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-The Project Gutenberg eBook of Paris de siècle en siècle, by Albert
-Robida
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-using this eBook.
-
-Title: Paris de siècle en siècle
- Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs
-
-Author: Albert Robida
-
-Release Date: April 16, 2022 [eBook #67853]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed
- Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was
- produced from images generously made available by The
- Internet Archive/Canadian Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PARIS DE SIÈCLE EN
-SIÈCLE ***
-
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- PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE
-
- LE CŒUR DE PARIS
-
- SPLENDEURS ET SOUVENIRS
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-OUVRAGES DE A. ROBIDA
-
-
- PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE. Un volume in-4º, illustré de
- lithographies, de gravures en couleurs, d’une eau-forte hors texte et
- de nombreux dessins dans le texte. (A la _Librairie illustrée_.)
-
- LA VIEILLE FRANCE. NORMANDIE. BRETAGNE. PROVENCE. TOURAINE. Quatre
- volumes in-4º, illustrés de très nombreuses gravures dans le texte et
- hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)
-
- LES VIEILLES VILLES D’ITALIE. Un volume in-8º raisin, illustré de
- nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)
-
- LES VIEILLES VILLES DE SUISSE. Un volume in-8º raisin, illustré de
- nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)
-
- LES VIEILLES VILLES D’ESPAGNE. Un volume in-8º raisin, illustré de
- nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.)
-
- VOYAGES TRÈS EXTRAORDINAIRES DE SATURNIN FARANDOUL. Un fort vol.
- in-8º jésus, illustré de nombreuses gravures. (A la _Librairie
- illustrée_.)
-
- LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE. Un volume in-8º jésus, illustré de
- nombreuses gravures. (A la _Librairie illustrée_.)
-
- LE VINGTIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de gravures
- dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)
-
- VOYAGE DE MONSIEUR DUMOLLET. Un volume in-8º colombier, illustré de
- gravures dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)
-
- LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de
- gravures dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.)
-
- ŒUVRES DE RABELAIS, illustrées de très nombreuses gravures dans
- le texte, et de gravures hors texte en couleurs. (A la _Librairie
- illustrée_.)
-
- MESDAMES NOS AIEULES, DIX SIÈCLES D’ÉLÉGANCES. Un volume in-18
- couronne, illustré de très nombreuses gravures en noir et en
- couleurs. (A la _Librairie illustrée_.)
-
-
- EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HERISSEY
-
-
- [Illustration:
-
- ÉBATS SUR LA SEINE GELÉE
-
- (Tour de Nesle XVIIe Siècle)]
-
-
-
-
- PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE
-
-
- LE
-
- CŒUR DE PARIS
-
- SPLENDEURS ET SOUVENIRS
-
- TEXTE, DESSINS ET LITHOGRAPHIES
-
- PAR
-
- A. ROBIDA
-
- [Illustration]
-
-
- PARIS
- A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
- 8, RUE SAINT-JOSEPH, 8
-
- _Tous droits réservés._
-
-
-
-
-[Illustration: POINTE DE LA CITÉ ET SORTIE DE LA SEINE
-
-LA CHAÎNE TENDUE DE LA TOUR DU COIN A LA TOUR DE NESLE]
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-LE VAISSEAU DE LUTÈCE
-
- Écrasement de l’antique cité.--Ce que représente l’étroit
- espace entre Notre-Dame et le palais.--L’établissement des
- Francs.--Le palais gallo-romain devient le palais des chefs
- mérovingiens.--Clotilde et les fils de Clodomir.--Frédégonde à
- Paris.--Les deux ponts de la Cité.--Le départ de Rigonthe.--Le
- comte Leudaste.--Saint Eloi.--Les incendies de la cité.
-
-
-[Illustration: STATUE DE LA VIERGE
-
-PORTAIL DE NOTRE-DAME]
-
-La cité de Paris, la noble nef qui, depuis si longtemps, malgré tant
-d’ouragans, sous l’assaut des vents furieux ou sous les caresses d’un
-soleil ami, vogue avec audace et fierté, souvent rudement ballottée
-mais jamais submergée, a vu pour ainsi dire, commencer l’histoire de
-France, avec les aventures de jeunesse de Lutetia, dans les jours où
-se formait, sur les rives de la Seine, le petit État barbare d’un chef
-franc.
-
-Pendant des siècles, sur ce point minuscule, à cet étroit îlot enserré
-par les eaux de la rivière, vinrent à ce qu’il semble s’attacher tous
-les fils reliant au mince domaine royal des premiers temps, les terres,
-les fiefs et les provinces qui grossissaient peu à peu le naissant pays
-de France, et lui ramenaient un à un tous les lambeaux de la Gaule
-éparpillée après l’écroulement du monde romain.
-
-Le point central de cette France, à la formation difficile et lente
-après les temps de bouleversement, il est là jusqu’au XIIIe siècle,
-entre l’église cathédrale de Paris et le Palais de la Cité, tout petit
-noyau de la solide agglomération. Toutes les choses de la politique
-brutale et confuse des chefs francs, campés dans les palais conquis,
-des rois de Paris et des ducs de France, en attendant les rois réels
-surgissant du chaos débrouillé et s’imposant comme suzerains définitifs
-aux grands barons, aboutissaient ou commençaient là, sur ces quelques
-arpents de sol parisien particulièrement vénérables, et que pourtant
-nous avons traités avec assez peu de respect en notre temps, faisant
-table rase de tout ce qui pouvait marquer encore quelques-uns de tous
-ces grands souvenirs ou conserver un peu l’empreinte du glorieux passé.
-
-Était-il, on peut le répéter, un point de la capitale française qui
-méritât plus le respect que cet antique berceau de la grande ville, que
-l’île des _Parisii_, la vieille aïeule Lutetia, devenue peu à peu la
-Cité? Au lieu d’abattre tous les souvenirs monumentaux, que l’injure
-des siècles avait profondément entamés, mais qui pouvaient être soignés
-et gardés, que n’a-t-on pensé à les conserver, à les relever même,
-très religieusement, à sauver ce qui pouvait être sauvé des anciens
-cadres et des anciens aspects, ou bien, que n’a-t-on songé au moins à
-élever sur cet emplacement sacré, sur ce sol aux superbes souvenirs, un
-monument à la gloire du vieux Paris?
-
-Hélas! à part la cathédrale et quelques tours du Palais, l’_illustre
-cité de Paris_ n’existe plus que dans les livres, elle a été sans pitié
-étouffée et écrasée. Qui peut nous rappeler encore ce qu’il y eut,
-jadis, à la place du colossal amas de pierres neuves d’aujourd’hui,
-chargeant la nef parisienne entre ses châteaux d’avant et d’arrière,
-entre le Palais et Notre-Dame?
-
-Pauvre nef parisienne, si elle ne sombre point sous le poids, en
-dépit de sa fière devise, c’est que sa carène fut finement et
-merveilleusement taillée! Mais c’est grand’pitié tout de même de voir à
-la place de l’antique cité disparue, cet énorme entassement de bâtisses
-cubiques, maussades, par destination sévères et tristes, parfois
-sinistres, en cet endroit déjà admirablement disposé par la nature, sur
-cet emplacement consacré par l’histoire, et qui devrait être l’écrin
-des souvenirs respectés.
-
-Qu’avons-nous mis là, nous, Parisiens du XIXe siècle? Des édifices
-destinés à des services fort utiles sans doute, mais qui ne sont
-point à étaler au point le plus noble, le plus glorieux d’une ville,
-des casernes de police, un immense Hôtel-Dieu comme un dépôt central
-de germes infectieux, bâti juste au moment où la science réclamait
-l’éparpillement des hôpitaux à la périphérie des villes, alors que la
-nécessité ne forçait plus, comme jadis dans les villes fermées, à les
-garder dans l’enceinte. Et pour comble, enfin, une Morgue à la pointe
-de l’île, sans doute comme ornement ajouté aux splendeurs gothiques du
-chevet de Notre-Dame!
-
-Voilà ce que nous avons si lourdement étalé ici, le réalisme plat à la
-place de la poésie, l’ennui administratif que l’on pourrait voiler, les
-laideurs ou tristesses qu’il serait bon de cacher.
-
-[Illustration: LE JUBÉ DE NOTRE-DAME, DÉMOLI EN 1725]
-
-C’est par-dessus toutes ces choses que, vestige sublime d’un grand
-passé surnageant à l’engloutissement général, domine la vieille
-cathédrale, Idéalité persistante au milieu des sévères réalités ou des
-banalités enlisantes.
-
-Le Palais de la Cité, c’était la résidence des magistrats de la
-province gallo-romaine, demeure solide, défendue par des tours. Des
-empereurs probablement, pendant le temps de leurs séjours dans le
-nord des Gaules, y passèrent aussi; plus tard, à la place des préfets
-romains, s’installèrent les chefs francs qui peu à peu, passant le Rhin
-et les profondes forêts du Nord-Est, se taillaient des petits royaumes
-dans les débris de l’empire assailli de toutes parts.
-
-Longtemps les rois francs des premières races se contentèrent des
-fortes constructions romaines du Palais de la Cité, transformant
-peu à peu ce palais, l’adaptant à leurs habitudes, restaurant
-et reconstituant ce que touchait le temps, ou ce que ruinait la
-guerre,--car il eut à jouer bravement son rôle de forteresse pendant
-les sièges soutenus contre les Normands.
-
-Des restaurations importantes, de vastes remaniements eurent lieu sous
-le roi Robert, fils de Hugues Capet, puis saint Louis commença une
-reconstruction totale achevée sous Philippe le Bel.
-
-Le palais demeure encore résidence des rois après saint Louis; le
-Louvre est un château-fort extérieur, l’hôtel Saint-Paul plus tard est
-préféré, mais en bien des occasions, aux jours troublés, ainsi qu’aux
-jours de fêtes solennelles, les rois reviennent à l’antique berceau de
-la monarchie.
-
-Puis le Parlement reste seul en possession, puissance grandissante,
-en lutte si souvent avec le pouvoir royal; c’est une autre royauté
-qui commence là, lentement et qui se développe à l’ombre des vieilles
-tours. Dans ce vieux palais, il semble que toutes les institutions de
-la France doivent prendre germe, car après les préfets des Empereurs,
-les chefs francs, les ducs de France et les rois, le pouvoir législatif
-lui-même, comme ou l’entend aux temps modernes, en sortira. La
-filiation est directe, du Parlement naîtront les États généraux, et des
-États généraux l’Assemblée nationale; et le vieux Parlement mourra de
-l’enfantement le 3 novembre 1790.
-
-Pour Notre-Dame, à l’autre extrémité de la cité, merveilleuse
-cathédrale élevée par le XIIIe siècle à la place d’églises plus
-modestes qui s’étaient succédé sur le même point, augmentant en
-grandeur et en splendeurs à chaque reconstruction, pendant des siècles
-l’écho de tous les grands événements, heureux ou malheureux pour
-notre pays de France, s’est répercuté sous ses voûtes. Les vagues de
-l’histoire, pour ainsi dire, à chaque grand fait sont venues battre ses
-murs.
-
-Saint Louis vient solennellement à Notre-Dame en partant pour sa
-première croisade, Philippe le Bel y convoque les États généraux
-pour s’appuyer sur la nation dans sa lutte contre le pape Boniface.
-Après les désastres des XIVe et XVe siècles, quand le pays est aux
-Anglais, le roi d’Angleterre s’y fait couronner roi de France bien peu
-de temps avant le définitif retour de fortune qui verra Charles VII
-le Victorieux rentrer dans Paris, et le léopard britannique reculer
-jusqu’à Calais.
-
-Dans les guerres civiles du siècle suivant, Notre-Dame sera une caserne
-de la Ligue et logera dans ses galeries les troupes guisardes, des
-bataillons de parisiens ligueurs. Enfin, toutes les victoires des armes
-de France sous l’ancienne monarchie apporteront pour les accrocher
-sous les voûtes augustes, les drapeaux sanglants, noircis et déchirés,
-enlevés à l’ennemi. Notre-Dame aura pour «_Tapissiers_», les grands
-généraux de la monarchie Condé, Turenne, Luxembourg, le maréchal de
-Saxe...
-
-Puis éclate l’orage de la grande Révolution, c’est le temps des
-écroulements. Notre-Dame au début de la tourmente abrite quelques
-jours, dans une salle de l’archevêché, l’Assemblée Nationale venant de
-Versailles. Et quand le trône a croulé, quand on veut sur ses débris
-jeter les ruines de la vieille religion, c’est la déesse Raison,
-représentée par une plantureuse beauté de l’Opéra, qu’on installe sur
-l’Autel. Lorsqu’une quatrième dynastie se fonde, trempée dans le sang
-de l’Europe qui coule dans les grands carnages du commencement de notre
-siècle, Notre-Dame remplace Reims, et voit un pape enlevé de force à
-Rome sacrer empereur le grand soldat qui promène à travers les nations
-la France ivre de gloire militaire, les bandes gauloises guidées par
-les victoires tourbillonnantes.
-
-[Illustration: LE PETIT PONT. LUTÈCE GALLO-ROMAINE]
-
-La cité de Paris c’est tout cela, c’est tout ce passé, tous ces
-grandioses souvenirs qui planent autour de ces deux monuments, sévère
-château d’avant et splendide château d’arrière de la nef parisienne.
-Il y a mille autres choses encore sur cet étroit espace, la barbarie
-conquérante, la féodalité, la royauté, la religion--la science naissant
-avec l’université sous la cathédrale,--la Justice, le Parlement;--et
-des souvenirs de combien d’événements, des luttes anciennes, des
-querelles passées et de tous les soulèvements d’autrefois;--des
-vestiges de vieilles traditions rappelées par tant de vieilles
-pierres,--de l’histoire se levant à chaque tournant de ruelle,
-surgissant de chacun de ces pavés tant de fois soulevés...
-
- * * * * *
-
-A jamais resteront enveloppés dans une profonde obscurité les temps
-qui virent la vieille Gaule devenir peu à peu la terre des Francs.
-Il y a un grand siècle de luttes pied à pied, sur lesquelles nous
-n’avons que de vagues données, les grands traits sans le détail, des
-dates d’incursions, de saccages de villes par les barbares, ou de
-retraites forcées de ceux-ci derrière leurs forêts et leurs rivières.
-Malgré les échecs d’expéditions, malgré les revers parfois éprouvés,
-il sort toujours, des marécages du Nord ou des forêts d’Outre-Rhin, de
-nouvelles bandes de barbares entraînées par le plus farouche courage,
-des hommes grands aux longues moustaches blondes ou rousses, se lançant
-couverts de toiles et de peaux de bêtes, la framée et l’angon, la pique
-en hameçon à la main, à la conquête du butin ou des terres. Ils font
-des progrès peu à peu et gardent ce qu’ils ont conquis, s’établissent
-solidement dans certaines régions et poussent toujours des pointes en
-avant.
-
-Alors dans la vieille Gaule romanisée, dévorée morceau à morceau, les
-chefs francs se découpaient avec l’épée des royaumes au hasard de leurs
-convenances ou des événements de la conquête, royaumes qu’ils étaient
-à l’occasion prompts à s’arracher les uns aux autres et qui fondaient
-rapidement dans des partages répétés, par succession, par force, ou de
-gré à gré.
-
-C’est probablement le rude Hlodowig ou Chlodowig, dont nous avons fait
-Clovis Ier roi de France, alors que de son temps la France n’existait
-pas, vaillant, terrible, féroce et astucieux, véritable type du chef
-franc, qui mit le premier la main sur la ville de Lutèce et l’incorpora
-dans les territoires conquis au nord de la Gaule.
-
-Ce ne fut pas sans peine; longtemps les Francs restèrent cantonnés
-vers les rives de l’Oise, la grande masse de la nation étant occupée
-ailleurs dans l’empire entamé de tous les côtés, dans la Gaule de l’est
-et du sud que les barbares disputaient aux Romains et s’arrachaient
-entre eux. Chlodowig, fils de Childeric Ier, quand il eut enlevé
-Soissons, tourna cinq ans autour de Lutèce. Les Romains luttaient
-encore en certaines parties de la région, et sur d’autres points les
-villes gallo-romaines du nord-ouest s’étaient confédérées pour leur
-défense particulière, sous la direction de leurs évêques.
-
-Sainte Geneviève, qui déjà du temps de l’invasion des Huns avait sauvé
-Paris eut encore, avec l’évêque de Paris, à soutenir la constance
-des Parisiens affamés par les bandes franques, installées dans les
-camps fortifiés autour de la ville. Elle organisa même et dirigea de
-sa personne une expédition de ravitaillement sur Melun, un convoi de
-barques qui profita de quelque circonstance inconnue du siège, pour
-aller chercher des vivres amassés à l’intention de Lutèce dans l’île de
-Melun.
-
-L’un de ces camps, l’établissement le plus important, le _lower_ ou
-_lowar_, mot signifiant camp fortifié, était situé sur la rive droite
-en face des prairies où fut plus tard Saint-Germain des Prés. C’était
-une grande enceinte carrée couverte par un large fossé dérivé de la
-Seine, et défendue au sommet du vallum par de fortes palissades. Des
-logements, des bâtiments divers s’élevaient çà et là dans l’intérieur
-de l’enceinte. Au centre, sur une motte, s’élevait une grosse tour de
-pierres et de bois, un donjon de vastes proportions où pouvaient se
-retirer les défenseurs si le camp était forcé. C’est ce lower, dont
-Philippe-Auguste put trouver encore les ruines et les fossés, qui
-devint plus tard le château du Louvre, et la grosse tour au milieu de
-la cour carrée put remplacer le donjon primitif des Francs.
-
-[Illustration: LA PORTE DE L’EAU. LUTÈCE GALLO-ROMAINE]
-
-Clovis s’installa sans doute là, attendant la chute de la ville ou un
-arrangement possible avec les évêques et la ligue des villes, car, en
-même temps que l’on combattait, on négociait aussi. Cet arrangement put
-enfin se conclure sous une forme inattendue, par un mariage. Clovis
-épousait Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes, lequel avait
-assassiné son frère pour ne point partager son trône avec lui.
-
-Clotilde était chrétienne et Clovis promettait de se laisser instruire
-dans la religion du Christ. La résistance ne pouvait que retarder
-sans l’empêcher la chute désormais fatale des dernières cités
-gallo-romaines, les évêques le comprirent et composèrent avec le
-Sicambre.
-
-Clovis, vers 493, est maître du territoire de Lutèce. Sa puissance
-augmente rapidement, le succès l’accompagne dans les incessantes
-expéditions qu’il entreprend et dans toutes les luttes qu’il doit
-soutenir. A force de victoires, d’habiletés politiques et aussi de
-crimes heureux, Hlodowig, à ses débuts simple chef d’une tribu,
-concentre entre ses mains les territoires arrachés aux Romains, les
-possessions enlevées à ses parents massacrés, à ses rivaux vaincus, et
-devient un puissant monarque.
-
-Fatigué par tant de luttes, par trente années de courses commencées à
-l’âge de quinze ans, le roi franc s’établit à Lutèce dans les palais
-laissés par les préfets romains, Hlodowig habita soit le palais
-des Thermes dans le faubourg méridional de Lutèce, au pied du mont
-Lucotitius, où, devenu chrétien, il faisait construire la basilique
-destinée à devenir l’église Sainte-Geneviève, soit le palais qui
-existait dans l’île à la pointe tournée vers le couchant. Ce palais
-d’une importance considérable déjà, dans une admirable situation,
-dominait toute la fuite de la Seine vers les collines de l’ouest; au
-pied de ses tours, des jardins enclos par la muraille de la cité s’en
-allaient rejoindre l’avant-garde de petites îles verdoyantes précédant
-la grande île, maintenant soudées à elles et formant le terre-plein du
-Pont-Neuf.
-
-Un des égorgements le plus fameux parmi tous les égorgements de frères,
-d’oncles, de neveux ou de fils qui remplissent les annales de ces
-temps, et qui étaient la façon dont les rois barbares réglaient l’ordre
-de succession dans les royaumes qu’ils essayaient de fonder, le meurtre
-des fils de Clodomir eut lieu à Lutèce, et selon toutes probabilités
-dans ce palais de la Cité. Les royaumes réunis par le brutal génie de
-Clovis, à sa mort, avaient été partagés entre ses quatre fils, qui
-n’avaient pas tardé à essayer de s’enlever réciproquement des morceaux
-de leurs parts respectives. Ils se tendaient mutuellement embûches et
-pièges et cherchaient à s’assassiner, mais chacun se tenait sur ses
-gardes. Enfin l’un d’eux, Clodomir roi d’Orléans, ayant trouvé la mort
-dans une expédition en Burgondie, entreprise à l’instigation de leur
-mère Clotilde, Clotaire, roi de Soissons, et Childebert, roi de Paris,
-s’entendirent pour supprimer les enfants que leur frère avait laissés.
-
-Leur grand’mère, la vieille reine Clotilde, avait pris ces trois
-enfants avec elle dans le palais des Thermes qu’elle habitait. Les deux
-oncles se réunirent à Paris au palais de la Cité; et, sous prétexte de
-faire reconnaître par les principaux chefs francs appelés à Paris la
-transmission du royaume de Clodomir à ses enfants, ils demandèrent à la
-vieille reine de les leur envoyer. Celle-ci tout heureuse de ces bonnes
-dispositions des deux rois s’empressa de remettre les enfants à leur
-messager.
-
-Dès que Clother et Childebert eurent leurs neveux entre les mains, ils
-envoyèrent un second messager à la grand’mère. C’était un gallo-romain,
-entré au service des conquérants germains. Le message était simple et
-d’une clarté terrible. Éloquemment l’homme présenta des ciseaux et une
-épée nue à Clotilde:
-
---Tes fils, reine, les très glorieux rois Clotaire et Childebert te
-demandent d’ordonner toi-même comment tu entends que les enfants soient
-traités... Veux-tu qu’ils vivent, les cheveux coupés dans quelque
-église, ou veux-tu qu’ils meurent par l’épée?
-
-Clotilde, dans le trouble de sa fureur indignée, répondit imprudemment:
-«Si on ne les élève pas sur le trône, j’aime mieux les voir morts que
-tondus!» Le messager n’en demanda pas davantage et retourna aussitôt au
-palais porter le mot fatal échappé à la reine.
-
-[Illustration: ENTRÉE DE LA SEINE DANS PARIS
-
-LES CHAÎNES DE LA TOUR BARBEAU A LA TOURNELLE]
-
-Immédiatement Clotaire et Childebert pénétrèrent dans la salle où
-l’on avait enfermé leurs neveux et les égorgèrent malgré larmes et
-prières. Childebert un instant faillit se laisser attendrir par les
-supplications du plus petit des enfants, mais comme Clotaire, ayant
-goûté au sang, menaçait de l’abattre aussi, il repoussa l’enfant qui
-s’accrochait à ses genoux et laissa son frère achever l’œuvre, pendant
-que l’on égorgeait aussi les gouverneurs et les serviteurs des jeunes
-princes, venus avec eux au palais de la Cité.
-
-Un troisième fils, Chlodowald, put éviter le sort de ses frères,
-probablement enlevé par quelques compagnons dévoués de son père. Mais
-pour échapper complètement à la férocité de ses oncles, il renonça
-de lui-même à toute prétention sur l’héritage de Clodomir et se fit
-prêtre. Ayant fondé un monastère en un petit village caché sous les
-grands arbres au tournant de la Seine après Meudon, il y vécut de
-longs jours tranquilles, tout occupé à de bonnes œuvres. Ce doux
-mérovingien issu de la farouche lignée mourut avec la renommée d’un
-saint, et le village où sa tombe était révérée changea son nom de
-Nogent en celui de Saint-Chlodowald ou Saint-Cloud.
-
-Augustin Thierry qui a porté la lumière sur ces terribles époques,
-enlevées par lui à l’ombre confuse et peintes magnifiquement dans
-ses récits, fresques puissantes aux rudes et franches couleurs, nous
-montre ces conquérants barbares pendant longtemps campés dans les
-cités gauloises comme des occupants plutôt que comme des habitants
-fixés, exploitant les royaumes découpés par eux à travers les Gaules,
-et possédés très précairement parfois; pillant, brûlant et rançonnant,
-enlevant à l’occasion les lots des autres rois ou chefs,--pendant que
-les populations conquises, passées d’un roi à un autre, continuent à
-vivre tant mal que bien de leur vie à part, et s’efforcent de limiter
-autant que possible les exigences ou les déprédations des Francs,
-pendant que les évêques ou les gallo-romains de haute situation font
-leur possible pour adoucir et policer ces rois et leurs _leudes_ ou
-compagnons.
-
-On les voit, ces Sicambres rudes et grossiers, à la fois vaillants et
-rusés, dans ce décor romain déjà bien mutilé par les guerres, couvert
-de cicatrices, parmi ces murailles écrêtées dont ils rétablissent les
-couronnements et dont ils complètent les défenses par des ouvrages de
-bois, dans ces palais où ils apportent les usages des forêts germaines,
-qu’ils s’efforcent de modifier peu à peu pour se hausser au niveau
-des anciens gouverneurs, ou patrices romains. Ils abrègent autant que
-possible leur séjour dans les cités où ils se sentent gênés, préférant
-une existence plus large dans leurs _villas_, près des grandes forêts
-des rives de l’Oise, où, dans l’intervalle des guerres et des courses
-entreprises sur les royaumes voisins, ils se livrent violemment au
-plaisir des grandes chasses.
-
-Devenus chrétiens, baptisés, on les voit aux églises qui se multiplient
-dans la Cité, écouter patiemment les prêtres leur prêcher la douceur de
-la religion du Christ, mais ils gardent au fond du cœur les sauvages
-passions des barbares et se livrent à l’occasion aux plus farouches
-excès, quand il s’agit de savourer les joies de la vengeance ou de
-préparer quelques meurtres profitables.
-
-Lutèce, qui gagnait en importance et commençait à s’appeler Paris,
-passa alors quelquefois d’un royaume dans un autre, au moment des
-partages parmi les descendants de Clovis. Chilpéric, fils de Clotaire,
-l’eut quelque temps en sa possession, puis après une lutte avec ses
-trois frères, Paris devint le lot de Caribert, tandis que les autres
-allaient régner à Soissons, à Orléans et à Reims sur des territoires
-bizarrement découpés. A la mort de Caribert, la ville resta même
-indivise entre les trois frères survivants.
-
-Dans la longue lutte entre Frédégonde, femme de Chilpéric, et
-Brunehaut, femme de Sigebert, Paris vit plusieurs fois passer dans
-ses murs les deux terribles rivales, qui poussaient successivement
-au combat et à la mort leurs fils et leurs petits-fils, et avec eux
-les divers peuples francs d’Austrasie, de Neustrie, de Burgondie.
-L’horrible Frédégonde qui mourut la première, tranquillement et dans
-son lit, probablement en un palais de Paris qu’elle avait ressaisi
-à la mort de Childebert, fut enterrée en l’église du monastère de
-Sainte-Croix et Saint-Vincent, plus tard Saint-Germain des Prés. Ainsi
-que le dit Henri Martin, Frédégonde, la victorieuse, épouvantablement
-souillée de crimes, apparaît comme «le génie même de la barbarie
-triomphante» tandis que la reine vaincue, Brunehaut, contre qui sa
-rivale, ou le fils de sa rivale Clother, put réunir la majorité des
-chefs francs, représentait les tendances civilisatrices, une tentative
-d’organisation régulière, sous un régime se rapprochant de la vraie
-monarchie.
-
-[Illustration: LA POINTE DU REMPART DE CHARLES V.--LA TOUR BILLY, L’ILE
-LOUVIERS ET L’ILE NOTRE-DAME]
-
-Très probablement les faubourgs de Paris, s’allongeant au nord au
-delà du Grand Pont et au sud après le Petit Pont, devaient former une
-agglomération de population assez considérable, peut-être autant que
-celle qui restait fidèle à l’antique Lutèce, la Cité de l’île.
-
-Ces deux ponts construits en charpente existaient depuis des siècles
-déjà, ayant remplacé les ponts brûlés par les gens de Lutèce à
-l’arrivée des Romains. Le Petit Pont se retrouve toujours sous le même
-nom, à la même place, au bas de la rue Saint-Jacques.
-
-Pour le Grand Pont il y a doute. Est-il l’ancêtre de notre Pont au
-Change donnant sur la grande route des provinces du Nord représentée
-par la rue Saint-Denis, ainsi qu’on l’a cru longtemps? ou bien peut-il
-être représenté aujourd’hui par le pont Notre-Dame, comme on le suppose
-maintenant? Les deux opinions s’appuient sur des probabilités également
-fortes. En plaçant le Grand Pont de Lutèce au Pont au Change il faut
-admettre que la voie traversière de l’île partant du Petit Pont faisait
-un fort crochet sur la gauche, tandis que pour se diriger vers le pont
-Notre-Dame, elle n’avait qu’à pousser tout droit. Cependant, comme il
-existait une grande place marchande entourée de portiques au débouché
-du Petit Pont, la voie pouvait très bien partir de l’angle gauche de
-cette place pour gagner le Pont au Change sans trop de détours, ce
-qui donnerait raison à la vieille tradition. D’ailleurs l’existence
-du Grand Châtelet au bout du Pont au Change et du Petit Châtelet à
-l’extrémité du Petit Pont, forteresses succédant certainement à des
-têtes de pont fortifiées, est encore une raison de plus pour faire
-admettre la quasi-certitude de l’ancienne tradition.
-
-Combien de fois ces deux antiques passages ont-ils été renouvelés,
-après des aventures diverses, brûlés par accidents fortuits ou faits
-de guerre, emportés par les inondations ou la débâcle des glaces à
-la fin des hivers rigoureux; reconstruits en pierres, chargés de
-maisons serrées en deux files encorbellées sur la rivière, incendiés
-encore, écroulés, endommagés par les ans,--toujours reconstruits et
-transbordant d’une rive à l’autre tant de générations, depuis les
-Gaulois de jadis jusqu’aux Parisiens d’aujourd’hui;--voyant passer sous
-leurs arches tant d’embarcations diverses, depuis les bateaux gaulois,
-les nefs romaines, les barques de guerre des Normands, jusqu’aux
-péniches marchandes et aux bateaux omnibus de nos jours,--et défiler
-sur leurs pavés tant de cortèges et de si différents, troupes joyeuses,
-cavalcades de princes et princesses, bataillons en marche pour des
-parades pacifiques, ou bandes armées se ruant aux massacres des jours
-de révolution.
-
-Quelques épisodes de la longue et sanglante histoire de Frédégonde
-appartiennent à l’histoire de Paris. Concubine de Chilpéric, elle avait
-débuté dans sa carrière de crimes en lui faisant étrangler sa femme
-Galeswinthe, fille du roi des Wisigoths et sœur aînée de Brunehaut.
-
-«Moult estoit belle femme la royne Frédégonde, en conseil sage et
-subtile, en tricherie, ni en malice n’avoit son pareil, fors Brunehaut
-tout seulement,» disent les vieux historiens racontant comment, après
-seize ans de mariage, voyant le secret de sa liaison avec un leude du
-roi Landry surpris par Chilpéric, elle prévint la colère de Chilpéric
-en le faisant poignarder lui-même dans sa villa de Chelles. Le crime
-commis, Frédégonde se réfugia aussitôt avec son fils Clotaire II âgé
-de quatre mois, ses serviteurs et ses trésors dans l’église cathédrale
-de Paris, prés de l’évêque Raguewode, et dans ce lieu d’asile elle
-détourna l’orage qui pouvait tomber sur elle, et continua ses trames.
-
-[Illustration: LA PRISE DU COMTE LEUDASTE]
-
-Peu avant, sa fille Rigonthe, promise pour épouse à Récared, fils du
-roi des Wisigoths, était partie pour l’Espagne avec un long envoi
-de chariots chargés d’un véritable trésor constituant sa dot. Outre
-l’escorte armée, Chilpéric avait violemment arraché à leurs foyers pour
-les donner comme serviteurs à la princesse, une foule de jeunes filles,
-d’hommes et de femmes des plus importantes familles parisiennes, ainsi
-qu’un grand nombre de gens de condition inférieure destinés à divers
-emplois. Ce fut une désolation terrible dans la ville et, rapporte
-Grégoire de Tours, on vit, parmi les malheureux ainsi arrachés à
-leurs familles, quelques-uns distribuer tous leurs biens entre leurs
-héritiers et d’autres se donner la mort pour ne pas s’expatrier.
-
-Cet immense convoi, sur sa longue route, fut dès le départ en butte à
-tous les malheurs: désertions des serviteurs entraînés au loin malgré
-eux, vols, enlèvements de chevaux et d’objets précieux, attaques à
-main armée... Le cortège fondait en route et les richesses entassées
-dans les chariots diminuaient d’étape en étape; les princes sur le
-territoire desquels passait la malheureuse reine voulaient avoir leur
-part de ses richesses, si bien que Rigonthe complètement dépouillée
-ne put dépasser Toulouse où, abandonnée de tous, elle dut attendre en
-un monastère que Frédégonde la fit reprendre. Il n’est pas nécessaire
-de beaucoup s’apitoyer sur le sort de cette princesse Rigonthe qui,
-d’après Grégoire de Tours, ne valait pas beaucoup mieux que son
-affreuse mère. Ces deux femmes, souvent en querelles, allaient parfois
-jusqu’à se prendre aux cheveux, et un jour Frédégonde avait tenté
-d’étrangler sa fille en faisant brusquement retomber sur sa tête le
-couvercle d’un grand et lourd coffre, vers lequel elle l’avait attirée,
-sous prétexte de lui faire admirer des objets précieux. Rigonthe se
-débattait, Frédégonde à genoux sur le couvercle pesait de tout son
-poids et s’efforçait d’achever son œuvre, lorsque, aux cris de la
-victime étranglée, on avait pu forcer la porte, et l’arracher à sa mère.
-
-L’aventure du comte Leudaste, qui forme le sujet d’un des récits
-d’Augustin Thierry, se passa à Paris pendant un séjour de Chilpéric et
-de Frédégonde au palais de la Cité en 583. Leudaste, ancien esclave
-gaulois devenu comte de Tours, détesté pour ses brutales exactions,
-mais longtemps soutenu par Frédégonde, avait fini par encourir la haine
-de la terrible reine, à la suite d’intrigues fort compliquées par
-lesquelles il avait essayé de perdre l’évêque Grégoire de Tours, en
-faisant de cet évêque l’accusateur des désordres de Frédégonde.
-
-Dans un synode d’évêques réunis dans la villa de Chilpéric à Braines,
-Grégoire de Tours ayant été complètement déchargé, l’affaire se
-retourna contre son dénonciateur Leudaste, qui devenait l’auteur du
-scandale et l’ennemi de Frédégonde.
-
-L’occasion de la vengeance attendue quelque temps arriva enfin pour
-celle-ci, par l’imprudence de Leudaste qui vint lui-même se mettre
-dans la main de son ennemie. Un dimanche que Chilpéric et la reine
-assistaient à la messe dans l’église cathédrale Saint-Etienne, plus
-tard remplacée par Notre-Dame, Leudaste, qui venait de retrouver les
-bonnes grâces de Chilpéric pour avoir combattu à Melun dans son armée,
-croyant la fureur de Frédégonde calmée et espérant faire sa paix,
-osa entrer dans l’église, et fendant la foule, aller jusqu’au siège
-royal se jeter aux pieds de Frédégonde en la suppliant de lui accorder
-son pardon. Une scène étrange s’ensuivit. Frédégonde, un instant
-surprise, fut saisie d’une fureur sauvage, elle accabla son ennemi de
-sa colère et l’eût bien fait tuer sur l’heure, mais Chilpéric, à qui
-elle réclamait sa vengeance, se contenta de faire chasser Leudaste de
-l’église par ses gardes.
-
-Leudaste dans sa présomption ne se hâta point, après cet avertissement,
-de chercher son salut dans une fuite rapide hors de la portée de
-Frédégonde; au contraire, supposant qu’il aurait dû se faire précéder
-par de riches présents pour adoucir la reine, il resta dans la cité
-afin de réparer cet oubli. La rue conduisant de l’église cathédrale
-au palais, devenue plus tard la rue de la Calandre et la rue
-Neuve-Notre-Dame, trouvait au débouché du petit pont, c’est-à-dire à
-l’extrémité de la place du Parvis actuelle, une large place, centre
-du commerce de la cité, bordée de maisons de négociants, sous les
-arcades ou les auvents desquelles ceux-ci étalaient leurs marchandises.
-L’ex-comte de Tours, au lieu de fuir, s’arrêta sur cette place pendant
-que s’achevait la messe, allant de boutique en boutique, marchandant,
-faisant mettre de côté les plus riches objets. Tout à coup, la
-grande messe terminée, un mouvement se produisit sur la place, le
-cortège royal défilait au milieu du peuple. Chilpéric et Frédégonde
-rentraient au palais. Frédégonde aperçut Leudaste continuant ses achats
-sous l’auvent des boutiques et, aussitôt arrivée au palais, envoya
-rapidement quelques hommes à elle avec l’ordre de lui amener son ennemi
-vivant et garrotté.
-
-Leudaste fut arraché à sa sécurité par leur attaque; comme il était
-brave, il fit face au danger et fondit l’épée à la main à travers la
-bande; blessé, couvert de sang, il put se frayer passage et gagna le
-Petit Pont sur lequel il s’engagea en courant. Par malheur pour lui, le
-Petit Pont se trouvait alors en mauvais état, les planches du tablier
-étaient pourries par endroits et percées de trous. Leudaste en fuyant
-mit le pied dans un de ces trous et tomba en se brisant la jambe.
-
-Il était pris; on le porta tout sanglant dans la prison de la ville. Au
-lieu de le faire mourir tout de suite, Frédégonde, qui ne se fût pas
-crue assez vengée, le fit soigner et même transporter en meilleur air
-dans une de ses Villas, mais au bout de quelque temps, comme l’état
-du blessé s’aggravait, la reine eut peur de perdre sa vengeance, elle
-fit jeter Leudaste en bas de son lit, le fit coucher sur le sol, la
-nuque appuyée sur une barre de fer, tandis qu’un bourreau frappait le
-malheureux sur la gorge à grands coups d’une autre barre de fer pour
-lui briser les vertèbres.
-
-Dans l’histoire de la cité parisienne apparaît le nom de saint Eloi
-avec le règne du petit-fils de Frédégonde, Dagobert Ier. Celui-ci,
-mérovingien adouci, n’était plus seulement un chef barbare, mais un
-vrai roi, législateur ferme, réprimant sévèrement les brutalités
-des leudes et, à l’occasion, expiant les siennes par des fondations
-pieuses, comme celle de l’abbaye de Saint-Denis. Habile orfèvre et
-honnête homme, Eligius ou Eloi, dès le début du règne de Dagobert,
-devint son argentier ou maître des monnaies. Il resta personnage
-important, principal conseiller de Dagobert pendant tout le règne et
-fut ensuite évêque de Noyon. Ce n’était pas le premier marchand qui
-parvenait à l’épiscopat, puisque précédemment le successeur de l’évêque
-de Paris, Raguewode, l’ami de Frédégonde, avait été un marchand syrien
-nommé Eusèbe.
-
-Saint Eloi employait ses richesses en bonnes œuvres: à Paris il
-fonda vers 632, au cœur de la cité, l’abbaye de Saint-Martial, vaste
-monastère qui tenait tout l’espace compris au nord et au sud entre
-les rues de la Calandre et de la Vieille-Draperie, à l’est et à
-l’ouest entre les rues aux Fèvres et de la Barillerie, juste devant le
-palais, à l’endroit occupé aujourd’hui par la caserne des pompiers.
-Trois cents nonnes sous la direction de l’abbesse Aurée (sainte Aure)
-occupaient l’abbaye; dans l’épidémie qui désola Paris en 666, enlevant
-une partie considérable de la population, cent soixante religieuses de
-Saint-Martial périrent et avec elles leur abbesse.
-
-Le pourtour de cet enclos monastique s’appelait la ceinture Saint-Eloi.
-Son église Saint-Martial avait failli, peu après sa construction, être
-détruite par un incendie lequel, raconte la légende, s’arrêta sur une
-objurgation d’Eloi au saint patron de l’église. Tout pleurant de voir
-son œuvre ravagée par les flammes qu’activait un vent violent, Eloi en
-«_grande ire_» admonesta vertement saint Martial qui souffrait ainsi
-par sa paresse que son église fût _arse et dévorée_, et lui jura que
-s’il la laissait périr, elle ne serait jamais rebâtie. La menace fit
-son effet, car l’incendie aussitôt s’arrêta.
-
-Hélas! saint Eloi n’était plus là en 1034 quand un autre incendie
-dévora les bâtiments de l’abbaye.
-
-Parmi les incendies dont la cité eut à souffrir il y en eut un, en 586,
-au temps de Chilpéric, qui faillit la détruire complètement et fut
-certainement cause de la disparition de bien des édifices de la Lutèce
-gallo-romaine. Il commença un soir dans la maison d’un marchand sise
-à l’entrée méridionale de la Cité, c’est-à-dire près du Petit Pont.
-Une chandelle, oubliée dans un cellier à côté d’une barrique d’huile,
-mit le feu à cette barrique; le cellier fut bientôt en flammes et
-l’incendie se communiqua de proche en proche, aux maisons de bois et
-aux boutiques, à travers toute l’île, d’un bras de la Seine à l’autre,
-en suivant la grande voie entre les deux ponts, parmi le quartier des
-négociants.
-
-Le palais sur la gauche ne fut pas atteint par les flammes, les églises
-furent aussi préservées. L’incendie endommagea fortement une vieille
-construction romaine, la prison de Glaucin, sise sur l’emplacement
-du quai aux Fleurs actuel, vers l’endroit où jusqu’à la Révolution
-subsista l’église Saint-Denis de la Chartre, dont le surnom _de la
-Chartre_ ou prison indiquait la proximité des restes de cette prison.
-Les prisonniers se voyant atteints par les flammes se soulevèrent,
-échappèrent à leurs gardiens et purent se réfugier sur la rive gauche
-du fleuve, à la nouvelle église Saint-Vincent (Saint-Germain des Prés)
-qui était lieu d’asile.
-
-[Illustration: SAINT-ÉLOI ET SAINT-MARTIAL, XVIe SIÈCLE]
-
-
-[Illustration: LE SIÈGE DE PARIS PAR LES NORMANDS]
-
-
-
-
-[Illustration: LE PASSEUR AUX VACHES ET LES ILOTS DE LA CITÉ]
-
-CHAPITRE II
-
-LES NORMANDS
-
- La décadence carlovingienne.--Apparition des Normands.--Serpents
- et dragons de mer.--Le grand siège.--L’évêque Gozlin et le comte
- Eudes.--Les brûlots.--Assauts repoussés au Grand Pont.--Le
- blocus.--Le camp de Saint-Germain l’Auxerrois.--La crue de la
- Seine.--La tour du Petit Pont et ses douze défenseurs.--La
- flotte normande traînée à terre pour éviter le passage de
- Paris.--L’empereur Othon.--Le palais du roi Robert.
-
-
-[Illustration: L’EMPEREUR OTHON]
-
-Le petit royaume de Paris que s’arrachèrent les rois mérovingiens
-s’était fondu, au temps de Charlemagne, dans le vaste empire des Francs
-qui réunissait sous le sceptre du grand empereur les terres gauloises
-et germaines des deux rives du fleuve séparatif, du vieux Rhin alors
-pacifié, de chaque côté duquel depuis comme avant, hélas, de si
-grosses rivières de sang ont coulé. Paris n’était plus tête de royaume,
-c’était la petite capitale du petit duché de France en Neustrie, simple
-province du grand Empire d’Occident, dont le chef résidait au loin, à
-Aix-la-Chapelle.
-
-Pour cet édifice de proportions trop vastes, quand mourut son
-constructeur, le descendant des anciens maires du palais des
-Mérovingiens fainéants et déchus, la décadence et la ruine
-commencèrent. Les lézardes présageaient l’écroulement, la ruine, et
-enfin le partage entre les derniers Carolingiens. En un dur et long
-réenfantement devait renaître une Gaule reformée peu à peu autour du
-duché de France. Les maîtres du duché de France, primitivement, ne
-se trouvaient ni plus hauts ni plus puissants que les autres ducs et
-comtes, de ce pays morcelé en tant de seigneuries diverses, de fiefs
-suzerains, de fiefs vassaux de toute importance, formés dans les
-anciens gouvernements petits ou grands devenus propriétés héréditaires,
-et dont l’ensemble compliqué forma le système féodal.
-
-A ce moment, avec les derniers Carolingiens, un siècle de malheurs
-terribles va commencer pour la pauvre ville de Paris. C’est une époque
-douloureuse ramenant les outrages et les dévastations des invasions
-barbares des siècles précédents. Les Northmans ont paru sur la Seine
-comme sur toutes les grandes rivières de l’Europe. Dès les premières
-années du IXe siècle, du temps même de Charlemagne, ils ont osé avec
-leurs flottilles de légères barques attaquer quelques ports de l’Empire.
-
-Après la disparition du grand Empereur, s’étant rendu compte de la
-richesse du pays et de la faiblesse de ses défenses désorganisées, ils
-s’enhardissent. Ils s’abattent sur les rivages de la Gaule, remontent
-fleuves et rivières, détruisant, ravageant, massacrant, enlevant les
-villes et les brûlant après le pillage, saccageant les abbayes pendant
-que les seigneurs francs s’enferment dans leurs châteaux, se rachètent
-égoïstement du pillage en abandonnant bourgades ou villes ouvertes aux
-pirates, au lieu de s’unir entre eux pour les écraser.
-
-Calamités effroyables. Qui sauvera le pauvre peuple de la rage des
-Normands? _Ab ira Normanorum libera nos, Domine._ C’est la prière qui,
-à la fin de chaque messe, dans chaque église s’élève vers le ciel et
-s’élèvera pendant des siècles, en témoignage de l’immense panique d’une
-nation à peu près abandonnée sans défense aux haches des barbares.
-Où sont Roland et les autres paladins de l’empereur Charles à la
-barbe fleurie? L’audace des rois de mer grandit avec le succès, ils
-s’aventurent de plus en plus loin des repaires qu’ils se sont créés
-en s’établissant fortement à l’embouchure des fleuves, sur quelque
-promontoire facile à défendre, où ils entassent le butin rapporté des
-expéditions. Les embouchures de la Loire et de la Seine, la presqu’île
-au-dessous de Rouen deviennent ainsi des postes fixes, des terres
-normandes où débarquent continuellement les Scandinaves arrivant en
-flottilles par la _route des Cygnes_, comme leurs chants guerriers
-appellent la mer. Ils se créent dans les îles des fleuves des lieux de
-ravitaillement, des postes avancés vers lesquels ils rabattent leurs
-convois de butin ou les files de prisonniers enchaînés. Combien de
-cités importantes pillées ou brûlées, de campagnes où chaque village
-en vue d’une rivière n’est plus qu’un amas de décombres, sur lesquels
-un monceau sanglant de corps entassés représente la population qui n’a
-pas pu fuir.
-
-En 837, la cité parisienne reçut leur première visite et souffrit une
-mise à sac sur laquelle on manque de détails. En 845, ils reparurent.
-Tout avait fui, n’osant risquer la résistance: marchands, prêtres,
-moines, avaient cherché refuge dans les bois ou dans les monastères
-éloignés. Le roi Charles le Chauve, avec ce qu’il avait de soldats,
-s’était enfermé dans l’abbaye de Saint-Denis bien emmuraillée et
-ouvrait des négociations. Le samedi veille de Pâques, les Normands
-entrèrent dans la ville sans défense, égorgèrent les malheureux
-qu’ils y trouvèrent encore. Les abbayes de Sainte-Geneviève et de
-Saint-Germain furent complètement dévastées; les pirates enlevèrent
-jusqu’aux lames de cuivre doré couvrant le toit de Saint-Germain des
-Prés. Le roi Charles le Chauve, au lieu de tomber sur eux, acheta leur
-retraite. Leur Koning, outre le butin, put emporter, pour les envoyer
-comme trophées aux chefs restés sur les grèves natales des mers du
-Nord, une poutre de Saint-Germain des Prés et un clou tiré d’une des
-portes de la ville, envoi qui permet de supposer à la cité de Paris une
-renommée et une illustration déjà grandes.
-
-Le Parisis, territoire de Paris, ne fut pas longtemps tranquille; à
-peine la ville commençait-elle à réparer ses désastres que les Normands
-se remontrèrent. Deux ou trois fois en moins de dix ans les Parisiens
-voient apparaître remontant la Seine les flottilles de barques, les
-_serpents_ et les _dragons de mer_, ainsi nommés par les pirates des
-figures de monstres marins grossièrement taillées placées à la proue.
-Tout cela sort de la presqu’île d’Oissel, leur citadelle, du fond de
-laquelle ils menacent Rouen et Paris et tiennent la haute et la basse
-Seine. Paris est de nouveau pillé et brûlé, les abbayes et églises
-dévastées, sauf quelques-unes qui purent se racheter de l’incendie par
-de fortes sommes données volontairement.
-
-Le Grand Pont interceptant le cours de la Seine empêchait les barques
-normandes d’aller porter plus haut leurs ravages, les Normands le
-détruisirent et alors, le passage libre, s’élancèrent à la poursuite
-des marchands de Paris, qui fuyaient vers la haute Seine sur des
-barques où ils avaient entassé leurs biens; Charles le Chauve avec ses
-troupes remontait aussi le fleuve par terre, observant les mouvements
-des pirates sans oser les attaquer. Encore une fois il négocia avec eux
-et leur versa un tribut pour obtenir leur retraite.
-
-Paris respira une vingtaine d’années, pendant lesquelles les Normands
-de plus en plus nombreux, de plus en plus forts dans les établissements
-créés par eux, dirigèrent leurs courses sur d’autres points. Pendant ce
-temps, Paris se repeuplait et se reconstruisait. Les édifices incendiés
-renaissaient de leurs cendres, les Parisiens instruits par de cruelles
-expériences relevaient leurs remparts trop faibles ou écroulés, et
-s’efforçaient de se mettre en état de repousser victorieusement des
-incursions nouvelles trop faciles à prévoir.
-
-Les faubourgs des deux rives furent sacrifiés; d’ailleurs depuis le
-dernier sac, ils n’étaient plus constitués que par de pauvres masures
-rebâties parmi les ruines, au pied des abbayes incendiées et dévastées.
-Mais toutes les défenses de l’île de la Cité furent rétablies sous la
-direction de l’évêque Gozlin, les courtines furent renforcées, les
-tours surélevées en pierres, ou par des étages en charpente. Les ponts
-restaurés furent solidement défendus, le Grand Pont par une grosse
-tour élevée à son extrémité sur la rive droite et le Petit Pont par
-une autre non moins forte sur la rive gauche. La Cité ainsi, avec ses
-remparts à soubassements romains trempant du pied dans la Seine, ses
-grosses défenses du Palais à la pointe de l’île et ses ponts fortifiés,
-cette île hérissée de tours, de remparts enfermant les maisons
-entassées et serrées, paraissait de force à se faire respecter et
-pouvait maintenant attendre hardiment toutes les attaques. Aussi quand
-tout à coup, en 885, se répandit la rumeur d’une nouvelle expédition
-normande, on vit affluer dans cette étroite enceinte les populations
-des environs affolées, les moines des abbayes de la région menacée,
-accourant se mettre sous la protection des murailles avec les trésors
-des églises et leurs reliques.
-
-L’évêque Gozlin et le comte de Paris Eudes, fils de Robert le Fort se
-hâtaient de terminer les travaux, notamment aux tours des ponts, postes
-les plus menacés.
-
-Le 27 novembre 885 la flotte normande apparut. Elle couvrait
-littéralement la Seine sur une longueur de plus de deux lieues. Sept
-cents navires à voiles, dragons et serpents de mer suivis d’une foule
-de barques plus petites, s’avançaient portant de nombreuses machines de
-guerre et trente mille Normands conduits par le roi de mer Sigfried.
-Cette grande expédition avait pour objectif, après Paris, le pillage
-de la Bourgogne que les Normands n’avaient pas encore atteinte. Le
-spectacle était terrifiant, cette immense quantité de grands navires
-élevant leurs proues taillées en têtes fantastiques, les plats-bords
-protégés par des rangées de boucliers, s’avançait en ordre régulier au
-bruit de mille clameurs, au son des trompes de guerre déchirant l’air,
-pendant que derrière les boucliers, sur les plates-formes d’avant et
-d’arrière, la foule des guerriers brandissait haches et lances.
-
-Arrivée sous les murailles de Paris, la flotte s’arrêta. Sigfried
-demanda une entrevue au comte et à l’évêque; il vint avec quelques-uns
-de ses hommes d’aspect sauvage et farouche, aux armes et aux casques
-étranges, grands gaillards blonds au teint recuit par le hâle des
-mers. Il réclamait le passage en haute Seine pour son expédition,
-c’est-à-dire la rupture du Grand Pont, promettant de respecter la
-ville et les biens des Parisiens. La proposition fut repoussée et tout
-aussitôt les Normands se préparèrent à l’attaque.
-
-Dès le lever du jour le lendemain, les navires embossés le plus
-près possible de la Cité, les bandes normandes descendues à terre
-commencèrent l’attaque. Au milieu du plus effroyable fracas, les tours
-se couronnèrent de défenseurs, les flèches volaient par tous les
-créneaux, les machines placées en grand nombre aux bons endroits du
-rempart faisaient siffler les traits ou ronfler les grosses pierres,
-sur les assaillants qu’animait le beuglement des grandes trompes de
-guerre. Le plus chaud de l’affaire fut à l’assaut de la tour défendant
-le Grand Pont, sur la rive droite; le gros des Normands s’efforçait de
-la démolir ou de l’escalader malgré la grêle des projectiles lancés du
-pont et de la tour.
-
-[Illustration: LA TOUR DU PETIT PONT.--LE GRAND SIÈGE DES NORMANDS]
-
-L’évêque Gozlin combattait ici avec son neveu Ebble, abbé de
-Saint-Germain des Prés, avec le comte Eudes, Robert, son frère, et le
-comte Ragenaire. Les pertes furent grandes des deux côtés, mais les
-défenseurs de la tour recevaient sans cesse du secours par le Grand
-Pont. L’évêque Gozlin, parmi eux, fut atteint par une flèche normande,
-sa blessure était légère heureusement et la défense n’en fut pas
-troublée. Quand la nuit vint, la tour semblait si bien une ruine que
-les Normands comptaient n’avoir plus qu’un effort à faire le lendemain
-pour l’enlever, mais les assiégés employèrent la nuit à la réparer,
-et le soleil levant la montra plus forte, ses brèches bouchées, ses
-crénelages rétablis et sa plate-forme surmontée d’un nouvel étage de
-charpente.
-
-Les Normands furieux se ruèrent de nouveau sur l’amas de ruines
-remplissant le fossé; parmi les décombres, ils sapèrent la base de la
-tour. Celle-ci, par tous ses créneaux, ruisselait de poix enflammée et
-d’huile bouillante. Les Normands écrasés par les pierres, brûlés par
-le feu, s’obstinèrent; on vit ceux que l’huile brûlait, que la poix
-enflammée transformait en torches allumées, s’efforcer de se dégager
-de la mêlée pour se précipiter à la Seine. L’attaque ne cessait pas.
-Aux malheureux blessés sortant de la fournaise et nageant vers leurs
-navires, les femmes accompagnant l’expédition, les danoises restées à
-bord, criaient des injures pour les relancer au combat.
-
-Mais quelques-uns des Normands attachés à la tour avaient pu creuser
-dans la muraille une galerie de sape, où ils se trouvaient à l’abri
-et qu’ils étançonnaient au fur et à mesure avec des pièces de bois.
-Cette mine bien préparée, ils la remplirent de fascines et de fagots
-enduits de goudron et y mirent le feu. L’étançonnage brûla, la tour ne
-s’écroula pas comme s’y attendaient les assaillants, mais il apparut un
-trou noir, une large ouverture dans la muraille. Les Normands, quand
-la fumée se fut dissipée, se jetèrent sur ce trou au fond duquel se
-massaient rapidement les Parisiens pour les recevoir. Le danger était
-terrible; heureusement un moyeu de roue lancé du haut de la tour sur
-la masse serrée broya bon nombre des assaillants et fit reculer les
-autres. Les défenseurs de la tour, vivement, travaillèrent à boucher la
-brèche, pendant que les Normands accumulaient sur ce point des matières
-enflammées. La tour disparut dans la flamme et dans la fumée, quand
-tout fut brûlé, elle reparut noircie mais debout, toujours chargée de
-défenseurs, avec la bannière de la ville flottant sur sa plate-forme.
-Le combat dura ainsi jusqu’à la nuit, soutenu vigoureusement par les
-assiégés malgré leurs pertes.
-
-L’attaque contre la vaillante tour ne se renouvela pas le lendemain.
-Des remparts, on vit les Normands, renonçant à l’espoir d’enlever la
-ville par un coup de main, s’installer à terre pour un siège régulier.
-Ils établirent autour des ruines circulaires de Saint-Germain le Rond,
-plus tard l’Auxerrois, un vaste camp fortifié par des retranchements
-de pierres et de terre. Pendant que s’exécutaient ces travaux, des
-colonnes de pirates se lançaient dans toutes les directions, ravageant
-les alentours de la ville, passant leur fureur sur les malheureux
-qu’ils pouvaient atteindre et sur les villages et hameaux rencontrés,
-ramenant le butin et les approvisionnements à leur camp.
-
-C’était donc un siège en règle que la Cité allait avoir à subir. On
-vit alors les Scandinaves, ces pirates dont la tactique ordinaire
-consistait à se jeter rapidement sur les villes ouvertes ou peu fortes,
-pour les emporter d’un élan, reprendre les traditions de la guerre
-savante, se plier à toutes les lenteurs et à toutes les difficultés
-d’une attaque régulière, les cheminements à couvert, la sape des
-murailles, la construction des catapultes, béliers, tours roulantes,
-etc... Des corps normands continuaient leurs massacres au loin; pendant
-ce temps, au camp de Saint-Germain l’Auxerrois, les assiégeants
-construisaient trois hautes tours, faites de grands chênes équarris
-et montés sur seize roues, pouvant contenir une soixantaine d’hommes
-armés, et terminées par une plate-forme couverte sur laquelle se
-manœuvrait un engin battant les crénelages de l’assiégé.
-
-Ces tours roulantes, presque achevées, allaient pouvoir être mises en
-mouvement et s’avancer contre la tête de pont lorsque les assiégés
-réussirent à les incendier. Renonçant à en recommencer la construction,
-les Normands fabriquèrent une quantité de grands pavois de cuir pouvant
-chacun abriter cinq ou six hommes.
-
-[Illustration: LE PETIT CHATELET, FIN DU XVIIIe SIÈCLE]
-
-Le 20 janvier 886, après deux mois de siège, ils tentèrent un nouvel
-assaut. Tous les engins en cercle autour de la forteresse du pont
-entrèrent eu jeu et l’accablèrent de projectiles divers, énormes
-pierres, javelots et balles de plomb grêlant sur les plates-formes.
-Couverts de leurs grands pavois comme les légions romaines faisant la
-tortue, les Normands s’élancèrent à l’escalade de la tour, pendant
-que sur la Seine les barques attaquaient le pont des deux côtés,
-les Normands ayant porté par terre, de l’autre côté de l’obstacle
-un certain nombre d’embarcations légères. S’ils pouvaient réussir à
-emporter ce pont par lequel se renouvelaient les défenseurs de la tour,
-ils comptaient bien que celle-ci ne tarderait pas à succomber.
-
-Les intrépides défenseurs, cette fois encore eurent le dessus, et
-l’attaque fut repoussée. Les Normands employèrent la journée suivante
-à essayer de combler les fossés de la tête du pont en y jetant
-pêle-mêle de la terre, des fascines, des arbres, des animaux et enfin
-de malheureux captifs, qu’ils égorgeaient au bord du fossé à la vue
-des assiégés pour ébranler leur courage. L’évêque Gozlin, indigné de
-la cruauté des barbares, dit la chronique d’Abbon, moine de l’abbaye
-de Saint-Germain des Prés, témoin oculaire du siège, perça même d’une
-flèche un des égorgeurs de ces malheureux prisonniers.
-
-Le fossé à peu près comblé, les Normands ont pu avancer trois béliers
-qui battent la tour sur chacune de ses faces, mais les défenseurs les
-gênent ou les détruisent avec de grosses poutres garnies de fer. La
-tour résiste toujours, les béliers ne l’ébranlent pas, ses mangonneaux
-bien manœuvrés répondent aux engins de l’attaque. Alors les Normands
-essaient d’autre chose, ils entassent sur trois de leurs plus gros
-navires des matières inflammables, des arbres entiers et y mettent le
-feu, traînant à la corde jusqu’au pont ces trois brûlots, au grand émoi
-des défenseurs qui cette fois se croient bien perdus, mais des masses
-de pierres coulées en avant des piles arrêtent heureusement les nefs
-incendiaires qui brûlent sans endommager les poutres.....
-
-Il s’ensuivit, après ces assauts obstinés, une semaine plus tranquille
-sur le point attaqué. Les Normands, pour se consoler de leurs échecs
-successifs, incendiaient les faubourgs de la rive gauche ou reprenaient
-leurs courses au loin. Un événement se produisit, heureux d’abord, une
-crue de la Seine vint gêner les opérations des assiégeants. Au bout
-d’une semaine cette crue devint une véritable inondation qui dans sa
-violence emporta le Petit Pont réunissant la cité à la rive gauche.
-Ceci pouvait être fatal à la pauvre ville; désormais la tour du Petit
-Pont, qui faisait le pendant de celle du Grand Pont si opiniâtrement
-attaquée et défendue, restait isolée sur la rive gauche sans
-communication possible avec la ville.
-
-A la vue des charpentes du pont culbutées par les eaux, brisées et
-emportées, les assiégeants poussèrent des cris de joie et se lancèrent
-aussitôt à l’attaque de ce poste désormais perdu.
-
-Les Normands après quelques péripéties poussèrent jusqu’au pied de
-la tour un chariot rempli de paille à laquelle ils mirent le feu;
-l’incendie, remplissant la tour de flammes et de fumée, gagna les
-charpentes, brûla les planchers et la rendit bientôt intenable;
-ce n’était plus qu’un immense bûcher qui flambait devant la ville
-impuissante. Les défenseurs de la tour durent l’évacuer et se
-réfugièrent sur un fragment du pont resté accroché à la muraille. Sur
-cet étroit espace, enveloppés dans les tourbillons de fumée, accablés
-par une grêle de traits des Normands, ils n’étaient plus que douze,
-douze vaillants, dont le moine Abbon nous a conservé les noms: Hérivée,
-Hermanfroy, Hérilang, Odoacre, Herric, Arnold, Solies, Gerbert, Uvidou,
-Harderard, Eimard et Gosswin.
-
-Comme ils allaient tous périr par le feu ou par les flèches, les
-Normands leur crièrent de se rendre, leur promettant la vie sauve.
-Aucun secours n’était possible, aucun espoir ne leur restait, les
-douze firent signe qu’ils se livraient, comptant seulement être mis
-à rançon. Mais à peine sur la rive au pouvoir des Normands, ceux-ci
-les massacrèrent; un seul allait être épargné, Hérivée, qui les avait
-frappés par sa haute mine et la beauté de ses armes; ils le prirent
-pour un chef considérable et pour celui-là parlèrent de rançon, mais
-Hérivée, dans la fureur qui l’animait, se jeta sur eux quoique désarmé
-et les força par ses injures à lui faire partager le sort de ses
-compagnons.
-
-[Illustration: LE GRAND CHATELET, XVIIe SIÈCLE]
-
-Après ce terrible épisode le siège traîna en longueur. Sans doute
-l’inondation empêcha les Normands de prendre pied dans l’île et de
-profiter du désastre du Petit Pont. Un corps nombreux des assiégeants
-s’en alla ravager le pays entre Seine et Loire, les autres continuaient
-le siège ou plutôt le blocus que des sorties des Parisiens venaient
-souvent troubler. Une sortie du vaillant abbé de Saint-Germain Ebble,
-neveu de l’évêque Gozlin, s’attaqua au camp assiégeant de Saint-Germain
-l’Auxerrois, mais Ebble, après y avoir mis le feu, fut repoussé par les
-masses Normandes.
-
-Enfin au mois de mars, après quatre mois de siège, un secours arriva
-aux Parisiens, le duc de Saxe Henri, envoyé par Charles le Gros avec
-un corps de troupes, tomba une nuit sur le camp normand en même temps
-que les Parisiens l’attaquaient de l’autre côté. Le but du duc de Saxe
-n’était que de ravitailler Paris; son convoi de vivres entré, il se
-retira. Les Normands attribuant cette belle résistance des assiégés à
-la présence parmi eux d’Eudes, comte de Paris, lui tendirent un piège.
-Feignant de vouloir entrer en pourparlers, leur chef Sigfried demanda
-une entrevue au comte; Eudes y consentit, mais à peine était-il en
-présence du chef sur le bord du fossé si vaillamment disputé, que
-des guerriers, se glissant par derrière, se jetèrent sur lui. Il put
-heureusement être dégagé par ses compagnons et rentrer dans ses lignes.
-
-Dans cette ville bloquée, remplie de réfugiés entassés, en proie à
-la famine, des maladies se déclarèrent et sévirent durement; une
-épidémie emporta de nombreux défenseurs et entre autres le courageux
-évêque Gozlin. Pour comble, le terrain manquait pour recevoir les
-morts des petits combats journaliers livrés sous les murailles et
-ceux de l’épidémie. Dans cette extrémité les Parisiens envoyèrent le
-comte Eudes auprès de l’empereur Charles le Gros, pour le presser de
-secourir la ville prête à succomber. L’abbé de Saint-Germain Ebble,
-neveu de Gozlin, prit après le départ du comte de Paris la direction
-de la défense. Quelques troupeaux restaient encore aux Parisiens,
-paissant l’herbe au pied des murailles ou dans les petites îles en
-avant et en arrière de la cité; on les ménageait et on les gardait
-soigneusement, car les Normands risquaient souvent des attaques pour
-enlever ces suprêmes ressources aux assiégés. D’un autre côté, les
-Parisiens, voyant autour du camp ennemi paître les bestiaux ramenés par
-les maraudeurs normands, organisaient de petites sorties nocturnes pour
-essayer de faire quelques prises. Ainsi s’éternisait le siège.
-
-Le comte Eudes revint au bout de quelque temps, perça les lignes des
-assiégeants et annonça l’arrivée prochaine d’une armée de secours
-envoyée par l’Empereur. Elle parut au mois de juillet conduite par le
-même duc de Saxe qui peu de mois auparavant avait déjà une première
-fois ravitaillé Paris. Mais les Normands l’attendaient, ils avaient
-couvert le front de leur camp de fosses profondes, recouvertes de
-branchages et de terre. L’attaque de l’armée impériale échoua devant
-ces retranchements; le duc Henri, tombé dans une de ces fosses, fut
-massacré et ses soldats purent à grand’peine reprendre son cadavre
-avant de battre en retraite à la vue des Parisiens consternés.
-
-Cette retraite fut le signal d’un nouvel assaut donné par les Normands
-enflammés par leur victoire. Ils faillirent cette fois réussir et
-le péril fut si grand que, pour animer les défenseurs, les prêtres
-apportèrent les reliques de sainte Geneviève et de saint Germain sur
-les points les plus menacés, sous la grêle des flèches, dans la fumée
-des bûchers allumés par les assaillants au pied des tours, pour
-incendier leurs étages de bois. Les Normands avaient pris pied dans
-l’île, ils tenaient déjà quelques portions de rempart et une tour à
-la pointe du palais; toutes les cloches des églises en cet instant
-suprême sonnèrent le glas de la ville, mais enfin, cette fois encore,
-les assiégés pris de rage eurent le dessus, ils massacrèrent tout ce
-qui avait escaladé les brèches, renversèrent ou brisèrent les échelles
-et reconquirent la tour perdue. Une sortie désespérée du comte Eudes,
-profitant du désordre des assaillants, acheva de dégager les murailles.
-
-Et le blocus reprit, et les Parisiens affamés se remirent à guetter du
-haut de leurs murs l’arrivée d’un secours. Le secours arriva enfin.
-Cette fois, c’était l’empereur Charles le Gros lui-même qui apparut à
-la tête d’une armée considérable sur les hauteurs de Montmartre. Les
-Normands, devant les forces supérieures de l’Empereur, évacuèrent leur
-camp de Saint-Germain l’Auxerrois et se retirèrent sur la rive gauche
-pour attendre le combat dans leur retranchement de Saint-Germain des
-Prés. Mais le petit-fils dégénéré de Charlemagne, au lieu de combattre,
-préféra encore une fois traiter. Il ouvrit des négociations avec les
-Normands, ceux-ci consentirent à lever le siège moyennant sept cent
-livres d’argent et le pillage du diocèse de Sens.
-
-Les Parisiens après le départ de l’empereur refusèrent de reconnaître
-le traité qui leur imposait la rupture de leurs ponts pour livrer
-la route de la Bourgogne à la flotte ennemie; quand les Normands
-essayèrent de forcer le passage, le nouvel évêque Auschéric et l’abbé
-Ebble les repoussèrent victorieusement.
-
-Cette fois, rebutés par les difficultés d’un siège à recommencer,
-les Normands prirent un grand parti. Du haut de leurs remparts, les
-Parisiens assistèrent à un spectacle extraordinaire, ils virent toute
-l’armée normande en mouvement tirer ses bâtiments à terre à force de
-bras et d’attelages, et leur faire franchir, en défilant à travers les
-champs de la rive gauche, un espace de plus d’un lieue, évitant ainsi
-les ponts et reprenant la Seine au-dessous de Paris pour gagner les
-pays de Bourgogne.
-
-Les pirates les ravagèrent pendant six mois, puis chargés de leur
-butin, reprirent le chemin de la basse Seine. Paris les vit encore
-reparaître, descendant le fleuve maintenant au lieu de le remonter.
-Nouvelle attaque de la ville qui barre le passage. Repoussés encore,
-les Normands durent recourir au moyen qu’ils avaient employé six mois
-auparavant, ils remirent leurs navires à terre et les traînèrent à
-travers prés et champs.
-
-L’empereur Charles le Gros était mort et le trop vaste empire
-carolingien avec lui. Dans le démembrement de l’empire en sept
-royaumes, le vaillant défenseur de Paris, Eudes, élu par les barons,
-gagna la couronne du royaume de France, bien petit royaume formé de
-l’ancien duché de France, des pays entre Loire et Meuse. Il avait
-d’ailleurs à le conquérir contre les Normands qu’il allait trouver
-presque partout dans ses malheureux états ravagés.
-
-Pendant des années on eut encore à combattre, pour purger les pays de
-l’intérieur, des petites troupes scandinaves cantonnées sur des points
-faciles à défendre, cramponnées à des forteresses conquises.
-
-Au Xe siècle, après les avoir rabattus sur la basse Seine, il fallut
-bien pour en finir se résoudre à leur laisser une part du sol, en
-leur abandonnant les territoires neustriens qui allaient devenir la
-Normandie.
-
-La cité de Paris, qui avait conquis un superbe renom dans la longue
-lutte soutenue par elle, grandit alors rapidement en importance. Elle
-eut à réparer les désastres de la guerre, à reconstruire ses faubourgs,
-ses abbayes, ses églises, à restaurer les tours criblées de blessures,
-ruines croûlantes sur certains points plus maltraités que les autres.
-
-[Illustration: L’ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY, XVIe SIÈCLE
-
-(EMPLACEMENT DU TRIBUNAL DE COMMERCE)]
-
-Au moment des invasions, une foule de moines et de prêtres s’étaient
-réfugiés dans la ville avec les reliques de leurs églises. Ces
-reliques, les Parisiens prétendirent les garder. Saint Marcel, sainte
-Opportune, saint Magloire et beaucoup d’autres saints dont on avait mis
-les dépouilles à l’abri dans la cité, étaient devenus parisiens par le
-siège. Les églises existantes se partagèrent ces reliques, ou bien l’on
-éleva en leur honneur de nouvelles chapelles et des monastères dans les
-faubourgs qui se reformaient rapidement sur les deux rives.
-
-La grande abbaye de Saint-Germain des Prés, qui n’était plus au
-départ des Normands que décombres amoncelés, sillonnés de fossés et
-de retranchements au milieu desquels se dressait la base d’un gros
-clocher, sortit assez lentement de cet amas de ruines. Les quelques
-moines survivants durent se contenter longtemps d’un asile modeste dans
-ces décombres; ce ne fut que vers 990 que l’abbé Morard entreprit la
-reconstruction de l’église.
-
-Bien entendu, le premier soin des Parisiens en réparant la muraille de
-la Cité avait été de relever les défenses des deux ponts qui avaient
-subi tant d’assauts acharnés et dont l’une avait été complètement
-ruinée. On ne sait rien sur ces deux têtes de pont jusqu’à une nouvelle
-reconstruction encore, au commencement du XIIe siècle.
-
-Elles eurent un siècle après les Normands la visite de l’empereur
-d’Allemagne Othon. Le roi des Francs Lothaire, l’avant-dernier des
-Carolingiens qui avait réoccupé le trône après la mort d’Eudes, le
-défenseur de Paris contre les Normands, avait failli surprendre Othon
-au milieu d’un festin dans son palais d’Aix-la-Chapelle, et celui-ci
-venait lui rendre sa visite dans sa capitale. En 978, une armée de
-soixante mille Germains ravagea la Champagne et parut sous Paris
-défendu par le duc de France Hugues Capet, descendant du roi Eudes et
-possesseur direct de Paris, abbé laïque ou plutôt propriétaire des
-grandes abbayes de Saint-Germain des Prés et de Saint-Denis, et depuis
-longtemps presque aussi roi que Lothaire.
-
-[Illustration: L’ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY, FIN DU XVIIIe SIÈCLE]
-
-Othon avait juré de faire chanter sur les hauteurs de Montmartre un tel
-Alleluia qu’il serait entendu de Notre-Dame. Les soixante mille Saxons,
-Lorrains et Flamands d’Othon entonnèrent le formidable Alleluia promis,
-puis descendirent donner l’assaut à la ville, c’est-à-dire certainement
-à la forteresse défendant le grand pont, au Grand Châtelet. Ils
-ne l’enlevèrent pas plus que les Normands; tout ce que put faire
-l’empereur de Germanie, ce fut, après l’assaut, de brûler quelques rues
-des faubourgs non défendus et d’aller frapper de sa lance la porte de
-la forteresse.
-
-Le duc de France Hugues Capet habitait le palais de la Cité, la vieille
-demeure des magistrats romains où avaient passé les rois mérovingiens.
-En 987, à la mort du fils de Lothaire Louis V, le grand vassal reçut ou
-prit la couronne. Son fils le roi Robert fut un des grands bâtisseurs
-de Paris.
-
-Peu après l’an mille, après ce passage difficile où le populaire,
-selon une croyance répandue partout, attendait la fin du monde, il
-fit restaurer le palais de la Cité, jetant bas les restes ébranlés
-des vieilles tours romaines et mérovingiennes, les reconstructions ou
-adjonctions diverses, les étages de bois, pour refaire ou arranger le
-tout sur des données nouvelles.
-
-Ce palais roman du roi Robert, château fort semblable probablement à
-ceux de ce temps dont il reste d’assez grands débris pour qu’il soit
-possible d’en préciser l’image, ne dura pas longtemps; il dut à son
-tour, moins de deux siècles après, disparaître pour être remplacé par
-le palais de saint Louis et de Philippe le Bel. Il avait sa chapelle
-Saint-Nicolas que saint Louis jeta bas pour édifier l’admirable
-joyau de la Sainte-Chapelle, parvenu jusqu’à nous à travers tant
-de vicissitudes. Le roi Robert, dit le Pieux, était aussi Robert
-l’excommunié, interdit par l’Église pour avoir épousé sa cousine
-Berthe, qu’il fut obligé de répudier après des années de luttes,
-pendant lesquelles le malheureux roi, traité comme un pestiféré, se
-voyait refuser l’entrée des églises. En face du palais existait déjà la
-petite église Saint-Barthélemy; souvent, rapporte la légende, Robert y
-vint suivre les offices dans la rue, agenouillé sur le seuil.
-
-La puissance morale de l’Église à cette époque était immense;
-elle savait aussi faire respecter ses droits seigneuriaux, ses
-fiefs particuliers et les défendre avec les armes spirituelles ou
-temporelles, suivant le cas,--on l’a bien vu au siècle suivant lors de
-l’établissement des communes dans les villes des évêques, à Beauvais,
-Laon ou ailleurs. La petite aventure arrivée sous l’un des successeurs
-de Robert, le roi Louis le Jeune, bien que de son temps l’autorité
-royale considérée comme supérieure à celle de tous les barons,
-possesseurs réels des fiefs du domaine, se fût affermie notablement,
-montre que l’Église savait aussi maintenir ses droits temporels contre
-les rois.
-
-Louis, se rendant à Paris, fut obligé par la nuit de s’arrêter à
-Créteil, village appartenant, terres et habitants, au chapitre de
-Notre-Dame de Paris. Le roi et sa troupe y prirent gîte et nourriture.
-Peu de jours après, Louis VII, se rendant à la cathédrale pour assister
-aux offices, se heurta aux portes fermées et trouva sous le porche
-les chanoines qui lui firent une admonestation sévère.--«Vous êtes
-roi, dirent les chanoines, mais vous n’en êtes pas moins cet homme
-qui, contre les droits de l’Église, a eu l’audace de manger à Créteil
-aux dépens des habitants de ce village, qui sont hommes de l’église
-cathédrale! Voilà pourquoi l’église a suspendu ses offices et vous a
-fermé sa porte.»
-
-Le roi, surpris, protesta vivement, fit valoir que les habitants
-d’eux-mêmes s’étaient empressés de fournir les vivres, qu’ils n’y
-avaient point été forcés, ainsi qu’en pourrait témoigner le prévôt du
-village, et que par conséquent il était innocent de toute atteinte à
-la seigneurie du chapitre. Les chanoines furent inflexibles dans la
-défense de leur droit seigneurial; ils laissèrent le roi à la porte
-de la cathédrale jusqu’à ce qu’il eut envoyé chercher au palais deux
-chandeliers d’argent, comme gage de sa promesse de payer la dépense
-faite.
-
-A cette époque, c’en est fini du vieux Paris des Mérovingiens, du Paris
-seulement contenu dans l’île de Lutèce; c’est le grand Paris du moyen
-âge qui se forme; les institutions parisiennes sortant du chaos des
-âges précédents s’établissent pour durer de longs siècles sous des
-formes qui ne se modifieront que lentement et resteront dans leurs
-grandes lignes.
-
-C’est le Paris des trois grandes divisions, _Cité_, _Université_,
-_Ville_, qui commence. Les faubourgs tant de fois détruits se
-rebâtissent, s’allongent, s’agrandissent; les grandes églises naissent
-ou se reconstruisent dans une architecture noble et sévère, débarrassée
-des barbares tâtonnements des siècles précédents. Les Ecoles nées
-obscurément dans la Cité, en quelque maison appartenant à l’évêque de
-Paris, prennent soudain un grand développement.
-
-C’est une petite lumière qui s’allume à la lampe de l’autel d’abord, et
-qui, soigneusement abritée, se promène dans les cloîtres, mais elle en
-va sortir bientôt et se répandre partout en étincelants foyers. Au XIe
-siècle on compte quatre grandes écoles publiques, l’Ecole épiscopale
-sous Notre-Dame, l’Ecole de Saint-Germain l’Auxerrois dont le souvenir
-nous reste dans la place de l’Ecole, les Ecoles de Sainte-Geneviève
-et de Saint-Germain des Prés sur la rive gauche. Bientôt les études
-vont émigrer sur cette rive gauche et les innombrables collèges de
-l’Université couvrir les pentes des collines méridionales.
-
-Ces faubourgs grandissants, pour devenir une vraie ville, ont besoin
-de sécurité. Louis le Gros la leur donne en les enfermant dans une
-enceinte de remparts. Jusqu’alors peut-être avaient-ils été protégés
-par quelque fossé palissadé, qui ne comptait guère comme défense. Il y
-avait urgence à couvrir la ville nouvelle de cette première véritable
-enceinte. Le pouvoir royal était alors bien précaire, les grands
-barons, les seigneurs de quelque importance supportaient difficilement
-leur vassalité; ils étaient maîtres chez eux, sur leurs terres, et
-beaucoup se voyaient presque aussi puissants que le roi, dont les
-domaines réels ne se composaient guère que des villes et territoires
-de Paris, Melun, Étampes, Orléans et Compiègne, territoires enveloppés
-dans les fiefs et possessions des barons. Aussi cherchaient-ils toutes
-les occasions de relâcher le lien féodal qui les rattachait au suzerain
-et ne se gênaient-ils pas pour guerroyer contre lui à l’occasion.
-
-On connaît la longue histoire des démêlés des rois de cette époque
-avec les Burchard ou Bouchard de Montmorency, les _premiers barons
-chrétiens_ comme ils s’intitulaient, avec les seigneurs de Gournay, de
-la Roche-Guyon, de Mantes, de Coucy, de Montlhéry et autres, qui du
-haut de leurs châteaux pesaient durement sur la contrée, et que les
-rois souvent attaqués, menacés sur leur trône, eurent à réduire l’un
-après l’autre!
-
-Cette première enceinte de Louis le Gros n’enfermait encore qu’un
-espace relativement étroit, de Saint-Germain l’Auxerrois au port de
-la Grève sur la rive droite, et sur la rive gauche une zone du rivage
-avant les premiers ressauts de la colline Sainte-Geneviève. En arrière
-de ces remparts, les vieilles forteresses du Grand Pont et du Petit
-Pont furent reconstruites, pour continuer à défendre l’accès de la cité
-en cas d’enlèvement de la première enceinte. Ces deux têtes de pont
-reçurent alors le nom de Grand Châtelet et Petit Châtelet. Le Grand
-Châtelet fut le siège de la juridiction du Prévôt de Paris et prit
-bientôt, ainsi que le Petit Châtelet, un double caractère de forteresse
-royale et de prison.
-
-Louis le Jeune, successeur de Louis le Gros, continua ses
-constructions. Paris vit s’élever sous ce roi quelques églises, des
-hôpitaux et les premiers collèges du quartier de l’Université. A cette
-époque, les chevaliers de l’ordre du Temple bâtissaient leur prieuré,
-forteresse dont la grosse tour devait porter leur souvenir jusqu’à
-notre siècle. Paris prenait rapidement sa physionomie de la grande
-époque du moyen âge.
-
-Philippe-Auguste monte sur le trône. Déjà la grande cité se trouvait
-trop à l’étroit et faisait craquer la muraille de Louis le Gros;
-Philippe-Auguste élève en arrière une nouvelle enceinte agrandissant
-fortement la ville, une belle et forte muraille flanquée d’un grand
-nombre de tours.
-
-La physionomie de la ville se complète, le roi bâtit son château du
-Louvre hors des murs; la fermeture s’achève sous les tours et tourelles
-du château royal par une chaîne s’agrafant à la Tour de Philippe
-Hamelin ou de Nesle, rive gauche, et à la Tour du coin en face, rive
-droite, et par une autre chaîne en amont de Notre-Dame, bouclée de
-la Tour Barbeau à la Tournelle, en passant par les pâtures de l’île
-Notre-Dame, aujourd’hui Saint-Louis.
-
-[Illustration: LA POINTE DE l’ILE, LA MAISON DES ÉTUVES ET LE PALAIS DE
-LA CITÉ AU XVe SIÈCLE]
-
-Philippe-Auguste n’habite pas sa forteresse du Louvre, il continue
-à loger au vieux Palais de la Cité, fort agréable par sa position à
-la pointe ouest de l’île et embrassant de ses fenêtres tout le cours
-de la rivière, étincelante aux soleils d’après midi. Saint Louis et
-tous les rois vont habiter encore ce palais jusqu’à ce que Charles V
-l’abandonne pour l’hôtel Saint-Paul. Alors la royauté sortira de la
-Cité, de la vieille Lutèce, et s’en ira de Saint-Paul aux Tournelles,
-des Tournelles au Louvre, aux Tuileries et à Versailles.
-
-En ces années des XIIe et XIIIe siècles, le Vaisseau de
-Lutèce,--pendant qu’autour de lui, dans les marais et les prés des
-deux rives, sur les décombres laissés par les Normands, poussaient
-drus et serrés les monuments et les maisons, églises et abbayes, tours
-et hôtels, grands ou petits logis,--l’île de la Cité se transformait
-aussi. C’est alors que durent tomber ses vieilles murailles aux
-pieds trempés par la Seine, les vieux remparts qui, restaurés ou
-refaits maintes fois, avaient supporté les luttes de dix siècles, et
-dans le grand siège, résisté à toutes les attaques des Normands. Il
-n’en était plus besoin, les tours du Palais seules restèrent, à la fois
-ornement et défense à la pointe de l’île.
-
-[Illustration: INONDATION EN GRÈVE (Pointe de la Cité)
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Alors venait de naître le grand style ogival, superbe développement du
-style roman; alors à la pointe orientale et à la pointe occidentale de
-l’île, à la proue et à la poupe du vaisseau, des armées de travailleurs
-bâtissaient pour Dieu et pour le roi,--le nouveau Palais avec sa grande
-salle, ses tours et sa merveilleuse Sainte-Chapelle, et la nouvelle
-cathédrale Notre-Dame, le splendide vaisseau patiemment pensé, élevé,
-sculpté, fouillé et ciselé par les cerveaux et les bras, les âmes et
-les outils.
-
-[Illustration: LA PLACE DU CHATELET EN 1830]
-
-
-
-
-[Illustration: LA SALLE SAINT-LOUIS SOUS LA GRANDE SALLE.--AU FOND LA
-TRAVÉE GRILLÉE FORMANT LA RUE DE PARIS ÉTAT ACTUEL]
-
-CHAPITRE III
-
-LE PALAIS
-
- L’enceinte du palais, le verger royal.--La chapelle
- Saint-Michel.--Le logis du roi.--Les tours d’Argent, de César et
- Bon-Bec.--Intérieur de la Conciergerie.--Le grand guichet.--Le
- bâtiment des cuisines.--Saint Louis.--Construction de la
- Sainte-Chapelle.--Les reliques de l’empereur Baudouin.--La perte du
- Saint Clou.--L’oratoire de Louis XI et l’escalier de Louis XII.--La
- grande salle et ses particularités.--La Chambre dorée, la tour de
- l’horloge.--Fêtes d’inauguration de la grande salle.--Enguerrand de
- Marigny.
-
-
-[Illustration: SAINT LOUIS APPORTANT LES RELIQUES DE LA SAINTE-CHAPELLE]
-
-Le Palais, celui que nous connaissons aujourd’hui, l’ancien palais
-des rois et des Parlements, devenu le Louvre de la Justice, est un
-enchevêtrement confus de bâtiments de toutes les époques, auquel tous
-les âges ont travaillé, démolissant ici, reconstruisant là; auquel
-chaque siècle a apporté sa part de moellons, si bien que sur des
-soubassements gallo-romains s’élèvent de blanches constructions d’hier
-à peine. Mais dans cette juxtaposition d’édifices de tous les styles ou
-même sans style, la part des XIIIe et XIVe siècles reste la plus belle.
-Les beautés principales, les plus majestueux morceaux de l’immense
-ensemble actuel sont de cette époque. Ce sont les débris subsistant du
-superbe palais gothique élevé par saint Louis et Philippe le Bel, à la
-place des constructions et restaurations du roi Robert.
-
-Voyons donc cette résidence royale telle qu’elle sortit des mains de
-ces deux rois, quand tout l’ensemble dominait, encore intact et tout
-d’une pièce, la proue rajeunie de la Cité.
-
-Le vaste espace irrégulier bordé par la Seine de deux côtés, se
-terminant en pointe au bout des jardins par la Maison des Etuves,
-était complètement entouré de murailles crénelées flanquées de tours
-rondes plus ou moins importantes. Sur les deux côtés jusqu’à la pointe,
-c’était la Seine, battant presque le pied des tours, qui servait de
-fossé; sur le côté nord--celui qui, de nos jours, a le mieux conservé
-sa physionomie ancienne,--se dressaient les deux grosses tours rondes
-de la Conciergerie, la tour Bon-Bec plus basse et la tour carrée
-de l’Horloge, reliant divers gros bâtiments, la Grande Chambre, la
-Chambre de la Tournelle, le bâtiment des cuisines, que surmontaient
-les combles de la Grande Salle. Sur le côté sud, il n’y avait qu’un
-mur crénelé continu, flanqué de tours de distance en distance, avec
-une poterne qui s’ouvrait à peu près au milieu du quai des Orfèvres
-actuel, et conduisait, par un passage resserré entre des murailles
-ou de hauts bâtiments, à une seconde porte ouverte dans une seconde
-muraille d’enceinte et donnant dans la cour où s’élèvera au XVe siècle
-la magnifique Chambre des Comptes.
-
-Un grand mur crénelé s’en allait d’un quai à l’autre enfermant le
-jardin du palais, le _verger royal_ garni d’arbres fruitiers et de
-treilles, en avant duquel, enfermé dans une autre muraille, s’étendait
-un autre jardin plus petit se terminant à la pointe par la Maison des
-Etuves.
-
-Sa grande façade orientale regardant Notre-Dame allait du Grand Pont,
-ou Pont aux Changeurs, à l’endroit où se bâtira plus tard le pont
-Saint-Michel, en dessinant une ligne ondulée défendue par des tours et
-tourelles, précédée d’un fossé sur le revers duquel courait la rue de
-la Barillerie, que représente notre moderne boulevard du Palais.
-
-Après une grosse tour au coin sud-est et quelques tourelles, le chevet
-d’une chapelle dépassait le crénelage. C’était la chapelle Saint-Michel
-du Palais, à côté de laquelle s’ouvrait, flanquée de deux tours, la
-porte principale dont la voûte débouchait juste sous les fenêtres
-absidales élancées de la Sainte-Chapelle. Un autre portail un peu plus
-loin donnait dans la cour du Mai, puis se dressait le double pignon de
-la Grande Salle, se raccordant par divers bâtiments à la belle tour de
-l’Horloge.
-
-En entrant dans la cour du Mai, on avait à droite les murs de la Grande
-Salle avec leurs deux étages de fenêtres et leurs tourelles d’escalier;
-en face un grand et beau bâtiment joignant la Grande Salle au porche de
-la Sainte-Chapelle. C’était la galerie dite aux Merciers, à cause des
-marchands qui s’y établirent. Cette galerie, d’un style puissant comme
-le bâtiment de la Grande Salle, soutenue de contreforts, éclairée par
-de hautes ogives, s’ouvrait sur la cour par une belle porte surmontée
-d’un gable à pinacles et fleurons, et précédée d’un monumental perron,
-les _grands degrés du Palais_, célèbres dans l’histoire de l’édifice
-autant que le perron de la Sainte-Chapelle.
-
-[Illustration: LE PALAIS DE LA CITÉ.--A GAUCHE LE PONT SAINT-MICHEL]
-
-Cette splendide cour du Mai, si bien encadrée sur trois côtés par le
-mur d’enceinte, par la Grande Salle et par la galerie aux Merciers,
-l’était encore plus superbement sur le quatrième côté. Par là
-s’élevaient la Sainte-Chapelle, dont le flanc nord est aujourd’hui
-emboîté et perdu dans nos lourds bâtiments modernes, et sa sacristie,
-_le trésor des Chartes_, petite réduction de la Chapelle, accolée à
-l’abside et démolie au siècle dernier.
-
-Il serait certes impossible de rêver plus magnifique réunion d’édifices
-merveilleusement et différemment ornés, se découpant pittoresquement en
-silhouettes variées, avec toutes leurs pointes et leurs saillies, avec
-leurs pignons à crochets, leurs combles élancés, leurs contreforts,
-leurs lucarnes aiguës et l’envolement de toutes les lignes de la
-Sainte-Chapelle, ce reliquaire en orfèvrerie de pierre, tout en
-lignes perpendiculaires, jaillissant du sol vers le ciel par tous ses
-pinacles, par ses tourelles et sa flèche.
-
-Derrière la galerie des Merciers une grosse tour ronde isolée dans une
-cour formait le donjon de ce palais d’une épaisseur de murs énorme; ce
-donjon vécut jusque vers la fin du siècle dernier, on le nommait alors
-«_tour de Montgommery_» parce qu’il avait servi de prison au meurtrier
-involontaire d’Henri II, lorsque après des années de courses à la tête
-des plus hardis routiers protestants il avait fini par être pris au
-siège de Domfront.
-
-[Illustration: LE PALAIS. LA COUR DU MAI ET LE GRAND PERRON]
-
-Sous ce gros donjon, un grand logis s’étendait, faisant face au
-couchant sur les jardins, entre deux tours carrées. C’était le logis
-royal, construit soit par saint Louis, soit par Philippe le Bel. Sur sa
-façade orientale, une petite chapelle, annexe des appartements royaux,
-venait presque toucher au donjon.
-
-La façade sur les jardins présentait entre les deux tours ou pavillons
-carrés quatre grandes et hautes arcades, formées par de hauts
-contreforts portant une galerie supérieure; la tradition voulait
-que la grande fenêtre sous la première arcade de gauche fût celle de
-la chambre de saint Louis. Disons tout de suite que ce logis royal
-habité par saint Louis peut-être, et assurément par tous les rois à
-partir de Philippe le Bel jusqu’à Charles V, encastré plus tard dans
-l’entassement confus de bâtiments construits au fur et à mesure des
-besoins dans le palais des Parlements, étouffé sous les adjonctions
-parasites, horriblement maltraité, traversa les siècles et parvint
-jusqu’à nous, oublié sous sa carapace de maçonneries.
-
-A la démolition des bâtiments de la préfecture de police, dans les
-grands travaux de notre époque, il reparut tout à coup, revit le soleil
-et ces horizons du couchant si longtemps bouchés, bien changés depuis
-le temps où il n’avait que des verdures de jardins à regarder, des
-îlots boisés, et des champs enveloppant les tours du Louvre. Il n’était
-point revenu à la vie pour longtemps, on allait peu après l’abattre
-sans pitié pour la construction du nouveau palais.
