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+The Project Gutenberg eBook of Hiên le Maboul, by Émile Nolly
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
+most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
+of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
+will have to check the laws of the country where you are located before
+using this eBook.
+
+Title: Hiên le Maboul
+
+Author: Émile Nolly
+
+Contributor: André Rivoire
+
+Release Date: July 22, 2022 [eBook #68588]
+
+Language: French
+
+Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
+ at https://www.pgdp.net (This file was produced from images
+ generously made available by The Internet Archive/Canadian
+ Libraries)
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HIÊN LE MABOUL ***
+
+
+
+
+
+
+ ÉMILE NOLLY
+
+ HIÊN LE MABOUL
+
+ PRÉFACE
+ DE
+ ANDRÉ RIVOIRE
+
+
+ PARIS
+ CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+ 3, RUE AUBER, 3
+
+
+
+
+Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays y
+compris la Hollande.
+
+
+Published October first, nineteen hundred and eight. Privilege of
+copyright in the United States reserved under the Act approved March
+third, nineteen hundred and five, by CALMANN-LÉVY.
+
+
+PARIS, IMP. L. POCHY, 52, RUE DU CHATEAU.--17779-1-09.
+
+
+
+
+A
+
+MONSIEUR ANDRÉ RIVOIRE
+
+En témoignage de ma sincère admiration et de ma respectueuse affection.
+
+E. N.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Dans mon bureau de la _Revue de Paris_, il y a quelque deux ou trois
+ans, je vis, pour la première fois, le futur auteur de _Hiên le Maboul_.
+
+J’avais lu de lui quelques pages manuscrites, _Heures Khmères_, et
+j’avais été frappé et séduit par la force et la délicatesse des
+impressions, la netteté quasi photographique des paysages, les grâces
+d’un style toujours harmonieux, à la fois original et simple.
+
+Les pages étaient signées: lieutenant..., d’un nom qui se dissimule
+aujourd’hui derrière le pseudonyme d’Émile Nolly; je savais, par une
+lettre jointe au manuscrit, que le lieutenant... devait être quelque
+part, très loin, au fond de l’Asie, et que ma réponse mettrait des mois
+sans doute à lui parvenir. Lieutenant..., de l’infanterie coloniale!...
+Et j’imaginais un grand et solide gaillard, barbu, au teint bronzé,
+comme certains de mes vieux camarades qui font leur carrière aux
+colonies et que je rencontre, tous les cinq ou six ans, avec un galon de
+plus et, parfois, une cicatrice.
+
+Quelques mois plus tard, on m’annonça le lieutenant... Et je vis entrer
+un tout jeune homme, aux regards et aux gestes timides, avec une voix
+douce, où l’habitude de commander ne se trahissait qu’au martèlement à
+peine perceptible des syllabes. Tout de suite, je me sentis pour l’homme
+la sympathie que j’avais déjà pour l’écrivain. Nous causâmes, d’abord,
+de ces _Heures Khmères_--qui seront quelque jour un régal de lettrés et
+de délicats, maintenant que le succès de son premier roman assure à
+Émile Nolly un public et des éditeurs;--ensuite des projets de cet
+officier-homme de lettres, qui trouve le moyen d’être si complètement, à
+la fois, l’un et l’autre. En partant le lieutenant... m’annonça l’envoi
+prochain d’un nouveau manuscrit, un roman, cette fois. Ce fut le
+manuscrit de _Hiên le Maboul_ dont la publication dans la _Revue de
+Paris_ fut si remarquée et pour lequel l’auteur me demande aujourd’hui
+quelques lignes de préface.
+
+Pourquoi à moi?
+
+Oh! simplement parce qu’il sait que j’aime son livre et parce que je fus
+des premiers à l’aimer... A quoi bon ajouter rien d’autre et dire, en
+détail, mes raisons d’admirer cette œuvre si vivante et si vraie?
+
+Mon nom, au seuil de ce roman, n’est que le nom d’un lecteur qui a
+beaucoup lu et qui, entre des centaines de manuscrits, a
+particulièrement retenu et aimé celui-là.
+
+ANDRÉ RIVOIRE.
+
+
+
+
+HIÊN LE MABOUL
+
+
+
+
+I
+
+ A la mémoire du lieutenant Ch... qui repose dans le cimetière de
+ Saïgon.
+
+
+La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche de l’appontement, Hiên le
+Maboul, soldat de deuxième classe à la 11e compagnie du 1er régiment de
+tirailleurs annamites, regardait l’ombre surgir du large. Elle montait
+comme une marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes des
+palétuviers du Donnaï, engloutissant les rares toits de paille assemblés
+au bord de l’estuaire. De l’autre côté de la baie, la montagne sembla
+plus haute dans le ciel obscur, et plus monstrueuses les croupes où se
+découpaient les talus des batteries. Derrière les chevelures de bambous
+des crêtes, les premières étoiles dansèrent. Évanouie dans les ténèbres,
+la flottille des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables yeux
+peints sur les proues de bois. Un pêcheur invisible se lamenta.
+
+Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre de Cochinchine, Hiên le
+Maboul frissonna. L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues,
+l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les coudes sur les genoux, la
+tête entre les mains, il grelottait de terreur et contemplait
+stupidement les franges d’écume qui émergeaient de l’ombre, accourues en
+longues courbes vers la plage. Et il gémit doucement, regrettant le
+passé.
+
+Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées de son enfance, le
+village de Phuôc-Tinh hérissant ses clôtures de bambous et ses toits
+gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la côte où, sur le sable
+jaune semé de blocs noirs, dormaient comme de formidables poissons les
+sampans échoués, la mer où les jonques chinoises balançaient leurs roufs
+de rotin, leurs proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles tendues
+sur des bambous en éventail, la mer où bondissaient de longues files de
+marsouins, où courait l’aileron des requins, la mer où, sous les vagues
+déferlant, les sampaniers prétendaient avoir vu se dérouler le corps
+immense et flasque du Serpent fabuleux.
+
+Dans les ruelles où séchaient les poissons, il avait grandi, tourné en
+dérision par les enfants de son âge pour son esprit borné, pour sa
+lenteur d’intelligence, pour sa mine perpétuellement ahurie, pour son
+corps maigre, emmanché de bras trop longs et de jambes trop longues:
+pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur silencieux et
+toujours patient, accoutumé à ne guère plus recevoir de caresses et de
+riz que le chien de la maison paternelle, il avait grandi cependant,
+toujours plus dégingandé et plus morne, de plus en plus abruti.
+
+Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession convenable: il fut
+bûcheron. A l’aube, il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la
+forêt et se mettait en quête d’une belle touffe de bambous; toute la
+matinée il coupait des bambous, revenait au village avaler une poignée
+de riz et quelques petits poissons séchés, et, tout l’après-midi,
+coupait des bambous. Cette besogne, toujours pareille et peu fatigante,
+le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière marécageuse, il
+tailladait consciencieusement, tranquille du moins et point traité à
+chaque instant d’«individu idiot[1]».
+
+ [1] En annamite, _Thang-Kho_:--expression fréquente.
+
+Du reste, la forêt lui était une amie; son cœur simple et fermé d’enfant
+sauvage lui avait voué un culte farouche. Tout en elle lui était motif à
+extase: les orchidées épanouies dans l’humus des ravines, les lianes
+retombant en faisceaux des branches noires des eucalyptus ou plaquant
+sur le tronc pelé des banians le vert sombre de leurs feuilles, les
+palmiers d’eau lançant comme des tentacules de pieuvre leurs rejets
+épineux, les palétuviers dressés sur leurs mille racines hors de la boue
+givrée de sel, les fougères arborescentes enveloppant le pied des tecks
+géants. A travers les hautes ramures, des bandes de singes se
+poursuivaient avec des cris aigus; des perruches jacassaient; des
+tourterelles s’appelaient; des faisans argentés s’enlevaient d’un vol
+lourd; des sangliers précipitaient leur galop fou dans la vase; le chant
+sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères; une cascade riait,
+inlassable.
+
+Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait durant des heures
+respirer la forêt. La nuit tombante interrompait son rêve. Courbé sous
+son fagot, il rentrait au village; là-bas, sous les cocotiers inclinant
+leurs panaches vers la mer noircissante, dormaient les cases grises.
+
+Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il écoutait encore parler
+son amie. La brise venue du large hurlait; les bambous geignaient, les
+feuilles frissonnaient; la forêt tout entière disait sa terreur des
+ténèbres. La plainte rauque du tigre rôdant autour des palissades
+dominait, par instants, les voix du vent et de la mer, et Hiên,
+terrifié, tremblait, la tête enfouie sous sa couverture.
+
+Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable et plus proche de la nature,
+chaque jour plus sauvage et moins pareil aux autres hommes. A vingt ans,
+il fut une sorte de géant maigre aux yeux égarés, à la chevelure
+inculte, aux gestes maladroits, et l’opinion se confirmait qu’il était
+fou.
+
+Un matin, on alla le querir en toute hâte dans sa clairière et on le
+conduisit à la pagode. Là, devant les baguettes d’encens et les
+tablettes laquées, les notables s’empressaient avec des révérences
+autour de trois personnages coiffés de casques blancs et galonnés d’or.
+Hiên, hirsute et déguenillé, fut poussé devant eux et, au ronflement des
+gongs, au bruit assourdissant des pétards, il fut proclamé que
+Phâm-vân-Hiên, désigné par les autorités de la commune et déclaré apte
+par un administrateur, un capitaine et un médecin, servirait désormais
+comme tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques. Les trois
+casques disparurent, les gongs firent silence, les pétards s’éteignirent
+dans la poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien compris à
+cette cérémonie, retourna paisiblement à ses bambous.
+
+Huit jours après, une chaloupe à vapeur le déposait au Cap-Saint-Jacques
+avec d’autres recrues de sa province. On lui avait expliqué en chemin
+quelles seraient les obligations de son nouveau métier et dans sa pauvre
+cervelle s’était fixée une seule idée: il était, pour des années, exilé
+de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois des sergents annamites, il
+s’aplatit aux pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus de la
+tête, la face dans la poussière, suppliant avec des mots incohérents
+qu’on le rendît à ses arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte, le
+capitaine écoutait un _caï_[2] lui narrer en un français fantaisiste
+comme quoi la recrue avait donné pendant tout le trajet des signes
+évidents d’idiotie complète.
+
+ [2] Caporal annamite.
+
+--Lui faire même chose maboul, concluait bienveillamment le caï.
+
+Le cercle des gradés français et indigènes partageait cette manière de
+voir et s’apitoyait sur le pauvre diable. On le releva de force, et,
+comme il était impossible de revenir aussitôt sur la sentence prononcée
+par la commission de recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur. Il
+reçut toute une collection de pantalons et de vestons blancs ou kaki, de
+turbans noirs, de ceintures rouges, de jambières grises ou rouges; on
+lui plaça sur la tête un _salacco_[3] plat. Dans son costume neuf il
+apparut encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque; ses camarades,
+les vieux tirailleurs à barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète
+et larmoyante, coiffée de travers, devant ses longs bras sortis jusqu’au
+coude des manches trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous
+du pantalon trop court, lui aussi. Et, comme il ne cessait de sangloter,
+il fut avéré qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous le nom
+flatteur de «Hiên le Maboul».
+
+ [3] Coiffure des tirailleurs.
+
+Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste; une semaine qui fut pour
+le malheureux un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un caporal lui
+avait enseigné à disposer correctement sa chevelure en chignon, à rouler
+son turban noir, à placer horizontalement son salacco, à rejeter avec
+élégance sur la nuque les deux brides de la jugulaire; un autre
+s’efforça de lui inculquer les rudiments du salut militaire; un autre
+l’initia au démontage et au remontage de son mousqueton; un autre
+l’informa que la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites,
+à laquelle il avait l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine, le
+capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le sous-lieutenant Monin, tous
+deux paternels et accommodants, mais, somme toute, indifférents. Le vrai
+maître était l’adjudant Pietro, un homme féroce, qui frappait les
+tirailleurs à coups de trique, les faisait mettre en prison, les
+tyrannisait de toutes manières. Mais il y avait encore, à la compagnie,
+un lieutenant occupé à des travaux topographiques dans la province de
+Baria et qui ne paraissait au camp que fort rarement. On ignorait son
+nom et, entre eux, les tirailleurs l’appelaient «l’Aïeul à deux galons»;
+l’idole des indigènes, dont il parlait la langue, qu’il commandait avec
+douceur, qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant. A l’heure
+actuelle, il était loin et la terreur régnait...
+
+Des leçons de ses professeurs il ne restait à Hiên que des bribes, des
+noms d’officiers, de sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques
+mots français dont il avait oublié le sens. A sa stupidité naturelle
+venait s’ajouter, pour paralyser sa mémoire, la frayeur que lui causait
+l’adjudant; mais, dans sa détresse, il se cramponnait au souvenir précis
+qui s’était gravé dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs:
+il attendait le retour de l’«Aïeul à deux galons».
+
+Ainsi, au soir de cette journée de service, Hiên le Maboul, penché sur
+l’eau tourbillonnante, pleurait la mort de ses joies naïves et se
+lamentait sur la tristesse de sa condition présente.
+
+Des sandales de bois claquèrent sur les planches et des rires fusèrent.
+Effaré, Hiên sauta sur ses pieds; deux _congaï_[4] lui riaient au nez.
+Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et Maÿ, fille du sergent
+Cang. Thi-Ba, épaisse dondon à la figure ronde, aux petits yeux à peine
+visibles sous les paupières énormes, aux joues pleines, à la poitrine
+débordante déjà, semblait aussi vulgaire, aussi méprisable que les
+sampanières de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ, pareille, dans
+l’éclat de ses quinze ans et la finesse de tout son petit corps svelte,
+à une idole de pagode: sous le front bombé, que le mouchoir de soie
+rouge encadrait, la ligne des sourcils se haussait doucement vers les
+tempes; les yeux noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée chez les
+femmes d’Annam; le nez, presque droit et point écrasé, se retroussait à
+peine au-dessus des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues
+comme un pétale d’hibiscus.
+
+ [4] Jeunes filles.
+
+A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le dos, suivant son habitude de
+sauvage hostile aux femmes, mais le regard des yeux larges et profonds
+le saisissait: gauche et lourd, il rajustait maladroitement son turban
+et riait d’un rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et minuscules,
+dessinés par la tunique de soie noire, de deviner les hanches déjà
+pleines, drapées par le pantalon noir, d’apercevoir les pieds nus et
+blancs, chaussés de menus sabots, il songeait vaguement que jamais
+semblable fillette n’avait illuminé de sa beauté les ruelles de
+Phuôc-Tinh... Et déjà il était esclave.
+
+--Laisse donc ton salacco tranquille! dit Maÿ. Tu ressembles à un singe
+qui se gratte le crâne.
+
+Et les deux folles de pouffer de rire; et Hiên rit aussi, bêtement et
+sans savoir pourquoi.
+
+--Assieds-toi! commande Maÿ.
+
+Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent à ses côtés, les
+jambes pendantes dans le vide, face à la baie où courent les franges
+d’écume et où dansent les falots des sampans.
+
+Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur, harcelé de
+questions, raconte tout: l’enfance muette et persécutée, le village
+hérissé de bambous, la mer semée de jonques, la forêt bruissante et
+vivante. Par moments, il est tenté de se lever et de fuir. Mais une
+force inconnue le cloue à sa place: il ne peut se résoudre à s’éloigner
+de Maÿ; malgré lui, il faut qu’il livre ses secrets à son petit
+bourreau.
+
+--Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a aimé?
+
+Indiscrète et singulière question! Le tirailleur se tord sur sa planche
+et répond simplement:
+
+--Non! Je suis trop laid!
+
+--Et toi, aimais-tu les filles?
+
+--Non! dit Hiên, farouche, en qui les sens déprimés n’ont jamais parlé,
+et qui, dès l’adolescence, apprit qu’il était d’essence inférieure.
+
+--Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu?
+
+Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple; elle ne rit plus, et
+rien de sa pensée intime ne se révèle dans ses yeux immobiles et
+sévères; mais il craint la moquerie et il bégaye:
+
+--Non!
+
+ * * * * *
+
+Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent, essoufflés.
+
+--Va-t’en, commande Maÿ; l’appel va sonner.
+
+Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit, la tête basse, son
+salacco pendant sur ses épaules, ses grands bras et ses longues jambes
+d’araignée agités autour de son corps maigre comme des ailes de moulin.
+
+Et les rires des deux fillettes le poursuivent.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au bord de la digue de
+pierres sèches et sonna le réveil. Les notes alertes prirent leur essor
+vers la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient encore les
+dernières brumes de la nuit et, par-dessus les dunes boisées de la
+presqu’île, s’envolèrent vers l’orient et vers la mer.
+
+Dans l’aube terne, le camp s’anime; les cases de torchis peint à la
+chaux ouvrent leurs persiennes noires; des moineaux pépient
+tumultueusement sur la paille des toits; dans leurs cages de rotin
+accrochées aux poutres des vérandas, des merles-mandarins sifflent à
+plein gosier; les mulets s’ébrouent dans les écuries; un bœuf à bosse
+chemine d’un pas placide par la cour sablée, où pleuvent les cosses
+noires des flamboyants.
+
+Des sergents européens, debout, le dolman de toile déboutonné sur leurs
+poitrines velues, le bol de café dans une main, une tranche de pain dans
+l’autre, se lancent des lazzi et leurs rires de braves gens bien
+portants résonnent dans l’air frais.
+
+Derrière la palissade de bambou, des bambins tout nus et déjà rouges de
+la poussière du chemin piaffent comme des poulains.
+
+Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs qui se hâtent, le
+mousqueton sur l’épaule, les brides de la jugulaire flottant sur le
+veston kaki.
+
+A un second appel du clairon, la compagnie se rassemble sous les
+flamboyants. L’adjudant Pietro, son sabre court à large fourreau battant
+ses jambes trapues et cagneuses, préside avec des jurons à l’alignement
+des salaccos posés à plat sur les chignons huilés et des pieds nus aux
+orteils écartés. Comme presque tous les Corses, il juge qu’un peu de
+l’âme du grand empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière le
+dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit entre les rangs, vérifie
+l’astiquage irréprochable des boutons de cuivre, des plaques de
+ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la courbe de ses
+moustaches.
+
+A son passage, les petits guerriers bronzés se raidissent, frémissants,
+et plus d’un, qui travailla de son mieux pour satisfaire le tyran et qui
+se vit cependant octroyer «quatre jours», appelle de tous ses vœux
+mélancoliques l’Aïeul à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus
+toujours souriants, la moustache blonde et fine, retroussée joliment, du
+justicier.
+
+C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro s’étant arrêté devant le
+misérable. De son cœur tressaillant s’élève comme une prière muette vers
+cet être inconnu et bon, de qui viendront peut-être, un jour, toute
+justice et toute pitié. Car Hiên n’est pas heureux. Les coups et les
+injures ont plu sur ses épaules maigres et il désespère.
+
+Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue:
+
+--Alors le métier n’entre pas?
+
+Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en heure, au contraire, Hiên le
+Maboul devient plus abruti et plus fou, plus «maboul».
+
+La voix aigre de l’adjudant le paralyse: le mousqueton s’échappe de ses
+doigts frissonnants et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille.
+
+Les quatre sections sont figées. La main poilue aux ongles noirs saisit
+l’oreille du maladroit et la secoue furieusement; et voici que
+s’écroule, à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon se
+déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur... La colère de
+Pietro déborde en jurons redoublés; comme sa science de la langue
+annamite se borne aux termes les plus grossiers, il les jette à la tête
+de l’imbécile. Celui-ci a croisé ses bras devant sa figure, dans
+l’attitude de la supplication; avec des gestes cassés et saccadés de
+polichinelle, il rajuste l’équipement en désarroi, ramasse le mousqueton
+poudreux.
+
+La compagnie s’en va, au chant morne des clairons: il suit la compagnie,
+sautillant sans succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la détresse de
+Hiên, le petit fourrier français qui marche à côté de lui l’encourage et
+le conseille: Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ debout près
+de la porte et riant de toutes ses dents brunies par le bétel. Il ne
+voit et n’entend plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans son
+cerveau d’enfant sauvage.
+
+ *
+
+ * *
+
+La place du Marché, où pivotent les sections, s’emplit de lumière dorée;
+le soleil levant allume de petites flammes éblouissantes aux pignons
+historiés des boutiques chinoises, aux dorures des pancartes laquées qui
+se balancent le long des éventaires; il avive le rouge cru des fleurs
+des faux-cotonniers, le plumage sombre des merles-mandarins qui se
+chamaillent sur les branches sans feuilles et chargées de pétales
+sanglants.
+
+Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos miroitants. Dans la
+chaleur naissante, les quatre sections manœuvrent avec des commandements
+brefs de gradés, des chocs de crosses contre les trottoirs, des
+piétinements dans le sable mou. Sous un flamboyant, Hiên le Maboul, les
+yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées et pourpres, sue à
+grosses gouttes et, pour la millième fois, essaye de déchiffrer les
+mystères de la mise en joue. Pour la millième fois, le sergent Cang lui
+a tenu de longs discours inintelligibles, lui a «montré le mouvement»;
+mais les minutes passent et les progrès sont nuls. En vain a-t-on donné
+au retardataire un instructeur spécial; en vain le sergent Cang, tour à
+tour exaspéré et insinuant, menace-t-il la recrue du poing fermé ou
+l’exhorte-t-il éloquemment. Hiên fait de son mieux, mais en vain; ses
+pesantes mains de bûcheron accoutumé au «coupe-coupe» se crispent sur le
+fût de bois; ses membres engourdis refusent de se plier aux mouvements
+compliqués qu’on leur demande.
+
+Les objurgations violentes, les explications ne font qu’empirer le
+désarroi de son cerveau. Il comprend de moins en moins, et, découragé,
+stupide, n’écoute même plus les harangues du sergent.
+
+Les rires des marmots annamites accroupis en cercle autour de lui ne
+cessent de tinter, car de son crâne impuissant roulent sans interruption
+de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste accablé et mécanique. Il
+songe que, tout à l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de
+français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la théorie, puis encore
+l’exercice.
+
+A quoi bon? à quoi bon?... N’est-il pas évident dès maintenant qu’il
+sera tout à fait impossible de faire de lui un tirailleur? Puisque son
+cerveau est trop lent, ses membres inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter
+ainsi? Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous bruissants!...
+Puisqu’on ne le renvoie pas, Hiên rêve de déserter.
+
+ *
+
+ * *
+
+Le soir est venu. Le clairon a sonné la berloque. Hiên le Maboul s’est
+débarrassé de son harnois de guerre et maintenant, installé sur une
+natte devant la case du sergent Cang, il attend l’heure de la soupe et
+se remémore les divers incidents qui marquèrent cette journée.
+
+Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier et à ceux de demain.
+Hiên a beaucoup appris et n’a rien retenu. En revanche, les imprécations
+de Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue gauche, encore rouge,
+se souvient du soufflet qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant.
+Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement triste!
+
+Hiên a envie de pleurer: pour tromper sa peine, il examine sa prison.
+Entre la montagne et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune,
+cases de sergents européens, enveloppées de feuillage fleuri, cases de
+tirailleurs, écuries, infirmerie. Plus près, le camp des tirailleurs
+mariés, longues cabanes de torchis divisées en compartiments de quatre
+mètres carrés. Puis la route bordée de frangipaniers qui s’en va vers le
+Phare, parmi les massifs de bambous et les rochers moussus où bouillonne
+l’écume.
+
+Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes vertes dressées de chaque
+côté de la baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique. Il
+méprise cette mer cuivrée par le soleil couchant, parce que ce n’est pas
+sa mer; il méprise ces sampans qui replient leurs voiles couleur d’ocre,
+parce qu’ils ne sont pas les sampans de Phuôc-Tinh; il méprise ces
+frangipaniers, ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne sont pas
+ses arbres. Affalé sur sa natte, il rumine des pensers amers.
+
+--Écarte-toi donc, grand bêta!
+
+La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur. La fillette dispose sur la
+natte des tasses de riz, des soucoupes de crevettes, des bols de saumure
+où baignent des piments rouges; auprès de chaque soucoupe, elle range
+des baguettes de bois noir.
+
+Voici l’heure du «repas des fauves», suivant le mot de Pietro: devant
+chaque maisonnette de tirailleur marié, les femmes couvrent de nattes la
+terre battue, et leurs pensionnaires, les tirailleurs célibataires, «les
+fauves» prendront place autour de ces nattes pour le repas du soir.
+
+La femme du sergent Cang nourrit ainsi, outre Hiên, cinq petits
+guerriers. Les voici qui viennent, riant et se bousculant; on
+s’accroupit en cercle autour des soucoupes et celles-ci résonnent des
+chocs précipités des baguettes.
+
+Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement par son voisin, s’étale
+à la renverse dans la poussière; il se relève, furieux, le dos rouge et
+la figure barbouillée de sauce brune. Il veut parler, mais l’énorme
+bouchée de riz qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle et
+étouffe ses cris de colère.
+
+Le vieux Cang, impassible, lisse de la main droite sa barbiche
+grisonnante et rien n’apparaît sur sa face tannée; mais la figure ridée
+de Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie et Maÿ rit d’un rire
+aigu. Les cinq loustics se frappent les cuisses et se prodiguent des
+bourrades amicales, marques de grande jubilation. Des nattes voisines,
+les brocards cinglent comme la grêle.
+
+--Comment as-tu fait pour te remettre sur tes pattes, tortue famélique?
+
+--Frise donc tes moustaches de _nuoc-mâm_[5].
+
+ [5] Sauce épicée, très employée dans la cuisine annamite.
+
+--Regardez ce caïman de Baria! Il a encore de la boue de palétuvier sur
+le menton!
+
+La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de rage, Hiên le Maboul résout
+de faire un éclat: car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ, et il
+ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ.
+
+--C’est toi qui m’as heurté? demande-t-il d’une voix éraillée par la
+fureur.
+
+--Mais non! mais non! C’est un _ma-couï_[6]!
+
+ [6] Diable.
+
+--C’est toi!
+
+Les bras maigres brandissent au-dessus de la chevelure embroussaillée
+des poings menaçants et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus; Cang cesse
+de caresser sa barbiche. Mais la voix fraîche et paisible de Maÿ
+rétablit soudain l’ordre:
+
+--Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi tranquille!
+
+Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline devant la volonté de
+cette fillette qui le domine; il rit d’un large rire imbécile, espérant
+se concilier ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité; il
+rit et essuie à la doublure de son veston kaki ses moustaches de sauce.
+
+--Ha! ha! ha! raillent les soldats en chignon.
+
+Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu se départir de sa placidité
+coutumière. Mais aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ? En dépit du
+sourire naïf qui découvre ses canines de loup, il sent gronder encore en
+lui sa rancune: Maÿ s’est moquée de lui; elle se moque encore de lui, de
+toutes ses lèvres pincées, de toutes ses paupières abaissées sur ses
+yeux ironiques. Et puis son veston est taché de _nuoc-mâm_ et de terre
+rouge mêlée de crachats.
+
+Heureusement, voici que circulent les cigarettes et les chiques de
+bétel. Hiên badigeonne délicatement de chaux rose une feuille humide, il
+enroule cette feuille autour d’un morceau de noix d’arec et mâche
+silencieusement; de temps à autre, il se détourne et crache de la salive
+rouge... Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes ne chassent ses
+mauvaises pensées; il est mécontent d’autrui et mécontent de lui-même,
+qui sottement s’inquiète de complaire à une quelconque pécore. Cependant
+il jette à la dérobée vers le petit visage immobile et indéchiffrable
+des regards implorants de chien battu.
+
+La nuit est venue tout à fait: sur la route du Phare se poursuivent,
+avec des sonnailles de grelots, les lanternes des victorias qui ramènent
+de la promenade quotidienne les élégants du Cap.
+
+Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste gratte avec une
+baguette de rotin l’unique corde d’acier d’un luth en forme de petit
+cercueil: un autre promène des ongles démesurés sur les treize fils de
+cuivre d’une cithare demi-cylindrique; un autre tire d’une flûte de
+bambou à six trous des sons langoureux; un autre racle avec l’archet
+d’ébène les deux boyaux d’un violon qui ressemble étonnamment à une
+énorme pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur revient
+l’honneur moindre de scander sur le tam-tam et sur le gong le rythme de
+la mélodie.
+
+Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à l’heure précipita l’«individu
+idiot» dans la poussière, s’attribue le rôle principal: il chante une
+mélopée interminable, tantôt hurlée à plein gosier, tantôt susurrée
+comme un soupir. Ne s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler
+vers Maÿ des œillades provocatrices et ne semble-t-il pas que la
+fillette les accueille d’un sourire encourageant?
+
+Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique aggrave sa nostalgie. Ah!
+oui, certes, il en a assez: sa mémoire se refuse obstinément à
+s’assimiler les théories des gradés; ses membres demeurent malhabiles
+aux gestes du métier des armes; ses instructeurs l’injurient; l’adjudant
+le frappe; Maÿ se moque de lui.
+
+Cette vie de tirailleur ne lui procure que des coups et des soucis: il
+en a assez! A Phuôc-Tinh du moins il ne recevait que rarement des
+horions: les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût, et pas
+une ne pouvait se vanter d’exercer sur lui cette fascination bizarre qui
+le rend esclave du moindre regard de Maÿ.
+
+Oui! oui! il s’en ira! Il retournera vers sa clairière, vers la paix
+sereine des après-midi ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute
+son âme de rustre appelle la liberté et crie vers la brousse.
+
+Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos tourné à l’orchestre, il
+essuie avec ses énormes poings de grosses larmes qui roulent sur ses
+joues brunes.
+
+
+
+
+III
+
+
+Des jours ont coulé, puis des semaines, puis un mois tout entier: Hiên
+n’a pas déserté. Non que l’idée du devoir le retînt: il est trop simple
+pour que la notion du devoir ait pénétré son cerveau; mais le sergent
+Cang, commentant à sa façon les articles du code militaire, a fait
+entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable série de supplices
+punirait les déserteurs.
+
+Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets de fuite. Il continue à
+n’être pas heureux; son mousqueton tremble dans ses mains comme aux
+premiers jours; ses instructeurs ont épuisé leur patience et leurs
+jurons. Il continue à ne rien comprendre à la théorie qu’il écoute
+pourtant de toutes ses oreilles, le front moite de sueur et les yeux
+écarquillés. Pietro a pris en grippe cet idiot qui sautille derrière la
+compagnie sans même réussir à marcher au pas; il éprouve une haine
+véritable contre ce malappris en qui son génie napoléonien n’a pu faire
+«entrer le métier».
+
+Maÿ, la douce Maÿ le rudoie.
+
+Chose invraisemblable, il a encore maigri. Dans sa face osseuse, les
+yeux s’éclairent de reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort
+plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à son village et à sa
+forêt. Hiên le Maboul est en train de devenir fou.
+
+ * * * * *
+
+Certain dimanche de septembre, Hiên, le cœur réchauffé par le gai soleil
+épanoui sur la baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il endossa
+le veston de toile blanche au petit col amidonné sur lequel des numéros
+étaient brodés au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans le
+pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen des jambières rouges et
+s’en fut, peu rassuré, vers la porte du camp.
+
+Le caporal de garde l’inspecta d’un coup d’œil, tira sur les pans du
+veston, remit d’aplomb le salacco branlant et, content de son œuvre,
+tourna les talons.
+
+Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant la plage
+demi-circulaire, conduisait du camp à la ville.
+
+Journée splendide! Derrière la grille de la Poste, les bougainvillias
+penchaient vers la route écarlate des grappes de clochettes mauves. Des
+pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau bleue dorée de lumière,
+sifflotaient, l’épervier au poing, la hotte sur le dos; des poissons
+volants s’enlevaient par essaims de flèches étincelantes et plongeaient.
+Des moineaux piaillaient dans une touffe d’hibiscus; des fillettes
+toutes nues et bronzées ramassaient des fleurs de frangipanier et
+soufflaient sur les pétales nacrés pour faire envoler le pollen couleur
+d’or; des lézards gris tachetés de pourpre erraient sur le sable tiède.
+Au-dessus des massifs de bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée où
+le soleil allumait des flammes.
+
+Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux Chinois dodus, la tresse
+enroulée au-dessus du front rasé, jouaient de la clarinette; ils
+semblaient prendre un plaisir prodigieux à leur musique nasillarde et se
+dandinaient, l’air satisfait.
+
+A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre leurs dents l’embouchure de
+bois et vociférèrent contre l’innocent promeneur les classiques insultes
+annamites:
+
+--Passe ton chemin, grande haridelle!
+
+--A-t-on jamais vu pareil canard étique!
+
+La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux insulteurs, mais son esprit
+peu inventif refusa d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par
+fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse et les quolibets de
+pleuvoir:
+
+--Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille surmontée d’une tête.
+
+--De quoi es-tu pleine, vessie de porc?
+
+--Pour quand l’accouchement, panse de vache?
+
+Et autres injures de goût plus haut.
+
+Les deux Chinois, héroïques comme tous les gens de leur race, se
+regardèrent d’un œil inquiet, flairant quelque méchante histoire et,
+emportant leurs clarinettes, disparurent dans les profondeurs de la
+boutique.
+
+Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par une nouvelle bordée de
+mots malsonnants, les vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la
+petite place qui s’élargissait au bout de la rue: Hiên le Maboul,
+intrigué, se lança derrière eux, pareil dans sa course à quelque
+araignée gigantesque.
+
+Au pied de la stèle de granit rose qui ornait le milieu de la place, une
+trentaine de salaccos faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à
+cheveux blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait sur le trottoir son
+mousqueton, sa couverture grise roulée en forme de boudin, sa musette
+rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin une sorte de
+planchette carrée, vêtue d’une toile cirée noire et munie d’un trépied
+en bois verni.
+
+Parmi les rires, les exclamations, on distinguait sa petite voix aigre
+et enrouée de vieillard, proférant des jurons.
+
+--Qui est-ce? questionna Hiên.
+
+--C’est Bèp-Thoï, parbleu! dit quelqu’un.
+
+De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs accouraient,
+trottant comme des poulains et riant et criant à tue-tête:
+
+--Bonjour, Bèp-Thoï!... Bonjour, Bèp-Thoï!
+
+Bèp-Thoï grommelait:
+
+--Bonjour! bonjour! Ne vous jetez pas tous à la fois sur moi, tas
+d’imbéciles! Vous allez casser ma planchette!... En arrière, fils de
+courtisanes, en arrière!
+
+--Bèp-Thoï! Bèp-Thoï! clama la foule des salaccos.
+
+--Eh bien, quoi? Me voilà, je suppose!... Attention à la planchette.
+
+--Bèp-Thoï! où est l’Aïeul?
+
+--Il arrivera ce soir.
+
+--Ah! ah!
+
+Les petits guerriers délirèrent:
+
+--As-tu entendu, Phuc?
+
+--J’ai entendu, frère aîné.
+
+--L’Aïeul va venir!... l’Aïeul va venir!...
+
+«L’Aïeul va venir!...» Le cœur de Hiên le Maboul bondit dans sa poitrine
+maigre; le soleil lui parut soudain éblouissant et l’air lumineux; la
+brise lui sembla rire dans les bambous.
+
+Le vieux soldat essuya de sa manche la sueur qui perlait sur tout son
+visage ridé; il ramassa le bidon rouillé, but une lampée et, réconforté,
+recommença de grogner:
+
+--On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul et moi!... et du
+travail!... Nous avons noirci au moins trente feuilles que j’ai là, sous
+cette toile cirée... Et quel pays! Des dunes hérissées d’une brousse
+aussi emmêlée que la tignasse de ce grand escogriffe qui me regarde avec
+des yeux de buse... N’approche pas de la planchette, individu idiot!...
+Je taille dans la brousse avec mon coupe-coupe; l’Aïeul examine une
+machine en cuivre, écrit des signes sur son papier, et on s’en va...
+Encore une dune, et l’on s’arrête encore... Si vous me bousculez,
+troupeau d’oies, je plie bagage... De mon temps, les jeunes tirailleurs
+étaient plus respectueux de leurs anciens, surtout quand ces anciens
+avaient vingt-deux ans de service et portaient le galon de 1re classe.
+Où vous a-t-on recrutés?... Après les dunes, les palétuviers. On enfonce
+dans la vase; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul... On couche dans la
+forêt sur les feuilles; l’Aïeul a la fièvre; je lui donne de la quinine,
+et le voilà gaillard... Sale pays, sales habitants; des Moï, des singes
+habillés d’une ficelle où pend un petit rideau, et qui ne savent même
+pas l’annamite... Palabres solennels dans les villages: nous causons par
+signes, et, au bout de huit jours, nous voilà bons amis, parce que
+l’Aïeul a ressuscité une vieille édentée qui crevait dans une cabane...
+On nous donne de belles fêtes: les sauvages exécutent des danses
+grotesques en trépignant en rond et en jonglant avec des sagaies. La
+carte terminée, il faut se séparer et voilà les Moï qui geignent et se
+badigeonnent le museau de boue. Ces imbéciles voudraient garder l’Aïeul
+dans leurs villages... Enfin on se quitte avec des sanglots, et me
+voilà!... L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une charrette à bœufs. Il
+n’arrivera pas avant le coucher du soleil... Je ne vous conseille pas de
+venir l’ennuyer ce soir: le premier que je prends à rôder sous la
+véranda, je lui casse les reins!
+
+--Ha! ha! ha!
+
+--Allons! qui veut m’aider à trimbaler chez l’Aïeul tout cet
+attirail?... La route a été dure; mes vieilles jambes sont lasses et
+auront bien assez de me porter.
+
+--Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï!
+
+L’un se chargea de la musette, un autre du mousqueton, un autre de la
+couverture; un autre s’attribua la précieuse planchette, et le cortège
+se mit en marche avec des éclats de rire, sous l’œil inquiet du petit
+vieux qui redoutait pour ses bagages la fougue des coolies improvisés et
+trottinait en grommelant. De temps à autre, il tâtait son flanc gauche
+pour constater la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait voulu
+confier à personne... Hiên le Maboul les suivait de loin, le cœur en
+fête.
+
+ *
+
+ * *
+
+Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de joie autour des nattes;
+les flûtes sifflèrent gaillardement; Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut
+pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci ne toucha pas aux soucoupes
+de poisson séché ni aux bols de riz: l’allégresse lui serrait la gorge
+et lui pesait sur la poitrine; il étouffait.
+
+La nuit venue, il se sauva vers le village et se faufila à travers les
+cactus et les ricins jusqu’à la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se
+hissa jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la véranda.
+
+Les persiennes étaient à demi closes: il entrevit des lanternes
+chinoises balançant leurs ventres massifs au-dessus des portes, des
+étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes de bambou noir
+au-dessus de bouddhas dorés; des génies se tordaient sur des panneaux de
+soie jaune.
+
+S’étant risqué à se pencher davantage sur la balustrade, il aperçut
+l’Aïeul. Accoudé à son bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa
+pipe; une petite lampe de cuivre rouge illuminait le bas de son visage,
+dont le haut restait dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que
+Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées qu’avaient célébrées
+ses anciens et que dorait la lampe.
+
+Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage. Une main sèche et osseuse
+pinça rudement son oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï
+dévida une litanie d’injures:
+
+--Fils de chienne, petit-fils de chienne, te l’avais-je dit de ne point
+venir rôder autour de notre maison?... Es-tu sourd ou bien as-tu voulu
+te moquer de la parole d’un vieillard? Ou bien ta mère, la fille
+publique, oublia-t-elle de te fabriquer des oreilles?... Et cependant
+qu’ai-je là dans la main?... Réponds, fils d’adultère, est-ce une
+oreille ou un morceau de couenne?... Allons, va-t’en!
+
+Hiên fut précipité dans les cactus et s’en alla, se frottant l’oreille.
+
+ * * * * *
+
+La dernière note de l’extinction des feux mourait; des rires étouffés
+montaient du lit de planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés
+sous leurs couvertures.
+
+Hiên causait à voix basse avec son voisin:
+
+--J’ai vu l’Aïeul! disait-il.
+
+--Et Bèp-Thoï? demanda l’autre, as-tu vu aussi Bèp-Thoï?
+
+
+
+
+IV
+
+
+A la base d’un mamelon couronné de cycas, les marqueurs achevaient de
+placer les cibles, vastes panneaux blancs barrés de croix noires.
+Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait de tous ses galets
+balayés par l’écume.
+
+Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent dans leur tranchée; à
+un second appel, des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent,
+faisant connaître ainsi que le tir pouvait commencer.
+
+Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal, le mousqueton au poing, le
+front inondé de sueur froide. Que voulait-on encore de lui? A quel
+supplice nouveau le traînait-on? Le caporal lui brailla des mots qu’il
+perçut vaguement: il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit prendre la
+position du tireur; ses doigts fiévreux fouillèrent dans la
+cartouchière, glissèrent une cartouche dans la chambre du mousqueton.
+
+Un frisson lui parcourut tout le corps: qu’allait-il devenir? Il
+distingua, dans un nuage, les cibles, la plaine de sable jaune, le
+guidon bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du caporal pesa sur
+son index.
+
+Une détonation terrible claquait dans son tympan; la crosse de bois
+sursautait et appliquait sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable
+soufflet... Était-ce la mort?... Il s’écroula, son salacco pendant sur
+ses épaules, son turban déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais
+roula dans les herbes. La balle s’envola en sifflant au-dessus de la
+forêt.
+
+Pietro accourait, la trique droite; les files de tirailleurs qui
+attendaient, l’arme au pied, frémirent:
+
+--Relève-le, caporal, relève cet animal!... C’est moi qui vais le faire
+tirer, cette fois... et nous allons voir...
+
+--Laissez-le tranquille, prononça une voix calme. Vous voyez bien qu’il
+est fou de peur... C’est toute une instruction à refaire. Il tirera un
+autre jour.
+
+Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement sur son petit cheval noir,
+Annibal, à l’infortuné adjudant, qui se figea dans l’attitude du «garde
+à vous». Les éclairs qui flambaient dans les prunelles du tyran
+s’éteignirent comme par enchantement; ses lèvres crispées pour l’injure
+essayèrent d’esquisser une grimace aimable.
+
+Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement de cette embellie
+foudroyante; leurs paupières bridées se plissèrent de contentement et le
+sourire de toutes leurs dents laquées salua le nouveau venu... Ah! crier
+vers lui leur allégresse, leur affection, leur dévouement!... Mais on ne
+parle pas sous les armes.
+
+Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata joyeusement et les balles
+allèrent porter la nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions rouges qui
+se dandinaient devant les panneaux.
+
+Les yeux bleus et les moustaches retroussées rendirent aux dents laquées
+leur sourire de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du matin
+transparent, réjoui de la brise fraîche qui lui crachait aux naseaux du
+sable salé, pointait et ruait, secouant comme une chevelure son toupet
+ébouriffé, accrochant aux chardons les crins de sa queue en panache.
+
+Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore et poudreux, ramassait sa
+coiffure et son mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait, et
+une tendresse débordante envahit tout le pauvre être pour cet homme
+galonné d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole: les sourcils
+épais, le nez quelque peu busqué au-dessus des moustaches blondes lui
+parurent menaçants, mais les yeux clairs et la bouche riaient, et il fut
+rassuré. Attentif, il dénombra les boutons dorés et mats où étincelait
+une ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui tranchaient sur les
+manches kaki, s’émerveilla des bottes vernies et des éperons de bronze.
+
+L’Aïeul était un dieu!... Oui! il s’agenouillerait à ses pieds et lui
+raconterait tout avec des larmes: la nostalgie de la forêt amie, le
+métier qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ cruelle et railleuse!
+
+Il cria d’une voix rauque:
+
+--Vénérable Aïeul à deux galons! vénérable Aïeul!
+
+--Plus tard!... tu me parleras plus tard!...
+
+--Je veux!... Je veux!...
+
+Les mots préparés s’étaient évanouis: épouvanté du son baroque de sa
+voix, le suppliant avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il
+demeura bouche bée, roulant des yeux blancs. Des ricanements étouffés
+gloussèrent.
+
+L’important Pietro expliquait:
+
+--Mon lieutenant, c’est un fou! Il n’y a rien à en obtenir.
+
+--C’est bien! Je causerai avec lui tout à l’heure.
+
+Le tir était achevé; les marqueurs surgirent de leur trou et, apercevant
+de loin la robe sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes pâles,
+accoururent en brandissant leurs fanions et leurs perches et en poussant
+de grands cris. La compagnie aligna ses deux rangs de salaccos devant la
+dune, et l’Aïeul passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour refaire
+connaissance avec ses tirailleurs:
+
+--Bonjour, sergent Cang!
+
+--Bonjour, mon lieutenant!
+
+--Tu n’as pas encore marié Maÿ?
+
+--Pas encore, mon lieutenant!
+
+--Marie-la, marie-la!... Bonjour Méan! Est-ce qu’on joue toujours au
+bacouan?... Et toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec la salle de
+police?... Quan, mon ami, il faudra diminuer ta portion de riz: tu
+deviens rond comme une courge... Ah! voilà les recrues! Piteuse mine,
+les recrues, et l’air de s’ennuyer!... Il ne faut pas avoir l’air
+malheureux, frères cadets! Levez le nez et riez!
+
+Jamais paroles semblables n’avaient été adressées aux «hommes de
+recrue». Certes leurs instructeurs indigènes n’étaient point des hommes
+méchants; les sergents européens avaient bon cœur aussi, malgré leurs
+grosses voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant Pietro faisait
+planer la terreur, et, depuis un mois qu’ils subissaient ce régime, les
+recrues ne pouvaient guère se représenter le métier de tirailleurs
+autrement que sous l’aspect d’un rude esclavage. Et voici qu’on leur
+disait d’être gais!
+
+Devant le centre de la ligne, Annibal encensait et piaffait. L’Aïeul
+parla:
+
+--Les recrues ont l’air abruti; les anciens ont l’air dégoûté. Je
+n’aperçois que des gens courbés et qui me regardent avec des yeux de
+chiens battus. Je veux des regards droits et confiants et gais... Il y
+en a parmi vous qui regrettent leur rizière, d’autres leur sampan,
+d’autres leurs marais de palétuviers; ils les reverront. Deux ans sont
+vite passés!... Le vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans
+paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il n’y aura pour lui ni
+salle de police ni prison. Pourquoi serait-il triste? L’exercice est
+court, le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le soleil est
+radieux: rions et chantons!... C’est compris, petits frères!
+
+--Compris, Aïeul à deux galons! cria toute la ligne enthousiasmée.
+
+On se mit en marche. La fumée bleue des cigarettes voltigeait au-dessus
+des mousquetons; la joie flottait sur la colonne.
+
+Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche et, tourné vers le
+caporal-fourrier qui cheminait à son côté, derrière la première section,
+résuma la situation en ces termes mémorables:
+
+--Mon vieux! si Pietro ne nous fiche pas la paix à tous désormais, c’est
+qu’il manquera bougrement de flair!
+
+L’autre lui répondit simplement:
+
+--Tu parles!
+
+Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain militaire cher à son cœur
+de «marsouin»:
+
+ La cantinière a des bas blancs (_bis_)
+ Qui lui vienn’ de nos adjudants (_bis_).
+ Nos adjudants sont militaires;
+ Ils...
+
+Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur course vers les haies
+d’aloès; un pigeon vert s’enleva avec fracas.
+
+Un loustic imitait le grognement du porc; un autre souffla dans ses
+mains et reproduisit le roucoulement de la tourterelle; son voisin
+fredonnait une mélopée guillerette; tel farceur, pour le plus grand
+effroi des gamins tout nus juchés sur des talus, rugit à la manière du
+tigre en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné par la jubilation
+générale, oublia ses terreurs et gambada gauchement. Seul Pietro
+demeurait sombre: il ruminait les paroles du lieutenant et prévoyait
+qu’une ère nouvelle allait commencer.
+
+On arrivait au village: des commandements coururent; les chants
+cessèrent, les cigarettes furent remisées précipitamment au-dessus des
+oreilles; les talons nus frappèrent en cadence le sol écarlate, les
+courtes baïonnettes scintillèrent au bout des mousquetons, et les deux
+clairons, les joues gonflées et le salacco de travers, beuglèrent dans
+leurs cuivres l’allégresse de la compagnie. Derrière eux, le facétieux
+Annibal, émoustillé par les notes pimpantes et glorieux de sa bride de
+cuir fauve et de son mors d’acier nickelé, trépigna.
+
+Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le terre-plein de brique qui
+décorait l’entrée de sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque
+à globule à la main et sa tresse déroulée sur l’épaule. Des garçonnets à
+la tête rasée, plantée en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent
+devant les clairons. Les cases de paillotte ouvrirent en hâte leurs
+volets de bambou.
+
+--Voici l’Aïeul! crièrent les fillettes qui jouaient aux osselets sur le
+bord du chemin.
+
+--Voici l’Aïeul! répétèrent les sampaniers qui raccommodaient leurs
+filets le long des haies d’hibiscus.
+
+--Voici l’Aïeul!
+
+Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux voir, se groupèrent autour
+de la fontaine, leurs paniers de poisson séché sur la hanche.
+
+Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes, où piaillaient les
+moineaux, Maÿ s’arrêta, son mouchoir de soie rose noué sous le menton et
+ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur la bouche d’Annibal; il
+vit les chevilles brunes veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant
+et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs mates, la tunique de
+crépon mauve attachée sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue à
+peine par les seins naissants; il vit le visage allongé et doré, teinté
+de rose aux pommettes, les lèvres saignantes de bétel et souriant
+imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes relevées, les paupières
+bombées abaissant sur les yeux noirs et insondables leurs cils
+démesurés.
+
+Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et rusée, en âge déjà de ronger
+les cœurs des mâles et de vider leurs cerveaux.
+
+Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons. Maint salacco
+se retourna furtivement vers la fillette. Mais le dur visage avait
+repris son air d’indifférence et de cruauté; lorsque à son tour défila
+devant le trottoir Hiên le Maboul, rayonnant d’une joie inaccoutumée,
+Maÿ eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout l’entrain du naïf
+amoureux s’évapora.
+
+ *
+
+ * *
+
+Au tir succède la corvée. Les tirailleurs ont démonté leurs mousquetons,
+frotté, graissé chaque pièce d’acier poli, ont promené une série de
+chiffons et d’écouvillons dans le canon aux rayures éblouissantes, et
+l’arme remontée, coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de graisse
+opaque, est allée dormir sur son râtelier de bois goudronné.
+
+On procède à la toilette du camp. Des charpentiers improvisés
+rafistolent des brouettes boiteuses, rabotent, scient, plantent des
+clous; des tonneliers refont une jeunesse aux bailles d’incendie dont
+les ceintures de fer ont craqué sous l’effort de l’âge et de la rouille;
+des forgerons cognent d’un marteau novice, mais convaincu, un essieu de
+fourragère; des vanniers tressent des stores de bambou derrière quoi ces
+messieurs de la «chambre de détail» abriteront du soleil leurs écritures
+de l’après-midi. Le menu fretin, la foule ignorante, armée de balais de
+bruyère et de coupe-coupe, erre dans la cour sablée, en quête d’herbes à
+sarcler, de feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées à
+trancher en deux d’un coup de pioche.
+
+Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles caisses à pétrole, en
+fer-blanc, aux deux extrémités d’un bambou robuste et choisi après mûr
+examen; il s’en va chercher de l’eau à la plage, le bambou sur l’épaule,
+les deux caisses brimballant de droite et de gauche avec un effroyable
+bruit de ferraille.
+
+L’écume pétillante argente le sable humide; entre les roches noires où
+bâillent les huîtres, des crabes fuient obliquement; de minuscules
+ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots des pilotes heurtent
+leurs coques blanches contre les madriers de l’appontement; des
+escouades de poissons dorés filent dans l’eau translucide avec de
+brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon soleil lui réchauffer le dos,
+rit béatement à l’eau d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes
+paumes.
+
+L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras, la cigarette aux lèvres.
+
+--Comment t’appelles-tu? interroge-t-il.
+
+--Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul.
+
+--Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère?
+
+Pourquoi? Pourquoi?... Hier encore, au lieu de répondre, le doux
+innocent eût rattaché avec des doigts frissonnants son turban toujours
+prêt à choir, et ri d’un large rire bête; mais aujourd’hui il fait clair
+dans son esprit, les mots viennent tout seuls à ses lèvres; il répond,
+abasourdi de son insolite facilité d’élocution:
+
+--Je suis content parce qu’il n’y a pas de théorie.
+
+--Comment! médiocre tirailleur...
+
+--Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la corvée... Je suis fort, je
+remue aisément les plus considérables madriers, que les autres ne
+peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des charges d’eau que les
+autres se mettent à deux pour déplacer; mais je suis bête et la théorie
+me donne mal au front.
+
+Il est lancé; les yeux bleus l’encouragent: il dira tout. Il joint les
+mains sur sa poitrine qui palpite:
+
+--Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller; je ne ferai jamais un bon
+tirailleur.
+
+--Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur comme les autres, petit
+frère?
+
+--Ma tête est faible... Le sergent Cang parle, parle, et les mots se
+mêlent dans ma pauvre tête et je ne comprends plus rien et je sue en
+vain.
+
+--Oui! oui!... tu as l’entendement pénible et les théories te fatiguent;
+mais l’exercice doit te plaire: tu es robuste.
+
+Certes il est robuste! Sous le pantalon retroussé, les muscles saillent;
+les bras maigres sont noueux comme des racines de manioc.
+
+--Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je suis fort; mais mes membres
+sont lourds et gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à galon
+d’argent.
+
+Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime la poitrine depuis des
+semaines; il dit la frayeur abominable qui fait trembler toute sa
+pitoyable carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil sinistre et
+la trique derrière le dos; il dit les coups reçus, et l’Aïeul, qui
+devine que cette âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation de
+ce martyre insoupçonné.
+
+--Je suis malheureux, poursuit le lamentable Hiên, et je voudrais m’en
+aller vers ma forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée pendant
+des jours.
+
+L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du suppliant:
+
+--Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais de te rendre les
+théories faciles et agréables, de faire de toi un tirailleur habile à
+manier son mousqueton, si je t’affirmais que désormais personne ne te
+frappera et que tu seras tranquille, que ferais-tu, frère cadet?
+
+--Je resterais, vénérable Aïeul!
+
+--Reste donc, et, si tu as jamais quelque peine, viens à moi comme un
+enfant à son père et je te guérirai.
+
+Hiên le Maboul, à qui pour la première fois quelqu’un a parlé sans
+violence, pleure et rit à travers ses larmes.
+
+
+
+
+V
+
+
+Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour de papier où quelque
+amateur avait figuré à l’encre de Chine une charge de cavaliers
+tartares. L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé sur son
+fauteuil, envoya vers le plafond des cercles de fumée blanchâtre.
+
+Devant lui, sur le bureau de bois brun, un singe japonais taillé dans
+l’ivoire grimaçait abominablement, campé sur une pile de vieux journaux;
+un coupe-papier d’argent où s’étalaient les quatre feuilles de trèfle
+symboliques, souvenir glissé sur le quai de la gare dans la poche du
+neveu partant, fraternisait, dans une coupe de métal embouti et doré,
+suprême épave d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée qu’un chef
+moï avait échangée contre une pipe de bruyère en signe de fraternité;
+une armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs, submergeait le fond
+d’un plateau en bois de teck, masquant un surprenant paysage de nacre où
+des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres rabougris.
+
+Sur les étagères, des romans et des revues s’entassaient en piles
+fraternelles, Anatole France coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la
+main à Myriam Harry.
+
+Sur des écrans de plumes de marabout, des photographies parlaient des
+colonies jadis visitées et des camarades morts: celui-ci, ami d’enfance,
+foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement assassiné par des
+pagayeurs sur le Niger; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr, fauché par
+le choléra; tous des jeunes gens, presque des adolescents, souriants
+dans leurs dolmans pâles... Et l’Aïeul songea qu’à travers les siècles
+un peu de l’âme aventureuse des croisés était passé dans l’âme des
+«coloniaux». Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant bien que la
+mort les guettait, glorieuse parfois, mais plus souvent hideuse et
+lamentable, la mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans l’humus des
+forêts, dans la boue des rizières, la mort sous la moustiquaire d’un lit
+d’hôpital? Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux, suscité
+par des lectures d’autrefois, mirage de Pavillons-Noirs ou de marchands
+d’esclaves à occire, mirage de missionnaires martyrisés à venger, mirage
+de pays enchanteurs où, sous le soleil perpétuel et éblouissant,
+s’épanouit une végétation exubérante, mirage d’amours exotiques? Ou
+plutôt ne furent-ils pas chassés de la mère-patrie par l’invincible
+écœurement de la vie moderne, plate et sans saveur, et que déshonorent
+la lâcheté pratique des bourgeois et l’incurable brutalité de la
+foule?... Ils sont morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent leur
+rêve.
+
+Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï ricanaient
+douloureusement, des moustaches de crin plantées dans leurs lèvres de
+plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait dans la pénombre,
+rayonnant autour d’un petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre
+rouge.
+
+Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons de fer et leurs crosses,
+incrustées d’ornements de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau
+de soie où des artistes khmers avaient peint minutieusement une scène de
+chasse copiée dans la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture à demi
+relevée laissait entrevoir dans une autre chambre obscure le lit autour
+duquel s’agitait l’ombre falote de Bèp-Thoï: un brodeur de Bac-Ninh
+avait tracé sur le satin pourpre une touffe de bambous trempant leurs
+racines jaunes dans l’eau d’un marais que traversaient d’un vol
+foudroyant deux martins-pêcheurs.
+
+A chaque angle de la pièce, des bouddhas de bois laqué dormaient sur
+leurs stèles noires; des cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de
+lances vertes et luisantes; au-dessus de ces faces ironiques et
+sournoises flottaient les plis de soie d’étendards chinois à hampe de
+bambou. Contre les murs, des génies brodés sur la soie jaune enlaçaient
+leurs pattes de chimères et leurs corps de serpents, dardaient
+d’horribles yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux.
+Surplombant les portes, des lanternes de papier huilé et couleur d’or
+balançaient leurs ventres badigeonnés de caractères vermillon.
+
+Par delà les vérandas, la brousse sombre ondulait jusqu’à la route: un
+chien aboyait derrière quelque case indigène noyée sous les bananiers.
+Dans le ciel noir, où grouillait le troupeau des étoiles, la montagne du
+Phare profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait une étoile
+énorme et rouge.
+
+L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre et se réjouit
+silencieusement de la nuit profonde et parfumée.
+
+ * * * * *
+
+L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions rivales et qu’il juge
+pareillement vaines dans leur antagonisme avec la nature, ses croyances
+d’«ancien élève de nos maisons» se sont envolées. Des femmes l’ont aimé;
+d’autres l’ont dédaigné; toutes l’ont averti de l’âme féminine,
+instinctive et peu sûre: il estime avisés les Orientaux qui ont confiné
+leurs femelles dans le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer
+l’espèce.
+
+L’injustice triomphante et quotidienne l’a fixé sur l’agréable
+plaisanterie des hommes égaux et frères, et la formule: «L’homme est un
+loup pour l’homme», lui donne chaque jour la solution d’une foule de
+menus problèmes. Ainsi éclairé sur la férocité native de la race, il
+fait pourtant le bien, mais par répulsion naturelle pour le mal, qui est
+laid et sans grâce; il fait le bien sans espérance. Il abhorre la
+violence, l’hypocrisie et le _bluff_; ses sympathies vont aux humbles,
+aux simples qui, du moins, «ne savent pas ce qu’ils font».
+
+Il fait son métier avec conscience et en souriant; il l’aime, car le
+culte passionné de la Patrie a survécu en lui à la mort de ses
+illusions. Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs, que son
+rôle d’officier ait perdu de son prestige et de sa grandeur; fils du
+peuple, il se glorifie d’instruire des enfants du peuple, soldats comme
+lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte une rapière. Il se
+moque des marchands de tirades périmées qui le représentent comme un
+«traîneur de sabre» ou un «bouilleur de nègres»; mais il redoute aussi
+les braillards qui vont pleurant la déchéance de la «Grande Muette».
+
+En somme, il est un peu enclin à l’ironie, très sceptique et ami des
+teintes douces. C’est un sage.
+
+Seule l’abominable pensée de la vieillesse trouble sa sérénité. S’en
+aller tout d’un coup, au grand soleil, le long d’un talus, le front
+brisé par une balle ou fendu par un coup de sabre, mourir enfin par
+surprise et violemment, comme le voudrait la loi de la nature, soit!
+Mais assister continuellement au lent travail de la mort sur tout son
+corps, de la mort qui vient avec les rides, avec les sillons rougeâtres
+tracés dans la peau du visage, avec les cheveux qui grisonnent et qui
+tombent, avec les os qui se tordent et se déforment! Tout jeune encore,
+cette idée le torture. Il a lu _Bel-Ami_, mais il ne le lira plus de
+peur de rencontrer les pages atroces où Maupassant a crié son effroi de
+la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi a-t-il perdu l’illusion
+divine de la foi, de la foi en la résurrection, en la vie éternelle, de
+la foi qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se sentir arraché de
+la vie?...
+
+Car il est amoureux de la vie. Il la regarde avec des yeux épris et
+enchantés. La lumière, les sons, les couleurs ont un sens pour lui: ils
+sont une palpitation de la Nature, sa divinité, qui a occupé dans son
+cœur la place des dieux déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé
+son temps: elle a donné à son adorateur l’exacte notion du vrai et du
+beau et l’horreur de l’artificiel.
+
+ * * * * *
+
+Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient leurs panaches: le vent se
+levait, apportant de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines des
+vagues, la plainte incessante du sable balayé par l’écume; une flûte
+modulait une mélopée monotone; un oiseau répétait interminablement les
+deux notes de sa chanson. Le parfum des fleurs de papayers embaumait
+l’air tiède.
+
+Accoudé sur la balustrade de la véranda, l’Aïeul laissait s’éteindre sa
+pipe; il plaignait les malheureux qui, terrés dans leur tanière et
+hantés par quelque insatiable désir ou rongés par quelque mal
+inguérissable, attendaient que le sommeil des brutes vînt les terrasser
+et ne voyaient rien de cette nuit étincelante; il s’apitoyait sur
+lui-même, dont les yeux se fermeraient, quelque jour, à de tels
+spectacles.
+
+Quelque chose remua entre les cactus: un chien annamite, sans doute, ou
+plutôt un malandrin à l’affût... Bèp-Thoï écarta la tenture pourpre, se
+faufila sous la véranda en prenant soin de ne pas passer devant la lampe
+et s’en alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des cris éclatèrent. La
+petite voix sèche du vieux tirailleur proféra des jurons étouffés et
+déclara:
+
+--Mon lieutenant, c’est encore ce vilain diable de Maboul. Il se cachait
+dans la brousse pour faire quelque sottise: je vais lui caresser les
+reins avec mon bambou.
+
+--Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le ici!
+
+Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda, bousculé rudement par
+l’irascible Bèp-Thoï. Il roula des yeux effarés et serra plus
+étroitement dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus.
+
+--Que faisais-tu là?
+
+--Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul à deux galons. J’ai vu, ce
+matin, sur l’étang, les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais
+content comme moi de voir rire les lotus. Je suis retourné à l’étang, ce
+soir, et j’ai coupé toutes les fleurs. Les voilà: elles sont à toi.
+
+--Mais pourquoi te cachais-tu?
+
+--Je n’osais pas approcher de ta maison. Je t’ai aperçu te penchant hors
+de la véranda et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à toi. Je
+suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant. Que suis-je pour venir
+te troubler? Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton serviteur
+m’a découvert et m’a cogné avec son bambou.
+
+--Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï?
+
+--Je t’ai entendu trop tard, Aïeul: je ne voulais pas le toucher,
+d’abord, mais ç’a été plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu
+tout de même deux ou trois coups de mon bâton. Du reste, il est tout en
+os et ne doit pas avoir grand mal... Je vais toujours mettre ces fleurs
+sur ton bureau.
+
+Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs roses et blanches des lotus
+débordaient sur la table sombre; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil et
+huma l’imperceptible parfum. Hiên s’accroupit à côté de lui sur les
+dalles fraîches:
+
+--Laisse-moi rester là; je ne ferai pas plus de bruit que le chien
+couché aux pieds de son maître... Depuis ce matin, les phrases que tu
+m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me semble que désormais,
+loin de toi, je ne pourrais plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide
+et silencieux: un regard de toi me donne l’intelligence et la parole. Tu
+es un génie tout-puissant et je suis ton esclave... Permets-moi de
+venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre échappe de tes doigts,
+je le ramasserai; si tu as chaud, je t’éventerai; si tu as soif, c’est
+moi qui t’offrirai la tasse de thé; si tu causes, je t’écouterai; si tu
+préfères rêver, je serai à tes côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi
+rester près de toi.
+
+Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes et noires sur le genou
+de l’Aïeul et leva vers lui des yeux suppliants où se lisait son désir
+éperdu: ainsi regarde le chien de chasse que l’on arrache à son
+délicieux sommeil au coin de la cheminée où ronflent les flammes
+joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée que peuplent les
+monstres. Au premier qui passa et lui parla sans éclat de voix ni
+mépris, l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne.
+
+--Mais tes camarades!... pourquoi ne t’invitent-ils pas à jouer comme
+eux de la flûte après le repas du soir? Te haïraient-ils, par hasard?
+
+--Non! non! ils ne me haïssent pas; il y en a même qui sont bons pour
+moi et qui m’aident à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton.
+Mais, le soir, après le repas, ils se moquent de moi, me font des
+grimaces, me tirent par les pans de mon veston pour me faire culbuter,
+le dos dans la poussière... Et Maÿ rit...
+
+--Et après?... Te voilà bien dolent parce que cette petite sotte a ri en
+te voyant gigoter comme un crabe!
+
+--Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne veux pas que Maÿ rie de moi!
+
+--Mais pourquoi, nigaud?
+
+--Pourquoi? pourquoi?... Je... je ne sais pas!
+
+C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou inoffensif que dès l’enfance on
+a persuadé de son indignité n’a connu l’autre sexe que pour le fuir avec
+soin, redoutant les railleries plus mordantes et les sarcasmes plus
+cuisants des filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans sa bauge,
+les sens n’ont point parlé en lui. Et voici qu’il commence à sortir de
+sa torpeur, mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse de son
+«moi», et lui-même reste confondu du trouble nouveau qui le bouleverse
+en présence de cette petite fille sournoise et méprisante: ainsi furent
+stupéfaits, sans doute, les sauvages d’Amérique qui entendirent pour la
+première fois siffler les balles; et, de même qu’ils s’inclinaient avec
+effroi vers leurs frères blessés, cherchant en vain la flèche qui les
+avait abattus, Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi, se demande
+avec épouvante quel est ce mal nouveau dont il souffre...
+
+Il essuya du revers de la main son front que la méditation ardue
+emperlait de sueur. Civilisé que le raisonnement et la connaissance du
+sexe ennemi guérirent définitivement, l’Aïeul eut un regard apitoyé pour
+le primitif qui geignait devant ses genoux aux premières morsures de
+l’amour. Encore un homme à la mer! Encore une dupe qui confiera
+béatement son bonheur aux griffes de la «bien-aimée»! Encore un qui ne
+s’éveillera de son rêve que lorsque les ongles pointus et durs de
+«l’Élue» se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur! Encore un pantin
+que l’on fera rire ou pleurer selon la fantaisie de l’heure et «pour
+s’amuser»!... Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte et
+lourd, qui s’amourachait de cette fine et cruelle idole d’ivoire,
+semblait livré d’avance au bourreau.
+
+Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable cette idée saugrenue
+est-elle allée se nicher dans la cervelle de ce barbare? Ne pouvait-il
+pas s’éprendre tout simplement d’une robuste sampanière aux reins
+solides et aux bras musclés, qui se fût accommodée du premier venu
+pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle? Espèce d’homme des forêts mal
+dégrossi, moitié faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail et poilu
+des jambes, doté d’un tronc à peine équarri, d’une tête trop large et
+embroussaillée où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il de
+séduire la rusée Maÿ?... Et celle-ci, malgré ses allures de fillette
+bien sage, n’a-t-elle point choisi déjà quelque _boy_ qui l’aura éblouie
+avec ses chemises à plastron, ses cols à boutons de nacre, son faux
+chignon luisant de pommade? Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point
+le mari européen dont elle partagera le splendide lit à moustiquaire
+immaculée, qui lui donnera des piastres, des colliers d’or repoussé au
+poinçon, des bracelets, des bagues, des souliers brodés, le mari qui
+sera épris de son corps safrané et qu’elle trompera avec son
+cuisinier?... Après tout, cela ne vaudrait-il pas mieux? Désabusé d’un
+coup par un refus net, le pauvre Hiên souffrirait un mois ou deux, puis
+oublierait et tout serait dit.
+
+Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose au brave sergent Cang.
+
+--Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain matin?
+
+--Non, vénérable Aïeul...
+
+--Eh bien, demain matin je demanderai au sergent Cang s’il consent à te
+donner sa fille. Nous verrons bien ce qu’il dira... Et puis, tu viendras
+chez moi chaque fois que tu le désireras... Maintenant lève-toi et
+retourne au camp: l’appel va sonner.
+
+
+
+
+VI
+
+
+--_Cái áo vàng_: veston kaki, disent les caporaux.
+
+--_Cái áo vàng_: veston kaki, répètent, tout d’une voix, les escouades
+rangées en cercle autour de leurs chefs.
+
+Les sergents vont et viennent entre les groupes qui s’échelonnent le
+long du mur blanc de la grande case où des dessinateurs ingénieux ont
+peint au coaltar des silhouettes agenouillées et couchées.
+
+La «classe supérieure», les intellectuels, assemblés devant un tableau
+noir reçoivent d’un sous-officier les premières notions d’écriture
+française et de _quôc-ngù_[7]. Aux classes moyennes on enseigne de
+courtes phrases très usuelles et d’où les professeurs annamites
+éliminent tout ornement superflu:
+
+ [7] Prononciation figurée de la langue annamite.
+
+--Toi y en a faire quoi dans village toi?
+
+--Moi y en a faire rizière[8].
+
+ [8] «Je cultive des rizières».
+
+La petite classe enfin, qui réunit tous les hommes de recrue, en est
+encore à l’étude aride des mots indispensables: «_Cái áo vàng_, veston
+kaki...» On a mis dans un coin, au bout de la case, sous la véranda,
+trois ou quatre retardataires, pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent
+mélancoliquement les mêmes mots de français depuis un mois, résignés et
+abrutis. Hiên est de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant.
+
+Hier pourtant il avait paru se dégourdir, avait même ravi le sergent
+Cang en lui redisant sans broncher deux ou trois termes répétés la
+veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu à sa stupidité coutumière
+et, ce qui est pire, il a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il
+pense à la démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents claquent et ses
+mains dansent comme s’il avait la fièvre.
+
+Toute la nuit, il s’est agité ainsi; toute la nuit, il a écouté, anxieux
+et palpitant, les appels des sentinelles, les craquements secs des
+cosses de flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement régulier des
+vers perçant le bois des stores, les battements sourds du gong martelant
+ses tempes moites; il a entendu les clameurs de rage et les plaintes des
+vagues broyées brutalement par les rochers; il s’est agacé, jusqu’à la
+colère, des aboiements des chiens errants et des ronflements des
+dormeurs, ses voisins.
+
+Le sergent Cang consentira-t-il? Question ridicule! Peut-on, en toute
+justice, espérer que le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un être
+aussi grotesque, aussi bizarrement bâti, aussi maladroit que Hiên?
+
+Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question angoissante,
+n’attendant rien de bon de la réponse, mais conservant, malgré tout, au
+fond de son cœur en détresse, un reste de doute favorable, à cause de
+l’Aïeul tout-puissant.
+
+A cette heure même, il pèse le pour et le contre et ne prête nulle
+attention au cours de français. Cependant, les yeux vagues, il mâchonne
+comme ses camarades, la leçon du jour:
+
+--_Nút áo_: bouton... _Nút áo_: bouton...
+
+De sa place, protégé par un massif d’hibiscus, il distingue très bien
+l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute la lumière crue du soleil déjà haut et
+fuit l’atmosphère épaisse des vérandas où se pressent les tirailleurs,
+s’est installé sous un lilas du Japon et fume des cigarettes. A travers
+les feuilles menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique blanche
+et son casque où scintille l’ancre de cuivre. L’ombre fraîche du lilas,
+le cristal azuré du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon
+des fleurs épanouies en grappes sur les faux-cotonniers aux troncs comme
+peints à l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source de gaieté
+légère et intarissable dans son âme éprise de clarté.
+
+Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute celui-ci narre-t-il une
+histoire plaisante, car le rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les
+moineaux qui pépient dans les chevrons du toit et navrant le digne
+Pietro à qui l’hilarité «dans le service» paraît un manque de tenue.
+Pour l’adjudant, une seule attitude convient au chef qui veut être
+respecté de ses inférieurs et leur inspirer une soumission de tous les
+instants: la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire part à son chef
+de son opinion dans la matière, de laisser même entrevoir sur sa face le
+moindre indice de désapprobation; le lieutenant lui a tenu ce matin un
+discours d’une modération extrême, mais singulièrement précis. La
+conclusion en était que des tirailleurs, mécontents des méthodes
+d’instruction chères à l’adjudant (bien que réprouvées par les
+règlements en vigueur), s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos
+dorénavant et dangereux de recourir aux arguments frappants. En vain
+Pietro avait-il mis ses violences sur le compte d’une irritation dont
+toute la responsabilité incombait à ces «méchants petits tirailleurs»:
+on lui avait simplement fait comprendre que cette prétendue irritation
+ne se traduirait nullement par des coups de trique si, au lieu de ces
+méchants tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine, l’adjudant avait
+affaire à des troupiers coloniaux aux poings solidement taillés.
+
+Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément, par la clairvoyance de
+l’Aïeul, s’ouvrait une ère difficile, et il remisa la matraque, pour des
+jours meilleurs, dans un coin de sa chambre.
+
+Les mains croisées derrière le dos, il marche à pas comptés sous la
+véranda de la grande case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il
+est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux. L’hésitation n’est pas
+permise: il convient de sourire comme souriaient les martyrs dans
+l’arène; et la face de Pietro s’embellit d’un sourire hargneux de
+bouledogue.
+
+Hiên rabâche machinalement:
+
+--_Nút áo_: bouton... _Nút áo_: bouton...
+
+Que fait donc l’Aïeul? Aurait-il oublié sa promesse? Sa cigarette
+s’éteint; il la jette et en allume une autre; le sous-lieutenant entame
+une deuxième histoire et les voici tous deux qui rient aux larmes.
+
+_Nút áo! nút áo!_... Quel mot français correspond à _nút áo_?...
+
+Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve matrimonial, a tout à fait
+perdu de vue l’équivalent de ce mot important; pour comble de malchance,
+ses compagnons viennent justement de passer à l’étude d’un mot nouveau,
+et pas un seul ne serait capable de renseigner Hiên sur la traduction
+française de _nút áo_, car ils l’ont tous parfaitement oubliée. Et le
+sergent Cang tempête:
+
+--Comment traduis-tu _nút áo_? Réponds, animal! Ah!... tu as oublié!...
+Voilà dix jours que je te le répète, triple et quadruple imbécile!
+
+Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments l’élève infortuné qui
+aspire, en cet instant même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais
+l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule du sergent et lui dit:
+
+--Viens avec moi dans ta case. J’ai à te parler.
+
+Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant le jarret, la conscience
+troublée, car il ne doute point que son discours véhément ne lui soit
+reproché, et le brave homme, tourmentant sa barbiche blanche, fait le
+dénombrement de ses peccadilles récentes.
+
+ * * * * *
+
+Accroupie près d’un fourneau de terre cuite, devant sa petite maison de
+torchis, Thi-Baÿ préparait le repas de ses pensionnaires; autour d’elle,
+sur l’aire battue et soigneusement balayée, un coq menait son harem de
+poules à la chasse d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à l’échine
+arquée et au ventre pendant baignait son groin dans une jarre d’eau
+sale, une oie dormait au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec enfoui
+sous une aile.
+
+La vieille ménagère se précipita vers le visiteur de marque, inclina
+devant lui sa face ridée et grimaçante et joignit les deux poings sous
+son menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait les usages et
+savait quels honneurs il faut rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il
+n’eut garde d’y manquer:
+
+--Bonjour, ma mère!... Où est Maÿ?
+
+--Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul! répondit la vieille
+femme, satisfaite de l’appellation flatteuse. Veux-tu que je la fasse
+venir?
+
+--Non! non! Laisse-la au bord de la mer.
+
+Maÿ est en effet de l’autre côté de la route, assise sur un rocher
+tapissé d’algues; sa tunique violette traîne dans le sable et l’écume
+baigne ses talons nus. Sa figure dorée et brune se détache
+merveilleusement sur l’azur pâle de la baie...
+
+Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût; mais qui devinerait quels
+abîmes de perversion et de cruauté recèle ce petit front uni et poli?
+
+Derrière la montagne débouche un paquebot tout blanc, empanaché de fumée
+noire, qui se déplace devant les palétuviers lointains comme devant la
+toile de fond d’un théâtre; agrippé au flanc de l’énorme coque, le canot
+du pilote s’abandonne aux caprices de la houle et les chapeaux coniques
+des rameurs dansent follement, tantôt lancés au niveau des hublots
+sombres, tantôt avalés par les vagues.
+
+Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé une natte neuve, et l’Aïeul
+s’assit. Cang lui présenta un plateau en bois de fer, incrusté de nacre,
+sur lequel trônait, parmi des tasses minuscules, une théière en terre
+rouge de Cây-Mây. L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en échange une
+cigarette au sergent prodigieusement flatté, puis le convia d’un geste à
+prendre place sur la natte; cependant la maîtresse de maison s’affalait
+dans un angle de la pièce, sous une banderole de papier jaunâtre où
+souriait un génie tutélaire, rose et joufflu.
+
+Tout d’abord et pour se conformer aux rites immuables du protocole
+annamite, l’Aïeul s’abstint de traiter de l’objet de sa visite et ses
+hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande impolie à ce propos. Il
+loua la saveur du thé brûlant, but une deuxième tasse, et continua de
+disserter pendant un quart d’heure sur une foule de questions
+singulièrement intéressantes, telles que le cours du _paddy_[9], le prix
+des jeunes poulets, la rareté des ananas sur le marché.
+
+ [9] Riz non décortiqué.
+
+Promenant un regard satisfait autour de lui, il proclama que la
+maîtresse de céans avait su faire de son intérieur un vrai palais, et
+par l’arrangement judicieux des lits de camp, des nattes, de l’autel des
+ancêtres, et par le choix habile des peintures religieuses qui
+décoraient les murs.
+
+--Ta maison est bien plus belle, vénérable Aïeul! protesta Thi-Baÿ, en
+jetant un coup d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau où
+refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs.
+
+--Mais non! mais non! déclara l’Aïeul avec chaleur; il y a chez moi
+beaucoup de meubles, beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures,
+mais tout cela est arrangé sans goût et sans art... Tu es une maîtresse
+femme: heureuse la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère, heureux
+l’époux à qui tu destines cette fille... car elle ne peut qu’hériter de
+toi ces qualités uniques par quoi tu excelles entre toutes les femmes!
+
+Par de telles paroles il se conciliait les bonnes grâces de Thi-Baÿ en
+même temps qu’elles lui fournissaient une transition excellente, encore
+que d’allure vraiment biblique, et soudain il entra dans le vif de son
+sujet:
+
+--Maÿ est en âge de se marier; les épouseurs ne vont pas tarder à vous
+rebattre les oreilles de propositions toutes plus mirifiques les unes
+que les autres. Si vous hésitez trop longtemps votre fille saura bien
+dénicher un garçon qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière et
+lui parlera de trop près sur un talus; quelque boy qui filera sur
+Saïgon, aussitôt après... Et Maÿ sera bien avancée quand les femmes la
+montreront du doigt au marché; et toi aussi, Thi-Baÿ, quand tu seras
+grand’mère d’un bâtard!
+
+--C’est exact! c’est bien exact! répétèrent le vieux sergent et sa
+femme, celle-ci se grattant la joue avec embarras, l’autre lissant sa
+barbiche d’un air méditatif.
+
+Où voulait en venir l’Aïeul?...
+
+Il reprenait son discours:
+
+--Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin d’éviter aussi toute
+querelle regrettable entre soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus
+tôt possible à quelque tirailleur robuste qui lui donnera de l’amour
+autant qu’elle en désirera et à vous de beaux petits-enfants. Et,
+justement, hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section, Cang, m’a prié
+de vous demander si vous l’accepteriez comme gendre.
+
+Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit. Guère encourageant,
+l’effet produit: les deux époux se regardent avec des yeux ronds de
+saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait quelque peine à lire
+une joie débordante. Certainement le candidat offert par l’Aïeul n’est
+point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment, en dépit de l’exorde
+insinuant et flatteur, ils étaient mal préparés à cette secousse.
+
+Cang tortille sa barbiche plus furieusement que jamais, ouvre la bouche,
+la referme et enfin se décide:
+
+--Hiên, dit-il, Hiên n’est pas... très intelligent.
+
+--Et il est si laid! ajoute Thi-Baÿ en qui se trahissent déjà les
+instincts combatifs de la belle-mère.
+
+--C’est vrai, concède l’Aïeul; il n’est pas beau, mais enfin ce n’est
+pas un monstre; il est râblé et musclé, et telle fillette qui, le soir
+des noces, repoussera du pied et du poing son vilain mari pleurera le
+lendemain matin pour le garder auprès d’elle... Voyons, vieux Cang, tu
+dois connaître les femmes, toi: ai-je tort ou raison?
+
+--Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as raison. Fût-il dix fois plus
+laid encore, j’accepterais le gendre que tu m’offres; mais celui-là est
+complètement fou.
+
+--Il n’est pas fou: il n’est pas comme toi et moi, voilà tout! Il m’a
+raconté son enfance: ses parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont
+raillé et battu; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades; il a
+vécu tout seul, pendant des années, avec les animaux et les arbres... Il
+devient tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié sa simplicité
+d’esprit, les uns le tournent en dérision, d’autres l’injurient et
+d’autres le frappent; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller de sa
+longue enfance il reste dans ses ténèbres, et c’est ainsi qu’on le croit
+fou... Il n’est pas fou: il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos
+gestes, de notre vie, il ne sait rien; chaque fois qu’il a fait effort
+pour sortir de son trou sombre, il s’est trouvé quelqu’un pour l’y
+rejeter d’un mot cruel ou d’un coup de pied... Je lui enseignerai la
+vie: il saura qu’un homme en vaut un autre; il répondra aux injures par
+les injures, aux coups de poing par les coups de poing. Il connaîtra,
+quelque jour, que la valeur des gens se mesure à l’opinion qu’ils ont
+d’eux-mêmes; il verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de
+l’humanité n’est qu’un ruisseau; une fois apprise la douzaine de
+grimaces indispensables à notre existence quotidienne, il sera un homme
+comme toi et moi. Quand il placera en trois temps son mousqueton dans
+son bras droit, quand il articulera nettement, en bon français, son
+numéro matricule et le nom de son village, quand il distribuera des
+œillades aux filles et des gifles aux mauvais plaisants, qui donc
+s’avisera encore de juger qu’il est fou?... Mon vieux Cang, ma vieille
+mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler de ma démarche à personne, pas
+même à Maÿ. Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque j’aurai
+fait de Hiên un homme raisonnable... Donnez-moi encore une tasse de thé!
+
+L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ avaient reconnu sa voix
+et, résignés à l’attente, s’étaient assis contre la barrière du jardin;
+et plus d’un jetait de temps à autre un regard navré vers le fourneau
+éteint où refroidissaient les sauces succulentes. Au départ du
+lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et le saluèrent, ébahis
+de son air préoccupé.
+
+Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent, dont les sourcils
+restèrent fâcheusement froncés tant que dura le lamentable repas.
+
+ *
+
+ * *
+
+--Alors, demanda Hiên pour la deuxième fois, dans quelques mois je serai
+comme tout le monde?
+
+Il est agenouillé contre la chaise de rotin où l’Aïeul fume sa pipe en
+considérant les flancs de la montagne ensanglantés par le soleil
+couchant. Les perspectives enchanteresses que son lieutenant lui a fait
+entrevoir ont consolé de son échec le prétendant repoussé; il se délecte
+à les contempler d’un œil ébloui et sa main étendue sur l’accoudoir de
+la chaise néglige d’agiter l’éventail japonais.
+
+--Tu seras comme tout le monde, ni plus ni moins fou. Tu n’as qu’à
+regarder vivre les autres hommes, à les écouter vivre et tu seras pareil
+à eux. Et qui sait? Peut-être Maÿ elle-même viendra-t-elle te prendre
+par la main! Tu auras appris à dire les mots convenables, à faire les
+gestes convenables; le tout est de parler et de gesticuler au moment
+convenable; jamais femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir
+son heure.
+
+Hiên écoute, bouche bée; un univers s’ouvre devant lui. L’incendie du
+soleil couchant a gagné le ciel tout entier; les lentilles de verre du
+Phare flamboient; les crêtes empanachées de bambou semblent tracées à
+l’encre de Chine sur un écran de pourpre.
