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-The Project Gutenberg eBook of Hiên le Maboul, by Émile Nolly
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Hiên le Maboul
-
-Author: Émile Nolly
-
-Contributor: André Rivoire
-
-Release Date: July 22, 2022 [eBook #68588]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HIÊN LE MABOUL ***
-
-
-
-
-
-
- ÉMILE NOLLY
-
- HIÊN LE MABOUL
-
- PRÉFACE
- DE
- ANDRÉ RIVOIRE
-
-
- PARIS
- CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
- 3, RUE AUBER, 3
-
-
-
-
-Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays y
-compris la Hollande.
-
-
-Published October first, nineteen hundred and eight. Privilege of
-copyright in the United States reserved under the Act approved March
-third, nineteen hundred and five, by CALMANN-LÉVY.
-
-
-PARIS, IMP. L. POCHY, 52, RUE DU CHATEAU.--17779-1-09.
-
-
-
-
-A
-
-MONSIEUR ANDRÉ RIVOIRE
-
-En témoignage de ma sincère admiration et de ma respectueuse affection.
-
-E. N.
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-
-Dans mon bureau de la _Revue de Paris_, il y a quelque deux ou trois
-ans, je vis, pour la première fois, le futur auteur de _Hiên le Maboul_.
-
-J’avais lu de lui quelques pages manuscrites, _Heures Khmères_, et
-j’avais été frappé et séduit par la force et la délicatesse des
-impressions, la netteté quasi photographique des paysages, les grâces
-d’un style toujours harmonieux, à la fois original et simple.
-
-Les pages étaient signées: lieutenant..., d’un nom qui se dissimule
-aujourd’hui derrière le pseudonyme d’Émile Nolly; je savais, par une
-lettre jointe au manuscrit, que le lieutenant... devait être quelque
-part, très loin, au fond de l’Asie, et que ma réponse mettrait des mois
-sans doute à lui parvenir. Lieutenant..., de l’infanterie coloniale!...
-Et j’imaginais un grand et solide gaillard, barbu, au teint bronzé,
-comme certains de mes vieux camarades qui font leur carrière aux
-colonies et que je rencontre, tous les cinq ou six ans, avec un galon de
-plus et, parfois, une cicatrice.
-
-Quelques mois plus tard, on m’annonça le lieutenant... Et je vis entrer
-un tout jeune homme, aux regards et aux gestes timides, avec une voix
-douce, où l’habitude de commander ne se trahissait qu’au martèlement à
-peine perceptible des syllabes. Tout de suite, je me sentis pour l’homme
-la sympathie que j’avais déjà pour l’écrivain. Nous causâmes, d’abord,
-de ces _Heures Khmères_--qui seront quelque jour un régal de lettrés et
-de délicats, maintenant que le succès de son premier roman assure à
-Émile Nolly un public et des éditeurs;--ensuite des projets de cet
-officier-homme de lettres, qui trouve le moyen d’être si complètement, à
-la fois, l’un et l’autre. En partant le lieutenant... m’annonça l’envoi
-prochain d’un nouveau manuscrit, un roman, cette fois. Ce fut le
-manuscrit de _Hiên le Maboul_ dont la publication dans la _Revue de
-Paris_ fut si remarquée et pour lequel l’auteur me demande aujourd’hui
-quelques lignes de préface.
-
-Pourquoi à moi?
-
-Oh! simplement parce qu’il sait que j’aime son livre et parce que je fus
-des premiers à l’aimer... A quoi bon ajouter rien d’autre et dire, en
-détail, mes raisons d’admirer cette œuvre si vivante et si vraie?
-
-Mon nom, au seuil de ce roman, n’est que le nom d’un lecteur qui a
-beaucoup lu et qui, entre des centaines de manuscrits, a
-particulièrement retenu et aimé celui-là.
-
-ANDRÉ RIVOIRE.
-
-
-
-
-HIÊN LE MABOUL
-
-
-
-
-I
-
- A la mémoire du lieutenant Ch... qui repose dans le cimetière de
- Saïgon.
-
-
-La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche de l’appontement, Hiên le
-Maboul, soldat de deuxième classe à la 11e compagnie du 1er régiment de
-tirailleurs annamites, regardait l’ombre surgir du large. Elle montait
-comme une marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes des
-palétuviers du Donnaï, engloutissant les rares toits de paille assemblés
-au bord de l’estuaire. De l’autre côté de la baie, la montagne sembla
-plus haute dans le ciel obscur, et plus monstrueuses les croupes où se
-découpaient les talus des batteries. Derrière les chevelures de bambous
-des crêtes, les premières étoiles dansèrent. Évanouie dans les ténèbres,
-la flottille des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables yeux
-peints sur les proues de bois. Un pêcheur invisible se lamenta.
-
-Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre de Cochinchine, Hiên le
-Maboul frissonna. L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues,
-l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les coudes sur les genoux, la
-tête entre les mains, il grelottait de terreur et contemplait
-stupidement les franges d’écume qui émergeaient de l’ombre, accourues en
-longues courbes vers la plage. Et il gémit doucement, regrettant le
-passé.
-
-Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées de son enfance, le
-village de Phuôc-Tinh hérissant ses clôtures de bambous et ses toits
-gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la côte où, sur le sable
-jaune semé de blocs noirs, dormaient comme de formidables poissons les
-sampans échoués, la mer où les jonques chinoises balançaient leurs roufs
-de rotin, leurs proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles tendues
-sur des bambous en éventail, la mer où bondissaient de longues files de
-marsouins, où courait l’aileron des requins, la mer où, sous les vagues
-déferlant, les sampaniers prétendaient avoir vu se dérouler le corps
-immense et flasque du Serpent fabuleux.
-
-Dans les ruelles où séchaient les poissons, il avait grandi, tourné en
-dérision par les enfants de son âge pour son esprit borné, pour sa
-lenteur d’intelligence, pour sa mine perpétuellement ahurie, pour son
-corps maigre, emmanché de bras trop longs et de jambes trop longues:
-pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur silencieux et
-toujours patient, accoutumé à ne guère plus recevoir de caresses et de
-riz que le chien de la maison paternelle, il avait grandi cependant,
-toujours plus dégingandé et plus morne, de plus en plus abruti.
-
-Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession convenable: il fut
-bûcheron. A l’aube, il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la
-forêt et se mettait en quête d’une belle touffe de bambous; toute la
-matinée il coupait des bambous, revenait au village avaler une poignée
-de riz et quelques petits poissons séchés, et, tout l’après-midi,
-coupait des bambous. Cette besogne, toujours pareille et peu fatigante,
-le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière marécageuse, il
-tailladait consciencieusement, tranquille du moins et point traité à
-chaque instant d’«individu idiot[1]».
-
- [1] En annamite, _Thang-Kho_:--expression fréquente.
-
-Du reste, la forêt lui était une amie; son cœur simple et fermé d’enfant
-sauvage lui avait voué un culte farouche. Tout en elle lui était motif à
-extase: les orchidées épanouies dans l’humus des ravines, les lianes
-retombant en faisceaux des branches noires des eucalyptus ou plaquant
-sur le tronc pelé des banians le vert sombre de leurs feuilles, les
-palmiers d’eau lançant comme des tentacules de pieuvre leurs rejets
-épineux, les palétuviers dressés sur leurs mille racines hors de la boue
-givrée de sel, les fougères arborescentes enveloppant le pied des tecks
-géants. A travers les hautes ramures, des bandes de singes se
-poursuivaient avec des cris aigus; des perruches jacassaient; des
-tourterelles s’appelaient; des faisans argentés s’enlevaient d’un vol
-lourd; des sangliers précipitaient leur galop fou dans la vase; le chant
-sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères; une cascade riait,
-inlassable.
-
-Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait durant des heures
-respirer la forêt. La nuit tombante interrompait son rêve. Courbé sous
-son fagot, il rentrait au village; là-bas, sous les cocotiers inclinant
-leurs panaches vers la mer noircissante, dormaient les cases grises.
-
-Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il écoutait encore parler
-son amie. La brise venue du large hurlait; les bambous geignaient, les
-feuilles frissonnaient; la forêt tout entière disait sa terreur des
-ténèbres. La plainte rauque du tigre rôdant autour des palissades
-dominait, par instants, les voix du vent et de la mer, et Hiên,
-terrifié, tremblait, la tête enfouie sous sa couverture.
-
-Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable et plus proche de la nature,
-chaque jour plus sauvage et moins pareil aux autres hommes. A vingt ans,
-il fut une sorte de géant maigre aux yeux égarés, à la chevelure
-inculte, aux gestes maladroits, et l’opinion se confirmait qu’il était
-fou.
-
-Un matin, on alla le querir en toute hâte dans sa clairière et on le
-conduisit à la pagode. Là, devant les baguettes d’encens et les
-tablettes laquées, les notables s’empressaient avec des révérences
-autour de trois personnages coiffés de casques blancs et galonnés d’or.
-Hiên, hirsute et déguenillé, fut poussé devant eux et, au ronflement des
-gongs, au bruit assourdissant des pétards, il fut proclamé que
-Phâm-vân-Hiên, désigné par les autorités de la commune et déclaré apte
-par un administrateur, un capitaine et un médecin, servirait désormais
-comme tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques. Les trois
-casques disparurent, les gongs firent silence, les pétards s’éteignirent
-dans la poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien compris à
-cette cérémonie, retourna paisiblement à ses bambous.
-
-Huit jours après, une chaloupe à vapeur le déposait au Cap-Saint-Jacques
-avec d’autres recrues de sa province. On lui avait expliqué en chemin
-quelles seraient les obligations de son nouveau métier et dans sa pauvre
-cervelle s’était fixée une seule idée: il était, pour des années, exilé
-de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois des sergents annamites, il
-s’aplatit aux pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus de la
-tête, la face dans la poussière, suppliant avec des mots incohérents
-qu’on le rendît à ses arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte, le
-capitaine écoutait un _caï_[2] lui narrer en un français fantaisiste
-comme quoi la recrue avait donné pendant tout le trajet des signes
-évidents d’idiotie complète.
-
- [2] Caporal annamite.
-
---Lui faire même chose maboul, concluait bienveillamment le caï.
-
-Le cercle des gradés français et indigènes partageait cette manière de
-voir et s’apitoyait sur le pauvre diable. On le releva de force, et,
-comme il était impossible de revenir aussitôt sur la sentence prononcée
-par la commission de recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur. Il
-reçut toute une collection de pantalons et de vestons blancs ou kaki, de
-turbans noirs, de ceintures rouges, de jambières grises ou rouges; on
-lui plaça sur la tête un _salacco_[3] plat. Dans son costume neuf il
-apparut encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque; ses camarades,
-les vieux tirailleurs à barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète
-et larmoyante, coiffée de travers, devant ses longs bras sortis jusqu’au
-coude des manches trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous
-du pantalon trop court, lui aussi. Et, comme il ne cessait de sangloter,
-il fut avéré qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous le nom
-flatteur de «Hiên le Maboul».
-
- [3] Coiffure des tirailleurs.
-
-Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste; une semaine qui fut pour
-le malheureux un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un caporal lui
-avait enseigné à disposer correctement sa chevelure en chignon, à rouler
-son turban noir, à placer horizontalement son salacco, à rejeter avec
-élégance sur la nuque les deux brides de la jugulaire; un autre
-s’efforça de lui inculquer les rudiments du salut militaire; un autre
-l’initia au démontage et au remontage de son mousqueton; un autre
-l’informa que la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites,
-à laquelle il avait l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine, le
-capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le sous-lieutenant Monin, tous
-deux paternels et accommodants, mais, somme toute, indifférents. Le vrai
-maître était l’adjudant Pietro, un homme féroce, qui frappait les
-tirailleurs à coups de trique, les faisait mettre en prison, les
-tyrannisait de toutes manières. Mais il y avait encore, à la compagnie,
-un lieutenant occupé à des travaux topographiques dans la province de
-Baria et qui ne paraissait au camp que fort rarement. On ignorait son
-nom et, entre eux, les tirailleurs l’appelaient «l’Aïeul à deux galons»;
-l’idole des indigènes, dont il parlait la langue, qu’il commandait avec
-douceur, qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant. A l’heure
-actuelle, il était loin et la terreur régnait...
-
-Des leçons de ses professeurs il ne restait à Hiên que des bribes, des
-noms d’officiers, de sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques
-mots français dont il avait oublié le sens. A sa stupidité naturelle
-venait s’ajouter, pour paralyser sa mémoire, la frayeur que lui causait
-l’adjudant; mais, dans sa détresse, il se cramponnait au souvenir précis
-qui s’était gravé dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs:
-il attendait le retour de l’«Aïeul à deux galons».
-
-Ainsi, au soir de cette journée de service, Hiên le Maboul, penché sur
-l’eau tourbillonnante, pleurait la mort de ses joies naïves et se
-lamentait sur la tristesse de sa condition présente.
-
-Des sandales de bois claquèrent sur les planches et des rires fusèrent.
-Effaré, Hiên sauta sur ses pieds; deux _congaï_[4] lui riaient au nez.
-Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et Maÿ, fille du sergent
-Cang. Thi-Ba, épaisse dondon à la figure ronde, aux petits yeux à peine
-visibles sous les paupières énormes, aux joues pleines, à la poitrine
-débordante déjà, semblait aussi vulgaire, aussi méprisable que les
-sampanières de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ, pareille, dans
-l’éclat de ses quinze ans et la finesse de tout son petit corps svelte,
-à une idole de pagode: sous le front bombé, que le mouchoir de soie
-rouge encadrait, la ligne des sourcils se haussait doucement vers les
-tempes; les yeux noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée chez les
-femmes d’Annam; le nez, presque droit et point écrasé, se retroussait à
-peine au-dessus des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues
-comme un pétale d’hibiscus.
-
- [4] Jeunes filles.
-
-A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le dos, suivant son habitude de
-sauvage hostile aux femmes, mais le regard des yeux larges et profonds
-le saisissait: gauche et lourd, il rajustait maladroitement son turban
-et riait d’un rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et minuscules,
-dessinés par la tunique de soie noire, de deviner les hanches déjà
-pleines, drapées par le pantalon noir, d’apercevoir les pieds nus et
-blancs, chaussés de menus sabots, il songeait vaguement que jamais
-semblable fillette n’avait illuminé de sa beauté les ruelles de
-Phuôc-Tinh... Et déjà il était esclave.
-
---Laisse donc ton salacco tranquille! dit Maÿ. Tu ressembles à un singe
-qui se gratte le crâne.
-
-Et les deux folles de pouffer de rire; et Hiên rit aussi, bêtement et
-sans savoir pourquoi.
-
---Assieds-toi! commande Maÿ.
-
-Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent à ses côtés, les
-jambes pendantes dans le vide, face à la baie où courent les franges
-d’écume et où dansent les falots des sampans.
-
-Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur, harcelé de
-questions, raconte tout: l’enfance muette et persécutée, le village
-hérissé de bambous, la mer semée de jonques, la forêt bruissante et
-vivante. Par moments, il est tenté de se lever et de fuir. Mais une
-force inconnue le cloue à sa place: il ne peut se résoudre à s’éloigner
-de Maÿ; malgré lui, il faut qu’il livre ses secrets à son petit
-bourreau.
-
---Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a aimé?
-
-Indiscrète et singulière question! Le tirailleur se tord sur sa planche
-et répond simplement:
-
---Non! Je suis trop laid!
-
---Et toi, aimais-tu les filles?
-
---Non! dit Hiên, farouche, en qui les sens déprimés n’ont jamais parlé,
-et qui, dès l’adolescence, apprit qu’il était d’essence inférieure.
-
---Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu?
-
-Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple; elle ne rit plus, et
-rien de sa pensée intime ne se révèle dans ses yeux immobiles et
-sévères; mais il craint la moquerie et il bégaye:
-
---Non!
-
- * * * * *
-
-Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent, essoufflés.
-
---Va-t’en, commande Maÿ; l’appel va sonner.
-
-Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit, la tête basse, son
-salacco pendant sur ses épaules, ses grands bras et ses longues jambes
-d’araignée agités autour de son corps maigre comme des ailes de moulin.
-
-Et les rires des deux fillettes le poursuivent.
-
-
-
-
-II
-
-
-Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au bord de la digue de
-pierres sèches et sonna le réveil. Les notes alertes prirent leur essor
-vers la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient encore les
-dernières brumes de la nuit et, par-dessus les dunes boisées de la
-presqu’île, s’envolèrent vers l’orient et vers la mer.
-
-Dans l’aube terne, le camp s’anime; les cases de torchis peint à la
-chaux ouvrent leurs persiennes noires; des moineaux pépient
-tumultueusement sur la paille des toits; dans leurs cages de rotin
-accrochées aux poutres des vérandas, des merles-mandarins sifflent à
-plein gosier; les mulets s’ébrouent dans les écuries; un bœuf à bosse
-chemine d’un pas placide par la cour sablée, où pleuvent les cosses
-noires des flamboyants.
-
-Des sergents européens, debout, le dolman de toile déboutonné sur leurs
-poitrines velues, le bol de café dans une main, une tranche de pain dans
-l’autre, se lancent des lazzi et leurs rires de braves gens bien
-portants résonnent dans l’air frais.
-
-Derrière la palissade de bambou, des bambins tout nus et déjà rouges de
-la poussière du chemin piaffent comme des poulains.
-
-Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs qui se hâtent, le
-mousqueton sur l’épaule, les brides de la jugulaire flottant sur le
-veston kaki.
-
-A un second appel du clairon, la compagnie se rassemble sous les
-flamboyants. L’adjudant Pietro, son sabre court à large fourreau battant
-ses jambes trapues et cagneuses, préside avec des jurons à l’alignement
-des salaccos posés à plat sur les chignons huilés et des pieds nus aux
-orteils écartés. Comme presque tous les Corses, il juge qu’un peu de
-l’âme du grand empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière le
-dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit entre les rangs, vérifie
-l’astiquage irréprochable des boutons de cuivre, des plaques de
-ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la courbe de ses
-moustaches.
-
-A son passage, les petits guerriers bronzés se raidissent, frémissants,
-et plus d’un, qui travailla de son mieux pour satisfaire le tyran et qui
-se vit cependant octroyer «quatre jours», appelle de tous ses vœux
-mélancoliques l’Aïeul à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus
-toujours souriants, la moustache blonde et fine, retroussée joliment, du
-justicier.
-
-C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro s’étant arrêté devant le
-misérable. De son cœur tressaillant s’élève comme une prière muette vers
-cet être inconnu et bon, de qui viendront peut-être, un jour, toute
-justice et toute pitié. Car Hiên n’est pas heureux. Les coups et les
-injures ont plu sur ses épaules maigres et il désespère.
-
-Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue:
-
---Alors le métier n’entre pas?
-
-Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en heure, au contraire, Hiên le
-Maboul devient plus abruti et plus fou, plus «maboul».
-
-La voix aigre de l’adjudant le paralyse: le mousqueton s’échappe de ses
-doigts frissonnants et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille.
-
-Les quatre sections sont figées. La main poilue aux ongles noirs saisit
-l’oreille du maladroit et la secoue furieusement; et voici que
-s’écroule, à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon se
-déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur... La colère de
-Pietro déborde en jurons redoublés; comme sa science de la langue
-annamite se borne aux termes les plus grossiers, il les jette à la tête
-de l’imbécile. Celui-ci a croisé ses bras devant sa figure, dans
-l’attitude de la supplication; avec des gestes cassés et saccadés de
-polichinelle, il rajuste l’équipement en désarroi, ramasse le mousqueton
-poudreux.
-
-La compagnie s’en va, au chant morne des clairons: il suit la compagnie,
-sautillant sans succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la détresse de
-Hiên, le petit fourrier français qui marche à côté de lui l’encourage et
-le conseille: Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ debout près
-de la porte et riant de toutes ses dents brunies par le bétel. Il ne
-voit et n’entend plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans son
-cerveau d’enfant sauvage.
-
- *
-
- * *
-
-La place du Marché, où pivotent les sections, s’emplit de lumière dorée;
-le soleil levant allume de petites flammes éblouissantes aux pignons
-historiés des boutiques chinoises, aux dorures des pancartes laquées qui
-se balancent le long des éventaires; il avive le rouge cru des fleurs
-des faux-cotonniers, le plumage sombre des merles-mandarins qui se
-chamaillent sur les branches sans feuilles et chargées de pétales
-sanglants.
-
-Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos miroitants. Dans la
-chaleur naissante, les quatre sections manœuvrent avec des commandements
-brefs de gradés, des chocs de crosses contre les trottoirs, des
-piétinements dans le sable mou. Sous un flamboyant, Hiên le Maboul, les
-yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées et pourpres, sue à
-grosses gouttes et, pour la millième fois, essaye de déchiffrer les
-mystères de la mise en joue. Pour la millième fois, le sergent Cang lui
-a tenu de longs discours inintelligibles, lui a «montré le mouvement»;
-mais les minutes passent et les progrès sont nuls. En vain a-t-on donné
-au retardataire un instructeur spécial; en vain le sergent Cang, tour à
-tour exaspéré et insinuant, menace-t-il la recrue du poing fermé ou
-l’exhorte-t-il éloquemment. Hiên fait de son mieux, mais en vain; ses
-pesantes mains de bûcheron accoutumé au «coupe-coupe» se crispent sur le
-fût de bois; ses membres engourdis refusent de se plier aux mouvements
-compliqués qu’on leur demande.
-
-Les objurgations violentes, les explications ne font qu’empirer le
-désarroi de son cerveau. Il comprend de moins en moins, et, découragé,
-stupide, n’écoute même plus les harangues du sergent.
-
-Les rires des marmots annamites accroupis en cercle autour de lui ne
-cessent de tinter, car de son crâne impuissant roulent sans interruption
-de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste accablé et mécanique. Il
-songe que, tout à l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de
-français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la théorie, puis encore
-l’exercice.
-
-A quoi bon? à quoi bon?... N’est-il pas évident dès maintenant qu’il
-sera tout à fait impossible de faire de lui un tirailleur? Puisque son
-cerveau est trop lent, ses membres inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter
-ainsi? Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous bruissants!...
-Puisqu’on ne le renvoie pas, Hiên rêve de déserter.
-
- *
-
- * *
-
-Le soir est venu. Le clairon a sonné la berloque. Hiên le Maboul s’est
-débarrassé de son harnois de guerre et maintenant, installé sur une
-natte devant la case du sergent Cang, il attend l’heure de la soupe et
-se remémore les divers incidents qui marquèrent cette journée.
-
-Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier et à ceux de demain.
-Hiên a beaucoup appris et n’a rien retenu. En revanche, les imprécations
-de Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue gauche, encore rouge,
-se souvient du soufflet qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant.
-Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement triste!
-
-Hiên a envie de pleurer: pour tromper sa peine, il examine sa prison.
-Entre la montagne et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune,
-cases de sergents européens, enveloppées de feuillage fleuri, cases de
-tirailleurs, écuries, infirmerie. Plus près, le camp des tirailleurs
-mariés, longues cabanes de torchis divisées en compartiments de quatre
-mètres carrés. Puis la route bordée de frangipaniers qui s’en va vers le
-Phare, parmi les massifs de bambous et les rochers moussus où bouillonne
-l’écume.
-
-Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes vertes dressées de chaque
-côté de la baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique. Il
-méprise cette mer cuivrée par le soleil couchant, parce que ce n’est pas
-sa mer; il méprise ces sampans qui replient leurs voiles couleur d’ocre,
-parce qu’ils ne sont pas les sampans de Phuôc-Tinh; il méprise ces
-frangipaniers, ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne sont pas
-ses arbres. Affalé sur sa natte, il rumine des pensers amers.
-
---Écarte-toi donc, grand bêta!
-
-La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur. La fillette dispose sur la
-natte des tasses de riz, des soucoupes de crevettes, des bols de saumure
-où baignent des piments rouges; auprès de chaque soucoupe, elle range
-des baguettes de bois noir.
-
-Voici l’heure du «repas des fauves», suivant le mot de Pietro: devant
-chaque maisonnette de tirailleur marié, les femmes couvrent de nattes la
-terre battue, et leurs pensionnaires, les tirailleurs célibataires, «les
-fauves» prendront place autour de ces nattes pour le repas du soir.
-
-La femme du sergent Cang nourrit ainsi, outre Hiên, cinq petits
-guerriers. Les voici qui viennent, riant et se bousculant; on
-s’accroupit en cercle autour des soucoupes et celles-ci résonnent des
-chocs précipités des baguettes.
-
-Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement par son voisin, s’étale
-à la renverse dans la poussière; il se relève, furieux, le dos rouge et
-la figure barbouillée de sauce brune. Il veut parler, mais l’énorme
-bouchée de riz qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle et
-étouffe ses cris de colère.
-
-Le vieux Cang, impassible, lisse de la main droite sa barbiche
-grisonnante et rien n’apparaît sur sa face tannée; mais la figure ridée
-de Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie et Maÿ rit d’un rire
-aigu. Les cinq loustics se frappent les cuisses et se prodiguent des
-bourrades amicales, marques de grande jubilation. Des nattes voisines,
-les brocards cinglent comme la grêle.
-
---Comment as-tu fait pour te remettre sur tes pattes, tortue famélique?
-
---Frise donc tes moustaches de _nuoc-mâm_[5].
-
- [5] Sauce épicée, très employée dans la cuisine annamite.
-
---Regardez ce caïman de Baria! Il a encore de la boue de palétuvier sur
-le menton!
-
-La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de rage, Hiên le Maboul résout
-de faire un éclat: car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ, et il
-ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ.
-
---C’est toi qui m’as heurté? demande-t-il d’une voix éraillée par la
-fureur.
-
---Mais non! mais non! C’est un _ma-couï_[6]!
-
- [6] Diable.
-
---C’est toi!
-
-Les bras maigres brandissent au-dessus de la chevelure embroussaillée
-des poings menaçants et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus; Cang cesse
-de caresser sa barbiche. Mais la voix fraîche et paisible de Maÿ
-rétablit soudain l’ordre:
-
---Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi tranquille!
-
-Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline devant la volonté de
-cette fillette qui le domine; il rit d’un large rire imbécile, espérant
-se concilier ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité; il
-rit et essuie à la doublure de son veston kaki ses moustaches de sauce.
-
---Ha! ha! ha! raillent les soldats en chignon.
-
-Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu se départir de sa placidité
-coutumière. Mais aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ? En dépit du
-sourire naïf qui découvre ses canines de loup, il sent gronder encore en
-lui sa rancune: Maÿ s’est moquée de lui; elle se moque encore de lui, de
-toutes ses lèvres pincées, de toutes ses paupières abaissées sur ses
-yeux ironiques. Et puis son veston est taché de _nuoc-mâm_ et de terre
-rouge mêlée de crachats.
-
-Heureusement, voici que circulent les cigarettes et les chiques de
-bétel. Hiên badigeonne délicatement de chaux rose une feuille humide, il
-enroule cette feuille autour d’un morceau de noix d’arec et mâche
-silencieusement; de temps à autre, il se détourne et crache de la salive
-rouge... Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes ne chassent ses
-mauvaises pensées; il est mécontent d’autrui et mécontent de lui-même,
-qui sottement s’inquiète de complaire à une quelconque pécore. Cependant
-il jette à la dérobée vers le petit visage immobile et indéchiffrable
-des regards implorants de chien battu.
-
-La nuit est venue tout à fait: sur la route du Phare se poursuivent,
-avec des sonnailles de grelots, les lanternes des victorias qui ramènent
-de la promenade quotidienne les élégants du Cap.
-
-Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste gratte avec une
-baguette de rotin l’unique corde d’acier d’un luth en forme de petit
-cercueil: un autre promène des ongles démesurés sur les treize fils de
-cuivre d’une cithare demi-cylindrique; un autre tire d’une flûte de
-bambou à six trous des sons langoureux; un autre racle avec l’archet
-d’ébène les deux boyaux d’un violon qui ressemble étonnamment à une
-énorme pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur revient
-l’honneur moindre de scander sur le tam-tam et sur le gong le rythme de
-la mélodie.
-
-Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à l’heure précipita l’«individu
-idiot» dans la poussière, s’attribue le rôle principal: il chante une
-mélopée interminable, tantôt hurlée à plein gosier, tantôt susurrée
-comme un soupir. Ne s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler
-vers Maÿ des œillades provocatrices et ne semble-t-il pas que la
-fillette les accueille d’un sourire encourageant?
-
-Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique aggrave sa nostalgie. Ah!
-oui, certes, il en a assez: sa mémoire se refuse obstinément à
-s’assimiler les théories des gradés; ses membres demeurent malhabiles
-aux gestes du métier des armes; ses instructeurs l’injurient; l’adjudant
-le frappe; Maÿ se moque de lui.
-
-Cette vie de tirailleur ne lui procure que des coups et des soucis: il
-en a assez! A Phuôc-Tinh du moins il ne recevait que rarement des
-horions: les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût, et pas
-une ne pouvait se vanter d’exercer sur lui cette fascination bizarre qui
-le rend esclave du moindre regard de Maÿ.
-
-Oui! oui! il s’en ira! Il retournera vers sa clairière, vers la paix
-sereine des après-midi ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute
-son âme de rustre appelle la liberté et crie vers la brousse.
-
-Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos tourné à l’orchestre, il
-essuie avec ses énormes poings de grosses larmes qui roulent sur ses
-joues brunes.
-
-
-
-
-III
-
-
-Des jours ont coulé, puis des semaines, puis un mois tout entier: Hiên
-n’a pas déserté. Non que l’idée du devoir le retînt: il est trop simple
-pour que la notion du devoir ait pénétré son cerveau; mais le sergent
-Cang, commentant à sa façon les articles du code militaire, a fait
-entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable série de supplices
-punirait les déserteurs.
-
-Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets de fuite. Il continue à
-n’être pas heureux; son mousqueton tremble dans ses mains comme aux
-premiers jours; ses instructeurs ont épuisé leur patience et leurs
-jurons. Il continue à ne rien comprendre à la théorie qu’il écoute
-pourtant de toutes ses oreilles, le front moite de sueur et les yeux
-écarquillés. Pietro a pris en grippe cet idiot qui sautille derrière la
-compagnie sans même réussir à marcher au pas; il éprouve une haine
-véritable contre ce malappris en qui son génie napoléonien n’a pu faire
-«entrer le métier».
-
-Maÿ, la douce Maÿ le rudoie.
-
-Chose invraisemblable, il a encore maigri. Dans sa face osseuse, les
-yeux s’éclairent de reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort
-plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à son village et à sa
-forêt. Hiên le Maboul est en train de devenir fou.
-
- * * * * *
-
-Certain dimanche de septembre, Hiên, le cœur réchauffé par le gai soleil
-épanoui sur la baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il endossa
-le veston de toile blanche au petit col amidonné sur lequel des numéros
-étaient brodés au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans le
-pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen des jambières rouges et
-s’en fut, peu rassuré, vers la porte du camp.
-
-Le caporal de garde l’inspecta d’un coup d’œil, tira sur les pans du
-veston, remit d’aplomb le salacco branlant et, content de son œuvre,
-tourna les talons.
-
-Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant la plage
-demi-circulaire, conduisait du camp à la ville.
-
-Journée splendide! Derrière la grille de la Poste, les bougainvillias
-penchaient vers la route écarlate des grappes de clochettes mauves. Des
-pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau bleue dorée de lumière,
-sifflotaient, l’épervier au poing, la hotte sur le dos; des poissons
-volants s’enlevaient par essaims de flèches étincelantes et plongeaient.
-Des moineaux piaillaient dans une touffe d’hibiscus; des fillettes
-toutes nues et bronzées ramassaient des fleurs de frangipanier et
-soufflaient sur les pétales nacrés pour faire envoler le pollen couleur
-d’or; des lézards gris tachetés de pourpre erraient sur le sable tiède.
-Au-dessus des massifs de bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée où
-le soleil allumait des flammes.
-
-Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux Chinois dodus, la tresse
-enroulée au-dessus du front rasé, jouaient de la clarinette; ils
-semblaient prendre un plaisir prodigieux à leur musique nasillarde et se
-dandinaient, l’air satisfait.
-
-A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre leurs dents l’embouchure de
-bois et vociférèrent contre l’innocent promeneur les classiques insultes
-annamites:
-
---Passe ton chemin, grande haridelle!
-
---A-t-on jamais vu pareil canard étique!
-
-La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux insulteurs, mais son esprit
-peu inventif refusa d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par
-fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse et les quolibets de
-pleuvoir:
-
---Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille surmontée d’une tête.
-
---De quoi es-tu pleine, vessie de porc?
-
---Pour quand l’accouchement, panse de vache?
-
-Et autres injures de goût plus haut.
-
-Les deux Chinois, héroïques comme tous les gens de leur race, se
-regardèrent d’un œil inquiet, flairant quelque méchante histoire et,
-emportant leurs clarinettes, disparurent dans les profondeurs de la
-boutique.
-
-Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par une nouvelle bordée de
-mots malsonnants, les vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la
-petite place qui s’élargissait au bout de la rue: Hiên le Maboul,
-intrigué, se lança derrière eux, pareil dans sa course à quelque
-araignée gigantesque.
-
-Au pied de la stèle de granit rose qui ornait le milieu de la place, une
-trentaine de salaccos faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à
-cheveux blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait sur le trottoir son
-mousqueton, sa couverture grise roulée en forme de boudin, sa musette
-rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin une sorte de
-planchette carrée, vêtue d’une toile cirée noire et munie d’un trépied
-en bois verni.
-
-Parmi les rires, les exclamations, on distinguait sa petite voix aigre
-et enrouée de vieillard, proférant des jurons.
-
---Qui est-ce? questionna Hiên.
-
---C’est Bèp-Thoï, parbleu! dit quelqu’un.
-
-De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs accouraient,
-trottant comme des poulains et riant et criant à tue-tête:
-
---Bonjour, Bèp-Thoï!... Bonjour, Bèp-Thoï!
-
-Bèp-Thoï grommelait:
-
---Bonjour! bonjour! Ne vous jetez pas tous à la fois sur moi, tas
-d’imbéciles! Vous allez casser ma planchette!... En arrière, fils de
-courtisanes, en arrière!
-
---Bèp-Thoï! Bèp-Thoï! clama la foule des salaccos.
-
---Eh bien, quoi? Me voilà, je suppose!... Attention à la planchette.
-
---Bèp-Thoï! où est l’Aïeul?
-
---Il arrivera ce soir.
-
---Ah! ah!
-
-Les petits guerriers délirèrent:
-
---As-tu entendu, Phuc?
-
---J’ai entendu, frère aîné.
-
---L’Aïeul va venir!... l’Aïeul va venir!...
-
-«L’Aïeul va venir!...» Le cœur de Hiên le Maboul bondit dans sa poitrine
-maigre; le soleil lui parut soudain éblouissant et l’air lumineux; la
-brise lui sembla rire dans les bambous.
-
-Le vieux soldat essuya de sa manche la sueur qui perlait sur tout son
-visage ridé; il ramassa le bidon rouillé, but une lampée et, réconforté,
-recommença de grogner:
-
---On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul et moi!... et du
-travail!... Nous avons noirci au moins trente feuilles que j’ai là, sous
-cette toile cirée... Et quel pays! Des dunes hérissées d’une brousse
-aussi emmêlée que la tignasse de ce grand escogriffe qui me regarde avec
-des yeux de buse... N’approche pas de la planchette, individu idiot!...
-Je taille dans la brousse avec mon coupe-coupe; l’Aïeul examine une
-machine en cuivre, écrit des signes sur son papier, et on s’en va...
-Encore une dune, et l’on s’arrête encore... Si vous me bousculez,
-troupeau d’oies, je plie bagage... De mon temps, les jeunes tirailleurs
-étaient plus respectueux de leurs anciens, surtout quand ces anciens
-avaient vingt-deux ans de service et portaient le galon de 1re classe.
-Où vous a-t-on recrutés?... Après les dunes, les palétuviers. On enfonce
-dans la vase; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul... On couche dans la
-forêt sur les feuilles; l’Aïeul a la fièvre; je lui donne de la quinine,
-et le voilà gaillard... Sale pays, sales habitants; des Moï, des singes
-habillés d’une ficelle où pend un petit rideau, et qui ne savent même
-pas l’annamite... Palabres solennels dans les villages: nous causons par
-signes, et, au bout de huit jours, nous voilà bons amis, parce que
-l’Aïeul a ressuscité une vieille édentée qui crevait dans une cabane...
-On nous donne de belles fêtes: les sauvages exécutent des danses
-grotesques en trépignant en rond et en jonglant avec des sagaies. La
-carte terminée, il faut se séparer et voilà les Moï qui geignent et se
-badigeonnent le museau de boue. Ces imbéciles voudraient garder l’Aïeul
-dans leurs villages... Enfin on se quitte avec des sanglots, et me
-voilà!... L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une charrette à bœufs. Il
-n’arrivera pas avant le coucher du soleil... Je ne vous conseille pas de
-venir l’ennuyer ce soir: le premier que je prends à rôder sous la
-véranda, je lui casse les reins!
-
---Ha! ha! ha!
-
---Allons! qui veut m’aider à trimbaler chez l’Aïeul tout cet
-attirail?... La route a été dure; mes vieilles jambes sont lasses et
-auront bien assez de me porter.
-
---Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï!
-
-L’un se chargea de la musette, un autre du mousqueton, un autre de la
-couverture; un autre s’attribua la précieuse planchette, et le cortège
-se mit en marche avec des éclats de rire, sous l’œil inquiet du petit
-vieux qui redoutait pour ses bagages la fougue des coolies improvisés et
-trottinait en grommelant. De temps à autre, il tâtait son flanc gauche
-pour constater la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait voulu
-confier à personne... Hiên le Maboul les suivait de loin, le cœur en
-fête.
-
- *
-
- * *
-
-Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de joie autour des nattes;
-les flûtes sifflèrent gaillardement; Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut
-pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci ne toucha pas aux soucoupes
-de poisson séché ni aux bols de riz: l’allégresse lui serrait la gorge
-et lui pesait sur la poitrine; il étouffait.
-
-La nuit venue, il se sauva vers le village et se faufila à travers les
-cactus et les ricins jusqu’à la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se
-hissa jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la véranda.
-
-Les persiennes étaient à demi closes: il entrevit des lanternes
-chinoises balançant leurs ventres massifs au-dessus des portes, des
-étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes de bambou noir
-au-dessus de bouddhas dorés; des génies se tordaient sur des panneaux de
-soie jaune.
-
-S’étant risqué à se pencher davantage sur la balustrade, il aperçut
-l’Aïeul. Accoudé à son bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa
-pipe; une petite lampe de cuivre rouge illuminait le bas de son visage,
-dont le haut restait dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que
-Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées qu’avaient célébrées
-ses anciens et que dorait la lampe.
-
-Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage. Une main sèche et osseuse
-pinça rudement son oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï
-dévida une litanie d’injures:
-
---Fils de chienne, petit-fils de chienne, te l’avais-je dit de ne point
-venir rôder autour de notre maison?... Es-tu sourd ou bien as-tu voulu
-te moquer de la parole d’un vieillard? Ou bien ta mère, la fille
-publique, oublia-t-elle de te fabriquer des oreilles?... Et cependant
-qu’ai-je là dans la main?... Réponds, fils d’adultère, est-ce une
-oreille ou un morceau de couenne?... Allons, va-t’en!
-
-Hiên fut précipité dans les cactus et s’en alla, se frottant l’oreille.
-
- * * * * *
-
-La dernière note de l’extinction des feux mourait; des rires étouffés
-montaient du lit de planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés
-sous leurs couvertures.
-
-Hiên causait à voix basse avec son voisin:
-
---J’ai vu l’Aïeul! disait-il.
-
---Et Bèp-Thoï? demanda l’autre, as-tu vu aussi Bèp-Thoï?
-
-
-
-
-IV
-
-
-A la base d’un mamelon couronné de cycas, les marqueurs achevaient de
-placer les cibles, vastes panneaux blancs barrés de croix noires.
-Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait de tous ses galets
-balayés par l’écume.
-
-Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent dans leur tranchée; à
-un second appel, des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent,
-faisant connaître ainsi que le tir pouvait commencer.
-
-Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal, le mousqueton au poing, le
-front inondé de sueur froide. Que voulait-on encore de lui? A quel
-supplice nouveau le traînait-on? Le caporal lui brailla des mots qu’il
-perçut vaguement: il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit prendre la
-position du tireur; ses doigts fiévreux fouillèrent dans la
-cartouchière, glissèrent une cartouche dans la chambre du mousqueton.
-
-Un frisson lui parcourut tout le corps: qu’allait-il devenir? Il
-distingua, dans un nuage, les cibles, la plaine de sable jaune, le
-guidon bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du caporal pesa sur
-son index.
-
-Une détonation terrible claquait dans son tympan; la crosse de bois
-sursautait et appliquait sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable
-soufflet... Était-ce la mort?... Il s’écroula, son salacco pendant sur
-ses épaules, son turban déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais
-roula dans les herbes. La balle s’envola en sifflant au-dessus de la
-forêt.
-
-Pietro accourait, la trique droite; les files de tirailleurs qui
-attendaient, l’arme au pied, frémirent:
-
---Relève-le, caporal, relève cet animal!... C’est moi qui vais le faire
-tirer, cette fois... et nous allons voir...
-
---Laissez-le tranquille, prononça une voix calme. Vous voyez bien qu’il
-est fou de peur... C’est toute une instruction à refaire. Il tirera un
-autre jour.
-
-Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement sur son petit cheval noir,
-Annibal, à l’infortuné adjudant, qui se figea dans l’attitude du «garde
-à vous». Les éclairs qui flambaient dans les prunelles du tyran
-s’éteignirent comme par enchantement; ses lèvres crispées pour l’injure
-essayèrent d’esquisser une grimace aimable.
-
-Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement de cette embellie
-foudroyante; leurs paupières bridées se plissèrent de contentement et le
-sourire de toutes leurs dents laquées salua le nouveau venu... Ah! crier
-vers lui leur allégresse, leur affection, leur dévouement!... Mais on ne
-parle pas sous les armes.
-
-Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata joyeusement et les balles
-allèrent porter la nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions rouges qui
-se dandinaient devant les panneaux.
-
-Les yeux bleus et les moustaches retroussées rendirent aux dents laquées
-leur sourire de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du matin
-transparent, réjoui de la brise fraîche qui lui crachait aux naseaux du
-sable salé, pointait et ruait, secouant comme une chevelure son toupet
-ébouriffé, accrochant aux chardons les crins de sa queue en panache.
-
-Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore et poudreux, ramassait sa
-coiffure et son mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait, et
-une tendresse débordante envahit tout le pauvre être pour cet homme
-galonné d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole: les sourcils
-épais, le nez quelque peu busqué au-dessus des moustaches blondes lui
-parurent menaçants, mais les yeux clairs et la bouche riaient, et il fut
-rassuré. Attentif, il dénombra les boutons dorés et mats où étincelait
-une ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui tranchaient sur les
-manches kaki, s’émerveilla des bottes vernies et des éperons de bronze.
-
-L’Aïeul était un dieu!... Oui! il s’agenouillerait à ses pieds et lui
-raconterait tout avec des larmes: la nostalgie de la forêt amie, le
-métier qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ cruelle et railleuse!
-
-Il cria d’une voix rauque:
-
---Vénérable Aïeul à deux galons! vénérable Aïeul!
-
---Plus tard!... tu me parleras plus tard!...
-
---Je veux!... Je veux!...
-
-Les mots préparés s’étaient évanouis: épouvanté du son baroque de sa
-voix, le suppliant avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il
-demeura bouche bée, roulant des yeux blancs. Des ricanements étouffés
-gloussèrent.
-
-L’important Pietro expliquait:
-
---Mon lieutenant, c’est un fou! Il n’y a rien à en obtenir.
-
---C’est bien! Je causerai avec lui tout à l’heure.
-
-Le tir était achevé; les marqueurs surgirent de leur trou et, apercevant
-de loin la robe sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes pâles,
-accoururent en brandissant leurs fanions et leurs perches et en poussant
-de grands cris. La compagnie aligna ses deux rangs de salaccos devant la
-dune, et l’Aïeul passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour refaire
-connaissance avec ses tirailleurs:
-
---Bonjour, sergent Cang!
-
---Bonjour, mon lieutenant!
-
---Tu n’as pas encore marié Maÿ?
-
---Pas encore, mon lieutenant!
-
---Marie-la, marie-la!... Bonjour Méan! Est-ce qu’on joue toujours au
-bacouan?... Et toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec la salle de
-police?... Quan, mon ami, il faudra diminuer ta portion de riz: tu
-deviens rond comme une courge... Ah! voilà les recrues! Piteuse mine,
-les recrues, et l’air de s’ennuyer!... Il ne faut pas avoir l’air
-malheureux, frères cadets! Levez le nez et riez!
-
-Jamais paroles semblables n’avaient été adressées aux «hommes de
-recrue». Certes leurs instructeurs indigènes n’étaient point des hommes
-méchants; les sergents européens avaient bon cœur aussi, malgré leurs
-grosses voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant Pietro faisait
-planer la terreur, et, depuis un mois qu’ils subissaient ce régime, les
-recrues ne pouvaient guère se représenter le métier de tirailleurs
-autrement que sous l’aspect d’un rude esclavage. Et voici qu’on leur
-disait d’être gais!
-
-Devant le centre de la ligne, Annibal encensait et piaffait. L’Aïeul
-parla:
-
---Les recrues ont l’air abruti; les anciens ont l’air dégoûté. Je
-n’aperçois que des gens courbés et qui me regardent avec des yeux de
-chiens battus. Je veux des regards droits et confiants et gais... Il y
-en a parmi vous qui regrettent leur rizière, d’autres leur sampan,
-d’autres leurs marais de palétuviers; ils les reverront. Deux ans sont
-vite passés!... Le vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans
-paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il n’y aura pour lui ni
-salle de police ni prison. Pourquoi serait-il triste? L’exercice est
-court, le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le soleil est
-radieux: rions et chantons!... C’est compris, petits frères!
-
---Compris, Aïeul à deux galons! cria toute la ligne enthousiasmée.
-
-On se mit en marche. La fumée bleue des cigarettes voltigeait au-dessus
-des mousquetons; la joie flottait sur la colonne.
-
-Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche et, tourné vers le
-caporal-fourrier qui cheminait à son côté, derrière la première section,
-résuma la situation en ces termes mémorables:
-
---Mon vieux! si Pietro ne nous fiche pas la paix à tous désormais, c’est
-qu’il manquera bougrement de flair!
-
-L’autre lui répondit simplement:
-
---Tu parles!
-
-Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain militaire cher à son cœur
-de «marsouin»:
-
- La cantinière a des bas blancs (_bis_)
- Qui lui vienn’ de nos adjudants (_bis_).
- Nos adjudants sont militaires;
- Ils...
-
-Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur course vers les haies
-d’aloès; un pigeon vert s’enleva avec fracas.
-
-Un loustic imitait le grognement du porc; un autre souffla dans ses
-mains et reproduisit le roucoulement de la tourterelle; son voisin
-fredonnait une mélopée guillerette; tel farceur, pour le plus grand
-effroi des gamins tout nus juchés sur des talus, rugit à la manière du
-tigre en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné par la jubilation
-générale, oublia ses terreurs et gambada gauchement. Seul Pietro
-demeurait sombre: il ruminait les paroles du lieutenant et prévoyait
-qu’une ère nouvelle allait commencer.
-
-On arrivait au village: des commandements coururent; les chants
-cessèrent, les cigarettes furent remisées précipitamment au-dessus des
-oreilles; les talons nus frappèrent en cadence le sol écarlate, les
-courtes baïonnettes scintillèrent au bout des mousquetons, et les deux
-clairons, les joues gonflées et le salacco de travers, beuglèrent dans
-leurs cuivres l’allégresse de la compagnie. Derrière eux, le facétieux
-Annibal, émoustillé par les notes pimpantes et glorieux de sa bride de
-cuir fauve et de son mors d’acier nickelé, trépigna.
-
-Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le terre-plein de brique qui
-décorait l’entrée de sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque
-à globule à la main et sa tresse déroulée sur l’épaule. Des garçonnets à
-la tête rasée, plantée en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent
-devant les clairons. Les cases de paillotte ouvrirent en hâte leurs
-volets de bambou.
-
---Voici l’Aïeul! crièrent les fillettes qui jouaient aux osselets sur le
-bord du chemin.
-
---Voici l’Aïeul! répétèrent les sampaniers qui raccommodaient leurs
-filets le long des haies d’hibiscus.
-
---Voici l’Aïeul!
-
-Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux voir, se groupèrent autour
-de la fontaine, leurs paniers de poisson séché sur la hanche.
-
-Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes, où piaillaient les
-moineaux, Maÿ s’arrêta, son mouchoir de soie rose noué sous le menton et
-ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur la bouche d’Annibal; il
-vit les chevilles brunes veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant
-et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs mates, la tunique de
-crépon mauve attachée sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue à
-peine par les seins naissants; il vit le visage allongé et doré, teinté
-de rose aux pommettes, les lèvres saignantes de bétel et souriant
-imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes relevées, les paupières
-bombées abaissant sur les yeux noirs et insondables leurs cils
-démesurés.
-
-Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et rusée, en âge déjà de ronger
-les cœurs des mâles et de vider leurs cerveaux.
-
-Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons. Maint salacco
-se retourna furtivement vers la fillette. Mais le dur visage avait
-repris son air d’indifférence et de cruauté; lorsque à son tour défila
-devant le trottoir Hiên le Maboul, rayonnant d’une joie inaccoutumée,
-Maÿ eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout l’entrain du naïf
-amoureux s’évapora.
-
- *
-
- * *
-
-Au tir succède la corvée. Les tirailleurs ont démonté leurs mousquetons,
-frotté, graissé chaque pièce d’acier poli, ont promené une série de
-chiffons et d’écouvillons dans le canon aux rayures éblouissantes, et
-l’arme remontée, coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de graisse
-opaque, est allée dormir sur son râtelier de bois goudronné.
-
-On procède à la toilette du camp. Des charpentiers improvisés
-rafistolent des brouettes boiteuses, rabotent, scient, plantent des
-clous; des tonneliers refont une jeunesse aux bailles d’incendie dont
-les ceintures de fer ont craqué sous l’effort de l’âge et de la rouille;
-des forgerons cognent d’un marteau novice, mais convaincu, un essieu de
-fourragère; des vanniers tressent des stores de bambou derrière quoi ces
-messieurs de la «chambre de détail» abriteront du soleil leurs écritures
-de l’après-midi. Le menu fretin, la foule ignorante, armée de balais de
-bruyère et de coupe-coupe, erre dans la cour sablée, en quête d’herbes à
-sarcler, de feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées à
-trancher en deux d’un coup de pioche.
-
-Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles caisses à pétrole, en
-fer-blanc, aux deux extrémités d’un bambou robuste et choisi après mûr
-examen; il s’en va chercher de l’eau à la plage, le bambou sur l’épaule,
-les deux caisses brimballant de droite et de gauche avec un effroyable
-bruit de ferraille.
-
-L’écume pétillante argente le sable humide; entre les roches noires où
-bâillent les huîtres, des crabes fuient obliquement; de minuscules
-ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots des pilotes heurtent
-leurs coques blanches contre les madriers de l’appontement; des
-escouades de poissons dorés filent dans l’eau translucide avec de
-brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon soleil lui réchauffer le dos,
-rit béatement à l’eau d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes
-paumes.
-
-L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras, la cigarette aux lèvres.
-
---Comment t’appelles-tu? interroge-t-il.
-
---Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul.
-
---Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère?
-
-Pourquoi? Pourquoi?... Hier encore, au lieu de répondre, le doux
-innocent eût rattaché avec des doigts frissonnants son turban toujours
-prêt à choir, et ri d’un large rire bête; mais aujourd’hui il fait clair
-dans son esprit, les mots viennent tout seuls à ses lèvres; il répond,
-abasourdi de son insolite facilité d’élocution:
-
---Je suis content parce qu’il n’y a pas de théorie.
-
---Comment! médiocre tirailleur...
-
---Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la corvée... Je suis fort, je
-remue aisément les plus considérables madriers, que les autres ne
-peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des charges d’eau que les
-autres se mettent à deux pour déplacer; mais je suis bête et la théorie
-me donne mal au front.
-
-Il est lancé; les yeux bleus l’encouragent: il dira tout. Il joint les
-mains sur sa poitrine qui palpite:
-
---Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller; je ne ferai jamais un bon
-tirailleur.
-
---Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur comme les autres, petit
-frère?
-
---Ma tête est faible... Le sergent Cang parle, parle, et les mots se
-mêlent dans ma pauvre tête et je ne comprends plus rien et je sue en
-vain.
-
---Oui! oui!... tu as l’entendement pénible et les théories te fatiguent;
-mais l’exercice doit te plaire: tu es robuste.
-
-Certes il est robuste! Sous le pantalon retroussé, les muscles saillent;
-les bras maigres sont noueux comme des racines de manioc.
-
---Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je suis fort; mais mes membres
-sont lourds et gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à galon
-d’argent.
-
-Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime la poitrine depuis des
-semaines; il dit la frayeur abominable qui fait trembler toute sa
-pitoyable carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil sinistre et
-la trique derrière le dos; il dit les coups reçus, et l’Aïeul, qui
-devine que cette âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation de
-ce martyre insoupçonné.
-
---Je suis malheureux, poursuit le lamentable Hiên, et je voudrais m’en
-aller vers ma forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée pendant
-des jours.
-
-L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du suppliant:
-
---Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais de te rendre les
-théories faciles et agréables, de faire de toi un tirailleur habile à
-manier son mousqueton, si je t’affirmais que désormais personne ne te
-frappera et que tu seras tranquille, que ferais-tu, frère cadet?
-
---Je resterais, vénérable Aïeul!
-
---Reste donc, et, si tu as jamais quelque peine, viens à moi comme un
-enfant à son père et je te guérirai.
-
-Hiên le Maboul, à qui pour la première fois quelqu’un a parlé sans
-violence, pleure et rit à travers ses larmes.
-
-
-
-
-V
-
-
-Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour de papier où quelque
-amateur avait figuré à l’encre de Chine une charge de cavaliers
-tartares. L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé sur son
-fauteuil, envoya vers le plafond des cercles de fumée blanchâtre.
-
-Devant lui, sur le bureau de bois brun, un singe japonais taillé dans
-l’ivoire grimaçait abominablement, campé sur une pile de vieux journaux;
-un coupe-papier d’argent où s’étalaient les quatre feuilles de trèfle
-symboliques, souvenir glissé sur le quai de la gare dans la poche du
-neveu partant, fraternisait, dans une coupe de métal embouti et doré,
-suprême épave d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée qu’un chef
-moï avait échangée contre une pipe de bruyère en signe de fraternité;
-une armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs, submergeait le fond
-d’un plateau en bois de teck, masquant un surprenant paysage de nacre où
-des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres rabougris.
-
-Sur les étagères, des romans et des revues s’entassaient en piles
-fraternelles, Anatole France coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la
-main à Myriam Harry.
-
-Sur des écrans de plumes de marabout, des photographies parlaient des
-colonies jadis visitées et des camarades morts: celui-ci, ami d’enfance,
-foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement assassiné par des
-pagayeurs sur le Niger; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr, fauché par
-le choléra; tous des jeunes gens, presque des adolescents, souriants
-dans leurs dolmans pâles... Et l’Aïeul songea qu’à travers les siècles
-un peu de l’âme aventureuse des croisés était passé dans l’âme des
-«coloniaux». Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant bien que la
-mort les guettait, glorieuse parfois, mais plus souvent hideuse et
-lamentable, la mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans l’humus des
-forêts, dans la boue des rizières, la mort sous la moustiquaire d’un lit
-d’hôpital? Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux, suscité
-par des lectures d’autrefois, mirage de Pavillons-Noirs ou de marchands
-d’esclaves à occire, mirage de missionnaires martyrisés à venger, mirage
-de pays enchanteurs où, sous le soleil perpétuel et éblouissant,
-s’épanouit une végétation exubérante, mirage d’amours exotiques? Ou
-plutôt ne furent-ils pas chassés de la mère-patrie par l’invincible
-écœurement de la vie moderne, plate et sans saveur, et que déshonorent
-la lâcheté pratique des bourgeois et l’incurable brutalité de la
-foule?... Ils sont morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent leur
-rêve.
-
-Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï ricanaient
-douloureusement, des moustaches de crin plantées dans leurs lèvres de
-plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait dans la pénombre,
-rayonnant autour d’un petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre
-rouge.
-
-Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons de fer et leurs crosses,
-incrustées d’ornements de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau
-de soie où des artistes khmers avaient peint minutieusement une scène de
-chasse copiée dans la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture à demi
-relevée laissait entrevoir dans une autre chambre obscure le lit autour
-duquel s’agitait l’ombre falote de Bèp-Thoï: un brodeur de Bac-Ninh
-avait tracé sur le satin pourpre une touffe de bambous trempant leurs
-racines jaunes dans l’eau d’un marais que traversaient d’un vol
-foudroyant deux martins-pêcheurs.
-
-A chaque angle de la pièce, des bouddhas de bois laqué dormaient sur
-leurs stèles noires; des cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de
-lances vertes et luisantes; au-dessus de ces faces ironiques et
-sournoises flottaient les plis de soie d’étendards chinois à hampe de
-bambou. Contre les murs, des génies brodés sur la soie jaune enlaçaient
-leurs pattes de chimères et leurs corps de serpents, dardaient
-d’horribles yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux.
-Surplombant les portes, des lanternes de papier huilé et couleur d’or
-balançaient leurs ventres badigeonnés de caractères vermillon.
-
-Par delà les vérandas, la brousse sombre ondulait jusqu’à la route: un
-chien aboyait derrière quelque case indigène noyée sous les bananiers.
-Dans le ciel noir, où grouillait le troupeau des étoiles, la montagne du
-Phare profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait une étoile
-énorme et rouge.
-
-L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre et se réjouit
-silencieusement de la nuit profonde et parfumée.
-
- * * * * *
-
-L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions rivales et qu’il juge
-pareillement vaines dans leur antagonisme avec la nature, ses croyances
-d’«ancien élève de nos maisons» se sont envolées. Des femmes l’ont aimé;
-d’autres l’ont dédaigné; toutes l’ont averti de l’âme féminine,
-instinctive et peu sûre: il estime avisés les Orientaux qui ont confiné
-leurs femelles dans le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer
-l’espèce.
-
-L’injustice triomphante et quotidienne l’a fixé sur l’agréable
-plaisanterie des hommes égaux et frères, et la formule: «L’homme est un
-loup pour l’homme», lui donne chaque jour la solution d’une foule de
-menus problèmes. Ainsi éclairé sur la férocité native de la race, il
-fait pourtant le bien, mais par répulsion naturelle pour le mal, qui est
-laid et sans grâce; il fait le bien sans espérance. Il abhorre la
-violence, l’hypocrisie et le _bluff_; ses sympathies vont aux humbles,
-aux simples qui, du moins, «ne savent pas ce qu’ils font».
-
-Il fait son métier avec conscience et en souriant; il l’aime, car le
-culte passionné de la Patrie a survécu en lui à la mort de ses
-illusions. Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs, que son
-rôle d’officier ait perdu de son prestige et de sa grandeur; fils du
-peuple, il se glorifie d’instruire des enfants du peuple, soldats comme
-lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte une rapière. Il se
-moque des marchands de tirades périmées qui le représentent comme un
-«traîneur de sabre» ou un «bouilleur de nègres»; mais il redoute aussi
-les braillards qui vont pleurant la déchéance de la «Grande Muette».
-
-En somme, il est un peu enclin à l’ironie, très sceptique et ami des
-teintes douces. C’est un sage.
-
-Seule l’abominable pensée de la vieillesse trouble sa sérénité. S’en
-aller tout d’un coup, au grand soleil, le long d’un talus, le front
-brisé par une balle ou fendu par un coup de sabre, mourir enfin par
-surprise et violemment, comme le voudrait la loi de la nature, soit!
-Mais assister continuellement au lent travail de la mort sur tout son
-corps, de la mort qui vient avec les rides, avec les sillons rougeâtres
-tracés dans la peau du visage, avec les cheveux qui grisonnent et qui
-tombent, avec les os qui se tordent et se déforment! Tout jeune encore,
-cette idée le torture. Il a lu _Bel-Ami_, mais il ne le lira plus de
-peur de rencontrer les pages atroces où Maupassant a crié son effroi de
-la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi a-t-il perdu l’illusion
-divine de la foi, de la foi en la résurrection, en la vie éternelle, de
-la foi qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se sentir arraché de
-la vie?...
-
-Car il est amoureux de la vie. Il la regarde avec des yeux épris et
-enchantés. La lumière, les sons, les couleurs ont un sens pour lui: ils
-sont une palpitation de la Nature, sa divinité, qui a occupé dans son
-cœur la place des dieux déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé
-son temps: elle a donné à son adorateur l’exacte notion du vrai et du
-beau et l’horreur de l’artificiel.
-
- * * * * *
-
-Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient leurs panaches: le vent se
-levait, apportant de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines des
-vagues, la plainte incessante du sable balayé par l’écume; une flûte
-modulait une mélopée monotone; un oiseau répétait interminablement les
-deux notes de sa chanson. Le parfum des fleurs de papayers embaumait
-l’air tiède.
-
-Accoudé sur la balustrade de la véranda, l’Aïeul laissait s’éteindre sa
-pipe; il plaignait les malheureux qui, terrés dans leur tanière et
-hantés par quelque insatiable désir ou rongés par quelque mal
-inguérissable, attendaient que le sommeil des brutes vînt les terrasser
-et ne voyaient rien de cette nuit étincelante; il s’apitoyait sur
-lui-même, dont les yeux se fermeraient, quelque jour, à de tels
-spectacles.
-
-Quelque chose remua entre les cactus: un chien annamite, sans doute, ou
-plutôt un malandrin à l’affût... Bèp-Thoï écarta la tenture pourpre, se
-faufila sous la véranda en prenant soin de ne pas passer devant la lampe
-et s’en alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des cris éclatèrent. La
-petite voix sèche du vieux tirailleur proféra des jurons étouffés et
-déclara:
-
---Mon lieutenant, c’est encore ce vilain diable de Maboul. Il se cachait
-dans la brousse pour faire quelque sottise: je vais lui caresser les
-reins avec mon bambou.
-
---Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le ici!
-
-Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda, bousculé rudement par
-l’irascible Bèp-Thoï. Il roula des yeux effarés et serra plus
-étroitement dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus.
-
---Que faisais-tu là?
-
---Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul à deux galons. J’ai vu, ce
-matin, sur l’étang, les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais
-content comme moi de voir rire les lotus. Je suis retourné à l’étang, ce
-soir, et j’ai coupé toutes les fleurs. Les voilà: elles sont à toi.
-
---Mais pourquoi te cachais-tu?
-
---Je n’osais pas approcher de ta maison. Je t’ai aperçu te penchant hors
-de la véranda et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à toi. Je
-suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant. Que suis-je pour venir
-te troubler? Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton serviteur
-m’a découvert et m’a cogné avec son bambou.
-
---Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï?
-
---Je t’ai entendu trop tard, Aïeul: je ne voulais pas le toucher,
-d’abord, mais ç’a été plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu
-tout de même deux ou trois coups de mon bâton. Du reste, il est tout en
-os et ne doit pas avoir grand mal... Je vais toujours mettre ces fleurs
-sur ton bureau.
-
-Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs roses et blanches des lotus
-débordaient sur la table sombre; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil et
-huma l’imperceptible parfum. Hiên s’accroupit à côté de lui sur les
-dalles fraîches:
-
---Laisse-moi rester là; je ne ferai pas plus de bruit que le chien
-couché aux pieds de son maître... Depuis ce matin, les phrases que tu
-m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me semble que désormais,
-loin de toi, je ne pourrais plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide
-et silencieux: un regard de toi me donne l’intelligence et la parole. Tu
-es un génie tout-puissant et je suis ton esclave... Permets-moi de
-venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre échappe de tes doigts,
-je le ramasserai; si tu as chaud, je t’éventerai; si tu as soif, c’est
-moi qui t’offrirai la tasse de thé; si tu causes, je t’écouterai; si tu
-préfères rêver, je serai à tes côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi
-rester près de toi.
-
-Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes et noires sur le genou
-de l’Aïeul et leva vers lui des yeux suppliants où se lisait son désir
-éperdu: ainsi regarde le chien de chasse que l’on arrache à son
-délicieux sommeil au coin de la cheminée où ronflent les flammes
-joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée que peuplent les
-monstres. Au premier qui passa et lui parla sans éclat de voix ni
-mépris, l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne.
-
---Mais tes camarades!... pourquoi ne t’invitent-ils pas à jouer comme
-eux de la flûte après le repas du soir? Te haïraient-ils, par hasard?
-
---Non! non! ils ne me haïssent pas; il y en a même qui sont bons pour
-moi et qui m’aident à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton.
-Mais, le soir, après le repas, ils se moquent de moi, me font des
-grimaces, me tirent par les pans de mon veston pour me faire culbuter,
-le dos dans la poussière... Et Maÿ rit...
-
---Et après?... Te voilà bien dolent parce que cette petite sotte a ri en
-te voyant gigoter comme un crabe!
-
---Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne veux pas que Maÿ rie de moi!
-
---Mais pourquoi, nigaud?
-
---Pourquoi? pourquoi?... Je... je ne sais pas!
-
-C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou inoffensif que dès l’enfance on
-a persuadé de son indignité n’a connu l’autre sexe que pour le fuir avec
-soin, redoutant les railleries plus mordantes et les sarcasmes plus
-cuisants des filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans sa bauge,
-les sens n’ont point parlé en lui. Et voici qu’il commence à sortir de
-sa torpeur, mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse de son
-«moi», et lui-même reste confondu du trouble nouveau qui le bouleverse
-en présence de cette petite fille sournoise et méprisante: ainsi furent
-stupéfaits, sans doute, les sauvages d’Amérique qui entendirent pour la
-première fois siffler les balles; et, de même qu’ils s’inclinaient avec
-effroi vers leurs frères blessés, cherchant en vain la flèche qui les
-avait abattus, Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi, se demande
-avec épouvante quel est ce mal nouveau dont il souffre...
-
-Il essuya du revers de la main son front que la méditation ardue
-emperlait de sueur. Civilisé que le raisonnement et la connaissance du
-sexe ennemi guérirent définitivement, l’Aïeul eut un regard apitoyé pour
-le primitif qui geignait devant ses genoux aux premières morsures de
-l’amour. Encore un homme à la mer! Encore une dupe qui confiera
-béatement son bonheur aux griffes de la «bien-aimée»! Encore un qui ne
-s’éveillera de son rêve que lorsque les ongles pointus et durs de
-«l’Élue» se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur! Encore un pantin
-que l’on fera rire ou pleurer selon la fantaisie de l’heure et «pour
-s’amuser»!... Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte et
-lourd, qui s’amourachait de cette fine et cruelle idole d’ivoire,
-semblait livré d’avance au bourreau.
-
-Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable cette idée saugrenue
-est-elle allée se nicher dans la cervelle de ce barbare? Ne pouvait-il
-pas s’éprendre tout simplement d’une robuste sampanière aux reins
-solides et aux bras musclés, qui se fût accommodée du premier venu
-pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle? Espèce d’homme des forêts mal
-dégrossi, moitié faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail et poilu
-des jambes, doté d’un tronc à peine équarri, d’une tête trop large et
-embroussaillée où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il de
-séduire la rusée Maÿ?... Et celle-ci, malgré ses allures de fillette
-bien sage, n’a-t-elle point choisi déjà quelque _boy_ qui l’aura éblouie
-avec ses chemises à plastron, ses cols à boutons de nacre, son faux
-chignon luisant de pommade? Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point
-le mari européen dont elle partagera le splendide lit à moustiquaire
-immaculée, qui lui donnera des piastres, des colliers d’or repoussé au
-poinçon, des bracelets, des bagues, des souliers brodés, le mari qui
-sera épris de son corps safrané et qu’elle trompera avec son
-cuisinier?... Après tout, cela ne vaudrait-il pas mieux? Désabusé d’un
-coup par un refus net, le pauvre Hiên souffrirait un mois ou deux, puis
-oublierait et tout serait dit.
-
-Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose au brave sergent Cang.
-
---Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain matin?
-
---Non, vénérable Aïeul...
-
---Eh bien, demain matin je demanderai au sergent Cang s’il consent à te
-donner sa fille. Nous verrons bien ce qu’il dira... Et puis, tu viendras
-chez moi chaque fois que tu le désireras... Maintenant lève-toi et
-retourne au camp: l’appel va sonner.
-
-
-
-
-VI
-
-
---_Cái áo vàng_: veston kaki, disent les caporaux.
-
---_Cái áo vàng_: veston kaki, répètent, tout d’une voix, les escouades
-rangées en cercle autour de leurs chefs.
-
-Les sergents vont et viennent entre les groupes qui s’échelonnent le
-long du mur blanc de la grande case où des dessinateurs ingénieux ont
-peint au coaltar des silhouettes agenouillées et couchées.
-
-La «classe supérieure», les intellectuels, assemblés devant un tableau
-noir reçoivent d’un sous-officier les premières notions d’écriture
-française et de _quôc-ngù_[7]. Aux classes moyennes on enseigne de
-courtes phrases très usuelles et d’où les professeurs annamites
-éliminent tout ornement superflu:
-
- [7] Prononciation figurée de la langue annamite.
-
---Toi y en a faire quoi dans village toi?
-
---Moi y en a faire rizière[8].
-
- [8] «Je cultive des rizières».
-
-La petite classe enfin, qui réunit tous les hommes de recrue, en est
-encore à l’étude aride des mots indispensables: «_Cái áo vàng_, veston
-kaki...» On a mis dans un coin, au bout de la case, sous la véranda,
-trois ou quatre retardataires, pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent
-mélancoliquement les mêmes mots de français depuis un mois, résignés et
-abrutis. Hiên est de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant.
-
-Hier pourtant il avait paru se dégourdir, avait même ravi le sergent
-Cang en lui redisant sans broncher deux ou trois termes répétés la
-veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu à sa stupidité coutumière
-et, ce qui est pire, il a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il
-pense à la démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents claquent et ses
-mains dansent comme s’il avait la fièvre.
-
-Toute la nuit, il s’est agité ainsi; toute la nuit, il a écouté, anxieux
-et palpitant, les appels des sentinelles, les craquements secs des
-cosses de flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement régulier des
-vers perçant le bois des stores, les battements sourds du gong martelant
-ses tempes moites; il a entendu les clameurs de rage et les plaintes des
-vagues broyées brutalement par les rochers; il s’est agacé, jusqu’à la
-colère, des aboiements des chiens errants et des ronflements des
-dormeurs, ses voisins.
-
-Le sergent Cang consentira-t-il? Question ridicule! Peut-on, en toute
-justice, espérer que le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un être
-aussi grotesque, aussi bizarrement bâti, aussi maladroit que Hiên?
-
-Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question angoissante,
-n’attendant rien de bon de la réponse, mais conservant, malgré tout, au
-fond de son cœur en détresse, un reste de doute favorable, à cause de
-l’Aïeul tout-puissant.
-
-A cette heure même, il pèse le pour et le contre et ne prête nulle
-attention au cours de français. Cependant, les yeux vagues, il mâchonne
-comme ses camarades, la leçon du jour:
-
---_Nút áo_: bouton... _Nút áo_: bouton...
-
-De sa place, protégé par un massif d’hibiscus, il distingue très bien
-l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute la lumière crue du soleil déjà haut et
-fuit l’atmosphère épaisse des vérandas où se pressent les tirailleurs,
-s’est installé sous un lilas du Japon et fume des cigarettes. A travers
-les feuilles menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique blanche
-et son casque où scintille l’ancre de cuivre. L’ombre fraîche du lilas,
-le cristal azuré du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon
-des fleurs épanouies en grappes sur les faux-cotonniers aux troncs comme
-peints à l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source de gaieté
-légère et intarissable dans son âme éprise de clarté.
-
-Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute celui-ci narre-t-il une
-histoire plaisante, car le rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les
-moineaux qui pépient dans les chevrons du toit et navrant le digne
-Pietro à qui l’hilarité «dans le service» paraît un manque de tenue.
-Pour l’adjudant, une seule attitude convient au chef qui veut être
-respecté de ses inférieurs et leur inspirer une soumission de tous les
-instants: la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire part à son chef
-de son opinion dans la matière, de laisser même entrevoir sur sa face le
-moindre indice de désapprobation; le lieutenant lui a tenu ce matin un
-discours d’une modération extrême, mais singulièrement précis. La
-conclusion en était que des tirailleurs, mécontents des méthodes
-d’instruction chères à l’adjudant (bien que réprouvées par les
-règlements en vigueur), s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos
-dorénavant et dangereux de recourir aux arguments frappants. En vain
-Pietro avait-il mis ses violences sur le compte d’une irritation dont
-toute la responsabilité incombait à ces «méchants petits tirailleurs»:
-on lui avait simplement fait comprendre que cette prétendue irritation
-ne se traduirait nullement par des coups de trique si, au lieu de ces
-méchants tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine, l’adjudant avait
-affaire à des troupiers coloniaux aux poings solidement taillés.
-
-Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément, par la clairvoyance de
-l’Aïeul, s’ouvrait une ère difficile, et il remisa la matraque, pour des
-jours meilleurs, dans un coin de sa chambre.
-
-Les mains croisées derrière le dos, il marche à pas comptés sous la
-véranda de la grande case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il
-est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux. L’hésitation n’est pas
-permise: il convient de sourire comme souriaient les martyrs dans
-l’arène; et la face de Pietro s’embellit d’un sourire hargneux de
-bouledogue.
-
-Hiên rabâche machinalement:
-
---_Nút áo_: bouton... _Nút áo_: bouton...
-
-Que fait donc l’Aïeul? Aurait-il oublié sa promesse? Sa cigarette
-s’éteint; il la jette et en allume une autre; le sous-lieutenant entame
-une deuxième histoire et les voici tous deux qui rient aux larmes.
-
-_Nút áo! nút áo!_... Quel mot français correspond à _nút áo_?...
-
-Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve matrimonial, a tout à fait
-perdu de vue l’équivalent de ce mot important; pour comble de malchance,
-ses compagnons viennent justement de passer à l’étude d’un mot nouveau,
-et pas un seul ne serait capable de renseigner Hiên sur la traduction
-française de _nút áo_, car ils l’ont tous parfaitement oubliée. Et le
-sergent Cang tempête:
-
---Comment traduis-tu _nút áo_? Réponds, animal! Ah!... tu as oublié!...
-Voilà dix jours que je te le répète, triple et quadruple imbécile!
-
-Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments l’élève infortuné qui
-aspire, en cet instant même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais
-l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule du sergent et lui dit:
-
---Viens avec moi dans ta case. J’ai à te parler.
-
-Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant le jarret, la conscience
-troublée, car il ne doute point que son discours véhément ne lui soit
-reproché, et le brave homme, tourmentant sa barbiche blanche, fait le
-dénombrement de ses peccadilles récentes.
-
- * * * * *
-
-Accroupie près d’un fourneau de terre cuite, devant sa petite maison de
-torchis, Thi-Baÿ préparait le repas de ses pensionnaires; autour d’elle,
-sur l’aire battue et soigneusement balayée, un coq menait son harem de
-poules à la chasse d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à l’échine
-arquée et au ventre pendant baignait son groin dans une jarre d’eau
-sale, une oie dormait au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec enfoui
-sous une aile.
-
-La vieille ménagère se précipita vers le visiteur de marque, inclina
-devant lui sa face ridée et grimaçante et joignit les deux poings sous
-son menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait les usages et
-savait quels honneurs il faut rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il
-n’eut garde d’y manquer:
-
---Bonjour, ma mère!... Où est Maÿ?
-
---Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul! répondit la vieille
-femme, satisfaite de l’appellation flatteuse. Veux-tu que je la fasse
-venir?
-
---Non! non! Laisse-la au bord de la mer.
-
-Maÿ est en effet de l’autre côté de la route, assise sur un rocher
-tapissé d’algues; sa tunique violette traîne dans le sable et l’écume
-baigne ses talons nus. Sa figure dorée et brune se détache
-merveilleusement sur l’azur pâle de la baie...
-
-Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût; mais qui devinerait quels
-abîmes de perversion et de cruauté recèle ce petit front uni et poli?
-
-Derrière la montagne débouche un paquebot tout blanc, empanaché de fumée
-noire, qui se déplace devant les palétuviers lointains comme devant la
-toile de fond d’un théâtre; agrippé au flanc de l’énorme coque, le canot
-du pilote s’abandonne aux caprices de la houle et les chapeaux coniques
-des rameurs dansent follement, tantôt lancés au niveau des hublots
-sombres, tantôt avalés par les vagues.
-
-Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé une natte neuve, et l’Aïeul
-s’assit. Cang lui présenta un plateau en bois de fer, incrusté de nacre,
-sur lequel trônait, parmi des tasses minuscules, une théière en terre
-rouge de Cây-Mây. L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en échange une
-cigarette au sergent prodigieusement flatté, puis le convia d’un geste à
-prendre place sur la natte; cependant la maîtresse de maison s’affalait
-dans un angle de la pièce, sous une banderole de papier jaunâtre où
-souriait un génie tutélaire, rose et joufflu.
-
-Tout d’abord et pour se conformer aux rites immuables du protocole
-annamite, l’Aïeul s’abstint de traiter de l’objet de sa visite et ses
-hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande impolie à ce propos. Il
-loua la saveur du thé brûlant, but une deuxième tasse, et continua de
-disserter pendant un quart d’heure sur une foule de questions
-singulièrement intéressantes, telles que le cours du _paddy_[9], le prix
-des jeunes poulets, la rareté des ananas sur le marché.
-
- [9] Riz non décortiqué.
-
-Promenant un regard satisfait autour de lui, il proclama que la
-maîtresse de céans avait su faire de son intérieur un vrai palais, et
-par l’arrangement judicieux des lits de camp, des nattes, de l’autel des
-ancêtres, et par le choix habile des peintures religieuses qui
-décoraient les murs.
-
---Ta maison est bien plus belle, vénérable Aïeul! protesta Thi-Baÿ, en
-jetant un coup d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau où
-refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs.
-
---Mais non! mais non! déclara l’Aïeul avec chaleur; il y a chez moi
-beaucoup de meubles, beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures,
-mais tout cela est arrangé sans goût et sans art... Tu es une maîtresse
-femme: heureuse la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère, heureux
-l’époux à qui tu destines cette fille... car elle ne peut qu’hériter de
-toi ces qualités uniques par quoi tu excelles entre toutes les femmes!
-
-Par de telles paroles il se conciliait les bonnes grâces de Thi-Baÿ en
-même temps qu’elles lui fournissaient une transition excellente, encore
-que d’allure vraiment biblique, et soudain il entra dans le vif de son
-sujet:
-
---Maÿ est en âge de se marier; les épouseurs ne vont pas tarder à vous
-rebattre les oreilles de propositions toutes plus mirifiques les unes
-que les autres. Si vous hésitez trop longtemps votre fille saura bien
-dénicher un garçon qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière et
-lui parlera de trop près sur un talus; quelque boy qui filera sur
-Saïgon, aussitôt après... Et Maÿ sera bien avancée quand les femmes la
-montreront du doigt au marché; et toi aussi, Thi-Baÿ, quand tu seras
-grand’mère d’un bâtard!
-
---C’est exact! c’est bien exact! répétèrent le vieux sergent et sa
-femme, celle-ci se grattant la joue avec embarras, l’autre lissant sa
-barbiche d’un air méditatif.
-
-Où voulait en venir l’Aïeul?...
-
-Il reprenait son discours:
-
---Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin d’éviter aussi toute
-querelle regrettable entre soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus
-tôt possible à quelque tirailleur robuste qui lui donnera de l’amour
-autant qu’elle en désirera et à vous de beaux petits-enfants. Et,
-justement, hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section, Cang, m’a prié
-de vous demander si vous l’accepteriez comme gendre.
-
-Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit. Guère encourageant,
-l’effet produit: les deux époux se regardent avec des yeux ronds de
-saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait quelque peine à lire
-une joie débordante. Certainement le candidat offert par l’Aïeul n’est
-point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment, en dépit de l’exorde
-insinuant et flatteur, ils étaient mal préparés à cette secousse.
-
-Cang tortille sa barbiche plus furieusement que jamais, ouvre la bouche,
-la referme et enfin se décide:
-
---Hiên, dit-il, Hiên n’est pas... très intelligent.
-
---Et il est si laid! ajoute Thi-Baÿ en qui se trahissent déjà les
-instincts combatifs de la belle-mère.
-
---C’est vrai, concède l’Aïeul; il n’est pas beau, mais enfin ce n’est
-pas un monstre; il est râblé et musclé, et telle fillette qui, le soir
-des noces, repoussera du pied et du poing son vilain mari pleurera le
-lendemain matin pour le garder auprès d’elle... Voyons, vieux Cang, tu
-dois connaître les femmes, toi: ai-je tort ou raison?
-
---Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as raison. Fût-il dix fois plus
-laid encore, j’accepterais le gendre que tu m’offres; mais celui-là est
-complètement fou.
-
---Il n’est pas fou: il n’est pas comme toi et moi, voilà tout! Il m’a
-raconté son enfance: ses parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont
-raillé et battu; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades; il a
-vécu tout seul, pendant des années, avec les animaux et les arbres... Il
-devient tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié sa simplicité
-d’esprit, les uns le tournent en dérision, d’autres l’injurient et
-d’autres le frappent; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller de sa
-longue enfance il reste dans ses ténèbres, et c’est ainsi qu’on le croit
-fou... Il n’est pas fou: il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos
-gestes, de notre vie, il ne sait rien; chaque fois qu’il a fait effort
-pour sortir de son trou sombre, il s’est trouvé quelqu’un pour l’y
-rejeter d’un mot cruel ou d’un coup de pied... Je lui enseignerai la
-vie: il saura qu’un homme en vaut un autre; il répondra aux injures par
-les injures, aux coups de poing par les coups de poing. Il connaîtra,
-quelque jour, que la valeur des gens se mesure à l’opinion qu’ils ont
-d’eux-mêmes; il verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de
-l’humanité n’est qu’un ruisseau; une fois apprise la douzaine de
-grimaces indispensables à notre existence quotidienne, il sera un homme
-comme toi et moi. Quand il placera en trois temps son mousqueton dans
-son bras droit, quand il articulera nettement, en bon français, son
-numéro matricule et le nom de son village, quand il distribuera des
-œillades aux filles et des gifles aux mauvais plaisants, qui donc
-s’avisera encore de juger qu’il est fou?... Mon vieux Cang, ma vieille
-mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler de ma démarche à personne, pas
-même à Maÿ. Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque j’aurai
-fait de Hiên un homme raisonnable... Donnez-moi encore une tasse de thé!
-
-L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ avaient reconnu sa voix
-et, résignés à l’attente, s’étaient assis contre la barrière du jardin;
-et plus d’un jetait de temps à autre un regard navré vers le fourneau
-éteint où refroidissaient les sauces succulentes. Au départ du
-lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et le saluèrent, ébahis
-de son air préoccupé.
-
-Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent, dont les sourcils
-restèrent fâcheusement froncés tant que dura le lamentable repas.
-
- *
-
- * *
-
---Alors, demanda Hiên pour la deuxième fois, dans quelques mois je serai
-comme tout le monde?
-
-Il est agenouillé contre la chaise de rotin où l’Aïeul fume sa pipe en
-considérant les flancs de la montagne ensanglantés par le soleil
-couchant. Les perspectives enchanteresses que son lieutenant lui a fait
-entrevoir ont consolé de son échec le prétendant repoussé; il se délecte
-à les contempler d’un œil ébloui et sa main étendue sur l’accoudoir de
-la chaise néglige d’agiter l’éventail japonais.
-
---Tu seras comme tout le monde, ni plus ni moins fou. Tu n’as qu’à
-regarder vivre les autres hommes, à les écouter vivre et tu seras pareil
-à eux. Et qui sait? Peut-être Maÿ elle-même viendra-t-elle te prendre
-par la main! Tu auras appris à dire les mots convenables, à faire les
-gestes convenables; le tout est de parler et de gesticuler au moment
-convenable; jamais femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir
-son heure.
-
-Hiên écoute, bouche bée; un univers s’ouvre devant lui. L’incendie du
-soleil couchant a gagné le ciel tout entier; les lentilles de verre du
-Phare flamboient; les crêtes empanachées de bambou semblent tracées à
-l’encre de Chine sur un écran de pourpre.
