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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Hiên le Maboul - -Author: Émile Nolly - -Contributor: André Rivoire - -Release Date: July 22, 2022 [eBook #68588] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team - at https://www.pgdp.net (This file was produced from images - generously made available by The Internet Archive/Canadian - Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HIÊN LE MABOUL *** - - - - - - - ÉMILE NOLLY - - HIÊN LE MABOUL - - PRÉFACE - DE - ANDRÉ RIVOIRE - - - PARIS - CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS - 3, RUE AUBER, 3 - - - - -Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays y -compris la Hollande. - - -Published October first, nineteen hundred and eight. Privilege of -copyright in the United States reserved under the Act approved March -third, nineteen hundred and five, by CALMANN-LÉVY. - - -PARIS, IMP. L. POCHY, 52, RUE DU CHATEAU.--17779-1-09. - - - - -A - -MONSIEUR ANDRÉ RIVOIRE - -En témoignage de ma sincère admiration et de ma respectueuse affection. - -E. N. - - - - -PRÉFACE - - -Dans mon bureau de la _Revue de Paris_, il y a quelque deux ou trois -ans, je vis, pour la première fois, le futur auteur de _Hiên le Maboul_. - -J’avais lu de lui quelques pages manuscrites, _Heures Khmères_, et -j’avais été frappé et séduit par la force et la délicatesse des -impressions, la netteté quasi photographique des paysages, les grâces -d’un style toujours harmonieux, à la fois original et simple. - -Les pages étaient signées: lieutenant..., d’un nom qui se dissimule -aujourd’hui derrière le pseudonyme d’Émile Nolly; je savais, par une -lettre jointe au manuscrit, que le lieutenant... devait être quelque -part, très loin, au fond de l’Asie, et que ma réponse mettrait des mois -sans doute à lui parvenir. Lieutenant..., de l’infanterie coloniale!... -Et j’imaginais un grand et solide gaillard, barbu, au teint bronzé, -comme certains de mes vieux camarades qui font leur carrière aux -colonies et que je rencontre, tous les cinq ou six ans, avec un galon de -plus et, parfois, une cicatrice. - -Quelques mois plus tard, on m’annonça le lieutenant... Et je vis entrer -un tout jeune homme, aux regards et aux gestes timides, avec une voix -douce, où l’habitude de commander ne se trahissait qu’au martèlement à -peine perceptible des syllabes. Tout de suite, je me sentis pour l’homme -la sympathie que j’avais déjà pour l’écrivain. Nous causâmes, d’abord, -de ces _Heures Khmères_--qui seront quelque jour un régal de lettrés et -de délicats, maintenant que le succès de son premier roman assure à -Émile Nolly un public et des éditeurs;--ensuite des projets de cet -officier-homme de lettres, qui trouve le moyen d’être si complètement, à -la fois, l’un et l’autre. En partant le lieutenant... m’annonça l’envoi -prochain d’un nouveau manuscrit, un roman, cette fois. Ce fut le -manuscrit de _Hiên le Maboul_ dont la publication dans la _Revue de -Paris_ fut si remarquée et pour lequel l’auteur me demande aujourd’hui -quelques lignes de préface. - -Pourquoi à moi? - -Oh! simplement parce qu’il sait que j’aime son livre et parce que je fus -des premiers à l’aimer... A quoi bon ajouter rien d’autre et dire, en -détail, mes raisons d’admirer cette œuvre si vivante et si vraie? - -Mon nom, au seuil de ce roman, n’est que le nom d’un lecteur qui a -beaucoup lu et qui, entre des centaines de manuscrits, a -particulièrement retenu et aimé celui-là. - -ANDRÉ RIVOIRE. - - - - -HIÊN LE MABOUL - - - - -I - - A la mémoire du lieutenant Ch... qui repose dans le cimetière de - Saïgon. - - -La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche de l’appontement, Hiên le -Maboul, soldat de deuxième classe à la 11e compagnie du 1er régiment de -tirailleurs annamites, regardait l’ombre surgir du large. Elle montait -comme une marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes des -palétuviers du Donnaï, engloutissant les rares toits de paille assemblés -au bord de l’estuaire. De l’autre côté de la baie, la montagne sembla -plus haute dans le ciel obscur, et plus monstrueuses les croupes où se -découpaient les talus des batteries. Derrière les chevelures de bambous -des crêtes, les premières étoiles dansèrent. Évanouie dans les ténèbres, -la flottille des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables yeux -peints sur les proues de bois. Un pêcheur invisible se lamenta. - -Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre de Cochinchine, Hiên le -Maboul frissonna. L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues, -l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les coudes sur les genoux, la -tête entre les mains, il grelottait de terreur et contemplait -stupidement les franges d’écume qui émergeaient de l’ombre, accourues en -longues courbes vers la plage. Et il gémit doucement, regrettant le -passé. - -Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées de son enfance, le -village de Phuôc-Tinh hérissant ses clôtures de bambous et ses toits -gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la côte où, sur le sable -jaune semé de blocs noirs, dormaient comme de formidables poissons les -sampans échoués, la mer où les jonques chinoises balançaient leurs roufs -de rotin, leurs proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles tendues -sur des bambous en éventail, la mer où bondissaient de longues files de -marsouins, où courait l’aileron des requins, la mer où, sous les vagues -déferlant, les sampaniers prétendaient avoir vu se dérouler le corps -immense et flasque du Serpent fabuleux. - -Dans les ruelles où séchaient les poissons, il avait grandi, tourné en -dérision par les enfants de son âge pour son esprit borné, pour sa -lenteur d’intelligence, pour sa mine perpétuellement ahurie, pour son -corps maigre, emmanché de bras trop longs et de jambes trop longues: -pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur silencieux et -toujours patient, accoutumé à ne guère plus recevoir de caresses et de -riz que le chien de la maison paternelle, il avait grandi cependant, -toujours plus dégingandé et plus morne, de plus en plus abruti. - -Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession convenable: il fut -bûcheron. A l’aube, il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la -forêt et se mettait en quête d’une belle touffe de bambous; toute la -matinée il coupait des bambous, revenait au village avaler une poignée -de riz et quelques petits poissons séchés, et, tout l’après-midi, -coupait des bambous. Cette besogne, toujours pareille et peu fatigante, -le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière marécageuse, il -tailladait consciencieusement, tranquille du moins et point traité à -chaque instant d’«individu idiot[1]». - - [1] En annamite, _Thang-Kho_:--expression fréquente. - -Du reste, la forêt lui était une amie; son cœur simple et fermé d’enfant -sauvage lui avait voué un culte farouche. Tout en elle lui était motif à -extase: les orchidées épanouies dans l’humus des ravines, les lianes -retombant en faisceaux des branches noires des eucalyptus ou plaquant -sur le tronc pelé des banians le vert sombre de leurs feuilles, les -palmiers d’eau lançant comme des tentacules de pieuvre leurs rejets -épineux, les palétuviers dressés sur leurs mille racines hors de la boue -givrée de sel, les fougères arborescentes enveloppant le pied des tecks -géants. A travers les hautes ramures, des bandes de singes se -poursuivaient avec des cris aigus; des perruches jacassaient; des -tourterelles s’appelaient; des faisans argentés s’enlevaient d’un vol -lourd; des sangliers précipitaient leur galop fou dans la vase; le chant -sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères; une cascade riait, -inlassable. - -Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait durant des heures -respirer la forêt. La nuit tombante interrompait son rêve. Courbé sous -son fagot, il rentrait au village; là-bas, sous les cocotiers inclinant -leurs panaches vers la mer noircissante, dormaient les cases grises. - -Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il écoutait encore parler -son amie. La brise venue du large hurlait; les bambous geignaient, les -feuilles frissonnaient; la forêt tout entière disait sa terreur des -ténèbres. La plainte rauque du tigre rôdant autour des palissades -dominait, par instants, les voix du vent et de la mer, et Hiên, -terrifié, tremblait, la tête enfouie sous sa couverture. - -Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable et plus proche de la nature, -chaque jour plus sauvage et moins pareil aux autres hommes. A vingt ans, -il fut une sorte de géant maigre aux yeux égarés, à la chevelure -inculte, aux gestes maladroits, et l’opinion se confirmait qu’il était -fou. - -Un matin, on alla le querir en toute hâte dans sa clairière et on le -conduisit à la pagode. Là, devant les baguettes d’encens et les -tablettes laquées, les notables s’empressaient avec des révérences -autour de trois personnages coiffés de casques blancs et galonnés d’or. -Hiên, hirsute et déguenillé, fut poussé devant eux et, au ronflement des -gongs, au bruit assourdissant des pétards, il fut proclamé que -Phâm-vân-Hiên, désigné par les autorités de la commune et déclaré apte -par un administrateur, un capitaine et un médecin, servirait désormais -comme tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques. Les trois -casques disparurent, les gongs firent silence, les pétards s’éteignirent -dans la poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien compris à -cette cérémonie, retourna paisiblement à ses bambous. - -Huit jours après, une chaloupe à vapeur le déposait au Cap-Saint-Jacques -avec d’autres recrues de sa province. On lui avait expliqué en chemin -quelles seraient les obligations de son nouveau métier et dans sa pauvre -cervelle s’était fixée une seule idée: il était, pour des années, exilé -de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois des sergents annamites, il -s’aplatit aux pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus de la -tête, la face dans la poussière, suppliant avec des mots incohérents -qu’on le rendît à ses arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte, le -capitaine écoutait un _caï_[2] lui narrer en un français fantaisiste -comme quoi la recrue avait donné pendant tout le trajet des signes -évidents d’idiotie complète. - - [2] Caporal annamite. - ---Lui faire même chose maboul, concluait bienveillamment le caï. - -Le cercle des gradés français et indigènes partageait cette manière de -voir et s’apitoyait sur le pauvre diable. On le releva de force, et, -comme il était impossible de revenir aussitôt sur la sentence prononcée -par la commission de recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur. Il -reçut toute une collection de pantalons et de vestons blancs ou kaki, de -turbans noirs, de ceintures rouges, de jambières grises ou rouges; on -lui plaça sur la tête un _salacco_[3] plat. Dans son costume neuf il -apparut encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque; ses camarades, -les vieux tirailleurs à barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète -et larmoyante, coiffée de travers, devant ses longs bras sortis jusqu’au -coude des manches trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous -du pantalon trop court, lui aussi. Et, comme il ne cessait de sangloter, -il fut avéré qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous le nom -flatteur de «Hiên le Maboul». - - [3] Coiffure des tirailleurs. - -Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste; une semaine qui fut pour -le malheureux un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un caporal lui -avait enseigné à disposer correctement sa chevelure en chignon, à rouler -son turban noir, à placer horizontalement son salacco, à rejeter avec -élégance sur la nuque les deux brides de la jugulaire; un autre -s’efforça de lui inculquer les rudiments du salut militaire; un autre -l’initia au démontage et au remontage de son mousqueton; un autre -l’informa que la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites, -à laquelle il avait l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine, le -capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le sous-lieutenant Monin, tous -deux paternels et accommodants, mais, somme toute, indifférents. Le vrai -maître était l’adjudant Pietro, un homme féroce, qui frappait les -tirailleurs à coups de trique, les faisait mettre en prison, les -tyrannisait de toutes manières. Mais il y avait encore, à la compagnie, -un lieutenant occupé à des travaux topographiques dans la province de -Baria et qui ne paraissait au camp que fort rarement. On ignorait son -nom et, entre eux, les tirailleurs l’appelaient «l’Aïeul à deux galons»; -l’idole des indigènes, dont il parlait la langue, qu’il commandait avec -douceur, qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant. A l’heure -actuelle, il était loin et la terreur régnait... - -Des leçons de ses professeurs il ne restait à Hiên que des bribes, des -noms d’officiers, de sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques -mots français dont il avait oublié le sens. A sa stupidité naturelle -venait s’ajouter, pour paralyser sa mémoire, la frayeur que lui causait -l’adjudant; mais, dans sa détresse, il se cramponnait au souvenir précis -qui s’était gravé dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs: -il attendait le retour de l’«Aïeul à deux galons». - -Ainsi, au soir de cette journée de service, Hiên le Maboul, penché sur -l’eau tourbillonnante, pleurait la mort de ses joies naïves et se -lamentait sur la tristesse de sa condition présente. - -Des sandales de bois claquèrent sur les planches et des rires fusèrent. -Effaré, Hiên sauta sur ses pieds; deux _congaï_[4] lui riaient au nez. -Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et Maÿ, fille du sergent -Cang. Thi-Ba, épaisse dondon à la figure ronde, aux petits yeux à peine -visibles sous les paupières énormes, aux joues pleines, à la poitrine -débordante déjà, semblait aussi vulgaire, aussi méprisable que les -sampanières de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ, pareille, dans -l’éclat de ses quinze ans et la finesse de tout son petit corps svelte, -à une idole de pagode: sous le front bombé, que le mouchoir de soie -rouge encadrait, la ligne des sourcils se haussait doucement vers les -tempes; les yeux noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée chez les -femmes d’Annam; le nez, presque droit et point écrasé, se retroussait à -peine au-dessus des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues -comme un pétale d’hibiscus. - - [4] Jeunes filles. - -A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le dos, suivant son habitude de -sauvage hostile aux femmes, mais le regard des yeux larges et profonds -le saisissait: gauche et lourd, il rajustait maladroitement son turban -et riait d’un rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et minuscules, -dessinés par la tunique de soie noire, de deviner les hanches déjà -pleines, drapées par le pantalon noir, d’apercevoir les pieds nus et -blancs, chaussés de menus sabots, il songeait vaguement que jamais -semblable fillette n’avait illuminé de sa beauté les ruelles de -Phuôc-Tinh... Et déjà il était esclave. - ---Laisse donc ton salacco tranquille! dit Maÿ. Tu ressembles à un singe -qui se gratte le crâne. - -Et les deux folles de pouffer de rire; et Hiên rit aussi, bêtement et -sans savoir pourquoi. - ---Assieds-toi! commande Maÿ. - -Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent à ses côtés, les -jambes pendantes dans le vide, face à la baie où courent les franges -d’écume et où dansent les falots des sampans. - -Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur, harcelé de -questions, raconte tout: l’enfance muette et persécutée, le village -hérissé de bambous, la mer semée de jonques, la forêt bruissante et -vivante. Par moments, il est tenté de se lever et de fuir. Mais une -force inconnue le cloue à sa place: il ne peut se résoudre à s’éloigner -de Maÿ; malgré lui, il faut qu’il livre ses secrets à son petit -bourreau. - ---Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a aimé? - -Indiscrète et singulière question! Le tirailleur se tord sur sa planche -et répond simplement: - ---Non! Je suis trop laid! - ---Et toi, aimais-tu les filles? - ---Non! dit Hiên, farouche, en qui les sens déprimés n’ont jamais parlé, -et qui, dès l’adolescence, apprit qu’il était d’essence inférieure. - ---Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu? - -Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple; elle ne rit plus, et -rien de sa pensée intime ne se révèle dans ses yeux immobiles et -sévères; mais il craint la moquerie et il bégaye: - ---Non! - - * * * * * - -Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent, essoufflés. - ---Va-t’en, commande Maÿ; l’appel va sonner. - -Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit, la tête basse, son -salacco pendant sur ses épaules, ses grands bras et ses longues jambes -d’araignée agités autour de son corps maigre comme des ailes de moulin. - -Et les rires des deux fillettes le poursuivent. - - - - -II - - -Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au bord de la digue de -pierres sèches et sonna le réveil. Les notes alertes prirent leur essor -vers la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient encore les -dernières brumes de la nuit et, par-dessus les dunes boisées de la -presqu’île, s’envolèrent vers l’orient et vers la mer. - -Dans l’aube terne, le camp s’anime; les cases de torchis peint à la -chaux ouvrent leurs persiennes noires; des moineaux pépient -tumultueusement sur la paille des toits; dans leurs cages de rotin -accrochées aux poutres des vérandas, des merles-mandarins sifflent à -plein gosier; les mulets s’ébrouent dans les écuries; un bœuf à bosse -chemine d’un pas placide par la cour sablée, où pleuvent les cosses -noires des flamboyants. - -Des sergents européens, debout, le dolman de toile déboutonné sur leurs -poitrines velues, le bol de café dans une main, une tranche de pain dans -l’autre, se lancent des lazzi et leurs rires de braves gens bien -portants résonnent dans l’air frais. - -Derrière la palissade de bambou, des bambins tout nus et déjà rouges de -la poussière du chemin piaffent comme des poulains. - -Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs qui se hâtent, le -mousqueton sur l’épaule, les brides de la jugulaire flottant sur le -veston kaki. - -A un second appel du clairon, la compagnie se rassemble sous les -flamboyants. L’adjudant Pietro, son sabre court à large fourreau battant -ses jambes trapues et cagneuses, préside avec des jurons à l’alignement -des salaccos posés à plat sur les chignons huilés et des pieds nus aux -orteils écartés. Comme presque tous les Corses, il juge qu’un peu de -l’âme du grand empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière le -dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit entre les rangs, vérifie -l’astiquage irréprochable des boutons de cuivre, des plaques de -ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la courbe de ses -moustaches. - -A son passage, les petits guerriers bronzés se raidissent, frémissants, -et plus d’un, qui travailla de son mieux pour satisfaire le tyran et qui -se vit cependant octroyer «quatre jours», appelle de tous ses vœux -mélancoliques l’Aïeul à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus -toujours souriants, la moustache blonde et fine, retroussée joliment, du -justicier. - -C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro s’étant arrêté devant le -misérable. De son cœur tressaillant s’élève comme une prière muette vers -cet être inconnu et bon, de qui viendront peut-être, un jour, toute -justice et toute pitié. Car Hiên n’est pas heureux. Les coups et les -injures ont plu sur ses épaules maigres et il désespère. - -Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue: - ---Alors le métier n’entre pas? - -Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en heure, au contraire, Hiên le -Maboul devient plus abruti et plus fou, plus «maboul». - -La voix aigre de l’adjudant le paralyse: le mousqueton s’échappe de ses -doigts frissonnants et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille. - -Les quatre sections sont figées. La main poilue aux ongles noirs saisit -l’oreille du maladroit et la secoue furieusement; et voici que -s’écroule, à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon se -déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur... La colère de -Pietro déborde en jurons redoublés; comme sa science de la langue -annamite se borne aux termes les plus grossiers, il les jette à la tête -de l’imbécile. Celui-ci a croisé ses bras devant sa figure, dans -l’attitude de la supplication; avec des gestes cassés et saccadés de -polichinelle, il rajuste l’équipement en désarroi, ramasse le mousqueton -poudreux. - -La compagnie s’en va, au chant morne des clairons: il suit la compagnie, -sautillant sans succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la détresse de -Hiên, le petit fourrier français qui marche à côté de lui l’encourage et -le conseille: Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ debout près -de la porte et riant de toutes ses dents brunies par le bétel. Il ne -voit et n’entend plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans son -cerveau d’enfant sauvage. - - * - - * * - -La place du Marché, où pivotent les sections, s’emplit de lumière dorée; -le soleil levant allume de petites flammes éblouissantes aux pignons -historiés des boutiques chinoises, aux dorures des pancartes laquées qui -se balancent le long des éventaires; il avive le rouge cru des fleurs -des faux-cotonniers, le plumage sombre des merles-mandarins qui se -chamaillent sur les branches sans feuilles et chargées de pétales -sanglants. - -Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos miroitants. Dans la -chaleur naissante, les quatre sections manœuvrent avec des commandements -brefs de gradés, des chocs de crosses contre les trottoirs, des -piétinements dans le sable mou. Sous un flamboyant, Hiên le Maboul, les -yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées et pourpres, sue à -grosses gouttes et, pour la millième fois, essaye de déchiffrer les -mystères de la mise en joue. Pour la millième fois, le sergent Cang lui -a tenu de longs discours inintelligibles, lui a «montré le mouvement»; -mais les minutes passent et les progrès sont nuls. En vain a-t-on donné -au retardataire un instructeur spécial; en vain le sergent Cang, tour à -tour exaspéré et insinuant, menace-t-il la recrue du poing fermé ou -l’exhorte-t-il éloquemment. Hiên fait de son mieux, mais en vain; ses -pesantes mains de bûcheron accoutumé au «coupe-coupe» se crispent sur le -fût de bois; ses membres engourdis refusent de se plier aux mouvements -compliqués qu’on leur demande. - -Les objurgations violentes, les explications ne font qu’empirer le -désarroi de son cerveau. Il comprend de moins en moins, et, découragé, -stupide, n’écoute même plus les harangues du sergent. - -Les rires des marmots annamites accroupis en cercle autour de lui ne -cessent de tinter, car de son crâne impuissant roulent sans interruption -de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste accablé et mécanique. Il -songe que, tout à l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de -français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la théorie, puis encore -l’exercice. - -A quoi bon? à quoi bon?... N’est-il pas évident dès maintenant qu’il -sera tout à fait impossible de faire de lui un tirailleur? Puisque son -cerveau est trop lent, ses membres inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter -ainsi? Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous bruissants!... -Puisqu’on ne le renvoie pas, Hiên rêve de déserter. - - * - - * * - -Le soir est venu. Le clairon a sonné la berloque. Hiên le Maboul s’est -débarrassé de son harnois de guerre et maintenant, installé sur une -natte devant la case du sergent Cang, il attend l’heure de la soupe et -se remémore les divers incidents qui marquèrent cette journée. - -Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier et à ceux de demain. -Hiên a beaucoup appris et n’a rien retenu. En revanche, les imprécations -de Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue gauche, encore rouge, -se souvient du soufflet qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant. -Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement triste! - -Hiên a envie de pleurer: pour tromper sa peine, il examine sa prison. -Entre la montagne et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune, -cases de sergents européens, enveloppées de feuillage fleuri, cases de -tirailleurs, écuries, infirmerie. Plus près, le camp des tirailleurs -mariés, longues cabanes de torchis divisées en compartiments de quatre -mètres carrés. Puis la route bordée de frangipaniers qui s’en va vers le -Phare, parmi les massifs de bambous et les rochers moussus où bouillonne -l’écume. - -Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes vertes dressées de chaque -côté de la baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique. Il -méprise cette mer cuivrée par le soleil couchant, parce que ce n’est pas -sa mer; il méprise ces sampans qui replient leurs voiles couleur d’ocre, -parce qu’ils ne sont pas les sampans de Phuôc-Tinh; il méprise ces -frangipaniers, ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne sont pas -ses arbres. Affalé sur sa natte, il rumine des pensers amers. - ---Écarte-toi donc, grand bêta! - -La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur. La fillette dispose sur la -natte des tasses de riz, des soucoupes de crevettes, des bols de saumure -où baignent des piments rouges; auprès de chaque soucoupe, elle range -des baguettes de bois noir. - -Voici l’heure du «repas des fauves», suivant le mot de Pietro: devant -chaque maisonnette de tirailleur marié, les femmes couvrent de nattes la -terre battue, et leurs pensionnaires, les tirailleurs célibataires, «les -fauves» prendront place autour de ces nattes pour le repas du soir. - -La femme du sergent Cang nourrit ainsi, outre Hiên, cinq petits -guerriers. Les voici qui viennent, riant et se bousculant; on -s’accroupit en cercle autour des soucoupes et celles-ci résonnent des -chocs précipités des baguettes. - -Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement par son voisin, s’étale -à la renverse dans la poussière; il se relève, furieux, le dos rouge et -la figure barbouillée de sauce brune. Il veut parler, mais l’énorme -bouchée de riz qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle et -étouffe ses cris de colère. - -Le vieux Cang, impassible, lisse de la main droite sa barbiche -grisonnante et rien n’apparaît sur sa face tannée; mais la figure ridée -de Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie et Maÿ rit d’un rire -aigu. Les cinq loustics se frappent les cuisses et se prodiguent des -bourrades amicales, marques de grande jubilation. Des nattes voisines, -les brocards cinglent comme la grêle. - ---Comment as-tu fait pour te remettre sur tes pattes, tortue famélique? - ---Frise donc tes moustaches de _nuoc-mâm_[5]. - - [5] Sauce épicée, très employée dans la cuisine annamite. - ---Regardez ce caïman de Baria! Il a encore de la boue de palétuvier sur -le menton! - -La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de rage, Hiên le Maboul résout -de faire un éclat: car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ, et il -ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ. - ---C’est toi qui m’as heurté? demande-t-il d’une voix éraillée par la -fureur. - ---Mais non! mais non! C’est un _ma-couï_[6]! - - [6] Diable. - ---C’est toi! - -Les bras maigres brandissent au-dessus de la chevelure embroussaillée -des poings menaçants et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus; Cang cesse -de caresser sa barbiche. Mais la voix fraîche et paisible de Maÿ -rétablit soudain l’ordre: - ---Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi tranquille! - -Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline devant la volonté de -cette fillette qui le domine; il rit d’un large rire imbécile, espérant -se concilier ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité; il -rit et essuie à la doublure de son veston kaki ses moustaches de sauce. - ---Ha! ha! ha! raillent les soldats en chignon. - -Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu se départir de sa placidité -coutumière. Mais aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ? En dépit du -sourire naïf qui découvre ses canines de loup, il sent gronder encore en -lui sa rancune: Maÿ s’est moquée de lui; elle se moque encore de lui, de -toutes ses lèvres pincées, de toutes ses paupières abaissées sur ses -yeux ironiques. Et puis son veston est taché de _nuoc-mâm_ et de terre -rouge mêlée de crachats. - -Heureusement, voici que circulent les cigarettes et les chiques de -bétel. Hiên badigeonne délicatement de chaux rose une feuille humide, il -enroule cette feuille autour d’un morceau de noix d’arec et mâche -silencieusement; de temps à autre, il se détourne et crache de la salive -rouge... Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes ne chassent ses -mauvaises pensées; il est mécontent d’autrui et mécontent de lui-même, -qui sottement s’inquiète de complaire à une quelconque pécore. Cependant -il jette à la dérobée vers le petit visage immobile et indéchiffrable -des regards implorants de chien battu. - -La nuit est venue tout à fait: sur la route du Phare se poursuivent, -avec des sonnailles de grelots, les lanternes des victorias qui ramènent -de la promenade quotidienne les élégants du Cap. - -Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste gratte avec une -baguette de rotin l’unique corde d’acier d’un luth en forme de petit -cercueil: un autre promène des ongles démesurés sur les treize fils de -cuivre d’une cithare demi-cylindrique; un autre tire d’une flûte de -bambou à six trous des sons langoureux; un autre racle avec l’archet -d’ébène les deux boyaux d’un violon qui ressemble étonnamment à une -énorme pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur revient -l’honneur moindre de scander sur le tam-tam et sur le gong le rythme de -la mélodie. - -Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à l’heure précipita l’«individu -idiot» dans la poussière, s’attribue le rôle principal: il chante une -mélopée interminable, tantôt hurlée à plein gosier, tantôt susurrée -comme un soupir. Ne s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler -vers Maÿ des œillades provocatrices et ne semble-t-il pas que la -fillette les accueille d’un sourire encourageant? - -Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique aggrave sa nostalgie. Ah! -oui, certes, il en a assez: sa mémoire se refuse obstinément à -s’assimiler les théories des gradés; ses membres demeurent malhabiles -aux gestes du métier des armes; ses instructeurs l’injurient; l’adjudant -le frappe; Maÿ se moque de lui. - -Cette vie de tirailleur ne lui procure que des coups et des soucis: il -en a assez! A Phuôc-Tinh du moins il ne recevait que rarement des -horions: les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût, et pas -une ne pouvait se vanter d’exercer sur lui cette fascination bizarre qui -le rend esclave du moindre regard de Maÿ. - -Oui! oui! il s’en ira! Il retournera vers sa clairière, vers la paix -sereine des après-midi ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute -son âme de rustre appelle la liberté et crie vers la brousse. - -Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos tourné à l’orchestre, il -essuie avec ses énormes poings de grosses larmes qui roulent sur ses -joues brunes. - - - - -III - - -Des jours ont coulé, puis des semaines, puis un mois tout entier: Hiên -n’a pas déserté. Non que l’idée du devoir le retînt: il est trop simple -pour que la notion du devoir ait pénétré son cerveau; mais le sergent -Cang, commentant à sa façon les articles du code militaire, a fait -entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable série de supplices -punirait les déserteurs. - -Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets de fuite. Il continue à -n’être pas heureux; son mousqueton tremble dans ses mains comme aux -premiers jours; ses instructeurs ont épuisé leur patience et leurs -jurons. Il continue à ne rien comprendre à la théorie qu’il écoute -pourtant de toutes ses oreilles, le front moite de sueur et les yeux -écarquillés. Pietro a pris en grippe cet idiot qui sautille derrière la -compagnie sans même réussir à marcher au pas; il éprouve une haine -véritable contre ce malappris en qui son génie napoléonien n’a pu faire -«entrer le métier». - -Maÿ, la douce Maÿ le rudoie. - -Chose invraisemblable, il a encore maigri. Dans sa face osseuse, les -yeux s’éclairent de reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort -plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à son village et à sa -forêt. Hiên le Maboul est en train de devenir fou. - - * * * * * - -Certain dimanche de septembre, Hiên, le cœur réchauffé par le gai soleil -épanoui sur la baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il endossa -le veston de toile blanche au petit col amidonné sur lequel des numéros -étaient brodés au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans le -pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen des jambières rouges et -s’en fut, peu rassuré, vers la porte du camp. - -Le caporal de garde l’inspecta d’un coup d’œil, tira sur les pans du -veston, remit d’aplomb le salacco branlant et, content de son œuvre, -tourna les talons. - -Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant la plage -demi-circulaire, conduisait du camp à la ville. - -Journée splendide! Derrière la grille de la Poste, les bougainvillias -penchaient vers la route écarlate des grappes de clochettes mauves. Des -pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau bleue dorée de lumière, -sifflotaient, l’épervier au poing, la hotte sur le dos; des poissons -volants s’enlevaient par essaims de flèches étincelantes et plongeaient. -Des moineaux piaillaient dans une touffe d’hibiscus; des fillettes -toutes nues et bronzées ramassaient des fleurs de frangipanier et -soufflaient sur les pétales nacrés pour faire envoler le pollen couleur -d’or; des lézards gris tachetés de pourpre erraient sur le sable tiède. -Au-dessus des massifs de bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée où -le soleil allumait des flammes. - -Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux Chinois dodus, la tresse -enroulée au-dessus du front rasé, jouaient de la clarinette; ils -semblaient prendre un plaisir prodigieux à leur musique nasillarde et se -dandinaient, l’air satisfait. - -A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre leurs dents l’embouchure de -bois et vociférèrent contre l’innocent promeneur les classiques insultes -annamites: - ---Passe ton chemin, grande haridelle! - ---A-t-on jamais vu pareil canard étique! - -La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux insulteurs, mais son esprit -peu inventif refusa d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par -fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse et les quolibets de -pleuvoir: - ---Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille surmontée d’une tête. - ---De quoi es-tu pleine, vessie de porc? - ---Pour quand l’accouchement, panse de vache? - -Et autres injures de goût plus haut. - -Les deux Chinois, héroïques comme tous les gens de leur race, se -regardèrent d’un œil inquiet, flairant quelque méchante histoire et, -emportant leurs clarinettes, disparurent dans les profondeurs de la -boutique. - -Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par une nouvelle bordée de -mots malsonnants, les vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la -petite place qui s’élargissait au bout de la rue: Hiên le Maboul, -intrigué, se lança derrière eux, pareil dans sa course à quelque -araignée gigantesque. - -Au pied de la stèle de granit rose qui ornait le milieu de la place, une -trentaine de salaccos faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à -cheveux blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait sur le trottoir son -mousqueton, sa couverture grise roulée en forme de boudin, sa musette -rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin une sorte de -planchette carrée, vêtue d’une toile cirée noire et munie d’un trépied -en bois verni. - -Parmi les rires, les exclamations, on distinguait sa petite voix aigre -et enrouée de vieillard, proférant des jurons. - ---Qui est-ce? questionna Hiên. - ---C’est Bèp-Thoï, parbleu! dit quelqu’un. - -De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs accouraient, -trottant comme des poulains et riant et criant à tue-tête: - ---Bonjour, Bèp-Thoï!... Bonjour, Bèp-Thoï! - -Bèp-Thoï grommelait: - ---Bonjour! bonjour! Ne vous jetez pas tous à la fois sur moi, tas -d’imbéciles! Vous allez casser ma planchette!... En arrière, fils de -courtisanes, en arrière! - ---Bèp-Thoï! Bèp-Thoï! clama la foule des salaccos. - ---Eh bien, quoi? Me voilà, je suppose!... Attention à la planchette. - ---Bèp-Thoï! où est l’Aïeul? - ---Il arrivera ce soir. - ---Ah! ah! - -Les petits guerriers délirèrent: - ---As-tu entendu, Phuc? - ---J’ai entendu, frère aîné. - ---L’Aïeul va venir!... l’Aïeul va venir!... - -«L’Aïeul va venir!...» Le cœur de Hiên le Maboul bondit dans sa poitrine -maigre; le soleil lui parut soudain éblouissant et l’air lumineux; la -brise lui sembla rire dans les bambous. - -Le vieux soldat essuya de sa manche la sueur qui perlait sur tout son -visage ridé; il ramassa le bidon rouillé, but une lampée et, réconforté, -recommença de grogner: - ---On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul et moi!... et du -travail!... Nous avons noirci au moins trente feuilles que j’ai là, sous -cette toile cirée... Et quel pays! Des dunes hérissées d’une brousse -aussi emmêlée que la tignasse de ce grand escogriffe qui me regarde avec -des yeux de buse... N’approche pas de la planchette, individu idiot!... -Je taille dans la brousse avec mon coupe-coupe; l’Aïeul examine une -machine en cuivre, écrit des signes sur son papier, et on s’en va... -Encore une dune, et l’on s’arrête encore... Si vous me bousculez, -troupeau d’oies, je plie bagage... De mon temps, les jeunes tirailleurs -étaient plus respectueux de leurs anciens, surtout quand ces anciens -avaient vingt-deux ans de service et portaient le galon de 1re classe. -Où vous a-t-on recrutés?... Après les dunes, les palétuviers. On enfonce -dans la vase; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul... On couche dans la -forêt sur les feuilles; l’Aïeul a la fièvre; je lui donne de la quinine, -et le voilà gaillard... Sale pays, sales habitants; des Moï, des singes -habillés d’une ficelle où pend un petit rideau, et qui ne savent même -pas l’annamite... Palabres solennels dans les villages: nous causons par -signes, et, au bout de huit jours, nous voilà bons amis, parce que -l’Aïeul a ressuscité une vieille édentée qui crevait dans une cabane... -On nous donne de belles fêtes: les sauvages exécutent des danses -grotesques en trépignant en rond et en jonglant avec des sagaies. La -carte terminée, il faut se séparer et voilà les Moï qui geignent et se -badigeonnent le museau de boue. Ces imbéciles voudraient garder l’Aïeul -dans leurs villages... Enfin on se quitte avec des sanglots, et me -voilà!... L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une charrette à bœufs. Il -n’arrivera pas avant le coucher du soleil... Je ne vous conseille pas de -venir l’ennuyer ce soir: le premier que je prends à rôder sous la -véranda, je lui casse les reins! - ---Ha! ha! ha! - ---Allons! qui veut m’aider à trimbaler chez l’Aïeul tout cet -attirail?... La route a été dure; mes vieilles jambes sont lasses et -auront bien assez de me porter. - ---Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï! - -L’un se chargea de la musette, un autre du mousqueton, un autre de la -couverture; un autre s’attribua la précieuse planchette, et le cortège -se mit en marche avec des éclats de rire, sous l’œil inquiet du petit -vieux qui redoutait pour ses bagages la fougue des coolies improvisés et -trottinait en grommelant. De temps à autre, il tâtait son flanc gauche -pour constater la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait voulu -confier à personne... Hiên le Maboul les suivait de loin, le cœur en -fête. - - * - - * * - -Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de joie autour des nattes; -les flûtes sifflèrent gaillardement; Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut -pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci ne toucha pas aux soucoupes -de poisson séché ni aux bols de riz: l’allégresse lui serrait la gorge -et lui pesait sur la poitrine; il étouffait. - -La nuit venue, il se sauva vers le village et se faufila à travers les -cactus et les ricins jusqu’à la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se -hissa jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la véranda. - -Les persiennes étaient à demi closes: il entrevit des lanternes -chinoises balançant leurs ventres massifs au-dessus des portes, des -étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes de bambou noir -au-dessus de bouddhas dorés; des génies se tordaient sur des panneaux de -soie jaune. - -S’étant risqué à se pencher davantage sur la balustrade, il aperçut -l’Aïeul. Accoudé à son bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa -pipe; une petite lampe de cuivre rouge illuminait le bas de son visage, -dont le haut restait dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que -Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées qu’avaient célébrées -ses anciens et que dorait la lampe. - -Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage. Une main sèche et osseuse -pinça rudement son oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï -dévida une litanie d’injures: - ---Fils de chienne, petit-fils de chienne, te l’avais-je dit de ne point -venir rôder autour de notre maison?... Es-tu sourd ou bien as-tu voulu -te moquer de la parole d’un vieillard? Ou bien ta mère, la fille -publique, oublia-t-elle de te fabriquer des oreilles?... Et cependant -qu’ai-je là dans la main?... Réponds, fils d’adultère, est-ce une -oreille ou un morceau de couenne?... Allons, va-t’en! - -Hiên fut précipité dans les cactus et s’en alla, se frottant l’oreille. - - * * * * * - -La dernière note de l’extinction des feux mourait; des rires étouffés -montaient du lit de planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés -sous leurs couvertures. - -Hiên causait à voix basse avec son voisin: - ---J’ai vu l’Aïeul! disait-il. - ---Et Bèp-Thoï? demanda l’autre, as-tu vu aussi Bèp-Thoï? - - - - -IV - - -A la base d’un mamelon couronné de cycas, les marqueurs achevaient de -placer les cibles, vastes panneaux blancs barrés de croix noires. -Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait de tous ses galets -balayés par l’écume. - -Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent dans leur tranchée; à -un second appel, des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent, -faisant connaître ainsi que le tir pouvait commencer. - -Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal, le mousqueton au poing, le -front inondé de sueur froide. Que voulait-on encore de lui? A quel -supplice nouveau le traînait-on? Le caporal lui brailla des mots qu’il -perçut vaguement: il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit prendre la -position du tireur; ses doigts fiévreux fouillèrent dans la -cartouchière, glissèrent une cartouche dans la chambre du mousqueton. - -Un frisson lui parcourut tout le corps: qu’allait-il devenir? Il -distingua, dans un nuage, les cibles, la plaine de sable jaune, le -guidon bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du caporal pesa sur -son index. - -Une détonation terrible claquait dans son tympan; la crosse de bois -sursautait et appliquait sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable -soufflet... Était-ce la mort?... Il s’écroula, son salacco pendant sur -ses épaules, son turban déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais -roula dans les herbes. La balle s’envola en sifflant au-dessus de la -forêt. - -Pietro accourait, la trique droite; les files de tirailleurs qui -attendaient, l’arme au pied, frémirent: - ---Relève-le, caporal, relève cet animal!... C’est moi qui vais le faire -tirer, cette fois... et nous allons voir... - ---Laissez-le tranquille, prononça une voix calme. Vous voyez bien qu’il -est fou de peur... C’est toute une instruction à refaire. Il tirera un -autre jour. - -Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement sur son petit cheval noir, -Annibal, à l’infortuné adjudant, qui se figea dans l’attitude du «garde -à vous». Les éclairs qui flambaient dans les prunelles du tyran -s’éteignirent comme par enchantement; ses lèvres crispées pour l’injure -essayèrent d’esquisser une grimace aimable. - -Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement de cette embellie -foudroyante; leurs paupières bridées se plissèrent de contentement et le -sourire de toutes leurs dents laquées salua le nouveau venu... Ah! crier -vers lui leur allégresse, leur affection, leur dévouement!... Mais on ne -parle pas sous les armes. - -Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata joyeusement et les balles -allèrent porter la nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions rouges qui -se dandinaient devant les panneaux. - -Les yeux bleus et les moustaches retroussées rendirent aux dents laquées -leur sourire de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du matin -transparent, réjoui de la brise fraîche qui lui crachait aux naseaux du -sable salé, pointait et ruait, secouant comme une chevelure son toupet -ébouriffé, accrochant aux chardons les crins de sa queue en panache. - -Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore et poudreux, ramassait sa -coiffure et son mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait, et -une tendresse débordante envahit tout le pauvre être pour cet homme -galonné d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole: les sourcils -épais, le nez quelque peu busqué au-dessus des moustaches blondes lui -parurent menaçants, mais les yeux clairs et la bouche riaient, et il fut -rassuré. Attentif, il dénombra les boutons dorés et mats où étincelait -une ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui tranchaient sur les -manches kaki, s’émerveilla des bottes vernies et des éperons de bronze. - -L’Aïeul était un dieu!... Oui! il s’agenouillerait à ses pieds et lui -raconterait tout avec des larmes: la nostalgie de la forêt amie, le -métier qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ cruelle et railleuse! - -Il cria d’une voix rauque: - ---Vénérable Aïeul à deux galons! vénérable Aïeul! - ---Plus tard!... tu me parleras plus tard!... - ---Je veux!... Je veux!... - -Les mots préparés s’étaient évanouis: épouvanté du son baroque de sa -voix, le suppliant avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il -demeura bouche bée, roulant des yeux blancs. Des ricanements étouffés -gloussèrent. - -L’important Pietro expliquait: - ---Mon lieutenant, c’est un fou! Il n’y a rien à en obtenir. - ---C’est bien! Je causerai avec lui tout à l’heure. - -Le tir était achevé; les marqueurs surgirent de leur trou et, apercevant -de loin la robe sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes pâles, -accoururent en brandissant leurs fanions et leurs perches et en poussant -de grands cris. La compagnie aligna ses deux rangs de salaccos devant la -dune, et l’Aïeul passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour refaire -connaissance avec ses tirailleurs: - ---Bonjour, sergent Cang! - ---Bonjour, mon lieutenant! - ---Tu n’as pas encore marié Maÿ? - ---Pas encore, mon lieutenant! - ---Marie-la, marie-la!... Bonjour Méan! Est-ce qu’on joue toujours au -bacouan?... Et toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec la salle de -police?... Quan, mon ami, il faudra diminuer ta portion de riz: tu -deviens rond comme une courge... Ah! voilà les recrues! Piteuse mine, -les recrues, et l’air de s’ennuyer!... Il ne faut pas avoir l’air -malheureux, frères cadets! Levez le nez et riez! - -Jamais paroles semblables n’avaient été adressées aux «hommes de -recrue». Certes leurs instructeurs indigènes n’étaient point des hommes -méchants; les sergents européens avaient bon cœur aussi, malgré leurs -grosses voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant Pietro faisait -planer la terreur, et, depuis un mois qu’ils subissaient ce régime, les -recrues ne pouvaient guère se représenter le métier de tirailleurs -autrement que sous l’aspect d’un rude esclavage. Et voici qu’on leur -disait d’être gais! - -Devant le centre de la ligne, Annibal encensait et piaffait. L’Aïeul -parla: - ---Les recrues ont l’air abruti; les anciens ont l’air dégoûté. Je -n’aperçois que des gens courbés et qui me regardent avec des yeux de -chiens battus. Je veux des regards droits et confiants et gais... Il y -en a parmi vous qui regrettent leur rizière, d’autres leur sampan, -d’autres leurs marais de palétuviers; ils les reverront. Deux ans sont -vite passés!... Le vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans -paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il n’y aura pour lui ni -salle de police ni prison. Pourquoi serait-il triste? L’exercice est -court, le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le soleil est -radieux: rions et chantons!... C’est compris, petits frères! - ---Compris, Aïeul à deux galons! cria toute la ligne enthousiasmée. - -On se mit en marche. La fumée bleue des cigarettes voltigeait au-dessus -des mousquetons; la joie flottait sur la colonne. - -Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche et, tourné vers le -caporal-fourrier qui cheminait à son côté, derrière la première section, -résuma la situation en ces termes mémorables: - ---Mon vieux! si Pietro ne nous fiche pas la paix à tous désormais, c’est -qu’il manquera bougrement de flair! - -L’autre lui répondit simplement: - ---Tu parles! - -Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain militaire cher à son cœur -de «marsouin»: - - La cantinière a des bas blancs (_bis_) - Qui lui vienn’ de nos adjudants (_bis_). - Nos adjudants sont militaires; - Ils... - -Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur course vers les haies -d’aloès; un pigeon vert s’enleva avec fracas. - -Un loustic imitait le grognement du porc; un autre souffla dans ses -mains et reproduisit le roucoulement de la tourterelle; son voisin -fredonnait une mélopée guillerette; tel farceur, pour le plus grand -effroi des gamins tout nus juchés sur des talus, rugit à la manière du -tigre en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné par la jubilation -générale, oublia ses terreurs et gambada gauchement. Seul Pietro -demeurait sombre: il ruminait les paroles du lieutenant et prévoyait -qu’une ère nouvelle allait commencer. - -On arrivait au village: des commandements coururent; les chants -cessèrent, les cigarettes furent remisées précipitamment au-dessus des -oreilles; les talons nus frappèrent en cadence le sol écarlate, les -courtes baïonnettes scintillèrent au bout des mousquetons, et les deux -clairons, les joues gonflées et le salacco de travers, beuglèrent dans -leurs cuivres l’allégresse de la compagnie. Derrière eux, le facétieux -Annibal, émoustillé par les notes pimpantes et glorieux de sa bride de -cuir fauve et de son mors d’acier nickelé, trépigna. - -Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le terre-plein de brique qui -décorait l’entrée de sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque -à globule à la main et sa tresse déroulée sur l’épaule. Des garçonnets à -la tête rasée, plantée en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent -devant les clairons. Les cases de paillotte ouvrirent en hâte leurs -volets de bambou. - ---Voici l’Aïeul! crièrent les fillettes qui jouaient aux osselets sur le -bord du chemin. - ---Voici l’Aïeul! répétèrent les sampaniers qui raccommodaient leurs -filets le long des haies d’hibiscus. - ---Voici l’Aïeul! - -Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux voir, se groupèrent autour -de la fontaine, leurs paniers de poisson séché sur la hanche. - -Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes, où piaillaient les -moineaux, Maÿ s’arrêta, son mouchoir de soie rose noué sous le menton et -ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur la bouche d’Annibal; il -vit les chevilles brunes veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant -et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs mates, la tunique de -crépon mauve attachée sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue à -peine par les seins naissants; il vit le visage allongé et doré, teinté -de rose aux pommettes, les lèvres saignantes de bétel et souriant -imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes relevées, les paupières -bombées abaissant sur les yeux noirs et insondables leurs cils -démesurés. - -Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et rusée, en âge déjà de ronger -les cœurs des mâles et de vider leurs cerveaux. - -Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons. Maint salacco -se retourna furtivement vers la fillette. Mais le dur visage avait -repris son air d’indifférence et de cruauté; lorsque à son tour défila -devant le trottoir Hiên le Maboul, rayonnant d’une joie inaccoutumée, -Maÿ eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout l’entrain du naïf -amoureux s’évapora. - - * - - * * - -Au tir succède la corvée. Les tirailleurs ont démonté leurs mousquetons, -frotté, graissé chaque pièce d’acier poli, ont promené une série de -chiffons et d’écouvillons dans le canon aux rayures éblouissantes, et -l’arme remontée, coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de graisse -opaque, est allée dormir sur son râtelier de bois goudronné. - -On procède à la toilette du camp. Des charpentiers improvisés -rafistolent des brouettes boiteuses, rabotent, scient, plantent des -clous; des tonneliers refont une jeunesse aux bailles d’incendie dont -les ceintures de fer ont craqué sous l’effort de l’âge et de la rouille; -des forgerons cognent d’un marteau novice, mais convaincu, un essieu de -fourragère; des vanniers tressent des stores de bambou derrière quoi ces -messieurs de la «chambre de détail» abriteront du soleil leurs écritures -de l’après-midi. Le menu fretin, la foule ignorante, armée de balais de -bruyère et de coupe-coupe, erre dans la cour sablée, en quête d’herbes à -sarcler, de feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées à -trancher en deux d’un coup de pioche. - -Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles caisses à pétrole, en -fer-blanc, aux deux extrémités d’un bambou robuste et choisi après mûr -examen; il s’en va chercher de l’eau à la plage, le bambou sur l’épaule, -les deux caisses brimballant de droite et de gauche avec un effroyable -bruit de ferraille. - -L’écume pétillante argente le sable humide; entre les roches noires où -bâillent les huîtres, des crabes fuient obliquement; de minuscules -ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots des pilotes heurtent -leurs coques blanches contre les madriers de l’appontement; des -escouades de poissons dorés filent dans l’eau translucide avec de -brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon soleil lui réchauffer le dos, -rit béatement à l’eau d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes -paumes. - -L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras, la cigarette aux lèvres. - ---Comment t’appelles-tu? interroge-t-il. - ---Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul. - ---Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère? - -Pourquoi? Pourquoi?... Hier encore, au lieu de répondre, le doux -innocent eût rattaché avec des doigts frissonnants son turban toujours -prêt à choir, et ri d’un large rire bête; mais aujourd’hui il fait clair -dans son esprit, les mots viennent tout seuls à ses lèvres; il répond, -abasourdi de son insolite facilité d’élocution: - ---Je suis content parce qu’il n’y a pas de théorie. - ---Comment! médiocre tirailleur... - ---Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la corvée... Je suis fort, je -remue aisément les plus considérables madriers, que les autres ne -peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des charges d’eau que les -autres se mettent à deux pour déplacer; mais je suis bête et la théorie -me donne mal au front. - -Il est lancé; les yeux bleus l’encouragent: il dira tout. Il joint les -mains sur sa poitrine qui palpite: - ---Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller; je ne ferai jamais un bon -tirailleur. - ---Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur comme les autres, petit -frère? - ---Ma tête est faible... Le sergent Cang parle, parle, et les mots se -mêlent dans ma pauvre tête et je ne comprends plus rien et je sue en -vain. - ---Oui! oui!... tu as l’entendement pénible et les théories te fatiguent; -mais l’exercice doit te plaire: tu es robuste. - -Certes il est robuste! Sous le pantalon retroussé, les muscles saillent; -les bras maigres sont noueux comme des racines de manioc. - ---Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je suis fort; mais mes membres -sont lourds et gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à galon -d’argent. - -Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime la poitrine depuis des -semaines; il dit la frayeur abominable qui fait trembler toute sa -pitoyable carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil sinistre et -la trique derrière le dos; il dit les coups reçus, et l’Aïeul, qui -devine que cette âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation de -ce martyre insoupçonné. - ---Je suis malheureux, poursuit le lamentable Hiên, et je voudrais m’en -aller vers ma forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée pendant -des jours. - -L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du suppliant: - ---Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais de te rendre les -théories faciles et agréables, de faire de toi un tirailleur habile à -manier son mousqueton, si je t’affirmais que désormais personne ne te -frappera et que tu seras tranquille, que ferais-tu, frère cadet? - ---Je resterais, vénérable Aïeul! - ---Reste donc, et, si tu as jamais quelque peine, viens à moi comme un -enfant à son père et je te guérirai. - -Hiên le Maboul, à qui pour la première fois quelqu’un a parlé sans -violence, pleure et rit à travers ses larmes. - - - - -V - - -Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour de papier où quelque -amateur avait figuré à l’encre de Chine une charge de cavaliers -tartares. L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé sur son -fauteuil, envoya vers le plafond des cercles de fumée blanchâtre. - -Devant lui, sur le bureau de bois brun, un singe japonais taillé dans -l’ivoire grimaçait abominablement, campé sur une pile de vieux journaux; -un coupe-papier d’argent où s’étalaient les quatre feuilles de trèfle -symboliques, souvenir glissé sur le quai de la gare dans la poche du -neveu partant, fraternisait, dans une coupe de métal embouti et doré, -suprême épave d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée qu’un chef -moï avait échangée contre une pipe de bruyère en signe de fraternité; -une armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs, submergeait le fond -d’un plateau en bois de teck, masquant un surprenant paysage de nacre où -des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres rabougris. - -Sur les étagères, des romans et des revues s’entassaient en piles -fraternelles, Anatole France coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la -main à Myriam Harry. - -Sur des écrans de plumes de marabout, des photographies parlaient des -colonies jadis visitées et des camarades morts: celui-ci, ami d’enfance, -foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement assassiné par des -pagayeurs sur le Niger; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr, fauché par -le choléra; tous des jeunes gens, presque des adolescents, souriants -dans leurs dolmans pâles... Et l’Aïeul songea qu’à travers les siècles -un peu de l’âme aventureuse des croisés était passé dans l’âme des -«coloniaux». Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant bien que la -mort les guettait, glorieuse parfois, mais plus souvent hideuse et -lamentable, la mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans l’humus des -forêts, dans la boue des rizières, la mort sous la moustiquaire d’un lit -d’hôpital? Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux, suscité -par des lectures d’autrefois, mirage de Pavillons-Noirs ou de marchands -d’esclaves à occire, mirage de missionnaires martyrisés à venger, mirage -de pays enchanteurs où, sous le soleil perpétuel et éblouissant, -s’épanouit une végétation exubérante, mirage d’amours exotiques? Ou -plutôt ne furent-ils pas chassés de la mère-patrie par l’invincible -écœurement de la vie moderne, plate et sans saveur, et que déshonorent -la lâcheté pratique des bourgeois et l’incurable brutalité de la -foule?... Ils sont morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent leur -rêve. - -Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï ricanaient -douloureusement, des moustaches de crin plantées dans leurs lèvres de -plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait dans la pénombre, -rayonnant autour d’un petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre -rouge. - -Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons de fer et leurs crosses, -incrustées d’ornements de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau -de soie où des artistes khmers avaient peint minutieusement une scène de -chasse copiée dans la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture à demi -relevée laissait entrevoir dans une autre chambre obscure le lit autour -duquel s’agitait l’ombre falote de Bèp-Thoï: un brodeur de Bac-Ninh -avait tracé sur le satin pourpre une touffe de bambous trempant leurs -racines jaunes dans l’eau d’un marais que traversaient d’un vol -foudroyant deux martins-pêcheurs. - -A chaque angle de la pièce, des bouddhas de bois laqué dormaient sur -leurs stèles noires; des cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de -lances vertes et luisantes; au-dessus de ces faces ironiques et -sournoises flottaient les plis de soie d’étendards chinois à hampe de -bambou. Contre les murs, des génies brodés sur la soie jaune enlaçaient -leurs pattes de chimères et leurs corps de serpents, dardaient -d’horribles yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux. -Surplombant les portes, des lanternes de papier huilé et couleur d’or -balançaient leurs ventres badigeonnés de caractères vermillon. - -Par delà les vérandas, la brousse sombre ondulait jusqu’à la route: un -chien aboyait derrière quelque case indigène noyée sous les bananiers. -Dans le ciel noir, où grouillait le troupeau des étoiles, la montagne du -Phare profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait une étoile -énorme et rouge. - -L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre et se réjouit -silencieusement de la nuit profonde et parfumée. - - * * * * * - -L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions rivales et qu’il juge -pareillement vaines dans leur antagonisme avec la nature, ses croyances -d’«ancien élève de nos maisons» se sont envolées. Des femmes l’ont aimé; -d’autres l’ont dédaigné; toutes l’ont averti de l’âme féminine, -instinctive et peu sûre: il estime avisés les Orientaux qui ont confiné -leurs femelles dans le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer -l’espèce. - -L’injustice triomphante et quotidienne l’a fixé sur l’agréable -plaisanterie des hommes égaux et frères, et la formule: «L’homme est un -loup pour l’homme», lui donne chaque jour la solution d’une foule de -menus problèmes. Ainsi éclairé sur la férocité native de la race, il -fait pourtant le bien, mais par répulsion naturelle pour le mal, qui est -laid et sans grâce; il fait le bien sans espérance. Il abhorre la -violence, l’hypocrisie et le _bluff_; ses sympathies vont aux humbles, -aux simples qui, du moins, «ne savent pas ce qu’ils font». - -Il fait son métier avec conscience et en souriant; il l’aime, car le -culte passionné de la Patrie a survécu en lui à la mort de ses -illusions. Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs, que son -rôle d’officier ait perdu de son prestige et de sa grandeur; fils du -peuple, il se glorifie d’instruire des enfants du peuple, soldats comme -lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte une rapière. Il se -moque des marchands de tirades périmées qui le représentent comme un -«traîneur de sabre» ou un «bouilleur de nègres»; mais il redoute aussi -les braillards qui vont pleurant la déchéance de la «Grande Muette». - -En somme, il est un peu enclin à l’ironie, très sceptique et ami des -teintes douces. C’est un sage. - -Seule l’abominable pensée de la vieillesse trouble sa sérénité. S’en -aller tout d’un coup, au grand soleil, le long d’un talus, le front -brisé par une balle ou fendu par un coup de sabre, mourir enfin par -surprise et violemment, comme le voudrait la loi de la nature, soit! -Mais assister continuellement au lent travail de la mort sur tout son -corps, de la mort qui vient avec les rides, avec les sillons rougeâtres -tracés dans la peau du visage, avec les cheveux qui grisonnent et qui -tombent, avec les os qui se tordent et se déforment! Tout jeune encore, -cette idée le torture. Il a lu _Bel-Ami_, mais il ne le lira plus de -peur de rencontrer les pages atroces où Maupassant a crié son effroi de -la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi a-t-il perdu l’illusion -divine de la foi, de la foi en la résurrection, en la vie éternelle, de -la foi qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se sentir arraché de -la vie?... - -Car il est amoureux de la vie. Il la regarde avec des yeux épris et -enchantés. La lumière, les sons, les couleurs ont un sens pour lui: ils -sont une palpitation de la Nature, sa divinité, qui a occupé dans son -cœur la place des dieux déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé -son temps: elle a donné à son adorateur l’exacte notion du vrai et du -beau et l’horreur de l’artificiel. - - * * * * * - -Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient leurs panaches: le vent se -levait, apportant de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines des -vagues, la plainte incessante du sable balayé par l’écume; une flûte -modulait une mélopée monotone; un oiseau répétait interminablement les -deux notes de sa chanson. Le parfum des fleurs de papayers embaumait -l’air tiède. - -Accoudé sur la balustrade de la véranda, l’Aïeul laissait s’éteindre sa -pipe; il plaignait les malheureux qui, terrés dans leur tanière et -hantés par quelque insatiable désir ou rongés par quelque mal -inguérissable, attendaient que le sommeil des brutes vînt les terrasser -et ne voyaient rien de cette nuit étincelante; il s’apitoyait sur -lui-même, dont les yeux se fermeraient, quelque jour, à de tels -spectacles. - -Quelque chose remua entre les cactus: un chien annamite, sans doute, ou -plutôt un malandrin à l’affût... Bèp-Thoï écarta la tenture pourpre, se -faufila sous la véranda en prenant soin de ne pas passer devant la lampe -et s’en alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des cris éclatèrent. La -petite voix sèche du vieux tirailleur proféra des jurons étouffés et -déclara: - ---Mon lieutenant, c’est encore ce vilain diable de Maboul. Il se cachait -dans la brousse pour faire quelque sottise: je vais lui caresser les -reins avec mon bambou. - ---Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le ici! - -Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda, bousculé rudement par -l’irascible Bèp-Thoï. Il roula des yeux effarés et serra plus -étroitement dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus. - ---Que faisais-tu là? - ---Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul à deux galons. J’ai vu, ce -matin, sur l’étang, les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais -content comme moi de voir rire les lotus. Je suis retourné à l’étang, ce -soir, et j’ai coupé toutes les fleurs. Les voilà: elles sont à toi. - ---Mais pourquoi te cachais-tu? - ---Je n’osais pas approcher de ta maison. Je t’ai aperçu te penchant hors -de la véranda et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à toi. Je -suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant. Que suis-je pour venir -te troubler? Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton serviteur -m’a découvert et m’a cogné avec son bambou. - ---Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï? - ---Je t’ai entendu trop tard, Aïeul: je ne voulais pas le toucher, -d’abord, mais ç’a été plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu -tout de même deux ou trois coups de mon bâton. Du reste, il est tout en -os et ne doit pas avoir grand mal... Je vais toujours mettre ces fleurs -sur ton bureau. - -Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs roses et blanches des lotus -débordaient sur la table sombre; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil et -huma l’imperceptible parfum. Hiên s’accroupit à côté de lui sur les -dalles fraîches: - ---Laisse-moi rester là; je ne ferai pas plus de bruit que le chien -couché aux pieds de son maître... Depuis ce matin, les phrases que tu -m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me semble que désormais, -loin de toi, je ne pourrais plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide -et silencieux: un regard de toi me donne l’intelligence et la parole. Tu -es un génie tout-puissant et je suis ton esclave... Permets-moi de -venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre échappe de tes doigts, -je le ramasserai; si tu as chaud, je t’éventerai; si tu as soif, c’est -moi qui t’offrirai la tasse de thé; si tu causes, je t’écouterai; si tu -préfères rêver, je serai à tes côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi -rester près de toi. - -Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes et noires sur le genou -de l’Aïeul et leva vers lui des yeux suppliants où se lisait son désir -éperdu: ainsi regarde le chien de chasse que l’on arrache à son -délicieux sommeil au coin de la cheminée où ronflent les flammes -joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée que peuplent les -monstres. Au premier qui passa et lui parla sans éclat de voix ni -mépris, l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne. - ---Mais tes camarades!... pourquoi ne t’invitent-ils pas à jouer comme -eux de la flûte après le repas du soir? Te haïraient-ils, par hasard? - ---Non! non! ils ne me haïssent pas; il y en a même qui sont bons pour -moi et qui m’aident à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton. -Mais, le soir, après le repas, ils se moquent de moi, me font des -grimaces, me tirent par les pans de mon veston pour me faire culbuter, -le dos dans la poussière... Et Maÿ rit... - ---Et après?... Te voilà bien dolent parce que cette petite sotte a ri en -te voyant gigoter comme un crabe! - ---Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne veux pas que Maÿ rie de moi! - ---Mais pourquoi, nigaud? - ---Pourquoi? pourquoi?... Je... je ne sais pas! - -C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou inoffensif que dès l’enfance on -a persuadé de son indignité n’a connu l’autre sexe que pour le fuir avec -soin, redoutant les railleries plus mordantes et les sarcasmes plus -cuisants des filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans sa bauge, -les sens n’ont point parlé en lui. Et voici qu’il commence à sortir de -sa torpeur, mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse de son -«moi», et lui-même reste confondu du trouble nouveau qui le bouleverse -en présence de cette petite fille sournoise et méprisante: ainsi furent -stupéfaits, sans doute, les sauvages d’Amérique qui entendirent pour la -première fois siffler les balles; et, de même qu’ils s’inclinaient avec -effroi vers leurs frères blessés, cherchant en vain la flèche qui les -avait abattus, Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi, se demande -avec épouvante quel est ce mal nouveau dont il souffre... - -Il essuya du revers de la main son front que la méditation ardue -emperlait de sueur. Civilisé que le raisonnement et la connaissance du -sexe ennemi guérirent définitivement, l’Aïeul eut un regard apitoyé pour -le primitif qui geignait devant ses genoux aux premières morsures de -l’amour. Encore un homme à la mer! Encore une dupe qui confiera -béatement son bonheur aux griffes de la «bien-aimée»! Encore un qui ne -s’éveillera de son rêve que lorsque les ongles pointus et durs de -«l’Élue» se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur! Encore un pantin -que l’on fera rire ou pleurer selon la fantaisie de l’heure et «pour -s’amuser»!... Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte et -lourd, qui s’amourachait de cette fine et cruelle idole d’ivoire, -semblait livré d’avance au bourreau. - -Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable cette idée saugrenue -est-elle allée se nicher dans la cervelle de ce barbare? Ne pouvait-il -pas s’éprendre tout simplement d’une robuste sampanière aux reins -solides et aux bras musclés, qui se fût accommodée du premier venu -pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle? Espèce d’homme des forêts mal -dégrossi, moitié faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail et poilu -des jambes, doté d’un tronc à peine équarri, d’une tête trop large et -embroussaillée où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il de -séduire la rusée Maÿ?... Et celle-ci, malgré ses allures de fillette -bien sage, n’a-t-elle point choisi déjà quelque _boy_ qui l’aura éblouie -avec ses chemises à plastron, ses cols à boutons de nacre, son faux -chignon luisant de pommade? Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point -le mari européen dont elle partagera le splendide lit à moustiquaire -immaculée, qui lui donnera des piastres, des colliers d’or repoussé au -poinçon, des bracelets, des bagues, des souliers brodés, le mari qui -sera épris de son corps safrané et qu’elle trompera avec son -cuisinier?... Après tout, cela ne vaudrait-il pas mieux? Désabusé d’un -coup par un refus net, le pauvre Hiên souffrirait un mois ou deux, puis -oublierait et tout serait dit. - -Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose au brave sergent Cang. - ---Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain matin? - ---Non, vénérable Aïeul... - ---Eh bien, demain matin je demanderai au sergent Cang s’il consent à te -donner sa fille. Nous verrons bien ce qu’il dira... Et puis, tu viendras -chez moi chaque fois que tu le désireras... Maintenant lève-toi et -retourne au camp: l’appel va sonner. - - - - -VI - - ---_Cái áo vàng_: veston kaki, disent les caporaux. - ---_Cái áo vàng_: veston kaki, répètent, tout d’une voix, les escouades -rangées en cercle autour de leurs chefs. - -Les sergents vont et viennent entre les groupes qui s’échelonnent le -long du mur blanc de la grande case où des dessinateurs ingénieux ont -peint au coaltar des silhouettes agenouillées et couchées. - -La «classe supérieure», les intellectuels, assemblés devant un tableau -noir reçoivent d’un sous-officier les premières notions d’écriture -française et de _quôc-ngù_[7]. Aux classes moyennes on enseigne de -courtes phrases très usuelles et d’où les professeurs annamites -éliminent tout ornement superflu: - - [7] Prononciation figurée de la langue annamite. - ---Toi y en a faire quoi dans village toi? - ---Moi y en a faire rizière[8]. - - [8] «Je cultive des rizières». - -La petite classe enfin, qui réunit tous les hommes de recrue, en est -encore à l’étude aride des mots indispensables: «_Cái áo vàng_, veston -kaki...» On a mis dans un coin, au bout de la case, sous la véranda, -trois ou quatre retardataires, pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent -mélancoliquement les mêmes mots de français depuis un mois, résignés et -abrutis. Hiên est de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant. - -Hier pourtant il avait paru se dégourdir, avait même ravi le sergent -Cang en lui redisant sans broncher deux ou trois termes répétés la -veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu à sa stupidité coutumière -et, ce qui est pire, il a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il -pense à la démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents claquent et ses -mains dansent comme s’il avait la fièvre. - -Toute la nuit, il s’est agité ainsi; toute la nuit, il a écouté, anxieux -et palpitant, les appels des sentinelles, les craquements secs des -cosses de flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement régulier des -vers perçant le bois des stores, les battements sourds du gong martelant -ses tempes moites; il a entendu les clameurs de rage et les plaintes des -vagues broyées brutalement par les rochers; il s’est agacé, jusqu’à la -colère, des aboiements des chiens errants et des ronflements des -dormeurs, ses voisins. - -Le sergent Cang consentira-t-il? Question ridicule! Peut-on, en toute -justice, espérer que le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un être -aussi grotesque, aussi bizarrement bâti, aussi maladroit que Hiên? - -Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question angoissante, -n’attendant rien de bon de la réponse, mais conservant, malgré tout, au -fond de son cœur en détresse, un reste de doute favorable, à cause de -l’Aïeul tout-puissant. - -A cette heure même, il pèse le pour et le contre et ne prête nulle -attention au cours de français. Cependant, les yeux vagues, il mâchonne -comme ses camarades, la leçon du jour: - ---_Nút áo_: bouton... _Nút áo_: bouton... - -De sa place, protégé par un massif d’hibiscus, il distingue très bien -l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute la lumière crue du soleil déjà haut et -fuit l’atmosphère épaisse des vérandas où se pressent les tirailleurs, -s’est installé sous un lilas du Japon et fume des cigarettes. A travers -les feuilles menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique blanche -et son casque où scintille l’ancre de cuivre. L’ombre fraîche du lilas, -le cristal azuré du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon -des fleurs épanouies en grappes sur les faux-cotonniers aux troncs comme -peints à l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source de gaieté -légère et intarissable dans son âme éprise de clarté. - -Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute celui-ci narre-t-il une -histoire plaisante, car le rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les -moineaux qui pépient dans les chevrons du toit et navrant le digne -Pietro à qui l’hilarité «dans le service» paraît un manque de tenue. -Pour l’adjudant, une seule attitude convient au chef qui veut être -respecté de ses inférieurs et leur inspirer une soumission de tous les -instants: la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire part à son chef -de son opinion dans la matière, de laisser même entrevoir sur sa face le -moindre indice de désapprobation; le lieutenant lui a tenu ce matin un -discours d’une modération extrême, mais singulièrement précis. La -conclusion en était que des tirailleurs, mécontents des méthodes -d’instruction chères à l’adjudant (bien que réprouvées par les -règlements en vigueur), s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos -dorénavant et dangereux de recourir aux arguments frappants. En vain -Pietro avait-il mis ses violences sur le compte d’une irritation dont -toute la responsabilité incombait à ces «méchants petits tirailleurs»: -on lui avait simplement fait comprendre que cette prétendue irritation -ne se traduirait nullement par des coups de trique si, au lieu de ces -méchants tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine, l’adjudant avait -affaire à des troupiers coloniaux aux poings solidement taillés. - -Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément, par la clairvoyance de -l’Aïeul, s’ouvrait une ère difficile, et il remisa la matraque, pour des -jours meilleurs, dans un coin de sa chambre. - -Les mains croisées derrière le dos, il marche à pas comptés sous la -véranda de la grande case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il -est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux. L’hésitation n’est pas -permise: il convient de sourire comme souriaient les martyrs dans -l’arène; et la face de Pietro s’embellit d’un sourire hargneux de -bouledogue. - -Hiên rabâche machinalement: - ---_Nút áo_: bouton... _Nút áo_: bouton... - -Que fait donc l’Aïeul? Aurait-il oublié sa promesse? Sa cigarette -s’éteint; il la jette et en allume une autre; le sous-lieutenant entame -une deuxième histoire et les voici tous deux qui rient aux larmes. - -_Nút áo! nút áo!_... Quel mot français correspond à _nút áo_?... - -Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve matrimonial, a tout à fait -perdu de vue l’équivalent de ce mot important; pour comble de malchance, -ses compagnons viennent justement de passer à l’étude d’un mot nouveau, -et pas un seul ne serait capable de renseigner Hiên sur la traduction -française de _nút áo_, car ils l’ont tous parfaitement oubliée. Et le -sergent Cang tempête: - ---Comment traduis-tu _nút áo_? Réponds, animal! Ah!... tu as oublié!... -Voilà dix jours que je te le répète, triple et quadruple imbécile! - -Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments l’élève infortuné qui -aspire, en cet instant même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais -l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule du sergent et lui dit: - ---Viens avec moi dans ta case. J’ai à te parler. - -Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant le jarret, la conscience -troublée, car il ne doute point que son discours véhément ne lui soit -reproché, et le brave homme, tourmentant sa barbiche blanche, fait le -dénombrement de ses peccadilles récentes. - - * * * * * - -Accroupie près d’un fourneau de terre cuite, devant sa petite maison de -torchis, Thi-Baÿ préparait le repas de ses pensionnaires; autour d’elle, -sur l’aire battue et soigneusement balayée, un coq menait son harem de -poules à la chasse d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à l’échine -arquée et au ventre pendant baignait son groin dans une jarre d’eau -sale, une oie dormait au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec enfoui -sous une aile. - -La vieille ménagère se précipita vers le visiteur de marque, inclina -devant lui sa face ridée et grimaçante et joignit les deux poings sous -son menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait les usages et -savait quels honneurs il faut rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il -n’eut garde d’y manquer: - ---Bonjour, ma mère!... Où est Maÿ? - ---Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul! répondit la vieille -femme, satisfaite de l’appellation flatteuse. Veux-tu que je la fasse -venir? - ---Non! non! Laisse-la au bord de la mer. - -Maÿ est en effet de l’autre côté de la route, assise sur un rocher -tapissé d’algues; sa tunique violette traîne dans le sable et l’écume -baigne ses talons nus. Sa figure dorée et brune se détache -merveilleusement sur l’azur pâle de la baie... - -Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût; mais qui devinerait quels -abîmes de perversion et de cruauté recèle ce petit front uni et poli? - -Derrière la montagne débouche un paquebot tout blanc, empanaché de fumée -noire, qui se déplace devant les palétuviers lointains comme devant la -toile de fond d’un théâtre; agrippé au flanc de l’énorme coque, le canot -du pilote s’abandonne aux caprices de la houle et les chapeaux coniques -des rameurs dansent follement, tantôt lancés au niveau des hublots -sombres, tantôt avalés par les vagues. - -Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé une natte neuve, et l’Aïeul -s’assit. Cang lui présenta un plateau en bois de fer, incrusté de nacre, -sur lequel trônait, parmi des tasses minuscules, une théière en terre -rouge de Cây-Mây. L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en échange une -cigarette au sergent prodigieusement flatté, puis le convia d’un geste à -prendre place sur la natte; cependant la maîtresse de maison s’affalait -dans un angle de la pièce, sous une banderole de papier jaunâtre où -souriait un génie tutélaire, rose et joufflu. - -Tout d’abord et pour se conformer aux rites immuables du protocole -annamite, l’Aïeul s’abstint de traiter de l’objet de sa visite et ses -hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande impolie à ce propos. Il -loua la saveur du thé brûlant, but une deuxième tasse, et continua de -disserter pendant un quart d’heure sur une foule de questions -singulièrement intéressantes, telles que le cours du _paddy_[9], le prix -des jeunes poulets, la rareté des ananas sur le marché. - - [9] Riz non décortiqué. - -Promenant un regard satisfait autour de lui, il proclama que la -maîtresse de céans avait su faire de son intérieur un vrai palais, et -par l’arrangement judicieux des lits de camp, des nattes, de l’autel des -ancêtres, et par le choix habile des peintures religieuses qui -décoraient les murs. - ---Ta maison est bien plus belle, vénérable Aïeul! protesta Thi-Baÿ, en -jetant un coup d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau où -refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs. - ---Mais non! mais non! déclara l’Aïeul avec chaleur; il y a chez moi -beaucoup de meubles, beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures, -mais tout cela est arrangé sans goût et sans art... Tu es une maîtresse -femme: heureuse la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère, heureux -l’époux à qui tu destines cette fille... car elle ne peut qu’hériter de -toi ces qualités uniques par quoi tu excelles entre toutes les femmes! - -Par de telles paroles il se conciliait les bonnes grâces de Thi-Baÿ en -même temps qu’elles lui fournissaient une transition excellente, encore -que d’allure vraiment biblique, et soudain il entra dans le vif de son -sujet: - ---Maÿ est en âge de se marier; les épouseurs ne vont pas tarder à vous -rebattre les oreilles de propositions toutes plus mirifiques les unes -que les autres. Si vous hésitez trop longtemps votre fille saura bien -dénicher un garçon qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière et -lui parlera de trop près sur un talus; quelque boy qui filera sur -Saïgon, aussitôt après... Et Maÿ sera bien avancée quand les femmes la -montreront du doigt au marché; et toi aussi, Thi-Baÿ, quand tu seras -grand’mère d’un bâtard! - ---C’est exact! c’est bien exact! répétèrent le vieux sergent et sa -femme, celle-ci se grattant la joue avec embarras, l’autre lissant sa -barbiche d’un air méditatif. - -Où voulait en venir l’Aïeul?... - -Il reprenait son discours: - ---Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin d’éviter aussi toute -querelle regrettable entre soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus -tôt possible à quelque tirailleur robuste qui lui donnera de l’amour -autant qu’elle en désirera et à vous de beaux petits-enfants. Et, -justement, hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section, Cang, m’a prié -de vous demander si vous l’accepteriez comme gendre. - -Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit. Guère encourageant, -l’effet produit: les deux époux se regardent avec des yeux ronds de -saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait quelque peine à lire -une joie débordante. Certainement le candidat offert par l’Aïeul n’est -point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment, en dépit de l’exorde -insinuant et flatteur, ils étaient mal préparés à cette secousse. - -Cang tortille sa barbiche plus furieusement que jamais, ouvre la bouche, -la referme et enfin se décide: - ---Hiên, dit-il, Hiên n’est pas... très intelligent. - ---Et il est si laid! ajoute Thi-Baÿ en qui se trahissent déjà les -instincts combatifs de la belle-mère. - ---C’est vrai, concède l’Aïeul; il n’est pas beau, mais enfin ce n’est -pas un monstre; il est râblé et musclé, et telle fillette qui, le soir -des noces, repoussera du pied et du poing son vilain mari pleurera le -lendemain matin pour le garder auprès d’elle... Voyons, vieux Cang, tu -dois connaître les femmes, toi: ai-je tort ou raison? - ---Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as raison. Fût-il dix fois plus -laid encore, j’accepterais le gendre que tu m’offres; mais celui-là est -complètement fou. - ---Il n’est pas fou: il n’est pas comme toi et moi, voilà tout! Il m’a -raconté son enfance: ses parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont -raillé et battu; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades; il a -vécu tout seul, pendant des années, avec les animaux et les arbres... Il -devient tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié sa simplicité -d’esprit, les uns le tournent en dérision, d’autres l’injurient et -d’autres le frappent; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller de sa -longue enfance il reste dans ses ténèbres, et c’est ainsi qu’on le croit -fou... Il n’est pas fou: il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos -gestes, de notre vie, il ne sait rien; chaque fois qu’il a fait effort -pour sortir de son trou sombre, il s’est trouvé quelqu’un pour l’y -rejeter d’un mot cruel ou d’un coup de pied... Je lui enseignerai la -vie: il saura qu’un homme en vaut un autre; il répondra aux injures par -les injures, aux coups de poing par les coups de poing. Il connaîtra, -quelque jour, que la valeur des gens se mesure à l’opinion qu’ils ont -d’eux-mêmes; il verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de -l’humanité n’est qu’un ruisseau; une fois apprise la douzaine de -grimaces indispensables à notre existence quotidienne, il sera un homme -comme toi et moi. Quand il placera en trois temps son mousqueton dans -son bras droit, quand il articulera nettement, en bon français, son -numéro matricule et le nom de son village, quand il distribuera des -œillades aux filles et des gifles aux mauvais plaisants, qui donc -s’avisera encore de juger qu’il est fou?... Mon vieux Cang, ma vieille -mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler de ma démarche à personne, pas -même à Maÿ. Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque j’aurai -fait de Hiên un homme raisonnable... Donnez-moi encore une tasse de thé! - -L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ avaient reconnu sa voix -et, résignés à l’attente, s’étaient assis contre la barrière du jardin; -et plus d’un jetait de temps à autre un regard navré vers le fourneau -éteint où refroidissaient les sauces succulentes. Au départ du -lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et le saluèrent, ébahis -de son air préoccupé. - -Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent, dont les sourcils -restèrent fâcheusement froncés tant que dura le lamentable repas. - - * - - * * - ---Alors, demanda Hiên pour la deuxième fois, dans quelques mois je serai -comme tout le monde? - -Il est agenouillé contre la chaise de rotin où l’Aïeul fume sa pipe en -considérant les flancs de la montagne ensanglantés par le soleil -couchant. Les perspectives enchanteresses que son lieutenant lui a fait -entrevoir ont consolé de son échec le prétendant repoussé; il se délecte -à les contempler d’un œil ébloui et sa main étendue sur l’accoudoir de -la chaise néglige d’agiter l’éventail japonais. - ---Tu seras comme tout le monde, ni plus ni moins fou. Tu n’as qu’à -regarder vivre les autres hommes, à les écouter vivre et tu seras pareil -à eux. Et qui sait? Peut-être Maÿ elle-même viendra-t-elle te prendre -par la main! Tu auras appris à dire les mots convenables, à faire les -gestes convenables; le tout est de parler et de gesticuler au moment -convenable; jamais femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir -son heure. - -Hiên écoute, bouche bée; un univers s’ouvre devant lui. L’incendie du -soleil couchant a gagné le ciel tout entier; les lentilles de verre du -Phare flamboient; les crêtes empanachées de bambou semblent tracées à -l’encre de Chine sur un écran de pourpre. - -Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré la brise chargée d’odeurs qui -fait frissonner les citronniers, malgré les notes égrenées par les gongs -des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent. Il regrette sa promesse: -il voudrait que le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse -inconscience, qu’il continuât à passer, paisible et ignorant, au milieu -des ignominies et des haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre... - -Mais déjà il n’est plus temps: Hiên le Maboul vivra. Il vivra et il -souffrira; ses illusions crèveront l’une après l’autre comme des bulles -de savon. Il vivra enfin «comme tout le monde». - - - - -VII - - -Fatigué de marcher de long en large devant la maisonnette en ruine dont -on lui avait confié la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya -délicatement la crosse de son mousqueton dans la poussière et joignit -les mains sur la croisière de la courte baïonnette plate. Tout autour de -lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés ou étendus derrière une -levée de terre, guettaient à travers les trous de la haie la venue de -leurs camarades qui figuraient l’ennemi. - -Dans la rizière jaune quadrillée de talus verts, des buffles -pataugeaient et leurs cornes noires, rejetées vers le garrot, -émergeaient seules de la vase. - -Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers, le soleil se levait, globe -écarlate encore enveloppé de brume matinale, et tout était doré, les -palmes retombantes, les fûts rigides et lisses des aréquiers, les -colonnes penchées et rugueuses des cocotiers, les joncs et les roseaux -des talus, les crabiers tournoyant lourdement sur les mares vides, les -merles-mandarins juchés sur les dos gris des buffles, les mousquetons -des tirailleurs. - -Seule la forêt qui fermait l’horizon était encore noyée d’ombre violette -et silencieuse, car aux cigales et aux perruches il faut, pour leurs -concerts étourdissants, la pleine lumière et la pleine chaleur de -l’après-midi. La route de Baria déroulait le long de la rizière son -ruban rouge bordé de manguiers glauques. Dans le feuillage déteint des -_niao-li_ se détachaient les croix noires du cimetière; plus près, la -maison de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses vérandas roses. - -Hiên replaça le mousqueton sur son épaule et recommença sa promenade, -glorieux de sa mission spéciale et ne soupçonnant point que le -lieutenant avait simplement voulu le soustraire à l’émotion des coups de -feu qui allaient éclater tout à l’heure. - -Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul a fait pour obtenir la main de -Maÿ une tentative malheureuse. Depuis un mois, il apprend à vivre. Sous -l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui le protège contre les violences et -les sarcasmes, il a pris peu à peu confiance en lui-même et essaie de se -persuader qu’il n’est point si différent d’autrui qu’il avait pu le -croire. - -Des instructeurs patients ont insinué peu à peu dans ses articulations -raides et rouillées, dans son cerveau engourdi, quelques secrets de -«l’École du Soldat» et des bribes de théories. Sans doute, sa science -nouvelle est bien fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler comme -un château de cartes; mais l’Aïeul est là qui veille, et nul n’osera -toucher à son œuvre. - -Pietro n’est plus à redouter: cinq semaines d’amabilité forcée et de -bienveillance imposée l’ont persuadé de sa déchéance; à présent, -promenant parmi ses anciens esclaves son sourire amer, il se convainc -aisément qu’ils n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais -qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant cette constatation -douloureuse, il multiplie les courbettes et fait le gros dos. - -Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên suit et retient avec une -facilité surprenante les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il -complète les enseignements de la journée en causant avec l’Aïeul à deux -galons. Il l’évente, lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule des -cigarettes et l’écoute parler; il grave dans sa mémoire chacune des -paroles entendues, et chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont il -s’ébahit: il découvre la vie. - -En même temps, son amour pour Maÿ a crû; l’Aïeul n’a rien voulu tenter -pour l’en guérir et se contente de hausser les épaules avec pitié. Amour -tout platonique, juge-t-il, et dont le meilleur remède sera la -possession physique et habituelle de l’idole. En attendant de connaître -que Maÿ ne pourra lui donner ni plus ni moins que n’importe quelle autre -femme, Hiên continue de la placer sur un piédestal et d’avoir pour elle -la vénération idiote que témoignent les nègres du Congo aux fétiches -ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de leurs cases. Cette -petite fille aux yeux froids, aux lèvres rouges et dédaigneuses, le -fascine et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que lui ont suggérée -les discours de l’Aïeul et, comme aux premières heures, il se sent -«maboul». Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre ou, ce qui -le paralyse plus sûrement encore, prête à se moquer. Il faudra bien -pourtant, quelque jour, lui confier son pauvre amour. A cette pensée, -Hiên le Maboul sent la sueur inonder son front, qu’il essuie avec sa -manche. - - * * * * * - -Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques autour de la lisière -obscure s’évanouirent, balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers -de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes étincelèrent entre -les taillis; une patrouille montra ses quatre salaccos laqués au-dessus -du fossé de la route et disparut aux premiers coups de fusil tirés de la -maisonnette en ruine. - -Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts crispés sur la crosse du -mousqueton: qu’allait-il arriver? Pourquoi la section du sergent Cang -fusillait-elle les camarades des trois autres sections?... Oui, -pourquoi?... Pourquoi surtout l’Aïeul omit-il de révéler au pauvre -Maboul les mystères du service en campagne à double action et des -cartouches à blanc? - -Rasés contre le talus, les quatre salaccos reprenaient leur course le -long de la route; une autre patrouille filait entre les buissons de la -dune, effarouchant les crabiers criards et faisant fuir dans le -feuillage léger des bambous un vol de tourterelles et de pigeons verts. -La lisière du bois se hérissait de mousquetons brillant entre les herbes -et crachant de minuscules fumées blanches; toute la rizière s’emplissait -du bruit de la fusillade crépitante. De petits groupes surgirent des -taillis, les jugulaires rouges volant sur les vestons kaki, et se -blottirent derrière les lignes de roseaux. D’autres les suivirent; -d’autres encore, et les petites fumées devinrent plus distinctes; d’abri -en abri, elles avancèrent ainsi par bonds, avec un tumulte grandissant -de détonations, de commandements et de cliquetis de culasses. - -Les coups de fusil cessèrent soudain; les baïonnettes jaillirent des -fourreaux; la ligne entière se dressa derrière les talus depuis la dune -jusqu’à la route et se jeta vers la haie, au chant précipité des -clairons, avec des rugissements de vague déferlant sur la grève. Devant -elle les croupes grises et pelées des buffles fuyaient au hasard. - -Une minute après, vainqueurs et vaincus, suants, boueux, s’alignaient -sagement sous l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait un -homme. Pietro compta les files, les recompta: il manquait un homme... -Pietro alla porter la nouvelle grave à l’Aïeul: Hiên avait disparu... De -grands éclats de rire interrompirent son discours: un caporal ramenait -le fugitif couvert de toiles d’araignées. Piteux, le piètre soldat -expliqua que, lors de la charge, la fusillade et les hurlements -l’avaient épouvanté au point de lui faire perdre la tête: soupçonnant -que ces gaillards qui accouraient, la face terrible et la baïonnette -haute, nourrissaient à son égard les projets les plus noirs, il s’était -réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est là qu’on l’avait trouvé, -tapi au milieu des plâtras et des nids de termites, les deux mains sur -les oreilles. - ---Pourquoi as-tu quitté le poste que je t’avais confié? interrogea -l’Aïeul. - ---J’avais peur, Aïeul, j’avais peur... Je ne savais pas que l’on se -battait pour rire. Personne ne me l’avait dit. - -C’était vrai, en somme: on avait oublié de renseigner Hiên, et l’Aïeul -reconnut, à part lui, que tous les torts étaient de son côté. - -La compagnie défila derrière les clairons, qui chantaient à pleins -poumons. - - * - - * * - -A l’heure des cigarettes et des chiques de bétel, Phuc, le guitariste, -eut une inspiration regrettable: il entreprit le malheureux Hiên sur -l’événement du matin, et cela en présence de Maÿ. - ---Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable guerrier qui lutte à la -manière des lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient -l’ennemi?... Des gens, mal informés sans aucun doute, m’ont affirmé -qu’il se nommait comme toi Phâm-vân-Hiên: coïncidence curieuse, hein?... -D’autres, et ceux-là mentaient à coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il -avait avec toi une ressemblance prodigieuse: même figure osseuse, mêmes -yeux en boules, même bouche baveuse... - -Hiên le Maboul tourna la tête: Maÿ abaissait ses paupières bombées et -pinçait ses lèvres. Mais elle ne riait pas: elle n’avait pas entendu, -probablement. - ---Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi! - -Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi le railleur de cesser le jeu -cruel. L’autre poursuivit, impitoyable: - ---On dit encore que ce héros avait le même numéro matricule que toi... - -Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile rouge, s’étalaient les -chiffres noirs, il ajouta triomphalement: - ---Et, ma foi, on n’a pas tort!... C’est donc toi, le guerrier intrépide, -le héros qui se tapit dans la poussière, le lièvre valeureux? - -Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant secoua sa poitrine sous la -tunique de soie, fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement sa -bouche; ses yeux convulsés par la joie mauvaise eurent un regard -méprisant et ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un moment, -éprouva l’envie lâche de rire, lui aussi... Hier, il l’eût fait; mais -aujourd’hui les leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience et un -honneur de civilisé... - -Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées, en face de -l’insulteur qui osait le bafouer devant son aimée: - ---Tais-toi! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire! - ---Oh! oh! le lièvre sort de son trou! ricana Phuc. - -Un effroyable coup de poing s’abattit sur le visage du joli guitariste: -les narines ensanglantées, les lèvres saignantes, il s’écroula sur la -terre battue et roula jusqu’à la route. Il se releva, fou de colère, -hurlant des injures d’une voix enrouée et tous deux s’empoignèrent -furieusement. - -Ce fut une magnifique bataille. Phuc était petit, souple comme une -vipère, et la rage centuplait sa vigueur de gymnaste; mais Hiên avait la -force effroyable d’un gorille, dont il avait aussi les longs membres -noueux et velus. Deux fois son adversaire, glissant et se tordant, -réussit à éviter l’étreinte terrible des larges mains, mais une -troisième tentative échoua lamentablement. Saisi par la nuque et par le -fond de son pantalon, il se sentit balancé une seconde, au-dessus de la -route poussiéreuse et fut jeté soudain par delà la levée de pierres -sèches dans le sable: il s’abîma dans l’écume et les algues, avec un -bruit sourd. - -Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de lueurs singulières. Elle avait -assisté à tout le combat avec une sorte de joie féroce; tandis qu’elle -appuyait ses deux mains contre son cœur palpitant, elle souhaitait -obscurément que l’un des deux combattants fût tué devant elle. Hiên le -Maboul, brandissant à bras tendus le misérable Phuc, lui parut superbe: -une beauté farouche illuminait la figure maigre aux pommettes -saillantes; les yeux agrandis par la fureur lançaient des éclairs. Un -instant Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul. Mais Hiên rajustait son -turban et ne remarqua rien; eût-il compris, d’ailleurs? - - - - -VIII - - -Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le fond de sa culotte ce mauvais -plaisant de Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de pierres sèches, -il était loin de se douter que son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il -en est ainsi pourtant: les railleurs sont fixés désormais sur la ligne -de conduite à suivre, et si quelqu’un songeait encore à décocher quelque -quolibet à l’ancien souffre-douleur, la vue des grosses mains dures et -poilues et le souvenir du traitement qu’elles infligèrent au loustic -imprudent suffiraient à le détourner de son projet. Les bourreaux de -Hiên ont tous désarmé: Pietro, par crainte de l’Aïeul, et les autres, -par crainte des poings rocailleux. - -Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain pour l’amoureux tremblant se -soit atténué; mais elle éprouve à son endroit cette curiosité malsaine -et irrésistible qui pousse beaucoup de femmes vers la force brutale. Il -n’est plus pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule esclave qui -balbutie des mots incohérents, le balourd aux mains frissonnantes: elle -ne voit plus en lui que le lutteur qui précipita dans le sable de la -plage le misérable Phuc, le glorieux lutteur dont les muscles se -gonflaient, dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur du combat. -Sa chair, qui a frémi pendant que les deux hommes étaient aux prises, -s’émeut encore à l’image de la bataille et du vainqueur. - -De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien deviné; il sait seulement que -les regards de son idole ont parfois pour lui des douceurs inespérées; -il sait que Maÿ s’efforce de le moins rudoyer, et il se figure, -incurable nigaud, qu’il a désarmé son hostilité à force de soumission -aveugle et d’humble dévouement. - -L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée dans les yeux de la -fillette; il est fixé sur la nature toute matérielle du feu interne d’où -cette flamme a jailli et dès maintenant se croit assuré de la marche -future des événements. Quelque jour, un fossé prêtera son talus -complaisant à l’amoureux transi et à la poupée incandescente... Hiên le -Maboul confiera son secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au vieux -Cang et l’on mariera sans tarder les deux coupables... N’est-ce point là -ce que rêve Hiên, après tout?... Et ils auront beaucoup d’enfants et ils -seront très heureux: conclusion toute naturelle et morale d’un acte -naturel et nullement immoral, dans ce pays où fleurit le mariage libre, -où la virginité ne constitue point pour les jeunes filles une dot -indispensable... - -En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel et la noix d’arec, Hiên nage -dans la béatitude: l’amour est entré dans sa vie et il découvre que la -vie est un paradis terrestre. Cependant il continue de s’instruire, et, -n’étant plus troublé par les brimades et les rebuffades, il fait des -progrès foudroyants. - - * - - * * - -En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice continuait à représenter -pour Hiên la tâche la plus ingrate qui pût lui être imposée; il -continuait à préférer sans conteste aux mouvements compliqués et -multiples du maniement d’armes les efforts pénibles mais familiers de la -corvée. - -Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait plus à la traverse de -sa félicité. - -Un matin, en présence des quatre sections formées en carré, le -sergent-major proclama qu’après le réveil de la sieste la solde -mensuelle des tirailleurs leur serait payée par le capitaine selon -l’usage établi, et que, l’opération terminée, il leur serait fait part -de modifications très importantes au tableau de service. - -A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans l’allée de flamboyants, -tandis que se massait devant la porte du camp la foule des créanciers, -toujours avertie de cette cérémonie intéressante. Sous la véranda de la -grande case étaient disposées des tables drapées de couvertures grises, -sur lesquelles scintillaient les piles de sapèques, de piastres, de sous -neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine flanqué de ses -comptables et de ses officiers. - -Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous ses moustaches dorées, -souriait au soleil épandu sur le camp, aux clochettes pourpres des -hibiscus, à la fumée bleue de son cigare, et les braves petits -bonshommes, accroupis sous les flamboyants, souriaient à la pensée -joyeuse de leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la véranda et l’âme -illuminée de toute la lumière extérieure, il fumait paisiblement et -causait avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa gaieté gagnait -et qui riaient aussi. - -La séance commença: un par un, les sergents, puis les caporaux, puis les -tirailleurs s’approchèrent des tables, empochèrent leur mince tas de -piastres, de piécettes, de sous et de sapèques. Ils saluaient, faisaient -demi-tour et s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient les -dettes du mois. Le règlement de comptes n’allait pas sans criailleries -et sans querelles. Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses -d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes soupes au vermicelle -ou grignoté de délicieux caramels aux amandes avait une tendance -déplorable à reprocher aux vendeuses d’avoir allongé sa note et -n’extrayait qu’à regret de sa poche les écus si péniblement gagnés. Tout -le long de la palissade s’échangeaient des protestations larmoyantes et -des injures. - -Mais cela ne dura pas: le paiement de la solde touchait à sa fin; les -rangs se reformèrent sous les flamboyants, et tout le monde fit silence, -dans l’attente des nouveautés promises. - -L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main sur la table, annonça que -lui, lieutenant, prenait à dater de ce jour le commandement de la -compagnie, le capitaine ayant achevé ses deux ans de Cochinchine et -devant s’embarquer, avant la fin de la semaine, à Saïgon; le -sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques et partait pour -Biên-Hoa, où l’on constituait de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se -trouvait rester seul officier à la compagnie, mais il comptait sur la -bonne volonté de tous et sur leur dévouement pour ne point succomber -sous le fardeau pesant de ses multiples attributions. - -Les figures ouvertes et réjouies des gradés européens, les larges -sourires des tirailleurs lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le -petit fourrier lut avec volubilité un considérable document auquel les -Français ne comprirent pas grand’chose, et les indigènes encore moins. -De la traduction hachée et filandreuse qu’en fit le sergent Cang la -lumière ne jaillit pas davantage. - -L’Aïeul donna quelques éclaircissements: le gouvernement de -l’Indo-Chine, persuadé de l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques, -avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs d’une compagnie à un -bataillon; le camp destiné à loger tout ce renfort serait construit dans -le terrain vague dit de «la maison Lacourse», où se faisaient -habituellement les exercices de service en campagne. Les tirailleurs de -la compagnie déjà présente au Cap seraient chargés de cette -construction. En conséquence, le «tableau de service» était suspendu, -l’exercice et les théories supprimés, et tous les jours de la semaine, à -l’exception du dimanche, consacrés aux travaux. - -Un murmure de joie courut dans les rangs et, sous l’œil navré de -l’adjudant Pietro, Hiên le Maboul frotta vigoureusement ses mains l’une -contre l’autre. - -Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait des groupes: les -bûcherons, qui couperaient dans la forêt les arbres les plus droits et -d’essence convenable; les charpentiers, qui débiteraient ces troncs en -madriers et en chevrons; les maçons, qui dalleraient le sol des cases; -les manœuvres, qui piétineraient la boue et la paille de riz pour en -faire du torchis, garniraient de ce torchis le clayonnage des murs et -les plafonds, attacheraient les faisceaux de paille sur les toits; les -terrassiers, enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes -spéciales mais dotés de bras musclés; à ceux-là incomberait la tâche de -pousser les wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux et fossés. -Parmi eux fut Hiên, à qui échut en partage le wagonnet nº 4, de moitié -avec son voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes fut placé sous -la direction d’un sergent français, secondé d’un sergent indigène et de -caporaux. L’Aïeul se réservait la surveillance générale des travaux, -dont il avait dessiné les plans. Quant à Pietro, dont les hautes -capacités se trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission de veiller -au maintien de la discipline sur les chantiers, mais sans avoir à -s’immiscer dans le détail des constructions. - -Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers, en fit l’appel, les -avertit de leurs fonctions nouvelles. Ce fut un moment de tapage -étourdissant, de numéros matricules vociférés à plein gosier auxquels -répondaient des «Présent!» non moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre -se rétablirent, et, dans le silence profond qui suivit, le sergent Cang -annonça que l’Aïeul, en l’honneur de sa prise du commandement, offrait à -chaque escouade une bouteille de _choum-choum_[10], et les rangs furent -enfin rompus, avec des cris et des gambades folles. - - [10] Alcool de riz. - - * - - * * - -Sur la terre battue, devant la maison de Cang, Hiên le Maboul et Maÿ -sont assis côte à côte; la nuit tombante résonne du bruissement de -l’écume sur le gravier de la plage, résonne aussi des chants des -tirailleurs, un peu ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon; à quoi -pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés par le soleil couchant? A quoi -pense-t-elle, tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue de toute petite -fille, une romance séculaire et mélancolique? - -L’amoureux, que ragaillardissent l’événement du jour et la gorgée -d’alcool qu’il vient d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur une -allégresse inusitée, et, subitement, il lui vient une idée géniale: -pourquoi n’offrirait-il pas à la fillette de goûter à son _choum-choum_? -Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le bol de faïence aux -doigts: - ---Sœur aînée, veux-tu boire du _choum-choum_ que l’Aïeul m’a donné? - -La chanteuse s’arrête court: est-ce bien Hiên le rustre, Hiên le -balourd, Hiên le Maboul, qui lui adresse cette proposition galante? On -lui a changé son sauvage! - ---Je veux bien en boire un peu! - ---Je vais chercher une autre tasse, réplique Hiên, émerveillé de son -succès. - ---Mais non! mais non! Je boirai dans ton bol... Ne te trémousse pas -ainsi: tu vas tacher ma tunique. - -Elle boit à petits coups et sourit, tout de suite échauffée et rose. - -Elle a souri! elle a souri! Elle a fait cette aumône imprévue au pauvre -honteux qui n’osait point tendre la main! Il n’en croit pas ses yeux et -il rit aussi, il rit bêtement... Imbécile, qui ne sait point que l’heure -fuit et qu’avec elle s’envole l’occasion unique! - -Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus et reprend sa petite -chanson triste, et Hiên le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche -ouverte et les bras ballants. - - - - -IX - - -Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé et respira bruyamment; la -sueur ruisselait sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les -côtes, trempait son pantalon de toile retroussé jusqu’au genou. Autour -de lui s’élargissait la tranchée creusée dans la dune; des tirailleurs à -demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées de terre dans des wagonnets -rouges ornés de numéros peints au coaltar. Le noir et barbu Castel, -campé sur la marge du fossé, encourageait les travailleurs de sa grosse -voix pacifique. Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient -des brises salées, où le soleil déjà haut dardait des rayons obliques, -transmuant chaque grain de sable en un diamant; nul refuge que l’ombre -maigre de quelques aréquiers déplumés échappés au coupe-coupe et à la -hache. - ---Hiên!... Nho!... appela un caporal. - -Hiên bondit sur ses pieds; il s’accrocha des deux mains au bord droit de -la benne; Nho saisit le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent le -wagonnet pesant sur les minces rails qui geignirent. A la sortie de la -tranchée, la voie changeait de direction; le wagonnet accéléra sa -course; les rails chantèrent plus âprement; les essieux mal graissés -grincèrent, la lourde caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa, -oscilla de nouveau et finalement reprit son aplomb. La voie filait tout -droit, désormais, à travers la rizière, jusqu’aux chantiers. - -Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans lâcher la plaque peinte au -minium et décocha une ruade amicale à son compère; Hiên lui répondit par -une bourrade sans méchanceté: ils se regardèrent et rirent de leur -plaisanterie inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine. -Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient, martelant de leurs -pieds nus les traverses de fer. - -Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint un galop insensé; ils -passèrent comme une trombe devant un sergent qui hurla des injures -indistinctes, devant des gardiens de buffles qui s’esclaffèrent au -spectacle de ces deux enragés, congestionnés et suants. Les roues -franchissaient avec un gémissement bref les joints craquants, broyaient -les cailloux rencontrés. La voie descendait maintenant en pente douce. -Hiên et Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire voiturer sans -effort et tirant la langue aux gens des wagonnets vides qui remontaient. - -Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus de l’ancienne rizière -les carcasses de ses cases inachevées et les toits de paille de ses -ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec fierté, comme si l’œuvre de -l’Aïeul eût été la sienne. - -L’œuvre prospérait: le remblai de sable fauve gagnait à vue d’œil, -comblait petit à petit la plaine boueuse et plantée de joncs où -grouillaient encore les serpents d’eau et les scorpions; sur le sol neuf -s’agitait la fourmilière des travailleurs affairés et criards: -terrassiers renversant dans la mare les wagonnets de sable, remorquant -des brouettes chantantes et vermoulues, traçant à la pioche les contours -des futurs fossés; scieurs de long débitant des planches; menuisiers -penchés sur leurs établis, rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer; -forgerons halant les manivelles des soufflets, cognant à coups de -marteau sur l’enclume, transformant des vieux morceaux de fer en outils. - -Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes seules étaient -achevées, une nuée de couvreurs improvisés groupaient en faisceaux des -feuilles de palmier d’eau et les attachaient aux chevrons avec des liens -de bambou; d’autres leur passaient la paille au bout de longues perches; -d’autres, accroupis sur leurs talons, tressaient des claies. - -Autour d’une case déjà couverte, les peintres s’escrimaient, -badigeonnant de chaux les cloisons de torchis sec et enduisant de -coaltar les poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse tournaient dans un -trou circulaire, piétinant de la boue et de l’herbe; deux tirailleurs, -installés à califourchon sur les vastes dos, encourageaient leurs -montures avec des cris et des coups de rotin sur les oreilles. - -Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une procession de fourmis, les -bûcherons rentraient de la forêt. Le casque en bataille, un sergent -pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait avec ses bras étendus -d’incompréhensibles signaux à des porte-mire indociles, et ses jurons -faisaient leur partie dans le concert étourdissant des brouettes, des -marteaux, des scies, des haches, des rabots. - -Debout à l’arrière du wagonnet dévalant la rampe, Hiên le Maboul huma -avec délices les odeurs de bois vert et de paille sèche que lui -apportait le vent: - ---C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec orgueil à son camarade. - -Nho répondit avec le même enthousiasme: - ---Oui, l’Aïeul est intelligent! - -Tous deux promenaient sur les chantiers en ébullition des regards -satisfaits. Absorbés dans leur contemplation béate, ils atteignirent -sans y songer le moins du monde le bas de la côte et, comme la voie -débouchait par un dernier virage dans le camp nouveau, le wagonnet, -abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux; les quatre petites -roues quittèrent les rails, la benne renversa sur le talus sa charge de -sable et les deux conducteurs négligents, ayant décrit dans l’air deux -trajectoires parallèles, furent engloutis par les joncs. - -Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie jusqu’aux genoux, -barbouillés de vase, braillant et gesticulant. Les pelleteurs et les -piocheurs, délaissant leur besogne, s’appuyèrent sur les manches de -leurs outils et saluèrent d’un rire formidable l’apparition des deux -amphibies noirs de boue et verts d’herbes aquatiques; puis, cédant aux -objurgations furieuses du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer -sur les roues le véhicule échoué dans le remblai. Cang fulminait: - ---Encore toi, Hiên! On ne fera jamais rien de toi, imbécile! Si tu ne -sais même pas pousser ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à -pétrir du torchis à la place des bœufs. - ---Sergent, c’est le wagon qui a déraillé! crièrent d’une seule voix -plaintive les deux victimes. - ---Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien; mais pourquoi a-t-il -déraillé? Parce qu’il est attelé de deux mulets également idiots et -également abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles! - -Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs jambières et de l’eau -bue par leurs habits, et défilèrent, déconfits de leur mésaventure et -grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait d’un œil narquois en -frisant ses moustaches. Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et -poursuivis par les huées de la compagnie entière, une autre équipe les -remplaçait déjà derrière leur wagon. - -L’Aïeul se remémorait tous les incidents analogues et les déboires plus -sérieux et les malchances inouïes qui, aux premiers jours des travaux, -avaient ralenti ou compromis le succès du camp nouveau-né. L’emplacement -choisi s’était trouvé marécageux et situé en contrebas de la route: il -fallait en surhausser le niveau par des apports de terre. Où prendre -cette terre? Les indigènes propriétaires des monticules proches avaient -demandé de leurs terrains des prix exorbitants; à force de négociations -ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une dune assez éloignée, -mais de dimensions respectables et tout à fait suffisantes, s’était -prêté par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison: il louerait sa -dune à la compagnie de tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce -mamelon aride au niveau des rizières voisines; il accepterait, en outre, -quelques piastres à titre de cadeau... Ainsi les deux parties -contractantes bénéficiaient également de l’accord conclu; une mine -inépuisable de terre était acquise au camp pour un prix dérisoire et -l’heureux propriétaire y gagnait un agrandissement de ses rizières. - -On avait alors commencé de poser la voie et des difficultés imprévues -s’étaient déclarées: on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles, de -plaques, de raccords; une fois établi le tracé définitif à travers la -plaine, les deux tronçons, parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient -à se souder exactement, et l’on avait peiné pendant des heures, à -rechercher la solution de ce problème inattendu. - -La mise en circulation des wagonnets avait été laborieuse. Les équipes -n’étaient pas dressées à leur nouveau travail; il se produisait des -catastrophes à chaque tournant un peu brusque, des essieux se brisaient, -des coussinets s’échauffaient. Un buffle avait chargé, un jour, et -défoncé un wagonnet. Après maints essais et recherches, pourtant, le -rendement s’était quotidiennement amélioré; il atteignait, à cette -heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés de la dune dans le -marais. - -Et les échafaudages savants balayés par le typhon! Et les charpentes qui -pendant la nuit avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient couchées -sur leur terre-plein comme des chevaux fourbus! Et le service forestier -qui se lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient bas ses essences -les plus rares! Et les briques qui n’arrivaient pas! Et les sampaniers -qui réclamaient, avec des sanglots dans la voix, le paiement de leur -solde que détenaient les bureaux lointains et peu pressés!... - -Toutes ces mésaventures et d’autres encore avaient pris fin. Tout -s’était tassé et l’Aïeul avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère, -de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces ennuis passés et -souriait, tout en regardant les deux camarades qui clopinaient, trempés, -boueux et mécontents. - -Il songea que, dans ces Annamites, prétendus fourbes et paresseux, il -avait trouvé de merveilleux ouvriers, gais, alertes, actifs, dont -l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans les minutes de -découragement. Il se rappela les pages amères que des écrivains avaient -consacrées à cette race perfide, abritée derrière l’éternelle ironie et -l’éternel sourire de ses yeux bridés, incapable de dévouement et -d’attachement. Il était fixé là-dessus: étaient-ils incapables de -dévouement ces petits soldats qui, sur un mot de lui, abattaient, matin -et soir, sous le terrible soleil de Cochinchine, une besogne dont nos -terrassiers d’Europe n’auraient point voulu, et n’espéraient cependant -ni journée de huit heures, ni augmentation de salaire? - -Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne le feraient-ils pas demain, -avec le même courage, pour son remplaçant, pourvu que celui-ci fût bon -et juste? Il savait que le mal ne venait point des vaincus, écrasés -jadis par leurs mandarins et tout prêts à saluer le Français comme un -libérateur; mais le conquérant n’avait-il pas parfois des crises de -brutalité, des caprices invraisemblables de tyran? Ainsi Pietro, qui, -s’il eût suivi l’exemple paternel, eût poussé dans les rues de Bastia ou -d’Ajaccio une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire et -plaisant, et très «gentilhomme», de bâtonner ces vilains. - -Le berger français conduisait ses moutons annamites à coups de matraque -et s’étonnait sottement de leur inattention et de leur indifférence -polie lorsque, dans un accès de sentimentalité touchante, il les -conviait à voir en lui un frère aîné, un père, un confesseur... - -L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement sur l’épaule d’un bûcheron -qui passait, trottinant, courbé sous un madrier; et l’autre déposa son -madrier sur le remblai et sourit à l’Aïeul de toutes ses dents laquées. - - - - -X - - -Blotti sous sa couverture jusqu’au menton, Hiên le Maboul regarde la -lumière pâle du jour naissant s’infiltrer à travers les lames du store. -Un coq effronté, qui s’est hissé jusqu’aux chevrons du toit, sonne sa -fanfare insolente, et les fanfares affaiblies des coqs sauvages nichés -aux buissons de la montagne répondent à son appel; et les notes -pimpantes du clairon, qui éclatent devant la porte, donnent, à leur -tour, la réplique au chant gaillard de ce clairon empenné. - -Hiên rejette sa couverture, bondit hors de la case, traverse au trot la -cour sablée où des oies déambulent avec une majesté ridicule; sans souci -du tumulte soulevé par son passage dans les rangs du cortège criard, il -se rue vers la vaste cuve cimentée qui, le matin, fait l’office de -lavabo pour les tirailleurs et, dans la journée, sert d’abreuvoir aux -bœufs et aux mulets. D’autres compagnons sont accourus avec lui pour -marquer leur place autour de la cuve. - -Ils défont leurs chignons, baignent dans l’eau froide leurs visages et -tordent et peignent en hâte leurs chevelures trempées; d’aucuns, d’une -civilisation plus raffinée, savonnent vigoureusement leurs cous et leurs -bras; d’autres enfin que nulle pudeur ne contraint, nus comme des vers -et comme des vers aussi se tortillant, se font lancer des cuvettes d’eau -sur le dos, sur les reins, les cuisses, et des camarades obligeants les -frictionnent et les massent. A peine sont-ils rhabillés, de nouveaux -arrivants leur succèdent et font les mêmes gestes, échangent les mêmes -plaisanteries, poussent les mêmes petits cris de saisissement. - -Toujours trottant pour faire la réaction, Hiên revient vers sa case; il -introduit la clé de cuivre qui pend à sa ceinture dans le cadenas à -sonnerie qui interdit aux mains étrangères l’accès de sa caisse noire -timbrée de chiffres rouges. Il revêt sa tenue de corvée, qui se compose -d’un pantalon troué et d’un veston crasseux; il se coiffe d’un chapeau -conique en feuilles de latanier, dont l’Aïeul lui fit cadeau et qui, -mieux que le petit salacco réglementaire, abritera sa grosse tête. - -Ses voisins exhibent des tenues pareillement fantaisistes et sales. Au -signal du clairon, la caravane s’organise, et Pietro en présence de -cette assemblée de loqueteux bigarrés, pleure les rassemblements -d’autrefois, dont son cerveau obtus ne perçoit point l’inutilité -actuelle. - - * - - * * - -On distribue aux groupes de travailleurs leur tâche et leurs outils. -Hiên, dont les fonctions sont invariables, se dirige vers le remblai; il -redresse la benne qu’il fit basculer hier soir, de peur qu’une pluie -malencontreuse ne vînt l’emplir d’eau pendant la nuit, et conduit vers -la dune le wagonnet nº 4, de concert avec son inséparable Nho. - -Il est six heures: jusqu’à huit heures, il galopera ainsi de la dune au -remblai et du remblai à la dune, alerte d’abord et trépignant comme un -poney dans l’air glacé du matin, puis moins loquace et plus lourd à -mesure que le soleil plus chaud rôtit davantage son dos maigre, mais -toujours acharné à sa besogne. Perché sur le châssis, il voit l’Aïeul -faire sa première ronde dans les chantiers: une ardeur nouvelle échauffe -ses veines et raidit ses muscles; il faut que le maître aimé voie -l’effort de son serviteur; il faut qu’il fasse oublier, d’un sourire ou -d’un mot, les fatigues des côtes escaladées en haletant, des virages -accomplis d’un élan, des culbutes évitées d’un tour de hanche. Et le -wagonnet nº 4 fait sur le terre-plein une entrée foudroyante et -triomphale sous l’œil amusé de l’Aïeul. - -Tandis que le lieutenant va vers d’autres ateliers, où son approche -détermine pareillement une recrudescence de zèle, tandis que les -terrassiers chavirent la benne de terre dans l’eau croupie, où nagent -les joncs pourrissants, et grattent avec leurs pioches la caisse de -tôle, Hiên déclare à son compagnon d’un ton confidentiel: - ---L’Aïeul m’a souri! - ---A moi aussi, prétend l’autre. - -«Pauvre niais!» pense Hiên en haussant les épaules, mais ne voulant pas -s’attarder à discuter avec ce faible d’esprit qui a pu se croire l’objet -d’une faveur évidemment réservée à lui, Hiên. - -La pause: un coup de clairon prolongé prévient les tirailleurs qu’ils -ont acquis des droits à un repos de dix minutes; ils abandonnent les -chantiers avec de farouches clameurs de joie. Des marchands ont installé -sur les talus de la route des éventaires chargés de sucreries et de -fruits: chaque éventaire devient le centre d’un cercle animé -d’acheteurs, qui, pour quelques sapèques, garnissent leur panse creuse. - -Hiên, toujours affamé, avale trois soucoupes de riz sucré et baignant -dans un étrange sirop brun; il convie généreusement son collègue Nho à -partager sa dînette. Repu et dispos, il fume une cigarette avec des -mines épanouies de gros rentier. Les paysans qui retournent à leurs -villages épars dans la brousse déposent sur la chaussée leurs paniers de -rotin, et le vaniteux Hiên, écoutant les exclamations laudatives de ces -braves gens qu’ébahissent les mirifiques bâtisses, se rengorge et tend -le jarret. - - * - - * * - -A dix heures, la caravane des gueux dépenaillés reprend la route de -l’ancien camp. Le vigoureux Hiên que n’a point rassasié le léger repas -du matin, imagine, chemin faisant, les grillades dorées, les sauces -succulentes, le _nuoc-mâm_ parfumé qui, tout à l’heure, sous l’auvent de -la case du sergent Cang, réjouiront son palais et réchaufferont son -estomac. - -Tout à l’heure, la chique de bétel aux dents, il s’assiéra sur la levée -de pierres sèches, à côté de la mystérieuse Maÿ, et contemplera -furtivement les yeux de son aimée, profonds et changeants comme la baie: -sous le regard de ces yeux singulièrement luisants, il retrouvera sa -timidité de rustre, et les paroles d’amour qu’il rêve de murmurer -mourront sur ses lèvres comme les lignes d’écume sur la plage -jaunissante. Il sera heureux, cependant: car l’énigmatique fillette n’a -plus pour lui ni mots cruels, ni coups d’œil méprisants. Ignorant ce qui -se passe dans ce petit cerveau de chatte, il se taira, maladroit sans le -savoir, et, jusqu’à l’heure de la sieste, jouira de la présence chère, -des vagues couronnées d’écume, du ressac chantant sur le sable. - - * - - * * - -L’après-midi a fui, pareil au matin, depuis le réveil de la sieste -jusqu’à la cigarette fumée sur la levée après le repas de cinq heures. - -Hiên, débarbouillé, et resplendissant dans ses vêtements propres, se -hâte vers la maison de l’Aïeul, parmi les ricins et les cactus. C’est là -que se passent ses soirées; ce vieux grognon de Bèp-Thoï l’a mal -accueilli d’abord, mais finalement s’est laissé attendrir par la -soumission et l’humilité du visiteur et la douceur ingénue de son -éternel sourire canin. Du reste la recrue rend de multiples petits -services au vétéran. - -Ils sont devenus de vrais amis, bien que l’incorrigible Bèp-Thoï ait -conservé la regrettable habitude d’adresser à son élève des sermons -grondeurs. Ensemble ils vont tirer de l’eau au puits; assis sur la -margelle, à l’ombre du manguier, ils devisent, c’est-à-dire que l’ancien -narre intarissablement ses campagnes, et la recrue écoute, bouche bée. -Ensemble, dans l’appentis de planches où Bèp-Thoï s’est installé un -appartement, ils brossent, astiquent, fourbissent. Ensemble ils balaient -la chambre de l’Aïeul, mettent de l’eau propre et des fleurs d’hibiscus -dans les vases japonais, époussètent les bouddhas. - -Pendant que le minutieux Hiên étrille le folâtre Annibal qui danse dans -son box, Bèp-Thoï lui prodigue les conseils chagrins, récrimine sur -l’incapacité reconnue de la jeune génération; à l’appui de son dire, le -vieux abonde en proverbes et citations, et, plus fréquemment, en -anecdotes interminables et sans lien quelconque avec le reste de son -discours. - -Aujourd’hui l’Aïeul a décidé de faire un tour en voiture. Les deux -compères extraient du hangar le panier de rotin verni, font reluire les -glaces des lanternes, les cuivres des boucles, les aciers des -gourmettes, promènent des chiffons de laine sur les cuirs fauves. -Annibal est amené hors de son écurie, poussé poliment entre les -brancards et revêtu de son harnais. - -L’Aïeul s’empare des rênes et du fouet et offre une place à ses côtés au -glorieux Hiên, qui remplira les fonctions de groom. Campé sur le perron, -Bèp-Thoï les regarde partir en grommelant. - -Le petit cheval a commencé par témoigner d’intentions saugrenues: il a -secoué d’un talus à l’autre la voiture légère, a foncé, tête basse, -contre les chiens et les poules qui s’attardaient sur le chemin, s’est -arrêté pour croquer de jeunes pousses de bambou pointant le long des -haïes. Il s’est montré capricieux et parfaitement insupportable, mais la -mèche du fouet, caressant sa crinière hirsute, a calmé ces velléités -d’indépendance et de fantaisie. Il trotte maintenant avec sagesse, la -croupe ondulant régulièrement de droite et de gauche, les oreilles -relevées: - ---Belle soirée! déclare l’Aïeul, allumant sa pipe. - ---Belle soirée! répète avec conviction Hiên, tenant comme un cierge le -fouet qu’on lui remit pendant l’allumage de la pipe. - -Belle soirée, en effet, parfumée et rafraîchie par la brise venue des -montagnes d’Annam, dont l’azur s’assombrit sous le ciel rose. Devant les -boutiques du marché, de vieux Chinois ridés, la petite tresse enroulée -sur le front, sont assis sur des escabeaux de bambou et bavardent; une -Cantonaise chemine péniblement sur le trottoir, heurte les minuscules -pointes de ses sabots peints aux briques bossues. Des garçonnets jouent -au bacouan avec des sapèques, et les petites filles, debout derrière -leurs futurs seigneurs et maîtres, contemplent avec des yeux de -convoitise les piécettes de cuivre percées d’un trou carré. Un milicien -fait les cent pas dans la halle déserte, donnant en spectacle aux seuls -moineaux des gouttières ses airs solennels de gendarme en faction et ses -beaux mollets saillants sous les bandes de cotonnade bleue. - -Des congaï jacassent comme des perruches devant l’étalage d’un bazar -hindou. L’Aïeul s’amuse des œillades qu’elles lui décochent à l’ombre de -leurs mouchoirs de soie rouge, des poses habilement calculées pour faire -bomber sous la tunique noire les jeunes poitrines et les hanches -pointues et pour faire valoir sous le pantalon flottant les pieds menus -pris dans des mules de velours brodé. - ---Même chose madame français! murmure-t-il, empruntant à ces demoiselles -faciles leur jargon coutumier. - -Le quartier est très mal fréquenté: après les congaï, voici les mousmés. -Fardées, poudrées, une fleur piquée dans les coques luisantes et -artistement échafaudées, elles rappellent à s’y méprendre les poupées -japonaises vendues à la douzaine sur les quais de Marseille, à cela près -que les kimonos à fleurs et à personnages sont de crêpe de Chine. -Difformes avec la haute ceinture à nœud bouffant sur les reins, elles -sont rangées en file paisible et rieuse sur l’obligatoire canapé de -bambou, attendant le client sans dégoût ni joie, honnêtes commerçantes, -en somme, qui jugent que leur métier en vaut bien d’autres et n’est pas -moins honorable. - -De bons rires animent les petits yeux bridés et creusent des fossettes -dans les grosses joues peintes. Hiên soupçonne que ces gamines se -moquent de lui et leur jette un mauvais regard de bouledogue hargneux et -qui montre ses dents. La colère visible de cet impayable groom redouble -l’hilarité qui devient suraiguë. Annibal s’en émeut, et, couchant les -oreilles, emporte en trois temps de galop le panier vers des allées plus -calmes. - -La vie annamite bruit derrière le rideau de bananiers: querelles de -ménagères, grognements de porcs, plaintes d’enfants, aboiements de -chiens errants, gémissements de guitares, ronflements de tam-tams, -tintements de clochettes dans les pagodes, dont les dragons émaillés -contemplent par-dessus les larges feuilles retombantes, l’avenue qui -s’obscurcit. Au seuil des maisons de thé, des rhapsodes aveugles raclent -du violon à deux cordes et psalmodient les couplets innombrables d’une -romance populaire, s’interrompant pour clamer d’éloquents appels à la -pitié des consommateurs. Ceux-ci, rebelles à l’attendrissement, -continuent de savourer leurs tasses de thé. L’Aïeul lance aux chanteurs -une poignée de sous qui sonnent dans l’écuelle de fer-blanc et Hiên le -Maboul s’émerveille en silence de la générosité de son maître. - -Plus loin, d’autres baraques, pâtisseries, rôtisseries, restaurants -rustiques,--un toit de paille posé sur quatre pieux,--regorgent de -clients bavards et tapageurs: tirailleurs à salacco rejeté sur la nuque, -miliciens à bandes molletières bleues, boys à vestons irréprochables et -à figures inquiétantes. Plus loin le fabricant de cercueils, Chinois -replet et de mine réjouie, rentre dans sa boutique ses caisses -rectangulaires: pauvres caisses de bois de jaquier à l’usage du simple -coolie, caisses de bois de fer pour notables, mandarins et capitalistes. - -La voiture pénètre dans la forêt où tombe la nuit. Les arbres, les -taillis ne sont plus que des masses confuses, recroquevillées, -semble-t-il, pour le sommeil. La route sablée amortit le grincement des -roues et le choc régulier des sabots. Hiên le Maboul, extasié, écoute le -souffle imperceptible de la forêt: feuilles mortes qui se détachent avec -un bruit sec et frôlent le tronc moussu, fougères que le soleil a -rissolées et qui s’étirent au premier contact des ténèbres froides, -poules sauvages qui écartent les buissons pour se faufiler jusqu’à leur -nid, miaulements rauques de chats-tigres en quête d’amour, galops -étouffés de sangliers à travers la vase des palétuviers. Il aspire de -toutes ses narines l’odeur puissante de l’humus pourrissant, les relents -de bêtes fauves, les parfums de fleurs de citronnier qui flottent dans -l’air immobile. Silencieux et les mains sur les genoux, il écoute, sent, -voit vivre la forêt: il sait que, dans l’obscurité croissante, les -faisans, fous de peur, juchés sur les branches des banyans, guettent -l’approche du renard, forban muet à robe de velours pâle, ou du python, -magicien aux yeux verts; il sait que les panthères rampent dans les -hautes herbes de la clairière vers la harde de cerfs paralysés et -affolés. - -L’Aïeul ne sait pas toutes ces choses; mais la nuit palpitante et -criblée de lucioles, les étoiles d’or aperçues à travers la voûte des -branches sombres lui versent dans l’âme une joie sereine et paisible, et -il en jouit en sage. - - * - - * * - -Annibal a réintégré en valsant d’allégresse son écurie où l’attend son -régal préféré: du paddy mouillé et de jeunes rameaux de bambous. La -maison de l’Aïeul, dont les portes-fenêtres sont ouvertes à deux -battants, flamboie; les bougies des lanternes chinoises tamisent à -travers le papier huilé une clarté discrète, mais les grosses lampes de -bronze posées sur les socles de bois laqué illuminent jusqu’à la -véranda. - -L’Aïeul, épicurien sans prétention, qui goûte les plaisirs de la table -et sait apprécier l’esthétique d’un repas bien servi dans un décor -soigné, finit de dîner. Bèp-Thoï, maître d’hôtel inimitable, trottine, -la serviette sous le bras, de la salle à manger à la cuisine, où trône -parmi les casseroles le brave A-Gyoc, artiste de valeur, encore que -modeste. Hiên, maître Jacques convaincu, a troqué ses attributions de -groom contre celles de _boy-panka_, dont il s’acquitte avec une égale -dignité. - -Tout en halant la ficelle que ses doigts ont quelque peu noircie, il -s’ébahit de la nappe blanche que nulle tache ne déshonore, du cristal -taillé des carafes et des verres que la glace décore de buée, de -l’argenterie miroitante et scintillante, des tasses chinoises où fume le -café, des boîtes brunes où sont couchés, côte à côte, les cigares -habillés de somptueux papier d’argent. - -L’Aïeul lui fait signe de lâcher sa ficelle et d’approcher; il accourt -et l’Aïeul lui montre une jolie pile de piastres neuves aux tranches -vierges. - ---Voilà pour toi! dit-il. - ---Pour moi! s’écrie Hiên, abasourdi; pour moi! - ---Pour toi, petit frère! Tu ne penses pas que je te laisserai soigner -mon cheval et m’éventer pour l’honneur seulement. Ces piastres sont à -toi: tu les as bien gagnées. - ---Aïeul vénérable, je ne veux pas de ton argent. Je n’accepte de toi -qu’une chose: la permission de vivre ainsi à tes côtés, demain et -toujours. Tu m’as tiré de la boue, tu m’as protégé contre les méchantes -gens qui me persécutaient, tu as fait entrer dans ma pauvre tête un peu -de science et de lumière; tu as été pour moi plus qu’un frère aîné et -plus qu’un père, et je t’aime comme le chien de berger aime son maître. -Laisse-moi te remercier à ma façon, en m’occupant des objets qui -t’appartiennent, en entourant ta personne de soins et de dévouement: -c’est encore une joie pour moi que de respirer dans cette maison qui est -à toi, de tirer ce _panka_ qui est à toi, de faire briller la voiture -qui est à toi... Et moi aussi, je suis à toi comme un esclave à son -propriétaire. - ---Je sais que tu es un brave garçon et je n’ai pas voulu t’offenser. -C’est un cadeau que je te fais, comprends-tu? Avec cette petite somme tu -pourras, selon ta fantaisie, grignoter des friandises pendant les pauses -ou t’acheter une pipe à eau. Garde ces piastres... - ---Mais, vénérable Aïeul... - ---Comment?... Refuserais-tu un cadeau de moi?... Mets cet argent dans la -poche de ton veston. M’entends-tu? - ---Oui! oui! gémit Hiên. - -Et il empoche fébrilement cet argent maudit, qui a failli faire gronder -sur sa tête, pour la première fois, la colère de l’Aïeul. Celui-ci se -rassérène et reprend le ton amical: - ---Où en sont tes amours? - -Comment confesser qu’il n’y a rien de changé à la situation? - ---Heu! heu! souffle piteusement le tirailleur embarrassé. - ---Je parie que tu n’as encore rien trouvé à dire à ta bien-aimée... -Avoue-le! - ---Je n’ai encore rien dit, avoue le pauvre amoureux. - ---Mais, mon bon ami, comment veux-tu que tes affaires marchent, si tu -n’apportes pas plus d’entrain à la besogne?... De l’audace, que diable! -Fais ta cour à cette petite fille, dis-lui entre chien et loup des -choses aimables; fais-toi valoir de toutes façons, montre-lui que tu es -un homme. - ---C’est ça! s’écrie Hiên, électrisé et qui se sent un courage inconnu; -je lui parlerai!... - -Promesse en l’air! vantardise de poltron! La lune, qui a haussé -par-dessus les plumets des aréquiers son disque blême, semble ricaner. - - - - -XI - - -Décembre vint, avec son cortège de fêtes chômées, chrétiennes et -bouddhiques, désastreuses pour l’avancement des travaux, mais bien -accueillies par les tirailleurs. Hiên se réjouit plus particulièrement -de ces congés supplémentaires qui lui fournissaient l’occasion de passer -de longues heures auprès de Maÿ et de l’Aïeul... - -La veille de Noël, au rapport de dix heures, le maussade Pietro informa -la compagnie assemblée que le lieutenant accordait la permission de -l’après-midi. - -Cette perspective de liberté inattendue provoqua de sourds murmures de -joie, que réprima aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse du -tyran. - -Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette et sa chique de bétel et -courut chez l’Aïeul. - ---Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï;--nous avons un invité, le vieux -bonze des catholiques, un drôle de bonhomme barbu et qui rit toujours en -tenant sa barbe à deux mains. Tu vas m’aider à mettre la table, et, -pendant le déjeuner, tu rempliras les verres de glace... Veille à ne pas -mouiller la nappe; sinon, tu auras de mes nouvelles! - ---Mais je ferai sûrement des bêtises!... - ---J’aurai l’œil sur toi. - -Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait et tâchait de se remémorer -les principes que lui inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux, -et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses grosses mains de -bûcheron, l’apprenti n’eut à se reprocher qu’une maladresse -insignifiante: un bloc de glace précipité sur le carreau. - -Le dessert venu, il put, respirant à son aise, retourner à son escabeau -de _boy-panka_ et, tout en allongeant et pliant le bras, examiner le -«drôle de bonhomme». - -Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire en Cochinchine depuis -trente ans, le P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours de ces -trente années, quitté son poste pour revoir la France. Son grand corps -maigre et osseux, dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait -pourtant n’avoir point souffert de l’exil; le terrible soleil n’avait -réussi qu’à jaunir et tanner la figure où souriaient les yeux vifs sous -les sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus de la bouche -noyée de moustaches et de barbe grisonnantes. - -L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et le dévouement -inlassable du prêtre; le P. Siméon estimait la franchise et la rectitude -de jugement de l’officier athée. Tout avait contribué à faire du vieux -missionnaire et du jeune lieutenant une paire d’amis vrais. Leur amour -commun des humbles et des simples avait déterminé le premier pas vers -l’amitié; puis ils s’étaient découvert des sympathies littéraires -communes: tous deux latinistes fervents, l’un par éducation -professionnelle, l’autre par goût, «annamitophiles» convaincus, après -comparaison entre l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen, -il leur arrivait d’abandonner Lucrèce pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour -Catulle. - -Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux qui tapaient à sa porte, -de faire appel à la bourse de l’officier; et, celui-ci refusait ensuite -obstinément de se rappeler les prêts consentis, mais blâmait sévèrement -l’emprunteur d’avoir cédé au premier affamé venu la totalité des -piastres à lui avancées pour son particulier entretien. - -Suprême trait d’union, enfin: tous deux fumaient la pipe; suprême cause -de querelles aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un crime à son -jeune confrère de fumer des cigares, injure grave à Sa Majesté la pipe, -qui n’admet point de partage. - -Tout en buvant un merveilleux marc de Bourgogne quinquagénaire, que des -cousins charitables envoyaient au prêtre, ils se harcelaient -d’épigrammes. - ---Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les Annamites, qui sont des -bouddhistes, du terme méprisant de païens?... Et moi aussi, je suis un -païen! - ---Des païens comme vous valent mieux que bien des catholiques. - -Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de la case, considérait la -misérable église de torchis et prenait à partie joyeusement son vieil -ami: - ---Comment se fait-il, Père Siméon, que vous vous prélassiez dans une -maison de pierres, de briques et de tuiles, alors que le bon Dieu -grelotte sous un toit de paille? - ---Mon cher ami, les donateurs généreux qui m’ont logé dans ce palais ne -m’ont point consulté, et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai -construite et les fonds n’abondaient guère... Du reste, je vous -répondrai que le bon Dieu est accommodant: il voit mes intentions et se -contente de la paille. - ---Peut-être même trouve-t-il les choses bien arrangées de la sorte, -estimant que son ministre est mieux à sa place sous le toit de tuiles -que lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes et ne redoute ni les -fourmis ni les scorpions. - ---Taisez-vous, blasphémateur!... - -En ces débats, leur amitié ne faisait que se consolider sans cesse, et -le P. Siméon, que trente années d’exil auraient dû endurcir, ne -prévoyait pas sans un véritable chagrin qu’un jour viendrait où cet -aimable et franc compagnon le quitterait. - -Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant la corde du _panka_, examinait -avec une curiosité infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait à -l’Aïeul une requête: il existait, croyait-il, au camp, une splendide -collection de lanternes de papier peint fabriquées jadis par les -tirailleurs, lors d’un concours: ne serait-il pas possible de prêter ces -lanternes au missionnaire, qui les emploierait à illuminer son église -pendant la messe de minuit? - ---Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes sont l’œuvre de mains -païennes! - ---J’y songe, j’y songe, mon ami... elles ne pourront qu’être sanctifiées -par leur court séjour dans mon église. - ---Elles seront chez vous à trois heures. - ---Merci... Et vous-même, viendrez-vous admirer l’effet de vos lanternes? - ---J’irai voir la sortie de la messe. - ---C’est déjà un progrès. - ---Un progrès sans lendemain! - ---Vous y viendrez! - ---J’en doute! - ---Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux de la vie et seul le dogme de -la résurrection peut vous consoler de vieillir et de mourir! - - * - - * * - -Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent pour voir ce qui se -passe à l’intérieur de l’église. Hiên le Maboul, que ses gros poings et -sa haute taille désignent au respect, ne quitte point le premier rang -des curieux; insensible aux poussées, il regarde avec des yeux naïfs, -agrandis encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau que lui -propose la pagode catholique. - -Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec son toit de paille posé -sur des piliers mal équarris, mais, telle quelle, elle éblouit le simple -tirailleur que ravissent les girandoles de lanternes luisant entre les -poutres, les alignements de verres de couleur encadrant les fenêtres -béantes et veuves de vitraux, les rustiques tableaux du chemin de la -croix, le lustre de fer-blanc découpé. De loin l’autel produit un effet -prodigieux, avec ses cierges clignotants devant lesquels évoluent -majestueusement la chasuble brodée du prêtre et les calottes rouges des -enfants de chœur; non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls -chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable accent par les -petits métis de l’école des Frères. - -Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus, aperçoit les chanteurs, -têtes rases et figures jaunes, assemblées autour de leur chef, grand -diable maigre tout habillé de noir; il distingue les cornettes blanches, -les robes de bure bleue des Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes -s’entassent sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs talons, tantôt -prosternés, le front et les coudes contre le sol. Aux conquérants la nef -est réservée: catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont eu garde -de manquer à cette cérémonie, les uns par conviction, les autres parce -que la messe de minuit représente une distraction qui en vaut bien une -autre. Les corsages de soie claire des pieuses femmes de fonctionnaires -et de colons voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des braves et -peu convaincus «marsouins»; les smokings des pilotes et commis de -résidence avec les dolmans des officiers. - -Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son lieutenant. L’Aïeul, incliné -sur les rochers de carton peint de la crèche, dénombre avec -attendrissement les pasteurs de plomb poussant parmi les sapins de -mousse leurs moutons de bois aux pattes raides, les anges de cire rose -suspendus par des fils au-dessus de la grotte où les Rois Mages de -plâtre adorent une poupée de biscuit, l’Enfant Jésus... Et leur suite -attend dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons de neige qui -sont des tampons de coton: étrange suite où fraternisent des licteurs -romains armés de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la -troisième République. Cependant une incroyable ménagerie d’animaux -domestiques et féroces entoure la cohorte des gardes, lions, tigres, -girafes, éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de toutes -dimensions et de toutes matières, depuis le caoutchouc aristocratique -jusqu’au celluloïd plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté -leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux, après tout, et, -rangés sur la même ligne que les Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus -d’un œil immuablement stupide. - - * - - * * - -Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie quelconque le différenciât -aux yeux de Hiên d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour de l’an -annamite. - -Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait -brûler des bâtonnets d’encens sous l’appentis afin de se concilier les -bons et les mauvais esprits, coururent allumer des files de pétards -devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en sursaut. - -Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent devant lui, et, -l’ayant salué avec ensemble, lui offrirent des bananes, des oranges et -des œufs frais; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche grisonnante, adressa -une longue harangue à son chef: - ---Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle: puisse-t-elle conserver à -tes serviteurs un maître tel que toi!... J’ai de longues années de -service: j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois, puis contre -les Pavillons-Noirs; en ce temps-là, il n’y avait point encore de -tirailleurs tonkinois... J’étais alors ordonnance d’un capitaine que les -pirates tuèrent d’un coup de fusil: je ramenai son corps et j’eus la -médaille du Tonkin. Puis je servis sous les ordres de beaucoup de -lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais dont j’ai oublié les -noms; j’ai fait la guerre à leur suite, dans la plaine de Lam, puis sur -le Mékong, puis au Siam... Maintenant me voilà âgé; le mousqueton -commence à se faire pesant sur mon épaule, et bientôt je n’aurai plus -d’autre distraction que de me rappeler tous les officiers avec qui j’ai -combattu et marché. Parmi tous ceux-là, que j’ai servis en fidèle -soldat, tu es au premier rang dans mon affection: je pense que ton -départ sera pour moi un plus cruel deuil que la mort de mon père et de -ma mère, car je t’aime plus que mon père et ma mère... A toi de parler, -Hiên! - -Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa du coude son camarade. -Hélas! de la brève allocution qu’il avait cependant apprise, mot à mot, -pendant des semaines, il ne restait plus une bribe dans le cerveau -rebelle du malheureux Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour: «Vénérable -Aïeul, voici l’année nouvelle...», il resta court, tremblant et suant. - ---C’est bien! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux de braves gens. Toi, -Bèp-Thoï, tu es le modèle des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un -excellent garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau vous donne le -bonheur... - -Dehors éclatèrent des pétards et des voix résonnèrent sous la véranda. -La porte fut ouverte à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie -entière massant au bas du perron ses salaccos plats, étincelants, et ses -figures noires. Une formidable acclamation salua l’apparition du -lieutenant derrière la balustrade. - ---Heureuse année, vénérable Aïeul! - ---Heureuse année, petits frères! - -Puis tous firent silence afin de laisser parler le sergent Cang. - ---Aïeul à deux galons, que l’année te soit bonne comme tu as été bon -avec tes soldats! Qu’elle te donne la félicité et la gloire... Quant à -nous, nous serons heureux tant que tu demeureras avec nous, car ta -présence est la garantie de notre tranquillité, de notre paix. Tu es -notre bonheur: avant ton retour qu’étions-nous? Des gueux misérables et -courbés sous les injures. Nous ne savions plus rire et la seule pensée -des choses que nous allions dire nous décourageait de causer entre nous -comme autrefois. Nous étions plus tristes que des pierres et plus -humiliés que des chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter, gagner -la brousse, et d’autres qui rêvaient de se mettre le canon de leur -mousqueton dans la bouche et d’en finir... Est-ce vrai, frères cadets? - ---C’est vrai! c’est vrai! rugit la compagnie. - ---Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux qui méditaient de se tuer -retardaient leur fuite ou leur suicide dans l’espoir que tu -reviendrais... Tu ne revenais pas: on interrogeait les sampaniers -descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang; ces gens-là disaient -qu’on ne te reverrait jamais, car tu étais monté sur la grande montagne -d’Annam où sont embusquées des tribus de sauvages nus et des légions de -méchants esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient avec -nous. - ---C’est vrai, ils pleuraient! gémit le chœur, à ce rappel de la terrible -époque. - ---Et tu es revenu! Les chiens qui rampaient, l’échine tremblante, ont -relevé le nez, gambadent en aboyant de contentement. Personne n’a -déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil dans la bouche... Ah! -comme les clairons sonnaient gaillardement sur la route du camp, le -matin où tu reparus parmi tes tirailleurs! Comme les rires s’envolaient -jusqu’à la cime des aréquiers! Et moi, vieux sergent presque blanc de -barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant à ma place de -serre-file, des larmes de joie: car je savais bien que le mauvais rêve -avait pris fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque et je me -disais, pleurant comme un imbécile: «Puisse-t-il, puisse-t-il rester -avec nous!» Et maintenant je te dis encore: «Reste avec nous désormais!» - ---Reste! reste avec nous! supplièrent les tirailleurs. - ---Je tâcherai, dit l’Aïeul. - -Des cris d’allégresse montèrent des cactus piétinés et les pétards -firent rage. - -Et Hiên répétait: - ---Reste! reste, Aïeul à deux galons! - - - - -XII - - ---L’Aïeul dort toujours? demande Bèp-Thoï, assis sur les carreaux de la -véranda et rafistolant des cannes à pêche. - ---Toujours! répond Hiên, qui plonge un regard curieux à travers les -lames disjointes des persiennes. - -Hiên se rassied et tend à son compagnon les cordonnets tressés, les -crins et les hameçons: - ---L’après-midi est chaud, soupire-t-il. - ---Oui, mais il y a de la brise: l’Aïeul aura beau temps pour la pêche. - ---Oui! beau temps pour la pêche! Quand le soleil pénètre l’eau, les -poissons viennent se chauffer près des roches, et l’on en prend des -quantités, parce que la lumière les aveugle et qu’ils ne distinguent pas -le pêcheur... L’Aïeul en rapportera son plein panier. - ---Il ne rapportera rien du tout... On voit bien que tu n’as jamais été à -la pêche avec lui!... Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre un -livre: il exhale de grosses bouffées de fumée bleue qu’il s’amuse à -suivre de l’œil, lit une page de son livre, lâche son livre pour -regarder les vagues en sifflotant d’un air content; sa pipe éteinte, il -la rallume et recommence... Tu verras ça tout à l’heure... Quant au -poisson, il mange les appâts tout à son aise, et si, par hasard, -l’hameçon résiste, l’animal a tout le loisir de se décrocher ou -d’emporter l’engin avec lui. - ---Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là? - ---Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à l’ombre et dormir. A ton -réveil, l’Aïeul sera parti; tu retireras les lignes et tu rentreras: -voilà tout!... Tu peux bien te dispenser de prendre un panier. - ---Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul a bougé. - -Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre. Sur la natte de rotin -multicolore, l’Aïeul s’étire et bâille: la sieste a été longue et le -sommeil invincible pèse encore sur les paupières. Mais le vieux -tirailleur a poussé sans bruit la porte, qui livre passage derrière lui -au jour éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên s’encadre dans -l’embrasure. - ---Les lignes sont prêtes! - -L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève décidément, très à son aise -dans le pyjama de tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air frais. -Après avoir barboté dans son _tub_, il s’habille de toile kaki et écoute -patiemment les sages discours de son vieux _boy_. - ---Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche sèche et nue; la dernière fois -que tu es allé à la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues -écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde à le laver. - ---Entendu, vieux Bèp! - ---Et puis, veille à tes lignes: elles reviennent toujours sans un -hameçon et même sans un crin. - ---C’est compris!... Que veux-tu encore que je fasse pour te complaire? - ---Prends garde aux coups de soleil: mai est proche! - ---C’est bon! c’est bon!... Partons, Hiên! - ---Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul? - ---Mais oui!... En voilà, une question!... J’espère bien rapporter une -friture magnifique... quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux. - ---Il y avait un peu de ta faute, geint ce grognon de Bèp-Thoï. Au lieu -de surveiller le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les vagues -aller et venir. - ---Je t’assure que je suis très attentif à ma besogne; je n’ai pas de -chance, que veux-tu?... - - * * * * * - -L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe aux dents, et un livre sous -le bras, et Hiên trotte derrière lui, équipé comme pour une lointaine -campagne de pêche: des lignes jalonnées de bouchons rouges dansent sur -son épaule droite, une épuisette sur son épaule gauche; des bidons, des -boîtes à vers, des paniers à poissons s’entre-choquent sur ses hanches -et sur ses reins avec un tapage de ferraille. - -Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs. Sur les hautes branches -des banyans, les cigales chantent éperdument leur hymne interminable à -la chaleur; des tourterelles s’appellent doucement, d’une dune à -l’autre, par-dessus les rizières; des huppes s’amusent à lancer leur cri -précipité aux échos de la forêt, qui le redisent d’une voix accablée et -assourdie; des perruches se querellent, enrouées comme des concierges. -Il fait atrocement chaud: les palmes des aréquiers, comme lasses, -inclinent vers le sol leurs feuilles repliées et flétries; les bananiers -prennent des poses vaincues de saules pleureurs; les cosses des -flamboyants crèvent avec des détonations brusques; les fleurs des -frangipaniers tournoient et roulent dans la poussière du chemin qui -ensanglante leurs lèvres blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du -bétel; les hibiscus prudents ont refermé leurs pétales autour du pistil, -dont la pointe seule apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert -tendre. - -Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent entre les joncs, un -chœur de grenouilles maudit la sécheresse avec une éloquence bruyante. -Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont élu pour y dormir les -degrés de brique de la fontaine et baignent leurs flancs décharnés et -palpitants aux flaques d’eau que le soleil n’a pas bues encore. Derrière -les stores mi-levés des cases, se balancent des hamacs d’où pendent des -jambes nues de fillettes. - -L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long des murs trop blancs où -sommeillent les margouillats gris, insoucieux du vol strident des -moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche venue de l’ouest et -de l’océan Indien. Fête de lumière et de couleurs: l’azur éblouissant du -ciel se confond avec l’azur de la mer; la flottille de sampans découpe -nettement sur l’eau bleue ses vergues brunes, ses cordages d’aloès -marron, ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres et qui se -dandinent au passage de la houle moirée; la montagne dresse plus haut -dans l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de verdure neuve. - -Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur mire au soleil l’or de -ses mosaïques et l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent -des fleurs géantes écloses aux branches des lilas du Japon, les ardoises -de l’Hôtel Ollivier scintillent entre les cimes des eucalyptus. Des -pêcheurs, autour d’un sampan échoué, cognent à coups de maillet le -bordage sonore, rythmant la mélopée que module leur chef; le ressac -bruissant entre les galets de la plage chante en sourdine avec eux. - -Devant la maisonnette du sergent Cang, voici Maÿ accroupie à l’ombre et -bâillant. - ---Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons? - ---Je vais à la pêche, sœur cadette. - ---Il fait beau temps: le poisson abondera. - ---Heu! heu! - ---Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner: je m’ennuie à la -maison; il fait chaud ici et j’ai envie de me promener. - ---Viens avec nous. - -La fillette bondit et emboîte le pas aux deux hommes. Tout en marchant, -elle remarque l’air pénétré de Hiên, entend la musique infernale que -font les instruments de fer-blanc attachés à la ceinture du tirailleur, -et rit comme une source. Hiên se retourne, soupçonneux. - ---Pourquoi ris-tu? - ---Tu ressembles au mât de cocagne que l’on avait planté au marché, le -jour du Têt. - -A cette comparaison moqueuse, mais juste, le pauvre diable ne trouve -rien à répondre, et, tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes -dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure encore, sous le soleil -ardent, il portait si vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules, -et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit habituellement sa -place, Hiên se débarrasse avec joie de l’attirail qui le rendit -grotesque aux yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes, arme les -hameçons de hideux vers rouges, assujettit les cannes avec de gros -cailloux. - -Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de bambou, éventée par le souffle -du large! L’Aïeul oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï, a -jeté son dévolu sur une large pierre tapissée d’une belle mousse verte: -il s’assied et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons -écarlates se balancent doucement, avec des allures pacifiques d’engins -inoffensifs; des essaims de menus poissons argentés défilent en bon -ordre et d’un air indifférent autour des appâts: sans doute les -jugent-ils répugnants... «Ils n’ont vraiment pas tort»! songe le -pêcheur, et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire maintenant les -fusées d’écume que la houle projette sur les roches. Des ourlets d’eau -pétillante montent à l’assaut de la digue, submergent les rochers, qui -reparaissent ruisselants et pareils, avec leurs chevelures d’algues -tordues par les lames, à des crânes de noyés. - -L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune qui gît dans la mousse; à -travers les feuilles de bambous, le soleil crible les pages de petits -ronds dansants... Choix malheureux: c’est une banale histoire -d’adultère, où sont décrits avec complaisance les états d’âme d’une -petite provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul estimant que -l’héroïne eût mérité cent fois le fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux -volume dans le panier à poissons. - -Rasséréné par cette exécution, il bourre minutieusement sa pipe et -l’allume, et la fumée s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent -les yeux du fumeur. Le ronflement rythmé du ressac lui suggère des -souvenirs musicaux... Oui, c’est bien la chanson du _Rouet d’Omphale_... -Il fredonne la plainte du héros courbé aux genoux de la femme; comme les -violons de Colonne, il passe du _piano_ au _fortissimo_, et les -escouades de poissons qui rôdaient autour des hameçons prennent -décidément la fuite. Seul un crabe énorme, averti, sans doute, des -faibles dangers courus, se glisse traîtreusement parmi les algues et -grignote paisiblement les appâts. Le chanteur, tenté par la mousse et -l’herbe, s’est allongé sur le dos, le casque sur les yeux. Le crabe peut -maintenant dévorer tout à son aise les vers rouges: l’Aïeul s’est -assoupi et les clameurs des cloches battues par l’écume ne cessent pas -de le bercer. - -Ses compagnons sont restés d’abord bien sagement à regarder flotter les -bouchons; puis Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un instant, -ils ont cherché entre les galets des hippocampes et des coquillages; ils -ont lancé des cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches dans la -panse gélatineuse des méduses. Puis la fillette a déclaré: - ---Je suis lasse. - -Et le bon amoureux l’a installée confortablement sous une sorte de -tonnelle de ricins. - -Pour la distraire, il fait des ricochets superbes avec des débris de -tuiles. Il a ôté son veston de toile, et son torse noirci, ses biceps -saillants se tendent glorieusement au grand soleil qui dore la plage. -Maÿ le considère et se sent alanguie et nerveuse. - ---Viens t’asseoir près de moi, Hiên. - -Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds de la fillette. - ---Vois comme j’ai chaud, Hiên! - -Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les épaules bosselées de -muscles durs qui tressaillent. - ---Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant accroupi et frissonnant. - -Mais que fait donc Maÿ?... Elle dégrafe sa longue tunique de crépon -noir; les boutons d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent, un -par un; la voici demi-nue, offrant sa poitrine à la brise fraîche. Elle -s’étire et cambre son buste de statuette où perlent des gouttes légères -de sueur. Renversée sur le gazon, les mains croisées sous la nuque, elle -rit comme roucoulent les tourterelles et parle d’une voix essoufflée: - ---Mets-toi près de moi, Hiên. - -Il hésite: devant ce petit corps dévêtu et frémissant, il s’est senti -tout à coup désemparé, hébété; un nuage rouge est descendu de ses -paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent, ses mains tremblent -de fièvre et cette sensation neuve l’inquiète... - -Mets-toi donc là, imbécile!... Cette fièvre, c’est l’amour, le seul -amour vrai, l’amour des bêtes!... Tu vas être, pour cette petite fille -en délire, pareil à un dieu!... Et demain tu le seras encore, et -toujours!... Et tu auras conquis le bonheur... - ---Prends-moi dans tes bras, Hiên! - -Elle attire de toute la force de ses poignets minces le lourdaud; et il -se défend, et il lui semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses -vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire. - ---Viens près de moi, Hiên!... plus près!... - -Elle est folle!... Hiên se redresse à demi, les tempes battantes, la -considère avec ses yeux de bon bouledogue effaré. Et les lèvres -empourprées de bétel lui crachent l’injure: - ---Individu idiot! - -Il se doute alors vaguement qu’il a commis quelque fâcheuse bévue, et, -pour la réparer, pour apaiser la colère incompréhensible de Maÿ, il rit, -il rit bêtement, et ses doigts malhabiles torturent son turban. - -Les boutons d’argent ont refermé sur les seins minuscules la tunique de -crépon noir et Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant à la -bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé, elle s’en va sur la -route où pleuvent les fleurs de frangipanier; elle disparaît. - -Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt à sangloter... Que lui -a-t-il fait?... que lui a-t-il fait?... - -Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil traversé de cauchemars. - -Le soleil ne brûle plus, son disque orange affleure l’horizon. Le -crépuscule va venir, et la nuit bientôt... L’Aïeul est parti. - -Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons, les paniers vides, les boîtes -à vers, les bidons qui recommencent sur ses flancs leur musique -infernale. Il marche d’un pas morne et le front bas, suivant dans la -poussière les traces des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe l’obsède -maintenant et il la formule à mi-voix: - ---Il ne faut pas que je raconte cette histoire à l’Aïeul!... Je ne -parlerai pas à l’Aïeul!... - - * - - * * - -Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi près de la chaise -longue et remuant l’éventail japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils -et, retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement cette réponse: - ---Individu idiot! - - - - -XIII - - -Hiên le Maboul déroula sur les planches du lit de camp sa natte siamoise -où se voyaient dans une plaine verte des lions cerise et des pagodes -jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère où sa place était marquée -parmi d’autres caisses uniformément noires et timbrées de chiffres -rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement, avec des précautions de ménagère -comptant son linge, en sortit tout son petit bagage. - -Il plia selon les rites les vestons de toile blanche empesés, les -vestons de toile kaki rapiécés et flasques, les paletots de molleton -bleu sombre, les pantalons de coutil et de cotonnade; il bâtit ensuite -avec le tout une magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un salacco. A -la base du monument, il sema les jambières, les jugulaires et les -ceintures. Il déploya sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir -illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse à dents, le peigne de -bambou, le dé, et démonta l’instrument de bois qui lui servait à la fois -d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant de deux pas, il -contempla son ouvrage d’un œil admiratif. - -Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la case, des nattes s’étaient -déroulées sur le lit de camp et des caisses noires avaient vidé leur -contenu multicolore sur les nattes. La compagnie se préparait à une -«revue de détail», et les deux grandes cases bruissaient comme des -ruches. - -Les sergents français, le casque en bataille, allaient et venaient, -prodiguant des ordres et des encouragements, jurant et s’épongeant le -front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des tirailleurs de corvée -époussetaient les étagères et les charpentes goudronnées, chassaient les -pacifiques margouillats et les geckos bruyants, massacraient les -araignées, balayaient les monômes de fourmis, crevaient les édifices des -termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes peintes au -coaltar. Les hommes «de chambre», le balai de rotin aux doigts, -fourrageaient sous le lit de camp, sourds aux clameurs des innocents -camarades à qui, par inadvertance, ils donnaient de leur balai dans les -chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés, graves et muets, se tenaient -accroupis auprès de leur paquetage étalé d’un tour de main et fumaient -la pipe à eau. - -Dehors le grand soleil calme s’épanouissait. Hiên promena la brosse sur -ses cartouchières et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit -reluire les boutons et la plaque de cuivre avec du sable mouillé. Puis, -s’étant assis et s’étant muni de tout un arsenal de tournevis, -d’écouvillons, de brosses, de chiffons, de fioles, il ébaucha la grande -œuvre: le nettoyage de son mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le -frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que, plaçant l’œil à la -bouche du canon, il vit les rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse -d’acier poli parût nickelée. Avec des soins minutieux, il coucha l’arme -éblouissante sur le bord de la natte et courut se laver les mains à -l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les événements. - -La grosse voix du sergent Castel recommandait aux retardataires de se -hâter, car l’heure passait. Sur le ciment, où des artistes avaient tracé -des dessins géométriques avec des caisses de tôle percées de petits -trous, le trot affolé des pieds nus se précipita. - -Il y eut encore des cris, des injures, et le silence se fit au moment où -le «Fixe!» hurlé à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée du -lieutenant. Les deux lits de camp adossés alignaient, d’un bout à -l’autre des deux travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs nattes -vertes, débordant sous l’étalage des cartouchières et des trousses, et -les deux haies de tirailleurs figés et contemplant les premières poutres -de la charpente. - -L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables importants et raides, -s’avançait, foulant de ses bottines vernies les rosaces humides. Il -vérifiait des livrets, inspectait des doublures, se mirait dans des -plaques de ceinturon, manœuvrait des culasses de mousquetons, faisait -jouer des baïonnettes dans des fourreaux. A chaque tirailleur il -adressait un discours bref, louant ou critiquant sa tenue, reprochant -des peccadilles récentes ou glorifiant les services rendus aux -chantiers, tançant les paresseux, encourageant les braves gens à -persévérer. - -Mais ces harangues étaient paternelles et les mauvais sujets eux-mêmes -s’en trouvaient réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de vifs -éloges, qui allumèrent une flamme dans ses yeux sauvages et lui -donnèrent la tentation peu militaire de saisir les mains de son chef et -d’y poser les lèvres. Il conserva cependant l’attitude du soldat sans -armes et la discipline n’eut point à souffrir d’une manifestation -contraire à toutes les règles établies. - -Des honneurs plus éclatants encore étaient réservés à ce bon tirailleur. -Lorsque fut terminée l’inspection, la compagnie se forma en carré sous -les flamboyants et l’Aïeul exprima à ses hommes toute sa satisfaction. -Puis il ajouta: - ---Vous tous présents, je félicite particulièrement Phâm-vân-Hiên. Vous -êtes tous témoins des progrès réalisés par lui: il s’est appliqué, -chaque jour, à faire mieux que la veille; il s’est instruit; il est -devenu un vrai tirailleur, ardent au travail, soumis et propre... -N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits frères? - ---Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées! - ---C’est bien! ne criez pas si fort!... Je le félicite donc, et devant -vous tous, je proclame qu’il est un bon soldat. - -Les tirailleurs se dispersèrent, commentant l’heureuse chance de leur -camarade et jacassant comme un vol de perruches. Et l’Aïeul, resté seul -avec Hiên, vit les prunelles de son serviteur se ternir et ses mains -danser, signe d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent. - ---Va chercher une paire de rames, dit-il, nous allons faire une -promenade dans la baie pour noyer ton attendrissement. - - * - - * * - -Entre les coques blanches et effilées des baleinières, le petit canot -vert pomme s’insinua. Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils -contournèrent l’appontement, évitèrent un lourd ponton ancré dans le -sable et gagnèrent le large. Ils longèrent les jonques assemblées au -milieu de la baie; les pêcheurs assis en rond sur les roufs couleur de -rouille leur souhaitèrent en riant une heureuse traversée; ils -passèrent... La houle les prit et les balança sans violence. - -L’Aïeul demanda subitement: - ---Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère? - -Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames pour assurer son turban -et bredouilla confusément: - ---Si j’aime Maÿ?... si j’aime Maÿ?... - ---Ne te trouble pas: je ne me moque pas. Réponds à ma question: aimes-tu -toujours Maÿ? - ---Je l’aime toujours. - ---Autant qu’au premier jour? - ---Davantage, Aïeul à deux galons! - ---Sens-tu qu’il te serait impossible de renoncer à elle? - ---Comment pourrais-je l’oublier? Je ne puis passer un seul jour sans -l’avoir vue; il faut que je la voie, que je l’entende parler. Elle est -dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mon cœur, dans toute ma chair: -comment pourrais-je l’arracher de moi? - ---Tu l’aimes à ce point? - ---Au point que tout ce qui me vient d’elle me semble doux, que, faute -d’obtenir son sourire, je mendie ses rebuffades. Je suis comme le chien -qui sait qu’il va recevoir un coup de trique, mais qui rampe tout de -même vers son maître pour lui lécher les mains. - ---Je connais ton mal; j’en ai souffert autrefois. J’ai guéri. Tu peux -guérir encore. - ---Quel est le remède, Aïeul? - ---Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour toi. Tu es simple, elle est -compliquée; tu es franc et honnête, elle est perverse et fausse. Tu es -pauvre; elle raffole des bijoux, des belles tuniques, des piastres -neuves, toutes choses que tu ne pourras lui donner... Il te restait une -chance de bonheur: elle admirait ta force. Elle a perdu la tête, un -instant, en ton honneur: tu as été assez niais pour te dérober... Elle -ne te pardonnera pas de l’avoir respectée; tu as perdu à ses yeux ton -prestige de solide gaillard pour n’être plus définitivement qu’un nigaud -maladroit. Tu as passé à côté du bonheur, ne t’acharne pas à courir -après. Il y a d’autres filles que Maÿ. - ---Aïeul! Aïeul! quelle fille est pareille à Maÿ? - ---Je connais cette antienne: je l’ai chantée. Et je ne la chante plus. -Tu sauras que les femmes sont toutes pareilles les unes aux autres; -elles se valent toutes. Celles qui paraissent meilleures, il ne leur a -manqué, à celles-là, que l’occasion de faillir... Du moins, si tu dois -te marier, faut-il t’arranger pour mettre le plus possible d’atouts dans -ton jeu: choisis une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée ni -vicieuse. - ---Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier Maÿ, gémit lamentablement -le pauvre Maboul. - ---Tu l’oublieras, petit frère... Tu souffriras, parbleu! Tu passeras des -nuits blanches; il t’arrivera d’errer anxieusement autour de la case de -la bien-aimée; tu n’auras plus de cœur à rien. Puis, un beau matin, tu -laisseras pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar mauvais; tu -jugeras que ton idole est une ridicule pimbêche; tu brûleras gaiement ce -que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et joyeux, parce que -connaissant les femmes et les méprisant. Tu seras heureux! - ---Maÿ seule pourrait me donner le bonheur! - ---Il ne peut venir des femmes que deuil et malheur. Oublie Maÿ. - ---Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier! - ---Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du moment que tu tiens -absolument à épouser cette petite fille et que tous mes arguments ne -peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la. Je peux me tromper, du -reste, et je le voudrais. Je ne demande pas mieux que de te voir marié, -père de nombreux enfants, choyé par ta compagne, heureux enfin. Je ne -veux qu’une chose: ton bonheur; et, puisque, d’après toi, il réside -uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai venir, ce soir, le -sergent Cang et je renouvellerai ma démarche... Rame un peu -maintenant... - - * - - * * - -Le sergent Cang a consenti: le mariage se fera dans six mois. Selon -l’usage annamite, Maÿ n’a pas été consultée: son père lui a simplement -amené Hiên et les deux fiancés ont échangé la noix d’arec et la feuille -de bétel. Elle n’a point souri; elle n’a point pleuré: à quoi bon? - -Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a voulu mettre ses lèvres sur les -joues froides et fermes de sa future femme. Elle s’est laissé embrasser, -les yeux morts. A quoi bon résister?... lui a-t-on demandé son avis?... - -L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle maison tendue de soie et -gardée par des bouddhas barbus; il l’a félicitée, en présence de Hiên, -et lui a fait don d’une boîte laquée où, sur un lit de coton rose, -dormait un splendide collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis le -collier à son cou; sa figure s’est illuminée, une seconde, et Hiên le -Maboul a été envahi d’une joie démente: il a cru que son bonheur serait -éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties de sa mémoire. - - - - -XIV - - -Hiên se retourna. L’hôpital de Cho-Quan effaçait entre les manguiers son -toit couleur de brouillard; une cloche sonnait à petits coups étouffés -et grêles: la visite du matin. Hiên tâta sous son veston les papiers qui -affirmaient sa liberté reconquise; il les sortit de sa poche, les -compta, les recompta: feuille de route, exeat, certificats attestant que -le tirailleur Phâm-vân-Hiên, définitivement guéri du «béribéri», était -renvoyé de l’hôpital de Cho-Quan et dirigé sur sa garnison du -Cap-Saint-Jacques. Il referma son veston et respira: ce soir, il -retrouverait Maÿ et l’Aïeul. Il regarda une dernière fois les toits gris -de sa prison et se mit en marche, à grandes enjambées, sur la route de -Saïgon. - -Il avait plu à l’aube: les ornières achevaient de boire des flaques -d’eau pourpres, les volubilis penchaient leurs clochettes alourdies le -long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers redressaient leurs -plumets trempés; les fleurs de frangipanier rouvraient leurs corolles -enroulées en conques; les moineaux guillerets chantaient dans les -buissons de petits hymnes au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon -humide des accotements ses pieds souillés de boue et gambada comme un -poulain échappé. - -Avec une âpre allégresse de convalescent, il se remémora ces quatre -semaines de maladie et de captivité. Au lendemain de ses fiançailles, il -avait été saisi d’un mal bizarre: ses jambes et ses bras avaient enflé -au point qu’il ne pouvait plus se tenir debout ni remuer les mains. Le -docteur du Cap l’avait déclaré atteint de «béribéri» et Hiên avait -tremblé, car les médecins d’Europe ne savent pas soigner ce mal étrange -et peu étudié, dont la cause même est ignorée. A tout hasard on lui -avait appliqué le thermo-cautère sur la poitrine et dans le dos, sans -autre résultat que de lui arracher des hurlements de douleur; on l’avait -bourré de viande et de riz, et ce traitement, qui l’enchantait, l’avait -seulement fait grossir encore; et l’on ne put savoir si cet -accroissement d’embonpoint était dû au béribéri ou simplement au régime -suivi. - -Finalement on l’avait expédié à l’hôpital de Cho-Quan, où, pendant un -mois, les docteurs avaient expérimenté sur lui une série de systèmes -ingénieux. Convaincu qu’il allait mourir dans cette grande maison triste -où l’on parlait à voix basse, où l’on entendait gémir les patients et -soupirer les agonisants, où les infirmiers indigènes, ses compatriotes, -prélevaient régulièrement les meilleures portions de ses repas, il -pleurait sa fiancée et son maître. - -Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement? Mystère! En tout -cas, il se retrouva, certain jour, dégonflé et normal, le pouls -régulier, et les médecins triomphèrent de cette cure inattendue. On le -garda encore pendant une semaine en observation, et, comme il enflait -d’autant moins qu’il ne mangeait pas à sa faim, on le libéra. - -Et c’est ainsi que, ce matin de mai, il se trouvait déambuler sur la -route de Cho-Quan à Saïgon et recueillir les dernières gouttes laissées -par l’averse sur les manguiers. - -La ville était proche. Hiên s’épouvanta de son immensité et de son -mouvement qu’il n’avait pu soupçonner un mois auparavant, enfermé qu’il -était dans un fourgon d’ambulance. Les cris des «coolies pousse-pousse» -tirant leurs petits véhicules à roues caoutchoutées, des cochers de -«malabars» accrochés aux brancards de leurs voitures à caisse étroite et -décorée de fleurs grossières, les appels des Chinois vendeurs de soupe -au vermicelle, des marchandes de poisson, tout ce bourdonnement -formidable du quartier indigène lui emplissait les oreilles et -l’étourdissait. - -Coudoyé rudement et bousculé, il allait d’ahurissement en ahurissement, -tantôt en arrêt devant les jambières grenat et le chapeau démesuré d’un -policier annamite, tantôt saisi d’inquiétude au passage d’un Chetty -barbouillé de chaux et les narines plaquées d’or, tantôt suivant d’un -œil rond les chevaux australiens, minces et géants, tenus en main par de -minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir, les robes de velours, -les colliers de grains d’or, les mules brodées des congaï qui -évoluaient, ondulant de la croupe et balançant prétentieusement les -bras: la splendeur de ces belles dames l’émut plus que leurs œillades, -auxquelles il ne prit garde. - -De longues théories de fillettes, trottinant entre leurs paniers de -paddy, formaient sur la chaussée des processions de chenilles bigarrées. -Des garçons mal peignés, assis au seuil de maisons basses, faisaient des -signes que Hiên ne comprit pas et leurs rires aigus de filles -l’exaspérèrent. - -Au pied d’un réverbère, les tirailleurs accroupis sur les escabeaux d’un -restaurant improvisé, buvaient du thé: il leur demanda son chemin. Il -but du thé avec eux et causa: ses nouveaux camarades l’informèrent que -la chaloupe du Cap-Saint-Jacques ne partait pas avant onze heures et -qu’il pouvait, sans crainte de manquer son départ, passer un moment avec -eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur Saïgon, sur Cho-Len. La -naïveté infinie de ce provincial les confondait: mais, comme il avait -payé déjà plusieurs tournées, ils lui celèrent soigneusement leur -dédain: on se sépara bons amis, après avoir décliné ses noms et ses -numéros matricules et s’être promis à plusieurs reprises de se revoir. - -Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant de stupéfaction et de -ravissement. Il s’attardait aux devantures des magasins, où, derrière -des comptoirs débordants de soieries, de dentelles, d’étoffes, d’objets -de toutes sortes et de toutes formes et dont il ne soupçonnait point -l’usage, trônaient des messieurs chauves et barbus et des demoiselles -pâles à l’air arrogant et méchant. D’autres messieurs barbus et d’autres -demoiselles aux figures pâles émergeant de robes flottantes et molles le -frôlaient, et il s’écartait précipitamment, redoutant quelque coup de -canne et fuyant le regard dur des yeux fixes. - -Des grincements d’archet l’attirèrent: debout entre les baies de la -véranda, les pseudo-tziganes de l’Hôtel Insulaire massacraient une -quelconque «marche de Rakoczy». Il admira franchement leurs dolmans -garance à brandebourgs noirs, mais leur musique lui parut singulièrement -barbare et criarde et, s’étant risqué à gravir la première marche du -large escalier de briques, il constata que le chant des violons semblait -plonger les rares consommateurs dans un accablement profond. Des -domestiques chinois le menacèrent de leurs serviettes: il s’enfuit à -toutes jambes et se réfugia derrière la haie des pousse-pousse qui -appuyaient au trottoir leurs brancards ornés de cuivre. - -Il reprit sa promenade, poursuivi par les piaulements saccadés de -l’orchestre. A la terrasse d’un café, des officiers en tuniques blanches -buvaient dans des verres embués des liqueurs multicolores. Des joueurs, -assemblés autour d’un tapis vert, manipulaient avec violence, et d’un -air furieux, de petits rectangles de carton enluminés: Hiên consacra un -bon quart d’heure à surveiller leur partie avec des yeux agrandis par -l’étonnement. Entre les tables de marbre s’insinuaient des marchands de -journaux, garçons impudents à faces glabres sous les casquettes de drap -bleu foncé, des bouquetières, toutes petites filles qui offraient des -roses et des œillets avec des mines effrontées de rôdeuses. - -Plus loin, les mêmes personnages faisaient des gestes identiques aux -terrasses de cafés pareils. Puis les boutiques chinoises ouvraient sur -la rue leurs échoppes sales et puant l’opium; des rotiniers tressaient -des chaises longues et des fauteuils, des ébénistes vernissaient des -armoires de bois jaune; des tailleurs pesaient de leurs pieds nus sur -les pédales rouillées de machines à coudre préhistoriques; des -bijoutiers fignolaient, à coups de marteau, des dragons à crinière -hirsute sur des manches d’ombrelles. - -Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur passa en toussant, sifflant, -crachant de la vapeur et de la fumée, et Hiên, mal initié encore à -toutes les merveilles de la civilisation, crut à quelque invention de -mauvais esprits. Le monstre disparu, il se rassura et s’orienta entre -les barils, les sacs et la ferraille qui encombraient le quai. - -La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots, cargo-boats amarrés au -ras des appontements l’épouvanta. Un coolie obligeant lui indiqua la -chaloupe du Cap. Un élégant commissaire, chaussé d’escarpins vernis qui -laissaient voir des chaussettes à pois, prit sa feuille de route avec -des airs dégoûtés de percepteur recevant les impôts d’un vulgaire -contribuable. Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé à se -choisir une place sur le pont. - -Il n’arriva pas sans difficulté jusque-là: l’entrepont était semé -d’obstacles de toute nature, ballots de coton, meubles, paniers de -poissons, rails, traverses, caisses de cartouches. Au bord d’un trou -noir, des matelots annamites, suants et hurlants, manœuvraient des -treuils à bras qui déroulaient avec un tapage insupportable des chaînes -graisseuses. Des commissionnaires allaient et venaient, ployés en deux -sous d’énormes malles dont les angles heurtaient brutalement les -infortunés passagers. Des femmes embarrassées d’enfants pleurards et de -boîtes laquées se querellaient autour de l’échelle qui menait au -spardeck. Elles s’effacèrent pour livrer passage à deux gros -fonctionnaires européens, et Hiên s’élança dans le sillage tracé par les -amples dolmans. - -Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile près du bastingage et, -déposant sa musette, poussa un profond soupir de soulagement. La rivière -de Saïgon étalait ses eaux jaunes entre le quai planté de tamariniers et -les rizières de la rive gauche que bordaient des aréquiers, de bananiers -et des lataniers et où les buffles paissaient. Jusqu’à l’horizon, que -fermaient des montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient entre -les palmiers et les palétuviers sur d’invisibles arroyos. Contre les -berges, où s’écoulaient des ruisseaux boueux, de misérables cabanes -étaient plantées sur quatre pieux ou flottaient sur des radeaux de -bambous. - -L’autre rive était plus exclusivement européenne: les cales de l’arsenal -penchaient leurs toits d’ardoise auprès de formidables tas de charbon et -de briquettes; les torpilleurs salis, les contre-torpilleurs blancs, -souillés de suie, les canonnières couleur de rouille, les croiseurs -pavoisés de chemises et de pantalons mouillés, les vieux cuirassés -transformés en pontons et coiffés de paillotes, retentissaient de coups -de sifflets, de heurts de marteaux, de sonneries de clairons. Des -vedettes s’essoufflaient, remorquant des chalands de tôle rouge; des -canots croisaient des sampans pilotés par des matelots annamites et -portant sur des pavillons multicolores des noms de navires ou des -numéros d’ordre. La flottille des Messageries Fluviales égrenait ensuite -les cheminées noires de ses chaloupes. - -Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage, s’étonnait des paquebots -géants qui le regardaient par les trous sombres des hublots: «affrétés» -massifs, courriers effilés, cargo-boats trapus. A perte de vue, les -steamers étaient amarrés sur deux files, allemands, japonais, -américains, anglais, russes, chinois; au loin, les navires arrivant -s’annonçaient par des panaches de fumée noirâtre. - -Dans la clarté blanche du soleil, qui avivait le vert tendre des -feuilles neuves, l’ocre déteint des toits de paille, la pourpre des -flamboyants en fleurs, les bronzes des lisses et l’acier bleuissant des -canons, l’énorme port vivait et haletait à côté des rizières paisibles -jalonnées de palmiers et peuplées de buffles. - - * - - * * - -A chaque instant, des passagers nouveaux émergeaient du capot sur le -pont. Hiên perçut le cliquetis d’une baïonnette: il se retourna et -reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grimpait à son tour l’échelle, -gêné par son mousqueton, par sa couverture roulée, son «coupe-coupe», sa -petite marmite de cuivre, tout l’équipement enfin d’un tirailleur en -tenue de campagne. Sur ses talons, une femme noiraude, courte et râblée -comme lui, portait la caisse classique et réglementaire, des nattes, des -ombrelles, des paniers de provisions où résonnaient des vaisselles. - ---Par ici! par ici! clama Hiên. - ---Bonjour!... Aide-moi à me débarrasser et à débarrasser ma femme. - -Ils s’installèrent contre le bastingage et, s’étant assis sur une natte, -causèrent en camarades enchantés de se retrouver. Phuc venait d’achever -un stage d’infirmier au camp des Mares; il compatit au récit que lui fit -Hiên de ses souffrances. La grosse fille noire les écoutait en clignant -ses petits yeux bridés et en mâchant bruyamment une feuille de bétel. - ---Oui! je me suis marié, expliqua Phuc. Mon stage fini, j’ai obtenu une -permission de quinze jours et je suis allé dans mon village. J’y ai -trouvé cette honnête fille que je connaissais depuis des années et qui -m’attendait, paraît-il; et nous nous sommes mariés. - -La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche saignante, où luisaient des -dents laquées, et rit silencieusement. - ---J’étais un peu fou autrefois, confessa Phuc; imagine-toi que cette -petite sotte de Maÿ m’avait séduit, avec ses allures de fille de -mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses tuniques de soie... Je -l’aurais épousée, ma foi! j’aurais fait cette bêtise!... Hein! me -vois-tu accouplé avec cette pimbêche?... Quoi? Qu’est-ce que tu dis? - ---Je ne dis rien! - ---Je plains son mari. Pendant que monsieur suera sur la place -d’exercice, madame ira promener devant l’hôtel Ollivier ses robes neuves -et ses attitudes languissantes. Le premier venu qui lui montrera une -piastre la verra nue sous sa moustiquaire. Un beau jour, du reste, elle -filera le parfait amour avec un Français, qu’elle trompera, mais qui lui -donnera de l’argent et des bijoux. Cependant son mari se lamentera... -Nous autres, on s’aime solidement la nuit, et, le matin, on se moque -bien d’avoir une robe trouée; n’est-ce pas, Thi-Sao? - ---Oui, frère aîné! - -Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la cuisse rebondie de son épouse, -qui tendait le pantalon luisant, et conclut: - ---Les gens avisés épousent des Thi-Sao; Maÿ est pour les imbéciles. - ---Je suis fiancé à Maÿ depuis six semaines, dit humblement Hiên. - ---Tu es... Ah! fit l’autre, abasourdi. - -Il devint subitement muet, car c’était un bon garçon, un peu étourdi -seulement; et l’énorme impair qu’il venait de commettre le consternait. -La placide Thi-Sao, que l’incident n’avait nullement troublée, offrit -aux tirailleurs une chique de bétel, et tous trois mastiquèrent sans mot -dire. Près d’eux, les autres passagers s’étaient casés pareillement par -groupes entassés sur des nattes. - -La chaloupe, prête au départ, vomissait de la fumée et s’entourait de -jets de vapeur; elle siffla longuement, à plusieurs reprises, lâcha ses -amarres, comme à regret, et fila, remuant des tourbillons de vase. - -Penché sur l’eau boueuse, Hiên avait froid au cœur. Les paroles de Phuc, -les paroles de l’Aïeul seraient-elles vérifiées, un jour? Se pourrait-il -que Maÿ, si jolie, si fine, livrât son petit corps pour de l’argent?... -Comment pouvait-on lire dans ses yeux immobiles la prédiction d’un tel -avenir?... Serait-il seul aveugle, lui, Hiên? Le doute entra dans son -âme pour la première fois et toute sa joie du retour fut empoisonnée. - -Phuc lui tendit une cigarette et demanda, brusquement soucieux: - ---As-tu reçu des nouvelles de la compagnie, à l’hôpital? - ---Non, répondit Hiên, je n’ai vu personne. - ---Le bruit a couru, aux Mares, d’un nouveau départ de l’Aïeul. C’est un -tirailleur libéré qui en parlait. Tu ne sais rien à ce propos? - ---Rien! - -Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux avaient la même pensée: -l’Aïeul parti, Pietro redevenait le maître et la vie d’enfer -recommençait. Tous deux frémissaient à l’évocation du tyran, mais Hiên -se sentait plus particulièrement menacé. L’Aïeul l’avait arraché au -bourreau, l’avait réconforté et relevé, avait protégé ses amours: -allait-il retomber dans ses ténèbres, recevoir encore des injures et des -coups, être comme jadis, aux yeux de sa fiancée, le pantin ridicule et -bafoué dont elle riait?... Ce mariage, que l’Aïeul avait préparé, se -ferait-il?... Les rizières inondées, étincelant au soleil de midi, lui -parurent soudain sombres et désolées. - -Son camarade, qui n’était point accoutumé aux longs chagrins, prononçait -des paroles encourageantes: - ---Le tirailleur libéré n’assurait rien!... Ce sont de simples -racontars... Ne te frappe pas, frère aîné! Nous apercevrons l’Aïeul sur -l’appontement, tout à l’heure... - -Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable dans les événements. - ---Puisses-tu dire vrai! répondit la voix dolente de Hiên. - -Et l’espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre les paillotes de la rive, -des coqs de pagode voletaient gauchement, leur queue rousse pendante; le -museau lustré d’une loutre émergeait parmi les herbes flottantes et -plongeait de nouveau dans la vase. Des canards à plumage gris fer -nageaient de conserve contre le courant: au bruit de l’hélice, ils -allongèrent leurs têtes plates, où luisaient les yeux méfiants, et -filèrent comme un essaim de flèches, égratignant de leurs pattes l’eau -bourbeuse. Des tourterelles roucoulaient dans les touffes de bambou; des -singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers... Hiên se -rasséréna définitivement au spectacle de la vie grouillante dans la -lumière immobile. - -Les berges s’éloignèrent. Le clapotis capricieux et saccadé du fleuve -devint la houle large et régulière de l’estuaire. La chaloupe côtoya les -pentes raides du massif de Ganh-Ray qui dévalaient vers des roches -noires chevelues d’algues glauques, et la baie des Cocotiers apparut, -avec ses villas blanches noyées dans le feuillage des frangipaniers. -Thi-Sao repliait ses nattes. L’ancre dévida sa chaîne goudronnée qui -cogna la tôle. - -Les deux camarades cherchaient en vain sur l’appontement le casque de -l’Aïeul. Dans le canot vert qui se hâtait vers la coupée, des -tirailleurs se courbaient sur les rames. A l’appel de Hiên, ils levèrent -la tête. - ---Nho, demanda Hiên, haletant, où est l’Aïeul? - -Nho montra du doigt les montagnes de Baria, qui s’estompaient à -l’horizon envahi par la brume: - ---L’Aïeul est parti, dit-il d’une voix morne. - -La nuit sembla submerger la baie violette. - - - - -XV - - ---Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent Cang en branlant la tête. Il -est parti, parti sur une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu même -nous dire deux mots d’encouragement, sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a -bouclé ses caisses, bourré sa musette, et tous deux sont entrés dans la -grande forêt d’Annam, et personne ne sait quand ils reviendront... Le -soir, le sous-lieutenant est venu prendre le commandement de la -compagnie. L’adjudant est maître; la terreur règne... Tu aurais mieux -fait, mon garçon, de rester à l’hôpital: ici on souffre. - -Il caressa sa barbiche blanche et regarda la porte avec des yeux graves -qui semblaient retenir des larmes. Dehors, dans la nuit chaude et -gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de paille et tintait sur les -feuilles mortes. La mer geignait entre les galets de la jetée. Une -rafale souleva l’auvent de latanier, jeta quelques larges gouttes d’eau -sur la terre battue où rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse -du quinquet posé devant l’autel des ancêtres: derrière sa moustiquaire -violette, Maÿ se retourna et soupira doucement. - ---Mauvaise nuit! murmura Thi-Baÿ; les malins esprits errent dans la -tempête; les morts délaissés se plaignent et menacent. - -Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un vase sacré empli de sable, et -l’encens fuma devant les lotus artificiels et mangés par les vers. Les -doigts osseux de la vieille femme se joignirent et son échine se plia en -deux, sous l’œil ironique des bouddhas ventripotents et roses peints sur -les panneaux de papier. D’une case voisine venaient des sons de -clochettes. La bourrasque continuait d’ébranler les chevrons. Cang se -lamenta: - ---Le sous-lieutenant ne sait pas! Il est jeune; l’adjudant lui a dit que -nous étions fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro, savait se -faire craindre et obéir: il l’a cru... A quoi bon réclamer? Le -sous-lieutenant est aveugle et sourd... La vie n’est pas drôle, mon -fils! - ---Mais qui dirige les travaux du nouveau camp? interrogea Hiên. - ---Personne! les travaux sont interrompus; ton wagon se rouille dans un -coin de la rizière. - ---Que fait-on, alors? - ---L’exercice, parbleu! Du matin au soir, l’adjudant galope derrière les -sections en aboyant et aligne les traînards à coups de matraque... Ah! -les belles manœuvres sur la place du Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant -son cheval sur un talus, nous regardait défiler! Nous autres, les -serre-files, chuchotions aux recrues: «Tapez du pied au quatrième pas -pour garder la cadence!» Et les recrues se meurtrissaient le talon sur -le sable et les cailloux. Les rengagés tendaient le jarret et bombaient -le torse; les deux pelotons défilaient comme un mur, les coudes serrés, -les mousquetons bien tenus en main; en avant, les clairons piaffaient et -soufflaient comme des diables, les yeux hors de la tête... Les beaux -jours que ces jours-là! On ne songeait guère à trouver l’exercice long -ni fatigant, parce que l’Aïeul était là! - ---L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit Thi-Baÿ; jamais il ne -passait devant ma porte sans me demander de mes nouvelles, sans causer -avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants sortaient des cases pour -lui prendre la main, et lui leur distribuait des sous neufs. Quand -l’adjudant passe, le dos voûté, marmottant des jurons dans sa moustache -sale, les portes se ferment et les gamins se cachent! - ---L’Aïeul était un bon maître, conclut Cang. - -Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur tranquille et l’homme -qui leur donnait ce bonheur. Au gré de la flamme, leurs ombres -croissaient et décroissaient sur les murs de torchis. La tempête -emplissait la nuit de ses plaintes furieuses. Les âmes des morts -semblèrent hurler avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec les -bambous grinçants, pliés par la tourmente, avec les mouettes et les -goélands s’appelant au-dessus des ravins. Des branches sèches se -brisèrent contre la palissade. - -Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire, s’agitait Maÿ, dérangée -dans son sommeil par les bruits du dehors; elle dormait, sa figure pâle -traversée de frissons, les lèvres tremblantes: quelque cauchemar, sans -doute... - ---Tu penses à ton mariage? dit Cang; sois sans inquiétude: il se fera. -L’Aïeul m’a demandé la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma -parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses désirs: tu épouseras -ma fille. Du reste, tu es un brave garçon qui la rendras très heureuse. -Elle a bien quelques sottes idées: elle est vaniteuse, coquette; elle -préférerait un prétendant riche et généreux; mais tu as la force et la -santé qui valent mieux que l’argent. - ---Merci, père!... Je suis peureux et timide! Je craignais... Je -craignais... L’Aïeul parti, il me semblait que tout allait s’écrouler, -que tout le monde allait se retourner contre moi, comme autrefois quand -je suis venu de Phuôc-Tinh. Alors, tu me promets que... - ---Je te l’ai dit: tu épouseras Maÿ. Et maintenant, étends-toi sur ce lit -de camp. Fais provision de sommeil et de calme! Moi, j’ai perdu l’un et -l’autre depuis le départ du maître; mais je suis vieux et cela n’a rien -d’étonnant. - - * - - * * - ---Guérison complète! c’est inouï! déclara le docteur devant qui Hiên à -moitié nu grelottait. - ---Monsieur le major, insinua Pietro, important, j’ai toujours dit que -cet homme était un simulateur habile. - ---Vous croyez? Il faudrait qu’il eût été vraiment habile pour avoir -feint d’être atteint du béribéri! - ---Mais avait-il réellement le béribéri? - ---Vous le savez, sans doute, mieux que moi! répliqua le docteur. -(Celui-ci n’avait jamais témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait la -brutalité, une amitié débordante. Du reste, l’Aïeul était son ami et il -se souvenait d’avoir vu le tirailleur manier le panka chez le -lieutenant.) Alors vous pensez que votre lieutenant s’était laissé -abuser par cet homme? - ---N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le major, pourvu qu’il fût -Annamite... A force d’écouter toutes les doléances de ces gens-là, il -avait fait de la compagnie une vraie cour du roi Pétaud, permettez-moi -de vous le dire... Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux -petit soufflet donné à un caporal, le lieutenant ne parlait de rien de -moins que de me faire casser! - ---Il n’avait certes pas tort!... En tout cas ma tâche était bien facile -lorsqu’il commandait: je n’avais que fort peu de malades, et jamais de -carottiers; jamais je ne voyais venir à la visite une telle procession -de pauvres diables épuisés et abrutis, sollicitant une exemption avec -des yeux désespérés... Que leur faites-vous donc faire? - -Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna les talons et s’en alla, -satisfait de lui-même et mécontent d’autrui. - ---Tu peux te rhabiller, dit le docteur à Hiên. Tu reprendras ton service -demain. Si tu as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef était mon -ami. - - * - - * * - -Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul s’aligna de nouveau, le -mousqueton au poing et le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses -camarades pareillement terrorisés; les tempes inondées de sueur froide, -les doigts frissonnants, il guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses -voisins; contre sa joue s’appliqua de nouveau la main sale et velue du -Corse, et sur ses épaules, la trique de rotin. Il fut de nouveau la -victime qui exaspérait son bourreau par son mutisme et sa faiblesse -mêmes. - -Pietro s’acharna contre lui; il le poursuivit de sa haine sauvage: il -lui semblait, frappant et injuriant le protégé du lieutenant, tirer -vengeance, en quelque sorte, de la bonté feinte et de l’effacement -auxquels celui-ci l’avait contraint pendant des mois. Foulant aux pieds -le serviteur, il insultait au maître absent avec une basse joie de -chacal jappant derrière le lion disparu. - ---Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée, mettant son poing sous le -nez du silencieux Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que je -t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué une claque -aujourd’hui!... Il peut bien revenir, ton Aïeul! D’ici son retour, je -t’aurai mis au pas ou j’aurai eu ta peau! - -Derrière la compagnie muette, les serre-files se raidissaient, -impassibles et les yeux fixes... - -Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait machinalement du camp à -la place du Marché, de la place au camp. Les heures d’exercice -passaient, lentes et semblables à des semaines, sans qu’il parût s’en -émouvoir; au commandement de son instructeur, il soulevait son -mousqueton ou le replaçait contre son pied droit, sans se préoccuper -d’une cadence ou d’un ensemble quelconque. De fait, ses membres avaient -repris toute leur raideur d’autrefois, en même temps que la peur faisait -de nouveau la nuit dans son esprit. Injures et coups n’avaient d’autre -résultat que de faire trembler davantage le malheureux et le rendre plus -inerte. Il lui parut que son supplice durait depuis le commencement des -siècles et jamais ne cesserait. Le découragement le saisit, puis -l’abrutissement: il s’accoutuma aux insultes; son échine se courba, -toujours tendue à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent -leurs gestes fébriles; il fut de nouveau le pantin grotesque, maladroit -et stupide. La théorie et les cours de français le revirent bégayant et -ignare. Insensiblement il retournait à ses ténèbres. - - * - - * * - -Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque nuit, le visage de l’absent -se penchait sur son lit de camp; il distinguait les yeux bleus si -clairs, les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et l’absent -répétait les paroles dites autrefois: - ---Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa laideur; tu verras pulluler -le mal comme des larves de moustiques dans une mare. Les bons sont rares -et timides: les méchants sont légion et font la loi... Tu sauras que les -bêtes de la forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le mal pour -l’amour du mal, et tu pleureras la forêt et ton ignorance... La vie -n’est pas belle, petit frère, parce que l’homme est laid... L’homme est -un tigre pour l’homme. Fuis-le; tourne les yeux vers la nature; elle -seule ne trompe point, ne change point; regarde-la, écoute-la vivre: -elle emplira tes yeux de lumière, tes oreilles de sons et les dégoûts -humains n’atteindront plus ton âme... Crains ton semblable... - -Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait déserter. Fuir! fuir!... -Hélas! Hiên le Maboul a vécu, il vit comme tout le monde: la -civilisation a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu jadis essayer -de prendre son essor vers la forêt nourricière, lorsque, frémissant -encore de la liberté perdue, il a découvert avec horreur la saleté de -l’âme humaine. Aujourd’hui, comme l’Ange de _la Merveilleuse Visite_, il -ne peut plus se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à s’en servir: -la vie lui a façonné une mentalité de civilisé enchaîné à sa meule et -ignorant désormais jusqu’au désir de l’affranchissement... - -Toutes les nuits, il entendait ainsi parler l’Aïeul, répétait à -demi-voix ses paroles, jusqu’à ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade -à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur sa natte, suant de -terreur, croyant à quelque contre-appel, croyant ouïr les rugissements -de l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures, la tête sur les -genoux, guettant l’apparition de l’aube derrière les lames des -persiennes. Les camarades disaient tout bas: - ---Le voilà qui cause avec l’absent; sa folie le reprend... - -Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers le nouveau camp, et, -chemin faisant, les femmes et les gamins du village considéraient avec -des yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait et parlait tout -seul. Il errait dans le chantier abandonné où flottait, croyait-il, -l’âme de son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son wagonnet -renversé, contemplait longuement les rails que la rouille rongeait, le -remblai envahi par les herbes et raviné par les pluies, les cases sapées -par les termites, les hangars affaissés, les trous à torchis où -coassaient les crapauds-buffles. - -Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient des nuées illuminées -d’éclairs. Peu importaient à Hiên l’heure en fuite et la nuit tombante: -il écoutait vivre le passé... Sur la rizière obscurcie grinçaient les -roues basses; les pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore des -bennes; les marteaux des forgerons tintaient sur les enclumes -chantantes; les scies pleuraient âprement sur les limes. L’absent -parlait: - ---Du courage, petits frères! la pause est proche... Trinh, le manche de -ton burin est fendu: demandes-en un autre à ton sergent... -Raccourcis-moi ces paillotes, Nam; donne encore un coup de masse sur la -tête de cette cheville, Tam: tu vois bien qu’elle n’est enfoncée qu’à -moitié... Déplacez-moi ce rail, vous autres: il menace de glisser dans -la rizière. - -Les ténèbres envahissaient le chantier, et la voix chère et les bruits -familiers faisaient silence. Hiên se levait avec un soupir, le front -douloureux, les jambes molles. Il se dirigeait vers la maison de son -maître, ruminant des espérances insensées: - ---L’Aïeul est peut-être revenu! je vais le trouver fumant sa pipe sous -sa véranda ou assis devant son bureau. Alors je me tiendrai debout -derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et, lorsque ses yeux se -lèveront vers moi, je me mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma -figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai, et lui me parlera -doucement... - -Il se faufilait dans la brousse; les aiguilles des cactus -ensanglantaient ses talons; les branches des euphorbes accrochaient les -manches de son veston, fouettaient ses joues. Hélas! nul rai de lumière -ne filtrait sous les persiennes fermées. Contre la balustrade la chaise -longue de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous la véranda, et -les chambres vides lui renvoyaient à travers les portes closes le bruit -de ses pas. Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec des plaintes -aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï, les araignées tissaient leurs -toiles... L’Aïeul n’était point revenu. - -Alors Hiên rentrait au camp à travers les ténèbres, indifférent aux -flammes errantes des lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête -enfouie sous les bras. - ---Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui? demandait le brave Nho, -remué par la peine profonde de son ami. Réponds! voyons!... Tu es encore -allé chez l’Aïeul, hein?... Et il t’a parlé, hein?... - -Et Nho, apitoyé, ajoutait: - ---Il reviendra, frère aîné, il reviendra!... Ne désespère pas! Pleure, -mon vieux, si tu as envie de pleurer: les larmes te soulageront... Moi -aussi, j’ai du chagrin: il y a des jours où les larmes m’étouffent; mais -je sais que tout cela finira et je patiente... Je mange à ma faim, je -bois à ma soif: il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre plein pour -résister au chagrin... Je t’ai gardé quelques gâteaux et du riz: mange, -frère aîné. - ---Laisse-moi, laisse-moi tranquille! suppliait Hiên d’une voix si lasse -et si effroyablement navrée que son camarade n’insistait plus. - -Et Nho se couchait, à son tour, murmurant rageusement: - ---Il devient fou! - - - - -XVI - - ---Épargne-moi, Maÿ! Je suis malheureux: on m’insulte, on me frappe, et -je perds la tête. Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni -même qui je suis... C’est la folie qui vient... Alors je vais vers toi -comme une jonque en détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité. Aie -pitié de moi! Parle-moi avec douceur, comme une mère à son enfant. - -Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre qu’elle est en train de -grignoter, tourne ses grands yeux durs vers Hiên et déclare -tranquillement: - ---Finis de geindre! tu m’ennuies! - -Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit banc devant l’étalage -d’un restaurant. Le tirailleur a offert une dînette à sa fiancée, et -celle-ci a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle compte, ce -matin de dimanche ensoleillé, avec son collier d’or et ses deux tuniques -superposées, éblouir ses amies et fasciner quelque jeune Français. - -Elle recommence de mordre la canne à sucre et s’amuse de la foule qui -gesticule et crie sous la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles -disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre le bétel. -Accroupies sur des nattes, les marchandes pérorent avec des mines -importantes et pénétrées de notables commerçantes. Un collecteur hindou, -ceint d’un pagne flottant qui découvre ses chevilles noires, circule -entre les groupes de femmes bavardes et recueille quelques sapèques et -force injures: car ces dames, en tout pareilles à leurs congénères de -France, usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant. Entre toutes, -les marchandes de poisson se manifestent bruyantes et rebelles aux -sommations de l’agent du fisc: retranchées derrière leurs remparts de -requins-marteaux glauques, de langoustes brunes, de crabes indisciplinés -et sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le poing au malheureux -fonctionnaire et le traitent de «nègre», pour l’hilarité débordante des -gamins assemblés et nus. - -Des fruitières vident leurs paniers, d’où s’écroulent les régimes de -bananes vertes, jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons, les -pamplemousses, les mangoustans coiffés d’une capsule étoilée, les fruits -de jaquiers rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants, les -ananas bosselés et dorés comme des pommes de pin, les mangues oblongues -et veloutées. Les maraîchères venues des villages tapis dans les -clairières de la forêt ont étagé les patates violettes et difformes, les -faisceaux de cannes à sucre semblables à des roseaux, les courges, les -citrouilles, les plants de salade, les pastèques, les arachides à coque -terreuse. Des brocanteurs débitent une foule d’ustensiles agréables ou -utiles: cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux de pipes à opium frettés -d’argent, couteaux à bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes de -nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier rouge renfermant du fiel -d’ours séché, pinces à épiler, peignes de bois, bobines de fil, cristaux -de borax, chandeliers laqués pour l’autel des ancêtres, brûle-parfums de -bronze, théières de faïence, rouleaux de papier argenté et doré pour -cérémonies funèbres, nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes -d’encens. - -Entre les éventaires s’attardent des paysans en longues tuniques -garance, teintes au _cu-nao_; accoutumés au silence profond des rizières -jaunissantes où pataugent les buffles muets, tout ce mouvement et tout -ce bruit les épouvantent. Les habitants de la ville les étonnent -singulièrement par leur luxe et leur liberté d’allures: au passage d’un -boy chaussé de bottines vernies, les rustres s’écartent précipitamment, -les mains prêtes aux _lay_[11] et les yeux ronds d’admiration naïve, -convaincus que le passant est un important mandarin ou tout au moins un -gros richard. D’autres mandarins de même rang, cuisiniers de -fonctionnaires français, se carrent sur les tabourets d’un rôtisseur, -fument les cigares de leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas -dépouiller de leurs bagues écarlates et font de grands éclats de rire -entre deux assiettes de riz, que paieront tout à l’heure les piastres -des maîtres. - - [11] Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages de marque et - qui se fait avec les deux mains réunies sur la poitrine. - ---Aie pitié de moi; sois douce! répète à voix basse le triste Hiên. - ---Laisse-moi tranquille! - -Elle s’est détournée de lui pour contempler, avec des yeux de -convoitise, des congaï qui font leur entrée dans la halle. Les rais de -soleil, où dansent follement des poussières brillantes, plaquent les -tuniques raides de reflets brusques, noyés dans l’ombre et rallumés -aussitôt; les mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons poudrés -chatoient; les colliers de grains d’or étagent sur les poitrines menues, -habillées de velours mauve, lilas et grenat, leur triple rangée -d’étincelles; les diamants, les rubis, les émeraudes des bagues, des -bracelets montant jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs -multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ. Pour acquérir ces -richesses, il a suffi à ces filles de se vendre à des Français: -qu’importe le mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration et le -dépit l’accompagnent? A côté des courtisanes cheminent des femmes de -tirailleurs; visages noircis par la sueur, seins affaissés sous les -vestes de coton décoloré, dos courbés sous le poids des paniers; ni -bagues, ni bracelets, ni boucles d’oreilles, ni mules brodées de -paillettes... Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple et -pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots dans la gorge: - ---Pourquoi es-tu indifférente? Pourquoi n’as-tu pour moi que des regards -mauvais? Que t’ai-je fait? Si tu ne peux me donner ton amour, fais-moi -l’aumône au moins du sourire que tu adresses aux inconnus dans la -rue!... Ah! si l’Aïeul était là!... - -Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés qu’illuminait la -présence de l’Aïeul. Les marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient -avec des cris de joie; il leur parlait, écoutait leurs confidences -interminables, leur donnait des conseils pratiques qui provoquaient les -rires inextinguibles de ces dames. Il plaisantait avec elles. - ---Ah! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière édentée et ridée, je -ne voudrais point d’autre mari que toi, Aïeul à deux galons! - ---Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge, je voudrais me souvenir que -nous avons été jeunes ensemble et que nous avons dormi sur la même -natte! - -Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux accouraient lui prendre -la main ou se pendre aux pans de son dolman où leurs doigts -s’imprimaient en rouge. Il finissait par s’échouer dans la boutique d’un -restaurateur et grignotait des gâteaux chinois en buvant du thé; il -conviait Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage de la fillette -s’illuminait; elle devenait aimable et gaie, et son rire sonnait à -chaque mot. - -Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée silencieuse et -impénétrable. Il voit le front bombé, lisse et blanc, les sourcils -tendres et légers, relevés vers les tempes, les paupières abaissées à -demi, les cils immobiles voilant les yeux cruels, le nez imperceptible -aux narines retroussées, les lèvres charnues et rougies par le bétel. Un -désir insensé et brutal lui étreint le cœur, de saisir cet animal -sournois et indéchiffrable, de l’emporter loin de cette humanité -compliquée, loin de ces femmes trop parées, loin de ces hommes aux -regards effrontés, d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et lui -seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines et trouble son cerveau: la -jalousie, la jalousie qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de -suite atrocement. - -Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les cloches et ronflent les -gongs, la messe vient de finir. Le marché se remplit de Français: -officiers d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent aux -pentes de la montagne dans le feuillage nuageux des bambous; pilotes -massifs, tanguant et roulant, parlant très haut; troupiers étiques dont -les figures minces et trop blanches disparaissent sous les casques trop -larges enfoncés jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux de -coquetterie dans leurs amples tuniques de toile grise; femmes coiffées -de casques de liège qu’habillent des dentelles et qui sont trop pareils -à des abat-jour; robes flottantes de crépon, souliers découverts et bas -à flèches d’or, teints fadasses criblés de taches de rousseur; -garçonnets arrogants et pâlots, contemplant avec des yeux effarés les -gamins annamites vêtus d’une ficelle; sous-officiers pommadés et -parfumés frisant des moustaches avantageuses; fonctionnaires de la -douane et de l’administration, empesés et solennels. - -Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre de la Guadeloupe, vague -comptable du Sanatorium, se distingue par la hauteur de ses faux cols, -le miroitement de son plastron garni de faux brillants, le pli -impeccable de son pantalon et la pomme d’or de sa canne. - -Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement au -Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été sensible au charme et aux œillades -de la petite personne; il l’a rencontrée deux ou trois fois sur -l’appontement, l’a complimentée en annamite sur son collier, cadeau de -l’Aïeul, sur la couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée; -mais, tout au fond de son cœur de petite femme, elle a tressailli -d’aise. Dès la deuxième entrevue, il lui a offert de lui faire visiter -sa demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir brodé de fleurs; -elle n’a rien répondu et s’est détournée avec une majesté de reine -offensée; mais l’offre n’a pas été oubliée: le mouchoir à bordure -fleurie hante les rêves de Maÿ, qui se promet d’aller voir le «nègre». -Quant au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse couche de -fatuité cuirasse contre le doute, il se persuade bonnement que son -physique de commis-voyageur et son langage zézayant ont produit sur la -petite Vénus jaune l’irrésistible effet auquel l’ont accoutumé les -mulâtresses. - -Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement d’yeux complice du jeune -homme olivâtre. Il pâlit; la tête lui fait mal et ses yeux voient -trouble; il est las soudain comme s’il avait couru pendant des heures, -et il a envie de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans le voir, -préoccupé seulement d’attirer sur son veston immaculé les regards de -Maÿ. Il finit cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme la -bravoure n’est point sa vertu première, il bat précipitamment en -retraite et disparaît. - ---Rentrons à la maison, décrète la fillette. - ---Oui! oui! rentrons! Je suis fatigué de tout ce tapage, de ces gens qui -vont et qui viennent. - ---Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên! C’est toi qui m’as demandé de -t’accompagner au marché, et te voilà maintenant impatient de partir! - ---J’en ai assez de voir ces hommes te sourire et de te voir répondre à -leurs sourires par des sourires! - ---Serais-tu jaloux, par hasard? - ---Je ne sais pas; je souffre! J’ai vu tout à l’heure le jeune noir te -saluer et j’ai senti mes yeux se voiler, et trembler mes mains... Où -as-tu connu cet étranger? - ---Je ne le connais pas. Je commence à croire que tu deviens réellement -stupide. Personne ne m’a saluée au marché. - ---J’ai cru voir... - ---Tu t’es trompé! - ---Je me suis trompé, sans doute! concède l’humble amoureux. -Pardonne-moi, sœur aînée: je t’aime et je suis inquiet; je me figure -être entouré de gens qui menacent mon bonheur, qui cherchent à -t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi! Vois-tu, ma tête est faible: je -suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises. Je ne serai plus -jaloux! - -Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse. Un lépreux écroulé contre -la haie, entre les fleurs lilas et les feuilles anémiques des euphorbes, -interrompt sa mélopée pour ricaner: - ---Tu en parles à ton aise, mon jeune ami! On guérit plus vite de la -lèpre que de la jalousie... Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune! - -Ses lèvres pourries découvrent les gencives blanches qu’entrechoque le -rire. - - * - - * * - -La parole du lépreux se vérifia: la promesse de Hiên n’était qu’une -vantardise d’amoureux novice. La jalousie s’installa dans son cœur et -dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour devait faire un paradis -terrestre, fut un enfer. Pietro et Maÿ, sans se concerter, se -partagèrent la tâche de torturer cette âme simple, l’un par la terreur, -l’autre par le doute. - -Les rares instants de répit que l’adjudant accordait au tirailleur, -celui-ci les employait à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter: «Que -fait-elle en ce moment?...» Il s’imaginait la voir, profitant des heures -de liberté absolue que lui procuraient les exercices, endosser en hâte -sa tunique de crépon, boucler à son cou son collier, et, trompant la -surveillance de Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait le -traître au teint de citron. - -Il la voyait, souriant et balançant gracieusement les bras, cheminer -sous les frangipaniers de l’avenue, franchir le portail de briques où -grimaçaient des monstres de terre émaillée. Il la voyait apparaître, -blanche et dorée, hors de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement -et ses mains frissonnaient, secouées par le vent de la folie -renaissante. - -Souvent, comme il errait dans le crépuscule à la recherche de l’absent, -les abominables visions se présentaient à son esprit; il revenait en -courant vers le camp, tête basse, bousculant les rondes d’enfants qui -tournoyaient dans les chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue, -Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare à treize cordes. Il -s’asseyait près d’elle, essoufflé, le cœur tressautant: - ---Qu’as-tu fait aujourd’hui? interrogeait-il lorsque les fils de cuivre -cessaient de moduler leurs plaintes aigres. - ---Je me suis promenée. - ---Où es-tu allée? - ---Qu’est-ce que cela peut te faire? - -Menue et sournoise, elle le défiait de ses yeux calmes et froids, où -rien ne se lisait de l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre -vaincu d’avance dans cette lutte inégale où son innocence même et sa -simplicité faisaient le jeu de son adversaire. Devant cette petite fille -qu’il eût aisément broyée entre ses doigts de géant, il restait penaud -et muet, désespéré de son impuissance: à quoi lui servaient ses gros -poings et ses biceps? - -Farouche, il regardait les lignes d’écume lumineuse émerger de la nuit -et mourir sur la plage; les falots des sampans dansaient comme un vol de -lucioles. Le feu de Can-Gio ouvrait son œil sanglant et fixe dans les -ténèbres épandues sur la baie. La rumeur de la houle emplissait -l’horizon; des massifs effacés par l’ombre, descendaient les plaintes -chuchotantes des bambous, et les vagues et le feuillage semblaient -geindre avec le sauvage affligé. - -Cependant l’ironique chanson de la cithare égrenait ses notes -railleuses. Maÿ reprenait sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa -musique, heureuse aussi de la souffrance devinée à ses côtés, elle -roucoulait à mi-voix, les paupières battantes et la gorge ondulante... -Ah! l’écraser d’un coup de poing! - - - - -XVII - - -La voix rauque de l’adjudant proféra des commandements et, quatre par -quatre, les tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise. Ils -défilèrent silencieux et farouches, dans les rues qui s’éveillaient; les -chiens errants jappaient sur les talons; la hotte sur le dos, des -sampaniers cheminaient en longue file sous les cocotiers inclinés: -joyeux de leur pêche nocturne, ils saluèrent la colonne de lazzi -égrillards. Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de jadis, ils se -turent, redoutant d’avoir troublé quelque grave cérémonie militaire. - -Les chantiers du camp nouveau alignèrent au-dessus des talus envahis par -l’herbe leurs charpentes inachevées, rongées par les termites, et leurs -murs de torchis jaunissant. La clarté blême du petit jour aggravait la -tristesse du terre-plein désert où gisaient dans le sable les bennes -rouges des wagonnets, pareilles aux tronçons d’une coque échouée. - -Les tirailleurs détournèrent la tête: trop de souvenirs habitaient ces -cases vides et ces hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les yeux: -trop longtemps il avait poursuivi en vain l’ombre de l’Aïeul à travers -le camp abandonné; dans son cœur las, abreuvé de trop de chagrins, il -n’y avait plus de place pour l’espoir; l’absent tardait trop à -revenir... Invinciblement, sa marche se ralentissait; ses jambes -semblaient le river au sol... - ---Avance, Hiên, avance: l’adjudant te regarde, dit son compagnon en le -prenant par le bras. - -Le sabre court sonnait sur les pavés; le désespéré fit un effort pour -s’arracher à la torpeur qui le gagnait et trotta lourdement, comme un -âne trop chargé. - -La compagnie pénétra dans la forêt; les sections se dispersèrent. Hiên -et Nho suivirent une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière les -hautes fougères, le tyran disparut. - -Hiên écouta craquer les branches tombées que brisaient les pieds nus; -d’autres patrouilles, filant par des sentiers voisins, semblaient des -hardes de sangliers froissant les feuilles mortes. De la brousse touffue -montait le parfum iodé de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des -bruyères teintées de rose, le relent fauve de l’eau croupie. Sur la -terre grasse, que les pluies avaient ravagée, se tordaient les racines -brunes, pareilles à des pythons monstrueux. - -La patrouille fit halte dans une clairière, au bord d’une mare obscure; -des arbres géants étendaient sur elle le dais de leurs branches -enchevêtrées: banyans aux troncs enrubannés de lianes, tecks élancés et -droits aux feuilles de carton terne, gommiers balafrés de coupures -béantes qui distillaient la sève sirupeuse et blanche. Dans la boue -piétinée par les chevreuils pointaient les tiges vert tendre des herbes -naissantes. - -Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur déborda. Toutes ses peines -vinrent à lui à la fois, au rappel des parfums familiers: l’exil, les -tortures de l’initiation, les brèves minutes de joies évanouies, les -épouvantes de chaque instant, les coups meurtrissant sa face -douloureuse, et l’amour malheureux, et l’atroce jalousie... Il arracha -de son épaule la bretelle du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et -s’abattit dans le gazon trempé de rosée, la figure entre les mains. Il -pleura, avec des hoquets et des râles qui retentissaient dans la -clairière endormie. - ---Quelle misère! gronda Nho. Et l’Aïeul qui ne revient pas!... Aïeul à -deux galons, pourquoi nous as-tu abandonnés?... - -Il s’exaspérait, hurlait à son tour. - ---Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble pas le malheureux qui crie -sa peine aux esprits de la forêt... Laisse-le pleurer en paix!... - -Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en silence la déchirante -lamentation qui tantôt retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte -des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce comme une plainte -d’enfant. Nho se rapprocha de Cang: - ---Maître sergent, dit-il, maître sergent, il faut écrire à l’Aïeul: il -faut que l’Aïeul sache et qu’il revienne... Écris à l’Aïeul!... - -Cang hocha la tête: - ---Que lui dirai-je? - ---Tu lui diras que nous souffrons... - ---C’est vrai, nous souffrons... Mais faudra-t-il lui dire que nous -souffrons par la faute d’un Français?... Pourra-t-il croire, lui qui est -juste, lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté? Ne me -parlera-t-il pas ainsi: «Cang, tu es un mauvais sous-officier; tu -manques à ton devoir: tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et -sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles accusations, parce -que tu ne l’aimes point... Je sais, je sais que tes compatriotes ont -ainsi dénoncé faussement des gradés parce que ceux-ci ne leur plaisaient -pas. Cang, tu mens!...» - ---L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang puisse mentir! - ---Il me dira: «Réfléchis bien! Tu prétends que l’adjudant vous insulte, -qu’il lève son bâton sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute -grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront contre lui, le -châtieront: car de telles actions sont contraires aux lois françaises et -aux règlements, et les chefs puniront sévèrement l’homme coupable -d’avoir manqué aux lois et aux règlements. Les chefs haïssent la -brutalité; mais le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu as -calomnié ton supérieur...» - ---L’Aïeul saura distinguer la vérité! - ---Il ne me croira point... - ---Il te croira! - ---Où lui adresserai-je ma lettre?... - ---Après l’exercice, pendant la sieste, nous interrogerons les -sampaniers... Nous monterons sur les jonques qui sont dans la baie des -Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs d’Annam s’ils n’ont pas vu -notre maître... Il faut que l’Aïeul sache!... - -Des coups de feu lointains s’espacèrent... Hiên se leva, blême et -titubant, et suivit la patrouille qui se glissait dans la brousse. - - * - - * * - -Nho donna un dernier coup d’aviron: le canot vira dans l’eau dorée, vint -se coller contre la coque couturée d’une jonque. Des sampaniers -accoururent, se penchèrent sur le bordage, saisirent le vieux Cang par -les aisselles, le hissèrent sur le pont où séchaient des queues de raies -et des peaux de requins. - -Autour du terrien, que le tangage inquiétait, les hommes de la mer, -leurs femmes hâlées et rieuses, leurs enfants nus et basanés firent -cercle, se poussant du coude, grimpant sur les rouleaux de cordages et -jusque dans les agrès. Tous à la fois, ils questionnaient le sergent; -des jonques voisines, rangées bord contre bord, d’autres curieux -accouraient, avides de connaître le motif de cette visite inattendue: - ---Que veux-tu de nous, oncle sergent? - ---Pourquoi es-tu venu sur notre barque? - ---Que se passe-t-il? - -Cang ne répondait rien, demeurant adossé à l’embrasure d’un panneau, -déplorant en silence le manque total d’éducation dont faisaient preuve -ces marins. - -Un vieillard le guida par la main, écarta du poing les indiscrets, fit -asseoir son hôte sur une natte: - ---Apportez au grand mandarin du thé et du bétel! commanda-t-il. - -Il prit place lui-même sur la natte en face du sergent, lui tendit une -cigarette. Et Cang lui demanda: - ---N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu pas vu mon maître? - ---Qui est ton maître? - ---L’Aïeul à deux galons. - ---Ton maître est donc un vieil homme?... - ---C’est un homme très jeune, qui a des yeux clairs et souriants, des -moustaches tombantes et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches -deux galons d’or. C’est un homme qui est bon avec les Annamites, qui -leur parle avec une voix très douce, dans leur langue, qui donne des -remèdes aux malades, aux petits enfants des sous et des caresses, qui -sait lire dans nos livres et connaît nos légendes et nos poèmes... Il -est instruit, il est sage comme un homme très âgé, et c’est pourquoi -nous l’appelons notre Aïeul... - ---Dans quelle région se trouve-t-il? - ---Il est parti par la grande route qui va de Saïgon à Hué, et, depuis -son départ, nous n’avons pas eu de ses nouvelles... Quelqu’un des tiens -l’a-t-il vu? - ---L’Annam est immense; les ports où sont armées nos jonques sont -innombrables: les unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à -Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres à Cam-Ranh... Mais nous sommes -des gens de la côte et jamais aucun de nous ne se risque à remonter les -torrents, à pénétrer dans la montagne... - ---Mais les montagnards viennent vendre les cardamomes aux villageois des -plaines: peut-être un marchand, causant avec les tiens, a-t-il pu parler -de mon maître?... - ---Peut-être... Holà! vous autres, ouvrez vos oreilles: quelqu’un d’entre -vous a-t-il ouï parler d’un certain Aïeul à deux galons? - ---Moi! moi! crièrent plusieurs voix. - ---Moi, je l’ai vu! - -Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança près de la natte et répéta: - ---J’ai vu l’Aïeul! - -Un soir, sur la place étroite d’un hameau perdu, à la lisière des bois -profonds, il avait vu la foule des paysans et des bûcherons assemblée -autour du banc où trônait un officier, un lieutenant. Cet officier, que -les notables nommaient: «l’Aïeul à deux galons», narrait une histoire -que les campagnards écoutaient, bouche bée; des garçonnets et des -fillettes jouaient à ses pieds; un tirailleur à barbiche blanche allait -et venait parmi les groupes... - ---C’est lui, dit Cang, c’est mon maître! - -Alors il fit aux sampaniers consternés le récit des souffrances endurées -par leurs frères militaires; il dit les humiliations et les outrages -quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime des opprimés à la -justice de l’absent... - ---Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais écrire à ton maître, ce soir, -par l’écrivain public qui se tient au marché, une lettre qu’une de nos -jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul, sera chargé de lui remettre -ta plainte et lui répétera tes paroles... - - * - - * * - ---Relis maintenant! dit Cang. - -L’écrivain public assura sur ses oreilles les tiges de ses besicles, -prit la feuille à deux mains, l’approcha de la mèche charbonneuse du -quinquet, et lut: - -«Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà trop tardé. Après ton départ, -le joug a été replacé sur nos cous, plus lourd encore parce que le -bouvier avait des rancunes à satisfaire... Le sous-lieutenant est bon, -mais il ne voit rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car Pietro l’a -persuadé que la race annamite était fourbe et dissimulée et que nous -étions méchants entre les méchants. - -»Et l’adjudant est maintenant le maître incontesté. S’il se fût -contenté, comme autrefois, de distribuer des jours de consigne, des -injures et des coups de pied, nous eussions retrouvé, pour endurer le -supplice, notre résignation d’autrefois; on eût courbé l’échine et -invoqué ton nom en silence... Mais il a fait pire: se souvenant que tu -avais tiré une première fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné -contre ton protégé. Du réveil à l’extinction des feux, il se complaît à -le torturer, à l’abrutir, à l’épouvanter, de sorte que l’être simple est -en train de retourner à ses ténèbres: peut-être reviendras-tu trop tard -pour lui rendre une deuxième fois la lumière. - -»Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir osé t’écrire ces choses... Je -sais que cela n’est point conforme à la discipline; mais n’est-il pas -permis au soldat qui a servi fidèlement pendant des années d’élever sa -voix en faveur de ses frères d’armes malheureux? - -»J’ai trente ans de services, Aïeul: pendant trente ans, des officiers -français et des sous-officiers français m’ont commandé; les uns étaient -affables et doux comme toi; d’autres étaient rigides et inaccessibles, -mais tous étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs -annamites obéissaient avec joie... Celui dont je te parle est injuste et -cruel, et jamais je n’avais rencontré son pareil. - -»Nous plions encore devant lui: le jour est proche où le vase trop plein -débordera de toutes parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront... - -»Hâte-toi, Aïeul à deux galons: tes petits-enfants crient vers toi et se -lassent de n’être point entendus... Hâte-toi!...» - - - - -XVIII - - -Derrière les faisceaux de mousquetons que hérissaient les lames -luisantes, la compagnie piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient -où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes fusait vers l’azur du -zénith la lumière jaune et dorée épandue sur le ciel et la terre. - ---Beau temps pour la revue! confia Castel, épongeant ses joues rasées de -frais, au fourrier rose et joufflu que le casque trop grand coiffait -comme d’un abat-jour. - ---Vrai temps de Fête nationale! Le soleil est républicain! - ---Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie. - ---Et pendant la route, donc! - ---Pourquoi ne partons-nous pas? Qu’est-ce qu’on attend? Le -sous-lieutenant vient d’arriver: le voici qui cause avec Pietro sous la -véranda de la grande case. - ---Tiens! tiens! pourquoi n’a-t-il pas mis de bottes? - ---Bizarre!... Et le fougueux Barka est dans son box! - ---Qui est-ce donc qui va commander la compagnie? - ---Hein! mon vieux! si le lieutenant était revenu sans crier gare!... - ---Va donc! va donc! ne te berce pas de cette illusion, mon bon -Provençal! - ---En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille basse. Il était presque -aimable tout à l’heure pendant le rassemblement. Il y a sûrement du -nouveau qui se prépare. Psst! Cang! Tu n’as pas entendu parler du retour -de l’Aïeul, par hasard? - -Cang secoue la tête d’un air dubitatif: - ---Le bruit court que l’Aïeul est revenu; mais personne n’en sait rien au -juste. On avait annoncé son retour tant de fois déjà que personne n’y -croit plus. J’ai questionné Hiên le Maboul: il ne sait rien; il est à -moitié fou et tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé de rôder -autour de la maison du lieutenant: il est découragé. Bèp-Thoï n’a pas -paru dans le village hier soir. - ---Dis donc, le sergent-major est peut-être renseigné: faufile-toi -jusqu’à la chambre de détail. L’adjudant tourne le dos, justement: tu ne -risques rien. Donne-moi ton mousqueton. - -Le fourrier trotta; les franges jaunes des épaulettes de laine dansaient -sur le dolman blanc; il s’insinua entre les stores verts que décoraient -des monstres garance, zébrés par les averses. La basse puissante du -sergent-major émit des paroles inintelligibles, puis le casque démesuré -du messager écarta les rideaux de rotins. - ---Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on se moque de lui, qu’on lui a -déjà monté ce bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend plus. - -Ils se regardèrent, désappointés: - ---C’est idiot de faire courir des bruits pareils! grogna Castel. On -s’emballe, on s’emballe, puis tout casse et l’on se retrouve forçat -comme devant, mais le boulet est plus lourd. - -Des gamins essoufflés galopèrent devant la palissade, passèrent leurs -museaux suants entre les bambous et crièrent à tue-tête: - ---L’Aïeul est arrivé! l’Aïeul est arrivé! - -Les femmes accroupies sous les écussons tricolores et les girandoles de -la porte répétèrent: - ---L’Aïeul est arrivé! l’Aïeul est arrivé! - -La compagnie entière se rua vers la route, abandonnant les faisceaux, -trépignant et glapissant: - ---Où est-il? - ---Est-ce bien vrai? - ---Comment savez-vous cela, petits frères? - ---C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe sous la véranda et le vieux -Bèp-Thoï étrillait le cheval. - ---Mais non! il ne fumait pas. - ---Je te dis que si! - ---Je te dis que non! - ---Es-tu bien sûr de l’avoir vu? - ---Si je suis sûr?... Si je l’ai vu?... J’allais me faufiler jusqu’au -perron lorsque Bèp-Thoï a brandi son étrille vers moi: je me suis -sauvé!... Tout le village connaît la nouvelle maintenant! - ---Le voilà! le voilà! - ---Rassemblement! hurlait l’adjudant. - ---Crie, mon garçon, égosille-toi! murmurait le fourrier, emporté par le -flot des petits soldats qui roulait sur la route... - ---Rassemblement! - -Au tournant du chemin, sous les frangipaniers, la robe luisante et la -crinière hirsute d’Annibal apparurent, émergeant de la cohue des gamins -loqueteux. Les jambières rouges galopèrent éperdument; les gamins, -braillant et pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus; des mains -noircies saisirent les rênes, maintinrent le petit cheval affolé, -palpèrent les bottes éperonnées de bronze doré, la culotte de toile, le -dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre d’or et les galons, le -sabre à garde nickelée passé dans le porte-épée de la selle; des lèvres -baisèrent les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent l’Aïeul, le -placèrent sur leurs épaules; autour d’eux, les salaccos se heurtaient -furieusement et les faces noires vociféraient: - ---Salut, vénérable Aïeul! - ---Salut, Aïeul à deux galons! - ---Pourquoi as-tu tant tardé? - ---Reconnais-moi, Aïeul à deux galons: c’est moi, Phuc, l’élève caporal! - ---Te souviens-tu de ton serviteur? Je suis Mao, le palefrenier! - ---Je te reconnais, mon ami. - ---Baisse la tête, Aïeul: les branches vont faire tomber ton casque! - ---Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma lettre? - ---Je l’ai reçue, Cang; ne te fais plus de bile, vieux brave: justice -sera faite! - ---Nous avons abominablement souffert, maître. - ---Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés? - ---Vois mes bras: ils sont bleus de coups de trique. - ---Hé! les porteurs! faites attention aux écussons de la porte! - ---Baisse la tête, Aïeul! - ---Aux faisceaux, bavards! - -En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en selle, et les tirailleurs -frémissants furent alignés, l’arme au pied, derrière leurs chefs de -section. Les deux officiers se serrèrent la main. La tête haute, les -yeux fixes, les dents claquantes, les talons réunis, l’adjudant Pietro -vit venir à lui le justicier. - ---Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt après la revue: j’ai à -vous parler. - ---Oui... oui, mon lieutenant! - -Annibal défilait en piaffant devant la double haie des baïonnettes -étincelantes et tout à coup la voix rauque de Hiên cria: - ---Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi!... voilà que la folie est -revenue... - ---Viens chez moi tout à l’heure, petit frère: je te guérirai. - -Les salves de batteries ébranlaient les massifs qui s’empanachaient de -fumée blanche; les drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes -et des palmes leur étamine tricolore. Les pentes vertes de la montagne, -les flamboyants écarlates, la baie toute bleue où couraient des frissons -d’argent, le ciel que ne souillait nulle tache et d’où pleuvait la -lumière triomphante saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul. - - * * * * * - -Les clairons embouchèrent leurs cuivres rutilants, gonflèrent leurs -joues et soufflèrent. Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements -de cuirs neufs. La compagnie développa les quatre anneaux de ses quatre -sections; les salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent des -éclairs; le village entier suivit sur les talons de la dernière file, -pêcheurs brunis et couturés, costumés d’étoffes teintes au _cu-nao_, -bûcherons maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur échine sur les -troncs abattus, notables enturbannés de blanc et solennels dans leurs -tuniques flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne balançant dans -leurs doigts chargés de bagues des cannes à pommes d’or, femmes de -tirailleurs trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots -barbouillés de vermillon, Chinois en veste lilas, en pantalons de soie -blanche ficelés au-dessus des babouches à semelles de feutre, gamins -farceurs vêtus chichement d’une culotte sans fond et d’une amulette -dansant au bout d’un cordon. - -Devant le portail du télégraphe anglais, que des bougainvillias violets -encadraient, cinq ou six grands garçons blonds et roses levèrent leurs -casques plats à _puggaree_ tissé de fils d’or. - ---Bonjour, lieut’nant! - ---Bonjour, monsieur White! Bonjour, monsieur Beattie!... - -Le pilote haut sur jambes et bourru qui savourait son manille devant un -mur où serpentaient des dragons émaillés salua de la main le jeune -camarade revenu de la brousse. Sous les vérandas à grillages verts, des -peignoirs bleus esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens du -Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux foncés et dépoitraillés, -abandonnèrent les tables de marbre rondes que les verres d’absinthe -tachaient de vert trouble, pour serrer dans leurs grosses pattes velues -la main gantée: - ---Bonne promenade, hein? - ---Merci! bon apéritif! - ---On vous attend pour le prendre, hein? On va dire à la patronne de le -faire chauffer, _té_! - -L’élégant comptable étalait complaisamment, sous les tritons qui -surmontaient la porte du Sanatorium, son smoking de toile à revers de -soie crème, son plastron de «zéphir» saumon et ses escarpins vernis. Ce -mulâtre, «intellectuel» que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait nanti de -brevets douteux et que les lois de la métropole bienveillante avaient -dispensé de tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu, -antimilitariste. Au passage de la «brute galonnée», du «buveur de sang», -qui chevauchait à la tête d’une cohorte de soudards, il eut une moue -méprisante. Elle s’effaça de son visage comme l’ombre d’un nuage sur une -mare: Hiên le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la menace dans -les yeux fous du tirailleur et recula d’un pas: il se cogna au tronc -moussu d’un lilas du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert tendre -le smoking immaculé. - -Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit à pieds joints dans une -flaque d’eau: la boue liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse; des -larmes hideuses constellèrent le pantalon raide, amoureusement repassé, -la ceinture de toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve, le -plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine. - -Le garçonnet s’esquivait; les rires narquois des congaï, des Chinois -hilares, des sampaniers ricaneurs insultèrent à la douleur de la -victime: car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il désigne du nom -injurieux de _chà-và_ (nègre). - -Le comptable maudit ces braillards imbéciles dont le goût pour les -cérémonies militaires lui valait une douche d’eau boueuse. Il disparut, -poursuivi par les huées. - -Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir ses congénères attelés, -deux par deux, aux victorias qui stationnaient devant le perron de -l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées par le clairon à -leurs tas de sable, accoururent de toute la vitesse de leurs maigres -jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des bancs verts, elles -dansèrent de joie et leurs voix pointues chantèrent avec les cuivres -rugissants les vieux refrains nationaux. - -La route cessait de courir en bordure de la plage, s’enfonçait entre -deux haies de lauriers-roses et de cactus que dominaient les toits -sombres des villas et les pentes raides de la montagne proche. Les -basses branches des tamariniers formaient une voûte épaisse où se -répercuta la clameur joyeuse de la foule. Un nouveau contingent de -Chinois et de congaï accourus du marché grossit la colonne. - -On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de fer forgé, les façades -roses des bâtiments militaires ouvraient leurs larges baies: bâtiments -du Commissariat noyés dans l’ombre violette des jaquiers; Direction -d’artillerie, où des piles de traverses peintes au minium gisaient dans -des massifs d’iris; casernes d’artillerie, où chantaient des trompettes -nasillardes; casernes d’infanterie que revêtait encore la hideuse -carapace des échafaudages. - -Les serre-files coururent, pourchassèrent les gamins; les sections se -formèrent en ligne les unes derrière les autres et la compagnie ainsi -massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée que bordait la forêt -ombreuse. Les officiers d’artillerie campés sur leurs mulets massifs -abaissèrent, pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs lattes courbes; -derrière eux, les conducteurs indigènes firent des signes d’amitié à -leurs camarades tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale, -joignant les mains sur les croisières de leurs baïonnettes, louèrent la -tenue de la petite troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et -s’alignait sans bruit. - -En face de la haie des baïonnettes, l’autre lisière se garnissait de -casques blancs, de robes claires, de tuniques flottantes et pâles, de -chapeaux coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes. Les trompettes -fredonnèrent des notes pleurardes, les clairons chantèrent allègrement; -un officier galopa dans le sable que les sabots de son mulet puissant -firent jaillir en gerbes d’étincelles; il leva son sabre et cria des -commandements. - -Un colonel passa au trot, puis se posta près des tribunes, et devant lui -défilèrent les petits canons poussiéreux, les pesants fantassins et les -tirailleurs alertes et sautillants. La revue était achevée. - - * - - * * - ---Rentrez dans votre chambre et n’en sortez plus. Le sergent-major -assurera votre service, en attendant que le chef de corps envoie des -ordres. Je vous préviens que je compte lui adresser une lettre le -mettant au courant des faits et demandant votre renvoi à Saïgon. - -Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour et gagna la porte. Les -tirailleurs, qui décrassaient leurs mousquetons sous la véranda, le -virent passer, blême et effaré, et connurent que son règne était fini. - -Dans la chambre de détail que tapissaient les contrôles nominatifs, les -synoptiques et les tableaux de service, les deux officiers restaient -seuls. - ---A quoi songez-vous? demanda l’Aïeul au sous-lieutenant. - ---Je songe à tout ce mal que j’ignorais et que j’aurais pu empêcher. - ---Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes tout jeune, vous sortez à peine -de l’École, j’aurais dû vous avertir. Pietro, frappant du talon et -tendant le jarret, vous a convaincu aisément de ses vertus militaires. -Vous n’avez pu deviner l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de -«parfait adjudant»; vous avez eu confiance en lui, vous vous êtes reposé -sur lui du soin de maintenir la discipline intérieure; vous savez -maintenant comment cette brute a manié le sceptre que vous lui laissiez. -Vous connaîtrez, quelque jour, le tort immense que font à l’armée ces -soi-disant «bons serviteurs» que nos troupiers désignent de cette -appellation caractéristique: «chiens de quartier». - ---J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû, comme vous, me rapprocher -du tirailleur, lui inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette fois -encore, j’ai été abusé: tant de livres affirment que l’Annamite est -impénétrable, tant de fois Pietro m’a répété: «Ces gens-là, on ne sait -jamais ce qu’ils ont dans le ventre!...» J’ai fini par me laisser -persuader. J’ai cru avec tout le monde que l’Annamite était menteur et -dissimulé. - ---Il l’était vraiment pour vous. La ruse est l’arme des faibles: -l’Annamite est faible et méfiant. Ses mandarins l’écrasaient; les -conquérants n’ont pas réussi encore à le convaincre de sa délivrance, -parce qu’il s’est trouvé chez les conquérants des hommes comme Pietro -qui ont remis en vigueur les procédés d’administration des mandarins. Il -continue à ruser, mal guéri de sa méfiance séculaire; il refuse de -livrer son âme, que masquent son visage impassible devant le cadeau -comme devant l’outrage, ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre -et se réjouit suivant l’heure, comme un animal raisonnable, comme nous. -Efforcez-vous de l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste, et son -âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses prétendus secrets. Vous -découvrirez ce que j’ai découvert, que l’Annamite est un enfant timide -et bon, un peu craintif, mais qui ne demande qu’à se laisser -apprivoiser. Vous serez le père de cet enfant. - ---Ou son Aïeul! - ---Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant. Allons déjeuner: la revue -m’a creusé terriblement. - - * - - * * - -Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe raide la tasse de café, la -pipe, le pot à tabac où sont taillés dans le bambou des mendiants -grimaçants et des bonzes difformes. Hiên le Maboul s’est agenouillé près -de l’Aïeul, a posé sa tête sur le genou du maître et parle d’une voix -étouffée et rauque: - ---Tu as trop tardé! tu as trop tardé!... La folie est rentrée en moi. Je -me suis débattu, j’ai lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là pour -me garder et m’encourager, et je t’ai cherché en vain... La folie est -rentrée dans mon âme que la terreur habitait, dans mon corps déchiré par -les coups de bâton: je suis fou!... - ---Calme-toi! dit l’Aïeul. Ta tête est encore faible et la frayeur l’a -troublée. L’adjudant va s’en aller et, dans quelques jours, tu seras -aussi gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté qu’avant mon départ. - ---Oui! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux guérir! Déjà tes paroles me -font du bien. Mais ce n’est point la peur seule qui me rend fou... - ---Dis-moi toute ta peine, petit frère. - ---Je n’ose... - ---Qu’est-ce que tu crains? ne suis-je pas ton Aïeul? - ---Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur et joue avec, comme le chat joue -avec le moineau! Et je souffre parce que je l’aime, et, chaque jour, je -perds davantage la tête. Je suis jaloux!... Loin de Maÿ, je suis -inquiet, je redoute des choses hideuses; et je cours vers elle. Près de -Maÿ, je ne suis pas heureux: elle répond à mes questions par des -railleries, par des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable; mes -paroles d’amour provoquent son rire méchant; mes menaces lui font -hausser les épaules... Alors des soupçons me viennent, que je ne puis -dire, même à toi, vénérable Aïeul, et, pour en finir avec la torture, je -suis tenté de tuer le bourreau. - ---Voilà qui est plus grave!... Encore faudrait-il, avant de méditer des -mesures aussi radicales, qu’un indice quelconque fût venu te dénoncer la -trahison. As-tu surpris quelque chose? - ---Non!... je ne sais pas... je soupçonne... - ---C’est parfait: tu es un imbécile!... Ta pauvre cervelle est peuplée de -fantômes grotesques et de monstres ridicules, qu’elle a créés de toutes -pièces et devant qui tu trembles. Tu es un imbécile! - ---C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï, déposant sur la table -une boîte de cigares. Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis -vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses qu’elle cache aux jeunes -hommes. Tout à l’heure, en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il -était un imbécile de se mettre en tête de pareilles bourdes. Il m’a -regardé de travers et j’ai bien vu qu’il était irrité contre moi: les -jeunes gens d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment les discours -utiles des anciens. - ---Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages paroles de Bèp-Thoï? continue -l’Aïeul. Il a dit vrai: tout le mal vient de ton imagination. Ne te -figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir de ce mal: tous les -hommes que le désir d’une femme affole sont, comme toi, torturés de -soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le remède est aisé à -trouver, et, dans le cas présent, nous ne tarderons guère à l’appliquer: -c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire réglée; dans un -mois, le fol amoureux se transformera subitement en un mari épanoui et -satisfait, soucieux uniquement, en rentrant au logis, de ne point sentir -l’odeur du riz brûlé qui empeste fâcheusement la case, un mari comme -tous les maris, sûr de lui-même et d’autrui... Lève-toi, Hiên; jure-moi -que tu surveilleras ton imagination, que tu n’écouteras plus ses -calembredaines, que tu ne seras plus jaloux enfin, ni fou. - ---J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai. - ---Tâche de ne pas oublier ta promesse... Quelle heure est-il, Bèp-Thoï? - -Le vieux tirailleur considère attentivement le cadran d’une formidable -montre de nickel, extirpée de sa ceinture: - ---Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il, après mûr examen de -l’unique aiguille noire qui a survécu par miracle, malgré les longues -années de service de l’instrument. - -Cette approximation paraît insuffisante à l’Aïeul qui allonge le bras -vers le dolman accroché au dossier d’une chaise: - ---Il est trois heures moins le quart. Impossible de faire la sieste -maintenant. Allons voir la fête. - - * - - * * - -Au bord de la plage, où grouillent les turbans noirs, les mouchoirs -roses, les crânes tondus et couronnés de tresses huileuses, les voix -suraiguës des enfants en liesse couvrent le chant de l’écume et des -galets. Un mât horizontal, lisse et bien savonné, que des cordes -amarrent aux planches de l’appontement, s’allonge au-dessus de l’eau -profonde. Un adolescent nu et râblé s’avance à pas hésitants sur la -poutre branlante et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés -vers le drapeau dont la hampe est plantée dans un anneau de fer, au bout -du mât. Il s’efforce de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit -sous ses pieds, mais elle attire invinciblement son regard, le fascine, -une seconde, et, pendant qu’il s’évertue à garder son équilibre, -balançant les paumes et creusant les reins, la clameur de la foule -pronostique déjà sa chute inévitable. Il chancelle, tombe avec un juron, -et la vague se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau salée par le -nez et la bouche, vomissant des injures indistinctes en réponse aux -huées de la populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement vers le -drapeau qui flotte, ironique. - -Des nageurs s’époumonnent à poursuivre d’insaisissables canards, qui -tantôt plongent, montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt filent -au ras des vagues, battant des ailes et ramant des pattes. Des nacelles -de rotin tressé et calfaté se rangent en ligne; la pagaye aux mains, -penché en avant, l’unique rameur guette les gestes du fonctionnaire -français qui lève son mouchoir. Le mouchoir s’abaisse: les palettes des -pagayes trouent l’eau et les petites barques s’éloignent, à bonds -furieux, vers la bouée tricolore qui marque le but. Plus d’un concurrent -maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque embardée trop hardie. - -L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent des algues sèches, -considère en fumant sa pipe les ébats des jouteurs, et les cimiers -scintillants des salaccos formant derrière lui une haie compacte. Il -songe que les affiches municipales de France promettent pour le 14 -juillet des réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme des -indigènes lui remet en mémoire la joie bon enfant du populaire français. -Les accordéons des bals publics, les orgues des chevaux de bois -nasillent à ses oreilles qui se souviennent. Mais son âme claire et bien -portante ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la patrie absente. -La Cochinchine, terre d’exil, lui paraît infiniment préférable à la -«douce» France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade, des rues -étroites, pavées de cailloux inégaux et noirs, bordées de hautes façades -mélancoliques, des trottoirs suintants où déambulent des gens hideux, -bouffis, mal bâtis, des gens dont les yeux crient l’envie et l’ennui; et -il se réjouit du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux. - -Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés et bousculés par la -populace remuante et braillarde, ont pris place sur la banquette d’un -restaurateur. Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes de vermicelle au -gingembre, vidé un nombre incalculable de tasses de thé et bu plusieurs -petits verres de _choum-choum_. Le jeune tirailleur boit sans entrain, -cherche à s’étourdir, à se persuader qu’il lui sera facile de tenir ses -promesses de sagesse; l’ancien, que des mois passés dans la brousse et -la chaleur de l’après-midi ont altéré, tarit son verre sans y penser et, -l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe et abonde en -réminiscences. Ce «Quatorze juillet» lui rappelle beaucoup d’autres -fêtes pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister: - ---Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu ne soupçonnes même pas, -que tu ne verras jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux à -médailles, montions la garde au Champ-de-Mars, à l’Exposition, à Paris, -en France. La consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait de gros -hommes en noir qui fumaient des cigares. Jamais je n’osais parler à ces -beaux messieurs, qui ressemblaient à des mandarins; mais, plus loin, ils -rencontraient de hauts tirailleurs nègres qui n’avaient pas peur comme -moi. Ces grands diables attrapaient les cigares, les jetaient par terre -et marchaient dessus... Tout ça, c’est des souvenirs comme peu de gens -en ont: tu comprends, après cela, que des pitreries comme celle-ci me -laissent froid. J’ai vu mieux... Hein, qu’en dis-tu?... Tu ne m’écoutes -pas, mon garçon? - -Mécontent, le vieux grognard réclame du débitant une nouvelle rasade. La -tasse aux doigts, il grogne interminablement: - ---J’avais raison tout à l’heure de dire à l’Aïeul que la jeunesse -d’aujourd’hui méprisait les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même -point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux dont les aînés -peuvent régaler ses oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche -la langue, ce polichinelle me tourne presque le dos et s’intéresse aux -ébats de quelques hurluberlus qui se donnent du mal pour faire du bruit. -Que diable peut-il apercevoir de si absorbant? Des gamins qui tombent -dans l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent: en voilà assez pour -faire rouler à ce grand niais des prunelles ahuries et inquiètes... -Tiens, voilà Maÿ. Mâtin! la magnifique tunique noire et qui commence à -se tendre agréablement sur le devant!... Le derrière n’est pas mal non -plus: ça gonfle et ça remue!... Allons! un coup de reins et une œillade -pour l’Aïeul!... Il ne te voit pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en -fiche. Un sourire au beau jeune homme couleur kaki, en smoking à -revers!... Il rend à la main, celui-là... Ouvre l’œil, Hiên!... Il -l’ouvre, le gaillard, et de manière inquiétante... Eh! petit frère, tu -as l’air de souffrir! Ça ne va pas? - -Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui souffle de l’estuaire et lui -apporte les relents de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ balaye -jusqu’au souvenir de ses promesses. La tête lui fait mal, et le cœur. -Devant ses yeux égarés, tout flageole, se brouille et s’efface; à ses -oreilles, la rumeur populaire ne parvient plus. La jalousie l’étreint; -il souffre en silence. - ---L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï; te voilà gris dès le -second verre! - - - - -XIX - - -Les travaux reprirent... De nouveau, les chansons et les marteaux des -charpentiers sonnèrent sous les hangars étayés. La fourmilière des -bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait dans la forêt -noircissante. Les couvreurs découpèrent au-dessus des toits leurs -silhouettes de singes babillards et brandissant des gerbes de paille. De -nouveau, les bois durs gémirent sous la dent des scies, sous le -tranchant des haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs muscles -compacts aux tarières brutales. Les manœuvres pataugèrent bruyamment -dans la fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque des buffles -enlizés et répondant par des rires aux allocutions joyeuses que leur -adressait leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs badauds et -bavards s’accroupirent en files sur les talus du chemin. - -Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails retrouvèrent leur -brillant d’acier neuf, étincelèrent entre les épis jaunes. Le marécage -recula encore, envahi par le sable écroulé des bennes. - -La joie affermissait les bras et les épaules lasses, rafraîchissait les -poitrines ruisselantes de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les -rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers, maçons, -bûcherons, couvreurs conservaient assez de souffle pour enchanter leur -tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire. - -Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain de jadis. L’idée fixe, -établie dans son cerveau, n’accordait plus au misérable amoureux une -minute de relâche; elle creusait ses joues flasques, enfonçait ses yeux -sombres sous les arcades osseuses, secouait comme d’un frisson de fièvre -ses mains noires où bleuissaient les veines saillantes. La tête basse, -raidissant ses bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait point les -harangues véhémentes de Nho. - ---Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement? Que te manque-t-il encore -pour être heureux? L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne s’en -irait plus désormais; l’adjudant Pietro nous a quittés sans espoir de -retour; les travaux ont repris. Nous sommes tous gais comme des pinsons; -toi seul es triste. Qu’as-tu enfin? Es-tu malade? - ---Je ne suis pas malade, disait Hiên entre ses dents. - ---Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris, tu as une mine de papier -mâché et de drôles d’yeux: ils ont toujours l’air d’apercevoir quelque -chose que nous autres ne voyons pas. Avec qui causes-tu tout bas? Est-ce -avec les esprits? - ---Peut-être! - ---Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse: elle te délivrera des mauvais -esprits. - ---Laisse-moi! laisse-moi! - ---Il y a des gens qui passent leur temps à se rendre malheureux -eux-mêmes, grognait l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les -voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger le cœur?... Diable de -Maboul! - -Tandis que ses camarades raclaient à grands coups la benne -retentissante, l’halluciné s’accroupissait sur les talons, la tête -enfouie dans les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter à ses -oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant dans le petit visage -pâle qui se dessinait devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient pour -des révélations horribles: - ---Regarde-moi, Hiên! Pendant que tu t’échinais à pousser ton wagon, le -jeune homme à casque plat est venu rôder près de la palissade. Il m’a -fait un signe; je l’ai suivi jusqu’à la maison rose que recouvrent les -bancouliers. J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma ceinture de -soie verte, et ses mains ont pétri mon corps brun et ferme, mes seins -frémissants. Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les sonner, -individu idiot!... - - * * * * * - ---Viens ici, Hiên! cria l’Aïeul, un jour que le tirailleur rêvait ainsi -sur le remblai. Je vais t’apprendre une nouvelle qui te ravira -certainement. Le colonel t’octroie une permission de huit jours, sur ma -demande: tu as besoin de changer d’air et de changer d’idées. Va dans -ton village, parle avec la mer et la forêt; écoute-les: elles savent les -paroles qui guérissent les cœurs malades, elles auront pitié de toi -qu’elles ont vu naître et grandir, qui connais leur langage. Tu -guériras. Va, petit frère!... - - * - - * * - -La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé ses clairières. Au -flanc des bambous noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des pousses -nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues. Les jeunes roseaux que -Phâm-vân-Hiên avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines tendres; -l’herbe drue avait submergé la pierre plate dont il faisait jadis son -oreiller. Aux troncs des banyans, des lianes étaient mortes, lasses de -l’attente; d’autres avaient tapissé l’écorce de leurs feuilles vernies, -de leurs fleurs étoilées. Des plaies fraîches saignaient sur les fûts -pâles des gommiers. - -Mais la forêt se souvenait: ses mille voix chuchotaient les refrains -d’autrefois sur le même ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade -raillant les roches éplorées dans leurs cheveux de mousse, le babil -mystérieux des roseaux rapprochant leurs têtes nuageuses, le ronflement -des crapauds-buffles hissés sur les racines boueuses des palétuviers, -l’appel rythmé des huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce des -tourterelles, le gémissement des singes batailleurs. - ---Je n’ai point changé, semblait dire la forêt, reste avec moi, âme -inquiète, reste avec moi... Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les -cailloux du chemin ont ensanglantés; allonge sur mon herbe molle ton -corps brisé de fatigue. Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre -brûle; l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la pourpre de mes -crépuscules chasseront de tes prunelles extasiées les visions malsaines; -j’emplirai tes oreilles de mon chant innombrable... Reste avec moi, -pauvre âme affligée. Redeviens mon enfant sauvage et instinctif, -primitif et inconscient. La sagesse est dans la contemplation de la -nature. Regarde-moi, écoute-moi vivre. Entends-tu? une loutre a bondi -hors des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se plisse de courtes -vagues. Reconnais-tu le cri saccadé du gecko, dont les griffes -égratignent la branche du teck? Entre les buissons froissés un sanglier -fuit, le groin levé, flairant la brise qui lui apporta l’inquiétude. Un -craquement d’os: un chat-tigre plante ses incisives acérées dans -l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre, roi des marais, erre -dans la brousse qu’épouvante son aboiement enroué. Écoute-moi vivre, -reste avec moi!... - -Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la journée, Hiên l’écoutait, -assis dans la clairière où, tout enfant et adolescent, il tailladait les -bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues, il entendait la voix -grondante de la mer qui l’invitait de même à la sagesse: - ---Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends d’eux à vivre sans autre amour -au cœur que l’amour de mon visage éternellement changeant, éternellement -pareil. Installés autour de la voile qu’ils ont déroulée sur le sable de -la plage, ils tordent les cordages de rotin que mes vagues ont rompus -d’un coup d’épaule, remplacent par un bambou neuf la vergue que mes -tarets ont rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont la -civilisation n’a point déformé le cerveau et compliqué la pensée. Après -la rude journée de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé et mon -hymne inlassable bercera leur sommeil sans rêves. Viens à moi, pauvre -être qui as voulu connaître la vie et qui as souffert par elle, viens à -moi: je te donnerai la paix profonde que je dispense à mes amoureux, la -paix profonde que recèlent les flancs transparents de mes houles, la -paix profonde dont jouissent éternellement les noyés, allongés sur le -fin gravier de mes abîmes... - -La nuit descendait sur les vagues frangées d’écume crépitante, chassant -Hiên le Maboul de la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre les -bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées les ruelles bordées de -bambous où séchaient les filets. Derrière les jarres de grès brun que -remplissait la saumure, les enfants et les jeunes filles le regardaient, -les uns moqueurs et ricaneurs, les autres pitoyables à la peine devinée -sur le visage osseux. Dans la hutte minable que secouait le vent, il -s’accroupissait sur le lit de camp, où prenaient place le père et la -mère, ridés, ratatinés et bavards. - ---Te voilà mis comme un mendiant! grognait le père. La boue a souillé -ton pantalon et tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban... Tu -n’as guère changé! - -Et les mains noires du vieux tremblaient sur les baguettes, nettoyant -activement la soucoupe de riz. - -Des notables entraient, buvaient une tasse de thé, considéraient le -tirailleur. - ---Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils, mais il n’est pas -devenu plus gai. Il semble qu’un chagrin le travaille. - ---Laissez donc! disait la mère, petite vieille criarde; il a toujours -ses yeux de toqué, voilà tout. - -Les notables hochaient la tête. - ---La ville ne te vaut rien, disait le maître d’école. Tu es un enfant de -la brousse: hâte-toi de revenir vers la brousse. Ne laisse point les -femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des années, mon fils est -parti comme toi et je ne l’ai jamais revu. Des sampaniers m’ont dit -qu’une fille lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle. Le -maître d’école de Baria l’a vu, creusant un fossé, dans une rue de -Saïgon, sous le rotin des miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort, -peut-être, maintenant... Prends garde, toi aussi; méfie-toi des -sortilèges. Veille sur ton cœur! - -Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait seul sur le lit de camp, la -nuque appuyée à l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la mer -proche lui parlaient avec le vent qui faisait danser les images saintes -sur les panneaux de papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air froid, -qui soufflait entre les planches disjointes: il se crut guéri et fort. - ---Je reviendrai vers vous, promettait-il au ressac, aux ramures -bruissantes, aux chouettes hululantes. Dans quelques mois, je serai -libre, et, durant ces quelques mois, votre souvenir et l’Aïeul me -sauveront de la folie. Vous me reverrez joyeux et le cœur en paix. Je -serai le bûcheron qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux, qui -aspire de ses poumons rajeunis le parfum des feuilles humides. Je serai -le pêcheur campé sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants, le -pilote qui pèse sur le cordage de rotin tressé et manie du talon la -barre du gouvernail taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à -toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant des choses humaines... - -Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait sur la natte où -couraient les cancrelats affairés et cuirassés d’acier bruni, décrochait -la hachette à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume la -poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en bois de camphrier ses -vieilles hardes déchirées et rapiécées qui fleuraient le bétel et la -bruyère. La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre de larges -taches noires; les algues sèches la verdissaient; la sève des gommiers -lustrait les manches que les palmiers d’eau avaient griffées. Au fond de -la caisse, dormait le vieux chapeau conique en feuilles de latanier, -délavé par la rosée et les pluies, crevé par les branches basses. - -Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers le coffre en bois de -camphrier, remuait les reliques et les senteurs de son passé et se -persuadait de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint à lui: Hiên lâcha -le couvercle, qui se referma sur les guenilles affaissées et mortes, et -serra les poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue, la hanche -en l’air, à côté de l’ennemi... La vision s’envolait aussitôt, brève -comme un éclair et, comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau -du malheureux, dans ses tempes, dans ses oreilles, le sang bourdonna. Il -connut qu’il n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en geignant. -Vainement l’appelèrent le vent, la houle, les arbres désespérés. - -A l’aube, il retourna vers la ville. - - - - -XX - - ---Guéris-moi, vieille mère! gémit Hiên le Maboul. - ---Guéris-le, répéta l’Aïeul. Il t’a dit son mal: son âme et son corps -souffrent. - -Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet: la flamme dansa; les dorures -des bouddhas enfumés s’avivèrent; dans le visage osseux et desséché de -la vieille femme, les yeux s’illuminèrent entre les paupières plissées. -Les mains déformées se joignirent sur la poitrine drapée d’étoffe -blanche, les lèvres incolores murmurèrent des invocations -incompréhensibles. Au dehors, la nuit se peuplait de lucioles errantes -qui chatoyaient entre les fûts vagues des cocotiers. - -La guérisseuse parla: - ---Aïeul à deux galons, je ne puis oublier que tu as fait rebâtir ma case -détruite par l’incendie, que tu m’as protégée contre les bandits qui -m’accusaient de sorcellerie et voulaient me bannir du village. Je ne -puis oublier que je t’ai veillé aux heures de fièvre et que tu m’as -permis de t’aimer comme un fils. Je soignerai ton serviteur comme je -t’ai soigné. Les mauvais esprits sont en lui: je vais essayer de les -chasser. - -Devant la table haute et étroite où se dressaient, parmi les chandeliers -de bois et les fleurs de lotus, le panneau sacré de teck incrusté, Hiên -le Maboul s’agenouilla et se prosterna, les coudes et le front contre -terre, les mains réunies en coupe sur la nuque; trois fois il se -prosterna, puis s’immobilisa dans la poussière. Les baguettes d’encens -fumaient, le bronze tintait sous les coups répétés du marteau de bois, -les lèvres pâles de Thi-Teu prononçaient avec volubilité des formules -d’incantation. L’Aïeul pensif s’éloignait entre les cocotiers. Les -baguettes d’encens s’éteignirent, la mélopée s’acheva. Hiên soupira, se -leva: - ---Tes prières sont inutiles, vieille mère: le mal ne m’a point quitté. - ---Je ne puis rien faire de plus; ma science est impuissante. Je puis -chasser la fièvre du front ardent, rendre la souplesse aux membres -engourdis par les rhumatismes, je connais les herbes qui cicatrisent les -plaies, je connais les paroles qui rendent le calme aux ensorcelés; mais -comment pourrais-je donner le bonheur aux affligés? Est-il en mon -pouvoir de rendre sa richesse à l’homme ruiné? à l’amoureux le cœur que -la femme lui a volé? Sache que la douleur est inévitable et universelle. -Tu as vécu, sans doute, dans l’ignorance de la vie, sans entendre le cri -de l’humanité misérable. Tu n’es pas heureux, dis-tu? Va-t’en et -dénombre sur ton chemin les cœurs satisfaits et tranquilles, les gens -heureux!... Ton maître n’est pas heureux: l’idée de la vieillesse qui -vient à lui lentement trouble sa contemplation silencieuse des hommes et -des choses. Suis-je heureuse, moi qui végète, seule et pauvre, dans -cette cabane, moi qui ai soulagé tant d’infortunes et qui suis -impuissante à me guérir moi-même de l’épouvante de la mort proche?... -Les bêtes ignorantes ont le bonheur; tu étais pareil à elles; tu as -voulu vivre comme les autres hommes: vis donc comme eux et ne t’étonne -pas de souffrir comme eux. Je ne puis rien pour toi. - - * * * * * - -Hiên s’en alla par les rues grouillantes du village. Au ras du fossé, un -aveugle tourna vers le passant ses yeux blancs barrés de taies -bleuâtres, geignit, implora le don d’une sapèque; écroulé dans ses -guenilles sans couleur, il levait ses deux mains vers l’homme qui -marchait à grands pas dans la lumière, le prenait à témoin de sa misère. -Des forçats défilèrent, trois par trois, honteux de leurs défroques -verdies, de leurs têtes rasées; au fond de leurs prunelles abruties -luisait le désespoir infini des bêtes féroces encagées; ils -s’éloignèrent, traînant dans le sable pourpre leurs chevilles noircies -par la boucle. Adossé au talus, un soldat anémique et voûté toussait, -crachait du sang et regardait d’un air dément couler sur son dolman -déboutonné la salive écarlate. Une femme pleura derrière l’auvent -rabattu d’une case. De toutes parts, l’humanité souffrait. - -Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient le bouddha laqué -d’un pagodon de pisé appuyé au tronc d’un banyan séculaire. Un homme et -deux femmes disposaient sur une natte, au pied de l’autel, des soucoupes -de riz et des régimes de bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient -des prières. Derrière le groupe des suppliants, un bronze grattait une -longue guitare de bois à deux cordes. La guitare se plaignait âprement, -la voix chevrotante et morne semblait ânonner des sanglots entrecoupés. - -Hiên s’accroupit dans l’ombre du banyan, écouta le chant douloureux et -monotone des cordes, note grêle dans le formidable _lamento_ qui montait -du chœur unanime. A cette heure, son éducation d’homme pareil aux autres -hommes était achevée, puisqu’il percevait maintenant le sanglot infini -de l’humanité, comme il avait perçu, enfant sauvage, la voix de la -forêt, du vent et de la mer. - -Il savait la vie maintenant, et savait ce qu’elle valait. Il eut envie -de mourir, de dormir sans rêves et toujours. A quoi bon vivre? -Retrouverait-il jamais l’inconscience et la sérénité perdues? N’était-il -pas définitivement une bête pensante et torturée et hurlante?... A quoi -bon vivre?... - -Les hibiscus frissonnants parlaient d’espoir immuable, de jours -meilleurs... - - - - -XXI - - -Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat, que noyaient les plis de la -dentelle noire, et grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la route à -la cohue minable et bigarrée des tirailleurs qui se rendaient aux -chantiers. Les figures bronzées, bouffies encore par la sieste, -s’épanouirent, des rires coururent, des yeux clignèrent vers le visage -barbouillé de poudre de riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les -sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les joues adroitement peintes -au vermillon. - ---Ma bonne tante, interrogea un loustic, est-ce pour me proposer une -femme que tu trottes par les chemins aux heures chaudes? - ---Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer à tue-tête un camarade; -ce n’est pas pour un petit client comme toi qu’on se mettrait en -campagne en grande tenue, toutes bagues aux doigts, bracelets jusqu’aux -coudes, triple tunique! - ---Fais demi-tour, très honorable courtière! conseillait Phuc. Il n’y a -pas, dans cette direction, de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop -laides pour charmer les beaux messieurs que tu approvisionnes... Tu -pourrais, cependant, t’adresser à la mienne, celle qui demeure dans la -troisième case et qui ressemble à un petit crapaud... - -La colonne entière salua d’un rire inextinguible cette réclame -inattendue, faite par le mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil -méprisant de la dame maquillée. - -Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse. Comme tant -d’autres congaï, elle avait eu quelques heures de vie honnête. Fille de -sampaniers, elle avait épousé à quinze ans un rustre quelconque, lequel -avait eu, à ses yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que ses dix -doigts de laboureur robuste. Thi-Sao, après quelques mois de sagesse, -avait planté là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté lui -répugnait. - -Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les moustiquaires des -fonctionnaires français, quittant les villas à vérandas roses des -administrateurs pour les taudis saïgonnais où s’attardaient les -épaulettes jaunes des simples fantassins. L’âge venant, il lui avait -paru fructueux et agréable de mettre au service d’autrui son expérience -personnelle. Elle occupait ses journées à faire et à défaire des unions -libres, selon l’humeur de ses clients, représentant à telle «petite -épouse» de gendarme l’insuffisance évidente des douze piastres allouées -mensuellement par ce dignitaire peu rétribué, démontrant à telle autre, -veuve provisoire, les avantages mirobolants d’un mariage avec certain -commis des douanes, dénichant pour tel gâteux prématuré des adolescentes -expertes. A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion, ces délicates -intrigues, elle avait eu avec la police quelques fâcheux démêlés, mais -avait amassé un capital solide dont elle tirait un revenu respectable. -En dépit des atteintes indéniables des années, elle n’avait point perdu -toute jeunesse de cœur: elle avait ses faiblesses et subventionnait, -disait la chronique, un jeune et blond gaillard, commissaire des -Messageries Fluviales. Telle était Thi-Sao. - -Aux injures plaisantes des tirailleurs elle ne répondit que par une -grimace de dédain qui plissa la graisse poudrée de son visage; la -colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et descendit de son piédestal -de cailloux en prenant garde de gâter le velours brodé de ses mules. -Rassérénée par le plein succès de cette opération difficile, elle -poursuivit sa route avec majesté, roulant des hanches et des reins selon -sa vieille habitude professionnelle, pour la plus grande joie de la -sentinelle accroupie dans sa guérite tricolore. - -Maÿ était aux aguets derrière le store de sa case; elle sortit -précipitamment dans la petite cour de terre battue: - ---Ne t’arrête pas, souffla-t-elle; si quelque femme t’apercevait ici, je -serais perdue. Continue jusqu’à la digue: je t’y rejoindrai. - -Quelques minutes après, l’ancienne et la recrue s’installaient à l’abri -des yeux indiscrets entre des roches éboulées. - ---Que veux-tu encore? demandait Maÿ vaguement inquiète. - ---Mais rien, petite sœur, rien! Je m’intéresse à toi, voilà tout; à toi -et à tes amours, auxquelles j’ai quelque peu aidé... Parlons un peu de -cette première entrevue. Le jeune homme du Sanatorium a-t-il eu le don -de te plaire? - -Le petit visage se teinta de rouge vif: - ---Laissons cela! laissons cela! - ---Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts sont toujours pénibles. -Moi qui te parle, il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à mon -premier mari français: les occidentaux exhalent une odeur de cadavre... -On s’y fait; tu t’y feras... Parlons d’autre chose: as-tu reçu les -piastres promises? - -Ce disant, elle secouait la courte veste où sonnèrent les écus. Aussitôt -le sourire fit place sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient -d’exprimer une affliction sans bornes: - ---Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui ai fait ta fortune, moi qui la -ferais encore demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre et -malheureuse. Les créanciers me harcèlent: il me faudra bientôt me -séparer de mes bijoux pour échapper à la prison dont je suis menacée... -Je suis bien malheureuse!... - -Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine puissamment capitonnée une -sorte de hurlement discret qui prétendait figurer un sanglot. - ---Mais, interrogea la voix nette de Maÿ, n’as-tu pas les piastres que le -Français t’a remises et celles que tu m’as soutirées en échange de tes -services? - ---«Soutirées»!... Elles sont toutes les mêmes, caressantes et gonflées -de promesses tant que les accordailles ne sont point célébrées; mais, à -peine franchie la moustiquaire, les ingrates me reprochent le mince -cadeau que je n’exigeais point... Elles sont bien aises pourtant, le -jour où les vingt piastres mensuelles leur paraissent une somme -dérisoire, elles sont bien aises de revenir taper à ma porte... - ---Je reconnais que tu m’as été utile; mais tu as été payée: laisse-moi -donc en paix maintenant. - ---C’est cela! grinça Thi-Sao. «Je suis établie, je n’ai plus besoin de -la bonne Thi-Sao: qu’elle retourne à sa niche!...» Mais non! ne te hâte -pas de te croire débarrassée de ma tutelle. Tu m’as payée, c’est -entendu; tu ne me dois plus rien? c’est autre chose. Tu me dois une -gratitude infinie, d’autant plus qu’il me serait facile de te créer de -graves ennuis. Aimerais-tu, par exemple, que j’aille raconter à ton -grand diable de fiancé le détail de nos négociations? - ---Tu ne feras pas cela! gémit la craintive Maÿ, se figurant les -terribles poings noueux. - ---Non! je ne ferai pas cela, parce que je t’aime bien et que tu -n’hésiteras pas à me secourir dans le besoin... Donne-moi cinq petites -piastres... - ---Non! non! non! Tu n’auras pas de moi une sapèque, entends-tu? Sous -prétexte que tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire de moi ton -banquier et ton esclave. Tu n’auras rien! - ---Tu as bien réfléchi? - ---Oui! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon fiancé saura la vérité: -avant qu’il la soupçonne, je lui demanderai de me rendre ma parole... -Va-t’en, maintenant! - -Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois tuniques, agita -gracieusement son ombrelle et déclara d’un ton mielleux: - ---Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as priée, mais il t’en cuira. - -Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit de loin, inquiète mais bien -décidée à ne se laisser point asservir. Derrière la palissade du camp, -les femmes préparaient le repas du soir sur des foyers de pierres -sèches: elles rirent bruyamment au passage de l’aventurière et les plus -hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller joyeusement: - ---Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes affaires? - ---Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao, mes affaires vont au mieux -de mes désirs! - ---Grâce à l’une de nous, peut-être? insinua plaisamment une gaillarde -noiraude qui portait sur la hanche son sixième rejeton. - ---Hélas! non: vous vous gardez trop bien par vous-mêmes... Vous ne vous -êtes donc jamais regardées dans un miroir, ô toutes belles? Vous -mettriez en fuite jusqu’aux mauvais esprits. - - * - - * * - -Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên le Maboul s’assit sur le -remblai, les jambes pendantes, regardant crouler le sable fin qui -scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge ramait désespérément, -fuyant la mort: Hiên lui tendit une feuille de manguier; elle s’y -cramponna. Il la considérait qui, sans bouger, séchait ses pattes au -soleil. Il pensa: - ---Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie. Encore deux ou trois -convulsions, et tout était fini: elle sombrait, entrait dans le grand -sommeil. La voilà sauvée: la lutte va la reprendre, le travail -incessant, le trot ininterrompu de la fourmilière au cadavre découvert -sous les feuilles, du cadavre à la fourmilière... Et cependant elle se -cramponnait à cette vie misérable, et moi-même j’ai jugé stupidement, -comme elle, que la vie était préférable au repos définitif, puisque je -l’ai retirée de là... L’instinct est terriblement fort en nous, -animaux... - -Derrière lui, cachés par la benne renversée, Phuc et Nho s’étaient -accroupis dans l’ombre du wagonnet. Ils causaient avec animation et Hiên -entendit soudain prononcer son nom. - ---Parle donc moins fort! disait Nho. Si Hiên t’entendait!... - ---Allons donc! Il est sur le talus de la route, en train d’acheter des -gâteaux. Nous sommes bien seuls: on peut parler. - ---Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure, venait pour Maÿ? - ---Puisque je te le dis!... Voilà quinze jours que cette sale femme rôde -autour du camp, cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je l’ai vue, -avant-hier, remettre à Maÿ une clef et un petit paquet d’où sortait un -bout de soie rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres... Il paraît -que le compte n’y était pas, car les deux chipies se sont attrapées et -Thi-Sao n’a pas eu le dernier mot: Maÿ est une rude luronne qui n’a pas -froid aux yeux. Elle ira loin... au moins jusqu’à la prochaine «cagna -bambou»!... - -Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme, qui amena des larmes au -bord de leurs paupières. - ---Pauvre Hiên! déclara Nho, s’essuyant les yeux, ce n’est pas bien de -rire ainsi. Pauvre Hiên! pauvre Maboul! - ---Oui, c’est dur: pas encore marié, et déjà trompé! - ---Voilà le clairon qui sonne! File à ton atelier, mauvais plaisant! - -Hiên se dressa derrière le wagonnet: Nho vit ses yeux égarés, ses joues -pâles, ses mains dansantes. Il bégaya: - ---Je... je... te croyais sur la route... Qu’as-tu entendu? - -Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de parler: - ---Rien! articulèrent péniblement ses lèvres frémissantes. - ---Il ment, pensait l’autre, il ment: il a tout entendu... Quelle brute -maladroite, ce Phuc! - -Ils redressèrent la benne, poussèrent le wagonnet sur les rails -grinçants. - -Hiên le Maboul a tout entendu. De son front baissé la sueur froide -ruisselle, tombe goutte à goutte sur la terre piétinée qui semble -vaciller. Il ne pleure pas: il cache soigneusement sa douleur, comme le -cerf blessé dérobe son agonie. Il s’efforce de paraître indifférent et -brave; mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement sur la tôle -rouge et ses jambes fléchissent comme si une faux invisible avait -tranché ses jarrets. - ---Je n’en peux plus! souffle-t-il tout à coup. - ---Écoute, frère aîné, gémit son compagnon navré, ne t’arrête pas... -Continue à marcher à côté de moi, un moment encore: il faut que je te -parle... Ce Phuc est idiot; c’est une mauvaise langue: il éprouve sans -cesse le besoin de raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir et -prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se passe. Il plaisantait -tout à l’heure; il mentait impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te -jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars? - ---Jure! implore Hiên frissonnant, en qui subsiste l’illusion -indestructible. Jure! - -Au milieu de la rizière miroitante où vaguent les buffles boueux, Nho -s’arrête, lève la main. - ---Merci! merci!... Je suis fou, vois-tu!... J’ai cru que j’allais tomber -et mourir lorsque parlait ce fourbe! Tu vois: tout mon corps tremble, -j’ai la fièvre! - ---C’est vrai: tu es fou... La moindre plaisanterie te bouleverse. Tu es -fou! - ---Hé! là-bas! voulez-vous bien trotter! cria le sergent Cang. - -Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se battaient dans le cerveau en -déroute de Hiên tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans voir -la tristesse pitoyable qui assombrissait les yeux de son compagnon. - - - - -XXII - - ---Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên, enfermant dans sa caisse -ses vêtements de travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il verrait -mon trouble, me questionnerait, me forcerait à confesser que tout mon -souci vient d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait... Je n’irai -pas chez l’Aïeul! - -Où aller? Il ne pouvait songer à rester avec Maÿ sous la véranda de la -petite case: que dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses -gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de sa voix étranglée par -l’émotion encore vibrante? Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête -sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire part, avec des sanglots, -de ses soupçons injurieux, sans la supplier de démentir les outrageantes -révélations de Phuc? Le pourrait-il? Une fois de plus, au lieu de la -compassion attendue, ne surprendrait-il pas l’ironie dans les grands -yeux cruels? Mieux valait, pour guérir l’étrange tremblement qui -l’agitait de la tête aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se -fuir soi-même et fuir les autres. - -Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait d’engloutir sous sa -marée grise. Il erra, sans but et sans pensée, le long des avenues -obscurcies. Derrière les grappes violettes des bougainvillias, les -villas resplendissaient. Hiên appuya son front aux lances dorées d’une -grille, écouta les plaintes aigres d’un violoncelle. - ---Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident! songea-t-il. Leur musique -est tourmentée et triste. Ils souffrent comme nous. - -Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent: il se promena au -hasard, poursuivi par les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes -enfouies dans les bambous de la montagne égrenaient leurs battements -sourds, espacés d’abord, puis précipités. De toutes les cases de paille -groupées autour de la baie arrondie, massées dans la lande nue, penchées -sur les arroyos boueux, les grêles tintements des vases de bronze -heurtés par les marteaux de bois répondirent à la basse du gong, -saluèrent le jour finissant et la nuit tombante, qu’allait emplir le vol -inquiétant des mauvais esprits. - -Hiên haussa les épaules: il n’était point religieux. Trop tôt la forêt -avait pris ses journées pour qu’il pût, comme les enfants de son âge, -être initié aux rites et aux croyances vagues de la religion annamite. -Peu lui importaient les grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens -en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes mortes des ancêtres inconnus -l’avaient-elles immunisé contre l’amour, contre la folie, contre la -douleur? S’occupaient-elles de lui, leur descendant misérable? -S’inquiétaient-elles du frisson incoercible qui faisait branler sa tête -vide? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces tintements de bronze?... - -Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds, les sampans renversés -sur le sable revêtaient des formes de monstres endormis, dont les fusées -d’écume venaient lécher les ventres bruns. Des cordages semblaient des -serpents aux corps entrelacés; tels des crânes demi-chauves, les pointes -de rochers blanchissaient hors de leur chevelure d’algues; le dôme -gélatineux d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les jonques qui -voguaient sur l’horizon, parmi les vols de mouettes, s’estompaient, -s’effaçaient dans les ténèbres, où, par instants seulement, -apparaissaient les flammes chétives de quelques falots. - -Le trot des voitures ébranlait la route, qui s’illuminait brusquement, -résonnait de grelots, de claquements de fouet, d’appels de cochers, puis -rentrait dans l’ombre et le calme. Des files muettes de sampaniers -passaient à longues enjambées silencieuses. Des chiens faméliques -flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin noir, les boutiques -chinoises découpaient des rectangles lumineux où gesticulaient les -ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en bordée reprenait des -refrains bretons larmoyants. - -Une femme frôla Hiên: il reconnut la tunique de Thi-Sao, ses mules -brodées et le balancement de ses hanches. Il courut derrière elle, -l’appela: - ---Arrête! arrête! - -Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur ses intentions, puis la -mémoire lui revint: - ---Il me semble te connaître, petit frère! susurra-t-elle. N’es-tu pas le -fiancé de Maÿ? - ---Oui, c’est moi! - ---Eh! eh! Sait-elle que tu cours les rues à cette heure-ci, à la -poursuite des femmes?... Au fait, que me veux-tu? - -Il n’en savait rien au juste; il se gratta le front piteusement, fit le -geste de rajuster son turban; puis il se rappela le métier qu’exerçait -cette femme, et toute sa jalousie se réveilla: il cria: - ---Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi? - ---Cela ne te regarde pas! Je vais où cela me plaît et quand il me plaît! - ---Je sais! je sais!... Mais... mes camarades ont raconté à ce sujet des -choses abominables, que j’ai entendues. Ils disaient... ils disaient que -tu venais pour Maÿ! - ---Voyez-vous le vilain jaloux!... Quand on craint pour la vertu de sa -fiancée, on l’enferme. - ---Ne plaisante pas! Réponds-moi seulement: venais-tu pour Maÿ, oui ou -non? - ---Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao. Cette petite pécore a voulu me -prouver qu’elle pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne me -craignait pas: je vais lui démontrer qu’elle avait tort... Tant pis pour -toi, ma fille!... - -Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse, fixa sur elle des yeux -qu’affolaient l’angoisse et la terreur des paroles attendues: - ---Réponds! réponds! - ---Lâche-moi... Vraiment, tu n’es pas raisonnable: tu me poses des -questions brutales, qui m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te -faire de peine, mais... - ---Elle n’a pas dit non! gémit Hiên, elle n’a pas dit non! - -Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler dans la poussière, de -hurler, comme se roulent et comme hurlent, pour se soulager, les bêtes -blessées. Mais il était un homme civilisé, un homme pareil aux autres -hommes, et rien ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement le -bavardage de Thi-Sao. - ---Je pourrais mentir, petit frère, mais tu es un brave garçon et je -m’intéresse à toi: je ne veux pas que l’on continue à se moquer de toi -impunément... Tu es donc aveugle, mon garçon, que tu n’aies rien vu, -rien deviné?... Veux-tu que je te dise où est ta fiancée? Elle est là, -derrière les volets de cette maison rose, dans les bras de son amant, -qu’elle t’a préféré parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais offrir à -ta femme ni bijoux, ni piastres... Du reste, elle ne peut tarder à -sortir, car l’heure avance et le sergent Cang est soupçonneux... Mais -qu’as-tu donc?... Lâche-moi!... Tu déchires ma manche!... Tes ongles me -font mal!... Lâche-moi, petit frère, lâche-moi!... - ---Va-t’en! cria le malheureux d’une voix enrouée. Va-t’en! je te -tuerais! je te tuerais!... - - * * * * * - -La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu dans la nuit. Hiên l’a -regardée courir, abruti et impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé -avec effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles contre la route -unie et dure que ses yeux ne voient plus; il a geint de désespoir de ne -pouvoir faire de mal à cette créature qui lui a fait tant de mal! - -Il est seul maintenant, sur la route obscure qui longe la plage -bruissante. Il attend! Il attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé, -qui piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu à cette heure -d’agonie qui suit la folie définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût -de la vie et la haine de la femme... Pantin lamentable qui reproduit le -geste ébauché par des millions de pantins pareils, il se blottit, pour -continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers, se préoccupe encore, -à ce moment où se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout son -supplice à la curiosité publique. - -Qui le verrait, du reste? La nuit s’est faite, nuit silencieuse et -immobile, où palpitent seulement les myriades d’étoiles. Rien ne vit que -les crabes hésitants qui rôdent sur le sable phosphorescent, que les -geckos rabâchant leur cri monotone, que les lucioles piquant les haies -sombres de fleurs de feu. La route est déserte où s’est enfuie Thi-Sao. - -Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers, surveille la porte verte -que dominent les tritons émaillés. Les notes graves de la retraite ne -l’ont point ému; et voici que maintenant l’alerte sonnerie de l’appel le -somme de rentrer en toute hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera -trop tard... Mais qu’importe la retraite, qu’importe l’appel, qu’importe -la salle de police, la prison, la mort? Hiên sent monter à ses lèvres le -goût amer du mépris universel, mépris de tout ce qui n’est pas sa peine -présente. Il attend, il attend, les yeux rivés sur cette porte qui ne -s’ouvre pas et qu’enguirlandent les longs rejets des bougainvillias... - - * * * * * - -Elle s’ouvrit, enfin; Maÿ insinua entre les deux battants sa tête -emmitouflée d’un mouchoir rose, son corps mince moulé par la tunique de -soie noire. Hiên se dressa: des lueurs rouges aveuglaient ses yeux qui -avaient vu la faute de l’aimée; le sang chantait dans ses oreilles et -dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva son poing fermé. - ---Ne me tue pas! cria la fillette. - -Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur les genoux, couvrant de -ses bras frêles son visage blême. - ---D’où viens-tu? interrogea-t-il d’une voix changée et comme enfantine, -que faisaient trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour cette -créature fragile, peut-être aussi l’espoir indéracinable que rien -n’était perdu encore, qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait. - -Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que toute la fureur de ce géant -se résoudrait en gémissements et en larmes, qu’il était toujours à sa -merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec une vraie joie -malfaisante, elle se promit de piétiner cet humble, ce naïf, cet -«individu idiot». - ---Laisse-moi passer, dit-elle; ne suis-je pas libre de faire ce qu’il me -plaît? - ---Non!... Je suis ton fiancé... - ---Imbécile! Comment n’as-tu pas compris que je ne voulais pas de toi, -que ce mariage était impossible?... Tu m’aimes, c’est entendu; mais cela -ne suffit pas, car moi, je te hais! - ---Tu m’as aimé, un jour, Maÿ. - ---Oui, je t’ai aimé; j’ai eu pour toi un caprice, j’ai souhaité -l’étreinte de tes bras. Je me suis même offerte, certain dimanche, sous -les bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là: peut-être t’aurais-je -aimé décidément, t’aurais-je préféré à tout, même aux bijoux qui me -rendent folle... Mais tu as craint de me profaner, sans doute, et j’ai -su que tu étais vraiment un imbécile; et je t’ai méprisé. - ---Maÿ! Maÿ! il est encore temps... - ---Il n’est plus temps: je te méprise!... Demain nos fiançailles seront -rompues et chacun de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans peine et -quelque sampanière te consolera. Moi, j’irai vers les villas des -Français. Je n’aime personne, toutes mes affections vont aux belles -tuniques transparentes, aux pantalons imprimés au fer chaud, aux -colliers à grains d’or, aux bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers -la richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne. Je suis perdue pour -toi! - ---Tu es perdue pour moi! - -Il répète cette phrase, il la répète afin de se bien convaincre, -peut-être, que son rêve s’écroule irrémédiablement, et, tandis que ses -lèvres frémissantes redisent machinalement les mots décisifs, -l’invincible lâcheté qui dort en son cœur d’amoureux se refuse à croire -l’irréparable... Pardonner! pardonner! Pourquoi ne pardonnerait-il -pas?... Hélas! le pardon détruira-t-il le souvenir de la faute?... Hiên -se rappelle les visions qui ont incendié son cerveau: il voit Maÿ entre -les bras de son amant. Il sait dorénavant que cette scène affreuse, -mille fois imaginée, n’est plus une chimère; il sait que chaque jour, -désormais, elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire; il sait -que le pardon est vain, puisque l’oubli est impossible... - ---Que faisais-tu dans cette maison? - -Maÿ ricane: véritablement, ce pauvre Hiên est trop stupide! A quoi bon -le ménager! - ---Ce que je faisais? Tu me demandes ce que je faisais? Tu es encore plus -naïf que je ne le pensais. J’étais dans les bras... - -La lourde main osseuse et noire s’est abattue sur la bouche de Maÿ, a -meurtri les lèvres rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus haut -que sa crainte de la fillette moqueuse, la souffrance, la colère parlent -dans le cerveau affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères, s’est -éveillée en lui; il se révolte enfin, comme se révolte la panthère qui -rampa longtemps sous la cravache du dompteur. Ah! crever ces yeux cruels -qui l’insultèrent de leur ironie, briser ce front lisse qui abrite l’âme -sournoise et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont versé la -douleur! - -Les mains fiévreuses arrachent et froissent le mouchoir rose, pétrissent -les coques luisantes de la chevelure, se crispent sur le cou délicat, -lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante. Le petit corps -d’ivoire doré s’écroule dans les herbes souples. Hiên le Maboul se -penche sur son idole, dont les yeux épouvantés le contemplent: - ---Ne me tue pas! supplient les lèvres saignantes. - -Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif et stupide: elle est réellement -ridicule, cette fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux -blancs; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure le bafouait, qui pendant -des mois l’a terrifié? Bizarre!... Qu’ont-ils donc de particulièrement -séduisant ces yeux éperdus, ce visage sans couleurs, cette poitrine -plate, ce ventre tressautant?... Il la pousse du pied comme un animal -immonde: elle geint faiblement, craignant la mort. Il s’incline vers -elle, touche du doigt l’épaule palpitante: - ---Lève-toi et habille-toi! - -Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve plus en face de cette -bête craintive qu’une répulsion apitoyée, un peu de la répugnance qu’il -ressentirait devant un cobra dont il aurait cassé les reins et qui se -tordrait à ses pieds. Du reste, toute notion est abolie sous son crâne, -étourdi comme par un formidable coup de massue. De l’horrible chose -découverte tout à l’heure il ne sait plus rien: ses oreilles ont perdu -la mémoire des paroles entendues. Il ne sait rien de la mer qui pousse -vers la plage ses lignes d’écume crépitante, des frangipaniers dont les -fleurs d’argent poudrées de safran pleuvent sur la route ténébreuse, du -camp voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de réverbères. Une seule -sensation subsiste: son étonnement d’être là, penché sur cette petite -fille nue et maigre qui tremble dans les hautes herbes. - ---Habille-toi! répète-t-il doucement. - -Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes prudents de chatte la -tunique et le pantalon de soie et, soulevée à demi, s’habille -précipitamment et sans bruit, retenant son souffle. Elle achève de -voiler ses seins pointus sous le crépon froissé. - ---Va-t’en, maintenant! dit Hiên. - ---J’ai peur... - ---Va-t’en! - -Elle l’examine, inquiète: ne va-t-il pas, la voyant fuir, regretter de -ne l’avoir point tuée? ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur, -courir derrière elle dans le sable et l’assommer d’un coup de poing sur -la nuque? - ---Va-t’en! répète Hiên; va-t’en! - -Il la regarde partir, hésitante d’abord et tournant la tête, comme une -bête traquée, puis détalant à toutes jambes et fonçant droit dans les -ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus qu’une ombre indécise fuyant -sur la plage, confondue avec les silhouettes basses des sampans échoués. -Il ne la voit plus... Alors, il se souvient, redevient conscient. Il -sait que son bonheur s’est écroulé définitivement: quelle plainte, -quelle prière pourraient lui rendre l’illusion consolatrice, l’espoir -indéracinable auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour?... Nulle -parole ne tempérera l’atrocité de la formule qu’il rabâche -infatigablement: Maÿ a vendu son corps! Maÿ s’est vendue! - -Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé par le sang qui -affluait à son cerveau, il laissait sa colère crier plus haut que sa -douleur: il se trouve maintenant face à face avec la réalité -irréparable, il la contemple, la détaille et souffre abominablement. - -Il n’a plus de rancune contre Maÿ: il se compare silencieusement, rustre -primitif, à moitié fou et dégingandé, à la fine petite idole dont il -rêva être l’époux; il confesse le ridicule de ses prétentions et -s’indigne d’avoir pu lever le poing sur l’intangible divinité; il -proclame humblement les droits de Maÿ à la trahison et au mépris. -Comment, comment a-t-il pu, pendant des mois, se complaire à la fiction -de cet impossible amour?... Les sages avis ne lui ont point manqué, -pourtant! - ---Méfie-toi de la femme! disait l’Aïeul. Il ne peut venir d’elle que mal -et souffrance. Son âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de -l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera. Toutefois, puisque -l’instinct héréditaire nous prêche comme aux autres bêtes -l’accouplement, marie-toi, mais choisis ta femme avec soin. Retourne à -la terre d’où tu viens; épouse une fille de Phuôc-Tinh, robuste et -noire; naturellement perverse comme toutes ses pareilles, elle n’aura -pas été, du moins, pourrie par la ville... Que vas-tu t’amouracher de -Maÿ? Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour un homme des -forêts?... - ---Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu es un brave garçon, sans nul -doute, mais enfin, sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu -n’as pas la tête très solide: la première bougresse venue te fait déjà -tourner en bourrique. Renvoie-la donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux -boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui elle est faite et qui la -battront comme plâtre et lui demanderont de l’argent... Fais comme moi: -ne te marie pas. - -Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe descendant de Saïgon; et -le vieux notable de Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde autour -de son cœur. Couché dans l’herbe douce de la clairière, il avait entendu -la forêt le rappeler à elle, comme l’avait appelé aussi la mer: toutes -deux avaient essayé d’arracher l’âme de leur enfant aux griffes -féminines qui la déchiraient. Ainsi les hommes et les choses avaient -crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route et de rebrousser -chemin. Mais l’illusion tenace avait voilé ses yeux et bouché ses -oreilles: elle seule avait fait son malheur. - -Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de la maudire, il pleura -l’illusion écroulée, l’illusion enchanteresse et divine. Il pleurait, le -dos tourné à la mer murmurante, regardant sans la voir l’avenue des -frangipaniers où Maÿ s’était enfuie. Le sable humide et froid -submergeait ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard d’un sampan; -une chouette hululait; sur la nappe scintillante des étoiles, le Phare -ouvrait et refermait son œil écarlate. - -Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et que la nuit elle-même -avait dormi, et qu’elle se reprenait seulement à vivre. Il pleurait, -cependant, comme avait pleuré, un soir, la femme invisible derrière les -stores abaissés de sa case, comme avaient pleuré les suppliants -prosternés devant le pagodon de pisé, sous le banyan, comme pleurait le -soldat français crachant ses poumons sur le revers du talus, comme -pleure, depuis le commencement des siècles, l’humanité penchée sur les -débris de ses illusions... - -Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune se leva, ronde et nacrée. Hiên -le Maboul se tourna vers la baie où pâlissaient les falots des jonques, -où luisaient les flancs des vagues. La tentation lui vint d’aller vers -elles, qui berceraient sa peine, étoufferaient sous leur chant -intarissable et triomphant ses cris de rébellion, lui donneraient le -calme et la paix définitifs. Il se résolut à mourir: puisque la vie -l’avait déçu et blessé, à quoi bon vivre?... Oui! mourir! mourir et -dormir! Ne plus sentir au cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte; -à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle! ne plus pleurer, ne -plus souffrir! - -Il marcha dans le sable semé de planches pourries, de branches, -d’algues, de galets verdissants; l’eau tourbillonnante monta jusqu’à ses -chevilles... - -Il n’alla pas plus avant: il se souvint de l’Aïeul. Tout au fond de sa -pauvre âme enfantine, peut-être une lueur imperceptible d’espoir -vacillait-elle, espoir vague que le maître lui dirait les mots qui -guérissent, les mots qui consolent. - ---J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir... Je veux revoir -l’Aïeul! - -Il gravit la berge inondée de clair de lune, courut, à perdre haleine, -dans l’avenue déserte où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient -les ombres difformes des banyans. Le parfum écœurant des fleurs de -frangipaniers saturait la nuit chaude. - - * - - * * - -Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la lampe considèrent, sans se -départir de leur immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux aux -pieds de l’Aïeul. Par les persiennes ouvertes, la nuit lumineuse entre -avec la brise, qui remue discrètement les panses dorées des lanternes -chinoises. Le dernier sanglot de Hiên résonne encore dans la haute -pièce, où ondulent les panneaux de satin chatoyant et les plis raides -des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës des cycas. - -L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque noire de son grand enfant -sauvage et songe à la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra -lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui, d’instinct, comme l’enfant -à qui l’on a fait du mal vient se jeter dans les jupons de sa mère; il -lui a dit avec des plaintes rauques et des soupirs de détresse, il lui a -dit l’attente au bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes des -bougainvillias, l’aveu tombé des lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans -le varech, couvrant de ses deux bras repliés son visage épouvanté; il a -dit la crise de rage homicide et l’angoisse de la connaissance entière. - ---Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il. Prononce-les: dis -les mots qui font oublier, et, lorsque je sortirai de ta maison, je -serai un homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert... Tu es sage, -tu es bon; aux jours de chagrin, nous invoquions ton nom, comme d’autres -invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix de nos misères nous paraissait -moins pesant. Souffle sur ma douleur: elle s’envolera de mon cœur où -elle a fait son nid. Tu es grand, tu es fort: rien ne peut te résister; -tu as balayé d’un regard le tyran devant qui nous rampions; tu as porté -la lumière dans mon âme obscure d’enfant des bois... - ---J’ai eu tort, trois fois tort! confesse l’Aïeul; j’aurais dû laisser -ton âme à sa pénombre, à son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur, -ne connaissant de l’humanité que les gestes animaux. Je savais qu’après -avoir mordu au fruit amer de la science humaine tu viendrais te rouler, -quelque jour, à mes pieds, désabusé et hurlant. Mais quoi! tu m’as -supplié, tu m’as dit: «Je veux être un homme comme les autres hommes et -je saurai me faire aimer de Maÿ...» Je t’ai instruit, je t’ai appris les -grimaces essentielles, je t’ai révélé tes semblables. Accroupi contre ma -chaise, assis dans ma voiture, tu as écouté et retenu mes préceptes... -Tu as appris à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait te venir de -moi, la vie s’est chargée de te la donner: elle t’a fait connaître la -désillusion et la douleur. - ---Thi-Teu me l’avait dit! gémit Hiên. - ---Ainsi mes prévisions se sont réalisées: tes illusions sont mortes, et -te voilà, tombé de ton rêve et pleurant pitoyablement... Pleure, petit -frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop plein! Lorsque tes larmes -auront séché, tu seras certain que ton éducation est parachevée et que -tu es un homme, puisque tu as connu la douleur. - ---Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent cette douleur. - ---Je ne les sais pas: personne ne les sait. Aux maux qui nous viennent -de la femme nul ne connaît de remède... que le temps!... Le temps seul -t’apportera l’apaisement, l’oubli total, peut-être... - ---Je ne puis oublier! - ---L’oubli viendra, peut-être, un jour... Alors tu seras pareil à un -dieu. Tu assisteras, souriant et amusé, aux contorsions de tes -contemporains qui s’acharneront à la découverte des bas-fonds de l’âme -féminine; tu assisteras aux évolutions des pantins dont les ficelles -sont entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner les rimes -douloureuses forgées pour l’aimée idéale par des adolescents ignorants -comme tu le fus. Spectateur échappé miraculeusement du Cirque où l’on se -dévore, tu ne te lasseras point d’admirer l’infinie sottise des -lutteurs, que nul enjeu ne récompensera et qui laissent sur le sable -tout le sang de leurs veines et de leur cœur. Tu seras pareil à un -dieu... Tu m’écoutes, Hiên? - ---J’écoute, Aïeul: mais je n’entends pas les paroles. J’entends Maÿ qui -me parle et ricane à mon oreille... Je souffre et j’ai envie de -mourir... Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la!... Dis-moi, dis-moi les mots -qui guérissent!... - ---Je ne les sais pas! - ---Je suis ton enfant: guéris-moi! - ---Je ne puis te guérir. - ---Maÿ! Maÿ! que t’avais-je fait?... - -Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé: ils ont déjà perçu tant de -cris pareils! Des siècles ont passé depuis que l’artiste mongol les -coula dans le moule d’argile: ils savent que les gosiers humains sont -coutumiers de semblables rugissements, et ils ne s’émeuvent point de -ceux-ci, pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique des chats-huants -qu’apporte la nuit criblée de lucioles. - -Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux ternes où se sont éteintes -les dernières lueurs d’illusion; il se dresse péniblement et lentement, -comme le travailleur qu’attend une besogne ingrate. - ---Je m’en vais, Aïeul vénérable! - ---Où vas-tu? - ---Je vais... je vais au camp. - ---Tu mens! Il est trop tard pour rentrer au camp. Tu mens: ta voix -tremble, tes mains tremblent... Où vas-tu? - ---Je vais au camp. - ---Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près de mon lit. Si les idées -mauvaises te reprennent, je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste -ici. Dans quelques jours je retourne vers les forêts d’Annam: tu -viendras avec moi. Couche-toi sur cette natte. - - * * * * * - -Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul s’est jeté sur le lit blanc -que parsèment les éventails de paille de riz et les écrans japonais. Il -feuillette distraitement le livre ami qui, aux rares heures de souci, le -rappelle au scepticisme sans âpreté, à la contemplation sereine et -souriante de la vie. Le charme habituel n’opère pas; l’Aïeul est -mécontent et triste: sa philosophie mise en présence d’une douleur -réelle ne lui a fourni que des formules vaines, émoussées. Il fut -impuissant à panser les plaies du serviteur blessé qui est accouru vers -son maître. Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases vides de -sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs profonds du misérable -qu’il ne sut pas soigner. - ---Tu pleures, Hiên? - ---Je ne pleure pas, Aïeul vénérable. - ---Essaie de dormir. - -Le grand corps maigre s’immobilise sur la natte; Hiên ferme les poings -et, les yeux clos, tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains efforts: -le mal lancinant est en lui, qui le harcèle. Et l’idée fixe reparaît: -mourir! mourir!... A quoi bon vivre? Demain sera tel qu’aujourd’hui. -L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a dit l’Aïeul; mais, pendant -des mois, des années, Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est l’oubli -immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant a déclaré qu’il -n’était pas en son pouvoir de le lui accorder... Mourir! il est l’heure -de mourir! Impossible de tarder davantage: l’aube blême va balayer les -brumes qui flottent sur la plaine et la mer: il faut mourir avant que -soit venue l’aube. - -Hiên se lève silencieusement, se penche sur le lit où l’Aïeul s’est -endormi; il le regarde une dernière fois; il regarde longuement cet -homme qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais, à son oreille, -Maÿ ricane... A travers la moustiquaire, il pose ses lèvres sur la main -de son maître et se faufile sous la véranda où fuient les -chauves-souris... - -Il court par des routes inconnues vers la mer dont il entend la voix -énorme. Il approche, et la voix se fait plus retentissante et plus -implorante; il distingue les paroles qu’elle gémit: - ---Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas!... - ---Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas! supplie la forêt anxieuse qui -dévale aux flancs des massifs. - -Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer et de la forêt: le rire -aigu de Maÿ emplit ses oreilles. Il court; le voilà devant la baie où -ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles à des essaims de -poissons volants qui bondiraient hors de l’eau phosphorescente. Et les -voix que renforce le vent se font plus impératives. Hiên comprend -vaguement que l’eau ne voudra pas de lui, et, d’ailleurs, une idée -nouvelle lui vient: il se pendra aux branches du banyan qui est devant -la case du sergent Cang. - -Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible mal, talonné aussi par -la peur de voir apparaître derrière le panache des aréquiers les reflets -roses de l’aube. - -Voici le camp. La sentinelle dort dans sa guérite. C’est Nho; il ronfle -paisiblement, accroupi sur la planche, le mousqueton entre les jambes et -la tête inclinée sur l’épaule. - -Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un souffle. Qu’importe Maÿ, du -reste? Hiên a poussé contre le tronc centenaire le billot de teck qui -sert aux femmes des tirailleurs à fendre leur bois. Il déroule sa longue -ceinture de laine rouge, la jette par-dessus une grosse branche et la -noue solidement. - -Il a bien calculé: debout sur le billot, son menton affleure la boucle -du nœud coulant. Il introduit sa tête dans la boucle, se penche, pousse -du pied le morceau de bois qui se dérobe et roule. La courte lutte -commence qui précède le grand repos. - -La mer et la forêt sanglotent. - - * * * * * - -Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre comme les autres hommes. - - - - -XXIII - - -L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube grise et froide. -Essoufflé et rouge, le sergent Cang le salua: - ---Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est mort. - -Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que nul ne vît couler une -larme sur ses joues flétries. - ---Il s’est pendu à une branche du banyan qui est devant ma porte. J’ai -défendu d’y toucher avant ton arrivée: à quoi bon? Le corps était déjà -glacé et raide: il devait être mort depuis des heures. Que faut-il -faire? - ---Attends-moi! - -Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à travers le village endormi, le -vieux sergent se lamentait. - ---La vieillesse engourdit mon corps: je dors rarement, mais, lorsque le -sommeil vient à moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas entendu le -cri d’agonie du malheureux; d’autres l’ont entendu, mais n’ont point -bougé, croyant que les malins esprits se battaient sur la plage... Et le -pauvre fou est mort tout seul, et maintenant il est là, accroché à sa -ceinture; le vent remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il va -bouger encore; mais il est bien mort... Il était fou, bien sûr! Il y a -longtemps que sa folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté tout à -fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché, est revenue en courant, -échevelée, sa tunique déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante, -nous criant de fermer la porte, que Hiên la poursuivait et voulait la -tuer. Elle claquait des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir -où elle avait rencontré le malheureux furieux... Il a dû errer ensuite -dans la nuit pour fuir la folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle -a fait son œuvre... - ---Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé de mourir. - ---Le voilà! - -Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son enfant mort: il lut dans les -yeux vitreux, dans les bras allongés, l’accablement, l’infinie -lassitude, le désespoir qui avaient inspiré à l’âme tourmentée le désir -du sommeil sans rêves et sans terme. - -Les petits soldats attentifs déposèrent le vaincu sur un brancard, -abaissèrent sur le regard farouche les paupières noires, rendirent à la -face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la sérénité qu’il n’avait -jamais connue. Comme sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade sur -une natte où pleuvaient les pétales des flamboyants... - -Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên dormit toute la matinée à -l’ombre des flamboyants, veillé par Phuc et par Nho, bercé par les -chansons des vagues et des bambous; et sa figure paisible, tournée vers -le ciel incandescent, semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des -feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons éclatés, des moineaux -qui pépiaient dans la paille des toits, des papillons indécis... -Cependant les marteaux des charpentiers cognaient à grands coups sourds -les planches du cercueil et les sanglots des deux gardiens accroupis -leur répondaient. - - * - - * * - ---Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui représentes la famille -absente: il t’appartient de donner des ordres. Tout est prêt: le bonze -et le catafalque sont là. - -L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert; il soulève le voile de papier -grenat qui recouvre le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon -les rites. Les charpentiers rabattent le massif couvercle de teck et -frappent sur les clous de cuivre: l’humble tirailleur est prisonnier -dans son étroite caisse laquée et incrustée de nacre. Car le maître a -voulu que son serviteur reposât dans un cercueil de riche: comme un -mandarin, le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque doré, pavoisé -d’oriflammes rouges et blanches; bonzes, chanteurs, pleureuses et -musiciens, grassement payés, ne lui ménageront ni les grimaces, ni les -hurlements, ni les lamentations. - -Les pétards éparpillent dans la poussière leurs tubes déchiquetés et -noircis. Le gong, les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations -sonores; les flûtes soupirent langoureusement, les violons à deux cordes -nasillent. Et le cortège se met en marche, le long de la baie -scintillante où courent des frissons lumineux. - -En avant, chemine le bonze qui, par les routes convenables, mènera l’âme -du défunt jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le bâton à la -main, il écarte les ombres malveillantes et les gamins qui se bousculent -sur la chaussée, dans leur joie de prendre part à cette magnifique -cérémonie. Ensuite défile l’interminable procession des brancards où -sont étalées des victuailles: cochons rôtis et peints au vermillon, -régimes de bananes, gâteaux de riz, jattes de _nuoc-mâm_, toutes bonnes -choses dont est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront ce soir -au repas de funérailles. Des garçonnets agitent des banderoles d’étoffe -blanche, où des caractères à l’encre de Chine exaltent les vertus de -Hiên; et, comme l’écrivain qui les rédigea fut élu entre les plus -habiles de sa corporation, les habitants du village s’extasient sur le -choix heureux des épithètes flatteuses qui sont accolées au nom du mort. -Deux porteurs balancent sur leurs épaules un coffre pourpre où s’érige -la Tablette, planchette double où sont inscrits les noms, prénoms, -titres qui furent la propriété de Hiên. - -Quarante robustes sampaniers chancellent sous les énormes madriers de -teck sculpté que couronne le catafalque en forme de pagodon: derrière -les panneaux à jour plaqués de cuivre doré et de clinquant, le cercueil -est enfermé. Vers lui les baguettes d’encens envoient leur légère fumée -bleue; vers lui montent les grincements des violons, les battements -précipités des tams-tams, les ronflements des gongs, les trilles des -flûtes, les cris aigres des chanteurs psalmodiant des litanies baroques, -le cliquetis de la coquille de bois que frappe à tour de bras un -tirailleur, les hululements des pleureuses voilées de crépon blanc et -courbées derrière le catafalque. - -Deux vieillards effeuillent des carrés de papier argenté et doré qui -figurent d’incalculables trésors: les mauvais esprits qui pullulent et -guettent la pauvre âme sont généralement cupides, et pendant qu’ils se -ruent sur les lingots d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le -mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque de poursuite. - -Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil. Bien plus que le -vieillard indifférent qui, à cette heure, s’éveille de la sieste dans le -village lointain, il est le père du pauvre hère que cahotent les épaules -lasses des sampaniers. Une vraie douleur de père le bouleverse, tandis -qu’il se redresse dans le dolman de toile blanche à boutons d’or. Sous -la visière basse du casque, ses yeux clairs, qui semblent considérer les -hampes des oriflammes et les cagoules des pleureuses, évoquent -inlassablement le simple et naïf compagnon que la vie a dégoûté de -vivre. - -Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance: pourquoi a-t-il cédé aux -supplications de l’innocent qui voulut acquérir la science mauvaise? - -Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de l’amour qu’il savait devoir -aboutir à la désillusion? Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation de -la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il pas veillé sur le sauvage -désarmé et qui ne pouvait se garder seul?... Il songe que, ce soir, dans -la maison vide, les grosses mains noires ne se poseront pas sur son -genou, les bons yeux luisants ne lui donneront pas leur caresse -confiante. Il songe que toute sa philosophie légère et insouciante est -impuissante à lui fournir une seule formule de consolation vraie. Une -fois de plus, en face de la mort, il pleure, silencieusement et sans -larmes, ses croyances envolées. - -Sur la route écarlate sonnent les semelles ferrées des sous-officiers -français; puis viennent les tirailleurs en grande tenue, martelant la -terre dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le village tout entier. - - * - - * * - -C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets, du riz et des œufs, -et les fossoyeurs ont rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil. -Tous les gens qui sont venus accompagner le mort sont retournés vers la -vie. L’Aïeul est parti, longtemps après les autres, entraîné par -Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la main pour l’emmener. - -Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil de teck laqué, et le -crépuscule tombe sur lui... Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent -les aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds ondulent les rizières -plates où planent les crabiers, où déambulent les graves marabouts, où -coassent les crapauds-buffles charmés de la soirée fraîche. - -Là-bas, dans le feuillage terne des banyans pâlissent le toit rouge et -les vérandas roses de la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés des -cocotiers las, les vergues brunes des sampans se balancent sur la baie -cuivrée. La lisière de la forêt proche s’enténèbre. - -Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie et que la vie écœura, dort -paisiblement, et les voix tristes de la mer et des arbres bercent son -sommeil sans rêves. - - -Hengay-Lam (Tonkin). - - -FIN - - - - -DERNIÈRES PUBLICATIONS - -Format in-18 à 3 fr. 50 le volume - - - Vol. - ADOLPHE ADERER - Le Drapeau ou la Foi? 1 - L’AUTEUR DE «AMITIÉ AMOUREUSE» et JEAN DE FOSSENDAL - L’Amour Guette 1 - RENÉ BAZIN - Mémoires d’une vieille fille 1 - TRISTAN BERNARD - Théâtre (tome I) 1 - GEORGES BIZET - Lettres de Bizet 1 - RENÉ BOYLESVE - Mon Amour 1 - GUY CHANTEPLEURE - Le Baiser au Clair de Lune 1 - PIERRE DE COULEVAIN - Au Cœur de la Vie 1 - GRAZIA DELEDDA - Le Fantôme du Passé 1 - LOUIS ESTANG - L’Affaire Nell 1 - ANATOLE FRANCE - L’Ile des Pingouins 1 - LÉON FRAPIÉ - La Figurante 1 - GÉRARD D’HOUVILLE - Le Temps d’aimer 1 - HUGUES LAPAIRE - L’Épervier 1 - PHILIPPE LAUTREY - Histoire d’une Demoiselle de Modes 1 - JULES LEMAITRE - Jean Racine 1 - MARIE LAPARCERIE - La Comédie Douloureuse 1 - ANDRÉ LICHTENBERGER - La Folle Aventure 1 - PIERRE LOTI - Les Désenchantées 1 - CAMILLE MAUCLAIR - L’Amour tragique 1 - COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES - Les Éblouissements 1 - ERNEST PSICHARI - Terres de Soleil et de Sommeil 1 - GASTON RAGEOT - Un Grand Homme 1 - G. RÉVAL - Les Camp-Volantes de la Riviera 1 - MARQUIS DE SÉGUR - Esquisses et Récits 1 - H. SUDERMANN - Parmi les Pierres 1 - ANDRÉ TARDIEU - Notes sur les États-Unis 1 - MARCELLE TINAYRE - L’Amour qui pleure 1 - LÉON DE TINSEAU - Le Port d’attache 1 - JEAN-LOUIS VAUDOYER - L’Amour Masqué 1 - JEAN VIOLLIS - Monsieur le Principal 1 - COLETTE YVER - Princesses de Science 1 - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HIÊN LE MABOUL *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. - -START: FULL LICENSE - -THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE -PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK - -To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase "Project -Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg-tm License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. - -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project -Gutenberg-tm electronic works - -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. 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Information about Donations to the Project Gutenberg -Literary Archive Foundation - -Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without -widespread public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. - -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/68588-0.zip b/old/68588-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 2805fde..0000000 --- a/old/68588-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68588-h.zip b/old/68588-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index a99a03b..0000000 --- a/old/68588-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/68588-h/68588-h.htm b/old/68588-h/68588-h.htm deleted file mode 100644 index b47b136..0000000 --- a/old/68588-h/68588-h.htm +++ /dev/null @@ -1,9685 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of Hiên le Maboul, by Émile Nolly. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - -.large { font-size: 130%; } -.xlarge {font-size: 150%; } -.small { font-size: 90%; } -.xsmall, small { font-size: 80%; } - -.i { font-style: italic; } -.i i, .i em { font-style: normal; } - -.sc { font-variant: small-caps; } -.sans-serif { font-family: sans-serif; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } -.verse { padding-left: 20%; text-indent: -20%; } - -blockquote.epi { margin: 1em 0 2em 40%; font-size: 90%; } - -.offr { text-align: center; text-indent: 0; margin-left: 30%; } -p.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } -.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } -.asterism { text-align: center; margin: 1em 0; line-height: .6em; font-size: 90%; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { list-style: none; } - -table { margin: 1em auto; } -td { vertical-align: top; } -td.bot { vertical-align: bottom; } -td.c div { text-align: center; } -td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } - - -a { text-decoration: none; } - -.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; - text-decoration: none; font-style: normal; -} -.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } -.footnote .label { } -.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top4em { padding-top: 4em; } - .top6em { padding-top: 6em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> -<div lang='en' xml:lang='en'> -<p style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of <span lang='fr' xml:lang='fr'>Hiên le Maboul</span>, by Émile Nolly</p> -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: <span lang='fr' xml:lang='fr'>Hiên le Maboul</span></p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Émile Nolly</p> -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Contributor: André Rivoire</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Release Date: July 22, 2022 [eBook #68588]</p> -<p style='display:block; text-indent:0; margin:1em 0'>Language: French</p> - <p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:0; margin-left:2em; text-indent:-2em; text-align:left'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</p> -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HIÊN LE MABOUL</span> ***</div> -<p class="c large">ÉMILE NOLLY</p> - -<h1>HIÊN LE MABOUL</h1> - -<p class="c"><span class="small">PRÉFACE</span><br /> -<span class="xsmall">DE</span><br /> -ANDRÉ RIVOIRE</p> - - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br /> -3, <span class="small">RUE AUBER</span>, 3</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em small">Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays -y compris la Hollande.</p> - - -<p class="gap drap small" lang="en" xml:lang="en">Published October first, nineteen hundred and eight. Privilege of -copyright in the United States reserved under the Act approved -March third, nineteen hundred and five, by <span class="sc">Calmann-Lévy</span>.</p> - - -<p class="c gap xsmall">PARIS, IMP. L. POCHY, 52, RUE DU CHATEAU. — 17779-1-09.</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">A<br /> -MONSIEUR ANDRÉ RIVOIRE</p> - -<p class="c i">En témoignage de ma sincère admiration<br /> -et de ma respectueuse affection.</p> - -<p class="offr">E. N.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">PRÉFACE</h2> - - -<p>Dans mon bureau de la <i>Revue de Paris</i>, il y a -quelque deux ou trois ans, je vis, pour la première -fois, le futur auteur de <i>Hiên le Maboul</i>.</p> - -<p>J’avais lu de lui quelques pages manuscrites, -<i>Heures Khmères</i>, et j’avais été frappé et séduit -par la force et la délicatesse des impressions, -la netteté quasi photographique des paysages, -les grâces d’un style toujours harmonieux, -à la fois original et simple.</p> - -<p>Les pages étaient signées : lieutenant…, -d’un nom qui se dissimule aujourd’hui derrière -le pseudonyme d’Émile Nolly ; je savais, par -une lettre jointe au manuscrit, que le lieutenant… -devait être quelque part, très loin, au -fond de l’Asie, et que ma réponse mettrait des -mois sans doute à lui parvenir. Lieutenant…, -de l’infanterie coloniale !… Et j’imaginais un -grand et solide gaillard, barbu, au teint bronzé, -comme certains de mes vieux camarades qui -font leur carrière aux colonies et que je rencontre, -tous les cinq ou six ans, avec un galon -de plus et, parfois, une cicatrice.</p> - -<p>Quelques mois plus tard, on m’annonça le -lieutenant… Et je vis entrer un tout jeune -homme, aux regards et aux gestes timides, -avec une voix douce, où l’habitude de commander -ne se trahissait qu’au martèlement à -peine perceptible des syllabes. Tout de suite, -je me sentis pour l’homme la sympathie que -j’avais déjà pour l’écrivain. Nous causâmes, -d’abord, de ces <i>Heures Khmères</i> — qui seront -quelque jour un régal de lettrés et de délicats, -maintenant que le succès de son premier roman -assure à Émile Nolly un public et des éditeurs ; — ensuite -des projets de cet officier-homme de -lettres, qui trouve le moyen d’être si complètement, -à la fois, l’un et l’autre. En partant -le lieutenant… m’annonça l’envoi prochain -d’un nouveau manuscrit, un roman, cette fois. -Ce fut le manuscrit de <i>Hiên le Maboul</i> dont la -publication dans la <i>Revue de Paris</i> fut si remarquée -et pour lequel l’auteur me demande aujourd’hui -quelques lignes de préface.</p> - -<p>Pourquoi à moi ?</p> - -<p>Oh ! simplement parce qu’il sait que j’aime -son livre et parce que je fus des premiers à -l’aimer… A quoi bon ajouter rien d’autre et -dire, en détail, mes raisons d’admirer cette -œuvre si vivante et si vraie ?</p> - -<p>Mon nom, au seuil de ce roman, n’est que le -nom d’un lecteur qui a beaucoup lu et qui, entre -des centaines de manuscrits, a particulièrement -retenu et aimé celui-là.</p> - -<p class="sign"><span class="sc">André Rivoire.</span></p> - -<div class="chapter"></div> - -<p class="c xlarge">HIÊN LE MABOUL</p> - - - - -<h2 class="nobreak">I</h2> - -<blockquote class="epi"> -<p class="i">A la mémoire du lieutenant Ch… -qui repose dans le cimetière de Saïgon.</p> - -</blockquote> - -<p>La nuit vint. Accroupi sur la dernière planche -de l’appontement, Hiên le Maboul, soldat de -deuxième classe à la 11<sup>e</sup> compagnie du 1<sup>er</sup> régiment -de tirailleurs annamites, regardait l’ombre -surgir du large. Elle montait comme une -marée noire, effaçant à l’horizon les grêles lignes -des palétuviers du Donnaï, engloutissant les -rares toits de paille assemblés au bord de l’estuaire. -De l’autre côté de la baie, la montagne -sembla plus haute dans le ciel obscur, et plus -monstrueuses les croupes où se découpaient les -talus des batteries. Derrière les chevelures de -bambous des crêtes, les premières étoiles dansèrent. -Évanouie dans les ténèbres, la flottille -des sampans ferma pour le sommeil ses innombrables -yeux peints sur les proues de bois. -Un pêcheur invisible se lamenta.</p> - -<p>Et, seul dans la nuit qui submergeait la terre -de Cochinchine, Hiên le Maboul frissonna. -L’obscurité tiède, pleine de rumeurs vagues, -l’épouvantait. Accroupi sur les talons, les -coudes sur les genoux, la tête entre les mains, -il grelottait de terreur et contemplait stupidement -les franges d’écume qui émergeaient de -l’ombre, accourues en longues courbes vers la -plage. Et il gémit doucement, regrettant le -passé.</p> - -<p>Il entrevit dans l’eau obscure les heures oubliées -de son enfance, le village de Phuôc-Tinh -hérissant ses clôtures de bambous et ses toits -gris à la lisière de la grande forêt d’Annam, la -côte où, sur le sable jaune semé de blocs -noirs, dormaient comme de formidables poissons -les sampans échoués, la mer où les jonques -chinoises balançaient leurs roufs de rotin, leurs -proues badigeonnées de vermillon, leurs voiles -tendues sur des bambous en éventail, la mer -où bondissaient de longues files de marsouins, -où courait l’aileron des requins, la mer où, -sous les vagues déferlant, les sampaniers prétendaient -avoir vu se dérouler le corps immense -et flasque du Serpent fabuleux.</p> - -<p>Dans les ruelles où séchaient les poissons, il -avait grandi, tourné en dérision par les enfants -de son âge pour son esprit borné, pour sa lenteur -d’intelligence, pour sa mine perpétuellement -ahurie, pour son corps maigre, emmanché -de bras trop longs et de jambes trop longues : -pauvre diable grotesque et mal doué, souffre-douleur -silencieux et toujours patient, accoutumé -à ne guère plus recevoir de caresses -et de riz que le chien de la maison paternelle, -il avait grandi cependant, toujours plus -dégingandé et plus morne, de plus en plus -abruti.</p> - -<p>Lorsqu’il eut dix ans on lui trouva une profession -convenable : il fut bûcheron. A l’aube, -il pénétrait, la hachette sur l’épaule, dans la -forêt et se mettait en quête d’une belle touffe -de bambous ; toute la matinée il coupait des -bambous, revenait au village avaler une poignée -de riz et quelques petits poissons séchés, et, -tout l’après-midi, coupait des bambous. Cette -besogne, toujours pareille et peu fatigante, -le satisfaisait pleinement. Seul, dans la clairière -marécageuse, il tailladait consciencieusement, -tranquille du moins et point traité -à chaque instant d’« individu idiot<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a> ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> En annamite, <i>Thang-Kho</i> : — expression fréquente.