+
+Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré la brise chargée d’odeurs qui
+fait frissonner les citronniers, malgré les notes égrenées par les gongs
+des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent. Il regrette sa promesse:
+il voudrait que le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse
+inconscience, qu’il continuât à passer, paisible et ignorant, au milieu
+des ignominies et des haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre...
+
+Mais déjà il n’est plus temps: Hiên le Maboul vivra. Il vivra et il
+souffrira; ses illusions crèveront l’une après l’autre comme des bulles
+de savon. Il vivra enfin «comme tout le monde».
+
+
+
+
+VII
+
+
+Fatigué de marcher de long en large devant la maisonnette en ruine dont
+on lui avait confié la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya
+délicatement la crosse de son mousqueton dans la poussière et joignit
+les mains sur la croisière de la courte baïonnette plate. Tout autour de
+lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés ou étendus derrière une
+levée de terre, guettaient à travers les trous de la haie la venue de
+leurs camarades qui figuraient l’ennemi.
+
+Dans la rizière jaune quadrillée de talus verts, des buffles
+pataugeaient et leurs cornes noires, rejetées vers le garrot,
+émergeaient seules de la vase.
+
+Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers, le soleil se levait, globe
+écarlate encore enveloppé de brume matinale, et tout était doré, les
+palmes retombantes, les fûts rigides et lisses des aréquiers, les
+colonnes penchées et rugueuses des cocotiers, les joncs et les roseaux
+des talus, les crabiers tournoyant lourdement sur les mares vides, les
+merles-mandarins juchés sur les dos gris des buffles, les mousquetons
+des tirailleurs.
+
+Seule la forêt qui fermait l’horizon était encore noyée d’ombre violette
+et silencieuse, car aux cigales et aux perruches il faut, pour leurs
+concerts étourdissants, la pleine lumière et la pleine chaleur de
+l’après-midi. La route de Baria déroulait le long de la rizière son
+ruban rouge bordé de manguiers glauques. Dans le feuillage déteint des
+_niao-li_ se détachaient les croix noires du cimetière; plus près, la
+maison de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses vérandas roses.
+
+Hiên replaça le mousqueton sur son épaule et recommença sa promenade,
+glorieux de sa mission spéciale et ne soupçonnant point que le
+lieutenant avait simplement voulu le soustraire à l’émotion des coups de
+feu qui allaient éclater tout à l’heure.
+
+Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul a fait pour obtenir la main de
+Maÿ une tentative malheureuse. Depuis un mois, il apprend à vivre. Sous
+l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui le protège contre les violences et
+les sarcasmes, il a pris peu à peu confiance en lui-même et essaie de se
+persuader qu’il n’est point si différent d’autrui qu’il avait pu le
+croire.
+
+Des instructeurs patients ont insinué peu à peu dans ses articulations
+raides et rouillées, dans son cerveau engourdi, quelques secrets de
+«l’École du Soldat» et des bribes de théories. Sans doute, sa science
+nouvelle est bien fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler comme
+un château de cartes; mais l’Aïeul est là qui veille, et nul n’osera
+toucher à son œuvre.
+
+Pietro n’est plus à redouter: cinq semaines d’amabilité forcée et de
+bienveillance imposée l’ont persuadé de sa déchéance; à présent,
+promenant parmi ses anciens esclaves son sourire amer, il se convainc
+aisément qu’ils n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais
+qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant cette constatation
+douloureuse, il multiplie les courbettes et fait le gros dos.
+
+Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên suit et retient avec une
+facilité surprenante les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il
+complète les enseignements de la journée en causant avec l’Aïeul à deux
+galons. Il l’évente, lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule des
+cigarettes et l’écoute parler; il grave dans sa mémoire chacune des
+paroles entendues, et chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont il
+s’ébahit: il découvre la vie.
+
+En même temps, son amour pour Maÿ a crû; l’Aïeul n’a rien voulu tenter
+pour l’en guérir et se contente de hausser les épaules avec pitié. Amour
+tout platonique, juge-t-il, et dont le meilleur remède sera la
+possession physique et habituelle de l’idole. En attendant de connaître
+que Maÿ ne pourra lui donner ni plus ni moins que n’importe quelle autre
+femme, Hiên continue de la placer sur un piédestal et d’avoir pour elle
+la vénération idiote que témoignent les nègres du Congo aux fétiches
+ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de leurs cases. Cette
+petite fille aux yeux froids, aux lèvres rouges et dédaigneuses, le
+fascine et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que lui ont suggérée
+les discours de l’Aïeul et, comme aux premières heures, il se sent
+«maboul». Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre ou, ce qui
+le paralyse plus sûrement encore, prête à se moquer. Il faudra bien
+pourtant, quelque jour, lui confier son pauvre amour. A cette pensée,
+Hiên le Maboul sent la sueur inonder son front, qu’il essuie avec sa
+manche.
+
+ * * * * *
+
+Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques autour de la lisière
+obscure s’évanouirent, balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers
+de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes étincelèrent entre
+les taillis; une patrouille montra ses quatre salaccos laqués au-dessus
+du fossé de la route et disparut aux premiers coups de fusil tirés de la
+maisonnette en ruine.
+
+Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts crispés sur la crosse du
+mousqueton: qu’allait-il arriver? Pourquoi la section du sergent Cang
+fusillait-elle les camarades des trois autres sections?... Oui,
+pourquoi?... Pourquoi surtout l’Aïeul omit-il de révéler au pauvre
+Maboul les mystères du service en campagne à double action et des
+cartouches à blanc?
+
+Rasés contre le talus, les quatre salaccos reprenaient leur course le
+long de la route; une autre patrouille filait entre les buissons de la
+dune, effarouchant les crabiers criards et faisant fuir dans le
+feuillage léger des bambous un vol de tourterelles et de pigeons verts.
+La lisière du bois se hérissait de mousquetons brillant entre les herbes
+et crachant de minuscules fumées blanches; toute la rizière s’emplissait
+du bruit de la fusillade crépitante. De petits groupes surgirent des
+taillis, les jugulaires rouges volant sur les vestons kaki, et se
+blottirent derrière les lignes de roseaux. D’autres les suivirent;
+d’autres encore, et les petites fumées devinrent plus distinctes; d’abri
+en abri, elles avancèrent ainsi par bonds, avec un tumulte grandissant
+de détonations, de commandements et de cliquetis de culasses.
+
+Les coups de fusil cessèrent soudain; les baïonnettes jaillirent des
+fourreaux; la ligne entière se dressa derrière les talus depuis la dune
+jusqu’à la route et se jeta vers la haie, au chant précipité des
+clairons, avec des rugissements de vague déferlant sur la grève. Devant
+elle les croupes grises et pelées des buffles fuyaient au hasard.
+
+Une minute après, vainqueurs et vaincus, suants, boueux, s’alignaient
+sagement sous l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait un
+homme. Pietro compta les files, les recompta: il manquait un homme...
+Pietro alla porter la nouvelle grave à l’Aïeul: Hiên avait disparu... De
+grands éclats de rire interrompirent son discours: un caporal ramenait
+le fugitif couvert de toiles d’araignées. Piteux, le piètre soldat
+expliqua que, lors de la charge, la fusillade et les hurlements
+l’avaient épouvanté au point de lui faire perdre la tête: soupçonnant
+que ces gaillards qui accouraient, la face terrible et la baïonnette
+haute, nourrissaient à son égard les projets les plus noirs, il s’était
+réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est là qu’on l’avait trouvé,
+tapi au milieu des plâtras et des nids de termites, les deux mains sur
+les oreilles.
+
+--Pourquoi as-tu quitté le poste que je t’avais confié? interrogea
+l’Aïeul.
+
+--J’avais peur, Aïeul, j’avais peur... Je ne savais pas que l’on se
+battait pour rire. Personne ne me l’avait dit.
+
+C’était vrai, en somme: on avait oublié de renseigner Hiên, et l’Aïeul
+reconnut, à part lui, que tous les torts étaient de son côté.
+
+La compagnie défila derrière les clairons, qui chantaient à pleins
+poumons.
+
+ *
+
+ * *
+
+A l’heure des cigarettes et des chiques de bétel, Phuc, le guitariste,
+eut une inspiration regrettable: il entreprit le malheureux Hiên sur
+l’événement du matin, et cela en présence de Maÿ.
+
+--Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable guerrier qui lutte à la
+manière des lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient
+l’ennemi?... Des gens, mal informés sans aucun doute, m’ont affirmé
+qu’il se nommait comme toi Phâm-vân-Hiên: coïncidence curieuse, hein?...
+D’autres, et ceux-là mentaient à coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il
+avait avec toi une ressemblance prodigieuse: même figure osseuse, mêmes
+yeux en boules, même bouche baveuse...
+
+Hiên le Maboul tourna la tête: Maÿ abaissait ses paupières bombées et
+pinçait ses lèvres. Mais elle ne riait pas: elle n’avait pas entendu,
+probablement.
+
+--Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi!
+
+Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi le railleur de cesser le jeu
+cruel. L’autre poursuivit, impitoyable:
+
+--On dit encore que ce héros avait le même numéro matricule que toi...
+
+Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile rouge, s’étalaient les
+chiffres noirs, il ajouta triomphalement:
+
+--Et, ma foi, on n’a pas tort!... C’est donc toi, le guerrier intrépide,
+le héros qui se tapit dans la poussière, le lièvre valeureux?
+
+Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant secoua sa poitrine sous la
+tunique de soie, fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement sa
+bouche; ses yeux convulsés par la joie mauvaise eurent un regard
+méprisant et ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un moment,
+éprouva l’envie lâche de rire, lui aussi... Hier, il l’eût fait; mais
+aujourd’hui les leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience et un
+honneur de civilisé...
+
+Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées, en face de
+l’insulteur qui osait le bafouer devant son aimée:
+
+--Tais-toi! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire!
+
+--Oh! oh! le lièvre sort de son trou! ricana Phuc.
+
+Un effroyable coup de poing s’abattit sur le visage du joli guitariste:
+les narines ensanglantées, les lèvres saignantes, il s’écroula sur la
+terre battue et roula jusqu’à la route. Il se releva, fou de colère,
+hurlant des injures d’une voix enrouée et tous deux s’empoignèrent
+furieusement.
+
+Ce fut une magnifique bataille. Phuc était petit, souple comme une
+vipère, et la rage centuplait sa vigueur de gymnaste; mais Hiên avait la
+force effroyable d’un gorille, dont il avait aussi les longs membres
+noueux et velus. Deux fois son adversaire, glissant et se tordant,
+réussit à éviter l’étreinte terrible des larges mains, mais une
+troisième tentative échoua lamentablement. Saisi par la nuque et par le
+fond de son pantalon, il se sentit balancé une seconde, au-dessus de la
+route poussiéreuse et fut jeté soudain par delà la levée de pierres
+sèches dans le sable: il s’abîma dans l’écume et les algues, avec un
+bruit sourd.
+
+Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de lueurs singulières. Elle avait
+assisté à tout le combat avec une sorte de joie féroce; tandis qu’elle
+appuyait ses deux mains contre son cœur palpitant, elle souhaitait
+obscurément que l’un des deux combattants fût tué devant elle. Hiên le
+Maboul, brandissant à bras tendus le misérable Phuc, lui parut superbe:
+une beauté farouche illuminait la figure maigre aux pommettes
+saillantes; les yeux agrandis par la fureur lançaient des éclairs. Un
+instant Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul. Mais Hiên rajustait son
+turban et ne remarqua rien; eût-il compris, d’ailleurs?
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le fond de sa culotte ce mauvais
+plaisant de Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de pierres sèches,
+il était loin de se douter que son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il
+en est ainsi pourtant: les railleurs sont fixés désormais sur la ligne
+de conduite à suivre, et si quelqu’un songeait encore à décocher quelque
+quolibet à l’ancien souffre-douleur, la vue des grosses mains dures et
+poilues et le souvenir du traitement qu’elles infligèrent au loustic
+imprudent suffiraient à le détourner de son projet. Les bourreaux de
+Hiên ont tous désarmé: Pietro, par crainte de l’Aïeul, et les autres,
+par crainte des poings rocailleux.
+
+Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain pour l’amoureux tremblant se
+soit atténué; mais elle éprouve à son endroit cette curiosité malsaine
+et irrésistible qui pousse beaucoup de femmes vers la force brutale. Il
+n’est plus pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule esclave qui
+balbutie des mots incohérents, le balourd aux mains frissonnantes: elle
+ne voit plus en lui que le lutteur qui précipita dans le sable de la
+plage le misérable Phuc, le glorieux lutteur dont les muscles se
+gonflaient, dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur du combat.
+Sa chair, qui a frémi pendant que les deux hommes étaient aux prises,
+s’émeut encore à l’image de la bataille et du vainqueur.
+
+De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien deviné; il sait seulement que
+les regards de son idole ont parfois pour lui des douceurs inespérées;
+il sait que Maÿ s’efforce de le moins rudoyer, et il se figure,
+incurable nigaud, qu’il a désarmé son hostilité à force de soumission
+aveugle et d’humble dévouement.
+
+L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée dans les yeux de la
+fillette; il est fixé sur la nature toute matérielle du feu interne d’où
+cette flamme a jailli et dès maintenant se croit assuré de la marche
+future des événements. Quelque jour, un fossé prêtera son talus
+complaisant à l’amoureux transi et à la poupée incandescente... Hiên le
+Maboul confiera son secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au vieux
+Cang et l’on mariera sans tarder les deux coupables... N’est-ce point là
+ce que rêve Hiên, après tout?... Et ils auront beaucoup d’enfants et ils
+seront très heureux: conclusion toute naturelle et morale d’un acte
+naturel et nullement immoral, dans ce pays où fleurit le mariage libre,
+où la virginité ne constitue point pour les jeunes filles une dot
+indispensable...
+
+En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel et la noix d’arec, Hiên nage
+dans la béatitude: l’amour est entré dans sa vie et il découvre que la
+vie est un paradis terrestre. Cependant il continue de s’instruire, et,
+n’étant plus troublé par les brimades et les rebuffades, il fait des
+progrès foudroyants.
+
+ *
+
+ * *
+
+En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice continuait à représenter
+pour Hiên la tâche la plus ingrate qui pût lui être imposée; il
+continuait à préférer sans conteste aux mouvements compliqués et
+multiples du maniement d’armes les efforts pénibles mais familiers de la
+corvée.
+
+Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait plus à la traverse de
+sa félicité.
+
+Un matin, en présence des quatre sections formées en carré, le
+sergent-major proclama qu’après le réveil de la sieste la solde
+mensuelle des tirailleurs leur serait payée par le capitaine selon
+l’usage établi, et que, l’opération terminée, il leur serait fait part
+de modifications très importantes au tableau de service.
+
+A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans l’allée de flamboyants,
+tandis que se massait devant la porte du camp la foule des créanciers,
+toujours avertie de cette cérémonie intéressante. Sous la véranda de la
+grande case étaient disposées des tables drapées de couvertures grises,
+sur lesquelles scintillaient les piles de sapèques, de piastres, de sous
+neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine flanqué de ses
+comptables et de ses officiers.
+
+Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous ses moustaches dorées,
+souriait au soleil épandu sur le camp, aux clochettes pourpres des
+hibiscus, à la fumée bleue de son cigare, et les braves petits
+bonshommes, accroupis sous les flamboyants, souriaient à la pensée
+joyeuse de leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la véranda et l’âme
+illuminée de toute la lumière extérieure, il fumait paisiblement et
+causait avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa gaieté gagnait
+et qui riaient aussi.
+
+La séance commença: un par un, les sergents, puis les caporaux, puis les
+tirailleurs s’approchèrent des tables, empochèrent leur mince tas de
+piastres, de piécettes, de sous et de sapèques. Ils saluaient, faisaient
+demi-tour et s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient les
+dettes du mois. Le règlement de comptes n’allait pas sans criailleries
+et sans querelles. Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses
+d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes soupes au vermicelle
+ou grignoté de délicieux caramels aux amandes avait une tendance
+déplorable à reprocher aux vendeuses d’avoir allongé sa note et
+n’extrayait qu’à regret de sa poche les écus si péniblement gagnés. Tout
+le long de la palissade s’échangeaient des protestations larmoyantes et
+des injures.
+
+Mais cela ne dura pas: le paiement de la solde touchait à sa fin; les
+rangs se reformèrent sous les flamboyants, et tout le monde fit silence,
+dans l’attente des nouveautés promises.
+
+L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main sur la table, annonça que
+lui, lieutenant, prenait à dater de ce jour le commandement de la
+compagnie, le capitaine ayant achevé ses deux ans de Cochinchine et
+devant s’embarquer, avant la fin de la semaine, à Saïgon; le
+sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques et partait pour
+Biên-Hoa, où l’on constituait de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se
+trouvait rester seul officier à la compagnie, mais il comptait sur la
+bonne volonté de tous et sur leur dévouement pour ne point succomber
+sous le fardeau pesant de ses multiples attributions.
+
+Les figures ouvertes et réjouies des gradés européens, les larges
+sourires des tirailleurs lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le
+petit fourrier lut avec volubilité un considérable document auquel les
+Français ne comprirent pas grand’chose, et les indigènes encore moins.
+De la traduction hachée et filandreuse qu’en fit le sergent Cang la
+lumière ne jaillit pas davantage.
+
+L’Aïeul donna quelques éclaircissements: le gouvernement de
+l’Indo-Chine, persuadé de l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques,
+avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs d’une compagnie à un
+bataillon; le camp destiné à loger tout ce renfort serait construit dans
+le terrain vague dit de «la maison Lacourse», où se faisaient
+habituellement les exercices de service en campagne. Les tirailleurs de
+la compagnie déjà présente au Cap seraient chargés de cette
+construction. En conséquence, le «tableau de service» était suspendu,
+l’exercice et les théories supprimés, et tous les jours de la semaine, à
+l’exception du dimanche, consacrés aux travaux.
+
+Un murmure de joie courut dans les rangs et, sous l’œil navré de
+l’adjudant Pietro, Hiên le Maboul frotta vigoureusement ses mains l’une
+contre l’autre.
+
+Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait des groupes: les
+bûcherons, qui couperaient dans la forêt les arbres les plus droits et
+d’essence convenable; les charpentiers, qui débiteraient ces troncs en
+madriers et en chevrons; les maçons, qui dalleraient le sol des cases;
+les manœuvres, qui piétineraient la boue et la paille de riz pour en
+faire du torchis, garniraient de ce torchis le clayonnage des murs et
+les plafonds, attacheraient les faisceaux de paille sur les toits; les
+terrassiers, enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes
+spéciales mais dotés de bras musclés; à ceux-là incomberait la tâche de
+pousser les wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux et fossés.
+Parmi eux fut Hiên, à qui échut en partage le wagonnet nº 4, de moitié
+avec son voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes fut placé sous
+la direction d’un sergent français, secondé d’un sergent indigène et de
+caporaux. L’Aïeul se réservait la surveillance générale des travaux,
+dont il avait dessiné les plans. Quant à Pietro, dont les hautes
+capacités se trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission de veiller
+au maintien de la discipline sur les chantiers, mais sans avoir à
+s’immiscer dans le détail des constructions.
+
+Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers, en fit l’appel, les
+avertit de leurs fonctions nouvelles. Ce fut un moment de tapage
+étourdissant, de numéros matricules vociférés à plein gosier auxquels
+répondaient des «Présent!» non moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre
+se rétablirent, et, dans le silence profond qui suivit, le sergent Cang
+annonça que l’Aïeul, en l’honneur de sa prise du commandement, offrait à
+chaque escouade une bouteille de _choum-choum_[10], et les rangs furent
+enfin rompus, avec des cris et des gambades folles.
+
+ [10] Alcool de riz.
+
+ *
+
+ * *
+
+Sur la terre battue, devant la maison de Cang, Hiên le Maboul et Maÿ
+sont assis côte à côte; la nuit tombante résonne du bruissement de
+l’écume sur le gravier de la plage, résonne aussi des chants des
+tirailleurs, un peu ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon; à quoi
+pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés par le soleil couchant? A quoi
+pense-t-elle, tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue de toute petite
+fille, une romance séculaire et mélancolique?
+
+L’amoureux, que ragaillardissent l’événement du jour et la gorgée
+d’alcool qu’il vient d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur une
+allégresse inusitée, et, subitement, il lui vient une idée géniale:
+pourquoi n’offrirait-il pas à la fillette de goûter à son _choum-choum_?
+Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le bol de faïence aux
+doigts:
+
+--Sœur aînée, veux-tu boire du _choum-choum_ que l’Aïeul m’a donné?
+
+La chanteuse s’arrête court: est-ce bien Hiên le rustre, Hiên le
+balourd, Hiên le Maboul, qui lui adresse cette proposition galante? On
+lui a changé son sauvage!
+
+--Je veux bien en boire un peu!
+
+--Je vais chercher une autre tasse, réplique Hiên, émerveillé de son
+succès.
+
+--Mais non! mais non! Je boirai dans ton bol... Ne te trémousse pas
+ainsi: tu vas tacher ma tunique.
+
+Elle boit à petits coups et sourit, tout de suite échauffée et rose.
+
+Elle a souri! elle a souri! Elle a fait cette aumône imprévue au pauvre
+honteux qui n’osait point tendre la main! Il n’en croit pas ses yeux et
+il rit aussi, il rit bêtement... Imbécile, qui ne sait point que l’heure
+fuit et qu’avec elle s’envole l’occasion unique!
+
+Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus et reprend sa petite
+chanson triste, et Hiên le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche
+ouverte et les bras ballants.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé et respira bruyamment; la
+sueur ruisselait sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les
+côtes, trempait son pantalon de toile retroussé jusqu’au genou. Autour
+de lui s’élargissait la tranchée creusée dans la dune; des tirailleurs à
+demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées de terre dans des wagonnets
+rouges ornés de numéros peints au coaltar. Le noir et barbu Castel,
+campé sur la marge du fossé, encourageait les travailleurs de sa grosse
+voix pacifique. Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient
+des brises salées, où le soleil déjà haut dardait des rayons obliques,
+transmuant chaque grain de sable en un diamant; nul refuge que l’ombre
+maigre de quelques aréquiers déplumés échappés au coupe-coupe et à la
+hache.
+
+--Hiên!... Nho!... appela un caporal.
+
+Hiên bondit sur ses pieds; il s’accrocha des deux mains au bord droit de
+la benne; Nho saisit le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent le
+wagonnet pesant sur les minces rails qui geignirent. A la sortie de la
+tranchée, la voie changeait de direction; le wagonnet accéléra sa
+course; les rails chantèrent plus âprement; les essieux mal graissés
+grincèrent, la lourde caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa,
+oscilla de nouveau et finalement reprit son aplomb. La voie filait tout
+droit, désormais, à travers la rizière, jusqu’aux chantiers.
+
+Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans lâcher la plaque peinte au
+minium et décocha une ruade amicale à son compère; Hiên lui répondit par
+une bourrade sans méchanceté: ils se regardèrent et rirent de leur
+plaisanterie inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine.
+Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient, martelant de leurs
+pieds nus les traverses de fer.
+
+Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint un galop insensé; ils
+passèrent comme une trombe devant un sergent qui hurla des injures
+indistinctes, devant des gardiens de buffles qui s’esclaffèrent au
+spectacle de ces deux enragés, congestionnés et suants. Les roues
+franchissaient avec un gémissement bref les joints craquants, broyaient
+les cailloux rencontrés. La voie descendait maintenant en pente douce.
+Hiên et Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire voiturer sans
+effort et tirant la langue aux gens des wagonnets vides qui remontaient.
+
+Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus de l’ancienne rizière
+les carcasses de ses cases inachevées et les toits de paille de ses
+ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec fierté, comme si l’œuvre de
+l’Aïeul eût été la sienne.
+
+L’œuvre prospérait: le remblai de sable fauve gagnait à vue d’œil,
+comblait petit à petit la plaine boueuse et plantée de joncs où
+grouillaient encore les serpents d’eau et les scorpions; sur le sol neuf
+s’agitait la fourmilière des travailleurs affairés et criards:
+terrassiers renversant dans la mare les wagonnets de sable, remorquant
+des brouettes chantantes et vermoulues, traçant à la pioche les contours
+des futurs fossés; scieurs de long débitant des planches; menuisiers
+penchés sur leurs établis, rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer;
+forgerons halant les manivelles des soufflets, cognant à coups de
+marteau sur l’enclume, transformant des vieux morceaux de fer en outils.
+
+Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes seules étaient
+achevées, une nuée de couvreurs improvisés groupaient en faisceaux des
+feuilles de palmier d’eau et les attachaient aux chevrons avec des liens
+de bambou; d’autres leur passaient la paille au bout de longues perches;
+d’autres, accroupis sur leurs talons, tressaient des claies.
+
+Autour d’une case déjà couverte, les peintres s’escrimaient,
+badigeonnant de chaux les cloisons de torchis sec et enduisant de
+coaltar les poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse tournaient dans un
+trou circulaire, piétinant de la boue et de l’herbe; deux tirailleurs,
+installés à califourchon sur les vastes dos, encourageaient leurs
+montures avec des cris et des coups de rotin sur les oreilles.
+
+Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une procession de fourmis, les
+bûcherons rentraient de la forêt. Le casque en bataille, un sergent
+pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait avec ses bras étendus
+d’incompréhensibles signaux à des porte-mire indociles, et ses jurons
+faisaient leur partie dans le concert étourdissant des brouettes, des
+marteaux, des scies, des haches, des rabots.
+
+Debout à l’arrière du wagonnet dévalant la rampe, Hiên le Maboul huma
+avec délices les odeurs de bois vert et de paille sèche que lui
+apportait le vent:
+
+--C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec orgueil à son camarade.
+
+Nho répondit avec le même enthousiasme:
+
+--Oui, l’Aïeul est intelligent!
+
+Tous deux promenaient sur les chantiers en ébullition des regards
+satisfaits. Absorbés dans leur contemplation béate, ils atteignirent
+sans y songer le moins du monde le bas de la côte et, comme la voie
+débouchait par un dernier virage dans le camp nouveau, le wagonnet,
+abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux; les quatre petites
+roues quittèrent les rails, la benne renversa sur le talus sa charge de
+sable et les deux conducteurs négligents, ayant décrit dans l’air deux
+trajectoires parallèles, furent engloutis par les joncs.
+
+Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie jusqu’aux genoux,
+barbouillés de vase, braillant et gesticulant. Les pelleteurs et les
+piocheurs, délaissant leur besogne, s’appuyèrent sur les manches de
+leurs outils et saluèrent d’un rire formidable l’apparition des deux
+amphibies noirs de boue et verts d’herbes aquatiques; puis, cédant aux
+objurgations furieuses du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer
+sur les roues le véhicule échoué dans le remblai. Cang fulminait:
+
+--Encore toi, Hiên! On ne fera jamais rien de toi, imbécile! Si tu ne
+sais même pas pousser ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à
+pétrir du torchis à la place des bœufs.
+
+--Sergent, c’est le wagon qui a déraillé! crièrent d’une seule voix
+plaintive les deux victimes.
+
+--Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien; mais pourquoi a-t-il
+déraillé? Parce qu’il est attelé de deux mulets également idiots et
+également abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles!
+
+Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs jambières et de l’eau
+bue par leurs habits, et défilèrent, déconfits de leur mésaventure et
+grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait d’un œil narquois en
+frisant ses moustaches. Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et
+poursuivis par les huées de la compagnie entière, une autre équipe les
+remplaçait déjà derrière leur wagon.
+
+L’Aïeul se remémorait tous les incidents analogues et les déboires plus
+sérieux et les malchances inouïes qui, aux premiers jours des travaux,
+avaient ralenti ou compromis le succès du camp nouveau-né. L’emplacement
+choisi s’était trouvé marécageux et situé en contrebas de la route: il
+fallait en surhausser le niveau par des apports de terre. Où prendre
+cette terre? Les indigènes propriétaires des monticules proches avaient
+demandé de leurs terrains des prix exorbitants; à force de négociations
+ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une dune assez éloignée,
+mais de dimensions respectables et tout à fait suffisantes, s’était
+prêté par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison: il louerait sa
+dune à la compagnie de tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce
+mamelon aride au niveau des rizières voisines; il accepterait, en outre,
+quelques piastres à titre de cadeau... Ainsi les deux parties
+contractantes bénéficiaient également de l’accord conclu; une mine
+inépuisable de terre était acquise au camp pour un prix dérisoire et
+l’heureux propriétaire y gagnait un agrandissement de ses rizières.
+
+On avait alors commencé de poser la voie et des difficultés imprévues
+s’étaient déclarées: on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles, de
+plaques, de raccords; une fois établi le tracé définitif à travers la
+plaine, les deux tronçons, parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient
+à se souder exactement, et l’on avait peiné pendant des heures, à
+rechercher la solution de ce problème inattendu.
+
+La mise en circulation des wagonnets avait été laborieuse. Les équipes
+n’étaient pas dressées à leur nouveau travail; il se produisait des
+catastrophes à chaque tournant un peu brusque, des essieux se brisaient,
+des coussinets s’échauffaient. Un buffle avait chargé, un jour, et
+défoncé un wagonnet. Après maints essais et recherches, pourtant, le
+rendement s’était quotidiennement amélioré; il atteignait, à cette
+heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés de la dune dans le
+marais.
+
+Et les échafaudages savants balayés par le typhon! Et les charpentes qui
+pendant la nuit avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient couchées
+sur leur terre-plein comme des chevaux fourbus! Et le service forestier
+qui se lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient bas ses essences
+les plus rares! Et les briques qui n’arrivaient pas! Et les sampaniers
+qui réclamaient, avec des sanglots dans la voix, le paiement de leur
+solde que détenaient les bureaux lointains et peu pressés!...
+
+Toutes ces mésaventures et d’autres encore avaient pris fin. Tout
+s’était tassé et l’Aïeul avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère,
+de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces ennuis passés et
+souriait, tout en regardant les deux camarades qui clopinaient, trempés,
+boueux et mécontents.
+
+Il songea que, dans ces Annamites, prétendus fourbes et paresseux, il
+avait trouvé de merveilleux ouvriers, gais, alertes, actifs, dont
+l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans les minutes de
+découragement. Il se rappela les pages amères que des écrivains avaient
+consacrées à cette race perfide, abritée derrière l’éternelle ironie et
+l’éternel sourire de ses yeux bridés, incapable de dévouement et
+d’attachement. Il était fixé là-dessus: étaient-ils incapables de
+dévouement ces petits soldats qui, sur un mot de lui, abattaient, matin
+et soir, sous le terrible soleil de Cochinchine, une besogne dont nos
+terrassiers d’Europe n’auraient point voulu, et n’espéraient cependant
+ni journée de huit heures, ni augmentation de salaire?
+
+Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne le feraient-ils pas demain,
+avec le même courage, pour son remplaçant, pourvu que celui-ci fût bon
+et juste? Il savait que le mal ne venait point des vaincus, écrasés
+jadis par leurs mandarins et tout prêts à saluer le Français comme un
+libérateur; mais le conquérant n’avait-il pas parfois des crises de
+brutalité, des caprices invraisemblables de tyran? Ainsi Pietro, qui,
+s’il eût suivi l’exemple paternel, eût poussé dans les rues de Bastia ou
+d’Ajaccio une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire et
+plaisant, et très «gentilhomme», de bâtonner ces vilains.
+
+Le berger français conduisait ses moutons annamites à coups de matraque
+et s’étonnait sottement de leur inattention et de leur indifférence
+polie lorsque, dans un accès de sentimentalité touchante, il les
+conviait à voir en lui un frère aîné, un père, un confesseur...
+
+L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement sur l’épaule d’un bûcheron
+qui passait, trottinant, courbé sous un madrier; et l’autre déposa son
+madrier sur le remblai et sourit à l’Aïeul de toutes ses dents laquées.
+
+
+
+
+X
+
+
+Blotti sous sa couverture jusqu’au menton, Hiên le Maboul regarde la
+lumière pâle du jour naissant s’infiltrer à travers les lames du store.
+Un coq effronté, qui s’est hissé jusqu’aux chevrons du toit, sonne sa
+fanfare insolente, et les fanfares affaiblies des coqs sauvages nichés
+aux buissons de la montagne répondent à son appel; et les notes
+pimpantes du clairon, qui éclatent devant la porte, donnent, à leur
+tour, la réplique au chant gaillard de ce clairon empenné.
+
+Hiên rejette sa couverture, bondit hors de la case, traverse au trot la
+cour sablée où des oies déambulent avec une majesté ridicule; sans souci
+du tumulte soulevé par son passage dans les rangs du cortège criard, il
+se rue vers la vaste cuve cimentée qui, le matin, fait l’office de
+lavabo pour les tirailleurs et, dans la journée, sert d’abreuvoir aux
+bœufs et aux mulets. D’autres compagnons sont accourus avec lui pour
+marquer leur place autour de la cuve.
+
+Ils défont leurs chignons, baignent dans l’eau froide leurs visages et
+tordent et peignent en hâte leurs chevelures trempées; d’aucuns, d’une
+civilisation plus raffinée, savonnent vigoureusement leurs cous et leurs
+bras; d’autres enfin que nulle pudeur ne contraint, nus comme des vers
+et comme des vers aussi se tortillant, se font lancer des cuvettes d’eau
+sur le dos, sur les reins, les cuisses, et des camarades obligeants les
+frictionnent et les massent. A peine sont-ils rhabillés, de nouveaux
+arrivants leur succèdent et font les mêmes gestes, échangent les mêmes
+plaisanteries, poussent les mêmes petits cris de saisissement.
+
+Toujours trottant pour faire la réaction, Hiên revient vers sa case; il
+introduit la clé de cuivre qui pend à sa ceinture dans le cadenas à
+sonnerie qui interdit aux mains étrangères l’accès de sa caisse noire
+timbrée de chiffres rouges. Il revêt sa tenue de corvée, qui se compose
+d’un pantalon troué et d’un veston crasseux; il se coiffe d’un chapeau
+conique en feuilles de latanier, dont l’Aïeul lui fit cadeau et qui,
+mieux que le petit salacco réglementaire, abritera sa grosse tête.
+
+Ses voisins exhibent des tenues pareillement fantaisistes et sales. Au
+signal du clairon, la caravane s’organise, et Pietro en présence de
+cette assemblée de loqueteux bigarrés, pleure les rassemblements
+d’autrefois, dont son cerveau obtus ne perçoit point l’inutilité
+actuelle.
+
+ *
+
+ * *
+
+On distribue aux groupes de travailleurs leur tâche et leurs outils.
+Hiên, dont les fonctions sont invariables, se dirige vers le remblai; il
+redresse la benne qu’il fit basculer hier soir, de peur qu’une pluie
+malencontreuse ne vînt l’emplir d’eau pendant la nuit, et conduit vers
+la dune le wagonnet nº 4, de concert avec son inséparable Nho.
+
+Il est six heures: jusqu’à huit heures, il galopera ainsi de la dune au
+remblai et du remblai à la dune, alerte d’abord et trépignant comme un
+poney dans l’air glacé du matin, puis moins loquace et plus lourd à
+mesure que le soleil plus chaud rôtit davantage son dos maigre, mais
+toujours acharné à sa besogne. Perché sur le châssis, il voit l’Aïeul
+faire sa première ronde dans les chantiers: une ardeur nouvelle échauffe
+ses veines et raidit ses muscles; il faut que le maître aimé voie
+l’effort de son serviteur; il faut qu’il fasse oublier, d’un sourire ou
+d’un mot, les fatigues des côtes escaladées en haletant, des virages
+accomplis d’un élan, des culbutes évitées d’un tour de hanche. Et le
+wagonnet nº 4 fait sur le terre-plein une entrée foudroyante et
+triomphale sous l’œil amusé de l’Aïeul.
+
+Tandis que le lieutenant va vers d’autres ateliers, où son approche
+détermine pareillement une recrudescence de zèle, tandis que les
+terrassiers chavirent la benne de terre dans l’eau croupie, où nagent
+les joncs pourrissants, et grattent avec leurs pioches la caisse de
+tôle, Hiên déclare à son compagnon d’un ton confidentiel:
+
+--L’Aïeul m’a souri!
+
+--A moi aussi, prétend l’autre.
+
+«Pauvre niais!» pense Hiên en haussant les épaules, mais ne voulant pas
+s’attarder à discuter avec ce faible d’esprit qui a pu se croire l’objet
+d’une faveur évidemment réservée à lui, Hiên.
+
+La pause: un coup de clairon prolongé prévient les tirailleurs qu’ils
+ont acquis des droits à un repos de dix minutes; ils abandonnent les
+chantiers avec de farouches clameurs de joie. Des marchands ont installé
+sur les talus de la route des éventaires chargés de sucreries et de
+fruits: chaque éventaire devient le centre d’un cercle animé
+d’acheteurs, qui, pour quelques sapèques, garnissent leur panse creuse.
+
+Hiên, toujours affamé, avale trois soucoupes de riz sucré et baignant
+dans un étrange sirop brun; il convie généreusement son collègue Nho à
+partager sa dînette. Repu et dispos, il fume une cigarette avec des
+mines épanouies de gros rentier. Les paysans qui retournent à leurs
+villages épars dans la brousse déposent sur la chaussée leurs paniers de
+rotin, et le vaniteux Hiên, écoutant les exclamations laudatives de ces
+braves gens qu’ébahissent les mirifiques bâtisses, se rengorge et tend
+le jarret.
+
+ *
+
+ * *
+
+A dix heures, la caravane des gueux dépenaillés reprend la route de
+l’ancien camp. Le vigoureux Hiên que n’a point rassasié le léger repas
+du matin, imagine, chemin faisant, les grillades dorées, les sauces
+succulentes, le _nuoc-mâm_ parfumé qui, tout à l’heure, sous l’auvent de
+la case du sergent Cang, réjouiront son palais et réchaufferont son
+estomac.
+
+Tout à l’heure, la chique de bétel aux dents, il s’assiéra sur la levée
+de pierres sèches, à côté de la mystérieuse Maÿ, et contemplera
+furtivement les yeux de son aimée, profonds et changeants comme la baie:
+sous le regard de ces yeux singulièrement luisants, il retrouvera sa
+timidité de rustre, et les paroles d’amour qu’il rêve de murmurer
+mourront sur ses lèvres comme les lignes d’écume sur la plage
+jaunissante. Il sera heureux, cependant: car l’énigmatique fillette n’a
+plus pour lui ni mots cruels, ni coups d’œil méprisants. Ignorant ce qui
+se passe dans ce petit cerveau de chatte, il se taira, maladroit sans le
+savoir, et, jusqu’à l’heure de la sieste, jouira de la présence chère,
+des vagues couronnées d’écume, du ressac chantant sur le sable.
+
+ *
+
+ * *
+
+L’après-midi a fui, pareil au matin, depuis le réveil de la sieste
+jusqu’à la cigarette fumée sur la levée après le repas de cinq heures.
+
+Hiên, débarbouillé, et resplendissant dans ses vêtements propres, se
+hâte vers la maison de l’Aïeul, parmi les ricins et les cactus. C’est là
+que se passent ses soirées; ce vieux grognon de Bèp-Thoï l’a mal
+accueilli d’abord, mais finalement s’est laissé attendrir par la
+soumission et l’humilité du visiteur et la douceur ingénue de son
+éternel sourire canin. Du reste la recrue rend de multiples petits
+services au vétéran.
+
+Ils sont devenus de vrais amis, bien que l’incorrigible Bèp-Thoï ait
+conservé la regrettable habitude d’adresser à son élève des sermons
+grondeurs. Ensemble ils vont tirer de l’eau au puits; assis sur la
+margelle, à l’ombre du manguier, ils devisent, c’est-à-dire que l’ancien
+narre intarissablement ses campagnes, et la recrue écoute, bouche bée.
+Ensemble, dans l’appentis de planches où Bèp-Thoï s’est installé un
+appartement, ils brossent, astiquent, fourbissent. Ensemble ils balaient
+la chambre de l’Aïeul, mettent de l’eau propre et des fleurs d’hibiscus
+dans les vases japonais, époussètent les bouddhas.
+
+Pendant que le minutieux Hiên étrille le folâtre Annibal qui danse dans
+son box, Bèp-Thoï lui prodigue les conseils chagrins, récrimine sur
+l’incapacité reconnue de la jeune génération; à l’appui de son dire, le
+vieux abonde en proverbes et citations, et, plus fréquemment, en
+anecdotes interminables et sans lien quelconque avec le reste de son
+discours.
+
+Aujourd’hui l’Aïeul a décidé de faire un tour en voiture. Les deux
+compères extraient du hangar le panier de rotin verni, font reluire les
+glaces des lanternes, les cuivres des boucles, les aciers des
+gourmettes, promènent des chiffons de laine sur les cuirs fauves.
+Annibal est amené hors de son écurie, poussé poliment entre les
+brancards et revêtu de son harnais.
+
+L’Aïeul s’empare des rênes et du fouet et offre une place à ses côtés au
+glorieux Hiên, qui remplira les fonctions de groom. Campé sur le perron,
+Bèp-Thoï les regarde partir en grommelant.
+
+Le petit cheval a commencé par témoigner d’intentions saugrenues: il a
+secoué d’un talus à l’autre la voiture légère, a foncé, tête basse,
+contre les chiens et les poules qui s’attardaient sur le chemin, s’est
+arrêté pour croquer de jeunes pousses de bambou pointant le long des
+haïes. Il s’est montré capricieux et parfaitement insupportable, mais la
+mèche du fouet, caressant sa crinière hirsute, a calmé ces velléités
+d’indépendance et de fantaisie. Il trotte maintenant avec sagesse, la
+croupe ondulant régulièrement de droite et de gauche, les oreilles
+relevées:
+
+--Belle soirée! déclare l’Aïeul, allumant sa pipe.
+
+--Belle soirée! répète avec conviction Hiên, tenant comme un cierge le
+fouet qu’on lui remit pendant l’allumage de la pipe.
+
+Belle soirée, en effet, parfumée et rafraîchie par la brise venue des
+montagnes d’Annam, dont l’azur s’assombrit sous le ciel rose. Devant les
+boutiques du marché, de vieux Chinois ridés, la petite tresse enroulée
+sur le front, sont assis sur des escabeaux de bambou et bavardent; une
+Cantonaise chemine péniblement sur le trottoir, heurte les minuscules
+pointes de ses sabots peints aux briques bossues. Des garçonnets jouent
+au bacouan avec des sapèques, et les petites filles, debout derrière
+leurs futurs seigneurs et maîtres, contemplent avec des yeux de
+convoitise les piécettes de cuivre percées d’un trou carré. Un milicien
+fait les cent pas dans la halle déserte, donnant en spectacle aux seuls
+moineaux des gouttières ses airs solennels de gendarme en faction et ses
+beaux mollets saillants sous les bandes de cotonnade bleue.
+
+Des congaï jacassent comme des perruches devant l’étalage d’un bazar
+hindou. L’Aïeul s’amuse des œillades qu’elles lui décochent à l’ombre de
+leurs mouchoirs de soie rouge, des poses habilement calculées pour faire
+bomber sous la tunique noire les jeunes poitrines et les hanches
+pointues et pour faire valoir sous le pantalon flottant les pieds menus
+pris dans des mules de velours brodé.
+
+--Même chose madame français! murmure-t-il, empruntant à ces demoiselles
+faciles leur jargon coutumier.
+
+Le quartier est très mal fréquenté: après les congaï, voici les mousmés.
+Fardées, poudrées, une fleur piquée dans les coques luisantes et
+artistement échafaudées, elles rappellent à s’y méprendre les poupées
+japonaises vendues à la douzaine sur les quais de Marseille, à cela près
+que les kimonos à fleurs et à personnages sont de crêpe de Chine.
+Difformes avec la haute ceinture à nœud bouffant sur les reins, elles
+sont rangées en file paisible et rieuse sur l’obligatoire canapé de
+bambou, attendant le client sans dégoût ni joie, honnêtes commerçantes,
+en somme, qui jugent que leur métier en vaut bien d’autres et n’est pas
+moins honorable.
+
+De bons rires animent les petits yeux bridés et creusent des fossettes
+dans les grosses joues peintes. Hiên soupçonne que ces gamines se
+moquent de lui et leur jette un mauvais regard de bouledogue hargneux et
+qui montre ses dents. La colère visible de cet impayable groom redouble
+l’hilarité qui devient suraiguë. Annibal s’en émeut, et, couchant les
+oreilles, emporte en trois temps de galop le panier vers des allées plus
+calmes.
+
+La vie annamite bruit derrière le rideau de bananiers: querelles de
+ménagères, grognements de porcs, plaintes d’enfants, aboiements de
+chiens errants, gémissements de guitares, ronflements de tam-tams,
+tintements de clochettes dans les pagodes, dont les dragons émaillés
+contemplent par-dessus les larges feuilles retombantes, l’avenue qui
+s’obscurcit. Au seuil des maisons de thé, des rhapsodes aveugles raclent
+du violon à deux cordes et psalmodient les couplets innombrables d’une
+romance populaire, s’interrompant pour clamer d’éloquents appels à la
+pitié des consommateurs. Ceux-ci, rebelles à l’attendrissement,
+continuent de savourer leurs tasses de thé. L’Aïeul lance aux chanteurs
+une poignée de sous qui sonnent dans l’écuelle de fer-blanc et Hiên le
+Maboul s’émerveille en silence de la générosité de son maître.
+
+Plus loin, d’autres baraques, pâtisseries, rôtisseries, restaurants
+rustiques,--un toit de paille posé sur quatre pieux,--regorgent de
+clients bavards et tapageurs: tirailleurs à salacco rejeté sur la nuque,
+miliciens à bandes molletières bleues, boys à vestons irréprochables et
+à figures inquiétantes. Plus loin le fabricant de cercueils, Chinois
+replet et de mine réjouie, rentre dans sa boutique ses caisses
+rectangulaires: pauvres caisses de bois de jaquier à l’usage du simple
+coolie, caisses de bois de fer pour notables, mandarins et capitalistes.
+
+La voiture pénètre dans la forêt où tombe la nuit. Les arbres, les
+taillis ne sont plus que des masses confuses, recroquevillées,
+semble-t-il, pour le sommeil. La route sablée amortit le grincement des
+roues et le choc régulier des sabots. Hiên le Maboul, extasié, écoute le
+souffle imperceptible de la forêt: feuilles mortes qui se détachent avec
+un bruit sec et frôlent le tronc moussu, fougères que le soleil a
+rissolées et qui s’étirent au premier contact des ténèbres froides,
+poules sauvages qui écartent les buissons pour se faufiler jusqu’à leur
+nid, miaulements rauques de chats-tigres en quête d’amour, galops
+étouffés de sangliers à travers la vase des palétuviers. Il aspire de
+toutes ses narines l’odeur puissante de l’humus pourrissant, les relents
+de bêtes fauves, les parfums de fleurs de citronnier qui flottent dans
+l’air immobile. Silencieux et les mains sur les genoux, il écoute, sent,
+voit vivre la forêt: il sait que, dans l’obscurité croissante, les
+faisans, fous de peur, juchés sur les branches des banyans, guettent
+l’approche du renard, forban muet à robe de velours pâle, ou du python,
+magicien aux yeux verts; il sait que les panthères rampent dans les
+hautes herbes de la clairière vers la harde de cerfs paralysés et
+affolés.
+
+L’Aïeul ne sait pas toutes ces choses; mais la nuit palpitante et
+criblée de lucioles, les étoiles d’or aperçues à travers la voûte des
+branches sombres lui versent dans l’âme une joie sereine et paisible, et
+il en jouit en sage.
+
+ *
+
+ * *
+
+Annibal a réintégré en valsant d’allégresse son écurie où l’attend son
+régal préféré: du paddy mouillé et de jeunes rameaux de bambous. La
+maison de l’Aïeul, dont les portes-fenêtres sont ouvertes à deux
+battants, flamboie; les bougies des lanternes chinoises tamisent à
+travers le papier huilé une clarté discrète, mais les grosses lampes de
+bronze posées sur les socles de bois laqué illuminent jusqu’à la
+véranda.
+
+L’Aïeul, épicurien sans prétention, qui goûte les plaisirs de la table
+et sait apprécier l’esthétique d’un repas bien servi dans un décor
+soigné, finit de dîner. Bèp-Thoï, maître d’hôtel inimitable, trottine,
+la serviette sous le bras, de la salle à manger à la cuisine, où trône
+parmi les casseroles le brave A-Gyoc, artiste de valeur, encore que
+modeste. Hiên, maître Jacques convaincu, a troqué ses attributions de
+groom contre celles de _boy-panka_, dont il s’acquitte avec une égale
+dignité.
+
+Tout en halant la ficelle que ses doigts ont quelque peu noircie, il
+s’ébahit de la nappe blanche que nulle tache ne déshonore, du cristal
+taillé des carafes et des verres que la glace décore de buée, de
+l’argenterie miroitante et scintillante, des tasses chinoises où fume le
+café, des boîtes brunes où sont couchés, côte à côte, les cigares
+habillés de somptueux papier d’argent.
+
+L’Aïeul lui fait signe de lâcher sa ficelle et d’approcher; il accourt
+et l’Aïeul lui montre une jolie pile de piastres neuves aux tranches
+vierges.
+
+--Voilà pour toi! dit-il.
+
+--Pour moi! s’écrie Hiên, abasourdi; pour moi!
+
+--Pour toi, petit frère! Tu ne penses pas que je te laisserai soigner
+mon cheval et m’éventer pour l’honneur seulement. Ces piastres sont à
+toi: tu les as bien gagnées.
+
+--Aïeul vénérable, je ne veux pas de ton argent. Je n’accepte de toi
+qu’une chose: la permission de vivre ainsi à tes côtés, demain et
+toujours. Tu m’as tiré de la boue, tu m’as protégé contre les méchantes
+gens qui me persécutaient, tu as fait entrer dans ma pauvre tête un peu
+de science et de lumière; tu as été pour moi plus qu’un frère aîné et
+plus qu’un père, et je t’aime comme le chien de berger aime son maître.
+Laisse-moi te remercier à ma façon, en m’occupant des objets qui
+t’appartiennent, en entourant ta personne de soins et de dévouement:
+c’est encore une joie pour moi que de respirer dans cette maison qui est
+à toi, de tirer ce _panka_ qui est à toi, de faire briller la voiture
+qui est à toi... Et moi aussi, je suis à toi comme un esclave à son
+propriétaire.
+
+--Je sais que tu es un brave garçon et je n’ai pas voulu t’offenser.
+C’est un cadeau que je te fais, comprends-tu? Avec cette petite somme tu
+pourras, selon ta fantaisie, grignoter des friandises pendant les pauses
+ou t’acheter une pipe à eau. Garde ces piastres...
+
+--Mais, vénérable Aïeul...
+
+--Comment?... Refuserais-tu un cadeau de moi?... Mets cet argent dans la
+poche de ton veston. M’entends-tu?
+
+--Oui! oui! gémit Hiên.
+
+Et il empoche fébrilement cet argent maudit, qui a failli faire gronder
+sur sa tête, pour la première fois, la colère de l’Aïeul. Celui-ci se
+rassérène et reprend le ton amical:
+
+--Où en sont tes amours?
+
+Comment confesser qu’il n’y a rien de changé à la situation?
+
+--Heu! heu! souffle piteusement le tirailleur embarrassé.
+
+--Je parie que tu n’as encore rien trouvé à dire à ta bien-aimée...
+Avoue-le!
+
+--Je n’ai encore rien dit, avoue le pauvre amoureux.
+
+--Mais, mon bon ami, comment veux-tu que tes affaires marchent, si tu
+n’apportes pas plus d’entrain à la besogne?... De l’audace, que diable!
+Fais ta cour à cette petite fille, dis-lui entre chien et loup des
+choses aimables; fais-toi valoir de toutes façons, montre-lui que tu es
+un homme.
+
+--C’est ça! s’écrie Hiên, électrisé et qui se sent un courage inconnu;
+je lui parlerai!...
+
+Promesse en l’air! vantardise de poltron! La lune, qui a haussé
+par-dessus les plumets des aréquiers son disque blême, semble ricaner.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Décembre vint, avec son cortège de fêtes chômées, chrétiennes et
+bouddhiques, désastreuses pour l’avancement des travaux, mais bien
+accueillies par les tirailleurs. Hiên se réjouit plus particulièrement
+de ces congés supplémentaires qui lui fournissaient l’occasion de passer
+de longues heures auprès de Maÿ et de l’Aïeul...
+
+La veille de Noël, au rapport de dix heures, le maussade Pietro informa
+la compagnie assemblée que le lieutenant accordait la permission de
+l’après-midi.
+
+Cette perspective de liberté inattendue provoqua de sourds murmures de
+joie, que réprima aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse du
+tyran.
+
+Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette et sa chique de bétel et
+courut chez l’Aïeul.
+
+--Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï;--nous avons un invité, le vieux
+bonze des catholiques, un drôle de bonhomme barbu et qui rit toujours en
+tenant sa barbe à deux mains. Tu vas m’aider à mettre la table, et,
+pendant le déjeuner, tu rempliras les verres de glace... Veille à ne pas
+mouiller la nappe; sinon, tu auras de mes nouvelles!
+
+--Mais je ferai sûrement des bêtises!...
+
+--J’aurai l’œil sur toi.
+
+Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait et tâchait de se remémorer
+les principes que lui inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux,
+et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses grosses mains de
+bûcheron, l’apprenti n’eut à se reprocher qu’une maladresse
+insignifiante: un bloc de glace précipité sur le carreau.
+
+Le dessert venu, il put, respirant à son aise, retourner à son escabeau
+de _boy-panka_ et, tout en allongeant et pliant le bras, examiner le
+«drôle de bonhomme».
+
+Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire en Cochinchine depuis
+trente ans, le P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours de ces
+trente années, quitté son poste pour revoir la France. Son grand corps
+maigre et osseux, dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait
+pourtant n’avoir point souffert de l’exil; le terrible soleil n’avait
+réussi qu’à jaunir et tanner la figure où souriaient les yeux vifs sous
+les sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus de la bouche
+noyée de moustaches et de barbe grisonnantes.
+
+L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et le dévouement
+inlassable du prêtre; le P. Siméon estimait la franchise et la rectitude
+de jugement de l’officier athée. Tout avait contribué à faire du vieux
+missionnaire et du jeune lieutenant une paire d’amis vrais. Leur amour
+commun des humbles et des simples avait déterminé le premier pas vers
+l’amitié; puis ils s’étaient découvert des sympathies littéraires
+communes: tous deux latinistes fervents, l’un par éducation
+professionnelle, l’autre par goût, «annamitophiles» convaincus, après
+comparaison entre l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen,
+il leur arrivait d’abandonner Lucrèce pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour
+Catulle.
+
+Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux qui tapaient à sa porte,
+de faire appel à la bourse de l’officier; et, celui-ci refusait ensuite
+obstinément de se rappeler les prêts consentis, mais blâmait sévèrement
+l’emprunteur d’avoir cédé au premier affamé venu la totalité des
+piastres à lui avancées pour son particulier entretien.
+
+Suprême trait d’union, enfin: tous deux fumaient la pipe; suprême cause
+de querelles aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un crime à son
+jeune confrère de fumer des cigares, injure grave à Sa Majesté la pipe,
+qui n’admet point de partage.
+
+Tout en buvant un merveilleux marc de Bourgogne quinquagénaire, que des
+cousins charitables envoyaient au prêtre, ils se harcelaient
+d’épigrammes.
+
+--Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les Annamites, qui sont des
+bouddhistes, du terme méprisant de païens?... Et moi aussi, je suis un
+païen!
+
+--Des païens comme vous valent mieux que bien des catholiques.
+
+Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de la case, considérait la
+misérable église de torchis et prenait à partie joyeusement son vieil
+ami:
+
+--Comment se fait-il, Père Siméon, que vous vous prélassiez dans une
+maison de pierres, de briques et de tuiles, alors que le bon Dieu
+grelotte sous un toit de paille?
+
+--Mon cher ami, les donateurs généreux qui m’ont logé dans ce palais ne
+m’ont point consulté, et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai
+construite et les fonds n’abondaient guère... Du reste, je vous
+répondrai que le bon Dieu est accommodant: il voit mes intentions et se
+contente de la paille.
+
+--Peut-être même trouve-t-il les choses bien arrangées de la sorte,
+estimant que son ministre est mieux à sa place sous le toit de tuiles
+que lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes et ne redoute ni les
+fourmis ni les scorpions.
+
+--Taisez-vous, blasphémateur!...
+
+En ces débats, leur amitié ne faisait que se consolider sans cesse, et
+le P. Siméon, que trente années d’exil auraient dû endurcir, ne
+prévoyait pas sans un véritable chagrin qu’un jour viendrait où cet
+aimable et franc compagnon le quitterait.
+
+Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant la corde du _panka_, examinait
+avec une curiosité infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait à
+l’Aïeul une requête: il existait, croyait-il, au camp, une splendide
+collection de lanternes de papier peint fabriquées jadis par les
+tirailleurs, lors d’un concours: ne serait-il pas possible de prêter ces
+lanternes au missionnaire, qui les emploierait à illuminer son église
+pendant la messe de minuit?
+
+--Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes sont l’œuvre de mains
+païennes!
+
+--J’y songe, j’y songe, mon ami... elles ne pourront qu’être sanctifiées
+par leur court séjour dans mon église.
+
+--Elles seront chez vous à trois heures.
+
+--Merci... Et vous-même, viendrez-vous admirer l’effet de vos lanternes?
+
+--J’irai voir la sortie de la messe.
+
+--C’est déjà un progrès.
+
+--Un progrès sans lendemain!
+
+--Vous y viendrez!
+
+--J’en doute!
+
+--Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux de la vie et seul le dogme de
+la résurrection peut vous consoler de vieillir et de mourir!
+
+ *
+
+ * *
+
+Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent pour voir ce qui se
+passe à l’intérieur de l’église. Hiên le Maboul, que ses gros poings et
+sa haute taille désignent au respect, ne quitte point le premier rang
+des curieux; insensible aux poussées, il regarde avec des yeux naïfs,
+agrandis encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau que lui
+propose la pagode catholique.
+
+Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec son toit de paille posé
+sur des piliers mal équarris, mais, telle quelle, elle éblouit le simple
+tirailleur que ravissent les girandoles de lanternes luisant entre les
+poutres, les alignements de verres de couleur encadrant les fenêtres
+béantes et veuves de vitraux, les rustiques tableaux du chemin de la
+croix, le lustre de fer-blanc découpé. De loin l’autel produit un effet
+prodigieux, avec ses cierges clignotants devant lesquels évoluent
+majestueusement la chasuble brodée du prêtre et les calottes rouges des
+enfants de chœur; non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls
+chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable accent par les
+petits métis de l’école des Frères.
+
+Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus, aperçoit les chanteurs,
+têtes rases et figures jaunes, assemblées autour de leur chef, grand
+diable maigre tout habillé de noir; il distingue les cornettes blanches,
+les robes de bure bleue des Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes
+s’entassent sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs talons, tantôt
+prosternés, le front et les coudes contre le sol. Aux conquérants la nef
+est réservée: catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont eu garde
+de manquer à cette cérémonie, les uns par conviction, les autres parce
+que la messe de minuit représente une distraction qui en vaut bien une
+autre. Les corsages de soie claire des pieuses femmes de fonctionnaires
+et de colons voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des braves et
+peu convaincus «marsouins»; les smokings des pilotes et commis de
+résidence avec les dolmans des officiers.
+
+Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son lieutenant. L’Aïeul, incliné
+sur les rochers de carton peint de la crèche, dénombre avec
+attendrissement les pasteurs de plomb poussant parmi les sapins de
+mousse leurs moutons de bois aux pattes raides, les anges de cire rose
+suspendus par des fils au-dessus de la grotte où les Rois Mages de
+plâtre adorent une poupée de biscuit, l’Enfant Jésus... Et leur suite
+attend dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons de neige qui
+sont des tampons de coton: étrange suite où fraternisent des licteurs
+romains armés de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la
+troisième République. Cependant une incroyable ménagerie d’animaux
+domestiques et féroces entoure la cohorte des gardes, lions, tigres,
+girafes, éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de toutes
+dimensions et de toutes matières, depuis le caoutchouc aristocratique
+jusqu’au celluloïd plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté
+leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux, après tout, et,
+rangés sur la même ligne que les Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus
+d’un œil immuablement stupide.
+
+ *
+
+ * *
+
+Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie quelconque le différenciât
+aux yeux de Hiên d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour de l’an
+annamite.
+
+Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait
+brûler des bâtonnets d’encens sous l’appentis afin de se concilier les
+bons et les mauvais esprits, coururent allumer des files de pétards
+devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en sursaut.
+
+Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent devant lui, et,
+l’ayant salué avec ensemble, lui offrirent des bananes, des oranges et
+des œufs frais; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche grisonnante, adressa
+une longue harangue à son chef:
+
+--Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle: puisse-t-elle conserver à
+tes serviteurs un maître tel que toi!... J’ai de longues années de
+service: j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois, puis contre
+les Pavillons-Noirs; en ce temps-là, il n’y avait point encore de
+tirailleurs tonkinois... J’étais alors ordonnance d’un capitaine que les
+pirates tuèrent d’un coup de fusil: je ramenai son corps et j’eus la
+médaille du Tonkin. Puis je servis sous les ordres de beaucoup de
+lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais dont j’ai oublié les
+noms; j’ai fait la guerre à leur suite, dans la plaine de Lam, puis sur
+le Mékong, puis au Siam... Maintenant me voilà âgé; le mousqueton
+commence à se faire pesant sur mon épaule, et bientôt je n’aurai plus
+d’autre distraction que de me rappeler tous les officiers avec qui j’ai
+combattu et marché. Parmi tous ceux-là, que j’ai servis en fidèle
+soldat, tu es au premier rang dans mon affection: je pense que ton
+départ sera pour moi un plus cruel deuil que la mort de mon père et de
+ma mère, car je t’aime plus que mon père et ma mère... A toi de parler,
+Hiên!
+
+Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa du coude son camarade.
+Hélas! de la brève allocution qu’il avait cependant apprise, mot à mot,
+pendant des semaines, il ne restait plus une bribe dans le cerveau
+rebelle du malheureux Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour: «Vénérable
+Aïeul, voici l’année nouvelle...», il resta court, tremblant et suant.
+
+--C’est bien! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux de braves gens. Toi,
+Bèp-Thoï, tu es le modèle des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un
+excellent garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau vous donne le
+bonheur...
+
+Dehors éclatèrent des pétards et des voix résonnèrent sous la véranda.
+La porte fut ouverte à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie
+entière massant au bas du perron ses salaccos plats, étincelants, et ses
+figures noires. Une formidable acclamation salua l’apparition du
+lieutenant derrière la balustrade.
+
+--Heureuse année, vénérable Aïeul!
+
+--Heureuse année, petits frères!
+
+Puis tous firent silence afin de laisser parler le sergent Cang.
+
+--Aïeul à deux galons, que l’année te soit bonne comme tu as été bon
+avec tes soldats! Qu’elle te donne la félicité et la gloire... Quant à
+nous, nous serons heureux tant que tu demeureras avec nous, car ta
+présence est la garantie de notre tranquillité, de notre paix. Tu es
+notre bonheur: avant ton retour qu’étions-nous? Des gueux misérables et
+courbés sous les injures. Nous ne savions plus rire et la seule pensée
+des choses que nous allions dire nous décourageait de causer entre nous
+comme autrefois. Nous étions plus tristes que des pierres et plus
+humiliés que des chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter, gagner
+la brousse, et d’autres qui rêvaient de se mettre le canon de leur
+mousqueton dans la bouche et d’en finir... Est-ce vrai, frères cadets?
+
+--C’est vrai! c’est vrai! rugit la compagnie.
+
+--Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux qui méditaient de se tuer
+retardaient leur fuite ou leur suicide dans l’espoir que tu
+reviendrais... Tu ne revenais pas: on interrogeait les sampaniers
+descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang; ces gens-là disaient
+qu’on ne te reverrait jamais, car tu étais monté sur la grande montagne
+d’Annam où sont embusquées des tribus de sauvages nus et des légions de
+méchants esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient avec
+nous.
+
+--C’est vrai, ils pleuraient! gémit le chœur, à ce rappel de la terrible
+époque.
+
+--Et tu es revenu! Les chiens qui rampaient, l’échine tremblante, ont
+relevé le nez, gambadent en aboyant de contentement. Personne n’a
+déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil dans la bouche... Ah!
+comme les clairons sonnaient gaillardement sur la route du camp, le
+matin où tu reparus parmi tes tirailleurs! Comme les rires s’envolaient
+jusqu’à la cime des aréquiers! Et moi, vieux sergent presque blanc de
+barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant à ma place de
+serre-file, des larmes de joie: car je savais bien que le mauvais rêve
+avait pris fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque et je me
+disais, pleurant comme un imbécile: «Puisse-t-il, puisse-t-il rester
+avec nous!» Et maintenant je te dis encore: «Reste avec nous désormais!»
+
+--Reste! reste avec nous! supplièrent les tirailleurs.
+
+--Je tâcherai, dit l’Aïeul.
+
+Des cris d’allégresse montèrent des cactus piétinés et les pétards
+firent rage.
+
+Et Hiên répétait:
+
+--Reste! reste, Aïeul à deux galons!
+
+
+
+
+XII
+
+
+--L’Aïeul dort toujours? demande Bèp-Thoï, assis sur les carreaux de la
+véranda et rafistolant des cannes à pêche.
+
+--Toujours! répond Hiên, qui plonge un regard curieux à travers les
+lames disjointes des persiennes.
+
+Hiên se rassied et tend à son compagnon les cordonnets tressés, les
+crins et les hameçons:
+
+--L’après-midi est chaud, soupire-t-il.
+
+--Oui, mais il y a de la brise: l’Aïeul aura beau temps pour la pêche.
+
+--Oui! beau temps pour la pêche! Quand le soleil pénètre l’eau, les
+poissons viennent se chauffer près des roches, et l’on en prend des
+quantités, parce que la lumière les aveugle et qu’ils ne distinguent pas
+le pêcheur... L’Aïeul en rapportera son plein panier.
+
+--Il ne rapportera rien du tout... On voit bien que tu n’as jamais été à
+la pêche avec lui!... Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre un
+livre: il exhale de grosses bouffées de fumée bleue qu’il s’amuse à
+suivre de l’œil, lit une page de son livre, lâche son livre pour
+regarder les vagues en sifflotant d’un air content; sa pipe éteinte, il
+la rallume et recommence... Tu verras ça tout à l’heure... Quant au
+poisson, il mange les appâts tout à son aise, et si, par hasard,
+l’hameçon résiste, l’animal a tout le loisir de se décrocher ou
+d’emporter l’engin avec lui.
+
+--Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là?
+
+--Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à l’ombre et dormir. A ton
+réveil, l’Aïeul sera parti; tu retireras les lignes et tu rentreras:
+voilà tout!... Tu peux bien te dispenser de prendre un panier.
+
+--Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul a bougé.
+
+Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre. Sur la natte de rotin
+multicolore, l’Aïeul s’étire et bâille: la sieste a été longue et le
+sommeil invincible pèse encore sur les paupières. Mais le vieux
+tirailleur a poussé sans bruit la porte, qui livre passage derrière lui
+au jour éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên s’encadre dans
+l’embrasure.
+
+--Les lignes sont prêtes!
+
+L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève décidément, très à son aise
+dans le pyjama de tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air frais.
+Après avoir barboté dans son _tub_, il s’habille de toile kaki et écoute
+patiemment les sages discours de son vieux _boy_.
+
+--Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche sèche et nue; la dernière fois
+que tu es allé à la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues
+écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde à le laver.
+
+--Entendu, vieux Bèp!
+
+--Et puis, veille à tes lignes: elles reviennent toujours sans un
+hameçon et même sans un crin.
+
+--C’est compris!... Que veux-tu encore que je fasse pour te complaire?
+
+--Prends garde aux coups de soleil: mai est proche!
+
+--C’est bon! c’est bon!... Partons, Hiên!
+
+--Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul?
+
+--Mais oui!... En voilà, une question!... J’espère bien rapporter une
+friture magnifique... quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux.
+
+--Il y avait un peu de ta faute, geint ce grognon de Bèp-Thoï. Au lieu
+de surveiller le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les vagues
+aller et venir.
+
+--Je t’assure que je suis très attentif à ma besogne; je n’ai pas de
+chance, que veux-tu?...
+
+ * * * * *
+
+L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe aux dents, et un livre sous
+le bras, et Hiên trotte derrière lui, équipé comme pour une lointaine
+campagne de pêche: des lignes jalonnées de bouchons rouges dansent sur
+son épaule droite, une épuisette sur son épaule gauche; des bidons, des
+boîtes à vers, des paniers à poissons s’entre-choquent sur ses hanches
+et sur ses reins avec un tapage de ferraille.
+
+Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs. Sur les hautes branches
+des banyans, les cigales chantent éperdument leur hymne interminable à
+la chaleur; des tourterelles s’appellent doucement, d’une dune à
+l’autre, par-dessus les rizières; des huppes s’amusent à lancer leur cri
+précipité aux échos de la forêt, qui le redisent d’une voix accablée et
+assourdie; des perruches se querellent, enrouées comme des concierges.
+Il fait atrocement chaud: les palmes des aréquiers, comme lasses,
+inclinent vers le sol leurs feuilles repliées et flétries; les bananiers
+prennent des poses vaincues de saules pleureurs; les cosses des
+flamboyants crèvent avec des détonations brusques; les fleurs des
+frangipaniers tournoient et roulent dans la poussière du chemin qui
+ensanglante leurs lèvres blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du
+bétel; les hibiscus prudents ont refermé leurs pétales autour du pistil,
+dont la pointe seule apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert
+tendre.
+
+Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent entre les joncs, un
+chœur de grenouilles maudit la sécheresse avec une éloquence bruyante.
+Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont élu pour y dormir les
+degrés de brique de la fontaine et baignent leurs flancs décharnés et
+palpitants aux flaques d’eau que le soleil n’a pas bues encore. Derrière
+les stores mi-levés des cases, se balancent des hamacs d’où pendent des
+jambes nues de fillettes.
+
+L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long des murs trop blancs où
+sommeillent les margouillats gris, insoucieux du vol strident des
+moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche venue de l’ouest et
+de l’océan Indien. Fête de lumière et de couleurs: l’azur éblouissant du
+ciel se confond avec l’azur de la mer; la flottille de sampans découpe
+nettement sur l’eau bleue ses vergues brunes, ses cordages d’aloès
+marron, ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres et qui se
+dandinent au passage de la houle moirée; la montagne dresse plus haut
+dans l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de verdure neuve.
+
+Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur mire au soleil l’or de
+ses mosaïques et l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent
+des fleurs géantes écloses aux branches des lilas du Japon, les ardoises
+de l’Hôtel Ollivier scintillent entre les cimes des eucalyptus. Des
+pêcheurs, autour d’un sampan échoué, cognent à coups de maillet le
+bordage sonore, rythmant la mélopée que module leur chef; le ressac
+bruissant entre les galets de la plage chante en sourdine avec eux.
+
+Devant la maisonnette du sergent Cang, voici Maÿ accroupie à l’ombre et
+bâillant.
+
+--Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons?
+
+--Je vais à la pêche, sœur cadette.
+
+--Il fait beau temps: le poisson abondera.
+
+--Heu! heu!
+
+--Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner: je m’ennuie à la
+maison; il fait chaud ici et j’ai envie de me promener.
+
+--Viens avec nous.
+
+La fillette bondit et emboîte le pas aux deux hommes. Tout en marchant,
+elle remarque l’air pénétré de Hiên, entend la musique infernale que
+font les instruments de fer-blanc attachés à la ceinture du tirailleur,
+et rit comme une source. Hiên se retourne, soupçonneux.
+
+--Pourquoi ris-tu?
+
+--Tu ressembles au mât de cocagne que l’on avait planté au marché, le
+jour du Têt.
+
+A cette comparaison moqueuse, mais juste, le pauvre diable ne trouve
+rien à répondre, et, tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes
+dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure encore, sous le soleil
+ardent, il portait si vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules,
+et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit habituellement sa
+place, Hiên se débarrasse avec joie de l’attirail qui le rendit
+grotesque aux yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes, arme les
+hameçons de hideux vers rouges, assujettit les cannes avec de gros
+cailloux.
+
+Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de bambou, éventée par le souffle
+du large! L’Aïeul oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï, a
+jeté son dévolu sur une large pierre tapissée d’une belle mousse verte:
+il s’assied et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons
+écarlates se balancent doucement, avec des allures pacifiques d’engins
+inoffensifs; des essaims de menus poissons argentés défilent en bon
+ordre et d’un air indifférent autour des appâts: sans doute les
+jugent-ils répugnants... «Ils n’ont vraiment pas tort»! songe le
+pêcheur, et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire maintenant les
+fusées d’écume que la houle projette sur les roches. Des ourlets d’eau
+pétillante montent à l’assaut de la digue, submergent les rochers, qui
+reparaissent ruisselants et pareils, avec leurs chevelures d’algues
+tordues par les lames, à des crânes de noyés.
+
+L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune qui gît dans la mousse; à
+travers les feuilles de bambous, le soleil crible les pages de petits
+ronds dansants... Choix malheureux: c’est une banale histoire
+d’adultère, où sont décrits avec complaisance les états d’âme d’une
+petite provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul estimant que
+l’héroïne eût mérité cent fois le fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux
+volume dans le panier à poissons.
+
+Rasséréné par cette exécution, il bourre minutieusement sa pipe et
+l’allume, et la fumée s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent
+les yeux du fumeur. Le ronflement rythmé du ressac lui suggère des
+souvenirs musicaux... Oui, c’est bien la chanson du _Rouet d’Omphale_...
+Il fredonne la plainte du héros courbé aux genoux de la femme; comme les
+violons de Colonne, il passe du _piano_ au _fortissimo_, et les
+escouades de poissons qui rôdaient autour des hameçons prennent
+décidément la fuite. Seul un crabe énorme, averti, sans doute, des
+faibles dangers courus, se glisse traîtreusement parmi les algues et
+grignote paisiblement les appâts. Le chanteur, tenté par la mousse et
+l’herbe, s’est allongé sur le dos, le casque sur les yeux. Le crabe peut
+maintenant dévorer tout à son aise les vers rouges: l’Aïeul s’est
+assoupi et les clameurs des cloches battues par l’écume ne cessent pas
+de le bercer.
+
+Ses compagnons sont restés d’abord bien sagement à regarder flotter les
+bouchons; puis Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un instant,
+ils ont cherché entre les galets des hippocampes et des coquillages; ils
+ont lancé des cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches dans la
+panse gélatineuse des méduses. Puis la fillette a déclaré:
+
+--Je suis lasse.
+
+Et le bon amoureux l’a installée confortablement sous une sorte de
+tonnelle de ricins.
+
+Pour la distraire, il fait des ricochets superbes avec des débris de
+tuiles. Il a ôté son veston de toile, et son torse noirci, ses biceps
+saillants se tendent glorieusement au grand soleil qui dore la plage.
+Maÿ le considère et se sent alanguie et nerveuse.
+
+--Viens t’asseoir près de moi, Hiên.
+
+Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds de la fillette.
+
+--Vois comme j’ai chaud, Hiên!
+
+Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les épaules bosselées de
+muscles durs qui tressaillent.
+
+--Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant accroupi et frissonnant.
+
+Mais que fait donc Maÿ?... Elle dégrafe sa longue tunique de crépon
+noir; les boutons d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent, un
+par un; la voici demi-nue, offrant sa poitrine à la brise fraîche. Elle
+s’étire et cambre son buste de statuette où perlent des gouttes légères
+de sueur. Renversée sur le gazon, les mains croisées sous la nuque, elle
+rit comme roucoulent les tourterelles et parle d’une voix essoufflée:
+
+--Mets-toi près de moi, Hiên.
+
+Il hésite: devant ce petit corps dévêtu et frémissant, il s’est senti
+tout à coup désemparé, hébété; un nuage rouge est descendu de ses
+paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent, ses mains tremblent
+de fièvre et cette sensation neuve l’inquiète...
+
+Mets-toi donc là, imbécile!... Cette fièvre, c’est l’amour, le seul
+amour vrai, l’amour des bêtes!... Tu vas être, pour cette petite fille
+en délire, pareil à un dieu!... Et demain tu le seras encore, et
+toujours!... Et tu auras conquis le bonheur...
+
+--Prends-moi dans tes bras, Hiên!
+
+Elle attire de toute la force de ses poignets minces le lourdaud; et il
+se défend, et il lui semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses
+vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire.
+
+--Viens près de moi, Hiên!... plus près!...
+
+Elle est folle!... Hiên se redresse à demi, les tempes battantes, la
+considère avec ses yeux de bon bouledogue effaré. Et les lèvres
+empourprées de bétel lui crachent l’injure:
+
+--Individu idiot!
+
+Il se doute alors vaguement qu’il a commis quelque fâcheuse bévue, et,
+pour la réparer, pour apaiser la colère incompréhensible de Maÿ, il rit,
+il rit bêtement, et ses doigts malhabiles torturent son turban.
+
+Les boutons d’argent ont refermé sur les seins minuscules la tunique de
+crépon noir et Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant à la
+bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé, elle s’en va sur la
+route où pleuvent les fleurs de frangipanier; elle disparaît.
+
+Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt à sangloter... Que lui
+a-t-il fait?... que lui a-t-il fait?...
+
+Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil traversé de cauchemars.
+
+Le soleil ne brûle plus, son disque orange affleure l’horizon. Le
+crépuscule va venir, et la nuit bientôt... L’Aïeul est parti.
+
+Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons, les paniers vides, les boîtes
+à vers, les bidons qui recommencent sur ses flancs leur musique
+infernale. Il marche d’un pas morne et le front bas, suivant dans la
+poussière les traces des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe l’obsède
+maintenant et il la formule à mi-voix:
+
+--Il ne faut pas que je raconte cette histoire à l’Aïeul!... Je ne
+parlerai pas à l’Aïeul!...
+
+ *
+
+ * *
+
+Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi près de la chaise
+longue et remuant l’éventail japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils
+et, retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement cette réponse:
+
+--Individu idiot!
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Hiên le Maboul déroula sur les planches du lit de camp sa natte siamoise
+où se voyaient dans une plaine verte des lions cerise et des pagodes
+jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère où sa place était marquée
+parmi d’autres caisses uniformément noires et timbrées de chiffres
+rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement, avec des précautions de ménagère
+comptant son linge, en sortit tout son petit bagage.
+
+Il plia selon les rites les vestons de toile blanche empesés, les
+vestons de toile kaki rapiécés et flasques, les paletots de molleton
+bleu sombre, les pantalons de coutil et de cotonnade; il bâtit ensuite
+avec le tout une magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un salacco. A
+la base du monument, il sema les jambières, les jugulaires et les
+ceintures. Il déploya sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir
+illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse à dents, le peigne de
+bambou, le dé, et démonta l’instrument de bois qui lui servait à la fois
+d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant de deux pas, il
+contempla son ouvrage d’un œil admiratif.
+
+Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la case, des nattes s’étaient
+déroulées sur le lit de camp et des caisses noires avaient vidé leur
+contenu multicolore sur les nattes. La compagnie se préparait à une
+«revue de détail», et les deux grandes cases bruissaient comme des
+ruches.
+
+Les sergents français, le casque en bataille, allaient et venaient,
+prodiguant des ordres et des encouragements, jurant et s’épongeant le
+front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des tirailleurs de corvée
+époussetaient les étagères et les charpentes goudronnées, chassaient les
+pacifiques margouillats et les geckos bruyants, massacraient les
+araignées, balayaient les monômes de fourmis, crevaient les édifices des
+termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes peintes au
+coaltar. Les hommes «de chambre», le balai de rotin aux doigts,
+fourrageaient sous le lit de camp, sourds aux clameurs des innocents
+camarades à qui, par inadvertance, ils donnaient de leur balai dans les
+chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés, graves et muets, se tenaient
+accroupis auprès de leur paquetage étalé d’un tour de main et fumaient
+la pipe à eau.
+
+Dehors le grand soleil calme s’épanouissait. Hiên promena la brosse sur
+ses cartouchières et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit
+reluire les boutons et la plaque de cuivre avec du sable mouillé. Puis,
+s’étant assis et s’étant muni de tout un arsenal de tournevis,
+d’écouvillons, de brosses, de chiffons, de fioles, il ébaucha la grande
+œuvre: le nettoyage de son mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le
+frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que, plaçant l’œil à la
+bouche du canon, il vit les rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse
+d’acier poli parût nickelée. Avec des soins minutieux, il coucha l’arme
+éblouissante sur le bord de la natte et courut se laver les mains à
+l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les événements.
+
+La grosse voix du sergent Castel recommandait aux retardataires de se
+hâter, car l’heure passait. Sur le ciment, où des artistes avaient tracé
+des dessins géométriques avec des caisses de tôle percées de petits
+trous, le trot affolé des pieds nus se précipita.
+
+Il y eut encore des cris, des injures, et le silence se fit au moment où
+le «Fixe!» hurlé à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée du
+lieutenant. Les deux lits de camp adossés alignaient, d’un bout à
+l’autre des deux travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs nattes
+vertes, débordant sous l’étalage des cartouchières et des trousses, et
+les deux haies de tirailleurs figés et contemplant les premières poutres
+de la charpente.
+
+L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables importants et raides,
+s’avançait, foulant de ses bottines vernies les rosaces humides. Il
+vérifiait des livrets, inspectait des doublures, se mirait dans des
+plaques de ceinturon, manœuvrait des culasses de mousquetons, faisait
+jouer des baïonnettes dans des fourreaux. A chaque tirailleur il
+adressait un discours bref, louant ou critiquant sa tenue, reprochant
+des peccadilles récentes ou glorifiant les services rendus aux
+chantiers, tançant les paresseux, encourageant les braves gens à
+persévérer.
+
+Mais ces harangues étaient paternelles et les mauvais sujets eux-mêmes
+s’en trouvaient réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de vifs
+éloges, qui allumèrent une flamme dans ses yeux sauvages et lui
+donnèrent la tentation peu militaire de saisir les mains de son chef et
+d’y poser les lèvres. Il conserva cependant l’attitude du soldat sans
+armes et la discipline n’eut point à souffrir d’une manifestation
+contraire à toutes les règles établies.
+
+Des honneurs plus éclatants encore étaient réservés à ce bon tirailleur.
+Lorsque fut terminée l’inspection, la compagnie se forma en carré sous
+les flamboyants et l’Aïeul exprima à ses hommes toute sa satisfaction.
+Puis il ajouta:
+
+--Vous tous présents, je félicite particulièrement Phâm-vân-Hiên. Vous
+êtes tous témoins des progrès réalisés par lui: il s’est appliqué,
+chaque jour, à faire mieux que la veille; il s’est instruit; il est
+devenu un vrai tirailleur, ardent au travail, soumis et propre...
+N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits frères?
+
+--Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées!
+
+--C’est bien! ne criez pas si fort!... Je le félicite donc, et devant
+vous tous, je proclame qu’il est un bon soldat.
+
+Les tirailleurs se dispersèrent, commentant l’heureuse chance de leur
+camarade et jacassant comme un vol de perruches. Et l’Aïeul, resté seul
+avec Hiên, vit les prunelles de son serviteur se ternir et ses mains
+danser, signe d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent.
+
+--Va chercher une paire de rames, dit-il, nous allons faire une
+promenade dans la baie pour noyer ton attendrissement.
+
+ *
+
+ * *
+
+Entre les coques blanches et effilées des baleinières, le petit canot
+vert pomme s’insinua. Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils
+contournèrent l’appontement, évitèrent un lourd ponton ancré dans le
+sable et gagnèrent le large. Ils longèrent les jonques assemblées au
+milieu de la baie; les pêcheurs assis en rond sur les roufs couleur de
+rouille leur souhaitèrent en riant une heureuse traversée; ils
+passèrent... La houle les prit et les balança sans violence.
+
+L’Aïeul demanda subitement:
+
+--Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère?
+
+Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames pour assurer son turban
+et bredouilla confusément:
+
+--Si j’aime Maÿ?... si j’aime Maÿ?...
+
+--Ne te trouble pas: je ne me moque pas. Réponds à ma question: aimes-tu
+toujours Maÿ?
+
+--Je l’aime toujours.
+
+--Autant qu’au premier jour?
+
+--Davantage, Aïeul à deux galons!
+
+--Sens-tu qu’il te serait impossible de renoncer à elle?
+
+--Comment pourrais-je l’oublier? Je ne puis passer un seul jour sans
+l’avoir vue; il faut que je la voie, que je l’entende parler. Elle est
+dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mon cœur, dans toute ma chair:
+comment pourrais-je l’arracher de moi?
+
+--Tu l’aimes à ce point?
+
+--Au point que tout ce qui me vient d’elle me semble doux, que, faute
+d’obtenir son sourire, je mendie ses rebuffades. Je suis comme le chien
+qui sait qu’il va recevoir un coup de trique, mais qui rampe tout de
+même vers son maître pour lui lécher les mains.
+
+--Je connais ton mal; j’en ai souffert autrefois. J’ai guéri. Tu peux
+guérir encore.
+
+--Quel est le remède, Aïeul?