-
-Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré la brise chargée d’odeurs qui
-fait frissonner les citronniers, malgré les notes égrenées par les gongs
-des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent. Il regrette sa promesse:
-il voudrait que le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse
-inconscience, qu’il continuât à passer, paisible et ignorant, au milieu
-des ignominies et des haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre...
-
-Mais déjà il n’est plus temps: Hiên le Maboul vivra. Il vivra et il
-souffrira; ses illusions crèveront l’une après l’autre comme des bulles
-de savon. Il vivra enfin «comme tout le monde».
-
-
-
-
-VII
-
-
-Fatigué de marcher de long en large devant la maisonnette en ruine dont
-on lui avait confié la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya
-délicatement la crosse de son mousqueton dans la poussière et joignit
-les mains sur la croisière de la courte baïonnette plate. Tout autour de
-lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés ou étendus derrière une
-levée de terre, guettaient à travers les trous de la haie la venue de
-leurs camarades qui figuraient l’ennemi.
-
-Dans la rizière jaune quadrillée de talus verts, des buffles
-pataugeaient et leurs cornes noires, rejetées vers le garrot,
-émergeaient seules de la vase.
-
-Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers, le soleil se levait, globe
-écarlate encore enveloppé de brume matinale, et tout était doré, les
-palmes retombantes, les fûts rigides et lisses des aréquiers, les
-colonnes penchées et rugueuses des cocotiers, les joncs et les roseaux
-des talus, les crabiers tournoyant lourdement sur les mares vides, les
-merles-mandarins juchés sur les dos gris des buffles, les mousquetons
-des tirailleurs.
-
-Seule la forêt qui fermait l’horizon était encore noyée d’ombre violette
-et silencieuse, car aux cigales et aux perruches il faut, pour leurs
-concerts étourdissants, la pleine lumière et la pleine chaleur de
-l’après-midi. La route de Baria déroulait le long de la rizière son
-ruban rouge bordé de manguiers glauques. Dans le feuillage déteint des
-_niao-li_ se détachaient les croix noires du cimetière; plus près, la
-maison de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses vérandas roses.
-
-Hiên replaça le mousqueton sur son épaule et recommença sa promenade,
-glorieux de sa mission spéciale et ne soupçonnant point que le
-lieutenant avait simplement voulu le soustraire à l’émotion des coups de
-feu qui allaient éclater tout à l’heure.
-
-Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul a fait pour obtenir la main de
-Maÿ une tentative malheureuse. Depuis un mois, il apprend à vivre. Sous
-l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui le protège contre les violences et
-les sarcasmes, il a pris peu à peu confiance en lui-même et essaie de se
-persuader qu’il n’est point si différent d’autrui qu’il avait pu le
-croire.
-
-Des instructeurs patients ont insinué peu à peu dans ses articulations
-raides et rouillées, dans son cerveau engourdi, quelques secrets de
-«l’École du Soldat» et des bribes de théories. Sans doute, sa science
-nouvelle est bien fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler comme
-un château de cartes; mais l’Aïeul est là qui veille, et nul n’osera
-toucher à son œuvre.
-
-Pietro n’est plus à redouter: cinq semaines d’amabilité forcée et de
-bienveillance imposée l’ont persuadé de sa déchéance; à présent,
-promenant parmi ses anciens esclaves son sourire amer, il se convainc
-aisément qu’ils n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais
-qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant cette constatation
-douloureuse, il multiplie les courbettes et fait le gros dos.
-
-Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên suit et retient avec une
-facilité surprenante les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il
-complète les enseignements de la journée en causant avec l’Aïeul à deux
-galons. Il l’évente, lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule des
-cigarettes et l’écoute parler; il grave dans sa mémoire chacune des
-paroles entendues, et chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont il
-s’ébahit: il découvre la vie.
-
-En même temps, son amour pour Maÿ a crû; l’Aïeul n’a rien voulu tenter
-pour l’en guérir et se contente de hausser les épaules avec pitié. Amour
-tout platonique, juge-t-il, et dont le meilleur remède sera la
-possession physique et habituelle de l’idole. En attendant de connaître
-que Maÿ ne pourra lui donner ni plus ni moins que n’importe quelle autre
-femme, Hiên continue de la placer sur un piédestal et d’avoir pour elle
-la vénération idiote que témoignent les nègres du Congo aux fétiches
-ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de leurs cases. Cette
-petite fille aux yeux froids, aux lèvres rouges et dédaigneuses, le
-fascine et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que lui ont suggérée
-les discours de l’Aïeul et, comme aux premières heures, il se sent
-«maboul». Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre ou, ce qui
-le paralyse plus sûrement encore, prête à se moquer. Il faudra bien
-pourtant, quelque jour, lui confier son pauvre amour. A cette pensée,
-Hiên le Maboul sent la sueur inonder son front, qu’il essuie avec sa
-manche.
-
- * * * * *
-
-Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques autour de la lisière
-obscure s’évanouirent, balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers
-de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes étincelèrent entre
-les taillis; une patrouille montra ses quatre salaccos laqués au-dessus
-du fossé de la route et disparut aux premiers coups de fusil tirés de la
-maisonnette en ruine.
-
-Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts crispés sur la crosse du
-mousqueton: qu’allait-il arriver? Pourquoi la section du sergent Cang
-fusillait-elle les camarades des trois autres sections?... Oui,
-pourquoi?... Pourquoi surtout l’Aïeul omit-il de révéler au pauvre
-Maboul les mystères du service en campagne à double action et des
-cartouches à blanc?
-
-Rasés contre le talus, les quatre salaccos reprenaient leur course le
-long de la route; une autre patrouille filait entre les buissons de la
-dune, effarouchant les crabiers criards et faisant fuir dans le
-feuillage léger des bambous un vol de tourterelles et de pigeons verts.
-La lisière du bois se hérissait de mousquetons brillant entre les herbes
-et crachant de minuscules fumées blanches; toute la rizière s’emplissait
-du bruit de la fusillade crépitante. De petits groupes surgirent des
-taillis, les jugulaires rouges volant sur les vestons kaki, et se
-blottirent derrière les lignes de roseaux. D’autres les suivirent;
-d’autres encore, et les petites fumées devinrent plus distinctes; d’abri
-en abri, elles avancèrent ainsi par bonds, avec un tumulte grandissant
-de détonations, de commandements et de cliquetis de culasses.
-
-Les coups de fusil cessèrent soudain; les baïonnettes jaillirent des
-fourreaux; la ligne entière se dressa derrière les talus depuis la dune
-jusqu’à la route et se jeta vers la haie, au chant précipité des
-clairons, avec des rugissements de vague déferlant sur la grève. Devant
-elle les croupes grises et pelées des buffles fuyaient au hasard.
-
-Une minute après, vainqueurs et vaincus, suants, boueux, s’alignaient
-sagement sous l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait un
-homme. Pietro compta les files, les recompta: il manquait un homme...
-Pietro alla porter la nouvelle grave à l’Aïeul: Hiên avait disparu... De
-grands éclats de rire interrompirent son discours: un caporal ramenait
-le fugitif couvert de toiles d’araignées. Piteux, le piètre soldat
-expliqua que, lors de la charge, la fusillade et les hurlements
-l’avaient épouvanté au point de lui faire perdre la tête: soupçonnant
-que ces gaillards qui accouraient, la face terrible et la baïonnette
-haute, nourrissaient à son égard les projets les plus noirs, il s’était
-réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est là qu’on l’avait trouvé,
-tapi au milieu des plâtras et des nids de termites, les deux mains sur
-les oreilles.
-
---Pourquoi as-tu quitté le poste que je t’avais confié? interrogea
-l’Aïeul.
-
---J’avais peur, Aïeul, j’avais peur... Je ne savais pas que l’on se
-battait pour rire. Personne ne me l’avait dit.
-
-C’était vrai, en somme: on avait oublié de renseigner Hiên, et l’Aïeul
-reconnut, à part lui, que tous les torts étaient de son côté.
-
-La compagnie défila derrière les clairons, qui chantaient à pleins
-poumons.
-
- *
-
- * *
-
-A l’heure des cigarettes et des chiques de bétel, Phuc, le guitariste,
-eut une inspiration regrettable: il entreprit le malheureux Hiên sur
-l’événement du matin, et cela en présence de Maÿ.
-
---Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable guerrier qui lutte à la
-manière des lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient
-l’ennemi?... Des gens, mal informés sans aucun doute, m’ont affirmé
-qu’il se nommait comme toi Phâm-vân-Hiên: coïncidence curieuse, hein?...
-D’autres, et ceux-là mentaient à coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il
-avait avec toi une ressemblance prodigieuse: même figure osseuse, mêmes
-yeux en boules, même bouche baveuse...
-
-Hiên le Maboul tourna la tête: Maÿ abaissait ses paupières bombées et
-pinçait ses lèvres. Mais elle ne riait pas: elle n’avait pas entendu,
-probablement.
-
---Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi!
-
-Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi le railleur de cesser le jeu
-cruel. L’autre poursuivit, impitoyable:
-
---On dit encore que ce héros avait le même numéro matricule que toi...
-
-Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile rouge, s’étalaient les
-chiffres noirs, il ajouta triomphalement:
-
---Et, ma foi, on n’a pas tort!... C’est donc toi, le guerrier intrépide,
-le héros qui se tapit dans la poussière, le lièvre valeureux?
-
-Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant secoua sa poitrine sous la
-tunique de soie, fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement sa
-bouche; ses yeux convulsés par la joie mauvaise eurent un regard
-méprisant et ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un moment,
-éprouva l’envie lâche de rire, lui aussi... Hier, il l’eût fait; mais
-aujourd’hui les leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience et un
-honneur de civilisé...
-
-Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées, en face de
-l’insulteur qui osait le bafouer devant son aimée:
-
---Tais-toi! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire!
-
---Oh! oh! le lièvre sort de son trou! ricana Phuc.
-
-Un effroyable coup de poing s’abattit sur le visage du joli guitariste:
-les narines ensanglantées, les lèvres saignantes, il s’écroula sur la
-terre battue et roula jusqu’à la route. Il se releva, fou de colère,
-hurlant des injures d’une voix enrouée et tous deux s’empoignèrent
-furieusement.
-
-Ce fut une magnifique bataille. Phuc était petit, souple comme une
-vipère, et la rage centuplait sa vigueur de gymnaste; mais Hiên avait la
-force effroyable d’un gorille, dont il avait aussi les longs membres
-noueux et velus. Deux fois son adversaire, glissant et se tordant,
-réussit à éviter l’étreinte terrible des larges mains, mais une
-troisième tentative échoua lamentablement. Saisi par la nuque et par le
-fond de son pantalon, il se sentit balancé une seconde, au-dessus de la
-route poussiéreuse et fut jeté soudain par delà la levée de pierres
-sèches dans le sable: il s’abîma dans l’écume et les algues, avec un
-bruit sourd.
-
-Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de lueurs singulières. Elle avait
-assisté à tout le combat avec une sorte de joie féroce; tandis qu’elle
-appuyait ses deux mains contre son cœur palpitant, elle souhaitait
-obscurément que l’un des deux combattants fût tué devant elle. Hiên le
-Maboul, brandissant à bras tendus le misérable Phuc, lui parut superbe:
-une beauté farouche illuminait la figure maigre aux pommettes
-saillantes; les yeux agrandis par la fureur lançaient des éclairs. Un
-instant Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul. Mais Hiên rajustait son
-turban et ne remarqua rien; eût-il compris, d’ailleurs?
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le fond de sa culotte ce mauvais
-plaisant de Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de pierres sèches,
-il était loin de se douter que son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il
-en est ainsi pourtant: les railleurs sont fixés désormais sur la ligne
-de conduite à suivre, et si quelqu’un songeait encore à décocher quelque
-quolibet à l’ancien souffre-douleur, la vue des grosses mains dures et
-poilues et le souvenir du traitement qu’elles infligèrent au loustic
-imprudent suffiraient à le détourner de son projet. Les bourreaux de
-Hiên ont tous désarmé: Pietro, par crainte de l’Aïeul, et les autres,
-par crainte des poings rocailleux.
-
-Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain pour l’amoureux tremblant se
-soit atténué; mais elle éprouve à son endroit cette curiosité malsaine
-et irrésistible qui pousse beaucoup de femmes vers la force brutale. Il
-n’est plus pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule esclave qui
-balbutie des mots incohérents, le balourd aux mains frissonnantes: elle
-ne voit plus en lui que le lutteur qui précipita dans le sable de la
-plage le misérable Phuc, le glorieux lutteur dont les muscles se
-gonflaient, dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur du combat.
-Sa chair, qui a frémi pendant que les deux hommes étaient aux prises,
-s’émeut encore à l’image de la bataille et du vainqueur.
-
-De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien deviné; il sait seulement que
-les regards de son idole ont parfois pour lui des douceurs inespérées;
-il sait que Maÿ s’efforce de le moins rudoyer, et il se figure,
-incurable nigaud, qu’il a désarmé son hostilité à force de soumission
-aveugle et d’humble dévouement.
-
-L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée dans les yeux de la
-fillette; il est fixé sur la nature toute matérielle du feu interne d’où
-cette flamme a jailli et dès maintenant se croit assuré de la marche
-future des événements. Quelque jour, un fossé prêtera son talus
-complaisant à l’amoureux transi et à la poupée incandescente... Hiên le
-Maboul confiera son secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au vieux
-Cang et l’on mariera sans tarder les deux coupables... N’est-ce point là
-ce que rêve Hiên, après tout?... Et ils auront beaucoup d’enfants et ils
-seront très heureux: conclusion toute naturelle et morale d’un acte
-naturel et nullement immoral, dans ce pays où fleurit le mariage libre,
-où la virginité ne constitue point pour les jeunes filles une dot
-indispensable...
-
-En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel et la noix d’arec, Hiên nage
-dans la béatitude: l’amour est entré dans sa vie et il découvre que la
-vie est un paradis terrestre. Cependant il continue de s’instruire, et,
-n’étant plus troublé par les brimades et les rebuffades, il fait des
-progrès foudroyants.
-
- *
-
- * *
-
-En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice continuait à représenter
-pour Hiên la tâche la plus ingrate qui pût lui être imposée; il
-continuait à préférer sans conteste aux mouvements compliqués et
-multiples du maniement d’armes les efforts pénibles mais familiers de la
-corvée.
-
-Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait plus à la traverse de
-sa félicité.
-
-Un matin, en présence des quatre sections formées en carré, le
-sergent-major proclama qu’après le réveil de la sieste la solde
-mensuelle des tirailleurs leur serait payée par le capitaine selon
-l’usage établi, et que, l’opération terminée, il leur serait fait part
-de modifications très importantes au tableau de service.
-
-A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans l’allée de flamboyants,
-tandis que se massait devant la porte du camp la foule des créanciers,
-toujours avertie de cette cérémonie intéressante. Sous la véranda de la
-grande case étaient disposées des tables drapées de couvertures grises,
-sur lesquelles scintillaient les piles de sapèques, de piastres, de sous
-neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine flanqué de ses
-comptables et de ses officiers.
-
-Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous ses moustaches dorées,
-souriait au soleil épandu sur le camp, aux clochettes pourpres des
-hibiscus, à la fumée bleue de son cigare, et les braves petits
-bonshommes, accroupis sous les flamboyants, souriaient à la pensée
-joyeuse de leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la véranda et l’âme
-illuminée de toute la lumière extérieure, il fumait paisiblement et
-causait avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa gaieté gagnait
-et qui riaient aussi.
-
-La séance commença: un par un, les sergents, puis les caporaux, puis les
-tirailleurs s’approchèrent des tables, empochèrent leur mince tas de
-piastres, de piécettes, de sous et de sapèques. Ils saluaient, faisaient
-demi-tour et s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient les
-dettes du mois. Le règlement de comptes n’allait pas sans criailleries
-et sans querelles. Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses
-d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes soupes au vermicelle
-ou grignoté de délicieux caramels aux amandes avait une tendance
-déplorable à reprocher aux vendeuses d’avoir allongé sa note et
-n’extrayait qu’à regret de sa poche les écus si péniblement gagnés. Tout
-le long de la palissade s’échangeaient des protestations larmoyantes et
-des injures.
-
-Mais cela ne dura pas: le paiement de la solde touchait à sa fin; les
-rangs se reformèrent sous les flamboyants, et tout le monde fit silence,
-dans l’attente des nouveautés promises.
-
-L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main sur la table, annonça que
-lui, lieutenant, prenait à dater de ce jour le commandement de la
-compagnie, le capitaine ayant achevé ses deux ans de Cochinchine et
-devant s’embarquer, avant la fin de la semaine, à Saïgon; le
-sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques et partait pour
-Biên-Hoa, où l’on constituait de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se
-trouvait rester seul officier à la compagnie, mais il comptait sur la
-bonne volonté de tous et sur leur dévouement pour ne point succomber
-sous le fardeau pesant de ses multiples attributions.
-
-Les figures ouvertes et réjouies des gradés européens, les larges
-sourires des tirailleurs lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le
-petit fourrier lut avec volubilité un considérable document auquel les
-Français ne comprirent pas grand’chose, et les indigènes encore moins.
-De la traduction hachée et filandreuse qu’en fit le sergent Cang la
-lumière ne jaillit pas davantage.
-
-L’Aïeul donna quelques éclaircissements: le gouvernement de
-l’Indo-Chine, persuadé de l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques,
-avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs d’une compagnie à un
-bataillon; le camp destiné à loger tout ce renfort serait construit dans
-le terrain vague dit de «la maison Lacourse», où se faisaient
-habituellement les exercices de service en campagne. Les tirailleurs de
-la compagnie déjà présente au Cap seraient chargés de cette
-construction. En conséquence, le «tableau de service» était suspendu,
-l’exercice et les théories supprimés, et tous les jours de la semaine, à
-l’exception du dimanche, consacrés aux travaux.
-
-Un murmure de joie courut dans les rangs et, sous l’œil navré de
-l’adjudant Pietro, Hiên le Maboul frotta vigoureusement ses mains l’une
-contre l’autre.
-
-Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait des groupes: les
-bûcherons, qui couperaient dans la forêt les arbres les plus droits et
-d’essence convenable; les charpentiers, qui débiteraient ces troncs en
-madriers et en chevrons; les maçons, qui dalleraient le sol des cases;
-les manœuvres, qui piétineraient la boue et la paille de riz pour en
-faire du torchis, garniraient de ce torchis le clayonnage des murs et
-les plafonds, attacheraient les faisceaux de paille sur les toits; les
-terrassiers, enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes
-spéciales mais dotés de bras musclés; à ceux-là incomberait la tâche de
-pousser les wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux et fossés.
-Parmi eux fut Hiên, à qui échut en partage le wagonnet nº 4, de moitié
-avec son voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes fut placé sous
-la direction d’un sergent français, secondé d’un sergent indigène et de
-caporaux. L’Aïeul se réservait la surveillance générale des travaux,
-dont il avait dessiné les plans. Quant à Pietro, dont les hautes
-capacités se trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission de veiller
-au maintien de la discipline sur les chantiers, mais sans avoir à
-s’immiscer dans le détail des constructions.
-
-Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers, en fit l’appel, les
-avertit de leurs fonctions nouvelles. Ce fut un moment de tapage
-étourdissant, de numéros matricules vociférés à plein gosier auxquels
-répondaient des «Présent!» non moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre
-se rétablirent, et, dans le silence profond qui suivit, le sergent Cang
-annonça que l’Aïeul, en l’honneur de sa prise du commandement, offrait à
-chaque escouade une bouteille de _choum-choum_[10], et les rangs furent
-enfin rompus, avec des cris et des gambades folles.
-
- [10] Alcool de riz.
-
- *
-
- * *
-
-Sur la terre battue, devant la maison de Cang, Hiên le Maboul et Maÿ
-sont assis côte à côte; la nuit tombante résonne du bruissement de
-l’écume sur le gravier de la plage, résonne aussi des chants des
-tirailleurs, un peu ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon; à quoi
-pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés par le soleil couchant? A quoi
-pense-t-elle, tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue de toute petite
-fille, une romance séculaire et mélancolique?
-
-L’amoureux, que ragaillardissent l’événement du jour et la gorgée
-d’alcool qu’il vient d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur une
-allégresse inusitée, et, subitement, il lui vient une idée géniale:
-pourquoi n’offrirait-il pas à la fillette de goûter à son _choum-choum_?
-Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le bol de faïence aux
-doigts:
-
---Sœur aînée, veux-tu boire du _choum-choum_ que l’Aïeul m’a donné?
-
-La chanteuse s’arrête court: est-ce bien Hiên le rustre, Hiên le
-balourd, Hiên le Maboul, qui lui adresse cette proposition galante? On
-lui a changé son sauvage!
-
---Je veux bien en boire un peu!
-
---Je vais chercher une autre tasse, réplique Hiên, émerveillé de son
-succès.
-
---Mais non! mais non! Je boirai dans ton bol... Ne te trémousse pas
-ainsi: tu vas tacher ma tunique.
-
-Elle boit à petits coups et sourit, tout de suite échauffée et rose.
-
-Elle a souri! elle a souri! Elle a fait cette aumône imprévue au pauvre
-honteux qui n’osait point tendre la main! Il n’en croit pas ses yeux et
-il rit aussi, il rit bêtement... Imbécile, qui ne sait point que l’heure
-fuit et qu’avec elle s’envole l’occasion unique!
-
-Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus et reprend sa petite
-chanson triste, et Hiên le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche
-ouverte et les bras ballants.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé et respira bruyamment; la
-sueur ruisselait sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les
-côtes, trempait son pantalon de toile retroussé jusqu’au genou. Autour
-de lui s’élargissait la tranchée creusée dans la dune; des tirailleurs à
-demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées de terre dans des wagonnets
-rouges ornés de numéros peints au coaltar. Le noir et barbu Castel,
-campé sur la marge du fossé, encourageait les travailleurs de sa grosse
-voix pacifique. Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient
-des brises salées, où le soleil déjà haut dardait des rayons obliques,
-transmuant chaque grain de sable en un diamant; nul refuge que l’ombre
-maigre de quelques aréquiers déplumés échappés au coupe-coupe et à la
-hache.
-
---Hiên!... Nho!... appela un caporal.
-
-Hiên bondit sur ses pieds; il s’accrocha des deux mains au bord droit de
-la benne; Nho saisit le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent le
-wagonnet pesant sur les minces rails qui geignirent. A la sortie de la
-tranchée, la voie changeait de direction; le wagonnet accéléra sa
-course; les rails chantèrent plus âprement; les essieux mal graissés
-grincèrent, la lourde caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa,
-oscilla de nouveau et finalement reprit son aplomb. La voie filait tout
-droit, désormais, à travers la rizière, jusqu’aux chantiers.
-
-Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans lâcher la plaque peinte au
-minium et décocha une ruade amicale à son compère; Hiên lui répondit par
-une bourrade sans méchanceté: ils se regardèrent et rirent de leur
-plaisanterie inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine.
-Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient, martelant de leurs
-pieds nus les traverses de fer.
-
-Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint un galop insensé; ils
-passèrent comme une trombe devant un sergent qui hurla des injures
-indistinctes, devant des gardiens de buffles qui s’esclaffèrent au
-spectacle de ces deux enragés, congestionnés et suants. Les roues
-franchissaient avec un gémissement bref les joints craquants, broyaient
-les cailloux rencontrés. La voie descendait maintenant en pente douce.
-Hiên et Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire voiturer sans
-effort et tirant la langue aux gens des wagonnets vides qui remontaient.
-
-Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus de l’ancienne rizière
-les carcasses de ses cases inachevées et les toits de paille de ses
-ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec fierté, comme si l’œuvre de
-l’Aïeul eût été la sienne.
-
-L’œuvre prospérait: le remblai de sable fauve gagnait à vue d’œil,
-comblait petit à petit la plaine boueuse et plantée de joncs où
-grouillaient encore les serpents d’eau et les scorpions; sur le sol neuf
-s’agitait la fourmilière des travailleurs affairés et criards:
-terrassiers renversant dans la mare les wagonnets de sable, remorquant
-des brouettes chantantes et vermoulues, traçant à la pioche les contours
-des futurs fossés; scieurs de long débitant des planches; menuisiers
-penchés sur leurs établis, rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer;
-forgerons halant les manivelles des soufflets, cognant à coups de
-marteau sur l’enclume, transformant des vieux morceaux de fer en outils.
-
-Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes seules étaient
-achevées, une nuée de couvreurs improvisés groupaient en faisceaux des
-feuilles de palmier d’eau et les attachaient aux chevrons avec des liens
-de bambou; d’autres leur passaient la paille au bout de longues perches;
-d’autres, accroupis sur leurs talons, tressaient des claies.
-
-Autour d’une case déjà couverte, les peintres s’escrimaient,
-badigeonnant de chaux les cloisons de torchis sec et enduisant de
-coaltar les poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse tournaient dans un
-trou circulaire, piétinant de la boue et de l’herbe; deux tirailleurs,
-installés à califourchon sur les vastes dos, encourageaient leurs
-montures avec des cris et des coups de rotin sur les oreilles.
-
-Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une procession de fourmis, les
-bûcherons rentraient de la forêt. Le casque en bataille, un sergent
-pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait avec ses bras étendus
-d’incompréhensibles signaux à des porte-mire indociles, et ses jurons
-faisaient leur partie dans le concert étourdissant des brouettes, des
-marteaux, des scies, des haches, des rabots.
-
-Debout à l’arrière du wagonnet dévalant la rampe, Hiên le Maboul huma
-avec délices les odeurs de bois vert et de paille sèche que lui
-apportait le vent:
-
---C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec orgueil à son camarade.
-
-Nho répondit avec le même enthousiasme:
-
---Oui, l’Aïeul est intelligent!
-
-Tous deux promenaient sur les chantiers en ébullition des regards
-satisfaits. Absorbés dans leur contemplation béate, ils atteignirent
-sans y songer le moins du monde le bas de la côte et, comme la voie
-débouchait par un dernier virage dans le camp nouveau, le wagonnet,
-abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux; les quatre petites
-roues quittèrent les rails, la benne renversa sur le talus sa charge de
-sable et les deux conducteurs négligents, ayant décrit dans l’air deux
-trajectoires parallèles, furent engloutis par les joncs.
-
-Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie jusqu’aux genoux,
-barbouillés de vase, braillant et gesticulant. Les pelleteurs et les
-piocheurs, délaissant leur besogne, s’appuyèrent sur les manches de
-leurs outils et saluèrent d’un rire formidable l’apparition des deux
-amphibies noirs de boue et verts d’herbes aquatiques; puis, cédant aux
-objurgations furieuses du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer
-sur les roues le véhicule échoué dans le remblai. Cang fulminait:
-
---Encore toi, Hiên! On ne fera jamais rien de toi, imbécile! Si tu ne
-sais même pas pousser ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à
-pétrir du torchis à la place des bœufs.
-
---Sergent, c’est le wagon qui a déraillé! crièrent d’une seule voix
-plaintive les deux victimes.
-
---Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien; mais pourquoi a-t-il
-déraillé? Parce qu’il est attelé de deux mulets également idiots et
-également abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles!
-
-Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs jambières et de l’eau
-bue par leurs habits, et défilèrent, déconfits de leur mésaventure et
-grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait d’un œil narquois en
-frisant ses moustaches. Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et
-poursuivis par les huées de la compagnie entière, une autre équipe les
-remplaçait déjà derrière leur wagon.
-
-L’Aïeul se remémorait tous les incidents analogues et les déboires plus
-sérieux et les malchances inouïes qui, aux premiers jours des travaux,
-avaient ralenti ou compromis le succès du camp nouveau-né. L’emplacement
-choisi s’était trouvé marécageux et situé en contrebas de la route: il
-fallait en surhausser le niveau par des apports de terre. Où prendre
-cette terre? Les indigènes propriétaires des monticules proches avaient
-demandé de leurs terrains des prix exorbitants; à force de négociations
-ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une dune assez éloignée,
-mais de dimensions respectables et tout à fait suffisantes, s’était
-prêté par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison: il louerait sa
-dune à la compagnie de tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce
-mamelon aride au niveau des rizières voisines; il accepterait, en outre,
-quelques piastres à titre de cadeau... Ainsi les deux parties
-contractantes bénéficiaient également de l’accord conclu; une mine
-inépuisable de terre était acquise au camp pour un prix dérisoire et
-l’heureux propriétaire y gagnait un agrandissement de ses rizières.
-
-On avait alors commencé de poser la voie et des difficultés imprévues
-s’étaient déclarées: on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles, de
-plaques, de raccords; une fois établi le tracé définitif à travers la
-plaine, les deux tronçons, parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient
-à se souder exactement, et l’on avait peiné pendant des heures, à
-rechercher la solution de ce problème inattendu.
-
-La mise en circulation des wagonnets avait été laborieuse. Les équipes
-n’étaient pas dressées à leur nouveau travail; il se produisait des
-catastrophes à chaque tournant un peu brusque, des essieux se brisaient,
-des coussinets s’échauffaient. Un buffle avait chargé, un jour, et
-défoncé un wagonnet. Après maints essais et recherches, pourtant, le
-rendement s’était quotidiennement amélioré; il atteignait, à cette
-heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés de la dune dans le
-marais.
-
-Et les échafaudages savants balayés par le typhon! Et les charpentes qui
-pendant la nuit avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient couchées
-sur leur terre-plein comme des chevaux fourbus! Et le service forestier
-qui se lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient bas ses essences
-les plus rares! Et les briques qui n’arrivaient pas! Et les sampaniers
-qui réclamaient, avec des sanglots dans la voix, le paiement de leur
-solde que détenaient les bureaux lointains et peu pressés!...
-
-Toutes ces mésaventures et d’autres encore avaient pris fin. Tout
-s’était tassé et l’Aïeul avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère,
-de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces ennuis passés et
-souriait, tout en regardant les deux camarades qui clopinaient, trempés,
-boueux et mécontents.
-
-Il songea que, dans ces Annamites, prétendus fourbes et paresseux, il
-avait trouvé de merveilleux ouvriers, gais, alertes, actifs, dont
-l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans les minutes de
-découragement. Il se rappela les pages amères que des écrivains avaient
-consacrées à cette race perfide, abritée derrière l’éternelle ironie et
-l’éternel sourire de ses yeux bridés, incapable de dévouement et
-d’attachement. Il était fixé là-dessus: étaient-ils incapables de
-dévouement ces petits soldats qui, sur un mot de lui, abattaient, matin
-et soir, sous le terrible soleil de Cochinchine, une besogne dont nos
-terrassiers d’Europe n’auraient point voulu, et n’espéraient cependant
-ni journée de huit heures, ni augmentation de salaire?
-
-Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne le feraient-ils pas demain,
-avec le même courage, pour son remplaçant, pourvu que celui-ci fût bon
-et juste? Il savait que le mal ne venait point des vaincus, écrasés
-jadis par leurs mandarins et tout prêts à saluer le Français comme un
-libérateur; mais le conquérant n’avait-il pas parfois des crises de
-brutalité, des caprices invraisemblables de tyran? Ainsi Pietro, qui,
-s’il eût suivi l’exemple paternel, eût poussé dans les rues de Bastia ou
-d’Ajaccio une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire et
-plaisant, et très «gentilhomme», de bâtonner ces vilains.
-
-Le berger français conduisait ses moutons annamites à coups de matraque
-et s’étonnait sottement de leur inattention et de leur indifférence
-polie lorsque, dans un accès de sentimentalité touchante, il les
-conviait à voir en lui un frère aîné, un père, un confesseur...
-
-L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement sur l’épaule d’un bûcheron
-qui passait, trottinant, courbé sous un madrier; et l’autre déposa son
-madrier sur le remblai et sourit à l’Aïeul de toutes ses dents laquées.
-
-
-
-
-X
-
-
-Blotti sous sa couverture jusqu’au menton, Hiên le Maboul regarde la
-lumière pâle du jour naissant s’infiltrer à travers les lames du store.
-Un coq effronté, qui s’est hissé jusqu’aux chevrons du toit, sonne sa
-fanfare insolente, et les fanfares affaiblies des coqs sauvages nichés
-aux buissons de la montagne répondent à son appel; et les notes
-pimpantes du clairon, qui éclatent devant la porte, donnent, à leur
-tour, la réplique au chant gaillard de ce clairon empenné.
-
-Hiên rejette sa couverture, bondit hors de la case, traverse au trot la
-cour sablée où des oies déambulent avec une majesté ridicule; sans souci
-du tumulte soulevé par son passage dans les rangs du cortège criard, il
-se rue vers la vaste cuve cimentée qui, le matin, fait l’office de
-lavabo pour les tirailleurs et, dans la journée, sert d’abreuvoir aux
-bœufs et aux mulets. D’autres compagnons sont accourus avec lui pour
-marquer leur place autour de la cuve.
-
-Ils défont leurs chignons, baignent dans l’eau froide leurs visages et
-tordent et peignent en hâte leurs chevelures trempées; d’aucuns, d’une
-civilisation plus raffinée, savonnent vigoureusement leurs cous et leurs
-bras; d’autres enfin que nulle pudeur ne contraint, nus comme des vers
-et comme des vers aussi se tortillant, se font lancer des cuvettes d’eau
-sur le dos, sur les reins, les cuisses, et des camarades obligeants les
-frictionnent et les massent. A peine sont-ils rhabillés, de nouveaux
-arrivants leur succèdent et font les mêmes gestes, échangent les mêmes
-plaisanteries, poussent les mêmes petits cris de saisissement.
-
-Toujours trottant pour faire la réaction, Hiên revient vers sa case; il
-introduit la clé de cuivre qui pend à sa ceinture dans le cadenas à
-sonnerie qui interdit aux mains étrangères l’accès de sa caisse noire
-timbrée de chiffres rouges. Il revêt sa tenue de corvée, qui se compose
-d’un pantalon troué et d’un veston crasseux; il se coiffe d’un chapeau
-conique en feuilles de latanier, dont l’Aïeul lui fit cadeau et qui,
-mieux que le petit salacco réglementaire, abritera sa grosse tête.
-
-Ses voisins exhibent des tenues pareillement fantaisistes et sales. Au
-signal du clairon, la caravane s’organise, et Pietro en présence de
-cette assemblée de loqueteux bigarrés, pleure les rassemblements
-d’autrefois, dont son cerveau obtus ne perçoit point l’inutilité
-actuelle.
-
- *
-
- * *
-
-On distribue aux groupes de travailleurs leur tâche et leurs outils.
-Hiên, dont les fonctions sont invariables, se dirige vers le remblai; il
-redresse la benne qu’il fit basculer hier soir, de peur qu’une pluie
-malencontreuse ne vînt l’emplir d’eau pendant la nuit, et conduit vers
-la dune le wagonnet nº 4, de concert avec son inséparable Nho.
-
-Il est six heures: jusqu’à huit heures, il galopera ainsi de la dune au
-remblai et du remblai à la dune, alerte d’abord et trépignant comme un
-poney dans l’air glacé du matin, puis moins loquace et plus lourd à
-mesure que le soleil plus chaud rôtit davantage son dos maigre, mais
-toujours acharné à sa besogne. Perché sur le châssis, il voit l’Aïeul
-faire sa première ronde dans les chantiers: une ardeur nouvelle échauffe
-ses veines et raidit ses muscles; il faut que le maître aimé voie
-l’effort de son serviteur; il faut qu’il fasse oublier, d’un sourire ou
-d’un mot, les fatigues des côtes escaladées en haletant, des virages
-accomplis d’un élan, des culbutes évitées d’un tour de hanche. Et le
-wagonnet nº 4 fait sur le terre-plein une entrée foudroyante et
-triomphale sous l’œil amusé de l’Aïeul.
-
-Tandis que le lieutenant va vers d’autres ateliers, où son approche
-détermine pareillement une recrudescence de zèle, tandis que les
-terrassiers chavirent la benne de terre dans l’eau croupie, où nagent
-les joncs pourrissants, et grattent avec leurs pioches la caisse de
-tôle, Hiên déclare à son compagnon d’un ton confidentiel:
-
---L’Aïeul m’a souri!
-
---A moi aussi, prétend l’autre.
-
-«Pauvre niais!» pense Hiên en haussant les épaules, mais ne voulant pas
-s’attarder à discuter avec ce faible d’esprit qui a pu se croire l’objet
-d’une faveur évidemment réservée à lui, Hiên.
-
-La pause: un coup de clairon prolongé prévient les tirailleurs qu’ils
-ont acquis des droits à un repos de dix minutes; ils abandonnent les
-chantiers avec de farouches clameurs de joie. Des marchands ont installé
-sur les talus de la route des éventaires chargés de sucreries et de
-fruits: chaque éventaire devient le centre d’un cercle animé
-d’acheteurs, qui, pour quelques sapèques, garnissent leur panse creuse.
-
-Hiên, toujours affamé, avale trois soucoupes de riz sucré et baignant
-dans un étrange sirop brun; il convie généreusement son collègue Nho à
-partager sa dînette. Repu et dispos, il fume une cigarette avec des
-mines épanouies de gros rentier. Les paysans qui retournent à leurs
-villages épars dans la brousse déposent sur la chaussée leurs paniers de
-rotin, et le vaniteux Hiên, écoutant les exclamations laudatives de ces
-braves gens qu’ébahissent les mirifiques bâtisses, se rengorge et tend
-le jarret.
-
- *
-
- * *
-
-A dix heures, la caravane des gueux dépenaillés reprend la route de
-l’ancien camp. Le vigoureux Hiên que n’a point rassasié le léger repas
-du matin, imagine, chemin faisant, les grillades dorées, les sauces
-succulentes, le _nuoc-mâm_ parfumé qui, tout à l’heure, sous l’auvent de
-la case du sergent Cang, réjouiront son palais et réchaufferont son
-estomac.
-
-Tout à l’heure, la chique de bétel aux dents, il s’assiéra sur la levée
-de pierres sèches, à côté de la mystérieuse Maÿ, et contemplera
-furtivement les yeux de son aimée, profonds et changeants comme la baie:
-sous le regard de ces yeux singulièrement luisants, il retrouvera sa
-timidité de rustre, et les paroles d’amour qu’il rêve de murmurer
-mourront sur ses lèvres comme les lignes d’écume sur la plage
-jaunissante. Il sera heureux, cependant: car l’énigmatique fillette n’a
-plus pour lui ni mots cruels, ni coups d’œil méprisants. Ignorant ce qui
-se passe dans ce petit cerveau de chatte, il se taira, maladroit sans le
-savoir, et, jusqu’à l’heure de la sieste, jouira de la présence chère,
-des vagues couronnées d’écume, du ressac chantant sur le sable.
-
- *
-
- * *
-
-L’après-midi a fui, pareil au matin, depuis le réveil de la sieste
-jusqu’à la cigarette fumée sur la levée après le repas de cinq heures.
-
-Hiên, débarbouillé, et resplendissant dans ses vêtements propres, se
-hâte vers la maison de l’Aïeul, parmi les ricins et les cactus. C’est là
-que se passent ses soirées; ce vieux grognon de Bèp-Thoï l’a mal
-accueilli d’abord, mais finalement s’est laissé attendrir par la
-soumission et l’humilité du visiteur et la douceur ingénue de son
-éternel sourire canin. Du reste la recrue rend de multiples petits
-services au vétéran.
-
-Ils sont devenus de vrais amis, bien que l’incorrigible Bèp-Thoï ait
-conservé la regrettable habitude d’adresser à son élève des sermons
-grondeurs. Ensemble ils vont tirer de l’eau au puits; assis sur la
-margelle, à l’ombre du manguier, ils devisent, c’est-à-dire que l’ancien
-narre intarissablement ses campagnes, et la recrue écoute, bouche bée.
-Ensemble, dans l’appentis de planches où Bèp-Thoï s’est installé un
-appartement, ils brossent, astiquent, fourbissent. Ensemble ils balaient
-la chambre de l’Aïeul, mettent de l’eau propre et des fleurs d’hibiscus
-dans les vases japonais, époussètent les bouddhas.
-
-Pendant que le minutieux Hiên étrille le folâtre Annibal qui danse dans
-son box, Bèp-Thoï lui prodigue les conseils chagrins, récrimine sur
-l’incapacité reconnue de la jeune génération; à l’appui de son dire, le
-vieux abonde en proverbes et citations, et, plus fréquemment, en
-anecdotes interminables et sans lien quelconque avec le reste de son
-discours.
-
-Aujourd’hui l’Aïeul a décidé de faire un tour en voiture. Les deux
-compères extraient du hangar le panier de rotin verni, font reluire les
-glaces des lanternes, les cuivres des boucles, les aciers des
-gourmettes, promènent des chiffons de laine sur les cuirs fauves.
-Annibal est amené hors de son écurie, poussé poliment entre les
-brancards et revêtu de son harnais.
-
-L’Aïeul s’empare des rênes et du fouet et offre une place à ses côtés au
-glorieux Hiên, qui remplira les fonctions de groom. Campé sur le perron,
-Bèp-Thoï les regarde partir en grommelant.
-
-Le petit cheval a commencé par témoigner d’intentions saugrenues: il a
-secoué d’un talus à l’autre la voiture légère, a foncé, tête basse,
-contre les chiens et les poules qui s’attardaient sur le chemin, s’est
-arrêté pour croquer de jeunes pousses de bambou pointant le long des
-haïes. Il s’est montré capricieux et parfaitement insupportable, mais la
-mèche du fouet, caressant sa crinière hirsute, a calmé ces velléités
-d’indépendance et de fantaisie. Il trotte maintenant avec sagesse, la
-croupe ondulant régulièrement de droite et de gauche, les oreilles
-relevées:
-
---Belle soirée! déclare l’Aïeul, allumant sa pipe.
-
---Belle soirée! répète avec conviction Hiên, tenant comme un cierge le
-fouet qu’on lui remit pendant l’allumage de la pipe.
-
-Belle soirée, en effet, parfumée et rafraîchie par la brise venue des
-montagnes d’Annam, dont l’azur s’assombrit sous le ciel rose. Devant les
-boutiques du marché, de vieux Chinois ridés, la petite tresse enroulée
-sur le front, sont assis sur des escabeaux de bambou et bavardent; une
-Cantonaise chemine péniblement sur le trottoir, heurte les minuscules
-pointes de ses sabots peints aux briques bossues. Des garçonnets jouent
-au bacouan avec des sapèques, et les petites filles, debout derrière
-leurs futurs seigneurs et maîtres, contemplent avec des yeux de
-convoitise les piécettes de cuivre percées d’un trou carré. Un milicien
-fait les cent pas dans la halle déserte, donnant en spectacle aux seuls
-moineaux des gouttières ses airs solennels de gendarme en faction et ses
-beaux mollets saillants sous les bandes de cotonnade bleue.
-
-Des congaï jacassent comme des perruches devant l’étalage d’un bazar
-hindou. L’Aïeul s’amuse des œillades qu’elles lui décochent à l’ombre de
-leurs mouchoirs de soie rouge, des poses habilement calculées pour faire
-bomber sous la tunique noire les jeunes poitrines et les hanches
-pointues et pour faire valoir sous le pantalon flottant les pieds menus
-pris dans des mules de velours brodé.
-
---Même chose madame français! murmure-t-il, empruntant à ces demoiselles
-faciles leur jargon coutumier.
-
-Le quartier est très mal fréquenté: après les congaï, voici les mousmés.
-Fardées, poudrées, une fleur piquée dans les coques luisantes et
-artistement échafaudées, elles rappellent à s’y méprendre les poupées
-japonaises vendues à la douzaine sur les quais de Marseille, à cela près
-que les kimonos à fleurs et à personnages sont de crêpe de Chine.
-Difformes avec la haute ceinture à nœud bouffant sur les reins, elles
-sont rangées en file paisible et rieuse sur l’obligatoire canapé de
-bambou, attendant le client sans dégoût ni joie, honnêtes commerçantes,
-en somme, qui jugent que leur métier en vaut bien d’autres et n’est pas
-moins honorable.
-
-De bons rires animent les petits yeux bridés et creusent des fossettes
-dans les grosses joues peintes. Hiên soupçonne que ces gamines se
-moquent de lui et leur jette un mauvais regard de bouledogue hargneux et
-qui montre ses dents. La colère visible de cet impayable groom redouble
-l’hilarité qui devient suraiguë. Annibal s’en émeut, et, couchant les
-oreilles, emporte en trois temps de galop le panier vers des allées plus
-calmes.
-
-La vie annamite bruit derrière le rideau de bananiers: querelles de
-ménagères, grognements de porcs, plaintes d’enfants, aboiements de
-chiens errants, gémissements de guitares, ronflements de tam-tams,
-tintements de clochettes dans les pagodes, dont les dragons émaillés
-contemplent par-dessus les larges feuilles retombantes, l’avenue qui
-s’obscurcit. Au seuil des maisons de thé, des rhapsodes aveugles raclent
-du violon à deux cordes et psalmodient les couplets innombrables d’une
-romance populaire, s’interrompant pour clamer d’éloquents appels à la
-pitié des consommateurs. Ceux-ci, rebelles à l’attendrissement,
-continuent de savourer leurs tasses de thé. L’Aïeul lance aux chanteurs
-une poignée de sous qui sonnent dans l’écuelle de fer-blanc et Hiên le
-Maboul s’émerveille en silence de la générosité de son maître.
-
-Plus loin, d’autres baraques, pâtisseries, rôtisseries, restaurants
-rustiques,--un toit de paille posé sur quatre pieux,--regorgent de
-clients bavards et tapageurs: tirailleurs à salacco rejeté sur la nuque,
-miliciens à bandes molletières bleues, boys à vestons irréprochables et
-à figures inquiétantes. Plus loin le fabricant de cercueils, Chinois
-replet et de mine réjouie, rentre dans sa boutique ses caisses
-rectangulaires: pauvres caisses de bois de jaquier à l’usage du simple
-coolie, caisses de bois de fer pour notables, mandarins et capitalistes.
-
-La voiture pénètre dans la forêt où tombe la nuit. Les arbres, les
-taillis ne sont plus que des masses confuses, recroquevillées,
-semble-t-il, pour le sommeil. La route sablée amortit le grincement des
-roues et le choc régulier des sabots. Hiên le Maboul, extasié, écoute le
-souffle imperceptible de la forêt: feuilles mortes qui se détachent avec
-un bruit sec et frôlent le tronc moussu, fougères que le soleil a
-rissolées et qui s’étirent au premier contact des ténèbres froides,
-poules sauvages qui écartent les buissons pour se faufiler jusqu’à leur
-nid, miaulements rauques de chats-tigres en quête d’amour, galops
-étouffés de sangliers à travers la vase des palétuviers. Il aspire de
-toutes ses narines l’odeur puissante de l’humus pourrissant, les relents
-de bêtes fauves, les parfums de fleurs de citronnier qui flottent dans
-l’air immobile. Silencieux et les mains sur les genoux, il écoute, sent,
-voit vivre la forêt: il sait que, dans l’obscurité croissante, les
-faisans, fous de peur, juchés sur les branches des banyans, guettent
-l’approche du renard, forban muet à robe de velours pâle, ou du python,
-magicien aux yeux verts; il sait que les panthères rampent dans les
-hautes herbes de la clairière vers la harde de cerfs paralysés et
-affolés.
-
-L’Aïeul ne sait pas toutes ces choses; mais la nuit palpitante et
-criblée de lucioles, les étoiles d’or aperçues à travers la voûte des
-branches sombres lui versent dans l’âme une joie sereine et paisible, et
-il en jouit en sage.
-
- *
-
- * *
-
-Annibal a réintégré en valsant d’allégresse son écurie où l’attend son
-régal préféré: du paddy mouillé et de jeunes rameaux de bambous. La
-maison de l’Aïeul, dont les portes-fenêtres sont ouvertes à deux
-battants, flamboie; les bougies des lanternes chinoises tamisent à
-travers le papier huilé une clarté discrète, mais les grosses lampes de
-bronze posées sur les socles de bois laqué illuminent jusqu’à la
-véranda.
-
-L’Aïeul, épicurien sans prétention, qui goûte les plaisirs de la table
-et sait apprécier l’esthétique d’un repas bien servi dans un décor
-soigné, finit de dîner. Bèp-Thoï, maître d’hôtel inimitable, trottine,
-la serviette sous le bras, de la salle à manger à la cuisine, où trône
-parmi les casseroles le brave A-Gyoc, artiste de valeur, encore que
-modeste. Hiên, maître Jacques convaincu, a troqué ses attributions de
-groom contre celles de _boy-panka_, dont il s’acquitte avec une égale
-dignité.
-
-Tout en halant la ficelle que ses doigts ont quelque peu noircie, il
-s’ébahit de la nappe blanche que nulle tache ne déshonore, du cristal
-taillé des carafes et des verres que la glace décore de buée, de
-l’argenterie miroitante et scintillante, des tasses chinoises où fume le
-café, des boîtes brunes où sont couchés, côte à côte, les cigares
-habillés de somptueux papier d’argent.
-
-L’Aïeul lui fait signe de lâcher sa ficelle et d’approcher; il accourt
-et l’Aïeul lui montre une jolie pile de piastres neuves aux tranches
-vierges.
-
---Voilà pour toi! dit-il.
-
---Pour moi! s’écrie Hiên, abasourdi; pour moi!
-
---Pour toi, petit frère! Tu ne penses pas que je te laisserai soigner
-mon cheval et m’éventer pour l’honneur seulement. Ces piastres sont à
-toi: tu les as bien gagnées.
-
---Aïeul vénérable, je ne veux pas de ton argent. Je n’accepte de toi
-qu’une chose: la permission de vivre ainsi à tes côtés, demain et
-toujours. Tu m’as tiré de la boue, tu m’as protégé contre les méchantes
-gens qui me persécutaient, tu as fait entrer dans ma pauvre tête un peu
-de science et de lumière; tu as été pour moi plus qu’un frère aîné et
-plus qu’un père, et je t’aime comme le chien de berger aime son maître.
-Laisse-moi te remercier à ma façon, en m’occupant des objets qui
-t’appartiennent, en entourant ta personne de soins et de dévouement:
-c’est encore une joie pour moi que de respirer dans cette maison qui est
-à toi, de tirer ce _panka_ qui est à toi, de faire briller la voiture
-qui est à toi... Et moi aussi, je suis à toi comme un esclave à son
-propriétaire.
-
---Je sais que tu es un brave garçon et je n’ai pas voulu t’offenser.
-C’est un cadeau que je te fais, comprends-tu? Avec cette petite somme tu
-pourras, selon ta fantaisie, grignoter des friandises pendant les pauses
-ou t’acheter une pipe à eau. Garde ces piastres...
-
---Mais, vénérable Aïeul...
-
---Comment?... Refuserais-tu un cadeau de moi?... Mets cet argent dans la
-poche de ton veston. M’entends-tu?
-
---Oui! oui! gémit Hiên.
-
-Et il empoche fébrilement cet argent maudit, qui a failli faire gronder
-sur sa tête, pour la première fois, la colère de l’Aïeul. Celui-ci se
-rassérène et reprend le ton amical:
-
---Où en sont tes amours?
-
-Comment confesser qu’il n’y a rien de changé à la situation?
-
---Heu! heu! souffle piteusement le tirailleur embarrassé.
-
---Je parie que tu n’as encore rien trouvé à dire à ta bien-aimée...
-Avoue-le!
-
---Je n’ai encore rien dit, avoue le pauvre amoureux.
-
---Mais, mon bon ami, comment veux-tu que tes affaires marchent, si tu
-n’apportes pas plus d’entrain à la besogne?... De l’audace, que diable!
-Fais ta cour à cette petite fille, dis-lui entre chien et loup des
-choses aimables; fais-toi valoir de toutes façons, montre-lui que tu es
-un homme.
-
---C’est ça! s’écrie Hiên, électrisé et qui se sent un courage inconnu;
-je lui parlerai!...
-
-Promesse en l’air! vantardise de poltron! La lune, qui a haussé
-par-dessus les plumets des aréquiers son disque blême, semble ricaner.
-
-
-
-
-XI
-
-
-Décembre vint, avec son cortège de fêtes chômées, chrétiennes et
-bouddhiques, désastreuses pour l’avancement des travaux, mais bien
-accueillies par les tirailleurs. Hiên se réjouit plus particulièrement
-de ces congés supplémentaires qui lui fournissaient l’occasion de passer
-de longues heures auprès de Maÿ et de l’Aïeul...
-
-La veille de Noël, au rapport de dix heures, le maussade Pietro informa
-la compagnie assemblée que le lieutenant accordait la permission de
-l’après-midi.
-
-Cette perspective de liberté inattendue provoqua de sourds murmures de
-joie, que réprima aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse du
-tyran.
-
-Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette et sa chique de bétel et
-courut chez l’Aïeul.
-
---Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï;--nous avons un invité, le vieux
-bonze des catholiques, un drôle de bonhomme barbu et qui rit toujours en
-tenant sa barbe à deux mains. Tu vas m’aider à mettre la table, et,
-pendant le déjeuner, tu rempliras les verres de glace... Veille à ne pas
-mouiller la nappe; sinon, tu auras de mes nouvelles!
-
---Mais je ferai sûrement des bêtises!...
-
---J’aurai l’œil sur toi.
-
-Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait et tâchait de se remémorer
-les principes que lui inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux,
-et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses grosses mains de
-bûcheron, l’apprenti n’eut à se reprocher qu’une maladresse
-insignifiante: un bloc de glace précipité sur le carreau.
-
-Le dessert venu, il put, respirant à son aise, retourner à son escabeau
-de _boy-panka_ et, tout en allongeant et pliant le bras, examiner le
-«drôle de bonhomme».
-
-Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire en Cochinchine depuis
-trente ans, le P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours de ces
-trente années, quitté son poste pour revoir la France. Son grand corps
-maigre et osseux, dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait
-pourtant n’avoir point souffert de l’exil; le terrible soleil n’avait
-réussi qu’à jaunir et tanner la figure où souriaient les yeux vifs sous
-les sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus de la bouche
-noyée de moustaches et de barbe grisonnantes.
-
-L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et le dévouement
-inlassable du prêtre; le P. Siméon estimait la franchise et la rectitude
-de jugement de l’officier athée. Tout avait contribué à faire du vieux
-missionnaire et du jeune lieutenant une paire d’amis vrais. Leur amour
-commun des humbles et des simples avait déterminé le premier pas vers
-l’amitié; puis ils s’étaient découvert des sympathies littéraires
-communes: tous deux latinistes fervents, l’un par éducation
-professionnelle, l’autre par goût, «annamitophiles» convaincus, après
-comparaison entre l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen,
-il leur arrivait d’abandonner Lucrèce pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour
-Catulle.
-
-Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux qui tapaient à sa porte,
-de faire appel à la bourse de l’officier; et, celui-ci refusait ensuite
-obstinément de se rappeler les prêts consentis, mais blâmait sévèrement
-l’emprunteur d’avoir cédé au premier affamé venu la totalité des
-piastres à lui avancées pour son particulier entretien.
-
-Suprême trait d’union, enfin: tous deux fumaient la pipe; suprême cause
-de querelles aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un crime à son
-jeune confrère de fumer des cigares, injure grave à Sa Majesté la pipe,
-qui n’admet point de partage.
-
-Tout en buvant un merveilleux marc de Bourgogne quinquagénaire, que des
-cousins charitables envoyaient au prêtre, ils se harcelaient
-d’épigrammes.
-
---Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les Annamites, qui sont des
-bouddhistes, du terme méprisant de païens?... Et moi aussi, je suis un
-païen!
-
---Des païens comme vous valent mieux que bien des catholiques.
-
-Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de la case, considérait la
-misérable église de torchis et prenait à partie joyeusement son vieil
-ami:
-
---Comment se fait-il, Père Siméon, que vous vous prélassiez dans une
-maison de pierres, de briques et de tuiles, alors que le bon Dieu
-grelotte sous un toit de paille?
-
---Mon cher ami, les donateurs généreux qui m’ont logé dans ce palais ne
-m’ont point consulté, et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai
-construite et les fonds n’abondaient guère... Du reste, je vous
-répondrai que le bon Dieu est accommodant: il voit mes intentions et se
-contente de la paille.
-
---Peut-être même trouve-t-il les choses bien arrangées de la sorte,
-estimant que son ministre est mieux à sa place sous le toit de tuiles
-que lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes et ne redoute ni les
-fourmis ni les scorpions.
-
---Taisez-vous, blasphémateur!...
-
-En ces débats, leur amitié ne faisait que se consolider sans cesse, et
-le P. Siméon, que trente années d’exil auraient dû endurcir, ne
-prévoyait pas sans un véritable chagrin qu’un jour viendrait où cet
-aimable et franc compagnon le quitterait.
-
-Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant la corde du _panka_, examinait
-avec une curiosité infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait à
-l’Aïeul une requête: il existait, croyait-il, au camp, une splendide
-collection de lanternes de papier peint fabriquées jadis par les
-tirailleurs, lors d’un concours: ne serait-il pas possible de prêter ces
-lanternes au missionnaire, qui les emploierait à illuminer son église
-pendant la messe de minuit?
-
---Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes sont l’œuvre de mains
-païennes!
-
---J’y songe, j’y songe, mon ami... elles ne pourront qu’être sanctifiées
-par leur court séjour dans mon église.
-
---Elles seront chez vous à trois heures.
-
---Merci... Et vous-même, viendrez-vous admirer l’effet de vos lanternes?
-
---J’irai voir la sortie de la messe.
-
---C’est déjà un progrès.
-
---Un progrès sans lendemain!
-
---Vous y viendrez!
-
---J’en doute!
-
---Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux de la vie et seul le dogme de
-la résurrection peut vous consoler de vieillir et de mourir!
-
- *
-
- * *
-
-Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent pour voir ce qui se
-passe à l’intérieur de l’église. Hiên le Maboul, que ses gros poings et
-sa haute taille désignent au respect, ne quitte point le premier rang
-des curieux; insensible aux poussées, il regarde avec des yeux naïfs,
-agrandis encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau que lui
-propose la pagode catholique.
-
-Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec son toit de paille posé
-sur des piliers mal équarris, mais, telle quelle, elle éblouit le simple
-tirailleur que ravissent les girandoles de lanternes luisant entre les
-poutres, les alignements de verres de couleur encadrant les fenêtres
-béantes et veuves de vitraux, les rustiques tableaux du chemin de la
-croix, le lustre de fer-blanc découpé. De loin l’autel produit un effet
-prodigieux, avec ses cierges clignotants devant lesquels évoluent
-majestueusement la chasuble brodée du prêtre et les calottes rouges des
-enfants de chœur; non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls
-chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable accent par les
-petits métis de l’école des Frères.
-
-Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus, aperçoit les chanteurs,
-têtes rases et figures jaunes, assemblées autour de leur chef, grand
-diable maigre tout habillé de noir; il distingue les cornettes blanches,
-les robes de bure bleue des Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes
-s’entassent sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs talons, tantôt
-prosternés, le front et les coudes contre le sol. Aux conquérants la nef
-est réservée: catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont eu garde
-de manquer à cette cérémonie, les uns par conviction, les autres parce
-que la messe de minuit représente une distraction qui en vaut bien une
-autre. Les corsages de soie claire des pieuses femmes de fonctionnaires
-et de colons voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des braves et
-peu convaincus «marsouins»; les smokings des pilotes et commis de
-résidence avec les dolmans des officiers.
-
-Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son lieutenant. L’Aïeul, incliné
-sur les rochers de carton peint de la crèche, dénombre avec
-attendrissement les pasteurs de plomb poussant parmi les sapins de
-mousse leurs moutons de bois aux pattes raides, les anges de cire rose
-suspendus par des fils au-dessus de la grotte où les Rois Mages de
-plâtre adorent une poupée de biscuit, l’Enfant Jésus... Et leur suite
-attend dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons de neige qui
-sont des tampons de coton: étrange suite où fraternisent des licteurs
-romains armés de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la
-troisième République. Cependant une incroyable ménagerie d’animaux
-domestiques et féroces entoure la cohorte des gardes, lions, tigres,
-girafes, éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de toutes
-dimensions et de toutes matières, depuis le caoutchouc aristocratique
-jusqu’au celluloïd plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté
-leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux, après tout, et,
-rangés sur la même ligne que les Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus
-d’un œil immuablement stupide.
-
- *
-
- * *
-
-Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie quelconque le différenciât
-aux yeux de Hiên d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour de l’an
-annamite.
-
-Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait
-brûler des bâtonnets d’encens sous l’appentis afin de se concilier les
-bons et les mauvais esprits, coururent allumer des files de pétards
-devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en sursaut.
-
-Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent devant lui, et,
-l’ayant salué avec ensemble, lui offrirent des bananes, des oranges et
-des œufs frais; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche grisonnante, adressa
-une longue harangue à son chef:
-
---Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle: puisse-t-elle conserver à
-tes serviteurs un maître tel que toi!... J’ai de longues années de
-service: j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois, puis contre
-les Pavillons-Noirs; en ce temps-là, il n’y avait point encore de
-tirailleurs tonkinois... J’étais alors ordonnance d’un capitaine que les
-pirates tuèrent d’un coup de fusil: je ramenai son corps et j’eus la
-médaille du Tonkin. Puis je servis sous les ordres de beaucoup de
-lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais dont j’ai oublié les
-noms; j’ai fait la guerre à leur suite, dans la plaine de Lam, puis sur
-le Mékong, puis au Siam... Maintenant me voilà âgé; le mousqueton
-commence à se faire pesant sur mon épaule, et bientôt je n’aurai plus
-d’autre distraction que de me rappeler tous les officiers avec qui j’ai
-combattu et marché. Parmi tous ceux-là, que j’ai servis en fidèle
-soldat, tu es au premier rang dans mon affection: je pense que ton
-départ sera pour moi un plus cruel deuil que la mort de mon père et de
-ma mère, car je t’aime plus que mon père et ma mère... A toi de parler,
-Hiên!
-
-Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa du coude son camarade.
-Hélas! de la brève allocution qu’il avait cependant apprise, mot à mot,
-pendant des semaines, il ne restait plus une bribe dans le cerveau
-rebelle du malheureux Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour: «Vénérable
-Aïeul, voici l’année nouvelle...», il resta court, tremblant et suant.
-
---C’est bien! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux de braves gens. Toi,
-Bèp-Thoï, tu es le modèle des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un
-excellent garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau vous donne le
-bonheur...
-
-Dehors éclatèrent des pétards et des voix résonnèrent sous la véranda.
-La porte fut ouverte à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie
-entière massant au bas du perron ses salaccos plats, étincelants, et ses
-figures noires. Une formidable acclamation salua l’apparition du
-lieutenant derrière la balustrade.
-
---Heureuse année, vénérable Aïeul!
-
---Heureuse année, petits frères!
-
-Puis tous firent silence afin de laisser parler le sergent Cang.
-
---Aïeul à deux galons, que l’année te soit bonne comme tu as été bon
-avec tes soldats! Qu’elle te donne la félicité et la gloire... Quant à
-nous, nous serons heureux tant que tu demeureras avec nous, car ta
-présence est la garantie de notre tranquillité, de notre paix. Tu es
-notre bonheur: avant ton retour qu’étions-nous? Des gueux misérables et
-courbés sous les injures. Nous ne savions plus rire et la seule pensée
-des choses que nous allions dire nous décourageait de causer entre nous
-comme autrefois. Nous étions plus tristes que des pierres et plus
-humiliés que des chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter, gagner
-la brousse, et d’autres qui rêvaient de se mettre le canon de leur
-mousqueton dans la bouche et d’en finir... Est-ce vrai, frères cadets?
-
---C’est vrai! c’est vrai! rugit la compagnie.
-
---Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux qui méditaient de se tuer
-retardaient leur fuite ou leur suicide dans l’espoir que tu
-reviendrais... Tu ne revenais pas: on interrogeait les sampaniers
-descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang; ces gens-là disaient
-qu’on ne te reverrait jamais, car tu étais monté sur la grande montagne
-d’Annam où sont embusquées des tribus de sauvages nus et des légions de
-méchants esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient avec
-nous.
-
---C’est vrai, ils pleuraient! gémit le chœur, à ce rappel de la terrible
-époque.
-
---Et tu es revenu! Les chiens qui rampaient, l’échine tremblante, ont
-relevé le nez, gambadent en aboyant de contentement. Personne n’a
-déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil dans la bouche... Ah!
-comme les clairons sonnaient gaillardement sur la route du camp, le
-matin où tu reparus parmi tes tirailleurs! Comme les rires s’envolaient
-jusqu’à la cime des aréquiers! Et moi, vieux sergent presque blanc de
-barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant à ma place de
-serre-file, des larmes de joie: car je savais bien que le mauvais rêve
-avait pris fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque et je me
-disais, pleurant comme un imbécile: «Puisse-t-il, puisse-t-il rester
-avec nous!» Et maintenant je te dis encore: «Reste avec nous désormais!»
-
---Reste! reste avec nous! supplièrent les tirailleurs.
-
---Je tâcherai, dit l’Aïeul.
-
-Des cris d’allégresse montèrent des cactus piétinés et les pétards
-firent rage.
-
-Et Hiên répétait:
-
---Reste! reste, Aïeul à deux galons!
-
-
-
-
-XII
-
-
---L’Aïeul dort toujours? demande Bèp-Thoï, assis sur les carreaux de la
-véranda et rafistolant des cannes à pêche.
-
---Toujours! répond Hiên, qui plonge un regard curieux à travers les
-lames disjointes des persiennes.
-
-Hiên se rassied et tend à son compagnon les cordonnets tressés, les
-crins et les hameçons:
-
---L’après-midi est chaud, soupire-t-il.
-
---Oui, mais il y a de la brise: l’Aïeul aura beau temps pour la pêche.
-
---Oui! beau temps pour la pêche! Quand le soleil pénètre l’eau, les
-poissons viennent se chauffer près des roches, et l’on en prend des
-quantités, parce que la lumière les aveugle et qu’ils ne distinguent pas
-le pêcheur... L’Aïeul en rapportera son plein panier.
-
---Il ne rapportera rien du tout... On voit bien que tu n’as jamais été à
-la pêche avec lui!... Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre un
-livre: il exhale de grosses bouffées de fumée bleue qu’il s’amuse à
-suivre de l’œil, lit une page de son livre, lâche son livre pour
-regarder les vagues en sifflotant d’un air content; sa pipe éteinte, il
-la rallume et recommence... Tu verras ça tout à l’heure... Quant au
-poisson, il mange les appâts tout à son aise, et si, par hasard,
-l’hameçon résiste, l’animal a tout le loisir de se décrocher ou
-d’emporter l’engin avec lui.
-
---Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là?
-
---Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à l’ombre et dormir. A ton
-réveil, l’Aïeul sera parti; tu retireras les lignes et tu rentreras:
-voilà tout!... Tu peux bien te dispenser de prendre un panier.
-
---Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul a bougé.
-
-Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre. Sur la natte de rotin
-multicolore, l’Aïeul s’étire et bâille: la sieste a été longue et le
-sommeil invincible pèse encore sur les paupières. Mais le vieux
-tirailleur a poussé sans bruit la porte, qui livre passage derrière lui
-au jour éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên s’encadre dans
-l’embrasure.
-
---Les lignes sont prêtes!
-
-L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève décidément, très à son aise
-dans le pyjama de tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air frais.
-Après avoir barboté dans son _tub_, il s’habille de toile kaki et écoute
-patiemment les sages discours de son vieux _boy_.
-
---Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche sèche et nue; la dernière fois
-que tu es allé à la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues
-écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde à le laver.
-
---Entendu, vieux Bèp!
-
---Et puis, veille à tes lignes: elles reviennent toujours sans un
-hameçon et même sans un crin.
-
---C’est compris!... Que veux-tu encore que je fasse pour te complaire?
-
---Prends garde aux coups de soleil: mai est proche!
-
---C’est bon! c’est bon!... Partons, Hiên!
-
---Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul?
-
---Mais oui!... En voilà, une question!... J’espère bien rapporter une
-friture magnifique... quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux.
-
---Il y avait un peu de ta faute, geint ce grognon de Bèp-Thoï. Au lieu
-de surveiller le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les vagues
-aller et venir.
-
---Je t’assure que je suis très attentif à ma besogne; je n’ai pas de
-chance, que veux-tu?...
-
- * * * * *
-
-L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe aux dents, et un livre sous
-le bras, et Hiên trotte derrière lui, équipé comme pour une lointaine
-campagne de pêche: des lignes jalonnées de bouchons rouges dansent sur
-son épaule droite, une épuisette sur son épaule gauche; des bidons, des
-boîtes à vers, des paniers à poissons s’entre-choquent sur ses hanches
-et sur ses reins avec un tapage de ferraille.
-
-Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs. Sur les hautes branches
-des banyans, les cigales chantent éperdument leur hymne interminable à
-la chaleur; des tourterelles s’appellent doucement, d’une dune à
-l’autre, par-dessus les rizières; des huppes s’amusent à lancer leur cri
-précipité aux échos de la forêt, qui le redisent d’une voix accablée et
-assourdie; des perruches se querellent, enrouées comme des concierges.
-Il fait atrocement chaud: les palmes des aréquiers, comme lasses,
-inclinent vers le sol leurs feuilles repliées et flétries; les bananiers
-prennent des poses vaincues de saules pleureurs; les cosses des
-flamboyants crèvent avec des détonations brusques; les fleurs des
-frangipaniers tournoient et roulent dans la poussière du chemin qui
-ensanglante leurs lèvres blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du
-bétel; les hibiscus prudents ont refermé leurs pétales autour du pistil,
-dont la pointe seule apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert
-tendre.
-
-Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent entre les joncs, un
-chœur de grenouilles maudit la sécheresse avec une éloquence bruyante.
-Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont élu pour y dormir les
-degrés de brique de la fontaine et baignent leurs flancs décharnés et
-palpitants aux flaques d’eau que le soleil n’a pas bues encore. Derrière
-les stores mi-levés des cases, se balancent des hamacs d’où pendent des
-jambes nues de fillettes.
-
-L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long des murs trop blancs où
-sommeillent les margouillats gris, insoucieux du vol strident des
-moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche venue de l’ouest et
-de l’océan Indien. Fête de lumière et de couleurs: l’azur éblouissant du
-ciel se confond avec l’azur de la mer; la flottille de sampans découpe
-nettement sur l’eau bleue ses vergues brunes, ses cordages d’aloès
-marron, ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres et qui se
-dandinent au passage de la houle moirée; la montagne dresse plus haut
-dans l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de verdure neuve.
-
-Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur mire au soleil l’or de
-ses mosaïques et l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent
-des fleurs géantes écloses aux branches des lilas du Japon, les ardoises
-de l’Hôtel Ollivier scintillent entre les cimes des eucalyptus. Des
-pêcheurs, autour d’un sampan échoué, cognent à coups de maillet le
-bordage sonore, rythmant la mélopée que module leur chef; le ressac
-bruissant entre les galets de la plage chante en sourdine avec eux.
-
-Devant la maisonnette du sergent Cang, voici Maÿ accroupie à l’ombre et
-bâillant.
-
---Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons?
-
---Je vais à la pêche, sœur cadette.
-
---Il fait beau temps: le poisson abondera.
-
---Heu! heu!
-
---Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner: je m’ennuie à la
-maison; il fait chaud ici et j’ai envie de me promener.
-
---Viens avec nous.
-
-La fillette bondit et emboîte le pas aux deux hommes. Tout en marchant,
-elle remarque l’air pénétré de Hiên, entend la musique infernale que
-font les instruments de fer-blanc attachés à la ceinture du tirailleur,
-et rit comme une source. Hiên se retourne, soupçonneux.
-
---Pourquoi ris-tu?
-
---Tu ressembles au mât de cocagne que l’on avait planté au marché, le
-jour du Têt.
-
-A cette comparaison moqueuse, mais juste, le pauvre diable ne trouve
-rien à répondre, et, tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes
-dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure encore, sous le soleil
-ardent, il portait si vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules,
-et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit habituellement sa
-place, Hiên se débarrasse avec joie de l’attirail qui le rendit
-grotesque aux yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes, arme les
-hameçons de hideux vers rouges, assujettit les cannes avec de gros
-cailloux.
-
-Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de bambou, éventée par le souffle
-du large! L’Aïeul oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï, a
-jeté son dévolu sur une large pierre tapissée d’une belle mousse verte:
-il s’assied et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons
-écarlates se balancent doucement, avec des allures pacifiques d’engins
-inoffensifs; des essaims de menus poissons argentés défilent en bon
-ordre et d’un air indifférent autour des appâts: sans doute les
-jugent-ils répugnants... «Ils n’ont vraiment pas tort»! songe le
-pêcheur, et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire maintenant les
-fusées d’écume que la houle projette sur les roches. Des ourlets d’eau
-pétillante montent à l’assaut de la digue, submergent les rochers, qui
-reparaissent ruisselants et pareils, avec leurs chevelures d’algues
-tordues par les lames, à des crânes de noyés.
-
-L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune qui gît dans la mousse; à
-travers les feuilles de bambous, le soleil crible les pages de petits
-ronds dansants... Choix malheureux: c’est une banale histoire
-d’adultère, où sont décrits avec complaisance les états d’âme d’une
-petite provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul estimant que
-l’héroïne eût mérité cent fois le fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux
-volume dans le panier à poissons.
-
-Rasséréné par cette exécution, il bourre minutieusement sa pipe et
-l’allume, et la fumée s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent
-les yeux du fumeur. Le ronflement rythmé du ressac lui suggère des
-souvenirs musicaux... Oui, c’est bien la chanson du _Rouet d’Omphale_...
-Il fredonne la plainte du héros courbé aux genoux de la femme; comme les
-violons de Colonne, il passe du _piano_ au _fortissimo_, et les
-escouades de poissons qui rôdaient autour des hameçons prennent
-décidément la fuite. Seul un crabe énorme, averti, sans doute, des
-faibles dangers courus, se glisse traîtreusement parmi les algues et
-grignote paisiblement les appâts. Le chanteur, tenté par la mousse et
-l’herbe, s’est allongé sur le dos, le casque sur les yeux. Le crabe peut
-maintenant dévorer tout à son aise les vers rouges: l’Aïeul s’est
-assoupi et les clameurs des cloches battues par l’écume ne cessent pas
-de le bercer.
-
-Ses compagnons sont restés d’abord bien sagement à regarder flotter les
-bouchons; puis Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un instant,
-ils ont cherché entre les galets des hippocampes et des coquillages; ils
-ont lancé des cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches dans la
-panse gélatineuse des méduses. Puis la fillette a déclaré:
-
---Je suis lasse.
-
-Et le bon amoureux l’a installée confortablement sous une sorte de
-tonnelle de ricins.
-
-Pour la distraire, il fait des ricochets superbes avec des débris de
-tuiles. Il a ôté son veston de toile, et son torse noirci, ses biceps
-saillants se tendent glorieusement au grand soleil qui dore la plage.
-Maÿ le considère et se sent alanguie et nerveuse.
-
---Viens t’asseoir près de moi, Hiên.
-
-Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds de la fillette.
-
---Vois comme j’ai chaud, Hiên!
-
-Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les épaules bosselées de
-muscles durs qui tressaillent.
-
---Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant accroupi et frissonnant.
-
-Mais que fait donc Maÿ?... Elle dégrafe sa longue tunique de crépon
-noir; les boutons d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent, un
-par un; la voici demi-nue, offrant sa poitrine à la brise fraîche. Elle
-s’étire et cambre son buste de statuette où perlent des gouttes légères
-de sueur. Renversée sur le gazon, les mains croisées sous la nuque, elle
-rit comme roucoulent les tourterelles et parle d’une voix essoufflée:
-
---Mets-toi près de moi, Hiên.
-
-Il hésite: devant ce petit corps dévêtu et frémissant, il s’est senti
-tout à coup désemparé, hébété; un nuage rouge est descendu de ses
-paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent, ses mains tremblent
-de fièvre et cette sensation neuve l’inquiète...
-
-Mets-toi donc là, imbécile!... Cette fièvre, c’est l’amour, le seul
-amour vrai, l’amour des bêtes!... Tu vas être, pour cette petite fille
-en délire, pareil à un dieu!... Et demain tu le seras encore, et
-toujours!... Et tu auras conquis le bonheur...
-
---Prends-moi dans tes bras, Hiên!
-
-Elle attire de toute la force de ses poignets minces le lourdaud; et il
-se défend, et il lui semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses
-vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire.
-
---Viens près de moi, Hiên!... plus près!...
-
-Elle est folle!... Hiên se redresse à demi, les tempes battantes, la
-considère avec ses yeux de bon bouledogue effaré. Et les lèvres
-empourprées de bétel lui crachent l’injure:
-
---Individu idiot!
-
-Il se doute alors vaguement qu’il a commis quelque fâcheuse bévue, et,
-pour la réparer, pour apaiser la colère incompréhensible de Maÿ, il rit,
-il rit bêtement, et ses doigts malhabiles torturent son turban.
-
-Les boutons d’argent ont refermé sur les seins minuscules la tunique de
-crépon noir et Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant à la
-bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé, elle s’en va sur la
-route où pleuvent les fleurs de frangipanier; elle disparaît.
-
-Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt à sangloter... Que lui
-a-t-il fait?... que lui a-t-il fait?...
-
-Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil traversé de cauchemars.
-
-Le soleil ne brûle plus, son disque orange affleure l’horizon. Le
-crépuscule va venir, et la nuit bientôt... L’Aïeul est parti.
-
-Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons, les paniers vides, les boîtes
-à vers, les bidons qui recommencent sur ses flancs leur musique
-infernale. Il marche d’un pas morne et le front bas, suivant dans la
-poussière les traces des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe l’obsède
-maintenant et il la formule à mi-voix:
-
---Il ne faut pas que je raconte cette histoire à l’Aïeul!... Je ne
-parlerai pas à l’Aïeul!...
-
- *
-
- * *
-
-Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi près de la chaise
-longue et remuant l’éventail japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils
-et, retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement cette réponse:
-
---Individu idiot!
-
-
-
-
-XIII
-
-
-Hiên le Maboul déroula sur les planches du lit de camp sa natte siamoise
-où se voyaient dans une plaine verte des lions cerise et des pagodes
-jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère où sa place était marquée
-parmi d’autres caisses uniformément noires et timbrées de chiffres
-rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement, avec des précautions de ménagère
-comptant son linge, en sortit tout son petit bagage.
-
-Il plia selon les rites les vestons de toile blanche empesés, les
-vestons de toile kaki rapiécés et flasques, les paletots de molleton
-bleu sombre, les pantalons de coutil et de cotonnade; il bâtit ensuite
-avec le tout une magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un salacco. A
-la base du monument, il sema les jambières, les jugulaires et les
-ceintures. Il déploya sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir
-illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse à dents, le peigne de
-bambou, le dé, et démonta l’instrument de bois qui lui servait à la fois
-d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant de deux pas, il
-contempla son ouvrage d’un œil admiratif.
-
-Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la case, des nattes s’étaient
-déroulées sur le lit de camp et des caisses noires avaient vidé leur
-contenu multicolore sur les nattes. La compagnie se préparait à une
-«revue de détail», et les deux grandes cases bruissaient comme des
-ruches.
-
-Les sergents français, le casque en bataille, allaient et venaient,
-prodiguant des ordres et des encouragements, jurant et s’épongeant le
-front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des tirailleurs de corvée
-époussetaient les étagères et les charpentes goudronnées, chassaient les
-pacifiques margouillats et les geckos bruyants, massacraient les
-araignées, balayaient les monômes de fourmis, crevaient les édifices des
-termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes peintes au
-coaltar. Les hommes «de chambre», le balai de rotin aux doigts,
-fourrageaient sous le lit de camp, sourds aux clameurs des innocents
-camarades à qui, par inadvertance, ils donnaient de leur balai dans les
-chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés, graves et muets, se tenaient
-accroupis auprès de leur paquetage étalé d’un tour de main et fumaient
-la pipe à eau.
-
-Dehors le grand soleil calme s’épanouissait. Hiên promena la brosse sur
-ses cartouchières et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit
-reluire les boutons et la plaque de cuivre avec du sable mouillé. Puis,
-s’étant assis et s’étant muni de tout un arsenal de tournevis,
-d’écouvillons, de brosses, de chiffons, de fioles, il ébaucha la grande
-œuvre: le nettoyage de son mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le
-frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que, plaçant l’œil à la
-bouche du canon, il vit les rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse
-d’acier poli parût nickelée. Avec des soins minutieux, il coucha l’arme
-éblouissante sur le bord de la natte et courut se laver les mains à
-l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les événements.
-
-La grosse voix du sergent Castel recommandait aux retardataires de se
-hâter, car l’heure passait. Sur le ciment, où des artistes avaient tracé
-des dessins géométriques avec des caisses de tôle percées de petits
-trous, le trot affolé des pieds nus se précipita.
-
-Il y eut encore des cris, des injures, et le silence se fit au moment où
-le «Fixe!» hurlé à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée du
-lieutenant. Les deux lits de camp adossés alignaient, d’un bout à
-l’autre des deux travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs nattes
-vertes, débordant sous l’étalage des cartouchières et des trousses, et
-les deux haies de tirailleurs figés et contemplant les premières poutres
-de la charpente.
-
-L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables importants et raides,
-s’avançait, foulant de ses bottines vernies les rosaces humides. Il
-vérifiait des livrets, inspectait des doublures, se mirait dans des
-plaques de ceinturon, manœuvrait des culasses de mousquetons, faisait
-jouer des baïonnettes dans des fourreaux. A chaque tirailleur il
-adressait un discours bref, louant ou critiquant sa tenue, reprochant
-des peccadilles récentes ou glorifiant les services rendus aux
-chantiers, tançant les paresseux, encourageant les braves gens à
-persévérer.
-
-Mais ces harangues étaient paternelles et les mauvais sujets eux-mêmes
-s’en trouvaient réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de vifs
-éloges, qui allumèrent une flamme dans ses yeux sauvages et lui
-donnèrent la tentation peu militaire de saisir les mains de son chef et
-d’y poser les lèvres. Il conserva cependant l’attitude du soldat sans
-armes et la discipline n’eut point à souffrir d’une manifestation
-contraire à toutes les règles établies.
-
-Des honneurs plus éclatants encore étaient réservés à ce bon tirailleur.
-Lorsque fut terminée l’inspection, la compagnie se forma en carré sous
-les flamboyants et l’Aïeul exprima à ses hommes toute sa satisfaction.
-Puis il ajouta:
-
---Vous tous présents, je félicite particulièrement Phâm-vân-Hiên. Vous
-êtes tous témoins des progrès réalisés par lui: il s’est appliqué,
-chaque jour, à faire mieux que la veille; il s’est instruit; il est
-devenu un vrai tirailleur, ardent au travail, soumis et propre...
-N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits frères?
-
---Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées!
-
---C’est bien! ne criez pas si fort!... Je le félicite donc, et devant
-vous tous, je proclame qu’il est un bon soldat.
-
-Les tirailleurs se dispersèrent, commentant l’heureuse chance de leur
-camarade et jacassant comme un vol de perruches. Et l’Aïeul, resté seul
-avec Hiên, vit les prunelles de son serviteur se ternir et ses mains
-danser, signe d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent.
-
---Va chercher une paire de rames, dit-il, nous allons faire une
-promenade dans la baie pour noyer ton attendrissement.
-
- *
-
- * *
-
-Entre les coques blanches et effilées des baleinières, le petit canot
-vert pomme s’insinua. Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils
-contournèrent l’appontement, évitèrent un lourd ponton ancré dans le
-sable et gagnèrent le large. Ils longèrent les jonques assemblées au
-milieu de la baie; les pêcheurs assis en rond sur les roufs couleur de
-rouille leur souhaitèrent en riant une heureuse traversée; ils
-passèrent... La houle les prit et les balança sans violence.
-
-L’Aïeul demanda subitement:
-
---Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère?
-
-Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames pour assurer son turban
-et bredouilla confusément:
-
---Si j’aime Maÿ?... si j’aime Maÿ?...
-
---Ne te trouble pas: je ne me moque pas. Réponds à ma question: aimes-tu
-toujours Maÿ?
-
---Je l’aime toujours.
-
---Autant qu’au premier jour?
-
---Davantage, Aïeul à deux galons!
-
---Sens-tu qu’il te serait impossible de renoncer à elle?
-
---Comment pourrais-je l’oublier? Je ne puis passer un seul jour sans
-l’avoir vue; il faut que je la voie, que je l’entende parler. Elle est
-dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mon cœur, dans toute ma chair:
-comment pourrais-je l’arracher de moi?
-
---Tu l’aimes à ce point?
-
---Au point que tout ce qui me vient d’elle me semble doux, que, faute
-d’obtenir son sourire, je mendie ses rebuffades. Je suis comme le chien
-qui sait qu’il va recevoir un coup de trique, mais qui rampe tout de
-même vers son maître pour lui lécher les mains.
