’étais loin que j’entendais encore, à
-travers les rues blanches, la voix insolite appelant
-les clients chez Zeïna la courtisane.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p1c13">XIII<br />
-<span class="small">DÉCADENCE</span></h3>
-
-
-<p>Certes il y avait bien des musulmanes parées,
-jeunes et jolies, aux noces de Lella Djenina
-bent Daoud ! Mais une femme, dont les rides
-légères se devinaient sous le fard, les éclipsait
-toutes de son extraordinaire beauté agonisante.
-Ses cheveux ondulés et soyeux lui descendaient
-presque aux chevilles, toison d’or surprenante
-parmi tant de chevelures noires, à reflets
-bleus, et ses yeux immenses, allongés de
-kohol, semblaient avoir ravi leur couleur au
-golfe de Carthage. Elle était grande, bien faite,
-un peu grasse, très blanche, d’un charme
-particulièrement nonchalant et séducteur, à
-côté de toutes ces femmes alanguies, gracieuses
-et coquettes à l’envi. Et l’on pressentait une
-créature à part, d’une autre race, bien que ses
-manières et son costume fussent tout à fait
-tunisiens.</p>
-
-<p>— Oui, — me répondit la princesse Bederen’nour, — Lella
-Tejelmouk est encore très belle.
-Mais si tu l’avais vue il y a une vingtaine
-d’années ! J’étais toute petite fille lorsque je
-l’ai rencontrée à un mariage, et je ne m’occupais
-guère de beauté. Par la tête de Sidi
-Mahrez ! j’en suis restée éblouie. On eût dit la
-sultane Shéhérazade ! Plus rien n’existait
-auprès d’elle…</p>
-
-<p>— De quel pays est-elle donc ? — demandai-je, — elle
-n’a pas du tout le type tunisien.</p>
-
-<p>— Mais de Circassie…, c’est une alégia ;<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> ne
-l’avais-tu pas deviné ? Il n’y a que ces femmes-là
-pour posséder des cheveux aussi longs et
-dorés et des yeux aussi bleus. Son mari, le
-vieux Si Beji ben Abd er Rahmane l’a achetée
-au temps de son opulence quand il était vizir
-de Si Sadok.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Les alégias sont des Circassiennes élevées spécialement
-pour les harems des souverains et des riches personnages
-musulmans.</p>
-</div>
-<p>— Je croyais que les beys seuls avaient le
-droit d’entretenir des alégias.</p>
-
-<p>— Maintenant, oui, ouvertement du moins.
-Avant l’occupation française, avec beaucoup
-d’argent chacun pouvait s’en payer.</p>
-
-<p>— Combien valaient-elles ?</p>
-
-<p>— Plusieurs dizaines de mille francs suivant
-leur beauté. Lella Tejelmouk a coûté, dit-on,
-soixante-quinze mille francs. Elle avait treize
-ans et a été parmi les dernières alégias vendues
-à Tunis. Tu connais le souk el Trouk ?</p>
-
-<p>— Oui, celui des gebbas et des burnous.</p>
-
-<p>— Eh bien, c’était là qu’on vendait autrefois
-les alégias. J’ai souvent entendu mon grand-père
-regretter le temps où l’on allait s’y promener
-en regardant les belles filles exposées
-et richement parées. Et les citadins, à qui leur
-fortune permettait de s’en payer une, demandaient
-au marchand la permission de les voir
-dévêtues, dans les chambres qui existent encore
-derrière les boutiques. Cela n’était accordé
-qu’à bon escient, mais il y avait toujours un
-monde fou dans le souk.</p>
-
-<p>— Je l’imagine.</p>
-
-<p>— Puisque Lella Tejelmouk t’intéresse, je
-vais te la présenter, elle est très gentille.</p>
-
-<p>La princesse Bederen’nour alla dire quelques
-mots à la belle Circassienne. Puis elles revinrent
-toutes deux vers moi, de leur identique
-démarche balancée.</p>
-
-<p>Notre conversation fut banale, mais je fus
-invitée par Lella Tejelmouk à l’aller visiter
-dans son palais près de Sidi Bou Saïd.</p>
-
-<p>— Une belle demeure, — me dit plus tard
-la princesse Bederen’nour, — et que les beys
-eussent pu envier autrefois, car maintenant il
-ne doit plus y rester grand’chose. Si Beji ben
-Abd er Rahmane est ruiné, aux mains des
-Juifs…</p>
-
-<p>— Lella Tejelmouk est-elle vraiment sa
-femme ?</p>
-
-<p>— Oui, il l’a épousée presque tout de suite
-après l’avoir achetée. Il l’adorait et tu n’imagines
-pas toutes les folies qu’il fit pour elle :
-les bijoux, les étoffes de Perse et de l’Inde,
-les broderies… Lorsqu’elle paraissait à un
-mariage elle portait sur elle une fortune. C’est
-bien changé !</p>
-
-<p>En effet, Lella Tejelmouk était assez simplement
-vêtue d’un costume en satin mauve et
-argent. Un seul bijou, triangle de diamants
-aux franges d’ambre, ornait sa gebba.</p>
-
-<p>— Le pauvre Si Beji doit avoir l’âme
-resserrée de vendre ainsi toutes les parures de
-sa femme, — continua la princesse, — car il
-en est, dit-on, toujours amoureux. Pour lui
-plaire, il répudia jadis ses deux autres épouses,
-Lella Aïcha et Lella Fathma.</p>
-
-<p>— Ont-ils des enfants ?</p>
-
-<p>— Elle en eut deux, une fillette morte vers
-cinq ans, et un fils, très mauvais sujet, dont
-on n’a plus de nouvelles depuis longtemps.
-Dieu est puissant !…</p>
-
-<p>Par une éblouissante journée de printemps,
-j’allai voir Lella Tejelmouk. Sa demeure n’était
-pas sur la colline de Sidi Bou Saïd, mais à
-quelque distance au bord du golfe. Une vieille
-bédouine m’y conduisit par un sentier bordé
-d’aloès et de figuiers de Barbarie aux feuilles
-grasses, dont les ombres bizarres ne suffisaient
-point à protéger d’un soleil très ardent. Une
-longue muraille dégradée enserrait un jardin.</p>
-
-<p>— C’est là, — me dit la bédouine, et elle
-disparut comme une sorcière avant que j’eusse
-eu le temps de lui donner quelques sous.</p>
-
-<p>J’atteignis une porte monumentale et en
-heurtai vainement le marteau, et comme elle
-était entr’ouverte, je me décidai à pénétrer
-seule.</p>
-
-<p>Une allée de cyprès conduisait au palais. A
-droite et à gauche, une folle végétation avait
-envahi les parterres, dont on devinait encore
-la forme régulière. Çà et là, des vases de
-marbre brisés, des mosaïques entourant un
-bassin, apparaissaient au milieu des lianes, des
-géraniums grimpants et des fleurs sauvages.</p>
-
-<p>Quelques grands palmiers, des eucalyptus,
-des poivriers pleureurs au feuillage délicat,
-des orangers et des grenadiers, marquaient les
-anciens bosquets. Ce fouillis de verdure était
-mélancolique et charmant sous le soleil.</p>
-
-<p>Le palais surgit au bout de l’allée, très
-mystérieux avec ses moucharabiés ventrus et
-ses loggias à l’italienne. Depuis des années
-qu’on ne le badigeonnait plus à la chaux, il
-avait pris une couleur dorée comme celle des
-vieilles cathédrales espagnoles. Des lignes
-géométriques et des guirlandes couraient
-sur le marbre autour des fenêtres et de la
-porte.</p>
-
-<p>Et je recommençai à heurter, à coups retentissants
-mais inutiles. Comme celle du jardin,
-cette porte n’était pas fermée. A bout de
-patience j’entrai dans un grand vestibule
-désert, puis j’enfilai au hasard plusieurs pièces
-également vides et revêtues de faïence. Le
-logis semblait abandonné, aucun bruit, aucun
-meuble ne trahissait la vie humaine. J’appelai,
-et ma voix se répercuta sonore à travers les
-salles. Au bout de quelques minutes apparut
-un très vieux petit bonhomme tout courbé,
-vêtu d’une gebba blanche assez usée. Mais à
-un certain air de dignité, à son accueil un peu
-hautain, je reconnus le maître du logis, Si
-Beji ben Abd er Rahmane.</p>
-
-<p>Dès qu’il sut l’objet de ma visite, il devint
-plus aimable et m’assura que Lella Tejelmouk
-lui avait parlé de notre rencontre et serait
-enchantée de me revoir. Il me fit traverser
-encore plusieurs pièces vides, et m’introduisit
-dans un salon de proportions anormales dont
-le divan garni de coussins, quelques midas<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>
-incrustées de nacre et une table boiteuse formaient
-tout le mobilier. La décoration des
-murailles et du plafond était d’une richesse
-extrême et l’on apercevait par les fenêtres un
-très grand patio à double colonnade, tout
-inondé de soleil. Le vieillard s’éloigna pour
-prévenir sa femme.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> Petites tables très basses.</p>
-</div>
-<p>Lella Tejelmouk se fit attendre assez longtemps,
-et je supposai qu’elle retouchait sa
-toilette. Elle parut enfin, toujours belle.
-Mais le jour accusait plus cruellement que les
-bougies les atteintes du temps : les coins las
-de la bouche, la meurtrissure des tempes, les
-rides fines sillonnant la peau sous le fard. Et
-je m’aperçus aussi que ses longs cheveux si
-dorés ne gardaient leur couleur blonde que
-grâce à des artifices. Elle était plus simplement
-vêtue qu’aux noces de Lella Djenina :
-une fouta de soie blanche à rayures multicolores
-enserrait ses hanches un peu lourdes,
-et sa gebba de satin jaune s’ornait toujours de
-l’unique bijou, le triangle de diamants à
-franges parfumées, au bout desquelles se
-balançaient de petits croissants d’or incrustés
-de roses. Pourtant elle gardait son incomparable
-séduction, le charme de ses regards si
-bleus sous les cils très noirs, et la nonchalence
-gracieuse de tous ses gestes.</p>
-
-<p>Une vieille négresse apporta le café, puis
-Lella Tejelmouk me proposa de visiter la
-maison.</p>
-
-<p>Le patio était immense, comme toutes choses
-de cette demeure où l’on sentait le désir de
-faire luxueux et grand. Une triple vasque dominait
-un bassin desséché : les colonnes de
-marbre s’effritaient. Dans une cage, un oiseau
-s’égosillait, Lella Tejelmouk lui sourit, et me
-fit admirer aussi quelques pots d’œillets et
-un petit oranger dont elle me cueillit les
-fleurs.</p>
-
-<p>— Tu as un beau jardin, — lui dis-je, — ne
-t’y promènes-tu pas ?</p>
-
-<p>— Oh ! non. On pourrait me voir, surtout
-maintenant que les murs sont écroulés en plusieurs
-endroits.</p>
-
-<p>La chambre de la Circassienne gardait encore
-ses grands lits de parade à frontons dorés ; il
-n’y avait guère de meubles : quelques coffres,
-un sofa…, pas même les armoires à glace
-chères à toute musulmane. Et pourtant, c’était
-avec le salon et la cuisine, énorme, pleine de
-jarres à provisions, les seules pièces du logis
-attestant la vie humaine. Toutes les autres
-étaient absolument vides.</p>
-
-<p>— Fatima te montrera les étages, — dit Lella
-Tejelmouk. — Excuse-moi, j’ai les jambes
-malades et ne puis monter.</p>
-
-<p>Je suivis la négresse à toison grisonnante à
-travers les escaliers de marbre, les enfilades
-de salles nues et désertes où les araignées
-tissaient tranquillement leurs toiles. Çà et là,
-un carreau manquait aux murailles, une voûte
-s’effondrait, la pluie avait dégradé les peintures
-et les ors des plafonds. Et nous continuions
-à errer dans ce palais abandonné
-comme en un conte, soulevant la poussière,
-réveillant les échos des mille pièces mortes et
-splendides.</p>
-
-<p>— O Miséricordieux !… O Puissant !… O
-Prophète ! — soupira Fatima jusqu’alors silencieuse. — Quelle
-ruine !… Si tu avais vu cette
-maison il y a trente ans ! Les tapis, les coffres
-et les lustres ! Notre Tejelmouk n’avait rien
-à désirer, la chérie. Tous ses caprices étaient
-aussitôt satisfaits. Si Beji aurait été aux Indes
-pour lui rapporter un collier ou une étoffe, il
-ne lui refusait quoi que ce soit. Cinquante
-familles habitaient ce logis dont Lella Tejelmouk
-était la sultane. Et maintenant il ne
-lui reste plus que sa vieille Fatima pour la
-servir ! O Puissant ! O Miséricordieux ! O mon
-Maître !</p>
-
-<p>Elle ouvrit une porte, et m’engagea d’un
-signe à sortir, tandis qu’elle restait dans l’ombre
-de la chambre. Je poussai un cri de surprise :
-une immense terrasse s’avançait au-dessus de
-la mer, quelques mouettes s’enfuirent à mon
-approche, et je restai longtemps à contempler
-le golfe si bleu aux rives immuables, où le
-caprice d’un puissant avait élevé ce palais de
-marbres et de faïences… Œuvre éphémère
-comme les riches demeures carthaginoises, et
-les villas romaines qui l’avaient précédée, et
-dont les assises et les colonnes gisaient encore
-dans ce sol rouge plein de ruines et de souvenirs…</p>
-
-<p>Fatima, impatiente, m’appela. Nous traversâmes
-encore cent pièces muettes aux charmantes
-loggias, donnant sur le jardin ou sur la
-mer ; cent pièces autrefois animées, où circulaient
-les esclaves, où se nouaient et se dénouaient
-les intrigues de harem…</p>
-
-<p>Et je retrouvai enfin dans le salon les maîtres
-du logis. Si Beji ben Abd er Rahmane, le tout-puissant
-vizir de Si Sadok bey, le fringant
-cavalier, le richissime seigneur, et son épouse
-Lella Tejelmouk l’incomparable !… Un petit
-vieux tremblant et courbé, une Circassienne
-fanée dont la beauté défaillante évoquait
-encore, comme les restes de son palais, les
-splendeurs enfuies.</p>
-
-<p>— Tu as vu, — me dit Si Beji avec orgueil, — ma
-maison était superbe et grande, j’ai eu des
-enfants, des milliers de serviteurs, des jours
-glorieux… A présent il ne me reste plus qu’elle, — ajouta-t-il
-en jetant un pauvre vieux regard
-d’amour à sa femme, — et c’est assez ! Dieu
-est puissant !</p>
-
-<p>— Mektoub<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a> ! — ajouta Lella Tejelmouk.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> C’était écrit.</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak"><span class="small">DEUXIÈME PARTIE</span><br />
-MŒURS MAROCAINES</h2>
-
-<p class="c small i left40">Au Général Lyautey.</p>
-
-
-
-
-<h3 id="p2c1">I<br />
-<span class="small">LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM</span></h3>
-
-
-<p>Le hasard seul m’a fait connaître Lella Kenza,
-arrière-petite-nièce du sultan Mouley Mohammed.</p>
-
-<p>J’explorais les quartiers excentriques de Fez
-avec notre ami Si Omar ben Nouna, et nous
-nous étions égarés dans le labyrinthe des ruelles
-caillouteuses, lorsque nous aperçûmes un peu
-de ciel bleu au-dessus d’un carrefour. Un palmier
-s’élançait derrière une muraille jaunâtre
-et dégradée.</p>
-
-<p>— Allah ! — fit mon compagnon, — nous
-voici à la demeure d’un de mes parents, le
-Chérif Jilali ; tu vas pouvoir t’y reposer.</p>
-
-<p>Après avoir parlementé, à travers la porte,
-avec une femme invisible, il me dit :</p>
-
-<p>— Mouley Abbas est absent. Entre chez lui ;
-je vais aller à la mosquée voisine et reviendrai
-te prendre.</p>
-
-<p>Une esclave entre-bâilla la porte pour me
-livrer passage, et me guida par la main à travers
-un vestibule obscur. Le patio était large et
-gai, car les bâtiments n’avaient qu’un étage, et
-le soleil y pénétrait librement. Une des salles,
-garnie de mosaïques et de peintures, s’ouvrait
-sur une grande arsa<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a> aux vertes perspectives
-mystérieuses. Mais je ne songeai plus à regarder
-nulle chose lorsque parut Lella Kenza.
-Car elle est plus belle et charmante qu’aucune
-des « <i>vierges aux yeux noirs</i> » dont les bons
-Musulmans goûteront les délices dans les
-« <i>jardins élevés, pleins de sources vives, où les
-fruits seront à portée de la main</i><a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a> ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Verger.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Koran.</p>
-</div>
-<p>Lella Kenza est presque une enfant, mais
-elle possède déjà les grâces troublantes de la
-femme. Ses yeux profonds, ombragés par de
-longs cils bruns, s’ouvrent, candidement
-étonnés, sous l’arc parfait des sourcils. Le nez
-est petit et droit, la bouche vermeille comme
-une fleur fraîche éclose, le teint doré, l’ovale
-exquis… Des nattes sombres, piquées d’agates
-et d’émeraudes brutes, encadrent son visage,
-et vont se perdre dans un volumineux turban
-d’étoffe dorée. Elle est mince, souple, et chacun
-de ses mouvements révèle l’harmonie du corps
-sous les brocarts aux plis lourds. On dirait une
-vivante petite idole égyptienne. C’est <i>la perle
-soigneusement cachée</i><a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a> qui fut connue par un
-seul… : Mouley Abbas est son époux.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Koran.</p>
-</div>
-<p>Lella Kenza sembla toute joyeuse de ma
-visite imprévue.</p>
-
-<p>— Je ne vois jamais personne — me confia-t-elle, — ma
-famille habite Meknès<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>. Depuis
-mon mariage, nulle femme n’est entrée dans
-cette maison, et mon mari est souvent absent.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Une partie de la famille impériale habite à Meknès,
-dans les Palais de l’Aguedal.</p>
-</div>
-<p>— As-tu des enfants ?</p>
-
-<p>— Non, — dit-elle, avec une moue petite de
-fillette prête aux larmes, — le Seigneur ne
-m’en a pas accordé.</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu, tu auras bientôt un fils.</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu, le Puissant, le Miséricordieux ! — répondit
-avec ferveur Lella Kenza.</p>
-
-<p>Elle voulut me faire visiter sa demeure qui
-était somptueuse, immense et mal entretenue.
-Dans une des chambres, une jeune négresse
-allaitait un nouveau-né.</p>
-
-<p>— C’est une esclave, — me dit Lella Kenza, — et
-le fils qu’elle vient de donner à mon
-mari.</p>
-
-<p>De nouveau, son joli visage s’attrista : ses
-lèvres se contractaient, ses paupières aux longs
-cils s’abaissèrent…, mais je n’osai l’interroger,
-de peur d’être indiscrète.</p>
-
-<p>— Tu ne connais pas un remède pour avoir
-des enfants ? — me demanda-t-elle tout à coup. — J’ai
-tout essayé, — et elle se mit à pleurer.</p>
-
-<p>Le chagrin de cette petite fille qui se désolait
-de ne pas être mère à l’âge où l’on joue encore
-à la poupée, était touchant et drôle.</p>
-
-<p>— Pourquoi te lamenter ainsi, — lui répondis-je, — tu
-n’as peut-être pas quinze ans.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas, — dit-elle, — mais j’ai
-déjà jeûné quatre fois au Ramadan depuis mes
-noces, et je suis toujours stérile… Alors, j’ai
-peur… Et puis, il y a cette Marzaka, fille du
-diable, que tu as vue tout à l’heure…</p>
-
-<p>— Que crains-tu ? Elle est affreuse et noire,
-et toi, tu es plus belle que la lune d’été.</p>
-
-<p>— C’est juste, Mouley Abbas le sait bien,
-mais il veut des enfants, et elle lui en donne…</p>
-
-<p>— Aimerais-tu mieux qu’il eût une seconde
-épouse ?</p>
-
-<p>— Allah m’en préserve !… C’est pour ne pas
-amener une autre femme dans la maison que
-le Chérif a pris Marzaka. Elle a eu tout de
-suite un fils, puis un autre, et celui qu’elle
-allaite est le troisième. Elle me nargue avec
-tous ses enfants, je ne puis les sentir…</p>
-
-<p>— Connais-tu l’histoire de la hase et de la
-lionne ? Je vais te la dire : « <i>Une hase, un
-jour, parlait à une lionne : « Je suis plus
-féconde que toi. Je mets au monde chaque
-année une quantité de rejetons, tandis que,
-tout au long de ta vie, tu n’en as guère plus
-d’un ou deux. — Cela est vrai, répondit la
-lionne, mais un seul de mes enfants dévore
-tous les tiens<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>.</i> »</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> De Lokman le sage. Poète arabe de la tribu d’Ad, à
-qui l’on attribue des fables rappelant celles d’Ésope.</p>
-</div>
-<p>Lella Kenza se mit à rire, toute consolée :</p>
-
-<p>— Oh ! ta tête est pleine !… Ils sont noirs et
-laids comme elle, les fils de Marzaka. Si j’en
-avais un, Mouley Abbas le préférerait à eux…
-Et ce jour-là, il n’irait plus chez la négresse, il
-me l’a promis.</p>
-
-<p>— Tu vois bien qu’il ne l’aime pas.</p>
-
-<p>— Sans doute, mais chaque fois qu’il entre
-dans sa chambre, mon cœur me fait mal et je
-pleure… Ensuite, elle se pavane devant moi
-avec les bijoux qu’il lui donne.</p>
-
-<p>Lella Kenza portait des émeraudes, des
-rubis et des perles pour plusieurs milliers de
-douros, et j’avais remarqué les bracelets d’argent
-et les colliers de simple verroterie dont
-l’esclave ornait sa peau noire.</p>
-
-<p>— Par Allah ! — m’exclamai-je, — ses
-bijoux ne sauraient être comparés aux tiens !</p>
-
-<p>— Et que m’importe ? — répliqua-t-elle, — tout
-ce qu’il lui offre m’est cuisant.</p>
-
-<p>Elle m’emmena prendre le thé dans l’arsa,
-où les esclaves avaient étendu des tapis sous
-les arbres en fleurs. Les bananiers, les bambous
-et les hautes herbes formaient un fouillis
-sauvage, au-dessus duquel le palmier, que
-j’avais aperçu de la rue, balançait sa tête
-flexible. Un invisible ruisseau gazouillait au
-milieu des joncs ; des centaines d’oiseaux
-pépiaient dans les orangers, et des cigognes
-passaient, les pattes jointes, les ailes largement
-étendues, le bec pointant à l’avant, d’un vol
-japonais noir et blanc sur le bleu du ciel… On
-eût pu se croire très loin de la ville, dont on
-ne soupçonnait aucune muraille ni aucune
-demeure.</p>
-
-<p>L’air était doux, les pétales tombaient sur
-nous en pluie silencieuse et parfumée, les
-branches s’inclinaient, trop lourdement
-fécondes ; parfois, une orange mûre roulait
-sur le sol. Lella Kenza, accroupie devant les
-plateaux d’argent, préparait le thé avec des
-gestes harmonieux ; des rayons de soleil faisaient
-luire les pierreries de sa coiffure et les
-ramages dorés de son caftan ; les esclaves
-noires s’agitaient autour de nous. Quelques-unes
-d’entre elles, un peu à l’écart, chantaient
-d’étranges mélopées en s’accompagnant du
-gumbri.</p>
-
-<p>Certes, Mouley Abbas ne devait pas être bien
-pressé d’aller au paradis !…</p>
-
-<p>Je retournai souvent chez Lella Kenza. Elle
-s’était prise pour moi d’une vive affection, et
-m’eût voulue sans cesse auprès d’elle. Je rompais
-l’uniformité de sa vie en lui apportant
-quelques échos de ce monde extérieur qu’elle
-ne devait jamais connaître.</p>
-
-<p>Le Chérif était un homme encore jeune, au
-visage accueillant et sympathique. Il semblait
-adorer sa femme, et insistait toujours pour que
-je vinsse la voir et la distraire. Mon départ fut un
-vrai chagrin pour Lella Kenza ; elle me fit mille
-recommandations, comme si je dusse aller au
-bout du monde. Je l’assurai que le voyage de
-Meknès à Fez ne m’effrayait nullement, et que
-je ne tarderais pas à revenir.</p>
-
-<p>Je la revis en effet à la fin de l’automne. Elle
-me parut moins jolie et moins souple sous
-l’ampleur des caftans ; ses traits tirés, ses yeux
-trop noirs, révélaient une grande fatigue. Mais
-elle était fort joyeuse et ne tarda pas à m’annoncer
-la bonne nouvelle :</p>
-
-<p>— Enfin ! — me dit-elle, — je suis enceinte de
-ce printemps, juste à l’époque de ton départ.
-Mouley Abbas est bien heureux. Il ne va plus
-du tout chez Marzaka, maintenant que le Seigneur
-lui a montré que je puis avoir des
-enfants.</p>
-
-<p>L’esclave traversait le patio, suivie de ses
-trois petits ; le dernier né trottinait en trébuchant.
-Il avait une tête ronde et crépue et un
-teint à peine plus clair que celui de la négresse.
-Les aînés ressemblaient davantage à leur père,
-bien qu’ils fussent aussi fort noirs.</p>
-
-<p>Marzaka vint s’accroupir avec nous, à une
-distance respectueuse de Lella Kenza ; elle se
-faisait très humble et sa maîtresse lui témoignait
-une hautaine bienveillance depuis que
-son triomphe était assuré. Les négrillons
-s’ébattaient, comiques et mal élevés, poussant
-des cris aigus, dérangeant les coussins, se roulant
-sur les tapis comme de jeunes animaux.
-De temps à autre, Lella Kenza leur donnait une
-amicale petite claque. Même, elle prit le plus
-jeune sur ses genoux et le fit danser en chantant :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">— Ah, Mouley Saïd !</div>
-<div class="verse">Tu auras bientôt un frère, s’il plaît à Dieu !</div>
-<div class="verse">Et son visage sera blanc, comme le haïk d’une femme riche.</div>
-<div class="verse">En te voyant auprès de lui,</div>
-<div class="verse">Les gens te prendront pour son esclave,</div>
-<div class="verse">Et te demanderont si tu viens de Marrakech.</div>
-<div class="verse">S’il plaît à Dieu,</div>
-<div class="verse">Mouley Saïd !…</div>
-</div>
-
-<p>L’enfant riait aux éclats, et la négresse,
-obséquieuse, battait des mains en répétant le
-refrain improvisé :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">— S’il plaît à Dieu,</div>
-<div class="verse">Mouley Saïd !…</div>
-</div>
-
-<p>Je n’avais jamais vu tant de gaîté dans cette
-maison. Pourtant, Lella Kenza semblait fort
-éprouvée par sa grossesse ; elle revint toute
-haletante d’une promenade dans l’<i>arsa</i>, où les
-peupliers roux semaient leurs feuilles mortes
-sous l’éternelle verdure des orangers.</p>
-
-<p>— Je ne puis plus me traîner, — dit-elle, — c’est
-que demain j’entre dans mon mois… Tu
-seras là, pour le sba<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. Nous aurons des cheikhat<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>
-et beaucoup de réjouissances.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> Septième jour. Fête des relevailles.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> Musiciennes et danseuses de profession.</p>
-</div>
-<p>Mais je m’inquiétais en la voyant si lasse et
-si frêle, à la pensée des souffrances que cette
-petite fille devrait bientôt supporter.</p>
-
-<p>— Écoute, — lui dis-je. — Il y a ici une toubiba<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>
-qui est très savante. Elle a étudié toutes
-choses dans notre pays. S’il plaît à Dieu, ton
-accouchement sera heureux et facile ; mais si,
-par malheur, toi ou ton enfant étiez malades,
-je t’en prie, fais-la venir, car elle saurait bien
-vous soigner.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Doctoresse.</p>
-</div>
-<p>— J’aurais trop peur, — répondit Lella
-Kenza, — on dit que vos médecins ont des
-instruments en acier… Du reste, chez nous,
-les vieilles connaissent des remèdes excellents.</p>
-
-<p>— Sans doute, — répliquai-je avec un
-manque de conviction qui ne put échapper
-à mon amie.</p>
-
-<p>— Par notre Seigneur Mohammed, Envoyé
-d’Allah ! elles sont plus malignes que tu ne le
-crois. Sais-tu ce qui est arrivé à Zohra Bent
-Othman Ez Zayani ?</p>
-
-<p>— Je ne connais même pas son nom.</p>
-
-<p>— C’était une jeune fille d’une bonne
-famille de Fez, jolie comme le printemps, et
-pleine de pudeur. La seconde femme de son
-père en était fort jalouse. Or, voici que le
-ventre de Zohra se mit à enfler, à enfler, à
-s’arrondir… et elle souffrait comme celle dont
-le mois est échu… La femme disait à tous :</p>
-
-<p>«  — Voyez cette éhontée, cette chienne, fille
-de chienne, elle n’a pas attendu ses noces
-pour enfanter. »</p>
-
-<p>» Zohra pleurait sans comprendre pourquoi
-le Seigneur lui infligeait cette honte, car elle
-sentait remuer dans son sein et se croyait elle-même
-enceinte, malgré son innocence. Mais
-une vieille femme à qui elle se confia lui
-dit :</p>
-
-<p>«  — Ce sont les fruits de la méchanceté que
-tu portes, et non ceux du péché. Celle qui te
-hait a dû te faire manger dans le couscous
-des œufs de serpent. Ils ont éclos par la chaleur
-de ton corps ; les petits s’y trouvent bien
-et y grandissent. »</p>
-
-<p>» Zohra disait :</p>
-
-<p>«  — O ma mère, qu’arrivera-t-il ? Les serpents
-finiront par me tuer !… »</p>
-
-<p>» Alors, la vieille, la démone, eut une idée, — ces
-vieilles connaissent toutes les ruses ! — Elle
-fit manger à Zohra beaucoup de pois chiches
-et de poisson très salé, puis la suspendit par
-les pieds au-dessus d’un seau d’eau. Les serpents,
-que cette nourriture avait altérés,
-sentirent la fraîcheur de l’eau ; ils se précipitèrent
-pour boire. Il en sortit sept et la jeune
-fille fut délivrée. A présent, elle est mariée à
-l’Amin El Mostafad. O ces vieilles ! vois-tu,
-qui s’aviserait de dénombrer leurs secrets ?
-Elles savent où le loup a caché ses petits… »</p>
-
-<p>Je n’avais pas d’aussi extraordinaires récits
-à opposer aux siens. Pourtant, j’arrivai à la
-convaincre que nos médecins n’étaient pas non
-plus sans posséder quelque science. Mais
-Allah me préserve de médire des vieilles !</p>
-
-<p>La semaine suivante, une esclave vint
-m’annoncer, de la part du Chérif, la naissance
-d’un garçon.</p>
-
-<p>— L’impatience de Lella Kenza était si
-grande que le Seigneur ne lui a pas fait
-attendre la fin de son mois.</p>
-
-<p>— Et comment va-t-elle ?</p>
-
-<p>— Allah soit loué ! tout s’est bien passé.
-Mouley Abbas, est ravi d’avoir un fils. Il te
-prie de venir chez lui.</p>
-
-<p>J’accourus anxieuse auprès de mon amie
-la Chérifa, et la trouvai, très pâle encore,
-accroupie au milieu des coussins. De lourds
-rideaux de brocart fermaient l’immense lit et
-l’on y voyait à peine à la clarté d’un cierge de
-cire dont la flamme jaunâtre menaçait constamment
-les étoffes. Quelques femmes étaient
-assemblées autour de Lella Kenza, dans
-l’atmosphère pesante de l’alcôve, et une de ces
-vieilles aux mille ruses, qui l’avait accouchée,
-tenait un informe paquet vagissant.</p>
-
-<p>— Regarde mon fils, — me dit avec fierté
-Lella Kenza en soulevant les linges, parmi lesquels
-j’aperçus un pauvre petit être frêle et grimaçant. — Il
-ne recevra son nom que le jour du
-sba. Je l’appelle à présent « le béni ». Oh ! que
-fut grande la bénédiction d’Allah !… Reviens
-vendredi pour la fête, et surtout, n’arrive pas
-plus tard que le dohor<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> Chant du muezzin au milieu du jour.</p>
-</div>
-<p>Un serviteur de Mouley Abbas vint le matin
-même renouveler l’invitation, de peur que je
-ne l’eusse oubliée. La maison du Chérif s’emplissait
-d’une joyeuse rumeur. D’innombrables
-négresses en vêtements de fête se bousculaient
-dans le patio, portant des aiguières, des
-plateaux, des corbeilles remplies de gâteaux.
-Tout autour de la grande salle, les invitées se
-tenaient accroupies sur les divans, immobiles,
-silencieuses et solennelles comme des idoles.
-Leurs visages, insolemment fardés, s’encadraient
-d’énormes anneaux d’oreilles ornés de
-pierreries, et de longs glands en perles fines ou
-en émeraudes. Quelques-unes avaient des diadèmes
-enrichis de diamants, d’autres se couronnaient
-d’un turban de plumes roses ou d’une
-étoffe brodée. Les hautes ceintures à ramages
-leur montaient, très raides, jusque sous les
-aisselles. Les brocarts des caftans se cassaient en
-plis lourds, à peine voilés sous la gaze éclatante
-des ferajiat<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a> et les colliers splendides, aux
-plaques finement ciselées, reposaient sur de
-très ridicules petites collerettes dont la mode
-est venue d’Europe.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Robes de dessus transparentes.</p>
-</div>
-<p>Lella Kenza m’installa tout près d’elle, à
-côté de son lit. Elle me comblait d’amabilités et
-se penchait constamment vers moi pour me
-désigner ses parentes ou me faire remarquer
-un détail de la fête. Pourtant je lui trouvai
-un air soucieux, malgré son apparente gaîté.</p>
-
-<p>— Comment va ton fils ?</p>
-
-<p>— Grâce à Dieu !… L’assemblée est belle,
-n’est-ce pas ? Tu resteras toute la nuit.</p>
-
-<p>— Non, non, c’est impossible.</p>
-
-<p>Elle en fut désolée, et, à force d’instances,
-obtint de me garder jusqu’au moghreb.</p>
-
-<p>Les invitées ne se départissaient pas de leur
-attitude rigide, tandis qu’à l’autre extrémité de
-la pièce, les cheikhat accompagnaient rageusement,
-de leurs instruments, des chants nasillards.
-On ne s’entendait plus… il me fallait
-parler très haut à Lella Kenza et je perdais la
-moitié de ses phrases. Elle semblait, du reste,
-de plus en plus lasse et préoccupée.</p>
-
-<p>Quelques vieilles femmes, accroupies autour
-de l’accoucheuse, tenaient de longs conciliabules.