</p> -</div> -<p>Du reste, la forêt lui était une amie ; son -cœur simple et fermé d’enfant sauvage lui -avait voué un culte farouche. Tout en elle lui -était motif à extase : les orchidées épanouies -dans l’humus des ravines, les lianes retombant -en faisceaux des branches noires des eucalyptus -ou plaquant sur le tronc pelé des banians le -vert sombre de leurs feuilles, les palmiers d’eau -lançant comme des tentacules de pieuvre -leurs rejets épineux, les palétuviers dressés sur -leurs mille racines hors de la boue givrée de sel, -les fougères arborescentes enveloppant le pied -des tecks géants. A travers les hautes ramures, -des bandes de singes se poursuivaient avec des -cris aigus ; des perruches jacassaient ; des tourterelles -s’appelaient ; des faisans argentés s’enlevaient -d’un vol lourd ; des sangliers précipitaient -leur galop fou dans la vase ; le chant -sonore des coqs sauvages jaillissait des bruyères ; -une cascade riait, inlassable.</p> - -<p>Hiên, les yeux fixes, les bras ballants, écoutait -durant des heures respirer la forêt. La nuit -tombante interrompait son rêve. Courbé sous -son fagot, il rentrait au village ; là-bas, -sous les cocotiers inclinant leurs panaches -vers la mer noircissante, dormaient les cases -grises.</p> - -<p>Toute la nuit, allongé sur son lit de bois, il -écoutait encore parler son amie. La brise venue -du large hurlait ; les bambous geignaient, les -feuilles frissonnaient ; la forêt tout entière disait -sa terreur des ténèbres. La plainte rauque du -tigre rôdant autour des palissades dominait, -par instants, les voix du vent et de la mer, et -Hiên, terrifié, tremblait, la tête enfouie sous -sa couverture.</p> - -<p>Il vécut ainsi, chaque jour moins sociable -et plus proche de la nature, chaque jour plus -sauvage et moins pareil aux autres hommes. -A vingt ans, il fut une sorte de géant maigre -aux yeux égarés, à la chevelure inculte, aux -gestes maladroits, et l’opinion se confirmait -qu’il était fou.</p> - -<p>Un matin, on alla le querir en toute hâte dans -sa clairière et on le conduisit à la pagode. Là, -devant les baguettes d’encens et les tablettes -laquées, les notables s’empressaient avec des -révérences autour de trois personnages coiffés -de casques blancs et galonnés d’or. Hiên, hirsute -et déguenillé, fut poussé devant eux et, -au ronflement des gongs, au bruit assourdissant -des pétards, il fut proclamé que Phâm-vân-Hiên, -désigné par les autorités de la commune -et déclaré apte par un administrateur, un capitaine -et un médecin, servirait désormais comme -tirailleur de deuxième classe au Cap-Saint-Jacques. -Les trois casques disparurent, les gongs -firent silence, les pétards s’éteignirent dans la -poussière, et le tirailleur Hiên, qui n’avait rien -compris à cette cérémonie, retourna paisiblement -à ses bambous.</p> - -<p>Huit jours après, une chaloupe à vapeur le -déposait au Cap-Saint-Jacques avec d’autres -recrues de sa province. On lui avait expliqué -en chemin quelles seraient les obligations de son -nouveau métier et dans sa pauvre cervelle -s’était fixée une seule idée : il était, pour des -années, exilé de sa forêt. Alors, sous l’œil narquois -des sergents annamites, il s’aplatit aux -pieds de son capitaine, les bras levés au-dessus -de la tête, la face dans la poussière, suppliant -avec des mots incohérents qu’on le rendît à ses -arbres, à ses bambous. Inattentif à sa plainte, -le capitaine écoutait un <i>caï</i><a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> lui narrer en un -français fantaisiste comme quoi la recrue avait -donné pendant tout le trajet des signes évidents -d’idiotie complète.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Caporal annamite.</p> -</div> -<p>— Lui faire même chose maboul, concluait -bienveillamment le caï.</p> - -<p>Le cercle des gradés français et indigènes -partageait cette manière de voir et s’apitoyait -sur le pauvre diable. On le releva de force, et, -comme il était impossible de revenir aussitôt -sur la sentence prononcée par la commission de -recrutement, Hiên fut provisoirement tirailleur. -Il reçut toute une collection de pantalons -et de vestons blancs ou kaki, de turbans -noirs, de ceintures rouges, de jambières -grises ou rouges ; on lui plaça sur la tête un -<i>salacco</i><a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> plat. Dans son costume neuf il apparut -encore plus maigre et dégingandé, plus grotesque ; -ses camarades, les vieux tirailleurs à -barbiche, se pâmèrent devant sa figure inquiète -et larmoyante, coiffée de travers, devant ses -longs bras sortis jusqu’au coude des manches -trop courtes, devant ses chevilles aperçues au-dessous -du pantalon trop court, lui aussi. Et, -comme il ne cessait de sangloter, il fut avéré -qu’il était fou, et tout le camp le désigna sous -le nom flatteur de « Hiên le Maboul ».</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Coiffure des tirailleurs.</p> -</div> -<p>Une semaine avait passé depuis ce jour néfaste ; -une semaine qui fut pour le malheureux -un siècle d’épouvante et d’hébétement. Un -caporal lui avait enseigné à disposer correctement -sa chevelure en chignon, à rouler son -turban noir, à placer horizontalement son salacco, -à rejeter avec élégance sur la nuque -les deux brides de la jugulaire ; un autre s’efforça -de lui inculquer les rudiments du salut -militaire ; un autre l’initia au démontage et au -remontage de son mousqueton ; un autre l’informa -que la 11<sup>e</sup> compagnie du 1<sup>er</sup> régiment -de tirailleurs annamites, à laquelle il avait -l’honneur d’appartenir, possédait un capitaine, -le capitaine Carlier, et un sous-lieutenant, le -sous-lieutenant Monin, tous deux paternels et -accommodants, mais, somme toute, indifférents. -Le vrai maître était l’adjudant Pietro, un -homme féroce, qui frappait les tirailleurs à coups -de trique, les faisait mettre en prison, les tyrannisait -de toutes manières. Mais il y avait -encore, à la compagnie, un lieutenant occupé -à des travaux topographiques dans la province -de Baria et qui ne paraissait au camp que fort -rarement. On ignorait son nom et, entre eux, -les tirailleurs l’appelaient « l’Aïeul à deux galons » ; -l’idole des indigènes, dont il parlait -la langue, qu’il commandait avec douceur, -qu’il protégeait contre les fureurs de l’adjudant. -A l’heure actuelle, il était loin et la terreur -régnait…</p> - -<p>Des leçons de ses professeurs il ne restait à -Hiên que des bribes, des noms d’officiers, de -sous-officiers, de pièces d’équipement, quelques -mots français dont il avait oublié le sens. A sa -stupidité naturelle venait s’ajouter, pour paralyser -sa mémoire, la frayeur que lui causait -l’adjudant ; mais, dans sa détresse, il se cramponnait -au souvenir précis qui s’était gravé -dans sa tête de certaines paroles de ses instructeurs : -il attendait le retour de l’« Aïeul -à deux galons ».</p> - -<p>Ainsi, au soir de cette journée de service, -Hiên le Maboul, penché sur l’eau tourbillonnante, -pleurait la mort de ses joies naïves et se -lamentait sur la tristesse de sa condition présente.</p> - -<p>Des sandales de bois claquèrent sur les planches -et des rires fusèrent. Effaré, Hiên sauta -sur ses pieds ; deux <i>congaï</i><a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a> lui riaient au nez. -Il reconnut Thi-Ba, fille du sergent Giam, et -Maÿ, fille du sergent Cang. Thi-Ba, épaisse dondon -à la figure ronde, aux petits yeux à peine -visibles sous les paupières énormes, aux joues -pleines, à la poitrine débordante déjà, semblait -aussi vulgaire, aussi méprisable que les sampanières -de Phuôc-Tinh. Très différente était Maÿ, -pareille, dans l’éclat de ses quinze ans et la -finesse de tout son petit corps svelte, à une idole -de pagode : sous le front bombé, que le mouchoir -de soie rouge encadrait, la ligne des sourcils se -haussait doucement vers les tempes ; les yeux -noirs rayonnaient, d’une grandeur inaccoutumée -chez les femmes d’Annam ; le nez, presque droit -et point écrasé, se retroussait à peine au-dessus -des lèvres rougies au bétel, et tendres, et charnues -comme un pétale d’hibiscus.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Jeunes filles.</p> -</div> -<p>A tout autre, Hiên le Maboul eût tourné le -dos, suivant son habitude de sauvage hostile -aux femmes, mais le regard des yeux larges et -profonds le saisissait : gauche et lourd, il rajustait -maladroitement son turban et riait d’un -rire idiot. Ému d’entrevoir les seins durs et -minuscules, dessinés par la tunique de soie -noire, de deviner les hanches déjà pleines, -drapées par le pantalon noir, d’apercevoir -les pieds nus et blancs, chaussés de menus -sabots, il songeait vaguement que jamais semblable -fillette n’avait illuminé de sa beauté -les ruelles de Phuôc-Tinh… Et déjà il était -esclave.</p> - -<p>— Laisse donc ton salacco tranquille ! dit -Maÿ. Tu ressembles à un singe qui se gratte -le crâne.</p> - -<p>Et les deux folles de pouffer de rire ; et Hiên -rit aussi, bêtement et sans savoir pourquoi.</p> - -<p>— Assieds-toi ! commande Maÿ.</p> - -<p>Il s’accroupit sur sa planche et elles s’asseyent -à ses côtés, les jambes pendantes dans -le vide, face à la baie où courent les franges -d’écume et où dansent les falots des sampans.</p> - -<p>Le supplice commence. Il faut que le souffre-douleur, -harcelé de questions, raconte tout : -l’enfance muette et persécutée, le village hérissé -de bambous, la mer semée de jonques, la -forêt bruissante et vivante. Par moments, -il est tenté de se lever et de fuir. Mais une force -inconnue le cloue à sa place : il ne peut -se résoudre à s’éloigner de Maÿ ; malgré lui, -il faut qu’il livre ses secrets à son petit bourreau.</p> - -<p>— Alors pas une fille de Phuôc-Tinh ne t’a -aimé ?</p> - -<p>Indiscrète et singulière question ! Le tirailleur -se tord sur sa planche et répond simplement :</p> - -<p>— Non ! Je suis trop laid !</p> - -<p>— Et toi, aimais-tu les filles ?</p> - -<p>— Non ! dit Hiên, farouche, en qui les sens -déprimés n’ont jamais parlé, et qui, dès l’adolescence, -apprit qu’il était d’essence inférieure.</p> - -<p>— Et moi, demande Maÿ, m’aimes-tu ?</p> - -<p>Éperdu, les mains tremblantes, il la contemple ; -elle ne rit plus, et rien de sa pensée intime -ne se révèle dans ses yeux immobiles et sévères ; -mais il craint la moquerie et il bégaye :</p> - -<p>— Non !</p> - -<hr /> - - -<p>Au bout de l’appontement, des tirailleurs galopent, -essoufflés.</p> - -<p>— Va-t’en, commande Maÿ ; l’appel va sonner.</p> - -<p>Hiên le Maboul se dresse avec effroi et s’enfuit, -la tête basse, son salacco pendant sur ses -épaules, ses grands bras et ses longues jambes -d’araignée agités autour de son corps maigre -comme des ailes de moulin.</p> - -<p>Et les rires des deux fillettes le poursuivent.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">II</h2> - - -<p>Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au -bord de la digue de pierres sèches et sonna -le réveil. Les notes alertes prirent leur essor vers -la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient -encore les dernières brumes de la nuit et, par-dessus -les dunes boisées de la presqu’île, s’envolèrent -vers l’orient et vers la mer.</p> - -<p>Dans l’aube terne, le camp s’anime ; les cases -de torchis peint à la chaux ouvrent leurs persiennes -noires ; des moineaux pépient tumultueusement -sur la paille des toits ; dans leurs -cages de rotin accrochées aux poutres des vérandas, -des merles-mandarins sifflent à plein gosier ; -les mulets s’ébrouent dans les écuries ; un bœuf -à bosse chemine d’un pas placide par la cour -sablée, où pleuvent les cosses noires des flamboyants.</p> - -<p>Des sergents européens, debout, le dolman de -toile déboutonné sur leurs poitrines velues, le -bol de café dans une main, une tranche de pain -dans l’autre, se lancent des lazzi et leurs -rires de braves gens bien portants résonnent -dans l’air frais.</p> - -<p>Derrière la palissade de bambou, des bambins -tout nus et déjà rouges de la poussière du chemin -piaffent comme des poulains.</p> - -<p>Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs -qui se hâtent, le mousqueton sur l’épaule, les -brides de la jugulaire flottant sur le veston kaki.</p> - -<p>A un second appel du clairon, la compagnie -se rassemble sous les flamboyants. L’adjudant -Pietro, son sabre court à large fourreau battant -ses jambes trapues et cagneuses, préside avec -des jurons à l’alignement des salaccos posés -à plat sur les chignons huilés et des pieds nus -aux orteils écartés. Comme presque tous les -Corses, il juge qu’un peu de l’âme du grand -empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière -le dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit -entre les rangs, vérifie l’astiquage irréprochable -des boutons de cuivre, des plaques de -ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la -courbe de ses moustaches.</p> - -<p>A son passage, les petits guerriers bronzés -se raidissent, frémissants, et plus d’un, qui -travailla de son mieux pour satisfaire le tyran -et qui se vit cependant octroyer « quatre jours », -appelle de tous ses vœux mélancoliques l’Aïeul -à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus -toujours souriants, la moustache blonde et -fine, retroussée joliment, du justicier.</p> - -<p>C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro -s’étant arrêté devant le misérable. De son cœur -tressaillant s’élève comme une prière muette -vers cet être inconnu et bon, de qui viendront -peut-être, un jour, toute justice et toute pitié. Car -Hiên n’est pas heureux. Les coups et les injures -ont plu sur ses épaules maigres et il désespère.</p> - -<p>Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue :</p> - -<p>— Alors le métier n’entre pas ?</p> - -<p>Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en -heure, au contraire, Hiên le Maboul devient -plus abruti et plus fou, plus « maboul ».</p> - -<p>La voix aigre de l’adjudant le paralyse : le -mousqueton s’échappe de ses doigts frissonnants -et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille.</p> - -<p>Les quatre sections sont figées. La main poilue -aux ongles noirs saisit l’oreille du maladroit -et la secoue furieusement ; et voici que s’écroule, -à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon -se déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur… -La colère de Pietro déborde en jurons -redoublés ; comme sa science de la langue annamite -se borne aux termes les plus grossiers, il -les jette à la tête de l’imbécile. Celui-ci a croisé -ses bras devant sa figure, dans l’attitude de -la supplication ; avec des gestes cassés et saccadés -de polichinelle, il rajuste l’équipement -en désarroi, ramasse le mousqueton poudreux.</p> - -<p>La compagnie s’en va, au chant morne des -clairons : il suit la compagnie, sautillant sans -succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la -détresse de Hiên, le petit fourrier français qui -marche à côté de lui l’encourage et le conseille : -Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ -debout près de la porte et riant de toutes ses -dents brunies par le bétel. Il ne voit et n’entend -plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans -son cerveau d’enfant sauvage.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>La place du Marché, où pivotent les sections, -s’emplit de lumière dorée ; le soleil levant -allume de petites flammes éblouissantes aux -pignons historiés des boutiques chinoises, aux -dorures des pancartes laquées qui se balancent -le long des éventaires ; il avive le rouge cru des -fleurs des faux-cotonniers, le plumage sombre -des merles-mandarins qui se chamaillent sur -les branches sans feuilles et chargées de pétales -sanglants.</p> - -<p>Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos -miroitants. Dans la chaleur naissante, -les quatre sections manœuvrent avec des commandements -brefs de gradés, des chocs de -crosses contre les trottoirs, des piétinements -dans le sable mou. Sous un flamboyant, -Hiên le Maboul, les yeux hors de la tête, les -veines du cou gonflées et pourpres, sue à grosses -gouttes et, pour la millième fois, essaye de -déchiffrer les mystères de la mise en joue. Pour -la millième fois, le sergent Cang lui a tenu de -longs discours inintelligibles, lui a « montré le -mouvement » ; mais les minutes passent et les -progrès sont nuls. En vain a-t-on donné au -retardataire un instructeur spécial ; en vain le -sergent Cang, tour à tour exaspéré et insinuant, -menace-t-il la recrue du poing fermé ou l’exhorte-t-il -éloquemment. Hiên fait de son mieux, -mais en vain ; ses pesantes mains de bûcheron -accoutumé au « coupe-coupe » se crispent sur -le fût de bois ; ses membres engourdis refusent -de se plier aux mouvements compliqués qu’on -leur demande.</p> - -<p>Les objurgations violentes, les explications -ne font qu’empirer le désarroi de son cerveau. -Il comprend de moins en moins, et, découragé, -stupide, n’écoute même plus les harangues du -sergent.</p> - -<p>Les rires des marmots annamites accroupis -en cercle autour de lui ne cessent de tinter, car -de son crâne impuissant roulent sans interruption -de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste -accablé et mécanique. Il songe que, tout à -l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de -français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la -théorie, puis encore l’exercice.</p> - -<p>A quoi bon ? à quoi bon ?… N’est-il pas -évident dès maintenant qu’il sera tout à fait -impossible de faire de lui un tirailleur ? Puisque -son cerveau est trop lent, ses membres -inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter ainsi ? -Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous -bruissants !… Puisqu’on ne le renvoie pas, -Hiên rêve de déserter.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Le soir est venu. Le clairon a sonné la -berloque. Hiên le Maboul s’est débarrassé de -son harnois de guerre et maintenant, installé -sur une natte devant la case du sergent -Cang, il attend l’heure de la soupe et se remémore -les divers incidents qui marquèrent cette -journée.</p> - -<p>Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier -et à ceux de demain. Hiên a beaucoup appris et -n’a rien retenu. En revanche, les imprécations de -Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue -gauche, encore rouge, se souvient du soufflet -qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant. -Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement -triste !</p> - -<p>Hiên a envie de pleurer : pour tromper sa -peine, il examine sa prison. Entre la montagne -et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune, -cases de sergents européens, enveloppées de feuillage -fleuri, cases de tirailleurs, écuries, infirmerie. -Plus près, le camp des tirailleurs mariés, longues -cabanes de torchis divisées en compartiments -de quatre mètres carrés. Puis la route bordée -de frangipaniers qui s’en va vers le Phare, -parmi les massifs de bambous et les rochers -moussus où bouillonne l’écume.</p> - -<p>Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes -vertes dressées de chaque côté de la -baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique. -Il méprise cette mer cuivrée par le -soleil couchant, parce que ce n’est pas sa mer ; -il méprise ces sampans qui replient leurs voiles -couleur d’ocre, parce qu’ils ne sont pas les sampans -de Phuôc-Tinh ; il méprise ces frangipaniers, -ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne -sont pas ses arbres. Affalé sur sa natte, il -rumine des pensers amers.</p> - -<p>— Écarte-toi donc, grand bêta !</p> - -<p>La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur. -La fillette dispose sur la natte des tasses de riz, -des soucoupes de crevettes, des bols de saumure -où baignent des piments rouges ; auprès de -chaque soucoupe, elle range des baguettes de -bois noir.</p> - -<p>Voici l’heure du « repas des fauves », suivant -le mot de Pietro : devant chaque maisonnette -de tirailleur marié, les femmes couvrent -de nattes la terre battue, et leurs pensionnaires, -les tirailleurs célibataires, « les fauves » prendront -place autour de ces nattes pour le repas -du soir.</p> - -<p>La femme du sergent Cang nourrit ainsi, -outre Hiên, cinq petits guerriers. Les voici -qui viennent, riant et se bousculant ; on s’accroupit -en cercle autour des soucoupes et celles-ci -résonnent des chocs précipités des baguettes.</p> - -<p>Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement -par son voisin, s’étale à la renverse -dans la poussière ; il se relève, furieux, le dos -rouge et la figure barbouillée de sauce brune. -Il veut parler, mais l’énorme bouchée de riz -qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle -et étouffe ses cris de colère.</p> - -<p>Le vieux Cang, impassible, lisse de la main -droite sa barbiche grisonnante et rien n’apparaît -sur sa face tannée ; mais la figure ridée de -Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie -et Maÿ rit d’un rire aigu. Les cinq loustics se -frappent les cuisses et se prodiguent des bourrades -amicales, marques de grande jubilation. -Des nattes voisines, les brocards cinglent comme -la grêle.</p> - -<p>— Comment as-tu fait pour te remettre sur -tes pattes, tortue famélique ?</p> - -<p>— Frise donc tes moustaches de <i>nuoc-mâm</i><a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Sauce épicée, très employée dans la cuisine -annamite.</p> -</div> -<p>— Regardez ce caïman de Baria ! Il a encore -de la boue de palétuvier sur le menton !</p> - -<p>La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de -rage, Hiên le Maboul résout de faire un éclat : -car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ, -et il ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ.</p> - -<p>— C’est toi qui m’as heurté ? demande-t-il -d’une voix éraillée par la fureur.</p> - -<p>— Mais non ! mais non ! C’est un <i>ma-couï</i><a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> !</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Diable.</p> -</div> -<p>— C’est toi !</p> - -<p>Les bras maigres brandissent au-dessus de la -chevelure embroussaillée des poings menaçants -et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus ; Cang -cesse de caresser sa barbiche. Mais la voix -fraîche et paisible de Maÿ rétablit soudain -l’ordre :</p> - -<p>— Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi -tranquille !</p> - -<p>Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline -devant la volonté de cette fillette qui le domine ; il -rit d’un large rire imbécile, espérant se concilier -ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité ; -il rit et essuie à la doublure de son veston -kaki ses moustaches de sauce.</p> - -<p>— Ha ! ha ! ha ! raillent les soldats en chignon.</p> - -<p>Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu -se départir de sa placidité coutumière. Mais -aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ ? -En dépit du sourire naïf qui découvre ses canines -de loup, il sent gronder encore en lui sa rancune : -Maÿ s’est moquée de lui ; elle se moque encore -de lui, de toutes ses lèvres pincées, de toutes -ses paupières abaissées sur ses yeux ironiques. -Et puis son veston est taché de <i>nuoc-mâm</i> et -de terre rouge mêlée de crachats.</p> - -<p>Heureusement, voici que circulent les cigarettes -et les chiques de bétel. Hiên badigeonne -délicatement de chaux rose une feuille humide, -il enroule cette feuille autour d’un morceau de -noix d’arec et mâche silencieusement ; de temps -à autre, il se détourne et crache de la salive -rouge… Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes -ne chassent ses mauvaises pensées ; -il est mécontent d’autrui et mécontent de -lui-même, qui sottement s’inquiète de complaire -à une quelconque pécore. Cependant il -jette à la dérobée vers le petit visage immobile -et indéchiffrable des regards implorants de chien -battu.</p> - -<p>La nuit est venue tout à fait : sur la route -du Phare se poursuivent, avec des sonnailles de -grelots, les lanternes des victorias qui ramènent -de la promenade quotidienne les élégants du -Cap.</p> - -<p>Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste -gratte avec une baguette de rotin l’unique corde -d’acier d’un luth en forme de petit cercueil : -un autre promène des ongles démesurés sur les -treize fils de cuivre d’une cithare demi-cylindrique ; -un autre tire d’une flûte de bambou à -six trous des sons langoureux ; un autre racle -avec l’archet d’ébène les deux boyaux d’un violon -qui ressemble étonnamment à une énorme -pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur -revient l’honneur moindre de scander sur -le tam-tam et sur le gong le rythme de la -mélodie.</p> - -<p>Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à -l’heure précipita l’« individu idiot » dans la -poussière, s’attribue le rôle principal : il chante -une mélopée interminable, tantôt hurlée à plein -gosier, tantôt susurrée comme un soupir. Ne -s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler -vers Maÿ des œillades provocatrices et ne -semble-t-il pas que la fillette les accueille d’un -sourire encourageant ?</p> - -<p>Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique -aggrave sa nostalgie. Ah ! oui, certes, il en a -assez : sa mémoire se refuse obstinément à -s’assimiler les théories des gradés ; ses membres -demeurent malhabiles aux gestes du métier des -armes ; ses instructeurs l’injurient ; l’adjudant -le frappe ; Maÿ se moque de lui.</p> - -<p>Cette vie de tirailleur ne lui procure que des -coups et des soucis : il en a assez ! A Phuôc-Tinh -du moins il ne recevait que rarement des horions : -les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût, -et pas une ne pouvait se vanter d’exercer sur -lui cette fascination bizarre qui le rend esclave du -moindre regard de Maÿ.</p> - -<p>Oui ! oui ! il s’en ira ! Il retournera vers -sa clairière, vers la paix sereine des après-midi -ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute -son âme de rustre appelle la liberté et crie vers -la brousse.</p> - -<p>Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos -tourné à l’orchestre, il essuie avec ses énormes -poings de grosses larmes qui roulent sur ses -joues brunes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">III</h2> - - -<p>Des jours ont coulé, puis des semaines, puis -un mois tout entier : Hiên n’a pas déserté. Non -que l’idée du devoir le retînt : il est trop simple -pour que la notion du devoir ait pénétré son -cerveau ; mais le sergent Cang, commentant à -sa façon les articles du code militaire, a fait -entrevoir à ses recrues médusées qu’une effroyable -série de supplices punirait les déserteurs.</p> - -<p>Hiên le Maboul a donc renoncé à ses projets -de fuite. Il continue à n’être pas heureux ; son -mousqueton tremble dans ses mains comme aux -premiers jours ; ses instructeurs ont épuisé leur -patience et leurs jurons. Il continue à ne rien -comprendre à la théorie qu’il écoute pourtant -de toutes ses oreilles, le front moite de sueur -et les yeux écarquillés. Pietro a pris en grippe -cet idiot qui sautille derrière la compagnie sans -même réussir à marcher au pas ; il éprouve une -haine véritable contre ce malappris en qui son -génie napoléonien n’a pu faire « entrer le métier ».</p> - -<p>Maÿ, la douce Maÿ le rudoie.</p> - -<p>Chose invraisemblable, il a encore maigri. -Dans sa face osseuse, les yeux s’éclairent de -reflets de vraie folie. Il mange à peine, il ne dort -plus, il ne parle plus, il ne pense même plus à -son village et à sa forêt. Hiên le Maboul est -en train de devenir fou.</p> - -<hr /> - - -<p>Certain dimanche de septembre, Hiên, le -cœur réchauffé par le gai soleil épanoui sur la -baie, décida d’aller faire un tour en ville. Il -endossa le veston de toile blanche au petit col -amidonné sur lequel des numéros étaient brodés -au fil rouge, introduisit ses grandes jambes dans -le pantalon blanc, le fixa sous le genou au moyen -des jambières rouges et s’en fut, peu rassuré, -vers la porte du camp.</p> - -<p>Le caporal de garde l’inspecta d’un coup -d’œil, tira sur les pans du veston, remit d’aplomb -le salacco branlant et, content de son -œuvre, tourna les talons.</p> - -<p>Hiên se mit en marche sur la route qui, suivant -la plage demi-circulaire, conduisait du camp à la -ville.</p> - -<p>Journée splendide ! Derrière la grille de la -Poste, les bougainvillias penchaient vers la -route écarlate des grappes de clochettes mauves. -Des pêcheurs, entrés jusqu’au ventre dans l’eau -bleue dorée de lumière, sifflotaient, l’épervier -au poing, la hotte sur le dos ; des poissons -volants s’enlevaient par essaims de flèches -étincelantes et plongeaient. Des moineaux -piaillaient dans une touffe d’hibiscus ; des fillettes -toutes nues et bronzées ramassaient des -fleurs de frangipanier et soufflaient sur les pétales -nacrés pour faire envoler le pollen couleur d’or ; -des lézards gris tachetés de pourpre erraient -sur le sable tiède. Au-dessus des massifs de -bambous, le Phare dressait sa coupole vitrée -où le soleil allumait des flammes.</p> - -<p>Devant la boutique de l’épicier A-Hia, deux -Chinois dodus, la tresse enroulée au-dessus du -front rasé, jouaient de la clarinette ; ils semblaient -prendre un plaisir prodigieux à leur -musique nasillarde et se dandinaient, l’air -satisfait.</p> - -<p>A l’approche de Hiên, ils retirèrent d’entre -leurs dents l’embouchure de bois et vociférèrent -contre l’innocent promeneur les classiques insultes -annamites :</p> - -<p>— Passe ton chemin, grande haridelle !</p> - -<p>— A-t-on jamais vu pareil canard étique !</p> - -<p>La recrue ouvrit la bouche pour répondre aux -insulteurs, mais son esprit peu inventif refusa -d’imaginer une réplique digne de ce nom. Par -fortune, trois tirailleurs vinrent à la rescousse -et les quolibets de pleuvoir :</p> - -<p>— Chinois, mon oncle, tu as l’air d’une citrouille -surmontée d’une tête.</p> - -<p>— De quoi es-tu pleine, vessie de porc ?</p> - -<p>— Pour quand l’accouchement, panse de vache ?</p> - -<p>Et autres injures de goût plus haut.</p> - -<p>Les deux Chinois, héroïques comme tous les -gens de leur race, se regardèrent d’un œil -inquiet, flairant quelque méchante histoire et, -emportant leurs clarinettes, disparurent dans -les profondeurs de la boutique.</p> - -<p>Soudain, au lieu de célébrer leur triomphe par -une nouvelle bordée de mots malsonnants, les -vainqueurs s’enfuirent à toutes jambes vers la -petite place qui s’élargissait au bout de la rue : -Hiên le Maboul, intrigué, se lança derrière eux, -pareil dans sa course à quelque araignée gigantesque.</p> - -<p>Au pied de la stèle de granit rose qui ornait -le milieu de la place, une trentaine de salaccos -faisaient cercle autour d’un vieux tirailleur à cheveux -blancs et à barbe blanche. Celui-ci rangeait -sur le trottoir son mousqueton, sa couverture -grise roulée en forme de boudin, sa musette -rebondie où s’accrochait un bidon rouillé, et enfin -une sorte de planchette carrée, vêtue d’une toile -cirée noire et munie d’un trépied en bois verni.</p> - -<p>Parmi les rires, les exclamations, on distinguait -sa petite voix aigre et enrouée de vieillard, -proférant des jurons.</p> - -<p>— Qui est-ce ? questionna Hiên.</p> - -<p>— C’est Bèp-Thoï, parbleu ! dit quelqu’un.</p> - -<p>De toutes les rues, de chaque case, les tirailleurs -accouraient, trottant comme des poulains -et riant et criant à tue-tête :</p> - -<p>— Bonjour, Bèp-Thoï !… Bonjour, Bèp-Thoï !</p> - -<p>Bèp-Thoï grommelait :</p> - -<p>— Bonjour ! bonjour ! Ne vous jetez pas -tous à la fois sur moi, tas d’imbéciles ! Vous -allez casser ma planchette !… En arrière, fils de -courtisanes, en arrière !</p> - -<p>— Bèp-Thoï ! Bèp-Thoï ! clama la foule des -salaccos.</p> - -<p>— Eh bien, quoi ? Me voilà, je suppose !… -Attention à la planchette.</p> - -<p>— Bèp-Thoï ! où est l’Aïeul ?</p> - -<p>— Il arrivera ce soir.</p> - -<p>— Ah ! ah !</p> - -<p>Les petits guerriers délirèrent :</p> - -<p>— As-tu entendu, Phuc ?</p> - -<p>— J’ai entendu, frère aîné.</p> - -<p>— L’Aïeul va venir !… l’Aïeul va venir !…</p> - -<p>« L’Aïeul va venir !… » Le cœur de Hiên -le Maboul bondit dans sa poitrine maigre ; le -soleil lui parut soudain éblouissant et l’air -lumineux ; la brise lui sembla rire dans les -bambous.</p> - -<p>Le vieux soldat essuya de sa manche la -sueur qui perlait sur tout son visage ridé ; il -ramassa le bidon rouillé, but une lampée et, -réconforté, recommença de grogner :</p> - -<p>— On en a fait du chemin, nous deux, l’Aïeul -et moi !… et du travail !… Nous avons noirci -au moins trente feuilles que j’ai là, sous cette -toile cirée… Et quel pays ! Des dunes hérissées -d’une brousse aussi emmêlée que la tignasse -de ce grand escogriffe qui me regarde avec des -yeux de buse… N’approche pas de la planchette, -individu idiot !… Je taille dans la brousse avec -mon coupe-coupe ; l’Aïeul examine une machine -en cuivre, écrit des signes sur son papier, -et on s’en va… Encore une dune, et l’on s’arrête -encore… Si vous me bousculez, troupeau -d’oies, je plie bagage… De mon temps, les jeunes -tirailleurs étaient plus respectueux de leurs -anciens, surtout quand ces anciens avaient vingt-deux -ans de service et portaient le galon de -1<sup>re</sup> classe. Où vous a-t-on recrutés ?… Après -les dunes, les palétuviers. On enfonce dans la -vase ; l’Aïeul me tire, je tire l’Aïeul… On couche -dans la forêt sur les feuilles ; l’Aïeul a la -fièvre ; je lui donne de la quinine, et le voilà -gaillard… Sale pays, sales habitants ; des Moï, -des singes habillés d’une ficelle où pend un -petit rideau, et qui ne savent même pas l’annamite… -Palabres solennels dans les villages : -nous causons par signes, et, au bout de huit -jours, nous voilà bons amis, parce que l’Aïeul -a ressuscité une vieille édentée qui crevait -dans une cabane… On nous donne de belles -fêtes : les sauvages exécutent des danses grotesques -en trépignant en rond et en jonglant -avec des sagaies. La carte terminée, il faut se -séparer et voilà les Moï qui geignent et se badigeonnent -le museau de boue. Ces imbéciles voudraient -garder l’Aïeul dans leurs villages… -Enfin on se quitte avec des sanglots, et me -voilà !… L’Aïeul, fatigué, fait la route dans une -charrette à bœufs. Il n’arrivera pas avant le -coucher du soleil… Je ne vous conseille pas de -venir l’ennuyer ce soir : le premier que je prends -à rôder sous la véranda, je lui casse les reins !</p> - -<p>— Ha ! ha ! ha !</p> - -<p>— Allons ! qui veut m’aider à trimbaler -chez l’Aïeul tout cet attirail ?… La route a été -dure ; mes vieilles jambes sont lasses et auront -bien assez de me porter.</p> - -<p>— Nous t’aiderons tous, Bèp-Thoï !</p> - -<p>L’un se chargea de la musette, un autre du -mousqueton, un autre de la couverture ; un -autre s’attribua la précieuse planchette, et le -cortège se mit en marche avec des éclats de -rire, sous l’œil inquiet du petit vieux qui redoutait -pour ses bagages la fougue des coolies improvisés -et trottinait en grommelant. De temps -à autre, il tâtait son flanc gauche pour constater -la présence du bidon d’alcool de riz qu’il n’avait -voulu confier à personne… Hiên le Maboul les -suivait de loin, le cœur en fête.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Ce soir-là, il y eut des chants et des cris de -joie autour des nattes ; les flûtes sifflèrent gaillardement ; -Maÿ elle-même s’humanisa et n’eut -pas une parole cruelle pour Hiên. Celui-ci -ne toucha pas aux soucoupes de poisson séché -ni aux bols de riz : l’allégresse lui serrait la gorge -et lui pesait sur la poitrine ; il étouffait.</p> - -<p>La nuit venue, il se sauva vers le village et -se faufila à travers les cactus et les ricins jusqu’à -la maison de l’Aïeul. Tremblant, il se hissa -jusqu’à la balustrade de pierre qui fermait la -véranda.</p> - -<p>Les persiennes étaient à demi closes : il entrevit -des lanternes chinoises balançant leurs -ventres massifs au-dessus des portes, des -étendards fixés aux murs, inclinant leurs hampes -de bambou noir au-dessus de bouddhas -dorés ; des génies se tordaient sur des panneaux -de soie jaune.</p> - -<p>S’étant risqué à se pencher davantage sur la -balustrade, il aperçut l’Aïeul. Accoudé à son -bureau, l’Aïeul lisait son journal et fumait sa -pipe ; une petite lampe de cuivre rouge illuminait -le bas de son visage, dont le haut restait -dans l’ombre de l’abat-jour, et c’est ainsi que -Hiên put voir les fameuses moustaches retroussées -qu’avaient célébrées ses anciens et que -dorait la lampe.</p> - -<p>Il n’eut pas le loisir d’en voir davantage. -Une main sèche et osseuse pinça rudement son -oreille et la voix de crécelle du vieux Bèp-Thoï -dévida une litanie d’injures :</p> - -<p>— Fils de chienne, petit-fils de chienne, te -l’avais-je dit de ne point venir rôder autour de -notre maison ?… Es-tu sourd ou bien as-tu -voulu te moquer de la parole d’un vieillard ? -Ou bien ta mère, la fille publique, oublia-t-elle -de te fabriquer des oreilles ?… Et cependant -qu’ai-je là dans la main ?… Réponds, fils d’adultère, -est-ce une oreille ou un morceau de -couenne ?… Allons, va-t’en !</p> - -<p>Hiên fut précipité dans les cactus et s’en -alla, se frottant l’oreille.</p> - -<hr /> - - -<p>La dernière note de l’extinction des feux -mourait ; des rires étouffés montaient du lit de -planches où s’alignaient les tirailleurs, allongés -sous leurs couvertures.</p> - -<p>Hiên causait à voix basse avec son voisin :</p> - -<p>— J’ai vu l’Aïeul ! disait-il.</p> - -<p>— Et Bèp-Thoï ? demanda l’autre, as-tu vu -aussi Bèp-Thoï ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IV</h2> - - -<p>A la base d’un mamelon couronné de cycas, -les marqueurs achevaient de placer les cibles, -vastes panneaux blancs barrés de croix noires. -Derrière la dune, la plage de Ti-Wan rugissait -de tous ses galets balayés par l’écume.</p> - -<p>Sur une note du clairon, les marqueurs s’enfuirent -dans leur tranchée ; à un second appel, -des fanions rouges sortirent du sol et y rentrèrent, -faisant connaître ainsi que le tir pouvait -commencer.</p> - -<p>Hiên le Maboul s’avança derrière un caporal, -le mousqueton au poing, le front inondé de -sueur froide. Que voulait-on encore de lui ? -A quel supplice nouveau le traînait-on ? Le caporal -lui brailla des mots qu’il perçut vaguement : -il s’arrêta. Tant bien que mal, on lui fit -prendre la position du tireur ; ses doigts fiévreux -fouillèrent dans la cartouchière, glissèrent -une cartouche dans la chambre du mousqueton.</p> - -<p>Un frisson lui parcourut tout le corps : qu’allait-il -devenir ? Il distingua, dans un nuage, les -cibles, la plaine de sable jaune, le guidon -bronzé. Il épaula, ferma les veux, et l’index du -caporal pesa sur son index.</p> - -<p>Une détonation terrible claquait dans son -tympan ; la crosse de bois sursautait et appliquait -sur sa joue et sur sa mâchoire un formidable -soufflet… Était-ce la mort ?… Il s’écroula, -son salacco pendant sur ses épaules, son turban -déroulé, sa chevelure éparse. L’engin mauvais -roula dans les herbes. La balle s’envola en -sifflant au-dessus de la forêt.</p> - -<p>Pietro accourait, la trique droite ; les files de -tirailleurs qui attendaient, l’arme au pied, -frémirent :</p> - -<p>— Relève-le, caporal, relève cet animal !… -C’est moi qui vais le faire tirer, cette fois… et -nous allons voir…</p> - -<p>— Laissez-le tranquille, prononça une voix -calme. Vous voyez bien qu’il est fou de peur… -C’est toute une instruction à refaire. Il tirera -un autre jour.</p> - -<p>Ainsi parla l’Aïeul, survenu brusquement -sur son petit cheval noir, Annibal, à l’infortuné -adjudant, qui se figea dans l’attitude du « garde -à vous ». Les éclairs qui flambaient dans les -prunelles du tyran s’éteignirent comme par -enchantement ; ses lèvres crispées pour l’injure -essayèrent d’esquisser une grimace aimable.</p> - -<p>Les petits soldats s’ébahissaient silencieusement -de cette embellie foudroyante ; leurs -paupières bridées se plissèrent de contentement -et le sourire de toutes leurs dents laquées -salua le nouveau venu… Ah ! crier vers lui leur -allégresse, leur affection, leur dévouement !… -Mais on ne parle pas sous les armes.</p> - -<p>Sur toute la ligne de tir, la fusillade éclata -joyeusement et les balles allèrent porter la -nouvelle du retour de l’Aïeul aux fanions -rouges qui se dandinaient devant les panneaux.</p> - -<p>Les yeux bleus et les moustaches retroussées -rendirent aux dents laquées leur sourire -de bienvenue. Annibal lui-même, réjoui du -matin transparent, réjoui de la brise fraîche -qui lui crachait aux naseaux du sable salé, -pointait et ruait, secouant comme une chevelure -son toupet ébouriffé, accrochant aux chardons -les crins de sa queue en panache.</p> - -<p>Cependant Hiên se relevait, frissonnant encore -et poudreux, ramassait sa coiffure et son -mousqueton. Il vit alors l’Aïeul qui le regardait, -et une tendresse débordante envahit -tout le pauvre être pour cet homme galonné -d’or et casqué de blanc. Il contempla son idole : -les sourcils épais, le nez quelque peu busqué -au-dessus des moustaches blondes lui parurent -menaçants, mais les yeux clairs et la bouche -riaient, et il fut rassuré. Attentif, il dénombra -les boutons dorés et mats où étincelait une -ancre, s’étonna des manchettes luisantes qui -tranchaient sur les manches kaki, s’émerveilla -des bottes vernies et des éperons de bronze.</p> - -<p>L’Aïeul était un dieu !… Oui ! il s’agenouillerait -à ses pieds et lui raconterait tout avec des -larmes : la nostalgie de la forêt amie, le métier -qui n’entrait pas, l’adjudant féroce et Maÿ -cruelle et railleuse !</p> - -<p>Il cria d’une voix rauque :</p> - -<p>— Vénérable Aïeul à deux galons ! vénérable -Aïeul !</p> - -<p>— Plus tard !… tu me parleras plus tard !…</p> - -<p>— Je veux !… Je veux !…</p> - -<p>Les mots préparés s’étaient évanouis : épouvanté -du son baroque de sa voix, le suppliant -avait oublié jusqu’au motif de sa requête et il -demeura bouche bée, roulant des yeux blancs. -Des ricanements étouffés gloussèrent.</p> - -<p>L’important Pietro expliquait :</p> - -<p>— Mon lieutenant, c’est un fou ! Il n’y a rien -à en obtenir.</p> - -<p>— C’est bien ! Je causerai avec lui tout à -l’heure.</p> - -<p>Le tir était achevé ; les marqueurs surgirent -de leur trou et, apercevant de loin la robe -sombre d’Annibal, qui valsait parmi les euphorbes -pâles, accoururent en brandissant leurs -fanions et leurs perches et en poussant de -grands cris. La compagnie aligna ses deux -rangs de salaccos devant la dune, et l’Aïeul -passa devant elle, au petit pas d’Annibal, pour -refaire connaissance avec ses tirailleurs :</p> - -<p>— Bonjour, sergent Cang !</p> - -<p>— Bonjour, mon lieutenant !</p> - -<p>— Tu n’as pas encore marié Maÿ ?</p> - -<p>— Pas encore, mon lieutenant !</p> - -<p>— Marie-la, marie-la !… Bonjour Méan ! -Est-ce qu’on joue toujours au bacouan ?… Et -toi, Diên, mauvais sujet, en as-tu fini avec -la salle de police ?… Quan, mon ami, il faudra -diminuer ta portion de riz : tu deviens rond -comme une courge… Ah ! voilà les recrues ! -Piteuse mine, les recrues, et l’air de s’ennuyer !… -Il ne faut pas avoir l’air malheureux, frères -cadets ! Levez le nez et riez !</p> - -<p>Jamais paroles semblables n’avaient été adressées -aux « hommes de recrue ». Certes leurs -instructeurs indigènes n’étaient point des -hommes méchants ; les sergents européens -avaient bon cœur aussi, malgré leurs grosses -voix. Mais sur toute la compagnie l’adjudant -Pietro faisait planer la terreur, et, depuis -un mois qu’ils subissaient ce régime, les recrues -ne pouvaient guère se représenter le métier -de tirailleurs autrement que sous l’aspect d’un -rude esclavage. Et voici qu’on leur disait d’être -gais !</p> - -<p>Devant le centre de la ligne, Annibal encensait -et piaffait. L’Aïeul parla :</p> - -<p>— Les recrues ont l’air abruti ; les anciens -ont l’air dégoûté. Je n’aperçois que des gens -courbés et qui me regardent avec des yeux de -chiens battus. Je veux des regards droits et -confiants et gais… Il y en a parmi vous qui -regrettent leur rizière, d’autres leur sampan, -d’autres leurs marais de palétuviers ; ils les -reverront. Deux ans sont vite passés !… Le -vrai tirailleur qui fait tranquillement et sans -paresse son devoir quotidien doit savoir qu’il -n’y aura pour lui ni salle de police ni prison. -Pourquoi serait-il triste ? L’exercice est court, -le mousqueton ne pèse guère sur l’épaule et le -soleil est radieux : rions et chantons !… C’est -compris, petits frères !</p> - -<p>— Compris, Aïeul à deux galons ! cria toute -la ligne enthousiasmée.</p> - -<p>On se mit en marche. La fumée bleue des -cigarettes voltigeait au-dessus des mousquetons ; -la joie flottait sur la colonne.</p> - -<p>Le gros sergent Castel ôta sa pipe de sa bouche -et, tourné vers le caporal-fourrier qui cheminait -à son côté, derrière la première section, -résuma la situation en ces termes mémorables :</p> - -<p>— Mon vieux ! si Pietro ne nous fiche pas la -paix à tous désormais, c’est qu’il manquera -bougrement de flair !</p> - -<p>L’autre lui répondit simplement :</p> - -<p>— Tu parles !</p> - -<p>Là-dessus le barbu Castel entonna le refrain -militaire cher à son cœur de « marsouin » :</p> - -<div class="poetry"> -<div class="verse">La cantinière a des bas blancs (<i>bis</i>)</div> -<div class="verse">Qui lui vienn’ de nos adjudants (<i>bis</i>).</div> -<div class="verse">Nos adjudants sont militaires ;</div> -<div class="verse">Ils…</div> -</div> - -<p>Des lézards gris, épouvantés, hâtèrent leur -course vers les haies d’aloès ; un pigeon vert -s’enleva avec fracas.</p> - -<p>Un loustic imitait le grognement du porc ; -un autre souffla dans ses mains et reproduisit -le roucoulement de la tourterelle ; son voisin -fredonnait une mélopée guillerette ; tel farceur, -pour le plus grand effroi des gamins tout nus -juchés sur des talus, rugit à la manière du tigre -en chasse. Hiên le Maboul lui-même, gagné -par la jubilation générale, oublia ses terreurs et -gambada gauchement. Seul Pietro demeurait -sombre : il ruminait les paroles du lieutenant -et prévoyait qu’une ère nouvelle allait commencer.</p> - -<p>On arrivait au village : des commandements -coururent ; les chants cessèrent, les cigarettes -furent remisées précipitamment au-dessus des -oreilles ; les talons nus frappèrent en cadence -le sol écarlate, les courtes baïonnettes scintillèrent -au bout des mousquetons, et les deux -clairons, les joues gonflées et le salacco de travers, -beuglèrent dans leurs cuivres l’allégresse -de la compagnie. Derrière eux, le facétieux Annibal, -émoustillé par les notes pimpantes et glorieux -de sa bride de cuir fauve et de son mors -d’acier nickelé, trépigna.</p> - -<p>Le brave tailleur A-Moc s’avança sur le -terre-plein de brique qui décorait l’entrée de -sa boutique et salua l’Aïeul, son client, sa toque -à globule à la main et sa tresse déroulée sur -l’épaule. Des garçonnets à la tête rasée, plantée -en son sommet d’une touffe de cheveux, galopèrent -devant les clairons. Les cases de paillotte -ouvrirent en hâte leurs volets de bambou.</p> - -<p>— Voici l’Aïeul ! crièrent les fillettes qui -jouaient aux osselets sur le bord du chemin.</p> - -<p>— Voici l’Aïeul ! répétèrent les sampaniers -qui raccommodaient leurs filets le long des haies -d’hibiscus.</p> - -<p>— Voici l’Aïeul !</p> - -<p>Et les femmes de tirailleurs, pour le mieux -voir, se groupèrent autour de la fontaine, leurs -paniers de poisson séché sur la hanche.</p> - -<p>Au bord du trottoir jonché de feuilles mortes, -où piaillaient les moineaux, Maÿ s’arrêta, son -mouchoir de soie rose noué sous le menton -et ses sabots de bois aux pieds. L’Aïeul tira sur -la bouche d’Annibal ; il vit les chevilles brunes -veinées de bleu pâle, le pantalon noir flottant -et lustré où le fer chaud avait dessiné des fleurs -mates, la tunique de crépon mauve attachée -sur l’épaule par des boutons d’ambre et tendue -à peine par les seins naissants ; il vit le visage -allongé et doré, teinté de rose aux pommettes, -les lèvres saignantes de bétel et souriant -imperceptiblement, le nez de poupée aux ailes -relevées, les paupières bombées abaissant sur les -yeux noirs et insondables leurs cils démesurés.</p> - -<p>Maÿ lui parut une petite bête mauvaise et -rusée, en âge déjà de ronger les cœurs des mâles -et de vider leurs cerveaux.</p> - -<p>Annibal prit le trot et rejoignit ses amis les clairons. -Maint salacco se retourna furtivement -vers la fillette. Mais le dur visage avait repris -son air d’indifférence et de cruauté ; lorsque à -son tour défila devant le trottoir Hiên le Maboul, -rayonnant d’une joie inaccoutumée, Maÿ -eut pour lui une moue si dédaigneuse que tout -l’entrain du naïf amoureux s’évapora.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Au tir succède la corvée. Les tirailleurs -ont démonté leurs mousquetons, frotté, graissé -chaque pièce d’acier poli, ont promené une -série de chiffons et d’écouvillons dans le canon -aux rayures éblouissantes, et l’arme remontée, -coiffée de sa baïonnette, et toute bleue de -graisse opaque, est allée dormir sur son râtelier -de bois goudronné.</p> - -<p>On procède à la toilette du camp. Des charpentiers -improvisés rafistolent des brouettes -boiteuses, rabotent, scient, plantent des clous ; -des tonneliers refont une jeunesse aux bailles -d’incendie dont les ceintures de fer ont craqué -sous l’effort de l’âge et de la rouille ; des forgerons -cognent d’un marteau novice, mais convaincu, -un essieu de fourragère ; des vanniers -tressent des stores de bambou derrière quoi ces -messieurs de la « chambre de détail » abriteront -du soleil leurs écritures de l’après-midi. -Le menu fretin, la foule ignorante, armée de -balais de bruyère et de coupe-coupe, erre dans -la cour sablée, en quête d’herbes à sarcler, de -feuilles à réunir en tas, de couleuvres infortunées -à trancher en deux d’un coup de pioche.</p> - -<p>Hiên a suspendu avec des lianes deux vieilles -caisses à pétrole, en fer-blanc, aux deux extrémités -d’un bambou robuste et choisi après mûr -examen ; il s’en va chercher de l’eau à la plage, -le bambou sur l’épaule, les deux caisses brimballant -de droite et de gauche avec un effroyable -bruit de ferraille.</p> - -<p>L’écume pétillante argente le sable humide ; -entre les roches noires où bâillent les huîtres, -des crabes fuient obliquement ; de minuscules -ruisseaux sourdent parmi les algues. Les canots -des pilotes heurtent leurs coques blanches contre -les madriers de l’appontement ; des escouades -de poissons dorés filent dans l’eau translucide -avec de brusques zigzags. Hiên, qui sent le bon -soleil lui réchauffer le dos, rit béatement à l’eau -d’azur et frotte l’une contre l’autre ses vastes -paumes.</p> - -<p>L’Aïeul apparaît, la cravache sous le bras, -la cigarette aux lèvres.</p> - -<p>— Comment t’appelles-tu ? interroge-t-il.</p> - -<p>— Phâm-vân-Hiên, respectable Aïeul.</p> - -<p>— Pourquoi es-tu si joyeux, petit frère ?</p> - -<p>Pourquoi ? Pourquoi ?… Hier encore, au -lieu de répondre, le doux innocent eût rattaché -avec des doigts frissonnants son turban toujours -prêt à choir, et ri d’un large rire bête ; mais -aujourd’hui il fait clair dans son esprit, les mots -viennent tout seuls à ses lèvres ; il répond, abasourdi -de son insolite facilité d’élocution :</p> - -<p>— Je suis content parce qu’il n’y a pas de -théorie.</p> - -<p>— Comment ! médiocre tirailleur…</p> - -<p>— Vénérable Aïeul, j’aime mieux faire la -corvée… Je suis fort, je remue aisément les -plus considérables madriers, que les autres ne -peuvent ébranler. Je porte sur mon épaule des -charges d’eau que les autres se mettent à deux -pour déplacer ; mais je suis bête et la théorie -me donne mal au front.</p> - -<p>Il est lancé ; les yeux bleus l’encouragent : -il dira tout. Il joint les mains sur sa poitrine -qui palpite :</p> - -<p>— Respectable Aïeul, je voudrais m’en aller ; -je ne ferai jamais un bon tirailleur.</p> - -<p>— Pourquoi ne ferais-tu pas un bon tirailleur -comme les autres, petit frère ?</p> - -<p>— Ma tête est faible… Le sergent Cang parle, -parle, et les mots se mêlent dans ma pauvre -tête et je ne comprends plus rien et je sue en -vain.</p> - -<p>— Oui ! oui !… tu as l’entendement pénible -et les théories te fatiguent ; mais l’exercice -doit te plaire : tu es robuste.</p> - -<p>Certes il est robuste ! Sous le pantalon retroussé, -les muscles saillent ; les bras maigres -sont noueux comme des racines de manioc.</p> - -<p>— Oui, respectable Aïeul, je suis fort, je -suis fort ; mais mes membres sont lourds et -gauches et lents, et j’ai peur du mandarin à -galon d’argent.</p> - -<p>Il dit, le pauvre diable, tout ce qui lui opprime -la poitrine depuis des semaines ; il dit la frayeur -abominable qui fait trembler toute sa pitoyable -carcasse lorsque s’avance vers lui le tyran, l’œil -sinistre et la trique derrière le dos ; il dit les -coups reçus, et l’Aïeul, qui devine que cette -âme simple ne peut mentir, s’émeut à la révélation -de ce martyre insoupçonné.</p> - -<p>— Je suis malheureux, poursuit le lamentable -Hiên, et je voudrais m’en aller vers ma -forêt de Phuôc-Tinh et oublier que je l’ai quittée -pendant des jours.</p> - -<p>L’Aïeul pose sa main droite sur l’épaule du -suppliant :</p> - -<p>— Et si je t’ordonnais de rester, si je te promettais -de te rendre les théories faciles et agréables, -de faire de toi un tirailleur habile à manier -son mousqueton, si je t’affirmais que désormais -personne ne te frappera et que tu seras tranquille, -que ferais-tu, frère cadet ?</p> - -<p>— Je resterais, vénérable Aïeul !</p> - -<p>— Reste donc, et, si tu as jamais quelque -peine, viens à moi comme un enfant à son père -et je te guérirai.</p> - -<p>Hiên le Maboul, à qui pour la première fois -quelqu’un a parlé sans violence, pleure et rit -à travers ses larmes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">V</h2> - - -<p>Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour -de papier où quelque amateur avait figuré -à l’encre de Chine une charge de cavaliers tartares. -L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé -sur son fauteuil, envoya vers le plafond -des cercles de fumée blanchâtre.</p> - -<p>Devant lui, sur le bureau de bois brun, un -singe japonais taillé dans l’ivoire grimaçait -abominablement, campé sur une pile de vieux -journaux ; un coupe-papier d’argent où s’étalaient -les quatre feuilles de trèfle symboliques, -souvenir glissé sur le quai de la gare dans la -poche du neveu partant, fraternisait, dans une -coupe de métal embouti et doré, suprême épave -d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée -qu’un chef moï avait échangée contre une -pipe de bruyère en signe de fraternité ; une -armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs, -submergeait le fond d’un plateau en bois de -teck, masquant un surprenant paysage de nacre -où des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres -rabougris.</p> - -<p>Sur les étagères, des romans et des revues -s’entassaient en piles fraternelles, Anatole France -coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la main -à Myriam Harry.</p> - -<p>Sur des écrans de plumes de marabout, des -photographies parlaient des colonies jadis visitées -et des camarades morts : celui-ci, ami d’enfance, -foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement -assassiné par des pagayeurs sur le -Niger ; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr, -fauché par le choléra ; tous des jeunes gens, -presque des adolescents, souriants dans leurs -dolmans pâles… Et l’Aïeul songea qu’à travers -les siècles un peu de l’âme aventureuse des -croisés était passé dans l’âme des « coloniaux ». -Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant -bien que la mort les guettait, glorieuse parfois, -mais plus souvent hideuse et lamentable, la -mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans -l’humus des forêts, dans la boue des rizières, -la mort sous la moustiquaire d’un lit d’hôpital ? -Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux, -suscité par des lectures d’autrefois, mirage -de Pavillons-Noirs ou de marchands d’esclaves -à occire, mirage de missionnaires martyrisés -à venger, mirage de pays enchanteurs où, -sous le soleil perpétuel et éblouissant, s’épanouit -une végétation exubérante, mirage d’amours -exotiques ? Ou plutôt ne furent-ils pas chassés -de la mère-patrie par l’invincible écœurement -de la vie moderne, plate et sans saveur, et que -déshonorent la lâcheté pratique des bourgeois et -l’incurable brutalité de la foule ?… Ils sont -morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent -leur rêve.</p> - -<p>Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï -ricanaient douloureusement, des moustaches -de crin plantées dans leurs lèvres de -plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait -dans la pénombre, rayonnant autour d’un -petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre -rouge.</p> - -<p>Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons -de fer et leurs crosses, incrustées d’ornements -de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau -de soie où des artistes khmers avaient peint -minutieusement une scène de chasse copiée dans -la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture -à demi relevée laissait entrevoir dans une autre -chambre obscure le lit autour duquel s’agitait -l’ombre falote de Bèp-Thoï : un brodeur de Bac-Ninh -avait tracé sur le satin pourpre une touffe -de bambous trempant leurs racines jaunes dans -l’eau d’un marais que traversaient d’un vol foudroyant -deux martins-pêcheurs.</p> - -<p>A chaque angle de la pièce, des bouddhas de -bois laqué dormaient sur leurs stèles noires ; des -cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de -lances vertes et luisantes ; au-dessus de ces faces -ironiques et sournoises flottaient les plis de -soie d’étendards chinois à hampe de bambou. -Contre les murs, des génies brodés sur la soie -jaune enlaçaient leurs pattes de chimères et -leurs corps de serpents, dardaient d’horribles -yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux. -Surplombant les portes, des lanternes de papier -huilé et couleur d’or balançaient leurs ventres -badigeonnés de caractères vermillon.</p> - -<p>Par delà les vérandas, la brousse sombre -ondulait jusqu’à la route : un chien aboyait -derrière quelque case indigène noyée sous les -bananiers. Dans le ciel noir, où grouillait le -troupeau des étoiles, la montagne du Phare -profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait -une étoile énorme et rouge.</p> - -<p>L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre -et se réjouit silencieusement de la nuit profonde -et parfumée.</p> - -<hr /> - - -<p>L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions -rivales et qu’il juge pareillement vaines dans -leur antagonisme avec la nature, ses croyances -d’« ancien élève de nos maisons » se sont envolées. -Des femmes l’ont aimé ; d’autres l’ont -dédaigné ; toutes l’ont averti de l’âme féminine, -instinctive et peu sûre : il estime avisés les -Orientaux qui ont confiné leurs femelles dans -le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer -l’espèce.</p> - -<p>L’injustice triomphante et quotidienne l’a -fixé sur l’agréable plaisanterie des hommes -égaux et frères, et la formule : « L’homme est -un loup pour l’homme », lui donne chaque -jour la solution d’une foule de menus problèmes. -Ainsi éclairé sur la férocité native de -la race, il fait pourtant le bien, mais par répulsion -naturelle pour le mal, qui est laid -et sans grâce ; il fait le bien sans espérance. -Il abhorre la violence, l’hypocrisie et le -<i>bluff</i> ; ses sympathies vont aux humbles, aux -simples qui, du moins, « ne savent pas ce qu’ils -font ».</p> - -<p>Il fait son métier avec conscience et en souriant ; -il l’aime, car le culte passionné de la -Patrie a survécu en lui à la mort de ses illusions. -Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs, -que son rôle d’officier ait perdu de son prestige -et de sa grandeur ; fils du peuple, il se glorifie -d’instruire des enfants du peuple, soldats comme -lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte -une rapière. Il se moque des marchands de -tirades périmées qui le représentent comme -un « traîneur de sabre » ou un « bouilleur de -nègres » ; mais il redoute aussi les braillards -qui vont pleurant la déchéance de la « Grande -Muette ».</p> - -<p>En somme, il est un peu enclin à l’ironie, -très sceptique et ami des teintes douces. C’est -un sage.</p> - -<p>Seule l’abominable pensée de la vieillesse -trouble sa sérénité. S’en aller tout d’un coup, -au grand soleil, le long d’un talus, le front brisé -par une balle ou fendu par un coup de sabre, -mourir enfin par surprise et violemment, comme -le voudrait la loi de la nature, soit ! Mais assister -continuellement au lent travail de la mort -sur tout son corps, de la mort qui vient -avec les rides, avec les sillons rougeâtres -tracés dans la peau du visage, avec les cheveux -qui grisonnent et qui tombent, avec les -os qui se tordent et se déforment ! Tout jeune -encore, cette idée le torture. Il a lu <i>Bel-Ami</i>, -mais il ne le lira plus de peur de rencontrer les -pages atroces où Maupassant a crié son effroi -de la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi -a-t-il perdu l’illusion divine de la foi, de la foi -en la résurrection, en la vie éternelle, de la foi -qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se -sentir arraché de la vie ?…</p> - -<p>Car il est amoureux de la vie. Il la regarde -avec des yeux épris et enchantés. La lumière, -les sons, les couleurs ont un sens pour lui : ils -sont une palpitation de la Nature, sa divinité, -qui a occupé dans son cœur la place des dieux -déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé -son temps : elle a donné à son adorateur l’exacte -notion du vrai et du beau et l’horreur de l’artificiel.</p> - -<hr /> - - -<p>Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient -leurs panaches : le vent se levait, apportant -de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines -des vagues, la plainte incessante du sable balayé -par l’écume ; une flûte modulait une mélopée -monotone ; un oiseau répétait interminablement -les deux notes de sa chanson. Le parfum -des fleurs de papayers embaumait l’air tiède.</p> - -<p>Accoudé sur la balustrade de la véranda, -l’Aïeul laissait s’éteindre sa pipe ; il plaignait -les malheureux qui, terrés dans leur tanière -et hantés par quelque insatiable désir ou rongés -par quelque mal inguérissable, attendaient que -le sommeil des brutes vînt les terrasser et ne -voyaient rien de cette nuit étincelante ; il s’apitoyait -sur lui-même, dont les yeux se fermeraient, -quelque jour, à de tels spectacles.</p> - -<p>Quelque chose remua entre les cactus : un -chien annamite, sans doute, ou plutôt un malandrin -à l’affût… Bèp-Thoï écarta la tenture -pourpre, se faufila sous la véranda en prenant -soin de ne pas passer devant la lampe et s’en -alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des -cris éclatèrent. La petite voix sèche du vieux -tirailleur proféra des jurons étouffés et déclara :</p> - -<p>— Mon lieutenant, c’est encore ce vilain -diable de Maboul. Il se cachait dans la brousse -pour faire quelque sottise : je vais lui caresser -les reins avec mon bambou.</p> - -<p>— Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le -ici !</p> - -<p>Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda, -bousculé rudement par l’irascible Bèp-Thoï. -Il roula des yeux effarés et serra plus étroitement -dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus.</p> - -<p>— Que faisais-tu là ?</p> - -<p>— Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul -à deux galons. J’ai vu, ce matin, sur l’étang, -les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais -content comme moi de voir rire les lotus. Je -suis retourné à l’étang, ce soir, et j’ai coupé -toutes les fleurs. Les voilà : elles sont à toi.</p> - -<p>— Mais pourquoi te cachais-tu ?</p> - -<p>— Je n’osais pas approcher de ta maison. -Je t’ai aperçu te penchant hors de la véranda -et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à -toi. Je suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant. -Que suis-je pour venir te troubler ? -Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton -serviteur m’a découvert et m’a cogné avec -son bambou.</p> - -<p>— Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï ?</p> - -<p>— Je t’ai entendu trop tard, Aïeul : je ne -voulais pas le toucher, d’abord, mais ç’a été -plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu -tout de même deux ou trois coups de mon -bâton. Du reste, il est tout en os et ne doit pas -avoir grand mal… Je vais toujours mettre -ces fleurs sur ton bureau.</p> - -<p>Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs -roses et blanches des lotus débordaient sur la -table sombre ; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil -et huma l’imperceptible parfum. Hiên -s’accroupit à côté de lui sur les dalles fraîches :</p> - -<p>— Laisse-moi rester là ; je ne ferai pas plus -de bruit que le chien couché aux pieds de son -maître… Depuis ce matin, les phrases que tu -m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me -semble que désormais, loin de toi, je ne pourrais -plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide et -silencieux : un regard de toi me donne l’intelligence -et la parole. Tu es un génie tout-puissant -et je suis ton esclave… Permets-moi de -venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre -échappe de tes doigts, je le ramasserai ; si tu -as chaud, je t’éventerai ; si tu as soif, c’est moi -qui t’offrirai la tasse de thé ; si tu causes, je -t’écouterai ; si tu préfères rêver, je serai à tes -côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi rester -près de toi.</p> - -<p>Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes -et noires sur le genou de l’Aïeul et leva -vers lui des yeux suppliants où se lisait son -désir éperdu : ainsi regarde le chien de chasse -que l’on arrache à son délicieux sommeil au -coin de la cheminée où ronflent les flammes -joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée -que peuplent les monstres. Au premier qui -passa et lui parla sans éclat de voix ni mépris, -l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne.</p> - -<p>— Mais tes camarades !… pourquoi ne t’invitent-ils -pas à jouer comme eux de la flûte après -le repas du soir ? Te haïraient-ils, par hasard ?</p> - -<p>— Non ! non ! ils ne me haïssent pas ; il y -en a même qui sont bons pour moi et qui m’aident -à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton. -Mais, le soir, après le repas, ils se moquent -de moi, me font des grimaces, me tirent par les -pans de mon veston pour me faire culbuter, -le dos dans la poussière… Et Maÿ rit…</p> - -<p>— Et après ?… Te voilà bien dolent parce -que cette petite sotte a ri en te voyant gigoter -comme un crabe !</p> - -<p>— Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne -veux pas que Maÿ rie de moi !</p> - -<p>— Mais pourquoi, nigaud ?</p> - -<p>— Pourquoi ? pourquoi ?… Je… je ne sais -pas !</p> - -<p>C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou -inoffensif que dès l’enfance on a persuadé de -son indignité n’a connu l’autre sexe que pour -le fuir avec soin, redoutant les railleries plus -mordantes et les sarcasmes plus cuisants des -filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans -sa bauge, les sens n’ont point parlé en lui. Et -voici qu’il commence à sortir de sa torpeur, -mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse -de son « moi », et lui-même reste confondu du -trouble nouveau qui le bouleverse en présence -de cette petite fille sournoise et méprisante : -ainsi furent stupéfaits, sans doute, les sauvages -d’Amérique qui entendirent pour la première -fois siffler les balles ; et, de même qu’ils s’inclinaient -avec effroi vers leurs frères blessés, -cherchant en vain la flèche qui les avait abattus, -Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi, -se demande avec épouvante quel est ce mal -nouveau dont il souffre…</p> - -<p>Il essuya du revers de la main son front -que la méditation ardue emperlait de sueur. -Civilisé que le raisonnement et la connaissance -du sexe ennemi guérirent définitivement, -l’Aïeul eut un regard apitoyé pour le primitif -qui geignait devant ses genoux aux premières -morsures de l’amour. Encore un homme à la -mer ! Encore une dupe qui confiera béatement -son bonheur aux griffes de la « bien-aimée » ! -Encore un qui ne s’éveillera de son rêve que -lorsque les ongles pointus et durs de « l’Élue » -se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur ! -Encore un pantin que l’on fera rire ou pleurer -selon la fantaisie de l’heure et « pour s’amuser » !… -Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte -et lourd, qui s’amourachait de cette fine et -cruelle idole d’ivoire, semblait livré d’avance -au bourreau.</p> - -<p>Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable -cette idée saugrenue est-elle allée se nicher -dans la cervelle de ce barbare ? Ne pouvait-il -pas s’éprendre tout simplement d’une robuste -sampanière aux reins solides et aux bras musclés, -qui se fût accommodée du premier venu -pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle ? -Espèce d’homme des forêts mal dégrossi, moitié -faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail -et poilu des jambes, doté d’un tronc à peine -équarri, d’une tête trop large et embroussaillée -où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il -de séduire la rusée Maÿ ?… Et celle-ci, malgré -ses allures de fillette bien sage, n’a-t-elle point -choisi déjà quelque <i>boy</i> qui l’aura éblouie avec -ses chemises à plastron, ses cols à boutons de -nacre, son faux chignon luisant de pommade ? -Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point le -mari européen dont elle partagera le splendide -lit à moustiquaire immaculée, qui lui donnera -des piastres, des colliers d’or repoussé au poinçon, -des bracelets, des bagues, des souliers brodés, -le mari qui sera épris de son corps safrané et -qu’elle trompera avec son cuisinier ?… Après -tout, cela ne vaudrait-il pas mieux ? Désabusé -d’un coup par un refus net, le pauvre Hiên -souffrirait un mois ou deux, puis oublierait et -tout serait dit.</p> - -<p>Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose -au brave sergent Cang.</p> - -<p>— Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain -matin ?</p> - -<p>— Non, vénérable Aïeul…</p> - -<p>— Eh bien, demain matin je demanderai au -sergent Cang s’il consent à te donner sa fille. Nous -verrons bien ce qu’il dira… Et puis, tu viendras -chez moi chaque fois que tu le désireras… Maintenant -lève-toi et retourne au camp : l’appel -va sonner.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VI</h2> - - -<p>— <i>Cái áo vàng</i> : veston kaki, disent les caporaux.</p> - -<p>— <i>Cái áo vàng</i> : veston kaki, répètent, tout -d’une voix, les escouades rangées en cercle -autour de leurs chefs.</p> - -<p>Les sergents vont et viennent entre les -groupes qui s’échelonnent le long du mur -blanc de la grande case où des dessinateurs -ingénieux ont peint au coaltar des silhouettes -agenouillées et couchées.</p> - -<p>La « classe supérieure », les intellectuels, -assemblés devant un tableau noir reçoivent d’un -sous-officier les premières notions d’écriture française -et de <i>quôc-ngù</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>. Aux classes moyennes -on enseigne de courtes phrases très usuelles et -d’où les professeurs annamites éliminent tout -ornement superflu :</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> Prononciation figurée de la langue annamite.</p> -</div> -<p>— Toi y en a faire quoi dans village toi ?</p> - -<p>— Moi y en a faire rizière<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> « Je cultive des rizières ».</p> -</div> -<p>La petite classe enfin, qui réunit tous les -hommes de recrue, en est encore à l’étude aride -des mots indispensables : « <i>Cái áo vàng</i>, veston -kaki… » On a mis dans un coin, au bout de la -case, sous la véranda, trois ou quatre retardataires, -pauvres cerveaux rebelles, qui rabâchent -mélancoliquement les mêmes mots de français -depuis un mois, résignés et abrutis. Hiên est -de ceux-là, et de beaucoup le plus ignorant.</p> - -<p>Hier pourtant il avait paru se dégourdir, -avait même ravi le sergent Cang en lui redisant -sans broncher deux ou trois termes répétés la -veille. Mais aujourd’hui il semble être revenu -à sa stupidité coutumière et, ce qui est pire, il -a des distractions. Il a l’air ailleurs. Il pense à la -démarche que l’Aïeul doit faire, et ses dents -claquent et ses mains dansent comme s’il avait -la fièvre.</p> - -<p>Toute la nuit, il s’est agité ainsi ; toute la nuit, -il a écouté, anxieux et palpitant, les appels des -sentinelles, les craquements secs des cosses de -flamboyants s’écrasant sur le sol, le grincement -régulier des vers perçant le bois des stores, les -battements sourds du gong martelant ses tempes -moites ; il a entendu les clameurs de rage et les -plaintes des vagues broyées brutalement par les -rochers ; il s’est agacé, jusqu’à la colère, des -aboiements des chiens errants et des ronflements -des dormeurs, ses voisins.</p> - -<p>Le sergent Cang consentira-t-il ? Question -ridicule ! Peut-on, en toute justice, espérer que -le sergent Cang accordera la main de Maÿ à un -être aussi grotesque, aussi bizarrement bâti, -aussi maladroit que Hiên ?</p> - -<p>Jusqu’à l’aube, il se l’est posée, cette question -angoissante, n’attendant rien de bon de la -réponse, mais conservant, malgré tout, au fond -de son cœur en détresse, un reste de doute favorable, -à cause de l’Aïeul tout-puissant.</p> - -<p>A cette heure même, il pèse le pour et le contre -et ne prête nulle attention au cours de français. -Cependant, les yeux vagues, il mâchonne -comme ses camarades, la leçon du jour :</p> - -<p>— <i>Nút áo</i> : bouton… <i>Nút áo</i> : bouton…</p> - -<p>De sa place, protégé par un massif d’hibiscus, -il distingue très bien l’Aïeul. Celui-ci, qui redoute -la lumière crue du soleil déjà haut et fuit l’atmosphère -épaisse des vérandas où se pressent -les tirailleurs, s’est installé sous un lilas du Japon -et fume des cigarettes. A travers les feuilles -menues, le soleil crible de taches d’or sa tunique -blanche et son casque où scintille l’ancre de -cuivre. L’ombre fraîche du lilas, le cristal azuré -du ciel que ne souille aucune nuée grise, le vermillon -des fleurs épanouies en grappes sur les -faux-cotonniers aux troncs comme peints à -l’encre de Chine, ont fait s’épandre une source -de gaieté légère et intarissable dans son âme -éprise de clarté.</p> - -<p>Il devise avec le sous-lieutenant, et sans doute -celui-ci narre-t-il une histoire plaisante, car le -rire de l’Aïeul résonne, effarouchant les moineaux -qui pépient dans les chevrons du toit et -navrant le digne Pietro à qui l’hilarité « dans -le service » paraît un manque de tenue. Pour -l’adjudant, une seule attitude convient au chef -qui veut être respecté de ses inférieurs et leur -inspirer une soumission de tous les instants : -la gravité. Il s’abstiendra pourtant de faire -part à son chef de son opinion dans la matière, -de laisser même entrevoir sur sa face le moindre -indice de désapprobation ; le lieutenant lui a -tenu ce matin un discours d’une modération -extrême, mais singulièrement précis. La conclusion -en était que des tirailleurs, mécontents des -méthodes d’instruction chères à l’adjudant (bien -que réprouvées par les règlements en vigueur), -s’étaient plaints et qu’il serait hors de propos -dorénavant et dangereux de recourir aux arguments -frappants. En vain Pietro avait-il mis -ses violences sur le compte d’une irritation -dont toute la responsabilité incombait à ces -« méchants petits tirailleurs » : on lui avait -simplement fait comprendre que cette prétendue -irritation ne se traduirait nullement par des -coups de trique si, au lieu de ces méchants -tirailleurs toujours prêts à tendre l’échine, -l’adjudant avait affaire à des troupiers coloniaux -aux poings solidement taillés.</p> - -<p>Il fut ainsi révélé à Pietro que décidément, -par la clairvoyance de l’Aïeul, s’ouvrait une ère -difficile, et il remisa la matraque, pour des jours -meilleurs, dans un coin de sa chambre.</p> - -<p>Les mains croisées derrière le dos, il marche -à pas comptés sous la véranda de la grande -case et s’interroge sur l’attitude nouvelle qu’il -est avantageux d’adopter en ces temps nouveaux. -L’hésitation n’est pas permise : il convient -de sourire comme souriaient les martyrs -dans l’arène ; et la face de Pietro s’embellit -d’un sourire hargneux de bouledogue.</p> - -<p>Hiên rabâche machinalement :</p> - -<p>— <i>Nút áo</i> : bouton… <i>Nút áo</i> : bouton…</p> - -<p>Que fait donc l’Aïeul ? Aurait-il oublié sa -promesse ? Sa cigarette s’éteint ; il la jette et -en allume une autre ; le sous-lieutenant entame -une deuxième histoire et les voici tous deux qui -rient aux larmes.</p> - -<p><i>Nút áo ! nút áo !</i>… Quel mot français correspond -à <i>nút áo</i> ?…</p> - -<p>Le malheureux Hiên, absorbé par son rêve -matrimonial, a tout à fait perdu de vue l’équivalent -de ce mot important ; pour comble de malchance, -ses compagnons viennent justement -de passer à l’étude d’un mot nouveau, et pas un -seul ne serait capable de renseigner Hiên sur -la traduction française de <i>nút áo</i>, car ils l’ont -tous parfaitement oubliée. Et le sergent Cang -tempête :</p> - -<p>— Comment traduis-tu <i>nút áo</i> ? Réponds, -animal ! Ah !… tu as oublié !… Voilà dix jours -que je te le répète, triple et quadruple -imbécile !</p> - -<p>Ainsi le professeur objurgue en termes véhéments -l’élève infortuné qui aspire, en cet instant -même, à l’honneur de l’appeler beau-père. Mais -l’Aïeul s’approche, met une main sur l’épaule -du sergent et lui dit :</p> - -<p>— Viens avec moi dans ta case. J’ai à te -parler.</p> - -<p>Ils s’en vont, l’Aïeul sifflotant, Cang tendant -le jarret, la conscience troublée, car il ne doute -point que son discours véhément ne lui soit -reproché, et le brave homme, tourmentant sa -barbiche blanche, fait le dénombrement de ses -peccadilles récentes.</p> - -<hr /> - - -<p>Accroupie près d’un fourneau de terre cuite, -devant sa petite maison de torchis, Thi-Baÿ -préparait le repas de ses pensionnaires ; autour -d’elle, sur l’aire battue et soigneusement balayée, -un coq menait son harem de poules à la chasse -d’introuvables vermisseaux, un cochon noir à -l’échine arquée et au ventre pendant baignait -son groin dans une jarre d’eau sale, une oie dormait -au soleil, d’aplomb sur une patte et le bec -enfoui sous une aile.</p> - -<p>La vieille ménagère se précipita vers le visiteur -de marque, inclina devant lui sa face ridée -et grimaçante et joignit les deux poings sous son -menton pour le salut solennel. L’Aïeul connaissait -les usages et savait quels honneurs il faut -rendre à l’âge mûr. Diplomate avisé, il n’eut -garde d’y manquer :</p> - -<p>— Bonjour, ma mère !… Où est Maÿ ?</p> - -<p>— Elle est au bord de la mer, vénérable Aïeul ! -répondit la vieille femme, satisfaite de l’appellation -flatteuse. Veux-tu que je la fasse venir ?</p> - -<p>— Non ! non ! Laisse-la au bord de la mer.</p> - -<p>Maÿ est en effet de l’autre côté de la route, -assise sur un rocher tapissé d’algues ; sa tunique -violette traîne dans le sable et l’écume baigne -ses talons nus. Sa figure dorée et brune se -détache merveilleusement sur l’azur pâle de la -baie…</p> - -<p>Après tout, Hiên n’a point si mauvais goût ; -mais qui devinerait quels abîmes de perversion -et de cruauté recèle ce petit front uni et poli ?</p> - -<p>Derrière la montagne débouche un paquebot -tout blanc, empanaché de fumée noire, qui se -déplace devant les palétuviers lointains comme -devant la toile de fond d’un théâtre ; agrippé -au flanc de l’énorme coque, le canot du pilote -s’abandonne aux caprices de la houle et les -chapeaux coniques des rameurs dansent follement, -tantôt lancés au niveau des hublots -sombres, tantôt avalés par les vagues.</p> - -<p>Thi-Baÿ déroula sur le lit de bambou tressé -une natte neuve, et l’Aïeul s’assit. Cang lui -présenta un plateau en bois de fer, incrusté -de nacre, sur lequel trônait, parmi des tasses -minuscules, une théière en terre rouge de Cây-Mây. -L’Aïeul but une tasse de thé, offrit en -échange une cigarette au sergent prodigieusement -flatté, puis le convia d’un geste à prendre -place sur la natte ; cependant la maîtresse de -maison s’affalait dans un angle de la pièce, -sous une banderole de papier jaunâtre où souriait -un génie tutélaire, rose et joufflu.</p> - -<p>Tout d’abord et pour se conformer aux rites -immuables du protocole annamite, l’Aïeul s’abstint -de traiter de l’objet de sa visite et ses -hôtes évitèrent de lui adresser quelque demande -impolie à ce propos. Il loua la saveur du thé -brûlant, but une deuxième tasse, et continua -de disserter pendant un quart d’heure sur une -foule de questions singulièrement intéressantes, -telles que le cours du <i>paddy</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>, le prix des jeunes -poulets, la rareté des ananas sur le marché.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Riz non décortiqué.</p> -</div> -<p>Promenant un regard satisfait autour de lui, -il proclama que la maîtresse de céans avait su -faire de son intérieur un vrai palais, et par -l’arrangement judicieux des lits de camp, des -nattes, de l’autel des ancêtres, et par le choix -habile des peintures religieuses qui décoraient -les murs.</p> - -<p>— Ta maison est bien plus belle, vénérable -Aïeul ! protesta Thi-Baÿ, en jetant un coup -d’œil désespéré, mais discret, vers le fourneau -où refroidissait le déjeuner de ses tirailleurs.</p> - -<p>— Mais non ! mais non ! déclara l’Aïeul avec -chaleur ; il y a chez moi beaucoup de meubles, -beaucoup de papiers peints, beaucoup de tentures, -mais tout cela est arrangé sans goût et -sans art… Tu es une maîtresse femme : heureuse -la fille qui reçoit les leçons d’une telle mère, -heureux l’époux à qui tu destines cette fille… -car elle ne peut qu’hériter de toi ces qualités -uniques par quoi tu excelles entre toutes les -femmes !</p> - -<p>Par de telles paroles il se conciliait les bonnes -grâces de Thi-Baÿ en même temps qu’elles lui -fournissaient une transition excellente, encore -que d’allure vraiment biblique, et soudain il -entra dans le vif de son sujet :</p> - -<p>— Maÿ est en âge de se marier ; les épouseurs -ne vont pas tarder à vous rebattre les -oreilles de propositions toutes plus mirifiques les -unes que les autres. Si vous hésitez trop longtemps -votre fille saura bien dénicher un garçon -qui l’accompagnera quelque jour dans la rizière -et lui parlera de trop près sur un talus ; quelque -boy qui filera sur Saïgon, aussitôt après… Et -Maÿ sera bien avancée quand les femmes la -montreront du doigt au marché ; et toi aussi, -Thi-Baÿ, quand tu seras grand’mère d’un -bâtard !</p> - -<p>— C’est exact ! c’est bien exact ! répétèrent le -vieux sergent et sa femme, celle-ci se grattant la -joue avec embarras, l’autre lissant sa barbiche -d’un air méditatif.</p> - -<p>Où voulait en venir l’Aïeul ?…</p> - -<p>Il reprenait son discours :</p> - -<p>— Afin de parer à cette chance fâcheuse, afin -d’éviter aussi toute querelle regrettable entre -soupirants, il faudrait marier Maÿ le plus tôt -possible à quelque tirailleur robuste qui lui -donnera de l’amour autant qu’elle en désirera et -à vous de beaux petits-enfants. Et, justement, -hier, Phâm-vân-Hiên, un homme de ta section, -Cang, m’a prié de vous demander si vous l’accepteriez -comme gendre.</p> - -<p>Il s’interrompit pour jouir de l’effet produit. -Guère encourageant, l’effet produit : les deux -époux se regardent avec des yeux ronds de -saisissement et sur leurs visages ahuris on aurait -quelque peine à lire une joie débordante. Certainement -le candidat offert par l’Aïeul n’est -point le gendre qu’ils souhaitaient, et vraiment, -en dépit de l’exorde insinuant et flatteur, -ils étaient mal préparés à cette secousse.</p> - -<p>Cang tortille sa barbiche plus furieusement -que jamais, ouvre la bouche, la referme et enfin -se décide :</p> - -<p>— Hiên, dit-il, Hiên n’est pas… très intelligent.</p> - -<p>— Et il est si laid ! ajoute Thi-Baÿ en qui se -trahissent déjà les instincts combatifs de la belle-mère.</p> - -<p>— C’est vrai, concède l’Aïeul ; il n’est pas beau, -mais enfin ce n’est pas un monstre ; il est râblé -et musclé, et telle fillette qui, le soir des noces, -repoussera du pied et du poing son vilain mari -pleurera le lendemain matin pour le garder -auprès d’elle… Voyons, vieux Cang, tu dois -connaître les femmes, toi : ai-je tort ou raison ?</p> - -<p>— Tu as raison, Aïeul à deux galons, tu as -raison. Fût-il dix fois plus laid encore, j’accepterais -le gendre que tu m’offres ; mais celui-là -est complètement fou.</p> - -<p>— Il n’est pas fou : il n’est pas comme toi et -moi, voilà tout ! Il m’a raconté son enfance : ses -parents l’ont délaissé, ses camarades l’ont raillé -et battu ; il s’est isolé de ses parents, de ses camarades ; -il a vécu tout seul, pendant des années, -avec les animaux et les arbres… Il devient -tirailleur et voilà qu’au lieu de prendre en pitié -sa simplicité d’esprit, les uns le tournent en -dérision, d’autres l’injurient et d’autres le -frappent ; et c’est ainsi qu’au lieu de s’éveiller -de sa longue enfance il reste dans ses ténèbres, -et c’est ainsi qu’on le croit fou… Il n’est pas fou : -il ne sait pas vivre. De nos paroles, de nos gestes, -de notre vie, il ne sait rien ; chaque fois qu’il -a fait effort pour sortir de son trou sombre, -il s’est trouvé quelqu’un pour l’y rejeter d’un -mot cruel ou d’un coup de pied… Je lui enseignerai -la vie : il saura qu’un homme en vaut un -autre ; il répondra aux injures par les injures, -aux coups de poing par les coups de poing. Il -connaîtra, quelque jour, que la valeur des gens -se mesure à l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ; il -verra que l’abîme qui sépare de lui le reste de -l’humanité n’est qu’un ruisseau ; une fois apprise -la douzaine de grimaces indispensables à notre -existence quotidienne, il sera un homme comme -toi et moi. Quand il placera en trois temps son -mousqueton dans son bras droit, quand il articulera -nettement, en bon français, son numéro -matricule et le nom de son village, quand il -distribuera des œillades aux filles et des gifles -aux mauvais plaisants, qui donc s’avisera encore -de juger qu’il est fou ?… Mon vieux Cang, ma -vieille mère Thi-Baÿ, je vous prie de ne parler -de ma démarche à personne, pas même à Maÿ. -Dans quelques mois, je la renouvellerai, lorsque -j’aurai fait de Hiên un homme raisonnable… -Donnez-moi encore une tasse de thé !</p> - -<p>L’Aïeul s’en alla. Les pensionnaires de Thi-Baÿ -avaient reconnu sa voix et, résignés à -l’attente, s’étaient assis contre la barrière du -jardin ; et plus d’un jetait de temps à autre un -regard navré vers le fourneau éteint où refroidissaient -les sauces succulentes. Au départ du -lieutenant, ils se dressèrent sur leurs talons et -le saluèrent, ébahis de son air préoccupé.</p> - -<p>Pourtant nul n’osa questionner le vieux sergent, -dont les sourcils restèrent fâcheusement -froncés tant que dura le lamentable repas.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>— Alors, demanda Hiên pour la deuxième -fois, dans quelques mois je serai comme tout -le monde ?</p> - -<p>Il est agenouillé contre la chaise de rotin où -l’Aïeul fume sa pipe en considérant les flancs -de la montagne ensanglantés par le soleil couchant. -Les perspectives enchanteresses que son -lieutenant lui a fait entrevoir ont consolé de -son échec le prétendant repoussé ; il se délecte -à les contempler d’un œil ébloui et sa main -étendue sur l’accoudoir de la chaise néglige -d’agiter l’éventail japonais.</p> - -<p>— Tu seras comme tout le monde, ni plus -ni moins fou. Tu n’as qu’à regarder vivre les -autres hommes, à les écouter vivre et tu seras -pareil à eux. Et qui sait ? Peut-être Maÿ elle-même -viendra-t-elle te prendre par la main ! Tu -auras appris à dire les mots convenables, à faire -les gestes convenables ; le tout est de parler et -de gesticuler au moment convenable ; jamais -femme ne résista au gaillard avisé qui sut choisir -son heure.</p> - -<p>Hiên écoute, bouche bée ; un univers s’ouvre -devant lui. L’incendie du soleil couchant a -gagné le ciel tout entier ; les lentilles de verre -du Phare flamboient ; les crêtes empanachées -de bambou semblent tracées à l’encre de Chine -sur un écran de pourpre.</p> - -<p>Cependant, malgré le ciel embrasé, malgré -la brise chargée d’odeurs qui fait frissonner les -citronniers, malgré les notes égrenées par les -gongs des pagodes invisibles, l’Aïeul est mécontent. -Il regrette sa promesse : il voudrait que -le pauvre Hiên ne sortît jamais de son heureuse -inconscience, qu’il continuât à passer, paisible -et ignorant, au milieu des ignominies et des -haines inaperçues, qu’il n’apprît point à vivre…</p> - -<p>Mais déjà il n’est plus temps : Hiên le -Maboul vivra. Il vivra et il souffrira ; ses illusions -crèveront l’une après l’autre comme des -bulles de savon. Il vivra enfin « comme tout le -monde ».</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VII</h2> - - -<p>Fatigué de marcher de long en large devant -la maisonnette en ruine dont on lui avait confié -la garde, Hiên le Maboul s’arrêta, appuya délicatement -la crosse de son mousqueton dans la -poussière et joignit les mains sur la croisière -de la courte baïonnette plate. Tout autour de -lui, une quarantaine de tirailleurs, agenouillés -ou étendus derrière une levée de terre, guettaient -à travers les trous de la haie la venue -de leurs camarades qui figuraient l’ennemi.</p> - -<p>Dans la rizière jaune quadrillée de talus -verts, des buffles pataugeaient et leurs cornes -noires, rejetées vers le garrot, émergeaient -seules de la vase.