+
+--Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour toi. Tu es simple, elle est
+compliquée; tu es franc et honnête, elle est perverse et fausse. Tu es
+pauvre; elle raffole des bijoux, des belles tuniques, des piastres
+neuves, toutes choses que tu ne pourras lui donner... Il te restait une
+chance de bonheur: elle admirait ta force. Elle a perdu la tête, un
+instant, en ton honneur: tu as été assez niais pour te dérober... Elle
+ne te pardonnera pas de l’avoir respectée; tu as perdu à ses yeux ton
+prestige de solide gaillard pour n’être plus définitivement qu’un nigaud
+maladroit. Tu as passé à côté du bonheur, ne t’acharne pas à courir
+après. Il y a d’autres filles que Maÿ.
+
+--Aïeul! Aïeul! quelle fille est pareille à Maÿ?
+
+--Je connais cette antienne: je l’ai chantée. Et je ne la chante plus.
+Tu sauras que les femmes sont toutes pareilles les unes aux autres;
+elles se valent toutes. Celles qui paraissent meilleures, il ne leur a
+manqué, à celles-là, que l’occasion de faillir... Du moins, si tu dois
+te marier, faut-il t’arranger pour mettre le plus possible d’atouts dans
+ton jeu: choisis une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée ni
+vicieuse.
+
+--Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier Maÿ, gémit lamentablement
+le pauvre Maboul.
+
+--Tu l’oublieras, petit frère... Tu souffriras, parbleu! Tu passeras des
+nuits blanches; il t’arrivera d’errer anxieusement autour de la case de
+la bien-aimée; tu n’auras plus de cœur à rien. Puis, un beau matin, tu
+laisseras pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar mauvais; tu
+jugeras que ton idole est une ridicule pimbêche; tu brûleras gaiement ce
+que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et joyeux, parce que
+connaissant les femmes et les méprisant. Tu seras heureux!
+
+--Maÿ seule pourrait me donner le bonheur!
+
+--Il ne peut venir des femmes que deuil et malheur. Oublie Maÿ.
+
+--Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier!
+
+--Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du moment que tu tiens
+absolument à épouser cette petite fille et que tous mes arguments ne
+peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la. Je peux me tromper, du
+reste, et je le voudrais. Je ne demande pas mieux que de te voir marié,
+père de nombreux enfants, choyé par ta compagne, heureux enfin. Je ne
+veux qu’une chose: ton bonheur; et, puisque, d’après toi, il réside
+uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai venir, ce soir, le
+sergent Cang et je renouvellerai ma démarche... Rame un peu
+maintenant...
+
+ *
+
+ * *
+
+Le sergent Cang a consenti: le mariage se fera dans six mois. Selon
+l’usage annamite, Maÿ n’a pas été consultée: son père lui a simplement
+amené Hiên et les deux fiancés ont échangé la noix d’arec et la feuille
+de bétel. Elle n’a point souri; elle n’a point pleuré: à quoi bon?
+
+Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a voulu mettre ses lèvres sur les
+joues froides et fermes de sa future femme. Elle s’est laissé embrasser,
+les yeux morts. A quoi bon résister?... lui a-t-on demandé son avis?...
+
+L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle maison tendue de soie et
+gardée par des bouddhas barbus; il l’a félicitée, en présence de Hiên,
+et lui a fait don d’une boîte laquée où, sur un lit de coton rose,
+dormait un splendide collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis le
+collier à son cou; sa figure s’est illuminée, une seconde, et Hiên le
+Maboul a été envahi d’une joie démente: il a cru que son bonheur serait
+éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties de sa mémoire.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Hiên se retourna. L’hôpital de Cho-Quan effaçait entre les manguiers son
+toit couleur de brouillard; une cloche sonnait à petits coups étouffés
+et grêles: la visite du matin. Hiên tâta sous son veston les papiers qui
+affirmaient sa liberté reconquise; il les sortit de sa poche, les
+compta, les recompta: feuille de route, exeat, certificats attestant que
+le tirailleur Phâm-vân-Hiên, définitivement guéri du «béribéri», était
+renvoyé de l’hôpital de Cho-Quan et dirigé sur sa garnison du
+Cap-Saint-Jacques. Il referma son veston et respira: ce soir, il
+retrouverait Maÿ et l’Aïeul. Il regarda une dernière fois les toits gris
+de sa prison et se mit en marche, à grandes enjambées, sur la route de
+Saïgon.
+
+Il avait plu à l’aube: les ornières achevaient de boire des flaques
+d’eau pourpres, les volubilis penchaient leurs clochettes alourdies le
+long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers redressaient leurs
+plumets trempés; les fleurs de frangipanier rouvraient leurs corolles
+enroulées en conques; les moineaux guillerets chantaient dans les
+buissons de petits hymnes au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon
+humide des accotements ses pieds souillés de boue et gambada comme un
+poulain échappé.
+
+Avec une âpre allégresse de convalescent, il se remémora ces quatre
+semaines de maladie et de captivité. Au lendemain de ses fiançailles, il
+avait été saisi d’un mal bizarre: ses jambes et ses bras avaient enflé
+au point qu’il ne pouvait plus se tenir debout ni remuer les mains. Le
+docteur du Cap l’avait déclaré atteint de «béribéri» et Hiên avait
+tremblé, car les médecins d’Europe ne savent pas soigner ce mal étrange
+et peu étudié, dont la cause même est ignorée. A tout hasard on lui
+avait appliqué le thermo-cautère sur la poitrine et dans le dos, sans
+autre résultat que de lui arracher des hurlements de douleur; on l’avait
+bourré de viande et de riz, et ce traitement, qui l’enchantait, l’avait
+seulement fait grossir encore; et l’on ne put savoir si cet
+accroissement d’embonpoint était dû au béribéri ou simplement au régime
+suivi.
+
+Finalement on l’avait expédié à l’hôpital de Cho-Quan, où, pendant un
+mois, les docteurs avaient expérimenté sur lui une série de systèmes
+ingénieux. Convaincu qu’il allait mourir dans cette grande maison triste
+où l’on parlait à voix basse, où l’on entendait gémir les patients et
+soupirer les agonisants, où les infirmiers indigènes, ses compatriotes,
+prélevaient régulièrement les meilleures portions de ses repas, il
+pleurait sa fiancée et son maître.
+
+Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement? Mystère! En tout
+cas, il se retrouva, certain jour, dégonflé et normal, le pouls
+régulier, et les médecins triomphèrent de cette cure inattendue. On le
+garda encore pendant une semaine en observation, et, comme il enflait
+d’autant moins qu’il ne mangeait pas à sa faim, on le libéra.
+
+Et c’est ainsi que, ce matin de mai, il se trouvait déambuler sur la
+route de Cho-Quan à Saïgon et recueillir les dernières gouttes laissées
+par l’averse sur les manguiers.
+
+La ville était proche. Hiên s’épouvanta de son immensité et de son
+mouvement qu’il n’avait pu soupçonner un mois auparavant, enfermé qu’il
+était dans un fourgon d’ambulance. Les cris des «coolies pousse-pousse»
+tirant leurs petits véhicules à roues caoutchoutées, des cochers de
+«malabars» accrochés aux brancards de leurs voitures à caisse étroite et
+décorée de fleurs grossières, les appels des Chinois vendeurs de soupe
+au vermicelle, des marchandes de poisson, tout ce bourdonnement
+formidable du quartier indigène lui emplissait les oreilles et
+l’étourdissait.
+
+Coudoyé rudement et bousculé, il allait d’ahurissement en ahurissement,
+tantôt en arrêt devant les jambières grenat et le chapeau démesuré d’un
+policier annamite, tantôt saisi d’inquiétude au passage d’un Chetty
+barbouillé de chaux et les narines plaquées d’or, tantôt suivant d’un
+œil rond les chevaux australiens, minces et géants, tenus en main par de
+minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir, les robes de velours,
+les colliers de grains d’or, les mules brodées des congaï qui
+évoluaient, ondulant de la croupe et balançant prétentieusement les
+bras: la splendeur de ces belles dames l’émut plus que leurs œillades,
+auxquelles il ne prit garde.
+
+De longues théories de fillettes, trottinant entre leurs paniers de
+paddy, formaient sur la chaussée des processions de chenilles bigarrées.
+Des garçons mal peignés, assis au seuil de maisons basses, faisaient des
+signes que Hiên ne comprit pas et leurs rires aigus de filles
+l’exaspérèrent.
+
+Au pied d’un réverbère, les tirailleurs accroupis sur les escabeaux d’un
+restaurant improvisé, buvaient du thé: il leur demanda son chemin. Il
+but du thé avec eux et causa: ses nouveaux camarades l’informèrent que
+la chaloupe du Cap-Saint-Jacques ne partait pas avant onze heures et
+qu’il pouvait, sans crainte de manquer son départ, passer un moment avec
+eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur Saïgon, sur Cho-Len. La
+naïveté infinie de ce provincial les confondait: mais, comme il avait
+payé déjà plusieurs tournées, ils lui celèrent soigneusement leur
+dédain: on se sépara bons amis, après avoir décliné ses noms et ses
+numéros matricules et s’être promis à plusieurs reprises de se revoir.
+
+Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant de stupéfaction et de
+ravissement. Il s’attardait aux devantures des magasins, où, derrière
+des comptoirs débordants de soieries, de dentelles, d’étoffes, d’objets
+de toutes sortes et de toutes formes et dont il ne soupçonnait point
+l’usage, trônaient des messieurs chauves et barbus et des demoiselles
+pâles à l’air arrogant et méchant. D’autres messieurs barbus et d’autres
+demoiselles aux figures pâles émergeant de robes flottantes et molles le
+frôlaient, et il s’écartait précipitamment, redoutant quelque coup de
+canne et fuyant le regard dur des yeux fixes.
+
+Des grincements d’archet l’attirèrent: debout entre les baies de la
+véranda, les pseudo-tziganes de l’Hôtel Insulaire massacraient une
+quelconque «marche de Rakoczy». Il admira franchement leurs dolmans
+garance à brandebourgs noirs, mais leur musique lui parut singulièrement
+barbare et criarde et, s’étant risqué à gravir la première marche du
+large escalier de briques, il constata que le chant des violons semblait
+plonger les rares consommateurs dans un accablement profond. Des
+domestiques chinois le menacèrent de leurs serviettes: il s’enfuit à
+toutes jambes et se réfugia derrière la haie des pousse-pousse qui
+appuyaient au trottoir leurs brancards ornés de cuivre.
+
+Il reprit sa promenade, poursuivi par les piaulements saccadés de
+l’orchestre. A la terrasse d’un café, des officiers en tuniques blanches
+buvaient dans des verres embués des liqueurs multicolores. Des joueurs,
+assemblés autour d’un tapis vert, manipulaient avec violence, et d’un
+air furieux, de petits rectangles de carton enluminés: Hiên consacra un
+bon quart d’heure à surveiller leur partie avec des yeux agrandis par
+l’étonnement. Entre les tables de marbre s’insinuaient des marchands de
+journaux, garçons impudents à faces glabres sous les casquettes de drap
+bleu foncé, des bouquetières, toutes petites filles qui offraient des
+roses et des œillets avec des mines effrontées de rôdeuses.
+
+Plus loin, les mêmes personnages faisaient des gestes identiques aux
+terrasses de cafés pareils. Puis les boutiques chinoises ouvraient sur
+la rue leurs échoppes sales et puant l’opium; des rotiniers tressaient
+des chaises longues et des fauteuils, des ébénistes vernissaient des
+armoires de bois jaune; des tailleurs pesaient de leurs pieds nus sur
+les pédales rouillées de machines à coudre préhistoriques; des
+bijoutiers fignolaient, à coups de marteau, des dragons à crinière
+hirsute sur des manches d’ombrelles.
+
+Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur passa en toussant, sifflant,
+crachant de la vapeur et de la fumée, et Hiên, mal initié encore à
+toutes les merveilles de la civilisation, crut à quelque invention de
+mauvais esprits. Le monstre disparu, il se rassura et s’orienta entre
+les barils, les sacs et la ferraille qui encombraient le quai.
+
+La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots, cargo-boats amarrés au
+ras des appontements l’épouvanta. Un coolie obligeant lui indiqua la
+chaloupe du Cap. Un élégant commissaire, chaussé d’escarpins vernis qui
+laissaient voir des chaussettes à pois, prit sa feuille de route avec
+des airs dégoûtés de percepteur recevant les impôts d’un vulgaire
+contribuable. Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé à se
+choisir une place sur le pont.
+
+Il n’arriva pas sans difficulté jusque-là: l’entrepont était semé
+d’obstacles de toute nature, ballots de coton, meubles, paniers de
+poissons, rails, traverses, caisses de cartouches. Au bord d’un trou
+noir, des matelots annamites, suants et hurlants, manœuvraient des
+treuils à bras qui déroulaient avec un tapage insupportable des chaînes
+graisseuses. Des commissionnaires allaient et venaient, ployés en deux
+sous d’énormes malles dont les angles heurtaient brutalement les
+infortunés passagers. Des femmes embarrassées d’enfants pleurards et de
+boîtes laquées se querellaient autour de l’échelle qui menait au
+spardeck. Elles s’effacèrent pour livrer passage à deux gros
+fonctionnaires européens, et Hiên s’élança dans le sillage tracé par les
+amples dolmans.
+
+Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile près du bastingage et,
+déposant sa musette, poussa un profond soupir de soulagement. La rivière
+de Saïgon étalait ses eaux jaunes entre le quai planté de tamariniers et
+les rizières de la rive gauche que bordaient des aréquiers, de bananiers
+et des lataniers et où les buffles paissaient. Jusqu’à l’horizon, que
+fermaient des montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient entre
+les palmiers et les palétuviers sur d’invisibles arroyos. Contre les
+berges, où s’écoulaient des ruisseaux boueux, de misérables cabanes
+étaient plantées sur quatre pieux ou flottaient sur des radeaux de
+bambous.
+
+L’autre rive était plus exclusivement européenne: les cales de l’arsenal
+penchaient leurs toits d’ardoise auprès de formidables tas de charbon et
+de briquettes; les torpilleurs salis, les contre-torpilleurs blancs,
+souillés de suie, les canonnières couleur de rouille, les croiseurs
+pavoisés de chemises et de pantalons mouillés, les vieux cuirassés
+transformés en pontons et coiffés de paillotes, retentissaient de coups
+de sifflets, de heurts de marteaux, de sonneries de clairons. Des
+vedettes s’essoufflaient, remorquant des chalands de tôle rouge; des
+canots croisaient des sampans pilotés par des matelots annamites et
+portant sur des pavillons multicolores des noms de navires ou des
+numéros d’ordre. La flottille des Messageries Fluviales égrenait ensuite
+les cheminées noires de ses chaloupes.
+
+Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage, s’étonnait des paquebots
+géants qui le regardaient par les trous sombres des hublots: «affrétés»
+massifs, courriers effilés, cargo-boats trapus. A perte de vue, les
+steamers étaient amarrés sur deux files, allemands, japonais,
+américains, anglais, russes, chinois; au loin, les navires arrivant
+s’annonçaient par des panaches de fumée noirâtre.
+
+Dans la clarté blanche du soleil, qui avivait le vert tendre des
+feuilles neuves, l’ocre déteint des toits de paille, la pourpre des
+flamboyants en fleurs, les bronzes des lisses et l’acier bleuissant des
+canons, l’énorme port vivait et haletait à côté des rizières paisibles
+jalonnées de palmiers et peuplées de buffles.
+
+ *
+
+ * *
+
+A chaque instant, des passagers nouveaux émergeaient du capot sur le
+pont. Hiên perçut le cliquetis d’une baïonnette: il se retourna et
+reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grimpait à son tour l’échelle,
+gêné par son mousqueton, par sa couverture roulée, son «coupe-coupe», sa
+petite marmite de cuivre, tout l’équipement enfin d’un tirailleur en
+tenue de campagne. Sur ses talons, une femme noiraude, courte et râblée
+comme lui, portait la caisse classique et réglementaire, des nattes, des
+ombrelles, des paniers de provisions où résonnaient des vaisselles.
+
+--Par ici! par ici! clama Hiên.
+
+--Bonjour!... Aide-moi à me débarrasser et à débarrasser ma femme.
+
+Ils s’installèrent contre le bastingage et, s’étant assis sur une natte,
+causèrent en camarades enchantés de se retrouver. Phuc venait d’achever
+un stage d’infirmier au camp des Mares; il compatit au récit que lui fit
+Hiên de ses souffrances. La grosse fille noire les écoutait en clignant
+ses petits yeux bridés et en mâchant bruyamment une feuille de bétel.
+
+--Oui! je me suis marié, expliqua Phuc. Mon stage fini, j’ai obtenu une
+permission de quinze jours et je suis allé dans mon village. J’y ai
+trouvé cette honnête fille que je connaissais depuis des années et qui
+m’attendait, paraît-il; et nous nous sommes mariés.
+
+La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche saignante, où luisaient des
+dents laquées, et rit silencieusement.
+
+--J’étais un peu fou autrefois, confessa Phuc; imagine-toi que cette
+petite sotte de Maÿ m’avait séduit, avec ses allures de fille de
+mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses tuniques de soie... Je
+l’aurais épousée, ma foi! j’aurais fait cette bêtise!... Hein! me
+vois-tu accouplé avec cette pimbêche?... Quoi? Qu’est-ce que tu dis?
+
+--Je ne dis rien!
+
+--Je plains son mari. Pendant que monsieur suera sur la place
+d’exercice, madame ira promener devant l’hôtel Ollivier ses robes neuves
+et ses attitudes languissantes. Le premier venu qui lui montrera une
+piastre la verra nue sous sa moustiquaire. Un beau jour, du reste, elle
+filera le parfait amour avec un Français, qu’elle trompera, mais qui lui
+donnera de l’argent et des bijoux. Cependant son mari se lamentera...
+Nous autres, on s’aime solidement la nuit, et, le matin, on se moque
+bien d’avoir une robe trouée; n’est-ce pas, Thi-Sao?
+
+--Oui, frère aîné!
+
+Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la cuisse rebondie de son épouse,
+qui tendait le pantalon luisant, et conclut:
+
+--Les gens avisés épousent des Thi-Sao; Maÿ est pour les imbéciles.
+
+--Je suis fiancé à Maÿ depuis six semaines, dit humblement Hiên.
+
+--Tu es... Ah! fit l’autre, abasourdi.
+
+Il devint subitement muet, car c’était un bon garçon, un peu étourdi
+seulement; et l’énorme impair qu’il venait de commettre le consternait.
+La placide Thi-Sao, que l’incident n’avait nullement troublée, offrit
+aux tirailleurs une chique de bétel, et tous trois mastiquèrent sans mot
+dire. Près d’eux, les autres passagers s’étaient casés pareillement par
+groupes entassés sur des nattes.
+
+La chaloupe, prête au départ, vomissait de la fumée et s’entourait de
+jets de vapeur; elle siffla longuement, à plusieurs reprises, lâcha ses
+amarres, comme à regret, et fila, remuant des tourbillons de vase.
+
+Penché sur l’eau boueuse, Hiên avait froid au cœur. Les paroles de Phuc,
+les paroles de l’Aïeul seraient-elles vérifiées, un jour? Se pourrait-il
+que Maÿ, si jolie, si fine, livrât son petit corps pour de l’argent?...
+Comment pouvait-on lire dans ses yeux immobiles la prédiction d’un tel
+avenir?... Serait-il seul aveugle, lui, Hiên? Le doute entra dans son
+âme pour la première fois et toute sa joie du retour fut empoisonnée.
+
+Phuc lui tendit une cigarette et demanda, brusquement soucieux:
+
+--As-tu reçu des nouvelles de la compagnie, à l’hôpital?
+
+--Non, répondit Hiên, je n’ai vu personne.
+
+--Le bruit a couru, aux Mares, d’un nouveau départ de l’Aïeul. C’est un
+tirailleur libéré qui en parlait. Tu ne sais rien à ce propos?
+
+--Rien!
+
+Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux avaient la même pensée:
+l’Aïeul parti, Pietro redevenait le maître et la vie d’enfer
+recommençait. Tous deux frémissaient à l’évocation du tyran, mais Hiên
+se sentait plus particulièrement menacé. L’Aïeul l’avait arraché au
+bourreau, l’avait réconforté et relevé, avait protégé ses amours:
+allait-il retomber dans ses ténèbres, recevoir encore des injures et des
+coups, être comme jadis, aux yeux de sa fiancée, le pantin ridicule et
+bafoué dont elle riait?... Ce mariage, que l’Aïeul avait préparé, se
+ferait-il?... Les rizières inondées, étincelant au soleil de midi, lui
+parurent soudain sombres et désolées.
+
+Son camarade, qui n’était point accoutumé aux longs chagrins, prononçait
+des paroles encourageantes:
+
+--Le tirailleur libéré n’assurait rien!... Ce sont de simples
+racontars... Ne te frappe pas, frère aîné! Nous apercevrons l’Aïeul sur
+l’appontement, tout à l’heure...
+
+Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable dans les événements.
+
+--Puisses-tu dire vrai! répondit la voix dolente de Hiên.
+
+Et l’espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre les paillotes de la rive,
+des coqs de pagode voletaient gauchement, leur queue rousse pendante; le
+museau lustré d’une loutre émergeait parmi les herbes flottantes et
+plongeait de nouveau dans la vase. Des canards à plumage gris fer
+nageaient de conserve contre le courant: au bruit de l’hélice, ils
+allongèrent leurs têtes plates, où luisaient les yeux méfiants, et
+filèrent comme un essaim de flèches, égratignant de leurs pattes l’eau
+bourbeuse. Des tourterelles roucoulaient dans les touffes de bambou; des
+singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers... Hiên se
+rasséréna définitivement au spectacle de la vie grouillante dans la
+lumière immobile.
+
+Les berges s’éloignèrent. Le clapotis capricieux et saccadé du fleuve
+devint la houle large et régulière de l’estuaire. La chaloupe côtoya les
+pentes raides du massif de Ganh-Ray qui dévalaient vers des roches
+noires chevelues d’algues glauques, et la baie des Cocotiers apparut,
+avec ses villas blanches noyées dans le feuillage des frangipaniers.
+Thi-Sao repliait ses nattes. L’ancre dévida sa chaîne goudronnée qui
+cogna la tôle.
+
+Les deux camarades cherchaient en vain sur l’appontement le casque de
+l’Aïeul. Dans le canot vert qui se hâtait vers la coupée, des
+tirailleurs se courbaient sur les rames. A l’appel de Hiên, ils levèrent
+la tête.
+
+--Nho, demanda Hiên, haletant, où est l’Aïeul?
+
+Nho montra du doigt les montagnes de Baria, qui s’estompaient à
+l’horizon envahi par la brume:
+
+--L’Aïeul est parti, dit-il d’une voix morne.
+
+La nuit sembla submerger la baie violette.
+
+
+
+
+XV
+
+
+--Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent Cang en branlant la tête. Il
+est parti, parti sur une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu même
+nous dire deux mots d’encouragement, sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a
+bouclé ses caisses, bourré sa musette, et tous deux sont entrés dans la
+grande forêt d’Annam, et personne ne sait quand ils reviendront... Le
+soir, le sous-lieutenant est venu prendre le commandement de la
+compagnie. L’adjudant est maître; la terreur règne... Tu aurais mieux
+fait, mon garçon, de rester à l’hôpital: ici on souffre.
+
+Il caressa sa barbiche blanche et regarda la porte avec des yeux graves
+qui semblaient retenir des larmes. Dehors, dans la nuit chaude et
+gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de paille et tintait sur les
+feuilles mortes. La mer geignait entre les galets de la jetée. Une
+rafale souleva l’auvent de latanier, jeta quelques larges gouttes d’eau
+sur la terre battue où rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse
+du quinquet posé devant l’autel des ancêtres: derrière sa moustiquaire
+violette, Maÿ se retourna et soupira doucement.
+
+--Mauvaise nuit! murmura Thi-Baÿ; les malins esprits errent dans la
+tempête; les morts délaissés se plaignent et menacent.
+
+Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un vase sacré empli de sable, et
+l’encens fuma devant les lotus artificiels et mangés par les vers. Les
+doigts osseux de la vieille femme se joignirent et son échine se plia en
+deux, sous l’œil ironique des bouddhas ventripotents et roses peints sur
+les panneaux de papier. D’une case voisine venaient des sons de
+clochettes. La bourrasque continuait d’ébranler les chevrons. Cang se
+lamenta:
+
+--Le sous-lieutenant ne sait pas! Il est jeune; l’adjudant lui a dit que
+nous étions fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro, savait se
+faire craindre et obéir: il l’a cru... A quoi bon réclamer? Le
+sous-lieutenant est aveugle et sourd... La vie n’est pas drôle, mon
+fils!
+
+--Mais qui dirige les travaux du nouveau camp? interrogea Hiên.
+
+--Personne! les travaux sont interrompus; ton wagon se rouille dans un
+coin de la rizière.
+
+--Que fait-on, alors?
+
+--L’exercice, parbleu! Du matin au soir, l’adjudant galope derrière les
+sections en aboyant et aligne les traînards à coups de matraque... Ah!
+les belles manœuvres sur la place du Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant
+son cheval sur un talus, nous regardait défiler! Nous autres, les
+serre-files, chuchotions aux recrues: «Tapez du pied au quatrième pas
+pour garder la cadence!» Et les recrues se meurtrissaient le talon sur
+le sable et les cailloux. Les rengagés tendaient le jarret et bombaient
+le torse; les deux pelotons défilaient comme un mur, les coudes serrés,
+les mousquetons bien tenus en main; en avant, les clairons piaffaient et
+soufflaient comme des diables, les yeux hors de la tête... Les beaux
+jours que ces jours-là! On ne songeait guère à trouver l’exercice long
+ni fatigant, parce que l’Aïeul était là!
+
+--L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit Thi-Baÿ; jamais il ne
+passait devant ma porte sans me demander de mes nouvelles, sans causer
+avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants sortaient des cases pour
+lui prendre la main, et lui leur distribuait des sous neufs. Quand
+l’adjudant passe, le dos voûté, marmottant des jurons dans sa moustache
+sale, les portes se ferment et les gamins se cachent!
+
+--L’Aïeul était un bon maître, conclut Cang.
+
+Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur tranquille et l’homme
+qui leur donnait ce bonheur. Au gré de la flamme, leurs ombres
+croissaient et décroissaient sur les murs de torchis. La tempête
+emplissait la nuit de ses plaintes furieuses. Les âmes des morts
+semblèrent hurler avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec les
+bambous grinçants, pliés par la tourmente, avec les mouettes et les
+goélands s’appelant au-dessus des ravins. Des branches sèches se
+brisèrent contre la palissade.
+
+Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire, s’agitait Maÿ, dérangée
+dans son sommeil par les bruits du dehors; elle dormait, sa figure pâle
+traversée de frissons, les lèvres tremblantes: quelque cauchemar, sans
+doute...
+
+--Tu penses à ton mariage? dit Cang; sois sans inquiétude: il se fera.
+L’Aïeul m’a demandé la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma
+parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses désirs: tu épouseras
+ma fille. Du reste, tu es un brave garçon qui la rendras très heureuse.
+Elle a bien quelques sottes idées: elle est vaniteuse, coquette; elle
+préférerait un prétendant riche et généreux; mais tu as la force et la
+santé qui valent mieux que l’argent.
+
+--Merci, père!... Je suis peureux et timide! Je craignais... Je
+craignais... L’Aïeul parti, il me semblait que tout allait s’écrouler,
+que tout le monde allait se retourner contre moi, comme autrefois quand
+je suis venu de Phuôc-Tinh. Alors, tu me promets que...
+
+--Je te l’ai dit: tu épouseras Maÿ. Et maintenant, étends-toi sur ce lit
+de camp. Fais provision de sommeil et de calme! Moi, j’ai perdu l’un et
+l’autre depuis le départ du maître; mais je suis vieux et cela n’a rien
+d’étonnant.
+
+ *
+
+ * *
+
+--Guérison complète! c’est inouï! déclara le docteur devant qui Hiên à
+moitié nu grelottait.
+
+--Monsieur le major, insinua Pietro, important, j’ai toujours dit que
+cet homme était un simulateur habile.
+
+--Vous croyez? Il faudrait qu’il eût été vraiment habile pour avoir
+feint d’être atteint du béribéri!
+
+--Mais avait-il réellement le béribéri?
+
+--Vous le savez, sans doute, mieux que moi! répliqua le docteur.
+(Celui-ci n’avait jamais témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait la
+brutalité, une amitié débordante. Du reste, l’Aïeul était son ami et il
+se souvenait d’avoir vu le tirailleur manier le panka chez le
+lieutenant.) Alors vous pensez que votre lieutenant s’était laissé
+abuser par cet homme?
+
+--N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le major, pourvu qu’il fût
+Annamite... A force d’écouter toutes les doléances de ces gens-là, il
+avait fait de la compagnie une vraie cour du roi Pétaud, permettez-moi
+de vous le dire... Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux
+petit soufflet donné à un caporal, le lieutenant ne parlait de rien de
+moins que de me faire casser!
+
+--Il n’avait certes pas tort!... En tout cas ma tâche était bien facile
+lorsqu’il commandait: je n’avais que fort peu de malades, et jamais de
+carottiers; jamais je ne voyais venir à la visite une telle procession
+de pauvres diables épuisés et abrutis, sollicitant une exemption avec
+des yeux désespérés... Que leur faites-vous donc faire?
+
+Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna les talons et s’en alla,
+satisfait de lui-même et mécontent d’autrui.
+
+--Tu peux te rhabiller, dit le docteur à Hiên. Tu reprendras ton service
+demain. Si tu as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef était mon
+ami.
+
+ *
+
+ * *
+
+Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul s’aligna de nouveau, le
+mousqueton au poing et le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses
+camarades pareillement terrorisés; les tempes inondées de sueur froide,
+les doigts frissonnants, il guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses
+voisins; contre sa joue s’appliqua de nouveau la main sale et velue du
+Corse, et sur ses épaules, la trique de rotin. Il fut de nouveau la
+victime qui exaspérait son bourreau par son mutisme et sa faiblesse
+mêmes.
+
+Pietro s’acharna contre lui; il le poursuivit de sa haine sauvage: il
+lui semblait, frappant et injuriant le protégé du lieutenant, tirer
+vengeance, en quelque sorte, de la bonté feinte et de l’effacement
+auxquels celui-ci l’avait contraint pendant des mois. Foulant aux pieds
+le serviteur, il insultait au maître absent avec une basse joie de
+chacal jappant derrière le lion disparu.
+
+--Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée, mettant son poing sous le
+nez du silencieux Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que je
+t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué une claque
+aujourd’hui!... Il peut bien revenir, ton Aïeul! D’ici son retour, je
+t’aurai mis au pas ou j’aurai eu ta peau!
+
+Derrière la compagnie muette, les serre-files se raidissaient,
+impassibles et les yeux fixes...
+
+Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait machinalement du camp à
+la place du Marché, de la place au camp. Les heures d’exercice
+passaient, lentes et semblables à des semaines, sans qu’il parût s’en
+émouvoir; au commandement de son instructeur, il soulevait son
+mousqueton ou le replaçait contre son pied droit, sans se préoccuper
+d’une cadence ou d’un ensemble quelconque. De fait, ses membres avaient
+repris toute leur raideur d’autrefois, en même temps que la peur faisait
+de nouveau la nuit dans son esprit. Injures et coups n’avaient d’autre
+résultat que de faire trembler davantage le malheureux et le rendre plus
+inerte. Il lui parut que son supplice durait depuis le commencement des
+siècles et jamais ne cesserait. Le découragement le saisit, puis
+l’abrutissement: il s’accoutuma aux insultes; son échine se courba,
+toujours tendue à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent
+leurs gestes fébriles; il fut de nouveau le pantin grotesque, maladroit
+et stupide. La théorie et les cours de français le revirent bégayant et
+ignare. Insensiblement il retournait à ses ténèbres.
+
+ *
+
+ * *
+
+Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque nuit, le visage de l’absent
+se penchait sur son lit de camp; il distinguait les yeux bleus si
+clairs, les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et l’absent
+répétait les paroles dites autrefois:
+
+--Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa laideur; tu verras pulluler
+le mal comme des larves de moustiques dans une mare. Les bons sont rares
+et timides: les méchants sont légion et font la loi... Tu sauras que les
+bêtes de la forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le mal pour
+l’amour du mal, et tu pleureras la forêt et ton ignorance... La vie
+n’est pas belle, petit frère, parce que l’homme est laid... L’homme est
+un tigre pour l’homme. Fuis-le; tourne les yeux vers la nature; elle
+seule ne trompe point, ne change point; regarde-la, écoute-la vivre:
+elle emplira tes yeux de lumière, tes oreilles de sons et les dégoûts
+humains n’atteindront plus ton âme... Crains ton semblable...
+
+Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait déserter. Fuir! fuir!...
+Hélas! Hiên le Maboul a vécu, il vit comme tout le monde: la
+civilisation a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu jadis essayer
+de prendre son essor vers la forêt nourricière, lorsque, frémissant
+encore de la liberté perdue, il a découvert avec horreur la saleté de
+l’âme humaine. Aujourd’hui, comme l’Ange de _la Merveilleuse Visite_, il
+ne peut plus se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à s’en servir:
+la vie lui a façonné une mentalité de civilisé enchaîné à sa meule et
+ignorant désormais jusqu’au désir de l’affranchissement...
+
+Toutes les nuits, il entendait ainsi parler l’Aïeul, répétait à
+demi-voix ses paroles, jusqu’à ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade
+à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur sa natte, suant de
+terreur, croyant à quelque contre-appel, croyant ouïr les rugissements
+de l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures, la tête sur les
+genoux, guettant l’apparition de l’aube derrière les lames des
+persiennes. Les camarades disaient tout bas:
+
+--Le voilà qui cause avec l’absent; sa folie le reprend...
+
+Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers le nouveau camp, et,
+chemin faisant, les femmes et les gamins du village considéraient avec
+des yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait et parlait tout
+seul. Il errait dans le chantier abandonné où flottait, croyait-il,
+l’âme de son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son wagonnet
+renversé, contemplait longuement les rails que la rouille rongeait, le
+remblai envahi par les herbes et raviné par les pluies, les cases sapées
+par les termites, les hangars affaissés, les trous à torchis où
+coassaient les crapauds-buffles.
+
+Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient des nuées illuminées
+d’éclairs. Peu importaient à Hiên l’heure en fuite et la nuit tombante:
+il écoutait vivre le passé... Sur la rizière obscurcie grinçaient les
+roues basses; les pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore des
+bennes; les marteaux des forgerons tintaient sur les enclumes
+chantantes; les scies pleuraient âprement sur les limes. L’absent
+parlait:
+
+--Du courage, petits frères! la pause est proche... Trinh, le manche de
+ton burin est fendu: demandes-en un autre à ton sergent...
+Raccourcis-moi ces paillotes, Nam; donne encore un coup de masse sur la
+tête de cette cheville, Tam: tu vois bien qu’elle n’est enfoncée qu’à
+moitié... Déplacez-moi ce rail, vous autres: il menace de glisser dans
+la rizière.
+
+Les ténèbres envahissaient le chantier, et la voix chère et les bruits
+familiers faisaient silence. Hiên se levait avec un soupir, le front
+douloureux, les jambes molles. Il se dirigeait vers la maison de son
+maître, ruminant des espérances insensées:
+
+--L’Aïeul est peut-être revenu! je vais le trouver fumant sa pipe sous
+sa véranda ou assis devant son bureau. Alors je me tiendrai debout
+derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et, lorsque ses yeux se
+lèveront vers moi, je me mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma
+figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai, et lui me parlera
+doucement...
+
+Il se faufilait dans la brousse; les aiguilles des cactus
+ensanglantaient ses talons; les branches des euphorbes accrochaient les
+manches de son veston, fouettaient ses joues. Hélas! nul rai de lumière
+ne filtrait sous les persiennes fermées. Contre la balustrade la chaise
+longue de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous la véranda, et
+les chambres vides lui renvoyaient à travers les portes closes le bruit
+de ses pas. Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec des plaintes
+aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï, les araignées tissaient leurs
+toiles... L’Aïeul n’était point revenu.
+
+Alors Hiên rentrait au camp à travers les ténèbres, indifférent aux
+flammes errantes des lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête
+enfouie sous les bras.
+
+--Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui? demandait le brave Nho,
+remué par la peine profonde de son ami. Réponds! voyons!... Tu es encore
+allé chez l’Aïeul, hein?... Et il t’a parlé, hein?...
+
+Et Nho, apitoyé, ajoutait:
+
+--Il reviendra, frère aîné, il reviendra!... Ne désespère pas! Pleure,
+mon vieux, si tu as envie de pleurer: les larmes te soulageront... Moi
+aussi, j’ai du chagrin: il y a des jours où les larmes m’étouffent; mais
+je sais que tout cela finira et je patiente... Je mange à ma faim, je
+bois à ma soif: il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre plein pour
+résister au chagrin... Je t’ai gardé quelques gâteaux et du riz: mange,
+frère aîné.
+
+--Laisse-moi, laisse-moi tranquille! suppliait Hiên d’une voix si lasse
+et si effroyablement navrée que son camarade n’insistait plus.
+
+Et Nho se couchait, à son tour, murmurant rageusement:
+
+--Il devient fou!
+
+
+
+
+XVI
+
+
+--Épargne-moi, Maÿ! Je suis malheureux: on m’insulte, on me frappe, et
+je perds la tête. Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni
+même qui je suis... C’est la folie qui vient... Alors je vais vers toi
+comme une jonque en détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité. Aie
+pitié de moi! Parle-moi avec douceur, comme une mère à son enfant.
+
+Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre qu’elle est en train de
+grignoter, tourne ses grands yeux durs vers Hiên et déclare
+tranquillement:
+
+--Finis de geindre! tu m’ennuies!
+
+Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit banc devant l’étalage
+d’un restaurant. Le tirailleur a offert une dînette à sa fiancée, et
+celle-ci a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle compte, ce
+matin de dimanche ensoleillé, avec son collier d’or et ses deux tuniques
+superposées, éblouir ses amies et fasciner quelque jeune Français.
+
+Elle recommence de mordre la canne à sucre et s’amuse de la foule qui
+gesticule et crie sous la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles
+disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre le bétel.
+Accroupies sur des nattes, les marchandes pérorent avec des mines
+importantes et pénétrées de notables commerçantes. Un collecteur hindou,
+ceint d’un pagne flottant qui découvre ses chevilles noires, circule
+entre les groupes de femmes bavardes et recueille quelques sapèques et
+force injures: car ces dames, en tout pareilles à leurs congénères de
+France, usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant. Entre toutes,
+les marchandes de poisson se manifestent bruyantes et rebelles aux
+sommations de l’agent du fisc: retranchées derrière leurs remparts de
+requins-marteaux glauques, de langoustes brunes, de crabes indisciplinés
+et sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le poing au malheureux
+fonctionnaire et le traitent de «nègre», pour l’hilarité débordante des
+gamins assemblés et nus.
+
+Des fruitières vident leurs paniers, d’où s’écroulent les régimes de
+bananes vertes, jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons, les
+pamplemousses, les mangoustans coiffés d’une capsule étoilée, les fruits
+de jaquiers rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants, les
+ananas bosselés et dorés comme des pommes de pin, les mangues oblongues
+et veloutées. Les maraîchères venues des villages tapis dans les
+clairières de la forêt ont étagé les patates violettes et difformes, les
+faisceaux de cannes à sucre semblables à des roseaux, les courges, les
+citrouilles, les plants de salade, les pastèques, les arachides à coque
+terreuse. Des brocanteurs débitent une foule d’ustensiles agréables ou
+utiles: cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux de pipes à opium frettés
+d’argent, couteaux à bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes de
+nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier rouge renfermant du fiel
+d’ours séché, pinces à épiler, peignes de bois, bobines de fil, cristaux
+de borax, chandeliers laqués pour l’autel des ancêtres, brûle-parfums de
+bronze, théières de faïence, rouleaux de papier argenté et doré pour
+cérémonies funèbres, nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes
+d’encens.
+
+Entre les éventaires s’attardent des paysans en longues tuniques
+garance, teintes au _cu-nao_; accoutumés au silence profond des rizières
+jaunissantes où pataugent les buffles muets, tout ce mouvement et tout
+ce bruit les épouvantent. Les habitants de la ville les étonnent
+singulièrement par leur luxe et leur liberté d’allures: au passage d’un
+boy chaussé de bottines vernies, les rustres s’écartent précipitamment,
+les mains prêtes aux _lay_[11] et les yeux ronds d’admiration naïve,
+convaincus que le passant est un important mandarin ou tout au moins un
+gros richard. D’autres mandarins de même rang, cuisiniers de
+fonctionnaires français, se carrent sur les tabourets d’un rôtisseur,
+fument les cigares de leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas
+dépouiller de leurs bagues écarlates et font de grands éclats de rire
+entre deux assiettes de riz, que paieront tout à l’heure les piastres
+des maîtres.
+
+ [11] Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages de marque et
+ qui se fait avec les deux mains réunies sur la poitrine.
+
+--Aie pitié de moi; sois douce! répète à voix basse le triste Hiên.
+
+--Laisse-moi tranquille!
+
+Elle s’est détournée de lui pour contempler, avec des yeux de
+convoitise, des congaï qui font leur entrée dans la halle. Les rais de
+soleil, où dansent follement des poussières brillantes, plaquent les
+tuniques raides de reflets brusques, noyés dans l’ombre et rallumés
+aussitôt; les mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons poudrés
+chatoient; les colliers de grains d’or étagent sur les poitrines menues,
+habillées de velours mauve, lilas et grenat, leur triple rangée
+d’étincelles; les diamants, les rubis, les émeraudes des bagues, des
+bracelets montant jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs
+multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ. Pour acquérir ces
+richesses, il a suffi à ces filles de se vendre à des Français:
+qu’importe le mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration et le
+dépit l’accompagnent? A côté des courtisanes cheminent des femmes de
+tirailleurs; visages noircis par la sueur, seins affaissés sous les
+vestes de coton décoloré, dos courbés sous le poids des paniers; ni
+bagues, ni bracelets, ni boucles d’oreilles, ni mules brodées de
+paillettes... Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple et
+pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots dans la gorge:
+
+--Pourquoi es-tu indifférente? Pourquoi n’as-tu pour moi que des regards
+mauvais? Que t’ai-je fait? Si tu ne peux me donner ton amour, fais-moi
+l’aumône au moins du sourire que tu adresses aux inconnus dans la
+rue!... Ah! si l’Aïeul était là!...
+
+Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés qu’illuminait la
+présence de l’Aïeul. Les marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient
+avec des cris de joie; il leur parlait, écoutait leurs confidences
+interminables, leur donnait des conseils pratiques qui provoquaient les
+rires inextinguibles de ces dames. Il plaisantait avec elles.
+
+--Ah! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière édentée et ridée, je
+ne voudrais point d’autre mari que toi, Aïeul à deux galons!
+
+--Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge, je voudrais me souvenir que
+nous avons été jeunes ensemble et que nous avons dormi sur la même
+natte!
+
+Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux accouraient lui prendre
+la main ou se pendre aux pans de son dolman où leurs doigts
+s’imprimaient en rouge. Il finissait par s’échouer dans la boutique d’un
+restaurateur et grignotait des gâteaux chinois en buvant du thé; il
+conviait Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage de la fillette
+s’illuminait; elle devenait aimable et gaie, et son rire sonnait à
+chaque mot.
+
+Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée silencieuse et
+impénétrable. Il voit le front bombé, lisse et blanc, les sourcils
+tendres et légers, relevés vers les tempes, les paupières abaissées à
+demi, les cils immobiles voilant les yeux cruels, le nez imperceptible
+aux narines retroussées, les lèvres charnues et rougies par le bétel. Un
+désir insensé et brutal lui étreint le cœur, de saisir cet animal
+sournois et indéchiffrable, de l’emporter loin de cette humanité
+compliquée, loin de ces femmes trop parées, loin de ces hommes aux
+regards effrontés, d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et lui
+seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines et trouble son cerveau: la
+jalousie, la jalousie qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de
+suite atrocement.
+
+Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les cloches et ronflent les
+gongs, la messe vient de finir. Le marché se remplit de Français:
+officiers d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent aux
+pentes de la montagne dans le feuillage nuageux des bambous; pilotes
+massifs, tanguant et roulant, parlant très haut; troupiers étiques dont
+les figures minces et trop blanches disparaissent sous les casques trop
+larges enfoncés jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux de
+coquetterie dans leurs amples tuniques de toile grise; femmes coiffées
+de casques de liège qu’habillent des dentelles et qui sont trop pareils
+à des abat-jour; robes flottantes de crépon, souliers découverts et bas
+à flèches d’or, teints fadasses criblés de taches de rousseur;
+garçonnets arrogants et pâlots, contemplant avec des yeux effarés les
+gamins annamites vêtus d’une ficelle; sous-officiers pommadés et
+parfumés frisant des moustaches avantageuses; fonctionnaires de la
+douane et de l’administration, empesés et solennels.
+
+Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre de la Guadeloupe, vague
+comptable du Sanatorium, se distingue par la hauteur de ses faux cols,
+le miroitement de son plastron garni de faux brillants, le pli
+impeccable de son pantalon et la pomme d’or de sa canne.
+
+Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement au
+Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été sensible au charme et aux œillades
+de la petite personne; il l’a rencontrée deux ou trois fois sur
+l’appontement, l’a complimentée en annamite sur son collier, cadeau de
+l’Aïeul, sur la couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée;
+mais, tout au fond de son cœur de petite femme, elle a tressailli
+d’aise. Dès la deuxième entrevue, il lui a offert de lui faire visiter
+sa demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir brodé de fleurs;
+elle n’a rien répondu et s’est détournée avec une majesté de reine
+offensée; mais l’offre n’a pas été oubliée: le mouchoir à bordure
+fleurie hante les rêves de Maÿ, qui se promet d’aller voir le «nègre».
+Quant au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse couche de
+fatuité cuirasse contre le doute, il se persuade bonnement que son
+physique de commis-voyageur et son langage zézayant ont produit sur la
+petite Vénus jaune l’irrésistible effet auquel l’ont accoutumé les
+mulâtresses.
+
+Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement d’yeux complice du jeune
+homme olivâtre. Il pâlit; la tête lui fait mal et ses yeux voient
+trouble; il est las soudain comme s’il avait couru pendant des heures,
+et il a envie de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans le voir,
+préoccupé seulement d’attirer sur son veston immaculé les regards de
+Maÿ. Il finit cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme la
+bravoure n’est point sa vertu première, il bat précipitamment en
+retraite et disparaît.
+
+--Rentrons à la maison, décrète la fillette.
+
+--Oui! oui! rentrons! Je suis fatigué de tout ce tapage, de ces gens qui
+vont et qui viennent.
+
+--Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên! C’est toi qui m’as demandé de
+t’accompagner au marché, et te voilà maintenant impatient de partir!
+
+--J’en ai assez de voir ces hommes te sourire et de te voir répondre à
+leurs sourires par des sourires!
+
+--Serais-tu jaloux, par hasard?
+
+--Je ne sais pas; je souffre! J’ai vu tout à l’heure le jeune noir te
+saluer et j’ai senti mes yeux se voiler, et trembler mes mains... Où
+as-tu connu cet étranger?
+
+--Je ne le connais pas. Je commence à croire que tu deviens réellement
+stupide. Personne ne m’a saluée au marché.
+
+--J’ai cru voir...
+
+--Tu t’es trompé!
+
+--Je me suis trompé, sans doute! concède l’humble amoureux.
+Pardonne-moi, sœur aînée: je t’aime et je suis inquiet; je me figure
+être entouré de gens qui menacent mon bonheur, qui cherchent à
+t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi! Vois-tu, ma tête est faible: je
+suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises. Je ne serai plus
+jaloux!
+
+Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse. Un lépreux écroulé contre
+la haie, entre les fleurs lilas et les feuilles anémiques des euphorbes,
+interrompt sa mélopée pour ricaner:
+
+--Tu en parles à ton aise, mon jeune ami! On guérit plus vite de la
+lèpre que de la jalousie... Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune!
+
+Ses lèvres pourries découvrent les gencives blanches qu’entrechoque le
+rire.
+
+ *
+
+ * *
+
+La parole du lépreux se vérifia: la promesse de Hiên n’était qu’une
+vantardise d’amoureux novice. La jalousie s’installa dans son cœur et
+dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour devait faire un paradis
+terrestre, fut un enfer. Pietro et Maÿ, sans se concerter, se
+partagèrent la tâche de torturer cette âme simple, l’un par la terreur,
+l’autre par le doute.
+
+Les rares instants de répit que l’adjudant accordait au tirailleur,
+celui-ci les employait à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter: «Que
+fait-elle en ce moment?...» Il s’imaginait la voir, profitant des heures
+de liberté absolue que lui procuraient les exercices, endosser en hâte
+sa tunique de crépon, boucler à son cou son collier, et, trompant la
+surveillance de Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait le
+traître au teint de citron.
+
+Il la voyait, souriant et balançant gracieusement les bras, cheminer
+sous les frangipaniers de l’avenue, franchir le portail de briques où
+grimaçaient des monstres de terre émaillée. Il la voyait apparaître,
+blanche et dorée, hors de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement
+et ses mains frissonnaient, secouées par le vent de la folie
+renaissante.
+
+Souvent, comme il errait dans le crépuscule à la recherche de l’absent,
+les abominables visions se présentaient à son esprit; il revenait en
+courant vers le camp, tête basse, bousculant les rondes d’enfants qui
+tournoyaient dans les chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue,
+Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare à treize cordes. Il
+s’asseyait près d’elle, essoufflé, le cœur tressautant:
+
+--Qu’as-tu fait aujourd’hui? interrogeait-il lorsque les fils de cuivre
+cessaient de moduler leurs plaintes aigres.
+
+--Je me suis promenée.
+
+--Où es-tu allée?
+
+--Qu’est-ce que cela peut te faire?
+
+Menue et sournoise, elle le défiait de ses yeux calmes et froids, où
+rien ne se lisait de l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre
+vaincu d’avance dans cette lutte inégale où son innocence même et sa
+simplicité faisaient le jeu de son adversaire. Devant cette petite fille
+qu’il eût aisément broyée entre ses doigts de géant, il restait penaud
+et muet, désespéré de son impuissance: à quoi lui servaient ses gros
+poings et ses biceps?
+
+Farouche, il regardait les lignes d’écume lumineuse émerger de la nuit
+et mourir sur la plage; les falots des sampans dansaient comme un vol de
+lucioles. Le feu de Can-Gio ouvrait son œil sanglant et fixe dans les
+ténèbres épandues sur la baie. La rumeur de la houle emplissait
+l’horizon; des massifs effacés par l’ombre, descendaient les plaintes
+chuchotantes des bambous, et les vagues et le feuillage semblaient
+geindre avec le sauvage affligé.
+
+Cependant l’ironique chanson de la cithare égrenait ses notes
+railleuses. Maÿ reprenait sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa
+musique, heureuse aussi de la souffrance devinée à ses côtés, elle
+roucoulait à mi-voix, les paupières battantes et la gorge ondulante...
+Ah! l’écraser d’un coup de poing!
+
+
+
+
+XVII
+
+
+La voix rauque de l’adjudant proféra des commandements et, quatre par
+quatre, les tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise. Ils
+défilèrent silencieux et farouches, dans les rues qui s’éveillaient; les
+chiens errants jappaient sur les talons; la hotte sur le dos, des
+sampaniers cheminaient en longue file sous les cocotiers inclinés:
+joyeux de leur pêche nocturne, ils saluèrent la colonne de lazzi
+égrillards. Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de jadis, ils se
+turent, redoutant d’avoir troublé quelque grave cérémonie militaire.
+
+Les chantiers du camp nouveau alignèrent au-dessus des talus envahis par
+l’herbe leurs charpentes inachevées, rongées par les termites, et leurs
+murs de torchis jaunissant. La clarté blême du petit jour aggravait la
+tristesse du terre-plein désert où gisaient dans le sable les bennes
+rouges des wagonnets, pareilles aux tronçons d’une coque échouée.
+
+Les tirailleurs détournèrent la tête: trop de souvenirs habitaient ces
+cases vides et ces hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les yeux:
+trop longtemps il avait poursuivi en vain l’ombre de l’Aïeul à travers
+le camp abandonné; dans son cœur las, abreuvé de trop de chagrins, il
+n’y avait plus de place pour l’espoir; l’absent tardait trop à
+revenir... Invinciblement, sa marche se ralentissait; ses jambes
+semblaient le river au sol...
+
+--Avance, Hiên, avance: l’adjudant te regarde, dit son compagnon en le
+prenant par le bras.
+
+Le sabre court sonnait sur les pavés; le désespéré fit un effort pour
+s’arracher à la torpeur qui le gagnait et trotta lourdement, comme un
+âne trop chargé.
+
+La compagnie pénétra dans la forêt; les sections se dispersèrent. Hiên
+et Nho suivirent une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière les
+hautes fougères, le tyran disparut.
+
+Hiên écouta craquer les branches tombées que brisaient les pieds nus;
+d’autres patrouilles, filant par des sentiers voisins, semblaient des
+hardes de sangliers froissant les feuilles mortes. De la brousse touffue
+montait le parfum iodé de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des
+bruyères teintées de rose, le relent fauve de l’eau croupie. Sur la
+terre grasse, que les pluies avaient ravagée, se tordaient les racines
+brunes, pareilles à des pythons monstrueux.
+
+La patrouille fit halte dans une clairière, au bord d’une mare obscure;
+des arbres géants étendaient sur elle le dais de leurs branches
+enchevêtrées: banyans aux troncs enrubannés de lianes, tecks élancés et
+droits aux feuilles de carton terne, gommiers balafrés de coupures
+béantes qui distillaient la sève sirupeuse et blanche. Dans la boue
+piétinée par les chevreuils pointaient les tiges vert tendre des herbes
+naissantes.
+
+Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur déborda. Toutes ses peines
+vinrent à lui à la fois, au rappel des parfums familiers: l’exil, les
+tortures de l’initiation, les brèves minutes de joies évanouies, les
+épouvantes de chaque instant, les coups meurtrissant sa face
+douloureuse, et l’amour malheureux, et l’atroce jalousie... Il arracha
+de son épaule la bretelle du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et
+s’abattit dans le gazon trempé de rosée, la figure entre les mains. Il
+pleura, avec des hoquets et des râles qui retentissaient dans la
+clairière endormie.
+
+--Quelle misère! gronda Nho. Et l’Aïeul qui ne revient pas!... Aïeul à
+deux galons, pourquoi nous as-tu abandonnés?...
+
+Il s’exaspérait, hurlait à son tour.
+
+--Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble pas le malheureux qui crie
+sa peine aux esprits de la forêt... Laisse-le pleurer en paix!...
+
+Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en silence la déchirante
+lamentation qui tantôt retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte
+des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce comme une plainte
+d’enfant. Nho se rapprocha de Cang:
+
+--Maître sergent, dit-il, maître sergent, il faut écrire à l’Aïeul: il
+faut que l’Aïeul sache et qu’il revienne... Écris à l’Aïeul!...
+
+Cang hocha la tête:
+
+--Que lui dirai-je?
+
+--Tu lui diras que nous souffrons...
+
+--C’est vrai, nous souffrons... Mais faudra-t-il lui dire que nous
+souffrons par la faute d’un Français?... Pourra-t-il croire, lui qui est
+juste, lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté? Ne me
+parlera-t-il pas ainsi: «Cang, tu es un mauvais sous-officier; tu
+manques à ton devoir: tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et
+sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles accusations, parce
+que tu ne l’aimes point... Je sais, je sais que tes compatriotes ont
+ainsi dénoncé faussement des gradés parce que ceux-ci ne leur plaisaient
+pas. Cang, tu mens!...»
+
+--L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang puisse mentir!
+
+--Il me dira: «Réfléchis bien! Tu prétends que l’adjudant vous insulte,
+qu’il lève son bâton sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute
+grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront contre lui, le
+châtieront: car de telles actions sont contraires aux lois françaises et
+aux règlements, et les chefs puniront sévèrement l’homme coupable
+d’avoir manqué aux lois et aux règlements. Les chefs haïssent la
+brutalité; mais le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu as
+calomnié ton supérieur...»
+
+--L’Aïeul saura distinguer la vérité!
+
+--Il ne me croira point...
+
+--Il te croira!
+
+--Où lui adresserai-je ma lettre?...
+
+--Après l’exercice, pendant la sieste, nous interrogerons les
+sampaniers... Nous monterons sur les jonques qui sont dans la baie des
+Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs d’Annam s’ils n’ont pas vu
+notre maître... Il faut que l’Aïeul sache!...
+
+Des coups de feu lointains s’espacèrent... Hiên se leva, blême et
+titubant, et suivit la patrouille qui se glissait dans la brousse.
+
+ *
+
+ * *
+
+Nho donna un dernier coup d’aviron: le canot vira dans l’eau dorée, vint
+se coller contre la coque couturée d’une jonque. Des sampaniers
+accoururent, se penchèrent sur le bordage, saisirent le vieux Cang par
+les aisselles, le hissèrent sur le pont où séchaient des queues de raies
+et des peaux de requins.
+
+Autour du terrien, que le tangage inquiétait, les hommes de la mer,
+leurs femmes hâlées et rieuses, leurs enfants nus et basanés firent
+cercle, se poussant du coude, grimpant sur les rouleaux de cordages et
+jusque dans les agrès. Tous à la fois, ils questionnaient le sergent;
+des jonques voisines, rangées bord contre bord, d’autres curieux
+accouraient, avides de connaître le motif de cette visite inattendue:
+
+--Que veux-tu de nous, oncle sergent?
+
+--Pourquoi es-tu venu sur notre barque?
+
+--Que se passe-t-il?
+
+Cang ne répondait rien, demeurant adossé à l’embrasure d’un panneau,
+déplorant en silence le manque total d’éducation dont faisaient preuve
+ces marins.
+
+Un vieillard le guida par la main, écarta du poing les indiscrets, fit
+asseoir son hôte sur une natte:
+
+--Apportez au grand mandarin du thé et du bétel! commanda-t-il.
+
+Il prit place lui-même sur la natte en face du sergent, lui tendit une
+cigarette. Et Cang lui demanda:
+
+--N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu pas vu mon maître?
+
+--Qui est ton maître?
+
+--L’Aïeul à deux galons.
+
+--Ton maître est donc un vieil homme?...
+
+--C’est un homme très jeune, qui a des yeux clairs et souriants, des
+moustaches tombantes et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches
+deux galons d’or. C’est un homme qui est bon avec les Annamites, qui
+leur parle avec une voix très douce, dans leur langue, qui donne des
+remèdes aux malades, aux petits enfants des sous et des caresses, qui
+sait lire dans nos livres et connaît nos légendes et nos poèmes... Il
+est instruit, il est sage comme un homme très âgé, et c’est pourquoi
+nous l’appelons notre Aïeul...
+
+--Dans quelle région se trouve-t-il?
+
+--Il est parti par la grande route qui va de Saïgon à Hué, et, depuis
+son départ, nous n’avons pas eu de ses nouvelles... Quelqu’un des tiens
+l’a-t-il vu?
+
+--L’Annam est immense; les ports où sont armées nos jonques sont
+innombrables: les unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à
+Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres à Cam-Ranh... Mais nous sommes
+des gens de la côte et jamais aucun de nous ne se risque à remonter les
+torrents, à pénétrer dans la montagne...
+
+--Mais les montagnards viennent vendre les cardamomes aux villageois des
+plaines: peut-être un marchand, causant avec les tiens, a-t-il pu parler
+de mon maître?...
+
+--Peut-être... Holà! vous autres, ouvrez vos oreilles: quelqu’un d’entre
+vous a-t-il ouï parler d’un certain Aïeul à deux galons?
+
+--Moi! moi! crièrent plusieurs voix.
+
+--Moi, je l’ai vu!
+
+Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança près de la natte et répéta:
+
+--J’ai vu l’Aïeul!
+
+Un soir, sur la place étroite d’un hameau perdu, à la lisière des bois
+profonds, il avait vu la foule des paysans et des bûcherons assemblée
+autour du banc où trônait un officier, un lieutenant. Cet officier, que
+les notables nommaient: «l’Aïeul à deux galons», narrait une histoire
+que les campagnards écoutaient, bouche bée; des garçonnets et des
+fillettes jouaient à ses pieds; un tirailleur à barbiche blanche allait
+et venait parmi les groupes...
+
+--C’est lui, dit Cang, c’est mon maître!
+
+Alors il fit aux sampaniers consternés le récit des souffrances endurées
+par leurs frères militaires; il dit les humiliations et les outrages
+quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime des opprimés à la
+justice de l’absent...
+
+--Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais écrire à ton maître, ce soir,
+par l’écrivain public qui se tient au marché, une lettre qu’une de nos
+jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul, sera chargé de lui remettre
+ta plainte et lui répétera tes paroles...
+
+ *
+
+ * *
+
+--Relis maintenant! dit Cang.
+
+L’écrivain public assura sur ses oreilles les tiges de ses besicles,
+prit la feuille à deux mains, l’approcha de la mèche charbonneuse du
+quinquet, et lut:
+
+«Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà trop tardé. Après ton départ,
+le joug a été replacé sur nos cous, plus lourd encore parce que le
+bouvier avait des rancunes à satisfaire... Le sous-lieutenant est bon,
+mais il ne voit rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car Pietro l’a
+persuadé que la race annamite était fourbe et dissimulée et que nous
+étions méchants entre les méchants.
+
+»Et l’adjudant est maintenant le maître incontesté. S’il se fût
+contenté, comme autrefois, de distribuer des jours de consigne, des
+injures et des coups de pied, nous eussions retrouvé, pour endurer le
+supplice, notre résignation d’autrefois; on eût courbé l’échine et
+invoqué ton nom en silence... Mais il a fait pire: se souvenant que tu
+avais tiré une première fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné
+contre ton protégé. Du réveil à l’extinction des feux, il se complaît à
+le torturer, à l’abrutir, à l’épouvanter, de sorte que l’être simple est
+en train de retourner à ses ténèbres: peut-être reviendras-tu trop tard
+pour lui rendre une deuxième fois la lumière.
+
+»Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir osé t’écrire ces choses... Je
+sais que cela n’est point conforme à la discipline; mais n’est-il pas
+permis au soldat qui a servi fidèlement pendant des années d’élever sa
+voix en faveur de ses frères d’armes malheureux?
+
+»J’ai trente ans de services, Aïeul: pendant trente ans, des officiers
+français et des sous-officiers français m’ont commandé; les uns étaient
+affables et doux comme toi; d’autres étaient rigides et inaccessibles,
+mais tous étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs
+annamites obéissaient avec joie... Celui dont je te parle est injuste et
+cruel, et jamais je n’avais rencontré son pareil.
+
+»Nous plions encore devant lui: le jour est proche où le vase trop plein
+débordera de toutes parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront...
+
+»Hâte-toi, Aïeul à deux galons: tes petits-enfants crient vers toi et se
+lassent de n’être point entendus... Hâte-toi!...»
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Derrière les faisceaux de mousquetons que hérissaient les lames
+luisantes, la compagnie piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient
+où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes fusait vers l’azur du
+zénith la lumière jaune et dorée épandue sur le ciel et la terre.
+
+--Beau temps pour la revue! confia Castel, épongeant ses joues rasées de
+frais, au fourrier rose et joufflu que le casque trop grand coiffait
+comme d’un abat-jour.
+
+--Vrai temps de Fête nationale! Le soleil est républicain!
+
+--Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie.
+
+--Et pendant la route, donc!
+
+--Pourquoi ne partons-nous pas? Qu’est-ce qu’on attend? Le
+sous-lieutenant vient d’arriver: le voici qui cause avec Pietro sous la
+véranda de la grande case.
+
+--Tiens! tiens! pourquoi n’a-t-il pas mis de bottes?
+
+--Bizarre!... Et le fougueux Barka est dans son box!
+
+--Qui est-ce donc qui va commander la compagnie?
+
+--Hein! mon vieux! si le lieutenant était revenu sans crier gare!...
+
+--Va donc! va donc! ne te berce pas de cette illusion, mon bon
+Provençal!
+
+--En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille basse. Il était presque
+aimable tout à l’heure pendant le rassemblement. Il y a sûrement du
+nouveau qui se prépare. Psst! Cang! Tu n’as pas entendu parler du retour
+de l’Aïeul, par hasard?
+
+Cang secoue la tête d’un air dubitatif:
+
+--Le bruit court que l’Aïeul est revenu; mais personne n’en sait rien au
+juste. On avait annoncé son retour tant de fois déjà que personne n’y
+croit plus. J’ai questionné Hiên le Maboul: il ne sait rien; il est à
+moitié fou et tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé de rôder
+autour de la maison du lieutenant: il est découragé. Bèp-Thoï n’a pas
+paru dans le village hier soir.
+
+--Dis donc, le sergent-major est peut-être renseigné: faufile-toi
+jusqu’à la chambre de détail. L’adjudant tourne le dos, justement: tu ne
+risques rien. Donne-moi ton mousqueton.
+
+Le fourrier trotta; les franges jaunes des épaulettes de laine dansaient
+sur le dolman blanc; il s’insinua entre les stores verts que décoraient
+des monstres garance, zébrés par les averses. La basse puissante du
+sergent-major émit des paroles inintelligibles, puis le casque démesuré
+du messager écarta les rideaux de rotins.
+
+--Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on se moque de lui, qu’on lui a
+déjà monté ce bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend plus.
+
+Ils se regardèrent, désappointés:
+
+--C’est idiot de faire courir des bruits pareils! grogna Castel. On
+s’emballe, on s’emballe, puis tout casse et l’on se retrouve forçat
+comme devant, mais le boulet est plus lourd.
+
+Des gamins essoufflés galopèrent devant la palissade, passèrent leurs
+museaux suants entre les bambous et crièrent à tue-tête:
+
+--L’Aïeul est arrivé! l’Aïeul est arrivé!
+
+Les femmes accroupies sous les écussons tricolores et les girandoles de
+la porte répétèrent:
+
+--L’Aïeul est arrivé! l’Aïeul est arrivé!
+
+La compagnie entière se rua vers la route, abandonnant les faisceaux,
+trépignant et glapissant:
+
+--Où est-il?
+
+--Est-ce bien vrai?
+
+--Comment savez-vous cela, petits frères?
+
+--C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe sous la véranda et le vieux
+Bèp-Thoï étrillait le cheval.
+
+--Mais non! il ne fumait pas.
+
+--Je te dis que si!
+
+--Je te dis que non!
+
+--Es-tu bien sûr de l’avoir vu?
+
+--Si je suis sûr?... Si je l’ai vu?... J’allais me faufiler jusqu’au
+perron lorsque Bèp-Thoï a brandi son étrille vers moi: je me suis
+sauvé!... Tout le village connaît la nouvelle maintenant!
+
+--Le voilà! le voilà!
+
+--Rassemblement! hurlait l’adjudant.
+
+--Crie, mon garçon, égosille-toi! murmurait le fourrier, emporté par le
+flot des petits soldats qui roulait sur la route...
+
+--Rassemblement!
+
+Au tournant du chemin, sous les frangipaniers, la robe luisante et la
+crinière hirsute d’Annibal apparurent, émergeant de la cohue des gamins
+loqueteux. Les jambières rouges galopèrent éperdument; les gamins,
+braillant et pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus; des mains
+noircies saisirent les rênes, maintinrent le petit cheval affolé,
+palpèrent les bottes éperonnées de bronze doré, la culotte de toile, le
+dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre d’or et les galons, le
+sabre à garde nickelée passé dans le porte-épée de la selle; des lèvres
+baisèrent les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent l’Aïeul, le
+placèrent sur leurs épaules; autour d’eux, les salaccos se heurtaient
+furieusement et les faces noires vociféraient:
+
+--Salut, vénérable Aïeul!
+
+--Salut, Aïeul à deux galons!
+
+--Pourquoi as-tu tant tardé?
+
+--Reconnais-moi, Aïeul à deux galons: c’est moi, Phuc, l’élève caporal!
+
+--Te souviens-tu de ton serviteur? Je suis Mao, le palefrenier!
+
+--Je te reconnais, mon ami.
+
+--Baisse la tête, Aïeul: les branches vont faire tomber ton casque!
+
+--Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma lettre?
+
+--Je l’ai reçue, Cang; ne te fais plus de bile, vieux brave: justice
+sera faite!
+
+--Nous avons abominablement souffert, maître.
+
+--Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés?
+
+--Vois mes bras: ils sont bleus de coups de trique.
+
+--Hé! les porteurs! faites attention aux écussons de la porte!
+
+--Baisse la tête, Aïeul!
+
+--Aux faisceaux, bavards!
+
+En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en selle, et les tirailleurs
+frémissants furent alignés, l’arme au pied, derrière leurs chefs de
+section. Les deux officiers se serrèrent la main. La tête haute, les
+yeux fixes, les dents claquantes, les talons réunis, l’adjudant Pietro
+vit venir à lui le justicier.
+
+--Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt après la revue: j’ai à
+vous parler.
+
+--Oui... oui, mon lieutenant!
+
+Annibal défilait en piaffant devant la double haie des baïonnettes
+étincelantes et tout à coup la voix rauque de Hiên cria:
+
+--Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi!... voilà que la folie est
+revenue...
+
+--Viens chez moi tout à l’heure, petit frère: je te guérirai.
+
+Les salves de batteries ébranlaient les massifs qui s’empanachaient de
+fumée blanche; les drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes
+et des palmes leur étamine tricolore. Les pentes vertes de la montagne,
+les flamboyants écarlates, la baie toute bleue où couraient des frissons
+d’argent, le ciel que ne souillait nulle tache et d’où pleuvait la
+lumière triomphante saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul.
+
+ * * * * *
+
+Les clairons embouchèrent leurs cuivres rutilants, gonflèrent leurs
+joues et soufflèrent. Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements
+de cuirs neufs. La compagnie développa les quatre anneaux de ses quatre
+sections; les salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent des
+éclairs; le village entier suivit sur les talons de la dernière file,
+pêcheurs brunis et couturés, costumés d’étoffes teintes au _cu-nao_,
+bûcherons maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur échine sur les
+troncs abattus, notables enturbannés de blanc et solennels dans leurs
+tuniques flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne balançant dans
+leurs doigts chargés de bagues des cannes à pommes d’or, femmes de
+tirailleurs trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots
+barbouillés de vermillon, Chinois en veste lilas, en pantalons de soie
+blanche ficelés au-dessus des babouches à semelles de feutre, gamins
+farceurs vêtus chichement d’une culotte sans fond et d’une amulette
+dansant au bout d’un cordon.
+
+Devant le portail du télégraphe anglais, que des bougainvillias violets
+encadraient, cinq ou six grands garçons blonds et roses levèrent leurs
+casques plats à _puggaree_ tissé de fils d’or.
+
+--Bonjour, lieut’nant!
+
+--Bonjour, monsieur White! Bonjour, monsieur Beattie!...
+
+Le pilote haut sur jambes et bourru qui savourait son manille devant un
+mur où serpentaient des dragons émaillés salua de la main le jeune
+camarade revenu de la brousse. Sous les vérandas à grillages verts, des
+peignoirs bleus esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens du
+Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux foncés et dépoitraillés,
+abandonnèrent les tables de marbre rondes que les verres d’absinthe
+tachaient de vert trouble, pour serrer dans leurs grosses pattes velues
+la main gantée:
+
+--Bonne promenade, hein?
+
+--Merci! bon apéritif!
+
+--On vous attend pour le prendre, hein? On va dire à la patronne de le
+faire chauffer, _té_!
+
+L’élégant comptable étalait complaisamment, sous les tritons qui
+surmontaient la porte du Sanatorium, son smoking de toile à revers de
+soie crème, son plastron de «zéphir» saumon et ses escarpins vernis. Ce
+mulâtre, «intellectuel» que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait nanti de
+brevets douteux et que les lois de la métropole bienveillante avaient
+dispensé de tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu,
+antimilitariste. Au passage de la «brute galonnée», du «buveur de sang»,
+qui chevauchait à la tête d’une cohorte de soudards, il eut une moue
+méprisante. Elle s’effaça de son visage comme l’ombre d’un nuage sur une
+mare: Hiên le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la menace dans
+les yeux fous du tirailleur et recula d’un pas: il se cogna au tronc
+moussu d’un lilas du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert tendre
+le smoking immaculé.
+
+Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit à pieds joints dans une
+flaque d’eau: la boue liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse; des
+larmes hideuses constellèrent le pantalon raide, amoureusement repassé,
+la ceinture de toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve, le
+plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine.
+
+Le garçonnet s’esquivait; les rires narquois des congaï, des Chinois
+hilares, des sampaniers ricaneurs insultèrent à la douleur de la
+victime: car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il désigne du nom
+injurieux de _chà-và_ (nègre).
+
+Le comptable maudit ces braillards imbéciles dont le goût pour les
+cérémonies militaires lui valait une douche d’eau boueuse. Il disparut,
+poursuivi par les huées.
+
+Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir ses congénères attelés,
+deux par deux, aux victorias qui stationnaient devant le perron de
+l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées par le clairon à
+leurs tas de sable, accoururent de toute la vitesse de leurs maigres
+jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des bancs verts, elles
+dansèrent de joie et leurs voix pointues chantèrent avec les cuivres
+rugissants les vieux refrains nationaux.
+
+La route cessait de courir en bordure de la plage, s’enfonçait entre
+deux haies de lauriers-roses et de cactus que dominaient les toits
+sombres des villas et les pentes raides de la montagne proche. Les
+basses branches des tamariniers formaient une voûte épaisse où se
+répercuta la clameur joyeuse de la foule. Un nouveau contingent de
+Chinois et de congaï accourus du marché grossit la colonne.
+
+On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de fer forgé, les façades
+roses des bâtiments militaires ouvraient leurs larges baies: bâtiments
+du Commissariat noyés dans l’ombre violette des jaquiers; Direction
+d’artillerie, où des piles de traverses peintes au minium gisaient dans
+des massifs d’iris; casernes d’artillerie, où chantaient des trompettes
+nasillardes; casernes d’infanterie que revêtait encore la hideuse
+carapace des échafaudages.
+
+Les serre-files coururent, pourchassèrent les gamins; les sections se
+formèrent en ligne les unes derrière les autres et la compagnie ainsi
+massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée que bordait la forêt
+ombreuse. Les officiers d’artillerie campés sur leurs mulets massifs
+abaissèrent, pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs lattes courbes;
+derrière eux, les conducteurs indigènes firent des signes d’amitié à
+leurs camarades tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale,
+joignant les mains sur les croisières de leurs baïonnettes, louèrent la
+tenue de la petite troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et
+s’alignait sans bruit.
+
+En face de la haie des baïonnettes, l’autre lisière se garnissait de
+casques blancs, de robes claires, de tuniques flottantes et pâles, de
+chapeaux coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes. Les trompettes
+fredonnèrent des notes pleurardes, les clairons chantèrent allègrement;
+un officier galopa dans le sable que les sabots de son mulet puissant
+firent jaillir en gerbes d’étincelles; il leva son sabre et cria des
+commandements.
+
+Un colonel passa au trot, puis se posta près des tribunes, et devant lui
+défilèrent les petits canons poussiéreux, les pesants fantassins et les
+tirailleurs alertes et sautillants. La revue était achevée.
+
+ *
+
+ * *
+
+--Rentrez dans votre chambre et n’en sortez plus. Le sergent-major
+assurera votre service, en attendant que le chef de corps envoie des
+ordres. Je vous préviens que je compte lui adresser une lettre le
+mettant au courant des faits et demandant votre renvoi à Saïgon.
+
+Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour et gagna la porte. Les
+tirailleurs, qui décrassaient leurs mousquetons sous la véranda, le
+virent passer, blême et effaré, et connurent que son règne était fini.
+
+Dans la chambre de détail que tapissaient les contrôles nominatifs, les
+synoptiques et les tableaux de service, les deux officiers restaient
+seuls.
+
+--A quoi songez-vous? demanda l’Aïeul au sous-lieutenant.
+
+--Je songe à tout ce mal que j’ignorais et que j’aurais pu empêcher.
+
+--Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes tout jeune, vous sortez à peine
+de l’École, j’aurais dû vous avertir. Pietro, frappant du talon et
+tendant le jarret, vous a convaincu aisément de ses vertus militaires.
+Vous n’avez pu deviner l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de
+«parfait adjudant»; vous avez eu confiance en lui, vous vous êtes reposé
+sur lui du soin de maintenir la discipline intérieure; vous savez
+maintenant comment cette brute a manié le sceptre que vous lui laissiez.
+Vous connaîtrez, quelque jour, le tort immense que font à l’armée ces
+soi-disant «bons serviteurs» que nos troupiers désignent de cette
+appellation caractéristique: «chiens de quartier».
+
+--J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû, comme vous, me rapprocher
+du tirailleur, lui inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette fois
+encore, j’ai été abusé: tant de livres affirment que l’Annamite est
+impénétrable, tant de fois Pietro m’a répété: «Ces gens-là, on ne sait
+jamais ce qu’ils ont dans le ventre!...» J’ai fini par me laisser
+persuader. J’ai cru avec tout le monde que l’Annamite était menteur et
+dissimulé.
+
+--Il l’était vraiment pour vous. La ruse est l’arme des faibles:
+l’Annamite est faible et méfiant. Ses mandarins l’écrasaient; les
+conquérants n’ont pas réussi encore à le convaincre de sa délivrance,
+parce qu’il s’est trouvé chez les conquérants des hommes comme Pietro
+qui ont remis en vigueur les procédés d’administration des mandarins. Il
+continue à ruser, mal guéri de sa méfiance séculaire; il refuse de
+livrer son âme, que masquent son visage impassible devant le cadeau
+comme devant l’outrage, ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre
+et se réjouit suivant l’heure, comme un animal raisonnable, comme nous.
+Efforcez-vous de l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste, et son
+âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses prétendus secrets. Vous
+découvrirez ce que j’ai découvert, que l’Annamite est un enfant timide
+et bon, un peu craintif, mais qui ne demande qu’à se laisser
+apprivoiser. Vous serez le père de cet enfant.
+
+--Ou son Aïeul!
+
+--Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant. Allons déjeuner: la revue
+m’a creusé terriblement.
+
+ *
+
+ * *
+
+Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe raide la tasse de café, la
+pipe, le pot à tabac où sont taillés dans le bambou des mendiants
+grimaçants et des bonzes difformes. Hiên le Maboul s’est agenouillé près
+de l’Aïeul, a posé sa tête sur le genou du maître et parle d’une voix
+étouffée et rauque:
+
+--Tu as trop tardé! tu as trop tardé!... La folie est rentrée en moi. Je
+me suis débattu, j’ai lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là pour
+me garder et m’encourager, et je t’ai cherché en vain... La folie est
+rentrée dans mon âme que la terreur habitait, dans mon corps déchiré par
+les coups de bâton: je suis fou!...
+
+--Calme-toi! dit l’Aïeul. Ta tête est encore faible et la frayeur l’a
+troublée. L’adjudant va s’en aller et, dans quelques jours, tu seras
+aussi gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté qu’avant mon départ.
+
+--Oui! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux guérir! Déjà tes paroles me
+font du bien. Mais ce n’est point la peur seule qui me rend fou...
+
+--Dis-moi toute ta peine, petit frère.
+
+--Je n’ose...
+
+--Qu’est-ce que tu crains? ne suis-je pas ton Aïeul?
+
+--Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur et joue avec, comme le chat joue
+avec le moineau! Et je souffre parce que je l’aime, et, chaque jour, je
+perds davantage la tête. Je suis jaloux!... Loin de Maÿ, je suis
+inquiet, je redoute des choses hideuses; et je cours vers elle. Près de
+Maÿ, je ne suis pas heureux: elle répond à mes questions par des
+railleries, par des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable; mes
+paroles d’amour provoquent son rire méchant; mes menaces lui font
+hausser les épaules... Alors des soupçons me viennent, que je ne puis
+dire, même à toi, vénérable Aïeul, et, pour en finir avec la torture, je
+suis tenté de tuer le bourreau.
+
+--Voilà qui est plus grave!... Encore faudrait-il, avant de méditer des
+mesures aussi radicales, qu’un indice quelconque fût venu te dénoncer la
+trahison. As-tu surpris quelque chose?
+
+--Non!... je ne sais pas... je soupçonne...
+
+--C’est parfait: tu es un imbécile!... Ta pauvre cervelle est peuplée de
+fantômes grotesques et de monstres ridicules, qu’elle a créés de toutes
+pièces et devant qui tu trembles. Tu es un imbécile!
+
+--C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï, déposant sur la table
+une boîte de cigares. Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis
+vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses qu’elle cache aux jeunes
+hommes. Tout à l’heure, en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il
+était un imbécile de se mettre en tête de pareilles bourdes. Il m’a
+regardé de travers et j’ai bien vu qu’il était irrité contre moi: les
+jeunes gens d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment les discours
+utiles des anciens.
+
+--Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages paroles de Bèp-Thoï? continue
+l’Aïeul. Il a dit vrai: tout le mal vient de ton imagination. Ne te
+figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir de ce mal: tous les
+hommes que le désir d’une femme affole sont, comme toi, torturés de
+soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le remède est aisé à
+trouver, et, dans le cas présent, nous ne tarderons guère à l’appliquer:
+c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire réglée; dans un
+mois, le fol amoureux se transformera subitement en un mari épanoui et
+satisfait, soucieux uniquement, en rentrant au logis, de ne point sentir
+l’odeur du riz brûlé qui empeste fâcheusement la case, un mari comme
+tous les maris, sûr de lui-même et d’autrui... Lève-toi, Hiên; jure-moi
+que tu surveilleras ton imagination, que tu n’écouteras plus ses
+calembredaines, que tu ne seras plus jaloux enfin, ni fou.
+
+--J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai.
+
+--Tâche de ne pas oublier ta promesse... Quelle heure est-il, Bèp-Thoï?
+
+Le vieux tirailleur considère attentivement le cadran d’une formidable
+montre de nickel, extirpée de sa ceinture:
+
+--Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il, après mûr examen de
+l’unique aiguille noire qui a survécu par miracle, malgré les longues
+années de service de l’instrument.
+
+Cette approximation paraît insuffisante à l’Aïeul qui allonge le bras
+vers le dolman accroché au dossier d’une chaise:
+
+--Il est trois heures moins le quart. Impossible de faire la sieste
+maintenant. Allons voir la fête.
+
+ *
+
+ * *
+
+Au bord de la plage, où grouillent les turbans noirs, les mouchoirs
+roses, les crânes tondus et couronnés de tresses huileuses, les voix
+suraiguës des enfants en liesse couvrent le chant de l’écume et des
+galets. Un mât horizontal, lisse et bien savonné, que des cordes
+amarrent aux planches de l’appontement, s’allonge au-dessus de l’eau
+profonde. Un adolescent nu et râblé s’avance à pas hésitants sur la
+poutre branlante et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés
+vers le drapeau dont la hampe est plantée dans un anneau de fer, au bout
+du mât. Il s’efforce de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit
+sous ses pieds, mais elle attire invinciblement son regard, le fascine,
+une seconde, et, pendant qu’il s’évertue à garder son équilibre,
+balançant les paumes et creusant les reins, la clameur de la foule
+pronostique déjà sa chute inévitable. Il chancelle, tombe avec un juron,
+et la vague se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau salée par le
+nez et la bouche, vomissant des injures indistinctes en réponse aux
+huées de la populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement vers le
+drapeau qui flotte, ironique.
+
+Des nageurs s’époumonnent à poursuivre d’insaisissables canards, qui
+tantôt plongent, montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt filent
+au ras des vagues, battant des ailes et ramant des pattes. Des nacelles
+de rotin tressé et calfaté se rangent en ligne; la pagaye aux mains,
+penché en avant, l’unique rameur guette les gestes du fonctionnaire
+français qui lève son mouchoir. Le mouchoir s’abaisse: les palettes des
+pagayes trouent l’eau et les petites barques s’éloignent, à bonds
+furieux, vers la bouée tricolore qui marque le but. Plus d’un concurrent
+maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque embardée trop hardie.
+
+L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent des algues sèches,
+considère en fumant sa pipe les ébats des jouteurs, et les cimiers
+scintillants des salaccos formant derrière lui une haie compacte. Il
+songe que les affiches municipales de France promettent pour le 14
+juillet des réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme des
+indigènes lui remet en mémoire la joie bon enfant du populaire français.
+Les accordéons des bals publics, les orgues des chevaux de bois
+nasillent à ses oreilles qui se souviennent. Mais son âme claire et bien
+portante ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la patrie absente.
+La Cochinchine, terre d’exil, lui paraît infiniment préférable à la
+«douce» France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade, des rues
+étroites, pavées de cailloux inégaux et noirs, bordées de hautes façades
+mélancoliques, des trottoirs suintants où déambulent des gens hideux,
+bouffis, mal bâtis, des gens dont les yeux crient l’envie et l’ennui; et
+il se réjouit du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.