-Elles firent apporter sur le lit un petit
-canoun allumé, dans lequel on jeta divers
-ingrédients qui dégagèrent une âcre fumée.
-L’enfant fut exposé au-dessus des charbons,
-puis frotté avec un liquide mystérieux. Il poussait
-de faibles cris en s’agitant.</p>
-
-<p>Lella Kenza le regardait d’un air inquiet.</p>
-
-<p>— Que lui fait-on ? — demandai-je.</p>
-
-<p>— Rien… des choses à nous… — me répondit-elle
-évasivement, et elle détourna mon attention
-sur le thé, le lait d’amandes, les sucreries
-et les parfums que les négresses passaient à la
-ronde. L’une d’elles offrait aussi de la gouza<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>
-en poudre, dont les invitées avalaient une
-pincée, tandis que leurs regards devenaient
-plus vagues et leur expression plus hébétée.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Noix de muscade avec laquelle les Marocaines se
-donnent une sorte d’ivresse.</p>
-</div>
-<p>Les cheikhat, excitées par leurs chants, se
-démenaient avec une frénésie grandissante. Le
-soleil avait quitté le haut des murs, et les
-esclaves alignaient sur les tapis de gigantesques
-chandeliers en cuivre garnis de cierges.</p>
-
-<p>Je me levai pour partir, malgré les instances
-de Lella Kenza.</p>
-
-<p>Alors, subitement, son visage se décomposa,
-et elle me dit d’une voix suppliante, tandis
-que ses yeux s’emplissaient de larmes :</p>
-
-<p>— Je t’en conjure, va me chercher cette
-toubiba dont tu m’as parlé. Mon enfant est très
-malade, les vieilles ont vainement essayé tous
-leurs remèdes…</p>
-
-<p>— Allah ! — m’écriai-je, — est-ce possible !
-Pourquoi ne m’as-tu pas avertie plus tôt ? Voilà
-trois heures que je suis ici.</p>
-
-<p>— Je ne voulais pas qu’aucun souci troublât
-pour toi la fête. Mais à présent tu pars… Mouley
-Abd Es Selem va mourir si tu ne trouves
-rien pour le sauver !</p>
-
-<p>Un chagrin si poignant la bouleversait, que
-je n’arrivais pas à comprendre comment cette
-femme en pleurs avait pu, tout le jour, dissimuler
-son anxiété par simple politesse envers
-ses hôtes.</p>
-
-<p>Je partis en courant à travers les ruelles
-noires, avec un petit esclave qui portait une
-lanterne. La toubiba habitait à l’autre extrémité
-de la ville, et je dus attendre son retour.
-Il était au moins huit heures lorsque nous
-revînmes à la demeure du Chérif Jilali.</p>
-
-<p>Mouley Abbas nous attendait, très anxieux,
-dans ses appartements, puis nous passâmes à
-ceux des femmes qu’emplissait toujours la
-joyeuse rumeur. Les cheikhat continuaient leur
-concert endiablé, et les invitées dodelinaient de
-la tête au rythme de la musique, tout en croquant
-des pâtisseries. Quelques-unes se levaient
-parfois pour esquisser un mouvement de danse…
-Derrière les tentures du grand lit, Lella Kenza
-sanglotait à côté de l’enfant moribond… La
-toubiba s’accroupit auprès d’elle, prit le petit
-des mains de la vieille et l’examina.</p>
-
-<p>— J’arrive trop tard, — me dit-elle en français.</p>
-
-<p>— Comment le trouves-tu ? — interrogea
-Lella Kenza toute tremblante.</p>
-
-<p>— N’aie pas peur, je vais le soigner.</p>
-
-<p>— Il ne mourra pas ? Oh, que tu deviendras
-chère à mon cœur si tu le guéris !</p>
-
-<p>— Je donne les remèdes, Allah accorde la
-guérison…</p>
-
-<p>— Cela est vrai, opinèrent les vieilles, Allah
-seul est grand.</p>
-
-<p>En hâte, la doctoresse avait griffonné une
-ordonnance qu’emportait un serviteur du Chérif,
-puis elle demanda de quoi baigner l’enfant.
-Les esclaves s’agitaient dans le tumulte de la
-fête. De temps à autre, les invitées soulevaient
-les rideaux de l’alcôve et s’enquéraient de
-Mouley Abd Es Selem, puis elles reprenaient
-leur thé ou leurs danses.</p>
-
-<p>On apporta sur le lit un bassin de cuivre
-rempli d’eau chaude, où la toubiba plongea le
-bébé, dont le misérable petit corps aux membres
-raidis était secoué par des convulsions.</p>
-
-<p>— Il allait bien jusqu’à mercredi, — expliquait
-en pleurant Lella Kenza ; — cette nuit-là,
-je suis allée au hammam. A mon retour je l’ai
-trouvé malade, et, depuis, il ne veut plus téter.</p>
-
-<p>La doctoresse me dit tout bas :</p>
-
-<p>— C’est le tétanos, il est perdu… Voici la
-première fois que je vois un pareil cas. La
-plaie ombilicale a dû être infectée au moment
-de l’accouchement. Ces femmes ont un tel
-manque de soins !</p>
-
-<p>Lella Kenza levait sur nous ses grands yeux
-pleins de détresse :</p>
-
-<p>— Oh, que j’ai peur ! — murmura-t-elle
-d’une voix brisée…</p>
-
-<p>Mouley Abd Es Selem mourut avant l’aube,
-avec les derniers accords de la musique, alors
-que les invitées prenaient congé de la Chérifa.
-Il fut enterré le matin même.</p>
-
-<p>Lorsque je quittai Fez, quelques jours plus
-tard, j’emportai la hantise du désespoir où je
-laissais Lella Kenza.</p>
-
-<p>Et puis, les mois ont passé, insensibilisant,
-peu à peu, l’acuité de sa douleur. Aux premiers
-jours d’avril, j’ai retrouvé la Chérifa charmante
-et joyeuse dans son arsa pleine d’orangers.
-Elle a repris son air ingénu de petite fille aux
-grands yeux étonnés. Les esclaves étalent des
-tapis sous l’ombrage et préparent le thé ; la
-neige odorante des pétales tombe toujours
-autour de nous et l’air frémit doucement,
-chargé de toutes les senteurs et de toutes les
-ivresses du printemps.</p>
-
-<p>Les fils du Chérif jouent dans les hautes
-herbes ; le plus jeune trotte à présent, très
-assuré sur ses jambes. Il s’est approché de
-Lella Kenza, qui fronce les sourcils et le renvoie
-d’un geste brusque. Mouley Saïd en tombe
-assis sur son petit derrière noir.</p>
-
-<p>— Dieu te pardonne, — lui dis-je étonnée, — comme
-tu es dure avec cet enfant !</p>
-
-<p>— C’est celui de Marzaka, — répliqua-t-elle
-d’une voix altérée par la haine, — de la pécheresse
-qui a tué mon fils.</p>
-
-<p>— Par le Prophète ! — m’écriai-je, — tu
-l’accuses à tort. Certes, je comprends que tu
-n’aimes pas cette femme, mais elle est étrangère
-à la mort de Mouley Abd Es Selem…</p>
-
-<p>— Écoute ! le mensonge ne sort pas de mes
-lèvres, j’en jure par Mouley Idriss<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a> ! mon
-enfant allait bien tant que je suis restée
-auprès de lui. Le cinquième jour, je suis allée
-me purifier au hammam. A mon retour, je l’ai
-trouvé tout raide, il ne voulait plus téter…
-C’est cette fille du diable qui l’a empoisonné en
-mon absence, pour que ses fils restent les seuls.
-La toubiba a dit que Mouley Abd Es Selem est
-mort d’une maladie dont j’ai oublié le nom,
-et Mouley Abbas l’a crue. Mais moi, je connais
-la malice de Marzaka la chienne. Puisse Dieu
-la confondre ! je la déteste, je lui souhaite tous
-les maux de la terre ! De ma vie, je n’oublierai
-son crime.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> Le Saint protecteur de Fez.</p>
-</div>
-<p>Lella Kenza, frémissante et les yeux pleins
-de larmes, jette ses malédictions sous les arbres
-en fleurs.</p>
-
-<p>Et j’aperçois Marzaka, suivie de ses trois rejetons,
-qui passe lourdement à l’autre bout de
-l’arsa, la démarche pesante, la taille déformée…</p>
-
-<p>Le Seigneur, une fois encore, a béni le
-ventre de la négresse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c2">II<br />
-<span class="small">LA JUIVE</span></h3>
-
-
-<p>Un cortège de noces se déroulait à travers
-les ruelles du Mellah. Les musiciens chantaient
-à tue-tête, avec des voix éraillées, et les invités,
-malgré la circonstance, conservaient cet air
-lamentable de leurs visages aux longs nez, de
-leurs crânes rongés de teigne sous le calot
-crasseux, et de leurs lugubres lévites d’un noir
-déteint. L’un d’eux portait à bras tendus, au-dessus
-de sa tête, la chaise où se tenait assise
-la mariée.</p>
-
-<p>C’était une toute petite fille, une minuscule
-petite fille, si chétive, si frêle, qu’on lui eût à
-peine donné cinq ou six ans, bien qu’elle en
-eût atteint huit depuis les Pâques, âge auquel
-il convient qu’une petite Juive de Fez soit
-mariée.</p>
-
-<p>Juchée sur ce siège mouvant, Meryem s’efforçait
-de conserver sa dignité, mais ses mains
-s’agrippaient aux bras du fauteuil dont les
-balancements l’inquiétaient. La peur de tomber
-était son unique préoccupation. Du reste, elle
-se souciait fort peu des événements en perspective,
-malgré que les conseils maternels eussent
-essayé de l’y préparer. Les fêtes nuptiales qui
-duraient depuis neuf jours n’avaient été pour
-la fillette que des alternatives de plaisirs et de
-tourments : joie d’être belle et parée, de
-manger les sucreries, présents du fiancé ; joie
-des bombances données en son honneur et qui se
-terminaient invariablement par des orgies de
-mahia, l’eau-de-vie de figues, âpre et brûlante.</p>
-
-<p>Mais elle avait eu aussi l’ennui des interminables
-cérémonies durant lesquelles il faut être
-sage, ne pas bouger, ne pas rire ni parler, et
-surtout de cette piscine glaciale où on l’avait
-plongée trois fois, selon les rites, et dont le
-souvenir la faisait encore frissonner. Elle connaissait
-son fiancé depuis longtemps et n’éprouvait
-aucun sentiment à son égard.</p>
-
-<p>Moché Abitbol exerçait le métier de bijoutier
-dans l’échoppe de son grand-oncle, dont il
-était un des meilleurs apprentis. Il avait appris
-l’art des émaux et des filigranes ; il savait ciseler
-à la lime les bagues, les bracelets, les ferronnières
-chères aux Musulmanes, ainsi que ces
-plaques d’or, légères comme des rosaces de
-dentelle, au milieu desquelles s’épanouit la
-fleur d’une émeraude pâle. Il assemblait en
-collier les perles et les pierreries venues des
-Indes, avec une harmonie délicate, un sens
-réel de la beauté. Pourtant Moché n’était qu’un
-petit Juif sale et dépenaillé, aux regards
-fuyants, à l’air vicieux…, on eût dit un vieillard
-malgré ses dix-sept ans et il avait déjà
-causé plusieurs fois le scandale de la Communauté
-par ses fredaines.</p>
-
-<p>Meryem n’avait que faire de tout cela… Le
-mariage était pour elle une suite de fêtes après
-lesquelles, devenue dame, elle porterait la
-coiffure des femmes mariées. Déjà le premier
-jour, on avait remplacé sa sebenia de fillette
-par le fistoul, qui retombe en voile jusqu’à la
-taille, et sur lequel les soualef de fil noir forment
-deux bandeaux réguliers de chaque côté
-du visage.</p>
-
-<p>Le cortège approchant de la maison nuptiale,
-les musiciens redoublaient de pathétique
-nasillard. Ils chantaient :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Bienvenue à la beauté de Fez !</div>
-<div class="verse">Accourez et prosternez-vous,</div>
-<div class="verse">Devant la sultane du Palais !</div>
-
-<div class="verse stanza">«  — Viens chez moi te reposer,</div>
-<div class="verse">Dans mon cœur, je t’aime,</div>
-<div class="verse">Je tolérerai tous tes caprices,</div>
-<div class="verse">Même si tu marches sur mon cœur…</div>
-
-<div class="verse stanza">Comment ferai-je, ô femmes ?</div>
-<div class="verse">L’amour m’a déchiré,</div>
-<div class="verse">Le supporter est pénible,</div>
-<div class="verse">Je suis fatigué de l’attente…</div>
-
-<div class="verse stanza">Il n’y a pas de remède à mes maux.</div>
-<div class="verse">Il n’y a pas de médecin,</div>
-<div class="verse">Qui puisse me guérir</div>
-<div class="verse">Ni même me soulager<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a> !… »</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Paroles attribuées au fiancé.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">«  — Pourquoi ma tête est-elle partie ?<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a></div>
-<div class="verse">Mon cœur est tranquille</div>
-<div class="verse">Il n’y a pas de honte à aimer…</div>
-<div class="verse">Reconnais-le et excuse-moi !</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Réponse de la fiancée.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Pourquoi ma tête est-elle partie ?</div>
-<div class="verse">Pourtant mes os sont rassemblés,</div>
-<div class="verse">Rien de mes os n’est cassé.</div>
-<div class="verse">Mon cœur se réjouit des parfums,</div>
-
-<div class="verse stanza">Un parfum passe en ma tête,</div>
-<div class="verse">Tout entière je suis pure,</div>
-<div class="verse">Les arbres ne se dessèchent</div>
-<div class="verse">Que lorsque les fleurs sont fanées.</div>
-
-<div class="verse stanza">Viens, le malheur ne t’atteindra pas !</div>
-<div class="verse">Ma salive est douce,</div>
-<div class="verse">Ma tête est toute troublée,</div>
-<div class="verse">Je vais de droite et de gauche… »</div>
-
-<div class="verse stanza">O la fleur qui s’épanouit !</div>
-<div class="verse">Petite sultane est son vrai nom,</div>
-<div class="verse">Voici que son maître paraît…</div>
-
-<div class="verse stanza">Bienvenue à la beauté de Fez !</div>
-<div class="verse">Accourez et inclinez-vous,</div>
-<div class="verse">Devant madame la mariée.</div>
-</div>
-
-<p>Le cortège s’était engouffré dans une étroite
-cour, fraîchement badigeonnée d’outremer et
-de jaune serin, et l’on déposa Meryem sous un
-dais où Moché Abitbol vint la rejoindre. Son
-regard oblique s’illumina d’une lueur en contemplant
-la petite épouse qui lui était destinée.
-Elle avait bon air au milieu du scintillement
-de ses bijoux ! Des rangs de perles se mêlaient
-aux soualef, des bracelets chargeaient ses bras
-fluets, des boucles d’oreilles aux longues pendeloques
-tremblaient à chacun de ses mouvements,
-et d’innombrables colliers de pierreries
-couvraient sa gorge enfantine, toute plate,
-mais dont la peau très blanche apparaissait
-entre les joyaux. Meryem n’osait remuer dans
-son beau costume de velours vert brodé d’or ;
-l’ample jupe à godets s’étalait autour d’elle en
-plis raides, et le boléro enserrait son buste
-d’une cuirasse étincelante, au-dessus de laquelle
-une guimpe décolletée, en mousseline lamée
-d’or, jetait un éclat plus fin. Le visage de la
-petite, rehaussé de rouge et de kohol, restait
-invisible sous un voile.</p>
-
-<p>Moché lui mit dans la main un guirch<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a>, en
-prononçant les paroles sacramentelles :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au nom de la loi de Moïse,</div>
-<div class="verse">Tu m’es consacrée.</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> Petite pièce d’argent valant environ 0 fr. 25.</p>
-</div>
-<p>Puis on emporta Meryem sur le lit nuptial
-où elle passa le reste du jour à s’amuser avec
-ses petites compagnes, tandis que les invités
-festoyaient au son des chants et des instruments.
-Lorsque la fête fut terminée, tout le
-monde se retira et Moché Abitbol pénétra dans
-la chambre où l’attendait la petite mariée. Elle
-eut bien soin de se tourner vers la muraille
-comme on le lui avait recommandé ; mais
-l’époux s’approcha d’elle, la prit par les épaules
-et la fit virer de son côté…; il exhalait une
-forte odeur de mahia et avait des gestes
-imprécis…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p class="noindent">… Ce fut un viol
-hideux, sans pitié pour la terreur ni les cris
-aigus de l’enfant…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>La vie de Meryem reprit au domicile de
-l’époux à peu près telle que chez ses parents.
-Sa belle-mère Rebka, une grande femme pâle
-et maladive, l’initiait peu à peu aux soins du
-ménage et lui montrait à confectionner les
-petits boutons de passementerie, que l’on vend
-aux Musulmans, et dont le produit est l’unique
-revenu des femmes juives. Mais, comme
-Meryem était encore très jeune, elle passait la
-plus grande partie de son temps à jouer avec
-ses belles-sœurs et elle se fût trouvée tout à
-fait heureuse sans le supplice des nuits conjugales,
-auxquelles, malgré divers remèdes conseillés
-par les matrones, elle ne pouvait s’habituer.
-Quand arrivait le crépuscule, Meryem
-commençait à trembler et à pleurer. Même
-elle tomba sérieusement malade ; elle ne mangeait
-plus, avalait à peine quelques gorgées de
-mahia, toujours secouée de fièvre, avec des
-yeux trop grands, et trop brillants dans son
-pauvre petit visage blême.</p>
-
-<p>Un jour Moché réussit à amener chez lui un
-médecin étranger dont la réputation tenait du
-miracle et du sortilège. Il était vêtu comme
-un Musulman et parlait l’arabe. Il examina la
-petite en fronçant le sourcil, puis entraîna
-l’époux et la belle-mère hors de la pièce et
-leur posa des questions précises. Et, tout à
-coup, il fut saisi d’une grande colère ; il
-secouait par les épaules Moché Abitbol en
-criant que les mœurs juives le dégoûtaient et
-que, si le mari voulait achever cette malheureuse,
-il n’avait qu’à continuer l’œuvre si bien
-entreprise. Quant à lui, il s’en lavait les mains,
-aucun remède autre que l’abstinence n’étant
-capable de sauver la pauvre enfant.</p>
-
-<p>Bien entendu, Moché n’en crut rien…,
-mais à quelques jours de là, le Seigneur
-intervint.</p>
-
-<p>D’inquiétantes rumeurs circulaient entre les
-murs bleus… une sorte d’angoisse planait sur
-le Mellah, si souvent éprouvé, où le souvenir
-des derniers massacres hantait encore les
-esprits. Un jour, de longs cris d’épouvante et
-de mort retentirent de nouveau à travers les
-ruelles. La populace, mêlée de soldats et de
-Chleuhs, folle de cruauté, grisée de meurtres,
-montait de Fez… Après avoir massacré les
-chrétiens, elle se ruait sur le quartier juif,
-détruisant tout sur son passage, enfonçant les
-portes, sabrant les femmes et les enfants.</p>
-
-<p>Une folle épouvante précipita le Mellah
-vers la fuite, l’unique salut. Rebka entraînait
-ses filles ; Moché emportait Meryem, trop
-faible pour marcher. Poursuivi par une bande
-d’assassins, il ne tarda pas à se débarrasser du
-léger fardeau qui entravait sa course, peut-être
-avec l’espoir que l’enfant arrêterait la meute
-enragée… Mais les massacreurs négligèrent la
-petite malade, et elle les vit avec horreur
-assommer, à quelques pas d’elle, son mari qui
-demandait grâce, sans même essayer de se
-défendre…</p>
-
-<p>Plus tard, un Juif ramassa l’enfant évanouie
-et la chargea sur ses épaules. Il atteignit sans
-encombre le Palais du Sultan dont les portes,
-sur l’ordre de Moulay Hafid, avaient été
-ouvertes aux malheureux.</p>
-
-<p>Les cris durèrent jusqu’à la nuit ; puis, las
-de tuer et de piller, dispersés par quelques
-moghaznis, les Fasi rentrèrent chez eux.</p>
-
-<p>Mais, dès le lendemain, la fusillade reprit
-avec l’accompagnement sourd des canons. Les
-Berbères de la montagne, attirés par l’appât
-du pillage, s’abattirent autour de Fez comme
-une nuée de faucons, et les soldats français
-accouraient, de leur côté, au secours de leurs
-compatriotes enfermés dans la ville. Les Juifs
-gémissaient en implorant l’Éternel, à chaque
-explosion qui venait du Mellah, car leur malheureuse
-cité paraissait une cible pour tous les
-adversaires… Et, pendant des jours et des
-jours, le chœur de leurs lamentations s’unit au
-fracas des combats. Puis, le calme ayant repris
-ses droits, ils se hasardèrent à rentrer chez
-eux, le désir de vérifier si la cachette des
-trésors familiaux avait échappé aux investigations
-dominant leur terreur. Mais les femmes
-et les enfants restaient encore au palais. On les
-avait parqués, en différentes cours, même dans
-celle de l’impériale ménagerie. C’est là que
-Meryem avait retrouvé sa famille échouée
-entre les cages dans lesquelles tournaient,
-viraient, rugissaient et glapissaient affreusement
-des lions, des tigres, des hyènes affolés
-par cet amas de chair humaine à forte senteur.</p>
-
-<p>Les fillettes pleuraient, secouées de peur,
-une épouvante succédant à l’autre, Meryem en
-oubliait ses souffrances, elle ne pouvait détacher
-ses yeux d’une panthère dont l’énorme
-patte, aux griffes contractées, se tendait vers
-elle à travers les barreaux, comme pour la
-saisir. La nuit, des yeux phosphorescents brillaient
-au fond des cages, et tout à coup un
-horrible rugissement secouait le silence, prélude
-du concert auquel tous les fauves ne tardaient
-pas à prendre part… Le froid était
-encore vif, et les misérables n’avaient qu’une
-litière de paille pour s’étendre ; des esclaves
-noirs leur distribuaient, l’air méprisant, quelques
-pains et un peu de soupe. Le Sultan,
-protecteur attitré des Juifs en son empire
-chérifien, ne pouvait moins faire que leur
-accorder cette hospitalité.</p>
-
-<p>Après quelques semaines de ce cauchemar,
-ils commencèrent à regagner le Mellah. Ceux
-dont les demeures n’étaient plus habitables,
-trouvaient asile chez des amis et dans les synagogues ;
-les autres réparaient en hâte les dommages
-de leurs maisons pour s’y réinstaller.</p>
-
-<p>Meryem rentra chez ses parents. Les esprits
-s’apaisaient peu à peu ; les enfants, avec l’insouciance
-de leur âge, recommençaient à jouer,
-les femmes à se faire des visites où elles
-buvaient du thé tout en savourant les confitures
-de cédrat et de fleur d’oranger.</p>
-
-<p>Le petite veuve, délivrée du supplice quotidien,
-revint à la santé. On l’avait aussitôt
-promise au frère aîné de Moché, le vieux
-Chlamou Abitbol qui venait de perdre sa
-femme, et était allé à Gibraltar régler quelques
-fructueuses affaires.</p>
-
-<p>Meryem avait onze ans et devenait fort jolie,
-elle se plaisait à la parure, s’attardait devant
-les miroirs venus d’Espagne, et le jour du
-Sabbat, où l’on se promène gravement en toilette
-à travers les ruelles nauséabondes, lui
-procurait un plaisir jusqu’alors inconnu. Elle
-sentait le regard des hommes s’arrêter sur elle
-avec insistance, une étincelle allumée au fond
-de leurs longs yeux sournois. De romanesques
-pensées hantaient son esprit ; elle imaginait
-mille aventures dont elle serait l’héroïne, des
-paroles d’amour suaves et troublantes, des
-compliments, de grands personnages agenouillés
-devant sa beauté, lui prodiguant les
-bijoux et les parures… Mais, à vrai dire, toutes
-ces rêvasseries n’avaient rien à faire avec
-l’avenir réel, le fiancé à mâchoire édentée, ni la
-vie conjugale dont la première expérience
-l’avait si fort rebutée, bien qu’à présent elle
-sentît quelques secrets penchants aux plaisirs
-sensuels.</p>
-
-<p>Non, le héros de ses rêves n’était, il faut
-l’avouer, pas même un coreligionnaire, mais
-plutôt un être fantaisiste doué de toutes les
-qualités, de tous les prestiges, un étranger venu
-d’un pays très lointain… peut-être, à la rigueur,
-un de ces Juifs de la jeune génération qui
-portent des complets européens, des chapeaux
-de feutre et de scintillantes chaînes de montre.
-Tout en y songeant, Meryem supportait sans
-peine son veuvage et l’attente prolongée du
-vieux Chlamou.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Un samedi, tandis que Meryem se promenait
-avec sa mère et ses sœurs, fière, droite, le châle
-de soie blanche coquettement drapé sur ses
-épaules, selon la mode nouvelle, un cavalier
-musulman vint à la croiser.</p>
-
-<p>El Hadj Mohamed Ben Zakour, jeune et
-riche négociant en soieries, se faisait édifier
-une maison au Tala<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a>, et, malgré sa répugnance
-à circuler à travers le Mellah, il s’était décidé
-à y aller voir certain plafond d’un style
-moderne, dont on vantait la décoration.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Quartier de Fez.</p>
-</div>
-<p>Les Juifs se rangeaient, humbles et serviles,
-devant lui, mettant un empressement exagéré
-à lui indiquer son chemin. Mais à peine El
-Hadj Mohamed eut-il aperçu la petite veuve
-qu’il en oublia l’objet de ses recherches.</p>
-
-<p>Meryem était alors d’une beauté saisissante,
-dans tout l’éclat de ses douze ans épanouis. Les
-soualef de soie noire faisaient ressortir sa peau
-fine, si blanche, avivée d’un rose exquis, plus
-tendre que celui d’un pétale. Ses grands yeux
-sombres prenaient une expression doucement
-voluptueuse entre les cils très longs qui palpitaient
-comme de petites ailes ; le nez mince,
-presque droit, s’inclinait à peine au-dessus
-d’une bouche semblable à la grenade entr’ouverte.
-Et l’ovale parfait du visage évoquait
-celui des madones que les Chrétiens mettent
-en leurs temples, à la fois candides et troublantes
-par le charme extrême de leur beauté.</p>
-
-<p>Malgré l’habituel mépris des Musulmans
-pour les Juifs, El Hadj Mohamed se sentit
-embrasé d’un subit amour irrésistible, peut-être
-en raison d’une lointaine hérédité…
-Chacun sait que les Ben Zakour descendent
-d’Israélites convertis à l’islamisme, au temps
-de Mouley Ismaïl.</p>
-
-<p>Meryem ne manqua pas de remarquer son
-trouble, et, comme il était jeune et séduisant,
-avec son profil énergique au nez hardiment
-busqué en bec de faucon, elle pensa tout le
-reste de sa promenade à cette rencontre, sans
-espérer toutefois qu’elle se renouvelât, car les
-Musulmans ne viennent guère au Mellah ; mais
-en rentrant chez son père, elle le trouva en
-grande conversation avec El Hadj Mohamed au
-sujet d’une affaire de terrain subitement
-inventée par celui-ci. Meryem se sentit submergée
-d’un immense orgueil, car elle comprit
-que c’était pour elle seule que le seigneur
-arabe honorait leur demeure. Il coulait à
-chaque instant vers elle des regards admiratifs
-qui lui brûlaient le cœur et en précipitaient
-les battements. Pourtant il ne lui adressa pas
-la parole, très affairé en apparence à discuter
-avec le vieux Youdah, mielleux, déférent,
-mais âpre au gain.</p>
-
-<p>Le lendemain, comme Meryem traversait le
-souk, elle fut abordée par un petit Juif mendiant
-et borgne, dont la réputation était mauvaise.</p>
-
-<p>— Écoute, — lui dit-il, — je viens de la
-part d’El Hadj Mohamed qui veut te parler. Il
-retournera demain chez ton père ; sois près de
-la porte pour lui ouvrir.</p>
-
-<p>Meryem ne répondait pas, bouleversée d’émotion.</p>
-
-<p>— Tu as compris ? — interrogea Simouel.</p>
-
-<p>— Oui, — dit-elle enfin, — mais au nom de
-l’Éternel, ne répète ceci à personne !</p>
-
-<p>— Je l’ai juré sur les Tables de la Loi, — répliqua
-le gamin sans ajouter qu’El Hadj
-Mohamed s’était assuré de son silence par des
-menaces et un beau réal d’argent.</p>
-
-<p>Meryem rentra chez elle, agitée de mille
-pensées contradictoires. Les heures lui semblèrent
-interminables jusqu’au lendemain ; elle
-les mit cependant à profit en décidant ses
-parents à s’installer au premier étage, selon
-leur coutume de chaque hiver, car les jours
-devenaient plus frais. Le matin elle fit sa toilette
-avec un soin minutieux, sans oser toutefois
-changer ses vêtements quotidiens, ni
-ajouter aucune parure, dans la crainte d’attirer
-l’attention ; mais elle nettoya les taches dont
-sa jupe et son boléro de drap étaient criblés,
-et elle se regardait à tout instant dans le
-miroir, heureuse de s’y trouver fraîche et désirable.</p>
-
-<p>Elle ne quittait pas le patio, sous prétexte
-d’en laver les mosaïques, et elle attendait, le
-cœur anxieux, l’oreille attentive au moindre
-bruit… Des coups retentirent à la porte, elle
-se précipita pour ouvrir. El Hadj Mohamed se
-dressait devant elle, tout enveloppé de ses
-mousselines blanches et parfumées. Il lui prit
-la main en murmurant :</p>
-
-<p>— Que tu es belle !… plus belle que l’aurore
-délicieuse !… N’est-il pas fâcheux que tant de
-beauté doive s’étioler au Mellah, près du vieillard
-auquel on te destine ?… Viens avec moi,
-je te donnerai des bijoux et des esclaves.</p>
-
-<p>La petite main tremble dans la sienne,
-Meryem reste silencieuse.</p>
-
-<p>— Tu me plais et je désire ton bien, — répète
-le jeune homme, — chez moi tu seras heureuse,
-adulée, belle et parée comme une sultane…</p>
-
-<p>Tout à coup une voix glapissante cria :</p>
-
-<p>— Qui est là ?</p>
-
-<p>— C’est le Hadj Mohamed qui veut voir mon
-père, — répondit Meryem en s’efforçant de
-donner à ses paroles un timbre naturel.</p>
-
-<p>Youdah se précipita vers l’escalier pour recevoir
-son hôte, mais comme il était vieux et
-descendait lourdement, El Hadj Mohamed eut
-encore le temps de murmurer :</p>
-
-<p>— Tâche de sortir cette nuit de ta maison.
-Le petit Simouel t’attendra, suis-le sans crainte.
-Je m’arrangerai pour que les portes du Mellah
-restent ouvertes… Tu viendras, Meryem ?…
-promets-le… — répète-t-il d’un ton autoritaire,
-en serrant la main de plus en plus tremblante.</p>
-
-<p>— Oui, Seigneur, — répond Meryem à voix
-basse.</p>
-
-<p>Son père arrivait dans le vestibule, tout
-ému par l’honorable visite et par les rasades
-de mahia avec lesquelles il combattait les
-froids de l’automne.</p>
-
-<p>… Meryem, à demi défaillante, contemple
-la bague qu’El Hadj Mohamed a laissée à son
-doigt, et, malgré son trouble, elle évalue le
-prix de l’énorme rubis qui vaut au moins cent
-douros !… Puis, à regret, elle la retire et la
-noue soigneusement au coin de son mouchoir.</p>
-
-<p>L’affaire fut conclue le jour même et Youdah
-se félicitait d’avoir su tromper El Hadj Mohamed !…</p>
-
-<p>Ce soir-là, Meryem ne voulut pas manger.
-Elle se dit en proie à de si violents maux de
-tête que les larmes coulaient sans cesse de ses
-yeux. Une affreuse tristesse la saisit au moment
-de quitter tous les siens, d’abandonner son
-milieu, sa famille, pour une coupable destinée.
-Elle sait que ses parents la maudiront et
-ne voudront plus jamais la revoir, que la Communauté
-la rejettera ignominieusement de son
-sein… Pourtant l’attrait irrésistible de l’aventure
-domine ses scrupules et aussi les ardeurs
-de son sang, éveillées sans pitié durant son
-enfance, et qui ne sont plus satisfaites alors
-que sa jeunesse s’épanouit… De temps à autre
-elle regarde le mirifique rubis et ses résolutions
-s’affermissent…</p>
-
-<p>Au milieu de la nuit, elle se leva doucement
-et comme, malgré ses précautions, sa mère
-demandait d’une voix engourdie de sommeil :</p>
-
-<p>— Que fais-tu ?</p>
-
-<p>— J’ai la fièvre, — dit Meryem, — je vais
-boire.</p>
-
-<p>Elle descendit dans le patio et puisa un peu
-d’eau, attendant, anxieuse, que sa mère fût
-rendormie. Puis elle se dirigea vers la porte
-dont elle avait eu soin la veille de graisser le
-verrou. Simouel se dissimulait près du seuil.</p>
-
-<p>— Viens vite ! — dit-il.</p>
-
-<p>Et ils se sauvèrent comme des malfaiteurs à
-travers les ruelles sombres…</p>
-
-<p>Le gardien du Mellah, soudoyé par El Hadj
-Mohamed, a laissé la porte entr’ouverte. Il n’a
-pas l’air d’apercevoir les fugitifs. Meryem respire
-plus librement lorsqu’elle se trouve dans
-la campagne ; la nuit est si pure que l’on
-aperçoit les plus lointaines montagnes, aux
-neiges scintillantes sous les rayons lunaires.
-Un vent léger fait frissonner les bambous entre
-lesquels s’encaisse le chemin, et leur plainte
-se mêle au gazouillis des ruisseaux et au bruit
-des cascades.</p>
-
-<p>Quelques cavaliers sortirent de l’ombre.