-
-Le vieux logis des monarques lointains, pris en haine et abandonné
-après les excès de la commune de 1358, quand le Dauphin Charles
-V y avait vu massacrer à ses pieds les maréchaux de Champagne et
-de Normandie, eut juste le temps à ses derniers jours, après sa
-réapparition, de voir à une époque non moins sanglante, en mai 1871,
-défiler entre deux haies de gardes nationaux, au pied de ses murs
-encombrés de hangars et de plâtras, l’archevêque de Paris et quelques
-autres otages de marque, transférés de la Conciergerie à la prison de
-la Roquette...
-
-La Conciergerie formait, avec les grosses tours et les bâtiments du
-Nord, un ensemble sévère en partie conservé aujourd’hui, et sur lequel
-la destination qui lui fut donnée à partir du XIVe siècle fait planer
-une renommée sinistre.
-
-Primitivement la Conciergerie n’était point prison, c’était le logement
-du concierge du palais, officier préposé à la garde du palais; ses
-bâtiments comportaient bien, outre les logements des officiers et
-employés, quelques autres logements très fermés, chartres et cachots,
-ainsi que tous les châteaux d’ailleurs en possédaient, peut-être même
-quelques oubliettes, mais c’était pour gens de marque ou personnages
-importants dont on avait à s’assurer.
-
-Les deux belles tours rondes flanquant le pignon du bâtiment de la
-Conciergerie appelé le grand guichet, se nomment l’une tour de César,
-sans doute à cause de quelque tour romaine à laquelle elle a succédé,
-et l’autre tour d’Argent parce qu’elle aurait, paraît-il, renfermé
-le trésor royal au temps de saint Louis. La troisième tour un peu
-plus loin, moins haute alors que les deux autres, et pourvue d’une
-galerie de crénelage en avant de son comble aigu, porte le nom fort
-caractéristique de tour Bon-Bec ou Bavarde, parce qu’elle renfermait la
-chambre où se donnait la question. Son nom dit assez que les malheureux
-amenés là y devenaient bien vite, sous la main des bourreaux, aussi
-loquaces que les juges instructeurs pouvaient le désirer, et même
-parfois beaucoup trop.
-
-Il est difficile de faire la part exacte des rois qui donnèrent
-au palais du XIVe siècle son grand caractère si bien d’ensemble.
-Philippe-Auguste, le bâtisseur du Louvre, devait avoir commencé
-les travaux, continués ou repris par son petit-fils Louis IX, à
-qui certainement le palais devait ses plus beaux ornements et qui
-commença peut-être les parties attribuées au règne de Philippe le Bel.
-On fait quelquefois remonter les tours de la Conciergerie jusqu’à
-Philippe-Auguste, saint Louis les trouva-t-il faites, les acheva-t-il
-ou datent-elles seulement de Philippe le Bel, on ne sait. Saint Louis
-construisit la Sainte-Chapelle, le logis royal, et peut-être quelques
-tours de l’enceinte, Philippe le Bel acheva la grande salle, la galerie
-aux Merciers, le donjon et la tour de l’Horloge.
-
-On attribue aussi à saint Louis les belles cuisines encore existantes
-entre la tour de l’Horloge et la Conciergerie. C’est une construction
-bien originale, cette salle carrée dont les voûtes sont portées par un
-quinconce de neuf grosses colonnes, et qui compte quatre bien curieuses
-cheminées, une à chaque angle, à grand manteau conique en pan coupé,
-étrésillonné sur la colonne d’angle par une demi-arcature. Cette
-cuisine malgré la tradition qui la rattache aux constructions de saint
-Louis, daterait seulement, suivant quelques archéologues, du temps de
-Philippe le Bel, comme la tour de l’Horloge voisine. On prétend qu’elle
-était surmontée d’une autre cuisine établie sur le même plan. Viollet
-le Duc pense que les cuisines inférieures communiquant avec la salle
-Saint-Louis--la grande salle inférieure--devaient servir aux gens du
-palais, petits officiers et fonctionnaires tandis que les cuisines
-supérieures, qui ont disparu, communiquant avec la grande salle d’en
-haut, auraient été affectées au service du roi et aux festins d’apparat
-donnés dans la grande salle.
-
-Ces cuisines du palais ont beaucoup souffert au commencement du siècle
-par suite de l’exhaussement du quai, relevé à la hauteur du tablier du
-Pont au Change pour atténuer la courbe de ce Pont. Cet exhaussement
-enterra malheureusement les tours; outre ce dommage, il donna au
-rez-de-chaussée du palais une humidité qui causa des éboulements,
-des dégradations considérables. Aujourd’hui ces belles cuisines
-sont encombrées de vieux débris de l’édifice, de moulages divers,
-de mélancoliques bustes de souverains, et de choses quelconques,
-parmi lesquelles se voient les morceaux de la table de marbre de la
-Connétablie, sièges des juridictions des maréchaux de France et de
-l’Amirauté, jadis placées dans la grande salle, à côté de la fameuse et
-immense table de marbre dont nous aurons à parler plus loin.
-
-Actuellement on pénètre dans la Conciergerie par une porte ouverte dans
-les reconstructions nouvelles sur la gauche de la tour de César; on se
-trouve dans une cour fermée de sévères murailles à contreforts, où une
-seconde porte dans la muraille à droite donne accès, après de fortes
-grilles, dans une grande salle voûtée, fortement en contre-bas de la
-cour et du quai. C’est le _Grand Guichet_, divisé en deux nefs par une
-file de trois colonnes robustes, à beaux chapiteaux dans les feuillages
-desquels jouent des animaux et des figures diverses. Parmi ces figures,
-à l’un de ces chapiteaux, on veut voir Héloïse et Abélard, un homme et
-une femme lisant.
-
-C’est un beau décor, ce grand guichet, gris et sévère, avec des parties
-d’ombre profonde et de clair obscur, où s’agitent des silhouettes de
-gardiens passant dans la zone de lumière des fenêtres à profondes
-embrasures.
-
-Voici maintenant, dans ces salles gothiques, des souvenirs de la
-Révolution, d’abord cet escalier dans un angle à côté d’une porte
-étroite descendant dans les profondeurs où jadis se trouvaient de
-lugubres cachots. C’est par cette porte que passait Marie-Antoinette
-pour se rendre de sa prison au Tribunal révolutionnaire. A côté une
-grande et forte grille laisse entrevoir à travers ses barreaux une
-longue galerie sombre; cette galerie c’est une des travées de la
-Grande Salle inférieure, car sous la Grande Salle du palais, celle
-d’aujourd’hui qui a succédé à la Grande Salle incendiée en 1617 et en
-1871, se trouve encore, touchant au grand guichet, la salle inférieure
-dite salle Saint-Louis, immense vaisseau gothique, ayant survécu
-aux deux incendies, malgré de graves avaries qui ont nécessité des
-restaurations. Cette travée enlevée à la salle Saint-Louis, fermée de
-grilles sur toute sa longueur et aux extrémités, forme ce qu’on appelle
-la _Rue de Paris_, une galerie dans laquelle on entassa en 1793 jusqu’à
-deux cent cinquante prisonniers.
-
-[Illustration: LE GRAND GUICHET, ÉTAT ACTUEL]
-
-La salle Saint-Louis est divisée par trois rangées de piliers et de
-colonnes en quatre nefs à hautes voûtes ogivales. L’immense vaisseau
-possède quatre grandes cheminées, une à chaque angle, ainsi qu’un
-bel escalier, une vis de pierre tournant dans une sorte de tourelle
-entièrement ajourée et montant à la salle supérieure.
-
-[Illustration: LE PALAIS DE SAINT LOUIS APPARAISSANT A LA DÉMOLITION DE
-LA PRÉFECTURE DE POLICE]
-
-Nous ne pouvons donc, avec des traditions confuses et souvent
-contradictoires, distinguer exactement les constructions de saint Louis
-de celles de son petit-fils Philippe le Bel, celui-ci ayant entrepris
-des remaniements importants au palais de son aïeul, et construit ou
-achevé des parties considérables.
-
-Chacun de ces rois dut travailler à embellir son habitation de la Cité,
-et aussi à en perfectionner les défenses. Il est fort à croire que
-saint Louis dut y porter tous ses soins, lui qui, dans son enfance, fut
-sur le point de perdre le trône par la conspiration des grands barons
-désireux de profiter de sa minorité pour se débarrasser du pouvoir
-royal et reprendre leur pleine indépendance. Blanche de Castille et le
-jeune roi, venant chercher refuge à Paris en 1227, durent s’arrêter
-fort en peine à Montlhéry, où l’armée des grands vassaux se préparait à
-les assiéger, lorsque, sur la nouvelle du péril couru par leur prince,
-les Parisiens s’armèrent et se mirent aux champs en si grand nombre et
-avec une telle contenance que l’armée des grands vassaux décampa: «Me
-conta le saint roi, écrit Joinville plus tard, que lui et sa mère qui
-étaient à Montlehéry n’osèrent aller à Paris, jusqu’à tant que ceux de
-la ville les viendrent quérir en armes en moult grande quantité. Et
-me dist que depuis Montlehéry jusqu’à Paris le chemin était plein et
-serré de troupes de gens d’armes et aultres gens qui criaient tous à
-haulte voix que Notre Seigneur lui donnât bonne vie et prospérité et le
-voulsit garder contre tous ses ennemis.»
-
-Des tables de pierre désignées sous le nom de Tables des charités
-Saint-Louis, dans le grand préau de Conciergerie, auraient servi
-d’après la légende à des distributions de vivres faites aux pauvres
-par ordre du roi et même par ses propres mains. A la même époque, soit
-que ces tours existassent déjà, soit qu’il y eût encore à la place une
-poterne ancienne, se tenaient ici les Plaids de la Porte. Joinville
-en parle quand il explique «comment le roi gouverna sa terre bien et
-loyalement et selon Dieu... Il avait sa besogne ordonnée en telle
-manière que Monseigneur de Nesle et le bon comte de Soissons et nous
-autres qui étions entour lui, quand nous avions ouï nos messes, allions
-ouïr les plaids de la porte que on appelle maintenant les requestes...»
-
-Le roi envoyait ainsi ses gens pour voir s’il n’y avait parmi les
-causes ainsi plaidées quelques affaires embarrassantes et importantes
-qui ne se pussent _délivrer_ sans lui; quand il se trouvait de ces
-causes ou litiges, il faisait venir les parties, soit dans sa chambre
-où il les attendait assis au pied de son lit, soit au jardin en été.
-
-Il était là «vêtu d’une cotte de camelot, un surcot de tiretaine sans
-manches, un mantel de taffetas noir autour du cou, moult bien peigné
-et sans coiffe et un chapel de paon blanc sur la tête.» Il faisait
-étendre un tapis à l’ombre et s’asseyait avec ses gens au milieu d’un
-cercle de peuple et de plaideurs, écoutant avec conscience les plaintes
-et les dires de chacun, expédiant rapidement les affaires, ainsi qu’il
-faisait aussi sous le chêne légendaire de Vincennes. Les temps sont
-bien changés et la manière de rendre la justice aussi. Ces façons
-expéditives et simplifiées doivent bien offusquer tous les procéduriers
-successeurs de saint Louis en ce palais, devenu aujourd’hui le Louvre
-de la chicane.
-
-C’est ici que Louis IX voulut faire justice du sire de Coucy, dans la
-fameuse affaire des trois pauvres jeunes gens de Flandre, en pension
-dans l’abbaye de Saint-Nicolas-au-Bois près Laon, qui, surpris par le
-farouche Enguerrand en train de chasser des lapins sur ses terres,
-furent incontinent pendus. «Le bon roi droiturier, aussitôt qu’il sut
-et ouït la cruauté du seigneur de Coucy, le fit appeler et ordonna
-qu’il vînt à la cour pour répondre de ce fait et vilain cas.» Le roi
-très courroucé fit prendre Coucy par ses sergents d’armes et quand
-il l’eut dans les fortes pierres de la tour du Louvre, il appela
-au Palais les barons pour juger l’affaire. Malgré l’opposition des
-seigneurs, Louis IX était très décidé à faire mettre à mort le sire de
-Coucy; il fallut, pour le fléchir, les plus vives prières de tous ces
-barons; enfin il consentit à laisser Enguerrand de Coucy racheter sa
-vie par des fondations de chapelles et par une énorme amende convertie
-en bonnes œuvres, appliquée aux hôpitaux et à des constructions
-d’écoles et de couvents.
-
-Roi très sage, toujours mû par les plus louables intentions, Louis IX
-fut aussi un législateur s’efforçant d’améliorer l’état social par
-ses _Etablissements_, essais de codification et de réglementation,
-d’atténuer ou de réprimer les brutalités féodales, de faire régner
-l’ordre et la paix autant qu’il était possible dans la complication et
-l’enchevêtrement des privilèges féodaux. De son règne datent pour Paris
-une législation et des règlements pour les Métiers, et tout d’abord une
-réforme de la prévôté.
-
-Jusqu’alors la prévôté de Paris était un office de magistrature
-qui s’achetait, et dont l’acquéreur ou les acquéreurs, car on vit
-quelquefois deux bourgeois s’associer pour l’achat, entendaient bien
-tirer tout le bénéfice possible, par l’exercice rigoureux de ses
-droits fiscaux et de ses privilèges. Louis IX supprima la vénalité de
-l’office, il fit de la prévôté de Paris une fonction à la nomination
-et aux gages de la couronne, et y plaça en 1258 un homme honnête et
-zélé pour le bien public, sévère pour tous, Etienne Boileau, lequel
-entreprit une réglementation de tous les métiers, c’est-à-dire des
-artisans et marchands, qu’il rangea en cent confréries ou corporations.
-Cet ensemble de règlements portant le titre de Livre des métiers, et
-dont les registres sont conservés aux Archives, fut la charte des
-corporations parisiennes pendant des siècles et servit de base aux
-traités de police, à toutes les codifications analogues qu’on eut à
-rédiger par la suite. Une partie importante des règlements d’Etienne
-Boileau s’appliquait à la navigation, aux différents ports, à la
-puissante corporation des Marchands de l’eau, laquelle avait la part
-belle dans la région parisienne et, par des privilèges quelque peu
-abusifs, tendait à constituer au profit des bourgeois de la hanse
-parisienne le monopole du commerce sur la haute et sur la basse Seine.
-
-Cette corporation des Marchands de l’eau allait, en fournissant les
-premiers prévôts des marchands, constituer dès 1268 la municipalité
-parisienne, souvent en lutte avec les prévôts du roi et le roi lui-même.
-
-En même temps Louis IX donnait l’impulsion aux études, créait des
-collèges, et tout en respectant ou confirmant les privilèges de
-l’Université et des Ecoliers, essayait de maintenir en certaines
-limites la turbulence souvent excessive de ces derniers.
-
-Au chevalier du guet chargé de la police avec soixante sergents à pied
-et à cheval, saint Louis adjoignit le guet bourgeois fourni par les
-marchands et les gens des métiers.
-
-Les sergents du Châtelet, chargés de protéger la ville contre des
-malfaiteurs trop nombreux, n’étaient pas tous d’honnêtes gens non
-plus; on trouve dans Joinville une anecdote qui montre assez en quelle
-défiance on devait quelquefois les tenir. Trois de ces sergents
-s’étant mis un soir en embuscade en un carrefour se jetèrent sur un
-clerc qui rentrait chez lui et, après l’avoir assommé, le détroussèrent
-si complètement qu’ils ne lui laissèrent que sa seule chemise. Le
-pauvre garçon rentra en courant chez lui, se rhabilla quelque peu, et
-saisissant une arbalète s’en fut à la poursuite de ses voleurs, suivi
-d’un enfant qui lui portait un fauchard. Le clerc les rattrapa et tout
-d’abord en abattit un d’un trait d’arbalète; les autres se mirent à
-fuir. Le clerc toujours furieux précipita sa course, sous les rayons
-de la lune qui était claire et brillante; comme l’un des fuyards
-voulait enjamber une haie pour passer dans un courtil, le clerc d’un
-coup de fauchard lui trancha presque une jambe, puis sans s’arrêter il
-rejoignit le troisième qui cherchait à se réfugier dans une maison et
-lui fendit la tête jusqu’aux dents.
-
-[Illustration: L’AUTEL ET LES RELIQUES DE LA SAINTE-CHAPELLE, XVe
-SIÈCLE D’APRÈS LE MANUSCRIT DE JUVÉNAL DES URSINS]
-
-Joinville en venant le matin rejoindre le roi au Palais rencontra près
-de la porte le prévôt de Paris qui amenait devant le roi une charrette
-portant les corps des trois sergents tués, suivie du clerc venu après
-son exploit se constituer prisonnier.
-
-Louis IX au sortir de sa chapelle vint au _perron_ voir les morts et
-se fit raconter l’affaire par le prévôt: «Sire, dit le prévôt, je vous
-amène l’homme qui a fait cela, pour qu’il en soit fait à votre volonté.»
-
-«Sire clerc, dit le roi, vous avez perdu à être clerc par votre
-prouesse, et pour votre prouesse je vous retiens à mes gages, et vous
-viendrez avec moi outre-mer, et cette chose vous fais-je encore parce
-que je veux que mes gens voient que je ne les soutiendrai en nulles de
-leurs _mauvaisetés_.»
-
-Quand le peuple qui était là assemblé ouït cela, ils s’écrièrent:
-«_Notre Seigneur_ et prièrent que Dieu lui donnât bonne vie et longue
-et le ramenât en joie et santé».
-
-Ce fait se passait donc peu de jours avant le départ pour la croisade
-et au moment où, toute blanche et toute fraîche, la Sainte-Chapelle
-élevait, comme un ardent et solennel cantique de pierre, sa flèche vers
-le ciel.
-
-[Illustration: L’HORLOGE DU PALAIS]
-
-La Sainte-Chapelle du Palais date du milieu du XIIIe siècle,
-c’est-à-dire de la première partie du règne de saint Louis après sa
-majorité, des années de sa jeunesse.
-
-A cette époque, l’empire latin fondé par les croisés à Constantinople
-se trouvait en de graves embarras, attaqué à la fois à l’intérieur
-par les Grecs, et sur les frontières par les hordes musulmanes. Dans
-cette détresse, en grande pénurie d’argent, l’empereur Beaudoin II
-avait fait à Venise un emprunt gagé sur les reliques de la Passion de
-Jésus-Christ. Peu après, le roi Louis IX ayant eu l’occasion de rendre
-quelques services à l’empereur Beaudoin, obtint de lui le don de la
-couronne d’épines à charge de désintéresser ses créanciers vénitiens;
-il envoya aussitôt à Venise deux frères prêcheurs, avec l’argent pour
-dégager les reliques.
-
-La translation de la couronne d’épines fut comme une marche triomphale
-à travers le pays. Partout les populations se pressaient sur le passage
-et lui faisaient cortège. «A grande liesse» Louis IX alla au-devant
-de la sainte relique jusqu’à Sens et porta lui-même, à l’entrée de
-cette ville, la châsse qui la renfermait. L’entrée à Paris se fit en
-pompe solennelle. Précédés et suivis d’un nombre infini de prélats,
-de religieux et de chevaliers, entourés d’un concours immense de
-peuple, Louis IX et ses frères Robert, Alphonse et Charles, en simple
-tunique et nu-pieds, portèrent la châsse depuis Vincennes jusqu’à
-l’église Notre-Dame, après une dernière station devant l’abbaye de
-Saint-Antoine, vers laquelle de tous côtés convergeaient, pour se
-joindre au cortège, des processions de toutes les églises et abbayes
-de la ville et des environs, «en chapes et aubes merveilleuses avec
-gros cierges par milliers». Après une cérémonie d’actions de grâces
-à Notre-Dame, l’immense procession se reforma et «convoya» la sainte
-couronne de l’église Notre-Dame à la maison du roi, en chantant hymnes
-et cantiques, et la précieuse relique fut déposée en la chapelle royale
-Saint-Nicolas.
-
-Peu de temps après, l’empereur Baudoin se trouvant de plus en plus gêné
-par _faulte d’argent_, saint Louis acquit de la même façon, en les
-retirant des mains des créanciers de l’empereur, une partie du bois de
-la vraie croix, l’éponge, le fer de la lance ayant percé les chairs
-de Jésus-Christ, et différentes autres reliques qui furent placées en
-une merveilleuse châsse d’or et d’argent ornée de pierres précieuses.
-On avait au plus haut degré, en ce temps de foi profonde, le culte des
-reliques, notre époque d’incrédulité a même accusé les gens de Byzance
-d’avoir un peu exploité ce culte et de s’être livrés, dans la suite, à
-un véritable commerce de reliques vraies ou fausses.
-
-Dans les premières années du règne de saint Louis un accident était
-arrivé qui montre quelle universelle vénération entourait ces reliques,
-pour lesquelles chaque jour on élevait de merveilleuses églises, ainsi
-que des moutiers pour les moines chargés de leur garde.
-
-On conservait à l’abbaye de Saint-Denis, parmi d’autres nombreuses
-reliques un des clous qui avait attaché Jésus sur la croix, «apporté,
-dit Joinville, durant le règne de Charles le Chauve roi de France
-et empereur de Rome». Cette relique était particulièrement honorée,
-on la sortait dans les grandes occasions, lorsque l’on implorait du
-ciel la fin de quelque calamité publique; le clergé de Saint-Denis
-l’avait promenée processionnellement à Paris en 1206, lors d’une grande
-inondation qui emporta le Petit Pont et ravagea les bas quartiers.
-
-Peu avant un jeune enfant de Philippe-Auguste se trouvant en état
-désespéré, les moines étaient venus, à la tête d’une immense cohorte
-de clercs et de Parisiens marchant les pieds nus, jusqu’au Palais,
-où comme suprême recours ils avaient fait toucher par leurs reliques
-toutes les différentes parties du corps du petit prince moribond.
-
-Or, le 27 février 1232, comme on donnait le saint clou à baiser
-aux pèlerins qui se pressaient en foule dans l’église de l’Abbaye
-nouvellement restaurée, le saint clou chut du reliquaire dans lequel
-il était gardé, et par un incompréhensible accident, fut perdu dans la
-cohue ou volé par quelque audacieux dévot. Aussitôt qu’on s’aperçut
-de la perte, éclatèrent des transports de douleur parmi les moines de
-l’abbaye et les pèlerins. Avec la nouvelle la désolation se répandit du
-monastère dans Saint-Denis, et de Saint-Denis gagna comme une traînée
-de poudre la ville de Paris. «Le roi Louis et la reine sa mère quand
-ils ouïrent la perte d’un si haut trésor, se dolurent bien et dirent
-que nulle plus cruelle nouvelle ne pouvait leur être apportée; le très
-bon et très noble roi Louis ne se put contenir, ainçois commença à
-crier hautement et dit qu’il aimerait mieux que la meilleure cité de
-son royaume fut fondue en terre et périe. Lorsqu’il sut la douleur
-et les pleurs que les abbés et le couvent de Saint-Denis menaient
-jour et nuit sans confort, il leur envoya des hommes sages et bien
-parlants pour les réconforter et il voulait venir en propre personne,
-si le conseil de ses gens ne l’en eût détourné. Le roi fit aussitôt
-crier par un héraut la perte par toute la ville, promettant cent
-livres d’argent de récompense à qui rapporterait le saint clou, et
-plein et entier pardon à qui l’aurait volé ou recelé. L’angoisse et la
-tristesse de la perte du saint clou fut si grande par tous les lieux
-qu’avec peine serait racontée. Quand ceux de Paris entendirent le cri
-du roi et ouïrent la nouvelle, ils furent bien tourmentés et plusieurs
-hommes et femmes, enfants, clercs, écoliers commencèrent à braire et
-à crier, et fondant en pleurs ils coururent aux églises pour déprier
-Notre-Seigneur. Paris ne pleurait pas tant seulement, mais toutes gens
-pleuraient parmi le royaume de France. Aucuns des sages hommes étaient
-en doutance que parce que cette cruelle perte était arrivée au chef du
-royaume, n’advinssent aucuns graindres meschiefs ou pestilences dans
-tout le corps du royaume de France...» Cette désolation universelle ne
-cessa qu’aux premiers jours d’avril suivant, quand soudain on apprit
-que le saint clou était retrouvé. On le gardait à l’abbaye du Val
-près Pontoise, où il avait été porté par une bonne femme qui l’avait
-ramassé dans l’église de Saint-Denis. Il est probable que les moines
-de Pontoise ne le restituèrent pas de bonne grâce, mais ils durent
-s’exécuter, et le saint clou fut reporté en grande pompe à l’abbaye de
-Saint-Denis, où le roi vint solennellement en réjouissance faire ses
-dévotions avec ses gens.
-
-Quand saint Louis eut en sa possession les reliques achetées à
-Constantinople, il résolut d’élever, pour renfermer leurs superbes
-châsses, une nouvelle chapelle plus magnifique encore, qui serait en
-quelque sorte un vaste reliquaire de pierre, pour le service duquel il
-créerait un chapitre de chanoines et de chapelains chargés d’y faire
-«nuit et jour le service du Seigneur».
-
-L’architecte était tout trouvé, c’était Pierre de Montreuil ou de
-Montereau, artiste éminent qui venait de terminer le superbe réfectoire
-et la chapelle de la Vierge de l’abbaye de Saint-Germain. Sur
-l’emplacement de Saint-Nicolas du Palais, auquel se trouvait annexé
-un autre petit oratoire consacré à la Vierge, Pierre de Montereau, en
-trois ou quatre années, édifia ce merveilleux monument, épanouissement
-admirable du grand style ogival, reliquaire de pierre ciselée, ayant
-pour base solide sa chapelle basse, et ensuite nef délicate, aérienne,
-complètement ajourée, où la pierre ne sert plus pour ainsi dire que
-d’armature à des splendides verrières. Les travaux marchèrent avec une
-grande rapidité. Louis IX posa la première pierre en 1245, en 1248
-l’église était consacrée.
-
-L’édifice est double; dans la chapelle inférieure, éclairée par des
-roses dans des arcatures robustes, les voûtes de la nef principale
-reposent sur deux rangées de colonnes étrésillonnées par une
-demi-arcature au droit des contreforts, laissant ainsi un étroit bas
-côté.
-
-[Illustration: LA TOUR BON-BEC AVANT LA SURÉLÉVATION D’UN ÉTAGE LORS DE
-LA RESTAURATION DU PALAIS DE JUSTICE]
-
-La chapelle supérieure, éclatante et resplendissante verrière, d’une
-légèreté stupéfiante, porte ses voûtes à trois fois la hauteur de la
-chapelle basse; elle est toute en fenestrages, en vitraux étincelants,
-la pierre disparaît, la lumière irisée mange les sveltes meneaux des
-immenses lancettes. Aujourd’hui les vitraux du XIIIe siècle sont encore
-en place, rétablis dans leur intégrité, sauf quelques parties. Après
-avoir un peu souffert au siècle dernier, quand on mura tout le long de
-l’édifice un quart de la hauteur des fenêtres, ils ont retrouvé dans
-une soigneuse restauration tout leur magique et harmonieux éclat. C’est
-une œuvre colossale, figurant en un millier de sujets distincts, dans
-quinze grandes verrières, toute l’iconographie chrétienne, l’Ancien
-Testament, de la création du monde à l’Apocalypse. Une série est
-consacrée à l’histoire de la translation des reliques à Paris, elle est
-historiquement du plus haut intérêt; malheureusement c’est la verrière
-qui a le plus souffert, où force a été de refaire les sujets manquants.
-
-Les peintures qui couvrent tout, murs, arcatures de la base, colonnes,
-voûtes ont dû être refaites de nos jours; ce sont de grandes frises
-ornementales, feuillages, écussons, avec fleurs de lis et tours de
-Castille répétées partout. L’ensemble est éblouissant. Douze statues
-d’apôtres accrochées aux colonnes, le long de la nef, portent de
-petites croix de consécration enchâssées dans des _monstrances_ en
-souvenir de la consécration de l’église. Aujourd’hui six de ces statues
-seulement sont anciennes, les autres ont dû être refaites.
-
-Le 25 avril 1248, la Sainte-Chapelle terminée, avec tous ses vitraux,
-toute sa merveilleuse ornementation, fut consacrée, la chapelle basse
-sous le titre de la Sainte-Couronne et de la Sainte-Croix, par le légat
-du Saint-Siège, Eudes de Châteauroux, évêque de Tusculum,--la chapelle
-haute sous la dédicace de la Glorieuse Vierge Marie par l’archevêque de
-Bourges.
-
-[Illustration: ENVAHISSEMENT DU PALAIS PAR LES PARISIENS EN 1358]
-
-[Illustration: L’ORATOIRE DE LOUIS XI A LA SAINTE-CHAPELLE]
-
-C’était peu de mois avant que saint Louis ne s’embarquât à
-Aigues-Mortes pour sa première croisade, qui le retint six années
-en Palestine. Le 12 juin, Louis IX prit à l’abbaye de Saint-Denis
-l’oriflamme et le bourdon du pèlerin et partit avec sa femme la reine
-Marguerite, laissant la régence à sa mère Blanche de Castille. Le roi
-auparavant avait largement pourvu à la dotation du chapitre de la
-Sainte-Chapelle et assuré le sort de sa fondation.
-
-L’ensemble des travaux avait coûté, dit-on, plusieurs millions au
-trésor royal; les reliques et les châsses d’or enrichies de pierres
-précieuses, exécutées pour les renfermer, à elles seules revenaient à
-une somme supérieure.
-
-Dans le pignon de la Sainte-Chapelle flamboie une rose splendide,
-au-dessus du porche à double étage qui précède les deux portails
-superposés. Cette rose ne date pas de la construction, elle a été
-refaite au XVe siècle ainsi que les deux jolis clochetons flanquant
-le pignon. La fleur royale se retrouve partout sculptée sur ces
-clochetons, au-dessous d’une couronne d’épines et dans une balustrade
-au milieu de laquelle une grande lettre K couronnée, initiale de
-Karolus, rappelle la date de cette restauration sous Charles VIII.
-
-La flèche de l’édifice primitif dut être refaite au commencement du
-XVe siècle, cette seconde flèche périt dans l’incendie de 1630; on en
-rétablit une alors, que la Révolution renversa. La flèche dressée de
-nos jours par l’architecte Lassus est donc la quatrième.
-
-La sacristie annexe que possédait la Sainte-Chapelle était une
-charmante petite réduction de l’édifice principal, élevée sous le
-flanc nord de l’abside et reliée à elle par un passage couvert.
-Cette annexe se divisait en trois étages, plus un étage de combles;
-l’étage inférieur servait de sacristie à la chapelle basse, l’étage
-intermédiaire de Trésor et de sacristie à la chapelle haute, et les
-étages supérieurs étaient affectés au dépôt des chartes, traités,
-titres, registres et documents de la chancellerie de la couronne,
-destination qui avait fait donner à l’édifice le nom de Trésor des
-Chartes.
-
-Le Trésor des Chartes, sous Louis IX, avait été aussi la bibliothèque
-royale, le roi y avait déposé sa bibliothèque, les précieux
-manuscrits qu’il faisait rechercher et transcrire par une armée de
-copistes, vraisemblablement établis en quelques salles du palais. Ce
-délicieux petit édifice, complément obligé de la Sainte-Chapelle,
-sacristie-annexe semblable à celle qui existe encore sous la chapelle
-du château royal de Vincennes, également bâtie par saint Louis, fut,
-sans raison aucune et malgré les réclamations du chapitre, démoli par
-les architectes qui restauraient le palais après l’incendie de 1776.
-Ils abattirent le Trésor des Chartes pour élever la lourde galerie de
-l’aile gauche de la cour du Mai, détruisant ainsi complètement l’aspect
-de l’ancienne cour, en emprisonnant dans leurs maçonneries sans intérêt
-le flanc gauche de la Sainte-Chapelle.
-
-Composé de chapelains et de clercs, avec des dignitaires portant
-les titres de maître chapelain, maître gouverneur, trésorier ou
-archichapelain, le chapitre de la Sainte-Chapelle jouissait de nombreux
-privilèges dans l’enceinte du Palais. Chaque nuit après l’office
-du soir trois clercs et un chapelain devaient s’enfermer dans la
-Sainte-Chapelle pour veiller à la conservation des reliques. Dans la
-nuit du Vendredi au Samedi saint, rapporte Dulaure, il se célébrait
-à cette Sainte-Chapelle une étrange et curieuse cérémonie. Tous ceux
-qui étaient réputés possédés du diable et démoniaques y étaient amenés
-pour être exorcisés solennellement. Malheureux malades ou mendiants
-simulateurs tirant de leur supercherie de larges aumônes, réunis dans
-l’église, se livraient à toutes les contorsions possibles, aux plus
-répugnantes grimaces, tombaient dans des convulsions en poussant des
-hurlements. Alors apparaissait le grand chantre du chapitre, découvrant
-à tous le bois de la vraie croix et instantanément, comme par un coup
-de théâtre, le silence se faisait, tout s’apaisait, les cris et les
-contorsions; malades vrais à l’esprit frappé, faux possédés exploiteurs
-de la crédulité, tous retrouvaient le calme.
-
-En 1843, au cours des grands travaux de restauration entrepris à
-la Sainte-Chapelle, si cruellement maltraitée à la fin du dernier
-siècle, on découvrit une boîte d’étain renfermant un cœur, sous les
-dalles à la place occupée jadis par le maître-autel. Ce cœur reposant
-sous les saintes reliques était peut-être celui de saint Louis, mais
-aucune inscription, aucun document ne se trouvait pour l’établir avec
-certitude.
-
-Dans la chapelle haute, il avait été ménagé sur chaque flanc, à la
-deuxième travée de la nef avant l’abside, un renfoncement où se
-trouvaient d’un côté la place réservée au roi et de l’autre celle
-réservée à la reine. Louis IX s’asseyait ici pour assister aux offices.
-Ses successeurs firent de même. Plus tard le roi Louis XI se trouva
-ainsi trop mêlé aux autres assistants, et fit faire à la travée du côté
-droit touchant à l’abside un petit réduit ajouté en hors-d’œuvre entre
-deux contreforts, petit oratoire particulier d’où il pouvait, par une
-étroite ouverture, suivre l’office sans être vu.
-
-Au dehors cette chapelle se présente sous forme d’une petite annexe
-carrée, avec de jolis détails de sculpture rétablis à la restauration
-et une belle balustrade à fleurs de lis, où s’élève du compartiment du
-milieu une L majuscule couronnée.
-
-La chapelle royale du Palais qui vit sous chaque règne se déployer
-les splendeurs de nombreuses cérémonies, se célébrer quelques
-mariages royaux ou princiers, reçut à la fin du XVe siècle quelques
-modifications extérieures, comme la reconstruction de la grande
-rose, des clochetons du grand pignon et de la flèche. Le roi Louis
-XII compléta ces modifications par l’adjonction d’un grand escalier
-extérieur montant du flanc sud de l’édifice au porche supérieur. Cet
-escalier présentait certains points de ressemblance avec l’escalier de
-la Chambre des Comptes bâtie au fond de la cour de la Sainte-Chapelle
-à la même époque. Les arcs gothiques retombaient sur de gros piliers
-chargés de fleurs de lis, lesquelles se retrouvaient, alternant avec
-des dauphins, aux appuis montant le long de la rampe.
-
-Le grand incendie qui ravagea le Palais en 1618 avait épargné la
-Sainte-Chapelle; quelques années plus tard, le 26 juillet 1630, par
-la négligence de plombiers réparant la toiture, le feu prit dans les
-combles de la Sainte-Chapelle, dévora toute la charpente ainsi que
-celle de la flèche. Cette flèche en s’écroulant écrasa l’escalier de
-Louis XII. On releva la flèche, mais l’escalier demeura une ruine;
-l’arcade d’entrée restait seule debout avec des débris de piliers. A
-ces piliers ruinés et tout le long de la rampe, s’accrochaient depuis
-longtemps déjà des échoppes de marchands quelconques, surtout de
-libraires, sur lesquelles nous aurons occasion de revenir.
-
-[Illustration: L’ESCALIER DE LA SAINTE-CHAPELLE. COMMENCEMENT DU XVIIe
-SIÈCLE AVANT LA CHUTE DE LA FLÈCHE]
-
-Au temps de Philippe le Bel, toutes les constructions du palais
-commencées par saint Louis ou ajoutées après lui sont terminées,
-l’ensemble du Palais de la grande époque gothique est désormais bien
-complet avec sa Sainte-Chapelle, sa Grande Salle, sa Conciergerie et sa
-tour de l’Horloge.
-
-Enguerrand de Marigny, général des finances, le ministre de Philippe
-le Bel qui devait si tristement finir à Montfaucon, dirigeait les
-travaux d’achèvement de la Grande Salle dans les dernières années
-du XIIIe siècle. Merveille du Palais avec la Sainte-Chapelle, cette
-Grande Salle, reposant sur la Grande Salle inférieure échappée à tant
-de désastres successifs et parvenue jusqu’à nous, était partagée par
-une rangée d’énormes piliers en deux nefs dont les voûtes entièrement
-lambrissées, semblables à deux carènes de navire renversées et
-accouplées couvraient un immense espace de 70 mètres sur 27m,50. On
-entrait de la cour du May par un perron, à l’angle sud-est, donnant
-d’abord dans une galerie longeant le côté méridional de la Grande
-Salle, et conduisant à la galerie des merciers et à une seconde entrée
-de la Grande Salle.
-
-Dans la double nef pavée de marbre blanc et noir la lumière entrait
-largement, par les belles fenêtres et les roses des quatre pignons, par
-d’autres fenêtres sur les côtés, faisant valoir les lambris peints et
-dorés des voûtes, azur et fleurs de lis, les détails de sculpture, les
-statues accrochées aux piliers. Ces statues dépassaient au XVIe siècle
-le nombre de cinquante, posées à une certaine hauteur sur chaque face
-des colonnes centrales et sur les piliers des côtés, plus nombreux à
-cause des subdivisions des travées.
-
-[Illustration: L’ESCALIER DE LA SAINTE-CHAPELLE, XVIIIe SIÈCLE]
-
-C’étaient les effigies des rois depuis Pharamond jusqu’à François
-II. Des inscriptions au-dessous des figures indiquaient la durée de
-chaque règne avec la date de la mort de chaque roi. Gilles Corrozet,
-dans ses _Antiquités et singularités_ de Paris, donne la liste de ces
-statues avec les inscriptions constamment lues et commentées par les
-curieux passant dans la Grande Salle. «On pensait dans le peuple,
-ajoute-t-il, que ceux qui sont représentés avec les mains hautes ont
-régné vertueusement et ceux qui ont les mains basses ont été infortunés
-ou n’ont fait acte d’excellence.»
-
-Sur les faces latérales, chaque travée de salle se divisait en deux
-arcatures où, dans le renfoncement entre les piliers, un banc de
-pierre était ménagé. Quatre grandes cheminées comme en bas dans la
-salle Saint-Louis chauffaient la grande salle. Les jours d’hiver dans
-cette immense nef toujours bruyante, toujours pleine de gens venus pour
-leurs affaires, ou pour ouïr les nouvelles, ces cheminées à la vaste
-hotte, devaient former chacune le centre de groupes serrés.
-
-Du côté du pignon oriental donnant sur la partie de la rue de la
-Barillerie dite de Saint-Barthélemy, à cause de l’église de ce nom
-située en face du Palais, le roi Louis XI fit plus tard élever un autel
-qu’il accompagna des statues de saint Louis et de Charlemagne portées
-sur deux colonnes. Ce très dévotieux monarque, faisant placer sa statue
-à côté de celles de ses prédécesseurs, se fit représenter agenouillé
-devant une image de la Vierge. A cet autel de Louis XI se disait jadis
-chaque année la messe de rentrée du Parlement.
-
-Au fond, sous le pignon opposé, toute la largeur de la Grande Salle
-était prise par la Table de marbre si fameuse dans les fastes du
-Palais. On tenait pour certain, sans y regarder de trop près, qu’elle
-était faite d’une seule tranche de marbre «qui portait, dit Sauval,
-tant de longueur, de largeur et d’épaisseur qu’on tient que jamais il
-n’y a eu de tranches de marbre plus épaisses et plus longues».
-
-Table illustre contemplée avec respect par le populaire, brillante sous
-le reflet des grands fenestrages, table royale aussi, réservée, dans
-les festins d’apparat donnés par les rois, aux princes du sang, aux
-pairs de France et aux princesses, les autres convives s’asseyant à des
-tables mobiles plus ou moins rapprochées, selon leur rang.
-
-Au XVe siècle, près de la table de marbre, se voyaient différentes
-choses remarquables: un crocodile empaillé trouvé, disait-on, dans les
-fondations du palais, curiosité rapportée probablement d’Égypte au
-temps des croisades, et un grand «vieil cerf» en bois, qui était un
-modèle préparé pour un cerf en or massif que le général des finances de
-Charles VI devait faire exécuter pour le trésor royal, projet qui n’eut
-qu’un commencement d’exécution, la tête seule ayant été faite, et sans
-doute bien vite fondue ensuite.
-
-La table de marbre, table royale, siège de la juridiction des eaux et
-forêts, avait encore une autre destination bien différente, c’était
-aussi le théâtre de la Basoche; en ces âges naïfs, sur la table des
-festins royaux, les clercs de la basoche du palais, montaient aux
-jours de leurs divertissements traditionnels, pour jouer leurs farces,
-sotties, moralités et momeries. Très probablement un revêtement de bois
-formant estrade recouvrait alors la table de marbre, estrade surélevée,
-dont le dessous fermé par des tapisseries servait de vestiaire. C’est
-ainsi que Victor Hugo, au premier chapitre de _Notre-Dame de Paris_
-a mis en scène une représentation de mystère offert au populaire sur
-cette table, à l’occasion d’un mariage princier.
-
-L’angle nord-ouest de la Grande Salle touche à la Grand’chambre,
-ancienne chambre de saint Louis, située à l’étage supérieur de la
-Conciergerie, au-dessus du grand guichet entre les deux tours. Sous
-Louis XII elle fut complètement transformée et devint la Chambre
-dorée. Les murailles couvertes de lambris curieusement sculptés,
-le plafond à caissons, les petites voûtes surbaissées retombant
-sur des culs-de-lampe, les peintures, les fleurs de lis, tous les
-ornements dorés «avec de l’or de ducats de Hollande», en faisaient une
-étincelante et mirifique salle d’apparat. Des estampes nous en ont
-conservé l’aspect à différentes époques.
-
-[Illustration: LA CHAMBRE DORÉE.--DANS L’ANGLE, LE SIÈGE ROYAL]
-
-Quand elle fut devenue grande chambre du Parlement, chambre des pairs,
-chambre des plaids solennels, magistrats et pairs occupaient des
-gradins se détachant sur le lambris à fond fleurdelisé; sur deux des
-angles s’élevaient deux tribunes pour les invités de marque aux grandes
-cérémonies, sortes de lanternes construites sous Louis XIV et refaites
-sous Louis XV, chargées d’armoiries et terminées en dômes avec la
-couronne royale au sommet.
-
-Le trône royal ou lit de justice était dans un autre angle à côté d’un
-grand triptyque du XVe siècle représentant le Christ en croix entouré
-de quelques saints. Près de la porte communiquant avec la Grande Salle,
-se voyait, d’après les anciens chroniqueurs, un lion doré, ayant la
-tête baissée et la queue entre les jambes, ce qui voulait dire que
-«toute personne tant soit grande de ce royaume en doit obéir et se
-rendre humble, soubz les lois et jugements de la dicte Court».
-
-C’est dans cette étincelante Chambre dorée où tout rappelait la
-royauté, fleurait l’aristocratie et le vieux parlementarisme, que
-s’établit en 1793 le tribunal révolutionnaire, pour travailler avec
-la collaboration du couperet de Sanson à supprimer les vieilles
-institutions et les ci-devant aristocrates ou parlementaires.
-Préalablement la Chambre dorée avait été _exécutée_ elle-même, le rabot
-égalitaire avait passé sur la superbe décoration, on avait tout rasé,
-ornements sculptés, peintures, écussons, et à la place du plafond aux
-voûtes si délicatement et si richement lambrissées et enluminées on
-avait fait un plafond net et plat.
-
-Quant à la Tour de l’Horloge, on pense qu’elle date des commencements
-du XIVe siècle. S’il en est ainsi, il devait exister précédemment un
-peu en arrière une autre tour formant l’angle du Palais devant le
-Grand-Pont; on croit savoir que le roi Philippe le Bel acheta à cette
-époque au chapitre de Notre-Dame un moulin, dit de _Chante-reine_
-situé sur la rive au pied du Palais, pour élever à sa place la belle
-tour carrée de l’Horloge et le bâtiment contigu, c’est-à-dire la
-cuisine dite de Saint-Louis.
-
-[Illustration: LOGE OU LANTERNE DE LA CHAMBRE DORÉE, XVIIe SIÈCLE]
-
-L’horloge qui donne son nom à la tour fut placée en 1370, du temps de
-Charles V, par un maître horloger allemand du nom de Henri du Vic.
-Celui-ci resta chargé de l’entretien du mouvement et fut logé dans la
-tour. En même temps on installait dans le petit beffroi surmontant le
-comble de la tour, une cloche nommée _Jouvante_, qui devait devenir non
-moins fameuse que l’horloge, car elle donna en 1578, avec les cloches
-de Saint-Germain l’Auxerrois, le signal de la Saint-Barthélemy. Peu
-après, sous Henri III, l’horloge dut être restaurée; on chargea de
-ce soin Germain Pilon qui refit un cadran élégamment décoré, flanqué
-de deux figures représentant l’une la Force et l’autre la Justice,
-avec des inscriptions latines dues à Jean Passerat, l’un des futurs
-auteurs de la Satire Menippée. L’une de ces inscriptions, placée sous
-les écussons de France et de Pologne réunis et entourés du cordon de
-l’ordre du Saint-Esprit, fait allusion aux deux couronnes portées
-par Henri III et lui en promet une troisième au ciel. Un auvent
-gracieusement arrondi protège l’horloge et ses figures. Le tout nous
-était arrivé absolument dégradé, et il a fallu tout reconstituer,
-sculptures, figures et ornementation peinte.
-
-Voici donc le palais complètement achevé dans son ensemble aux
-premières années du XIVe siècle; sous Charles VIII et Louis XII, il
-recevra encore des adjonctions heureuses, mais ce sera ensuite fini,
-il ne fera plus, aux époques suivantes, que souffrir violences et
-dévastations, lors de ses incendies successifs, suivis de restaurations
-non moins désastreuses pour ses magnificences ogivales et sa noble
-physionomie d’autrefois.
-
-L’émerveillement de tous fut grand à la fin des travaux, devant l’œuvre
-achevée qui complétait l’aspect grandiose de la Cité, resplendissante
-alors avec sa jeune cathédrale et son Palais neuf. Philippe le Bel,
-pour inaugurer solennellement ses constructions, donna à la Pentecôte
-de l’an 1313, huit jours de fêtes merveilleuses, au cours desquelles
-furent armés chevaliers les trois fils du roi, qui devaient si peu
-après, et pour si peu de temps chacun, régner tous les trois, Louis le
-Hutin, Philippe le Long, Charles le Bel.
-
-[Illustration: LA GRANDE SALLE DU PALAIS. AU FOND LA TABLE DE MARBRE]
-
-Le gendre du roi Edouard II d’Angleterre vint en grande pompe assister
-aux fêtes. La ville de Paris, où tout chôma pendant huit jours, était
-dans toutes ses rues encourtinée de soie et de lin et illuminée
-joyeusement chaque soir. Jamais on n’avait vu pareilles magnificences,
-tous les ducs, comtes et barons de France étaient présents, disent les
-vieux chroniqueurs, ajoutant pour donner une idée de ces magnificences
-que dans une seule journée ces nobles seigneurs changèrent trois
-fois d’habits. Il y eut chaque jour de grands festins, le jour de la
-Pentecôte, les fils du roi furent armés chevaliers, le roi donna un
-grand repas sur la Table de marbre, au cours duquel tous les mets
-furent à un certain moment inondés d’eau de rose, ce qui peut passer
-pour un assaisonnement singulier.
-
-«Tous les bourgeois de Paris en robes neuves, à pied et à cheval,
-ordonnés par métiers et confréries, avec trompes, tambourins, buccines
-et menestriers et très bien jouant de très beaux jeux, entrèrent
-en l’île de la Cité par-dessus un pont de bateaux nouvellement
-construit, et vinrent en grande joie à la cour du Palais du roi.» Cette
-procession, chantant et jouant comme une sorte de mystère ambulant,
-donna aux princes une grande représentation dans la cour du Palais.
-
-Il y avait plusieurs pièces ou plusieurs actes. Après le Mystère du
-Paradis vint le Mystère de l’Enfer, puis tout le Roman du Renard en un
-nombre infini de scènes, avec tous les déguisements d’animaux et les
-«feintises» indispensables.
-
-Après le repas des princes, le mystère ambulant s’en fut
-processionnant dans le même ordre au pré aux Clercs, sous l’abbaye de
-Saint-Germain-des-Prés, où la reine d’Angleterre, Isabeau de France,
-était parée en une tourelle avec nombre de dames et de damoiselles. «Et
-cette fête leur plut fort et tourna à grand honneur au roi de France et
-aux gens de Paris.»
-
-Pendant ces fêtes dans l’île de la Cité et dans l’île Notre-Dame, le
-roi de France, ses frères et ses trois fils, le roi d’Angleterre et un
-nombre immense de seigneurs prirent la croix pour une croisade projetée
-que diverses circonstances empêchèrent. L’enthousiasme fut si grand
-cependant que les femmes des croisés prirent la croix aussi pour suivre
-leurs maris, mettant seulement pour condition qu’elles ne passeraient
-point la mer sans leurs maris, et que celles qui deviendraient veuves
-seraient déliées de leur vœu.
-
-Le cinquième jour des fêtes tous les artisans et bourgeois de Paris,
-les uns à pied, les autres à cheval, défilèrent par le parvis
-Notre-Dame et les rues de la Cité, sous les fenêtres du Palais où les
-deux rois, les princes et les barons étaient placés. Les Parisiens
-à cette montre étaient bien environ vingt mille cavaliers et trente
-mille piétons, «dont le roi d’Angleterre et les siens furent grandement
-ébahis».
-
-Dans le Palais, avec les rois, cohabitait l’ensemble assez confus de
-l’administration du royaume, le trésor, la Justice. Il fut le berceau
-des Parlements réguliers installés dans la grand’chambre, plus tard
-chambre dorée.
-
-Philippe le Bel, en même temps qu’il achevait les constructions
-commencées par saint Louis, complétait aussi l’œuvre d’organisation
-judiciaire de son prédécesseur. Il instituait un Parlement à Paris
-et deux autres en province, l’Echiquier de Rouen, le parlement de
-Toulouse, plus un parlement temporaire à Troyes, les _grands jours_,
-délégation de celui de Paris.
-
-Il décida que le Parlement se réunirait au palais pour six semaines
-ou deux mois de chaque semestre, à Pâques et à la Toussaint, en
-cour souveraine de justice, pour connaître de toutes les affaires
-importantes; des prélats et des hauts barons furent mis à la tête de
-cette juridiction royale. Primitivement il entra dans la composition
-du Parlement deux sortes de conseillers: les _conseillers jugeurs_,
-tous nobles seigneurs, et les _conseillers rapporteurs_, ceux-ci
-clercs et légistes, formant les _chambres des enquêtes_, et admis
-seulement à formuler leur opinion; mais ces derniers, par la seule
-force des choses, se confondirent bientôt avec les autres et finalement
-constituèrent à eux seuls cette haute magistrature.
-
-Le roi avait aussi près de lui sa chambre des comptes chargée de
-l’administration financière, et présidée également par des évêques et
-des barons.
-
-Quand Philippe le Bel convoqua les Etats généraux dans les
-circonstances difficiles de sa lutte avec le Saint-Siège, il réunit
-tous les barons, les ducs, comtes, prélats, abbés des couvents, maires
-et échevins des communes dans l’église Notre-Dame.
-
-C’était en 1302; en 1308 il réunit les Etats généraux à Tours; mais en
-1314, les convoquant de nouveau, il les assembla en son Palais, dans la
-Grande Salle terminée depuis peu.
-
-Les barons et les prélats étaient assis sur un «échaffaud» élevé
-probablement du côté de la Grande table, les bourgeois des communes
-remplissaient la salle. Enguerrand de Marigny, «chevalier coadjuteur du
-roi de France Philippe et gouverneur de tout le royaume,» disent les
-Chroniques de Saint-Denis, monta sur cet échafaud, «prêcha» longuement
-à l’assemblée, en commençant par un beau compliment du roi à sa ville
-de Paris «où les rois aux temps anciens avaient accoutumé d’avoir
-leur nourriture et pour cela appelaient-ils Paris chambre royale».
-Puis rappelant les anciennes querelles du roi Philippe-Auguste avec
-Ferrand comte de Flandre, il en vint à la grande affaire qui était la
-création de nouveaux impôts en vue d’une expédition contre les Flamands
-lesquels, de nouveau comme au temps de Ferrand, se dérobaient à la
-suzeraineté du roi de France.
-
-«Pour laquelle chose Enguerrand requit pour le roi aux bourgeois des
-communes qu’il voulait savoir lesquels lui feraient aide ou non à aller
-encontre les Flamands à ost en Flandre. Et lors icelui Enguerrand fit
-lever son seigneur le roi de France delà où il séait pour voir ceux qui
-lui voudraient faire aide. Adonc Etienne Barbette, bourgeois de Paris,
-se leva et parla pour ladite ville.»
-
-Etienne Barbette, qui était l’homme du roi et le compère d’Enguerrand,
-déclara au nom de tous les bourgeois et des communes que tous feraient
-aide volontiers au roi, ce dont il reçut aussitôt les remercîments de
-Philippe. L’affaire était terminée. «Et alors après icelui parlement,
-une taille trop male et trop grevable à Paris et au royaume de France
-fut levée, de quoi le menu peuple fut trop grevé, pour laquelle
-occasion ledit Enguerrand tomba en la haine et malédiction du menu
-peuple trop malement.»
-
-De bien graves affaires se débattaient en ces dernières années du règne
-tourmenté de Philippe le Bel, le terrible scandale des désordres des
-trois belles-filles du roi, Marguerite, Blanche et Jeanne de Bourgogne,
-allait éclater. Les trois princesses surprises avec leurs amants à
-l’abbaye de Maubuisson près Pontoise, où elles s’installaient sous
-prétexte de retraite et de dévotions, furent jetées en dure prison.
-Les malheureux Philippe et Gauthier d’Aulnay, amants de Marguerite
-et de Blanche, subirent d’horribles supplices. Jeanne put se faire
-déclarer innocente, mais l’amant soupçonné n’en fut pas moins pendu.
-Marguerite, femme de Louis le Hutin, fils aîné du roi, périt étranglée
-dans sa prison quand son mari monta sur le trône. C’est la Marguerite
-de Bourgogne de la fameuse tour de Nesle, où les légendes populaires
-placent le théâtre de ses débauches et de ses cruautés.
-
-En même temps que s’établissait le renom sinistre de la tour de Nesle,
-l’îlot de Bussy en avant de l’île de la Cité, lequel devait plus tard,
-soudé à la grande île, former le terre-plein du Pont-Neuf, acquérait
-une non moins sinistre célébrité. Le grand procès des Templiers allait
-y avoir son terrible dénouement. Depuis six ans les dignitaires de
-l’ordre étaient traînés de cachots en cachots, de juridiction en
-juridiction et aussi de bourreaux en bourreaux.
-
-Enfin dans une grande assemblée de prélats assistés de trois légats
-du pape, le grand maître de l’ordre, Jacques de Molay, et trois
-autres dignitaires furent condamnés à une prison perpétuelle. Ils
-devaient auparavant faire une sorte d’amende honorable et renouveler
-publiquement les aveux arrachés par les tortures, devant un bûcher
-allumé sur la place du Parvis-Notre-Dame.
-
-Un grand échafaud avait été dressé devant le portail de la cathédrale,
-les commissaires apostoliques y parurent avec les quatre Templiers et
-les sommèrent de répéter leur confession. Deux y consentirent, mais par
-un coup de théâtre inattendu, Jacques de Molay et le grand maître de
-Normandie protestèrent solennellement contre ce que les tourments leur
-avaient fait avouer, et démentirent avec énergie toutes les accusations
-portées contre l’ordre.
-
-La commission pontificale déconvenue rentra en délibération et, en
-attendant qu’elle eût prononcé, elle remit les deux relaps au Prévôt de
-Paris pour qu’il les gardât. Ainsi cette grande et difficile affaire
-n’était pas terminée, les victimes osaient encore élever la voix.
-
-La nouvelle de la rétractation des Templiers venait d’être portée au
-roi. Aussitôt, après un rapide entretien avec ses conseillers, il fit
-amener au palais les deux Templiers. En grande hâte, on éleva un bûcher
-dans la petite île connue sous différents noms, comme île aux Juifs,
-île aux Vaches ou au Passeur aux Vaches, île Bucy, devant la maison des
-Etuves qui faisait l’extrémité du jardin royal, et sur le soir, à la
-vue du peuple rangé sur les rives, le 3 mars 1314, les deux victimes
-furent brûlées, gardant jusqu’au bout une contenance et une fermeté qui
-frappa tous les assistants, et assignant, dit une légende forgée peu
-après, à comparaître devant Dieu, leur souverain juge, le pape Clément
-avant quarante jours, et avant un an ce roi qui les regardait mourir du
-haut des murailles de son palais.
-
-Pour en revenir à Enguerrand de Marigny, si par les nouvelles tailles
-obtenues grâce à Etienne Barbette, des Etats généraux tenus au Palais
-en l’année 1314, il s’était attiré la malédiction du peuple appauvri
-par les exactions royales, les impôts iniques et les altérations
-de monnaies, le clergé mis à contribution aussi sous prétexte de
-croisade projetée, et les nobles pour n’avoir pas été épargnés par les
-extorsions de son système financier, ne le haïssaient pas moins. Aussi
-l’orage s’amassait sur la tête de son ministre, tandis qu’au milieu
-de la haine des peuples s’écoulaient les derniers jours de la vie
-tourmentée de Philippe le Bel.
-
-Le roi étant mort en l’automne de cette année 1314, le premier acte
-de son fils Louis X le Hutin fut de donner satisfaction à toutes
-les haines réunies, en sacrifiant le grand ministre de son père.
-Enguerrand de Marigny fut arrêté, enfermé à Vincennes et son procès
-s’instruisit en même temps que celui de ses principaux agents, clercs
-du trésor et officiers divers. On accusait Enguerrand de s’être
-enrichi par de nombreuses concussions et d’avoir dilapidé le trésor
-royal; on vérifiait les comptes embrouillés ou mal tenus. Outre son
-énorme fortune, ses domaines et ses nombreux hôtels et châteaux, et
-les meubles qui les garnissaient, quarante millions de biens qu’il
-avait amassés en quinze années de faveur royale, on lui reprochait
-son orgueil, qui l’avait porté à s’ériger une statue à côté de celle
-de Philippe dans la Grande Salle du Palais, et son esprit dominateur
-devant lequel avaient dû plier les plus hauts personnages, jusqu’aux
-frères du roi, en sorte que ce petit fonctionnaire de cour avait fini
-par assumer la puissance et jouer le rôle d’un véritable maire du
-palais.
-
-[Illustration: LE BATIMENT DE LA TOURNELLE ET LA TOUR BON-BEC]
-
-Cependant, pour achever d’abattre ce puissant ministre, il fallut
-joindre une affaire de sorcellerie au procès sérieux. Accusé d’avoir
-voulu envoûter le nouveau roi, il fut condamné, non cependant par le
-Parlement, mais par une commission de hauts barons présidée par son
-ennemi, le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois.
-
-[Illustration: LOGE DE LA CHAMBRE DORÉE (XVIIIe SIÈCLE)]
-
-Le 30 avril 1315, Enguerrand de Marigny était conduit au gibet de
-Montfaucon et accroché tout en haut à la dernière poutre. Or ce grand
-gibet de Montfaucon, principale Justice de Paris, c’était précisément
-Enguerrand de Marigny qui l’avait fait élever et lui avait donné sa
-forme monumentale. Il est possible que d’autres fourches patibulaires
-aient existé auparavant en cet endroit, mais on fait honneur de ce
-gibet fameux, vu de si loin sur le dernier renflement des hauteurs
-du nord de Paris, à celui qui l’inaugura presque. C’était au-dessus
-d’un massif carré, seize hauts piliers de pierre bordant trois côtés
-de la plate-forme, et réunis par trois étages d’épaisses traverses en
-bois, ce qui donnait quarante-cinq vides, ou fenêtres si l’on veut, au
-sinistre monument, quarante-cinq ouvertures dans chacune desquelles
-pouvaient se balancer un ou deux pendus.
-
- La pluye nous a debuez et lavez,
- Et le soleil desséchez et noirciz;
- Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez,
- Et arrachez la barbe et les sourcilz...
-
-C’est François Villon qui parle dans sa ballade épitaphe «pour lui et
-ses compagnons s’attendant à être pendus».
-
-On a remarqué jadis, Etienne Pasquier le rapporte, que les fourches
-de Montfaucon ont de tout temps porté malheur à tous ceux qui ont eu
-l’occasion de s’en occuper. Un des premiers successeurs d’Enguerrand,
-Pierre Remy, général des finances de Charles le Bel y fit faire
-quelques réparations, et peu après succéda aussi à Enguerrand au
-funeste gibet. Plus tard un lieutenant civil de Paris, les ayant fait
-encore réparer n’y fut point accroché, mais dut venir un jour y faire
-amende honorable.
-
-
-
-
-[Illustration: LES CUISINES DE SAINT LOUIS]
-
-CHAPITRE IV
-
-LA COMMUNE DE 1358
-
- Après la défaite de Poitiers.--Désastres et misères.--Les
- États généraux.--La chandelle de 4455 toises.--Etienne
- Marcel.--Envahissement du palais et meurtre des maréchaux de
- Champagne et de Normandie.--L’évasion du Dauphin par le Grand
- Pont.--Préparatifs et armements de Marcel.--Alliance avec les
- Jacques.--Les trames du roi de Navarre.--Situation désespérée de
- Marcel.--Il va livrer la ville à Charles le Mauvais.--La mort du
- Prévôt.
-
-
-[Illustration: LE MEURTRE DES MARÉCHAUX DE CHAMPAGNE ET DE NORMANDIE]
-
-Après la défaite de Poitiers, le 9 septembre 1356, où le roi Jean resta
-aux mains des Anglais avec une bonne partie de sa chevalerie, le jeune
-Dauphin Charles, duc de Normandie, dans le désarroi général de la
-France, au milieu des colères populaires soulevées contre la noblesse,
-que chacun rendait responsable du désastre, convoqua des Etats généraux
-pour chercher avec eux un remède à la cruelle situation, et les amener
-à fournir les aides et subsides nécessaires pour la délivrance du roi
-et la continuation de la guerre.
-
-Les Etats généraux de langue d’oc se réunirent à Toulouse, ceux de
-langue d’oil à Paris, dans la grande chambre du Parlement.
-
-Paris allait entrer en fermentation pour quelques années, les
-délibérations des délégués devant bientôt aboutir à une véritable
-révolution. Les bourgeois des Etats, devant ces nouvelles charges,
-faisaient leurs conditions; ils consentaient bien à fournir les aides
-requises, mais ils réclamaient aussi des réformes, posaient des
-conditions et entendaient surveiller, non seulement l’emploi des sommes
-demandées, mais encore l’administration du royaume.
-
-Le Dauphin, trop jeune et trop inexpérimenté pour dominer les
-événements, essaya d’une prorogation des Etats, ce remède aux
-situations embarrassantes, mais, ainsi qu’il arrive de nos jours pour
-un budget non voté, l’épuisement du Trésor le força bientôt à rappeler
-l’assemblée. Les Etats revinrent en mars 1357, non moins résolus à
-mettre bon ordre au mauvais gouvernement «du roi et du royaume au temps
-passé».
-
-Alors se dresse dans l’histoire de Paris la grande figure d’Etienne
-Marcel, si discutée, trop noircie par les uns et chargée de toutes les
-violences populaires, trop grandie par les autres, qui en font un homme
-à vastes et profondes visées, trop en dehors de son temps. Etienne
-Marcel, de vieille famille parisienne, était prévôt des marchands un
-an avant Poitiers. Premier magistrat de Paris, Marcel, dès que le
-désastre fut connu, agit avec énergie et décision pour mettre la ville
-en défense. Il leva des impôts et avec ces ressources entreprit une
-réfection totale de l’enceinte de Philippe-Auguste, se bornant à mettre
-en état les remparts de la rive gauche, mais élevant avec toute la
-diligence possible une nouvelle ligne de fortifications sur la rive
-droite, pour envelopper les importants faubourgs du nord.
-
-Aux Etats généraux, Marcel devint bien vite un des orateurs dirigeants,
-le chef du parti bourgeois. Fort des trente ou quarante mille Parisiens
-armés qu’il sentait derrière lui, il osa parler haut, et put avec
-Robert le Coq, évêque de Laon, conseiller au parlement, personnage
-douteux, intriguant pour le compte de Charles le Mauvais, roi de
-Navarre, entraîner l’assemblée dans le sens des réformes. Triomphant en
-raison du désarroi des princes et des terribles embarras dans lesquels
-se débattait le Dauphin, les Etats arrachèrent au Dauphin la grande
-ordonnance du 3 mars 1357, décrétant des mesures de défense nationale
-et de considérables réformes dans les finances, les aides et impôts,
-l’emploi des subsides de guerre, l’administration de la justice, la
-répression des abus des officiers royaux, et la discipline des gens de
-guerre.
-
-[Illustration: PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME (XVe SIÈCLE)
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Ces réformes, tout urgentes et sages qu’elles fussent, étaient pour
-la plupart bien prématurées en pleine féodalité, trop en avance sur
-les idées du temps, et restaient incomprises même, en dehors d’un très
-petit nombre de députés avancés. On comprenait mieux les mesures
-d’intérêt immédiat, ou lorsque l’on voyait les Etats exiger du Dauphin
-le renvoi ou la suspension des anciens conseillers du roi et la
-punition des prévaricateurs. Moyennant l’acceptation de ces réformes,
-les Etats offraient au Dauphin trente mille hommes d’armes et les
-subsides nécessaires à lever sur les bonnes villes et les gens d’Église.
-
-[Illustration: LE GIBET DE MONTFAUCON]
-
-Les Etats, en plus de l’ordonnance de réformation, imposaient au
-Dauphin un grand conseil de trente-quatre membres tirés de leur sein,
-entre les mains desquels tous les pouvoirs devaient être concentrés.
-C’était en réalité la bourgeoisie comptant dix-sept représentants
-dans ce conseil, qui prenait en mains le gouvernement. Tout de suite
-une réaction se fit; des protestations du roi Jean, prisonnier en
-Angleterre, arrivèrent contre tout ce qui avait été ordonné par les
-Etats, et le Dauphin entama la lutte contre Marcel. Ce fut une année
-d’intrigues et de violentes discordes, ce pendant que gens d’armes et
-routiers anglais, soudards navarrais ou simples brigands infestaient
-tout le centre de la France, pillant, rançonnant et ravageant villes
-et villages. La lutte entre le Dauphin d’un côté, Etienne Marcel
-et l’évêque de Laon, Robert le Coq, de l’autre, se compliqua des
-menées de l’odieux roi de Navarre, Charles le Mauvais, petit-fils de
-Louis le Hutin, déjà souillé de crimes, et alors emprisonné pour une
-conspiration contre le roi Jean, dans laquelle il avait fait entrer le
-Dauphin lui-même. Sorti de prison grâce à Robert le Coq et à Marcel,
-le roi de Navarre ajouta aussitôt aux difficultés de la situation
-qu’il avait intérêt à embrouiller. Il enserra Paris avec ses bandes
-de routiers appuyées de compagnies anglaises, heureux du sanglant
-gâchis dans lequel il voyait la France se débattre et perdre toutes ses
-forces, et espérant, le moment venu, en recueillir tout le profit.
-
-Dans Paris les partisans d’Etienne Marcel adoptèrent en signe de
-ralliement le chaperon de drap mi-partie rouge et pers (bleu verdâtre)
-auquel les plus résolus, les meneurs de la foule, ajoutaient des
-agrafes émaillées où se voyaient gravés les mots «_A bonne fin_»,
-indiquant leur volonté de suivre Marcel jusqu’au bout et de l’aider à
-maintenir contre tous les réformes établies.
-
-Le Dauphin venait d’ailleurs de donner prise contre lui aux chefs
-du parti populaire, par une ordonnance concernant les monnaies,
-c’est-à-dire par une altération de ces monnaies. De plus, un événement
-tragique survenu quelque temps auparavant avait surexcité les esprits.
-Un nommé Perrin Marc ayant rencontré le trésorier et conseiller du duc
-de Normandie, Jean Baillet, le tua d’un coup de couteau et se réfugia
-dans l’église Saint-Merry, lieu d’asile. A la nouvelle du meurtre, le
-Dauphin courroucé, sans tenir compte du droit d’asile, envoya Robert
-de Clermont, maréchal de Normandie, et Guillaume Staise, prévôt de
-Paris, avec une troupe d’archers qui, trouvant les portes de l’église
-barricadées, durent les brûler pour parvenir jusqu’à l’assassin.
-Celui-ci traîné au Châtelet eut le lendemain le poing coupé sur le lieu
-du crime et fut ensuite accroché au gibet.
-
-Mais l’évêque de Paris s’émut tellement de cette violation du droit
-d’asile qu’il fallut dépendre l’assassin du trésorier et le ramener au
-moutier de Saint-Merry pour l’enterrer en grande solennité. Etienne
-Marcel avec un grand nombre de bourgeois conduisait le corps, et ce,
-le même jour que le Dauphin suivait les obsèques de son trésorier
-assassiné.
-
-Une sorte de fièvre s’emparait de tous, fièvre faite des tristesses
-présentes et des inquiétudes où se débattait la population, dans ce
-Paris rempli de réfugiés, bourgeois, nobles, moines et nonnes chassés
-des bourgs, des châteaux, des couvents de la région par les ravages des
-routiers.
-
-L’Université de Paris et le clergé même semblaient prendre parti contre
-le Dauphin et intervenaient auprès de lui, en le sommant pour ainsi
-dire de faire droit aux réclamations du roi de Navarre.
-
-En ce moment l’échevinage et les bourgeois, pour obtenir du ciel la
-fin des maux qui accablaient le pays, firent vœu d’offrir chaque année
-à Notre-Dame un cierge de la longueur de la muraille d’enceinte de
-la ville, c’est-à-dire mesurant exactement 4,455 toises, chandelle
-démesurée, en cire flexible, qui devait brûler nuit et jour aux pieds
-d’une image de la Vierge. Le vœu fut tenu exactement et dans la forme
-dite, sauf quelque temps sous la Ligue. Mais en 1605 le prévôt des
-marchands, François Myron, substitua au cierge de la dimension des
-remparts un lampadaire d’argent avec un cierge encore monumental par
-la grosseur, mais de longueur plus ordinaire.
-
-[Illustration: ÉTIENNE MARCEL HARANGUE LE PEUPLE A LA MAISON AUX
-PILIERS]
-
-Dans la grande ville tourmentée et tumultueuse, les colères populaires
-surexcitées par les événements journaliers, chauffées à blanc par
-les factieux, entretenues par des confréries bourgeoises et des
-associations de corps de métiers, éclatèrent enfin dans une journée
-révolutionnaire. Le 22 février 1358, le palais de la Cité, résidence
-royale, fut forcé et envahi comme devaient l’être d’autres châteaux
-royaux, quelques siècles après,--une fois même juste au même jour
-de février. Le matin de ce jour, le prévôt des marchands réunit à
-Saint-Eloi dans la Cité, tout proche du Palais, environ trois mille
-gens de métier, tous bien préparés par les meneurs et décidés à mettre
-la main sur le Dauphin pour l’enlever à ses conseillers de la noblesse,
-et le forcer définitivement à gouverner selon les vues populaires.
-
-L’exaltation de la foule en armes était si grande que le prévôt des
-marchands arrivant à Saint-Eloi, accompagné des échevins, n’eut
-besoin de rien dire pour attiser ou diriger ces fureurs, car aussitôt
-la troupe, dans un tumulte de cris et de vociférations, s’ébranla
-et marcha sur le Palais, grossie par d’autres bandes de forcenés
-débouchant de toutes les rues, descendant par les ponts en brandissant
-leurs armes.
-
-Cette foule déjà venait de massacrer un partisan du Dauphin, Regnaut
-d’Acy, avocat au parlement, rencontré comme il sortait du Palais.
-Reconnu dans la rue, il s’était réfugié dans la boutique d’un
-charcutier où, sans lui donner le temps d’implorer, on l’avait percé de
-coups.
-
-Quand la multitude armée se présenta aux portes du Palais, on essaya
-en vain de la retenir. Les gens du roi ne voulaient laisser passer que
-le prévôt avec une délégation de la foule, mais ils furent bientôt
-bousculés et forcés, et aussitôt le flot des assaillants se répandit
-par tout le Palais. Les galeries, la grande salle se trouvèrent en un
-clin d’œil envahies par de rudes compagnons en jacques de mailles,
-coiffés de bassinets de fer ou de chaperons aux couleurs parisiennes,
-hérissés de toutes les armes possibles. Ils ne rencontrèrent aucune
-résistance. Marcel à la tête des plus hardis de sa troupe marcha droit
-à l’habitation royale derrière la galerie des Merciers, jusqu’à la
-chambre du Dauphin où celui-ci, reculant devant les envahisseurs,
-s’était retiré avec ses principaux officiers.
-
---Sire, dit Marcel au Dauphin, ne vous ébahissez pas de choses que vous
-voyez, car il est ordonné et convient qu’il soit ainsi fait.
-
-[Illustration: LES CORPS DES MARÉCHAUX DE CHAMPAGNE ET DE NORMANDIE
-TRAÎNÉS SUR LE GRAND PERRON DU PALAIS]
-
-Il se trouvait dans cette chambre, parmi les officiers du Dauphin, Jean
-de Conflans, maréchal de Champagne, et Robert de Clermont, maréchal
-de Normandie, tous deux vaillants hommes de guerre et conseillers
-énergiques du prince, des plus détestés par le parti des États. Marcel
-les désigna à ses gens en disant: «Faites en bref ce pourquoi vous êtes
-venus ici.» Aussitôt ses hommes se jetèrent sur Jean de Conflans qui
-ne put se défendre et fut abattu sur le lit du Dauphin, aux pieds du
-prince sur lequel jaillirent des éclaboussures sanglantes.
-
-Robert de Clermont recula en essayant de se mettre en défense dans une
-pièce voisine, mais il tomba bientôt massacré à son tour et son cadavre
-fut rapporté dans la chambre à côté de l’autre.
-
-Les autres officiers du Palais s’échappèrent à ce moment et laissèrent
-seul, dans la poussée tumultueuse, au milieu des massacreurs, le
-Dauphin très effrayé, mais Etienne Marcel, resté près de lui à côté des
-deux cadavres, enleva le chapeau du prince et lui mit sur la tête son
-chaperon aux couleurs parisiennes en lui disant de n’avoir plus rien à
-craindre.
-
-Ces meurtres eurent lieu dans ce qu’on appelait les hautes chambres
-à _galathas_ ou de _galetas_, construites par le roi Jean au-dessus
-de la _chambre verte_ dans la tour carrée à l’angle gauche du logis
-royal (de saint Louis ou Philippe le Bel) donnant d’un côté sur les
-jardins du Palais et de l’autre sur la galerie aux Merciers et la
-Sainte-Chapelle.
-
-Les gens de Marcel, triomphants, traînèrent les deux corps «moult
-inhumainement, par devant Monseigneur le Duc» jusqu’en la cour du
-Palais sur le grand perron, où il les laissèrent étendus et découverts
-à la vue de tous. Ensuite Marcel et ses compagnons se dirigèrent vers
-«_la Maison en grève qu’on appelait la maison de la ville_»,--ainsi
-qu’il a été fait maintes fois depuis, après d’autres envahissements de
-palais.
-
-[Illustration: LA FUITE DU DAUPHIN SOUS LE GRAND PONT]
-
-C’est Marcel qui avait fait l’acquisition de cette maison dite aussi
-Maison aux Piliers, pour y réunir les administrations municipales
-jusque-là éparpillées, à ce qu’il semble, dans plusieurs locaux:
-le petit parloir aux Bourgeois, entre le Châtelet et la chapelle
-Saint-Leufroy, et un autre parloir occupant une tour encastrée dans le
-rempart de la ville, près des Jacobins de la rue Saint-Jacques.
-
-Le prévôt, d’une fenêtre de cette maison aux Piliers, harangua la
-multitude et lui annonça l’_occision_ qu’il venait d’ordonner. Il dit
-que l’exécution de ces «faux, mauvais, et traîtres» conseillers du
-Dauphin avait été faite pour le bien commun du royaume de France et
-requit le peuple de vouloir bien le soutenir pour continuer l’œuvre
-de défense et de salut. Et alors au milieu des clameurs, au bruit des
-armes brandies, les Parisiens crièrent «qu’ils avouaient le fait et
-qu’ils voulaient vivre et mourir pour le dit prévôt».
-
-Toujours accompagné de sa troupe armée le prévôt retourna au Palais
-auprès du Dauphin, après lui avoir envoyé deux pièces de drap rouge et
-pers, pour munir de chaperons aux couleurs parisiennes tous les gens
-du Palais et du Parlement. Les corps des maréchaux de Champagne et de
-Normandie étaient restés exposés sur le perron; on ne les enleva que le
-soir pour les faire porter dans une charrette jusqu’à Sainte-Catherine
-du Val des Ecoliers, où les religieux n’osaient ni les recevoir ni les
-enterrer sans l’assentiment du terrible prévôt.
-
-Le prévôt des marchands ne perdit pas de temps, après ces événements,
-et s’efforça de prendre en main le gouvernement en composant le conseil
-du Dauphin de gens du parti bourgeois; il travaillait aussi à rallier
-à son parti les gens des communes, les bourgeois des bonnes villes et
-tentait d’établir une confédération, une ligue de défense contre le
-parti de la noblesse, tout en recherchant en même temps la dangereuse
-et peu sûre alliance du roi de Navarre.
-
-Pendant quelques semaines encore le Dauphin demeura à Paris à la
-discrétion d’Etienne Marcel. Le Dauphin avait pris le titre de Régent
-du Royaume, vain titre, dont le pouvoir était entre les mains du
-conseil composé de l’évêque de Laon, du prévôt et des échevins. Il
-était si bien captif en ce Palais qu’un chevalier, qui avait tramé une
-évasion du jeune prince, fut décapité aux Halles par ordre du prévôt.
-
-Une nuit, environ un mois après l’affaire du Palais, c’est-à-dire
-vers la fin de mars, le _grand Pont_ ou pont aux Changeurs (alors
-en bois) vit filer sous sa grande arche une barque se dissimulant
-dans l’obscurité. C’était le régent qui s’enfuyait. Deux hommes,
-Thomas Fouguant maître charpentier ou maître des eaux, et Jean Perret
-ou Métret, maître de l’arche du grand Pont, deux fonctionnaires
-des services de la navigation, avaient ouvert au régent l’arche du
-Pont barrée chaque soir. A la fin de mai suivant quand la lutte fut
-dans son plein, ces deux hommes qui probablement étaient restés en
-correspondance avec le Dauphin furent saisis et cruellement punis. Le
-prévôt des marchands leur fit couper la tête en Grève et fit ensuite
-écarteler les corps, dont on suspendit les quartiers aux portes de la
-ville.
-
-Au moment où le pauvre Jean Perret mettait la tête sur le billot,
-le bourreau, saisi soudain d’une attaque d’épilepsie, roula à terre
-tout écumant. Dans la foule quelques-uns émus de pitié criaient déjà
-au miracle et disaient que Dieu montrait par là qu’on faisait mourir
-injustement les condamnés. Peut-être le populaire allait-il s’opposer
-à l’exécution, mais un avocat du Châtelet, qui voyait la chose des
-fenêtres de la maison de ville, cria aux assistants qu’il n’y avait là
-nul miracle, attendu que maître Raoullet, le bourreau, était connu pour
-être sujet à cette maladie, et sur cette explication, fermant la bouche
-aux pitoyables, la justice du prévôt eut son cours.
-
-Des deux côtés on se préparait activement à la guerre inévitable.
-Le Dauphin aussitôt libre s’était mis à rassembler des troupes. La
-noblesse des provinces voisines lui fournissait des gens d’armes; les
-villes elles-mêmes, malgré les appels pressants de Marcel refusaient
-de suivre la commune de Paris dans la voie révolutionnaire où elle
-s’était engagée, enfin les Etats généraux se réunissaient à Compiègne
-sur la convocation du régent, et, tout en maintenant quelques-unes des
-réclamations auxquelles avait fait droit la Grande ordonnance, lui
-accordaient les subsides qu’il demandait.
-
-Etienne Marcel, aux prises avec toutes les difficultés d’une situation
-terrible, déploya la plus grande énergie, il poursuivit avec une
-grande célérité les travaux de l’enceinte et travailla non moins
-vivement à organiser les forces parisiennes. Les portes étaient gardées
-sévèrement. Pour plus de sûreté il fit forger une quantité de grosses
-chaînes attachées aux maisons d’encoignures des rues, lesquelles
-chaînes à la moindre alerte, étaient tendues et fixées, et pouvaient se
-doubler rapidement de barricades construites avec des tonneaux remplis
-de terre.
-
-La Seine en amont et en aval fut barrée chaque soir par des chaînes:
-dans l’île Notre-Dame, aujourd’hui Saint-Louis, un rempart muni d’un
-fossé servit de lien aux deux parties de l’enceinte.
-
-Le château du Louvre était tombé au pouvoir des Parisiens, qui en
-avaient tiré une grande quantité d’artillerie conduite aussitôt à la
-maison de ville, et le prévôt avait mis une garnison dans la forteresse
-royale.
-
-Pendant ce temps, dans ce malheureux royaume en proie à l’anarchie, les
-paysans fatigués d’être foulés et écrasés par tous les partis, remplis
-d’une frénétique fureur par les pillages des gens d’armes, par les
-dévastations des routiers, se soulevèrent à leur tour.
-
-Le mouvement de la Jacquerie, né en terre picarde, s’étendit dans tous
-les pays limitrophes du territoire parisien; les Jacques victorieux
-d’abord se livrèrent aux plus horribles excès, faisant, dans un délire
-de vengeance, payer cher à la noblesse accusée de tout le mal, depuis
-Poitiers, tant de maux soufferts, une servitude si longue.
-
-Devant les bandes de farouches laboureurs révoltés, courant à leur
-tour par les campagnes déjà ravagées par tant de routiers, les
-châteaux tombaient l’un après l’autre, du moins ceux qui n’étaient
-pas suffisamment forts et garnis, et, sur les ruines des châteaux
-incendiés, les Jacques massacraient sans pitié gentilshommes et nobles
-dames.
-
-Ce fut un mouvement irrésistible d’abord; les compagnies de routiers
-anglais rencontrées par ces troupes de paysans étaient écrasées,
-aussi s’écartaient-elles prudemment. Les moutons enragés ne se
-connaissaient plus. Le vide se faisait devant eux, les villes fermaient
-leurs portes et attendaient isolées dans un cercle d’incendies. Les
-familles nobles échappées aux tueries fuyaient vers des terres que
-l’insurrection n’avait pas encore gagnées. Alors la noblesse de tous
-ces pays, se sentant menacée par l’orage, n’attendit pas qu’il eût
-fondu sur elle; les châtelains se réunirent, rassemblèrent des gens
-d’armes et descendirent en Picardie où cette chevalerie bardée de fer
-rencontrant en rase campagne les Jacques mal armés et mal dirigés, en
-fit d’effroyables carnages.
-
-Marcel avait entrevu la possibilité de lier ensemble les deux
-mouvements, l’insurrection bourgeoise de Paris et la révolte populaire
-des campagnes, marchant contre un adversaire commun, la Noblesse, et il
-avait cherché à négocier un accord avec les chefs de la Jacquerie en
-leur envoyant des secours. A ce moment, au commencement de juin 1358,
-la duchesse de Normandie, femme du Dauphin, la duchesse d’Orléans et
-environ trois cents dames et demoiselles de la noblesse se trouvèrent
-en grand péril dans la ville de Meaux où elles avaient cherché refuge
-avec très peu de défenseurs. Les Jacques marchaient sur la ville peu
-sûre elle-même et disposée à prendre parti pour eux. «Le comte de
-Foix et le captal de Buch, émus,» dit Froissart, «de la pestilence
-et l’horribilité qui couraient sur les gentilshommes de France,» se
-jetèrent dans la ville avec quarante lances. Il était temps! Aux
-Jacques venait de se joindre un corps de sept à huit mille Parisiens
-envoyés par Marcel, sous le commandement d’un épicier de la rue
-Saint-Denis nommé Pierre Gilles. La bataille fut rude et sanglante; les
-gentilshommes surexcités, combattant sous les yeux des dames réfugiées,
-rompirent par des charges violentes les rangs des assaillants, en
-abattirent de grands monceaux et poursuivirent tant qu’ils purent les
-débris des malheureuses bandes «et en tuèrent tant qu’ils en étaient
-tous lassés et vannés, et les faisaient sauter en la rivière de Marne».
-
-L’autre allié de Marcel, le roi de Navarre, Charles le Mauvais, tout en
-se maintenant en bonnes relations avec Paris, se déclarait néanmoins
-contre les Jacques. Les nobles du Beauvoisis étaient venus implorer
-son aide.--«Ne souffrez pas que gentillesse soit mise à néant, si ces
-Jacques durent longuement et que les bonnes villes soient de leur
-aide, ils mettront gentillesse à néant et du tout détruiront.» Charles
-se rendit à ses raisons, mais non sans stipuler quelques conditions
-avantageuses pour sa politique personnelle, et il marcha contre les
-Jacques dont il fit grand carnage à Clermont, après avoir pris leur
-chef par trahison.
-
-L’insurrection des Jacques cruellement réprimée, Etienne Marcel se
-trouva au plus profond de ses embarras. Toutes les forces du Dauphin et
-de la noblesse allaient se réunir contre Paris. De quel côté chercher
-aide et appui? Etienne Marcel, l’échevin Charles Toussac et les chefs
-du mouvement cherchèrent le salut du côté du roi de Navarre, qui
-revenait sous Paris avec des forces importantes pour tirer parti des
-événements. Ils allèrent le chercher à Saint-Ouen, l’amenèrent à la
-maison de la ville et le nommèrent capitaine de Paris. Les meneurs de
-la commune criaient _Navarre! Navarre!_ pour entraîner le peuple, mais
-les cris n’avaient pas beaucoup d’écho.
-
-Le Dauphin de son côté réunissait diligemment ses forces et arrivait
-sous la ville. A la fin de juin il était au pont de Charenton et
-menaçait Paris du côté de l’Est, tandis que vers le nord et l’ouest,
-Anglais et Navarrais tenaient les champs. Charles de Navarre
-poursuivait ses trames, négociait avec les uns et les autres,
-attendant l’occasion de faire son profit des fautes de tous et des
-malheurs de ce pays ravagé, de ce royaume en dissolution.
-
-[Illustration: UNE DES CHEMINÉES DE LA GRANDE SALLE]
-
-Tout juillet se passa ainsi dans une attente fiévreuse. Un jour une
-bataille s’engagea en ville entre les Parisiens et des soudards
-anglo-navarrais que la Commune avait pris à sa solde; ils furent
-chassés par les Parisiens, mais prirent leur revanche le lendemain
-en massacrant, dans une embuscade tendue en plaine, une colonne de
-bourgeois sortie de Paris pour aller les combattre.
-
-Acculé aux dernières extrémités, le prévôt des marchands, qui sentait
-les Parisiens lui échapper et se détacher de la cause communale, ne se
-voyait plus qu’une ressource, se mettre complètement entre les mains
-de Charles le Mauvais et y mettre Paris avec lui. Mais il fallait se
-livrer complètement et supprimer tout ce qui pouvait être hostile ou
-faire obstacle au roi de Navarre.
-
-L’accord dut se faire entre ces hommes dans une situation désespérée et
-Charles le Mauvais, qui n’attendait que ce moment et comptait, appuyé
-sur Paris, se faire régent du royaume et peut-être roi.
-
-Ce qui est certain, c’est que, instruits de l’accord conclu, des
-partisans de la cause royale, enfermés dans Paris, et des bourgeois
-clairvoyants détachés de la cause de Marcel, risquèrent aussi le
-tout pour le tout, afin d’empêcher le prévôt de livrer la ville aux
-Anglo-Navarrais.
-
-Le 31 juillet 1358 le prévôt des marchands, accompagné de gens bien
-à lui, fit une tournée aux portes de la ville, afin de tout préparer
-pour l’exécution du complot et d’assurer la remise de ces portes aux
-gens du roi de Navarre. Les soupçons s’élevaient déjà contre lui,
-les capitaines des portes Saint-Denis et Saint-Martin refusèrent
-énergiquement de livrer les clefs des postes qu’ils avaient en garde à
-Josseran de Mâcon, trésorier du roi de Navarre, et Marcel repoussé dut
-continuer son tour des remparts.
-
-Pendant ce temps, l’échevin Jean Maillart, quartenier du quartier
-Saint-Denis, naguère ami et compagnon de Marcel récemment brouillé avec
-lui, et qui suivait de près les agissements du prévôt, comprenant que
-le moment d’en finir était venu, monta à cheval avec son frère Simon,
-avec deux gentilshommes du parti du Dauphin, Pépin des Essarts et Jean
-de Charny, et quelques gens résolus pour essayer d’émouvoir le peuple
-en faveur de la Cause royale.
-
-Cette troupe marchant la bannière de France déployée, en criant:
-Montjoie Saint-Denis, au roi et au duc! se grossissait du peuple
-soulevé par les discours de Maillart annonçant à tous que le prévôt
-voulait livrer la ville aux Anglais et aux Navarrais.
-
-La nuit était venue pendant la course de Marcel de porte en porte et
-ses négociations avec les chefs de poste; il était déjà tard lorsque
-Jean Maillart et sa troupe accourant des Halles ameutées débouchèrent
-à la porte Saint-Antoine. Le temps pressait, au même moment Etienne
-Marcel en obtenait les clefs du chef de poste. Jean Maillart aborda
-résolument Marcel; après un court colloque entre les deux anciens
-compères et une violente querelle entre les gens de Marcel et les
-survenants, les épées se mirent de la partie. La lutte ne fut pas
-longue quoique Marcel «qui était fort armé et avait le bassinet en
-tête», disent les chroniqueurs, se défendit fortement, mais Maillart ou
-Jean de Charny, d’un coup de hache sur la tête, l’abattit sur les corps
-de quelques-uns des siens tués en même temps.
-
-Le peuple accourait de tous les côtés à la porte Saint-Antoine
-acclamant les auteurs de cette contre-révolution si audacieusement et
-si rapidement opérée. Le lendemain, Maillart rassembla les Parisiens
-aux Halles, harangua le populaire retourné complètement par la nouvelle
-de la trahison tramée par son ancienne idole Etienne Marcel. On courait
-sus aux anciens chefs de la Commune, Charles Toussac et les autres
-échevins; ils étaient emprisonnés ou massacrés par ceux qui naguère les
-suivaient.
-
-Les corps d’Etienne Marcel et de ceux qui avaient péri furent portés
-à Sainte-Catherine du Val des Ecoliers et jetés nus sur le préau, là
-même où peu de mois auparavant ils avaient fait jeter les corps des
-maréchaux de Champagne et de Normandie massacrés au Palais.
-
-Le surlendemain, le Dauphin entrait dans Paris à la tête de ses
-troupes et proclamait une amnistie générale, sauf certaines exceptions
-concernant quelques échevins ou bourgeois des plus compromis, amis de
-Marcel ou agents du roi de Navarre.
-
-Le souvenir des transes cruelles par lesquelles il était passé dans
-cette terrible année, de l’envahissement du Palais par les factieux
-et du meurtre de ses officiers égorgés à ses pieds, n’était pas pour
-rendre le séjour du Palais de la Cité fort agréable au Dauphin. Aussi,
-quand il fut devenu le roi Charles V dit le Sage, sacré à Reims en
-1364, abandonna-t-il ce palais à son Parlement et à ses gens de
-justice, pour s’en aller fixer sa résidence à l’hôtel Saint-Paul,
-à l’est de la ville dans la nouvelle enceinte, vaste agglomération
-de logis divers qu’il avait achetés ou construits, et luxueusement
-aménagés.
-
-[Illustration: ESCALIER DESCENDANT DE LA GRANDE SALLE A LA SALLE
-SAINT-LOUIS]
-
-
-
-
-[Illustration: LES MOULINS ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LA GRÈVE]
-
-CHAPITRE V
-
-LE PALAIS AU PARLEMENT
-
- Le roi Charles V quitte le Palais pour l’hôtel Saint-Paul.--La
- visite de l’empereur d’Allemagne.--Grandes fêtes, festins
- et divertissements.--Les troubles de la minorité de Charles
- VI.--Les Maillotins.--Isabeau de Bavière.--Le festin de la Grande
- salle troublé par l’envahissement du populaire.--L’occupation
- anglaise.--Réorganisation du Parlement par Charles VII.--Le palais
- sous Louis XI et Louis XII.--Construction de la Chambre des Comptes.
-
-
-[Illustration: DIVERTISSEMENTS EN LA GRANDE SALLE]
-
-Le roi Charles V habite l’hôtel Saint-Paul ou le Louvre qu’il a
-réédifié et où, pour recevoir les livres de la bibliothèque du Palais,
-il a fait aménager la Tour de la librairie. Désormais le Palais de
-la Cité n’est plus que le domaine des officiers de sa justice et des
-administrations; cependant, en vertu de sa vieille illustration et en
-raison des vastes proportions de sa Grande salle, il reste toujours le
-lieu des grandes solennités aux occasions importantes.
-
-Les cruels événements de sa jeunesse, les périls courus à Paris et
-toutes les difficultés du commencement de son règne, avaient mûri le
-dauphin Charles et fait de lui un roi sage et un politique, d’ailleurs
-par caractère et par la faiblesse de sa santé, éloigné des folles
-équipées chevaleresques, s’appliquant avec intelligence à la bonne
-administration de son royaume, ordonnant prudemment ses finances et ses
-armements, soignant ses alliances.