+
+Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés et bousculés par la
+populace remuante et braillarde, ont pris place sur la banquette d’un
+restaurateur. Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes de vermicelle au
+gingembre, vidé un nombre incalculable de tasses de thé et bu plusieurs
+petits verres de _choum-choum_. Le jeune tirailleur boit sans entrain,
+cherche à s’étourdir, à se persuader qu’il lui sera facile de tenir ses
+promesses de sagesse; l’ancien, que des mois passés dans la brousse et
+la chaleur de l’après-midi ont altéré, tarit son verre sans y penser et,
+l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe et abonde en
+réminiscences. Ce «Quatorze juillet» lui rappelle beaucoup d’autres
+fêtes pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister:
+
+--Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu ne soupçonnes même pas,
+que tu ne verras jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux à
+médailles, montions la garde au Champ-de-Mars, à l’Exposition, à Paris,
+en France. La consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait de gros
+hommes en noir qui fumaient des cigares. Jamais je n’osais parler à ces
+beaux messieurs, qui ressemblaient à des mandarins; mais, plus loin, ils
+rencontraient de hauts tirailleurs nègres qui n’avaient pas peur comme
+moi. Ces grands diables attrapaient les cigares, les jetaient par terre
+et marchaient dessus... Tout ça, c’est des souvenirs comme peu de gens
+en ont: tu comprends, après cela, que des pitreries comme celle-ci me
+laissent froid. J’ai vu mieux... Hein, qu’en dis-tu?... Tu ne m’écoutes
+pas, mon garçon?
+
+Mécontent, le vieux grognard réclame du débitant une nouvelle rasade. La
+tasse aux doigts, il grogne interminablement:
+
+--J’avais raison tout à l’heure de dire à l’Aïeul que la jeunesse
+d’aujourd’hui méprisait les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même
+point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux dont les aînés
+peuvent régaler ses oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche
+la langue, ce polichinelle me tourne presque le dos et s’intéresse aux
+ébats de quelques hurluberlus qui se donnent du mal pour faire du bruit.
+Que diable peut-il apercevoir de si absorbant? Des gamins qui tombent
+dans l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent: en voilà assez pour
+faire rouler à ce grand niais des prunelles ahuries et inquiètes...
+Tiens, voilà Maÿ. Mâtin! la magnifique tunique noire et qui commence à
+se tendre agréablement sur le devant!... Le derrière n’est pas mal non
+plus: ça gonfle et ça remue!... Allons! un coup de reins et une œillade
+pour l’Aïeul!... Il ne te voit pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en
+fiche. Un sourire au beau jeune homme couleur kaki, en smoking à
+revers!... Il rend à la main, celui-là... Ouvre l’œil, Hiên!... Il
+l’ouvre, le gaillard, et de manière inquiétante... Eh! petit frère, tu
+as l’air de souffrir! Ça ne va pas?
+
+Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui souffle de l’estuaire et lui
+apporte les relents de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ balaye
+jusqu’au souvenir de ses promesses. La tête lui fait mal, et le cœur.
+Devant ses yeux égarés, tout flageole, se brouille et s’efface; à ses
+oreilles, la rumeur populaire ne parvient plus. La jalousie l’étreint;
+il souffre en silence.
+
+--L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï; te voilà gris dès le
+second verre!
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Les travaux reprirent... De nouveau, les chansons et les marteaux des
+charpentiers sonnèrent sous les hangars étayés. La fourmilière des
+bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait dans la forêt
+noircissante. Les couvreurs découpèrent au-dessus des toits leurs
+silhouettes de singes babillards et brandissant des gerbes de paille. De
+nouveau, les bois durs gémirent sous la dent des scies, sous le
+tranchant des haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs muscles
+compacts aux tarières brutales. Les manœuvres pataugèrent bruyamment
+dans la fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque des buffles
+enlizés et répondant par des rires aux allocutions joyeuses que leur
+adressait leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs badauds et
+bavards s’accroupirent en files sur les talus du chemin.
+
+Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails retrouvèrent leur
+brillant d’acier neuf, étincelèrent entre les épis jaunes. Le marécage
+recula encore, envahi par le sable écroulé des bennes.
+
+La joie affermissait les bras et les épaules lasses, rafraîchissait les
+poitrines ruisselantes de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les
+rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers, maçons,
+bûcherons, couvreurs conservaient assez de souffle pour enchanter leur
+tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire.
+
+Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain de jadis. L’idée fixe,
+établie dans son cerveau, n’accordait plus au misérable amoureux une
+minute de relâche; elle creusait ses joues flasques, enfonçait ses yeux
+sombres sous les arcades osseuses, secouait comme d’un frisson de fièvre
+ses mains noires où bleuissaient les veines saillantes. La tête basse,
+raidissant ses bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait point les
+harangues véhémentes de Nho.
+
+--Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement? Que te manque-t-il encore
+pour être heureux? L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne s’en
+irait plus désormais; l’adjudant Pietro nous a quittés sans espoir de
+retour; les travaux ont repris. Nous sommes tous gais comme des pinsons;
+toi seul es triste. Qu’as-tu enfin? Es-tu malade?
+
+--Je ne suis pas malade, disait Hiên entre ses dents.
+
+--Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris, tu as une mine de papier
+mâché et de drôles d’yeux: ils ont toujours l’air d’apercevoir quelque
+chose que nous autres ne voyons pas. Avec qui causes-tu tout bas? Est-ce
+avec les esprits?
+
+--Peut-être!
+
+--Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse: elle te délivrera des mauvais
+esprits.
+
+--Laisse-moi! laisse-moi!
+
+--Il y a des gens qui passent leur temps à se rendre malheureux
+eux-mêmes, grognait l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les
+voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger le cœur?... Diable de
+Maboul!
+
+Tandis que ses camarades raclaient à grands coups la benne
+retentissante, l’halluciné s’accroupissait sur les talons, la tête
+enfouie dans les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter à ses
+oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant dans le petit visage
+pâle qui se dessinait devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient pour
+des révélations horribles:
+
+--Regarde-moi, Hiên! Pendant que tu t’échinais à pousser ton wagon, le
+jeune homme à casque plat est venu rôder près de la palissade. Il m’a
+fait un signe; je l’ai suivi jusqu’à la maison rose que recouvrent les
+bancouliers. J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma ceinture de
+soie verte, et ses mains ont pétri mon corps brun et ferme, mes seins
+frémissants. Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les sonner,
+individu idiot!...
+
+ * * * * *
+
+--Viens ici, Hiên! cria l’Aïeul, un jour que le tirailleur rêvait ainsi
+sur le remblai. Je vais t’apprendre une nouvelle qui te ravira
+certainement. Le colonel t’octroie une permission de huit jours, sur ma
+demande: tu as besoin de changer d’air et de changer d’idées. Va dans
+ton village, parle avec la mer et la forêt; écoute-les: elles savent les
+paroles qui guérissent les cœurs malades, elles auront pitié de toi
+qu’elles ont vu naître et grandir, qui connais leur langage. Tu
+guériras. Va, petit frère!...
+
+ *
+
+ * *
+
+La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé ses clairières. Au
+flanc des bambous noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des pousses
+nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues. Les jeunes roseaux que
+Phâm-vân-Hiên avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines tendres;
+l’herbe drue avait submergé la pierre plate dont il faisait jadis son
+oreiller. Aux troncs des banyans, des lianes étaient mortes, lasses de
+l’attente; d’autres avaient tapissé l’écorce de leurs feuilles vernies,
+de leurs fleurs étoilées. Des plaies fraîches saignaient sur les fûts
+pâles des gommiers.
+
+Mais la forêt se souvenait: ses mille voix chuchotaient les refrains
+d’autrefois sur le même ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade
+raillant les roches éplorées dans leurs cheveux de mousse, le babil
+mystérieux des roseaux rapprochant leurs têtes nuageuses, le ronflement
+des crapauds-buffles hissés sur les racines boueuses des palétuviers,
+l’appel rythmé des huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce des
+tourterelles, le gémissement des singes batailleurs.
+
+--Je n’ai point changé, semblait dire la forêt, reste avec moi, âme
+inquiète, reste avec moi... Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les
+cailloux du chemin ont ensanglantés; allonge sur mon herbe molle ton
+corps brisé de fatigue. Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre
+brûle; l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la pourpre de mes
+crépuscules chasseront de tes prunelles extasiées les visions malsaines;
+j’emplirai tes oreilles de mon chant innombrable... Reste avec moi,
+pauvre âme affligée. Redeviens mon enfant sauvage et instinctif,
+primitif et inconscient. La sagesse est dans la contemplation de la
+nature. Regarde-moi, écoute-moi vivre. Entends-tu? une loutre a bondi
+hors des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se plisse de courtes
+vagues. Reconnais-tu le cri saccadé du gecko, dont les griffes
+égratignent la branche du teck? Entre les buissons froissés un sanglier
+fuit, le groin levé, flairant la brise qui lui apporta l’inquiétude. Un
+craquement d’os: un chat-tigre plante ses incisives acérées dans
+l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre, roi des marais, erre
+dans la brousse qu’épouvante son aboiement enroué. Écoute-moi vivre,
+reste avec moi!...
+
+Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la journée, Hiên l’écoutait,
+assis dans la clairière où, tout enfant et adolescent, il tailladait les
+bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues, il entendait la voix
+grondante de la mer qui l’invitait de même à la sagesse:
+
+--Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends d’eux à vivre sans autre amour
+au cœur que l’amour de mon visage éternellement changeant, éternellement
+pareil. Installés autour de la voile qu’ils ont déroulée sur le sable de
+la plage, ils tordent les cordages de rotin que mes vagues ont rompus
+d’un coup d’épaule, remplacent par un bambou neuf la vergue que mes
+tarets ont rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont la
+civilisation n’a point déformé le cerveau et compliqué la pensée. Après
+la rude journée de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé et mon
+hymne inlassable bercera leur sommeil sans rêves. Viens à moi, pauvre
+être qui as voulu connaître la vie et qui as souffert par elle, viens à
+moi: je te donnerai la paix profonde que je dispense à mes amoureux, la
+paix profonde que recèlent les flancs transparents de mes houles, la
+paix profonde dont jouissent éternellement les noyés, allongés sur le
+fin gravier de mes abîmes...
+
+La nuit descendait sur les vagues frangées d’écume crépitante, chassant
+Hiên le Maboul de la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre les
+bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées les ruelles bordées de
+bambous où séchaient les filets. Derrière les jarres de grès brun que
+remplissait la saumure, les enfants et les jeunes filles le regardaient,
+les uns moqueurs et ricaneurs, les autres pitoyables à la peine devinée
+sur le visage osseux. Dans la hutte minable que secouait le vent, il
+s’accroupissait sur le lit de camp, où prenaient place le père et la
+mère, ridés, ratatinés et bavards.
+
+--Te voilà mis comme un mendiant! grognait le père. La boue a souillé
+ton pantalon et tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban... Tu
+n’as guère changé!
+
+Et les mains noires du vieux tremblaient sur les baguettes, nettoyant
+activement la soucoupe de riz.
+
+Des notables entraient, buvaient une tasse de thé, considéraient le
+tirailleur.
+
+--Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils, mais il n’est pas
+devenu plus gai. Il semble qu’un chagrin le travaille.
+
+--Laissez donc! disait la mère, petite vieille criarde; il a toujours
+ses yeux de toqué, voilà tout.
+
+Les notables hochaient la tête.
+
+--La ville ne te vaut rien, disait le maître d’école. Tu es un enfant de
+la brousse: hâte-toi de revenir vers la brousse. Ne laisse point les
+femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des années, mon fils est
+parti comme toi et je ne l’ai jamais revu. Des sampaniers m’ont dit
+qu’une fille lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle. Le
+maître d’école de Baria l’a vu, creusant un fossé, dans une rue de
+Saïgon, sous le rotin des miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort,
+peut-être, maintenant... Prends garde, toi aussi; méfie-toi des
+sortilèges. Veille sur ton cœur!
+
+Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait seul sur le lit de camp, la
+nuque appuyée à l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la mer
+proche lui parlaient avec le vent qui faisait danser les images saintes
+sur les panneaux de papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air froid,
+qui soufflait entre les planches disjointes: il se crut guéri et fort.
+
+--Je reviendrai vers vous, promettait-il au ressac, aux ramures
+bruissantes, aux chouettes hululantes. Dans quelques mois, je serai
+libre, et, durant ces quelques mois, votre souvenir et l’Aïeul me
+sauveront de la folie. Vous me reverrez joyeux et le cœur en paix. Je
+serai le bûcheron qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux, qui
+aspire de ses poumons rajeunis le parfum des feuilles humides. Je serai
+le pêcheur campé sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants, le
+pilote qui pèse sur le cordage de rotin tressé et manie du talon la
+barre du gouvernail taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à
+toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant des choses humaines...
+
+Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait sur la natte où
+couraient les cancrelats affairés et cuirassés d’acier bruni, décrochait
+la hachette à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume la
+poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en bois de camphrier ses
+vieilles hardes déchirées et rapiécées qui fleuraient le bétel et la
+bruyère. La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre de larges
+taches noires; les algues sèches la verdissaient; la sève des gommiers
+lustrait les manches que les palmiers d’eau avaient griffées. Au fond de
+la caisse, dormait le vieux chapeau conique en feuilles de latanier,
+délavé par la rosée et les pluies, crevé par les branches basses.
+
+Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers le coffre en bois de
+camphrier, remuait les reliques et les senteurs de son passé et se
+persuadait de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint à lui: Hiên lâcha
+le couvercle, qui se referma sur les guenilles affaissées et mortes, et
+serra les poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue, la hanche
+en l’air, à côté de l’ennemi... La vision s’envolait aussitôt, brève
+comme un éclair et, comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau
+du malheureux, dans ses tempes, dans ses oreilles, le sang bourdonna. Il
+connut qu’il n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en geignant.
+Vainement l’appelèrent le vent, la houle, les arbres désespérés.
+
+A l’aube, il retourna vers la ville.
+
+
+
+
+XX
+
+
+--Guéris-moi, vieille mère! gémit Hiên le Maboul.
+
+--Guéris-le, répéta l’Aïeul. Il t’a dit son mal: son âme et son corps
+souffrent.
+
+Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet: la flamme dansa; les dorures
+des bouddhas enfumés s’avivèrent; dans le visage osseux et desséché de
+la vieille femme, les yeux s’illuminèrent entre les paupières plissées.
+Les mains déformées se joignirent sur la poitrine drapée d’étoffe
+blanche, les lèvres incolores murmurèrent des invocations
+incompréhensibles. Au dehors, la nuit se peuplait de lucioles errantes
+qui chatoyaient entre les fûts vagues des cocotiers.
+
+La guérisseuse parla:
+
+--Aïeul à deux galons, je ne puis oublier que tu as fait rebâtir ma case
+détruite par l’incendie, que tu m’as protégée contre les bandits qui
+m’accusaient de sorcellerie et voulaient me bannir du village. Je ne
+puis oublier que je t’ai veillé aux heures de fièvre et que tu m’as
+permis de t’aimer comme un fils. Je soignerai ton serviteur comme je
+t’ai soigné. Les mauvais esprits sont en lui: je vais essayer de les
+chasser.
+
+Devant la table haute et étroite où se dressaient, parmi les chandeliers
+de bois et les fleurs de lotus, le panneau sacré de teck incrusté, Hiên
+le Maboul s’agenouilla et se prosterna, les coudes et le front contre
+terre, les mains réunies en coupe sur la nuque; trois fois il se
+prosterna, puis s’immobilisa dans la poussière. Les baguettes d’encens
+fumaient, le bronze tintait sous les coups répétés du marteau de bois,
+les lèvres pâles de Thi-Teu prononçaient avec volubilité des formules
+d’incantation. L’Aïeul pensif s’éloignait entre les cocotiers. Les
+baguettes d’encens s’éteignirent, la mélopée s’acheva. Hiên soupira, se
+leva:
+
+--Tes prières sont inutiles, vieille mère: le mal ne m’a point quitté.
+
+--Je ne puis rien faire de plus; ma science est impuissante. Je puis
+chasser la fièvre du front ardent, rendre la souplesse aux membres
+engourdis par les rhumatismes, je connais les herbes qui cicatrisent les
+plaies, je connais les paroles qui rendent le calme aux ensorcelés; mais
+comment pourrais-je donner le bonheur aux affligés? Est-il en mon
+pouvoir de rendre sa richesse à l’homme ruiné? à l’amoureux le cœur que
+la femme lui a volé? Sache que la douleur est inévitable et universelle.
+Tu as vécu, sans doute, dans l’ignorance de la vie, sans entendre le cri
+de l’humanité misérable. Tu n’es pas heureux, dis-tu? Va-t’en et
+dénombre sur ton chemin les cœurs satisfaits et tranquilles, les gens
+heureux!... Ton maître n’est pas heureux: l’idée de la vieillesse qui
+vient à lui lentement trouble sa contemplation silencieuse des hommes et
+des choses. Suis-je heureuse, moi qui végète, seule et pauvre, dans
+cette cabane, moi qui ai soulagé tant d’infortunes et qui suis
+impuissante à me guérir moi-même de l’épouvante de la mort proche?...
+Les bêtes ignorantes ont le bonheur; tu étais pareil à elles; tu as
+voulu vivre comme les autres hommes: vis donc comme eux et ne t’étonne
+pas de souffrir comme eux. Je ne puis rien pour toi.
+
+ * * * * *
+
+Hiên s’en alla par les rues grouillantes du village. Au ras du fossé, un
+aveugle tourna vers le passant ses yeux blancs barrés de taies
+bleuâtres, geignit, implora le don d’une sapèque; écroulé dans ses
+guenilles sans couleur, il levait ses deux mains vers l’homme qui
+marchait à grands pas dans la lumière, le prenait à témoin de sa misère.
+Des forçats défilèrent, trois par trois, honteux de leurs défroques
+verdies, de leurs têtes rasées; au fond de leurs prunelles abruties
+luisait le désespoir infini des bêtes féroces encagées; ils
+s’éloignèrent, traînant dans le sable pourpre leurs chevilles noircies
+par la boucle. Adossé au talus, un soldat anémique et voûté toussait,
+crachait du sang et regardait d’un air dément couler sur son dolman
+déboutonné la salive écarlate. Une femme pleura derrière l’auvent
+rabattu d’une case. De toutes parts, l’humanité souffrait.
+
+Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient le bouddha laqué
+d’un pagodon de pisé appuyé au tronc d’un banyan séculaire. Un homme et
+deux femmes disposaient sur une natte, au pied de l’autel, des soucoupes
+de riz et des régimes de bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient
+des prières. Derrière le groupe des suppliants, un bronze grattait une
+longue guitare de bois à deux cordes. La guitare se plaignait âprement,
+la voix chevrotante et morne semblait ânonner des sanglots entrecoupés.
+
+Hiên s’accroupit dans l’ombre du banyan, écouta le chant douloureux et
+monotone des cordes, note grêle dans le formidable _lamento_ qui montait
+du chœur unanime. A cette heure, son éducation d’homme pareil aux autres
+hommes était achevée, puisqu’il percevait maintenant le sanglot infini
+de l’humanité, comme il avait perçu, enfant sauvage, la voix de la
+forêt, du vent et de la mer.
+
+Il savait la vie maintenant, et savait ce qu’elle valait. Il eut envie
+de mourir, de dormir sans rêves et toujours. A quoi bon vivre?
+Retrouverait-il jamais l’inconscience et la sérénité perdues? N’était-il
+pas définitivement une bête pensante et torturée et hurlante?... A quoi
+bon vivre?...
+
+Les hibiscus frissonnants parlaient d’espoir immuable, de jours
+meilleurs...
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat, que noyaient les plis de la
+dentelle noire, et grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la route à
+la cohue minable et bigarrée des tirailleurs qui se rendaient aux
+chantiers. Les figures bronzées, bouffies encore par la sieste,
+s’épanouirent, des rires coururent, des yeux clignèrent vers le visage
+barbouillé de poudre de riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les
+sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les joues adroitement peintes
+au vermillon.
+
+--Ma bonne tante, interrogea un loustic, est-ce pour me proposer une
+femme que tu trottes par les chemins aux heures chaudes?
+
+--Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer à tue-tête un camarade;
+ce n’est pas pour un petit client comme toi qu’on se mettrait en
+campagne en grande tenue, toutes bagues aux doigts, bracelets jusqu’aux
+coudes, triple tunique!
+
+--Fais demi-tour, très honorable courtière! conseillait Phuc. Il n’y a
+pas, dans cette direction, de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop
+laides pour charmer les beaux messieurs que tu approvisionnes... Tu
+pourrais, cependant, t’adresser à la mienne, celle qui demeure dans la
+troisième case et qui ressemble à un petit crapaud...
+
+La colonne entière salua d’un rire inextinguible cette réclame
+inattendue, faite par le mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil
+méprisant de la dame maquillée.
+
+Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse. Comme tant
+d’autres congaï, elle avait eu quelques heures de vie honnête. Fille de
+sampaniers, elle avait épousé à quinze ans un rustre quelconque, lequel
+avait eu, à ses yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que ses dix
+doigts de laboureur robuste. Thi-Sao, après quelques mois de sagesse,
+avait planté là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté lui
+répugnait.
+
+Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les moustiquaires des
+fonctionnaires français, quittant les villas à vérandas roses des
+administrateurs pour les taudis saïgonnais où s’attardaient les
+épaulettes jaunes des simples fantassins. L’âge venant, il lui avait
+paru fructueux et agréable de mettre au service d’autrui son expérience
+personnelle. Elle occupait ses journées à faire et à défaire des unions
+libres, selon l’humeur de ses clients, représentant à telle «petite
+épouse» de gendarme l’insuffisance évidente des douze piastres allouées
+mensuellement par ce dignitaire peu rétribué, démontrant à telle autre,
+veuve provisoire, les avantages mirobolants d’un mariage avec certain
+commis des douanes, dénichant pour tel gâteux prématuré des adolescentes
+expertes. A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion, ces délicates
+intrigues, elle avait eu avec la police quelques fâcheux démêlés, mais
+avait amassé un capital solide dont elle tirait un revenu respectable.
+En dépit des atteintes indéniables des années, elle n’avait point perdu
+toute jeunesse de cœur: elle avait ses faiblesses et subventionnait,
+disait la chronique, un jeune et blond gaillard, commissaire des
+Messageries Fluviales. Telle était Thi-Sao.
+
+Aux injures plaisantes des tirailleurs elle ne répondit que par une
+grimace de dédain qui plissa la graisse poudrée de son visage; la
+colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et descendit de son piédestal
+de cailloux en prenant garde de gâter le velours brodé de ses mules.
+Rassérénée par le plein succès de cette opération difficile, elle
+poursuivit sa route avec majesté, roulant des hanches et des reins selon
+sa vieille habitude professionnelle, pour la plus grande joie de la
+sentinelle accroupie dans sa guérite tricolore.
+
+Maÿ était aux aguets derrière le store de sa case; elle sortit
+précipitamment dans la petite cour de terre battue:
+
+--Ne t’arrête pas, souffla-t-elle; si quelque femme t’apercevait ici, je
+serais perdue. Continue jusqu’à la digue: je t’y rejoindrai.
+
+Quelques minutes après, l’ancienne et la recrue s’installaient à l’abri
+des yeux indiscrets entre des roches éboulées.
+
+--Que veux-tu encore? demandait Maÿ vaguement inquiète.
+
+--Mais rien, petite sœur, rien! Je m’intéresse à toi, voilà tout; à toi
+et à tes amours, auxquelles j’ai quelque peu aidé... Parlons un peu de
+cette première entrevue. Le jeune homme du Sanatorium a-t-il eu le don
+de te plaire?
+
+Le petit visage se teinta de rouge vif:
+
+--Laissons cela! laissons cela!
+
+--Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts sont toujours pénibles.
+Moi qui te parle, il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à mon
+premier mari français: les occidentaux exhalent une odeur de cadavre...
+On s’y fait; tu t’y feras... Parlons d’autre chose: as-tu reçu les
+piastres promises?
+
+Ce disant, elle secouait la courte veste où sonnèrent les écus. Aussitôt
+le sourire fit place sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient
+d’exprimer une affliction sans bornes:
+
+--Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui ai fait ta fortune, moi qui la
+ferais encore demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre et
+malheureuse. Les créanciers me harcèlent: il me faudra bientôt me
+séparer de mes bijoux pour échapper à la prison dont je suis menacée...
+Je suis bien malheureuse!...
+
+Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine puissamment capitonnée une
+sorte de hurlement discret qui prétendait figurer un sanglot.
+
+--Mais, interrogea la voix nette de Maÿ, n’as-tu pas les piastres que le
+Français t’a remises et celles que tu m’as soutirées en échange de tes
+services?
+
+--«Soutirées»!... Elles sont toutes les mêmes, caressantes et gonflées
+de promesses tant que les accordailles ne sont point célébrées; mais, à
+peine franchie la moustiquaire, les ingrates me reprochent le mince
+cadeau que je n’exigeais point... Elles sont bien aises pourtant, le
+jour où les vingt piastres mensuelles leur paraissent une somme
+dérisoire, elles sont bien aises de revenir taper à ma porte...
+
+--Je reconnais que tu m’as été utile; mais tu as été payée: laisse-moi
+donc en paix maintenant.
+
+--C’est cela! grinça Thi-Sao. «Je suis établie, je n’ai plus besoin de
+la bonne Thi-Sao: qu’elle retourne à sa niche!...» Mais non! ne te hâte
+pas de te croire débarrassée de ma tutelle. Tu m’as payée, c’est
+entendu; tu ne me dois plus rien? c’est autre chose. Tu me dois une
+gratitude infinie, d’autant plus qu’il me serait facile de te créer de
+graves ennuis. Aimerais-tu, par exemple, que j’aille raconter à ton
+grand diable de fiancé le détail de nos négociations?
+
+--Tu ne feras pas cela! gémit la craintive Maÿ, se figurant les
+terribles poings noueux.
+
+--Non! je ne ferai pas cela, parce que je t’aime bien et que tu
+n’hésiteras pas à me secourir dans le besoin... Donne-moi cinq petites
+piastres...
+
+--Non! non! non! Tu n’auras pas de moi une sapèque, entends-tu? Sous
+prétexte que tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire de moi ton
+banquier et ton esclave. Tu n’auras rien!
+
+--Tu as bien réfléchi?
+
+--Oui! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon fiancé saura la vérité:
+avant qu’il la soupçonne, je lui demanderai de me rendre ma parole...
+Va-t’en, maintenant!
+
+Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois tuniques, agita
+gracieusement son ombrelle et déclara d’un ton mielleux:
+
+--Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as priée, mais il t’en cuira.
+
+Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit de loin, inquiète mais bien
+décidée à ne se laisser point asservir. Derrière la palissade du camp,
+les femmes préparaient le repas du soir sur des foyers de pierres
+sèches: elles rirent bruyamment au passage de l’aventurière et les plus
+hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller joyeusement:
+
+--Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes affaires?
+
+--Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao, mes affaires vont au mieux
+de mes désirs!
+
+--Grâce à l’une de nous, peut-être? insinua plaisamment une gaillarde
+noiraude qui portait sur la hanche son sixième rejeton.
+
+--Hélas! non: vous vous gardez trop bien par vous-mêmes... Vous ne vous
+êtes donc jamais regardées dans un miroir, ô toutes belles? Vous
+mettriez en fuite jusqu’aux mauvais esprits.
+
+ *
+
+ * *
+
+Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên le Maboul s’assit sur le
+remblai, les jambes pendantes, regardant crouler le sable fin qui
+scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge ramait désespérément,
+fuyant la mort: Hiên lui tendit une feuille de manguier; elle s’y
+cramponna. Il la considérait qui, sans bouger, séchait ses pattes au
+soleil. Il pensa:
+
+--Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie. Encore deux ou trois
+convulsions, et tout était fini: elle sombrait, entrait dans le grand
+sommeil. La voilà sauvée: la lutte va la reprendre, le travail
+incessant, le trot ininterrompu de la fourmilière au cadavre découvert
+sous les feuilles, du cadavre à la fourmilière... Et cependant elle se
+cramponnait à cette vie misérable, et moi-même j’ai jugé stupidement,
+comme elle, que la vie était préférable au repos définitif, puisque je
+l’ai retirée de là... L’instinct est terriblement fort en nous,
+animaux...
+
+Derrière lui, cachés par la benne renversée, Phuc et Nho s’étaient
+accroupis dans l’ombre du wagonnet. Ils causaient avec animation et Hiên
+entendit soudain prononcer son nom.
+
+--Parle donc moins fort! disait Nho. Si Hiên t’entendait!...
+
+--Allons donc! Il est sur le talus de la route, en train d’acheter des
+gâteaux. Nous sommes bien seuls: on peut parler.
+
+--Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure, venait pour Maÿ?
+
+--Puisque je te le dis!... Voilà quinze jours que cette sale femme rôde
+autour du camp, cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je l’ai vue,
+avant-hier, remettre à Maÿ une clef et un petit paquet d’où sortait un
+bout de soie rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres... Il paraît
+que le compte n’y était pas, car les deux chipies se sont attrapées et
+Thi-Sao n’a pas eu le dernier mot: Maÿ est une rude luronne qui n’a pas
+froid aux yeux. Elle ira loin... au moins jusqu’à la prochaine «cagna
+bambou»!...
+
+Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme, qui amena des larmes au
+bord de leurs paupières.
+
+--Pauvre Hiên! déclara Nho, s’essuyant les yeux, ce n’est pas bien de
+rire ainsi. Pauvre Hiên! pauvre Maboul!
+
+--Oui, c’est dur: pas encore marié, et déjà trompé!
+
+--Voilà le clairon qui sonne! File à ton atelier, mauvais plaisant!
+
+Hiên se dressa derrière le wagonnet: Nho vit ses yeux égarés, ses joues
+pâles, ses mains dansantes. Il bégaya:
+
+--Je... je... te croyais sur la route... Qu’as-tu entendu?
+
+Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de parler:
+
+--Rien! articulèrent péniblement ses lèvres frémissantes.
+
+--Il ment, pensait l’autre, il ment: il a tout entendu... Quelle brute
+maladroite, ce Phuc!
+
+Ils redressèrent la benne, poussèrent le wagonnet sur les rails
+grinçants.
+
+Hiên le Maboul a tout entendu. De son front baissé la sueur froide
+ruisselle, tombe goutte à goutte sur la terre piétinée qui semble
+vaciller. Il ne pleure pas: il cache soigneusement sa douleur, comme le
+cerf blessé dérobe son agonie. Il s’efforce de paraître indifférent et
+brave; mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement sur la tôle
+rouge et ses jambes fléchissent comme si une faux invisible avait
+tranché ses jarrets.
+
+--Je n’en peux plus! souffle-t-il tout à coup.
+
+--Écoute, frère aîné, gémit son compagnon navré, ne t’arrête pas...
+Continue à marcher à côté de moi, un moment encore: il faut que je te
+parle... Ce Phuc est idiot; c’est une mauvaise langue: il éprouve sans
+cesse le besoin de raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir et
+prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se passe. Il plaisantait
+tout à l’heure; il mentait impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te
+jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars?
+
+--Jure! implore Hiên frissonnant, en qui subsiste l’illusion
+indestructible. Jure!
+
+Au milieu de la rizière miroitante où vaguent les buffles boueux, Nho
+s’arrête, lève la main.
+
+--Merci! merci!... Je suis fou, vois-tu!... J’ai cru que j’allais tomber
+et mourir lorsque parlait ce fourbe! Tu vois: tout mon corps tremble,
+j’ai la fièvre!
+
+--C’est vrai: tu es fou... La moindre plaisanterie te bouleverse. Tu es
+fou!
+
+--Hé! là-bas! voulez-vous bien trotter! cria le sergent Cang.
+
+Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se battaient dans le cerveau en
+déroute de Hiên tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans voir
+la tristesse pitoyable qui assombrissait les yeux de son compagnon.
+
+
+
+
+XXII
+
+
+--Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên, enfermant dans sa caisse
+ses vêtements de travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il verrait
+mon trouble, me questionnerait, me forcerait à confesser que tout mon
+souci vient d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait... Je n’irai
+pas chez l’Aïeul!
+
+Où aller? Il ne pouvait songer à rester avec Maÿ sous la véranda de la
+petite case: que dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses
+gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de sa voix étranglée par
+l’émotion encore vibrante? Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête
+sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire part, avec des sanglots,
+de ses soupçons injurieux, sans la supplier de démentir les outrageantes
+révélations de Phuc? Le pourrait-il? Une fois de plus, au lieu de la
+compassion attendue, ne surprendrait-il pas l’ironie dans les grands
+yeux cruels? Mieux valait, pour guérir l’étrange tremblement qui
+l’agitait de la tête aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se
+fuir soi-même et fuir les autres.
+
+Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait d’engloutir sous sa
+marée grise. Il erra, sans but et sans pensée, le long des avenues
+obscurcies. Derrière les grappes violettes des bougainvillias, les
+villas resplendissaient. Hiên appuya son front aux lances dorées d’une
+grille, écouta les plaintes aigres d’un violoncelle.
+
+--Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident! songea-t-il. Leur musique
+est tourmentée et triste. Ils souffrent comme nous.
+
+Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent: il se promena au
+hasard, poursuivi par les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes
+enfouies dans les bambous de la montagne égrenaient leurs battements
+sourds, espacés d’abord, puis précipités. De toutes les cases de paille
+groupées autour de la baie arrondie, massées dans la lande nue, penchées
+sur les arroyos boueux, les grêles tintements des vases de bronze
+heurtés par les marteaux de bois répondirent à la basse du gong,
+saluèrent le jour finissant et la nuit tombante, qu’allait emplir le vol
+inquiétant des mauvais esprits.
+
+Hiên haussa les épaules: il n’était point religieux. Trop tôt la forêt
+avait pris ses journées pour qu’il pût, comme les enfants de son âge,
+être initié aux rites et aux croyances vagues de la religion annamite.
+Peu lui importaient les grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens
+en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes mortes des ancêtres inconnus
+l’avaient-elles immunisé contre l’amour, contre la folie, contre la
+douleur? S’occupaient-elles de lui, leur descendant misérable?
+S’inquiétaient-elles du frisson incoercible qui faisait branler sa tête
+vide? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces tintements de bronze?...
+
+Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds, les sampans renversés
+sur le sable revêtaient des formes de monstres endormis, dont les fusées
+d’écume venaient lécher les ventres bruns. Des cordages semblaient des
+serpents aux corps entrelacés; tels des crânes demi-chauves, les pointes
+de rochers blanchissaient hors de leur chevelure d’algues; le dôme
+gélatineux d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les jonques qui
+voguaient sur l’horizon, parmi les vols de mouettes, s’estompaient,
+s’effaçaient dans les ténèbres, où, par instants seulement,
+apparaissaient les flammes chétives de quelques falots.
+
+Le trot des voitures ébranlait la route, qui s’illuminait brusquement,
+résonnait de grelots, de claquements de fouet, d’appels de cochers, puis
+rentrait dans l’ombre et le calme. Des files muettes de sampaniers
+passaient à longues enjambées silencieuses. Des chiens faméliques
+flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin noir, les boutiques
+chinoises découpaient des rectangles lumineux où gesticulaient les
+ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en bordée reprenait des
+refrains bretons larmoyants.
+
+Une femme frôla Hiên: il reconnut la tunique de Thi-Sao, ses mules
+brodées et le balancement de ses hanches. Il courut derrière elle,
+l’appela:
+
+--Arrête! arrête!
+
+Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur ses intentions, puis la
+mémoire lui revint:
+
+--Il me semble te connaître, petit frère! susurra-t-elle. N’es-tu pas le
+fiancé de Maÿ?
+
+--Oui, c’est moi!
+
+--Eh! eh! Sait-elle que tu cours les rues à cette heure-ci, à la
+poursuite des femmes?... Au fait, que me veux-tu?
+
+Il n’en savait rien au juste; il se gratta le front piteusement, fit le
+geste de rajuster son turban; puis il se rappela le métier qu’exerçait
+cette femme, et toute sa jalousie se réveilla: il cria:
+
+--Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi?
+
+--Cela ne te regarde pas! Je vais où cela me plaît et quand il me plaît!
+
+--Je sais! je sais!... Mais... mes camarades ont raconté à ce sujet des
+choses abominables, que j’ai entendues. Ils disaient... ils disaient que
+tu venais pour Maÿ!
+
+--Voyez-vous le vilain jaloux!... Quand on craint pour la vertu de sa
+fiancée, on l’enferme.
+
+--Ne plaisante pas! Réponds-moi seulement: venais-tu pour Maÿ, oui ou
+non?
+
+--Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao. Cette petite pécore a voulu me
+prouver qu’elle pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne me
+craignait pas: je vais lui démontrer qu’elle avait tort... Tant pis pour
+toi, ma fille!...
+
+Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse, fixa sur elle des yeux
+qu’affolaient l’angoisse et la terreur des paroles attendues:
+
+--Réponds! réponds!
+
+--Lâche-moi... Vraiment, tu n’es pas raisonnable: tu me poses des
+questions brutales, qui m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te
+faire de peine, mais...
+
+--Elle n’a pas dit non! gémit Hiên, elle n’a pas dit non!
+
+Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler dans la poussière, de
+hurler, comme se roulent et comme hurlent, pour se soulager, les bêtes
+blessées. Mais il était un homme civilisé, un homme pareil aux autres
+hommes, et rien ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement le
+bavardage de Thi-Sao.
+
+--Je pourrais mentir, petit frère, mais tu es un brave garçon et je
+m’intéresse à toi: je ne veux pas que l’on continue à se moquer de toi
+impunément... Tu es donc aveugle, mon garçon, que tu n’aies rien vu,
+rien deviné?... Veux-tu que je te dise où est ta fiancée? Elle est là,
+derrière les volets de cette maison rose, dans les bras de son amant,
+qu’elle t’a préféré parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais offrir à
+ta femme ni bijoux, ni piastres... Du reste, elle ne peut tarder à
+sortir, car l’heure avance et le sergent Cang est soupçonneux... Mais
+qu’as-tu donc?... Lâche-moi!... Tu déchires ma manche!... Tes ongles me
+font mal!... Lâche-moi, petit frère, lâche-moi!...
+
+--Va-t’en! cria le malheureux d’une voix enrouée. Va-t’en! je te
+tuerais! je te tuerais!...
+
+ * * * * *
+
+La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu dans la nuit. Hiên l’a
+regardée courir, abruti et impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé
+avec effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles contre la route
+unie et dure que ses yeux ne voient plus; il a geint de désespoir de ne
+pouvoir faire de mal à cette créature qui lui a fait tant de mal!
+
+Il est seul maintenant, sur la route obscure qui longe la plage
+bruissante. Il attend! Il attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé,
+qui piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu à cette heure
+d’agonie qui suit la folie définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût
+de la vie et la haine de la femme... Pantin lamentable qui reproduit le
+geste ébauché par des millions de pantins pareils, il se blottit, pour
+continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers, se préoccupe encore,
+à ce moment où se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout son
+supplice à la curiosité publique.
+
+Qui le verrait, du reste? La nuit s’est faite, nuit silencieuse et
+immobile, où palpitent seulement les myriades d’étoiles. Rien ne vit que
+les crabes hésitants qui rôdent sur le sable phosphorescent, que les
+geckos rabâchant leur cri monotone, que les lucioles piquant les haies
+sombres de fleurs de feu. La route est déserte où s’est enfuie Thi-Sao.
+
+Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers, surveille la porte verte
+que dominent les tritons émaillés. Les notes graves de la retraite ne
+l’ont point ému; et voici que maintenant l’alerte sonnerie de l’appel le
+somme de rentrer en toute hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera
+trop tard... Mais qu’importe la retraite, qu’importe l’appel, qu’importe
+la salle de police, la prison, la mort? Hiên sent monter à ses lèvres le
+goût amer du mépris universel, mépris de tout ce qui n’est pas sa peine
+présente. Il attend, il attend, les yeux rivés sur cette porte qui ne
+s’ouvre pas et qu’enguirlandent les longs rejets des bougainvillias...
+
+ * * * * *
+
+Elle s’ouvrit, enfin; Maÿ insinua entre les deux battants sa tête
+emmitouflée d’un mouchoir rose, son corps mince moulé par la tunique de
+soie noire. Hiên se dressa: des lueurs rouges aveuglaient ses yeux qui
+avaient vu la faute de l’aimée; le sang chantait dans ses oreilles et
+dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva son poing fermé.
+
+--Ne me tue pas! cria la fillette.
+
+Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur les genoux, couvrant de
+ses bras frêles son visage blême.
+
+--D’où viens-tu? interrogea-t-il d’une voix changée et comme enfantine,
+que faisaient trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour cette
+créature fragile, peut-être aussi l’espoir indéracinable que rien
+n’était perdu encore, qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait.
+
+Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que toute la fureur de ce géant
+se résoudrait en gémissements et en larmes, qu’il était toujours à sa
+merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec une vraie joie
+malfaisante, elle se promit de piétiner cet humble, ce naïf, cet
+«individu idiot».
+
+--Laisse-moi passer, dit-elle; ne suis-je pas libre de faire ce qu’il me
+plaît?
+
+--Non!... Je suis ton fiancé...
+
+--Imbécile! Comment n’as-tu pas compris que je ne voulais pas de toi,
+que ce mariage était impossible?... Tu m’aimes, c’est entendu; mais cela
+ne suffit pas, car moi, je te hais!
+
+--Tu m’as aimé, un jour, Maÿ.
+
+--Oui, je t’ai aimé; j’ai eu pour toi un caprice, j’ai souhaité
+l’étreinte de tes bras. Je me suis même offerte, certain dimanche, sous
+les bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là: peut-être t’aurais-je
+aimé décidément, t’aurais-je préféré à tout, même aux bijoux qui me
+rendent folle... Mais tu as craint de me profaner, sans doute, et j’ai
+su que tu étais vraiment un imbécile; et je t’ai méprisé.
+
+--Maÿ! Maÿ! il est encore temps...
+
+--Il n’est plus temps: je te méprise!... Demain nos fiançailles seront
+rompues et chacun de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans peine et
+quelque sampanière te consolera. Moi, j’irai vers les villas des
+Français. Je n’aime personne, toutes mes affections vont aux belles
+tuniques transparentes, aux pantalons imprimés au fer chaud, aux
+colliers à grains d’or, aux bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers
+la richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne. Je suis perdue pour
+toi!
+
+--Tu es perdue pour moi!
+
+Il répète cette phrase, il la répète afin de se bien convaincre,
+peut-être, que son rêve s’écroule irrémédiablement, et, tandis que ses
+lèvres frémissantes redisent machinalement les mots décisifs,
+l’invincible lâcheté qui dort en son cœur d’amoureux se refuse à croire
+l’irréparable... Pardonner! pardonner! Pourquoi ne pardonnerait-il
+pas?... Hélas! le pardon détruira-t-il le souvenir de la faute?... Hiên
+se rappelle les visions qui ont incendié son cerveau: il voit Maÿ entre
+les bras de son amant. Il sait dorénavant que cette scène affreuse,
+mille fois imaginée, n’est plus une chimère; il sait que chaque jour,
+désormais, elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire; il sait
+que le pardon est vain, puisque l’oubli est impossible...
+
+--Que faisais-tu dans cette maison?
+
+Maÿ ricane: véritablement, ce pauvre Hiên est trop stupide! A quoi bon
+le ménager!
+
+--Ce que je faisais? Tu me demandes ce que je faisais? Tu es encore plus
+naïf que je ne le pensais. J’étais dans les bras...
+
+La lourde main osseuse et noire s’est abattue sur la bouche de Maÿ, a
+meurtri les lèvres rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus haut
+que sa crainte de la fillette moqueuse, la souffrance, la colère parlent
+dans le cerveau affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères, s’est
+éveillée en lui; il se révolte enfin, comme se révolte la panthère qui
+rampa longtemps sous la cravache du dompteur. Ah! crever ces yeux cruels
+qui l’insultèrent de leur ironie, briser ce front lisse qui abrite l’âme
+sournoise et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont versé la
+douleur!
+
+Les mains fiévreuses arrachent et froissent le mouchoir rose, pétrissent
+les coques luisantes de la chevelure, se crispent sur le cou délicat,
+lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante. Le petit corps
+d’ivoire doré s’écroule dans les herbes souples. Hiên le Maboul se
+penche sur son idole, dont les yeux épouvantés le contemplent:
+
+--Ne me tue pas! supplient les lèvres saignantes.
+
+Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif et stupide: elle est réellement
+ridicule, cette fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux
+blancs; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure le bafouait, qui pendant
+des mois l’a terrifié? Bizarre!... Qu’ont-ils donc de particulièrement
+séduisant ces yeux éperdus, ce visage sans couleurs, cette poitrine
+plate, ce ventre tressautant?... Il la pousse du pied comme un animal
+immonde: elle geint faiblement, craignant la mort. Il s’incline vers
+elle, touche du doigt l’épaule palpitante:
+
+--Lève-toi et habille-toi!
+
+Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve plus en face de cette
+bête craintive qu’une répulsion apitoyée, un peu de la répugnance qu’il
+ressentirait devant un cobra dont il aurait cassé les reins et qui se
+tordrait à ses pieds. Du reste, toute notion est abolie sous son crâne,
+étourdi comme par un formidable coup de massue. De l’horrible chose
+découverte tout à l’heure il ne sait plus rien: ses oreilles ont perdu
+la mémoire des paroles entendues. Il ne sait rien de la mer qui pousse
+vers la plage ses lignes d’écume crépitante, des frangipaniers dont les
+fleurs d’argent poudrées de safran pleuvent sur la route ténébreuse, du
+camp voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de réverbères. Une seule
+sensation subsiste: son étonnement d’être là, penché sur cette petite
+fille nue et maigre qui tremble dans les hautes herbes.
+
+--Habille-toi! répète-t-il doucement.
+
+Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes prudents de chatte la
+tunique et le pantalon de soie et, soulevée à demi, s’habille
+précipitamment et sans bruit, retenant son souffle. Elle achève de
+voiler ses seins pointus sous le crépon froissé.
+
+--Va-t’en, maintenant! dit Hiên.
+
+--J’ai peur...
+
+--Va-t’en!
+
+Elle l’examine, inquiète: ne va-t-il pas, la voyant fuir, regretter de
+ne l’avoir point tuée? ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur,
+courir derrière elle dans le sable et l’assommer d’un coup de poing sur
+la nuque?
+
+--Va-t’en! répète Hiên; va-t’en!
+
+Il la regarde partir, hésitante d’abord et tournant la tête, comme une
+bête traquée, puis détalant à toutes jambes et fonçant droit dans les
+ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus qu’une ombre indécise fuyant
+sur la plage, confondue avec les silhouettes basses des sampans échoués.
+Il ne la voit plus... Alors, il se souvient, redevient conscient. Il
+sait que son bonheur s’est écroulé définitivement: quelle plainte,
+quelle prière pourraient lui rendre l’illusion consolatrice, l’espoir
+indéracinable auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour?... Nulle
+parole ne tempérera l’atrocité de la formule qu’il rabâche
+infatigablement: Maÿ a vendu son corps! Maÿ s’est vendue!
+
+Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé par le sang qui
+affluait à son cerveau, il laissait sa colère crier plus haut que sa
+douleur: il se trouve maintenant face à face avec la réalité
+irréparable, il la contemple, la détaille et souffre abominablement.
+
+Il n’a plus de rancune contre Maÿ: il se compare silencieusement, rustre
+primitif, à moitié fou et dégingandé, à la fine petite idole dont il
+rêva être l’époux; il confesse le ridicule de ses prétentions et
+s’indigne d’avoir pu lever le poing sur l’intangible divinité; il
+proclame humblement les droits de Maÿ à la trahison et au mépris.
+Comment, comment a-t-il pu, pendant des mois, se complaire à la fiction
+de cet impossible amour?... Les sages avis ne lui ont point manqué,
+pourtant!
+
+--Méfie-toi de la femme! disait l’Aïeul. Il ne peut venir d’elle que mal
+et souffrance. Son âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de
+l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera. Toutefois, puisque
+l’instinct héréditaire nous prêche comme aux autres bêtes
+l’accouplement, marie-toi, mais choisis ta femme avec soin. Retourne à
+la terre d’où tu viens; épouse une fille de Phuôc-Tinh, robuste et
+noire; naturellement perverse comme toutes ses pareilles, elle n’aura
+pas été, du moins, pourrie par la ville... Que vas-tu t’amouracher de
+Maÿ? Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour un homme des
+forêts?...
+
+--Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu es un brave garçon, sans nul
+doute, mais enfin, sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu
+n’as pas la tête très solide: la première bougresse venue te fait déjà
+tourner en bourrique. Renvoie-la donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux
+boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui elle est faite et qui la
+battront comme plâtre et lui demanderont de l’argent... Fais comme moi:
+ne te marie pas.
+
+Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe descendant de Saïgon; et
+le vieux notable de Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde autour
+de son cœur. Couché dans l’herbe douce de la clairière, il avait entendu
+la forêt le rappeler à elle, comme l’avait appelé aussi la mer: toutes
+deux avaient essayé d’arracher l’âme de leur enfant aux griffes
+féminines qui la déchiraient. Ainsi les hommes et les choses avaient
+crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route et de rebrousser
+chemin. Mais l’illusion tenace avait voilé ses yeux et bouché ses
+oreilles: elle seule avait fait son malheur.
+
+Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de la maudire, il pleura
+l’illusion écroulée, l’illusion enchanteresse et divine. Il pleurait, le
+dos tourné à la mer murmurante, regardant sans la voir l’avenue des
+frangipaniers où Maÿ s’était enfuie. Le sable humide et froid
+submergeait ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard d’un sampan;
+une chouette hululait; sur la nappe scintillante des étoiles, le Phare
+ouvrait et refermait son œil écarlate.
+
+Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et que la nuit elle-même
+avait dormi, et qu’elle se reprenait seulement à vivre. Il pleurait,
+cependant, comme avait pleuré, un soir, la femme invisible derrière les
+stores abaissés de sa case, comme avaient pleuré les suppliants
+prosternés devant le pagodon de pisé, sous le banyan, comme pleurait le
+soldat français crachant ses poumons sur le revers du talus, comme
+pleure, depuis le commencement des siècles, l’humanité penchée sur les
+débris de ses illusions...
+
+Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune se leva, ronde et nacrée. Hiên
+le Maboul se tourna vers la baie où pâlissaient les falots des jonques,
+où luisaient les flancs des vagues. La tentation lui vint d’aller vers
+elles, qui berceraient sa peine, étoufferaient sous leur chant
+intarissable et triomphant ses cris de rébellion, lui donneraient le
+calme et la paix définitifs. Il se résolut à mourir: puisque la vie
+l’avait déçu et blessé, à quoi bon vivre?... Oui! mourir! mourir et
+dormir! Ne plus sentir au cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte;
+à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle! ne plus pleurer, ne
+plus souffrir!
+
+Il marcha dans le sable semé de planches pourries, de branches,
+d’algues, de galets verdissants; l’eau tourbillonnante monta jusqu’à ses
+chevilles...
+
+Il n’alla pas plus avant: il se souvint de l’Aïeul. Tout au fond de sa
+pauvre âme enfantine, peut-être une lueur imperceptible d’espoir
+vacillait-elle, espoir vague que le maître lui dirait les mots qui
+guérissent, les mots qui consolent.
+
+--J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir... Je veux revoir
+l’Aïeul!
+
+Il gravit la berge inondée de clair de lune, courut, à perdre haleine,
+dans l’avenue déserte où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient
+les ombres difformes des banyans. Le parfum écœurant des fleurs de
+frangipaniers saturait la nuit chaude.
+
+ *
+
+ * *
+
+Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la lampe considèrent, sans se
+départir de leur immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux aux
+pieds de l’Aïeul. Par les persiennes ouvertes, la nuit lumineuse entre
+avec la brise, qui remue discrètement les panses dorées des lanternes
+chinoises. Le dernier sanglot de Hiên résonne encore dans la haute
+pièce, où ondulent les panneaux de satin chatoyant et les plis raides
+des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës des cycas.
+
+L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque noire de son grand enfant
+sauvage et songe à la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra
+lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui, d’instinct, comme l’enfant
+à qui l’on a fait du mal vient se jeter dans les jupons de sa mère; il
+lui a dit avec des plaintes rauques et des soupirs de détresse, il lui a
+dit l’attente au bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes des
+bougainvillias, l’aveu tombé des lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans
+le varech, couvrant de ses deux bras repliés son visage épouvanté; il a
+dit la crise de rage homicide et l’angoisse de la connaissance entière.
+
+--Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il. Prononce-les: dis
+les mots qui font oublier, et, lorsque je sortirai de ta maison, je
+serai un homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert... Tu es sage,
+tu es bon; aux jours de chagrin, nous invoquions ton nom, comme d’autres
+invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix de nos misères nous paraissait
+moins pesant. Souffle sur ma douleur: elle s’envolera de mon cœur où
+elle a fait son nid. Tu es grand, tu es fort: rien ne peut te résister;
+tu as balayé d’un regard le tyran devant qui nous rampions; tu as porté
+la lumière dans mon âme obscure d’enfant des bois...
+
+--J’ai eu tort, trois fois tort! confesse l’Aïeul; j’aurais dû laisser
+ton âme à sa pénombre, à son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur,
+ne connaissant de l’humanité que les gestes animaux. Je savais qu’après
+avoir mordu au fruit amer de la science humaine tu viendrais te rouler,
+quelque jour, à mes pieds, désabusé et hurlant. Mais quoi! tu m’as
+supplié, tu m’as dit: «Je veux être un homme comme les autres hommes et
+je saurai me faire aimer de Maÿ...» Je t’ai instruit, je t’ai appris les
+grimaces essentielles, je t’ai révélé tes semblables. Accroupi contre ma
+chaise, assis dans ma voiture, tu as écouté et retenu mes préceptes...
+Tu as appris à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait te venir de
+moi, la vie s’est chargée de te la donner: elle t’a fait connaître la
+désillusion et la douleur.
+
+--Thi-Teu me l’avait dit! gémit Hiên.
+
+--Ainsi mes prévisions se sont réalisées: tes illusions sont mortes, et
+te voilà, tombé de ton rêve et pleurant pitoyablement... Pleure, petit
+frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop plein! Lorsque tes larmes
+auront séché, tu seras certain que ton éducation est parachevée et que
+tu es un homme, puisque tu as connu la douleur.
+
+--Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent cette douleur.
+
+--Je ne les sais pas: personne ne les sait. Aux maux qui nous viennent
+de la femme nul ne connaît de remède... que le temps!... Le temps seul
+t’apportera l’apaisement, l’oubli total, peut-être...
+
+--Je ne puis oublier!
+
+--L’oubli viendra, peut-être, un jour... Alors tu seras pareil à un
+dieu. Tu assisteras, souriant et amusé, aux contorsions de tes
+contemporains qui s’acharneront à la découverte des bas-fonds de l’âme
+féminine; tu assisteras aux évolutions des pantins dont les ficelles
+sont entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner les rimes
+douloureuses forgées pour l’aimée idéale par des adolescents ignorants
+comme tu le fus. Spectateur échappé miraculeusement du Cirque où l’on se
+dévore, tu ne te lasseras point d’admirer l’infinie sottise des
+lutteurs, que nul enjeu ne récompensera et qui laissent sur le sable
+tout le sang de leurs veines et de leur cœur. Tu seras pareil à un
+dieu... Tu m’écoutes, Hiên?
+
+--J’écoute, Aïeul: mais je n’entends pas les paroles. J’entends Maÿ qui
+me parle et ricane à mon oreille... Je souffre et j’ai envie de
+mourir... Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la!... Dis-moi, dis-moi les mots
+qui guérissent!...
+
+--Je ne les sais pas!
+
+--Je suis ton enfant: guéris-moi!
+
+--Je ne puis te guérir.
+
+--Maÿ! Maÿ! que t’avais-je fait?...
+
+Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé: ils ont déjà perçu tant de
+cris pareils! Des siècles ont passé depuis que l’artiste mongol les
+coula dans le moule d’argile: ils savent que les gosiers humains sont
+coutumiers de semblables rugissements, et ils ne s’émeuvent point de
+ceux-ci, pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique des chats-huants
+qu’apporte la nuit criblée de lucioles.
+
+Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux ternes où se sont éteintes
+les dernières lueurs d’illusion; il se dresse péniblement et lentement,
+comme le travailleur qu’attend une besogne ingrate.
+
+--Je m’en vais, Aïeul vénérable!
+
+--Où vas-tu?
+
+--Je vais... je vais au camp.
+
+--Tu mens! Il est trop tard pour rentrer au camp. Tu mens: ta voix
+tremble, tes mains tremblent... Où vas-tu?
+
+--Je vais au camp.
+
+--Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près de mon lit. Si les idées
+mauvaises te reprennent, je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste
+ici. Dans quelques jours je retourne vers les forêts d’Annam: tu
+viendras avec moi. Couche-toi sur cette natte.
+
+ * * * * *
+
+Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul s’est jeté sur le lit blanc
+que parsèment les éventails de paille de riz et les écrans japonais. Il
+feuillette distraitement le livre ami qui, aux rares heures de souci, le
+rappelle au scepticisme sans âpreté, à la contemplation sereine et
+souriante de la vie. Le charme habituel n’opère pas; l’Aïeul est
+mécontent et triste: sa philosophie mise en présence d’une douleur
+réelle ne lui a fourni que des formules vaines, émoussées. Il fut
+impuissant à panser les plaies du serviteur blessé qui est accouru vers
+son maître. Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases vides de
+sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs profonds du misérable
+qu’il ne sut pas soigner.
+
+--Tu pleures, Hiên?
+
+--Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.
+
+--Essaie de dormir.
+
+Le grand corps maigre s’immobilise sur la natte; Hiên ferme les poings
+et, les yeux clos, tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains efforts:
+le mal lancinant est en lui, qui le harcèle. Et l’idée fixe reparaît:
+mourir! mourir!... A quoi bon vivre? Demain sera tel qu’aujourd’hui.
+L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a dit l’Aïeul; mais, pendant
+des mois, des années, Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est l’oubli
+immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant a déclaré qu’il
+n’était pas en son pouvoir de le lui accorder... Mourir! il est l’heure
+de mourir! Impossible de tarder davantage: l’aube blême va balayer les
+brumes qui flottent sur la plaine et la mer: il faut mourir avant que
+soit venue l’aube.
+
+Hiên se lève silencieusement, se penche sur le lit où l’Aïeul s’est
+endormi; il le regarde une dernière fois; il regarde longuement cet
+homme qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais, à son oreille,
+Maÿ ricane... A travers la moustiquaire, il pose ses lèvres sur la main
+de son maître et se faufile sous la véranda où fuient les
+chauves-souris...
+
+Il court par des routes inconnues vers la mer dont il entend la voix
+énorme. Il approche, et la voix se fait plus retentissante et plus
+implorante; il distingue les paroles qu’elle gémit:
+
+--Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas!...
+
+--Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas! supplie la forêt anxieuse qui
+dévale aux flancs des massifs.
+
+Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer et de la forêt: le rire
+aigu de Maÿ emplit ses oreilles. Il court; le voilà devant la baie où
+ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles à des essaims de
+poissons volants qui bondiraient hors de l’eau phosphorescente. Et les
+voix que renforce le vent se font plus impératives. Hiên comprend
+vaguement que l’eau ne voudra pas de lui, et, d’ailleurs, une idée
+nouvelle lui vient: il se pendra aux branches du banyan qui est devant
+la case du sergent Cang.
+
+Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible mal, talonné aussi par
+la peur de voir apparaître derrière le panache des aréquiers les reflets
+roses de l’aube.
+
+Voici le camp. La sentinelle dort dans sa guérite. C’est Nho; il ronfle
+paisiblement, accroupi sur la planche, le mousqueton entre les jambes et
+la tête inclinée sur l’épaule.
+
+Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un souffle. Qu’importe Maÿ, du
+reste? Hiên a poussé contre le tronc centenaire le billot de teck qui
+sert aux femmes des tirailleurs à fendre leur bois. Il déroule sa longue
+ceinture de laine rouge, la jette par-dessus une grosse branche et la
+noue solidement.
+
+Il a bien calculé: debout sur le billot, son menton affleure la boucle
+du nœud coulant. Il introduit sa tête dans la boucle, se penche, pousse
+du pied le morceau de bois qui se dérobe et roule. La courte lutte
+commence qui précède le grand repos.
+
+La mer et la forêt sanglotent.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre comme les autres hommes.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube grise et froide.
+Essoufflé et rouge, le sergent Cang le salua:
+
+--Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est mort.
+
+Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que nul ne vît couler une
+larme sur ses joues flétries.
+
+--Il s’est pendu à une branche du banyan qui est devant ma porte. J’ai
+défendu d’y toucher avant ton arrivée: à quoi bon? Le corps était déjà
+glacé et raide: il devait être mort depuis des heures. Que faut-il
+faire?
+
+--Attends-moi!
+
+Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à travers le village endormi, le
+vieux sergent se lamentait.
+
+--La vieillesse engourdit mon corps: je dors rarement, mais, lorsque le
+sommeil vient à moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas entendu le
+cri d’agonie du malheureux; d’autres l’ont entendu, mais n’ont point
+bougé, croyant que les malins esprits se battaient sur la plage... Et le
+pauvre fou est mort tout seul, et maintenant il est là, accroché à sa
+ceinture; le vent remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il va
+bouger encore; mais il est bien mort... Il était fou, bien sûr! Il y a
+longtemps que sa folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté tout à
+fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché, est revenue en courant,
+échevelée, sa tunique déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante,
+nous criant de fermer la porte, que Hiên la poursuivait et voulait la
+tuer. Elle claquait des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir
+où elle avait rencontré le malheureux furieux... Il a dû errer ensuite
+dans la nuit pour fuir la folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle
+a fait son œuvre...
+
+--Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé de mourir.
+
+--Le voilà!
+
+Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son enfant mort: il lut dans les
+yeux vitreux, dans les bras allongés, l’accablement, l’infinie
+lassitude, le désespoir qui avaient inspiré à l’âme tourmentée le désir
+du sommeil sans rêves et sans terme.
+
+Les petits soldats attentifs déposèrent le vaincu sur un brancard,
+abaissèrent sur le regard farouche les paupières noires, rendirent à la
+face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la sérénité qu’il n’avait
+jamais connue. Comme sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade sur
+une natte où pleuvaient les pétales des flamboyants...
+
+Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên dormit toute la matinée à
+l’ombre des flamboyants, veillé par Phuc et par Nho, bercé par les
+chansons des vagues et des bambous; et sa figure paisible, tournée vers
+le ciel incandescent, semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des
+feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons éclatés, des moineaux
+qui pépiaient dans la paille des toits, des papillons indécis...
+Cependant les marteaux des charpentiers cognaient à grands coups sourds
+les planches du cercueil et les sanglots des deux gardiens accroupis
+leur répondaient.
+
+ *
+
+ * *
+
+--Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui représentes la famille
+absente: il t’appartient de donner des ordres. Tout est prêt: le bonze
+et le catafalque sont là.
+
+L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert; il soulève le voile de papier
+grenat qui recouvre le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon
+les rites. Les charpentiers rabattent le massif couvercle de teck et
+frappent sur les clous de cuivre: l’humble tirailleur est prisonnier
+dans son étroite caisse laquée et incrustée de nacre. Car le maître a
+voulu que son serviteur reposât dans un cercueil de riche: comme un
+mandarin, le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque doré, pavoisé
+d’oriflammes rouges et blanches; bonzes, chanteurs, pleureuses et
+musiciens, grassement payés, ne lui ménageront ni les grimaces, ni les
+hurlements, ni les lamentations.
+
+Les pétards éparpillent dans la poussière leurs tubes déchiquetés et
+noircis. Le gong, les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations
+sonores; les flûtes soupirent langoureusement, les violons à deux cordes
+nasillent. Et le cortège se met en marche, le long de la baie
+scintillante où courent des frissons lumineux.
+
+En avant, chemine le bonze qui, par les routes convenables, mènera l’âme
+du défunt jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le bâton à la
+main, il écarte les ombres malveillantes et les gamins qui se bousculent
+sur la chaussée, dans leur joie de prendre part à cette magnifique
+cérémonie. Ensuite défile l’interminable procession des brancards où
+sont étalées des victuailles: cochons rôtis et peints au vermillon,
+régimes de bananes, gâteaux de riz, jattes de _nuoc-mâm_, toutes bonnes
+choses dont est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront ce soir
+au repas de funérailles. Des garçonnets agitent des banderoles d’étoffe
+blanche, où des caractères à l’encre de Chine exaltent les vertus de
+Hiên; et, comme l’écrivain qui les rédigea fut élu entre les plus
+habiles de sa corporation, les habitants du village s’extasient sur le
+choix heureux des épithètes flatteuses qui sont accolées au nom du mort.
+Deux porteurs balancent sur leurs épaules un coffre pourpre où s’érige
+la Tablette, planchette double où sont inscrits les noms, prénoms,
+titres qui furent la propriété de Hiên.
+
+Quarante robustes sampaniers chancellent sous les énormes madriers de
+teck sculpté que couronne le catafalque en forme de pagodon: derrière
+les panneaux à jour plaqués de cuivre doré et de clinquant, le cercueil
+est enfermé. Vers lui les baguettes d’encens envoient leur légère fumée
+bleue; vers lui montent les grincements des violons, les battements
+précipités des tams-tams, les ronflements des gongs, les trilles des
+flûtes, les cris aigres des chanteurs psalmodiant des litanies baroques,
+le cliquetis de la coquille de bois que frappe à tour de bras un
+tirailleur, les hululements des pleureuses voilées de crépon blanc et
+courbées derrière le catafalque.
+
+Deux vieillards effeuillent des carrés de papier argenté et doré qui
+figurent d’incalculables trésors: les mauvais esprits qui pullulent et
+guettent la pauvre âme sont généralement cupides, et pendant qu’ils se
+ruent sur les lingots d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le
+mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque de poursuite.
+
+Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil. Bien plus que le
+vieillard indifférent qui, à cette heure, s’éveille de la sieste dans le
+village lointain, il est le père du pauvre hère que cahotent les épaules
+lasses des sampaniers. Une vraie douleur de père le bouleverse, tandis
+qu’il se redresse dans le dolman de toile blanche à boutons d’or. Sous
+la visière basse du casque, ses yeux clairs, qui semblent considérer les
+hampes des oriflammes et les cagoules des pleureuses, évoquent
+inlassablement le simple et naïf compagnon que la vie a dégoûté de
+vivre.
+
+Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance: pourquoi a-t-il cédé aux
+supplications de l’innocent qui voulut acquérir la science mauvaise?
+
+Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de l’amour qu’il savait devoir
+aboutir à la désillusion? Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation de
+la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il pas veillé sur le sauvage
+désarmé et qui ne pouvait se garder seul?... Il songe que, ce soir, dans
+la maison vide, les grosses mains noires ne se poseront pas sur son
+genou, les bons yeux luisants ne lui donneront pas leur caresse
+confiante. Il songe que toute sa philosophie légère et insouciante est
+impuissante à lui fournir une seule formule de consolation vraie. Une
+fois de plus, en face de la mort, il pleure, silencieusement et sans
+larmes, ses croyances envolées.
+
+Sur la route écarlate sonnent les semelles ferrées des sous-officiers
+français; puis viennent les tirailleurs en grande tenue, martelant la
+terre dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le village tout entier.
+
+ *
+
+ * *
+
+C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets, du riz et des œufs,
+et les fossoyeurs ont rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil.
+Tous les gens qui sont venus accompagner le mort sont retournés vers la
+vie. L’Aïeul est parti, longtemps après les autres, entraîné par
+Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la main pour l’emmener.
+
+Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil de teck laqué, et le
+crépuscule tombe sur lui... Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent
+les aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds ondulent les rizières
+plates où planent les crabiers, où déambulent les graves marabouts, où
+coassent les crapauds-buffles charmés de la soirée fraîche.
+
+Là-bas, dans le feuillage terne des banyans pâlissent le toit rouge et
+les vérandas roses de la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés des
+cocotiers las, les vergues brunes des sampans se balancent sur la baie
+cuivrée. La lisière de la forêt proche s’enténèbre.
+
+Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie et que la vie écœura, dort
+paisiblement, et les voix tristes de la mer et des arbres bercent son
+sommeil sans rêves.
+
+
+Hengay-Lam (Tonkin).
+
+
+FIN
+
+
+
+
+DERNIÈRES PUBLICATIONS
+
+Format in-18 à 3 fr. 50 le volume
+
+
+ Vol.
+ ADOLPHE ADERER
+ Le Drapeau ou la Foi? 1
+ L’AUTEUR DE «AMITIÉ AMOUREUSE» et JEAN DE FOSSENDAL
+ L’Amour Guette 1
+ RENÉ BAZIN
+ Mémoires d’une vieille fille 1
+ TRISTAN BERNARD
+ Théâtre (tome I) 1
+ GEORGES BIZET
+ Lettres de Bizet 1
+ RENÉ BOYLESVE
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+ Au Cœur de la Vie 1
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+ L’Affaire Nell 1
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+ L’Ile des Pingouins 1
+ LÉON FRAPIÉ
+ La Figurante 1
+ GÉRARD D’HOUVILLE
+ Le Temps d’aimer 1
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+ PHILIPPE LAUTREY
+ Histoire d’une Demoiselle de Modes 1
+ JULES LEMAITRE
+ Jean Racine 1
+ MARIE LAPARCERIE
+ La Comédie Douloureuse 1
+ ANDRÉ LICHTENBERGER
+ La Folle Aventure 1
+ PIERRE LOTI
+ Les Désenchantées 1
+ CAMILLE MAUCLAIR
+ L’Amour tragique 1
+ COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES
+ Les Éblouissements 1
+ ERNEST PSICHARI
+ Terres de Soleil et de Sommeil 1
+ GASTON RAGEOT
+ Un Grand Homme 1
+ G. RÉVAL
+ Les Camp-Volantes de la Riviera 1
+ MARQUIS DE SÉGUR
+ Esquisses et Récits 1
+ H. SUDERMANN
+ Parmi les Pierres 1
+ ANDRÉ TARDIEU
+ Notes sur les États-Unis 1
+ MARCELLE TINAYRE
+ L’Amour qui pleure 1
+ LÉON DE TINSEAU
+ Le Port d’attache 1
+ JEAN-LOUIS VAUDOYER
+ L’Amour Masqué 1
+ JEAN VIOLLIS
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+ Princesses de Science 1
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+from people in all walks of life.
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+and official page at www.gutenberg.org/contact
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+<div lang='en' xml:lang='en'>
+<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Hiên le Maboul</span>, by Émile Nolly</p>
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
+most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
+of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
+at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
+are not located in the United States, you will have to check the laws of the
+country where you are located before using this eBook.
+</div>
+</div>
+
+<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Hiên le Maboul</span></p>
+<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Émile Nolly</p>
+<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Contributor: André Rivoire</p>
+<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 22, 2022 [eBook #68588]</p>
+<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
+ <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
+<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HIÊN LE MABOUL</span> ***</div>
+<p class="c large">ÉMILE NOLLY</p>
+
+<h1>HIÊN LE MABOUL</h1>
+
+<p class="c"><span class="small">PRÉFACE</span><br />
+<span class="xsmall">DE</span><br />
+ANDRÉ RIVOIRE</p>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
+3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top6em small">Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
+y compris la Hollande.</p>
+
+
+<p class="gap drap small" lang="en" xml:lang="en">Published October first, nineteen hundred and eight. Privilege of
+copyright in the United States reserved under the Act approved
+March third, nineteen hundred and five, by <span class="sc">Calmann-Lévy</span>.</p>
+
+
+<p class="c gap xsmall">PARIS, IMP. L. POCHY, 52, RUE DU CHATEAU. — 17779-1-09.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">A<br />
+MONSIEUR ANDRÉ RIVOIRE</p>
+
+<p class="c i">En témoignage de ma sincère admiration<br />
+et de ma respectueuse affection.</p>
+
+<p class="offr">E. N.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">PRÉFACE</h2>
+
+
+<p>Dans mon bureau de la <i>Revue de Paris</i>, il y a
+quelque deux ou trois ans, je vis, pour la première
+fois, le futur auteur de <i>Hiên le Maboul</i>.</p>
+
+<p>J’avais lu de lui quelques pages manuscrites,
+<i>Heures Khmères</i>, et j’avais été frappé et séduit
+par la force et la délicatesse des impressions,
+la netteté quasi photographique des paysages,
+les grâces d’un style toujours harmonieux,
+à la fois original et simple.</p>
+
+<p>Les pages étaient signées : lieutenant…,
+d’un nom qui se dissimule aujourd’hui derrière
+le pseudonyme d’Émile Nolly ; je savais, par
+une lettre jointe au manuscrit, que le lieutenant…
+devait être quelque part, très loin, au
+fond de l’Asie, et que ma réponse mettrait des
+mois sans doute à lui parvenir. Lieutenant…,
+de l’infanterie coloniale !… Et j’imaginais un
+grand et solide gaillard, barbu, au teint bronzé,
+comme certains de mes vieux camarades qui
+font leur carrière aux colonies et que je rencontre,
+tous les cinq ou six ans, avec un galon
+de plus et, parfois, une cicatrice.</p>
+
+<p>Quelques mois plus tard, on m’annonça le
+lieutenant… Et je vis entrer un tout jeune
+homme, aux regards et aux gestes timides,
+avec une voix douce, où l’habitude de commander
+ne se trahissait qu’au martèlement à
+peine perceptible des syllabes. Tout de suite,
+je me sentis pour l’homme la sympathie que
+j’avais déjà pour l’écrivain. Nous causâmes,
+d’abord, de ces <i>Heures Khmères</i> — qui seront
+quelque jour un régal de lettrés et de délicats,
+maintenant que le succès de son premier roman
+assure à Émile Nolly un public et des éditeurs ; — ensuite
+des projets de cet officier-homme de
+lettres, qui trouve le moyen d’être si complètement,
+à la fois, l’un et l’autre. En partant
+le lieutenant… m’annonça l’envoi prochain
+d’un nouveau manuscrit, un roman, cette fois.
+Ce fut le manuscrit de <i>Hiên le Maboul</i> dont la
+publication dans la <i>Revue de Paris</i> fut si remarquée
+et pour lequel l’auteur me demande aujourd’hui
+quelques lignes de préface.</p>
+
+<p>Pourquoi à moi ?</p>
+
+<p>Oh ! simplement parce qu’il sait que j’aime
+son livre et parce que je fus des premiers à
+l’aimer… A quoi bon ajouter rien d’autre et
+dire, en détail, mes raisons d’admirer cette
+œuvre si vivante et si vraie ?</p>
+
+<p>Mon nom, au seuil de ce roman, n’est que le
+nom d’un lecteur qui a beaucoup lu et qui, entre
+des centaines de manuscrits, a particulièrement
+retenu et aimé celui-là.</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">André Rivoire.</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">HIÊN LE MABOUL</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak">I</h2>
+
+<blockquote class="epi">
+<p class="i">A la mémoire du lieutenant Ch…
+qui repose dans le cimetière de Saïgon.</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche
+de l’appontement, Hiên le Maboul, soldat de
+deuxième classe à la 11<sup>e</sup> compagnie du 1<sup>er</sup> régiment
+de tirailleurs annamites, regardait l’ombre
+surgir du large. Elle montait comme une
+marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes
+des palétuviers du Donnaï, engloutissant les
+rares toits de paille assemblés au bord de l’estuaire.
+De l’autre côté de la baie, la montagne
+sembla plus haute dans le ciel obscur, et plus
+monstrueuses les croupes où se découpaient les
+talus des batteries. Derrière les chevelures de
+bambous des crêtes, les premières étoiles dansèrent.
+Évanouie dans les ténèbres, la flottille
+des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables
+yeux peints sur les proues de bois.
+Un pêcheur invisible se lamenta.</p>
+
+<p>Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre
+de Cochinchine, Hiên le Maboul frissonna.
+L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues,
+l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les
+coudes sur les genoux, la tête entre les mains,
+il grelottait de terreur et contemplait stupidement
+les franges d’écume qui émergeaient de
+l’ombre, accourues en longues courbes vers la
+plage. Et il gémit doucement, regrettant le
+passé.</p>
+
+<p>Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées
+de son enfance, le village de Phuôc-Tinh
+hérissant ses clôtures de bambous et ses toits
+gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la
+côte où, sur le sable jaune semé de blocs
+noirs, dormaient comme de formidables poissons
+les sampans échoués, la mer où les jonques
+chinoises balançaient leurs roufs de rotin, leurs
+proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles
+tendues sur des bambous en éventail, la mer
+où bondissaient de longues files de marsouins,
+où courait l’aileron des requins, la mer où,
+sous les vagues déferlant, les sampaniers prétendaient
+avoir vu se dérouler le corps immense
+et flasque du Serpent fabuleux.</p>
+
+<p>Dans les ruelles où séchaient les poissons, il
+avait grandi, tourné en dérision par les enfants
+de son âge pour son esprit borné, pour sa lenteur
+d’intelligence, pour sa mine perpétuellement
+ahurie, pour son corps maigre, emmanché
+de bras trop longs et de jambes trop longues :
+pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur
+silencieux et toujours patient, accoutumé
+à ne guère plus recevoir de caresses
+et de riz que le chien de la maison paternelle,
+il avait grandi cependant, toujours plus
+dégingandé et plus morne, de plus en plus
+abruti.</p>
+
+<p>Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession
+convenable : il fut bûcheron. A l’aube,
+il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la
+forêt et se mettait en quête d’une belle touffe
+de bambous ; toute la matinée il coupait des
+bambous, revenait au village avaler une poignée
+de riz et quelques petits poissons séchés, et,
+tout l’après-midi, coupait des bambous. Cette
+besogne, toujours pareille et peu fatigante,
+le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière
+marécageuse, il tailladait consciencieusement,
+tranquille du moins et point traité
+à chaque instant d’« individu idiot<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> En annamite, <i>Thang-Kho</i> : — expression fréquente.</p>
+</div>
+<p>Du reste, la forêt lui était une amie ; son
+cœur simple et fermé d’enfant sauvage lui
+avait voué un culte farouche. Tout en elle lui
+était motif à extase : les orchidées épanouies
+dans l’humus des ravines, les lianes retombant
+en faisceaux des branches noires des eucalyptus
+ou plaquant sur le tronc pelé des banians le
+vert sombre de leurs feuilles, les palmiers d’eau
+lançant comme des tentacules de pieuvre
+leurs rejets épineux, les palétuviers dressés sur
+leurs mille racines hors de la boue givrée de sel,
+les fougères arborescentes enveloppant le pied
+des tecks géants. A travers les hautes ramures,
+des bandes de singes se poursuivaient avec des
+cris aigus ; des perruches jacassaient ; des tourterelles
+s’appelaient ; des faisans argentés s’enlevaient
+d’un vol lourd ; des sangliers précipitaient
+leur galop fou dans la vase ; le chant
+sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères ;
+une cascade riait, inlassable.</p>
+
+<p>Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait
+durant des heures respirer la forêt. La nuit
+tombante interrompait son rêve. Courbé sous
+son fagot, il rentrait au village ; là-bas,
+sous les cocotiers inclinant leurs panaches
+vers la mer noircissante, dormaient les cases
+grises.</p>
+
+<p>Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il
+écoutait encore parler son amie. La brise venue
+du large hurlait ; les bambous geignaient, les
+feuilles frissonnaient ; la forêt tout entière disait
+sa terreur des ténèbres. La plainte rauque du
+tigre rôdant autour des palissades dominait,
+par instants, les voix du vent et de la mer, et
+Hiên, terrifié, tremblait, la tête enfouie sous
+sa couverture.</p>
+
+<p>Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable
+et plus proche de la nature, chaque jour plus
+sauvage et moins pareil aux autres hommes.
+A vingt ans, il fut une sorte de géant maigre
+aux yeux égarés, à la chevelure inculte, aux
+gestes maladroits, et l’opinion se confirmait
+qu’il était fou.</p>
+
+<p>Un matin, on alla le querir en toute hâte dans
+sa clairière et on le conduisit à la pagode. Là,
+devant les baguettes d’encens et les tablettes
+laquées, les notables s’empressaient avec des
+révérences autour de trois personnages coiffés
+de casques blancs et galonnés d’or. Hiên, hirsute
+et déguenillé, fut poussé devant eux et,
+au ronflement des gongs, au bruit assourdissant
+des pétards, il fut proclamé que Phâm-vân-Hiên,
+désigné par les autorités de la commune
+et déclaré apte par un administrateur, un capitaine
+et un médecin, servirait désormais comme
+tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques.
+Les trois casques disparurent, les gongs
+firent silence, les pétards s’éteignirent dans la
+poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien
+compris à cette cérémonie, retourna paisiblement
+à ses bambous.</p>
+
+<p>Huit jours après, une chaloupe à vapeur le
+déposait au Cap-Saint-Jacques avec d’autres
+recrues de sa province. On lui avait expliqué
+en chemin quelles seraient les obligations de son
+nouveau métier et dans sa pauvre cervelle
+s’était fixée une seule idée : il était, pour des
+années, exilé de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois
+des sergents annamites, il s’aplatit aux
+pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus
+de la tête, la face dans la poussière, suppliant
+avec des mots incohérents qu’on le rendît à ses
+arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte,
+le capitaine écoutait un <i>caï</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> lui narrer en un
+français fantaisiste comme quoi la recrue avait
+donné pendant tout le trajet des signes évidents
+d’idiotie complète.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Caporal annamite.</p>
+</div>
+<p>— Lui faire même chose maboul, concluait
+bienveillamment le caï.</p>
+
+<p>Le cercle des gradés français et indigènes
+partageait cette manière de voir et s’apitoyait
+sur le pauvre diable. On le releva de force, et,
+comme il était impossible de revenir aussitôt
+sur la sentence prononcée par la commission de
+recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur.
+Il reçut toute une collection de pantalons
+et de vestons blancs ou kaki, de turbans
+noirs, de ceintures rouges, de jambières
+grises ou rouges ; on lui plaça sur la tête un
+<i>salacco</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> plat. Dans son costume neuf il apparut
+encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque ;
+ses camarades, les vieux tirailleurs à
+barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète
+et larmoyante, coiffée de travers, devant ses
+longs bras sortis jusqu’au coude des manches
+trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous
+du pantalon trop court, lui aussi. Et,
+comme il ne cessait de sangloter, il fut avéré
+qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous
+le nom flatteur de « Hiên le Maboul ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Coiffure des tirailleurs.</p>
+</div>
+<p>Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste ;
+une semaine qui fut pour le malheureux
+un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un
+caporal lui avait enseigné à disposer correctement
+sa chevelure en chignon, à rouler son
+turban noir, à placer horizontalement son salacco,
+à rejeter avec élégance sur la nuque
+les deux brides de la jugulaire ; un autre s’efforça
+de lui inculquer les rudiments du salut
+militaire ; un autre l’initia au démontage et au
+remontage de son mousqueton ; un autre l’informa
+que la 11<sup>e</sup> compagnie du 1<sup>er</sup> régiment
+de tirailleurs annamites, à laquelle il avait
+l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine,
+le capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le
+sous-lieutenant Monin, tous deux paternels et
+accommodants, mais, somme toute, indifférents.
+Le vrai maître était l’adjudant Pietro, un
+homme féroce, qui frappait les tirailleurs à coups
+de trique, les faisait mettre en prison, les tyrannisait
+de toutes manières. Mais il y avait
+encore, à la compagnie, un lieutenant occupé
+à des travaux topographiques dans la province
+de Baria et qui ne paraissait au camp que fort
+rarement. On ignorait son nom et, entre eux,
+les tirailleurs l’appelaient « l’Aïeul à deux galons » ;
+l’idole des indigènes, dont il parlait
+la langue, qu’il commandait avec douceur,
+qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant.
+A l’heure actuelle, il était loin et la terreur
+régnait…</p>
+
+<p>Des leçons de ses professeurs il ne restait à
+Hiên que des bribes, des noms d’officiers, de
+sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques
+mots français dont il avait oublié le sens. A sa
+stupidité naturelle venait s’ajouter, pour paralyser
+sa mémoire, la frayeur que lui causait
+l’adjudant ; mais, dans sa détresse, il se cramponnait
+au souvenir précis qui s’était gravé
+dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs :
+il attendait le retour de l’« Aïeul
+à deux galons ».</p>
+
+<p>Ainsi, au soir de cette journée de service,
+Hiên le Maboul, penché sur l’eau tourbillonnante,
+pleurait la mort de ses joies naïves et se
+lamentait sur la tristesse de sa condition présente.</p>
+
+<p>Des sandales de bois claquèrent sur les planches
+et des rires fusèrent. Effaré, Hiên sauta
+sur ses pieds ; deux <i>congaï</i><a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> lui riaient au nez.
+Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et
+Maÿ, fille du sergent Cang. Thi-Ba, épaisse dondon
+à la figure ronde, aux petits yeux à peine
+visibles sous les paupières énormes, aux joues
+pleines, à la poitrine débordante déjà, semblait
+aussi vulgaire, aussi méprisable que les sampanières
+de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ,
+pareille, dans l’éclat de ses quinze ans et la
+finesse de tout son petit corps svelte, à une idole
+de pagode : sous le front bombé, que le mouchoir
+de soie rouge encadrait, la ligne des sourcils se
+haussait doucement vers les tempes ; les yeux
+noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée
+chez les femmes d’Annam ; le nez, presque droit
+et point écrasé, se retroussait à peine au-dessus
+des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues
+comme un pétale d’hibiscus.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Jeunes filles.</p>
+</div>
+<p>A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le
+dos, suivant son habitude de sauvage hostile
+aux femmes, mais le regard des yeux larges et
+profonds le saisissait : gauche et lourd, il rajustait
+maladroitement son turban et riait d’un
+rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et
+minuscules, dessinés par la tunique de soie
+noire, de deviner les hanches déjà pleines,
+drapées par le pantalon noir, d’apercevoir
+les pieds nus et blancs, chaussés de menus
+sabots, il songeait vaguement que jamais semblable
+fillette n’avait illuminé de sa beauté
+les ruelles de Phuôc-Tinh… Et déjà il était
+esclave.</p>
+
+<p>— Laisse donc ton salacco tranquille ! dit
+Maÿ. Tu ressembles à un singe qui se gratte
+le crâne.</p>
+
+<p>Et les deux folles de pouffer de rire ; et Hiên
+rit aussi, bêtement et sans savoir pourquoi.</p>
+
+<p>— Assieds-toi ! commande Maÿ.</p>
+
+<p>Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent
+à ses côtés, les jambes pendantes dans
+le vide, face à la baie où courent les franges
+d’écume et où dansent les falots des sampans.</p>
+
+<p>Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur,
+harcelé de questions, raconte tout :
+l’enfance muette et persécutée, le village hérissé
+de bambous, la mer semée de jonques, la
+forêt bruissante et vivante. Par moments,
+il est tenté de se lever et de fuir. Mais une force
+inconnue le cloue à sa place : il ne peut
+se résoudre à s’éloigner de Maÿ ; malgré lui,
+il faut qu’il livre ses secrets à son petit bourreau.</p>
+
+<p>— Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a
+aimé ?</p>
+
+<p>Indiscrète et singulière question ! Le tirailleur
+se tord sur sa planche et répond simplement :</p>
+
+<p>— Non ! Je suis trop laid !</p>
+
+<p>— Et toi, aimais-tu les filles ?</p>
+
+<p>— Non ! dit Hiên, farouche, en qui les sens
+déprimés n’ont jamais parlé, et qui, dès l’adolescence,
+apprit qu’il était d’essence inférieure.</p>
+
+<p>— Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu ?</p>
+
+<p>Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple ;
+elle ne rit plus, et rien de sa pensée intime
+ne se révèle dans ses yeux immobiles et sévères ;
+mais il craint la moquerie et il bégaye :</p>
+
+<p>— Non !</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent,
+essoufflés.</p>
+
+<p>— Va-t’en, commande Maÿ ; l’appel va sonner.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit,
+la tête basse, son salacco pendant sur ses
+épaules, ses grands bras et ses longues jambes
+d’araignée agités autour de son corps maigre
+comme des ailes de moulin.</p>
+
+<p>Et les rires des deux fillettes le poursuivent.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">II</h2>
+
+
+<p>Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au
+bord de la digue de pierres sèches et sonna
+le réveil. Les notes alertes prirent leur essor vers
+la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient
+encore les dernières brumes de la nuit et, par-dessus
+les dunes boisées de la presqu’île, s’envolèrent
+vers l’orient et vers la mer.</p>
+
+<p>Dans l’aube terne, le camp s’anime ; les cases
+de torchis peint à la chaux ouvrent leurs persiennes
+noires ; des moineaux pépient tumultueusement
+sur la paille des toits ; dans leurs
+cages de rotin accrochées aux poutres des vérandas,
+des merles-mandarins sifflent à plein gosier ;
+les mulets s’ébrouent dans les écuries ; un bœuf
+à bosse chemine d’un pas placide par la cour
+sablée, où pleuvent les cosses noires des flamboyants.</p>
+
+<p>Des sergents européens, debout, le dolman de
+toile déboutonné sur leurs poitrines velues, le
+bol de café dans une main, une tranche de pain
+dans l’autre, se lancent des lazzi et leurs
+rires de braves gens bien portants résonnent
+dans l’air frais.</p>
+
+<p>Derrière la palissade de bambou, des bambins
+tout nus et déjà rouges de la poussière du chemin
+piaffent comme des poulains.</p>
+
+<p>Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs
+qui se hâtent, le mousqueton sur l’épaule, les
+brides de la jugulaire flottant sur le veston kaki.</p>
+
+<p>A un second appel du clairon, la compagnie
+se rassemble sous les flamboyants. L’adjudant
+Pietro, son sabre court à large fourreau battant
+ses jambes trapues et cagneuses, préside avec
+des jurons à l’alignement des salaccos posés
+à plat sur les chignons huilés et des pieds nus
+aux orteils écartés. Comme presque tous les
+Corses, il juge qu’un peu de l’âme du grand
+empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière
+le dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit
+entre les rangs, vérifie l’astiquage irréprochable
+des boutons de cuivre, des plaques de
+ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la
+courbe de ses moustaches.</p>
+
+<p>A son passage, les petits guerriers bronzés
+se raidissent, frémissants, et plus d’un, qui
+travailla de son mieux pour satisfaire le tyran
+et qui se vit cependant octroyer « quatre jours »,
+appelle de tous ses vœux mélancoliques l’Aïeul
+à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus
+toujours souriants, la moustache blonde et
+fine, retroussée joliment, du justicier.</p>
+
+<p>C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro
+s’étant arrêté devant le misérable. De son cœur
+tressaillant s’élève comme une prière muette
+vers cet être inconnu et bon, de qui viendront
+peut-être, un jour, toute justice et toute pitié. Car
+Hiên n’est pas heureux. Les coups et les injures
+ont plu sur ses épaules maigres et il désespère.</p>
+
+<p>Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue :</p>
+
+<p>— Alors le métier n’entre pas ?</p>
+
+<p>Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en
+heure, au contraire, Hiên le Maboul devient
+plus abruti et plus fou, plus « maboul ».</p>
+
+<p>La voix aigre de l’adjudant le paralyse : le
+mousqueton s’échappe de ses doigts frissonnants
+et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille.</p>
+
+<p>Les quatre sections sont figées. La main poilue
+aux ongles noirs saisit l’oreille du maladroit
+et la secoue furieusement ; et voici que s’écroule,
+à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon
+se déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur…
+La colère de Pietro déborde en jurons
+redoublés ; comme sa science de la langue annamite
+se borne aux termes les plus grossiers, il
+les jette à la tête de l’imbécile. Celui-ci a croisé
+ses bras devant sa figure, dans l’attitude de
+la supplication ; avec des gestes cassés et saccadés
+de polichinelle, il rajuste l’équipement
+en désarroi, ramasse le mousqueton poudreux.</p>
+
+<p>La compagnie s’en va, au chant morne des
+clairons : il suit la compagnie, sautillant sans
+succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la
+détresse de Hiên, le petit fourrier français qui
+marche à côté de lui l’encourage et le conseille :
+Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ
+debout près de la porte et riant de toutes ses
+dents brunies par le bétel. Il ne voit et n’entend
+plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans
+son cerveau d’enfant sauvage.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>La place du Marché, où pivotent les sections,
+s’emplit de lumière dorée ; le soleil levant
+allume de petites flammes éblouissantes aux
+pignons historiés des boutiques chinoises, aux
+dorures des pancartes laquées qui se balancent
+le long des éventaires ; il avive le rouge cru des
+fleurs des faux-cotonniers, le plumage sombre
+des merles-mandarins qui se chamaillent sur
+les branches sans feuilles et chargées de pétales
+sanglants.</p>
+
+<p>Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos
+miroitants. Dans la chaleur naissante,
+les quatre sections manœuvrent avec des commandements
+brefs de gradés, des chocs de
+crosses contre les trottoirs, des piétinements
+dans le sable mou. Sous un flamboyant,
+Hiên le Maboul, les yeux hors de la tête, les
+veines du cou gonflées et pourpres, sue à grosses
+gouttes et, pour la millième fois, essaye de
+déchiffrer les mystères de la mise en joue. Pour
+la millième fois, le sergent Cang lui a tenu de
+longs discours inintelligibles, lui a « montré le
+mouvement » ; mais les minutes passent et les
+progrès sont nuls. En vain a-t-on donné au
+retardataire un instructeur spécial ; en vain le
+sergent Cang, tour à tour exaspéré et insinuant,
+menace-t-il la recrue du poing fermé ou l’exhorte-t-il
+éloquemment. Hiên fait de son mieux,
+mais en vain ; ses pesantes mains de bûcheron
+accoutumé au « coupe-coupe » se crispent sur
+le fût de bois ; ses membres engourdis refusent
+de se plier aux mouvements compliqués qu’on
+leur demande.</p>
+
+<p>Les objurgations violentes, les explications
+ne font qu’empirer le désarroi de son cerveau.
+Il comprend de moins en moins, et, découragé,
+stupide, n’écoute même plus les harangues du
+sergent.</p>
+
+<p>Les rires des marmots annamites accroupis
+en cercle autour de lui ne cessent de tinter, car
+de son crâne impuissant roulent sans interruption
+de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste
+accablé et mécanique. Il songe que, tout à
+l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de
+français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la
+théorie, puis encore l’exercice.</p>
+
+<p>A quoi bon ? à quoi bon ?… N’est-il pas
+évident dès maintenant qu’il sera tout à fait
+impossible de faire de lui un tirailleur ? Puisque
+son cerveau est trop lent, ses membres
+inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter ainsi ?
+Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous
+bruissants !… Puisqu’on ne le renvoie pas,
+Hiên rêve de déserter.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Le soir est venu. Le clairon a sonné la
+berloque. Hiên le Maboul s’est débarrassé de
+son harnois de guerre et maintenant, installé
+sur une natte devant la case du sergent
+Cang, il attend l’heure de la soupe et se remémore
+les divers incidents qui marquèrent cette
+journée.</p>
+
+<p>Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier
+et à ceux de demain. Hiên a beaucoup appris et
+n’a rien retenu. En revanche, les imprécations de
+Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue
+gauche, encore rouge, se souvient du soufflet
+qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant.
+Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement
+triste !</p>
+
+<p>Hiên a envie de pleurer : pour tromper sa
+peine, il examine sa prison. Entre la montagne
+et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune,
+cases de sergents européens, enveloppées de feuillage
+fleuri, cases de tirailleurs, écuries, infirmerie.
+Plus près, le camp des tirailleurs mariés, longues
+cabanes de torchis divisées en compartiments
+de quatre mètres carrés. Puis la route bordée
+de frangipaniers qui s’en va vers le Phare,
+parmi les massifs de bambous et les rochers
+moussus où bouillonne l’écume.</p>
+
+<p>Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes
+vertes dressées de chaque côté de la
+baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique.
+Il méprise cette mer cuivrée par le
+soleil couchant, parce que ce n’est pas sa mer ;
+il méprise ces sampans qui replient leurs voiles
+couleur d’ocre, parce qu’ils ne sont pas les sampans
+de Phuôc-Tinh ; il méprise ces frangipaniers,
+ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne
+sont pas ses arbres. Affalé sur sa natte, il
+rumine des pensers amers.</p>
+
+<p>— Écarte-toi donc, grand bêta !</p>
+
+<p>La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur.
+La fillette dispose sur la natte des tasses de riz,
+des soucoupes de crevettes, des bols de saumure
+où baignent des piments rouges ; auprès de
+chaque soucoupe, elle range des baguettes de
+bois noir.</p>
+
+<p>Voici l’heure du « repas des fauves », suivant
+le mot de Pietro : devant chaque maisonnette
+de tirailleur marié, les femmes couvrent
+de nattes la terre battue, et leurs pensionnaires,
+les tirailleurs célibataires, « les fauves » prendront
+place autour de ces nattes pour le repas
+du soir.</p>
+
+<p>La femme du sergent Cang nourrit ainsi,
+outre Hiên, cinq petits guerriers. Les voici
+qui viennent, riant et se bousculant ; on s’accroupit
+en cercle autour des soucoupes et celles-ci
+résonnent des chocs précipités des baguettes.</p>
+
+<p>Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement
+par son voisin, s’étale à la renverse
+dans la poussière ; il se relève, furieux, le dos
+rouge et la figure barbouillée de sauce brune.
+Il veut parler, mais l’énorme bouchée de riz
+qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle
+et étouffe ses cris de colère.</p>
+
+<p>Le vieux Cang, impassible, lisse de la main
+droite sa barbiche grisonnante et rien n’apparaît
+sur sa face tannée ; mais la figure ridée de
+Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie
+et Maÿ rit d’un rire aigu. Les cinq loustics se
+frappent les cuisses et se prodiguent des bourrades
+amicales, marques de grande jubilation.
+Des nattes voisines, les brocards cinglent comme
+la grêle.</p>
+
+<p>— Comment as-tu fait pour te remettre sur
+tes pattes, tortue famélique ?</p>
+
+<p>— Frise donc tes moustaches de <i>nuoc-mâm</i><a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Sauce épicée, très employée dans la cuisine
+annamite.</p>
+</div>
+<p>— Regardez ce caïman de Baria ! Il a encore
+de la boue de palétuvier sur le menton !</p>
+
+<p>La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de
+rage, Hiên le Maboul résout de faire un éclat :
+car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ,
+et il ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ.</p>
+
+<p>— C’est toi qui m’as heurté ? demande-t-il
+d’une voix éraillée par la fureur.</p>
+
+<p>— Mais non ! mais non ! C’est un <i>ma-couï</i><a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> !</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Diable.</p>
+</div>
+<p>— C’est toi !</p>
+
+<p>Les bras maigres brandissent au-dessus de la
+chevelure embroussaillée des poings menaçants
+et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus ; Cang
+cesse de caresser sa barbiche. Mais la voix
+fraîche et paisible de Maÿ rétablit soudain
+l’ordre :</p>
+
+<p>— Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi
+tranquille !</p>
+
+<p>Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline
+devant la volonté de cette fillette qui le domine ; il
+rit d’un large rire imbécile, espérant se concilier
+ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité ;
+il rit et essuie à la doublure de son veston
+kaki ses moustaches de sauce.</p>
+
+<p>— Ha ! ha ! ha ! raillent les soldats en chignon.</p>
+
+<p>Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu
+se départir de sa placidité coutumière. Mais
+aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ ?
+En dépit du sourire naïf qui découvre ses canines
+de loup, il sent gronder encore en lui sa rancune :
+Maÿ s’est moquée de lui ; elle se moque encore
+de lui, de toutes ses lèvres pincées, de toutes
+ses paupières abaissées sur ses yeux ironiques.
+Et puis son veston est taché de <i>nuoc-mâm</i> et
+de terre rouge mêlée de crachats.</p>
+
+<p>Heureusement, voici que circulent les cigarettes
+et les chiques de bétel. Hiên badigeonne
+délicatement de chaux rose une feuille humide,
+il enroule cette feuille autour d’un morceau de
+noix d’arec et mâche silencieusement ; de temps
+à autre, il se détourne et crache de la salive
+rouge… Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes
+ne chassent ses mauvaises pensées ;
+il est mécontent d’autrui et mécontent de
+lui-même, qui sottement s’inquiète de complaire
+à une quelconque pécore. Cependant il
+jette à la dérobée vers le petit visage immobile
+et indéchiffrable des regards implorants de chien
+battu.</p>
+
+<p>La nuit est venue tout à fait : sur la route
+du Phare se poursuivent, avec des sonnailles de
+grelots, les lanternes des victorias qui ramènent
+de la promenade quotidienne les élégants du
+Cap.</p>
+
+<p>Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste
+gratte avec une baguette de rotin l’unique corde
+d’acier d’un luth en forme de petit cercueil :
+un autre promène des ongles démesurés sur les
+treize fils de cuivre d’une cithare demi-cylindrique ;
+un autre tire d’une flûte de bambou à
+six trous des sons langoureux ; un autre racle
+avec l’archet d’ébène les deux boyaux d’un violon
+qui ressemble étonnamment à une énorme
+pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur
+revient l’honneur moindre de scander sur
+le tam-tam et sur le gong le rythme de la
+mélodie.</p>
+
+<p>Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à
+l’heure précipita l’« individu idiot » dans la
+poussière, s’attribue le rôle principal : il chante
+une mélopée interminable, tantôt hurlée à plein
+gosier, tantôt susurrée comme un soupir. Ne
+s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler
+vers Maÿ des œillades provocatrices et ne
+semble-t-il pas que la fillette les accueille d’un
+sourire encourageant ?</p>
+
+<p>Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique
+aggrave sa nostalgie. Ah ! oui, certes, il en a
+assez : sa mémoire se refuse obstinément à
+s’assimiler les théories des gradés ; ses membres
+demeurent malhabiles aux gestes du métier des
+armes ; ses instructeurs l’injurient ; l’adjudant
+le frappe ; Maÿ se moque de lui.</p>
+
+<p>Cette vie de tirailleur ne lui procure que des
+coups et des soucis : il en a assez ! A Phuôc-Tinh
+du moins il ne recevait que rarement des horions :
+les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût,
+et pas une ne pouvait se vanter d’exercer sur
+lui cette fascination bizarre qui le rend esclave du
+moindre regard de Maÿ.</p>
+
+<p>Oui ! oui ! il s’en ira ! Il retournera vers
+sa clairière, vers la paix sereine des après-midi
+ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute
+son âme de rustre appelle la liberté et crie vers
+la brousse.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos
+tourné à l’orchestre, il essuie avec ses énormes
+poings de grosses larmes qui roulent sur ses
+joues brunes.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">III</h2>
+
+
+<p>Des jours ont coulé, puis des semaines, puis
+un mois tout entier : Hiên n’a pas déserté. Non
+que l’idée du devoir le retînt : il est trop simple
+pour que la notion du devoir ait pénétré son
+cerveau ; mais le sergent Cang, commentant à
+sa façon les articles du code militaire, a fait
+entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable
+série de supplices punirait les déserteurs.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets
+de fuite. Il continue à n’être pas heureux ; son
+mousqueton tremble dans ses mains comme aux
+premiers jours ; ses instructeurs ont épuisé leur
+patience et leurs jurons. Il continue à ne rien
+comprendre à la théorie qu’il écoute pourtant
+de toutes ses oreilles, le front moite de sueur
+et les yeux écarquillés. Pietro a pris en grippe
+cet idiot qui sautille derrière la compagnie sans
+même réussir à marcher au pas ; il éprouve une
+haine véritable contre ce malappris en qui son
+génie napoléonien n’a pu faire « entrer le métier ».</p>
+
+<p>Maÿ, la douce Maÿ le rudoie.</p>
+
+<p>Chose invraisemblable, il a encore maigri.
+Dans sa face osseuse, les yeux s’éclairent de
+reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort
+plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à
+son village et à sa forêt. Hiên le Maboul est
+en train de devenir fou.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Certain dimanche de septembre, Hiên, le
+cœur réchauffé par le gai soleil épanoui sur la
+baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il
+endossa le veston de toile blanche au petit col
+amidonné sur lequel des numéros étaient brodés
+au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans
+le pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen
+des jambières rouges et s’en fut, peu rassuré,
+vers la porte du camp.</p>
+
+<p>Le caporal de garde l’inspecta d’un coup
+d’œil, tira sur les pans du veston, remit d’aplomb
+le salacco branlant et, content de son
+œuvre, tourna les talons.</p>
+
+<p>Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant
+la plage demi-circulaire, conduisait du camp à la
+ville.</p>
+
+<p>Journée splendide ! Derrière la grille de la
+Poste, les bougainvillias penchaient vers la
+route écarlate des grappes de clochettes mauves.
+Des pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau
+bleue dorée de lumière, sifflotaient, l’épervier
+au poing, la hotte sur le dos ; des poissons
+volants s’enlevaient par essaims de flèches
+étincelantes et plongeaient. Des moineaux
+piaillaient dans une touffe d’hibiscus ; des fillettes
+toutes nues et bronzées ramassaient des
+fleurs de frangipanier et soufflaient sur les pétales
+nacrés pour faire envoler le pollen couleur d’or ;
+des lézards gris tachetés de pourpre erraient
+sur le sable tiède. Au-dessus des massifs de
+bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée
+où le soleil allumait des flammes.</p>
+
+<p>Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux
+Chinois dodus, la tresse enroulée au-dessus du
+front rasé, jouaient de la clarinette ; ils semblaient
+prendre un plaisir prodigieux à leur
+musique nasillarde et se dandinaient, l’air
+satisfait.</p>
+
+<p>A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre
+leurs dents l’embouchure de bois et vociférèrent
+contre l’innocent promeneur les classiques insultes
+annamites :</p>
+
+<p>— Passe ton chemin, grande haridelle !</p>
+
+<p>— A-t-on jamais vu pareil canard étique !</p>
+
+<p>La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux
+insulteurs, mais son esprit peu inventif refusa
+d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par
+fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse
+et les quolibets de pleuvoir :</p>
+
+<p>— Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille
+surmontée d’une tête.</p>
+
+<p>— De quoi es-tu pleine, vessie de porc ?</p>
+
+<p>— Pour quand l’accouchement, panse de vache ?</p>
+
+<p>Et autres injures de goût plus haut.</p>
+
+<p>Les deux Chinois, héroïques comme tous les
+gens de leur race, se regardèrent d’un œil
+inquiet, flairant quelque méchante histoire et,
+emportant leurs clarinettes, disparurent dans
+les profondeurs de la boutique.</p>
+
+<p>Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par
+une nouvelle bordée de mots malsonnants, les
+vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la
+petite place qui s’élargissait au bout de la rue :
+Hiên le Maboul, intrigué, se lança derrière eux,
+pareil dans sa course à quelque araignée gigantesque.</p>
+
+<p>Au pied de la stèle de granit rose qui ornait
+le milieu de la place, une trentaine de salaccos
+faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à cheveux
+blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait
+sur le trottoir son mousqueton, sa couverture
+grise roulée en forme de boudin, sa musette
+rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin
+une sorte de planchette carrée, vêtue d’une toile
+cirée noire et munie d’un trépied en bois verni.</p>
+
+<p>Parmi les rires, les exclamations, on distinguait
+sa petite voix aigre et enrouée de vieillard,
+proférant des jurons.</p>
+
+<p>— Qui est-ce ? questionna Hiên.</p>
+
+<p>— C’est Bèp-Thoï, parbleu ! dit quelqu’un.</p>
+
+<p>De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs
+accouraient, trottant comme des poulains
+et riant et criant à tue-tête :</p>
+
+<p>— Bonjour, Bèp-Thoï !… Bonjour, Bèp-Thoï !</p>
+
+<p>Bèp-Thoï grommelait :</p>
+
+<p>— Bonjour ! bonjour ! Ne vous jetez pas
+tous à la fois sur moi, tas d’imbéciles ! Vous
+allez casser ma planchette !… En arrière, fils de
+courtisanes, en arrière !</p>
+
+<p>— Bèp-Thoï ! Bèp-Thoï ! clama la foule des
+salaccos.</p>
+
+<p>— Eh bien, quoi ? Me voilà, je suppose !…
+Attention à la planchette.</p>
+
+<p>— Bèp-Thoï ! où est l’Aïeul ?</p>
+
+<p>— Il arrivera ce soir.</p>
+
+<p>— Ah ! ah !</p>
+
+<p>Les petits guerriers délirèrent :</p>
+
+<p>— As-tu entendu, Phuc ?</p>
+
+<p>— J’ai entendu, frère aîné.</p>
+
+<p>— L’Aïeul va venir !… l’Aïeul va venir !…</p>
+
+<p>« L’Aïeul va venir !… » Le cœur de Hiên
+le Maboul bondit dans sa poitrine maigre ; le
+soleil lui parut soudain éblouissant et l’air
+lumineux ; la brise lui sembla rire dans les
+bambous.</p>
+
+<p>Le vieux soldat essuya de sa manche la
+sueur qui perlait sur tout son visage ridé ; il
+ramassa le bidon rouillé, but une lampée et,
+réconforté, recommença de grogner :</p>
+
+<p>— On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul
+et moi !… et du travail !… Nous avons noirci
+au moins trente feuilles que j’ai là, sous cette
+toile cirée… Et quel pays ! Des dunes hérissées
+d’une brousse aussi emmêlée que la tignasse
+de ce grand escogriffe qui me regarde avec des
+yeux de buse… N’approche pas de la planchette,
+individu idiot !… Je taille dans la brousse avec
+mon coupe-coupe ; l’Aïeul examine une machine
+en cuivre, écrit des signes sur son papier,
+et on s’en va… Encore une dune, et l’on s’arrête
+encore… Si vous me bousculez, troupeau
+d’oies, je plie bagage… De mon temps, les jeunes
+tirailleurs étaient plus respectueux de leurs
+anciens, surtout quand ces anciens avaient vingt-deux
+ans de service et portaient le galon de
+1<sup>re</sup> classe. Où vous a-t-on recrutés ?… Après
+les dunes, les palétuviers. On enfonce dans la
+vase ; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul… On couche
+dans la forêt sur les feuilles ; l’Aïeul a la
+fièvre ; je lui donne de la quinine, et le voilà
+gaillard… Sale pays, sales habitants ; des Moï,
+des singes habillés d’une ficelle où pend un
+petit rideau, et qui ne savent même pas l’annamite…
+Palabres solennels dans les villages :
+nous causons par signes, et, au bout de huit
+jours, nous voilà bons amis, parce que l’Aïeul
+a ressuscité une vieille édentée qui crevait
+dans une cabane… On nous donne de belles
+fêtes : les sauvages exécutent des danses grotesques
+en trépignant en rond et en jonglant
+avec des sagaies. La carte terminée, il faut se
+séparer et voilà les Moï qui geignent et se badigeonnent
+le museau de boue. Ces imbéciles voudraient
+garder l’Aïeul dans leurs villages…
+Enfin on se quitte avec des sanglots, et me
+voilà !… L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une
+charrette à bœufs. Il n’arrivera pas avant le
+coucher du soleil… Je ne vous conseille pas de
+venir l’ennuyer ce soir : le premier que je prends
+à rôder sous la véranda, je lui casse les reins !</p>
+
+<p>— Ha ! ha ! ha !</p>
+
+<p>— Allons ! qui veut m’aider à trimbaler
+chez l’Aïeul tout cet attirail ?… La route a été
+dure ; mes vieilles jambes sont lasses et auront
+bien assez de me porter.</p>
+
+<p>— Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï !</p>
+
+<p>L’un se chargea de la musette, un autre du
+mousqueton, un autre de la couverture ; un
+autre s’attribua la précieuse planchette, et le
+cortège se mit en marche avec des éclats de
+rire, sous l’œil inquiet du petit vieux qui redoutait
+pour ses bagages la fougue des coolies improvisés
+et trottinait en grommelant. De temps
+à autre, il tâtait son flanc gauche pour constater
+la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait
+voulu confier à personne… Hiên le Maboul les
+suivait de loin, le cœur en fête.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de
+joie autour des nattes ; les flûtes sifflèrent gaillardement ;
+Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut
+pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci
+ne toucha pas aux soucoupes de poisson séché
+ni aux bols de riz : l’allégresse lui serrait la gorge
+et lui pesait sur la poitrine ; il étouffait.</p>
+
+<p>La nuit venue, il se sauva vers le village et
+se faufila à travers les cactus et les ricins jusqu’à
+la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se hissa
+jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la
+véranda.</p>
+
+<p>Les persiennes étaient à demi closes : il entrevit
+des lanternes chinoises balançant leurs
+ventres massifs au-dessus des portes, des
+étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes
+de bambou noir au-dessus de bouddhas
+dorés ; des génies se tordaient sur des panneaux
+de soie jaune.</p>
+
+<p>S’étant risqué à se pencher davantage sur la
+balustrade, il aperçut l’Aïeul. Accoudé à son
+bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa
+pipe ; une petite lampe de cuivre rouge illuminait
+le bas de son visage, dont le haut restait
+dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que
+Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées
+qu’avaient célébrées ses anciens et que
+dorait la lampe.</p>
+
+<p>Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage.
+Une main sèche et osseuse pinça rudement son
+oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï
+dévida une litanie d’injures :</p>
+
+<p>— Fils de chienne, petit-fils de chienne, te
+l’avais-je dit de ne point venir rôder autour de
+notre maison ?… Es-tu sourd ou bien as-tu
+voulu te moquer de la parole d’un vieillard ?
+Ou bien ta mère, la fille publique, oublia-t-elle
+de te fabriquer des oreilles ?… Et cependant
+qu’ai-je là dans la main ?… Réponds, fils d’adultère,
+est-ce une oreille ou un morceau de
+couenne ?… Allons, va-t’en !</p>
+
+<p>Hiên fut précipité dans les cactus et s’en
+alla, se frottant l’oreille.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La dernière note de l’extinction des feux
+mourait ; des rires étouffés montaient du lit de
+planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés
+sous leurs couvertures.</p>
+
+<p>Hiên causait à voix basse avec son voisin :</p>
+
+<p>— J’ai vu l’Aïeul ! disait-il.</p>
+
+<p>— Et Bèp-Thoï ? demanda l’autre, as-tu vu
+aussi Bèp-Thoï ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">IV</h2>
+
+
+<p>A la base d’un mamelon couronné de cycas,
+les marqueurs achevaient de placer les cibles,
+vastes panneaux blancs barrés de croix noires.
+Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait
+de tous ses galets balayés par l’écume.</p>
+
+<p>Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent
+dans leur tranchée ; à un second appel,
+des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent,
+faisant connaître ainsi que le tir pouvait
+commencer.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal,
+le mousqueton au poing, le front inondé de
+sueur froide. Que voulait-on encore de lui ?
+A quel supplice nouveau le traînait-on ? Le caporal
+lui brailla des mots qu’il perçut vaguement :
+il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit
+prendre la position du tireur ; ses doigts fiévreux
+fouillèrent dans la cartouchière, glissèrent
+une cartouche dans la chambre du mousqueton.</p>
+
+<p>Un frisson lui parcourut tout le corps : qu’allait-il
+devenir ? Il distingua, dans un nuage, les
+cibles, la plaine de sable jaune, le guidon
+bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du
+caporal pesa sur son index.</p>
+
+<p>Une détonation terrible claquait dans son
+tympan ; la crosse de bois sursautait et appliquait
+sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable
+soufflet… Était-ce la mort ?… Il s’écroula,
+son salacco pendant sur ses épaules, son turban
+déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais
+roula dans les herbes. La balle s’envola en
+sifflant au-dessus de la forêt.</p>
+
+<p>Pietro accourait, la trique droite ; les files de
+tirailleurs qui attendaient, l’arme au pied,
+frémirent :</p>
+
+<p>— Relève-le, caporal, relève cet animal !…
+C’est moi qui vais le faire tirer, cette fois… et
+nous allons voir…</p>
+
+<p>— Laissez-le tranquille, prononça une voix
+calme. Vous voyez bien qu’il est fou de peur…
+C’est toute une instruction à refaire. Il tirera
+un autre jour.</p>
+
+<p>Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement
+sur son petit cheval noir, Annibal, à l’infortuné
+adjudant, qui se figea dans l’attitude du « garde
+à vous ». Les éclairs qui flambaient dans les
+prunelles du tyran s’éteignirent comme par
+enchantement ; ses lèvres crispées pour l’injure
+essayèrent d’esquisser une grimace aimable.</p>
+
+<p>Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement
+de cette embellie foudroyante ; leurs
+paupières bridées se plissèrent de contentement
+et le sourire de toutes leurs dents laquées
+salua le nouveau venu… Ah ! crier vers lui leur
+allégresse, leur affection, leur dévouement !…
+Mais on ne parle pas sous les armes.</p>
+
+<p>Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata
+joyeusement et les balles allèrent porter la
+nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions
+rouges qui se dandinaient devant les panneaux.</p>
+
+<p>Les yeux bleus et les moustaches retroussées
+rendirent aux dents laquées leur sourire
+de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du
+matin transparent, réjoui de la brise fraîche
+qui lui crachait aux naseaux du sable salé,
+pointait et ruait, secouant comme une chevelure
+son toupet ébouriffé, accrochant aux chardons
+les crins de sa queue en panache.</p>
+
+<p>Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore
+et poudreux, ramassait sa coiffure et son
+mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait,
+et une tendresse débordante envahit
+tout le pauvre être pour cet homme galonné
+d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole :
+les sourcils épais, le nez quelque peu busqué
+au-dessus des moustaches blondes lui parurent
+menaçants, mais les yeux clairs et la bouche
+riaient, et il fut rassuré. Attentif, il dénombra
+les boutons dorés et mats où étincelait une
+ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui
+tranchaient sur les manches kaki, s’émerveilla
+des bottes vernies et des éperons de bronze.</p>
+
+<p>L’Aïeul était un dieu !… Oui ! il s’agenouillerait
+à ses pieds et lui raconterait tout avec des
+larmes : la nostalgie de la forêt amie, le métier
+qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ
+cruelle et railleuse !</p>
+
+<p>Il cria d’une voix rauque :</p>
+
+<p>— Vénérable Aïeul à deux galons ! vénérable
+Aïeul !</p>
+
+<p>— Plus tard !… tu me parleras plus tard !…</p>
+
+<p>— Je veux !… Je veux !…</p>
+
+<p>Les mots préparés s’étaient évanouis : épouvanté
+du son baroque de sa voix, le suppliant
+avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il
+demeura bouche bée, roulant des yeux blancs.
+Des ricanements étouffés gloussèrent.</p>
+
+<p>L’important Pietro expliquait :</p>
+
+<p>— Mon lieutenant, c’est un fou ! Il n’y a rien
+à en obtenir.</p>
+
+<p>— C’est bien ! Je causerai avec lui tout à
+l’heure.</p>
+
+<p>Le tir était achevé ; les marqueurs surgirent
+de leur trou et, apercevant de loin la robe
+sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes
+pâles, accoururent en brandissant leurs
+fanions et leurs perches et en poussant de
+grands cris. La compagnie aligna ses deux
+rangs de salaccos devant la dune, et l’Aïeul
+passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour
+refaire connaissance avec ses tirailleurs :</p>
+
+<p>— Bonjour, sergent Cang !</p>
+
+<p>— Bonjour, mon lieutenant !</p>
+
+<p>— Tu n’as pas encore marié Maÿ ?</p>
+
+<p>— Pas encore, mon lieutenant !</p>
+
+<p>— Marie-la, marie-la !… Bonjour Méan !
+Est-ce qu’on joue toujours au bacouan ?… Et
+toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec
+la salle de police ?… Quan, mon ami, il faudra
+diminuer ta portion de riz : tu deviens rond
+comme une courge… Ah ! voilà les recrues !
+Piteuse mine, les recrues, et l’air de s’ennuyer !…
+Il ne faut pas avoir l’air malheureux, frères
+cadets ! Levez le nez et riez !</p>
+
+<p>Jamais paroles semblables n’avaient été adressées
+aux « hommes de recrue ». Certes leurs
+instructeurs indigènes n’étaient point des
+hommes méchants ; les sergents européens
+avaient bon cœur aussi, malgré leurs grosses
+voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant
+Pietro faisait planer la terreur, et, depuis
+un mois qu’ils subissaient ce régime, les recrues
+ne pouvaient guère se représenter le métier
+de tirailleurs autrement que sous l’aspect d’un
+rude esclavage. Et voici qu’on leur disait d’être
+gais !</p>
+
+<p>Devant le centre de la ligne, Annibal encensait
+et piaffait. L’Aïeul parla :</p>
+
+<p>— Les recrues ont l’air abruti ; les anciens
+ont l’air dégoûté. Je n’aperçois que des gens
+courbés et qui me regardent avec des yeux de
+chiens battus. Je veux des regards droits et
+confiants et gais… Il y en a parmi vous qui
+regrettent leur rizière, d’autres leur sampan,
+d’autres leurs marais de palétuviers ; ils les
+reverront. Deux ans sont vite passés !… Le
+vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans
+paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il
+n’y aura pour lui ni salle de police ni prison.
+Pourquoi serait-il triste ? L’exercice est court,
+le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le
+soleil est radieux : rions et chantons !… C’est
+compris, petits frères !</p>
+
+<p>— Compris, Aïeul à deux galons ! cria toute
+la ligne enthousiasmée.</p>
+
+<p>On se mit en marche. La fumée bleue des
+cigarettes voltigeait au-dessus des mousquetons ;
+la joie flottait sur la colonne.</p>
+
+<p>Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche
+et, tourné vers le caporal-fourrier qui cheminait
+à son côté, derrière la première section,
+résuma la situation en ces termes mémorables :</p>
+
+<p>— Mon vieux ! si Pietro ne nous fiche pas la
+paix à tous désormais, c’est qu’il manquera
+bougrement de flair !</p>
+
+<p>L’autre lui répondit simplement :</p>
+
+<p>— Tu parles !</p>
+
+<p>Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain
+militaire cher à son cœur de « marsouin » :</p>
+
+<div class="poetry">
+<div class="verse">La cantinière a des bas blancs (<i>bis</i>)</div>
+<div class="verse">Qui lui vienn’ de nos adjudants (<i>bis</i>).</div>
+<div class="verse">Nos adjudants sont militaires ;</div>
+<div class="verse">Ils…</div>
+</div>
+
+<p>Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur
+course vers les haies d’aloès ; un pigeon vert
+s’enleva avec fracas.</p>
+
+<p>Un loustic imitait le grognement du porc ;
+un autre souffla dans ses mains et reproduisit
+le roucoulement de la tourterelle ; son voisin
+fredonnait une mélopée guillerette ; tel farceur,
+pour le plus grand effroi des gamins tout nus
+juchés sur des talus, rugit à la manière du tigre
+en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné
+par la jubilation générale, oublia ses terreurs et
+gambada gauchement. Seul Pietro demeurait
+sombre : il ruminait les paroles du lieutenant
+et prévoyait qu’une ère nouvelle allait commencer.</p>
+
+<p>On arrivait au village : des commandements
+coururent ; les chants cessèrent, les cigarettes
+furent remisées précipitamment au-dessus des
+oreilles ; les talons nus frappèrent en cadence
+le sol écarlate, les courtes baïonnettes scintillèrent
+au bout des mousquetons, et les deux
+clairons, les joues gonflées et le salacco de travers,
+beuglèrent dans leurs cuivres l’allégresse
+de la compagnie. Derrière eux, le facétieux Annibal,
+émoustillé par les notes pimpantes et glorieux
+de sa bride de cuir fauve et de son mors
+d’acier nickelé, trépigna.</p>
+
+<p>Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le
+terre-plein de brique qui décorait l’entrée de
+sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque
+à globule à la main et sa tresse déroulée sur
+l’épaule. Des garçonnets à la tête rasée, plantée
+en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent
+devant les clairons. Les cases de paillotte
+ouvrirent en hâte leurs volets de bambou.</p>
+
+<p>— Voici l’Aïeul ! crièrent les fillettes qui
+jouaient aux osselets sur le bord du chemin.</p>
+
+<p>— Voici l’Aïeul ! répétèrent les sampaniers
+qui raccommodaient leurs filets le long des haies
+d’hibiscus.</p>
+
+<p>— Voici l’Aïeul !</p>
+
+<p>Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux
+voir, se groupèrent autour de la fontaine, leurs
+paniers de poisson séché sur la hanche.</p>
+
+<p>Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes,
+où piaillaient les moineaux, Maÿ s’arrêta, son
+mouchoir de soie rose noué sous le menton
+et ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur
+la bouche d’Annibal ; il vit les chevilles brunes
+veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant
+et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs
+mates, la tunique de crépon mauve attachée
+sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue
+à peine par les seins naissants ; il vit le visage
+allongé et doré, teinté de rose aux pommettes,
+les lèvres saignantes de bétel et souriant
+imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes
+relevées, les paupières bombées abaissant sur les
+yeux noirs et insondables leurs cils démesurés.</p>
+
+<p>Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et
+rusée, en âge déjà de ronger les cœurs des mâles
+et de vider leurs cerveaux.</p>
+
+<p>Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons.
+Maint salacco se retourna furtivement
+vers la fillette. Mais le dur visage avait repris
+son air d’indifférence et de cruauté ; lorsque à
+son tour défila devant le trottoir Hiên le Maboul,
+rayonnant d’une joie inaccoutumée, Maÿ
+eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout
+l’entrain du naïf amoureux s’évapora.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Au tir succède la corvée. Les tirailleurs
+ont démonté leurs mousquetons, frotté, graissé
+chaque pièce d’acier poli, ont promené une
+série de chiffons et d’écouvillons dans le canon
+aux rayures éblouissantes, et l’arme remontée,
+coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de
+graisse opaque, est allée dormir sur son râtelier
+de bois goudronné.</p>
+
+<p>On procède à la toilette du camp. Des charpentiers
+improvisés rafistolent des brouettes
+boiteuses, rabotent, scient, plantent des clous ;
+des tonneliers refont une jeunesse aux bailles
+d’incendie dont les ceintures de fer ont craqué
+sous l’effort de l’âge et de la rouille ; des forgerons
+cognent d’un marteau novice, mais convaincu,
+un essieu de fourragère ; des vanniers
+tressent des stores de bambou derrière quoi ces
+messieurs de la « chambre de détail » abriteront
+du soleil leurs écritures de l’après-midi.
+Le menu fretin, la foule ignorante, armée de
+balais de bruyère et de coupe-coupe, erre dans
+la cour sablée, en quête d’herbes à sarcler, de
+feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées
+à trancher en deux d’un coup de pioche.</p>
+
+<p>Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles
+caisses à pétrole, en fer-blanc, aux deux extrémités
+d’un bambou robuste et choisi après mûr
+examen ; il s’en va chercher de l’eau à la plage,
+le bambou sur l’épaule, les deux caisses brimballant
+de droite et de gauche avec un effroyable
+bruit de ferraille.</p>
+
+<p>L’écume pétillante argente le sable humide ;
+entre les roches noires où bâillent les huîtres,
+des crabes fuient obliquement ; de minuscules
+ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots
+des pilotes heurtent leurs coques blanches contre
+les madriers de l’appontement ; des escouades
+de poissons dorés filent dans l’eau translucide
+avec de brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon
+soleil lui réchauffer le dos, rit béatement à l’eau
+d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes
+paumes.</p>
+
+<p>L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras,
+la cigarette aux lèvres.</p>
+
+<p>— Comment t’appelles-tu ? interroge-t-il.</p>
+
+<p>— Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul.</p>
+
+<p>— Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère ?</p>
+
+<p>Pourquoi ? Pourquoi ?… Hier encore, au
+lieu de répondre, le doux innocent eût rattaché
+avec des doigts frissonnants son turban toujours
+prêt à choir, et ri d’un large rire bête ; mais
+aujourd’hui il fait clair dans son esprit, les mots
+viennent tout seuls à ses lèvres ; il répond, abasourdi
+de son insolite facilité d’élocution :</p>
+
+<p>— Je suis content parce qu’il n’y a pas de
+théorie.</p>
+
+<p>— Comment ! médiocre tirailleur…</p>
+
+<p>— Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la
+corvée… Je suis fort, je remue aisément les
+plus considérables madriers, que les autres ne
+peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des
+charges d’eau que les autres se mettent à deux
+pour déplacer ; mais je suis bête et la théorie
+me donne mal au front.</p>
+
+<p>Il est lancé ; les yeux bleus l’encouragent :
+il dira tout. Il joint les mains sur sa poitrine
+qui palpite :</p>
+
+<p>— Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller ;
+je ne ferai jamais un bon tirailleur.</p>
+
+<p>— Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur
+comme les autres, petit frère ?</p>
+
+<p>— Ma tête est faible… Le sergent Cang parle,
+parle, et les mots se mêlent dans ma pauvre
+tête et je ne comprends plus rien et je sue en
+vain.</p>
+
+<p>— Oui ! oui !… tu as l’entendement pénible
+et les théories te fatiguent ; mais l’exercice
+doit te plaire : tu es robuste.</p>
+
+<p>Certes il est robuste ! Sous le pantalon retroussé,
+les muscles saillent ; les bras maigres
+sont noueux comme des racines de manioc.</p>
+
+<p>— Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je
+suis fort ; mais mes membres sont lourds et
+gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à
+galon d’argent.</p>
+
+<p>Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime
+la poitrine depuis des semaines ; il dit la frayeur
+abominable qui fait trembler toute sa pitoyable
+carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil
+sinistre et la trique derrière le dos ; il dit les
+coups reçus, et l’Aïeul, qui devine que cette
+âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation
+de ce martyre insoupçonné.</p>
+
+<p>— Je suis malheureux, poursuit le lamentable
+Hiên, et je voudrais m’en aller vers ma
+forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée
+pendant des jours.</p>
+
+<p>L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du
+suppliant :</p>
+
+<p>— Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais
+de te rendre les théories faciles et agréables,
+de faire de toi un tirailleur habile à manier
+son mousqueton, si je t’affirmais que désormais
+personne ne te frappera et que tu seras tranquille,
+que ferais-tu, frère cadet ?</p>
+
+<p>— Je resterais, vénérable Aïeul !</p>
+
+<p>— Reste donc, et, si tu as jamais quelque
+peine, viens à moi comme un enfant à son père
+et je te guérirai.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul, à qui pour la première fois
+quelqu’un a parlé sans violence, pleure et rit
+à travers ses larmes.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">V</h2>
+
+
+<p>Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour
+de papier où quelque amateur avait figuré
+à l’encre de Chine une charge de cavaliers tartares.
+L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé
+sur son fauteuil, envoya vers le plafond
+des cercles de fumée blanchâtre.</p>
+
+<p>Devant lui, sur le bureau de bois brun, un
+singe japonais taillé dans l’ivoire grimaçait
+abominablement, campé sur une pile de vieux
+journaux ; un coupe-papier d’argent où s’étalaient
+les quatre feuilles de trèfle symboliques,
+souvenir glissé sur le quai de la gare dans la
+poche du neveu partant, fraternisait, dans une
+coupe de métal embouti et doré, suprême épave
+d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée
+qu’un chef moï avait échangée contre une
+pipe de bruyère en signe de fraternité ; une
+armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs,
+submergeait le fond d’un plateau en bois de
+teck, masquant un surprenant paysage de nacre
+où des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres
+rabougris.</p>
+
+<p>Sur les étagères, des romans et des revues
+s’entassaient en piles fraternelles, Anatole France
+coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la main
+à Myriam Harry.</p>
+
+<p>Sur des écrans de plumes de marabout, des
+photographies parlaient des colonies jadis visitées
+et des camarades morts : celui-ci, ami d’enfance,
+foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement
+assassiné par des pagayeurs sur le
+Niger ; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr,
+fauché par le choléra ; tous des jeunes gens,
+presque des adolescents, souriants dans leurs
+dolmans pâles… Et l’Aïeul songea qu’à travers
+les siècles un peu de l’âme aventureuse des
+croisés était passé dans l’âme des « coloniaux ».
+Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant
+bien que la mort les guettait, glorieuse parfois,
+mais plus souvent hideuse et lamentable, la
+mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans
+l’humus des forêts, dans la boue des rizières,
+la mort sous la moustiquaire d’un lit d’hôpital ?
+Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux,
+suscité par des lectures d’autrefois, mirage
+de Pavillons-Noirs ou de marchands d’esclaves
+à occire, mirage de missionnaires martyrisés
+à venger, mirage de pays enchanteurs où,
+sous le soleil perpétuel et éblouissant, s’épanouit
+une végétation exubérante, mirage d’amours
+exotiques ? Ou plutôt ne furent-ils pas chassés
+de la mère-patrie par l’invincible écœurement
+de la vie moderne, plate et sans saveur, et que
+déshonorent la lâcheté pratique des bourgeois et
+l’incurable brutalité de la foule ?… Ils sont
+morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent
+leur rêve.</p>
+
+<p>Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï
+ricanaient douloureusement, des moustaches
+de crin plantées dans leurs lèvres de
+plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait
+dans la pénombre, rayonnant autour d’un
+petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre
+rouge.</p>
+
+<p>Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons
+de fer et leurs crosses, incrustées d’ornements
+de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau
+de soie où des artistes khmers avaient peint
+minutieusement une scène de chasse copiée dans
+la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture
+à demi relevée laissait entrevoir dans une autre
+chambre obscure le lit autour duquel s’agitait
+l’ombre falote de Bèp-Thoï : un brodeur de Bac-Ninh
+avait tracé sur le satin pourpre une touffe
+de bambous trempant leurs racines jaunes dans
+l’eau d’un marais que traversaient d’un vol foudroyant
+deux martins-pêcheurs.</p>
+
+<p>A chaque angle de la pièce, des bouddhas de
+bois laqué dormaient sur leurs stèles noires ; des
+cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de
+lances vertes et luisantes ; au-dessus de ces faces
+ironiques et sournoises flottaient les plis de
+soie d’étendards chinois à hampe de bambou.
+Contre les murs, des génies brodés sur la soie
+jaune enlaçaient leurs pattes de chimères et
+leurs corps de serpents, dardaient d’horribles
+yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux.
+Surplombant les portes, des lanternes de papier
+huilé et couleur d’or balançaient leurs ventres
+badigeonnés de caractères vermillon.</p>
+
+<p>Par delà les vérandas, la brousse sombre
+ondulait jusqu’à la route : un chien aboyait
+derrière quelque case indigène noyée sous les
+bananiers. Dans le ciel noir, où grouillait le
+troupeau des étoiles, la montagne du Phare
+profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait
+une étoile énorme et rouge.</p>
+
+<p>L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre
+et se réjouit silencieusement de la nuit profonde
+et parfumée.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions
+rivales et qu’il juge pareillement vaines dans
+leur antagonisme avec la nature, ses croyances
+d’« ancien élève de nos maisons » se sont envolées.
+Des femmes l’ont aimé ; d’autres l’ont
+dédaigné ; toutes l’ont averti de l’âme féminine,
+instinctive et peu sûre : il estime avisés les
+Orientaux qui ont confiné leurs femelles dans
+le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer
+l’espèce.</p>
+
+<p>L’injustice triomphante et quotidienne l’a
+fixé sur l’agréable plaisanterie des hommes
+égaux et frères, et la formule : « L’homme est
+un loup pour l’homme », lui donne chaque
+jour la solution d’une foule de menus problèmes.
+Ainsi éclairé sur la férocité native de
+la race, il fait pourtant le bien, mais par répulsion
+naturelle pour le mal, qui est laid
+et sans grâce ; il fait le bien sans espérance.
+Il abhorre la violence, l’hypocrisie et le
+<i>bluff</i> ; ses sympathies vont aux humbles, aux
+simples qui, du moins, « ne savent pas ce qu’ils
+font ».</p>
+
+<p>Il fait son métier avec conscience et en souriant ;
+il l’aime, car le culte passionné de la
+Patrie a survécu en lui à la mort de ses illusions.
+Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs,
+que son rôle d’officier ait perdu de son prestige
+et de sa grandeur ; fils du peuple, il se glorifie
+d’instruire des enfants du peuple, soldats comme
+lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte
+une rapière. Il se moque des marchands de
+tirades périmées qui le représentent comme
+un « traîneur de sabre » ou un « bouilleur de
+nègres » ; mais il redoute aussi les braillards
+qui vont pleurant la déchéance de la « Grande
+Muette ».</p>
+
+<p>En somme, il est un peu enclin à l’ironie,
+très sceptique et ami des teintes douces. C’est
+un sage.</p>
+
+<p>Seule l’abominable pensée de la vieillesse
+trouble sa sérénité. S’en aller tout d’un coup,
+au grand soleil, le long d’un talus, le front brisé
+par une balle ou fendu par un coup de sabre,
+mourir enfin par surprise et violemment, comme
+le voudrait la loi de la nature, soit ! Mais assister
+continuellement au lent travail de la mort
+sur tout son corps, de la mort qui vient
+avec les rides, avec les sillons rougeâtres
+tracés dans la peau du visage, avec les cheveux
+qui grisonnent et qui tombent, avec les
+os qui se tordent et se déforment ! Tout jeune
+encore, cette idée le torture. Il a lu <i>Bel-Ami</i>,
+mais il ne le lira plus de peur de rencontrer les
+pages atroces où Maupassant a crié son effroi
+de la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi
+a-t-il perdu l’illusion divine de la foi, de la foi
+en la résurrection, en la vie éternelle, de la foi
+qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se
+sentir arraché de la vie ?…</p>
+
+<p>Car il est amoureux de la vie. Il la regarde
+avec des yeux épris et enchantés. La lumière,
+les sons, les couleurs ont un sens pour lui : ils
+sont une palpitation de la Nature, sa divinité,
+qui a occupé dans son cœur la place des dieux
+déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé
+son temps : elle a donné à son adorateur l’exacte
+notion du vrai et du beau et l’horreur de l’artificiel.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient
+leurs panaches : le vent se levait, apportant
+de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines
+des vagues, la plainte incessante du sable balayé
+par l’écume ; une flûte modulait une mélopée
+monotone ; un oiseau répétait interminablement
+les deux notes de sa chanson. Le parfum
+des fleurs de papayers embaumait l’air tiède.</p>
+
+<p>Accoudé sur la balustrade de la véranda,
+l’Aïeul laissait s’éteindre sa pipe ; il plaignait
+les malheureux qui, terrés dans leur tanière
+et hantés par quelque insatiable désir ou rongés
+par quelque mal inguérissable, attendaient que
+le sommeil des brutes vînt les terrasser et ne
+voyaient rien de cette nuit étincelante ; il s’apitoyait
+sur lui-même, dont les yeux se fermeraient,
+quelque jour, à de tels spectacles.</p>
+
+<p>Quelque chose remua entre les cactus : un
+chien annamite, sans doute, ou plutôt un malandrin
+à l’affût… Bèp-Thoï écarta la tenture
+pourpre, se faufila sous la véranda en prenant
+soin de ne pas passer devant la lampe et s’en
+alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des
+cris éclatèrent. La petite voix sèche du vieux
+tirailleur proféra des jurons étouffés et déclara :</p>
+
+<p>— Mon lieutenant, c’est encore ce vilain
+diable de Maboul. Il se cachait dans la brousse
+pour faire quelque sottise : je vais lui caresser
+les reins avec mon bambou.</p>
+
+<p>— Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le
+ici !</p>
+
+<p>Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda,
+bousculé rudement par l’irascible Bèp-Thoï.
+Il roula des yeux effarés et serra plus étroitement
+dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus.</p>
+
+<p>— Que faisais-tu là ?</p>
+
+<p>— Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul
+à deux galons. J’ai vu, ce matin, sur l’étang,
+les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais
+content comme moi de voir rire les lotus. Je
+suis retourné à l’étang, ce soir, et j’ai coupé
+toutes les fleurs. Les voilà : elles sont à toi.</p>
+
+<p>— Mais pourquoi te cachais-tu ?</p>
+
+<p>— Je n’osais pas approcher de ta maison.
+Je t’ai aperçu te penchant hors de la véranda
+et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à
+toi. Je suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant.
+Que suis-je pour venir te troubler ?
+Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton
+serviteur m’a découvert et m’a cogné avec
+son bambou.</p>
+
+<p>— Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï ?</p>
+
+<p>— Je t’ai entendu trop tard, Aïeul : je ne
+voulais pas le toucher, d’abord, mais ç’a été
+plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu
+tout de même deux ou trois coups de mon
+bâton. Du reste, il est tout en os et ne doit pas
+avoir grand mal… Je vais toujours mettre
+ces fleurs sur ton bureau.</p>
+
+<p>Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs
+roses et blanches des lotus débordaient sur la
+table sombre ; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil
+et huma l’imperceptible parfum. Hiên
+s’accroupit à côté de lui sur les dalles fraîches :</p>
+
+<p>— Laisse-moi rester là ; je ne ferai pas plus
+de bruit que le chien couché aux pieds de son
+maître… Depuis ce matin, les phrases que tu
+m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me
+semble que désormais, loin de toi, je ne pourrais
+plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide et
+silencieux : un regard de toi me donne l’intelligence
+et la parole. Tu es un génie tout-puissant
+et je suis ton esclave… Permets-moi de
+venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre
+échappe de tes doigts, je le ramasserai ; si tu
+as chaud, je t’éventerai ; si tu as soif, c’est moi
+qui t’offrirai la tasse de thé ; si tu causes, je
+t’écouterai ; si tu préfères rêver, je serai à tes
+côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi rester
+près de toi.</p>
+
+<p>Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes
+et noires sur le genou de l’Aïeul et leva
+vers lui des yeux suppliants où se lisait son
+désir éperdu : ainsi regarde le chien de chasse
+que l’on arrache à son délicieux sommeil au
+coin de la cheminée où ronflent les flammes
+joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée
+que peuplent les monstres. Au premier qui
+passa et lui parla sans éclat de voix ni mépris,
+l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne.</p>
+
+<p>— Mais tes camarades !… pourquoi ne t’invitent-ils
+pas à jouer comme eux de la flûte après
+le repas du soir ? Te haïraient-ils, par hasard ?</p>
+
+<p>— Non ! non ! ils ne me haïssent pas ; il y
+en a même qui sont bons pour moi et qui m’aident
+à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton.
+Mais, le soir, après le repas, ils se moquent
+de moi, me font des grimaces, me tirent par les
+pans de mon veston pour me faire culbuter,
+le dos dans la poussière… Et Maÿ rit…</p>
+
+<p>— Et après ?… Te voilà bien dolent parce
+que cette petite sotte a ri en te voyant gigoter
+comme un crabe !</p>
+
+<p>— Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne
+veux pas que Maÿ rie de moi !</p>
+
+<p>— Mais pourquoi, nigaud ?</p>
+
+<p>— Pourquoi ? pourquoi ?… Je… je ne sais
+pas !</p>
+
+<p>C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou
+inoffensif que dès l’enfance on a persuadé de
+son indignité n’a connu l’autre sexe que pour
+le fuir avec soin, redoutant les railleries plus
+mordantes et les sarcasmes plus cuisants des
+filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans
+sa bauge, les sens n’ont point parlé en lui. Et
+voici qu’il commence à sortir de sa torpeur,
+mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse
+de son « moi », et lui-même reste confondu du
+trouble nouveau qui le bouleverse en présence
+de cette petite fille sournoise et méprisante :
+ainsi furent stupéfaits, sans doute, les sauvages
+d’Amérique qui entendirent pour la première
+fois siffler les balles ; et, de même qu’ils s’inclinaient
+avec effroi vers leurs frères blessés,
+cherchant en vain la flèche qui les avait abattus,
+Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi,
+se demande avec épouvante quel est ce mal
+nouveau dont il souffre…</p>
+
+<p>Il essuya du revers de la main son front
+que la méditation ardue emperlait de sueur.
+Civilisé que le raisonnement et la connaissance
+du sexe ennemi guérirent définitivement,
+l’Aïeul eut un regard apitoyé pour le primitif
+qui geignait devant ses genoux aux premières
+morsures de l’amour. Encore un homme à la
+mer ! Encore une dupe qui confiera béatement
+son bonheur aux griffes de la « bien-aimée » !
+Encore un qui ne s’éveillera de son rêve que
+lorsque les ongles pointus et durs de « l’Élue »
+se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur !
+Encore un pantin que l’on fera rire ou pleurer
+selon la fantaisie de l’heure et « pour s’amuser » !…
+Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte
+et lourd, qui s’amourachait de cette fine et
+cruelle idole d’ivoire, semblait livré d’avance
+au bourreau.</p>
+
+<p>Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable
+cette idée saugrenue est-elle allée se nicher
+dans la cervelle de ce barbare ? Ne pouvait-il
+pas s’éprendre tout simplement d’une robuste
+sampanière aux reins solides et aux bras musclés,
+qui se fût accommodée du premier venu
+pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle ?
+Espèce d’homme des forêts mal dégrossi, moitié
+faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail
+et poilu des jambes, doté d’un tronc à peine
+équarri, d’une tête trop large et embroussaillée
+où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il
+de séduire la rusée Maÿ ?… Et celle-ci, malgré
+ses allures de fillette bien sage, n’a-t-elle point
+choisi déjà quelque <i>boy</i> qui l’aura éblouie avec
+ses chemises à plastron, ses cols à boutons de
+nacre, son faux chignon luisant de pommade ?
+Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point le
+mari européen dont elle partagera le splendide
+lit à moustiquaire immaculée, qui lui donnera
+des piastres, des colliers d’or repoussé au poinçon,
+des bracelets, des bagues, des souliers brodés,
+le mari qui sera épris de son corps safrané et
+qu’elle trompera avec son cuisinier ?… Après
+tout, cela ne vaudrait-il pas mieux ? Désabusé
+d’un coup par un refus net, le pauvre Hiên
+souffrirait un mois ou deux, puis oublierait et
+tout serait dit.</p>
+
+<p>Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose
+au brave sergent Cang.</p>
+
+<p>— Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain
+matin ?</p>
+
+<p>— Non, vénérable Aïeul…</p>
+
+<p>— Eh bien, demain matin je demanderai au
+sergent Cang s’il consent à te donner sa fille. Nous
+verrons bien ce qu’il dira… Et puis, tu viendras
+chez moi chaque fois que tu le désireras… Maintenant
+lève-toi et retourne au camp : l’appel
+va sonner.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VI</h2>
+
+
+<p>— <i>Cái áo vàng</i> : veston kaki, disent les caporaux.</p>
+
+<p>— <i>Cái áo vàng</i> : veston kaki, répètent, tout
+d’une voix, les escouades rangées en cercle
+autour de leurs chefs.</p>
+
+<p>Les sergents vont et viennent entre les
+groupes qui s’échelonnent le long du mur
+blanc de la grande case où des dessinateurs
+ingénieux ont peint au coaltar des silhouettes
+agenouillées et couchées.</p>
+
+<p>La « classe supérieure », les intellectuels,
+assemblés devant un tableau noir reçoivent d’un
+sous-officier les premières notions d’écriture française
+et de <i>quôc-ngù</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. Aux classes moyennes
+on enseigne de courtes phrases très usuelles et
+d’où les professeurs annamites éliminent tout
+ornement superflu :</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Prononciation figurée de la langue annamite.</p>
+</div>
+<p>— Toi y en a faire quoi dans village toi ?</p>
+
+<p>— Moi y en a faire rizière<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> « Je cultive des rizières ».</p>
+</div>
+<p>La petite classe enfin, qui réunit tous les
+hommes de recrue, en est encore à l’étude aride
+des mots indispensables : « <i>Cái áo vàng</i>, veston
+kaki… » On a mis dans un coin, au bout de la
+case, sous la véranda, trois ou quatre retardataires,
+pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent
+mélancoliquement les mêmes mots de français
+depuis un mois, résignés et abrutis. Hiên est
+de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant.</p>
+
+<p>Hier pourtant il avait paru se dégourdir,
+avait même ravi le sergent Cang en lui redisant
+sans broncher deux ou trois termes répétés la
+veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu
+à sa stupidité coutumière et, ce qui est pire, il
+a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il pense à la
+démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents
+claquent et ses mains dansent comme s’il avait
+la fièvre.</p>
+
+<p>Toute la nuit, il s’est agité ainsi ; toute la nuit,
+il a écouté, anxieux et palpitant, les appels des
+sentinelles, les craquements secs des cosses de
+flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement
+régulier des vers perçant le bois des stores, les
+battements sourds du gong martelant ses tempes
+moites ; il a entendu les clameurs de rage et les
+plaintes des vagues broyées brutalement par les
+rochers ; il s’est agacé, jusqu’à la colère, des
+aboiements des chiens errants et des ronflements
+des dormeurs, ses voisins.</p>
+
+<p>Le sergent Cang consentira-t-il ? Question
+ridicule ! Peut-on, en toute justice, espérer que
+le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un
+être aussi grotesque, aussi bizarrement bâti,
+aussi maladroit que Hiên ?</p>
+
+<p>Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question
+angoissante, n’attendant rien de bon de la
+réponse, mais conservant, malgré tout, au fond
+de son cœur en détresse, un reste de doute favorable,
+à cause de l’Aïeul tout-puissant.</p>
+
+<p>A cette heure même, il pèse le pour et le contre
+et ne prête nulle attention au cours de français.
+Cependant, les yeux vagues, il mâchonne
+comme ses camarades, la leçon du jour :</p>
+
+<p>— <i>Nút áo</i> : bouton… <i>Nút áo</i> : bouton…</p>
+
+<p>De sa place, protégé par un massif d’hibiscus,
+il distingue très bien l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute
+la lumière crue du soleil déjà haut et fuit l’atmosphère
+épaisse des vérandas où se pressent
+les tirailleurs, s’est installé sous un lilas du Japon
+et fume des cigarettes. A travers les feuilles
+menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique
+blanche et son casque où scintille l’ancre de
+cuivre. L’ombre fraîche du lilas, le cristal azuré
+du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon
+des fleurs épanouies en grappes sur les
+faux-cotonniers aux troncs comme peints à
+l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source
+de gaieté légère et intarissable dans son âme
+éprise de clarté.</p>
+
+<p>Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute
+celui-ci narre-t-il une histoire plaisante, car le
+rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les moineaux
+qui pépient dans les chevrons du toit et
+navrant le digne Pietro à qui l’hilarité « dans
+le service » paraît un manque de tenue. Pour
+l’adjudant, une seule attitude convient au chef
+qui veut être respecté de ses inférieurs et leur
+inspirer une soumission de tous les instants :
+la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire
+part à son chef de son opinion dans la matière,
+de laisser même entrevoir sur sa face le moindre
+indice de désapprobation ; le lieutenant lui a
+tenu ce matin un discours d’une modération
+extrême, mais singulièrement précis. La conclusion
+en était que des tirailleurs, mécontents des
+méthodes d’instruction chères à l’adjudant (bien
+que réprouvées par les règlements en vigueur),
+s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos
+dorénavant et dangereux de recourir aux arguments
+frappants. En vain Pietro avait-il mis
+ses violences sur le compte d’une irritation
+dont toute la responsabilité incombait à ces
+« méchants petits tirailleurs » : on lui avait
+simplement fait comprendre que cette prétendue
+irritation ne se traduirait nullement par des
+coups de trique si, au lieu de ces méchants
+tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine,
+l’adjudant avait affaire à des troupiers coloniaux
+aux poings solidement taillés.</p>
+
+<p>Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément,
+par la clairvoyance de l’Aïeul, s’ouvrait une ère
+difficile, et il remisa la matraque, pour des jours
+meilleurs, dans un coin de sa chambre.</p>
+
+<p>Les mains croisées derrière le dos, il marche
+à pas comptés sous la véranda de la grande
+case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il
+est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux.
+L’hésitation n’est pas permise : il convient
+de sourire comme souriaient les martyrs
+dans l’arène ; et la face de Pietro s’embellit
+d’un sourire hargneux de bouledogue.</p>
+
+<p>Hiên rabâche machinalement :</p>
+
+<p>— <i>Nút áo</i> : bouton… <i>Nút áo</i> : bouton…</p>
+
+<p>Que fait donc l’Aïeul ? Aurait-il oublié sa
+promesse ? Sa cigarette s’éteint ; il la jette et
+en allume une autre ; le sous-lieutenant entame
+une deuxième histoire et les voici tous deux qui
+rient aux larmes.</p>
+
+<p><i>Nút áo ! nút áo !</i>… Quel mot français correspond
+à <i>nút áo</i> ?…</p>
+
+<p>Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve
+matrimonial, a tout à fait perdu de vue l’équivalent
+de ce mot important ; pour comble de malchance,
+ses compagnons viennent justement
+de passer à l’étude d’un mot nouveau, et pas un
+seul ne serait capable de renseigner Hiên sur
+la traduction française de <i>nút áo</i>, car ils l’ont
+tous parfaitement oubliée. Et le sergent Cang
+tempête :</p>
+
+<p>— Comment traduis-tu <i>nút áo</i> ? Réponds,
+animal ! Ah !… tu as oublié !… Voilà dix jours
+que je te le répète, triple et quadruple
+imbécile !</p>
+
+<p>Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments
+l’élève infortuné qui aspire, en cet instant
+même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais
+l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule
+du sergent et lui dit :</p>
+
+<p>— Viens avec moi dans ta case. J’ai à te
+parler.</p>
+
+<p>Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant
+le jarret, la conscience troublée, car il ne doute
+point que son discours véhément ne lui soit
+reproché, et le brave homme, tourmentant sa
+barbiche blanche, fait le dénombrement de ses
+peccadilles récentes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Accroupie près d’un fourneau de terre cuite,
+devant sa petite maison de torchis, Thi-Baÿ
+préparait le repas de ses pensionnaires ; autour
+d’elle, sur l’aire battue et soigneusement balayée,
+un coq menait son harem de poules à la chasse
+d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à
+l’échine arquée et au ventre pendant baignait
+son groin dans une jarre d’eau sale, une oie dormait
+au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec
+enfoui sous une aile.</p>
+
+<p>La vieille ménagère se précipita vers le visiteur
+de marque, inclina devant lui sa face ridée
+et grimaçante et joignit les deux poings sous son
+menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait
+les usages et savait quels honneurs il faut
+rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il n’eut
+garde d’y manquer :</p>
+
+<p>— Bonjour, ma mère !… Où est Maÿ ?</p>
+
+<p>— Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul !
+répondit la vieille femme, satisfaite de l’appellation
+flatteuse. Veux-tu que je la fasse venir ?</p>
+
+<p>— Non ! non ! Laisse-la au bord de la mer.</p>
+
+<p>Maÿ est en effet de l’autre côté de la route,
+assise sur un rocher tapissé d’algues ; sa tunique
+violette traîne dans le sable et l’écume baigne
+ses talons nus. Sa figure dorée et brune se
+détache merveilleusement sur l’azur pâle de la
+baie…</p>
+
+<p>Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût ;
+mais qui devinerait quels abîmes de perversion
+et de cruauté recèle ce petit front uni et poli ?</p>
+
+<p>Derrière la montagne débouche un paquebot
+tout blanc, empanaché de fumée noire, qui se
+déplace devant les palétuviers lointains comme
+devant la toile de fond d’un théâtre ; agrippé
+au flanc de l’énorme coque, le canot du pilote
+s’abandonne aux caprices de la houle et les
+chapeaux coniques des rameurs dansent follement,
+tantôt lancés au niveau des hublots
+sombres, tantôt avalés par les vagues.</p>
+
+<p>Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé
+une natte neuve, et l’Aïeul s’assit. Cang lui
+présenta un plateau en bois de fer, incrusté
+de nacre, sur lequel trônait, parmi des tasses
+minuscules, une théière en terre rouge de Cây-Mây.
+L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en
+échange une cigarette au sergent prodigieusement
+flatté, puis le convia d’un geste à prendre
+place sur la natte ; cependant la maîtresse de
+maison s’affalait dans un angle de la pièce,
+sous une banderole de papier jaunâtre où souriait
+un génie tutélaire, rose et joufflu.</p>
+
+<p>Tout d’abord et pour se conformer aux rites
+immuables du protocole annamite, l’Aïeul s’abstint
+de traiter de l’objet de sa visite et ses
+hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande
+impolie à ce propos. Il loua la saveur du thé
+brûlant, but une deuxième tasse, et continua
+de disserter pendant un quart d’heure sur une
+foule de questions singulièrement intéressantes,
+telles que le cours du <i>paddy</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>, le prix des jeunes
+poulets, la rareté des ananas sur le marché.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Riz non décortiqué.</p>
+</div>
+<p>Promenant un regard satisfait autour de lui,
+il proclama que la maîtresse de céans avait su
+faire de son intérieur un vrai palais, et par
+l’arrangement judicieux des lits de camp, des
+nattes, de l’autel des ancêtres, et par le choix
+habile des peintures religieuses qui décoraient
+les murs.</p>
+
+<p>— Ta maison est bien plus belle, vénérable
+Aïeul ! protesta Thi-Baÿ, en jetant un coup
+d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau
+où refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs.</p>
+
+<p>— Mais non ! mais non ! déclara l’Aïeul avec
+chaleur ; il y a chez moi beaucoup de meubles,
+beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures,
+mais tout cela est arrangé sans goût et
+sans art… Tu es une maîtresse femme : heureuse
+la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère,
+heureux l’époux à qui tu destines cette fille…
+car elle ne peut qu’hériter de toi ces qualités
+uniques par quoi tu excelles entre toutes les
+femmes !</p>
+
+<p>Par de telles paroles il se conciliait les bonnes
+grâces de Thi-Baÿ en même temps qu’elles lui
+fournissaient une transition excellente, encore
+que d’allure vraiment biblique, et soudain il
+entra dans le vif de son sujet :</p>
+
+<p>— Maÿ est en âge de se marier ; les épouseurs
+ne vont pas tarder à vous rebattre les
+oreilles de propositions toutes plus mirifiques les
+unes que les autres. Si vous hésitez trop longtemps
+votre fille saura bien dénicher un garçon
+qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière
+et lui parlera de trop près sur un talus ; quelque
+boy qui filera sur Saïgon, aussitôt après… Et
+Maÿ sera bien avancée quand les femmes la
+montreront du doigt au marché ; et toi aussi,
+Thi-Baÿ, quand tu seras grand’mère d’un
+bâtard !</p>
+
+<p>— C’est exact ! c’est bien exact ! répétèrent le
+vieux sergent et sa femme, celle-ci se grattant la
+joue avec embarras, l’autre lissant sa barbiche
+d’un air méditatif.</p>
+
+<p>Où voulait en venir l’Aïeul ?…</p>
+
+<p>Il reprenait son discours :</p>
+
+<p>— Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin
+d’éviter aussi toute querelle regrettable entre
+soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus tôt
+possible à quelque tirailleur robuste qui lui
+donnera de l’amour autant qu’elle en désirera et
+à vous de beaux petits-enfants. Et, justement,
+hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section,
+Cang, m’a prié de vous demander si vous l’accepteriez
+comme gendre.</p>
+
+<p>Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit.
+Guère encourageant, l’effet produit : les deux
+époux se regardent avec des yeux ronds de
+saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait
+quelque peine à lire une joie débordante. Certainement
+le candidat offert par l’Aïeul n’est
+point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment,
+en dépit de l’exorde insinuant et flatteur,
+ils étaient mal préparés à cette secousse.</p>
+
+<p>Cang tortille sa barbiche plus furieusement
+que jamais, ouvre la bouche, la referme et enfin
+se décide :</p>
+
+<p>— Hiên, dit-il, Hiên n’est pas… très intelligent.</p>
+
+<p>— Et il est si laid ! ajoute Thi-Baÿ en qui se
+trahissent déjà les instincts combatifs de la belle-mère.</p>
+
+<p>— C’est vrai, concède l’Aïeul ; il n’est pas beau,
+mais enfin ce n’est pas un monstre ; il est râblé
+et musclé, et telle fillette qui, le soir des noces,
+repoussera du pied et du poing son vilain mari
+pleurera le lendemain matin pour le garder
+auprès d’elle… Voyons, vieux Cang, tu dois
+connaître les femmes, toi : ai-je tort ou raison ?</p>
+
+<p>— Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as
+raison. Fût-il dix fois plus laid encore, j’accepterais
+le gendre que tu m’offres ; mais celui-là
+est complètement fou.</p>
+
+<p>— Il n’est pas fou : il n’est pas comme toi et
+moi, voilà tout ! Il m’a raconté son enfance : ses
+parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont raillé
+et battu ; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades ;
+il a vécu tout seul, pendant des années,
+avec les animaux et les arbres… Il devient
+tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié
+sa simplicité d’esprit, les uns le tournent en
+dérision, d’autres l’injurient et d’autres le
+frappent ; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller
+de sa longue enfance il reste dans ses ténèbres,
+et c’est ainsi qu’on le croit fou… Il n’est pas fou :
+il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos gestes,
+de notre vie, il ne sait rien ; chaque fois qu’il
+a fait effort pour sortir de son trou sombre,
+il s’est trouvé quelqu’un pour l’y rejeter d’un
+mot cruel ou d’un coup de pied… Je lui enseignerai
+la vie : il saura qu’un homme en vaut un
+autre ; il répondra aux injures par les injures,
+aux coups de poing par les coups de poing. Il
+connaîtra, quelque jour, que la valeur des gens
+se mesure à l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ; il
+verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de
+l’humanité n’est qu’un ruisseau ; une fois apprise
+la douzaine de grimaces indispensables à notre
+existence quotidienne, il sera un homme comme
+toi et moi. Quand il placera en trois temps son
+mousqueton dans son bras droit, quand il articulera
+nettement, en bon français, son numéro
+matricule et le nom de son village, quand il
+distribuera des œillades aux filles et des gifles
+aux mauvais plaisants, qui donc s’avisera encore
+de juger qu’il est fou ?… Mon vieux Cang, ma
+vieille mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler
+de ma démarche à personne, pas même à Maÿ.
+Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque
+j’aurai fait de Hiên un homme raisonnable…
+Donnez-moi encore une tasse de thé !</p>
+
+<p>L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ
+avaient reconnu sa voix et, résignés à
+l’attente, s’étaient assis contre la barrière du
+jardin ; et plus d’un jetait de temps à autre un
+regard navré vers le fourneau éteint où refroidissaient
+les sauces succulentes. Au départ du
+lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et
+le saluèrent, ébahis de son air préoccupé.</p>
+
+<p>Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent,
+dont les sourcils restèrent fâcheusement
+froncés tant que dura le lamentable repas.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>— Alors, demanda Hiên pour la deuxième
+fois, dans quelques mois je serai comme tout
+le monde ?</p>
+
+<p>Il est agenouillé contre la chaise de rotin où
+l’Aïeul fume sa pipe en considérant les flancs
+de la montagne ensanglantés par le soleil couchant.
+Les perspectives enchanteresses que son
+lieutenant lui a fait entrevoir ont consolé de
+son échec le prétendant repoussé ; il se délecte
+à les contempler d’un œil ébloui et sa main
+étendue sur l’accoudoir de la chaise néglige
+d’agiter l’éventail japonais.</p>
+
+<p>— Tu seras comme tout le monde, ni plus
+ni moins fou. Tu n’as qu’à regarder vivre les
+autres hommes, à les écouter vivre et tu seras
+pareil à eux. Et qui sait ? Peut-être Maÿ elle-même
+viendra-t-elle te prendre par la main ! Tu
+auras appris à dire les mots convenables, à faire
+les gestes convenables ; le tout est de parler et
+de gesticuler au moment convenable ; jamais
+femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir
+son heure.</p>
+
+<p>Hiên écoute, bouche bée ; un univers s’ouvre
+devant lui. L’incendie du soleil couchant a
+gagné le ciel tout entier ; les lentilles de verre
+du Phare flamboient ; les crêtes empanachées
+de bambou semblent tracées à l’encre de Chine
+sur un écran de pourpre.</p>
+
+<p>Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré
+la brise chargée d’odeurs qui fait frissonner les
+citronniers, malgré les notes égrenées par les
+gongs des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent.
+Il regrette sa promesse : il voudrait que
+le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse
+inconscience, qu’il continuât à passer, paisible
+et ignorant, au milieu des ignominies et des
+haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre…</p>
+
+<p>Mais déjà il n’est plus temps : Hiên le
+Maboul vivra. Il vivra et il souffrira ; ses illusions
+crèveront l’une après l’autre comme des
+bulles de savon. Il vivra enfin « comme tout le
+monde ».</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VII</h2>
+
+
+<p>Fatigué de marcher de long en large devant
+la maisonnette en ruine dont on lui avait confié
+la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya délicatement
+la crosse de son mousqueton dans la
+poussière et joignit les mains sur la croisière
+de la courte baïonnette plate. Tout autour de
+lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés
+ou étendus derrière une levée de terre, guettaient
+à travers les trous de la haie la venue
+de leurs camarades qui figuraient l’ennemi.</p>
+
+<p>Dans la rizière jaune quadrillée de talus
+verts, des buffles pataugeaient et leurs cornes
+noires, rejetées vers le garrot, émergeaient
+seules de la vase.</p>
+
+<p>Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers,
+le soleil se levait, globe écarlate encore enveloppé
+de brume matinale, et tout était doré,
+les palmes retombantes, les fûts rigides et lisses
+des aréquiers, les colonnes penchées et rugueuses
+des cocotiers, les joncs et les roseaux des talus,
+les crabiers tournoyant lourdement sur les
+mares vides, les merles-mandarins juchés sur
+les dos gris des buffles, les mousquetons des
+tirailleurs.</p>
+
+<p>Seule la forêt qui fermait l’horizon était
+encore noyée d’ombre violette et silencieuse,
+car aux cigales et aux perruches il faut, pour
+leurs concerts étourdissants, la pleine lumière
+et la pleine chaleur de l’après-midi. La route
+de Baria déroulait le long de la rizière son ruban
+rouge bordé de manguiers glauques. Dans
+le feuillage déteint des <i>niao-li</i> se détachaient
+les croix noires du cimetière ; plus près, la maison
+de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses
+vérandas roses.</p>
+
+<p>Hiên replaça le mousqueton sur son épaule
+et recommença sa promenade, glorieux de sa
+mission spéciale et ne soupçonnant point que
+le lieutenant avait simplement voulu le soustraire
+à l’émotion des coups de feu qui allaient
+éclater tout à l’heure.</p>
+
+<p>Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul
+a fait pour obtenir la main de Maÿ une tentative
+malheureuse. Depuis un mois, il apprend
+à vivre. Sous l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui
+le protège contre les violences et les sarcasmes,
+il a pris peu à peu confiance en lui-même et
+essaie de se persuader qu’il n’est point si différent
+d’autrui qu’il avait pu le croire.</p>
+
+<p>Des instructeurs patients ont insinué peu à
+peu dans ses articulations raides et rouillées,
+dans son cerveau engourdi, quelques secrets
+de « l’École du Soldat » et des bribes de théories.
+Sans doute, sa science nouvelle est bien
+fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler
+comme un château de cartes ; mais l’Aïeul est
+là qui veille, et nul n’osera toucher à son œuvre.</p>
+
+<p>Pietro n’est plus à redouter : cinq semaines
+d’amabilité forcée et de bienveillance imposée
+l’ont persuadé de sa déchéance ; à présent,
+promenant parmi ses anciens esclaves son
+sourire amer, il se convainc aisément qu’ils
+n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais
+qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant
+cette constatation douloureuse, il multiplie les
+courbettes et fait le gros dos.</p>
+
+<p>Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên
+suit et retient avec une facilité surprenante
+les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il complète
+les enseignements de la journée en causant
+avec l’Aïeul à deux galons. Il l’évente,
+lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule
+des cigarettes et l’écoute parler ; il grave dans
+sa mémoire chacune des paroles entendues, et
+chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont
+il s’ébahit : il découvre la vie.</p>
+
+<p>En même temps, son amour pour Maÿ a
+crû ; l’Aïeul n’a rien voulu tenter pour l’en
+guérir et se contente de hausser les épaules
+avec pitié. Amour tout platonique, juge-t-il, et
+dont le meilleur remède sera la possession
+physique et habituelle de l’idole. En attendant
+de connaître que Maÿ ne pourra lui donner ni
+plus ni moins que n’importe quelle autre femme,
+Hiên continue de la placer sur un piédestal
+et d’avoir pour elle la vénération idiote que
+témoignent les nègres du Congo aux fétiches
+ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de
+leurs cases. Cette petite fille aux yeux froids,
+aux lèvres rouges et dédaigneuses, le fascine
+et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que
+lui ont suggérée les discours de l’Aïeul et, comme
+aux premières heures, il se sent « maboul ».
+Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre
+ou, ce qui le paralyse plus sûrement encore,
+prête à se moquer. Il faudra bien pourtant,
+quelque jour, lui confier son pauvre amour.
+A cette pensée, Hiên le Maboul sent la sueur
+inonder son front, qu’il essuie avec sa manche.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques
+autour de la lisière obscure s’évanouirent,
+balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers
+de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes
+étincelèrent entre les taillis ; une patrouille
+montra ses quatre salaccos laqués
+au-dessus du fossé de la route et disparut aux
+premiers coups de fusil tirés de la maisonnette
+en ruine.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts
+crispés sur la crosse du mousqueton : qu’allait-il
+arriver ? Pourquoi la section du sergent
+Cang fusillait-elle les camarades des trois
+autres sections ?… Oui, pourquoi ?… Pourquoi
+surtout l’Aïeul omit-il de révéler au
+pauvre Maboul les mystères du service en campagne
+à double action et des cartouches à
+blanc ?</p>
+
+<p>Rasés contre le talus, les quatre salaccos
+reprenaient leur course le long de la route ;
+une autre patrouille filait entre les buissons de
+la dune, effarouchant les crabiers criards et
+faisant fuir dans le feuillage léger des
+bambous un vol de tourterelles et de pigeons
+verts. La lisière du bois se hérissait de mousquetons
+brillant entre les herbes et crachant
+de minuscules fumées blanches ; toute la rizière
+s’emplissait du bruit de la fusillade crépitante.
+De petits groupes surgirent des taillis,
+les jugulaires rouges volant sur les vestons
+kaki, et se blottirent derrière les lignes de
+roseaux. D’autres les suivirent ; d’autres encore,
+et les petites fumées devinrent plus distinctes ;
+d’abri en abri, elles avancèrent ainsi par bonds,
+avec un tumulte grandissant de détonations,
+de commandements et de cliquetis de culasses.</p>
+
+<p>Les coups de fusil cessèrent soudain ; les
+baïonnettes jaillirent des fourreaux ; la ligne
+entière se dressa derrière les talus depuis la
+dune jusqu’à la route et se jeta vers la haie,
+au chant précipité des clairons, avec des rugissements
+de vague déferlant sur la grève.