-Meryem eut peur et poussa un faible cri…
-mais déjà El Hadj Mohamed est auprès d’elle
-et la presse passionnément contre lui… Sur un
-signe de leur maître, les serviteurs amènent
-une mule et des vêtements. El Hadj Mohamed
-enveloppe lui-même la jeune femme du selham
-et du burnous, l’installe sur la bête dont un
-esclave prend la bride, et, lançant un petit sac
-à Simouel, il le congédie… Le sac s’aplatit
-dans la poussière avec un bruit métallique.</p>
-
-<p>Simouel, ravi, comptait les douros ; quand
-il releva les yeux, les cavaliers avaient disparu.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>El Hadj Mohamed emmena Meryem dans sa
-jolie maison neuve du Tala ; un jet d’eau
-s’élançait d’une vasque de marbre au milieu
-du patio ; des mosaïques azurées luisaient sur
-tous les murs, les sofas étaient remplis de laine
-et surchargés de coussins. Il lui donna quatre
-esclaves noires, des caftans de soie et d’innombrables
-bijoux. Elle passait ses journées à se
-parer en l’attente du bien-aimé. Il la traitait
-comme une courtisane, et Meryem, habituée
-aux exigences de son ancien mari, ne s’en
-étonnait pas. Elle était heureuse, presque sans
-remords, ardente au plaisir, affolée, grisée,
-auprès d’El Hadj Mohamed, par ce qui, jadis,
-avait fait le supplice de ses nuits… Elle avait
-conquis si complètement son amant qu’il ne
-savait rien lui refuser, et lorsqu’elle parla de
-mariage, il accéda sans peine à son désir, trop
-ravi de s’assurer la possession définitive de
-cette femme.</p>
-
-<p>Certes, il avait eu à souffrir pour elle déjà
-plus d’un tourment ! Le lendemain de la fuite,
-les Juifs, ameutés par le vieux Youdah, ayant
-fait un énorme scandale, El Hadj Mohamed
-avait dû se résoudre à un gros sacrifice d’argent
-pour se concilier le khalifat du Pacha, et
-empêcher que ses adversaires, forts de leur
-bon droit, obtinssent satisfaction…</p>
-
-<p>Lorsqu’il émit l’intention d’épouser Meryem,
-la réprobation générale fut plus terrible encore.
-On le traitait d’insensé en lui prédisant tous
-les malheurs. Le marchand ne se laissa pas
-émouvoir. Orphelin et libre, rien ne pouvait
-contrecarrer ses desseins. N’avait-il pas, en
-compensation de cette hostilité, les caresses
-affolantes de l’épouse au corps blanc, perverse
-et lascive pour lui plaire…</p>
-
-<p>Meryem crut atteindre au sommet du bonheur,
-mais elle ne tarda pas à s’ennuyer dans
-sa solitude. La réclusion lui pesait, elle n’avait
-aucune amie et ne voyait personne. Il ne suffit
-pas, pour être heureuse, d’avoir un époux
-amoureux, une jolie demeure, des esclaves, une
-existence oisive et large. Il ne suffit pas de
-posséder les plus somptueuses parures, si nulle
-ne peut les voir et les envier… Quand, au crépuscule,
-elle montait à sa terrasse, les femmes
-des maisons voisines tournaient dédaigneusement
-les épaules, jalouses au fond du cœur de
-cette Juive trop belle, dont elles parlaient avec
-mépris. Meryem sentait même la sourde hostilité
-de ses négresses qui, hors de sa présence,
-crachaient après avoir prononcé son nom et ne
-manquaient pas d’ajouter :</p>
-
-<p>— Sauf ton respect !…</p>
-
-<p>Elle avait espéré que les revendeuses juives,
-les vieilles au nez crochu et au menton
-retroussé, viendraient chez elle comme dans
-les autres logis, proposer leurs marchandises.
-Mais, toutes, d’un commun accord, se gardaient
-de pénétrer chez la fille d’Israël coupable, la
-chienne qui osait se prostituer à un Musulman…</p>
-
-<p>Un jour pourtant, alléchée par l’appât du
-gain, la vieille Sarah vint apporter des bijoux
-et des étoffes. Elle ne voulait pas entrer, prétendant,
-contre la coutume, rester à la porte,
-avec des airs de chatte qui a peur de se souiller.</p>
-
-<p>Meryem la fit introduire de force par ses
-négresses et elle soutint sans rougir les invectives
-de la sorcière qui joignait à son petit
-commerce, un autre trafic moins honnête et
-très lucratif. Lorsque Sarah eut fini de l’anathémiser,
-Meryem lui glissa une bourse d’argent
-entre les doigts et la vieille, soudain,
-devint plus amène. Elle consentit à boire un
-verre de thé et à raconter quelques histoires
-du Mellah que Meryem écoutait avec un intérêt
-passionné. Pour achever de la corrompre elle
-paya une sebenia trois fois plus que sa valeur
-et Sarah s’en fut, ravie d’avoir trompé sa
-coreligionnaire.</p>
-
-<p>Dès lors, la revendeuse devint la commensale
-habituelle du logis. El Hadj Mohamed ne
-pouvait entrer chez lui sans trouver Meryem en
-grande conversation avec l’horrible vieille
-qu’elle gavait de sucreries et comblait de
-cadeaux. Leurs voix s’unissaient, nasillardes,
-dans les romances populaires du Mellah.</p>
-
-<p>Il éprouvait pour Sarah une extrême répulsion,
-mais, amoureux et faible devant sa femme,
-il n’osait la priver de son plus grand plaisir.
-Meryem reprenait peu à peu ses coutumes
-presque abandonnées après sa fuite ; elle célébrait
-le Sabbat, les Pâques et les innombrables
-fêtes juives, avec le consentement morne de son
-époux.</p>
-
-<p>Au bout d’un an elle lui donna un fils qui ne
-vécut pas, et, féconde, elle continua chaque
-année à mettre au monde un enfant. Mais, par
-une malédiction du Seigneur, elle n’en pouvait
-élever aucun ; ils mouraient tous, frappés d’un
-mal mystérieux…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Meryem perdit vite sa beauté, ses chairs
-devinrent molles et flasques, son nez s’accusa
-désagréablement, sa peau blanche prit la teinte
-blême d’une bougie. A vingt ans elle était laide
-et son mari ne l’aimait plus.</p>
-
-<p>El Hadj Mohamed n’eut aucun soin de lui
-cacher son détachement ; il se montra exigeant
-et parcimonieux, il interrompait ses romances
-avec colère et lui interdit de recevoir la vieille
-Sarah, son unique amie. Les esclaves, devinant
-les nouveaux sentiments du maître, se firent
-de plus en plus insolentes vis-à-vis de Meryem ;
-les voisines de terrasses ricanaient très haut en
-l’apercevant, haineuses et satisfaites, et leurs
-sarcasmes atteignaient cruellement la délaissée.</p>
-
-<p>El Hadj Mohamed, fort embarrassé de sa
-Juive, ne voulut cependant pas la répudier, par
-amour-propre, afin de ne pas donner raison
-aux amis qui lui avaient autrefois prédit le
-malheur de cette union. Peut-être aussi, retenu
-par un attrait voluptueux que la savante perversité
-de Meryem exerçait encore sur ses sens…</p>
-
-<p>Mais un jour il se remaria.</p>
-
-<p>El Batoul entra dans sa maison avec des
-airs de sultane.</p>
-
-<p>Elle était fille d’un humble kateb<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>, et n’avait
-toutefois consenti à devenir la coépouse d’une
-Juive, qu’éblouie par le faste et le rang d’El
-Hadj Mohamed. Sa jeunesse et sa fraîcheur
-enchantèrent l’époux. Elle avait des joues
-rondes et fermes, des cheveux crépus, une
-bouche épaisse et des narines aux larges tendances
-décelant le sang noir qui courait dans
-ses veines.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Scribe.</p>
-</div>
-<p>Elle prit aussitôt dans le logis l’importance
-d’une « maîtresse des choses » ; elle affectait de
-traiter Meryem avec plus de hauteur que ses
-négresses, ne manquant aucune occasion de
-l’humilier. La pauvre Juive se sentait désespérément
-seule dans ce milieu hostile, en butte
-aux mille méchancetés des esclaves et de la
-favorite, n’ayant personne pour l’en protéger.
-El Hadj Mohamed ne lui permettait pas de se
-plaindre.</p>
-
-<p>Pourtant il passait avec elle une nuit sur
-deux, selon les préceptes du Livre, car il craignait
-de paraître devant Allah, au jour de la
-Rétribution, comme ces maris « dont les fesses
-seront inégales, pour avoir injustement réparti
-leurs faveurs envers leurs coépouses<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a> »… Et il
-pensait satisfaire toutes les exigences religieuses
-par cette concession pour laquelle il conservait
-toujours quelque goût.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Commentaires du Coran.</p>
-</div>
-<p>Meryem s’efforça de garder sur l’époux cette
-dernière séduction… Mais après les brutales
-ivresses, il la quittait sans une parole, hautain
-et méprisant.</p>
-
-<p>Elle n’osait plus sortir de sa chambre dans
-la crainte des quolibets et des mauvaises farces,
-et là encore, malgré les tentures, ces mots :
-« La Juive ! La Juive ! » sans cesse accolés
-d’épithètes injurieuses, parvenaient jusqu’à
-Meryem pour la flageller d’une constante humiliation.</p>
-
-<p>Souvent même on ne lui donnait pas à
-manger, les femmes avalaient en hâte la harira
-matinale ou le couscous et, lui montrant les
-plats vides, prétendaient « qu’on l’avait oubliée ».
-Alors elle rentrait chez celle plus haineuse,
-plus aigrie par la souffrance, et elle cherchait
-vainement, en son esprit, le moyen de se
-venger.</p>
-
-<p>Depuis son malheur, des remords l’assaillaient !
-Meryem ne conçoit plus par quelle
-aberration elle consentit à suivre El Hadj
-Mohamed, trahissant ses parents et les préceptes
-de son Dieu… Elle se souvient d’un proverbe
-de Salomon que le vieux Youdah aimait à
-répéter :</p>
-
-<blockquote>
-<p>La femme sage édifie son foyer, la femme folle le
-détruit.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ah ! certes, elle a été cette femme folle qui
-n’écoute que les séductions mensongères ! Elle
-a, de ses propres mains, détruit le bonheur
-auquel ses parents la destinaient !… A cette
-heure elle devrait, épouse respectée du vénérable
-Chlamou, élever ses enfants dans la cour
-badigeonnée d’outremer où les générations
-d’Abitbol se sont succédé… Elle se promènerait
-chaque samedi dans les ruelles encombrées
-de familles en toilette, un châle vert-perroquet
-aux rouges bariolages, bien tendu
-sur ses épaules. Elle jouirait de la société des
-hommes, partageant les orgies de mahia, au
-lieu de se ronger, prisonnière, en une maison
-musulmane, plus méprisée que la dernière des
-chiennes !…</p>
-
-<p>Un bruit léger l’arrête en ses pensées. El
-Batoul a soulevé la tenture et pénètre dans sa
-chambre pour la première fois… Meryem,
-surprise, se demande quel nouveau tourment
-on va lui infliger ? mais El Batoul a un air de
-bienveillance inaccoutumé.</p>
-
-<p>— Comment vas-tu ? — dit-elle.</p>
-
-<p>— Avec le bien… et toi ? Tu n’as pas de
-mal ?</p>
-
-<p>— Aucun mal, grâce à Dieu !</p>
-
-<p>Les formules de politesse amorcent l’entretien
-et dissimulent la gêne des deux femmes.</p>
-
-<p>— Tu dois t’ennuyer, toujours seule, — reprend
-El Batoul aimablement. — Pourquoi
-ne viens-tu jamais chez moi ?</p>
-
-<p>Elle s’accroupit sur le sofa sans manifester
-de répugnance.</p>
-
-<p>— J’aurais peur de t’importuner, — répond
-Meryem.</p>
-
-<p>— Du tout ! J’aimerais causer avec toi.</p>
-
-<p>— As-tu quelque souci, — interroge la Juive,
-devinant que sa coépouse a besoin d’elle. — Puis-je
-t’être utile ?</p>
-
-<p>El Batoul esquive la question. Non ! elle
-désire seulement mettre fin à ce malentendu
-dont elle souffre. Ce sont les esclaves, — ces
-filles de péché ! — qui lui ont au début raconté
-un tas de mensonges. Ensuite elle a bien vu
-que Meryem était une honnête femme, en qui
-l’on peut se fier, et elle aurait aimé avoir des
-rapports amicaux avec elle, mais une fausse
-honte la retenait…</p>
-
-<p>La réconciliation est aussitôt scellée, les
-coépouses prennent ensemble le thé, au grand
-ébahissement de leurs négresses…</p>
-
-<p>Le lendemain El Batoul insista pour que
-Meryem passât la journée dans sa chambre et
-elle lui fit présent d’un petit mouchoir brodé.
-Elle n’était plus que miel et sourires. Au bout
-de quelques jours, elle confia, non sans réticences,
-à sa nouvelle amie, qu’elle avait un
-gros souci dont elle seule pourrait la tirer…
-Meryem proteste de son dévouement… El
-Batoul, avec des larmes et des soupirs, avoue
-enfin que sa tête est troublée par un jeune voisin,
-Si Abdesselem, qui a osé la suivre un
-vendredi, alors qu’elle se rendait au cimetière.
-Depuis lors, ils se meurent tous les deux du
-même supplice… Elle l’aperçoit quelquefois du
-haut de sa terrasse, en se penchant imprudemment
-au-dessus de la rue, et ils se font
-quelques signes…</p>
-
-<p>Meryem écoute, attentive, cherchant un
-moyen d’aider sa coépouse. Avec la souplesse
-de sa race, elle oublie toutes ses rancunes,
-prête à obliger servilement la Musulmane qui
-daigne recourir à elle.</p>
-
-<p>— Écoute, — dit-elle enfin. — Veux-tu recevoir
-Si Abdesselem la nuit prochaine ? Je me
-charge de si bien occuper El Hadj Mohamed
-qu’il ne sortira pas de ma chambre avant le
-dohor, je le jure !…</p>
-
-<p>— O Meryem, ô ma sœur !… Que la bénédiction
-d’Allah soit sur toi !… Mais je crains
-les négresses, leur langue est imprudente…</p>
-
-<p>— Achète-leur du rhum. S’il plaît à Dieu,
-l’ivresse les rendra sourdes et aveugles.</p>
-
-<p>— O Allah ! Quelle ruse !… et la clé ?…</p>
-
-<p>— Je te la procurerai, — dit Meryem. — El
-Hadj Mohamed l’accroche au-dessus du lit
-en se couchant. Tiens-toi prête à la saisir dès
-que j’ouvrirai ma porte, et ce soir, entends-toi
-bien avec Si Abdesselem du haut de la terrasse.</p>
-
-<p>Le lendemain El Hadj Mohamed, après avoir
-fermé la maison, pénétra sans soupçon dans la
-chambre de Meryem, et, suivant sa coutume,
-il suspendit l’énorme clé à un clou planté
-dans la muraille. La Juive, d’un air indifférent,
-prend un caftan qui traînait sur un matelas et
-le suspend au même clou. Puis elle éteint les
-cierges qui brûlaient dans les chandeliers de
-cuivre et gagne le lit où son époux ne tarde
-pas à la rejoindre. Mais à peine est-elle couchée
-qu’elle se redresse en sursaut.</p>
-
-<p>— Il y a quelqu’un dans la chambre !…</p>
-
-<p>— Tu es folle.</p>
-
-<p>— J’ai entendu remuer…</p>
-
-<p>Elle se glisse hors du lit, rallume la bougie
-et se dirige vers le fond de la pièce.</p>
-
-<p>— C’est un chat. Que Dieu le maudisse ! — s’écrie-t-elle
-en agitant l’animal qu’elle avait
-traîtreusement enfermé sous une corbeille…
-Elle ouvre la porte et le jette au dehors, tout
-en tendant la clé dont elle est parvenue à
-s’emparer sans éveiller l’attention du Hadj
-Mohamed… Une main fébrile s’en saisit.</p>
-
-<p>Alors Meryem revient auprès de son mari, et
-elle déploie de si diaboliques ressources, des
-perversités tellement irrésistibles, qu’il râle de
-plaisir en demandant grâce.</p>
-
-<p>Pendant ce temps, El Batoul, qui a grisé
-toutes ses négresses, va tranquillement ouvrir
-la porte à Si Abdesselem. Elle l’introduit dans
-sa chambre : les brûle-parfums répandent d’odorants
-effluves, la bouillotte siffle sur le mejmar
-de cuivre, des « sabots de gazelle », des ghribat
-à forte saveur emplissent les plats de Fez délicatement
-décorés. El Batoul porte un caftan
-de brocart jaune à grands ramages qui fait
-valoir sa peau brune rehaussée de fards. Des
-bijoux couvrent se poitrine et ses bras.</p>
-
-<p>Dans sa chambre, comme en celle de Meryem,
-la nuit fut voluptueuse. Lorsque chanta le
-muezzin matinal, elle éveilla son amant, et le
-reconduisit jusqu’à la porte avec mille promesses
-de se revoir, puis elle s’en fut heurter
-discrètement à la pièce voisine. Meryem entr’ouvrit
-et prit la clé qu’elle lui passait.</p>
-
-<p>— Tout va bien ? — demanda-t-elle.</p>
-
-<p>— Pour le mieux ! — répondit El Batoul à
-voix basse.</p>
-
-<p>El Hadj Mohamed, épuisé, ne s’était pas
-réveillé…</p>
-
-<p>Tous les deux jours, désormais, Meryem
-s’ingénie en des ruses extraordinaires pour
-faciliter le péché à sa coépouse.</p>
-
-<p>El Batoul lui en a une reconnaissance profonde,
-admirant l’intelligence de cette Juive,
-jadis tant méprisée. Elle ne peut plus se passer
-de Meryem ; elle la comble de cajoleries et de
-présents ; elle exige des esclaves une extrême
-déférence envers sa coépouse et, même, elle
-persuade si bien les voisines que celles-ci, revenues
-de leur prévention, accueillent enfin
-Meryem à leur petit cercle des terrasses.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Grâce à l’adultère, le bonheur est revenu
-pour la Juive dans la maison de son époux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c3">III<br />
-<span class="small">LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME</span></h3>
-
-
-<p>Courbée en deux, Fatime lave à grande eau
-les mosaïques du patio. Ses jambes brunes,
-nerveuses, cerclées aux chevilles de tatouages,
-sortent jusqu’aux genoux des haillons trop courts
-dont elle se drape. Ses bras fermes et bien musclés
-s’activent sans relâche au-dessus du sol.
-Tous les matins Fatime parcourt la maison du
-haut en bas, l’échine ployée, comme une bête,
-pour accomplir son humble besogne. Le reste
-du temps, elle travaille dans une sania<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a> voisine,
-au compte d’un cultivateur.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> Verger situé en dehors des murs.</p>
-</div>
-<p>Fatime sent l’étable, la terre et la sueur : ses
-loques blanchâtres ont pris, à la longue, la
-couleur du sol qu’elle entretient. Elle garde
-presque constamment l’attitude des quadrupèdes,
-et, lorsqu’elle se redresse, on est tout
-étonné de lui voir enfin celle d’un être humain.</p>
-
-<p>Pourtant Fatime n’est point une esclave.
-C’est une femme libre, et c’est même une pèlerine, — Allah
-pardonne ses fautes ! — qui se
-dirige vers la sainte ville du Prophète.</p>
-
-<p>Certes Fatime est encore à des milliers et
-des milliers de kilomètres de la Mecque ; et
-son humble cerveau se refuse à concevoir
-pareille distance. Elle sait seulement que c’est
-loin, très loin, tout au bout de la mer qu’il lui
-faudra longer pendant d’innombrables années,
-en des pays toujours plus inconnus, où les
-Musulmans, ses frères, ne comprennent même
-plus son rude idiome du Sous. Et lorsqu’elle
-arrivera enfin en la ville de Notre Seigneur
-Mohamed, — qu’Allah lui donne la bénédiction
-et le salut ! — Fatime sera très vieille et
-lasse, tout près de la mort.</p>
-
-<p>Mais rien ne la décourage, et son esprit, son
-cœur, sa volonté, sont inlassablement tendus
-vers l’orient sacré, but de ses efforts. C’est que
-Fatime est soutenue par une ardeur plus grande
-que la foi. Fatime est une pèlerine d’amour
-maternel. Elle va rejoindre sa fille Hadda,
-prunelle de son œil droit.</p>
-
-<p>Voici trois ans que Hadda partit pour la
-Mecque, au lendemain de ses noces avec le
-pieux Lhaoussine Mtouggi. Depuis lors Fatime
-est sans nouvelles de son enfant ; il ne lui est
-pas même arrivé l’odeur d’une lettre.</p>
-
-<p>Pourtant Lhaoussine et Hadda n’avaient
-point quitté Taroudant sans esprit de retour.
-Dès l’instant où Fatime avait vu sa fille
-s’éloigner sur sa mule, avec la caravane, pour
-gagner le port d’embarquement, elle avait vécu
-dans l’attente résignée de leur future réunion.
-Vers le Miloud<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a> le bateau ramena la troupe
-des pèlerins qui s’éparpilla dans le pays.
-Chacun regagnait son village, tout heureux de
-la vénération nouvelle qu’on lui témoignait.
-Il en était parti sept de Taroudant, il n’en
-revint que quatre. Le plus âgé, le hadj<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a> Hammou
-était chargé d’apprendre à la vieille Aïcha
-que son fils avait succombé dans Médina la
-Sainte, et à Fatime, que ses enfants s’étaient
-installés à la Mecque pour y vivre et y mourir
-pieusement, à l’ombre de la grande mosquée.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> Anniversaire de la naissance du Prophète.</p>
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> Titre donné aux musulmans ayant fait le pèlerinage de
-la Mecque.</p>
-</div>
-<p>Les deux femmes poussèrent de longs cris
-tragiques et se déchirèrent le visage à coups
-d’ongles.</p>
-
-<p>— Allah est grand ! — dit le hadj Hammou
-à la vieille Aïcha ; et il fit honte à Fatime de se
-lamenter ainsi d’une séparation bénie du
-Seigneur, et qui était pour sa fille un gage de
-félicité.</p>
-
-<p>Fatime l’écoutait, hébétée. Elle comprenait
-une seule chose, c’est qu’elle ne verrait plus
-jamais sa petite Hadda, son unique joyau, et
-qu’il lui faudrait mourir loin d’elle, seule et
-misérable. Elle se demandait aussi comment
-elle vivrait à présent, car Hadda était une
-fileuse habile, et l’argent n’avait point manqué
-tant qu’elle était restée chez sa mère.</p>
-
-<p>La dure réalité ne permit point à Fatime de
-s’endormir en son chagrin. Elle était forte et
-jeune encore, ayant à peine dépassé quarante
-ans ; elle trouva vite à se louer chez un cultivateur
-qui l’employait toute la journée aux
-plus rudes besognes, et lui donnait en échange
-une maigre pitance.</p>
-
-<p>Pourtant lorsque Fatime, pliée en deux pour
-moissonner, modulait une vieille complainte
-berbère, sa voix rauque se brisait parfois en
-un sanglot, au souvenir de l’absente ; et son
-cœur était tellement rétréci de tristesse qu’elle
-ne voulait plus aller aux noces, et fuyait,
-farouche, la société des mères heureuses. Elle
-n’avait de goût que pour la vieille Aïcha dont
-le fils était mort durant le même voyage, et
-avec laquelle, sans cesse, elle ressassait la
-commune douleur.</p>
-
-<p>Une seule chose soutenait encore la pauvre
-Fatime, un espoir fou, sans fondement : celui
-de voir rentrer ses enfants avec le prochain
-pèlerinage. Lorsque revint l’époque du Miloud
-elle partit à pied pour Mogador. En cours de
-route elle rencontra une caravane qui la
-recueillit pour aider au soin des bêtes, et elle
-fit ainsi, à dos de mule, une partie du trajet.
-Néanmoins elle arriva trop tard pour assister
-au débarquement. Les pèlerins avaient déjà
-quitté la ville, mais l’un d’eux, attardé, lui
-affirma que ses enfants n’en faisaient point
-partie.</p>
-
-<p>Fatime erra tout le jour dans le port,
-suppliant les marins de la prendre sur leurs
-vaisseaux pour faire les gros ouvrages, et de
-l’emmener à la Mecque. Mais ils la repoussaient,
-impatientés, la croyant folle. Seul un
-vieux débardeur eut pitié de sa peine.</p>
-
-<p>— Ma fille, — lui dit-il, — on ne peut aller
-sur ces bateaux sans payer, et je vois bien que
-tu n’as pas d’argent. Du reste je sais qu’ils ne
-partent pas pour notre sainte ville, mais pour
-des pays roumis où tu n’as que faire. Retourne
-dans ta demeure, il n’est pas bon qu’une
-femme voyage seule. Le Seigneur te tiendra
-compte de ton intention.</p>
-
-<p>Alors Fatime lui confia son chagrin et lui fit
-part d’une étrange et soudaine résolution :</p>
-
-<p>— Puisqu’il en est ainsi, j’irai sur mes
-jambes à travers le pays, et, s’il plaît à Dieu,
-je rejoindrai ma fille.</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu !</p>
-
-<p>— Dis-moi quel chemin dois-je suivre ?</p>
-
-<p>— Il faut te diriger de ce côté, — dit le
-vieillard en montrant le nord, — ne t’écarte
-pas du rivage. Que ton voyage soit béni !</p>
-
-<p>Et Fatime partit, suivant ce conseil. Depuis
-deux ans, elle remonte la côte, de port en port.
-Lorsqu’elle a gagné quelque argent par ses
-travaux, elle s’engage dans une caravane qui
-l’emmène plus loin, à dos de chameau, de
-mule, ou simplement à pied. Elle a séjourné
-ainsi à Saffi, à Mazagan et à Casablanca, cette
-étrange et terrible ville pleine de roumis et de
-voitures mécaniques qui l’affolaient.</p>
-
-<p>A présent elle est arrivée à Rabat où l’on
-gagne beaucoup d’argent au service des Nazaréens<a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>,
-et où les maisons surgissent du sol
-comme les iris au printemps. C’est une compatriote,
-retrouvée par hasard, qui l’a engagée
-à travailler chez nous. D’abord Fatime ne
-voulait pas, pleine de frayeur et de honte. Puis
-l’exemple de Sfïa, la négresse, et l’appât de
-gain l’ont décidée… Elle s’est rassurée peu à
-peu et a compris que les roumis ne sont pas
-méchants. Souvent elle me parle de Hadda,
-« sa petite fleur, son pigeon, son jeune faon »,
-à qui elle avait donné « tout ce qu’il y a de
-blanc dans son cœur ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> Nom donné aux chrétiens.</p>
-</div>
-<p>— O ! Allah ! je suis si lasse de ne savoir
-rien d’elle !</p>
-
-<p>Et les larmes coulent sur son visage ravagé…</p>
-
-<p>— Si tu veux, Fatime, — lui proposai-je, — ton
-maître écrira une lettre à Lhaoussine. Tu
-dois avoir son adresse là-bas.</p>
-
-<p>— Que la bénédiction d’Allah soit sur toi !
-Qu’il te donne un enfant pour réjouir ton
-existence !</p>
-
-<p>Mais lorsqu’il fallut dicter sa lettre, Fatime
-eut de la peine à réunir ses idées. On parvint
-cependant à rédiger un message contenant ce
-qu’elle désirait :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="c">« <i>A sa seigneurie, l’élevé, le pieux pèlerin
-Lhaoussine Mtouggi. Que Dieu le fortifie
-à jamais !</i></p>
-
-<p class="sign"><i>Amen !</i></p>
-
-<p>« <i>Après le salut, sache que je ne suis pas consolée
-de votre absence, et que tous les jours je
-pleure en pensant à ma fille Hadda. Je suis partie
-depuis beaucoup de mois et voici déjà trois fêtes
-du Mouloud que j’ai célébrées en dehors de ma
-demeure. Sache que je suis partie dans le but de
-me rendre à la Mecque et j’y arriverai s’il plaît
-à Dieu ! bien que je n’aie pas d’argent pour le
-bateau.</i></p>
-
-<p>« <i>Écris-moi à l’adresse que je te donne, car je
-resterai encore quelques mois dans cette maison,
-s’il plaît à Dieu ! Sur toi et sur ma fille Hadda, — qu’Allah
-vous protège et vous sauve ! — le
-salut complet de celle qui se confie en son Dieu.</i></p>
-
-<p class="sign">« <i>Fatime Moha.</i> »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Dès que la lettre fut partie, Fatime me
-demanda chaque matin si nous avions reçu des
-nouvelles. Mais des semaines et des mois passèrent
-et la réponse n’arriva point. Fatime
-attendait toujours sans se lasser, alors que nous
-avions compris depuis longtemps qu’il n’y
-avait plus d’espoir… Et comme notre ami, Si
-Ahmed Es Slaoui, s’embarquait avec un nouveau
-pèlerinage, nous le chargeâmes secrètement
-de rechercher à la Mecque Si Lhaoussine
-Mtouggi et son épouse Hadda.</p>
-
-<p>Fatime accumulait sans relâche, dans une
-vieille sacoche en cuir, les pesetas hassani<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a> qui
-lui permettraient de continuer son voyage. Le
-sac était presque rempli lorsque revint le pèlerin
-Ahmed. Il nous conta ses étapes et ses
-émerveillements : Tunis la Verte, où il avait
-bu le café à l’ombre de la mosquée Halfaouine ;
-le Caire, plein de lettrés et d’étudiants ; Damas,
-aux souks innombrables. Mais il garda le silence
-sur Médine et la Mecque, dont il ne voulait pas
-décrire les merveilles sacrées à des Nazaréens.
-Pourtant il nous dit :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Monnaie marocaine.</p>
-</div>
-<p>— Je me suis informé là-bas de Si Lhaoussine
-Mtouggi, et j’ai su qu’il était mort, ainsi que
-son épouse, durant la grande épidémie de peste
-qui fit tant de victimes. Qu’Allah leur donne la
-miséricorde !…</p>
-
-<p>Quelques jours plus tard, Fatime nous faisait
-ses adieux :</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Une caravane qui se dirige vers Larache
-passera demain à Rabat. J’ai assez d’argent
-pour me joindre à elle. On me dit qu’il faut
-encore bien des mois afin de gagner la Mecque.
-Mais je reverrai ma petite Hadda avant de
-mourir, s’il plaît à Dieu !</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu !</p>
-
-<p>Je ne pouvais tuer son unique espoir.</p>
-
-<p>Et Fatime continue l’interminable pèlerinage
-dont elle n’atteindra jamais le but…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c4">IV<br />
-<span class="small">MEKTOUB</span></h3>
-
-
-<p>Khdija descendait du Prophète, — que Dieu
-lui donne la bénédiction et le salut ! — et s’apparentait
-au Sultan par sa mère, Lella Zohra, des
-Chorfa<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a> Alaouiine. Son père, Si Ali, le puissant
-pacha de Salé, était un petit-fils du grand
-Vizir, Si Mohammed Es Slaoui.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> Les Chorfa (sing. Chérif) sont les descendants du Prophète
-Mahomet.</p>
-</div>
-<p>Le palais du pacha Ali, construit par un
-ancêtre, agrandi et embelli par chacun de ses
-descendants, avait une juste réputation de
-splendeur. Les plus célèbres zaouakin de Meknès
-en avaient peint les portes et les plafonds ;
-les zleigiin de Fez avaient composé de savantes
-rosaces en mosaïques sur le sol et sur les
-murailles ; le marbre qui pavait les riad<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a> avait
-été apporté d’Italie à grands frais, et, luxe
-suprême, l’eau, si rare dans les villes de la côte,
-captée en des sources profondes, jaillissait des
-vasques et des fontaines.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> Jardins intérieurs.</p>
-</div>
-<p>Khdija était née sous une coupole dorée, ses
-yeux n’avaient connu que les merveilles créées
-par l’art et la richesse. Elle n’imaginait pas
-que les boiseries pussent ne point être ciselées
-et décorées avec une patience infinie, où que
-des murs ne soient pas en dentelle de stuc. Elle
-ne sortait jamais de chez son père, et ne montait
-même plus à la terrasse depuis quelques
-mois, mais le palais du pacha était un monde
-suffisant à ses investigations : chaque corps
-de bâtiment se reliait aux autres par des escaliers
-sombres, et des couloirs mystérieux. Les
-patios étaient ornés de colonnes et de galeries ;
-quelques-uns formaient des jardins bien clos,
-aux allées de mosaïques entre les daturas, les
-bananiers, les jasmins, et les orangers. Du
-menzah où les artistes aux pures traditions
-andalouses avaient déployé leurs suprêmes
-talents, on dominait toute la ville, et on apercevait
-aussi la mer, l’embouchure de l’oued
-sillonnée de barcasses, et la kasbah des Oudayas
-qui s’avance, altière et dorée, au milieu des
-flots toujours agités. Mais Khdija montait rarement
-dans cette salle haute, réservée au pacha
-et à ses amis. Elle se tenait avec les femmes,
-dans les pièces du rez-de-chaussée, et passait ses
-journées à broder, à boire du thé et à se parer.</p>
-
-<p>Le pacha Ali avait quatre épouses, et d’innombrables
-concubines. Khdija s’enorgueillissait
-d’être fille de Lella Zohra, la première femme
-et la plus considérée à cause de sa très noble
-origine. Elle traitait avec dédain ses sœurs,
-aux teints plus ou moins bronzés, selon la couleur
-maternelle. En les voyant, parées comme
-des idoles, quitter, pour celle de l’époux, la
-demeure du pacha, Khdija songeait avec joie
-à la splendeur plus merveilleuse encore qui
-accompagnerait ses noces prochaines, car elle
-était nubile depuis peu. Et elle se pavanait, fière
-des lourds bijoux hérités des Chorfa, qui appesantissaient
-sa coiffure.</p>
-
-<p>Le pacha Ali avait une prodigalité magnifique.
-Il n’était pas aimé, mais admiré et respecté à
-cause de son faste. Sa puissance s’étendait
-chaque jour davantage ; les chefs des tribus
-voisines venaient lui apporter des présents
-comme à un sultan. On disait que son palais
-recélait des trésors immenses, accumulés par
-ses ancêtres et par lui. Leur renommée était
-telle que Moulay Abd El Aziz s’en émut et en
-conçut de l’envie.</p>
-
-<p>Une nuit qu’elle dormait paisiblement,
-Khdija fut éveillée en sursaut par de violents
-coups de heurtoir frappés à la porte. Puis elle
-entendit les voix effrayées des esclaves, alternant
-avec celles des visiteurs insolites, et enfin,
-celle du pacha, furieuse et grondante, mais
-moins assurée qu’à l’habitude. Une grande
-rumeur envahit la maison, des gémissements
-se mêlèrent bientôt au bruit des pas, des imprécations,
-des luttes, des crosses de fusil tapant
-sur le marbre… Khdija tremblait comme le serviteur
-d’Allah au jour du dernier jugement, et
-n’osait quitter sa chambre pour apercevoir la
-vérité. Une négresse en pleurs se réfugia près
-d’elle, et lui apprit que les soldats du sultan
-pillaient la demeure ; quelques minutes plus
-tard, sa porte fut ébranlée… Khdija s’enfuit
-par un escalier sombre conduisant à la cuisine,
-et s’alla cacher au fond d’un réduit. Elle y passa
-la nuit. Les moghaznis ne s’aperçurent pas de
-son absence, parmi les cent cinquante femmes
-qu’ils emmenèrent en prison. Seule, une vieille
-Juive fut épargnée, car elle ne faisait point
-partie de la maison du pacha, et n’y séjournait
-que par périodes, pour des travaux de couture.