-
-Quand il eut en 1378 la visite de l’empereur d’Allemagne Charles IV,
-venu pour traiter des projets d’alliance, c’est au Palais que le roi
-reçut son hôte et le logea. On a, dans les _Grandes Chroniques de
-Saint-Denis_, le récit très détaillé de toutes les fêtes et cérémonies
-qui eurent lieu pendant le séjour impérial. Le jour de l’entrée
-solennelle, après le défilé d’un cortège extraordinairement magnifique
-dans la cour du May, où l’on n’avait laissé entrer que les plus grands
-seigneurs, le roi souhaita la bienvenue à l’empereur, devant le grand
-perron de marbre, au bas duquel une chaise couverte de drap d’or avait
-été préparée pour l’hôte impérial alors malade d’un accès de goutte.
-
-Après les discours et les embrassades, l’empereur fut porté en sa
-chaise jusqu’à ses appartements, préparés dans l’ancien logis royal.
-L’empereur occupait les chambres d’apparat, la chambre verte, la
-chambre lambrissée de bois d’Irlande, au premier étage des bâtiments;
-son fils, le roi des Romains, occupait les chambres des reines de
-France au-dessous, tandis que Charles V se logeait au-dessus, dans les
-chambres à galetas établies par le roi Jean son père, celles mêmes
-où, vingt ans auparavant, les maréchaux de Normandie et de Champagne
-avaient été égorgés.
-
-Le lendemain, qui était la veille de l’Epiphanie, l’empereur malade
-restant en sa chambre, son fils le roi des Romains alla entendre vêpres
-à la Sainte-Chapelle, merveilleusement illuminée; puis il y eut festin
-d’apparat dans la Grande salle drapée d’étendards, «noblement parée et
-ordonnée avec si grand multitude de varlets tenant grande foison de
-torches, qu’on voyait aussi clair dans ladite salle qu’au plein jour».
-
-Un grand dais s’étendait au-dessus de la table de marbre où soupaient
-rois, princes, ducs et évêques; les autres seigneurs occupaient
-d’autres tables, au nombre de huit cents à mille chevaliers, sans
-compter multitude d’autres en très grande presse. Après le repas, le
-roi, les princes, les évêques et les chevaliers, «tant comme il en put
-entrer», allèrent en la chambre du Parlement «parée toute à fleurs de
-lys et grandement allumée», entendre les ménestrels en prenant vins et
-épices.
-
-Charles V, qui portait grande dévotion aux reliques de la
-Sainte-Chapelle, et, selon Christine de Pisan, était «très inquisitif
-de toutes vertueuses choses», et montrait de sa propre main, chaque
-année, le jour du vendredi saint, la vraie croix au peuple, ne pouvait
-manquer d’amener son hôte aux précieux reliquaires.
-
-Le jour de l’Epiphanie, l’empereur, porté dans sa chaise ou hissé
-à bras, «à très grand’peine et grevance de son corps», dans les
-escaliers, alla adorer les reliques de la Sainte-Chapelle; il assista
-ensuite à une messe solennelle, à la suite de laquelle le roi, après
-avoir fait porter par trois chevaliers des offrandes d’or, d’argent et
-de myrrhe, monta à la sainte châsse et fit baiser les reliques par tous
-les princes et gens de l’empereur.
-
-Nouveau festin de plus grand apparat encore que celui de la veille
-dans la Grande salle. A la table de marbre prirent place, sous un ciel
-de drap d’or aux armes de France, le roi, l’empereur et le roi des
-Romains, flanqués d’évêques et d’archevêques; un grand dais recouvrait
-toute la table et par derrière les piliers et fenestrages étaient
-houssés de drap d’or.
-
-Ce n’étaient partout, au-dessus des tables que dais de veluyau
-(velours) et draps d’or, draperies et tapisseries aux murailles. «Et
-est à savoir, disent les _Grandes Chroniques de Saint-Denis_, que la
-salle du grand palais était parée de tapis de haute lisse, à images
-tout autour si bien ordonnées et si à point mises que les rois qui sont
-de pierre tout autour n’étaient point occupés ni empêchés de voir.»
-
-Il y avait trois dressoirs à vins très richement parés, garnis, le
-premier de vaisselle d’or, de pots et flacons d’argent émaillés;
-le second de vaisselle d’argent dorée et le troisième de vaisselle
-d’argent blanche. «Et mangea bien dans ladite par le rapport qu’en
-firent les hérauts, huit cents chevaliers sans les autres gens. Et
-combien que le roi avait ordonné quatre assiettes et quatre paires de
-mets, toutefois pour la grevance de l’Empereur, qui trop longtemps eut
-sis à table, en fit le roi oter une assiette et n’en servit-on que de
-trois qui furent de trois paires de mets.»
-
-Entre la table de marbre et les dressoirs avait été ménagé un
-espace défendu de bonnes barrières où, comme entremets, on donna la
-représentation de «_L’Histoire et ordonnance comment Godefroy de
-Bouillon conquit la sainte cité de Jérusalem_».
-
-Aux angles de la salle du Palais, deux coins réservés, bien enclos,
-formaient comme les coulisses où se préparait le spectacle. Des
-coulisses de gauche sortit une nef de mer toute gréée avec ses
-voiles et ses mâts, ses châteaux d’avant et d’arrière. Sur cette nef
-«peinte et habillée très richement et très plaisamment», on voyait
-Pierre l’Ermite et Godefroy de Bouillon, avec onze chevaliers revêtus
-d’anciens harnais de guerre du temps des Croisades, portant écus et
-bannières aux armes du royaume de Jérusalem. Des gens cachés dans
-l’intérieur de la nef la faisaient mouvoir «si légèrement qu’il
-semblait que ce fût nef flottant sur l’eau», et l’amenèrent au milieu
-de la salle, devant la grande table.
-
-Les coulisses de droite laissèrent paraître la cité de Jérusalem, une
-ville fermée de murailles à créneaux et de tours garnies de Sarrasins
-armés, avec bannières et pennons. Cette énorme décoration, mue aussi
-par des gens cachés à l’intérieur, fut amenée devant la grande table,
-en face de la nef de Godefroy de Bouillon. «Et lors descendirent ceux
-de la nef et par belle et bonne ordonnance vinrent donner assaut à
-ladite cité et longuement l’assaillirent et y eut bon esbattement de
-ceux qui montaient à assaut à échelles. Finalement montèrent dessus
-ceux de la nef et conquirent la cité, et jetaient hors ceux qui étaient
-en habits de Sarrasins en mettant sus les bannières de Godefroy et des
-autres.»
-
-La nuit était venue quand le festin et les divertissements prirent fin.
-La foule était si serrée dans la grande salle, sauf autour des tables
-royales protégées de barrières bien gardées, que l’Empereur, porté dans
-sa chaise, eut grand’peine à regagner ses appartements, pendant que le
-roi et les princes allaient tenir réception en la chambre du Parlement.
-
-Le séjour de l’Empereur fut une longue suite de fêtes et de visites
-aux châteaux royaux, au Louvre, à l’hôtel Saint-Paul, aux châteaux de
-Vincennes et de Beauté, où le pauvre souverain, toujours malade, se
-faisait porter en chaise.
-
-Il avait quitté le palais pour aller loger au Louvre. Pour cela, un
-grand bateau était venu le chercher à la pointe du Palais. C’était «un
-grand batel fait et ordonné en manière de maison où sont salles et
-deux chambres, tout à cheminées». L’embarcation était richement ornée
-et parée, les chambres des lits à courtines et ciels étaient meublées
-comme une maison, «dont l’empereur et ses gens, quand ils furent
-dedants et l’eurent vu, s’en donnèrent grande merveille et y prenaient
-grande plaisance». C’est dans le même bateau, qu’au grand plaisir des
-Parisiens réunis sur les rives ou penchés à toutes les fenêtres des
-maisons du grand Pont et du pont Notre-Dame, l’empereur fut conduit
-ensuite à l’hôtel Saint-Paul.
-
-Deux ans après mourait le roi Charles V, dont la sage administration,
-l’économie et la prévoyance avaient pu réparer les brèches faites
-par les désastres et faire oublier les épouvantables calamités du
-commencement du règne. Son fils Charles VI avait douze ans. Avec les
-troubles de la régence, les discussions des princes, la folie du roi,
-la guerre civile et la reprise de la guerre anglaise, une nouvelle ère
-de misères et de malheurs, plus longue et plus douloureuse, allait
-s’ouvrir pour le pays destiné à descendre par secousses violentes
-jusqu’au plus profond de l’abîme.
-
-Dans l’histoire du Palais, nous voyons la cour du May servir de cadre
-à la scène finale de l’affaire des Maillotins, soulèvement causé,
-comme toujours, par des levées d’impôts, et qui fit assez craindre aux
-princes oncles du roi le retour aux idées de la grande révolte de 1358,
-pour les engager à une répression cruelle.
-
-Quand on eut jeté la terreur dans Paris et décapité, pendu ou noyé à
-tort et à travers,--parmi lesquelles exécutions celles de notables
-bourgeois, de conseillers qui s’étaient, pour le bien public, entremis
-entre les séditieux et le pouvoir,--les princes voulurent jouer la
-comédie de la magnanimité. Ils firent rassembler, dans la cour du
-Palais, les bourgeois compromis et les familles de ceux qui étaient
-encore en prison, attendant leur sort. Un trône et des sièges au haut
-du perron avaient été préparés pour le roi et les princes ses oncles;
-le chancelier Pierre d’Orgemont dans un long réquisitoire énuméra «les
-grands et mauvais et merveilleux cas de crimes et délits commis et
-perpétrés par tout presque le peuple de Paris, dignes de très grandes
-punitions». Ce discours et la mise en scène terrible qui l’accompagnait
-étreignirent de terreur le cœur des assistants; quand cette terreur
-eut été bien portée au comble, les oncles du roi intervinrent et se
-jetèrent aux genoux du jeune Charles VI, pendant que, de toutes parts,
-les malheureux bourgeois criaient: Miséricorde! Le petit roi parut
-alors se laisser attendrir par les prières des princes et daigna
-changer les peines criminelles en peines civiles, en amendes énormes
-montant à la moitié des biens des bourgeois poursuivis.
-
-[Illustration: LA FLÈCHE MODERNE DE LA SAINTE CHAPELLE]
-
-Hélas, ce petit roi de quatorze ans, à qui ses oncles venaient de
-faire jouer le rôle de monarque courroucé, en le faisant rentrer à
-Paris par la brèche, par un pan abattu des murailles de la remuante et
-séditieuse cité, ce petit roi dont la minorité fut gravement troublée
-par le fait de ses oncles, les ducs d’Anjou, de Berry, de Bourgogne
-et de Bourbon, qui se disputaient le pouvoir, mettant pour cela gens
-d’armes aux champs, pillant, ravageant et empêchant les vivres d’entrer
-à Paris,--il allait, frappé de catastrophes personnelles, être la
-cause de malheurs effroyables pour la France. Sa minorité devait
-durer toute sa vie, les longues années de sa démence, sauf de courts
-intervalles pendant lesquels, en retrouvant la raison, il ne pouvait
-guère qu’assister en spectateur impuissant au déroulement des tragédies
-lamentables commencées.
-
-En attendant la catastrophe initiale qui ne devait pas tarder, le jeune
-roi épousa, en 1387, Isabeau de Bavière, destinée à être aussi funeste
-à la France que les ducs oncles du roi.
-
-La Grande salle du Palais a dans ses fastes les fêtes données à
-l’occasion de l’entrée solennelle de la reine en 1389. Après les fêtes
-populaires tout le long de la route et le service à Notre-Dame, la
-reine fut conduite, pour les fêtes princières, au Palais où le roi
-l’attendait.
-
-Le lendemain de l’entrée, Isabeau de Bavière fut sacrée par
-l’archevêque de Rouen, dans la Sainte-Chapelle, et conduite ensuite en
-la Grande salle pour un merveilleux festin offert aux dames, et dont la
-pompe devait effacer celle des festins d’apparat de Charles V.
-
-A la grande table de marbre, renforcée d’une grosse planche de chêne
-épaisse de quatre pouces, s’assirent le roi en surcot vermeil fourré
-d’hermine, une couronne d’or sur le chef, et la reine couronnée aussi,
-des prélats et des princesses; aux autres tables prirent place cinq
-cents damoiselles du plus haut rang, toutes belles et superbement
-parées, servies par des seigneurs non moins brillants.
-
-Les entremets ne furent pas moins merveilleux et notables que ceux
-du festin offert par Charles V à l’Empereur. Au milieu de la salle
-avait été élevé un chastel de charpente haut de quarante pieds, formé
-de quatre tours en carré avec une tour plus haute au centre. Cette
-construction figurait la ville de _Troie la grande_ et la tour du
-milieu particulièrement le palais d’Ilion. Le roi Priam, le preux
-Hector son fils, et les Troyens se préparaient à défendre ce chastel
-contre l’armée des Grecs, conduite par les rois qui avaient assis
-leur camp et planté leurs pennons armoriés autour des murailles; on
-voyait arriver, mue par des hommes cachés, une nef portant une centaine
-d’hommes d’armes qui se joignaient à ceux du camp pour monter à
-l’assaut de _Troie la grande_.
-
-[Illustration: COUR SOUS LA CONCIERGERIE AVANT LA RECONSTRUCTION DES
-BATIMENTS DU QUAI]
-
-Et c’eût été pour le roi et les dames «très grand plaisance à voir si
-cils qui avaient à jouer pussent avoir joué». Mais par malheur les
-mesures pour le bon ordre avaient été mal prises, et les consignes
-peu observées, de sorte que cette noble et si étincelante assemblée
-était devenue très vite cohue confuse, et que la grande salle s’était
-remplie outre mesure de gens, seigneurs, bourgeois et populaire qui, se
-pressant, se bousculant et s’étouffant les uns les autres pour mieux
-voir, empêchèrent bientôt le divertissement de continuer et finirent
-par mettre en péril les tables elles-mêmes.
-
-Dans la grande presse, des gens se trouvaient mal de chaleur et
-d’autres criaient presque écrasés, enfin les barrières furent rompues
-et le flot de la foule gagna les tables du festin. Malgré les efforts
-des gens du roi, dans ce tumulte inouï, les survenants, par derrière,
-poussaient toujours ceux des premiers rangs. A la table royale la dame
-de Coucy s’évanouit, et la reine Isabeau était sur le point de faire
-comme elle, si bien qu’il fallut briser une verrière au-dessus de sa
-tête pour faire entrer un peu d’air.
-
-Enfin, sous une secousse violente de la foule, l’une des tables du côté
-de la Grande chambre du Parlement fut renversée, dames et demoiselles
-en grands atours n’eurent que le temps de se lever pour n’être pas
-jetées à terre parmi la vaisselle et les débris des mets. Dans ce
-désarroi général il était impossible de songer à continuer festins
-et jeux dramatiques. On y renonça, le roi se leva de table pour se
-retirer, avec princes et princesses, ce qui ne put se faire qu’à
-grand’peine dans l’horrible presse.
-
-Bien des dames à demi étouffées durent se faire porter à leurs hôtels
-en ville, d’autres demeurèrent au Palais. La reine et la plus grande
-partie des dames, en litières ou sur leurs palefrois, escortées de la
-foule brillante des seigneurs, s’en allèrent en un cortège de plus de
-mille chevaux, par les ponts surchargés, par les rues grouillantes
-de populaire en fête, gagner l’hôtel Saint-Paul, tandis que le roi
-s’embarquait à la pointe des jardins du Palais et s’y faisait conduire
-en un bateau pavoisé.
-
-Les fêtes continuèrent à l’hôtel Saint-Paul, dans la grande cour duquel
-avait été construite pour la circonstance une très haute salle de
-charpente parée d’étoffes magnifiques. On y festina plus tranquillement
-plusieurs jours de suite, on y dansa la première nuit jusqu’à l’aube.
-
-Dans des lices préparées devant Sainte-Catherine du Val des Ecoliers,
-entourées de loges et de hourds charpentés pour la reine et les dames,
-qui vinrent là «chacune en très grand arroi» se donnèrent des joutes
-brillantes qui durèrent trois jours. Elles furent un peu gênées par la
-poussière le premier jour, il était venu tant de chevaliers de tous
-les pays, la foule des chevaux était si grande que bien des détails
-du tournoi étaient perdus dans cette «grande poudrière». Aussi, pour
-y obvier, fit-on venir aux secondes joutes deux cents porteurs d’eau,
-qui arrosaient le champ entre chaque course. Le roi qui était très
-«_chevalereux_» prit une part brillante au tournoi.
-
-La ville de Paris fit en cette occasion de superbes présents au roi,
-à la reine, ainsi qu’à la nouvelle épousée du duc de Touraine, frère
-du roi, plus tard duc d’Orléans, cette douce et malheureuse Valentine
-de Milan, qui avait fait sa première entrée à Paris en même temps
-qu’Isabeau. C’étaient coupes, nefs d’or, grands flacons, plats et pots
-d’or, lampes d’argent, écuelles et tasses d’argent, etc...
-
-Quarante bourgeois des plus notables, vêtus d’un drap tout pareil, les
-offrirent au roi en sa chambre, sur une litière portée par deux hommes
-«appareillés comme hommes sauvages». Les présents destinés à la reine
-lui furent amenés par d’autres bourgeois parés de même, en une litière
-portée par deux hommes costumés l’un en ours, l’autre en licorne,
-tandis qu’une troisième litière était conduite chez la duchesse de
-Touraine par deux Sarrasins au visage noirci.
-
-Mais le temps de la catastrophe approchait. Les événements funestes
-devaient se suivre rapidement, la tentative d’assassinat de Pierre de
-Craon sur le connétable de Clisson, l’insolation qui frappa Charles VI
-déjà malade, près du Mans, pendant la marche de l’expédition entreprise
-contre le duc de Bretagne pour venger ce meurtre, la démence du roi,
-sa première guérison, puis le terrible bal des hommes sauvages ou
-des Ardents, où le roi faillit périr avec cinq compagnons, sous un
-déguisement d’étoupes de lin dans lequel ils étaient cousus, et qui
-prit feu aux torches des valets.
-
-Aux obsèques célébrées à Notre-Dame des quatre jeunes seigneurs brûlés
-vifs en cette fête, le roi fut repris subitement d’un accès de sa
-frénésie et retomba dans cette démence intermittente qui devait le
-tenir misérable et impuissant toute sa vie, avec de courtes périodes de
-lucidité.
-
-Alors commencèrent les longues luttes entre le duc d’Orléans et le duc
-de Bourgogne qui devaient amener la mort de l’un et de l’autre, les
-guerres entre Armagnacs et Bourguignons. Pendant des années la guerre
-civile tourne autour de Paris, ou sévit dans la ville gagnée au parti
-de Bourgogne. Le duc Jean sans Peur s’appuie sur la démagogie, sur
-les bouchers, sur les écorcheurs de Caboche et en bien des journées
-sinistres les Cabochiens se font massacreurs, égorgent par la ville ou
-dans les prisons les malheureux signalés comme Armagnacs.
-
-Dans cette anarchie sanglante, les cabochiens de la commune de 1413
-tentent parfois de se souvenir d’Etienne Marcel, et font rédiger par
-les hommes politiques du parti des ordonnances de réformes, que le
-Dauphin vient promulguer dans un lit de justice tenu en la chambre
-du Parlement; mais la violence dans la confusion des factions et des
-intérêts règne toujours en maîtresse et se livre à tous les excès,
-suivant les péripéties de cette lutte qui s’éternise et se fait de plus
-en plus farouche.
-
-Paris est menacé ou pris tantôt par l’un, tantôt par l’autre parti,
-mais de cœur il est surtout bourguignon, exécrant tout ce qui touche
-au parti contraire et poussant la haine des Armagnacs jusqu’à devenir
-Anglais. Car les Anglais, trouvant l’occasion bonne, se sont précipités
-encore une fois sur cette France déchirée, qui semble courir au
-suicide. Azincourt recommence Poitiers, avec des conséquences pires.
-
-Le désastre d’Azincourt est de 1415, tout ce que l’armée victorieuse,
-épuisée, avait pu faire d’abord, avait été de se rembarquer avec
-son butin. Puis, la lutte entre les princes continuant, les Anglais
-reparaissaient, se jetaient sur la Normandie et s’y établissaient
-fortement.
-
-Peu de temps après la bataille d’Azincourt, Paris eut la visite de
-l’empereur d’Allemagne Sigismond qui revenait du concile de Constance
-et cherchait à arranger les affaires du Saint-Siège, tiraillé entre
-un pape et trois antipapes. Ce voyage fut l’occasion de l’arrivée
-de nombreux princes accourant à Paris pour recevoir fastueusement
-l’empereur.
-
-[Illustration: LES TOURS DE LA CONCIERGERIE]
-
-On le festoya au Palais et on le logea au Louvre où il eut un jour la
-fantaisie d’offrir un festin à des dames, demoiselles et bourgeoises
-de Paris. Il en vint «jusqu’à environ six-vingts» qui ne furent pas
-très satisfaites, paraît-il, de la cuisine impériale et qui firent
-peu d’honneur au repas «pour la force des épices. Après dîner, celles
-qui savaient chanter chantaient aucunes chansons. On dansa ensuite et
-avant de laisser partir les dames, l’empereur offrit à chacune un petit
-anneau d’or».
-
-Un jour, l’empereur s’en alla au Palais pour entendre plaider la
-Chambre du Parlement. Les conseillers après l’avoir remercié du très
-grand honneur, le firent asseoir au siège royal. Aussitôt les avocats,
-un instant interrompus par cette visite imprévue, reprirent leur
-plaidoirie.
-
-Il s’agissait dans la cause de décider à qui reviendrait la
-sénéchaussée de Beaucaire, sur laquelle deux plaideurs prétendaient
-avoir droit. L’un d’eux ayant démontré que nul ne pouvait tenir cet
-office s’il n’était auparavant chevalier, son concurrent, simple
-écuyer, allait être débouté. Alors l’empereur intervint. Il fit
-approcher l’écuyer, lui demanda en latin s’il voulait recevoir la
-chevalerie. Sur sa réponse affirmative, l’empereur tira son épée et le
-fit incontinent chevalier. Les conseillers ne purent faire autrement
-que d’adjuger l’office à ce nouveau chevalier, tout en maugréant au
-dedans de la contrainte.
-
-En 1418, par la porte Saint-Germain-des-Prés que leur livra Perrinet
-Leclerc, les Bourguignons surprirent Paris. Leur entrée fut le signal
-des plus épouvantables violences; ceux des Armagnacs notables que la
-populace ne massacra point dès le premier jour furent enfermés à la
-Conciergerie du Palais, au Louvre, au Châtelet... Toutes les prisons
-de Paris, jusqu’aux plus petites, se trouvèrent pleines de malheureux
-entassés.
-
-Le connétable d’Armagnac était au nombre des prisonniers de la
-Conciergerie avec le chancelier de Marle, plusieurs évêques, des
-seigneurs, des membres du Parlement.
-
-[Illustration: ANCIENNE COUR DE LA CONCIERGERIE]
-
-A la nouvelle de l’entrée des Bourguignons, le prévôt de Paris,
-Tanneguy du Châtel, avait pu courir prendre le petit Dauphin, futur
-Charles VII, et l’avait emporté, enveloppé dans les draps de son lit
-à la Bastille. Le connétable d’Armagnac avait eu le temps de se jeter
-hors de chez lui et de se réfugier dans la maison d’un artisan son
-voisin; mais, dénoncé ou découvert, il fut enlevé de sa cachette et
-mené au Palais avec d’autres saisis dans leur lit ou trouvés cachés
-dans leurs caves.
-
-Leur prison ne dura guère, les bouchers de Caboche et les forcenés
-conduits par le bourreau Capeluche se précipitèrent sur ces prisons
-pour tout massacrer. Le prévôt bourguignon de Paris essaya bien
-un instant d’empêcher la tuerie qui se préparait; mais devant le
-déchaînement de cette populace enragée qui ne voulait rien entendre et
-menaçait d’égorger ceux qui oseraient parler de pitié, il recula: «Mes
-amis, faites ce qu’il vous plaira.»
-
-Aussitôt les diverses bandes de massacreurs se jetèrent sur les
-diverses prisons et en forcèrent les portes, par le feu quelquefois,
-quand elles étaient trop solides ou quelque peu défendues. Les
-prisonniers du grand Châtelet se défendirent courageusement pendant
-deux journées d’assaut avant d’être forcés, égorgés sur les tours,
-brûlés dans les bâtiments incendiés, ou précipités d’en haut sur les
-piques des assaillants d’en bas, au milieu des rires féroces.
-
-«Et ne laissèrent en prison de Paris, sinon au Louvre pour ce que
-le roi y était, quelque prisonnier qu’ils ne tuassent par feu ou
-par glaive,» dit le bourgeois de Paris dans sa chronique. Les morts
-entassés dans des tombereaux ou attachés par les pieds à des cordes et
-traînés sur les pavés, étaient menés jusqu’aux portes de la ville et
-jetés tout simplement dans les champs.
-
-Les prisons du Palais, où étaient les prisonniers de marque, furent
-assaillies les premières. Aux cris de: «Tuez ces chiens, ces traîtres
-Arminaz qui ont vendu le royaume de France aux Anglais!» les
-massacreurs enfoncent les portes de la Conciergerie, fouillent toute
-la prison, pénètrent partout et y tuent tout ce qu’ils trouvent, même
-des malheureux qui n’avaient rien à démêler avec Armagnac ou Bourgogne,
-même de pauvres prisonniers pour dettes, ce qui se verra aussi plus
-tard, au même endroit, aux massacres de septembre 92.
-
-Là périrent le connétable d’Armagnac, le chancelier de France de Marle,
-l’évêque de Constance son fils, et plusieurs capitaines. Ils furent
-égorgés dans une cour de derrière, entre le logis royal et les jardins,
-où probablement leurs gardiens les avaient fait reculer à l’approche
-des meurtriers; leurs corps dépouillés furent jetés dans la cour du
-May, après que les assassins, par dérision, eussent, en enlevant
-une bande de peau, dessiné la croix de Bourgogne sur le corps du
-connétable. Les cadavres restèrent exposés deux jours entiers au pied
-du grand perron de marbre, furent repris ensuite par des malandrins et
-traînés par les rues en recevant mille outrages.
-
-Pendant ce temps, les Anglais enlevaient la Normandie place après
-place, et venaient à bout après un long siège de la ville de Rouen. Ils
-prenaient Pontoise et touchaient presque Paris.
-
-Puis après quelques mois de troubles, de négociations et de batailles,
-les événements se précipitent. Le meurtre du duc d’Orléans est vengé
-par l’assassinat de Jean sans Peur, dans l’entrevue avec le dauphin
-Charles au pont de Montereau. Les Bourguignons, du coup, se jettent
-dans l’alliance anglaise pour «faire guerre mortelle à Monseigneur le
-Dauphin et à ceux de son parti», tandis que se traitent des accords
-particuliers entre Isabeau de Bavière et le roi d’Angleterre, par
-lesquels le malheureux Charles donne à Henri V d’Angleterre la main
-de sa fille Catherine, et le déclare régent et héritier de France; le
-dauphin Charles, trahi par sa mère, étant débouté de son héritage
-«considéré les horribles et énormes crimes et délits perpétrés au dit
-royaume de France par Charles, soit disant dauphin du Viennois».
-
-Ce traité qui préparait la réunion du royaume de France à la couronne
-d’Angleterre et organisait le gouvernement par le régent Henri V
-d’Angleterre, fut approuvé en assemblée solennelle de l’Université, du
-corps de ville et des notables bourgeois de Paris, et enregistré en
-Parlement selon les formes accoutumées. La France se trouvait coupée
-en deux tronçons, dont l’un avec Paris obéissait au roi d’Angleterre,
-régent pour Charles VI, et l’autre, au delà de la Loire, demeurait
-au dauphin Charles qui se préparait à bien défendre le reste de son
-héritage.
-
-[Illustration: ANCIENS CACHOTS DE LA CONCIERGERIE DÉMOLIS SOUS LA
-RESTAURATION]
-
-Le roi d’Angleterre ayant épousé Catherine de France à Troyes, prit
-Sens, Montereau et Melun, vint faire le 1er décembre 1420 son entrée
-solennelle dans Paris où ses troupes occupaient tous les postes
-importants, Louvre, Bastille, Vincennes et l’hôtel de Nesle, ce dernier
-hôtel habité par Isabeau de Bavière, toujours en fêtes et galantes
-occupations, malgré tous les fléaux et désastres, pendant que le
-malheureux Charles VI végétait entre deux accès à l’hôtel Saint-Paul.
-
-Le roi de France, le roi d’Angleterre et les deux reines, c’est-à-dire
-Isabeau de Bavière et sa fille, les ducs de Clarence et de Bedford,
-frères d’Henri V, le nouveau duc de Bourgogne Philippe le Bon, à la
-tête d’un long cortège de seigneurs français et anglais, trouvèrent,
-comme à toutes les entrées royales, les rues encourtinées et parées
-depuis la porte Saint-Denis jusqu’à Notre-Dame.
-
-Le peuple, qui espérait en avoir fini bientôt avec toutes les calamités
-et les misères de ces interminables guerres, criait: Noël! sur le
-passage du nouveau régent. «Jamais, dit le _Bourgeois de Paris_,
-princes ne furent reçus à plus grant joye qu’ils furent, car ils
-encontraient par toutes les rues processions de prestres revestus de
-chappes et de surpliz, chantant _Te Deum laudamus_ ou _Benedictus qui
-venit_.»
-
-Dans les rues les gens d’Église présentaient aussi aux rois leurs
-reliquaires à baiser. Le cortège, avant d’arriver à Notre-Dame, trouva
-la rue de la Calandre occupée par des «eschaffaux» de cent pas de long,
-touchant aux murs du Palais, sur lesquels fut représenté au vif, un
-«moult piteux mystère de la passion de Notre-Seigneur selon qu’elle
-est figurée sur la clôture du chœur de Notre-Dame de Paris, et n’estoit
-homme qui veist le mystère à qui le cœur n’apiteast.»
-
-Le régent se logea au châtel du Louvre, prenant en mains le
-gouvernement effectif du royaume, renvoyant la reine Isabeau à ses
-fêtes et laissant le pauvre Charles VI retourner à l’hôtel Saint-Paul
-pour traîner, presque abandonné, les restes de sa misérable existence.
-
-Henri V fit appeler solennellement Charles duc de Touraine «soi-disant
-dauphin» à la table de marbre du Palais, pour y répondre du meurtre du
-duc Jean sans Peur; puis la cour du Parlement le déclara «ennemi du
-royaume, indigne de succéder à toutes seigneuries venues ou à venir
-et mêmement de la succession et attente qu’il avait à la couronne de
-France».
-
-Henri V tint cour magnifique au Louvre, très entouré de ducs et princes
-ainsi que de gens d’Église des deux nations. Entre temps il allait à
-ses armées qui guerroyaient contre celles du Dauphin; il fut pris de
-maladie au cours d’une expédition vers la Bourgogne attaquée par le
-Dauphin et s’en revint bientôt mourir au château de Vincennes.
-
-Alors les voûtes de Notre-Dame durent accueillir le corps de ce roi
-anglais, pour des obsèques solennelles, après lesquelles son convoi fut
-dirigé par Rouen et Abbeville sur Calais. Le corps mis sur un chariot
-à quatre chevaux, en haut duquel était couchée l’effigie du roi en
-cuir bouilli et peint, portant la couronne et le sceptre, fit ce long
-voyage accompagné d’un grand cortège de princes, de chevaliers, avec
-des prêtres qui, nuit et jour, chevauchant, cheminant ou s’arrêtant,
-chantaient sans cesser l’office des morts.
-
-Charles VI suivit de très près Henri V au tombeau, il décéda le 22
-octobre 1422, à l’hôtel Saint-Paul. Il était mort abandonné de la reine
-Isabeau, délaissé de tous; sa dépouille s’en alla reposer à Saint-Denis
-après le service à l’église Notre-Dame, accompagnée des gens de sa
-maison, de l’Université, du Parlement, des bourgeois et du populaire de
-Paris en grande multitude, mais sans aucun prince français, et conduite
-seulement par le duc de Bedford, régent de France.
-
-A Saint-Denis le roi d’armes accompagné de plusieurs hérauts et
-poursuivants, ayant crié sur la fosse: «_Dieu veuille avoir pitié et
-merci de l’âme de très haut et très excellent prince Charles, roi de
-France, sixième de ce nom_,» ajouta aussitôt: «_Dieu donne bonne vie
-à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre, notre
-souverain seigneur!_»
-
-Le peuple de Paris qui souffrait depuis si longtemps des calamités
-sans nombre amenées par la folie de Charles VI, des malheurs publics
-engendrés par le malheur du roi, pleurait pourtant au passage de ce
-funèbre cortège, qui semblait le convoi des funérailles de la monarchie
-française.--«Très cher prince, disaient les bonnes gens, jamais nous
-n’en aurons vu si bon! nous n’aurons plus jamais que guerre puisque tu
-nous as laissés, tu vas au repos, nous demeurons en tribulations et
-douleur!»
-
-Quelle misère pourtant dans ces dernières années pour ce malheureux
-peuple! La guerre partout, les ravages et les déprédations des troupes
-et des routiers de tous les partis par les campagnes, les discordes et
-les haines dans la ville, avec leurs excès, leurs explosions de rage
-meurtrière. Et par une suite naturelle, la famine, venant s’ajouter à
-tous ces maux! Le blé était monté à un prix inabordable aux pauvres
-gens, le pain, le vin manquaient. «Il y avait si très grant presse à
-l’huys des boulangers, que nul ne le croirait qui ne l’auroit veu. Les
-malheureux mangeoient ce que les pourceaux ne daignaient manger, ils
-mangeaient trognons de choux sans pain et sans cuire, les herbettes des
-champs sans pain et sans sel.»
-
-[Illustration: PORCHE SUPÉRIEUR DE LA SAINTE-CHAPELLE]
-
-Pour comble on avait eu le très grand hiver de 1420, durant lequel il
-avait gelé et neigé jusqu’après Pâques, ajoutant le supplice du froid à
-celui de la faim, et apportant un surcroît de maladies à toutes celles
-qu’engendre la misère.
-
-Pendant ces années de souffrances horribles, les maladies tuent par
-centaines, tous les jours, ces pauvres gens tombés au dernier degré
-de la désespérance. L’épidémie a des repos, des sommeils, puis des
-réveils soudains aux mauvaises saisons, aux grands froids, aux grandes
-chaleurs; elle enlève, dit-on, jusqu’à cinquante mille personnes en
-1418.
-
-Paris allait rester Anglais une quinzaine d’années. Il est vrai
-qu’après ces lugubres temps de la fin du lugubre règne de Charles VI,
-il y eut une accalmie dans les malédictions qui l’accablaient, une
-amélioration dans l’existence matérielle et que sous la domination
-anglaise les factions cessèrent de s’entre-déchirer. La guerre se
-continuait en province, sans grande vigueur, tantôt éloignée, tantôt
-tournant assez près de Paris, mais Paris en était préservé.
-
-Charles VII, le troisième des fils de Charles VI qui eût porté le titre
-de Dauphin, deux étant morts avant leur vingtième année, venait de
-se faire sacrer à Poitiers et, simple roi de Bourges, se maintenait
-difficilement, dans quelques provinces à lui, soutenant fort mollement
-une cause en perdition que beaucoup croyaient bien désespérée.
-
-Paris, après son accès de tristesse aux funérailles de Charles VI,
-parut prendre son parti du changement de dynastie et accepter le roi
-Anglais. Le régent Bedford reçut, en assemblée solennelle, le serment
-de fidélité à Henri VI des présidents et conseillers du Parlement, de
-l’évêque de Paris et de l’Université, des prévôts, des échevins et des
-notables bourgeois, et ce même serment de fidélité dut ensuite être
-prêté entre les mains du prévôt de Paris et du prévôt des marchands,
-par tous les habitants de la ville convoqués à la maison municipale.
-
-Il faut dire, pour expliquer cette acceptation de la domination
-anglaise, que ce roi Henri VI, un enfant de quelques mois, était
-le petit-fils de Charles VI, né de Catherine de France, la sœur du
-Dauphin, mariée en exécution du traité de Troyes, et par conséquent
-presque un fils de France. On pouvait aussi l’opposer au Dauphin, qui
-donnait alors peu d’espérance, prince léger, peu aimé et surtout très
-calomnié.
-
-Puis la vie si longtemps comprimée, redevenue plus facile, reprit son
-cours; avec la tranquillité relative dans la France coupée en deux,
-pendant la période de presque inaction du Dauphin, le travail reprend,
-le commerce renaît. On fait au régent, quand il revient de ses voyages
-dans les provinces du Nord, des réceptions solennelles comme jadis aux
-sires des fleurs de lis; ce sont mêmes tapisseries aux rues jusqu’à
-Notre-Dame, mêmes harangues des échevins, mêmes divertissements sur le
-parcours des cortèges, mêmes représentations de mystères au Châtelet.
-
-Le duc de Bedford, régent de France, s’établissait à l’hôtel des
-Tournelles en face de l’hôtel Saint-Paul. Il avait d’abord occupé le
-Palais de la Cité, puis considérant l’état de choses comme définitif,
-comptant bien garder Paris, il achetait des terrains autour des
-Tournelles, faisait bâtir, et agrandissait considérablement l’hôtel
-destiné à devenir plus tard la demeure de Charles VII.
-
-La reine Isabeau s’était figuré qu’elle allait continuer pendant la
-minorité du jeune prince cette existence d’intrigues si longtemps menée
-pour le malheur de tous; mais le régent Bedford, très courtoisement,
-mais très nettement, mit bien vite l’ancienne amie de côté et la laissa
-dans son hôtel essayer d’oublier les jours de sa puissance. L’âge était
-venu, avec l’obésité qui empâte la taille et gâte les attraits de
-jadis; Isabeau restait galante et continuait, imperturbable au milieu
-des événements, à inventer des modes nouvelles, des robes merveilleuses
-et des coiffures extravagantes.
-
-Cependant, tout à coup, ce dauphin Charles qu’on méprisait avait secoué
-son inertie; il avait réuni des armées qui s’avançaient, conduites par
-de rudes capitaines, entraînées par la vaillante bergère de Lorraine,
-la sainte guerrière, archange féminin que l’excès des malheurs de la
-France avait suscité, et qui relevait l’oriflamme abaissée.
-
-Ce Paris anglais de Bedford et d’Henri VI apprit tout à coup les
-défaites des Anglais sous Orléans, l’étonnante succession de victoires
-de Jeanne d’Arc et la marche sur Reims, où Charles VII dans tout
-l’appareil de sa puissance nouvelle, entouré de son armée victorieuse,
-se faisait sacrer et oindre de la sainte ampoule dans les formes
-traditionnelles, au milieu de l’enthousiasme général des peuples
-réveillés.
-
-De Reims, Jeanne d’Arc et Charles VII marchaient sur Paris, enlevant
-toutes les places. Les Parisiens surpris par cette marche triomphale,
-ébranlés peut-être par ces miraculeux coups de fortune, virent à la fin
-d’août 1429 se déployer dans la plaine, sous Montmartre et Saint-Denis,
-l’armée de Charles VII. On ne sait trop quel revirement le succès d’un
-brusque assaut aurait pu produire dans la grande ville, où pourtant
-l’Université, le Parlement, le corps de ville et les vieux partisans de
-Bourgogne restaient fidèles au roi anglais.
-
-L’échec de l’attaque des Français à la porte Saint-Honoré, la blessure
-de Jeanne d’Arc firent renoncer Charles VII et les capitaines à
-l’entreprise jugée pour le moment trop grosse et trop difficile, et
-l’armée se retira.
-
-Peu après, la fortune étant revenue aux Anglais, avec la prise et le
-martyre de Jeanne d’Arc, le duc de Bedford amena le jeune roi anglais
-à Paris pour répondre au sacre de Charles VII par le couronnement
-solennel du roi Henri VI, qui était alors un enfant de neuf ans.
-
-L’entrée se fit le 2 décembre 1431 dans les formes accoutumées, par la
-porte Saint-Denis décorée selon l’usage et couverte presque entièrement
-par un immense écu aux armes de la ville. Le prévôt des marchands et
-les échevins vêtus de rouge reçurent le jeune roi, et portèrent le dais
-au-dessus de lui quand, les discours entendus, il se mit en marche le
-long de la rue Saint-Denis splendidement parée.
-
-En tête du cortège le populaire admirait neuf chevaliers et neuf dames
-figurant les neuf preux et les neuf preuses; après eux venaient des
-hérauts d’armes et des trompettes; quatre évêques entourant le petit
-roi et enfin quantité de seigneurs. A la fontaine de la Trinité:
-«syrènes s’esbattant sous un lys qui jetait du vin et du lait par ses
-fleurs et ses boutons, combat d’hommes sauvages, ensuite échafauds
-sur lesquels les confrères de la Trinité représentèrent le mystère
-de la nativité du Christ, avec la fuite en Égypte et le massacre par
-le cruel roy Hérode de sept vingt quatre milliers d’enfants mâles».
-Autre spectacle au Châtelet, spectacle allégorique où l’on voyait un
-enfant de la taille du jeune roi, avec deux couronnes sur la tête,
-entouré d’un côté par princes et seigneurs de France et de l’autre par
-seigneurs d’Angleterre.
-
-Tout le long de la route les porteurs du dais changeaient, les échevins
-le laissaient aux drapiers, il passait ensuite aux épiciers, aux
-changeurs, aux orfèvres, aux merciers, aux pelletiers, aux bouchers,
-etc...
-
-Quinze jours après, le petit roi vint processionnellement du Palais à
-Notre-Dame où il fut sacré par son oncle le cardinal de Winchester.
-Après le sacre il y eut festin en la Grande salle. Jamais festin ne fut
-plus mal ordonné, même celui donné par Charles VI en la même salle pour
-l’entrée d’Isabeau, où la cohue finit en bousculade.
-
-[Illustration: LE LOGIS ROYAL (DE SAINT-LOUIS OU PHILIPPE LE BEL),
-CÔTÉ]
-
-Cette fois, on avait laissé la foule pénétrer dès le matin dans la
-Grande salle, «le commun de Paris y était entré, les uns pour voir,
-les autres pour gourmander, les autres pour piller ou dérober viandes
-ou autre chose». Les larrons s’y trouvaient en nombre et profitaient
-largement du désordre. Quand le petit roi et les seigneurs furent
-assis à la grande table, cette foule, irrespectueuse et malveillante,
-ne put ou ne voulut s’ouvrir pour les membres de l’Université et du
-Parlement, pour les échevins qui, au milieu des cris et du tumulte,
-recevaient des poussées si violentes, qu’ils tombaient l’un sur l’autre
-par quatre-vingts ou cent à la fois. «Et là besoingnoient les larrons.»
-Quand ces invités parvinrent aux tables qui leur étaient réservées,
-il leur fallut disputer la place à des savetiers, moutardiers ou
-aides-maçons, qui mangeaient tranquillement le festin à leur place et à
-peine parvenait-on à en faire lever un ou deux, qu’il s’en asseyait six
-ou huit d’un autre côté...
-
-Et encore la cuisine à ces tables laissait-elle à désirer, la «plupart
-des viandes ayant été cuites le jeudi auparavant», dit le _Bourgeois
-de Paris_. Et il ajoute que les malades de l’Hôtel-Dieu dirent qu’ils
-«n’avaient jamais vu plus pauvres reliefs que ceux qu’on leur envoya».
-
-Ce _Bourgeois de Paris_ se fait l’écho du mécontentement qui commence
-à poindre. Il se plaint que le sacre n’ait point fait aller le
-commerce autant que l’on s’y attendait. Les Anglais ne se sont pas
-mis en dépenses, les orfèvres, les batteurs d’or et gens de _tous
-joyeux métiers_, ont vendu plus maintes fois à l’occasion de mariages
-bourgeois, qu’en ces journées du sacre. Enfin, pour achever de
-mécontenter Paris, les Anglais firent peu de largesses et le petit roi
-quitta la ville sans faire aucuns biens, «comme délivrer prisonniers,
-faire cheoir maltôtes, impositions, gabelles, etc.».
-
-[Illustration: LE CORPS D’ISABEAU DE BAVIÈRE CONDUIT A SAINT-DENIS]
-
-Le duc de Bedford mourut en septembre 1435, et dix jours après trépassa
-la reine Isabeau. A son tour la vieille reine, qui avait été pour
-une si grosse part dans les malheurs du pays, finissait abandonnée
-et méprisée, dans cet hôtel Saint-Paul, où s’était si lamentablement
-traînée l’existence de Charles VI. Les Anglais, qu’elle avait si bien
-servis, ne se mirent pas en frais de funérailles pour elle. Ce n’était
-plus, pour eux, depuis longtemps, qu’un instrument inutile. Après
-un service à Notre-Dame, on la déposa sans façon dans un bateau qui
-descendit lentement la Seine. La barque s’arrêta sous les tours de la
-Conciergerie, le cercueil passa la nuit dans ce palais, témoin des
-fêtes de son entrée solennelle, puis reprit la rivière au petit jour
-et sortit de Paris, dirigé sur Saint-Denis avec quelques serviteurs
-seulement. On n’avait pas pris la route de terre par crainte des
-partis français qui couraient déjà la campagne en Ile-de-France. En
-vue de Saint-Denis, la barque toucha terre; quelques moines prirent le
-cercueil et le portèrent aux caveaux de l’abbaye aux royales sépultures.
-
-Juste en ce moment, le roi Charles VII, dont les armées faisaient tous
-les jours de nouveaux progrès dans la reconquête du royaume, venait,
-par le traité d’Arras, de faire sa paix avec la Bourgogne, le fils de
-Jean Sans Peur, «mû par sa pitié pour le pauvre peuple du royaume,»
-abandonnait l’alliance anglaise,--moyennant toutefois d’importants
-avantages et en imposant d’assez dures et humiliantes conditions.
-
-Paris aussi peu à peu se détachait du parti anglais, la misère était
-revenue avec son cortège de maladies. Plus de blé dans les campagnes
-ravagées par les soldats des deux partis, et après les soldats par
-les bandes d’écorcheurs, de tard-venus et de pillards sans drapeau.
-La famine sévissait; on repassait par toutes les horreurs des pires
-époques. Des bandes de loups couraient les champs; la nuit, ils osaient
-pénétrer dans Paris, par les berges de la Seine pour enlever des chiens
-ou même des enfants. Une maladie pestilentielle ravageait villes et
-campagnes; dans Paris seulement, en trois années, de 1435 à 1438, elle
-emorta 50,000 personnes.
-
-Maintenant Paris tournait ses regards vers les armées de Charles VII;
-le duc Philippe ayant fait sa paix avec le roi des fleurs de lis,
-les vieux partisans de Bourgogne n’avaient pas de raison pour être
-plus Bourguignons que lui. Les vieilles haines s’apaisaient ou se
-tournaient contre l’Anglais, qui se faisait plus oppresseur et plus dur
-en constatant le changement. Se sentant trop peu nombreux pour garder
-une ville hostile, les Anglais cherchaient à s’assurer la sécurité par
-tous les moyens, en accrochant aux potences ceux qu’ils soupçonnaient
-d’intelligences avec les armées françaises, et en exigeant des
-magistrats et des bourgeois de nouveaux serments de fidélité.
-
-Cependant, quelques-uns des plus hardis de ces bourgeois s’étaient déjà
-mis en rapport avec le roi, offrant de lui remettre sa capitale s’il
-accordait à tous amnistie complète et oubli des sanglantes séditions.
-Charles VII promit l’oubli absolu du passé, et ces Parisiens, à la tête
-desquels était un riche marchand nommé Michel de Lallier, s’entendirent
-avec le connétable de Richemont, qui réunit rapidement le plus de
-troupes possible pour surprendre les Anglais.
-
-Le connétable, Dunois, le seigneur de l’Isle-Adam arrivèrent au jour
-convenu, 15 avril 1436, près la porte Saint-Jacques, escaladèrent le
-rempart avec des échelles qu’on leur passa. Ils tenaient enfin Paris!
-Ils ouvrirent à leurs troupes cette porte Saint-Jacques, sur laquelle
-ils arborèrent la bannière royale, et se répandirent par la ville aux
-cris de: Ville gagnée!
-
-Il y eut peu de tentatives de résistance par les rues; le peuple
-s’armait, prenait la croix blanche et, conduit par les capitaines de
-quartier, se jetait sur les Anglais. Ceux-ci abandonnèrent tous les
-postes et firent retraite sur la Bastille, où tout aussitôt ils furent
-investis.
-
-Cette entrée fut une marche triomphale. Le connétable, qui s’était
-attendu à plus de difficultés, remercia vivement les gens de Paris
-et prit rapidement des mesures pour éviter tout pillage et toute
-avanie aux bourgeois, ce à quoi il était assez urgent de pourvoir,
-car beaucoup de l’armée, par âpreté de vengeance ou désir de gain,
-se flattaient de l’espoir de piller un peu cette ville si difficile
-à tenir. Quatre jours après, les Anglais de la Bastille, manquant de
-vivres, remettaient la forteresse au connétable et s’en allaient la vie
-sauve, emmenant avec eux les fonctionnaires, créatures et instruments
-de l’Angleterre, l’évêque de Thérouanne, chancelier, les prévôts
-et quelques autres, détestés des Parisiens, qui leur eussent fait
-volontiers mauvais parti.
-
-Charles VII ne fit son entrée dans la capitale reconquise qu’au mois
-de novembre de l’année suivante; ce fut la même fête que six ans
-auparavant pour l’entrée du petit roi Henri VI d’Angleterre; les mêmes
-divertissements, les mêmes dais purent resservir. Mais l’entrée eut un
-caractère militaire; Charles VII marchait armé de toutes pièces, sauf
-le casque, à la tête de tous ses capitaines: le connétable, Dunois, le
-comte de Vendôme. Celle qui avait tourné la fortune, Jehanne seule,
-qu’on avait abandonnée au bûcher de Rouen, manquait à ce grand jour. Le
-futur Louis XI, le Dauphin, alors âgé de dix ans, marchait à côté de
-son père, revêtu d’une armure à sa taille.
-
-«Quand le roy fut devant l’Hôtel-Dieu, ou environ, dit le _Bourgeois
-de Paris_, on ferma les portes de l’église de Notre-Dame, et vint
-l’évesque de Paris, lequel apporta un livre sur lequel le roi jura,
-comme roi, qu’il tiendrait loyalement et bonnement tout ce que bon roy
-devait.
-
-«Après furent les portes ouvertes et entra dedans l’église et se vint
-loger au Palais pour celle nuit; et fist-on moult grande joie celle
-nuit, comme de bucciner, de faire feux emmy les rues, danser, manger et
-boire et de sonner plusieurs instruments.»
-
-Le populaire pouvait bien, par quelques joyeuses fêtes, essayer
-d’oublier des souffrances qui devaient durer quelques années encore.
-L’épidémie continuait ses ravages, les loups, et les écorcheurs plus
-loups qu’eux, désolaient encore les environs, et la famine persistait.
-
-Les Anglais, chassés de Paris, n’étaient pas loin, ils tenaient Meaux
-et de là s’efforçaient d’affamer la capitale en coupant la route à tous
-les arrivages de l’est, comme leurs garnisons de Normandie empêchaient
-à l’ouest toute arrivée de subsistances. Meaux ne fut pris qu’en 1438;
-les vivres purent passer; l’épidémie s’éloignait aussi vers le même
-temps, et Charles VII, avec son terrible connétable de Richemont,
-allait, à force de pendaisons, purger le sol de tous les routiers et
-brigands qui l’infestaient, réformer le système militaire pour arriver
-à créer, à la place des milices de la chevalerie féodale, une armée
-régulière permanente.
-
-Charles VII, qui voulait être un roi réformateur, s’empressa de
-rétablir et de réorganiser le Parlement de Paris, auquel il avait réuni
-son petit Parlement de Poitiers. La grande chambre compte alors trente
-conseillers, quinze laïques et quinze ecclésiastiques; la chambre des
-enquêtes en a quarante. Il institue pour les affaires criminelles la
-chambre de la Tournelle, qui siégeait dans la _Tournelle_, bâtiment
-accolé à la tour Bon-Bec, où se donnait la question. Ces offices
-étaient soldés, les conseillers étaient appointés, la justice se
-rendait gratuitement quant aux juges, à qui les plaideurs devaient
-seulement quelques présents en nature, bouteilles de vins, pains de
-sucre, épiceries, les fameuses épices, qui finirent par se convertir en
-espèces sonnantes.
-
-La puissance du Parlement allait grandir considérablement dans ce
-palais que les rois devaient lui céder complètement; son double
-caractère de corps judiciaire et administratif allait se préciser et
-s’accentuer.
-
-Dans l’ordre judiciaire, il décidait en appel de toutes les causes des
-tribunaux royaux, seigneuriaux, ecclésiastiques et universitaires, et
-il jugeait des _causes spéciales_, celles des pairs de France et du
-domaine royal, et les grandes affaires spécialement portées devant lui.
-
-[Illustration: ENTRÉE DU PALAIS, PRÈS DU PONT SAINT-MICHEL (INTÉRIEUR)]
-
-Dans l’ordre administratif, les édits et ordonnances du roi devaient,
-pour avoir force de loi, être enregistrés au Parlement. Ce fut d’abord
-seulement un usage, qui s’était établi fort simplement. Un conseiller,
-nommé Jean de Montluc, sous Philippe le Bel, avait pris l’habitude de
-tenir registre des édits ou des jugements importants, ainsi que des
-événements mémorables de son temps. Comme on eut l’occasion plus d’une
-fois, pour vérifier des faits douteux, de recourir à ce registre du
-vieux conseiller, on sentit la nécessité de le continuer officiellement
-et régulièrement.
-
-Jadis, au combat de Frêteval, Philippe-Auguste avait perdu son
-chartrier, l’ensemble de ses chartes, archives, registres, terriers,
-etc., qu’il avait avec lui dans ses bagages, ayant été pillé par les
-soldats de Richard Cœur de Lion. Cette perte avait amené la création
-d’un dépôt régulier de toutes les pièces d’archives dans la sacristie
-de la Sainte-Chapelle appelée ainsi, nous l’avons vu, le _trésor des
-Chartes_. On prit l’habitude, avant d’y envoyer tous les édits et
-actes royaux, de les faire inscrire sur le registre du Parlement, et
-bientôt l’usage, simple habitude de précaution, devint une formalité
-indispensable pour qu’édits et ordonnances eussent force de loi.
-
-[Illustration: LE QUAI DES AUGUSTINS (_la pointe de la cité et
-le Louvre_) XVe SIÈCLE
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-En outre de cette formalité d’_enregistrement_ indispensable qui
-forçait à compter avec lui, le Parlement s’était octroyé le droit de
-_remontrances_, par lequel il pouvait manifester son opposition à une
-décision ou ordonnance quelconque, à un traité avec une puissance
-étrangère, et ce qui est assez particulier, il commença à exercer ce
-droit de remontrance sous un monarque autoritaire, sous Louis XI,
-alors que ce roi, pour les nécessités de sa politique, jugea à propos
-d’abolir la _Pragmatique sanction de Charles VII_, qui avait réglé les
-rapports de l’Église de France avec le Pape et supprimé nombre d’abus
-sur les bénéfices ecclésiastiques, les _annales_, les _réserves_ et les
-_expectatives_, par lesquelles la cour de Rome tirait de la France plus
-d’un million de ducats chaque année.
-
-[Illustration: LE TRÉSOR DES CHARTES, SACRISTIE DE LA
-SAINTE-CHAPELLE]
-
-Le roi Louis XI, qui généralement usait d’une justice expéditive et
-peu formaliste, chargea son Parlement de juger un connétable de France
-convaincu de trahison. C’était le comte de Saint-Pol, lequel, pour
-arriver à se créer une souveraineté indépendante dans ses fiefs à
-cheval sur les frontières de France et des pays flamands des Etats de
-Bourgogne, trahissait à la fois France et Bourgogne, Louis XI et le
-Téméraire, s’efforçait d’entretenir les vieilles querelles par ses
-intrigues, et cherchait à réveiller la guerre anglaise.
-
-Ses trames et trahisons découvertes, devenu l’ennemi de tous, il avait
-cherché refuge à Mons sur les terres de Bourgogne. «Revenez sans
-crainte, lui écrivit Louis XI, je suis accablé de tant d’affaires que
-j’ai bien besoin d’une bonne tête comme la vôtre.»
-
-Comme le connétable se doutait bien de ce que le roi voulait faire de
-sa tête, il se gardait de se mettre entre ses mains, mais Charles le
-Téméraire le fit prendre et le livra. Il fut jeté à la Bastille pendant
-que le Parlement instruisait diligemment son procès.
-
-Il tombait de haut ce dangereux seigneur, riche, puissant, possesseur
-de fortes places, villes et châteaux bien pourvus de gens de guerre; il
-n’avait fallu rien moins pour l’abattre que l’entente de Louis XI, de
-Charles le Téméraire et d’Edouard d’Angleterre. «Il faut bien dire que
-cette tromperesse fortune l’avoit regardé de son mauvais visage,» dit
-Commines. Le connétable, depuis qu’on lui avait mis sous les yeux ses
-propres lettres, livrées à Louis XI par le duc de Bourgogne et le roi
-d’Angleterre, n’espérait plus guère.
-
-Le 19 décembre 1475, rapporte Jean de Troyes, on vint réveiller le
-prisonnier dans son cachot pour l’amener au Palais. On le fit monter
-à cheval entre messire de Saint-Pierre chargé de sa garde depuis la
-Flandre et le chevalier Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, et on
-l’amena sous bonne escorte jusqu’à la cour du May.
-
-Le connétable fut conduit droit à la chambre criminelle du Parlement,
-où il trouva le chancelier qui, par un discours l’exhortant à la
-constance, lui enleva sa dernière espérance; puis le président Jehan
-de Popincourt prit la parole: «Monseigneur, vous savez que par
-l’ordonnance du roy, vous avez été constitué prisonnier, pour raison de
-plusieurs cas et crimes à vous mis sus et imposez. Auxquelles charges
-avez respondu et esté ouy en tout ce que vous avez voulu dire, et sur
-tout avez baillé vos excusations, et, tout veu à bien grande et mure
-délibération, je vous dis et déclare, que par arrest d’icelle cour
-vous avez esté crimineux de crime de lèze-majesté, et comme tel estes
-condamné par icelle cour à souffrir mort dedans le jour d’huy. C’est à
-savoir que vous serez décapité devant l’ostel de cette ville de Paris,
-et toutes vos seigneuries, revenues et aultres héritaiges et biens
-déclarez acquis et confisquez au Roy nostre sire.»
-
-Sans plus tarder, le connétable fut remis aux mains de quatre docteurs
-en théologie pour être préparé à la mort; il lui fut chanté une messe,
-et vers une heure de l’après-midi on le fit remonter à cheval pour s’en
-aller subir sa peine devant l’Hôtel de ville «contre lequel il y avoit
-un grand eschaffault dressé et au joignant d’iceluy on venoit par une
-allée de bois à un aultre petit eschaffault là où il fut exécuté».
-
---«Trop avoir et trop savoir m’ont mis là où je suis!» dit le
-connétable en soupirant. Il entra au Bureau de la ville, fit son
-testament, reçut les consolations de son confesseur, et s’en alla
-ensuite se mettre en oraisons sur le petit échafaud, tourné vers
-l’église Notre-Dame, «longue oraison, en douloureux pleurs, et grant
-contrition» à la vue d’une foule immense. Enfin le connétable ayant dit
-deux mots au peuple pour se recommander à ses prières se mit à genoux
-sur un carreau de laine aux armes de la ville et «incontinent petit
-Jehan, le bourreau, saisit son espée dont il fist voller la teste de
-dessus les espaules».
-
-Deux ans après, le Parlement eut à instruire le procès d’un autre grand
-seigneur, comblé de biens par Louis XI et qui maintes fois l’avait
-trahi aussi, ne rentrant en grâce que pour préparer de nouvelles
-trahisons. Quand la coupe fut pleine, Louis XI se montra impitoyable,
-il pesa sur le Parlement, et le duc de Nemours, condamné, sortit de
-sa cage de fer à la Bastille pour aller subir la décapitation sur
-l’échafaud des halles. Celui-ci ne fut pas amené au palais. Messire
-Jehan le Boulengier, premier président au Parlement, accompagné du
-greffier de la cour criminelle, vint à la Bastille signifier sa
-condamnation au patient.
-
-On ne vit point sous Louis XI de ces réceptions de souverains et de ces
-festins à la table de marbre, comme le Palais en compte tant dans ses
-annales sous les règnes précédents. Louis XI n’est pas un roi de Paris,
-c’est un roi de Tours où il habite son château de Plessis-lès-Tours le
-bien gardé, plus souvent que les Tournelles de Paris.
-
-A la Sainte-Chapelle, où il ne manquait pas de venir prier dans ses
-passages à Paris, il fit, pour être un peu plus chez lui, construire le
-petit oratoire que l’on voit entre deux contreforts du flanc méridional.
-
-Dans la Grande salle en 1477, «le roy ayant en singulières
-recommandations les saincts faits de sainct Louis et sainct
-Charlemaigne, ordonna que leurs deux imaiges de pierre pieça mis et
-assis en deux des pilliers de la grant salle, du rang des aultres roys
-de France, fussent descendus, et voulut iceulx estre mis et posez au
-bout de la dite grant salle, au long de la chapelle estant au bout»,
-c’est-à-dire sur le côté de l’autel placé au fond de la Grande salle,
-du côté donnant sur la rue de la Barillerie.
-
-Aussitôt après la mort de Louis XI, dans la réaction qui s’ensuivit,
-la Conciergerie du Palais reçut quelques-uns des conseillers du feu
-roi, entre autres le principal instrument de ses vengeances et basses
-œuvres, le fameux Olivier le Daim, ou le Diable comme le peuple
-l’appelait, redouté et détesté de tous du vivant de son maître.
-
-Il avait commencé par être le barbier de Louis; entré dans la confiance
-du roi et devenu son conseiller, celui-ci l’avait fait comte de Meulan.
-La roue avait tourné. Poursuivi par les princes longtemps comprimés,
-on lui fit son procès en Parlement et l’on trouva très suffisamment de
-prétextes pour le condamner.
-
-Olivier le Daim pour qui la vie d’un homme avait toujours pesé très
-peu et qui avait tant fait pendre, gehenner ou noyer dans sa vie,
-accueillit la sentence de mort avec philosophie.
-
---Puisqu’il plaît ainsi à ces messieurs, dit-il, c’est bien,
-baillez-moi confesseur!
-
-Il monta en charrette dans la cour du palais et prit le long chemin de
-Montfaucon. En route il fit arrêter le cortège, on crut qu’il voulait
-faire quelques déclarations, mais il s’agissait seulement de petites
-dettes qu’en homme régulier il voulait déclarer au greffier. Et bientôt
-il était accroché à la Justice de Paris, à côté d’un de ses subordonnés
-condamné avec lui.
-
-[Illustration: PIGNON DE LA SAINTE-CHAPELLE RECONSTRUIT SOUS
-CHARLES VIII]
-
-Sous Charles VIII, il fut travaillé à une restauration du pignon de la
-Sainte-Chapelle, modification complétée au temps de son successeur par
-le grand degré à rampe douce accolé au flanc méridional.
-
-Le Palais sous le roi Louis XII reçut de nombreux embellissements, on
-donna à la Grande chambre la magnifique décoration qu’elle conserva
-jusqu’à la Révolution; des bâtiments s’élevèrent sur les côtés du
-vieux logis royal de saint Louis, enfin la cour de la Sainte-Chapelle,
-déjà si belle, reçut un ornement de plus, le magnifique édifice de la
-chambre des Comptes.
-
-C’était au fond de la cour juste en face de la grande porte du palais,
-une façade composée de trois pavillons irréguliers, présentant
-au-dessus du rez-de-chaussée un étage de grandes et belles fenêtres
-séparées par des statues dans des niches, un étage supérieur à hautes
-lucarnes magnifiquement couronnées et reliées par une balustrade à
-fleurs de lys, au-dessous d’immenses combles brandissant de grands et
-superbes épis de faîtage.
-
-Le pavillon de l’aile gauche possédait sur l’angle une jolie et fine
-tourelle à deux étages; le pavillon de droite au comble moins haut
-ouvrait au premier étage une large loggia à deux arcades surbaissées,
-aux piliers décorés de statues, loggia surmontée d’une superbe lucarne
-plus belle encore que les autres, soutenue latéralement par de légers
-contreforts dessinant un pignon ajouré, orné de pinacles et de crochets.
-
-Toute la façade était revêtue d’une riche décoration, dais ciselés,
-écussons, frises de fleurs de lis et de dauphins alternés.
-
-Les statues représentaient, avec leurs attributs traditionnels, la
-Tempérance tenant une horloge et des lunettes, la Prudence un miroir et
-un crible à la main, la Justice avec une épée, le Courage tenant une
-tour et étouffant un serpent.
-
-[Illustration: ENTRÉE DU GRAND DEGRÉ DE LA CHAMBRE DES COMPTES]
-
-Pour compléter cette belle façade d’un si heureux dessin, silhouettant
-de très hauts toits ardoisés et d’énormes cheminées, au pavillon de la
-loggia venait aboutir un grand escalier extérieur, ou plutôt une grande
-rampe couverte à quatre arcades du même style. Un charmant petit porche
-en plein cintre se surmontait d’un gable élégant, au centre duquel
-était sculpté l’écu de France ayant deux cerfs ailés pour supports,
-avec le porc épic de Louis XII au-dessous. A la balustrade pleine,
-comme à celle du reste de l’édifice, des L couronnées alternaient avec
-les dauphins.
-
-Fra Giocondo, Joconde l’architecte italien amené par Charles VIII, à
-qui l’on s’est longtemps plu à attribuer tant de choses, a travaillé
-à cette chambre des Comptes. Quel fut au juste son rôle dans la
-construction, on l’ignore, mais ce qui est certain c’est que ce
-charmant édifice, vraie merveille de grâce, une des dernières créations
-de l’art purement français, n’est aucunement son œuvre, et d’ailleurs
-était commencé avant son arrivée.
-
-On eut à la Cité, à peu de distance l’une de l’autre, deux entrées
-royales avec les cérémonies traditionnelles à Notre-Dame et au Palais.
-
-La première le 6 novembre 1514 était l’entrée de la princesse Marie
-d’Angleterre, sœur d’Henri VIII, jeune et superbe princesse de seize
-ans, épousée par le quinquagénaire Louis XII peu de mois après la mort
-d’Anne de Bretagne, sa _bretonne_ tant aimée dont la mort avait été
-pour lui un si rude coup qu’il n’avait fait «huit jours durant que
-larmoyer».
-
-Les rues où le convoi d’Anne en janvier avait passé, virent en novembre
-la belle Marie, en triomphant cortège, se diriger vers Notre-Dame, pour
-de là s’en aller festoyer dans la Grande salle du Palais. A ces noces
-royales à la table de marbre, quatre divertissements ou «entremets»
-coupaient le repas; le premier était un phénix sur son bûcher, le
-second monseigneur saint Georges à cheval combattant le dragon, le
-troisième un porc épic et un léopard soutenant l’écu de France et le
-quatrième le combat d’un coq, d’un mouton et d’un lièvre.
-
-La seconde entrée royale fut trois mois après celle du roi chevalier
-François Ier
-
-Le roi Louis XII, dont la santé était assez précaire au temps de son
-remariage n’avait pas longtemps résisté à l’existence de fêtes et de
-plaisirs que lui fit mener la jeune princesse. Le 1er janvier 1515, il
-était allé rejoindre Anne de Bretagne à Saint-Denis.
-
-Le nouveau roi, François Ier, fit son entrée joyeuse le 15 février
-suivant, «laquelle fut moult honorable et triomphante». Cette entrée
-eut ceci de particulier qu’elle se fit aux flambeaux, la nuit ayant
-pris le cortège dans la rue Saint-Denis. On admira beaucoup le jeune
-roi vêtu tout de blanc d’argent, monté sur un magnifique destrier
-qu’il faisait continuellement caracoler «en sorte que chacun s’en
-émerveillait, comme des princes et seigneurs qui l’accompagnaient en
-gros nombre et multitude de gens grandement accoutrez d’orfèvreries
-à leurs devises. Et en bel ordre de marche le dit seigneur et sa
-compagnie allèrent jusqu’à Notre-Dame de Paris et de là au Palais où
-il fut faict de par ledit seigneur, en la manière accoutumée, un gros
-et somptueux souper aux dicts princes et seigneurs. Et y soupèrent
-et eurent leurs tables, le prévôt et les échevins et aucuns notables
-personnages de la ville.»
-
-
-
-
-[Illustration: LES MOULINS DE LA RIVIÈRE]
-
-CHAPITRE VI
-
-LE PALAIS AU XVIe SIÈCLE
-
- Le Palais sous François Ier.--Semblançay.--Le procès du connétable
- de Bourbon.--Le cartel de l’empereur.--Charles-Quint au palais.--La
- Réforme.--Processions et supplices.--La tour de Montgommery.--La
- très sainte Ligue.--Assassinat du président Brisson.--Jean Chastel
- et Ravaillac.--Le palais envahi par le duc d’Epernon.--Premier
- incendie du Palais.
-
-
-[Illustration: ASSASSINAT DU PRÉSIDENT BRISSON]
-
-Sur ce point de la Cité, la justice est tout à fait chez elle; le
-Palais de la Cité au XVIe siècle a cessé d’être, même temporairement,
-Palais royal; cédé complètement au Parlement et à l’administration
-financière du royaume, il est le Palais de Justice.
-
-Son histoire maintenant est celle du Parlement lui-même, histoire très
-mouvementée par moments, au temps des querelles religieuses et dans les
-périodes de luttes entre le droit populaire et le droit royal.
-
-Le Palais désormais, au cours de ces luttes religieuses et civiles, va
-plus que jamais continuer à subir le contre-coup des événements et
-rester le théâtre orageux des grandes manifestations politiques.
-
-Citadelle d’opposition, le plus souvent d’opposition bourgeoise,
-raisonnable et sérieuse, qui combat lentement pour les libertés
-nationales avec les armes du légiste,--citadelle brutalisée
-quelquefois par l’émeute, par la sédition violente ou accablée par la
-toute-puissance royale aux jours triomphants de la monarchie absolue.
-
-Le Palais ne recevra plus la visite des rois que fort rarement,
-seulement aux grandes occasions, pour les lits de justice, ou bien
-lorsqu’il sera nécessaire que le roi donne de sa personne pour imposer
-un édit.
-
-A la fin du XVIe siècle, après cinquante ans de vie régulière, le
-Palais reverra les jours tragiques de la terrible période qui va
-d’Etienne Marcel au triomphe de Charles VII. Bien des péripéties
-émouvantes du grand drame de la Ligue se dérouleront dans le vieux
-Palais, où les parlementaires à longue barbe essaieront de lutter
-contre les fureurs religieuses déchaînées et contre la tyrannie
-populacière.
-
-La vénalité des charges au Parlement apparaît sous François Ier. Dans
-un pressant besoin d’argent pour les armées, le chancelier Duprat
-créa vingt charges nouvelles de conseillers au Parlement qui furent
-mises à l’encan, malgré les remontrances du Parlement d’abord, et son
-opposition ensuite à la réception des nouveaux conseillers.
-
-L’un de ceux-ci était un commis du surintendant des finances
-Semblançay, nommé Genti, qui dans l’intrigue tramée contre Semblançay
-par le chancelier et la duchesse d’Angoulême, mère du roi, avait été
-leur agent et leur avait livré des papiers justificatifs volés au
-surintendant, probablement le fameux reçu de la duchesse d’Angoulême
-des sommes extorquées au trésor, des quatre cent mille écus destinés à
-être envoyés à Lautrec, pendant les guerres d’Italie, pour la solde des
-Suisses.
-
-Semblançay s’était tiré des premiers assauts, mais pendant la captivité
-de François Ier, les haines du chancelier et de la duchesse devenue
-régente, trouvèrent l’occasion bonne pour l’attaquer de nouveau.
-Semblançay fut jeté à la Bastille et on ouvrit contre lui un grand
-procès pour concussions et malversations. Le chancelier afin de rendre
-certaine la perte du surintendant chargea du procès, non le Parlement,
-mais une commission tirée du Parlement et choisie parmi ses créatures,
-particulièrement parmi les nouveaux conseillers acquéreurs des charges
-créées par lui.
-
-Ces commissaires rendirent l’arrêt qu’on attendait d’eux et un jour,
-le 12 août 1527, Jacques de Beaune Semblançay âgé de soixante-douze
-ans, «atteint et convaincu de larcins, faussetés, abus, malversations
-et male administration des finances du roi, condamné à être pendu
-et étranglé à Montfaucon--tous ses biens meubles et héritages
-confisqués--» monta sur une mule amenée dans la cour de la Bastille, et
-prit le chemin du gibet en passant par la porte Baudet, le Châtelet
-et la rue Saint-Denis. On connaît les vers de Clément Marot sur le
-supplice du surintendant:
-
- Lorsque Maillart juge d’enfer menoit
- A Montfaulcon Semblançay l’âme rendre,
- A vostre advis, lequel des deux tenoit
- Meilleur maintien? Pour le vous faire entendre,
- Maillart semblait homme que mort va prendre:
- Et Semblançay fut si ferme vieillard,
- Que l’on cuydoit, pour vray, qu’il menast prendre
- A Montfaulcon le lieutenant Maillart.
-
-Après la dernière station aux Filles-Dieu, le cortège arriva vers une
-heure de l’après-midi à Montfaucon. Le roi durant le procès était
-rentré de captivité; Semblançay, ne pouvant croire qu’il le laisserait
-mourir, obtint de Maillard qu’on différât l’exécution pour attendre la
-grâce. Le malheureux vieillard dans les angoisses de la mort espéra
-cette grâce au pied du gibet pendant toute l’après-midi; elle ne vint
-pas et après six heures d’une terrible agonie il fallut laisser faire
-le bourreau.
-
-[Illustration: ANCIEN ESCALIER DE LA COUR DES COMPTES MAINTENANT A
-L’HÔTEL DE CLUNY]
-
-Plus tard l’instrument de cette mort, le conseiller Genti, devenu
-président au parlement, se trouva poursuivi pour faits de concussion et
-fut condamné par le parlement même. A son tour, après dégradation, il
-vint à Montfaucon finir où avait fini sa victime.
-
-Presque en même temps se terminait un autre procès fameux, celui
-du connétable de Bourbon, autre victime de la duchesse d’Angoulême
-et du cardinal chancelier Duprat, poussé à la trahison par leurs
-persécutions. Jeune et beau, magnifique seigneur et capitaine renommé,
-il n’eût tenu qu’au connétable de devenir le beau-père de François Ier
-en épousant en secondes noces Louise de Savoie, mais il repoussa les
-avances de la duchesse et les propositions directes qui lui furent
-faites. Il se créa ainsi une vindicative et cruelle ennemie qui, liguée
-avec le chancelier, autre ennemi de Bourbon, jura sa perte.
-
-L’attaque ne se fit pas attendre. Charles de Bourbon, veuf de Suzanne
-de Bourbon sa cousine germaine, étant par contrat de mariage héritier
-de tous ses biens, la duchesse alors régente du royaume fit intenter
-au connétable un procès en Parlement pour obtenir la nullité de la
-donation.
-
-Il s’agissait pour le connétable de la presque totalité de ses biens
-qui devaient, s’il perdait sa cause, revenir les uns à d’autres
-héritiers, les autres à la couronne. Une première partie du procès fut
-perdue, le comté de la Marche fut enlevé au connétable et Duprat obtint
-la mise sous séquestre du reste des biens.
-
-Le cœur ulcéré, se voyant déjà ruiné, le connétable ne respira plus
-que vengeance. Travaillé par des émissaires de Charles-Quint, il rêva
-de concert avec l’Empereur l’écrasement de François Ier. Dans le
-démembrement de la France qui devait s’ensuivre, une part devait lui
-être faite qui viendrait s’ajouter à ses possessions territoriales,
-pour constituer à son profit un royaume indépendant, ressuscitant
-l’antique royaume d’Arles.
-
-Pendant que François Ier s’acheminait avec son armée vers l’Italie
-où son connétable devait venir le rejoindre, celui-ci tout à coup
-levait le masque et, pour s’en aller se mettre à la tête des armées de
-Charles-Quint, s’enfuyait déguisé en valet, seul avec un gentilhomme;
-montés sur des chevaux ferrés à l’envers, ils gagnaient la frontière
-par une chevauchée haletante à travers l’Auvergne et le Dauphiné. L’an
-d’après, sur le champ de bataille de Pavie, le roi et le connétable
-devaient se retrouver.
-
-Le procès de Bourbon dura des années: on jugea d’abord à Loches ses
-confidents qui furent condamnés à mort, mais non exécutés. Parmi eux se
-trouvait le sire de Saint-Vallier, père de Diane de Poitiers.
-
-Condamné à mort par le parlement, le comte de Saint-Vallier fut tiré
-de la Conciergerie un matin, et conduit à la Table de marbre pour y
-entendre la lecture de son arrêt. Mis sur un cheval avec un archer en
-croupe derrière lui, on le conduisit en Grève pour y subir sa peine.
-Déjà il avait la tête sur le billot, lorsqu’un courrier de Blois
-apportant sa grâce, put fendre la foule assez à temps pour arrêter la
-hache déjà levée. La légende qui lui fait devoir sa grâce à la beauté
-de sa fille est détruite par ce fait que Diane était alors toute jeune
-enfant.
-
-Quelques pairs réunis au Parlement et présidés par le roi lui-même
-commencèrent le procès de Bourbon en 1523, mais la défaite de Pavie
-vint bientôt l’interrompre, et dans le traité de Madrid qui termina la
-captivité de François Ier, il fut stipulé que le connétable rentrerait
-dans tous ses biens et honneurs.
-
-Ce traité, François Ier n’avait pas l’intention de l’exécuter; aussitôt
-de retour en sa capitale, il réunit au Palais en séance solennelle le
-Parlement, les grands du royaume, les cardinaux, des archevêques et
-évêques, des députés des Parlements de province et le corps de ville
-de Paris pour s’en faire imposer en quelque sorte la non-exécution. La
-guerre allait se rallumer. Le 5 mai 1527, à la prise de Rome, un coup
-d’arquebuse, bientôt vengé dans l’effroyable sac de la ville éternelle,
-renversait dans le fossé le connétable de Bourbon, connétable de
-Charles-Quint, maintenant chef d’une armée de routiers féroces, et
-achevait misérablement ses destins si brillamment commencés.
-
-Le procès du connétable défunt était aussitôt repris à la Grande
-chambre du Parlement et, le 16 juillet suivant, le roi, les pairs et
-les Parlements réunis rendaient un arrêt qui condamnait et abolissait
-sa mémoire à perpétuité et prononçait la confiscation de tous ses
-biens.
-
-A défaut du prince, l’hôtel de Bourbon, voisin du Louvre sur la berge
-de la Seine, paya pour lui et subit symboliquement la peine réservée
-aux traîtres et rebelles; on décapita ses tourelles à «hauteur
-d’infamie» et les écussons et armoiries, les sculptures des portes et
-fenêtres furent barbouillés d’ocre jaune par la main du bourreau.
-
-Le vieux Palais fut peu de jours après témoin d’une étrange scène,
-d’un curieux épisode du grand drame aux tragiques péripéties, joué de
-champ de bataille en champ de bataille par les deux souverains qui se
-disputaient la suprématie européenne, le roi et l’empereur. Ce refus
-d’exécuter le traité, ce manquement à la parole jurée que François
-se faisait imposer par ses sujets, avait exaspéré Charles-Quint qui
-déclarait le roi traître et parjure. Les deux souverains, faisant
-une querelle personnelle de la lutte engagée entre les nations,
-échangeaient par hérauts d’armes, comme aux temps chevaleresques, des
-défis solennels.
-
-François Ier chargea son héraut _Guyenne_ de porter son défi en Espagne
-à Charles-Quint, lequel en retour, envoya le héraut _Bourgogne_
-remettre son cartel à Paris. François Ier voulut le recevoir dans la
-Grande salle du Palais avec un grand cérémonial. On avait préparé pour
-le roi, devant la Table de marbre, un trône élevé de quinze marches.
-A la droite du roi étaient assis le roi de Navarre, le duc d’Alençon,
-le comte de Foix, le duc de Vendôme et autres princes, à sa gauche le
-légat du pape, le chancelier, quelques cardinaux et archevêques. Les
-membres du Parlement avaient pris place plus bas, sous les princes, et
-les ambassadeurs des diverses puissances sous les sièges des prélats.
-On ne pouvait apporter plus de solennité à cette réception.
-
-Le héraut _Bourgogne_, qu’une garde d’archers et de gentilshommes
-avait été chercher au logis à lui assigné dans le cloître Notre-Dame,
-fut introduit au Palais et conduit devant le trône royal. Aussitôt
-qu’il eut salué le roi et la noble assemblée, il voulut commencer son
-harangue: «Sire, dit-il, la très sacrée majesté de l’empereur...» Mais
-François Ier, l’interrompant brusquement, lui déclara d’un ton de
-colère qu’il n’avait point à haranguer, mais à remettre tout simplement
-la _sûreté du champ_, c’est-à-dire l’indication du champ clos avec les
-conditions du combat.
-
-Le héraut prétendait, avant toute chose, dire ce que l’empereur l’avait
-chargé de dire, exposer les sujets de plainte de Charles-Quint et les
-motifs du combat personnel entre les deux princes, avant d’en venir au
-cartel lui-même. Le roi transporté de colère ne le laissa pas parler;
-par des sorties violentes il lui imposait silence chaque fois qu’il
-essayait de remplir sa mission comme on le lui avait ordonné, si bien
-que le héraut dut se retirer en remportant son cartel.
-
-Une autre fois, une dizaine d’années plus tard, François Ier étant
-encore en guerre avec Charles-Quint, fit citer l’empereur à comparaître
-à sa chambre des pairs, comme son vassal pour les comtés de Flandre
-et d’Artois; ce fut l’occasion d’une nouvelle cérémonie. Le roi vint
-avec les pairs au Palais du Parlement, requit contre l’empereur et
-décida qu’on l’ajournerait à son de trompe à la frontière, ce qui fut
-fait dans les formes anciennes par des huissiers du Palais. Ensuite,
-l’empereur n’ayant naturellement point comparu, un arrêt du Parlement
-prononça la confiscation de la Flandre et de l’Artois, lesquelles
-provinces, malgré cet arrêt tout platonique, restèrent entre les mains
-de l’empereur.
-
-[Illustration: L’ARC DE NAZARETH AU PALAIS (RÉÉDIFIÉ A CARNAVALET)]
-
-Ceci se passait en 1537; trois ans après, en 1540, la paix étant faite,
-cet empereur inutilement cité à comparoir fit pourtant sa visite au
-Parlement, mais ce fut en souverain ami, reçu avec force cérémonies,
-arcs triomphaux, décorations de fleurs, draperies et tapisseries,
-riches présents et belles harangues. L’empereur traversait Paris pour
-aller rétablir son autorité sur les Gantois révoltés.
-
-Il fit son entrée le 1er janvier en grand cérémonial par l’abbaye et
-la porte Saint-Antoine, accompagné par l’université, des délégations
-des corporations, les prévôts et le corps de ville, le Parlement,
-les grands officiers de la couronne, les gentilshommes de la maison
-royale et les princes, sous l’escorte des lansquenets suisses marchant
-enseignes déployées.
-
-Le Parlement s’était assemblé dans la cour du may d’où il était parti
-à cheval pour recevoir l’empereur, les présidents en robes et manteaux
-d’écarlate, coiffés du chapeau de velours brodé d’or, les conseillers
-en robes écarlates et chaperons. Les présidents furent admis à faire
-leur compliment à l’empereur, après quoi tous prirent leur place dans
-le cortège.
-
-En route on eut le divertissement des mystères joués sur des échafauds
-dressés aux Tournelles, à la porte Baudoyer et ailleurs, pendant
-qu’incessamment tonnait le canon de la Bastille. Charles-Quint fit une
-station en l’église Notre-Dame où l’on chanta un _Te Deum_, puis se
-dirigea vers le Palais où François Ier, entouré d’une cour brillante,
-le reçut en bas du grand perron.
-
-A la Grande salle l’attendait le festin traditionnel à la Table de
-marbre, après quoi la reine Marguerite, fille du roi, arriva avec les
-princesses, pour terminer la fête par danses et divertissements. A
-l’occasion de son entrée Charles-Quint, de par l’antique privilège
-des souverains, délivra des prisonniers de la Conciergerie, fort
-probablement des gens choisis, retenus seulement pour affaires de peu
-d’importance.
-
-[Illustration: ANCIEN HÔTEL DU PREMIER PRÉSIDENT (PRÉFECTURE DE
-POLICE, 1840)]
-
-En ces temps venait de s’allumer la grande querelle religieuse qui
-devait gorger ce siècle d’horreurs et de sang, et pendant si longtemps
-partager le pays en deux camps ennemis aux passions surexcitées. Les
-premiers troubles avaient commencé, et Paris venait d’assister à
-quelques premiers brûlements d’hérétiques. On avait jeté au bûcher
-d’abord des livres, on commençait à y envoyer des hommes.
-
-Dans leur ardeur pour les nouvelles doctrines, les protestants
-s’attaquaient parfois aux images, faisaient une guerre incompréhensible
-aux statues révérées par les catholiques, et ceux de ces iconoclastes
-qui étaient pris payaient cher leur audace. La mutilation d’une image
-de la Vierge placée sur une maison de la rue des Rosiers, excita
-particulièrement la fureur des Parisiens contre les réformés.
-
-Pour racheter le sacrilège, François Ier fit faire une vierge en argent
-qu’il alla lui-même placer en grande cérémonie dans une niche grillée.
-Une immense procession se déroula dans les rues de Paris à cette
-occasion; on vit défiler tout le clergé des paroisses, tous les moines
-des couvents, les chanoines de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle,
-des évêques en nombre. Après eux des trompettes et des hérauts d’armes
-annonçaient la Cour, une foule de nobles personnages le cierge à la
-main escortant la Vierge d’argent portée par l’évêque de Lisieux en
-habits sacerdotaux, puis le roi seul, avec un grand cierge, ensuite
-d’autres seigneurs, les ambassadeurs, les présidents et conseillers du
-Parlement avec leurs greffiers, le prévôt des marchands, les échevins
-et les notables...
-
-La Vierge d’argent si solennellement mise en place ne resta pas
-longtemps dans sa niche, elle fut volée quelques années plus tard,
-remplacée encore, par une vierge en bois cette fois, que les
-protestants brûlèrent une nuit.
-
-A la suite des imprudences de quelques luthériens qui, emportés par
-leur zèle, avaient affiché des placards attaquant l’Eucharistie,
-une autre procession, plus solennelle encore, eut lieu en 1535, en
-expiation des nouvelles doctrines. On revit un cortège semblable
-marcher lentement à travers la ville, portant les châsses et toutes les
-reliques des églises.
-
-Toute la ville était en rumeur, on avait fermé de barrières gardées par
-des archers les carrefours où devait passer cette procession.
-
-Le clergé des paroisses s’était réuni à Notre-Dame pour aller de là
-chercher le roi et la cour à Saint-Germain l’Auxerrois. La reine prit
-la tête de la procession montée sur une haquenée blanche, suivie de
-toutes les princesses et des dames de la cour, avec un grand nombre de
-gentilshommes, de pages et d’écuyers à pied ou à cheval. Le clergé des
-paroisses et les ordres religieux, les suisses et les archers marchant
-à grand bruit de tambours, trompettes et fifres, le chapitre de la
-Sainte-Chapelle et sa musique, l’évêque de Paris, sous un dais porté
-par des princes, précédaient le roi vêtu de noir, un cierge à la main,
-suivi des archers de sa garde et des officiers de la couronne, des
-membres du Parlement et de la Chambre des comptes, des prévôts et des
-échevins.
-
-Le roi entendit une messe solennelle à Notre-Dame, puis il s’en
-alla dîner à l’évêché. Après le dîner, la cour, les échevins et les
-membres du Parlement étant assemblés dans la grande salle de l’évêché,
-François Ier leur fit un grand discours pour démontrer la nécessité de
-procéder avec énergie à l’extirpation de la dangereuse hérésie. Après
-ce discours et les réponses du Parlement et des prévôts, proclamant
-leur zèle pour la défense de la religion attaquée, l’assistance
-rentra à Notre-Dame. Le roi et la cour s’avancèrent sous le portail
-où, pour conclusion, six malheureux réformés venaient d’être amenés
-en charrette, pieds nus et une torche à la main pour faire amende
-honorable sur le parvis.
-
-Six bûchers avaient été préparés, à côté des reposoirs, en six endroits
-différents déjà parcourus par la procession, pour l’édification des
-divers quartiers de la ville. On y mena les condamnés. Au-dessus de
-chaque bûcher se dressait une sorte de potence compliquée, munie
-d’une poutre supérieure mobile formant bascule. C’était l’estrapade;
-on attachait le patient par les bras à cette poutre supérieure, le
-malheureux hissé à une certaine hauteur était aussitôt descendu dans
-la flamme du bûcher, d’où on l’enlevait pour le laisser retomber
-encore. C’était le bûcher lent, cruelle aggravation du supplice du feu.
-Ainsi périrent ces six malheureux, estrapadés et brûlés à la Croix du
-Trahoir, au cimetière Saint-Jean, à la Grève et aux Halles.
-
-Et plus d’une fois ensuite se renouvelèrent ces processions solennelles
-accompagnant des supplices d’hérétiques, horribles fêtes pendant
-lesquelles les métiers chômaient, les boutiques se fermaient, chacun
-courant au spectacle des superbes défilés, avec leur affreux épilogue
-aux bûchers des endroits consacrés.
-
-Deux chambres du Parlement, avaient été chargées de connaître des
-crimes d’hérésie, la Grande Chambre et la Tournelle. De temps en
-temps quelques malheureux s’en allaient périr sur le bûcher pour
-l’intimidation des réformés; d’autres pourrissaient dans les cachots,
-et cela n’empêchait pas les nouvelles doctrines de progresser, et
-de recruter dans toutes les classes de la société des adhérents qui
-bravaient les persécutions. Le trouble était profond, les haines et
-les fureurs s’aiguisaient, qui devaient aboutir avant peu aux longues
-guerres civiles.
-
-Le Parlement parut gagné même; quelques membres osèrent montrer
-l’indignation que leur causaient ces supplices et dans une délibération
-pour l’enregistrement d’un édit d’Henri II prononçant la peine de mort
-contre les protestants et leurs complices, ils parlèrent contre ces
-cruautés et firent appel à la modération.
-
-Leur opposition fut dénoncée au roi. Le lendemain, au moment où l’on
-s’y attendait le moins, Henri II arriva au Palais accompagné de son
-chancelier et de quelques grands officiers de la couronne. Le Parlement
-délibérait au sujet de l’édit, le roi voulut que l’on continuât et des
-conseillers osèrent exposer la nécessité de la réforme des mœurs et de
-la tolérance religieuse; le conseiller Anne du Bourg fut plus hardi
-encore, il attaqua devant le roi les mœurs de la cour, y montra le
-scandale et la licence régnant parmi les grands, le vice et le crime
-tout-puissants et honorés, tandis qu’on livrait aux bourreaux des
-hommes qui servaient leur roi selon les lois du royaume et Dieu selon
-leur conscience.
-
-Ainsi bravé en face, Henri II ordonna au connétable de faire saisir
-sur-le-champ Anne du Bourg et les autres conseillers qui avaient montré
-leur sympathie pour les réformés. Anne du Bourg, jeté à la Bastille,
-fut traité avec la plus grande sévérité et l’on mena vivement son
-procès.
-
-Il avait demandé, en vertu du privilège des membres du Parlement, à
-être jugé par les chambres, mais le Parlement par zèle catholique ne
-le réclama pas. Les juges ecclésiastiques le condamnèrent à être «pendu
-et guindé à une potence plantée en la place de Grève devant l’hôtel de
-ville de Paris, au dessoubz de laquelle sera fait un feu dedans lequel
-le dit Dubourg sera gecté, ars, brûlé et consumé en cendres».
-
-[Illustration: RESTES DE L’ANCIEN PALAIS (ÉTAT ACTUEL)]
-
-Toutes ces persécutions et ces supplices n’empêchaient point la Réforme
-de faire de grands progrès. Peu à peu les réformés constituèrent un
-parti puissant et nombreux, serré autour de quelques princes, comme les
-catholiques se serraient autour des princes de la maison de Lorraine,
-et bientôt d’échauffourée en échauffourée, les guerres civiles
-commencèrent.
-
-Paris depuis longtemps voyait sans cesse les querelles éclater
-entre protestants et catholiques, des bagarres et des désordres se
-produire, et le sang couler dans des petits égorgements qui pouvaient
-faire présager les terribles excès prochains. Les politiques qui
-s’efforçaient de tenir la balance entre les deux partis, les modérés
-qu’indignaient tant de supplices, de bûchers et de bannissements,
-devaient fatalement se trouver débordés par le parti de la violence.
-
-[Illustration: LES CORPS DU PRÉSIDENT BRISSON ET DES CONSEILLERS
-TARDIF ET LARCHER PORTÉS EN GRÈVE
-
-Imp. Draeger & Lesieur Paris]
-
-
-[Illustration: MONTGOMMERY EMPRISONNÉ AU DONJON DU PALAIS]
-
-La nuit de la Saint-Barthélemy, quand on en vint au massacre
-général depuis longtemps rêvé, prédit, prêché, le signal devait partir
-du Palais. C’était la cloche de la tour de l’Horloge qui devait lancer
-sur la ville endormie tous les massacreurs réunis par les soins de
-Guise, de la reine Catherine et des échevins de la ville. Mais dans
-l’impatience que donnaient aux meneurs les irrésolutions de Charles
-IX, Catherine de Médicis fit hâter le moment et envoya au plus près,
-à Saint-Germain l’Auxerrois, mettre en branle le tocsin. Celui du
-Palais lui répondit aussitôt, pendant que le massacre commençait
-dans le Louvre même. Les égorgeurs recrutés se mirent à la besogne,
-bientôt rejoints par la populace fanatisée, et par les misérables qu’à
-toutes les commotions on trouve toujours disposés pour les sanglantes
-boucheries, comme pour les pillages qui s’ensuivent.