+Devant elle les croupes grises et pelées des
+buffles fuyaient au hasard.</p>
+
+<p>Une minute après, vainqueurs et vaincus,
+suants, boueux, s’alignaient sagement sous
+l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait
+un homme. Pietro compta les files, les recompta :
+il manquait un homme… Pietro alla porter
+la nouvelle grave à l’Aïeul : Hiên avait disparu…
+De grands éclats de rire interrompirent son
+discours : un caporal ramenait le fugitif couvert
+de toiles d’araignées. Piteux, le piètre
+soldat expliqua que, lors de la charge, la fusillade
+et les hurlements l’avaient épouvanté au
+point de lui faire perdre la tête : soupçonnant
+que ces gaillards qui accouraient, la face terrible
+et la baïonnette haute, nourrissaient à
+son égard les projets les plus noirs, il s’était
+réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est
+là qu’on l’avait trouvé, tapi au milieu des plâtras
+et des nids de termites, les deux mains
+sur les oreilles.</p>
+
+<p>— Pourquoi as-tu quitté le poste que je
+t’avais confié ? interrogea l’Aïeul.</p>
+
+<p>— J’avais peur, Aïeul, j’avais peur… Je ne
+savais pas que l’on se battait pour rire. Personne
+ne me l’avait dit.</p>
+
+<p>C’était vrai, en somme : on avait oublié de
+renseigner Hiên, et l’Aïeul reconnut, à part
+lui, que tous les torts étaient de son côté.</p>
+
+<p>La compagnie défila derrière les clairons,
+qui chantaient à pleins poumons.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>A l’heure des cigarettes et des chiques de
+bétel, Phuc, le guitariste, eut une inspiration
+regrettable : il entreprit le malheureux Hiên
+sur l’événement du matin, et cela en présence
+de Maÿ.</p>
+
+<p>— Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable
+guerrier qui lutte à la manière des
+lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient
+l’ennemi ?… Des gens, mal informés sans aucun
+doute, m’ont affirmé qu’il se nommait comme
+toi Phâm-vân-Hiên : coïncidence curieuse,
+hein ?… D’autres, et ceux-là mentaient à
+coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il avait avec
+toi une ressemblance prodigieuse : même figure
+osseuse, mêmes yeux en boules, même bouche
+baveuse…</p>
+
+<p>Hiên le Maboul tourna la tête : Maÿ abaissait
+ses paupières bombées et pinçait ses lèvres.
+Mais elle ne riait pas : elle n’avait pas
+entendu, probablement.</p>
+
+<p>— Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi !</p>
+
+<p>Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi
+le railleur de cesser le jeu cruel. L’autre poursuivit,
+impitoyable :</p>
+
+<p>— On dit encore que ce héros avait le même
+numéro matricule que toi…</p>
+
+<p>Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile
+rouge, s’étalaient les chiffres noirs, il ajouta
+triomphalement :</p>
+
+<p>— Et, ma foi, on n’a pas tort !… C’est donc
+toi, le guerrier intrépide, le héros qui se tapit
+dans la poussière, le lièvre valeureux ?</p>
+
+<p>Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant
+secoua sa poitrine sous la tunique de soie,
+fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement
+sa bouche ; ses yeux convulsés par la
+joie mauvaise eurent un regard méprisant et
+ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un
+moment, éprouva l’envie lâche de rire, lui
+aussi… Hier, il l’eût fait ; mais aujourd’hui les
+leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience
+et un honneur de civilisé…</p>
+
+<p>Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées,
+en face de l’insulteur qui osait le bafouer
+devant son aimée :</p>
+
+<p>— Tais-toi ! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire !</p>
+
+<p>— Oh ! oh ! le lièvre sort de son trou ! ricana
+Phuc.</p>
+
+<p>Un effroyable coup de poing s’abattit sur
+le visage du joli guitariste : les narines ensanglantées,
+les lèvres saignantes, il s’écroula sur
+la terre battue et roula jusqu’à la route. Il se
+releva, fou de colère, hurlant des injures d’une
+voix enrouée et tous deux s’empoignèrent
+furieusement.</p>
+
+<p>Ce fut une magnifique bataille. Phuc était
+petit, souple comme une vipère, et la rage centuplait
+sa vigueur de gymnaste ; mais Hiên
+avait la force effroyable d’un gorille, dont
+il avait aussi les longs membres noueux et
+velus. Deux fois son adversaire, glissant et se
+tordant, réussit à éviter l’étreinte terrible des
+larges mains, mais une troisième tentative
+échoua lamentablement. Saisi par la nuque et
+par le fond de son pantalon, il se sentit balancé
+une seconde, au-dessus de la route poussiéreuse
+et fut jeté soudain par delà la levée de
+pierres sèches dans le sable : il s’abîma dans
+l’écume et les algues, avec un bruit sourd.</p>
+
+<p>Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de
+lueurs singulières. Elle avait assisté à tout le
+combat avec une sorte de joie féroce ; tandis
+qu’elle appuyait ses deux mains contre son
+cœur palpitant, elle souhaitait obscurément
+que l’un des deux combattants fût tué devant
+elle. Hiên le Maboul, brandissant à bras tendus
+le misérable Phuc, lui parut superbe : une
+beauté farouche illuminait la figure maigre
+aux pommettes saillantes ; les yeux agrandis
+par la fureur lançaient des éclairs. Un instant
+Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul.
+Mais Hiên rajustait son turban et ne remarqua
+rien ; eût-il compris, d’ailleurs ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VIII</h2>
+
+
+<p>Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le
+fond de sa culotte ce mauvais plaisant de
+Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de
+pierres sèches, il était loin de se douter que
+son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il en
+est ainsi pourtant : les railleurs sont fixés
+désormais sur la ligne de conduite à suivre,
+et si quelqu’un songeait encore à décocher
+quelque quolibet à l’ancien souffre-douleur,
+la vue des grosses mains dures et poilues et
+le souvenir du traitement qu’elles infligèrent
+au loustic imprudent suffiraient à le détourner
+de son projet. Les bourreaux de Hiên ont
+tous désarmé : Pietro, par crainte de l’Aïeul,
+et les autres, par crainte des poings rocailleux.</p>
+
+<p>Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain
+pour l’amoureux tremblant se soit atténué ;
+mais elle éprouve à son endroit cette curiosité
+malsaine et irrésistible qui pousse beaucoup
+de femmes vers la force brutale. Il n’est plus
+pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule
+esclave qui balbutie des mots incohérents, le
+balourd aux mains frissonnantes : elle ne voit
+plus en lui que le lutteur qui précipita dans
+le sable de la plage le misérable Phuc, le
+glorieux lutteur dont les muscles se gonflaient,
+dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur
+du combat. Sa chair, qui a frémi pendant que
+les deux hommes étaient aux prises, s’émeut
+encore à l’image de la bataille et du vainqueur.</p>
+
+<p>De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien
+deviné ; il sait seulement que les regards de
+son idole ont parfois pour lui des douceurs
+inespérées ; il sait que Maÿ s’efforce de le moins
+rudoyer, et il se figure, incurable nigaud, qu’il
+a désarmé son hostilité à force de soumission
+aveugle et d’humble dévouement.</p>
+
+<p>L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée
+dans les yeux de la fillette ; il est fixé sur la
+nature toute matérielle du feu interne d’où
+cette flamme a jailli et dès maintenant se croit
+assuré de la marche future des événements.
+Quelque jour, un fossé prêtera son talus complaisant
+à l’amoureux transi et à la poupée
+incandescente… Hiên le Maboul confiera son
+secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au
+vieux Cang et l’on mariera sans tarder les
+deux coupables… N’est-ce point là ce que rêve
+Hiên, après tout ?… Et ils auront beaucoup
+d’enfants et ils seront très heureux : conclusion
+toute naturelle et morale d’un acte naturel
+et nullement immoral, dans ce pays où fleurit
+le mariage libre, où la virginité ne constitue
+point pour les jeunes filles une dot indispensable…</p>
+
+<p>En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel
+et la noix d’arec, Hiên nage dans la béatitude :
+l’amour est entré dans sa vie et il découvre
+que la vie est un paradis terrestre. Cependant
+il continue de s’instruire, et, n’étant plus
+troublé par les brimades et les rebuffades, il
+fait des progrès foudroyants.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice
+continuait à représenter pour Hiên la tâche
+la plus ingrate qui pût lui être imposée ; il
+continuait à préférer sans conteste aux mouvements
+compliqués et multiples du maniement
+d’armes les efforts pénibles mais familiers
+de la corvée.</p>
+
+<p>Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait
+plus à la traverse de sa félicité.</p>
+
+<p>Un matin, en présence des quatre sections
+formées en carré, le sergent-major proclama
+qu’après le réveil de la sieste la solde mensuelle
+des tirailleurs leur serait payée par le capitaine
+selon l’usage établi, et que, l’opération terminée,
+il leur serait fait part de modifications
+très importantes au tableau de service.</p>
+
+<p>A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans
+l’allée de flamboyants, tandis que se massait
+devant la porte du camp la foule des créanciers,
+toujours avertie de cette cérémonie intéressante.
+Sous la véranda de la grande case
+étaient disposées des tables drapées de couvertures
+grises, sur lesquelles scintillaient
+les piles de sapèques, de piastres, de sous
+neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine
+flanqué de ses comptables et de ses officiers.</p>
+
+<p>Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous
+ses moustaches dorées, souriait au soleil épandu
+sur le camp, aux clochettes pourpres des hibiscus,
+à la fumée bleue de son cigare, et les
+braves petits bonshommes, accroupis sous les
+flamboyants, souriaient à la pensée joyeuse de
+leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la
+véranda et l’âme illuminée de toute la lumière
+extérieure, il fumait paisiblement et causait
+avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa
+gaieté gagnait et qui riaient aussi.</p>
+
+<p>La séance commença : un par un, les sergents,
+puis les caporaux, puis les tirailleurs
+s’approchèrent des tables, empochèrent leur
+mince tas de piastres, de piécettes, de sous et de
+sapèques. Ils saluaient, faisaient demi-tour et
+s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient
+les dettes du mois. Le règlement de comptes
+n’allait pas sans criailleries et sans querelles.
+Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses
+d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes
+soupes au vermicelle ou grignoté de délicieux
+caramels aux amandes avait une tendance
+déplorable à reprocher aux vendeuses
+d’avoir allongé sa note et n’extrayait qu’à
+regret de sa poche les écus si péniblement gagnés.
+Tout le long de la palissade s’échangeaient
+des protestations larmoyantes et des
+injures.</p>
+
+<p>Mais cela ne dura pas : le paiement de la solde
+touchait à sa fin ; les rangs se reformèrent sous
+les flamboyants, et tout le monde fit silence,
+dans l’attente des nouveautés promises.</p>
+
+<p>L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main
+sur la table, annonça que lui, lieutenant, prenait
+à dater de ce jour le commandement de
+la compagnie, le capitaine ayant achevé ses
+deux ans de Cochinchine et devant s’embarquer,
+avant la fin de la semaine, à Saïgon ; le
+sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques
+et partait pour Biên-Hoa, où l’on constituait
+de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se
+trouvait rester seul officier à la compagnie,
+mais il comptait sur la bonne volonté de tous
+et sur leur dévouement pour ne point succomber
+sous le fardeau pesant de ses multiples
+attributions.</p>
+
+<p>Les figures ouvertes et réjouies des gradés
+européens, les larges sourires des tirailleurs
+lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le petit
+fourrier lut avec volubilité un considérable
+document auquel les Français ne comprirent
+pas grand’chose, et les indigènes encore moins.
+De la traduction hachée et filandreuse qu’en
+fit le sergent Cang la lumière ne jaillit pas
+davantage.</p>
+
+<p>L’Aïeul donna quelques éclaircissements : le
+gouvernement de l’Indo-Chine, persuadé de
+l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques,
+avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs
+d’une compagnie à un bataillon ; le camp
+destiné à loger tout ce renfort serait construit
+dans le terrain vague dit de « la maison
+Lacourse », où se faisaient habituellement les
+exercices de service en campagne. Les tirailleurs
+de la compagnie déjà présente au Cap seraient
+chargés de cette construction. En conséquence,
+le « tableau de service » était suspendu, l’exercice
+et les théories supprimés, et tous les jours
+de la semaine, à l’exception du dimanche,
+consacrés aux travaux.</p>
+
+<p>Un murmure de joie courut dans les rangs
+et, sous l’œil navré de l’adjudant Pietro, Hiên
+le Maboul frotta vigoureusement ses mains
+l’une contre l’autre.</p>
+
+<p>Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait
+des groupes : les bûcherons, qui couperaient
+dans la forêt les arbres les plus droits
+et d’essence convenable ; les charpentiers, qui
+débiteraient ces troncs en madriers et en chevrons ;
+les maçons, qui dalleraient le sol des
+cases ; les manœuvres, qui piétineraient la boue
+et la paille de riz pour en faire du torchis,
+garniraient de ce torchis le clayonnage des
+murs et les plafonds, attacheraient les faisceaux
+de paille sur les toits ; les terrassiers,
+enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes
+spéciales mais dotés de bras musclés ;
+à ceux-là incomberait la tâche de pousser les
+wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux
+et fossés. Parmi eux fut Hiên, à qui échut en
+partage le wagonnet n<sup>o</sup> 4, de moitié avec son
+voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes
+fut placé sous la direction d’un sergent français,
+secondé d’un sergent indigène et de caporaux.
+L’Aïeul se réservait la surveillance générale
+des travaux, dont il avait dessiné les plans.
+Quant à Pietro, dont les hautes capacités se
+trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission
+de veiller au maintien de la discipline sur les
+chantiers, mais sans avoir à s’immiscer dans
+le détail des constructions.</p>
+
+<p>Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers,
+en fit l’appel, les avertit de leurs fonctions nouvelles.
+Ce fut un moment de tapage étourdissant,
+de numéros matricules vociférés à plein gosier
+auxquels répondaient des « Présent ! » non
+moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre se
+rétablirent, et, dans le silence profond qui
+suivit, le sergent Cang annonça que l’Aïeul,
+en l’honneur de sa prise du commandement,
+offrait à chaque escouade une bouteille de
+<i>choum-choum</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, et les rangs furent enfin rompus,
+avec des cris et des gambades folles.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Alcool de riz.</p>
+</div>
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Sur la terre battue, devant la maison de
+Cang, Hiên le Maboul et Maÿ sont assis côte
+à côte ; la nuit tombante résonne du bruissement
+de l’écume sur le gravier de la plage,
+résonne aussi des chants des tirailleurs, un peu
+ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon ; à
+quoi pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés
+par le soleil couchant ? A quoi pense-t-elle,
+tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue
+de toute petite fille, une romance séculaire et
+mélancolique ?</p>
+
+<p>L’amoureux, que ragaillardissent l’événement
+du jour et la gorgée d’alcool qu’il vient
+d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur
+une allégresse inusitée, et, subitement, il lui
+vient une idée géniale : pourquoi n’offrirait-il
+pas à la fillette de goûter à son <i>choum-choum</i> ?
+Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le
+bol de faïence aux doigts :</p>
+
+<p>— Sœur aînée, veux-tu boire du <i>choum-choum</i>
+que l’Aïeul m’a donné ?</p>
+
+<p>La chanteuse s’arrête court : est-ce bien
+Hiên le rustre, Hiên le balourd, Hiên le Maboul,
+qui lui adresse cette proposition galante ? On
+lui a changé son sauvage !</p>
+
+<p>— Je veux bien en boire un peu !</p>
+
+<p>— Je vais chercher une autre tasse, réplique
+Hiên, émerveillé de son succès.</p>
+
+<p>— Mais non ! mais non ! Je boirai dans ton
+bol… Ne te trémousse pas ainsi : tu vas tacher
+ma tunique.</p>
+
+<p>Elle boit à petits coups et sourit, tout de
+suite échauffée et rose.</p>
+
+<p>Elle a souri ! elle a souri ! Elle a fait cette
+aumône imprévue au pauvre honteux qui n’osait
+point tendre la main ! Il n’en croit pas ses yeux
+et il rit aussi, il rit bêtement… Imbécile, qui ne
+sait point que l’heure fuit et qu’avec elle s’envole
+l’occasion unique !</p>
+
+<p>Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus
+et reprend sa petite chanson triste, et Hiên
+le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche
+ouverte et les bras ballants.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">IX</h2>
+
+
+<p>Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé
+et respira bruyamment ; la sueur ruisselait
+sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les
+côtes, trempait son pantalon de toile retroussé
+jusqu’au genou. Autour de lui s’élargissait la
+tranchée creusée dans la dune ; des tirailleurs
+à demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées
+de terre dans des wagonnets rouges ornés de
+numéros peints au coaltar. Le noir et barbu
+Castel, campé sur la marge du fossé, encourageait
+les travailleurs de sa grosse voix pacifique.
+Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient
+des brises salées, où le soleil déjà haut
+dardait des rayons obliques, transmuant chaque
+grain de sable en un diamant ; nul refuge que
+l’ombre maigre de quelques aréquiers déplumés
+échappés au coupe-coupe et à la hache.</p>
+
+<p>— Hiên !… Nho !… appela un caporal.</p>
+
+<p>Hiên bondit sur ses pieds ; il s’accrocha des
+deux mains au bord droit de la benne ; Nho saisit
+le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent
+le wagonnet pesant sur les minces rails qui
+geignirent. A la sortie de la tranchée, la voie
+changeait de direction ; le wagonnet accéléra
+sa course ; les rails chantèrent plus âprement ;
+les essieux mal graissés grincèrent, la lourde
+caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa,
+oscilla de nouveau et finalement reprit son
+aplomb. La voie filait tout droit, désormais, à
+travers la rizière, jusqu’aux chantiers.</p>
+
+<p>Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans
+lâcher la plaque peinte au minium et décocha
+une ruade amicale à son compère ; Hiên lui
+répondit par une bourrade sans méchanceté : ils
+se regardèrent et rirent de leur plaisanterie
+inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine.
+Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient,
+martelant de leurs pieds nus les traverses de fer.</p>
+
+<p>Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint
+un galop insensé ; ils passèrent comme une
+trombe devant un sergent qui hurla des injures
+indistinctes, devant des gardiens de buffles qui
+s’esclaffèrent au spectacle de ces deux enragés,
+congestionnés et suants. Les roues franchissaient
+avec un gémissement bref les joints craquants,
+broyaient les cailloux rencontrés. La voie descendait
+maintenant en pente douce. Hiên et
+Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire
+voiturer sans effort et tirant la langue aux
+gens des wagonnets vides qui remontaient.</p>
+
+<p>Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus
+de l’ancienne rizière les carcasses de
+ses cases inachevées et les toits de paille de ses
+ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec
+fierté, comme si l’œuvre de l’Aïeul eût été la
+sienne.</p>
+
+<p>L’œuvre prospérait : le remblai de sable
+fauve gagnait à vue d’œil, comblait petit à
+petit la plaine boueuse et plantée de joncs où
+grouillaient encore les serpents d’eau et les
+scorpions ; sur le sol neuf s’agitait la fourmilière
+des travailleurs affairés et criards : terrassiers
+renversant dans la mare les wagonnets
+de sable, remorquant des brouettes chantantes
+et vermoulues, traçant à la pioche les contours
+des futurs fossés ; scieurs de long débitant des
+planches ; menuisiers penchés sur leurs établis,
+rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer ;
+forgerons halant les manivelles des soufflets,
+cognant à coups de marteau sur l’enclume,
+transformant des vieux morceaux de fer en
+outils.</p>
+
+<p>Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes
+seules étaient achevées, une nuée de
+couvreurs improvisés groupaient en faisceaux
+des feuilles de palmier d’eau et les attachaient
+aux chevrons avec des liens de bambou ;
+d’autres leur passaient la paille au bout de
+longues perches ; d’autres, accroupis sur leurs
+talons, tressaient des claies.</p>
+
+<p>Autour d’une case déjà couverte, les peintres
+s’escrimaient, badigeonnant de chaux les cloisons
+de torchis sec et enduisant de coaltar les
+poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse
+tournaient dans un trou circulaire, piétinant
+de la boue et de l’herbe ; deux tirailleurs, installés
+à califourchon sur les vastes dos, encourageaient
+leurs montures avec des cris et des
+coups de rotin sur les oreilles.</p>
+
+<p>Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une
+procession de fourmis, les bûcherons rentraient
+de la forêt. Le casque en bataille, un sergent
+pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait
+avec ses bras étendus d’incompréhensibles
+signaux à des porte-mire indociles,
+et ses jurons faisaient leur partie dans le concert
+étourdissant des brouettes, des marteaux, des
+scies, des haches, des rabots.</p>
+
+<p>Debout à l’arrière du wagonnet dévalant
+la rampe, Hiên le Maboul huma avec délices
+les odeurs de bois vert et de paille sèche que
+lui apportait le vent :</p>
+
+<p>— C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec
+orgueil à son camarade.</p>
+
+<p>Nho répondit avec le même enthousiasme :</p>
+
+<p>— Oui, l’Aïeul est intelligent !</p>
+
+<p>Tous deux promenaient sur les chantiers en
+ébullition des regards satisfaits. Absorbés dans
+leur contemplation béate, ils atteignirent sans
+y songer le moins du monde le bas de la côte
+et, comme la voie débouchait par un dernier
+virage dans le camp nouveau, le wagonnet,
+abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux ;
+les quatre petites roues quittèrent
+les rails, la benne renversa sur le talus sa charge
+de sable et les deux conducteurs négligents,
+ayant décrit dans l’air deux trajectoires parallèles,
+furent engloutis par les joncs.</p>
+
+<p>Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie
+jusqu’aux genoux, barbouillés de vase, braillant
+et gesticulant. Les pelleteurs et les piocheurs,
+délaissant leur besogne, s’appuyèrent
+sur les manches de leurs outils et saluèrent
+d’un rire formidable l’apparition des deux amphibies
+noirs de boue et verts d’herbes aquatiques ;
+puis, cédant aux objurgations furieuses
+du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer
+sur les roues le véhicule échoué dans le remblai.
+Cang fulminait :</p>
+
+<p>— Encore toi, Hiên ! On ne fera jamais rien
+de toi, imbécile ! Si tu ne sais même pas pousser
+ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à
+pétrir du torchis à la place des bœufs.</p>
+
+<p>— Sergent, c’est le wagon qui a déraillé !
+crièrent d’une seule voix plaintive les deux
+victimes.</p>
+
+<p>— Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien ; mais
+pourquoi a-t-il déraillé ? Parce qu’il est attelé
+de deux mulets également idiots et également
+abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles !</p>
+
+<p>Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs
+jambières et de l’eau bue par leurs habits, et
+défilèrent, déconfits de leur mésaventure et
+grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait
+d’un œil narquois en frisant ses moustaches.
+Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et
+poursuivis par les huées de la compagnie
+entière, une autre équipe les remplaçait déjà
+derrière leur wagon.</p>
+
+<p>L’Aïeul se remémorait tous les incidents
+analogues et les déboires plus sérieux et les
+malchances inouïes qui, aux premiers jours des
+travaux, avaient ralenti ou compromis le succès
+du camp nouveau-né. L’emplacement choisi
+s’était trouvé marécageux et situé en contrebas
+de la route : il fallait en surhausser le niveau
+par des apports de terre. Où prendre cette
+terre ? Les indigènes propriétaires des monticules
+proches avaient demandé de leurs terrains
+des prix exorbitants ; à force de négociations
+ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une
+dune assez éloignée, mais de dimensions respectables
+et tout à fait suffisantes, s’était prêté
+par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison :
+il louerait sa dune à la compagnie de
+tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce
+mamelon aride au niveau des rizières voisines ;
+il accepterait, en outre, quelques piastres à titre
+de cadeau… Ainsi les deux parties contractantes
+bénéficiaient également de l’accord conclu ;
+une mine inépuisable de terre était acquise au
+camp pour un prix dérisoire et l’heureux propriétaire
+y gagnait un agrandissement de ses
+rizières.</p>
+
+<p>On avait alors commencé de poser la voie
+et des difficultés imprévues s’étaient déclarées :
+on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles,
+de plaques, de raccords ; une fois établi le tracé
+définitif à travers la plaine, les deux tronçons,
+parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient à
+se souder exactement, et l’on avait peiné pendant
+des heures, à rechercher la solution de ce
+problème inattendu.</p>
+
+<p>La mise en circulation des wagonnets avait
+été laborieuse. Les équipes n’étaient pas dressées
+à leur nouveau travail ; il se produisait des
+catastrophes à chaque tournant un peu brusque,
+des essieux se brisaient, des coussinets s’échauffaient.
+Un buffle avait chargé, un jour, et défoncé
+un wagonnet. Après maints essais et
+recherches, pourtant, le rendement s’était quotidiennement
+amélioré ; il atteignait, à cette
+heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés
+de la dune dans le marais.</p>
+
+<p>Et les échafaudages savants balayés par le
+typhon ! Et les charpentes qui pendant la nuit
+avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient
+couchées sur leur terre-plein comme des chevaux
+fourbus ! Et le service forestier qui se
+lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient
+bas ses essences les plus rares ! Et les briques
+qui n’arrivaient pas ! Et les sampaniers qui
+réclamaient, avec des sanglots dans la voix,
+le paiement de leur solde que détenaient les
+bureaux lointains et peu pressés !…</p>
+
+<p>Toutes ces mésaventures et d’autres encore
+avaient pris fin. Tout s’était tassé et l’Aïeul
+avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère,
+de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces
+ennuis passés et souriait, tout en regardant
+les deux camarades qui clopinaient, trempés,
+boueux et mécontents.</p>
+
+<p>Il songea que, dans ces Annamites, prétendus
+fourbes et paresseux, il avait trouvé de merveilleux
+ouvriers, gais, alertes, actifs, dont
+l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans
+les minutes de découragement. Il se rappela
+les pages amères que des écrivains avaient consacrées
+à cette race perfide, abritée derrière
+l’éternelle ironie et l’éternel sourire de ses yeux
+bridés, incapable de dévouement et d’attachement.
+Il était fixé là-dessus : étaient-ils incapables
+de dévouement ces petits soldats qui, sur
+un mot de lui, abattaient, matin et soir, sous
+le terrible soleil de Cochinchine, une besogne
+dont nos terrassiers d’Europe n’auraient point
+voulu, et n’espéraient cependant ni journée de
+huit heures, ni augmentation de salaire ?</p>
+
+<p>Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne
+le feraient-ils pas demain, avec le même courage,
+pour son remplaçant, pourvu que celui-ci
+fût bon et juste ? Il savait que le mal ne
+venait point des vaincus, écrasés jadis par leurs
+mandarins et tout prêts à saluer le Français
+comme un libérateur ; mais le conquérant
+n’avait-il pas parfois des crises de brutalité,
+des caprices invraisemblables de tyran ? Ainsi
+Pietro, qui, s’il eût suivi l’exemple paternel,
+eût poussé dans les rues de Bastia ou d’Ajaccio
+une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire
+et plaisant, et très « gentilhomme »,
+de bâtonner ces vilains.</p>
+
+<p>Le berger français conduisait ses moutons
+annamites à coups de matraque et s’étonnait
+sottement de leur inattention et de leur indifférence
+polie lorsque, dans un accès de sentimentalité
+touchante, il les conviait à voir en
+lui un frère aîné, un père, un confesseur…</p>
+
+<p>L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement
+sur l’épaule d’un bûcheron qui passait,
+trottinant, courbé sous un madrier ; et l’autre
+déposa son madrier sur le remblai et sourit
+à l’Aïeul de toutes ses dents laquées.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">X</h2>
+
+
+<p>Blotti sous sa couverture jusqu’au menton,
+Hiên le Maboul regarde la lumière pâle du jour
+naissant s’infiltrer à travers les lames du store.
+Un coq effronté, qui s’est hissé jusqu’aux chevrons
+du toit, sonne sa fanfare insolente, et les
+fanfares affaiblies des coqs sauvages nichés
+aux buissons de la montagne répondent à son
+appel ; et les notes pimpantes du clairon, qui
+éclatent devant la porte, donnent, à leur tour,
+la réplique au chant gaillard de ce clairon empenné.</p>
+
+<p>Hiên rejette sa couverture, bondit hors de la
+case, traverse au trot la cour sablée où des
+oies déambulent avec une majesté ridicule ;
+sans souci du tumulte soulevé par son passage
+dans les rangs du cortège criard, il se rue vers
+la vaste cuve cimentée qui, le matin, fait l’office
+de lavabo pour les tirailleurs et, dans la journée,
+sert d’abreuvoir aux bœufs et aux mulets.
+D’autres compagnons sont accourus avec lui
+pour marquer leur place autour de la cuve.</p>
+
+<p>Ils défont leurs chignons, baignent dans l’eau
+froide leurs visages et tordent et peignent en
+hâte leurs chevelures trempées ; d’aucuns,
+d’une civilisation plus raffinée, savonnent vigoureusement
+leurs cous et leurs bras ; d’autres
+enfin que nulle pudeur ne contraint, nus comme
+des vers et comme des vers aussi se tortillant,
+se font lancer des cuvettes d’eau sur le dos, sur
+les reins, les cuisses, et des camarades obligeants
+les frictionnent et les massent. A peine
+sont-ils rhabillés, de nouveaux arrivants leur
+succèdent et font les mêmes gestes, échangent
+les mêmes plaisanteries, poussent les mêmes
+petits cris de saisissement.</p>
+
+<p>Toujours trottant pour faire la réaction, Hiên
+revient vers sa case ; il introduit la clé de cuivre
+qui pend à sa ceinture dans le cadenas à sonnerie
+qui interdit aux mains étrangères l’accès
+de sa caisse noire timbrée de chiffres rouges.
+Il revêt sa tenue de corvée, qui se compose
+d’un pantalon troué et d’un veston crasseux ;
+il se coiffe d’un chapeau conique en feuilles
+de latanier, dont l’Aïeul lui fit cadeau et qui,
+mieux que le petit salacco réglementaire, abritera
+sa grosse tête.</p>
+
+<p>Ses voisins exhibent des tenues pareillement
+fantaisistes et sales. Au signal du clairon, la
+caravane s’organise, et Pietro en présence de
+cette assemblée de loqueteux bigarrés, pleure
+les rassemblements d’autrefois, dont son cerveau
+obtus ne perçoit point l’inutilité actuelle.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>On distribue aux groupes de travailleurs
+leur tâche et leurs outils. Hiên, dont les fonctions
+sont invariables, se dirige vers le remblai ;
+il redresse la benne qu’il fit basculer hier soir,
+de peur qu’une pluie malencontreuse ne vînt
+l’emplir d’eau pendant la nuit, et conduit
+vers la dune le wagonnet n<sup>o</sup> 4, de concert avec
+son inséparable Nho.</p>
+
+<p>Il est six heures : jusqu’à huit heures, il
+galopera ainsi de la dune au remblai et du remblai
+à la dune, alerte d’abord et trépignant
+comme un poney dans l’air glacé du matin,
+puis moins loquace et plus lourd à mesure que
+le soleil plus chaud rôtit davantage son dos
+maigre, mais toujours acharné à sa besogne.
+Perché sur le châssis, il voit l’Aïeul faire sa
+première ronde dans les chantiers : une ardeur
+nouvelle échauffe ses veines et raidit ses muscles ;
+il faut que le maître aimé voie l’effort
+de son serviteur ; il faut qu’il fasse oublier,
+d’un sourire ou d’un mot, les fatigues des côtes
+escaladées en haletant, des virages accomplis
+d’un élan, des culbutes évitées d’un tour de
+hanche. Et le wagonnet n<sup>o</sup> 4 fait sur le terre-plein
+une entrée foudroyante et triomphale
+sous l’œil amusé de l’Aïeul.</p>
+
+<p>Tandis que le lieutenant va vers d’autres
+ateliers, où son approche détermine pareillement
+une recrudescence de zèle, tandis que les
+terrassiers chavirent la benne de terre dans
+l’eau croupie, où nagent les joncs pourrissants,
+et grattent avec leurs pioches la caisse
+de tôle, Hiên déclare à son compagnon d’un ton
+confidentiel :</p>
+
+<p>— L’Aïeul m’a souri !</p>
+
+<p>— A moi aussi, prétend l’autre.</p>
+
+<p>« Pauvre niais ! » pense Hiên en haussant les
+épaules, mais ne voulant pas s’attarder à discuter
+avec ce faible d’esprit qui a pu se croire l’objet
+d’une faveur évidemment réservée à lui, Hiên.</p>
+
+<p>La pause : un coup de clairon prolongé
+prévient les tirailleurs qu’ils ont acquis des
+droits à un repos de dix minutes ; ils abandonnent
+les chantiers avec de farouches clameurs
+de joie. Des marchands ont installé sur les
+talus de la route des éventaires chargés de
+sucreries et de fruits : chaque éventaire devient
+le centre d’un cercle animé d’acheteurs, qui,
+pour quelques sapèques, garnissent leur panse
+creuse.</p>
+
+<p>Hiên, toujours affamé, avale trois soucoupes
+de riz sucré et baignant dans un étrange sirop
+brun ; il convie généreusement son collègue
+Nho à partager sa dînette. Repu et dispos, il
+fume une cigarette avec des mines épanouies
+de gros rentier. Les paysans qui retournent à
+leurs villages épars dans la brousse déposent sur
+la chaussée leurs paniers de rotin, et le vaniteux
+Hiên, écoutant les exclamations laudatives de
+ces braves gens qu’ébahissent les mirifiques
+bâtisses, se rengorge et tend le jarret.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>A dix heures, la caravane des gueux dépenaillés
+reprend la route de l’ancien camp. Le
+vigoureux Hiên que n’a point rassasié le léger
+repas du matin, imagine, chemin faisant, les
+grillades dorées, les sauces succulentes, le <i>nuoc-mâm</i>
+parfumé qui, tout à l’heure, sous l’auvent
+de la case du sergent Cang, réjouiront son palais
+et réchaufferont son estomac.</p>
+
+<p>Tout à l’heure, la chique de bétel aux dents,
+il s’assiéra sur la levée de pierres sèches, à
+côté de la mystérieuse Maÿ, et contemplera
+furtivement les yeux de son aimée, profonds
+et changeants comme la baie : sous le regard de
+ces yeux singulièrement luisants, il retrouvera
+sa timidité de rustre, et les paroles d’amour
+qu’il rêve de murmurer mourront sur ses lèvres
+comme les lignes d’écume sur la plage jaunissante.
+Il sera heureux, cependant : car l’énigmatique
+fillette n’a plus pour lui ni mots
+cruels, ni coups d’œil méprisants. Ignorant
+ce qui se passe dans ce petit cerveau de chatte,
+il se taira, maladroit sans le savoir, et, jusqu’à
+l’heure de la sieste, jouira de la présence
+chère, des vagues couronnées d’écume, du ressac
+chantant sur le sable.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>L’après-midi a fui, pareil au matin, depuis
+le réveil de la sieste jusqu’à la cigarette
+fumée sur la levée après le repas de cinq
+heures.</p>
+
+<p>Hiên, débarbouillé, et resplendissant dans ses
+vêtements propres, se hâte vers la maison de
+l’Aïeul, parmi les ricins et les cactus. C’est
+là que se passent ses soirées ; ce vieux grognon
+de Bèp-Thoï l’a mal accueilli d’abord, mais
+finalement s’est laissé attendrir par la soumission
+et l’humilité du visiteur et la douceur
+ingénue de son éternel sourire canin. Du reste
+la recrue rend de multiples petits services au
+vétéran.</p>
+
+<p>Ils sont devenus de vrais amis, bien que
+l’incorrigible Bèp-Thoï ait conservé la regrettable
+habitude d’adresser à son élève des sermons
+grondeurs. Ensemble ils vont tirer de
+l’eau au puits ; assis sur la margelle, à l’ombre
+du manguier, ils devisent, c’est-à-dire que l’ancien
+narre intarissablement ses campagnes,
+et la recrue écoute, bouche bée. Ensemble,
+dans l’appentis de planches où Bèp-Thoï s’est
+installé un appartement, ils brossent, astiquent,
+fourbissent. Ensemble ils balaient la
+chambre de l’Aïeul, mettent de l’eau propre
+et des fleurs d’hibiscus dans les vases japonais,
+époussètent les bouddhas.</p>
+
+<p>Pendant que le minutieux Hiên étrille le
+folâtre Annibal qui danse dans son box, Bèp-Thoï
+lui prodigue les conseils chagrins, récrimine
+sur l’incapacité reconnue de la jeune
+génération ; à l’appui de son dire, le vieux
+abonde en proverbes et citations, et, plus fréquemment,
+en anecdotes interminables et sans
+lien quelconque avec le reste de son discours.</p>
+
+<p>Aujourd’hui l’Aïeul a décidé de faire un tour
+en voiture. Les deux compères extraient du
+hangar le panier de rotin verni, font reluire
+les glaces des lanternes, les cuivres des boucles,
+les aciers des gourmettes, promènent des chiffons
+de laine sur les cuirs fauves. Annibal est
+amené hors de son écurie, poussé poliment
+entre les brancards et revêtu de son harnais.</p>
+
+<p>L’Aïeul s’empare des rênes et du fouet et
+offre une place à ses côtés au glorieux Hiên,
+qui remplira les fonctions de groom. Campé
+sur le perron, Bèp-Thoï les regarde partir
+en grommelant.</p>
+
+<p>Le petit cheval a commencé par témoigner
+d’intentions saugrenues : il a secoué d’un talus
+à l’autre la voiture légère, a foncé, tête basse,
+contre les chiens et les poules qui s’attardaient
+sur le chemin, s’est arrêté pour croquer de
+jeunes pousses de bambou pointant le long
+des haïes. Il s’est montré capricieux et parfaitement
+insupportable, mais la mèche du
+fouet, caressant sa crinière hirsute, a calmé
+ces velléités d’indépendance et de fantaisie.
+Il trotte maintenant avec sagesse, la croupe
+ondulant régulièrement de droite et de gauche,
+les oreilles relevées :</p>
+
+<p>— Belle soirée ! déclare l’Aïeul, allumant
+sa pipe.</p>
+
+<p>— Belle soirée ! répète avec conviction
+Hiên, tenant comme un cierge le fouet qu’on
+lui remit pendant l’allumage de la pipe.</p>
+
+<p>Belle soirée, en effet, parfumée et rafraîchie
+par la brise venue des montagnes d’Annam,
+dont l’azur s’assombrit sous le ciel rose.
+Devant les boutiques du marché, de vieux
+Chinois ridés, la petite tresse enroulée sur le
+front, sont assis sur des escabeaux de bambou
+et bavardent ; une Cantonaise chemine péniblement
+sur le trottoir, heurte les minuscules
+pointes de ses sabots peints aux briques bossues.
+Des garçonnets jouent au bacouan avec
+des sapèques, et les petites filles, debout derrière
+leurs futurs seigneurs et maîtres, contemplent
+avec des yeux de convoitise les piécettes
+de cuivre percées d’un trou carré. Un
+milicien fait les cent pas dans la halle déserte,
+donnant en spectacle aux seuls moineaux des
+gouttières ses airs solennels de gendarme en
+faction et ses beaux mollets saillants sous
+les bandes de cotonnade bleue.</p>
+
+<p>Des congaï jacassent comme des perruches
+devant l’étalage d’un bazar hindou. L’Aïeul
+s’amuse des œillades qu’elles lui décochent
+à l’ombre de leurs mouchoirs de soie rouge,
+des poses habilement calculées pour faire bomber
+sous la tunique noire les jeunes poitrines
+et les hanches pointues et pour faire valoir
+sous le pantalon flottant les pieds menus pris
+dans des mules de velours brodé.</p>
+
+<p>— Même chose madame français ! murmure-t-il,
+empruntant à ces demoiselles faciles
+leur jargon coutumier.</p>
+
+<p>Le quartier est très mal fréquenté : après
+les congaï, voici les mousmés. Fardées, poudrées,
+une fleur piquée dans les coques luisantes
+et artistement échafaudées, elles rappellent à
+s’y méprendre les poupées japonaises vendues
+à la douzaine sur les quais de Marseille, à cela
+près que les kimonos à fleurs et à personnages
+sont de crêpe de Chine. Difformes avec la
+haute ceinture à nœud bouffant sur les reins,
+elles sont rangées en file paisible et rieuse sur
+l’obligatoire canapé de bambou, attendant le
+client sans dégoût ni joie, honnêtes commerçantes,
+en somme, qui jugent que leur métier
+en vaut bien d’autres et n’est pas moins honorable.</p>
+
+<p>De bons rires animent les petits yeux bridés
+et creusent des fossettes dans les grosses
+joues peintes. Hiên soupçonne que ces gamines
+se moquent de lui et leur jette un mauvais
+regard de bouledogue hargneux et qui montre
+ses dents. La colère visible de cet impayable
+groom redouble l’hilarité qui devient suraiguë.
+Annibal s’en émeut, et, couchant les oreilles,
+emporte en trois temps de galop le panier vers
+des allées plus calmes.</p>
+
+<p>La vie annamite bruit derrière le rideau de
+bananiers : querelles de ménagères, grognements
+de porcs, plaintes d’enfants, aboiements
+de chiens errants, gémissements de guitares,
+ronflements de tam-tams, tintements de clochettes
+dans les pagodes, dont les dragons
+émaillés contemplent par-dessus les larges
+feuilles retombantes, l’avenue qui s’obscurcit.
+Au seuil des maisons de thé, des rhapsodes
+aveugles raclent du violon à deux cordes et
+psalmodient les couplets innombrables d’une
+romance populaire, s’interrompant pour clamer
+d’éloquents appels à la pitié des consommateurs.
+Ceux-ci, rebelles à l’attendrissement,
+continuent de savourer leurs tasses de thé.
+L’Aïeul lance aux chanteurs une poignée de
+sous qui sonnent dans l’écuelle de fer-blanc
+et Hiên le Maboul s’émerveille en silence de la
+générosité de son maître.</p>
+
+<p>Plus loin, d’autres baraques, pâtisseries,
+rôtisseries, restaurants rustiques, — un toit de
+paille posé sur quatre pieux, — regorgent de
+clients bavards et tapageurs : tirailleurs à salacco
+rejeté sur la nuque, miliciens à bandes molletières
+bleues, boys à vestons irréprochables et
+à figures inquiétantes. Plus loin le fabricant
+de cercueils, Chinois replet et de mine réjouie,
+rentre dans sa boutique ses caisses rectangulaires :
+pauvres caisses de bois de jaquier à
+l’usage du simple coolie, caisses de bois de fer
+pour notables, mandarins et capitalistes.</p>
+
+<p>La voiture pénètre dans la forêt où tombe
+la nuit. Les arbres, les taillis ne sont plus que
+des masses confuses, recroquevillées, semble-t-il,
+pour le sommeil. La route sablée amortit
+le grincement des roues et le choc régulier des
+sabots. Hiên le Maboul, extasié, écoute le
+souffle imperceptible de la forêt : feuilles mortes
+qui se détachent avec un bruit sec et frôlent
+le tronc moussu, fougères que le soleil a rissolées
+et qui s’étirent au premier contact des
+ténèbres froides, poules sauvages qui écartent
+les buissons pour se faufiler jusqu’à leur nid,
+miaulements rauques de chats-tigres en quête
+d’amour, galops étouffés de sangliers à travers
+la vase des palétuviers. Il aspire de toutes
+ses narines l’odeur puissante de l’humus pourrissant,
+les relents de bêtes fauves, les parfums
+de fleurs de citronnier qui flottent dans
+l’air immobile. Silencieux et les mains sur les
+genoux, il écoute, sent, voit vivre la forêt :
+il sait que, dans l’obscurité croissante, les faisans,
+fous de peur, juchés sur les branches des
+banyans, guettent l’approche du renard, forban
+muet à robe de velours pâle, ou du python,
+magicien aux yeux verts ; il sait que les panthères
+rampent dans les hautes herbes de la
+clairière vers la harde de cerfs paralysés et affolés.</p>
+
+<p>L’Aïeul ne sait pas toutes ces choses ; mais
+la nuit palpitante et criblée de lucioles, les
+étoiles d’or aperçues à travers la voûte des
+branches sombres lui versent dans l’âme une
+joie sereine et paisible, et il en jouit en sage.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Annibal a réintégré en valsant d’allégresse
+son écurie où l’attend son régal préféré : du
+paddy mouillé et de jeunes rameaux de bambous.
+La maison de l’Aïeul, dont les portes-fenêtres
+sont ouvertes à deux battants, flamboie ;
+les bougies des lanternes chinoises tamisent
+à travers le papier huilé une clarté discrète,
+mais les grosses lampes de bronze posées sur les
+socles de bois laqué illuminent jusqu’à la véranda.</p>
+
+<p>L’Aïeul, épicurien sans prétention, qui goûte
+les plaisirs de la table et sait apprécier l’esthétique
+d’un repas bien servi dans un décor
+soigné, finit de dîner. Bèp-Thoï, maître d’hôtel
+inimitable, trottine, la serviette sous le bras,
+de la salle à manger à la cuisine, où trône parmi
+les casseroles le brave A-Gyoc, artiste de valeur,
+encore que modeste. Hiên, maître Jacques
+convaincu, a troqué ses attributions de groom
+contre celles de <i>boy-panka</i>, dont il s’acquitte
+avec une égale dignité.</p>
+
+<p>Tout en halant la ficelle que ses doigts ont
+quelque peu noircie, il s’ébahit de la nappe
+blanche que nulle tache ne déshonore, du cristal
+taillé des carafes et des verres que la glace
+décore de buée, de l’argenterie miroitante et
+scintillante, des tasses chinoises où fume le
+café, des boîtes brunes où sont couchés, côte
+à côte, les cigares habillés de somptueux papier
+d’argent.</p>
+
+<p>L’Aïeul lui fait signe de lâcher sa ficelle et
+d’approcher ; il accourt et l’Aïeul lui montre
+une jolie pile de piastres neuves aux tranches
+vierges.</p>
+
+<p>— Voilà pour toi ! dit-il.</p>
+
+<p>— Pour moi ! s’écrie Hiên, abasourdi ; pour
+moi !</p>
+
+<p>— Pour toi, petit frère ! Tu ne penses
+pas que je te laisserai soigner mon cheval et
+m’éventer pour l’honneur seulement. Ces piastres
+sont à toi : tu les as bien gagnées.</p>
+
+<p>— Aïeul vénérable, je ne veux pas de ton
+argent. Je n’accepte de toi qu’une chose :
+la permission de vivre ainsi à tes côtés, demain
+et toujours. Tu m’as tiré de la boue, tu m’as
+protégé contre les méchantes gens qui me
+persécutaient, tu as fait entrer dans ma pauvre
+tête un peu de science et de lumière ; tu as été
+pour moi plus qu’un frère aîné et plus qu’un
+père, et je t’aime comme le chien de berger
+aime son maître. Laisse-moi te remercier à
+ma façon, en m’occupant des objets qui t’appartiennent,
+en entourant ta personne de soins
+et de dévouement : c’est encore une joie pour
+moi que de respirer dans cette maison qui est à
+toi, de tirer ce <i>panka</i> qui est à toi, de faire briller
+la voiture qui est à toi… Et moi aussi, je
+suis à toi comme un esclave à son propriétaire.</p>
+
+<p>— Je sais que tu es un brave garçon et je n’ai
+pas voulu t’offenser. C’est un cadeau que je
+te fais, comprends-tu ? Avec cette petite somme
+tu pourras, selon ta fantaisie, grignoter des
+friandises pendant les pauses ou t’acheter une
+pipe à eau. Garde ces piastres…</p>
+
+<p>— Mais, vénérable Aïeul…</p>
+
+<p>— Comment ?… Refuserais-tu un cadeau
+de moi ?… Mets cet argent dans la poche de ton
+veston. M’entends-tu ?</p>
+
+<p>— Oui ! oui ! gémit Hiên.</p>
+
+<p>Et il empoche fébrilement cet argent maudit,
+qui a failli faire gronder sur sa tête, pour la
+première fois, la colère de l’Aïeul. Celui-ci se
+rassérène et reprend le ton amical :</p>
+
+<p>— Où en sont tes amours ?</p>
+
+<p>Comment confesser qu’il n’y a rien de changé
+à la situation ?</p>
+
+<p>— Heu ! heu ! souffle piteusement le tirailleur
+embarrassé.</p>
+
+<p>— Je parie que tu n’as encore rien trouvé à
+dire à ta bien-aimée… Avoue-le !</p>
+
+<p>— Je n’ai encore rien dit, avoue le pauvre
+amoureux.</p>
+
+<p>— Mais, mon bon ami, comment veux-tu
+que tes affaires marchent, si tu n’apportes pas
+plus d’entrain à la besogne ?… De l’audace,
+que diable ! Fais ta cour à cette petite fille, dis-lui
+entre chien et loup des choses aimables ;
+fais-toi valoir de toutes façons, montre-lui que
+tu es un homme.</p>
+
+<p>— C’est ça ! s’écrie Hiên, électrisé et qui se
+sent un courage inconnu ; je lui parlerai !…</p>
+
+<p>Promesse en l’air ! vantardise de poltron !
+La lune, qui a haussé par-dessus les plumets des
+aréquiers son disque blême, semble ricaner.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XI</h2>
+
+
+<p>Décembre vint, avec son cortège de fêtes
+chômées, chrétiennes et bouddhiques, désastreuses
+pour l’avancement des travaux, mais
+bien accueillies par les tirailleurs. Hiên se
+réjouit plus particulièrement de ces congés supplémentaires
+qui lui fournissaient l’occasion
+de passer de longues heures auprès de Maÿ et
+de l’Aïeul…</p>
+
+<p>La veille de Noël, au rapport de dix heures,
+le maussade Pietro informa la compagnie
+assemblée que le lieutenant accordait la permission
+de l’après-midi.</p>
+
+<p>Cette perspective de liberté inattendue provoqua
+de sourds murmures de joie, que réprima
+aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse
+du tyran.</p>
+
+<p>Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette
+et sa chique de bétel et courut chez l’Aïeul.</p>
+
+<p>— Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï ; — nous
+avons un invité, le vieux bonze des catholiques,
+un drôle de bonhomme barbu et qui rit
+toujours en tenant sa barbe à deux mains. Tu
+vas m’aider à mettre la table, et, pendant le
+déjeuner, tu rempliras les verres de glace…
+Veille à ne pas mouiller la nappe ; sinon, tu
+auras de mes nouvelles !</p>
+
+<p>— Mais je ferai sûrement des bêtises !…</p>
+
+<p>— J’aurai l’œil sur toi.</p>
+
+<p>Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait
+et tâchait de se remémorer les principes que lui
+inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux,
+et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses
+grosses mains de bûcheron, l’apprenti n’eut à se
+reprocher qu’une maladresse insignifiante : un
+bloc de glace précipité sur le carreau.</p>
+
+<p>Le dessert venu, il put, respirant à son aise,
+retourner à son escabeau de <i>boy-panka</i> et, tout
+en allongeant et pliant le bras, examiner le
+« drôle de bonhomme ».</p>
+
+<p>Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire
+en Cochinchine depuis trente ans, le
+P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours
+de ces trente années, quitté son poste pour revoir
+la France. Son grand corps maigre et osseux,
+dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait
+pourtant n’avoir point souffert de l’exil ; le
+terrible soleil n’avait réussi qu’à jaunir et tanner
+la figure où souriaient les yeux vifs sous les
+sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus
+de la bouche noyée de moustaches et de
+barbe grisonnantes.</p>
+
+<p>L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et
+le dévouement inlassable du prêtre ; le P. Siméon
+estimait la franchise et la rectitude de jugement
+de l’officier athée. Tout avait contribué à faire
+du vieux missionnaire et du jeune lieutenant
+une paire d’amis vrais. Leur amour commun
+des humbles et des simples avait déterminé
+le premier pas vers l’amitié ; puis ils s’étaient
+découvert des sympathies littéraires communes :
+tous deux latinistes fervents, l’un par éducation
+professionnelle, l’autre par goût, « annamitophiles »
+convaincus, après comparaison entre
+l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen,
+il leur arrivait d’abandonner Lucrèce
+pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour Catulle.</p>
+
+<p>Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux
+qui tapaient à sa porte, de faire appel à la bourse
+de l’officier ; et, celui-ci refusait ensuite obstinément
+de se rappeler les prêts consentis, mais
+blâmait sévèrement l’emprunteur d’avoir cédé
+au premier affamé venu la totalité des piastres à
+lui avancées pour son particulier entretien.</p>
+
+<p>Suprême trait d’union, enfin : tous deux
+fumaient la pipe ; suprême cause de querelles
+aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un
+crime à son jeune confrère de fumer des cigares,
+injure grave à Sa Majesté la pipe, qui n’admet
+point de partage.</p>
+
+<p>Tout en buvant un merveilleux marc de
+Bourgogne quinquagénaire, que des cousins charitables
+envoyaient au prêtre, ils se harcelaient
+d’épigrammes.</p>
+
+<p>— Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les
+Annamites, qui sont des bouddhistes, du terme
+méprisant de païens ?… Et moi aussi, je suis un
+païen !</p>
+
+<p>— Des païens comme vous valent mieux que
+bien des catholiques.</p>
+
+<p>Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de
+la case, considérait la misérable église de torchis
+et prenait à partie joyeusement son vieil
+ami :</p>
+
+<p>— Comment se fait-il, Père Siméon, que vous
+vous prélassiez dans une maison de pierres, de
+briques et de tuiles, alors que le bon Dieu
+grelotte sous un toit de paille ?</p>
+
+<p>— Mon cher ami, les donateurs généreux qui
+m’ont logé dans ce palais ne m’ont point consulté,
+et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai construite
+et les fonds n’abondaient guère… Du reste,
+je vous répondrai que le bon Dieu est accommodant :
+il voit mes intentions et se contente de la
+paille.</p>
+
+<p>— Peut-être même trouve-t-il les choses bien
+arrangées de la sorte, estimant que son ministre
+est mieux à sa place sous le toit de tuiles que
+lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes
+et ne redoute ni les fourmis ni les scorpions.</p>
+
+<p>— Taisez-vous, blasphémateur !…</p>
+
+<p>En ces débats, leur amitié ne faisait que se
+consolider sans cesse, et le P. Siméon, que trente
+années d’exil auraient dû endurcir, ne prévoyait
+pas sans un véritable chagrin qu’un
+jour viendrait où cet aimable et franc compagnon
+le quitterait.</p>
+
+<p>Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant
+la corde du <i>panka</i>, examinait avec une curiosité
+infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait
+à l’Aïeul une requête : il existait, croyait-il,
+au camp, une splendide collection de lanternes
+de papier peint fabriquées jadis par les tirailleurs,
+lors d’un concours : ne serait-il pas possible
+de prêter ces lanternes au missionnaire, qui les
+emploierait à illuminer son église pendant la
+messe de minuit ?</p>
+
+<p>— Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes
+sont l’œuvre de mains païennes !</p>
+
+<p>— J’y songe, j’y songe, mon ami… elles ne
+pourront qu’être sanctifiées par leur court
+séjour dans mon église.</p>
+
+<p>— Elles seront chez vous à trois heures.</p>
+
+<p>— Merci… Et vous-même, viendrez-vous
+admirer l’effet de vos lanternes ?</p>
+
+<p>— J’irai voir la sortie de la messe.</p>
+
+<p>— C’est déjà un progrès.</p>
+
+<p>— Un progrès sans lendemain !</p>
+
+<p>— Vous y viendrez !</p>
+
+<p>— J’en doute !</p>
+
+<p>— Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux
+de la vie et seul le dogme de la résurrection
+peut vous consoler de vieillir et de mourir !</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent
+pour voir ce qui se passe à l’intérieur de l’église.
+Hiên le Maboul, que ses gros poings et sa haute
+taille désignent au respect, ne quitte point le
+premier rang des curieux ; insensible aux poussées,
+il regarde avec des yeux naïfs, agrandis
+encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau
+que lui propose la pagode catholique.</p>
+
+<p>Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec
+son toit de paille posé sur des piliers mal équarris,
+mais, telle quelle, elle éblouit le simple tirailleur
+que ravissent les girandoles de lanternes luisant
+entre les poutres, les alignements de verres
+de couleur encadrant les fenêtres béantes et
+veuves de vitraux, les rustiques tableaux du
+chemin de la croix, le lustre de fer-blanc découpé.
+De loin l’autel produit un effet prodigieux, avec
+ses cierges clignotants devant lesquels évoluent
+majestueusement la chasuble brodée du prêtre
+et les calottes rouges des enfants de chœur ;
+non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls
+chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable
+accent par les petits métis de l’école
+des Frères.</p>
+
+<p>Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus,
+aperçoit les chanteurs, têtes rases et figures
+jaunes, assemblées autour de leur chef, grand
+diable maigre tout habillé de noir ; il distingue
+les cornettes blanches, les robes de bure bleue des
+Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes s’entassent
+sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs
+talons, tantôt prosternés, le front et les coudes
+contre le sol. Aux conquérants la nef est réservée :
+catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont
+eu garde de manquer à cette cérémonie, les uns
+par conviction, les autres parce que la messe de
+minuit représente une distraction qui en vaut
+bien une autre. Les corsages de soie claire des
+pieuses femmes de fonctionnaires et de colons
+voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des
+braves et peu convaincus « marsouins » ; les
+smokings des pilotes et commis de résidence
+avec les dolmans des officiers.</p>
+
+<p>Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son
+lieutenant. L’Aïeul, incliné sur les rochers de
+carton peint de la crèche, dénombre avec attendrissement
+les pasteurs de plomb poussant
+parmi les sapins de mousse leurs moutons de
+bois aux pattes raides, les anges de cire rose
+suspendus par des fils au-dessus de la grotte
+où les Rois Mages de plâtre adorent une poupée
+de biscuit, l’Enfant Jésus… Et leur suite attend
+dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons
+de neige qui sont des tampons de coton : étrange
+suite où fraternisent des licteurs romains armés
+de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la
+troisième République. Cependant une incroyable
+ménagerie d’animaux domestiques et féroces
+entoure la cohorte des gardes, lions, tigres, girafes,
+éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de
+toutes dimensions et de toutes matières, depuis
+le caoutchouc aristocratique jusqu’au celluloïd
+plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté
+leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux,
+après tout, et, rangés sur la même ligne que les
+Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus d’un œil
+immuablement stupide.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie
+quelconque le différenciât aux yeux de Hiên
+d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour
+de l’an annamite.</p>
+
+<p>Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le
+Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait brûler des
+bâtonnets d’encens sous l’appentis afin
+de se concilier les bons et les mauvais
+esprits, coururent allumer des files de pétards
+devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en
+sursaut.</p>
+
+<p>Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent
+devant lui, et, l’ayant salué avec ensemble,
+lui offrirent des bananes, des oranges et des
+œufs frais ; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche
+grisonnante, adressa une longue harangue à son
+chef :</p>
+
+<p>— Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle :
+puisse-t-elle conserver à tes serviteurs un maître
+tel que toi !… J’ai de longues années de service :
+j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois,
+puis contre les Pavillons-Noirs ; en ce temps-là,
+il n’y avait point encore de tirailleurs tonkinois…
+J’étais alors ordonnance d’un capitaine
+que les pirates tuèrent d’un coup de fusil : je
+ramenai son corps et j’eus la médaille du Tonkin.
+Puis je servis sous les ordres de beaucoup
+de lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais
+dont j’ai oublié les noms ; j’ai fait la guerre à leur
+suite, dans la plaine de Lam, puis sur le Mékong,
+puis au Siam… Maintenant me voilà âgé ; le
+mousqueton commence à se faire pesant sur
+mon épaule, et bientôt je n’aurai plus d’autre
+distraction que de me rappeler tous les officiers
+avec qui j’ai combattu et marché. Parmi tous
+ceux-là, que j’ai servis en fidèle soldat, tu es au
+premier rang dans mon affection : je pense que
+ton départ sera pour moi un plus cruel deuil
+que la mort de mon père et de ma mère, car je
+t’aime plus que mon père et ma mère… A toi
+de parler, Hiên !</p>
+
+<p>Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa
+du coude son camarade. Hélas ! de la brève allocution
+qu’il avait cependant apprise, mot à mot,
+pendant des semaines, il ne restait plus une
+bribe dans le cerveau rebelle du malheureux
+Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour :
+« Vénérable Aïeul, voici l’année nouvelle… »,
+il resta court, tremblant et suant.</p>
+
+<p>— C’est bien ! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux
+de braves gens. Toi, Bèp-Thoï, tu es le modèle
+des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un excellent
+garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau
+vous donne le bonheur…</p>
+
+<p>Dehors éclatèrent des pétards et des voix
+résonnèrent sous la véranda. La porte fut ouverte
+à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie
+entière massant au bas du perron ses salaccos
+plats, étincelants, et ses figures noires. Une
+formidable acclamation salua l’apparition du
+lieutenant derrière la balustrade.</p>
+
+<p>— Heureuse année, vénérable Aïeul !</p>
+
+<p>— Heureuse année, petits frères !</p>
+
+<p>Puis tous firent silence afin de laisser parler
+le sergent Cang.</p>
+
+<p>— Aïeul à deux galons, que l’année te soit
+bonne comme tu as été bon avec tes soldats !
+Qu’elle te donne la félicité et la gloire… Quant à
+nous, nous serons heureux tant que tu demeureras
+avec nous, car ta présence est la garantie de notre
+tranquillité, de notre paix. Tu es notre bonheur :
+avant ton retour qu’étions-nous ? Des gueux
+misérables et courbés sous les injures. Nous ne
+savions plus rire et la seule pensée des choses que
+nous allions dire nous décourageait de causer
+entre nous comme autrefois. Nous étions plus
+tristes que des pierres et plus humiliés que des
+chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter,
+gagner la brousse, et d’autres qui rêvaient de se
+mettre le canon de leur mousqueton dans la
+bouche et d’en finir… Est-ce vrai, frères cadets ?</p>
+
+<p>— C’est vrai ! c’est vrai ! rugit la compagnie.</p>
+
+<p>— Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux
+qui méditaient de se tuer retardaient leur fuite
+ou leur suicide dans l’espoir que tu reviendrais…
+Tu ne revenais pas : on interrogeait les sampaniers
+descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang ;
+ces gens-là disaient qu’on ne te reverrait
+jamais, car tu étais monté sur la grande montagne
+d’Annam où sont embusquées des tribus
+de sauvages nus et des légions de méchants
+esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient
+avec nous.</p>
+
+<p>— C’est vrai, ils pleuraient ! gémit le chœur,
+à ce rappel de la terrible époque.</p>
+
+<p>— Et tu es revenu ! Les chiens qui rampaient,
+l’échine tremblante, ont relevé le nez, gambadent
+en aboyant de contentement. Personne
+n’a déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil
+dans la bouche… Ah ! comme les clairons sonnaient
+gaillardement sur la route du camp, le
+matin où tu reparus parmi tes tirailleurs !
+Comme les rires s’envolaient jusqu’à la cime des
+aréquiers ! Et moi, vieux sergent presque blanc
+de barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant
+à ma place de serre-file, des larmes de joie :
+car je savais bien que le mauvais rêve avait pris
+fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque
+et je me disais, pleurant comme un imbécile :
+« Puisse-t-il, puisse-t-il rester avec nous ! » Et
+maintenant je te dis encore : « Reste avec nous
+désormais ! »</p>
+
+<p>— Reste ! reste avec nous ! supplièrent les
+tirailleurs.</p>
+
+<p>— Je tâcherai, dit l’Aïeul.</p>
+
+<p>Des cris d’allégresse montèrent des cactus
+piétinés et les pétards firent rage.</p>
+
+<p>Et Hiên répétait :</p>
+
+<p>— Reste ! reste, Aïeul à deux galons !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XII</h2>
+
+
+<p>— L’Aïeul dort toujours ? demande Bèp-Thoï,
+assis sur les carreaux de la véranda et rafistolant
+des cannes à pêche.</p>
+
+<p>— Toujours ! répond Hiên, qui plonge un
+regard curieux à travers les lames disjointes des
+persiennes.</p>
+
+<p>Hiên se rassied et tend à son compagnon les
+cordonnets tressés, les crins et les hameçons :</p>
+
+<p>— L’après-midi est chaud, soupire-t-il.</p>
+
+<p>— Oui, mais il y a de la brise : l’Aïeul
+aura beau temps pour la pêche.</p>
+
+<p>— Oui ! beau temps pour la pêche ! Quand le
+soleil pénètre l’eau, les poissons viennent se
+chauffer près des roches, et l’on en prend des
+quantités, parce que la lumière les aveugle et
+qu’ils ne distinguent pas le pêcheur… L’Aïeul
+en rapportera son plein panier.</p>
+
+<p>— Il ne rapportera rien du tout… On voit
+bien que tu n’as jamais été à la pêche avec
+lui !… Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre
+un livre : il exhale de grosses bouffées de fumée
+bleue qu’il s’amuse à suivre de l’œil, lit une
+page de son livre, lâche son livre pour regarder
+les vagues en sifflotant d’un air content ; sa
+pipe éteinte, il la rallume et recommence… Tu
+verras ça tout à l’heure… Quant au poisson,
+il mange les appâts tout à son aise, et si, par
+hasard, l’hameçon résiste, l’animal a tout le
+loisir de se décrocher ou d’emporter l’engin
+avec lui.</p>
+
+<p>— Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là ?</p>
+
+<p>— Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à
+l’ombre et dormir. A ton réveil, l’Aïeul sera
+parti ; tu retireras les lignes et tu rentreras :
+voilà tout !… Tu peux bien te dispenser de
+prendre un panier.</p>
+
+<p>— Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul
+a bougé.</p>
+
+<p>Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre.
+Sur la natte de rotin multicolore, l’Aïeul
+s’étire et bâille : la sieste a été longue et le
+sommeil invincible pèse encore sur les paupières.
+Mais le vieux tirailleur a poussé sans bruit
+la porte, qui livre passage derrière lui au jour
+éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên
+s’encadre dans l’embrasure.</p>
+
+<p>— Les lignes sont prêtes !</p>
+
+<p>L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève
+décidément, très à son aise dans le pyjama de
+tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air
+frais. Après avoir barboté dans son <i>tub</i>, il s’habille
+de toile kaki et écoute patiemment les
+sages discours de son vieux <i>boy</i>.</p>
+
+<p>— Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche
+sèche et nue ; la dernière fois que tu es allé à
+la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues
+écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde
+à le laver.</p>
+
+<p>— Entendu, vieux Bèp !</p>
+
+<p>— Et puis, veille à tes lignes : elles reviennent
+toujours sans un hameçon et même sans
+un crin.</p>
+
+<p>— C’est compris !… Que veux-tu encore
+que je fasse pour te complaire ?</p>
+
+<p>— Prends garde aux coups de soleil : mai
+est proche !</p>
+
+<p>— C’est bon ! c’est bon !… Partons, Hiên !</p>
+
+<p>— Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul ?</p>
+
+<p>— Mais oui !… En voilà, une question !…
+J’espère bien rapporter une friture magnifique…
+quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux.</p>
+
+<p>— Il y avait un peu de ta faute, geint ce
+grognon de Bèp-Thoï. Au lieu de surveiller
+le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les
+vagues aller et venir.</p>
+
+<p>— Je t’assure que je suis très attentif à ma
+besogne ; je n’ai pas de chance, que veux-tu ?…</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe
+aux dents, et un livre sous le bras, et Hiên trotte
+derrière lui, équipé comme pour une lointaine
+campagne de pêche : des lignes jalonnées de
+bouchons rouges dansent sur son épaule droite,
+une épuisette sur son épaule gauche ; des bidons,
+des boîtes à vers, des paniers à poissons
+s’entre-choquent sur ses hanches et sur ses reins
+avec un tapage de ferraille.</p>
+
+<p>Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs.
+Sur les hautes branches des banyans, les cigales
+chantent éperdument leur hymne interminable
+à la chaleur ; des tourterelles s’appellent
+doucement, d’une dune à l’autre, par-dessus les
+rizières ; des huppes s’amusent à lancer leur cri
+précipité aux échos de la forêt, qui le redisent
+d’une voix accablée et assourdie ; des perruches
+se querellent, enrouées comme des
+concierges. Il fait atrocement chaud : les palmes
+des aréquiers, comme lasses, inclinent vers
+le sol leurs feuilles repliées et flétries ; les
+bananiers prennent des poses vaincues de saules
+pleureurs ; les cosses des flamboyants crèvent
+avec des détonations brusques ; les fleurs des
+frangipaniers tournoient et roulent dans la
+poussière du chemin qui ensanglante leurs lèvres
+blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du
+bétel ; les hibiscus prudents ont refermé leurs
+pétales autour du pistil, dont la pointe seule
+apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert
+tendre.</p>
+
+<p>Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent
+entre les joncs, un chœur de grenouilles maudit
+la sécheresse avec une éloquence bruyante.
+Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont
+élu pour y dormir les degrés de brique de la
+fontaine et baignent leurs flancs décharnés
+et palpitants aux flaques d’eau que le soleil
+n’a pas bues encore. Derrière les stores mi-levés
+des cases, se balancent des hamacs d’où pendent
+des jambes nues de fillettes.</p>
+
+<p>L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long
+des murs trop blancs où sommeillent les margouillats
+gris, insoucieux du vol strident des
+moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche
+venue de l’ouest et de l’océan Indien. Fête de
+lumière et de couleurs : l’azur éblouissant du
+ciel se confond avec l’azur de la mer ; la flottille
+de sampans découpe nettement sur l’eau bleue
+ses vergues brunes, ses cordages d’aloès marron,
+ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres
+et qui se dandinent au passage de la houle
+moirée ; la montagne dresse plus haut dans
+l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de
+verdure neuve.</p>
+
+<p>Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur
+mire au soleil l’or de ses mosaïques et
+l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent
+des fleurs géantes écloses aux branches
+des lilas du Japon, les ardoises de l’Hôtel Ollivier
+scintillent entre les cimes des eucalyptus.
+Des pêcheurs, autour d’un sampan échoué,
+cognent à coups de maillet le bordage sonore,
+rythmant la mélopée que module leur chef ; le
+ressac bruissant entre les galets de la plage
+chante en sourdine avec eux.</p>
+
+<p>Devant la maisonnette du sergent Cang, voici
+Maÿ accroupie à l’ombre et bâillant.</p>
+
+<p>— Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons ?</p>
+
+<p>— Je vais à la pêche, sœur cadette.</p>
+
+<p>— Il fait beau temps : le poisson abondera.</p>
+
+<p>— Heu ! heu !</p>
+
+<p>— Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner :
+je m’ennuie à la maison ; il fait chaud
+ici et j’ai envie de me promener.</p>
+
+<p>— Viens avec nous.</p>
+
+<p>La fillette bondit et emboîte le pas aux deux
+hommes. Tout en marchant, elle remarque l’air
+pénétré de Hiên, entend la musique infernale
+que font les instruments de fer-blanc attachés
+à la ceinture du tirailleur, et rit comme une
+source. Hiên se retourne, soupçonneux.</p>
+
+<p>— Pourquoi ris-tu ?</p>
+
+<p>— Tu ressembles au mât de cocagne que
+l’on avait planté au marché, le jour du Têt.</p>
+
+<p>A cette comparaison moqueuse, mais juste,
+le pauvre diable ne trouve rien à répondre, et,
+tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes
+dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure
+encore, sous le soleil ardent, il portait si
+vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules,
+et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit
+habituellement sa place, Hiên se débarrasse avec
+joie de l’attirail qui le rendit grotesque aux
+yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes,
+arme les hameçons de hideux vers rouges, assujettit
+les cannes avec de gros cailloux.</p>
+
+<p>Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de
+bambou, éventée par le souffle du large ! L’Aïeul
+oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï,
+a jeté son dévolu sur une large pierre
+tapissée d’une belle mousse verte : il s’assied
+et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons
+écarlates se balancent doucement, avec
+des allures pacifiques d’engins inoffensifs ; des
+essaims de menus poissons argentés défilent
+en bon ordre et d’un air indifférent autour des
+appâts : sans doute les jugent-ils répugnants…
+« Ils n’ont vraiment pas tort » ! songe le pêcheur,
+et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire
+maintenant les fusées d’écume que la houle projette
+sur les roches. Des ourlets d’eau pétillante
+montent à l’assaut de la digue, submergent les
+rochers, qui reparaissent ruisselants et pareils,
+avec leurs chevelures d’algues tordues par les
+lames, à des crânes de noyés.</p>
+
+<p>L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune
+qui gît dans la mousse ; à travers les feuilles
+de bambous, le soleil crible les pages de petits
+ronds dansants… Choix malheureux : c’est
+une banale histoire d’adultère, où sont décrits
+avec complaisance les états d’âme d’une petite
+provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul
+estimant que l’héroïne eût mérité cent fois le
+fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux volume
+dans le panier à poissons.</p>
+
+<p>Rasséréné par cette exécution, il bourre
+minutieusement sa pipe et l’allume, et la fumée
+s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent
+les yeux du fumeur. Le ronflement
+rythmé du ressac lui suggère des souvenirs
+musicaux… Oui, c’est bien la chanson du
+<i>Rouet d’Omphale</i>… Il fredonne la plainte du
+héros courbé aux genoux de la femme ; comme
+les violons de Colonne, il passe du <i>piano</i> au
+<i>fortissimo</i>, et les escouades de poissons qui
+rôdaient autour des hameçons prennent décidément
+la fuite. Seul un crabe énorme, averti,
+sans doute, des faibles dangers courus, se glisse
+traîtreusement parmi les algues et grignote paisiblement
+les appâts. Le chanteur, tenté par
+la mousse et l’herbe, s’est allongé sur le dos, le
+casque sur les yeux. Le crabe peut maintenant
+dévorer tout à son aise les vers rouges : l’Aïeul
+s’est assoupi et les clameurs des cloches battues
+par l’écume ne cessent pas de le bercer.</p>
+
+<p>Ses compagnons sont restés d’abord bien
+sagement à regarder flotter les bouchons ; puis
+Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un
+instant, ils ont cherché entre les galets des hippocampes
+et des coquillages ; ils ont lancé des
+cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches
+dans la panse gélatineuse des méduses.
+Puis la fillette a déclaré :</p>
+
+<p>— Je suis lasse.</p>
+
+<p>Et le bon amoureux l’a installée confortablement
+sous une sorte de tonnelle de ricins.</p>
+
+<p>Pour la distraire, il fait des ricochets superbes
+avec des débris de tuiles. Il a ôté son veston
+de toile, et son torse noirci, ses biceps saillants
+se tendent glorieusement au grand soleil qui
+dore la plage. Maÿ le considère et se sent alanguie
+et nerveuse.</p>
+
+<p>— Viens t’asseoir près de moi, Hiên.</p>
+
+<p>Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds
+de la fillette.</p>
+
+<p>— Vois comme j’ai chaud, Hiên !</p>
+
+<p>Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les
+épaules bosselées de muscles durs qui tressaillent.</p>
+
+<p>— Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant
+accroupi et frissonnant.</p>
+
+<p>Mais que fait donc Maÿ ?… Elle dégrafe sa
+longue tunique de crépon noir ; les boutons
+d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent,
+un par un ; la voici demi-nue, offrant sa poitrine
+à la brise fraîche. Elle s’étire et cambre son
+buste de statuette où perlent des gouttes légères
+de sueur. Renversée sur le gazon, les mains
+croisées sous la nuque, elle rit comme roucoulent
+les tourterelles et parle d’une voix essoufflée :</p>
+
+<p>— Mets-toi près de moi, Hiên.</p>
+
+<p>Il hésite : devant ce petit corps dévêtu et
+frémissant, il s’est senti tout à coup désemparé,
+hébété ; un nuage rouge est descendu de ses
+paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent,
+ses mains tremblent de fièvre et cette
+sensation neuve l’inquiète…</p>
+
+<p>Mets-toi donc là, imbécile !… Cette fièvre,
+c’est l’amour, le seul amour vrai, l’amour des
+bêtes !… Tu vas être, pour cette petite fille
+en délire, pareil à un dieu !… Et demain tu
+le seras encore, et toujours !… Et tu auras
+conquis le bonheur…</p>
+
+<p>— Prends-moi dans tes bras, Hiên !</p>
+
+<p>Elle attire de toute la force de ses poignets
+minces le lourdaud ; et il se défend, et il lui
+semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses
+vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire.</p>
+
+<p>— Viens près de moi, Hiên !… plus près !…</p>
+
+<p>Elle est folle !… Hiên se redresse à demi, les
+tempes battantes, la considère avec ses yeux
+de bon bouledogue effaré. Et les lèvres empourprées
+de bétel lui crachent l’injure :</p>
+
+<p>— Individu idiot !</p>
+
+<p>Il se doute alors vaguement qu’il a commis
+quelque fâcheuse bévue, et, pour la réparer,
+pour apaiser la colère incompréhensible de
+Maÿ, il rit, il rit bêtement, et ses doigts malhabiles
+torturent son turban.</p>
+
+<p>Les boutons d’argent ont refermé sur les
+seins minuscules la tunique de crépon noir et
+Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant
+à la bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé,
+elle s’en va sur la route où pleuvent
+les fleurs de frangipanier ; elle disparaît.</p>
+
+<p>Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt
+à sangloter… Que lui a-t-il fait ?… que lui
+a-t-il fait ?…</p>
+
+<p>Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil
+traversé de cauchemars.</p>
+
+<p>Le soleil ne brûle plus, son disque orange
+affleure l’horizon. Le crépuscule va venir, et
+la nuit bientôt… L’Aïeul est parti.</p>
+
+<p>Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons,
+les paniers vides, les boîtes à vers, les bidons
+qui recommencent sur ses flancs leur musique
+infernale. Il marche d’un pas morne et le
+front bas, suivant dans la poussière les traces
+des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe
+l’obsède maintenant et il la formule à mi-voix :</p>
+
+<p>— Il ne faut pas que je raconte cette histoire
+à l’Aïeul !… Je ne parlerai pas à l’Aïeul !…</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi
+près de la chaise longue et remuant l’éventail
+japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils et,
+retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement
+cette réponse :</p>
+
+<p>— Individu idiot !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIII</h2>
+
+
+<p>Hiên le Maboul déroula sur les planches du
+lit de camp sa natte siamoise où se voyaient
+dans une plaine verte des lions cerise et des
+pagodes jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère
+où sa place était marquée parmi d’autres
+caisses uniformément noires et timbrées de
+chiffres rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement,
+avec des précautions de ménagère comptant
+son linge, en sortit tout son petit bagage.</p>
+
+<p>Il plia selon les rites les vestons de toile
+blanche empesés, les vestons de toile kaki
+rapiécés et flasques, les paletots de molleton
+bleu sombre, les pantalons de coutil et de
+cotonnade ; il bâtit ensuite avec le tout une
+magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un
+salacco. A la base du monument, il sema les jambières,
+les jugulaires et les ceintures. Il déploya
+sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir
+illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse
+à dents, le peigne de bambou, le dé, et démonta
+l’instrument de bois qui lui servait à la fois
+d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant
+de deux pas, il contempla son ouvrage
+d’un œil admiratif.</p>
+
+<p>Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la
+case, des nattes s’étaient déroulées sur le lit
+de camp et des caisses noires avaient vidé leur
+contenu multicolore sur les nattes. La compagnie
+se préparait à une « revue de détail »,
+et les deux grandes cases bruissaient comme des
+ruches.</p>
+
+<p>Les sergents français, le casque en bataille,
+allaient et venaient, prodiguant des ordres
+et des encouragements, jurant et s’épongeant
+le front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des
+tirailleurs de corvée époussetaient les étagères
+et les charpentes goudronnées, chassaient les
+pacifiques margouillats et les geckos bruyants,
+massacraient les araignées, balayaient les monômes
+de fourmis, crevaient les édifices des
+termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes
+peintes au coaltar. Les hommes « de
+chambre », le balai de rotin aux doigts, fourrageaient
+sous le lit de camp, sourds aux
+clameurs des innocents camarades à qui, par
+inadvertance, ils donnaient de leur balai dans
+les chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés,
+graves et muets, se tenaient accroupis auprès
+de leur paquetage étalé d’un tour de main
+et fumaient la pipe à eau.</p>
+
+<p>Dehors le grand soleil calme s’épanouissait.
+Hiên promena la brosse sur ses cartouchières
+et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit
+reluire les boutons et la plaque de cuivre avec
+du sable mouillé. Puis, s’étant assis et s’étant
+muni de tout un arsenal de tournevis, d’écouvillons,
+de brosses, de chiffons, de fioles, il
+ébaucha la grande œuvre : le nettoyage de son
+mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le
+frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que,
+plaçant l’œil à la bouche du canon, il vit les
+rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse
+d’acier poli parût nickelée. Avec des soins
+minutieux, il coucha l’arme éblouissante sur
+le bord de la natte et courut se laver les mains
+à l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les
+événements.</p>
+
+<p>La grosse voix du sergent Castel recommandait
+aux retardataires de se hâter, car l’heure
+passait. Sur le ciment, où des artistes avaient
+tracé des dessins géométriques avec des caisses
+de tôle percées de petits trous, le trot affolé
+des pieds nus se précipita.</p>
+
+<p>Il y eut encore des cris, des injures, et le
+silence se fit au moment où le « Fixe ! » hurlé
+à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée
+du lieutenant. Les deux lits de camp
+adossés alignaient, d’un bout à l’autre des deux
+travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs
+nattes vertes, débordant sous l’étalage des
+cartouchières et des trousses, et les deux haies
+de tirailleurs figés et contemplant les premières
+poutres de la charpente.</p>
+
+<p>L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables
+importants et raides, s’avançait, foulant
+de ses bottines vernies les rosaces humides. Il
+vérifiait des livrets, inspectait des doublures,
+se mirait dans des plaques de ceinturon, manœuvrait
+des culasses de mousquetons, faisait
+jouer des baïonnettes dans des fourreaux.
+A chaque tirailleur il adressait un discours bref,
+louant ou critiquant sa tenue, reprochant des
+peccadilles récentes ou glorifiant les services
+rendus aux chantiers, tançant les paresseux,
+encourageant les braves gens à persévérer.</p>
+
+<p>Mais ces harangues étaient paternelles et
+les mauvais sujets eux-mêmes s’en trouvaient
+réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de
+vifs éloges, qui allumèrent une flamme dans
+ses yeux sauvages et lui donnèrent la tentation
+peu militaire de saisir les mains de son chef
+et d’y poser les lèvres. Il conserva cependant
+l’attitude du soldat sans armes et la discipline
+n’eut point à souffrir d’une manifestation contraire
+à toutes les règles établies.</p>
+
+<p>Des honneurs plus éclatants encore étaient
+réservés à ce bon tirailleur. Lorsque fut terminée
+l’inspection, la compagnie se forma en
+carré sous les flamboyants et l’Aïeul exprima à
+ses hommes toute sa satisfaction. Puis il ajouta :</p>
+
+<p>— Vous tous présents, je félicite particulièrement
+Phâm-vân-Hiên. Vous êtes tous
+témoins des progrès réalisés par lui : il s’est
+appliqué, chaque jour, à faire mieux que la
+veille ; il s’est instruit ; il est devenu un vrai
+tirailleur, ardent au travail, soumis et propre…
+N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits
+frères ?</p>
+
+<p>— Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées !</p>
+
+<p>— C’est bien ! ne criez pas si fort !… Je le
+félicite donc, et devant vous tous, je proclame
+qu’il est un bon soldat.</p>
+
+<p>Les tirailleurs se dispersèrent, commentant
+l’heureuse chance de leur camarade et jacassant
+comme un vol de perruches. Et l’Aïeul,
+resté seul avec Hiên, vit les prunelles de son
+serviteur se ternir et ses mains danser, signe
+d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent.</p>
+
+<p>— Va chercher une paire de rames, dit-il,
+nous allons faire une promenade dans la baie
+pour noyer ton attendrissement.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Entre les coques blanches et effilées des baleinières,
+le petit canot vert pomme s’insinua.
+Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils contournèrent
+l’appontement, évitèrent un lourd
+ponton ancré dans le sable et gagnèrent le large.
+Ils longèrent les jonques assemblées au milieu
+de la baie ; les pêcheurs assis en rond sur les
+roufs couleur de rouille leur souhaitèrent en
+riant une heureuse traversée ; ils passèrent…
+La houle les prit et les balança sans violence.</p>
+
+<p>L’Aïeul demanda subitement :</p>
+
+<p>— Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère ?</p>
+
+<p>Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames
+pour assurer son turban et bredouilla confusément :</p>
+
+<p>— Si j’aime Maÿ ?… si j’aime Maÿ ?…</p>
+
+<p>— Ne te trouble pas : je ne me moque pas.
+Réponds à ma question : aimes-tu toujours
+Maÿ ?</p>
+
+<p>— Je l’aime toujours.</p>
+
+<p>— Autant qu’au premier jour ?</p>
+
+<p>— Davantage, Aïeul à deux galons !</p>
+
+<p>— Sens-tu qu’il te serait impossible de
+renoncer à elle ?</p>
+
+<p>— Comment pourrais-je l’oublier ? Je ne
+puis passer un seul jour sans l’avoir vue ; il
+faut que je la voie, que je l’entende parler.