-
---Je connais ton mal; j’en ai souffert autrefois. J’ai guéri. Tu peux
-guérir encore.
-
---Quel est le remède, Aïeul?
-
---Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour toi. Tu es simple, elle est
-compliquée; tu es franc et honnête, elle est perverse et fausse. Tu es
-pauvre; elle raffole des bijoux, des belles tuniques, des piastres
-neuves, toutes choses que tu ne pourras lui donner... Il te restait une
-chance de bonheur: elle admirait ta force. Elle a perdu la tête, un
-instant, en ton honneur: tu as été assez niais pour te dérober... Elle
-ne te pardonnera pas de l’avoir respectée; tu as perdu à ses yeux ton
-prestige de solide gaillard pour n’être plus définitivement qu’un nigaud
-maladroit. Tu as passé à côté du bonheur, ne t’acharne pas à courir
-après. Il y a d’autres filles que Maÿ.
-
---Aïeul! Aïeul! quelle fille est pareille à Maÿ?
-
---Je connais cette antienne: je l’ai chantée. Et je ne la chante plus.
-Tu sauras que les femmes sont toutes pareilles les unes aux autres;
-elles se valent toutes. Celles qui paraissent meilleures, il ne leur a
-manqué, à celles-là, que l’occasion de faillir... Du moins, si tu dois
-te marier, faut-il t’arranger pour mettre le plus possible d’atouts dans
-ton jeu: choisis une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée ni
-vicieuse.
-
---Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier Maÿ, gémit lamentablement
-le pauvre Maboul.
-
---Tu l’oublieras, petit frère... Tu souffriras, parbleu! Tu passeras des
-nuits blanches; il t’arrivera d’errer anxieusement autour de la case de
-la bien-aimée; tu n’auras plus de cœur à rien. Puis, un beau matin, tu
-laisseras pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar mauvais; tu
-jugeras que ton idole est une ridicule pimbêche; tu brûleras gaiement ce
-que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et joyeux, parce que
-connaissant les femmes et les méprisant. Tu seras heureux!
-
---Maÿ seule pourrait me donner le bonheur!
-
---Il ne peut venir des femmes que deuil et malheur. Oublie Maÿ.
-
---Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier!
-
---Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du moment que tu tiens
-absolument à épouser cette petite fille et que tous mes arguments ne
-peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la. Je peux me tromper, du
-reste, et je le voudrais. Je ne demande pas mieux que de te voir marié,
-père de nombreux enfants, choyé par ta compagne, heureux enfin. Je ne
-veux qu’une chose: ton bonheur; et, puisque, d’après toi, il réside
-uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai venir, ce soir, le
-sergent Cang et je renouvellerai ma démarche... Rame un peu
-maintenant...
-
- *
-
- * *
-
-Le sergent Cang a consenti: le mariage se fera dans six mois. Selon
-l’usage annamite, Maÿ n’a pas été consultée: son père lui a simplement
-amené Hiên et les deux fiancés ont échangé la noix d’arec et la feuille
-de bétel. Elle n’a point souri; elle n’a point pleuré: à quoi bon?
-
-Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a voulu mettre ses lèvres sur les
-joues froides et fermes de sa future femme. Elle s’est laissé embrasser,
-les yeux morts. A quoi bon résister?... lui a-t-on demandé son avis?...
-
-L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle maison tendue de soie et
-gardée par des bouddhas barbus; il l’a félicitée, en présence de Hiên,
-et lui a fait don d’une boîte laquée où, sur un lit de coton rose,
-dormait un splendide collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis le
-collier à son cou; sa figure s’est illuminée, une seconde, et Hiên le
-Maboul a été envahi d’une joie démente: il a cru que son bonheur serait
-éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties de sa mémoire.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Hiên se retourna. L’hôpital de Cho-Quan effaçait entre les manguiers son
-toit couleur de brouillard; une cloche sonnait à petits coups étouffés
-et grêles: la visite du matin. Hiên tâta sous son veston les papiers qui
-affirmaient sa liberté reconquise; il les sortit de sa poche, les
-compta, les recompta: feuille de route, exeat, certificats attestant que
-le tirailleur Phâm-vân-Hiên, définitivement guéri du «béribéri», était
-renvoyé de l’hôpital de Cho-Quan et dirigé sur sa garnison du
-Cap-Saint-Jacques. Il referma son veston et respira: ce soir, il
-retrouverait Maÿ et l’Aïeul. Il regarda une dernière fois les toits gris
-de sa prison et se mit en marche, à grandes enjambées, sur la route de
-Saïgon.
-
-Il avait plu à l’aube: les ornières achevaient de boire des flaques
-d’eau pourpres, les volubilis penchaient leurs clochettes alourdies le
-long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers redressaient leurs
-plumets trempés; les fleurs de frangipanier rouvraient leurs corolles
-enroulées en conques; les moineaux guillerets chantaient dans les
-buissons de petits hymnes au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon
-humide des accotements ses pieds souillés de boue et gambada comme un
-poulain échappé.
-
-Avec une âpre allégresse de convalescent, il se remémora ces quatre
-semaines de maladie et de captivité. Au lendemain de ses fiançailles, il
-avait été saisi d’un mal bizarre: ses jambes et ses bras avaient enflé
-au point qu’il ne pouvait plus se tenir debout ni remuer les mains. Le
-docteur du Cap l’avait déclaré atteint de «béribéri» et Hiên avait
-tremblé, car les médecins d’Europe ne savent pas soigner ce mal étrange
-et peu étudié, dont la cause même est ignorée. A tout hasard on lui
-avait appliqué le thermo-cautère sur la poitrine et dans le dos, sans
-autre résultat que de lui arracher des hurlements de douleur; on l’avait
-bourré de viande et de riz, et ce traitement, qui l’enchantait, l’avait
-seulement fait grossir encore; et l’on ne put savoir si cet
-accroissement d’embonpoint était dû au béribéri ou simplement au régime
-suivi.
-
-Finalement on l’avait expédié à l’hôpital de Cho-Quan, où, pendant un
-mois, les docteurs avaient expérimenté sur lui une série de systèmes
-ingénieux. Convaincu qu’il allait mourir dans cette grande maison triste
-où l’on parlait à voix basse, où l’on entendait gémir les patients et
-soupirer les agonisants, où les infirmiers indigènes, ses compatriotes,
-prélevaient régulièrement les meilleures portions de ses repas, il
-pleurait sa fiancée et son maître.
-
-Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement? Mystère! En tout
-cas, il se retrouva, certain jour, dégonflé et normal, le pouls
-régulier, et les médecins triomphèrent de cette cure inattendue. On le
-garda encore pendant une semaine en observation, et, comme il enflait
-d’autant moins qu’il ne mangeait pas à sa faim, on le libéra.
-
-Et c’est ainsi que, ce matin de mai, il se trouvait déambuler sur la
-route de Cho-Quan à Saïgon et recueillir les dernières gouttes laissées
-par l’averse sur les manguiers.
-
-La ville était proche. Hiên s’épouvanta de son immensité et de son
-mouvement qu’il n’avait pu soupçonner un mois auparavant, enfermé qu’il
-était dans un fourgon d’ambulance. Les cris des «coolies pousse-pousse»
-tirant leurs petits véhicules à roues caoutchoutées, des cochers de
-«malabars» accrochés aux brancards de leurs voitures à caisse étroite et
-décorée de fleurs grossières, les appels des Chinois vendeurs de soupe
-au vermicelle, des marchandes de poisson, tout ce bourdonnement
-formidable du quartier indigène lui emplissait les oreilles et
-l’étourdissait.
-
-Coudoyé rudement et bousculé, il allait d’ahurissement en ahurissement,
-tantôt en arrêt devant les jambières grenat et le chapeau démesuré d’un
-policier annamite, tantôt saisi d’inquiétude au passage d’un Chetty
-barbouillé de chaux et les narines plaquées d’or, tantôt suivant d’un
-œil rond les chevaux australiens, minces et géants, tenus en main par de
-minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir, les robes de velours,
-les colliers de grains d’or, les mules brodées des congaï qui
-évoluaient, ondulant de la croupe et balançant prétentieusement les
-bras: la splendeur de ces belles dames l’émut plus que leurs œillades,
-auxquelles il ne prit garde.
-
-De longues théories de fillettes, trottinant entre leurs paniers de
-paddy, formaient sur la chaussée des processions de chenilles bigarrées.
-Des garçons mal peignés, assis au seuil de maisons basses, faisaient des
-signes que Hiên ne comprit pas et leurs rires aigus de filles
-l’exaspérèrent.
-
-Au pied d’un réverbère, les tirailleurs accroupis sur les escabeaux d’un
-restaurant improvisé, buvaient du thé: il leur demanda son chemin. Il
-but du thé avec eux et causa: ses nouveaux camarades l’informèrent que
-la chaloupe du Cap-Saint-Jacques ne partait pas avant onze heures et
-qu’il pouvait, sans crainte de manquer son départ, passer un moment avec
-eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur Saïgon, sur Cho-Len. La
-naïveté infinie de ce provincial les confondait: mais, comme il avait
-payé déjà plusieurs tournées, ils lui celèrent soigneusement leur
-dédain: on se sépara bons amis, après avoir décliné ses noms et ses
-numéros matricules et s’être promis à plusieurs reprises de se revoir.
-
-Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant de stupéfaction et de
-ravissement. Il s’attardait aux devantures des magasins, où, derrière
-des comptoirs débordants de soieries, de dentelles, d’étoffes, d’objets
-de toutes sortes et de toutes formes et dont il ne soupçonnait point
-l’usage, trônaient des messieurs chauves et barbus et des demoiselles
-pâles à l’air arrogant et méchant. D’autres messieurs barbus et d’autres
-demoiselles aux figures pâles émergeant de robes flottantes et molles le
-frôlaient, et il s’écartait précipitamment, redoutant quelque coup de
-canne et fuyant le regard dur des yeux fixes.
-
-Des grincements d’archet l’attirèrent: debout entre les baies de la
-véranda, les pseudo-tziganes de l’Hôtel Insulaire massacraient une
-quelconque «marche de Rakoczy». Il admira franchement leurs dolmans
-garance à brandebourgs noirs, mais leur musique lui parut singulièrement
-barbare et criarde et, s’étant risqué à gravir la première marche du
-large escalier de briques, il constata que le chant des violons semblait
-plonger les rares consommateurs dans un accablement profond. Des
-domestiques chinois le menacèrent de leurs serviettes: il s’enfuit à
-toutes jambes et se réfugia derrière la haie des pousse-pousse qui
-appuyaient au trottoir leurs brancards ornés de cuivre.
-
-Il reprit sa promenade, poursuivi par les piaulements saccadés de
-l’orchestre. A la terrasse d’un café, des officiers en tuniques blanches
-buvaient dans des verres embués des liqueurs multicolores. Des joueurs,
-assemblés autour d’un tapis vert, manipulaient avec violence, et d’un
-air furieux, de petits rectangles de carton enluminés: Hiên consacra un
-bon quart d’heure à surveiller leur partie avec des yeux agrandis par
-l’étonnement. Entre les tables de marbre s’insinuaient des marchands de
-journaux, garçons impudents à faces glabres sous les casquettes de drap
-bleu foncé, des bouquetières, toutes petites filles qui offraient des
-roses et des œillets avec des mines effrontées de rôdeuses.
-
-Plus loin, les mêmes personnages faisaient des gestes identiques aux
-terrasses de cafés pareils. Puis les boutiques chinoises ouvraient sur
-la rue leurs échoppes sales et puant l’opium; des rotiniers tressaient
-des chaises longues et des fauteuils, des ébénistes vernissaient des
-armoires de bois jaune; des tailleurs pesaient de leurs pieds nus sur
-les pédales rouillées de machines à coudre préhistoriques; des
-bijoutiers fignolaient, à coups de marteau, des dragons à crinière
-hirsute sur des manches d’ombrelles.
-
-Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur passa en toussant, sifflant,
-crachant de la vapeur et de la fumée, et Hiên, mal initié encore à
-toutes les merveilles de la civilisation, crut à quelque invention de
-mauvais esprits. Le monstre disparu, il se rassura et s’orienta entre
-les barils, les sacs et la ferraille qui encombraient le quai.
-
-La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots, cargo-boats amarrés au
-ras des appontements l’épouvanta. Un coolie obligeant lui indiqua la
-chaloupe du Cap. Un élégant commissaire, chaussé d’escarpins vernis qui
-laissaient voir des chaussettes à pois, prit sa feuille de route avec
-des airs dégoûtés de percepteur recevant les impôts d’un vulgaire
-contribuable. Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé à se
-choisir une place sur le pont.
-
-Il n’arriva pas sans difficulté jusque-là: l’entrepont était semé
-d’obstacles de toute nature, ballots de coton, meubles, paniers de
-poissons, rails, traverses, caisses de cartouches. Au bord d’un trou
-noir, des matelots annamites, suants et hurlants, manœuvraient des
-treuils à bras qui déroulaient avec un tapage insupportable des chaînes
-graisseuses. Des commissionnaires allaient et venaient, ployés en deux
-sous d’énormes malles dont les angles heurtaient brutalement les
-infortunés passagers. Des femmes embarrassées d’enfants pleurards et de
-boîtes laquées se querellaient autour de l’échelle qui menait au
-spardeck. Elles s’effacèrent pour livrer passage à deux gros
-fonctionnaires européens, et Hiên s’élança dans le sillage tracé par les
-amples dolmans.
-
-Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile près du bastingage et,
-déposant sa musette, poussa un profond soupir de soulagement. La rivière
-de Saïgon étalait ses eaux jaunes entre le quai planté de tamariniers et
-les rizières de la rive gauche que bordaient des aréquiers, de bananiers
-et des lataniers et où les buffles paissaient. Jusqu’à l’horizon, que
-fermaient des montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient entre
-les palmiers et les palétuviers sur d’invisibles arroyos. Contre les
-berges, où s’écoulaient des ruisseaux boueux, de misérables cabanes
-étaient plantées sur quatre pieux ou flottaient sur des radeaux de
-bambous.
-
-L’autre rive était plus exclusivement européenne: les cales de l’arsenal
-penchaient leurs toits d’ardoise auprès de formidables tas de charbon et
-de briquettes; les torpilleurs salis, les contre-torpilleurs blancs,
-souillés de suie, les canonnières couleur de rouille, les croiseurs
-pavoisés de chemises et de pantalons mouillés, les vieux cuirassés
-transformés en pontons et coiffés de paillotes, retentissaient de coups
-de sifflets, de heurts de marteaux, de sonneries de clairons. Des
-vedettes s’essoufflaient, remorquant des chalands de tôle rouge; des
-canots croisaient des sampans pilotés par des matelots annamites et
-portant sur des pavillons multicolores des noms de navires ou des
-numéros d’ordre. La flottille des Messageries Fluviales égrenait ensuite
-les cheminées noires de ses chaloupes.
-
-Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage, s’étonnait des paquebots
-géants qui le regardaient par les trous sombres des hublots: «affrétés»
-massifs, courriers effilés, cargo-boats trapus. A perte de vue, les
-steamers étaient amarrés sur deux files, allemands, japonais,
-américains, anglais, russes, chinois; au loin, les navires arrivant
-s’annonçaient par des panaches de fumée noirâtre.
-
-Dans la clarté blanche du soleil, qui avivait le vert tendre des
-feuilles neuves, l’ocre déteint des toits de paille, la pourpre des
-flamboyants en fleurs, les bronzes des lisses et l’acier bleuissant des
-canons, l’énorme port vivait et haletait à côté des rizières paisibles
-jalonnées de palmiers et peuplées de buffles.
-
- *
-
- * *
-
-A chaque instant, des passagers nouveaux émergeaient du capot sur le
-pont. Hiên perçut le cliquetis d’une baïonnette: il se retourna et
-reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grimpait à son tour l’échelle,
-gêné par son mousqueton, par sa couverture roulée, son «coupe-coupe», sa
-petite marmite de cuivre, tout l’équipement enfin d’un tirailleur en
-tenue de campagne. Sur ses talons, une femme noiraude, courte et râblée
-comme lui, portait la caisse classique et réglementaire, des nattes, des
-ombrelles, des paniers de provisions où résonnaient des vaisselles.
-
---Par ici! par ici! clama Hiên.
-
---Bonjour!... Aide-moi à me débarrasser et à débarrasser ma femme.
-
-Ils s’installèrent contre le bastingage et, s’étant assis sur une natte,
-causèrent en camarades enchantés de se retrouver. Phuc venait d’achever
-un stage d’infirmier au camp des Mares; il compatit au récit que lui fit
-Hiên de ses souffrances. La grosse fille noire les écoutait en clignant
-ses petits yeux bridés et en mâchant bruyamment une feuille de bétel.
-
---Oui! je me suis marié, expliqua Phuc. Mon stage fini, j’ai obtenu une
-permission de quinze jours et je suis allé dans mon village. J’y ai
-trouvé cette honnête fille que je connaissais depuis des années et qui
-m’attendait, paraît-il; et nous nous sommes mariés.
-
-La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche saignante, où luisaient des
-dents laquées, et rit silencieusement.
-
---J’étais un peu fou autrefois, confessa Phuc; imagine-toi que cette
-petite sotte de Maÿ m’avait séduit, avec ses allures de fille de
-mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses tuniques de soie... Je
-l’aurais épousée, ma foi! j’aurais fait cette bêtise!... Hein! me
-vois-tu accouplé avec cette pimbêche?... Quoi? Qu’est-ce que tu dis?
-
---Je ne dis rien!
-
---Je plains son mari. Pendant que monsieur suera sur la place
-d’exercice, madame ira promener devant l’hôtel Ollivier ses robes neuves
-et ses attitudes languissantes. Le premier venu qui lui montrera une
-piastre la verra nue sous sa moustiquaire. Un beau jour, du reste, elle
-filera le parfait amour avec un Français, qu’elle trompera, mais qui lui
-donnera de l’argent et des bijoux. Cependant son mari se lamentera...
-Nous autres, on s’aime solidement la nuit, et, le matin, on se moque
-bien d’avoir une robe trouée; n’est-ce pas, Thi-Sao?
-
---Oui, frère aîné!
-
-Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la cuisse rebondie de son épouse,
-qui tendait le pantalon luisant, et conclut:
-
---Les gens avisés épousent des Thi-Sao; Maÿ est pour les imbéciles.
-
---Je suis fiancé à Maÿ depuis six semaines, dit humblement Hiên.
-
---Tu es... Ah! fit l’autre, abasourdi.
-
-Il devint subitement muet, car c’était un bon garçon, un peu étourdi
-seulement; et l’énorme impair qu’il venait de commettre le consternait.
-La placide Thi-Sao, que l’incident n’avait nullement troublée, offrit
-aux tirailleurs une chique de bétel, et tous trois mastiquèrent sans mot
-dire. Près d’eux, les autres passagers s’étaient casés pareillement par
-groupes entassés sur des nattes.
-
-La chaloupe, prête au départ, vomissait de la fumée et s’entourait de
-jets de vapeur; elle siffla longuement, à plusieurs reprises, lâcha ses
-amarres, comme à regret, et fila, remuant des tourbillons de vase.
-
-Penché sur l’eau boueuse, Hiên avait froid au cœur. Les paroles de Phuc,
-les paroles de l’Aïeul seraient-elles vérifiées, un jour? Se pourrait-il
-que Maÿ, si jolie, si fine, livrât son petit corps pour de l’argent?...
-Comment pouvait-on lire dans ses yeux immobiles la prédiction d’un tel
-avenir?... Serait-il seul aveugle, lui, Hiên? Le doute entra dans son
-âme pour la première fois et toute sa joie du retour fut empoisonnée.
-
-Phuc lui tendit une cigarette et demanda, brusquement soucieux:
-
---As-tu reçu des nouvelles de la compagnie, à l’hôpital?
-
---Non, répondit Hiên, je n’ai vu personne.
-
---Le bruit a couru, aux Mares, d’un nouveau départ de l’Aïeul. C’est un
-tirailleur libéré qui en parlait. Tu ne sais rien à ce propos?
-
---Rien!
-
-Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux avaient la même pensée:
-l’Aïeul parti, Pietro redevenait le maître et la vie d’enfer
-recommençait. Tous deux frémissaient à l’évocation du tyran, mais Hiên
-se sentait plus particulièrement menacé. L’Aïeul l’avait arraché au
-bourreau, l’avait réconforté et relevé, avait protégé ses amours:
-allait-il retomber dans ses ténèbres, recevoir encore des injures et des
-coups, être comme jadis, aux yeux de sa fiancée, le pantin ridicule et
-bafoué dont elle riait?... Ce mariage, que l’Aïeul avait préparé, se
-ferait-il?... Les rizières inondées, étincelant au soleil de midi, lui
-parurent soudain sombres et désolées.
-
-Son camarade, qui n’était point accoutumé aux longs chagrins, prononçait
-des paroles encourageantes:
-
---Le tirailleur libéré n’assurait rien!... Ce sont de simples
-racontars... Ne te frappe pas, frère aîné! Nous apercevrons l’Aïeul sur
-l’appontement, tout à l’heure...
-
-Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable dans les événements.
-
---Puisses-tu dire vrai! répondit la voix dolente de Hiên.
-
-Et l’espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre les paillotes de la rive,
-des coqs de pagode voletaient gauchement, leur queue rousse pendante; le
-museau lustré d’une loutre émergeait parmi les herbes flottantes et
-plongeait de nouveau dans la vase. Des canards à plumage gris fer
-nageaient de conserve contre le courant: au bruit de l’hélice, ils
-allongèrent leurs têtes plates, où luisaient les yeux méfiants, et
-filèrent comme un essaim de flèches, égratignant de leurs pattes l’eau
-bourbeuse. Des tourterelles roucoulaient dans les touffes de bambou; des
-singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers... Hiên se
-rasséréna définitivement au spectacle de la vie grouillante dans la
-lumière immobile.
-
-Les berges s’éloignèrent. Le clapotis capricieux et saccadé du fleuve
-devint la houle large et régulière de l’estuaire. La chaloupe côtoya les
-pentes raides du massif de Ganh-Ray qui dévalaient vers des roches
-noires chevelues d’algues glauques, et la baie des Cocotiers apparut,
-avec ses villas blanches noyées dans le feuillage des frangipaniers.
-Thi-Sao repliait ses nattes. L’ancre dévida sa chaîne goudronnée qui
-cogna la tôle.
-
-Les deux camarades cherchaient en vain sur l’appontement le casque de
-l’Aïeul. Dans le canot vert qui se hâtait vers la coupée, des
-tirailleurs se courbaient sur les rames. A l’appel de Hiên, ils levèrent
-la tête.
-
---Nho, demanda Hiên, haletant, où est l’Aïeul?
-
-Nho montra du doigt les montagnes de Baria, qui s’estompaient à
-l’horizon envahi par la brume:
-
---L’Aïeul est parti, dit-il d’une voix morne.
-
-La nuit sembla submerger la baie violette.
-
-
-
-
-XV
-
-
---Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent Cang en branlant la tête. Il
-est parti, parti sur une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu même
-nous dire deux mots d’encouragement, sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a
-bouclé ses caisses, bourré sa musette, et tous deux sont entrés dans la
-grande forêt d’Annam, et personne ne sait quand ils reviendront... Le
-soir, le sous-lieutenant est venu prendre le commandement de la
-compagnie. L’adjudant est maître; la terreur règne... Tu aurais mieux
-fait, mon garçon, de rester à l’hôpital: ici on souffre.
-
-Il caressa sa barbiche blanche et regarda la porte avec des yeux graves
-qui semblaient retenir des larmes. Dehors, dans la nuit chaude et
-gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de paille et tintait sur les
-feuilles mortes. La mer geignait entre les galets de la jetée. Une
-rafale souleva l’auvent de latanier, jeta quelques larges gouttes d’eau
-sur la terre battue où rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse
-du quinquet posé devant l’autel des ancêtres: derrière sa moustiquaire
-violette, Maÿ se retourna et soupira doucement.
-
---Mauvaise nuit! murmura Thi-Baÿ; les malins esprits errent dans la
-tempête; les morts délaissés se plaignent et menacent.
-
-Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un vase sacré empli de sable, et
-l’encens fuma devant les lotus artificiels et mangés par les vers. Les
-doigts osseux de la vieille femme se joignirent et son échine se plia en
-deux, sous l’œil ironique des bouddhas ventripotents et roses peints sur
-les panneaux de papier. D’une case voisine venaient des sons de
-clochettes. La bourrasque continuait d’ébranler les chevrons. Cang se
-lamenta:
-
---Le sous-lieutenant ne sait pas! Il est jeune; l’adjudant lui a dit que
-nous étions fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro, savait se
-faire craindre et obéir: il l’a cru... A quoi bon réclamer? Le
-sous-lieutenant est aveugle et sourd... La vie n’est pas drôle, mon
-fils!
-
---Mais qui dirige les travaux du nouveau camp? interrogea Hiên.
-
---Personne! les travaux sont interrompus; ton wagon se rouille dans un
-coin de la rizière.
-
---Que fait-on, alors?
-
---L’exercice, parbleu! Du matin au soir, l’adjudant galope derrière les
-sections en aboyant et aligne les traînards à coups de matraque... Ah!
-les belles manœuvres sur la place du Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant
-son cheval sur un talus, nous regardait défiler! Nous autres, les
-serre-files, chuchotions aux recrues: «Tapez du pied au quatrième pas
-pour garder la cadence!» Et les recrues se meurtrissaient le talon sur
-le sable et les cailloux. Les rengagés tendaient le jarret et bombaient
-le torse; les deux pelotons défilaient comme un mur, les coudes serrés,
-les mousquetons bien tenus en main; en avant, les clairons piaffaient et
-soufflaient comme des diables, les yeux hors de la tête... Les beaux
-jours que ces jours-là! On ne songeait guère à trouver l’exercice long
-ni fatigant, parce que l’Aïeul était là!
-
---L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit Thi-Baÿ; jamais il ne
-passait devant ma porte sans me demander de mes nouvelles, sans causer
-avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants sortaient des cases pour
-lui prendre la main, et lui leur distribuait des sous neufs. Quand
-l’adjudant passe, le dos voûté, marmottant des jurons dans sa moustache
-sale, les portes se ferment et les gamins se cachent!
-
---L’Aïeul était un bon maître, conclut Cang.
-
-Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur tranquille et l’homme
-qui leur donnait ce bonheur. Au gré de la flamme, leurs ombres
-croissaient et décroissaient sur les murs de torchis. La tempête
-emplissait la nuit de ses plaintes furieuses. Les âmes des morts
-semblèrent hurler avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec les
-bambous grinçants, pliés par la tourmente, avec les mouettes et les
-goélands s’appelant au-dessus des ravins. Des branches sèches se
-brisèrent contre la palissade.
-
-Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire, s’agitait Maÿ, dérangée
-dans son sommeil par les bruits du dehors; elle dormait, sa figure pâle
-traversée de frissons, les lèvres tremblantes: quelque cauchemar, sans
-doute...
-
---Tu penses à ton mariage? dit Cang; sois sans inquiétude: il se fera.
-L’Aïeul m’a demandé la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma
-parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses désirs: tu épouseras
-ma fille. Du reste, tu es un brave garçon qui la rendras très heureuse.
-Elle a bien quelques sottes idées: elle est vaniteuse, coquette; elle
-préférerait un prétendant riche et généreux; mais tu as la force et la
-santé qui valent mieux que l’argent.
-
---Merci, père!... Je suis peureux et timide! Je craignais... Je
-craignais... L’Aïeul parti, il me semblait que tout allait s’écrouler,
-que tout le monde allait se retourner contre moi, comme autrefois quand
-je suis venu de Phuôc-Tinh. Alors, tu me promets que...
-
---Je te l’ai dit: tu épouseras Maÿ. Et maintenant, étends-toi sur ce lit
-de camp. Fais provision de sommeil et de calme! Moi, j’ai perdu l’un et
-l’autre depuis le départ du maître; mais je suis vieux et cela n’a rien
-d’étonnant.
-
- *
-
- * *
-
---Guérison complète! c’est inouï! déclara le docteur devant qui Hiên à
-moitié nu grelottait.
-
---Monsieur le major, insinua Pietro, important, j’ai toujours dit que
-cet homme était un simulateur habile.
-
---Vous croyez? Il faudrait qu’il eût été vraiment habile pour avoir
-feint d’être atteint du béribéri!
-
---Mais avait-il réellement le béribéri?
-
---Vous le savez, sans doute, mieux que moi! répliqua le docteur.
-(Celui-ci n’avait jamais témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait la
-brutalité, une amitié débordante. Du reste, l’Aïeul était son ami et il
-se souvenait d’avoir vu le tirailleur manier le panka chez le
-lieutenant.) Alors vous pensez que votre lieutenant s’était laissé
-abuser par cet homme?
-
---N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le major, pourvu qu’il fût
-Annamite... A force d’écouter toutes les doléances de ces gens-là, il
-avait fait de la compagnie une vraie cour du roi Pétaud, permettez-moi
-de vous le dire... Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux
-petit soufflet donné à un caporal, le lieutenant ne parlait de rien de
-moins que de me faire casser!
-
---Il n’avait certes pas tort!... En tout cas ma tâche était bien facile
-lorsqu’il commandait: je n’avais que fort peu de malades, et jamais de
-carottiers; jamais je ne voyais venir à la visite une telle procession
-de pauvres diables épuisés et abrutis, sollicitant une exemption avec
-des yeux désespérés... Que leur faites-vous donc faire?
-
-Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna les talons et s’en alla,
-satisfait de lui-même et mécontent d’autrui.
-
---Tu peux te rhabiller, dit le docteur à Hiên. Tu reprendras ton service
-demain. Si tu as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef était mon
-ami.
-
- *
-
- * *
-
-Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul s’aligna de nouveau, le
-mousqueton au poing et le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses
-camarades pareillement terrorisés; les tempes inondées de sueur froide,
-les doigts frissonnants, il guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses
-voisins; contre sa joue s’appliqua de nouveau la main sale et velue du
-Corse, et sur ses épaules, la trique de rotin. Il fut de nouveau la
-victime qui exaspérait son bourreau par son mutisme et sa faiblesse
-mêmes.
-
-Pietro s’acharna contre lui; il le poursuivit de sa haine sauvage: il
-lui semblait, frappant et injuriant le protégé du lieutenant, tirer
-vengeance, en quelque sorte, de la bonté feinte et de l’effacement
-auxquels celui-ci l’avait contraint pendant des mois. Foulant aux pieds
-le serviteur, il insultait au maître absent avec une basse joie de
-chacal jappant derrière le lion disparu.
-
---Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée, mettant son poing sous le
-nez du silencieux Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que je
-t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué une claque
-aujourd’hui!... Il peut bien revenir, ton Aïeul! D’ici son retour, je
-t’aurai mis au pas ou j’aurai eu ta peau!
-
-Derrière la compagnie muette, les serre-files se raidissaient,
-impassibles et les yeux fixes...
-
-Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait machinalement du camp à
-la place du Marché, de la place au camp. Les heures d’exercice
-passaient, lentes et semblables à des semaines, sans qu’il parût s’en
-émouvoir; au commandement de son instructeur, il soulevait son
-mousqueton ou le replaçait contre son pied droit, sans se préoccuper
-d’une cadence ou d’un ensemble quelconque. De fait, ses membres avaient
-repris toute leur raideur d’autrefois, en même temps que la peur faisait
-de nouveau la nuit dans son esprit. Injures et coups n’avaient d’autre
-résultat que de faire trembler davantage le malheureux et le rendre plus
-inerte. Il lui parut que son supplice durait depuis le commencement des
-siècles et jamais ne cesserait. Le découragement le saisit, puis
-l’abrutissement: il s’accoutuma aux insultes; son échine se courba,
-toujours tendue à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent
-leurs gestes fébriles; il fut de nouveau le pantin grotesque, maladroit
-et stupide. La théorie et les cours de français le revirent bégayant et
-ignare. Insensiblement il retournait à ses ténèbres.
-
- *
-
- * *
-
-Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque nuit, le visage de l’absent
-se penchait sur son lit de camp; il distinguait les yeux bleus si
-clairs, les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et l’absent
-répétait les paroles dites autrefois:
-
---Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa laideur; tu verras pulluler
-le mal comme des larves de moustiques dans une mare. Les bons sont rares
-et timides: les méchants sont légion et font la loi... Tu sauras que les
-bêtes de la forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le mal pour
-l’amour du mal, et tu pleureras la forêt et ton ignorance... La vie
-n’est pas belle, petit frère, parce que l’homme est laid... L’homme est
-un tigre pour l’homme. Fuis-le; tourne les yeux vers la nature; elle
-seule ne trompe point, ne change point; regarde-la, écoute-la vivre:
-elle emplira tes yeux de lumière, tes oreilles de sons et les dégoûts
-humains n’atteindront plus ton âme... Crains ton semblable...
-
-Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait déserter. Fuir! fuir!...
-Hélas! Hiên le Maboul a vécu, il vit comme tout le monde: la
-civilisation a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu jadis essayer
-de prendre son essor vers la forêt nourricière, lorsque, frémissant
-encore de la liberté perdue, il a découvert avec horreur la saleté de
-l’âme humaine. Aujourd’hui, comme l’Ange de _la Merveilleuse Visite_, il
-ne peut plus se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à s’en servir:
-la vie lui a façonné une mentalité de civilisé enchaîné à sa meule et
-ignorant désormais jusqu’au désir de l’affranchissement...
-
-Toutes les nuits, il entendait ainsi parler l’Aïeul, répétait à
-demi-voix ses paroles, jusqu’à ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade
-à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur sa natte, suant de
-terreur, croyant à quelque contre-appel, croyant ouïr les rugissements
-de l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures, la tête sur les
-genoux, guettant l’apparition de l’aube derrière les lames des
-persiennes. Les camarades disaient tout bas:
-
---Le voilà qui cause avec l’absent; sa folie le reprend...
-
-Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers le nouveau camp, et,
-chemin faisant, les femmes et les gamins du village considéraient avec
-des yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait et parlait tout
-seul. Il errait dans le chantier abandonné où flottait, croyait-il,
-l’âme de son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son wagonnet
-renversé, contemplait longuement les rails que la rouille rongeait, le
-remblai envahi par les herbes et raviné par les pluies, les cases sapées
-par les termites, les hangars affaissés, les trous à torchis où
-coassaient les crapauds-buffles.
-
-Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient des nuées illuminées
-d’éclairs. Peu importaient à Hiên l’heure en fuite et la nuit tombante:
-il écoutait vivre le passé... Sur la rizière obscurcie grinçaient les
-roues basses; les pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore des
-bennes; les marteaux des forgerons tintaient sur les enclumes
-chantantes; les scies pleuraient âprement sur les limes. L’absent
-parlait:
-
---Du courage, petits frères! la pause est proche... Trinh, le manche de
-ton burin est fendu: demandes-en un autre à ton sergent...
-Raccourcis-moi ces paillotes, Nam; donne encore un coup de masse sur la
-tête de cette cheville, Tam: tu vois bien qu’elle n’est enfoncée qu’à
-moitié... Déplacez-moi ce rail, vous autres: il menace de glisser dans
-la rizière.
-
-Les ténèbres envahissaient le chantier, et la voix chère et les bruits
-familiers faisaient silence. Hiên se levait avec un soupir, le front
-douloureux, les jambes molles. Il se dirigeait vers la maison de son
-maître, ruminant des espérances insensées:
-
---L’Aïeul est peut-être revenu! je vais le trouver fumant sa pipe sous
-sa véranda ou assis devant son bureau. Alors je me tiendrai debout
-derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et, lorsque ses yeux se
-lèveront vers moi, je me mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma
-figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai, et lui me parlera
-doucement...
-
-Il se faufilait dans la brousse; les aiguilles des cactus
-ensanglantaient ses talons; les branches des euphorbes accrochaient les
-manches de son veston, fouettaient ses joues. Hélas! nul rai de lumière
-ne filtrait sous les persiennes fermées. Contre la balustrade la chaise
-longue de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous la véranda, et
-les chambres vides lui renvoyaient à travers les portes closes le bruit
-de ses pas. Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec des plaintes
-aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï, les araignées tissaient leurs
-toiles... L’Aïeul n’était point revenu.
-
-Alors Hiên rentrait au camp à travers les ténèbres, indifférent aux
-flammes errantes des lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête
-enfouie sous les bras.
-
---Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui? demandait le brave Nho,
-remué par la peine profonde de son ami. Réponds! voyons!... Tu es encore
-allé chez l’Aïeul, hein?... Et il t’a parlé, hein?...
-
-Et Nho, apitoyé, ajoutait:
-
---Il reviendra, frère aîné, il reviendra!... Ne désespère pas! Pleure,
-mon vieux, si tu as envie de pleurer: les larmes te soulageront... Moi
-aussi, j’ai du chagrin: il y a des jours où les larmes m’étouffent; mais
-je sais que tout cela finira et je patiente... Je mange à ma faim, je
-bois à ma soif: il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre plein pour
-résister au chagrin... Je t’ai gardé quelques gâteaux et du riz: mange,
-frère aîné.
-
---Laisse-moi, laisse-moi tranquille! suppliait Hiên d’une voix si lasse
-et si effroyablement navrée que son camarade n’insistait plus.
-
-Et Nho se couchait, à son tour, murmurant rageusement:
-
---Il devient fou!
-
-
-
-
-XVI
-
-
---Épargne-moi, Maÿ! Je suis malheureux: on m’insulte, on me frappe, et
-je perds la tête. Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni
-même qui je suis... C’est la folie qui vient... Alors je vais vers toi
-comme une jonque en détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité. Aie
-pitié de moi! Parle-moi avec douceur, comme une mère à son enfant.
-
-Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre qu’elle est en train de
-grignoter, tourne ses grands yeux durs vers Hiên et déclare
-tranquillement:
-
---Finis de geindre! tu m’ennuies!
-
-Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit banc devant l’étalage
-d’un restaurant. Le tirailleur a offert une dînette à sa fiancée, et
-celle-ci a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle compte, ce
-matin de dimanche ensoleillé, avec son collier d’or et ses deux tuniques
-superposées, éblouir ses amies et fasciner quelque jeune Français.
-
-Elle recommence de mordre la canne à sucre et s’amuse de la foule qui
-gesticule et crie sous la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles
-disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre le bétel.
-Accroupies sur des nattes, les marchandes pérorent avec des mines
-importantes et pénétrées de notables commerçantes. Un collecteur hindou,
-ceint d’un pagne flottant qui découvre ses chevilles noires, circule
-entre les groupes de femmes bavardes et recueille quelques sapèques et
-force injures: car ces dames, en tout pareilles à leurs congénères de
-France, usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant. Entre toutes,
-les marchandes de poisson se manifestent bruyantes et rebelles aux
-sommations de l’agent du fisc: retranchées derrière leurs remparts de
-requins-marteaux glauques, de langoustes brunes, de crabes indisciplinés
-et sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le poing au malheureux
-fonctionnaire et le traitent de «nègre», pour l’hilarité débordante des
-gamins assemblés et nus.
-
-Des fruitières vident leurs paniers, d’où s’écroulent les régimes de
-bananes vertes, jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons, les
-pamplemousses, les mangoustans coiffés d’une capsule étoilée, les fruits
-de jaquiers rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants, les
-ananas bosselés et dorés comme des pommes de pin, les mangues oblongues
-et veloutées. Les maraîchères venues des villages tapis dans les
-clairières de la forêt ont étagé les patates violettes et difformes, les
-faisceaux de cannes à sucre semblables à des roseaux, les courges, les
-citrouilles, les plants de salade, les pastèques, les arachides à coque
-terreuse. Des brocanteurs débitent une foule d’ustensiles agréables ou
-utiles: cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux de pipes à opium frettés
-d’argent, couteaux à bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes de
-nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier rouge renfermant du fiel
-d’ours séché, pinces à épiler, peignes de bois, bobines de fil, cristaux
-de borax, chandeliers laqués pour l’autel des ancêtres, brûle-parfums de
-bronze, théières de faïence, rouleaux de papier argenté et doré pour
-cérémonies funèbres, nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes
-d’encens.
-
-Entre les éventaires s’attardent des paysans en longues tuniques
-garance, teintes au _cu-nao_; accoutumés au silence profond des rizières
-jaunissantes où pataugent les buffles muets, tout ce mouvement et tout
-ce bruit les épouvantent. Les habitants de la ville les étonnent
-singulièrement par leur luxe et leur liberté d’allures: au passage d’un
-boy chaussé de bottines vernies, les rustres s’écartent précipitamment,
-les mains prêtes aux _lay_[11] et les yeux ronds d’admiration naïve,
-convaincus que le passant est un important mandarin ou tout au moins un
-gros richard. D’autres mandarins de même rang, cuisiniers de
-fonctionnaires français, se carrent sur les tabourets d’un rôtisseur,
-fument les cigares de leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas
-dépouiller de leurs bagues écarlates et font de grands éclats de rire
-entre deux assiettes de riz, que paieront tout à l’heure les piastres
-des maîtres.
-
- [11] Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages de marque et
- qui se fait avec les deux mains réunies sur la poitrine.
-
---Aie pitié de moi; sois douce! répète à voix basse le triste Hiên.
-
---Laisse-moi tranquille!
-
-Elle s’est détournée de lui pour contempler, avec des yeux de
-convoitise, des congaï qui font leur entrée dans la halle. Les rais de
-soleil, où dansent follement des poussières brillantes, plaquent les
-tuniques raides de reflets brusques, noyés dans l’ombre et rallumés
-aussitôt; les mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons poudrés
-chatoient; les colliers de grains d’or étagent sur les poitrines menues,
-habillées de velours mauve, lilas et grenat, leur triple rangée
-d’étincelles; les diamants, les rubis, les émeraudes des bagues, des
-bracelets montant jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs
-multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ. Pour acquérir ces
-richesses, il a suffi à ces filles de se vendre à des Français:
-qu’importe le mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration et le
-dépit l’accompagnent? A côté des courtisanes cheminent des femmes de
-tirailleurs; visages noircis par la sueur, seins affaissés sous les
-vestes de coton décoloré, dos courbés sous le poids des paniers; ni
-bagues, ni bracelets, ni boucles d’oreilles, ni mules brodées de
-paillettes... Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple et
-pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots dans la gorge:
-
---Pourquoi es-tu indifférente? Pourquoi n’as-tu pour moi que des regards
-mauvais? Que t’ai-je fait? Si tu ne peux me donner ton amour, fais-moi
-l’aumône au moins du sourire que tu adresses aux inconnus dans la
-rue!... Ah! si l’Aïeul était là!...
-
-Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés qu’illuminait la
-présence de l’Aïeul. Les marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient
-avec des cris de joie; il leur parlait, écoutait leurs confidences
-interminables, leur donnait des conseils pratiques qui provoquaient les
-rires inextinguibles de ces dames. Il plaisantait avec elles.
-
---Ah! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière édentée et ridée, je
-ne voudrais point d’autre mari que toi, Aïeul à deux galons!
-
---Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge, je voudrais me souvenir que
-nous avons été jeunes ensemble et que nous avons dormi sur la même
-natte!
-
-Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux accouraient lui prendre
-la main ou se pendre aux pans de son dolman où leurs doigts
-s’imprimaient en rouge. Il finissait par s’échouer dans la boutique d’un
-restaurateur et grignotait des gâteaux chinois en buvant du thé; il
-conviait Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage de la fillette
-s’illuminait; elle devenait aimable et gaie, et son rire sonnait à
-chaque mot.
-
-Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée silencieuse et
-impénétrable. Il voit le front bombé, lisse et blanc, les sourcils
-tendres et légers, relevés vers les tempes, les paupières abaissées à
-demi, les cils immobiles voilant les yeux cruels, le nez imperceptible
-aux narines retroussées, les lèvres charnues et rougies par le bétel. Un
-désir insensé et brutal lui étreint le cœur, de saisir cet animal
-sournois et indéchiffrable, de l’emporter loin de cette humanité
-compliquée, loin de ces femmes trop parées, loin de ces hommes aux
-regards effrontés, d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et lui
-seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines et trouble son cerveau: la
-jalousie, la jalousie qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de
-suite atrocement.
-
-Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les cloches et ronflent les
-gongs, la messe vient de finir. Le marché se remplit de Français:
-officiers d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent aux
-pentes de la montagne dans le feuillage nuageux des bambous; pilotes
-massifs, tanguant et roulant, parlant très haut; troupiers étiques dont
-les figures minces et trop blanches disparaissent sous les casques trop
-larges enfoncés jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux de
-coquetterie dans leurs amples tuniques de toile grise; femmes coiffées
-de casques de liège qu’habillent des dentelles et qui sont trop pareils
-à des abat-jour; robes flottantes de crépon, souliers découverts et bas
-à flèches d’or, teints fadasses criblés de taches de rousseur;
-garçonnets arrogants et pâlots, contemplant avec des yeux effarés les
-gamins annamites vêtus d’une ficelle; sous-officiers pommadés et
-parfumés frisant des moustaches avantageuses; fonctionnaires de la
-douane et de l’administration, empesés et solennels.
-
-Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre de la Guadeloupe, vague
-comptable du Sanatorium, se distingue par la hauteur de ses faux cols,
-le miroitement de son plastron garni de faux brillants, le pli
-impeccable de son pantalon et la pomme d’or de sa canne.
-
-Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement au
-Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été sensible au charme et aux œillades
-de la petite personne; il l’a rencontrée deux ou trois fois sur
-l’appontement, l’a complimentée en annamite sur son collier, cadeau de
-l’Aïeul, sur la couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée;
-mais, tout au fond de son cœur de petite femme, elle a tressailli
-d’aise. Dès la deuxième entrevue, il lui a offert de lui faire visiter
-sa demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir brodé de fleurs;
-elle n’a rien répondu et s’est détournée avec une majesté de reine
-offensée; mais l’offre n’a pas été oubliée: le mouchoir à bordure
-fleurie hante les rêves de Maÿ, qui se promet d’aller voir le «nègre».
-Quant au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse couche de
-fatuité cuirasse contre le doute, il se persuade bonnement que son
-physique de commis-voyageur et son langage zézayant ont produit sur la
-petite Vénus jaune l’irrésistible effet auquel l’ont accoutumé les
-mulâtresses.
-
-Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement d’yeux complice du jeune
-homme olivâtre. Il pâlit; la tête lui fait mal et ses yeux voient
-trouble; il est las soudain comme s’il avait couru pendant des heures,
-et il a envie de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans le voir,
-préoccupé seulement d’attirer sur son veston immaculé les regards de
-Maÿ. Il finit cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme la
-bravoure n’est point sa vertu première, il bat précipitamment en
-retraite et disparaît.
-
---Rentrons à la maison, décrète la fillette.
-
---Oui! oui! rentrons! Je suis fatigué de tout ce tapage, de ces gens qui
-vont et qui viennent.
-
---Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên! C’est toi qui m’as demandé de
-t’accompagner au marché, et te voilà maintenant impatient de partir!
-
---J’en ai assez de voir ces hommes te sourire et de te voir répondre à
-leurs sourires par des sourires!
-
---Serais-tu jaloux, par hasard?
-
---Je ne sais pas; je souffre! J’ai vu tout à l’heure le jeune noir te
-saluer et j’ai senti mes yeux se voiler, et trembler mes mains... Où
-as-tu connu cet étranger?
-
---Je ne le connais pas. Je commence à croire que tu deviens réellement
-stupide. Personne ne m’a saluée au marché.
-
---J’ai cru voir...
-
---Tu t’es trompé!
-
---Je me suis trompé, sans doute! concède l’humble amoureux.
-Pardonne-moi, sœur aînée: je t’aime et je suis inquiet; je me figure
-être entouré de gens qui menacent mon bonheur, qui cherchent à
-t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi! Vois-tu, ma tête est faible: je
-suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises. Je ne serai plus
-jaloux!
-
-Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse. Un lépreux écroulé contre
-la haie, entre les fleurs lilas et les feuilles anémiques des euphorbes,
-interrompt sa mélopée pour ricaner:
-
---Tu en parles à ton aise, mon jeune ami! On guérit plus vite de la
-lèpre que de la jalousie... Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune!
-
-Ses lèvres pourries découvrent les gencives blanches qu’entrechoque le
-rire.
-
- *
-
- * *
-
-La parole du lépreux se vérifia: la promesse de Hiên n’était qu’une
-vantardise d’amoureux novice. La jalousie s’installa dans son cœur et
-dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour devait faire un paradis
-terrestre, fut un enfer. Pietro et Maÿ, sans se concerter, se
-partagèrent la tâche de torturer cette âme simple, l’un par la terreur,
-l’autre par le doute.
-
-Les rares instants de répit que l’adjudant accordait au tirailleur,
-celui-ci les employait à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter: «Que
-fait-elle en ce moment?...» Il s’imaginait la voir, profitant des heures
-de liberté absolue que lui procuraient les exercices, endosser en hâte
-sa tunique de crépon, boucler à son cou son collier, et, trompant la
-surveillance de Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait le
-traître au teint de citron.
-
-Il la voyait, souriant et balançant gracieusement les bras, cheminer
-sous les frangipaniers de l’avenue, franchir le portail de briques où
-grimaçaient des monstres de terre émaillée. Il la voyait apparaître,
-blanche et dorée, hors de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement
-et ses mains frissonnaient, secouées par le vent de la folie
-renaissante.
-
-Souvent, comme il errait dans le crépuscule à la recherche de l’absent,
-les abominables visions se présentaient à son esprit; il revenait en
-courant vers le camp, tête basse, bousculant les rondes d’enfants qui
-tournoyaient dans les chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue,
-Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare à treize cordes. Il
-s’asseyait près d’elle, essoufflé, le cœur tressautant:
-
---Qu’as-tu fait aujourd’hui? interrogeait-il lorsque les fils de cuivre
-cessaient de moduler leurs plaintes aigres.
-
---Je me suis promenée.
-
---Où es-tu allée?
-
---Qu’est-ce que cela peut te faire?
-
-Menue et sournoise, elle le défiait de ses yeux calmes et froids, où
-rien ne se lisait de l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre
-vaincu d’avance dans cette lutte inégale où son innocence même et sa
-simplicité faisaient le jeu de son adversaire. Devant cette petite fille
-qu’il eût aisément broyée entre ses doigts de géant, il restait penaud
-et muet, désespéré de son impuissance: à quoi lui servaient ses gros
-poings et ses biceps?
-
-Farouche, il regardait les lignes d’écume lumineuse émerger de la nuit
-et mourir sur la plage; les falots des sampans dansaient comme un vol de
-lucioles. Le feu de Can-Gio ouvrait son œil sanglant et fixe dans les
-ténèbres épandues sur la baie. La rumeur de la houle emplissait
-l’horizon; des massifs effacés par l’ombre, descendaient les plaintes
-chuchotantes des bambous, et les vagues et le feuillage semblaient
-geindre avec le sauvage affligé.
-
-Cependant l’ironique chanson de la cithare égrenait ses notes
-railleuses. Maÿ reprenait sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa
-musique, heureuse aussi de la souffrance devinée à ses côtés, elle
-roucoulait à mi-voix, les paupières battantes et la gorge ondulante...
-Ah! l’écraser d’un coup de poing!
-
-
-
-
-XVII
-
-
-La voix rauque de l’adjudant proféra des commandements et, quatre par
-quatre, les tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise. Ils
-défilèrent silencieux et farouches, dans les rues qui s’éveillaient; les
-chiens errants jappaient sur les talons; la hotte sur le dos, des
-sampaniers cheminaient en longue file sous les cocotiers inclinés:
-joyeux de leur pêche nocturne, ils saluèrent la colonne de lazzi
-égrillards. Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de jadis, ils se
-turent, redoutant d’avoir troublé quelque grave cérémonie militaire.
-
-Les chantiers du camp nouveau alignèrent au-dessus des talus envahis par
-l’herbe leurs charpentes inachevées, rongées par les termites, et leurs
-murs de torchis jaunissant. La clarté blême du petit jour aggravait la
-tristesse du terre-plein désert où gisaient dans le sable les bennes
-rouges des wagonnets, pareilles aux tronçons d’une coque échouée.
-
-Les tirailleurs détournèrent la tête: trop de souvenirs habitaient ces
-cases vides et ces hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les yeux:
-trop longtemps il avait poursuivi en vain l’ombre de l’Aïeul à travers
-le camp abandonné; dans son cœur las, abreuvé de trop de chagrins, il
-n’y avait plus de place pour l’espoir; l’absent tardait trop à
-revenir... Invinciblement, sa marche se ralentissait; ses jambes
-semblaient le river au sol...
-
---Avance, Hiên, avance: l’adjudant te regarde, dit son compagnon en le
-prenant par le bras.
-
-Le sabre court sonnait sur les pavés; le désespéré fit un effort pour
-s’arracher à la torpeur qui le gagnait et trotta lourdement, comme un
-âne trop chargé.
-
-La compagnie pénétra dans la forêt; les sections se dispersèrent. Hiên
-et Nho suivirent une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière les
-hautes fougères, le tyran disparut.
-
-Hiên écouta craquer les branches tombées que brisaient les pieds nus;
-d’autres patrouilles, filant par des sentiers voisins, semblaient des
-hardes de sangliers froissant les feuilles mortes. De la brousse touffue
-montait le parfum iodé de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des
-bruyères teintées de rose, le relent fauve de l’eau croupie. Sur la
-terre grasse, que les pluies avaient ravagée, se tordaient les racines
-brunes, pareilles à des pythons monstrueux.
-
-La patrouille fit halte dans une clairière, au bord d’une mare obscure;
-des arbres géants étendaient sur elle le dais de leurs branches
-enchevêtrées: banyans aux troncs enrubannés de lianes, tecks élancés et
-droits aux feuilles de carton terne, gommiers balafrés de coupures
-béantes qui distillaient la sève sirupeuse et blanche. Dans la boue
-piétinée par les chevreuils pointaient les tiges vert tendre des herbes
-naissantes.
-
-Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur déborda. Toutes ses peines
-vinrent à lui à la fois, au rappel des parfums familiers: l’exil, les
-tortures de l’initiation, les brèves minutes de joies évanouies, les
-épouvantes de chaque instant, les coups meurtrissant sa face
-douloureuse, et l’amour malheureux, et l’atroce jalousie... Il arracha
-de son épaule la bretelle du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et
-s’abattit dans le gazon trempé de rosée, la figure entre les mains. Il
-pleura, avec des hoquets et des râles qui retentissaient dans la
-clairière endormie.
-
---Quelle misère! gronda Nho. Et l’Aïeul qui ne revient pas!... Aïeul à
-deux galons, pourquoi nous as-tu abandonnés?...
-
-Il s’exaspérait, hurlait à son tour.
-
---Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble pas le malheureux qui crie
-sa peine aux esprits de la forêt... Laisse-le pleurer en paix!...
-
-Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en silence la déchirante
-lamentation qui tantôt retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte
-des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce comme une plainte
-d’enfant. Nho se rapprocha de Cang:
-
---Maître sergent, dit-il, maître sergent, il faut écrire à l’Aïeul: il
-faut que l’Aïeul sache et qu’il revienne... Écris à l’Aïeul!...
-
-Cang hocha la tête:
-
---Que lui dirai-je?
-
---Tu lui diras que nous souffrons...
-
---C’est vrai, nous souffrons... Mais faudra-t-il lui dire que nous
-souffrons par la faute d’un Français?... Pourra-t-il croire, lui qui est
-juste, lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté? Ne me
-parlera-t-il pas ainsi: «Cang, tu es un mauvais sous-officier; tu
-manques à ton devoir: tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et
-sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles accusations, parce
-que tu ne l’aimes point... Je sais, je sais que tes compatriotes ont
-ainsi dénoncé faussement des gradés parce que ceux-ci ne leur plaisaient
-pas. Cang, tu mens!...»
-
---L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang puisse mentir!
-
---Il me dira: «Réfléchis bien! Tu prétends que l’adjudant vous insulte,
-qu’il lève son bâton sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute
-grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront contre lui, le
-châtieront: car de telles actions sont contraires aux lois françaises et
-aux règlements, et les chefs puniront sévèrement l’homme coupable
-d’avoir manqué aux lois et aux règlements. Les chefs haïssent la
-brutalité; mais le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu as
-calomnié ton supérieur...»
-
---L’Aïeul saura distinguer la vérité!
-
---Il ne me croira point...
-
---Il te croira!
-
---Où lui adresserai-je ma lettre?...
-
---Après l’exercice, pendant la sieste, nous interrogerons les
-sampaniers... Nous monterons sur les jonques qui sont dans la baie des
-Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs d’Annam s’ils n’ont pas vu
-notre maître... Il faut que l’Aïeul sache!...
-
-Des coups de feu lointains s’espacèrent... Hiên se leva, blême et
-titubant, et suivit la patrouille qui se glissait dans la brousse.
-
- *
-
- * *
-
-Nho donna un dernier coup d’aviron: le canot vira dans l’eau dorée, vint
-se coller contre la coque couturée d’une jonque. Des sampaniers
-accoururent, se penchèrent sur le bordage, saisirent le vieux Cang par
-les aisselles, le hissèrent sur le pont où séchaient des queues de raies
-et des peaux de requins.
-
-Autour du terrien, que le tangage inquiétait, les hommes de la mer,
-leurs femmes hâlées et rieuses, leurs enfants nus et basanés firent
-cercle, se poussant du coude, grimpant sur les rouleaux de cordages et
-jusque dans les agrès. Tous à la fois, ils questionnaient le sergent;
-des jonques voisines, rangées bord contre bord, d’autres curieux
-accouraient, avides de connaître le motif de cette visite inattendue:
-
---Que veux-tu de nous, oncle sergent?
-
---Pourquoi es-tu venu sur notre barque?
-
---Que se passe-t-il?
-
-Cang ne répondait rien, demeurant adossé à l’embrasure d’un panneau,
-déplorant en silence le manque total d’éducation dont faisaient preuve
-ces marins.
-
-Un vieillard le guida par la main, écarta du poing les indiscrets, fit
-asseoir son hôte sur une natte:
-
---Apportez au grand mandarin du thé et du bétel! commanda-t-il.
-
-Il prit place lui-même sur la natte en face du sergent, lui tendit une
-cigarette. Et Cang lui demanda:
-
---N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu pas vu mon maître?
-
---Qui est ton maître?
-
---L’Aïeul à deux galons.
-
---Ton maître est donc un vieil homme?...
-
---C’est un homme très jeune, qui a des yeux clairs et souriants, des
-moustaches tombantes et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches
-deux galons d’or. C’est un homme qui est bon avec les Annamites, qui
-leur parle avec une voix très douce, dans leur langue, qui donne des
-remèdes aux malades, aux petits enfants des sous et des caresses, qui
-sait lire dans nos livres et connaît nos légendes et nos poèmes... Il
-est instruit, il est sage comme un homme très âgé, et c’est pourquoi
-nous l’appelons notre Aïeul...
-
---Dans quelle région se trouve-t-il?
-
---Il est parti par la grande route qui va de Saïgon à Hué, et, depuis
-son départ, nous n’avons pas eu de ses nouvelles... Quelqu’un des tiens
-l’a-t-il vu?
-
---L’Annam est immense; les ports où sont armées nos jonques sont
-innombrables: les unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à
-Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres à Cam-Ranh... Mais nous sommes
-des gens de la côte et jamais aucun de nous ne se risque à remonter les
-torrents, à pénétrer dans la montagne...
-
---Mais les montagnards viennent vendre les cardamomes aux villageois des
-plaines: peut-être un marchand, causant avec les tiens, a-t-il pu parler
-de mon maître?...
-
---Peut-être... Holà! vous autres, ouvrez vos oreilles: quelqu’un d’entre
-vous a-t-il ouï parler d’un certain Aïeul à deux galons?
-
---Moi! moi! crièrent plusieurs voix.
-
---Moi, je l’ai vu!
-
-Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança près de la natte et répéta:
-
---J’ai vu l’Aïeul!
-
-Un soir, sur la place étroite d’un hameau perdu, à la lisière des bois
-profonds, il avait vu la foule des paysans et des bûcherons assemblée
-autour du banc où trônait un officier, un lieutenant. Cet officier, que
-les notables nommaient: «l’Aïeul à deux galons», narrait une histoire
-que les campagnards écoutaient, bouche bée; des garçonnets et des
-fillettes jouaient à ses pieds; un tirailleur à barbiche blanche allait
-et venait parmi les groupes...
-
---C’est lui, dit Cang, c’est mon maître!
-
-Alors il fit aux sampaniers consternés le récit des souffrances endurées
-par leurs frères militaires; il dit les humiliations et les outrages
-quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime des opprimés à la
-justice de l’absent...
-
---Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais écrire à ton maître, ce soir,
-par l’écrivain public qui se tient au marché, une lettre qu’une de nos
-jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul, sera chargé de lui remettre
-ta plainte et lui répétera tes paroles...
-
- *
-
- * *
-
---Relis maintenant! dit Cang.
-
-L’écrivain public assura sur ses oreilles les tiges de ses besicles,
-prit la feuille à deux mains, l’approcha de la mèche charbonneuse du
-quinquet, et lut:
-
-«Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà trop tardé. Après ton départ,
-le joug a été replacé sur nos cous, plus lourd encore parce que le
-bouvier avait des rancunes à satisfaire... Le sous-lieutenant est bon,
-mais il ne voit rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car Pietro l’a
-persuadé que la race annamite était fourbe et dissimulée et que nous
-étions méchants entre les méchants.
-
-»Et l’adjudant est maintenant le maître incontesté. S’il se fût
-contenté, comme autrefois, de distribuer des jours de consigne, des
-injures et des coups de pied, nous eussions retrouvé, pour endurer le
-supplice, notre résignation d’autrefois; on eût courbé l’échine et
-invoqué ton nom en silence... Mais il a fait pire: se souvenant que tu
-avais tiré une première fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné
-contre ton protégé. Du réveil à l’extinction des feux, il se complaît à
-le torturer, à l’abrutir, à l’épouvanter, de sorte que l’être simple est
-en train de retourner à ses ténèbres: peut-être reviendras-tu trop tard
-pour lui rendre une deuxième fois la lumière.
-
-»Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir osé t’écrire ces choses... Je
-sais que cela n’est point conforme à la discipline; mais n’est-il pas
-permis au soldat qui a servi fidèlement pendant des années d’élever sa
-voix en faveur de ses frères d’armes malheureux?
-
-»J’ai trente ans de services, Aïeul: pendant trente ans, des officiers
-français et des sous-officiers français m’ont commandé; les uns étaient
-affables et doux comme toi; d’autres étaient rigides et inaccessibles,
-mais tous étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs
-annamites obéissaient avec joie... Celui dont je te parle est injuste et
-cruel, et jamais je n’avais rencontré son pareil.
-
-»Nous plions encore devant lui: le jour est proche où le vase trop plein
-débordera de toutes parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront...
-
-»Hâte-toi, Aïeul à deux galons: tes petits-enfants crient vers toi et se
-lassent de n’être point entendus... Hâte-toi!...»
-
-
-
-
-XVIII
-
-
-Derrière les faisceaux de mousquetons que hérissaient les lames
-luisantes, la compagnie piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient
-où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes fusait vers l’azur du
-zénith la lumière jaune et dorée épandue sur le ciel et la terre.
-
---Beau temps pour la revue! confia Castel, épongeant ses joues rasées de
-frais, au fourrier rose et joufflu que le casque trop grand coiffait
-comme d’un abat-jour.
-
---Vrai temps de Fête nationale! Le soleil est républicain!
-
---Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie.
-
---Et pendant la route, donc!
-
---Pourquoi ne partons-nous pas? Qu’est-ce qu’on attend? Le
-sous-lieutenant vient d’arriver: le voici qui cause avec Pietro sous la
-véranda de la grande case.
-
---Tiens! tiens! pourquoi n’a-t-il pas mis de bottes?
-
---Bizarre!... Et le fougueux Barka est dans son box!
-
---Qui est-ce donc qui va commander la compagnie?
-
---Hein! mon vieux! si le lieutenant était revenu sans crier gare!...
-
---Va donc! va donc! ne te berce pas de cette illusion, mon bon
-Provençal!
-
---En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille basse. Il était presque
-aimable tout à l’heure pendant le rassemblement. Il y a sûrement du
-nouveau qui se prépare. Psst! Cang! Tu n’as pas entendu parler du retour
-de l’Aïeul, par hasard?
-
-Cang secoue la tête d’un air dubitatif:
-
---Le bruit court que l’Aïeul est revenu; mais personne n’en sait rien au
-juste. On avait annoncé son retour tant de fois déjà que personne n’y
-croit plus. J’ai questionné Hiên le Maboul: il ne sait rien; il est à
-moitié fou et tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé de rôder
-autour de la maison du lieutenant: il est découragé. Bèp-Thoï n’a pas
-paru dans le village hier soir.
-
---Dis donc, le sergent-major est peut-être renseigné: faufile-toi
-jusqu’à la chambre de détail. L’adjudant tourne le dos, justement: tu ne
-risques rien. Donne-moi ton mousqueton.
-
-Le fourrier trotta; les franges jaunes des épaulettes de laine dansaient
-sur le dolman blanc; il s’insinua entre les stores verts que décoraient
-des monstres garance, zébrés par les averses. La basse puissante du
-sergent-major émit des paroles inintelligibles, puis le casque démesuré
-du messager écarta les rideaux de rotins.
-
---Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on se moque de lui, qu’on lui a
-déjà monté ce bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend plus.
-
-Ils se regardèrent, désappointés:
-
---C’est idiot de faire courir des bruits pareils! grogna Castel. On
-s’emballe, on s’emballe, puis tout casse et l’on se retrouve forçat
-comme devant, mais le boulet est plus lourd.
-
-Des gamins essoufflés galopèrent devant la palissade, passèrent leurs
-museaux suants entre les bambous et crièrent à tue-tête:
-
---L’Aïeul est arrivé! l’Aïeul est arrivé!
-
-Les femmes accroupies sous les écussons tricolores et les girandoles de
-la porte répétèrent:
-
---L’Aïeul est arrivé! l’Aïeul est arrivé!
-
-La compagnie entière se rua vers la route, abandonnant les faisceaux,
-trépignant et glapissant:
-
---Où est-il?
-
---Est-ce bien vrai?
-
---Comment savez-vous cela, petits frères?
-
---C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe sous la véranda et le vieux
-Bèp-Thoï étrillait le cheval.
-
---Mais non! il ne fumait pas.
-
---Je te dis que si!
-
---Je te dis que non!
-
---Es-tu bien sûr de l’avoir vu?
-
---Si je suis sûr?... Si je l’ai vu?... J’allais me faufiler jusqu’au
-perron lorsque Bèp-Thoï a brandi son étrille vers moi: je me suis
-sauvé!... Tout le village connaît la nouvelle maintenant!
-
---Le voilà! le voilà!
-
---Rassemblement! hurlait l’adjudant.
-
---Crie, mon garçon, égosille-toi! murmurait le fourrier, emporté par le
-flot des petits soldats qui roulait sur la route...
-
---Rassemblement!
-
-Au tournant du chemin, sous les frangipaniers, la robe luisante et la
-crinière hirsute d’Annibal apparurent, émergeant de la cohue des gamins
-loqueteux. Les jambières rouges galopèrent éperdument; les gamins,
-braillant et pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus; des mains
-noircies saisirent les rênes, maintinrent le petit cheval affolé,
-palpèrent les bottes éperonnées de bronze doré, la culotte de toile, le
-dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre d’or et les galons, le
-sabre à garde nickelée passé dans le porte-épée de la selle; des lèvres
-baisèrent les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent l’Aïeul, le
-placèrent sur leurs épaules; autour d’eux, les salaccos se heurtaient
-furieusement et les faces noires vociféraient:
-
---Salut, vénérable Aïeul!
-
---Salut, Aïeul à deux galons!
-
---Pourquoi as-tu tant tardé?
-
---Reconnais-moi, Aïeul à deux galons: c’est moi, Phuc, l’élève caporal!
-
---Te souviens-tu de ton serviteur? Je suis Mao, le palefrenier!
-
---Je te reconnais, mon ami.
-
---Baisse la tête, Aïeul: les branches vont faire tomber ton casque!
-
---Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma lettre?
-
---Je l’ai reçue, Cang; ne te fais plus de bile, vieux brave: justice
-sera faite!
-
---Nous avons abominablement souffert, maître.
-
---Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés?
-
---Vois mes bras: ils sont bleus de coups de trique.
-
---Hé! les porteurs! faites attention aux écussons de la porte!
-
---Baisse la tête, Aïeul!
-
---Aux faisceaux, bavards!
-
-En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en selle, et les tirailleurs
-frémissants furent alignés, l’arme au pied, derrière leurs chefs de
-section. Les deux officiers se serrèrent la main. La tête haute, les
-yeux fixes, les dents claquantes, les talons réunis, l’adjudant Pietro
-vit venir à lui le justicier.
-
---Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt après la revue: j’ai à
-vous parler.
-
---Oui... oui, mon lieutenant!
-
-Annibal défilait en piaffant devant la double haie des baïonnettes
-étincelantes et tout à coup la voix rauque de Hiên cria:
-
---Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi!... voilà que la folie est
-revenue...
-
---Viens chez moi tout à l’heure, petit frère: je te guérirai.
-
-Les salves de batteries ébranlaient les massifs qui s’empanachaient de
-fumée blanche; les drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes
-et des palmes leur étamine tricolore. Les pentes vertes de la montagne,
-les flamboyants écarlates, la baie toute bleue où couraient des frissons
-d’argent, le ciel que ne souillait nulle tache et d’où pleuvait la
-lumière triomphante saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul.
-
- * * * * *
-
-Les clairons embouchèrent leurs cuivres rutilants, gonflèrent leurs
-joues et soufflèrent. Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements
-de cuirs neufs. La compagnie développa les quatre anneaux de ses quatre
-sections; les salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent des
-éclairs; le village entier suivit sur les talons de la dernière file,
-pêcheurs brunis et couturés, costumés d’étoffes teintes au _cu-nao_,
-bûcherons maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur échine sur les
-troncs abattus, notables enturbannés de blanc et solennels dans leurs
-tuniques flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne balançant dans
-leurs doigts chargés de bagues des cannes à pommes d’or, femmes de
-tirailleurs trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots
-barbouillés de vermillon, Chinois en veste lilas, en pantalons de soie
-blanche ficelés au-dessus des babouches à semelles de feutre, gamins
-farceurs vêtus chichement d’une culotte sans fond et d’une amulette
-dansant au bout d’un cordon.
-
-Devant le portail du télégraphe anglais, que des bougainvillias violets
-encadraient, cinq ou six grands garçons blonds et roses levèrent leurs
-casques plats à _puggaree_ tissé de fils d’or.
-
---Bonjour, lieut’nant!
-
---Bonjour, monsieur White! Bonjour, monsieur Beattie!...
-
-Le pilote haut sur jambes et bourru qui savourait son manille devant un
-mur où serpentaient des dragons émaillés salua de la main le jeune
-camarade revenu de la brousse. Sous les vérandas à grillages verts, des
-peignoirs bleus esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens du
-Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux foncés et dépoitraillés,
-abandonnèrent les tables de marbre rondes que les verres d’absinthe
-tachaient de vert trouble, pour serrer dans leurs grosses pattes velues
-la main gantée:
-
---Bonne promenade, hein?
-
---Merci! bon apéritif!
-
---On vous attend pour le prendre, hein? On va dire à la patronne de le
-faire chauffer, _té_!
-
-L’élégant comptable étalait complaisamment, sous les tritons qui
-surmontaient la porte du Sanatorium, son smoking de toile à revers de
-soie crème, son plastron de «zéphir» saumon et ses escarpins vernis. Ce
-mulâtre, «intellectuel» que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait nanti de
-brevets douteux et que les lois de la métropole bienveillante avaient
-dispensé de tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu,
-antimilitariste. Au passage de la «brute galonnée», du «buveur de sang»,
-qui chevauchait à la tête d’une cohorte de soudards, il eut une moue
-méprisante. Elle s’effaça de son visage comme l’ombre d’un nuage sur une
-mare: Hiên le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la menace dans
-les yeux fous du tirailleur et recula d’un pas: il se cogna au tronc
-moussu d’un lilas du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert tendre
-le smoking immaculé.
-
-Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit à pieds joints dans une
-flaque d’eau: la boue liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse; des
-larmes hideuses constellèrent le pantalon raide, amoureusement repassé,
-la ceinture de toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve, le
-plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine.
-
-Le garçonnet s’esquivait; les rires narquois des congaï, des Chinois
-hilares, des sampaniers ricaneurs insultèrent à la douleur de la
-victime: car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il désigne du nom
-injurieux de _chà-và_ (nègre).
-
-Le comptable maudit ces braillards imbéciles dont le goût pour les
-cérémonies militaires lui valait une douche d’eau boueuse. Il disparut,
-poursuivi par les huées.
-
-Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir ses congénères attelés,
-deux par deux, aux victorias qui stationnaient devant le perron de
-l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées par le clairon à
-leurs tas de sable, accoururent de toute la vitesse de leurs maigres
-jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des bancs verts, elles
-dansèrent de joie et leurs voix pointues chantèrent avec les cuivres
-rugissants les vieux refrains nationaux.
-
-La route cessait de courir en bordure de la plage, s’enfonçait entre
-deux haies de lauriers-roses et de cactus que dominaient les toits
-sombres des villas et les pentes raides de la montagne proche. Les
-basses branches des tamariniers formaient une voûte épaisse où se
-répercuta la clameur joyeuse de la foule. Un nouveau contingent de
-Chinois et de congaï accourus du marché grossit la colonne.
-
-On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de fer forgé, les façades
-roses des bâtiments militaires ouvraient leurs larges baies: bâtiments
-du Commissariat noyés dans l’ombre violette des jaquiers; Direction
-d’artillerie, où des piles de traverses peintes au minium gisaient dans
-des massifs d’iris; casernes d’artillerie, où chantaient des trompettes
-nasillardes; casernes d’infanterie que revêtait encore la hideuse
-carapace des échafaudages.
-
-Les serre-files coururent, pourchassèrent les gamins; les sections se
-formèrent en ligne les unes derrière les autres et la compagnie ainsi
-massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée que bordait la forêt
-ombreuse. Les officiers d’artillerie campés sur leurs mulets massifs
-abaissèrent, pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs lattes courbes;
-derrière eux, les conducteurs indigènes firent des signes d’amitié à
-leurs camarades tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale,
-joignant les mains sur les croisières de leurs baïonnettes, louèrent la
-tenue de la petite troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et
-s’alignait sans bruit.
-
-En face de la haie des baïonnettes, l’autre lisière se garnissait de
-casques blancs, de robes claires, de tuniques flottantes et pâles, de
-chapeaux coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes. Les trompettes
-fredonnèrent des notes pleurardes, les clairons chantèrent allègrement;
-un officier galopa dans le sable que les sabots de son mulet puissant
-firent jaillir en gerbes d’étincelles; il leva son sabre et cria des
-commandements.
-
-Un colonel passa au trot, puis se posta près des tribunes, et devant lui
-défilèrent les petits canons poussiéreux, les pesants fantassins et les
-tirailleurs alertes et sautillants. La revue était achevée.
-
- *
-
- * *
-
---Rentrez dans votre chambre et n’en sortez plus. Le sergent-major
-assurera votre service, en attendant que le chef de corps envoie des
-ordres. Je vous préviens que je compte lui adresser une lettre le
-mettant au courant des faits et demandant votre renvoi à Saïgon.
-
-Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour et gagna la porte. Les
-tirailleurs, qui décrassaient leurs mousquetons sous la véranda, le
-virent passer, blême et effaré, et connurent que son règne était fini.
-
-Dans la chambre de détail que tapissaient les contrôles nominatifs, les
-synoptiques et les tableaux de service, les deux officiers restaient
-seuls.
-
---A quoi songez-vous? demanda l’Aïeul au sous-lieutenant.
-
---Je songe à tout ce mal que j’ignorais et que j’aurais pu empêcher.
-
---Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes tout jeune, vous sortez à peine
-de l’École, j’aurais dû vous avertir. Pietro, frappant du talon et
-tendant le jarret, vous a convaincu aisément de ses vertus militaires.
-Vous n’avez pu deviner l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de
-«parfait adjudant»; vous avez eu confiance en lui, vous vous êtes reposé
-sur lui du soin de maintenir la discipline intérieure; vous savez
-maintenant comment cette brute a manié le sceptre que vous lui laissiez.
-Vous connaîtrez, quelque jour, le tort immense que font à l’armée ces
-soi-disant «bons serviteurs» que nos troupiers désignent de cette
-appellation caractéristique: «chiens de quartier».
-
---J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû, comme vous, me rapprocher
-du tirailleur, lui inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette fois
-encore, j’ai été abusé: tant de livres affirment que l’Annamite est
-impénétrable, tant de fois Pietro m’a répété: «Ces gens-là, on ne sait
-jamais ce qu’ils ont dans le ventre!...» J’ai fini par me laisser
-persuader. J’ai cru avec tout le monde que l’Annamite était menteur et
-dissimulé.
-
---Il l’était vraiment pour vous. La ruse est l’arme des faibles:
-l’Annamite est faible et méfiant. Ses mandarins l’écrasaient; les
-conquérants n’ont pas réussi encore à le convaincre de sa délivrance,
-parce qu’il s’est trouvé chez les conquérants des hommes comme Pietro
-qui ont remis en vigueur les procédés d’administration des mandarins. Il
-continue à ruser, mal guéri de sa méfiance séculaire; il refuse de
-livrer son âme, que masquent son visage impassible devant le cadeau
-comme devant l’outrage, ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre
-et se réjouit suivant l’heure, comme un animal raisonnable, comme nous.
-Efforcez-vous de l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste, et son
-âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses prétendus secrets. Vous
-découvrirez ce que j’ai découvert, que l’Annamite est un enfant timide
-et bon, un peu craintif, mais qui ne demande qu’à se laisser
-apprivoiser. Vous serez le père de cet enfant.
-
---Ou son Aïeul!
-
---Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant. Allons déjeuner: la revue
-m’a creusé terriblement.
-
- *
-
- * *
-
-Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe raide la tasse de café, la
-pipe, le pot à tabac où sont taillés dans le bambou des mendiants
-grimaçants et des bonzes difformes. Hiên le Maboul s’est agenouillé près
-de l’Aïeul, a posé sa tête sur le genou du maître et parle d’une voix
-étouffée et rauque:
-
---Tu as trop tardé! tu as trop tardé!... La folie est rentrée en moi. Je
-me suis débattu, j’ai lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là pour
-me garder et m’encourager, et je t’ai cherché en vain... La folie est
-rentrée dans mon âme que la terreur habitait, dans mon corps déchiré par
-les coups de bâton: je suis fou!...
-
---Calme-toi! dit l’Aïeul. Ta tête est encore faible et la frayeur l’a
-troublée. L’adjudant va s’en aller et, dans quelques jours, tu seras
-aussi gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté qu’avant mon départ.
-
---Oui! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux guérir! Déjà tes paroles me
-font du bien. Mais ce n’est point la peur seule qui me rend fou...
-
---Dis-moi toute ta peine, petit frère.
-
---Je n’ose...
-
---Qu’est-ce que tu crains? ne suis-je pas ton Aïeul?
-
---Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur et joue avec, comme le chat joue
-avec le moineau! Et je souffre parce que je l’aime, et, chaque jour, je
-perds davantage la tête. Je suis jaloux!... Loin de Maÿ, je suis
-inquiet, je redoute des choses hideuses; et je cours vers elle. Près de
-Maÿ, je ne suis pas heureux: elle répond à mes questions par des
-railleries, par des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable; mes
-paroles d’amour provoquent son rire méchant; mes menaces lui font
-hausser les épaules... Alors des soupçons me viennent, que je ne puis
-dire, même à toi, vénérable Aïeul, et, pour en finir avec la torture, je
-suis tenté de tuer le bourreau.
-
---Voilà qui est plus grave!... Encore faudrait-il, avant de méditer des
-mesures aussi radicales, qu’un indice quelconque fût venu te dénoncer la
-trahison. As-tu surpris quelque chose?
-
---Non!... je ne sais pas... je soupçonne...
-
---C’est parfait: tu es un imbécile!... Ta pauvre cervelle est peuplée de
-fantômes grotesques et de monstres ridicules, qu’elle a créés de toutes
-pièces et devant qui tu trembles. Tu es un imbécile!
-
---C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï, déposant sur la table
-une boîte de cigares. Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis
-vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses qu’elle cache aux jeunes
-hommes. Tout à l’heure, en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il
-était un imbécile de se mettre en tête de pareilles bourdes. Il m’a
-regardé de travers et j’ai bien vu qu’il était irrité contre moi: les
-jeunes gens d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment les discours
-utiles des anciens.
-
---Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages paroles de Bèp-Thoï? continue
-l’Aïeul. Il a dit vrai: tout le mal vient de ton imagination. Ne te
-figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir de ce mal: tous les
-hommes que le désir d’une femme affole sont, comme toi, torturés de
-soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le remède est aisé à
-trouver, et, dans le cas présent, nous ne tarderons guère à l’appliquer:
-c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire réglée; dans un
-mois, le fol amoureux se transformera subitement en un mari épanoui et
-satisfait, soucieux uniquement, en rentrant au logis, de ne point sentir
-l’odeur du riz brûlé qui empeste fâcheusement la case, un mari comme
-tous les maris, sûr de lui-même et d’autrui... Lève-toi, Hiên; jure-moi
-que tu surveilleras ton imagination, que tu n’écouteras plus ses
-calembredaines, que tu ne seras plus jaloux enfin, ni fou.
-
---J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai.
-
---Tâche de ne pas oublier ta promesse... Quelle heure est-il, Bèp-Thoï?
-
-Le vieux tirailleur considère attentivement le cadran d’une formidable
-montre de nickel, extirpée de sa ceinture:
-
---Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il, après mûr examen de
-l’unique aiguille noire qui a survécu par miracle, malgré les longues
-années de service de l’instrument.
-
-Cette approximation paraît insuffisante à l’Aïeul qui allonge le bras
-vers le dolman accroché au dossier d’une chaise:
-
---Il est trois heures moins le quart. Impossible de faire la sieste
-maintenant. Allons voir la fête.
-
- *
-
- * *
-
-Au bord de la plage, où grouillent les turbans noirs, les mouchoirs
-roses, les crânes tondus et couronnés de tresses huileuses, les voix
-suraiguës des enfants en liesse couvrent le chant de l’écume et des
-galets. Un mât horizontal, lisse et bien savonné, que des cordes
-amarrent aux planches de l’appontement, s’allonge au-dessus de l’eau
-profonde. Un adolescent nu et râblé s’avance à pas hésitants sur la
-poutre branlante et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés
-vers le drapeau dont la hampe est plantée dans un anneau de fer, au bout
-du mât. Il s’efforce de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit
-sous ses pieds, mais elle attire invinciblement son regard, le fascine,
-une seconde, et, pendant qu’il s’évertue à garder son équilibre,
-balançant les paumes et creusant les reins, la clameur de la foule
-pronostique déjà sa chute inévitable. Il chancelle, tombe avec un juron,
-et la vague se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau salée par le
-nez et la bouche, vomissant des injures indistinctes en réponse aux
-huées de la populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement vers le
-drapeau qui flotte, ironique.
-
-Des nageurs s’époumonnent à poursuivre d’insaisissables canards, qui
-tantôt plongent, montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt filent
-au ras des vagues, battant des ailes et ramant des pattes. Des nacelles
-de rotin tressé et calfaté se rangent en ligne; la pagaye aux mains,
-penché en avant, l’unique rameur guette les gestes du fonctionnaire
-français qui lève son mouchoir. Le mouchoir s’abaisse: les palettes des
-pagayes trouent l’eau et les petites barques s’éloignent, à bonds
-furieux, vers la bouée tricolore qui marque le but. Plus d’un concurrent
-maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque embardée trop hardie.
-
-L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent des algues sèches,
-considère en fumant sa pipe les ébats des jouteurs, et les cimiers
-scintillants des salaccos formant derrière lui une haie compacte. Il
-songe que les affiches municipales de France promettent pour le 14
-juillet des réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme des
-indigènes lui remet en mémoire la joie bon enfant du populaire français.
-Les accordéons des bals publics, les orgues des chevaux de bois
-nasillent à ses oreilles qui se souviennent. Mais son âme claire et bien
-portante ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la patrie absente.
-La Cochinchine, terre d’exil, lui paraît infiniment préférable à la
-«douce» France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade, des rues
-étroites, pavées de cailloux inégaux et noirs, bordées de hautes façades
-mélancoliques, des trottoirs suintants où déambulent des gens hideux,
-bouffis, mal bâtis, des gens dont les yeux crient l’envie et l’ennui; et
-il se réjouit du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.