</p> - -<p>Au-dessus de la dune emplumée d’aréquiers, -le soleil se levait, globe écarlate encore enveloppé -de brume matinale, et tout était doré, -les palmes retombantes, les fûts rigides et lisses -des aréquiers, les colonnes penchées et rugueuses -des cocotiers, les joncs et les roseaux des talus, -les crabiers tournoyant lourdement sur les -mares vides, les merles-mandarins juchés sur -les dos gris des buffles, les mousquetons des -tirailleurs.</p> - -<p>Seule la forêt qui fermait l’horizon était -encore noyée d’ombre violette et silencieuse, -car aux cigales et aux perruches il faut, pour -leurs concerts étourdissants, la pleine lumière -et la pleine chaleur de l’après-midi. La route -de Baria déroulait le long de la rizière son ruban -rouge bordé de manguiers glauques. Dans -le feuillage déteint des <i>niao-li</i> se détachaient -les croix noires du cimetière ; plus près, la maison -de l’Aïeul élevait au-dessus des cactus ses -vérandas roses.</p> - -<p>Hiên replaça le mousqueton sur son épaule -et recommença sa promenade, glorieux de sa -mission spéciale et ne soupçonnant point que -le lieutenant avait simplement voulu le soustraire -à l’émotion des coups de feu qui allaient -éclater tout à l’heure.</p> - -<p>Un mois a passé depuis que Hiên le Maboul -a fait pour obtenir la main de Maÿ une tentative -malheureuse. Depuis un mois, il apprend -à vivre. Sous l’œil bienveillant de l’Aïeul, qui -le protège contre les violences et les sarcasmes, -il a pris peu à peu confiance en lui-même et -essaie de se persuader qu’il n’est point si différent -d’autrui qu’il avait pu le croire.</p> - -<p>Des instructeurs patients ont insinué peu à -peu dans ses articulations raides et rouillées, -dans son cerveau engourdi, quelques secrets -de « l’École du Soldat » et des bribes de théories. -Sans doute, sa science nouvelle est bien -fragile et le moindre heurt la ferait s’écrouler -comme un château de cartes ; mais l’Aïeul est -là qui veille, et nul n’osera toucher à son œuvre.</p> - -<p>Pietro n’est plus à redouter : cinq semaines -d’amabilité forcée et de bienveillance imposée -l’ont persuadé de sa déchéance ; à présent, -promenant parmi ses anciens esclaves son -sourire amer, il se convainc aisément qu’ils -n’ont pas cessé de le détester et de le fuir, mais -qu’ils ne le craignent plus. Tout en opérant -cette constatation douloureuse, il multiplie les -courbettes et fait le gros dos.</p> - -<p>Délivré de la terreur qui le paralysait, Hiên -suit et retient avec une facilité surprenante -les leçons de ses professeurs. Chaque soir, il complète -les enseignements de la journée en causant -avec l’Aïeul à deux galons. Il l’évente, -lui offre la tasse de thé ou la pipe, lui roule -des cigarettes et l’écoute parler ; il grave dans -sa mémoire chacune des paroles entendues, et -chaque mot lui fait entrevoir des horizons dont -il s’ébahit : il découvre la vie.</p> - -<p>En même temps, son amour pour Maÿ a -crû ; l’Aïeul n’a rien voulu tenter pour l’en -guérir et se contente de hausser les épaules -avec pitié. Amour tout platonique, juge-t-il, et -dont le meilleur remède sera la possession -physique et habituelle de l’idole. En attendant -de connaître que Maÿ ne pourra lui donner ni -plus ni moins que n’importe quelle autre femme, -Hiên continue de la placer sur un piédestal -et d’avoir pour elle la vénération idiote que -témoignent les nègres du Congo aux fétiches -ridicules qu’ils ont taillés dans les poteaux de -leurs cases. Cette petite fille aux yeux froids, -aux lèvres rouges et dédaigneuses, le fascine -et le méduse. A ses côtés, il perd l’audace que -lui ont suggérée les discours de l’Aïeul et, comme -aux premières heures, il se sent « maboul ». -Il la devine sournoise et hostile, prête à mordre -ou, ce qui le paralyse plus sûrement encore, -prête à se moquer. Il faudra bien pourtant, -quelque jour, lui confier son pauvre amour. -A cette pensée, Hiên le Maboul sent la sueur -inonder son front, qu’il essuie avec sa manche.</p> - -<hr /> - - -<p>Les vapeurs qui flottaient en traînées opaques -autour de la lisière obscure s’évanouirent, -balayées par le soleil éblouissant. Des cimiers -de cuivre, des plaques de ceinturons, des baïonnettes -étincelèrent entre les taillis ; une patrouille -montra ses quatre salaccos laqués -au-dessus du fossé de la route et disparut aux -premiers coups de fusil tirés de la maisonnette -en ruine.</p> - -<p>Hiên le Maboul s’immobilisa, les doigts -crispés sur la crosse du mousqueton : qu’allait-il -arriver ? Pourquoi la section du sergent -Cang fusillait-elle les camarades des trois -autres sections ?… Oui, pourquoi ?… Pourquoi -surtout l’Aïeul omit-il de révéler au -pauvre Maboul les mystères du service en campagne -à double action et des cartouches à -blanc ?</p> - -<p>Rasés contre le talus, les quatre salaccos -reprenaient leur course le long de la route ; -une autre patrouille filait entre les buissons de -la dune, effarouchant les crabiers criards et -faisant fuir dans le feuillage léger des -bambous un vol de tourterelles et de pigeons -verts. La lisière du bois se hérissait de mousquetons -brillant entre les herbes et crachant -de minuscules fumées blanches ; toute la rizière -s’emplissait du bruit de la fusillade crépitante. -De petits groupes surgirent des taillis, -les jugulaires rouges volant sur les vestons -kaki, et se blottirent derrière les lignes de -roseaux. D’autres les suivirent ; d’autres encore, -et les petites fumées devinrent plus distinctes ; -d’abri en abri, elles avancèrent ainsi par bonds, -avec un tumulte grandissant de détonations, -de commandements et de cliquetis de culasses.</p> - -<p>Les coups de fusil cessèrent soudain ; les -baïonnettes jaillirent des fourreaux ; la ligne -entière se dressa derrière les talus depuis la -dune jusqu’à la route et se jeta vers la haie, -au chant précipité des clairons, avec des rugissements -de vague déferlant sur la grève. -Devant elle les croupes grises et pelées des -buffles fuyaient au hasard.</p> - -<p>Une minute après, vainqueurs et vaincus, -suants, boueux, s’alignaient sagement sous -l’œil de leurs gradés. On fit l’appel, il manquait -un homme. Pietro compta les files, les recompta : -il manquait un homme… Pietro alla porter -la nouvelle grave à l’Aïeul : Hiên avait disparu… -De grands éclats de rire interrompirent son -discours : un caporal ramenait le fugitif couvert -de toiles d’araignées. Piteux, le piètre -soldat expliqua que, lors de la charge, la fusillade -et les hurlements l’avaient épouvanté au -point de lui faire perdre la tête : soupçonnant -que ces gaillards qui accouraient, la face terrible -et la baïonnette haute, nourrissaient à -son égard les projets les plus noirs, il s’était -réfugié dans la chambre abandonnée, et c’est -là qu’on l’avait trouvé, tapi au milieu des plâtras -et des nids de termites, les deux mains -sur les oreilles.</p> - -<p>— Pourquoi as-tu quitté le poste que je -t’avais confié ? interrogea l’Aïeul.</p> - -<p>— J’avais peur, Aïeul, j’avais peur… Je ne -savais pas que l’on se battait pour rire. Personne -ne me l’avait dit.</p> - -<p>C’était vrai, en somme : on avait oublié de -renseigner Hiên, et l’Aïeul reconnut, à part -lui, que tous les torts étaient de son côté.</p> - -<p>La compagnie défila derrière les clairons, -qui chantaient à pleins poumons.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>A l’heure des cigarettes et des chiques de -bétel, Phuc, le guitariste, eut une inspiration -regrettable : il entreprit le malheureux Hiên -sur l’événement du matin, et cela en présence -de Maÿ.</p> - -<p>— Connais-tu, demanda-t-il, certain redoutable -guerrier qui lutte à la manière des -lièvres et se tapit dans son terrier lorsque vient -l’ennemi ?… Des gens, mal informés sans aucun -doute, m’ont affirmé qu’il se nommait comme -toi Phâm-vân-Hiên : coïncidence curieuse, -hein ?… D’autres, et ceux-là mentaient à -coup sûr, étaient prêts à jurer qu’il avait avec -toi une ressemblance prodigieuse : même figure -osseuse, mêmes yeux en boules, même bouche -baveuse…</p> - -<p>Hiên le Maboul tourna la tête : Maÿ abaissait -ses paupières bombées et pinçait ses lèvres. -Mais elle ne riait pas : elle n’avait pas -entendu, probablement.</p> - -<p>— Tais-toi, souffla Hiên, tais-toi !</p> - -<p>Et ses bons yeux éplorés suppliaient aussi -le railleur de cesser le jeu cruel. L’autre poursuivit, -impitoyable :</p> - -<p>— On dit encore que ce héros avait le même -numéro matricule que toi…</p> - -<p>Et, s’emparant de la ceinture où, sur la toile -rouge, s’étalaient les chiffres noirs, il ajouta -triomphalement :</p> - -<p>— Et, ma foi, on n’a pas tort !… C’est donc -toi, le guerrier intrépide, le héros qui se tapit -dans la poussière, le lièvre valeureux ?</p> - -<p>Cette fois, Maÿ entendit, et un rire méchant -secoua sa poitrine sous la tunique de soie, -fit onduler sa gorge renversée, plissa vilainement -sa bouche ; ses yeux convulsés par la -joie mauvaise eurent un regard méprisant et -ironique pour le martyr affaissé. Celui-ci, un -moment, éprouva l’envie lâche de rire, lui -aussi… Hier, il l’eût fait ; mais aujourd’hui les -leçons de l’Aïeul lui ont façonné une conscience -et un honneur de civilisé…</p> - -<p>Il se dressa, les poings fermés, les dents serrées, -en face de l’insulteur qui osait le bafouer -devant son aimée :</p> - -<p>— Tais-toi ! cria-t-il, ou je te casse la mâchoire !</p> - -<p>— Oh ! oh ! le lièvre sort de son trou ! ricana -Phuc.</p> - -<p>Un effroyable coup de poing s’abattit sur -le visage du joli guitariste : les narines ensanglantées, -les lèvres saignantes, il s’écroula sur -la terre battue et roula jusqu’à la route. Il se -releva, fou de colère, hurlant des injures d’une -voix enrouée et tous deux s’empoignèrent -furieusement.</p> - -<p>Ce fut une magnifique bataille. Phuc était -petit, souple comme une vipère, et la rage centuplait -sa vigueur de gymnaste ; mais Hiên -avait la force effroyable d’un gorille, dont -il avait aussi les longs membres noueux et -velus. Deux fois son adversaire, glissant et se -tordant, réussit à éviter l’étreinte terrible des -larges mains, mais une troisième tentative -échoua lamentablement. Saisi par la nuque et -par le fond de son pantalon, il se sentit balancé -une seconde, au-dessus de la route poussiéreuse -et fut jeté soudain par delà la levée de -pierres sèches dans le sable : il s’abîma dans -l’écume et les algues, avec un bruit sourd.</p> - -<p>Les yeux froids de Maÿ s’éclairèrent de -lueurs singulières. Elle avait assisté à tout le -combat avec une sorte de joie féroce ; tandis -qu’elle appuyait ses deux mains contre son -cœur palpitant, elle souhaitait obscurément -que l’un des deux combattants fût tué devant -elle. Hiên le Maboul, brandissant à bras tendus -le misérable Phuc, lui parut superbe : une -beauté farouche illuminait la figure maigre -aux pommettes saillantes ; les yeux agrandis -par la fureur lançaient des éclairs. Un instant -Maÿ admira sincèrement Hiên le Maboul. -Mais Hiên rajustait son turban et ne remarqua -rien ; eût-il compris, d’ailleurs ?</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">VIII</h2> - - -<p>Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le -fond de sa culotte ce mauvais plaisant de -Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de -pierres sèches, il était loin de se douter que -son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il en -est ainsi pourtant : les railleurs sont fixés -désormais sur la ligne de conduite à suivre, -et si quelqu’un songeait encore à décocher -quelque quolibet à l’ancien souffre-douleur, -la vue des grosses mains dures et poilues et -le souvenir du traitement qu’elles infligèrent -au loustic imprudent suffiraient à le détourner -de son projet. Les bourreaux de Hiên ont -tous désarmé : Pietro, par crainte de l’Aïeul, -et les autres, par crainte des poings rocailleux.</p> - -<p>Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain -pour l’amoureux tremblant se soit atténué ; -mais elle éprouve à son endroit cette curiosité -malsaine et irrésistible qui pousse beaucoup -de femmes vers la force brutale. Il n’est plus -pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule -esclave qui balbutie des mots incohérents, le -balourd aux mains frissonnantes : elle ne voit -plus en lui que le lutteur qui précipita dans -le sable de la plage le misérable Phuc, le -glorieux lutteur dont les muscles se gonflaient, -dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur -du combat. Sa chair, qui a frémi pendant que -les deux hommes étaient aux prises, s’émeut -encore à l’image de la bataille et du vainqueur.</p> - -<p>De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien -deviné ; il sait seulement que les regards de -son idole ont parfois pour lui des douceurs -inespérées ; il sait que Maÿ s’efforce de le moins -rudoyer, et il se figure, incurable nigaud, qu’il -a désarmé son hostilité à force de soumission -aveugle et d’humble dévouement.</p> - -<p>L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée -dans les yeux de la fillette ; il est fixé sur la -nature toute matérielle du feu interne d’où -cette flamme a jailli et dès maintenant se croit -assuré de la marche future des événements. -Quelque jour, un fossé prêtera son talus complaisant -à l’amoureux transi et à la poupée -incandescente… Hiên le Maboul confiera son -secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au -vieux Cang et l’on mariera sans tarder les -deux coupables… N’est-ce point là ce que rêve -Hiên, après tout ?… Et ils auront beaucoup -d’enfants et ils seront très heureux : conclusion -toute naturelle et morale d’un acte naturel -et nullement immoral, dans ce pays où fleurit -le mariage libre, où la virginité ne constitue -point pour les jeunes filles une dot indispensable…</p> - -<p>En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel -et la noix d’arec, Hiên nage dans la béatitude : -l’amour est entré dans sa vie et il découvre -que la vie est un paradis terrestre. Cependant -il continue de s’instruire, et, n’étant plus -troublé par les brimades et les rebuffades, il -fait des progrès foudroyants.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice -continuait à représenter pour Hiên la tâche -la plus ingrate qui pût lui être imposée ; il -continuait à préférer sans conteste aux mouvements -compliqués et multiples du maniement -d’armes les efforts pénibles mais familiers -de la corvée.</p> - -<p>Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait -plus à la traverse de sa félicité.</p> - -<p>Un matin, en présence des quatre sections -formées en carré, le sergent-major proclama -qu’après le réveil de la sieste la solde mensuelle -des tirailleurs leur serait payée par le capitaine -selon l’usage établi, et que, l’opération terminée, -il leur serait fait part de modifications -très importantes au tableau de service.</p> - -<p>A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans -l’allée de flamboyants, tandis que se massait -devant la porte du camp la foule des créanciers, -toujours avertie de cette cérémonie intéressante. -Sous la véranda de la grande case -étaient disposées des tables drapées de couvertures -grises, sur lesquelles scintillaient -les piles de sapèques, de piastres, de sous -neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine -flanqué de ses comptables et de ses officiers.</p> - -<p>Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous -ses moustaches dorées, souriait au soleil épandu -sur le camp, aux clochettes pourpres des hibiscus, -à la fumée bleue de son cigare, et les -braves petits bonshommes, accroupis sous les -flamboyants, souriaient à la pensée joyeuse de -leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la -véranda et l’âme illuminée de toute la lumière -extérieure, il fumait paisiblement et causait -avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa -gaieté gagnait et qui riaient aussi.</p> - -<p>La séance commença : un par un, les sergents, -puis les caporaux, puis les tirailleurs -s’approchèrent des tables, empochèrent leur -mince tas de piastres, de piécettes, de sous et de -sapèques. Ils saluaient, faisaient demi-tour et -s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient -les dettes du mois. Le règlement de comptes -n’allait pas sans criailleries et sans querelles. -Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses -d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes -soupes au vermicelle ou grignoté de délicieux -caramels aux amandes avait une tendance -déplorable à reprocher aux vendeuses -d’avoir allongé sa note et n’extrayait qu’à -regret de sa poche les écus si péniblement gagnés. -Tout le long de la palissade s’échangeaient -des protestations larmoyantes et des -injures.</p> - -<p>Mais cela ne dura pas : le paiement de la solde -touchait à sa fin ; les rangs se reformèrent sous -les flamboyants, et tout le monde fit silence, -dans l’attente des nouveautés promises.</p> - -<p>L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main -sur la table, annonça que lui, lieutenant, prenait -à dater de ce jour le commandement de -la compagnie, le capitaine ayant achevé ses -deux ans de Cochinchine et devant s’embarquer, -avant la fin de la semaine, à Saïgon ; le -sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques -et partait pour Biên-Hoa, où l’on constituait -de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se -trouvait rester seul officier à la compagnie, -mais il comptait sur la bonne volonté de tous -et sur leur dévouement pour ne point succomber -sous le fardeau pesant de ses multiples -attributions.</p> - -<p>Les figures ouvertes et réjouies des gradés -européens, les larges sourires des tirailleurs -lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le petit -fourrier lut avec volubilité un considérable -document auquel les Français ne comprirent -pas grand’chose, et les indigènes encore moins. -De la traduction hachée et filandreuse qu’en -fit le sergent Cang la lumière ne jaillit pas -davantage.</p> - -<p>L’Aïeul donna quelques éclaircissements : le -gouvernement de l’Indo-Chine, persuadé de -l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques, -avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs -d’une compagnie à un bataillon ; le camp -destiné à loger tout ce renfort serait construit -dans le terrain vague dit de « la maison -Lacourse », où se faisaient habituellement les -exercices de service en campagne. Les tirailleurs -de la compagnie déjà présente au Cap seraient -chargés de cette construction. En conséquence, -le « tableau de service » était suspendu, l’exercice -et les théories supprimés, et tous les jours -de la semaine, à l’exception du dimanche, -consacrés aux travaux.</p> - -<p>Un murmure de joie courut dans les rangs -et, sous l’œil navré de l’adjudant Pietro, Hiên -le Maboul frotta vigoureusement ses mains -l’une contre l’autre.</p> - -<p>Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait -des groupes : les bûcherons, qui couperaient -dans la forêt les arbres les plus droits -et d’essence convenable ; les charpentiers, qui -débiteraient ces troncs en madriers et en chevrons ; -les maçons, qui dalleraient le sol des -cases ; les manœuvres, qui piétineraient la boue -et la paille de riz pour en faire du torchis, -garniraient de ce torchis le clayonnage des -murs et les plafonds, attacheraient les faisceaux -de paille sur les toits ; les terrassiers, -enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes -spéciales mais dotés de bras musclés ; -à ceux-là incomberait la tâche de pousser les -wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux -et fossés. Parmi eux fut Hiên, à qui échut en -partage le wagonnet n<sup>o</sup> 4, de moitié avec son -voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes -fut placé sous la direction d’un sergent français, -secondé d’un sergent indigène et de caporaux. -L’Aïeul se réservait la surveillance générale -des travaux, dont il avait dessiné les plans. -Quant à Pietro, dont les hautes capacités se -trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission -de veiller au maintien de la discipline sur les -chantiers, mais sans avoir à s’immiscer dans -le détail des constructions.</p> - -<p>Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers, -en fit l’appel, les avertit de leurs fonctions nouvelles. -Ce fut un moment de tapage étourdissant, -de numéros matricules vociférés à plein gosier -auxquels répondaient des « Présent ! » non -moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre se -rétablirent, et, dans le silence profond qui -suivit, le sergent Cang annonça que l’Aïeul, -en l’honneur de sa prise du commandement, -offrait à chaque escouade une bouteille de -<i>choum-choum</i><a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, et les rangs furent enfin rompus, -avec des cris et des gambades folles.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Alcool de riz.</p> -</div> -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Sur la terre battue, devant la maison de -Cang, Hiên le Maboul et Maÿ sont assis côte -à côte ; la nuit tombante résonne du bruissement -de l’écume sur le gravier de la plage, -résonne aussi des chants des tirailleurs, un peu -ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon ; à -quoi pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés -par le soleil couchant ? A quoi pense-t-elle, -tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue -de toute petite fille, une romance séculaire et -mélancolique ?</p> - -<p>L’amoureux, que ragaillardissent l’événement -du jour et la gorgée d’alcool qu’il vient -d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur -une allégresse inusitée, et, subitement, il lui -vient une idée géniale : pourquoi n’offrirait-il -pas à la fillette de goûter à son <i>choum-choum</i> ? -Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le -bol de faïence aux doigts :</p> - -<p>— Sœur aînée, veux-tu boire du <i>choum-choum</i> -que l’Aïeul m’a donné ?</p> - -<p>La chanteuse s’arrête court : est-ce bien -Hiên le rustre, Hiên le balourd, Hiên le Maboul, -qui lui adresse cette proposition galante ? On -lui a changé son sauvage !</p> - -<p>— Je veux bien en boire un peu !</p> - -<p>— Je vais chercher une autre tasse, réplique -Hiên, émerveillé de son succès.</p> - -<p>— Mais non ! mais non ! Je boirai dans ton -bol… Ne te trémousse pas ainsi : tu vas tacher -ma tunique.</p> - -<p>Elle boit à petits coups et sourit, tout de -suite échauffée et rose.</p> - -<p>Elle a souri ! elle a souri ! Elle a fait cette -aumône imprévue au pauvre honteux qui n’osait -point tendre la main ! Il n’en croit pas ses yeux -et il rit aussi, il rit bêtement… Imbécile, qui ne -sait point que l’heure fuit et qu’avec elle s’envole -l’occasion unique !</p> - -<p>Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus -et reprend sa petite chanson triste, et Hiên -le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche -ouverte et les bras ballants.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">IX</h2> - - -<p>Hiên le Maboul s’assit au revers d’un fossé -et respira bruyamment ; la sueur ruisselait -sur son torse nu, sur ses flancs où saillaient les -côtes, trempait son pantalon de toile retroussé -jusqu’au genou. Autour de lui s’élargissait la -tranchée creusée dans la dune ; des tirailleurs -à demi nus, eux aussi, lançaient des pelletées -de terre dans des wagonnets rouges ornés de -numéros peints au coaltar. Le noir et barbu -Castel, campé sur la marge du fossé, encourageait -les travailleurs de sa grosse voix pacifique. -Il faisait chaud dans ce trou que les dunes abritaient -des brises salées, où le soleil déjà haut -dardait des rayons obliques, transmuant chaque -grain de sable en un diamant ; nul refuge que -l’ombre maigre de quelques aréquiers déplumés -échappés au coupe-coupe et à la hache.</p> - -<p>— Hiên !… Nho !… appela un caporal.</p> - -<p>Hiên bondit sur ses pieds ; il s’accrocha des -deux mains au bord droit de la benne ; Nho saisit -le bord gauche, et tous deux, raidis, poussèrent -le wagonnet pesant sur les minces rails qui -geignirent. A la sortie de la tranchée, la voie -changeait de direction ; le wagonnet accéléra -sa course ; les rails chantèrent plus âprement ; -les essieux mal graissés grincèrent, la lourde -caisse de tôle oscilla sur ses axes, se redressa, -oscilla de nouveau et finalement reprit son -aplomb. La voie filait tout droit, désormais, à -travers la rizière, jusqu’aux chantiers.</p> - -<p>Le joyeux Nho caracola sur le remblai sans -lâcher la plaque peinte au minium et décocha -une ruade amicale à son compère ; Hiên lui -répondit par une bourrade sans méchanceté : ils -se regardèrent et rirent de leur plaisanterie -inoffensive et du clair soleil épanoui sur la plaine. -Derrière eux, d’autres coureurs se rapprochaient, -martelant de leurs pieds nus les traverses de fer.</p> - -<p>Hiên et Nho allongèrent leur trot qui devint -un galop insensé ; ils passèrent comme une -trombe devant un sergent qui hurla des injures -indistinctes, devant des gardiens de buffles qui -s’esclaffèrent au spectacle de ces deux enragés, -congestionnés et suants. Les roues franchissaient -avec un gémissement bref les joints craquants, -broyaient les cailloux rencontrés. La voie descendait -maintenant en pente douce. Hiên et -Nho sautèrent sur le châssis, ravis de se faire -voiturer sans effort et tirant la langue aux -gens des wagonnets vides qui remontaient.</p> - -<p>Le camp s’étalait devant eux, dressant au-dessus -de l’ancienne rizière les carcasses de -ses cases inachevées et les toits de paille de ses -ateliers. Hiên le Maboul le considéra avec -fierté, comme si l’œuvre de l’Aïeul eût été la -sienne.</p> - -<p>L’œuvre prospérait : le remblai de sable -fauve gagnait à vue d’œil, comblait petit à -petit la plaine boueuse et plantée de joncs où -grouillaient encore les serpents d’eau et les -scorpions ; sur le sol neuf s’agitait la fourmilière -des travailleurs affairés et criards : terrassiers -renversant dans la mare les wagonnets -de sable, remorquant des brouettes chantantes -et vermoulues, traçant à la pioche les contours -des futurs fossés ; scieurs de long débitant des -planches ; menuisiers penchés sur leurs établis, -rabotant, sciant, faisant un bruit d’enfer ; -forgerons halant les manivelles des soufflets, -cognant à coups de marteau sur l’enclume, -transformant des vieux morceaux de fer en -outils.</p> - -<p>Grimpés sur le toit d’une case dont les charpentes -seules étaient achevées, une nuée de -couvreurs improvisés groupaient en faisceaux -des feuilles de palmier d’eau et les attachaient -aux chevrons avec des liens de bambou ; -d’autres leur passaient la paille au bout de -longues perches ; d’autres, accroupis sur leurs -talons, tressaient des claies.</p> - -<p>Autour d’une case déjà couverte, les peintres -s’escrimaient, badigeonnant de chaux les cloisons -de torchis sec et enduisant de coaltar les -poteaux des vérandas. Deux bœufs à bosse -tournaient dans un trou circulaire, piétinant -de la boue et de l’herbe ; deux tirailleurs, installés -à califourchon sur les vastes dos, encourageaient -leurs montures avec des cris et des -coups de rotin sur les oreilles.</p> - -<p>Là-bas, sur la route écarlate, pareils à une -procession de fourmis, les bûcherons rentraient -de la forêt. Le casque en bataille, un sergent -pourvu d’une équerre et d’un niveau transmettait -avec ses bras étendus d’incompréhensibles -signaux à des porte-mire indociles, -et ses jurons faisaient leur partie dans le concert -étourdissant des brouettes, des marteaux, des -scies, des haches, des rabots.</p> - -<p>Debout à l’arrière du wagonnet dévalant -la rampe, Hiên le Maboul huma avec délices -les odeurs de bois vert et de paille sèche que -lui apportait le vent :</p> - -<p>— C’est l’Aïeul qui a fait tout ça, dit-il avec -orgueil à son camarade.</p> - -<p>Nho répondit avec le même enthousiasme :</p> - -<p>— Oui, l’Aïeul est intelligent !</p> - -<p>Tous deux promenaient sur les chantiers en -ébullition des regards satisfaits. Absorbés dans -leur contemplation béate, ils atteignirent sans -y songer le moins du monde le bas de la côte -et, comme la voie débouchait par un dernier -virage dans le camp nouveau, le wagonnet, -abandonné à son bon plaisir, fit un écart prodigieux ; -les quatre petites roues quittèrent -les rails, la benne renversa sur le talus sa charge -de sable et les deux conducteurs négligents, -ayant décrit dans l’air deux trajectoires parallèles, -furent engloutis par les joncs.</p> - -<p>Ils reparurent, enfoncés dans l’eau croupie -jusqu’aux genoux, barbouillés de vase, braillant -et gesticulant. Les pelleteurs et les piocheurs, -délaissant leur besogne, s’appuyèrent -sur les manches de leurs outils et saluèrent -d’un rire formidable l’apparition des deux amphibies -noirs de boue et verts d’herbes aquatiques ; -puis, cédant aux objurgations furieuses -du sergent Cang, ils s’empressèrent de replacer -sur les roues le véhicule échoué dans le remblai. -Cang fulminait :</p> - -<p>— Encore toi, Hiên ! On ne fera jamais rien -de toi, imbécile ! Si tu ne sais même pas pousser -ton wagon, il ne reste plus qu’à te mettre à -pétrir du torchis à la place des bœufs.</p> - -<p>— Sergent, c’est le wagon qui a déraillé ! -crièrent d’une seule voix plaintive les deux -victimes.</p> - -<p>— Je le vois bien, dit Cang, je le vois bien ; mais -pourquoi a-t-il déraillé ? Parce qu’il est attelé -de deux mulets également idiots et également -abrutis. Sortez de votre marais, grenouilles !</p> - -<p>Ils sortirent, lourds de la vase collée sur leurs -jambières et de l’eau bue par leurs habits, et -défilèrent, déconfits de leur mésaventure et -grelottants, devant l’Aïeul qui les examinait -d’un œil narquois en frisant ses moustaches. -Tandis qu’ils fuyaient, traînant la jambe et -poursuivis par les huées de la compagnie -entière, une autre équipe les remplaçait déjà -derrière leur wagon.</p> - -<p>L’Aïeul se remémorait tous les incidents -analogues et les déboires plus sérieux et les -malchances inouïes qui, aux premiers jours des -travaux, avaient ralenti ou compromis le succès -du camp nouveau-né. L’emplacement choisi -s’était trouvé marécageux et situé en contrebas -de la route : il fallait en surhausser le niveau -par des apports de terre. Où prendre cette -terre ? Les indigènes propriétaires des monticules -proches avaient demandé de leurs terrains -des prix exorbitants ; à force de négociations -ingénieuses, l’un d’entre eux, possesseur d’une -dune assez éloignée, mais de dimensions respectables -et tout à fait suffisantes, s’était prêté -par amitié pour le lieutenant, à cette combinaison : -il louerait sa dune à la compagnie de -tirailleurs, à charge pour elle d’abaisser ce -mamelon aride au niveau des rizières voisines ; -il accepterait, en outre, quelques piastres à titre -de cadeau… Ainsi les deux parties contractantes -bénéficiaient également de l’accord conclu ; -une mine inépuisable de terre était acquise au -camp pour un prix dérisoire et l’heureux propriétaire -y gagnait un agrandissement de ses -rizières.</p> - -<p>On avait alors commencé de poser la voie -et des difficultés imprévues s’étaient déclarées : -on avait manqué de bifurcations, d’aiguilles, -de plaques, de raccords ; une fois établi le tracé -définitif à travers la plaine, les deux tronçons, -parvenus à l’entrée du remblai, se refusaient à -se souder exactement, et l’on avait peiné pendant -des heures, à rechercher la solution de ce -problème inattendu.</p> - -<p>La mise en circulation des wagonnets avait -été laborieuse. Les équipes n’étaient pas dressées -à leur nouveau travail ; il se produisait des -catastrophes à chaque tournant un peu brusque, -des essieux se brisaient, des coussinets s’échauffaient. -Un buffle avait chargé, un jour, et défoncé -un wagonnet. Après maints essais et -recherches, pourtant, le rendement s’était quotidiennement -amélioré ; il atteignait, à cette -heure, un joli chiffre de mètres cubes déversés -de la dune dans le marais.</p> - -<p>Et les échafaudages savants balayés par le -typhon ! Et les charpentes qui pendant la nuit -avaient glissé de leurs sellettes et s’étaient -couchées sur leur terre-plein comme des chevaux -fourbus ! Et le service forestier qui se -lamentait, soutenant que les bûcherons jetaient -bas ses essences les plus rares ! Et les briques -qui n’arrivaient pas ! Et les sampaniers qui -réclamaient, avec des sanglots dans la voix, -le paiement de leur solde que détenaient les -bureaux lointains et peu pressés !…</p> - -<p>Toutes ces mésaventures et d’autres encore -avaient pris fin. Tout s’était tassé et l’Aïeul -avait recouvré sa sérénité, menacée, naguère, -de troubles graves. Il réfléchissait à tous ces -ennuis passés et souriait, tout en regardant -les deux camarades qui clopinaient, trempés, -boueux et mécontents.</p> - -<p>Il songea que, dans ces Annamites, prétendus -fourbes et paresseux, il avait trouvé de merveilleux -ouvriers, gais, alertes, actifs, dont -l’entrain imperturbable l’avait réconforté dans -les minutes de découragement. Il se rappela -les pages amères que des écrivains avaient consacrées -à cette race perfide, abritée derrière -l’éternelle ironie et l’éternel sourire de ses yeux -bridés, incapable de dévouement et d’attachement. -Il était fixé là-dessus : étaient-ils incapables -de dévouement ces petits soldats qui, sur -un mot de lui, abattaient, matin et soir, sous -le terrible soleil de Cochinchine, une besogne -dont nos terrassiers d’Europe n’auraient point -voulu, et n’espéraient cependant ni journée de -huit heures, ni augmentation de salaire ?</p> - -<p>Ce qu’ils faisaient aujourd’hui pour lui ne -le feraient-ils pas demain, avec le même courage, -pour son remplaçant, pourvu que celui-ci -fût bon et juste ? Il savait que le mal ne -venait point des vaincus, écrasés jadis par leurs -mandarins et tout prêts à saluer le Français -comme un libérateur ; mais le conquérant -n’avait-il pas parfois des crises de brutalité, -des caprices invraisemblables de tyran ? Ainsi -Pietro, qui, s’il eût suivi l’exemple paternel, -eût poussé dans les rues de Bastia ou d’Ajaccio -une charrette de commissionnaire, estimait nécessaire -et plaisant, et très « gentilhomme », -de bâtonner ces vilains.</p> - -<p>Le berger français conduisait ses moutons -annamites à coups de matraque et s’étonnait -sottement de leur inattention et de leur indifférence -polie lorsque, dans un accès de sentimentalité -touchante, il les conviait à voir en -lui un frère aîné, un père, un confesseur…</p> - -<p>L’Aïeul alluma sa pipe et frappa amicalement -sur l’épaule d’un bûcheron qui passait, -trottinant, courbé sous un madrier ; et l’autre -déposa son madrier sur le remblai et sourit -à l’Aïeul de toutes ses dents laquées.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">X</h2> - - -<p>Blotti sous sa couverture jusqu’au menton, -Hiên le Maboul regarde la lumière pâle du jour -naissant s’infiltrer à travers les lames du store. -Un coq effronté, qui s’est hissé jusqu’aux chevrons -du toit, sonne sa fanfare insolente, et les -fanfares affaiblies des coqs sauvages nichés -aux buissons de la montagne répondent à son -appel ; et les notes pimpantes du clairon, qui -éclatent devant la porte, donnent, à leur tour, -la réplique au chant gaillard de ce clairon empenné.</p> - -<p>Hiên rejette sa couverture, bondit hors de la -case, traverse au trot la cour sablée où des -oies déambulent avec une majesté ridicule ; -sans souci du tumulte soulevé par son passage -dans les rangs du cortège criard, il se rue vers -la vaste cuve cimentée qui, le matin, fait l’office -de lavabo pour les tirailleurs et, dans la journée, -sert d’abreuvoir aux bœufs et aux mulets. -D’autres compagnons sont accourus avec lui -pour marquer leur place autour de la cuve.</p> - -<p>Ils défont leurs chignons, baignent dans l’eau -froide leurs visages et tordent et peignent en -hâte leurs chevelures trempées ; d’aucuns, -d’une civilisation plus raffinée, savonnent vigoureusement -leurs cous et leurs bras ; d’autres -enfin que nulle pudeur ne contraint, nus comme -des vers et comme des vers aussi se tortillant, -se font lancer des cuvettes d’eau sur le dos, sur -les reins, les cuisses, et des camarades obligeants -les frictionnent et les massent. A peine -sont-ils rhabillés, de nouveaux arrivants leur -succèdent et font les mêmes gestes, échangent -les mêmes plaisanteries, poussent les mêmes -petits cris de saisissement.</p> - -<p>Toujours trottant pour faire la réaction, Hiên -revient vers sa case ; il introduit la clé de cuivre -qui pend à sa ceinture dans le cadenas à sonnerie -qui interdit aux mains étrangères l’accès -de sa caisse noire timbrée de chiffres rouges. -Il revêt sa tenue de corvée, qui se compose -d’un pantalon troué et d’un veston crasseux ; -il se coiffe d’un chapeau conique en feuilles -de latanier, dont l’Aïeul lui fit cadeau et qui, -mieux que le petit salacco réglementaire, abritera -sa grosse tête.</p> - -<p>Ses voisins exhibent des tenues pareillement -fantaisistes et sales. Au signal du clairon, la -caravane s’organise, et Pietro en présence de -cette assemblée de loqueteux bigarrés, pleure -les rassemblements d’autrefois, dont son cerveau -obtus ne perçoit point l’inutilité actuelle.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>On distribue aux groupes de travailleurs -leur tâche et leurs outils. Hiên, dont les fonctions -sont invariables, se dirige vers le remblai ; -il redresse la benne qu’il fit basculer hier soir, -de peur qu’une pluie malencontreuse ne vînt -l’emplir d’eau pendant la nuit, et conduit -vers la dune le wagonnet n<sup>o</sup> 4, de concert avec -son inséparable Nho.</p> - -<p>Il est six heures : jusqu’à huit heures, il -galopera ainsi de la dune au remblai et du remblai -à la dune, alerte d’abord et trépignant -comme un poney dans l’air glacé du matin, -puis moins loquace et plus lourd à mesure que -le soleil plus chaud rôtit davantage son dos -maigre, mais toujours acharné à sa besogne. -Perché sur le châssis, il voit l’Aïeul faire sa -première ronde dans les chantiers : une ardeur -nouvelle échauffe ses veines et raidit ses muscles ; -il faut que le maître aimé voie l’effort -de son serviteur ; il faut qu’il fasse oublier, -d’un sourire ou d’un mot, les fatigues des côtes -escaladées en haletant, des virages accomplis -d’un élan, des culbutes évitées d’un tour de -hanche. Et le wagonnet n<sup>o</sup> 4 fait sur le terre-plein -une entrée foudroyante et triomphale -sous l’œil amusé de l’Aïeul.</p> - -<p>Tandis que le lieutenant va vers d’autres -ateliers, où son approche détermine pareillement -une recrudescence de zèle, tandis que les -terrassiers chavirent la benne de terre dans -l’eau croupie, où nagent les joncs pourrissants, -et grattent avec leurs pioches la caisse -de tôle, Hiên déclare à son compagnon d’un ton -confidentiel :</p> - -<p>— L’Aïeul m’a souri !</p> - -<p>— A moi aussi, prétend l’autre.</p> - -<p>« Pauvre niais ! » pense Hiên en haussant les -épaules, mais ne voulant pas s’attarder à discuter -avec ce faible d’esprit qui a pu se croire l’objet -d’une faveur évidemment réservée à lui, Hiên.</p> - -<p>La pause : un coup de clairon prolongé -prévient les tirailleurs qu’ils ont acquis des -droits à un repos de dix minutes ; ils abandonnent -les chantiers avec de farouches clameurs -de joie. Des marchands ont installé sur les -talus de la route des éventaires chargés de -sucreries et de fruits : chaque éventaire devient -le centre d’un cercle animé d’acheteurs, qui, -pour quelques sapèques, garnissent leur panse -creuse.</p> - -<p>Hiên, toujours affamé, avale trois soucoupes -de riz sucré et baignant dans un étrange sirop -brun ; il convie généreusement son collègue -Nho à partager sa dînette. Repu et dispos, il -fume une cigarette avec des mines épanouies -de gros rentier. Les paysans qui retournent à -leurs villages épars dans la brousse déposent sur -la chaussée leurs paniers de rotin, et le vaniteux -Hiên, écoutant les exclamations laudatives de -ces braves gens qu’ébahissent les mirifiques -bâtisses, se rengorge et tend le jarret.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>A dix heures, la caravane des gueux dépenaillés -reprend la route de l’ancien camp. Le -vigoureux Hiên que n’a point rassasié le léger -repas du matin, imagine, chemin faisant, les -grillades dorées, les sauces succulentes, le <i>nuoc-mâm</i> -parfumé qui, tout à l’heure, sous l’auvent -de la case du sergent Cang, réjouiront son palais -et réchaufferont son estomac.</p> - -<p>Tout à l’heure, la chique de bétel aux dents, -il s’assiéra sur la levée de pierres sèches, à -côté de la mystérieuse Maÿ, et contemplera -furtivement les yeux de son aimée, profonds -et changeants comme la baie : sous le regard de -ces yeux singulièrement luisants, il retrouvera -sa timidité de rustre, et les paroles d’amour -qu’il rêve de murmurer mourront sur ses lèvres -comme les lignes d’écume sur la plage jaunissante. -Il sera heureux, cependant : car l’énigmatique -fillette n’a plus pour lui ni mots -cruels, ni coups d’œil méprisants. Ignorant -ce qui se passe dans ce petit cerveau de chatte, -il se taira, maladroit sans le savoir, et, jusqu’à -l’heure de la sieste, jouira de la présence -chère, des vagues couronnées d’écume, du ressac -chantant sur le sable.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>L’après-midi a fui, pareil au matin, depuis -le réveil de la sieste jusqu’à la cigarette -fumée sur la levée après le repas de cinq -heures.</p> - -<p>Hiên, débarbouillé, et resplendissant dans ses -vêtements propres, se hâte vers la maison de -l’Aïeul, parmi les ricins et les cactus. C’est -là que se passent ses soirées ; ce vieux grognon -de Bèp-Thoï l’a mal accueilli d’abord, mais -finalement s’est laissé attendrir par la soumission -et l’humilité du visiteur et la douceur -ingénue de son éternel sourire canin. Du reste -la recrue rend de multiples petits services au -vétéran.</p> - -<p>Ils sont devenus de vrais amis, bien que -l’incorrigible Bèp-Thoï ait conservé la regrettable -habitude d’adresser à son élève des sermons -grondeurs. Ensemble ils vont tirer de -l’eau au puits ; assis sur la margelle, à l’ombre -du manguier, ils devisent, c’est-à-dire que l’ancien -narre intarissablement ses campagnes, -et la recrue écoute, bouche bée. Ensemble, -dans l’appentis de planches où Bèp-Thoï s’est -installé un appartement, ils brossent, astiquent, -fourbissent. Ensemble ils balaient la -chambre de l’Aïeul, mettent de l’eau propre -et des fleurs d’hibiscus dans les vases japonais, -époussètent les bouddhas.</p> - -<p>Pendant que le minutieux Hiên étrille le -folâtre Annibal qui danse dans son box, Bèp-Thoï -lui prodigue les conseils chagrins, récrimine -sur l’incapacité reconnue de la jeune -génération ; à l’appui de son dire, le vieux -abonde en proverbes et citations, et, plus fréquemment, -en anecdotes interminables et sans -lien quelconque avec le reste de son discours.</p> - -<p>Aujourd’hui l’Aïeul a décidé de faire un tour -en voiture. Les deux compères extraient du -hangar le panier de rotin verni, font reluire -les glaces des lanternes, les cuivres des boucles, -les aciers des gourmettes, promènent des chiffons -de laine sur les cuirs fauves. Annibal est -amené hors de son écurie, poussé poliment -entre les brancards et revêtu de son harnais.</p> - -<p>L’Aïeul s’empare des rênes et du fouet et -offre une place à ses côtés au glorieux Hiên, -qui remplira les fonctions de groom. Campé -sur le perron, Bèp-Thoï les regarde partir -en grommelant.</p> - -<p>Le petit cheval a commencé par témoigner -d’intentions saugrenues : il a secoué d’un talus -à l’autre la voiture légère, a foncé, tête basse, -contre les chiens et les poules qui s’attardaient -sur le chemin, s’est arrêté pour croquer de -jeunes pousses de bambou pointant le long -des haïes. Il s’est montré capricieux et parfaitement -insupportable, mais la mèche du -fouet, caressant sa crinière hirsute, a calmé -ces velléités d’indépendance et de fantaisie. -Il trotte maintenant avec sagesse, la croupe -ondulant régulièrement de droite et de gauche, -les oreilles relevées :</p> - -<p>— Belle soirée ! déclare l’Aïeul, allumant -sa pipe.</p> - -<p>— Belle soirée ! répète avec conviction -Hiên, tenant comme un cierge le fouet qu’on -lui remit pendant l’allumage de la pipe.</p> - -<p>Belle soirée, en effet, parfumée et rafraîchie -par la brise venue des montagnes d’Annam, -dont l’azur s’assombrit sous le ciel rose. -Devant les boutiques du marché, de vieux -Chinois ridés, la petite tresse enroulée sur le -front, sont assis sur des escabeaux de bambou -et bavardent ; une Cantonaise chemine péniblement -sur le trottoir, heurte les minuscules -pointes de ses sabots peints aux briques bossues. -Des garçonnets jouent au bacouan avec -des sapèques, et les petites filles, debout derrière -leurs futurs seigneurs et maîtres, contemplent -avec des yeux de convoitise les piécettes -de cuivre percées d’un trou carré. Un -milicien fait les cent pas dans la halle déserte, -donnant en spectacle aux seuls moineaux des -gouttières ses airs solennels de gendarme en -faction et ses beaux mollets saillants sous -les bandes de cotonnade bleue.</p> - -<p>Des congaï jacassent comme des perruches -devant l’étalage d’un bazar hindou. L’Aïeul -s’amuse des œillades qu’elles lui décochent -à l’ombre de leurs mouchoirs de soie rouge, -des poses habilement calculées pour faire bomber -sous la tunique noire les jeunes poitrines -et les hanches pointues et pour faire valoir -sous le pantalon flottant les pieds menus pris -dans des mules de velours brodé.</p> - -<p>— Même chose madame français ! murmure-t-il, -empruntant à ces demoiselles faciles -leur jargon coutumier.</p> - -<p>Le quartier est très mal fréquenté : après -les congaï, voici les mousmés. Fardées, poudrées, -une fleur piquée dans les coques luisantes -et artistement échafaudées, elles rappellent à -s’y méprendre les poupées japonaises vendues -à la douzaine sur les quais de Marseille, à cela -près que les kimonos à fleurs et à personnages -sont de crêpe de Chine. Difformes avec la -haute ceinture à nœud bouffant sur les reins, -elles sont rangées en file paisible et rieuse sur -l’obligatoire canapé de bambou, attendant le -client sans dégoût ni joie, honnêtes commerçantes, -en somme, qui jugent que leur métier -en vaut bien d’autres et n’est pas moins honorable.</p> - -<p>De bons rires animent les petits yeux bridés -et creusent des fossettes dans les grosses -joues peintes. Hiên soupçonne que ces gamines -se moquent de lui et leur jette un mauvais -regard de bouledogue hargneux et qui montre -ses dents. La colère visible de cet impayable -groom redouble l’hilarité qui devient suraiguë. -Annibal s’en émeut, et, couchant les oreilles, -emporte en trois temps de galop le panier vers -des allées plus calmes.</p> - -<p>La vie annamite bruit derrière le rideau de -bananiers : querelles de ménagères, grognements -de porcs, plaintes d’enfants, aboiements -de chiens errants, gémissements de guitares, -ronflements de tam-tams, tintements de clochettes -dans les pagodes, dont les dragons -émaillés contemplent par-dessus les larges -feuilles retombantes, l’avenue qui s’obscurcit. -Au seuil des maisons de thé, des rhapsodes -aveugles raclent du violon à deux cordes et -psalmodient les couplets innombrables d’une -romance populaire, s’interrompant pour clamer -d’éloquents appels à la pitié des consommateurs. -Ceux-ci, rebelles à l’attendrissement, -continuent de savourer leurs tasses de thé. -L’Aïeul lance aux chanteurs une poignée de -sous qui sonnent dans l’écuelle de fer-blanc -et Hiên le Maboul s’émerveille en silence de la -générosité de son maître.</p> - -<p>Plus loin, d’autres baraques, pâtisseries, -rôtisseries, restaurants rustiques, — un toit de -paille posé sur quatre pieux, — regorgent de -clients bavards et tapageurs : tirailleurs à salacco -rejeté sur la nuque, miliciens à bandes molletières -bleues, boys à vestons irréprochables et -à figures inquiétantes. Plus loin le fabricant -de cercueils, Chinois replet et de mine réjouie, -rentre dans sa boutique ses caisses rectangulaires : -pauvres caisses de bois de jaquier à -l’usage du simple coolie, caisses de bois de fer -pour notables, mandarins et capitalistes.</p> - -<p>La voiture pénètre dans la forêt où tombe -la nuit. Les arbres, les taillis ne sont plus que -des masses confuses, recroquevillées, semble-t-il, -pour le sommeil. La route sablée amortit -le grincement des roues et le choc régulier des -sabots. Hiên le Maboul, extasié, écoute le -souffle imperceptible de la forêt : feuilles mortes -qui se détachent avec un bruit sec et frôlent -le tronc moussu, fougères que le soleil a rissolées -et qui s’étirent au premier contact des -ténèbres froides, poules sauvages qui écartent -les buissons pour se faufiler jusqu’à leur nid, -miaulements rauques de chats-tigres en quête -d’amour, galops étouffés de sangliers à travers -la vase des palétuviers. Il aspire de toutes -ses narines l’odeur puissante de l’humus pourrissant, -les relents de bêtes fauves, les parfums -de fleurs de citronnier qui flottent dans -l’air immobile. Silencieux et les mains sur les -genoux, il écoute, sent, voit vivre la forêt : -il sait que, dans l’obscurité croissante, les faisans, -fous de peur, juchés sur les branches des -banyans, guettent l’approche du renard, forban -muet à robe de velours pâle, ou du python, -magicien aux yeux verts ; il sait que les panthères -rampent dans les hautes herbes de la -clairière vers la harde de cerfs paralysés et affolés.</p> - -<p>L’Aïeul ne sait pas toutes ces choses ; mais -la nuit palpitante et criblée de lucioles, les -étoiles d’or aperçues à travers la voûte des -branches sombres lui versent dans l’âme une -joie sereine et paisible, et il en jouit en sage.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Annibal a réintégré en valsant d’allégresse -son écurie où l’attend son régal préféré : du -paddy mouillé et de jeunes rameaux de bambous. -La maison de l’Aïeul, dont les portes-fenêtres -sont ouvertes à deux battants, flamboie ; -les bougies des lanternes chinoises tamisent -à travers le papier huilé une clarté discrète, -mais les grosses lampes de bronze posées sur les -socles de bois laqué illuminent jusqu’à la véranda.</p> - -<p>L’Aïeul, épicurien sans prétention, qui goûte -les plaisirs de la table et sait apprécier l’esthétique -d’un repas bien servi dans un décor -soigné, finit de dîner. Bèp-Thoï, maître d’hôtel -inimitable, trottine, la serviette sous le bras, -de la salle à manger à la cuisine, où trône parmi -les casseroles le brave A-Gyoc, artiste de valeur, -encore que modeste. Hiên, maître Jacques -convaincu, a troqué ses attributions de groom -contre celles de <i>boy-panka</i>, dont il s’acquitte -avec une égale dignité.</p> - -<p>Tout en halant la ficelle que ses doigts ont -quelque peu noircie, il s’ébahit de la nappe -blanche que nulle tache ne déshonore, du cristal -taillé des carafes et des verres que la glace -décore de buée, de l’argenterie miroitante et -scintillante, des tasses chinoises où fume le -café, des boîtes brunes où sont couchés, côte -à côte, les cigares habillés de somptueux papier -d’argent.</p> - -<p>L’Aïeul lui fait signe de lâcher sa ficelle et -d’approcher ; il accourt et l’Aïeul lui montre -une jolie pile de piastres neuves aux tranches -vierges.</p> - -<p>— Voilà pour toi ! dit-il.</p> - -<p>— Pour moi ! s’écrie Hiên, abasourdi ; pour -moi !</p> - -<p>— Pour toi, petit frère ! Tu ne penses -pas que je te laisserai soigner mon cheval et -m’éventer pour l’honneur seulement. Ces piastres -sont à toi : tu les as bien gagnées.</p> - -<p>— Aïeul vénérable, je ne veux pas de ton -argent. Je n’accepte de toi qu’une chose : -la permission de vivre ainsi à tes côtés, demain -et toujours. Tu m’as tiré de la boue, tu m’as -protégé contre les méchantes gens qui me -persécutaient, tu as fait entrer dans ma pauvre -tête un peu de science et de lumière ; tu as été -pour moi plus qu’un frère aîné et plus qu’un -père, et je t’aime comme le chien de berger -aime son maître. Laisse-moi te remercier à -ma façon, en m’occupant des objets qui t’appartiennent, -en entourant ta personne de soins -et de dévouement : c’est encore une joie pour -moi que de respirer dans cette maison qui est à -toi, de tirer ce <i>panka</i> qui est à toi, de faire briller -la voiture qui est à toi… Et moi aussi, je -suis à toi comme un esclave à son propriétaire.</p> - -<p>— Je sais que tu es un brave garçon et je n’ai -pas voulu t’offenser. C’est un cadeau que je -te fais, comprends-tu ? Avec cette petite somme -tu pourras, selon ta fantaisie, grignoter des -friandises pendant les pauses ou t’acheter une -pipe à eau. Garde ces piastres…</p> - -<p>— Mais, vénérable Aïeul…</p> - -<p>— Comment ?… Refuserais-tu un cadeau -de moi ?… Mets cet argent dans la poche de ton -veston. M’entends-tu ?</p> - -<p>— Oui ! oui ! gémit Hiên.</p> - -<p>Et il empoche fébrilement cet argent maudit, -qui a failli faire gronder sur sa tête, pour la -première fois, la colère de l’Aïeul. Celui-ci se -rassérène et reprend le ton amical :</p> - -<p>— Où en sont tes amours ?</p> - -<p>Comment confesser qu’il n’y a rien de changé -à la situation ?</p> - -<p>— Heu ! heu ! souffle piteusement le tirailleur -embarrassé.</p> - -<p>— Je parie que tu n’as encore rien trouvé à -dire à ta bien-aimée… Avoue-le !</p> - -<p>— Je n’ai encore rien dit, avoue le pauvre -amoureux.</p> - -<p>— Mais, mon bon ami, comment veux-tu -que tes affaires marchent, si tu n’apportes pas -plus d’entrain à la besogne ?… De l’audace, -que diable ! Fais ta cour à cette petite fille, dis-lui -entre chien et loup des choses aimables ; -fais-toi valoir de toutes façons, montre-lui que -tu es un homme.</p> - -<p>— C’est ça ! s’écrie Hiên, électrisé et qui se -sent un courage inconnu ; je lui parlerai !…</p> - -<p>Promesse en l’air ! vantardise de poltron ! -La lune, qui a haussé par-dessus les plumets des -aréquiers son disque blême, semble ricaner.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XI</h2> - - -<p>Décembre vint, avec son cortège de fêtes -chômées, chrétiennes et bouddhiques, désastreuses -pour l’avancement des travaux, mais -bien accueillies par les tirailleurs. Hiên se -réjouit plus particulièrement de ces congés supplémentaires -qui lui fournissaient l’occasion -de passer de longues heures auprès de Maÿ et -de l’Aïeul…</p> - -<p>La veille de Noël, au rapport de dix heures, -le maussade Pietro informa la compagnie -assemblée que le lieutenant accordait la permission -de l’après-midi.</p> - -<p>Cette perspective de liberté inattendue provoqua -de sourds murmures de joie, que réprima -aussitôt une grimace apparue sur la face bilieuse -du tyran.</p> - -<p>Hiên expédia ses soucoupes de riz, sa cigarette -et sa chique de bétel et courut chez l’Aïeul.</p> - -<p>— Tu arrives bien, déclara Bèp-Thoï ; — nous -avons un invité, le vieux bonze des catholiques, -un drôle de bonhomme barbu et qui rit -toujours en tenant sa barbe à deux mains. Tu -vas m’aider à mettre la table, et, pendant le -déjeuner, tu rempliras les verres de glace… -Veille à ne pas mouiller la nappe ; sinon, tu -auras de mes nouvelles !</p> - -<p>— Mais je ferai sûrement des bêtises !…</p> - -<p>— J’aurai l’œil sur toi.</p> - -<p>Son seau de glace aux doigts, Hiên tremblait -et tâchait de se remémorer les principes que lui -inculqua Bèp-Thoï. Tout se passa pour le mieux, -et, malgré l’invincible frisson qui agitait ses -grosses mains de bûcheron, l’apprenti n’eut à se -reprocher qu’une maladresse insignifiante : un -bloc de glace précipité sur le carreau.</p> - -<p>Le dessert venu, il put, respirant à son aise, -retourner à son escabeau de <i>boy-panka</i> et, tout -en allongeant et pliant le bras, examiner le -« drôle de bonhomme ».</p> - -<p>Ce bonhomme était un brave homme. Missionnaire -en Cochinchine depuis trente ans, le -P. Siméon n’avait pas une seule fois, au cours -de ces trente années, quitté son poste pour revoir -la France. Son grand corps maigre et osseux, -dans sa légère soutane usée et rapiécée, semblait -pourtant n’avoir point souffert de l’exil ; le -terrible soleil n’avait réussi qu’à jaunir et tanner -la figure où souriaient les yeux vifs sous les -sourcils touffus, où pointait le nez busqué au-dessus -de la bouche noyée de moustaches et de -barbe grisonnantes.</p> - -<p>L’Aïeul admirait et respectait la foi robuste et -le dévouement inlassable du prêtre ; le P. Siméon -estimait la franchise et la rectitude de jugement -de l’officier athée. Tout avait contribué à faire -du vieux missionnaire et du jeune lieutenant -une paire d’amis vrais. Leur amour commun -des humbles et des simples avait déterminé -le premier pas vers l’amitié ; puis ils s’étaient -découvert des sympathies littéraires communes : -tous deux latinistes fervents, l’un par éducation -professionnelle, l’autre par goût, « annamitophiles » -convaincus, après comparaison entre -l’indigène prétendu barbare et le civilisé européen, -il leur arrivait d’abandonner Lucrèce -pour Truong-Vinh-Ky et Cûa pour Catulle.</p> - -<p>Il arrivait au P. Siméon, ruiné par les gueux -qui tapaient à sa porte, de faire appel à la bourse -de l’officier ; et, celui-ci refusait ensuite obstinément -de se rappeler les prêts consentis, mais -blâmait sévèrement l’emprunteur d’avoir cédé -au premier affamé venu la totalité des piastres à -lui avancées pour son particulier entretien.</p> - -<p>Suprême trait d’union, enfin : tous deux -fumaient la pipe ; suprême cause de querelles -aussi, le vieux fumeur intransigeant faisant un -crime à son jeune confrère de fumer des cigares, -injure grave à Sa Majesté la pipe, qui n’admet -point de partage.</p> - -<p>Tout en buvant un merveilleux marc de -Bourgogne quinquagénaire, que des cousins charitables -envoyaient au prêtre, ils se harcelaient -d’épigrammes.</p> - -<p>— Pourquoi, Père Siméon, désignez-vous les -Annamites, qui sont des bouddhistes, du terme -méprisant de païens ?… Et moi aussi, je suis un -païen !</p> - -<p>— Des païens comme vous valent mieux que -bien des catholiques.</p> - -<p>Ou bien l’Aïeul, installé sous la véranda de -la case, considérait la misérable église de torchis -et prenait à partie joyeusement son vieil -ami :</p> - -<p>— Comment se fait-il, Père Siméon, que vous -vous prélassiez dans une maison de pierres, de -briques et de tuiles, alors que le bon Dieu -grelotte sous un toit de paille ?</p> - -<p>— Mon cher ami, les donateurs généreux qui -m’ont logé dans ce palais ne m’ont point consulté, -et, quant à l’église, c’est moi qui l’ai construite -et les fonds n’abondaient guère… Du reste, -je vous répondrai que le bon Dieu est accommodant : -il voit mes intentions et se contente de la -paille.</p> - -<p>— Peut-être même trouve-t-il les choses bien -arrangées de la sorte, estimant que son ministre -est mieux à sa place sous le toit de tuiles que -lui-même, qui n’est point sujet aux rhumatismes -et ne redoute ni les fourmis ni les scorpions.</p> - -<p>— Taisez-vous, blasphémateur !…</p> - -<p>En ces débats, leur amitié ne faisait que se -consolider sans cesse, et le P. Siméon, que trente -années d’exil auraient dû endurcir, ne prévoyait -pas sans un véritable chagrin qu’un -jour viendrait où cet aimable et franc compagnon -le quitterait.</p> - -<p>Pendant que Hiên le Maboul, manœuvrant -la corde du <i>panka</i>, examinait avec une curiosité -infatigable le bonze chrétien, celui-ci exposait -à l’Aïeul une requête : il existait, croyait-il, -au camp, une splendide collection de lanternes -de papier peint fabriquées jadis par les tirailleurs, -lors d’un concours : ne serait-il pas possible -de prêter ces lanternes au missionnaire, qui les -emploierait à illuminer son église pendant la -messe de minuit ?</p> - -<p>— Mais, Père Siméon, songez que ces lanternes -sont l’œuvre de mains païennes !</p> - -<p>— J’y songe, j’y songe, mon ami… elles ne -pourront qu’être sanctifiées par leur court -séjour dans mon église.</p> - -<p>— Elles seront chez vous à trois heures.</p> - -<p>— Merci… Et vous-même, viendrez-vous -admirer l’effet de vos lanternes ?</p> - -<p>— J’irai voir la sortie de la messe.</p> - -<p>— C’est déjà un progrès.</p> - -<p>— Un progrès sans lendemain !</p> - -<p>— Vous y viendrez !</p> - -<p>— J’en doute !</p> - -<p>— Vous y viendrez. Vous êtes un amoureux -de la vie et seul le dogme de la résurrection -peut vous consoler de vieillir et de mourir !</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Sous le porche de pisé, les indigènes s’écrasent -pour voir ce qui se passe à l’intérieur de l’église. -Hiên le Maboul, que ses gros poings et sa haute -taille désignent au respect, ne quitte point le -premier rang des curieux ; insensible aux poussées, -il regarde avec des yeux naïfs, agrandis -encore par la stupéfaction, le spectacle nouveau -que lui propose la pagode catholique.</p> - -<p>Bien misérable, en vérité, cette pagode, avec -son toit de paille posé sur des piliers mal équarris, -mais, telle quelle, elle éblouit le simple tirailleur -que ravissent les girandoles de lanternes luisant -entre les poutres, les alignements de verres -de couleur encadrant les fenêtres béantes et -veuves de vitraux, les rustiques tableaux du -chemin de la croix, le lustre de fer-blanc découpé. -De loin l’autel produit un effet prodigieux, avec -ses cierges clignotants devant lesquels évoluent -majestueusement la chasuble brodée du prêtre -et les calottes rouges des enfants de chœur ; -non moins extraordinaire, l’effet des vieux noëls -chantés avec d’horribles voix fausses et un épouvantable -accent par les petits métis de l’école -des Frères.</p> - -<p>Hiên, haussé sur la pointe de ses pieds nus, -aperçoit les chanteurs, têtes rases et figures -jaunes, assemblées autour de leur chef, grand -diable maigre tout habillé de noir ; il distingue -les cornettes blanches, les robes de bure bleue des -Sœurs. Dans les bas-côtés, les indigènes s’entassent -sur des nattes, tantôt accroupis sur leurs -talons, tantôt prosternés, le front et les coudes -contre le sol. Aux conquérants la nef est réservée : -catholiques pratiquants ou libres penseurs n’ont -eu garde de manquer à cette cérémonie, les uns -par conviction, les autres parce que la messe de -minuit représente une distraction qui en vaut -bien une autre. Les corsages de soie claire des -pieuses femmes de fonctionnaires et de colons -voisinent avec les rudes épaulettes jaunes des -braves et peu convaincus « marsouins » ; les -smokings des pilotes et commis de résidence -avec les dolmans des officiers.</p> - -<p>Hiên, jouant des coudes, aperçoit enfin son -lieutenant. L’Aïeul, incliné sur les rochers de -carton peint de la crèche, dénombre avec attendrissement -les pasteurs de plomb poussant -parmi les sapins de mousse leurs moutons de -bois aux pattes raides, les anges de cire rose -suspendus par des fils au-dessus de la grotte -où les Rois Mages de plâtre adorent une poupée -de biscuit, l’Enfant Jésus… Et leur suite attend -dehors, les pieds dans la mousse semée de flocons -de neige qui sont des tampons de coton : étrange -suite où fraternisent des licteurs romains armés -de la hache, des cuirassiers et des zouaves de la -troisième République. Cependant une incroyable -ménagerie d’animaux domestiques et féroces -entoure la cohorte des gardes, lions, tigres, girafes, -éléphants, chameaux, brebis, chiens, chats, de -toutes dimensions et de toutes matières, depuis -le caoutchouc aristocratique jusqu’au celluloïd -plébéien. Mais le bœuf et l’âne n’ont point quitté -leur étable, jugeant sans doute qu’elle est à eux, -après tout, et, rangés sur la même ligne que les -Rois Mages, considèrent l’Enfant Jésus d’un œil -immuablement stupide.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Le jour de l’an passa sans qu’une cérémonie -quelconque le différenciât aux yeux de Hiên -d’un dimanche ordinaire. Puis vint le Têt, jour -de l’an annamite.</p> - -<p>Ce fut un grand jour. Dès l’aube, Hiên le -Maboul et Bèp-Thoï, ayant fait brûler des -bâtonnets d’encens sous l’appentis afin -de se concilier les bons et les mauvais -esprits, coururent allumer des files de pétards -devant la porte de l’Aïeul, qui fut éveillé en -sursaut.</p> - -<p>Dès qu’il fut levé, les deux tirailleurs se présentèrent -devant lui, et, l’ayant salué avec ensemble, -lui offrirent des bananes, des oranges et des -œufs frais ; puis Bèp-Thoï, lissant sa barbiche -grisonnante, adressa une longue harangue à son -chef :</p> - -<p>— Aïeul à deux galons, voici l’année nouvelle : -puisse-t-elle conserver à tes serviteurs un maître -tel que toi !… J’ai de longues années de service : -j’ai fait la campagne du Tonkin contre les Chinois, -puis contre les Pavillons-Noirs ; en ce temps-là, -il n’y avait point encore de tirailleurs tonkinois… -J’étais alors ordonnance d’un capitaine -que les pirates tuèrent d’un coup de fusil : je -ramenai son corps et j’eus la médaille du Tonkin. -Puis je servis sous les ordres de beaucoup -de lieutenants, dont j’ai gardé les portraits, mais -dont j’ai oublié les noms ; j’ai fait la guerre à leur -suite, dans la plaine de Lam, puis sur le Mékong, -puis au Siam… Maintenant me voilà âgé ; le -mousqueton commence à se faire pesant sur -mon épaule, et bientôt je n’aurai plus d’autre -distraction que de me rappeler tous les officiers -avec qui j’ai combattu et marché. Parmi tous -ceux-là, que j’ai servis en fidèle soldat, tu es au -premier rang dans mon affection : je pense que -ton départ sera pour moi un plus cruel deuil -que la mort de mon père et de ma mère, car je -t’aime plus que mon père et ma mère… A toi -de parler, Hiên !</p> - -<p>Et Bèp-Thoï, très fier de son discours, poussa -du coude son camarade. Hélas ! de la brève allocution -qu’il avait cependant apprise, mot à mot, -pendant des semaines, il ne restait plus une -bribe dans le cerveau rebelle du malheureux -Hiên, et, lorsqu’il eut dit à son tour : -« Vénérable Aïeul, voici l’année nouvelle… », -il resta court, tremblant et suant.</p> - -<p>— C’est bien ! dit l’Aïeul, vous êtes tous deux -de braves gens. Toi, Bèp-Thoï, tu es le modèle -des vieux serviteurs, et toi, Hiên, un excellent -garçon, de cœur généreux. Que l’an nouveau -vous donne le bonheur…</p> - -<p>Dehors éclatèrent des pétards et des voix -résonnèrent sous la véranda. La porte fut ouverte -à deux battants, et l’Aïeul aperçut la compagnie -entière massant au bas du perron ses salaccos -plats, étincelants, et ses figures noires. Une -formidable acclamation salua l’apparition du -lieutenant derrière la balustrade.</p> - -<p>— Heureuse année, vénérable Aïeul !</p> - -<p>— Heureuse année, petits frères !</p> - -<p>Puis tous firent silence afin de laisser parler -le sergent Cang.</p> - -<p>— Aïeul à deux galons, que l’année te soit -bonne comme tu as été bon avec tes soldats ! -Qu’elle te donne la félicité et la gloire… Quant à -nous, nous serons heureux tant que tu demeureras -avec nous, car ta présence est la garantie de notre -tranquillité, de notre paix. Tu es notre bonheur : -avant ton retour qu’étions-nous ? Des gueux -misérables et courbés sous les injures. Nous ne -savions plus rire et la seule pensée des choses que -nous allions dire nous décourageait de causer -entre nous comme autrefois. Nous étions plus -tristes que des pierres et plus humiliés que des -chiens. Et j’en connais qui voulaient déserter, -gagner la brousse, et d’autres qui rêvaient de se -mettre le canon de leur mousqueton dans la -bouche et d’en finir… Est-ce vrai, frères cadets ?</p> - -<p>— C’est vrai ! c’est vrai ! rugit la compagnie.</p> - -<p>— Mais ceux qui méditaient de déserter, ceux -qui méditaient de se tuer retardaient leur fuite -ou leur suicide dans l’espoir que tu reviendrais… -Tu ne revenais pas : on interrogeait les sampaniers -descendus de Baria, de Cua-Lap et de Nha-Trang ; -ces gens-là disaient qu’on ne te reverrait -jamais, car tu étais monté sur la grande montagne -d’Annam où sont embusquées des tribus -de sauvages nus et des légions de méchants -esprits. Et, comme ils t’aimaient aussi, ils pleuraient -avec nous.</p> - -<p>— C’est vrai, ils pleuraient ! gémit le chœur, -à ce rappel de la terrible époque.</p> - -<p>— Et tu es revenu ! Les chiens qui rampaient, -l’échine tremblante, ont relevé le nez, gambadent -en aboyant de contentement. Personne -n’a déserté, personne ne s’est tiré de coup de fusil -dans la bouche… Ah ! comme les clairons sonnaient -gaillardement sur la route du camp, le -matin où tu reparus parmi tes tirailleurs ! -Comme les rires s’envolaient jusqu’à la cime des -aréquiers ! Et moi, vieux sergent presque blanc -de barbe et de cheveux, j’essuyais, tout en marchant -à ma place de serre-file, des larmes de joie : -car je savais bien que le mauvais rêve avait pris -fin, et de loin je te voyais sourire sous ton casque -et je me disais, pleurant comme un imbécile : -« Puisse-t-il, puisse-t-il rester avec nous ! » Et -maintenant je te dis encore : « Reste avec nous -désormais ! »</p> - -<p>— Reste ! reste avec nous ! supplièrent les -tirailleurs.</p> - -<p>— Je tâcherai, dit l’Aïeul.</p> - -<p>Des cris d’allégresse montèrent des cactus -piétinés et les pétards firent rage.</p> - -<p>Et Hiên répétait :</p> - -<p>— Reste ! reste, Aïeul à deux galons !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XII</h2> - - -<p>— L’Aïeul dort toujours ? demande Bèp-Thoï, -assis sur les carreaux de la véranda et rafistolant -des cannes à pêche.</p> - -<p>— Toujours ! répond Hiên, qui plonge un -regard curieux à travers les lames disjointes des -persiennes.</p> - -<p>Hiên se rassied et tend à son compagnon les -cordonnets tressés, les crins et les hameçons :</p> - -<p>— L’après-midi est chaud, soupire-t-il.</p> - -<p>— Oui, mais il y a de la brise : l’Aïeul -aura beau temps pour la pêche.</p> - -<p>— Oui ! beau temps pour la pêche ! Quand le -soleil pénètre l’eau, les poissons viennent se -chauffer près des roches, et l’on en prend des -quantités, parce que la lumière les aveugle et -qu’ils ne distinguent pas le pêcheur… L’Aïeul -en rapportera son plein panier.</p> - -<p>— Il ne rapportera rien du tout… On voit -bien que tu n’as jamais été à la pêche avec -lui !… Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre -un livre : il exhale de grosses bouffées de fumée -bleue qu’il s’amuse à suivre de l’œil, lit une -page de son livre, lâche son livre pour regarder -les vagues en sifflotant d’un air content ; sa -pipe éteinte, il la rallume et recommence… Tu -verras ça tout à l’heure… Quant au poisson, -il mange les appâts tout à son aise, et si, par -hasard, l’hameçon résiste, l’animal a tout le -loisir de se décrocher ou d’emporter l’engin -avec lui.</p> - -<p>— Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là ?</p> - -<p>— Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à -l’ombre et dormir. A ton réveil, l’Aïeul sera -parti ; tu retireras les lignes et tu rentreras : -voilà tout !… Tu peux bien te dispenser de -prendre un panier.</p> - -<p>— Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul -a bougé.</p> - -<p>Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre. -Sur la natte de rotin multicolore, l’Aïeul -s’étire et bâille : la sieste a été longue et le -sommeil invincible pèse encore sur les paupières. -Mais le vieux tirailleur a poussé sans bruit -la porte, qui livre passage derrière lui au jour -éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên -s’encadre dans l’embrasure.</p> - -<p>— Les lignes sont prêtes !</p> - -<p>L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève -décidément, très à son aise dans le pyjama de -tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air -frais. Après avoir barboté dans son <i>tub</i>, il s’habille -de toile kaki et écoute patiemment les -sages discours de son vieux <i>boy</i>.</p> - -<p>— Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche -sèche et nue ; la dernière fois que tu es allé à -la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues -écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde -à le laver.</p> - -<p>— Entendu, vieux Bèp !</p> - -<p>— Et puis, veille à tes lignes : elles reviennent -toujours sans un hameçon et même sans -un crin.</p> - -<p>— C’est compris !… Que veux-tu encore -que je fasse pour te complaire ?</p> - -<p>— Prends garde aux coups de soleil : mai -est proche !</p> - -<p>— C’est bon ! c’est bon !… Partons, Hiên !</p> - -<p>— Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul ?</p> - -<p>— Mais oui !… En voilà, une question !… -J’espère bien rapporter une friture magnifique… -quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux.</p> - -<p>— Il y avait un peu de ta faute, geint ce -grognon de Bèp-Thoï. Au lieu de surveiller -le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les -vagues aller et venir.</p> - -<p>— Je t’assure que je suis très attentif à ma -besogne ; je n’ai pas de chance, que veux-tu ?…</p> - -<hr /> - - -<p>L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe -aux dents, et un livre sous le bras, et Hiên trotte -derrière lui, équipé comme pour une lointaine -campagne de pêche : des lignes jalonnées de -bouchons rouges dansent sur son épaule droite, -une épuisette sur son épaule gauche ; des bidons, -des boîtes à vers, des paniers à poissons -s’entre-choquent sur ses hanches et sur ses reins -avec un tapage de ferraille.</p> - -<p>Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs. -Sur les hautes branches des banyans, les cigales -chantent éperdument leur hymne interminable -à la chaleur ; des tourterelles s’appellent -doucement, d’une dune à l’autre, par-dessus les -rizières ; des huppes s’amusent à lancer leur cri -précipité aux échos de la forêt, qui le redisent -d’une voix accablée et assourdie ; des perruches -se querellent, enrouées comme des -concierges. Il fait atrocement chaud : les palmes -des aréquiers, comme lasses, inclinent vers -le sol leurs feuilles repliées et flétries ; les -bananiers prennent des poses vaincues de saules -pleureurs ; les cosses des flamboyants crèvent -avec des détonations brusques ; les fleurs des -frangipaniers tournoient et roulent dans la -poussière du chemin qui ensanglante leurs lèvres -blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du -bétel ; les hibiscus prudents ont refermé leurs -pétales autour du pistil, dont la pointe seule -apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert -tendre.</p> - -<p>Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent -entre les joncs, un chœur de grenouilles maudit -la sécheresse avec une éloquence bruyante. -Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont -élu pour y dormir les degrés de brique de la -fontaine et baignent leurs flancs décharnés -et palpitants aux flaques d’eau que le soleil -n’a pas bues encore. Derrière les stores mi-levés -des cases, se balancent des hamacs d’où pendent -des jambes nues de fillettes.</p> - -<p>L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long -des murs trop blancs où sommeillent les margouillats -gris, insoucieux du vol strident des -moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche -venue de l’ouest et de l’océan Indien. Fête de -lumière et de couleurs : l’azur éblouissant du -ciel se confond avec l’azur de la mer ; la flottille -de sampans découpe nettement sur l’eau bleue -ses vergues brunes, ses cordages d’aloès marron, -ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres -et qui se dandinent au passage de la houle -moirée ; la montagne dresse plus haut dans -l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de -verdure neuve.</p> - -<p>Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur -mire au soleil l’or de ses mosaïques et -l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent -des fleurs géantes écloses aux branches -des lilas du Japon, les ardoises de l’Hôtel Ollivier -scintillent entre les cimes des eucalyptus. -Des pêcheurs, autour d’un sampan échoué, -cognent à coups de maillet le bordage sonore, -rythmant la mélopée que module leur chef ; le -ressac bruissant entre les galets de la plage -chante en sourdine avec eux.</p> - -<p>Devant la maisonnette du sergent Cang, voici -Maÿ accroupie à l’ombre et bâillant.</p> - -<p>— Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons ?</p> - -<p>— Je vais à la pêche, sœur cadette.</p> - -<p>— Il fait beau temps : le poisson abondera.</p> - -<p>— Heu ! heu !</p> - -<p>— Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner : -je m’ennuie à la maison ; il fait chaud -ici et j’ai envie de me promener.</p> - -<p>— Viens avec nous.</p> - -<p>La fillette bondit et emboîte le pas aux deux -hommes. Tout en marchant, elle remarque l’air -pénétré de Hiên, entend la musique infernale -que font les instruments de fer-blanc attachés -à la ceinture du tirailleur, et rit comme une -source. Hiên se retourne, soupçonneux.</p> - -<p>— Pourquoi ris-tu ?</p> - -<p>— Tu ressembles au mât de cocagne que -l’on avait planté au marché, le jour du Têt.</p> - -<p>A cette comparaison moqueuse, mais juste, -le pauvre diable ne trouve rien à répondre, et, -tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes -dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure -encore, sous le soleil ardent, il portait si -vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules, -et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit -habituellement sa place, Hiên se débarrasse avec -joie de l’attirail qui le rendit grotesque aux -yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes, -arme les hameçons de hideux vers rouges, assujettit -les cannes avec de gros cailloux.</p> - -<p>Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de -bambou, éventée par le souffle du large ! L’Aïeul -oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï, -a jeté son dévolu sur une large pierre -tapissée d’une belle mousse verte : il s’assied -et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons -écarlates se balancent doucement, avec -des allures pacifiques d’engins inoffensifs ; des -essaims de menus poissons argentés défilent -en bon ordre et d’un air indifférent autour des -appâts : sans doute les jugent-ils répugnants… -« Ils n’ont vraiment pas tort » ! songe le pêcheur, -et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire -maintenant les fusées d’écume que la houle projette -sur les roches. Des ourlets d’eau pétillante -montent à l’assaut de la digue, submergent les -rochers, qui reparaissent ruisselants et pareils, -avec leurs chevelures d’algues tordues par les -lames, à des crânes de noyés.</p> - -<p>L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune -qui gît dans la mousse ; à travers les feuilles -de bambous, le soleil crible les pages de petits -ronds dansants… Choix malheureux : c’est -une banale histoire d’adultère, où sont décrits -avec complaisance les états d’âme d’une petite -provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul -estimant que l’héroïne eût mérité cent fois le -fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux volume -dans le panier à poissons.</p> - -<p>Rasséréné par cette exécution, il bourre -minutieusement sa pipe et l’allume, et la fumée -s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent -les yeux du fumeur. Le ronflement -rythmé du ressac lui suggère des souvenirs -musicaux… Oui, c’est bien la chanson du -<i>Rouet d’Omphale</i>… Il fredonne la plainte du -héros courbé aux genoux de la femme ; comme -les violons de Colonne, il passe du <i>piano</i> au -<i>fortissimo</i>, et les escouades de poissons qui -rôdaient autour des hameçons prennent décidément -la fuite. Seul un crabe énorme, averti, -sans doute, des faibles dangers courus, se glisse -traîtreusement parmi les algues et grignote paisiblement -les appâts. Le chanteur, tenté par -la mousse et l’herbe, s’est allongé sur le dos, le -casque sur les yeux. Le crabe peut maintenant -dévorer tout à son aise les vers rouges : l’Aïeul -s’est assoupi et les clameurs des cloches battues -par l’écume ne cessent pas de le bercer.</p> - -<p>Ses compagnons sont restés d’abord bien -sagement à regarder flotter les bouchons ; puis -Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un -instant, ils ont cherché entre les galets des hippocampes -et des coquillages ; ils ont lancé des -cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches -dans la panse gélatineuse des méduses. -Puis la fillette a déclaré :</p> - -<p>— Je suis lasse.</p> - -<p>Et le bon amoureux l’a installée confortablement -sous une sorte de tonnelle de ricins.</p> - -<p>Pour la distraire, il fait des ricochets superbes -avec des débris de tuiles. Il a ôté son veston -de toile, et son torse noirci, ses biceps saillants -se tendent glorieusement au grand soleil qui -dore la plage. Maÿ le considère et se sent alanguie -et nerveuse.</p> - -<p>— Viens t’asseoir près de moi, Hiên.</p> - -<p>Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds -de la fillette.</p> - -<p>— Vois comme j’ai chaud, Hiên !</p> - -<p>Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les -épaules bosselées de muscles durs qui tressaillent.</p> - -<p>— Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant -accroupi et frissonnant.</p> - -<p>Mais que fait donc Maÿ ?… Elle dégrafe sa -longue tunique de crépon noir ; les boutons -d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent, -un par un ; la voici demi-nue, offrant sa poitrine -à la brise fraîche. Elle s’étire et cambre son -buste de statuette où perlent des gouttes légères -de sueur. Renversée sur le gazon, les mains -croisées sous la nuque, elle rit comme roucoulent -les tourterelles et parle d’une voix essoufflée :</p> - -<p>— Mets-toi près de moi, Hiên.</p> - -<p>Il hésite : devant ce petit corps dévêtu et -frémissant, il s’est senti tout à coup désemparé, -hébété ; un nuage rouge est descendu de ses -paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent, -ses mains tremblent de fièvre et cette -sensation neuve l’inquiète…</p> - -<p>Mets-toi donc là, imbécile !… Cette fièvre, -c’est l’amour, le seul amour vrai, l’amour des -bêtes !… Tu vas être, pour cette petite fille -en délire, pareil à un dieu !… Et demain tu -le seras encore, et toujours !… Et tu auras -conquis le bonheur…</p> - -<p>— Prends-moi dans tes bras, Hiên !</p> - -<p>Elle attire de toute la force de ses poignets -minces le lourdaud ; et il se défend, et il lui -semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses -vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire.</p> - -<p>— Viens près de moi, Hiên !… plus près !…</p> - -<p>Elle est folle !… Hiên se redresse à demi, les -tempes battantes, la considère avec ses yeux -de bon bouledogue effaré. Et les lèvres empourprées -de bétel lui crachent l’injure :</p> - -<p>— Individu idiot !</p> - -<p>Il se doute alors vaguement qu’il a commis -quelque fâcheuse bévue, et, pour la réparer, -pour apaiser la colère incompréhensible de -Maÿ, il rit, il rit bêtement, et ses doigts malhabiles -torturent son turban.</p> - -<p>Les boutons d’argent ont refermé sur les -seins minuscules la tunique de crépon noir et -Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant -à la bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé, -elle s’en va sur la route où pleuvent -les fleurs de frangipanier ; elle disparaît.</p> - -<p>Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt -à sangloter… Que lui a-t-il fait ?… que lui -a-t-il fait ?…</p> - -<p>Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil -traversé de cauchemars.</p> - -<p>Le soleil ne brûle plus, son disque orange -affleure l’horizon. Le crépuscule va venir, et -la nuit bientôt… L’Aïeul est parti.</p> - -<p>Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons, -les paniers vides, les boîtes à vers, les bidons -qui recommencent sur ses flancs leur musique -infernale. Il marche d’un pas morne et le -front bas, suivant dans la poussière les traces -des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe -l’obsède maintenant et il la formule à mi-voix :</p> - -<p>— Il ne faut pas que je raconte cette histoire -à l’Aïeul !… Je ne parlerai pas à l’Aïeul !…</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi -près de la chaise longue et remuant l’éventail -japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils et, -retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement -cette réponse :</p> - -<p>— Individu idiot !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIII</h2> - - -<p>Hiên le Maboul déroula sur les planches du -lit de camp sa natte siamoise où se voyaient -dans une plaine verte des lions cerise et des -pagodes jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère -où sa place était marquée parmi d’autres -caisses uniformément noires et timbrées de -chiffres rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement, -avec des précautions de ménagère comptant -son linge, en sortit tout son petit bagage.</p> - -<p>Il plia selon les rites les vestons de toile -blanche empesés, les vestons de toile kaki -rapiécés et flasques, les paletots de molleton -bleu sombre, les pantalons de coutil et de -cotonnade ; il bâtit ensuite avec le tout une -magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un -salacco. A la base du monument, il sema les jambières, -les jugulaires et les ceintures. Il déploya -sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir -illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse -à dents, le peigne de bambou, le dé, et démonta -l’instrument de bois qui lui servait à la fois -d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant -de deux pas, il contempla son ouvrage -d’un œil admiratif.</p> - -<p>Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la -case, des nattes s’étaient déroulées sur le lit -de camp et des caisses noires avaient vidé leur -contenu multicolore sur les nattes. La compagnie -se préparait à une « revue de détail », -et les deux grandes cases bruissaient comme des -ruches.</p> - -<p>Les sergents français, le casque en bataille, -allaient et venaient, prodiguant des ordres -et des encouragements, jurant et s’épongeant -le front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des -tirailleurs de corvée époussetaient les étagères -et les charpentes goudronnées, chassaient les -pacifiques margouillats et les geckos bruyants, -massacraient les araignées, balayaient les monômes -de fourmis, crevaient les édifices des -termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes -peintes au coaltar. Les hommes « de -chambre », le balai de rotin aux doigts, fourrageaient -sous le lit de camp, sourds aux -clameurs des innocents camarades à qui, par -inadvertance, ils donnaient de leur balai dans -les chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés, -graves et muets, se tenaient accroupis auprès -de leur paquetage étalé d’un tour de main -et fumaient la pipe à eau.</p> - -<p>Dehors le grand soleil calme s’épanouissait. -Hiên promena la brosse sur ses cartouchières -et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit -reluire les boutons et la plaque de cuivre avec -du sable mouillé. Puis, s’étant assis et s’étant -muni de tout un arsenal de tournevis, d’écouvillons, -de brosses, de chiffons, de fioles, il -ébaucha la grande œuvre : le nettoyage de son -mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le -frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que, -plaçant l’œil à la bouche du canon, il vit les -rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse -d’acier poli parût nickelée. Avec des soins -minutieux, il coucha l’arme éblouissante sur -le bord de la natte et courut se laver les mains -à l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les -événements.</p> - -<p>La grosse voix du sergent Castel recommandait -aux retardataires de se hâter, car l’heure -passait. Sur le ciment, où des artistes avaient -tracé des dessins géométriques avec des caisses -de tôle percées de petits trous, le trot affolé -des pieds nus se précipita.</p> - -<p>Il y eut encore des cris, des injures, et le -silence se fit au moment où le « Fixe ! » hurlé -à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée -du lieutenant. Les deux lits de camp -adossés alignaient, d’un bout à l’autre des deux -travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs -nattes vertes, débordant sous l’étalage des -cartouchières et des trousses, et les deux haies -de tirailleurs figés et contemplant les premières -poutres de la charpente.</p> - -<p>L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables -importants et raides, s’avançait, foulant -de ses bottines vernies les rosaces humides. Il -vérifiait des livrets, inspectait des doublures, -se mirait dans des plaques de ceinturon, manœuvrait -des culasses de mousquetons, faisait -jouer des baïonnettes dans des fourreaux. -A chaque tirailleur il adressait un discours bref, -louant ou critiquant sa tenue, reprochant des -peccadilles récentes ou glorifiant les services -rendus aux chantiers, tançant les paresseux, -encourageant les braves gens à persévérer.</p> - -<p>Mais ces harangues étaient paternelles et -les mauvais sujets eux-mêmes s’en trouvaient -réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de -vifs éloges, qui allumèrent une flamme dans -ses yeux sauvages et lui donnèrent la tentation -peu militaire de saisir les mains de son chef -et d’y poser les lèvres. Il conserva cependant -l’attitude du soldat sans armes et la discipline -n’eut point à souffrir d’une manifestation contraire -à toutes les règles établies.</p> - -<p>Des honneurs plus éclatants encore étaient -réservés à ce bon tirailleur. Lorsque fut terminée -l’inspection, la compagnie se forma en -carré sous les flamboyants et l’Aïeul exprima à -ses hommes toute sa satisfaction. Puis il ajouta :</p> - -<p>— Vous tous présents, je félicite particulièrement -Phâm-vân-Hiên. Vous êtes tous -témoins des progrès réalisés par lui : il s’est -appliqué, chaque jour, à faire mieux que la -veille ; il s’est instruit ; il est devenu un vrai -tirailleur, ardent au travail, soumis et propre… -N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits -frères ?</p> - -<p>— Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées !</p> - -<p>— C’est bien ! ne criez pas si fort !… Je le -félicite donc, et devant vous tous, je proclame -qu’il est un bon soldat.</p> - -<p>Les tirailleurs se dispersèrent, commentant -l’heureuse chance de leur camarade et jacassant -comme un vol de perruches. Et l’Aïeul, -resté seul avec Hiên, vit les prunelles de son -serviteur se ternir et ses mains danser, signe -d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent.</p> - -<p>— Va chercher une paire de rames, dit-il, -nous allons faire une promenade dans la baie -pour noyer ton attendrissement.