-
-Le troisième jour de ce massacre qui dura toute une semaine, quand
-la terreur dominait la ville parcourue par les tueurs cherchant leur
-proie, le roi accompagné de la reine-mère, de ses frères et de toute la
-cour, se rendit au Palais et vint déclarer au Parlement réuni qu’une
-grande conspiration de l’amiral Coligny et d’autres scélérats huguenots
-avait été découverte, dont le but était de le tuer, avec la reine sa
-mère, ses frères et même le roi de Navarre, pour donner la couronne
-au prince de Condé, et qu’en ce péril imminent il n’avait pas trouvé
-d’autre remède que de «prévenir l’attaque des huguenots et d’en finir
-avec ceux qui troublaient l’État depuis si longtemps, et qu’ainsi la
-chose s’était faite par son ordre».
-
-On fit semblant de trouver le prétexte plausible; le premier président
-«loua en public la sagesse du roi qui avait pu cacher un si grand
-dessein; mais en particulier, il remontra fortement au roi que si
-cette conspiration était véritable il fallait commencer par en faire
-convaincre les auteurs, pour ensuite les punir dans les formes, et
-non pas mettre les armes entre les mains des furieux ni faire un si
-grand carnage dans lequel se trouvaient enveloppés indifféremment les
-innocents et les coupables».
-
-Le roi commanda alors qu’on fît cesser le massacre, mais il ne fut pas
-possible d’arrêter si vite les égorgeurs qu’on avait lancés, et la
-tuerie, les violences et le pillage continuèrent encore quelques jours.
-
-Le mois suivant Coligny que l’on s’acharnait à transformer en
-conspirateur fut, quoique mort depuis plusieurs semaines, condamné à
-être traîné sur la claie et accroché aux fourches de Montfaucon.
-
-En 1574 Catherine de Médicis put enfin assouvir la haine qu’elle avait
-vouée au meurtrier involontaire de son mari Henri II, au fatal tournoi
-des Tournelles. Gabriel de Lorges, comte de Montgommery, depuis le
-commencement des guerres civiles, était devenu un redoutable chef
-de bandes huguenotes, courant les campagnes de Normandie, enlevant
-villes et châteaux, battu parfois, se réfugiant en Angleterre,
-reparaissant toujours, rendant tuerie pour tuerie, saccage pour
-saccage, du mont Saint-Michel à Cherbourg. Finalement cerné avec les
-débris de ses bandes dans la petite forteresse de Domfront, il fut
-après maints assauts acculé au donjon et forcé par le manque de vivres
-et de munitions de se rendre aux troupes royales. Livré, malgré la
-capitulation, à la haine de Catherine de Médicis, on l’amena à Paris
-pour l’enfermer à la Conciergerie, dans le gros donjon qui garda
-ensuite son nom et s’appela la tour Montgommery.
-
-Catherine ne le fit pas languir. Un arrêt du Parlement condamna
-Montgommery atteint et convaincu du crime de lèse-majesté à avoir la
-tête tranchée, confisquant ses biens, le dégradant de sa noblesse,
-déclarant vilains intestables et non capables d’offices les neuf
-garçons et les deux filles du condamné.
-
-Après avoir souffert la question extraordinaire, Montgommery fut,
-le 26 Juin, tiré de la Conciergerie, mis en un tombereau, les mains
-attachées derrière le dos et conduit à la Grève. Il n’avait pas voulu
-se confesser à l’archevêque de Narbonne qui s’était présenté à lui
-en son cachot; il ne voulut pas davantage entendre le prêtre, qui le
-suivit, malgré lui, jusque sur l’échafaud. Avant de poser la tête sur
-le billot, Montgommery, d’après d’Aubigné, dit aux assistants: «Je
-requiers deux choses de vous: l’une de faire savoir à mes enfants qui
-ont été déclarés roturiers, que s’ils n’ont la vertu des nobles pour
-s’en relever, je consens à l’arrêt; l’autre point plus important, dont
-je vous conjure sur la révérence qu’on doit aux mourants, c’est que,
-quand on vous demandera pourquoi on a tranché la tête à Montgommery,
-vous n’alléguiez ni ses guerres ni ses armes, ni tant d’enseignes
-arborées, mentionnées en mon arrêt, qui seraient louanges frivoles aux
-hommes de vanité; mais faites-moi compagnon en cause et en mort de
-tant de simples personnes selon le monde, vieux et jeunes, et pauvres
-femmelettes qui, en cette même place, ont enduré les feux et les
-couteaux.»
-
-Il récita ensuite le symbole des apôtres, fit sa prière, dit adieu à
-l’un de ses amis, Fervacques, qu’il aperçut dans la foule, et se remit
-au bourreau sans vouloir qu’on lui bandât les yeux.
-
-Sa tête resta suspendue, pour quelques jours, à un poteau de la place,
-«par le commandement de la reine, qui assista à l’exécution, dit
-l’Estoile, et fut à la fin vengée comme dès longtemps elle le désirait,
-de la mort du roy Henry son mary, encore que le pauvre comte n’en pût
-mais».
-
-De secousse en secousse, de guerre civile en guerre civile, après de
-courtes pacifications, les grandes journées de la Ligue arrivent,
-l’entrée du duc de Guise à Paris, la journée des Barricades, la fuite
-du roi, puis le coup de vengeance d’Henri III à Blois.
-
-Dès que se répand à Paris la nouvelle du meurtre d’Henri de Guise et
-de son frère le cardinal, c’en est fini du peu qui restait encore
-de respect apparent pour l’autorité royale. Paris est en pleine
-révolution. On emprisonne les royaux et les politiques. Le Parlement
-est saisi d’une requête de la mère des Guises contre les assassins.
-
-Le 1er janvier 1589, le curé Lincestre, dans l’église Saint-Barthélemy,
-en face du Palais, monta en chaire et réclama de ses paroissiens le
-serment d’employer jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour venger
-la mort des princes lorrains. Le président de Harlay, suspect aux
-Seize et à la populace, était assis au banc d’œuvre, le curé Lincestre
-l’interpella particulièrement: «Levez la main, monsieur le président,
-levez-la bien haut; encore plus haut, s’il vous plaît, afin que le
-peuple vous voie!»
-
-A la journée des Barricades, le président avait tenu tête au duc de
-Guise, qui essayait de le gagner ou de l’intimider, et lui avait dit:
-«C’est grand pitié quand le valet chasse le maître; au reste, mon
-âme est à Dieu, mon cœur est au roi et mon corps entre les mains des
-méchants.» Mais là, au milieu de ce peuple forcené, il dut céder et
-jurer comme les autres.
-
-[Illustration: LE PETIT PONT ET LA VOUTE DU PETIT CHATELET]
-
-Il y avait encore au Parlement, outre le président de Harlay, un
-certain nombre de membres douteux, politiques modérés; le parti violent
-allait procéder à l’épuration. Le 16 janvier au matin, comme le
-Parlement, toutes chambres assemblées, délibérait, la grande chambre
-fut envahie par Jean le Clerc, dit Bussy le Clerc, ex-procureur de la
-cour du Parlement, enragé ligueur, devenu capitaine de son quartier et
-gouverneur de la Bastille pour les Seize.
-
-Bussy le Clerc marchait à la tête d’une trentaine d’hommes cuirassés,
-le pistolet en main. Il interpella le premier président de Harlay,
-les présidents de Thou et Pothier et leur ordonna de se lever:
-«Suivez-moi à l’Hôtel de Ville, on y a quelque chose à vous dire!»
-Comme le président de Harlay lui demandait «_de par qui il faisoit cet
-exploit_», Bussy lui répondit de se hâter d’obéir sans le contraindre à
-user de la force, dont il pourrait se mal trouver.
-
-Les trois présidents, avec cinquante ou soixante conseillers suspects,
-furent ainsi enlevés. A la sortie du Palais, ils prirent par le pont
-au Change, enfermés entre deux haies de hallebardes par les hommes
-de Bussy le Clerc. Il était six heures du matin. Bussy mena ses
-prisonniers, en robes rouges et faisant bonne contenance, à travers des
-rues aux boutiques fermées, ayant l’aspect des mauvais jours, remplies
-de peuple en armes, qui invectivait les parlementaires et «les lardait
-de mille brocards et villenies».
-
-Les prisonniers voulurent s’arrêter à l’Hôtel de Ville, mais Bussy les
-força à passer outre et les conduisit à la Bastille. Après les avoir
-écroués, il repartit encore chercher dans leurs maisons les membres du
-Parlement qu’il n’avait pas trouvés au Palais.
-
-Ce Bussy le Clerc, qui était devenu une puissance, s’entendait à tirer
-de l’argent de ses prisonniers à la Bastille dont il était gouverneur,
-et il avait ce goût des perquisitions fructueuses, qu’ont eu bien des
-personnages de sa sorte dans toutes les révolutions. Il aimait, nous
-dit l’_Estoile_ en son journal, _à fourrager_ les meilleures maisons de
-la ville, principalement celles où il savait qu’il y avait des écus,
-«tous de bonne prise, parce qu’ils étaient royaux».
-
-Le Parlement comptait alors environ cent quatre-vingts membres. Sur
-ce nombre il y en eut cent vingt-six qui prêtèrent serment à la Ligue
-et jurèrent de poursuivre la vengeance de la mort des Guises. Le même
-serment fut exigé des greffiers, avocats, procureurs et notaires au
-nombre de trois cent vingt-six.
-
-[Illustration: LE PETIT PONT ET LE PETIT CHATELET AU XVe SIÈCLE]
-
-Ainsi épuré, le Parlement continua l’exercice de la justice. Le
-président Barnabé Brisson fut contraint de remplir les fonctions de
-premier président. Pour se couvrir en cas de triomphe des royaux, il
-fit dresser par deux notaires une protestation secrète contre tout
-ce qu’il pourrait faire ou dire contre les intérêts du roi. Et le 30
-janvier, de concert avec l’Université, aussi violemment ligueuse que
-lui, le Parlement prononçait la déchéance d’Henri III et relevait le
-peuple du royaume du serment de fidélité et obéissance.
-
-Les passions étaient si montées alors, que nombre de ligueurs
-frénétiques se tiraient du sang pour en signer le serment de poursuivre
-implacablement la vengeance de la mort des Guises; un conseiller du
-Parlement nommé Baston demeura estropié de la main qu’il avait saignée
-pour cela.
-
-Toute l’année 1589 se passa dans les troubles, on poursuivait, on
-emprisonnait, on pendait les gens soupçonnés d’être du parti royal. Les
-Seize trouvèrent bientôt le Parlement trop tiède, trop modéré.
-
-Le président Brisson, qui essayait de tenir la balance entre les deux
-partis et de se prémunir pour le cas où la cause royale reprendrait le
-dessus, devint bientôt suspect. Une affaire où il refusa de condamner
-le procureur Brigard, accusé de correspondre avec les troupes royales
-courant alors les environs de Paris, décida sa perte.
-
-C’était pendant une absence du duc de Mayenne; les tendances
-démagogiques des Seize se dessinaient. Poussés par les assemblées
-réunies chez les curés, ou même dans les églises, qui furent les
-_clubs_ de cette Révolution, comme les processions faites à tout
-propos, et même la nuit, furent les _manifestations_, les meneurs
-venaient de créer une sorte de comité de salut public chargé des
-mesures violentes, en tête duquel se trouvait un Sainct-Yon, de la
-famille de ces bouchers fameux dans les troubles des siècles précédents.
-
-Le 15 novembre, ce conseil vota la mort du président Brisson et de deux
-conseillers modérés: Tardif et Larcher. Immédiatement, Bussy le Clerc
-et Hamilton, curé de Saint-Côme, se partagèrent la besogne. Bussy le
-Clerc arrêta Brisson sur le pont Saint-Michel comme il s’en allait au
-Parlement; le curé de Saint-Cosme, à la tête d’une troupe armée, s’en
-alla saisir dans son lit le conseiller Tardif, alors malade et qui
-venait d’être saigné.
-
-Brisson fut conduit au Petit Châtelet, que gardaient des affidés du
-parti violent, et aussitôt arrivèrent quelques-uns des Seize, tous
-armés et cuirassés. Ces gens aux façons expéditives forcèrent le
-président à se mettre à genoux et lui lurent, sans autre forme de
-procès, la sentence qui le condamnait à mort.
-
-Le légiste se réveilla dans le président épouvanté; il voulut
-batailler, protestant contre cette condamnation sans formes, demandant
-à discuter les accusations et à être confronté avec ses accusateurs,
-mais on ne lui répondit que par un grand éclat de rire. Alors,
-renonçant à discuter, il implora longuement ses assassins, suppliant
-que l’on différât l’exécution, consentant à ce qu’on le mît entre
-quatre murs, au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’au moins il eût terminé
-un ouvrage de jurisprudence qu’il avait commencé. Les Seize rirent
-davantage, et pour toute réponse, firent entrer le bourreau mis en
-réquisition.
-
-Comme celui-ci ne voulait rien faire sans ordonnance de justice, on le
-menaça de le pendre lui-même. Pour s’échapper, le bourreau prétexta
-alors qu’il n’avait pas de corde; on en envoya acheter. Le pauvre
-Brisson se lamentait pendant ces discussions; quand enfin l’exécuteur
-lui eut attaché les mains, sa dernière pensée fut pour son livre; il
-pria que l’on fît dire à un avocat, son secrétaire, d’avoir soin de ne
-pas brouiller son œuvre, puis la corde lui fut passée au cou, et son
-cadavre se balança à une poutre du plafond.
-
-A ce moment arrivait le conseiller Larcher, vieillard septuagénaire que
-l’on avait arrêté au Palais même. Quand il aperçut le corps de Brisson
-accroché à la poutre, il vint de lui-même, sans lamentations inutiles
-avec ces scélérats, se placer au-dessous, et fut aussitôt pendu à côté.
-Le curé de Saint-Cosme amenait, ou plutôt traînait le conseiller Tardif
-malade; sans plus de formalités, un troisième cadavre alla bientôt
-rejoindre les deux autres à la même poutre.
-
-Le lendemain, les trois victimes dépendues furent portées en place de
-Grève. Ce fut une scène macabre. A quatre heures du matin, deux cents
-hommes des bataillons organisés par les Seize s’en vinrent au Châtelet.
-Ils avaient avec eux trois crocheteurs avec leurs crochets; on attacha
-debout, sur ces crochets, les cadavres des suppliciés, en chemise,
-chacun avec un écriteau au col, et le funèbre cortège se mit en marche.
-
-En avant venaient plusieurs centaines d’hommes armés d’arquebuses et
-de hallebardes, le nez enfoncé dans leurs manteaux et portant des
-lanternes. A quinze pas derrière ceux-ci marchaient les crocheteurs
-avec leur fardeau sinistre, ces trois corps blancs et raides qui se
-balançaient au-dessus de la foule. Venaient ensuite l’exécuteur et
-ses valets, et à quinze pas encore en arrière, une seconde troupe des
-milices parisiennes, avec des lanternes qui faisaient briller dans le
-noir des rues l’acier des hallebardes et des arquebuses. Des postes
-gardaient tous les carrefours du Petit Châtelet à la Grève; le peuple,
-réveillé par le bruit, se mettait aux fenêtres ou descendait troublé,
-mais ne disait mot, effrayé ou désapprouvant. Et, devant l’hôtel de
-ville, l’exécuteur rependit les trois cadavres aux potences plantées à
-demeure sur la Grève, où ils restèrent suspendus deux jours.
-
-Bien d’autres exécutions devaient suivre, le conseil des Seize avait
-dressé ses listes de suspects, où les noms étaient marqués d’un C,
-d’un D ou d’un P, ce qui signifiait: _chassé_, _dagué_, _pendu_.
-Heureusement, les chefs de la garnison étrangère, des troupes du roi
-d’Espagne alliées de la très sainte Ligue, s’opposèrent au massacre et
-Mayenne prévenu revint à Paris.
-
-Il se hâta de prendre ses mesures pour empêcher cette révolution
-d’aller plus loin qu’il ne l’entendait. Rapidement, il cassa le conseil
-des Seize et enleva le gouvernement de la Bastille à ce misérable Bussy
-le Clerc, qui put se mettre à l’abri ou qu’on laissa échapper de Paris.
-Ensuite Mayenne envoya saisir chez eux quatre des plus enragés parmi
-les Seize, de ceux qui avaient trempé dans l’assassinat du président
-Brisson. Amenés au Louvre, ces hommes furent traités comme ils avaient
-traité Brisson et immédiatement pendus par le bourreau même qu’ils
-avaient forcé d’exécuter les trois conseillers; en outre un certain
-nombre de leurs complices, recherchés aussi, étaient dépêchés sans
-plus de cérémonie et quand tout fut fini, quand le bourreau eut cessé
-d’opérer, on le pendit lui-même à son tour.
-
-Si la Ligue avait son Parlement, dont ces exécutions assuraient la
-docilité, le parti royaliste avait aussi le sien qui rendait arrêts
-et décrets opposés à ceux du Parlement de la Ligue. Chacun de ces
-Parlements faisait brûler par la main du bourreau les arrêts de
-l’autre. Ainsi fut-il fait à Paris au bas du perron de la cour du May
-pour certains actes des Parlementaires de Tours.
-
-Pendant le siège, quand les Parisiens affamés n’avaient pour se nourrir
-que les chaudières de mauvaise bouillie que l’ambassadeur d’Espagne
-mettait au coin des rues, que des herbes recueillies où il en pouvait
-pousser, ou bien le _pain de madame de Montpensier_ fait de poussière
-d’os et de son, alors que les sermons, dit l’Estoile, étaient la seule
-chose qui fût à bon marché dans Paris, il y eut quelques émeutes de
-misère devant le palais. On y venait réclamer la paix et du pain.
-
-[Illustration: LA SOUPE DE L’AMBASSADEUR D’ESPAGNE]
-
-L’une de ces émeutes occasionna un tumulte plus grave. Comme les
-milices du quartier cherchaient à dissoudre le rassemblement, le
-quartenier Le Gois qui les commandait, reçut une blessure mortelle.
-Aussitôt, comme on craignait que la sédition ne cachât une entreprise
-des royalistes, des forces arrivèrent, on ferma les portes du Palais
-et l’on saisit tous ceux que l’on trouva en armes, sur lesquels
-quelques-uns pour l’exemple furent pendus le lendemain.
-
-Les États généraux, convoqués en 1593 par la Ligue ne se tinrent pas
-au Palais, mais dans une salle du Louvre. Le Parlement avait émis
-la prétention d’y paraître et d’opiner avec les trois ordres, mais
-sa prétention fut repoussée. Les Etats siégèrent pendant six mois,
-cherchant un roi au milieu de mille intrigues, de pourparlers et de
-négociations de toutes sortes. Ils étaient, pour en finir, sur le point
-de donner la couronne à l’un des princes lorrains, sous l’obligation
-pour celui-ci d’épouser une infante d’Espagne, ce qui donna lieu à un
-arrêt de protestation du Parlement, déclarant de nul effet et sans
-valeur toute élection de princesse ou prince étrangers.
-
-Henri IV agissait et négociait aussi de son côté. Ayant retiré par son
-abjuration tout prétexte à l’opposition des catholiques, son triomphe
-définitif ne fut plus qu’une affaire de temps et l’an 1594 vit enfin le
-terme de cette longue et sanglante période des guerres religieuses.
-
-Henri IV, maître de Paris, assis enfin sur ce trône qu’il avait mis
-quatre années à conquérir, ayant au jour de son triomphe proclamé
-une amnistie générale et voyant venir à lui, gagnés, résignés ou
-achetés, les grands seigneurs de la Ligue, reçut la soumission de cette
-Université qui avait tant travaillé contre lui, et celle du Parlement
-qui maintenant révoquait, cassait, annulait tous les édits, tous les
-arrêts rendus pendant les mauvais jours pour la très sainte Ligue.
-
-[Illustration: ARCATURES DE LA SAINTE-CHAPELLE
-
-A DROITE PLACE DU ROI, A GAUCHE PORTE DONNANT DANS L’ORATOIRE DE LOUIS
-XI]
-
-Le roi réorganisait ce corps désorganisé et amputé, il fit rentrer au
-vieux Palais de Paris les membres du Parlement royaliste de Tours, que
-les présidents et un grand nombre de conseillers de Paris allèrent
-recevoir à la porte Saint-Jacques.
-
-Après tant d’années, Paris respirait enfin, tandis que le roi
-travaillait à l’achèvement de son œuvre, la pacification du reste du
-royaume et l’expulsion des Espagnols.
-
-Peu de mois après l’entrée de Henri IV, le 27 décembre 1594, eut lieu
-l’attentat de Jean Chatel qui put approcher le roi au Louvre même,
-parmi la foule des gens de la cour, et le frappa d’un coup de couteau.
-
-Jean Chatel était fils d’un marchand drapier de la Cité, dont la
-maison était située à l’angle des rues de la Vieille-Draperie et de la
-Barillerie, juste devant la porte du Palais, donnant sur la cour du May.
-
-L’émotion fut considérable; les jésuites, chez qui l’assassin avait
-étudié, furent impliqués dans l’affaire ainsi que quelques vieux
-ligueurs endurcis. Par arrêt du Parlement, empressé de montrer son
-zèle, les jésuites furent expulsés; on pendit l’un d’eux parce que,
-parmi ses papiers saisis, dans un ouvrage écrit par lui aux jours les
-plus furieux de la Ligue, il se trouva quelques maximes autorisant le
-régicide, et Chatel périt écartelé en Grève.
-
-L’arrêt ordonnait en outre que la maison du père de Chatel serait
-rasée; sur son emplacement on érigea, en 1597, un monument expiatoire
-composé d’un soubassement carré supportant une pyramide flanquée de
-statues allégoriques aux quatre coins. Sur chaque face de redondantes
-inscriptions latines et françaises reproduisaient l’arrêt du Parlement
-et expliquaient longuement la raison de ce monument érigé par «le sénat
-et le peuple parisien, très dévoués à Sa Majesté, à l’extermination de
-la faction pestiférée d’Espagne, à l’heureuse conservation des jours du
-roi, à la punition du parricide...».
-
-«Passant, étranger ou habitant de Paris, écoute-moi, sur le lieu où tu
-me vois élevée en forme de pyramide, fut la maison de Chatel, maison
-dont le Parlement, vengeur du crime, ordonna la démolition, etc.....
-Passant, retire-toi, je ne puis, pour l’honneur de notre ville, t’en
-apprendre davantage...»
-
-«La pyramide dont le nom signifie pur feu décorait jadis les villes
-des nations antiques. Elle sert ici non de décoration, mais d’autel
-expiatoire du crime. Tout se purifie par l’eau ou par le feu, mais le
-Parlement a voulu élever cet insigne monument de sa piété en mémoire de
-la conservation de la vie du roi,... etc...»
-
-Le monument ne demeura là que peu d’années; en 1605, dans un but
-d’apaisement, le roi le fit démolir et sa place resta vide.
-
-Le Parlement eut à instruire en 1602 le procès en trahison du maréchal
-duc de Biron, vieux serviteur de Henri IV, compagnon de ses chevauchées
-aux temps difficiles, mais brouillon déterminé, orgueilleux et
-bouillant, qui se retournait par ambition personnelle contre le roi et
-avait lié partie avec le duc de Savoie et l’Espagne.
-
-Arrêté à Fontainebleau, après avoir été presque supplié par le roi de
-tout avouer à l’ancien ami qui lui eût fait grâce comme il l’avait
-fait une fois déjà, le maréchal s’obstina par orgueil à ne rien dire.
-Envoyé à la Bastille, il comparut devant le Parlement toutes chambres
-assemblées, et fut convaincu de conspiration; les membres présents, au
-nombre de cent vingt-sept, prononcèrent à l’unanimité la peine de la
-décapitation, que le maréchal subit dans la cour de la Bastille le 31
-juillet 1602.
-
-En 1604, Henri IV, pressé par les besoins d’argent, établit l’hérédité
-des offices du Parlement et de la Chambre des Comptes, moyennant une
-taxe qu’on appela la Paulette, du nom du financier Paulet qui avait
-suggéré l’idée à Sully. Cette taxe payée annuellement donnait aux
-magistrats le droit de transmettre leurs charges à leurs héritiers pour
-en disposer à leur volonté.
-
-Ce que Chatel avait manqué réussit avec un autre criminel, et le
-couteau de Ravaillac arrêta brusquement le règne réparateur de Henri
-IV, mettant à néant les grands projets du Béarnais. Ravaillac fut jugé
-par le Parlement.
-
-Enfermé dans la grosse tour de Montgommery, il subit toutes les
-gehennes que put inventer l’imagination des juges, des bourreaux,
-et même des particuliers qui dans l’horreur de son crime venaient
-proposer pour lui des tourments inconnus. Les criminels, détenus en
-même temps que lui à la Conciergerie, eux-mêmes, le voulaient déchirer
-quand il quitta sa prison pour s’en aller en Grève mourir dans les
-horreurs d’un supplice épouvantable. On voulait absolument lui trouver
-des complices, il jura jusqu’à la fin qu’il n’en n’avait point. Dans
-l’opinion des contemporains cependant, il en avait, il devait en avoir,
-c’était le cri public; d’étranges rumeurs couraient, et l’on disait
-que le Parlement avait tout fait pour ne point trouver ces complices,
-refusant de regarder assez haut pour cela.
-
-A ce moment le Parlement ne siégeait pas au Palais en raison des
-préparatifs que l’on y faisait pour la réception de Marie de Médicis,
-qui venait d’être sacrée à Saint-Denis. Paris pavoisé, enguirlandé,
-avait arboré ses atours des journées joyeuses, quand l’événement
-terrible vint jeter sur tous ces préparatifs un voile de deuil.
-Sur tout le parcours habituel des entrées solennelles, de la rue
-Saint-Denis à Notre-Dame et au Palais, des arcs triomphaux, des
-décorations, des tribunes, des théâtres avaient été préparés.
-
-Le Parlement avait été demander l’hospitalité aux Augustins, une partie
-de ses membres jugeait une affaire civile lorsque arriva la nouvelle de
-l’assassinat. Le président de Harlay quoique malade se fit, aussitôt
-informé, porter aux Augustins et presque en même temps arriva le duc
-d’Epernon, qui s’était trouvé dans le carrosse du roi si peu d’instants
-auparavant. Le duc pénétra dans la salle, laissant des soldats aux
-portes pour intimider le Parlement, et il imposa avec des menaces peu
-déguisées la nomination de Marie de Médicis comme Régente, pour le
-petit roi Louis XIII qui n’avait pas neuf ans. Ainsi moins de deux
-heures après que le roi eut été frappé rue de la Ferronnerie, tout
-était réglé, le Parlement rendait un arrêt proclamant Marie de Médicis
-«Régente de France, pour avoir l’administration des affaires pendant le
-bas âge du roi son fils, avec toute puissance et autorité».
-
-Le lendemain, 15 mai, fut tenu dans la grande salle des Augustins un
-lit de justice destiné à solenniser l’établissement de la Régence. A
-dix heures du matin le petit roi monté sur une haquenée blanche, la
-reine dans son carrosse arrivèrent, suivis des princes, ducs et grands
-officiers de la couronne. Une délégation du Parlement les reçut dans la
-rue, gênée par la multitude du peuple, que la cour eut grand’peine à
-traverser.
-
-Après les harangues et la déclaration officielle de la régence, le
-jeune roi s’en fut à Notre-Dame entouré de ses gentilshommes au milieu
-des flots de populaire, bien des gens criant: Vive le roi, les larmes
-aux yeux.
-
-Le duc d’Epernon, figure du XVIe siècle, cet ancien mignon de Henri
-III devenu un puissant et orgueilleux seigneur menant train de prince,
-redouté et détesté, habile intrigant ayant avec un insolent bonheur
-trempé depuis la Ligue dans toutes les trames politiques, sans y
-laisser de son sang comme les autres, en tirant au contraire à chaque
-occasion quelque avantage personnel, quelque bonne seigneurie, quelque
-gouvernement à ajouter à tous ceux qu’il tenait déjà, eut au moment des
-états généraux de 1614 maille à partir avec le Parlement.
-
-[Illustration: LA PYRAMIDE DE JEAN CHATEL]
-
-Voici quelle fut l’occasion de la querelle: deux soldats du régiment
-des gardes s’étaient battus en duel sur le territoire de l’abbaye
-de Saint-Germain. L’un d’eux resta sur le carreau, l’autre arrêté
-aussitôt fut incarcéré dans la geôle abbatiale, tandis que le bailli
-de Saint-Germain commençait l’instruction de l’affaire. A cette
-nouvelle le duc d’Epernon, colonel général de l’infanterie française,
-courroucé de cette prétention des moines de maintenir leur droit de
-justice sur leur territoire pour une querelle de soldats, envoya sur
-l’heure réclamer le prisonnier et le cadavre du garde tué. Le bailli
-de Saint-Germain refusa de les rendre. Sans balancer, d’Epernon fit
-marcher deux compagnies du régiment des gardes, qui brisèrent les
-portes de la prison de l’abbaye et enlevèrent le soldat prisonnier.
-
-[Illustration: LE GRAND PERRON AU XVIIe SIÈCLE. A DROITE LE MAY.]
-
-Le Parlement saisi d’une plainte du bailli cita aussitôt à sa barre
-d’Epernon en personne pour répondre de cet attentat au droit de justice
-de l’abbaye.
-
-D’Epernon ne déclina pas la citation. Au jour dit, le 19 novembre, il
-arriva au Palais furieux et arrogant, à la tête de cinq ou six cents
-de ses gentilshommes bottés et armés, la mine aussi menaçante que le
-duc lui-même. Ce fut un envahissement du Palais, on crut un instant que
-d’Epernon allait tout y massacrer.
-
-Le Parlement devant l’attitude des survenants leva la séance en
-protestant contre cette nouvelle violence. Comme les juges un peu
-effarés quittaient en hâte le Palais, les compagnons du duc de plus en
-plus arrogants ajoutèrent l’insulte à la violence; ils obligèrent les
-magistrats à défiler au milieu de leurs groupes serrés, et s’amusèrent,
-avec des sarcasmes et des menaces, à les presser et bousculer,
-déchirant les robes avec leurs éperons et faisant choir quelques-uns de
-ces vieux parlementaires les uns par-dessus les autres.
-
-Cette insulte faite à la justice en son prétoire eut un retentissement
-énorme et le Parlement refusa de reprendre ses séances avant d’avoir
-obtenu une réparation éclatante.
-
-La régente se trouvait fort embarrassée entre le Parlement dont elle
-avait besoin et le duc qu’elle était obligée de ménager, aussi
-chercha-t-elle un moyen d’arranger l’affaire. Une lettre royale ordonna
-au Parlement de surseoir à l’information contre le duc d’Epernon, et
-à d’Epernon de présenter ses excuses au Parlement pour le malentendu
-regrettable.
-
-Huit jours après son algarade, le duc d’Epernon retourna donc au
-Palais aussi bien accompagné que la première fois. Il prononça son
-amende honorable avec une ironie de Gascon presque insolente encore.
-«Messieurs, dit-il pour tout discours, je vous prie d’excuser un pauvre
-capitaine d’infanterie qui s’est plus appliqué à bien faire qu’à bien
-dire!» Et sur ce le Parlement dut se déclarer satisfait.
-
-D’ailleurs les affaires se gâtaient et l’édifice royal rebâti par Henri
-IV allait se lézardant chaque jour sous les coups de sape des grands
-seigneurs qui se disputaient la régente et la régence, mettaient le
-trésor à sac, et rallumaient les vieilles guerres civiles éteintes avec
-tant de peine vingt ans auparavant.
-
-La France, pendant cette régence tiraillée entre les prétentions des
-grands seigneurs et les intrigues des divers favoris de la régente
-ou du jeune roi, prenait tout doucement le chemin de retourner à
-l’anarchie d’où le Béarnais l’avait tirée avec si grande peine.
-Le duc d’Epernon, le prince de Condé, le maréchal d’Ancre, Luynes
-s’arrachaient successivement le pouvoir.
-
-A la suite du coup de théâtre de l’assassinat de Concini, la Chambre
-criminelle du Parlement eut à juger sa veuve Léonora Galigaï, la
-favorite de Marie de Médicis, cruellement poursuivie par les ennemis
-de son mari, traitée en criminelle, condamnée comme sorcière, sur des
-imputations ridicules, à être décapitée puis brûlée en place de Grève.
-
-Une terrible catastrophe allait frapper le Palais. Dans la nuit du 5 au
-6 mars 1618 éclata l’incendie qui détruisit la fameuse Grande salle du
-Palais et faillit entraîner la perte du vieux Palais tout entier.
-
-Le feu prit vers trois heures du matin à la Grande salle, voûtée comme
-on sait en carène de navire, de magnifiques lambris de chêne peints,
-dorés et vernis; de l’autre côté de la rivière une sentinelle du Louvre
-aperçut la flamme et donna l’alarme. En peu d’instants toute cette
-charpente bien sèche flamba comme un bûcher, les flammes sortirent par
-toutes les ouvertures; poutres et solives embrasées tombèrent sur les
-boutiques des marchands et les bancs des procureurs.
-
-Dans tout le Palais, depuis longtemps, ces marchands s’étaient
-introduits, garnissant les galeries, les passages, les cours de leurs
-échoppes et boutiques, amenant avec eux la foule empressée. Les clients
-en quête de tous les colifichets de la mode ou des livres nouveaux,
-les flâneurs venus aux nouvelles, se mêlaient partout dans ce Palais
-bruyant et grouillant de vie, aux gens de justice et aux plaideurs.
-
-La catastrophe provint-elle d’une imprudence d’un de ces marchands,
-ayant laissé du feu dans sa boutique, l’incendie fut-il allumé
-criminellement, on ne sait. On parla d’une boule de feu, d’un bolide
-aperçu au-dessus de Paris et tombé sur la Grande salle, mais on se
-raconta aussi tout bas que l’incendie du Palais était l’œuvre de gens
-intéressés à faire disparaître les pièces du procès de Ravaillac, les
-preuves cachées de la complicité de hauts et puissants seigneurs--on
-accusait d’Epernon et la reine elle-même--preuves qui dormaient
-depuis huit ans dans le greffe, mais qui pourraient sortir un jour et
-apporter une terrible lumière sur les trames et complots ayant abouti à
-l’assassinat du grand Henry.
-
-Cependant les marchands étaient accourus et tentaient de sauver
-leurs marchandises sous la pluie de feu qui tombait des voûtes. Le
-prévôt Defunctis organisait les secours avec ses archers, deux mille
-travailleurs puisaient à la rivière et apportaient l’eau dans des
-seaux, des chaudrons et tous les récipients possibles. Faibles moyens!
-L’embrasement devenait général, favorisé par le vent qui soufflait les
-flammes dans les galeries, les faisait s’engouffrer dans les couloirs
-avec un grondement de volcan et gagner par l’intérieur ou par les toits
-la partie du Palais donnant sur la rivière.
-
-Bientôt les greffes furent atteints, tous les registres, tous les sacs
-de procédure brûlèrent sauf quelques-uns sauvés à grand’peine. Le
-comble de la Grande chambre flamba, le vent du sud porta des ardoises
-jusqu’à l’église Saint-Eustache. Quand le comble s’effondra il y eut
-comme une éruption de brandons et de flammèches qui s’en allèrent
-mettre le feu au clocheton de la Tour de l’Horloge, mais on put
-heureusement préserver cette tour en démolissant sa couverture.
-
-Dans une sorte de canal bordé de fumier très épais, l’eau puisée à
-la Seine était envoyée jusque dans la cour du Palais, transformée
-bientôt en un lac, ce qui permit d’inonder plus facilement les locaux
-menacés par les flammes. L’immense brasier de la Grande salle élevait
-à une telle hauteur les tourbillons flamboyants que les villageois
-des environs apportant leurs denrées aux Halles, surpris par cette
-aube inattendue, pensaient que le soleil «s’était levé plus tôt que de
-coutume».
-
-La Grande chambre elle-même put être sauvée ainsi que la galerie
-aux Merciers, mais pour la Grande salle le désastre était complet,
-irréparable, les piliers brisés, calcinés, s’écaillaient et
-s’écroulaient, les statues des rois qui décoraient ce majestueux double
-vaisseau gisaient dans les décombres, en débris informes rongés par le
-feu. Enfin la grande table de marbre si fameuse dans les annales du
-Palais, siège de la juridiction des maréchaux de France, de l’amirauté,
-de la maîtrise des eaux et forêts, la table des grands festins royaux
-était détruite, brisée, émiettée parmi les tas de pierres calcinées.
-Les flammes étaient arrivées jusqu’à la Conciergerie, une tourelle
-brûlait, une fumée noire sortait du greffe envahissant tout; les
-prisonniers effrayés, craignant d’être brûlés vifs dans leurs cachots,
-poussaient des clameurs violentes et tentaient de briser leurs portes;
-on voulut devant le péril imminent les transférer au Châtelet,
-quelques-uns profitèrent de l’occasion et, dans le tumulte de ce
-transfèrement, réussirent à se perdre dans la foule.
-
-Le lendemain fut publié à son de trompe et lu au prône des paroisses,
-un arrêt du Parlement concernant les liasses de papiers, les sacs de
-procédure, les registres ou autres pièces sauvés du feu, transportés
-çà et là ou restés entre les mains des sauveteurs; l’arrêt ordonnait
-expressément de tout remettre au greffier de la cour et défendait aux
-épiciers, merciers ou apothicaires d’acheter aucun papier sous peine de
-punition et amende.
-
-[Illustration: INCENDIE DE LA GRANDE SALLE (6 MARS 1618)]
-
-Un quatrain du poète Théophile courut la ville au lendemain de ce
-malheureux incendie de l’illustre et à jamais regrettable Grande salle:
-
- Certes ce fut un triste jeu
- Quand à Paris dame Justice
- Pour avoir mangé trop d’épice,
- Se mit le Palais tout en feu.
-
-Les épices c’étaient les cadeaux de confitures, vins fins ou
-_épiceries_, offerts aux juges par les plaideurs selon la vieille
-coutume. Après Charles VII les épices furent converties en bel et bon
-argent mais le nom resta; ces épices étaient parfois bien considérables
-dans les causes importantes, et nonobstant la vieille et générale
-réputation d’intégrité des magistrats du Parlement, on les accusait de
-peser parfois sur la conscience de certains d’entre eux. Elles pesaient
-dans tous les cas sur le cœur des plaideurs et donnaient lieu à mille
-quolibets contre les gens du Palais.
-
-[Illustration: PLANTATION DU MAY DANS LA COUR DU PALAIS
-(XVIe SIÈCLE)
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Dès que les ruines de la Grande salle eurent été déblayées,
-l’architecte Jacques de Brosse fut chargé de sa reconstruction.
-C’était l’architecte du portail de Saint-Gervais, ce placage d’ordres
-antiques superposés, alors tant admiré et qui influença désastreusement
-l’architecture des deux derniers siècles. A la même époque de Brosse
-construisait aussi le Palais du Luxembourg pour Marie de Médicis.
-
-La nouvelle Grande salle fut reconstruite sur les substructions et dans
-les dispositions de l’ancienne, en deux nefs partagées par une rangée
-de fort piliers carrés à pilastres, réunis par un entablement. A la
-place des voûtes de bois Jacques de Brosse établit deux berceaux de
-pierre en plein cintre comme toutes les arcades.
-
-Aux deux pignons plus de beaux fenestrages découpés, mais de grands
-demi-cercles tout nus. Hélas! le temps n’est plus des belles
-architectures gothiques si splendidement ouvragées, des lignes grasses
-et pleines, puissantes et légères, des aspects grandioses et gracieux
-à la fois, enrichis de mille détails d’une si exubérante fantaisie,
-architectures chaudes et vivantes, que vont remplacer, dès que les
-premiers artistes de la Renaissance encore imbus des traditions du
-vieil art français auront disparu, les imitations froides de l’antique,
-les glaciales bâtisses classiques. On fait encore du grandiose ici, à
-la Grande salle du Palais de Justice, mais du grandiose sévère et bien
-lourd.
-
-[Illustration: LE VERGER ROYAL EN AVANT DU PALAIS, AU FOND LA
-MAISON DES ÉTUVES]
-
-
-
-
-[Illustration: L’ILE DE LA CITÉ AU XVIIe SIÈCLE]
-
-CHAPITRE VII
-
-LA BASOCHE DU PALAIS
-
- Droits et privilèges du royaume de la Basoche.--Montres générales
- de la Basoche au pré aux Clercs.--Expédition des basochiens en
- Guyenne sous Henri II.--La plantation du mai.--Les jeux dramatiques
- sur la Table de Marbre.--La basoche du Châtelet.--Le plaidoyer de
- la Cause grasse.--Le haut et souverain empire de Galilée.--Les
- échoppes autour du Palais et dans le Palais.--Boutiques et
- marchands.--Les libraires de la Grande salle.--Le perron de la
- Sainte-Chapelle.--La galerie marchande.--Procureurs et clercs.--La
- vieille magistrature.
-
-
-[Illustration: LE PILIER DES CONSULTATIONS]
-
-Ce noble palais du moyen âge va se modifier profondément à partir de
-l’incendie de la Grande salle, et continuer, dans le cours des siècles
-suivants, à dépouiller l’un après l’autre les traits essentiels de sa
-vieille physionomie gothique,--nombre de ses plus belles parties vont
-tomber peu à peu, en même temps que disparaîtront les antiques coutumes
-de ses habitants. Il convient, avant d’en arriver au Palais moderne, de
-parler un peu de ces us et coutumes du vieux Palais des rois devenu le
-palais de Dame Thémis.
-
-Lorsque s’établit régulièrement, sous Philippe le Bel, le Parlement
-de Paris, cohabitant pour quelque temps au Palais avec les rois, les
-clercs de ce Parlement, les nombreux scribes employés dans les greffes
-des diverses chambres, se constituèrent en communauté, officiellement
-reconnue en l’an 1302, suivant la tradition, par Philippe le Bel. La
-corporation, pourvue de nombreux privilèges, prit la qualification de
-_Royaume de la Basoche_ et son chef le titre de _Roi_.
-
-Ces rois de la Basoche avaient constitué l’administration de leur
-royaume à l’imitation de l’administration des rois de France, leurs
-voisins dans le Palais. Ils avaient, comme leurs voisins, chancelier
-et vice-chancelier, maître des requêtes, grand aumônier, procureur
-général, sans compter les greffiers et les huissiers. Leur tribunal,
-connaissant souverainement de tous les différents litiges entre les
-clercs et de toutes les actions contre eux intentées, tenait, deux fois
-par semaine, ses assises dans la Grande Chambre. La Basoche de Paris
-était suzeraine des basoches de province, et dans les grandes villes,
-les prévôts ou princes de la Basoche devaient foi et hommage au roi de
-la Basoche du Palais de Paris, absolument comme les possesseurs des
-grands fiefs au roi de France.
-
-Et même, suivant la tradition, le roi de la Basoche battait monnaie
-comme un monarque sérieux, une monnaie particulière qui n’avait
-cours que parmi les clercs ou chez les marchands leurs fournisseurs,
-c’est-à-dire qui ne devait être qu’une médaille représentative à
-échanger en vraies espèces sonnantes.
-
-Le royaume possédait naturellement des armoiries, _trois écritoires
-d’or sur champ d’azur_, écusson parlant, ayant pour supports deux
-figures de femmes nues, et fièrement surmonté d’un heaume. Pour
-alimenter ses finances, la Basoche tirait quelques bribes des amendes
-prononcées par les chambres du Parlement et percevait des contributions
-de bienvenue sur les _béjaunes_, les nouveaux clercs entrant au Palais.
-
-Toujours comme un véritable monarque, le roi de la Basoche, à
-certains jours, convoquait ses sujets en armes pour une revue ou
-_montre générale_. C’était à la fois une revue, une cavalcade un peu
-carnavalesque, et une fête à divertissements variés. Elle avait lieu
-généralement à la fin de juin de chaque année, mais les préparatifs
-occupaient les clercs longtemps auparavant. Primitivement les
-Basochiens, organisés par compagnies de cent hommes qui nommaient leurs
-capitaines, lieutenants et porte-enseignes, se contentaient d’aller aux
-_montres_ dans leurs costumes ordinaires plus ou moins militarisés.
-Plus tard, quand la montre prit surtout le caractère d’une cavalcade
-joyeuse, les basochiens adoptèrent des costumes différents par chaque
-compagnie, tous aux couleurs de la corporation, bleu et jaune, plus la
-couleur du capitaine de la compagnie. Grosse affaire alors pour les
-officiers, de choisir le titre de la compagnie et l’accoutrement que
-leurs hommes devaient revêtir sous peine d’une forte amende.
-
-Le jour venu, tous les basochiens s’assemblaient en un lieu désigné,
-proche du Palais, et se rangeaient sous la bannière de leurs
-compagnies, les uns à cheval, les autres à pied. Au bruit des tambours
-et buccines, des fifres et hautbois, les cohortes basochiennes
-s’ébranlaient et marchaient sur le Palais où elles faisaient leur
-entrée par la cour du Mai, défilant devant le roi de la Basoche et ses
-suppôts.
-
-Après quelques aubades de politesse au président de la Grand’Chambre,
-au procureur général du Parlement, les basochiens à travers les flots
-de peuple accourus pour la fête se dirigeaient vers le pré aux Clercs,
-le roi marchant en tête en grand costume, suivi des hauts dignitaires
-de sa cour et de l’étendard aux _trois écritoires sur champ d’azur_.
-«Oh! dit Mercier qui vit les derniers jours de la Basoche, expirant en
-89 avec le Parlement et bien d’autres choses, oh! quel fleuve dévorant,
-semblable aux noires eaux du Styx, sort de ces armes parlantes pour
-tout brûler et consumer sur son passage!» Oui, quel fleuve d’encre est
-sorti de ces écritoires, depuis des siècles, fleuve jamais tari et
-qui coulera toujours. Quand l’institution se fut bien développée on
-pouvait, à ces revues de la Basoche, compter de six à huit mille hommes
-sur lesquels sept ou huit cents à cheval.
-
-Et il faut dire pour expliquer ce chiffre qu’aux montres générales
-prenaient part les clercs de la Basoche du Châtelet. Cette petite
-confrérie constituée sur le modèle de la grande, ayant ses solennités
-et ses montres particulières, était comme la vassale du royaume de la
-Basoche du Palais, mais n’entretenait pas toujours de bons rapports
-avec celle-ci. Jalousie de métiers, jalousie de privilèges, donnant
-lieu parfois à des procès ou à des collisions violentes. Malgré cette
-rivalité et cette hostilité, la Basoche du Châtelet figurait aux
-montres générales et peut-être aussi les milices de l’empire de Galilée
-dont nous aurons à parler également.
-
-Au XVIe siècle ces montres générales, grand sujet d’esbaudissement
-parmi les Parisiens, étaient devenues un spectacle si curieux,
-que par deux fois en 1528 et en 1540, François Ier s’en offrit le
-divertissement. A la montre de 1528, l’un des capitaines de la Basoche
-avait composé sa compagnie de femmes et de jeunes clercs habillés
-en femmes; cette compagnie carnavalesque marchant avec les autres
-obtint un succès considérable, mais l’official de Paris se scandalisa
-de cette fantaisie et poursuivit le capitaine. Le roi de la Basoche
-intervint alors au nom de ses privilèges et prérogatives, et non
-seulement déchargea le capitaine de ces poursuites, mais encore il
-fit comparaître devant son tribunal particulier un clerc qui avait
-contrevenu à l’ordre de son capitaine et refusé de prendre le costume
-féminin pour marcher avec sa compagnie, et le clerc fut condamné à
-faire amende honorable sans préjudice de la peine pécuniaire.
-
-Au pré aux Clercs, le jour de la montre, on avait représentation d’un
-mystère, d’une farce ou d’une sottie, pièce satirique se rapportant
-souvent à quelque aventure du Palais, puis les Basochiens achevaient
-joyeusement la fête par des danses.
-
-Il arriva une fois que cette armée pour rire se transforma en armée
-sérieuse, et s’en alla guerroyer pour de bon, autrement que sur le
-papier timbré des plaideurs, et fort loin du Palais.
-
-[Illustration: PORTE DU PALAIS DONNANT SUR LA COUR DE LA
-SAINTE-CHAPELLE. EXTÉRIEUR, XVIIe SIÈCLE]
-
-En 1548, la première année du règne de Henri II, une sédition terrible
-éclata en Guyenne et Angoumois, causée par une augmentation abusive des
-gabelles; le peuple déchaîné massacra le lieutenant du roi à Bordeaux
-et jeta les receveurs des gabelles dans la Charente à Angoulême. Une
-expédition partit pour punir les malheureux révoltés contre les
-exactions du fisc. A cette occasion le roi de la Basoche offrit au roi
-de France un corps de six mille basochiens, lesquels prirent part à la
-campagne de représailles dirigée par le connétable de Montmorency et
-François de Guise. En récompense des bons services de l’armée de la
-Basoche dans cette campagne, Henri II leur accorda la pleine propriété
-du pré aux Clercs, que cependant les Basochiens ne paraissent pas avoir
-voulu enlever aux Ecoliers; d’ailleurs écoles et basoche vivaient en
-parfaite intelligence, et depuis longtemps les écoliers laissaient
-les clercs s’établir, pour les fêtes de la _montre générale_, dans
-ce pré si jalousement défendu contre les empiètements des moines de
-Saint-Germain des Prés.
-
-Le roi à cette donation ajoutait certains avantages pécuniaires,
-parties d’amendes ou autres, la permission officielle d’installer les
-échafauds pour leurs jeux dramatiques sur la table de marbre de la
-Grande salle, ce qui se faisait déjà depuis longtemps, et enfin le
-droit d’aller couper chaque année dans la forêt de Bondy, trois chênes
-dont l’un devait être planté le 1er mai dans la grande cour du Palais
-au bas du perron, et les deux autres vendus au profit de la corporation.
-
-La réception et la plantation du May se faisaient en grande cérémonie.
-Préalablement la musique de la Basoche, ses timbaliers, hautbois et
-trompettes, avec le chancelier et quelques fonctionnaires, donnaient
-quelques aubades aux autorités du Palais, aux présidents, aux
-procureurs et avocats généraux, aux officiers des eaux et forêts. Ces
-aubades qui revenaient assez souvent à certaines dates et pour nombre
-de cérémonies, étaient quelquefois des sérénades, puisqu’un arrêt du
-Parlement du 31 décembre 1562 sanctionnait le droit des basochiens
-«à passer et repasser par les rues, soit de nuit soit de jour, avec
-flambeaux et torches pour les aubades».
-
-Le dimanche fixé pour le voyage à la forêt de Bondy, les officiers
-de la Basoche en grand costume, partaient à cheval, avec de nombreux
-clercs. A l’entrée de la forêt ils étaient reçus avec un grave
-cérémonial par les officiers des eaux et forêts à cheval aussi; les
-basochiens haranguaient, puis les deux troupes déjeunaient gaîment
-ensemble. A l’issue du déjeuner les officiers des eaux et forêts
-s’enfonçaient dans le bois jusqu’à un endroit convenu; les basochiens
-se mettaient en marche peu après, envoyant en avant un huissier en
-guise de héraut d’armes prévenir de leur approche. Alors réception
-nouvelle, cérémonie, fanfares de trompettes et nouvelles harangues,
-après lesquelles on choisissait et on marquait les arbres que devait
-venir enlever le charpentier de la Basoche.
-
-La plantation de ce May au bas du perron de la grande cour se faisait
-le dimanche suivant avec autant de cérémonie, devant toute la Basoche
-assemblée, au bruit des musiques et des joyeuses acclamations. Le vieux
-May était abattu, on élevait l’autre tout enguirlandé, enrubanné de
-bleu et de jaune et garni d’écussons aux armes de la Basoche, et pour
-achever la fête s’ensuivaient bien entendu des jeux dramatiques et des
-danses.
-
-Pendant longtemps, à ces grands jours, soit en plein air, au pré aux
-Clercs, soit dans la cour du May, soit sur la table de marbre, les
-basochiens représentèrent leurs mystères ou leurs moralités comiques.
-Ils montraient dans ces spectacles un penchant déterminé à la satire,
-et ne se gênaient pas pour se permettre des allusions à des événements
-politiques, ce que faisaient d’ailleurs les confrères de la Passion à
-la Trinité, et les Enfants sans Souci aux Halles; ils osaient parfois
-mettre à la scène de grands personnages et des membres du Parlement
-eux-mêmes.
-
-Dulaure rapporte plusieurs arrêts du Parlement qui nous montrent la
-lutte ouverte de longue date pour cause de licences dramatiques, entre
-les gens du Palais et les audacieux basochiens leurs subordonnés. En
-1476, le Parlement, par un arrêt du 15 mai, supprima tout simplement
-les jeux dramatiques au Palais ou au Châtelet, défendit de jouer
-publiquement «farces, sotties, moralités sous peine de bannissement et
-de confiscation des biens des contrevenants».
-
-Le Parlement ne voulait plus en entendre parler, il défendit même qu’à
-l’avenir on vînt lui demander permission de jouer ces farces. Les
-basochiens se disposaient pourtant à braver la prohibition, car un
-second arrêt le 19 juillet 1477 vint à la rescousse, et défendit aux
-clercs et notamment «à Jean l’Eveillé se disant roi de la Basoche» de
-jouer sous peine d’être battus de verges par les carrefours de Paris et
-ensuite bannis du royaume.
-
-Cette fois les basochiens se le tinrent pour dit et rentrèrent leur
-verve comique, pour quelques années du moins, car on les voit s’y
-remettre bientôt et jouer le 1er mai 1486 une farce satirique où
-quelques flèches tombaient sur les choses et les gens de la cour.
-Charles VIII se fâcha et fit mettre au Châtelet cinq basochiens acteurs
-ou auteurs, les nommés Baude, Regnaut, Savin, Duluc et Dupuis. Ces
-basochiens furent transférés ensuite à la Conciergerie, puis réclamés
-comme ses justiciables par l’évêque de Paris. On jugea la punition
-suffisante par cet emprisonnement et on les relâcha.
-
-Après une nouvelle interruption, les jeux de la Table de Marbre
-reprirent sous Louis XII en toute liberté. Le roi laissait se
-développer librement le penchant du théâtre à la satire, et les
-basochiens, se sentant la bride sur le cou, comme aussi les confrères
-de la Passion, ne retenaient point leur verve et se donnaient toutes
-les licences. Le roi laissait faire avec bonhomie et leur permettait de
-s’attaquer aux grands personnages et aux choses de la cour, pourvu que
-l’on ne touchât point à la reine Anne de Bretagne.
-
-A la mort de Louis XII on s’empressa de rogner un peu ces libertés
-laissées au théâtre, et le Parlement fit défense aux basochiens et aux
-écoliers des collèges de «jouer farces ou comédies dans lesquelles il
-serait fait mention de princes et princesses de la cour».
-
-Il paraît ensuite par un arrêt ultérieur, que les basochiens pour
-obtenir la permission de continuer leurs divertissements, durent
-s’astreindre à soumettre leurs pièces au Parlement avant de les jouer.
-Cet arrêt du 23 janvier 1538 établit nettement cette censure, il dit
-que les basochiens pourront jouer leurs pièces à la Table de Marbre
-«ainsi qu’il est accoutumé, en observant d’en retrancher les choses
-rayées». D’autres arrêts revinrent plusieurs fois sur cette obligation
-à laquelle la Basoche essayait toujours de se soustraire.
-
-En janvier 1552, une de ses pièces ayant été interdite par le procureur
-général du Parlement, la Basoche, qui avait fait de grands frais pour
-la monter, protesta contre la défense et ouvrit une instance devant
-le Parlement, qui maintint la défense mais accorda aux basochiens une
-indemnité de 80 livres.
-
-[Illustration: LA GRANDE SALLE DE JACQUES DE BROSSE]
-
-Ces représentations de la Table de Marbre si chères à toute la
-population de clercs et de scribes du Palais qu’elles mettaient en
-liesse, sujet d’ennui parfois pour les graves magistrats, n’étaient
-point un spectacle fermé ni gratuit. Un public payant remplissait ces
-jours-là l’immense salle et l’argent récolté servait à solder les frais
-des représentations, y compris ceux d’un festin qui suivait pour les
-acteurs et les dignitaires de la Basoche. Le reste s’en allait à la
-caisse basochiale.
-
-La Basoche au temps de la Ligue se brouilla, elle aussi, avec Henri
-III. Sans doute elle risqua quelques attaques contre ce roi attaqué,
-satirisé, vilipendé par tous en sa bonne ville de Paris, par les
-satiristes, par les bourgeois, par le populaire, par les prédicateurs
-surtout, la chaire prenant avec lui plus de licence que n’en aurait pu
-prendre le théâtre le plus libre.
-
-Les représentations de la Grande salle cessèrent; d’ailleurs à côté
-de ce qui se disait en chaire sur Henri et son gouvernement, ou de
-ce qui s’imprimait contre lui, les satires théâtrales de la Basoche
-eussent paru bien pâles. Dans ces temps d’effervescence et de passions
-violentes recourant très vite aux épées et aux arquebuses, les
-représentations eussent facilement fait naître des bagarres et des
-tueries.
-
-Le roi de France par un simple édit supprima son confrère le roi de la
-Basoche; cela passa plus facilement que plus tard la suppression du duc
-de Guise. A partir de ce temps le royaume de la Basoche subsista, mais
-sans monarque, comme une sorte de république gouvernée par un simple
-chancelier.
-
-La décadence commençait, la montre générale fut supprimée également.
-Seule la Basoche du Châtelet conserva la coutume de la cavalcade
-corporative de la montre, qu’elle continua à faire à cheval et en
-grands costumes jusqu’à la Révolution.
-
-L’institution de la Basoche du Palais, attaquée à la tête, voyait ainsi
-se perdre tous ses us et coutumes. Il n’y avait plus lieu de reprendre
-les vieux divertissements dramatiques, le théâtre régulier était né
-alors, avec les comédiens de métier remplaçant les anciens confrères de
-la Passion, à l’hôtel de Bourgogne et ailleurs.
-
-Des anciennes traditions de la Basoche il ne restait plus, à l’entrée
-du XVIIe siècle, que la plantation du May et le _plaidoyer de la
-cause grasse_. Ce plaidoyer hérita de la faveur générale, et ce fut
-là seulement désormais que la verve des enfants de la chicane, leur
-penchant aux joyeusetés satiriques purent se donner carrière. Ce fut la
-soupape de sûreté laissée par les graves parlementaires à la gaieté de
-la population jeune et remuante du Palais.
-
-[Illustration: LE PLAIDOYER DE LA CAUSE GRASSE]
-
-Tous les ans, le jeudi de la semaine de carnaval, le jour de
-_Carême-prenant_, se plaidait solennellement au Palais, avec tout
-l’appareil des tribunaux réels, devant des basochiens enrobés faisant
-fonctions de magistrats, ce qu’on appelait _la cause grasse_,
-c’est-à-dire une cause scandaleuse, une affaire burlesque réservée
-dans l’année pour la circonstance, ou bien, lorsque manquait la cause
-suffisamment grivoise, une affaire fictive, imaginée à propos de
-quelque événement, de quelque aventure galante, et qui mettait sur la
-sellette sous des noms supposés, très clairs pour le monde du Palais,
-des personnages réels, parfois même des gens de justice, des gens du
-Châtelet surtout, sur lesquels on aimait à dauber.
-
-«Le sujet de la _cause solennelle_ ou _cause grasse_, dit M. Victor
-Fournel dans son étude sur la basoche, était choisi de longue date,
-ainsi que les jeunes clercs ou aspirants avocats à la langue bien
-pendue, juges, demandeurs et défendeurs, qui devaient faire assaut
-de joyeusetés dans leurs réquisitoires et plaidoiries, au milieu des
-éclats de rire de l’assistance, de la gaîté malicieuse et narquoise
-soulevée par tous les traits piquants décochés à des personnalités
-connues de tous, joyeuse humeur que portait au comble à la fin le
-jugement prononcé par la cour basochiale, avec un air de gravité
-comique à dérider le vieux juge le plus renfrogné, arrêt assaisonné de
-tous les attendus et tous les considérants burlesques possibles.»
-
-Supprimée à certaines époques en raison de sa trop forte gauloiserie,
-rétablie ensuite sur les réclamations des clercs qui promettaient de
-montrer plus de retenue, mais retombaient bien vite dans la grivoiserie
-dévergondée, le plaidoyer de la Cause grasse fit jusqu’au XVIIIe siècle
-retentir des éclats d’une gaîté souvent trop épicée les voûtes graves
-du Palais. Le XVIIIe siècle licencieux s’offusqua des licences de la
-Basoche et abolit définitivement la Cause grasse.
-
-Des anciens usages de la Basoche vieillie, dépouillée de ses antiques
-privilèges, il ne subsista que la plantation du May. Puis le pauvre
-arbre, dont la verdure enrubannée égayait la vieille cour, au bas du
-perron fameux par tant de scènes dramatiques, disparut à son tour,
-peu avant la Révolution. En 1772, à la démolition du Perron, de la
-galerie aux Merciers et du trésor des Chartes, il était encore là. Sans
-doute, il ne cadrait plus avec le pédantisme classique des nouvelles
-constructions, car on abolit le May, gracieux et naïf symbole des
-antiques coutumes en train de disparaître.
-
-De nouveau la Révolution allait donner des spectacles tragiques à la
-cour du Palais; si le May avait vécu quelques années de plus, il aurait
-pu voir, pendant des mois, les condamnés du tribunal révolutionnaire
-sortir par une porte basse à droite du perron, et monter juste à son
-pied dans les charrettes fatales.
-
-Au commencement de la Révolution, la Basoche en fermentation forma un
-bataillon particulier de la garde nationale, à l’uniforme rouge avec
-épaulettes et boutons d’argent; mais à la suppression des corporations
-ce corps particulier dut disparaître et ses hommes furent versés dans
-d’autres bataillons parisiens.
-
-Aux siècles du moyen âge, dans le Palais même, à côté du royaume de
-la Basoche, florissait un autre État, l’_Empire de Galilée_, nom
-arboré par la communauté des clercs de la Chambre des comptes, fondée
-probablement vers la même époque que celle des clercs du Palais.
-
-Le _haut et souverain Empire de Galilée_ tirait son nom d’une petite
-rue tournant dans l’enclos du Palais, à côté des rues de Nazareth et
-de Jérusalem. Ces appellations bibliques n’avaient pas pour origine
-un ghetto, comme certains l’ont pensé, elles étaient un souvenir des
-croisades, et venaient de bâtiments construits ici par saint Louis pour
-loger des pèlerins de Terre Sainte.
-
-Sous Henri II, pour réunir à la cour des comptes quelques bâtiments
-annexes, on édifia au-dessus de la rue la jolie arcade de Nazareth,
-pavillon de style Renaissance décoré d’élégantes sculptures, de
-consoles à mascarons et de figures de Jean Goujon. Après la disparition
-de la cour des comptes, l’arc de Nazareth fut une des entrées de la
-préfecture de police; à la démolition de la préfecture et de tout ce
-qu’elle recélait encore de vieux débris du Palais, l’arc fut transporté
-à l’hôtel Carnavalet où il est maintenant réédifié dans le Jardin.
-
-L’empereur de Galilée possédait des attributions semblables à celles
-du roi de la Basoche, il était le chef de la corporation, le juge
-souverain avec ses suppôts, de toutes les affaires de la communauté.
-L’empire de Galilée, de même que le royaume de la Basoche, avait ses
-solennités et ses grands jours. La veille et le jour des Rois, les
-sujets de l’empire de Galilée s’organisaient en bandes bruyantes et
-se mettaient en marche, derrière leur souverain entouré de sa cour et
-de ses gardes, drapeaux flottants, musiques en tête, pour s’en aller
-porter le gâteau des Rois chez tous les membres de la cour des comptes,
-régalant les assistants de danses morisques, de divertissements divers
-et d’aubades.
-
-L’empereur de Galilée tomba du même coup qui supprima le roi de la
-Basoche sous Henri III, et fut remplacé lui aussi par un simple
-chancelier. L’empire survécut et parvint, caduc et déchu, dépouillé de
-ses privilèges, jusqu’à la Révolution qui lui porta le dernier coup.
-
-
-Au temps de Louis XIII, quand Salomon de Brosse a terminé la
-reconstruction de la Grande salle détruite par le grand incendie de
-1618, le Palais a pris une nouvelle physionomie qu’il va garder pendant
-cent cinquante ans, jusqu’aux grands changements de la fin du dernier
-siècle, préludes des transformations et reconstructions de notre temps.
-
-Il n’a plus l’aspect purement féodal de sa grande époque, c’est un
-assemblage pittoresque d’édifices et de bâtiments de toutes sortes,
-enchevêtrés les uns dans les autres, juxtaposés et superposés.
-L’ensemble est confus; la pointe ouest de l’île de la cité, le château
-de proue du vaisseau de Lutèce, n’a plus ses grandes et nobles lignes
-d’autrefois, mais l’entassement de tous ces bâtiments qui sont venus
-peu à peu s’accoler aux grosses tours, s’accrocher en parasites aux
-belles architectures, prendre possession de tous les recoins libres,
-constitue au vieux Palais une physionomie grouillante et compliquée
-tout à fait curieuse.
-
-A l’extrême pointe, l’ancien jardin du roi a disparu, et aussi la
-maison des Etuves, vers 1605, au moment de l’achèvement du Pont-Neuf et
-de la création de la place Dauphine, triangle de maisons symétriques en
-pierre et briques. De l’autre côté du Palais, tout le long de la rue
-de la Barillerie qui va du Pont au Change et de Saint-Barthélemy au
-pont Saint-Michel, l’ancienne enceinte fortifiée du Palais a été coupée
-par endroits ou chargée de maisons, montrant une ligne irrégulière de
-pignons serrés, au milieu desquels s’ouvrent les deux portes du Palais.
-La plus importante, flanquée de deux tours, au débouché de la rue de la
-Calandre, donne au pied de la Sainte Chapelle, devant la Chambre des
-Comptes; l’autre, décorée de deux tourelles en encorbellement, s’ouvre
-sur la cour du May, en face de la rue de la Vieille-Draperie.
-
-Un reste de rempart crénelé réunit les tours de la grande porte au
-pignon de la petite chapelle Saint-Michel; de l’autre côté, vers le
-Pont au Change, des bâtiments divers se pressent sous le double pignon
-de la Grande salle, avec des tourelles de différentes formes, des toits
-de toutes tailles, dominés par la haute tour de l’Horloge. De plus, en
-avant de tout cela, une ligne cahotante d’échoppes, de petites bicoques
-parasites s’accroche au rez-de-chaussée des maisons, des poternes du
-palais, des remparts et des tours. Ces échoppes ne s’arrêtent pas
-à la tour de l’Horloge, elles tournent sur le quai des Morfondus
-nouvellement achevé.
-
-[Illustration: PORTE DU PALAIS DONNANT SUR LA COUR DU MAY]
-
-Jusqu’en 1580, une berge irrégulière, un talus herbeux plus ou moins
-haut, avait bordé la Seine sous les tours du Palais; on commença sous
-Henri III les travaux du quai en même temps que l’on travaillait
-au Pont-Neuf, mais ils ne furent terminés qu’en 1611. Ce quai de
-l’Horloge, exposé au nord, balayé par les brises de l’hiver, fut
-gratifié du surnom expressif de _quai des Morfondus_, par les gens
-qui le traversaient en soufflant sur leurs doigts ou en s’enveloppant
-jusqu’au nez dans leurs manteaux. Plus tard, en raison des commerçants,
-lunettiers, ou opticiens, qui occupaient les boutiques vers le
-Pont-Neuf, on l’appela aussi quai des Lunettes.
-
-[Illustration: LA GRANDE PORTE DU PALAIS, COUR DE LA
-SAINTE-CHAPELLE, CÔTÉ INTÉRIEUR]
-
-De la tour de l’Horloge à la Conciergerie et à la Tournelle le bas
-des vieux murs du Palais disparaît de même sous les constructions
-parasites; les tours de la Conciergerie et la tour Bonbec en sont
-ceinturées jusqu’à mi-corps. Au-dessous se poursuit la ligne
-d’échoppes, de petites boutiques largement ouvertes pour des étalages
-que protègent les larges auvents.
-
-Pénétrons maintenant dans la grande cour du Palais, que la
-Sainte-Chapelle subdivise en deux parties: cour du May et cour de
-la Sainte-Chapelle. Sur le revers de l’enceinte du Palais, bordant
-la rue de la Barillerie, on voit l’autre face de la longue ligne de
-maisons coupées de tours et de tourelles, plus pittoresques encore de
-ce côté que de l’autre, et garnies de même des petites échoppes collées
-et tassées au bas des pignons. En face, au pied du grand perron,
-les petites boutiquettes se pressent et montent sur les côtés du
-degré; elles sont plus serrées encore sous le Trésor des Chartes dont
-elles cachent la base, elles tournent autour de la Sainte-Chapelle,
-incrustées entre les piliers.
-
-Le côté méridional de la Sainte-Chapelle est longé par le grand degré
-couvert montant à la chapelle supérieure, ou escalier de Louis XII,
-ruiné par la chute de la flèche incendiée avec le comble en 1630. On
-s’est contenté de refaire assez grossièrement les voûtes effondrées
-de cet escalier; à l’entrée du degré les débris tronqués des anciens
-piliers de Louis XII semés de fleurs de lis sculptées, donnent encore
-une idée de la beauté de l’œuvre détruite. Les échoppes, les petites
-maisonnettes arrivent au bas des marches, emboîtent les piliers ruinés
-et grimpent le long de la rampe extérieurement et intérieurement pour
-aller se rattacher aux boutiques qui garnissent à l’intérieur la
-galerie aux Merciers.
-
-On trouve dans ces échoppes tous les petits commerces possibles, et
-certains petits métiers comme les horlogers et les barbiers. Les
-boutiques sont très achalandées; la foule circulant perpétuellement
-dans les galeries, dans toutes les parties du Palais, comme dans un
-établissement marchand analogue aux galeries du Palais-Royal, se presse
-devant les étalages sous les larges auvents.
-
-Les libraires et les marchands d’articles de modes, surtout, sont
-nombreux sur l’escalier de la Sainte-Chapelle et resteront fidèles au
-Palais jusqu’à la Révolution; leurs boutiques sont le rendez-vous des
-oisifs. Les dames et les beaux cavaliers se pressent chez la marchande
-de modes, examinant dentelles pour le cou, pour les manchettes ou pour
-les bottes, collets et grandes fraises, rubans, éventails, gants,
-masques pour les dames, etc., toutes les dernières créations de la
-mode. Les lettrés feuillettent les livres nouveaux, les grands romans
-de Mlle de Scudéry, les rébarbatifs bouquins de droit, de théologie
-ou d’histoire, les pesants volumes des graves écrivains ou les petits
-recueils des poètes.
-
-Dans ses curieuses estampes Abraham Bosse nous montre ces élégants
-chalands courant les boutiques du Palais, en quête de la mode
-fraîchement éclose et des bruits du jour, nouvelles des armées venues
-par les derniers courriers, échos des petits ou grands événements de la
-cour, menus cancans de la ville. C’est la gazette parlée qui se fait
-là, on vient recueillir aux petites réunions chez la modiste ou chez le
-libraire les nouvelles que l’on répandra ensuite à la promenade, sous
-les arcades de la place Royale ou dans les Ruelles du beau monde.
-
-Un jour de Mardi-Gras on avait vu le roi Henri III avec de jeunes
-seigneurs, en train de courir la ville et de faire les mille folies
-autorisées par le carnaval, arriver masqués à cheval dans la cour du
-Palais. L’un d’eux, raconte Brantôme, étant sur son cheval Real «monta
-de course, car ainsy le fallait, par le grand degré du Palais (cour
-du May), cas estrange, estant aussi roide, entra dans la galerie et
-grande salle du Palais, fit ses tours, promenades, courses et folies,
-et puis vint descendre par le degré de la Sainte-Chapelle sans que le
-cheval jamais bronchast, et rendit son maître sain et sauf dans la
-basse-cour...»
-
-Le degré «du perron antique» était moins raide que le perron de marbre
-de la cour du May. Boileau dans son poème comique en fait le champ de
-bataille des chanoines mettant à sac la boutique du libraire Barbin
-pour se jeter à la tête les lourds bouquins.
-
- Par les détours étroits d’une barrière oblique
- Ils gagnent les degrés et le perron antique,
- Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits,
- Barbin vend aux passants des auteurs à tous prix.
-
-[Illustration: INCENDIE DE LA SAINTE-CHAPELLE EN 1630]
-
-La barrière oblique dont parle Boileau était une barrière placée en
-avant du perron, barrière en quelque sorte emblématique de juridiction,
-qui se plaçait devant les hôtels des princes ou des grands officiers de
-la couronne, du doyen des maréchaux de France, des chanceliers, etc.
-L’édifice de la Chambre des comptes était précédé d’une barrière aussi
-et aucune échoppe ne s’y adossait comme aux autres bâtiments du Palais.
-
-Boileau, qui nous esquisse çà et là dans le _Lutrin_ quelques croquis
-du Palais, était né dans cette cour même de la Sainte-Chapelle,
-dans une des maisons des chanoines. Onzième enfant de Gilles
-Boileau, greffier du Parlement, il était du Palais presque autant
-que les pierres du monument elles-mêmes puisque, paraît-il, les
-Boileau étaient là depuis saint Louis peut-être, depuis Charles V
-assurément, ce roi ayant eu pour confesseur Hugues Boileau, trésorier
-de la Sainte-Chapelle. Un des frères de Boileau fut chanoine de la
-Sainte-Chapelle.
-
-Le poète avait été de la Basoche; après avoir grossoyé chez son
-beau-frère Dongeois, greffier aussi au Parlement, il se fit recevoir
-avocat, et plaida au moins une fois au Palais, avec, par bonheur,
-un insuccès si complet qu’il dut tout de suite renoncer à l’espoir
-d’obtenir jamais le moindre sac à procès de la confiance des procureurs.
-
-Enfin en sa vieillesse revenu au gîte, à l’île de la Cité et à son
-vieux Palais, il fut enterré sous les dalles de la Sainte-Chapelle.
-On ne peut donc être plus du Palais que le poète qui a chanté dans
-le _Lutrin_ la grande dispute des chanoines de la Sainte-Chapelle,
-à propos d’un lutrin placé dans le chœur par le trésorier de la
-Sainte-Chapelle, grand dignitaire du chapitre.
-
-La déesse Discorde assise au pied du May contemple le temple de la
-Chicane son empire:
-
- Elle y voit par le coche et d’Evreux et du Mans,
- Accourir à grands flots ses fidèles Normands;
- Elle y voit aborder le marquis, la comtesse,
- Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse.
- Et partout des plaideurs les escadrons épars
- Faire autour de Thémis flotter ses étendards...
-
-A un autre endroit Boileau parle du _pilier des consultations_, dans la
-grande salle, un pilier particulier devant lequel procureurs et gens de
-loi attendaient les plaideurs pour les consultations pressées, comme,
-dans la précédente grande salle gothique, plaideurs et avocats affairés
-se groupaient devant les quatre grandes cheminées, ou sur les bancs
-d’embrasure entre les arcatures,
-
- Entre les vieux appuis dont l’affreuse grande salle
- Soutient l’énorme poids de sa voûte infernale,
- Est un pilier fameux des plaideurs respecté
- Et toujours des Normands à midi fréquenté.
- Là sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
- Hurle tous les matins une sibylle étique;
- On l’appelle Chicane...
-
-A rapprocher d’un croquis précédent de maître François Villon:
-
- Je vis là tant de mirlifiques,
- Tant d’ameçons et tant d’affiques
- Pour attraper les plus huppés,
- Les plus rouges y sont happés...
- Cuydant destruire son voisin
- De Poytou ou de Limousin...
-
-Au pied du perron de la cour du May avait été établi un montoir de
-pierre, pour aider les vieux conseillers et les graves magistrats à
-descendre de leurs mules, quand ils arrivaient le matin de très bonne
-heure, dans leur modeste équipage, se mettre à la besogne dans les
-diverses «chambres».
-
-[Illustration: LE PRÉSIDENT MOLÉ AUX BARRICADES DE LA RUE
-St. HONORÉ--1648]
-
-Certaines familles se perpétuaient dans les charges judiciaires, le
-Palais voyait les générations se suivre et se remplacer; aux vieux
-conseillers du XVIe siècle à longues barbes, à la mine austère qui
-avaient siégé aux difficiles époques sous la menace des hallebardes
-de la Ligue, succédaient les conseillers à moustaches et à barbiche à
-la royale du temps de Louis XIII. Leurs petits-fils allaient être ces
-magistrats à menton glabre, à lourdes perruques du grand règne. Les
-longues barbes avaient longtemps persisté au Palais; pour quelques
-vieux parlementaires, elles symbolisaient la gravité professionnelle,
-et jusqu’au temps de la Fronde ils les arborèrent comme une
-protestation, parmi les jeunes magistrats à moustaches trop cavalières.
-
-[Illustration: LES ÉCHOPPES AU PIED DES TOURS DU PALAIS, XVIIe
-SIÈCLE]
-
-L’exceptionnelle fortune de quelques familles de magistrats, parvenues
-aux plus hautes fonctions de l’Etat, leur permit de bâtir quelques-uns
-des grands hôtels du Marais, mais les pères de ceux-ci, comme tous
-les autres parlementaires, avaient mené une vie des plus simples,
-en de modestes logis de la Cité ou des quartiers environnants,
-particulièrement sur le quai des Augustins.
-
-Investis de la terrible mission de juger, chargés de la redoutable
-responsabilité d’appliquer des lois arbitraires et confuses, en ce
-temps où Thémis a la main dure, ces magistrats ont en général une
-réputation d’intégrité bien établie. Sur la gravité des mœurs et
-la simplicité des habitudes des vieux conseillers, des indications
-abondent dans l’histoire, et spécialement dans la chronique parisienne.
-Saint-Foix, dans ses essais sur Paris, rapporte que Gilles le Maître,
-premier président du Parlement sous Henri II, propriétaire d’une petite
-terre près Paris, stipulait dans le bail de ses fermiers «qu’aux quatre
-bonnes fêtes de l’année et au temps des vendanges ils lui amèneraient
-une charrette couverte et de la paille fraîche dedans pour y asseoir
-sa femme et sa fille, et qu’ils lui amèneraient aussi un ânon ou une
-ânesse pour monture de leur chambrière». Et dans ce rustique équipage,
-la famille de notre président s’en allait faire sa petite partie de
-campagne, le président marchant en tête sur sa mule, accompagné de son
-clerc à pied.
-
-Quand s’introduisit l’usage des carrosses, le premier président de
-Thou, fort gêné par la goutte, en eut un, probablement quelque caisse
-bien lourde et bien massive, mais sa femme pour ses courses dans Paris
-s’en allait à cheval en croupe derrière un domestique.
-
-Peu de luxe donc chez ces magistrats menant l’existence tranquille
-de la petite bourgeoisie, venant au Palais à pied ou sur leur mule,
-quelquefois à deux sur la même monture. Ce qui fait tout le long
-des siècles l’universelle clameur des plaideurs se plaignant d’être
-écorchés vifs dans la maison de dame Thémis, c’est l’âpreté des
-procureurs, de la foule des gens de chicane embusqués aux détours de
-cette maison, et qui s’entendent parfaitement à exprimer des sacs de
-procédure tout le suc qu’ils peuvent contenir.
-
-Aux graves conseillers descendant de leurs mules au Grand Perron, sous
-le may de la Basoche, se mêlent les robes noires des procureurs et des
-avocats, la foule bigarrée et souvent râpée des basochiens, des commis
-des greffes, des clercs des études chargés de sacs à procès, foule
-remuante et turbulente, et tous les flâneurs de Paris, les laquais et
-les pages des gens en quête de nouvelles ou d’achats aux boutiques de
-la cour et des galeries. Les pauvres basochiens sont nourris et logés
-chez leurs patrons, logés aux galetas, sous les toits, et nourris
-souvent assez mal par madame la procureuse, comme en témoignent bien
-des traits des comédies de ces temps.
-
- ... On nous a régalés d’un potage à l’eau claire...
- D’un lavis de potage où parmy les flots d’eau,
- Se noyait pauvrement un malheureux poireau...
- ... Nous aussi, quelquefois, nous avons pour recrue
- Dans un beurre gluant un morceau de morue
- Large de trois doigts, jaune et dont la dureté
- Des plus hardis mâcheurs abat l’activité.
-
-Revenons aux échoppes et au commerce du Palais. A l’intérieur comme à
-l’extérieur, comme dans les cours, les boutiques se pressaient dans la
-grande salle tout le long des galeries, utilisant tous les coins, tous
-les passages, même les plus étroits.
-
-Le livre de Gilles Corrozet, le premier historiographe parisien: _La
-fleur des Antiquitez, Singularitez et Excellences de la plusque noble
-et triomphante ville et cité de Paris_, se vendait «au premier pillier
-en la grant salle du Palais» chez Denis Janot, en 1532, de qui plus
-tard Corrozet lui-même, devenu le gendre de son éditeur, reprit la
-«boutique».
-
-Les boutiques étaient surtout serrées dans la galerie _Marchande_ ou
-des _Merciers_, centre du Palais bruyant et affairé, où elles formaient
-deux rangées entre lesquelles la circulation devenait difficile. Le
-Paris élégant flânait aux étalages où chaque boutiquier appelait
-les chalands et s’efforçait d’attirer leur attention en vantant ses
-marchandises. Les jolies mercières du Palais ont aux XVIIe et XVIIIe
-siècles une réputation de coquetterie bien méritée, car pour faire
-connaître les modes nouvelles elles se parent de superbes dentelles,
-des grands collets montés ou rabattus, des grandes manchettes des
-élégantes et «galantisent» sur les coiffures.
-
-Il en était encore de même avant la Révolution; Mercier, qui a vu la
-fin du Palais d’autrefois, appuie sur le contraste des robes noires des
-légistes voisinant avec les coquetteries et les futilités des boutiques
-de la galerie, sur cette opposition violente des minois souriants
-des marchandes avec les grimaces disgracieuses des vieux procureurs,
-qu’il traite de sangsues, et de tous les suppôts de la chicane sur
-lesquels il semble être de l’avis de Louis XII, qui disait avec toute
-l’irrévérence qu’un roi pouvait se permettre: «La plus laide bête à
-voir passer, c’est un chicanous chargé de ses sacs.»
-
-[Illustration: LE CORBILLARD, COCHE D’EAU DE CORBEIL]
-
-
-
-
-[Illustration: L’ENTRÉE DE LA PLACE DAUPHINE. ÉTAT ACTUEL]
-
-CHAPITRE VIII
-
-LE PARLEMENT DE LA FRONDE
-
- Malaise intérieur général.--Premières protestations du
- Parlement.--Mazarin et la Cour.--L’enlèvement de Broussel, les
- barricades.--M. le Coadjuteur.--Marche du Parlement à travers
- l’émeute.--La guerre de la Fronde.--Princes et ducs.--La cavalerie
- des portes cochères et le régiment de Corinthe.--Jeune Fronde
- et vieille Fronde.--Le Palais champ de bataille.--Le combat
- du faubourg Saint-Antoine.--Émeute de la paille.--Massacre de
- magistrats et conseillers à l’hôtel de ville.--Louis XIV.--Docilité
- du Parlement.--Les difficultés de la Régence.--Incendie de la cour
- des Comptes.--Orages parlementaires du XVIIIe siècle.
-
-
-[Illustration: LE COADJUTEUR A DEMI ÉTRANGLÉ AU PALAIS]
-
-Après quarante années de tranquillité au sortir des terribles journées
-de la Ligue, le Palais allait rentrer dans la politique active et
-entendre encore gronder les révolutions.
-
-Ce fut le Parlement lui-même, cette fois, qui fit jaillir la première
-étincelle des troubles de la Fronde pendant la minorité de Louis XIV.
-Ces nouveaux troubles, qui furent très près de prendre la même tournure
-que la Révolution d’Angleterre au même moment, éclatèrent alors que la
-France se trouvait victorieuse au dehors, quand Mazarin, continuateur
-de Richelieu mais trop ami de la reine Anne d’Autriche, semblait devoir
-recueillir le bénéfice des succès remportés par les armées françaises
-à Nordlingen, à Crémone, à Lens. Mais les lauriers sont une maigre
-compensation à la misère et à la famine, Paris et les provinces affamés
-et ruinés par de longues dilapidations les dédaignaient.
-
-[Illustration: CÔTÉ MÉRIDIONAL DU PALAIS ET PONT SAINT-MICHEL.
-XVIIe SIÈCLE]
-
-Des exactions de maltôtiers, de mauvaises opérations fiscales
-aggravaient cette misère et faisaient s’élever de partout des clameurs
-de protestation. Le Parlement s’était ému déjà de ce cri général,
-lorsque, fort maladroitement, le surintendant des finances Emeri,
-Italien comme Mazarin, en quête de ressources pour le trésor embarrassé
-et ne trouvant plus rien ni personne à pressurer, chercha à tirer de
-l’argent du Parlement lui-même, en créant des charges nouvelles et en
-retenant par emprunt forcé les gages de la magistrature.
-
-Ces expédients mirent le feu aux poudres; cette fois le Parlement
-touché au vif, réunissant toutes ses chambres, prit franchement
-position contre la cour et non seulement refusa d’enregistrer tous
-les édits financiers, mais encore se lançant à corps perdu dans la
-pure politique, dans l’opposition violente, entreprit tout à coup de
-réclamer une réforme générale de tous les systèmes d’administration
-gouvernementale, quelque chose presque comme une refonte des
-institutions.
-
-L’action était engagée entre le Palais et la cour; les esprits
-s’échauffaient, le Parlement, enflammé par la popularité que lui
-valaient ses réclamations et ses propositions de réformes, menait
-une guerre à coups d’arrêts contre les agents financiers du pouvoir,
-contre les intendants exécrés. Le pays se trouvait divisé en deux
-factions, les mazarins et les frondeurs; et la Fronde, s’obstinant et
-s’enhardissant chaque jour dans sa lutte contre la cour, s’essayait
-tout doucement à devenir une révolution.
-
-Mazarin avait tenté de diviser les divers corps du Parlement pour
-en venir plus facilement à bout; le 13 mai 1648, les quatre cours
-souveraines, le Parlement, la Chambre des comptes, la Cour des aides
-et le Grand conseil, réunies à la grand’chambre, lui répondirent par
-l’_arrêt d’union_ «pour servir le public et le particulier et réformer
-les abus de l’Etat». Le ministère eut beau casser cet arrêt d’union, le
-Parlement méprisa sa décision et persista dans son attitude.
-
-La guerre de chansons et de quolibets contre le Mazarin étant
-commencée, l’arrêt d’_ougnion_ ou d’_ognion_, comme prononçait le
-cardinal, fut l’occasion d’une quantité de plaisanteries et de
-pamphlets, comme _La dernière soupe à l’ognon pour Mazarin ou Ballet
-dansé devant le roy, et la reine régente sa mère_, mazarinade née
-avec une infinité d’autres, dans la grande levée de plumes de tous
-les petits poètes et littérateurs tiraillant en avant des grands
-parlementaires, contre la cour et le cardinal.
-
-Toutes les manœuvres de Mazarin se brisaient devant la fermeté du
-Parlement; le premier président Molé, l’avocat général Omer Talon
-osaient parler très net, et réclamaient hautement pour le Parlement
-un droit de contrôle sur toutes les affaires de l’Etat et sur les
-décisions royales. Paul de Gondi, coadjuteur de l’archevêque de Paris
-Pierre de Gondi, son oncle, s’était posé en adversaire résolu de
-Mazarin et de la cour. Esprit remuant, audacieux, fait pour l’intrigue
-et les conspirations, prélat galant et bretteur qui se battait en duel
-comme un mousquetaire, il s’efforçait d’entretenir la fermentation
-populaire où il frétillait d’aise.
-
-On mena le petit roi au Palais tenir un lit de justice, afin d’en
-imposer à ces magistrats lancés dans l’opposition, et de restaurer,
-s’il était possible encore, l’autorité royale atteinte; mais les
-beaux discours du chancelier et les injonctions n’y firent rien, le
-Parlement persévéra dans son attitude. C’était une puissance nouvelle
-qui s’élevait en face de la puissance royale, et qui semblait d’autant
-plus menaçante que l’on voyait, précisément au même moment, la lutte
-du Parlement d’Angleterre contre le roi Charles Ier, aboutir à une
-complète révolution préparant le procès et le supplice du roi.
-
-Le parti de la cour, attendant impatiemment l’occasion de tenter un
-coup de force, la crut trouver dans la victoire remportée à Lens par
-le duc d’Enghien, prince de Condé; il se sentit assez fortifié par
-ce triomphe des armées royales pour briser violemment l’opposition
-du Parlement en faisant enlever trois des principaux meneurs de la
-résistance aux volontés du pouvoir, et en procédant à ces arrestations
-avec éclat, au grand jour.
-
-Le 26 août 1648, pour le grand _Te Deum_ d’actions de grâces à
-Notre-Dame, tout Paris était sur pied, les rues depuis le Palais-Royal,
-ex-Palais Cardinal, jusqu’à Notre-Dame étaient bordées de soldats du
-régiment des gardes, entre lesquels défilèrent la reine et la cour et
-soixante-treize drapeaux pris à l’ennemi, portés à la cathédrale par
-les Suisses.
-
-«Le Parlement va être bien fâché!» avait dit le jeune roi quand la
-nouvelle de la victoire de Lens était arrivée à la cour. La reine
-et Mazarin se préparaient à donner l’humiliation du Parlement pour
-conclusion à ce défilé triomphal au milieu des acclamations. Leurs
-mesures étaient prises. Le _Te Deum_ achevé, la cour reprit le chemin
-du Palais-Royal; la reine avant de s’éloigner fit un signe à M. de
-Comminges, lieutenant de ses gardes et lui dit deux mots: «Allez, et
-que Dieu vous assiste!»
-
-Comminges resta dans l’église avec une partie de ses hommes et quand
-les flots des assistants se furent un peu dissipés, il sortit à son
-tour avec sa troupe au milieu de l’inquiétude éveillée par sa manœuvre
-insolite.
-
-Il n’avait pas à aller bien loin. A gauche du parvis Notre-Dame, dans
-la rue Saint-Landry, demeurait le conseiller Pierre Broussel, devenu
-par son attitude au Parlement une idole populaire. C’était un vieux
-magistrat de soixante-dix-huit ans, de très mince fortune, très digne
-et très austère, que l’on voyait tous les jours, quelque temps qu’il
-fît, s’acheminer à pied vers le Palais pour s’y mettre au travail.
-
-Comminges avait envoyé quelques-uns de ses hommes arrêter le président
-Charton, lequel averti à temps put s’échapper, et le conseiller
-Blancmesnil qui fut pris sans difficulté. Il s’était réservé
-l’enlèvement de Broussel comme la partie la plus délicate et la plus
-difficile de l’opération, en raison de l’extrême popularité venue au
-vieux conseiller que le peuple appelait son «père». L’opération pour
-réussir devait être menée énergiquement et rapidement; il ne fallait
-pas laisser à Broussel la velléité d’appeler le populaire du voisinage
-à son secours et à ses voisins le temps de s’attrouper. En quelques
-minutes Comminges arriva rue Saint-Landry, le conseiller était au
-logis, à table, Comminges brusqua l’entrée et, sans laisser même le
-temps au pauvre homme de prendre son manteau, l’enleva de table en
-pantoufles.
-
---Mes enfants, dit le conseiller à sa famille atterrée, recevez ma
-bénédiction, je n’espère plus vous revoir jamais, je ne vous laisse
-point de biens mais un peu d’honneur, ayez soin de le conserver!
-
-Cependant les fils de Broussel essayaient de parlementer avec
-l’officier, une vieille servante ouvrait la fenêtre et criait
-au secours, déjà des rumeurs montaient de la rue où les gardes
-s’efforçaient de maintenir les gens accourus au bruit. Comminges, sans
-rien entendre, entraînait son prisonnier et au milieu des murmures,
-des cris et des menaces, dans le tumulte grossissant, il le poussa
-dans un carrosse qu’il avait amené et fit signe à ses gens de fendre
-la foule en hâte. Le carrosse eut beaucoup de peine à démarrer, on
-tentait déjà de couper les rênes, on se colletait avec les gardes, on
-courait chercher des armes et sonner le tocsin de Saint-Landry. Du
-port Saint-Landry tout proche les gens criaient aux bateliers du port
-de la Grève en face d’accourir bien vite: «On arrête Broussel!» Et ces
-mariniers à ce cri se jetaient dans leurs barques, armés de crocs et de
-tout ce qui leur était tombé sous la main.
-
-[Illustration: LE PORT SAINT-LANDRY ET LA TOUR DAGOBERT]
-
-Le carrosse, à peine en route au milieu des vociférations des gens
-courant derrière lui, faillit culbuter au milieu de la rue des
-Marmousets; des clercs d’une étude de notaire l’attendaient au passage
-et soudain jetaient dans les jambes des chevaux les bancs de bois de
-l’étude.
-
-Le cocher, à force d’adresse, put franchir l’obstacle, et les chevaux
-des gardes firent de même. Toujours suivi par une troupe hurlante où
-commençaient à se voir des hallebardes et de vieilles colichemardes
-de la Ligue, le carrosse arrive par la rue de la Juiverie et le
-Marché-Neuf au quai des Orfèvres. Là une roue s’en va ou un essieu se
-casse, le carrosse verse; Comminges en tire Broussel, en même temps que
-ses gardes arrêtent un autre carrosse qui passait, et en font descendre
-une dame. Une foule inquiète et hostile entourait la petite troupe,
-elle ne savait pas au juste de quoi il s’agissait, mais la populace
-armée arrivait. Comminges pousse encore Broussel dans le carrosse de la
-dame, s’installe l’épée à la main à côté de lui, et le cocher fouette
-les chevaux. Il peut encore fendre la foule et prendre le galop sous la
-grêle des pierres et des injures; le Pont-Neuf est traversé, puis en
-peu de minutes la porte de la Conférence franchie.
-
-Le coup avait réussi. Comminges, hors d’affaire, galopait sur la route
-de Saint-Germain avec son prisonnier, mais derrière lui l’émotion
-populaire se changeait en sédition et tout Paris courait aux armes. Les
-soldats qui rentraient de Notre-Dame, et dont la présence au Pont-Neuf
-avait probablement sauvé Comminges, se trouvèrent en un clin d’œil
-entourés par l’émeute et le maréchal de la Meilleraye eut grand’peine
-à les en tirer. Il courut les plus grands dangers sur le Pont-Neuf et
-à l’Arbre-Sec, et sans l’aide du coadjuteur qui s’était lancé dans la
-bagarre au premier bruit de l’événement, il y fût probablement resté.