-Elle découvrit la retraite de Khdija.</p>
-
-<p>— Oh ! Rebka…, sauve-moi ! — implora
-la jeune fille. — Que sont devenus mes
-parents ?</p>
-
-<p>— Mes yeux ont vu le pacha Ali et Lella
-Zohra chargés de chaînes.</p>
-
-<p>— Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux,
-emmène-moi ! Délivre-moi de ce
-péril !</p>
-
-<p>— La maison est pleine de soldats…</p>
-
-<p>— Femme, mon père te récompensera…</p>
-
-<p>— Celui qui entre en prison ne sait quand
-il sera délivré, — répliqua la vieille. Pourtant,
-elle ajouta aussitôt :</p>
-
-<p>— Ne bouge pas, attends-moi. Par l’Éternel,
-je veux ton bien.</p>
-
-<p>Au bout d’une heure elle revint :</p>
-
-<p>— Les moghaznis m’ont laissé passer, — dit-elle. — Voici
-le salut, habille-toi.</p>
-
-<p>Et elle tira de dessous ses jupes un costume
-de Juive, à la taille de Khdija. Malgré
-sa répugnance, la jeune fille endossa les vêtements
-exécrés : l’ample jupe à godets remplaça
-son caftan, le châle vert et rouge couvrit
-ses épaules, les soualef coiffèrent inélégamment
-sa chevelure.</p>
-
-<p>— Viens et ne te trahis pas, — souffla la
-vieille. — Il y va de ta vie et de la mienne.</p>
-
-<p>Elles passèrent sans être inquiétées au
-milieu des soldats assoupis. Pour la première
-fois, Khdija franchissait le seuil paternel. L’air
-vif du matin frappait son visage nu… Elle eut
-une courte hésitation.</p>
-
-<p>— Ah ! Seigneur, tu veux donc ma mort ! — gémit
-la vieille à voix basse.</p>
-
-<p>Khdija sortit… Une rougeur de honte lui
-colora les joues, de se trouver en pleine rue,
-exposée à tous les regards, dans cet accoutrement…
-Ses pieds, habitués aux marbres et aux
-mosaïques, butaient contre les pavés, et la
-gaucherie de son allure la trahissait. Mais
-quelques maraîchers et artisans circulaient
-seuls à cette heure matinale. Et qui eût songé
-à deviner, en cette humble Juive, la fille du
-pacha Ali, la petite cousine du sultan ?…</p>
-
-<p>Rebka et sa compagne arrivèrent au Mellah<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>
-sans encombre. Elles suivirent une ruelle sale
-et puante, et frappèrent à une porte qui
-s’ouvrit aussitôt. Khdija pénétra dans un
-étroit patio dont les murailles étaient de chaux
-nue et colorées en bleu tendre ; de misérables
-chambres donnaient sur cette cour. Une odeur
-fade et répugnante s’exhalait du logis,
-encombré de vieillards, de femmes aux longs
-visages blêmes, et de petits Juifs pouilleux et
-pelés sous leurs calots noirâtres. Ils entouraient
-la jeune fille avec respect et curiosité, car elle
-gardait encore le reflet du prestige paternel,
-malgré les événements de la nuit. Les parents
-louaient Dieu de l’aubaine qu’il leur accordait
-en la conduisant chez eux, et ils supputaient la
-somme dont le pacha ne manquerait pas de les
-récompenser.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> Quartier israélite.</p>
-</div>
-<p>Khdija pleura pendant plusieurs jours, malgré
-les prévenances dont elle était l’objet. La
-cuisine israélite l’écœurait, la laideur et la
-pauvreté environnantes offensaient ses yeux.
-L’ignoble saleté du logis, les parfums d’égout
-qui s’en dégageaient, l’humidité suintant aux
-murailles, la crasse de plusieurs générations
-dont elles étaient enduites, l’accablaient de
-dégoût. Les matelas et les individus grouillaient
-de vermine… Elle sentait plus lourdement
-sa déchéance chez ces Juifs méprisés, à
-qui elle devait le salut.</p>
-
-<p>En vérité, elle eût voulu mourir de chagrin.
-Mais la mort ne vient pas chez qui l’appelle…</p>
-
-<p>Et Khdija vivait des jours de plus en plus
-mornes et désespérés.</p>
-
-<p>Les Juifs lui rapportaient les rumeurs de la
-ville : le pacha et ses épouses avaient été mis
-aux fers et torturés. On voulait en vain leur
-faire divulguer la cachette des trésors. Trois
-des femmes étaient mortes dans les tourments.
-Lella Zohra, plus robuste, avait résisté. Les
-prisons de la ville regorgeaient des parents,
-des enfants, des serviteurs et des amis du
-pacha Ali. Ses esclaves avaient été vendues,
-ses biens distribués aux favoris du moment,
-son palais saccagé par les envoyés du Sultan.</p>
-
-<p>Dans la fiévreuse recherche des trésors, on
-enlevait les poutres, les marbres, on fouillait
-les parterres, on détruisait les précieuses boiseries,
-on arrachait les mosaïques… Et l’on ne
-trouvait toujours rien.</p>
-
-<p>A mesure que passait le temps, le prestige
-du pacha s’évanouissait ; sa délivrance devenant
-improbable, les Juifs commençaient à
-regretter le sauvetage de Khdija. Elle leur
-était une lourde charge, une bouche inutile à
-nourrir. Certes, on le lui faisait sentir ! Les
-enfants la frappaient et l’injuriaient, les vieillards
-maudissaient sa religion. Khdija l’orgueilleuse
-devait accomplir les besognes les plus
-viles, pour gagner quelques restes abjects
-qu’on lui abandonnait en maugréant. Aucune
-humiliation ne lui fut épargnée. Il lui fallut
-servir, en esclave, ses hôtes exécrés. Et ils se
-vengeaient, lâchement, avec joie, sur une descendante
-du Prophète, de la honte et de
-l’asservissement où les Musulmans les tiennent
-depuis des siècles… S’ils ne la jetaient pas
-dehors, comme une chienne, c’était uniquement
-dans la crainte que le secours apporté par
-eux étant connu, ne leur attirât une punition.</p>
-
-<p>Khdija languissait au Mellah depuis quelques
-mois, lorsqu’un jour, la vieille Rebka lui
-présenta une femme avec qui elle avait eu de
-nombreux conciliabules. Fatima Bent Brahim
-tenait, dans les bas quartiers de Salé, une
-maison de courtisanes. Elle engagea la jeune
-fille à venir y habiter, en lui dépeignant sous
-les couleurs les plus douces l’existence qu’elle
-y mènerait. Khdija n’eut aucun mouvement
-de révolte. Elle était minée par le malheur,
-accablée par sa destinée. Elle désirait surtout
-quitter ses hôtes répugnants. Elle accepta
-l’unique moyen qui s’en offrait. « C’était
-écrit »… « <i>Mektoub</i> ! »</p>
-
-<p>Elle ne fut plus bientôt qu’une fille publique,
-dont les soldats et les mariniers s’amusaient.
-On avait changé son nom, mais sa véritable
-identité perça peu à peu ; sa déchéance fut
-connue de tous… Chacun voulut approcher la
-fille du pacha Ali, et la clientèle de Fatima
-Bent Brahim s’augmenta des plus riches
-Slaouiin, de tous les débauchés, jeunes et
-vieux de la ville. Mais cette curiosité fut
-vite satisfaite. Khdija continua son métier…
-Lorsque les Français s’établirent dans le pays,
-elle fut très recherchée par les zouaves et les
-marsouins.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mon amie Lella Zohra m’avait invitée à
-passer quelques jours chez elle. Je regarde,
-toujours avec le même émerveillement, la cour
-somptueuse qui s’ouvre devant ma chambre.
-Le soleil du soir dore les arcades festonnées,
-et colore de mille reflets le sommet du jet
-d’eau qui fuse, très svelte, vers le ciel.</p>
-
-<p>Ce jet d’eau me fatigue…, il est d’une insolence
-bruyante. Nuit et jour, il s’élance et
-crache avec une rage que rien n’apaise. L’eau
-retombe dans la vasque de marbre au milieu
-d’un éclaboussement irisé, puis rebondit dans
-le bassin toujours mouvant. Il semble qu’on
-entende des murmures, des bruits de pas et de
-voix parmi le fracas des eaux.</p>
-
-<p>Ce jet d’eau prend une importance démesurée
-dans le silence.</p>
-
-<p>A cette heure, le palais du pacha paraît
-désert. Les esclaves sont toutes montées aux
-terrasses. Lella Zohra seule reste au rez-de-chaussée,
-comme il convient à une Slaouia de
-bonne famille. Elle vient s’accroupir près de
-moi et nous causons… Pour la centième fois,
-elle me raconte l’événement formidable de son
-existence, dont son esprit est toujours hanté :
-la nuit tragique, la prison, la torture… Et elle
-me montre les cicatrices de ses poignets, où
-les fers ont tracé des sillons livides et profonds.</p>
-
-<p>— Trois ans, j’ai pleuré dans un cachot,
-enchaînée par les mains, les pieds et le cou !
-Pendant douze jours, je fus suspendue, debout,
-sans pouvoir m’accroupir. Ma sœur était en
-face de moi. Je l’ai vue mourir de ses souffrances,
-peu à peu, et son cadavre est resté là
-une semaine !… Mon corps sera dans la terre
-depuis longtemps qu’il frémira encore des
-tourments supportés !… Ce sont les Français
-qui m’ont délivrée. O ma fille, je ne l’oublierai
-pas… Que la bénédiction d’Allah soit sur
-eux !… S’ils n’étaient pas venus, je n’aurais
-jamais revu la couleur du soleil…</p>
-
-<p>Pourtant, Lella Zohra n’inspire pas la pitié.
-Elle est grasse et blanche, et son visage aux
-larges joues garde l’expression naïvement béate
-de sa jeunesse.</p>
-
-<p>Le pacha traverse la cour et me salue.
-L’épreuve a plus lourdement pesé sur lui que
-sur son épouse. Sa figure émaciée est celle d’un
-vieillard ; ses épaules se voûtent ; ses mains
-tremblent ; sa voix, jadis dominatrice, hésite,
-fêlée, à bout de souffle. En vain lui a-t-on restitué
-sa famille et ses biens, en vain a-t-il
-retrouvé ses trésors si bien cachés, il ne cesse
-de regretter le prestige enfui, les moghaznis
-accroupis à son seuil, les chefs de tribus
-venant implorer sa protection, les Slaouiin
-courbés très bas sur son passage. Un autre
-pacha règne sur le pays…</p>
-
-<p>— Allah est grand et m’avait désigné pour
-cette épreuve, — murmure-t-il. Mais le cœur
-est loin des lèvres…</p>
-
-<p>— O ! ma fille, nous ne voulons pas affliger
-ton esprit par nos tourments, — reprend Lella
-Zohra. — Va rejoindre ces femmes qui rient
-là-haut.</p>
-
-<p>Malgré mes protestations, elle me pousse
-amicalement vers l’escalier. La terrasse du
-palais domine celles de la ville qui s’étagent
-alentour, orangées par les derniers rayons.
-Quelques-unes, plus basses, sont déjà noyées
-dans l’ombre bleue, tandis que le minaret de
-la grande mosquée se détache tout en or sur
-l’Océan. L’oued Bou-Regreg, aux courbes
-molles, sinue entre les collines et sépare les
-deux rivales, Rabat et Salé, qui « <i>ne se réconcilieront
-que le jour où la mer deviendra douce
-et sucrée</i> ».</p>
-
-<p>Les esclaves s’ébattent, insensibles aux
-beautés de l’heure, mais joyeuses de rencontrer
-des voisines et de bavarder avec elles.
-Khdija est accroupie au bord de la terrasse et
-fume une cigarette. Elle me tend la main en
-disant avec un indescriptible accent cocasse :</p>
-
-<p>— Bonjour, mon bibi, ça va bien ?</p>
-
-<p>C’est tout ce qui lui est resté de ses… relations
-avec les Français : quelques phrases et
-cette habitude de fumer sans cesse, dont elle
-ne saurait se passer. Elle est rentrée bien sagement
-au logis, pour n’en plus sortir jamais,
-comme il sied à une jeune fille de son rang.
-Mais on ne peut l’empêcher de monter aux
-terrasses avec les esclaves, quand arrive le
-moghreb. Khdija se sent un peu prisonnière ;
-elle s’ennuie dans le palais du pacha,
-et peut-être regrette-t-elle vaguement les
-années d’épreuve, avec leurs brutales émotions…</p>
-
-<p>Ses sens, éveillés chez Fatima Bent Brahim,
-l’asservissent et l’affolent. Elle a parfois de
-véritables crises, et ses parents ferment les
-yeux sur les intrigues qu’elle parvient à nouer
-avec des voisins.</p>
-
-<p>Khdija est, comme eux, une victime de la
-tourmente…</p>
-
-<p>Elle ne se mariera pas. Nul ne voudrait
-épouser une fille que tous les hommes du pays
-ont connue. Elle songe avec rage à ses sœurs,
-nées d’esclaves, qui sont riches et considérées
-dans les maisons de leurs époux, alors qu’elle,
-Khdija, la fille de Lella Zohra, la descendante
-du Prophète, aura cette honte, si rare pour
-une Musulmane, de rester célibataire.</p>
-
-<p>Cette pensée durcit son regard, et contracte
-sa bouche. C’est cela seul dont elle souffre, et
-non des souvenirs du passé.</p>
-
-<p>Mais Khdija chasse l’inopportun souci avec
-la fumée de sa cigarette, ses yeux reprennent
-leur tranquille et bestiale expression.</p>
-
-<p>A quoi bon se révolter ?</p>
-
-<p>— C’était écrit !</p>
-
-<p><i>Mektoub !</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c5">V<br />
-<span class="small">LE MARIAGE DE RITA</span></h3>
-
-
-<p>Rita se sentit très joyeuse le jour où elle
-devint nubile, car ses noces ne pouvaient plus
-tarder. Elle y songeait souvent avec un tressaillement
-d’envie, sans oser l’avouer à personne.
-Même, lorsque ses jeunes sœurs ou d’autres
-femmes la taquinaient en y faisant allusion,
-elle se sauvait « pleine de honte » et leur criait
-toute fâchée :</p>
-
-<p>— Taisez-vous, filles de péché, que vos
-langues soient nouées !… S’il plaît à Dieu, ce
-malheur me sera épargné… S’il plaît à Dieu,
-je ne connaîtrai point le mariage !…</p>
-
-<p>Mais elle se plaisait à ces propos, malgré
-son apparente colère, — Allah pénètre le fond
-des cœurs, — car ils lui rappelaient l’échéance
-prochaine et désirée.</p>
-
-<p>Rita n’était pas malheureuse au logis paternel,
-bien que les soins et l’affection d’une mère
-lui eussent manqué depuis l’enfance. Saadia,
-la seconde femme de Si Abd Er Rahman, le
-zaouak<a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a>, témoignait à ses propres rejetons une
-préférence bien légitime. Pourtant, elle vivait
-en bonne intelligence avec les deux filles de
-l’épouse répudiée : Zohra, mariée depuis plusieurs
-années au menuisier Ali, dont la demeure
-était voisine, et Rita, beaucoup plus jeune,
-qu’elle avait presque élevée.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> Peintre décorateur.</p>
-</div>
-<p>Une impasse tortueuse et sombre conduisait
-chez Si Abd Er Rahman, et les hautes
-murailles d’une maison voisine, habitée par
-un Chérif, projetaient leur ombre sur l’étroit
-patio toujours empli d’odeurs ménagères.
-Quelques plantes s’étiolaient vainement en des
-amphores cassées, un canari s’égosillait sur ses
-barreaux de jonc, et le peintre avait décoré
-lui-même les portes des trois chambres, sans
-parvenir à égayer son logis. Mais les habitantes
-n’en souffraient pas, attachées au cadre familier
-de leurs travaux, de leurs plaisirs, de leurs
-disputes et de leurs peines. Elles se glorifiaient
-de n’en sortir jamais, telles les femmes des
-grandes familles, que les nuits où, furtives et
-voilées, elles se rendaient au hammam.</p>
-
-<p>Une vieille négresse boiteuse les aidait au
-ménage ; Si Abd Er Rahman avait acheté
-Mabrouka pour la somme de vingt douros, en
-raison de son âge et de ses difformités. Et il
-louait Allah de cette acquisition, qui relevait
-l’éclat de sa maison aux yeux des gens, et
-rendait d’incontestables services.</p>
-
-<p>Car Mabrouka, en dépit de ses tares, était
-solide, travailleuse, et pleine d’expérience.
-Elle possédait mille secrets pour guérir les
-maux dont le <i>serviteur</i><a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a> est affligé ; ranimer
-l’amour des maris inconstants ; rendre les
-femmes fécondes ou les frapper de stérilité, et
-enfin pour confectionner d’excellentes pâtisseries.
-En outre, nul ne pouvait rivaliser avec
-elle quant à la langue ; aucune riposte ne la
-prenait au dépourvu, et elle savait toujours
-toutes les histoires de la ville, qu’elle racontait
-dans leurs détails les plus scabreux, à l’hilarité
-complaisante des femmes, tandis que les jeunes
-filles affectaient une grande pudeur… Mabrouka
-était vraiment la joie du logis ; les heures
-passaient en d’interminables conversations
-auxquelles Zohra, la fille aînée du zaouak,
-escaladant les terrasses qui séparaient sa
-demeure de la maison paternelle, venait chaque
-jour prendre part.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> Le serviteur d’Allah, — l’homme.</p>
-</div>
-<p>Rita écoutait attentivement leurs propos,
-tout en décorant d’ornements géométriques,
-de bouquets et de lignes enchevêtrées, les
-coffrets et les étagères dont son père lui confiait
-l’exécution. Elle avait manifesté, dès son
-enfance, un goût particulier pour ces travaux,
-et Si Abd Er Rahman l’initiait peu à peu aux
-secrets de la peinture à l’œuf et du vernis à la
-graça. Rita maniait avec dextérité son pinceau
-en poils d’âne, tandis que les autres femmes
-épluchaient des ghorchef ou cousaient de
-blanches ferajiat. Parfois, une voisine venait
-se joindre au groupe familial, car les récits de
-Mabrouka étaient célèbres dans tout le quartier.
-L’eau bouillait sur le mejmar de terre, et
-Saadia, de ses mains brunes, préparait gravement
-le thé à la menthe, dont on dégustait les
-trois tasses à petites gorgées.</p>
-
-<p>Par Mouley Idriss !… C’était une douce vie
-que celle de Rita au logis paternel… Et pourtant,
-elle avait hâte d’en changer, car un diable
-malin tourmente les vierges qui arrivent à leur
-treizième année ; et le jour où elles commencent
-à sentir <i>la honte de leur visage</i> et à se
-voiler devant les hommes, elles se prennent à
-désirer celui devant lequel toute pudeur sera
-superflue… Les réflexions égrillardes de la
-négresse remuaient Rita d’un secret plaisir et
-elle portait un intérêt grandissant aux démêlés
-conjugaux de sa sœur. Parfois, on entendait,
-jusque chez Si Abd Er Rahman, les cris et les
-gémissements de celle-ci sous la raclée maritale.
-Mais le bâton attendrit les épouses d’une
-douce langueur : au lendemain de ces querelles,
-le menuisier Ali se laissait surprendre
-par l’aube dans la couche de sa femme, en
-dépit des préceptes sacrés, et le visage de
-Zohra s’embellissait d’une voluptueuse et touchante
-lassitude…</p>
-
-<p>Vers l’Achoura, une vieille dame du quartier,
-qui sortait rarement de chez elle, vint
-avec sa fille rendre visite à Saadia :</p>
-
-<p>— Le salut sur toi…</p>
-
-<p>— Le salut… Comment vas-tu ?</p>
-
-<p>— Avec le bien. Quelles nouvelles y a-t-il
-de toi ?</p>
-
-<p>— Aucun mal ?</p>
-
-<p>— Aucun mal sur toi ?</p>
-
-<p>— Comment est Si Abd Er Rahman ?</p>
-
-<p>— Grâce à Dieu…</p>
-
-<p>— La bénédiction d’Allah en ta maison…</p>
-
-<p>Tout en échangeant les formules d’usage et
-en se débarrassant de leurs haïks, les deux
-femmes jetaient des coups d’œil furtifs vers
-Rita. Et subitement, celle-ci comprit… D’un
-bond, elle s’enfuit, ayant peine à contenir le
-tumulte joyeux de son cœur… Le coffret où
-d’étranges fleurs commençaient à s’épanouir
-fut disloqué dans sa chute, une écuelle pleine
-de couleurs se renversa sur un œuf qu’elle
-brisa, et des ruisseaux jaunes et bleus maculèrent
-le tapis de Rabat aux bords élimés.</p>
-
-<p>— Quel scorpion t’a piquée ? — demanda
-Saadia d’un air fâché…</p>
-
-<p>— O ma fille, ma colombe, nos vieux visages
-te font donc peur ? — roucoulèrent les visiteuses.</p>
-
-<p>— Reviens, chérie, reviens, ô Lella, fille de
-mon maître, — implorait l’esclave d’un ton
-moqueur.</p>
-
-<p>Mais les supplications et les remontrances
-furent vaines ; Rita s’était verrouillée dans la
-chambre voisine, et ne consentit même pas à
-faire entendre sa voix tant que dura la visite.</p>
-
-<p>— Pardonne-lui, ô ma mère — dit Saadia
-d’une voix ingénue. — Les jeunes filles sont
-fantasques, elles en oublient leurs devoirs de
-politesse. Mais, ô Allah ! je ne rétrécirai pas
-avec Rita…</p>
-
-<p>— Ma fille, n’en fais rien… Je t’en conjure
-par Sidi Ahmed !… Nous serions désolées de
-faire pleurer ses jolis yeux. Nous savons que
-les vierges sont plus promptes à se troubler
-que la surface d’un oued.</p>
-
-<p>Mille congratulations furent échangées, et
-Saadia, en reconduisant ses visiteuses, s’excusait
-encore pour l’attitude de sa belle-fille, tout
-en se réjouissant de l’avoir trouvée si fine et
-bien élevée en la circonstance.</p>
-
-<p>Lorsque Rita sortit de la chambre, chacune
-épiait son visage et Mabrouka ne put se tenir de
-lui décrocher quelques réflexions à double sens :</p>
-
-<p>— Préparons le couscous pour les hôtes
-qu’Allah nous enverra, — répétait-elle avec
-insistance. — Mes vieilles oreilles tintent…
-c’est la musique des rita et des timball…</p>
-
-<p>— Cesseras-tu d’agiter ta langue ?… — s’écria
-Rita rageusement.</p>
-
-<p>— Le bruit de mes paroles trouble donc tes
-pensées ?</p>
-
-<p>— Je n’ai que faire de tes plaisanteries quand
-mon cœur est triste.</p>
-
-<p>— La tourterelle n’est-elle pas l’oiseau qui
-souffre et se plaint le plus ?</p>
-
-<p>— Puisses-tu être rôtie à quatre cuissons !…</p>
-
-<p>La querelle se termina par une claque sur les
-joues sèches et ridées de la vieille, qui s’en
-fut en clopinant.</p>
-
-<p>— L’annonce du mari énerve la vierge… — lança
-l’esclave lorsqu’elle fut hors de portée.</p>
-
-<p>A cette parole trop explicite, Rita se mit à
-pleurer, et comme elle était en effet très fébrile
-et surexcitée, elle n’eut aucune peine à finir
-par une crise dont la sincérité fit l’admiration
-de toute la famille.</p>
-
-<p>Mabrouka, sans rancune, lui confectionna
-une mixture calmante d’eau de rose et de khanfoussa
-pilés — car, disait-elle, ces insectes
-restent immobiles pendant des heures, — puis
-elle l’endormit en fredonnant la chanson des
-Gnaoua :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Sidi mange de la viande,</div>
-<div class="verse">Lella en mange le gras,</div>
-<div class="verse">M’Barka n’a plus que la sauce,</div>
-<div class="verse">Kali Mbouara qu’un vieil os.</div>
-
-<div class="verse stanza">Allah, ô Seigneur, notre maître,</div>
-<div class="verse">Kali Mbouara est malchanceux.</div>
-<div class="verse">Allah, Allah, ô notre maître,</div>
-<div class="verse">Kali Mbouara est un pauvr’hère.</div>
-
-<div class="verse stanza">Sidi revêt un caftan,</div>
-<div class="verse">Lella un’ mansouria,</div>
-<div class="verse">M’Barka revêt des haillons,</div>
-<div class="verse">Kali Mbouara rien du tout.</div>
-
-<div class="verse stanza">Allah, ô Seigneur, etc…</div>
-
-<div class="verse stanza">Sidi chausse des babouches,</div>
-<div class="verse">Lella, des mules brodées,</div>
-<div class="verse">M’Barka chausse des savates,</div>
-<div class="verse">Kali Mbouara s’en va nu-pieds…</div>
-
-<div class="verse stanza">Allah, ô Seigneur, etc…</div>
-
-<div class="verse stanza">Sidi dort sur un mat’las,</div>
-<div class="verse">Lella sur un bon tapis,</div>
-<div class="verse">M’Barka sur un’ peau d’mouton</div>
-<div class="verse">Kali Mbouara sur la terre, etc… etc…</div>
-</div>
-
-<p>Lorsqu’elles jugèrent la jeune fille assoupie,
-les femmes commentèrent l’événement à voix
-basse. Rita se gardait de remuer pour ne pas
-attirer l’attention, et pouvoir, sans feindre la
-honte, écouter leurs propos.</p>
-
-<p>— S’il plaît à Dieu, notre chérie aura fait
-bonne impression, car il est temps que ses
-noces soient célébrées, — disait Saadia.</p>
-
-<p>— O Lella, n’aie pas de crainte. Je gage
-que, bientôt, les <i>hôtes de Dieu</i> dîneront ici, — répondit
-l’esclave.</p>
-
-<p>— La boutique de Si Hamou est la mieux
-achalandée du Souk…</p>
-
-<p>— Certes, qui veut avoir de belles cherbil<a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a>
-doit s’adresser à lui.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Babouches brodées.</p>
-</div>
-<p>— C’est aussi un homme intègre, son ventre
-est fermé.</p>
-
-<p>— Celui qui est rassasié n’a pas de mal à
-respecter le couscous d’autrui.</p>
-
-<p>— Il ne saurait y avoir, pour notre Rita, de
-meilleur parti que son fils.</p>
-
-<p>— A présent, Si Taleb n’a rien à faire qu’à
-se promener tout le jour.</p>
-
-<p>— Par le Prophète !… on dit que Sidi
-Nojjar<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a> est souvent le but de ses sorties…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> Quartier des courtisanes.</p>
-</div>
-<p>— Eh ! sans doute… Il manque une épouse
-dans sa maison.</p>
-
-<p>— C’est pourquoi Si Hamou tient à le marier
-jeune…</p>
-
-<p>Malgré l’intérêt de cet entretien, Rita fatiguée
-par les émotions, ne tarda pas à
-s’endormir.</p>
-
-<p>Une semaine passa, toute semblable aux
-autres en apparence, mais les femmes s’énervaient
-de ne pas voir venir la visite escomptée.
-Chaque coup frappé à la porte les faisait tressaillir
-et leur dépit augmentait de jour en jour.</p>
-
-<p>Rita, la plus déçue, affectait de rire et de
-chanter pour dissimuler son amertume de
-n’avoir pas été jugée assez jolie.</p>
-
-<p>Pourtant, elle était fière de sa peau blanche,
-qu’elle comparait volontiers à celle de la brune
-Saadia, de ses cheveux lisses et luisants, de ses
-yeux très noirs, de ses joues rondes… Vraiment,
-cette vieille ne possédait aucun goût…
-Mais d’autres sauraient apprécier sa beauté…
-Qu’avait-elle à faire avec le fils d’un marchand
-de babouches ? Allah lui réservait peut-être
-d’épouser un Chérif.</p>
-
-<p>Malgré tous ses raisonnements, Rita ne se
-consolait pas de sa déconvenue. En réalité, le
-fils du marchand de babouches eût comblé ses
-désirs, car on le disait jeune, riche et encore
-célibataire. Aussi, son bonheur fut-il grand,
-lorsqu’un vendredi, au retour de la Mosquée,
-le zaouak reçut la visite de Si Hamou qu’accompagnaient
-deux membres de sa corporation.
-Après s’être longuement et poliment congratulés,
-Si Hamou prononça les paroles décisives :</p>
-
-<p>— Nous sommes les hôtes de Dieu et les
-tiens, nous venons à cause de ta fille.</p>
-
-<p>Si Abd Er Rahman prit un air grave :</p>
-
-<p>— Laissez-moi consulter ma tête. Revenez
-demain, et, d’ici là, interrogez sur moi comme
-j’interrogerai sur vous…</p>
-
-<p>Le jour suivant, Si Hamou se présenta de
-nouveau, et le zaouak l’accueillit par ces mots :</p>
-
-<p>— Sois le bienvenu chez moi, — afin qu’il
-comprît que sa démarche était agréée.</p>
-
-<p>Les femmes en émoi épiaient ces allées et
-venues, dont elles s’efforçaient de deviner le
-résultat. Pourtant, malgré leur intense curiosité,
-elles n’osèrent pas interroger le <i>maître des
-choses</i>, mais il daigna le soir même confier sa
-décision à Saadia, qui s’empressa de la faire
-connaître à toute la maisonnée.</p>
-
-<p>Rita pleura du moghreb à l’Acha sans prononcer
-une parole ; elle refusa de manger, bien
-qu’il y eût de la touba dont elle était fort
-friande. Ses gestes se firent plus lents et
-réservés, car elle avait conscience de sa nouvelle
-importance.</p>
-
-<p>Lella Fathma ne tarda pas à revenir une
-après-midi, escortée de sa fille et de sa sœur
-Aïcha, une vieille dame aux joues tombantes
-et aux allures lasses. Saadia les reçut avec de
-grandes démonstrations amicales, elles passèrent
-au moins un quart d’heure à se faire les
-compliments les plus exagérés, en protestant de
-leur affection. Mais lorsqu’on arriva enfin aux
-choses sérieuses, la conversation prit un tour
-moins tendre et faillit même dégénérer en
-querelle.</p>
-
-<p>— Combien voulez-vous de sadoq<a id="FNanchor_55" href="#Footnote_55" class="fnanchor">[55]</a>, — demanda
-Lella Fathma.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_55" href="#FNanchor_55"><span class="label">[55]</span></a> Dot que le marié verse au père de la jeune fille.</p>
-</div>
-<p>— Il nous faut cent réaux, — répondit
-Saadia, — un caftan de drap, un de brocart
-tissé d’or, deux sebenia et une paire de cherbil
-en velours.</p>
-
-<p>— Ma fille, tu n’y songes pas !… Nous
-sommes gens modestes… comment pourrions-nous
-satisfaire de telles prétentions ?</p>
-
-<p>— Veux-tu donc faire dire que nous avons
-donné notre fille à un meskin ?</p>
-
-<p>— Non, certes, mais sois raisonnable. Tu
-sais combien les temps sont amers… La
-moindre chose se paye dix fois plus que jadis…</p>
-
-<p>— Soit… à cause de mon amitié pour toi, je
-consens à une réduction…</p>
-
-<p>— Enlevons trente réaux…</p>
-
-<p>— O Sidi Ali Mennoun ! ô mon malheur !
-c’est impossible… dix tout au plus.</p>
-
-<p>— Tu veux nous ruiner. On m’avait bien
-dit que tu étais âpre à l’argent.</p>
-
-<p>— Et à moi qu’il t’est plus cher que ton
-propre fils.</p>
-
-<p>Les voix s’élevaient hostiles et aigres. La
-vieille Aïcha intervint :</p>
-
-<p>— Vous ne connaissez pas la honte de
-vous disputer ainsi un pareil jour… Allons,
-que chacune y mette du sien.</p>
-
-<p>Elles finirent par s’accorder pour un sadoq
-de 80 réaux, et convinrent aussi de remplacer
-une des sebenia par une jolie dfina. Lorsque
-le marché fut conclu, elles redevinrent affectueuses
-et empressées ; elles s’envoyaient réciproquement
-mille flatteries, tout en buvant
-du thé à la citronnelle.</p>
-
-<p>Rita n’avait point paru, elle s’était réfugiée
-dans la cuisine, le cœur tumultueux et l’air
-indifférent.</p>
-
-<p>Après le départ des visiteuses, toute la
-maison fut en effervescence, car les hommes
-étaient annoncés pour le dîner du surlendemain.
-Mabrouka s’en fut au souk acheter
-des poulets, des pigeons, de succulentes têtes
-de mouton, et Saadia, aidée de Zohra, confectionna
-un ragoût de viande au miel, relevé
-de safran, d’épices et de raisins secs, comme
-on n’en mangeait même pas chez le pacha.</p>
-
-<p>Si Hamou et ses amis arrivèrent après le
-moghreb, escortés par beaucoup de jeunes
-garçons tenant des cierges allumés. Les
-femmes épiaient le cortège à travers les fentes
-de leurs portes, elles l’accueillirent par des
-yous-yous plus exaspérés au moment où l’on
-récita la Fatiha<a id="FNanchor_56" href="#Footnote_56" class="fnanchor">[56]</a> qui consacre les fiançailles.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_56" href="#FNanchor_56"><span class="label">[56]</span></a> Premier chapitre du Koran.</p>
-</div>
-<p>Le lendemain, Lella Fathma et ses parents,
-toutes parées, vinrent à leur tour apporter des
-dattes, les cierges destinés aux noces, un
-caftan de soie couleur radis, et un plat rempli
-de henné sur lequel étaient disposés quatre
-œufs. Elles trouvèrent la maison ornée de
-coussins, de tapis et de broderies que Saadia
-avait tirés des coffres et empruntés à ses
-voisines. A l’un des bouts de la principale
-chambre, on avait aménagé le qtaa, mystérieux
-sanctuaire des fiancées, que les tentures
-et les mousselines séparent du reste de la
-pièce. La jeune fille y entra, le cœur palpitant
-d’orgueil et de joie. Son rêve s’accomplissait
-enfin. Elle devenait l’héroïne vers qui tous les
-regards convergent, l’arousa, plus semblable
-à une houri qu’à une simple créature d’Allah.