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Entre les coques blanches et effilées des baleinières, -le petit canot vert pomme s’insinua. -Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils contournèrent -l’appontement, évitèrent un lourd -ponton ancré dans le sable et gagnèrent le large. -Ils longèrent les jonques assemblées au milieu -de la baie ; les pêcheurs assis en rond sur les -roufs couleur de rouille leur souhaitèrent en -riant une heureuse traversée ; ils passèrent… -La houle les prit et les balança sans violence.</p> - -<p>L’Aïeul demanda subitement :</p> - -<p>— Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère ?</p> - -<p>Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames -pour assurer son turban et bredouilla confusément :</p> - -<p>— Si j’aime Maÿ ?… si j’aime Maÿ ?…</p> - -<p>— Ne te trouble pas : je ne me moque pas. -Réponds à ma question : aimes-tu toujours -Maÿ ?</p> - -<p>— Je l’aime toujours.</p> - -<p>— Autant qu’au premier jour ?</p> - -<p>— Davantage, Aïeul à deux galons !</p> - -<p>— Sens-tu qu’il te serait impossible de -renoncer à elle ?</p> - -<p>— Comment pourrais-je l’oublier ? Je ne -puis passer un seul jour sans l’avoir vue ; il -faut que je la voie, que je l’entende parler. -Elle est dans mes yeux, dans mes oreilles, -dans mon cœur, dans toute ma chair : comment -pourrais-je l’arracher de moi ?</p> - -<p>— Tu l’aimes à ce point ?</p> - -<p>— Au point que tout ce qui me vient d’elle -me semble doux, que, faute d’obtenir son sourire, -je mendie ses rebuffades. Je suis comme le -chien qui sait qu’il va recevoir un coup de -trique, mais qui rampe tout de même vers -son maître pour lui lécher les mains.</p> - -<p>— Je connais ton mal ; j’en ai souffert autrefois. -J’ai guéri. Tu peux guérir encore.</p> - -<p>— Quel est le remède, Aïeul ?</p> - -<p>— Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour -toi. Tu es simple, elle est compliquée ; tu es -franc et honnête, elle est perverse et fausse. -Tu es pauvre ; elle raffole des bijoux, des belles -tuniques, des piastres neuves, toutes choses -que tu ne pourras lui donner… Il te restait -une chance de bonheur : elle admirait ta force. -Elle a perdu la tête, un instant, en ton honneur : -tu as été assez niais pour te dérober… -Elle ne te pardonnera pas de l’avoir respectée ; -tu as perdu à ses yeux ton prestige de -solide gaillard pour n’être plus définitivement -qu’un nigaud maladroit. Tu as passé à côté -du bonheur, ne t’acharne pas à courir après. -Il y a d’autres filles que Maÿ.</p> - -<p>— Aïeul ! Aïeul ! quelle fille est pareille à Maÿ ?</p> - -<p>— Je connais cette antienne : je l’ai chantée. -Et je ne la chante plus. Tu sauras que les -femmes sont toutes pareilles les unes aux -autres ; elles se valent toutes. Celles qui paraissent -meilleures, il ne leur a manqué, à celles-là, -que l’occasion de faillir… Du moins, si tu -dois te marier, faut-il t’arranger pour mettre -le plus possible d’atouts dans ton jeu : choisis -une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée -ni vicieuse.</p> - -<p>— Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier -Maÿ, gémit lamentablement le pauvre -Maboul.</p> - -<p>— Tu l’oublieras, petit frère… Tu souffriras, -parbleu ! Tu passeras des nuits blanches ; -il t’arrivera d’errer anxieusement autour de -la case de la bien-aimée ; tu n’auras plus de -cœur à rien. Puis, un beau matin, tu laisseras -pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar -mauvais ; tu jugeras que ton idole est -une ridicule pimbêche ; tu brûleras gaiement -ce que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et -joyeux, parce que connaissant les femmes et -les méprisant. Tu seras heureux !</p> - -<p>— Maÿ seule pourrait me donner le bonheur !</p> - -<p>— Il ne peut venir des femmes que deuil et -malheur. Oublie Maÿ.</p> - -<p>— Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier !</p> - -<p>— Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du -moment que tu tiens absolument à épouser -cette petite fille et que tous mes arguments ne -peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la. -Je peux me tromper, du reste, et je le voudrais. -Je ne demande pas mieux que de te voir marié, -père de nombreux enfants, choyé par ta compagne, -heureux enfin. Je ne veux qu’une chose : -ton bonheur ; et, puisque, d’après toi, il réside -uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai -venir, ce soir, le sergent Cang et je renouvellerai -ma démarche… Rame un peu maintenant…</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Le sergent Cang a consenti : le mariage se -fera dans six mois. Selon l’usage annamite, -Maÿ n’a pas été consultée : son père lui a simplement -amené Hiên et les deux fiancés ont -échangé la noix d’arec et la feuille de bétel. -Elle n’a point souri ; elle n’a point pleuré : à -quoi bon ?</p> - -<p>Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a -voulu mettre ses lèvres sur les joues froides et -fermes de sa future femme. Elle s’est laissé -embrasser, les yeux morts. A quoi bon résister ?… -lui a-t-on demandé son avis ?…</p> - -<p>L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle -maison tendue de soie et gardée par des bouddhas -barbus ; il l’a félicitée, en présence de -Hiên, et lui a fait don d’une boîte laquée où, -sur un lit de coton rose, dormait un splendide -collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis -le collier à son cou ; sa figure s’est illuminée, -une seconde, et Hiên le Maboul a été envahi -d’une joie démente : il a cru que son bonheur -serait éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties -de sa mémoire.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIV</h2> - - -<p>Hiên se retourna. L’hôpital de Cho-Quan -effaçait entre les manguiers son toit couleur -de brouillard ; une cloche sonnait à petits coups -étouffés et grêles : la visite du matin. Hiên -tâta sous son veston les papiers qui affirmaient -sa liberté reconquise ; il les sortit de sa poche, -les compta, les recompta : feuille de route, -exeat, certificats attestant que le tirailleur -Phâm-vân-Hiên, définitivement guéri du « béribéri », -était renvoyé de l’hôpital de Cho-Quan -et dirigé sur sa garnison du Cap-Saint-Jacques. -Il referma son veston et respira : ce soir, il -retrouverait Maÿ et l’Aïeul. Il regarda une -dernière fois les toits gris de sa prison et se mit -en marche, à grandes enjambées, sur la route -de Saïgon.</p> - -<p>Il avait plu à l’aube : les ornières achevaient -de boire des flaques d’eau pourpres, les volubilis -penchaient leurs clochettes alourdies le -long des haies lavées et rajeunies. Les aréquiers -redressaient leurs plumets trempés ; les fleurs -de frangipanier rouvraient leurs corolles enroulées -en conques ; les moineaux guillerets -chantaient dans les buissons de petits hymnes -au soleil reparu. Hiên baigna dans le gazon -humide des accotements ses pieds souillés de -boue et gambada comme un poulain échappé.</p> - -<p>Avec une âpre allégresse de convalescent, -il se remémora ces quatre semaines de maladie -et de captivité. Au lendemain de ses fiançailles, -il avait été saisi d’un mal bizarre : ses jambes -et ses bras avaient enflé au point qu’il ne pouvait -plus se tenir debout ni remuer les mains. -Le docteur du Cap l’avait déclaré atteint de -« béribéri » et Hiên avait tremblé, car les -médecins d’Europe ne savent pas soigner ce -mal étrange et peu étudié, dont la cause même -est ignorée. A tout hasard on lui avait appliqué -le thermo-cautère sur la poitrine et dans le -dos, sans autre résultat que de lui arracher des -hurlements de douleur ; on l’avait bourré de -viande et de riz, et ce traitement, qui l’enchantait, -l’avait seulement fait grossir encore ; et -l’on ne put savoir si cet accroissement d’embonpoint -était dû au béribéri ou simplement -au régime suivi.</p> - -<p>Finalement on l’avait expédié à l’hôpital -de Cho-Quan, où, pendant un mois, les docteurs -avaient expérimenté sur lui une série -de systèmes ingénieux. Convaincu qu’il allait -mourir dans cette grande maison triste où -l’on parlait à voix basse, où l’on entendait -gémir les patients et soupirer les agonisants, -où les infirmiers indigènes, ses compatriotes, -prélevaient régulièrement les meilleures portions -de ses repas, il pleurait sa fiancée et son maître.</p> - -<p>Maigrit-il de chagrin ou plutôt guérit-il subitement ? -Mystère ! En tout cas, il se retrouva, -certain jour, dégonflé et normal, le pouls régulier, -et les médecins triomphèrent de cette cure -inattendue. On le garda encore pendant une -semaine en observation, et, comme il enflait -d’autant moins qu’il ne mangeait pas à sa faim, -on le libéra.</p> - -<p>Et c’est ainsi que, ce matin de mai, il se -trouvait déambuler sur la route de Cho-Quan à -Saïgon et recueillir les dernières gouttes laissées -par l’averse sur les manguiers.</p> - -<p>La ville était proche. Hiên s’épouvanta de -son immensité et de son mouvement qu’il -n’avait pu soupçonner un mois auparavant, -enfermé qu’il était dans un fourgon d’ambulance. -Les cris des « coolies pousse-pousse » -tirant leurs petits véhicules à roues caoutchoutées, -des cochers de « malabars » accrochés -aux brancards de leurs voitures à caisse -étroite et décorée de fleurs grossières, les -appels des Chinois vendeurs de soupe au -vermicelle, des marchandes de poisson, tout -ce bourdonnement formidable du quartier -indigène lui emplissait les oreilles et l’étourdissait.</p> - -<p>Coudoyé rudement et bousculé, il allait -d’ahurissement en ahurissement, tantôt en -arrêt devant les jambières grenat et le chapeau -démesuré d’un policier annamite, tantôt -saisi d’inquiétude au passage d’un Chetty barbouillé -de chaux et les narines plaquées d’or, -tantôt suivant d’un œil rond les chevaux australiens, -minces et géants, tenus en main par -de minuscules boys. Il admira, figé sur le trottoir, -les robes de velours, les colliers de grains -d’or, les mules brodées des congaï qui évoluaient, -ondulant de la croupe et balançant -prétentieusement les bras : la splendeur de ces -belles dames l’émut plus que leurs œillades, -auxquelles il ne prit garde.</p> - -<p>De longues théories de fillettes, trottinant -entre leurs paniers de paddy, formaient sur la -chaussée des processions de chenilles bigarrées. -Des garçons mal peignés, assis au seuil de -maisons basses, faisaient des signes que Hiên -ne comprit pas et leurs rires aigus de filles -l’exaspérèrent.</p> - -<p>Au pied d’un réverbère, les tirailleurs accroupis -sur les escabeaux d’un restaurant improvisé, -buvaient du thé : il leur demanda son -chemin. Il but du thé avec eux et causa : ses -nouveaux camarades l’informèrent que la chaloupe -du Cap-Saint-Jacques ne partait pas -avant onze heures et qu’il pouvait, sans crainte -de manquer son départ, passer un moment avec -eux. Ils lui apprirent des choses étonnantes sur -Saïgon, sur Cho-Len. La naïveté infinie de ce -provincial les confondait : mais, comme il avait -payé déjà plusieurs tournées, ils lui celèrent -soigneusement leur dédain : on se sépara bons -amis, après avoir décliné ses noms et ses -numéros matricules et s’être promis à plusieurs -reprises de se revoir.</p> - -<p>Hiên descendit la rue Catinat, le cœur battant -de stupéfaction et de ravissement. Il s’attardait -aux devantures des magasins, où, derrière -des comptoirs débordants de soieries, de -dentelles, d’étoffes, d’objets de toutes sortes et -de toutes formes et dont il ne soupçonnait -point l’usage, trônaient des messieurs chauves -et barbus et des demoiselles pâles à l’air arrogant -et méchant. D’autres messieurs barbus et d’autres -demoiselles aux figures pâles émergeant de -robes flottantes et molles le frôlaient, et il s’écartait -précipitamment, redoutant quelque coup -de canne et fuyant le regard dur des yeux fixes.</p> - -<p>Des grincements d’archet l’attirèrent : debout -entre les baies de la véranda, les pseudo-tziganes -de l’Hôtel Insulaire massacraient -une quelconque « marche de Rakoczy ». Il -admira franchement leurs dolmans garance -à brandebourgs noirs, mais leur musique lui -parut singulièrement barbare et criarde et, -s’étant risqué à gravir la première marche du -large escalier de briques, il constata que le -chant des violons semblait plonger les rares -consommateurs dans un accablement profond. -Des domestiques chinois le menacèrent de -leurs serviettes : il s’enfuit à toutes jambes et -se réfugia derrière la haie des pousse-pousse -qui appuyaient au trottoir leurs brancards -ornés de cuivre.</p> - -<p>Il reprit sa promenade, poursuivi par les -piaulements saccadés de l’orchestre. A la terrasse -d’un café, des officiers en tuniques blanches -buvaient dans des verres embués des liqueurs -multicolores. Des joueurs, assemblés autour -d’un tapis vert, manipulaient avec violence, -et d’un air furieux, de petits rectangles de -carton enluminés : Hiên consacra un bon -quart d’heure à surveiller leur partie avec -des yeux agrandis par l’étonnement. Entre -les tables de marbre s’insinuaient des marchands -de journaux, garçons impudents à -faces glabres sous les casquettes de drap bleu -foncé, des bouquetières, toutes petites filles -qui offraient des roses et des œillets avec des -mines effrontées de rôdeuses.</p> - -<p>Plus loin, les mêmes personnages faisaient -des gestes identiques aux terrasses de cafés -pareils. Puis les boutiques chinoises ouvraient -sur la rue leurs échoppes sales et puant -l’opium ; des rotiniers tressaient des chaises -longues et des fauteuils, des ébénistes vernissaient -des armoires de bois jaune ; des tailleurs -pesaient de leurs pieds nus sur les pédales rouillées -de machines à coudre préhistoriques ; des bijoutiers -fignolaient, à coups de marteau, des dragons -à crinière hirsute sur des manches d’ombrelles.</p> - -<p>Enfin ce fut le port. Un tramway à vapeur -passa en toussant, sifflant, crachant de la -vapeur et de la fumée, et Hiên, mal initié -encore à toutes les merveilles de la civilisation, -crut à quelque invention de mauvais esprits. -Le monstre disparu, il se rassura et s’orienta -entre les barils, les sacs et la ferraille qui encombraient -le quai.</p> - -<p>La multitude des chaloupes, vedettes, paquebots, -cargo-boats amarrés au ras des appontements -l’épouvanta. Un coolie obligeant lui -indiqua la chaloupe du Cap. Un élégant commissaire, -chaussé d’escarpins vernis qui laissaient -voir des chaussettes à pois, prit sa feuille -de route avec des airs dégoûtés de percepteur -recevant les impôts d’un vulgaire contribuable. -Moyennant cette formalité, le tirailleur fut autorisé -à se choisir une place sur le pont.</p> - -<p>Il n’arriva pas sans difficulté jusque-là : -l’entrepont était semé d’obstacles de toute -nature, ballots de coton, meubles, paniers de -poissons, rails, traverses, caisses de cartouches. -Au bord d’un trou noir, des matelots annamites, -suants et hurlants, manœuvraient des treuils -à bras qui déroulaient avec un tapage insupportable -des chaînes graisseuses. Des commissionnaires -allaient et venaient, ployés en deux -sous d’énormes malles dont les angles heurtaient -brutalement les infortunés passagers. Des -femmes embarrassées d’enfants pleurards et de -boîtes laquées se querellaient autour de l’échelle -qui menait au spardeck. Elles s’effacèrent pour -livrer passage à deux gros fonctionnaires européens, -et Hiên s’élança dans le sillage tracé par -les amples dolmans.</p> - -<p>Parvenu enfin sur le pont, il élut domicile -près du bastingage et, déposant sa musette, -poussa un profond soupir de soulagement. La -rivière de Saïgon étalait ses eaux jaunes entre -le quai planté de tamariniers et les rizières de la -rive gauche que bordaient des aréquiers, de -bananiers et des lataniers et où les buffles paissaient. -Jusqu’à l’horizon, que fermaient des -montagnes grises, des voiles de rotin cheminaient -entre les palmiers et les palétuviers sur -d’invisibles arroyos. Contre les berges, où s’écoulaient -des ruisseaux boueux, de misérables -cabanes étaient plantées sur quatre pieux ou -flottaient sur des radeaux de bambous.</p> - -<p>L’autre rive était plus exclusivement européenne : -les cales de l’arsenal penchaient leurs -toits d’ardoise auprès de formidables tas de -charbon et de briquettes ; les torpilleurs salis, -les contre-torpilleurs blancs, souillés de suie, -les canonnières couleur de rouille, les croiseurs -pavoisés de chemises et de pantalons mouillés, -les vieux cuirassés transformés en pontons et -coiffés de paillotes, retentissaient de coups de -sifflets, de heurts de marteaux, de sonneries de -clairons. Des vedettes s’essoufflaient, remorquant -des chalands de tôle rouge ; des canots -croisaient des sampans pilotés par des matelots -annamites et portant sur des pavillons multicolores -des noms de navires ou des numéros -d’ordre. La flottille des Messageries Fluviales -égrenait ensuite les cheminées noires de ses chaloupes.</p> - -<p>Hiên le Maboul, accroupi contre le bastingage, -s’étonnait des paquebots géants qui le regardaient -par les trous sombres des hublots : -« affrétés » massifs, courriers effilés, cargo-boats -trapus. A perte de vue, les steamers étaient -amarrés sur deux files, allemands, japonais, -américains, anglais, russes, chinois ; au loin, les -navires arrivant s’annonçaient par des panaches -de fumée noirâtre.</p> - -<p>Dans la clarté blanche du soleil, qui avivait le -vert tendre des feuilles neuves, l’ocre déteint -des toits de paille, la pourpre des flamboyants -en fleurs, les bronzes des lisses et l’acier bleuissant -des canons, l’énorme port vivait et haletait -à côté des rizières paisibles jalonnées de palmiers -et peuplées de buffles.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>A chaque instant, des passagers nouveaux -émergeaient du capot sur le pont. Hiên perçut -le cliquetis d’une baïonnette : il se retourna et -reconnut Phuc, son ancien ennemi, qui grimpait -à son tour l’échelle, gêné par son mousqueton, -par sa couverture roulée, son « coupe-coupe », -sa petite marmite de cuivre, tout -l’équipement enfin d’un tirailleur en tenue de -campagne. Sur ses talons, une femme noiraude, -courte et râblée comme lui, portait la caisse -classique et réglementaire, des nattes, des ombrelles, -des paniers de provisions où résonnaient -des vaisselles.</p> - -<p>— Par ici ! par ici ! clama Hiên.</p> - -<p>— Bonjour !… Aide-moi à me débarrasser et -à débarrasser ma femme.</p> - -<p>Ils s’installèrent contre le bastingage et, s’étant -assis sur une natte, causèrent en camarades -enchantés de se retrouver. Phuc venait d’achever -un stage d’infirmier au camp des Mares ; -il compatit au récit que lui fit Hiên de ses souffrances. -La grosse fille noire les écoutait en clignant -ses petits yeux bridés et en mâchant -bruyamment une feuille de bétel.</p> - -<p>— Oui ! je me suis marié, expliqua Phuc. -Mon stage fini, j’ai obtenu une permission de -quinze jours et je suis allé dans mon village. -J’y ai trouvé cette honnête fille que je connaissais -depuis des années et qui m’attendait, paraît-il ; -et nous nous sommes mariés.</p> - -<p>La mangeuse de bétel ouvrit une large bouche -saignante, où luisaient des dents laquées, et rit -silencieusement.</p> - -<p>— J’étais un peu fou autrefois, confessa -Phuc ; imagine-toi que cette petite sotte de -Maÿ m’avait séduit, avec ses allures de fille de -mandarin, avec ses yeux méchants, avec ses -tuniques de soie… Je l’aurais épousée, ma foi ! -j’aurais fait cette bêtise !… Hein ! me vois-tu -accouplé avec cette pimbêche ?… Quoi ? Qu’est-ce -que tu dis ?</p> - -<p>— Je ne dis rien !</p> - -<p>— Je plains son mari. Pendant que monsieur -suera sur la place d’exercice, madame ira promener -devant l’hôtel Ollivier ses robes neuves -et ses attitudes languissantes. Le premier venu -qui lui montrera une piastre la verra nue sous -sa moustiquaire. Un beau jour, du reste, elle -filera le parfait amour avec un Français, qu’elle -trompera, mais qui lui donnera de l’argent et -des bijoux. Cependant son mari se lamentera… -Nous autres, on s’aime solidement la nuit, et, -le matin, on se moque bien d’avoir une robe -trouée ; n’est-ce pas, Thi-Sao ?</p> - -<p>— Oui, frère aîné !</p> - -<p>Le joyeux Phuc pinça vigoureusement la -cuisse rebondie de son épouse, qui tendait le -pantalon luisant, et conclut :</p> - -<p>— Les gens avisés épousent des Thi-Sao ; -Maÿ est pour les imbéciles.</p> - -<p>— Je suis fiancé à Maÿ depuis six semaines, -dit humblement Hiên.</p> - -<p>— Tu es… Ah ! fit l’autre, abasourdi.</p> - -<p>Il devint subitement muet, car c’était un bon -garçon, un peu étourdi seulement ; et l’énorme -impair qu’il venait de commettre le consternait. -La placide Thi-Sao, que l’incident n’avait nullement -troublée, offrit aux tirailleurs une chique -de bétel, et tous trois mastiquèrent sans mot dire. -Près d’eux, les autres passagers s’étaient casés -pareillement par groupes entassés sur des nattes.</p> - -<p>La chaloupe, prête au départ, vomissait de la -fumée et s’entourait de jets de vapeur ; elle -siffla longuement, à plusieurs reprises, lâcha ses -amarres, comme à regret, et fila, remuant des -tourbillons de vase.</p> - -<p>Penché sur l’eau boueuse, Hiên avait froid -au cœur. Les paroles de Phuc, les paroles de -l’Aïeul seraient-elles vérifiées, un jour ? Se -pourrait-il que Maÿ, si jolie, si fine, livrât son -petit corps pour de l’argent ?… Comment pouvait-on -lire dans ses yeux immobiles la prédiction -d’un tel avenir ?… Serait-il seul aveugle, -lui, Hiên ? Le doute entra dans son âme pour -la première fois et toute sa joie du retour fut -empoisonnée.</p> - -<p>Phuc lui tendit une cigarette et demanda, -brusquement soucieux :</p> - -<p>— As-tu reçu des nouvelles de la compagnie, -à l’hôpital ?</p> - -<p>— Non, répondit Hiên, je n’ai vu personne.</p> - -<p>— Le bruit a couru, aux Mares, d’un nouveau -départ de l’Aïeul. C’est un tirailleur libéré qui -en parlait. Tu ne sais rien à ce propos ?</p> - -<p>— Rien !</p> - -<p>Ils échangèrent un regard inquiet. Tous deux -avaient la même pensée : l’Aïeul parti, Pietro -redevenait le maître et la vie d’enfer recommençait. -Tous deux frémissaient à l’évocation -du tyran, mais Hiên se sentait plus particulièrement -menacé. L’Aïeul l’avait arraché au bourreau, -l’avait réconforté et relevé, avait protégé -ses amours : allait-il retomber dans ses ténèbres, -recevoir encore des injures et des coups, être -comme jadis, aux yeux de sa fiancée, le pantin -ridicule et bafoué dont elle riait ?… Ce mariage, -que l’Aïeul avait préparé, se ferait-il ?… Les -rizières inondées, étincelant au soleil de midi, -lui parurent soudain sombres et désolées.</p> - -<p>Son camarade, qui n’était point accoutumé -aux longs chagrins, prononçait des paroles encourageantes :</p> - -<p>— Le tirailleur libéré n’assurait rien !… Ce -sont de simples racontars… Ne te frappe pas, -frère aîné ! Nous apercevrons l’Aïeul sur l’appontement, -tout à l’heure…</p> - -<p>Sa face réjouie affirmait sa confiance inébranlable -dans les événements.</p> - -<p>— Puisses-tu dire vrai ! répondit la voix dolente -de Hiên.</p> - -<p>Et l’espoir tenace lui rendit la gaieté. Entre -les paillotes de la rive, des coqs de pagode voletaient -gauchement, leur queue rousse pendante ; -le museau lustré d’une loutre émergeait parmi -les herbes flottantes et plongeait de nouveau -dans la vase. Des canards à plumage gris fer -nageaient de conserve contre le courant : au -bruit de l’hélice, ils allongèrent leurs têtes -plates, où luisaient les yeux méfiants, et filèrent -comme un essaim de flèches, égratignant de -leurs pattes l’eau bourbeuse. Des tourterelles -roucoulaient dans les touffes de bambou ; des -singes exécutaient des pirouettes dans les palétuviers… -Hiên se rasséréna définitivement au -spectacle de la vie grouillante dans la lumière -immobile.</p> - -<p>Les berges s’éloignèrent. Le clapotis capricieux -et saccadé du fleuve devint la houle large -et régulière de l’estuaire. La chaloupe côtoya -les pentes raides du massif de Ganh-Ray qui -dévalaient vers des roches noires chevelues -d’algues glauques, et la baie des Cocotiers apparut, -avec ses villas blanches noyées dans le -feuillage des frangipaniers. Thi-Sao repliait ses -nattes. L’ancre dévida sa chaîne goudronnée qui -cogna la tôle.</p> - -<p>Les deux camarades cherchaient en vain sur -l’appontement le casque de l’Aïeul. Dans le -canot vert qui se hâtait vers la coupée, des tirailleurs -se courbaient sur les rames. A l’appel de -Hiên, ils levèrent la tête.</p> - -<p>— Nho, demanda Hiên, haletant, où est -l’Aïeul ?</p> - -<p>Nho montra du doigt les montagnes de Baria, -qui s’estompaient à l’horizon envahi par la brume :</p> - -<p>— L’Aïeul est parti, dit-il d’une voix morne.</p> - -<p>La nuit sembla submerger la baie violette.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XV</h2> - - -<p>— Oui, l’Aïeul est parti, répéta le sergent -Cang en branlant la tête. Il est parti, parti sur -une dépêche reçue de Saïgon, sans avoir pu -même nous dire deux mots d’encouragement, -sans nous avoir revus. Bèp-Thoï a bouclé ses -caisses, bourré sa musette, et tous deux sont -entrés dans la grande forêt d’Annam, et personne -ne sait quand ils reviendront… Le soir, -le sous-lieutenant est venu prendre le commandement -de la compagnie. L’adjudant est maître ; -la terreur règne… Tu aurais mieux fait, mon -garçon, de rester à l’hôpital : ici on souffre.</p> - -<p>Il caressa sa barbiche blanche et regarda la -porte avec des yeux graves qui semblaient retenir -des larmes. Dehors, dans la nuit chaude -et gémissante, l’averse ruisselait sur le toit de -paille et tintait sur les feuilles mortes. La mer -geignait entre les galets de la jetée. Une rafale -souleva l’auvent de latanier, jeta quelques -larges gouttes d’eau sur la terre battue où -rôdaient les cancrelats, coucha la flamme fumeuse -du quinquet posé devant l’autel des ancêtres : -derrière sa moustiquaire violette, Maÿ -se retourna et soupira doucement.</p> - -<p>— Mauvaise nuit ! murmura Thi-Baÿ ; les -malins esprits errent dans la tempête ; les morts -délaissés se plaignent et menacent.</p> - -<p>Elle alluma un bâtonnet, le planta dans un -vase sacré empli de sable, et l’encens fuma -devant les lotus artificiels et mangés par les -vers. Les doigts osseux de la vieille femme se -joignirent et son échine se plia en deux, sous -l’œil ironique des bouddhas ventripotents et -roses peints sur les panneaux de papier. D’une -case voisine venaient des sons de clochettes. La -bourrasque continuait d’ébranler les chevrons. -Cang se lamenta :</p> - -<p>— Le sous-lieutenant ne sait pas ! Il est -jeune ; l’adjudant lui a dit que nous étions -fourbes, sournois, méchants, que lui seul, Pietro, -savait se faire craindre et obéir : il l’a cru… -A quoi bon réclamer ? Le sous-lieutenant est -aveugle et sourd… La vie n’est pas drôle, mon fils !</p> - -<p>— Mais qui dirige les travaux du nouveau -camp ? interrogea Hiên.</p> - -<p>— Personne ! les travaux sont interrompus ; -ton wagon se rouille dans un coin de la rizière.</p> - -<p>— Que fait-on, alors ?</p> - -<p>— L’exercice, parbleu ! Du matin au soir, -l’adjudant galope derrière les sections en aboyant -et aligne les traînards à coups de matraque… -Ah ! les belles manœuvres sur la place du -Marché, lorsque l’Aïeul, arrêtant son cheval -sur un talus, nous regardait défiler ! Nous -autres, les serre-files, chuchotions aux recrues : -« Tapez du pied au quatrième pas pour garder -la cadence ! » Et les recrues se meurtrissaient -le talon sur le sable et les cailloux. Les rengagés -tendaient le jarret et bombaient le torse ; les -deux pelotons défilaient comme un mur, les -coudes serrés, les mousquetons bien tenus en -main ; en avant, les clairons piaffaient et soufflaient -comme des diables, les yeux hors de la -tête… Les beaux jours que ces jours-là ! On ne -songeait guère à trouver l’exercice long ni fatigant, -parce que l’Aïeul était là !</p> - -<p>— L’Aïeul était bon et doux et poli, renchérit -Thi-Baÿ ; jamais il ne passait devant ma porte -sans me demander de mes nouvelles, sans causer -avec moi, pauvre vieille radoteuse. Les enfants -sortaient des cases pour lui prendre la main, et -lui leur distribuait des sous neufs. Quand l’adjudant -passe, le dos voûté, marmottant des jurons -dans sa moustache sale, les portes se ferment et -les gamins se cachent !</p> - -<p>— L’Aïeul était un bon maître, conclut -Cang.</p> - -<p>Ainsi se lamentaient-ils, pleurant leur bonheur -tranquille et l’homme qui leur donnait ce bonheur. -Au gré de la flamme, leurs ombres croissaient -et décroissaient sur les murs de torchis. -La tempête emplissait la nuit de ses plaintes -furieuses. Les âmes des morts semblèrent hurler -avec la sirène d’un paquebot en détresse, avec -les bambous grinçants, pliés par la tourmente, -avec les mouettes et les goélands s’appelant au-dessus -des ravins. Des branches sèches se brisèrent -contre la palissade.</p> - -<p>Hiên regarda le lit où, sous la moustiquaire, -s’agitait Maÿ, dérangée dans son sommeil par -les bruits du dehors ; elle dormait, sa figure pâle -traversée de frissons, les lèvres tremblantes : -quelque cauchemar, sans doute…</p> - -<p>— Tu penses à ton mariage ? dit Cang ; sois -sans inquiétude : il se fera. L’Aïeul m’a demandé -la main de Maÿ pour toi et je lui ai donné ma -parole. Il est parti, mais il sera fait selon ses -désirs : tu épouseras ma fille. Du reste, tu es un -brave garçon qui la rendras très heureuse. Elle -a bien quelques sottes idées : elle est vaniteuse, -coquette ; elle préférerait un prétendant riche -et généreux ; mais tu as la force et la santé qui -valent mieux que l’argent.</p> - -<p>— Merci, père !… Je suis peureux et timide ! -Je craignais… Je craignais… L’Aïeul parti, il me -semblait que tout allait s’écrouler, que tout le -monde allait se retourner contre moi, comme -autrefois quand je suis venu de Phuôc-Tinh. -Alors, tu me promets que…</p> - -<p>— Je te l’ai dit : tu épouseras Maÿ. Et maintenant, -étends-toi sur ce lit de camp. Fais provision -de sommeil et de calme ! Moi, j’ai perdu -l’un et l’autre depuis le départ du maître ; mais -je suis vieux et cela n’a rien d’étonnant.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>— Guérison complète ! c’est inouï ! déclara le -docteur devant qui Hiên à moitié nu grelottait.</p> - -<p>— Monsieur le major, insinua Pietro, important, -j’ai toujours dit que cet homme était un -simulateur habile.</p> - -<p>— Vous croyez ? Il faudrait qu’il eût été -vraiment habile pour avoir feint d’être atteint -du béribéri !</p> - -<p>— Mais avait-il réellement le béribéri ?</p> - -<p>— Vous le savez, sans doute, mieux que moi ! -répliqua le docteur. (Celui-ci n’avait jamais -témoigné à l’adjudant, dont il soupçonnait -la brutalité, une amitié débordante. Du reste, -l’Aïeul était son ami et il se souvenait d’avoir -vu le tirailleur manier le panka chez le lieutenant.) -Alors vous pensez que votre lieutenant -s’était laissé abuser par cet homme ?</p> - -<p>— N’importe qui l’aurait abusé, monsieur le -major, pourvu qu’il fût Annamite… A force -d’écouter toutes les doléances de ces gens-là, -il avait fait de la compagnie une vraie cour du -roi Pétaud, permettez-moi de vous le dire… -Quant à moi, je n’étais plus rien. Pour un malheureux -petit soufflet donné à un caporal, le -lieutenant ne parlait de rien de moins que de -me faire casser !</p> - -<p>— Il n’avait certes pas tort !… En tout cas -ma tâche était bien facile lorsqu’il commandait : -je n’avais que fort peu de malades, et jamais -de carottiers ; jamais je ne voyais venir à la -visite une telle procession de pauvres diables -épuisés et abrutis, sollicitant une exemption -avec des yeux désespérés… Que leur faites-vous -donc faire ?</p> - -<p>Pietro se garda de répondre. Il salua, tourna -les talons et s’en alla, satisfait de lui-même et -mécontent d’autrui.</p> - -<p>— Tu peux te rhabiller, dit le docteur à -Hiên. Tu reprendras ton service demain. Si tu -as quelque ennui, viens me trouver. Ton chef -était mon ami.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Et la vie de forçat reprit. Hiên le Maboul -s’aligna de nouveau, le mousqueton au poing et -le cœur sautant d’angoisse, à côté de ses camarades -pareillement terrorisés ; les tempes inondées -de sueur froide, les doigts frissonnants, il -guetta l’approche du tyran qui bâtonnait ses -voisins ; contre sa joue s’appliqua de nouveau la -main sale et velue du Corse, et sur ses épaules, -la trique de rotin. Il fut de nouveau la victime -qui exaspérait son bourreau par son mutisme -et sa faiblesse mêmes.</p> - -<p>Pietro s’acharna contre lui ; il le poursuivit de -sa haine sauvage : il lui semblait, frappant et -injuriant le protégé du lieutenant, tirer vengeance, -en quelque sorte, de la bonté feinte et -de l’effacement auxquels celui-ci l’avait contraint -pendant des mois. Foulant aux pieds le -serviteur, il insultait au maître absent avec -une basse joie de chacal jappant derrière le lion -disparu.</p> - -<p>— Tu lui diras, hurlait-il d’une voix enrouée, -mettant son poing sous le nez du silencieux -Hiên, tu lui diras, à ton Aïeul à deux galons, que -je t’ai allongé les oreilles hier, que je t’ai flanqué -une claque aujourd’hui !… Il peut bien revenir, -ton Aïeul ! D’ici son retour, je t’aurai mis au -pas ou j’aurai eu ta peau !</p> - -<p>Derrière la compagnie muette, les serre-files -se raidissaient, impassibles et les yeux fixes…</p> - -<p>Hiên perdit la notion des jours. Il se traînait -machinalement du camp à la place du Marché, -de la place au camp. Les heures d’exercice passaient, -lentes et semblables à des semaines, sans -qu’il parût s’en émouvoir ; au commandement -de son instructeur, il soulevait son mousqueton -ou le replaçait contre son pied droit, sans se -préoccuper d’une cadence ou d’un ensemble quelconque. -De fait, ses membres avaient repris toute -leur raideur d’autrefois, en même temps que la -peur faisait de nouveau la nuit dans son esprit. -Injures et coups n’avaient d’autre résultat -que de faire trembler davantage le malheureux -et le rendre plus inerte. Il lui parut que son supplice -durait depuis le commencement des siècles -et jamais ne cesserait. Le découragement le -saisit, puis l’abrutissement : il s’accoutuma aux -insultes ; son échine se courba, toujours tendue -à la matraque de l’adjudant. Ses mains retrouvèrent -leurs gestes fébriles ; il fut de nouveau -le pantin grotesque, maladroit et stupide. La -théorie et les cours de français le revirent bégayant -et ignare. Insensiblement il retournait -à ses ténèbres.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Cependant il n’oubliait pas l’Aïeul. Chaque -nuit, le visage de l’absent se penchait sur son lit -de camp ; il distinguait les yeux bleus si clairs, -les moustaches tombant sur les lèvres rieuses, et -l’absent répétait les paroles dites autrefois :</p> - -<p>— Tu connaîtras la vie et tu découvriras sa -laideur ; tu verras pulluler le mal comme des -larves de moustiques dans une mare. Les bons -sont rares et timides : les méchants sont légion -et font la loi… Tu sauras que les bêtes de la -forêt sont moins féroces que l’homme, qui fait le -mal pour l’amour du mal, et tu pleureras la -forêt et ton ignorance… La vie n’est pas -belle, petit frère, parce que l’homme est laid… -L’homme est un tigre pour l’homme. Fuis-le ; -tourne les yeux vers la nature ; elle seule ne -trompe point, ne change point ; regarde-la, -écoute-la vivre : elle emplira tes yeux de lumière, -tes oreilles de sons et les dégoûts humains -n’atteindront plus ton âme… Crains ton semblable…</p> - -<p>Hiên, qui a souffert des hommes, voudrait -déserter. Fuir ! fuir !… Hélas ! Hiên le Maboul -a vécu, il vit comme tout le monde : la civilisation -a rogné ses ailes d’oiseau sauvage. Il a pu -jadis essayer de prendre son essor vers la forêt -nourricière, lorsque, frémissant encore de la -liberté perdue, il a découvert avec horreur la -saleté de l’âme humaine. Aujourd’hui, comme -l’Ange de <i>la Merveilleuse Visite</i>, il ne peut plus -se servir de ses ailes. Il ne songe même pas à -s’en servir : la vie lui a façonné une mentalité de -civilisé enchaîné à sa meule et ignorant désormais -jusqu’au désir de l’affranchissement…</p> - -<p>Toutes les nuits, il entendait ainsi parler -l’Aïeul, répétait à demi-voix ses paroles, jusqu’à -ce qu’un voisin l’arrachât d’une bourrade -à son sommeil fiévreux. Alors il se dressait sur -sa natte, suant de terreur, croyant à quelque -contre-appel, croyant ouïr les rugissements de -l’adjudant. Il restait accroupi durant des heures, -la tête sur les genoux, guettant l’apparition de -l’aube derrière les lames des persiennes. Les -camarades disaient tout bas :</p> - -<p>— Le voilà qui cause avec l’absent ; sa folie -le reprend…</p> - -<p>Chaque soir, l’exercice terminé, il allait vers -le nouveau camp, et, chemin faisant, les femmes -et les gamins du village considéraient avec des -yeux ahuris ce grand tirailleur qui gesticulait -et parlait tout seul. Il errait dans le chantier -abandonné où flottait, croyait-il, l’âme de -son maître. Il s’asseyait sur le talus, près de son -wagonnet renversé, contemplait longuement -les rails que la rouille rongeait, le remblai -envahi par les herbes et raviné par les pluies, -les cases sapées par les termites, les hangars -affaissés, les trous à torchis où coassaient les -crapauds-buffles.</p> - -<p>Le crépuscule descendait du ciel, où cheminaient -des nuées illuminées d’éclairs. Peu importaient -à Hiên l’heure en fuite et la nuit -tombante : il écoutait vivre le passé… Sur la -rizière obscurcie grinçaient les roues basses ; les -pelles des terrassiers grattaient la tôle sonore -des bennes ; les marteaux des forgerons tintaient -sur les enclumes chantantes ; les scies -pleuraient âprement sur les limes. L’absent -parlait :</p> - -<p>— Du courage, petits frères ! la pause est -proche… Trinh, le manche de ton burin est -fendu : demandes-en un autre à ton sergent… -Raccourcis-moi ces paillotes, Nam ; donne -encore un coup de masse sur la tête de cette -cheville, Tam : tu vois bien qu’elle n’est enfoncée -qu’à moitié… Déplacez-moi ce rail, vous autres : -il menace de glisser dans la rizière.</p> - -<p>Les ténèbres envahissaient le chantier, et la -voix chère et les bruits familiers faisaient silence. -Hiên se levait avec un soupir, le front douloureux, -les jambes molles. Il se dirigeait vers la -maison de son maître, ruminant des espérances -insensées :</p> - -<p>— L’Aïeul est peut-être revenu ! je vais le -trouver fumant sa pipe sous sa véranda ou assis -devant son bureau. Alors je me tiendrai debout -derrière lui et je l’éventerai comme autrefois. Et, -lorsque ses yeux se lèveront vers moi, je me -mettrai à genoux près de lui, j’appuierai ma -figure sur ses mains et je pleurerai, je pleurerai, -et lui me parlera doucement…</p> - -<p>Il se faufilait dans la brousse ; les aiguilles -des cactus ensanglantaient ses talons ; les branches -des euphorbes accrochaient les manches -de son veston, fouettaient ses joues. Hélas ! -nul rai de lumière ne filtrait sous les persiennes -fermées. Contre la balustrade la chaise longue -de rotin pourrissait. Hiên rôdait, désolé, sous -la véranda, et les chambres vides lui renvoyaient -à travers les portes closes le bruit de ses pas. -Des ailes de chauves-souris le frôlaient avec -des plaintes aiguës. Sous l’appentis de Bèp-Thoï, -les araignées tissaient leurs toiles… L’Aïeul -n’était point revenu.</p> - -<p>Alors Hiên rentrait au camp à travers les -ténèbres, indifférent aux flammes errantes des -lucioles. Il se jetait sur sa natte, la tête enfouie -sous les bras.</p> - -<p>— Pourquoi n’es-tu pas venu dîner aujourd’hui ? -demandait le brave Nho, remué par la -peine profonde de son ami. Réponds ! voyons !… -Tu es encore allé chez l’Aïeul, hein ?… Et il t’a -parlé, hein ?…</p> - -<p>Et Nho, apitoyé, ajoutait :</p> - -<p>— Il reviendra, frère aîné, il reviendra !… Ne -désespère pas ! Pleure, mon vieux, si tu as envie -de pleurer : les larmes te soulageront… Moi aussi, -j’ai du chagrin : il y a des jours où les larmes -m’étouffent ; mais je sais que tout cela finira -et je patiente… Je mange à ma faim, je bois à ma -soif : il n’y a rien de tel que d’avoir le ventre -plein pour résister au chagrin… Je t’ai gardé -quelques gâteaux et du riz : mange, frère aîné.</p> - -<p>— Laisse-moi, laisse-moi tranquille ! suppliait -Hiên d’une voix si lasse et si effroyablement -navrée que son camarade n’insistait plus.</p> - -<p>Et Nho se couchait, à son tour, murmurant -rageusement :</p> - -<p>— Il devient fou !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVI</h2> - - -<p>— Épargne-moi, Maÿ ! Je suis malheureux : -on m’insulte, on me frappe, et je perds la tête. -Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni -même qui je suis… C’est la folie qui vient… -Alors je vais vers toi comme une jonque en -détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité. -Aie pitié de moi ! Parle-moi avec douceur, -comme une mère à son enfant.</p> - -<p>Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre -qu’elle est en train de grignoter, tourne ses -grands yeux durs vers Hiên et déclare tranquillement :</p> - -<p>— Finis de geindre ! tu m’ennuies !</p> - -<p>Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit -banc devant l’étalage d’un restaurant. Le tirailleur -a offert une dînette à sa fiancée, et celle-ci -a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle -compte, ce matin de dimanche ensoleillé, avec -son collier d’or et ses deux tuniques superposées, -éblouir ses amies et fasciner quelque jeune -Français.</p> - -<p>Elle recommence de mordre la canne à sucre -et s’amuse de la foule qui gesticule et crie sous -la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles -disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre -le bétel. Accroupies sur des nattes, les -marchandes pérorent avec des mines importantes -et pénétrées de notables commerçantes. -Un collecteur hindou, ceint d’un pagne flottant -qui découvre ses chevilles noires, circule entre les -groupes de femmes bavardes et recueille quelques -sapèques et force injures : car ces dames, -en tout pareilles à leurs congénères de France, -usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant. -Entre toutes, les marchandes de poisson -se manifestent bruyantes et rebelles aux sommations -de l’agent du fisc : retranchées derrière -leurs remparts de requins-marteaux glauques, -de langoustes brunes, de crabes indisciplinés et -sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le -poing au malheureux fonctionnaire et le traitent -de « nègre », pour l’hilarité débordante des -gamins assemblés et nus.</p> - -<p>Des fruitières vident leurs paniers, d’où -s’écroulent les régimes de bananes vertes, -jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons, -les pamplemousses, les mangoustans coiffés -d’une capsule étoilée, les fruits de jaquiers -rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants, -les ananas bosselés et dorés comme des -pommes de pin, les mangues oblongues et veloutées. -Les maraîchères venues des villages tapis -dans les clairières de la forêt ont étagé les patates -violettes et difformes, les faisceaux de cannes -à sucre semblables à des roseaux, les courges, -les citrouilles, les plants de salade, les pastèques, -les arachides à coque terreuse. Des brocanteurs -débitent une foule d’ustensiles agréables ou -utiles : cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux -de pipes à opium frettés d’argent, couteaux à -bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes -de nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier -rouge renfermant du fiel d’ours séché, pinces -à épiler, peignes de bois, bobines de fil, -cristaux de borax, chandeliers laqués pour -l’autel des ancêtres, brûle-parfums de bronze, -théières de faïence, rouleaux de papier -argenté et doré pour cérémonies funèbres, -nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes -d’encens.</p> - -<p>Entre les éventaires s’attardent des paysans -en longues tuniques garance, teintes au <i>cu-nao</i> ; -accoutumés au silence profond des rizières jaunissantes -où pataugent les buffles muets, tout -ce mouvement et tout ce bruit les épouvantent. -Les habitants de la ville les étonnent singulièrement -par leur luxe et leur liberté d’allures : -au passage d’un boy chaussé de bottines vernies, -les rustres s’écartent précipitamment, les mains -prêtes aux <i>lay</i><a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a> et les yeux ronds d’admiration -naïve, convaincus que le passant est un important -mandarin ou tout au moins un gros richard. -D’autres mandarins de même rang, cuisiniers -de fonctionnaires français, se carrent sur les -tabourets d’un rôtisseur, fument les cigares de -leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas -dépouiller de leurs bagues écarlates et font de -grands éclats de rire entre deux assiettes de riz, -que paieront tout à l’heure les piastres des -maîtres.</p> - -<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages -de marque et qui se fait avec les deux mains -réunies sur la poitrine.</p> -</div> -<p>— Aie pitié de moi ; sois douce ! répète à -voix basse le triste Hiên.</p> - -<p>— Laisse-moi tranquille !</p> - -<p>Elle s’est détournée de lui pour contempler, -avec des yeux de convoitise, des congaï qui font -leur entrée dans la halle. Les rais de soleil, où -dansent follement des poussières brillantes, -plaquent les tuniques raides de reflets brusques, -noyés dans l’ombre et rallumés aussitôt ; les -mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons -poudrés chatoient ; les colliers de grains -d’or étagent sur les poitrines menues, habillées -de velours mauve, lilas et grenat, leur triple -rangée d’étincelles ; les diamants, les rubis, les -émeraudes des bagues, des bracelets montant -jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs -multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ. -Pour acquérir ces richesses, il a suffi à ces filles -de se vendre à des Français : qu’importe le -mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration -et le dépit l’accompagnent ? A côté des -courtisanes cheminent des femmes de tirailleurs ; -visages noircis par la sueur, seins affaissés sous -les vestes de coton décoloré, dos courbés sous -le poids des paniers ; ni bagues, ni bracelets, ni -boucles d’oreilles, ni mules brodées de paillettes… -Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple -et pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots -dans la gorge :</p> - -<p>— Pourquoi es-tu indifférente ? Pourquoi -n’as-tu pour moi que des regards mauvais ? -Que t’ai-je fait ? Si tu ne peux me donner ton -amour, fais-moi l’aumône au moins du sourire -que tu adresses aux inconnus dans la rue !… -Ah ! si l’Aïeul était là !…</p> - -<p>Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés -qu’illuminait la présence de l’Aïeul. Les -marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient avec -des cris de joie ; il leur parlait, écoutait leurs -confidences interminables, leur donnait des conseils -pratiques qui provoquaient les rires inextinguibles -de ces dames. Il plaisantait avec elles.</p> - -<p>— Ah ! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière -édentée et ridée, je ne voudrais point d’autre -mari que toi, Aïeul à deux galons !</p> - -<p>— Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge, -je voudrais me souvenir que nous avons été -jeunes ensemble et que nous avons dormi sur -la même natte !</p> - -<p>Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux -accouraient lui prendre la main ou se pendre aux -pans de son dolman où leurs doigts s’imprimaient -en rouge. Il finissait par s’échouer dans -la boutique d’un restaurateur et grignotait des -gâteaux chinois en buvant du thé ; il conviait -Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage -de la fillette s’illuminait ; elle devenait aimable -et gaie, et son rire sonnait à chaque mot.</p> - -<p>Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée -silencieuse et impénétrable. Il voit le front -bombé, lisse et blanc, les sourcils tendres et -légers, relevés vers les tempes, les paupières -abaissées à demi, les cils immobiles voilant les -yeux cruels, le nez imperceptible aux narines -retroussées, les lèvres charnues et rougies par le -bétel. Un désir insensé et brutal lui étreint le -cœur, de saisir cet animal sournois et indéchiffrable, -de l’emporter loin de cette humanité -compliquée, loin de ces femmes trop parées, -loin de ces hommes aux regards effrontés, -d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et -lui seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines -et trouble son cerveau : la jalousie, la jalousie -qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de suite -atrocement.</p> - -<p>Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les -cloches et ronflent les gongs, la messe vient de -finir. Le marché se remplit de Français : officiers -d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent -aux pentes de la montagne dans le feuillage -nuageux des bambous ; pilotes massifs, -tanguant et roulant, parlant très haut ; troupiers -étiques dont les figures minces et trop blanches -disparaissent sous les casques trop larges enfoncés -jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux -de coquetterie dans leurs amples tuniques de -toile grise ; femmes coiffées de casques de liège -qu’habillent des dentelles et qui sont trop -pareils à des abat-jour ; robes flottantes de crépon, -souliers découverts et bas à flèches d’or, teints -fadasses criblés de taches de rousseur ; garçonnets -arrogants et pâlots, contemplant avec -des yeux effarés les gamins annamites vêtus -d’une ficelle ; sous-officiers pommadés et parfumés -frisant des moustaches avantageuses ; fonctionnaires -de la douane et de l’administration, -empesés et solennels.</p> - -<p>Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre -de la Guadeloupe, vague comptable du Sanatorium, -se distingue par la hauteur de ses faux -cols, le miroitement de son plastron garni de -faux brillants, le pli impeccable de son pantalon -et la pomme d’or de sa canne.</p> - -<p>Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement -au Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été -sensible au charme et aux œillades de la petite -personne ; il l’a rencontrée deux ou trois fois -sur l’appontement, l’a complimentée en annamite -sur son collier, cadeau de l’Aïeul, sur la -couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée ; -mais, tout au fond de son cœur de petite -femme, elle a tressailli d’aise. Dès la deuxième -entrevue, il lui a offert de lui faire visiter sa -demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir -brodé de fleurs ; elle n’a rien répondu et -s’est détournée avec une majesté de reine -offensée ; mais l’offre n’a pas été oubliée : le -mouchoir à bordure fleurie hante les rêves de -Maÿ, qui se promet d’aller voir le « nègre ». Quant -au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse -couche de fatuité cuirasse contre le doute, il -se persuade bonnement que son physique de -commis-voyageur et son langage zézayant -ont produit sur la petite Vénus jaune l’irrésistible -effet auquel l’ont accoutumé les mulâtresses.</p> - -<p>Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement -d’yeux complice du jeune homme olivâtre. -Il pâlit ; la tête lui fait mal et ses yeux -voient trouble ; il est las soudain comme s’il -avait couru pendant des heures, et il a envie -de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans -le voir, préoccupé seulement d’attirer sur son -veston immaculé les regards de Maÿ. Il finit -cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme -la bravoure n’est point sa vertu première, il -bat précipitamment en retraite et disparaît.</p> - -<p>— Rentrons à la maison, décrète la fillette.</p> - -<p>— Oui ! oui ! rentrons ! Je suis fatigué de -tout ce tapage, de ces gens qui vont et qui -viennent.</p> - -<p>— Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên ! -C’est toi qui m’as demandé de t’accompagner -au marché, et te voilà maintenant impatient -de partir !</p> - -<p>— J’en ai assez de voir ces hommes te sourire -et de te voir répondre à leurs sourires par -des sourires !</p> - -<p>— Serais-tu jaloux, par hasard ?</p> - -<p>— Je ne sais pas ; je souffre ! J’ai vu tout -à l’heure le jeune noir te saluer et j’ai senti -mes yeux se voiler, et trembler mes mains… -Où as-tu connu cet étranger ?</p> - -<p>— Je ne le connais pas. Je commence à croire -que tu deviens réellement stupide. Personne -ne m’a saluée au marché.</p> - -<p>— J’ai cru voir…</p> - -<p>— Tu t’es trompé !</p> - -<p>— Je me suis trompé, sans doute ! concède -l’humble amoureux. Pardonne-moi, sœur aînée : -je t’aime et je suis inquiet ; je me figure être -entouré de gens qui menacent mon bonheur, -qui cherchent à t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi ! -Vois-tu, ma tête est faible : je -suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises. -Je ne serai plus jaloux !</p> - -<p>Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse. -Un lépreux écroulé contre la haie, entre -les fleurs lilas et les feuilles anémiques des -euphorbes, interrompt sa mélopée pour ricaner :</p> - -<p>— Tu en parles à ton aise, mon jeune ami ! -On guérit plus vite de la lèpre que de la jalousie… -Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune !</p> - -<p>Ses lèvres pourries découvrent les gencives -blanches qu’entrechoque le rire.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>La parole du lépreux se vérifia : la promesse -de Hiên n’était qu’une vantardise d’amoureux -novice. La jalousie s’installa dans son cœur -et dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour -devait faire un paradis terrestre, fut un enfer. -Pietro et Maÿ, sans se concerter, se partagèrent -la tâche de torturer cette âme simple, l’un par -la terreur, l’autre par le doute.</p> - -<p>Les rares instants de répit que l’adjudant -accordait au tirailleur, celui-ci les employait -à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter : « Que -fait-elle en ce moment ?… » Il s’imaginait la -voir, profitant des heures de liberté absolue -que lui procuraient les exercices, endosser en -hâte sa tunique de crépon, boucler à son cou -son collier, et, trompant la surveillance de -Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait -le traître au teint de citron.</p> - -<p>Il la voyait, souriant et balançant gracieusement -les bras, cheminer sous les frangipaniers -de l’avenue, franchir le portail de briques où -grimaçaient des monstres de terre émaillée. -Il la voyait apparaître, blanche et dorée, hors -de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement -et ses mains frissonnaient, secouées par -le vent de la folie renaissante.</p> - -<p>Souvent, comme il errait dans le crépuscule à -la recherche de l’absent, les abominables visions -se présentaient à son esprit ; il revenait en -courant vers le camp, tête basse, bousculant -les rondes d’enfants qui tournoyaient dans les -chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue, -Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare -à treize cordes. Il s’asseyait près d’elle, essoufflé, -le cœur tressautant :</p> - -<p>— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? interrogeait-il -lorsque les fils de cuivre cessaient de moduler -leurs plaintes aigres.</p> - -<p>— Je me suis promenée.</p> - -<p>— Où es-tu allée ?</p> - -<p>— Qu’est-ce que cela peut te faire ?</p> - -<p>Menue et sournoise, elle le défiait de ses -yeux calmes et froids, où rien ne se lisait de -l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre -vaincu d’avance dans cette lutte inégale où -son innocence même et sa simplicité faisaient -le jeu de son adversaire. Devant cette petite -fille qu’il eût aisément broyée entre ses doigts -de géant, il restait penaud et muet, désespéré -de son impuissance : à quoi lui servaient ses -gros poings et ses biceps ?</p> - -<p>Farouche, il regardait les lignes d’écume -lumineuse émerger de la nuit et mourir sur -la plage ; les falots des sampans dansaient -comme un vol de lucioles. Le feu de Can-Gio -ouvrait son œil sanglant et fixe dans les ténèbres -épandues sur la baie. La rumeur de la houle -emplissait l’horizon ; des massifs effacés par -l’ombre, descendaient les plaintes chuchotantes -des bambous, et les vagues et le feuillage -semblaient geindre avec le sauvage affligé.</p> - -<p>Cependant l’ironique chanson de la cithare -égrenait ses notes railleuses. Maÿ reprenait -sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa musique, -heureuse aussi de la souffrance devinée -à ses côtés, elle roucoulait à mi-voix, les paupières -battantes et la gorge ondulante… Ah ! -l’écraser d’un coup de poing !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVII</h2> - - -<p>La voix rauque de l’adjudant proféra des -commandements et, quatre par quatre, les -tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise. -Ils défilèrent silencieux et farouches, dans les -rues qui s’éveillaient ; les chiens errants jappaient -sur les talons ; la hotte sur le dos, des -sampaniers cheminaient en longue file sous les -cocotiers inclinés : joyeux de leur pêche nocturne, -ils saluèrent la colonne de lazzi égrillards. -Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de -jadis, ils se turent, redoutant d’avoir troublé -quelque grave cérémonie militaire.</p> - -<p>Les chantiers du camp nouveau alignèrent -au-dessus des talus envahis par l’herbe leurs -charpentes inachevées, rongées par les termites, -et leurs murs de torchis jaunissant. La clarté -blême du petit jour aggravait la tristesse du -terre-plein désert où gisaient dans le sable les -bennes rouges des wagonnets, pareilles aux -tronçons d’une coque échouée.</p> - -<p>Les tirailleurs détournèrent la tête : trop -de souvenirs habitaient ces cases vides et ces -hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les -yeux : trop longtemps il avait poursuivi en -vain l’ombre de l’Aïeul à travers le camp -abandonné ; dans son cœur las, abreuvé de -trop de chagrins, il n’y avait plus de place pour -l’espoir ; l’absent tardait trop à revenir… -Invinciblement, sa marche se ralentissait ; -ses jambes semblaient le river au sol…</p> - -<p>— Avance, Hiên, avance : l’adjudant te -regarde, dit son compagnon en le prenant par -le bras.</p> - -<p>Le sabre court sonnait sur les pavés ; le -désespéré fit un effort pour s’arracher à la -torpeur qui le gagnait et trotta lourdement, -comme un âne trop chargé.</p> - -<p>La compagnie pénétra dans la forêt ; les -sections se dispersèrent. Hiên et Nho suivirent -une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière -les hautes fougères, le tyran disparut.</p> - -<p>Hiên écouta craquer les branches tombées -que brisaient les pieds nus ; d’autres patrouilles, -filant par des sentiers voisins, semblaient des -hardes de sangliers froissant les feuilles mortes. -De la brousse touffue montait le parfum iodé -de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des -bruyères teintées de rose, le relent fauve de -l’eau croupie. Sur la terre grasse, que les pluies -avaient ravagée, se tordaient les racines brunes, -pareilles à des pythons monstrueux.</p> - -<p>La patrouille fit halte dans une clairière, -au bord d’une mare obscure ; des arbres géants -étendaient sur elle le dais de leurs branches -enchevêtrées : banyans aux troncs enrubannés -de lianes, tecks élancés et droits aux feuilles -de carton terne, gommiers balafrés de coupures -béantes qui distillaient la sève sirupeuse -et blanche. Dans la boue piétinée par les chevreuils -pointaient les tiges vert tendre des -herbes naissantes.</p> - -<p>Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur -déborda. Toutes ses peines vinrent à lui à la -fois, au rappel des parfums familiers : l’exil, -les tortures de l’initiation, les brèves minutes -de joies évanouies, les épouvantes de chaque -instant, les coups meurtrissant sa face douloureuse, -et l’amour malheureux, et l’atroce -jalousie… Il arracha de son épaule la bretelle -du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et s’abattit -dans le gazon trempé de rosée, la figure -entre les mains. Il pleura, avec des hoquets et -des râles qui retentissaient dans la clairière -endormie.</p> - -<p>— Quelle misère ! gronda Nho. Et l’Aïeul -qui ne revient pas !… Aïeul à deux galons, -pourquoi nous as-tu abandonnés ?…</p> - -<p>Il s’exaspérait, hurlait à son tour.</p> - -<p>— Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble -pas le malheureux qui crie sa peine aux esprits -de la forêt… Laisse-le pleurer en paix !…</p> - -<p>Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en -silence la déchirante lamentation qui tantôt -retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte -des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce -comme une plainte d’enfant. Nho se rapprocha -de Cang :</p> - -<p>— Maître sergent, dit-il, maître sergent, il -faut écrire à l’Aïeul : il faut que l’Aïeul sache -et qu’il revienne… Écris à l’Aïeul !…</p> - -<p>Cang hocha la tête :</p> - -<p>— Que lui dirai-je ?</p> - -<p>— Tu lui diras que nous souffrons…</p> - -<p>— C’est vrai, nous souffrons… Mais faudra-t-il -lui dire que nous souffrons par la faute d’un -Français ?… Pourra-t-il croire, lui qui est juste, -lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté ? -Ne me parlera-t-il pas ainsi : « Cang, tu es un -mauvais sous-officier ; tu manques à ton devoir : -tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et -sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles -accusations, parce que tu ne l’aimes -point… Je sais, je sais que tes compatriotes ont -ainsi dénoncé faussement des gradés parce -que ceux-ci ne leur plaisaient pas. Cang, tu -mens !… »</p> - -<p>— L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang -puisse mentir !</p> - -<p>— Il me dira : « Réfléchis bien ! Tu prétends -que l’adjudant vous insulte, qu’il lève son bâton -sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute -grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront -contre lui, le châtieront : car de telles actions -sont contraires aux lois françaises et aux règlements, -et les chefs puniront sévèrement l’homme -coupable d’avoir manqué aux lois et aux règlements. -Les chefs haïssent la brutalité ; mais -le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu -as calomnié ton supérieur… »</p> - -<p>— L’Aïeul saura distinguer la vérité !</p> - -<p>— Il ne me croira point…</p> - -<p>— Il te croira !</p> - -<p>— Où lui adresserai-je ma lettre ?…</p> - -<p>— Après l’exercice, pendant la sieste, nous -interrogerons les sampaniers… Nous monterons -sur les jonques qui sont dans la baie des -Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs -d’Annam s’ils n’ont pas vu notre maître… Il -faut que l’Aïeul sache !…</p> - -<p>Des coups de feu lointains s’espacèrent… -Hiên se leva, blême et titubant, et suivit la -patrouille qui se glissait dans la brousse.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Nho donna un dernier coup d’aviron : le -canot vira dans l’eau dorée, vint se coller -contre la coque couturée d’une jonque. Des -sampaniers accoururent, se penchèrent sur le -bordage, saisirent le vieux Cang par les aisselles, -le hissèrent sur le pont où séchaient des queues -de raies et des peaux de requins.</p> - -<p>Autour du terrien, que le tangage inquiétait, -les hommes de la mer, leurs femmes hâlées et -rieuses, leurs enfants nus et basanés firent -cercle, se poussant du coude, grimpant sur les -rouleaux de cordages et jusque dans les agrès. -Tous à la fois, ils questionnaient le sergent ; -des jonques voisines, rangées bord contre bord, -d’autres curieux accouraient, avides de connaître -le motif de cette visite inattendue :</p> - -<p>— Que veux-tu de nous, oncle sergent ?</p> - -<p>— Pourquoi es-tu venu sur notre barque ?</p> - -<p>— Que se passe-t-il ?</p> - -<p>Cang ne répondait rien, demeurant adossé -à l’embrasure d’un panneau, déplorant en silence -le manque total d’éducation dont faisaient preuve -ces marins.</p> - -<p>Un vieillard le guida par la main, écarta du -poing les indiscrets, fit asseoir son hôte sur une -natte :</p> - -<p>— Apportez au grand mandarin du thé et -du bétel ! commanda-t-il.</p> - -<p>Il prit place lui-même sur la natte en face du -sergent, lui tendit une cigarette. Et Cang lui -demanda :</p> - -<p>— N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu -pas vu mon maître ?</p> - -<p>— Qui est ton maître ?</p> - -<p>— L’Aïeul à deux galons.</p> - -<p>— Ton maître est donc un vieil homme ?…</p> - -<p>— C’est un homme très jeune, qui a des yeux -clairs et souriants, des moustaches tombantes -et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches -deux galons d’or. C’est un homme qui est bon -avec les Annamites, qui leur parle avec une -voix très douce, dans leur langue, qui donne -des remèdes aux malades, aux petits enfants -des sous et des caresses, qui sait lire dans nos -livres et connaît nos légendes et nos poèmes… -Il est instruit, il est sage comme un homme très -âgé, et c’est pourquoi nous l’appelons notre -Aïeul…</p> - -<p>— Dans quelle région se trouve-t-il ?</p> - -<p>— Il est parti par la grande route qui va de -Saïgon à Hué, et, depuis son départ, nous -n’avons pas eu de ses nouvelles… Quelqu’un -des tiens l’a-t-il vu ?</p> - -<p>— L’Annam est immense ; les ports où sont -armées nos jonques sont innombrables : les -unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à -Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres -à Cam-Ranh… Mais nous sommes des gens -de la côte et jamais aucun de nous ne se risque -à remonter les torrents, à pénétrer dans la -montagne…</p> - -<p>— Mais les montagnards viennent vendre -les cardamomes aux villageois des plaines : -peut-être un marchand, causant avec les tiens, -a-t-il pu parler de mon maître ?…</p> - -<p>— Peut-être… Holà ! vous autres, ouvrez -vos oreilles : quelqu’un d’entre vous a-t-il ouï -parler d’un certain Aïeul à deux galons ?</p> - -<p>— Moi ! moi ! crièrent plusieurs voix.</p> - -<p>— Moi, je l’ai vu !</p> - -<p>Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança -près de la natte et répéta :</p> - -<p>— J’ai vu l’Aïeul !</p> - -<p>Un soir, sur la place étroite d’un hameau -perdu, à la lisière des bois profonds, il avait vu -la foule des paysans et des bûcherons assemblée -autour du banc où trônait un officier, un -lieutenant. Cet officier, que les notables nommaient : -« l’Aïeul à deux galons », narrait une -histoire que les campagnards écoutaient, bouche -bée ; des garçonnets et des fillettes jouaient à ses -pieds ; un tirailleur à barbiche blanche allait -et venait parmi les groupes…</p> - -<p>— C’est lui, dit Cang, c’est mon maître !</p> - -<p>Alors il fit aux sampaniers consternés le récit -des souffrances endurées par leurs frères militaires ; -il dit les humiliations et les outrages -quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime -des opprimés à la justice de l’absent…</p> - -<p>— Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais -écrire à ton maître, ce soir, par l’écrivain public -qui se tient au marché, une lettre qu’une de -nos jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul, -sera chargé de lui remettre ta plainte et lui -répétera tes paroles…</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>— Relis maintenant ! dit Cang.</p> - -<p>L’écrivain public assura sur ses oreilles les -tiges de ses besicles, prit la feuille à deux mains, -l’approcha de la mèche charbonneuse du quinquet, -et lut :</p> - -<p>« Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà -trop tardé. Après ton départ, le joug a été replacé -sur nos cous, plus lourd encore parce -que le bouvier avait des rancunes à satisfaire… -Le sous-lieutenant est bon, mais il ne voit -rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car -Pietro l’a persuadé que la race annamite était -fourbe et dissimulée et que nous étions méchants -entre les méchants.</p> - -<p>» Et l’adjudant est maintenant le maître -incontesté. S’il se fût contenté, comme autrefois, -de distribuer des jours de consigne, des -injures et des coups de pied, nous eussions -retrouvé, pour endurer le supplice, notre résignation -d’autrefois ; on eût courbé l’échine -et invoqué ton nom en silence… Mais il a fait -pire : se souvenant que tu avais tiré une première -fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné -contre ton protégé. Du réveil à l’extinction -des feux, il se complaît à le torturer, à l’abrutir, -à l’épouvanter, de sorte que l’être simple -est en train de retourner à ses ténèbres : peut-être -reviendras-tu trop tard pour lui rendre -une deuxième fois la lumière.</p> - -<p>» Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir -osé t’écrire ces choses… Je sais que cela n’est -point conforme à la discipline ; mais n’est-il -pas permis au soldat qui a servi fidèlement -pendant des années d’élever sa voix en faveur -de ses frères d’armes malheureux ?</p> - -<p>» J’ai trente ans de services, Aïeul : pendant -trente ans, des officiers français et des sous-officiers -français m’ont commandé ; les uns -étaient affables et doux comme toi ; d’autres -étaient rigides et inaccessibles, mais tous -étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs -annamites obéissaient avec joie… Celui -dont je te parle est injuste et cruel, et jamais -je n’avais rencontré son pareil.</p> - -<p>» Nous plions encore devant lui : le jour est -proche où le vase trop plein débordera de toutes -parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront…</p> - -<p>» Hâte-toi, Aïeul à deux galons : tes petits-enfants -crient vers toi et se lassent de n’être -point entendus… Hâte-toi !… »</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XVIII</h2> - - -<p>Derrière les faisceaux de mousquetons que -hérissaient les lames luisantes, la compagnie -piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient -où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes -fusait vers l’azur du zénith la lumière jaune et -dorée épandue sur le ciel et la terre.</p> - -<p>— Beau temps pour la revue ! confia Castel, -épongeant ses joues rasées de frais, au fourrier -rose et joufflu que le casque trop grand coiffait -comme d’un abat-jour.</p> - -<p>— Vrai temps de Fête nationale ! Le soleil -est républicain !</p> - -<p>— Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie.</p> - -<p>— Et pendant la route, donc !</p> - -<p>— Pourquoi ne partons-nous pas ? Qu’est-ce -qu’on attend ? Le sous-lieutenant vient -d’arriver : le voici qui cause avec Pietro sous la -véranda de la grande case.</p> - -<p>— Tiens ! tiens ! pourquoi n’a-t-il pas mis -de bottes ?</p> - -<p>— Bizarre !… Et le fougueux Barka est dans -son box !</p> - -<p>— Qui est-ce donc qui va commander la compagnie ?</p> - -<p>— Hein ! mon vieux ! si le lieutenant était -revenu sans crier gare !…</p> - -<p>— Va donc ! va donc ! ne te berce pas de -cette illusion, mon bon Provençal !</p> - -<p>— En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille -basse. Il était presque aimable tout à l’heure -pendant le rassemblement. Il y a sûrement du -nouveau qui se prépare. Psst ! Cang ! Tu n’as -pas entendu parler du retour de l’Aïeul, par -hasard ?</p> - -<p>Cang secoue la tête d’un air dubitatif :</p> - -<p>— Le bruit court que l’Aïeul est revenu ; -mais personne n’en sait rien au juste. On avait -annoncé son retour tant de fois déjà que personne -n’y croit plus. J’ai questionné Hiên le -Maboul : il ne sait rien ; il est à moitié fou et -tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé -de rôder autour de la maison du lieutenant : il -est découragé. Bèp-Thoï n’a pas paru dans le -village hier soir.</p> - -<p>— Dis donc, le sergent-major est peut-être -renseigné : faufile-toi jusqu’à la chambre de -détail. L’adjudant tourne le dos, justement : -tu ne risques rien. Donne-moi ton mousqueton.</p> - -<p>Le fourrier trotta ; les franges jaunes des -épaulettes de laine dansaient sur le dolman -blanc ; il s’insinua entre les stores verts que -décoraient des monstres garance, zébrés par -les averses. La basse puissante du sergent-major -émit des paroles inintelligibles, puis le -casque démesuré du messager écarta les rideaux -de rotins.</p> - -<p>— Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on -se moque de lui, qu’on lui a déjà monté ce -bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend -plus.</p> - -<p>Ils se regardèrent, désappointés :</p> - -<p>— C’est idiot de faire courir des bruits pareils ! -grogna Castel. On s’emballe, on s’emballe, puis -tout casse et l’on se retrouve forçat comme -devant, mais le boulet est plus lourd.</p> - -<p>Des gamins essoufflés galopèrent devant la -palissade, passèrent leurs museaux suants entre -les bambous et crièrent à tue-tête :</p> - -<p>— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !</p> - -<p>Les femmes accroupies sous les écussons -tricolores et les girandoles de la porte répétèrent :</p> - -<p>— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !</p> - -<p>La compagnie entière se rua vers la route, -abandonnant les faisceaux, trépignant et glapissant :</p> - -<p>— Où est-il ?</p> - -<p>— Est-ce bien vrai ?</p> - -<p>— Comment savez-vous cela, petits frères ?</p> - -<p>— C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe -sous la véranda et le vieux Bèp-Thoï étrillait le -cheval.</p> - -<p>— Mais non ! il ne fumait pas.</p> - -<p>— Je te dis que si !</p> - -<p>— Je te dis que non !</p> - -<p>— Es-tu bien sûr de l’avoir vu ?</p> - -<p>— Si je suis sûr ?… Si je l’ai vu ?… J’allais -me faufiler jusqu’au perron lorsque Bèp-Thoï -a brandi son étrille vers moi : je me suis sauvé !… -Tout le village connaît la nouvelle maintenant !</p> - -<p>— Le voilà ! le voilà !</p> - -<p>— Rassemblement ! hurlait l’adjudant.</p> - -<p>— Crie, mon garçon, égosille-toi ! murmurait -le fourrier, emporté par le flot des petits soldats -qui roulait sur la route…</p> - -<p>— Rassemblement !</p> - -<p>Au tournant du chemin, sous les frangipaniers, -la robe luisante et la crinière hirsute d’Annibal -apparurent, émergeant de la cohue des -gamins loqueteux. Les jambières rouges galopèrent -éperdument ; les gamins, braillant et -pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus ; des -mains noircies saisirent les rênes, maintinrent le -petit cheval affolé, palpèrent les bottes éperonnées -de bronze doré, la culotte de toile, le -dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre -d’or et les galons, le sabre à garde nickelée passé -dans le porte-épée de la selle ; des lèvres baisèrent -les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent -l’Aïeul, le placèrent sur leurs épaules ; -autour d’eux, les salaccos se heurtaient furieusement -et les faces noires vociféraient :</p> - -<p>— Salut, vénérable Aïeul !</p> - -<p>— Salut, Aïeul à deux galons !</p> - -<p>— Pourquoi as-tu tant tardé ?</p> - -<p>— Reconnais-moi, Aïeul à deux galons : c’est -moi, Phuc, l’élève caporal !</p> - -<p>— Te souviens-tu de ton serviteur ? Je suis -Mao, le palefrenier !</p> - -<p>— Je te reconnais, mon ami.</p> - -<p>— Baisse la tête, Aïeul : les branches vont -faire tomber ton casque !</p> - -<p>— Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma -lettre ?</p> - -<p>— Je l’ai reçue, Cang ; ne te fais plus de bile, -vieux brave : justice sera faite !</p> - -<p>— Nous avons abominablement souffert, -maître.</p> - -<p>— Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés ?</p> - -<p>— Vois mes bras : ils sont bleus de coups de -trique.</p> - -<p>— Hé ! les porteurs ! faites attention aux -écussons de la porte !</p> - -<p>— Baisse la tête, Aïeul !</p> - -<p>— Aux faisceaux, bavards !</p> - -<p>En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en -selle, et les tirailleurs frémissants furent alignés, -l’arme au pied, derrière leurs chefs de section. -Les deux officiers se serrèrent la main. La tête -haute, les yeux fixes, les dents claquantes, les -talons réunis, l’adjudant Pietro vit venir à lui -le justicier.</p> - -<p>— Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt -après la revue : j’ai à vous parler.</p> - -<p>— Oui… oui, mon lieutenant !</p> - -<p>Annibal défilait en piaffant devant la double -haie des baïonnettes étincelantes et tout à coup -la voix rauque de Hiên cria :</p> - -<p>— Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi !… -voilà que la folie est revenue…</p> - -<p>— Viens chez moi tout à l’heure, petit frère : -je te guérirai.</p> - -<p>Les salves de batteries ébranlaient les massifs -qui s’empanachaient de fumée blanche ; les -drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes -et des palmes leur étamine tricolore. Les -pentes vertes de la montagne, les flamboyants -écarlates, la baie toute bleue où couraient des -frissons d’argent, le ciel que ne souillait nulle -tache et d’où pleuvait la lumière triomphante -saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul.</p> - -<hr /> - - -<p>Les clairons embouchèrent leurs cuivres -rutilants, gonflèrent leurs joues et soufflèrent. -Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements -de cuirs neufs. La compagnie développa -les quatre anneaux de ses quatre sections ; les -salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent -des éclairs ; le village entier suivit sur les talons -de la dernière file, pêcheurs brunis et couturés, -costumés d’étoffes teintes au <i>cu-nao</i>, bûcherons -maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur -échine sur les troncs abattus, notables enturbannés -de blanc et solennels dans leurs tuniques -flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne -balançant dans leurs doigts chargés de bagues -des cannes à pommes d’or, femmes de tirailleurs -trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots -barbouillés de vermillon, Chinois en veste -lilas, en pantalons de soie blanche ficelés au-dessus -des babouches à semelles de feutre, gamins -farceurs vêtus chichement d’une culotte sans -fond et d’une amulette dansant au bout d’un -cordon.</p> - -<p>Devant le portail du télégraphe anglais, que -des bougainvillias violets encadraient, cinq ou -six grands garçons blonds et roses levèrent leurs -casques plats à <i>puggaree</i> tissé de fils d’or.</p> - -<p>— Bonjour, lieut’nant !</p> - -<p>— Bonjour, monsieur White ! Bonjour, monsieur -Beattie !…</p> - -<p>Le pilote haut sur jambes et bourru qui -savourait son manille devant un mur où serpentaient -des dragons émaillés salua de la main le -jeune camarade revenu de la brousse. Sous les -vérandas à grillages verts, des peignoirs bleus -esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens -du Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux -foncés et dépoitraillés, abandonnèrent les -tables de marbre rondes que les verres d’absinthe -tachaient de vert trouble, pour serrer -dans leurs grosses pattes velues la main gantée :</p> - -<p>— Bonne promenade, hein ?</p> - -<p>— Merci ! bon apéritif !</p> - -<p>— On vous attend pour le prendre, hein ? -On va dire à la patronne de le faire chauffer, <i>té</i> !</p> - -<p>L’élégant comptable étalait complaisamment, -sous les tritons qui surmontaient la porte du -Sanatorium, son smoking de toile à revers de -soie crème, son plastron de « zéphir » saumon -et ses escarpins vernis. Ce mulâtre, « intellectuel » -que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait -nanti de brevets douteux et que les lois de -la métropole bienveillante avaient dispensé de -tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu, -antimilitariste. Au passage de la « brute -galonnée », du « buveur de sang », qui chevauchait -à la tête d’une cohorte de soudards, il eut -une moue méprisante. Elle s’effaça de son visage -comme l’ombre d’un nuage sur une mare : Hiên -le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la -menace dans les yeux fous du tirailleur et recula -d’un pas : il se cogna au tronc moussu d’un lilas -du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert -tendre le smoking immaculé.</p> - -<p>Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit -à pieds joints dans une flaque d’eau : la boue -liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse ; -des larmes hideuses constellèrent le pantalon -raide, amoureusement repassé, la ceinture de -toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve, -le plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine.</p> - -<p>Le garçonnet s’esquivait ; les rires narquois -des congaï, des Chinois hilares, des sampaniers -ricaneurs insultèrent à la douleur de la victime : -car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il -désigne du nom injurieux de <i>chà-và</i> (nègre).</p> - -<p>Le comptable maudit ces braillards imbéciles -dont le goût pour les cérémonies militaires lui -valait une douche d’eau boueuse. Il disparut, -poursuivi par les huées.</p> - -<p>Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir -ses congénères attelés, deux par deux, aux victorias -qui stationnaient devant le perron de -l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées -par le clairon à leurs tas de sable, accoururent -de toute la vitesse de leurs maigres -jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des -bancs verts, elles dansèrent de joie et leurs voix -pointues chantèrent avec les cuivres rugissants -les vieux refrains nationaux.</p> - -<p>La route cessait de courir en bordure de la -plage, s’enfonçait entre deux haies de lauriers-roses -et de cactus que dominaient les toits sombres -des villas et les pentes raides de la montagne -proche. Les basses branches des tamariniers formaient -une voûte épaisse où se répercuta la clameur -joyeuse de la foule. Un nouveau contingent -de Chinois et de congaï accourus du marché -grossit la colonne.</p> - -<p>On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de -fer forgé, les façades roses des bâtiments militaires -ouvraient leurs larges baies : bâtiments du -Commissariat noyés dans l’ombre violette des -jaquiers ; Direction d’artillerie, où des piles de -traverses peintes au minium gisaient dans des -massifs d’iris ; casernes d’artillerie, où chantaient -des trompettes nasillardes ; casernes d’infanterie -que revêtait encore la hideuse carapace des échafaudages.</p> - -<p>Les serre-files coururent, pourchassèrent les -gamins ; les sections se formèrent en ligne les -unes derrière les autres et la compagnie ainsi -massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée -que bordait la forêt ombreuse. Les officiers d’artillerie -campés sur leurs mulets massifs abaissèrent, -pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs -lattes courbes ; derrière eux, les conducteurs -indigènes firent des signes d’amitié à leurs camarades -tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale, -joignant les mains sur les croisières de -leurs baïonnettes, louèrent la tenue de la petite -troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et -s’alignait sans bruit.</p> - -<p>En face de la haie des baïonnettes, l’autre -lisière se garnissait de casques blancs, de robes -claires, de tuniques flottantes et pâles, de chapeaux -coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes. -Les trompettes fredonnèrent des notes pleurardes, -les clairons chantèrent allègrement ; un -officier galopa dans le sable que les sabots de son -mulet puissant firent jaillir en gerbes d’étincelles ; -il leva son sabre et cria des commandements.</p> - -<p>Un colonel passa au trot, puis se posta près -des tribunes, et devant lui défilèrent les petits -canons poussiéreux, les pesants fantassins et les -tirailleurs alertes et sautillants. La revue était -achevée.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>— Rentrez dans votre chambre et n’en sortez -plus. Le sergent-major assurera votre service, -en attendant que le chef de corps envoie des -ordres. Je vous préviens que je compte lui -adresser une lettre le mettant au courant des -faits et demandant votre renvoi à Saïgon.</p> - -<p>Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour -et gagna la porte. Les tirailleurs, qui décrassaient -leurs mousquetons sous la véranda, le -virent passer, blême et effaré, et connurent que -son règne était fini.</p> - -<p>Dans la chambre de détail que tapissaient les -contrôles nominatifs, les synoptiques et les tableaux -de service, les deux officiers restaient seuls.</p> - -<p>— A quoi songez-vous ? demanda l’Aïeul au -sous-lieutenant.</p> - -<p>— Je songe à tout ce mal que j’ignorais et -que j’aurais pu empêcher.</p> - -<p>— Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes -tout jeune, vous sortez à peine de l’École, j’aurais -dû vous avertir. Pietro, frappant du talon -et tendant le jarret, vous a convaincu aisément -de ses vertus militaires. Vous n’avez pu deviner -l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de -« parfait adjudant » ; vous avez eu confiance -en lui, vous vous êtes reposé sur lui du soin de -maintenir la discipline intérieure ; vous savez -maintenant comment cette brute a manié le -sceptre que vous lui laissiez. Vous connaîtrez, -quelque jour, le tort immense que font à l’armée -ces soi-disant « bons serviteurs » que nos troupiers -désignent de cette appellation caractéristique : -« chiens de quartier ».</p> - -<p>— J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû, -comme vous, me rapprocher du tirailleur, lui -inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette -fois encore, j’ai été abusé : tant de livres -affirment que l’Annamite est impénétrable, -tant de fois Pietro m’a répété : « Ces gens-là, -on ne sait jamais ce qu’ils ont dans le ventre !… » -J’ai fini par me laisser persuader. J’ai cru avec -tout le monde que l’Annamite était menteur -et dissimulé.</p> - -<p>— Il l’était vraiment pour vous. La ruse est -l’arme des faibles : l’Annamite est faible et -méfiant. Ses mandarins l’écrasaient ; les conquérants -n’ont pas réussi encore à le convaincre -de sa délivrance, parce qu’il s’est trouvé chez -les conquérants des hommes comme Pietro qui -ont remis en vigueur les procédés d’administration -des mandarins. Il continue à ruser, mal -guéri de sa méfiance séculaire ; il refuse de -livrer son âme, que masquent son visage impassible -devant le cadeau comme devant l’outrage, -ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre -et se réjouit suivant l’heure, comme un animal -raisonnable, comme nous. Efforcez-vous de -l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste, -et son âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses -prétendus secrets. Vous découvrirez ce que j’ai -découvert, que l’Annamite est un enfant timide -et bon, un peu craintif, mais qui ne demande -qu’à se laisser apprivoiser. Vous serez le père -de cet enfant.</p> - -<p>— Ou son Aïeul !</p> - -<p>— Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant. -Allons déjeuner : la revue m’a creusé terriblement.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe -raide la tasse de café, la pipe, le pot à tabac où -sont taillés dans le bambou des mendiants grimaçants -et des bonzes difformes. Hiên le Maboul -s’est agenouillé près de l’Aïeul, a posé sa tête -sur le genou du maître et parle d’une voix -étouffée et rauque :</p> - -<p>— Tu as trop tardé ! tu as trop tardé !… La -folie est rentrée en moi. Je me suis débattu, j’ai -lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là -pour me garder et m’encourager, et je t’ai -cherché en vain… La folie est rentrée dans mon -âme que la terreur habitait, dans mon corps -déchiré par les coups de bâton : je suis fou !…</p> - -<p>— Calme-toi ! dit l’Aïeul. Ta tête est encore -faible et la frayeur l’a troublée. L’adjudant va -s’en aller et, dans quelques jours, tu seras aussi -gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté -qu’avant mon départ.</p> - -<p>— Oui ! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux -guérir ! Déjà tes paroles me font du bien. Mais -ce n’est point la peur seule qui me rend fou…</p> - -<p>— Dis-moi toute ta peine, petit frère.</p> - -<p>— Je n’ose…</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu crains ? ne suis-je pas ton -Aïeul ?</p> - -<p>— Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur -et joue avec, comme le chat joue avec le moineau ! -Et je souffre parce que je l’aime, et, -chaque jour, je perds davantage la tête. Je -suis jaloux !… Loin de Maÿ, je suis inquiet, je -redoute des choses hideuses ; et je cours vers -elle. Près de Maÿ, je ne suis pas heureux : elle -répond à mes questions par des railleries, par -des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable ; -mes paroles d’amour provoquent son -rire méchant ; mes menaces lui font hausser -les épaules… Alors des soupçons me viennent, -que je ne puis dire, même à toi, vénérable Aïeul, -et, pour en finir avec la torture, je suis tenté de -tuer le bourreau.</p> - -<p>— Voilà qui est plus grave !… Encore faudrait-il, -avant de méditer des mesures aussi -radicales, qu’un indice quelconque fût venu te -dénoncer la trahison. As-tu surpris quelque -chose ?</p> - -<p>— Non !… je ne sais pas… je soupçonne…</p> - -<p>— C’est parfait : tu es un imbécile !… Ta -pauvre cervelle est peuplée de fantômes grotesques -et de monstres ridicules, qu’elle a créés -de toutes pièces et devant qui tu trembles. Tu -es un imbécile !</p> - -<p>— C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï, -déposant sur la table une boîte de cigares. -Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis -vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses -qu’elle cache aux jeunes hommes. Tout à l’heure, -en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il était -un imbécile de se mettre en tête de pareilles -bourdes. Il m’a regardé de travers et j’ai bien -vu qu’il était irrité contre moi : les jeunes gens -d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment -les discours utiles des anciens.</p> - -<p>— Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages -paroles de Bèp-Thoï ? continue l’Aïeul. Il a dit -vrai : tout le mal vient de ton imagination. Ne -te figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir -de ce mal : tous les hommes que le désir d’une -femme affole sont, comme toi, torturés de -soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le -remède est aisé à trouver, et, dans le cas présent, -nous ne tarderons guère à l’appliquer : -c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire -réglée ; dans un mois, le fol amoureux se transformera -subitement en un mari épanoui et satisfait, -soucieux uniquement, en rentrant au logis, de -ne point sentir l’odeur du riz brûlé qui empeste -fâcheusement la case, un mari comme tous les -maris, sûr de lui-même et d’autrui… Lève-toi, -Hiên ; jure-moi que tu surveilleras ton imagination, -que tu n’écouteras plus ses calembredaines, -que tu ne seras plus jaloux enfin, ni -fou.