-
-Toute la journée se passa en bagarres dans la rue, en négociations
-avec la cour. Le cri des Parisiens: «Vive le roi, liberté à Broussel!»
-retentit jusqu’au soir sous les fenêtres du Palais, puis tout
-s’éteignit, les Parisiens rentrèrent souper en leurs logis.
-
-[Illustration: MAISON RUE NEUVE-NOTRE-DAME, DÉMOLIE VERS 1840]
-
-Anne d’Autriche, qui avait dit avec fureur en entendant le bruit de
-l’émeute: «Rendre Broussel! Je l’étranglerais plutôt avec ces deux
-mains!» et qui s’était résignée ensuite à entendre les propositions du
-coadjuteur, reprit toute son assurance au retour du calme. La cour crut
-tout fini et le grand feu apaisé. Se figurant avoir gagné la première
-manche, elle voulut poursuivre l’exécution de son plan. Le lendemain,
-à la première heure, des troupes devaient marcher, occuper différents
-points entre le Palais-Royal, la porte de Nesle, le Pont-Neuf et le
-Palais; puis le Parlement serait mis en interdit et exilé à Montargis,
-on mettrait la main sur un certain nombre de meneurs et sur le
-coadjuteur lui-même que la reine avait pris en abomination pour son
-rôle dans l’affaire.
-
-Mais de leur côté les frondeurs ne s’endormaient pas. Averti du plan de
-la cour par des amis, le coadjuteur avait fait appeler Myron, maître
-des comptes et colonel du quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois; tous
-deux devant l’imminence du péril se mirent résolument en mouvement pour
-réveiller l’ardeur des Parisiens.
-
-A la pointe du jour Paris, dans le plus grand calme, semblait sortir
-du plus innocent sommeil. Des compagnies de Suisses se montrèrent du
-côté de la porte de Nesle, en marche vers les points à occuper; en
-même temps, suivant les instructions de la reine, le chancelier Pierre
-Seguier partit en carrosse avec une escorte de gens de justice et de
-hoquetons pour aller signifier au Palais la fermeture du Parlement.
-
-Le chancelier ne passait point pour un brave et tremblait assez,
-dit-on, de se risquer ainsi dans les rues de Paris. Outre son frère
-l’évêque de Meaux qui le voulut suivre, sa fille la duchesse de Sully,
-«belle, jeune et courageuse,» s’était jetée dans son carrosse malgré
-lui pour l’accompagner dans sa dangereuse mission.
-
-Le coadjuteur donna le signal. Subitement, ce Paris si endormi fut
-sur pied; les tambours des quartiers firent rage, les gens sautèrent
-sur hallebardes et mousquets, les rues se remplirent, et en un moment
-l’émeute fut dans son plein, mieux qu’au plus fort des bagarres de la
-veille.
-
-«Ce fut comme un incendie subit et violent qui prit du Pont-Neuf à
-toute la ville, raconte le coadjuteur dans ses _Mémoires_. Tout le
-monde sans exception prit les armes. Il y eut dans Paris en moins de
-deux heures plus de cent barricades bordées de drapeaux et de toutes
-les armes que la Ligue avait laissées entières. Comme je fus obligé
-de sortir un moment pour apaiser un tumulte qui était arrivé par le
-malentendu de deux officiers du quartier dans la rue Neuve-Notre-Dame,
-je vis, entre autres, une lance traînée plutôt que portée par un
-petit garçon de huit ans, qui était assurément de l’ancienne guerre
-des Anglais. Mais j’y vis encore quelque chose de curieux, M. de
-Brissac me fit remarquer un hausse-col sur lequel était gravée la
-figure du jacobin qui tua Henri III, il était de vermeil doré avec
-cette inscription: _Saint Jacques Clément_. Je fis une réprimande à
-l’officier qui le portait et je fis rompre le hausse-col publiquement à
-coups de marteau sur l’enclume d’un maréchal. Tout le monde cria: «Vive
-le Roy,» mais l’écho répondit: «Point de Mazarin.» Et Gondi ajoute avec
-plaisir qu’on ajoutait à ce cri: «_Vive le coadjuteur._» Il ne fut pas
-fâché de le faire savoir à la reine qui l’avait bafoué la veille.
-
-Au même instant, les bourgeois, avec des gens de guerre, chargeaient
-les Suisses vers la porte de Nesle, et le chancelier qui était parti
-avec assez de tranquillité était attaqué sur le Pont-Neuf, poursuivi
-sur le quai des Augustins et manquait d’être assommé par la populace.
-Il put se jeter dans l’hôtel de Luynes que les émeutières mirent
-aussitôt à sac; le chancelier qui déjà se confessait à son frère
-l’évêque de Meaux, ne s’en tira que grâce à ce pillage. Au moment où la
-populace allait mettre le feu à l’hôtel, le maréchal de la Meilleraye
-arrivait avec quelques compagnies de gardes françaises et le dégageait
-après quelques angoisses. On remit le chancelier dans un carrosse avec
-sa fille la duchesse de Sully et son frère l’évêque, on réunit ceux
-que l’on put retrouver des gens de justice disparus et tout le convoi,
-carrosse avec des hommes le pistolet au poing à la portière, magistrats
-et troupes, se mit en retraite par le Pont-Neuf à travers l’émeute
-déchaînée.
-
-Au Pont-Neuf, le péril augmenta. Plus moyen de passer. Dans la bagarre
-le maréchal, d’un coup de pistolet malheureux, tua une bonne femme
-des Halles prise dans la foule, la hotte sur le dos, et à son exemple
-les soldats tirèrent quelques mousquetades. Ces décharges ouvrirent
-le passage, mais aussitôt des coups de fusil nombreux ripostèrent des
-maisons de la place Dauphine et de tous côtés; le carrosse galopant
-sous le feu fut percé en cinq ou six endroits, il y eut des morts, le
-lieutenant du grand prévôt de l’hôtel fut tué raide dans ce carrosse à
-côté du chancelier, dont la fille fut blessée légèrement d’une balle au
-bras.
-
-La populace se jeta sur les boutiques des ferrailleurs du quai de la
-Mégisserie pour trouver des armes, les barricades s’élevèrent, toutes
-les chaînes des rues furent tendues, renforcées par un double rang de
-barriques pleines de terre, de pierres et de fumier. Au Pont-Neuf une
-grande barricade derrière laquelle fourmillait un peuple hérissé de
-toutes les armes possibles était, suivant les mazarinades qui chargent
-peut-être la note comique, commandée par un charlatan arracheur de
-dents de la place Dauphine nommé Carmeline.
-
-Le Parlement s’assemblait; suivant ses habitudes matinales, il était
-déjà au Palais avant le premier tumulte. Pendant qu’une multitude
-immense défilait incessamment du Palais au Pont-Neuf et du Pont-Neuf
-au Palais-Royal en criant: «Broussel! Broussel!» il rendit un arrêt
-décrétant Comminges de prise de corps, défendant à _tous gens de
-guerre sous peine de la vie de prendre des commissions pareilles_, et
-ordonnant qu’on irait en corps au Palais-Royal réclamer les prisonniers.
-
-Sur l’heure même le Parlement descendit dans la rue. Ils étaient cent
-soixante-dix conseillers en robe, se frayant passage à travers la
-foule tumultueuse, franchissant les chaînes des barricades au milieu
-d’applaudissements et d’acclamations frénétiques. Au Palais-Royal,
-place de guerre de la cour, le Parlement fut assez mal reçu par la
-reine, et le premier président Molé, qui exposa la situation de Paris
-«armé et enragé» et formula ses réclamations, ne tira de la reine que
-des paroles de colère: «Je sais bien qu’il y a du bruit dans la ville,
-mais vous m’en répondrez, messieurs du Parlement, vous, vos femmes et
-vos enfants!»
-
-Le Parlement, après quelques essais de négociations avec Mazarin et une
-nouvelle tentative auprès de la reine, dut s’en retourner sans avoir
-rien obtenu.
-
-Le populaire enflammé l’attendait aux premières barricades; comme à
-l’attitude des magistrats on voyait qu’ils n’apportaient point ce
-qu’ils étaient allés chercher, les acclamations se changèrent d’abord
-en sourds murmures. Le mécontentement comme une traînée de poudre
-courait en avant des parlementaires, leur passage à la deuxième
-barricade fut plus difficile, ils durent, pour apaiser les criailleries
-qui s’élevaient, parler vaguement de promesses de satisfaction données
-par la reine. A la troisième barricade, à la croix du Trahoir, les gens
-se fâchèrent tout à fait et, par un revirement soudain, s’en prirent au
-Parlement de sa propre déconvenue.
-
-On barra le passage, deux cents furieux, la pertuisane ou l’escopette
-au poing se jetèrent sur les conseillers; un rôtisseur prit le premier
-président Mathieu Molé au collet et lui appuyant sa hallebarde sur le
-ventre, il lui cria: «Tourne, traître! et si tu ne veux être massacré
-toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en
-otages!» Injuriés, menacés, poussés sur les pavés, les parlementaires
-étaient pris de panique; des présidents, une vingtaine de conseillers
-cherchèrent à se perdre dans la foule, seul le président Molé fit tête
-à l’orage et osa parler d’une voix ferme à ceux qui le menaçaient:
-«Quand vous m’aurez tué, dit-il, il ne me faudra que six pieds de
-terre!»
-
-[Illustration: LA PASSERELLE REMPLAÇANT LE PONT AU CHANGE INCENDIÉ]
-
-Cette intrépidité en imposa aux émeutiers, les armes se baissèrent,
-mais force fut pourtant au Parlement de rebrousser chemin et de
-retourner au Palais-Royal, accompagné d’un vacarme de menaces et de
-vociférations qui dut parvenir jusqu’aux oreilles de la reine. Cette
-fois la cour céda. La reine demeurait inflexible quoique le président
-lui parlât aussi hardiment que tout à l’heure aux séditieux de la croix
-du Trahoir, mais les instances de Mazarin jointes aux conseils de la
-reine d’Angleterre, chassée récemment par une révolution semblable
-à celle qui menaçait le trône d’Anne d’Autriche, obtinrent enfin de
-celle-ci son acquiescement aux volontés des Parisiens si violemment
-exprimées.
-
-Cette fois le Parlement put franchir les barricades en montrant la
-lettre de cachet ordonnant la libération de Broussel et de Blancmesnil.
-Toute la journée et toute la nuit la ville resta en armes, le peuple
-veillant aux barricades en attendant le retour de Broussel qu’on se
-hâtait d’aller tirer du château de Saint-Germain.
-
-[Illustration: LE NOUVEAU PONT AU CHANGE]
-
-Le lendemain matin, le Parlement siégeant à la Grande Chambre entendit
-tout à coup s’élever, puis grossir en se rapprochant, une tempête
-d’acclamations: c’était l’idole populaire qu’on ramenait, avec
-Blancmesnil l’autre conseiller, sous l’escorte des bandes émeutières,
-au bruit de tous les tambours de Paris.
-
-Le Parlement reçut les prisonniers en grande cérémonie, les félicita
-sur leur heureuse délivrance, puis rendit un arrêt ordonnant aux
-Parisiens de démolir leurs barricades, de lever les chaînes et de
-rentrer leurs armes; des officiers s’en furent par tous les quartiers
-publier à son de trompe cet arrêt de désarmement qui fut immédiatement
-obéi. Sauf à la porte Saint-Antoine où l’on eut une alerte sur le
-bruit que des troupes arrivaient pour mettre la ville à la raison, les
-barricades disparurent vite et les boutiques se rouvrirent.
-
-Ce calme ne pouvait être que momentané, car la prison ou la liberté
-de Broussel ne changeaient rien à la situation. La lutte, après des
-transactions et des accords bientôt rompus, reprenait entre la cour et
-le Parlement.
-
-La Fronde continuait sa guerre de chansons et de libelles contre
-Mazarin et contre la reine, tous deux injuriés et vilipendés. Le
-Pont-Neuf, à mi-chemin entre le Palais de Justice et le Palais-Royal,
-entre alors dans l’histoire. C’est là, entre les deux palais rivaux,
-qu’accourent les badauds en quête d’émotions, et que les attroupements
-commencent autour des péroreurs et des meneurs; les chansons frondeuses
-dont on bombarde Anne d’Autriche et son ministre partent de là. Il
-n’eût pas fait bon à M. de Mazarin de se hasarder sur le Pont-Neuf,
-sorte de quartier général de ses ennemis, où faute de mieux ceux-ci le
-pendirent un jour en effigie près du _Cheval de bronze_.
-
-Enfin la reine se décida à une nouvelle rupture violente avec le
-Parlement: le 6 janvier 1649 elle s’enfuit de Paris et se réfugia
-au château de Saint-Germain avec ses enfants, avec Mazarin, Gaston
-d’Orléans et le prince de Condé qu’elle avait réussi à mettre de son
-côté.
-
-La guerre de la Fronde commençait, guerre de princes maintenant,
-car à la lutte entre le pouvoir royal et le parti populaire soutenu
-par le Parlement, princes et seigneurs se mêlaient, cherchant des
-avantages particuliers et amalgamant singulièrement les intérêts et les
-prétentions, ou même les fantaisies aristocratiques, aux réclamations
-du peuple appauvri et maltraité.
-
-Les princes et princesses de la Fronde qui vont donner un nouveau
-caractère à la lutte, ce sont d’abord le frère du prince de Condé, M.
-le prince de Conti, général des Parisiens comme Condé l’est des troupes
-réunies par la reine à Saint-Germain, le duc de Beaufort, petit-fils
-d’Henri IV, le roi des Halles, le beau seigneur à la moustache blonde
-dont tout Paris raffole; puis le duc d’Elbeuf, le duc de Bouillon,
-le duc de Longueville, la duchesse de Longueville, sœur de Condé; la
-duchesse de Montbazon, la duchesse de Bouillon et enfin _Mademoiselle_,
-la fille de Gaston d’Orléans, celle qui devait faire tirer le canon de
-la Bastille sur les troupes royales et perdre de cette façon l’espoir
-de partager un jour le trône de Louis XIV.
-
-Cette guerre capricieuse et galante, faite en riant, où les chansons
-et les gentillesses alternent avec les arquebusades, commence par le
-blocus de Paris, Condé avec huit mille soldats entreprend de bloquer la
-grande ville et de l’affamer en supprimant tous les arrivages.
-
-Le Parlement, après quelques dernières tentatives de conciliation,
-se résolut à soutenir la guerre. Ces chambres de légistes étaient
-comme une fourmilière bouleversée, remplies d’agitations, débordantes
-d’une fébrile activité. Le Parlement se transforma en un grand
-conseil de guerre, il fit des levées de troupes, établit des taxes
-de guerre, donna au prince de Conti le titre de généralissime, avec
-les ducs d’Elbeuf, de Bouillon et le maréchal de la Mothe-Houdancourt
-pour lieutenants-généraux, chacun ayant son jour de commandement.
-Les titulaires de vingt charges nouvelles créées par le cardinal
-de Richelieu, longtemps à peu près mis en quarantaine par leurs
-confrères, durent fournir 15,000 livres chacun, achetant à ce prix
-leur acceptation définitive au Palais. Tous les corps du Parlement, la
-Chambre des comptes, les enquêtes, les requêtes, la Cour des aides,
-etc., se taxèrent suivant les grades, les uns à 800 livres, les autres
-à 500; l’Université elle-même fournit de l’argent. On en tira de
-partout, même au moyen de saisies des maisons des partisans de la cour,
-ce qui donna encore 1,200,000 livres.
-
-Chaque maison à porte cochère dut payer 50 écus ou fournir un homme et
-un cheval. Les rieurs, qui avaient baptisé les conseillers à 15,000
-livres les Quinze-Vingts, appelèrent la cavalerie réunie de cette façon
-la _cavalerie des portes cochères_. Le coadjuteur leva tout un régiment
-à ses frais; comme il était évêque de Corinthe, sa troupe reçut le nom
-de _régiment de Corinthe_.
-
-Dès le 13 janvier, la Bastille, qui n’était occupée que par vingt-deux
-soldats sans munitions, commandés par le sieur du Tremblay, frère de
-l’ancienne Eminence grise de Richelieu, se rendit après deux coups de
-canon; la forteresse fut occupée par les troupes du Parlement, lequel
-en nomma gouverneur le vieux conseiller Broussel suppléé par son fils.
-
-Les hostilités commencèrent très vite. Bloquant avec ses 8,000 soldats
-une immense ville où plus de 200,000 hommes, régiments levés ou milices
-bourgeoises, traînaient des armes, le prince de Condé tenait les
-routes, empêchait les arrivages de Poissy et d’ailleurs. Les vivres
-manquèrent donc vite et pour en trouver il fallut sortir, se heurter
-aux postes de Condé, aux soldats aguerris qui en faibles troupes
-culbutaient outrageusement les unes sur les autres les compagnies
-bourgeoises.
-
-«Les troupes parisiennes, dit le cardinal de Retz dans ses _Mémoires_,
-étaient composées d’artisans et de gens de boutique qui au premier
-coup de tambour sortaient mal armés des maisons, les uns à pied, les
-autres à cheval, et suivaient le drapeau ou le quittaient à volonté.
-A leur tête marchaient cependant des soldats mieux disciplinés, mais
-en petit nombre, que les généraux avaient fait venir des garnisons qui
-dépendaient d’eux. C’étoit à l’Hôtel de Ville que les jeunes officiers
-alloient prendre les marques de leurs dignités des mains des duchesses
-de Longueville et de Bouillon, et c’étoit aux pieds de ces héroïnes
-qu’ils venoient déposer les trophées de leurs victoires. Le mélange
-d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons dans les salles,
-le bruit des tambours et le son des trompettes dans la place donnoient
-un spectacle qui se voit plus dans les romans qu’ailleurs.»
-
-Ces troupes sortaient à grand fracas de tambours, à grand bruit de
-chansons frondeuses, ripaillaient tant qu’elles pouvaient dans les
-cabarets des villages et des faubourgs, mais se faisaient ramener très
-vite, jouant des jambes et criant à la trahison jusque dans Paris, où
-la populace les recevait avec des huées et des quolibets.
-
-A sa première sortie, le régiment de Corinthe, ayant à soutenir la
-retraite, fut assez maltraité; les rieurs sans pitié appelèrent cet
-échec la _première aux Corinthiens_.
-
-Le coadjuteur se donnait beaucoup de mouvement, on le voyait au
-Parlement laissant passer ostensiblement de sa poche un poignard à
-la garde enrubannée--bréviaire de M. le coadjuteur, disait-on.--Il
-assistait aux revues, suivait les grandes opérations dans l’état-major
-des généraux, monté sur un grand cheval avec des pistolets à l’arçon de
-sa selle.
-
-[Illustration: MAISONS SUR LE CÔTÉ DU PONT SAINT-MICHEL,
-XVIIIe SIÈCLE]
-
-Il y eut un combat sérieux à Charenton, où s’était fortifié un petit
-corps de frondeurs qui se défendit bravement et fut écrasé sous les
-yeux des généraux de l’armée parisienne. Ceux-ci n’osèrent risquer la
-bataille, quoiqu’ils eussent derrière eux les milices rassemblées pour
-une grande sortie, trente mille hommes échelonnés de la place Royale à
-Vincennes.
-
-Deux jours après, une sortie commandée par le duc de Beaufort poussa
-jusqu’à Montlhéry pour aller au-devant d’un convoi de blé et de
-bestiaux venant d’Étampes. Une charge du maréchal de Grammont mit la
-sortie en débandade, mais Beaufort, à la tête d’une troupe de ses gens,
-tint ferme et put sauver le convoi, qu’il amena dans Paris. Un convoi
-de farine passa peu après de la même façon, les troupes parisiennes
-attaquant avec ardeur furent encore culbutées tout de suite par la
-cavalerie royale, mais un corps d’élite en réserve donnant à son tour
-put faire passer les farines.
-
-[Illustration: DRAPEAUX ENLEVÉS A L’ENNEMI ET PORTÉS A NOTRE-DAME
-(XVIIe SIÈCLE)
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Alors eut lieu la fameuse affaire dite du pain de Gonesse. Le prince
-de Condé avait résolu, pour empêcher le ravitaillement de Paris, de
-jeter à l’eau toutes les farines de Gonesse et des environs, mais
-le maréchal de la Mothe-Houdancourt le prévint et tomba sur Gonesse
-pendant que l’armée parisienne déployait ses bataillons dans la plaine.
-Toutes les farines et tout le pain qui se trouvaient à Gonesse purent
-être ramassés et amenés dans Paris, cette fois sans aucune perte
-d’hommes.
-
-Au bout de quelque temps cependant, la situation restant à peu près
-stationnaire, sans que la victoire parût pencher d’un côté plutôt que
-de l’autre, chacun des deux partis sentit la nécessité de négocier.
-Pendant que les officiers s’égayaient, que les milices bourgeoises
-paradaient sous le harnais militaire, les intrigues s’ourdissaient,
-la cour faisait travailler le Parlement dans des conférences tenues à
-Rueil.
-
-[Illustration: INTÉRIEUR DE LA SAINTE-CHAPELLE BASSE (MAGASIN A
-FARINES EN 1793)]
-
-On finit par se mettre d’accord: les princes, ayant vendu leur
-soumission, se retiraient de la Fronde, le Parlement licenciait ses
-troupes, rendait l’Arsenal et la Bastille, la reine promettait amnistie
-et oubli de tout le passé. Mais la populace ne désarmait pas et ne
-voulait entendre parler de la paix: «Point de paix, point de Mazarin!»
-criait-elle sur le passage des négociateurs. Quand on apprit que le
-traité, loin de mentionner le renvoi de Mazarin, portait même sa
-signature, il y eut une explosion de colère. Le Palais de Justice fut
-envahi le 13 mars; des furieux armés forcèrent l’entrée de la Grande
-Chambre, voulant qu’on leur livrât les négociateurs pour les assommer.
-Les fureurs s’échauffant encore dans le tumulte, peu s’en fallut que
-ces forcenés ne missent leurs menaces à exécution. Le président Molé
-lutta courageusement, et, le pistolet sur la gorge, s’efforça de leur
-faire entendre raison. Il dut leur céder la place, mais refusa de
-s’en aller comme on le lui proposait par un passage détourné: «Je ne
-commettrai pas cette lâcheté, dit-il, qui ne servirait qu’à donner de
-la hardiesse aux séditieux; ils me trouveraient bien dans ma maison,
-s’ils croyaient que je les eusse appréhendés ici!»
-
-Le coadjuteur était aussi au Palais ce jour-là ainsi que le roi
-des Halles, usant de toute leur popularité pour calmer maintenant
-cette foule qu’ils avaient naguère mise en branle, cajolant les uns,
-suppliant les autres, s’épuisant à commander et menacer.
-
-Ce furent Gondi et Beaufort qui, profitant d’un instant de calme
-relatif, firent sortir le Parlement assiégé, en tenant l’un et l’autre
-les présidents Molé et de Mesmes embrassés et en les couvrant de leurs
-corps, pendant que les huissiers en tête fendaient la foule. «_Ce
-jour-là_, raconte le coadjuteur, _au milieu des clameurs du peuple,
-nous entendîmes quelques voix qui criaient: République!_»
-
-Le traité remanié ne fut définitivement signé que le 1er avril. Au _Te
-Deum_ chanté à Notre-Dame en réjouissance de la paix, la presse était
-si grande que, du portail à l’entrée du chœur, le Parlement mit plus
-d’une heure à traverser la foule.
-
-Paris rentra dans la vie régulière, marchands et artisans abandonnèrent
-le mousquet et se remirent au travail. La reine bouda la ville quelque
-temps et ne rentra qu’en août avec Mazarin que les Parisiens purent
-apercevoir dans le carrosse du roi.
-
-La Fronde n’était pourtant pas morte, la campagne de chansons et de
-libelles continuait contre le Mazarin, ainsi que les menées des princes
-toujours mécontents. Le prince de Condé, le vainqueur des Parisiens, à
-son tour, entrait en lutte avec Mazarin, tandis que celui-ci, habile
-stratégiste en intrigues, s’efforçait de semer la division parmi ses
-ennemis.
-
-On ferraillait assez volontiers entre mazarins et frondeurs, entre
-princes même, on se tirait aussi des coups d’arquebuse, il y eut des
-meurtres sérieux et aussi des tentatives d’assassinat simulées. Pour
-essayer de rallumer les troubles, quelques frondeurs, on dit même
-le coadjuteur, organisèrent un faux attentat sur la personne d’un
-conseiller du parti, et aussitôt des gens apostés s’en vinrent crier
-jusqu’au Palais: «Aux armes! Trahison de Mazarin!»
-
-Une embuscade fut tendue en plein jour sur le Pont-Neuf au prince de
-Condé. Celui-ci, averti qu’on le voulait tuer, chargea l’un de ses
-gentilshommes, nommé Violard, de s’assurer du bien-fondé de l’avis.
-Violard accepta la mission, fit monter quelques laquais dans le
-carrosse du prince et partit avec eux, mais eut grand soin de descendre
-à l’entrée du pont. Le carrosse arrivait à peine au _Cheval de bronze_
-qu’une fusillade éclata; l’un des laquais fut tué raide.
-
-L’affaire fit un bruit énorme, le prince de Condé accusait le
-coadjuteur Gondi, le duc de Beaufort et même le vieux Broussel. C’était
-probablement Mazarin qui avait ourdi l’affaire pour mettre ses ennemis
-aux prises.
-
-Devant le Parlement, saisi d’une requête de Condé, comparurent le
-coadjuteur et Beaufort. Chacun avait amené des troupes d’amis armés;
-la Grande salle était déjà remplie d’une cohue bruyante où l’on
-échangeait injures et menaces, où des rixes même s’engageaient. Quant
-au Parlement, chacun de ses membres était venu avec un poignard dans sa
-poche.
-
-L’affaire traîna en longueur. Un coup de théâtre la termina le 16
-janvier 1650. La reine et Mazarin faisaient arrêter au Louvre le prince
-de Condé, ancien général de l’armée royale, le prince de Conti, ancien
-généralissime des Parisiens et le duc de Longueville, aussitôt conduits
-à Vincennes sous bonne escorte. Paris, au premier moment, croyant que
-les prisonniers étaient Beaufort et le coadjuteur, recommençait la
-sédition faite pour Broussel, mais Beaufort et Gondi triomphants se
-hâtèrent de parcourir la ville pour se faire voir en cavalcade aux
-flambeaux, et les Parisiens, aussitôt satisfaits et calmés, de pousser
-des acclamations et d’allumer des feux de joie par tous les carrefours.
-
-[Illustration: PORTAIL DE L’ÉGLISE DES BARNABISTES AUTREFOIS
-SAINT-ÉLOI, TRANSPORTÉ EN 1860 A L’ÉGLISE DES BLANCS-MANTEAUX]
-
-Maintenant la Fronde entre dans une nouvelle phase, c’est la guerre
-des partisans des princes en province. Paris n’y prend point part, il
-se contente de continuer contre Mazarin sa campagne de chansons. Le
-coadjuteur, à qui la cour avait promis le chapeau de cardinal pour le
-détacher de la Fronde, et qui ne voit pas venir ce chapeau, se retourne
-contre Mazarin et attend l’occasion de reprendre la lutte autrement.
-
-Toute l’année 1650 se passa ainsi. Au commencement de l’année 1651,
-à force de libelles et d’intrigues, les choses avaient assez tourné
-pour qu’on vît la Fronde, battue en province, renaître à Paris et le
-Parlement avec les anciens frondeurs réclamer la liberté du prince de
-Condé, leur ancien ennemi. En même temps, le Parlement fulminait contre
-Mazarin; le 9 février 1651, un arrêt du Palais ordonnant au cardinal,
-à sa famille et à ses serviteurs étrangers de vider le royaume dans
-la quinzaine, fut publié à son de trompe dans la ville et causa des
-transports de joie. Le cardinal était déjà parti à Saint-Germain, la
-reine se préparait à le rejoindre avec le jeune roi. C’est alors que,
-sur le bruit de cette fuite, le soir du 10 février, le peuple se porta
-sur le Palais-Royal et l’envahit pour s’assurer de leur présence.
-
-Mazarin, par un autre coup de théâtre, mit les princes en liberté.
-Il reprenait sa tactique de mettre les adversaires aux prises entre
-eux, avec l’espoir qu’ils s’entre-déchireraient. La lutte s’ouvrait
-alors entre le prince de Condé et le coadjuteur, c’est-à-dire entre la
-_grande Fronde_, le parti du coadjuteur et des vieux frondeurs, et la
-_petite Fronde_, le parti de Condé. On laissait ainsi Mazarin dans une
-paix relative, les libellistes du Pont-Neuf étant occupés à défendre ou
-attaquer Gondi ou Condé.
-
-En août, la lutte était devenue si vive entre les deux Frondes qu’elle
-fut bien près d’amener une bataille rangée dans le Palais même, champ
-clos des partisans de l’une et de l’autre, où le Parlement, qui
-rendait arrêt sur arrêt contre Mazarin et ordonnait la vente de ses
-meubles, avait en outre à s’occuper des réclamations des princes et des
-accusations portées contre eux, et de toutes les intrigues au milieu
-desquelles on se débattait, sans plus voir où l’on allait, ni savoir ce
-que l’on voulait.
-
-Les chefs des deux Frondes, Gondi et Condé, arrivaient au Palais à
-la tête d’escortes de plus en plus nombreuses. A la grande séance
-du 21 août, Condé devait prononcer un discours pour se disculper de
-l’accusation de lèse-majesté portée par la reine et d’entente avec
-l’Espagne; le prince se présenta conduisant une véritable armée de
-gentilshommes, de pages et de laquais armés.
-
-Dès la veille, Gondi s’était prémuni et, comme un général préparant son
-champ de bataille, avait assigné des postes à ses partisans. Il en mit
-partout, remplit les salles de grosses troupes, plaça du monde dans
-tous les locaux du Parlement, dans les passages, dans les escaliers.
-Les uns devaient, si la lutte s’engageait, combattre de front les
-partisans de Condé, les autres les prendre en flanc ou par derrière.
-La reine, de qui Gondi, par un nouveau revirement, était devenu le
-champion, avait, sur sa demande, renforcé sa troupe de soldats de sa
-garde et de chevau-légers. Il existait au Palais des buvettes où les
-magistrats pouvaient trouver des rafraîchissements et même des repas à
-l’occasion; les armoires de ces buvettes furent, dit-on, remplies ce
-jour-là de grenades au lieu de victuailles. Comme dans une place de
-guerre, les gens de Gondi avaient un mot d’ordre: _Notre-Dame_, pour se
-reconnaître.
-
-Quant aux magistrats du Parlement, tous, dans la presque certitude
-d’une lutte, portaient épées et poignards sous leur robe.
-
-Le prince de Condé, à la tête de ses partisans, arriva quand tous les
-postes de Gondi étaient disposés. Sa troupe était moins nombreuse, mais
-se composait surtout d’officiers et de gentilshommes aguerris auxquels
-il avait donné _Saint-Louis_ pour mot de ralliement.
-
-Ayant pris sa place à la Grande Chambre, Condé déclara qu’il ne pouvait
-assez s’étonner de voir le Palais en cet état, ressemblant plutôt
-à un camp qu’au temple de la justice, avec des postes et des mots
-de ralliement; il ajouta qu’il ne concevait pas qu’il y eût dans le
-royaume des gens assez insolents pour lui disputer le pavé.
-
-Le coadjuteur après une grande révérence lui répondit sur le même ton:
-«Sans doute je ne crois pas qu’il y ait personne assez audacieux pour
-disputer le haut du pavé à Votre Altesse, mais il y a des gens qui ne
-peuvent et ne doivent, par leur dignité, quitter le pavé qu’au roi!
-
---Je vous le ferai quitter! s’écria Condé.
-
---Il ne sera pas aisé, répondit le coadjuteur.»
-
-Ainsi commencée, l’affaire menaçait de se gâter tout de suite, la
-moindre étincelle pouvait mettre le feu à la mine.
-
-[Illustration: RESTES DE SAINT-GERMAIN LE VIEUX. 1840]
-
-Les épées frémissaient dans l’assemblée, de tous côtés on se
-lançait des regards menaçants. Les membres de la Chambre des
-enquêtes applaudirent le coadjuteur, mais quelques vieux conseillers
-s’interposèrent. Le président Molé conjura les chefs des deux partis
-«au nom de saint Louis, par le salut de la France, de suspendre leur
-animosité et de ne point ensanglanter le temple de la justice». Sur
-les objurgations véhémentes du président, Condé et Gondi, après des
-tergiversations, consentirent tous deux à faire sortir leurs partisans
-du Palais.
-
-Le prince de Condé chargea M. de La Rochefoucauld de passer dans la
-Grande salle pour la faire évacuer par ses amis, et le coadjuteur se
-leva pour aller donner le même ordre aux siens. Mais à peine Gondi
-eut-il quitté la Grande Chambre qu’il se vit assailli par cinq ou six
-laquais de Condé l’épée à la main criant: «Au Mazarin!» Il y eut là une
-bousculade qui faillit tourner tout de suite au tragique, on vit en un
-instant quatre mille épées tirées, des pistolets brandis aux cris de
-_Vive le Roi_ et _Vivent les princes!_
-
-On allait s’entr’égorger, un seul coup de feu tiré et la bataille était
-engagée. Cependant les amis du coadjuteur parvinrent à se jeter entre
-lui et les gens de Condé et le repoussèrent vers la Grande Chambre
-pendant que le marquis de Cressan s’interposait entre les furieux: «Que
-faisons-nous là! criait-il, nous allons faire égorger M. le prince et
-M. le coadjuteur... Honte à qui ne remettra pas l’épée au fourreau!»
-
-Gondi rentrant à la Grande Chambre, parvint à la porte que retenaient
-en dedans M. de La Rochefoucauld et quelques autres; il fit effort pour
-passer, ses amis poussaient de leur côté, mais il ne put introduire que
-sa tête dans la salle, et fut là quelque temps en grand péril d’être
-étranglé, les gens de l’intérieur poussant plus fort: «Qu’on le tue!
-criait La Rochefoucauld. Tuez-moi ce b..... là, qu’on le poignarde!» Le
-moment était critique pour le coadjuteur, ayant ainsi le haut du corps
-dans la Grande Chambre et le reste de l’autre côté, entre deux bagarres
-violentes où amis et ennemis se colletaient. Il allait finir étranglé
-ou poignardé, lorsque, du côté de la Grande salle, d’Argenteuil, un de
-ses amis, arracha le manteau d’un prêtre qui se trouvait là, et le jeta
-sur les épaules du coadjuteur pour cacher son rochet et son camail. Par
-derrière, du côté de la Grande Chambre, des poignards étaient levés
-sur Gondi, lorsque enfin ses amis purent repousser La Rochefoucauld et
-dégager la porte.
-
-Au milieu des provocations et du bruit, le Parlement leva la séance,
-les chefs firent avec peine évacuer la Grande salle et le Palais, et
-au profond étonnement de chacun la journée se termina sans malheur. Le
-Palais, comme Gondi, l’avait échappé belle. Et «il ne fallait qu’une
-mousquetade pour embraser la ville», du Palais la bataille se fût
-continuée dans les rues, tout le monde s’y préparait, bourgeois et
-ouvriers ayant fourbi leurs armes, remplissaient la rue dans l’attente
-de l’événement.
-
-Un certain apaisement, après réflexions, résulta de cette chaude
-alarme. Une quinzaine de jours après cette séance mémorable, le 7
-septembre, le jeune Louis XIV, entrant dans sa quatorzième année, fut
-déclaré majeur et vint tenir un lit de justice en la Grande Chambre.
-Une pompeuse cavalcade partit du Palais-Royal et se dirigea vers le
-Palais de Justice, à travers une multitude de peuple remplissant les
-rues aux maisons pavoisées, chargées de spectateurs jusque sur les
-toits. Sept ou huit cents gentilshommes, les chevau-légers de la reine,
-les cent-Suisses, ouvraient la marche précédant les grands officiers de
-la couronne, le maître des cérémonies, le grand maître de l’artillerie,
-le grand écuyer, les maréchaux de France. Le jeune roi, vêtu d’un habit
-tout brodé d’or, s’avançait monté sur un cheval isabelle couvert d’une
-housse semée de fleurs de lys. Il était entouré de ses écuyers et de
-ses gardes du corps à pied et à cheval, et suivi d’un brillant escadron
-de princes, de ducs et pairs, après lesquels venait le carrosse de la
-Reine, avec d’autres équipages de princesses.
-
-Le roi s’en alla d’abord entendre la messe à la Sainte-Chapelle, puis
-entra au Parlement écouter quelques harangues; il remercia ensuite
-en quelques mots la reine-mère du soin qu’elle avait eu de ses Etats
-et déclara vouloir en prendre lui-même le gouvernement. Le premier
-président avec tous les autres présidents, à genoux devant le siège
-royal, témoignèrent l’espérance d’un règne heureux, et assurèrent le
-roi du zèle et de la fidélité de son Parlement.
-
-Le cortège royal quitta le Palais au bruit des acclamations, du
-canon du Palais-Royal et de la Bastille; des feux de joie et des
-illuminations terminèrent les réjouissances le soir. Le Parlement
-semblait triompher; il y avait au ministère Châteauneuf et Molé,
-Mazarin était toujours exilé.
-
-De nouveaux arrêts plus solennels ordonnèrent de lui courir sus partout
-où il se trouverait, défendirent de lui donner passage ou retraite,
-et prescrivirent qu’il serait prélevé sur la vente de sa bibliothèque
-et de ses meubles une somme de 50,000 écus pour récompenser celui qui
-le livrerait mort ou vif. Le Parlement voulant faire les choses avec
-régularité, avait compulsé ses registres et cherché des précédents;
-ayant découvert que sous Charles IX un arrêt promit cette somme pour la
-tête de l’amiral Coligny, il avait mis celle de Mazarin au même taux.
-
-Juste au même moment Mazarin qu’on voulait avoir mort ou vif, resté
-d’intelligence avec la cour, quittait Cologne et rentrait en France,
-mais à la tête d’une armée. Autre coup de théâtre, le roi partit pour
-le rejoindre et mit en interdit le Parlement, avec injonction à tous
-ses membres de se rendre à Pontoise. Quatorze conseillers obéirent et
-allèrent s’y organiser en petit Parlement tandis que celui de Paris
-continuait à fulminer des arrêts contre Mazarin, et aussi contre
-l’armée royale qui s’avançait.
-
-La confusion des partis apparut alors au comble, le Parlement se
-déclarait contre le prince de Condé dont l’armée guerroyait contre
-l’armée royale; Gaston d’Orléans levait des troupes que sa fille, la
-duchesse de Montpensier, allait tourner contre le roi. Plusieurs fois
-le roi, la reine-mère et Mazarin, en passe d’être pris, furent sauvés
-par Turenne, ex-frondeur aussi.
-
-Après six mois de courses et de manœuvres, l’armée royale et l’armée
-de la Fronde se rencontrèrent enfin, en juillet 1652, sous les murs de
-Paris pour la suprême bataille. Depuis longtemps Paris en avait assez,
-les bourgeois ne devaient plus se reconnaître dans le chassé-croisé des
-partis; les princes avaient perdu l’affection des Parisiens, le roi des
-Halles lui-même n’était plus tout à fait l’idole populaire de jadis, il
-n’y avait que la vieille haine contre Mazarin qui n’avait pas désarmé.
-Le désordre régnait par la ville, souvent en proie à l’émeute, livrée
-aux excès de gens de sac et de corde. Peu de journées se passaient sans
-attroupements ou bagarres; on se battait et on s’assassinait.
-
-N’avait-on pas vu un jour au Palais même la populace s’en prendre aux
-archers de la ville, les assommer quelque peu, ainsi que les échevins
-qu’ils escortaient, et jeter les hallebardes des archers dans la cour
-de la Conciergerie, aux détenus qui s’empressèrent de les saisir pour
-forcer leurs gardiens à les laisser s’échapper, évasion en plein jour
-et à force ouverte de cent trente-huit prisonniers!
-
-Le Parlement, au Palais, et Gondi, devenu le cardinal de Retz,
-à l’archevêché, attendaient les événements. L’armée de Turenne
-écrasa l’armée de Condé à la très sanglante bataille du faubourg
-Saint-Antoine; malgré l’ordre du roi qui défendait à la ville d’ouvrir
-ses portes à la fin de la bataille, Mademoiselle, appuyée par la foule
-qu’émotionnait le désastre de la Fronde accompli sous ses yeux, put
-obtenir l’accès de la ville aux débris de l’armée de Condé, acculés aux
-murailles.
-
-Mademoiselle a dépeint elle-même, dans ses _Mémoires_, l’aspect
-horrible de la rue Saint-Antoine à l’entrée des blessés de l’armée de
-Condé, et dit les tristes rencontres qu’entre l’Hôtel de Ville et la
-Bastille elle fit d’amis ou de gens de connaissance ramenés en état
-affreux de la bataille.
-
-[Illustration: ÉCHOPPES DANS LA COUR DU MAY, XVIIIe SIÈCLE]
-
-«C’était M. de La Rochefoucauld qui avait un coup de mousquet qui
-entrait par un coin de l’œil et ressortait par l’autre, de sorte que
-les deux yeux étaient offensés; il semblait qu’ils lui tombassent, tant
-il perdait de sang, tant son visage en était plein; et il soufflait
-sans cesse, comme s’il eût eu crainte que celui qui lui entrait dans
-la bouche ne l’étouffât. Son fils le tenait par une main et Gourville
-par l’autre, car il ne voyait goutte, il étoit à cheval et avoit un
-pourpoint blanc aussi bien que ceux qui le menoient, qui étaient tout
-couverts de sang comme lui; ils fondaient en larmes, car à le voir en
-cet état je n’eusse jamais cru qu’il en pût échapper. Je m’arrêtai
-pour parler à lui, mais il ne répondit pas; c’était tout ce qu’il
-pouvait faire que d’entendre.--Un gentilhomme de M. de Nemours vint
-dire à Madame sa femme qu’il avait été blessé légèrement à la main et
-que ce ne serait rien, et qu’il s’était détourné de peur de l’effrayer
-parce qu’il était tout en sang; elle me quitta aussitôt pour l’aller
-trouver... Je trouvai à l’entrée de la rue Saint-Antoine Guitaut à
-cheval, sans chapeau, tout déboutonné, qu’un homme aidait parce qu’il
-n’eût pu se soutenir sans cela, il était pâle comme la mort. Je lui
-criai: «Mourras-tu?» Il me fit signe de la tête que non, il avait
-pourtant un grand coup de mousquet dans le corps; puis je vis Vallon
-qui était en chaise, qui s’approcha de mon carrosse, il n’avoit qu’une
-contusion aux reins: comme il est fort gras il fallut l’aller panser
-promptement. Il me dit: «Hé bien! ma bonne maîtresse, nous sommes tous
-perdus.» Je l’assurai que non. Il me dit: «Vous me donnez la vie, dans
-l’espérance d’avoir retraite pour nos troupes.» Je trouvai à chaque pas
-que je fis dans la rue Saint-Antoine des blessés, les uns à la tête,
-les autres au corps, aux bras, aux jambes, sur des chevaux, à pied et
-sur des échelles, des planches, des civières et des corps morts.»
-
-[Illustration: LE CARDINAL DE RETZ SE FORTIFIE A L’ARCHEVÊCHÉ]
-
-L’héroïne de la Fronde se donne beaucoup de mouvement et joue un
-rôle important dans cette journée, elle va, court, donne des ordres,
-s’occupe des bagages de l’armée, trouve des quartiers pour les soldats,
-des ambulances pour les blessés, dispose des mousquetaires au bastion
-de la porte Saint-Antoine, essaie de réveiller le vieux zèle frondeur
-des bourgeois. Le combat avait repris dans le faubourg où l’on
-s’acharnait à défendre, à prendre et reprendre de fortes barricades
-construites par les frondeurs.
-
-Turenne enlève tout à la fin. Alors Mademoiselle monte sur les tours de
-la Bastille, dont le gouverneur est le sieur de la Louvière, fils du
-conseiller Broussel. Mademoiselle fait pointer les canons sur l’armée
-royale, elle suit les opérations avec une lunette et peut apercevoir
-sur les hauteurs de Charonne les carrosses du roi et de Mazarin suivant
-de leur côté la marche des affaires. Et quand la défaite des frondeurs
-est bien complète, trois volées des canons de la Bastille, tirées par
-son ordre, arrêtent la poursuite.
-
---Ce canon-là vient de tuer son mari! dit Mazarin, faisant allusion à
-l’espérance qu’avait Mademoiselle d’épouser le jeune roi.
-
-Le prince de Condé, pour lutter contre les mauvaises dispositions de
-la bourgeoisie et de la partie raisonnable de la population parisienne
-fatiguée de quatre années de troubles et affamée par la guerre, avait
-déchaîné la populace. Un grand conseil réunissant les conseillers du
-Parlement, de la Chambre des comptes, les échevins et les notables,
-devait être tenu à l’hôtel de ville. Condé voulut par une bonne émeute
-peser sur ses décisions; on imagina alors d’imposer à tous les bons
-frondeurs un nœud de paille au chapeau comme signe de ralliement.
-Les Parisiens en temps de révolution ont toujours aimé les cocardes
-improvisées; cette cocarde de paille eut un succès fou, et personne ne
-put bientôt sortir sans l’arborer, même les moines, même les chevaux de
-carrosse. Le jour du grand conseil, l’émeute commença place Dauphine et
-gagna bientôt la place de Grève. Le prince de Condé, après une orageuse
-discussion, quitta l’hôtel de ville, disant qu’il n’y avait rien à
-attendre de cette assemblée uniquement composée de «mazarins». Il ne
-fut pas besoin d’un autre signal pour lancer l’émeute à l’attaque de
-l’hôtel de ville, que les compagnies bourgeoises n’osèrent défendre
-et abandonnèrent. En peu d’instants, les fenêtres furent criblées de
-balles, et la grande porte incendiée à force de bois et de paille pris
-par les émeutiers aux bateaux de la Grève.
-
-L’hôtel de ville était envahi; au milieu des tourbillons de fumée,
-des flammes qui gagnaient les salles basses et allaient tout y
-dévorer pendant vingt-quatre heures, les envahisseurs faisaient main
-basse sur tous les conseillers et notables qu’ils trouvaient, et les
-massacraient à l’aveuglette sans chercher à distinguer s’ils étaient
-frondeurs ou mazarins. Un certain nombre de membres du Parlement,
-cependant excellents frondeurs pour la plupart, et parmi lesquels le
-maître des requêtes Miron qui prépara la journée des barricades avec
-le coadjuteur, n’ayant pu se cacher dans les combles, ou prendre des
-déguisements, furent ainsi assassinés.
-
-Le coadjuteur pendant ces massacres prenait ses précautions, mettait
-son archevêché en état de résister, avec une garnison de quatre cents
-hommes payés par lui, et se préparait aussi, pour le cas où il y
-serait forcé, une retraite dans les tours Notre-Dame, bien garnies de
-provisions et de munitions.
-
-Pour toute réparation, deux des massacreurs de l’hôtel de ville, sur
-lesquels le Parlement put mettre la main, furent pendus un mois après
-dans la cour du Palais, sans bruit, de peur d’une nouvelle émeute.
-
-L’excès du mal annonçait la fin. L’anarchie régnait de plus belle dans
-Paris, les princes eux-mêmes ne s’entendaient plus, Beaufort tuait en
-un combat de cinq contre cinq son beau-frère Nemours. Pendant trois
-mois encore la situation resta la même ou à peu près, les armées
-manœuvrant autour de Paris, les désordres continuant dans la ville en
-proie à la disette, la bourgeoisie et le Parlement, fort embarrassés,
-se demandant comment tout cela pouvait finir.
-
-Cela finit pourtant en octobre par la retraite définitive de Condé et
-par la soumission de la ville et du Parlement. Le 19 octobre 1652, le
-roi rentrait dans sa capitale. Dans un lit de justice tenu au Louvre il
-accordait amnistie générale, sauf pour quelques ducs et princes et onze
-membres du Parlement, et par une solennelle déclaration il interdisait
-au Parlement de prendre à l’avenir connaissance des choses de l’Etat et
-de la direction des finances, de s’occuper des affaires des princes et
-des grands, et d’avoir en aucune façon rapports quelconques avec eux.
-L’humiliation était complète pour le Parlement abandonné de tous et
-chansonné à son tour. Le peuple des barricades, heureux maintenant de
-voir ces conseillers et avocats bafoués et humiliés, les accablait de
-sarcasmes, se montrait indifférent aussi à l’arrestation du cardinal de
-Retz, et se préparait à recevoir bientôt avec applaudissements et feux
-de joie le cardinal Mazarin, qu’il aurait de si bon cœur mis en pièces
-peu de semaines auparavant, s’il l’avait pu tenir.
-
-Le 3 février 1652, le cardinal entrait à Paris. Le roi était allé
-au-devant de lui jusqu’à deux lieues de la ville; on vit les gens de
-qualité, d’anciens frondeurs, se confondre en bassesses devant cette
-Eminence tant ridiculisée et si longtemps combattue. Peu après, le
-prévôt des marchands et les échevins lui donnèrent un superbe festin à
-l’hôtel de ville. Pendant le concert qui suivit le repas, le cardinal,
-accueilli aux fenêtres par des acclamations, fit jeter des pièces de
-monnaie à la populace. Et le Parlement, qui mettait naguère sa tête
-à prix, s’efforçait de rentrer dans ses bonnes grâces et condamnait
-à mort par contumace le prince de Condé resté seul à continuer, de
-concert avec les Espagnols, la campagne en Artois.
-
-Bien peu après ces années agitées, le Parlement, en 1655, essaya
-de montrer quelques dernières velléités d’indépendance au sujet de
-certains édits que le roi était venu faire enregistrer en lit de
-justice, et contre l’enregistrement desquels les magistrats voulaient
-protester. Louis XIV apparut pour la première fois ce qu’il devait être
-pendant son long règne. Il chassait à Vincennes lorsqu’on lui apprit ce
-qui se passait au Palais. Laissant aussitôt la chasse, il partit sur
-un autre gibier, galopa jusqu’au Palais et tout à coup, dans la Grande
-chambre, apparut en habit de chasse, en grosses bottes et le fouet à la
-main, et s’asseyant avec autorité, il fit aux magistrats stupéfaits ce
-bref discours: «Chacun sait, messieurs, les malheurs qu’ont produit vos
-assemblées, j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes
-édits. Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir ces
-assemblées et à pas un de vous de les demander!»
-
-Le Parlement se le tint pour dit. Pendant soixante années, après les
-quatre années orageuses de la Fronde, le Palais vécut tranquille. Le
-Parlement soumis n’intervenait dans la politique royale que lorsque le
-roi le voulait et dans les limites strictes qu’il lui avait tracées.
-Les grands jours du Palais ne furent alors que les jours où le roi
-venait tenir quelque lit de justice.
-
-Le 2 septembre 1715, le roi étant mort la veille, le Parlement se
-réveilla et sans tergiverser, aussitôt éteinte la volonté despotique
-qui pesait sur lui depuis si longtemps, se vengea de l’omnipotence
-de Louis en cassant son testament. Il agissait d’accord avec le duc
-Philippe d’Orléans et celui-ci avait pris ses précautions pour la
-grande journée; le régiment des gardes occupait toutes les avenues
-du Palais, les officiers avec des soldats d’élite étaient disposés à
-l’intérieur. Il se trouvait deux partis parmi les ducs et pairs, dont
-beaucoup tenaient pour le conseil de régence tel que l’instituait le
-testament, mais le duc d’Orléans avec l’aide des parlementaires brusqua
-un peu la situation, étouffa pour ainsi dire le testament, à peine lu
-et à voix basse, et se fit proclamer régent.
-
-Le Parlement s’était flatté, sur les promesses du duc d’Orléans, de
-retrouver ses vieilles prérogatives et de reprendre sa part d’influence
-dans la conduite des affaires par l’exercice du droit de remontrances,
-mais il vit bientôt qu’il avait été joué. Le conflit avec le pouvoir
-éclata, comme toujours, pour des affaires de finances.
-
-La régence avait trouvé les finances de la France dans le plus
-déplorable état, et, acculée presque à la banqueroute, cherchait les
-remèdes dans les folies du système de Law. «C’était, a dit Voltaire, un
-charlatan à qui on donnait l’Etat à guérir, qui l’empoisonnait de sa
-drogue et s’empoisonnait lui-même.»
-
-[Illustration: 1720. LES MOUSQUETAIRES A LA GRANDE CHAMBRE]
-
-Le Parlement dans cette affaire essaya plus d’une fois de faire
-entendre la voix de la raison, mais les «sages avis et remontrances»
-sollicités par le duc d’Orléans, le jour de l’institution de la
-Régence, furent très mal reçus. La lutte s’engagea. Aux édits de la
-Régence, le Parlement répondait par des arrêts, en décrétant même de
-prise de corps le sieur Law; mais dans la nuit du 28 au 29 août 1718,
-le régent fit enlever de leurs logis un président et deux conseillers
-parmi les plus récalcitrants, et le banquier écossais triomphant put
-continuer ses opérations.
-
-Deux ans après ce fut autre chose, en pleine décadence du Système, le
-Palais refusant d’enregistrer des édits favorables aux combinaisons de
-la Compagnie des Indes aux abois, le régent, par un coup d’autorité,
-exila le Parlement entier à Pontoise. Le 10 juillet 1720, chaque membre
-du Parlement reçut une lettre de cachet particulière lui ordonnant
-de partir pour cette ville. Pour couper court à toute tentative de
-résistance des magistrats et les empêcher de siéger, le Palais fut
-occupé militairement. Les mousquetaires s’installèrent dans la Grande
-Chambre et pour occuper leurs loisirs s’amusèrent à contrefaire une
-séance de la Cour: «installés sur les fleurs de lys», ils firent le
-procès d’un chat qui fut, après réquisitoire et plaidoiries, condamné à
-mort.
-
-Les Parisiens chansonnaient tout alors, ils ne firent aucune barricade
-pour réclamer leur Parlement, qui ne revint que six mois après, en
-consentant à enregistrer la bulle _Unigenitus_, autre sujet de troubles
-et de querelles alors, entre les jésuites et les ultramontains d’un
-côté, les jansénistes et les gallicans de l’autre.
-
-Ces discussions devaient fort longtemps durer, compliquées de l’affaire
-des convulsionnaires au tombeau du diacre Paris et de querelles
-ecclésiastiques. Le Parlement qui menait la lutte contre les
-prétentions ultramontaines, brava et subit de nombreux désagréments,
-comme de nouveaux exils à Pontoise, des embastillements de conseillers
-envoyés quelques-uns au mont Saint-Michel, au château de Caen, au
-château de Ham, et même aux îles Sainte-Marguerite.
-
-[Illustration: LA CHAPELLE SAINT-MICHEL DU PALAIS, XVIIIe SIÈCLE]
-
-A un moment, en 1754, dans l’affaire des billets de confession et des
-refus de sacrements, la lutte devint telle qu’après un lit de justice
-tenu par le roi à peu près tout le Parlement démissionna, sauf une
-quinzaine de membres.
-
-L’attentat de Damiens fut une conséquence de ces querelles
-religieuses qui deux siècles auparavant auraient mis la France en
-feu. L’effervescence qui pendant toute cette période de lutte entre
-la magistrature et le clergé régnait au Palais dans la Grande salle
-pleine de disputes, jeta le trouble dans le cerveau du malheureux
-exalté; après le coup de canif donné à Louis XV, non pour le tuer, mais
-seulement pour lui montrer ce qu’il avait à craindre de l’indignation
-publique, Damiens transféré de Versailles à Paris fut enfermé dans la
-tour dite de Montgommery, le gros donjon du Palais où jadis l’avait
-précédé Ravaillac.
-
-La Grande Chambre, incomplète d’une grande partie de ses membres,
-réunie aux ducs et pairs et à une commission nommée par la cour,
-instruisit le procès qui se termina par le plus horrible des supplices
-pour le malheureux fou. Dans le public il y avait deux partis: les uns
-accusaient le Parlement d’avoir provoqué le crime par son attitude dans
-la querelle religieuse, les autres rejetaient l’accusation sur les
-Jésuites. On eût été fort heureux de pouvoir impliquer quelques membres
-du Parlement dans l’affaire, et les interrogatoires de Damiens à la
-question s’efforcèrent, mais en vain, d’arriver à compromettre quelques
-parlementaires.
-
-Toutes ces luttes, compliquées de plus en plus d’autres affaires
-et d’intrigues de cour, reprenaient plus vives après les périodes
-d’accalmie. Elles devaient durer jusqu’à la fin définitive du
-Parlement, jusqu’au grand naufrage de la monarchie. Elles faisaient
-naître peu à peu un besoin de réformes, un désir de refonte
-gouvernementale qui devait aboutir à la réunion des Etats généraux,
-réclamée par tous comme un remède à tous les maux politiques dont
-l’organisme social se sentait atteint.
-
-En 1737, l’incendie avait fait perdre à l’ensemble de l’édifice formé
-par le Palais de Justice un de ses plus beaux joyaux. Dans la nuit du
-27 octobre, à deux heures du matin, la cour de la Sainte-Chapelle fut
-tout à coup éclairée par les flammes jaillissant des fenêtres de la
-Chambre des comptes. Le magnifique bâtiment construit par Louis XII aux
-premières années du XVIe siècle brûlait. Les secours furent très lents
-à arriver, il fallut bien du temps pour que le lieutenant de police pût
-rassembler le guet, la petite compagnie de pompiers nouvellement formée
-et bien mal pourvue encore de moyens pour lutter contre le feu, et les
-capucins, qui précédemment avaient été les seuls pompiers organisés.
-
-Lorsque pompiers, moines et soldats purent commencer l’attaque de
-l’incendie, le feu avait déjà fait d’énormes progrès. Les superbes
-bâtiments à grands combles d’ardoises brûlaient du haut en bas, les
-hautes lucarnes de pierre sculptée s’écroulaient dans le brasier, la
-flamme activée par un vent violent gagnait les bâtiments annexes et
-menaçait de dévorer tout le Palais.
-
-Pour comble de malheur, le Parlement était en vacances, tout était
-fermé, les présidents se trouvaient dispersés à la campagne. Ils ne
-purent donc se trouver là pour diriger le sauvetage des archives, des
-innombrables et très importants registres et dossiers des comptes.
-Il était impossible de songer à sauver le bâtiment principal embrasé
-jusqu’aux combles, c’était la part du feu. Tous les efforts furent
-dirigés sur les bâtiments de droite et de gauche pour empêcher les
-flammes de gagner à gauche l’hôtel du premier président et à droite les
-édifices touchant à la galerie Mercière.
-
-«Messieurs de la Chambre des comptes, dit le journal de Barbier, se
-plaignent de M. Hérault (le lieutenant de police) qui le premier jour
-employait les deux tiers des pompes à empêcher la communication du feu
-chez M. le premier président où il n’était question que de murs et de
-bâtiments, au lieu de songer entièrement aux bâtiments de la chambre
-à cause des papiers et pour donner le temps de les faire sortir, au
-lieu que ç’a été une confusion épouvantable. Indépendamment de tous les
-titres qui ont été brûlés entièrement ou à moitié, la grande chaleur
-du feu a fait retirer si fortement les registres de parchemin qu’il ne
-sera plus possible d’en faire usage.»
-
-[Illustration: LE TRÉSOR DES CHARTES, XVIIIe SIÈCLE]
-
-La confusion était donc extrême devant l’effrayant brasier, parmi ceux
-qui luttaient pour l’éteindre et ceux qui essayaient d’enlever aux
-flammes les registres non atteints encore. A six heures du matin la
-plus grande partie des titres et des papiers étaient brûlés avec le
-bâtiment; il pleuvait des liasses de papiers en feu ou à moitié brûlés
-dans la Seine, aux alentours, et jusque rue Montmartre et dans le
-jardin du Palais-Royal. Les murailles de l’édifice s’écroulaient sur
-les sauveteurs, il y eut nombre d’ouvriers, de soldats et de moines
-blessés et quelques-uns périrent écrasés sous les décombres.
-
-Il fallut trois jours pour étouffer les dernières flammes. Les
-registres et papiers tirés du feu avaient été portés place Royale sous
-des tentes que les échevins avaient fait installer. Deux maîtres des
-comptes, deux auditeurs et deux procureurs, relevés toutes les heures,
-fouillant dans le formidable tas de papiers, de liasses et registres
-mouillés, salis ou à moitié brûlés, travaillaient à en tirer ce qui
-pouvait être conservé et classé. Les papiers ainsi sauvés plus ou moins
-endommagés furent transportés aux Jacobins de la rue Saint-Jacques et
-aux Grands-Augustins, où s’installa la Chambre des comptes en attendant
-la reconstruction de son édifice.
-
-Cette reconstruction fut achevée en peu d’années et la Chambre des
-comptes revint habiter sous la Sainte-Chapelle où elle resta jusqu’en
-1842. A cette époque elle émigra dans le grand édifice du quai d’Orsay
-incendié par la Commune de 1871, dont les ruines subsistent encore
-aujourd’hui et par leurs ouvertures béantes laissent déborder les
-ronces et les verdures d’une petite forêt sauvage en plein Paris,
-poussée sur les décombres calcinés. Des archives, ce qui fut encore une
-fois sauvé alors alla s’entasser dans les caves du Palais-Royal où tout
-se trouve encore.
-
-[Illustration: DÉMOLITION DE LA TOUR MONTGOMMERY, 1780]
-
-Quant aux bâtiments de la Chambre des comptes reconstruits en 1740,
-ils furent affectés à la préfecture de police, avec l’hôtel du premier
-président, édifice du XVIe siècle qu’habitèrent Achille de Harlay,
-Mathieu Molé, Lamoignon. Dans la cour de cet hôtel se voyaient des
-médaillons peints représentant des magistrats et des personnages
-illustres des siècles précédents. Tous les bâtiments de l’ancienne
-préfecture ont disparu, démolis pour la grande reconstruction
-entreprise, ou incendiés par la Commune. Des bâtiments ajoutés à
-l’ancien Palais vers la fin du XVIe siècle il ne subsiste qu’un corps
-de logis à grandes fenêtres, à hauts combles, surmontés d’une forêt de
-cheminées, derrière la galerie marchande, sur le côté gauche du portail
-de la Sainte-Chapelle.
-
-En 1776, dans la nuit du 10 au 11 mai, l’incendie encore une fois
-ravagea le Palais, le feu prit dans la galerie des prisonniers, dans
-la partie centrale du parloir, entre la Conciergerie et la galerie
-marchande; quand on s’en aperçut tout brûlait déjà aux alentours
-de cette galerie des prisonniers, sous la tour Montgommery et la
-Conciergerie. Les secours cette fois arrivèrent avec promptitude; les
-soldats, les pompiers, les moines des ordres mendiants qui continuaient
-encore à cette époque leur service de pompiers, parvinrent à force de
-travail à concentrer le feu dans la partie si rapidement embrasée et à
-sauver le reste du Palais que, encore une fois, on avait cru perdu.
-
-Cette double cour, dont la Sainte-Chapelle formait le milieu, perdit
-alors ce qui lui restait des belles façades de l’ancien Palais.
-L’incendie de 1730 avait fait tomber l’édifice de la Cour des
-comptes, les élégants pavillons du fond de la cour de gauche ou de la
-Sainte-Chapelle; l’incendie de 1776 et les démolitions qui suivirent
-firent disparaître le fond non moins grandiose de la cour de droite ou
-du May; c’était fini du superbe décor gothique. On démolit alors la
-galerie marchande, le beau bâtiment à grandes fenêtres ogivales et le
-fameux perron qui avait vu se dérouler tant de dramatiques événements
-depuis le temps d’Enguerrand de Marigny. Tout cela fut remplacé par
-le lourd bâtiment à dôme central porté par quatre colonnes doriques;
-pour compléter l’œuvre on abattit la sacristie de la Sainte-Chapelle,
-le charmant petit édifice du trésor des Chartes, et l’on masqua la
-Sainte-Chapelle par une aile parallèle à la grande salle. De ce côté
-tout était changé, le Palais se trouvait considérablement enlaidi. La
-tour de Montgommery survivait encore, mais pas pour longtemps.
-
-[Illustration: LES DEGRÉS DE LA ST. CHAPELLE, XVIIe SIÈCLE]
-
-Dans les dernières années de son règne, Louis XV avait, pour en finir
-avec l’opposition du Parlement, supprimé complètement ce Parlement.
-Dans la nuit du 19 janvier 1771, 169 magistrats avaient été réveillés
-chacun par deux mousquetaires leur apportant des injonctions royales
-auxquelles il fallait répondre par un _oui_ ou un _non_ signés. Les
-mousquetaires ne recueillirent à peu près que des _non_. Immédiatement
-le roi fit signifier la confiscation des charges et envoya les
-magistrats en exil, pendant que le chancelier Maupeou organisait un
-parlement nouveau et plus docile.
-
-[Illustration: 1737. INCENDIE DE LA CHAMBRE DES COMPTES]
-
-On sait comment l’opinion publique accueillit ce Parlement Maupeou,
-raillé, chansonné et vilipendé.
-
-Un des premiers actes de Louis XVI fut, après le renvoi des ministres
-de Louis XV, la suppression du Parlement Maupeou. L’ancien Parlement
-était rétabli, mais comme on craignait l’esprit d’opposition de la
-vieille magistrature, ses attributions furent quelque peu limitées.
-
-Une explosion de joie populaire et quelques désordres accueillirent la
-chute du Parlement Maupeou. La basoche du Palais, reprise de turbulence
-sur ses vieux jours, voulut montrer sa satisfaction en allant pendre à
-la justice de Sainte-Geneviève deux mannequins costumés et emperruqués
-portant chacun au cou, afin que nul n’en ignorât, un écriteau à son
-nom: _Maupeou chancelier_, et l’_abbé Terray_, contrôleur des finances,
-abhorré de tous pour ses mesures financières, les augmentations
-de tailles, les réductions opérées sur les rentiers. Il y eut des
-désordres, des bagarres avec le guet, plusieurs soirs de suite sur le
-Pont-Neuf et autour du Palais.
-
-Le 12 novembre 1774, le roi Louis XVI, au milieu des acclamations
-du peuple qui se faisait la main ainsi avec quelques «_émeutes de
-satisfaction_», vint réinstaller les magistrats de l’ancien Parlement.
-Il entendit la messe à la Sainte-Chapelle, puis alla tenir son lit
-de justice en la Grande Chambre avec les ducs et pairs. Le soir le
-Palais fut illuminé. Tout était à la joie. Louis XVI était le _père du
-peuple_, le digne successeur de Henry le Grand. Les dames de la Halle
-manifestèrent singulièrement leur sympathie en allant, chez chacun des
-membres du Parlement réinstallé, débiter un compliment de circonstance
-accompagné de danses et de chants.
-
-Cette lune de miel du nouveau règne ne devait pas durer longtemps,
-après les quelques années des ministères de Turgot et de Necker, des
-difficultés croissantes compliquées de maladresses et de lamentables
-intrigues allaient peu à peu conduire à la crise si difficile, que l’on
-crut dénouer par la convocation des Notables d’abord, puis par celle
-des Etats généraux.
-
-Auparavant la lutte reprise entre le gouvernement et le Parlement
-amena quelques arrestations de parlementaires. Il y eut notamment
-l’arrestation en pleine séance des conseillers Goislard de Montsabert
-et d’Eprémesnil, une scène semblable à l’expulsion de Manuel sous la
-Restauration. C’était en mai 1788, le Parlement siégeait en séance
-de nuit; le marquis d’Agoult, major des gardes françaises, envahit
-le Palais et pénétra dans la Grande Chambre en demandant les deux
-conseillers.
-
-«La cour va en délibérer, dit le président.--Il n’y a pas à délibérer,
-les ordres du roi veulent être exécutés sans délai!» Et le marquis
-d’Agoult somma les magistrats de lui désigner les deux conseillers:
-«Nous sommes tous d’Eprémesnil et Montsabert,» lui répondit-on.
-
-Au petit jour cependant, après force discussions, pendant que d’Agoult
-fort embarrassé attendait, d’Eprémesnil lui demanda si, en cas de
-résistance, il avait ordre d’employer la force. Sur la réponse
-affirmative du major, d’Eprémesnil et Montsabert se nommèrent,
-déclarant qu’ils cédaient à la violence pour ne pas exposer le
-sanctuaire des lois à une profanation plus grande. On les mit
-sur-le-champ en voiture et ils furent expédiés l’un à Pierre-Encise
-près de Lyon, l’autre aux îles Sainte-Marguerite.
-
-Le mécontentement, la désaffection augmentaient avec les difficultés
-aggravées par les souffrances du terrible hiver. Le mot fatidique:
-_convocation des Etats généraux_ fut enfin prononcé, on ne voyait plus
-d’autre remède à la crise menaçante, aux embarras financiers, aux
-troubles commencés.
-
-L’an 89 allait s’ouvrir.
-
-[Illustration: LE COUVENT DES GRANDS AUGUSTINS ENTRE LE PONT-NEUF
-ET LE PONT SAINT-MICHEL]
-
-
-
-
-[Illustration: LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE]
-
-CHAPITRE IX
-
-LA RÉVOLUTION
-
- Le dernier jour du Parlement.--Le Palais sous la
- Terreur.--Massacres de septembre.--La Conciergerie encombrée.--La
- rue de Paris.--Le tribunal révolutionnaire dans la salle de la
- Liberté, ancienne Grande Chambre, et dans la salle de l’Egalité,
- ancienne Tournelle.--Fouquier-Tinville et ses jurés.--Les
- grands procès.--Charlotte Corday, Danton, Marie-Antoinette, les
- Girondins.--Le cachot de la reine.--La prison des Girondins.--Fin
- de Robespierre.--Transformations après la Révolution.--Les
- conspirateurs sous l’Empire.--Les prisonniers de la
- Restauration.--Le palais incendié.
-
-
-[Illustration: LA REINE ALLANT A L’ÉCHAFAUD]
-
-Voici l’heure des grandes convulsions, du naufrage corps et biens de
-l’ancienne société. Avec l’ère nouvelle qui commence par l’immense
-drame de la Révolution destiné à promener l’incendie dans l’édifice
-du passé, par toute la France d’abord, à prendre ensuite pour terrain
-l’Europe entière, des jours terribles vont venir pour le vieux Palais
-d’où les premières étincelles étaient parties, des jours plus terribles
-que tous ceux qu’il a traversés dans les commotions sanglantes
-d’autrefois.
-
-Comme toutes les institutions du passé attaquées l’une après l’autre,
-l’organisation judiciaire, antique décor majestueux mais vermoulu,
-va tomber aussi; le vieux Parlement aux attributions confuses et
-indéterminées, corps judiciaire prétendant aussi être législatif
-et régenter à la fois peuple et monarque, va s’écrouler et mourir
-définitivement, tué précisément par l’enfant qu’il avait mis au monde.
-Il avait résisté à bien des assauts jadis, lutté contre les rois,
-triomphé d’eux par la force ou la souplesse, pliant sous les rois forts
-pour se redresser plus haut ensuite avec les autres; il s’écroule
-d’un seul coup, brisé par un simple décret de l’Assemblée nationale.
-Il avait tué la monarchie en déchaînant la Révolution, la Révolution
-l’écrasait sous les premiers débris de l’édifice royal.
-
-[Illustration: 1790. FERMETURE DU PARLEMENT]
-
-Le 13 novembre 1790, le maire de Paris, à la tête de quelques
-bataillons de gardes nationaux, se présenta au Palais, rangea ses
-hommes dans la cour du May et le long de la rue de la Barillerie, et
-monta mettre les scellés sur les papiers et archives parlementaires.
-Tout était fini. La vieille organisation si compliquée, la Grande
-Chambre, les trois Chambres des enquêtes, la Chambre des requêtes et
-nombre de juridictions accessoires, tout sombrait en même temps d’un
-seul coup, presque sans bruit ni protestations, pendant que l’Assemblée
-nationale procédait à l’élaboration d’une nouvelle organisation
-judiciaire.
-
-La Révolution suit son cours. Tout se passe en dehors du Palais, à
-Versailles, aux Tuileries, à l’Hôtel de Ville. Le vieux Palais qui ne
-joue plus aucun rôle actif ne va cependant pas s’endormir. Dans le
-grand bouleversement, les prisons anciennes ou nouvelles, vieilles
-chartres ou cachots provisoires, se remplissent de tout ce qui faisait
-ou semblait faire obstacle à la marche du char révolutionnaire. La
-Conciergerie se trouve bientôt bondée de détenus comme jamais en aucun
-temps elle ne l’a été.
-
-En 92, la guillotine n’avait pas encore pris son fonctionnement
-régulier, ce roulement par fournées au lieu où le citoyen Sanson
-opérait, faisant de la place chaque matin pour de nouveaux prisonniers.
-Au moment de la grande surexcitation causée par l’entrée des Prussiens
-en France, par la prise de Verdun, les fureurs calculées de Danton,
-la frénésie de Marat réclamant chaque matin dans l’_Ami du Peuple_ du
-sang d’aristocrate, lancèrent les sans-culottes exaltés et enragés sur
-les malheureux enfermés dans les prisons de Paris, comme jadis les
-Cabochiens fanatiques sur les Armagnacs emprisonnés.
-
-La vieille Conciergerie avait déjà vu en 1413, elle revit le 2
-septembre 1792 les bandes affamées de carnage, qui avaient commencé la
-tuerie au carrefour Buci et dans la cour de l’abbaye de Saint-Germain
-et la continuaient à la prison de l’abbaye, au couvent des Carmes. Une
-bande de massacreurs arriva le soir du 2 septembre au Châtelet, expédia
-deux cent cinquante prisonniers à coups de sabre, à coups de fusil,
-puis se jeta sur la Conciergerie où elle eut bientôt fait d’égorger une
-centaine de prisonniers, parmi lesquels quelques officiers des Suisses,
-dont l’un, le major Berchman, étant condamné à mort, fut excepté du
-massacre et réservé pour l’échafaud.
-
-Le tribunal révolutionnaire, institué le 18 août, était entré en
-fonctions le 19, et dès le 21 août la guillotine, transportée par le
-peuple lui-même de la Grève à la place Louis XV devant les Tuileries,
-avait commencé à en exécuter les arrêts. Le jour du massacre, dans
-la Grande Chambre, au-dessus même des préaux où travaillaient les
-massacreurs, le tribunal siégeait et jugeait au bruit des clameurs
-de l’égorgement. Il allait continuer pendant des mois, dirigé
-dans son effrayante et régulière besogne par l’accusateur public
-Fouquier-Tinville.
-
-Le tribunal, dit extraordinaire d’abord puis révolutionnaire, comptait
-aux jours de son grand fonctionnement seize juges, un accusateur public
-et cinq substituts, soixante jurés; il était divisé en quatre sections,
-deux sections s’occupaient de l’instruction des procès pendant que les
-deux autres jugeaient. Ces deux sections siégeaient dans deux salles
-du Palais, l’une dans la salle de la _Liberté_, l’ancienne _Grande
-Chambre_ du ci-devant Parlement, l’autre dans la salle de l’_Egalité_,
-jadis chambre de Saint-Louis ou _Tournelle criminelle_, dans le
-grand bâtiment qui suivait la tour Bon-Bec, bâtiment démoli depuis.
-Dans cette salle disparue ont été jugés Charlotte Corday, Danton, et
-aussi un jour Marat, lequel par exemple fut trouvé bon citoyen par le
-sanglant jury, sortit en triomphateur du Palais et fut aussitôt entouré
-par une foule d’énergumènes à bonnets rouges et de tricoteuses, accablé
-de palmes civiques et porté sur les épaules jusqu’à l’Assemblée.
-
-«Les fenêtres de cette salle, dit M. Dauban, donnaient sur le quai
-de l’Horloge; c’est là que Danton, défendant sa vie, fit éclater le
-tonnerre de sa voix qu’entendit la foule entassée sur le quai jusqu’au
-Pont-Neuf.»
-
-[Illustration: BOUTIQUE DE LIBRAIRE DANS LA GRANDE SALLE. XVIIIe
-SIÈCLE]
-
-La salle dite de la Liberté subsiste, c’était l’ancienne Grande
-Chambre, la belle salle gothique refaite par Louis XII, dont les
-magnifiques plafonds à caissons et pendentifs, les sculptures peintes
-et dorées avaient été impitoyablement supprimés. Cette salle où
-siégeait le Parlement en _chambres assemblées_, où tant de fois, au
-temps des splendeurs de la monarchie, les ducs et pairs s’étaient
-réunis, où les rois venaient tenir leur lit de justice, était alors
-divisée en deux parties, la plus petite pour le public entassé jusque
-dans les embrasures des fenêtres; le reste, séparé par un couloir de
-service également bondé, pour jurés, gendarmes et accusés. Sur ces
-murailles jadis d’une décoration si magnifique, alors nettes comme
-l’acier, aucun ornement que de froides moulures avec les bustes espacés
-de Brutus, Lepeletier et Marat, et les Tables de la loi au-dessus du
-président. C’était assez pour l’antichambre de la guillotine, simple
-lieu de passage entre la prison et la charrette du bourreau.
-
-Dans cette salle restaurée aujourd’hui et devenue première chambre du
-tribunal civil, furent condamnés Marie-Antoinette, les Girondins et
-plus tard, après Thermidor, Fouquier-Tinville lui-même, avec un certain
-nombre de ses juges et jurés. L’implacable Fouquier-Tinville, un parent
-de Camille Desmoulins à qui celui-ci avait, par Robespierre, procuré
-la place, venait chaque matin, sinistre employé fidèle à son bureau,
-avec la régularité d’un rouage donnant le premier déclenchement au
-couteau de la guillotine, sans passion comme sans pitié, insensible à
-tout, sans, ne disons pas remords, mais seulement souci--sans souci ni
-souvenir des condamnations de la veille, qui lui laissaient seulement
-la satisfaction de la besogne faite et déjà oubliée, se remettre à son
-siège d’accusateur public avec une provision de dossiers et demander
-tranquillement à ses jurés, ardents robespierristes, horribles et
-réguliers dispensateurs de la mort, plus monstrueux que les massacreurs
-des prisons, ses trente ou quarante têtes quotidiennes.
-
-Les malheureux, destinés à passer bientôt devant le tribunal
-révolutionnaire, étaient transférés des diverses prisons à la
-Conciergerie, où on les entassait dans le grand guichet, dans la _rue
-de Paris_, travée de la grande salle inférieure dite salle Saint-Louis,
-séparée du reste par des grilles. Deux rangs de cachots avaient pu être
-aménagés pour recevoir cette provision du tribunal révolutionnaire, les
-prisonniers logeant sous leurs juges.
-
-Chaque matin, au jour levant, l’huissier du tribunal descendait avec sa
-liste et faisait l’appel des malheureux destinés à la fournée du jour;
-gendarmes et geôliers lui réunissaient son gibier, conduit ensuite par
-unités ou par groupes pour la rapide _formalité_ du jugement, devant
-ces juges qui prononçaient si peu d’acquittements. Que de noms célèbres
-dans le martyrologe de la Conciergerie, que de victimes ont vécu leurs
-derniers jours sous ces voûtes sombres. Le maire de Paris Bailly,
-les Girondins, Camille Desmoulins, Danton; Malesherbes, le défenseur
-de Louis XVI; André Chénier, Fabre d’Églantine, Charlotte Corday, la
-reine, Mme Du Barry, Mme Roland, etc...
-
-Charlotte Corday avait tué Marat le 13 juillet 1793; elle fut
-transférée le 16 de l’Abbaye à la Conciergerie et condamnée le 19 au
-matin. Une heure et demie après, elle partait pour le supplice, revêtue
-de la chemise rouge des parricides.
-
-[Illustration: LE CACHOT DE LA REINE]
-
-Marie-Antoinette demeura soixante-seize jours à la Conciergerie. Amenée
-du Temple où l’on craignait qu’elle ne fût enlevée,--des royalistes
-se dévouant courageusement et organisant complot sur complot pour
-son évasion--elle habita d’abord une chambre précédemment occupée
-par le général Custine, mais, après une tentative d’évasion qui
-faillit réussir, tentative dite _affaire de l’œillet_, organisée par
-le chevalier de Rougeville, on transféra la reine dans la pharmacie,
-petite pièce sombre et basse, que l’on transforma hâtivement en cachot
-en bouchant les jours et en établissant une double et solide porte
-munie de fortes serrures.
-
-Le cachot, pavé en briques posées en arêtes de poisson, divisé en deux
-parties éclairées chacune par une petite fenêtre, avait pour tout
-mobilier un lit de sangle garni de deux matelas et un ou deux sièges.
-Une partie du cachot était occupée par les deux gendarmes, séparés
-de la prisonnière par un vieux paravent tout percé. Dans ce funèbre
-réduit, sous cette si étroite surveillance, la malheureuse reine passa
-donc plus de deux mois en proie à toutes les angoisses, avec tous les
-bruits sinistres de la prison pour accompagnement à ses pensées, à
-deux pas des juges qui l’attendaient. Elle se levait à 7 heures et se
-couchait à 10. Elle ne voyait, outre ses gendarmes, que deux personnes
-pour le service du cachot, une femme de ménage et un voleur nommé
-Barassin, condamné à quatorze ans de fer. La Commune lui avait interdit
-le travail, sauf le raccommodage de ses vêtements, qui en avaient grand
-besoin, mais elle put lire quelques livres mis à sa disposition: le
-_Voyage du jeune Anacharsis_ et les _Révolutions d’Angleterre_.
-
-[Illustration: LA DERNIÈRE NUIT DES GIRONDINS]
-
-Le 14 octobre, «la veuve Capet» comparut devant le tribunal
-révolutionnaire, présidé par Herman. Pendant deux longues et
-mortelles séances, le premier jour de 9 heures du matin à 11 heures
-du soir, le second jour de 9 heures du matin au lendemain 4 heures
-du matin, la reine lutta; ses courageux défenseurs, Chauveau-Lagarde
-et Tronson-Ducoudray, essayèrent en vain d’arracher sa proie à
-Fouquier-Tinville. A l’aube de la deuxième nuit de ce dramatique
-procès, tout était fini.
-
-[Illustration: LA REINE ALLANT AU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE]
-
-A 4 heures et demie du matin, la condamnation prononcée, la reine
-fut conduite dans la chambre des condamnés, pratiquée dans le Grand
-guichet, où les victimes du tribunal révolutionnaire passaient les
-quelques heures séparant la condamnation de l’exécution.
-
-Quoique à demi morte de fatigue, elle put écrire une longue lettre à
-Mme Elisabeth, lettre qui fut confisquée par Fouquier, et se jeta tout
-habillée sur un lit de sangle pour prendre quelques heures de repos
-avant le moment fatal. Elle dormit un instant et prit, vers 7 heures,
-quelque nourriture. Un peu avant 11 heures arriva le bourreau pour la
-suprême toilette. Elle fut bientôt prête; ses cheveux tombèrent, il ne
-lui resta que des cheveux courts tout blancs sur le sommet de la tête.
-Vêtue d’une jupe blanche sur un jupon noir et d’une longue camisole
-blanche, coiffée d’un affreux bonnet, comme nous le montre un croquis
-d’un réalisme cruel, tracé par David d’une fenêtre sur le passage de la
-charrette, elle sortit de la Conciergerie, les mains attachées derrière
-le dos, et monta dans la charrette qui allait accomplir le long voyage
-de la place de la Révolution, en passant par le Pont-au-Change et la
-rue Saint-Honoré.
-
-Le cachot de la reine existe encore, mais la Restauration, au lieu de
-lui laisser son aspect, l’a, par un vandalisme pieux, transformé en
-chapelle, en changeant même les dispositions. Dans l’angle a été élevé
-un monument en forme d’autel avec inscriptions tirées du testament de
-la reine.
-
-A côté de la grille séparant le Grand guichet de la galerie appelée
-_rue de Paris_, se voit la porte étroite et basse donnant sur
-l’étroit escalier que devait suivre la reine pour monter au tribunal
-révolutionnaire. C’était par là que passaient les malheureux conduits
-au farouche tribunal; ils avaient peu de chemin à faire et ne pouvaient
-être vus des autres détenus.
-
-Tout à côté du cachot de la reine, et séparé seulement par un mur, se
-trouve le local où furent enfermés les Girondins. C’était la chapelle,
-une salle assez vaste à voûtes surbaissées, sur laquelle, au fond,
-donnent des ouvertures garnies par des espèces de cages grillées.
-
-Les Girondins étaient depuis de longs jours emprisonnés dans les
-greniers des Carmes; ils furent amenés en octobre à la Conciergerie
-et livrés au tribunal révolutionnaire. Sept jours durant, ils se
-défendirent pied à pied, sans que l’on pût rien trouver d’à peu près
-alléguable pour motiver la condamnation voulue d’avance.
-
-[Illustration: LE DÉPART DES GIRONDINS POUR L’ÉCHAFAUD. 1793]
-
-Pour en finir, il fallut faire venir à la rescousse les Jacobins, qui
-coururent demander à l’Assemblée le terrible décret portant «qu’après
-trois jours de débat, le jury pouvait se dire éclairé». Aussitôt le
-décret obtenu, le président arrêta les débats au milieu des cris de
-fureur des condamnés. Tout est fini, le jury se déclare éclairé et il
-envoie les vingt et un de la Gironde à la guillotine.
-
-Le soir, après les séances du procès, les Girondins, surexcités par
-la lutte, s’amusaient dans leur prison à des parodies funèbres et
-terribles du tribunal révolutionnaire, chacun d’eux jouant son rôle
-dans l’affaire et passant à son tour devant ses amis transformés en
-jurés. L’accusé s’avançait avec son défenseur; il essayait, sous les
-interruptions violentes du tribunal, de balbutier quelques paroles,
-puis l’accusateur l’écrasait sous une argumentation féroce; le
-défenseur, à son tour, tentait de se faire entendre, le tribunal se
-disait éclairé et prononçait la peine de mort. On passait alors à la
-parodie de l’exécution dans tous ses détails: une planche de lit sur
-une chaise représentant la guillotine avec la bascule. Les condamnés
-exécutés, venait enfin le tour de l’accusateur, jugé et condamné comme
-il avait condamné les autres. Après avoir passé à la guillotine,
-son spectre arrivait, couvert d’un drap de lit, poussant des cris
-lamentables et dépeignant à ses jurés les horreurs de l’enfer où il
-était plongé et où ils devaient venir le rejoindre...
-
-[Illustration: AUTEL DANS LE CACHOT DE MARIE-ANTOINETTE]
-
-Le soir de leur vraie condamnation, après les débats étouffés, il y
-eut un moment d’émotion terrible. Valazé se perça le cœur quand il
-entendit la sentence, et la stupeur des gendarmes fut si grande que les
-condamnés auraient pu se précipiter sur leurs juges. Il allait être
-minuit. Après que le tribunal révolutionnaire eut décidé que le cadavre
-de Valazé serait mené à la guillotine sur la même charrette que les
-autres, les Girondins furent reconduits à leur chapelle. «Les morts
-et les vivants, dit Michelet, redescendirent dans les ténèbres de la
-Conciergerie. Pour faire connaître leur condamnation aux autres détenus
-de la prison qui veillaient et attendaient, ils chantaient sous les
-sombres voûtes:
-
- «Contre nous de la tyrannie,
- Le couteau sanglant est levé!...»
-
-La légende du banquet envoyé par un ami proscrit n’est pas certaine;
-quelques-uns des Girondins passèrent leur dernière nuit à boire du
-punch, à causer tristement. Les autres se jetèrent sur leurs grabats
-pour prendre des forces dans un dernier sommeil.
-
-Au matin d’un jour triste et pluvieux, le 30 octobre, ils quittèrent la
-Conciergerie. Les charrettes, tous les jours, venaient dans l’angle de
-droite de la cour du May sous le perron, à l’arcade basse qu’on voit
-encore, recevoir la fournée quotidienne destinée à la guillotine. Cinq
-charrettes attendaient les hommes de la Gironde, des gendarmes avaient
-peine à maintenir la foule des sans-culottes, des sanguinaires habitués
-du tribunal révolutionnaire, groupés pour jouir de leur triomphe devant
-la grille de l’arcade ou sur les marches du grand perron.
-
-Les condamnés, tête nue, les cheveux coupés, le col découvert et les
-mains attachées derrière le dos, montèrent dans les charrettes en
-chantant:
-
- «Allons, enfants de la patrie...»
-
-De temps en temps, pendant le trajet, ils reprenaient le funèbre
-chant que, sur la place de la Révolution, les derniers à passer sous
-le couteau entonnaient encore, le chœur diminuant au fur et à mesure
-que le fer tranchait une tête. L’un d’eux, dit-on, Ducos, l’ami de
-Fonfrède, jeune, vaillant, spirituel, eut la force de rire au dernier
-moment. Il cria, la tête dans la lunette: «Il est temps que la
-Convention décrète l’inviolabilité des têtes!»
-
-[Illustration: LA SAINTE-CHAPELLE. 1793]
-
-Les victimes se suivent rapidement. En quelques jours, après les
-Girondins, la Conciergerie voit passer Mme Roland, Philippe-Égalité,
-Barnave, Mme Dubarry; puis c’est le tour d’Hébert le père Duchène,
-de Danton et de Camille Desmoulins, ouvriers de la Révolution,
-dévorés par le Moloch révolutionnaire. Autre victime, pure celle-ci
-de toute participation aux holocaustes précédents, André Chénier
-vient de Saint-Lazare pour être jugé et condamné, pour s’en aller
-à la guillotine avec les dernières charrettes de la Terreur, deux
-jours avant le 9 thermidor, la révolution non de la clémence, mais du
-haut-le-corps de Paris revenant de l’épouvantable soûlerie de sang.
-
-La Terreur dans ses derniers mois, en six semaines, avait envoyé 1.400
-personnes à la guillotine. On avait usé avec l’échafaud le sol de
-plusieurs places qui ne pouvait plus absorber le sang. Paris, comme
-la terre, en avait assez. Un cri général s’élève contre ces horreurs,
-contre celui qui semble incarner le système, c’est la lutte entre la
-Convention, dont chaque membre voit le couteau suspendu sur sa tête, et
-la Commune de Paris.
-
-La Convention décrète d’accusation l’homme terrible; Robespierre est
-arrêté à la Convention même et avec lui Lebas, Couthon et Saint-Just.
-On croit que c’en est fini de l’échafaud, le bourreau lui-même pensait
-s’arrêter, et cependant, ce matin même du 9 thermidor, la machine
-à condamnations du tribunal révolutionnaire marche encore, elle
-fonctionne, elle livre à la guillotine sa fournée quotidienne, et
-quelle fournée, quarante-cinq têtes à couper! Quarante-cinq condamnés
-sortent de l’arcade terrible de la cour du May, ils montent en
-charrette pour gagner la place du Trône où l’échafaud avait émigré.
-
-Des cris de grâce accueillent les charrettes sur tout le parcours du
-faubourg Saint-Antoine, les condamnés espèrent, des hommes sautent même
-à la tête des chevaux, mais Henriot arrive avec ses gendarmes, sabre la
-foule, et les quarante-cinq têtes tombent.
-
-Robespierre était gardé à l’administration de la police, la préfecture,
-c’est-à-dire au Palais, mais la Commune le soir l’a délivré et l’a
-amené à l’Hôtel de Ville, quartier général du parti terroriste qui va
-tenter un suprême effort. Le tocsin sonne pour soulever les sections
-sans-culottes.
-
-La Convention, sentant le danger de la situation, brusque les
-événements; les sectionnaires anti-robespierristes des Gravilliers
-envahissent à 2 heures du matin l’Hôtel de Ville, et tout se décide par
-le coup de pistolet du gendarme Méda. Robespierre est blessé, Lebas se
-brûle la cervelle, Robespierre jeune se jette par une fenêtre et se
-brise sur le pavé de la Grève. Les cadavres, les blessés, sont traînés
-de la Grève au comité de Salut public, de là à l’Hôtel-Dieu, et enfin
-à la Conciergerie où le général Hoche, prisonnier, attendant son tour
-de comparaître devant Fouquier, les voit apparaître et comprend que la
-roue a tourné.
-
-Cette machine à tuer du tribunal révolutionnaire fonctionne encore si
-bien pourtant, que c’est à elle, à Fouquier et à ses jurés pourvoyeurs
-infatigables de la guillotine, que l’on donne à juger Robespierre.
-Et la machine condamne. En l’honneur de Robespierre, on a reporté
-l’échafaud place de la Révolution. Robespierre, Saint-Just, Couthon,
-les morts et les blessés, sanglants, hagards, assis et attachés pour
-ne pas tomber aux barreaux des charrettes, font le long trajet de
-la Conciergerie à la guillotine, par les rues Saint-Denis, de la
-Ferronnerie et la rue Saint-Honoré, sous le poids de la malédiction
-universelle, sous les cris de la foule attendant les charrettes, et les
-huées des gens aux fenêtres, ouvertes ce jour-là et louées comme pour
-un défilé joyeux.
-
-Ce ne fut que dix mois après, en mai 1795, que Fouquier-Tinville à
-son tour passa devant le tribunal réorganisé, sur le banc où tant de
-victimes l’avaient précédé; après six semaines de débats où il eut
-tout le temps de se défendre et d’ergoter sur tous les points, il fut
-condamné avec quinze de ses anciens jurés, une petite fournée de son
-temps.
-
-[Illustration: LA TOUR DE L’HORLOGE. 1830]
-
-En ces jours de la Révolution où le sombre Palais prend cette
-physionomie sinistre d’antichambre de la mort, il a encore
-extérieurement quelques-uns des traits de sa physionomie pittoresque.
-Les maisons accrochées à son enceinte sur la rue de la Barillerie, les
-deux portes et la chapelle Saint-Michel ont disparu peu auparavant,
-pour être remplacées en partie par la grande grille monumentale de
-la cour du May, posée en 1787, mais il reste encore des échoppes sur
-le quai de l’Horloge. Toute la façade de ce côté, entre la tour de
-l’Horloge et celle de la Conciergerie, présente encore une ligne de
-bâtiments de haute taille avec un avant-corps d’échoppes que domine le
-toit de la grande salle.