-Ses sœurs et ses jeunes amies l’entouraient
-en babillant comme des oiselles. Mais Rita ne
-répondait pas à leurs propos ; elle s’appliquait
-à garder l’attitude rituelle, immobile, les yeux
-baissés, le visage impassible et grave. De
-temps à autre, les invités écartaient un peu
-la tenture, afin de juger sa contenance, et
-elles ne tarissaient pas d’éloges sur cette
-arousa qui témoignait une si grande honte.
-Elles partirent à la nuit, après la cérémonie
-du henné qui eut lieu en grande pompe au
-milieu du patio. Seules, les fillettes restèrent
-dans la maison pour tenir compagnie, durant
-trois jours, à leur amie. Elles la taquinaient
-gentiment, selon la coutume :</p>
-
-<p>— Hélas ! — disaient-elles, — tu vas nous
-abandonner.</p>
-
-<p>— Tu préfères la compagnie d’un homme à
-la nôtre.</p>
-
-<p>— Nous n’étions pas rassasiées de t’avoir…</p>
-
-<p>Et Rita répondait d’un ton navré :</p>
-
-<p>— Qu’ai-je à faire avec un homme ?… Non,
-je ne veux pas quitter ceux que j’aime. Oh !
-combien je vous préfère, fillettes semblables à
-moi.</p>
-
-<p>De grosses larmes roulaient sur ses joues,
-mais, dans le fond du cœur, elle se réjouissait…</p>
-
-<p>Quelques jours plus tard, Lella Fathma
-envoya une neggafa<a id="FNanchor_57" href="#Footnote_57" class="fnanchor">[57]</a> porter l’argent et les
-objets du sadoq. Elle avait disposé les pièces
-de drap et de brocart, la sebenia, les cherbil,
-sur un plateau de cuivre à hauts rebords,
-ainsi qu’un pain de sucre, signe de joie et de
-prospérité. Une mousseline brodée recouvrait
-les cadeaux, mais elle eut soin d’en laisser un
-côté relevé, afin que les voisines pussent apercevoir
-les présents du fiancé.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_57" href="#FNanchor_57"><span class="label">[57]</span></a> Femme dont le métier consiste à régler toutes les
-cérémonies du mariage du côté féminin.</p>
-</div>
-<p>Dès lors, une fiévreuse activité régna dans
-la maison du zaouak : Saadia et Zohra
-taillaient et cousaient sans relâche les pièces
-du trousseau. Les seroual<a id="FNanchor_58" href="#Footnote_58" class="fnanchor">[58]</a>, étroits et raides,
-les tahtiat, les transparentes ferajiat s’empilaient
-au fond de la chambre. Une mouallema
-brodait les coussins et les tentures aux vives
-couleurs ; Mabrouka, brandissant un long
-balai en feuilles de palmier, reblanchissait
-à la chaux toutes les murailles, et les voisines
-venaient à tout propos donner des conseils et
-épier l’attitude de la nouvelle arousa.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_58" href="#FNanchor_58"><span class="label">[58]</span></a> Pantalon.</p>
-</div>
-<p>O Allah ! que la vierge est pudique et
-timide… Le moindre propos suffit à l’effaroucher,
-et elle s’enfuit, telle la gazelle au
-pied rapide.</p>
-
-<p>Combien de larmes brûlantes verse la
-fiancée, dont le visage ne fut contemplé par
-personne, dont le teint a la pâleur mate des
-œufs d’autruche soigneusement cachés dans
-le sable. Celui qui doit la connaître s’impatiente
-en sa demeure… son amour est comme
-une chèvre bêlante, s’il tente de l’étouffer, il
-se met à crier plus fort.</p>
-
-<p>Voici venir la semaine des noces. Pilez le
-souak et le henné. Préparez l’arousa pour les
-désirs de l’époux. Qu’il se hâte, lui, dont la
-brûlante ardeur séchera ses larmes.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Rita vivait dans une exaltation dont elle ne
-laissait rien soupçonner, partagée entre les
-sentiments les plus divers : elle tâchait de se
-représenter Si Taleb qu’elle n’avait jamais
-aperçu ; les propos de Mabrouka hantaient son
-esprit.</p>
-
-<p>— … Un visage brun, des yeux qui
-flambent, et une vigueur… dont l’épouse
-apprécierait les charmes…</p>
-
-<p>Ses nuits étaient hantées de songes voluptueux,
-et elle se réveillait toute tremblante,
-le cœur battant à grands coups, le visage en
-feu et les membres brisés… Mais, en même
-temps, elle se sentait envahie de l’oppressant
-effroi, qui saisit les vierges à l’approche de
-l’époux et les trouble douloureusement.</p>
-
-<p>Lorsque les invités en toilette s’installèrent
-dans la maison, que le qtaa redevint l’asile de
-l’arousa pour les fêtes nuptiales, sa terreur
-s’accrut, submergeant ses autres impressions ;
-elle commençait aussi à sentir le regret du
-logis paternel qu’il lui fallait quitter pour une
-demeure étrangère, et, bien souvent, ses
-larmes coulaient sans feinte…</p>
-
-<p>Elle refusait toute nourriture, malgré l’insistance
-de ses petites compagnes qui lui présentaient,
-du bout de leurs doigts rougis au
-henné, quelques bouchées des plats dont elles
-mangeaient.</p>
-
-<p>— Prends, — disaient-elles, — ceci est le
-sadoq que je te donne.</p>
-
-<p>Mais Rita tournait la tête d’un air excédé.</p>
-
-<p>— Non, non, je n’ai pas faim. Assez pour
-moi…</p>
-
-<p>Il fallait lui faire avaler de force un œuf ou
-du laitage.</p>
-
-<p>Et, de fait, des nausées la prenaient dans ce
-qtaa surchauffé par les cierges, toujours empli
-de jeunes filles ; et dont l’atmosphère, emprisonnée
-entre les tentures, ne se renouvelait
-pas…</p>
-
-<p>Elle était devenue, aux mains de la neggafa,
-une poupée que l’on manie, que l’on habille,
-que l’on transporte, que l’on parfume et que
-l’on pare. Une poupée silencieuse, dont les pieds
-ne devaient plus toucher le sol, qui ne pouvait
-ni rire, ni remuer, ni parler, et à qui seulement
-il était permis de pleurer… De temps à autre,
-on la sortait du qtaa tout enveloppée de voiles
-très lourds, tissés de soie et d’or, sous lesquels
-Rita se sentait étouffer. On la portait dans le
-patio, sur la mertba, haute estrade garnie de
-coussins, où la mariée s’accroupit pour les
-diverses cérémonies accompagnées de chants,
-de musique et de yous-yous stridents. Le bruit
-parvenait indistinctement jusqu’à elle ; parfois
-la neggafa entr’ouvrait ses voiles devant les
-invitées assemblées, et l’on apercevait le visage
-impassible aux yeux clos, pâle, ruisselant de
-sueur, parmi les bijoux scintillants, et les
-cheveux épars ceints d’un bandeau de pierreries
-et de perles… Un peu d’air frais ranimait la
-jeune fille ; elle se savait belle et admirée par
-toutes ces femmes qu’elle ne voyait pas…</p>
-
-<p>Mais presque aussitôt, les voiles retombaient,
-l’enveloppant de leur nuit épaisse et chaude,
-jusqu’au moment où on la reportait dans le
-qtaa envahi de fillettes.</p>
-
-<p>— Que tu es heureuse, — disaient-elles, — tu
-vas manger des noix, des gâteaux, des amandes.</p>
-
-<p>— Tu revêtiras des caftans de soie, tu farderas
-ton visage et tu seras belle.</p>
-
-<p>— O ma sœur, tu deviendras femme et tu te
-réjouiras avec ton époux.</p>
-
-<p>— Touche mes vêtements pour que mon
-tour ne tarde pas à venir.</p>
-
-<p>— J’ai rencontré ton fiancé dans les souks.
-C’est un homme vigoureux, il a une petite
-barbe et des yeux ardents… Quel est ton
-bonheur !</p>
-
-<p>Ces propos distrayaient Rita et lui mettaient
-au cœur d’agréables espoirs ; cependant elle
-restait muette, toute pénétrée de honte. Une
-sorte de torpeur l’envahissait peu à peu, causée
-par les parfums, les émotions, la fatigue et la
-chaleur ; toutes les pensées s’embrouillaient en
-sa tête, ses larmes coulaient sans cesse, et les
-invités tiraient d’heureux augures de son
-chagrin, car il convient qu’une fille aimante et
-pudique manifeste une extrême douleur au
-moment de ses noces.</p>
-
-<p>Le jour nuptial se leva enfin ; l’agitation
-grandissait dans la maison, les femmes qui,
-depuis le début de la semaine, avaient savamment
-gradué le luxe de leurs parures, arborèrent
-les caftans de cérémonie et s’accroupirent tout
-autour du patio, plus éblouissantes que des
-sultanes. Elles avaient le sentiment de leur
-splendeur et ne faisaient pas un mouvement,
-les yeux fixes, les mains posées à plat sur leurs
-genoux. Les brocarts tissés d’or ou de ramages
-multicolores se cassaient autour d’elles en plis
-raides et luisants, les sebenia étaient couronnées
-de turbans, de bandeaux brodés de sequins, et
-parfois de plumes légères couleur pois chiche,
-ou cœur de rose… D’énormes anneaux d’oreille,
-des colliers de perles fausses, et d’autres, dont
-les pendeloques s’ornaient de verroteries,
-essayaient de singer les parures des riches
-citadines… Certaines femmes cependant portaient
-des émeraudes et des rubis véritables,
-reliques d’une opulence familiale disparue,
-mais leurs bijoux avaient alors des formes
-désuètes, passées de mode…</p>
-
-<p>Des fards rehaussaient l’éclat des visages, et
-les plus noires s’illuminaient si violemment de
-carmin que leur peau évoquait la rougeur des
-cuirs Filali… Malgré leur apparente impassibilité,
-elles s’épiaient les unes les autres,
-glissant entre leurs cils baissés une sournoise
-prunelle critique. Et elles évaluaient en elles-mêmes
-la parure des autres invitées… Quelques
-réflexions s’échangeaient à voix basse :</p>
-
-<p>— O ma sœur, as-tu vu le caftan neuf de
-Zohra ? Il est en brocart à deux réaux la coudée.</p>
-
-<p>— Par Mouley Idriss ! ce ne peut être à elle ;
-son mari gagne à peine de quoi la nourrir. On
-le lui a certainement prêté.</p>
-
-<p>— Je ne savais pas que Lella Khaddouje eût
-des bracelets d’or… Ils pèsent bien vingt
-mitqual.</p>
-
-<p>— Certes Sidi Mohamed n’a pas rétréci avec
-son épouse ! Il ne regarde pas au poids quand
-c’est du cuivre doré…</p>
-
-<p>Et les propos perfides voltigeaient sans bruit
-à travers l’assistance, tandis que l’on attendait
-la mariée.</p>
-
-<p>La neggafa parut enfin, portant sur son dos
-un volumineux paquet d’étoffes et de voiles,
-qu’elle déposa au milieu des coussins de la
-mertba. Puis, elle écarta le haïk de soie à
-rayures abricot et couleur d’yeux chrétiens,
-sous lequel Rita se sentait défaillir. Elle avait
-un caftan de brocart émeraude à ramages d’or,
-d’innombrables bijoux prêtés par des amies
-complaisantes, et ses cheveux, épars sur les
-épaules, se couronnaient d’une sfifa rehaussée
-de pierreries et de perles. Mais on n’apercevait
-pas son visage, voilé par une mousseline. Tout
-autour d’elle, les fillettes, debout, portaient de
-gros cierges en cire dont les flammes, agitées
-par le vent du soir, jetaient un éclat fumeux.</p>
-
-<p>La neggafa tressait les cheveux de Rita
-qu’elle mêlait de soie verte et blanche, en y
-attachant mille amulettes contre le mauvais
-œil. Quand elle se mit à natter le côté gauche,
-les musiciennes, qui jusqu’alors faisaient rage,
-se turent subitement, et la neggafa, d’une voix
-chantante, psalmodia les stances du départ :</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au nom d’Allah, nous maudissons le démon !</div>
-</div>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">— Tends ta main hors des manches,</div>
-<div class="verse">Aujourd’hui est venu ton grand jour,</div>
-<div class="verse">Tends ta main, nous te mettrons du henné…</div>
-<div class="verse">O mariée, tais-toi, ta mère pleure…</div>
-<div class="verse">Et chez l’époux, chacun se réjouit.</div>
-
-<div class="verse stanza">— Pourquoi ! ô mon père ! m’as-tu exilée ?</div>
-<div class="verse">Rends l’exilée à sa famille.</div>
-<div class="verse">On dit : « Le père a donné le bien »</div>
-<div class="verse">S’il a donné sa fille à un jeune homme.</div>
-<div class="verse">On dit : « Le père a donné le malheur »</div>
-<div class="verse">S’il a donné sa fille à un vieillard.</div>
-
-<div class="verse stanza">Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour,</div>
-<div class="verse">La mariée s’en va chez son cousin</div>
-<div class="verse">Les anges se sont réjouis et nous taperons du tambour.</div>
-<div class="verse">La mariée est allée chez Mouley Ali<a id="FNanchor_59" href="#Footnote_59" class="fnanchor">[59]</a>.</div>
-<div class="verse">— Pourquoi, ô mon père, m’as-tu exilée à la cime des monts ?</div>
-<div class="verse">Personne que je puisse interroger.</div>
-<div class="verse">Personne à qui m’adresser.</div>
-<div class="verse">Je n’ai trouvé que des Berbères et des loups…</div>
-<div class="verse">Rends l’exilée à son sol.</div>
-<div class="verse">La maison de mon père me renie.</div>
-<div class="verse">La maison de mon époux m’accueille…</div>
-</div>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_59" href="#FNanchor_59"><span class="label">[59]</span></a> Allusion aux noces de Lella Fathma, fille du Prophète,
-avec son cousin Mouley Ali.</p>
-</div>
-<div class="poetry">
-<div class="verse">— O fille de mon caïd !</div>
-<div class="verse">O fille du caïd des caïds !</div>
-<div class="verse">Tu es partie, ô celle qui arrange tous les coins !</div>
-<div class="verse">Tu es partie, ô voisine des voisines !</div>
-<div class="verse">Tu es partie, ô mon amie, ma sœur !</div>
-<div class="verse">Fille du lion silencieux,</div>
-<div class="verse">Mais dont le rugissement dans le désert serait effrayant.</div>
-<div class="verse">Ta taille me plaît,</div>
-<div class="verse">Et ton caftan me donne la beauté.</div>
-<div class="verse">Va-t’en… Ne crains pas,</div>
-<div class="verse">Tu trouveras bonheur parfait.</div>
-</div>
-
-<p>La neggafa prit un petit tambour et continua :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Haddou l’Rahmani,</div>
-<div class="verse">Celui qui t’a réjouie deux mois,</div>
-<div class="verse">Réjouis-le deux ans.</div>
-<div class="verse">Réjouis-toi en ce jour</div>
-<div class="verse">Où ne se réjouissent que mes amies,</div>
-<div class="verse">Mes sœurs et mes cousines.</div>
-
-<div class="verse stanza">Aie la paix, ô Lella,</div>
-<div class="verse">Donne la paix à notre demeure,</div>
-<div class="verse">Donne la paix à ce jour !</div>
-</div>
-
-<p>Toute l’assistance sanglotait durant ce chant
-que la neggafa répéta trois fois, et les pleurs
-de Rita redoublaient d’amertume, car le jour
-des larmes était venu pour elle… Un immense
-déchirement la poignait à l’idée du départ si
-proche, de la séparation définitive d’avec tous
-ceux qu’elle avait aimés et connus jusqu’alors ;
-et la demeure de Si Taleb lui apparaissait
-inquiétante, étrangère, pleine de périls mystérieux.</p>
-
-<p>On la reporta dans le qtaa en l’attente du
-cortège nuptial ; les fillettes, excitées par le
-prochain dénouement, tenaient à leur amie
-des propos indécents sur ce qui allait se passer…
-les femmes se complaisaient aux recommandations :</p>
-
-<p>— Aie soin de ne pas déplaire à ton mari.</p>
-
-<p>— Tu vas connaître la douleur des noces.</p>
-
-<p>— Mords tes vêtements pour ne pas crier.</p>
-
-<p>… Zohra vint auprès d’elle et fit sortir tout
-le monde, afin de donner à sa sœur les suprêmes
-conseils.</p>
-
-<p>— Tâche d’être une fille raisonnable qui
-fasse honneur à notre maison. Ne repousse
-pas ton époux, laisse-le t’approcher afin qu’on
-sorte vite ton seroual<a id="FNanchor_60" href="#Footnote_60" class="fnanchor">[60]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_60" href="#FNanchor_60"><span class="label">[60]</span></a> Pantalon.</p>
-</div>
-<p>Ces paroles augmentaient le trouble de Rita…
-Tout à coup, elle tressaillit. Une rumeur significative
-emplissait le patio, dominée par la
-plainte acide des flûtes. Si Abd Er Rahman
-entra dans le qtaa, Rita lui baisa la main en
-pleurant, puis il la chargea sur son dos et la
-porta jusqu’à la mule arrêtée au seuil de la
-maison. Après l’interminable attente anxieuse,
-le départ se fit très vite. Les neggafat arrangèrent
-en hâte le haïk de la mariée et, très
-soigneusement, elles appliquaient un coin
-de son voile sur l’arrière-train de la bête, de
-crainte qu’un ennemi, durant le trajet, y mît
-le doigt, ce qui eût aussitôt rompu la virginité
-de l’arousa. Le cortège s’ébranla au milieu de
-la musique, des chants et des cierges, dont la
-flamme vacillait au vent. Bien que la demeure
-de Si Hamou fût toute proche, il fit un long
-détour à travers les souks silencieux et noirs,
-où de rares marchands s’attardaient encore en
-leurs échoppes… des yous-yous exaspérés
-accueillirent son arrivée.</p>
-
-<p>Le zaouak descendit sa fille de la mule, et la
-porta sur son dos jusqu’au seuil de la chambre
-nuptiale, dont Lella Fathma barrait l’entrée ;
-Rita, guidée par la neggafa, dut, en témoignage
-de sa future obéissance, passer trois fois
-sous le bras étendu de sa belle-mère, puis on
-l’introduisit dans le qtaa qui avait été préparé
-au bout de la pièce. Les parentes du marié se
-bousculaient pour apercevoir la jeune fille,
-mais la neggafa les renvoya d’un geste autoritaire,
-et, après avoir une dernière fois retouché
-les parures de l’arousa, elle fut s’accroupir à
-l’autre extrémité de la chambre vide…</p>
-
-<p>Une angoisse affolante s’empara de Rita, elle
-eût voulu fuir et n’osait faire un mouvement
-dans la crainte de déranger sa toilette…
-L’épreuve conjugale, dont elle savourait longtemps
-à l’avance le trouble délicieux, lui causait,
-à présent que l’heure était proche, une appréhension,
-une terreur qu’elle ne pouvait dominer.
-Son cœur battait à grands coups, et elle se
-sentait défaillir, la sueur ruisselant le long de
-ses tempes… Puis, comme l’attente se prolongeait,
-elle sombra dans une sorte de torpeur,
-d’engourdissement hébété… Soudain, l’impression
-d’une présence humaine la rendit à son
-épouvante. Le marié était entré dans le qtaa
-sans qu’elle s’en aperçût, et la neggafa se retirait
-discrètement en fermant les verrous.</p>
-
-<p>Si Taleb contemplait sa femme, et il la trouvait
-à son gré.</p>
-
-<p>— Tu es belle, — dit-il, en l’embrassant sur
-le front. — Pourquoi trembles-tu ? Il ne faut pas
-avoir peur… Tu sais, je ne veux que ton bien…
-te voici mon épouse, celle qui réjouira toute
-ma vie, s’il plaît à Dieu !</p>
-
-<p>Rita restait immobile, silencieuse et les yeux
-clos, troublée, jusqu’au plus profond de son
-être, par cette voix mâle, par le contact de cet
-homme qu’elle ne voyait pas… et comme il
-voulait l’étreindre, elle se jeta brusquement en
-arrière, d’un instinctif effroi.</p>
-
-<p>— Ne crains pas, — répéta Si Taleb, — tu
-dois être raisonnable pour que les gens ne rient
-pas de moi… Ta mère et tes parentes sont dans
-l’anxiété, elles attendent ton seroual, ne prolonge
-pas leur impatience…</p>
-
-<p>Alors, comme Rita était une fille sensée, elle
-laissa son mari l’approcher et elle retint ses
-cris…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Si Taleb ne sortit de la chambre nuptiale
-qu’au moment où chantait le muezzin. La neggafa se
-précipita dans le qtaa en poussant des
-yous-yous, s’empara triomphalement du seroual
-et l’emporta dans le patio pour le livrer à
-l’admiration de l’assistance.</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Lella fille très pure, — disaient les invitées, —</div>
-<div class="verse">Fille de ceux qui t’ont bien gardée,</div>
-<div class="verse">O belle ceinturée,</div>
-<div class="verse">Ton seroual est teint de rouge !</div>
-</div>
-
-<p>Pendant ce temps, Rita, brisée de fatigue,
-s’était endormie… Au retour du hammam, Si
-Taleb vint la rejoindre dans le qtaa. Il essayait
-de la faire parler, mais Rita était trop bien
-élevée pour répondre, elle avait honte et ne
-levait pas les yeux. Pourtant, ayant aperçu
-furtivement son mari, elle se réjouit de le
-trouver agréable et jeune… La chambre était
-close, éclairée par des cierges, les époux s’y
-sentaient très seuls, loin de tout, bien que la
-rumeur de la fête pénétrât à travers la porte.
-Si Taleb caressait Rita, la prenait sur ses
-genoux, se livrait à mille jeux galants, et la
-jeune femme, revenue des terreurs nocturnes,
-commençait à trouver quelques charmes au
-contact de son mari. Comme il était sorti vers
-l’acer pour prier, elle l’attendit avec une certaine
-impatience…</p>
-
-<p>En l’absence de Si Taleb, la neggafa vint
-changer les parures de l’arousa, et deux fois par
-jour, durant toute la semaine, elle la revêtit
-de caftans différents, de façon à ce que l’époux
-la trouvât sans cesse en des toilettes nouvelles…
-Il n’était pas besoin de cela pour exciter l’amour
-de Si Taleb, et Rita, peu à peu, se sentait
-embrasée par une telle ardeur…</p>
-
-<p>Elle n’en restait pas moins pudique et
-réservée, toujours silencieuse, levant à peine
-les yeux sur son maître, toute pénétrée des
-conseils qu’on lui avait prodigués chez ses
-parents. Car un mari s’étonne si la vierge qu’il
-épouse ne témoigne pas, durant les premiers
-temps, une très grande honte. A la fin de la
-semaine, elle semblait s’apprivoiser et répondait
-timidement :</p>
-
-<p>— Oui, Seigneur…</p>
-
-<p>— Non, Seigneur…</p>
-
-<p>— Je ne sais pas…</p>
-
-<p>Six jours après les noces, on remit à Rita sa
-ceinture, et on enferma ses cheveux dans une
-sebenia de soie, à la manière des femmes
-mariées. Puis, la neggafa la fit sortir du qtaa
-qu’elle n’avait pas encore quitté, et elle
-éprouva une délicieuse sensation à respirer
-l’air qui pénétrait par la porte entr’ouverte, et
-à revoir la lumière du jour. Le soir, elle se
-rendit au hammam avec Lella Fathma ; au
-retour, deux femmes couchèrent auprès d’elle
-dans le qtaa, pour en interdire l’entrée à
-Si Taleb. Lorsqu’il retrouva Rita le lendemain
-matin, il se mit à la taquiner :</p>
-
-<p>— Tu n’as pas voulu de moi… Hélas ! que
-cette nuit fut longue ! Es-tu donc rassasiée de
-ma présence ? Moi, je ne le suis pas encore de
-t’avoir.</p>
-
-<p>Rita répondit d’un air modeste :</p>
-
-<p>— Que veux-tu…, ce n’est pas ma faute,
-telle est la coutume, tu le sais bien…</p>
-
-<p>Elle n’osait pas lui avouer qu’elle aussi
-avait maudit cette habitude qui sépare les
-époux la sixième nuit de leurs noces.</p>
-
-<p>Dans l’après-midi arrivèrent Saadia et ses
-parentes, parées de leurs plus beaux atours.
-Elles entouraient l’arousa, lui prodiguant les
-caresses et les démonstrations affectueuses.</p>
-
-<p>— Comment vas-tu ? — demandaient-elles.</p>
-
-<p>— Ton mari te plaît-il ? On dit que tu n’es
-pas à plaindre, et qu’il te témoigne beaucoup
-d’amour.</p>
-
-<p>— Grâce à Dieu, te voici devenue femme.
-Dis, chérie, as-tu crié la nuit de tes noces ?</p>
-
-<p>Elles lui posaient mille questions insidieuses
-auxquelles Rita, pleine de honte, se gardait
-bien de répondre, et Mabrouka lui glissait à
-l’oreille des propos tellement égrillards qu’elle
-en rougissait sous le fard, toute troublée d’un
-plaisir sensuel.</p>
-
-<p>La cérémonie de la ceinture lui causa la plus
-vaniteuse des satisfactions.</p>
-
-<p>La neggafa l’avait revêtue de caftans magnifiques,
-drapés d’un izar de gaze. Une haute
-ceinture de Fez, raide et chatoyante, s’enroulait
-autour de sa taille comme pour l’enserrer
-d’un étui précieux ; des bijoux trop éblouissants
-l’accablaient de leur splendeur et de leur
-poids, mais elle restait hiératique, très droite
-et les yeux toujours clos, sur l’immense fauteuil
-des mariées dont les dorures rayonnaient
-derrière sa tête en auréole resplendissante.</p>
-
-<p>Toutes les femmes, accroupies autour du
-patio, lui faisaient une cour dont elle était la
-sultane ; une esclave agitait devant elle un
-éventail pour rafraîchir son visage et chasser
-les mouches importunes. Sept fois, la neggafa
-changea ses parures, toutes plus somptueuses
-les unes que les autres, et l’apparition de
-l’arousa était toujours saluée de yous-yous et
-de propos flatteurs. Cette apothéose l’enivrait
-d’orgueil, elle eût voulu, malgré sa fatigue,
-que les fêtes nuptiales durassent longtemps
-encore. Elle ne se lassait pas d’en être l’héroïne,
-belle et parée, auprès de qui chacun
-s’empresse, et un regret lui mordait le cœur à
-la pensée que l’apogée de sa gloire en marquait
-fatalement la fin.</p>
-
-<p>Grâce à Dieu, l’amour de Si Taleb lui resterait,
-et les plaisirs voluptueux, sans compter
-la satisfaction d’être une femme mariée qui
-peut se livrer à la coquetterie en toute sécurité
-du devoir accompli, et non plus une vierge
-aux vêtements simples.</p>
-
-<p>Le soir, lorsque son mari vint la rejoindre
-dans le qtaa où ils devaient dormir une dernière
-fois, il lui demanda :</p>
-
-<p>— Tu as revu ta famille… voudrais-tu à
-présent rentrer chez ton père ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas, — répondit Rita d’une
-voix réservée. — C’était ma maison, j’étais
-habituée… Je dois m’accoutumer ici.</p>
-
-<p>Mais l’éclat de ses yeux démentait les paroles
-trop pudiques, et cette nuit fut une longue
-ivresse.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Les dernières invitées étant parties, le calme
-reprit ses droits dans la demeure du marchand
-de babouches. Rita se mit peu à peu au travail
-domestique ; elle aidait Lella Fathma à
-éplucher les légumes, à rouler le couscous, à
-nettoyer le linge familial ; elle passait de
-longues heures à sa toilette pour garder l’amour
-de Si Taleb, variait chaque jour sa coiffure,
-se traçait au milieu du front les arqous aux
-dessins compliqués, avivait ses joues de carmin
-et ses yeux de kohol. Du reste, elle voyait
-peu son mari, mais les plaisirs conjugaux ne
-lui étaient pas épargnés… Si Hamou semblait
-tout ragaillardi au contact du jeune couple, il
-regardait son fils d’un air d’envie… Lella
-Fathma, trop vieille pour émouvoir encore son
-époux, s’inquiétait à juste titre de ce regain de
-jeunesse ; elle prenait volontiers Rita pour
-confidente.</p>
-
-<p>Un jour, elle vint la trouver en sa chambre,
-bouleversée par la nouvelle qu’une amie
-empressée venait de lui transmettre : le marchand
-de babouches songeait à se remarier…
-Déjà, il avait envoyé le sadoq à la fille de son
-amin<a id="FNanchor_61" href="#Footnote_61" class="fnanchor">[61]</a>, une répudiée de vingt ans, dont on
-vantait la beauté, et les noces seraient célébrées
-le mois suivant.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_61" href="#FNanchor_61"><span class="label">[61]</span></a> Chef d’une corporation.</p>
-</div>
-<p>Les deux femmes se taisaient, atterrées par
-la catastrophe. Elles y voyaient l’une et l’autre
-la fin de leur prestige, l’écroulement de tout
-leur bonheur : Lella Fathma, vaincue d’avance
-par l’ascendant d’une jeune rivale, Rita elle-même
-qui cesserait d’être l’arousa cajolée,
-adulée de tous, le jour où une nouvelle mariée
-entrerait dans la maison… Elles essayèrent en
-vain tous les moyens pour conjurer le péril,
-tous les sortilèges pour détourner Si Hamou de
-ses projets ; elles n’osèrent cependant pas s’en
-plaindre à lui-même, sachant la réserve et le
-respect qui sont dus au « maître des choses ».</p>
-
-<p>Si Taleb, de son côté, était un fils soumis
-qui ne se permettait jamais de juger les actes
-de son père, à plus forte raison de les combattre ;
-et lorsque le marchand de babouches
-lui enjoignit de répudier Rita, parce que sa
-future épouse entendait être la seule arousa du
-logis, il ne sut que balbutier son désespoir…</p>
-
-<p>— Il y a des femmes à Sidi Nojjar, — insinua
-le vieux libertin, — n’es-tu pas las de
-caresser toujours la même ?</p>
-
-<p>Si Taleb essaya timidement de défendre
-Rita, mais, le soir même, il se souvint du conseil
-paternel et se dirigea vers le quartier où
-s’était réjoui son célibat… Une courtisane,
-arrivée de Fez, l’attira chez elle… Aïcha était
-lascive et belle, toute parfumée d’essences violentes,
-elle connaissait les hommes et le secret
-de les affoler. Si Taleb comprit, entre ses bras,
-qu’il pourrait très facilement renoncer à sa
-femme…</p>
-
-<p>Une semaine plus tard, il ramena Rita au
-logis paternel, sans donner aucune raison à
-cette visite hors d’usage. Et comme il tardait
-à venir la reprendre, le zaouak s’en émut.
-L’explication ne manqua pas de s’envenimer.
-Si Abd Er Rahman reprochait à son gendre
-le tort qu’il faisait à la famille, en répudiant
-ainsi Rita sans raison, après trois mois de
-mariage ; mais, surtout, il s’irritait pour une
-question de haïk neuf, que Si Taleb se refusait
-à rendre… Après avoir discuté et crié
-à s’en érailler le gosier, les deux hommes
-allèrent chez le cadi qui prononça la répudiation.</p>
-
-<p>L’affaire du haïk restait toujours pendante ;
-durant des mois, elle occasionna d’incessantes
-disputes ; elle avait pris toute l’importance en
-l’événement, et les femmes la commentaient,
-sans se lasser, avec la plus vive indignation…
-Toutefois Rita regrettait secrètement les plaisirs
-voluptueux que Si Taleb lui avait révélés,
-et dont la privation lui était sensible…</p>
-
-<p>Un jour, Mabrouka, toute jubilante, vint
-apporter une nouvelle qui réjouissait le quartier
-et alimentait d’interminables commérages :
-au cours d’une querelle plus violente que les
-autres avec sa jeune coépouse, Lella Fathma
-avait été précipitée dans le puits… Grâce à
-Dieu, on l’en avait retirée à temps, mais
-Si Hamou, excédé par les disputes et les doléances,
-venait, répudiant les deux femmes, de
-faire maison vide. Et il allait lui aussi, avec
-Si Taleb, se consoler à Sidi Nojjar.</p>
-
-<p>Rita songeait complaisamment à cette aventure,
-tout en maniant ses pinceaux en poils
-d’âne, qu’elle avait repris. D’invraisemblables
-guirlandes s’enroulaient autour du coffret
-ébauché, les canaris s’étourdissaient de roulades
-en leurs cages de jonc, et les femmes,
-réunies et babillardes, buvaient, comme jadis,
-le thé à la menthe plus sucré qu’un sirop. Les
-choses sont écrites, Allah connaît notre lot
-pour demain. Confions-nous en sa mansuétude.</p>
-
-<p>Depuis quelque temps, la mère du chérif
-voisin témoigne à Rita beaucoup d’affection,
-lorsqu’elle la rencontre au crépuscule sur la
-terrasse… La petite répudiée escompte déjà en
-sa tête les prochaines noces dont elle sera l’héroïne,
-s’il plaît à Dieu… Et elle bénit le Seigneur
-de lui avoir ménagé ce renouveau de
-plaisir et d’orgueil…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c6">VI<br />
-<span class="small">UN HAREM BIEN GARDÉ</span></h3>
-
-
-<p>Ayant maintes fois vérifié l’excellence du
-dicton : « <i>Il faut moins de temps à un homme
-et à une femme pour commettre le péché qu’à
-une esclave pour cuire un œuf</i> », le tajer<a id="FNanchor_62" href="#Footnote_62" class="fnanchor">[62]</a> Mansour
-savait profiter des expériences de sa jeunesse.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_62" href="#FNanchor_62"><span class="label">[62]</span></a> Marchand.</p>
-</div>
-<p>Certes, il gardait un souvenir délicieux de
-ses folles aventures : des harems où il avait
-pénétré sous un déguisement féminin, des
-rendez-vous furtivement obtenus au sortir d’un
-hammam, de la complicité coûteuse, mais sûre,
-des servantes et des Juives qui portent leur
-pacotille de maison en maison… Il n’en était
-que mieux armé pour défendre son propre
-bien.</p>
-
-<p>Nulle revendeuse, nulle messagère, n’avait
-le droit de franchir sa porte, au seuil de laquelle
-se relayaient nuit et jour deux gardiens incorruptibles
-et hargneux.</p>
-
-<p>Un hammam, étincelant de marbres et de
-mosaïques, avec ses chambres de chauffe et ses
-fontaines, fut installé dans sa propre maison.