</p> - -<p>— J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai.</p> - -<p>— Tâche de ne pas oublier ta promesse… -Quelle heure est-il, Bèp-Thoï ?</p> - -<p>Le vieux tirailleur considère attentivement -le cadran d’une formidable montre de nickel, -extirpée de sa ceinture :</p> - -<p>— Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il, -après mûr examen de l’unique aiguille noire -qui a survécu par miracle, malgré les longues -années de service de l’instrument.</p> - -<p>Cette approximation paraît insuffisante à -l’Aïeul qui allonge le bras vers le dolman accroché -au dossier d’une chaise :</p> - -<p>— Il est trois heures moins le quart. Impossible -de faire la sieste maintenant. Allons voir -la fête.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Au bord de la plage, où grouillent les turbans -noirs, les mouchoirs roses, les crânes tondus et -couronnés de tresses huileuses, les voix suraiguës -des enfants en liesse couvrent le chant de -l’écume et des galets. Un mât horizontal, lisse -et bien savonné, que des cordes amarrent aux -planches de l’appontement, s’allonge au-dessus -de l’eau profonde. Un adolescent nu et râblé -s’avance à pas hésitants sur la poutre branlante -et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés -vers le drapeau dont la hampe est plantée dans -un anneau de fer, au bout du mât. Il s’efforce -de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit sous -ses pieds, mais elle attire invinciblement son -regard, le fascine, une seconde, et, pendant -qu’il s’évertue à garder son équilibre, balançant -les paumes et creusant les reins, la clameur de -la foule pronostique déjà sa chute inévitable. -Il chancelle, tombe avec un juron, et la vague -se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau -salée par le nez et la bouche, vomissant des -injures indistinctes en réponse aux huées de la -populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement -vers le drapeau qui flotte, ironique.</p> - -<p>Des nageurs s’époumonnent à poursuivre -d’insaisissables canards, qui tantôt plongent, -montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt -filent au ras des vagues, battant des ailes et -ramant des pattes. Des nacelles de rotin tressé -et calfaté se rangent en ligne ; la pagaye aux -mains, penché en avant, l’unique rameur guette -les gestes du fonctionnaire français qui lève son -mouchoir. Le mouchoir s’abaisse : les palettes -des pagayes trouent l’eau et les petites barques -s’éloignent, à bonds furieux, vers la bouée tricolore -qui marque le but. Plus d’un concurrent -maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque -embardée trop hardie.</p> - -<p>L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent -des algues sèches, considère en fumant sa pipe -les ébats des jouteurs, et les cimiers scintillants -des salaccos formant derrière lui une haie -compacte. Il songe que les affiches municipales -de France promettent pour le 14 juillet des -réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme -des indigènes lui remet en mémoire -la joie bon enfant du populaire français. Les -accordéons des bals publics, les orgues des chevaux -de bois nasillent à ses oreilles qui se souviennent. -Mais son âme claire et bien portante -ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la -patrie absente. La Cochinchine, terre d’exil, -lui paraît infiniment préférable à la « douce » -France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade, -des rues étroites, pavées de cailloux inégaux et -noirs, bordées de hautes façades mélancoliques, -des trottoirs suintants où déambulent des gens -hideux, bouffis, mal bâtis, des gens dont les -yeux crient l’envie et l’ennui ; et il se réjouit -du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.</p> - -<p>Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés -et bousculés par la populace remuante et braillarde, -ont pris place sur la banquette d’un restaurateur. -Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes -de vermicelle au gingembre, vidé un nombre -incalculable de tasses de thé et bu plusieurs -petits verres de <i>choum-choum</i>. Le jeune tirailleur -boit sans entrain, cherche à s’étourdir, à se -persuader qu’il lui sera facile de tenir ses promesses -de sagesse ; l’ancien, que des mois passés -dans la brousse et la chaleur de l’après-midi -ont altéré, tarit son verre sans y penser et, -l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe -et abonde en réminiscences. Ce « Quatorze -juillet » lui rappelle beaucoup d’autres fêtes -pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister :</p> - -<p>— Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu -ne soupçonnes même pas, que tu ne verras -jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux -à médailles, montions la garde au Champ-de-Mars, -à l’Exposition, à Paris, en France. La -consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait -de gros hommes en noir qui fumaient des -cigares. Jamais je n’osais parler à ces beaux -messieurs, qui ressemblaient à des mandarins ; -mais, plus loin, ils rencontraient de hauts tirailleurs -nègres qui n’avaient pas peur comme moi. -Ces grands diables attrapaient les cigares, les -jetaient par terre et marchaient dessus… Tout -ça, c’est des souvenirs comme peu de gens en -ont : tu comprends, après cela, que des pitreries -comme celle-ci me laissent froid. J’ai vu -mieux… Hein, qu’en dis-tu ?… Tu ne m’écoutes -pas, mon garçon ?</p> - -<p>Mécontent, le vieux grognard réclame du -débitant une nouvelle rasade. La tasse aux -doigts, il grogne interminablement :</p> - -<p>— J’avais raison tout à l’heure de dire à -l’Aïeul que la jeunesse d’aujourd’hui méprisait -les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même -point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux -dont les aînés peuvent régaler ses -oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche -la langue, ce polichinelle me tourne -presque le dos et s’intéresse aux ébats de quelques -hurluberlus qui se donnent du mal pour -faire du bruit. Que diable peut-il apercevoir -de si absorbant ? Des gamins qui tombent dans -l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent : -en voilà assez pour faire rouler à ce grand niais -des prunelles ahuries et inquiètes… Tiens, voilà -Maÿ. Mâtin ! la magnifique tunique noire et -qui commence à se tendre agréablement sur le -devant !… Le derrière n’est pas mal non plus : -ça gonfle et ça remue !… Allons ! un coup de -reins et une œillade pour l’Aïeul !… Il ne te voit -pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en fiche. Un -sourire au beau jeune homme couleur kaki, en -smoking à revers !… Il rend à la main, celui-là… -Ouvre l’œil, Hiên !… Il l’ouvre, le gaillard, et -de manière inquiétante… Eh ! petit frère, tu -as l’air de souffrir ! Ça ne va pas ?</p> - -<p>Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui -souffle de l’estuaire et lui apporte les relents -de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ -balaye jusqu’au souvenir de ses promesses. La -tête lui fait mal, et le cœur. Devant ses yeux -égarés, tout flageole, se brouille et s’efface ; -à ses oreilles, la rumeur populaire ne parvient -plus. La jalousie l’étreint ; il souffre en -silence.</p> - -<p>— L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï ; -te voilà gris dès le second verre !</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XIX</h2> - - -<p>Les travaux reprirent… De nouveau, les -chansons et les marteaux des charpentiers sonnèrent -sous les hangars étayés. La fourmilière -des bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait -dans la forêt noircissante. Les couvreurs -découpèrent au-dessus des toits leurs silhouettes -de singes babillards et brandissant des gerbes -de paille. De nouveau, les bois durs gémirent -sous la dent des scies, sous le tranchant des -haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs -muscles compacts aux tarières brutales. Les -manœuvres pataugèrent bruyamment dans la -fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque -des buffles enlizés et répondant par des -rires aux allocutions joyeuses que leur adressait -leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs -badauds et bavards s’accroupirent en -files sur les talus du chemin.</p> - -<p>Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails -retrouvèrent leur brillant d’acier neuf, étincelèrent -entre les épis jaunes. Le marécage recula -encore, envahi par le sable écroulé des bennes.</p> - -<p>La joie affermissait les bras et les épaules -lasses, rafraîchissait les poitrines ruisselantes -de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les -rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers, -maçons, bûcherons, couvreurs conservaient -assez de souffle pour enchanter leur -tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire.</p> - -<p>Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain -de jadis. L’idée fixe, établie dans son cerveau, -n’accordait plus au misérable amoureux une -minute de relâche ; elle creusait ses joues -flasques, enfonçait ses yeux sombres sous les -arcades osseuses, secouait comme d’un frisson -de fièvre ses mains noires où bleuissaient les -veines saillantes. La tête basse, raidissant ses -bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait -point les harangues véhémentes de Nho.</p> - -<p>— Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement ? -Que te manque-t-il encore pour être heureux ? -L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne -s’en irait plus désormais ; l’adjudant Pietro -nous a quittés sans espoir de retour ; les travaux -ont repris. Nous sommes tous gais comme des -pinsons ; toi seul es triste. Qu’as-tu enfin ? Es-tu -malade ?</p> - -<p>— Je ne suis pas malade, disait Hiên entre -ses dents.</p> - -<p>— Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris, -tu as une mine de papier mâché et de drôles -d’yeux : ils ont toujours l’air d’apercevoir -quelque chose que nous autres ne voyons pas. -Avec qui causes-tu tout bas ? Est-ce avec les -esprits ?</p> - -<p>— Peut-être !</p> - -<p>— Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse : elle -te délivrera des mauvais esprits.</p> - -<p>— Laisse-moi ! laisse-moi !</p> - -<p>— Il y a des gens qui passent leur temps -à se rendre malheureux eux-mêmes, grognait -l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les -voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger -le cœur ?… Diable de Maboul !</p> - -<p>Tandis que ses camarades raclaient à grands -coups la benne retentissante, l’halluciné s’accroupissait -sur les talons, la tête enfouie dans -les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter -à ses oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant -dans le petit visage pâle qui se dessinait -devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient -pour des révélations horribles :</p> - -<p>— Regarde-moi, Hiên ! Pendant que tu t’échinais -à pousser ton wagon, le jeune homme -à casque plat est venu rôder près de la palissade. -Il m’a fait un signe ; je l’ai suivi jusqu’à -la maison rose que recouvrent les bancouliers. -J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma -ceinture de soie verte, et ses mains ont pétri -mon corps brun et ferme, mes seins frémissants. -Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les -sonner, individu idiot !…</p> - -<hr /> - - -<p>— Viens ici, Hiên ! cria l’Aïeul, un jour que -le tirailleur rêvait ainsi sur le remblai. Je vais -t’apprendre une nouvelle qui te ravira certainement. -Le colonel t’octroie une permission de -huit jours, sur ma demande : tu as besoin de -changer d’air et de changer d’idées. Va dans ton -village, parle avec la mer et la forêt ; écoute-les : -elles savent les paroles qui guérissent les -cœurs malades, elles auront pitié de toi qu’elles -ont vu naître et grandir, qui connais leur langage. -Tu guériras. Va, petit frère !…</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé -ses clairières. Au flanc des bambous -noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des -pousses nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues. -Les jeunes roseaux que Phâm-vân-Hiên -avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines -tendres ; l’herbe drue avait submergé la pierre -plate dont il faisait jadis son oreiller. Aux troncs -des banyans, des lianes étaient mortes, lasses -de l’attente ; d’autres avaient tapissé l’écorce -de leurs feuilles vernies, de leurs fleurs étoilées. -Des plaies fraîches saignaient sur les fûts pâles -des gommiers.</p> - -<p>Mais la forêt se souvenait : ses mille voix chuchotaient -les refrains d’autrefois sur le même -ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade -raillant les roches éplorées dans leurs cheveux -de mousse, le babil mystérieux des roseaux rapprochant -leurs têtes nuageuses, le ronflement -des crapauds-buffles hissés sur les racines -boueuses des palétuviers, l’appel rythmé des -huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce -des tourterelles, le gémissement des singes batailleurs.</p> - -<p>— Je n’ai point changé, semblait dire la forêt, -reste avec moi, âme inquiète, reste avec moi… -Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les -cailloux du chemin ont ensanglantés ; allonge -sur mon herbe molle ton corps brisé de fatigue. -Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre brûle ; -l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la -pourpre de mes crépuscules chasseront de tes -prunelles extasiées les visions malsaines ; j’emplirai -tes oreilles de mon chant innombrable… -Reste avec moi, pauvre âme affligée. Redeviens -mon enfant sauvage et instinctif, primitif et -inconscient. La sagesse est dans la contemplation -de la nature. Regarde-moi, écoute-moi -vivre. Entends-tu ? une loutre a bondi hors -des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se -plisse de courtes vagues. Reconnais-tu le cri saccadé -du gecko, dont les griffes égratignent la -branche du teck ? Entre les buissons froissés un -sanglier fuit, le groin levé, flairant la brise qui -lui apporta l’inquiétude. Un craquement d’os : -un chat-tigre plante ses incisives acérées dans -l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre, -roi des marais, erre dans la brousse qu’épouvante -son aboiement enroué. Écoute-moi vivre, reste -avec moi !…</p> - -<p>Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la -journée, Hiên l’écoutait, assis dans la clairière -où, tout enfant et adolescent, il tailladait les -bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues, -il entendait la voix grondante de la mer qui -l’invitait de même à la sagesse :</p> - -<p>— Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends -d’eux à vivre sans autre amour au cœur que -l’amour de mon visage éternellement changeant, -éternellement pareil. Installés autour de la voile -qu’ils ont déroulée sur le sable de la plage, ils -tordent les cordages de rotin que mes vagues -ont rompus d’un coup d’épaule, remplacent par -un bambou neuf la vergue que mes tarets ont -rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont -la civilisation n’a point déformé le cerveau -et compliqué la pensée. Après la rude journée -de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé -et mon hymne inlassable bercera leur sommeil -sans rêves. Viens à moi, pauvre être qui as voulu -connaître la vie et qui as souffert par elle, viens -à moi : je te donnerai la paix profonde que je -dispense à mes amoureux, la paix profonde -que recèlent les flancs transparents de mes -houles, la paix profonde dont jouissent éternellement -les noyés, allongés sur le fin gravier -de mes abîmes…</p> - -<p>La nuit descendait sur les vagues frangées -d’écume crépitante, chassant Hiên le Maboul de -la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre -les bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées -les ruelles bordées de bambous où séchaient les -filets. Derrière les jarres de grès brun que remplissait -la saumure, les enfants et les jeunes -filles le regardaient, les uns moqueurs et ricaneurs, -les autres pitoyables à la peine devinée -sur le visage osseux. Dans la hutte minable que -secouait le vent, il s’accroupissait sur le lit de -camp, où prenaient place le père et la mère, -ridés, ratatinés et bavards.</p> - -<p>— Te voilà mis comme un mendiant ! grognait -le père. La boue a souillé ton pantalon et -tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban… -Tu n’as guère changé !</p> - -<p>Et les mains noires du vieux tremblaient sur -les baguettes, nettoyant activement la soucoupe -de riz.</p> - -<p>Des notables entraient, buvaient une tasse -de thé, considéraient le tirailleur.</p> - -<p>— Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils, -mais il n’est pas devenu plus gai. Il semble qu’un -chagrin le travaille.</p> - -<p>— Laissez donc ! disait la mère, petite vieille -criarde ; il a toujours ses yeux de toqué, voilà -tout.</p> - -<p>Les notables hochaient la tête.</p> - -<p>— La ville ne te vaut rien, disait le maître -d’école. Tu es un enfant de la brousse : hâte-toi -de revenir vers la brousse. Ne laisse point les -femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des -années, mon fils est parti comme toi et je ne l’ai -jamais revu. Des sampaniers m’ont dit qu’une fille -lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle. -Le maître d’école de Baria l’a vu, creusant un -fossé, dans une rue de Saïgon, sous le rotin des -miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort, -peut-être, maintenant… Prends garde, toi aussi ; -méfie-toi des sortilèges. Veille sur ton cœur !</p> - -<p>Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait -seul sur le lit de camp, la nuque appuyée à -l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la -mer proche lui parlaient avec le vent qui faisait -danser les images saintes sur les panneaux de -papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air -froid, qui soufflait entre les planches disjointes : -il se crut guéri et fort.</p> - -<p>— Je reviendrai vers vous, promettait-il au -ressac, aux ramures bruissantes, aux chouettes -hululantes. Dans quelques mois, je serai libre, -et, durant ces quelques mois, votre souvenir et -l’Aïeul me sauveront de la folie. Vous me reverrez -joyeux et le cœur en paix. Je serai le bûcheron -qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux, -qui aspire de ses poumons rajeunis le parfum -des feuilles humides. Je serai le pêcheur campé -sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants, -le pilote qui pèse sur le cordage de rotin -tressé et manie du talon la barre du gouvernail -taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à -toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant -des choses humaines…</p> - -<p>Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait -sur la natte où couraient les cancrelats affairés -et cuirassés d’acier bruni, décrochait la hachette -à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume -la poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en -bois de camphrier ses vieilles hardes déchirées -et rapiécées qui fleuraient le bétel et la bruyère. -La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre -de larges taches noires ; les algues sèches la verdissaient ; -la sève des gommiers lustrait les -manches que les palmiers d’eau avaient griffées. -Au fond de la caisse, dormait le vieux chapeau -conique en feuilles de latanier, délavé par la -rosée et les pluies, crevé par les branches basses.</p> - -<p>Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers -le coffre en bois de camphrier, remuait les -reliques et les senteurs de son passé et se persuadait -de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint -à lui : Hiên lâcha le couvercle, qui se referma sur -les guenilles affaissées et mortes, et serra les -poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue, -la hanche en l’air, à côté de l’ennemi… La vision -s’envolait aussitôt, brève comme un éclair et, -comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau -du malheureux, dans ses tempes, dans ses -oreilles, le sang bourdonna. Il connut qu’il -n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en -geignant. Vainement l’appelèrent le vent, la -houle, les arbres désespérés.</p> - -<p>A l’aube, il retourna vers la ville.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XX</h2> - - -<p>— Guéris-moi, vieille mère ! gémit Hiên le -Maboul.</p> - -<p>— Guéris-le, répéta l’Aïeul. Il t’a dit son -mal : son âme et son corps souffrent.</p> - -<p>Thi-Teu souffla sur la mèche du quinquet : -la flamme dansa ; les dorures des bouddhas enfumés -s’avivèrent ; dans le visage osseux et desséché -de la vieille femme, les yeux s’illuminèrent -entre les paupières plissées. Les mains déformées -se joignirent sur la poitrine drapée d’étoffe -blanche, les lèvres incolores murmurèrent des -invocations incompréhensibles. Au dehors, la -nuit se peuplait de lucioles errantes qui chatoyaient -entre les fûts vagues des cocotiers.</p> - -<p>La guérisseuse parla :</p> - -<p>— Aïeul à deux galons, je ne puis oublier -que tu as fait rebâtir ma case détruite par l’incendie, -que tu m’as protégée contre les bandits -qui m’accusaient de sorcellerie et voulaient me -bannir du village. Je ne puis oublier que je t’ai -veillé aux heures de fièvre et que tu m’as permis -de t’aimer comme un fils. Je soignerai ton -serviteur comme je t’ai soigné. Les mauvais -esprits sont en lui : je vais essayer de les chasser.</p> - -<p>Devant la table haute et étroite où se dressaient, -parmi les chandeliers de bois et les fleurs -de lotus, le panneau sacré de teck incrusté, Hiên -le Maboul s’agenouilla et se prosterna, les coudes -et le front contre terre, les mains réunies en -coupe sur la nuque ; trois fois il se prosterna, -puis s’immobilisa dans la poussière. Les baguettes -d’encens fumaient, le bronze tintait sous les coups -répétés du marteau de bois, les lèvres pâles de Thi-Teu -prononçaient avec volubilité des formules -d’incantation. L’Aïeul pensif s’éloignait entre les -cocotiers. Les baguettes d’encens s’éteignirent, -la mélopée s’acheva. Hiên soupira, se leva :</p> - -<p>— Tes prières sont inutiles, vieille mère : le -mal ne m’a point quitté.</p> - -<p>— Je ne puis rien faire de plus ; ma science -est impuissante. Je puis chasser la fièvre du -front ardent, rendre la souplesse aux membres -engourdis par les rhumatismes, je connais les -herbes qui cicatrisent les plaies, je connais les -paroles qui rendent le calme aux ensorcelés ; -mais comment pourrais-je donner le bonheur -aux affligés ? Est-il en mon pouvoir de rendre -sa richesse à l’homme ruiné ? à l’amoureux le -cœur que la femme lui a volé ? Sache que la -douleur est inévitable et universelle. Tu as vécu, -sans doute, dans l’ignorance de la vie, sans -entendre le cri de l’humanité misérable. Tu n’es -pas heureux, dis-tu ? Va-t’en et dénombre sur -ton chemin les cœurs satisfaits et tranquilles, -les gens heureux !… Ton maître n’est pas heureux : -l’idée de la vieillesse qui vient à lui lentement -trouble sa contemplation silencieuse des -hommes et des choses. Suis-je heureuse, moi qui -végète, seule et pauvre, dans cette cabane, moi -qui ai soulagé tant d’infortunes et qui suis -impuissante à me guérir moi-même de l’épouvante -de la mort proche ?… Les bêtes ignorantes -ont le bonheur ; tu étais pareil à elles ; tu -as voulu vivre comme les autres hommes : vis -donc comme eux et ne t’étonne pas de souffrir -comme eux. Je ne puis rien pour toi.</p> - -<hr /> - - -<p>Hiên s’en alla par les rues grouillantes du -village. Au ras du fossé, un aveugle tourna vers -le passant ses yeux blancs barrés de taies bleuâtres, -geignit, implora le don d’une sapèque ; -écroulé dans ses guenilles sans couleur, il levait -ses deux mains vers l’homme qui marchait à -grands pas dans la lumière, le prenait à témoin de -sa misère. Des forçats défilèrent, trois par trois, -honteux de leurs défroques verdies, de leurs têtes -rasées ; au fond de leurs prunelles abruties luisait -le désespoir infini des bêtes féroces encagées ; -ils s’éloignèrent, traînant dans le sable pourpre -leurs chevilles noircies par la boucle. Adossé au -talus, un soldat anémique et voûté toussait, -crachait du sang et regardait d’un air dément -couler sur son dolman déboutonné la salive écarlate. -Une femme pleura derrière l’auvent rabattu -d’une case. De toutes parts, l’humanité souffrait.</p> - -<p>Des torches de résine fichées dans le sol éclairaient -le bouddha laqué d’un pagodon de pisé -appuyé au tronc d’un banyan séculaire. Un -homme et deux femmes disposaient sur une natte, -au pied de l’autel, des soucoupes de riz et des -régimes de bananes, et, joignant les mains, psalmodiaient -des prières. Derrière le groupe des -suppliants, un bronze grattait une longue guitare -de bois à deux cordes. La guitare se plaignait -âprement, la voix chevrotante et morne -semblait ânonner des sanglots entrecoupés.</p> - -<p>Hiên s’accroupit dans l’ombre du banyan, -écouta le chant douloureux et monotone des cordes, -note grêle dans le formidable <i>lamento</i> -qui montait du chœur unanime. A cette heure, -son éducation d’homme pareil aux autres hommes -était achevée, puisqu’il percevait maintenant le -sanglot infini de l’humanité, comme il avait -perçu, enfant sauvage, la voix de la forêt, du -vent et de la mer.</p> - -<p>Il savait la vie maintenant, et savait ce qu’elle -valait. Il eut envie de mourir, de dormir sans -rêves et toujours. A quoi bon vivre ? Retrouverait-il -jamais l’inconscience et la sérénité -perdues ? N’était-il pas définitivement une bête -pensante et torturée et hurlante ?… A quoi bon -vivre ?…</p> - -<p>Les hibiscus frissonnants parlaient d’espoir -immuable, de jours meilleurs…</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXI</h2> - - -<p>Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat, -que noyaient les plis de la dentelle noire, et -grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la -route à la cohue minable et bigarrée des tirailleurs -qui se rendaient aux chantiers. Les figures -bronzées, bouffies encore par la sieste, s’épanouirent, -des rires coururent, des yeux clignèrent -vers le visage barbouillé de poudre de -riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les -sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les -joues adroitement peintes au vermillon.</p> - -<p>— Ma bonne tante, interrogea un loustic, -est-ce pour me proposer une femme que tu -trottes par les chemins aux heures chaudes ?</p> - -<p>— Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer -à tue-tête un camarade ; ce n’est pas -pour un petit client comme toi qu’on se mettrait -en campagne en grande tenue, toutes bagues -aux doigts, bracelets jusqu’aux coudes, triple -tunique !</p> - -<p>— Fais demi-tour, très honorable courtière ! -conseillait Phuc. Il n’y a pas, dans cette direction, -de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop -laides pour charmer les beaux messieurs que tu -approvisionnes… Tu pourrais, cependant, t’adresser -à la mienne, celle qui demeure dans la troisième -case et qui ressemble à un petit crapaud…</p> - -<p>La colonne entière salua d’un rire inextinguible -cette réclame inattendue, faite par le -mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil méprisant -de la dame maquillée.</p> - -<p>Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse. -Comme tant d’autres congaï, elle -avait eu quelques heures de vie honnête. Fille -de sampaniers, elle avait épousé à quinze ans -un rustre quelconque, lequel avait eu, à ses -yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que -ses dix doigts de laboureur robuste. Thi-Sao, -après quelques mois de sagesse, avait planté -là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté -lui répugnait.</p> - -<p>Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les -moustiquaires des fonctionnaires français, quittant -les villas à vérandas roses des administrateurs -pour les taudis saïgonnais où s’attardaient -les épaulettes jaunes des simples fantassins. -L’âge venant, il lui avait paru fructueux -et agréable de mettre au service d’autrui -son expérience personnelle. Elle occupait -ses journées à faire et à défaire des unions libres, -selon l’humeur de ses clients, représentant -à telle « petite épouse » de gendarme l’insuffisance -évidente des douze piastres allouées -mensuellement par ce dignitaire peu rétribué, -démontrant à telle autre, veuve provisoire, les -avantages mirobolants d’un mariage avec certain -commis des douanes, dénichant pour tel -gâteux prématuré des adolescentes expertes. -A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion, -ces délicates intrigues, elle avait eu avec -la police quelques fâcheux démêlés, mais avait -amassé un capital solide dont elle tirait un revenu -respectable. En dépit des atteintes indéniables -des années, elle n’avait point perdu toute -jeunesse de cœur : elle avait ses faiblesses et -subventionnait, disait la chronique, un jeune -et blond gaillard, commissaire des Messageries -Fluviales. Telle était Thi-Sao.</p> - -<p>Aux injures plaisantes des tirailleurs elle -ne répondit que par une grimace de dédain -qui plissa la graisse poudrée de son visage ; la -colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et -descendit de son piédestal de cailloux en prenant -garde de gâter le velours brodé de ses -mules. Rassérénée par le plein succès de cette -opération difficile, elle poursuivit sa route avec -majesté, roulant des hanches et des reins selon -sa vieille habitude professionnelle, pour la plus -grande joie de la sentinelle accroupie dans sa -guérite tricolore.</p> - -<p>Maÿ était aux aguets derrière le store de sa -case ; elle sortit précipitamment dans la petite -cour de terre battue :</p> - -<p>— Ne t’arrête pas, souffla-t-elle ; si quelque -femme t’apercevait ici, je serais perdue. Continue -jusqu’à la digue : je t’y rejoindrai.</p> - -<p>Quelques minutes après, l’ancienne et la -recrue s’installaient à l’abri des yeux indiscrets -entre des roches éboulées.</p> - -<p>— Que veux-tu encore ? demandait Maÿ -vaguement inquiète.</p> - -<p>— Mais rien, petite sœur, rien ! Je m’intéresse -à toi, voilà tout ; à toi et à tes amours, -auxquelles j’ai quelque peu aidé… Parlons un -peu de cette première entrevue. Le jeune -homme du Sanatorium a-t-il eu le don de te -plaire ?</p> - -<p>Le petit visage se teinta de rouge vif :</p> - -<p>— Laissons cela ! laissons cela !</p> - -<p>— Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts -sont toujours pénibles. Moi qui te parle, -il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à -mon premier mari français : les occidentaux -exhalent une odeur de cadavre… On s’y fait ; -tu t’y feras… Parlons d’autre chose : as-tu reçu -les piastres promises ?</p> - -<p>Ce disant, elle secouait la courte veste où -sonnèrent les écus. Aussitôt le sourire fit place -sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient -d’exprimer une affliction sans bornes :</p> - -<p>— Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui -ai fait ta fortune, moi qui la ferais encore -demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre -et malheureuse. Les créanciers me harcèlent : -il me faudra bientôt me séparer de mes bijoux -pour échapper à la prison dont je suis menacée… -Je suis bien malheureuse !…</p> - -<p>Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine -puissamment capitonnée une sorte de hurlement -discret qui prétendait figurer un sanglot.</p> - -<p>— Mais, interrogea la voix nette de Maÿ, -n’as-tu pas les piastres que le Français t’a -remises et celles que tu m’as soutirées en échange -de tes services ?</p> - -<p>— « Soutirées » !… Elles sont toutes les -mêmes, caressantes et gonflées de promesses -tant que les accordailles ne sont point célébrées ; -mais, à peine franchie la moustiquaire, les -ingrates me reprochent le mince cadeau que je -n’exigeais point… Elles sont bien aises pourtant, -le jour où les vingt piastres mensuelles leur -paraissent une somme dérisoire, elles sont bien -aises de revenir taper à ma porte…</p> - -<p>— Je reconnais que tu m’as été utile ; mais -tu as été payée : laisse-moi donc en paix maintenant.</p> - -<p>— C’est cela ! grinça Thi-Sao. « Je suis -établie, je n’ai plus besoin de la bonne Thi-Sao : -qu’elle retourne à sa niche !… » Mais non ! -ne te hâte pas de te croire débarrassée de ma -tutelle. Tu m’as payée, c’est entendu ; tu ne me -dois plus rien ? c’est autre chose. Tu me dois -une gratitude infinie, d’autant plus qu’il me -serait facile de te créer de graves ennuis. Aimerais-tu, -par exemple, que j’aille raconter à ton -grand diable de fiancé le détail de nos négociations ?</p> - -<p>— Tu ne feras pas cela ! gémit la craintive -Maÿ, se figurant les terribles poings noueux.</p> - -<p>— Non ! je ne ferai pas cela, parce que je -t’aime bien et que tu n’hésiteras pas à me -secourir dans le besoin… Donne-moi cinq petites -piastres…</p> - -<p>— Non ! non ! non ! Tu n’auras pas de moi -une sapèque, entends-tu ? Sous prétexte que -tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire -de moi ton banquier et ton esclave. Tu n’auras -rien !</p> - -<p>— Tu as bien réfléchi ?</p> - -<p>— Oui ! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon -fiancé saura la vérité : avant qu’il la soupçonne, -je lui demanderai de me rendre ma parole… -Va-t’en, maintenant !</p> - -<p>Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois -tuniques, agita gracieusement son ombrelle -et déclara d’un ton mielleux :</p> - -<p>— Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as -priée, mais il t’en cuira.</p> - -<p>Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit -de loin, inquiète mais bien décidée à ne se laisser -point asservir. Derrière la palissade du camp, -les femmes préparaient le repas du soir sur des -foyers de pierres sèches : elles rirent bruyamment -au passage de l’aventurière et les plus -hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller -joyeusement :</p> - -<p>— Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes -affaires ?</p> - -<p>— Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao, -mes affaires vont au mieux de mes désirs !</p> - -<p>— Grâce à l’une de nous, peut-être ? insinua -plaisamment une gaillarde noiraude qui portait -sur la hanche son sixième rejeton.</p> - -<p>— Hélas ! non : vous vous gardez trop bien -par vous-mêmes… Vous ne vous êtes donc -jamais regardées dans un miroir, ô toutes -belles ? Vous mettriez en fuite jusqu’aux mauvais -esprits.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên -le Maboul s’assit sur le remblai, les jambes -pendantes, regardant crouler le sable fin qui -scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge -ramait désespérément, fuyant la mort : Hiên -lui tendit une feuille de manguier ; elle s’y -cramponna. Il la considérait qui, sans bouger, -séchait ses pattes au soleil. Il pensa :</p> - -<p>— Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie. -Encore deux ou trois convulsions, et tout était -fini : elle sombrait, entrait dans le grand sommeil. -La voilà sauvée : la lutte va la reprendre, -le travail incessant, le trot ininterrompu de la -fourmilière au cadavre découvert sous les feuilles, -du cadavre à la fourmilière… Et cependant -elle se cramponnait à cette vie misérable, et -moi-même j’ai jugé stupidement, comme elle, -que la vie était préférable au repos définitif, -puisque je l’ai retirée de là… L’instinct est -terriblement fort en nous, animaux…</p> - -<p>Derrière lui, cachés par la benne renversée, -Phuc et Nho s’étaient accroupis dans l’ombre -du wagonnet. Ils causaient avec animation et -Hiên entendit soudain prononcer son nom.</p> - -<p>— Parle donc moins fort ! disait Nho. Si -Hiên t’entendait !…</p> - -<p>— Allons donc ! Il est sur le talus de la route, -en train d’acheter des gâteaux. Nous sommes -bien seuls : on peut parler.</p> - -<p>— Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure, -venait pour Maÿ ?</p> - -<p>— Puisque je te le dis !… Voilà quinze jours -que cette sale femme rôde autour du camp, -cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je -l’ai vue, avant-hier, remettre à Maÿ une clef -et un petit paquet d’où sortait un bout de soie -rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres… -Il paraît que le compte n’y était pas, car les -deux chipies se sont attrapées et Thi-Sao n’a -pas eu le dernier mot : Maÿ est une rude luronne -qui n’a pas froid aux yeux. Elle ira loin… -au moins jusqu’à la prochaine « cagna bambou » !…</p> - -<p>Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme, -qui amena des larmes au bord de leurs paupières.</p> - -<p>— Pauvre Hiên ! déclara Nho, s’essuyant les -yeux, ce n’est pas bien de rire ainsi. Pauvre -Hiên ! pauvre Maboul !</p> - -<p>— Oui, c’est dur : pas encore marié, et déjà -trompé !</p> - -<p>— Voilà le clairon qui sonne ! File à ton atelier, -mauvais plaisant !</p> - -<p>Hiên se dressa derrière le wagonnet : Nho -vit ses yeux égarés, ses joues pâles, ses mains -dansantes. Il bégaya :</p> - -<p>— Je… je… te croyais sur la route… Qu’as-tu -entendu ?</p> - -<p>Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de -parler :</p> - -<p>— Rien ! articulèrent péniblement ses lèvres -frémissantes.</p> - -<p>— Il ment, pensait l’autre, il ment : il a tout -entendu… Quelle brute maladroite, ce Phuc !</p> - -<p>Ils redressèrent la benne, poussèrent le -wagonnet sur les rails grinçants.</p> - -<p>Hiên le Maboul a tout entendu. De son front -baissé la sueur froide ruisselle, tombe goutte à -goutte sur la terre piétinée qui semble vaciller. -Il ne pleure pas : il cache soigneusement sa -douleur, comme le cerf blessé dérobe son agonie. -Il s’efforce de paraître indifférent et brave ; -mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement -sur la tôle rouge et ses jambes fléchissent -comme si une faux invisible avait tranché ses -jarrets.</p> - -<p>— Je n’en peux plus ! souffle-t-il tout à coup.</p> - -<p>— Écoute, frère aîné, gémit son compagnon -navré, ne t’arrête pas… Continue à marcher à -côté de moi, un moment encore : il faut que je -te parle… Ce Phuc est idiot ; c’est une mauvaise -langue : il éprouve sans cesse le besoin de -raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir -et prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se -passe. Il plaisantait tout à l’heure ; il mentait -impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te -jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars ?</p> - -<p>— Jure ! implore Hiên frissonnant, en qui -subsiste l’illusion indestructible. Jure !</p> - -<p>Au milieu de la rizière miroitante où vaguent -les buffles boueux, Nho s’arrête, lève la main.</p> - -<p>— Merci ! merci !… Je suis fou, vois-tu !… -J’ai cru que j’allais tomber et mourir lorsque -parlait ce fourbe ! Tu vois : tout mon corps -tremble, j’ai la fièvre !</p> - -<p>— C’est vrai : tu es fou… La moindre plaisanterie -te bouleverse. Tu es fou !</p> - -<p>— Hé ! là-bas ! voulez-vous bien trotter ! -cria le sergent Cang.</p> - -<p>Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se -battaient dans le cerveau en déroute de Hiên -tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans -voir la tristesse pitoyable qui assombrissait les -yeux de son compagnon.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXII</h2> - - -<p>— Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên, -enfermant dans sa caisse ses vêtements de -travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il -verrait mon trouble, me questionnerait, me -forcerait à confesser que tout mon souci vient -d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait… -Je n’irai pas chez l’Aïeul !</p> - -<p>Où aller ? Il ne pouvait songer à rester avec -Maÿ sous la véranda de la petite case : que -dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses -gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de -sa voix étranglée par l’émotion encore vibrante ? -Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête -sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire -part, avec des sanglots, de ses soupçons injurieux, -sans la supplier de démentir les outrageantes -révélations de Phuc ? Le pourrait-il ? -Une fois de plus, au lieu de la compassion attendue, -ne surprendrait-il pas l’ironie dans les -grands yeux cruels ? Mieux valait, pour guérir -l’étrange tremblement qui l’agitait de la tête -aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se -fuir soi-même et fuir les autres.</p> - -<p>Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait -d’engloutir sous sa marée grise. Il -erra, sans but et sans pensée, le long des avenues -obscurcies. Derrière les grappes violettes des -bougainvillias, les villas resplendissaient. Hiên -appuya son front aux lances dorées d’une grille, -écouta les plaintes aigres d’un violoncelle.</p> - -<p>— Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident ! -songea-t-il. Leur musique est tourmentée et -triste. Ils souffrent comme nous.</p> - -<p>Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent : -il se promena au hasard, poursuivi par -les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes -enfouies dans les bambous de la montagne -égrenaient leurs battements sourds, espacés -d’abord, puis précipités. De toutes les cases de -paille groupées autour de la baie arrondie, -massées dans la lande nue, penchées sur les -arroyos boueux, les grêles tintements des -vases de bronze heurtés par les marteaux de -bois répondirent à la basse du gong, saluèrent -le jour finissant et la nuit tombante, -qu’allait emplir le vol inquiétant des mauvais -esprits.</p> - -<p>Hiên haussa les épaules : il n’était point religieux. -Trop tôt la forêt avait pris ses journées -pour qu’il pût, comme les enfants de son âge, -être initié aux rites et aux croyances vagues -de la religion annamite. Peu lui importaient les -grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens -en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes -mortes des ancêtres inconnus l’avaient-elles -immunisé contre l’amour, contre la folie, contre -la douleur ? S’occupaient-elles de lui, leur descendant -misérable ? S’inquiétaient-elles du -frisson incoercible qui faisait branler sa tête -vide ? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces -tintements de bronze ?…</p> - -<p>Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds, -les sampans renversés sur le sable revêtaient -des formes de monstres endormis, dont les -fusées d’écume venaient lécher les ventres bruns. -Des cordages semblaient des serpents aux -corps entrelacés ; tels des crânes demi-chauves, -les pointes de rochers blanchissaient hors de -leur chevelure d’algues ; le dôme gélatineux -d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les -jonques qui voguaient sur l’horizon, parmi -les vols de mouettes, s’estompaient, s’effaçaient -dans les ténèbres, où, par instants seulement, -apparaissaient les flammes chétives de quelques -falots.</p> - -<p>Le trot des voitures ébranlait la route, qui -s’illuminait brusquement, résonnait de grelots, -de claquements de fouet, d’appels de cochers, -puis rentrait dans l’ombre et le calme. Des files -muettes de sampaniers passaient à longues -enjambées silencieuses. Des chiens faméliques -flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin -noir, les boutiques chinoises découpaient -des rectangles lumineux où gesticulaient les -ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en -bordée reprenait des refrains bretons larmoyants.</p> - -<p>Une femme frôla Hiên : il reconnut la tunique -de Thi-Sao, ses mules brodées et le balancement -de ses hanches. Il courut derrière elle, l’appela :</p> - -<p>— Arrête ! arrête !</p> - -<p>Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur -ses intentions, puis la mémoire lui revint :</p> - -<p>— Il me semble te connaître, petit frère ! -susurra-t-elle. N’es-tu pas le fiancé de Maÿ ?</p> - -<p>— Oui, c’est moi !</p> - -<p>— Eh ! eh ! Sait-elle que tu cours les rues à -cette heure-ci, à la poursuite des femmes ?… -Au fait, que me veux-tu ?</p> - -<p>Il n’en savait rien au juste ; il se gratta le -front piteusement, fit le geste de rajuster son -turban ; puis il se rappela le métier qu’exerçait -cette femme, et toute sa jalousie se réveilla : -il cria :</p> - -<p>— Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi ?</p> - -<p>— Cela ne te regarde pas ! Je vais où cela me -plaît et quand il me plaît !</p> - -<p>— Je sais ! je sais !… Mais… mes camarades -ont raconté à ce sujet des choses abominables, -que j’ai entendues. Ils disaient… ils disaient -que tu venais pour Maÿ !</p> - -<p>— Voyez-vous le vilain jaloux !… Quand on -craint pour la vertu de sa fiancée, on l’enferme.</p> - -<p>— Ne plaisante pas ! Réponds-moi seulement : -venais-tu pour Maÿ, oui ou non ?</p> - -<p>— Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao. -Cette petite pécore a voulu me prouver qu’elle -pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne -me craignait pas : je vais lui démontrer qu’elle -avait tort… Tant pis pour toi, ma fille !…</p> - -<p>Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse, -fixa sur elle des yeux qu’affolaient l’angoisse -et la terreur des paroles attendues :</p> - -<p>— Réponds ! réponds !</p> - -<p>— Lâche-moi… Vraiment, tu n’es pas raisonnable : -tu me poses des questions brutales, qui -m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te -faire de peine, mais…</p> - -<p>— Elle n’a pas dit non ! gémit Hiên, elle n’a -pas dit non !</p> - -<p>Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler -dans la poussière, de hurler, comme se -roulent et comme hurlent, pour se soulager, les -bêtes blessées. Mais il était un homme civilisé, -un homme pareil aux autres hommes, et rien -ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement -le bavardage de Thi-Sao.</p> - -<p>— Je pourrais mentir, petit frère, mais tu -es un brave garçon et je m’intéresse à toi : je -ne veux pas que l’on continue à se moquer de -toi impunément… Tu es donc aveugle, mon -garçon, que tu n’aies rien vu, rien deviné ?… -Veux-tu que je te dise où est ta fiancée ? Elle -est là, derrière les volets de cette maison rose, -dans les bras de son amant, qu’elle t’a préféré -parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais -offrir à ta femme ni bijoux, ni piastres… Du -reste, elle ne peut tarder à sortir, car l’heure -avance et le sergent Cang est soupçonneux… -Mais qu’as-tu donc ?… Lâche-moi !… Tu déchires -ma manche !… Tes ongles me font mal !… -Lâche-moi, petit frère, lâche-moi !…</p> - -<p>— Va-t’en ! cria le malheureux d’une voix -enrouée. Va-t’en ! je te tuerais ! je te tuerais !…</p> - -<hr /> - - -<p>La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu -dans la nuit. Hiên l’a regardée courir, abruti et -impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé avec -effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles -contre la route unie et dure que ses yeux ne -voient plus ; il a geint de désespoir de ne pouvoir -faire de mal à cette créature qui lui a fait -tant de mal !</p> - -<p>Il est seul maintenant, sur la route obscure -qui longe la plage bruissante. Il attend ! Il -attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé, qui -piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu -à cette heure d’agonie qui suit la folie -définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût -de la vie et la haine de la femme… Pantin lamentable -qui reproduit le geste ébauché par des -millions de pantins pareils, il se blottit, pour -continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers, -se préoccupe encore, à ce moment où -se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout -son supplice à la curiosité publique.</p> - -<p>Qui le verrait, du reste ? La nuit s’est faite, -nuit silencieuse et immobile, où palpitent seulement -les myriades d’étoiles. Rien ne vit que -les crabes hésitants qui rôdent sur le sable -phosphorescent, que les geckos rabâchant leur -cri monotone, que les lucioles piquant les haies -sombres de fleurs de feu. La route est déserte -où s’est enfuie Thi-Sao.</p> - -<p>Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers, -surveille la porte verte que dominent les tritons -émaillés. Les notes graves de la retraite ne l’ont -point ému ; et voici que maintenant l’alerte sonnerie -de l’appel le somme de rentrer en toute -hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera trop -tard… Mais qu’importe la retraite, qu’importe -l’appel, qu’importe la salle de police, la prison, -la mort ? Hiên sent monter à ses lèvres le goût -amer du mépris universel, mépris de tout ce qui -n’est pas sa peine présente. Il attend, il attend, -les yeux rivés sur cette porte qui ne s’ouvre -pas et qu’enguirlandent les longs rejets des -bougainvillias…</p> - -<hr /> - - -<p>Elle s’ouvrit, enfin ; Maÿ insinua entre les -deux battants sa tête emmitouflée d’un mouchoir -rose, son corps mince moulé par la tunique -de soie noire. Hiên se dressa : des lueurs rouges -aveuglaient ses yeux qui avaient vu la faute de -l’aimée ; le sang chantait dans ses oreilles et -dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva -son poing fermé.</p> - -<p>— Ne me tue pas ! cria la fillette.</p> - -<p>Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur -les genoux, couvrant de ses bras frêles son visage -blême.</p> - -<p>— D’où viens-tu ? interrogea-t-il d’une voix -changée et comme enfantine, que faisaient -trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour -cette créature fragile, peut-être aussi l’espoir -indéracinable que rien n’était perdu encore, -qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait.</p> - -<p>Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que -toute la fureur de ce géant se résoudrait en -gémissements et en larmes, qu’il était toujours -à sa merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec -une vraie joie malfaisante, elle se promit de piétiner -cet humble, ce naïf, cet « individu idiot ».</p> - -<p>— Laisse-moi passer, dit-elle ; ne suis-je pas -libre de faire ce qu’il me plaît ?</p> - -<p>— Non !… Je suis ton fiancé…</p> - -<p>— Imbécile ! Comment n’as-tu pas compris -que je ne voulais pas de toi, que ce mariage -était impossible ?… Tu m’aimes, c’est entendu ; -mais cela ne suffit pas, car moi, je te hais !</p> - -<p>— Tu m’as aimé, un jour, Maÿ.</p> - -<p>— Oui, je t’ai aimé ; j’ai eu pour toi un -caprice, j’ai souhaité l’étreinte de tes bras. Je me -suis même offerte, certain dimanche, sous les -bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là : -peut-être t’aurais-je aimé décidément, t’aurais-je -préféré à tout, même aux bijoux qui -me rendent folle… Mais tu as craint de me -profaner, sans doute, et j’ai su que tu étais -vraiment un imbécile ; et je t’ai méprisé.</p> - -<p>— Maÿ ! Maÿ ! il est encore temps…</p> - -<p>— Il n’est plus temps : je te méprise !… -Demain nos fiançailles seront rompues et chacun -de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans -peine et quelque sampanière te consolera. Moi, -j’irai vers les villas des Français. Je n’aime -personne, toutes mes affections vont aux belles -tuniques transparentes, aux pantalons imprimés -au fer chaud, aux colliers à grains d’or, aux -bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers la -richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne. -Je suis perdue pour toi !</p> - -<p>— Tu es perdue pour moi !</p> - -<p>Il répète cette phrase, il la répète afin de se -bien convaincre, peut-être, que son rêve s’écroule -irrémédiablement, et, tandis que ses -lèvres frémissantes redisent machinalement -les mots décisifs, l’invincible lâcheté qui dort -en son cœur d’amoureux se refuse à croire -l’irréparable… Pardonner ! pardonner ! Pourquoi -ne pardonnerait-il pas ?… Hélas ! le pardon -détruira-t-il le souvenir de la faute ?… -Hiên se rappelle les visions qui ont incendié -son cerveau : il voit Maÿ entre les bras de son -amant. Il sait dorénavant que cette scène -affreuse, mille fois imaginée, n’est plus une -chimère ; il sait que chaque jour, désormais, -elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire ; -il sait que le pardon est vain, puisque -l’oubli est impossible…</p> - -<p>— Que faisais-tu dans cette maison ?</p> - -<p>Maÿ ricane : véritablement, ce pauvre Hiên -est trop stupide ! A quoi bon le ménager !</p> - -<p>— Ce que je faisais ? Tu me demandes ce -que je faisais ? Tu es encore plus naïf que je -ne le pensais. J’étais dans les bras…</p> - -<p>La lourde main osseuse et noire s’est abattue -sur la bouche de Maÿ, a meurtri les lèvres -rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus -haut que sa crainte de la fillette moqueuse, la -souffrance, la colère parlent dans le cerveau -affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères, -s’est éveillée en lui ; il se révolte enfin, comme -se révolte la panthère qui rampa longtemps -sous la cravache du dompteur. Ah ! crever -ces yeux cruels qui l’insultèrent de leur ironie, -briser ce front lisse qui abrite l’âme sournoise -et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont -versé la douleur !</p> - -<p>Les mains fiévreuses arrachent et froissent -le mouchoir rose, pétrissent les coques luisantes -de la chevelure, se crispent sur le cou délicat, -lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante. -Le petit corps d’ivoire doré s’écroule -dans les herbes souples. Hiên le Maboul se -penche sur son idole, dont les yeux épouvantés -le contemplent :</p> - -<p>— Ne me tue pas ! supplient les lèvres saignantes.</p> - -<p>Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif -et stupide : elle est réellement ridicule, cette -fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux -blancs ; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure -le bafouait, qui pendant des mois l’a terrifié ? -Bizarre !… Qu’ont-ils donc de particulièrement -séduisant ces yeux éperdus, ce visage -sans couleurs, cette poitrine plate, ce ventre -tressautant ?… Il la pousse du pied comme -un animal immonde : elle geint faiblement, -craignant la mort. Il s’incline vers elle, touche -du doigt l’épaule palpitante :</p> - -<p>— Lève-toi et habille-toi !</p> - -<p>Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve -plus en face de cette bête craintive qu’une répulsion -apitoyée, un peu de la répugnance qu’il -ressentirait devant un cobra dont il aurait -cassé les reins et qui se tordrait à ses pieds. -Du reste, toute notion est abolie sous son crâne, -étourdi comme par un formidable coup de -massue. De l’horrible chose découverte tout -à l’heure il ne sait plus rien : ses oreilles ont -perdu la mémoire des paroles entendues. Il ne -sait rien de la mer qui pousse vers la plage ses -lignes d’écume crépitante, des frangipaniers -dont les fleurs d’argent poudrées de safran -pleuvent sur la route ténébreuse, du camp -voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de -réverbères. Une seule sensation subsiste : son -étonnement d’être là, penché sur cette petite -fille nue et maigre qui tremble dans les hautes -herbes.</p> - -<p>— Habille-toi ! répète-t-il doucement.</p> - -<p>Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes -prudents de chatte la tunique et le pantalon -de soie et, soulevée à demi, s’habille précipitamment -et sans bruit, retenant son souffle. -Elle achève de voiler ses seins pointus sous le -crépon froissé.</p> - -<p>— Va-t’en, maintenant ! dit Hiên.</p> - -<p>— J’ai peur…</p> - -<p>— Va-t’en !</p> - -<p>Elle l’examine, inquiète : ne va-t-il pas, la -voyant fuir, regretter de ne l’avoir point tuée ? -ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur, courir -derrière elle dans le sable et l’assommer d’un -coup de poing sur la nuque ?</p> - -<p>— Va-t’en ! répète Hiên ; va-t’en !</p> - -<p>Il la regarde partir, hésitante d’abord et -tournant la tête, comme une bête traquée, puis -détalant à toutes jambes et fonçant droit dans -les ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus -qu’une ombre indécise fuyant sur la plage, -confondue avec les silhouettes basses des sampans -échoués. Il ne la voit plus… Alors, il se -souvient, redevient conscient. Il sait que son -bonheur s’est écroulé définitivement : quelle -plainte, quelle prière pourraient lui rendre -l’illusion consolatrice, l’espoir indéracinable -auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour ?… -Nulle parole ne tempérera l’atrocité de la formule -qu’il rabâche infatigablement : Maÿ a -vendu son corps ! Maÿ s’est vendue !</p> - -<p>Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé -par le sang qui affluait à son cerveau, il laissait -sa colère crier plus haut que sa douleur : il -se trouve maintenant face à face avec la réalité -irréparable, il la contemple, la détaille et souffre -abominablement.</p> - -<p>Il n’a plus de rancune contre Maÿ : il se compare -silencieusement, rustre primitif, à moitié -fou et dégingandé, à la fine petite idole dont -il rêva être l’époux ; il confesse le ridicule de -ses prétentions et s’indigne d’avoir pu lever -le poing sur l’intangible divinité ; il proclame -humblement les droits de Maÿ à la trahison et -au mépris. Comment, comment a-t-il pu, pendant -des mois, se complaire à la fiction de cet -impossible amour ?… Les sages avis ne lui ont -point manqué, pourtant !</p> - -<p>— Méfie-toi de la femme ! disait l’Aïeul. Il -ne peut venir d’elle que mal et souffrance. Son -âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de -l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera. -Toutefois, puisque l’instinct héréditaire -nous prêche comme aux autres bêtes l’accouplement, -marie-toi, mais choisis ta femme avec -soin. Retourne à la terre d’où tu viens ; épouse -une fille de Phuôc-Tinh, robuste et noire ; -naturellement perverse comme toutes ses pareilles, -elle n’aura pas été, du moins, pourrie -par la ville… Que vas-tu t’amouracher de Maÿ ? -Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour -un homme des forêts ?…</p> - -<p>— Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu -es un brave garçon, sans nul doute, mais enfin, -sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu -n’as pas la tête très solide : la première bougresse -venue te fait déjà tourner en bourrique. Renvoie-la -donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux -boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui -elle est faite et qui la battront comme plâtre -et lui demanderont de l’argent… Fais comme -moi : ne te marie pas.</p> - -<p>Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe -descendant de Saïgon ; et le vieux notable de -Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde -autour de son cœur. Couché dans l’herbe douce -de la clairière, il avait entendu la forêt le rappeler -à elle, comme l’avait appelé aussi la mer : -toutes deux avaient essayé d’arracher l’âme -de leur enfant aux griffes féminines qui la déchiraient. -Ainsi les hommes et les choses avaient -crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route -et de rebrousser chemin. Mais l’illusion tenace -avait voilé ses yeux et bouché ses oreilles : elle -seule avait fait son malheur.</p> - -<p>Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de -la maudire, il pleura l’illusion écroulée, l’illusion -enchanteresse et divine. Il pleurait, le dos -tourné à la mer murmurante, regardant sans la -voir l’avenue des frangipaniers où Maÿ s’était -enfuie. Le sable humide et froid submergeait -ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard -d’un sampan ; une chouette hululait ; sur la -nappe scintillante des étoiles, le Phare ouvrait -et refermait son œil écarlate.</p> - -<p>Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et -que la nuit elle-même avait dormi, et qu’elle se -reprenait seulement à vivre. Il pleurait, cependant, -comme avait pleuré, un soir, la femme -invisible derrière les stores abaissés de sa case, -comme avaient pleuré les suppliants prosternés -devant le pagodon de pisé, sous le banyan, -comme pleurait le soldat français crachant ses -poumons sur le revers du talus, comme pleure, -depuis le commencement des siècles, l’humanité -penchée sur les débris de ses illusions…</p> - -<p>Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune -se leva, ronde et nacrée. Hiên le Maboul se -tourna vers la baie où pâlissaient les falots des -jonques, où luisaient les flancs des vagues. La -tentation lui vint d’aller vers elles, qui berceraient -sa peine, étoufferaient sous leur chant -intarissable et triomphant ses cris de rébellion, -lui donneraient le calme et la paix définitifs. -Il se résolut à mourir : puisque la vie l’avait -déçu et blessé, à quoi bon vivre ?… Oui ! -mourir ! mourir et dormir ! Ne plus sentir au -cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte ; -à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle ! -ne plus pleurer, ne plus souffrir !</p> - -<p>Il marcha dans le sable semé de planches -pourries, de branches, d’algues, de galets verdissants ; -l’eau tourbillonnante monta jusqu’à -ses chevilles…</p> - -<p>Il n’alla pas plus avant : il se souvint de -l’Aïeul. Tout au fond de sa pauvre âme enfantine, -peut-être une lueur imperceptible d’espoir -vacillait-elle, espoir vague que le maître lui -dirait les mots qui guérissent, les mots qui consolent.</p> - -<p>— J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir… -Je veux revoir l’Aïeul !</p> - -<p>Il gravit la berge inondée de clair de lune, -courut, à perdre haleine, dans l’avenue déserte -où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient -les ombres difformes des banyans. Le parfum -écœurant des fleurs de frangipaniers saturait -la nuit chaude.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la -lampe considèrent, sans se départir de leur -immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux -aux pieds de l’Aïeul. Par les persiennes -ouvertes, la nuit lumineuse entre avec la brise, -qui remue discrètement les panses dorées des -lanternes chinoises. Le dernier sanglot de Hiên -résonne encore dans la haute pièce, où ondulent -les panneaux de satin chatoyant et les plis raides -des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës -des cycas.</p> - -<p>L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque -noire de son grand enfant sauvage et songe à -la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra -lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui, -d’instinct, comme l’enfant à qui l’on a fait -du mal vient se jeter dans les jupons de sa -mère ; il lui a dit avec des plaintes rauques et -des soupirs de détresse, il lui a dit l’attente au -bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes -des bougainvillias, l’aveu tombé des -lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans le -varech, couvrant de ses deux bras repliés son -visage épouvanté ; il a dit la crise de rage homicide -et l’angoisse de la connaissance entière.</p> - -<p>— Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il. -Prononce-les : dis les mots qui font oublier, -et, lorsque je sortirai de ta maison, je serai un -homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert… -Tu es sage, tu es bon ; aux jours de -chagrin, nous invoquions ton nom, comme -d’autres invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix -de nos misères nous paraissait moins pesant. -Souffle sur ma douleur : elle s’envolera de mon -cœur où elle a fait son nid. Tu es grand, tu es -fort : rien ne peut te résister ; tu as balayé d’un -regard le tyran devant qui nous rampions ; tu -as porté la lumière dans mon âme obscure d’enfant -des bois…</p> - -<p>— J’ai eu tort, trois fois tort ! confesse l’Aïeul ; -j’aurais dû laisser ton âme à sa pénombre, à -son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur, -ne connaissant de l’humanité que les gestes -animaux. Je savais qu’après avoir mordu au -fruit amer de la science humaine tu viendrais -te rouler, quelque jour, à mes pieds, désabusé -et hurlant. Mais quoi ! tu m’as supplié, tu m’as -dit : « Je veux être un homme comme les autres -hommes et je saurai me faire aimer de Maÿ… » -Je t’ai instruit, je t’ai appris les grimaces essentielles, -je t’ai révélé tes semblables. Accroupi -contre ma chaise, assis dans ma voiture, tu as -écouté et retenu mes préceptes… Tu as appris -à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait -te venir de moi, la vie s’est chargée de te la donner : -elle t’a fait connaître la désillusion et la douleur.</p> - -<p>— Thi-Teu me l’avait dit ! gémit Hiên.</p> - -<p>— Ainsi mes prévisions se sont réalisées : -tes illusions sont mortes, et te voilà, tombé de -ton rêve et pleurant pitoyablement… Pleure, -petit frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop -plein ! Lorsque tes larmes auront séché, tu seras -certain que ton éducation est parachevée et -que tu es un homme, puisque tu as connu la -douleur.</p> - -<p>— Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent -cette douleur.</p> - -<p>— Je ne les sais pas : personne ne les sait. -Aux maux qui nous viennent de la femme nul -ne connaît de remède… que le temps !… -Le temps seul t’apportera l’apaisement, l’oubli -total, peut-être…</p> - -<p>— Je ne puis oublier !</p> - -<p>— L’oubli viendra, peut-être, un jour… Alors -tu seras pareil à un dieu. Tu assisteras, souriant -et amusé, aux contorsions de tes contemporains -qui s’acharneront à la découverte -des bas-fonds de l’âme féminine ; tu assisteras -aux évolutions des pantins dont les ficelles sont -entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner -les rimes douloureuses forgées pour l’aimée -idéale par des adolescents ignorants comme tu -le fus. Spectateur échappé miraculeusement -du Cirque où l’on se dévore, tu ne te lasseras -point d’admirer l’infinie sottise des lutteurs, -que nul enjeu ne récompensera et qui laissent -sur le sable tout le sang de leurs veines et de -leur cœur. Tu seras pareil à un dieu… Tu -m’écoutes, Hiên ?</p> - -<p>— J’écoute, Aïeul : mais je n’entends pas -les paroles. J’entends Maÿ qui me parle et -ricane à mon oreille… Je souffre et j’ai envie -de mourir… Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la !… -Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent !…</p> - -<p>— Je ne les sais pas !</p> - -<p>— Je suis ton enfant : guéris-moi !</p> - -<p>— Je ne puis te guérir.</p> - -<p>— Maÿ ! Maÿ ! que t’avais-je fait ?…</p> - -<p>Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé : -ils ont déjà perçu tant de cris pareils ! Des siècles -ont passé depuis que l’artiste mongol les coula -dans le moule d’argile : ils savent que les gosiers -humains sont coutumiers de semblables rugissements, -et ils ne s’émeuvent point de ceux-ci, -pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique -des chats-huants qu’apporte la nuit criblée -de lucioles.</p> - -<p>Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux -ternes où se sont éteintes les dernières lueurs -d’illusion ; il se dresse péniblement et lentement, -comme le travailleur qu’attend une besogne -ingrate.</p> - -<p>— Je m’en vais, Aïeul vénérable !</p> - -<p>— Où vas-tu ?</p> - -<p>— Je vais… je vais au camp.</p> - -<p>— Tu mens ! Il est trop tard pour rentrer -au camp. Tu mens : ta voix tremble, tes mains -tremblent… Où vas-tu ?</p> - -<p>— Je vais au camp.</p> - -<p>— Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près -de mon lit. Si les idées mauvaises te reprennent, -je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste -ici. Dans quelques jours je retourne vers les -forêts d’Annam : tu viendras avec moi. Couche-toi -sur cette natte.</p> - -<hr /> - - -<p>Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul -s’est jeté sur le lit blanc que parsèment les -éventails de paille de riz et les écrans japonais. -Il feuillette distraitement le livre ami qui, aux -rares heures de souci, le rappelle au scepticisme -sans âpreté, à la contemplation sereine et souriante -de la vie. Le charme habituel n’opère pas ; -l’Aïeul est mécontent et triste : sa philosophie -mise en présence d’une douleur réelle ne lui a -fourni que des formules vaines, émoussées. Il -fut impuissant à panser les plaies du serviteur -blessé qui est accouru vers son maître. -Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases -vides de sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs -profonds du misérable qu’il ne sut pas soigner.</p> - -<p>— Tu pleures, Hiên ?</p> - -<p>— Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.</p> - -<p>— Essaie de dormir.</p> - -<p>Le grand corps maigre s’immobilise sur la -natte ; Hiên ferme les poings et, les yeux clos, -tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains -efforts : le mal lancinant est en lui, qui le harcèle. -Et l’idée fixe reparaît : mourir ! mourir !… -A quoi bon vivre ? Demain sera tel qu’aujourd’hui. -L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a -dit l’Aïeul ; mais, pendant des mois, des années, -Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est -l’oubli immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant -a déclaré qu’il n’était pas en son pouvoir -de le lui accorder… Mourir ! il est l’heure -de mourir ! Impossible de tarder davantage : -l’aube blême va balayer les brumes qui flottent -sur la plaine et la mer : il faut mourir avant que -soit venue l’aube.</p> - -<p>Hiên se lève silencieusement, se penche sur -le lit où l’Aïeul s’est endormi ; il le regarde une -dernière fois ; il regarde longuement cet homme -qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais, -à son oreille, Maÿ ricane… A travers la moustiquaire, -il pose ses lèvres sur la main de son -maître et se faufile sous la véranda où fuient -les chauves-souris…</p> - -<p>Il court par des routes inconnues vers la mer -dont il entend la voix énorme. Il approche, et la -voix se fait plus retentissante et plus implorante ; -il distingue les paroles qu’elle gémit :</p> - -<p>— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas !…</p> - -<p>— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas ! -supplie la forêt anxieuse qui dévale aux flancs -des massifs.</p> - -<p>Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer -et de la forêt : le rire aigu de Maÿ emplit ses -oreilles. Il court ; le voilà devant la baie où -ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles -à des essaims de poissons volants qui bondiraient -hors de l’eau phosphorescente. Et les voix -que renforce le vent se font plus impératives. -Hiên comprend vaguement que l’eau ne voudra -pas de lui, et, d’ailleurs, une idée nouvelle lui -vient : il se pendra aux branches du banyan -qui est devant la case du sergent Cang.</p> - -<p>Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible -mal, talonné aussi par la peur de voir apparaître -derrière le panache des aréquiers les reflets roses -de l’aube.</p> - -<p>Voici le camp. La sentinelle dort dans sa -guérite. C’est Nho ; il ronfle paisiblement, accroupi -sur la planche, le mousqueton entre les -jambes et la tête inclinée sur l’épaule.</p> - -<p>Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un -souffle. Qu’importe Maÿ, du reste ? Hiên a -poussé contre le tronc centenaire le billot de -teck qui sert aux femmes des tirailleurs à fendre -leur bois. Il déroule sa longue ceinture de laine -rouge, la jette par-dessus une grosse branche -et la noue solidement.</p> - -<p>Il a bien calculé : debout sur le billot, son -menton affleure la boucle du nœud coulant. -Il introduit sa tête dans la boucle, se penche, -pousse du pied le morceau de bois qui se dérobe -et roule. La courte lutte commence qui précède -le grand repos.</p> - -<p>La mer et la forêt sanglotent.</p> - -<hr /> - - -<p>Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre -comme les autres hommes.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<h2 class="nobreak">XXIII</h2> - - -<p>L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube -grise et froide. Essoufflé et rouge, le sergent -Cang le salua :</p> - -<p>— Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est -mort.</p> - -<p>Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que -nul ne vît couler une larme sur ses joues flétries.</p> - -<p>— Il s’est pendu à une branche du banyan qui -est devant ma porte. J’ai défendu d’y toucher -avant ton arrivée : à quoi bon ? Le corps était -déjà glacé et raide : il devait être mort depuis -des heures. Que faut-il faire ?</p> - -<p>— Attends-moi !</p> - -<p>Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à -travers le village endormi, le vieux sergent se -lamentait.</p> - -<p>— La vieillesse engourdit mon corps : je -dors rarement, mais, lorsque le sommeil vient à -moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas -entendu le cri d’agonie du malheureux ; d’autres -l’ont entendu, mais n’ont point bougé, croyant -que les malins esprits se battaient sur la plage… -Et le pauvre fou est mort tout seul, et maintenant -il est là, accroché à sa ceinture ; le vent -remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il -va bouger encore ; mais il est bien mort… Il -était fou, bien sûr ! Il y a longtemps que sa -folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté -tout à fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché, -est revenue en courant, échevelée, sa tunique -déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante, -nous criant de fermer la porte, que Hiên -la poursuivait et voulait la tuer. Elle claquait -des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir -où elle avait rencontré le malheureux furieux… -Il a dû errer ensuite dans la nuit pour fuir la -folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle a fait -son œuvre…</p> - -<p>— Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé -de mourir.</p> - -<p>— Le voilà !</p> - -<p>Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son -enfant mort : il lut dans les yeux vitreux, dans -les bras allongés, l’accablement, l’infinie lassitude, -le désespoir qui avaient inspiré à l’âme -tourmentée le désir du sommeil sans rêves et -sans terme.</p> - -<p>Les petits soldats attentifs déposèrent le -vaincu sur un brancard, abaissèrent sur le regard -farouche les paupières noires, rendirent à la -face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la -sérénité qu’il n’avait jamais connue. Comme -sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade -sur une natte où pleuvaient les pétales des -flamboyants…</p> - -<p>Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên -dormit toute la matinée à l’ombre des flamboyants, -veillé par Phuc et par Nho, bercé par -les chansons des vagues et des bambous ; et sa -figure paisible, tournée vers le ciel incandescent, -semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des -feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons -éclatés, des moineaux qui pépiaient dans la -paille des toits, des papillons indécis… Cependant -les marteaux des charpentiers cognaient à -grands coups sourds les planches du cercueil -et les sanglots des deux gardiens accroupis -leur répondaient.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>— Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui -représentes la famille absente : il t’appartient -de donner des ordres. Tout est prêt : le bonze -et le catafalque sont là.</p> - -<p>L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert ; il -soulève le voile de papier grenat qui recouvre -le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon -les rites. Les charpentiers rabattent le massif -couvercle de teck et frappent sur les clous de -cuivre : l’humble tirailleur est prisonnier dans -son étroite caisse laquée et incrustée de nacre. -Car le maître a voulu que son serviteur reposât -dans un cercueil de riche : comme un mandarin, -le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque -doré, pavoisé d’oriflammes rouges et blanches ; -bonzes, chanteurs, pleureuses et musiciens, -grassement payés, ne lui ménageront ni les -grimaces, ni les hurlements, ni les lamentations.</p> - -<p>Les pétards éparpillent dans la poussière -leurs tubes déchiquetés et noircis. Le gong, -les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations -sonores ; les flûtes soupirent langoureusement, -les violons à deux cordes nasillent. -Et le cortège se met en marche, le long de la baie -scintillante où courent des frissons lumineux.</p> - -<p>En avant, chemine le bonze qui, par les -routes convenables, mènera l’âme du défunt -jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le -bâton à la main, il écarte les ombres malveillantes -et les gamins qui se bousculent sur la -chaussée, dans leur joie de prendre part à cette -magnifique cérémonie. Ensuite défile l’interminable -procession des brancards où sont étalées -des victuailles : cochons rôtis et peints au vermillon, -régimes de bananes, gâteaux de riz, -jattes de <i>nuoc-mâm</i>, toutes bonnes choses dont -est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront -ce soir au repas de funérailles. Des garçonnets -agitent des banderoles d’étoffe blanche, -où des caractères à l’encre de Chine exaltent les -vertus de Hiên ; et, comme l’écrivain qui les -rédigea fut élu entre les plus habiles de sa corporation, -les habitants du village s’extasient sur -le choix heureux des épithètes flatteuses qui -sont accolées au nom du mort. Deux porteurs -balancent sur leurs épaules un coffre pourpre -où s’érige la Tablette, planchette double où sont -inscrits les noms, prénoms, titres qui furent -la propriété de Hiên.</p> - -<p>Quarante robustes sampaniers chancellent -sous les énormes madriers de teck sculpté que -couronne le catafalque en forme de pagodon : -derrière les panneaux à jour plaqués de cuivre -doré et de clinquant, le cercueil est enfermé. -Vers lui les baguettes d’encens envoient leur -légère fumée bleue ; vers lui montent les grincements -des violons, les battements précipités -des tams-tams, les ronflements des gongs, les -trilles des flûtes, les cris aigres des chanteurs -psalmodiant des litanies baroques, le cliquetis -de la coquille de bois que frappe à tour de bras -un tirailleur, les hululements des pleureuses -voilées de crépon blanc et courbées derrière -le catafalque.</p> - -<p>Deux vieillards effeuillent des carrés de -papier argenté et doré qui figurent d’incalculables -trésors : les mauvais esprits qui pullulent -et guettent la pauvre âme sont généralement -cupides, et pendant qu’ils se ruent sur les lingots -d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le -mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque -de poursuite.</p> - -<p>Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil. -Bien plus que le vieillard indifférent qui, à cette -heure, s’éveille de la sieste dans le village lointain, -il est le père du pauvre hère que cahotent les -épaules lasses des sampaniers. Une vraie douleur -de père le bouleverse, tandis qu’il se redresse -dans le dolman de toile blanche à boutons d’or. -Sous la visière basse du casque, ses yeux clairs, -qui semblent considérer les hampes des oriflammes -et les cagoules des pleureuses, évoquent -inlassablement le simple et naïf compagnon que -la vie a dégoûté de vivre.</p> - -<p>Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance : -pourquoi a-t-il cédé aux supplications de -l’innocent qui voulut acquérir la science -mauvaise ?</p> - -<p>Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de -l’amour qu’il savait devoir aboutir à la désillusion ? -Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation -de la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il -pas veillé sur le sauvage désarmé et qui ne pouvait -se garder seul ?… Il songe que, ce soir, -dans la maison vide, les grosses mains noires ne -se poseront pas sur son genou, les bons yeux -luisants ne lui donneront pas leur caresse -confiante. Il songe que toute sa philosophie -légère et insouciante est impuissante à lui fournir -une seule formule de consolation vraie. -Une fois de plus, en face de la mort, il pleure, -silencieusement et sans larmes, ses croyances -envolées.</p> - -<p>Sur la route écarlate sonnent les semelles -ferrées des sous-officiers français ; puis viennent -les tirailleurs en grande tenue, martelant la terre -dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le -village tout entier.</p> - -<div class="asterism">*<br />* *</div> -<p>C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets, -du riz et des œufs, et les fossoyeurs ont -rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil. -Tous les gens qui sont venus accompagner le -mort sont retournés vers la vie. L’Aïeul est -parti, longtemps après les autres, entraîné par -Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la -main pour l’emmener.</p> - -<p>Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil -de teck laqué, et le crépuscule tombe sur lui… -Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent les -aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds -ondulent les rizières plates où planent les crabiers, -où déambulent les graves marabouts, où -coassent les crapauds-buffles charmés de la -soirée fraîche.</p> - -<p>Là-bas, dans le feuillage terne des banyans -pâlissent le toit rouge et les vérandas roses de -la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés -des cocotiers las, les vergues brunes des sampans -se balancent sur la baie cuivrée. La lisière -de la forêt proche s’enténèbre.</p> - -<p>Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie -et que la vie écœura, dort paisiblement, et les -voix tristes de la mer et des arbres bercent -son sommeil sans rêves.</p> - - -<p class="gap small">Hengay-Lam (Tonkin).</p> - - -<p class="c gap small">FIN</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top4em">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p> - -<p class="c">Format in-18 à 3 fr. 50 le volume</p> - - -<table summary=""> -<tr><td> </td><td class="small">Vol.</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ADOLPHE ADERER</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le Drapeau ou la Foi ?</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>L’AUTEUR DE « AMITIÉ AMOUREUSE » et JEAN DE FOSSENDAL</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Amour Guette</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>RENÉ BAZIN</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Mémoires d’une vieille fille</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>TRISTAN BERNARD</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Théâtre (tome I)</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GEORGES BIZET</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Lettres de Bizet</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>RENÉ BOYLESVE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Mon Amour</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GUY CHANTEPLEURE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le Baiser au Clair de Lune</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PIERRE DE COULEVAIN</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Au Cœur de la Vie</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GRAZIA DELEDDA</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le Fantôme du Passé</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LOUIS ESTANG</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Affaire Nell</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANATOLE FRANCE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Ile des Pingouins</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LÉON FRAPIÉ</div></td></tr> -<tr><td class="drap">La Figurante</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GÉRARD D’HOUVILLE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le Temps d’aimer</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>HUGUES LAPAIRE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Épervier</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PHILIPPE LAUTREY</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Histoire d’une Demoiselle de Modes</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JULES LEMAITRE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Jean Racine</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARIE LAPARCERIE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">La Comédie Douloureuse</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANDRÉ LICHTENBERGER</div></td></tr> -<tr><td class="drap">La Folle Aventure</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>PIERRE LOTI</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Les Désenchantées</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>CAMILLE MAUCLAIR</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Amour tragique</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Les Éblouissements</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ERNEST PSICHARI</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Terres de Soleil et de Sommeil</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>GASTON RAGEOT</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Un Grand Homme</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>G. RÉVAL</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Les Camp-Volantes de la Riviera</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARQUIS DE SÉGUR</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Esquisses et Récits</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>H. SUDERMANN</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Parmi les Pierres</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>ANDRÉ TARDIEU</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Notes sur les États-Unis</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>MARCELLE TINAYRE</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Amour qui pleure</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>LÉON DE TINSEAU</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Le Port d’attache</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JEAN-LOUIS VAUDOYER</div></td></tr> -<tr><td class="drap">L’Amour Masqué</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>JEAN VIOLLIS</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Monsieur le Principal</td> -<td class="bot">1</td></tr> -<tr><td colspan="2" class="c small sans-serif"><div>COLETTE YVER</div></td></tr> -<tr><td class="drap">Princesses de Science</td> -<td class="bot">1</td></tr> -</table> - -<div lang='en' xml:lang='en'> -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK <span lang='fr' xml:lang='fr'>HIÊN LE MABOUL</span> ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Redistribution is subject to the trademark -license, especially commercial redistribution. -</div> - -<div style='margin-top:1em; font-size:1.1em; text-align:center'>START: FULL LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE</div> -<div style='text-align:center;font-size:0.9em'>PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free -distribution of electronic works, by using or distributing this work -(or any other work associated in any way with the phrase “Project -Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full -Project Gutenberg™ License available with this file or online at -www.gutenberg.org/license. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ -electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to -and accept all the terms of this license and intellectual property -(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all -the terms of this agreement, you must cease using and return or -destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your -possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a -Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound -by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person -or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the -trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone -providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in -accordance with this agreement, and any volunteers associated with the -production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ -electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, -including legal fees, that arise directly or indirectly from any of -the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this -or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or -additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any -Defect you cause. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. We do not solicit donations in locations -where we have not received written confirmation of compliance. To SEND -DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state -visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -While we cannot and do not solicit contributions from states where we -have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition -against accepting unsolicited donations from donors in such states who -approach us with offers to donate. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -International donations are gratefully accepted, but we cannot make -any statements concerning tax treatment of donations received from -outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Please check the Project Gutenberg web pages for current donation -methods and addresses. Donations are accepted in a number of other -ways including checks, online payments and credit card donations. To -donate, please visit: www.gutenberg.org/donate -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Professor Michael S. Hart was the originator of the Project -Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of -volunteer support. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Most people start at our website which has the main PG search -facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This website includes information about Project Gutenberg™, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. -</div> - -</div> -</div> -</body> -</html> diff --git a/old/68588-h/images/cover.jpg b/old/68588-h/images/cover.jpg Binary files differdeleted file mode 100644 index 856a7aa..0000000 --- a/old/68588-h/images/cover.jpg +++ /dev/null |