+Elle est dans mes yeux, dans mes oreilles,
+dans mon cœur, dans toute ma chair : comment
+pourrais-je l’arracher de moi ?</p>
+
+<p>— Tu l’aimes à ce point ?</p>
+
+<p>— Au point que tout ce qui me vient d’elle
+me semble doux, que, faute d’obtenir son sourire,
+je mendie ses rebuffades. Je suis comme le
+chien qui sait qu’il va recevoir un coup de
+trique, mais qui rampe tout de même vers
+son maître pour lui lécher les mains.</p>
+
+<p>— Je connais ton mal ; j’en ai souffert autrefois.
+J’ai guéri. Tu peux guérir encore.</p>
+
+<p>— Quel est le remède, Aïeul ?</p>
+
+<p>— Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour
+toi. Tu es simple, elle est compliquée ; tu es
+franc et honnête, elle est perverse et fausse.
+Tu es pauvre ; elle raffole des bijoux, des belles
+tuniques, des piastres neuves, toutes choses
+que tu ne pourras lui donner… Il te restait
+une chance de bonheur : elle admirait ta force.
+Elle a perdu la tête, un instant, en ton honneur :
+tu as été assez niais pour te dérober…
+Elle ne te pardonnera pas de l’avoir respectée ;
+tu as perdu à ses yeux ton prestige de
+solide gaillard pour n’être plus définitivement
+qu’un nigaud maladroit. Tu as passé à côté
+du bonheur, ne t’acharne pas à courir après.
+Il y a d’autres filles que Maÿ.</p>
+
+<p>— Aïeul ! Aïeul ! quelle fille est pareille à Maÿ ?</p>
+
+<p>— Je connais cette antienne : je l’ai chantée.
+Et je ne la chante plus. Tu sauras que les
+femmes sont toutes pareilles les unes aux
+autres ; elles se valent toutes. Celles qui paraissent
+meilleures, il ne leur a manqué, à celles-là,
+que l’occasion de faillir… Du moins, si tu
+dois te marier, faut-il t’arranger pour mettre
+le plus possible d’atouts dans ton jeu : choisis
+une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée
+ni vicieuse.</p>
+
+<p>— Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier
+Maÿ, gémit lamentablement le pauvre
+Maboul.</p>
+
+<p>— Tu l’oublieras, petit frère… Tu souffriras,
+parbleu ! Tu passeras des nuits blanches ;
+il t’arrivera d’errer anxieusement autour de
+la case de la bien-aimée ; tu n’auras plus de
+cœur à rien. Puis, un beau matin, tu laisseras
+pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar
+mauvais ; tu jugeras que ton idole est
+une ridicule pimbêche ; tu brûleras gaiement
+ce que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et
+joyeux, parce que connaissant les femmes et
+les méprisant. Tu seras heureux !</p>
+
+<p>— Maÿ seule pourrait me donner le bonheur !</p>
+
+<p>— Il ne peut venir des femmes que deuil et
+malheur. Oublie Maÿ.</p>
+
+<p>— Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier !</p>
+
+<p>— Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du
+moment que tu tiens absolument à épouser
+cette petite fille et que tous mes arguments ne
+peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la.
+Je peux me tromper, du reste, et je le voudrais.
+Je ne demande pas mieux que de te voir marié,
+père de nombreux enfants, choyé par ta compagne,
+heureux enfin. Je ne veux qu’une chose :
+ton bonheur ; et, puisque, d’après toi, il réside
+uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai
+venir, ce soir, le sergent Cang et je renouvellerai
+ma démarche… Rame un peu maintenant…</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Le sergent Cang a consenti : le mariage se
+fera dans six mois. Selon l’usage annamite,
+Maÿ n’a pas été consultée : son père lui a simplement
+amené Hiên et les deux fiancés ont
+échangé la noix d’arec et la feuille de bétel.
+Elle n’a point souri ; elle n’a point pleuré : à
+quoi bon ?</p>
+
+<p>Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a
+voulu mettre ses lèvres sur les joues froides et
+fermes de sa future femme. Elle s’est laissé
+embrasser, les yeux morts. A quoi bon résister ?…
+lui a-t-on demandé son avis ?…</p>
+
+<p>L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle
+maison tendue de soie et gardée par des bouddhas
+barbus ; il l’a félicitée, en présence de
+Hiên, et lui a fait don d’une boîte laquée où,
+sur un lit de coton rose, dormait un splendide
+collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis
+le collier à son cou ; sa figure s’est illuminée,
+une seconde, et Hiên le Maboul a été envahi
+d’une joie démente : il a cru que son bonheur
+serait éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties
+de sa mémoire.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIV</h2>
+
+
+<p>Hiên se retourna. L’hôpital de Cho-Quan
+effaçait entre les manguiers son toit couleur
+de brouillard ; une cloche sonnait à petits coups
+étouffés et grêles : la visite du matin. Hiên
+tâta sous son veston les papiers qui affirmaient
+sa liberté reconquise ; il les sortit de sa poche,
+les compta, les recompta : feuille de route,
+exeat, certificats attestant que le tirailleur
+Phâm-vân-Hiên, définitivement guéri du « béribéri »,
+était renvoyé de l’hôpital de Cho-Quan
+et dirigé sur sa garnison du Cap-Saint-Jacques.
+Il referma son veston et respira : ce soir, il
+retrouverait Maÿ et l’Aïeul. Il regarda une
+dernière fois les toits gris de sa prison et se mit
+en marche, à grandes enjambées, sur la route
+de Saïgon.</p>
+
+<p>Il avait plu à l’aube : les ornières achevaient
+de boire des flaques d’eau pourpres, les volubilis
+penchaient leurs clochettes alourdies le
+long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers
+redressaient leurs plumets trempés ; les fleurs
+de frangipanier rouvraient leurs corolles enroulées
+en conques ; les moineaux guillerets
+chantaient dans les buissons de petits hymnes
+au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon
+humide des accotements ses pieds souillés de
+boue et gambada comme un poulain échappé.</p>
+
+<p>Avec une âpre allégresse de convalescent,
+il se remémora ces quatre semaines de maladie
+et de captivité. Au lendemain de ses fiançailles,
+il avait été saisi d’un mal bizarre : ses jambes
+et ses bras avaient enflé au point qu’il ne pouvait
+plus se tenir debout ni remuer les mains.
+Le docteur du Cap l’avait déclaré atteint de
+« béribéri » et Hiên avait tremblé, car les
+médecins d’Europe ne savent pas soigner ce
+mal étrange et peu étudié, dont la cause même
+est ignorée. A tout hasard on lui avait appliqué
+le thermo-cautère sur la poitrine et dans le
+dos, sans autre résultat que de lui arracher des
+hurlements de douleur ; on l’avait bourré de
+viande et de riz, et ce traitement, qui l’enchantait,
+l’avait seulement fait grossir encore ; et
+l’on ne put savoir si cet accroissement d’embonpoint
+était dû au béribéri ou simplement
+au régime suivi.</p>
+
+<p>Finalement on l’avait expédié à l’hôpital
+de Cho-Quan, où, pendant un mois, les docteurs
+avaient expérimenté sur lui une série
+de systèmes ingénieux. Convaincu qu’il allait
+mourir dans cette grande maison triste où
+l’on parlait à voix basse, où l’on entendait
+gémir les patients et soupirer les agonisants,
+où les infirmiers indigènes, ses compatriotes,
+prélevaient régulièrement les meilleures portions
+de ses repas, il pleurait sa fiancée et son maître.</p>
+
+<p>Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement ?
+Mystère ! En tout cas, il se retrouva,
+certain jour, dégonflé et normal, le pouls régulier,
+et les médecins triomphèrent de cette cure
+inattendue. On le garda encore pendant une
+semaine en observation, et, comme il enflait
+d’autant moins qu’il ne mangeait pas à sa faim,
+on le libéra.</p>
+
+<p>Et c’est ainsi que, ce matin de mai, il se
+trouvait déambuler sur la route de Cho-Quan à
+Saïgon et recueillir les dernières gouttes laissées
+par l’averse sur les manguiers.</p>
+
+<p>La ville était proche. Hiên s’épouvanta de
+son immensité et de son mouvement qu’il
+n’avait pu soupçonner un mois auparavant,
+enfermé qu’il était dans un fourgon d’ambulance.
+Les cris des « coolies pousse-pousse »
+tirant leurs petits véhicules à roues caoutchoutées,
+des cochers de « malabars » accrochés
+aux brancards de leurs voitures à caisse
+étroite et décorée de fleurs grossières, les
+appels des Chinois vendeurs de soupe au
+vermicelle, des marchandes de poisson, tout
+ce bourdonnement formidable du quartier
+indigène lui emplissait les oreilles et l’étourdissait.</p>
+
+<p>Coudoyé rudement et bousculé, il allait
+d’ahurissement en ahurissement, tantôt en
+arrêt devant les jambières grenat et le chapeau
+démesuré d’un policier annamite, tantôt
+saisi d’inquiétude au passage d’un Chetty barbouillé
+de chaux et les narines plaquées d’or,
+tantôt suivant d’un œil rond les chevaux australiens,
+minces et géants, tenus en main par
+de minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir,
+les robes de velours, les colliers de grains
+d’or, les mules brodées des congaï qui évoluaient,
+ondulant de la croupe et balançant
+prétentieusement les bras : la splendeur de ces
+belles dames l’émut plus que leurs œillades,
+auxquelles il ne prit garde.</p>
+
+<p>De longues théories de fillettes, trottinant
+entre leurs paniers de paddy, formaient sur la
+chaussée des processions de chenilles bigarrées.
+Des garçons mal peignés, assis au seuil de
+maisons basses, faisaient des signes que Hiên
+ne comprit pas et leurs rires aigus de filles
+l’exaspérèrent.</p>
+
+<p>Au pied d’un réverbère, les tirailleurs accroupis
+sur les escabeaux d’un restaurant improvisé,
+buvaient du thé : il leur demanda son
+chemin. Il but du thé avec eux et causa : ses
+nouveaux camarades l’informèrent que la chaloupe
+du Cap-Saint-Jacques ne partait pas
+avant onze heures et qu’il pouvait, sans crainte
+de manquer son départ, passer un moment avec
+eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur
+Saïgon, sur Cho-Len. La naïveté infinie de ce
+provincial les confondait : mais, comme il avait
+payé déjà plusieurs tournées, ils lui celèrent
+soigneusement leur dédain : on se sépara bons
+amis, après avoir décliné ses noms et ses
+numéros matricules et s’être promis à plusieurs
+reprises de se revoir.</p>
+
+<p>Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant
+de stupéfaction et de ravissement. Il s’attardait
+aux devantures des magasins, où, derrière
+des comptoirs débordants de soieries, de
+dentelles, d’étoffes, d’objets de toutes sortes et
+de toutes formes et dont il ne soupçonnait
+point l’usage, trônaient des messieurs chauves
+et barbus et des demoiselles pâles à l’air arrogant
+et méchant. D’autres messieurs barbus et d’autres
+demoiselles aux figures pâles émergeant de
+robes flottantes et molles le frôlaient, et il s’écartait
+précipitamment, redoutant quelque coup
+de canne et fuyant le regard dur des yeux fixes.</p>
+
+<p>Des grincements d’archet l’attirèrent : debout
+entre les baies de la véranda, les pseudo-tziganes
+de l’Hôtel Insulaire massacraient
+une quelconque « marche de Rakoczy ». Il
+admira franchement leurs dolmans garance
+à brandebourgs noirs, mais leur musique lui
+parut singulièrement barbare et criarde et,
+s’étant risqué à gravir la première marche du
+large escalier de briques, il constata que le
+chant des violons semblait plonger les rares
+consommateurs dans un accablement profond.
+Des domestiques chinois le menacèrent de
+leurs serviettes : il s’enfuit à toutes jambes et
+se réfugia derrière la haie des pousse-pousse
+qui appuyaient au trottoir leurs brancards
+ornés de cuivre.</p>
+
+<p>Il reprit sa promenade, poursuivi par les
+piaulements saccadés de l’orchestre. A la terrasse
+d’un café, des officiers en tuniques blanches
+buvaient dans des verres embués des liqueurs
+multicolores. Des joueurs, assemblés autour
+d’un tapis vert, manipulaient avec violence,
+et d’un air furieux, de petits rectangles de
+carton enluminés : Hiên consacra un bon
+quart d’heure à surveiller leur partie avec
+des yeux agrandis par l’étonnement. Entre
+les tables de marbre s’insinuaient des marchands
+de journaux, garçons impudents à
+faces glabres sous les casquettes de drap bleu
+foncé, des bouquetières, toutes petites filles
+qui offraient des roses et des œillets avec des
+mines effrontées de rôdeuses.</p>
+
+<p>Plus loin, les mêmes personnages faisaient
+des gestes identiques aux terrasses de cafés
+pareils. Puis les boutiques chinoises ouvraient
+sur la rue leurs échoppes sales et puant
+l’opium ; des rotiniers tressaient des chaises
+longues et des fauteuils, des ébénistes vernissaient
+des armoires de bois jaune ; des tailleurs
+pesaient de leurs pieds nus sur les pédales rouillées
+de machines à coudre préhistoriques ; des bijoutiers
+fignolaient, à coups de marteau, des dragons
+à crinière hirsute sur des manches d’ombrelles.</p>
+
+<p>Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur
+passa en toussant, sifflant, crachant de la
+vapeur et de la fumée, et Hiên, mal initié
+encore à toutes les merveilles de la civilisation,
+crut à quelque invention de mauvais esprits.
+Le monstre disparu, il se rassura et s’orienta
+entre les barils, les sacs et la ferraille qui encombraient
+le quai.</p>
+
+<p>La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots,
+cargo-boats amarrés au ras des appontements
+l’épouvanta. Un coolie obligeant lui
+indiqua la chaloupe du Cap. Un élégant commissaire,
+chaussé d’escarpins vernis qui laissaient
+voir des chaussettes à pois, prit sa feuille
+de route avec des airs dégoûtés de percepteur
+recevant les impôts d’un vulgaire contribuable.
+Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé
+à se choisir une place sur le pont.</p>
+
+<p>Il n’arriva pas sans difficulté jusque-là :
+l’entrepont était semé d’obstacles de toute
+nature, ballots de coton, meubles, paniers de
+poissons, rails, traverses, caisses de cartouches.
+Au bord d’un trou noir, des matelots annamites,
+suants et hurlants, manœuvraient des treuils
+à bras qui déroulaient avec un tapage insupportable
+des chaînes graisseuses. Des commissionnaires
+allaient et venaient, ployés en deux
+sous d’énormes malles dont les angles heurtaient
+brutalement les infortunés passagers. Des
+femmes embarrassées d’enfants pleurards et de
+boîtes laquées se querellaient autour de l’échelle
+qui menait au spardeck. Elles s’effacèrent pour
+livrer passage à deux gros fonctionnaires européens,
+et Hiên s’élança dans le sillage tracé par
+les amples dolmans.</p>
+
+<p>Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile
+près du bastingage et, déposant sa musette,
+poussa un profond soupir de soulagement. La
+rivière de Saïgon étalait ses eaux jaunes entre
+le quai planté de tamariniers et les rizières de la
+rive gauche que bordaient des aréquiers, de
+bananiers et des lataniers et où les buffles paissaient.
+Jusqu’à l’horizon, que fermaient des
+montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient
+entre les palmiers et les palétuviers sur
+d’invisibles arroyos. Contre les berges, où s’écoulaient
+des ruisseaux boueux, de misérables
+cabanes étaient plantées sur quatre pieux ou
+flottaient sur des radeaux de bambous.</p>
+
+<p>L’autre rive était plus exclusivement européenne :
+les cales de l’arsenal penchaient leurs
+toits d’ardoise auprès de formidables tas de
+charbon et de briquettes ; les torpilleurs salis,
+les contre-torpilleurs blancs, souillés de suie,
+les canonnières couleur de rouille, les croiseurs
+pavoisés de chemises et de pantalons mouillés,
+les vieux cuirassés transformés en pontons et
+coiffés de paillotes, retentissaient de coups de
+sifflets, de heurts de marteaux, de sonneries de
+clairons. Des vedettes s’essoufflaient, remorquant
+des chalands de tôle rouge ; des canots
+croisaient des sampans pilotés par des matelots
+annamites et portant sur des pavillons multicolores
+des noms de navires ou des numéros
+d’ordre. La flottille des Messageries Fluviales
+égrenait ensuite les cheminées noires de ses chaloupes.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage,
+s’étonnait des paquebots géants qui le regardaient
+par les trous sombres des hublots :
+« affrétés » massifs, courriers effilés, cargo-boats
+trapus. A perte de vue, les steamers étaient
+amarrés sur deux files, allemands, japonais,
+américains, anglais, russes, chinois ; au loin, les
+navires arrivant s’annonçaient par des panaches
+de fumée noirâtre.</p>
+
+<p>Dans la clarté blanche du soleil, qui avivait le
+vert tendre des feuilles neuves, l’ocre déteint
+des toits de paille, la pourpre des flamboyants
+en fleurs, les bronzes des lisses et l’acier bleuissant
+des canons, l’énorme port vivait et haletait
+à côté des rizières paisibles jalonnées de palmiers
+et peuplées de buffles.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>A chaque instant, des passagers nouveaux
+émergeaient du capot sur le pont. Hiên perçut
+le cliquetis d’une baïonnette : il se retourna et
+reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grimpait
+à son tour l’échelle, gêné par son mousqueton,
+par sa couverture roulée, son « coupe-coupe »,
+sa petite marmite de cuivre, tout
+l’équipement enfin d’un tirailleur en tenue de
+campagne. Sur ses talons, une femme noiraude,
+courte et râblée comme lui, portait la caisse
+classique et réglementaire, des nattes, des ombrelles,
+des paniers de provisions où résonnaient
+des vaisselles.</p>
+
+<p>— Par ici ! par ici ! clama Hiên.</p>
+
+<p>— Bonjour !… Aide-moi à me débarrasser et
+à débarrasser ma femme.</p>
+
+<p>Ils s’installèrent contre le bastingage et, s’étant
+assis sur une natte, causèrent en camarades
+enchantés de se retrouver. Phuc venait d’achever
+un stage d’infirmier au camp des Mares ;
+il compatit au récit que lui fit Hiên de ses souffrances.
+La grosse fille noire les écoutait en clignant
+ses petits yeux bridés et en mâchant
+bruyamment une feuille de bétel.</p>
+
+<p>— Oui ! je me suis marié, expliqua Phuc.
+Mon stage fini, j’ai obtenu une permission de
+quinze jours et je suis allé dans mon village.
+J’y ai trouvé cette honnête fille que je connaissais
+depuis des années et qui m’attendait, paraît-il ;
+et nous nous sommes mariés.</p>
+
+<p>La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche
+saignante, où luisaient des dents laquées, et rit
+silencieusement.</p>
+
+<p>— J’étais un peu fou autrefois, confessa
+Phuc ; imagine-toi que cette petite sotte de
+Maÿ m’avait séduit, avec ses allures de fille de
+mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses
+tuniques de soie… Je l’aurais épousée, ma foi !
+j’aurais fait cette bêtise !… Hein ! me vois-tu
+accouplé avec cette pimbêche ?… Quoi ? Qu’est-ce
+que tu dis ?</p>
+
+<p>— Je ne dis rien !</p>
+
+<p>— Je plains son mari. Pendant que monsieur
+suera sur la place d’exercice, madame ira promener
+devant l’hôtel Ollivier ses robes neuves
+et ses attitudes languissantes. Le premier venu
+qui lui montrera une piastre la verra nue sous
+sa moustiquaire. Un beau jour, du reste, elle
+filera le parfait amour avec un Français, qu’elle
+trompera, mais qui lui donnera de l’argent et
+des bijoux. Cependant son mari se lamentera…
+Nous autres, on s’aime solidement la nuit, et,
+le matin, on se moque bien d’avoir une robe
+trouée ; n’est-ce pas, Thi-Sao ?</p>
+
+<p>— Oui, frère aîné !</p>
+
+<p>Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la
+cuisse rebondie de son épouse, qui tendait le
+pantalon luisant, et conclut :</p>
+
+<p>— Les gens avisés épousent des Thi-Sao ;
+Maÿ est pour les imbéciles.</p>
+
+<p>— Je suis fiancé à Maÿ depuis six semaines,
+dit humblement Hiên.</p>
+
+<p>— Tu es… Ah ! fit l’autre, abasourdi.</p>
+
+<p>Il devint subitement muet, car c’était un bon
+garçon, un peu étourdi seulement ; et l’énorme
+impair qu’il venait de commettre le consternait.
+La placide Thi-Sao, que l’incident n’avait nullement
+troublée, offrit aux tirailleurs une chique
+de bétel, et tous trois mastiquèrent sans mot dire.
+Près d’eux, les autres passagers s’étaient casés
+pareillement par groupes entassés sur des nattes.</p>
+
+<p>La chaloupe, prête au départ, vomissait de la
+fumée et s’entourait de jets de vapeur ; elle
+siffla longuement, à plusieurs reprises, lâcha ses
+amarres, comme à regret, et fila, remuant des
+tourbillons de vase.</p>
+
+<p>Penché sur l’eau boueuse, Hiên avait froid
+au cœur. Les paroles de Phuc, les paroles de
+l’Aïeul seraient-elles vérifiées, un jour ? Se
+pourrait-il que Maÿ, si jolie, si fine, livrât son
+petit corps pour de l’argent ?… Comment pouvait-on
+lire dans ses yeux immobiles la prédiction
+d’un tel avenir ?… Serait-il seul aveugle,
+lui, Hiên ? Le doute entra dans son âme pour
+la première fois et toute sa joie du retour fut
+empoisonnée.</p>
+
+<p>Phuc lui tendit une cigarette et demanda,
+brusquement soucieux :</p>
+
+<p>— As-tu reçu des nouvelles de la compagnie,
+à l’hôpital ?</p>
+
+<p>— Non, répondit Hiên, je n’ai vu personne.</p>
+
+<p>— Le bruit a couru, aux Mares, d’un nouveau
+départ de l’Aïeul. C’est un tirailleur libéré qui
+en parlait. Tu ne sais rien à ce propos ?</p>
+
+<p>— Rien !</p>
+
+<p>Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux
+avaient la même pensée : l’Aïeul parti, Pietro
+redevenait le maître et la vie d’enfer recommençait.
+Tous deux frémissaient à l’évocation
+du tyran, mais Hiên se sentait plus particulièrement
+menacé. L’Aïeul l’avait arraché au bourreau,
+l’avait réconforté et relevé, avait protégé
+ses amours : allait-il retomber dans ses ténèbres,
+recevoir encore des injures et des coups, être
+comme jadis, aux yeux de sa fiancée, le pantin
+ridicule et bafoué dont elle riait ?… Ce mariage,
+que l’Aïeul avait préparé, se ferait-il ?… Les
+rizières inondées, étincelant au soleil de midi,
+lui parurent soudain sombres et désolées.</p>
+
+<p>Son camarade, qui n’était point accoutumé
+aux longs chagrins, prononçait des paroles encourageantes :</p>
+
+<p>— Le tirailleur libéré n’assurait rien !… Ce
+sont de simples racontars… Ne te frappe pas,
+frère aîné ! Nous apercevrons l’Aïeul sur l’appontement,
+tout à l’heure…</p>
+
+<p>Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable
+dans les événements.</p>
+
+<p>— Puisses-tu dire vrai ! répondit la voix dolente
+de Hiên.</p>
+
+<p>Et l’espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre
+les paillotes de la rive, des coqs de pagode voletaient
+gauchement, leur queue rousse pendante ;
+le museau lustré d’une loutre émergeait parmi
+les herbes flottantes et plongeait de nouveau
+dans la vase. Des canards à plumage gris fer
+nageaient de conserve contre le courant : au
+bruit de l’hélice, ils allongèrent leurs têtes
+plates, où luisaient les yeux méfiants, et filèrent
+comme un essaim de flèches, égratignant de
+leurs pattes l’eau bourbeuse. Des tourterelles
+roucoulaient dans les touffes de bambou ; des
+singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers…
+Hiên se rasséréna définitivement au
+spectacle de la vie grouillante dans la lumière
+immobile.</p>
+
+<p>Les berges s’éloignèrent. Le clapotis capricieux
+et saccadé du fleuve devint la houle large
+et régulière de l’estuaire. La chaloupe côtoya
+les pentes raides du massif de Ganh-Ray qui
+dévalaient vers des roches noires chevelues
+d’algues glauques, et la baie des Cocotiers apparut,
+avec ses villas blanches noyées dans le
+feuillage des frangipaniers. Thi-Sao repliait ses
+nattes. L’ancre dévida sa chaîne goudronnée qui
+cogna la tôle.</p>
+
+<p>Les deux camarades cherchaient en vain sur
+l’appontement le casque de l’Aïeul. Dans le
+canot vert qui se hâtait vers la coupée, des tirailleurs
+se courbaient sur les rames. A l’appel de
+Hiên, ils levèrent la tête.</p>
+
+<p>— Nho, demanda Hiên, haletant, où est
+l’Aïeul ?</p>
+
+<p>Nho montra du doigt les montagnes de Baria,
+qui s’estompaient à l’horizon envahi par la brume :</p>
+
+<p>— L’Aïeul est parti, dit-il d’une voix morne.</p>
+
+<p>La nuit sembla submerger la baie violette.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XV</h2>
+
+
+<p>— Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent
+Cang en branlant la tête. Il est parti, parti sur
+une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu
+même nous dire deux mots d’encouragement,
+sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a bouclé ses
+caisses, bourré sa musette, et tous deux sont
+entrés dans la grande forêt d’Annam, et personne
+ne sait quand ils reviendront… Le soir,
+le sous-lieutenant est venu prendre le commandement
+de la compagnie. L’adjudant est maître ;
+la terreur règne… Tu aurais mieux fait, mon
+garçon, de rester à l’hôpital : ici on souffre.</p>
+
+<p>Il caressa sa barbiche blanche et regarda la
+porte avec des yeux graves qui semblaient retenir
+des larmes. Dehors, dans la nuit chaude
+et gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de
+paille et tintait sur les feuilles mortes. La mer
+geignait entre les galets de la jetée. Une rafale
+souleva l’auvent de latanier, jeta quelques
+larges gouttes d’eau sur la terre battue où
+rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse
+du quinquet posé devant l’autel des ancêtres :
+derrière sa moustiquaire violette, Maÿ
+se retourna et soupira doucement.</p>
+
+<p>— Mauvaise nuit ! murmura Thi-Baÿ ; les
+malins esprits errent dans la tempête ; les morts
+délaissés se plaignent et menacent.</p>
+
+<p>Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un
+vase sacré empli de sable, et l’encens fuma
+devant les lotus artificiels et mangés par les
+vers. Les doigts osseux de la vieille femme se
+joignirent et son échine se plia en deux, sous
+l’œil ironique des bouddhas ventripotents et
+roses peints sur les panneaux de papier. D’une
+case voisine venaient des sons de clochettes. La
+bourrasque continuait d’ébranler les chevrons.
+Cang se lamenta :</p>
+
+<p>— Le sous-lieutenant ne sait pas ! Il est
+jeune ; l’adjudant lui a dit que nous étions
+fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro,
+savait se faire craindre et obéir : il l’a cru…
+A quoi bon réclamer ? Le sous-lieutenant est
+aveugle et sourd… La vie n’est pas drôle, mon fils !</p>
+
+<p>— Mais qui dirige les travaux du nouveau
+camp ? interrogea Hiên.</p>
+
+<p>— Personne ! les travaux sont interrompus ;
+ton wagon se rouille dans un coin de la rizière.</p>
+
+<p>— Que fait-on, alors ?</p>
+
+<p>— L’exercice, parbleu ! Du matin au soir,
+l’adjudant galope derrière les sections en aboyant
+et aligne les traînards à coups de matraque…
+Ah ! les belles manœuvres sur la place du
+Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant son cheval
+sur un talus, nous regardait défiler ! Nous
+autres, les serre-files, chuchotions aux recrues :
+« Tapez du pied au quatrième pas pour garder
+la cadence ! » Et les recrues se meurtrissaient
+le talon sur le sable et les cailloux. Les rengagés
+tendaient le jarret et bombaient le torse ; les
+deux pelotons défilaient comme un mur, les
+coudes serrés, les mousquetons bien tenus en
+main ; en avant, les clairons piaffaient et soufflaient
+comme des diables, les yeux hors de la
+tête… Les beaux jours que ces jours-là ! On ne
+songeait guère à trouver l’exercice long ni fatigant,
+parce que l’Aïeul était là !</p>
+
+<p>— L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit
+Thi-Baÿ ; jamais il ne passait devant ma porte
+sans me demander de mes nouvelles, sans causer
+avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants
+sortaient des cases pour lui prendre la main, et
+lui leur distribuait des sous neufs. Quand l’adjudant
+passe, le dos voûté, marmottant des jurons
+dans sa moustache sale, les portes se ferment et
+les gamins se cachent !</p>
+
+<p>— L’Aïeul était un bon maître, conclut
+Cang.</p>
+
+<p>Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur
+tranquille et l’homme qui leur donnait ce bonheur.
+Au gré de la flamme, leurs ombres croissaient
+et décroissaient sur les murs de torchis.
+La tempête emplissait la nuit de ses plaintes
+furieuses. Les âmes des morts semblèrent hurler
+avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec
+les bambous grinçants, pliés par la tourmente,
+avec les mouettes et les goélands s’appelant au-dessus
+des ravins. Des branches sèches se brisèrent
+contre la palissade.</p>
+
+<p>Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire,
+s’agitait Maÿ, dérangée dans son sommeil par
+les bruits du dehors ; elle dormait, sa figure pâle
+traversée de frissons, les lèvres tremblantes :
+quelque cauchemar, sans doute…</p>
+
+<p>— Tu penses à ton mariage ? dit Cang ; sois
+sans inquiétude : il se fera. L’Aïeul m’a demandé
+la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma
+parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses
+désirs : tu épouseras ma fille. Du reste, tu es un
+brave garçon qui la rendras très heureuse. Elle
+a bien quelques sottes idées : elle est vaniteuse,
+coquette ; elle préférerait un prétendant riche
+et généreux ; mais tu as la force et la santé qui
+valent mieux que l’argent.</p>
+
+<p>— Merci, père !… Je suis peureux et timide !
+Je craignais… Je craignais… L’Aïeul parti, il me
+semblait que tout allait s’écrouler, que tout le
+monde allait se retourner contre moi, comme
+autrefois quand je suis venu de Phuôc-Tinh.
+Alors, tu me promets que…</p>
+
+<p>— Je te l’ai dit : tu épouseras Maÿ. Et maintenant,
+étends-toi sur ce lit de camp. Fais provision
+de sommeil et de calme ! Moi, j’ai perdu
+l’un et l’autre depuis le départ du maître ; mais
+je suis vieux et cela n’a rien d’étonnant.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>— Guérison complète ! c’est inouï ! déclara le
+docteur devant qui Hiên à moitié nu grelottait.</p>
+
+<p>— Monsieur le major, insinua Pietro, important,
+j’ai toujours dit que cet homme était un
+simulateur habile.</p>
+
+<p>— Vous croyez ? Il faudrait qu’il eût été
+vraiment habile pour avoir feint d’être atteint
+du béribéri !</p>
+
+<p>— Mais avait-il réellement le béribéri ?</p>
+
+<p>— Vous le savez, sans doute, mieux que moi !
+répliqua le docteur. (Celui-ci n’avait jamais
+témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait
+la brutalité, une amitié débordante. Du reste,
+l’Aïeul était son ami et il se souvenait d’avoir
+vu le tirailleur manier le panka chez le lieutenant.)
+Alors vous pensez que votre lieutenant
+s’était laissé abuser par cet homme ?</p>
+
+<p>— N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le
+major, pourvu qu’il fût Annamite… A force
+d’écouter toutes les doléances de ces gens-là,
+il avait fait de la compagnie une vraie cour du
+roi Pétaud, permettez-moi de vous le dire…
+Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux
+petit soufflet donné à un caporal, le
+lieutenant ne parlait de rien de moins que de
+me faire casser !</p>
+
+<p>— Il n’avait certes pas tort !… En tout cas
+ma tâche était bien facile lorsqu’il commandait :
+je n’avais que fort peu de malades, et jamais
+de carottiers ; jamais je ne voyais venir à la
+visite une telle procession de pauvres diables
+épuisés et abrutis, sollicitant une exemption
+avec des yeux désespérés… Que leur faites-vous
+donc faire ?</p>
+
+<p>Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna
+les talons et s’en alla, satisfait de lui-même et
+mécontent d’autrui.</p>
+
+<p>— Tu peux te rhabiller, dit le docteur à
+Hiên. Tu reprendras ton service demain. Si tu
+as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef
+était mon ami.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul
+s’aligna de nouveau, le mousqueton au poing et
+le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses camarades
+pareillement terrorisés ; les tempes inondées
+de sueur froide, les doigts frissonnants, il
+guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses
+voisins ; contre sa joue s’appliqua de nouveau la
+main sale et velue du Corse, et sur ses épaules,
+la trique de rotin. Il fut de nouveau la victime
+qui exaspérait son bourreau par son mutisme
+et sa faiblesse mêmes.</p>
+
+<p>Pietro s’acharna contre lui ; il le poursuivit de
+sa haine sauvage : il lui semblait, frappant et
+injuriant le protégé du lieutenant, tirer vengeance,
+en quelque sorte, de la bonté feinte et
+de l’effacement auxquels celui-ci l’avait contraint
+pendant des mois. Foulant aux pieds le
+serviteur, il insultait au maître absent avec
+une basse joie de chacal jappant derrière le lion
+disparu.</p>
+
+<p>— Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée,
+mettant son poing sous le nez du silencieux
+Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que
+je t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué
+une claque aujourd’hui !… Il peut bien revenir,
+ton Aïeul ! D’ici son retour, je t’aurai mis au
+pas ou j’aurai eu ta peau !</p>
+
+<p>Derrière la compagnie muette, les serre-files
+se raidissaient, impassibles et les yeux fixes…</p>
+
+<p>Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait
+machinalement du camp à la place du Marché,
+de la place au camp. Les heures d’exercice passaient,
+lentes et semblables à des semaines, sans
+qu’il parût s’en émouvoir ; au commandement
+de son instructeur, il soulevait son mousqueton
+ou le replaçait contre son pied droit, sans se
+préoccuper d’une cadence ou d’un ensemble quelconque.
+De fait, ses membres avaient repris toute
+leur raideur d’autrefois, en même temps que la
+peur faisait de nouveau la nuit dans son esprit.
+Injures et coups n’avaient d’autre résultat
+que de faire trembler davantage le malheureux
+et le rendre plus inerte. Il lui parut que son supplice
+durait depuis le commencement des siècles
+et jamais ne cesserait. Le découragement le
+saisit, puis l’abrutissement : il s’accoutuma aux
+insultes ; son échine se courba, toujours tendue
+à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent
+leurs gestes fébriles ; il fut de nouveau
+le pantin grotesque, maladroit et stupide. La
+théorie et les cours de français le revirent bégayant
+et ignare. Insensiblement il retournait
+à ses ténèbres.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque
+nuit, le visage de l’absent se penchait sur son lit
+de camp ; il distinguait les yeux bleus si clairs,
+les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et
+l’absent répétait les paroles dites autrefois :</p>
+
+<p>— Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa
+laideur ; tu verras pulluler le mal comme des
+larves de moustiques dans une mare. Les bons
+sont rares et timides : les méchants sont légion
+et font la loi… Tu sauras que les bêtes de la
+forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le
+mal pour l’amour du mal, et tu pleureras la
+forêt et ton ignorance… La vie n’est pas
+belle, petit frère, parce que l’homme est laid…
+L’homme est un tigre pour l’homme. Fuis-le ;
+tourne les yeux vers la nature ; elle seule ne
+trompe point, ne change point ; regarde-la,
+écoute-la vivre : elle emplira tes yeux de lumière,
+tes oreilles de sons et les dégoûts humains
+n’atteindront plus ton âme… Crains ton semblable…</p>
+
+<p>Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait
+déserter. Fuir ! fuir !… Hélas ! Hiên le Maboul
+a vécu, il vit comme tout le monde : la civilisation
+a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu
+jadis essayer de prendre son essor vers la forêt
+nourricière, lorsque, frémissant encore de la
+liberté perdue, il a découvert avec horreur la
+saleté de l’âme humaine. Aujourd’hui, comme
+l’Ange de <i>la Merveilleuse Visite</i>, il ne peut plus
+se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à
+s’en servir : la vie lui a façonné une mentalité de
+civilisé enchaîné à sa meule et ignorant désormais
+jusqu’au désir de l’affranchissement…</p>
+
+<p>Toutes les nuits, il entendait ainsi parler
+l’Aïeul, répétait à demi-voix ses paroles, jusqu’à
+ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade
+à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur
+sa natte, suant de terreur, croyant à quelque
+contre-appel, croyant ouïr les rugissements de
+l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures,
+la tête sur les genoux, guettant l’apparition de
+l’aube derrière les lames des persiennes. Les
+camarades disaient tout bas :</p>
+
+<p>— Le voilà qui cause avec l’absent ; sa folie
+le reprend…</p>
+
+<p>Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers
+le nouveau camp, et, chemin faisant, les femmes
+et les gamins du village considéraient avec des
+yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait
+et parlait tout seul. Il errait dans le chantier
+abandonné où flottait, croyait-il, l’âme de
+son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son
+wagonnet renversé, contemplait longuement
+les rails que la rouille rongeait, le remblai
+envahi par les herbes et raviné par les pluies,
+les cases sapées par les termites, les hangars
+affaissés, les trous à torchis où coassaient les
+crapauds-buffles.</p>
+
+<p>Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient
+des nuées illuminées d’éclairs. Peu importaient
+à Hiên l’heure en fuite et la nuit
+tombante : il écoutait vivre le passé… Sur la
+rizière obscurcie grinçaient les roues basses ; les
+pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore
+des bennes ; les marteaux des forgerons tintaient
+sur les enclumes chantantes ; les scies
+pleuraient âprement sur les limes. L’absent
+parlait :</p>
+
+<p>— Du courage, petits frères ! la pause est
+proche… Trinh, le manche de ton burin est
+fendu : demandes-en un autre à ton sergent…
+Raccourcis-moi ces paillotes, Nam ; donne
+encore un coup de masse sur la tête de cette
+cheville, Tam : tu vois bien qu’elle n’est enfoncée
+qu’à moitié… Déplacez-moi ce rail, vous autres :
+il menace de glisser dans la rizière.</p>
+
+<p>Les ténèbres envahissaient le chantier, et la
+voix chère et les bruits familiers faisaient silence.
+Hiên se levait avec un soupir, le front douloureux,
+les jambes molles. Il se dirigeait vers la
+maison de son maître, ruminant des espérances
+insensées :</p>
+
+<p>— L’Aïeul est peut-être revenu ! je vais le
+trouver fumant sa pipe sous sa véranda ou assis
+devant son bureau. Alors je me tiendrai debout
+derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et,
+lorsque ses yeux se lèveront vers moi, je me
+mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma
+figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai,
+et lui me parlera doucement…</p>
+
+<p>Il se faufilait dans la brousse ; les aiguilles
+des cactus ensanglantaient ses talons ; les branches
+des euphorbes accrochaient les manches
+de son veston, fouettaient ses joues. Hélas !
+nul rai de lumière ne filtrait sous les persiennes
+fermées. Contre la balustrade la chaise longue
+de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous
+la véranda, et les chambres vides lui renvoyaient
+à travers les portes closes le bruit de ses pas.
+Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec
+des plaintes aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï,
+les araignées tissaient leurs toiles… L’Aïeul
+n’était point revenu.</p>
+
+<p>Alors Hiên rentrait au camp à travers les
+ténèbres, indifférent aux flammes errantes des
+lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête enfouie
+sous les bras.</p>
+
+<p>— Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui ?
+demandait le brave Nho, remué par la
+peine profonde de son ami. Réponds ! voyons !…
+Tu es encore allé chez l’Aïeul, hein ?… Et il t’a
+parlé, hein ?…</p>
+
+<p>Et Nho, apitoyé, ajoutait :</p>
+
+<p>— Il reviendra, frère aîné, il reviendra !… Ne
+désespère pas ! Pleure, mon vieux, si tu as envie
+de pleurer : les larmes te soulageront… Moi aussi,
+j’ai du chagrin : il y a des jours où les larmes
+m’étouffent ; mais je sais que tout cela finira
+et je patiente… Je mange à ma faim, je bois à ma
+soif : il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre
+plein pour résister au chagrin… Je t’ai gardé
+quelques gâteaux et du riz : mange, frère aîné.</p>
+
+<p>— Laisse-moi, laisse-moi tranquille ! suppliait
+Hiên d’une voix si lasse et si effroyablement
+navrée que son camarade n’insistait plus.</p>
+
+<p>Et Nho se couchait, à son tour, murmurant
+rageusement :</p>
+
+<p>— Il devient fou !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVI</h2>
+
+
+<p>— Épargne-moi, Maÿ ! Je suis malheureux :
+on m’insulte, on me frappe, et je perds la tête.
+Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni
+même qui je suis… C’est la folie qui vient…
+Alors je vais vers toi comme une jonque en
+détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité.
+Aie pitié de moi ! Parle-moi avec douceur,
+comme une mère à son enfant.</p>
+
+<p>Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre
+qu’elle est en train de grignoter, tourne ses
+grands yeux durs vers Hiên et déclare tranquillement :</p>
+
+<p>— Finis de geindre ! tu m’ennuies !</p>
+
+<p>Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit
+banc devant l’étalage d’un restaurant. Le tirailleur
+a offert une dînette à sa fiancée, et celle-ci
+a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle
+compte, ce matin de dimanche ensoleillé, avec
+son collier d’or et ses deux tuniques superposées,
+éblouir ses amies et fasciner quelque jeune
+Français.</p>
+
+<p>Elle recommence de mordre la canne à sucre
+et s’amuse de la foule qui gesticule et crie sous
+la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles
+disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre
+le bétel. Accroupies sur des nattes, les
+marchandes pérorent avec des mines importantes
+et pénétrées de notables commerçantes.
+Un collecteur hindou, ceint d’un pagne flottant
+qui découvre ses chevilles noires, circule entre les
+groupes de femmes bavardes et recueille quelques
+sapèques et force injures : car ces dames,
+en tout pareilles à leurs congénères de France,
+usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant.
+Entre toutes, les marchandes de poisson
+se manifestent bruyantes et rebelles aux sommations
+de l’agent du fisc : retranchées derrière
+leurs remparts de requins-marteaux glauques,
+de langoustes brunes, de crabes indisciplinés et
+sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le
+poing au malheureux fonctionnaire et le traitent
+de « nègre », pour l’hilarité débordante des
+gamins assemblés et nus.</p>
+
+<p>Des fruitières vident leurs paniers, d’où
+s’écroulent les régimes de bananes vertes,
+jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons,
+les pamplemousses, les mangoustans coiffés
+d’une capsule étoilée, les fruits de jaquiers
+rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants,
+les ananas bosselés et dorés comme des
+pommes de pin, les mangues oblongues et veloutées.
+Les maraîchères venues des villages tapis
+dans les clairières de la forêt ont étagé les patates
+violettes et difformes, les faisceaux de cannes
+à sucre semblables à des roseaux, les courges,
+les citrouilles, les plants de salade, les pastèques,
+les arachides à coque terreuse. Des brocanteurs
+débitent une foule d’ustensiles agréables ou
+utiles : cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux
+de pipes à opium frettés d’argent, couteaux à
+bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes
+de nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier
+rouge renfermant du fiel d’ours séché, pinces
+à épiler, peignes de bois, bobines de fil,
+cristaux de borax, chandeliers laqués pour
+l’autel des ancêtres, brûle-parfums de bronze,
+théières de faïence, rouleaux de papier
+argenté et doré pour cérémonies funèbres,
+nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes
+d’encens.</p>
+
+<p>Entre les éventaires s’attardent des paysans
+en longues tuniques garance, teintes au <i>cu-nao</i> ;
+accoutumés au silence profond des rizières jaunissantes
+où pataugent les buffles muets, tout
+ce mouvement et tout ce bruit les épouvantent.
+Les habitants de la ville les étonnent singulièrement
+par leur luxe et leur liberté d’allures :
+au passage d’un boy chaussé de bottines vernies,
+les rustres s’écartent précipitamment, les mains
+prêtes aux <i>lay</i><a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> et les yeux ronds d’admiration
+naïve, convaincus que le passant est un important
+mandarin ou tout au moins un gros richard.
+D’autres mandarins de même rang, cuisiniers
+de fonctionnaires français, se carrent sur les
+tabourets d’un rôtisseur, fument les cigares de
+leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas
+dépouiller de leurs bagues écarlates et font de
+grands éclats de rire entre deux assiettes de riz,
+que paieront tout à l’heure les piastres des
+maîtres.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages
+de marque et qui se fait avec les deux mains
+réunies sur la poitrine.</p>
+</div>
+<p>— Aie pitié de moi ; sois douce ! répète à
+voix basse le triste Hiên.</p>
+
+<p>— Laisse-moi tranquille !</p>
+
+<p>Elle s’est détournée de lui pour contempler,
+avec des yeux de convoitise, des congaï qui font
+leur entrée dans la halle. Les rais de soleil, où
+dansent follement des poussières brillantes,
+plaquent les tuniques raides de reflets brusques,
+noyés dans l’ombre et rallumés aussitôt ; les
+mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons
+poudrés chatoient ; les colliers de grains
+d’or étagent sur les poitrines menues, habillées
+de velours mauve, lilas et grenat, leur triple
+rangée d’étincelles ; les diamants, les rubis, les
+émeraudes des bagues, des bracelets montant
+jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs
+multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ.
+Pour acquérir ces richesses, il a suffi à ces filles
+de se vendre à des Français : qu’importe le
+mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration
+et le dépit l’accompagnent ? A côté des
+courtisanes cheminent des femmes de tirailleurs ;
+visages noircis par la sueur, seins affaissés sous
+les vestes de coton décoloré, dos courbés sous
+le poids des paniers ; ni bagues, ni bracelets, ni
+boucles d’oreilles, ni mules brodées de paillettes…
+Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple
+et pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots
+dans la gorge :</p>
+
+<p>— Pourquoi es-tu indifférente ? Pourquoi
+n’as-tu pour moi que des regards mauvais ?
+Que t’ai-je fait ? Si tu ne peux me donner ton
+amour, fais-moi l’aumône au moins du sourire
+que tu adresses aux inconnus dans la rue !…
+Ah ! si l’Aïeul était là !…</p>
+
+<p>Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés
+qu’illuminait la présence de l’Aïeul. Les
+marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient avec
+des cris de joie ; il leur parlait, écoutait leurs
+confidences interminables, leur donnait des conseils
+pratiques qui provoquaient les rires inextinguibles
+de ces dames. Il plaisantait avec elles.</p>
+
+<p>— Ah ! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière
+édentée et ridée, je ne voudrais point d’autre
+mari que toi, Aïeul à deux galons !</p>
+
+<p>— Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge,
+je voudrais me souvenir que nous avons été
+jeunes ensemble et que nous avons dormi sur
+la même natte !</p>
+
+<p>Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux
+accouraient lui prendre la main ou se pendre aux
+pans de son dolman où leurs doigts s’imprimaient
+en rouge. Il finissait par s’échouer dans
+la boutique d’un restaurateur et grignotait des
+gâteaux chinois en buvant du thé ; il conviait
+Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage
+de la fillette s’illuminait ; elle devenait aimable
+et gaie, et son rire sonnait à chaque mot.</p>
+
+<p>Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée
+silencieuse et impénétrable. Il voit le front
+bombé, lisse et blanc, les sourcils tendres et
+légers, relevés vers les tempes, les paupières
+abaissées à demi, les cils immobiles voilant les
+yeux cruels, le nez imperceptible aux narines
+retroussées, les lèvres charnues et rougies par le
+bétel. Un désir insensé et brutal lui étreint le
+cœur, de saisir cet animal sournois et indéchiffrable,
+de l’emporter loin de cette humanité
+compliquée, loin de ces femmes trop parées,
+loin de ces hommes aux regards effrontés,
+d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et
+lui seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines
+et trouble son cerveau : la jalousie, la jalousie
+qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de suite
+atrocement.</p>
+
+<p>Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les
+cloches et ronflent les gongs, la messe vient de
+finir. Le marché se remplit de Français : officiers
+d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent
+aux pentes de la montagne dans le feuillage
+nuageux des bambous ; pilotes massifs,
+tanguant et roulant, parlant très haut ; troupiers
+étiques dont les figures minces et trop blanches
+disparaissent sous les casques trop larges enfoncés
+jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux
+de coquetterie dans leurs amples tuniques de
+toile grise ; femmes coiffées de casques de liège
+qu’habillent des dentelles et qui sont trop
+pareils à des abat-jour ; robes flottantes de crépon,
+souliers découverts et bas à flèches d’or, teints
+fadasses criblés de taches de rousseur ; garçonnets
+arrogants et pâlots, contemplant avec
+des yeux effarés les gamins annamites vêtus
+d’une ficelle ; sous-officiers pommadés et parfumés
+frisant des moustaches avantageuses ; fonctionnaires
+de la douane et de l’administration,
+empesés et solennels.</p>
+
+<p>Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre
+de la Guadeloupe, vague comptable du Sanatorium,
+se distingue par la hauteur de ses faux
+cols, le miroitement de son plastron garni de
+faux brillants, le pli impeccable de son pantalon
+et la pomme d’or de sa canne.</p>
+
+<p>Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement
+au Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été
+sensible au charme et aux œillades de la petite
+personne ; il l’a rencontrée deux ou trois fois
+sur l’appontement, l’a complimentée en annamite
+sur son collier, cadeau de l’Aïeul, sur la
+couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée ;
+mais, tout au fond de son cœur de petite
+femme, elle a tressailli d’aise. Dès la deuxième
+entrevue, il lui a offert de lui faire visiter sa
+demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir
+brodé de fleurs ; elle n’a rien répondu et
+s’est détournée avec une majesté de reine
+offensée ; mais l’offre n’a pas été oubliée : le
+mouchoir à bordure fleurie hante les rêves de
+Maÿ, qui se promet d’aller voir le « nègre ». Quant
+au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse
+couche de fatuité cuirasse contre le doute, il
+se persuade bonnement que son physique de
+commis-voyageur et son langage zézayant
+ont produit sur la petite Vénus jaune l’irrésistible
+effet auquel l’ont accoutumé les mulâtresses.</p>
+
+<p>Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement
+d’yeux complice du jeune homme olivâtre.
+Il pâlit ; la tête lui fait mal et ses yeux
+voient trouble ; il est las soudain comme s’il
+avait couru pendant des heures, et il a envie
+de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans
+le voir, préoccupé seulement d’attirer sur son
+veston immaculé les regards de Maÿ. Il finit
+cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme
+la bravoure n’est point sa vertu première, il
+bat précipitamment en retraite et disparaît.</p>
+
+<p>— Rentrons à la maison, décrète la fillette.</p>
+
+<p>— Oui ! oui ! rentrons ! Je suis fatigué de
+tout ce tapage, de ces gens qui vont et qui
+viennent.</p>
+
+<p>— Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên !
+C’est toi qui m’as demandé de t’accompagner
+au marché, et te voilà maintenant impatient
+de partir !</p>
+
+<p>— J’en ai assez de voir ces hommes te sourire
+et de te voir répondre à leurs sourires par
+des sourires !</p>
+
+<p>— Serais-tu jaloux, par hasard ?</p>
+
+<p>— Je ne sais pas ; je souffre ! J’ai vu tout
+à l’heure le jeune noir te saluer et j’ai senti
+mes yeux se voiler, et trembler mes mains…
+Où as-tu connu cet étranger ?</p>
+
+<p>— Je ne le connais pas. Je commence à croire
+que tu deviens réellement stupide. Personne
+ne m’a saluée au marché.</p>
+
+<p>— J’ai cru voir…</p>
+
+<p>— Tu t’es trompé !</p>
+
+<p>— Je me suis trompé, sans doute ! concède
+l’humble amoureux. Pardonne-moi, sœur aînée :
+je t’aime et je suis inquiet ; je me figure être
+entouré de gens qui menacent mon bonheur,
+qui cherchent à t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi !
+Vois-tu, ma tête est faible : je
+suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises.
+Je ne serai plus jaloux !</p>
+
+<p>Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse.
+Un lépreux écroulé contre la haie, entre
+les fleurs lilas et les feuilles anémiques des
+euphorbes, interrompt sa mélopée pour ricaner :</p>
+
+<p>— Tu en parles à ton aise, mon jeune ami !
+On guérit plus vite de la lèpre que de la jalousie…
+Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune !</p>
+
+<p>Ses lèvres pourries découvrent les gencives
+blanches qu’entrechoque le rire.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>La parole du lépreux se vérifia : la promesse
+de Hiên n’était qu’une vantardise d’amoureux
+novice. La jalousie s’installa dans son cœur
+et dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour
+devait faire un paradis terrestre, fut un enfer.
+Pietro et Maÿ, sans se concerter, se partagèrent
+la tâche de torturer cette âme simple, l’un par
+la terreur, l’autre par le doute.</p>
+
+<p>Les rares instants de répit que l’adjudant
+accordait au tirailleur, celui-ci les employait
+à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter : « Que
+fait-elle en ce moment ?… » Il s’imaginait la
+voir, profitant des heures de liberté absolue
+que lui procuraient les exercices, endosser en
+hâte sa tunique de crépon, boucler à son cou
+son collier, et, trompant la surveillance de
+Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait
+le traître au teint de citron.</p>
+
+<p>Il la voyait, souriant et balançant gracieusement
+les bras, cheminer sous les frangipaniers
+de l’avenue, franchir le portail de briques où
+grimaçaient des monstres de terre émaillée.
+Il la voyait apparaître, blanche et dorée, hors
+de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement
+et ses mains frissonnaient, secouées par
+le vent de la folie renaissante.</p>
+
+<p>Souvent, comme il errait dans le crépuscule à
+la recherche de l’absent, les abominables visions
+se présentaient à son esprit ; il revenait en
+courant vers le camp, tête basse, bousculant
+les rondes d’enfants qui tournoyaient dans les
+chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue,
+Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare
+à treize cordes. Il s’asseyait près d’elle, essoufflé,
+le cœur tressautant :</p>
+
+<p>— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? interrogeait-il
+lorsque les fils de cuivre cessaient de moduler
+leurs plaintes aigres.</p>
+
+<p>— Je me suis promenée.</p>
+
+<p>— Où es-tu allée ?</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que cela peut te faire ?</p>
+
+<p>Menue et sournoise, elle le défiait de ses
+yeux calmes et froids, où rien ne se lisait de
+l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre
+vaincu d’avance dans cette lutte inégale où
+son innocence même et sa simplicité faisaient
+le jeu de son adversaire. Devant cette petite
+fille qu’il eût aisément broyée entre ses doigts
+de géant, il restait penaud et muet, désespéré
+de son impuissance : à quoi lui servaient ses
+gros poings et ses biceps ?</p>
+
+<p>Farouche, il regardait les lignes d’écume
+lumineuse émerger de la nuit et mourir sur
+la plage ; les falots des sampans dansaient
+comme un vol de lucioles. Le feu de Can-Gio
+ouvrait son œil sanglant et fixe dans les ténèbres
+épandues sur la baie. La rumeur de la houle
+emplissait l’horizon ; des massifs effacés par
+l’ombre, descendaient les plaintes chuchotantes
+des bambous, et les vagues et le feuillage
+semblaient geindre avec le sauvage affligé.</p>
+
+<p>Cependant l’ironique chanson de la cithare
+égrenait ses notes railleuses. Maÿ reprenait
+sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa musique,
+heureuse aussi de la souffrance devinée
+à ses côtés, elle roucoulait à mi-voix, les paupières
+battantes et la gorge ondulante… Ah !
+l’écraser d’un coup de poing !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVII</h2>
+
+
+<p>La voix rauque de l’adjudant proféra des
+commandements et, quatre par quatre, les
+tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise.
+Ils défilèrent silencieux et farouches, dans les
+rues qui s’éveillaient ; les chiens errants jappaient
+sur les talons ; la hotte sur le dos, des
+sampaniers cheminaient en longue file sous les
+cocotiers inclinés : joyeux de leur pêche nocturne,
+ils saluèrent la colonne de lazzi égrillards.
+Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de
+jadis, ils se turent, redoutant d’avoir troublé
+quelque grave cérémonie militaire.</p>
+
+<p>Les chantiers du camp nouveau alignèrent
+au-dessus des talus envahis par l’herbe leurs
+charpentes inachevées, rongées par les termites,
+et leurs murs de torchis jaunissant. La clarté
+blême du petit jour aggravait la tristesse du
+terre-plein désert où gisaient dans le sable les
+bennes rouges des wagonnets, pareilles aux
+tronçons d’une coque échouée.</p>
+
+<p>Les tirailleurs détournèrent la tête : trop
+de souvenirs habitaient ces cases vides et ces
+hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les
+yeux : trop longtemps il avait poursuivi en
+vain l’ombre de l’Aïeul à travers le camp
+abandonné ; dans son cœur las, abreuvé de
+trop de chagrins, il n’y avait plus de place pour
+l’espoir ; l’absent tardait trop à revenir…
+Invinciblement, sa marche se ralentissait ;
+ses jambes semblaient le river au sol…</p>
+
+<p>— Avance, Hiên, avance : l’adjudant te
+regarde, dit son compagnon en le prenant par
+le bras.</p>
+
+<p>Le sabre court sonnait sur les pavés ; le
+désespéré fit un effort pour s’arracher à la
+torpeur qui le gagnait et trotta lourdement,
+comme un âne trop chargé.</p>
+
+<p>La compagnie pénétra dans la forêt ; les
+sections se dispersèrent. Hiên et Nho suivirent
+une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière
+les hautes fougères, le tyran disparut.</p>
+
+<p>Hiên écouta craquer les branches tombées
+que brisaient les pieds nus ; d’autres patrouilles,
+filant par des sentiers voisins, semblaient des
+hardes de sangliers froissant les feuilles mortes.
+De la brousse touffue montait le parfum iodé
+de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des
+bruyères teintées de rose, le relent fauve de
+l’eau croupie. Sur la terre grasse, que les pluies
+avaient ravagée, se tordaient les racines brunes,
+pareilles à des pythons monstrueux.</p>
+
+<p>La patrouille fit halte dans une clairière,
+au bord d’une mare obscure ; des arbres géants
+étendaient sur elle le dais de leurs branches
+enchevêtrées : banyans aux troncs enrubannés
+de lianes, tecks élancés et droits aux feuilles
+de carton terne, gommiers balafrés de coupures
+béantes qui distillaient la sève sirupeuse
+et blanche. Dans la boue piétinée par les chevreuils
+pointaient les tiges vert tendre des
+herbes naissantes.</p>
+
+<p>Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur
+déborda. Toutes ses peines vinrent à lui à la
+fois, au rappel des parfums familiers : l’exil,
+les tortures de l’initiation, les brèves minutes
+de joies évanouies, les épouvantes de chaque
+instant, les coups meurtrissant sa face douloureuse,
+et l’amour malheureux, et l’atroce
+jalousie… Il arracha de son épaule la bretelle
+du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et s’abattit
+dans le gazon trempé de rosée, la figure
+entre les mains. Il pleura, avec des hoquets et
+des râles qui retentissaient dans la clairière
+endormie.</p>
+
+<p>— Quelle misère ! gronda Nho. Et l’Aïeul
+qui ne revient pas !… Aïeul à deux galons,
+pourquoi nous as-tu abandonnés ?…</p>
+
+<p>Il s’exaspérait, hurlait à son tour.</p>
+
+<p>— Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble
+pas le malheureux qui crie sa peine aux esprits
+de la forêt… Laisse-le pleurer en paix !…</p>
+
+<p>Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en
+silence la déchirante lamentation qui tantôt
+retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte
+des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce
+comme une plainte d’enfant. Nho se rapprocha
+de Cang :</p>
+
+<p>— Maître sergent, dit-il, maître sergent, il
+faut écrire à l’Aïeul : il faut que l’Aïeul sache
+et qu’il revienne… Écris à l’Aïeul !…</p>
+
+<p>Cang hocha la tête :</p>
+
+<p>— Que lui dirai-je ?</p>
+
+<p>— Tu lui diras que nous souffrons…</p>
+
+<p>— C’est vrai, nous souffrons… Mais faudra-t-il
+lui dire que nous souffrons par la faute d’un
+Français ?… Pourra-t-il croire, lui qui est juste,
+lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté ?
+Ne me parlera-t-il pas ainsi : « Cang, tu es un
+mauvais sous-officier ; tu manques à ton devoir :
+tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et
+sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles
+accusations, parce que tu ne l’aimes
+point… Je sais, je sais que tes compatriotes ont
+ainsi dénoncé faussement des gradés parce
+que ceux-ci ne leur plaisaient pas. Cang, tu
+mens !… »</p>
+
+<p>— L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang
+puisse mentir !</p>
+
+<p>— Il me dira : « Réfléchis bien ! Tu prétends
+que l’adjudant vous insulte, qu’il lève son bâton
+sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute
+grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront
+contre lui, le châtieront : car de telles actions
+sont contraires aux lois françaises et aux règlements,
+et les chefs puniront sévèrement l’homme
+coupable d’avoir manqué aux lois et aux règlements.
+Les chefs haïssent la brutalité ; mais
+le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu
+as calomnié ton supérieur… »</p>
+
+<p>— L’Aïeul saura distinguer la vérité !</p>
+
+<p>— Il ne me croira point…</p>
+
+<p>— Il te croira !</p>
+
+<p>— Où lui adresserai-je ma lettre ?…</p>
+
+<p>— Après l’exercice, pendant la sieste, nous
+interrogerons les sampaniers… Nous monterons
+sur les jonques qui sont dans la baie des
+Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs
+d’Annam s’ils n’ont pas vu notre maître… Il
+faut que l’Aïeul sache !…</p>
+
+<p>Des coups de feu lointains s’espacèrent…
+Hiên se leva, blême et titubant, et suivit la
+patrouille qui se glissait dans la brousse.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Nho donna un dernier coup d’aviron : le
+canot vira dans l’eau dorée, vint se coller
+contre la coque couturée d’une jonque. Des
+sampaniers accoururent, se penchèrent sur le
+bordage, saisirent le vieux Cang par les aisselles,
+le hissèrent sur le pont où séchaient des queues
+de raies et des peaux de requins.</p>
+
+<p>Autour du terrien, que le tangage inquiétait,
+les hommes de la mer, leurs femmes hâlées et
+rieuses, leurs enfants nus et basanés firent
+cercle, se poussant du coude, grimpant sur les
+rouleaux de cordages et jusque dans les agrès.
+Tous à la fois, ils questionnaient le sergent ;
+des jonques voisines, rangées bord contre bord,
+d’autres curieux accouraient, avides de connaître
+le motif de cette visite inattendue :</p>
+
+<p>— Que veux-tu de nous, oncle sergent ?</p>
+
+<p>— Pourquoi es-tu venu sur notre barque ?</p>
+
+<p>— Que se passe-t-il ?</p>
+
+<p>Cang ne répondait rien, demeurant adossé
+à l’embrasure d’un panneau, déplorant en silence
+le manque total d’éducation dont faisaient preuve
+ces marins.</p>
+
+<p>Un vieillard le guida par la main, écarta du
+poing les indiscrets, fit asseoir son hôte sur une
+natte :</p>
+
+<p>— Apportez au grand mandarin du thé et
+du bétel ! commanda-t-il.</p>
+
+<p>Il prit place lui-même sur la natte en face du
+sergent, lui tendit une cigarette. Et Cang lui
+demanda :</p>
+
+<p>— N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu
+pas vu mon maître ?</p>
+
+<p>— Qui est ton maître ?</p>
+
+<p>— L’Aïeul à deux galons.</p>
+
+<p>— Ton maître est donc un vieil homme ?…</p>
+
+<p>— C’est un homme très jeune, qui a des yeux
+clairs et souriants, des moustaches tombantes
+et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches
+deux galons d’or. C’est un homme qui est bon
+avec les Annamites, qui leur parle avec une
+voix très douce, dans leur langue, qui donne
+des remèdes aux malades, aux petits enfants
+des sous et des caresses, qui sait lire dans nos
+livres et connaît nos légendes et nos poèmes…
+Il est instruit, il est sage comme un homme très
+âgé, et c’est pourquoi nous l’appelons notre
+Aïeul…</p>
+
+<p>— Dans quelle région se trouve-t-il ?</p>
+
+<p>— Il est parti par la grande route qui va de
+Saïgon à Hué, et, depuis son départ, nous
+n’avons pas eu de ses nouvelles… Quelqu’un
+des tiens l’a-t-il vu ?</p>
+
+<p>— L’Annam est immense ; les ports où sont
+armées nos jonques sont innombrables : les
+unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à
+Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres
+à Cam-Ranh… Mais nous sommes des gens
+de la côte et jamais aucun de nous ne se risque
+à remonter les torrents, à pénétrer dans la
+montagne…</p>
+
+<p>— Mais les montagnards viennent vendre
+les cardamomes aux villageois des plaines :
+peut-être un marchand, causant avec les tiens,
+a-t-il pu parler de mon maître ?…</p>
+
+<p>— Peut-être… Holà ! vous autres, ouvrez
+vos oreilles : quelqu’un d’entre vous a-t-il ouï
+parler d’un certain Aïeul à deux galons ?</p>
+
+<p>— Moi ! moi ! crièrent plusieurs voix.</p>
+
+<p>— Moi, je l’ai vu !</p>
+
+<p>Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança
+près de la natte et répéta :</p>
+
+<p>— J’ai vu l’Aïeul !</p>
+
+<p>Un soir, sur la place étroite d’un hameau
+perdu, à la lisière des bois profonds, il avait vu
+la foule des paysans et des bûcherons assemblée
+autour du banc où trônait un officier, un
+lieutenant. Cet officier, que les notables nommaient :
+« l’Aïeul à deux galons », narrait une
+histoire que les campagnards écoutaient, bouche
+bée ; des garçonnets et des fillettes jouaient à ses
+pieds ; un tirailleur à barbiche blanche allait
+et venait parmi les groupes…</p>
+
+<p>— C’est lui, dit Cang, c’est mon maître !</p>
+
+<p>Alors il fit aux sampaniers consternés le récit
+des souffrances endurées par leurs frères militaires ;
+il dit les humiliations et les outrages
+quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime
+des opprimés à la justice de l’absent…</p>
+
+<p>— Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais
+écrire à ton maître, ce soir, par l’écrivain public
+qui se tient au marché, une lettre qu’une de
+nos jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul,
+sera chargé de lui remettre ta plainte et lui
+répétera tes paroles…</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>— Relis maintenant ! dit Cang.</p>
+
+<p>L’écrivain public assura sur ses oreilles les
+tiges de ses besicles, prit la feuille à deux mains,
+l’approcha de la mèche charbonneuse du quinquet,
+et lut :</p>
+
+<p>« Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà
+trop tardé. Après ton départ, le joug a été replacé
+sur nos cous, plus lourd encore parce
+que le bouvier avait des rancunes à satisfaire…
+Le sous-lieutenant est bon, mais il ne voit
+rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car
+Pietro l’a persuadé que la race annamite était
+fourbe et dissimulée et que nous étions méchants
+entre les méchants.</p>
+
+<p>» Et l’adjudant est maintenant le maître
+incontesté. S’il se fût contenté, comme autrefois,
+de distribuer des jours de consigne, des
+injures et des coups de pied, nous eussions
+retrouvé, pour endurer le supplice, notre résignation
+d’autrefois ; on eût courbé l’échine
+et invoqué ton nom en silence… Mais il a fait
+pire : se souvenant que tu avais tiré une première
+fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné
+contre ton protégé. Du réveil à l’extinction
+des feux, il se complaît à le torturer, à l’abrutir,
+à l’épouvanter, de sorte que l’être simple
+est en train de retourner à ses ténèbres : peut-être
+reviendras-tu trop tard pour lui rendre
+une deuxième fois la lumière.</p>
+
+<p>» Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir
+osé t’écrire ces choses… Je sais que cela n’est
+point conforme à la discipline ; mais n’est-il
+pas permis au soldat qui a servi fidèlement
+pendant des années d’élever sa voix en faveur
+de ses frères d’armes malheureux ?</p>
+
+<p>» J’ai trente ans de services, Aïeul : pendant
+trente ans, des officiers français et des sous-officiers
+français m’ont commandé ; les uns
+étaient affables et doux comme toi ; d’autres
+étaient rigides et inaccessibles, mais tous
+étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs
+annamites obéissaient avec joie… Celui
+dont je te parle est injuste et cruel, et jamais
+je n’avais rencontré son pareil.</p>
+
+<p>» Nous plions encore devant lui : le jour est
+proche où le vase trop plein débordera de toutes
+parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront…</p>
+
+<p>» Hâte-toi, Aïeul à deux galons : tes petits-enfants
+crient vers toi et se lassent de n’être
+point entendus… Hâte-toi !… »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
+
+
+<p>Derrière les faisceaux de mousquetons que
+hérissaient les lames luisantes, la compagnie
+piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient
+où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes
+fusait vers l’azur du zénith la lumière jaune et
+dorée épandue sur le ciel et la terre.</p>
+
+<p>— Beau temps pour la revue ! confia Castel,
+épongeant ses joues rasées de frais, au fourrier
+rose et joufflu que le casque trop grand coiffait
+comme d’un abat-jour.</p>
+
+<p>— Vrai temps de Fête nationale ! Le soleil
+est républicain !</p>
+
+<p>— Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie.</p>
+
+<p>— Et pendant la route, donc !</p>
+
+<p>— Pourquoi ne partons-nous pas ? Qu’est-ce
+qu’on attend ? Le sous-lieutenant vient
+d’arriver : le voici qui cause avec Pietro sous la
+véranda de la grande case.</p>
+
+<p>— Tiens ! tiens ! pourquoi n’a-t-il pas mis
+de bottes ?</p>
+
+<p>— Bizarre !… Et le fougueux Barka est dans
+son box !</p>
+
+<p>— Qui est-ce donc qui va commander la compagnie ?</p>
+
+<p>— Hein ! mon vieux ! si le lieutenant était
+revenu sans crier gare !…</p>
+
+<p>— Va donc ! va donc ! ne te berce pas de
+cette illusion, mon bon Provençal !</p>
+
+<p>— En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille
+basse. Il était presque aimable tout à l’heure
+pendant le rassemblement. Il y a sûrement du
+nouveau qui se prépare. Psst ! Cang ! Tu n’as
+pas entendu parler du retour de l’Aïeul, par
+hasard ?</p>
+
+<p>Cang secoue la tête d’un air dubitatif :</p>
+
+<p>— Le bruit court que l’Aïeul est revenu ;
+mais personne n’en sait rien au juste. On avait
+annoncé son retour tant de fois déjà que personne
+n’y croit plus. J’ai questionné Hiên le
+Maboul : il ne sait rien ; il est à moitié fou et
+tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé
+de rôder autour de la maison du lieutenant : il
+est découragé. Bèp-Thoï n’a pas paru dans le
+village hier soir.</p>
+
+<p>— Dis donc, le sergent-major est peut-être
+renseigné : faufile-toi jusqu’à la chambre de
+détail. L’adjudant tourne le dos, justement :
+tu ne risques rien. Donne-moi ton mousqueton.</p>
+
+<p>Le fourrier trotta ; les franges jaunes des
+épaulettes de laine dansaient sur le dolman
+blanc ; il s’insinua entre les stores verts que
+décoraient des monstres garance, zébrés par
+les averses. La basse puissante du sergent-major
+émit des paroles inintelligibles, puis le
+casque démesuré du messager écarta les rideaux
+de rotins.</p>
+
+<p>— Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on
+se moque de lui, qu’on lui a déjà monté ce
+bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend
+plus.</p>
+
+<p>Ils se regardèrent, désappointés :</p>
+
+<p>— C’est idiot de faire courir des bruits pareils !
+grogna Castel. On s’emballe, on s’emballe, puis
+tout casse et l’on se retrouve forçat comme
+devant, mais le boulet est plus lourd.</p>
+
+<p>Des gamins essoufflés galopèrent devant la
+palissade, passèrent leurs museaux suants entre
+les bambous et crièrent à tue-tête :</p>
+
+<p>— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !</p>
+
+<p>Les femmes accroupies sous les écussons
+tricolores et les girandoles de la porte répétèrent :</p>
+
+<p>— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !</p>
+
+<p>La compagnie entière se rua vers la route,
+abandonnant les faisceaux, trépignant et glapissant :</p>
+
+<p>— Où est-il ?</p>
+
+<p>— Est-ce bien vrai ?</p>
+
+<p>— Comment savez-vous cela, petits frères ?</p>
+
+<p>— C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe
+sous la véranda et le vieux Bèp-Thoï étrillait le
+cheval.</p>
+
+<p>— Mais non ! il ne fumait pas.</p>
+
+<p>— Je te dis que si !</p>
+
+<p>— Je te dis que non !</p>
+
+<p>— Es-tu bien sûr de l’avoir vu ?</p>
+
+<p>— Si je suis sûr ?… Si je l’ai vu ?… J’allais
+me faufiler jusqu’au perron lorsque Bèp-Thoï
+a brandi son étrille vers moi : je me suis sauvé !…
+Tout le village connaît la nouvelle maintenant !</p>
+
+<p>— Le voilà ! le voilà !</p>
+
+<p>— Rassemblement ! hurlait l’adjudant.</p>
+
+<p>— Crie, mon garçon, égosille-toi ! murmurait
+le fourrier, emporté par le flot des petits soldats
+qui roulait sur la route…</p>
+
+<p>— Rassemblement !</p>
+
+<p>Au tournant du chemin, sous les frangipaniers,
+la robe luisante et la crinière hirsute d’Annibal
+apparurent, émergeant de la cohue des
+gamins loqueteux. Les jambières rouges galopèrent
+éperdument ; les gamins, braillant et
+pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus ; des
+mains noircies saisirent les rênes, maintinrent le
+petit cheval affolé, palpèrent les bottes éperonnées
+de bronze doré, la culotte de toile, le
+dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre
+d’or et les galons, le sabre à garde nickelée passé
+dans le porte-épée de la selle ; des lèvres baisèrent
+les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent
+l’Aïeul, le placèrent sur leurs épaules ;
+autour d’eux, les salaccos se heurtaient furieusement
+et les faces noires vociféraient :</p>
+
+<p>— Salut, vénérable Aïeul !</p>
+
+<p>— Salut, Aïeul à deux galons !</p>
+
+<p>— Pourquoi as-tu tant tardé ?</p>
+
+<p>— Reconnais-moi, Aïeul à deux galons : c’est
+moi, Phuc, l’élève caporal !</p>
+
+<p>— Te souviens-tu de ton serviteur ? Je suis
+Mao, le palefrenier !</p>
+
+<p>— Je te reconnais, mon ami.</p>
+
+<p>— Baisse la tête, Aïeul : les branches vont
+faire tomber ton casque !</p>
+
+<p>— Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma
+lettre ?</p>
+
+<p>— Je l’ai reçue, Cang ; ne te fais plus de bile,
+vieux brave : justice sera faite !</p>
+
+<p>— Nous avons abominablement souffert,
+maître.</p>
+
+<p>— Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés ?</p>
+
+<p>— Vois mes bras : ils sont bleus de coups de
+trique.</p>
+
+<p>— Hé ! les porteurs ! faites attention aux
+écussons de la porte !</p>
+
+<p>— Baisse la tête, Aïeul !</p>
+
+<p>— Aux faisceaux, bavards !</p>
+
+<p>En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en
+selle, et les tirailleurs frémissants furent alignés,
+l’arme au pied, derrière leurs chefs de section.
+Les deux officiers se serrèrent la main. La tête
+haute, les yeux fixes, les dents claquantes, les
+talons réunis, l’adjudant Pietro vit venir à lui
+le justicier.</p>
+
+<p>— Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt
+après la revue : j’ai à vous parler.</p>
+
+<p>— Oui… oui, mon lieutenant !</p>
+
+<p>Annibal défilait en piaffant devant la double
+haie des baïonnettes étincelantes et tout à coup
+la voix rauque de Hiên cria :</p>
+
+<p>— Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi !…
+voilà que la folie est revenue…</p>
+
+<p>— Viens chez moi tout à l’heure, petit frère :
+je te guérirai.</p>
+
+<p>Les salves de batteries ébranlaient les massifs
+qui s’empanachaient de fumée blanche ; les
+drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes
+et des palmes leur étamine tricolore. Les
+pentes vertes de la montagne, les flamboyants
+écarlates, la baie toute bleue où couraient des
+frissons d’argent, le ciel que ne souillait nulle
+tache et d’où pleuvait la lumière triomphante
+saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Les clairons embouchèrent leurs cuivres
+rutilants, gonflèrent leurs joues et soufflèrent.
+Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements
+de cuirs neufs. La compagnie développa
+les quatre anneaux de ses quatre sections ; les
+salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent
+des éclairs ; le village entier suivit sur les talons
+de la dernière file, pêcheurs brunis et couturés,
+costumés d’étoffes teintes au <i>cu-nao</i>, bûcherons
+maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur
+échine sur les troncs abattus, notables enturbannés
+de blanc et solennels dans leurs tuniques
+flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne
+balançant dans leurs doigts chargés de bagues
+des cannes à pommes d’or, femmes de tirailleurs
+trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots
+barbouillés de vermillon, Chinois en veste
+lilas, en pantalons de soie blanche ficelés au-dessus
+des babouches à semelles de feutre, gamins
+farceurs vêtus chichement d’une culotte sans
+fond et d’une amulette dansant au bout d’un
+cordon.</p>
+
+<p>Devant le portail du télégraphe anglais, que
+des bougainvillias violets encadraient, cinq ou
+six grands garçons blonds et roses levèrent leurs
+casques plats à <i>puggaree</i> tissé de fils d’or.</p>
+
+<p>— Bonjour, lieut’nant !</p>
+
+<p>— Bonjour, monsieur White ! Bonjour, monsieur
+Beattie !…</p>
+
+<p>Le pilote haut sur jambes et bourru qui
+savourait son manille devant un mur où serpentaient
+des dragons émaillés salua de la main le
+jeune camarade revenu de la brousse. Sous les
+vérandas à grillages verts, des peignoirs bleus
+esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens
+du Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux
+foncés et dépoitraillés, abandonnèrent les
+tables de marbre rondes que les verres d’absinthe
+tachaient de vert trouble, pour serrer
+dans leurs grosses pattes velues la main gantée :</p>
+
+<p>— Bonne promenade, hein ?</p>
+
+<p>— Merci ! bon apéritif !</p>
+
+<p>— On vous attend pour le prendre, hein ?
+On va dire à la patronne de le faire chauffer, <i>té</i> !</p>
+
+<p>L’élégant comptable étalait complaisamment,
+sous les tritons qui surmontaient la porte du
+Sanatorium, son smoking de toile à revers de
+soie crème, son plastron de « zéphir » saumon
+et ses escarpins vernis. Ce mulâtre, « intellectuel »
+que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait
+nanti de brevets douteux et que les lois de
+la métropole bienveillante avaient dispensé de
+tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu,
+antimilitariste. Au passage de la « brute
+galonnée », du « buveur de sang », qui chevauchait
+à la tête d’une cohorte de soudards, il eut
+une moue méprisante. Elle s’effaça de son visage
+comme l’ombre d’un nuage sur une mare : Hiên
+le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la
+menace dans les yeux fous du tirailleur et recula
+d’un pas : il se cogna au tronc moussu d’un lilas
+du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert
+tendre le smoking immaculé.</p>
+
+<p>Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit
+à pieds joints dans une flaque d’eau : la boue
+liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse ;
+des larmes hideuses constellèrent le pantalon
+raide, amoureusement repassé, la ceinture de
+toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve,
+le plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine.</p>
+
+<p>Le garçonnet s’esquivait ; les rires narquois
+des congaï, des Chinois hilares, des sampaniers
+ricaneurs insultèrent à la douleur de la victime :
+car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il
+désigne du nom injurieux de <i>chà-và</i> (nègre).</p>
+
+<p>Le comptable maudit ces braillards imbéciles
+dont le goût pour les cérémonies militaires lui
+valait une douche d’eau boueuse. Il disparut,
+poursuivi par les huées.</p>
+
+<p>Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir
+ses congénères attelés, deux par deux, aux victorias
+qui stationnaient devant le perron de
+l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées
+par le clairon à leurs tas de sable, accoururent
+de toute la vitesse de leurs maigres
+jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des
+bancs verts, elles dansèrent de joie et leurs voix
+pointues chantèrent avec les cuivres rugissants
+les vieux refrains nationaux.</p>
+
+<p>La route cessait de courir en bordure de la
+plage, s’enfonçait entre deux haies de lauriers-roses
+et de cactus que dominaient les toits sombres
+des villas et les pentes raides de la montagne
+proche. Les basses branches des tamariniers formaient
+une voûte épaisse où se répercuta la clameur
+joyeuse de la foule. Un nouveau contingent
+de Chinois et de congaï accourus du marché
+grossit la colonne.</p>
+
+<p>On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de
+fer forgé, les façades roses des bâtiments militaires
+ouvraient leurs larges baies : bâtiments du
+Commissariat noyés dans l’ombre violette des
+jaquiers ; Direction d’artillerie, où des piles de
+traverses peintes au minium gisaient dans des
+massifs d’iris ; casernes d’artillerie, où chantaient
+des trompettes nasillardes ; casernes d’infanterie
+que revêtait encore la hideuse carapace des échafaudages.</p>
+
+<p>Les serre-files coururent, pourchassèrent les
+gamins ; les sections se formèrent en ligne les
+unes derrière les autres et la compagnie ainsi
+massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée
+que bordait la forêt ombreuse. Les officiers d’artillerie
+campés sur leurs mulets massifs abaissèrent,
+pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs
+lattes courbes ; derrière eux, les conducteurs
+indigènes firent des signes d’amitié à leurs camarades
+tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale,
+joignant les mains sur les croisières de
+leurs baïonnettes, louèrent la tenue de la petite
+troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et
+s’alignait sans bruit.</p>
+
+<p>En face de la haie des baïonnettes, l’autre
+lisière se garnissait de casques blancs, de robes
+claires, de tuniques flottantes et pâles, de chapeaux
+coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes.
+Les trompettes fredonnèrent des notes pleurardes,
+les clairons chantèrent allègrement ; un
+officier galopa dans le sable que les sabots de son
+mulet puissant firent jaillir en gerbes d’étincelles ;
+il leva son sabre et cria des commandements.</p>
+
+<p>Un colonel passa au trot, puis se posta près
+des tribunes, et devant lui défilèrent les petits
+canons poussiéreux, les pesants fantassins et les
+tirailleurs alertes et sautillants. La revue était
+achevée.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>— Rentrez dans votre chambre et n’en sortez
+plus. Le sergent-major assurera votre service,
+en attendant que le chef de corps envoie des
+ordres. Je vous préviens que je compte lui
+adresser une lettre le mettant au courant des
+faits et demandant votre renvoi à Saïgon.</p>
+
+<p>Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour
+et gagna la porte. Les tirailleurs, qui décrassaient
+leurs mousquetons sous la véranda, le
+virent passer, blême et effaré, et connurent que
+son règne était fini.</p>
+
+<p>Dans la chambre de détail que tapissaient les
+contrôles nominatifs, les synoptiques et les tableaux
+de service, les deux officiers restaient seuls.</p>
+
+<p>— A quoi songez-vous ? demanda l’Aïeul au
+sous-lieutenant.</p>
+
+<p>— Je songe à tout ce mal que j’ignorais et
+que j’aurais pu empêcher.</p>
+
+<p>— Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes
+tout jeune, vous sortez à peine de l’École, j’aurais
+dû vous avertir. Pietro, frappant du talon
+et tendant le jarret, vous a convaincu aisément
+de ses vertus militaires. Vous n’avez pu deviner
+l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de
+« parfait adjudant » ; vous avez eu confiance
+en lui, vous vous êtes reposé sur lui du soin de
+maintenir la discipline intérieure ; vous savez
+maintenant comment cette brute a manié le
+sceptre que vous lui laissiez. Vous connaîtrez,
+quelque jour, le tort immense que font à l’armée
+ces soi-disant « bons serviteurs » que nos troupiers
+désignent de cette appellation caractéristique :
+« chiens de quartier ».</p>
+
+<p>— J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû,
+comme vous, me rapprocher du tirailleur, lui
+inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette
+fois encore, j’ai été abusé : tant de livres
+affirment que l’Annamite est impénétrable,
+tant de fois Pietro m’a répété : « Ces gens-là,
+on ne sait jamais ce qu’ils ont dans le ventre !… »
+J’ai fini par me laisser persuader. J’ai cru avec
+tout le monde que l’Annamite était menteur
+et dissimulé.</p>
+
+<p>— Il l’était vraiment pour vous. La ruse est
+l’arme des faibles : l’Annamite est faible et
+méfiant. Ses mandarins l’écrasaient ; les conquérants
+n’ont pas réussi encore à le convaincre
+de sa délivrance, parce qu’il s’est trouvé chez
+les conquérants des hommes comme Pietro qui
+ont remis en vigueur les procédés d’administration
+des mandarins. Il continue à ruser, mal
+guéri de sa méfiance séculaire ; il refuse de
+livrer son âme, que masquent son visage impassible
+devant le cadeau comme devant l’outrage,
+ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre
+et se réjouit suivant l’heure, comme un animal
+raisonnable, comme nous. Efforcez-vous de
+l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste,
+et son âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses
+prétendus secrets. Vous découvrirez ce que j’ai
+découvert, que l’Annamite est un enfant timide
+et bon, un peu craintif, mais qui ne demande
+qu’à se laisser apprivoiser. Vous serez le père
+de cet enfant.</p>
+
+<p>— Ou son Aïeul !</p>
+
+<p>— Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant.