-Et les épouses ou les favorites perdaient, en
-entrant chez lui, toute occasion de communiquer
-avec le monde extérieur d’où s’infiltrent
-les tentations.</p>
-
-<p>Pourtant le tajer Mansour n’était pas un tyran,
-il aimait ses femmes, il les voulait heureuses et
-belles, et leur ayant retiré le plaisir de recevoir
-les humbles visiteuses qui vendent des
-étoffes et colportent les nouvelles, il ne leur
-ménageait pas les présents, et leur laissait la
-suprême jouissance de monter sur les terrasses
-lorsque le soleil déclinant dore les vieux murs
-et incendie les minarets.</p>
-
-<p>La maison du tajer Mansour, imposante et
-riche, dominait tout le quartier, en sorte que
-ses habitantes pouvaient, de très haut, bavarder
-avec les voisines sans qu’aucune escalade leur
-permît de se rejoindre.</p>
-
-<p>Une seule demeure restait accessible, celle
-du chérif Mouley Saïd, et, par une faveur
-d’Allah, — qu’Il soit exalté ! — c’était justement
-un vieillard pieux et méfiant qui usait des
-mêmes restrictions que le tajer Mansour. Si
-bien que les eunuques du chérif et les portiers
-du marchand défendaient avec une commune
-vigilance la vertu des chérifat et celle des
-riches bourgeoises dont ils avaient la garde.</p>
-
-<p>Les noces de Rahma s’achevaient à peine,
-que déjà cette nouvelle, charmante, et très
-jeune épouse du tajer s’était rendu compte de
-toutes ces choses, sans avoir levé les yeux ni
-prononcé la moindre parole, ainsi qu’il sied à
-la pudeur d’une vierge récemment mariée.</p>
-
-<p>La maison de son père n’était pas à ce point
-surveillée ; et Rahma regrettait les allées et
-venues perpétuelles des esclaves et des revendeuses,
-les incursions chez les voisines à
-l’heure du moghreb et les nuits sans lune où l’on
-se rend au hammam, bien enveloppée dans un
-haïk dont la fente laisse passer une prunelle
-curieuse… Par Sidi Abdelkader ! cela ne l’avait
-pas empêchée d’arriver à sa treizième année
-aussi pure que l’eau de Lalla Chafia et d’apporter
-à son mari les fleurs écarlates dont les
-pétales avaient jonché leur couche nuptiale.</p>
-
-<p>Rahma n’était que la troisième épouse de Si
-Mansour ; une négresse et une femme blanche
-partageant avec elle cet honneur. Mais la noire
-Setra, pas plus que Lella Mina, toujours pâle
-et maladive, ne semblaient exercer un grand
-empire sur le marchand.</p>
-
-<p>Lorsque Si Mansour avait atteint l’âge où les
-jeunes garçons, troublés par le printemps,
-jouent du gumbri au bord des oueds, son père, — qu’Allah
-l’ait en Sa Clémence, — lui donna
-Setra dont l’expérience amoureuse initia sa
-timidité. Plus tard, par acte passé devant le
-Cadi, il éleva l’esclave au rang d’épouse légitime,
-bien qu’il n’en eût pas eu d’enfant.</p>
-
-<p>Lella Mina, la languissante, fille d’un notaire
-dont l’alliance honorait le marchand, mit au
-monde six rejetons, plus malingres qu’elle-même
-et qui moururent. C’est alors que le soin
-d’assurer sa postérité incita Si Mansour à placer
-en son jardin une petite plante fraîche et vigoureuse ;
-sur le point de s’épanouir.</p>
-
-<p>Il possédait, en outre, plusieurs jeunes
-négresses, prêtes à satisfaire les caprices du
-maître. Mais le tajer n’avait aucune exigence.
-Il entendait jouir chez lui d’une vie douce et
-reposante, réparatrice des fatigues de sa jeunesse.
-Même, il devait convenir, devant Allah,
-que ses capacités amoureuses n’étaient pas tout
-à fait suffisantes pour les trois épouses auxquelles
-seul il était appelé à dispenser la joie…
-et cette angoissante constatation augmentait
-les craintes du marchand et l’incitait à redoubler
-de ruses et de surveillance pour
-défendre son harem contre les entreprises des
-jeunes hommes libertins.</p>
-
-<p>Après la semaine des noces où il témoigna,
-comme il convient, un amour plein d’ardeur à
-la jeune arousa, il reprit l’habituelle quiétude
-de son existence. Il entrait chaque soir, selon
-leur tour, dans la chambre de ses femmes,
-mais ne se dérangeait guère de sa couche pour
-les aller rejoindre en celle où l’aube ne doit
-pas surprendre les maris. Rahma comprit très
-vite qu’avec un tel époux, elle ne goûterait que
-rarement aux plaisirs merveilleux en l’attente
-desquels palpitent les vierges…</p>
-
-<p>Mais le tajer Mansour, louange à Dieu !
-était un homme d’une générosité magnifique ;
-il ne se passait pas de semaine où il ne distribuât
-à son harem les plus estimables présents.
-Il se félicitait de savoir si bien, et sans peine,
-grâce à l’entendement qu’Allah lui avait dispensé,
-satisfaire ainsi les exigences de toutes
-ses femmes.</p>
-
-<p>On n’entendait jamais une dispute ni une
-plainte en sa demeure, bien qu’il hébergeât
-aussi une sœur répudiée, Lella Saadia, et leur
-mère, la vieille Lella Fatime, femme d’expérience
-et de raison. Une entente parfaite unissait
-les esclaves et leurs maîtresses.</p>
-
-<p>Rahma n’avait point été sans remarquer
-avec quelle sérénité, exempte de toute jalousie,
-ses coépouses assistèrent aux noces, la parant
-même de leurs propres mains, au lieu d’imiter
-celles qui, en pareille circonstance, se retirent
-chez leurs parents, ou tout au moins en leur
-chambre, pour cacher une douleur faite d’humiliation
-et de rage.</p>
-
-<p>La vie s’écoulait, très douce, dans la maison
-de Si Mansour. Chaque matin, il distribuait
-lui-même, à toutes les femmes, leur part de
-sucre et de thé, sans « rétrécir » avec aucune.
-Puis il remettait les clés du coffre enfermant
-les précieuses denrées, à « la maîtresse des
-choses », la vieille Lella Fatime, sa mère, en
-la sagesse de laquelle il se fiait. Un serviteur
-invisible, qui ne pénétrait jamais dans la maison,
-allait au souk faire les achats. Il prenait
-les ordres de Lella Fatime. Elle seule avait le
-droit de lui parler ; tapie au fond du vestibule
-sombre, derrière la porte soigneusement close.
-El Bachir l’entr’ouvrait à peine un moment
-pour tendre la couffa aux provisions, ou
-recevoir l’argent que lui passait une main
-décharnée.</p>
-
-<p>Les repas étaient plantureux et occupaient
-une partie du jour. Si Mansour ne ménageait
-ni l’huile, ni le couscous, ni la viande, et la
-négresse Ammbeur qu’il avait fait venir, à
-grands frais, de Tétouan, savait confectionner
-des tajin et des pâtisseries dont on rendait
-bruyamment grâce à Dieu, pendant des heures.</p>
-
-<p>Les femmes aimaient à se réunir sous les
-arcades de la cour, aux scintillantes mosaïques,
-en face de la fontaine dont les eaux procurent
-une agréable fraîcheur. Elles s’allongeaient,
-indolentes, sur les sofas disposés par les
-esclaves tandis que celles-ci filaient la laine
-en chantant, accroupies à une distance respectueuse
-de leurs maîtresses. La coquette
-Setra arborait des caftans aux teintes vives.
-Elle passait sa vie à se tracer, au milieu du
-front, les arqous minutieux et fins comme des
-broderies ; à noircir ses lèvres et ses gencives
-avec le souak qui rehausse la blancheur des
-dents, et à enluminer de rouge la peau sombre
-de son visage.</p>
-
-<p>Lella Mina, toujours languissante, poussait
-des soupirs et des exclamations ; elle se plaignait
-des maux dont elle était affligée et
-auxquels chacune, par politesse, affectait de
-prendre part. Ce qui ne l’empêchait nullement
-de faire honneur aux repas ni de s’égayer dans
-les secrètes orgies du vendredi, tandis que le
-marchand accomplissait à la mosquée ses
-dévotions.</p>
-
-<p>Ce jour-là, les femmes prenaient de la gouza,
-qui trouble délicieusement la tête, du hachich,
-dont les effets sont érotiques, et parfois même
-de ce vin des pays chrétiens à la mousse légère
-et grisante. Les largesses de Lella Fatime, la
-très sage, savaient décider l’esclave El Bachir
-à dissimuler drogues et bouteilles au fond de
-la couffa pleine de légumes.</p>
-
-<p>Que l’existence semble suave à celle dont
-la coupe s’emplit d’une boisson capiteuse ! Son
-parfum suffit à troubler les sens, le cœur
-s’inonde aussitôt de joie, et le chagrin s’évanouit.
-« <i>C’est ce qu’il y a de plus pur et cependant
-ce n’est point de l’eau, ce qu’il y a de plus
-léger et cependant l’air ne la compose point.
-C’est une lumière que le feu engendre, c’est une
-âme qui n’a pas de corps.</i><a id="FNanchor_63" href="#Footnote_63" class="fnanchor">[63]</a> »</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_63" href="#FNanchor_63"><span class="label">[63]</span></a> Du poète Omar ben Fared.</p>
-</div>
-<p>Une joie voluptueuse enchante tous les
-visages, les prunelles sont noyées de larmes,
-des gestes imprécis dérangent la belle ordonnance
-des caftans et celle des turbans de gaze.
-Setra presse contre son sein la petite esclave
-Yasmin ; Lella Mina se renverse en riant d’un
-rire nerveux et sans fin entre les bras de
-sa belle-sœur Saadia. Les négresses chantent à
-tue-tête : Lella Fatime somnole, et Rahma,
-doucement ivre, étendue parmi les coussins,
-contemple avec béatitude le patio qui se transforme
-et s’agrandit, les arcades multipliées dont
-les colonnes oscillent, et le ciel d’azur subitement
-agité d’un fantastique vol de tous les oiseaux…</p>
-
-<p>Et lorsque, à son retour, le marchand s’étonne
-de l’air étrange et joyeux d’une épouse, celle-ci
-répond avec une émotion très réelle :</p>
-
-<p>— Ah ! seigneur ! puis-je approcher de ta
-chère personne sans être troublée !…</p>
-
-<p>Mais Si Mansour n’insiste pas et, subitement,
-il songe qu’un ami l’attend à Bab Berdaïne…</p>
-
-<p>Souvent aussi les femmes s’invitaient en
-leurs chambres à prendre le thé. Elles se faisaient
-alors mille politesses, comme à des
-visiteuses étrangères et la « maîtresse des
-choses » ne manquait d’aucune largesse envers
-ses hôtes. Elle sortait des coffres ses coussins
-les mieux brodés, les mrech d’argent, au col
-long et mince, pour s’asperger d’eau de rose
-ou de fleur d’oranger, et elle ne ménageait
-pas, dans les brûle-parfums, l’odorant aoud el
-Qomari dont les effluves noyaient la pièce
-d’une brume bleuâtre et embaumée.</p>
-
-<p>Accroupies et parées, elles buvaient à petites
-gorgées le thé à la menthe qui évoque les
-vertes arsas et les plaisirs interdits, et elles
-racontaient d’insignifiantes histoires mille fois
-ressassées. Lorsque la réception prenait fin,
-chacune se retirait en cérémonie, tout en rendant
-grâce à Dieu et à celle qui les avait si
-bien traitées. Seule la préférée, l’amie favorite,
-s’attardait en la chambre tiède et bien close…</p>
-
-<p>Lella Mina avait un tendre penchant pour
-sa belle-sœur Saadia dont elle ne savait se
-passer. Setra entourait de soins jaloux et passionnés
-sa petite esclave Yasmin, à la peau
-blanche et aux candides yeux clairs. Chaque
-servante avait son inséparable, et il n’était
-point jusqu’à la vénérable Lella Fatime qui ne
-portât un intérêt particulier à Messaouda, la
-négresse, qu’elle gorgeait de sucre et de thé.</p>
-
-<p>Au crépuscule, lorsque les rayons roses quittent,
-à regret, les tuiles vertes au-dessus du
-patio, les femmes montaient en hâte à la terrasse.
-Elles avaient soin de varier leurs parures,
-afin que les voisines pussent s’en apercevoir,
-et les envier… Penchées au bord des murs,
-elles tenaient de longues conversations avec
-celles des maisons environnantes qui leur
-apprenaient les nouvelles. Elles correspondaient
-aussi, par signes, avec les femmes des
-terrasses éloignées, qu’elles n’avaient jamais
-vues de plus près, mais dont elles savaient les
-noms et toutes les histoires, grâce à ce langage
-astucieux que les Marocaines apprennent dès
-l’enfance.</p>
-
-<p>— Comment es-tu ? — demandaient-elles
-en élevant la main.</p>
-
-<p>— Malade, et toi ? quel est ton état ?</p>
-
-<p>— Que le mal s’éloigne de toi !</p>
-
-<p>— Et qu’il ne t’atteigne pas… Comment va
-ton mari ?</p>
-
-<p>— Avec le bien ! Il est parti vers l’Orient.</p>
-
-<p>Sur toutes les terrasses on aperçoit des
-caftans abricot, des caftans « cœur de pierre »,
-des caftans « soleil couchant », et des caftans
-couleur de sucre dont les longues manches
-s’agitent. La cité crépusculaire appartient aux
-femmes et aux oiseaux ; l’air est tout frémissant
-de leur ramage et du mouvement de leurs
-ailes. Les cigognes traversent le ciel d’un vol
-hâtif pour regagner les ruines de l’Aguedal,
-les hirondelles babillent à la crête des murs,
-et des troupes de pigeons tournoient lourdement
-autour des minarets émaillés d’émeraude.</p>
-
-<p>La ville dégringole, tel le lit caillouteux
-d’un oued, dans un enchevêtrement de
-terrasses et de treilles. Au delà des remparts, la
-vallée du Bou Fekrane étend ses bois d’oliviers
-et de micocouliers. Un vent léger dissémine le
-parfum des roses et celui des fleurs sauvages,
-il fait palpiter les robes de mousseline, les
-sebenia de soie aux couleurs vives, et parfois il
-trouble le cœur des femmes en leur révélant
-toutes les ivresses printanières… Là-bas, le
-soleil disparaît derrière les collines irréelles
-des Guerrouan.</p>
-
-<p>Rahma s’est accroupie au bord de la terrasse,
-loin du groupe des bavardes ; elle semble épier,
-impatiente et mélancolique, une amie qui
-n’est pas venue… Soudain une voix l’appelle
-de la maison voisine et la fait tressaillir.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas de mal sur toi, madame ma
-colombe ?</p>
-
-<p>— Il n’y a pas d’autre mal que de t’attendre,
-madame ma gazelle… Pourquoi viens-tu si
-tard ? Mon cœur en est serré.</p>
-
-<p>— Le Chérif m’a retenue en bas. Que Dieu
-l’éloigne ! Mais à présent il est parti et ne rentrera
-pas ce soir.</p>
-
-<p>— O puissant ! Si Mansour est allé aux noces
-de son intendant !…</p>
-
-<p>— Louange à Dieu ! Madame ma colombe !
-veux-tu voler jusqu’à moi ?</p>
-
-<p>— O madame ma gazelle, y songes-tu ? si
-mon maître rentrait à l’improviste…</p>
-
-<p>— On te préviendrait vite et je laisserais
-l’échelle… Je t’attends comme un voyageur
-aspire à la source au milieu du désert ! — murmure
-la Cherifa de sa voix la plus suave.</p>
-
-<p>Rahma est partagée de désir et de craintes.</p>
-
-<p>— Va, ma fille, — dit maternellement Lella
-Fatime, qui s’est approchée, — je veillerai en
-ton absence, mais, par Allah ! reviens avant
-l’aube.</p>
-
-<p>— J’arrive dans quelques instants ! — s’écrie
-Rahma en bondissant vers l’escalier.</p>
-
-<p>Elle se précipite dans sa chambre, ouvre ses
-coffres, bouscule les coussins, et gourmande
-ses esclaves dont la hâte n’égale point la sienne.</p>
-
-<p>Toute la maison est au courant de l’aventure,
-et chacune s’empresse à la parer : Saadia lui
-apporte des bracelets, Lella Mina insiste pour
-lui prêter sa belle sebenia étincelante d’or ;
-Setra lui farde les joues et trace des arqous
-affolants au milieu des ses sourcils… Elle revêt
-un caftan émeraude ramagé d’argent qu’elle
-n’avait point porté depuis ses noces. Rien n’est
-trop beau pour la colombe qui a ravi son
-cœur… Accablée de joyaux et pénétrée de parfums
-suaves, Rahma semble une arousa prête
-à rejoindre l’époux…</p>
-
-<p>Des négresses l’attendent sur la terrasse
-bleutée par la lune, et l’aident à descendre au
-moyen d’une petite échelle. C’est la première
-fois que Rahma pénètre chez son amie. La
-maison du Chérif est plus ancienne et plus
-sobre que celle du marchand, mais la chambre
-de Lella Oumkeltoum étincelle à la lumière des
-flambeaux comme pour une fête, et des coussins
-bien rangés s’empilent sur les sofas.</p>
-
-<p>Toutes les femmes accompagnent la visiteuse
-en poussant des yous-yous d’allégresse. Puis
-elles se retirent discrètement après lui avoir
-fait mille amabilités.</p>
-
-<p>— O ma colombe, — s’écrie la Cherifa, — te
-voici donc enfin, belle et parée pour me plaire,
-ainsi que je te voyais en mes rêves depuis le
-« <i>jour de la ceinture</i> » où je t’aperçus du haut
-de la terrasse. De ce jour, ma tendre aimée,
-mon cœur fut la proie des tourments, et je
-mourais d’un mal dont aucun taleb ne connaît
-le remède.</p>
-
-<p>— Lumière de ma prunelle ! J’étais comme
-l’aveugle misérable tant que je ne te connus
-pas, et chaque matin je soupire en songeant
-aux heures qui me séparent du crépuscule.</p>
-
-<p>— O ma beauté ! que ta peau est blanche !
-Que ton parfum est délicat ! Il trouble ma tête
-et me pénètre de toutes les délices…</p>
-
-<p>— Je ne suis qu’une esclave auprès de toi,
-madame ma gazelle. Tes joues rivalisent avec
-la fleur de l’églantier ! Tes yeux sont des olives
-mûres sur le point d’être cueillies et tes dents
-brillent plus blanches qu’un réal d’argent…</p>
-
-<p>— Palmier de mon jardin, combien ta taille
-flexible est élancée ! A quelle hauteur dois-je
-aller ravir tes fruits plus doux que le miel…</p>
-
-<p>— Aie pitié de mon impatience, ô ma dame !
-toi seule sauras guérir la soif dont je suis
-tourmentée !</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Elles passèrent la nuit dans le contentement,
-sur une couche sans égale, garnie d’étoffes
-merveilleuses et de coussins en brocart. Leurs
-soupirs s’élançaient avec la flamme des cierges
-et la fumée des cassolettes.</p>
-
-<p>Rahma regagna sa chambre au chant du
-muezzin. Aucun bruit ne troublait le silence.
-Lella Mina dormait entre les bras de Saadia,
-Setra et Yasmin, enlacées, avaient sombré
-dans le sommeil.</p>
-
-<p>Tandis que le tajer Mansour se réjouit aux
-noces, toutes ses femmes, vaincues par la
-volupté, s’alanguissent en des rêves enchanteurs.</p>
-
-<p>Depuis lors, Rahma ne vécut plus que dans
-l’espoir de renouveler son plaisir. Mais les
-maris s’absentent rarement un même soir, et
-les deux amies durent se contenter des entrevues
-au crépuscule, et des tendresses que l’on
-murmure d’une terrasse à l’autre.</p>
-
-<p>Elles s’envoyaient aussi de petits présents,
-échangeant leurs bijoux ou leurs turbans
-brodés. Rahma, une fois, à force de cajoleries,
-obtint de Lella Fatime un repas succulent et
-complet que les négresses descendirent à la
-Cherifa, lorsque la nuit eut étendu le voile de
-ses ténèbres. Mais tout cela ne parvenait point
-à tromper leur impatience et elles languissaient
-dans la contrainte, comme des plantes qui
-pensent mourir aux derniers jours de l’été.</p>
-
-<p>— O ma gazelle, — soupirait Rahma ! — combien
-d’obstacles me séparent de toi ! des
-murailles épaisses et des portes, et la vigilance
-d’un époux soupçonneux. Pourtant mon cœur
-épanche vers toi tous ses désirs, tels les pleurs
-du nuage, ô rose parfumée ! et je succombe
-sous la tristesse de mon sort.</p>
-
-<p>— Qu’il m’est dur, madame ma colombe, de
-ne pouvoir répondre à tes souhaits ! Tes
-larmes tombent sur mon cœur comme des
-gouttes d’huile brûlante, et l’embrasent. C’est
-plus de tourments que je n’en puis supporter…
-Qu’Allah me protège ! Je viendrai demain soir
-en ta chambre.</p>
-
-<p>— Je reconnais là ton amitié, mais je crains
-que nos époux ne s’éveillent et ne nous fassent
-appeler.</p>
-
-<p>— Tu trembles au moindre vent, ô ma
-beauté ! Dieu n’a-t-il pas donné la force à
-l’homme et la ruse à la femme ? Et pourquoi
-fait-il pousser dans les jardins la fleur au suc
-d’oubli ?… Demande à Lella Fatime de se procurer
-un peu d’afioun<a id="FNanchor_64" href="#Footnote_64" class="fnanchor">[64]</a>, dont tu me passeras…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_64" href="#FNanchor_64"><span class="label">[64]</span></a> Opium.</p>
-</div>
-<p>Rahma sut profiter du conseil de l’expérience.
-Lella Fatime, que troublaient aussi les
-effluves du printemps, accepta sans trop de
-peine, la suggestion de sa bru : La couffa d’El
-Bachir dissimulait, ce jour-là, sous la tige
-verte des ghorchef, plus de bouteilles et de
-drogues qu’il n’en fallait pour la joie et la tranquillité
-de mille et un harems…</p>
-
-<p>Quelle fête dans la maison aux apprêts
-discrets !</p>
-
-<p>Chacune dispose secrètement les atours dont
-elle se parera pour la bien-aimée, et frémit
-d’impatience en l’attente des plaisirs nocturnes.
-Le tajer, sans défiance, fait honneur
-au repas et aux trois tasses de thé que Lella
-Fatime a préparées elle-même.</p>
-
-<p>— O ma mère, qu’Allah te bénisse ! Tu m’as
-donné ton lait en mon enfance, à présent tu
-me verses la boisson parfumée sans laquelle le
-fils d’Adam n’a point de force. Grâce à ta
-sagesse et à ton ordre, ô ma mère, je vis
-tranquille en ma maison. Puisse le Seigneur
-t’accorder une place aux jardins de l’Éden,
-femme vertueuse !…</p>
-
-<p>Puis comme la fatigue appesantit subitement
-ses paupières, il se dirige vers la chambre
-de Setra, dont c’est le tour, et tombe
-endormi sur un sofa.</p>
-
-<p>O la nuit merveilleuse et plaisante que rien
-ne trouble !</p>
-
-<p>La Cherifa est accourue, Lumière des yeux !
-la Cherifa aux charmes sans pareils, en
-l’honneur de qui l’on s’assemble.</p>
-
-<p>Toutes les étoiles étaient allumées au firmament
-et tous les flambeaux dans les chambres
-closes. On n’entendait que le bruit léger des
-rires et des baisers unis aux chants amoureux,
-aux sons étouffés des instruments. Les coupes
-circulaient pleines d’une boisson généreuse,
-moins grisante que l’air de cette nuit et
-l’haleine embaumée des femmes… Et elles
-furent ivres les unes des autres, ivres de joie
-et de volupté, tandis que le tajer Mansour dormait
-en paix dans son harem si bien gardé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c7">VII<br />
-<span class="small">LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN</span></h3>
-
-
-<p>O croyants qui entendez mes paroles, sachez
-que ce récit est véridique et bien fait pour
-émouvoir les amants.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>J’ai composé ces vers délicats en l’honneur
-de celle dont le regard est affolant, d’une
-beauté aux noires prunelles.</p>
-
-<p>Écoutez et jugez :</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je rencontrai ma belle dans la nuit, comme
-elle se rendait au hammam. Elle marchait languissamment
-au milieu de ses négresses.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Par Mouley Idriss ! c’est une fille de noble
-race… son haïk de laine fine la dissimule tout
-entière… Pourtant, je vis son talon, son petit
-talon, teint de henné ; ainsi, je connus qu’elle
-était jeune.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La curiosité s’empara de mon esprit. Je
-passai ma nuit à l’attendre… Lorsqu’elle sortit,
-ô la plus douce des récompenses ! J’aperçus deux
-yeux noirs, deux yeux au regard pénétrant,
-dont mon cœur fut à jamais troublé.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Depuis ce jour, je devins la proie des tourments ;
-le sommeil déserta ma couche et
-j’errai à travers la ville sans regarder aucune
-chose. Le fardeau de l’amour excédant mes
-forces, j’allai trouver une vieille astucieuse, et
-lui confiai ma peine :</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— O ma mère, dis-moi quelle est cette
-beauté aux noires prunelles, qui fut au hammam
-de Mouley Ismaïl la seizième nuit de
-Chabane ?</p>
-
-<p>Dans ma main brillaient des réaux d’argent…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La vieille répondit :</p>
-
-<p>— Pour l’amour de celle qui t’a enfanté,
-j’irai m’enquérir de ce que tu souhaites.</p>
-
-<p>Je l’attendis jusqu’au moghreb :</p>
-
-<p>— L’insensé, — me dit-elle, — élève ses
-regards au-dessus de lui et s’écrie : « Je veux
-cette étoile. » Oublie, pour ton repos, jeune
-imprudent, que tu t’es trouvé sur le chemin
-de Lella Zeïneb, la Cherifa, fille du Sultan.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Par le Prophète ! — m’écriai-je enflammé, — je
-pressentais qu’il n’y a pas plus noble
-créature, ni plus digne de mon amour !… O
-ma mère Khdija, aide-moi en mes desseins, et
-qu’Allah t’accorde ses grâces au jour des
-comptes et de la balance.</p>
-
-<p>Dans ma main brillaient des réaux d’argent…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La vieille répondit :</p>
-
-<p>— J’y consens par égard pour ton aïeul,
-Sidi Ali, qui fut un saint homme. Mais songe
-qu’on ne prend pas les tourterelles avec des
-grains de sable…</p>
-
-<p>Je lui comptai ce qu’elle voulut. Elle s’en
-fut acheter des brocarts, des sebenia de soie
-claire, des cherbil brodées d’argent fin, et les
-porta de maison en maison.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>O la plus déplorable des revendeuses !… O
-la plus fine des vieilles aux mille ruses !… Le
-bruit s’en répandit dans les harems ; Lella
-Zeïneb fit appeler la marchande…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La voici qui s’avance avec sa camousa qu’elle
-déballe au milieu de la cour :</p>
-
-<p>— O Lella, ô ma maîtresse, — murmure-t-elle, — celui
-qui te rencontra près du hammam,
-la seizième nuit de Chabane, se meurt
-de ta beauté. Rends-lui la vie par une douce
-espérance.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La Cherifa répond à voix basse :</p>
-
-<p>— Tais-toi, fille de péché !… ou je te dénonce
-à mon seigneur… Qu’ai-je à faire avec cet
-inconnu ?… Dis-lui qu’il y a des femmes parées
-à Sidi Nojjar<a id="FNanchor_65" href="#Footnote_65" class="fnanchor">[65]</a>. C’est là qu’il se rendait sans
-doute lorsqu’il passa sur mon chemin.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_65" href="#FNanchor_65"><span class="label">[65]</span></a> Quartier des femmes galantes, voisin des palais de
-Mouley Ismaïl, habités par la famille impériale.</p>
-</div>
-<p>Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Hélas ! mon cœur fut flagellé quand la vieille
-me rapporta ces propos. Mais je ne perdis pas
-tout espoir.</p>
-
-<p>Dans ma main brillaient des réaux d’argent…</p>
-
-<p>La vieille repartit au palais.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Assez de cruauté, — dit-elle, — tu as donné
-à la pudeur ce qu’il convient de lui accorder,
-mais ton cœur est tendre, il ne peut souhaiter
-la mort d’un homme jeune, beau, et de noble
-lignée… O lumière des yeux, aie pitié de ceux
-que tu blesses.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Elle répliqua, l’intraitable beauté :</p>
-
-<p>— Abrège !… ses tourments m’importent
-peu… Quand ses pleurs feraient déborder la
-mer, je le jure, il ne verrait pas même mon
-ombre ! Qu’il s’en souvienne :</p>
-
-<p>Moi, je suis Cherifa et fille du Sultan !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Elle dit… l’inflexible vertu, celle qui éblouit
-au milieu des constellations, celle qui est un
-joyaux précieux enfermé dans les coffres de
-cèdre.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Elle dit…, mais au moghreb, elle me dépêcha
-son esclave. O la plus excellente des négresses !
-O la meilleure des messagères !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Prends cette clé que t’envoie ma maîtresse,
-et pénètre par la petite porte dans le
-jardin du Sultan. Le portier ne t’entendra pas…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Que la nuit fut lente à venir !… Je me
-consumais dans l’attente. Quand les ténèbres
-furent tombées sur terre, je me dirigeai vers
-le jardin. Le portier ne m’entendit pas…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je marchai dans l’herbe fraîche, sous les
-orangers au parfum pénétrant. La négresse
-me conduisit à un petit pavillon, garni de
-tapis moelleux, de sofas et de coussins.
-L’aloès brûlait dans les cassolettes, et des
-coupes étaient préparées, pleines de boissons
-limpides plus douces que le miel.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Elle vint !… la belle aux yeux agaçants…
-Elle vint ! et moi, je demeurai stupéfait, tel
-celui qu’aveugle l’éclair dans la nuit sombre.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je la vis s’avancer au milieu des cyprès dont
-sa taille a la sveltesse et la fierté, parmi les
-fleurs jalouses de son teint, et les lianes grimpantes
-qui n’égalent pas sa souplesse.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>O la plus fortunée des nuits !… Tous mes
-désirs furent satisfaits, tous les enchantements
-me furent prodigués.</p>
-
-<p>J’ai visité le jardin et cueilli les fruits du
-verger…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Une seule de ses beautés jette le trouble en
-mon esprit. Comment osai-je en affronter
-l’ensemble ?…</p>
-
-<p>Son front est la lune nouvelle brillant dans
-les ténèbres de sa chevelure. Ses sourcils bien
-arqués semblent tracés par un kateb<a id="FNanchor_66" href="#Footnote_66" class="fnanchor">[66]</a> du
-Maghzen. Ses yeux sont des puits profonds où
-se mirent toutes les étoiles.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_66" href="#FNanchor_66"><span class="label">[66]</span></a> Secrétaire.</p>
-</div>
-<p>Une seule de ses beautés jette le trouble en
-mon esprit. Comment osai-je en affronter
-l’ensemble ?…</p>
-
-<p>Ses dents surpassent en blancheur les perles
-de la Chine ; son nez est un jeune faucon aux
-ailes frémissantes, et sa bouche un petit
-anneau précieux, plus rouge et plus suave que
-la grenade entr’ouverte.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je le jure, ô croyants, par le serment !… Les
-yeux n’ont vu sa pareille en aucune contrée,
-ni à Fez, ni à Marrakech, ni chez les Berbères
-de la montagne.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Une seule de ses beautés jette le trouble en
-mon esprit. Comment osai-je en affronter
-l’ensemble ?…</p>
-
-<p>Chaque nuit, je revins au jardin. J’ai saccagé
-tous les parterres, et me suis enfui avant
-l’aube, tel un voleur avec son butin.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Hélas ! jour néfaste celui où la négresse me
-réclama la clé :</p>
-
-<p>— Le Chérif arrive de Fez. Des propos
-perfides lui sont parvenus… Voici le salut de
-ma maîtresse aux yeux enchanteurs : « Qu’Allah
-lui accorde l’apaisement. » Ne retourne pas au
-jardin… Le portier ne dormira plus…</p>
-
-<p>O la plus triste des messagères !… O
-négresse !… je te revis au souk du vendredi<a id="FNanchor_67" href="#Footnote_67" class="fnanchor">[67]</a>,
-le crieur te mettait à l’encan. O négresse !… le
-Chérif renouvela tous ses esclaves. Un eunuque
-vigilant garde sa porte.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_67" href="#FNanchor_67"><span class="label">[67]</span></a> Marché aux esclaves.</p>
-</div>
-<hr />
-
-
-<p>Depuis des mois, j’erre comme un insensé le
-long des murs bâtis par les captifs chrétiens.
-Mais le vent ne m’apporte même pas l’odeur
-de la beauté bien gardée, de celle dont l’haleine
-est plus douce que le parfum des roses et des
-jasmins mélangés.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La douleur me consume et mon esprit est
-déchiré par la séparation. Depuis des mois,
-j’espère la revoir, et toujours s’éloigne le
-terme de mon attente… Que mon sort est
-affreux ! Seul, je me sens décliner parmi les
-jeunes hommes de mon temps.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Assez de lamentations… Le chagrin m’entraîne
-au tombeau. Je suis un mort déjà lavé,
-insensible au fracas du monde. L’amour qui
-me tue est celui d’une fière beauté, d’une
-beauté aux noires prunelles…</p>
-
-<p>Cette poésie, ô croyants, fut composée dans
-la ville de Sidi ben Aïssa en l’an 1335 de
-l’hégire. J’en suis l’artisan ingénieux et mon
-nom est inscrit dans celui des compagnons du
-Prophète originaires de Médine<a id="FNanchor_68" href="#Footnote_68" class="fnanchor">[68]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_68" href="#FNanchor_68"><span class="label">[68]</span></a> L’Ensar, « les Secoureurs », ainsi appelés parce qu’ils
-avaient secouru Mahomet contre ses ennemis de la Mecque.</p>
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c8">VIII<br />
-<span class="small">ESCLAVAGE</span></h3>
-
-
-<p>Mouley Larbi ed Doukkali vécut heureux et
-libre jusque vers sa trentième année. C’est
-alors qu’il fut réduit en esclavage.</p>
-
-<p>Certes ! Allah ne permit pas qu’un Chérif
-de si noble race connût la honte d’être mêlé
-au lamentable troupeau de ceux que l’on
-acquiert pour une somme d’argent.</p>
-
-<p>Mouley Larbi reste un homme considéré ;
-les gens s’inclinent toujours très bas sur son
-passage, et, dévotement, lui baisent l’épaule.