-
-La tour de l’Horloge a bien souffert. Depuis l’incendie du Pont
-au Change en 1621, son comble a été modifié, l’étage de créneaux
-a disparu. Plus bas, des fenêtres ont été percées pour des étages
-intermédiaires pratiqués à l’intérieur, enfin le rez-de-chaussée est
-loué en boutique. Au commencement du siècle, jusque vers 1840, cette
-boutique fut occupée par l’ingénieur opticien Chevalier, qui avait
-installé en haut de la tour, dans le petit campanile, un observatoire
-où l’on montait admirer le panorama de Paris.
-
-Au retour des Bourbons, des travaux importants furent entrepris tant
-au Palais qu’à la Conciergerie. La Grande salle de Jacques de Brosse
-donnait des inquiétudes, les piliers de la Grande salle supérieure
-reconstruite au XVIIe siècle ne correspondaient qu’imparfaitement
-avec ceux de la salle gothique inférieure, de sorte qu’en plusieurs
-endroits les voûtes menaçaient de s’effondrer. En 1812, une de ces
-voûtes s’était crevée sous les pas d’un magistrat qui ne dut son salut
-qu’à la résistance du carrelage. Il fallut donc reprendre les voûtes en
-sous-œuvre. En consolidant le dernier pilier de la salle Saint-Louis,
-quelques squelettes furent mis à découvert: on supposa alors que
-c’étaient les restes de quelques Templiers, mis à mort au temps du
-grand procès.
-
-A la Conciergerie on fit disparaître les dernières échoppes, on modifia
-ou démolit tous les bâtiments entre les tours circulaires et la tour
-carrée de l’Horloge et l’on établit, pour peu de temps heureusement, un
-bâtiment assez laid, qui englobait dans ses maçonneries les cuisines
-dites de Saint-Louis. De vieux cachots gothiques disparurent dans
-ces remaniements, ainsi que ceux que l’on avait pratiqués sous la
-Révolution.
-
-[Illustration: UNE ENTRÉE DE LA GRANDE SALLE. XVIIIe SIÈCLE]
-
-Depuis le temps de la Terreur, quelques prisonniers de marque ont
-encore passé par la vieille prison. L’audacieuse conspiration de
-Georges Cadoudal, venu à Paris avec un certain nombre de chouans et de
-conspirateurs pour enlever ou tuer Bonaparte au centre de sa puissance,
-amena dans ces cachots le terrible chouan et quelques royalistes de
-marque. Georges et deux de ses complices n’y entrèrent que pour aller
-ensuite à la guillotine.
-
-On sait que l’Empire ne manquait pas de prisons d’Etat où il
-jetait conspirateurs royalistes ou républicains, et aussi simples
-mécontents, qui restaient détenus souvent sans le moindre jugement
-aussi longtemps que sa police ombrageuse les trouvait dangereux. La
-Conciergerie n’était toujours qu’une prison de passage pour ceux que
-les juges attendaient. On y incarcéra entre autres le général Mallet,
-dont l’étonnante entreprise faillit, d’une seule secousse, ébranler
-l’édifice colossal de cet empire maçonné avec la chair et le sang.
-Mallet et ses complices y restèrent peu de jours, avant d’aller tomber
-sous les balles dans la plaine de Grenelle.
-
-[Illustration: LA CHAMBRE DES COMPTES
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-La Restauration, à son tour, confie à ses solides cachots le général
-Labédoyère, fusillé le 19 août 1815, le maréchal Ney, celui-ci avant
-d’être transféré au Luxembourg pour y être jugé par la chambre des
-pairs; La Valette, directeur des postes sous l’Empire, coupable
-d’avoir repris ses fonctions pendant les Cent-Jours. L’évasion de
-celui-ci, condamné à mort par la cour d’assises est célèbre. C’était
-le 20 décembre 1815, veille du jour fixé pour l’exécution. Sa femme
-avait obtenu pour toute grâce la permission de venir lui faire ses
-adieux avec sa fille. Mme de La Valette employa bien le temps de
-cette entrevue suprême: elle habilla le condamné avec sa robe et ses
-fourrures, le coiffa de son chapeau et, pendant qu’elle se dissimulait
-derrière un paravent, La Valette, donnant la main à sa fille, un
-mouchoir sur sa bouche comme pour étouffer ses sanglots, put traverser
-les couloirs et les corps de garde sans être reconnu, et gagner la
-porte. Il devait monter dans la chaise à porteurs qui avait amené sa
-femme, la chaise se trouvait bien là devant la Conciergerie, mais les
-porteurs étaient allés boire. Moment d’angoisse terrible, à deux pas de
-la prison, où d’un moment à l’autre l’évasion pouvait être découverte.
-Enfin on trouva d’autres porteurs, puis à quelque distance La Valette
-fut recueilli par un cabriolet qui le conduisit rue du Bac, dans une
-maison où, à l’insu du portier, on put le loger dans une mansarde; il y
-resta caché quelques semaines bravant toutes les recherches jusqu’au
-jour où il parvint avec un passeport d’officier anglais à franchir la
-frontière.
-
-[Illustration: LE PALAIS SOUS LA RÉVOLUTION]
-
-En 1820, Louvel, l’assassin du duc de Berry, fut enfermé à la
-Conciergerie. Deux ans après éclata l’affaire dite des _quatre sergents
-de la Rochelle_, conspiration du carbonarisme qui amena 25 accusés à la
-Conciergerie et sur les bancs de la cour d’assises. Raoulx, Pommier,
-Bories et Goubin, sergents au 45e de ligne où ils avaient recruté un
-grand nombre d’affiliés, furent condamnés à mort et guillotinés en
-place de Grève.
-
-Sous Louis-Philippe, vers 1840, commença le grand travail de
-transformation du vieux Palais de justice, qui devait durer de longues
-années et donner au Palais sa forme actuelle, après avoir, pour
-quelques jours, retrouvé bien des restes du vieux Palais gothique,
-arrivés jusqu’à nous dissimulés dans la masse des constructions
-disparates surajoutées.
-
-[Illustration: INCENDIE DU PALAIS EN 1871]
-
-C’est à ce moment seulement que disparurent les dernières boutiques de
-la galerie marchande, où l’on vendait de la cordonnerie, des livres et
-de menus objets. Peu avant la Révolution il y avait encore dans la
-grande salle des librairies entourant les gros piliers de leurs rayons
-de livres.
-
-[Illustration: LA GRANDE SALLE APRÈS L’INCENDIE SOUS LA COMMUNE]
-
-On restaura la tour de l’Horloge, son étage supérieur fut rétabli dans
-l’ancienne forme, ainsi que la belle horloge si joliment encadrée sous
-Henri III, depuis longtemps dans un triste état de dégradation. Les
-architectes Duc et Daumet élevèrent, dans un beau caractère sur le
-côté de la tour, les bâtiments de la rue de la Barillerie et du quai
-de l’Horloge, au-dessus des cuisines de Saint-Louis. Dans les fouilles
-exécutées dans la cour de la Sainte-Chapelle, la pioche rendit au jour
-des fragments de tous les âges, des murailles du moyen âge sur des
-restes d’édifices romains. La restauration continuait à tourner autour
-du vieux Palais. Sous l’Empire les bâtiments occupés par la Préfecture
-de police tombèrent l’un après l’autre, vieux débris du Palais des Rois
-ou du logis des présidents du Parlement aménagés en bureaux, en locaux
-quelconques, remaniés bien des fois, au hasard des utilisations. Une
-partie des maisons de la place Dauphine subissait le même sort pour
-dégager la nouvelle façade du Palais, l’énorme masse gréco-égyptienne
-qui charge si considérablement la proue du vaisseau de Lutèce. Alors la
-tour Bonbec, pour ne pas être écrasée par la façade en retour sur le
-quai de l’Horloge, dut être remontée d’un étage.
-
-Arrivèrent la guerre de 1870 et la Commune, pendant que ces travaux
-se poursuivaient.
-
-La terrible semaine de mai 1871 se termine par l’incendie de Paris,
-faisant tourbillonner dans le ciel les flammes de vingt brasiers
-gigantesques. Encore une fois le Palais de justice brûle. La grande
-salle reconstruite par Jacques de Brosse après l’incendie de 1618,
-est détruite encore une fois; des bâtiments nombreux, la Préfecture
-de police périssent aussi, une des tours de la Conciergerie a
-son comble détruit. Encore une fois la flamme tournoie autour de
-la Sainte-Chapelle de Saint-Louis, mais celle-ci par miracle est
-préservée. Les flammes s’éteignent, la grande salle n’est plus qu’un
-monceau de débris, tout le palais est ravagé, mais la Sainte-Chapelle
-est toujours debout, intacte, étincelante dans la jeunesse de sa
-récente restauration.
-
-La Conciergerie, que le feu avait bien menacée, s’était auparavant,
-comme aux mauvais jours, remplie de prisonniers: suspects, prêtres,
-sergents de ville, ou gendarmes, arrêtés comme otages par la Commune.
-Le Palais revoyait les jours sombres d’autrefois, les otages qualifiés
-de Versaillais remplaçaient les aristocrates de 93 et les Armagnacs de
-1413.
-
-Les souvenirs sanglants d’autrefois pouvaient faire craindre le
-renouvellement des terribles tragédies qui accompagnent les grandes
-commotions populaires. Les prisonniers, au milieu des horreurs qui
-se commettaient, enveloppés de tous côtés par la flamme, échappèrent
-pourtant au sort qui les menaçait, ils échappèrent à la fusillade comme
-à l’incendie, les troupes de l’armée régulière ayant pu arriver à
-temps.
-
-[Illustration: ANGLE NORD-EST DU PALAIS MODERNE]
-
-
-
-
-[Illustration: NOTRE-DAME.--LA GALERIE ENTRE LES DEUX TOURS]
-
-CHAPITRE X
-
-LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME
-
- L’amende honorable du comte de Toulouse.--Saint-Louis au départ
- pour la Croisade.--Les Etats généraux de 1304.--Les Templiers.--La
- statue de Philippe le Bel ou de Philippe IV.--Isabeau et les
- Anglais.--Couronnement de Henri VI d’Angleterre.--Reprise de
- Paris.--Les vainqueurs à Notre-Dame.--Le XVIe siècle.--Reposoirs
- et bûchers.--Le mariage du roi de Navarre.--La Ligue.--Les
- Suisses au Marché-Neuf.--La grande procession de la Ligue.--Le
- siège.--Notre-Dame caserne des troupes des Seize.--Prise de
- Paris.--Henri IV à Notre-Dame.
-
-
-[Illustration: L’AMENDE HONORABLE DE RAYMOND, COMTE DE TOULOUSE]
-
-Notre-Dame, l’église cathédrale qui depuis sept siècles plane
-majestueuse sur la vieille île des Parisiens, sur la noble et illustre
-_Cité_, occupant l’emplacement où l’église mérovingienne de saint
-Etienne et l’église romane dédiée à la Vierge succédèrent à un temple
-gallo-romain, fut commencée en 1163 par Maurice de Sully et terminée
-vers 1235, sauf modifications qui devaient venir ultérieurement. Alors
-la façade était comme nous la voyons, les tours étaient achevées et
-n’attendaient plus que les flèches projetées primitivement, dit-on,
-mais qu’elles n’eurent jamais. Le chœur et les transepts seuls furent
-modifiés pour la construction des chapelles absidales de 1257 à 1320.
-
-A partir de ce moment, la cathédrale est complète; dans le chœur
-terminé, les pompes religieuses peuvent se déployer parmi les richesses
-d’une ornementation merveilleuse, autels splendides, jubé superbe,
-clôture de chœur en dentelle de pierre ornée de groupes sculptés par
-les ymaigiers Jehan Ravy et Jehan le Bouteiller. Il n’y aura plus guère
-alors, pour toucher à l’œuvre parfaite, que les déprédateurs, les
-démolisseurs révolutionnaires ou les Vandales embellisseurs des siècles
-classiques, plus redoutables encore, qui s’en donneront malheureusement
-à cœur joie.
-
-«Si les piliers de Notre-Dame avaient une voix, a écrit Viollet-le-Duc,
-ils raconteraient toute notre histoire depuis le règne de
-Philippe-Auguste. De combien d’événements n’ont-ils pas été les
-témoins! Mariages, baptêmes, obsèques, serments et vœux éternels,
-bientôt démentis par d’autres vœux et d’autres serments; fêtes
-populaires et fêtes royales; chants d’allégresse ou de deuil; apologies
-et anathèmes, oraisons funèbres pour les rois ou pour les morts à
-l’attaque de la Bastille.»
-
-Un des premiers grands événements dont les murs de Notre-Dame
-furent les témoins, au temps de la construction même, se rattache
-aux terribles guerres contre les Albigeois. Ce fut l’humiliation de
-Raymond, comte de Toulouse, après les effroyables croisades contre les
-Albigeois qui, durant vingt années, avaient fait couler des torrents de
-sang, ravagé le midi, ruiné Béziers, Carcassonne, Toulouse et nombre
-d’autres villes.
-
-Les deux alliés dans les guerres politiques et religieuses, l’Église
-et le roi, triomphaient: l’Église étouffait l’hérésie, et le roi
-établissait la suzeraineté de la couronne sur les provinces du Midi.
-Raymond VII, comte de Toulouse, définitivement abattu et perdant toute
-espérance, traita avec la reine Blanche de Castille et abandonna au
-roi de France toutes ses possessions du Languedoc, à l’exception de
-Toulouse et de quelques terres qu’il constitua en dot à sa fille
-Jeanne, âgée de neuf ans, fiancée à Alphonse, comte de Poitiers,
-frère du roi, s’engageant à raser les murs de Toulouse et de trente
-autres villes et châteaux, à indemniser les églises de ses pays
-et à poursuivre et punir désormais impitoyablement ses sujets qui
-persévéreraient dans l’hérésie.
-
-Le 12 avril 1229, après avoir juré toutes les clauses du traité devant
-les portes de Notre-Dame, le dernier des comtes de Toulouse, jadis si
-puissants, fut dépouillé de ses vêtements et, nu-pieds, en chemise et
-chausses, entra humblement dans l’église pour faire amende honorable
-de l’hérésie contre laquelle il avait toujours protesté pourtant,--et
-se faire décharger de l’excommunication prononcée à tant de reprises
-contre lui par l’Église.
-
-Rome avait vaincu: le cardinal de Saint-Ange, légat du pape, entouré de
-la foule des évêques, prêtres et clercs, attendait le malheureux comte
-de Toulouse au pied du maître-autel, savourant l’orgueil du triomphe
-et la joie de mettre le pied sur la tête de l’Albigisme terrassé,
-après tant de sang répandu, et aussi tant de bûchers allumés, dont la
-torche, brandie par le farouche saint Dominique, restait aux mains de
-l’Inquisition établie par le pape Grégoire IX.
-
-Après son amende honorable, le vaincu se remit aux mains des gens du
-roi et fut conduit prisonnier à la Grosse Tour du Louvre, où il resta
-enfermé jusqu’à ce que sa fille eût été remise aux commissaires royaux,
-que les murailles de Toulouse eussent été rasées et quelques-uns de ses
-châteaux livrés comme gages de sa foi. Il put alors retourner en sa
-ville, en s’engageant à s’en aller servir cinq années en Terre Sainte,
-seul article du traité qu’il n’exécuta pas.
-
-En 1245 il advint au roi Louis IX une grave maladie, «dont il fut à
-tel meschief, dit Joinville, que l’une des dames qui le gardaient lui
-voulait traire le drap sur le visage et disait qu’il était mort». Tout
-à coup le moribond releva la tête et recouvra la parole pour dire qu’il
-venait de faire vœu d’aller combattre en Terre Sainte. En dépit de tous
-les efforts de sa mère et de ses conseillers, malgré les dangers que
-pouvait courir son royaume pendant le temps de cette expédition, il
-persista dans sa résolution. Les préparatifs de la croisade furent très
-longs et demandèrent plusieurs années, Louis IX ayant voulu d’abord
-prendre toutes les mesures propres à assurer la tranquillité dans ses
-États. Un parlement réuni à Paris interdit toutes guerres particulières
-pour cinq ans, décida que les dettes des croisés seraient suspendues
-pendant trois ans et que le clergé paierait la dîme de ses revenus pour
-les frais de la Croisade. Pour plus de précaution, Louis IX entraînait
-en son ost le duc de Bourgogne, le comte de la Marche et d’autres
-grands vassaux.
-
-Le 12 juin 1248, le roi, accompagné de ses frères Robert, comte
-d’Artois, et Charles, comte d’Anjou, alla prendre en solennité
-l’oriflamme à l’abbaye de Saint-Denis, et reçut des mains du cardinal
-de Châteauroux le bourdon et la pannetière des pèlerins; quelques jours
-plus tard, Notre-Dame de Paris le vit arriver pieds nus, le bourdon à
-la main, vêtu en pèlerin, avec de nombreux et illustres croisés vêtus
-comme lui, au milieu d’un immense cortège de soldats et de peuple. Le
-roi et les croisés, après avoir entendu pieusement la messe, se mirent
-en route aussitôt, conduits par des processions jusqu’à l’abbaye de
-Saint-Antoine des Champs. Tout le peuple de Paris était là, suivant
-au milieu des chants religieux ce roi très aimé et très sage qui s’en
-allait,--et pour combien de saisons et d’années, avec ses frères, avec
-sa femme Marguerite qui avait tenu à l’accompagner,--se jeter dans les
-dangers d’une guerre aux pays d’outre-mer.
-
-De Saint-Antoine des Champs, le roi gagna Corbeil, première étape du
-long voyage. Cinquante mille hommes partirent d’Aigues-Mortes avec
-lui, que des désastres terribles attendaient sur la redoutable terre
-sarrasine, où les trois quarts des croisés devaient rester, tués par le
-cimeterre ou par le climat de l’Égypte et la peste.
-
-Ce fut seulement six ans après, que le roi et la reine, ayant échappé
-à mille périls, débarquèrent en France avec ce qui restait des croisés
-valides épargnés par la guerre et tirés des prisons du sultan d’Égypte.
-Et il était temps que le roi revînt, la reine Blanche, sa mère, à qui
-la régence avait été confiée, était morte un an auparavant, et le pays
-se trouvait en de graves embarras.
-
-Louis, non découragé par tant de désastres, devait pourtant retourner
-en Orient une quinzaine d’années après pour une nouvelle croisade,
-malgré l’état précaire de sa santé. La maladie l’attendait sous les
-murs de Tunis dès les premières opérations, et Notre-Dame de Paris
-allait voir revenir son corps rapporté d’Afrique, pour les obsèques
-solennelles avant l’enterrement à l’abbaye de Saint-Denis.
-
-En 1302, autres événements et autres cérémonies dans la cathédrale
-de Paris. C’est le temps de la lutte acharnée du roi Philippe le Bel
-contre le pape Boniface VIII, lutte de deux puissances rivales qui se
-disputent la suprématie: le pape se mettant au-dessus des rois et des
-princes et déniant à ceux-ci le droit d’intervenir en quoi que ce fût
-dans l’administration des biens de l’Église en leurs domaines; le roi
-de son côté prétendant maintenir les églises et les clercs du royaume
-dans sa juridiction pour le temporel, et surtout, ce qui importait
-fort à Philippe toujours pressé d’argent, être en droit de tirer des
-subsides du clergé et d’user des _régales_, c’est-à-dire de percevoir
-les revenus des églises, des abbayes et des bénéfices vacants, entre le
-moment de la mort du titulaire et la nomination du successeur.
-
-Le roi se sentait soutenu par toute la nation, par la noblesse, par
-le populaire et même par le clergé français, qui ne voulaient pas
-de l’intervention du pape dans les affaires du royaume. Philippe le
-Bel, pour en finir avec les prétentions de Boniface et bien montrer
-que la volonté de la nation concordait avec la sienne, prit le parti
-de convoquer à Paris un conseil général des délégués des barons du
-royaume, des prélats, des évêques, abbés et doyens des églises, des
-maires et échevins des communes, c’est-à-dire les _Etats Généraux_ de
-la nation assemblés pour la première fois.
-
-C’est au printemps de l’an 1302 que les délégués, barons, prélats et
-gens des communes se réunirent en l’église Notre-Dame de Paris. Le
-roi Philippe, qui déjà avait fait brûler solennellement des bulles
-pontificales, fit lire des lettres du pape, vraies ou fausses,
-réclamant du roi foi et hommage pour son royaume, et soumission
-à l’Église pour le temporel comme pour le spirituel. Les Etats
-protestèrent avec indignation, le roi demanda aux prélats et abbés de
-qui ils reconnaissaient tenir leur temporel, aux chevaliers de qui ils
-reconnaissaient tenir leurs fiefs. La réponse n’était pas douteuse,
-tous déclarèrent qu’ils avaient tenu et qu’ils tenaient terres,
-fiefs et bénéfices de lui et des rois ses prédécesseurs, et qu’ils
-déclaraient vouloir continuer à les tenir fidèlement.
-
-Le pape fut violemment attaqué par les orateurs des Etats, on dénia
-sa légitimité, on le traita d’intrus, de faux pape et d’hérétique.
-Puis noblesse, clergé et communes, après délibérations, écrivirent des
-lettres séparées au collège des cardinaux, lettres de protestation
-énergique contre les agissements du pape, accusant de tous les troubles
-de la chrétienté son âpreté à tirer argent de la collation des
-bénéfices, des abbayes, évêchés et archevêchés. Le tiers état, en cette
-assemblée à Notre-Dame, parla nettement: «A vous très noble prince,
-dirent les gens des Communes, supplie et requiert le peuple de votre
-royaume que vous gardiez la souveraine franchise de cet Etat qui est
-telle que vous ne recognoissiez de votre temporel souverain en terres,
-fors Dieu!»
-
-[Illustration: NOTRE-DAME.--LA PORTE ROUGE]
-
-Il y eut même une curieuse consultation de l’avocat Pierre Dubois, qui
-par des motifs de droit comme s’il parlait d’une affaire privée, exposa
-toutes les raisons qu’avait Philippe pour repousser les prétentions
-des papes à une sorte de tutelle sur les rois, montrant que si ce
-droit avait jamais existé, il serait depuis longtemps éteint par
-prescription, comme s’éteignent tous les droits dont on n’use pas,
-etc... Pierre Dubois allait même jusqu’à dire que si le pape arguait
-contre la prescription, l’argument pourrait se retourner contre lui
-puisque sans la prescription, l’empereur de Constantinople qui lui
-a donné tout son patrimoine pourrait comme donateur, ou l’empereur
-d’Allemagne comme subrogé à sa place, révoquer cette donation et
-réduire ainsi la papauté à la pauvreté des temps antérieurs à
-Constantin.
-
-Aussitôt après les premiers Etats, après les seconds, convoqués l’année
-suivante non plus à Notre-Dame mais au Louvre, la lutte entre le pape
-et le roi prit un caractère plus violent, à coups de bulles du côté de
-Boniface, avec des armes temporelles plus effectives du côté du roi. Il
-y eut la prise d’Anagni et l’enlèvement du pape par Nogaret, petit-fils
-d’un Albigeois mort sur le bûcher; puis survinrent la mort de Boniface
-et celle de son successeur Benoît XI qui ne porta la tiare que peu
-de mois. Le roi voulut, pour en finir, un pape de sa main: il procura
-la tiare à Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui paya son
-élévation en sacrifiant l’ordre du Temple, trop riche et trop puissant
-au gré du roi, jaloux d’abattre cette puissance et de mettre la main
-sur cette richesse. La papauté quittait Rome et s’installait en 1308 en
-la ville d’Avignon, où elle devait rester près de soixante-dix ans.
-
-A la destruction des Templiers, la cathédrale de Paris gagna, dit-on,
-son portail occidental construit par Pierre de Chelles, de 1313 à 1320,
-avec quelques bribes des richesses confisquées sur l’ordre.
-
-En 1304, pour venger les désastres d’une première expédition en
-Flandre, le massacre de Bruges, la journée des Eperons d’or de
-Courtrai, où la chevalerie, par sa fougue inconsidérée, s’était
-fait écraser comme elle devait le faire plus tard encore à Crécy, à
-Azincourt, à Poitiers, Philippe le Bel marcha sur la Flandre avec
-une forte armée qui se heurta à Mons-en-Puelle contre 60.000 rudes
-compagnons mis en ligne par les villes de Flandre. Après de longues
-heures passées sous un soleil torride à escarmoucher, à tâter les
-Flamands enfermés derrière un immense rempart de chariots dans lequel
-ils avaient ménagé trois portes pour les sorties, les Français crurent
-la journée finie et commencèrent à se désarmer et à camper en face de
-l’ennemi. Subitement, les Flamands, en trois divisions, sortirent de
-leur forteresse et tombèrent sur le camp français. Le quartier du roi
-eut à soutenir le plus terrible choc: la trombe des Flamands renverse,
-écrase; la chevalerie, qui déjà se trouvait à demi désarmée, est rompue
-et mise en débandade. Tout semblait perdu: le roi, qui allait se mettre
-à dîner au moment de l’attaque, avait failli être tué ou pris, il put
-heureusement sauter sur un cheval et rallier autour de lui un gros de
-combattants.
-
-Les assaillants, se croyant victorieux, pillaient déjà les tentes et
-les bagages; la chevalerie française, revenue de sa surprise, profita
-de leur faute et les chargea avec fureur. Le combat se rétablit,
-continua malgré la nuit venue et se termina par la déroute des Flamands.
-
-Mais le péril avait été grand un instant pour le roi; il avait fait
-vœu, s’il sortait victorieux de l’affaire, d’offrir à Notre-Dame son
-harnais de guerre, qu’il n’avait pu endosser qu’incomplètement pour
-combattre. En conséquence de ce vœu, un jour de l’automne de 1304,
-le roi, accompagné d’une foule de seigneurs ayant été avec lui aux
-champs de Mons-en-Puelle, entra à cheval dans l’église en fête, poussa
-jusqu’au chœur et s’en vint faire solennellement hommage à la Vierge
-Marie de son armure de guerre.
-
-Jusqu’à la Révolution, une statue équestre de Philippe le Bel figura
-dans la nef, sur un soubassement porté par quatre colonnes, au dernier
-pilier de droite avant le chœur. Cette image du roi était revêtue de
-l’armure portée à la bataille, armure offerte à Notre-Dame avec le
-destrier royal. Probablement le corps de la statue revêtu de cette
-armure fut refait dans le cours des siècles, il y a des obscurités dans
-les traditions, et peut-être l’attitude même fut légèrement changée,
-car on aperçoit certaines différences dans les quelques représentations
-qui nous en restent. Celle qui se trouve dans le recueil de Montfaucon
-paraît être la plus fidèle, mais on ne peut distinguer au juste si le
-monument est une statue en armure ou _revêtue_ d’une armure, comme cela
-dut être aux premiers temps.
-
-Il y eut, au siècle dernier, de longues discussions à propos de cette
-statue: les uns prétendaient qu’elle représentait Philippe VI de
-Valois, qui à la bataille de Cassel en 1328, s’était trouvé un moment
-dans le même danger que Philippe le Bel à Mons-en-Puelle et avait de
-la même façon triomphé des Flamands. L’écrivain Saint-Foix s’appuyant
-sur certains documents, sur d’anciennes chroniques, soutenait que
-c’était Philippe VI qui était entré à cheval dans la cathédrale pour
-faire l’offrande de ses armes à la Vierge; le président Hénault et le
-chapitre de Notre-Dame tenaient pour Philippe le Bel. La confusion
-venait de ce que les deux rois, en reconnaissance des victoires de Mons
-et de Cassel, avaient fait tous deux quelques donations à Notre-Dame
-de Paris, à Notre-Dame de Chartres et à différentes autres églises.
-Dans la nef de Chartres, on voyait aussi la statue d’un roi armé et
-à cheval. Il y était aussi de tradition que Philippe de Valois était
-venu offrir son cheval et son armure en don à la Vierge, rachetant
-son destrier par une somme de mille livres. Un harnais de guerre
-composé d’un heaume, d’une cotte de mailles et de différentes pièces,
-conservé aujourd’hui au musée de Chartres, est indiqué comme provenant
-de Philippe le Bel ou de son fils. Peut-être est-il moins ancien et
-provient-il d’autres princes qui ont jadis fait des dons du même genre
-à Notre-Dame de Chartres. Les deux rois portaient tous deux le même
-nom, ils avaient vaincu tous deux en Flandre, à vingt ans de distance,
-en août, l’un le 18, l’autre le 23; on pouvait confondre, et les
-anciens bréviaires de Notre-Dame, paraît-il, étaient eux-mêmes tombés
-dans cette confusion. Peut-être encore Philippe de Valois dans le
-même péril que son prédécesseur a-t-il répété le même vœu et après la
-victoire renouvelé l’acte de Philippe le Bel.
-
-Le doute subsiste, mais que ce soit Philippe IV ou Philippe VI, dans
-tous les cas quelle scène grandiose sous les voûtes de la superbe
-église, quel spectacle bien fait pour exalter ces âmes guerrières,
-ces cœurs vaillants revêtus de fer, que ce roi entrant tout armé et
-à cheval, en harnais de la bataille, suivi d’une foule nombreuse de
-barons et de soldats, pour présenter ses actions de grâce, et reçu
-à l’autel par le clergé de la cathédrale, avec toutes les pompes
-du culte, au milieu des hymnes et des musiques roulant douces ou
-éclatantes par-dessus toutes les têtes, dans l’immense nef en fête.
-
-Saint-Foix dans sa dissertation à ce propos, tout en réclamant, à tort
-ou à raison, le changement de l’inscription de la statue qui portait:
-_Rex Philippus Pulcher_, en _Rex Philippus Valesius_, ajoute, pour
-ceux qui s’étonnaient que le roi fût entré dans une église à cheval
-«qu’au service fait à Saint-Denis en 1389 pour le connétable Bertrand
-Duguesclin par l’ordre de Charles VI, les chevaliers qui menaient le
-deuil entrèrent à l’église sur des chevaux caparaçonnés de noir et que
-l’évêque qui célébrait la messe descendit de l’autel après l’Évangile,
-et que s’étant placé à la porte du chœur, il reçut l’offrande des
-chevaux en leur mettant la main sur la tête».
-
-La statue votive de Philippe le Bel était encore à Notre-Dame en 1792.
-Des fédérés marseillais venus à Paris peu de jours avant le 10 août,
-pour coopérer au décisif assaut qui se préparait contre la royauté,
-visitaient la cathédrale, que l’on ne songeait point encore à consacrer
-à la déesse Raison. Pendant que l’on chantait les vêpres à l’autel,
-ils se précipitèrent sur l’effigie royale pour se faire la main, la
-chargèrent à coups de sabre et finirent par la mettre en pièces. Ainsi
-périt cette statue d’un intérêt historique si considérable, précieuse
-aussi comme spécimen, ou comme représentation, d’un harnais de guerre
-princier du commencement du XIVe siècle.
-
-[Illustration: LA STATUE DE PHILIPPE LE BEL]
-
-Le 14 août 1357, eut lieu à Notre-Dame l’offrande solennelle par le
-prévôt des marchands Etienne Marcel et les échevins, de la _Grande
-Chandelle_ annuelle, dont nous avons parlé, c’est-à-dire du cierge de
-cire molle de la longueur des remparts, en exécution du vœu fait par
-des bourgeois de Paris après la bataille de Poitiers. Les troubles
-allaient entrer dans la période grave.
-
-Après la fin du drame parisien par le massacre d’Etienne Marcel, après
-les deux années de guerres qui suivirent, tant contre les bandes du roi
-de Navarre que contre celles d’Edouard III d’Angleterre, le roi Jean,
-délivré par le traité de Brétigny, revint en France. Sa captivité avait
-duré un peu plus de quatre années. La France espérait enfin repos et
-tranquillité. Paris fit une belle réception à ce roi dont l’absence
-avait donné lieu à tant des troubles; le roi Jean vit toute la
-population sur son passage et des réjouissances comme aux entrées après
-les Sacres, tout le long de la rue Saint-Denis jusqu’à Notre-Dame, où
-il vint prier et rendre grâces solennelles pour sa délivrance.
-
-En 1389, à l’entrée solennelle de la reine Isabeau dans Paris, entrée
-qui nous représente bien le modèle typique le plus brillant de ces
-solennités, le cortège arrêté par des jeux et cérémonies à tous
-les carrefours depuis la porte Saint-Denis, n’arriva sur le parvis
-Notre-Dame qu’à la nuit tombée. La jeune reine Isabeau descendit de
-sa litière et fut conduite par les ducs de Berry, de Bourgogne, de
-Touraine et de Bourbon au grand portail où la reçut l’évêque avec tout
-son clergé, lesquels «chantant haut et clair à la louange de Dieu et de
-la Vierge Marie,» dit Froissart, conduisirent la reine, les princes et
-toutes les nobles dames jusqu’au grand autel où se firent les oraisons.
-Puis la reine offrit au Trésor la couronne que les petits angelets
-descendant du _Paradis_ de la porte Saint-Denis lui avaient posée sur
-la tête, et en reçut une plus riche que l’évêque et les quatre ducs lui
-«assirent sur le chef».
-
-[Illustration: LE BUREAU DES PAUVRES, PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME]
-
-La reine et les dames, en quittant Notre-Dame, furent remises en
-litière et le cortège prit le chemin du Palais, aux flambeaux, au
-milieu de plus de cinq cents cierges. Beaux commencements d’un règne
-qui devait être si malheureux, si fécond en désastres, en douleurs
-pour le pays qu’attendaient les guerres civiles, l’invasion anglaise,
-égorgements, ruines et massacres... Cette reine reçue avec tant
-d’allégresse et si joyeusement fêtée, si elle ne portait pas toutes
-ces calamités dans les plis de sa robe, devait cependant entrer pour
-une bonne part comme cause effective dans le déroulement des sombres
-événements.
-
-Et quarante-six ans après, le 25 septembre 1435, le cadavre d’Isabeau
-morte à l’hôtel Saint-Paul, alliée des Anglais, chargée des
-malédictions générales et abandonnée de tous, même des Anglais dont
-elle avait aidé à fortifier la domination, était présenté à Notre-Dame,
-sans pompe aucune, puis envoyé à Saint-Denis par la rivière sous la
-garde de quelques serviteurs seulement.
-
-Plusieurs fois dans l’intervalle, on vit le malheureux roi Charles
-VI, quand il échappait pour un temps à sa démence, venir entendre
-une messe d’actions de grâces à Notre-Dame. Après la catastrophe de
-l’hôtel Saint-Paul, dite du Bal des Ardents, où quatre sur cinq des
-pauvres jeunes seigneurs qui faisaient avec le roi «la mascarade _des
-hommes sauvaiges_» périrent brûlés vifs sur la place «avec une telle
-pestilance et horribleté que c’était hideur et pitié de l’ouïr et du
-voir», le roi préservé du feu par la duchesse de Berry qui l’avait
-couvert de sa robe, vint à Notre-Dame à cheval accompagné de ses oncles
-marchant à pied, pour rendre grâce au ciel d’avoir pu par miracle
-échapper au feu.
-
-Vers la fin de cette longue période de malheurs, en 1431, l’Anglais est
-si bien le maître dans Paris que le jeune Henry VI, roi d’Angleterre,
-est couronné roi de France comme héritier de son grand-père naturel
-Charles VI, en l’église Notre-Dame. C’est l’année de la mort de Jeanne
-d’Arc, brûlée six mois auparavant. Depuis onze ans, Paris s’est habitué
-à la domination anglaise ou plutôt à l’idée de la légitimité des
-prétentions du roi d’Angleterre sur la couronne de France.
-
-«Le 16 décembre 1431, dit le _Bourgeois de Paris_, un dimanche, vint
-ledit roi Henry du Palais Royal (palais de Justice) à Notre-Dame de
-Paris; c’est à savoir à pied, bien matin, accompaigné des processions
-de la bonne ville de Paris qui tous chantoient, moult mélodieusement;
-et en ladite église avoit un échafaud qui avoit bien de long et de
-large et montoit sus à bien grants degrés larges, que dix hommes et
-plus y pouvoient de front; et quand on estoit dessus on pouvoit aller
-par dessous le crucifix, autant dedans le chœur comme on avoit fait par
-dehors, et estoit tout peint et couvert d’azur, et là fut sacré de la
-main du cardinal de Vincestre...»
-
-Le sacre fut suivi d’un banquet dans la grande salle du palais, dont
-nous avons raconté, d’après le _Bourgeois de Paris_, les désordres et
-aussi la parcimonie, ce dont se plaignait fort ledit _Bourgeois_.
-
-Les armées du Dauphin, privées de la pauvre Jehanne, continuaient à
-guerroyer dans les provinces avec des succès divers; elles devaient
-mettre encore bien des années à enlever définitivement le royaume aux
-Anglais. Paris enfin fut repris dans l’année 1436.
-
-Paris craignait quelques représailles des troupes royales si mal
-reçues en 1429, lors de la tentative de Jeanne d’Arc sur la Porte
-Saint-Antoine. Aussi pendant que le connétable de Richemont, aux cris
-de «Ville gagnée!» rabattait la garnison anglaise sur la Bastille, «les
-gens de Paris, aucuns bons chrestiens et chrestiennes, se mirent dans
-les églises et appelaient la glorieuse Vierge Marie et M. Saint-Denis
-qui apporta la foi en France, qu’ils voulsissent prier à Notre-Seigneur
-qu’il ostât toute la fureur des princes et de leur compaignie. Et
-vraiment fut bien apparent que M. Saint-Denis avait été advocat de la
-cité par devers la glorieuse Vierge Marie et la glorieuse Vierge Marie
-par devers Notre-Seigneur Christ, car quand ils furent entrés dedans,
-ils furent si mus de pitié et de joie qu’ils ne se purent oncques tenir
-de larmoyer. Et disait le connétable aux bons habitants de Paris: Mes
-bons amis, le bon roy Charles vous remercie cent mille fois et moi de
-par lui, de ce que si doulcement vous lui avez rendu sa maîtresse cité
-de son royaume; et si aulcun de quelque estat qu’il soit, à mesprins
-par devers monsieur le Roy, soit absent ou autrement, il lui est tout
-pardonné».
-
-Et le connétable de Richemont s’étant assuré des principales positions
-marcha vers Notre-Dame, suivi de ses capitaines et des seigneurs
-de son armée. Au milieu du tumulte joyeux, au bruit des canons qui
-tiraient sur les Anglais enfermés dans la Bastille Saint-Antoine, le
-connétable et ses capitaines descendirent de cheval sur le parvis de la
-cathédrale et entrèrent tout armés dans la nef pour y faire chanter un
-_Te Deum_ d’actions de grâces.
-
-En 1450, la victoire remportée à Formigny annonce le jour très proche
-où les derniers lambeaux du territoire de la France seront arrachés aux
-Anglais; la ville de Paris célébra cet heureux événement par une grande
-procession des enfants des écoles âgés de sept à dix ans. Quatorze
-mille de ces enfants marchant deux à deux, chacun un cierge à la main,
-partirent de l’église des Innocents accompagnés d’un nombreux clergé et
-de châsses contenant des reliques vénérées, et s’en furent à Notre-Dame
-où les attendait l’Evêque de Paris. Une messe solennelle d’actions de
-grâces fut chantée, après laquelle la procession reprit le chemin de
-l’église des Innocents.
-
-Ensuite pendant un siècle le cours régulier des choses est repris;
-à Notre-Dame alternent les messes solennelles pour les entrées des
-rois après le Sacre, des reines après le mariage, et les obsèques
-de ces rois et de ces reines, cérémonies joyeuses ou funèbres entre
-lesquelles il y a place pour des _Te Deum_, en actions de grâces pour
-des victoires ou autres événements heureux.
-
-Une de ces entrées royales se fit de façon particulière et par
-un chemin inaccoutumé, ce fut celle de la reine, femme de Louis
-XI, en 1467. La Chronique de Jean de Troyes raconte cette entrée
-exceptionnelle d’une façon très pittoresque:
-
-«Et le mardy premier jour de septembre, la Royne aussi arriva à Paris
-en bateaulx par la rivière de Seine, et vint arriver au terrain
-de Nostre-Dame, et illec à l’arrivée qu’elle fist trouva tous les
-présidens et conseillers de ladicte court de parlement, l’évesque de
-Paris, et plusieurs aultres gens de façon, tous honnestement vestus
-et habillez. Et à l’entrée dudit terrain y avoit fait de moult beaulx
-personnaiges, illec richement mis et ordonnez de par la ville de Paris:
-et si est assavoir que avant que ladicte Royne se mist esdits bateaulx
-pour venir à Paris, furent au devant d’elle et pour la recepvoir les
-conseillers et bourgeois de ladicte ville en grant et notable nombre,
-aussi tous en bateaulx, qui estoient tous richement couvers de belle
-tapisserie et draps de soye. Et dedans iceulx estoient les petits
-enfans de chœur de la Saincte Chapelle; qui illec disoient de beaulx
-virelais, chançons et aultres bergerettes moult mélodieusement. Et si
-y avoit aultre grant nombre de clarons, trompettes, chantres, haulx et
-bas instruments de diverses sortes, qui tous ensemble jouoyent chascun
-endroit soy moult mélodieusement, à l’eure que ladicte Royne, ses dames
-et damoiselles entrèrent en leur basteau dedans lequel par lesdits
-bourgeois de ladicte ville luy fut présenté ung beau cerf fait de
-conficture, qui avoit les armes d’icelle noble Royne pendües au col: et
-si y avoit plusieurs aultres beaulx drageouers tous plains d’espiceries
-de chambre, belles confictures, grant quantité aussi y avoit de fruicts
-nouveaulx de moult de sortes, violettes fort odorans gettées et semées
-tout parmy le basteau, et vin à tous venans y fut baillé et distribué,
-tant que on en vouloit avoir et prendre. Et après qu’elle eut faicte
-son oraison à Notre-Dame de Paris, elle se rebouta en son basteau et
-s’en vint descendre à la porte devant l’église des Célestins, où aussi
-elle trouva dessus ladicte porte de moult beaulx personnaiges, et elle
-descendit à terre, monta et ses dames et damoiselles sus chevaulx,
-belles hacquenées et parlefrois qui illec l’attendoient, et puis s’en
-ala jusques en l’ostel du Roy aux Tournelles. Et devant la porte dudit
-hostel trouva aultres moult beaux personnaiges.
-
-«Et icelle nuit furent faits à Paris les feux par les rües d’icelle, et
-illec mises aussi tables rondes et donné à boire à tous venans.»
-
-[Illustration: LA MAISON DU LIEUTENANT? (PORT-SAINT-LANDRY) D’APRÈS
-LE PLAN DE TAPISSERIE]
-
-A cette époque et pour plusieurs siècles encore, l’administration,
-pour ainsi parler, de Notre-Dame est partagée entre la juridiction du
-chapitre exercée par un official, un promoteur, un greffier pour les
-affaires ecclésiastiques, et la Barre du chapitre, juridiction pour la
-temporalité, exercée par un bailli laïque, avec lieutenant, procureur
-fiscal, greffier et huissier, de laquelle ressortent toutes causes
-civiles, criminelles, de police et de droits seigneuriaux dépendant de
-la censive du chapitre.
-
-Les audiences de ces juridictions se tenaient à l’auditoire dans le
-cloître.
-
-Accessoirement on trouve encore la juridiction du chantre de Notre-Dame
-sur les petites écoles de la ville, cité, université et faubourgs,
-souvenir des premières écoles du cloître nées aux âges précédents au
-pied de la cathédrale.
-
-Le XVIe siècle est le siècle des processions, à aucune époque la
-cathédrale n’en vit autant, ni de plus pittoresques, ni de plus
-étranges parfois, ni de plus tristes aussi: processions pour demander
-au ciel la fin des calamités publiques, processions pour l’extirpation
-de l’hérésie, lesquelles se terminaient souvent par des _brûlements_
-d’hérétiques, processions armées de la très sainte Ligue, etc., toutes
-faisant défiler par les étroites rues de la Cité d’immenses cortèges
-où parmi le clergé des paroisses, les théories de moines de toutes
-les couleurs, prenaient place les prévôts, échevins et notables, les
-membres du Parlement et de la cour des comptes, les corporations et
-associations, et quelquefois aussi grands seigneurs et grandes dames de
-la cour, et le roi lui-même.
-
-Au retour de la captivité de François Ier, le 14 avril 1526, le peuple
-de Paris fit au roi chevalier une réception plus belle que celle faite
-jadis au roi Jean en même circonstance.
-
-[Illustration: PHILIPPE LE BEL A NOTRE-DAME APRÈS LA BATAILLE DE
-MONS EN PUELLE
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Tout Paris était sur pied. Le prévôt et les échevins, tout le corps
-de ville avec archers et arquebusiers, étaient allés au-devant du roi
-jusqu’à la chapelle Saint-Denis. Quand la tête du cortège, marchant
-processionnellement avec les moines des couvents en avant-garde, et
-nombre d’ecclésiastiques, croix et bannières nombreuses, fut signalée,
-le Parlement se présenta à cheval en dehors de la porte Saint-Denis
-pour haranguer le roi, tandis qu’en dedans des murs l’attendaient le
-chapitre de Notre-Dame et le clergé des paroisses avec l’Université.
-
-D’autres processions, à quelques jours de distance, eurent encore
-lieu pour rendre grâce au ciel de l’heureuse délivrance et elles
-recommencèrent au retour des deux fils du roi, livrés à Charles-Quint
-comme otages de la rançon de François Ier. Il y eut _Te Deum_ à
-Notre-Dame et quelques jours après, procession du Parlement, du corps
-de ville et du clergé de la Sainte-Chapelle apportant la châsse de la
-sainte Croix.
-
-[Illustration: LE TERRAIN NOTRE-DAME.--MOTTE AUX PAPELARDS, XVIe
-SIÈCLE]
-
-En 1547, le 21 mai, François Ier revenait encore à Notre-Dame; la
-cathédrale célébrait le service solennel pour les obsèques du roi et
-de ses fils François et Charles, morts l’un en 1534 et l’autre en
-1536. Le cortège des obsèques fut un des plus imposants que vit jamais
-la cathédrale. Tout le clergé de Notre-Dame reçut sur le parvis plus
-de quarante évêques ou archevêques, tous à cheval, avec chapes et
-mitres, avec plusieurs cardinaux montés de même, et nombre de princes
-et seigneurs à cheval également, menant les trois corps, suivis du
-Parlement, des échevins, et d’une foule de notables portant des
-torches, qui reprirent après le service solennel les cadavres royaux
-pour les conduire à l’abbaye de Saint-Denis.
-
-Sous Henri II les grandes processions ne furent pas moins nombreuses
-que sous François Ier; on continua à les agrémenter de supplices
-d’hérétiques. Les terribles querelles religieuses prenaient chaque
-jour une gravité plus grande, le trouble était plus profond, les
-esprits montés trouvaient maintenant tout simple d’ajouter le bûcher au
-reposoir, et de faire, des carrefours où l’on brûlait les malheureux
-réformés, une station obligée des processions.
-
-Une des cérémonies les plus belles, mais celle-là sans horrible
-complément, fut la grande procession d’actions de grâces ordonnée par
-le roi Henri II pour l’heureuse terminaison du siège de Metz et la
-retraite désastreuse de la grande armée de cent mille hommes amenée
-en Lorraine par Charles-Quint. Le 8 janvier 1553 Henri II avec toute
-la cour, les plus grands seigneurs, les ambassadeurs, portant cierges
-de cire blanche, les chevaliers de Saint-Michel en grand costume,
-nombre de cardinaux et de prélats, la reine et les princesses, allèrent
-prendre à la Sainte-Chapelle les croix de victoire et les reliques, et
-les suivirent processionnellement jusqu’à Notre-Dame où fut chanté un
-_Te Deum_.
-
-On voit quelques fêtes de mariages aussi à Notre-Dame, en ces temps où
-les passions religieuses se font de plus en plus vives.
-
-C’est d’abord en 1558, le 24 avril, le mariage de la jeune reine
-d’Ecosse Marie Stuart, qui allait sur ses seize ans, fleur de charme
-et de beauté à peine éclose, avec le petit dauphin François tout juste
-âgé de quinze ans. Marie Stuart avait été élevée à la cour de France
-où elle émerveillait tout le monde par sa beauté qui commençait à
-paraître, dit Brantôme, comme la lumière du soleil en plein midi, par
-ses grâces, par son savoir qu’elle prouvait en prononçant des discours
-latins devant la cour assemblée, par son goût pour la poésie et les
-lettres. A Notre-Dame la jeune reine salua son époux du titre de
-roi d’Ecosse, aux acclamations des seigneurs écossais présents à la
-cérémonie; le roi Dauphin et la reine Dauphine, pauvre couple promis à
-de tristes ou terribles destins, l’un qui devait si peu vivre, l’autre
-qui devait si longtemps souffrir, furent en outre qualifiés de roi et
-reine d’Angleterre et d’Irlande. Elisabeth devait s’en souvenir plus
-tard.
-
-En 1572 eurent lieu les noces d’Henri de Navarre et de Marguerite de
-Valois, prologue de la tragédie, à la veille de la Saint-Barthélemy.
-La grande souricière à huguenots était tendue, Catherine de Médicis
-y avait mis sa fille comme appât. Tentative de conciliation ou piège
-longuement et savamment préparé, l’histoire ne sait trop et doute dans
-la complication des intrigues; peut-être l’affaire du mariage envisagée
-d’abord comme gage d’apaisement fut-elle ensuite considérée comme une
-occasion d’en finir avec les chefs protestants qu’elle mettait sous la
-main de la cour et du parti catholique.
-
-Après les fiançailles au Louvre le 16 août, le mariage fut célébré
-le 18 à Notre-Dame. La différence de religion avait nécessité des
-dispositions particulières; on avait construit sous le grand portail de
-la cathédrale un vaste échafaud somptueusement paré de drap d’or, réuni
-à travers la nef par une longue galerie à balustrade également parée,
-à une tribune élevée devant le chœur d’où partaient deux degrés, l’un
-pour descendre dans le chœur, l’autre pour sortir de l’église par le
-transept sud et gagner l’Évêché.
-
-Marguerite, la reine Margot, merveilleusement habillée, constellée de
-pierreries ayant couronne, garde-corps d’hermine, et grand manteau bleu
-à quatre aunes de queue portée par trois princesses, et le huguenot
-Henri de Navarre qui pour la circonstance avait quitté le deuil de sa
-mère morte depuis deux mois, furent mariés sous le porche de l’église
-par le cardinal de Bourbon, le futur Charles X de la Ligue; puis
-les deux époux pénétrèrent dans l’église et traversant toute la nef
-remplie de la plus noble assistance par la galerie préparée gagnèrent
-la tribune du transept. Ici l’on se sépara, la reine Marguerite
-descendit au chœur pour la messe, Henri de Navarre suivi de tous les
-Huguenots prirent l’autre degré et gagnèrent la cour de l’évêché où ils
-attendirent en se promenant que la messe fût dite.
-
-[Illustration: SAINT-DENIS DU PAS ET LE PETIT CLOÎTRE DERRIÈRE
-L’ABSIDE DE NOTRE-DAME, XVIIe SIÈCLE]
-
-La messe terminée, le roi de Navarre, le prince de Condé, l’amiral
-Coligny et les seigneurs huguenots rentrèrent dans l’église. Henri
-de Navarre prit sa femme par la main pour la mener dîner à l’évêché.
-On soupa le soir des noces en grand appareil dans la grande salle
-du Palais, pour commencer la série des fêtes et divertissements qui
-devaient avoir un si terrible lendemain.
-
-«Nous estant ainsi mariez, dit la reine Marguerite en ses Mémoires,
-la fortune qui ne laisse jamais une félicité entière aux humains
-changea bientôt cet heureux estat de triomphe et de nopces en un tout
-contraire.»
-
-Le successeur de Charles IX, le troisième des fils de Catherine
-qui se succédèrent sur le trône de France, Henri III aimait fort à
-processionner, on le sait, et à courir les sermons d’une paroisse à
-l’autre, plaisirs pieux que ce roi, étrange en tout, entremêlait de
-mascarades profanes et de courses aux mauvais lieux, avec sa bande de
-mignons qui le suivait fidèlement dans ses fringales de dévotions comme
-dans ses folies de carnaval. En 1583, alors que la Ligue grandissante
-lui créait de sérieux embarras et lui donnait de cruels soucis, Henri
-III eut encore une fantaisie qui lui sembla propre à donner une haute
-idée de sa dévotion au peuple de Paris, si porté vers la très sainte
-Ligue et que toutes les processions royales n’avaient encore pu édifier
-suffisamment. Il avait pris en Avignon, à son retour de Pologne,
-quelque goût aux confréries de pénitents flagellants auxquelles il
-s’était fait affilier avec la reine.
-
-Après avoir largement fêté le carnaval de 1583 de façon à se faire
-admonester en chaire par les prédicateurs,--le roi, dit l’Estoile,
-avec ses mignons furent en masques par les rues de Paris, où ils firent
-mille insolences; et la nuit allèrent rôder de maison en maison,
-faisant vilenies et lascivités avec ses mignons frisés, bardachés et
-fraisés, jusqu’à six heures du matin du premier jour de carême...
-Henri III, déposant les masques, ouvrit le carême avec autant d’ardeur
-que les bals, en fondant au couvent des Augustins la congrégation des
-pénitents de l’Annonciation de Notre-Dame ou des _Pénitents Blancs_.
-Il y fit entrer avec lui ses mignons et d’autres gentilshommes de sa
-cour, ainsi que quelques-uns «des plus apparents» du Parlement et de
-la chambre des Comptes, avec bon nombre de notables bourgeois, et le
-25 mars la nouvelle confrérie fit sa première et solennelle procession
-des Grands Augustins à Notre-Dame. Les pénitents, tous enfouis en un
-sac ou cagoule de toile blanche, avec un capuchon cousu au collet par
-derrière, percé de deux trous pour les yeux par devant, marchaient
-deux par deux, tous les rangs confondus. «Le cardinal de Guise, dit
-l’Estoile, portait la croix; le duc de Mayenne, son frère, était
-maître des cérémonies, le frère Edmond Auger, jésuite, bateleur de son
-premier métier et un nommé du Peyrat chassé de Lyon pour crimes divers
-marchaient en tête.
-
-[Illustration: PASSAGE RUE DES CHANTRES. 1830]
-
-«Les chantres du roi couverts du même sac chantaient les litanies en
-faux bourdon. Arrivée au parvis Notre-Dame, toute la confrérie se mit
-à genoux, entonna le _Salve Regina_ en très harmonieuse musique, et ne
-les empêcha la grosse pluye qui dura tout le jour, de faire et achever
-avec leurs sacs percés et mouillés leurs cérémonies commencées.»
-
-Les pénitents se flagellaient à coups de discipline tout le long de la
-route et très sérieusement, «même des mignons auxquels on voyait le
-pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se portaient; ils recommencèrent
-aux flambeaux le soir du jeudi saint, allant toute la nuit d’église en
-église et en grand magnificence de luminaire et de musique excellente,
-faux bourdonnée».
-
-Cela n’empêchait point les gens de Paris de railler le roi et ses
-«vraies mômeries» même à la cour, où les pages du Louvre s’amusaient
-à parodier les pénitents en chantant des chansons de lansquenets, ce
-pourquoi le roi en fit fouetter plus de cent.
-
-Sur ces processions et ces parodies religieuses il courait des chansons
-et des épigrammes, entre autres celle-ci:
-
- Après avoir pillé la France,
- Et tout son peuple dépouillé,
- N’est-ce pas belle pénitence
- De se couvrir d’un sac mouillé?
-
-[Illustration: LE PALAIS ÉPISCOPAL]
-
-Il faut noter, avant de continuer le chapitre des processions, parmi
-les grandes cérémonies que vit Notre-Dame, le service solennel fait
-pour le repos de l’âme de Marie Stuart, reine d’Ecosse, nièce de
-messieurs de Guise, veuve du petit roi François II et de Bothwell,
-décapitée dans sa prison à l’âge de quarante-cinq ans, le 8 février
-1587. La malheureuse Marie, beauté fatale à beaucoup, comblée par la
-nature de tous les dons de l’esprit, pour qui les peuples s’étaient
-égorgés et tant de beaux seigneurs assassinés, avait été tenue captive
-pendant dix-huit années par la terrible Elisabeth. Quand le bourreau
-d’Elisabeth montra au peuple cette tête où tant de passions avaient
-passé, «en cette montre, dit l’Estoile, sa coiffure chut en terre, on
-vit que l’ennui et la fâcherie avaient rendue toute blanche et chenue
-cette pauvre reine qui vivante avait emporté le prix des plus belles
-femmes du monde».
-
-Le service en l’honneur de la reine d’Ecosse eut lieu le 13 mars à
-la cathédrale, le duc de Mayenne et tous les princes de la maison
-de Lorraine y assistaient en longs manteaux de deuil; le Parlement,
-la chambre des Comptes, le Châtelet, le prévôt des marchands et les
-échevins étaient également en robes de deuil le chaperon sur les
-épaules. Il y eut de grandes démonstrations de douleur, Paris n’avait
-point assez de larmes pour cette victime de la politique, que le parti
-de la Ligue voulait transformer en martyre catholique, morte uniquement
-pour sa foi, et tous les jours les prédicateurs s’efforçant d’attiser
-les haines populaires «dextrement la canonisaient dans leurs sermons».
-
-De processions en mascarades, d’intrigues en négociations, les années
-passaient, la situation de plus en plus s’embrouillait et s’aggravait
-dans la confusion des partis au-dessus desquels grandissait la
-puissance de la Ligue, poussée par la maison de Guise. Enfin toutes les
-mines éclatèrent par la révolution de 1588 qui chassa le roi de Paris
-et livra pour cinq ans la capitale aux Guises et à l’Espagne.
-
-La matinée de la grande journée des Barricades fut employée par les
-troupes du roi, les gardes suisses et françaises occupant différents
-points de la ville, et par les émeutiers à échanger des menaces, et à
-se regarder de travers par-dessus les tas de pavés qui s’amoncelaient
-sous la direction de gentilshommes et de soldats envoyés par le duc
-de Guise, pour échauffer le zèle ligueur et former un fond solide aux
-rassemblements populaires.
-
-Les chaînes tendues et les barricades terminées un peu partout, la
-bataille commença dans la Cité, au moment où le roi venait d’ordonner
-aux troupes de se rabattre sur le Louvre. Les arquebuses ligueuses
-entamèrent le feu vers le petit Pont et le Marché-Neuf, et en même
-temps les pavés et les pierres commencèrent à pleuvoir de toutes les
-fenêtres sur les compagnies de Suisses cernées de tous côtés.
-
-Bientôt le combat devint furieux sur le Marché-Neuf au pied de l’église
-Saint-Germain le Vieux, et les Suisses se mirent en retraite par la rue
-Neuve-Notre-Dame. Leurs chefs, les seigneurs d’O et Corse essayèrent
-de parlementer pour obtenir le passage, mais les assaillants ne s’en
-montraient que plus ardents et plus furieux. L’arquebusade augmentait;
-écrasés par les pavés des fenêtres, les pauvres Suisses semèrent des
-cadavres tout le long de la rue Neuve-Notre-Dame, les uns jetaient
-leurs armes, criaient à mains jointes montrant leurs chapelets: «Bons
-catholiques!» et «Miséricorde!» M. de Brissac en sauva une partie qui
-se rendit en criant: Vive Guise; il les fit désarmer et les enferma
-en une boucherie du Marché-Neuf. Les autres purent passer le pont
-Notre-Dame et regagner le Louvre, mais les seigneurs d’O et Corse,
-échappés de la tuerie, confessèrent «qu’ils n’avaient jamais eu tant de
-peur que cette heure-là». Pendant ce temps on creusait une grande fosse
-au milieu du Parvis Notre-Dame, et l’on y jetait les cadavres laissés
-sur le terrain par les Suisses.
-
-Paris était tout aux Guises et à la Ligue, et le lendemain le roi,
-menacé dans son Louvre par la révolution triomphante, s’échappait par
-les Tuileries, galopait jusqu’à Saint-Cloud où quatre mille soldats
-suisses et français venaient le rejoindre.
-
-En décembre 1588, à Blois, le roi prend sur le duc de Guise sa
-revanche de la journée de mai. Aux Etats réunis à Blois et composés en
-majorité de ligueurs, il jette le cadavre du duc de Guise, tué dans
-l’antichambre royale par quelques-uns des quarante-cinq Gascons de sa
-garde particulière, et celui du cardinal de Guise dépêché ensuite à
-coups de hallebarde.
-
-Quand, la veille de Noël, arrive la nouvelle de ces meurtres, Paris
-entre dans un vrai délire de douleur et de fureur, que les chefs
-ligueurs, les Seize, les curés des paroisses et les prédicateurs
-s’efforcent d’entretenir par tous les moyens. Le Parlement rend un
-arrêt contre les «meurtriers et assassinateurs de messieurs le cardinal
-et duc de Guise», la Sorbonne va proclamer la déchéance d’Henri III,
-«le perfide tyran, l’Hérode turc, allemand, anglais et polonais par le
-corps et diable par l’âme» des prédicateurs de la Ligue.
-
-La ville de Paris voulut tenir sur les fonts du baptême, par les
-mains de ses magistrats, un enfant dont la duchesse de Guise accoucha
-en janvier, un mois après la mort de son mari. Ce fut une journée
-magnifique où les capitaines, les quarteniers et dizainiers de Paris
-marchaient deux à deux, portant flambeaux de cire blanche et suivis
-des archers, arbalétriers et arquebusiers de la ville, tous avec mêmes
-flambeaux, au bruit des canons tonnant sur la Grève.
-
-Le 30 janvier eut lieu à Notre-Dame une imposante cérémonie funèbre
-en l’honneur du duc et du cardinal de Guise, en présence des cours
-diverses du Parlement et du corps de ville, au milieu d’un concours de
-peuple tel, dit l’Estoile, «que si c’eussent été des funérailles d’un
-roy»; après laquelle cérémonie commencèrent des processions allant
-de paroisse en paroisse, faisant des stations aux portraits des deux
-princes défunts, ou à leurs effigies de cire percées de grands coups
-de poignards, exposés partout. Dans ces processions, hommes et femmes,
-petits garçons et petites filles, au nombre quelquefois de cinq ou six
-cents, marchaient à demi nus en signe de désolation, avec des quantités
-de religieux et de prêtres nu-pieds ou même vêtus seulement d’une
-sorte de sac de toile blanche. On vit même avec une dramatique mise
-en scène une procession générale d’enfants des deux sexes, en nombre
-immense; ils portaient tous des cierges allumés qu’à un moment donné
-ils éteignirent sous leurs pieds en disant: «Dieu permette qu’en bref
-la race des Valois soit entièrement éteinte!»
-
-[Illustration: ESCALIER DANS LES GALERIES DE NOTRE-DAME]
-
-Et ce peuple était «si enragé de processions» que revenant à peine des
-processions de la journée, il retournait dans la nuit réveiller ses
-curés et les forçait à reprocessionner, les traitant de _politiques_
-et d’_hérétiques_ s’ils tentaient de faire quelques objections à leurs
-paroissiens pour ce zèle intempestif. Le processionisme était, avec les
-sermons, la folie de cette révolution si dévotieuse; ces processions
-à tout propos nous représentent les fameuses _manifestations_ des
-révolutions de notre temps, de même que nous pouvons voir nos _clubs_
-et nos _Réunions publiques_ dans les églises où déclamaient les enragés
-prêcheurs de la Ligue. En 1588, tout commençait et se poursuivait par
-prédications et par processions. Cette rage de dévotions n’empêchait
-pas la licence d’être grande, même dans les églises, où, à la faveur de
-la nuit, certains de ces zélés catholiques ne se gênaient point pour
-rire et _muguetter_ au grand scandale de ceux qui processionnaient de
-bonne foi.
-
-En juillet de l’année suivante, les troupes réunies d’Henri III et du
-roi de Navarre étant venues mettre le siège devant Paris, lequel malgré
-processions et sermons n’eût alors pas été en état de résister bien
-longtemps, le coup de poignard du moine Jacques Clément exécutant Henri
-III au milieu de son armée, en son camp de Saint-Cloud, assouvit les
-haines des guisards et des ligueurs et sauva la ville aux abois.
-
-Le Jacobin assassin devint saint Jacques Clément, un martyr de la foi;
-on le voulait faire canoniser, et en attendant il fut proposé de lui
-élever une statue dans Notre-Dame.
-
-Henri IV durant quatre années encore devra chevaucher l’épée au poing
-pour conquérir son royaume morceau par morceau, tournant autour de sa
-capitale et cherchant à l’enlever par de brusques attaques. Le parti
-de la Ligue s’est fortifié, Paris pendant des années est une grande
-place de guerre, les Parisiens constamment sous les armes, en exercice
-sur les places, de garde en leurs quartiers, aux remparts et boulevards
-nouvellement élevés, sont devenus peu à peu des soldats, tous portant
-l’arquebuse ou la hallebarde pour l’Union catholique.
-
-[Illustration: JOURNÉE DES BARRICADES.--COMBAT SUR LE MARCHÉ-NEUF]
-
-Même les moines des couvents étaient enrégimentés et quelques-uns
-se distinguèrent aux escarmouches, comme les quelques jésuites qui,
-de garde une nuit aux remparts du côté du faubourg Saint-Jacques,
-repoussèrent une tentative d’échellade des troupes royales. Ces moines
-formaient ainsi des bataillons casernés que l’on pouvait avoir sous la
-main à toute heure en cas de besoin.
-
-Outre toutes les milices bourgeoises, toujours assez longues à
-rassembler par les tambours des quartiers, les Seize avaient organisé
-quelques compagnies ou bandes régulières, véritables soldats
-entièrement à leurs ordres, qu’ils logeaient où ils pouvaient.
-
-Chaque révolution voit naître ainsi des corps formés de la partie jeune
-et remuante des milices bourgeoises, imbue plus violemment des passions
-du temps, par exemple certaines compagnies des sections de 93, la
-mobile de 48, ou les compagnies de guerre et les corps francs de 70-71.
-
-
-A cette époque, les galeries hautes de Notre-Dame servirent au logement
-de ces compagnies. La cathédrale fut alors comme une caserne guisarde.
-Dans la grande restauration de l’édifice entreprise de nos jours on a
-retrouvé bien des traces de ce casernement. «En enlevant les anciens
-carrelages des galeries, dit Viollet le Duc, on a trouvé meubles
-brisés, vêtements, fragments d’ustensiles de cuisine; tout avait été
-jeté pêle-mêle dans les reins des voûtes à la dernière heure de la
-tyrannie des chefs de la Ligue.»
-
-Aux voûtes de Notre-Dame étaient suspendus de nombreux drapeaux
-enlevés, disait-on, aux troupes royales. Quelques-uns peut-être
-étaient vrais et avaient été rapportés par les reîtres de Mayenne, qui
-d’ailleurs en avaient laissé bien davantage aux mains des royaux aux
-journées d’Arques et d’Ivry; les autres étaient de la fabrication de la
-duchesse de Montpensier ou des Seize, qui ne reculaient point devant
-les plus grossières supercheries pour exciter le zèle des Parisiens et
-les encourager à la résistance.
-
-En janvier 1590 était arrivé un légat envoyé par le pape Sixte-Quint
-pour fortifier le parti de la Ligue, «opérer la réunion de tous
-les Français à la loi romaine et concourir à l’élection d’un roi
-catholique»; c’est-à-dire au fond pour veiller aux intérêts du
-Saint-Siège et travailler à l’élection du prince, soit de la maison de
-Lorraine, soit d’Espagne, qui offrirait le plus de garanties.
-
-Le cardinal Gaetano, légat du pape, accompagné d’une suite nombreuse
-de moines et de prédicateurs fameux venant renforcer ceux que Paris
-renfermait déjà, fit une entrée solennelle le 20 janvier. Le cardinal
-de Gondi, évêque de Paris, plusieurs évêques des provinces et les
-principaux de l’Union, avec dix mille bourgeois allèrent à sa rencontre
-à la porte Saint-Jacques. Seize bataillons de milice bourgeoise
-rendaient les honneurs. Après la harangue du prévôt des marchands
-La Chapelle-Marteau, qui l’assura de la soumission des Parisiens au
-Très Saint-Père, le légat monté sur une mule fut placé sous un dais
-et marcha en grande pompe jusqu’à Notre-Dame pour entendre un _Te
-Deum_ solennel, après lequel il fut conduit à l’évêché qui avait été
-magnifiquement préparé pour lui servir de résidence pendant son séjour.
-
-Le surlendemain de son arrivée, le légat alla au Parlement escorté
-d’un grand nombre de seigneurs et de ligueurs marquants; il parut en
-la Chambre dorée où les cours étaient assemblées et s’avança pour se
-placer dans l’angle où était le siège du roi pour les lits de justice,
-mais le président Brisson le retint et «le prenant par la main comme
-voulant lui faire honneur, le fit asseoir sur le banc au-dessous de
-lui». Quelque temps après, le légat officiant pontificalement, assisté
-de plusieurs évêques et prélats, fit prêter au prévôt des marchands,
-aux échevins, colonels, capitaines, lieutenants, et enseignes de tous
-les quartiers et dizaines de Paris, le serment d’employer leurs vies
-pour la conservation de la religion catholique, apostolique et romaine,
-et de ne prêter jamais obéissance à un roi hérétique quel qu’il fût,
-lequel serment les colonels et capitaines devaient ensuite faire jurer
-au peuple, chacun en son quartier.
-
-La guerre se poursuivait en province, Mayenne se faisait battre à
-Arques et à Ivry. En mai 1590, le Béarnais poussa une pointe sur Paris
-pour tâter la capitale, mais il n’était pas temps encore, une attaque
-sur les faubourgs du nord échoua, La Noue, toujours en avant, ayant
-été blessé grièvement près de Saint-Laurent. Les royaux s’emparèrent
-des ponts de Charenton et de Saint-Maur, brûlèrent les moulins de
-Belleville pour affamer la ville. Henri IV dirigeait les opérations
-du haut de Montmartre, où il s’était logé dans l’abbaye, pour les
-beaux yeux de l’abbesse, disait-on. L’attaque de vive force n’ayant
-pas réussi «à amollir la dureté de ce peuple», les troupes royales
-s’établirent pour un investissement en règle.
-
-[Illustration: PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME, 1860, D’APRÈS MARTIAL
-POTÉMONT]
-
-Mayenne, de retour d’Ivry, s’était échappé pour courir en Flandre
-solliciter des secours des Espagnols, laissant la direction des
-affaires à son frère le duc de Nemours, grandement secondé par la
-remuante Mlle de Montpensier.
-
-Paris investi, entendant journellement le canon et les mousquetades aux
-faubourgs et commençant à ressentir les effets de la disette, recourait
-de plus belle aux prédications et aux processions. Le 3 juin fut une
-des plus curieuses journées de ces temps si extraordinaires; c’est le
-jour de la fameuse procession des couvents en armes, dite _Procession
-de la Ligue_. C’était une revue plutôt qu’une procession, une montre
-des religieux et des écoliers, convenue la veille aux Augustins entre
-le gouverneur, les abbés et les docteurs de la Sorbonne.
-
-Étrange spectacle pour la foule accourue de tous les points de la
-ville, massée sur les places, sur le parvis Notre-Dame, le long des
-étroites rues de la Cité et des ponts, penchée à toutes les fenêtres.
-Des hymnes religieuses entonnées pour chant de marche, quelques salves
-tirées par des moines plus enthousiastes qu’expérimentés, ce qui
-n’allait point sans un certain danger, comme faillit s’en apercevoir
-monsieur le légat lui-même, un grand bruissement de ferraille,
-annoncèrent l’arrivée dans la Cité de l’armée monacale, conduite par
-l’évêque de Senlis Rose, commandant général, avec un certain nombre
-d’ecclésiastiques pour capitaines.
-
-L’évêque Rose s’avançait fièrement en tête, un crucifix d’une main,
-une pertuisane de l’autre; le prieur des Chartreux, armé de même,
-conduisait ses religieux marchant quatre par quatre; venait le prieur
-des Feuillants ensuite avec ses moines, un ordre nouvellement fondé et
-très populaire à Paris, les quatre ordres mendiants, puis les Capucins
-et les Minimes. Tous ces moines, robes retroussées, portaient le casque
-en tête, parfois le corselet d’acier, et brandissaient la longue pique
-ou la hallebarde, d’autres marchaient l’arquebuse sur l’épaule, la
-fourchette et la mèche à la main, avec la bandoulière en sautoir, le
-crucifix à la ceinture et de longues colichemardes au flanc. Entre
-chaque bataillon de moines marchait une compagnie d’écoliers, armés de
-la même façon, conduits par les professeurs.
-
-[Illustration: TENTATIVE DES TROUPES ROYALES SUR LE REMPART PRÈS LA
-PORTE SAINT-JACQUES]
-
-Sur les flancs de la colonne qui comptait environ treize cents hommes,
-on voyait courir comme des sergents de bataille, très affairés à faire
-serrer les rangs et ordonner les manœuvres les fameux curés ligueurs,
-Le Pelletier, curé de Saint-Jacques la Boucherie, Hamilton, curé de
-Saint-Cosme, enragés guisards casqués, cuirassés et armés comme les
-autres, dom Bernard de Montgaillard, dit le _petit Feuillant_, fameux
-prédicateur, et quelques meneurs de quartier parmi lesquels un avocat
-tout armé à blanc de cuirasse, brassards et cuissards, une bourguignote
-surmontée d’un grand panache sur la tête.
-
-Curés et prieurs toujours en mouvement, tantôt arrêtaient leurs
-moines pour chanter des hymnes, tantôt faisaient presser le pas, ou
-ordonnaient des évolutions et commandaient des salves, ce qui n’allait
-pas toujours bien. Ce Paris si moqueur d’ordinaire ne riait pas et se
-montrait au contraire très sérieusement édifié; les politiques venus
-en curieux se gardaient bien de sourire et de laisser paraître des
-sentiments dont il eût pu leur cuire grandement.
-
-[Illustration: LE PONT NOTRE-DAME, XVIe SIÈCLE]
-
-M. le légat vint passer les bataillons en revue dans les rues devant
-Notre-Dame; il était en carrosse avec le cordelier Panigarole, le
-jésuite Bellarini et quelques ecclésiastiques, tous Italiens. Comme
-la colonne retraversait la Cité par le pont Notre-Dame pour gagner le
-quartier de l’Université par le Petit-Pont, il faillit arriver près
-du pont Notre-Dame un grave accident au légat. La colonne s’arrêtant
-pour recevoir la bénédiction du prélat, on voulut sur l’ordre du
-chef présenter les armes et répondre à la bénédiction par une salve
-en l’honneur du légat; toute l’armée monacale tira les épées, haussa
-hallebardes et piques dans un beau désordre, les arquebusiers et
-mousquetaires chargèrent leurs armes et tirèrent en l’air.
-
-Cette escopetterie fit beaucoup de bruit et même un peu de besogne,
-car certains de ces soldats novices avaient chargé à balle. Quelques
-coups portèrent, un domestique de l’ambassadeur d’Espagne fut blessé
-et le légat vit un de ses officiers tomber mort à ses côtés dans son
-carrosse. Il n’en demanda pas davantage.
-
---Mes amis, dit-il, effrayé, le soleil de juin est trop chaud, il
-m’incommode!... Et il se hâta d’achever sa bénédiction, écourta ses
-félicitations et regagna l’évêché.
-
-Le bon peuple d’alors ne trouvait pas l’ecclésiastique tué si fort à
-plaindre, criant au contraire tout haut qu’il était très «fortuné»
-d’être tué en une si sainte occasion, et les moines, en continuant leur
-marche, ne se firent pas, pour si peu, faute de saluer par d’autres
-salves sur leur route les maisons des notables de la Ligue.
-
-En témoignage de l’impression que cette étrange procession fit sur les
-contemporains, il nous est resté quelques tableaux et un certain nombre
-d’estampes françaises ou étrangères, reproduisant le défilé de tous ces
-frocards enrégimentés dans les rues devant Notre-Dame ou sur la place
-de Grève.
-
-Des recherches ordonnées au commencement du siège avaient trouvé deux
-cent vingt mille Parisiens dans la ville et tout au plus des grains
-pour nourrir pauvrement tout ce monde pendant un mois. Henri IV, avec
-douze mille hommes de pied et trois mille chevaux, bloquait la ville
-et coupait tous les arrivages, ainsi donc bien peu de vivres purent
-entrer, et cependant Paris affamé, souffrant d’horribles maux, ayant
-dévoré tous ses chiens et ses chats et jusqu’à l’herbe des fossés,
-tint pendant trois longs mois. Tous les couvents, il est vrai, avaient
-emmagasiné des vivres pour plusieurs trimestres de consommation,
-mais dès la fin du premier mois les Seize mettaient la main sur une
-partie de ces provisions. A la fin d’août, les lansquenets «mourant de
-malerage de faim, commencèrent à chasser aux enfants comme aux chiens
-et en mangèrent trois»...
-
-Pour faire prendre patience à ces affamés, on continuait à faire
-«d’infinies» processions, M. le légat répandait largement les pardons
-et indulgences, et les prédicateurs, du haut de la chaire, annonçaient
-tous les jours des secours prochains et la délivrance sous huitaine.
-
-Mais juste comme la ville agonisante allait être acculée à la
-reddition, l’armée lorraine-espagnole du prince de Parme et de Mayenne
-arriva sous Meaux et le Béarnais fut obligé de lever le siège pour ne
-pas risquer une bataille sous les murs de la ville. Le matin du 30 août
-Paris se trouva débloqué.
-
-Le jour même un _Te Deum_ solennel fut chanté à Notre-Dame devant M.
-le légat, M. de Nemours, les principaux seigneurs et la foule des
-Parisiens, joyeux comme des ressuscités.
-
-_Te Deum_ plus tard pour l’échec de l’échellade empêchée par les
-jésuites du quartier Saint-Jacques en septembre 1590. _Te Deum_ pour
-l’échec d’une tentative des royaux sur la porte Saint-Honoré, faite par
-des soldats déguisés en meuniers, tentative dite journée des Farines;
-grandes processions pour tous les motifs possibles, avec promenade des
-châsses des églises.
-
-Les Parisiens souffrant énormément des maux de la guerre interminable
-processionnaient et reprocessionnaient. Pour les maintenir dans les
-sentiments ligueurs, les curés du parti se livraient à des prédications
-de plus en plus exaltées. Si les sermons n’avaient suffi pour
-entretenir l’esprit de résistance, les Seize étaient là, appuyés sur
-la garnison espagnole et sur leurs bandes soldées composées en grande
-partie de gens de sac et de corde, qu’on appelait les _minotiers_ parce
-qu’ils recevaient chaque semaine un écu et un minot de blé.
-
-Le parti des politiques, de ceux qui voyaient en quel gouffre cette
-anarchie précipitait la France, gémissait de la tyrannie des Seize,
-mais pour éviter les pendaisons, les exécutions sommaires, il était
-obligé de dissimuler. Alors dans le logis de Jacques Gillot, dans une
-petite maison de l’enceinte du Palais sous la Sainte-Chapelle, sept
-de ces politiques, juristes ou poètes se consolaient des tristesses
-du temps en flagellant et ridiculisant dans la _Satire Ménippée_ les
-ambitions hypocrites, les déloyautés, les folies et les fureurs des
-meneurs outranciers de la très Sainte Ligue.
-
-En janvier 1593, les états généraux de la Ligue, dont la réunion
-avait été longtemps entravée par la guerre, purent se réunir à Paris,
-convoqués à l’effet d’élire un roi catholique que les uns entendaient
-bien être le roi d’Espagne, les autres le duc de Mayenne ou un
-autre prince de la maison de Lorraine. Les députés étaient venus à
-grand’peine et souvent par des chemins très détournés, de toutes
-les villes tenant pour l’union. Le dimanche 24 janvier eut lieu à
-Notre-Dame en grande pompe la communion générale de ces députés, après
-une procession et un beau sermon de l’archevêque d’Aix.
-
-Ces États devaient discourir longtemps sans pouvoir arriver à rien
-naturellement, travaillés de mille intrigues, aux prises avec mille
-difficultés, tiraillés entre l’Espagne et les divers candidats au
-trône, Mayenne, Nemours, ou leur neveu le jeune duc de Guise, cependant
-que le Béarnais travaillait à abaisser les barrières qui le séparaient
-encore de ce trône, en consentant à se laisser instruire dans la
-religion catholique,--pour rassurer ceux de la Ligue qui pouvaient
-craindre sincèrement pour les catholiques de France, sous un roi
-hérétique, les persécutions que souffraient alors les catholiques
-d’Angleterre,--puis en prononçant son abjuration solennelle le 25
-juillet 1593 à l’église abbatiale de Saint-Denis et en se faisant
-sacrer à Chartres le 27 février 1594.
-
-Les Espagnols, les Seize et les ligueurs endurcis continuant à peser
-sur cette ville, qui désabusée peu à peu se détachait de la Ligue et
-aspirait au repos sous le roi légitime converti au catholicisme, ne
-devaient cependant pas si bien la garder qu’enfin n’arrivât le jour
-prévu et appelé par tant de gens, de l’entrée des troupes royales.
-
-Les voûtes de la cathédrale, en ce grand jour du 22 mai 1594, vont
-encore retentir du bruissement des armures, du claironnement des
-trompettes et du fracas des piques sonnant sur le pavé. C’est encore
-une procession armée, mais une procession de soldats en costume de
-bataille, accompagnant le roi Henri venant militairement ouïr la messe
-et remercier Dieu de la réduction de sa capitale, opérée presque sans
-férir le moindre coup d’épée.
-
-Dans la nuit, à trois heures du matin, en exécution de conventions
-passées avec le roi, le duc de Brissac, gouverneur de Paris pour
-la Ligue, le prévôt des marchands Lhuillier, l’échevin Langlois et
-quelques capitaines de quartier, déjouant la surveillance inquiète des
-Seize, s’étaient saisis de la porte Saint-Denis et de la Porte-Neuve
-située sur le quai entre le Louvre et les Tuileries. Vers quatre
-heures, les soldats royaux se présentèrent, franchirent ces portes
-et se glissèrent immédiatement par les remparts jusqu’à la porte
-Saint-Honoré, dont les canons furent retournés contre la ville vers le
-débouché des grandes voies. Le roi avec une forte troupe s’acheminait
-vers le Pont-Neuf par le quai de l’Ecole, où un corps de garde de
-lansquenets, essayant de résister, fut rapidement culbuté, passé au fil
-de l’épée ou jeté à l’eau. Henri IV était en simple pourpoint, quand il
-entendit le bruit fait par la tentative de résistance des lansquenets,
-il se fit boucler sa cuirasse et coiffa une salade, mais bientôt il
-vit, à l’attitude du peuple de Paris, que la précaution était superflue.
-
-[Illustration: CLOÎTRE NOTRE-DAME.--RUE CHANOINESSE. 1896]
-
-Ce vieux Paris ligueur se réveillait stupéfait, se frottait les yeux à
-la vue des écharpes blanches, mais montrait une humeur favorable. Tout
-se fit dans le meilleur ordre, les Seize avertis des négociations
-ouvertes, avaient été envoyés par Brissac lui-même, veiller dans le
-quartier de l’Université qu’on prétendait devoir être livré au roi, les
-troupes espagnoles et wallonnes furent bloquées en leurs logis, des
-bourgeois gagnés à la cause royale prirent l’écharpe blanche, sortirent
-en armes au petit jour, se saisirent du Pont Saint-Michel et du petit
-Châtelet, tandis que les troupes royales occupaient avec célérité les
-ponts et le Palais, le grand Châtelet et le Louvre, où le roi entra un
-instant.
-
-[Illustration: LA PROCESSION DE LA LIGUE, 3 JUIN 1590
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Les Parisiens criaient: la paix! la paix! ou vive le Roi! Deux ou
-trois obstinés ligueurs seulement sortirent en armes dans la cité,
-mais personne ne les suivit et ils furent aussitôt jetés morts sur
-le pavé. Le curé Hamilton, dans le quartier de l’Université, prit la
-pertuisane aussi pour soulever ses paroissiens, mais convaincu bientôt
-de l’inutilité de ses efforts, il rentra vite à son presbytère.
-
-[Illustration: L’ABSIDE ET LE TERRAIN NOTRE-DAME AU XVIIe SIÈCLE]
-
-Restaient les Espagnols, enfermés assez penauds dans les postes qu’ils
-tenaient encore.
-
-Henri IV fit porter au duc de Feria la proposition de se retirer avec
-armes et bagages sur la Flandre à la condition qu’il ne risquerait
-aucune tentative de défense inutile. Cette capitulation fut, dans la
-mauvaise situation où se trouvait la garnison étrangère, acceptée
-aussitôt, et s’exécuta dans l’après-midi du jour même, les Espagnols
-sortant par la porte Saint-Denis «drapeaux déployés, tambours battants,
-les armes sur l’épaule et la mèche éteinte».
-
-Tout étant ainsi réglé, le roi enleva sa salade et recoiffa son feutre.
-Le peuple en proie depuis six ans à l’anarchie, ayant souffert tous les
-maux imaginables, entourait ce roi qu’il avait tant de fois maudit,
-qu’il avait, en tant d’occasions, voué à toutes les colères du ciel;
-les gens se pressaient autour de son cheval et acclamaient joyeusement
-le roi légitime, le sauveur annonçant la fin des séditions, des famines
-et des guerres.
-
-Enfin, toutes les mesures prises pour s’assurer la possession
-tranquille de sa capitale, ayant pourvu à tout et fait partir des
-cavaliers accompagnés de hérauts et de trompettes pour annoncer une
-amnistie générale par tous les quartiers, et semer en outre des billets
-imprimés la veille à Saint-Denis, promettant l’oubli des choses
-«passées et advenues» depuis les troubles, défendant la recherche de
-quelque personne que ce fût, même des Seize, pour tous faits de guerre
-civile, et portant l’engagement du roi de vivre dans la religion
-catholique, Henri IV se dirigea vers la cathédrale avec un certain
-nombre de gentilshommes marchant autour de lui, les uns à pied, les
-autres à cheval au milieu de la multitude accourant de toutes les rues.
-
-En avant du groupe royal, pour fendre la foule, marchait une troupe de
-cinq ou six cents gendarmes qu’on avait fait descendre de cheval, armés
-de toutes pièces, c’est-à-dire avec cuirasses, brassards et cuissards,
-le pot en tête, traînant la pique basse «en signe de victoire consentie
-volontairement» disent les _Mémoires historiques_ de Palma Cayet.
-
-Seuls, dans cette foule traversée par le cortège guerrier, quelques
-vieux ligueurs restaient silencieux, n’en pouvant croire ni leurs yeux,
-ni leurs oreilles. Était-ce bien le Béarnais maudit qui marchait en
-maître dans la citadelle de l’Union, dans la ville encore idolâtre des
-Guises si peu de temps auparavant, était-ce lui qui s’avançait vers
-la vieille cathédrale d’où si souvent de solennelles prières pour son
-anéantissement s’étaient élevées vers le ciel?
-
-Quand cette superbe troupe déboucha sur le parvis au son des trompettes
-et clairons, les grosses cloches et le bourdon de Notre-Dame
-ébranlaient les airs de leur formidable carillon d’allégresse, dominant
-toutes les acclamations et le bruit des trompettes et des clairons.
-
-Au grand portail, le roi mit pied à terre. Il n’y avait là, pour
-le recevoir, aucun des grands dignitaires de l’Église, l’évêque de
-Gondi, le doyen et les principaux chanoines étaient loin de Paris; les
-prélats, les abbés et les moines qui, naguère, défilaient à la place
-des piquiers royaux, la cuirasse sur le froc et la hallebarde en main,
-se tenaient enfermés en leurs couvents. L’archidiacre Dreux, lequel
-dans la nuit mourut subitement des suites du saisissement ressenti,
-dit-on, et quelques prêtres vinrent au-devant du roi, le crucifix en
-main et le haranguèrent avec un reste de mauvaise humeur, souhaitant
-que «Dieu le rendant bon roi, il pût avoir un bon peuple».
-
---Je rends grâces et loue Dieu infiniment des biens qu’il me fait,
-répondit le roi, en baisant la croix que les prêtres lui présentaient,
-les reconnaissant en si grande abondance, principalement depuis ma
-conversion à la religion catholique, apostolique et romaine, en
-laquelle je proteste, moyennant son aide, de vivre et de mourir. Quant
-à la défense de mon peuple, je m’y emploierai toujours et jusqu’à la
-dernière goutte de mon sang et dernier soupir de ma vie. Quant à son
-soulagement, j’y ferai tout mon pouvoir et en toutes sortes, dont
-j’appelle Dieu et la Vierge sa mère à témoin.
-
-Le roi entra dans l’église et pénétra dans le chœur jusqu’au grand
-autel devant lequel on le vit s’agenouiller et se recueillir quelque
-temps dans un grand silence.
-
-Enfin, il était à Paris! Quelles réflexions devaient traverser la tête
-de ce soldat qui, après tant de fatigues et de dangers, se trouvait
-aujourd’hui vraiment le maître de ce royaume si chaudement disputé,
-après tant de ruines accumulées, de cadavres amoncelés, de changements
-et de bouleversements parmi les choses, les hommes et les sentiments!
-
-Ces réflexions les assistants, devant la grandeur du spectacle et
-l’importance de l’événement, entrevoyant la fin des luttes religieuses,
-les faisaient également, et aussi la foule qui s’amassait dans l’église
-et sur le parvis, à travers laquelle des bruits de prodiges couraient
-déjà. La prière silencieuse du roi terminée, soudain éclatèrent les
-chants et les orgues pour le _Te Deum_ d’actions de grâces qui acheva
-de remuer tous les cœurs.
-
-Quand le roi sortit de Notre-Dame, il eut, pour gagner le Louvre, à
-traverser une foule encore plus serrée qu’à l’arrivée, tout Paris
-descendant à la Cité pour le voir. On n’apercevait partout qu’écharpes
-blanches; toutes les fenêtres sur le passage, du haut en bas des
-maisons, étaient garnies de gens de toute qualité poussant les mêmes
-acclamations joyeuses.
-
-Le roi avait encore à faire en cette heureuse journée, il avait à
-veiller au départ des Espagnols, suivant la capitulation consentie;
-ce qu’il fit avec une courtoisie gouailleuse en allant avec ses
-gentilshommes les regarder partir d’une fenêtre de la porte Saint-Denis.
-
---Recommandez-moi à votre maître, mais n’y revenez plus! dit-il en
-rendant le salut au duc de Feria.
-
-Le curé Boucher, quelques-uns des Seize, des prédicateurs de la Ligue,
-n’osant pas se fier au pardon accordé par ce roi tant vilipendé par
-eux, marchaient au milieu des compagnies espagnoles et les suivirent
-jusqu’en Flandre.
-
-Henri IV, une fois les Espagnols mis sur la route des Flandres, avait
-à recevoir les présidents du Parlement, les échevins de la ville,
-à pourvoir à bien des choses, comme à rassurer, par exemple, la
-duchesse de Montpensier et la duchesse de Nemours, lesquelles dames
-se trouvaient bien «déconfortées», Mme de Montpensier ayant eu, au
-premier bruit de l’événement, un accès de terreur fortement mélangée de
-furieuse colère. Il y avait à rassurer encore le cardinal de Plaisance,
-légat du Pape et aussi le cardinal de Pellevé, mais celui-ci, déjà
-au lit et fort malade, préféra tomber en fièvre chaude à l’hôtel des
-archevêques de Sens, à la nouvelle de l’entrée du roi, et mourir le
-lendemain.
-
-Une procession annuelle fut instituée en mémoire de la reddition de
-Paris. Au jour anniversaire du grand événement, la cour, le Parlement,
-le bureau de la ville se réunissaient à Notre-Dame et suivaient la
-procession aux Grands-Augustins.
-
-[Illustration: DÉMOLITION DE LA CITÉ. 1860]
-
-Les fureurs religieuses n’étaient pas complètement éteintes et le roi
-se sentait encore en butte à la haine secrète de bien des prêtres
-obstinément fidèles aux idées de la Ligue. Le 27 décembre de cette
-même année, eut lieu l’attentat de Jean Châtel qui se souvenait trop
-des prédications de la Ligue. Condamné le 29, Jean Châtel fut exécuté
-le même jour aux flambeaux. Il fut amené à la nuit tombée sur la place
-du parvis Notre-Dame pour y faire amende honorable devant le grand
-portail, «nu, en chemise, une torche de cire ardente du poids de deux
-livres à la main, après quoi, suivant les termes du jugement, il fut
-remis en son tombereau, et conduit à la Grève pour y subir son arrêt».
-
-Le soir même de l’attentat, comme le peuple était en grande rumeur,
-en grande inquiétude sur la blessure du roi, et menaçait de s’en
-prendre aux débris du vieux parti ligueur, le roi, pour rassurer ce
-peuple inquiet, alla sur les huit heures du soir avec toute la cour
-à Notre-Dame où un _Te Deum_ fut chanté, en outre duquel, peu de
-jours après, fut faite une grande procession d’actions de grâces, de
-la cathédrale à l’abbaye Sainte-Geneviève. Le roi venu à Notre-Dame
-en carrosse suivit ensuite la procession à pied, accompagné de toute
-la Cour, avec les gardes et les archers, avec le Parlement et tous
-les corps constitués. Bourgeois et gens du peuple se pressaient aux
-fenêtres sur le parcours, ou remplissaient les rues tapissées et
-décorées.
-
-Nombreux _Te Deum_ encore à Notre-Dame. Le 21 octobre 1597, au retour
-du roi, après la campagne où il avait été forcé de se remettre à faire
-le roi de Navarre pour reprendre Amiens aux Espagnols, réception
-solennelle du roi victorieux et _Te Deum_ d’actions de grâce à la
-cathédrale.
-
-Le 12 juin 1598, des feux de joie furent allumés par la ville, les
-cloches carillonnaient; à l’Hôtel de Ville, dix mille pains étaient
-distribués aux pauvres et dix futailles de vin défoncées pour la
-soif du peuple. Les autorités diverses, le Parlement en robes noires
-se rendaient à Notre-Dame pour assister au _Te Deum_ chanté pour la
-publication du traité de paix signé à Vervins avec l’Espagne et la
-Savoie, par l’entremise du cardinal de Médicis, légat du Pape.
-
-Huit jours après, le dimanche 21, autre et plus imposante cérémonie à
-Notre-Dame. Le roi et les ambassadeurs espagnols jurent solennellement
-la paix signée à Vervins. L’église pour la circonstance est toute
-tendue de tapisseries, des estrades sont préparées dans le chœur pour
-les grands officiers de la couronne, les seigneurs et les dames de
-la cour. Le roi était placé sous un dais avec le légat du pape, des
-évêques et les ambassadeurs autour de lui.