-
-Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés et bousculés par la
-populace remuante et braillarde, ont pris place sur la banquette d’un
-restaurateur. Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes de vermicelle au
-gingembre, vidé un nombre incalculable de tasses de thé et bu plusieurs
-petits verres de _choum-choum_. Le jeune tirailleur boit sans entrain,
-cherche à s’étourdir, à se persuader qu’il lui sera facile de tenir ses
-promesses de sagesse; l’ancien, que des mois passés dans la brousse et
-la chaleur de l’après-midi ont altéré, tarit son verre sans y penser et,
-l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe et abonde en
-réminiscences. Ce «Quatorze juillet» lui rappelle beaucoup d’autres
-fêtes pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister:
-
---Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu ne soupçonnes même pas,
-que tu ne verras jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux à
-médailles, montions la garde au Champ-de-Mars, à l’Exposition, à Paris,
-en France. La consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait de gros
-hommes en noir qui fumaient des cigares. Jamais je n’osais parler à ces
-beaux messieurs, qui ressemblaient à des mandarins; mais, plus loin, ils
-rencontraient de hauts tirailleurs nègres qui n’avaient pas peur comme
-moi. Ces grands diables attrapaient les cigares, les jetaient par terre
-et marchaient dessus... Tout ça, c’est des souvenirs comme peu de gens
-en ont: tu comprends, après cela, que des pitreries comme celle-ci me
-laissent froid. J’ai vu mieux... Hein, qu’en dis-tu?... Tu ne m’écoutes
-pas, mon garçon?
-
-Mécontent, le vieux grognard réclame du débitant une nouvelle rasade. La
-tasse aux doigts, il grogne interminablement:
-
---J’avais raison tout à l’heure de dire à l’Aïeul que la jeunesse
-d’aujourd’hui méprisait les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même
-point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux dont les aînés
-peuvent régaler ses oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche
-la langue, ce polichinelle me tourne presque le dos et s’intéresse aux
-ébats de quelques hurluberlus qui se donnent du mal pour faire du bruit.
-Que diable peut-il apercevoir de si absorbant? Des gamins qui tombent
-dans l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent: en voilà assez pour
-faire rouler à ce grand niais des prunelles ahuries et inquiètes...
-Tiens, voilà Maÿ. Mâtin! la magnifique tunique noire et qui commence à
-se tendre agréablement sur le devant!... Le derrière n’est pas mal non
-plus: ça gonfle et ça remue!... Allons! un coup de reins et une œillade
-pour l’Aïeul!... Il ne te voit pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en
-fiche. Un sourire au beau jeune homme couleur kaki, en smoking à
-revers!... Il rend à la main, celui-là... Ouvre l’œil, Hiên!... Il
-l’ouvre, le gaillard, et de manière inquiétante... Eh! petit frère, tu
-as l’air de souffrir! Ça ne va pas?
-
-Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui souffle de l’estuaire et lui
-apporte les relents de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ balaye
-jusqu’au souvenir de ses promesses. La tête lui fait mal, et le cœur.
-Devant ses yeux égarés, tout flageole, se brouille et s’efface; à ses
-oreilles, la rumeur populaire ne parvient plus. La jalousie l’étreint;
-il souffre en silence.
-
---L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï; te voilà gris dès le
-second verre!
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Les travaux reprirent... De nouveau, les chansons et les marteaux des
-charpentiers sonnèrent sous les hangars étayés. La fourmilière des
-bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait dans la forêt
-noircissante. Les couvreurs découpèrent au-dessus des toits leurs
-silhouettes de singes babillards et brandissant des gerbes de paille. De
-nouveau, les bois durs gémirent sous la dent des scies, sous le
-tranchant des haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs muscles
-compacts aux tarières brutales. Les manœuvres pataugèrent bruyamment
-dans la fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque des buffles
-enlizés et répondant par des rires aux allocutions joyeuses que leur
-adressait leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs badauds et
-bavards s’accroupirent en files sur les talus du chemin.
-
-Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails retrouvèrent leur
-brillant d’acier neuf, étincelèrent entre les épis jaunes. Le marécage
-recula encore, envahi par le sable écroulé des bennes.
-
-La joie affermissait les bras et les épaules lasses, rafraîchissait les
-poitrines ruisselantes de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les
-rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers, maçons,
-bûcherons, couvreurs conservaient assez de souffle pour enchanter leur
-tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire.
-
-Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain de jadis. L’idée fixe,
-établie dans son cerveau, n’accordait plus au misérable amoureux une
-minute de relâche; elle creusait ses joues flasques, enfonçait ses yeux
-sombres sous les arcades osseuses, secouait comme d’un frisson de fièvre
-ses mains noires où bleuissaient les veines saillantes. La tête basse,
-raidissant ses bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait point les
-harangues véhémentes de Nho.
-
---Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement? Que te manque-t-il encore
-pour être heureux? L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne s’en
-irait plus désormais; l’adjudant Pietro nous a quittés sans espoir de
-retour; les travaux ont repris. Nous sommes tous gais comme des pinsons;
-toi seul es triste. Qu’as-tu enfin? Es-tu malade?
-
---Je ne suis pas malade, disait Hiên entre ses dents.
-
---Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris, tu as une mine de papier
-mâché et de drôles d’yeux: ils ont toujours l’air d’apercevoir quelque
-chose que nous autres ne voyons pas. Avec qui causes-tu tout bas? Est-ce
-avec les esprits?
-
---Peut-être!
-
---Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse: elle te délivrera des mauvais
-esprits.
-
---Laisse-moi! laisse-moi!
-
---Il y a des gens qui passent leur temps à se rendre malheureux
-eux-mêmes, grognait l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les
-voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger le cœur?... Diable de
-Maboul!
-
-Tandis que ses camarades raclaient à grands coups la benne
-retentissante, l’halluciné s’accroupissait sur les talons, la tête
-enfouie dans les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter à ses
-oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant dans le petit visage
-pâle qui se dessinait devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient pour
-des révélations horribles:
-
---Regarde-moi, Hiên! Pendant que tu t’échinais à pousser ton wagon, le
-jeune homme à casque plat est venu rôder près de la palissade. Il m’a
-fait un signe; je l’ai suivi jusqu’à la maison rose que recouvrent les
-bancouliers. J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma ceinture de
-soie verte, et ses mains ont pétri mon corps brun et ferme, mes seins
-frémissants. Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les sonner,
-individu idiot!...
-
- * * * * *
-
---Viens ici, Hiên! cria l’Aïeul, un jour que le tirailleur rêvait ainsi
-sur le remblai. Je vais t’apprendre une nouvelle qui te ravira
-certainement. Le colonel t’octroie une permission de huit jours, sur ma
-demande: tu as besoin de changer d’air et de changer d’idées. Va dans
-ton village, parle avec la mer et la forêt; écoute-les: elles savent les
-paroles qui guérissent les cœurs malades, elles auront pitié de toi
-qu’elles ont vu naître et grandir, qui connais leur langage. Tu
-guériras. Va, petit frère!...
-
- *
-
- * *
-
-La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé ses clairières. Au
-flanc des bambous noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des pousses
-nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues. Les jeunes roseaux que
-Phâm-vân-Hiên avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines tendres;
-l’herbe drue avait submergé la pierre plate dont il faisait jadis son
-oreiller. Aux troncs des banyans, des lianes étaient mortes, lasses de
-l’attente; d’autres avaient tapissé l’écorce de leurs feuilles vernies,
-de leurs fleurs étoilées. Des plaies fraîches saignaient sur les fûts
-pâles des gommiers.
-
-Mais la forêt se souvenait: ses mille voix chuchotaient les refrains
-d’autrefois sur le même ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade
-raillant les roches éplorées dans leurs cheveux de mousse, le babil
-mystérieux des roseaux rapprochant leurs têtes nuageuses, le ronflement
-des crapauds-buffles hissés sur les racines boueuses des palétuviers,
-l’appel rythmé des huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce des
-tourterelles, le gémissement des singes batailleurs.
-
---Je n’ai point changé, semblait dire la forêt, reste avec moi, âme
-inquiète, reste avec moi... Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les
-cailloux du chemin ont ensanglantés; allonge sur mon herbe molle ton
-corps brisé de fatigue. Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre
-brûle; l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la pourpre de mes
-crépuscules chasseront de tes prunelles extasiées les visions malsaines;
-j’emplirai tes oreilles de mon chant innombrable... Reste avec moi,
-pauvre âme affligée. Redeviens mon enfant sauvage et instinctif,
-primitif et inconscient. La sagesse est dans la contemplation de la
-nature. Regarde-moi, écoute-moi vivre. Entends-tu? une loutre a bondi
-hors des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se plisse de courtes
-vagues. Reconnais-tu le cri saccadé du gecko, dont les griffes
-égratignent la branche du teck? Entre les buissons froissés un sanglier
-fuit, le groin levé, flairant la brise qui lui apporta l’inquiétude. Un
-craquement d’os: un chat-tigre plante ses incisives acérées dans
-l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre, roi des marais, erre
-dans la brousse qu’épouvante son aboiement enroué. Écoute-moi vivre,
-reste avec moi!...
-
-Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la journée, Hiên l’écoutait,
-assis dans la clairière où, tout enfant et adolescent, il tailladait les
-bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues, il entendait la voix
-grondante de la mer qui l’invitait de même à la sagesse:
-
---Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends d’eux à vivre sans autre amour
-au cœur que l’amour de mon visage éternellement changeant, éternellement
-pareil. Installés autour de la voile qu’ils ont déroulée sur le sable de
-la plage, ils tordent les cordages de rotin que mes vagues ont rompus
-d’un coup d’épaule, remplacent par un bambou neuf la vergue que mes
-tarets ont rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont la
-civilisation n’a point déformé le cerveau et compliqué la pensée. Après
-la rude journée de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé et mon
-hymne inlassable bercera leur sommeil sans rêves. Viens à moi, pauvre
-être qui as voulu connaître la vie et qui as souffert par elle, viens à
-moi: je te donnerai la paix profonde que je dispense à mes amoureux, la
-paix profonde que recèlent les flancs transparents de mes houles, la
-paix profonde dont jouissent éternellement les noyés, allongés sur le
-fin gravier de mes abîmes...
-
-La nuit descendait sur les vagues frangées d’écume crépitante, chassant
-Hiên le Maboul de la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre les
-bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées les ruelles bordées de
-bambous où séchaient les filets. Derrière les jarres de grès brun que
-remplissait la saumure, les enfants et les jeunes filles le regardaient,
-les uns moqueurs et ricaneurs, les autres pitoyables à la peine devinée
-sur le visage osseux. Dans la hutte minable que secouait le vent, il
-s’accroupissait sur le lit de camp, où prenaient place le père et la
-mère, ridés, ratatinés et bavards.
-
---Te voilà mis comme un mendiant! grognait le père. La boue a souillé
-ton pantalon et tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban... Tu
-n’as guère changé!
-
-Et les mains noires du vieux tremblaient sur les baguettes, nettoyant
-activement la soucoupe de riz.
-
-Des notables entraient, buvaient une tasse de thé, considéraient le
-tirailleur.
-
---Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils, mais il n’est pas
-devenu plus gai. Il semble qu’un chagrin le travaille.
-
---Laissez donc! disait la mère, petite vieille criarde; il a toujours
-ses yeux de toqué, voilà tout.
-
-Les notables hochaient la tête.
-
---La ville ne te vaut rien, disait le maître d’école. Tu es un enfant de
-la brousse: hâte-toi de revenir vers la brousse. Ne laisse point les
-femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des années, mon fils est
-parti comme toi et je ne l’ai jamais revu. Des sampaniers m’ont dit
-qu’une fille lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle. Le
-maître d’école de Baria l’a vu, creusant un fossé, dans une rue de
-Saïgon, sous le rotin des miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort,
-peut-être, maintenant... Prends garde, toi aussi; méfie-toi des
-sortilèges. Veille sur ton cœur!
-
-Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait seul sur le lit de camp, la
-nuque appuyée à l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la mer
-proche lui parlaient avec le vent qui faisait danser les images saintes
-sur les panneaux de papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air froid,
-qui soufflait entre les planches disjointes: il se crut guéri et fort.
-
---Je reviendrai vers vous, promettait-il au ressac, aux ramures
-bruissantes, aux chouettes hululantes. Dans quelques mois, je serai
-libre, et, durant ces quelques mois, votre souvenir et l’Aïeul me
-sauveront de la folie. Vous me reverrez joyeux et le cœur en paix. Je
-serai le bûcheron qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux, qui
-aspire de ses poumons rajeunis le parfum des feuilles humides. Je serai
-le pêcheur campé sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants, le
-pilote qui pèse sur le cordage de rotin tressé et manie du talon la
-barre du gouvernail taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à
-toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant des choses humaines...
-
-Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait sur la natte où
-couraient les cancrelats affairés et cuirassés d’acier bruni, décrochait
-la hachette à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume la
-poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en bois de camphrier ses
-vieilles hardes déchirées et rapiécées qui fleuraient le bétel et la
-bruyère. La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre de larges
-taches noires; les algues sèches la verdissaient; la sève des gommiers
-lustrait les manches que les palmiers d’eau avaient griffées. Au fond de
-la caisse, dormait le vieux chapeau conique en feuilles de latanier,
-délavé par la rosée et les pluies, crevé par les branches basses.
-
-Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers le coffre en bois de
-camphrier, remuait les reliques et les senteurs de son passé et se
-persuadait de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint à lui: Hiên lâcha
-le couvercle, qui se referma sur les guenilles affaissées et mortes, et
-serra les poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue, la hanche
-en l’air, à côté de l’ennemi... La vision s’envolait aussitôt, brève
-comme un éclair et, comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau
-du malheureux, dans ses tempes, dans ses oreilles, le sang bourdonna. Il
-connut qu’il n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en geignant.
-Vainement l’appelèrent le vent, la houle, les arbres désespérés.
-
-A l’aube, il retourna vers la ville.
-
-
-
-
-XX
-
-
---Guéris-moi, vieille mère! gémit Hiên le Maboul.
-
---Guéris-le, répéta l’Aïeul. Il t’a dit son mal: son âme et son corps
-souffrent.
-
-Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet: la flamme dansa; les dorures
-des bouddhas enfumés s’avivèrent; dans le visage osseux et desséché de
-la vieille femme, les yeux s’illuminèrent entre les paupières plissées.
-Les mains déformées se joignirent sur la poitrine drapée d’étoffe
-blanche, les lèvres incolores murmurèrent des invocations
-incompréhensibles. Au dehors, la nuit se peuplait de lucioles errantes
-qui chatoyaient entre les fûts vagues des cocotiers.
-
-La guérisseuse parla:
-
---Aïeul à deux galons, je ne puis oublier que tu as fait rebâtir ma case
-détruite par l’incendie, que tu m’as protégée contre les bandits qui
-m’accusaient de sorcellerie et voulaient me bannir du village. Je ne
-puis oublier que je t’ai veillé aux heures de fièvre et que tu m’as
-permis de t’aimer comme un fils. Je soignerai ton serviteur comme je
-t’ai soigné. Les mauvais esprits sont en lui: je vais essayer de les
-chasser.
-
-Devant la table haute et étroite où se dressaient, parmi les chandeliers
-de bois et les fleurs de lotus, le panneau sacré de teck incrusté, Hiên
-le Maboul s’agenouilla et se prosterna, les coudes et le front contre
-terre, les mains réunies en coupe sur la nuque; trois fois il se
-prosterna, puis s’immobilisa dans la poussière. Les baguettes d’encens
-fumaient, le bronze tintait sous les coups répétés du marteau de bois,
-les lèvres pâles de Thi-Teu prononçaient avec volubilité des formules
-d’incantation. L’Aïeul pensif s’éloignait entre les cocotiers. Les
-baguettes d’encens s’éteignirent, la mélopée s’acheva. Hiên soupira, se
-leva:
-
---Tes prières sont inutiles, vieille mère: le mal ne m’a point quitté.
-
---Je ne puis rien faire de plus; ma science est impuissante. Je puis
-chasser la fièvre du front ardent, rendre la souplesse aux membres
-engourdis par les rhumatismes, je connais les herbes qui cicatrisent les
-plaies, je connais les paroles qui rendent le calme aux ensorcelés; mais
-comment pourrais-je donner le bonheur aux affligés? Est-il en mon
-pouvoir de rendre sa richesse à l’homme ruiné? à l’amoureux le cœur que
-la femme lui a volé? Sache que la douleur est inévitable et universelle.
-Tu as vécu, sans doute, dans l’ignorance de la vie, sans entendre le cri
-de l’humanité misérable. Tu n’es pas heureux, dis-tu? Va-t’en et
-dénombre sur ton chemin les cœurs satisfaits et tranquilles, les gens
-heureux!... Ton maître n’est pas heureux: l’idée de la vieillesse qui
-vient à lui lentement trouble sa contemplation silencieuse des hommes et
-des choses. Suis-je heureuse, moi qui végète, seule et pauvre, dans
-cette cabane, moi qui ai soulagé tant d’infortunes et qui suis
-impuissante à me guérir moi-même de l’épouvante de la mort proche?...
-Les bêtes ignorantes ont le bonheur; tu étais pareil à elles; tu as
-voulu vivre comme les autres hommes: vis donc comme eux et ne t’étonne
-pas de souffrir comme eux. Je ne puis rien pour toi.
-
- * * * * *
-
-Hiên s’en alla par les rues grouillantes du village. Au ras du fossé, un
-aveugle tourna vers le passant ses yeux blancs barrés de taies
-bleuâtres, geignit, implora le don d’une sapèque; écroulé dans ses
-guenilles sans couleur, il levait ses deux mains vers l’homme qui
-marchait à grands pas dans la lumière, le prenait à témoin de sa misère.
-Des forçats défilèrent, trois par trois, honteux de leurs défroques
-verdies, de leurs têtes rasées; au fond de leurs prunelles abruties
-luisait le désespoir infini des bêtes féroces encagées; ils
-s’éloignèrent, traînant dans le sable pourpre leurs chevilles noircies
-par la boucle. Adossé au talus, un soldat anémique et voûté toussait,
-crachait du sang et regardait d’un air dément couler sur son dolman
-déboutonné la salive écarlate. Une femme pleura derrière l’auvent
-rabattu d’une case. De toutes parts, l’humanité souffrait.
-
-Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient le bouddha laqué
-d’un pagodon de pisé appuyé au tronc d’un banyan séculaire. Un homme et
-deux femmes disposaient sur une natte, au pied de l’autel, des soucoupes
-de riz et des régimes de bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient
-des prières. Derrière le groupe des suppliants, un bronze grattait une
-longue guitare de bois à deux cordes. La guitare se plaignait âprement,
-la voix chevrotante et morne semblait ânonner des sanglots entrecoupés.
-
-Hiên s’accroupit dans l’ombre du banyan, écouta le chant douloureux et
-monotone des cordes, note grêle dans le formidable _lamento_ qui montait
-du chœur unanime. A cette heure, son éducation d’homme pareil aux autres
-hommes était achevée, puisqu’il percevait maintenant le sanglot infini
-de l’humanité, comme il avait perçu, enfant sauvage, la voix de la
-forêt, du vent et de la mer.
-
-Il savait la vie maintenant, et savait ce qu’elle valait. Il eut envie
-de mourir, de dormir sans rêves et toujours. A quoi bon vivre?
-Retrouverait-il jamais l’inconscience et la sérénité perdues? N’était-il
-pas définitivement une bête pensante et torturée et hurlante?... A quoi
-bon vivre?...
-
-Les hibiscus frissonnants parlaient d’espoir immuable, de jours
-meilleurs...
-
-
-
-
-XXI
-
-
-Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat, que noyaient les plis de la
-dentelle noire, et grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la route à
-la cohue minable et bigarrée des tirailleurs qui se rendaient aux
-chantiers. Les figures bronzées, bouffies encore par la sieste,
-s’épanouirent, des rires coururent, des yeux clignèrent vers le visage
-barbouillé de poudre de riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les
-sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les joues adroitement peintes
-au vermillon.
-
---Ma bonne tante, interrogea un loustic, est-ce pour me proposer une
-femme que tu trottes par les chemins aux heures chaudes?
-
---Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer à tue-tête un camarade;
-ce n’est pas pour un petit client comme toi qu’on se mettrait en
-campagne en grande tenue, toutes bagues aux doigts, bracelets jusqu’aux
-coudes, triple tunique!
-
---Fais demi-tour, très honorable courtière! conseillait Phuc. Il n’y a
-pas, dans cette direction, de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop
-laides pour charmer les beaux messieurs que tu approvisionnes... Tu
-pourrais, cependant, t’adresser à la mienne, celle qui demeure dans la
-troisième case et qui ressemble à un petit crapaud...
-
-La colonne entière salua d’un rire inextinguible cette réclame
-inattendue, faite par le mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil
-méprisant de la dame maquillée.
-
-Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse. Comme tant
-d’autres congaï, elle avait eu quelques heures de vie honnête. Fille de
-sampaniers, elle avait épousé à quinze ans un rustre quelconque, lequel
-avait eu, à ses yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que ses dix
-doigts de laboureur robuste. Thi-Sao, après quelques mois de sagesse,
-avait planté là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté lui
-répugnait.
-
-Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les moustiquaires des
-fonctionnaires français, quittant les villas à vérandas roses des
-administrateurs pour les taudis saïgonnais où s’attardaient les
-épaulettes jaunes des simples fantassins. L’âge venant, il lui avait
-paru fructueux et agréable de mettre au service d’autrui son expérience
-personnelle. Elle occupait ses journées à faire et à défaire des unions
-libres, selon l’humeur de ses clients, représentant à telle «petite
-épouse» de gendarme l’insuffisance évidente des douze piastres allouées
-mensuellement par ce dignitaire peu rétribué, démontrant à telle autre,
-veuve provisoire, les avantages mirobolants d’un mariage avec certain
-commis des douanes, dénichant pour tel gâteux prématuré des adolescentes
-expertes. A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion, ces délicates
-intrigues, elle avait eu avec la police quelques fâcheux démêlés, mais
-avait amassé un capital solide dont elle tirait un revenu respectable.
-En dépit des atteintes indéniables des années, elle n’avait point perdu
-toute jeunesse de cœur: elle avait ses faiblesses et subventionnait,
-disait la chronique, un jeune et blond gaillard, commissaire des
-Messageries Fluviales. Telle était Thi-Sao.
-
-Aux injures plaisantes des tirailleurs elle ne répondit que par une
-grimace de dédain qui plissa la graisse poudrée de son visage; la
-colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et descendit de son piédestal
-de cailloux en prenant garde de gâter le velours brodé de ses mules.
-Rassérénée par le plein succès de cette opération difficile, elle
-poursuivit sa route avec majesté, roulant des hanches et des reins selon
-sa vieille habitude professionnelle, pour la plus grande joie de la
-sentinelle accroupie dans sa guérite tricolore.
-
-Maÿ était aux aguets derrière le store de sa case; elle sortit
-précipitamment dans la petite cour de terre battue:
-
---Ne t’arrête pas, souffla-t-elle; si quelque femme t’apercevait ici, je
-serais perdue. Continue jusqu’à la digue: je t’y rejoindrai.
-
-Quelques minutes après, l’ancienne et la recrue s’installaient à l’abri
-des yeux indiscrets entre des roches éboulées.
-
---Que veux-tu encore? demandait Maÿ vaguement inquiète.
-
---Mais rien, petite sœur, rien! Je m’intéresse à toi, voilà tout; à toi
-et à tes amours, auxquelles j’ai quelque peu aidé... Parlons un peu de
-cette première entrevue. Le jeune homme du Sanatorium a-t-il eu le don
-de te plaire?
-
-Le petit visage se teinta de rouge vif:
-
---Laissons cela! laissons cela!
-
---Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts sont toujours pénibles.
-Moi qui te parle, il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à mon
-premier mari français: les occidentaux exhalent une odeur de cadavre...
-On s’y fait; tu t’y feras... Parlons d’autre chose: as-tu reçu les
-piastres promises?
-
-Ce disant, elle secouait la courte veste où sonnèrent les écus. Aussitôt
-le sourire fit place sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient
-d’exprimer une affliction sans bornes:
-
---Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui ai fait ta fortune, moi qui la
-ferais encore demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre et
-malheureuse. Les créanciers me harcèlent: il me faudra bientôt me
-séparer de mes bijoux pour échapper à la prison dont je suis menacée...
-Je suis bien malheureuse!...
-
-Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine puissamment capitonnée une
-sorte de hurlement discret qui prétendait figurer un sanglot.
-
---Mais, interrogea la voix nette de Maÿ, n’as-tu pas les piastres que le
-Français t’a remises et celles que tu m’as soutirées en échange de tes
-services?
-
---«Soutirées»!... Elles sont toutes les mêmes, caressantes et gonflées
-de promesses tant que les accordailles ne sont point célébrées; mais, à
-peine franchie la moustiquaire, les ingrates me reprochent le mince
-cadeau que je n’exigeais point... Elles sont bien aises pourtant, le
-jour où les vingt piastres mensuelles leur paraissent une somme
-dérisoire, elles sont bien aises de revenir taper à ma porte...
-
---Je reconnais que tu m’as été utile; mais tu as été payée: laisse-moi
-donc en paix maintenant.
-
---C’est cela! grinça Thi-Sao. «Je suis établie, je n’ai plus besoin de
-la bonne Thi-Sao: qu’elle retourne à sa niche!...» Mais non! ne te hâte
-pas de te croire débarrassée de ma tutelle. Tu m’as payée, c’est
-entendu; tu ne me dois plus rien? c’est autre chose. Tu me dois une
-gratitude infinie, d’autant plus qu’il me serait facile de te créer de
-graves ennuis. Aimerais-tu, par exemple, que j’aille raconter à ton
-grand diable de fiancé le détail de nos négociations?
-
---Tu ne feras pas cela! gémit la craintive Maÿ, se figurant les
-terribles poings noueux.
-
---Non! je ne ferai pas cela, parce que je t’aime bien et que tu
-n’hésiteras pas à me secourir dans le besoin... Donne-moi cinq petites
-piastres...
-
---Non! non! non! Tu n’auras pas de moi une sapèque, entends-tu? Sous
-prétexte que tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire de moi ton
-banquier et ton esclave. Tu n’auras rien!
-
---Tu as bien réfléchi?
-
---Oui! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon fiancé saura la vérité:
-avant qu’il la soupçonne, je lui demanderai de me rendre ma parole...
-Va-t’en, maintenant!
-
-Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois tuniques, agita
-gracieusement son ombrelle et déclara d’un ton mielleux:
-
---Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as priée, mais il t’en cuira.
-
-Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit de loin, inquiète mais bien
-décidée à ne se laisser point asservir. Derrière la palissade du camp,
-les femmes préparaient le repas du soir sur des foyers de pierres
-sèches: elles rirent bruyamment au passage de l’aventurière et les plus
-hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller joyeusement:
-
---Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes affaires?
-
---Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao, mes affaires vont au mieux
-de mes désirs!
-
---Grâce à l’une de nous, peut-être? insinua plaisamment une gaillarde
-noiraude qui portait sur la hanche son sixième rejeton.
-
---Hélas! non: vous vous gardez trop bien par vous-mêmes... Vous ne vous
-êtes donc jamais regardées dans un miroir, ô toutes belles? Vous
-mettriez en fuite jusqu’aux mauvais esprits.
-
- *
-
- * *
-
-Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên le Maboul s’assit sur le
-remblai, les jambes pendantes, regardant crouler le sable fin qui
-scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge ramait désespérément,
-fuyant la mort: Hiên lui tendit une feuille de manguier; elle s’y
-cramponna. Il la considérait qui, sans bouger, séchait ses pattes au
-soleil. Il pensa:
-
---Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie. Encore deux ou trois
-convulsions, et tout était fini: elle sombrait, entrait dans le grand
-sommeil. La voilà sauvée: la lutte va la reprendre, le travail
-incessant, le trot ininterrompu de la fourmilière au cadavre découvert
-sous les feuilles, du cadavre à la fourmilière... Et cependant elle se
-cramponnait à cette vie misérable, et moi-même j’ai jugé stupidement,
-comme elle, que la vie était préférable au repos définitif, puisque je
-l’ai retirée de là... L’instinct est terriblement fort en nous,
-animaux...
-
-Derrière lui, cachés par la benne renversée, Phuc et Nho s’étaient
-accroupis dans l’ombre du wagonnet. Ils causaient avec animation et Hiên
-entendit soudain prononcer son nom.
-
---Parle donc moins fort! disait Nho. Si Hiên t’entendait!...
-
---Allons donc! Il est sur le talus de la route, en train d’acheter des
-gâteaux. Nous sommes bien seuls: on peut parler.
-
---Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure, venait pour Maÿ?
-
---Puisque je te le dis!... Voilà quinze jours que cette sale femme rôde
-autour du camp, cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je l’ai vue,
-avant-hier, remettre à Maÿ une clef et un petit paquet d’où sortait un
-bout de soie rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres... Il paraît
-que le compte n’y était pas, car les deux chipies se sont attrapées et
-Thi-Sao n’a pas eu le dernier mot: Maÿ est une rude luronne qui n’a pas
-froid aux yeux. Elle ira loin... au moins jusqu’à la prochaine «cagna
-bambou»!...
-
-Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme, qui amena des larmes au
-bord de leurs paupières.
-
---Pauvre Hiên! déclara Nho, s’essuyant les yeux, ce n’est pas bien de
-rire ainsi. Pauvre Hiên! pauvre Maboul!
-
---Oui, c’est dur: pas encore marié, et déjà trompé!
-
---Voilà le clairon qui sonne! File à ton atelier, mauvais plaisant!
-
-Hiên se dressa derrière le wagonnet: Nho vit ses yeux égarés, ses joues
-pâles, ses mains dansantes. Il bégaya:
-
---Je... je... te croyais sur la route... Qu’as-tu entendu?
-
-Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de parler:
-
---Rien! articulèrent péniblement ses lèvres frémissantes.
-
---Il ment, pensait l’autre, il ment: il a tout entendu... Quelle brute
-maladroite, ce Phuc!
-
-Ils redressèrent la benne, poussèrent le wagonnet sur les rails
-grinçants.
-
-Hiên le Maboul a tout entendu. De son front baissé la sueur froide
-ruisselle, tombe goutte à goutte sur la terre piétinée qui semble
-vaciller. Il ne pleure pas: il cache soigneusement sa douleur, comme le
-cerf blessé dérobe son agonie. Il s’efforce de paraître indifférent et
-brave; mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement sur la tôle
-rouge et ses jambes fléchissent comme si une faux invisible avait
-tranché ses jarrets.
-
---Je n’en peux plus! souffle-t-il tout à coup.
-
---Écoute, frère aîné, gémit son compagnon navré, ne t’arrête pas...
-Continue à marcher à côté de moi, un moment encore: il faut que je te
-parle... Ce Phuc est idiot; c’est une mauvaise langue: il éprouve sans
-cesse le besoin de raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir et
-prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se passe. Il plaisantait
-tout à l’heure; il mentait impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te
-jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars?
-
---Jure! implore Hiên frissonnant, en qui subsiste l’illusion
-indestructible. Jure!
-
-Au milieu de la rizière miroitante où vaguent les buffles boueux, Nho
-s’arrête, lève la main.
-
---Merci! merci!... Je suis fou, vois-tu!... J’ai cru que j’allais tomber
-et mourir lorsque parlait ce fourbe! Tu vois: tout mon corps tremble,
-j’ai la fièvre!
-
---C’est vrai: tu es fou... La moindre plaisanterie te bouleverse. Tu es
-fou!
-
---Hé! là-bas! voulez-vous bien trotter! cria le sergent Cang.
-
-Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se battaient dans le cerveau en
-déroute de Hiên tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans voir
-la tristesse pitoyable qui assombrissait les yeux de son compagnon.
-
-
-
-
-XXII
-
-
---Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên, enfermant dans sa caisse
-ses vêtements de travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il verrait
-mon trouble, me questionnerait, me forcerait à confesser que tout mon
-souci vient d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait... Je n’irai
-pas chez l’Aïeul!
-
-Où aller? Il ne pouvait songer à rester avec Maÿ sous la véranda de la
-petite case: que dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses
-gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de sa voix étranglée par
-l’émotion encore vibrante? Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête
-sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire part, avec des sanglots,
-de ses soupçons injurieux, sans la supplier de démentir les outrageantes
-révélations de Phuc? Le pourrait-il? Une fois de plus, au lieu de la
-compassion attendue, ne surprendrait-il pas l’ironie dans les grands
-yeux cruels? Mieux valait, pour guérir l’étrange tremblement qui
-l’agitait de la tête aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se
-fuir soi-même et fuir les autres.
-
-Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait d’engloutir sous sa
-marée grise. Il erra, sans but et sans pensée, le long des avenues
-obscurcies. Derrière les grappes violettes des bougainvillias, les
-villas resplendissaient. Hiên appuya son front aux lances dorées d’une
-grille, écouta les plaintes aigres d’un violoncelle.
-
---Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident! songea-t-il. Leur musique
-est tourmentée et triste. Ils souffrent comme nous.
-
-Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent: il se promena au
-hasard, poursuivi par les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes
-enfouies dans les bambous de la montagne égrenaient leurs battements
-sourds, espacés d’abord, puis précipités. De toutes les cases de paille
-groupées autour de la baie arrondie, massées dans la lande nue, penchées
-sur les arroyos boueux, les grêles tintements des vases de bronze
-heurtés par les marteaux de bois répondirent à la basse du gong,
-saluèrent le jour finissant et la nuit tombante, qu’allait emplir le vol
-inquiétant des mauvais esprits.
-
-Hiên haussa les épaules: il n’était point religieux. Trop tôt la forêt
-avait pris ses journées pour qu’il pût, comme les enfants de son âge,
-être initié aux rites et aux croyances vagues de la religion annamite.
-Peu lui importaient les grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens
-en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes mortes des ancêtres inconnus
-l’avaient-elles immunisé contre l’amour, contre la folie, contre la
-douleur? S’occupaient-elles de lui, leur descendant misérable?
-S’inquiétaient-elles du frisson incoercible qui faisait branler sa tête
-vide? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces tintements de bronze?...
-
-Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds, les sampans renversés
-sur le sable revêtaient des formes de monstres endormis, dont les fusées
-d’écume venaient lécher les ventres bruns. Des cordages semblaient des
-serpents aux corps entrelacés; tels des crânes demi-chauves, les pointes
-de rochers blanchissaient hors de leur chevelure d’algues; le dôme
-gélatineux d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les jonques qui
-voguaient sur l’horizon, parmi les vols de mouettes, s’estompaient,
-s’effaçaient dans les ténèbres, où, par instants seulement,
-apparaissaient les flammes chétives de quelques falots.
-
-Le trot des voitures ébranlait la route, qui s’illuminait brusquement,
-résonnait de grelots, de claquements de fouet, d’appels de cochers, puis
-rentrait dans l’ombre et le calme. Des files muettes de sampaniers
-passaient à longues enjambées silencieuses. Des chiens faméliques
-flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin noir, les boutiques
-chinoises découpaient des rectangles lumineux où gesticulaient les
-ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en bordée reprenait des
-refrains bretons larmoyants.
-
-Une femme frôla Hiên: il reconnut la tunique de Thi-Sao, ses mules
-brodées et le balancement de ses hanches. Il courut derrière elle,
-l’appela:
-
---Arrête! arrête!
-
-Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur ses intentions, puis la
-mémoire lui revint:
-
---Il me semble te connaître, petit frère! susurra-t-elle. N’es-tu pas le
-fiancé de Maÿ?
-
---Oui, c’est moi!
-
---Eh! eh! Sait-elle que tu cours les rues à cette heure-ci, à la
-poursuite des femmes?... Au fait, que me veux-tu?
-
-Il n’en savait rien au juste; il se gratta le front piteusement, fit le
-geste de rajuster son turban; puis il se rappela le métier qu’exerçait
-cette femme, et toute sa jalousie se réveilla: il cria:
-
---Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi?
-
---Cela ne te regarde pas! Je vais où cela me plaît et quand il me plaît!
-
---Je sais! je sais!... Mais... mes camarades ont raconté à ce sujet des
-choses abominables, que j’ai entendues. Ils disaient... ils disaient que
-tu venais pour Maÿ!
-
---Voyez-vous le vilain jaloux!... Quand on craint pour la vertu de sa
-fiancée, on l’enferme.
-
---Ne plaisante pas! Réponds-moi seulement: venais-tu pour Maÿ, oui ou
-non?
-
---Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao. Cette petite pécore a voulu me
-prouver qu’elle pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne me
-craignait pas: je vais lui démontrer qu’elle avait tort... Tant pis pour
-toi, ma fille!...
-
-Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse, fixa sur elle des yeux
-qu’affolaient l’angoisse et la terreur des paroles attendues:
-
---Réponds! réponds!
-
---Lâche-moi... Vraiment, tu n’es pas raisonnable: tu me poses des
-questions brutales, qui m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te
-faire de peine, mais...
-
---Elle n’a pas dit non! gémit Hiên, elle n’a pas dit non!
-
-Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler dans la poussière, de
-hurler, comme se roulent et comme hurlent, pour se soulager, les bêtes
-blessées. Mais il était un homme civilisé, un homme pareil aux autres
-hommes, et rien ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement le
-bavardage de Thi-Sao.
-
---Je pourrais mentir, petit frère, mais tu es un brave garçon et je
-m’intéresse à toi: je ne veux pas que l’on continue à se moquer de toi
-impunément... Tu es donc aveugle, mon garçon, que tu n’aies rien vu,
-rien deviné?... Veux-tu que je te dise où est ta fiancée? Elle est là,
-derrière les volets de cette maison rose, dans les bras de son amant,
-qu’elle t’a préféré parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais offrir à
-ta femme ni bijoux, ni piastres... Du reste, elle ne peut tarder à
-sortir, car l’heure avance et le sergent Cang est soupçonneux... Mais
-qu’as-tu donc?... Lâche-moi!... Tu déchires ma manche!... Tes ongles me
-font mal!... Lâche-moi, petit frère, lâche-moi!...
-
---Va-t’en! cria le malheureux d’une voix enrouée. Va-t’en! je te
-tuerais! je te tuerais!...
-
- * * * * *
-
-La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu dans la nuit. Hiên l’a
-regardée courir, abruti et impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé
-avec effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles contre la route
-unie et dure que ses yeux ne voient plus; il a geint de désespoir de ne
-pouvoir faire de mal à cette créature qui lui a fait tant de mal!
-
-Il est seul maintenant, sur la route obscure qui longe la plage
-bruissante. Il attend! Il attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé,
-qui piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu à cette heure
-d’agonie qui suit la folie définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût
-de la vie et la haine de la femme... Pantin lamentable qui reproduit le
-geste ébauché par des millions de pantins pareils, il se blottit, pour
-continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers, se préoccupe encore,
-à ce moment où se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout son
-supplice à la curiosité publique.
-
-Qui le verrait, du reste? La nuit s’est faite, nuit silencieuse et
-immobile, où palpitent seulement les myriades d’étoiles. Rien ne vit que
-les crabes hésitants qui rôdent sur le sable phosphorescent, que les
-geckos rabâchant leur cri monotone, que les lucioles piquant les haies
-sombres de fleurs de feu. La route est déserte où s’est enfuie Thi-Sao.
-
-Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers, surveille la porte verte
-que dominent les tritons émaillés. Les notes graves de la retraite ne
-l’ont point ému; et voici que maintenant l’alerte sonnerie de l’appel le
-somme de rentrer en toute hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera
-trop tard... Mais qu’importe la retraite, qu’importe l’appel, qu’importe
-la salle de police, la prison, la mort? Hiên sent monter à ses lèvres le
-goût amer du mépris universel, mépris de tout ce qui n’est pas sa peine
-présente. Il attend, il attend, les yeux rivés sur cette porte qui ne
-s’ouvre pas et qu’enguirlandent les longs rejets des bougainvillias...
-
- * * * * *
-
-Elle s’ouvrit, enfin; Maÿ insinua entre les deux battants sa tête
-emmitouflée d’un mouchoir rose, son corps mince moulé par la tunique de
-soie noire. Hiên se dressa: des lueurs rouges aveuglaient ses yeux qui
-avaient vu la faute de l’aimée; le sang chantait dans ses oreilles et
-dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva son poing fermé.
-
---Ne me tue pas! cria la fillette.
-
-Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur les genoux, couvrant de
-ses bras frêles son visage blême.
-
---D’où viens-tu? interrogea-t-il d’une voix changée et comme enfantine,
-que faisaient trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour cette
-créature fragile, peut-être aussi l’espoir indéracinable que rien
-n’était perdu encore, qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait.
-
-Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que toute la fureur de ce géant
-se résoudrait en gémissements et en larmes, qu’il était toujours à sa
-merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec une vraie joie
-malfaisante, elle se promit de piétiner cet humble, ce naïf, cet
-«individu idiot».
-
---Laisse-moi passer, dit-elle; ne suis-je pas libre de faire ce qu’il me
-plaît?
-
---Non!... Je suis ton fiancé...
-
---Imbécile! Comment n’as-tu pas compris que je ne voulais pas de toi,
-que ce mariage était impossible?... Tu m’aimes, c’est entendu; mais cela
-ne suffit pas, car moi, je te hais!
-
---Tu m’as aimé, un jour, Maÿ.
-
---Oui, je t’ai aimé; j’ai eu pour toi un caprice, j’ai souhaité
-l’étreinte de tes bras. Je me suis même offerte, certain dimanche, sous
-les bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là: peut-être t’aurais-je
-aimé décidément, t’aurais-je préféré à tout, même aux bijoux qui me
-rendent folle... Mais tu as craint de me profaner, sans doute, et j’ai
-su que tu étais vraiment un imbécile; et je t’ai méprisé.
-
---Maÿ! Maÿ! il est encore temps...
-
---Il n’est plus temps: je te méprise!... Demain nos fiançailles seront
-rompues et chacun de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans peine et
-quelque sampanière te consolera. Moi, j’irai vers les villas des
-Français. Je n’aime personne, toutes mes affections vont aux belles
-tuniques transparentes, aux pantalons imprimés au fer chaud, aux
-colliers à grains d’or, aux bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers
-la richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne. Je suis perdue pour
-toi!
-
---Tu es perdue pour moi!
-
-Il répète cette phrase, il la répète afin de se bien convaincre,
-peut-être, que son rêve s’écroule irrémédiablement, et, tandis que ses
-lèvres frémissantes redisent machinalement les mots décisifs,
-l’invincible lâcheté qui dort en son cœur d’amoureux se refuse à croire
-l’irréparable... Pardonner! pardonner! Pourquoi ne pardonnerait-il
-pas?... Hélas! le pardon détruira-t-il le souvenir de la faute?... Hiên
-se rappelle les visions qui ont incendié son cerveau: il voit Maÿ entre
-les bras de son amant. Il sait dorénavant que cette scène affreuse,
-mille fois imaginée, n’est plus une chimère; il sait que chaque jour,
-désormais, elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire; il sait
-que le pardon est vain, puisque l’oubli est impossible...
-
---Que faisais-tu dans cette maison?
-
-Maÿ ricane: véritablement, ce pauvre Hiên est trop stupide! A quoi bon
-le ménager!
-
---Ce que je faisais? Tu me demandes ce que je faisais? Tu es encore plus
-naïf que je ne le pensais. J’étais dans les bras...
-
-La lourde main osseuse et noire s’est abattue sur la bouche de Maÿ, a
-meurtri les lèvres rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus haut
-que sa crainte de la fillette moqueuse, la souffrance, la colère parlent
-dans le cerveau affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères, s’est
-éveillée en lui; il se révolte enfin, comme se révolte la panthère qui
-rampa longtemps sous la cravache du dompteur. Ah! crever ces yeux cruels
-qui l’insultèrent de leur ironie, briser ce front lisse qui abrite l’âme
-sournoise et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont versé la
-douleur!
-
-Les mains fiévreuses arrachent et froissent le mouchoir rose, pétrissent
-les coques luisantes de la chevelure, se crispent sur le cou délicat,
-lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante. Le petit corps
-d’ivoire doré s’écroule dans les herbes souples. Hiên le Maboul se
-penche sur son idole, dont les yeux épouvantés le contemplent:
-
---Ne me tue pas! supplient les lèvres saignantes.
-
-Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif et stupide: elle est réellement
-ridicule, cette fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux
-blancs; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure le bafouait, qui pendant
-des mois l’a terrifié? Bizarre!... Qu’ont-ils donc de particulièrement
-séduisant ces yeux éperdus, ce visage sans couleurs, cette poitrine
-plate, ce ventre tressautant?... Il la pousse du pied comme un animal
-immonde: elle geint faiblement, craignant la mort. Il s’incline vers
-elle, touche du doigt l’épaule palpitante:
-
---Lève-toi et habille-toi!
-
-Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve plus en face de cette
-bête craintive qu’une répulsion apitoyée, un peu de la répugnance qu’il
-ressentirait devant un cobra dont il aurait cassé les reins et qui se
-tordrait à ses pieds. Du reste, toute notion est abolie sous son crâne,
-étourdi comme par un formidable coup de massue. De l’horrible chose
-découverte tout à l’heure il ne sait plus rien: ses oreilles ont perdu
-la mémoire des paroles entendues. Il ne sait rien de la mer qui pousse
-vers la plage ses lignes d’écume crépitante, des frangipaniers dont les
-fleurs d’argent poudrées de safran pleuvent sur la route ténébreuse, du
-camp voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de réverbères. Une seule
-sensation subsiste: son étonnement d’être là, penché sur cette petite
-fille nue et maigre qui tremble dans les hautes herbes.
-
---Habille-toi! répète-t-il doucement.
-
-Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes prudents de chatte la
-tunique et le pantalon de soie et, soulevée à demi, s’habille
-précipitamment et sans bruit, retenant son souffle. Elle achève de
-voiler ses seins pointus sous le crépon froissé.
-
---Va-t’en, maintenant! dit Hiên.
-
---J’ai peur...
-
---Va-t’en!
-
-Elle l’examine, inquiète: ne va-t-il pas, la voyant fuir, regretter de
-ne l’avoir point tuée? ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur,
-courir derrière elle dans le sable et l’assommer d’un coup de poing sur
-la nuque?
-
---Va-t’en! répète Hiên; va-t’en!
-
-Il la regarde partir, hésitante d’abord et tournant la tête, comme une
-bête traquée, puis détalant à toutes jambes et fonçant droit dans les
-ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus qu’une ombre indécise fuyant
-sur la plage, confondue avec les silhouettes basses des sampans échoués.
-Il ne la voit plus... Alors, il se souvient, redevient conscient. Il
-sait que son bonheur s’est écroulé définitivement: quelle plainte,
-quelle prière pourraient lui rendre l’illusion consolatrice, l’espoir
-indéracinable auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour?... Nulle
-parole ne tempérera l’atrocité de la formule qu’il rabâche
-infatigablement: Maÿ a vendu son corps! Maÿ s’est vendue!
-
-Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé par le sang qui
-affluait à son cerveau, il laissait sa colère crier plus haut que sa
-douleur: il se trouve maintenant face à face avec la réalité
-irréparable, il la contemple, la détaille et souffre abominablement.
-
-Il n’a plus de rancune contre Maÿ: il se compare silencieusement, rustre
-primitif, à moitié fou et dégingandé, à la fine petite idole dont il
-rêva être l’époux; il confesse le ridicule de ses prétentions et
-s’indigne d’avoir pu lever le poing sur l’intangible divinité; il
-proclame humblement les droits de Maÿ à la trahison et au mépris.
-Comment, comment a-t-il pu, pendant des mois, se complaire à la fiction
-de cet impossible amour?... Les sages avis ne lui ont point manqué,
-pourtant!
-
---Méfie-toi de la femme! disait l’Aïeul. Il ne peut venir d’elle que mal
-et souffrance. Son âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de
-l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera. Toutefois, puisque
-l’instinct héréditaire nous prêche comme aux autres bêtes
-l’accouplement, marie-toi, mais choisis ta femme avec soin. Retourne à
-la terre d’où tu viens; épouse une fille de Phuôc-Tinh, robuste et
-noire; naturellement perverse comme toutes ses pareilles, elle n’aura
-pas été, du moins, pourrie par la ville... Que vas-tu t’amouracher de
-Maÿ? Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour un homme des
-forêts?...
-
---Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu es un brave garçon, sans nul
-doute, mais enfin, sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu
-n’as pas la tête très solide: la première bougresse venue te fait déjà
-tourner en bourrique. Renvoie-la donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux
-boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui elle est faite et qui la
-battront comme plâtre et lui demanderont de l’argent... Fais comme moi:
-ne te marie pas.
-
-Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe descendant de Saïgon; et
-le vieux notable de Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde autour
-de son cœur. Couché dans l’herbe douce de la clairière, il avait entendu
-la forêt le rappeler à elle, comme l’avait appelé aussi la mer: toutes
-deux avaient essayé d’arracher l’âme de leur enfant aux griffes
-féminines qui la déchiraient. Ainsi les hommes et les choses avaient
-crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route et de rebrousser
-chemin. Mais l’illusion tenace avait voilé ses yeux et bouché ses
-oreilles: elle seule avait fait son malheur.
-
-Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de la maudire, il pleura
-l’illusion écroulée, l’illusion enchanteresse et divine. Il pleurait, le
-dos tourné à la mer murmurante, regardant sans la voir l’avenue des
-frangipaniers où Maÿ s’était enfuie. Le sable humide et froid
-submergeait ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard d’un sampan;
-une chouette hululait; sur la nappe scintillante des étoiles, le Phare
-ouvrait et refermait son œil écarlate.
-
-Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et que la nuit elle-même
-avait dormi, et qu’elle se reprenait seulement à vivre. Il pleurait,
-cependant, comme avait pleuré, un soir, la femme invisible derrière les
-stores abaissés de sa case, comme avaient pleuré les suppliants
-prosternés devant le pagodon de pisé, sous le banyan, comme pleurait le
-soldat français crachant ses poumons sur le revers du talus, comme
-pleure, depuis le commencement des siècles, l’humanité penchée sur les
-débris de ses illusions...
-
-Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune se leva, ronde et nacrée. Hiên
-le Maboul se tourna vers la baie où pâlissaient les falots des jonques,
-où luisaient les flancs des vagues. La tentation lui vint d’aller vers
-elles, qui berceraient sa peine, étoufferaient sous leur chant
-intarissable et triomphant ses cris de rébellion, lui donneraient le
-calme et la paix définitifs. Il se résolut à mourir: puisque la vie
-l’avait déçu et blessé, à quoi bon vivre?... Oui! mourir! mourir et
-dormir! Ne plus sentir au cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte;
-à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle! ne plus pleurer, ne
-plus souffrir!
-
-Il marcha dans le sable semé de planches pourries, de branches,
-d’algues, de galets verdissants; l’eau tourbillonnante monta jusqu’à ses
-chevilles...
-
-Il n’alla pas plus avant: il se souvint de l’Aïeul. Tout au fond de sa
-pauvre âme enfantine, peut-être une lueur imperceptible d’espoir
-vacillait-elle, espoir vague que le maître lui dirait les mots qui
-guérissent, les mots qui consolent.
-
---J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir... Je veux revoir
-l’Aïeul!
-
-Il gravit la berge inondée de clair de lune, courut, à perdre haleine,
-dans l’avenue déserte où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient
-les ombres difformes des banyans. Le parfum écœurant des fleurs de
-frangipaniers saturait la nuit chaude.
-
- *
-
- * *
-
-Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la lampe considèrent, sans se
-départir de leur immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux aux
-pieds de l’Aïeul. Par les persiennes ouvertes, la nuit lumineuse entre
-avec la brise, qui remue discrètement les panses dorées des lanternes
-chinoises. Le dernier sanglot de Hiên résonne encore dans la haute
-pièce, où ondulent les panneaux de satin chatoyant et les plis raides
-des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës des cycas.
-
-L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque noire de son grand enfant
-sauvage et songe à la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra
-lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui, d’instinct, comme l’enfant
-à qui l’on a fait du mal vient se jeter dans les jupons de sa mère; il
-lui a dit avec des plaintes rauques et des soupirs de détresse, il lui a
-dit l’attente au bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes des
-bougainvillias, l’aveu tombé des lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans
-le varech, couvrant de ses deux bras repliés son visage épouvanté; il a
-dit la crise de rage homicide et l’angoisse de la connaissance entière.
-
---Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il. Prononce-les: dis
-les mots qui font oublier, et, lorsque je sortirai de ta maison, je
-serai un homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert... Tu es sage,
-tu es bon; aux jours de chagrin, nous invoquions ton nom, comme d’autres
-invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix de nos misères nous paraissait
-moins pesant. Souffle sur ma douleur: elle s’envolera de mon cœur où
-elle a fait son nid. Tu es grand, tu es fort: rien ne peut te résister;
-tu as balayé d’un regard le tyran devant qui nous rampions; tu as porté
-la lumière dans mon âme obscure d’enfant des bois...
-
---J’ai eu tort, trois fois tort! confesse l’Aïeul; j’aurais dû laisser
-ton âme à sa pénombre, à son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur,
-ne connaissant de l’humanité que les gestes animaux. Je savais qu’après
-avoir mordu au fruit amer de la science humaine tu viendrais te rouler,
-quelque jour, à mes pieds, désabusé et hurlant. Mais quoi! tu m’as
-supplié, tu m’as dit: «Je veux être un homme comme les autres hommes et
-je saurai me faire aimer de Maÿ...» Je t’ai instruit, je t’ai appris les
-grimaces essentielles, je t’ai révélé tes semblables. Accroupi contre ma
-chaise, assis dans ma voiture, tu as écouté et retenu mes préceptes...
-Tu as appris à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait te venir de
-moi, la vie s’est chargée de te la donner: elle t’a fait connaître la
-désillusion et la douleur.
-
---Thi-Teu me l’avait dit! gémit Hiên.
-
---Ainsi mes prévisions se sont réalisées: tes illusions sont mortes, et
-te voilà, tombé de ton rêve et pleurant pitoyablement... Pleure, petit
-frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop plein! Lorsque tes larmes
-auront séché, tu seras certain que ton éducation est parachevée et que
-tu es un homme, puisque tu as connu la douleur.
-
---Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent cette douleur.
-
---Je ne les sais pas: personne ne les sait. Aux maux qui nous viennent
-de la femme nul ne connaît de remède... que le temps!... Le temps seul
-t’apportera l’apaisement, l’oubli total, peut-être...
-
---Je ne puis oublier!
-
---L’oubli viendra, peut-être, un jour... Alors tu seras pareil à un
-dieu. Tu assisteras, souriant et amusé, aux contorsions de tes
-contemporains qui s’acharneront à la découverte des bas-fonds de l’âme
-féminine; tu assisteras aux évolutions des pantins dont les ficelles
-sont entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner les rimes
-douloureuses forgées pour l’aimée idéale par des adolescents ignorants
-comme tu le fus. Spectateur échappé miraculeusement du Cirque où l’on se
-dévore, tu ne te lasseras point d’admirer l’infinie sottise des
-lutteurs, que nul enjeu ne récompensera et qui laissent sur le sable
-tout le sang de leurs veines et de leur cœur. Tu seras pareil à un
-dieu... Tu m’écoutes, Hiên?
-
---J’écoute, Aïeul: mais je n’entends pas les paroles. J’entends Maÿ qui
-me parle et ricane à mon oreille... Je souffre et j’ai envie de
-mourir... Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la!... Dis-moi, dis-moi les mots
-qui guérissent!...
-
---Je ne les sais pas!
-
---Je suis ton enfant: guéris-moi!
-
---Je ne puis te guérir.
-
---Maÿ! Maÿ! que t’avais-je fait?...
-
-Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé: ils ont déjà perçu tant de
-cris pareils! Des siècles ont passé depuis que l’artiste mongol les
-coula dans le moule d’argile: ils savent que les gosiers humains sont
-coutumiers de semblables rugissements, et ils ne s’émeuvent point de
-ceux-ci, pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique des chats-huants
-qu’apporte la nuit criblée de lucioles.
-
-Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux ternes où se sont éteintes
-les dernières lueurs d’illusion; il se dresse péniblement et lentement,
-comme le travailleur qu’attend une besogne ingrate.
-
---Je m’en vais, Aïeul vénérable!
-
---Où vas-tu?
-
---Je vais... je vais au camp.
-
---Tu mens! Il est trop tard pour rentrer au camp. Tu mens: ta voix
-tremble, tes mains tremblent... Où vas-tu?
-
---Je vais au camp.
-
---Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près de mon lit. Si les idées
-mauvaises te reprennent, je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste
-ici. Dans quelques jours je retourne vers les forêts d’Annam: tu
-viendras avec moi. Couche-toi sur cette natte.
-
- * * * * *
-
-Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul s’est jeté sur le lit blanc
-que parsèment les éventails de paille de riz et les écrans japonais. Il
-feuillette distraitement le livre ami qui, aux rares heures de souci, le
-rappelle au scepticisme sans âpreté, à la contemplation sereine et
-souriante de la vie. Le charme habituel n’opère pas; l’Aïeul est
-mécontent et triste: sa philosophie mise en présence d’une douleur
-réelle ne lui a fourni que des formules vaines, émoussées. Il fut
-impuissant à panser les plaies du serviteur blessé qui est accouru vers
-son maître. Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases vides de
-sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs profonds du misérable
-qu’il ne sut pas soigner.
-
---Tu pleures, Hiên?
-
---Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.
-
---Essaie de dormir.
-
-Le grand corps maigre s’immobilise sur la natte; Hiên ferme les poings
-et, les yeux clos, tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains efforts:
-le mal lancinant est en lui, qui le harcèle. Et l’idée fixe reparaît:
-mourir! mourir!... A quoi bon vivre? Demain sera tel qu’aujourd’hui.
-L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a dit l’Aïeul; mais, pendant
-des mois, des années, Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est l’oubli
-immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant a déclaré qu’il
-n’était pas en son pouvoir de le lui accorder... Mourir! il est l’heure
-de mourir! Impossible de tarder davantage: l’aube blême va balayer les
-brumes qui flottent sur la plaine et la mer: il faut mourir avant que
-soit venue l’aube.
-
-Hiên se lève silencieusement, se penche sur le lit où l’Aïeul s’est
-endormi; il le regarde une dernière fois; il regarde longuement cet
-homme qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais, à son oreille,
-Maÿ ricane... A travers la moustiquaire, il pose ses lèvres sur la main
-de son maître et se faufile sous la véranda où fuient les
-chauves-souris...
-
-Il court par des routes inconnues vers la mer dont il entend la voix
-énorme. Il approche, et la voix se fait plus retentissante et plus
-implorante; il distingue les paroles qu’elle gémit:
-
---Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas!...
-
---Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas! supplie la forêt anxieuse qui
-dévale aux flancs des massifs.
-
-Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer et de la forêt: le rire
-aigu de Maÿ emplit ses oreilles. Il court; le voilà devant la baie où
-ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles à des essaims de
-poissons volants qui bondiraient hors de l’eau phosphorescente. Et les
-voix que renforce le vent se font plus impératives. Hiên comprend
-vaguement que l’eau ne voudra pas de lui, et, d’ailleurs, une idée
-nouvelle lui vient: il se pendra aux branches du banyan qui est devant
-la case du sergent Cang.
-
-Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible mal, talonné aussi par
-la peur de voir apparaître derrière le panache des aréquiers les reflets
-roses de l’aube.
-
-Voici le camp. La sentinelle dort dans sa guérite. C’est Nho; il ronfle
-paisiblement, accroupi sur la planche, le mousqueton entre les jambes et
-la tête inclinée sur l’épaule.
-
-Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un souffle. Qu’importe Maÿ, du
-reste? Hiên a poussé contre le tronc centenaire le billot de teck qui
-sert aux femmes des tirailleurs à fendre leur bois. Il déroule sa longue
-ceinture de laine rouge, la jette par-dessus une grosse branche et la
-noue solidement.
-
-Il a bien calculé: debout sur le billot, son menton affleure la boucle
-du nœud coulant. Il introduit sa tête dans la boucle, se penche, pousse
-du pied le morceau de bois qui se dérobe et roule. La courte lutte
-commence qui précède le grand repos.
-
-La mer et la forêt sanglotent.
-
- * * * * *
-
-Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre comme les autres hommes.
-
-
-
-
-XXIII
-
-
-L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube grise et froide.
-Essoufflé et rouge, le sergent Cang le salua:
-
---Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est mort.
-
-Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que nul ne vît couler une
-larme sur ses joues flétries.
-
---Il s’est pendu à une branche du banyan qui est devant ma porte. J’ai
-défendu d’y toucher avant ton arrivée: à quoi bon? Le corps était déjà
-glacé et raide: il devait être mort depuis des heures. Que faut-il
-faire?
-
---Attends-moi!
-
-Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à travers le village endormi, le
-vieux sergent se lamentait.
-
---La vieillesse engourdit mon corps: je dors rarement, mais, lorsque le
-sommeil vient à moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas entendu le
-cri d’agonie du malheureux; d’autres l’ont entendu, mais n’ont point
-bougé, croyant que les malins esprits se battaient sur la plage... Et le
-pauvre fou est mort tout seul, et maintenant il est là, accroché à sa
-ceinture; le vent remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il va
-bouger encore; mais il est bien mort... Il était fou, bien sûr! Il y a
-longtemps que sa folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté tout à
-fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché, est revenue en courant,
-échevelée, sa tunique déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante,
-nous criant de fermer la porte, que Hiên la poursuivait et voulait la
-tuer. Elle claquait des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir
-où elle avait rencontré le malheureux furieux... Il a dû errer ensuite
-dans la nuit pour fuir la folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle
-a fait son œuvre...
-
---Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé de mourir.
-
---Le voilà!
-
-Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son enfant mort: il lut dans les
-yeux vitreux, dans les bras allongés, l’accablement, l’infinie
-lassitude, le désespoir qui avaient inspiré à l’âme tourmentée le désir
-du sommeil sans rêves et sans terme.
-
-Les petits soldats attentifs déposèrent le vaincu sur un brancard,
-abaissèrent sur le regard farouche les paupières noires, rendirent à la
-face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la sérénité qu’il n’avait
-jamais connue. Comme sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade sur
-une natte où pleuvaient les pétales des flamboyants...
-
-Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên dormit toute la matinée à
-l’ombre des flamboyants, veillé par Phuc et par Nho, bercé par les
-chansons des vagues et des bambous; et sa figure paisible, tournée vers
-le ciel incandescent, semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des
-feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons éclatés, des moineaux
-qui pépiaient dans la paille des toits, des papillons indécis...
-Cependant les marteaux des charpentiers cognaient à grands coups sourds
-les planches du cercueil et les sanglots des deux gardiens accroupis
-leur répondaient.
-
- *
-
- * *
-
---Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui représentes la famille
-absente: il t’appartient de donner des ordres. Tout est prêt: le bonze
-et le catafalque sont là.
-
-L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert; il soulève le voile de papier
-grenat qui recouvre le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon
-les rites. Les charpentiers rabattent le massif couvercle de teck et
-frappent sur les clous de cuivre: l’humble tirailleur est prisonnier
-dans son étroite caisse laquée et incrustée de nacre. Car le maître a
-voulu que son serviteur reposât dans un cercueil de riche: comme un
-mandarin, le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque doré, pavoisé
-d’oriflammes rouges et blanches; bonzes, chanteurs, pleureuses et
-musiciens, grassement payés, ne lui ménageront ni les grimaces, ni les
-hurlements, ni les lamentations.
-
-Les pétards éparpillent dans la poussière leurs tubes déchiquetés et
-noircis. Le gong, les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations
-sonores; les flûtes soupirent langoureusement, les violons à deux cordes
-nasillent. Et le cortège se met en marche, le long de la baie
-scintillante où courent des frissons lumineux.
-
-En avant, chemine le bonze qui, par les routes convenables, mènera l’âme
-du défunt jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le bâton à la
-main, il écarte les ombres malveillantes et les gamins qui se bousculent
-sur la chaussée, dans leur joie de prendre part à cette magnifique
-cérémonie. Ensuite défile l’interminable procession des brancards où
-sont étalées des victuailles: cochons rôtis et peints au vermillon,
-régimes de bananes, gâteaux de riz, jattes de _nuoc-mâm_, toutes bonnes
-choses dont est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront ce soir
-au repas de funérailles. Des garçonnets agitent des banderoles d’étoffe
-blanche, où des caractères à l’encre de Chine exaltent les vertus de
-Hiên; et, comme l’écrivain qui les rédigea fut élu entre les plus
-habiles de sa corporation, les habitants du village s’extasient sur le
-choix heureux des épithètes flatteuses qui sont accolées au nom du mort.
-Deux porteurs balancent sur leurs épaules un coffre pourpre où s’érige
-la Tablette, planchette double où sont inscrits les noms, prénoms,
-titres qui furent la propriété de Hiên.
-
-Quarante robustes sampaniers chancellent sous les énormes madriers de
-teck sculpté que couronne le catafalque en forme de pagodon: derrière
-les panneaux à jour plaqués de cuivre doré et de clinquant, le cercueil
-est enfermé. Vers lui les baguettes d’encens envoient leur légère fumée
-bleue; vers lui montent les grincements des violons, les battements
-précipités des tams-tams, les ronflements des gongs, les trilles des
-flûtes, les cris aigres des chanteurs psalmodiant des litanies baroques,
-le cliquetis de la coquille de bois que frappe à tour de bras un
-tirailleur, les hululements des pleureuses voilées de crépon blanc et
-courbées derrière le catafalque.
-
-Deux vieillards effeuillent des carrés de papier argenté et doré qui
-figurent d’incalculables trésors: les mauvais esprits qui pullulent et
-guettent la pauvre âme sont généralement cupides, et pendant qu’ils se
-ruent sur les lingots d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le
-mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque de poursuite.
-
-Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil. Bien plus que le
-vieillard indifférent qui, à cette heure, s’éveille de la sieste dans le
-village lointain, il est le père du pauvre hère que cahotent les épaules
-lasses des sampaniers. Une vraie douleur de père le bouleverse, tandis
-qu’il se redresse dans le dolman de toile blanche à boutons d’or. Sous
-la visière basse du casque, ses yeux clairs, qui semblent considérer les
-hampes des oriflammes et les cagoules des pleureuses, évoquent
-inlassablement le simple et naïf compagnon que la vie a dégoûté de
-vivre.
-
-Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance: pourquoi a-t-il cédé aux
-supplications de l’innocent qui voulut acquérir la science mauvaise?
-
-Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de l’amour qu’il savait devoir
-aboutir à la désillusion? Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation de
-la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il pas veillé sur le sauvage
-désarmé et qui ne pouvait se garder seul?... Il songe que, ce soir, dans
-la maison vide, les grosses mains noires ne se poseront pas sur son
-genou, les bons yeux luisants ne lui donneront pas leur caresse
-confiante. Il songe que toute sa philosophie légère et insouciante est
-impuissante à lui fournir une seule formule de consolation vraie. Une
-fois de plus, en face de la mort, il pleure, silencieusement et sans
-larmes, ses croyances envolées.
-
-Sur la route écarlate sonnent les semelles ferrées des sous-officiers
-français; puis viennent les tirailleurs en grande tenue, martelant la
-terre dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le village tout entier.
-
- *
-
- * *
-
-C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets, du riz et des œufs,
-et les fossoyeurs ont rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil.
-Tous les gens qui sont venus accompagner le mort sont retournés vers la
-vie. L’Aïeul est parti, longtemps après les autres, entraîné par
-Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la main pour l’emmener.
-
-Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil de teck laqué, et le
-crépuscule tombe sur lui... Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent
-les aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds ondulent les rizières
-plates où planent les crabiers, où déambulent les graves marabouts, où
-coassent les crapauds-buffles charmés de la soirée fraîche.
-
-Là-bas, dans le feuillage terne des banyans pâlissent le toit rouge et
-les vérandas roses de la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés des
-cocotiers las, les vergues brunes des sampans se balancent sur la baie
-cuivrée. La lisière de la forêt proche s’enténèbre.
-
-Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie et que la vie écœura, dort
-paisiblement, et les voix tristes de la mer et des arbres bercent son
-sommeil sans rêves.
-
-
-Hengay-Lam (Tonkin).
-
-
-FIN
-
-
-
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-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Hiên le Maboul</span>, by Émile Nolly</p>
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
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-</div>
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Hiên le Maboul</span></p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Émile Nolly</p>
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Contributor: André Rivoire</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 22, 2022 [eBook #68588]</p>
-<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p>
- <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p>
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HIÊN LE MABOUL</span> ***</div>
-<p class="c large">ÉMILE NOLLY</p>
-
-<h1>HIÊN LE MABOUL</h1>
-
-<p class="c"><span class="small">PRÉFACE</span><br />
-<span class="xsmall">DE</span><br />
-ANDRÉ RIVOIRE</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
-3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em small">Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
-y compris la Hollande.</p>
-
-
-<p class="gap drap small" lang="en" xml:lang="en">Published October first, nineteen hundred and eight. Privilege of
-copyright in the United States reserved under the Act approved
-March third, nineteen hundred and five, by <span class="sc">Calmann-Lévy</span>.</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">PARIS, IMP. L. POCHY, 52, RUE DU CHATEAU. — 17779-1-09.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">A<br />
-MONSIEUR ANDRÉ RIVOIRE</p>
-
-<p class="c i">En témoignage de ma sincère admiration<br />
-et de ma respectueuse affection.</p>
-
-<p class="offr">E. N.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">PRÉFACE</h2>
-
-
-<p>Dans mon bureau de la <i>Revue de Paris</i>, il y a
-quelque deux ou trois ans, je vis, pour la première
-fois, le futur auteur de <i>Hiên le Maboul</i>.</p>
-
-<p>J’avais lu de lui quelques pages manuscrites,
-<i>Heures Khmères</i>, et j’avais été frappé et séduit
-par la force et la délicatesse des impressions,
-la netteté quasi photographique des paysages,
-les grâces d’un style toujours harmonieux,
-à la fois original et simple.</p>
-
-<p>Les pages étaient signées : lieutenant…,
-d’un nom qui se dissimule aujourd’hui derrière
-le pseudonyme d’Émile Nolly ; je savais, par
-une lettre jointe au manuscrit, que le lieutenant…
-devait être quelque part, très loin, au
-fond de l’Asie, et que ma réponse mettrait des
-mois sans doute à lui parvenir. Lieutenant…,
-de l’infanterie coloniale !… Et j’imaginais un
-grand et solide gaillard, barbu, au teint bronzé,
-comme certains de mes vieux camarades qui
-font leur carrière aux colonies et que je rencontre,
-tous les cinq ou six ans, avec un galon
-de plus et, parfois, une cicatrice.</p>
-
-<p>Quelques mois plus tard, on m’annonça le
-lieutenant… Et je vis entrer un tout jeune
-homme, aux regards et aux gestes timides,
-avec une voix douce, où l’habitude de commander
-ne se trahissait qu’au martèlement à
-peine perceptible des syllabes. Tout de suite,
-je me sentis pour l’homme la sympathie que
-j’avais déjà pour l’écrivain. Nous causâmes,
-d’abord, de ces <i>Heures Khmères</i> — qui seront
-quelque jour un régal de lettrés et de délicats,
-maintenant que le succès de son premier roman
-assure à Émile Nolly un public et des éditeurs ; — ensuite
-des projets de cet officier-homme de
-lettres, qui trouve le moyen d’être si complètement,
-à la fois, l’un et l’autre. En partant
-le lieutenant… m’annonça l’envoi prochain
-d’un nouveau manuscrit, un roman, cette fois.
-Ce fut le manuscrit de <i>Hiên le Maboul</i> dont la
-publication dans la <i>Revue de Paris</i> fut si remarquée
-et pour lequel l’auteur me demande aujourd’hui
-quelques lignes de préface.</p>
-
-<p>Pourquoi à moi ?</p>
-
-<p>Oh ! simplement parce qu’il sait que j’aime
-son livre et parce que je fus des premiers à
-l’aimer… A quoi bon ajouter rien d’autre et
-dire, en détail, mes raisons d’admirer cette
-œuvre si vivante et si vraie ?</p>
-
-<p>Mon nom, au seuil de ce roman, n’est que le
-nom d’un lecteur qui a beaucoup lu et qui, entre
-des centaines de manuscrits, a particulièrement
-retenu et aimé celui-là.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">André Rivoire.</span></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">HIÊN LE MABOUL</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">I</h2>
-
-<blockquote class="epi">
-<p class="i">A la mémoire du lieutenant Ch…
-qui repose dans le cimetière de Saïgon.</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche
-de l’appontement, Hiên le Maboul, soldat de
-deuxième classe à la 11<sup>e</sup> compagnie du 1<sup>er</sup> régiment
-de tirailleurs annamites, regardait l’ombre
-surgir du large. Elle montait comme une
-marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes
-des palétuviers du Donnaï, engloutissant les
-rares toits de paille assemblés au bord de l’estuaire.
-De l’autre côté de la baie, la montagne
-sembla plus haute dans le ciel obscur, et plus
-monstrueuses les croupes où se découpaient les
-talus des batteries. Derrière les chevelures de
-bambous des crêtes, les premières étoiles dansèrent.
-Évanouie dans les ténèbres, la flottille
-des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables
-yeux peints sur les proues de bois.
-Un pêcheur invisible se lamenta.</p>
-
-<p>Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre
-de Cochinchine, Hiên le Maboul frissonna.
-L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues,
-l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les
-coudes sur les genoux, la tête entre les mains,
-il grelottait de terreur et contemplait stupidement
-les franges d’écume qui émergeaient de
-l’ombre, accourues en longues courbes vers la
-plage. Et il gémit doucement, regrettant le
-passé.</p>
-
-<p>Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées
-de son enfance, le village de Phuôc-Tinh
-hérissant ses clôtures de bambous et ses toits
-gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la
-côte où, sur le sable jaune semé de blocs
-noirs, dormaient comme de formidables poissons
-les sampans échoués, la mer où les jonques
-chinoises balançaient leurs roufs de rotin, leurs
-proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles
-tendues sur des bambous en éventail, la mer
-où bondissaient de longues files de marsouins,
-où courait l’aileron des requins, la mer où,
-sous les vagues déferlant, les sampaniers prétendaient
-avoir vu se dérouler le corps immense
-et flasque du Serpent fabuleux.</p>
-
-<p>Dans les ruelles où séchaient les poissons, il
-avait grandi, tourné en dérision par les enfants
-de son âge pour son esprit borné, pour sa lenteur
-d’intelligence, pour sa mine perpétuellement
-ahurie, pour son corps maigre, emmanché
-de bras trop longs et de jambes trop longues :
-pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur
-silencieux et toujours patient, accoutumé
-à ne guère plus recevoir de caresses
-et de riz que le chien de la maison paternelle,
-il avait grandi cependant, toujours plus
-dégingandé et plus morne, de plus en plus
-abruti.</p>
-
-<p>Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession
-convenable : il fut bûcheron. A l’aube,
-il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la
-forêt et se mettait en quête d’une belle touffe
-de bambous ; toute la matinée il coupait des
-bambous, revenait au village avaler une poignée
-de riz et quelques petits poissons séchés, et,
-tout l’après-midi, coupait des bambous. Cette
-besogne, toujours pareille et peu fatigante,
-le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière
-marécageuse, il tailladait consciencieusement,
-tranquille du moins et point traité
-à chaque instant d’« individu idiot<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> En annamite, <i>Thang-Kho</i> : — expression fréquente.</p>
-</div>
-<p>Du reste, la forêt lui était une amie ; son
-cœur simple et fermé d’enfant sauvage lui
-avait voué un culte farouche. Tout en elle lui
-était motif à extase : les orchidées épanouies
-dans l’humus des ravines, les lianes retombant
-en faisceaux des branches noires des eucalyptus
-ou plaquant sur le tronc pelé des banians le
-vert sombre de leurs feuilles, les palmiers d’eau
-lançant comme des tentacules de pieuvre
-leurs rejets épineux, les palétuviers dressés sur
-leurs mille racines hors de la boue givrée de sel,
-les fougères arborescentes enveloppant le pied
-des tecks géants. A travers les hautes ramures,
-des bandes de singes se poursuivaient avec des
-cris aigus ; des perruches jacassaient ; des tourterelles
-s’appelaient ; des faisans argentés s’enlevaient
-d’un vol lourd ; des sangliers précipitaient
-leur galop fou dans la vase ; le chant
-sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères ;
-une cascade riait, inlassable.</p>
-
-<p>Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait
-durant des heures respirer la forêt. La nuit
-tombante interrompait son rêve. Courbé sous
-son fagot, il rentrait au village ; là-bas,
-sous les cocotiers inclinant leurs panaches
-vers la mer noircissante, dormaient les cases
-grises.</p>
-
-<p>Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il
-écoutait encore parler son amie. La brise venue
-du large hurlait ; les bambous geignaient, les
-feuilles frissonnaient ; la forêt tout entière disait
-sa terreur des ténèbres. La plainte rauque du
-tigre rôdant autour des palissades dominait,
-par instants, les voix du vent et de la mer, et
-Hiên, terrifié, tremblait, la tête enfouie sous
-sa couverture.</p>
-
-<p>Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable
-et plus proche de la nature, chaque jour plus
-sauvage et moins pareil aux autres hommes.
-A vingt ans, il fut une sorte de géant maigre
-aux yeux égarés, à la chevelure inculte, aux
-gestes maladroits, et l’opinion se confirmait
-qu’il était fou.</p>
-
-<p>Un matin, on alla le querir en toute hâte dans
-sa clairière et on le conduisit à la pagode. Là,
-devant les baguettes d’encens et les tablettes
-laquées, les notables s’empressaient avec des
-révérences autour de trois personnages coiffés
-de casques blancs et galonnés d’or. Hiên, hirsute
-et déguenillé, fut poussé devant eux et,
-au ronflement des gongs, au bruit assourdissant
-des pétards, il fut proclamé que Phâm-vân-Hiên,
-désigné par les autorités de la commune
-et déclaré apte par un administrateur, un capitaine
-et un médecin, servirait désormais comme
-tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques.
-Les trois casques disparurent, les gongs
-firent silence, les pétards s’éteignirent dans la
-poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien
-compris à cette cérémonie, retourna paisiblement
-à ses bambous.</p>
-
-<p>Huit jours après, une chaloupe à vapeur le
-déposait au Cap-Saint-Jacques avec d’autres
-recrues de sa province. On lui avait expliqué
-en chemin quelles seraient les obligations de son
-nouveau métier et dans sa pauvre cervelle
-s’était fixée une seule idée : il était, pour des
-années, exilé de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois
-des sergents annamites, il s’aplatit aux
-pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus
-de la tête, la face dans la poussière, suppliant
-avec des mots incohérents qu’on le rendît à ses
-arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte,
-le capitaine écoutait un <i>caï</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> lui narrer en un
-français fantaisiste comme quoi la recrue avait
-donné pendant tout le trajet des signes évidents
-d’idiotie complète.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Caporal annamite.</p>
-</div>
-<p>— Lui faire même chose maboul, concluait
-bienveillamment le caï.</p>
-
-<p>Le cercle des gradés français et indigènes
-partageait cette manière de voir et s’apitoyait
-sur le pauvre diable. On le releva de force, et,
-comme il était impossible de revenir aussitôt
-sur la sentence prononcée par la commission de
-recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur.
-Il reçut toute une collection de pantalons
-et de vestons blancs ou kaki, de turbans
-noirs, de ceintures rouges, de jambières
-grises ou rouges ; on lui plaça sur la tête un
-<i>salacco</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> plat. Dans son costume neuf il apparut
-encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque ;
-ses camarades, les vieux tirailleurs à
-barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète
-et larmoyante, coiffée de travers, devant ses
-longs bras sortis jusqu’au coude des manches
-trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous
-du pantalon trop court, lui aussi. Et,
-comme il ne cessait de sangloter, il fut avéré
-qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous
-le nom flatteur de « Hiên le Maboul ».</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Coiffure des tirailleurs.</p>
-</div>
-<p>Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste ;
-une semaine qui fut pour le malheureux
-un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un
-caporal lui avait enseigné à disposer correctement
-sa chevelure en chignon, à rouler son
-turban noir, à placer horizontalement son salacco,
-à rejeter avec élégance sur la nuque
-les deux brides de la jugulaire ; un autre s’efforça
-de lui inculquer les rudiments du salut
-militaire ; un autre l’initia au démontage et au
-remontage de son mousqueton ; un autre l’informa
-que la 11<sup>e</sup> compagnie du 1<sup>er</sup> régiment
-de tirailleurs annamites, à laquelle il avait
-l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine,
-le capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le
-sous-lieutenant Monin, tous deux paternels et
-accommodants, mais, somme toute, indifférents.
-Le vrai maître était l’adjudant Pietro, un
-homme féroce, qui frappait les tirailleurs à coups
-de trique, les faisait mettre en prison, les tyrannisait
-de toutes manières. Mais il y avait
-encore, à la compagnie, un lieutenant occupé
-à des travaux topographiques dans la province
-de Baria et qui ne paraissait au camp que fort
-rarement. On ignorait son nom et, entre eux,
-les tirailleurs l’appelaient « l’Aïeul à deux galons » ;
-l’idole des indigènes, dont il parlait
-la langue, qu’il commandait avec douceur,
-qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant.
-A l’heure actuelle, il était loin et la terreur
-régnait…</p>
-
-<p>Des leçons de ses professeurs il ne restait à
-Hiên que des bribes, des noms d’officiers, de
-sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques
-mots français dont il avait oublié le sens. A sa
-stupidité naturelle venait s’ajouter, pour paralyser
-sa mémoire, la frayeur que lui causait
-l’adjudant ; mais, dans sa détresse, il se cramponnait
-au souvenir précis qui s’était gravé
-dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs :
-il attendait le retour de l’« Aïeul
-à deux galons ».</p>
-
-<p>Ainsi, au soir de cette journée de service,
-Hiên le Maboul, penché sur l’eau tourbillonnante,
-pleurait la mort de ses joies naïves et se
-lamentait sur la tristesse de sa condition présente.</p>
-
-<p>Des sandales de bois claquèrent sur les planches
-et des rires fusèrent. Effaré, Hiên sauta
-sur ses pieds ; deux <i>congaï</i><a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> lui riaient au nez.
-Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et
-Maÿ, fille du sergent Cang. Thi-Ba, épaisse dondon
-à la figure ronde, aux petits yeux à peine
-visibles sous les paupières énormes, aux joues
-pleines, à la poitrine débordante déjà, semblait
-aussi vulgaire, aussi méprisable que les sampanières
-de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ,
-pareille, dans l’éclat de ses quinze ans et la
-finesse de tout son petit corps svelte, à une idole
-de pagode : sous le front bombé, que le mouchoir
-de soie rouge encadrait, la ligne des sourcils se
-haussait doucement vers les tempes ; les yeux
-noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée
-chez les femmes d’Annam ; le nez, presque droit
-et point écrasé, se retroussait à peine au-dessus
-des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues
-comme un pétale d’hibiscus.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Jeunes filles.</p>
-</div>
-<p>A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le
-dos, suivant son habitude de sauvage hostile
-aux femmes, mais le regard des yeux larges et
-profonds le saisissait : gauche et lourd, il rajustait
-maladroitement son turban et riait d’un
-rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et
-minuscules, dessinés par la tunique de soie
-noire, de deviner les hanches déjà pleines,
-drapées par le pantalon noir, d’apercevoir
-les pieds nus et blancs, chaussés de menus
-sabots, il songeait vaguement que jamais semblable
-fillette n’avait illuminé de sa beauté
-les ruelles de Phuôc-Tinh… Et déjà il était
-esclave.</p>
-
-<p>— Laisse donc ton salacco tranquille ! dit
-Maÿ. Tu ressembles à un singe qui se gratte
-le crâne.</p>
-
-<p>Et les deux folles de pouffer de rire ; et Hiên
-rit aussi, bêtement et sans savoir pourquoi.</p>
-
-<p>— Assieds-toi ! commande Maÿ.</p>
-
-<p>Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent
-à ses côtés, les jambes pendantes dans
-le vide, face à la baie où courent les franges
-d’écume et où dansent les falots des sampans.</p>
-
-<p>Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur,
-harcelé de questions, raconte tout :
-l’enfance muette et persécutée, le village hérissé
-de bambous, la mer semée de jonques, la
-forêt bruissante et vivante. Par moments,
-il est tenté de se lever et de fuir. Mais une force
-inconnue le cloue à sa place : il ne peut
-se résoudre à s’éloigner de Maÿ ; malgré lui,
-il faut qu’il livre ses secrets à son petit bourreau.</p>
-
-<p>— Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a
-aimé ?</p>
-
-<p>Indiscrète et singulière question ! Le tirailleur
-se tord sur sa planche et répond simplement :</p>
-
-<p>— Non ! Je suis trop laid !</p>
-
-<p>— Et toi, aimais-tu les filles ?</p>
-
-<p>— Non ! dit Hiên, farouche, en qui les sens
-déprimés n’ont jamais parlé, et qui, dès l’adolescence,
-apprit qu’il était d’essence inférieure.</p>
-
-<p>— Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu ?</p>
-
-<p>Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple ;
-elle ne rit plus, et rien de sa pensée intime
-ne se révèle dans ses yeux immobiles et sévères ;
-mais il craint la moquerie et il bégaye :</p>
-
-<p>— Non !</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent,
-essoufflés.</p>
-
-<p>— Va-t’en, commande Maÿ ; l’appel va sonner.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit,
-la tête basse, son salacco pendant sur ses
-épaules, ses grands bras et ses longues jambes
-d’araignée agités autour de son corps maigre
-comme des ailes de moulin.</p>
-
-<p>Et les rires des deux fillettes le poursuivent.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">II</h2>
-
-
-<p>Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au
-bord de la digue de pierres sèches et sonna
-le réveil. Les notes alertes prirent leur essor vers
-la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient
-encore les dernières brumes de la nuit et, par-dessus
-les dunes boisées de la presqu’île, s’envolèrent
-vers l’orient et vers la mer.</p>
-
-<p>Dans l’aube terne, le camp s’anime ; les cases
-de torchis peint à la chaux ouvrent leurs persiennes
-noires ; des moineaux pépient tumultueusement
-sur la paille des toits ; dans leurs
-cages de rotin accrochées aux poutres des vérandas,
-des merles-mandarins sifflent à plein gosier ;
-les mulets s’ébrouent dans les écuries ; un bœuf
-à bosse chemine d’un pas placide par la cour
-sablée, où pleuvent les cosses noires des flamboyants.</p>
-
-<p>Des sergents européens, debout, le dolman de
-toile déboutonné sur leurs poitrines velues, le
-bol de café dans une main, une tranche de pain
-dans l’autre, se lancent des lazzi et leurs
-rires de braves gens bien portants résonnent
-dans l’air frais.</p>
-
-<p>Derrière la palissade de bambou, des bambins
-tout nus et déjà rouges de la poussière du chemin
-piaffent comme des poulains.</p>
-
-<p>Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs
-qui se hâtent, le mousqueton sur l’épaule, les
-brides de la jugulaire flottant sur le veston kaki.</p>
-
-<p>A un second appel du clairon, la compagnie
-se rassemble sous les flamboyants. L’adjudant
-Pietro, son sabre court à large fourreau battant
-ses jambes trapues et cagneuses, préside avec
-des jurons à l’alignement des salaccos posés
-à plat sur les chignons huilés et des pieds nus
-aux orteils écartés. Comme presque tous les
-Corses, il juge qu’un peu de l’âme du grand
-empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière
-le dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit
-entre les rangs, vérifie l’astiquage irréprochable
-des boutons de cuivre, des plaques de
-ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la
-courbe de ses moustaches.</p>
-
-<p>A son passage, les petits guerriers bronzés
-se raidissent, frémissants, et plus d’un, qui
-travailla de son mieux pour satisfaire le tyran
-et qui se vit cependant octroyer « quatre jours »,
-appelle de tous ses vœux mélancoliques l’Aïeul
-à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus
-toujours souriants, la moustache blonde et
-fine, retroussée joliment, du justicier.</p>
-
-<p>C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro
-s’étant arrêté devant le misérable. De son cœur
-tressaillant s’élève comme une prière muette
-vers cet être inconnu et bon, de qui viendront
-peut-être, un jour, toute justice et toute pitié. Car
-Hiên n’est pas heureux. Les coups et les injures
-ont plu sur ses épaules maigres et il désespère.</p>
-
-<p>Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue :</p>
-
-<p>— Alors le métier n’entre pas ?</p>
-
-<p>Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en
-heure, au contraire, Hiên le Maboul devient
-plus abruti et plus fou, plus « maboul ».</p>
-
-<p>La voix aigre de l’adjudant le paralyse : le
-mousqueton s’échappe de ses doigts frissonnants
-et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille.</p>
-
-<p>Les quatre sections sont figées. La main poilue
-aux ongles noirs saisit l’oreille du maladroit
-et la secoue furieusement ; et voici que s’écroule,
-à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon
-se déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur…
-La colère de Pietro déborde en jurons
-redoublés ; comme sa science de la langue annamite
-se borne aux termes les plus grossiers, il
-les jette à la tête de l’imbécile. Celui-ci a croisé
-ses bras devant sa figure, dans l’attitude de
-la supplication ; avec des gestes cassés et saccadés
-de polichinelle, il rajuste l’équipement
-en désarroi, ramasse le mousqueton poudreux.</p>
-
-<p>La compagnie s’en va, au chant morne des
-clairons : il suit la compagnie, sautillant sans
-succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la
-détresse de Hiên, le petit fourrier français qui
-marche à côté de lui l’encourage et le conseille :
-Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ
-debout près de la porte et riant de toutes ses
-dents brunies par le bétel. Il ne voit et n’entend
-plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans
-son cerveau d’enfant sauvage.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>La place du Marché, où pivotent les sections,
-s’emplit de lumière dorée ; le soleil levant
-allume de petites flammes éblouissantes aux
-pignons historiés des boutiques chinoises, aux
-dorures des pancartes laquées qui se balancent
-le long des éventaires ; il avive le rouge cru des
-fleurs des faux-cotonniers, le plumage sombre
-des merles-mandarins qui se chamaillent sur
-les branches sans feuilles et chargées de pétales
-sanglants.</p>
-
-<p>Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos
-miroitants. Dans la chaleur naissante,
-les quatre sections manœuvrent avec des commandements
-brefs de gradés, des chocs de
-crosses contre les trottoirs, des piétinements
-dans le sable mou. Sous un flamboyant,
-Hiên le Maboul, les yeux hors de la tête, les
-veines du cou gonflées et pourpres, sue à grosses
-gouttes et, pour la millième fois, essaye de
-déchiffrer les mystères de la mise en joue. Pour
-la millième fois, le sergent Cang lui a tenu de
-longs discours inintelligibles, lui a « montré le
-mouvement » ; mais les minutes passent et les
-progrès sont nuls. En vain a-t-on donné au
-retardataire un instructeur spécial ; en vain le
-sergent Cang, tour à tour exaspéré et insinuant,
-menace-t-il la recrue du poing fermé ou l’exhorte-t-il
-éloquemment. Hiên fait de son mieux,
-mais en vain ; ses pesantes mains de bûcheron
-accoutumé au « coupe-coupe » se crispent sur
-le fût de bois ; ses membres engourdis refusent
-de se plier aux mouvements compliqués qu’on
-leur demande.</p>
-
-<p>Les objurgations violentes, les explications
-ne font qu’empirer le désarroi de son cerveau.
-Il comprend de moins en moins, et, découragé,
-stupide, n’écoute même plus les harangues du
-sergent.</p>
-
-<p>Les rires des marmots annamites accroupis
-en cercle autour de lui ne cessent de tinter, car
-de son crâne impuissant roulent sans interruption
-de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste
-accablé et mécanique. Il songe que, tout à
-l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de
-français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la
-théorie, puis encore l’exercice.</p>
-
-<p>A quoi bon ? à quoi bon ?… N’est-il pas
-évident dès maintenant qu’il sera tout à fait
-impossible de faire de lui un tirailleur ? Puisque
-son cerveau est trop lent, ses membres
-inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter ainsi ?
-Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous
-bruissants !… Puisqu’on ne le renvoie pas,
-Hiên rêve de déserter.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le soir est venu. Le clairon a sonné la
-berloque. Hiên le Maboul s’est débarrassé de
-son harnois de guerre et maintenant, installé
-sur une natte devant la case du sergent
-Cang, il attend l’heure de la soupe et se remémore
-les divers incidents qui marquèrent cette
-journée.</p>
-
-<p>Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier
-et à ceux de demain. Hiên a beaucoup appris et
-n’a rien retenu. En revanche, les imprécations de
-Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue
-gauche, encore rouge, se souvient du soufflet
-qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant.
-Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement
-triste !</p>
-
-<p>Hiên a envie de pleurer : pour tromper sa
-peine, il examine sa prison. Entre la montagne
-et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune,
-cases de sergents européens, enveloppées de feuillage
-fleuri, cases de tirailleurs, écuries, infirmerie.
-Plus près, le camp des tirailleurs mariés, longues
-cabanes de torchis divisées en compartiments
-de quatre mètres carrés. Puis la route bordée
-de frangipaniers qui s’en va vers le Phare,
-parmi les massifs de bambous et les rochers
-moussus où bouillonne l’écume.</p>
-
-<p>Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes
-vertes dressées de chaque côté de la
-baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique.
-Il méprise cette mer cuivrée par le
-soleil couchant, parce que ce n’est pas sa mer ;
-il méprise ces sampans qui replient leurs voiles
-couleur d’ocre, parce qu’ils ne sont pas les sampans
-de Phuôc-Tinh ; il méprise ces frangipaniers,
-ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne
-sont pas ses arbres. Affalé sur sa natte, il
-rumine des pensers amers.</p>
-
-<p>— Écarte-toi donc, grand bêta !</p>
-
-<p>La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur.
-La fillette dispose sur la natte des tasses de riz,
-des soucoupes de crevettes, des bols de saumure
-où baignent des piments rouges ; auprès de
-chaque soucoupe, elle range des baguettes de
-bois noir.</p>
-
-<p>Voici l’heure du « repas des fauves », suivant
-le mot de Pietro : devant chaque maisonnette
-de tirailleur marié, les femmes couvrent
-de nattes la terre battue, et leurs pensionnaires,
-les tirailleurs célibataires, « les fauves » prendront
-place autour de ces nattes pour le repas
-du soir.</p>
-
-<p>La femme du sergent Cang nourrit ainsi,
-outre Hiên, cinq petits guerriers. Les voici
-qui viennent, riant et se bousculant ; on s’accroupit
-en cercle autour des soucoupes et celles-ci
-résonnent des chocs précipités des baguettes.</p>
-
-<p>Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement
-par son voisin, s’étale à la renverse
-dans la poussière ; il se relève, furieux, le dos
-rouge et la figure barbouillée de sauce brune.
-Il veut parler, mais l’énorme bouchée de riz
-qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle
-et étouffe ses cris de colère.</p>
-
-<p>Le vieux Cang, impassible, lisse de la main
-droite sa barbiche grisonnante et rien n’apparaît
-sur sa face tannée ; mais la figure ridée de
-Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie
-et Maÿ rit d’un rire aigu. Les cinq loustics se
-frappent les cuisses et se prodiguent des bourrades
-amicales, marques de grande jubilation.
-Des nattes voisines, les brocards cinglent comme
-la grêle.</p>
-
-<p>— Comment as-tu fait pour te remettre sur
-tes pattes, tortue famélique ?</p>
-
-<p>— Frise donc tes moustaches de <i>nuoc-mâm</i><a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Sauce épicée, très employée dans la cuisine
-annamite.</p>
-</div>
-<p>— Regardez ce caïman de Baria ! Il a encore
-de la boue de palétuvier sur le menton !</p>
-
-<p>La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de
-rage, Hiên le Maboul résout de faire un éclat :
-car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ,
-et il ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ.</p>
-
-<p>— C’est toi qui m’as heurté ? demande-t-il
-d’une voix éraillée par la fureur.</p>
-
-<p>— Mais non ! mais non ! C’est un <i>ma-couï</i><a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Diable.</p>
-</div>
-<p>— C’est toi !</p>
-
-<p>Les bras maigres brandissent au-dessus de la
-chevelure embroussaillée des poings menaçants
-et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus ; Cang
-cesse de caresser sa barbiche. Mais la voix
-fraîche et paisible de Maÿ rétablit soudain
-l’ordre :</p>
-
-<p>— Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi
-tranquille !</p>
-
-<p>Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline
-devant la volonté de cette fillette qui le domine ; il
-rit d’un large rire imbécile, espérant se concilier
-ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité ;
-il rit et essuie à la doublure de son veston
-kaki ses moustaches de sauce.</p>
-
-<p>— Ha ! ha ! ha ! raillent les soldats en chignon.</p>
-
-<p>Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu
-se départir de sa placidité coutumière. Mais
-aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ ?
-En dépit du sourire naïf qui découvre ses canines
-de loup, il sent gronder encore en lui sa rancune :
-Maÿ s’est moquée de lui ; elle se moque encore
-de lui, de toutes ses lèvres pincées, de toutes
-ses paupières abaissées sur ses yeux ironiques.
-Et puis son veston est taché de <i>nuoc-mâm</i> et
-de terre rouge mêlée de crachats.</p>
-
-<p>Heureusement, voici que circulent les cigarettes
-et les chiques de bétel. Hiên badigeonne
-délicatement de chaux rose une feuille humide,
-il enroule cette feuille autour d’un morceau de
-noix d’arec et mâche silencieusement ; de temps
-à autre, il se détourne et crache de la salive
-rouge… Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes
-ne chassent ses mauvaises pensées ;
-il est mécontent d’autrui et mécontent de
-lui-même, qui sottement s’inquiète de complaire
-à une quelconque pécore. Cependant il
-jette à la dérobée vers le petit visage immobile
-et indéchiffrable des regards implorants de chien
-battu.</p>
-
-<p>La nuit est venue tout à fait : sur la route
-du Phare se poursuivent, avec des sonnailles de
-grelots, les lanternes des victorias qui ramènent
-de la promenade quotidienne les élégants du
-Cap.</p>
-
-<p>Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste
-gratte avec une baguette de rotin l’unique corde
-d’acier d’un luth en forme de petit cercueil :
-un autre promène des ongles démesurés sur les
-treize fils de cuivre d’une cithare demi-cylindrique ;
-un autre tire d’une flûte de bambou à
-six trous des sons langoureux ; un autre racle
-avec l’archet d’ébène les deux boyaux d’un violon
-qui ressemble étonnamment à une énorme
-pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur
-revient l’honneur moindre de scander sur
-le tam-tam et sur le gong le rythme de la
-mélodie.</p>
-
-<p>Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à
-l’heure précipita l’« individu idiot » dans la
-poussière, s’attribue le rôle principal : il chante
-une mélopée interminable, tantôt hurlée à plein
-gosier, tantôt susurrée comme un soupir. Ne
-s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler
-vers Maÿ des œillades provocatrices et ne
-semble-t-il pas que la fillette les accueille d’un
-sourire encourageant ?</p>
-
-<p>Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique
-aggrave sa nostalgie. Ah ! oui, certes, il en a
-assez : sa mémoire se refuse obstinément à
-s’assimiler les théories des gradés ; ses membres
-demeurent malhabiles aux gestes du métier des
-armes ; ses instructeurs l’injurient ; l’adjudant
-le frappe ; Maÿ se moque de lui.</p>
-
-<p>Cette vie de tirailleur ne lui procure que des
-coups et des soucis : il en a assez ! A Phuôc-Tinh
-du moins il ne recevait que rarement des horions :
-les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût,
-et pas une ne pouvait se vanter d’exercer sur
-lui cette fascination bizarre qui le rend esclave du
-moindre regard de Maÿ.</p>
-
-<p>Oui ! oui ! il s’en ira ! Il retournera vers
-sa clairière, vers la paix sereine des après-midi
-ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute
-son âme de rustre appelle la liberté et crie vers
-la brousse.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos
-tourné à l’orchestre, il essuie avec ses énormes
-poings de grosses larmes qui roulent sur ses
-joues brunes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">III</h2>
-
-
-<p>Des jours ont coulé, puis des semaines, puis
-un mois tout entier : Hiên n’a pas déserté. Non
-que l’idée du devoir le retînt : il est trop simple
-pour que la notion du devoir ait pénétré son
-cerveau ; mais le sergent Cang, commentant à
-sa façon les articles du code militaire, a fait
-entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable
-série de supplices punirait les déserteurs.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets
-de fuite. Il continue à n’être pas heureux ; son
-mousqueton tremble dans ses mains comme aux
-premiers jours ; ses instructeurs ont épuisé leur
-patience et leurs jurons. Il continue à ne rien
-comprendre à la théorie qu’il écoute pourtant
-de toutes ses oreilles, le front moite de sueur
-et les yeux écarquillés. Pietro a pris en grippe
-cet idiot qui sautille derrière la compagnie sans
-même réussir à marcher au pas ; il éprouve une
-haine véritable contre ce malappris en qui son
-génie napoléonien n’a pu faire « entrer le métier ».</p>
-
-<p>Maÿ, la douce Maÿ le rudoie.</p>
-
-<p>Chose invraisemblable, il a encore maigri.
-Dans sa face osseuse, les yeux s’éclairent de
-reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort
-plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à
-son village et à sa forêt. Hiên le Maboul est
-en train de devenir fou.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Certain dimanche de septembre, Hiên, le
-cœur réchauffé par le gai soleil épanoui sur la
-baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il
-endossa le veston de toile blanche au petit col
-amidonné sur lequel des numéros étaient brodés
-au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans
-le pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen
-des jambières rouges et s’en fut, peu rassuré,
-vers la porte du camp.</p>
-
-<p>Le caporal de garde l’inspecta d’un coup
-d’œil, tira sur les pans du veston, remit d’aplomb
-le salacco branlant et, content de son
-œuvre, tourna les talons.</p>
-
-<p>Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant
-la plage demi-circulaire, conduisait du camp à la
-ville.</p>
-
-<p>Journée splendide ! Derrière la grille de la
-Poste, les bougainvillias penchaient vers la
-route écarlate des grappes de clochettes mauves.
-Des pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau
-bleue dorée de lumière, sifflotaient, l’épervier
-au poing, la hotte sur le dos ; des poissons
-volants s’enlevaient par essaims de flèches
-étincelantes et plongeaient. Des moineaux
-piaillaient dans une touffe d’hibiscus ; des fillettes
-toutes nues et bronzées ramassaient des
-fleurs de frangipanier et soufflaient sur les pétales
-nacrés pour faire envoler le pollen couleur d’or ;
-des lézards gris tachetés de pourpre erraient
-sur le sable tiède. Au-dessus des massifs de
-bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée
-où le soleil allumait des flammes.</p>
-
-<p>Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux
-Chinois dodus, la tresse enroulée au-dessus du
-front rasé, jouaient de la clarinette ; ils semblaient
-prendre un plaisir prodigieux à leur
-musique nasillarde et se dandinaient, l’air
-satisfait.</p>
-
-<p>A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre
-leurs dents l’embouchure de bois et vociférèrent
-contre l’innocent promeneur les classiques insultes
-annamites :</p>
-
-<p>— Passe ton chemin, grande haridelle !</p>
-
-<p>— A-t-on jamais vu pareil canard étique !</p>
-
-<p>La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux
-insulteurs, mais son esprit peu inventif refusa
-d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par
-fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse
-et les quolibets de pleuvoir :</p>
-
-<p>— Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille
-surmontée d’une tête.</p>
-
-<p>— De quoi es-tu pleine, vessie de porc ?</p>
-
-<p>— Pour quand l’accouchement, panse de vache ?</p>
-
-<p>Et autres injures de goût plus haut.</p>
-
-<p>Les deux Chinois, héroïques comme tous les
-gens de leur race, se regardèrent d’un œil
-inquiet, flairant quelque méchante histoire et,
-emportant leurs clarinettes, disparurent dans
-les profondeurs de la boutique.</p>
-
-<p>Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par
-une nouvelle bordée de mots malsonnants, les
-vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la
-petite place qui s’élargissait au bout de la rue :
-Hiên le Maboul, intrigué, se lança derrière eux,
-pareil dans sa course à quelque araignée gigantesque.</p>
-
-<p>Au pied de la stèle de granit rose qui ornait
-le milieu de la place, une trentaine de salaccos
-faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à cheveux
-blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait
-sur le trottoir son mousqueton, sa couverture
-grise roulée en forme de boudin, sa musette
-rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin
-une sorte de planchette carrée, vêtue d’une toile
-cirée noire et munie d’un trépied en bois verni.</p>
-
-<p>Parmi les rires, les exclamations, on distinguait
-sa petite voix aigre et enrouée de vieillard,
-proférant des jurons.</p>
-
-<p>— Qui est-ce ? questionna Hiên.</p>
-
-<p>— C’est Bèp-Thoï, parbleu ! dit quelqu’un.</p>
-
-<p>De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs
-accouraient, trottant comme des poulains
-et riant et criant à tue-tête :</p>
-
-<p>— Bonjour, Bèp-Thoï !… Bonjour, Bèp-Thoï !</p>
-
-<p>Bèp-Thoï grommelait :</p>
-
-<p>— Bonjour ! bonjour ! Ne vous jetez pas
-tous à la fois sur moi, tas d’imbéciles ! Vous
-allez casser ma planchette !… En arrière, fils de
-courtisanes, en arrière !</p>
-
-<p>— Bèp-Thoï ! Bèp-Thoï ! clama la foule des
-salaccos.</p>
-
-<p>— Eh bien, quoi ? Me voilà, je suppose !…
-Attention à la planchette.</p>
-
-<p>— Bèp-Thoï ! où est l’Aïeul ?</p>
-
-<p>— Il arrivera ce soir.</p>
-
-<p>— Ah ! ah !</p>
-
-<p>Les petits guerriers délirèrent :</p>
-
-<p>— As-tu entendu, Phuc ?</p>
-
-<p>— J’ai entendu, frère aîné.</p>
-
-<p>— L’Aïeul va venir !… l’Aïeul va venir !…</p>
-
-<p>« L’Aïeul va venir !… » Le cœur de Hiên
-le Maboul bondit dans sa poitrine maigre ; le
-soleil lui parut soudain éblouissant et l’air
-lumineux ; la brise lui sembla rire dans les
-bambous.</p>
-
-<p>Le vieux soldat essuya de sa manche la
-sueur qui perlait sur tout son visage ridé ; il
-ramassa le bidon rouillé, but une lampée et,
-réconforté, recommença de grogner :</p>
-
-<p>— On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul
-et moi !… et du travail !… Nous avons noirci
-au moins trente feuilles que j’ai là, sous cette
-toile cirée… Et quel pays ! Des dunes hérissées
-d’une brousse aussi emmêlée que la tignasse
-de ce grand escogriffe qui me regarde avec des
-yeux de buse… N’approche pas de la planchette,
-individu idiot !… Je taille dans la brousse avec
-mon coupe-coupe ; l’Aïeul examine une machine
-en cuivre, écrit des signes sur son papier,
-et on s’en va… Encore une dune, et l’on s’arrête
-encore… Si vous me bousculez, troupeau
-d’oies, je plie bagage… De mon temps, les jeunes
-tirailleurs étaient plus respectueux de leurs
-anciens, surtout quand ces anciens avaient vingt-deux
-ans de service et portaient le galon de
-1<sup>re</sup> classe. Où vous a-t-on recrutés ?… Après
-les dunes, les palétuviers. On enfonce dans la
-vase ; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul… On couche
-dans la forêt sur les feuilles ; l’Aïeul a la
-fièvre ; je lui donne de la quinine, et le voilà
-gaillard… Sale pays, sales habitants ; des Moï,
-des singes habillés d’une ficelle où pend un
-petit rideau, et qui ne savent même pas l’annamite…
-Palabres solennels dans les villages :
-nous causons par signes, et, au bout de huit
-jours, nous voilà bons amis, parce que l’Aïeul
-a ressuscité une vieille édentée qui crevait
-dans une cabane… On nous donne de belles
-fêtes : les sauvages exécutent des danses grotesques
-en trépignant en rond et en jonglant
-avec des sagaies. La carte terminée, il faut se
-séparer et voilà les Moï qui geignent et se badigeonnent
-le museau de boue. Ces imbéciles voudraient
-garder l’Aïeul dans leurs villages…
-Enfin on se quitte avec des sanglots, et me
-voilà !… L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une
-charrette à bœufs. Il n’arrivera pas avant le
-coucher du soleil… Je ne vous conseille pas de
-venir l’ennuyer ce soir : le premier que je prends
-à rôder sous la véranda, je lui casse les reins !</p>
-
-<p>— Ha ! ha ! ha !</p>
-
-<p>— Allons ! qui veut m’aider à trimbaler
-chez l’Aïeul tout cet attirail ?… La route a été
-dure ; mes vieilles jambes sont lasses et auront
-bien assez de me porter.</p>
-
-<p>— Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï !</p>
-
-<p>L’un se chargea de la musette, un autre du
-mousqueton, un autre de la couverture ; un
-autre s’attribua la précieuse planchette, et le
-cortège se mit en marche avec des éclats de
-rire, sous l’œil inquiet du petit vieux qui redoutait
-pour ses bagages la fougue des coolies improvisés
-et trottinait en grommelant. De temps
-à autre, il tâtait son flanc gauche pour constater
-la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait
-voulu confier à personne… Hiên le Maboul les
-suivait de loin, le cœur en fête.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de
-joie autour des nattes ; les flûtes sifflèrent gaillardement ;
-Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut
-pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci
-ne toucha pas aux soucoupes de poisson séché
-ni aux bols de riz : l’allégresse lui serrait la gorge
-et lui pesait sur la poitrine ; il étouffait.</p>
-
-<p>La nuit venue, il se sauva vers le village et
-se faufila à travers les cactus et les ricins jusqu’à
-la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se hissa
-jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la
-véranda.</p>
-
-<p>Les persiennes étaient à demi closes : il entrevit
-des lanternes chinoises balançant leurs
-ventres massifs au-dessus des portes, des
-étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes
-de bambou noir au-dessus de bouddhas
-dorés ; des génies se tordaient sur des panneaux
-de soie jaune.</p>
-
-<p>S’étant risqué à se pencher davantage sur la
-balustrade, il aperçut l’Aïeul. Accoudé à son
-bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa
-pipe ; une petite lampe de cuivre rouge illuminait
-le bas de son visage, dont le haut restait
-dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que
-Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées
-qu’avaient célébrées ses anciens et que
-dorait la lampe.</p>
-
-<p>Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage.
-Une main sèche et osseuse pinça rudement son
-oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï
-dévida une litanie d’injures :</p>
-
-<p>— Fils de chienne, petit-fils de chienne, te
-l’avais-je dit de ne point venir rôder autour de
-notre maison ?… Es-tu sourd ou bien as-tu
-voulu te moquer de la parole d’un vieillard ?
-Ou bien ta mère, la fille publique, oublia-t-elle
-de te fabriquer des oreilles ?… Et cependant
-qu’ai-je là dans la main ?… Réponds, fils d’adultère,
-est-ce une oreille ou un morceau de
-couenne ?… Allons, va-t’en !</p>
-
-<p>Hiên fut précipité dans les cactus et s’en
-alla, se frottant l’oreille.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La dernière note de l’extinction des feux
-mourait ; des rires étouffés montaient du lit de
-planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés
-sous leurs couvertures.</p>
-
-<p>Hiên causait à voix basse avec son voisin :</p>
-
-<p>— J’ai vu l’Aïeul ! disait-il.</p>
-
-<p>— Et Bèp-Thoï ? demanda l’autre, as-tu vu
-aussi Bèp-Thoï ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IV</h2>
-
-
-<p>A la base d’un mamelon couronné de cycas,
-les marqueurs achevaient de placer les cibles,
-vastes panneaux blancs barrés de croix noires.
-Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait
-de tous ses galets balayés par l’écume.</p>
-
-<p>Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent
-dans leur tranchée ; à un second appel,
-des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent,
-faisant connaître ainsi que le tir pouvait
-commencer.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal,
-le mousqueton au poing, le front inondé de
-sueur froide. Que voulait-on encore de lui ?
-A quel supplice nouveau le traînait-on ? Le caporal
-lui brailla des mots qu’il perçut vaguement :
-il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit
-prendre la position du tireur ; ses doigts fiévreux
-fouillèrent dans la cartouchière, glissèrent
-une cartouche dans la chambre du mousqueton.</p>
-
-<p>Un frisson lui parcourut tout le corps : qu’allait-il
-devenir ? Il distingua, dans un nuage, les
-cibles, la plaine de sable jaune, le guidon
-bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du
-caporal pesa sur son index.</p>
-
-<p>Une détonation terrible claquait dans son
-tympan ; la crosse de bois sursautait et appliquait
-sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable
-soufflet… Était-ce la mort ?… Il s’écroula,
-son salacco pendant sur ses épaules, son turban
-déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais
-roula dans les herbes. La balle s’envola en
-sifflant au-dessus de la forêt.</p>
-
-<p>Pietro accourait, la trique droite ; les files de
-tirailleurs qui attendaient, l’arme au pied,
-frémirent :</p>
-
-<p>— Relève-le, caporal, relève cet animal !…
-C’est moi qui vais le faire tirer, cette fois… et
-nous allons voir…</p>
-
-<p>— Laissez-le tranquille, prononça une voix
-calme. Vous voyez bien qu’il est fou de peur…
-C’est toute une instruction à refaire. Il tirera
-un autre jour.</p>
-
-<p>Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement
-sur son petit cheval noir, Annibal, à l’infortuné
-adjudant, qui se figea dans l’attitude du « garde
-à vous ». Les éclairs qui flambaient dans les
-prunelles du tyran s’éteignirent comme par
-enchantement ; ses lèvres crispées pour l’injure
-essayèrent d’esquisser une grimace aimable.</p>
-
-<p>Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement
-de cette embellie foudroyante ; leurs
-paupières bridées se plissèrent de contentement
-et le sourire de toutes leurs dents laquées
-salua le nouveau venu… Ah ! crier vers lui leur
-allégresse, leur affection, leur dévouement !…
-Mais on ne parle pas sous les armes.</p>
-
-<p>Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata
-joyeusement et les balles allèrent porter la
-nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions
-rouges qui se dandinaient devant les panneaux.</p>
-
-<p>Les yeux bleus et les moustaches retroussées
-rendirent aux dents laquées leur sourire
-de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du
-matin transparent, réjoui de la brise fraîche
-qui lui crachait aux naseaux du sable salé,
-pointait et ruait, secouant comme une chevelure
-son toupet ébouriffé, accrochant aux chardons
-les crins de sa queue en panache.</p>
-
-<p>Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore
-et poudreux, ramassait sa coiffure et son
-mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait,
-et une tendresse débordante envahit
-tout le pauvre être pour cet homme galonné
-d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole :
-les sourcils épais, le nez quelque peu busqué
-au-dessus des moustaches blondes lui parurent
-menaçants, mais les yeux clairs et la bouche
-riaient, et il fut rassuré. Attentif, il dénombra
-les boutons dorés et mats où étincelait une
-ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui
-tranchaient sur les manches kaki, s’émerveilla
-des bottes vernies et des éperons de bronze.</p>
-
-<p>L’Aïeul était un dieu !… Oui ! il s’agenouillerait
-à ses pieds et lui raconterait tout avec des
-larmes : la nostalgie de la forêt amie, le métier
-qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ
-cruelle et railleuse !</p>
-
-<p>Il cria d’une voix rauque :</p>
-
-<p>— Vénérable Aïeul à deux galons ! vénérable
-Aïeul !</p>
-
-<p>— Plus tard !… tu me parleras plus tard !…</p>
-
-<p>— Je veux !… Je veux !…</p>
-
-<p>Les mots préparés s’étaient évanouis : épouvanté
-du son baroque de sa voix, le suppliant
-avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il
-demeura bouche bée, roulant des yeux blancs.
-Des ricanements étouffés gloussèrent.</p>
-
-<p>L’important Pietro expliquait :</p>
-
-<p>— Mon lieutenant, c’est un fou ! Il n’y a rien
-à en obtenir.</p>
-
-<p>— C’est bien ! Je causerai avec lui tout à
-l’heure.</p>
-
-<p>Le tir était achevé ; les marqueurs surgirent
-de leur trou et, apercevant de loin la robe
-sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes
-pâles, accoururent en brandissant leurs
-fanions et leurs perches et en poussant de
-grands cris. La compagnie aligna ses deux
-rangs de salaccos devant la dune, et l’Aïeul
-passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour
-refaire connaissance avec ses tirailleurs :</p>
-
-<p>— Bonjour, sergent Cang !</p>
-
-<p>— Bonjour, mon lieutenant !</p>
-
-<p>— Tu n’as pas encore marié Maÿ ?</p>
-
-<p>— Pas encore, mon lieutenant !</p>
-
-<p>— Marie-la, marie-la !… Bonjour Méan !
-Est-ce qu’on joue toujours au bacouan ?… Et
-toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec
-la salle de police ?… Quan, mon ami, il faudra
-diminuer ta portion de riz : tu deviens rond
-comme une courge… Ah ! voilà les recrues !
-Piteuse mine, les recrues, et l’air de s’ennuyer !…
-Il ne faut pas avoir l’air malheureux, frères
-cadets ! Levez le nez et riez !</p>
-
-<p>Jamais paroles semblables n’avaient été adressées
-aux « hommes de recrue ». Certes leurs
-instructeurs indigènes n’étaient point des
-hommes méchants ; les sergents européens
-avaient bon cœur aussi, malgré leurs grosses
-voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant
-Pietro faisait planer la terreur, et, depuis
-un mois qu’ils subissaient ce régime, les recrues
-ne pouvaient guère se représenter le métier
-de tirailleurs autrement que sous l’aspect d’un
-rude esclavage. Et voici qu’on leur disait d’être
-gais !</p>
-
-<p>Devant le centre de la ligne, Annibal encensait
-et piaffait. L’Aïeul parla :</p>
-
-<p>— Les recrues ont l’air abruti ; les anciens
-ont l’air dégoûté. Je n’aperçois que des gens
-courbés et qui me regardent avec des yeux de
-chiens battus. Je veux des regards droits et
-confiants et gais… Il y en a parmi vous qui
-regrettent leur rizière, d’autres leur sampan,
-d’autres leurs marais de palétuviers ; ils les
-reverront. Deux ans sont vite passés !… Le
-vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans
-paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il
-n’y aura pour lui ni salle de police ni prison.
-Pourquoi serait-il triste ? L’exercice est court,
-le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le
-soleil est radieux : rions et chantons !… C’est
-compris, petits frères !</p>
-
-<p>— Compris, Aïeul à deux galons ! cria toute
-la ligne enthousiasmée.</p>
-
-<p>On se mit en marche. La fumée bleue des
-cigarettes voltigeait au-dessus des mousquetons ;
-la joie flottait sur la colonne.</p>
-
-<p>Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche
-et, tourné vers le caporal-fourrier qui cheminait
-à son côté, derrière la première section,
-résuma la situation en ces termes mémorables :</p>
-
-<p>— Mon vieux ! si Pietro ne nous fiche pas la
-paix à tous désormais, c’est qu’il manquera
-bougrement de flair !</p>
-
-<p>L’autre lui répondit simplement :</p>
-
-<p>— Tu parles !</p>
-
-<p>Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain
-militaire cher à son cœur de « marsouin » :</p>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse">La cantinière a des bas blancs (<i>bis</i>)</div>
-<div class="verse">Qui lui vienn’ de nos adjudants (<i>bis</i>).</div>
-<div class="verse">Nos adjudants sont militaires ;</div>
-<div class="verse">Ils…</div>
-</div>
-
-<p>Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur
-course vers les haies d’aloès ; un pigeon vert
-s’enleva avec fracas.</p>
-
-<p>Un loustic imitait le grognement du porc ;
-un autre souffla dans ses mains et reproduisit
-le roucoulement de la tourterelle ; son voisin
-fredonnait une mélopée guillerette ; tel farceur,
-pour le plus grand effroi des gamins tout nus
-juchés sur des talus, rugit à la manière du tigre
-en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné
-par la jubilation générale, oublia ses terreurs et
-gambada gauchement. Seul Pietro demeurait
-sombre : il ruminait les paroles du lieutenant
-et prévoyait qu’une ère nouvelle allait commencer.</p>
-
-<p>On arrivait au village : des commandements
-coururent ; les chants cessèrent, les cigarettes
-furent remisées précipitamment au-dessus des
-oreilles ; les talons nus frappèrent en cadence
-le sol écarlate, les courtes baïonnettes scintillèrent
-au bout des mousquetons, et les deux
-clairons, les joues gonflées et le salacco de travers,
-beuglèrent dans leurs cuivres l’allégresse
-de la compagnie. Derrière eux, le facétieux Annibal,
-émoustillé par les notes pimpantes et glorieux
-de sa bride de cuir fauve et de son mors
-d’acier nickelé, trépigna.</p>
-
-<p>Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le
-terre-plein de brique qui décorait l’entrée de
-sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque
-à globule à la main et sa tresse déroulée sur
-l’épaule. Des garçonnets à la tête rasée, plantée
-en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent
-devant les clairons. Les cases de paillotte
-ouvrirent en hâte leurs volets de bambou.</p>
-
-<p>— Voici l’Aïeul ! crièrent les fillettes qui
-jouaient aux osselets sur le bord du chemin.</p>
-
-<p>— Voici l’Aïeul ! répétèrent les sampaniers
-qui raccommodaient leurs filets le long des haies
-d’hibiscus.</p>
-
-<p>— Voici l’Aïeul !</p>
-
-<p>Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux
-voir, se groupèrent autour de la fontaine, leurs
-paniers de poisson séché sur la hanche.</p>
-
-<p>Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes,
-où piaillaient les moineaux, Maÿ s’arrêta, son
-mouchoir de soie rose noué sous le menton
-et ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur
-la bouche d’Annibal ; il vit les chevilles brunes
-veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant
-et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs
-mates, la tunique de crépon mauve attachée
-sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue
-à peine par les seins naissants ; il vit le visage
-allongé et doré, teinté de rose aux pommettes,
-les lèvres saignantes de bétel et souriant
-imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes
-relevées, les paupières bombées abaissant sur les
-yeux noirs et insondables leurs cils démesurés.</p>
-
-<p>Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et
-rusée, en âge déjà de ronger les cœurs des mâles
-et de vider leurs cerveaux.</p>
-
-<p>Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons.
-Maint salacco se retourna furtivement
-vers la fillette. Mais le dur visage avait repris
-son air d’indifférence et de cruauté ; lorsque à
-son tour défila devant le trottoir Hiên le Maboul,
-rayonnant d’une joie inaccoutumée, Maÿ
-eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout
-l’entrain du naïf amoureux s’évapora.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Au tir succède la corvée. Les tirailleurs
-ont démonté leurs mousquetons, frotté, graissé
-chaque pièce d’acier poli, ont promené une
-série de chiffons et d’écouvillons dans le canon
-aux rayures éblouissantes, et l’arme remontée,
-coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de
-graisse opaque, est allée dormir sur son râtelier
-de bois goudronné.</p>
-
-<p>On procède à la toilette du camp. Des charpentiers
-improvisés rafistolent des brouettes
-boiteuses, rabotent, scient, plantent des clous ;
-des tonneliers refont une jeunesse aux bailles
-d’incendie dont les ceintures de fer ont craqué
-sous l’effort de l’âge et de la rouille ; des forgerons
-cognent d’un marteau novice, mais convaincu,
-un essieu de fourragère ; des vanniers
-tressent des stores de bambou derrière quoi ces
-messieurs de la « chambre de détail » abriteront
-du soleil leurs écritures de l’après-midi.
-Le menu fretin, la foule ignorante, armée de
-balais de bruyère et de coupe-coupe, erre dans
-la cour sablée, en quête d’herbes à sarcler, de
-feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées
-à trancher en deux d’un coup de pioche.</p>
-
-<p>Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles
-caisses à pétrole, en fer-blanc, aux deux extrémités
-d’un bambou robuste et choisi après mûr
-examen ; il s’en va chercher de l’eau à la plage,
-le bambou sur l’épaule, les deux caisses brimballant
-de droite et de gauche avec un effroyable
-bruit de ferraille.</p>
-
-<p>L’écume pétillante argente le sable humide ;
-entre les roches noires où bâillent les huîtres,
-des crabes fuient obliquement ; de minuscules
-ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots
-des pilotes heurtent leurs coques blanches contre
-les madriers de l’appontement ; des escouades
-de poissons dorés filent dans l’eau translucide
-avec de brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon
-soleil lui réchauffer le dos, rit béatement à l’eau
-d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes
-paumes.</p>
-
-<p>L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras,
-la cigarette aux lèvres.</p>
-
-<p>— Comment t’appelles-tu ? interroge-t-il.</p>
-
-<p>— Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul.</p>
-
-<p>— Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère ?</p>
-
-<p>Pourquoi ? Pourquoi ?… Hier encore, au
-lieu de répondre, le doux innocent eût rattaché
-avec des doigts frissonnants son turban toujours
-prêt à choir, et ri d’un large rire bête ; mais
-aujourd’hui il fait clair dans son esprit, les mots
-viennent tout seuls à ses lèvres ; il répond, abasourdi
-de son insolite facilité d’élocution :</p>
-
-<p>— Je suis content parce qu’il n’y a pas de
-théorie.</p>
-
-<p>— Comment ! médiocre tirailleur…</p>
-
-<p>— Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la
-corvée… Je suis fort, je remue aisément les
-plus considérables madriers, que les autres ne
-peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des
-charges d’eau que les autres se mettent à deux
-pour déplacer ; mais je suis bête et la théorie
-me donne mal au front.</p>
-
-<p>Il est lancé ; les yeux bleus l’encouragent :
-il dira tout. Il joint les mains sur sa poitrine
-qui palpite :</p>
-
-<p>— Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller ;
-je ne ferai jamais un bon tirailleur.</p>
-
-<p>— Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur
-comme les autres, petit frère ?</p>
-
-<p>— Ma tête est faible… Le sergent Cang parle,
-parle, et les mots se mêlent dans ma pauvre
-tête et je ne comprends plus rien et je sue en
-vain.</p>
-
-<p>— Oui ! oui !… tu as l’entendement pénible
-et les théories te fatiguent ; mais l’exercice
-doit te plaire : tu es robuste.</p>
-
-<p>Certes il est robuste ! Sous le pantalon retroussé,
-les muscles saillent ; les bras maigres
-sont noueux comme des racines de manioc.</p>
-
-<p>— Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je
-suis fort ; mais mes membres sont lourds et
-gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à
-galon d’argent.</p>
-
-<p>Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime
-la poitrine depuis des semaines ; il dit la frayeur
-abominable qui fait trembler toute sa pitoyable
-carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil
-sinistre et la trique derrière le dos ; il dit les
-coups reçus, et l’Aïeul, qui devine que cette
-âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation
-de ce martyre insoupçonné.</p>
-
-<p>— Je suis malheureux, poursuit le lamentable
-Hiên, et je voudrais m’en aller vers ma
-forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée
-pendant des jours.</p>
-
-<p>L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du
-suppliant :</p>
-
-<p>— Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais
-de te rendre les théories faciles et agréables,
-de faire de toi un tirailleur habile à manier
-son mousqueton, si je t’affirmais que désormais
-personne ne te frappera et que tu seras tranquille,
-que ferais-tu, frère cadet ?</p>
-
-<p>— Je resterais, vénérable Aïeul !</p>
-
-<p>— Reste donc, et, si tu as jamais quelque
-peine, viens à moi comme un enfant à son père
-et je te guérirai.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul, à qui pour la première fois
-quelqu’un a parlé sans violence, pleure et rit
-à travers ses larmes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">V</h2>
-
-
-<p>Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour
-de papier où quelque amateur avait figuré
-à l’encre de Chine une charge de cavaliers tartares.
-L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé
-sur son fauteuil, envoya vers le plafond
-des cercles de fumée blanchâtre.</p>
-
-<p>Devant lui, sur le bureau de bois brun, un
-singe japonais taillé dans l’ivoire grimaçait
-abominablement, campé sur une pile de vieux
-journaux ; un coupe-papier d’argent où s’étalaient
-les quatre feuilles de trèfle symboliques,
-souvenir glissé sur le quai de la gare dans la
-poche du neveu partant, fraternisait, dans une
-coupe de métal embouti et doré, suprême épave
-d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée
-qu’un chef moï avait échangée contre une
-pipe de bruyère en signe de fraternité ; une
-armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs,
-submergeait le fond d’un plateau en bois de
-teck, masquant un surprenant paysage de nacre
-où des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres
-rabougris.</p>
-
-<p>Sur les étagères, des romans et des revues
-s’entassaient en piles fraternelles, Anatole France
-coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la main
-à Myriam Harry.</p>
-
-<p>Sur des écrans de plumes de marabout, des
-photographies parlaient des colonies jadis visitées
-et des camarades morts : celui-ci, ami d’enfance,
-foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement
-assassiné par des pagayeurs sur le
-Niger ; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr,
-fauché par le choléra ; tous des jeunes gens,
-presque des adolescents, souriants dans leurs
-dolmans pâles… Et l’Aïeul songea qu’à travers
-les siècles un peu de l’âme aventureuse des
-croisés était passé dans l’âme des « coloniaux ».
-Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant
-bien que la mort les guettait, glorieuse parfois,
-mais plus souvent hideuse et lamentable, la
-mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans
-l’humus des forêts, dans la boue des rizières,
-la mort sous la moustiquaire d’un lit d’hôpital ?
-Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux,
-suscité par des lectures d’autrefois, mirage
-de Pavillons-Noirs ou de marchands d’esclaves
-à occire, mirage de missionnaires martyrisés
-à venger, mirage de pays enchanteurs où,
-sous le soleil perpétuel et éblouissant, s’épanouit
-une végétation exubérante, mirage d’amours
-exotiques ? Ou plutôt ne furent-ils pas chassés
-de la mère-patrie par l’invincible écœurement
-de la vie moderne, plate et sans saveur, et que
-déshonorent la lâcheté pratique des bourgeois et
-l’incurable brutalité de la foule ?… Ils sont
-morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent
-leur rêve.</p>
-
-<p>Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï
-ricanaient douloureusement, des moustaches
-de crin plantées dans leurs lèvres de
-plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait
-dans la pénombre, rayonnant autour d’un
-petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre
-rouge.</p>
-
-<p>Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons
-de fer et leurs crosses, incrustées d’ornements
-de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau
-de soie où des artistes khmers avaient peint
-minutieusement une scène de chasse copiée dans
-la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture
-à demi relevée laissait entrevoir dans une autre
-chambre obscure le lit autour duquel s’agitait
-l’ombre falote de Bèp-Thoï : un brodeur de Bac-Ninh
-avait tracé sur le satin pourpre une touffe
-de bambous trempant leurs racines jaunes dans
-l’eau d’un marais que traversaient d’un vol foudroyant
-deux martins-pêcheurs.</p>
-
-<p>A chaque angle de la pièce, des bouddhas de
-bois laqué dormaient sur leurs stèles noires ; des
-cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de
-lances vertes et luisantes ; au-dessus de ces faces
-ironiques et sournoises flottaient les plis de
-soie d’étendards chinois à hampe de bambou.
-Contre les murs, des génies brodés sur la soie
-jaune enlaçaient leurs pattes de chimères et
-leurs corps de serpents, dardaient d’horribles
-yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux.
-Surplombant les portes, des lanternes de papier
-huilé et couleur d’or balançaient leurs ventres
-badigeonnés de caractères vermillon.</p>
-
-<p>Par delà les vérandas, la brousse sombre
-ondulait jusqu’à la route : un chien aboyait
-derrière quelque case indigène noyée sous les
-bananiers. Dans le ciel noir, où grouillait le
-troupeau des étoiles, la montagne du Phare
-profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait
-une étoile énorme et rouge.</p>
-
-<p>L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre
-et se réjouit silencieusement de la nuit profonde
-et parfumée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions
-rivales et qu’il juge pareillement vaines dans
-leur antagonisme avec la nature, ses croyances
-d’« ancien élève de nos maisons » se sont envolées.
-Des femmes l’ont aimé ; d’autres l’ont
-dédaigné ; toutes l’ont averti de l’âme féminine,
-instinctive et peu sûre : il estime avisés les
-Orientaux qui ont confiné leurs femelles dans
-le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer
-l’espèce.</p>
-
-<p>L’injustice triomphante et quotidienne l’a
-fixé sur l’agréable plaisanterie des hommes
-égaux et frères, et la formule : « L’homme est
-un loup pour l’homme », lui donne chaque
-jour la solution d’une foule de menus problèmes.
-Ainsi éclairé sur la férocité native de
-la race, il fait pourtant le bien, mais par répulsion
-naturelle pour le mal, qui est laid
-et sans grâce ; il fait le bien sans espérance.
-Il abhorre la violence, l’hypocrisie et le
-<i>bluff</i> ; ses sympathies vont aux humbles, aux
-simples qui, du moins, « ne savent pas ce qu’ils
-font ».</p>
-
-<p>Il fait son métier avec conscience et en souriant ;
-il l’aime, car le culte passionné de la
-Patrie a survécu en lui à la mort de ses illusions.
-Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs,
-que son rôle d’officier ait perdu de son prestige
-et de sa grandeur ; fils du peuple, il se glorifie
-d’instruire des enfants du peuple, soldats comme
-lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte
-une rapière. Il se moque des marchands de
-tirades périmées qui le représentent comme
-un « traîneur de sabre » ou un « bouilleur de
-nègres » ; mais il redoute aussi les braillards
-qui vont pleurant la déchéance de la « Grande
-Muette ».</p>
-
-<p>En somme, il est un peu enclin à l’ironie,
-très sceptique et ami des teintes douces. C’est
-un sage.</p>
-
-<p>Seule l’abominable pensée de la vieillesse
-trouble sa sérénité. S’en aller tout d’un coup,
-au grand soleil, le long d’un talus, le front brisé
-par une balle ou fendu par un coup de sabre,
-mourir enfin par surprise et violemment, comme
-le voudrait la loi de la nature, soit ! Mais assister
-continuellement au lent travail de la mort
-sur tout son corps, de la mort qui vient
-avec les rides, avec les sillons rougeâtres
-tracés dans la peau du visage, avec les cheveux
-qui grisonnent et qui tombent, avec les
-os qui se tordent et se déforment ! Tout jeune
-encore, cette idée le torture. Il a lu <i>Bel-Ami</i>,
-mais il ne le lira plus de peur de rencontrer les
-pages atroces où Maupassant a crié son effroi
-de la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi
-a-t-il perdu l’illusion divine de la foi, de la foi
-en la résurrection, en la vie éternelle, de la foi
-qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se
-sentir arraché de la vie ?…</p>
-
-<p>Car il est amoureux de la vie. Il la regarde
-avec des yeux épris et enchantés. La lumière,
-les sons, les couleurs ont un sens pour lui : ils
-sont une palpitation de la Nature, sa divinité,
-qui a occupé dans son cœur la place des dieux
-déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé
-son temps : elle a donné à son adorateur l’exacte
-notion du vrai et du beau et l’horreur de l’artificiel.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient
-leurs panaches : le vent se levait, apportant
-de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines
-des vagues, la plainte incessante du sable balayé
-par l’écume ; une flûte modulait une mélopée
-monotone ; un oiseau répétait interminablement
-les deux notes de sa chanson. Le parfum
-des fleurs de papayers embaumait l’air tiède.</p>
-
-<p>Accoudé sur la balustrade de la véranda,
-l’Aïeul laissait s’éteindre sa pipe ; il plaignait
-les malheureux qui, terrés dans leur tanière
-et hantés par quelque insatiable désir ou rongés
-par quelque mal inguérissable, attendaient que
-le sommeil des brutes vînt les terrasser et ne
-voyaient rien de cette nuit étincelante ; il s’apitoyait
-sur lui-même, dont les yeux se fermeraient,
-quelque jour, à de tels spectacles.</p>
-
-<p>Quelque chose remua entre les cactus : un
-chien annamite, sans doute, ou plutôt un malandrin
-à l’affût… Bèp-Thoï écarta la tenture
-pourpre, se faufila sous la véranda en prenant
-soin de ne pas passer devant la lampe et s’en
-alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des
-cris éclatèrent. La petite voix sèche du vieux
-tirailleur proféra des jurons étouffés et déclara :</p>
-
-<p>— Mon lieutenant, c’est encore ce vilain
-diable de Maboul. Il se cachait dans la brousse
-pour faire quelque sottise : je vais lui caresser
-les reins avec mon bambou.</p>
-
-<p>— Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le
-ici !</p>
-
-<p>Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda,
-bousculé rudement par l’irascible Bèp-Thoï.
-Il roula des yeux effarés et serra plus étroitement
-dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus.</p>
-
-<p>— Que faisais-tu là ?</p>
-
-<p>— Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul
-à deux galons. J’ai vu, ce matin, sur l’étang,
-les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais
-content comme moi de voir rire les lotus. Je
-suis retourné à l’étang, ce soir, et j’ai coupé
-toutes les fleurs. Les voilà : elles sont à toi.</p>
-
-<p>— Mais pourquoi te cachais-tu ?</p>
-
-<p>— Je n’osais pas approcher de ta maison.
-Je t’ai aperçu te penchant hors de la véranda
-et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à
-toi. Je suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant.
-Que suis-je pour venir te troubler ?
-Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton
-serviteur m’a découvert et m’a cogné avec
-son bambou.</p>
-
-<p>— Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï ?</p>
-
-<p>— Je t’ai entendu trop tard, Aïeul : je ne
-voulais pas le toucher, d’abord, mais ç’a été
-plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu
-tout de même deux ou trois coups de mon
-bâton. Du reste, il est tout en os et ne doit pas
-avoir grand mal… Je vais toujours mettre
-ces fleurs sur ton bureau.</p>
-
-<p>Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs
-roses et blanches des lotus débordaient sur la
-table sombre ; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil
-et huma l’imperceptible parfum. Hiên
-s’accroupit à côté de lui sur les dalles fraîches :</p>
-
-<p>— Laisse-moi rester là ; je ne ferai pas plus
-de bruit que le chien couché aux pieds de son
-maître… Depuis ce matin, les phrases que tu
-m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me
-semble que désormais, loin de toi, je ne pourrais
-plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide et
-silencieux : un regard de toi me donne l’intelligence
-et la parole. Tu es un génie tout-puissant
-et je suis ton esclave… Permets-moi de
-venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre
-échappe de tes doigts, je le ramasserai ; si tu
-as chaud, je t’éventerai ; si tu as soif, c’est moi
-qui t’offrirai la tasse de thé ; si tu causes, je
-t’écouterai ; si tu préfères rêver, je serai à tes
-côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi rester
-près de toi.</p>
-
-<p>Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes
-et noires sur le genou de l’Aïeul et leva
-vers lui des yeux suppliants où se lisait son
-désir éperdu : ainsi regarde le chien de chasse
-que l’on arrache à son délicieux sommeil au
-coin de la cheminée où ronflent les flammes
-joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée
-que peuplent les monstres. Au premier qui
-passa et lui parla sans éclat de voix ni mépris,
-l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne.</p>
-
-<p>— Mais tes camarades !… pourquoi ne t’invitent-ils
-pas à jouer comme eux de la flûte après
-le repas du soir ? Te haïraient-ils, par hasard ?</p>
-
-<p>— Non ! non ! ils ne me haïssent pas ; il y
-en a même qui sont bons pour moi et qui m’aident
-à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton.
-Mais, le soir, après le repas, ils se moquent
-de moi, me font des grimaces, me tirent par les
-pans de mon veston pour me faire culbuter,
-le dos dans la poussière… Et Maÿ rit…</p>
-
-<p>— Et après ?… Te voilà bien dolent parce
-que cette petite sotte a ri en te voyant gigoter
-comme un crabe !</p>
-
-<p>— Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne
-veux pas que Maÿ rie de moi !</p>
-
-<p>— Mais pourquoi, nigaud ?</p>
-
-<p>— Pourquoi ? pourquoi ?… Je… je ne sais
-pas !</p>
-
-<p>C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou
-inoffensif que dès l’enfance on a persuadé de
-son indignité n’a connu l’autre sexe que pour
-le fuir avec soin, redoutant les railleries plus
-mordantes et les sarcasmes plus cuisants des
-filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans
-sa bauge, les sens n’ont point parlé en lui. Et
-voici qu’il commence à sortir de sa torpeur,
-mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse
-de son « moi », et lui-même reste confondu du
-trouble nouveau qui le bouleverse en présence
-de cette petite fille sournoise et méprisante :
-ainsi furent stupéfaits, sans doute, les sauvages
-d’Amérique qui entendirent pour la première
-fois siffler les balles ; et, de même qu’ils s’inclinaient
-avec effroi vers leurs frères blessés,
-cherchant en vain la flèche qui les avait abattus,
-Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi,
-se demande avec épouvante quel est ce mal
-nouveau dont il souffre…</p>
-
-<p>Il essuya du revers de la main son front
-que la méditation ardue emperlait de sueur.
-Civilisé que le raisonnement et la connaissance
-du sexe ennemi guérirent définitivement,
-l’Aïeul eut un regard apitoyé pour le primitif
-qui geignait devant ses genoux aux premières
-morsures de l’amour. Encore un homme à la
-mer ! Encore une dupe qui confiera béatement
-son bonheur aux griffes de la « bien-aimée » !
-Encore un qui ne s’éveillera de son rêve que
-lorsque les ongles pointus et durs de « l’Élue »
-se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur !
-Encore un pantin que l’on fera rire ou pleurer
-selon la fantaisie de l’heure et « pour s’amuser » !…
-Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte
-et lourd, qui s’amourachait de cette fine et
-cruelle idole d’ivoire, semblait livré d’avance
-au bourreau.</p>
-
-<p>Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable
-cette idée saugrenue est-elle allée se nicher
-dans la cervelle de ce barbare ? Ne pouvait-il
-pas s’éprendre tout simplement d’une robuste
-sampanière aux reins solides et aux bras musclés,
-qui se fût accommodée du premier venu
-pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle ?
-Espèce d’homme des forêts mal dégrossi, moitié
-faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail
-et poilu des jambes, doté d’un tronc à peine
-équarri, d’une tête trop large et embroussaillée
-où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il
-de séduire la rusée Maÿ ?… Et celle-ci, malgré
-ses allures de fillette bien sage, n’a-t-elle point
-choisi déjà quelque <i>boy</i> qui l’aura éblouie avec
-ses chemises à plastron, ses cols à boutons de
-nacre, son faux chignon luisant de pommade ?
-Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point le
-mari européen dont elle partagera le splendide
-lit à moustiquaire immaculée, qui lui donnera
-des piastres, des colliers d’or repoussé au poinçon,
-des bracelets, des bagues, des souliers brodés,
-le mari qui sera épris de son corps safrané et
-qu’elle trompera avec son cuisinier ?… Après
-tout, cela ne vaudrait-il pas mieux ? Désabusé
-d’un coup par un refus net, le pauvre Hiên
-souffrirait un mois ou deux, puis oublierait et
-tout serait dit.</p>
-
-<p>Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose
-au brave sergent Cang.</p>
-
-<p>— Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain
-matin ?</p>
-
-<p>— Non, vénérable Aïeul…</p>
-
-<p>— Eh bien, demain matin je demanderai au
-sergent Cang s’il consent à te donner sa fille. Nous
-verrons bien ce qu’il dira… Et puis, tu viendras
-chez moi chaque fois que tu le désireras… Maintenant
-lève-toi et retourne au camp : l’appel
-va sonner.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VI</h2>
-
-
-<p>— <i>Cái áo vàng</i> : veston kaki, disent les caporaux.</p>
-
-<p>— <i>Cái áo vàng</i> : veston kaki, répètent, tout
-d’une voix, les escouades rangées en cercle
-autour de leurs chefs.</p>
-
-<p>Les sergents vont et viennent entre les
-groupes qui s’échelonnent le long du mur
-blanc de la grande case où des dessinateurs
-ingénieux ont peint au coaltar des silhouettes
-agenouillées et couchées.</p>
-
-<p>La « classe supérieure », les intellectuels,
-assemblés devant un tableau noir reçoivent d’un
-sous-officier les premières notions d’écriture française
-et de <i>quôc-ngù</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. Aux classes moyennes
-on enseigne de courtes phrases très usuelles et
-d’où les professeurs annamites éliminent tout
-ornement superflu :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Prononciation figurée de la langue annamite.</p>
-</div>
-<p>— Toi y en a faire quoi dans village toi ?</p>
-
-<p>— Moi y en a faire rizière<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> « Je cultive des rizières ».</p>
-</div>
-<p>La petite classe enfin, qui réunit tous les
-hommes de recrue, en est encore à l’étude aride
-des mots indispensables : « <i>Cái áo vàng</i>, veston
-kaki… » On a mis dans un coin, au bout de la
-case, sous la véranda, trois ou quatre retardataires,
-pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent
-mélancoliquement les mêmes mots de français
-depuis un mois, résignés et abrutis. Hiên est
-de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant.</p>
-
-<p>Hier pourtant il avait paru se dégourdir,
-avait même ravi le sergent Cang en lui redisant
-sans broncher deux ou trois termes répétés la
-veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu
-à sa stupidité coutumière et, ce qui est pire, il
-a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il pense à la
-démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents
-claquent et ses mains dansent comme s’il avait
-la fièvre.</p>
-
-<p>Toute la nuit, il s’est agité ainsi ; toute la nuit,
-il a écouté, anxieux et palpitant, les appels des
-sentinelles, les craquements secs des cosses de
-flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement
-régulier des vers perçant le bois des stores, les
-battements sourds du gong martelant ses tempes
-moites ; il a entendu les clameurs de rage et les
-plaintes des vagues broyées brutalement par les
-rochers ; il s’est agacé, jusqu’à la colère, des
-aboiements des chiens errants et des ronflements
-des dormeurs, ses voisins.</p>
-
-<p>Le sergent Cang consentira-t-il ? Question
-ridicule ! Peut-on, en toute justice, espérer que
-le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un
-être aussi grotesque, aussi bizarrement bâti,
-aussi maladroit que Hiên ?</p>
-
-<p>Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question
-angoissante, n’attendant rien de bon de la
-réponse, mais conservant, malgré tout, au fond
-de son cœur en détresse, un reste de doute favorable,
-à cause de l’Aïeul tout-puissant.</p>
-
-<p>A cette heure même, il pèse le pour et le contre
-et ne prête nulle attention au cours de français.
-Cependant, les yeux vagues, il mâchonne
-comme ses camarades, la leçon du jour :</p>
-
-<p>— <i>Nút áo</i> : bouton… <i>Nút áo</i> : bouton…</p>
-
-<p>De sa place, protégé par un massif d’hibiscus,
-il distingue très bien l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute
-la lumière crue du soleil déjà haut et fuit l’atmosphère
-épaisse des vérandas où se pressent
-les tirailleurs, s’est installé sous un lilas du Japon
-et fume des cigarettes. A travers les feuilles
-menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique
-blanche et son casque où scintille l’ancre de
-cuivre. L’ombre fraîche du lilas, le cristal azuré
-du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon
-des fleurs épanouies en grappes sur les
-faux-cotonniers aux troncs comme peints à
-l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source
-de gaieté légère et intarissable dans son âme
-éprise de clarté.</p>
-
-<p>Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute
-celui-ci narre-t-il une histoire plaisante, car le
-rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les moineaux
-qui pépient dans les chevrons du toit et
-navrant le digne Pietro à qui l’hilarité « dans
-le service » paraît un manque de tenue. Pour
-l’adjudant, une seule attitude convient au chef
-qui veut être respecté de ses inférieurs et leur
-inspirer une soumission de tous les instants :
-la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire
-part à son chef de son opinion dans la matière,
-de laisser même entrevoir sur sa face le moindre
-indice de désapprobation ; le lieutenant lui a
-tenu ce matin un discours d’une modération
-extrême, mais singulièrement précis. La conclusion
-en était que des tirailleurs, mécontents des
-méthodes d’instruction chères à l’adjudant (bien
-que réprouvées par les règlements en vigueur),
-s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos
-dorénavant et dangereux de recourir aux arguments
-frappants. En vain Pietro avait-il mis
-ses violences sur le compte d’une irritation
-dont toute la responsabilité incombait à ces
-« méchants petits tirailleurs » : on lui avait
-simplement fait comprendre que cette prétendue
-irritation ne se traduirait nullement par des
-coups de trique si, au lieu de ces méchants
-tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine,
-l’adjudant avait affaire à des troupiers coloniaux
-aux poings solidement taillés.</p>
-
-<p>Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément,
-par la clairvoyance de l’Aïeul, s’ouvrait une ère
-difficile, et il remisa la matraque, pour des jours
-meilleurs, dans un coin de sa chambre.</p>
-
-<p>Les mains croisées derrière le dos, il marche
-à pas comptés sous la véranda de la grande
-case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il
-est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux.
-L’hésitation n’est pas permise : il convient
-de sourire comme souriaient les martyrs
-dans l’arène ; et la face de Pietro s’embellit
-d’un sourire hargneux de bouledogue.</p>
-
-<p>Hiên rabâche machinalement :</p>
-
-<p>— <i>Nút áo</i> : bouton… <i>Nút áo</i> : bouton…</p>
-
-<p>Que fait donc l’Aïeul ? Aurait-il oublié sa
-promesse ? Sa cigarette s’éteint ; il la jette et
-en allume une autre ; le sous-lieutenant entame
-une deuxième histoire et les voici tous deux qui
-rient aux larmes.</p>
-
-<p><i>Nút áo ! nút áo !</i>… Quel mot français correspond
-à <i>nút áo</i> ?…</p>
-
-<p>Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve
-matrimonial, a tout à fait perdu de vue l’équivalent
-de ce mot important ; pour comble de malchance,
-ses compagnons viennent justement
-de passer à l’étude d’un mot nouveau, et pas un
-seul ne serait capable de renseigner Hiên sur
-la traduction française de <i>nút áo</i>, car ils l’ont
-tous parfaitement oubliée. Et le sergent Cang
-tempête :</p>
-
-<p>— Comment traduis-tu <i>nút áo</i> ? Réponds,
-animal ! Ah !… tu as oublié !… Voilà dix jours
-que je te le répète, triple et quadruple
-imbécile !</p>
-
-<p>Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments
-l’élève infortuné qui aspire, en cet instant
-même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais
-l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule
-du sergent et lui dit :</p>
-
-<p>— Viens avec moi dans ta case. J’ai à te
-parler.</p>
-
-<p>Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant
-le jarret, la conscience troublée, car il ne doute
-point que son discours véhément ne lui soit
-reproché, et le brave homme, tourmentant sa
-barbiche blanche, fait le dénombrement de ses
-peccadilles récentes.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Accroupie près d’un fourneau de terre cuite,
-devant sa petite maison de torchis, Thi-Baÿ
-préparait le repas de ses pensionnaires ; autour
-d’elle, sur l’aire battue et soigneusement balayée,
-un coq menait son harem de poules à la chasse
-d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à
-l’échine arquée et au ventre pendant baignait
-son groin dans une jarre d’eau sale, une oie dormait
-au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec
-enfoui sous une aile.</p>
-
-<p>La vieille ménagère se précipita vers le visiteur
-de marque, inclina devant lui sa face ridée
-et grimaçante et joignit les deux poings sous son
-menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait
-les usages et savait quels honneurs il faut
-rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il n’eut
-garde d’y manquer :</p>
-
-<p>— Bonjour, ma mère !… Où est Maÿ ?</p>
-
-<p>— Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul !
-répondit la vieille femme, satisfaite de l’appellation
-flatteuse. Veux-tu que je la fasse venir ?</p>
-
-<p>— Non ! non ! Laisse-la au bord de la mer.</p>
-
-<p>Maÿ est en effet de l’autre côté de la route,
-assise sur un rocher tapissé d’algues ; sa tunique
-violette traîne dans le sable et l’écume baigne
-ses talons nus. Sa figure dorée et brune se
-détache merveilleusement sur l’azur pâle de la
-baie…</p>
-
-<p>Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût ;
-mais qui devinerait quels abîmes de perversion
-et de cruauté recèle ce petit front uni et poli ?</p>
-
-<p>Derrière la montagne débouche un paquebot
-tout blanc, empanaché de fumée noire, qui se
-déplace devant les palétuviers lointains comme
-devant la toile de fond d’un théâtre ; agrippé
-au flanc de l’énorme coque, le canot du pilote
-s’abandonne aux caprices de la houle et les
-chapeaux coniques des rameurs dansent follement,
-tantôt lancés au niveau des hublots
-sombres, tantôt avalés par les vagues.</p>
-
-<p>Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé
-une natte neuve, et l’Aïeul s’assit. Cang lui
-présenta un plateau en bois de fer, incrusté
-de nacre, sur lequel trônait, parmi des tasses
-minuscules, une théière en terre rouge de Cây-Mây.
-L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en
-échange une cigarette au sergent prodigieusement
-flatté, puis le convia d’un geste à prendre
-place sur la natte ; cependant la maîtresse de
-maison s’affalait dans un angle de la pièce,
-sous une banderole de papier jaunâtre où souriait
-un génie tutélaire, rose et joufflu.</p>
-
-<p>Tout d’abord et pour se conformer aux rites
-immuables du protocole annamite, l’Aïeul s’abstint
-de traiter de l’objet de sa visite et ses
-hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande
-impolie à ce propos. Il loua la saveur du thé
-brûlant, but une deuxième tasse, et continua
-de disserter pendant un quart d’heure sur une
-foule de questions singulièrement intéressantes,
-telles que le cours du <i>paddy</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>, le prix des jeunes
-poulets, la rareté des ananas sur le marché.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Riz non décortiqué.</p>
-</div>
-<p>Promenant un regard satisfait autour de lui,
-il proclama que la maîtresse de céans avait su
-faire de son intérieur un vrai palais, et par
-l’arrangement judicieux des lits de camp, des
-nattes, de l’autel des ancêtres, et par le choix
-habile des peintures religieuses qui décoraient
-les murs.</p>
-
-<p>— Ta maison est bien plus belle, vénérable
-Aïeul ! protesta Thi-Baÿ, en jetant un coup
-d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau
-où refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs.</p>
-
-<p>— Mais non ! mais non ! déclara l’Aïeul avec
-chaleur ; il y a chez moi beaucoup de meubles,
-beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures,
-mais tout cela est arrangé sans goût et
-sans art… Tu es une maîtresse femme : heureuse
-la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère,
-heureux l’époux à qui tu destines cette fille…
-car elle ne peut qu’hériter de toi ces qualités
-uniques par quoi tu excelles entre toutes les
-femmes !</p>
-
-<p>Par de telles paroles il se conciliait les bonnes
-grâces de Thi-Baÿ en même temps qu’elles lui
-fournissaient une transition excellente, encore
-que d’allure vraiment biblique, et soudain il
-entra dans le vif de son sujet :</p>
-
-<p>— Maÿ est en âge de se marier ; les épouseurs
-ne vont pas tarder à vous rebattre les
-oreilles de propositions toutes plus mirifiques les
-unes que les autres. Si vous hésitez trop longtemps
-votre fille saura bien dénicher un garçon
-qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière
-et lui parlera de trop près sur un talus ; quelque
-boy qui filera sur Saïgon, aussitôt après… Et
-Maÿ sera bien avancée quand les femmes la
-montreront du doigt au marché ; et toi aussi,
-Thi-Baÿ, quand tu seras grand’mère d’un
-bâtard !</p>
-
-<p>— C’est exact ! c’est bien exact ! répétèrent le
-vieux sergent et sa femme, celle-ci se grattant la
-joue avec embarras, l’autre lissant sa barbiche
-d’un air méditatif.</p>
-
-<p>Où voulait en venir l’Aïeul ?…</p>
-
-<p>Il reprenait son discours :</p>
-
-<p>— Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin
-d’éviter aussi toute querelle regrettable entre
-soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus tôt
-possible à quelque tirailleur robuste qui lui
-donnera de l’amour autant qu’elle en désirera et
-à vous de beaux petits-enfants. Et, justement,
-hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section,
-Cang, m’a prié de vous demander si vous l’accepteriez
-comme gendre.</p>
-
-<p>Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit.
-Guère encourageant, l’effet produit : les deux
-époux se regardent avec des yeux ronds de
-saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait
-quelque peine à lire une joie débordante. Certainement
-le candidat offert par l’Aïeul n’est
-point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment,
-en dépit de l’exorde insinuant et flatteur,
-ils étaient mal préparés à cette secousse.</p>
-
-<p>Cang tortille sa barbiche plus furieusement
-que jamais, ouvre la bouche, la referme et enfin
-se décide :</p>
-
-<p>— Hiên, dit-il, Hiên n’est pas… très intelligent.</p>
-
-<p>— Et il est si laid ! ajoute Thi-Baÿ en qui se
-trahissent déjà les instincts combatifs de la belle-mère.</p>
-
-<p>— C’est vrai, concède l’Aïeul ; il n’est pas beau,
-mais enfin ce n’est pas un monstre ; il est râblé
-et musclé, et telle fillette qui, le soir des noces,
-repoussera du pied et du poing son vilain mari
-pleurera le lendemain matin pour le garder
-auprès d’elle… Voyons, vieux Cang, tu dois
-connaître les femmes, toi : ai-je tort ou raison ?</p>
-
-<p>— Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as
-raison. Fût-il dix fois plus laid encore, j’accepterais
-le gendre que tu m’offres ; mais celui-là
-est complètement fou.</p>
-
-<p>— Il n’est pas fou : il n’est pas comme toi et
-moi, voilà tout ! Il m’a raconté son enfance : ses
-parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont raillé
-et battu ; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades ;
-il a vécu tout seul, pendant des années,
-avec les animaux et les arbres… Il devient
-tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié
-sa simplicité d’esprit, les uns le tournent en
-dérision, d’autres l’injurient et d’autres le
-frappent ; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller
-de sa longue enfance il reste dans ses ténèbres,
-et c’est ainsi qu’on le croit fou… Il n’est pas fou :
-il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos gestes,
-de notre vie, il ne sait rien ; chaque fois qu’il
-a fait effort pour sortir de son trou sombre,
-il s’est trouvé quelqu’un pour l’y rejeter d’un
-mot cruel ou d’un coup de pied… Je lui enseignerai
-la vie : il saura qu’un homme en vaut un
-autre ; il répondra aux injures par les injures,
-aux coups de poing par les coups de poing. Il
-connaîtra, quelque jour, que la valeur des gens
-se mesure à l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ; il
-verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de
-l’humanité n’est qu’un ruisseau ; une fois apprise
-la douzaine de grimaces indispensables à notre
-existence quotidienne, il sera un homme comme
-toi et moi. Quand il placera en trois temps son
-mousqueton dans son bras droit, quand il articulera
-nettement, en bon français, son numéro
-matricule et le nom de son village, quand il
-distribuera des œillades aux filles et des gifles
-aux mauvais plaisants, qui donc s’avisera encore
-de juger qu’il est fou ?… Mon vieux Cang, ma
-vieille mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler
-de ma démarche à personne, pas même à Maÿ.
-Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque
-j’aurai fait de Hiên un homme raisonnable…
-Donnez-moi encore une tasse de thé !</p>
-
-<p>L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ
-avaient reconnu sa voix et, résignés à
-l’attente, s’étaient assis contre la barrière du
-jardin ; et plus d’un jetait de temps à autre un
-regard navré vers le fourneau éteint où refroidissaient
-les sauces succulentes. Au départ du
-lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et
-le saluèrent, ébahis de son air préoccupé.</p>
-
-<p>Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent,
-dont les sourcils restèrent fâcheusement
-froncés tant que dura le lamentable repas.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>— Alors, demanda Hiên pour la deuxième
-fois, dans quelques mois je serai comme tout
-le monde ?</p>
-
-<p>Il est agenouillé contre la chaise de rotin où
-l’Aïeul fume sa pipe en considérant les flancs
-de la montagne ensanglantés par le soleil couchant.
-Les perspectives enchanteresses que son
-lieutenant lui a fait entrevoir ont consolé de
-son échec le prétendant repoussé ; il se délecte
-à les contempler d’un œil ébloui et sa main
-étendue sur l’accoudoir de la chaise néglige
-d’agiter l’éventail japonais.</p>
-
-<p>— Tu seras comme tout le monde, ni plus
-ni moins fou. Tu n’as qu’à regarder vivre les
-autres hommes, à les écouter vivre et tu seras
-pareil à eux. Et qui sait ? Peut-être Maÿ elle-même
-viendra-t-elle te prendre par la main ! Tu
-auras appris à dire les mots convenables, à faire
-les gestes convenables ; le tout est de parler et
-de gesticuler au moment convenable ; jamais
-femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir
-son heure.</p>
-
-<p>Hiên écoute, bouche bée ; un univers s’ouvre
-devant lui. L’incendie du soleil couchant a
-gagné le ciel tout entier ; les lentilles de verre
-du Phare flamboient ; les crêtes empanachées
-de bambou semblent tracées à l’encre de Chine
-sur un écran de pourpre.</p>
-
-<p>Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré
-la brise chargée d’odeurs qui fait frissonner les
-citronniers, malgré les notes égrenées par les
-gongs des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent.
-Il regrette sa promesse : il voudrait que
-le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse
-inconscience, qu’il continuât à passer, paisible
-et ignorant, au milieu des ignominies et des
-haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre…</p>
-
-<p>Mais déjà il n’est plus temps : Hiên le
-Maboul vivra. Il vivra et il souffrira ; ses illusions
-crèveront l’une après l’autre comme des
-bulles de savon. Il vivra enfin « comme tout le
-monde ».</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VII</h2>
-
-
-<p>Fatigué de marcher de long en large devant
-la maisonnette en ruine dont on lui avait confié
-la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya délicatement
-la crosse de son mousqueton dans la
-poussière et joignit les mains sur la croisière
-de la courte baïonnette plate. Tout autour de
-lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés
-ou étendus derrière une levée de terre, guettaient
-à travers les trous de la haie la venue
-de leurs camarades qui figuraient l’ennemi.</p>
-
-<p>Dans la rizière jaune quadrillée de talus
-verts, des buffles pataugeaient et leurs cornes
-noires, rejetées vers le garrot, émergeaient
-seules de la vase.</p>
-
-<p>Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers,
-le soleil se levait, globe écarlate encore enveloppé
-de brume matinale, et tout était doré,
-les palmes retombantes, les fûts rigides et lisses
-des aréquiers, les colonnes penchées et rugueuses
-des cocotiers, les joncs et les roseaux des talus,
-les crabiers tournoyant lourdement sur les
-mares vides, les merles-mandarins juchés sur
-les dos gris des buffles, les mousquetons des
-tirailleurs.</p>
-
-<p>Seule la forêt qui fermait l’horizon était
-encore noyée d’ombre violette et silencieuse,
-car aux cigales et aux perruches il faut, pour
-leurs concerts étourdissants, la pleine lumière
-et la pleine chaleur de l’après-midi. La route
-de Baria déroulait le long de la rizière son ruban
-rouge bordé de manguiers glauques. Dans
-le feuillage déteint des <i>niao-li</i> se détachaient
-les croix noires du cimetière ; plus près, la maison
-de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses
-vérandas roses.</p>
-
-<p>Hiên replaça le mousqueton sur son épaule
-et recommença sa promenade, glorieux de sa
-mission spéciale et ne soupçonnant point que
-le lieutenant avait simplement voulu le soustraire
-à l’émotion des coups de feu qui allaient
-éclater tout à l’heure.</p>
-
-<p>Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul
-a fait pour obtenir la main de Maÿ une tentative
-malheureuse. Depuis un mois, il apprend
-à vivre. Sous l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui
-le protège contre les violences et les sarcasmes,
-il a pris peu à peu confiance en lui-même et
-essaie de se persuader qu’il n’est point si différent
-d’autrui qu’il avait pu le croire.</p>
-
-<p>Des instructeurs patients ont insinué peu à
-peu dans ses articulations raides et rouillées,
-dans son cerveau engourdi, quelques secrets
-de « l’École du Soldat » et des bribes de théories.
-Sans doute, sa science nouvelle est bien
-fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler
-comme un château de cartes ; mais l’Aïeul est
-là qui veille, et nul n’osera toucher à son œuvre.</p>
-
-<p>Pietro n’est plus à redouter : cinq semaines
-d’amabilité forcée et de bienveillance imposée
-l’ont persuadé de sa déchéance ; à présent,
-promenant parmi ses anciens esclaves son
-sourire amer, il se convainc aisément qu’ils
-n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais
-qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant
-cette constatation douloureuse, il multiplie les
-courbettes et fait le gros dos.</p>
-
-<p>Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên
-suit et retient avec une facilité surprenante
-les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il complète
-les enseignements de la journée en causant
-avec l’Aïeul à deux galons. Il l’évente,
-lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule
-des cigarettes et l’écoute parler ; il grave dans
-sa mémoire chacune des paroles entendues, et
-chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont
-il s’ébahit : il découvre la vie.</p>
-
-<p>En même temps, son amour pour Maÿ a
-crû ; l’Aïeul n’a rien voulu tenter pour l’en
-guérir et se contente de hausser les épaules
-avec pitié. Amour tout platonique, juge-t-il, et
-dont le meilleur remède sera la possession
-physique et habituelle de l’idole. En attendant
-de connaître que Maÿ ne pourra lui donner ni
-plus ni moins que n’importe quelle autre femme,
-Hiên continue de la placer sur un piédestal
-et d’avoir pour elle la vénération idiote que
-témoignent les nègres du Congo aux fétiches
-ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de
-leurs cases. Cette petite fille aux yeux froids,
-aux lèvres rouges et dédaigneuses, le fascine
-et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que
-lui ont suggérée les discours de l’Aïeul et, comme
-aux premières heures, il se sent « maboul ».
-Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre
-ou, ce qui le paralyse plus sûrement encore,
-prête à se moquer. Il faudra bien pourtant,
-quelque jour, lui confier son pauvre amour.
-A cette pensée, Hiên le Maboul sent la sueur
-inonder son front, qu’il essuie avec sa manche.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques
-autour de la lisière obscure s’évanouirent,
-balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers
-de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes
-étincelèrent entre les taillis ; une patrouille
-montra ses quatre salaccos laqués
-au-dessus du fossé de la route et disparut aux
-premiers coups de fusil tirés de la maisonnette
-en ruine.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts
-crispés sur la crosse du mousqueton : qu’allait-il
-arriver ? Pourquoi la section du sergent
-Cang fusillait-elle les camarades des trois
-autres sections ?… Oui, pourquoi ?… Pourquoi
-surtout l’Aïeul omit-il de révéler au
-pauvre Maboul les mystères du service en campagne
-à double action et des cartouches à
-blanc ?</p>
-
-<p>Rasés contre le talus, les quatre salaccos
-reprenaient leur course le long de la route ;
-une autre patrouille filait entre les buissons de
-la dune, effarouchant les crabiers criards et
-faisant fuir dans le feuillage léger des
-bambous un vol de tourterelles et de pigeons
-verts. La lisière du bois se hérissait de mousquetons
-brillant entre les herbes et crachant
-de minuscules fumées blanches ; toute la rizière
-s’emplissait du bruit de la fusillade crépitante.
-De petits groupes surgirent des taillis,
-les jugulaires rouges volant sur les vestons
-kaki, et se blottirent derrière les lignes de
-roseaux. D’autres les suivirent ; d’autres encore,
-et les petites fumées devinrent plus distinctes ;
-d’abri en abri, elles avancèrent ainsi par bonds,
-avec un tumulte grandissant de détonations,
-de commandements et de cliquetis de culasses.</p>
-
-<p>Les coups de fusil cessèrent soudain ; les
-baïonnettes jaillirent des fourreaux ; la ligne
-entière se dressa derrière les talus depuis la
-dune jusqu’à la route et se jeta vers la haie,
-au chant précipité des clairons, avec des rugissements
-de vague déferlant sur la grève.