-Cependant nul n’ignore qu’il n’est plus qu’un
-esclave, l’esclave humble et soumis de son
-épouse, Lella Rita, sœur du Sultan.</p>
-
-<p>Il n’avait jamais songé à une telle union,
-étant de cœur simple et modéré dans ses
-ambitions. Il savait aussi la distance qui sépare
-un aîné de son cadet, et qu’il ne convient
-pas à celui-ci d’aspirer aux mêmes honneurs.
-Mouley Larbi fréquentait peu Mouley Ben
-Naceur, son frère, de quinze ans plus âgé et
-né d’une autre mère. Il ne manquait pas de
-lui témoigner un grand respect, bien qu’ayant
-été dépouillé par lui de sa part d’héritage
-paternel.</p>
-
-<p>Mouley Larbi vivait en sage dans ses terres
-des Doukkala, uniquement occupé de ses
-récoltes et de ses livres. Car, de ses études à
-Karaouïne, lors de sa jeunesse, il gardait un
-goût très vif pour les textes saints.</p>
-
-<p>Le faste de son frère et la haute situation
-qu’il occupait au Maghzen, ne parvenaient point
-à troubler la quiétude du Chérif campagnard.</p>
-
-<p>Grâce à sa naissance, à sa richesse et à son
-esprit astucieux, Mouley Ben Naceur était
-devenu le favori du Sultan qui, pour le mieux
-distinguer, lui donna en mariage une de ses
-filles, Lella Rita. Il en avait eu deux enfants.</p>
-
-<p>L’éclat de leurs noces, les trésors dont la
-princesse emplissait la demeure conjugale,
-hantèrent longtemps les imaginations ; l’enfance
-de Mouley Larbi en avait été émerveillée
-comme d’un conte. Un reflet de cette gloire
-l’auréolait dans sa retraite, bien qu’il ne songeât
-point à s’en prévaloir.</p>
-
-<p>Après des années de splendeur, la destinée
-de Mouley Ben Naceur fut accomplie, Lella
-Rita devint veuve.</p>
-
-<p>Un autre sultan régnait, dont elle était la
-sœur préférée. Il s’inquiéta tendrement de son
-sort. Lorsque fut écoulée la période consacrée
-aux lamentations et au deuil, il lui dit :</p>
-
-<p>— O ma sœur ! Il n’est pas bon qu’une
-femme vive dans la solitude. Cesse de pleurer
-un époux respectable, — Allah l’ait en sa
-Miséricorde ! — pour arrêter ton choix sur un
-autre chérif. Je n’ai pas voulu prendre une
-résolution sans te consulter, car je te sais prudente
-et pleine d’entendement. Je m’en rapporterai
-donc à ton désir, et je ne doute pas qu’il
-soit excellent.</p>
-
-<p>Puis il lui cita plusieurs personnages, tous
-plus riches et considérés les uns que les autres,
-pouvant aspirer à l’honneur de partager sa
-couche.</p>
-
-<p>Mais Lella Rita secouait la tête, indécise.
-Elle répondit :</p>
-
-<p>— O notre Maître ! Permets-moi de faire
-tout d’abord les prières du parti à prendre. Je
-te donnerai ma réponse dans quelques jours.</p>
-
-<p>Elle se mit à jeûner et à exécuter les pratiques
-pieuses prescrites en pareil cas. Lorsque
-revint le Sultan, elle lui dit :</p>
-
-<p>— Allah inspira mon cœur et me révéla le
-mariage que je dois contracter. S’il plaît à Dieu
-et à ta volonté, ô notre Maître ! j’épouserai
-mon beau-frère Mouley Larbi Ed Doukkali.</p>
-
-<p>Le Sultan conçut un extrême étonnement de
-cette décision. Il n’ignorait pas la vie retirée
-du Chérif, et ne pouvait comprendre que sa
-sœur lui accordât la préférence sur tant d’autres,
-plus fortunés et dignes d’elle par leur éclat.
-Néanmoins, devant la ferme volonté de la princesse,
-il céda, puisque après tout Mouley Larbi
-pouvait, par sa naissance, accéder à cette
-union.</p>
-
-<p>Un Vizir traversa le pays avec une nombreuse
-escorte, pour l’informer de l’honneur
-qui lui était échu.</p>
-
-<p>A cette nouvelle Mouley Larbi sentit sa raison
-vaciller, et le jour s’assombrit devant ses yeux.
-Mais il retint toute parole désordonnée, de
-crainte de trahir le trouble extrême qui agitait
-son âme.</p>
-
-<p>— Entendre c’est obéir ! — répondit-il.</p>
-
-<p>Puis il prit soin que ses hôtes fussent traités
-avec magnificence, et il ne se retira qu’ensuite
-en ses appartements, pour se livrer au désespoir.</p>
-
-<p>Son épouse, Lella Aïcha, le voyant au
-comble de l’affliction, sans en connaître la
-cause, essayait en vain de le consoler.</p>
-
-<p>— Un malheur te frappe donc, ô mon seigneur
-le chéri ? — demandait-elle ! — et ne
-puis-je l’alléger ? La sécheresse compromet-elle
-tes récoltes ? Les Berbères sont-ils venus
-rafler nos troupeaux ?</p>
-
-<p>— Hélas ! — répondit avec abattement Mouley
-Larbi, — ce n’est rien de tout cela ! ô fleur de
-mon jardin ! délice de mes jours ! sache que le
-Sultan m’a désigné pour épouser sa sœur Lella
-Rita, veuve de Mouley Ben Naceur !</p>
-
-<p>Alors Lella Aïcha se mit à gémir et à déchirer
-ses vêtements, car l’adversité dépassait les
-bords de la coupe où elle allait s’abreuver.
-Elle prévoyait que la princesse n’accepterait
-jamais une coépouse, et que son propre bonheur
-serait le prix dont Mouley Larbi payerait
-cette éclatante union…</p>
-
-<p>Lui aussi versait des larmes amères. Il songeait
-tristement à tout ce qu’il devrait abandonner :
-sa vie champêtre et plaisante, son
-pays des Doukkala, son repos et surtout la
-colombe tant aimée, la belle au corps souple
-et flexible comme le fût d’un palmier !</p>
-
-<p>Mais on ne refuse pas une sœur du Sultan !</p>
-
-<p>Et l’époux pleura toute la nuit auprès de
-l’épouse, sans ajouter de paroles superflues.</p>
-
-<p>Dès le lendemain il prépara son départ,
-choisit un intendant et s’en fut chez le cadi
-pour répudier, ainsi qu’il convenait, Lella
-Aïcha, sa charmante. Il ne le fit point sans
-lui accorder généreusement une partie de ses
-biens, en sorte qu’il se trouvait presque pauvre
-au moment de contracter une impériale
-alliance.</p>
-
-<p>Le mariage n’en eut pas moins lieu, à Fez,
-avec tout le luxe désirable, Lella Rita était fastueuse
-et pleine de vanité. Ayant été l’épouse
-déférente d’un puissant, ce ne fut pas sans raison
-qu’elle désigna pour lui succéder le modeste
-chérif. Dès la nuit de leurs noces, elle se
-félicita de le trouver, suivant sa réputation,
-jeune, vigoureux et plus beau que la lune à
-son apogée.</p>
-
-<p>Mais, pour ce qui est de Mouley Larbi, il
-n’en fut pas de même. L’arousa possédait une
-taille épaisse, des traits rudes, et le charme de
-sa jeunesse datait d’un autre règne… Il s’efforça
-néanmoins de la contenter, car il était
-fort pénétré de l’honneur qu’elle lui avait fait
-en le choisissant.</p>
-
-<p>Après les fêtes, qui furent longues et splendides,
-ils entamèrent leur vie conjugale. C’est
-alors que le Chérif perçut la qualité de son destin.
-Il habitait un palais rutilant de peintures
-et d’ors, aux vastes cours pavées de marbres,
-aux jardins enchanteurs entre les murs. D’innombrables
-esclaves s’empressaient à le servir
-et lui témoignaient un excessif respect… Elles
-ne pénétraient jamais en la pièce où il se trouvait
-que prosternées, se traînant sur les genoux
-et les mains, selon la coutume des maisons
-impériales. Les repas se succédaient, abondants
-et délicieux, les chambres étaient garnies de
-sofas, de tentures et de tapis.</p>
-
-<p>Pourtant Mouley Larbi, au milieu de cette
-prospérité, se sent plus misérable que le dernier
-des mendiants, plus asservi que les
-négresses rampant à ses pieds…</p>
-
-<p>Lella Rita, seule, règne en la demeure. Elle
-entend que son époux se plie, comme les autres,
-à son despotisme. Elle ne l’autorise pas à
-donner un ordre, elle contrôle ses actes, fait
-espionner ses sorties… Le Chérif se révolta
-tout d’abord contre cette tyrannie, mais Lella
-Rita s’en plaignit au Sultan. Et le souverain
-fit comprendre à l’époux rebelle qu’il pouvait
-choisir entre une existence dévouée à la
-princesse, ou une discrète suppression, qui
-permettrait à celle-ci d’élire un mari plus
-souple…</p>
-
-<p>Mouley Larbi n’a plus de recours qu’en
-Dieu. Il répète, en s’efforçant d’atteindre la
-résignation :</p>
-
-<p>— Chacun porte sa destinée attachée à son
-cou. Je me réfugie en Toi, ô Clément ! ô Miséricordieux !</p>
-
-<p>Lella Rita le tient courbé sous un joug d’autant
-plus impitoyable qu’elle l’aime. Elle s’est
-prise d’une ardente passion pour ce jeune
-homme qui réjouit sa maturité. Elle le veut
-sans cesse à ses côtés, elle sollicite les brûlantes
-déclarations.</p>
-
-<p>Que d’artifices elle emploie pour lui plaire !
-Que de bijoux chargent ses épaules !</p>
-
-<p>Les Juives lui apportent chaque jour des
-onguents, fabriqués par les sorcières, dont elle
-espère ranimer sa beauté. Les marchands de la
-kissarïa lui adressent leurs brocarts aux arabesques
-brillantes, leurs sebenias bariolées et
-lourdes, leurs mousselines les plus impondérables.</p>
-
-<p>Et c’est le rouge ! et c’est le kohol ! et ce
-sont les essences précieuses ! et les caftans
-magnifiques ! et les joyaux de sultane !</p>
-
-<p>Et c’est néanmoins la vieille épouse, brèche-dents,
-obèse et mal odorante !</p>
-
-<p>Pauvre Mouley Larbi !</p>
-
-<p>Malgré sa bonne volonté, il ne parvient pas
-toujours à satisfaire les exigences de Lella
-Rita. Elle devine une contrainte dans ses
-caresses, des réticences à ses flatteries, une lassitude
-sous ses transports… Mais elle a un sûr
-moyen de l’en châtier.</p>
-
-<p>Ces jours-là, les esclaves n’apportent point
-de repas à Mouley Larbi. Et comme son amour-propre
-répugne à chercher ailleurs la pâture
-qui lui est refusée dans son logis, le Chérif
-attend, affamé, que l’épouse mette un terme à
-ses rigueurs.</p>
-
-<p>Par une infortune superflue, la maladresse
-de son intendant dissipa tous ses biens. En
-sorte que Mouley Larbi, dans son apparente
-opulence, ne possède plus de quoi s’acheter un
-burnous, et ne peut attendre que de son épouse
-l’argent nécessaire à ses moindres dépenses.</p>
-
-<p>Il n’a même pas la compensation d’oublier
-ses tourments entre les bras d’une jeune et
-tendre négresse. La farouche jalousie de Lella
-Rita veille sans trêve, et elle poussa la prévoyance
-jusqu’à ne s’entourer que d’esclaves
-dont les visages de poix mettraient en fuite le
-diable lui-même.</p>
-
-<p>L’unique plaisir qui reste au Chérif est de
-participer à ces réunions de lettrés, ses anciens
-compagnons de jeunesse, où l’on boit beaucoup
-de thé, tout en reprenant les vieilles et puériles
-controverses inlassablement passionnantes
-pour les générations et les générations.</p>
-
-<p>« <i>Doit-on recommencer la prière lorsqu’on
-s’aperçoit qu’on avait un pou sur son vêtement ?</i></p>
-
-<p>« <i>Est-il permis d’accompagner le cercueil
-d’un libertin ?</i></p>
-
-<p>« <i>Le jeûne du Rhamadan est-il rompu par
-les fileuses qui réunissent les brins de lin entre
-leurs lèvres ?</i> »</p>
-
-<p>Chacun donne son avis avec courtoisie, et
-cite l’opinion des savants illustres et des
-commentateurs. Une paix reposante emplit les
-mesrias où l’on s’assemble. Les matelas, un
-peu durs et plats, sont enveloppés d’étoffes
-très blanches ; des nattes de jonc, faites à
-Salé, recouvrent la chaux des murs, les livres
-et les papiers s’empilent dans un coin de la
-chambre. Quelquefois une douce et fauve tourterelle
-roucoule dans sa cage, et la boule d’un
-basilic jette une fraîche note de verdure. Car
-ces doctes personnages ont gardé leurs goûts
-d’étudiants. Au printemps, ils aiment à s’assembler
-dans les vergers en fleurs étagés sur la
-colline. Ils continuent à discuter l’excellence
-des prières surérogatoires, tout en humant
-délicieusement le parfum des roses et des orangers,
-dont le vent secoue les pétales sur leurs
-genoux.</p>
-
-<p>En l’une de ces réunions, plus plaisante
-encore que les autres, ils firent venir des cheikhat
-habiles à jouer du luth, du tambourin et
-du gumbri. Elles chantèrent d’amoureuses
-chansons :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">O gens ! qui dira les tourments endurés</div>
-<div class="verse">En l’absence d’une belle aux cheveux musqués !</div>
-<div class="verse">Le brasier de ses yeux enflamma mon cœur,</div>
-<div class="verse">La souplesse de sa taille égara ma raison !</div>
-
-<div class="verse stanza">Mais vint mon amie. Et avec elle</div>
-<div class="verse">Le contentement des désirs et le bonheur de l’esprit !</div>
-<div class="verse">Le barbier des tatouages avait tracé les ornements</div>
-<div class="verse">Et les dessins que j’aime sur les mains de ma gazelle.</div>
-
-<div class="verse stanza">Moins étincelante était la lumière des flambeaux,</div>
-<div class="verse">Moins brûlante en était la flamme,</div>
-<div class="verse">Moins consumée la cire de leurs cierges,</div>
-<div class="verse">Que ma belle ardente et langoureuse…</div>
-<div class="verse">O gens ! qui dira les délices de cette nuit ?</div>
-</div>
-
-<p>Les voix se faisaient plus enchanteresses à
-mesure que s’effaçait le jour. Il y eut un festin
-et des jouissances délectables… Dieu seul distingue
-toutes choses à travers le voile des
-ténèbres…</p>
-
-<p>Les lettrés, s’étant divertis extrêmement, se
-promirent de renouveler leur plaisir en une
-prochaine réunion.</p>
-
-<p>Mais ce jour-là on attendit en vain Mouley
-Larbi pour commencer le repas sous les orangers.
-Ses amis inquiets lui dépêchèrent le
-notaire Si Saïd.</p>
-
-<p>— Qui est là ? — demanda une esclave à travers
-la porte.</p>
-
-<p>— Ouvre !</p>
-
-<p>— Que s’ouvrent devant toi les portes du
-paradis ! — répondit la négresse, sans ébranler
-celle qui les séparait. — Que désires-tu ?</p>
-
-<p>— Porte à ton maître le salut de ses compagnons,
-et informe-le de notre impatience à
-jouir de son estimable présence, en l’arsa du
-Fkih Mokhtar ben Mohammed.</p>
-
-<p>L’esclave revint au bout de quelques instants
-et dit :</p>
-
-<p>— Le Chérif te remercie et te salue. Il te
-prie de l’excuser auprès des lettrés de l’impossibilité
-où il se trouve d’aller les rejoindre. Car
-notre maîtresse ayant fait fermer toutes les
-portes de cette maison, et les clés étant en sa
-possession, il ne saurait aujourd’hui, pas plus
-que moi, en sortir. C’est pourquoi il te demande
-de lui pardonner s’il ne peut non plus te recevoir,
-et il vous souhaite à tous, pleine de contentement
-et de félicité, cette journée qu’il eût
-aimé passer avec vous. Et le salut !</p>
-
-<p>Le notaire s’en fut en songeant à l’étrange
-aventure du Chérif prisonnier.</p>
-
-<p>Et il remerciait le Rétributeur de n’avoir fait
-de lui qu’un simple mortel, et de lui avoir
-donné une femme comme les autres, que l’on
-enferme soi-même et que l’on fustige à son gré,
-selon le droit naturel des maris.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c9">IX<br />
-<span class="small">LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA</span></h3>
-
-
-<p>Grâce à Dieu ! Lella Nfissa ne connut jamais
-d’autre époux que Moulay Ahmed El Mrakchi, — Allah
-prolonge ses jours ! — et pourtant elle
-fut deux fois l’arousa, la vierge éblouissante
-pour qui se déroulent splendidement les fêtes
-d’un mariage.</p>
-
-<p>Elle naquit à Meknès dans le palais tout doré
-où le Chérif El Hossein commençait à mourir,
-après une nonchalante existence voluptueuse.
-Cette petite Nfissa, présent inespéré d’Allah à
-sa vieillesse, devenait son unique héritière,
-tous ses autres enfants l’ayant, par une fatalité,
-déjà précédé dans la tombe. Mais alors que
-Lella Nfissa ouvrait les yeux, Azraél<a id="FNanchor_69" href="#Footnote_69" class="fnanchor">[69]</a> emportait
-sa mère et Sidi El Hossein, accablé par l’âge,
-se sentait atteint du mal auquel il devait
-succomber.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_69" href="#FNanchor_69"><span class="label">[69]</span></a> Ange de la mort.</p>
-</div>
-<p>Pourtant il vécut encore neuf années, toujours
-plus las et misérable dans son corps. Il
-eut ainsi la joie de voir grandir la fillette, son
-unique amour.</p>
-
-<p>Lella Nfissa se souvient du vieillard si pâle,
-soutenu par des coussins, auprès duquel s’est
-écoulée son enfance. Il la voulait sans cesse
-avec lui, la caressait, ne s’occupait que de la
-distraire. Sur ses ordres, les esclaves achetaient
-les brocarts les plus splendides et les mousselines
-les plus transparentes pour parer l’enfant.</p>
-
-<p>— Petite précieuse, — disait Sidi El Hossein — tu
-réjouis mon cœur attristé, ainsi
-que mes yeux privés de tout autre spectacle…
-Tu es la source vive désaltérant le voyageur
-après un long trajet dans le désert… Tu es la
-datte délicate qui tombe pour lui du palmier…
-Tu es le repos bienfaisant… l’aurore exquise.</p>
-
-<p>Et il lui murmurait encore mille choses
-qu’elle ne pouvait comprendre, mais dont elle
-percevait la tendresse.</p>
-
-<p>Quand il se sentit tout près de la mort Sidi
-El Hossein voulut assurer lui-même l’avenir de
-sa fille. Il eut de longs entretiens avec de
-nobles personnages venus de Fez, et dont il
-écartait la petite. Lella Nfissa s’étonnait un peu
-de cet exil, car elle était habituée à régner dans
-la chambre paternelle, quels que fussent les
-visiteurs.</p>
-
-<p>C’est ainsi que son mariage fut décidé.</p>
-
-<p>Cela ne se passa pas tout à fait selon la coutume,
-en raison de la maladie du Chérif. Nul
-ne sut ce qui avait été convenu entre lui et son
-futur gendre durant les conversations insolites
-qu’ils tinrent à ce sujet… Le vieillard paraissait
-tout heureux et apaisé.</p>
-
-<p>On célébra les noces avec un faste inimaginable.
-Longtemps on parlera dans la ville des
-cadeaux offerts par le père et le fiancé : des
-coussins, des matelas de laine moelleuse, des
-haïti en velours et en drap, des brocarts
-chatoyants, des cherbil brodées d’argent fin,
-des colliers, des diadèmes enrichis de pierreries,
-des bracelets, des anneaux d’oreilles et des cinq
-négresses expertes à toutes les choses nécessaires
-en l’existence… Les femmes célébraient
-à l’envi les parures merveilleuses dont était
-chargée l’arousa.</p>
-
-<p>Lella Nfissa n’en sentait que la fatigue. Ses
-frôles épaules ployaient sous les soieries trop
-lourdes, sous les pesants joyaux somptueux.
-Elle n’osait ni remuer, ni ouvrir les yeux ; elle
-était une impassible et hiératique petite mariée ;
-ses larmes coulaient, ainsi qu’il convient, de ses
-paupières closes. Mais ce n’était point par pudeur
-ou regret de la maison paternelle, car Lella
-Nfissa n’avait pas encore compris la signification
-des noces, ni qu’il lui faudrait suivre, à
-Fez, un époux inconnu…</p>
-
-<p>Elle pleurait d’ennui et surtout de lassitude.</p>
-
-<p>Lorsque arriva l’heure suprême, celle où le
-fiancé pénètre dans le qtaa pour l’accomplissement
-des rites, les sanglots de la petite fille
-redoublèrent. Un silence solennel planait sur
-la pièce déserte et sombre, éclairée de quelques
-cierges dont les reflets s’accrochaient aux
-bijoux et aux satins de la mariée comme pour
-la mieux désigner… Moulay Ahmed s’accroupit
-auprès d’elle, et doucement écarta les
-voiles brodés d’or… Mais, comme il l’embrassait
-sur le front, Lella Nfissa eut bien peur.
-Malgré les recommandations qu’on lui avait
-faites, elle se sauva jusqu’au bout de l’alcôve
-en poussant des cris affolés.</p>
-
-<p>L’époux cherchait à la calmer.</p>
-
-<p>— Ne crains rien, petite colombe chérie, — disait-il — ne
-crains rien, petite gazelle ! Je
-ne te ferai aucun mal, je ne te toucherai
-pas…</p>
-
-<p>En effet, il n’essaya pas de l’approcher.</p>
-
-<p>C’était un homme jeune, au visage très
-doux. Lella Nfissa n’écoutait pas ses paroles,
-mais son immobilité la rassurant, elle cessa
-de crier. Même elle consentit à revenir auprès
-de lui, et, toute tremblante, elle le laissa
-contempler son visage.</p>
-
-<p>Moulay Ahmed n’en chercha pas plus cette
-nuit-là, et, bien entendu, on ne sortit pas le
-siroual<a id="FNanchor_70" href="#Footnote_70" class="fnanchor">[70]</a>…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_70" href="#FNanchor_70"><span class="label">[70]</span></a> Pantalon.</p>
-</div>
-<p>Chaque soir, il revint près de Lella Nfissa
-qui commençait à s’accoutumer à sa présence.
-Il dormait sur un des sofas, sans troubler le
-repos de la petite. Lella Nfissa retrouvait sa
-gaîté, et, le <i>jour de la ceinture</i>, oublieuse de
-son rôle, elle causa un gros scandale en courant
-à travers la cour avec les fillettes de son âge.</p>
-
-<p>Ce lui fut un nouveau chagrin de quitter
-Meknès, ses amies, ses servantes et son tendre
-père si malade. Elle n’avait point encore
-atteint les remparts de Fez que Sidi El Hossein
-s’endormait dans la miséricorde d’Allah…</p>
-
-<p>Moulay Ahmed n’en avertit point sa petite
-épouse ; ce n’est que de longs mois après qu’il
-commença, très doucement, à lui faire pressentir
-la vérité…</p>
-
-<p>Il possédait une fort belle demeure et beaucoup
-d’esclaves, Lella Nfissa fut accueillie
-comme une sultane, adulée, comblée de
-présents. Chacun de ses désirs se trouvait
-aussitôt réalisé. Du reste, elle préférait à
-toutes choses les jeux et bavardages avec
-les négrillonnes de la maison, ou les fillettes,
-parentes du Chérif, qu’on amenait souvent
-pour la distraire.</p>
-
-<p>Peu à peu elle oubliait les longues heures
-de contrainte passées auprès d’un vieillard
-malade, et la sage immobilité apprise durant
-son enfance. Il semblait que toute l’ardeur
-juvénile de son être voulût prendre sa
-revanche. Elle courait comme une gazelle à
-travers les allées du riadh, essoufflée, joyeuse,
-un peu folle, Moulay Ahmed la regardait avec
-un sourire attendri. Chaque nuit il accompagnait
-sa femme dans l’immense salle reluisante
-de mosaïques et de dorure qui était leur
-chambre conjugale, et il s’étendait sur un des
-grands lits à colonnes, tandis que la petite,
-toute fatiguée de ses jeux, tombait endormie
-sur un sofa.</p>
-
-<p>Alors, sans bruit, l’époux quittait la pièce et
-s’en allait rejoindre Mahjouba, la négresse…</p>
-
-<p>Lella Nfissa ne l’ignorait pas et n’en prenait
-aucun souci…</p>
-
-<p>Elle grandit ainsi chez son époux, très
-insouciante et heureuse, dirigée par les sages
-conseils de sa belle-mère, Lella Maléka, qui
-l’aimait tendrement et lui donnait l’illusion
-d’un amour maternel dont elle n’avait jamais
-connu la douceur.</p>
-
-<p>Plusieurs années s’écoulèrent sans changement,
-mais Lella Nfissa ne courait plus
-dans le patio. Elle s’était transformée en
-une souple jeune fille au visage séduisant.
-Elle se savait belle et en concevait de la joie,
-elle commençait à prendre goût à la parure,
-à songer aux choses qui troublent le cœur des
-femmes… La noire Mahjouba lui devenait
-odieuse, et elle pleurait, sans savoir pourquoi,
-quand elle se réveillait, la nuit, dans sa
-chambre déserte.</p>
-
-<p>Moulay Ahmed ne la regardait plus sans
-tressaillir et, devant l’épanouissement de cette
-charmante créature, il remerciait Allah de
-l’avoir enfin délié du serment fait à un
-mourant… Toutefois il ne voulut pas que leur
-union fût consommée au hasard de son désir,
-et résolut de l’entourer de toutes les pompes
-habituelles.</p>
-
-<p>C’est alors que furent célébrées les secondes
-noces de Lella Nfissa Bent El Hossein avec
-Moulay Ahmed El Mrakchi. Elles furent encore
-plus brillantes que les premières.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>… La demeure trépidante du bruit des fêtes
-devient tout à coup silencieuse, un frisson
-passe sur les femmes en attente…</p>
-
-<p>— Le marié vient !…</p>
-
-<p>Derrière la porte de le chambre nuptiale
-refermée, retentissent les yous-yous stridents.</p>
-
-<p>Une fois encore, Lella Nfissa resplendissante
-et pudique attend l’époux au fond du qtaa.
-Ses yeux sont clos, sa poitrine palpite, mais
-aujourd’hui elle sait le visage de celui qu’elle
-ne doit pas regarder. Soudain, elle comprend
-qu’il n’en est pas de plus troublant au monde…
-Il s’approche… elle tremble et ne s’enfuit pas.
-Elle le redoute et le désire, elle défaille de
-bonheur entre ses bras… et, vierge, elle
-éprouve un sentiment interdit à ses sœurs, les
-mariées musulmanes.</p>
-
-<p>Lella Nfissa aime et frémit d’amour, à
-l’heure même de son mariage.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h3 id="p2c10">X<br />
-<span class="small">AMMBEUR LA FAVORITE</span></h3>
-
-
-<p>Certes, Allah s’était montré généreux envers
-sa créature en conduisant Ammbeur chez Si
-Othman el Arfaoui, l’homme pieux. Et bien
-qu’elle ne fût qu’une esclave, ses jours s’écoulaient
-tièdes et limpides derrière les hauts
-murs blancs qui séparaient cette demeure du
-reste de l’univers. Pourtant, elle avait été
-volée très loin, dans le Sous, alors qu’elle
-accomplissait à peine sa deuxième année.</p>
-
-<p>Lella Myrrah l’éleva presque maternellement
-avec ses deux filles, et Si Othman lui témoignait
-une hautaine mansuétude. Dans la maison,
-chacun l’aimait pour sa gaîté, sa douceur
-et sa grâce ; depuis qu’elle était nubile, son
-visage revêtait une grande beauté.</p>
-
-<p>Celui qui verra Ammbeur sera ensorcelé, car
-sa chevelure noire et soyeuse recouvre ses
-épaules ; ses yeux sont langoureux comme
-ceux de la gazelle ; ses lèvres rouges s’ouvrent
-dans un sourire sur une rangée de perles, et
-ses sourcils ressemblent aux noun tracés par
-un habile calligraphe. Elle est fine et brune,
-d’un brun exquis se rapprochant de la couleur
-ambrée. Ammbeur<a id="FNanchor_71" href="#Footnote_71" class="fnanchor">[71]</a>, tu es bien nommée…
-Celui qui te possédera, ses blessures guériront,
-ses tourments seront oubliés… A ton poignet
-est un tatouage délicat ; tes membres sont de
-beaux cierges lisses et les seins font saillie sur
-ta jeune poitrine, telles les pommes des pays
-chrétiens.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_71" href="#FNanchor_71"><span class="label">[71]</span></a> Ambre.</p>
-</div>
-<p>Ammbeur est une rose épanouie dont nul
-encore n’a froissé les tendres pétales. Déjà Oum
-Keltoum et Mina, ses compagnes d’enfance,
-ont quitté la demeure paternelle au milieu du
-brillant cortège des noces. Ammbeur s’est
-réjouie, sans les envier, car elle sait que l’esclave
-n’est pas destinée au lit d’un époux…
-Elle ignore seulement si le maître l’appellera
-un soir auprès de lui, ou si elle est réservée à
-l’inexpérience de Si Mohammed, le fils aîné,
-dont la quatorzième année s’accomplira au
-Ramadan. Elle se confie en son Dieu, elle vit
-insouciante et joyeuse…</p>
-
-<p>Un hôte est entré dans la maison : Si Driss
-el Bagdadi vient de Fez ; on dit que des affaires
-importantes l’appellent à Rabat, où il veut
-s’installer, et le maître en témoigne une grande
-joie, car Si Driss est l’ami cher de sa jeunesse,
-alors qu’ils étudiaient tous deux à Karaouïn<a id="FNanchor_72" href="#Footnote_72" class="fnanchor">[72]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_72" href="#FNanchor_72"><span class="label">[72]</span></a> Université religieuse de Fez.</p>
-</div>
-<p>Il l’a installé dans la plus belle salle du
-menzah, et les femmes s’ingénient chaque jour
-à cuire des repas succulents pour celui qui
-honore leur demeure. Lorsqu’il traverse le
-patio, elles laissent retomber en hâte les rideaux
-de leurs chambres afin de n’être point aperçues,
-mais leurs yeux curieux épient Si Driss à travers
-la mousseline, et elles interrogent avidement
-les esclaves qui servent les repas au
-maître et à son ami.</p>
-
-<p>— C’est un homme solide, au teint blanc, — rapporte
-Messaouda, la négresse.</p>
-
-<p>— Il est rassasié<a id="FNanchor_73" href="#Footnote_73" class="fnanchor">[73]</a>, — déclare Yasmin.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_73" href="#FNanchor_73"><span class="label">[73]</span></a> Riche.</p>
-</div>
-<p>— Une barbe bouclée décore son visage, — dit
-Mbilika.</p>
-
-<p>Ammbeur se tait, volontairement affairée à
-nettoyer la merfia. Pour la première fois de sa
-vie, elle sent la pudeur de son visage, car Si
-Driss la contemple avec des yeux d’extase, et,
-bien qu’il s’observe et dissimule, elle devine
-constamment le regard de l’hôte glissant vers
-elle… Toute sa jeunesse a frémi à cet appel
-muet ; Ammbeur pense si longuement à Si
-Driss que la nuit lui apporte des rêves voluptueux…</p>
-
-<p>Deux semaines plus tard, Si Driss el Bagdadi
-quitta l’hospitalière demeure de son ami pour
-s’installer dans celle qu’il venait de louer à un
-riche Rbati<a id="FNanchor_74" href="#Footnote_74" class="fnanchor">[74]</a>, et la vie perdit son goût pour
-Ammbeur.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_74" href="#FNanchor_74"><span class="label">[74]</span></a> Habitant de Rabat.</p>
-</div>
-<p>Les jours rampaient, mornes et longs sous
-un ciel sombre. Après la sécheresse de l’été,
-les premières averses noyaient la ville ; et les
-retardataires qui n’avaient pas encore fait
-reblanchir leurs murailles, déménageaient en
-hâte les chambres inondées. Mais tous se
-réjouissaient et bénissaient la pluie, présent
-d’Allah, qui apporte l’abondance et la prospérité.</p>
-
-<p>Puis, le soleil reparut, les esclaves coururent
-aux terrasses pour étendre le linge et disposer
-tomates et piments qu’il fallait sécher en vue
-de l’hiver. Elles se pressaient, bavardes et
-joyeuses. Ammbeur riait avec elles, le cœur
-mordu par un secret tourment, lorsque le
-maître la fit appeler.</p>
-
-<p>— Tu vas nous quitter, — lui dit-il, — car je
-t’ai donnée à Si Driss el Bagdadi, mon ami. Sa
-maison<a id="FNanchor_75" href="#Footnote_75" class="fnanchor">[75]</a> est restée à Fez, il lui faut une compagne
-et tu lui plais… sois douce et travailleuse
-chez lui comme ici ; je n’ai jamais eu à me
-plaindre de toi, il en sera de même pour ton
-nouveau maître, s’il plaît à Dieu !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_75" href="#FNanchor_75"><span class="label">[75]</span></a> Ses femmes.</p>
-</div>
-<p>Ammbeur baisa la main de Si Othman, fit
-un paquet de ses caftans et revêtit son haïk.
-Son âme s’épanouissait voluptueusement, mais
-elle sut se répandre en larmes et en gémissements
-lorsqu’il lui fallut quitter Lella Myrrah
-et les autres femmes du logis. Les esclaves
-pleuraient aussi, tout en la jalousant au fond
-du cœur…</p>
-
-<p>Ammbeur suit une vieille servante à travers
-les ruelles éblouissantes de la ville, elle songe
-à Si Driss et tout son être palpite de frayeur et
-de joie… Sa compagne s’arrête au fond d’une
-impasse et heurte discrètement à une porte.