-
-Après avoir entendu une messe solennelle, le roi et le légat vinrent se
-placer devant le grand autel ainsi que les ambassadeurs Espagnols; le
-chancelier et le secrétaire d’Etat s’avancèrent et firent lecture des
-articles de la paix qu’ensuite le roi, la main sur les évangiles tenus
-par un clerc, jura d’observer et de faire observer en son royaume.
-
-Après révérences et salutations des ambassadeurs espagnols et
-achèvement des cérémonies, le cortège royal, au bruit de mille
-acclamations, quitta la cathédrale et se rendit à l’évêché où
-l’attendait un magnifique festin en l’honneur du légat et des
-ambassadeurs espagnols.
-
-Le 28 septembre 1601, pour la naissance du Dauphin, le futur Louis
-XIII, _Te Deum_ chanté à Notre-Dame, en même temps que dans toutes les
-églises de Paris. Henri IV qui avait des enfants de ses maîtresses,
-de Gabrielle d’Estrée en particulier, qu’il aurait épousée sans les
-oranges empoisonnées de Zamet, possédait un héritier légitime pour son
-trône, et toutes les églises de Paris carillonnaient enfin sa joie.
-
-Dix ans après, les 29 et 30 juin 1610, une cérémonie lugubre ramenait
-Henri IV à Notre-Dame. Assassiné le 14 mai, ses obsèques retardées
-par différentes circonstances avaient lieu un mois et demi après sa
-mort. Le 29, au milieu d’un immense concours de peuple le cortège des
-funérailles suivait les rues tendues de noir du Louvre à Notre-Dame. A
-la levée du corps le jeune roi Louis XIII avait un manteau de deuil à
-cinq queues portées par les princes chargés de conduire le deuil, le
-prince de Conti, le comte de Soissons, le duc de Guise, le prince de
-Joinville et le chevalier de Guise, revêtus aussi de manteaux de deuil
-à grandes queues portées par des gentilshommes.
-
-Le premier jour des funérailles, les vêpres des morts furent seules
-chantées, le corps resta en chapelle ardente; le lendemain le cortège
-funèbre reparut, entendit la grand’messe des morts et accompagna la
-dépouille mortelle du Béarnais jusqu’aux caveaux royaux de Saint-Denis.
-
-[Illustration: LA TOURNELLE ET LA PORTE SAINT-BERNARD. XVIe SIÈCLE]
-
-
-
-
-[Illustration: L’ABSIDE DE NOTRE-DAME VUE DU QUAI DE L’ILE
-SAINT-LOUIS (HÔTEL DE BRETONVILLIERS)]
-
-CHAPITRE XI
-
-LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE)
-
- Les cérémonies sous Louis XIII.--Bagarres dans l’église.--Parlement
- et Chambre des Comptes.--Le vœu de Louis XIII.--Dévastation du
- chœur sous Louis XIV.--L’ancien chœur, le jubé et la clôture
- historiée.--Les étendards ennemis.--Pompes joyeuses et cérémonies
- funèbres.--Marie-Antoinette.--Bénédiction des drapeaux de la Garde
- Nationale.--La dernière amende honorable au Parvis.--Suite des
- dévastations.--Le trésor.--La déesse Raison.
-
-
-[Illustration: LES OISELEURS SUR LE PARVIS DE NOTRE-DAME AUX
-RELEVAILLES DE MARIE-ANTOINETTE]
-
-En différentes circonstances, pour des _Te Deum_, pour des entrées
-solennelles, les cérémonies à Notre-Dame furent nombreuses aussi
-sous Louis XIII. C’en était fini des grandes scènes dramatiques que
-la cathédrale avait vues pendant le siècle troublé et passionné qui
-venait de se clore; au XVIIe siècle, Notre-Dame devait seulement
-servir de cadre à des pompes joyeuses ou tristes, toujours fastueuses,
-entremêlées seulement parfois de querelles ridicules pour des questions
-d’étiquette. Les passions étaient éteintes ou fatiguées, les caractères
-apaisés ou refroidis; le siècle nouveau, à part la secousse de la
-Fronde, révolution avortée précisément en raison de ce rapetissement,
-devait être un temps régulier et ordonné.
-
-Il faut, dans le nombre de ces solennités à la cathédrale sous le
-successeur de Henri IV, mettre à part l’étrange réception du cardinal
-Barberini, légat du pape, le 10 mai 1625, le _Te Deum_ chanté à
-l’occasion de la prise de la Rochelle le 4 novembre 1628 et la
-cérémonie du 15 août 1638.
-
-La réception du légat fut l’occasion de querelles entre les échevins
-et les représentants des corporations, de disputes sur le cérémonial
-entre le légat et les évêques et archevêques appelés à figurer dans la
-réception. Chacun y mit une parfaite mauvaise grâce et tout alla le
-plus mal possible dès la porte Saint-Jacques, si mal qu’en arrivant
-au Marché-Neuf, de querelle en querelle, les horions se mirent de
-la partie et que le légat tombé de sa mule blanche, vit déchirer en
-morceaux le dais sous lequel il marchait, et fut tout heureux de
-trouver Notre-Dame comme un refuge.
-
-Au _Te Deum_ chanté en présence de la reine et de la cour pour la chute
-de la ville huguenote, une question d’étiquette faillit mettre aux
-prises, dans la cathédrale même, les conseillers du Parlement et les
-conseillers d’Etat. Les membres du Parlement prétendaient occuper dans
-le chœur les premières places sous le siège épiscopal; des conseillers
-d’Etat s’y trouvant installés déjà, une dispute violente s’éleva.
-Gravement le Parlement groupé dans le chœur délibéra comme au Palais
-et rendit un arrêt ordonnant aux conseillers d’Etat de céder la place.
-Les conseillers d’Etat, sans se troubler, arguèrent de vice de forme et
-déclarèrent l’arrêt nul et non exécutoire. Et la dispute de ces robes
-noires et rouges continua au grand scandale de tous, couvrant parfois
-les chants religieux jusqu’à ce que la Reine impatientée, s’étant
-informée, envoya l’ordre aux conseillers d’Etat de quitter la place, ce
-qui ne se fit pas sans de grands murmures et sans troubles répercutés
-de rang en rang dans l’assistance.
-
-Au 16 août 1638, à la première cérémonie en exécution du vœu de Louis
-XIII, ce fut bien autre chose et un plus grand scandale encore, et de
-même pour une question de préséance.
-
-Les cours supérieures, le corps de ville assistaient bien entendu à
-cette solennité. L’étiquette admise voulait que dans les cérémonies où
-devaient paraître les diverses cours souveraines, le Parlement prît
-la droite et la Chambre des comptes la gauche, les deux présidents
-s’avançant de front. A Notre-Dame le Parlement occupait dans le chœur
-les stalles de droite à la place des chanoines, et la chambre des
-comptes celles de gauche; pour l’entrée dans l’église l’étiquette était
-moins rigoureuse mais la sortie devait s’effectuer dans l’ordre admis.
-
-Comme d’habitude au moment de quitter le chœur pour la procession dans
-la nef, le premier président du Parlement marchant le premier, le
-premier président de la Chambre des comptes voulut le suivre, mais les
-présidents à mortier se portant en avant obstruèrent le passage pour
-l’empêcher de défiler en son rang.
-
-Le président des comptes, homme grand et vigoureux, ne se laissa point
-intimider, il empoigna sans hésiter un président à mortier et le jeta
-à terre. A son exemple les autres présidents des comptes entamèrent
-la lutte, chacun d’eux s’attaquant à un président à mortier. En peu
-d’instants la mêlée fut générale. Dans le chœur tous les Parlementaires
-se bousculaient, se gourmaient vigoureusement, à coup de poing, à coup
-de pied, présidents contre présidents, conseillers contre conseillers,
-en ordre hiérarchique; les bonnets carrés volaient sur les dalles, les
-robes étaient déchirées et naturellement les coups n’allaient pas sans
-bonnes injures, sans vociférations extra-parlementaires, et ce tumulte
-mettait en émoi toute l’église qui voyait le combat sans en discerner
-les causes.
-
-[Illustration: L’ANCIEN MAITRE-AUTEL DE NOTRE-DAME]
-
-Pour séparer ces enragés, il fallut que le duc de Montbazon et bon
-nombre de gentilshommes missent l’épée à la main, et que les archers
-accourussent; enfin à force de cris, de rappels à la bienséance, un peu
-de calme revint; on sépara les combattants rouges de colère, vêtements
-en désordre et coiffures de travers, et les cours sortirent non sans
-échanger encore des menaces et sans faire craindre que la bataille ne
-reprît sur le parvis de l’église.
-
-Une pareille affaire entre gens de robe ne pouvait passer sans
-procès-verbaux, informations et arrêts. Les deux partis aussitôt
-rentrés au Palais, domicile commun, mirent leurs officiers, clercs et
-greffiers en branle.
-
-Tout le Palais de dame Thémis est en rumeur et les plumes de courir
-sur le papier et les deux cours de se jeter les arrêts à la tête! Beau
-sujet de poème épique, comme le _Lutrin_, pour Boileau si Boileau avait
-déjà rimé; mais il avait alors deux ans à peine et devait tout juste
-rentrer de nourrice chez son père Gilles Boileau, greffier du Parlement.
-
-Le roi pour faire cesser la guerre contre les deux cours intervint,
-cassa tous les arrêts déjà rendus, et décida que dorénavant le
-Parlement sortirait de la cathédrale par la grande porte et la Cour des
-comptes par la petite.
-
-La solennité à l’occasion de laquelle se produisit cette collision
-entre les cours, était la première procession faite en exécution du
-fameux vœu de Louis XIII qui eut de si désastreuses conséquences pour
-la cathédrale.
-
-Louis XIII déjà, au moment de l’invasion de la Picardie par les
-Espagnols, avait fait vœu d’offrir à Notre-Dame une lampe en argent du
-poids de 320 marcs. A la nouvelle de la reprise de la ville de Corbie
-qui lui parut due à l’intercession de la Vierge, il résolut de placer
-sa personne et son royaume sous la protection spéciale de la mère du
-Christ.
-
-Les lettres patentes qui proclamaient officiellement le vœu du roi,
-après avoir exposé les motifs de reconnaissance particulière pour les
-marques nombreuses de «l’évidente protection qui avait couvert le
-roi et l’Etat, pendant tout le cours du règne, dans les conjonctures
-difficiles de la minorité, au moment des rébellions suscitées par
-l’artifice des hommes et la malice du diable», arrivaient à la
-déclaration suivante: «A ces causes, nous avons déclaré, et déclarons
-que, prenant la très sainte et très glorieuse Vierge pour protectrice
-spéciale de notre royaume, nous lui consacrons particulièrement notre
-personne, notre Etat, notre couronne et nos sujets, la suppliant de
-vouloir nous inspirer une sainte conduite et de défendre avec tant de
-soin ce royaume contre l’effort de tous ses ennemis, que, soit qu’il
-souffre le fléau de la guerre, ou jouisse de la douceur de la paix que
-nous demandons à Dieu, et de tout notre cœur, il ne sorte pas des voies
-de la grâce qui conduisent à celle de la gloire.»
-
-Les lettres royales ensuite «admonestaient le sieur archevêque de
-Paris, et lui enjoignaient de faire procéder tous les ans le jour de
-l’Assomption, en commémoration du vœu, à une procession en son église
-cathédrale, à laquelle procession assisteraient toutes les compagnies
-souveraines et le corps de ville».
-
-Cette procession eut lieu pendant deux cents ans, interrompue seulement
-par les révolutions. Elle se faisait aussi dans les diverses églises de
-Paris, le clergé de chaque paroisse défilant après les vêpres autour de
-son église, dans les rues décorées de tapisseries, chaînes tendues aux
-débouchés des carrefours.
-
-Louis XIII n’eut pas le temps d’exécuter le nouveau maître-autel
-décidé dans les lettres patentes. Louis XIV se chargea de ce soin et
-fit les choses grandement, par malheur, on peut le dire, puisqu’il fit
-disparaître l’ancien maître-autel de la cathédrale, œuvre du XIIIe
-siècle et jeta bas l’ancienne décoration du chœur pour remplacer le
-tout par une décoration théâtrale et ostentative.
-
-Ce qu’était l’ancien chœur on peut le savoir par les historiographes de
-Paris, par les recherches des restaurateurs modernes de la cathédrale.
-D’abord il était précédé d’un magnifique jubé de pierre élevé vers
-1245; Viollet le Duc, aidé par les descriptions et par des fragments
-restés dans les magasins, a reconstitué ce jubé dans son Dictionnaire
-d’architecture. Au milieu s’ouvrait une grande arcade terminée par
-un gable surélevé à la pointe duquel s’érigeait un Christ en croix.
-Des scènes de la Passion, en bas-reliefs très fouillés, décoraient la
-partie pleine du jubé, que terminait de chaque côté un bel escalier
-tournant à jour, montant à la galerie en haut de laquelle, aux grandes
-fêtes, se lisait l’Évangile et se chantaient certaines hymnes.
-
-Entre ce jubé et les marches du sanctuaire, les stalles encadraient de
-leurs belles boiseries brunes et de leurs dossiers de cuir enrichi de
-dessins et de dorures, les capes rouges des chanoines.
-
-[Illustration: RESTES DE L’ANCIENNE CLÔTURE DU CHŒUR]
-
-Tout autour, de pilier en pilier, une clôture de pierre haute de cinq
-mètres, en deux étages d’arcatures toutes garnies de sculptures,
-isolaient complètement le chœur. Dans les arcatures supérieures de
-cette clôture, formant claire-voie, se détachaient visibles des deux
-côtés, du chœur et du pourtour, des scènes de la vie de Jésus-Christ,
-non des bas-reliefs, mais des figures complètement en ronde bosse,
-peintes et dorées ainsi que toutes les lignes et les fonds des
-arcatures. Se poursuivant ainsi sans interruption du premier pilier
-nord de l’abside contre le jubé au pilier correspondant sud, à l’autre
-extrémité du jubé, l’ensemble constituait la plus riche et la plus
-majestueuse décoration.
-
-A cette clôture historiée commencée au XIIIe siècle, Jean Ravy maçon
-et ymaigier avait travaillé vingt-six années; il s’était représenté à
-genoux et les mains jointes dans un coin de la travée d’angle; après
-lui l’œuvre avait été continuée par Jehan le Bouteillier et terminée
-vers 1351. Une inscription que l’on voyait sous la figure de l’imagier,
-avant la mutilation du chœur, donnait les dates et les détails:
-
-«_C’est maistre Jehan Ravy qui fut masson de Notre-Dame par l’espace
-de XXVI ans et commença ces nouvelles hystoires; et maistre Jehan le
-Bouteillier son neveu les a parfaictes en l’an MCCCLI._»
-
-Le maître-autel était cantonné de quatre fines colonnettes de cuivre
-surmontées d’anges portant les instruments de la Passion; sur des
-tringles, entre ces colonnettes, glissaient des courtines entourant
-l’autel sur trois côtés. En arrière de la table de l’autel, un édicule
-élevé, tout en cuivre doré, à quatre frontons trilobés surmontés d’une
-haute croix, renfermait la châsse de saint Marcel, d’argent doré,
-«enrichie d’une infinité de grosses perles et de pierres précieuses».
-De chaque côté du maître-autel, derrière les courtines, se trouvaient
-deux autels plus petits supportant l’un la châsse de Notre-Dame en
-argent doré, l’autre la châsse de bois et d’argent doré de saint Lucain
-et plusieurs autres plus petits reliquaires.
-
-[Illustration: BERGES DE LA CITÉ ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LE
-PONT AU CHANGE (QUAI DE LA PELLETERIE) D’APRÈS UN DESSIN DE LA FIN DU
-XVIIe SIÈCLE]
-
-Derrière ou sur les côtés du maître-autel existaient encore d’autres
-monuments, la tombe de l’évêque Odon ou Eudes de Sully mort en 1208,
-avec statue de bronze couchée sur son soubassement haut d’un pied
-environ, la pierre tombale à effigie de marbre noir de l’évêque Pierre
-d’Orgemont, mort en 1409, les pierres tombales de la reine Isabelle de
-Hainaut, femme de Philippe-Auguste, de Geoffroy duc de Bretagne, d’un
-comte de Champagne et de plusieurs évêques; à droite du maître-autel
-contre un des gros piliers se dressait sur une colonne de pierre la
-statue de Philippe-Auguste, en pierre peinte enrichie d’incrustations
-de pâtes coloriées.
-
-[Illustration: LA BERGE DE LA CITÉ ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LE
-PONT AU CHANGE (QUAI DE LA PELLETERIE) (SUITE)]
-
-A la fin du règne de Louis XIV, de 1699 à 1714, pour l’exécution du
-vœu de Louis XIII, on bouleversa le superbe et majestueux chœur du
-moyen âge. Tout fut transformé, déguisé ou enlevé, tous les monuments
-du sanctuaire disparurent. Plus de piliers gothiques, plus d’arcatures
-ogivales, mais de grands arcs classiques surmontés de Vertus et d’Anges
-aux archivoltes, des pilastres bien rectangulaires surchargés de
-trophées plaqués sur les gros piliers gothiques.
-
-Sur le maître-autel pompeux et contourné chargé de personnages, grands
-anges en adoration, petits angelots sur des nuages, le groupe de la
-Descente de croix, la Vierge ayant le corps du Christ sur les genoux,
-remplissait le fond d’une des arcades formant niche. Au-dessus d’autres
-anges voltigeaient dans les rayons dorés d’une grande gloire.
-
-De chaque côté de l’autel deux statues royales sur des piédestaux
-également surchargés: à droite Louis XIII agenouillé offrant sa
-couronne à la Vierge, de l’autre Louis XIV en manteau royal également
-agenouillé.
-
-Au droit de chaque pilier de l’abside d’autres grandes figures d’anges
-ailés complétaient cette décoration théâtrale et redondante, qui
-excita des transports d’admiration quand, après quinze ans de travaux,
-on rouvrit le chœur pour un _Te Deum_ chanté à l’occasion de la paix
-de Radstadt. L’œuvre avait été exécutée sur les dessins de Robert de
-Cotte. Nicolas et Guillaume Coustou avec Coysevox avaient sculpté les
-figures principales, Louis XIII et Louis XIV, la Descente de croix; le
-reste était dû à d’autres artistes non moins fameux.
-
-Aucun regret ne fut donné, à cette époque d’aberration artistique,
-à l’ancien chœur si majestueux, à l’ancienne clôture historiée
-barbarement démolie tout autour de l’abside, et dont on ne garda
-que la partie contre laquelle s’adossèrent les nouvelles stalles
-des chanoines, refaites dans le style du temps, beaux morceaux de
-menuiserie sculptée certainement, mais qui remplaçaient d’autres
-boiseries pour le moins aussi bien exécutées, d’aspect plus religieux
-et assurément très supérieures comme style.
-
-Par les débris de la clôture sculptée des XIIIe et XIVe siècles qui
-subsistent, on peut juger de ce qu’avait dû être l’ensemble. Il reste
-du côté nord quatorze sujets de la vie du Christ. Cette partie de la
-clôture adossée aux stalles ne formait pas claire-voie, les épisodes
-se déroulent sous des arcatures trilobées reposant sur de fines
-colonnettes reliées de l’une à l’autre par des sculptures diverses,
-de beaux feuillages, des ornements fantastiques. La partie sud, moins
-ancienne que l’autre et due à Jehan le Bouteillier, terminée en 1351,
-présente encore neuf sujets de la vie du Christ.
-
-Des évêques, des chanoines avaient par des générosités aidé à
-l’enrichissement de ce chœur magnifique, et ils avaient en récompense
-obtenu de reposer sous les dalles au pied de quelque pilier du chœur;
-leurs effigies, leurs pierres tombales ont disparu, enlevées par les
-vandales du grand siècle, en même temps que toutes les statues du
-chœur, la statue de Philippe-Auguste, le maître-autel gothique et la
-clôture historiée.
-
-Le jubé vécut encore une dizaine d’années après l’exécution du vœu de
-Louis XIII; le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui fut un
-très saint homme et un très vénérable prêtre, mais qui ne concevait
-certainement pas Dieu sans perruque à la Louis XIV, acheva l’œuvre en
-1725, en jetant bas ce jubé pour le remplacer par une lourde décoration
-plaquée de colonnes à l’antique.
-
-D’autres vandales devaient survenir plus tard, qui mutilèrent à leur
-tour l’œuvre fastueuse et emphatique du vœu de Louis XIII, mais ces
-mutilations ont été en grande partie réparées, les statues enlevées
-rapportées pour la plupart et les stalles de ce temps sont encore en
-place.
-
-Revenons aux grandes journées de Notre-Dame. Le 11 mai 1625,
-célébration du mariage d’Henriette de France, troisième sœur de Louis
-XIII, avec le futur Charles Ier d’Angleterre, alors prince de Galles,
-représenté par procuration par le duc de Chevreuse.
-
-Le 6 septembre 1638 fut chanté le _Te Deum_ solennel d’actions de
-grâces pour la naissance inespérée du Dauphin Louis, futur Louis le
-Grand.
-
-_Te Deum_ pour la prise de Turin, pour Casal et Perpignan. _Te Deum_
-ensuite pour la victoire de Condé, au commencement du nouveau règne,
-pour Rocroy, pour Lens.
-
-On sait que les troubles de la Fronde commencèrent le jour de ce _Te
-Deum_, quand la reine et Mazarin crurent pouvoir profiter de cette
-journée pour arrêter Broussel.
-
-En 1654, le 30 mai, le jeune Louis XIV, allant se faire sacrer à Reims,
-assiste à un _Te Deum_. Il n’est encore que le pupille du cardinal
-Mazarin, mais ne va pas tarder à se montrer le jeune roi dominateur,
-décidé à ne souffrir aucun empiètement du Parlement ni de personne sur
-le pouvoir royal. Six ans après, en 1660, ce sont les fêtes du mariage
-du roi avec l’infante Marie-Thérèse, célébré à Saint-Jean de Luz; le
-service solennel à Notre-Dame le 27 août, le lendemain de l’entrée
-triomphale du couple royal, en un splendide cortège passant sous des
-arcs de triomphe colossaux chargés de statues allégoriques, élevés
-depuis la porte Saint-Antoine jusque dans la Cité, au pont Notre-Dame,
-au Marché-Neuf, à la place Dauphine, etc.
-
-La pompe du _Te Deum_ ne fut pas moindre. Quand toutes les cours furent
-arrivées: Parlement, Cour des comptes, Cour des aides, puis les prévôts
-et les échevins, les ambassadeurs, le cortège royal fit son entrée,
-au bruit des trompettes de sa chambre, des fifres et des tambours des
-Suisses occupant le haut de la nef. Le roi et la jeune reine vinrent
-s’agenouiller sur une estrade élevée de trois degrés au milieu du
-chœur, autour de laquelle se groupèrent la reine mère Anne d’Autriche,
-Monsieur, frère du roi, et les princes et les princesses.
-
-L’année suivante, un autre _Te Deum_ célébrait à Notre-Dame la
-naissance d’un Dauphin, que peu de temps après la reine Marie-Thérèse
-et la reine mère venaient solennellement offrir à la Vierge.
-
-En 1663, dans le chœur de Notre-Dame décoré de grandes tapisseries
-tombant des galeries, garni, comme pour toutes les cérémonies de la
-cour, de sièges pour tous les grands corps de l’Etat, de tribunes pour
-les dames, se pressait la même foule brillante, au milieu de laquelle
-se distinguait un groupe plus sévère, des hommes à grandes barbes
-blanches sur des fraises à l’ancienne mode. C’étaient les ambassadeurs
-des treize cantons suisses, qui venaient renouveler solennellement avec
-le roi Louis XIV par un serment sur l’Évangile, devant le maître-autel
-de Notre-Dame, la vieille alliance du royaume de France avec les
-Suisses. Un tableau de Le Brun nous a conservé la physionomie de cette
-cérémonie. On y voit déjà le Louis XIV olympien, surhumain, dominant
-d’une tête tous les personnages qui l’entourent, simple multitude de
-princes.
-
-Les guerres fournissaient d’autres occasions de cérémonies à
-Notre-Dame, quand les drapeaux pris à l’ennemi étaient apportés pour
-être suspendus aux voûtes. Il nous reste des estampes du temps comme
-souvenirs de ces glorieuses solennités, montrant les cornettes prises
-aux Espagnols dans la campagne de 1635 dans le pays de Liège, ou bien
-les cornettes, guidons et drapeaux pris à Lens, le 19 mai 1648, sur
-les Impériaux et les Espagnols, apportés à la cathédrale, tambours
-battants et trompettes sonnantes par les Cent Suisses et par les
-mousquetaires...
-
-Ces drapeaux étaient suspendus aux voûtes, on les voit dans toutes les
-anciennes gravures représentant la nef de Notre-Dame. La campagne de
-Hollande, en 1672, en envoya une quarantaine pour garnir la nef. Que
-de _Te Deum_, que de transports de drapeaux enlevés à l’ennemi pendant
-le long règne de Louis le Grand. _Te Deum_ pour les prises de Tournay,
-Douai, Courtray, Lille, Maestrich, Besançon, pour Valenciennes,
-Cambrai, Dole, Senef, Philisbourg, Fleurus, Mons, Namur, Barcelone,
-Lerida, Girone, Hochstadt, Denain...
-
-Au _Te Deum_ chanté après la campagne de 1693, le duc de Luxembourg,
-qui avait envoyé à la cathédrale les trophées de Fleurus, de
-Steinkerque, de Nerwinden et de tant d’autres batailles, essayant de se
-frayer un passage à travers la foule serrée dans l’église, se trouvait
-fort empêché, lorsque le prince de Conti l’aperçut et lui fit ouvrir
-les rangs des curieux en criant: «Place, place, messieurs, laissez
-passer le tapissier de Notre-Dame!»
-
-Les tapissiers de Notre-Dame, après le grand Condé, après Turenne,
-après le maréchal de Luxembourg, ce sont Catinat, Villars, Vendôme, qui
-suspendent de nombreux étendards à ces voûtes déjà si glorieusement
-garnies.
-
-Le 9 septembre 1675, une pompe funèbre remplit Notre-Dame. C’est le
-service solennel célébré pour le repos de l’âme de Henri de la Tour
-d’Auvergne, vicomte de Turenne, le héros de tant de victoires, tué le
-27 juillet dans le Palatinat, au moment où il se préparait, après une
-série de manœuvres savantes, à écraser les Impériaux de Montecuculli
-acculés à de mauvaises positions.
-
-[Illustration: LES TROUPES DES SEIZE CASERNÉES DANS LES GALERIES DE
-NOTRE-DAME, 1590]
-
-Le XVIIe siècle imprime son cachet particulier, son goût pour les
-grands déploiements d’un faste théâtral à ces cérémonies funèbres. Ce
-sont d’ailleurs les artistes créateurs de ces pompeux arcs de triomphe
-des grandes fêtes, et des décorations des ballets dansés à la cour, qui
-organisent aussi ces fêtes funèbres. Il semble même que ces décorations
-des églises aux grands jours de deuil soient préparées pour des ballets
-funéraires où la Douleur doive s’exprimer en pas et en cadences bien
-réglés. La cathédrale, ces jours-là, disparaît sous d’extraordinaires
-décorations intérieures et extérieures, sous de formidables placages
-d’architectures et de colossales machineries; des draperies noires
-voltigeantes voilent les tours de Notre-Dame, des colonnades encadrent
-des groupes allégoriques au dedans et au dehors de la cathédrale,
-soulignés d’inscriptions en prose et en vers; à l’intérieur
-complètement transformé et dont l’architecture gothique ne se découvre
-plus que dans le haut des voûtes que l’on n’a pu déguiser, ce ne
-sont que tribunes écussonnées, balcons ventrus, colonnes et pilastres
-semés d’attributs funèbres, autour de catafalques aux dimensions
-considérables chargés aussi d’allégories et d’inscriptions.
-
-[Illustration: ANCIENNE MAISON DU CLOÎTRE NOTRE-DAME, DÉMOLIE EN
-1860 D’APRÈS MARCEL POTÉMONT]
-
-Catafalques et cénotaphes où travaillent peintres, sculpteurs et
-décorateurs, sont de véritables monuments, élevés sous la direction de
-Le Brun, de Van der Meulen ou de Bérain, qui fut l’ordonnateur du _Camp
-de la Douleur_, appareil funèbre pour le service solennel de Mgr le
-prince de Condé, à Notre-Dame, le 10 mars 1687, où les batailles et les
-principales actions de la vie du héros étaient représentées, avec des
-médaillons de tous ses ancêtres depuis saint Louis et beaucoup d’autres
-choses.
-
-Ainsi les voûtes de la cathédrale voient se déployer les pompes
-funèbres de la reine de France Marie-Thérèse, le 2 août 1683, plus tard
-celles du Dauphin, puis du duc et de la duchesse de Bourgogne, des
-petits dauphins, de toute cette descendance de Louis XIV fauchée par
-la mort, tandis que le vieux roi achevait ses dernières années dans la
-tristesse, tremblant pour son dernier rejeton, le petit duc d’Anjou,
-futur Louis XV.
-
-En 1715, le 3 septembre, c’était pour les funérailles de Louis que
-Notre-Dame se remplissait de personnages officiels; les membres des
-grands corps de l’Etat étaient là, songeant au règlement difficile
-de la succession et se demandant à qui allait revenir le pouvoir. Le
-peuple s’en allait sur la route de Saint-Denis rire et boire dans
-les cabarets, sous les tentes dressées pour l’occasion, en regardant
-passer le corps du grand monarque, que les officiers de la couronne et
-les personnages commandés par l’étiquette allaient enfouir dans les
-caveaux de la nécropole royale de Saint-Denis, c’est-à-dire le XVIIe
-siècle attardé que le XVIIIe enterrait avec un soupir de soulagement.
-
-On trouve les représentations de ces pompes funèbres dans les
-estampes du temps, et l’on voit le XVIIIe siècle amplifier encore sur
-ces pompes. Après Berain, les frères Slodtz, sculpteurs de talent,
-organisèrent des funérailles encore plus fastueuses, des décorations
-plus considérables et plus extraordinaires que celles de leurs
-prédécesseurs, avec la même verve qu’ils mettaient à ordonner aussi les
-réjouissances publiques et à régler les fêtes et les bals de la cour.
-
-Ils ordonnèrent, en 1735, la pompe funèbre, à Notre-Dame, de la reine
-de Sardaigne, reproduite ainsi que d’autres dans les estampes de
-Cochin. Pour cette occasion, ils avaient élevé dans le chœur de la
-cathédrale un énorme catafalque peuplé de statues et d’emblèmes. La
-figure principale était un Temps colossal debout, une faux à la main
-sur une sphère, moissonnant couronnes, tiare, sceptres, et casques,
-parmi des débris de monuments renversés. Au coin du monument, des anges
-contemplaient en pleurant les ravages de l’impitoyable faux, à côté
-d’une demi-douzaine de Vertus abîmées dans la douleur.
-
-En 1734, un service solennel fut célébré en l’honneur des officiers et
-soldats morts pendant la campagne du Milanais contre les Autrichiens.
-Il est très probable que les pompes funèbres de ces soldats, à qui l’on
-devait les victoires de Parme et de Guastalla, n’égalèrent pas celles
-des princes et princesses célébrées avec une telle dépense de statues
-et d’allégories fastueuses, mais enfin on avait pensé à eux.
-
-Il faut noter, parmi les menus événements de l’histoire de Notre-Dame,
-la visite que lui fit, au cours de son voyage sous la Régence, le tzar
-Pierre le Grand, le 27 mai 1717.
-
-Louis XV donna moins que Louis XIV l’occasion au clergé de Notre-Dame
-de chanter des _Te Deum_ de victoire. La campagne de 1745 en Flandre
-en fit chanter quelques-uns, pour Fontenoy le 20 mai, pour la prise de
-Gand le 24, le 3 août pour la prise de Bruges, le 23 août pour la prise
-de Termonde.
-
-Il y avait, après la cérémonie, fêtes en ville, distributions de
-vins, illuminations. Le retour du roi, après les triomphes clé cette
-campagne, donna lieu à de nouvelles fêtes. Louis XV entra dans
-sa capitale au bruit des cloches, reçu par le gouverneur qui lui
-offrit les clefs de la ville, par les échevins et le corps de ville
-agenouillés pendant les harangues suivant l’étiquette.
-
-Le lendemain, le roi et la cour amenés par de splendides carrosses à
-la cathédrale, assistèrent à la remise des drapeaux pris à l’ennemi,
-apportés par les Cent Suisses, et au _Te Deum_ d’actions de grâces.
-
-L’année d’avant, pendant la campagne de 1744, lorsque la maladie avait
-mis les jours du roi en danger à Metz, on sait par quelles émotions
-passa le peuple de Paris. Le danger de Louis le Bien-Aimé l’avait mis
-hors de lui-même. Quand les médecins répondirent de la vie du roi, des
-transports de joie accueillirent les bulletins; le courrier qui apporta
-la nouvelle de l’entrée en convalescence faillit être étouffé par le
-peuple; on embrassait son cheval, on voulait le porter en triomphe.
-Aussi la cérémonie du _Te Deum_ chanté à Notre-Dame fut-elle des plus
-brillantes, et la ville ensuite se lança dans les réjouissances et les
-illuminations. Cependant le peuple de Paris ne se déclara pas encore
-satisfait des démonstrations de joie officielles, il fallut à peu de
-jours de distance recommencer la fête, redire un nouveau _Te Deum_.
-Le soir, nouvelles illuminations accompagnées de feux d’artifices,
-avec tonneaux mis en perce et distributions de charcuteries diverses
-sur les places publiques, musiques et bals à tous les carrefours.
-Et pendant quelque temps dans Paris continuèrent les _Te Deum_ que
-faisaient chanter successivement communautés et corporations, les fêtes
-particulières, les illuminations et les fêtes de quartier.
-
-[Illustration: LE PORT SAINT-LANDRY, XVIIIe SIÈCLE]
-
-Ces réjouissances menèrent du mois d’août jusqu’au moment du retour
-du roi en novembre. Alors les fêtes reprirent de plus belle. Le 3, le
-roi fit son entrée par la porte Saint-Antoine, le lendemain il alla
-en grande pompe à Notre-Dame avec la Reine et le Dauphin, avec toute
-la cour, en carrosses à huit chevaux, acclamés par la foule qui se
-pressait par les rues et sur le parvis malgré les bourrasques de pluie
-et de vent. Il y eut à l’Hôtel de Ville, le jour d’après, dîner de gala
-offert au roi par le corps de ville, décorations sur la place de Grève,
-arcs de triomphe, fontaine de vin pour le peuple, etc.
-
-Les naissances de princes, de dauphins ou d’enfants des dauphins
-donnaient lieu à des fêtes semblables, après la célébration des
-actions de grâce à Notre-Dame. A la naissance du duc de Bourgogne,
-petit-fils de Louis XV, on ajouta à la solennité du _Te Deum_ quelque
-chose de mieux qu’un feu d’artifice. Le roi voulut doter six cents
-jeunes filles, de 500 livres chacune, avec un louis en plus pour le
-repas de fiançailles et une médaille d’or portant d’un côté son effigie
-et de l’autre les armes de la ville. Les curés des paroisses furent
-chargés de trouver les filles et les garçons à unir, ce qui, paraît-il,
-ne se fit pas sans difficultés, et durent s’occuper aussi des petits
-détails de la noce. La ville fournit des habits et les voitures pour
-la cérémonie et les six cents mariages purent être célébrés le même
-jour, le 9 novembre, dans les différentes paroisses, toutes les cloches
-sonnant et le canon tonnant sur la place de Grève. Ensuite, les mariés
-de chaque paroisse et leurs invités s’en allèrent festoyer sous la
-conduite des curés, dans des salles louées pour la circonstance.
-
-[Illustration: PASSAGE AU PIED DES TOURS NOTRE-DAME CONDUISANT A
-L’ARCHEVÊCHÉ ET AU PONT AU DOUBLE XVIIe SIÈCLE]
-
-Le 10 mai 1774, le roi Louis XV étant mort de la petite vérole, on
-se dépêcha d’enfermer le corps dans deux cercueils et on le porta
-sans aucune cérémonie à Saint-Denis, «comme un fardeau dont on est
-pressé de se défaire», avec deux carrosses derrière, une vingtaine de
-pages et une cinquantaine de palefreniers non vêtus de noir, partant
-au grand trot de Versailles à huit heures du soir. Ce fut seulement
-le 7 septembre, après trois mois, que fut célébré, à Notre-Dame,
-le service solennel, la grande pompe funèbre, avec un cénotaphe
-monumental sous un portique à l’antique, et l’accompagnement obligé
-de groupes allégoriques, de vertus entourant l’urne royale, de
-trépieds funéraires, de bas-reliefs, d’écussons dans une flamboyante
-accumulation de girandoles et de lumières.
-
-Une fille, Madame, duchesse d’Angoulême, étant née au jeune couple
-royal qui succédait sur le trône de France à Louis XV le très méprisé,
-tout Paris fut dans la joie. Paris et la France n’avaient alors pour
-Louis XVI et Marie-Antoinette que des sentiments d’affection profonde.
-
-Pour marquer ces sentiments, le bureau de la ville fit allumer des
-feux de joie sur la Grève et, ce qui valait mieux, fit délivrer les
-malheureux, hommes ou femmes, détenus pour mois de nourrice non payés,
-en se chargeant du payement des mois suivants. L’élan était donné; des
-particuliers, pour marquer leur joie, imitèrent la ville, donnèrent des
-dots à des jeunes filles et marièrent des couples, à condition que le
-premier enfant qui en naîtrait s’appellerait Louis ou Antoinette.
-
-[Illustration: LES STALLES DE NOTRE-DAME]
-
-Il y eut _Te Deum_ à Notre-Dame, naturellement, le 26 décembre et
-nouveau feu de joie en Grève. La reine Marie-Antoinette vint à
-Notre-Dame, au commencement de février 1779, remercier Dieu de son
-heureuse délivrance. Les oiseleurs de Paris, suivant une ordonnance du
-grand maître des eaux et forêts, apportèrent sur le parvis quatre cents
-oiseaux qui furent lâchés dans la cathédrale lorsque la reine entra
-pour le _Te Deum_.
-
-Ce jour-là aussi, furent mariées à Notre-Dame cent jeunes filles
-«pauvres et vertueuses», dotées par le roi de 500 livres chacune,
-plus 200 livres pour le trousseau et 12 livres pour la noce, et l’on
-célébra aussi, par ordre de la reine, les noces d’or d’un vieux couple.
-Commencements idylliques d’un règne destiné à une fin si tragique.
-
-Les mariages avaient été célébrés le matin, les cent couples avec
-leurs parents déjeunèrent à l’Archevêché, puis, avant l’arrivée de la
-cour, vinrent se ranger dans la nef pour présenter à Leurs Majestés
-leurs témoignages d’amour et de reconnaissance. La reine s’engagea à
-payer les mois de nourrice des enfants qui naîtraient et à fournir des
-layettes aux mères qui nourriraient elles-mêmes.
-
-En octobre 1781, nouvelles réjouissances pour la naissance du
-dauphin Louis-Joseph, qui mourut en 1789 au moment de l’ouverture
-des Etats généraux, _Te Deum_ et illumination des tours Notre-Dame,
-représentations gratuites à l’Opéra et ailleurs, visite à Versailles de
-délégations des métiers et corporations en costumes de fête, portant
-leurs chefs-d’œuvre ou quelques cadeaux offerts au Roi, visite et
-compliments des dames de la Halle, avec discours et chansons. La joie
-générale se manifeste de toutes les manières, la mode s’en mêle, les
-femmes portent au cou des bijoux en forme de dauphin, et des dauphins
-en boucles de souliers, au centre de rubans où sont brodés les mots:
-«_Vive le Roi, vive la Reine, vive monseigneur le Dauphin..._»
-
-La reine, le 21 janvier 1782, vint à Notre-Dame accompagnée des
-princesses, remercier Dieu de cette naissance. Une gravure du temps
-nous la montre prosternée avec les princesses dans la nef de la
-cathédrale, de chaque côté de laquelle une file de grenadiers suisses
-et de gardes françaises présente les armes, pendant que les tambours
-battent aux champs.
-
-Le 25 mars 1785 naquit un second fils, Louis-Charles, duc de Normandie,
-dauphin à la mort de son frère en 1789, l’enfant du Temple voué à une
-si triste destinée,--tragique et courte s’il mourut vraiment au Temple,
-longue et misérable si, comme certains le croient, comme bien des
-choses permettent de le supposer, il fut enlevé mystérieusement de sa
-prison, pour traîner sa vie dans l’abandon et l’effroyable injustice.
-
-Le 24 mai suivant, Marie-Antoinette vint à Notre-Dame rendre encore
-une fois grâces au ciel. Elle était dans un carrosse à huit chevaux,
-entouré de gardes du corps, le canon des Invalides tonnant pendant
-le trajet. Après le _Te Deum_ à Notre-Dame et les prières à l’église
-Sainte-Geneviève, le cortège royal gagna les Tuileries. Le soir, la
-reine alla souper au Temple.
-
-Le terrible orage qui doit bouleverser la France et l’Europe fait
-bientôt entendre ses premiers grondements, voici l’an 1789!
-
-La Bastille vient de tomber aux premiers coups de tonnerre. Le
-lendemain de l’enlèvement de la vieille forteresse monarchique,
-aussitôt mise en démolition comme la monarchie elle-même va l’être, les
-cloches de Notre-Dame, qui, pendant des siècles, aux grandes journées
-de la monarchie, ont été la grande voix de Paris, sont mises en branle
-pour célébrer la victoire populaire, un _Te Deum_ solennel est chanté
-en l’honneur des vainqueurs de la Bastille.
-
-L’Assemblée a envoyé de Versailles à l’Hôtel de Ville une députation
-de 88 membres pour annoncer que le roi vient d’ordonner l’éloignement
-des troupes de la capitale. Cette députation amenée à Paris par les
-voitures de la cour, voyage au milieu d’une ovation perpétuelle.
-Lafayette et Bailly en font partie, leur vue soulève des tempêtes
-d’acclamations. A l’Hôtel de Ville, l’archevêque de Paris, Monseigneur
-de Juigné, croyant à la réconciliation du roi et de son peuple, propose
-de faire chanter un _Te Deum_ à la cathédrale; aussitôt les 88 députés
-et le bureau de la ville se lèvent pour le suivre à Notre-Dame, mais
-auparavant, par acclamations, ils proclament M. de Lafayette commandant
-général de la milice parisienne, et M. Bailly, non pas prévôt des
-marchands à la place de Flesselles assassiné, mais créant un titre
-nouveau pour une situation nouvelle, maire de Paris.
-
-Les événements vont aller vite maintenant. Dans la nuit du 4 août,
-l’Assemblée, les trois ordres réunis, a voté l’abolition des titres,
-des droits féodaux et de tous les privilèges. Privilèges de villes,
-chartes de provinces sont sacrifiés de même, dans un holocauste
-général sur la proposition de Mgr de Juigné et l’assemblée termine le
-sacrifice en votant un nouveau _Te Deum_ à Notre-Dame, chanté dans la
-journée du 5.
-
-Le 27 septembre 1789 est une des grandes journées de la cathédrale. Il
-s’agissait encore d’une naissance, de quelque chose comme un baptême,
-pour ainsi dire, non d’un enfant royal, mais d’une institution nouvelle
-qui devait faire bien parler d’elle pendant quatre-vingts ans. Ce jour
-eut lieu la bénédiction des drapeaux de la garde nationale de Paris, de
-l’armée citoyenne organisée par M. de Lafayette.
-
-Soixante bataillons, un par district, de cinq compagnies à cent hommes
-chacune, dont une soldée, formée de gardes françaises et de soldats
-passés au service de la ville, une section de canonniers avec deux
-pièces d’artillerie par bataillon. Telle est l’organisation. Pour
-l’uniforme, c’est un habit bleu à revers et parements rouges, une veste
-et une culotte blanches; les grenadiers ont le bonnet à poil, les
-autres le chapeau à trois cornes.
-
-Grand branlebas de tambours dès l’aube du 27 septembre dans tous
-les quartiers de Paris; les gardes nationaux pleins d’ardeur en ces
-premiers jours se réunissent compagnies par compagnies, se forment
-en bataillons à leurs districts respectifs, serrés autour de leurs
-étendards, déjà bénis dans les églises de quartier, et se mettent en
-marche, tambour battant, pour la place de Grève où M. Bailly et la
-municipalité, le marquis de Lafayette et son état-major les attendaient
-pour les conduire à Notre-Dame.
-
-Un immense concours de population a précédé les milices citoyennes
-à la cathédrale et se presse sur tout le parcours, derrière les
-troupes faisant la haie sur le parvis; on acclame M. de La Fayette et
-l’état-major, on salue les drapeaux. Ils sont tous différents, ces
-drapeaux, offerts souvent par quelque riche citoyen ou par les dames
-du district. Chaque district a voulu se distinguer et s’est cherché
-des emblèmes et des devises. Quelques-uns sont blancs, mais pour la
-plupart on les a composés d’une croix blanche laissant aux angles des
-carrés rouges et bleus alternés, c’est-à-dire les vieilles couleurs de
-la ville unies à la couleur royale. Blancs ou tricolores, ces étendards
-portent tous des peintures allégoriques ou des emblèmes au centre,
-des faisceaux d’armes, des canons, des déesses de la Liberté, des
-Bastilles, beaucoup de vaisseaux, l’antique nef de la cité parisienne,
-les emblèmes des trois ordres, des lions, des bonnets de liberté de
-différentes couleurs, etc... On n’en était pas encore à l’unification à
-outrance qui fait semblables, absolument, le drapeau accroché au-dessus
-d’un établissement quelconque, où d’ailleurs il n’a que faire, et
-l’étendard qui mène les régiments aux batailles.
-
-Le district Saint-Gervais a sur son drapeau la Liberté couronnant
-le buste du roi. _Liberté, fidélité_, dit le drapeau du bataillon
-des Capucins Saint-Honoré, donné par Mme la duchesse de Bourbon. Le
-district Saint-Martin a le coq gaulois sur un canon avec cette devise:
-_Je veille pour la patrie._ Le drapeau du district des Barnabites, dans
-la cité, est blanc, avec la couronne royale au centre sur l’initiale
-H. IV, et quatre fleurs de lys aux angles. Sous l’écusson de France le
-district de Popincourt inscrit ces mots: _Un roi juste fait le bonheur
-de tous_; la section de Saint-André-des-Arts a fait de son drapeau un
-immense tableau où, sur des canons, des armes et des boulets amoncelés,
-passe un grand génie portant des palmes, un étendard bleu, une pique
-avec le bonnet de la liberté, au milieu d’une immense gloire dorée.
-_Union, force et vertu_, dit une banderole tenue par un petit génie.
-
-[Illustration: LA BÉNÉDICTION DES DRAPEAUX DE LA GARDE NATIONALE,
-27 SEPTEMBRE 1789]
-
-Le drapeau de la section Saint-Marcel est aussi un tableau, mais plus
-farouche, on y voit un homme du peuple, armé d’une faux, marchant sur
-une forteresse, avec la devise: _Mort ou Liberté_. Le district des
-Filles-Dieu a mis Jeanne Darc dans la croix blanche de son étendard,
-dont le rouge et le bleu sont semés de fleurs de lys; le district de
-Notre-Dame porte A. M. (_Ave Maria_) en lettres d’or, au-dessus de
-deux canons en sautoir; le drapeau du district des Prémontrés de la
-Croix-Rouge est blanc avec une grande croix rouge fleurdelisée. Sur
-le drapeau du bataillon des pères de Nazareth, se voit un hercule
-vainqueur de l’hydre avec ces mots: _Il est enfin terrassé!_... Le
-drapeau du district des Jacobins Saint-Honoré porte l’écusson royal
-avec le sceptre coiffé d’un bonnet rouge. Quelques devises encore:
-_Craindre Dieu, honorer son roi_ (district du Val-de-Grâce);--_Sans
-union point de liberté_;--_La nation, le roi, la liberté, la
-loi_;--_Libre sous un roi citoyen_;--(district de la Jussienne):
-_Courageux, libre, prudent_;--_Sans loix point de liberté_;--_La loi,
-vivre ou mourir pour elle_;--_La liberté fait ma gloire_ (district
-Saint-Magloire);--_N’obéir qu’à la loi_;--etc., etc...
-
-L’un après l’autre, les drapeaux avec des pelotons d’honneur pénètrent
-dans la nef pleine de baïonnettes; l’église où, tout le long des bas
-côtés, des tribunes à gradins ont été construites, est bondée de monde,
-de citoyens et de citoyennes saisis d’une émotion fort compréhensible,
-tous se croyant à l’aube d’une ère nouvelle de douceur et de paix,
-tous les cœurs à l’union, à la concorde. Les musiques militaires,
-les tambours, le bruit des armes mêlés aux chants religieux, aux
-harmonies des orgues portent au comble cette émotion, que l’abbé
-Fauchet surexcite encore par un sermon enflammé. Un à un les drapeaux
-défilent devant le chœur où l’archevêque les bénit, et, pour terminer
-la cérémonie, des salves de mousqueterie roulant sous les voûtes de la
-vieille cathédrale couvrent de leur fracas la grande voix des orgues et
-les acclamations.
-
-[Illustration: CARREFOUR RUE DES MARMOUSETS]
-
-Un mois après, les événements ayant marché,--car on a eu dans
-l’intervalle le repas des gardes du corps, la marche du peuple de
-Paris sur Versailles, l’enlèvement du château, le retour forcé de la
-famille royale à Paris, bien des journées dramatiques,--l’Assemblée
-a décidé, elle aussi, de rentrer à Paris. Où la loger, où trouver un
-local pour ses séances? En attendant que la salle du Manège au Jardin
-des Tuileries soit prête, l’Assemblée vient tenir ses premières séances
-à l’ombre de Notre-Dame dans la grande salle de l’Archevêché. Les états
-généraux de 1789 revenaient au berceau des premiers états généraux de
-Philippe le Bel.
-
-L’Assemblée à l’Archevêché se trouvait fort mal et très à l’étroit;
-cette grande salle était vraiment trop petite pour neuf cents ou mille
-députés, dont un grand nombre ne pouvaient trouver de sièges. L’air y
-devenait rapidement irrespirable. Le premier jour, fâcheux présage, une
-partie de la balustrade d’une galerie régnant autour de la salle tomba
-sur les députés; l’inquiétude était si grande que l’on croyait entendre
-à tout instant des craquements dans le vieil édifice. Enfin le 9
-novembre, l’Assemblée put quitter cette salle incommode et s’installer
-au Manège.
-
-Elle avait pourtant eu le temps, à l’Archevêché, de voter le 2
-novembre, sur la proposition de M. de Talleyrand-Périgord, évêque
-d’Autun, la confiscation des biens du clergé. Elle y vota, en outre, la
-loi martiale contre les attroupements, et un décret prononçant jusqu’à
-_nouvel ordre_ les vacances du Parlement, c’est-à-dire condamnant à
-mort cette antique institution, qui n’osa regimber, et sans essayer de
-résistance descendit au tombeau.
-
-A la fin de l’année 89 éclate l’affaire Favras; le marquis de Favras,
-royaliste énergique, ancien officier des gardes de Monsieur, était
-accusé d’avoir formé un plan contre-révolutionnaire, consistant à faire
-entrer, une belle nuit, dans Paris, des troupes solides, réunies aux
-environs sous différents prétextes, à égorger Lafayette, Bailly et les
-meneurs de la Révolution, enlever le roi pour le conduire en sûreté en
-province.
-
-Favras, traduit devant le Châtelet, qui avait, en attendant la refonte
-de la magistrature, été chargé de poursuivre dans les affaires de
-lèse-nation, se défendit courageusement. Mais sa perte était certaine,
-il fallait une satisfaction aux colères populaires. Crime nouveau,
-juridiction ancienne; avant de tomber à son tour le vieux Châtelet
-des siècles lointains jugea, selon les anciennes formules, avec tout
-l’appareil de la justice d’autrefois, le conspirateur contre la
-nation, et le condamna à être pendu en Grève, après avoir fait amende
-honorable en chemise, une torche ardente à la main, devant le porche de
-Notre-Dame. La sentence reçut son exécution le 19 février.
-
-Le malheureux Favras apparut devant Notre-Dame, garrotté dans un
-tombereau, nu-pieds, vêtu d’une longue chemise blanche par-dessus ses
-habits, avec un écriteau sur sa poitrine portant ces mots: _Favras,
-conspirateur contre l’Etat_. Une torche brûlait à côté de lui. Le
-peuple, dit-on, s’émut à cette vue, il y eut des cris de: _Grâce_,
-aussitôt étouffés par d’autres cris féroces: _A la potence! à la
-potence!_ qui l’accompagnaient depuis la prison.
-
-Le condamné, toujours suivant les anciennes formes, descendit du
-tombereau, se mit à genoux devant le parvis et lut à haute voix son
-jugement et la formule de l’amende honorable. Il ajouta quelques
-mots d’une voix ferme: «Je meurs innocent! Quoique les motifs de ce
-jugement soient faux, j’obéis à la justice des hommes, qui, vous le
-savez, n’est pas infaillible!...» Il demanda ensuite à être conduit à
-l’Hôtel de Ville pour des révélations importantes. A l’Hôtel de Ville,
-Favras, attendant quelque chose, un secours, une intervention, dicta
-son testament de mort, une très longue pièce, où il revenait sur tous
-les détails de son affaire, sans d’ailleurs apporter aucune révélation,
-sans nommer personne. Le peuple s’impatientait cependant; le temps
-coulait, il était huit heures du soir, la place de Grève où clamait la
-foule entassée réclamant son supplicié, était plongée dans l’obscurité,
-malgré ses quelques réverbères, simples lumignons noyés dans le noir.
-Pour remédier à cette obscurité dangereuse, on garnit l’Hôtel de Ville
-de lampions de fête, et l’on compléta cette illumination sinistre par
-quelques lampions autour de la potence, et sur la potence elle-même,
-afin qu’elle fût aperçue de toute la place.
-
-Quand ces préparatifs furent terminés aux cris de: Favras! Favras! le
-condamné fut livré au bourreau; il descendit les marches de l’Hôtel de
-Ville, soutenant le curé de Saint-Paul, à demi évanoui, et marcha vers
-l’échelle derrière le bourreau qui pleurait.--«_Saute, marquis!_» cria
-une voix féroce.
-
-Le roi Louis XVI était tombé malade en mars 1791. Un _Te Deum_,
-chanté à Notre-Dame quand il entra en convalescence, fut le dernier;
-la municipalité, l’état-major de la garde nationale avec douze cents
-soldats citoyens y assistaient, pendant qu’en réjouissance le canon
-tonnait au dehors. Nous avons encore deux années avant d’arriver au 21
-janvier 93.
-
-Le 27 mars 1791, nouvelle solennité religieuse. Les chanoines de Paris
-ont été expulsés peu de jours auparavant; l’archevêque, monseigneur de
-Juigné, a été obligé de s’enfuir; la municipalité installe le nouvel
-évêque de Paris, Gobel. Le peuple est accouru et remplit l’église. La
-municipalité, le directoire du département, les notables, avec une
-députation de l’Assemblée, assistent à la cérémonie. Sur une estrade,
-devant le corps municipal, l’évêque prête le serment à la Constitution,
-le fameux serment qui cause un schisme dans l’Église et dont le refus
-va mettre bientôt les prêtres insermentés hors la loi. Ensuite, Gobel
-consacre neuf autres évêques assermentés. La cérémonie se termine par
-un _Te Deum_ et par une espèce de procession, la municipalité avec un
-détachement de garde nationale conduisant le nouvel évêque dans les
-principales rues de la Cité pour le montrer à ses ouailles.
-
-La cathédrale va traverser une difficile et terrible période. La
-vieille religion est proscrite, les prêtres qui ont refusé le serment
-sont traqués, massacrés dans les prisons ou guillotinés; les églises
-par toutes les villes de France sont supprimées et abattues par
-centaines. Après tant de siècles de gloire l’existence même de la
-cathédrale parisienne est menacée. Après les vandales opérant au nom du
-soi-disant bon goût, de nouveaux vandales vont s’abattre sur elle et la
-mutiler brutalement.
-
-Pour commencer, la statue de Philippe le Bel fut détruite par les
-Marseillais en août 92, et peu après dans la nuit du 22, le Trésor
-contenant les reliques et d’inestimables merveilles d’orfèvrerie fut
-saisi sur un ordre de la Commune par les officiers municipaux de la
-Cité et transporté à l’Hôtel de Ville.
-
-La plupart de ces superbes et historiques objets d’art disparurent:
-portés à la Monnaie, brisés, fondus ou pillés. Quelques débris du
-magnifique Trésor, orgueil de la cathédrale, furent seuls sauvés,
-enlevés au vandalisme par quelques braves gens et restitués après la
-tourmente. Ce sont ces débris revenus à Notre-Dame qui constituent
-le Trésor actuel réunis à d’autres vestiges des trésors de la Sainte
-Chapelle, de Saint-Germain des Prés ou de Saint-Denis.
-
-Offusquée des innombrables statues religieuses des portails et de la
-galerie des rois de Juda, dans laquelle on voyait communément les
-anciens rois de France jusqu’à Philippe-Auguste, la Commune en octobre
-93 prit un arrêté ordonnant leur destruction. Rois et saints devaient
-disparaître sous huitaine.
-
-«Le conseil général, dit le décret de la Commune, considérant...
-qu’il est de son devoir de faire disparaître tous les monuments qui
-alimenteraient les préjugés religieux et ceux qui rappellent la mémoire
-exécrable des rois, arrête que dans huit jours les gothiques simulacres
-des rois de France qui ont place au portail de l’église, seront
-renversés et détruits, etc...»
-
-[Illustration: ÉGLISE SAINT-PIERRE DES ARCIS RUE DE LA
-VIEILLE-DRAPERIE (SOUS LE TRIBUNAL DE COMMERCE)]
-
-Les rois de la galerie de Notre-Dame, qu’ils fussent de France ou du
-royaume de Juda, furent exécutés comme s’ils avaient été en chair et
-en os; on les jeta en bas de leur galerie, on brisa de même une foule
-de statues de saints ou de personnages quelconques, dont quelques-uns
-allèrent servir de bornes dans le faubourg Saint-Jacques. Quoique
-ainsi cruellement mutilée, Notre-Dame eut cependant plus de chance que
-bien des églises qui ont perdu dans la tourmente toute la décoration
-de leurs portails, il se trouva heureusement, même à la Commune, des
-hommes pour protester contre une destruction générale, au nom de
-l’art et en faisant valoir des considérations scientifiques, pour la
-conservation de certaines parties, notamment du zodiaque du portail de
-gauche.
-
-L’astronome Dupuis et le citoyen Anaxagoras Chaumette, procureur de
-la Commune, défendirent assez vivement le portail de Notre-Dame pour
-que la Commune décidât qu’une commission l’examinerait et verrait à
-préserver ce qui lui semblerait digne d’être conservé.
-
-Le citoyen Chaumette, par condescendance philosophique, sauva ainsi
-les statues religieuses du portail, même le Christ et la Vierge, dans
-lesquels il découvrait les mythes du soleil et de la lune présidant
-aux révolutions des mois, mais le terroriste philosophe confisqua
-Notre-Dame pour y installer le culte de la Raison.
-
-Chaumette, le grand prêtre du nouveau culte, voulut donner à son
-installation dans l’ancienne église métropolitaine de Paris,
-débaptisée par décret et devenue le _Temple de la Raison_, un éclat
-tout particulier et, comme on disait alors, effacer par les pompes
-grandioses et saines de la religion philosophique le souvenir des
-vaines cérémonies du fanatisme.
-
-Deux jours auparavant, l’évêque constitutionnel Gobel, accompagné de
-ses vicaires et d’un certain nombre de prêtres, tous le bonnet rouge
-sur la tête, était allé déposer sa démission sur le bureau de la
-Convention et remettre ses insignes. Comme sa cathédrale, cet évêque ne
-reconnaissait désormais plus d’autre culte que celui de la Raison.
-
-Le moment où ces choses se passent, où s’établit cette religion de
-la Raison, prônée par Anacharsis Clootz, _orateur du genre humain_,
-pauvre rêveur destiné à une fournée prochaine, à un autre autel
-révolutionnaire, celui de la déesse Guillotine, c’est, il faut le
-noter, le commencement de novembre 1793. L’exécution de la reine est du
-15 octobre; le matin du 31 octobre, les Girondins ont été conduits à la
-mort, le duc d’Orléans a été guillotiné le 6 novembre. La fête de la
-Raison a lieu le 10 novembre et Bailly doit être exécuté le 11.
-
-[Illustration: L’AUTEL DE LA DÉESSE RAISON A NOTRE-DAME. 1793]
-
-De grands préparatifs furent faits pour la cérémonie, et le chœur de
-la vieille cathédrale étonné reçut une décoration bien nouvelle. A la
-place de l’ancien autel on dressa une estrade en forme de montagne
-couronnée par un petit Temple «d’architecture simple et majestueuse»,
-dit Prudhomme dans le compte rendu de la cérémonie. Sur l’entablement
-de ce temple «sacré» étaient inscrits ces mots: _A la Philosophie_ et
-en avant avaient été installés les bustes «de philosophes qui avaient
-le plus contribué à l’avènement de la République par leurs lumières».
-
-Des draperies blanches enguirlandées de feuillages, de pilier en
-pilier, servaient de fond au «nouvel autel». Sur un angle de rocher
-à mi-côte de la montagne, un petit autel à l’antique supportait une
-espèce de cierge qui était le _Flambeau de la vérité_, enfin au pied
-de la montagne gisait renversée une statue de la Vierge figurant les
-anciennes idoles écroulées.
-
-Pour cette fête de la Raison on ne s’était point contenté d’une
-représentation figurée de la nouvelle divinité, d’une statue
-quelconque, on avait voulu une divinité en chair et en os et le choix
-s’était porté sur une des célébrités de l’Opéra, Mlle Maillard,
-beauté fameuse depuis peut-être assez longtemps déjà, et un peu
-chargée d’embonpoint. Elle était royaliste, paraît-il, et avait été
-menacée déjà par les hébertistes. Des objections et de la tentative
-de résistance qu’elle fit lorsqu’on lui annonça qu’elle était promue
-déesse, Chaumette vint bien vite à bout. «Citoyenne, lui dit-il, si tu
-refuses d’être traitée en divinité, tu ne trouveras pas mauvais qu’on
-te traite en simple mortelle.» Mlle Maillard avait compris et s’était
-décidée.
-
-Des tribunes garnissaient l’église remplie de curieux. Pas de soldats
-ni de milice citoyenne dans la nef; «les armes ne conviennent que dans
-les combats, dit Prudhomme, et non là où des frères se rassemblent pour
-se laver enfin de tous les gothiques préjugés». D’ailleurs beaucoup
-de ces «frères» étaient venus avec leurs piques et leurs sabres de
-sectionnaires.
-
-A dix heures, précédée de tous les membres de la Commune, la déesse
-Raison fit son entrée dans Notre-Dame par le grand portail. Mlle
-Maillard, vêtue d’une robe blanche avec un manteau d’azur, coiffée du
-bonnet phrygien et tenant à la main une pique, était assise sur un
-siège à l’antique, porté sur les épaules de quatre forts de la Halle
-enguirlandés de rameaux de chêne. De chaque côté marchait une théorie
-de jeunes filles vêtues de draperies blanches, les chevelures dénouées
-sous des couronnes de feuillage, danseuses ou figurantes de l’Opéra,
-ayant ainsi leur rôle à jouer dans la cérémonie. Des députations des
-Jacobins et des comités révolutionnaires complétaient le cortège qui
-s’avançait majestueusement dans la nef toute rouge de bonnets phrygiens.
-
-A l’entrée du chœur, le citoyen Chaumette offrit galamment la main à la
-citoyenne Maillard pour descendre de son palanquin et l’aida à monter
-les degrés de sa montagne pour se placer à la cime devant le temple
-de la philosophie, «ce qu’elle fit avec la majesté d’une habitante de
-l’Olympe».
-
-Des chœurs entonnèrent aussitôt l’_hymne à la Liberté_, composée
-par Marie-Joseph Chénier, musique de Gossec. «Cette cérémonie, dit
-Prudhomme, n’avait rien qui ressemblât aux momeries grecques et
-latines, aussi allait-elle directement à l’âme. Les instruments
-ne rugissaient pas comme les serpents des églises, une musique
-républicaine placée au pied de la montagne exécutait en langue vulgaire
-l’hymne que le peuple entendait d’autant mieux qu’il exprimait des
-vérités naturelles et non des louanges mystiques et chimériques.»
-
- Descends, ô Liberté, fille de la nature;
- Le peuple a reconquis son pouvoir immortel.
- Sur les pompeux débris de l’antique imposture,
- Ses mains relèvent ton autel.
- Venez, vainqueurs des rois, l’Europe vous contemple;
- Venez, sur les faux dieux étendez vos succès;
- Toi, sainte Liberté, viens habiter ce temple:
- Sois la déesse des Français.
-
-Puis on vit les jeunes Vestales de la Raison entourer la montagne,
-monter au temple de la Philosophie et en redescendre des flambeaux à la
-main; on les vit, comme dans une sorte de ballet, exécuter quelques pas
-pleins de gravité et faire fumer l’encens devant la déesse impassible.
-
-Les chants, les danses en l’honneur de la Raison s’entremêlaient de
-discours; Chaumette célébra le grand jour qui marquait la fin des
-superstitions et fut très galant pour Mlle Maillard qualifiée «d’_image
-sacrée_, de _chef-d’œuvre de la nature_». L’enthousiasme de la foule
-éclata, les assistants en guise de chants liturgiques firent entendre
-la _Carmagnole_ et les autres refrains révolutionnaires aux voûtes de
-Notre-Dame.
-
-Après avoir pris quelque repos à la sacristie, la déesse Raison reparut
-et reprit sa place sur les épaules de ses quatre porteurs. Comme la
-Convention, en séance dans la salle des Tuileries, n’avait pu assister
-à l’installation du nouveau culte, la déesse Raison daignait se
-déranger pour rendre visite aux législateurs.
-
-Le cortège traversa Paris précédé de tambours et de musiques parmi des
-flots de sans-culottes enthousiastes et de gens attirés par l’étrangeté
-du spectacle. En tête on voyait s’avancer des canonniers portant au
-bout d’une pique «les dépouilles du prince de la Calotte», c’est-à-dire
-les ornements sacerdotaux, la chape et la mitre de l’archevêque.
-
-Arrivées à la Convention, la déesse Raison et ses Vestales furent
-admises aux honneurs de la séance. Chaumette les présenta lui-même à
-l’Assemblée.--«Législateurs! dit-il, le fanatisme a lâché prise! Ses
-yeux louches n’ont pu soutenir l’éclat de la lumière. Aujourd’hui
-un peuple immense s’est porté sous les voûtes gothiques qui pour la
-première fois ont servi d’écho à la vérité... Là nous avons abandonné
-des idoles inanimées pour cette image animée, chef-d’œuvre de la
-nature!»
-
-Et Chaumette d’un beau geste invitait l’Assemblée à contempler cette
-déesse passée de l’Opéra à Notre-Dame. En divinité habituée à la scène,
-la Raison se laissa un instant admirer, puis descendit de son siège et
-sur l’invitation du président Laloy, ci-devant Leroy, monta s’asseoir
-à ses côtés, après avoir été embrassée par lui d’abord, par ses
-secrétaires ensuite, qui n’avaient pas voulu laisser passer l’occasion
-de faire leurs dévotions à une déesse si charmante.
-
-Après quelques discours et la consécration définitive du nouveau culte
-par un décret, l’Assemblée prise d’enthousiasme leva la séance pour
-reconduire la Raison à Notre-Dame et recommencer la cérémonie du matin.
-
-C’était le moment où les profanations des églises tournaient, selon
-l’expression de Louis Blanc, à une véritable orgie. Après Mlle Maillard
-on allait avoir dans les autres églises d’autres déesses Raison tirées
-non de l’Opéra mais des mauvais lieux. Le jour même de la présentation
-de la Raison à la Convention, une autre mascarade avait été reçue par
-l’Assemblée; c’était un détachement de patriotes couverts de chasubles
-et de chapes, portant au bout de leurs piques des ornements d’églises;
-ils venaient de parcourir le département de l’Oise où ils avaient
-pillé les églises, fait tomber les cloches et emprisonné une centaine
-de prêtres; ils rapportaient les produits du pillage, des objets du
-culte, en métaux précieux pour un poids considérable, et demandaient en
-récompense la permission de danser la _Carmagnole_ devant l’Assemblée,
-misérable parade à laquelle la Convention dut consentir et qu’il fallut
-bien applaudir sous la pression des tribunes remplies de leur public
-habituel.
-
-[Illustration: ÉGLISE SAINT-PIERRE AUX BŒUFS, RUE
-SAINT-PIERRE-AUX-BŒUFS (SOUS LE NOUVEL HÔTEL-DIEU)]
-
-Prudhomme racontant la fête de la déesse Raison, termine en félicitant
-les sections de Paris du zèle qu’elles déploient dans le pillage et la
-dévastation des églises, tant de la ville que des environs. Ses phrases
-valent la peine d’être citées: «Chaque section se fait un honneur
-d’aller déposer sur l’autel de la patrie les dépouilles opimes de la
-superstition et la Convention ne sait ce qu’elle doit le plus admirer,
-ou la magnificence des dons, ou le zèle du patriotisme. Les communes
-voisines de Paris grossissent à l’envi ce beau cortège et déjà tout
-le département de la Seine est décatholicisé. Qui pourrait compter
-les immenses richesses de Franciade, ci-devant Saint-Denis, tout ce
-pompeux amas de hochets ridicules, qu’avait enfouis dans les églises la
-stupidité de nos pères, à laquelle on pardonne en riant lorsqu’on voit
-tous les trésors qu’ils ont réservés à nos besoins.»
-
-[Illustration: HENRI IV ALLANT A NOTRE-DAME APRÈS LA REDDITION DE
-PARIS
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Et Prudhomme se contente de réclamer un peu plus de gravité dans
-ces offrandes à la Raison et se demande comment ces hommes «qui
-vouent au mépris la superstition et ses attributs, osent endosser le
-ridicule costume des prêtres en cérémonie, et rappeler les mascarades
-du carnaval en s’affublant d’une chape, d’une dalmatique, d’une
-chasuble...»
-
-[Illustration: MAISON DU CLOÎTRE NOTRE-DAME. 1896]
-
-On allait en voir bien d’autres. On allait voir brûler en place de
-Grève les reliques de sainte Geneviève, avec une masse de précieux
-objets d’arts, stalles d’église, statues, manuscrits; on allait voir
-se multiplier ces mascarades que blâmait Prudhomme et les pilleurs
-d’églises se présenter à la Convention après avoir traîné de cabaret en
-cabaret, sur des ânes couverts d’habits sacerdotaux. Notre-Dame était
-devenu temple de la Raison, mais Saint-Eustache était transformé, avec
-une décoration rustique dans le chœur, des chaumières et des arbres, en
-une espèce de cabaret, fréquenté par les filles, lieu de plaisirs et de
-ripailles où l’on venait rire et boire, après avoir vu le spectacle du
-jour: défilé rue Saint-Honoré, d’une fournée intéressante de condamnés
-du tribunal révolutionnaire, buste ou cendres de grand homme portés au
-Panthéon, fête patriotique, démolition de quelque vestige du fanatisme
-en quelque sacristie...
-
-Stupéfiante époque et étrange peuple. Et les acteurs de ces saturnales,
-ce sont les mêmes gens qui assistaient respectueusement, peu d’années
-auparavant, aux fêtes monarchiques pour la naissance du Dauphin,
-qui suivaient la reine au _Te Deum_ à Notre-Dame et à la procession
-à Sainte-Geneviève, et qui plus tard, la débauche sanglante passée
-et cuvée, reviendront à Notre-Dame, quelques-uns dans le nombre
-comme serviteurs zélés du nouvel Empire, voir passer les pompes du
-couronnement de César...
-
-Le culte de la Raison établi avec des cérémonies théâtrales et
-grotesques à Notre-Dame d’abord, ensuite dans les autres églises de
-Paris, ne devait pas durer longtemps. Six mois après son installation,
-les hébertistes étant tombés, le Moloch insatiable de la place de la
-Révolution dévorait pêle-mêle avec la veuve d’Hébert, avec Lucile, la
-veuve de Desmoulins, avec Arthur Dillon, avec Malesherbes, d’Epréménil,
-Lavoisier et Mme Elisabeth, les apôtres du culte: Anacharsis Clootz
-qui l’avait rêvé, Anaxagoras Chaumette qui l’avait instituée et Gobel,
-l’évêque constitutionnel. Puis le comité de Salut public, c’est-à-dire
-Robespierre, Saint-Just, Carnot, Collot d’Herbois et Billaud Varennes,
-fit rendre le 8 mai (18 floréal) par l’Assemblée _le décret qui
-reconnaissait l’existence de l’Être suprême_. On se préparait à
-célébrer le 8 juin la fameuse fête de l’Être suprême, où Robespierre,
-à son point culminant, tint le premier rôle, où devant le pavillon
-central des Tuileries, dans une grande décoration à la grecque ordonnée
-par David, Robespierre, grand prêtre de l’Être suprême, après un long
-discours où il célébrait l’auteur de la nature et menaçait les vices et
-les tyrans, fit porter la torche sur un groupe d’énormes monstres, le
-_Fanatisme_, l’_Athéisme_, la _Discorde_, l’_Ambition_ et l’_Égoïsme_.
-Les monstres en disparaissant devaient laisser voir triomphante une
-statue colossale de la Sagesse, mais la pauvre Sagesse, cruelle ironie
-des choses, apparut toute barbouillée, complètement noircie par la
-flamme.
-
-Le 12 mai, le comité de Salut public arrête: qu’au frontispice des
-édifices ci-devant consacrés au culte, on substituera à l’inscription
-_Temple de la Raison_ ces mots de l’article 1er du décret de la
-Convention nationale du 18 floréal: _Le peuple français reconnaît
-l’Être suprême et l’immortalité de l’âme._ Le Comité arrête
-pareillement que le rapport et le décret du 18 floréal seront lus
-publiquement les jours de décade, pendant un mois dans ces édifices...
-
-A cette époque, rapporte M. Edouard Drumont dans _Paris à travers les
-Ages_, l’ouvrage aux belles et savantes reconstitutions de M. Hofbauer,
-une partie de Notre-Dame fut transformée en magasin pour recevoir le
-vin saisi dans les maisons des émigrés.
-
-«L’église fut un moment mise en vente. Fait peu connu et parfaitement
-exact, Saint-Simon, le futur fondateur de la religion saint-simonienne,
-fort riche alors grâce à des spéculations heureuses sur les biens
-nationaux, se présenta avec une charrette pleine d’assignats dans
-l’intention d’acheter l’église afin de la démolir. Une formalité
-oubliée empêcha seule l’adjudication.»
-
-La cathédrale ne périt pas, mais les outrages et les dévastations de
-ces dix années de Révolution la laissèrent dans un bien triste état,
-sans cloches, le fameux gros bourdon descendu pour la fonte, mais
-épargné on ne sait comment, l’extérieur mutilé, le chœur et la nef
-dévastés, les chapelles fermées de planches, les principaux monuments
-détruits ou perdus...
-
-
-
-
-[Illustration: L’HÔTEL-DIEU.--PLACE DU PARVIS. 1860]
-
-CHAPITRE XII
-
-LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE)
-
- Splendeurs impériales.--Le Concordat, les fêtes du Sacre.--Le
- Pape à Notre-Dame--Austerlitz.--Les derniers drapeaux à
- Notre-Dame.--Baptême du roi de Rome.--Le retour des lys.--1830.--Le
- sac de l’Archevêché.--Baptêmes princiers, le duc de Bordeaux,
- le comte de Paris et le Prince impérial.--Notre-Dame échappe
- aux incendies de la Commune.--La cathédrale moderne.--Le saint
- Christophe de la nef.--Les quelques monuments échappés aux
- dévastations.
-
-
-[Illustration: TRÔNE DE NAPOLÉON DANS LA NEF DE NOTRE-DAME
-CÉRÉMONIE DU SACRE]
-
-Le siècle est fini, les saturnales sont closes, les églises sont
-rendues au culte constitutionnel, du moins celles qui ne sont pas
-consacrées au culte théophilanthropique, les _Te Deum_ recommencent à
-Notre-Dame,--_Te Deum_ constitutionnels d’abord,--pour les victoires du
-général Bonaparte. Marengo ouvre la série qui va être longue!
-
-César se dresse à l’horizon. Le petit général Bonaparte grandit d’un
-_Te Deum_ à l’autre, et bientôt il va devenir premier consul, consul
-à vie, Empereur; sur l’amas effrayant des ruines accumulées par le
-grand bouleversement, il va redresser pour son usage et caler avec
-des trophées militaires le trône des rois de France, et Notre-Dame
-célébrant le 15 août 1805 la première fête de l’Empereur de la
-République française, verra s’allumer à quarante pieds au-dessus des
-tours illuminées et briller toute la nuit, pour symboliser l’étoile de
-Bonaparte, une étoile de 30 pieds de diamètre encadrant au centre le
-signe du zodiaque sous lequel l’Empereur est né.
-
-Le 18 avril 1802, dimanche de Pâques, proclamation du Concordat, lu au
-son du tambour sur les places de Paris et rétablissement solennel du
-culte catholique par une grande cérémonie à Notre-Dame.
-
-Les membres du Sénat, du Tribunat et du Corps législatif, toutes les
-autorités civiles et militaires, le corps diplomatique et les ministres
-occupent des places réservées dans la nef de la cathédrale. Les trois
-consuls arrivent, à onze heures, dans une voiture traînée par huit
-chevaux, avec des mamelucks galopant en avant en guise de piqueurs,
-et pour escorte un magnifique état-major de généraux et d’officiers
-galonnés sur toutes les coutures. Le canon tonne. Toutes les rues
-pavoisées, garnies de troupes, sont remplies d’une foule immense qui
-ébranle l’air de ses acclamations. Combien d’anciens terroristes dans
-cette foule, combien parmi ces curieux empressés avaient poussé les
-mêmes acclamations aux cérémonies célébrant la destruction de tout ce
-qu’on relevait, aux fêtes de la Raison, ou au triomphe de Marat!...
-
-L’archevêque de Paris, nouvellement installé, Mgr de Belloy, assisté
-des archevêques de Malines, de Tours, de Rouen, de Besançon, de
-Toulouse et de dix-huit évêques, attendaient les trois consuls à
-l’entrée de la nef. Les pompes royales étaient restaurées pour ces
-trois fils de la Révolution. Après avoir reçu l’eau bénite et l’encens
-de l’archevêque, ils gagnèrent sous un dais la place qui leur était
-réservée dans le chœur, à gauche de l’autel, en face d’un autre dais où
-se tenait le cardinal Caprara, légat du pape.
-
-Cette première messe fut dite par le cardinal légat. A l’évangile,
-les archevêques et évêques présents s’avancèrent, appelés l’un après
-l’autre par un secrétaire d’État, et prononcèrent, entre les mains du
-premier consul, le serment suivant: Je jure et promets à Dieu, sur les
-saints Évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement
-établi par la constitution de la République française. Je promets
-aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil,
-de n’entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui
-soit contraire à la tranquillité publique, et si, dans mon diocèse
-ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de
-l’État, «je le ferai savoir au gouvernement».
-
-Le nouveau régime était exigeant, on le voit par cette dernière phrase
-qui allait à transformer les évêques en fonctionnaires de police.
-
-Le cardinal légat entonna le _Te Deum_. Tout était fini. La France
-se croyait rentrée dans la vie régulière des nations, le rideau
-tombait sur la tragédie révolutionnaire, mais le grand drame militaire
-commençait, et toutes ces vagues humaines bouillonnantes soulevées par
-la formidable tempête allaient déborder sur l’Europe.
-
-[Illustration: TRIBUNES DANS LA NEF DE NOTRE-DAME CÉRÉMONIE DU
-SACRE]
-
-Deux ans après, l’Empire est fait. Au nouveau César appuyé sur ses
-légions victorieuses, à Charlemagne ressuscité il faut un pape pour
-faire l’onction sainte sur son front couvert de lauriers. Malgré
-difficultés et résistances, ses négociateurs triomphent, le pape à
-son appel quitte Rome. Il est à Paris dans le cratère du volcan dont
-l’éruption formidable, depuis dix ans, terrifie le monde, dans cette
-ville effrayante qui a décapité roi, reine, princes, et où, si peu de
-temps auparavant, les prêtres étaient traqués et égorgés. Dans cette
-cathédrale, à la place où, dix ans auparavant, trônait Mlle Maillard,
-déesse de la Raison, le pape officie pontificalement et sacre un
-empereur.
-
-Jamais, aux plus beaux jours de la monarchie, l’attente d’un plus grand
-événement n’avait excité une pareille et plus universelle émotion.
-Après le crépuscule tragique de la Révolution couchée dans le sang et
-les larmes, c’était une aurore qui se levait, l’espérance d’un peuple
-haletant et fatigué. Jamais comme pour cette grande journée du 2
-décembre 1804, on n’avait fait pareils et si grandioses préparatifs.
-La cathédrale était bouleversée, une armée d’ouvriers y travaillait
-nuit et jour. On démolissait des maisons blotties au pied des tours
-pour dégager les abords, on réparait hâtivement le plus gros des
-dégâts subis par l’édifice. Tout Paris d’ailleurs était occupé d’une
-façon quelconque par ces préparatifs du sacre, par les mille détails
-d’organisation et de réalisation des splendeurs inouïes rêvées pour le
-cortège et les cérémonies. Jamais, au dire des contemporains, aucune
-solennité semblable ne s’approcha de celle-ci par les magnificences
-déployées, César voulait dépasser les pompes de l’ancienne monarchie,
-les splendeurs des sacres des rois à Reims.
-
-L’attente frémissante, l’émotion, la curiosité étaient telles que l’on
-s’arrachait, à n’importe quel prix, les fenêtres aux étages les plus
-élevés sur le parcours du cortège. Mme d’Abrantès cite une famille qui
-paya 300 francs une fenêtre à un second étage donnant sur le parvis
-Notre-Dame.
-
-La grande journée du 2 décembre est arrivée; il fait un froid sec, mais
-un beau temps; César a le soleil qu’il voulait. C’est le cortège du
-pape d’abord qui défile dans les rues pavoisées et bordées de régiments
-impériaux. Le peuple de Paris regarde passer le pontife avec plus
-d’étonnement et de curiosité que de véritable respect. Sur certains
-points même on rit à l’aspect du porte-croix du pape, monté sur une
-mule et précédant le carrosse selon l’étiquette romaine. En général
-même, c’est surtout le côté théâtral des cérémonies du sacre qui frappe
-la foule; ce qui l’intéresse et l’émeut, c’est le spectacle préparé
-avec tant de soins par le maître lui-même, grandiose metteur en scène,
-soigneux des plus petits détails du décor de la fête, et aussi du
-cérémonial parmi toute cette figuration dorée évoluant autour de lui.
-
-Le Saint-Père après un repas à l’archevêché entre à Notre-Dame où
-éclate l’hymne: _Tu es Petrus_... Le cortège impérial arrive ensuite
-annoncé par le fracas de vingt escadrons de cavalerie commandés
-par Murat. C’est le cortège d’un chef de guerre, une merveilleuse
-marche triomphale. Les grands dignitaires de l’Empire, les hauts
-fonctionnaires de la cour nouvellement installée aux Tuileries
-s’avancent dans de magnifiques carrosses, précédant le char étincelant
-de Napoléon, sur lequel des aigles soutiennent une couronne d’or. Sur
-les flancs du carrosse impérial caracolent les maréchaux, les généraux
-chamarrés, les superbes soldats dont les noms ont retenti déjà dans
-tant de bulletins de victoires, et qui vont pendant douze ans être
-clamés par la bouche des canons à travers l’Europe piétinée.
-
-A Notre-Dame l’édifice disparaît sous les décorations architecturales
-construites pour le sacre, d’immenses portiques pseudo-gothiques
-précèdent le portail chargés de statues, d’attributs guerriers et
-d’écussons du nouvel Empire. A l’intérieur, la décoration est d’une
-richesse inouïe. Trois étages de tribunes ont été installées tout le
-long de la nef et du chœur, un dans les ogives des gros piliers et deux
-dans la galerie supérieure, encadrées d’immenses tapisseries chargées
-d’N, d’aigles et de grands écussons.
-
-Le trône impérial au sommet d’une haute estrade s’adosse au grand
-portail, sous une sorte d’arc de triomphe à la romaine chargé de
-trophées, avec l’inscription sur l’entablement: «Napoléon, Empereur
-des Français. Honneur, Patrie.» Sur les gradins du trône, sur les
-sièges placés latéralement tout le long de la nef sont rangés tous les
-corps de l’Etat en grands costumes, avec manteaux de cour et chapeaux
-empanachés, tous les hauts fonctionnaires et les députés de toutes les
-villes de France. Les costumes civils, les robes rouges et noires des
-juges s’entremêlent aux splendides uniformes militaires. Combien dans
-le nombre d’anciens révolutionnaires apaisés ou repus, de terroristes
-ayant essuyé leurs mains sanglantes, et domestiqués par le maître
-auquel ils vont d’ailleurs sacrifier le sang de vingt générations de
-conscrits, les millions de jeunes hommes ou d’enfants, promis à la
-grande tuerie. Oublions-le.
-
-Ils coudoient de braves gens heureux de voir l’ordre et le calme
-reparaître, ou des émigrés rentrés, fatigués d’errer hors de France,
-des transfuges de l’ancien régime attirés par de grands avantages à la
-nouvelle cour... Tout est neuf ici, uniformes et fonctions, dignités et
-dignitaires. C’est, à ce qu’il semble, une France nouvelle qui surgit,
-poussée avec son jeune empereur sur les ruines sanglantes de l’ancienne.
-
-Les trois étages des tribunes forment comme trois longues guirlandes
-roses autour de l’église, trois guirlandes de bras et d’épaules nues;
-ces trois galeries sont réservées aux dames, toutes en splendides
-toilettes décolletées, étincelantes de colliers et de diamants.
-
-Dans le chœur c’est un ruissellement d’or et de couleurs éclatantes;
-on distingue des lignes rouges, violettes ou blanches, de chaque côté
-jusqu’à l’autel et jusqu’au trône pontifical placé à gauche, il y a un
-rang d’enfants de chœur, deux rangs d’évêques et d’archevêques et deux
-rangs de dignitaires de l’Église. Le spectacle est prestigieux, inouï.
-«Quelle est l’âme, dit Mme d’Abrantès, qui pourra jamais mettre un
-pareil jour en oubli?»
-
-Napoléon et Joséphine salués sur leur passage par une tempête
-d’acclamations, étaient descendus à l’archevêché où l’Empereur se
-revêtit des insignes impériaux. Il entra dans l’église en triomphateur,
-la tête ceinte d’une couronne de lauriers d’or. Devant lui marchaient,
-selon un cérémonial rigoureusement réglé, par groupes séparés, à dix
-pas l’un de l’autre, les huissiers de la cour, les hérauts d’armes,
-les pages, les aides des cérémonies; ensuite venait le groupe des
-hauts dignitaires: le grand électeur, les deux archichanceliers,
-le connétable, douze à quinze maréchaux, portant l’un une couronne
-d’or modelée sur celle de Charlemagne, un autre le glaive, un autre
-le globe, un autre le sceptre, tandis que la queue du lourd manteau
-impérial était portée par des princes. Napoléon s’avançait majestueux,
-le regard planant sur cette multitude dorée, et par delà l’église sans
-doute, sur cette France des anciens rois et des révolutionnaires, de
-Louis XIV et de Robespierre, conquise et domptée, et sur l’Europe
-muette de surprise contemplant de loin le spectacle. Napoléon ayant
-pris place dans le chœur, le grand aumônier, un cardinal et un évêque
-le vinrent prendre pour le conduire à l’autel. Le pape Pie VII lui fit
-les trois onctions sur le front, sur les bras et sur les mains, bénit
-l’épée et la lui ceignit; il remit ensuite le sceptre et avança la main
-pour prendre la couronne et la placer, mais Napoléon qui avait médité
-son coup de théâtre, l’arrêta, prit la couronne et se la posa lui-même
-sur la tête, par un geste où César se dévoilait dominateur de tous. La
-tiare comme tout le reste devait céder à l’épée.
-
-Après l’Empereur, l’Impératrice descendit à son tour du trône et
-s’avança vers l’autel suivie de ses dames d’honneur, de toute la
-constellation des beautés de la nouvelle cour. Les princesses Elisa,
-Caroline Murat, Louis Bonaparte et Julie, femme de Joseph Bonaparte,
-sœurs ou belles-sœurs de Napoléon, portaient la queue du manteau de
-Joséphine, ce qui, on le sait par les mémoires du temps, n’avait
-pas été sans causer de violents orages, les sœurs du héros trouvant
-humiliantes pour elles ces fonctions dans le triomphe de la nouvelle
-impératrice. Mais Napoléon avait brisé toutes les résistances et
-fait clairement voir à ses frères qu’il ne souffrirait pas à côté
-de lui d’opposition de famille, de prince Egalité autour de qui se
-rallieraient les mécontents. Joséphine rayonnait. Quel rêve fantastique
-pour la beauté du Directoire naguère aux expédients, hésitant huit
-ans auparavant à épouser ce petit général qui n’avait que la cape et
-l’épée, jeté à ses pieds par Barras.
-
-[Illustration: MAISON DU CLOÎTRE.--RUE BASSE DES URSINS. 1896]
-
-La cape c’était le manteau impérial, l’épée c’était celle d’un
-nouveau Charlemagne. Joséphine lentement et processionnellement
-s’avança jusqu’à l’Empereur debout près de l’autel à côté du pape,
-et s’agenouilla devant lui, émue à ne pouvoir retenir ses larmes.
-L’Empereur, avec une lenteur et une grâce qui furent remarquées
-de toute l’assistance, posa lui-même la couronne sur la tête de
-l’Impératrice agenouillée.
-
-[Illustration: DÉBRIS DE L’ÉGLISE DE LA MADELEINE.--RUE DE LA
-LICORNE. 1840]
-
-Puis Napoléon et Joséphine traversèrent toute l’église pour regagner
-le trône colossal appuyé au grand portail, et le pape à son tour
-s’avança vers ce trône pour donner sa bénédiction au couple impérial
-en psalmodiant: _Vivat imperator in æternum_.
-
-Une immense clameur répondit au souverain pontife, un cri formidable
-de: Vivent l’empereur et l’impératrice! accompagné aussitôt par le gros
-bourdon de Notre-Dame, par toutes les cloches des églises, par le canon
-tonnant sur les places, en même temps qu’un _Te Deum_ d’actions de
-grâces s’élançait vers le ciel.
-
-La nuit était venue quand la cérémonie prit fin; elle avait duré cinq
-heures. Devant le cortège impérial sortant de Notre-Dame courait
-comme une traînée de feu par les rues qui s’illuminaient. Le carrosse
-impérial marchait au pas dans la flamme, au milieu de cinq cents
-torches... Merveilleuse et fulgurante vision, la France comme la garde
-impériale à Waterloo, allait entrer «dans la fournaise».
-
-«Le dernier roi sacré à Reims, dit M. Edouard Drumont, dort là-bas,
-vers la rue d’Anjou, dans une fosse, remplie de chaux vive.»
-
-Le sceptre de Louis XVI décapité dut passer devant les yeux de bien des
-spectateurs, s’ils avaient le temps de penser devant le déroulement
-inouï des pompes impériales.
-
-Le farouche _Ça ira_ n’éclate plus dans les rues, la populace chante:
-
- Vive, vive Napoléon
- Qui nous baille
- D’la volaille,
- Du pain et du vin à foison.
- Vive, vive Napoléon.
-
-Car les journées de fête pour le sacre et pour la distribution des
-aigles qui se fit le 4 au Champ de Mars, étaient accompagnées, comme
-aux jours d’autrefois, de distributions de victuailles, pain, vin,
-charcuterie, volailles.
-
-Le Saint-Père resta quelques mois à Paris. Pendant son séjour il
-célébra pontificalement à Notre-Dame la fête de Noël et revint
-plusieurs fois pour d’autres cérémonies.
-
-L’ère des _Te Deum_ de victoires était rouverte. Sous les voûtes de
-Notre-Dame allaient sans cesse pendant des années résonner les hymnes
-d’actions de grâces, pendant que la vieille France enrégimentée,
-emportée dans un délire de gloire, ne connaissant plus d’autre outil
-que le sabre et le fusil, débordait par toutes ses frontières, dans
-l’immense champ de bataille, en bataillons et en escadrons tirés de son
-sein sans cesse, sans arrêt jusqu’à l’épuisement final.
-
-C’était la foudroyante campagne d’Ulm et de Vienne, c’était la victoire
-d’Austerlitz arrivant pour l’anniversaire du sacre. Les drapeaux
-conquis ce jour-là furent apportés à Notre-Dame en grande pompe; ce
-furent les derniers; plus tard les trophées sans nombre rapportés par
-les armées furent envoyés aux Invalides.
-
-Victoires sur victoires pendant des années. Les fumées enivrantes de la
-gloire voilent le fleuve de sang qui grossit et s’élargit, voilent les
-haines des peuples qui s’amassent; le canon lointain, hors frontière,
-ne s’entend pas. Par les ogives de Notre-Dame les _Te Deum_ continuent
-à s’envoler pressés les uns après les autres. Napoléon assiste à l’un
-d’eux: celui-là, c’est un _Te Deum_ pour la paix signée à Tilsitt.
-Court entr’acte, les chants d’allégresse pour les batailles vont
-reprendre bien vite.
-
-Autres événements. La femme couronnée à Notre-Dame dans la pompe
-inoubliable du sacre, l’épouse des jours obscurs, n’ayant pas donné
-d’héritier à César qui veut dominer l’avenir comme il a subjugué
-le présent, a été répudiée. La raison d’Etat a forcé l’Empereur à
-sacrifier Joséphine, comme la raison d’Etat force la cour d’Autriche à
-sacrifier l’archiduchesse Marie-Louise.