-Devant elle les croupes grises et pelées des
-buffles fuyaient au hasard.</p>
-
-<p>Une minute après, vainqueurs et vaincus,
-suants, boueux, s’alignaient sagement sous
-l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait
-un homme. Pietro compta les files, les recompta :
-il manquait un homme… Pietro alla porter
-la nouvelle grave à l’Aïeul : Hiên avait disparu…
-De grands éclats de rire interrompirent son
-discours : un caporal ramenait le fugitif couvert
-de toiles d’araignées. Piteux, le piètre
-soldat expliqua que, lors de la charge, la fusillade
-et les hurlements l’avaient épouvanté au
-point de lui faire perdre la tête : soupçonnant
-que ces gaillards qui accouraient, la face terrible
-et la baïonnette haute, nourrissaient à
-son égard les projets les plus noirs, il s’était
-réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est
-là qu’on l’avait trouvé, tapi au milieu des plâtras
-et des nids de termites, les deux mains
-sur les oreilles.</p>
-
-<p>— Pourquoi as-tu quitté le poste que je
-t’avais confié ? interrogea l’Aïeul.</p>
-
-<p>— J’avais peur, Aïeul, j’avais peur… Je ne
-savais pas que l’on se battait pour rire. Personne
-ne me l’avait dit.</p>
-
-<p>C’était vrai, en somme : on avait oublié de
-renseigner Hiên, et l’Aïeul reconnut, à part
-lui, que tous les torts étaient de son côté.</p>
-
-<p>La compagnie défila derrière les clairons,
-qui chantaient à pleins poumons.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>A l’heure des cigarettes et des chiques de
-bétel, Phuc, le guitariste, eut une inspiration
-regrettable : il entreprit le malheureux Hiên
-sur l’événement du matin, et cela en présence
-de Maÿ.</p>
-
-<p>— Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable
-guerrier qui lutte à la manière des
-lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient
-l’ennemi ?… Des gens, mal informés sans aucun
-doute, m’ont affirmé qu’il se nommait comme
-toi Phâm-vân-Hiên : coïncidence curieuse,
-hein ?… D’autres, et ceux-là mentaient à
-coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il avait avec
-toi une ressemblance prodigieuse : même figure
-osseuse, mêmes yeux en boules, même bouche
-baveuse…</p>
-
-<p>Hiên le Maboul tourna la tête : Maÿ abaissait
-ses paupières bombées et pinçait ses lèvres.
-Mais elle ne riait pas : elle n’avait pas
-entendu, probablement.</p>
-
-<p>— Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi !</p>
-
-<p>Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi
-le railleur de cesser le jeu cruel. L’autre poursuivit,
-impitoyable :</p>
-
-<p>— On dit encore que ce héros avait le même
-numéro matricule que toi…</p>
-
-<p>Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile
-rouge, s’étalaient les chiffres noirs, il ajouta
-triomphalement :</p>
-
-<p>— Et, ma foi, on n’a pas tort !… C’est donc
-toi, le guerrier intrépide, le héros qui se tapit
-dans la poussière, le lièvre valeureux ?</p>
-
-<p>Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant
-secoua sa poitrine sous la tunique de soie,
-fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement
-sa bouche ; ses yeux convulsés par la
-joie mauvaise eurent un regard méprisant et
-ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un
-moment, éprouva l’envie lâche de rire, lui
-aussi… Hier, il l’eût fait ; mais aujourd’hui les
-leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience
-et un honneur de civilisé…</p>
-
-<p>Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées,
-en face de l’insulteur qui osait le bafouer
-devant son aimée :</p>
-
-<p>— Tais-toi ! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire !</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! le lièvre sort de son trou ! ricana
-Phuc.</p>
-
-<p>Un effroyable coup de poing s’abattit sur
-le visage du joli guitariste : les narines ensanglantées,
-les lèvres saignantes, il s’écroula sur
-la terre battue et roula jusqu’à la route. Il se
-releva, fou de colère, hurlant des injures d’une
-voix enrouée et tous deux s’empoignèrent
-furieusement.</p>
-
-<p>Ce fut une magnifique bataille. Phuc était
-petit, souple comme une vipère, et la rage centuplait
-sa vigueur de gymnaste ; mais Hiên
-avait la force effroyable d’un gorille, dont
-il avait aussi les longs membres noueux et
-velus. Deux fois son adversaire, glissant et se
-tordant, réussit à éviter l’étreinte terrible des
-larges mains, mais une troisième tentative
-échoua lamentablement. Saisi par la nuque et
-par le fond de son pantalon, il se sentit balancé
-une seconde, au-dessus de la route poussiéreuse
-et fut jeté soudain par delà la levée de
-pierres sèches dans le sable : il s’abîma dans
-l’écume et les algues, avec un bruit sourd.</p>
-
-<p>Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de
-lueurs singulières. Elle avait assisté à tout le
-combat avec une sorte de joie féroce ; tandis
-qu’elle appuyait ses deux mains contre son
-cœur palpitant, elle souhaitait obscurément
-que l’un des deux combattants fût tué devant
-elle. Hiên le Maboul, brandissant à bras tendus
-le misérable Phuc, lui parut superbe : une
-beauté farouche illuminait la figure maigre
-aux pommettes saillantes ; les yeux agrandis
-par la fureur lançaient des éclairs. Un instant
-Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul.
-Mais Hiên rajustait son turban et ne remarqua
-rien ; eût-il compris, d’ailleurs ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VIII</h2>
-
-
-<p>Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le
-fond de sa culotte ce mauvais plaisant de
-Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de
-pierres sèches, il était loin de se douter que
-son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il en
-est ainsi pourtant : les railleurs sont fixés
-désormais sur la ligne de conduite à suivre,
-et si quelqu’un songeait encore à décocher
-quelque quolibet à l’ancien souffre-douleur,
-la vue des grosses mains dures et poilues et
-le souvenir du traitement qu’elles infligèrent
-au loustic imprudent suffiraient à le détourner
-de son projet. Les bourreaux de Hiên ont
-tous désarmé : Pietro, par crainte de l’Aïeul,
-et les autres, par crainte des poings rocailleux.</p>
-
-<p>Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain
-pour l’amoureux tremblant se soit atténué ;
-mais elle éprouve à son endroit cette curiosité
-malsaine et irrésistible qui pousse beaucoup
-de femmes vers la force brutale. Il n’est plus
-pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule
-esclave qui balbutie des mots incohérents, le
-balourd aux mains frissonnantes : elle ne voit
-plus en lui que le lutteur qui précipita dans
-le sable de la plage le misérable Phuc, le
-glorieux lutteur dont les muscles se gonflaient,
-dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur
-du combat. Sa chair, qui a frémi pendant que
-les deux hommes étaient aux prises, s’émeut
-encore à l’image de la bataille et du vainqueur.</p>
-
-<p>De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien
-deviné ; il sait seulement que les regards de
-son idole ont parfois pour lui des douceurs
-inespérées ; il sait que Maÿ s’efforce de le moins
-rudoyer, et il se figure, incurable nigaud, qu’il
-a désarmé son hostilité à force de soumission
-aveugle et d’humble dévouement.</p>
-
-<p>L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée
-dans les yeux de la fillette ; il est fixé sur la
-nature toute matérielle du feu interne d’où
-cette flamme a jailli et dès maintenant se croit
-assuré de la marche future des événements.
-Quelque jour, un fossé prêtera son talus complaisant
-à l’amoureux transi et à la poupée
-incandescente… Hiên le Maboul confiera son
-secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au
-vieux Cang et l’on mariera sans tarder les
-deux coupables… N’est-ce point là ce que rêve
-Hiên, après tout ?… Et ils auront beaucoup
-d’enfants et ils seront très heureux : conclusion
-toute naturelle et morale d’un acte naturel
-et nullement immoral, dans ce pays où fleurit
-le mariage libre, où la virginité ne constitue
-point pour les jeunes filles une dot indispensable…</p>
-
-<p>En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel
-et la noix d’arec, Hiên nage dans la béatitude :
-l’amour est entré dans sa vie et il découvre
-que la vie est un paradis terrestre. Cependant
-il continue de s’instruire, et, n’étant plus
-troublé par les brimades et les rebuffades, il
-fait des progrès foudroyants.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice
-continuait à représenter pour Hiên la tâche
-la plus ingrate qui pût lui être imposée ; il
-continuait à préférer sans conteste aux mouvements
-compliqués et multiples du maniement
-d’armes les efforts pénibles mais familiers
-de la corvée.</p>
-
-<p>Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait
-plus à la traverse de sa félicité.</p>
-
-<p>Un matin, en présence des quatre sections
-formées en carré, le sergent-major proclama
-qu’après le réveil de la sieste la solde mensuelle
-des tirailleurs leur serait payée par le capitaine
-selon l’usage établi, et que, l’opération terminée,
-il leur serait fait part de modifications
-très importantes au tableau de service.</p>
-
-<p>A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans
-l’allée de flamboyants, tandis que se massait
-devant la porte du camp la foule des créanciers,
-toujours avertie de cette cérémonie intéressante.
-Sous la véranda de la grande case
-étaient disposées des tables drapées de couvertures
-grises, sur lesquelles scintillaient
-les piles de sapèques, de piastres, de sous
-neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine
-flanqué de ses comptables et de ses officiers.</p>
-
-<p>Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous
-ses moustaches dorées, souriait au soleil épandu
-sur le camp, aux clochettes pourpres des hibiscus,
-à la fumée bleue de son cigare, et les
-braves petits bonshommes, accroupis sous les
-flamboyants, souriaient à la pensée joyeuse de
-leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la
-véranda et l’âme illuminée de toute la lumière
-extérieure, il fumait paisiblement et causait
-avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa
-gaieté gagnait et qui riaient aussi.</p>
-
-<p>La séance commença : un par un, les sergents,
-puis les caporaux, puis les tirailleurs
-s’approchèrent des tables, empochèrent leur
-mince tas de piastres, de piécettes, de sous et de
-sapèques. Ils saluaient, faisaient demi-tour et
-s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient
-les dettes du mois. Le règlement de comptes
-n’allait pas sans criailleries et sans querelles.
-Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses
-d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes
-soupes au vermicelle ou grignoté de délicieux
-caramels aux amandes avait une tendance
-déplorable à reprocher aux vendeuses
-d’avoir allongé sa note et n’extrayait qu’à
-regret de sa poche les écus si péniblement gagnés.
-Tout le long de la palissade s’échangeaient
-des protestations larmoyantes et des
-injures.</p>
-
-<p>Mais cela ne dura pas : le paiement de la solde
-touchait à sa fin ; les rangs se reformèrent sous
-les flamboyants, et tout le monde fit silence,
-dans l’attente des nouveautés promises.</p>
-
-<p>L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main
-sur la table, annonça que lui, lieutenant, prenait
-à dater de ce jour le commandement de
-la compagnie, le capitaine ayant achevé ses
-deux ans de Cochinchine et devant s’embarquer,
-avant la fin de la semaine, à Saïgon ; le
-sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques
-et partait pour Biên-Hoa, où l’on constituait
-de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se
-trouvait rester seul officier à la compagnie,
-mais il comptait sur la bonne volonté de tous
-et sur leur dévouement pour ne point succomber
-sous le fardeau pesant de ses multiples
-attributions.</p>
-
-<p>Les figures ouvertes et réjouies des gradés
-européens, les larges sourires des tirailleurs
-lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le petit
-fourrier lut avec volubilité un considérable
-document auquel les Français ne comprirent
-pas grand’chose, et les indigènes encore moins.
-De la traduction hachée et filandreuse qu’en
-fit le sergent Cang la lumière ne jaillit pas
-davantage.</p>
-
-<p>L’Aïeul donna quelques éclaircissements : le
-gouvernement de l’Indo-Chine, persuadé de
-l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques,
-avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs
-d’une compagnie à un bataillon ; le camp
-destiné à loger tout ce renfort serait construit
-dans le terrain vague dit de « la maison
-Lacourse », où se faisaient habituellement les
-exercices de service en campagne. Les tirailleurs
-de la compagnie déjà présente au Cap seraient
-chargés de cette construction. En conséquence,
-le « tableau de service » était suspendu, l’exercice
-et les théories supprimés, et tous les jours
-de la semaine, à l’exception du dimanche,
-consacrés aux travaux.</p>
-
-<p>Un murmure de joie courut dans les rangs
-et, sous l’œil navré de l’adjudant Pietro, Hiên
-le Maboul frotta vigoureusement ses mains
-l’une contre l’autre.</p>
-
-<p>Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait
-des groupes : les bûcherons, qui couperaient
-dans la forêt les arbres les plus droits
-et d’essence convenable ; les charpentiers, qui
-débiteraient ces troncs en madriers et en chevrons ;
-les maçons, qui dalleraient le sol des
-cases ; les manœuvres, qui piétineraient la boue
-et la paille de riz pour en faire du torchis,
-garniraient de ce torchis le clayonnage des
-murs et les plafonds, attacheraient les faisceaux
-de paille sur les toits ; les terrassiers,
-enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes
-spéciales mais dotés de bras musclés ;
-à ceux-là incomberait la tâche de pousser les
-wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux
-et fossés. Parmi eux fut Hiên, à qui échut en
-partage le wagonnet n<sup>o</sup> 4, de moitié avec son
-voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes
-fut placé sous la direction d’un sergent français,
-secondé d’un sergent indigène et de caporaux.
-L’Aïeul se réservait la surveillance générale
-des travaux, dont il avait dessiné les plans.
-Quant à Pietro, dont les hautes capacités se
-trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission
-de veiller au maintien de la discipline sur les
-chantiers, mais sans avoir à s’immiscer dans
-le détail des constructions.</p>
-
-<p>Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers,
-en fit l’appel, les avertit de leurs fonctions nouvelles.
-Ce fut un moment de tapage étourdissant,
-de numéros matricules vociférés à plein gosier
-auxquels répondaient des « Présent ! » non
-moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre se
-rétablirent, et, dans le silence profond qui
-suivit, le sergent Cang annonça que l’Aïeul,
-en l’honneur de sa prise du commandement,
-offrait à chaque escouade une bouteille de
-<i>choum-choum</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, et les rangs furent enfin rompus,
-avec des cris et des gambades folles.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Alcool de riz.</p>
-</div>
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Sur la terre battue, devant la maison de
-Cang, Hiên le Maboul et Maÿ sont assis côte
-à côte ; la nuit tombante résonne du bruissement
-de l’écume sur le gravier de la plage,
-résonne aussi des chants des tirailleurs, un peu
-ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon ; à
-quoi pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés
-par le soleil couchant ? A quoi pense-t-elle,
-tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue
-de toute petite fille, une romance séculaire et
-mélancolique ?</p>
-
-<p>L’amoureux, que ragaillardissent l’événement
-du jour et la gorgée d’alcool qu’il vient
-d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur
-une allégresse inusitée, et, subitement, il lui
-vient une idée géniale : pourquoi n’offrirait-il
-pas à la fillette de goûter à son <i>choum-choum</i> ?
-Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le
-bol de faïence aux doigts :</p>
-
-<p>— Sœur aînée, veux-tu boire du <i>choum-choum</i>
-que l’Aïeul m’a donné ?</p>
-
-<p>La chanteuse s’arrête court : est-ce bien
-Hiên le rustre, Hiên le balourd, Hiên le Maboul,
-qui lui adresse cette proposition galante ? On
-lui a changé son sauvage !</p>
-
-<p>— Je veux bien en boire un peu !</p>
-
-<p>— Je vais chercher une autre tasse, réplique
-Hiên, émerveillé de son succès.</p>
-
-<p>— Mais non ! mais non ! Je boirai dans ton
-bol… Ne te trémousse pas ainsi : tu vas tacher
-ma tunique.</p>
-
-<p>Elle boit à petits coups et sourit, tout de
-suite échauffée et rose.</p>
-
-<p>Elle a souri ! elle a souri ! Elle a fait cette
-aumône imprévue au pauvre honteux qui n’osait
-point tendre la main ! Il n’en croit pas ses yeux
-et il rit aussi, il rit bêtement… Imbécile, qui ne
-sait point que l’heure fuit et qu’avec elle s’envole
-l’occasion unique !</p>
-
-<p>Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus
-et reprend sa petite chanson triste, et Hiên
-le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche
-ouverte et les bras ballants.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IX</h2>
-
-
-<p>Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé
-et respira bruyamment ; la sueur ruisselait
-sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les
-côtes, trempait son pantalon de toile retroussé
-jusqu’au genou. Autour de lui s’élargissait la
-tranchée creusée dans la dune ; des tirailleurs
-à demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées
-de terre dans des wagonnets rouges ornés de
-numéros peints au coaltar. Le noir et barbu
-Castel, campé sur la marge du fossé, encourageait
-les travailleurs de sa grosse voix pacifique.
-Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient
-des brises salées, où le soleil déjà haut
-dardait des rayons obliques, transmuant chaque
-grain de sable en un diamant ; nul refuge que
-l’ombre maigre de quelques aréquiers déplumés
-échappés au coupe-coupe et à la hache.</p>
-
-<p>— Hiên !… Nho !… appela un caporal.</p>
-
-<p>Hiên bondit sur ses pieds ; il s’accrocha des
-deux mains au bord droit de la benne ; Nho saisit
-le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent
-le wagonnet pesant sur les minces rails qui
-geignirent. A la sortie de la tranchée, la voie
-changeait de direction ; le wagonnet accéléra
-sa course ; les rails chantèrent plus âprement ;
-les essieux mal graissés grincèrent, la lourde
-caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa,
-oscilla de nouveau et finalement reprit son
-aplomb. La voie filait tout droit, désormais, à
-travers la rizière, jusqu’aux chantiers.</p>
-
-<p>Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans
-lâcher la plaque peinte au minium et décocha
-une ruade amicale à son compère ; Hiên lui
-répondit par une bourrade sans méchanceté : ils
-se regardèrent et rirent de leur plaisanterie
-inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine.
-Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient,
-martelant de leurs pieds nus les traverses de fer.</p>
-
-<p>Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint
-un galop insensé ; ils passèrent comme une
-trombe devant un sergent qui hurla des injures
-indistinctes, devant des gardiens de buffles qui
-s’esclaffèrent au spectacle de ces deux enragés,
-congestionnés et suants. Les roues franchissaient
-avec un gémissement bref les joints craquants,
-broyaient les cailloux rencontrés. La voie descendait
-maintenant en pente douce. Hiên et
-Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire
-voiturer sans effort et tirant la langue aux
-gens des wagonnets vides qui remontaient.</p>
-
-<p>Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus
-de l’ancienne rizière les carcasses de
-ses cases inachevées et les toits de paille de ses
-ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec
-fierté, comme si l’œuvre de l’Aïeul eût été la
-sienne.</p>
-
-<p>L’œuvre prospérait : le remblai de sable
-fauve gagnait à vue d’œil, comblait petit à
-petit la plaine boueuse et plantée de joncs où
-grouillaient encore les serpents d’eau et les
-scorpions ; sur le sol neuf s’agitait la fourmilière
-des travailleurs affairés et criards : terrassiers
-renversant dans la mare les wagonnets
-de sable, remorquant des brouettes chantantes
-et vermoulues, traçant à la pioche les contours
-des futurs fossés ; scieurs de long débitant des
-planches ; menuisiers penchés sur leurs établis,
-rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer ;
-forgerons halant les manivelles des soufflets,
-cognant à coups de marteau sur l’enclume,
-transformant des vieux morceaux de fer en
-outils.</p>
-
-<p>Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes
-seules étaient achevées, une nuée de
-couvreurs improvisés groupaient en faisceaux
-des feuilles de palmier d’eau et les attachaient
-aux chevrons avec des liens de bambou ;
-d’autres leur passaient la paille au bout de
-longues perches ; d’autres, accroupis sur leurs
-talons, tressaient des claies.</p>
-
-<p>Autour d’une case déjà couverte, les peintres
-s’escrimaient, badigeonnant de chaux les cloisons
-de torchis sec et enduisant de coaltar les
-poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse
-tournaient dans un trou circulaire, piétinant
-de la boue et de l’herbe ; deux tirailleurs, installés
-à califourchon sur les vastes dos, encourageaient
-leurs montures avec des cris et des
-coups de rotin sur les oreilles.</p>
-
-<p>Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une
-procession de fourmis, les bûcherons rentraient
-de la forêt. Le casque en bataille, un sergent
-pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait
-avec ses bras étendus d’incompréhensibles
-signaux à des porte-mire indociles,
-et ses jurons faisaient leur partie dans le concert
-étourdissant des brouettes, des marteaux, des
-scies, des haches, des rabots.</p>
-
-<p>Debout à l’arrière du wagonnet dévalant
-la rampe, Hiên le Maboul huma avec délices
-les odeurs de bois vert et de paille sèche que
-lui apportait le vent :</p>
-
-<p>— C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec
-orgueil à son camarade.</p>
-
-<p>Nho répondit avec le même enthousiasme :</p>
-
-<p>— Oui, l’Aïeul est intelligent !</p>
-
-<p>Tous deux promenaient sur les chantiers en
-ébullition des regards satisfaits. Absorbés dans
-leur contemplation béate, ils atteignirent sans
-y songer le moins du monde le bas de la côte
-et, comme la voie débouchait par un dernier
-virage dans le camp nouveau, le wagonnet,
-abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux ;
-les quatre petites roues quittèrent
-les rails, la benne renversa sur le talus sa charge
-de sable et les deux conducteurs négligents,
-ayant décrit dans l’air deux trajectoires parallèles,
-furent engloutis par les joncs.</p>
-
-<p>Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie
-jusqu’aux genoux, barbouillés de vase, braillant
-et gesticulant. Les pelleteurs et les piocheurs,
-délaissant leur besogne, s’appuyèrent
-sur les manches de leurs outils et saluèrent
-d’un rire formidable l’apparition des deux amphibies
-noirs de boue et verts d’herbes aquatiques ;
-puis, cédant aux objurgations furieuses
-du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer
-sur les roues le véhicule échoué dans le remblai.
-Cang fulminait :</p>
-
-<p>— Encore toi, Hiên ! On ne fera jamais rien
-de toi, imbécile ! Si tu ne sais même pas pousser
-ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à
-pétrir du torchis à la place des bœufs.</p>
-
-<p>— Sergent, c’est le wagon qui a déraillé !
-crièrent d’une seule voix plaintive les deux
-victimes.</p>
-
-<p>— Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien ; mais
-pourquoi a-t-il déraillé ? Parce qu’il est attelé
-de deux mulets également idiots et également
-abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles !</p>
-
-<p>Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs
-jambières et de l’eau bue par leurs habits, et
-défilèrent, déconfits de leur mésaventure et
-grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait
-d’un œil narquois en frisant ses moustaches.
-Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et
-poursuivis par les huées de la compagnie
-entière, une autre équipe les remplaçait déjà
-derrière leur wagon.</p>
-
-<p>L’Aïeul se remémorait tous les incidents
-analogues et les déboires plus sérieux et les
-malchances inouïes qui, aux premiers jours des
-travaux, avaient ralenti ou compromis le succès
-du camp nouveau-né. L’emplacement choisi
-s’était trouvé marécageux et situé en contrebas
-de la route : il fallait en surhausser le niveau
-par des apports de terre. Où prendre cette
-terre ? Les indigènes propriétaires des monticules
-proches avaient demandé de leurs terrains
-des prix exorbitants ; à force de négociations
-ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une
-dune assez éloignée, mais de dimensions respectables
-et tout à fait suffisantes, s’était prêté
-par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison :
-il louerait sa dune à la compagnie de
-tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce
-mamelon aride au niveau des rizières voisines ;
-il accepterait, en outre, quelques piastres à titre
-de cadeau… Ainsi les deux parties contractantes
-bénéficiaient également de l’accord conclu ;
-une mine inépuisable de terre était acquise au
-camp pour un prix dérisoire et l’heureux propriétaire
-y gagnait un agrandissement de ses
-rizières.</p>
-
-<p>On avait alors commencé de poser la voie
-et des difficultés imprévues s’étaient déclarées :
-on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles,
-de plaques, de raccords ; une fois établi le tracé
-définitif à travers la plaine, les deux tronçons,
-parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient à
-se souder exactement, et l’on avait peiné pendant
-des heures, à rechercher la solution de ce
-problème inattendu.</p>
-
-<p>La mise en circulation des wagonnets avait
-été laborieuse. Les équipes n’étaient pas dressées
-à leur nouveau travail ; il se produisait des
-catastrophes à chaque tournant un peu brusque,
-des essieux se brisaient, des coussinets s’échauffaient.
-Un buffle avait chargé, un jour, et défoncé
-un wagonnet. Après maints essais et
-recherches, pourtant, le rendement s’était quotidiennement
-amélioré ; il atteignait, à cette
-heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés
-de la dune dans le marais.</p>
-
-<p>Et les échafaudages savants balayés par le
-typhon ! Et les charpentes qui pendant la nuit
-avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient
-couchées sur leur terre-plein comme des chevaux
-fourbus ! Et le service forestier qui se
-lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient
-bas ses essences les plus rares ! Et les briques
-qui n’arrivaient pas ! Et les sampaniers qui
-réclamaient, avec des sanglots dans la voix,
-le paiement de leur solde que détenaient les
-bureaux lointains et peu pressés !…</p>
-
-<p>Toutes ces mésaventures et d’autres encore
-avaient pris fin. Tout s’était tassé et l’Aïeul
-avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère,
-de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces
-ennuis passés et souriait, tout en regardant
-les deux camarades qui clopinaient, trempés,
-boueux et mécontents.</p>
-
-<p>Il songea que, dans ces Annamites, prétendus
-fourbes et paresseux, il avait trouvé de merveilleux
-ouvriers, gais, alertes, actifs, dont
-l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans
-les minutes de découragement. Il se rappela
-les pages amères que des écrivains avaient consacrées
-à cette race perfide, abritée derrière
-l’éternelle ironie et l’éternel sourire de ses yeux
-bridés, incapable de dévouement et d’attachement.
-Il était fixé là-dessus : étaient-ils incapables
-de dévouement ces petits soldats qui, sur
-un mot de lui, abattaient, matin et soir, sous
-le terrible soleil de Cochinchine, une besogne
-dont nos terrassiers d’Europe n’auraient point
-voulu, et n’espéraient cependant ni journée de
-huit heures, ni augmentation de salaire ?</p>
-
-<p>Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne
-le feraient-ils pas demain, avec le même courage,
-pour son remplaçant, pourvu que celui-ci
-fût bon et juste ? Il savait que le mal ne
-venait point des vaincus, écrasés jadis par leurs
-mandarins et tout prêts à saluer le Français
-comme un libérateur ; mais le conquérant
-n’avait-il pas parfois des crises de brutalité,
-des caprices invraisemblables de tyran ? Ainsi
-Pietro, qui, s’il eût suivi l’exemple paternel,
-eût poussé dans les rues de Bastia ou d’Ajaccio
-une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire
-et plaisant, et très « gentilhomme »,
-de bâtonner ces vilains.</p>
-
-<p>Le berger français conduisait ses moutons
-annamites à coups de matraque et s’étonnait
-sottement de leur inattention et de leur indifférence
-polie lorsque, dans un accès de sentimentalité
-touchante, il les conviait à voir en
-lui un frère aîné, un père, un confesseur…</p>
-
-<p>L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement
-sur l’épaule d’un bûcheron qui passait,
-trottinant, courbé sous un madrier ; et l’autre
-déposa son madrier sur le remblai et sourit
-à l’Aïeul de toutes ses dents laquées.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">X</h2>
-
-
-<p>Blotti sous sa couverture jusqu’au menton,
-Hiên le Maboul regarde la lumière pâle du jour
-naissant s’infiltrer à travers les lames du store.
-Un coq effronté, qui s’est hissé jusqu’aux chevrons
-du toit, sonne sa fanfare insolente, et les
-fanfares affaiblies des coqs sauvages nichés
-aux buissons de la montagne répondent à son
-appel ; et les notes pimpantes du clairon, qui
-éclatent devant la porte, donnent, à leur tour,
-la réplique au chant gaillard de ce clairon empenné.</p>
-
-<p>Hiên rejette sa couverture, bondit hors de la
-case, traverse au trot la cour sablée où des
-oies déambulent avec une majesté ridicule ;
-sans souci du tumulte soulevé par son passage
-dans les rangs du cortège criard, il se rue vers
-la vaste cuve cimentée qui, le matin, fait l’office
-de lavabo pour les tirailleurs et, dans la journée,
-sert d’abreuvoir aux bœufs et aux mulets.
-D’autres compagnons sont accourus avec lui
-pour marquer leur place autour de la cuve.</p>
-
-<p>Ils défont leurs chignons, baignent dans l’eau
-froide leurs visages et tordent et peignent en
-hâte leurs chevelures trempées ; d’aucuns,
-d’une civilisation plus raffinée, savonnent vigoureusement
-leurs cous et leurs bras ; d’autres
-enfin que nulle pudeur ne contraint, nus comme
-des vers et comme des vers aussi se tortillant,
-se font lancer des cuvettes d’eau sur le dos, sur
-les reins, les cuisses, et des camarades obligeants
-les frictionnent et les massent. A peine
-sont-ils rhabillés, de nouveaux arrivants leur
-succèdent et font les mêmes gestes, échangent
-les mêmes plaisanteries, poussent les mêmes
-petits cris de saisissement.</p>
-
-<p>Toujours trottant pour faire la réaction, Hiên
-revient vers sa case ; il introduit la clé de cuivre
-qui pend à sa ceinture dans le cadenas à sonnerie
-qui interdit aux mains étrangères l’accès
-de sa caisse noire timbrée de chiffres rouges.
-Il revêt sa tenue de corvée, qui se compose
-d’un pantalon troué et d’un veston crasseux ;
-il se coiffe d’un chapeau conique en feuilles
-de latanier, dont l’Aïeul lui fit cadeau et qui,
-mieux que le petit salacco réglementaire, abritera
-sa grosse tête.</p>
-
-<p>Ses voisins exhibent des tenues pareillement
-fantaisistes et sales. Au signal du clairon, la
-caravane s’organise, et Pietro en présence de
-cette assemblée de loqueteux bigarrés, pleure
-les rassemblements d’autrefois, dont son cerveau
-obtus ne perçoit point l’inutilité actuelle.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>On distribue aux groupes de travailleurs
-leur tâche et leurs outils. Hiên, dont les fonctions
-sont invariables, se dirige vers le remblai ;
-il redresse la benne qu’il fit basculer hier soir,
-de peur qu’une pluie malencontreuse ne vînt
-l’emplir d’eau pendant la nuit, et conduit
-vers la dune le wagonnet n<sup>o</sup> 4, de concert avec
-son inséparable Nho.</p>
-
-<p>Il est six heures : jusqu’à huit heures, il
-galopera ainsi de la dune au remblai et du remblai
-à la dune, alerte d’abord et trépignant
-comme un poney dans l’air glacé du matin,
-puis moins loquace et plus lourd à mesure que
-le soleil plus chaud rôtit davantage son dos
-maigre, mais toujours acharné à sa besogne.
-Perché sur le châssis, il voit l’Aïeul faire sa
-première ronde dans les chantiers : une ardeur
-nouvelle échauffe ses veines et raidit ses muscles ;
-il faut que le maître aimé voie l’effort
-de son serviteur ; il faut qu’il fasse oublier,
-d’un sourire ou d’un mot, les fatigues des côtes
-escaladées en haletant, des virages accomplis
-d’un élan, des culbutes évitées d’un tour de
-hanche. Et le wagonnet n<sup>o</sup> 4 fait sur le terre-plein
-une entrée foudroyante et triomphale
-sous l’œil amusé de l’Aïeul.</p>
-
-<p>Tandis que le lieutenant va vers d’autres
-ateliers, où son approche détermine pareillement
-une recrudescence de zèle, tandis que les
-terrassiers chavirent la benne de terre dans
-l’eau croupie, où nagent les joncs pourrissants,
-et grattent avec leurs pioches la caisse
-de tôle, Hiên déclare à son compagnon d’un ton
-confidentiel :</p>
-
-<p>— L’Aïeul m’a souri !</p>
-
-<p>— A moi aussi, prétend l’autre.</p>
-
-<p>« Pauvre niais ! » pense Hiên en haussant les
-épaules, mais ne voulant pas s’attarder à discuter
-avec ce faible d’esprit qui a pu se croire l’objet
-d’une faveur évidemment réservée à lui, Hiên.</p>
-
-<p>La pause : un coup de clairon prolongé
-prévient les tirailleurs qu’ils ont acquis des
-droits à un repos de dix minutes ; ils abandonnent
-les chantiers avec de farouches clameurs
-de joie. Des marchands ont installé sur les
-talus de la route des éventaires chargés de
-sucreries et de fruits : chaque éventaire devient
-le centre d’un cercle animé d’acheteurs, qui,
-pour quelques sapèques, garnissent leur panse
-creuse.</p>
-
-<p>Hiên, toujours affamé, avale trois soucoupes
-de riz sucré et baignant dans un étrange sirop
-brun ; il convie généreusement son collègue
-Nho à partager sa dînette. Repu et dispos, il
-fume une cigarette avec des mines épanouies
-de gros rentier. Les paysans qui retournent à
-leurs villages épars dans la brousse déposent sur
-la chaussée leurs paniers de rotin, et le vaniteux
-Hiên, écoutant les exclamations laudatives de
-ces braves gens qu’ébahissent les mirifiques
-bâtisses, se rengorge et tend le jarret.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>A dix heures, la caravane des gueux dépenaillés
-reprend la route de l’ancien camp. Le
-vigoureux Hiên que n’a point rassasié le léger
-repas du matin, imagine, chemin faisant, les
-grillades dorées, les sauces succulentes, le <i>nuoc-mâm</i>
-parfumé qui, tout à l’heure, sous l’auvent
-de la case du sergent Cang, réjouiront son palais
-et réchaufferont son estomac.</p>
-
-<p>Tout à l’heure, la chique de bétel aux dents,
-il s’assiéra sur la levée de pierres sèches, à
-côté de la mystérieuse Maÿ, et contemplera
-furtivement les yeux de son aimée, profonds
-et changeants comme la baie : sous le regard de
-ces yeux singulièrement luisants, il retrouvera
-sa timidité de rustre, et les paroles d’amour
-qu’il rêve de murmurer mourront sur ses lèvres
-comme les lignes d’écume sur la plage jaunissante.
-Il sera heureux, cependant : car l’énigmatique
-fillette n’a plus pour lui ni mots
-cruels, ni coups d’œil méprisants. Ignorant
-ce qui se passe dans ce petit cerveau de chatte,
-il se taira, maladroit sans le savoir, et, jusqu’à
-l’heure de la sieste, jouira de la présence
-chère, des vagues couronnées d’écume, du ressac
-chantant sur le sable.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>L’après-midi a fui, pareil au matin, depuis
-le réveil de la sieste jusqu’à la cigarette
-fumée sur la levée après le repas de cinq
-heures.</p>
-
-<p>Hiên, débarbouillé, et resplendissant dans ses
-vêtements propres, se hâte vers la maison de
-l’Aïeul, parmi les ricins et les cactus. C’est
-là que se passent ses soirées ; ce vieux grognon
-de Bèp-Thoï l’a mal accueilli d’abord, mais
-finalement s’est laissé attendrir par la soumission
-et l’humilité du visiteur et la douceur
-ingénue de son éternel sourire canin. Du reste
-la recrue rend de multiples petits services au
-vétéran.</p>
-
-<p>Ils sont devenus de vrais amis, bien que
-l’incorrigible Bèp-Thoï ait conservé la regrettable
-habitude d’adresser à son élève des sermons
-grondeurs. Ensemble ils vont tirer de
-l’eau au puits ; assis sur la margelle, à l’ombre
-du manguier, ils devisent, c’est-à-dire que l’ancien
-narre intarissablement ses campagnes,
-et la recrue écoute, bouche bée. Ensemble,
-dans l’appentis de planches où Bèp-Thoï s’est
-installé un appartement, ils brossent, astiquent,
-fourbissent. Ensemble ils balaient la
-chambre de l’Aïeul, mettent de l’eau propre
-et des fleurs d’hibiscus dans les vases japonais,
-époussètent les bouddhas.</p>
-
-<p>Pendant que le minutieux Hiên étrille le
-folâtre Annibal qui danse dans son box, Bèp-Thoï
-lui prodigue les conseils chagrins, récrimine
-sur l’incapacité reconnue de la jeune
-génération ; à l’appui de son dire, le vieux
-abonde en proverbes et citations, et, plus fréquemment,
-en anecdotes interminables et sans
-lien quelconque avec le reste de son discours.</p>
-
-<p>Aujourd’hui l’Aïeul a décidé de faire un tour
-en voiture. Les deux compères extraient du
-hangar le panier de rotin verni, font reluire
-les glaces des lanternes, les cuivres des boucles,
-les aciers des gourmettes, promènent des chiffons
-de laine sur les cuirs fauves. Annibal est
-amené hors de son écurie, poussé poliment
-entre les brancards et revêtu de son harnais.</p>
-
-<p>L’Aïeul s’empare des rênes et du fouet et
-offre une place à ses côtés au glorieux Hiên,
-qui remplira les fonctions de groom. Campé
-sur le perron, Bèp-Thoï les regarde partir
-en grommelant.</p>
-
-<p>Le petit cheval a commencé par témoigner
-d’intentions saugrenues : il a secoué d’un talus
-à l’autre la voiture légère, a foncé, tête basse,
-contre les chiens et les poules qui s’attardaient
-sur le chemin, s’est arrêté pour croquer de
-jeunes pousses de bambou pointant le long
-des haïes. Il s’est montré capricieux et parfaitement
-insupportable, mais la mèche du
-fouet, caressant sa crinière hirsute, a calmé
-ces velléités d’indépendance et de fantaisie.
-Il trotte maintenant avec sagesse, la croupe
-ondulant régulièrement de droite et de gauche,
-les oreilles relevées :</p>
-
-<p>— Belle soirée ! déclare l’Aïeul, allumant
-sa pipe.</p>
-
-<p>— Belle soirée ! répète avec conviction
-Hiên, tenant comme un cierge le fouet qu’on
-lui remit pendant l’allumage de la pipe.</p>
-
-<p>Belle soirée, en effet, parfumée et rafraîchie
-par la brise venue des montagnes d’Annam,
-dont l’azur s’assombrit sous le ciel rose.
-Devant les boutiques du marché, de vieux
-Chinois ridés, la petite tresse enroulée sur le
-front, sont assis sur des escabeaux de bambou
-et bavardent ; une Cantonaise chemine péniblement
-sur le trottoir, heurte les minuscules
-pointes de ses sabots peints aux briques bossues.
-Des garçonnets jouent au bacouan avec
-des sapèques, et les petites filles, debout derrière
-leurs futurs seigneurs et maîtres, contemplent
-avec des yeux de convoitise les piécettes
-de cuivre percées d’un trou carré. Un
-milicien fait les cent pas dans la halle déserte,
-donnant en spectacle aux seuls moineaux des
-gouttières ses airs solennels de gendarme en
-faction et ses beaux mollets saillants sous
-les bandes de cotonnade bleue.</p>
-
-<p>Des congaï jacassent comme des perruches
-devant l’étalage d’un bazar hindou. L’Aïeul
-s’amuse des œillades qu’elles lui décochent
-à l’ombre de leurs mouchoirs de soie rouge,
-des poses habilement calculées pour faire bomber
-sous la tunique noire les jeunes poitrines
-et les hanches pointues et pour faire valoir
-sous le pantalon flottant les pieds menus pris
-dans des mules de velours brodé.</p>
-
-<p>— Même chose madame français ! murmure-t-il,
-empruntant à ces demoiselles faciles
-leur jargon coutumier.</p>
-
-<p>Le quartier est très mal fréquenté : après
-les congaï, voici les mousmés. Fardées, poudrées,
-une fleur piquée dans les coques luisantes
-et artistement échafaudées, elles rappellent à
-s’y méprendre les poupées japonaises vendues
-à la douzaine sur les quais de Marseille, à cela
-près que les kimonos à fleurs et à personnages
-sont de crêpe de Chine. Difformes avec la
-haute ceinture à nœud bouffant sur les reins,
-elles sont rangées en file paisible et rieuse sur
-l’obligatoire canapé de bambou, attendant le
-client sans dégoût ni joie, honnêtes commerçantes,
-en somme, qui jugent que leur métier
-en vaut bien d’autres et n’est pas moins honorable.</p>
-
-<p>De bons rires animent les petits yeux bridés
-et creusent des fossettes dans les grosses
-joues peintes. Hiên soupçonne que ces gamines
-se moquent de lui et leur jette un mauvais
-regard de bouledogue hargneux et qui montre
-ses dents. La colère visible de cet impayable
-groom redouble l’hilarité qui devient suraiguë.
-Annibal s’en émeut, et, couchant les oreilles,
-emporte en trois temps de galop le panier vers
-des allées plus calmes.</p>
-
-<p>La vie annamite bruit derrière le rideau de
-bananiers : querelles de ménagères, grognements
-de porcs, plaintes d’enfants, aboiements
-de chiens errants, gémissements de guitares,
-ronflements de tam-tams, tintements de clochettes
-dans les pagodes, dont les dragons
-émaillés contemplent par-dessus les larges
-feuilles retombantes, l’avenue qui s’obscurcit.
-Au seuil des maisons de thé, des rhapsodes
-aveugles raclent du violon à deux cordes et
-psalmodient les couplets innombrables d’une
-romance populaire, s’interrompant pour clamer
-d’éloquents appels à la pitié des consommateurs.
-Ceux-ci, rebelles à l’attendrissement,
-continuent de savourer leurs tasses de thé.
-L’Aïeul lance aux chanteurs une poignée de
-sous qui sonnent dans l’écuelle de fer-blanc
-et Hiên le Maboul s’émerveille en silence de la
-générosité de son maître.</p>
-
-<p>Plus loin, d’autres baraques, pâtisseries,
-rôtisseries, restaurants rustiques, — un toit de
-paille posé sur quatre pieux, — regorgent de
-clients bavards et tapageurs : tirailleurs à salacco
-rejeté sur la nuque, miliciens à bandes molletières
-bleues, boys à vestons irréprochables et
-à figures inquiétantes. Plus loin le fabricant
-de cercueils, Chinois replet et de mine réjouie,
-rentre dans sa boutique ses caisses rectangulaires :
-pauvres caisses de bois de jaquier à
-l’usage du simple coolie, caisses de bois de fer
-pour notables, mandarins et capitalistes.</p>
-
-<p>La voiture pénètre dans la forêt où tombe
-la nuit. Les arbres, les taillis ne sont plus que
-des masses confuses, recroquevillées, semble-t-il,
-pour le sommeil. La route sablée amortit
-le grincement des roues et le choc régulier des
-sabots. Hiên le Maboul, extasié, écoute le
-souffle imperceptible de la forêt : feuilles mortes
-qui se détachent avec un bruit sec et frôlent
-le tronc moussu, fougères que le soleil a rissolées
-et qui s’étirent au premier contact des
-ténèbres froides, poules sauvages qui écartent
-les buissons pour se faufiler jusqu’à leur nid,
-miaulements rauques de chats-tigres en quête
-d’amour, galops étouffés de sangliers à travers
-la vase des palétuviers. Il aspire de toutes
-ses narines l’odeur puissante de l’humus pourrissant,
-les relents de bêtes fauves, les parfums
-de fleurs de citronnier qui flottent dans
-l’air immobile. Silencieux et les mains sur les
-genoux, il écoute, sent, voit vivre la forêt :
-il sait que, dans l’obscurité croissante, les faisans,
-fous de peur, juchés sur les branches des
-banyans, guettent l’approche du renard, forban
-muet à robe de velours pâle, ou du python,
-magicien aux yeux verts ; il sait que les panthères
-rampent dans les hautes herbes de la
-clairière vers la harde de cerfs paralysés et affolés.</p>
-
-<p>L’Aïeul ne sait pas toutes ces choses ; mais
-la nuit palpitante et criblée de lucioles, les
-étoiles d’or aperçues à travers la voûte des
-branches sombres lui versent dans l’âme une
-joie sereine et paisible, et il en jouit en sage.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Annibal a réintégré en valsant d’allégresse
-son écurie où l’attend son régal préféré : du
-paddy mouillé et de jeunes rameaux de bambous.
-La maison de l’Aïeul, dont les portes-fenêtres
-sont ouvertes à deux battants, flamboie ;
-les bougies des lanternes chinoises tamisent
-à travers le papier huilé une clarté discrète,
-mais les grosses lampes de bronze posées sur les
-socles de bois laqué illuminent jusqu’à la véranda.</p>
-
-<p>L’Aïeul, épicurien sans prétention, qui goûte
-les plaisirs de la table et sait apprécier l’esthétique
-d’un repas bien servi dans un décor
-soigné, finit de dîner. Bèp-Thoï, maître d’hôtel
-inimitable, trottine, la serviette sous le bras,
-de la salle à manger à la cuisine, où trône parmi
-les casseroles le brave A-Gyoc, artiste de valeur,
-encore que modeste. Hiên, maître Jacques
-convaincu, a troqué ses attributions de groom
-contre celles de <i>boy-panka</i>, dont il s’acquitte
-avec une égale dignité.</p>
-
-<p>Tout en halant la ficelle que ses doigts ont
-quelque peu noircie, il s’ébahit de la nappe
-blanche que nulle tache ne déshonore, du cristal
-taillé des carafes et des verres que la glace
-décore de buée, de l’argenterie miroitante et
-scintillante, des tasses chinoises où fume le
-café, des boîtes brunes où sont couchés, côte
-à côte, les cigares habillés de somptueux papier
-d’argent.</p>
-
-<p>L’Aïeul lui fait signe de lâcher sa ficelle et
-d’approcher ; il accourt et l’Aïeul lui montre
-une jolie pile de piastres neuves aux tranches
-vierges.</p>
-
-<p>— Voilà pour toi ! dit-il.</p>
-
-<p>— Pour moi ! s’écrie Hiên, abasourdi ; pour
-moi !</p>
-
-<p>— Pour toi, petit frère ! Tu ne penses
-pas que je te laisserai soigner mon cheval et
-m’éventer pour l’honneur seulement. Ces piastres
-sont à toi : tu les as bien gagnées.</p>
-
-<p>— Aïeul vénérable, je ne veux pas de ton
-argent. Je n’accepte de toi qu’une chose :
-la permission de vivre ainsi à tes côtés, demain
-et toujours. Tu m’as tiré de la boue, tu m’as
-protégé contre les méchantes gens qui me
-persécutaient, tu as fait entrer dans ma pauvre
-tête un peu de science et de lumière ; tu as été
-pour moi plus qu’un frère aîné et plus qu’un
-père, et je t’aime comme le chien de berger
-aime son maître. Laisse-moi te remercier à
-ma façon, en m’occupant des objets qui t’appartiennent,
-en entourant ta personne de soins
-et de dévouement : c’est encore une joie pour
-moi que de respirer dans cette maison qui est à
-toi, de tirer ce <i>panka</i> qui est à toi, de faire briller
-la voiture qui est à toi… Et moi aussi, je
-suis à toi comme un esclave à son propriétaire.</p>
-
-<p>— Je sais que tu es un brave garçon et je n’ai
-pas voulu t’offenser. C’est un cadeau que je
-te fais, comprends-tu ? Avec cette petite somme
-tu pourras, selon ta fantaisie, grignoter des
-friandises pendant les pauses ou t’acheter une
-pipe à eau. Garde ces piastres…</p>
-
-<p>— Mais, vénérable Aïeul…</p>
-
-<p>— Comment ?… Refuserais-tu un cadeau
-de moi ?… Mets cet argent dans la poche de ton
-veston. M’entends-tu ?</p>
-
-<p>— Oui ! oui ! gémit Hiên.</p>
-
-<p>Et il empoche fébrilement cet argent maudit,
-qui a failli faire gronder sur sa tête, pour la
-première fois, la colère de l’Aïeul. Celui-ci se
-rassérène et reprend le ton amical :</p>
-
-<p>— Où en sont tes amours ?</p>
-
-<p>Comment confesser qu’il n’y a rien de changé
-à la situation ?</p>
-
-<p>— Heu ! heu ! souffle piteusement le tirailleur
-embarrassé.</p>
-
-<p>— Je parie que tu n’as encore rien trouvé à
-dire à ta bien-aimée… Avoue-le !</p>
-
-<p>— Je n’ai encore rien dit, avoue le pauvre
-amoureux.</p>
-
-<p>— Mais, mon bon ami, comment veux-tu
-que tes affaires marchent, si tu n’apportes pas
-plus d’entrain à la besogne ?… De l’audace,
-que diable ! Fais ta cour à cette petite fille, dis-lui
-entre chien et loup des choses aimables ;
-fais-toi valoir de toutes façons, montre-lui que
-tu es un homme.</p>
-
-<p>— C’est ça ! s’écrie Hiên, électrisé et qui se
-sent un courage inconnu ; je lui parlerai !…</p>
-
-<p>Promesse en l’air ! vantardise de poltron !
-La lune, qui a haussé par-dessus les plumets des
-aréquiers son disque blême, semble ricaner.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XI</h2>
-
-
-<p>Décembre vint, avec son cortège de fêtes
-chômées, chrétiennes et bouddhiques, désastreuses
-pour l’avancement des travaux, mais
-bien accueillies par les tirailleurs. Hiên se
-réjouit plus particulièrement de ces congés supplémentaires
-qui lui fournissaient l’occasion
-de passer de longues heures auprès de Maÿ et
-de l’Aïeul…</p>
-
-<p>La veille de Noël, au rapport de dix heures,
-le maussade Pietro informa la compagnie
-assemblée que le lieutenant accordait la permission
-de l’après-midi.</p>
-
-<p>Cette perspective de liberté inattendue provoqua
-de sourds murmures de joie, que réprima
-aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse
-du tyran.</p>
-
-<p>Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette
-et sa chique de bétel et courut chez l’Aïeul.</p>
-
-<p>— Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï ; — nous
-avons un invité, le vieux bonze des catholiques,
-un drôle de bonhomme barbu et qui rit
-toujours en tenant sa barbe à deux mains. Tu
-vas m’aider à mettre la table, et, pendant le
-déjeuner, tu rempliras les verres de glace…
-Veille à ne pas mouiller la nappe ; sinon, tu
-auras de mes nouvelles !</p>
-
-<p>— Mais je ferai sûrement des bêtises !…</p>
-
-<p>— J’aurai l’œil sur toi.</p>
-
-<p>Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait
-et tâchait de se remémorer les principes que lui
-inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux,
-et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses
-grosses mains de bûcheron, l’apprenti n’eut à se
-reprocher qu’une maladresse insignifiante : un
-bloc de glace précipité sur le carreau.</p>
-
-<p>Le dessert venu, il put, respirant à son aise,
-retourner à son escabeau de <i>boy-panka</i> et, tout
-en allongeant et pliant le bras, examiner le
-« drôle de bonhomme ».</p>
-
-<p>Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire
-en Cochinchine depuis trente ans, le
-P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours
-de ces trente années, quitté son poste pour revoir
-la France. Son grand corps maigre et osseux,
-dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait
-pourtant n’avoir point souffert de l’exil ; le
-terrible soleil n’avait réussi qu’à jaunir et tanner
-la figure où souriaient les yeux vifs sous les
-sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus
-de la bouche noyée de moustaches et de
-barbe grisonnantes.</p>
-
-<p>L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et
-le dévouement inlassable du prêtre ; le P. Siméon
-estimait la franchise et la rectitude de jugement
-de l’officier athée. Tout avait contribué à faire
-du vieux missionnaire et du jeune lieutenant
-une paire d’amis vrais. Leur amour commun
-des humbles et des simples avait déterminé
-le premier pas vers l’amitié ; puis ils s’étaient
-découvert des sympathies littéraires communes :
-tous deux latinistes fervents, l’un par éducation
-professionnelle, l’autre par goût, « annamitophiles »
-convaincus, après comparaison entre
-l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen,
-il leur arrivait d’abandonner Lucrèce
-pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour Catulle.</p>
-
-<p>Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux
-qui tapaient à sa porte, de faire appel à la bourse
-de l’officier ; et, celui-ci refusait ensuite obstinément
-de se rappeler les prêts consentis, mais
-blâmait sévèrement l’emprunteur d’avoir cédé
-au premier affamé venu la totalité des piastres à
-lui avancées pour son particulier entretien.</p>
-
-<p>Suprême trait d’union, enfin : tous deux
-fumaient la pipe ; suprême cause de querelles
-aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un
-crime à son jeune confrère de fumer des cigares,
-injure grave à Sa Majesté la pipe, qui n’admet
-point de partage.</p>
-
-<p>Tout en buvant un merveilleux marc de
-Bourgogne quinquagénaire, que des cousins charitables
-envoyaient au prêtre, ils se harcelaient
-d’épigrammes.</p>
-
-<p>— Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les
-Annamites, qui sont des bouddhistes, du terme
-méprisant de païens ?… Et moi aussi, je suis un
-païen !</p>
-
-<p>— Des païens comme vous valent mieux que
-bien des catholiques.</p>
-
-<p>Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de
-la case, considérait la misérable église de torchis
-et prenait à partie joyeusement son vieil
-ami :</p>
-
-<p>— Comment se fait-il, Père Siméon, que vous
-vous prélassiez dans une maison de pierres, de
-briques et de tuiles, alors que le bon Dieu
-grelotte sous un toit de paille ?</p>
-
-<p>— Mon cher ami, les donateurs généreux qui
-m’ont logé dans ce palais ne m’ont point consulté,
-et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai construite
-et les fonds n’abondaient guère… Du reste,
-je vous répondrai que le bon Dieu est accommodant :
-il voit mes intentions et se contente de la
-paille.</p>
-
-<p>— Peut-être même trouve-t-il les choses bien
-arrangées de la sorte, estimant que son ministre
-est mieux à sa place sous le toit de tuiles que
-lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes
-et ne redoute ni les fourmis ni les scorpions.</p>
-
-<p>— Taisez-vous, blasphémateur !…</p>
-
-<p>En ces débats, leur amitié ne faisait que se
-consolider sans cesse, et le P. Siméon, que trente
-années d’exil auraient dû endurcir, ne prévoyait
-pas sans un véritable chagrin qu’un
-jour viendrait où cet aimable et franc compagnon
-le quitterait.</p>
-
-<p>Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant
-la corde du <i>panka</i>, examinait avec une curiosité
-infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait
-à l’Aïeul une requête : il existait, croyait-il,
-au camp, une splendide collection de lanternes
-de papier peint fabriquées jadis par les tirailleurs,
-lors d’un concours : ne serait-il pas possible
-de prêter ces lanternes au missionnaire, qui les
-emploierait à illuminer son église pendant la
-messe de minuit ?</p>
-
-<p>— Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes
-sont l’œuvre de mains païennes !</p>
-
-<p>— J’y songe, j’y songe, mon ami… elles ne
-pourront qu’être sanctifiées par leur court
-séjour dans mon église.</p>
-
-<p>— Elles seront chez vous à trois heures.</p>
-
-<p>— Merci… Et vous-même, viendrez-vous
-admirer l’effet de vos lanternes ?</p>
-
-<p>— J’irai voir la sortie de la messe.</p>
-
-<p>— C’est déjà un progrès.</p>
-
-<p>— Un progrès sans lendemain !</p>
-
-<p>— Vous y viendrez !</p>
-
-<p>— J’en doute !</p>
-
-<p>— Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux
-de la vie et seul le dogme de la résurrection
-peut vous consoler de vieillir et de mourir !</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent
-pour voir ce qui se passe à l’intérieur de l’église.
-Hiên le Maboul, que ses gros poings et sa haute
-taille désignent au respect, ne quitte point le
-premier rang des curieux ; insensible aux poussées,
-il regarde avec des yeux naïfs, agrandis
-encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau
-que lui propose la pagode catholique.</p>
-
-<p>Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec
-son toit de paille posé sur des piliers mal équarris,
-mais, telle quelle, elle éblouit le simple tirailleur
-que ravissent les girandoles de lanternes luisant
-entre les poutres, les alignements de verres
-de couleur encadrant les fenêtres béantes et
-veuves de vitraux, les rustiques tableaux du
-chemin de la croix, le lustre de fer-blanc découpé.
-De loin l’autel produit un effet prodigieux, avec
-ses cierges clignotants devant lesquels évoluent
-majestueusement la chasuble brodée du prêtre
-et les calottes rouges des enfants de chœur ;
-non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls
-chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable
-accent par les petits métis de l’école
-des Frères.</p>
-
-<p>Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus,
-aperçoit les chanteurs, têtes rases et figures
-jaunes, assemblées autour de leur chef, grand
-diable maigre tout habillé de noir ; il distingue
-les cornettes blanches, les robes de bure bleue des
-Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes s’entassent
-sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs
-talons, tantôt prosternés, le front et les coudes
-contre le sol. Aux conquérants la nef est réservée :
-catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont
-eu garde de manquer à cette cérémonie, les uns
-par conviction, les autres parce que la messe de
-minuit représente une distraction qui en vaut
-bien une autre. Les corsages de soie claire des
-pieuses femmes de fonctionnaires et de colons
-voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des
-braves et peu convaincus « marsouins » ; les
-smokings des pilotes et commis de résidence
-avec les dolmans des officiers.</p>
-
-<p>Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son
-lieutenant. L’Aïeul, incliné sur les rochers de
-carton peint de la crèche, dénombre avec attendrissement
-les pasteurs de plomb poussant
-parmi les sapins de mousse leurs moutons de
-bois aux pattes raides, les anges de cire rose
-suspendus par des fils au-dessus de la grotte
-où les Rois Mages de plâtre adorent une poupée
-de biscuit, l’Enfant Jésus… Et leur suite attend
-dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons
-de neige qui sont des tampons de coton : étrange
-suite où fraternisent des licteurs romains armés
-de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la
-troisième République. Cependant une incroyable
-ménagerie d’animaux domestiques et féroces
-entoure la cohorte des gardes, lions, tigres, girafes,
-éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de
-toutes dimensions et de toutes matières, depuis
-le caoutchouc aristocratique jusqu’au celluloïd
-plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté
-leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux,
-après tout, et, rangés sur la même ligne que les
-Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus d’un œil
-immuablement stupide.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie
-quelconque le différenciât aux yeux de Hiên
-d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour
-de l’an annamite.</p>
-
-<p>Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le
-Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait brûler des
-bâtonnets d’encens sous l’appentis afin
-de se concilier les bons et les mauvais
-esprits, coururent allumer des files de pétards
-devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en
-sursaut.</p>
-
-<p>Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent
-devant lui, et, l’ayant salué avec ensemble,
-lui offrirent des bananes, des oranges et des
-œufs frais ; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche
-grisonnante, adressa une longue harangue à son
-chef :</p>
-
-<p>— Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle :
-puisse-t-elle conserver à tes serviteurs un maître
-tel que toi !… J’ai de longues années de service :
-j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois,
-puis contre les Pavillons-Noirs ; en ce temps-là,
-il n’y avait point encore de tirailleurs tonkinois…
-J’étais alors ordonnance d’un capitaine
-que les pirates tuèrent d’un coup de fusil : je
-ramenai son corps et j’eus la médaille du Tonkin.
-Puis je servis sous les ordres de beaucoup
-de lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais
-dont j’ai oublié les noms ; j’ai fait la guerre à leur
-suite, dans la plaine de Lam, puis sur le Mékong,
-puis au Siam… Maintenant me voilà âgé ; le
-mousqueton commence à se faire pesant sur
-mon épaule, et bientôt je n’aurai plus d’autre
-distraction que de me rappeler tous les officiers
-avec qui j’ai combattu et marché. Parmi tous
-ceux-là, que j’ai servis en fidèle soldat, tu es au
-premier rang dans mon affection : je pense que
-ton départ sera pour moi un plus cruel deuil
-que la mort de mon père et de ma mère, car je
-t’aime plus que mon père et ma mère… A toi
-de parler, Hiên !</p>
-
-<p>Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa
-du coude son camarade. Hélas ! de la brève allocution
-qu’il avait cependant apprise, mot à mot,
-pendant des semaines, il ne restait plus une
-bribe dans le cerveau rebelle du malheureux
-Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour :
-« Vénérable Aïeul, voici l’année nouvelle… »,
-il resta court, tremblant et suant.</p>
-
-<p>— C’est bien ! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux
-de braves gens. Toi, Bèp-Thoï, tu es le modèle
-des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un excellent
-garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau
-vous donne le bonheur…</p>
-
-<p>Dehors éclatèrent des pétards et des voix
-résonnèrent sous la véranda. La porte fut ouverte
-à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie
-entière massant au bas du perron ses salaccos
-plats, étincelants, et ses figures noires. Une
-formidable acclamation salua l’apparition du
-lieutenant derrière la balustrade.</p>
-
-<p>— Heureuse année, vénérable Aïeul !</p>
-
-<p>— Heureuse année, petits frères !</p>
-
-<p>Puis tous firent silence afin de laisser parler
-le sergent Cang.</p>
-
-<p>— Aïeul à deux galons, que l’année te soit
-bonne comme tu as été bon avec tes soldats !
-Qu’elle te donne la félicité et la gloire… Quant à
-nous, nous serons heureux tant que tu demeureras
-avec nous, car ta présence est la garantie de notre
-tranquillité, de notre paix. Tu es notre bonheur :
-avant ton retour qu’étions-nous ? Des gueux
-misérables et courbés sous les injures. Nous ne
-savions plus rire et la seule pensée des choses que
-nous allions dire nous décourageait de causer
-entre nous comme autrefois. Nous étions plus
-tristes que des pierres et plus humiliés que des
-chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter,
-gagner la brousse, et d’autres qui rêvaient de se
-mettre le canon de leur mousqueton dans la
-bouche et d’en finir… Est-ce vrai, frères cadets ?</p>
-
-<p>— C’est vrai ! c’est vrai ! rugit la compagnie.</p>
-
-<p>— Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux
-qui méditaient de se tuer retardaient leur fuite
-ou leur suicide dans l’espoir que tu reviendrais…
-Tu ne revenais pas : on interrogeait les sampaniers
-descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang ;
-ces gens-là disaient qu’on ne te reverrait
-jamais, car tu étais monté sur la grande montagne
-d’Annam où sont embusquées des tribus
-de sauvages nus et des légions de méchants
-esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient
-avec nous.</p>
-
-<p>— C’est vrai, ils pleuraient ! gémit le chœur,
-à ce rappel de la terrible époque.</p>
-
-<p>— Et tu es revenu ! Les chiens qui rampaient,
-l’échine tremblante, ont relevé le nez, gambadent
-en aboyant de contentement. Personne
-n’a déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil
-dans la bouche… Ah ! comme les clairons sonnaient
-gaillardement sur la route du camp, le
-matin où tu reparus parmi tes tirailleurs !
-Comme les rires s’envolaient jusqu’à la cime des
-aréquiers ! Et moi, vieux sergent presque blanc
-de barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant
-à ma place de serre-file, des larmes de joie :
-car je savais bien que le mauvais rêve avait pris
-fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque
-et je me disais, pleurant comme un imbécile :
-« Puisse-t-il, puisse-t-il rester avec nous ! » Et
-maintenant je te dis encore : « Reste avec nous
-désormais ! »</p>
-
-<p>— Reste ! reste avec nous ! supplièrent les
-tirailleurs.</p>
-
-<p>— Je tâcherai, dit l’Aïeul.</p>
-
-<p>Des cris d’allégresse montèrent des cactus
-piétinés et les pétards firent rage.</p>
-
-<p>Et Hiên répétait :</p>
-
-<p>— Reste ! reste, Aïeul à deux galons !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XII</h2>
-
-
-<p>— L’Aïeul dort toujours ? demande Bèp-Thoï,
-assis sur les carreaux de la véranda et rafistolant
-des cannes à pêche.</p>
-
-<p>— Toujours ! répond Hiên, qui plonge un
-regard curieux à travers les lames disjointes des
-persiennes.</p>
-
-<p>Hiên se rassied et tend à son compagnon les
-cordonnets tressés, les crins et les hameçons :</p>
-
-<p>— L’après-midi est chaud, soupire-t-il.</p>
-
-<p>— Oui, mais il y a de la brise : l’Aïeul
-aura beau temps pour la pêche.</p>
-
-<p>— Oui ! beau temps pour la pêche ! Quand le
-soleil pénètre l’eau, les poissons viennent se
-chauffer près des roches, et l’on en prend des
-quantités, parce que la lumière les aveugle et
-qu’ils ne distinguent pas le pêcheur… L’Aïeul
-en rapportera son plein panier.</p>
-
-<p>— Il ne rapportera rien du tout… On voit
-bien que tu n’as jamais été à la pêche avec
-lui !… Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre
-un livre : il exhale de grosses bouffées de fumée
-bleue qu’il s’amuse à suivre de l’œil, lit une
-page de son livre, lâche son livre pour regarder
-les vagues en sifflotant d’un air content ; sa
-pipe éteinte, il la rallume et recommence… Tu
-verras ça tout à l’heure… Quant au poisson,
-il mange les appâts tout à son aise, et si, par
-hasard, l’hameçon résiste, l’animal a tout le
-loisir de se décrocher ou d’emporter l’engin
-avec lui.</p>
-
-<p>— Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là ?</p>
-
-<p>— Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à
-l’ombre et dormir. A ton réveil, l’Aïeul sera
-parti ; tu retireras les lignes et tu rentreras :
-voilà tout !… Tu peux bien te dispenser de
-prendre un panier.</p>
-
-<p>— Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul
-a bougé.</p>
-
-<p>Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre.
-Sur la natte de rotin multicolore, l’Aïeul
-s’étire et bâille : la sieste a été longue et le
-sommeil invincible pèse encore sur les paupières.
-Mais le vieux tirailleur a poussé sans bruit
-la porte, qui livre passage derrière lui au jour
-éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên
-s’encadre dans l’embrasure.</p>
-
-<p>— Les lignes sont prêtes !</p>
-
-<p>L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève
-décidément, très à son aise dans le pyjama de
-tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air
-frais. Après avoir barboté dans son <i>tub</i>, il s’habille
-de toile kaki et écoute patiemment les
-sages discours de son vieux <i>boy</i>.</p>
-
-<p>— Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche
-sèche et nue ; la dernière fois que tu es allé à
-la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues
-écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde
-à le laver.</p>
-
-<p>— Entendu, vieux Bèp !</p>
-
-<p>— Et puis, veille à tes lignes : elles reviennent
-toujours sans un hameçon et même sans
-un crin.</p>
-
-<p>— C’est compris !… Que veux-tu encore
-que je fasse pour te complaire ?</p>
-
-<p>— Prends garde aux coups de soleil : mai
-est proche !</p>
-
-<p>— C’est bon ! c’est bon !… Partons, Hiên !</p>
-
-<p>— Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul ?</p>
-
-<p>— Mais oui !… En voilà, une question !…
-J’espère bien rapporter une friture magnifique…
-quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux.</p>
-
-<p>— Il y avait un peu de ta faute, geint ce
-grognon de Bèp-Thoï. Au lieu de surveiller
-le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les
-vagues aller et venir.</p>
-
-<p>— Je t’assure que je suis très attentif à ma
-besogne ; je n’ai pas de chance, que veux-tu ?…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe
-aux dents, et un livre sous le bras, et Hiên trotte
-derrière lui, équipé comme pour une lointaine
-campagne de pêche : des lignes jalonnées de
-bouchons rouges dansent sur son épaule droite,
-une épuisette sur son épaule gauche ; des bidons,
-des boîtes à vers, des paniers à poissons
-s’entre-choquent sur ses hanches et sur ses reins
-avec un tapage de ferraille.</p>
-
-<p>Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs.
-Sur les hautes branches des banyans, les cigales
-chantent éperdument leur hymne interminable
-à la chaleur ; des tourterelles s’appellent
-doucement, d’une dune à l’autre, par-dessus les
-rizières ; des huppes s’amusent à lancer leur cri
-précipité aux échos de la forêt, qui le redisent
-d’une voix accablée et assourdie ; des perruches
-se querellent, enrouées comme des
-concierges. Il fait atrocement chaud : les palmes
-des aréquiers, comme lasses, inclinent vers
-le sol leurs feuilles repliées et flétries ; les
-bananiers prennent des poses vaincues de saules
-pleureurs ; les cosses des flamboyants crèvent
-avec des détonations brusques ; les fleurs des
-frangipaniers tournoient et roulent dans la
-poussière du chemin qui ensanglante leurs lèvres
-blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du
-bétel ; les hibiscus prudents ont refermé leurs
-pétales autour du pistil, dont la pointe seule
-apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert
-tendre.</p>
-
-<p>Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent
-entre les joncs, un chœur de grenouilles maudit
-la sécheresse avec une éloquence bruyante.
-Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont
-élu pour y dormir les degrés de brique de la
-fontaine et baignent leurs flancs décharnés
-et palpitants aux flaques d’eau que le soleil
-n’a pas bues encore. Derrière les stores mi-levés
-des cases, se balancent des hamacs d’où pendent
-des jambes nues de fillettes.</p>
-
-<p>L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long
-des murs trop blancs où sommeillent les margouillats
-gris, insoucieux du vol strident des
-moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche
-venue de l’ouest et de l’océan Indien. Fête de
-lumière et de couleurs : l’azur éblouissant du
-ciel se confond avec l’azur de la mer ; la flottille
-de sampans découpe nettement sur l’eau bleue
-ses vergues brunes, ses cordages d’aloès marron,
-ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres
-et qui se dandinent au passage de la houle
-moirée ; la montagne dresse plus haut dans
-l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de
-verdure neuve.</p>
-
-<p>Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur
-mire au soleil l’or de ses mosaïques et
-l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent
-des fleurs géantes écloses aux branches
-des lilas du Japon, les ardoises de l’Hôtel Ollivier
-scintillent entre les cimes des eucalyptus.
-Des pêcheurs, autour d’un sampan échoué,
-cognent à coups de maillet le bordage sonore,
-rythmant la mélopée que module leur chef ; le
-ressac bruissant entre les galets de la plage
-chante en sourdine avec eux.</p>
-
-<p>Devant la maisonnette du sergent Cang, voici
-Maÿ accroupie à l’ombre et bâillant.</p>
-
-<p>— Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons ?</p>
-
-<p>— Je vais à la pêche, sœur cadette.</p>
-
-<p>— Il fait beau temps : le poisson abondera.</p>
-
-<p>— Heu ! heu !</p>
-
-<p>— Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner :
-je m’ennuie à la maison ; il fait chaud
-ici et j’ai envie de me promener.</p>
-
-<p>— Viens avec nous.</p>
-
-<p>La fillette bondit et emboîte le pas aux deux
-hommes. Tout en marchant, elle remarque l’air
-pénétré de Hiên, entend la musique infernale
-que font les instruments de fer-blanc attachés
-à la ceinture du tirailleur, et rit comme une
-source. Hiên se retourne, soupçonneux.</p>
-
-<p>— Pourquoi ris-tu ?</p>
-
-<p>— Tu ressembles au mât de cocagne que
-l’on avait planté au marché, le jour du Têt.</p>
-
-<p>A cette comparaison moqueuse, mais juste,
-le pauvre diable ne trouve rien à répondre, et,
-tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes
-dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure
-encore, sous le soleil ardent, il portait si
-vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules,
-et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit
-habituellement sa place, Hiên se débarrasse avec
-joie de l’attirail qui le rendit grotesque aux
-yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes,
-arme les hameçons de hideux vers rouges, assujettit
-les cannes avec de gros cailloux.</p>
-
-<p>Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de
-bambou, éventée par le souffle du large ! L’Aïeul
-oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï,
-a jeté son dévolu sur une large pierre
-tapissée d’une belle mousse verte : il s’assied
-et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons
-écarlates se balancent doucement, avec
-des allures pacifiques d’engins inoffensifs ; des
-essaims de menus poissons argentés défilent
-en bon ordre et d’un air indifférent autour des
-appâts : sans doute les jugent-ils répugnants…
-« Ils n’ont vraiment pas tort » ! songe le pêcheur,
-et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire
-maintenant les fusées d’écume que la houle projette
-sur les roches. Des ourlets d’eau pétillante
-montent à l’assaut de la digue, submergent les
-rochers, qui reparaissent ruisselants et pareils,
-avec leurs chevelures d’algues tordues par les
-lames, à des crânes de noyés.</p>
-
-<p>L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune
-qui gît dans la mousse ; à travers les feuilles
-de bambous, le soleil crible les pages de petits
-ronds dansants… Choix malheureux : c’est
-une banale histoire d’adultère, où sont décrits
-avec complaisance les états d’âme d’une petite
-provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul
-estimant que l’héroïne eût mérité cent fois le
-fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux volume
-dans le panier à poissons.</p>
-
-<p>Rasséréné par cette exécution, il bourre
-minutieusement sa pipe et l’allume, et la fumée
-s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent
-les yeux du fumeur. Le ronflement
-rythmé du ressac lui suggère des souvenirs
-musicaux… Oui, c’est bien la chanson du
-<i>Rouet d’Omphale</i>… Il fredonne la plainte du
-héros courbé aux genoux de la femme ; comme
-les violons de Colonne, il passe du <i>piano</i> au
-<i>fortissimo</i>, et les escouades de poissons qui
-rôdaient autour des hameçons prennent décidément
-la fuite. Seul un crabe énorme, averti,
-sans doute, des faibles dangers courus, se glisse
-traîtreusement parmi les algues et grignote paisiblement
-les appâts. Le chanteur, tenté par
-la mousse et l’herbe, s’est allongé sur le dos, le
-casque sur les yeux. Le crabe peut maintenant
-dévorer tout à son aise les vers rouges : l’Aïeul
-s’est assoupi et les clameurs des cloches battues
-par l’écume ne cessent pas de le bercer.</p>
-
-<p>Ses compagnons sont restés d’abord bien
-sagement à regarder flotter les bouchons ; puis
-Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un
-instant, ils ont cherché entre les galets des hippocampes
-et des coquillages ; ils ont lancé des
-cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches
-dans la panse gélatineuse des méduses.
-Puis la fillette a déclaré :</p>
-
-<p>— Je suis lasse.</p>
-
-<p>Et le bon amoureux l’a installée confortablement
-sous une sorte de tonnelle de ricins.</p>
-
-<p>Pour la distraire, il fait des ricochets superbes
-avec des débris de tuiles. Il a ôté son veston
-de toile, et son torse noirci, ses biceps saillants
-se tendent glorieusement au grand soleil qui
-dore la plage. Maÿ le considère et se sent alanguie
-et nerveuse.</p>
-
-<p>— Viens t’asseoir près de moi, Hiên.</p>
-
-<p>Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds
-de la fillette.</p>
-
-<p>— Vois comme j’ai chaud, Hiên !</p>
-
-<p>Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les
-épaules bosselées de muscles durs qui tressaillent.</p>
-
-<p>— Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant
-accroupi et frissonnant.</p>
-
-<p>Mais que fait donc Maÿ ?… Elle dégrafe sa
-longue tunique de crépon noir ; les boutons
-d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent,
-un par un ; la voici demi-nue, offrant sa poitrine
-à la brise fraîche. Elle s’étire et cambre son
-buste de statuette où perlent des gouttes légères
-de sueur. Renversée sur le gazon, les mains
-croisées sous la nuque, elle rit comme roucoulent
-les tourterelles et parle d’une voix essoufflée :</p>
-
-<p>— Mets-toi près de moi, Hiên.</p>
-
-<p>Il hésite : devant ce petit corps dévêtu et
-frémissant, il s’est senti tout à coup désemparé,
-hébété ; un nuage rouge est descendu de ses
-paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent,
-ses mains tremblent de fièvre et cette
-sensation neuve l’inquiète…</p>
-
-<p>Mets-toi donc là, imbécile !… Cette fièvre,
-c’est l’amour, le seul amour vrai, l’amour des
-bêtes !… Tu vas être, pour cette petite fille
-en délire, pareil à un dieu !… Et demain tu
-le seras encore, et toujours !… Et tu auras
-conquis le bonheur…</p>
-
-<p>— Prends-moi dans tes bras, Hiên !</p>
-
-<p>Elle attire de toute la force de ses poignets
-minces le lourdaud ; et il se défend, et il lui
-semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses
-vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire.</p>
-
-<p>— Viens près de moi, Hiên !… plus près !…</p>
-
-<p>Elle est folle !… Hiên se redresse à demi, les
-tempes battantes, la considère avec ses yeux
-de bon bouledogue effaré. Et les lèvres empourprées
-de bétel lui crachent l’injure :</p>
-
-<p>— Individu idiot !</p>
-
-<p>Il se doute alors vaguement qu’il a commis
-quelque fâcheuse bévue, et, pour la réparer,
-pour apaiser la colère incompréhensible de
-Maÿ, il rit, il rit bêtement, et ses doigts malhabiles
-torturent son turban.</p>
-
-<p>Les boutons d’argent ont refermé sur les
-seins minuscules la tunique de crépon noir et
-Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant
-à la bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé,
-elle s’en va sur la route où pleuvent
-les fleurs de frangipanier ; elle disparaît.</p>
-
-<p>Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt
-à sangloter… Que lui a-t-il fait ?… que lui
-a-t-il fait ?…</p>
-
-<p>Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil
-traversé de cauchemars.</p>
-
-<p>Le soleil ne brûle plus, son disque orange
-affleure l’horizon. Le crépuscule va venir, et
-la nuit bientôt… L’Aïeul est parti.</p>
-
-<p>Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons,
-les paniers vides, les boîtes à vers, les bidons
-qui recommencent sur ses flancs leur musique
-infernale. Il marche d’un pas morne et le
-front bas, suivant dans la poussière les traces
-des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe
-l’obsède maintenant et il la formule à mi-voix :</p>
-
-<p>— Il ne faut pas que je raconte cette histoire
-à l’Aïeul !… Je ne parlerai pas à l’Aïeul !…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi
-près de la chaise longue et remuant l’éventail
-japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils et,
-retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement
-cette réponse :</p>
-
-<p>— Individu idiot !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIII</h2>
-
-
-<p>Hiên le Maboul déroula sur les planches du
-lit de camp sa natte siamoise où se voyaient
-dans une plaine verte des lions cerise et des
-pagodes jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère
-où sa place était marquée parmi d’autres
-caisses uniformément noires et timbrées de
-chiffres rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement,
-avec des précautions de ménagère comptant
-son linge, en sortit tout son petit bagage.</p>
-
-<p>Il plia selon les rites les vestons de toile
-blanche empesés, les vestons de toile kaki
-rapiécés et flasques, les paletots de molleton
-bleu sombre, les pantalons de coutil et de
-cotonnade ; il bâtit ensuite avec le tout une
-magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un
-salacco. A la base du monument, il sema les jambières,
-les jugulaires et les ceintures. Il déploya
-sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir
-illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse
-à dents, le peigne de bambou, le dé, et démonta
-l’instrument de bois qui lui servait à la fois
-d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant
-de deux pas, il contempla son ouvrage
-d’un œil admiratif.</p>
-
-<p>Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la
-case, des nattes s’étaient déroulées sur le lit
-de camp et des caisses noires avaient vidé leur
-contenu multicolore sur les nattes. La compagnie
-se préparait à une « revue de détail »,
-et les deux grandes cases bruissaient comme des
-ruches.</p>
-
-<p>Les sergents français, le casque en bataille,
-allaient et venaient, prodiguant des ordres
-et des encouragements, jurant et s’épongeant
-le front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des
-tirailleurs de corvée époussetaient les étagères
-et les charpentes goudronnées, chassaient les
-pacifiques margouillats et les geckos bruyants,
-massacraient les araignées, balayaient les monômes
-de fourmis, crevaient les édifices des
-termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes
-peintes au coaltar. Les hommes « de
-chambre », le balai de rotin aux doigts, fourrageaient
-sous le lit de camp, sourds aux
-clameurs des innocents camarades à qui, par
-inadvertance, ils donnaient de leur balai dans
-les chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés,
-graves et muets, se tenaient accroupis auprès
-de leur paquetage étalé d’un tour de main
-et fumaient la pipe à eau.</p>
-
-<p>Dehors le grand soleil calme s’épanouissait.
-Hiên promena la brosse sur ses cartouchières
-et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit
-reluire les boutons et la plaque de cuivre avec
-du sable mouillé. Puis, s’étant assis et s’étant
-muni de tout un arsenal de tournevis, d’écouvillons,
-de brosses, de chiffons, de fioles, il
-ébaucha la grande œuvre : le nettoyage de son
-mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le
-frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que,
-plaçant l’œil à la bouche du canon, il vit les
-rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse
-d’acier poli parût nickelée. Avec des soins
-minutieux, il coucha l’arme éblouissante sur
-le bord de la natte et courut se laver les mains
-à l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les
-événements.</p>
-
-<p>La grosse voix du sergent Castel recommandait
-aux retardataires de se hâter, car l’heure
-passait. Sur le ciment, où des artistes avaient
-tracé des dessins géométriques avec des caisses
-de tôle percées de petits trous, le trot affolé
-des pieds nus se précipita.</p>
-
-<p>Il y eut encore des cris, des injures, et le
-silence se fit au moment où le « Fixe ! » hurlé
-à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée
-du lieutenant. Les deux lits de camp
-adossés alignaient, d’un bout à l’autre des deux
-travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs
-nattes vertes, débordant sous l’étalage des
-cartouchières et des trousses, et les deux haies
-de tirailleurs figés et contemplant les premières
-poutres de la charpente.</p>
-
-<p>L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables
-importants et raides, s’avançait, foulant
-de ses bottines vernies les rosaces humides. Il
-vérifiait des livrets, inspectait des doublures,
-se mirait dans des plaques de ceinturon, manœuvrait
-des culasses de mousquetons, faisait
-jouer des baïonnettes dans des fourreaux.
-A chaque tirailleur il adressait un discours bref,
-louant ou critiquant sa tenue, reprochant des
-peccadilles récentes ou glorifiant les services
-rendus aux chantiers, tançant les paresseux,
-encourageant les braves gens à persévérer.</p>
-
-<p>Mais ces harangues étaient paternelles et
-les mauvais sujets eux-mêmes s’en trouvaient
-réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de
-vifs éloges, qui allumèrent une flamme dans
-ses yeux sauvages et lui donnèrent la tentation
-peu militaire de saisir les mains de son chef
-et d’y poser les lèvres. Il conserva cependant
-l’attitude du soldat sans armes et la discipline
-n’eut point à souffrir d’une manifestation contraire
-à toutes les règles établies.</p>
-
-<p>Des honneurs plus éclatants encore étaient
-réservés à ce bon tirailleur. Lorsque fut terminée
-l’inspection, la compagnie se forma en
-carré sous les flamboyants et l’Aïeul exprima à
-ses hommes toute sa satisfaction. Puis il ajouta :</p>
-
-<p>— Vous tous présents, je félicite particulièrement
-Phâm-vân-Hiên. Vous êtes tous
-témoins des progrès réalisés par lui : il s’est
-appliqué, chaque jour, à faire mieux que la
-veille ; il s’est instruit ; il est devenu un vrai
-tirailleur, ardent au travail, soumis et propre…
-N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits
-frères ?</p>
-
-<p>— Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées !</p>
-
-<p>— C’est bien ! ne criez pas si fort !… Je le
-félicite donc, et devant vous tous, je proclame
-qu’il est un bon soldat.</p>
-
-<p>Les tirailleurs se dispersèrent, commentant
-l’heureuse chance de leur camarade et jacassant
-comme un vol de perruches. Et l’Aïeul,
-resté seul avec Hiên, vit les prunelles de son
-serviteur se ternir et ses mains danser, signe
-d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent.</p>
-
-<p>— Va chercher une paire de rames, dit-il,
-nous allons faire une promenade dans la baie
-pour noyer ton attendrissement.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Entre les coques blanches et effilées des baleinières,
-le petit canot vert pomme s’insinua.
-Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils contournèrent
-l’appontement, évitèrent un lourd
-ponton ancré dans le sable et gagnèrent le large.
-Ils longèrent les jonques assemblées au milieu
-de la baie ; les pêcheurs assis en rond sur les
-roufs couleur de rouille leur souhaitèrent en
-riant une heureuse traversée ; ils passèrent…
-La houle les prit et les balança sans violence.</p>
-
-<p>L’Aïeul demanda subitement :</p>
-
-<p>— Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère ?</p>
-
-<p>Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames
-pour assurer son turban et bredouilla confusément :</p>
-
-<p>— Si j’aime Maÿ ?… si j’aime Maÿ ?…</p>
-
-<p>— Ne te trouble pas : je ne me moque pas.
-Réponds à ma question : aimes-tu toujours
-Maÿ ?</p>
-
-<p>— Je l’aime toujours.</p>
-
-<p>— Autant qu’au premier jour ?</p>
-
-<p>— Davantage, Aïeul à deux galons !</p>
-
-<p>— Sens-tu qu’il te serait impossible de
-renoncer à elle ?</p>
-
-<p>— Comment pourrais-je l’oublier ? Je ne
-puis passer un seul jour sans l’avoir vue ; il
-faut que je la voie, que je l’entende parler.
-Elle est dans mes yeux, dans mes oreilles,
-dans mon cœur, dans toute ma chair : comment
-pourrais-je l’arracher de moi ?</p>
-
-<p>— Tu l’aimes à ce point ?</p>
-
-<p>— Au point que tout ce qui me vient d’elle
-me semble doux, que, faute d’obtenir son sourire,
-je mendie ses rebuffades. Je suis comme le
-chien qui sait qu’il va recevoir un coup de
-trique, mais qui rampe tout de même vers
-son maître pour lui lécher les mains.</p>
-
-<p>— Je connais ton mal ; j’en ai souffert autrefois.