-Une négresse vient ouvrir et conduit Ammbeur
-à travers un vestibule sombre, au bout duquel
-tout à coup elle s’arrête, éblouie :</p>
-
-<p>Le riadh<a id="FNanchor_76" href="#Footnote_76" class="fnanchor">[76]</a> s’étend inondé de soleil…, un gai
-soleil frais, pur, rajeuni, sur les plantes ressuscitées
-par les premières pluies.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_76" href="#FNanchor_76"><span class="label">[76]</span></a> Jardin intérieur.</p>
-</div>
-<p>Une odeur de sève, de terre humide flotte
-dans l’air, les feuilles bien lavées semblent
-heureuses. Les abeilles s’affairent autour des
-daturas, dont chaque fleur est une grosse cloche
-bourdonnante, et les jasmins touffus, pleins
-de nids, lancent vers le ciel des pépiements
-enivrés.</p>
-
-<p>Les tuiles vertes, au-dessus des arcades,
-encadrent un grand morceau d’azur. Tout est
-harmonie, beauté, dans ce jardin bien clos et
-mystérieux au passant, qui ne peut soupçonner
-cette fête des arbres, des fleurs et des oiseaux
-derrière les murs blancs… Les allées de mosaïques
-luisent doucement entre les parterres. Les
-bananiers, les orangers, les géraniums, les
-rosiers s’enchevêtrent et se dépassent en une
-ruée sauvage vers la lumière et la vie. Après
-six mois d’implacable sécheresse, où ils agonisaient,
-ensevelis déjà sous la poussière rouge,
-la première pluie suffit à les ranimer. Ils respirent,
-ils se détendent, ils s’étalent délicieusement
-au soleil, ils poussent des feuilles et des
-fleurs nouvelles, ils arrondissent leurs fruits.</p>
-
-<p>Le jardin accueille Ammbeur avec un visage
-riant que les grenadiers fardent çà et là d’écarlate.</p>
-
-<p>— Sois la bienvenue chez moi, — dit Si Driss
-en avançant vers elle. Il mesure ses pas, il
-éteint le feu de ses yeux, mais une ardente
-rougeur brûle son visage, sa voix s’altère, ses
-mains tremblent, ses regards vacillent… et
-soudain, fou d’amour, il oublie sa contrainte et
-entraîne Ammbeur vers la chambre aux coussins
-voluptueux…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Ammbeur connut le goût de la félicité. Elle
-fut la sultane dont la beauté ensorcèle et provoque
-la démence, le Tasnim<a id="FNanchor_77" href="#Footnote_77" class="fnanchor">[77]</a> où son maître
-ne pouvait se lasser de boire, le feu dévorant
-qui incendie et ne consume jamais… Dès qu’il
-apercevait sa belle aux prunelles agaçantes,
-aux paupières cernées de kohol, à la salive
-douce comme le miel d’un rayon encore scellé,
-Si Driss frissonnait et murmurait :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_77" href="#FNanchor_77"><span class="label">[77]</span></a> Source du paradis.</p>
-</div>
-<p>— Au nom d’Allah<a id="FNanchor_78" href="#Footnote_78" class="fnanchor">[78]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_78" href="#FNanchor_78"><span class="label">[78]</span></a> Invocation que les musulmans prononcent avant toute
-action…</p>
-</div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Elle eut des esclaves et des bijoux, des robes
-de brocart aussi somptueuses que celles d’une
-épouse de caïd, des plateaux d’argent chargés
-de verrerie pour le thé, des coussins brodés par
-les plus habiles mouallemat, une machine chantante<a id="FNanchor_79" href="#Footnote_79" class="fnanchor">[79]</a>,
-et des pendules à carillons… Elle se
-promenait indolente et oisive à travers son
-jardin aux arcades festonnées, épiant les
-oiseaux, cueillant des fleurs pour les mêler à
-sa chevelure, s’amusant, avec les négresses,
-d’un insecte ou d’une goutte d’eau. Elle était
-douce et d’humeur égale, toujours prête aux
-caresses, ne se disputant avec aucune femme,
-ne demandant jamais à sortir ni à monter aux
-terrasses. Et Si Driss la comparait en pensée à
-ses épouses de Fez, dont les voix furieuses, les
-revendications et les doléances affligeaient
-perpétuellement ses oreilles.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_79" href="#FNanchor_79"><span class="label">[79]</span></a> Phonographe.</p>
-</div>
-<p>— Tu es ma plus aimée, — disait-il à Ammbeur, — mon
-repos et mon paradis… Si je te
-quitte, ma raison s’embrouille, et j’erre au
-milieu des souks tel un corps dont l’âme est
-absente. Les autres…, je leur envoie de quoi
-vivre dignement, et, certes ! je leur ferai la
-« part de Dieu » quand nous retournerons à
-Fez ; mais tu resteras toujours chez moi comme
-la lune parmi les étoiles.</p>
-
-<p>Il en fit son épouse par contrat devant le
-Cadi, après la naissance d’un fils, et la sebenia
-des noces n’était pas encore usée lorsque
-l’enfant mourut. Ammbeur sut ne pas importuner
-Si Driss de son chagrin qui s’évanouit
-rapidement dans la joie inespérée d’une situation
-légitime. Elle n’avait pas profité, pour y
-atteindre, de l’empire qu’elle exerçait sur son
-maître, ainsi que le font tant d’esclaves favorites,
-car l’amour de Si Driss lui suffisait et
-elle n’était point ambitieuse. Mais le Seigneur
-la comblait de ses bienfaits ; elle en ressentait
-une joyeuse fierté.</p>
-
-<p>Deux ans s’écoulèrent ainsi, pleins de félicités,
-au cours desquels Si Driss el Bagdadi
-régla les affaires qui l’avaient appelé à Rabat.
-Rien ne l’y retenant plus, il avait hâte de
-retourner à Fez, dans la maison de ses ancêtres,
-dont il parlait toujours avec attendrissement.</p>
-
-<p>— Certes, — disait-il à Ammbeur, — tu n’y
-trouveras pas un riadh plein de fleurs, ni des
-chambres blanches et neuves comme ici. Cette
-demeure est dans ma famille depuis plus de
-quatre cents ans… J’en possède encore l’acte
-de vente signé par les adoul<a id="FNanchor_80" href="#Footnote_80" class="fnanchor">[80]</a> du cadi Abd el
-Latif Bel Jiehd. Mais les pièces y sont fraîches,
-et tu pourras monter chaque soir à la terrasse,
-car elle est disposée de telle sorte qu’on ne
-l’aperçoit pas de la rue.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_80" href="#FNanchor_80"><span class="label">[80]</span></a> Notaires.</p>
-</div>
-<p>Il tâchait de tracer à Ammbeur une image
-séduisante de sa future existence. Pourtant, il
-n’était pas sans crainte en songeant à ses autres
-épouses et à la façon dont elles accueilleraient
-la nouvelle arrivante. Les querelles de Maléka
-et d’El Batoul avaient assombri sa vie ; elles
-étaient toutes deux d’humeur jalouse, acariâtre
-et criarde, mais il ne voulait pas les répudier,
-car elles lui avaient donné plusieurs enfants,
-et il se souvenait de sa propre jeunesse livrée
-à la négligence d’une étrangère…</p>
-
-<p>Si Driss adorait ses petits, encore qu’ils
-eussent fâcheusement hérité des caractères
-maternels. Il souffrait des rivalités qui les divisaient,
-eux aussi, et faisaient de sa maison un
-véritable foyer de discorde, malgré ses efforts
-pour y établir la justice et la paix.</p>
-
-<p>Ammbeur devinait tout cela, malgré ses
-réticences, et songeait aux confidences qu’il
-lui avait faites aux premiers temps de leur
-amour ; aussi envisageait-elle avec appréhension
-le prochain départ pour Fez… Ses longs yeux
-peints devinrent soucieux, l’attrait du voyage
-ne parvint même pas à les ranimer. Si Driss
-avait loué une automobile qui filait à travers
-le bled morne et désert, avec de brusques
-cahots. Les palmiers nains succédaient aux
-palmiers nains ; de loin en loin, on apercevait
-les tentes brunâtres d’un douar, on croisait des
-caravanes en semant la panique au milieu des
-chameaux.</p>
-
-<p>Ils firent halte à Dar Bel Hamri, tristement
-accroupi au bord d’un Oued, puis à Meknès,
-dont les terrasses grises et croulantes s’étagent
-sur un coteau. Ils furent reçus dans cette ville
-chez un ami de Si Driss El Bagdadi. Son palais,
-merveilleusement orné de stucs ciselés, de
-peintures, de mosaïques, cachait toutes ses
-splendeurs derrière des murailles dégradées,
-au fond d’une sombre et misérable impasse.
-Malgré l’amabilité de ses hôtesses, Ammbeur
-se sentait de plus en plus triste et dépaysée. La
-dernière journée du voyage augmenta son
-angoisse ; elle ne put retenir ses larmes lorsque
-Fez apparut dans le lointain, et elle les dissimulait
-à son époux derrière ses voiles en
-prétextant une grande fatigue.</p>
-
-<p>La cité de Mouley Idriss somnole au milieu
-des montagnes, telle une perle dans sa coquille ;
-les minarets émaillés d’émeraude et les peupliers
-fusent, très verts, au-dessus des terrasses ;
-l’Oued scintille parmi les prairies et les arbres,
-et la vallée s’ouvre vers l’Ouest, immense,
-brûlée de soleil. Mais Ammbeur ne voit que
-les maisons entassées, jaunes et grises, farouchement
-étreintes par une ceinture de remparts
-formidables, et son cœur est saisi d’effroi…</p>
-
-<p>L’automobile s’arrête aux portes de la ville,
-il faut descendre à mule, le long des ruelles
-caillouteuses, enchevêtrées, sinistres. Le soleil
-ne s’y hasarde jamais, on aperçoit à peine ses
-reflets en haut des murailles lépreuses, dont
-l’humidité suinte goutte à goutte. La maison
-de Si Driss est située au fond de Fez-Bali<a id="FNanchor_81" href="#Footnote_81" class="fnanchor">[81]</a>, on
-y accède par un labyrinthe tortueux et noir,
-entièrement voûté, où les cavaliers s’aplatissent
-sur leurs montures pour ne pas se heurter aux
-poutres saillantes. Si Driss s’arrête enfin dans
-la nuit… Une porte s’ouvre :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_81" href="#FNanchor_81"><span class="label">[81]</span></a> Vieux Fez.</p>
-</div>
-<p>— C’est là, — dit-il.</p>
-
-<p>Une bouffée d’air moisi, malsain, nauséabond,
-frappe le visage d’Ammbeur ; le patio
-forme une sorte de puits autour duquel
-s’élèvent plusieurs étages. Les stucs, engorgés
-de chaux, ne sont plus que des yeux informes
-trouant les murs ; les balustrades de bois
-tourné se disloquent, pourries et vermoulues ;
-les escaliers tombent en ruines, des marches
-manquent, les plafonds se dégradent, quelques
-pièces s’effondrent… L’obscurité dissimule les
-ravages du temps, et la splendeur des vieilles
-poutres sculptées, massives et brunes, des
-boiseries peintes, des mosaïques aux tons
-atténués. La fontaine, merveilleusement décorée,
-gémit sans cesse et l’eau débordante
-coule sur les dalles de marbre qui s’effritent…</p>
-
-<p>Si Driss aime et respecte cette vénérable
-demeure où il est né ; il est habitué à sa
-décrépitude et n’en voit pas les tares. Comme
-ses pères, il remet de jour en jour à la faire
-réparer ; quelques chambres restent habitables,
-cela suffit. Ammbeur n’avait pas prévu,
-malgré ses appréhensions, une aussi lugubre
-prison. Les images de son riadh fleuri, aux
-murailles blanches, aux salles claires et
-neuves, se pressent dans sa tête tandis qu’elle
-contemple avec angoisse la sinistre cour noirâtre
-où elle devra vivre désormais.</p>
-
-<p>El Batoul et Maléka, suivies de leurs
-esclaves, se sont précipitées à la rencontre
-des arrivants. Elles entourent Ammbeur,
-l’accablent de baisers et de prévenances. Le
-sourire est sur leurs lèvres et la haine au
-fond de leurs cœurs. Elles détaillent avec
-rage leur nouvelle coépouse, dont la beauté
-dépasse toutes leurs craintes ; un serpent les
-mord et les torture… Comment lutter avec
-une pareille créature, dont les grâces ne sont
-certes point un présent d’Allah, mais un sortilège
-du démon ?… Elles ont compris depuis
-longtemps qu’elles se perdraient en témoignant
-leur ressentiment à la favorite trop
-aimée, et Si Driss se rassure devant l’accueil
-imprévu qu’elles font à Ammbeur.</p>
-
-<p>Elles lui ont préparé la meilleure chambre,
-lui offrent le thé, l’entraînent à la terrasse
-où l’on rencontre les voisines accourues de
-tous les logis environnants. Ammbeur trouve
-ces femmes déplaisantes avec leurs joues
-molles et blanchâtres, leur aspect de larves
-vivant dans l’ombre, leur accent grasseyant,
-et cette mode ridicule de porter la dfina<a id="FNanchor_82" href="#Footnote_82" class="fnanchor">[82]</a> haut
-troussée sur la croupe, au lieu de la laisser
-tomber, comme à Rabat, jusqu’au bas du
-caftan.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_82" href="#FNanchor_82"><span class="label">[82]</span></a> Robe de dessus en mousseline.</p>
-</div>
-<p>Une rumeur s’élève des ruelles invisibles
-et dénonce la proximité des souks. Le chaos
-des terrasses et des minarets enchevêtrés
-grimpe à l’assaut des collines en une ruée
-fauve, et les montagnes semblent plus écrasantes,
-de ce bas-fond. Quelques rayons de
-soleil dorent encore les quartiers hauts de la
-ville, tandis que l’ombre ensevelit Fez-Bali et
-la maison de Si Driss…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Depuis qu’elle vivait à Fez, Ammbeur avait
-perdu sa gaîté. Pourtant, El Batoul et Maléka
-la comblaient de prévenances hypocrites ; les
-esclaves s’empressaient à la servir ; Si Driss
-lui revenait chaque fois plus amoureux et plus
-ardent. Elle n’avait à se plaindre de personne
-et une lourde angoisse pesait sur ses jours…</p>
-
-<p>— Si tu veux, — disait son mari, — je te
-ferai construire dans le Douh<a id="FNanchor_83" href="#Footnote_83" class="fnanchor">[83]</a> une demeure
-cent fois plus belle que celle de Rabat.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_83" href="#FNanchor_83"><span class="label">[83]</span></a> Ville haute où les riches Fasi ont des demeures enfouies
-dans la verdure.</p>
-</div>
-<p>Et il se complaisait en des plans dont l’exécution
-eût demandé bien des années.</p>
-
-<p>Les querelles avaient cessé dans sa maison
-depuis leur retour ; El Batoul et Maléka
-oubliaient leur ancienne rivalité pour s’unir
-contre la favorite, et les négresses partageaient
-la haine sournoise de leurs maîtresses. Après
-avoir montré à Ammbeur des visages doux
-comme le miel, toutes ces femmes tenaient de
-longs conciliabules afin de la perdre dans le
-cœur de Si Driss.</p>
-
-<p>— Vois comme nos khelkhall<a id="FNanchor_84" href="#Footnote_84" class="fnanchor">[84]</a> sont légers
-auprès des siens, — disait Maléka.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_84" href="#FNanchor_84"><span class="label">[84]</span></a> Bracelets de chevilles.</p>
-</div>
-<p>— Il lui a donné en secret des bracelets d’or
-qui valent au moins cent douros, — ripostait
-El Batoul.</p>
-
-<p>— S’il va dans sa chambre, il vole ; pour
-venir aux nôtres, il se traîne…</p>
-
-<p>— Que Dieu la maudisse et la rende stérile !</p>
-
-<p>— Puisse la petite vérole trouer son visage
-et mettre la cécité en ses yeux !</p>
-
-<p>Elles avaient essayé en vain les sortilèges
-les plus efficaces pour ramener à elles l’amour
-de l’époux. Si Driss mangeait impunément
-de la cervelle d’hyène dissimulée parmi les
-viandes, ou revêtait ses burnous soumis aux
-fumigations de poil de rat orphelin, sa passion
-ne se détournait pas d’Ammbeur.</p>
-
-<p>— Mon esprit s’embrouille comme les fils
-sur le métier du tisserand-apprenti, — avouait
-Maléka devant l’insuccès de ses pratiques.</p>
-
-<p>Une vieille esclave proposa :</p>
-
-<p>— Si on faisait pétrir du couscous par les
-mains d’un mort. A El Ksar, où j’ai vécu jadis,
-les femmes employaient souvent ce moyen
-pour ranimer l’amour des maris oublieux…</p>
-
-<p>Mais il fallait sortir pendant la nuit, et les
-coépouses ne pouvaient s’y risquer. Elles
-convinrent d’habiller la négresse avec leurs
-vêtements, et de l’envoyer en leur nom
-composer le philtre infaillible.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>… Messaouda gravit péniblement la colline
-où s’échelonnent les tombes ; un jeune garçon
-la suit, portant une lanterne dont la lueur
-falote et jaunâtre rampe parmi les sépulcres
-et les herbes sèches ; mais déjà la lune apparaît
-au-dessus des montagnes, énorme et rouge
-comme un cuir teint. Elle éclaire le cimetière
-et le bordj massif, tandis que la ville dort
-dans l’ombre dense, au fond de la vallée.</p>
-
-<p>— C’est ici qu’on l’a enterré ce matin, — murmure
-Ahmed en s’arrêtant auprès d’une
-pierre aussi vétuste que les autres. — Mais, par
-Allah, ô ma mère, laissons-le dormir en paix !
-Qui sait si Azraél<a id="FNanchor_85" href="#Footnote_85" class="fnanchor">[85]</a> n’est pas déjà auprès de
-lui ?…</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_85" href="#FNanchor_85"><span class="label">[85]</span></a> Ange de la mort.</p>
-</div>
-<p>— Tais-toi, chien ! — riposte la vieille, — et
-accomplis ta besogne, si tu veux que je te
-compte au retour les dix douros promis.</p>
-
-<p>Ahmed est un pauvre diable, il ne possède
-que les dents qu’il a dans la bouche ; l’attrait
-du gain l’emporte sur sa frayeur, et il se met
-à creuser la terre fraîchement remuée, tandis
-que la négresse murmure les incantations qui
-conviennent… Bientôt, le cadavre apparaît,
-enveloppé de son suaire. C’est un homme
-jeune encore, à barbe brune, dont la face, à
-demi rongée par un mal, grimace d’un affreux
-rictus sous la clarté livide de la lune.</p>
-
-<p>Messaouda s’accroupit auprès du trou
-béant, dispose sa farine et son pétrin, puis,
-sans frayeur, elle tire le mort de sa fosse, et
-l’assied sur ses genoux.</p>
-
-<p>— O ma mère ! O ma vie ! arrête-toi, il va
-parler… — s’écrie Ahmed, tremblant comme
-au jour de l’Événement.</p>
-
-<p>— N’agite point ta langue et passe-moi un
-peu d’eau, — répond la vieille, tout en pétrissant
-le couscous avec les mains du cadavre,
-qu’elle tient dans les siennes, par derrière.</p>
-
-<p>— Que Si Driss El Bagdadi, mon maître,
-devienne docile entre les bras de ses épouses
-Lella El Batoul et Lella Maléka, comme tu l’es
-entre les miens, — répète-t-elle.</p>
-
-<p>La lune s’est élevée parmi les étoiles, et
-Messaouda remarque avec crainte le dôme de
-Moulay Idriss qui surgit lumineux et verdâtre
-au-dessus de la ville noire ; elle y voit un mauvais
-présage, la terreur envahit son esprit, le
-froid du cadavre la pénètre, la face paraît
-s’animer sous les reflets lunaires, et soudain,
-le corps, gonflé par des gaz tressaille sur elle
-avec un bruit sinistre…</p>
-
-<p>L’esclave, que l’épouvante a glacée jusqu’au
-cœur, repousse brusquement son lugubre compagnon
-et s’enfuit à travers les tombes, mais
-ses vieilles jambes fléchissent, elle bute contre
-une pierre et s’affaisse… Ses lèvres, dont
-aucun son ne peut sortir, s’agitent en invocations
-désespérées. Elle se croit morte et prête
-à paraître devant le Seigneur Terrible, pour
-subir le châtiment. Le démon s’approche
-d’elle sous la forme d’un animal aux yeux
-ardents, un souffle chaud brûle son visage, le
-feu du <i>sakkar</i><a id="FNanchor_86" href="#Footnote_86" class="fnanchor">[86]</a> est allumé pour elle.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_86" href="#FNanchor_86"><span class="label">[86]</span></a> L’enfer des Musulmans.</p>
-</div>
-<p>Au mouvement d’horreur qui la convulse,
-un chacal se sauve dans la nuit ; la vieille,
-redressée sur son séant, jette une longue clameur
-sauvage.</p>
-
-<p>— Où es-tu, ma mère Messaouda ? — répond
-enfin la voix d’Ahmed. — Viens, je lui ai rendu
-la paix du tombeau, et j’emporte le couscous.
-Tu me payeras mes douros, mais, par ma vie !
-je ne recommencerais pas cela pour en gagner
-cent autres…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>… Si Driss mangea le couscous et le trouva
-excellent, puis, insensible aux caftans neufs et
-aux maquillages de ses vieilles épouses, il
-rejoignit Ammbeur dans sa chambre et passa
-auprès d’elle une nuit fort amoureuse, car le
-souper avait été relevé de nombreuses et
-savantes épices.</p>
-
-<p>La déconvenue d’El Batoul et de Maléka fut
-extrême. Elles s’étaient disputées les jours
-précédents pour savoir à qui le mari rendrait
-d’abord ses faveurs, et, ne parvenant pas à
-s’entendre, elles avaient décidé de s’en remettre
-à la volonté d’Allah… Néanmoins, chacune
-avait rehaussé sa parure de tous les artifices
-propres à attirer l’attention de Si Driss, et
-comptait détourner sur elle seule les effets du
-sortilège. Elles ne pouvaient comprendre
-qu’un tel philtre restât impuissant… Elles
-regrettaient aussi les douros partagés entre
-Ahmed et Messaouda, et se les reprochaient
-avec une mutuelle aigreur.</p>
-
-<p>— C’est toi, — disait Maléka, qui as conclu
-ce sot marché.</p>
-
-<p>— O Allah ! le mensonge sort de tes lèvres,
-car tu leur as toi-même remis ces dix douros.</p>
-
-<p>— Pouvais-je faire autrement que de leur
-payer le prix que tu avais promis ?</p>
-
-<p>— Tu n’as même pas attendu de savoir si le
-couscous était bon.</p>
-
-<p>— Je tiens ma parole mieux que toi, fille de
-peu.</p>
-
-<p>— Tes injures ne m’atteignent pas, mon père
-était caïd.</p>
-
-<p>— Lui, caïd !… caïd de sauterelles !</p>
-
-<p>Les querelles emplissaient de nouveau la
-maison, Si Driss, lassé par leurs cris, ne songeait
-même plus à leur faire la « part de
-Dieu ». Leur haine contre la favorite s’en
-accrut, et leurs visages se firent plus blancs à
-mesure que leurs cœurs devenaient plus
-noirs… Il fallait se débarrasser d’une rivale
-qu’on ne pouvait vaincre… Un matin Messaouda,
-désireuse de réparer son insuccès,
-dissimula une mixture d’herbes et de cheveux
-hachés menus dans la harira d’Ammbeur.</p>
-
-<p>— Au bout de quelque temps, — disait-elle, — les
-cheveux gonfleront dans son cœur et
-l’étoufferont.</p>
-
-<p>Les coépouses, réconciliées par leur péché,
-épiaient anxieusement les résultats du maléfice.
-Et, de fait, Ammbeur dépérissait, minée
-par une mauvaise fièvre. Elle n’avait plus de
-goût pour aucune chose, elle ne songeait même
-plus à se parer et portait des caftans salis et
-déchirés.</p>
-
-<p>Il y eut des noces dans la famille et elle ne
-voulut pas s’y rendre !… Le moindre effort lui
-arrachait des gémissements…</p>
-
-<p>— O Prophète ! O Mouley Idriss !… que je
-suis lasse !… O mon malheur !… Mes os sont
-devenus plus mous que le beurre d’été !… O
-Allah !… O mon destin !</p>
-
-<p>Ses yeux, enfoncés dans leurs orbites, se
-dilatent étrangement, ses jambes, enflées, ne
-la portent plus ; sa faiblesse est telle qu’elle ne
-peut même plus monter aux terrasses et traîne
-des jours lamentables dans la maison humide
-et pleine d’ombre.</p>
-
-<p>Si Driss en a l’esprit perdu, il ne voudrait pas
-la quitter et maudit les voisines qui s’installent
-chaque jour auprès d’elle et lui interdisent
-ainsi l’accès de sa chambre. Elles plaignent la
-malade et lui conseillent mille remèdes inefficaces,
-puis elles se mettent à babiller comme
-les hirondelles de murailles à l’heure du
-moghreb.</p>
-
-<p>Ammbeur ne s’intéresse plus à leurs bavardages
-et se retourne sur sa couche sans trouver
-de repos… Le Seigneur l’a-t-il marquée
-pour mourir parmi ces étrangères ?… Combien
-Si Driss regrette amèrement de l’avoir
-amenée à Fez !</p>
-
-<p>— Ah ! — dit-il, — l’air des montagnes est
-trop fort pour toi, habituée au doux climat de la
-côte. S’il plaît à Dieu tu guériras au printemps,
-nous retournerons à Rabat dès que le bled aura
-séché.</p>
-
-<p>Mais l’hiver se prolonge, interminable et
-froid ; la pluie tombe nuit et jour, bénie de
-tous, car elle promet des récoltes heureuses,
-et Ammbeur songe avec désespoir qu’elle
-n’atteindra pas la belle saison, trop lente à
-venir.</p>
-
-<p>Malgré les tendres soins de son époux, elle
-languit et se meurt, l’âme oppressée d’une
-sombre angoisse. Ce qu’elle porte à sa bouche
-a un goût de fiel, et elle rejette toute nourriture
-en des vomissements.</p>
-
-<p>— Si telle est la volonté d’Allah, laisse-la
-jeûner quelque temps afin de purifier son
-corps, — conseilla un « savant », ami de Si
-Driss.</p>
-
-<p>Ce traitement parut réussir durant les deux
-premiers jours, les souffrances d’Ammbeur
-s’apaisèrent, mais sa faiblesse devint telle que
-l’esprit semblait prêt à quitter son corps.</p>
-
-<p>— Il faut la ranimer avec du thé très fort, — ordonna
-le « savant ».</p>
-
-<p>Et les tourments recommencèrent à tordre
-l’infortunée sur sa couche. El Batoul et Maléka
-la soignent avec un dévouement exagéré ; Si
-Driss se repent de les avoir méconnues, et
-Ammbeur ne peut plus se passer d’elles. Nuit
-et jour, elles sont à son chevet, attentives à
-prévenir tous ses désirs. Chaque fois que la
-malade, tourmentée par une soif ardente,
-réclame à boire, elles préparent elles-mêmes
-du thé, sans épargner le sucre, et elles y
-mêlent traîtreusement un peu d’une poudre
-jaunâtre achetée au souk, que l’on nomme
-rahj<a id="FNanchor_87" href="#Footnote_87" class="fnanchor">[87]</a>, pour activer les effets de la pâte magique.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_87" href="#FNanchor_87"><span class="label">[87]</span></a> Arsenic.</p>
-</div>
-<p>— Le thé est amer à mes lèvres, — gémit
-Ammbeur.</p>
-
-<p>Et Si Driss, qui sait le breuvage doux
-comme le miel du printemps, voit venir avec
-épouvante la séparation à laquelle il n’est pas
-préparé… Cette idée ne peut quitter son esprit,
-elle est cause de ses larmes abondantes et de
-ses nuits agitées.</p>
-
-<p>L’état de sa bien-aimée empire de jour en
-jour ; des sommeils plus pesants que celui
-du tombeau l’accablent, dont elle sort sans
-retrouver son entendement. Elle dit des choses
-qu’Allah seul peut comprendre, et d’autres
-aussi qui jettent le trouble dans le cœur de
-son époux. Depuis longtemps, elle n’avait plus
-prononcé les paroles d’amour et de joie, et ce
-sont les souvenirs voluptueux de Rabat que le
-mal réveille en son cerveau. Elle tressaille,
-elle tend ses bras décharnés, elle appelle Si
-Driss avec frénésie, elle frémit d’un imaginaire
-plaisir… puis elle retombe épuisée sur sa
-couche, et il la voit se débattre dans les tourments
-d’une lente agonie…</p>
-
-<p>Il est affligé, dément, perdu. Dieu connaît
-l’état de son âme ! Comment pourra-t-il supporter
-l’absence de sa belle aux regards affolants,
-de celle qui fut touchée par lui seul,
-dont le corps est brûlant et l’haleine plus
-parfumée que les fleurs du jasmin et de
-l’oranger ?…</p>
-
-<p>Mais déjà, elle s’éloigne de lui… ses yeux
-ne reflètent plus aucune chose, ses membres
-se glacent, son souffle s’éteint… O Seigneur !
-elle entre dans Ta Miséricorde !…</p>
-
-<p>El Batoul et Maléka se griffent le visage à
-coup d’ongles et poussent des cris déchirants
-qui attirent toutes les esclaves.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ainsi mourut Ammbeur, épouse trop aimée
-de Si Driss El Bagdadi, selon ce qui était écrit
-sur le livre de sa destinée.</p>
-
-
-<p class="ind small">(Meknès. — Décembre 1917.)</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td colspan="3" class="c pad"><div><span class="small">PREMIÈRE PARTIE</span><br />
-MŒURS TUNISIENNES</div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>I.</div></td>
-<td class="drap small">— LA MAISON DU CAID MANSOUR</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>II.</div></td>
-<td class="drap small">— MENU PEUPLE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c2">22</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>III.</div></td>
-<td class="drap small">— NOCES PRINCIÈRES</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c3">32</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>IV.</div></td>
-<td class="drap small">— UNE PETITE AZIZA EST NÉE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c4">47</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>V.</div></td>
-<td class="drap small">— LA PRISON DES ÉPOUSES</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c5">52</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>VI.</div></td>
-<td class="drap small">— FATHMA LA DÉLAISSÉE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c6">63</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>VII.</div></td>
-<td class="drap small">— LES DÉSENCHANTÉES A TUNIS</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c7">69</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>VIII.</div></td>
-<td class="drap small">— LA MARIÉE AU HAMMAM</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c8">85</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>IX.</div></td>
-<td class="drap small">— LES QUATRE FEMMES DE BABA YOUSSEF</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c9">89</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>X.</div></td>
-<td class="drap small">— LAMENTO</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c10">110</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>XI.</div></td>
-<td class="drap small">— JEUNES-TUNISIENNES</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c11">115</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>XII.</div></td>
-<td class="drap small">— LA DAME DE LA RUE SIDI BEN NAIM</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c12">125</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>XIII.</div></td>
-<td class="drap small">— DÉCADENCE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p1c13">133</a></div></td></tr>
-<tr><td colspan="3" class="c pad"><div><span class="small">DEUXIÈME PARTIE</span><br />
-MŒURS MAROCAINES</div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>I.</div></td>
-<td class="drap small">— LA MORT DE MOULEY ABD ES SELEM</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c1">145</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>II.</div></td>
-<td class="drap small">— LA JUIVE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c2">164</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>III.</div></td>
-<td class="drap small">— LE PÈLERINAGE DE LA PAUVRE FATIME</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c3">195</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>IV.</div></td>
-<td class="drap small">— MEKTOUB</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c4">204</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>V.</div></td>
-<td class="drap small">— LE MARIAGE DE RITA</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c5">218</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>VI.</div></td>
-<td class="drap small">— UN HAREM BIEN GARDÉ</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c6">254</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>VII.</div></td>
-<td class="drap small">— LA CHERIFA, FILLE DU SULTAN</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c7">272</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>VIII.</div></td>
-<td class="drap small">— ESCLAVAGE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c8">281</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>IX.</div></td>
-<td class="drap small">— LES DOUBLES NOCES DE LELLA NFISSA</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c9">293</a></div></td></tr>
-<tr><td class="r small"><div>X.</div></td>
-<td class="drap small">— AMMBEUR LA FAVORITE</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#p2c10">301</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">290-19. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — 9480-10-19.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td>&nbsp;</td>
-<td class="small">Vol.</td></tr><tr><td colspan="2" class="c"><div>RENÉ BAZIN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Les Nouveaux Oberlé</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARCEL BERGER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Jean Darboise, auxiliaire</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>RENÉ BOYLESVE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Le Bonheur à Cinq Sous</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>GUY CHANTEPLEURE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">La Ville assiégée</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MADELEINE CLEMENCEAU JACQUEMAIRE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Les Hommes de Bonne Volonté</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARGUERITE COMERT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Éros Rédempteur</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE DE COULEVAIN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Le Roman Merveilleux</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PAUL DARMENTIÈRES</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Maman</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MAX DEAUVILLE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Jusqu’à l’Yser</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARC ELDER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Jacques Bonhomme et Jean Le Blanc</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>ANATOLE FRANCE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Le Petit Pierre</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>A. GÉRARD</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">La Triple Entente et la Guerre</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE GOURDON</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">La Réfugiée</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>GYP</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Le Journal d’un Cochon de Pessimiste</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>JULES LEMAITRE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">La Vieillesse d’Hélène</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE LOTI</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">L’Horreur allemande</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE MILLE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Nasr’ Eddine et son épouse</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>ÉMILE NOLLY</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Le Conquérant</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>JACQUES NORMAND</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Petites Notes pendant la grande Guerre</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>FRANCISQUE PARN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">En suivant la Flamme</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>J.-H. ROSNY J<sup>ne</sup></div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Mimi, les Profiteurs et le Poilu</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>CHARLES TARDIEU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Sous la Pluie de Fer</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>MARCELLE TINAYRE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">La Veillée des Armes</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>LÉON DE TINSEAU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Le Secret de Lady Marie</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>JEAN-LOUIS VAUDOYER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Les Permissions de Clément Bellin</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PIERRE VEBER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">L’Homme qui vendit son âme au diable</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>PAUL WENZ</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Au Pays de leurs Pères</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c sans-serif"><div>COLETTE YVER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap small">Les Cousins riches</td>
-<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
-</table>
-
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-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>LE HAREM ENTR&#039;OUVERT</span> ***</div>
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-
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-forth in Section 3 below.
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-1.F.
-</div>
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-</div>
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-</div>
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-or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
-additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
-Defect you cause.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
-</div>
-</div>
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