+Allons déjeuner : la revue m’a creusé terriblement.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe
+raide la tasse de café, la pipe, le pot à tabac où
+sont taillés dans le bambou des mendiants grimaçants
+et des bonzes difformes. Hiên le Maboul
+s’est agenouillé près de l’Aïeul, a posé sa tête
+sur le genou du maître et parle d’une voix
+étouffée et rauque :</p>
+
+<p>— Tu as trop tardé ! tu as trop tardé !… La
+folie est rentrée en moi. Je me suis débattu, j’ai
+lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là
+pour me garder et m’encourager, et je t’ai
+cherché en vain… La folie est rentrée dans mon
+âme que la terreur habitait, dans mon corps
+déchiré par les coups de bâton : je suis fou !…</p>
+
+<p>— Calme-toi ! dit l’Aïeul. Ta tête est encore
+faible et la frayeur l’a troublée. L’adjudant va
+s’en aller et, dans quelques jours, tu seras aussi
+gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté
+qu’avant mon départ.</p>
+
+<p>— Oui ! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux
+guérir ! Déjà tes paroles me font du bien. Mais
+ce n’est point la peur seule qui me rend fou…</p>
+
+<p>— Dis-moi toute ta peine, petit frère.</p>
+
+<p>— Je n’ose…</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que tu crains ? ne suis-je pas ton
+Aïeul ?</p>
+
+<p>— Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur
+et joue avec, comme le chat joue avec le moineau !
+Et je souffre parce que je l’aime, et,
+chaque jour, je perds davantage la tête. Je
+suis jaloux !… Loin de Maÿ, je suis inquiet, je
+redoute des choses hideuses ; et je cours vers
+elle. Près de Maÿ, je ne suis pas heureux : elle
+répond à mes questions par des railleries, par
+des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable ;
+mes paroles d’amour provoquent son
+rire méchant ; mes menaces lui font hausser
+les épaules… Alors des soupçons me viennent,
+que je ne puis dire, même à toi, vénérable Aïeul,
+et, pour en finir avec la torture, je suis tenté de
+tuer le bourreau.</p>
+
+<p>— Voilà qui est plus grave !… Encore faudrait-il,
+avant de méditer des mesures aussi
+radicales, qu’un indice quelconque fût venu te
+dénoncer la trahison. As-tu surpris quelque
+chose ?</p>
+
+<p>— Non !… je ne sais pas… je soupçonne…</p>
+
+<p>— C’est parfait : tu es un imbécile !… Ta
+pauvre cervelle est peuplée de fantômes grotesques
+et de monstres ridicules, qu’elle a créés
+de toutes pièces et devant qui tu trembles. Tu
+es un imbécile !</p>
+
+<p>— C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï,
+déposant sur la table une boîte de cigares.
+Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis
+vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses
+qu’elle cache aux jeunes hommes. Tout à l’heure,
+en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il était
+un imbécile de se mettre en tête de pareilles
+bourdes. Il m’a regardé de travers et j’ai bien
+vu qu’il était irrité contre moi : les jeunes gens
+d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment
+les discours utiles des anciens.</p>
+
+<p>— Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages
+paroles de Bèp-Thoï ? continue l’Aïeul. Il a dit
+vrai : tout le mal vient de ton imagination. Ne
+te figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir
+de ce mal : tous les hommes que le désir d’une
+femme affole sont, comme toi, torturés de
+soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le
+remède est aisé à trouver, et, dans le cas présent,
+nous ne tarderons guère à l’appliquer :
+c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire
+réglée ; dans un mois, le fol amoureux se transformera
+subitement en un mari épanoui et satisfait,
+soucieux uniquement, en rentrant au logis, de
+ne point sentir l’odeur du riz brûlé qui empeste
+fâcheusement la case, un mari comme tous les
+maris, sûr de lui-même et d’autrui… Lève-toi,
+Hiên ; jure-moi que tu surveilleras ton imagination,
+que tu n’écouteras plus ses calembredaines,
+que tu ne seras plus jaloux enfin, ni
+fou.</p>
+
+<p>— J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai.</p>
+
+<p>— Tâche de ne pas oublier ta promesse…
+Quelle heure est-il, Bèp-Thoï ?</p>
+
+<p>Le vieux tirailleur considère attentivement
+le cadran d’une formidable montre de nickel,
+extirpée de sa ceinture :</p>
+
+<p>— Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il,
+après mûr examen de l’unique aiguille noire
+qui a survécu par miracle, malgré les longues
+années de service de l’instrument.</p>
+
+<p>Cette approximation paraît insuffisante à
+l’Aïeul qui allonge le bras vers le dolman accroché
+au dossier d’une chaise :</p>
+
+<p>— Il est trois heures moins le quart. Impossible
+de faire la sieste maintenant. Allons voir
+la fête.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Au bord de la plage, où grouillent les turbans
+noirs, les mouchoirs roses, les crânes tondus et
+couronnés de tresses huileuses, les voix suraiguës
+des enfants en liesse couvrent le chant de
+l’écume et des galets. Un mât horizontal, lisse
+et bien savonné, que des cordes amarrent aux
+planches de l’appontement, s’allonge au-dessus
+de l’eau profonde. Un adolescent nu et râblé
+s’avance à pas hésitants sur la poutre branlante
+et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés
+vers le drapeau dont la hampe est plantée dans
+un anneau de fer, au bout du mât. Il s’efforce
+de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit sous
+ses pieds, mais elle attire invinciblement son
+regard, le fascine, une seconde, et, pendant
+qu’il s’évertue à garder son équilibre, balançant
+les paumes et creusant les reins, la clameur de
+la foule pronostique déjà sa chute inévitable.
+Il chancelle, tombe avec un juron, et la vague
+se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau
+salée par le nez et la bouche, vomissant des
+injures indistinctes en réponse aux huées de la
+populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement
+vers le drapeau qui flotte, ironique.</p>
+
+<p>Des nageurs s’époumonnent à poursuivre
+d’insaisissables canards, qui tantôt plongent,
+montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt
+filent au ras des vagues, battant des ailes et
+ramant des pattes. Des nacelles de rotin tressé
+et calfaté se rangent en ligne ; la pagaye aux
+mains, penché en avant, l’unique rameur guette
+les gestes du fonctionnaire français qui lève son
+mouchoir. Le mouchoir s’abaisse : les palettes
+des pagayes trouent l’eau et les petites barques
+s’éloignent, à bonds furieux, vers la bouée tricolore
+qui marque le but. Plus d’un concurrent
+maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque
+embardée trop hardie.</p>
+
+<p>L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent
+des algues sèches, considère en fumant sa pipe
+les ébats des jouteurs, et les cimiers scintillants
+des salaccos formant derrière lui une haie
+compacte. Il songe que les affiches municipales
+de France promettent pour le 14 juillet des
+réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme
+des indigènes lui remet en mémoire
+la joie bon enfant du populaire français. Les
+accordéons des bals publics, les orgues des chevaux
+de bois nasillent à ses oreilles qui se souviennent.
+Mais son âme claire et bien portante
+ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la
+patrie absente. La Cochinchine, terre d’exil,
+lui paraît infiniment préférable à la « douce »
+France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade,
+des rues étroites, pavées de cailloux inégaux et
+noirs, bordées de hautes façades mélancoliques,
+des trottoirs suintants où déambulent des gens
+hideux, bouffis, mal bâtis, des gens dont les
+yeux crient l’envie et l’ennui ; et il se réjouit
+du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés
+et bousculés par la populace remuante et braillarde,
+ont pris place sur la banquette d’un restaurateur.
+Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes
+de vermicelle au gingembre, vidé un nombre
+incalculable de tasses de thé et bu plusieurs
+petits verres de <i>choum-choum</i>. Le jeune tirailleur
+boit sans entrain, cherche à s’étourdir, à se
+persuader qu’il lui sera facile de tenir ses promesses
+de sagesse ; l’ancien, que des mois passés
+dans la brousse et la chaleur de l’après-midi
+ont altéré, tarit son verre sans y penser et,
+l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe
+et abonde en réminiscences. Ce « Quatorze
+juillet » lui rappelle beaucoup d’autres fêtes
+pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister :</p>
+
+<p>— Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu
+ne soupçonnes même pas, que tu ne verras
+jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux
+à médailles, montions la garde au Champ-de-Mars,
+à l’Exposition, à Paris, en France. La
+consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait
+de gros hommes en noir qui fumaient des
+cigares. Jamais je n’osais parler à ces beaux
+messieurs, qui ressemblaient à des mandarins ;
+mais, plus loin, ils rencontraient de hauts tirailleurs
+nègres qui n’avaient pas peur comme moi.
+Ces grands diables attrapaient les cigares, les
+jetaient par terre et marchaient dessus… Tout
+ça, c’est des souvenirs comme peu de gens en
+ont : tu comprends, après cela, que des pitreries
+comme celle-ci me laissent froid. J’ai vu
+mieux… Hein, qu’en dis-tu ?… Tu ne m’écoutes
+pas, mon garçon ?</p>
+
+<p>Mécontent, le vieux grognard réclame du
+débitant une nouvelle rasade. La tasse aux
+doigts, il grogne interminablement :</p>
+
+<p>— J’avais raison tout à l’heure de dire à
+l’Aïeul que la jeunesse d’aujourd’hui méprisait
+les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même
+point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux
+dont les aînés peuvent régaler ses
+oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche
+la langue, ce polichinelle me tourne
+presque le dos et s’intéresse aux ébats de quelques
+hurluberlus qui se donnent du mal pour
+faire du bruit. Que diable peut-il apercevoir
+de si absorbant ? Des gamins qui tombent dans
+l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent :
+en voilà assez pour faire rouler à ce grand niais
+des prunelles ahuries et inquiètes… Tiens, voilà
+Maÿ. Mâtin ! la magnifique tunique noire et
+qui commence à se tendre agréablement sur le
+devant !… Le derrière n’est pas mal non plus :
+ça gonfle et ça remue !… Allons ! un coup de
+reins et une œillade pour l’Aïeul !… Il ne te voit
+pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en fiche. Un
+sourire au beau jeune homme couleur kaki, en
+smoking à revers !… Il rend à la main, celui-là…
+Ouvre l’œil, Hiên !… Il l’ouvre, le gaillard, et
+de manière inquiétante… Eh ! petit frère, tu
+as l’air de souffrir ! Ça ne va pas ?</p>
+
+<p>Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui
+souffle de l’estuaire et lui apporte les relents
+de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ
+balaye jusqu’au souvenir de ses promesses. La
+tête lui fait mal, et le cœur. Devant ses yeux
+égarés, tout flageole, se brouille et s’efface ;
+à ses oreilles, la rumeur populaire ne parvient
+plus. La jalousie l’étreint ; il souffre en
+silence.</p>
+
+<p>— L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï ;
+te voilà gris dès le second verre !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIX</h2>
+
+
+<p>Les travaux reprirent… De nouveau, les
+chansons et les marteaux des charpentiers sonnèrent
+sous les hangars étayés. La fourmilière
+des bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait
+dans la forêt noircissante. Les couvreurs
+découpèrent au-dessus des toits leurs silhouettes
+de singes babillards et brandissant des gerbes
+de paille. De nouveau, les bois durs gémirent
+sous la dent des scies, sous le tranchant des
+haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs
+muscles compacts aux tarières brutales. Les
+manœuvres pataugèrent bruyamment dans la
+fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque
+des buffles enlizés et répondant par des
+rires aux allocutions joyeuses que leur adressait
+leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs
+badauds et bavards s’accroupirent en
+files sur les talus du chemin.</p>
+
+<p>Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails
+retrouvèrent leur brillant d’acier neuf, étincelèrent
+entre les épis jaunes. Le marécage recula
+encore, envahi par le sable écroulé des bennes.</p>
+
+<p>La joie affermissait les bras et les épaules
+lasses, rafraîchissait les poitrines ruisselantes
+de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les
+rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers,
+maçons, bûcherons, couvreurs conservaient
+assez de souffle pour enchanter leur
+tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire.</p>
+
+<p>Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain
+de jadis. L’idée fixe, établie dans son cerveau,
+n’accordait plus au misérable amoureux une
+minute de relâche ; elle creusait ses joues
+flasques, enfonçait ses yeux sombres sous les
+arcades osseuses, secouait comme d’un frisson
+de fièvre ses mains noires où bleuissaient les
+veines saillantes. La tête basse, raidissant ses
+bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait
+point les harangues véhémentes de Nho.</p>
+
+<p>— Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement ?
+Que te manque-t-il encore pour être heureux ?
+L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne
+s’en irait plus désormais ; l’adjudant Pietro
+nous a quittés sans espoir de retour ; les travaux
+ont repris. Nous sommes tous gais comme des
+pinsons ; toi seul es triste. Qu’as-tu enfin ? Es-tu
+malade ?</p>
+
+<p>— Je ne suis pas malade, disait Hiên entre
+ses dents.</p>
+
+<p>— Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris,
+tu as une mine de papier mâché et de drôles
+d’yeux : ils ont toujours l’air d’apercevoir
+quelque chose que nous autres ne voyons pas.
+Avec qui causes-tu tout bas ? Est-ce avec les
+esprits ?</p>
+
+<p>— Peut-être !</p>
+
+<p>— Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse : elle
+te délivrera des mauvais esprits.</p>
+
+<p>— Laisse-moi ! laisse-moi !</p>
+
+<p>— Il y a des gens qui passent leur temps
+à se rendre malheureux eux-mêmes, grognait
+l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les
+voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger
+le cœur ?… Diable de Maboul !</p>
+
+<p>Tandis que ses camarades raclaient à grands
+coups la benne retentissante, l’halluciné s’accroupissait
+sur les talons, la tête enfouie dans
+les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter
+à ses oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant
+dans le petit visage pâle qui se dessinait
+devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient
+pour des révélations horribles :</p>
+
+<p>— Regarde-moi, Hiên ! Pendant que tu t’échinais
+à pousser ton wagon, le jeune homme
+à casque plat est venu rôder près de la palissade.
+Il m’a fait un signe ; je l’ai suivi jusqu’à
+la maison rose que recouvrent les bancouliers.
+J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma
+ceinture de soie verte, et ses mains ont pétri
+mon corps brun et ferme, mes seins frémissants.
+Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les
+sonner, individu idiot !…</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>— Viens ici, Hiên ! cria l’Aïeul, un jour que
+le tirailleur rêvait ainsi sur le remblai. Je vais
+t’apprendre une nouvelle qui te ravira certainement.
+Le colonel t’octroie une permission de
+huit jours, sur ma demande : tu as besoin de
+changer d’air et de changer d’idées. Va dans ton
+village, parle avec la mer et la forêt ; écoute-les :
+elles savent les paroles qui guérissent les
+cœurs malades, elles auront pitié de toi qu’elles
+ont vu naître et grandir, qui connais leur langage.
+Tu guériras. Va, petit frère !…</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé
+ses clairières. Au flanc des bambous
+noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des
+pousses nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues.
+Les jeunes roseaux que Phâm-vân-Hiên
+avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines
+tendres ; l’herbe drue avait submergé la pierre
+plate dont il faisait jadis son oreiller. Aux troncs
+des banyans, des lianes étaient mortes, lasses
+de l’attente ; d’autres avaient tapissé l’écorce
+de leurs feuilles vernies, de leurs fleurs étoilées.
+Des plaies fraîches saignaient sur les fûts pâles
+des gommiers.</p>
+
+<p>Mais la forêt se souvenait : ses mille voix chuchotaient
+les refrains d’autrefois sur le même
+ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade
+raillant les roches éplorées dans leurs cheveux
+de mousse, le babil mystérieux des roseaux rapprochant
+leurs têtes nuageuses, le ronflement
+des crapauds-buffles hissés sur les racines
+boueuses des palétuviers, l’appel rythmé des
+huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce
+des tourterelles, le gémissement des singes batailleurs.</p>
+
+<p>— Je n’ai point changé, semblait dire la forêt,
+reste avec moi, âme inquiète, reste avec moi…
+Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les
+cailloux du chemin ont ensanglantés ; allonge
+sur mon herbe molle ton corps brisé de fatigue.
+Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre brûle ;
+l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la
+pourpre de mes crépuscules chasseront de tes
+prunelles extasiées les visions malsaines ; j’emplirai
+tes oreilles de mon chant innombrable…
+Reste avec moi, pauvre âme affligée. Redeviens
+mon enfant sauvage et instinctif, primitif et
+inconscient. La sagesse est dans la contemplation
+de la nature. Regarde-moi, écoute-moi
+vivre. Entends-tu ? une loutre a bondi hors
+des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se
+plisse de courtes vagues. Reconnais-tu le cri saccadé
+du gecko, dont les griffes égratignent la
+branche du teck ? Entre les buissons froissés un
+sanglier fuit, le groin levé, flairant la brise qui
+lui apporta l’inquiétude. Un craquement d’os :
+un chat-tigre plante ses incisives acérées dans
+l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre,
+roi des marais, erre dans la brousse qu’épouvante
+son aboiement enroué. Écoute-moi vivre, reste
+avec moi !…</p>
+
+<p>Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la
+journée, Hiên l’écoutait, assis dans la clairière
+où, tout enfant et adolescent, il tailladait les
+bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues,
+il entendait la voix grondante de la mer qui
+l’invitait de même à la sagesse :</p>
+
+<p>— Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends
+d’eux à vivre sans autre amour au cœur que
+l’amour de mon visage éternellement changeant,
+éternellement pareil. Installés autour de la voile
+qu’ils ont déroulée sur le sable de la plage, ils
+tordent les cordages de rotin que mes vagues
+ont rompus d’un coup d’épaule, remplacent par
+un bambou neuf la vergue que mes tarets ont
+rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont
+la civilisation n’a point déformé le cerveau
+et compliqué la pensée. Après la rude journée
+de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé
+et mon hymne inlassable bercera leur sommeil
+sans rêves. Viens à moi, pauvre être qui as voulu
+connaître la vie et qui as souffert par elle, viens
+à moi : je te donnerai la paix profonde que je
+dispense à mes amoureux, la paix profonde
+que recèlent les flancs transparents de mes
+houles, la paix profonde dont jouissent éternellement
+les noyés, allongés sur le fin gravier
+de mes abîmes…</p>
+
+<p>La nuit descendait sur les vagues frangées
+d’écume crépitante, chassant Hiên le Maboul de
+la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre
+les bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées
+les ruelles bordées de bambous où séchaient les
+filets. Derrière les jarres de grès brun que remplissait
+la saumure, les enfants et les jeunes
+filles le regardaient, les uns moqueurs et ricaneurs,
+les autres pitoyables à la peine devinée
+sur le visage osseux. Dans la hutte minable que
+secouait le vent, il s’accroupissait sur le lit de
+camp, où prenaient place le père et la mère,
+ridés, ratatinés et bavards.</p>
+
+<p>— Te voilà mis comme un mendiant ! grognait
+le père. La boue a souillé ton pantalon et
+tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban…
+Tu n’as guère changé !</p>
+
+<p>Et les mains noires du vieux tremblaient sur
+les baguettes, nettoyant activement la soucoupe
+de riz.</p>
+
+<p>Des notables entraient, buvaient une tasse
+de thé, considéraient le tirailleur.</p>
+
+<p>— Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils,
+mais il n’est pas devenu plus gai. Il semble qu’un
+chagrin le travaille.</p>
+
+<p>— Laissez donc ! disait la mère, petite vieille
+criarde ; il a toujours ses yeux de toqué, voilà
+tout.</p>
+
+<p>Les notables hochaient la tête.</p>
+
+<p>— La ville ne te vaut rien, disait le maître
+d’école. Tu es un enfant de la brousse : hâte-toi
+de revenir vers la brousse. Ne laisse point les
+femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des
+années, mon fils est parti comme toi et je ne l’ai
+jamais revu. Des sampaniers m’ont dit qu’une fille
+lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle.
+Le maître d’école de Baria l’a vu, creusant un
+fossé, dans une rue de Saïgon, sous le rotin des
+miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort,
+peut-être, maintenant… Prends garde, toi aussi ;
+méfie-toi des sortilèges. Veille sur ton cœur !</p>
+
+<p>Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait
+seul sur le lit de camp, la nuque appuyée à
+l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la
+mer proche lui parlaient avec le vent qui faisait
+danser les images saintes sur les panneaux de
+papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air
+froid, qui soufflait entre les planches disjointes :
+il se crut guéri et fort.</p>
+
+<p>— Je reviendrai vers vous, promettait-il au
+ressac, aux ramures bruissantes, aux chouettes
+hululantes. Dans quelques mois, je serai libre,
+et, durant ces quelques mois, votre souvenir et
+l’Aïeul me sauveront de la folie. Vous me reverrez
+joyeux et le cœur en paix. Je serai le bûcheron
+qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux,
+qui aspire de ses poumons rajeunis le parfum
+des feuilles humides. Je serai le pêcheur campé
+sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants,
+le pilote qui pèse sur le cordage de rotin
+tressé et manie du talon la barre du gouvernail
+taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à
+toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant
+des choses humaines…</p>
+
+<p>Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait
+sur la natte où couraient les cancrelats affairés
+et cuirassés d’acier bruni, décrochait la hachette
+à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume
+la poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en
+bois de camphrier ses vieilles hardes déchirées
+et rapiécées qui fleuraient le bétel et la bruyère.
+La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre
+de larges taches noires ; les algues sèches la verdissaient ;
+la sève des gommiers lustrait les
+manches que les palmiers d’eau avaient griffées.
+Au fond de la caisse, dormait le vieux chapeau
+conique en feuilles de latanier, délavé par la
+rosée et les pluies, crevé par les branches basses.</p>
+
+<p>Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers
+le coffre en bois de camphrier, remuait les
+reliques et les senteurs de son passé et se persuadait
+de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint
+à lui : Hiên lâcha le couvercle, qui se referma sur
+les guenilles affaissées et mortes, et serra les
+poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue,
+la hanche en l’air, à côté de l’ennemi… La vision
+s’envolait aussitôt, brève comme un éclair et,
+comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau
+du malheureux, dans ses tempes, dans ses
+oreilles, le sang bourdonna. Il connut qu’il
+n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en
+geignant. Vainement l’appelèrent le vent, la
+houle, les arbres désespérés.</p>
+
+<p>A l’aube, il retourna vers la ville.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XX</h2>
+
+
+<p>— Guéris-moi, vieille mère ! gémit Hiên le
+Maboul.</p>
+
+<p>— Guéris-le, répéta l’Aïeul. Il t’a dit son
+mal : son âme et son corps souffrent.</p>
+
+<p>Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet :
+la flamme dansa ; les dorures des bouddhas enfumés
+s’avivèrent ; dans le visage osseux et desséché
+de la vieille femme, les yeux s’illuminèrent
+entre les paupières plissées. Les mains déformées
+se joignirent sur la poitrine drapée d’étoffe
+blanche, les lèvres incolores murmurèrent des
+invocations incompréhensibles. Au dehors, la
+nuit se peuplait de lucioles errantes qui chatoyaient
+entre les fûts vagues des cocotiers.</p>
+
+<p>La guérisseuse parla :</p>
+
+<p>— Aïeul à deux galons, je ne puis oublier
+que tu as fait rebâtir ma case détruite par l’incendie,
+que tu m’as protégée contre les bandits
+qui m’accusaient de sorcellerie et voulaient me
+bannir du village. Je ne puis oublier que je t’ai
+veillé aux heures de fièvre et que tu m’as permis
+de t’aimer comme un fils. Je soignerai ton
+serviteur comme je t’ai soigné. Les mauvais
+esprits sont en lui : je vais essayer de les chasser.</p>
+
+<p>Devant la table haute et étroite où se dressaient,
+parmi les chandeliers de bois et les fleurs
+de lotus, le panneau sacré de teck incrusté, Hiên
+le Maboul s’agenouilla et se prosterna, les coudes
+et le front contre terre, les mains réunies en
+coupe sur la nuque ; trois fois il se prosterna,
+puis s’immobilisa dans la poussière. Les baguettes
+d’encens fumaient, le bronze tintait sous les coups
+répétés du marteau de bois, les lèvres pâles de Thi-Teu
+prononçaient avec volubilité des formules
+d’incantation. L’Aïeul pensif s’éloignait entre les
+cocotiers. Les baguettes d’encens s’éteignirent,
+la mélopée s’acheva. Hiên soupira, se leva :</p>
+
+<p>— Tes prières sont inutiles, vieille mère : le
+mal ne m’a point quitté.</p>
+
+<p>— Je ne puis rien faire de plus ; ma science
+est impuissante. Je puis chasser la fièvre du
+front ardent, rendre la souplesse aux membres
+engourdis par les rhumatismes, je connais les
+herbes qui cicatrisent les plaies, je connais les
+paroles qui rendent le calme aux ensorcelés ;
+mais comment pourrais-je donner le bonheur
+aux affligés ? Est-il en mon pouvoir de rendre
+sa richesse à l’homme ruiné ? à l’amoureux le
+cœur que la femme lui a volé ? Sache que la
+douleur est inévitable et universelle. Tu as vécu,
+sans doute, dans l’ignorance de la vie, sans
+entendre le cri de l’humanité misérable. Tu n’es
+pas heureux, dis-tu ? Va-t’en et dénombre sur
+ton chemin les cœurs satisfaits et tranquilles,
+les gens heureux !… Ton maître n’est pas heureux :
+l’idée de la vieillesse qui vient à lui lentement
+trouble sa contemplation silencieuse des
+hommes et des choses. Suis-je heureuse, moi qui
+végète, seule et pauvre, dans cette cabane, moi
+qui ai soulagé tant d’infortunes et qui suis
+impuissante à me guérir moi-même de l’épouvante
+de la mort proche ?… Les bêtes ignorantes
+ont le bonheur ; tu étais pareil à elles ; tu
+as voulu vivre comme les autres hommes : vis
+donc comme eux et ne t’étonne pas de souffrir
+comme eux. Je ne puis rien pour toi.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Hiên s’en alla par les rues grouillantes du
+village. Au ras du fossé, un aveugle tourna vers
+le passant ses yeux blancs barrés de taies bleuâtres,
+geignit, implora le don d’une sapèque ;
+écroulé dans ses guenilles sans couleur, il levait
+ses deux mains vers l’homme qui marchait à
+grands pas dans la lumière, le prenait à témoin de
+sa misère. Des forçats défilèrent, trois par trois,
+honteux de leurs défroques verdies, de leurs têtes
+rasées ; au fond de leurs prunelles abruties luisait
+le désespoir infini des bêtes féroces encagées ;
+ils s’éloignèrent, traînant dans le sable pourpre
+leurs chevilles noircies par la boucle. Adossé au
+talus, un soldat anémique et voûté toussait,
+crachait du sang et regardait d’un air dément
+couler sur son dolman déboutonné la salive écarlate.
+Une femme pleura derrière l’auvent rabattu
+d’une case. De toutes parts, l’humanité souffrait.</p>
+
+<p>Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient
+le bouddha laqué d’un pagodon de pisé
+appuyé au tronc d’un banyan séculaire. Un
+homme et deux femmes disposaient sur une natte,
+au pied de l’autel, des soucoupes de riz et des
+régimes de bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient
+des prières. Derrière le groupe des
+suppliants, un bronze grattait une longue guitare
+de bois à deux cordes. La guitare se plaignait
+âprement, la voix chevrotante et morne
+semblait ânonner des sanglots entrecoupés.</p>
+
+<p>Hiên s’accroupit dans l’ombre du banyan,
+écouta le chant douloureux et monotone des cordes,
+note grêle dans le formidable <i>lamento</i>
+qui montait du chœur unanime. A cette heure,
+son éducation d’homme pareil aux autres hommes
+était achevée, puisqu’il percevait maintenant le
+sanglot infini de l’humanité, comme il avait
+perçu, enfant sauvage, la voix de la forêt, du
+vent et de la mer.</p>
+
+<p>Il savait la vie maintenant, et savait ce qu’elle
+valait. Il eut envie de mourir, de dormir sans
+rêves et toujours. A quoi bon vivre ? Retrouverait-il
+jamais l’inconscience et la sérénité
+perdues ? N’était-il pas définitivement une bête
+pensante et torturée et hurlante ?… A quoi bon
+vivre ?…</p>
+
+<p>Les hibiscus frissonnants parlaient d’espoir
+immuable, de jours meilleurs…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXI</h2>
+
+
+<p>Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat,
+que noyaient les plis de la dentelle noire, et
+grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la
+route à la cohue minable et bigarrée des tirailleurs
+qui se rendaient aux chantiers. Les figures
+bronzées, bouffies encore par la sieste, s’épanouirent,
+des rires coururent, des yeux clignèrent
+vers le visage barbouillé de poudre de
+riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les
+sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les
+joues adroitement peintes au vermillon.</p>
+
+<p>— Ma bonne tante, interrogea un loustic,
+est-ce pour me proposer une femme que tu
+trottes par les chemins aux heures chaudes ?</p>
+
+<p>— Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer
+à tue-tête un camarade ; ce n’est pas
+pour un petit client comme toi qu’on se mettrait
+en campagne en grande tenue, toutes bagues
+aux doigts, bracelets jusqu’aux coudes, triple
+tunique !</p>
+
+<p>— Fais demi-tour, très honorable courtière !
+conseillait Phuc. Il n’y a pas, dans cette direction,
+de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop
+laides pour charmer les beaux messieurs que tu
+approvisionnes… Tu pourrais, cependant, t’adresser
+à la mienne, celle qui demeure dans la troisième
+case et qui ressemble à un petit crapaud…</p>
+
+<p>La colonne entière salua d’un rire inextinguible
+cette réclame inattendue, faite par le
+mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil méprisant
+de la dame maquillée.</p>
+
+<p>Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse.
+Comme tant d’autres congaï, elle
+avait eu quelques heures de vie honnête. Fille
+de sampaniers, elle avait épousé à quinze ans
+un rustre quelconque, lequel avait eu, à ses
+yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que
+ses dix doigts de laboureur robuste. Thi-Sao,
+après quelques mois de sagesse, avait planté
+là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté
+lui répugnait.</p>
+
+<p>Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les
+moustiquaires des fonctionnaires français, quittant
+les villas à vérandas roses des administrateurs
+pour les taudis saïgonnais où s’attardaient
+les épaulettes jaunes des simples fantassins.
+L’âge venant, il lui avait paru fructueux
+et agréable de mettre au service d’autrui
+son expérience personnelle. Elle occupait
+ses journées à faire et à défaire des unions libres,
+selon l’humeur de ses clients, représentant
+à telle « petite épouse » de gendarme l’insuffisance
+évidente des douze piastres allouées
+mensuellement par ce dignitaire peu rétribué,
+démontrant à telle autre, veuve provisoire, les
+avantages mirobolants d’un mariage avec certain
+commis des douanes, dénichant pour tel
+gâteux prématuré des adolescentes expertes.
+A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion,
+ces délicates intrigues, elle avait eu avec
+la police quelques fâcheux démêlés, mais avait
+amassé un capital solide dont elle tirait un revenu
+respectable. En dépit des atteintes indéniables
+des années, elle n’avait point perdu toute
+jeunesse de cœur : elle avait ses faiblesses et
+subventionnait, disait la chronique, un jeune
+et blond gaillard, commissaire des Messageries
+Fluviales. Telle était Thi-Sao.</p>
+
+<p>Aux injures plaisantes des tirailleurs elle
+ne répondit que par une grimace de dédain
+qui plissa la graisse poudrée de son visage ; la
+colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et
+descendit de son piédestal de cailloux en prenant
+garde de gâter le velours brodé de ses
+mules. Rassérénée par le plein succès de cette
+opération difficile, elle poursuivit sa route avec
+majesté, roulant des hanches et des reins selon
+sa vieille habitude professionnelle, pour la plus
+grande joie de la sentinelle accroupie dans sa
+guérite tricolore.</p>
+
+<p>Maÿ était aux aguets derrière le store de sa
+case ; elle sortit précipitamment dans la petite
+cour de terre battue :</p>
+
+<p>— Ne t’arrête pas, souffla-t-elle ; si quelque
+femme t’apercevait ici, je serais perdue. Continue
+jusqu’à la digue : je t’y rejoindrai.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, l’ancienne et la
+recrue s’installaient à l’abri des yeux indiscrets
+entre des roches éboulées.</p>
+
+<p>— Que veux-tu encore ? demandait Maÿ
+vaguement inquiète.</p>
+
+<p>— Mais rien, petite sœur, rien ! Je m’intéresse
+à toi, voilà tout ; à toi et à tes amours,
+auxquelles j’ai quelque peu aidé… Parlons un
+peu de cette première entrevue. Le jeune
+homme du Sanatorium a-t-il eu le don de te
+plaire ?</p>
+
+<p>Le petit visage se teinta de rouge vif :</p>
+
+<p>— Laissons cela ! laissons cela !</p>
+
+<p>— Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts
+sont toujours pénibles. Moi qui te parle,
+il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à
+mon premier mari français : les occidentaux
+exhalent une odeur de cadavre… On s’y fait ;
+tu t’y feras… Parlons d’autre chose : as-tu reçu
+les piastres promises ?</p>
+
+<p>Ce disant, elle secouait la courte veste où
+sonnèrent les écus. Aussitôt le sourire fit place
+sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient
+d’exprimer une affliction sans bornes :</p>
+
+<p>— Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui
+ai fait ta fortune, moi qui la ferais encore
+demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre
+et malheureuse. Les créanciers me harcèlent :
+il me faudra bientôt me séparer de mes bijoux
+pour échapper à la prison dont je suis menacée…
+Je suis bien malheureuse !…</p>
+
+<p>Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine
+puissamment capitonnée une sorte de hurlement
+discret qui prétendait figurer un sanglot.</p>
+
+<p>— Mais, interrogea la voix nette de Maÿ,
+n’as-tu pas les piastres que le Français t’a
+remises et celles que tu m’as soutirées en échange
+de tes services ?</p>
+
+<p>— « Soutirées » !… Elles sont toutes les
+mêmes, caressantes et gonflées de promesses
+tant que les accordailles ne sont point célébrées ;
+mais, à peine franchie la moustiquaire, les
+ingrates me reprochent le mince cadeau que je
+n’exigeais point… Elles sont bien aises pourtant,
+le jour où les vingt piastres mensuelles leur
+paraissent une somme dérisoire, elles sont bien
+aises de revenir taper à ma porte…</p>
+
+<p>— Je reconnais que tu m’as été utile ; mais
+tu as été payée : laisse-moi donc en paix maintenant.</p>
+
+<p>— C’est cela ! grinça Thi-Sao. « Je suis
+établie, je n’ai plus besoin de la bonne Thi-Sao :
+qu’elle retourne à sa niche !… » Mais non !
+ne te hâte pas de te croire débarrassée de ma
+tutelle. Tu m’as payée, c’est entendu ; tu ne me
+dois plus rien ? c’est autre chose. Tu me dois
+une gratitude infinie, d’autant plus qu’il me
+serait facile de te créer de graves ennuis. Aimerais-tu,
+par exemple, que j’aille raconter à ton
+grand diable de fiancé le détail de nos négociations ?</p>
+
+<p>— Tu ne feras pas cela ! gémit la craintive
+Maÿ, se figurant les terribles poings noueux.</p>
+
+<p>— Non ! je ne ferai pas cela, parce que je
+t’aime bien et que tu n’hésiteras pas à me
+secourir dans le besoin… Donne-moi cinq petites
+piastres…</p>
+
+<p>— Non ! non ! non ! Tu n’auras pas de moi
+une sapèque, entends-tu ? Sous prétexte que
+tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire
+de moi ton banquier et ton esclave. Tu n’auras
+rien !</p>
+
+<p>— Tu as bien réfléchi ?</p>
+
+<p>— Oui ! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon
+fiancé saura la vérité : avant qu’il la soupçonne,
+je lui demanderai de me rendre ma parole…
+Va-t’en, maintenant !</p>
+
+<p>Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois
+tuniques, agita gracieusement son ombrelle
+et déclara d’un ton mielleux :</p>
+
+<p>— Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as
+priée, mais il t’en cuira.</p>
+
+<p>Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit
+de loin, inquiète mais bien décidée à ne se laisser
+point asservir. Derrière la palissade du camp,
+les femmes préparaient le repas du soir sur des
+foyers de pierres sèches : elles rirent bruyamment
+au passage de l’aventurière et les plus
+hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller
+joyeusement :</p>
+
+<p>— Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes
+affaires ?</p>
+
+<p>— Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao,
+mes affaires vont au mieux de mes désirs !</p>
+
+<p>— Grâce à l’une de nous, peut-être ? insinua
+plaisamment une gaillarde noiraude qui portait
+sur la hanche son sixième rejeton.</p>
+
+<p>— Hélas ! non : vous vous gardez trop bien
+par vous-mêmes… Vous ne vous êtes donc
+jamais regardées dans un miroir, ô toutes
+belles ? Vous mettriez en fuite jusqu’aux mauvais
+esprits.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên
+le Maboul s’assit sur le remblai, les jambes
+pendantes, regardant crouler le sable fin qui
+scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge
+ramait désespérément, fuyant la mort : Hiên
+lui tendit une feuille de manguier ; elle s’y
+cramponna. Il la considérait qui, sans bouger,
+séchait ses pattes au soleil. Il pensa :</p>
+
+<p>— Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie.
+Encore deux ou trois convulsions, et tout était
+fini : elle sombrait, entrait dans le grand sommeil.
+La voilà sauvée : la lutte va la reprendre,
+le travail incessant, le trot ininterrompu de la
+fourmilière au cadavre découvert sous les feuilles,
+du cadavre à la fourmilière… Et cependant
+elle se cramponnait à cette vie misérable, et
+moi-même j’ai jugé stupidement, comme elle,
+que la vie était préférable au repos définitif,
+puisque je l’ai retirée de là… L’instinct est
+terriblement fort en nous, animaux…</p>
+
+<p>Derrière lui, cachés par la benne renversée,
+Phuc et Nho s’étaient accroupis dans l’ombre
+du wagonnet. Ils causaient avec animation et
+Hiên entendit soudain prononcer son nom.</p>
+
+<p>— Parle donc moins fort ! disait Nho. Si
+Hiên t’entendait !…</p>
+
+<p>— Allons donc ! Il est sur le talus de la route,
+en train d’acheter des gâteaux. Nous sommes
+bien seuls : on peut parler.</p>
+
+<p>— Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure,
+venait pour Maÿ ?</p>
+
+<p>— Puisque je te le dis !… Voilà quinze jours
+que cette sale femme rôde autour du camp,
+cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je
+l’ai vue, avant-hier, remettre à Maÿ une clef
+et un petit paquet d’où sortait un bout de soie
+rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres…
+Il paraît que le compte n’y était pas, car les
+deux chipies se sont attrapées et Thi-Sao n’a
+pas eu le dernier mot : Maÿ est une rude luronne
+qui n’a pas froid aux yeux. Elle ira loin…
+au moins jusqu’à la prochaine « cagna bambou » !…</p>
+
+<p>Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme,
+qui amena des larmes au bord de leurs paupières.</p>
+
+<p>— Pauvre Hiên ! déclara Nho, s’essuyant les
+yeux, ce n’est pas bien de rire ainsi. Pauvre
+Hiên ! pauvre Maboul !</p>
+
+<p>— Oui, c’est dur : pas encore marié, et déjà
+trompé !</p>
+
+<p>— Voilà le clairon qui sonne ! File à ton atelier,
+mauvais plaisant !</p>
+
+<p>Hiên se dressa derrière le wagonnet : Nho
+vit ses yeux égarés, ses joues pâles, ses mains
+dansantes. Il bégaya :</p>
+
+<p>— Je… je… te croyais sur la route… Qu’as-tu
+entendu ?</p>
+
+<p>Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de
+parler :</p>
+
+<p>— Rien ! articulèrent péniblement ses lèvres
+frémissantes.</p>
+
+<p>— Il ment, pensait l’autre, il ment : il a tout
+entendu… Quelle brute maladroite, ce Phuc !</p>
+
+<p>Ils redressèrent la benne, poussèrent le
+wagonnet sur les rails grinçants.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul a tout entendu. De son front
+baissé la sueur froide ruisselle, tombe goutte à
+goutte sur la terre piétinée qui semble vaciller.
+Il ne pleure pas : il cache soigneusement sa
+douleur, comme le cerf blessé dérobe son agonie.
+Il s’efforce de paraître indifférent et brave ;
+mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement
+sur la tôle rouge et ses jambes fléchissent
+comme si une faux invisible avait tranché ses
+jarrets.</p>
+
+<p>— Je n’en peux plus ! souffle-t-il tout à coup.</p>
+
+<p>— Écoute, frère aîné, gémit son compagnon
+navré, ne t’arrête pas… Continue à marcher à
+côté de moi, un moment encore : il faut que je
+te parle… Ce Phuc est idiot ; c’est une mauvaise
+langue : il éprouve sans cesse le besoin de
+raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir
+et prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se
+passe. Il plaisantait tout à l’heure ; il mentait
+impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te
+jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars ?</p>
+
+<p>— Jure ! implore Hiên frissonnant, en qui
+subsiste l’illusion indestructible. Jure !</p>
+
+<p>Au milieu de la rizière miroitante où vaguent
+les buffles boueux, Nho s’arrête, lève la main.</p>
+
+<p>— Merci ! merci !… Je suis fou, vois-tu !…
+J’ai cru que j’allais tomber et mourir lorsque
+parlait ce fourbe ! Tu vois : tout mon corps
+tremble, j’ai la fièvre !</p>
+
+<p>— C’est vrai : tu es fou… La moindre plaisanterie
+te bouleverse. Tu es fou !</p>
+
+<p>— Hé ! là-bas ! voulez-vous bien trotter !
+cria le sergent Cang.</p>
+
+<p>Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se
+battaient dans le cerveau en déroute de Hiên
+tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans
+voir la tristesse pitoyable qui assombrissait les
+yeux de son compagnon.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXII</h2>
+
+
+<p>— Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên,
+enfermant dans sa caisse ses vêtements de
+travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il
+verrait mon trouble, me questionnerait, me
+forcerait à confesser que tout mon souci vient
+d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait…
+Je n’irai pas chez l’Aïeul !</p>
+
+<p>Où aller ? Il ne pouvait songer à rester avec
+Maÿ sous la véranda de la petite case : que
+dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses
+gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de
+sa voix étranglée par l’émotion encore vibrante ?
+Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête
+sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire
+part, avec des sanglots, de ses soupçons injurieux,
+sans la supplier de démentir les outrageantes
+révélations de Phuc ? Le pourrait-il ?
+Une fois de plus, au lieu de la compassion attendue,
+ne surprendrait-il pas l’ironie dans les
+grands yeux cruels ? Mieux valait, pour guérir
+l’étrange tremblement qui l’agitait de la tête
+aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se
+fuir soi-même et fuir les autres.</p>
+
+<p>Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait
+d’engloutir sous sa marée grise. Il
+erra, sans but et sans pensée, le long des avenues
+obscurcies. Derrière les grappes violettes des
+bougainvillias, les villas resplendissaient. Hiên
+appuya son front aux lances dorées d’une grille,
+écouta les plaintes aigres d’un violoncelle.</p>
+
+<p>— Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident !
+songea-t-il. Leur musique est tourmentée et
+triste. Ils souffrent comme nous.</p>
+
+<p>Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent :
+il se promena au hasard, poursuivi par
+les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes
+enfouies dans les bambous de la montagne
+égrenaient leurs battements sourds, espacés
+d’abord, puis précipités. De toutes les cases de
+paille groupées autour de la baie arrondie,
+massées dans la lande nue, penchées sur les
+arroyos boueux, les grêles tintements des
+vases de bronze heurtés par les marteaux de
+bois répondirent à la basse du gong, saluèrent
+le jour finissant et la nuit tombante,
+qu’allait emplir le vol inquiétant des mauvais
+esprits.</p>
+
+<p>Hiên haussa les épaules : il n’était point religieux.
+Trop tôt la forêt avait pris ses journées
+pour qu’il pût, comme les enfants de son âge,
+être initié aux rites et aux croyances vagues
+de la religion annamite. Peu lui importaient les
+grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens
+en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes
+mortes des ancêtres inconnus l’avaient-elles
+immunisé contre l’amour, contre la folie, contre
+la douleur ? S’occupaient-elles de lui, leur descendant
+misérable ? S’inquiétaient-elles du
+frisson incoercible qui faisait branler sa tête
+vide ? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces
+tintements de bronze ?…</p>
+
+<p>Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds,
+les sampans renversés sur le sable revêtaient
+des formes de monstres endormis, dont les
+fusées d’écume venaient lécher les ventres bruns.
+Des cordages semblaient des serpents aux
+corps entrelacés ; tels des crânes demi-chauves,
+les pointes de rochers blanchissaient hors de
+leur chevelure d’algues ; le dôme gélatineux
+d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les
+jonques qui voguaient sur l’horizon, parmi
+les vols de mouettes, s’estompaient, s’effaçaient
+dans les ténèbres, où, par instants seulement,
+apparaissaient les flammes chétives de quelques
+falots.</p>
+
+<p>Le trot des voitures ébranlait la route, qui
+s’illuminait brusquement, résonnait de grelots,
+de claquements de fouet, d’appels de cochers,
+puis rentrait dans l’ombre et le calme. Des files
+muettes de sampaniers passaient à longues
+enjambées silencieuses. Des chiens faméliques
+flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin
+noir, les boutiques chinoises découpaient
+des rectangles lumineux où gesticulaient les
+ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en
+bordée reprenait des refrains bretons larmoyants.</p>
+
+<p>Une femme frôla Hiên : il reconnut la tunique
+de Thi-Sao, ses mules brodées et le balancement
+de ses hanches. Il courut derrière elle, l’appela :</p>
+
+<p>— Arrête ! arrête !</p>
+
+<p>Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur
+ses intentions, puis la mémoire lui revint :</p>
+
+<p>— Il me semble te connaître, petit frère !
+susurra-t-elle. N’es-tu pas le fiancé de Maÿ ?</p>
+
+<p>— Oui, c’est moi !</p>
+
+<p>— Eh ! eh ! Sait-elle que tu cours les rues à
+cette heure-ci, à la poursuite des femmes ?…
+Au fait, que me veux-tu ?</p>
+
+<p>Il n’en savait rien au juste ; il se gratta le
+front piteusement, fit le geste de rajuster son
+turban ; puis il se rappela le métier qu’exerçait
+cette femme, et toute sa jalousie se réveilla :
+il cria :</p>
+
+<p>— Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi ?</p>
+
+<p>— Cela ne te regarde pas ! Je vais où cela me
+plaît et quand il me plaît !</p>
+
+<p>— Je sais ! je sais !… Mais… mes camarades
+ont raconté à ce sujet des choses abominables,
+que j’ai entendues. Ils disaient… ils disaient
+que tu venais pour Maÿ !</p>
+
+<p>— Voyez-vous le vilain jaloux !… Quand on
+craint pour la vertu de sa fiancée, on l’enferme.</p>
+
+<p>— Ne plaisante pas ! Réponds-moi seulement :
+venais-tu pour Maÿ, oui ou non ?</p>
+
+<p>— Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao.
+Cette petite pécore a voulu me prouver qu’elle
+pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne
+me craignait pas : je vais lui démontrer qu’elle
+avait tort… Tant pis pour toi, ma fille !…</p>
+
+<p>Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse,
+fixa sur elle des yeux qu’affolaient l’angoisse
+et la terreur des paroles attendues :</p>
+
+<p>— Réponds ! réponds !</p>
+
+<p>— Lâche-moi… Vraiment, tu n’es pas raisonnable :
+tu me poses des questions brutales, qui
+m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te
+faire de peine, mais…</p>
+
+<p>— Elle n’a pas dit non ! gémit Hiên, elle n’a
+pas dit non !</p>
+
+<p>Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler
+dans la poussière, de hurler, comme se
+roulent et comme hurlent, pour se soulager, les
+bêtes blessées. Mais il était un homme civilisé,
+un homme pareil aux autres hommes, et rien
+ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement
+le bavardage de Thi-Sao.</p>
+
+<p>— Je pourrais mentir, petit frère, mais tu
+es un brave garçon et je m’intéresse à toi : je
+ne veux pas que l’on continue à se moquer de
+toi impunément… Tu es donc aveugle, mon
+garçon, que tu n’aies rien vu, rien deviné ?…
+Veux-tu que je te dise où est ta fiancée ? Elle
+est là, derrière les volets de cette maison rose,
+dans les bras de son amant, qu’elle t’a préféré
+parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais
+offrir à ta femme ni bijoux, ni piastres… Du
+reste, elle ne peut tarder à sortir, car l’heure
+avance et le sergent Cang est soupçonneux…
+Mais qu’as-tu donc ?… Lâche-moi !… Tu déchires
+ma manche !… Tes ongles me font mal !…
+Lâche-moi, petit frère, lâche-moi !…</p>
+
+<p>— Va-t’en ! cria le malheureux d’une voix
+enrouée. Va-t’en ! je te tuerais ! je te tuerais !…</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu
+dans la nuit. Hiên l’a regardée courir, abruti et
+impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé avec
+effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles
+contre la route unie et dure que ses yeux ne
+voient plus ; il a geint de désespoir de ne pouvoir
+faire de mal à cette créature qui lui a fait
+tant de mal !</p>
+
+<p>Il est seul maintenant, sur la route obscure
+qui longe la plage bruissante. Il attend ! Il
+attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé, qui
+piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu
+à cette heure d’agonie qui suit la folie
+définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût
+de la vie et la haine de la femme… Pantin lamentable
+qui reproduit le geste ébauché par des
+millions de pantins pareils, il se blottit, pour
+continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers,
+se préoccupe encore, à ce moment où
+se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout
+son supplice à la curiosité publique.</p>
+
+<p>Qui le verrait, du reste ? La nuit s’est faite,
+nuit silencieuse et immobile, où palpitent seulement
+les myriades d’étoiles. Rien ne vit que
+les crabes hésitants qui rôdent sur le sable
+phosphorescent, que les geckos rabâchant leur
+cri monotone, que les lucioles piquant les haies
+sombres de fleurs de feu. La route est déserte
+où s’est enfuie Thi-Sao.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers,
+surveille la porte verte que dominent les tritons
+émaillés. Les notes graves de la retraite ne l’ont
+point ému ; et voici que maintenant l’alerte sonnerie
+de l’appel le somme de rentrer en toute
+hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera trop
+tard… Mais qu’importe la retraite, qu’importe
+l’appel, qu’importe la salle de police, la prison,
+la mort ? Hiên sent monter à ses lèvres le goût
+amer du mépris universel, mépris de tout ce qui
+n’est pas sa peine présente. Il attend, il attend,
+les yeux rivés sur cette porte qui ne s’ouvre
+pas et qu’enguirlandent les longs rejets des
+bougainvillias…</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Elle s’ouvrit, enfin ; Maÿ insinua entre les
+deux battants sa tête emmitouflée d’un mouchoir
+rose, son corps mince moulé par la tunique
+de soie noire. Hiên se dressa : des lueurs rouges
+aveuglaient ses yeux qui avaient vu la faute de
+l’aimée ; le sang chantait dans ses oreilles et
+dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva
+son poing fermé.</p>
+
+<p>— Ne me tue pas ! cria la fillette.</p>
+
+<p>Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur
+les genoux, couvrant de ses bras frêles son visage
+blême.</p>
+
+<p>— D’où viens-tu ? interrogea-t-il d’une voix
+changée et comme enfantine, que faisaient
+trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour
+cette créature fragile, peut-être aussi l’espoir
+indéracinable que rien n’était perdu encore,
+qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait.</p>
+
+<p>Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que
+toute la fureur de ce géant se résoudrait en
+gémissements et en larmes, qu’il était toujours
+à sa merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec
+une vraie joie malfaisante, elle se promit de piétiner
+cet humble, ce naïf, cet « individu idiot ».</p>
+
+<p>— Laisse-moi passer, dit-elle ; ne suis-je pas
+libre de faire ce qu’il me plaît ?</p>
+
+<p>— Non !… Je suis ton fiancé…</p>
+
+<p>— Imbécile ! Comment n’as-tu pas compris
+que je ne voulais pas de toi, que ce mariage
+était impossible ?… Tu m’aimes, c’est entendu ;
+mais cela ne suffit pas, car moi, je te hais !</p>
+
+<p>— Tu m’as aimé, un jour, Maÿ.</p>
+
+<p>— Oui, je t’ai aimé ; j’ai eu pour toi un
+caprice, j’ai souhaité l’étreinte de tes bras. Je me
+suis même offerte, certain dimanche, sous les
+bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là :
+peut-être t’aurais-je aimé décidément, t’aurais-je
+préféré à tout, même aux bijoux qui
+me rendent folle… Mais tu as craint de me
+profaner, sans doute, et j’ai su que tu étais
+vraiment un imbécile ; et je t’ai méprisé.</p>
+
+<p>— Maÿ ! Maÿ ! il est encore temps…</p>
+
+<p>— Il n’est plus temps : je te méprise !…
+Demain nos fiançailles seront rompues et chacun
+de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans
+peine et quelque sampanière te consolera. Moi,
+j’irai vers les villas des Français. Je n’aime
+personne, toutes mes affections vont aux belles
+tuniques transparentes, aux pantalons imprimés
+au fer chaud, aux colliers à grains d’or, aux
+bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers la
+richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne.
+Je suis perdue pour toi !</p>
+
+<p>— Tu es perdue pour moi !</p>
+
+<p>Il répète cette phrase, il la répète afin de se
+bien convaincre, peut-être, que son rêve s’écroule
+irrémédiablement, et, tandis que ses
+lèvres frémissantes redisent machinalement
+les mots décisifs, l’invincible lâcheté qui dort
+en son cœur d’amoureux se refuse à croire
+l’irréparable… Pardonner ! pardonner ! Pourquoi
+ne pardonnerait-il pas ?… Hélas ! le pardon
+détruira-t-il le souvenir de la faute ?…
+Hiên se rappelle les visions qui ont incendié
+son cerveau : il voit Maÿ entre les bras de son
+amant. Il sait dorénavant que cette scène
+affreuse, mille fois imaginée, n’est plus une
+chimère ; il sait que chaque jour, désormais,
+elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire ;
+il sait que le pardon est vain, puisque
+l’oubli est impossible…</p>
+
+<p>— Que faisais-tu dans cette maison ?</p>
+
+<p>Maÿ ricane : véritablement, ce pauvre Hiên
+est trop stupide ! A quoi bon le ménager !</p>
+
+<p>— Ce que je faisais ? Tu me demandes ce
+que je faisais ? Tu es encore plus naïf que je
+ne le pensais. J’étais dans les bras…</p>
+
+<p>La lourde main osseuse et noire s’est abattue
+sur la bouche de Maÿ, a meurtri les lèvres
+rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus
+haut que sa crainte de la fillette moqueuse, la
+souffrance, la colère parlent dans le cerveau
+affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères,
+s’est éveillée en lui ; il se révolte enfin, comme
+se révolte la panthère qui rampa longtemps
+sous la cravache du dompteur. Ah ! crever
+ces yeux cruels qui l’insultèrent de leur ironie,
+briser ce front lisse qui abrite l’âme sournoise
+et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont
+versé la douleur !</p>
+
+<p>Les mains fiévreuses arrachent et froissent
+le mouchoir rose, pétrissent les coques luisantes
+de la chevelure, se crispent sur le cou délicat,
+lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante.
+Le petit corps d’ivoire doré s’écroule
+dans les herbes souples. Hiên le Maboul se
+penche sur son idole, dont les yeux épouvantés
+le contemplent :</p>
+
+<p>— Ne me tue pas ! supplient les lèvres saignantes.</p>
+
+<p>Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif
+et stupide : elle est réellement ridicule, cette
+fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux
+blancs ; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure
+le bafouait, qui pendant des mois l’a terrifié ?
+Bizarre !… Qu’ont-ils donc de particulièrement
+séduisant ces yeux éperdus, ce visage
+sans couleurs, cette poitrine plate, ce ventre
+tressautant ?… Il la pousse du pied comme
+un animal immonde : elle geint faiblement,
+craignant la mort. Il s’incline vers elle, touche
+du doigt l’épaule palpitante :</p>
+
+<p>— Lève-toi et habille-toi !</p>
+
+<p>Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve
+plus en face de cette bête craintive qu’une répulsion
+apitoyée, un peu de la répugnance qu’il
+ressentirait devant un cobra dont il aurait
+cassé les reins et qui se tordrait à ses pieds.
+Du reste, toute notion est abolie sous son crâne,
+étourdi comme par un formidable coup de
+massue. De l’horrible chose découverte tout
+à l’heure il ne sait plus rien : ses oreilles ont
+perdu la mémoire des paroles entendues. Il ne
+sait rien de la mer qui pousse vers la plage ses
+lignes d’écume crépitante, des frangipaniers
+dont les fleurs d’argent poudrées de safran
+pleuvent sur la route ténébreuse, du camp
+voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de
+réverbères. Une seule sensation subsiste : son
+étonnement d’être là, penché sur cette petite
+fille nue et maigre qui tremble dans les hautes
+herbes.</p>
+
+<p>— Habille-toi ! répète-t-il doucement.</p>
+
+<p>Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes
+prudents de chatte la tunique et le pantalon
+de soie et, soulevée à demi, s’habille précipitamment
+et sans bruit, retenant son souffle.
+Elle achève de voiler ses seins pointus sous le
+crépon froissé.</p>
+
+<p>— Va-t’en, maintenant ! dit Hiên.</p>
+
+<p>— J’ai peur…</p>
+
+<p>— Va-t’en !</p>
+
+<p>Elle l’examine, inquiète : ne va-t-il pas, la
+voyant fuir, regretter de ne l’avoir point tuée ?
+ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur, courir
+derrière elle dans le sable et l’assommer d’un
+coup de poing sur la nuque ?</p>
+
+<p>— Va-t’en ! répète Hiên ; va-t’en !</p>
+
+<p>Il la regarde partir, hésitante d’abord et
+tournant la tête, comme une bête traquée, puis
+détalant à toutes jambes et fonçant droit dans
+les ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus
+qu’une ombre indécise fuyant sur la plage,
+confondue avec les silhouettes basses des sampans
+échoués. Il ne la voit plus… Alors, il se
+souvient, redevient conscient. Il sait que son
+bonheur s’est écroulé définitivement : quelle
+plainte, quelle prière pourraient lui rendre
+l’illusion consolatrice, l’espoir indéracinable
+auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour ?…
+Nulle parole ne tempérera l’atrocité de la formule
+qu’il rabâche infatigablement : Maÿ a
+vendu son corps ! Maÿ s’est vendue !</p>
+
+<p>Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé
+par le sang qui affluait à son cerveau, il laissait
+sa colère crier plus haut que sa douleur : il
+se trouve maintenant face à face avec la réalité
+irréparable, il la contemple, la détaille et souffre
+abominablement.</p>
+
+<p>Il n’a plus de rancune contre Maÿ : il se compare
+silencieusement, rustre primitif, à moitié
+fou et dégingandé, à la fine petite idole dont
+il rêva être l’époux ; il confesse le ridicule de
+ses prétentions et s’indigne d’avoir pu lever
+le poing sur l’intangible divinité ; il proclame
+humblement les droits de Maÿ à la trahison et
+au mépris. Comment, comment a-t-il pu, pendant
+des mois, se complaire à la fiction de cet
+impossible amour ?… Les sages avis ne lui ont
+point manqué, pourtant !</p>
+
+<p>— Méfie-toi de la femme ! disait l’Aïeul. Il
+ne peut venir d’elle que mal et souffrance. Son
+âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de
+l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera.
+Toutefois, puisque l’instinct héréditaire
+nous prêche comme aux autres bêtes l’accouplement,
+marie-toi, mais choisis ta femme avec
+soin. Retourne à la terre d’où tu viens ; épouse
+une fille de Phuôc-Tinh, robuste et noire ;
+naturellement perverse comme toutes ses pareilles,
+elle n’aura pas été, du moins, pourrie
+par la ville… Que vas-tu t’amouracher de Maÿ ?
+Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour
+un homme des forêts ?…</p>
+
+<p>— Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu
+es un brave garçon, sans nul doute, mais enfin,
+sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu
+n’as pas la tête très solide : la première bougresse
+venue te fait déjà tourner en bourrique. Renvoie-la
+donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux
+boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui
+elle est faite et qui la battront comme plâtre
+et lui demanderont de l’argent… Fais comme
+moi : ne te marie pas.</p>
+
+<p>Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe
+descendant de Saïgon ; et le vieux notable de
+Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde
+autour de son cœur. Couché dans l’herbe douce
+de la clairière, il avait entendu la forêt le rappeler
+à elle, comme l’avait appelé aussi la mer :
+toutes deux avaient essayé d’arracher l’âme
+de leur enfant aux griffes féminines qui la déchiraient.
+Ainsi les hommes et les choses avaient
+crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route
+et de rebrousser chemin. Mais l’illusion tenace
+avait voilé ses yeux et bouché ses oreilles : elle
+seule avait fait son malheur.</p>
+
+<p>Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de
+la maudire, il pleura l’illusion écroulée, l’illusion
+enchanteresse et divine. Il pleurait, le dos
+tourné à la mer murmurante, regardant sans la
+voir l’avenue des frangipaniers où Maÿ s’était
+enfuie. Le sable humide et froid submergeait
+ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard
+d’un sampan ; une chouette hululait ; sur la
+nappe scintillante des étoiles, le Phare ouvrait
+et refermait son œil écarlate.</p>
+
+<p>Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et
+que la nuit elle-même avait dormi, et qu’elle se
+reprenait seulement à vivre. Il pleurait, cependant,
+comme avait pleuré, un soir, la femme
+invisible derrière les stores abaissés de sa case,
+comme avaient pleuré les suppliants prosternés
+devant le pagodon de pisé, sous le banyan,
+comme pleurait le soldat français crachant ses
+poumons sur le revers du talus, comme pleure,
+depuis le commencement des siècles, l’humanité
+penchée sur les débris de ses illusions…</p>
+
+<p>Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune
+se leva, ronde et nacrée. Hiên le Maboul se
+tourna vers la baie où pâlissaient les falots des
+jonques, où luisaient les flancs des vagues. La
+tentation lui vint d’aller vers elles, qui berceraient
+sa peine, étoufferaient sous leur chant
+intarissable et triomphant ses cris de rébellion,
+lui donneraient le calme et la paix définitifs.
+Il se résolut à mourir : puisque la vie l’avait
+déçu et blessé, à quoi bon vivre ?… Oui !
+mourir ! mourir et dormir ! Ne plus sentir au
+cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte ;
+à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle !
+ne plus pleurer, ne plus souffrir !</p>
+
+<p>Il marcha dans le sable semé de planches
+pourries, de branches, d’algues, de galets verdissants ;
+l’eau tourbillonnante monta jusqu’à
+ses chevilles…</p>
+
+<p>Il n’alla pas plus avant : il se souvint de
+l’Aïeul. Tout au fond de sa pauvre âme enfantine,
+peut-être une lueur imperceptible d’espoir
+vacillait-elle, espoir vague que le maître lui
+dirait les mots qui guérissent, les mots qui consolent.</p>
+
+<p>— J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir…
+Je veux revoir l’Aïeul !</p>
+
+<p>Il gravit la berge inondée de clair de lune,
+courut, à perdre haleine, dans l’avenue déserte
+où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient
+les ombres difformes des banyans. Le parfum
+écœurant des fleurs de frangipaniers saturait
+la nuit chaude.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la
+lampe considèrent, sans se départir de leur
+immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux
+aux pieds de l’Aïeul. Par les persiennes
+ouvertes, la nuit lumineuse entre avec la brise,
+qui remue discrètement les panses dorées des
+lanternes chinoises. Le dernier sanglot de Hiên
+résonne encore dans la haute pièce, où ondulent
+les panneaux de satin chatoyant et les plis raides
+des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës
+des cycas.</p>
+
+<p>L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque
+noire de son grand enfant sauvage et songe à
+la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra
+lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui,
+d’instinct, comme l’enfant à qui l’on a fait
+du mal vient se jeter dans les jupons de sa
+mère ; il lui a dit avec des plaintes rauques et
+des soupirs de détresse, il lui a dit l’attente au
+bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes
+des bougainvillias, l’aveu tombé des
+lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans le
+varech, couvrant de ses deux bras repliés son
+visage épouvanté ; il a dit la crise de rage homicide
+et l’angoisse de la connaissance entière.</p>
+
+<p>— Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il.
+Prononce-les : dis les mots qui font oublier,
+et, lorsque je sortirai de ta maison, je serai un
+homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert…
+Tu es sage, tu es bon ; aux jours de
+chagrin, nous invoquions ton nom, comme
+d’autres invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix
+de nos misères nous paraissait moins pesant.
+Souffle sur ma douleur : elle s’envolera de mon
+cœur où elle a fait son nid. Tu es grand, tu es
+fort : rien ne peut te résister ; tu as balayé d’un
+regard le tyran devant qui nous rampions ; tu
+as porté la lumière dans mon âme obscure d’enfant
+des bois…</p>
+
+<p>— J’ai eu tort, trois fois tort ! confesse l’Aïeul ;
+j’aurais dû laisser ton âme à sa pénombre, à
+son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur,
+ne connaissant de l’humanité que les gestes
+animaux. Je savais qu’après avoir mordu au
+fruit amer de la science humaine tu viendrais
+te rouler, quelque jour, à mes pieds, désabusé
+et hurlant. Mais quoi ! tu m’as supplié, tu m’as
+dit : « Je veux être un homme comme les autres
+hommes et je saurai me faire aimer de Maÿ… »
+Je t’ai instruit, je t’ai appris les grimaces essentielles,
+je t’ai révélé tes semblables. Accroupi
+contre ma chaise, assis dans ma voiture, tu as
+écouté et retenu mes préceptes… Tu as appris
+à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait
+te venir de moi, la vie s’est chargée de te la donner :
+elle t’a fait connaître la désillusion et la douleur.</p>
+
+<p>— Thi-Teu me l’avait dit ! gémit Hiên.</p>
+
+<p>— Ainsi mes prévisions se sont réalisées :
+tes illusions sont mortes, et te voilà, tombé de
+ton rêve et pleurant pitoyablement… Pleure,
+petit frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop
+plein ! Lorsque tes larmes auront séché, tu seras
+certain que ton éducation est parachevée et
+que tu es un homme, puisque tu as connu la
+douleur.</p>
+
+<p>— Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent
+cette douleur.</p>
+
+<p>— Je ne les sais pas : personne ne les sait.
+Aux maux qui nous viennent de la femme nul
+ne connaît de remède… que le temps !…
+Le temps seul t’apportera l’apaisement, l’oubli
+total, peut-être…</p>
+
+<p>— Je ne puis oublier !</p>
+
+<p>— L’oubli viendra, peut-être, un jour… Alors
+tu seras pareil à un dieu. Tu assisteras, souriant
+et amusé, aux contorsions de tes contemporains
+qui s’acharneront à la découverte
+des bas-fonds de l’âme féminine ; tu assisteras
+aux évolutions des pantins dont les ficelles sont
+entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner
+les rimes douloureuses forgées pour l’aimée
+idéale par des adolescents ignorants comme tu
+le fus. Spectateur échappé miraculeusement
+du Cirque où l’on se dévore, tu ne te lasseras
+point d’admirer l’infinie sottise des lutteurs,
+que nul enjeu ne récompensera et qui laissent
+sur le sable tout le sang de leurs veines et de
+leur cœur. Tu seras pareil à un dieu… Tu
+m’écoutes, Hiên ?</p>
+
+<p>— J’écoute, Aïeul : mais je n’entends pas
+les paroles. J’entends Maÿ qui me parle et
+ricane à mon oreille… Je souffre et j’ai envie
+de mourir… Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la !…
+Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent !…</p>
+
+<p>— Je ne les sais pas !</p>
+
+<p>— Je suis ton enfant : guéris-moi !</p>
+
+<p>— Je ne puis te guérir.</p>
+
+<p>— Maÿ ! Maÿ ! que t’avais-je fait ?…</p>
+
+<p>Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé :
+ils ont déjà perçu tant de cris pareils ! Des siècles
+ont passé depuis que l’artiste mongol les coula
+dans le moule d’argile : ils savent que les gosiers
+humains sont coutumiers de semblables rugissements,
+et ils ne s’émeuvent point de ceux-ci,
+pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique
+des chats-huants qu’apporte la nuit criblée
+de lucioles.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux
+ternes où se sont éteintes les dernières lueurs
+d’illusion ; il se dresse péniblement et lentement,
+comme le travailleur qu’attend une besogne
+ingrate.</p>
+
+<p>— Je m’en vais, Aïeul vénérable !</p>
+
+<p>— Où vas-tu ?</p>
+
+<p>— Je vais… je vais au camp.</p>
+
+<p>— Tu mens ! Il est trop tard pour rentrer
+au camp. Tu mens : ta voix tremble, tes mains
+tremblent… Où vas-tu ?</p>
+
+<p>— Je vais au camp.</p>
+
+<p>— Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près
+de mon lit. Si les idées mauvaises te reprennent,
+je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste
+ici. Dans quelques jours je retourne vers les
+forêts d’Annam : tu viendras avec moi. Couche-toi
+sur cette natte.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul
+s’est jeté sur le lit blanc que parsèment les
+éventails de paille de riz et les écrans japonais.
+Il feuillette distraitement le livre ami qui, aux
+rares heures de souci, le rappelle au scepticisme
+sans âpreté, à la contemplation sereine et souriante
+de la vie. Le charme habituel n’opère pas ;
+l’Aïeul est mécontent et triste : sa philosophie
+mise en présence d’une douleur réelle ne lui a
+fourni que des formules vaines, émoussées. Il
+fut impuissant à panser les plaies du serviteur
+blessé qui est accouru vers son maître.
+Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases
+vides de sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs
+profonds du misérable qu’il ne sut pas soigner.</p>
+
+<p>— Tu pleures, Hiên ?</p>
+
+<p>— Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.</p>
+
+<p>— Essaie de dormir.</p>
+
+<p>Le grand corps maigre s’immobilise sur la
+natte ; Hiên ferme les poings et, les yeux clos,
+tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains
+efforts : le mal lancinant est en lui, qui le harcèle.
+Et l’idée fixe reparaît : mourir ! mourir !…
+A quoi bon vivre ? Demain sera tel qu’aujourd’hui.
+L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a
+dit l’Aïeul ; mais, pendant des mois, des années,
+Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est
+l’oubli immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant
+a déclaré qu’il n’était pas en son pouvoir
+de le lui accorder… Mourir ! il est l’heure
+de mourir ! Impossible de tarder davantage :
+l’aube blême va balayer les brumes qui flottent
+sur la plaine et la mer : il faut mourir avant que
+soit venue l’aube.</p>
+
+<p>Hiên se lève silencieusement, se penche sur
+le lit où l’Aïeul s’est endormi ; il le regarde une
+dernière fois ; il regarde longuement cet homme
+qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais,
+à son oreille, Maÿ ricane… A travers la moustiquaire,
+il pose ses lèvres sur la main de son
+maître et se faufile sous la véranda où fuient
+les chauves-souris…</p>
+
+<p>Il court par des routes inconnues vers la mer
+dont il entend la voix énorme. Il approche, et la
+voix se fait plus retentissante et plus implorante ;
+il distingue les paroles qu’elle gémit :</p>
+
+<p>— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas !…</p>
+
+<p>— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas !
+supplie la forêt anxieuse qui dévale aux flancs
+des massifs.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer
+et de la forêt : le rire aigu de Maÿ emplit ses
+oreilles. Il court ; le voilà devant la baie où
+ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles
+à des essaims de poissons volants qui bondiraient
+hors de l’eau phosphorescente. Et les voix
+que renforce le vent se font plus impératives.
+Hiên comprend vaguement que l’eau ne voudra
+pas de lui, et, d’ailleurs, une idée nouvelle lui
+vient : il se pendra aux branches du banyan
+qui est devant la case du sergent Cang.</p>
+
+<p>Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible
+mal, talonné aussi par la peur de voir apparaître
+derrière le panache des aréquiers les reflets roses
+de l’aube.</p>
+
+<p>Voici le camp. La sentinelle dort dans sa
+guérite. C’est Nho ; il ronfle paisiblement, accroupi
+sur la planche, le mousqueton entre les
+jambes et la tête inclinée sur l’épaule.</p>
+
+<p>Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un
+souffle. Qu’importe Maÿ, du reste ? Hiên a
+poussé contre le tronc centenaire le billot de
+teck qui sert aux femmes des tirailleurs à fendre
+leur bois. Il déroule sa longue ceinture de laine
+rouge, la jette par-dessus une grosse branche
+et la noue solidement.</p>
+
+<p>Il a bien calculé : debout sur le billot, son
+menton affleure la boucle du nœud coulant.
+Il introduit sa tête dans la boucle, se penche,
+pousse du pied le morceau de bois qui se dérobe
+et roule. La courte lutte commence qui précède
+le grand repos.</p>
+
+<p>La mer et la forêt sanglotent.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre
+comme les autres hommes.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXIII</h2>
+
+
+<p>L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube
+grise et froide. Essoufflé et rouge, le sergent
+Cang le salua :</p>
+
+<p>— Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est
+mort.</p>
+
+<p>Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que
+nul ne vît couler une larme sur ses joues flétries.</p>
+
+<p>— Il s’est pendu à une branche du banyan qui
+est devant ma porte. J’ai défendu d’y toucher
+avant ton arrivée : à quoi bon ? Le corps était
+déjà glacé et raide : il devait être mort depuis
+des heures. Que faut-il faire ?</p>
+
+<p>— Attends-moi !</p>
+
+<p>Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à
+travers le village endormi, le vieux sergent se
+lamentait.</p>
+
+<p>— La vieillesse engourdit mon corps : je
+dors rarement, mais, lorsque le sommeil vient à
+moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas
+entendu le cri d’agonie du malheureux ; d’autres
+l’ont entendu, mais n’ont point bougé, croyant
+que les malins esprits se battaient sur la plage…
+Et le pauvre fou est mort tout seul, et maintenant
+il est là, accroché à sa ceinture ; le vent
+remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il
+va bouger encore ; mais il est bien mort… Il
+était fou, bien sûr ! Il y a longtemps que sa
+folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté
+tout à fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché,
+est revenue en courant, échevelée, sa tunique
+déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante,
+nous criant de fermer la porte, que Hiên
+la poursuivait et voulait la tuer. Elle claquait
+des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir
+où elle avait rencontré le malheureux furieux…
+Il a dû errer ensuite dans la nuit pour fuir la
+folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle a fait
+son œuvre…</p>
+
+<p>— Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé
+de mourir.</p>
+
+<p>— Le voilà !</p>
+
+<p>Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son
+enfant mort : il lut dans les yeux vitreux, dans
+les bras allongés, l’accablement, l’infinie lassitude,
+le désespoir qui avaient inspiré à l’âme
+tourmentée le désir du sommeil sans rêves et
+sans terme.</p>
+
+<p>Les petits soldats attentifs déposèrent le
+vaincu sur un brancard, abaissèrent sur le regard
+farouche les paupières noires, rendirent à la
+face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la
+sérénité qu’il n’avait jamais connue. Comme
+sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade
+sur une natte où pleuvaient les pétales des
+flamboyants…</p>
+
+<p>Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên
+dormit toute la matinée à l’ombre des flamboyants,
+veillé par Phuc et par Nho, bercé par
+les chansons des vagues et des bambous ; et sa
+figure paisible, tournée vers le ciel incandescent,
+semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des
+feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons
+éclatés, des moineaux qui pépiaient dans la
+paille des toits, des papillons indécis… Cependant
+les marteaux des charpentiers cognaient à
+grands coups sourds les planches du cercueil
+et les sanglots des deux gardiens accroupis
+leur répondaient.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>— Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui
+représentes la famille absente : il t’appartient
+de donner des ordres. Tout est prêt : le bonze
+et le catafalque sont là.</p>
+
+<p>L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert ; il
+soulève le voile de papier grenat qui recouvre
+le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon
+les rites. Les charpentiers rabattent le massif
+couvercle de teck et frappent sur les clous de
+cuivre : l’humble tirailleur est prisonnier dans
+son étroite caisse laquée et incrustée de nacre.
+Car le maître a voulu que son serviteur reposât
+dans un cercueil de riche : comme un mandarin,
+le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque
+doré, pavoisé d’oriflammes rouges et blanches ;
+bonzes, chanteurs, pleureuses et musiciens,
+grassement payés, ne lui ménageront ni les
+grimaces, ni les hurlements, ni les lamentations.</p>
+
+<p>Les pétards éparpillent dans la poussière
+leurs tubes déchiquetés et noircis. Le gong,
+les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations
+sonores ; les flûtes soupirent langoureusement,
+les violons à deux cordes nasillent.
+Et le cortège se met en marche, le long de la baie
+scintillante où courent des frissons lumineux.</p>
+
+<p>En avant, chemine le bonze qui, par les
+routes convenables, mènera l’âme du défunt
+jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le
+bâton à la main, il écarte les ombres malveillantes
+et les gamins qui se bousculent sur la
+chaussée, dans leur joie de prendre part à cette
+magnifique cérémonie. Ensuite défile l’interminable
+procession des brancards où sont étalées
+des victuailles : cochons rôtis et peints au vermillon,
+régimes de bananes, gâteaux de riz,
+jattes de <i>nuoc-mâm</i>, toutes bonnes choses dont
+est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront
+ce soir au repas de funérailles. Des garçonnets
+agitent des banderoles d’étoffe blanche,
+où des caractères à l’encre de Chine exaltent les
+vertus de Hiên ; et, comme l’écrivain qui les
+rédigea fut élu entre les plus habiles de sa corporation,
+les habitants du village s’extasient sur
+le choix heureux des épithètes flatteuses qui
+sont accolées au nom du mort. Deux porteurs
+balancent sur leurs épaules un coffre pourpre
+où s’érige la Tablette, planchette double où sont
+inscrits les noms, prénoms, titres qui furent
+la propriété de Hiên.</p>
+
+<p>Quarante robustes sampaniers chancellent
+sous les énormes madriers de teck sculpté que
+couronne le catafalque en forme de pagodon :
+derrière les panneaux à jour plaqués de cuivre
+doré et de clinquant, le cercueil est enfermé.
+Vers lui les baguettes d’encens envoient leur
+légère fumée bleue ; vers lui montent les grincements
+des violons, les battements précipités
+des tams-tams, les ronflements des gongs, les
+trilles des flûtes, les cris aigres des chanteurs
+psalmodiant des litanies baroques, le cliquetis
+de la coquille de bois que frappe à tour de bras
+un tirailleur, les hululements des pleureuses
+voilées de crépon blanc et courbées derrière
+le catafalque.</p>
+
+<p>Deux vieillards effeuillent des carrés de
+papier argenté et doré qui figurent d’incalculables
+trésors : les mauvais esprits qui pullulent
+et guettent la pauvre âme sont généralement
+cupides, et pendant qu’ils se ruent sur les lingots
+d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le
+mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque
+de poursuite.</p>
+
+<p>Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil.
+Bien plus que le vieillard indifférent qui, à cette
+heure, s’éveille de la sieste dans le village lointain,
+il est le père du pauvre hère que cahotent les
+épaules lasses des sampaniers. Une vraie douleur
+de père le bouleverse, tandis qu’il se redresse
+dans le dolman de toile blanche à boutons d’or.
+Sous la visière basse du casque, ses yeux clairs,
+qui semblent considérer les hampes des oriflammes
+et les cagoules des pleureuses, évoquent
+inlassablement le simple et naïf compagnon que
+la vie a dégoûté de vivre.</p>
+
+<p>Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance :
+pourquoi a-t-il cédé aux supplications de
+l’innocent qui voulut acquérir la science
+mauvaise ?</p>
+
+<p>Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de
+l’amour qu’il savait devoir aboutir à la désillusion ?
+Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation
+de la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il
+pas veillé sur le sauvage désarmé et qui ne pouvait
+se garder seul ?… Il songe que, ce soir,
+dans la maison vide, les grosses mains noires ne
+se poseront pas sur son genou, les bons yeux
+luisants ne lui donneront pas leur caresse
+confiante. Il songe que toute sa philosophie
+légère et insouciante est impuissante à lui fournir
+une seule formule de consolation vraie.
+Une fois de plus, en face de la mort, il pleure,
+silencieusement et sans larmes, ses croyances
+envolées.</p>
+
+<p>Sur la route écarlate sonnent les semelles
+ferrées des sous-officiers français ; puis viennent
+les tirailleurs en grande tenue, martelant la terre
+dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le
+village tout entier.</p>
+
+<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
+<p>C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets,
+du riz et des œufs, et les fossoyeurs ont
+rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil.
+Tous les gens qui sont venus accompagner le
+mort sont retournés vers la vie. L’Aïeul est
+parti, longtemps après les autres, entraîné par
+Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la
+main pour l’emmener.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil
+de teck laqué, et le crépuscule tombe sur lui…
+Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent les
+aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds
+ondulent les rizières plates où planent les crabiers,
+où déambulent les graves marabouts, où
+coassent les crapauds-buffles charmés de la
+soirée fraîche.</p>
+
+<p>Là-bas, dans le feuillage terne des banyans
+pâlissent le toit rouge et les vérandas roses de
+la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés
+des cocotiers las, les vergues brunes des sampans
+se balancent sur la baie cuivrée. La lisière
+de la forêt proche s’enténèbre.</p>
+
+<p>Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie
+et que la vie écœura, dort paisiblement, et les
+voix tristes de la mer et des arbres bercent
+son sommeil sans rêves.</p>
+
+
+<p class="gap small">Hengay-Lam (Tonkin).</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
+
+<p class="c">Format in-18 à 3 fr. 50 le volume</p>
+
+
+<table summary="">
+<tr><td>&nbsp;</td><td class="small">Vol.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ADOLPHE ADERER</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Drapeau ou la Foi ?</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>L’AUTEUR DE « AMITIÉ AMOUREUSE » et JEAN DE FOSSENDAL</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Amour Guette</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>RENÉ BAZIN</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Mémoires d’une vieille fille</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>TRISTAN BERNARD</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Théâtre (tome I)</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GEORGES BIZET</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Lettres de Bizet</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>RENÉ BOYLESVE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Mon Amour</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GUY CHANTEPLEURE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Baiser au Clair de Lune</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PIERRE DE COULEVAIN</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Au Cœur de la Vie</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GRAZIA DELEDDA</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Fantôme du Passé</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LOUIS ESTANG</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Affaire Nell</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANATOLE FRANCE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Ile des Pingouins</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LÉON FRAPIÉ</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Figurante</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GÉRARD D’HOUVILLE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Temps d’aimer</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>HUGUES LAPAIRE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Épervier</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PHILIPPE LAUTREY</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Histoire d’une Demoiselle de Modes</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JULES LEMAITRE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Jean Racine</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARIE LAPARCERIE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Comédie Douloureuse</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANDRÉ LICHTENBERGER</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Folle Aventure</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PIERRE LOTI</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les Désenchantées</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>CAMILLE MAUCLAIR</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Amour tragique</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les Éblouissements</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ERNEST PSICHARI</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Terres de Soleil et de Sommeil</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GASTON RAGEOT</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Un Grand Homme</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>G. RÉVAL</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les Camp-Volantes de la Riviera</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARQUIS DE SÉGUR</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Esquisses et Récits</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>H. SUDERMANN</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Parmi les Pierres</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANDRÉ TARDIEU</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Notes sur les États-Unis</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARCELLE TINAYRE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Amour qui pleure</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LÉON DE TINSEAU</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Port d’attache</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JEAN-LOUIS VAUDOYER</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Amour Masqué</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JEAN VIOLLIS</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Monsieur le Principal</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>COLETTE YVER</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Princesses de Science</td>
+<td class="bot">1</td></tr>
+</table>
+
+<div lang='en' xml:lang='en'>
+<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HIÊN LE MABOUL</span> ***</div>
+<div style='text-align:left'>
+
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+be renamed.
+</div>
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+</div>
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+</blockquote>
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+</div>
+
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+</div>
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+Vanilla ASCII&#8221; or other form. Any alternate format must include the
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+</div>
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
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+from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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+forth in Section 3 below.
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+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of
+computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
+exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
+from people in all walks of life.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
+goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
+generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
+Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
+U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
+Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
+to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
+and official page at www.gutenberg.org/contact
+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
+public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
+DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
+visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations. To
+donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
+Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
+freely shared with anyone. For forty years, he produced and
+distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
+volunteer support.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
+the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
+necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
+edition.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Most people start at our website which has the main PG search
+facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+</div>
+
+</div>
+</div>
+</body>
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