-J’ai guéri. Tu peux guérir encore.</p>
-
-<p>— Quel est le remède, Aïeul ?</p>
-
-<p>— Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour
-toi. Tu es simple, elle est compliquée ; tu es
-franc et honnête, elle est perverse et fausse.
-Tu es pauvre ; elle raffole des bijoux, des belles
-tuniques, des piastres neuves, toutes choses
-que tu ne pourras lui donner… Il te restait
-une chance de bonheur : elle admirait ta force.
-Elle a perdu la tête, un instant, en ton honneur :
-tu as été assez niais pour te dérober…
-Elle ne te pardonnera pas de l’avoir respectée ;
-tu as perdu à ses yeux ton prestige de
-solide gaillard pour n’être plus définitivement
-qu’un nigaud maladroit. Tu as passé à côté
-du bonheur, ne t’acharne pas à courir après.
-Il y a d’autres filles que Maÿ.</p>
-
-<p>— Aïeul ! Aïeul ! quelle fille est pareille à Maÿ ?</p>
-
-<p>— Je connais cette antienne : je l’ai chantée.
-Et je ne la chante plus. Tu sauras que les
-femmes sont toutes pareilles les unes aux
-autres ; elles se valent toutes. Celles qui paraissent
-meilleures, il ne leur a manqué, à celles-là,
-que l’occasion de faillir… Du moins, si tu
-dois te marier, faut-il t’arranger pour mettre
-le plus possible d’atouts dans ton jeu : choisis
-une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée
-ni vicieuse.</p>
-
-<p>— Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier
-Maÿ, gémit lamentablement le pauvre
-Maboul.</p>
-
-<p>— Tu l’oublieras, petit frère… Tu souffriras,
-parbleu ! Tu passeras des nuits blanches ;
-il t’arrivera d’errer anxieusement autour de
-la case de la bien-aimée ; tu n’auras plus de
-cœur à rien. Puis, un beau matin, tu laisseras
-pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar
-mauvais ; tu jugeras que ton idole est
-une ridicule pimbêche ; tu brûleras gaiement
-ce que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et
-joyeux, parce que connaissant les femmes et
-les méprisant. Tu seras heureux !</p>
-
-<p>— Maÿ seule pourrait me donner le bonheur !</p>
-
-<p>— Il ne peut venir des femmes que deuil et
-malheur. Oublie Maÿ.</p>
-
-<p>— Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier !</p>
-
-<p>— Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du
-moment que tu tiens absolument à épouser
-cette petite fille et que tous mes arguments ne
-peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la.
-Je peux me tromper, du reste, et je le voudrais.
-Je ne demande pas mieux que de te voir marié,
-père de nombreux enfants, choyé par ta compagne,
-heureux enfin. Je ne veux qu’une chose :
-ton bonheur ; et, puisque, d’après toi, il réside
-uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai
-venir, ce soir, le sergent Cang et je renouvellerai
-ma démarche… Rame un peu maintenant…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le sergent Cang a consenti : le mariage se
-fera dans six mois. Selon l’usage annamite,
-Maÿ n’a pas été consultée : son père lui a simplement
-amené Hiên et les deux fiancés ont
-échangé la noix d’arec et la feuille de bétel.
-Elle n’a point souri ; elle n’a point pleuré : à
-quoi bon ?</p>
-
-<p>Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a
-voulu mettre ses lèvres sur les joues froides et
-fermes de sa future femme. Elle s’est laissé
-embrasser, les yeux morts. A quoi bon résister ?…
-lui a-t-on demandé son avis ?…</p>
-
-<p>L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle
-maison tendue de soie et gardée par des bouddhas
-barbus ; il l’a félicitée, en présence de
-Hiên, et lui a fait don d’une boîte laquée où,
-sur un lit de coton rose, dormait un splendide
-collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis
-le collier à son cou ; sa figure s’est illuminée,
-une seconde, et Hiên le Maboul a été envahi
-d’une joie démente : il a cru que son bonheur
-serait éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties
-de sa mémoire.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIV</h2>
-
-
-<p>Hiên se retourna. L’hôpital de Cho-Quan
-effaçait entre les manguiers son toit couleur
-de brouillard ; une cloche sonnait à petits coups
-étouffés et grêles : la visite du matin. Hiên
-tâta sous son veston les papiers qui affirmaient
-sa liberté reconquise ; il les sortit de sa poche,
-les compta, les recompta : feuille de route,
-exeat, certificats attestant que le tirailleur
-Phâm-vân-Hiên, définitivement guéri du « béribéri »,
-était renvoyé de l’hôpital de Cho-Quan
-et dirigé sur sa garnison du Cap-Saint-Jacques.
-Il referma son veston et respira : ce soir, il
-retrouverait Maÿ et l’Aïeul. Il regarda une
-dernière fois les toits gris de sa prison et se mit
-en marche, à grandes enjambées, sur la route
-de Saïgon.</p>
-
-<p>Il avait plu à l’aube : les ornières achevaient
-de boire des flaques d’eau pourpres, les volubilis
-penchaient leurs clochettes alourdies le
-long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers
-redressaient leurs plumets trempés ; les fleurs
-de frangipanier rouvraient leurs corolles enroulées
-en conques ; les moineaux guillerets
-chantaient dans les buissons de petits hymnes
-au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon
-humide des accotements ses pieds souillés de
-boue et gambada comme un poulain échappé.</p>
-
-<p>Avec une âpre allégresse de convalescent,
-il se remémora ces quatre semaines de maladie
-et de captivité. Au lendemain de ses fiançailles,
-il avait été saisi d’un mal bizarre : ses jambes
-et ses bras avaient enflé au point qu’il ne pouvait
-plus se tenir debout ni remuer les mains.
-Le docteur du Cap l’avait déclaré atteint de
-« béribéri » et Hiên avait tremblé, car les
-médecins d’Europe ne savent pas soigner ce
-mal étrange et peu étudié, dont la cause même
-est ignorée. A tout hasard on lui avait appliqué
-le thermo-cautère sur la poitrine et dans le
-dos, sans autre résultat que de lui arracher des
-hurlements de douleur ; on l’avait bourré de
-viande et de riz, et ce traitement, qui l’enchantait,
-l’avait seulement fait grossir encore ; et
-l’on ne put savoir si cet accroissement d’embonpoint
-était dû au béribéri ou simplement
-au régime suivi.</p>
-
-<p>Finalement on l’avait expédié à l’hôpital
-de Cho-Quan, où, pendant un mois, les docteurs
-avaient expérimenté sur lui une série
-de systèmes ingénieux. Convaincu qu’il allait
-mourir dans cette grande maison triste où
-l’on parlait à voix basse, où l’on entendait
-gémir les patients et soupirer les agonisants,
-où les infirmiers indigènes, ses compatriotes,
-prélevaient régulièrement les meilleures portions
-de ses repas, il pleurait sa fiancée et son maître.</p>
-
-<p>Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement ?
-Mystère ! En tout cas, il se retrouva,
-certain jour, dégonflé et normal, le pouls régulier,
-et les médecins triomphèrent de cette cure
-inattendue. On le garda encore pendant une
-semaine en observation, et, comme il enflait
-d’autant moins qu’il ne mangeait pas à sa faim,
-on le libéra.</p>
-
-<p>Et c’est ainsi que, ce matin de mai, il se
-trouvait déambuler sur la route de Cho-Quan à
-Saïgon et recueillir les dernières gouttes laissées
-par l’averse sur les manguiers.</p>
-
-<p>La ville était proche. Hiên s’épouvanta de
-son immensité et de son mouvement qu’il
-n’avait pu soupçonner un mois auparavant,
-enfermé qu’il était dans un fourgon d’ambulance.
-Les cris des « coolies pousse-pousse »
-tirant leurs petits véhicules à roues caoutchoutées,
-des cochers de « malabars » accrochés
-aux brancards de leurs voitures à caisse
-étroite et décorée de fleurs grossières, les
-appels des Chinois vendeurs de soupe au
-vermicelle, des marchandes de poisson, tout
-ce bourdonnement formidable du quartier
-indigène lui emplissait les oreilles et l’étourdissait.</p>
-
-<p>Coudoyé rudement et bousculé, il allait
-d’ahurissement en ahurissement, tantôt en
-arrêt devant les jambières grenat et le chapeau
-démesuré d’un policier annamite, tantôt
-saisi d’inquiétude au passage d’un Chetty barbouillé
-de chaux et les narines plaquées d’or,
-tantôt suivant d’un œil rond les chevaux australiens,
-minces et géants, tenus en main par
-de minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir,
-les robes de velours, les colliers de grains
-d’or, les mules brodées des congaï qui évoluaient,
-ondulant de la croupe et balançant
-prétentieusement les bras : la splendeur de ces
-belles dames l’émut plus que leurs œillades,
-auxquelles il ne prit garde.</p>
-
-<p>De longues théories de fillettes, trottinant
-entre leurs paniers de paddy, formaient sur la
-chaussée des processions de chenilles bigarrées.
-Des garçons mal peignés, assis au seuil de
-maisons basses, faisaient des signes que Hiên
-ne comprit pas et leurs rires aigus de filles
-l’exaspérèrent.</p>
-
-<p>Au pied d’un réverbère, les tirailleurs accroupis
-sur les escabeaux d’un restaurant improvisé,
-buvaient du thé : il leur demanda son
-chemin. Il but du thé avec eux et causa : ses
-nouveaux camarades l’informèrent que la chaloupe
-du Cap-Saint-Jacques ne partait pas
-avant onze heures et qu’il pouvait, sans crainte
-de manquer son départ, passer un moment avec
-eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur
-Saïgon, sur Cho-Len. La naïveté infinie de ce
-provincial les confondait : mais, comme il avait
-payé déjà plusieurs tournées, ils lui celèrent
-soigneusement leur dédain : on se sépara bons
-amis, après avoir décliné ses noms et ses
-numéros matricules et s’être promis à plusieurs
-reprises de se revoir.</p>
-
-<p>Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant
-de stupéfaction et de ravissement. Il s’attardait
-aux devantures des magasins, où, derrière
-des comptoirs débordants de soieries, de
-dentelles, d’étoffes, d’objets de toutes sortes et
-de toutes formes et dont il ne soupçonnait
-point l’usage, trônaient des messieurs chauves
-et barbus et des demoiselles pâles à l’air arrogant
-et méchant. D’autres messieurs barbus et d’autres
-demoiselles aux figures pâles émergeant de
-robes flottantes et molles le frôlaient, et il s’écartait
-précipitamment, redoutant quelque coup
-de canne et fuyant le regard dur des yeux fixes.</p>
-
-<p>Des grincements d’archet l’attirèrent : debout
-entre les baies de la véranda, les pseudo-tziganes
-de l’Hôtel Insulaire massacraient
-une quelconque « marche de Rakoczy ». Il
-admira franchement leurs dolmans garance
-à brandebourgs noirs, mais leur musique lui
-parut singulièrement barbare et criarde et,
-s’étant risqué à gravir la première marche du
-large escalier de briques, il constata que le
-chant des violons semblait plonger les rares
-consommateurs dans un accablement profond.
-Des domestiques chinois le menacèrent de
-leurs serviettes : il s’enfuit à toutes jambes et
-se réfugia derrière la haie des pousse-pousse
-qui appuyaient au trottoir leurs brancards
-ornés de cuivre.</p>
-
-<p>Il reprit sa promenade, poursuivi par les
-piaulements saccadés de l’orchestre. A la terrasse
-d’un café, des officiers en tuniques blanches
-buvaient dans des verres embués des liqueurs
-multicolores. Des joueurs, assemblés autour
-d’un tapis vert, manipulaient avec violence,
-et d’un air furieux, de petits rectangles de
-carton enluminés : Hiên consacra un bon
-quart d’heure à surveiller leur partie avec
-des yeux agrandis par l’étonnement. Entre
-les tables de marbre s’insinuaient des marchands
-de journaux, garçons impudents à
-faces glabres sous les casquettes de drap bleu
-foncé, des bouquetières, toutes petites filles
-qui offraient des roses et des œillets avec des
-mines effrontées de rôdeuses.</p>
-
-<p>Plus loin, les mêmes personnages faisaient
-des gestes identiques aux terrasses de cafés
-pareils. Puis les boutiques chinoises ouvraient
-sur la rue leurs échoppes sales et puant
-l’opium ; des rotiniers tressaient des chaises
-longues et des fauteuils, des ébénistes vernissaient
-des armoires de bois jaune ; des tailleurs
-pesaient de leurs pieds nus sur les pédales rouillées
-de machines à coudre préhistoriques ; des bijoutiers
-fignolaient, à coups de marteau, des dragons
-à crinière hirsute sur des manches d’ombrelles.</p>
-
-<p>Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur
-passa en toussant, sifflant, crachant de la
-vapeur et de la fumée, et Hiên, mal initié
-encore à toutes les merveilles de la civilisation,
-crut à quelque invention de mauvais esprits.
-Le monstre disparu, il se rassura et s’orienta
-entre les barils, les sacs et la ferraille qui encombraient
-le quai.</p>
-
-<p>La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots,
-cargo-boats amarrés au ras des appontements
-l’épouvanta. Un coolie obligeant lui
-indiqua la chaloupe du Cap. Un élégant commissaire,
-chaussé d’escarpins vernis qui laissaient
-voir des chaussettes à pois, prit sa feuille
-de route avec des airs dégoûtés de percepteur
-recevant les impôts d’un vulgaire contribuable.
-Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé
-à se choisir une place sur le pont.</p>
-
-<p>Il n’arriva pas sans difficulté jusque-là :
-l’entrepont était semé d’obstacles de toute
-nature, ballots de coton, meubles, paniers de
-poissons, rails, traverses, caisses de cartouches.
-Au bord d’un trou noir, des matelots annamites,
-suants et hurlants, manœuvraient des treuils
-à bras qui déroulaient avec un tapage insupportable
-des chaînes graisseuses. Des commissionnaires
-allaient et venaient, ployés en deux
-sous d’énormes malles dont les angles heurtaient
-brutalement les infortunés passagers. Des
-femmes embarrassées d’enfants pleurards et de
-boîtes laquées se querellaient autour de l’échelle
-qui menait au spardeck. Elles s’effacèrent pour
-livrer passage à deux gros fonctionnaires européens,
-et Hiên s’élança dans le sillage tracé par
-les amples dolmans.</p>
-
-<p>Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile
-près du bastingage et, déposant sa musette,
-poussa un profond soupir de soulagement. La
-rivière de Saïgon étalait ses eaux jaunes entre
-le quai planté de tamariniers et les rizières de la
-rive gauche que bordaient des aréquiers, de
-bananiers et des lataniers et où les buffles paissaient.
-Jusqu’à l’horizon, que fermaient des
-montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient
-entre les palmiers et les palétuviers sur
-d’invisibles arroyos. Contre les berges, où s’écoulaient
-des ruisseaux boueux, de misérables
-cabanes étaient plantées sur quatre pieux ou
-flottaient sur des radeaux de bambous.</p>
-
-<p>L’autre rive était plus exclusivement européenne :
-les cales de l’arsenal penchaient leurs
-toits d’ardoise auprès de formidables tas de
-charbon et de briquettes ; les torpilleurs salis,
-les contre-torpilleurs blancs, souillés de suie,
-les canonnières couleur de rouille, les croiseurs
-pavoisés de chemises et de pantalons mouillés,
-les vieux cuirassés transformés en pontons et
-coiffés de paillotes, retentissaient de coups de
-sifflets, de heurts de marteaux, de sonneries de
-clairons. Des vedettes s’essoufflaient, remorquant
-des chalands de tôle rouge ; des canots
-croisaient des sampans pilotés par des matelots
-annamites et portant sur des pavillons multicolores
-des noms de navires ou des numéros
-d’ordre. La flottille des Messageries Fluviales
-égrenait ensuite les cheminées noires de ses chaloupes.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage,
-s’étonnait des paquebots géants qui le regardaient
-par les trous sombres des hublots :
-« affrétés » massifs, courriers effilés, cargo-boats
-trapus. A perte de vue, les steamers étaient
-amarrés sur deux files, allemands, japonais,
-américains, anglais, russes, chinois ; au loin, les
-navires arrivant s’annonçaient par des panaches
-de fumée noirâtre.</p>
-
-<p>Dans la clarté blanche du soleil, qui avivait le
-vert tendre des feuilles neuves, l’ocre déteint
-des toits de paille, la pourpre des flamboyants
-en fleurs, les bronzes des lisses et l’acier bleuissant
-des canons, l’énorme port vivait et haletait
-à côté des rizières paisibles jalonnées de palmiers
-et peuplées de buffles.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>A chaque instant, des passagers nouveaux
-émergeaient du capot sur le pont. Hiên perçut
-le cliquetis d’une baïonnette : il se retourna et
-reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grimpait
-à son tour l’échelle, gêné par son mousqueton,
-par sa couverture roulée, son « coupe-coupe »,
-sa petite marmite de cuivre, tout
-l’équipement enfin d’un tirailleur en tenue de
-campagne. Sur ses talons, une femme noiraude,
-courte et râblée comme lui, portait la caisse
-classique et réglementaire, des nattes, des ombrelles,
-des paniers de provisions où résonnaient
-des vaisselles.</p>
-
-<p>— Par ici ! par ici ! clama Hiên.</p>
-
-<p>— Bonjour !… Aide-moi à me débarrasser et
-à débarrasser ma femme.</p>
-
-<p>Ils s’installèrent contre le bastingage et, s’étant
-assis sur une natte, causèrent en camarades
-enchantés de se retrouver. Phuc venait d’achever
-un stage d’infirmier au camp des Mares ;
-il compatit au récit que lui fit Hiên de ses souffrances.
-La grosse fille noire les écoutait en clignant
-ses petits yeux bridés et en mâchant
-bruyamment une feuille de bétel.</p>
-
-<p>— Oui ! je me suis marié, expliqua Phuc.
-Mon stage fini, j’ai obtenu une permission de
-quinze jours et je suis allé dans mon village.
-J’y ai trouvé cette honnête fille que je connaissais
-depuis des années et qui m’attendait, paraît-il ;
-et nous nous sommes mariés.</p>
-
-<p>La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche
-saignante, où luisaient des dents laquées, et rit
-silencieusement.</p>
-
-<p>— J’étais un peu fou autrefois, confessa
-Phuc ; imagine-toi que cette petite sotte de
-Maÿ m’avait séduit, avec ses allures de fille de
-mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses
-tuniques de soie… Je l’aurais épousée, ma foi !
-j’aurais fait cette bêtise !… Hein ! me vois-tu
-accouplé avec cette pimbêche ?… Quoi ? Qu’est-ce
-que tu dis ?</p>
-
-<p>— Je ne dis rien !</p>
-
-<p>— Je plains son mari. Pendant que monsieur
-suera sur la place d’exercice, madame ira promener
-devant l’hôtel Ollivier ses robes neuves
-et ses attitudes languissantes. Le premier venu
-qui lui montrera une piastre la verra nue sous
-sa moustiquaire. Un beau jour, du reste, elle
-filera le parfait amour avec un Français, qu’elle
-trompera, mais qui lui donnera de l’argent et
-des bijoux. Cependant son mari se lamentera…
-Nous autres, on s’aime solidement la nuit, et,
-le matin, on se moque bien d’avoir une robe
-trouée ; n’est-ce pas, Thi-Sao ?</p>
-
-<p>— Oui, frère aîné !</p>
-
-<p>Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la
-cuisse rebondie de son épouse, qui tendait le
-pantalon luisant, et conclut :</p>
-
-<p>— Les gens avisés épousent des Thi-Sao ;
-Maÿ est pour les imbéciles.</p>
-
-<p>— Je suis fiancé à Maÿ depuis six semaines,
-dit humblement Hiên.</p>
-
-<p>— Tu es… Ah ! fit l’autre, abasourdi.</p>
-
-<p>Il devint subitement muet, car c’était un bon
-garçon, un peu étourdi seulement ; et l’énorme
-impair qu’il venait de commettre le consternait.
-La placide Thi-Sao, que l’incident n’avait nullement
-troublée, offrit aux tirailleurs une chique
-de bétel, et tous trois mastiquèrent sans mot dire.
-Près d’eux, les autres passagers s’étaient casés
-pareillement par groupes entassés sur des nattes.</p>
-
-<p>La chaloupe, prête au départ, vomissait de la
-fumée et s’entourait de jets de vapeur ; elle
-siffla longuement, à plusieurs reprises, lâcha ses
-amarres, comme à regret, et fila, remuant des
-tourbillons de vase.</p>
-
-<p>Penché sur l’eau boueuse, Hiên avait froid
-au cœur. Les paroles de Phuc, les paroles de
-l’Aïeul seraient-elles vérifiées, un jour ? Se
-pourrait-il que Maÿ, si jolie, si fine, livrât son
-petit corps pour de l’argent ?… Comment pouvait-on
-lire dans ses yeux immobiles la prédiction
-d’un tel avenir ?… Serait-il seul aveugle,
-lui, Hiên ? Le doute entra dans son âme pour
-la première fois et toute sa joie du retour fut
-empoisonnée.</p>
-
-<p>Phuc lui tendit une cigarette et demanda,
-brusquement soucieux :</p>
-
-<p>— As-tu reçu des nouvelles de la compagnie,
-à l’hôpital ?</p>
-
-<p>— Non, répondit Hiên, je n’ai vu personne.</p>
-
-<p>— Le bruit a couru, aux Mares, d’un nouveau
-départ de l’Aïeul. C’est un tirailleur libéré qui
-en parlait. Tu ne sais rien à ce propos ?</p>
-
-<p>— Rien !</p>
-
-<p>Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux
-avaient la même pensée : l’Aïeul parti, Pietro
-redevenait le maître et la vie d’enfer recommençait.
-Tous deux frémissaient à l’évocation
-du tyran, mais Hiên se sentait plus particulièrement
-menacé. L’Aïeul l’avait arraché au bourreau,
-l’avait réconforté et relevé, avait protégé
-ses amours : allait-il retomber dans ses ténèbres,
-recevoir encore des injures et des coups, être
-comme jadis, aux yeux de sa fiancée, le pantin
-ridicule et bafoué dont elle riait ?… Ce mariage,
-que l’Aïeul avait préparé, se ferait-il ?… Les
-rizières inondées, étincelant au soleil de midi,
-lui parurent soudain sombres et désolées.</p>
-
-<p>Son camarade, qui n’était point accoutumé
-aux longs chagrins, prononçait des paroles encourageantes :</p>
-
-<p>— Le tirailleur libéré n’assurait rien !… Ce
-sont de simples racontars… Ne te frappe pas,
-frère aîné ! Nous apercevrons l’Aïeul sur l’appontement,
-tout à l’heure…</p>
-
-<p>Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable
-dans les événements.</p>
-
-<p>— Puisses-tu dire vrai ! répondit la voix dolente
-de Hiên.</p>
-
-<p>Et l’espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre
-les paillotes de la rive, des coqs de pagode voletaient
-gauchement, leur queue rousse pendante ;
-le museau lustré d’une loutre émergeait parmi
-les herbes flottantes et plongeait de nouveau
-dans la vase. Des canards à plumage gris fer
-nageaient de conserve contre le courant : au
-bruit de l’hélice, ils allongèrent leurs têtes
-plates, où luisaient les yeux méfiants, et filèrent
-comme un essaim de flèches, égratignant de
-leurs pattes l’eau bourbeuse. Des tourterelles
-roucoulaient dans les touffes de bambou ; des
-singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers…
-Hiên se rasséréna définitivement au
-spectacle de la vie grouillante dans la lumière
-immobile.</p>
-
-<p>Les berges s’éloignèrent. Le clapotis capricieux
-et saccadé du fleuve devint la houle large
-et régulière de l’estuaire. La chaloupe côtoya
-les pentes raides du massif de Ganh-Ray qui
-dévalaient vers des roches noires chevelues
-d’algues glauques, et la baie des Cocotiers apparut,
-avec ses villas blanches noyées dans le
-feuillage des frangipaniers. Thi-Sao repliait ses
-nattes. L’ancre dévida sa chaîne goudronnée qui
-cogna la tôle.</p>
-
-<p>Les deux camarades cherchaient en vain sur
-l’appontement le casque de l’Aïeul. Dans le
-canot vert qui se hâtait vers la coupée, des tirailleurs
-se courbaient sur les rames. A l’appel de
-Hiên, ils levèrent la tête.</p>
-
-<p>— Nho, demanda Hiên, haletant, où est
-l’Aïeul ?</p>
-
-<p>Nho montra du doigt les montagnes de Baria,
-qui s’estompaient à l’horizon envahi par la brume :</p>
-
-<p>— L’Aïeul est parti, dit-il d’une voix morne.</p>
-
-<p>La nuit sembla submerger la baie violette.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XV</h2>
-
-
-<p>— Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent
-Cang en branlant la tête. Il est parti, parti sur
-une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu
-même nous dire deux mots d’encouragement,
-sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a bouclé ses
-caisses, bourré sa musette, et tous deux sont
-entrés dans la grande forêt d’Annam, et personne
-ne sait quand ils reviendront… Le soir,
-le sous-lieutenant est venu prendre le commandement
-de la compagnie. L’adjudant est maître ;
-la terreur règne… Tu aurais mieux fait, mon
-garçon, de rester à l’hôpital : ici on souffre.</p>
-
-<p>Il caressa sa barbiche blanche et regarda la
-porte avec des yeux graves qui semblaient retenir
-des larmes. Dehors, dans la nuit chaude
-et gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de
-paille et tintait sur les feuilles mortes. La mer
-geignait entre les galets de la jetée. Une rafale
-souleva l’auvent de latanier, jeta quelques
-larges gouttes d’eau sur la terre battue où
-rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse
-du quinquet posé devant l’autel des ancêtres :
-derrière sa moustiquaire violette, Maÿ
-se retourna et soupira doucement.</p>
-
-<p>— Mauvaise nuit ! murmura Thi-Baÿ ; les
-malins esprits errent dans la tempête ; les morts
-délaissés se plaignent et menacent.</p>
-
-<p>Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un
-vase sacré empli de sable, et l’encens fuma
-devant les lotus artificiels et mangés par les
-vers. Les doigts osseux de la vieille femme se
-joignirent et son échine se plia en deux, sous
-l’œil ironique des bouddhas ventripotents et
-roses peints sur les panneaux de papier. D’une
-case voisine venaient des sons de clochettes. La
-bourrasque continuait d’ébranler les chevrons.
-Cang se lamenta :</p>
-
-<p>— Le sous-lieutenant ne sait pas ! Il est
-jeune ; l’adjudant lui a dit que nous étions
-fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro,
-savait se faire craindre et obéir : il l’a cru…
-A quoi bon réclamer ? Le sous-lieutenant est
-aveugle et sourd… La vie n’est pas drôle, mon fils !</p>
-
-<p>— Mais qui dirige les travaux du nouveau
-camp ? interrogea Hiên.</p>
-
-<p>— Personne ! les travaux sont interrompus ;
-ton wagon se rouille dans un coin de la rizière.</p>
-
-<p>— Que fait-on, alors ?</p>
-
-<p>— L’exercice, parbleu ! Du matin au soir,
-l’adjudant galope derrière les sections en aboyant
-et aligne les traînards à coups de matraque…
-Ah ! les belles manœuvres sur la place du
-Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant son cheval
-sur un talus, nous regardait défiler ! Nous
-autres, les serre-files, chuchotions aux recrues :
-« Tapez du pied au quatrième pas pour garder
-la cadence ! » Et les recrues se meurtrissaient
-le talon sur le sable et les cailloux. Les rengagés
-tendaient le jarret et bombaient le torse ; les
-deux pelotons défilaient comme un mur, les
-coudes serrés, les mousquetons bien tenus en
-main ; en avant, les clairons piaffaient et soufflaient
-comme des diables, les yeux hors de la
-tête… Les beaux jours que ces jours-là ! On ne
-songeait guère à trouver l’exercice long ni fatigant,
-parce que l’Aïeul était là !</p>
-
-<p>— L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit
-Thi-Baÿ ; jamais il ne passait devant ma porte
-sans me demander de mes nouvelles, sans causer
-avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants
-sortaient des cases pour lui prendre la main, et
-lui leur distribuait des sous neufs. Quand l’adjudant
-passe, le dos voûté, marmottant des jurons
-dans sa moustache sale, les portes se ferment et
-les gamins se cachent !</p>
-
-<p>— L’Aïeul était un bon maître, conclut
-Cang.</p>
-
-<p>Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur
-tranquille et l’homme qui leur donnait ce bonheur.
-Au gré de la flamme, leurs ombres croissaient
-et décroissaient sur les murs de torchis.
-La tempête emplissait la nuit de ses plaintes
-furieuses. Les âmes des morts semblèrent hurler
-avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec
-les bambous grinçants, pliés par la tourmente,
-avec les mouettes et les goélands s’appelant au-dessus
-des ravins. Des branches sèches se brisèrent
-contre la palissade.</p>
-
-<p>Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire,
-s’agitait Maÿ, dérangée dans son sommeil par
-les bruits du dehors ; elle dormait, sa figure pâle
-traversée de frissons, les lèvres tremblantes :
-quelque cauchemar, sans doute…</p>
-
-<p>— Tu penses à ton mariage ? dit Cang ; sois
-sans inquiétude : il se fera. L’Aïeul m’a demandé
-la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma
-parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses
-désirs : tu épouseras ma fille. Du reste, tu es un
-brave garçon qui la rendras très heureuse. Elle
-a bien quelques sottes idées : elle est vaniteuse,
-coquette ; elle préférerait un prétendant riche
-et généreux ; mais tu as la force et la santé qui
-valent mieux que l’argent.</p>
-
-<p>— Merci, père !… Je suis peureux et timide !
-Je craignais… Je craignais… L’Aïeul parti, il me
-semblait que tout allait s’écrouler, que tout le
-monde allait se retourner contre moi, comme
-autrefois quand je suis venu de Phuôc-Tinh.
-Alors, tu me promets que…</p>
-
-<p>— Je te l’ai dit : tu épouseras Maÿ. Et maintenant,
-étends-toi sur ce lit de camp. Fais provision
-de sommeil et de calme ! Moi, j’ai perdu
-l’un et l’autre depuis le départ du maître ; mais
-je suis vieux et cela n’a rien d’étonnant.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>— Guérison complète ! c’est inouï ! déclara le
-docteur devant qui Hiên à moitié nu grelottait.</p>
-
-<p>— Monsieur le major, insinua Pietro, important,
-j’ai toujours dit que cet homme était un
-simulateur habile.</p>
-
-<p>— Vous croyez ? Il faudrait qu’il eût été
-vraiment habile pour avoir feint d’être atteint
-du béribéri !</p>
-
-<p>— Mais avait-il réellement le béribéri ?</p>
-
-<p>— Vous le savez, sans doute, mieux que moi !
-répliqua le docteur. (Celui-ci n’avait jamais
-témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait
-la brutalité, une amitié débordante. Du reste,
-l’Aïeul était son ami et il se souvenait d’avoir
-vu le tirailleur manier le panka chez le lieutenant.)
-Alors vous pensez que votre lieutenant
-s’était laissé abuser par cet homme ?</p>
-
-<p>— N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le
-major, pourvu qu’il fût Annamite… A force
-d’écouter toutes les doléances de ces gens-là,
-il avait fait de la compagnie une vraie cour du
-roi Pétaud, permettez-moi de vous le dire…
-Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux
-petit soufflet donné à un caporal, le
-lieutenant ne parlait de rien de moins que de
-me faire casser !</p>
-
-<p>— Il n’avait certes pas tort !… En tout cas
-ma tâche était bien facile lorsqu’il commandait :
-je n’avais que fort peu de malades, et jamais
-de carottiers ; jamais je ne voyais venir à la
-visite une telle procession de pauvres diables
-épuisés et abrutis, sollicitant une exemption
-avec des yeux désespérés… Que leur faites-vous
-donc faire ?</p>
-
-<p>Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna
-les talons et s’en alla, satisfait de lui-même et
-mécontent d’autrui.</p>
-
-<p>— Tu peux te rhabiller, dit le docteur à
-Hiên. Tu reprendras ton service demain. Si tu
-as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef
-était mon ami.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul
-s’aligna de nouveau, le mousqueton au poing et
-le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses camarades
-pareillement terrorisés ; les tempes inondées
-de sueur froide, les doigts frissonnants, il
-guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses
-voisins ; contre sa joue s’appliqua de nouveau la
-main sale et velue du Corse, et sur ses épaules,
-la trique de rotin. Il fut de nouveau la victime
-qui exaspérait son bourreau par son mutisme
-et sa faiblesse mêmes.</p>
-
-<p>Pietro s’acharna contre lui ; il le poursuivit de
-sa haine sauvage : il lui semblait, frappant et
-injuriant le protégé du lieutenant, tirer vengeance,
-en quelque sorte, de la bonté feinte et
-de l’effacement auxquels celui-ci l’avait contraint
-pendant des mois. Foulant aux pieds le
-serviteur, il insultait au maître absent avec
-une basse joie de chacal jappant derrière le lion
-disparu.</p>
-
-<p>— Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée,
-mettant son poing sous le nez du silencieux
-Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que
-je t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué
-une claque aujourd’hui !… Il peut bien revenir,
-ton Aïeul ! D’ici son retour, je t’aurai mis au
-pas ou j’aurai eu ta peau !</p>
-
-<p>Derrière la compagnie muette, les serre-files
-se raidissaient, impassibles et les yeux fixes…</p>
-
-<p>Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait
-machinalement du camp à la place du Marché,
-de la place au camp. Les heures d’exercice passaient,
-lentes et semblables à des semaines, sans
-qu’il parût s’en émouvoir ; au commandement
-de son instructeur, il soulevait son mousqueton
-ou le replaçait contre son pied droit, sans se
-préoccuper d’une cadence ou d’un ensemble quelconque.
-De fait, ses membres avaient repris toute
-leur raideur d’autrefois, en même temps que la
-peur faisait de nouveau la nuit dans son esprit.
-Injures et coups n’avaient d’autre résultat
-que de faire trembler davantage le malheureux
-et le rendre plus inerte. Il lui parut que son supplice
-durait depuis le commencement des siècles
-et jamais ne cesserait. Le découragement le
-saisit, puis l’abrutissement : il s’accoutuma aux
-insultes ; son échine se courba, toujours tendue
-à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent
-leurs gestes fébriles ; il fut de nouveau
-le pantin grotesque, maladroit et stupide. La
-théorie et les cours de français le revirent bégayant
-et ignare. Insensiblement il retournait
-à ses ténèbres.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque
-nuit, le visage de l’absent se penchait sur son lit
-de camp ; il distinguait les yeux bleus si clairs,
-les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et
-l’absent répétait les paroles dites autrefois :</p>
-
-<p>— Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa
-laideur ; tu verras pulluler le mal comme des
-larves de moustiques dans une mare. Les bons
-sont rares et timides : les méchants sont légion
-et font la loi… Tu sauras que les bêtes de la
-forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le
-mal pour l’amour du mal, et tu pleureras la
-forêt et ton ignorance… La vie n’est pas
-belle, petit frère, parce que l’homme est laid…
-L’homme est un tigre pour l’homme. Fuis-le ;
-tourne les yeux vers la nature ; elle seule ne
-trompe point, ne change point ; regarde-la,
-écoute-la vivre : elle emplira tes yeux de lumière,
-tes oreilles de sons et les dégoûts humains
-n’atteindront plus ton âme… Crains ton semblable…</p>
-
-<p>Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait
-déserter. Fuir ! fuir !… Hélas ! Hiên le Maboul
-a vécu, il vit comme tout le monde : la civilisation
-a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu
-jadis essayer de prendre son essor vers la forêt
-nourricière, lorsque, frémissant encore de la
-liberté perdue, il a découvert avec horreur la
-saleté de l’âme humaine. Aujourd’hui, comme
-l’Ange de <i>la Merveilleuse Visite</i>, il ne peut plus
-se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à
-s’en servir : la vie lui a façonné une mentalité de
-civilisé enchaîné à sa meule et ignorant désormais
-jusqu’au désir de l’affranchissement…</p>
-
-<p>Toutes les nuits, il entendait ainsi parler
-l’Aïeul, répétait à demi-voix ses paroles, jusqu’à
-ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade
-à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur
-sa natte, suant de terreur, croyant à quelque
-contre-appel, croyant ouïr les rugissements de
-l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures,
-la tête sur les genoux, guettant l’apparition de
-l’aube derrière les lames des persiennes. Les
-camarades disaient tout bas :</p>
-
-<p>— Le voilà qui cause avec l’absent ; sa folie
-le reprend…</p>
-
-<p>Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers
-le nouveau camp, et, chemin faisant, les femmes
-et les gamins du village considéraient avec des
-yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait
-et parlait tout seul. Il errait dans le chantier
-abandonné où flottait, croyait-il, l’âme de
-son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son
-wagonnet renversé, contemplait longuement
-les rails que la rouille rongeait, le remblai
-envahi par les herbes et raviné par les pluies,
-les cases sapées par les termites, les hangars
-affaissés, les trous à torchis où coassaient les
-crapauds-buffles.</p>
-
-<p>Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient
-des nuées illuminées d’éclairs. Peu importaient
-à Hiên l’heure en fuite et la nuit
-tombante : il écoutait vivre le passé… Sur la
-rizière obscurcie grinçaient les roues basses ; les
-pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore
-des bennes ; les marteaux des forgerons tintaient
-sur les enclumes chantantes ; les scies
-pleuraient âprement sur les limes. L’absent
-parlait :</p>
-
-<p>— Du courage, petits frères ! la pause est
-proche… Trinh, le manche de ton burin est
-fendu : demandes-en un autre à ton sergent…
-Raccourcis-moi ces paillotes, Nam ; donne
-encore un coup de masse sur la tête de cette
-cheville, Tam : tu vois bien qu’elle n’est enfoncée
-qu’à moitié… Déplacez-moi ce rail, vous autres :
-il menace de glisser dans la rizière.</p>
-
-<p>Les ténèbres envahissaient le chantier, et la
-voix chère et les bruits familiers faisaient silence.
-Hiên se levait avec un soupir, le front douloureux,
-les jambes molles. Il se dirigeait vers la
-maison de son maître, ruminant des espérances
-insensées :</p>
-
-<p>— L’Aïeul est peut-être revenu ! je vais le
-trouver fumant sa pipe sous sa véranda ou assis
-devant son bureau. Alors je me tiendrai debout
-derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et,
-lorsque ses yeux se lèveront vers moi, je me
-mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma
-figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai,
-et lui me parlera doucement…</p>
-
-<p>Il se faufilait dans la brousse ; les aiguilles
-des cactus ensanglantaient ses talons ; les branches
-des euphorbes accrochaient les manches
-de son veston, fouettaient ses joues. Hélas !
-nul rai de lumière ne filtrait sous les persiennes
-fermées. Contre la balustrade la chaise longue
-de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous
-la véranda, et les chambres vides lui renvoyaient
-à travers les portes closes le bruit de ses pas.
-Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec
-des plaintes aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï,
-les araignées tissaient leurs toiles… L’Aïeul
-n’était point revenu.</p>
-
-<p>Alors Hiên rentrait au camp à travers les
-ténèbres, indifférent aux flammes errantes des
-lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête enfouie
-sous les bras.</p>
-
-<p>— Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui ?
-demandait le brave Nho, remué par la
-peine profonde de son ami. Réponds ! voyons !…
-Tu es encore allé chez l’Aïeul, hein ?… Et il t’a
-parlé, hein ?…</p>
-
-<p>Et Nho, apitoyé, ajoutait :</p>
-
-<p>— Il reviendra, frère aîné, il reviendra !… Ne
-désespère pas ! Pleure, mon vieux, si tu as envie
-de pleurer : les larmes te soulageront… Moi aussi,
-j’ai du chagrin : il y a des jours où les larmes
-m’étouffent ; mais je sais que tout cela finira
-et je patiente… Je mange à ma faim, je bois à ma
-soif : il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre
-plein pour résister au chagrin… Je t’ai gardé
-quelques gâteaux et du riz : mange, frère aîné.</p>
-
-<p>— Laisse-moi, laisse-moi tranquille ! suppliait
-Hiên d’une voix si lasse et si effroyablement
-navrée que son camarade n’insistait plus.</p>
-
-<p>Et Nho se couchait, à son tour, murmurant
-rageusement :</p>
-
-<p>— Il devient fou !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVI</h2>
-
-
-<p>— Épargne-moi, Maÿ ! Je suis malheureux :
-on m’insulte, on me frappe, et je perds la tête.
-Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni
-même qui je suis… C’est la folie qui vient…
-Alors je vais vers toi comme une jonque en
-détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité.
-Aie pitié de moi ! Parle-moi avec douceur,
-comme une mère à son enfant.</p>
-
-<p>Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre
-qu’elle est en train de grignoter, tourne ses
-grands yeux durs vers Hiên et déclare tranquillement :</p>
-
-<p>— Finis de geindre ! tu m’ennuies !</p>
-
-<p>Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit
-banc devant l’étalage d’un restaurant. Le tirailleur
-a offert une dînette à sa fiancée, et celle-ci
-a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle
-compte, ce matin de dimanche ensoleillé, avec
-son collier d’or et ses deux tuniques superposées,
-éblouir ses amies et fasciner quelque jeune
-Français.</p>
-
-<p>Elle recommence de mordre la canne à sucre
-et s’amuse de la foule qui gesticule et crie sous
-la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles
-disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre
-le bétel. Accroupies sur des nattes, les
-marchandes pérorent avec des mines importantes
-et pénétrées de notables commerçantes.
-Un collecteur hindou, ceint d’un pagne flottant
-qui découvre ses chevilles noires, circule entre les
-groupes de femmes bavardes et recueille quelques
-sapèques et force injures : car ces dames,
-en tout pareilles à leurs congénères de France,
-usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant.
-Entre toutes, les marchandes de poisson
-se manifestent bruyantes et rebelles aux sommations
-de l’agent du fisc : retranchées derrière
-leurs remparts de requins-marteaux glauques,
-de langoustes brunes, de crabes indisciplinés et
-sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le
-poing au malheureux fonctionnaire et le traitent
-de « nègre », pour l’hilarité débordante des
-gamins assemblés et nus.</p>
-
-<p>Des fruitières vident leurs paniers, d’où
-s’écroulent les régimes de bananes vertes,
-jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons,
-les pamplemousses, les mangoustans coiffés
-d’une capsule étoilée, les fruits de jaquiers
-rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants,
-les ananas bosselés et dorés comme des
-pommes de pin, les mangues oblongues et veloutées.
-Les maraîchères venues des villages tapis
-dans les clairières de la forêt ont étagé les patates
-violettes et difformes, les faisceaux de cannes
-à sucre semblables à des roseaux, les courges,
-les citrouilles, les plants de salade, les pastèques,
-les arachides à coque terreuse. Des brocanteurs
-débitent une foule d’ustensiles agréables ou
-utiles : cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux
-de pipes à opium frettés d’argent, couteaux à
-bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes
-de nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier
-rouge renfermant du fiel d’ours séché, pinces
-à épiler, peignes de bois, bobines de fil,
-cristaux de borax, chandeliers laqués pour
-l’autel des ancêtres, brûle-parfums de bronze,
-théières de faïence, rouleaux de papier
-argenté et doré pour cérémonies funèbres,
-nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes
-d’encens.</p>
-
-<p>Entre les éventaires s’attardent des paysans
-en longues tuniques garance, teintes au <i>cu-nao</i> ;
-accoutumés au silence profond des rizières jaunissantes
-où pataugent les buffles muets, tout
-ce mouvement et tout ce bruit les épouvantent.
-Les habitants de la ville les étonnent singulièrement
-par leur luxe et leur liberté d’allures :
-au passage d’un boy chaussé de bottines vernies,
-les rustres s’écartent précipitamment, les mains
-prêtes aux <i>lay</i><a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> et les yeux ronds d’admiration
-naïve, convaincus que le passant est un important
-mandarin ou tout au moins un gros richard.
-D’autres mandarins de même rang, cuisiniers
-de fonctionnaires français, se carrent sur les
-tabourets d’un rôtisseur, fument les cigares de
-leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas
-dépouiller de leurs bagues écarlates et font de
-grands éclats de rire entre deux assiettes de riz,
-que paieront tout à l’heure les piastres des
-maîtres.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages
-de marque et qui se fait avec les deux mains
-réunies sur la poitrine.</p>
-</div>
-<p>— Aie pitié de moi ; sois douce ! répète à
-voix basse le triste Hiên.</p>
-
-<p>— Laisse-moi tranquille !</p>
-
-<p>Elle s’est détournée de lui pour contempler,
-avec des yeux de convoitise, des congaï qui font
-leur entrée dans la halle. Les rais de soleil, où
-dansent follement des poussières brillantes,
-plaquent les tuniques raides de reflets brusques,
-noyés dans l’ombre et rallumés aussitôt ; les
-mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons
-poudrés chatoient ; les colliers de grains
-d’or étagent sur les poitrines menues, habillées
-de velours mauve, lilas et grenat, leur triple
-rangée d’étincelles ; les diamants, les rubis, les
-émeraudes des bagues, des bracelets montant
-jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs
-multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ.
-Pour acquérir ces richesses, il a suffi à ces filles
-de se vendre à des Français : qu’importe le
-mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration
-et le dépit l’accompagnent ? A côté des
-courtisanes cheminent des femmes de tirailleurs ;
-visages noircis par la sueur, seins affaissés sous
-les vestes de coton décoloré, dos courbés sous
-le poids des paniers ; ni bagues, ni bracelets, ni
-boucles d’oreilles, ni mules brodées de paillettes…
-Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple
-et pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots
-dans la gorge :</p>
-
-<p>— Pourquoi es-tu indifférente ? Pourquoi
-n’as-tu pour moi que des regards mauvais ?
-Que t’ai-je fait ? Si tu ne peux me donner ton
-amour, fais-moi l’aumône au moins du sourire
-que tu adresses aux inconnus dans la rue !…
-Ah ! si l’Aïeul était là !…</p>
-
-<p>Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés
-qu’illuminait la présence de l’Aïeul. Les
-marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient avec
-des cris de joie ; il leur parlait, écoutait leurs
-confidences interminables, leur donnait des conseils
-pratiques qui provoquaient les rires inextinguibles
-de ces dames. Il plaisantait avec elles.</p>
-
-<p>— Ah ! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière
-édentée et ridée, je ne voudrais point d’autre
-mari que toi, Aïeul à deux galons !</p>
-
-<p>— Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge,
-je voudrais me souvenir que nous avons été
-jeunes ensemble et que nous avons dormi sur
-la même natte !</p>
-
-<p>Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux
-accouraient lui prendre la main ou se pendre aux
-pans de son dolman où leurs doigts s’imprimaient
-en rouge. Il finissait par s’échouer dans
-la boutique d’un restaurateur et grignotait des
-gâteaux chinois en buvant du thé ; il conviait
-Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage
-de la fillette s’illuminait ; elle devenait aimable
-et gaie, et son rire sonnait à chaque mot.</p>
-
-<p>Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée
-silencieuse et impénétrable. Il voit le front
-bombé, lisse et blanc, les sourcils tendres et
-légers, relevés vers les tempes, les paupières
-abaissées à demi, les cils immobiles voilant les
-yeux cruels, le nez imperceptible aux narines
-retroussées, les lèvres charnues et rougies par le
-bétel. Un désir insensé et brutal lui étreint le
-cœur, de saisir cet animal sournois et indéchiffrable,
-de l’emporter loin de cette humanité
-compliquée, loin de ces femmes trop parées,
-loin de ces hommes aux regards effrontés,
-d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et
-lui seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines
-et trouble son cerveau : la jalousie, la jalousie
-qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de suite
-atrocement.</p>
-
-<p>Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les
-cloches et ronflent les gongs, la messe vient de
-finir. Le marché se remplit de Français : officiers
-d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent
-aux pentes de la montagne dans le feuillage
-nuageux des bambous ; pilotes massifs,
-tanguant et roulant, parlant très haut ; troupiers
-étiques dont les figures minces et trop blanches
-disparaissent sous les casques trop larges enfoncés
-jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux
-de coquetterie dans leurs amples tuniques de
-toile grise ; femmes coiffées de casques de liège
-qu’habillent des dentelles et qui sont trop
-pareils à des abat-jour ; robes flottantes de crépon,
-souliers découverts et bas à flèches d’or, teints
-fadasses criblés de taches de rousseur ; garçonnets
-arrogants et pâlots, contemplant avec
-des yeux effarés les gamins annamites vêtus
-d’une ficelle ; sous-officiers pommadés et parfumés
-frisant des moustaches avantageuses ; fonctionnaires
-de la douane et de l’administration,
-empesés et solennels.</p>
-
-<p>Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre
-de la Guadeloupe, vague comptable du Sanatorium,
-se distingue par la hauteur de ses faux
-cols, le miroitement de son plastron garni de
-faux brillants, le pli impeccable de son pantalon
-et la pomme d’or de sa canne.</p>
-
-<p>Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement
-au Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été
-sensible au charme et aux œillades de la petite
-personne ; il l’a rencontrée deux ou trois fois
-sur l’appontement, l’a complimentée en annamite
-sur son collier, cadeau de l’Aïeul, sur la
-couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée ;
-mais, tout au fond de son cœur de petite
-femme, elle a tressailli d’aise. Dès la deuxième
-entrevue, il lui a offert de lui faire visiter sa
-demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir
-brodé de fleurs ; elle n’a rien répondu et
-s’est détournée avec une majesté de reine
-offensée ; mais l’offre n’a pas été oubliée : le
-mouchoir à bordure fleurie hante les rêves de
-Maÿ, qui se promet d’aller voir le « nègre ». Quant
-au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse
-couche de fatuité cuirasse contre le doute, il
-se persuade bonnement que son physique de
-commis-voyageur et son langage zézayant
-ont produit sur la petite Vénus jaune l’irrésistible
-effet auquel l’ont accoutumé les mulâtresses.</p>
-
-<p>Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement
-d’yeux complice du jeune homme olivâtre.
-Il pâlit ; la tête lui fait mal et ses yeux
-voient trouble ; il est las soudain comme s’il
-avait couru pendant des heures, et il a envie
-de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans
-le voir, préoccupé seulement d’attirer sur son
-veston immaculé les regards de Maÿ. Il finit
-cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme
-la bravoure n’est point sa vertu première, il
-bat précipitamment en retraite et disparaît.</p>
-
-<p>— Rentrons à la maison, décrète la fillette.</p>
-
-<p>— Oui ! oui ! rentrons ! Je suis fatigué de
-tout ce tapage, de ces gens qui vont et qui
-viennent.</p>
-
-<p>— Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên !
-C’est toi qui m’as demandé de t’accompagner
-au marché, et te voilà maintenant impatient
-de partir !</p>
-
-<p>— J’en ai assez de voir ces hommes te sourire
-et de te voir répondre à leurs sourires par
-des sourires !</p>
-
-<p>— Serais-tu jaloux, par hasard ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas ; je souffre ! J’ai vu tout
-à l’heure le jeune noir te saluer et j’ai senti
-mes yeux se voiler, et trembler mes mains…
-Où as-tu connu cet étranger ?</p>
-
-<p>— Je ne le connais pas. Je commence à croire
-que tu deviens réellement stupide. Personne
-ne m’a saluée au marché.</p>
-
-<p>— J’ai cru voir…</p>
-
-<p>— Tu t’es trompé !</p>
-
-<p>— Je me suis trompé, sans doute ! concède
-l’humble amoureux. Pardonne-moi, sœur aînée :
-je t’aime et je suis inquiet ; je me figure être
-entouré de gens qui menacent mon bonheur,
-qui cherchent à t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi !
-Vois-tu, ma tête est faible : je
-suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises.
-Je ne serai plus jaloux !</p>
-
-<p>Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse.
-Un lépreux écroulé contre la haie, entre
-les fleurs lilas et les feuilles anémiques des
-euphorbes, interrompt sa mélopée pour ricaner :</p>
-
-<p>— Tu en parles à ton aise, mon jeune ami !
-On guérit plus vite de la lèpre que de la jalousie…
-Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune !</p>
-
-<p>Ses lèvres pourries découvrent les gencives
-blanches qu’entrechoque le rire.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>La parole du lépreux se vérifia : la promesse
-de Hiên n’était qu’une vantardise d’amoureux
-novice. La jalousie s’installa dans son cœur
-et dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour
-devait faire un paradis terrestre, fut un enfer.
-Pietro et Maÿ, sans se concerter, se partagèrent
-la tâche de torturer cette âme simple, l’un par
-la terreur, l’autre par le doute.</p>
-
-<p>Les rares instants de répit que l’adjudant
-accordait au tirailleur, celui-ci les employait
-à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter : « Que
-fait-elle en ce moment ?… » Il s’imaginait la
-voir, profitant des heures de liberté absolue
-que lui procuraient les exercices, endosser en
-hâte sa tunique de crépon, boucler à son cou
-son collier, et, trompant la surveillance de
-Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait
-le traître au teint de citron.</p>
-
-<p>Il la voyait, souriant et balançant gracieusement
-les bras, cheminer sous les frangipaniers
-de l’avenue, franchir le portail de briques où
-grimaçaient des monstres de terre émaillée.
-Il la voyait apparaître, blanche et dorée, hors
-de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement
-et ses mains frissonnaient, secouées par
-le vent de la folie renaissante.</p>
-
-<p>Souvent, comme il errait dans le crépuscule à
-la recherche de l’absent, les abominables visions
-se présentaient à son esprit ; il revenait en
-courant vers le camp, tête basse, bousculant
-les rondes d’enfants qui tournoyaient dans les
-chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue,
-Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare
-à treize cordes. Il s’asseyait près d’elle, essoufflé,
-le cœur tressautant :</p>
-
-<p>— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? interrogeait-il
-lorsque les fils de cuivre cessaient de moduler
-leurs plaintes aigres.</p>
-
-<p>— Je me suis promenée.</p>
-
-<p>— Où es-tu allée ?</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que cela peut te faire ?</p>
-
-<p>Menue et sournoise, elle le défiait de ses
-yeux calmes et froids, où rien ne se lisait de
-l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre
-vaincu d’avance dans cette lutte inégale où
-son innocence même et sa simplicité faisaient
-le jeu de son adversaire. Devant cette petite
-fille qu’il eût aisément broyée entre ses doigts
-de géant, il restait penaud et muet, désespéré
-de son impuissance : à quoi lui servaient ses
-gros poings et ses biceps ?</p>
-
-<p>Farouche, il regardait les lignes d’écume
-lumineuse émerger de la nuit et mourir sur
-la plage ; les falots des sampans dansaient
-comme un vol de lucioles. Le feu de Can-Gio
-ouvrait son œil sanglant et fixe dans les ténèbres
-épandues sur la baie. La rumeur de la houle
-emplissait l’horizon ; des massifs effacés par
-l’ombre, descendaient les plaintes chuchotantes
-des bambous, et les vagues et le feuillage
-semblaient geindre avec le sauvage affligé.</p>
-
-<p>Cependant l’ironique chanson de la cithare
-égrenait ses notes railleuses. Maÿ reprenait
-sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa musique,
-heureuse aussi de la souffrance devinée
-à ses côtés, elle roucoulait à mi-voix, les paupières
-battantes et la gorge ondulante… Ah !
-l’écraser d’un coup de poing !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVII</h2>
-
-
-<p>La voix rauque de l’adjudant proféra des
-commandements et, quatre par quatre, les
-tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise.
-Ils défilèrent silencieux et farouches, dans les
-rues qui s’éveillaient ; les chiens errants jappaient
-sur les talons ; la hotte sur le dos, des
-sampaniers cheminaient en longue file sous les
-cocotiers inclinés : joyeux de leur pêche nocturne,
-ils saluèrent la colonne de lazzi égrillards.
-Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de
-jadis, ils se turent, redoutant d’avoir troublé
-quelque grave cérémonie militaire.</p>
-
-<p>Les chantiers du camp nouveau alignèrent
-au-dessus des talus envahis par l’herbe leurs
-charpentes inachevées, rongées par les termites,
-et leurs murs de torchis jaunissant. La clarté
-blême du petit jour aggravait la tristesse du
-terre-plein désert où gisaient dans le sable les
-bennes rouges des wagonnets, pareilles aux
-tronçons d’une coque échouée.</p>
-
-<p>Les tirailleurs détournèrent la tête : trop
-de souvenirs habitaient ces cases vides et ces
-hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les
-yeux : trop longtemps il avait poursuivi en
-vain l’ombre de l’Aïeul à travers le camp
-abandonné ; dans son cœur las, abreuvé de
-trop de chagrins, il n’y avait plus de place pour
-l’espoir ; l’absent tardait trop à revenir…
-Invinciblement, sa marche se ralentissait ;
-ses jambes semblaient le river au sol…</p>
-
-<p>— Avance, Hiên, avance : l’adjudant te
-regarde, dit son compagnon en le prenant par
-le bras.</p>
-
-<p>Le sabre court sonnait sur les pavés ; le
-désespéré fit un effort pour s’arracher à la
-torpeur qui le gagnait et trotta lourdement,
-comme un âne trop chargé.</p>
-
-<p>La compagnie pénétra dans la forêt ; les
-sections se dispersèrent. Hiên et Nho suivirent
-une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière
-les hautes fougères, le tyran disparut.</p>
-
-<p>Hiên écouta craquer les branches tombées
-que brisaient les pieds nus ; d’autres patrouilles,
-filant par des sentiers voisins, semblaient des
-hardes de sangliers froissant les feuilles mortes.
-De la brousse touffue montait le parfum iodé
-de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des
-bruyères teintées de rose, le relent fauve de
-l’eau croupie. Sur la terre grasse, que les pluies
-avaient ravagée, se tordaient les racines brunes,
-pareilles à des pythons monstrueux.</p>
-
-<p>La patrouille fit halte dans une clairière,
-au bord d’une mare obscure ; des arbres géants
-étendaient sur elle le dais de leurs branches
-enchevêtrées : banyans aux troncs enrubannés
-de lianes, tecks élancés et droits aux feuilles
-de carton terne, gommiers balafrés de coupures
-béantes qui distillaient la sève sirupeuse
-et blanche. Dans la boue piétinée par les chevreuils
-pointaient les tiges vert tendre des
-herbes naissantes.</p>
-
-<p>Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur
-déborda. Toutes ses peines vinrent à lui à la
-fois, au rappel des parfums familiers : l’exil,
-les tortures de l’initiation, les brèves minutes
-de joies évanouies, les épouvantes de chaque
-instant, les coups meurtrissant sa face douloureuse,
-et l’amour malheureux, et l’atroce
-jalousie… Il arracha de son épaule la bretelle
-du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et s’abattit
-dans le gazon trempé de rosée, la figure
-entre les mains. Il pleura, avec des hoquets et
-des râles qui retentissaient dans la clairière
-endormie.</p>
-
-<p>— Quelle misère ! gronda Nho. Et l’Aïeul
-qui ne revient pas !… Aïeul à deux galons,
-pourquoi nous as-tu abandonnés ?…</p>
-
-<p>Il s’exaspérait, hurlait à son tour.</p>
-
-<p>— Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble
-pas le malheureux qui crie sa peine aux esprits
-de la forêt… Laisse-le pleurer en paix !…</p>
-
-<p>Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en
-silence la déchirante lamentation qui tantôt
-retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte
-des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce
-comme une plainte d’enfant. Nho se rapprocha
-de Cang :</p>
-
-<p>— Maître sergent, dit-il, maître sergent, il
-faut écrire à l’Aïeul : il faut que l’Aïeul sache
-et qu’il revienne… Écris à l’Aïeul !…</p>
-
-<p>Cang hocha la tête :</p>
-
-<p>— Que lui dirai-je ?</p>
-
-<p>— Tu lui diras que nous souffrons…</p>
-
-<p>— C’est vrai, nous souffrons… Mais faudra-t-il
-lui dire que nous souffrons par la faute d’un
-Français ?… Pourra-t-il croire, lui qui est juste,
-lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté ?
-Ne me parlera-t-il pas ainsi : « Cang, tu es un
-mauvais sous-officier ; tu manques à ton devoir :
-tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et
-sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles
-accusations, parce que tu ne l’aimes
-point… Je sais, je sais que tes compatriotes ont
-ainsi dénoncé faussement des gradés parce
-que ceux-ci ne leur plaisaient pas. Cang, tu
-mens !… »</p>
-
-<p>— L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang
-puisse mentir !</p>
-
-<p>— Il me dira : « Réfléchis bien ! Tu prétends
-que l’adjudant vous insulte, qu’il lève son bâton
-sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute
-grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront
-contre lui, le châtieront : car de telles actions
-sont contraires aux lois françaises et aux règlements,
-et les chefs puniront sévèrement l’homme
-coupable d’avoir manqué aux lois et aux règlements.
-Les chefs haïssent la brutalité ; mais
-le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu
-as calomnié ton supérieur… »</p>
-
-<p>— L’Aïeul saura distinguer la vérité !</p>
-
-<p>— Il ne me croira point…</p>
-
-<p>— Il te croira !</p>
-
-<p>— Où lui adresserai-je ma lettre ?…</p>
-
-<p>— Après l’exercice, pendant la sieste, nous
-interrogerons les sampaniers… Nous monterons
-sur les jonques qui sont dans la baie des
-Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs
-d’Annam s’ils n’ont pas vu notre maître… Il
-faut que l’Aïeul sache !…</p>
-
-<p>Des coups de feu lointains s’espacèrent…
-Hiên se leva, blême et titubant, et suivit la
-patrouille qui se glissait dans la brousse.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Nho donna un dernier coup d’aviron : le
-canot vira dans l’eau dorée, vint se coller
-contre la coque couturée d’une jonque. Des
-sampaniers accoururent, se penchèrent sur le
-bordage, saisirent le vieux Cang par les aisselles,
-le hissèrent sur le pont où séchaient des queues
-de raies et des peaux de requins.</p>
-
-<p>Autour du terrien, que le tangage inquiétait,
-les hommes de la mer, leurs femmes hâlées et
-rieuses, leurs enfants nus et basanés firent
-cercle, se poussant du coude, grimpant sur les
-rouleaux de cordages et jusque dans les agrès.
-Tous à la fois, ils questionnaient le sergent ;
-des jonques voisines, rangées bord contre bord,
-d’autres curieux accouraient, avides de connaître
-le motif de cette visite inattendue :</p>
-
-<p>— Que veux-tu de nous, oncle sergent ?</p>
-
-<p>— Pourquoi es-tu venu sur notre barque ?</p>
-
-<p>— Que se passe-t-il ?</p>
-
-<p>Cang ne répondait rien, demeurant adossé
-à l’embrasure d’un panneau, déplorant en silence
-le manque total d’éducation dont faisaient preuve
-ces marins.</p>
-
-<p>Un vieillard le guida par la main, écarta du
-poing les indiscrets, fit asseoir son hôte sur une
-natte :</p>
-
-<p>— Apportez au grand mandarin du thé et
-du bétel ! commanda-t-il.</p>
-
-<p>Il prit place lui-même sur la natte en face du
-sergent, lui tendit une cigarette. Et Cang lui
-demanda :</p>
-
-<p>— N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu
-pas vu mon maître ?</p>
-
-<p>— Qui est ton maître ?</p>
-
-<p>— L’Aïeul à deux galons.</p>
-
-<p>— Ton maître est donc un vieil homme ?…</p>
-
-<p>— C’est un homme très jeune, qui a des yeux
-clairs et souriants, des moustaches tombantes
-et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches
-deux galons d’or. C’est un homme qui est bon
-avec les Annamites, qui leur parle avec une
-voix très douce, dans leur langue, qui donne
-des remèdes aux malades, aux petits enfants
-des sous et des caresses, qui sait lire dans nos
-livres et connaît nos légendes et nos poèmes…
-Il est instruit, il est sage comme un homme très
-âgé, et c’est pourquoi nous l’appelons notre
-Aïeul…</p>
-
-<p>— Dans quelle région se trouve-t-il ?</p>
-
-<p>— Il est parti par la grande route qui va de
-Saïgon à Hué, et, depuis son départ, nous
-n’avons pas eu de ses nouvelles… Quelqu’un
-des tiens l’a-t-il vu ?</p>
-
-<p>— L’Annam est immense ; les ports où sont
-armées nos jonques sont innombrables : les
-unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à
-Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres
-à Cam-Ranh… Mais nous sommes des gens
-de la côte et jamais aucun de nous ne se risque
-à remonter les torrents, à pénétrer dans la
-montagne…</p>
-
-<p>— Mais les montagnards viennent vendre
-les cardamomes aux villageois des plaines :
-peut-être un marchand, causant avec les tiens,
-a-t-il pu parler de mon maître ?…</p>
-
-<p>— Peut-être… Holà ! vous autres, ouvrez
-vos oreilles : quelqu’un d’entre vous a-t-il ouï
-parler d’un certain Aïeul à deux galons ?</p>
-
-<p>— Moi ! moi ! crièrent plusieurs voix.</p>
-
-<p>— Moi, je l’ai vu !</p>
-
-<p>Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança
-près de la natte et répéta :</p>
-
-<p>— J’ai vu l’Aïeul !</p>
-
-<p>Un soir, sur la place étroite d’un hameau
-perdu, à la lisière des bois profonds, il avait vu
-la foule des paysans et des bûcherons assemblée
-autour du banc où trônait un officier, un
-lieutenant. Cet officier, que les notables nommaient :
-« l’Aïeul à deux galons », narrait une
-histoire que les campagnards écoutaient, bouche
-bée ; des garçonnets et des fillettes jouaient à ses
-pieds ; un tirailleur à barbiche blanche allait
-et venait parmi les groupes…</p>
-
-<p>— C’est lui, dit Cang, c’est mon maître !</p>
-
-<p>Alors il fit aux sampaniers consternés le récit
-des souffrances endurées par leurs frères militaires ;
-il dit les humiliations et les outrages
-quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime
-des opprimés à la justice de l’absent…</p>
-
-<p>— Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais
-écrire à ton maître, ce soir, par l’écrivain public
-qui se tient au marché, une lettre qu’une de
-nos jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul,
-sera chargé de lui remettre ta plainte et lui
-répétera tes paroles…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>— Relis maintenant ! dit Cang.</p>
-
-<p>L’écrivain public assura sur ses oreilles les
-tiges de ses besicles, prit la feuille à deux mains,
-l’approcha de la mèche charbonneuse du quinquet,
-et lut :</p>
-
-<p>« Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà
-trop tardé. Après ton départ, le joug a été replacé
-sur nos cous, plus lourd encore parce
-que le bouvier avait des rancunes à satisfaire…
-Le sous-lieutenant est bon, mais il ne voit
-rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car
-Pietro l’a persuadé que la race annamite était
-fourbe et dissimulée et que nous étions méchants
-entre les méchants.</p>
-
-<p>» Et l’adjudant est maintenant le maître
-incontesté. S’il se fût contenté, comme autrefois,
-de distribuer des jours de consigne, des
-injures et des coups de pied, nous eussions
-retrouvé, pour endurer le supplice, notre résignation
-d’autrefois ; on eût courbé l’échine
-et invoqué ton nom en silence… Mais il a fait
-pire : se souvenant que tu avais tiré une première
-fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné
-contre ton protégé. Du réveil à l’extinction
-des feux, il se complaît à le torturer, à l’abrutir,
-à l’épouvanter, de sorte que l’être simple
-est en train de retourner à ses ténèbres : peut-être
-reviendras-tu trop tard pour lui rendre
-une deuxième fois la lumière.</p>
-
-<p>» Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir
-osé t’écrire ces choses… Je sais que cela n’est
-point conforme à la discipline ; mais n’est-il
-pas permis au soldat qui a servi fidèlement
-pendant des années d’élever sa voix en faveur
-de ses frères d’armes malheureux ?</p>
-
-<p>» J’ai trente ans de services, Aïeul : pendant
-trente ans, des officiers français et des sous-officiers
-français m’ont commandé ; les uns
-étaient affables et doux comme toi ; d’autres
-étaient rigides et inaccessibles, mais tous
-étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs
-annamites obéissaient avec joie… Celui
-dont je te parle est injuste et cruel, et jamais
-je n’avais rencontré son pareil.</p>
-
-<p>» Nous plions encore devant lui : le jour est
-proche où le vase trop plein débordera de toutes
-parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront…</p>
-
-<p>» Hâte-toi, Aïeul à deux galons : tes petits-enfants
-crient vers toi et se lassent de n’être
-point entendus… Hâte-toi !… »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
-
-
-<p>Derrière les faisceaux de mousquetons que
-hérissaient les lames luisantes, la compagnie
-piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient
-où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes
-fusait vers l’azur du zénith la lumière jaune et
-dorée épandue sur le ciel et la terre.</p>
-
-<p>— Beau temps pour la revue ! confia Castel,
-épongeant ses joues rasées de frais, au fourrier
-rose et joufflu que le casque trop grand coiffait
-comme d’un abat-jour.</p>
-
-<p>— Vrai temps de Fête nationale ! Le soleil
-est républicain !</p>
-
-<p>— Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie.</p>
-
-<p>— Et pendant la route, donc !</p>
-
-<p>— Pourquoi ne partons-nous pas ? Qu’est-ce
-qu’on attend ? Le sous-lieutenant vient
-d’arriver : le voici qui cause avec Pietro sous la
-véranda de la grande case.</p>
-
-<p>— Tiens ! tiens ! pourquoi n’a-t-il pas mis
-de bottes ?</p>
-
-<p>— Bizarre !… Et le fougueux Barka est dans
-son box !</p>
-
-<p>— Qui est-ce donc qui va commander la compagnie ?</p>
-
-<p>— Hein ! mon vieux ! si le lieutenant était
-revenu sans crier gare !…</p>
-
-<p>— Va donc ! va donc ! ne te berce pas de
-cette illusion, mon bon Provençal !</p>
-
-<p>— En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille
-basse. Il était presque aimable tout à l’heure
-pendant le rassemblement. Il y a sûrement du
-nouveau qui se prépare. Psst ! Cang ! Tu n’as
-pas entendu parler du retour de l’Aïeul, par
-hasard ?</p>
-
-<p>Cang secoue la tête d’un air dubitatif :</p>
-
-<p>— Le bruit court que l’Aïeul est revenu ;
-mais personne n’en sait rien au juste. On avait
-annoncé son retour tant de fois déjà que personne
-n’y croit plus. J’ai questionné Hiên le
-Maboul : il ne sait rien ; il est à moitié fou et
-tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé
-de rôder autour de la maison du lieutenant : il
-est découragé. Bèp-Thoï n’a pas paru dans le
-village hier soir.</p>
-
-<p>— Dis donc, le sergent-major est peut-être
-renseigné : faufile-toi jusqu’à la chambre de
-détail. L’adjudant tourne le dos, justement :
-tu ne risques rien. Donne-moi ton mousqueton.</p>
-
-<p>Le fourrier trotta ; les franges jaunes des
-épaulettes de laine dansaient sur le dolman
-blanc ; il s’insinua entre les stores verts que
-décoraient des monstres garance, zébrés par
-les averses. La basse puissante du sergent-major
-émit des paroles inintelligibles, puis le
-casque démesuré du messager écarta les rideaux
-de rotins.</p>
-
-<p>— Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on
-se moque de lui, qu’on lui a déjà monté ce
-bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend
-plus.</p>
-
-<p>Ils se regardèrent, désappointés :</p>
-
-<p>— C’est idiot de faire courir des bruits pareils !
-grogna Castel. On s’emballe, on s’emballe, puis
-tout casse et l’on se retrouve forçat comme
-devant, mais le boulet est plus lourd.</p>
-
-<p>Des gamins essoufflés galopèrent devant la
-palissade, passèrent leurs museaux suants entre
-les bambous et crièrent à tue-tête :</p>
-
-<p>— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !</p>
-
-<p>Les femmes accroupies sous les écussons
-tricolores et les girandoles de la porte répétèrent :</p>
-
-<p>— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !</p>
-
-<p>La compagnie entière se rua vers la route,
-abandonnant les faisceaux, trépignant et glapissant :</p>
-
-<p>— Où est-il ?</p>
-
-<p>— Est-ce bien vrai ?</p>
-
-<p>— Comment savez-vous cela, petits frères ?</p>
-
-<p>— C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe
-sous la véranda et le vieux Bèp-Thoï étrillait le
-cheval.</p>
-
-<p>— Mais non ! il ne fumait pas.</p>
-
-<p>— Je te dis que si !</p>
-
-<p>— Je te dis que non !</p>
-
-<p>— Es-tu bien sûr de l’avoir vu ?</p>
-
-<p>— Si je suis sûr ?… Si je l’ai vu ?… J’allais
-me faufiler jusqu’au perron lorsque Bèp-Thoï
-a brandi son étrille vers moi : je me suis sauvé !…
-Tout le village connaît la nouvelle maintenant !</p>
-
-<p>— Le voilà ! le voilà !</p>
-
-<p>— Rassemblement ! hurlait l’adjudant.</p>
-
-<p>— Crie, mon garçon, égosille-toi ! murmurait
-le fourrier, emporté par le flot des petits soldats
-qui roulait sur la route…</p>
-
-<p>— Rassemblement !</p>
-
-<p>Au tournant du chemin, sous les frangipaniers,
-la robe luisante et la crinière hirsute d’Annibal
-apparurent, émergeant de la cohue des
-gamins loqueteux. Les jambières rouges galopèrent
-éperdument ; les gamins, braillant et
-pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus ; des
-mains noircies saisirent les rênes, maintinrent le
-petit cheval affolé, palpèrent les bottes éperonnées
-de bronze doré, la culotte de toile, le
-dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre
-d’or et les galons, le sabre à garde nickelée passé
-dans le porte-épée de la selle ; des lèvres baisèrent
-les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent
-l’Aïeul, le placèrent sur leurs épaules ;
-autour d’eux, les salaccos se heurtaient furieusement
-et les faces noires vociféraient :</p>
-
-<p>— Salut, vénérable Aïeul !</p>
-
-<p>— Salut, Aïeul à deux galons !</p>
-
-<p>— Pourquoi as-tu tant tardé ?</p>
-
-<p>— Reconnais-moi, Aïeul à deux galons : c’est
-moi, Phuc, l’élève caporal !</p>
-
-<p>— Te souviens-tu de ton serviteur ? Je suis
-Mao, le palefrenier !</p>
-
-<p>— Je te reconnais, mon ami.</p>
-
-<p>— Baisse la tête, Aïeul : les branches vont
-faire tomber ton casque !</p>
-
-<p>— Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma
-lettre ?</p>
-
-<p>— Je l’ai reçue, Cang ; ne te fais plus de bile,
-vieux brave : justice sera faite !</p>
-
-<p>— Nous avons abominablement souffert,
-maître.</p>
-
-<p>— Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés ?</p>
-
-<p>— Vois mes bras : ils sont bleus de coups de
-trique.</p>
-
-<p>— Hé ! les porteurs ! faites attention aux
-écussons de la porte !</p>
-
-<p>— Baisse la tête, Aïeul !</p>
-
-<p>— Aux faisceaux, bavards !</p>
-
-<p>En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en
-selle, et les tirailleurs frémissants furent alignés,
-l’arme au pied, derrière leurs chefs de section.
-Les deux officiers se serrèrent la main. La tête
-haute, les yeux fixes, les dents claquantes, les
-talons réunis, l’adjudant Pietro vit venir à lui
-le justicier.</p>
-
-<p>— Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt
-après la revue : j’ai à vous parler.</p>
-
-<p>— Oui… oui, mon lieutenant !</p>
-
-<p>Annibal défilait en piaffant devant la double
-haie des baïonnettes étincelantes et tout à coup
-la voix rauque de Hiên cria :</p>
-
-<p>— Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi !…
-voilà que la folie est revenue…</p>
-
-<p>— Viens chez moi tout à l’heure, petit frère :
-je te guérirai.</p>
-
-<p>Les salves de batteries ébranlaient les massifs
-qui s’empanachaient de fumée blanche ; les
-drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes
-et des palmes leur étamine tricolore. Les
-pentes vertes de la montagne, les flamboyants
-écarlates, la baie toute bleue où couraient des
-frissons d’argent, le ciel que ne souillait nulle
-tache et d’où pleuvait la lumière triomphante
-saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Les clairons embouchèrent leurs cuivres
-rutilants, gonflèrent leurs joues et soufflèrent.
-Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements
-de cuirs neufs. La compagnie développa
-les quatre anneaux de ses quatre sections ; les
-salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent
-des éclairs ; le village entier suivit sur les talons
-de la dernière file, pêcheurs brunis et couturés,
-costumés d’étoffes teintes au <i>cu-nao</i>, bûcherons
-maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur
-échine sur les troncs abattus, notables enturbannés
-de blanc et solennels dans leurs tuniques
-flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne
-balançant dans leurs doigts chargés de bagues
-des cannes à pommes d’or, femmes de tirailleurs
-trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots
-barbouillés de vermillon, Chinois en veste
-lilas, en pantalons de soie blanche ficelés au-dessus
-des babouches à semelles de feutre, gamins
-farceurs vêtus chichement d’une culotte sans
-fond et d’une amulette dansant au bout d’un
-cordon.</p>
-
-<p>Devant le portail du télégraphe anglais, que
-des bougainvillias violets encadraient, cinq ou
-six grands garçons blonds et roses levèrent leurs
-casques plats à <i>puggaree</i> tissé de fils d’or.</p>
-
-<p>— Bonjour, lieut’nant !</p>
-
-<p>— Bonjour, monsieur White ! Bonjour, monsieur
-Beattie !…</p>
-
-<p>Le pilote haut sur jambes et bourru qui
-savourait son manille devant un mur où serpentaient
-des dragons émaillés salua de la main le
-jeune camarade revenu de la brousse. Sous les
-vérandas à grillages verts, des peignoirs bleus
-esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens
-du Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux
-foncés et dépoitraillés, abandonnèrent les
-tables de marbre rondes que les verres d’absinthe
-tachaient de vert trouble, pour serrer
-dans leurs grosses pattes velues la main gantée :</p>
-
-<p>— Bonne promenade, hein ?</p>
-
-<p>— Merci ! bon apéritif !</p>
-
-<p>— On vous attend pour le prendre, hein ?
-On va dire à la patronne de le faire chauffer, <i>té</i> !</p>
-
-<p>L’élégant comptable étalait complaisamment,
-sous les tritons qui surmontaient la porte du
-Sanatorium, son smoking de toile à revers de
-soie crème, son plastron de « zéphir » saumon
-et ses escarpins vernis. Ce mulâtre, « intellectuel »
-que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait
-nanti de brevets douteux et que les lois de
-la métropole bienveillante avaient dispensé de
-tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu,
-antimilitariste. Au passage de la « brute
-galonnée », du « buveur de sang », qui chevauchait
-à la tête d’une cohorte de soudards, il eut
-une moue méprisante. Elle s’effaça de son visage
-comme l’ombre d’un nuage sur une mare : Hiên
-le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la
-menace dans les yeux fous du tirailleur et recula
-d’un pas : il se cogna au tronc moussu d’un lilas
-du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert
-tendre le smoking immaculé.</p>
-
-<p>Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit
-à pieds joints dans une flaque d’eau : la boue
-liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse ;
-des larmes hideuses constellèrent le pantalon
-raide, amoureusement repassé, la ceinture de
-toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve,
-le plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine.</p>
-
-<p>Le garçonnet s’esquivait ; les rires narquois
-des congaï, des Chinois hilares, des sampaniers
-ricaneurs insultèrent à la douleur de la victime :
-car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il
-désigne du nom injurieux de <i>chà-và</i> (nègre).</p>
-
-<p>Le comptable maudit ces braillards imbéciles
-dont le goût pour les cérémonies militaires lui
-valait une douche d’eau boueuse. Il disparut,
-poursuivi par les huées.</p>
-
-<p>Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir
-ses congénères attelés, deux par deux, aux victorias
-qui stationnaient devant le perron de
-l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées
-par le clairon à leurs tas de sable, accoururent
-de toute la vitesse de leurs maigres
-jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des
-bancs verts, elles dansèrent de joie et leurs voix
-pointues chantèrent avec les cuivres rugissants
-les vieux refrains nationaux.</p>
-
-<p>La route cessait de courir en bordure de la
-plage, s’enfonçait entre deux haies de lauriers-roses
-et de cactus que dominaient les toits sombres
-des villas et les pentes raides de la montagne
-proche. Les basses branches des tamariniers formaient
-une voûte épaisse où se répercuta la clameur
-joyeuse de la foule. Un nouveau contingent
-de Chinois et de congaï accourus du marché
-grossit la colonne.</p>
-
-<p>On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de
-fer forgé, les façades roses des bâtiments militaires
-ouvraient leurs larges baies : bâtiments du
-Commissariat noyés dans l’ombre violette des
-jaquiers ; Direction d’artillerie, où des piles de
-traverses peintes au minium gisaient dans des
-massifs d’iris ; casernes d’artillerie, où chantaient
-des trompettes nasillardes ; casernes d’infanterie
-que revêtait encore la hideuse carapace des échafaudages.</p>
-
-<p>Les serre-files coururent, pourchassèrent les
-gamins ; les sections se formèrent en ligne les
-unes derrière les autres et la compagnie ainsi
-massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée
-que bordait la forêt ombreuse. Les officiers d’artillerie
-campés sur leurs mulets massifs abaissèrent,
-pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs
-lattes courbes ; derrière eux, les conducteurs
-indigènes firent des signes d’amitié à leurs camarades
-tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale,
-joignant les mains sur les croisières de
-leurs baïonnettes, louèrent la tenue de la petite
-troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et
-s’alignait sans bruit.</p>
-
-<p>En face de la haie des baïonnettes, l’autre
-lisière se garnissait de casques blancs, de robes
-claires, de tuniques flottantes et pâles, de chapeaux
-coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes.
-Les trompettes fredonnèrent des notes pleurardes,
-les clairons chantèrent allègrement ; un
-officier galopa dans le sable que les sabots de son
-mulet puissant firent jaillir en gerbes d’étincelles ;
-il leva son sabre et cria des commandements.</p>
-
-<p>Un colonel passa au trot, puis se posta près
-des tribunes, et devant lui défilèrent les petits
-canons poussiéreux, les pesants fantassins et les
-tirailleurs alertes et sautillants. La revue était
-achevée.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>— Rentrez dans votre chambre et n’en sortez
-plus. Le sergent-major assurera votre service,
-en attendant que le chef de corps envoie des
-ordres. Je vous préviens que je compte lui
-adresser une lettre le mettant au courant des
-faits et demandant votre renvoi à Saïgon.</p>
-
-<p>Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour
-et gagna la porte. Les tirailleurs, qui décrassaient
-leurs mousquetons sous la véranda, le
-virent passer, blême et effaré, et connurent que
-son règne était fini.</p>
-
-<p>Dans la chambre de détail que tapissaient les
-contrôles nominatifs, les synoptiques et les tableaux
-de service, les deux officiers restaient seuls.</p>
-
-<p>— A quoi songez-vous ? demanda l’Aïeul au
-sous-lieutenant.</p>
-
-<p>— Je songe à tout ce mal que j’ignorais et
-que j’aurais pu empêcher.</p>
-
-<p>— Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes
-tout jeune, vous sortez à peine de l’École, j’aurais
-dû vous avertir. Pietro, frappant du talon
-et tendant le jarret, vous a convaincu aisément
-de ses vertus militaires. Vous n’avez pu deviner
-l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de
-« parfait adjudant » ; vous avez eu confiance
-en lui, vous vous êtes reposé sur lui du soin de
-maintenir la discipline intérieure ; vous savez
-maintenant comment cette brute a manié le
-sceptre que vous lui laissiez. Vous connaîtrez,
-quelque jour, le tort immense que font à l’armée
-ces soi-disant « bons serviteurs » que nos troupiers
-désignent de cette appellation caractéristique :
-« chiens de quartier ».</p>
-
-<p>— J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû,
-comme vous, me rapprocher du tirailleur, lui
-inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette
-fois encore, j’ai été abusé : tant de livres
-affirment que l’Annamite est impénétrable,
-tant de fois Pietro m’a répété : « Ces gens-là,
-on ne sait jamais ce qu’ils ont dans le ventre !… »
-J’ai fini par me laisser persuader. J’ai cru avec
-tout le monde que l’Annamite était menteur
-et dissimulé.</p>
-
-<p>— Il l’était vraiment pour vous. La ruse est
-l’arme des faibles : l’Annamite est faible et
-méfiant. Ses mandarins l’écrasaient ; les conquérants
-n’ont pas réussi encore à le convaincre
-de sa délivrance, parce qu’il s’est trouvé chez
-les conquérants des hommes comme Pietro qui
-ont remis en vigueur les procédés d’administration
-des mandarins. Il continue à ruser, mal
-guéri de sa méfiance séculaire ; il refuse de
-livrer son âme, que masquent son visage impassible
-devant le cadeau comme devant l’outrage,
-ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre
-et se réjouit suivant l’heure, comme un animal
-raisonnable, comme nous. Efforcez-vous de
-l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste,
-et son âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses
-prétendus secrets. Vous découvrirez ce que j’ai
-découvert, que l’Annamite est un enfant timide
-et bon, un peu craintif, mais qui ne demande
-qu’à se laisser apprivoiser. Vous serez le père
-de cet enfant.</p>
-
-<p>— Ou son Aïeul !</p>
-
-<p>— Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant.
-Allons déjeuner : la revue m’a creusé terriblement.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe
-raide la tasse de café, la pipe, le pot à tabac où
-sont taillés dans le bambou des mendiants grimaçants
-et des bonzes difformes. Hiên le Maboul
-s’est agenouillé près de l’Aïeul, a posé sa tête
-sur le genou du maître et parle d’une voix
-étouffée et rauque :</p>
-
-<p>— Tu as trop tardé ! tu as trop tardé !… La
-folie est rentrée en moi. Je me suis débattu, j’ai
-lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là
-pour me garder et m’encourager, et je t’ai
-cherché en vain… La folie est rentrée dans mon
-âme que la terreur habitait, dans mon corps
-déchiré par les coups de bâton : je suis fou !…</p>
-
-<p>— Calme-toi ! dit l’Aïeul. Ta tête est encore
-faible et la frayeur l’a troublée. L’adjudant va
-s’en aller et, dans quelques jours, tu seras aussi
-gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté
-qu’avant mon départ.</p>
-
-<p>— Oui ! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux
-guérir ! Déjà tes paroles me font du bien. Mais
-ce n’est point la peur seule qui me rend fou…</p>
-
-<p>— Dis-moi toute ta peine, petit frère.</p>
-
-<p>— Je n’ose…</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu crains ? ne suis-je pas ton
-Aïeul ?</p>
-
-<p>— Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur
-et joue avec, comme le chat joue avec le moineau !
-Et je souffre parce que je l’aime, et,
-chaque jour, je perds davantage la tête. Je
-suis jaloux !… Loin de Maÿ, je suis inquiet, je
-redoute des choses hideuses ; et je cours vers
-elle. Près de Maÿ, je ne suis pas heureux : elle
-répond à mes questions par des railleries, par
-des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable ;
-mes paroles d’amour provoquent son
-rire méchant ; mes menaces lui font hausser
-les épaules… Alors des soupçons me viennent,
-que je ne puis dire, même à toi, vénérable Aïeul,
-et, pour en finir avec la torture, je suis tenté de
-tuer le bourreau.</p>
-
-<p>— Voilà qui est plus grave !… Encore faudrait-il,
-avant de méditer des mesures aussi
-radicales, qu’un indice quelconque fût venu te
-dénoncer la trahison. As-tu surpris quelque
-chose ?</p>
-
-<p>— Non !… je ne sais pas… je soupçonne…</p>
-
-<p>— C’est parfait : tu es un imbécile !… Ta
-pauvre cervelle est peuplée de fantômes grotesques
-et de monstres ridicules, qu’elle a créés
-de toutes pièces et devant qui tu trembles. Tu
-es un imbécile !</p>
-
-<p>— C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï,
-déposant sur la table une boîte de cigares.
-Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis
-vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses
-qu’elle cache aux jeunes hommes. Tout à l’heure,
-en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il était
-un imbécile de se mettre en tête de pareilles
-bourdes. Il m’a regardé de travers et j’ai bien
-vu qu’il était irrité contre moi : les jeunes gens
-d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment
-les discours utiles des anciens.</p>
-
-<p>— Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages
-paroles de Bèp-Thoï ? continue l’Aïeul. Il a dit
-vrai : tout le mal vient de ton imagination. Ne
-te figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir
-de ce mal : tous les hommes que le désir d’une
-femme affole sont, comme toi, torturés de
-soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le
-remède est aisé à trouver, et, dans le cas présent,
-nous ne tarderons guère à l’appliquer :
-c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire
-réglée ; dans un mois, le fol amoureux se transformera
-subitement en un mari épanoui et satisfait,
-soucieux uniquement, en rentrant au logis, de
-ne point sentir l’odeur du riz brûlé qui empeste
-fâcheusement la case, un mari comme tous les
-maris, sûr de lui-même et d’autrui… Lève-toi,
-Hiên ; jure-moi que tu surveilleras ton imagination,
-que tu n’écouteras plus ses calembredaines,
-que tu ne seras plus jaloux enfin, ni
-fou.</p>
-
-<p>— J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai.</p>
-
-<p>— Tâche de ne pas oublier ta promesse…
-Quelle heure est-il, Bèp-Thoï ?</p>
-
-<p>Le vieux tirailleur considère attentivement
-le cadran d’une formidable montre de nickel,
-extirpée de sa ceinture :</p>
-
-<p>— Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il,
-après mûr examen de l’unique aiguille noire
-qui a survécu par miracle, malgré les longues
-années de service de l’instrument.</p>
-
-<p>Cette approximation paraît insuffisante à
-l’Aïeul qui allonge le bras vers le dolman accroché
-au dossier d’une chaise :</p>
-
-<p>— Il est trois heures moins le quart. Impossible
-de faire la sieste maintenant. Allons voir
-la fête.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Au bord de la plage, où grouillent les turbans
-noirs, les mouchoirs roses, les crânes tondus et
-couronnés de tresses huileuses, les voix suraiguës
-des enfants en liesse couvrent le chant de
-l’écume et des galets. Un mât horizontal, lisse
-et bien savonné, que des cordes amarrent aux
-planches de l’appontement, s’allonge au-dessus
-de l’eau profonde. Un adolescent nu et râblé
-s’avance à pas hésitants sur la poutre branlante
-et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés
-vers le drapeau dont la hampe est plantée dans
-un anneau de fer, au bout du mât. Il s’efforce
-de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit sous
-ses pieds, mais elle attire invinciblement son
-regard, le fascine, une seconde, et, pendant
-qu’il s’évertue à garder son équilibre, balançant
-les paumes et creusant les reins, la clameur de
-la foule pronostique déjà sa chute inévitable.
-Il chancelle, tombe avec un juron, et la vague
-se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau
-salée par le nez et la bouche, vomissant des
-injures indistinctes en réponse aux huées de la
-populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement
-vers le drapeau qui flotte, ironique.</p>
-
-<p>Des nageurs s’époumonnent à poursuivre
-d’insaisissables canards, qui tantôt plongent,
-montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt
-filent au ras des vagues, battant des ailes et
-ramant des pattes. Des nacelles de rotin tressé
-et calfaté se rangent en ligne ; la pagaye aux
-mains, penché en avant, l’unique rameur guette
-les gestes du fonctionnaire français qui lève son
-mouchoir. Le mouchoir s’abaisse : les palettes
-des pagayes trouent l’eau et les petites barques
-s’éloignent, à bonds furieux, vers la bouée tricolore
-qui marque le but. Plus d’un concurrent
-maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque
-embardée trop hardie.</p>
-
-<p>L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent
-des algues sèches, considère en fumant sa pipe
-les ébats des jouteurs, et les cimiers scintillants
-des salaccos formant derrière lui une haie
-compacte. Il songe que les affiches municipales
-de France promettent pour le 14 juillet des
-réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme
-des indigènes lui remet en mémoire
-la joie bon enfant du populaire français. Les
-accordéons des bals publics, les orgues des chevaux
-de bois nasillent à ses oreilles qui se souviennent.
-Mais son âme claire et bien portante
-ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la
-patrie absente. La Cochinchine, terre d’exil,
-lui paraît infiniment préférable à la « douce »
-France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade,
-des rues étroites, pavées de cailloux inégaux et
-noirs, bordées de hautes façades mélancoliques,
-des trottoirs suintants où déambulent des gens
-hideux, bouffis, mal bâtis, des gens dont les
-yeux crient l’envie et l’ennui ; et il se réjouit
-du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés
-et bousculés par la populace remuante et braillarde,
-ont pris place sur la banquette d’un restaurateur.
-Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes
-de vermicelle au gingembre, vidé un nombre
-incalculable de tasses de thé et bu plusieurs
-petits verres de <i>choum-choum</i>. Le jeune tirailleur
-boit sans entrain, cherche à s’étourdir, à se
-persuader qu’il lui sera facile de tenir ses promesses
-de sagesse ; l’ancien, que des mois passés
-dans la brousse et la chaleur de l’après-midi
-ont altéré, tarit son verre sans y penser et,
-l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe
-et abonde en réminiscences. Ce « Quatorze
-juillet » lui rappelle beaucoup d’autres fêtes
-pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister :</p>
-
-<p>— Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu
-ne soupçonnes même pas, que tu ne verras
-jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux
-à médailles, montions la garde au Champ-de-Mars,
-à l’Exposition, à Paris, en France. La
-consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait
-de gros hommes en noir qui fumaient des
-cigares. Jamais je n’osais parler à ces beaux
-messieurs, qui ressemblaient à des mandarins ;
-mais, plus loin, ils rencontraient de hauts tirailleurs
-nègres qui n’avaient pas peur comme moi.
-Ces grands diables attrapaient les cigares, les
-jetaient par terre et marchaient dessus… Tout
-ça, c’est des souvenirs comme peu de gens en
-ont : tu comprends, après cela, que des pitreries
-comme celle-ci me laissent froid. J’ai vu
-mieux… Hein, qu’en dis-tu ?… Tu ne m’écoutes
-pas, mon garçon ?</p>
-
-<p>Mécontent, le vieux grognard réclame du
-débitant une nouvelle rasade. La tasse aux
-doigts, il grogne interminablement :</p>
-
-<p>— J’avais raison tout à l’heure de dire à
-l’Aïeul que la jeunesse d’aujourd’hui méprisait
-les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même
-point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux
-dont les aînés peuvent régaler ses
-oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche
-la langue, ce polichinelle me tourne
-presque le dos et s’intéresse aux ébats de quelques
-hurluberlus qui se donnent du mal pour
-faire du bruit. Que diable peut-il apercevoir
-de si absorbant ? Des gamins qui tombent dans
-l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent :
-en voilà assez pour faire rouler à ce grand niais
-des prunelles ahuries et inquiètes… Tiens, voilà
-Maÿ. Mâtin ! la magnifique tunique noire et
-qui commence à se tendre agréablement sur le
-devant !… Le derrière n’est pas mal non plus :
-ça gonfle et ça remue !… Allons ! un coup de
-reins et une œillade pour l’Aïeul !… Il ne te voit
-pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en fiche. Un
-sourire au beau jeune homme couleur kaki, en
-smoking à revers !… Il rend à la main, celui-là…
-Ouvre l’œil, Hiên !… Il l’ouvre, le gaillard, et
-de manière inquiétante… Eh ! petit frère, tu
-as l’air de souffrir ! Ça ne va pas ?</p>
-
-<p>Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui
-souffle de l’estuaire et lui apporte les relents
-de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ
-balaye jusqu’au souvenir de ses promesses. La
-tête lui fait mal, et le cœur. Devant ses yeux
-égarés, tout flageole, se brouille et s’efface ;
-à ses oreilles, la rumeur populaire ne parvient
-plus. La jalousie l’étreint ; il souffre en
-silence.</p>
-
-<p>— L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï ;
-te voilà gris dès le second verre !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIX</h2>
-
-
-<p>Les travaux reprirent… De nouveau, les
-chansons et les marteaux des charpentiers sonnèrent
-sous les hangars étayés. La fourmilière
-des bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait
-dans la forêt noircissante. Les couvreurs
-découpèrent au-dessus des toits leurs silhouettes
-de singes babillards et brandissant des gerbes
-de paille. De nouveau, les bois durs gémirent
-sous la dent des scies, sous le tranchant des
-haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs
-muscles compacts aux tarières brutales. Les
-manœuvres pataugèrent bruyamment dans la
-fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque
-des buffles enlizés et répondant par des
-rires aux allocutions joyeuses que leur adressait
-leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs
-badauds et bavards s’accroupirent en
-files sur les talus du chemin.</p>
-
-<p>Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails
-retrouvèrent leur brillant d’acier neuf, étincelèrent
-entre les épis jaunes. Le marécage recula
-encore, envahi par le sable écroulé des bennes.</p>
-
-<p>La joie affermissait les bras et les épaules
-lasses, rafraîchissait les poitrines ruisselantes
-de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les
-rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers,
-maçons, bûcherons, couvreurs conservaient
-assez de souffle pour enchanter leur
-tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire.</p>
-
-<p>Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain
-de jadis. L’idée fixe, établie dans son cerveau,
-n’accordait plus au misérable amoureux une
-minute de relâche ; elle creusait ses joues
-flasques, enfonçait ses yeux sombres sous les
-arcades osseuses, secouait comme d’un frisson
-de fièvre ses mains noires où bleuissaient les
-veines saillantes. La tête basse, raidissant ses
-bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait
-point les harangues véhémentes de Nho.</p>
-
-<p>— Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement ?
-Que te manque-t-il encore pour être heureux ?
-L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne
-s’en irait plus désormais ; l’adjudant Pietro
-nous a quittés sans espoir de retour ; les travaux
-ont repris. Nous sommes tous gais comme des
-pinsons ; toi seul es triste. Qu’as-tu enfin ? Es-tu
-malade ?</p>
-
-<p>— Je ne suis pas malade, disait Hiên entre
-ses dents.</p>
-
-<p>— Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris,
-tu as une mine de papier mâché et de drôles
-d’yeux : ils ont toujours l’air d’apercevoir
-quelque chose que nous autres ne voyons pas.
-Avec qui causes-tu tout bas ? Est-ce avec les
-esprits ?</p>
-
-<p>— Peut-être !</p>
-
-<p>— Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse : elle
-te délivrera des mauvais esprits.</p>
-
-<p>— Laisse-moi ! laisse-moi !</p>
-
-<p>— Il y a des gens qui passent leur temps
-à se rendre malheureux eux-mêmes, grognait
-l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les
-voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger
-le cœur ?… Diable de Maboul !</p>
-
-<p>Tandis que ses camarades raclaient à grands
-coups la benne retentissante, l’halluciné s’accroupissait
-sur les talons, la tête enfouie dans
-les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter
-à ses oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant
-dans le petit visage pâle qui se dessinait
-devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient
-pour des révélations horribles :</p>
-
-<p>— Regarde-moi, Hiên ! Pendant que tu t’échinais
-à pousser ton wagon, le jeune homme
-à casque plat est venu rôder près de la palissade.
-Il m’a fait un signe ; je l’ai suivi jusqu’à
-la maison rose que recouvrent les bancouliers.
-J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma
-ceinture de soie verte, et ses mains ont pétri
-mon corps brun et ferme, mes seins frémissants.
-Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les
-sonner, individu idiot !…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Viens ici, Hiên ! cria l’Aïeul, un jour que
-le tirailleur rêvait ainsi sur le remblai. Je vais
-t’apprendre une nouvelle qui te ravira certainement.
-Le colonel t’octroie une permission de
-huit jours, sur ma demande : tu as besoin de
-changer d’air et de changer d’idées. Va dans ton
-village, parle avec la mer et la forêt ; écoute-les :
-elles savent les paroles qui guérissent les
-cœurs malades, elles auront pitié de toi qu’elles
-ont vu naître et grandir, qui connais leur langage.
-Tu guériras. Va, petit frère !…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé
-ses clairières. Au flanc des bambous
-noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des
-pousses nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues.
-Les jeunes roseaux que Phâm-vân-Hiên
-avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines
-tendres ; l’herbe drue avait submergé la pierre
-plate dont il faisait jadis son oreiller. Aux troncs
-des banyans, des lianes étaient mortes, lasses
-de l’attente ; d’autres avaient tapissé l’écorce
-de leurs feuilles vernies, de leurs fleurs étoilées.
-Des plaies fraîches saignaient sur les fûts pâles
-des gommiers.</p>
-
-<p>Mais la forêt se souvenait : ses mille voix chuchotaient
-les refrains d’autrefois sur le même
-ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade
-raillant les roches éplorées dans leurs cheveux
-de mousse, le babil mystérieux des roseaux rapprochant
-leurs têtes nuageuses, le ronflement
-des crapauds-buffles hissés sur les racines
-boueuses des palétuviers, l’appel rythmé des
-huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce
-des tourterelles, le gémissement des singes batailleurs.</p>
-
-<p>— Je n’ai point changé, semblait dire la forêt,
-reste avec moi, âme inquiète, reste avec moi…
-Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les
-cailloux du chemin ont ensanglantés ; allonge
-sur mon herbe molle ton corps brisé de fatigue.
-Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre brûle ;
-l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la
-pourpre de mes crépuscules chasseront de tes
-prunelles extasiées les visions malsaines ; j’emplirai
-tes oreilles de mon chant innombrable…
-Reste avec moi, pauvre âme affligée. Redeviens
-mon enfant sauvage et instinctif, primitif et
-inconscient. La sagesse est dans la contemplation
-de la nature. Regarde-moi, écoute-moi
-vivre. Entends-tu ? une loutre a bondi hors
-des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se
-plisse de courtes vagues. Reconnais-tu le cri saccadé
-du gecko, dont les griffes égratignent la
-branche du teck ? Entre les buissons froissés un
-sanglier fuit, le groin levé, flairant la brise qui
-lui apporta l’inquiétude. Un craquement d’os :
-un chat-tigre plante ses incisives acérées dans
-l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre,
-roi des marais, erre dans la brousse qu’épouvante
-son aboiement enroué. Écoute-moi vivre, reste
-avec moi !…</p>
-
-<p>Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la
-journée, Hiên l’écoutait, assis dans la clairière
-où, tout enfant et adolescent, il tailladait les
-bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues,
-il entendait la voix grondante de la mer qui
-l’invitait de même à la sagesse :</p>
-
-<p>— Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends
-d’eux à vivre sans autre amour au cœur que
-l’amour de mon visage éternellement changeant,
-éternellement pareil. Installés autour de la voile
-qu’ils ont déroulée sur le sable de la plage, ils
-tordent les cordages de rotin que mes vagues
-ont rompus d’un coup d’épaule, remplacent par
-un bambou neuf la vergue que mes tarets ont
-rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont
-la civilisation n’a point déformé le cerveau
-et compliqué la pensée. Après la rude journée
-de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé
-et mon hymne inlassable bercera leur sommeil
-sans rêves. Viens à moi, pauvre être qui as voulu
-connaître la vie et qui as souffert par elle, viens
-à moi : je te donnerai la paix profonde que je
-dispense à mes amoureux, la paix profonde
-que recèlent les flancs transparents de mes
-houles, la paix profonde dont jouissent éternellement
-les noyés, allongés sur le fin gravier
-de mes abîmes…</p>
-
-<p>La nuit descendait sur les vagues frangées
-d’écume crépitante, chassant Hiên le Maboul de
-la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre
-les bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées
-les ruelles bordées de bambous où séchaient les
-filets. Derrière les jarres de grès brun que remplissait
-la saumure, les enfants et les jeunes
-filles le regardaient, les uns moqueurs et ricaneurs,
-les autres pitoyables à la peine devinée
-sur le visage osseux. Dans la hutte minable que
-secouait le vent, il s’accroupissait sur le lit de
-camp, où prenaient place le père et la mère,
-ridés, ratatinés et bavards.</p>
-
-<p>— Te voilà mis comme un mendiant ! grognait
-le père. La boue a souillé ton pantalon et
-tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban…
-Tu n’as guère changé !</p>
-
-<p>Et les mains noires du vieux tremblaient sur
-les baguettes, nettoyant activement la soucoupe
-de riz.</p>
-
-<p>Des notables entraient, buvaient une tasse
-de thé, considéraient le tirailleur.</p>
-
-<p>— Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils,
-mais il n’est pas devenu plus gai. Il semble qu’un
-chagrin le travaille.</p>
-
-<p>— Laissez donc ! disait la mère, petite vieille
-criarde ; il a toujours ses yeux de toqué, voilà
-tout.</p>
-
-<p>Les notables hochaient la tête.</p>
-
-<p>— La ville ne te vaut rien, disait le maître
-d’école. Tu es un enfant de la brousse : hâte-toi
-de revenir vers la brousse. Ne laisse point les
-femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des
-années, mon fils est parti comme toi et je ne l’ai
-jamais revu. Des sampaniers m’ont dit qu’une fille
-lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle.
-Le maître d’école de Baria l’a vu, creusant un
-fossé, dans une rue de Saïgon, sous le rotin des
-miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort,
-peut-être, maintenant… Prends garde, toi aussi ;
-méfie-toi des sortilèges. Veille sur ton cœur !</p>
-
-<p>Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait
-seul sur le lit de camp, la nuque appuyée à
-l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la
-mer proche lui parlaient avec le vent qui faisait
-danser les images saintes sur les panneaux de
-papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air
-froid, qui soufflait entre les planches disjointes :
-il se crut guéri et fort.</p>
-
-<p>— Je reviendrai vers vous, promettait-il au
-ressac, aux ramures bruissantes, aux chouettes
-hululantes. Dans quelques mois, je serai libre,
-et, durant ces quelques mois, votre souvenir et
-l’Aïeul me sauveront de la folie. Vous me reverrez
-joyeux et le cœur en paix. Je serai le bûcheron
-qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux,
-qui aspire de ses poumons rajeunis le parfum
-des feuilles humides. Je serai le pêcheur campé
-sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants,
-le pilote qui pèse sur le cordage de rotin
-tressé et manie du talon la barre du gouvernail
-taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à
-toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant
-des choses humaines…</p>
-
-<p>Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait
-sur la natte où couraient les cancrelats affairés
-et cuirassés d’acier bruni, décrochait la hachette
-à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume
-la poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en
-bois de camphrier ses vieilles hardes déchirées
-et rapiécées qui fleuraient le bétel et la bruyère.
-La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre
-de larges taches noires ; les algues sèches la verdissaient ;
-la sève des gommiers lustrait les
-manches que les palmiers d’eau avaient griffées.
-Au fond de la caisse, dormait le vieux chapeau
-conique en feuilles de latanier, délavé par la
-rosée et les pluies, crevé par les branches basses.</p>
-
-<p>Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers
-le coffre en bois de camphrier, remuait les
-reliques et les senteurs de son passé et se persuadait
-de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint
-à lui : Hiên lâcha le couvercle, qui se referma sur
-les guenilles affaissées et mortes, et serra les
-poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue,
-la hanche en l’air, à côté de l’ennemi… La vision
-s’envolait aussitôt, brève comme un éclair et,
-comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau
-du malheureux, dans ses tempes, dans ses
-oreilles, le sang bourdonna. Il connut qu’il
-n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en
-geignant. Vainement l’appelèrent le vent, la
-houle, les arbres désespérés.</p>
-
-<p>A l’aube, il retourna vers la ville.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XX</h2>
-
-
-<p>— Guéris-moi, vieille mère ! gémit Hiên le
-Maboul.</p>
-
-<p>— Guéris-le, répéta l’Aïeul. Il t’a dit son
-mal : son âme et son corps souffrent.</p>
-
-<p>Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet :
-la flamme dansa ; les dorures des bouddhas enfumés
-s’avivèrent ; dans le visage osseux et desséché
-de la vieille femme, les yeux s’illuminèrent
-entre les paupières plissées. Les mains déformées
-se joignirent sur la poitrine drapée d’étoffe
-blanche, les lèvres incolores murmurèrent des
-invocations incompréhensibles. Au dehors, la
-nuit se peuplait de lucioles errantes qui chatoyaient
-entre les fûts vagues des cocotiers.</p>
-
-<p>La guérisseuse parla :</p>
-
-<p>— Aïeul à deux galons, je ne puis oublier
-que tu as fait rebâtir ma case détruite par l’incendie,
-que tu m’as protégée contre les bandits
-qui m’accusaient de sorcellerie et voulaient me
-bannir du village. Je ne puis oublier que je t’ai
-veillé aux heures de fièvre et que tu m’as permis
-de t’aimer comme un fils. Je soignerai ton
-serviteur comme je t’ai soigné. Les mauvais
-esprits sont en lui : je vais essayer de les chasser.</p>
-
-<p>Devant la table haute et étroite où se dressaient,
-parmi les chandeliers de bois et les fleurs
-de lotus, le panneau sacré de teck incrusté, Hiên
-le Maboul s’agenouilla et se prosterna, les coudes
-et le front contre terre, les mains réunies en
-coupe sur la nuque ; trois fois il se prosterna,
-puis s’immobilisa dans la poussière. Les baguettes
-d’encens fumaient, le bronze tintait sous les coups
-répétés du marteau de bois, les lèvres pâles de Thi-Teu
-prononçaient avec volubilité des formules
-d’incantation. L’Aïeul pensif s’éloignait entre les
-cocotiers. Les baguettes d’encens s’éteignirent,
-la mélopée s’acheva. Hiên soupira, se leva :</p>
-
-<p>— Tes prières sont inutiles, vieille mère : le
-mal ne m’a point quitté.</p>
-
-<p>— Je ne puis rien faire de plus ; ma science
-est impuissante. Je puis chasser la fièvre du
-front ardent, rendre la souplesse aux membres
-engourdis par les rhumatismes, je connais les
-herbes qui cicatrisent les plaies, je connais les
-paroles qui rendent le calme aux ensorcelés ;
-mais comment pourrais-je donner le bonheur
-aux affligés ? Est-il en mon pouvoir de rendre
-sa richesse à l’homme ruiné ? à l’amoureux le
-cœur que la femme lui a volé ? Sache que la
-douleur est inévitable et universelle. Tu as vécu,
-sans doute, dans l’ignorance de la vie, sans
-entendre le cri de l’humanité misérable. Tu n’es
-pas heureux, dis-tu ? Va-t’en et dénombre sur
-ton chemin les cœurs satisfaits et tranquilles,
-les gens heureux !… Ton maître n’est pas heureux :
-l’idée de la vieillesse qui vient à lui lentement
-trouble sa contemplation silencieuse des
-hommes et des choses. Suis-je heureuse, moi qui
-végète, seule et pauvre, dans cette cabane, moi
-qui ai soulagé tant d’infortunes et qui suis
-impuissante à me guérir moi-même de l’épouvante
-de la mort proche ?… Les bêtes ignorantes
-ont le bonheur ; tu étais pareil à elles ; tu
-as voulu vivre comme les autres hommes : vis
-donc comme eux et ne t’étonne pas de souffrir
-comme eux. Je ne puis rien pour toi.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Hiên s’en alla par les rues grouillantes du
-village. Au ras du fossé, un aveugle tourna vers
-le passant ses yeux blancs barrés de taies bleuâtres,
-geignit, implora le don d’une sapèque ;
-écroulé dans ses guenilles sans couleur, il levait
-ses deux mains vers l’homme qui marchait à
-grands pas dans la lumière, le prenait à témoin de
-sa misère. Des forçats défilèrent, trois par trois,
-honteux de leurs défroques verdies, de leurs têtes
-rasées ; au fond de leurs prunelles abruties luisait
-le désespoir infini des bêtes féroces encagées ;
-ils s’éloignèrent, traînant dans le sable pourpre
-leurs chevilles noircies par la boucle. Adossé au
-talus, un soldat anémique et voûté toussait,
-crachait du sang et regardait d’un air dément
-couler sur son dolman déboutonné la salive écarlate.
-Une femme pleura derrière l’auvent rabattu
-d’une case. De toutes parts, l’humanité souffrait.</p>
-
-<p>Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient
-le bouddha laqué d’un pagodon de pisé
-appuyé au tronc d’un banyan séculaire. Un
-homme et deux femmes disposaient sur une natte,
-au pied de l’autel, des soucoupes de riz et des
-régimes de bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient
-des prières. Derrière le groupe des
-suppliants, un bronze grattait une longue guitare
-de bois à deux cordes. La guitare se plaignait
-âprement, la voix chevrotante et morne
-semblait ânonner des sanglots entrecoupés.</p>
-
-<p>Hiên s’accroupit dans l’ombre du banyan,
-écouta le chant douloureux et monotone des cordes,
-note grêle dans le formidable <i>lamento</i>
-qui montait du chœur unanime. A cette heure,
-son éducation d’homme pareil aux autres hommes
-était achevée, puisqu’il percevait maintenant le
-sanglot infini de l’humanité, comme il avait
-perçu, enfant sauvage, la voix de la forêt, du
-vent et de la mer.</p>
-
-<p>Il savait la vie maintenant, et savait ce qu’elle
-valait. Il eut envie de mourir, de dormir sans
-rêves et toujours. A quoi bon vivre ? Retrouverait-il
-jamais l’inconscience et la sérénité
-perdues ? N’était-il pas définitivement une bête
-pensante et torturée et hurlante ?… A quoi bon
-vivre ?…</p>
-
-<p>Les hibiscus frissonnants parlaient d’espoir
-immuable, de jours meilleurs…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXI</h2>
-
-
-<p>Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat,
-que noyaient les plis de la dentelle noire, et
-grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la
-route à la cohue minable et bigarrée des tirailleurs
-qui se rendaient aux chantiers. Les figures
-bronzées, bouffies encore par la sieste, s’épanouirent,
-des rires coururent, des yeux clignèrent
-vers le visage barbouillé de poudre de
-riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les
-sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les
-joues adroitement peintes au vermillon.</p>
-
-<p>— Ma bonne tante, interrogea un loustic,
-est-ce pour me proposer une femme que tu
-trottes par les chemins aux heures chaudes ?</p>
-
-<p>— Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer
-à tue-tête un camarade ; ce n’est pas
-pour un petit client comme toi qu’on se mettrait
-en campagne en grande tenue, toutes bagues
-aux doigts, bracelets jusqu’aux coudes, triple
-tunique !</p>
-
-<p>— Fais demi-tour, très honorable courtière !
-conseillait Phuc. Il n’y a pas, dans cette direction,
-de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop
-laides pour charmer les beaux messieurs que tu
-approvisionnes… Tu pourrais, cependant, t’adresser
-à la mienne, celle qui demeure dans la troisième
-case et qui ressemble à un petit crapaud…</p>
-
-<p>La colonne entière salua d’un rire inextinguible
-cette réclame inattendue, faite par le
-mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil méprisant
-de la dame maquillée.</p>
-
-<p>Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse.
-Comme tant d’autres congaï, elle
-avait eu quelques heures de vie honnête. Fille
-de sampaniers, elle avait épousé à quinze ans
-un rustre quelconque, lequel avait eu, à ses
-yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que
-ses dix doigts de laboureur robuste. Thi-Sao,
-après quelques mois de sagesse, avait planté
-là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté
-lui répugnait.</p>
-
-<p>Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les
-moustiquaires des fonctionnaires français, quittant
-les villas à vérandas roses des administrateurs
-pour les taudis saïgonnais où s’attardaient
-les épaulettes jaunes des simples fantassins.
-L’âge venant, il lui avait paru fructueux
-et agréable de mettre au service d’autrui
-son expérience personnelle. Elle occupait
-ses journées à faire et à défaire des unions libres,
-selon l’humeur de ses clients, représentant
-à telle « petite épouse » de gendarme l’insuffisance
-évidente des douze piastres allouées
-mensuellement par ce dignitaire peu rétribué,
-démontrant à telle autre, veuve provisoire, les
-avantages mirobolants d’un mariage avec certain
-commis des douanes, dénichant pour tel
-gâteux prématuré des adolescentes expertes.
-A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion,
-ces délicates intrigues, elle avait eu avec
-la police quelques fâcheux démêlés, mais avait
-amassé un capital solide dont elle tirait un revenu
-respectable. En dépit des atteintes indéniables
-des années, elle n’avait point perdu toute
-jeunesse de cœur : elle avait ses faiblesses et
-subventionnait, disait la chronique, un jeune
-et blond gaillard, commissaire des Messageries
-Fluviales. Telle était Thi-Sao.</p>
-
-<p>Aux injures plaisantes des tirailleurs elle
-ne répondit que par une grimace de dédain
-qui plissa la graisse poudrée de son visage ; la
-colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et
-descendit de son piédestal de cailloux en prenant
-garde de gâter le velours brodé de ses
-mules. Rassérénée par le plein succès de cette
-opération difficile, elle poursuivit sa route avec
-majesté, roulant des hanches et des reins selon
-sa vieille habitude professionnelle, pour la plus
-grande joie de la sentinelle accroupie dans sa
-guérite tricolore.</p>
-
-<p>Maÿ était aux aguets derrière le store de sa
-case ; elle sortit précipitamment dans la petite
-cour de terre battue :</p>
-
-<p>— Ne t’arrête pas, souffla-t-elle ; si quelque
-femme t’apercevait ici, je serais perdue. Continue
-jusqu’à la digue : je t’y rejoindrai.</p>
-
-<p>Quelques minutes après, l’ancienne et la
-recrue s’installaient à l’abri des yeux indiscrets
-entre des roches éboulées.</p>
-
-<p>— Que veux-tu encore ? demandait Maÿ
-vaguement inquiète.</p>
-
-<p>— Mais rien, petite sœur, rien ! Je m’intéresse
-à toi, voilà tout ; à toi et à tes amours,
-auxquelles j’ai quelque peu aidé… Parlons un
-peu de cette première entrevue. Le jeune
-homme du Sanatorium a-t-il eu le don de te
-plaire ?</p>
-
-<p>Le petit visage se teinta de rouge vif :</p>
-
-<p>— Laissons cela ! laissons cela !</p>
-
-<p>— Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts
-sont toujours pénibles. Moi qui te parle,
-il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à
-mon premier mari français : les occidentaux
-exhalent une odeur de cadavre… On s’y fait ;
-tu t’y feras… Parlons d’autre chose : as-tu reçu
-les piastres promises ?</p>
-
-<p>Ce disant, elle secouait la courte veste où
-sonnèrent les écus. Aussitôt le sourire fit place
-sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient
-d’exprimer une affliction sans bornes :</p>
-
-<p>— Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui
-ai fait ta fortune, moi qui la ferais encore
-demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre
-et malheureuse. Les créanciers me harcèlent :
-il me faudra bientôt me séparer de mes bijoux
-pour échapper à la prison dont je suis menacée…
-Je suis bien malheureuse !…</p>
-
-<p>Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine
-puissamment capitonnée une sorte de hurlement
-discret qui prétendait figurer un sanglot.</p>
-
-<p>— Mais, interrogea la voix nette de Maÿ,
-n’as-tu pas les piastres que le Français t’a
-remises et celles que tu m’as soutirées en échange
-de tes services ?</p>
-
-<p>— « Soutirées » !… Elles sont toutes les
-mêmes, caressantes et gonflées de promesses
-tant que les accordailles ne sont point célébrées ;
-mais, à peine franchie la moustiquaire, les
-ingrates me reprochent le mince cadeau que je
-n’exigeais point… Elles sont bien aises pourtant,
-le jour où les vingt piastres mensuelles leur
-paraissent une somme dérisoire, elles sont bien
-aises de revenir taper à ma porte…</p>
-
-<p>— Je reconnais que tu m’as été utile ; mais
-tu as été payée : laisse-moi donc en paix maintenant.</p>
-
-<p>— C’est cela ! grinça Thi-Sao. « Je suis
-établie, je n’ai plus besoin de la bonne Thi-Sao :
-qu’elle retourne à sa niche !… » Mais non !
-ne te hâte pas de te croire débarrassée de ma
-tutelle. Tu m’as payée, c’est entendu ; tu ne me
-dois plus rien ? c’est autre chose. Tu me dois
-une gratitude infinie, d’autant plus qu’il me
-serait facile de te créer de graves ennuis. Aimerais-tu,
-par exemple, que j’aille raconter à ton
-grand diable de fiancé le détail de nos négociations ?</p>
-
-<p>— Tu ne feras pas cela ! gémit la craintive
-Maÿ, se figurant les terribles poings noueux.</p>
-
-<p>— Non ! je ne ferai pas cela, parce que je
-t’aime bien et que tu n’hésiteras pas à me
-secourir dans le besoin… Donne-moi cinq petites
-piastres…</p>
-
-<p>— Non ! non ! non ! Tu n’auras pas de moi
-une sapèque, entends-tu ? Sous prétexte que
-tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire
-de moi ton banquier et ton esclave. Tu n’auras
-rien !</p>
-
-<p>— Tu as bien réfléchi ?</p>
-
-<p>— Oui ! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon
-fiancé saura la vérité : avant qu’il la soupçonne,
-je lui demanderai de me rendre ma parole…
-Va-t’en, maintenant !</p>
-
-<p>Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois
-tuniques, agita gracieusement son ombrelle
-et déclara d’un ton mielleux :</p>
-
-<p>— Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as
-priée, mais il t’en cuira.</p>
-
-<p>Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit
-de loin, inquiète mais bien décidée à ne se laisser
-point asservir. Derrière la palissade du camp,
-les femmes préparaient le repas du soir sur des
-foyers de pierres sèches : elles rirent bruyamment
-au passage de l’aventurière et les plus
-hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller
-joyeusement :</p>
-
-<p>— Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes
-affaires ?</p>
-
-<p>— Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao,
-mes affaires vont au mieux de mes désirs !</p>
-
-<p>— Grâce à l’une de nous, peut-être ? insinua
-plaisamment une gaillarde noiraude qui portait
-sur la hanche son sixième rejeton.</p>
-
-<p>— Hélas ! non : vous vous gardez trop bien
-par vous-mêmes… Vous ne vous êtes donc
-jamais regardées dans un miroir, ô toutes
-belles ? Vous mettriez en fuite jusqu’aux mauvais
-esprits.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên
-le Maboul s’assit sur le remblai, les jambes
-pendantes, regardant crouler le sable fin qui
-scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge
-ramait désespérément, fuyant la mort : Hiên
-lui tendit une feuille de manguier ; elle s’y
-cramponna. Il la considérait qui, sans bouger,
-séchait ses pattes au soleil. Il pensa :</p>
-
-<p>— Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie.
-Encore deux ou trois convulsions, et tout était
-fini : elle sombrait, entrait dans le grand sommeil.
-La voilà sauvée : la lutte va la reprendre,
-le travail incessant, le trot ininterrompu de la
-fourmilière au cadavre découvert sous les feuilles,
-du cadavre à la fourmilière… Et cependant
-elle se cramponnait à cette vie misérable, et
-moi-même j’ai jugé stupidement, comme elle,
-que la vie était préférable au repos définitif,
-puisque je l’ai retirée de là… L’instinct est
-terriblement fort en nous, animaux…</p>
-
-<p>Derrière lui, cachés par la benne renversée,
-Phuc et Nho s’étaient accroupis dans l’ombre
-du wagonnet. Ils causaient avec animation et
-Hiên entendit soudain prononcer son nom.</p>
-
-<p>— Parle donc moins fort ! disait Nho. Si
-Hiên t’entendait !…</p>
-
-<p>— Allons donc ! Il est sur le talus de la route,
-en train d’acheter des gâteaux. Nous sommes
-bien seuls : on peut parler.</p>
-
-<p>— Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure,
-venait pour Maÿ ?</p>
-
-<p>— Puisque je te le dis !… Voilà quinze jours
-que cette sale femme rôde autour du camp,
-cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je
-l’ai vue, avant-hier, remettre à Maÿ une clef
-et un petit paquet d’où sortait un bout de soie
-rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres…
-Il paraît que le compte n’y était pas, car les
-deux chipies se sont attrapées et Thi-Sao n’a
-pas eu le dernier mot : Maÿ est une rude luronne
-qui n’a pas froid aux yeux. Elle ira loin…
-au moins jusqu’à la prochaine « cagna bambou » !…</p>
-
-<p>Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme,
-qui amena des larmes au bord de leurs paupières.</p>
-
-<p>— Pauvre Hiên ! déclara Nho, s’essuyant les
-yeux, ce n’est pas bien de rire ainsi. Pauvre
-Hiên ! pauvre Maboul !</p>
-
-<p>— Oui, c’est dur : pas encore marié, et déjà
-trompé !</p>
-
-<p>— Voilà le clairon qui sonne ! File à ton atelier,
-mauvais plaisant !</p>
-
-<p>Hiên se dressa derrière le wagonnet : Nho
-vit ses yeux égarés, ses joues pâles, ses mains
-dansantes. Il bégaya :</p>
-
-<p>— Je… je… te croyais sur la route… Qu’as-tu
-entendu ?</p>
-
-<p>Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de
-parler :</p>
-
-<p>— Rien ! articulèrent péniblement ses lèvres
-frémissantes.</p>
-
-<p>— Il ment, pensait l’autre, il ment : il a tout
-entendu… Quelle brute maladroite, ce Phuc !</p>
-
-<p>Ils redressèrent la benne, poussèrent le
-wagonnet sur les rails grinçants.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul a tout entendu. De son front
-baissé la sueur froide ruisselle, tombe goutte à
-goutte sur la terre piétinée qui semble vaciller.
-Il ne pleure pas : il cache soigneusement sa
-douleur, comme le cerf blessé dérobe son agonie.
-Il s’efforce de paraître indifférent et brave ;
-mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement
-sur la tôle rouge et ses jambes fléchissent
-comme si une faux invisible avait tranché ses
-jarrets.</p>
-
-<p>— Je n’en peux plus ! souffle-t-il tout à coup.</p>
-
-<p>— Écoute, frère aîné, gémit son compagnon
-navré, ne t’arrête pas… Continue à marcher à
-côté de moi, un moment encore : il faut que je
-te parle… Ce Phuc est idiot ; c’est une mauvaise
-langue : il éprouve sans cesse le besoin de
-raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir
-et prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se
-passe. Il plaisantait tout à l’heure ; il mentait
-impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te
-jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars ?</p>
-
-<p>— Jure ! implore Hiên frissonnant, en qui
-subsiste l’illusion indestructible. Jure !</p>
-
-<p>Au milieu de la rizière miroitante où vaguent
-les buffles boueux, Nho s’arrête, lève la main.</p>
-
-<p>— Merci ! merci !… Je suis fou, vois-tu !…
-J’ai cru que j’allais tomber et mourir lorsque
-parlait ce fourbe ! Tu vois : tout mon corps
-tremble, j’ai la fièvre !</p>
-
-<p>— C’est vrai : tu es fou… La moindre plaisanterie
-te bouleverse. Tu es fou !</p>
-
-<p>— Hé ! là-bas ! voulez-vous bien trotter !
-cria le sergent Cang.</p>
-
-<p>Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se
-battaient dans le cerveau en déroute de Hiên
-tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans
-voir la tristesse pitoyable qui assombrissait les
-yeux de son compagnon.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXII</h2>
-
-
-<p>— Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên,
-enfermant dans sa caisse ses vêtements de
-travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il
-verrait mon trouble, me questionnerait, me
-forcerait à confesser que tout mon souci vient
-d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait…
-Je n’irai pas chez l’Aïeul !</p>
-
-<p>Où aller ? Il ne pouvait songer à rester avec
-Maÿ sous la véranda de la petite case : que
-dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses
-gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de
-sa voix étranglée par l’émotion encore vibrante ?
-Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête
-sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire
-part, avec des sanglots, de ses soupçons injurieux,
-sans la supplier de démentir les outrageantes
-révélations de Phuc ? Le pourrait-il ?
-Une fois de plus, au lieu de la compassion attendue,
-ne surprendrait-il pas l’ironie dans les
-grands yeux cruels ? Mieux valait, pour guérir
-l’étrange tremblement qui l’agitait de la tête
-aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se
-fuir soi-même et fuir les autres.</p>
-
-<p>Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait
-d’engloutir sous sa marée grise. Il
-erra, sans but et sans pensée, le long des avenues
-obscurcies. Derrière les grappes violettes des
-bougainvillias, les villas resplendissaient. Hiên
-appuya son front aux lances dorées d’une grille,
-écouta les plaintes aigres d’un violoncelle.</p>
-
-<p>— Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident !
-songea-t-il. Leur musique est tourmentée et
-triste. Ils souffrent comme nous.</p>
-
-<p>Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent :
-il se promena au hasard, poursuivi par
-les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes
-enfouies dans les bambous de la montagne
-égrenaient leurs battements sourds, espacés
-d’abord, puis précipités. De toutes les cases de
-paille groupées autour de la baie arrondie,
-massées dans la lande nue, penchées sur les
-arroyos boueux, les grêles tintements des
-vases de bronze heurtés par les marteaux de
-bois répondirent à la basse du gong, saluèrent
-le jour finissant et la nuit tombante,
-qu’allait emplir le vol inquiétant des mauvais
-esprits.</p>
-
-<p>Hiên haussa les épaules : il n’était point religieux.
-Trop tôt la forêt avait pris ses journées
-pour qu’il pût, comme les enfants de son âge,
-être initié aux rites et aux croyances vagues
-de la religion annamite. Peu lui importaient les
-grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens
-en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes
-mortes des ancêtres inconnus l’avaient-elles
-immunisé contre l’amour, contre la folie, contre
-la douleur ? S’occupaient-elles de lui, leur descendant
-misérable ? S’inquiétaient-elles du
-frisson incoercible qui faisait branler sa tête
-vide ? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces
-tintements de bronze ?…</p>
-
-<p>Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds,
-les sampans renversés sur le sable revêtaient
-des formes de monstres endormis, dont les
-fusées d’écume venaient lécher les ventres bruns.
-Des cordages semblaient des serpents aux
-corps entrelacés ; tels des crânes demi-chauves,
-les pointes de rochers blanchissaient hors de
-leur chevelure d’algues ; le dôme gélatineux
-d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les
-jonques qui voguaient sur l’horizon, parmi
-les vols de mouettes, s’estompaient, s’effaçaient
-dans les ténèbres, où, par instants seulement,
-apparaissaient les flammes chétives de quelques
-falots.</p>
-
-<p>Le trot des voitures ébranlait la route, qui
-s’illuminait brusquement, résonnait de grelots,
-de claquements de fouet, d’appels de cochers,
-puis rentrait dans l’ombre et le calme. Des files
-muettes de sampaniers passaient à longues
-enjambées silencieuses. Des chiens faméliques
-flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin
-noir, les boutiques chinoises découpaient
-des rectangles lumineux où gesticulaient les
-ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en
-bordée reprenait des refrains bretons larmoyants.</p>
-
-<p>Une femme frôla Hiên : il reconnut la tunique
-de Thi-Sao, ses mules brodées et le balancement
-de ses hanches. Il courut derrière elle, l’appela :</p>
-
-<p>— Arrête ! arrête !</p>
-
-<p>Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur
-ses intentions, puis la mémoire lui revint :</p>
-
-<p>— Il me semble te connaître, petit frère !
-susurra-t-elle. N’es-tu pas le fiancé de Maÿ ?</p>
-
-<p>— Oui, c’est moi !</p>
-
-<p>— Eh ! eh ! Sait-elle que tu cours les rues à
-cette heure-ci, à la poursuite des femmes ?…
-Au fait, que me veux-tu ?</p>
-
-<p>Il n’en savait rien au juste ; il se gratta le
-front piteusement, fit le geste de rajuster son
-turban ; puis il se rappela le métier qu’exerçait
-cette femme, et toute sa jalousie se réveilla :
-il cria :</p>
-
-<p>— Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi ?</p>
-
-<p>— Cela ne te regarde pas ! Je vais où cela me
-plaît et quand il me plaît !</p>
-
-<p>— Je sais ! je sais !… Mais… mes camarades
-ont raconté à ce sujet des choses abominables,
-que j’ai entendues. Ils disaient… ils disaient
-que tu venais pour Maÿ !</p>
-
-<p>— Voyez-vous le vilain jaloux !… Quand on
-craint pour la vertu de sa fiancée, on l’enferme.</p>
-
-<p>— Ne plaisante pas ! Réponds-moi seulement :
-venais-tu pour Maÿ, oui ou non ?</p>
-
-<p>— Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao.
-Cette petite pécore a voulu me prouver qu’elle
-pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne
-me craignait pas : je vais lui démontrer qu’elle
-avait tort… Tant pis pour toi, ma fille !…</p>
-
-<p>Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse,
-fixa sur elle des yeux qu’affolaient l’angoisse
-et la terreur des paroles attendues :</p>
-
-<p>— Réponds ! réponds !</p>
-
-<p>— Lâche-moi… Vraiment, tu n’es pas raisonnable :
-tu me poses des questions brutales, qui
-m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te
-faire de peine, mais…</p>
-
-<p>— Elle n’a pas dit non ! gémit Hiên, elle n’a
-pas dit non !</p>
-
-<p>Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler
-dans la poussière, de hurler, comme se
-roulent et comme hurlent, pour se soulager, les
-bêtes blessées. Mais il était un homme civilisé,
-un homme pareil aux autres hommes, et rien
-ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement
-le bavardage de Thi-Sao.</p>
-
-<p>— Je pourrais mentir, petit frère, mais tu
-es un brave garçon et je m’intéresse à toi : je
-ne veux pas que l’on continue à se moquer de
-toi impunément… Tu es donc aveugle, mon
-garçon, que tu n’aies rien vu, rien deviné ?…
-Veux-tu que je te dise où est ta fiancée ? Elle
-est là, derrière les volets de cette maison rose,
-dans les bras de son amant, qu’elle t’a préféré
-parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais
-offrir à ta femme ni bijoux, ni piastres… Du
-reste, elle ne peut tarder à sortir, car l’heure
-avance et le sergent Cang est soupçonneux…
-Mais qu’as-tu donc ?… Lâche-moi !… Tu déchires
-ma manche !… Tes ongles me font mal !…
-Lâche-moi, petit frère, lâche-moi !…</p>
-
-<p>— Va-t’en ! cria le malheureux d’une voix
-enrouée. Va-t’en ! je te tuerais ! je te tuerais !…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu
-dans la nuit. Hiên l’a regardée courir, abruti et
-impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé avec
-effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles
-contre la route unie et dure que ses yeux ne
-voient plus ; il a geint de désespoir de ne pouvoir
-faire de mal à cette créature qui lui a fait
-tant de mal !</p>
-
-<p>Il est seul maintenant, sur la route obscure
-qui longe la plage bruissante. Il attend ! Il
-attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé, qui
-piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu
-à cette heure d’agonie qui suit la folie
-définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût
-de la vie et la haine de la femme… Pantin lamentable
-qui reproduit le geste ébauché par des
-millions de pantins pareils, il se blottit, pour
-continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers,
-se préoccupe encore, à ce moment où
-se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout
-son supplice à la curiosité publique.</p>
-
-<p>Qui le verrait, du reste ? La nuit s’est faite,
-nuit silencieuse et immobile, où palpitent seulement
-les myriades d’étoiles. Rien ne vit que
-les crabes hésitants qui rôdent sur le sable
-phosphorescent, que les geckos rabâchant leur
-cri monotone, que les lucioles piquant les haies
-sombres de fleurs de feu. La route est déserte
-où s’est enfuie Thi-Sao.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers,
-surveille la porte verte que dominent les tritons
-émaillés. Les notes graves de la retraite ne l’ont
-point ému ; et voici que maintenant l’alerte sonnerie
-de l’appel le somme de rentrer en toute
-hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera trop
-tard… Mais qu’importe la retraite, qu’importe
-l’appel, qu’importe la salle de police, la prison,
-la mort ? Hiên sent monter à ses lèvres le goût
-amer du mépris universel, mépris de tout ce qui
-n’est pas sa peine présente. Il attend, il attend,
-les yeux rivés sur cette porte qui ne s’ouvre
-pas et qu’enguirlandent les longs rejets des
-bougainvillias…</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Elle s’ouvrit, enfin ; Maÿ insinua entre les
-deux battants sa tête emmitouflée d’un mouchoir
-rose, son corps mince moulé par la tunique
-de soie noire. Hiên se dressa : des lueurs rouges
-aveuglaient ses yeux qui avaient vu la faute de
-l’aimée ; le sang chantait dans ses oreilles et
-dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva
-son poing fermé.</p>
-
-<p>— Ne me tue pas ! cria la fillette.</p>
-
-<p>Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur
-les genoux, couvrant de ses bras frêles son visage
-blême.</p>
-
-<p>— D’où viens-tu ? interrogea-t-il d’une voix
-changée et comme enfantine, que faisaient
-trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour
-cette créature fragile, peut-être aussi l’espoir
-indéracinable que rien n’était perdu encore,
-qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait.</p>
-
-<p>Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que
-toute la fureur de ce géant se résoudrait en
-gémissements et en larmes, qu’il était toujours
-à sa merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec
-une vraie joie malfaisante, elle se promit de piétiner
-cet humble, ce naïf, cet « individu idiot ».</p>
-
-<p>— Laisse-moi passer, dit-elle ; ne suis-je pas
-libre de faire ce qu’il me plaît ?</p>
-
-<p>— Non !… Je suis ton fiancé…</p>
-
-<p>— Imbécile ! Comment n’as-tu pas compris
-que je ne voulais pas de toi, que ce mariage
-était impossible ?… Tu m’aimes, c’est entendu ;
-mais cela ne suffit pas, car moi, je te hais !</p>
-
-<p>— Tu m’as aimé, un jour, Maÿ.</p>
-
-<p>— Oui, je t’ai aimé ; j’ai eu pour toi un
-caprice, j’ai souhaité l’étreinte de tes bras. Je me
-suis même offerte, certain dimanche, sous les
-bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là :
-peut-être t’aurais-je aimé décidément, t’aurais-je
-préféré à tout, même aux bijoux qui
-me rendent folle… Mais tu as craint de me
-profaner, sans doute, et j’ai su que tu étais
-vraiment un imbécile ; et je t’ai méprisé.</p>
-
-<p>— Maÿ ! Maÿ ! il est encore temps…</p>
-
-<p>— Il n’est plus temps : je te méprise !…
-Demain nos fiançailles seront rompues et chacun
-de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans
-peine et quelque sampanière te consolera. Moi,
-j’irai vers les villas des Français. Je n’aime
-personne, toutes mes affections vont aux belles
-tuniques transparentes, aux pantalons imprimés
-au fer chaud, aux colliers à grains d’or, aux
-bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers la
-richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne.
-Je suis perdue pour toi !</p>
-
-<p>— Tu es perdue pour moi !</p>
-
-<p>Il répète cette phrase, il la répète afin de se
-bien convaincre, peut-être, que son rêve s’écroule
-irrémédiablement, et, tandis que ses
-lèvres frémissantes redisent machinalement
-les mots décisifs, l’invincible lâcheté qui dort
-en son cœur d’amoureux se refuse à croire
-l’irréparable… Pardonner ! pardonner ! Pourquoi
-ne pardonnerait-il pas ?… Hélas ! le pardon
-détruira-t-il le souvenir de la faute ?…
-Hiên se rappelle les visions qui ont incendié
-son cerveau : il voit Maÿ entre les bras de son
-amant. Il sait dorénavant que cette scène
-affreuse, mille fois imaginée, n’est plus une
-chimère ; il sait que chaque jour, désormais,
-elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire ;
-il sait que le pardon est vain, puisque
-l’oubli est impossible…</p>
-
-<p>— Que faisais-tu dans cette maison ?</p>
-
-<p>Maÿ ricane : véritablement, ce pauvre Hiên
-est trop stupide ! A quoi bon le ménager !</p>
-
-<p>— Ce que je faisais ? Tu me demandes ce
-que je faisais ? Tu es encore plus naïf que je
-ne le pensais. J’étais dans les bras…</p>
-
-<p>La lourde main osseuse et noire s’est abattue
-sur la bouche de Maÿ, a meurtri les lèvres
-rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus
-haut que sa crainte de la fillette moqueuse, la
-souffrance, la colère parlent dans le cerveau
-affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères,
-s’est éveillée en lui ; il se révolte enfin, comme
-se révolte la panthère qui rampa longtemps
-sous la cravache du dompteur. Ah ! crever
-ces yeux cruels qui l’insultèrent de leur ironie,
-briser ce front lisse qui abrite l’âme sournoise
-et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont
-versé la douleur !</p>
-
-<p>Les mains fiévreuses arrachent et froissent
-le mouchoir rose, pétrissent les coques luisantes
-de la chevelure, se crispent sur le cou délicat,
-lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante.
-Le petit corps d’ivoire doré s’écroule
-dans les herbes souples. Hiên le Maboul se
-penche sur son idole, dont les yeux épouvantés
-le contemplent :</p>
-
-<p>— Ne me tue pas ! supplient les lèvres saignantes.</p>
-
-<p>Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif
-et stupide : elle est réellement ridicule, cette
-fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux
-blancs ; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure
-le bafouait, qui pendant des mois l’a terrifié ?
-Bizarre !… Qu’ont-ils donc de particulièrement
-séduisant ces yeux éperdus, ce visage
-sans couleurs, cette poitrine plate, ce ventre
-tressautant ?… Il la pousse du pied comme
-un animal immonde : elle geint faiblement,
-craignant la mort. Il s’incline vers elle, touche
-du doigt l’épaule palpitante :</p>
-
-<p>— Lève-toi et habille-toi !</p>
-
-<p>Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve
-plus en face de cette bête craintive qu’une répulsion
-apitoyée, un peu de la répugnance qu’il
-ressentirait devant un cobra dont il aurait
-cassé les reins et qui se tordrait à ses pieds.
-Du reste, toute notion est abolie sous son crâne,
-étourdi comme par un formidable coup de
-massue. De l’horrible chose découverte tout
-à l’heure il ne sait plus rien : ses oreilles ont
-perdu la mémoire des paroles entendues. Il ne
-sait rien de la mer qui pousse vers la plage ses
-lignes d’écume crépitante, des frangipaniers
-dont les fleurs d’argent poudrées de safran
-pleuvent sur la route ténébreuse, du camp
-voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de
-réverbères. Une seule sensation subsiste : son
-étonnement d’être là, penché sur cette petite
-fille nue et maigre qui tremble dans les hautes
-herbes.</p>
-
-<p>— Habille-toi ! répète-t-il doucement.</p>
-
-<p>Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes
-prudents de chatte la tunique et le pantalon
-de soie et, soulevée à demi, s’habille précipitamment
-et sans bruit, retenant son souffle.
-Elle achève de voiler ses seins pointus sous le
-crépon froissé.</p>
-
-<p>— Va-t’en, maintenant ! dit Hiên.</p>
-
-<p>— J’ai peur…</p>
-
-<p>— Va-t’en !</p>
-
-<p>Elle l’examine, inquiète : ne va-t-il pas, la
-voyant fuir, regretter de ne l’avoir point tuée ?
-ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur, courir
-derrière elle dans le sable et l’assommer d’un
-coup de poing sur la nuque ?</p>
-
-<p>— Va-t’en ! répète Hiên ; va-t’en !</p>
-
-<p>Il la regarde partir, hésitante d’abord et
-tournant la tête, comme une bête traquée, puis
-détalant à toutes jambes et fonçant droit dans
-les ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus
-qu’une ombre indécise fuyant sur la plage,
-confondue avec les silhouettes basses des sampans
-échoués. Il ne la voit plus… Alors, il se
-souvient, redevient conscient. Il sait que son
-bonheur s’est écroulé définitivement : quelle
-plainte, quelle prière pourraient lui rendre
-l’illusion consolatrice, l’espoir indéracinable
-auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour ?…
-Nulle parole ne tempérera l’atrocité de la formule
-qu’il rabâche infatigablement : Maÿ a
-vendu son corps ! Maÿ s’est vendue !</p>
-
-<p>Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé
-par le sang qui affluait à son cerveau, il laissait
-sa colère crier plus haut que sa douleur : il
-se trouve maintenant face à face avec la réalité
-irréparable, il la contemple, la détaille et souffre
-abominablement.</p>
-
-<p>Il n’a plus de rancune contre Maÿ : il se compare
-silencieusement, rustre primitif, à moitié
-fou et dégingandé, à la fine petite idole dont
-il rêva être l’époux ; il confesse le ridicule de
-ses prétentions et s’indigne d’avoir pu lever
-le poing sur l’intangible divinité ; il proclame
-humblement les droits de Maÿ à la trahison et
-au mépris. Comment, comment a-t-il pu, pendant
-des mois, se complaire à la fiction de cet
-impossible amour ?… Les sages avis ne lui ont
-point manqué, pourtant !</p>
-
-<p>— Méfie-toi de la femme ! disait l’Aïeul. Il
-ne peut venir d’elle que mal et souffrance. Son
-âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de
-l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera.
-Toutefois, puisque l’instinct héréditaire
-nous prêche comme aux autres bêtes l’accouplement,
-marie-toi, mais choisis ta femme avec
-soin. Retourne à la terre d’où tu viens ; épouse
-une fille de Phuôc-Tinh, robuste et noire ;
-naturellement perverse comme toutes ses pareilles,
-elle n’aura pas été, du moins, pourrie
-par la ville… Que vas-tu t’amouracher de Maÿ ?
-Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour
-un homme des forêts ?…</p>
-
-<p>— Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu
-es un brave garçon, sans nul doute, mais enfin,
-sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu
-n’as pas la tête très solide : la première bougresse
-venue te fait déjà tourner en bourrique. Renvoie-la
-donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux
-boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui
-elle est faite et qui la battront comme plâtre
-et lui demanderont de l’argent… Fais comme
-moi : ne te marie pas.</p>
-
-<p>Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe
-descendant de Saïgon ; et le vieux notable de
-Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde
-autour de son cœur. Couché dans l’herbe douce
-de la clairière, il avait entendu la forêt le rappeler
-à elle, comme l’avait appelé aussi la mer :
-toutes deux avaient essayé d’arracher l’âme
-de leur enfant aux griffes féminines qui la déchiraient.
-Ainsi les hommes et les choses avaient
-crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route
-et de rebrousser chemin. Mais l’illusion tenace
-avait voilé ses yeux et bouché ses oreilles : elle
-seule avait fait son malheur.</p>
-
-<p>Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de
-la maudire, il pleura l’illusion écroulée, l’illusion
-enchanteresse et divine. Il pleurait, le dos
-tourné à la mer murmurante, regardant sans la
-voir l’avenue des frangipaniers où Maÿ s’était
-enfuie. Le sable humide et froid submergeait
-ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard
-d’un sampan ; une chouette hululait ; sur la
-nappe scintillante des étoiles, le Phare ouvrait
-et refermait son œil écarlate.</p>
-
-<p>Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et
-que la nuit elle-même avait dormi, et qu’elle se
-reprenait seulement à vivre. Il pleurait, cependant,
-comme avait pleuré, un soir, la femme
-invisible derrière les stores abaissés de sa case,
-comme avaient pleuré les suppliants prosternés
-devant le pagodon de pisé, sous le banyan,
-comme pleurait le soldat français crachant ses
-poumons sur le revers du talus, comme pleure,
-depuis le commencement des siècles, l’humanité
-penchée sur les débris de ses illusions…</p>
-
-<p>Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune
-se leva, ronde et nacrée. Hiên le Maboul se
-tourna vers la baie où pâlissaient les falots des
-jonques, où luisaient les flancs des vagues. La
-tentation lui vint d’aller vers elles, qui berceraient
-sa peine, étoufferaient sous leur chant
-intarissable et triomphant ses cris de rébellion,
-lui donneraient le calme et la paix définitifs.
-Il se résolut à mourir : puisque la vie l’avait
-déçu et blessé, à quoi bon vivre ?… Oui !
-mourir ! mourir et dormir ! Ne plus sentir au
-cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte ;
-à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle !
-ne plus pleurer, ne plus souffrir !</p>
-
-<p>Il marcha dans le sable semé de planches
-pourries, de branches, d’algues, de galets verdissants ;
-l’eau tourbillonnante monta jusqu’à
-ses chevilles…</p>
-
-<p>Il n’alla pas plus avant : il se souvint de
-l’Aïeul. Tout au fond de sa pauvre âme enfantine,
-peut-être une lueur imperceptible d’espoir
-vacillait-elle, espoir vague que le maître lui
-dirait les mots qui guérissent, les mots qui consolent.</p>
-
-<p>— J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir…
-Je veux revoir l’Aïeul !</p>
-
-<p>Il gravit la berge inondée de clair de lune,
-courut, à perdre haleine, dans l’avenue déserte
-où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient
-les ombres difformes des banyans. Le parfum
-écœurant des fleurs de frangipaniers saturait
-la nuit chaude.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la
-lampe considèrent, sans se départir de leur
-immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux
-aux pieds de l’Aïeul. Par les persiennes
-ouvertes, la nuit lumineuse entre avec la brise,
-qui remue discrètement les panses dorées des
-lanternes chinoises. Le dernier sanglot de Hiên
-résonne encore dans la haute pièce, où ondulent
-les panneaux de satin chatoyant et les plis raides
-des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës
-des cycas.</p>
-
-<p>L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque
-noire de son grand enfant sauvage et songe à
-la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra
-lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui,
-d’instinct, comme l’enfant à qui l’on a fait
-du mal vient se jeter dans les jupons de sa
-mère ; il lui a dit avec des plaintes rauques et
-des soupirs de détresse, il lui a dit l’attente au
-bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes
-des bougainvillias, l’aveu tombé des
-lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans le
-varech, couvrant de ses deux bras repliés son
-visage épouvanté ; il a dit la crise de rage homicide
-et l’angoisse de la connaissance entière.</p>
-
-<p>— Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il.
-Prononce-les : dis les mots qui font oublier,
-et, lorsque je sortirai de ta maison, je serai un
-homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert…
-Tu es sage, tu es bon ; aux jours de
-chagrin, nous invoquions ton nom, comme
-d’autres invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix
-de nos misères nous paraissait moins pesant.
-Souffle sur ma douleur : elle s’envolera de mon
-cœur où elle a fait son nid. Tu es grand, tu es
-fort : rien ne peut te résister ; tu as balayé d’un
-regard le tyran devant qui nous rampions ; tu
-as porté la lumière dans mon âme obscure d’enfant
-des bois…</p>
-
-<p>— J’ai eu tort, trois fois tort ! confesse l’Aïeul ;
-j’aurais dû laisser ton âme à sa pénombre, à
-son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur,
-ne connaissant de l’humanité que les gestes
-animaux. Je savais qu’après avoir mordu au
-fruit amer de la science humaine tu viendrais
-te rouler, quelque jour, à mes pieds, désabusé
-et hurlant. Mais quoi ! tu m’as supplié, tu m’as
-dit : « Je veux être un homme comme les autres
-hommes et je saurai me faire aimer de Maÿ… »
-Je t’ai instruit, je t’ai appris les grimaces essentielles,
-je t’ai révélé tes semblables. Accroupi
-contre ma chaise, assis dans ma voiture, tu as
-écouté et retenu mes préceptes… Tu as appris
-à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait
-te venir de moi, la vie s’est chargée de te la donner :
-elle t’a fait connaître la désillusion et la douleur.</p>
-
-<p>— Thi-Teu me l’avait dit ! gémit Hiên.</p>
-
-<p>— Ainsi mes prévisions se sont réalisées :
-tes illusions sont mortes, et te voilà, tombé de
-ton rêve et pleurant pitoyablement… Pleure,
-petit frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop
-plein ! Lorsque tes larmes auront séché, tu seras
-certain que ton éducation est parachevée et
-que tu es un homme, puisque tu as connu la
-douleur.</p>
-
-<p>— Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent
-cette douleur.</p>
-
-<p>— Je ne les sais pas : personne ne les sait.
-Aux maux qui nous viennent de la femme nul
-ne connaît de remède… que le temps !…
-Le temps seul t’apportera l’apaisement, l’oubli
-total, peut-être…</p>
-
-<p>— Je ne puis oublier !</p>
-
-<p>— L’oubli viendra, peut-être, un jour… Alors
-tu seras pareil à un dieu. Tu assisteras, souriant
-et amusé, aux contorsions de tes contemporains
-qui s’acharneront à la découverte
-des bas-fonds de l’âme féminine ; tu assisteras
-aux évolutions des pantins dont les ficelles sont
-entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner
-les rimes douloureuses forgées pour l’aimée
-idéale par des adolescents ignorants comme tu
-le fus. Spectateur échappé miraculeusement
-du Cirque où l’on se dévore, tu ne te lasseras
-point d’admirer l’infinie sottise des lutteurs,
-que nul enjeu ne récompensera et qui laissent
-sur le sable tout le sang de leurs veines et de
-leur cœur. Tu seras pareil à un dieu… Tu
-m’écoutes, Hiên ?</p>
-
-<p>— J’écoute, Aïeul : mais je n’entends pas
-les paroles. J’entends Maÿ qui me parle et
-ricane à mon oreille… Je souffre et j’ai envie
-de mourir… Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la !…
-Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent !…</p>
-
-<p>— Je ne les sais pas !</p>
-
-<p>— Je suis ton enfant : guéris-moi !</p>
-
-<p>— Je ne puis te guérir.</p>
-
-<p>— Maÿ ! Maÿ ! que t’avais-je fait ?…</p>
-
-<p>Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé :
-ils ont déjà perçu tant de cris pareils ! Des siècles
-ont passé depuis que l’artiste mongol les coula
-dans le moule d’argile : ils savent que les gosiers
-humains sont coutumiers de semblables rugissements,
-et ils ne s’émeuvent point de ceux-ci,
-pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique
-des chats-huants qu’apporte la nuit criblée
-de lucioles.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux
-ternes où se sont éteintes les dernières lueurs
-d’illusion ; il se dresse péniblement et lentement,
-comme le travailleur qu’attend une besogne
-ingrate.</p>
-
-<p>— Je m’en vais, Aïeul vénérable !</p>
-
-<p>— Où vas-tu ?</p>
-
-<p>— Je vais… je vais au camp.</p>
-
-<p>— Tu mens ! Il est trop tard pour rentrer
-au camp. Tu mens : ta voix tremble, tes mains
-tremblent… Où vas-tu ?</p>
-
-<p>— Je vais au camp.</p>
-
-<p>— Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près
-de mon lit. Si les idées mauvaises te reprennent,
-je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste
-ici. Dans quelques jours je retourne vers les
-forêts d’Annam : tu viendras avec moi. Couche-toi
-sur cette natte.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul
-s’est jeté sur le lit blanc que parsèment les
-éventails de paille de riz et les écrans japonais.
-Il feuillette distraitement le livre ami qui, aux
-rares heures de souci, le rappelle au scepticisme
-sans âpreté, à la contemplation sereine et souriante
-de la vie. Le charme habituel n’opère pas ;
-l’Aïeul est mécontent et triste : sa philosophie
-mise en présence d’une douleur réelle ne lui a
-fourni que des formules vaines, émoussées. Il
-fut impuissant à panser les plaies du serviteur
-blessé qui est accouru vers son maître.
-Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases
-vides de sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs
-profonds du misérable qu’il ne sut pas soigner.</p>
-
-<p>— Tu pleures, Hiên ?</p>
-
-<p>— Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.</p>
-
-<p>— Essaie de dormir.</p>
-
-<p>Le grand corps maigre s’immobilise sur la
-natte ; Hiên ferme les poings et, les yeux clos,
-tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains
-efforts : le mal lancinant est en lui, qui le harcèle.
-Et l’idée fixe reparaît : mourir ! mourir !…
-A quoi bon vivre ? Demain sera tel qu’aujourd’hui.
-L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a
-dit l’Aïeul ; mais, pendant des mois, des années,
-Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est
-l’oubli immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant
-a déclaré qu’il n’était pas en son pouvoir
-de le lui accorder… Mourir ! il est l’heure
-de mourir ! Impossible de tarder davantage :
-l’aube blême va balayer les brumes qui flottent
-sur la plaine et la mer : il faut mourir avant que
-soit venue l’aube.</p>
-
-<p>Hiên se lève silencieusement, se penche sur
-le lit où l’Aïeul s’est endormi ; il le regarde une
-dernière fois ; il regarde longuement cet homme
-qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais,
-à son oreille, Maÿ ricane… A travers la moustiquaire,
-il pose ses lèvres sur la main de son
-maître et se faufile sous la véranda où fuient
-les chauves-souris…</p>
-
-<p>Il court par des routes inconnues vers la mer
-dont il entend la voix énorme. Il approche, et la
-voix se fait plus retentissante et plus implorante ;
-il distingue les paroles qu’elle gémit :</p>
-
-<p>— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas !…</p>
-
-<p>— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas !
-supplie la forêt anxieuse qui dévale aux flancs
-des massifs.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer
-et de la forêt : le rire aigu de Maÿ emplit ses
-oreilles. Il court ; le voilà devant la baie où
-ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles
-à des essaims de poissons volants qui bondiraient
-hors de l’eau phosphorescente. Et les voix
-que renforce le vent se font plus impératives.
-Hiên comprend vaguement que l’eau ne voudra
-pas de lui, et, d’ailleurs, une idée nouvelle lui
-vient : il se pendra aux branches du banyan
-qui est devant la case du sergent Cang.</p>
-
-<p>Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible
-mal, talonné aussi par la peur de voir apparaître
-derrière le panache des aréquiers les reflets roses
-de l’aube.</p>
-
-<p>Voici le camp. La sentinelle dort dans sa
-guérite. C’est Nho ; il ronfle paisiblement, accroupi
-sur la planche, le mousqueton entre les
-jambes et la tête inclinée sur l’épaule.</p>
-
-<p>Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un
-souffle. Qu’importe Maÿ, du reste ? Hiên a
-poussé contre le tronc centenaire le billot de
-teck qui sert aux femmes des tirailleurs à fendre
-leur bois. Il déroule sa longue ceinture de laine
-rouge, la jette par-dessus une grosse branche
-et la noue solidement.</p>
-
-<p>Il a bien calculé : debout sur le billot, son
-menton affleure la boucle du nœud coulant.
-Il introduit sa tête dans la boucle, se penche,
-pousse du pied le morceau de bois qui se dérobe
-et roule. La courte lutte commence qui précède
-le grand repos.</p>
-
-<p>La mer et la forêt sanglotent.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre
-comme les autres hommes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIII</h2>
-
-
-<p>L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube
-grise et froide. Essoufflé et rouge, le sergent
-Cang le salua :</p>
-
-<p>— Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est
-mort.</p>
-
-<p>Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que
-nul ne vît couler une larme sur ses joues flétries.</p>
-
-<p>— Il s’est pendu à une branche du banyan qui
-est devant ma porte. J’ai défendu d’y toucher
-avant ton arrivée : à quoi bon ? Le corps était
-déjà glacé et raide : il devait être mort depuis
-des heures. Que faut-il faire ?</p>
-
-<p>— Attends-moi !</p>
-
-<p>Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à
-travers le village endormi, le vieux sergent se
-lamentait.</p>
-
-<p>— La vieillesse engourdit mon corps : je
-dors rarement, mais, lorsque le sommeil vient à
-moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas
-entendu le cri d’agonie du malheureux ; d’autres
-l’ont entendu, mais n’ont point bougé, croyant
-que les malins esprits se battaient sur la plage…
-Et le pauvre fou est mort tout seul, et maintenant
-il est là, accroché à sa ceinture ; le vent
-remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il
-va bouger encore ; mais il est bien mort… Il
-était fou, bien sûr ! Il y a longtemps que sa
-folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté
-tout à fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché,
-est revenue en courant, échevelée, sa tunique
-déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante,
-nous criant de fermer la porte, que Hiên
-la poursuivait et voulait la tuer. Elle claquait
-des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir
-où elle avait rencontré le malheureux furieux…
-Il a dû errer ensuite dans la nuit pour fuir la
-folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle a fait
-son œuvre…</p>
-
-<p>— Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé
-de mourir.</p>
-
-<p>— Le voilà !</p>
-
-<p>Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son
-enfant mort : il lut dans les yeux vitreux, dans
-les bras allongés, l’accablement, l’infinie lassitude,
-le désespoir qui avaient inspiré à l’âme
-tourmentée le désir du sommeil sans rêves et
-sans terme.</p>
-
-<p>Les petits soldats attentifs déposèrent le
-vaincu sur un brancard, abaissèrent sur le regard
-farouche les paupières noires, rendirent à la
-face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la
-sérénité qu’il n’avait jamais connue. Comme
-sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade
-sur une natte où pleuvaient les pétales des
-flamboyants…</p>
-
-<p>Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên
-dormit toute la matinée à l’ombre des flamboyants,
-veillé par Phuc et par Nho, bercé par
-les chansons des vagues et des bambous ; et sa
-figure paisible, tournée vers le ciel incandescent,
-semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des
-feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons
-éclatés, des moineaux qui pépiaient dans la
-paille des toits, des papillons indécis… Cependant
-les marteaux des charpentiers cognaient à
-grands coups sourds les planches du cercueil
-et les sanglots des deux gardiens accroupis
-leur répondaient.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>— Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui
-représentes la famille absente : il t’appartient
-de donner des ordres. Tout est prêt : le bonze
-et le catafalque sont là.</p>
-
-<p>L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert ; il
-soulève le voile de papier grenat qui recouvre
-le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon
-les rites. Les charpentiers rabattent le massif
-couvercle de teck et frappent sur les clous de
-cuivre : l’humble tirailleur est prisonnier dans
-son étroite caisse laquée et incrustée de nacre.
-Car le maître a voulu que son serviteur reposât
-dans un cercueil de riche : comme un mandarin,
-le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque
-doré, pavoisé d’oriflammes rouges et blanches ;
-bonzes, chanteurs, pleureuses et musiciens,
-grassement payés, ne lui ménageront ni les
-grimaces, ni les hurlements, ni les lamentations.</p>
-
-<p>Les pétards éparpillent dans la poussière
-leurs tubes déchiquetés et noircis. Le gong,
-les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations
-sonores ; les flûtes soupirent langoureusement,
-les violons à deux cordes nasillent.
-Et le cortège se met en marche, le long de la baie
-scintillante où courent des frissons lumineux.</p>
-
-<p>En avant, chemine le bonze qui, par les
-routes convenables, mènera l’âme du défunt
-jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le
-bâton à la main, il écarte les ombres malveillantes
-et les gamins qui se bousculent sur la
-chaussée, dans leur joie de prendre part à cette
-magnifique cérémonie. Ensuite défile l’interminable
-procession des brancards où sont étalées
-des victuailles : cochons rôtis et peints au vermillon,
-régimes de bananes, gâteaux de riz,
-jattes de <i>nuoc-mâm</i>, toutes bonnes choses dont
-est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront
-ce soir au repas de funérailles. Des garçonnets
-agitent des banderoles d’étoffe blanche,
-où des caractères à l’encre de Chine exaltent les
-vertus de Hiên ; et, comme l’écrivain qui les
-rédigea fut élu entre les plus habiles de sa corporation,
-les habitants du village s’extasient sur
-le choix heureux des épithètes flatteuses qui
-sont accolées au nom du mort. Deux porteurs
-balancent sur leurs épaules un coffre pourpre
-où s’érige la Tablette, planchette double où sont
-inscrits les noms, prénoms, titres qui furent
-la propriété de Hiên.</p>
-
-<p>Quarante robustes sampaniers chancellent
-sous les énormes madriers de teck sculpté que
-couronne le catafalque en forme de pagodon :
-derrière les panneaux à jour plaqués de cuivre
-doré et de clinquant, le cercueil est enfermé.
-Vers lui les baguettes d’encens envoient leur
-légère fumée bleue ; vers lui montent les grincements
-des violons, les battements précipités
-des tams-tams, les ronflements des gongs, les
-trilles des flûtes, les cris aigres des chanteurs
-psalmodiant des litanies baroques, le cliquetis
-de la coquille de bois que frappe à tour de bras
-un tirailleur, les hululements des pleureuses
-voilées de crépon blanc et courbées derrière
-le catafalque.</p>
-
-<p>Deux vieillards effeuillent des carrés de
-papier argenté et doré qui figurent d’incalculables
-trésors : les mauvais esprits qui pullulent
-et guettent la pauvre âme sont généralement
-cupides, et pendant qu’ils se ruent sur les lingots
-d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le
-mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque
-de poursuite.</p>
-
-<p>Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil.
-Bien plus que le vieillard indifférent qui, à cette
-heure, s’éveille de la sieste dans le village lointain,
-il est le père du pauvre hère que cahotent les
-épaules lasses des sampaniers. Une vraie douleur
-de père le bouleverse, tandis qu’il se redresse
-dans le dolman de toile blanche à boutons d’or.
-Sous la visière basse du casque, ses yeux clairs,
-qui semblent considérer les hampes des oriflammes
-et les cagoules des pleureuses, évoquent
-inlassablement le simple et naïf compagnon que
-la vie a dégoûté de vivre.</p>
-
-<p>Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance :
-pourquoi a-t-il cédé aux supplications de
-l’innocent qui voulut acquérir la science
-mauvaise ?</p>
-
-<p>Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de
-l’amour qu’il savait devoir aboutir à la désillusion ?
-Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation
-de la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il
-pas veillé sur le sauvage désarmé et qui ne pouvait
-se garder seul ?… Il songe que, ce soir,
-dans la maison vide, les grosses mains noires ne
-se poseront pas sur son genou, les bons yeux
-luisants ne lui donneront pas leur caresse
-confiante. Il songe que toute sa philosophie
-légère et insouciante est impuissante à lui fournir
-une seule formule de consolation vraie.
-Une fois de plus, en face de la mort, il pleure,
-silencieusement et sans larmes, ses croyances
-envolées.</p>
-
-<p>Sur la route écarlate sonnent les semelles
-ferrées des sous-officiers français ; puis viennent
-les tirailleurs en grande tenue, martelant la terre
-dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le
-village tout entier.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets,
-du riz et des œufs, et les fossoyeurs ont
-rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil.
-Tous les gens qui sont venus accompagner le
-mort sont retournés vers la vie. L’Aïeul est
-parti, longtemps après les autres, entraîné par
-Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la
-main pour l’emmener.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil
-de teck laqué, et le crépuscule tombe sur lui…
-Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent les
-aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds
-ondulent les rizières plates où planent les crabiers,
-où déambulent les graves marabouts, où
-coassent les crapauds-buffles charmés de la
-soirée fraîche.</p>
-
-<p>Là-bas, dans le feuillage terne des banyans
-pâlissent le toit rouge et les vérandas roses de
-la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés
-des cocotiers las, les vergues brunes des sampans
-se balancent sur la baie cuivrée. La lisière
-de la forêt proche s’enténèbre.</p>
-
-<p>Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie
-et que la vie écœura, dort paisiblement, et les
-voix tristes de la mer et des arbres bercent
-son sommeil sans rêves.</p>
-
-
-<p class="gap small">Hengay-Lam (Tonkin).</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
-
-<p class="c">Format in-18 à 3 fr. 50 le volume</p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td>&nbsp;</td><td class="small">Vol.</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ADOLPHE ADERER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Drapeau ou la Foi ?</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>L’AUTEUR DE « AMITIÉ AMOUREUSE » et JEAN DE FOSSENDAL</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Amour Guette</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>RENÉ BAZIN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Mémoires d’une vieille fille</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>TRISTAN BERNARD</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Théâtre (tome I)</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GEORGES BIZET</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Lettres de Bizet</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>RENÉ BOYLESVE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Mon Amour</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GUY CHANTEPLEURE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Baiser au Clair de Lune</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PIERRE DE COULEVAIN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Au Cœur de la Vie</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GRAZIA DELEDDA</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Fantôme du Passé</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LOUIS ESTANG</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Affaire Nell</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANATOLE FRANCE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Ile des Pingouins</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LÉON FRAPIÉ</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Figurante</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GÉRARD D’HOUVILLE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Temps d’aimer</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>HUGUES LAPAIRE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Épervier</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PHILIPPE LAUTREY</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Histoire d’une Demoiselle de Modes</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JULES LEMAITRE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Jean Racine</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARIE LAPARCERIE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Comédie Douloureuse</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANDRÉ LICHTENBERGER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Folle Aventure</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PIERRE LOTI</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les Désenchantées</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>CAMILLE MAUCLAIR</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Amour tragique</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les Éblouissements</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ERNEST PSICHARI</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Terres de Soleil et de Sommeil</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GASTON RAGEOT</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Un Grand Homme</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>G. RÉVAL</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les Camp-Volantes de la Riviera</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARQUIS DE SÉGUR</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Esquisses et Récits</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>H. SUDERMANN</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Parmi les Pierres</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANDRÉ TARDIEU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Notes sur les États-Unis</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARCELLE TINAYRE</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Amour qui pleure</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LÉON DE TINSEAU</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Port d’attache</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JEAN-LOUIS VAUDOYER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">L’Amour Masqué</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JEAN VIOLLIS</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Monsieur le Principal</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>COLETTE YVER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Princesses de Science</td>
-<td class="bot">1</td></tr>
-</table>
-
-<div lang='en' xml:lang='en'>
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HIÊN LE MABOUL</span> ***</div>
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
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-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
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-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
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-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
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-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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-ways including checks, online payments and credit card donations. To
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
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-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
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-
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