-
-C’est la propre nièce de Marie-Antoinette, de la reine guillotinée
-dix-huit ans auparavant, que le soldat couronné assied à ses côtés sur
-le trône impérial. Le 2 avril 1810, le mariage religieux a été célébré
-dans le Grand Salon carré du Louvre. Le matin du 20 mars 1811 le canon
-des Invalides annonçait aux Parisiens que les vœux du terrible Empereur
-étaient satisfaits. Napoléon, qu’à travers l’ivresse des victoires
-on sentait peser bien lourd sur le monde, avait un héritier pour le
-colossal Empire bâti avec la chair et le sang d’une génération. Encore
-une fois Napoléon triomphait.
-
-Le 10 juin 1811, à Notre-Dame, avec le même déploiement de faste qu’au
-grand jour du sacre, fut baptisé l’enfant qui avait trouvé dans son
-berceau les adulations de l’Europe et la couronne du roi de Rome, et
-qui devait finir tristement avant l’âge d’homme, étouffé par l’ombre de
-son père et regardé par la cour de Vienne avec amertume comme le fruit
-d’une faute.
-
-Au baptême impérial tous les chefs des royaumes satellites du vaste
-empire, les princes feudataires créés par Napoléon ou entraînés par
-force dans le système napoléonien étaient là rendant leurs devoirs au
-suzerain. Les grands corps de l’Etat, le Sénat, le Corps législatif,
-les hauts fonctionnaires, les maires des grandes villes de l’immense
-Empire remplissaient la nef de la cathédrale. Le grand-duc de
-Wurtzbourg représentait l’Empereur d’Autriche, grand-père de l’enfant,
-parrain, et Madame mère représentant la marraine, la reine de Naples.
-
-Lorsque l’enfant eut reçu l’eau du baptême, l’Empereur le prit des
-mains de sa gouvernante Mme de Montesquiou, et l’élevant au-dessus
-de sa tête le montra à cette foule de rois et de princes, à cette
-assistance chamarrée et resplendissante, à ces représentants de tant
-de peuples divers, comme le maître futur, l’héritier de son sceptre de
-dompteurs de nations.
-
-Après la cérémonie à Notre-Dame, les fêtes à l’Hôtel de Ville où
-l’Empereur dîne la couronne en tête, entouré de rois et de princes. Il
-est au faîte de la puissance, au sommet de la montagne, la tête dans le
-vertige; l’heure de la descente rapide va sonner.
-
-Quelques _Te Deum_ encore pour les hécatombes dernières, puis six mois
-de silence pendant lesquels l’aigle précipité de si haut se débat.
-
-Le sang des derniers et imberbes conscrits de la France épuisée d’un
-effort de vingt années fume dans les plaines de Champagne, et tout à
-coup d’autres actions de grâces s’élèvent vers le ciel pour le retour
-des Bourbons. A peine a-t-on eu le temps de ranger les ornements du
-sacre, les aigles triomphantes couvrant les murs de Notre-Dame pour le
-baptême du roi de Rome, que l’encens et les hymnes s’élèvent vers les
-voûtes pour les Lys retrouvés.
-
-Pauvres lys, antique fleur de France, battue par le farouche ouragan,
-sa tige est bien frêle. Reprendra-t-il sur ce sol chargé de décombres?
-
-Le 12 avril 1814, douze jours après le combat de Clichy et la
-capitulation de Paris, le Parvis Notre-Dame voyait descendre de cheval
-M. le comte d’Artois, qui venait remercier Dieu dans la cathédrale
-avant de gagner les Tuileries à la tête d’un brillant cortège où les
-représentants de la vieille noblesse chevauchaient côte à côte avec des
-maréchaux de l’Empire.
-
-Trois semaines après, c’était un autre cortège et une autre entrée,
-une entrée royale comme jadis, mais bien émouvante celle-ci pour les
-survivants de l’effroyable drame de vingt-cinq ans, pour tous ceux qui
-depuis le commencement avaient pu voir s’en dérouler toutes les pages
-sanglantes. Louis XVIII arrivait à Paris dans une voiture découverte
-traînée par huit chevaux blancs, ayant à côté de lui la duchesse
-d’Angoulême et le vieux prince de Condé. A cheval aux portières du
-carrosse se tenaient le comte d’Artois et son fils le duc de Berry.
-
-Le cortège royal après avoir entendu un _Te Deum_ à Notre-Dame passa
-par le Pont-Neuf, où il fit une station devant la statue d’Henri IV
-nouvellement relevée, et se dirigea ensuite sur les Tuileries au milieu
-d’enthousiastes démonstrations royalistes.
-
-La vieille garde bordait silencieusement les rues. Elle ne bronchait
-pas, tressaillant parfois à la vue de certains maréchaux de l’Empire
-qui galopaient à côté des vieux émigrés. En reconnaissant dans le
-cortège royal Berthier, l’ami personnel de l’Empereur, il y eut
-quelques cris dans la foule: A l’île d’Elbe! à l’île d’Elbe!... et ce
-fut tout: la royauté était rentrée aux Tuileries.
-
-Mais ce n’est encore qu’un entr’acte avant l’épilogue. En attendant
-la dernière secousse du long tremblement de terre, Notre-Dame
-est en deuil. On y célèbre des messes funèbres pour Louis XVI,
-Marie-Antoinette et le petit Dauphin du Temple. Au service funèbre du
-14 mai, Louis XVIII vient à Notre-Dame, avec les empereurs d’Autriche
-et de Russie.
-
-Puis les Cent-Jours, la seconde émigration, Waterloo, et le second
-retour de Louis XVIII qui vient à la cathédrale le 9 juillet assister à
-une messe d’actions de grâces. Le 17 juin 1816 mariage du duc de Berry
-avec Caroline de Naples. Le duc de Berry porte un costume bizarre qui
-veut être à la Henri IV et qui n’est qu’un déguisement troubadour à la
-mode du temps. Quatre ans après le mariage, les funérailles: le duc de
-Berry a été assassiné le 13 février par Louvel et le service solennel
-est célébré à Notre-Dame.
-
-Puis après quelques mois d’attente anxieuse, le trône de France a un
-héritier par la naissance d’un fils posthume du duc de Berry. Comme
-naguère pour le roi de Rome, on attendait anxieusement la salve
-d’artillerie annonçant la naissance. Était-ce un fils, était-ce une
-fille! Au treizième coup on est fixé, c’est un fils, c’est Henri
-Dieudonné duc de Bordeaux, l’enfant du miracle, que Louis XVIII montre
-à la foule d’une fenêtre des Tuileries. Le 3 octobre, le roi et toute
-la cour assistent au _Te Deum_ célébré pour l’heureux événement.
-
-[Illustration: SAC DE L’ARCHEVÊCHÉ. 1831]
-
-Le 1er mai 1821, pendant que Napoléon meurt à Sainte-Hélène, le duc de
-Bordeaux est baptisé à Notre-Dame au milieu d’une allégresse générale;
-la vieille cathédrale fleurdelisée du haut en bas est en fête comme
-pour le roi de Rome, dix ans auparavant, quoique la décoration soit
-moins fastueuse et qu’il y ait moins de rois dans l’assistance.
-Tous les cœurs battent, la chaîne semble renouée entre les deux
-Frances, celle d’autrefois et la nouvelle, sortie du long et terrible
-enfantement. Les poètes chantent. Mais Victor Hugo, poète adolescent,
-célébrant l’allégresse et l’espoir des peuples dans une ode sur le
-baptême, termine tristement:
-
- O rois, victimes couronnées,
- Lorsqu’on chante vos destinées
- On sait mal chanter le bonheur!
-
-L’enfant royal, objet de tant d’espérances, devait après une longue
-existence d’exilé mourir dans l’exil à Frohsdorf, après avoir revu
-en sa vieillesse et pour un instant seulement la terre de France et
-Chambord son berceau.
-
-Notre siècle a encore vu deux autres baptêmes célébrés avec toutes les
-pompes de la puissance dans la basilique parisienne. Encore un fils
-de roi, encore un fils d’empereur à qui semblaient promis sceptre et
-couronne. L’un fut le comte de Paris, baptisé le 2 mai 1841, petit-fils
-du roi Louis-Philippe, fils du duc d’Orléans, héritier du trône posé
-sur les barricades de juillet 1830, héritier plus tard du comte de
-Chambord, et mort pourtant prince exilé en 1894.
-
-L’autre eut un destin plus sombre. C’était le fils de Napoléon III,
-fondateur du second empire, né au milieu d’un renouveau de gloire
-militaire, lorsque retentissait encore le fracas des terribles
-canonnades de Crimée.
-
-Les fêtes du baptême en 1856 sont encore dans le souvenir de bien des
-Parisiens d’aujourd’hui, le bruit des cloches, les salves d’artillerie,
-les défilés des troupes, les cortèges étincelants, les acclamations,
-les fastueuses et triomphantes cérémonies, et depuis longtemps tout
-s’est écroulé, Empire, espérances dynastiques et bien d’autres choses,
-et le prince si fêté en son berceau impérial est allé, à vingt-quatre
-ans de là, périr seul, abandonné dans la brousse sud-africaine, accablé
-sous les zagaies des Zoulous.
-
-La cathédrale à notre époque a traversé aussi des jours d’orage. A
-deux reprises elle a été un instant en danger, en 1831 et en 1871. La
-première année si agitée de la monarchie de Juillet fut marquée par le
-sac et la destruction de l’archevêché, des restes du palais épiscopal
-bâti par Maurice de Sully à la fin du XIIe siècle.
-
-L’ancien palais archiépiscopal alignait sous le flanc sud de la
-cathédrale de grands bâtiments crénelés et appuyés de contreforts,
-précédés d’un jardin en terrasse sur la Seine. La grande salle, dont
-le pignon flanqué de tourelles regardait l’Hôtel-Dieu, avait vu bien
-des cérémonies jusqu’aux premières séances à Paris de l’Assemblée
-nationale de 89. Une haute tour crénelée, donjon du palais, dominait
-ces bâtiments et complétait leur belle physionomie. Au-dessous de cette
-tour se trouvait la chapelle faisant suite au grand corps de logis,
-les jardins avec d’autres bâtiments se poursuivaient ainsi jusqu’au
-terrain Notre-Dame, l’ancienne motte aux Papelards. En 1830, par suite
-de reconstructions au XVIIIe siècle et en 1812, il ne restait plus de
-l’archevêché primitif que cette chapelle.
-
-Le 14 février 1831, le parti légitimiste faisait célébrer à
-Saint-Germain l’Auxerrois le service anniversaire de la mort du duc de
-Berry. Une émeute éclata, l’église et le presbytère furent saccagés.
-Le lendemain, quand tout fut détruit à Saint-Germain l’Auxerrois, les
-émeutiers mis en goût de destruction se portèrent à l’archevêché pour
-continuer leur œuvre.
-
-Ils étaient plusieurs milliers. Pas de troupes pour protéger les
-édifices menacés, les démolisseurs avaient le champ libre. En un clin
-d’œil les grilles donnant sur le quai furent arrachées et le palais
-envahi. Le pillage et la démolition commencèrent; on jetait les meubles
-par les fenêtres, les objets précieux, les archives, les ornements
-d’église et les vêtements sacerdotaux, les livres et les manuscrits,
-les tableaux pêle-mêle étaient entassés dans le jardin, pillés, brisés,
-lacérés ou jetés à la Seine.
-
-La rivière charriait les épaves mobilières, missels, chasubles,
-objets d’art; en même temps la destruction de l’édifice était menée
-régulièrement et impitoyablement, on démolissait les toits, on perçait
-les plafonds, on éventrait les gros murs. Et aucune force armée ne
-venait troubler ce travail de vandales; quelques compagnies de la garde
-nationale en avaient bien montré la velléité, mais repoussées dans
-Notre-Dame par une grêle de moellons, elles avaient assez à faire de
-se maintenir dans l’église. La cathédrale se trouvait donc en grand
-péril; déjà des furieux, montés à la souche de l’ancienne flèche
-démolie quarante ans auparavant, tiraient avec des cordes la croix qui
-s’élevait à la pointe des combles de l’abside.
-
-Enfin, peu à peu, comme c’était le carnaval, un certain nombre
-d’émeutiers étant partis en bandes grotesques, affublés de chasubles,
-d’aubes et de surplis se joindre aux masques des rues, d’autres se
-trouvant fatigués de destruction, le calme se rétablit et la garde
-nationale put prendre possession des ruines abandonnées.
-
-En 1871, le péril eut bien d’autres proportions, tant au moment de la
-Commune triomphante qu’aux journées de mai qui virent son écrasement.
-Le Trésor fut un instant saisi et se trouvait menacé comme en 93.
-Pendant les combats de la semaine sanglante, alors que l’incendie
-organisé dévorait les monuments de Paris, que tout à côté le Palais
-de Justice formait un immense brasier, Notre-Dame eut aussi son
-commencement d’incendie; les fédérés entassèrent les chaises dans la
-nef, versèrent du pétrole dessus et allumèrent ce bûcher. Mais ils
-s’y étaient pris trop tard, les troupes en les débusquant de la Cité
-ne leur permirent pas d’exécuter leur besogne aussi soigneusement
-qu’ailleurs. Le feu couva lentement dans la nef. Un fédéré, que
-les soldats allaient fusiller au Luxembourg, révéla le danger à un
-ecclésiastique qui put arriver à temps à la cathédrale: les flammes
-furent étouffées, l’incendiaire repentant eut sa grâce.
-
-Les journées de juin 1848 avaient coûté à la cathédrale son archevêque,
-Mgr Affre, mort victime de son dévouement en s’interposant dans la
-lutte fratricide, aux barricades du faubourg Saint-Antoine. Mgr Affre,
-seul avec son domestique et un garde national porteur d’une branche
-de feuillage en signe de paix, avait courageusement pénétré dans le
-faubourg et passé la première barricade; au moment où il se préparait
-à parler aux insurgés malgré les balles qui continuaient à pleuvoir,
-une suspension régulière des hostilités n’ayant pu être obtenue dans la
-confusion inexprimable de la bataille, il tomba frappé à mort. On le
-transporta sous une grêle de balles d’une boutique abandonnée dans une
-autre, puis aux Quinze-Vingts; enfin on put le ramener à l’archevêché,
-où il mourut le 27 juin, s’inquiétant seulement, au milieu de ses
-souffrances, des péripéties de l’affreuse lutte.
-
-[Illustration: LA STATUE DE SAINT CHRISTOPHE DANS LA NEF DE
-NOTRE-DAME]
-
-En 1871, un autre archevêque tomba sous les balles. Mgr Darboy ne goûta
-pas les amères joies du sacrifice volontaire, il était prisonnier
-de la Commune, son principal otage. Dans la nuit du 24 mai, une
-bande de fédérés conduits par le membre de la Commune Ferré vinrent
-à la Roquette, le tirèrent de son cachot au milieu des huées et des
-imprécations et le fusillèrent dans une des cours de la prison avec
-l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, trois autres prêtres et le
-président Bonjean.
-
-Dans l’intervalle, en 1856, Mgr Sibour, successeur de Mgr Affre,
-avait aussi péri de mort violente, assassiné par un prêtre fou nommé
-Verger, dans l’église Saint-Etienne du Mont, pendant la neuvaine de
-Sainte-Geneviève.
-
-La cathédrale moderne est malheureusement bien vide aujourd’hui, bien
-nue. Tous les monuments divers qui autrefois rappelaient quelques
-souvenirs grands ou petits ou marquaient quelque particularité ont
-disparu, détruits dans les tourmentes qui passèrent sur le monument, ou
-supprimés par les faux embellissements du XVIIIe siècle. Autrefois, à
-l’entrée de la nef, près du premier gros pilier de droite, se dressait
-une statue colossale de saint Christophe haute de près de dix mètres,
-comme il s’en trouvait jadis dans bien des églises, colosses abattus
-presque partout, mais que l’on rencontre encore par exemple à l’entrée
-de l’église abbatiale de Saint-Riquier dans la Somme. Le bon saint
-géant était représenté un bâton à la main, les jambes dans l’eau d’un
-torrent qu’il traverse en portant l’enfant Jésus à califourchon sur ses
-épaules.
-
-[Illustration: L’ARCHEVÊCHÉ AU XVIIIe SIÈCLE]
-
-Ce saint Christophe était un vieux souvenir des révolutions
-parisiennes. En 1413, quand Armagnacs et Bourguignons
-s’entr’égorgeaient, essayaient de s’arracher la personne du Dauphin
-et la possession de Paris, la ville étant aux mains de la faction
-cabochienne, le prévôt de Paris, Pierre des Essarts, brouillé avec le
-parti de Bourgogne, avait été obligé de s’enfuir à Cherbourg; il s’en
-revint secrètement avec une troupe de chevaliers et put se glisser
-dans la Bastille Saint-Antoine, espérant être soutenu par le parti
-armagnac. Mais Paris s’émut de ce retour, les partisans de Bourgogne,
-conduits par Jacqueville, capitaine de Paris, les bouchers de Caboche
-exaspérés se portèrent en grand tumulte sur la Bastille. Assailli par
-d’innombrables bandes, Pierre des Essarts n’osa résister et capitula,
-Pierre des Essarts et son frère Antoine furent emprisonnés d’abord au
-Louvre, puis à la Conciergerie.
-
-[Illustration: CAMPEMENT DES TROUPES A NOTRE-DAME EN MAI 1871]
-
-Le duc de Bourgogne leur avait garanti formellement la vie sauve,
-mais la Commune cabochienne, emportée à tous les excès, ne tint aucun
-compte de la capitulation et fit faire le procès du prévôt. Pierre
-des Essarts, condamné à mort, fut attaché sur une claie derrière la
-charrette du bourreau et traîné du Palais jusqu’au Châtelet et aux
-Halles. Il s’attendait en route à être enlevé au bourreau, soit par les
-amis qu’il avait dans le peuple, soit par Jean sans Peur lui-même, mais
-aucun secours n’advint et le bourreau lui trancha la tête devant les
-Halles sans que nul ne bougeât.
-
-Le frère du prévôt, Antoine des Essarts, était resté en prison
-s’attendant à un prompt trépas; une nuit, dans son triste sommeil de
-condamné, il rêva que saint Christophe ayant brisé les grilles de son
-cachot, l’emportait dans ses bras, et il fit vœu, s’il se tirait des
-mains des Bourguignons, d’ériger au saint une statue colossale dans la
-nef de Notre-Dame.
-
-Délivré dans le mouvement de réaction suscité par Juvénal des Ursins
-qui brisa la tyrannie cabochienne, Antoine des Essarts n’oublia pas
-son vœu. Il érigea dans Notre-Dame un grand saint Christophe, taillé
-dans la pierre. Un autel sur lequel on disait la messe à la fête du
-saint se trouvait à côté, ainsi qu’une figure du chevalier agenouillé,
-accompagnée de cette inscription:
-
-_C’est la représentation de noble homme messire Antoine des Essarts,
-chevalier, jadis sieur de Thierre et de Glatigny, au val de Galie,
-conseiller, grand chambellan du roi nostre sire Charles VI de ce nom,
-lequel fit faire cette grande image en l’honneur et reverence de M.
-saint Christophe en l’an 1413. Priez Dieu pour son âme._
-
-Le grand saint Christophe fut abattu en 1786 par ordre du chapitre, qui
-déjà avait fait enlever bien des monuments du moyen âge dont son faux
-bon goût s’offusquait.
-
-Des nombreuses statues d’évêques élevées sur des piliers ou couchées
-sur des dalles funéraires qui se voyaient jadis dans le chœur, sur
-le pourtour ou dans les chapelles de la nef, des images de rois, des
-statues tombales ou des pierres funéraires de princes et princesses,
-des innombrables pierres tombales à effigies gravées, à curieuses
-inscriptions, qui pavaient littéralement le monument, rien, ou presque
-rien n’est resté. Une statue tombale, celle de l’évêque Simon Matifas
-de Bucy, de 1304, et une pierre tombale du chanoine Etienne Yver,
-mort en 1467, où l’on voit le chanoine, à moitié dévoré par les vers,
-mené du tombeau au paradis par son patron saint Etienne et saint Jean
-l’Évangéliste, voilà tout ce qui se retrouve aujourd’hui dans la
-cathédrale vide.
-
-Parmi les anciens monuments funéraires des chapelles, il faudrait citer
-à part, parce que leurs débris ont été recueillis par des musées, ceux
-des Gondi dans la chapelle d’Harcourt, où se trouvaient les mausolées
-avec statues du maréchal duc de Retz, de François de Gondi Ier,
-archevêque de Paris, et du cardinal de Retz son neveu, le coadjuteur de
-la Fronde,--et les monuments des Ursins dans la chapelle Saint-Rémy, où
-se voyaient les statues agenouillées de Jean Juvénal des Ursins, baron
-de Tresnel, mort en 1431, et de Michelle de Vitry, sa femme, morte en
-1451.
-
-A côté des effigies de pierre des chefs de famille et de trois tombes
-de cuivre érigées à trois de leurs enfants, il y avait encore un très
-remarquable tableau attribué à Jehan Fouquet et maintenant au Louvre,
-représentant Jean Juvénal des Ursins et sa femme avec leurs onze
-enfants.
-
-Ce sont là quelques morceaux sauvés du désastre; tout le reste, vieux
-souvenirs, œuvres d’art, statues et dalles, tout a disparu. «Les
-architectes du roi Louis XIV, dit M. de Guilhermy, furent les premiers
-à porter la main sur les sépultures du chœur pour substituer aux
-tombes des évêques et des grands de la terre, une mosaïque dont la
-riche contexture n’est faite que pour la distraction des yeux. On fit
-alors, avec une certaine apparence de respect et de convenance, ce que
-firent plus tard les révolutionnaires dans l’accès de la fureur.» Bien
-plus coupables certainement, ces vandales du faux bon goût, que les
-ignorants qui, dans les instants d’égarement ou de frénésie politique,
-s’en prennent brutalement aux monuments.
-
-[Illustration: LES TABLEAUX DES ORFÈVRES ET LES DRAPEAUX DANS LA
-NEF DE NOTRE-DAME. XVIIIe SIÈCLE]
-
-Dans tous les cas, la part de ces démolisseurs des XVIIe et XVIIIe
-siècles, des chanoines et des évêques désireux d’embellir leur église,
-dans les destructions commises à Notre-Dame de Paris, est bien plus
-grande que celle des révolutionnaires. Outre le jubé, l’ancien
-maître-autel, la clôture du chœur et les innombrables monuments ou
-dalles funéraires, ne détruisit-on pas, froidement et régulièrement,
-en 1751, tous les splendides et flamboyants vitraux anciens pour
-les remplacer par du verre blanc, relevé seulement de bordures
-fleurdelisées!
-
-A cette époque, selon l’expression de Viollet le Duc, on _rabotait_
-l’église extérieurement pour enlever les moulures et sculptures, les
-gargouilles et les figures accrochées aux pierres, toute la vivante
-et grouillante décoration gothique. L’architecte Soufflot, en 1771,
-sur l’invitation du chapitre, s’en prit à la façade et entailla sans
-pitié le portail du milieu, faisant sauter le pilier central, découpant
-à travers les sculptures du Jugement dernier une ogive baroque, pour
-permettre aux plumes dont on surchargeait le dais, de passer aux
-grandes processions.
-
-Aux deux siècles derniers, on voyait tout le long de la nef une série
-de grands tableaux représentant les actes des apôtres suspendus
-au-dessus des gros piliers; ils avaient été offerts par la confrérie
-des orfèvres en remplacement d’un mai de charpente historiée et
-enluminée, que les orfèvres avaient antérieurement pour coutume de
-présenter chaque année devant le grand portail de Notre-Dame, le 1er
-mai, à minuit.
-
-La flèche ancienne, haute de 104 pieds du comble de la nef au coq
-surmontant la croix, fut démolie aussi en 1793, mais il ne faudrait pas
-mettre cette destruction au compte déjà si chargé du vandalisme, car il
-paraît qu’on l’abattit parce qu’elle menaçait de tomber toute seule.
-
-Elle était du XIIIe siècle, ayant été érigée en même temps que cette
-grande charpente du comble si puissante et si magnifique qu’on appelle
-la _Forêt_. La flèche actuelle si élégante et si fine, plus décorée que
-l’ancienne et accompagnée de nombreuses figures d’anges, a été élevée
-vers 1856 par Lassus et Viollet-le-Duc.
-
-[Illustration: ÉGLISE SAINT-LANDRY]
-
-
-
-
-[Illustration: LE COCHE D’EAU ARRIVANT AU PORT SAINT-PAUL. XVIIIe
-SIÈCLE]
-
-CHAPITRE XIII
-
-LES PONTS DE LA CITÉ
-
- Pont aux Changeurs.--La Hanse des marchands.--Les maisons et
- moulins des ponts.--Inondations et débâcles de glaces, écroulements
- et incendies.--Le pont aux Meuniers.--Incendie des ponts au
- Change et Marchand.--Le quai de Gèvres.--Le Petit-Pont et le
- Petit-Châtelet.--La planche Mibray et le pont Notre-Dame.--Passage
- de princes et princesses.--La pompe Notre-Dame.--Le pont
- Saint-Michel.--Les dernières maisons des ponts en 1809.--Les ponts
- de l’Hôtel-Dieu.
-
-
-[Illustration: LES MOULINS DES PONTS]
-
-Pendant des siècles, aux temps lointains et obscurs, l’île de la Cité
-n’eut pour communiquer avec ses rives que deux ponts, amarres de la nef
-symbolique de Lutèce, le Petit-Pont au sud et le Grand-Pont au nord.
-Jusqu’à notre époque, on a considéré notre pont au Change comme le
-successeur direct du Grand-Pont de la vieille Lutèce. Nous avons noté
-les doutes que de nos jours des érudits et des chercheurs ont émis sur
-cette filiation, voulant voir dans le pont Notre-Dame le représentant
-du grand pont gallo-romain.
-
-Le pont Notre-Dame du moyen âge a pu avoir des ancêtres; il n’est point
-extraordinaire que Paris, renaissant et grandissant après les Normands,
-ne se soit point contenté d’une seule communication avec sa rive
-droite, mais l’existence du Petit-Châtelet au bout du Petit-Pont et du
-Grand-Châtelet, à la tête du Grand-Pont, semble bien indiquer que là
-était le grand passage, la voie importante et principale. Donc, tenons
-pour bonne, sauf preuve complète et définitive, l’ancienne et constante
-tradition. Le pont au Change, c’est le fameux Grand-Pont de Paris
-maintes fois tombé, écroulé ou brûlé. Au commencement du XIVe siècle,
-on constate l’existence d’un pont de Bois ou d’une passerelle à moulins
-sur l’emplacement du pont Notre-Dame. Une autre passerelle existe aussi
-un peu plus loin, à peu près à la hauteur du pont de la Tournelle,
-donnant accès à l’île Notre-Dame, actuellement Saint-Louis, alors
-coupée en deux par une fortification doublée d’un fossé, complétant la
-défense de la Seine entre les deux parties de l’enceinte. A la fin du
-même siècle se construit le premier pont Saint-Michel, qui venait au
-sud suppléer à l’insuffisance du Petit-Pont, pour les communications
-avec la rive gauche.
-
-Au commencement du XVIe siècle, nous trouvons un pont de plus, le pont
-aux Meuniers, qui double le pont au Change sous les tours du Palais;
-encore ne servit-il d’abord qu’aux meuniers ses propriétaires. Enfin le
-Pont-Neuf, superbe pont monumental, se construit lentement pendant les
-guerres de la Ligue et donne à cette pointe de la Cité sa physionomie
-définitive.
-
-La première partie du XVIIe siècle voit naître l’île Saint-Louis, avec
-les ponts Marie au nord et de la Tournelle au sud, avec le pont Rouge,
-qui sert d’attache ou d’amarre si l’on veut pour l’île Saint-Louis, à
-la suite de la Cité, gabarre à la remorque du grand navire parisien.
-
-Ensuite viennent le pont au Double ou de l’Hôtel-Dieu, servant de lien
-entre les deux parties du grand hôpital à cheval sur les deux rives,
-le pont Saint-Charles, et un autre pont Rouge, le pont de Bois, jeté
-sous Louis XIV à la place du bac servant aux communications entre les
-Tuileries et la Grenouillère sur la rive gauche.
-
-Les autres ponts sont modernes et nés à peu près tous dans le courant
-de notre siècle.
-
-Le Grand-Pont établi en bois depuis des siècles, brûlé ou enlevé par
-les eaux plusieurs fois, dut commencer à se charger de maisons vers le
-XIe siècle. Des moulins tournaient sous les arches; aux maisons des
-meuniers s’ajoutèrent des ateliers d’orfèvres, puis une ordonnance de
-Louis VII, en 1141, y établit les boutiques de changeurs, et peu à peu
-le Grand-Pont devint le pont aux Changeurs. A cette époque, l’étroit
-passage, serré entre deux rangs de petites maisons, seule communication
-de la Cité avec les faubourgs du nord, est animé par le va-et-vient
-incessant des cavaliers et des piétons, des marchands amenés par leurs
-affaires, des flâneurs attirés par les boutiques. On trouve là non
-seulement les riches changeurs, presque tous Lombards faisant le
-commerce de l’argent et la banque, mais encore des orfèvres et autres
-artisans travaillant surtout les métaux précieux.
-
-Une seule arche servait à la navigation, la grande arche du milieu;
-elle était réputée propriété de la _Hanse des marchands_, la fameuse
-compagnie des marchands parisiens, dont les innombrables flottilles
-cabotaient incessamment tout le long de la Seine, grande voie du
-commerce d’alors, et se pressaient en rangs serrés aux ports de
-Paris. L’arche marinière comme la rivière, se trouvait donc sous la
-juridiction du prévôt des marchands, les autres arches étaient la
-propriété des chanoines de Notre-Dame, avec leurs moulins.
-
-Ces moulins nuisaient à la solidité du pont pendant les crues d’hiver,
-aux mauvais jours de la rivière. A une certaine époque, ils durent être
-supprimés, malgré les protestations des chanoines, et placés un peu
-plus en aval. Leur réunion en travers du fleuve, un peu au-dessous de
-la tour de l’Horloge, fit naître le pont aux Meuniers, frère jumeau du
-pont aux Changeurs. Primitivement, ce n’était qu’une simple passerelle
-reliant les moulins et servant uniquement aux Meuniers.
-
-Le pont aux Changeurs était aussi le pont aux Oiseliers; les marchands
-d’oiseaux avaient obtenu le privilège de s’y établir et d’accrocher
-leurs cages sous les auvents des boutiques des changeurs, malgré toutes
-les réclamations de ceux-ci, à charge de fournir pour les entrées
-royales les oiseaux destinés à être lâchés en signe de liesse, au
-passage des rois et reines.
-
-Les grands événements de l’histoire des ponts de Paris, ce sont
-les chutes et ruptures, ce sont les inondations et les incendies.
-Combien de fois les crues de la Seine ou les débâcles des glaces
-emportèrent-elles quelques arches des ponts de pierre ou de bois,
-avec les maisons qui étaient dessus et les moulins qui tournaient
-au-dessous, combien de fois le feu ne les endommagea-t-il pas!
-
-A la fin de décembre 1206, une grande inondation emporta les ponts,
-le Grand et le Petit, détruisit moulins et maisons, causant de graves
-dégâts autour du Châtelet et dans la Cité, dont les basses rues furent
-envahies par les eaux. On ne circulait plus qu’en bateau à travers les
-maisons écroulées ou baignées à une grande hauteur. Ce fut un vrai
-désastre. On vit alors l’abbé de Saint-Denis et ses prêtres portant
-les saintes reliques venir implorer la clémence divine à la tête d’une
-grande procession de fidèles marchant pieds nus.
-
-D’autres grandes inondations en 1280 et 1396, au cours d’hivers
-terribles, causèrent les mêmes désastres en 1296. La Seine emporta
-encore le Grand-Pont, alors, à ce qu’il semble, récemment reconstruit
-en pierres; elle enleva le Petit-Pont et causa de graves dégâts au
-Petit-Châtelet. Sur les piles du Grand-Pont, restées comme des îles au
-milieu des eaux tourbillonnantes, quelques maisons étaient restées,
-il fallut aller avec des bateaux au secours de leurs habitants ainsi
-bloqués et leur porter des vivres.
-
-[Illustration: L’ARCHE POPIN. 1830]
-
-Dans le courant de l’hiver rigoureux de 1408, trois mois après
-l’assassinat du duc d’Orléans, après les grandes neiges et les grandes
-gelées, la débâcle causa de graves désastres à Paris. Les immenses
-glaçons charriés par la Seine arrivant avec un bruit formidable sur
-les ponts, s’empilaient sous les arches, ébranlaient de leurs chocs
-formidables et répétés les piles et les charpentes. Après deux jours
-de cet assaut, le Petit-Pont et le pont Saint-Michel, celui-ci alors
-qualifié Pont-Neuf, s’écroulèrent dans le fleuve avec toutes leurs
-maisons; le pont au Change résista mieux; il perdit seulement quatorze
-maisons de changeurs, lesquelles ébranlées par les coups répétés, ayant
-leurs étais de charpente brisés ou emportés, finirent par s’écrouler
-parmi les glaçons.
-
-[Illustration: LA POMPE NOTRE-DAME. 1860]
-
-Les registres du Parlement cités par Dulaure donnent d’intéressants
-détails sur cette débâcle de 1408. Ils annoncent à la date du 31
-janvier l’interruption des séances du Parlement au Palais. Le passage
-des ponts étant coupé, les magistrats, dans l’impossibilité de gagner
-leurs Chambres, s’en allèrent siéger à l’abbaye de Sainte-Geneviève.
-On y voit que les «grandes et horribles glaces commencèrent le 30
-janvier à descendre et couler par les ponts de Paris et par spécial par
-les petits ponts et non sans cause; car puisque la saison et le temps
-ont été si froids, et a eu des gelées, puis la Saint-Martin dernière
-passée, et par spécial a été telle froidure et si aspre par les deux
-lunaisons dernières passées, que nul ne pouvoit besoigner. Le greffier
-même combien qu’il eust pris feu de lez lui en une pellette pour garder
-l’ancre de son cornet de geller, toutes voies l’ancre se gellait en sa
-plume, de deux ou trois mots en trois mots, et tant que enregistrer ne
-pouvoit; et que par icelles gellées eussent été gellées les rivières,
-et en spécial la Seine, tellement que l’on cheminoit et venoit et
-alloit et l’on menoit voitures par-dessus la glace, et que eusse été
-si grande abondance de neiges que l’on eust vu de mémoire d’homme, et
-tant qu’à Paris avait grande nécessité tant de bois que de pain pour
-les moulins gellés, se n’eust été des farines que l’on y amenait des
-pays voisins, et que lesdites gellées, glaces et froidures se fussent
-amodérées dès le vendredi dernier passé, pour la nouvelle conjonction
-lunaire, et que les glaces se fussent dissolues par parties et glaçons.
-Iceux glaçons, par leur impétuosité et heurt, ont aujourd’hui rompu et
-abattu les deux petits ponts (le Petit-Pont et le pont Saint-Michel);
-l’un était de bois, joignant le Petit Châtelet, l’autre de pierre,
-appelé le _Pont-Neuf_ qui avait été fait puis vingt-sept ou vingt-huit
-ans, et aussi toutes les maisons qui étoient dessus, qui estoient
-plusieurs et belles, en lesquelles habitoient moult ménagiers de
-plusieurs estats et marchandises et mestiers, comme taincturiers,
-escrivains, barbiers, couturiers, esperonniers, fourbisseurs,
-frippiers, tapissiers, chasubliers, faiseurs de harpes, libraires,
-chaussetiers et autres... N’y a eu personnes périllées, Dieu merci».
-
-Bien des fois les débâcles, à la fin des hivers, ou les inondations
-à la suite des grandes pluies, firent courir les mêmes dangers au
-vieux pont au Change. On voyait la Seine grossir, couvrir les ports,
-escalader les berges et se répandre par les rues; presque chaque année,
-elle montait jusqu’à la Croix de la Grève, située au milieu de la
-place devant la maison de ville, et elle couvrait complètement l’île
-Notre-Dame (maintenant Saint-Louis). On faisait alors des processions,
-on sortait les reliques et l’on surveillait les charpentes des ponts.
-
-L’inondation de 1497 fut particulièrement désastreuse, l’eau monta
-jusqu’à la Croix de la place Maubert et vers le pont Saint-Michel, vint
-jusque dans la rue Saint-André-des-Arts. On ne communiquait sur bien
-des points que par bateaux. Auprès du pont au Change, le Grand-Châtelet
-et Saint-Leufroy formaient presque une île, la Seine remplissait la
-Vallée de misère et tournait par les rues basses autour du Châtelet.
-Pour demander la cessation du fléau, les processions et les reliques
-sortirent, la châsse de Sainte-Geneviève fut amenée processionnellement
-à Notre-Dame, pour une messe solennelle, et reconduite ensuite jusqu’à
-l’abbaye par l’évêque accompagné de tout le chapitre.
-
-Le terrible écroulement du pont Notre-Dame, en 1499, avait fait
-porter l’attention sur les charges énormes que l’on imposait aux
-ponts, aux maisons campées en deux files sur chaque côté, maisons
-de plus en plus hautes, et qui se surchargeaient de plus en plus
-d’annexes, «loges et chambrettes» plantées en encorbellement sur ces
-maisons déjà encorbellées sur les piles. On voit, en février 1516,
-le Parlement ordonner une enquête sur la solidité du pont au Change,
-enquête contradictoire entre les maîtres des œuvres de Paris et les
-représentants des orfèvres et changeurs, qui élevaient ces annexes
-aux dépens de la solidité du pont. Des charpentiers et maçons jurés
-déclarèrent que le pont au Change, si l’on n’y remédiait promptement,
-devait avant peu de temps s’écrouler; mais, par manque d’argent, malgré
-tous les fâcheux pronostics, on ne fit rien ou presque rien; le pont
-resta à peu près comme il était, chargé et surchargé.
-
-Le pont aux Meuniers, son voisin si proche, ne portait qu’un rang
-de maisons; la passerelle établie le long de ces maisons en amont,
-après avoir longtemps servi seulement aux meuniers, fut ouverte aux
-piétons au XVIe siècle, pour décharger un peu le pont au Change, et
-des boutiques aussitôt s’installèrent dans les maisons tout le long du
-passage. La solidité laissait pourtant à désirer, l’événement le prouva
-bien vite.
-
-L’hiver de 1596 fut mauvais pour Paris; à la fin de décembre, la Seine,
-très grosse, devint menaçante pour les ponts. Le pont aux Meuniers
-garni de roues de moulins sur toute sa longueur, avec une seule arche
-libre pour la navigation, fatiguait beaucoup; le courant, irrité contre
-cet obstacle, frappait, en écumant, les poutres innombrables et les
-carcasses des moulins.
-
-Le 22 décembre, vers six heures du soir, ébranlé à la longue par
-l’attaque incessante du flot, le pont aux Meuniers secoué d’horribles
-craquements, oscilla quelques instants et, détaché de ses pilotis par
-une dernière secousse, sembla partir au fil de l’eau, puis brusquement
-s’affaissa dans le courant avec un fracas épouvantable. Moulins,
-maisons, boutiques, tout fut balayé par l’eau tourbillonnante, emporté
-avec les habitants parmi les poutres lancées comme des fétus de paille.
-
-On devine la stupeur produite par la catastrophe, l’effroi des voisins
-du pont au Change qui, de leurs demeures menacées également, pouvaient
-suivre l’horrible drame, l’émoi des riverains accourus au bruit
-formidable de la chute, aux cris des victimes que le grondement de
-la rivière ne couvrait pas tout de suite. Malgré le danger des pieux
-lancés par les eaux comme des béliers, de courageux mariniers sautaient
-dans des barques pour se porter au secours des quelques malheureux qui,
-restés accrochés aux ruines du pont, hurlaient de terreur, à toute
-minute sur le point d’être emportés comme les autres. Le lieutenant
-civil et les magistrats s’efforçaient de prendre les mesures les plus
-urgentes pour limiter autant que possible le désastre.
-
-Tout de suite on envoya des soldats vers la porte de Nesle et au
-pont de Saint-Cloud pour arrêter au passage les épaves du sinistre,
-recueillir les meubles roulés par la rivière, et l’on fit évacuer
-bien vite les maisons du pont au Change. Dans l’obscurité, au bruit
-formidable de la rivière, les malheureux habitants qui sentaient le sol
-trembler sous leurs pieds se hâtaient d’empiler leurs meubles, leurs
-objets précieux, sur des charrettes, sur tous les véhicules possibles
-pour aller chercher un abri sur la terre ferme. C’était un désordre
-inexprimable dans l’obscurité de la nuit, heureusement des postes
-avaient été placés aux extrémités du pont afin d’arrêter les voleurs
-et les gens de sac et de corde accourus, toujours prompts à se glisser
-dans les tumultes pour en tirer profit.
-
-Après la catastrophe on se querella dans l’enquête faite par le
-Parlement pour rechercher ses causes. On prétendit que la faute
-en revenait au chapitre de Notre-Dame qui ne veillait point aux
-réparations nécessaires et s’opposait aux visites des maîtres des
-œuvres du roi.
-
-L’événement avait fait environ cent cinquante victimes. «On remarqua,
-dit l’Estoile, que la plupart de ceux qui périrent en ce déluge étaient
-tous gens riches aisés, mais enrichis d’usures et pillages de la
-Saint-Barthélemy et de la Ligue.»
-
-Quelque temps après la terrible fin du pont aux Meuniers, Charles
-Marchand, capitaine des archers de la ville, obtint des lettres
-patentes l’autorisant à bâtir à ses frais un nouveau pont à
-l’alignement de la voûte de passage du Grand-Châtelet, en tirant droit
-sur la tour de l’Horloge.
-
-[Illustration: LA FOURCHE DU PONT AU CHANGE. XVIIIe SIÈCLE]
-
-Le capitaine Marchand, malgré ses lettres patentes, eut à compter avec
-les difficultés créées par le maître de la voirie et avec l’opposition
-du chapitre de Notre-Dame, propriétaire de l’ancien pont; mais tout
-finit par s’arranger et les travaux purent commencer en août 1599.
-Le roi avait exempté de tous droits les matériaux nécessaires à
-la construction et même fourni dans l’Arsenal un emplacement pour
-emmagasiner ces matériaux.
-
-Le pont Marchand en 1609 était achevé, il formait une rue large
-de six mètres que bordaient deux rangées de trente maisons à deux
-étages, réunies entre elles au-dessus de la rue par des tirants
-allant de chaque pignon à celui qui lui faisait face. Les maisons
-étaient uniformes, elles étaient désignées chacune par une enseigne
-particulière, un oiseau peint sur la façade: le merle blanc, le coucou,
-le rossignolet, le coq hardi, le coq héron, le grand duc, le pélican
-blanc, la chouette, etc., ce qui fit donner couramment au pont le nom
-de pont aux Oiseaux, au grand déplaisir du capitaine Marchand, autorisé
-par les lettres royales à baptiser l’œuvre de son nom, ce qu’il n’avait
-pas manqué de faire au moyen d’un distique latin gravé à chaque
-extrémité sur une plaque de marbre.
-
-Le pauvre pont Marchand, ou aux Oiseaux, eut un destin bien court,
-il périt non par l’eau cette fois, mais par le feu, douze années à
-peine après son achèvement, et avec lui succomba son voisin le pont
-aux Changeurs. Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1621, le feu prit
-aux maisons du pont Marchand «dans le cellier d’un nommé Goslard,
-écrivain», et se propagea rapidement d’un bout à l’autre, en moins
-d’une heure. Les flammes bientôt franchirent l’étroit espace qui
-séparait les deux ponts et le pont au Change à son tour commença à
-brûler.
-
-Ce fut aussitôt un tumulte effroyable, dans cette étroite rue du
-Pont attaquée par les flammes, les meubles pleuvaient par toutes les
-fenêtres, les habitants éperdus essayaient de sauver leur mobilier
-et leurs marchandises, qu’ils couraient empiler dans l’église
-Saint-Barthélemy toute proche sous le Palais. La tour de l’Horloge
-entourée par des flammes sonnait sans discontinuer le tocsin, le Palais
-à peine sorti de l’incendie de 1618 se trouvait en danger, mais il n’y
-eut heureusement de dégât qu’à la tour de l’Horloge dont le comble fut
-brûlé. En quelques heures tout fut terminé, il ne resta plus des deux
-ponts que des lignes de pieux à demi consumés en travers de la rivière.
-
-[Illustration: LES VOUTES DU QUAI DE GÈVRES. 1800]
-
-L’Estoile rapporte dans son journal du règne de Henri IV une
-particularité de l’ancien pont au Change. A certains jours de carnaval,
-on avait pour coutume de dresser dans la rue des tables où tous «les
-débauchés de Paris» venaient jouer aux dés. Cette coutume fort ancienne
-paraît avoir pris fin sous Henri IV, peu d’années d’ailleurs avant la
-fin du pont lui-même.
-
-On mit un temps fort long à reconstruire le pont au Change; malgré la
-gêne considérable qui en résultait, on se contenta pendant des années
-d’une passerelle jetée sur ses ruines. On ne commença la reconstruction
-qu’en 1639. Ce fut alors le plus large des ponts de Paris, il était
-encore chargé d’une double rangée de maisons uniformes, très hautes,
-superposant quatre étages de fenêtres au-dessus du rez-de-chaussée,
-et non plus à pignons distincts comme précédemment, mais formant de
-chaque côté une ligne continue, régulière, coupée d’avant-corps de
-distance en distance, avec un seul toit régnant sur toute la longueur.
-
-Un très curieux projet de reconstruction de Marcel le Roy en 1622 eût
-donné au pont au Change une grande allure. La ligne des maisons eût
-été coupée d’arche en arche par des tours rondes. Le projet ne fut pas
-admis, on lui en préféra un autre moins grandiose.
-
-Le nouveau pont aux Changeurs, dit aussi aux Orfèvres, comptait
-suivant un plan du temps 106 forges. En touchant à la rive droite
-sous le Châtelet, il formait la fourche ou si l’on veut, l’Y grec.
-Le passage se divisait en deux branches entre lesquelles s’élevait
-un groupe triangulaire de maisons. Un monument était appliqué sur la
-façade de la maison formant la pointe du triangle. On y voyait sur un
-fond de marbre noir un groupe de trois figures de bronze: Louis XIII
-et Anne d’Autriche à côté de Louis XIV enfant debout sur un piédestal
-et couronné par une Renommée. Au-dessous, un bas-relief représentant
-deux esclaves, et plus haut divers écussons et inscriptions, sous des
-frontons superposés, complétaient le monument.
-
-Le passage bien étroit à gauche du monument s’en allait retrouver la
-rue Trop-va-qui-Dure et les ruelles circulant autour du Châtelet; le
-passage de droite conduisait à la rue de Gèvres. De ce côté, entre
-le pont au Change et le pont Notre-Dame, sur le terrain des vieilles
-tueries et écorcheries des boucheries, furent construites, en même
-temps que le pont, les voûtes du quai de Gèvres ouvertes sur la rivière
-par une série de grandes arches, et supportant une rangée de maisons
-symétriques destinées à relier les deux ponts.
-
-On était engoué en ce moment d’architectures régulières; en enfermant
-la Seine dans ce carré de maçonneries uniformes de trois côtés, on
-croyait embellir la ville.
-
-Le marquis de Gèvres, capitaine des gardes du roi, avait obtenu la
-concession de l’entreprise. Ces maisons du quai de Gèvres se louèrent
-très bien et formèrent ainsi sur la rivière, avec les maisons des deux
-ponts et les galeries du palais, un centre commercial des plus vivants
-et des plus prospères.
-
-Les hautes maisons du pont au Change furent démolies à la fin du règne
-de Louis XVI. On se plaignait beaucoup de la gêne qu’elles apportaient
-à la circulation, elles tombèrent, le passage fut dégagé juste au
-commencement de la Révolution. C’est par là qu’allaient passer les
-charrettes des condamnés sortant du tribunal révolutionnaire. Le pont
-lui-même fut démoli sous le second Empire et remplacé par le pont de
-trois arches actuel.
-
-
-L’existence du Petit-Pont sur le bras de gauche ne présente pas moins
-de péripéties que celle de son frère le Grand-Pont. Depuis le temps
-de Lutèce, ses arches de bois furent maintes fois détruites par les
-flammes ou emportées par les eaux. Un fort en charpente, une simple
-tour, en défendit longtemps la tête sur la rive gauche. C’est la tour
-qu’au grand siège des Normands en 886, le pont étant détruit, douze
-Parisiens défendirent si vaillamment contre les assiégeants.
-
-La tour s’élevait sur le terrain de la moderne place de Petit-Pont, qui
-fut le théâtre d’un vif engagement aux journées de juin 1848 entre les
-troupes du général Bedeau et les insurgés barricadés dans le faubourg
-Saint-Jacques. Entre les deux combats que d’événements!
-
-A la place du pont de bois rétabli après les sièges normands, Maurice
-de Sully, l’évêque constructeur de Notre-Dame, construisit un pont de
-pierre plusieurs fois emporté, notamment par les inondations de 1281 et
-1296.
-
-Le Petit-Châtelet qui défendait l’entrée du Petit-Pont souffrit
-également de ces inondations et sous Charles V, vers 1369, le prévôt
-de Paris, Hugues Aubryot, grand constructeur, dut le rebâtir. C’était
-une espèce de grosse tour ou plutôt un gros fort massif et sombre,
-presque sans ouvertures, au travers duquel une longue route donnait
-passage du Petit-Pont à la rue Saint-Jacques. L’édifice d’Aubryot, très
-étroitement serré par les maisons, dura quatre siècles et ne fut démoli
-qu’à la veille de la Révolution.
-
-C’était au Petit-Châtelet que se percevaient les péages pour toutes
-choses soumises au droit d’entrée. On a bien des fois cité le tarif des
-péages pour les animaux aux entrées de Paris, tiré du livre d’Etienne
-Boileau, prévôt de Paris au XIIIe siècle, consacrant l’exemption de
-tout droit pour montreurs d’ours, singes et autres bêtes, et disant que
-tout jongleur entrant avec un singe était quitte en faisant danser son
-singe devant le péager ou en chantant une chanson. De là serait venu le
-dicton: Payer en monnaie de singe.
-
-Le Petit-Pont alors était en bois, il était déjà couvert de maisons
-formant une rue par-dessus laquelle se dressait la grande masse du
-Petit-Châtelet.
-
-La débâcle des glaces de l’hiver de 1408, qui détruisit une partie
-du pont au Change, comme nous l’avons vu, emporta le Petit-Pont et
-le nouveau pont Saint-Michel, celui-ci construit tout récemment en
-pierres. Ce fut le 30 janvier, dans le jour heureusement; à huit
-heures du matin, les glaçons, heurtant avec violence depuis deux jours
-les poutres du pont, déterminèrent la chute de quelques premières
-charpentes. Soudain les craquements se multiplièrent; de seconde
-en seconde une rangée de pieux cédait. Les habitants épouvantés
-déménageaient, le Petit-Pont tombait pièce à pièce, maison à maison,
-avec un fracas terrible éclatant d’heure en heure par-dessus le
-grondement de la rivière. Le soir, il n’en restait rien que des débris
-accrochés aux murailles du Petit-Châtelet.
-
-Le passage était libre, les glaçons avec une violence nouvelle, se
-précipitèrent à l’assaut de l’obstacle suivant et s’accumulèrent
-sous les arches obstruées du pont Saint-Michel, dont les piles
-bientôt cédèrent et s’abîmèrent à leur tour dans la rivière. Comme la
-catastrophe se produisit en plein jour, il n’y eut pas de victimes.
-
-Malgré les malheurs du temps, les troubles et les guerres, le
-Petit-Pont fut assez vite reconstruit, en pierres cette fois, et de
-nouvelles maisons s’élevèrent. Il comptait cinq arches d’abord, mais
-on gagna sur la rivière en remblayant l’ancien marécage bordant la
-muraille de Lutèce, en cet endroit assez en arrière de la rue actuelle;
-les deux arches touchant à la Cité furent supprimées complètement et
-disparurent sous un agrandissement de l’Hôtel-Dieu, sous la salle du
-Légat et la chapelle Sainte-Agnès.
-
-[Illustration: LE PETIT-PONT APRÈS L’INCENDIE. 1718]
-
-Des maisons bâties dans la rivière sur de gros piliers de pierres
-masquaient en partie la troisième arche. A côté de ces maisons se
-trouvait la Halle aux poissons à l’angle du Marché-Neuf. M. Ad. Berty
-a retrouvé les enseignes des maisons du pont au XVe siècle, il y avait
-le _Croissant_, le _Bras d’Or_, les_ Quatre Vents_, la _Licorne_,
-l’_Empereur_, l’_Image Saint-Martin_, l’_Hercule_, la _Corne du Cerf_,
-la _Fleur de Lys_, etc...
-
-[Illustration: L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE CHARLES IV ALLANT VISITER
-LE ROI A L’HÔTEL SAINT-PAUL
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Ces maisons furent reconstruites en 1552, mais non plus irrégulières,
-toutes semblables au contraire. Le pont, bien des fois secoué et
-endommagé par les inondations, traversa ainsi quelques siècles; il
-vieillissait, réparé souvent, tenant bon malgré tout contre les assauts
-des débâcles d’hiver. Il était destiné à périr par le feu dans les
-premières années du XVIIIe siècle.
-
-[Illustration: LE PONT SAINT-MICHEL EMPORTÉ PAR LES GLACES, 1616
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-C’était le 25 avril 1718: une femme dont le fils s’était noyé en
-amont du pont de la Tournelle faisait vainement chercher le corps de
-son enfant. En désespoir de cause, elle eut recours à une très
-ancienne pratique superstitieuse, que l’on croyait infaillible dans ces
-cas-là. Une chandelle bénite plantée tout allumée dans un pain de saint
-Nicolas de Tolentin, et lancée au fil de l’eau sur une sébile de bois,
-devait infailliblement s’arrêter à l’endroit du fleuve où se trouvait
-le cadavre du noyé. La sébile et le cierge flottèrent quelque temps sur
-la rivière, passèrent le pont de la Tournelle, puis furent portés vers
-un bateau de foin amarré au pont de la Tournelle.
-
-[Illustration: LE PONT NOTRE-DAME AU XVIIe SIÈCLE]
-
-Le foin prit feu; en quelques minutes le bateau enflammé communiqua
-l’incendie à un second bateau son voisin. Péril imminent pour le port
-au bois et au foin, tout près. Il y avait des piles de bois sur la
-rive, des barques de charbon et de foin, nombreuses et serrées. Les
-mariniers du port, pour préserver leurs bateaux menacés, n’eurent pas
-la présence d’esprit de conduire les bateaux incendiés au milieu de
-la Seine pour les laisser brûler, ils coupèrent tout simplement les
-amarres et les laissèrent aller.
-
-Alors ce sont deux brûlots qui descendent la Seine. Il est près de huit
-heures du soir, les brûlots passent sans malheur sous les deux ponts
-de l’Hôtel-Dieu, le pont au Double et le pont Saint-Charles, puis au
-milieu de l’épouvante générale, les habitants du Petit-Pont les voient
-venir sur eux. Les arches du Petit-Pont sont encombrées de pieux et de
-poutres supportant les maisons encorbellées sur les piles, les bateaux
-s’embarrassent dans toutes ces pièces de bois et s’arrêtent, leurs
-flammes lèchent les maisons, aussitôt les poutres du pont brûlent et
-après les poutres les maisons prennent feu.
-
-L’incendie commencé aux maisons appuyées au Petit-Châtelet se propagea
-rapidement à toutes les maisons du pont, bâties en pans de bois et
-matériaux légers. Des tourbillons de flammes s’élevaient dans le ciel,
-illuminant les édifices de la Cité, les bâtiments de l’Hôtel-Dieu,
-les tours de Notre-Dame, mettant des touches de lumière à toutes les
-saillies des gothiques architectures. Les secours arrivaient dans une
-confusion indescriptible, soldats, mariniers et capucins s’efforçaient
-de lutter contre le fléau. On avait amené des pompes, assez nouvelles
-à Paris, mais leur effet était presque nul, les tourbillons de flammes
-n’en montaient que plus haut.
-
-On voyait les charpentes des maisons incendiées s’affaisser lentement
-dans le fleuve, avec des jaillissements d’étincelles, et continuer à
-brûler en suivant le fil de l’eau. Tout Paris était accouru, terrifié
-par le formidable embrasement. L’effet était aussi épouvantable du côté
-de la rue Saint-Jacques, l’arcade du passage, dans la masse noire du
-Petit-Châtelet, semblait une entrée de l’enfer.
-
-Le feu gagnait sur les deux rives, il prenait d’un côté aux maisons
-autour du Petit-Châtelet, et de l’autre côté aux maisons de la rue du
-Petit-Pont faisant face à la salle du Légat de l’Hôtel-Dieu. L’émoi
-était au comble à l’Hôtel-Dieu, où l’on croyait tout perdu, mais
-grâce aux efforts de tous on put le préserver, à quelques dégâts
-près. Le Petit-Châtelet résista par sa masse, il sortit noirci de la
-conflagration, debout en tête du pont ruiné.
-
-L’incendie avait fait des victimes, des travailleurs avaient péri,
-ainsi que des malheureux cernés dans leurs logements par la flamme.
-
-Pour venir au secours des habitants du pont ruinés par le sinistre, des
-quêtes faites dans tout Paris par des personnes déléguées à cet effet
-produisirent une somme de 450,000 livres, aussitôt distribuée entre les
-victimes.
-
-On procéda sans tarder à la restauration du Petit-Pont. Il n’eut plus
-que trois arches et ne porta plus de maisons. Le Petit-Châtelet si
-longtemps masqué, à peine visible au bout de la rue étroite circulant
-entre les deux rangées de logis, apparut tout entier dans sa masse
-sombre, percée de quelques rares fenêtres fortement grillagées.
-
-Traversons la Seine et arrivons sur l’autre bras, au pont Notre-Dame
-qui continue la ligne du Petit-Pont. Le pont Notre-Dame eut un ancêtre
-dont on ne sait pas grand’chose. C’était un pont de bois jeté sur la
-Seine, tirant de Saint-Denis de la Chartre en la Cité, à la section
-inférieure de la grande rue Saint-Martin qui porta jusqu’à notre époque
-le nom de rue de la Planche-Mibray.
-
-Un moine de Vendôme nommé René Macé, dans une chronique rimée du règne
-de Charles V, en parle à propos du voyage de l’empereur Charles V à
-Paris:
-
- L’Empereur vint par la Coutellerie
- Jusqu’au carrefour nommé la Vannerie
- Où fut jadis la Planche de Mibray,
- Tel nom portait pour la vague et le bray,
- Jetté de Seine en une creuse tranche
- Entre ce pont que l’on passait à planche,
- Et on l’ôtoit pour être en seureté...
-
-La planche Mibray au XIVe siècle était déjà un souvenir, une antiquité.
-Sans doute quand on établit le pont de ce nom à une époque inconnue,
-le protégea-t-on par une tête de pont, une fortification probablement
-moins importante que les Châtelets, grand et petit, des deux autres
-ponts. La planche Mibray c’était la passerelle mobile, le pont-levis
-jeté _sur une creuse tranche_, sur les marécages boueux ou le _bray_
-d’un fossé, en avant de cette tête de pont.
-
-La Cité seule possédait alors un rempart, ses faubourgs pour toute
-protection n’avaient sans doute que de simples palissades. Plus tard
-quand Louis VI, au commencement du XIIe siècle, entreprit d’enfermer
-dans une enceinte les faubourgs du nord, la tête de pont fut supprimée,
-l’entrée se trouvant portée plus haut à l’archet Saint-Merry.
-
-En 1413, le pont de la planche Mibray tombant en ruine, la ville fit
-reconstruire un pont probablement plus large, pont de bois encore avec
-moulins sous les arches et maisons au-dessus. Ce pont fut baptisé en
-cérémonie. «Le dernier jour de mai 1413, dit le _Journal d’un Bourgeois
-de Paris_, fut nommé le pont de la planche Mibray le pont _Notre-Dame_;
-et le nomma le roi de France Charles VIe et frappa de la trie sur le
-premier pieu, et le duc de Guyenne son fils après, et les ducs de Berry
-et de Bourgogne et le sire de la Trimoïlle; et estoit l’heure de dix
-heures de jour au matin.»
-
-1413, c’est l’année de la commune cabochienne, le moment des violences,
-des exactions et proscriptions des bandes d’écorcheurs et bouchers du
-parti de Bourgogne. Peu de jours avant la solennité du pont Notre-Dame,
-le roi Charles VI, allant entre deux accès de démence remercier le ciel
-à la cathédrale, avait été forcé par la «grande multitude de peuple» de
-coiffer le chaperon blanc, insigne du parti populaire.
-
-Pour contribuer à la construction, le roi donna quinze arpents de ses
-forêts. L’édification du pont et des maisons ne fut achevée qu’en 1432.
-Ces maisons appartenant à la ville étaient au nombre de soixante,
-trente de chaque côté. «Le pont Notre-Dame, dit le chroniqueur Robert
-Gaguin, avait 354 pieds de longueur, 90 pieds de largeur, il était
-supporté par 17 travées de pièces de bois, chaque travée composée de 30
-pièces de bois, chacune de plus d’un pied d’équarrissage. Les maisons
-se faisaient remarquer par leur élévation et l’uniformité de leur
-construction. Lorsqu’on s’y promenait, ne voyant pas la rivière, on se
-croyait sur terre et au milieu d’une foire, par le grand nombre et la
-variété des marchandises qu’on y voyait étalées.»
-
-Cette description montre bien l’importance qu’avait prise le pont
-Notre-Dame, rival du pont au Change en beauté, en animation et aussi
-en importance commerciale. Les inondations, les débâcles le mirent
-plus d’une fois en danger, ses habitants n’étaient pas sans quelques
-doutes sur sa solidité et l’événement ne leur donna que trop raison,
-soixante-quinze ans seulement après la construction.
-
-[Illustration: ENTRÉE DU PONT NOTRE-DAME. XVIIe SIÈCLE]
-
-Une de leurs alarmes les plus chaudes fut celle de l’hiver de 1480.
-L’hiver vint tard cette année-là et il ne gela pas avant Noël, mais cet
-hiver retardataire n’en fut que plus violent. Durant six semaines, dit
-la chronique de Jean de Troyes, «fist la plus grande et aspre froidure
-que les anciens eussent jamais vu faire en leurs vies». La Seine était
-prise comme tous ses affluents, bêtes, gens et charrois, tout passait
-sur la glace. Le dégel arriva le 8 février; dans la débâcle de la
-Seine il advint que les glaçons emportèrent une grande quantité de
-bateaux qui s’en allèrent frapper les ponts de Paris. Les habitants
-du pont Notre-Dame se crurent à leur dernier jour; pensant sous les
-heurts violents des bateaux que le pont allait être emporté, ils se
-mirent hâtivement à déménager. Le danger était grand en effet, le pont
-tremblait sous les abordages et montrait quelques avaries; mais à la
-fin, les bateaux enchevêtrés formèrent une barrière mobile qui servit
-de rempart contre le choc des glaçons. Quelques charpentes des moulins
-furent brisées, des pieux emportés, mais le reste put braver la débâcle.
-
-«Et à cette cause des glaces, continue la chronique, n’avint point de
-bois à Paris pour la rivière de Seine, et fut bien chier, comme de
-sept à huit sols pour le moule. Mais pour secourir le povre peuple,
-les gens des villages amenèrent en la ville à chevaulx et charrois
-grant quantité de bois vert. Et eust esté le dit bois plus chier, si
-les astrologiens de Paris eussent dit vérité, pour ce qu’ils disoient
-que la grande gellée dureroit jusques au huictiesme jour de mars et
-desgella trois sepmaines avant.»
-
-Le pont Notre-Dame sortait à peu près intact de cette belle peur, la
-catastrophe l’attendait au dernier hiver du siècle; c’était vingt ans
-de répit, mais cette catastrophe devait être terrible.
-
-Depuis longtemps, la solidité du pont semblait douteuse; les pilotis
-étaient usés, pourris. En 1498, des architectes, des maîtres
-charpentiers en avaient donné avis à l’échevinage, en déclarant
-qu’il fallait, en toute hâte, remplacer ces pilotis, sous peine de
-voir prochainement la ruine de tout l’ouvrage, mais les échevins
-avaient négligé cet avis. Le prévôt des marchands et les échevins qui
-touchaient de gros loyers des maisons du pont et n’employaient qu’une
-faible partie de ces ressources aux travaux d’entretien, furent plus
-tard accusés de malversations.
-
-[Illustration: LA POMPE NOTRE-DAME VUE DU PONT]
-
-Un an après, le 25 octobre 1499, un maître charpentier ayant observé
-au point du jour différents symptômes de tassement, courut chez
-le lieutenant criminel le prévenir que le pont Notre-Dame allait
-infailliblement s’écrouler, et le supplier de prendre les mesures
-nécessaires pour faire sur-le-champ évacuer les maisons.
-
-Le magistrat fit retenir le charpentier et s’en fut aussitôt au
-Parlement. Il n’était pas sept heures du matin; cependant, la cour du
-Parlement s’assemblait à la grande Chambre. Interrogé par le président
-Thiébault Baillet, le lieutenant criminel rapporta l’avis qu’il
-venait de recevoir et auquel il refusait de croire. Mieux inspiré,
-le Parlement, sans perdre de temps, ordonna au lieutenant criminel
-d’aller en toute diligence arrêter la circulation sur le pont, placer
-des postes d’archers à ses extrémités et faire déménager tous les
-habitants. Tout ceci avait pris du temps. Avant que midi sonne, avait
-juré le charpentier, le pont sera tombé.--A neuf heures du matin, des
-craquements sinistres s’entendirent dans les maisons et des crevasses
-se produisirent dans le pavage. A ces signes, les habitants virent bien
-qu’il n’y avait plus à tergiverser ni à espérer, et se mirent en toute
-promptitude à sortir leurs meubles et leurs marchandises.
-
-Les maisons continuaient à se lézarder et le pavé à se disjoindre avec
-une rapidité effrayante, le désordre dans le déménagement général
-s’en aggravait, cela devenait comme un sauve-qui-peut. Soudain, un
-effroyable craquement se produisit, et il y eut comme une série de
-détonations sous les arches. C’étaient les pieux qui cédaient les uns
-après les autres; on vit le pont tout entier osciller un instant, puis
-le tout, le pont et les maisons, s’écroula d’un seul bloc dans la
-Seine, avec un bruit semblable à la plus formidable des explosions, en
-soulevant un énorme tourbillon de poussière.
-
-Tout Paris entendit le fracas de cet écroulement, roulant et grondant
-comme un tonnerre. Quand le dernier écho se fut éteint, lorsque le
-nuage de poussière se fut abattu, l’horreur du désastre apparut aux
-gens de la rive. Un amas de décombres, pilotis, carcasses de maisons,
-fragments de pavages encore entiers, obstruait le cours de la rivière,
-formait un barrage qui refoula les eaux jusqu’à la berge de la rue de
-Glatigny, où des laveuses furent emportées par la rivière et noyées.
-On apercevait sur ce barrage, parmi les débris des logis, des tas
-de meubles broyés, des marchandises roulées par le flot, des gens
-surpris dans le déménagement, écrasés ou ensevelis à demi dans la
-masse, d’autres surnageant plus loin dans le remous et l’écume. La
-rivière, irritée par l’obstacle, revenait avec violence sur ces tristes
-débris, enlevait et dispersait les blessés, les poutres, les meubles.
-Tout de suite, des bateliers s’étaient jetés dans leurs barques
-et s’efforçaient de sauver les quelques malheureux survivants qui
-luttaient accrochés à quelques pièces de bois.
-
-L’indignation publique contre les magistrats dont l’incurie, malgré
-tous les avis, avait causé la catastrophe, eut satisfaction. Le prévôt
-des marchands, Jacques Pieddefer, avocat au Parlement, quatre échevins:
-Antoine Malingre, Louis du Harlay, Pierre Turquant et Bernard Ripault,
-furent jetés en prison avec quelques autres officiers de la ville. Le
-Parlement procéda à une enquête sévère qui conclut sur bien des points
-à leur culpabilité, et donnait raison aux accusations de concussion. Un
-arrêt du Parlement dégrada le prévôt, les échevins et quelques autres
-des hauts fonctionnaires de la ville, les déclara incapables d’offices
-à tout jamais, les condamna à la restitution de tous deniers reçus
-pendant le temps de leurs fonctions, à d’énormes amendes, ainsi qu’à
-des dommages et intérêts aux victimes du désastre.
-
-Ces condamnés, pour la plupart, moururent en prison insolvables,
-l’argent qu’on tira d’eux fut appliqué à la reconstruction du pont.
-
-La ville se trouvait sans magistrature, une commission de cinq notables
-bourgeois: Nicolas Potier, Jean Lapite, Jean de Marle, Jean le Lièvre
-et Henri le Becque fut installée à l’Hôtel de Ville, en attendant les
-élections régulières qui confirmèrent le choix et nommèrent prévôt des
-marchands Nicolas Potier et les quatre autres échevins.
-
-On s’était mis immédiatement à la reconstruction du pont, en pierres
-cette fois, sous la direction d’une commission composée, à la suite
-d’une sorte de concours, de Jean de Doyac, maître des œuvres et
-expert juré de la ville de Paris, Colin de la Chesnaye, maître des
-œuvres de la ville de Rouen, Gautier Hubert, maître des œuvres de
-la charpenterie, les maîtres Droier de Felin, Colin Biart, André de
-Saint-Martin, Jean d’Escullant, chanoine de Cusset, chargé spécialement
-du choix de la pierre, et enfin le cordelier Jean Joconde, _fra
-Giocondo_, maître d’œuvre de Vérone, appelé d’Italie par le roi Charles
-VIII vers 1497.
-
-[Illustration: LE PONT AU CHANGE. 1800]
-
-Les plans furent longuement étudiés et quoique l’on fasse honneur de
-la construction surtout à Jean Joconde, lequel par suite du triomphe
-de l’art italien, on voulut, pendant longtemps, voir partout, même
-dans les œuvres les plus françaises de la Renaissance française,
-le pont Notre-Dame est une œuvre collective due à la collaboration
-de plusieurs. La part de Jean Joconde dans cette collaboration est
-difficile à déterminer, il n’eut point, dans tous les cas, la direction
-du travail, ce qui pourtant n’eût pas manqué si ses plans personnels
-avaient été choisis. La superintendance de l’ouvrage fut attribuée à
-Jean de Doyac et Colin de la Chesnaye, lesquels, pour marque de leur
-autorité, devaient, sur les chantiers, porter un bâton blanc à la main.
-Un bac assura la circulation pendant le cours des travaux jusqu’à ce
-que leur avancement permît de poser une passerelle provisoire sur un
-côté des piles.
-
-La première pierre du nouveau pont fut solennellement posée le 28
-mars 1500 par «maître Jehan Bouchard, conseiller du roy en sa court
-de Parlement», par le prévôt des marchands et les échevins. La
-construction ne s’acheva qu’en juillet 1507 et celle des maisons en
-1512. Une inscription gravée sur une pile consacra le souvenir de
-l’inauguration du pont en 1507; elle se terminait ainsi: «Pour la joye
-du parachevement de si grand et magnifique œuvre, fut crié Noel et
-grand’joye demenée avecque trompettes et clairons, qui sonnèrent par
-long espace de temps.»
-
-[Illustration: LE PONT SAINT-MICHEL. XVIIe SIÈCLE]
-
-On prétend qu’il se trouvait une autre inscription sur une des arches.
-C’était un distique du poète Sannazar, consacrant l’erreur qui faisait
-attribuer le pont Notre-Dame au seul Jean Joconde:
-
- _Jocundus geminos posuit tibi, Sequana, pontes
- Nunc tu jure potes dicere pontificem._
-
-Le nouveau pont Notre-Dame fut l’objet d’une admiration universelle
-et considéré comme le chef-d’œuvre des ponts de l’Europe, il avait
-vraiment bonne figure avec ses six belles arches hautes et larges,
-ses becs triangulaires en avant des piles, ses soixante-huit maisons,
-«édifices, dit Corrozet, par symétrie et proportion d’architecture,
-toutes d’une mesure et même artifice, de pierre de taille et briques,
-chacune contenant cellier ou cave, ouvroir, galerie derrière, cuisine,
-deux chambres et grenier».
-
-[Illustration: LA JOUTE DES MARINIERS SOUS LE PONT NOTRE-DAME,
-D’APRÈS RAGUENET, XVIIe SIÈCLE]
-
-Les pignons faisaient deux longues lignes découpées en dents de
-scie; deux étages de fenêtres s’ouvraient sur la rivière, plus, au
-rez-de-chaussée des maisons, une galerie courant en encorbellement
-continu. La brique mélangée à la pierre donnait une vraie gaîté
-à l’ensemble. Tous ceux qui virent le pont Notre-Dame au beau
-temps de sa jeunesse sont d’accord pour lui trouver «une grande
-gaieté mêlée néanmoins de beaucoup de majesté qui plaît et rejouit
-extraordinairement la vue.»
-
-Du côté intérieur, sur la rue traversant le pont, régnait une ligne
-continue d’arcs en anse de panier encadrant les boutiques; au-dessus,
-dans chaque façade de briques encadrées de pierres, s’ouvraient deux
-étages de fenêtres à meneaux et une fenêtre à grenier sur le pignon.
-Une mince tourelle s’effilait au coin de chacune des quatre maisons
-d’angle, au-dessus d’une niche gothique destinée à recevoir quelque
-statue, de même qu’entre les deux maisons du milieu du pont sur chaque
-rang, deux autres niches abritaient les statues de saint Denis et de
-Notre-Dame.
-
-Chaque maison était «escrite sellon le nombre de son rang en lettres
-d’or sur azur», c’est-à-dire numérotée en chiffres romains, ce qui ne
-serait point, paraît-il, la première introduction de numérotage des
-maisons, si, comme on croit, les maisons du pont précédent portaient
-déjà des numéros. Dans tous les cas, le système du numérotage devait
-plus facilement venir à la pensée des constructeurs, dans ces rues de
-ponts ayant un commencement et une fin bien déterminés, et formées de
-maisons régulières.
-
-Les arches du nouveau pont ayant une grande hauteur d’ouverture, son
-pavé se trouvait plus élevé que celui de l’ancien, il s’ensuivit des
-travaux considérables pour supprimer les pentes et surélever le sol de
-la cité. On suréleva d’abord la ligne des rues entre le pont Notre-Dame
-et le Petit-Pont, les rues de la Lanterne, de la Juiverie et du marché
-Palu, puis de proche en proche il fallut relever les alentours de la
-cathédrale. La cité y gagna d’être moins exposée aux visites de la
-Seine lors des moindres crues, mais cela supprima les quelques marches
-qu’il fallait encore monter pour entrer à Notre-Dame, et le parvis de
-la cathédrale se trouva de plain-pied avec les rues.
-
-Les maisons du pont Notre-Dame appartenaient à la ville, qui les
-donnait à bail pour neuf années moyennant vingt écus d’or par an. La
-ville se réservait la jouissance des fenêtres du premier étage pour
-les jours d’entrée royale ou de solennité quelconque, sur le pont
-Notre-Dame, car, devenu le plus beau pont de Paris, et aussi le plus
-solide, puisqu’il était tout neuf et de construction soignée, le pont
-Notre-Dame devint le passage des cortèges royaux aux cérémonies de
-Notre-Dame, aux entrées princières.
-
-Les cortèges royaux, abandonnant le vieux pont au Change, passèrent
-donc, à partir de ce moment, par le pont Notre-Dame, élégant et coquet;
-à chaque occasion, on se plut à le décorer. C’était la Renaissance
-qui débutait; aux vieilles décorations gothiques, échafauds pour
-représentations de mystères, on substituait les arcs de triomphe et
-les allégories où les dieux de l’Olympe commençaient à faire leur
-apparition. Le nouveau pont Notre-Dame se distinguait en ces occasions,
-se couvrait d’emblèmes, de décorations ingénieuses et de figures
-symboliques. Les entrées d’Henri II et de Catherine de Médicis, les 10
-et 18 juin 1549, l’entrée de Charles IX en 1571, enfin celle de Louis
-XIV, le 26 août 1660, furent particulièrement belles.
-
-Pour Henri II, les arcs triomphaux du pont Notre-Dame arrangés à
-l’antique se chargèrent de divinités païennes, parmi lesquelles Diane,
-au premier rang, rappelait quelque peu malicieusement à la reine de la
-main droite celle de la main gauche. Tout le long du pont, une rangée
-de sirènes, plus grandes que nature, appliquées à la muraille de maison
-en maison, encadrait de festons de lierre les fenêtres garnies des
-belles dames invitées de la ville.
-
-A l’entrée de Louis XIV, on voyait sur le pont deux lignes d’amours
-avec des trophées galants, derrière un arc de triomphe érigeant les
-statues allégoriques de l’Honneur, de l’Hymen, de la Fécondité, tandis
-qu’un grand tableau au-dessus du portique montrait Junon, sous la
-figure de la reine-mère Anne d’Autriche, ordonnant à Mercure et à Iris
-de porter à l’Hymen les portraits du roi et de l’infante Marie-Thérèse.
-
-
-Un peu avant cette entrée solennelle de Louis XIV, le pont Notre-Dame
-avait été restauré, du haut en bas, des piles aux maisons. Sur les
-chaînes de pierres encadrant chaque façade de briques, on avait
-appliqué de grandes cariatides, la tête chargée d’un panier de fleurs
-et soutenant de leurs bras étendus des médaillons de tous les rois de
-France, de Pharamond à Louis XIV.
-
-Vers la même époque fut établie la pompe Notre-Dame, en un édifice
-aquatique semblable à la Samaritaine du Pont-Neuf, mais plus simple,
-qui dressait sur un formidable soubassement de poutres des bâtiments
-renfermant deux mécanismes de pompes.
-
-[Illustration: LE PONT SAINT-MICHEL. 185O]
-
-L’ensemble était fort pittoresque, en avant des arches du pont
-Notre-Dame et de sa ligne de pignons. Le plancher s’élevait avec le
-niveau de la Seine, et sous la forêt des poutres et des poutrelles
-tournaient de grandes roues de moulin. Les deux pompes, l’une
-construite par le sieur Daniel Joly, ingénieur qui dirigeait la
-Samaritaine, l’autre par un sieur Jacques de Mance, fournissaient de
-l’eau à un certain nombre de fontaines anciennes et nouvelles, mais
-leur débit baissa bientôt, et après différents expédients il fallut en
-1700 remplacer les premiers engins par de nouvelles machines dues à
-Rannequin, constructeur de la machine de Marly. Par malheur, la machine
-de Rannequin comme celles de ses prédécesseurs, tout en fonctionnant
-parfaitement à ses débuts, vit, par l’usure des pièces, sa force et son
-produit diminuer rapidement.
-
-La porte conduisant aux pompes Notre-Dame par une passerelle exigea la
-démolition d’une maison du pont; cette porte fut décorée d’un médaillon
-du roi et de deux figures, un fleuve et une naïade attribuées à Jean
-Goujon, et provenant de la poissonnerie du Marché-Neuf attenant aux
-maisons du Petit-Pont.
-
-Au-dessus de la porte était gravée une inscription latine de Santeuil,
-le poète chanoine de Saint-Victor qui fournissait de vers latins
-toutes les fontaines et tous les monuments de Paris. Rapportons-en la
-traduction faite par Corneille:
-
- Que le dieu de la Seine a d’amour pour Paris
- Dès qu’il en peut baiser les rivages chéris;
- De ses flots suspendus la descente plus douce
- Laisse douter aux yeux s’il avance ou rebrousse.
- Lui-même à son canal, il dérobe ses eaux,
- Qu’il a fait rejaillir par de secrètes veines,
- Et le plaisir qu’il prend à voir des lieux si beaux,
- De grand fleuve qu’il est, le transforme en fontaine.
-
-La pompe Notre-Dame, bien des fois réparée, transformée, ornée
-d’une haute tour carrée, vécut jusqu’à nos jours. Elle offrait un
-motif superbe aux aquafortistes, aux peintres du vieux Paris, avec
-ses oppositions violentes de lumières et de noirs vigoureux, son
-enchevêtrement d’énormes poutres sous lesquelles filaient les eaux
-vertes de la Seine, et aussi les belles arches du vieux pont, reliées
-aux sombres voûtes ouvertes à hauteur de l’eau sous le quai de Gèvres.
-
-[Illustration: LE PONT ROUGE ENTRE LA CITÉ ET L’ILE SAINT-LOUIS.
-XVIIe SIÈCLE]
-
-Le peintre Raguenet qui a laissé de si curieuses vues de Paris au
-XVIIIe siècle, en tirait un parti superbe, comme nous pouvons le voir
-dans quelques-uns de ses tableaux recueillis au musée Carnavalet,
-notamment dans celui qui représente une joute de mariniers à l’occasion
-d’une fête publique, devant la pompe et les maisons du pont chargées
-de spectateurs à toutes leurs fenêtres, à tous les balcons, à tous les
-appentis suspendus au-dessus de la Seine.
-
-En 1769, on décida la suppression des maisons construites sur le pont
-Notre-Dame; on ne les démolit cependant qu’en 1786, en même temps que
-celles du pont au Change et du pont Marie. Sous la Révolution, le pont
-Notre-Dame ne pouvait garder son nom, il porta quelque temps le nom de
-la Raison, puisqu’il menait au temple de cette divinité nouvelle.
-
-[Illustration: LE PONT ROUGE ENTRE LES TUILERIES ET LE PRÉ AUX
-CLERCS. XVIIe SIÈCLE]
-
-La pompe Notre-Dame disparut en 1861; vers la même époque, le pont
-lui-même fut comme raboté sur toutes ses faces et banalisé autant que
-faire se pouvait, pour le déguiser en pont moderne, sans caractère et
-sans lignes. Sa pente était abaissée, les irrégularités supprimées, les
-becs triangulaires rapetissés et arrondis... Les aquafortistes peuvent
-rentrer leurs crayons et leurs pointes. Qui donc aurait maintenant
-l’idée de le dessiner, ce vieux pont Notre-Dame?
-
-
-Un pont dédié à saint Michel à cause de la chapelle Saint-Michel du
-Palais, proche voisine, exista au XIIIe siècle. Il était en bois et
-s’appelait aussi le Pont-Neuf. C’est tout ce que l’on en sait. La date
-de sa destruction est aussi peu connue que celle de sa construction.
-Dulaure présume qu’il fut emporté par la débâcle de 1326.
-
-En 1378, Charles V décida la reconstruction de ce pont. «Notre roi
-Charles fut sage artiste et se démontra vrai architecteur, deviseur
-certain et prudent ordonneur, lorsque les belles fondations fit faire
-en maintes places notables édifices, beaux et nobles, tant d’églises
-comme de châteaux, et autres bâtiments, à Paris et ailleurs», dit
-Christine de Pisan dans le livre des bonnes mœurs de Charles V.
-
-Le pont fut ordonné après enquête et conseil tenu au Parlement par les
-commissaires royaux, le prévôt de Paris, les conseillers au Parlement,
-le doyen, le chantre, le pénitencier et quatre chanoines de Notre-Dame,
-plus cinq bourgeois notables. Les travaux commencèrent aussitôt; le
-prévôt Aubryot, qui avait grand besoin de maçons et de manœuvres pour
-les considérables travaux alors entrepris dans Paris, faisait des
-rafles de vagabonds et de voleurs et les envoyait à ses bâtisses.
-L’abbaye de Saint-Germain des Prés éleva des protestations comme elle
-ne manquait pas de le faire chaque fois que l’on touchait à la rivière
-pour une cause quelconque, que l’on bâtissait quelque chose dessus
-ou que l’on établissait un bac. Elle se prétendait, en vertu d’une
-donation de Childebert, propriétaire de la rivière depuis le Petit-Pont
-jusqu’à Sèvres, eaux, fonds et rives, sur une largeur de dix-huit
-pieds! On négligea ces réclamations et le pont fut achevé en 1387.
-
-[Illustration: LE PONT AU DOUBLE]
-
-Vingt ans après son achèvement, le pont Saint-Michel fut emporté par
-la débâcle de 1408. Reconstruit aussitôt en pierre, il parut solide
-et tint bon un siècle et demi. Mais le 10 décembre 1547, ce pont de
-pierre, battu par une crue de la Seine, «se rompit par le milieu» et
-s’abattit presque tout entier avec ses maisons, dans la rivière du côté
-du Petit-Châtelet. Comme le malheur arriva au milieu de la nuit, il y
-eut cette fois sans doute nombre d’habitants _périllés_.
-
-Reconstruit en bois, il alla jusqu’en l’année 1616 dont l’hiver fut
-particulièrement rigoureux; le 30 janvier, vinrent le dégel et la
-débâcle: les eaux et les glaçons arrivant à l’assaut avec violence
-emportaient pièce à pièce les charpentes du pont du côté d’amont et
-les maisons qui se trouvaient dessus. Le même jour, le pont au Change
-perdait aussi quelques maisons de la même façon. Des meubles de ces
-maisons écroulées dans la rivière furent portés par les eaux jusque
-du côté de Saint-Denis; les riverains qui les avaient recueillis
-les voulant garder en vertu du droit d’épave, il fallut un arrêt du
-Parlement pour les leur faire restituer.
-
-Il restait une partie des charpentes du pont Saint-Michel et sur ces
-poutres ébranlées, la ligne de maisons du côté d’aval isolées au
-milieu de la Seine; tout cela devait fatalement être emporté par le
-premier gonflement de la rivière. Au mois de juillet eut lieu ce second
-écroulement.
-
-De nouveau, le pont Saint-Michel fut reconstruit, avec un soin tout
-particulier cette fois, par une compagnie qui en avait obtenu la
-concession. Sur les quatre arches de pierre ornées à la pile du milieu
-d’un saint Michel à cheval, et de statues dans des niches aux autres
-piles, on éleva trente-deux maisons d’architecture symétrique. La
-compagnie devait percevoir les revenus de ces maisons pendant soixante
-années après lesquelles la propriété en reviendrait au roi, mais en
-1672, moyennant une somme de 200,000 livres et une redevance annuelle,
-le roi abandonna la propriété de ces maisons.
-
-Lorsqu’un édit de Louis XVI décida en 1786 la suppression des maisons
-des ponts de Paris, le pont Saint-Michel fut épargné. Ce dernier des
-ponts à maisons vit encore les premières années du XIXe siècle. Un
-décret de Napoléon daté du camp de Tilsitt, le 7 juillet 1807, condamna
-définitivement ces maisons qui tombèrent sous la pioche en 1809.
-
-
-Chronologiquement, il nous faudrait parler maintenant du vrai et
-magnifique Pont-Neuf construit à la fin du XVIe siècle, et qui donna
-sa physionomie définitive à la Cité, mais en raison de son importance
-dans l’histoire de Paris, et de son rôle dans les événements politiques
-comme dans la vie parisienne aux deux derniers siècles, il nous faudra
-lui consacrer une notice à part.
-
-Il nous reste à parler des ponts du XVIIe siècle construits en amont
-des vieux ponts des âges précédents.
-
-L’Hôtel-Dieu qui, de l’île de la Cité, s’était étendu sur la rive
-gauche de la Seine, communiquait avec ses bâtiments méridionaux par
-deux ponts, l’un le pont Saint-Charles construit en 1606, complètement
-affecté au service de l’hôpital, et l’autre, le pont au Double,
-construit en 1634, sur le côté duquel un passage avait été réservé aux
-piétons, moyennant le paiement d’un double tournois, c’est-à-dire de
-deux deniers, et plus tard d’un liard.
-
-Pour gagner le pont au Double, il fallait passer au pied de la tour
-sud de Notre-Dame, suivre un passage étroit sous les bâtiments de
-l’archevêché et s’engager sous une petite voûte donnant sur l’espèce de
-balcon réservé le long du pont entièrement occupé pour le reste par la
-salle Saint-Cosme.
-
-Le pont Saint-Charles a disparu complètement, démoli en même temps que
-l’Hôtel-Dieu. La salle Saint-Cosme ayant été supprimée en 1835, le pont
-au Double fut entièrement livré au public. Depuis, lors des grands
-changements, on abattit à son tour le pont au Double et on le reporta
-plus en aval, à peu près entre son ancien emplacement et celui du pont
-Saint-Charles.
-
-La Cité fut rattachée par le pont Rouge à partir de 1634 à l’île
-Saint-Louis, laquelle, à la création du quartier nouveau, avait été
-dotée de deux communications, le pont Marie vers la rive droite et
-le pont de la Tournelle à la rive gauche. Il ne faut pas confondre
-le pont Rouge de la Cité et le pont Rouge des Tuileries. Celui-ci
-construit en 1632 à la place du bac établi de longue date entre le Pré
-aux Clercs et les Tuileries, et dont la rue du Bac rappelle encore le
-souvenir, s’appela aussi pont Barbier, du nom de son constructeur.
-C’était une longue passerelle de bois peinte en rouge composée de dix
-arches, et au milieu de laquelle s’élevait une autre Samaritaine, une
-haute construction en pans de bois posée sur d’énormes poutres, entre
-lesquelles tournaient de grandes roues.
-
-Emporté par les eaux en 1684, il fut remplacé par un beau pont de
-pierre nommé pont Royal en l’honneur de Louis XIV.
-
-[Illustration: PONT AU DOUBLE.--ENTRÉE DU PASSAGE POUR LES PIÉTONS]
-
-[Illustration: BATEAUX DE FOINS ENFLAMMÉS INCENDIANT LE PETIT PONT,
-1718]
-
-
-
-
-[Illustration: ILE NOTRE-DAME (SAINT-LOUIS). COMMENCEMENT DU XVIIe
-SIÈCLE]
-
-CHAPITRE XIV
-
-LES ILES SAINT-LOUIS ET LOUVIERS
-
- Le chien d’Aubry de Montdidier.--Herbages et cabarets de l’île
- Notre-Dame.--La tour Loriaux et son fossé.--L’île Tranchée et l’île
- aux Vaches.--L’entreprise Marie.--Déboires et procès.--Le quartier
- de l’Ile.--Le pont de la Tournelle.--La tour des Galériens.--Le
- pont Marie.--Ecroulement de deux arches.--L’accident du pont
- Rouge.--Le quai des Balcons.--Les hôtels Bretonvilliers, Lambert,
- Pimodan, etc.--Les chantiers de bois de l’île Louviers.
-
-
-[Illustration: LA PROCESSION SUR LE PONT ROUGE]
-
-Appelée île Notre-Dame avant de prendre le nom de son église
-paroissiale Saint-Louis, l’île Saint-Louis, comme plus ancien souvenir
-du temps où elle n’était que pré ou saulaie, herbage tranquille avec
-un cabaret peut-être sous les arbres, a la vieille légende du chien
-de Montargis, fameuse au moyen âge, et que rappelait une sculpture au
-manteau de la cheminée du grand château de Montargis.
-
-On connaît l’aventure: Un nommé Aubry de Montdidier, ayant été
-assassiné et enterré dans une forêt près de Paris, son chien, après
-avoir passé plusieurs jours sur sa fosse, s’en fut trouver à Paris un
-ami de son maître et l’importuna tellement par ses hurlements et ses
-façons extraordinaires que celui-ci finit par comprendre qu’un malheur
-devait être arrivé à son ami.
-
-Il suivit le chien qui l’entraîna jusqu’à la fosse où le malheureux
-Aubry gisait. Une sépulture chrétienne fut donnée au cadavre, le crime
-fut mis sur le compte de voleurs quelconques, et bientôt oublié.
-
-Mais le fidèle animal n’oubliait pas. L’ami de son ancien maître
-l’avait gardé chez lui; un jour, il vit ce chien se jeter sur un homme
-avec fureur. On lui fit lâcher prise difficilement, on le battit.
-Plusieurs fois, le fait se renouvela; avec le même hérissement de
-fureur, le chien sautait à la gorge de l’homme, un chevalier nommé
-Macaire, chaque fois qu’il le rencontrait ou le découvrait dans un
-groupe. Comme Macaire était connu pour avoir été l’ennemi d’Aubry, des
-soupçons naquirent bientôt de l’acharnement du chien. Une accusation
-directe fut portée, finalement fut décidé le recours au jugement de
-Dieu. Le combat ayant été ordonné entre l’homme et le chien, les prés
-de l’île Notre-Dame servirent de champ clos. On sait que la bataille se
-termina par la victoire du chien, Macaire était vraiment l’assassin, il
-l’avoua avant de mourir.
-
-Jusqu’au commencement du XVIIe siècle, l’île Notre-Dame, chaloupe
-accrochée à l’arrière de la nef parisienne, conserva son aspect
-champêtre des vieux temps. Elle appartenait au chapitre de Notre-Dame
-qui la louait à des particuliers pour y faire paître des bestiaux, et
-à des blanchisseurs qui y mettaient sécher leur linge. Elle fut à une
-certaine époque coupée en deux par un mur et un fossé qui reliaient les
-deux parties de l’enceinte, entre la Tournelle de la rive gauche et
-la tour Barbeau de la rive droite. La partie comprise dans l’enceinte
-s’appela île Tranchée et l’autre île aux Vaches. Un pont de bois,
-vers cette époque, rattacha l’île Notre-Dame au port Saint-Bernard,
-à peu près sur l’emplacement du pont de la Tournelle actuelle; il
-était défendu par une tourelle carrée. C’est à peu près tout ce qu’on
-en sait. Emporté par les eaux à une époque inconnue, il ne fut pas
-remplacé.
-
-Sous Charles V, la défense de l’île Notre-Dame était complétée par une
-tour appelée la tour Loriaux. Des cabarets s’élevèrent dans l’île où,
-le dimanche, les Parisiens venaient s’esbaudir et jouer aux boules sous
-les peupliers et les ormeaux.
-
-Au XVIe siècle, ce mur et la tour Loriaux ruinés ont dû disparaître, on
-n’en voit plus trace dans les plans de l’époque. Le fossé paraît s’être
-élargi en un petit bras de Seine; sur l’île Notre-Dame ainsi que sur
-l’île Louviers qui la suit, on n’aperçoit qu’une ou deux maisons parmi
-les arbres. Une vue du XVIe siècle nous la fait voir plus habitée,
-les maisons sont plus nombreuses, il y a des jardins, des sentiers,
-et un moulin qui semble posé sur des débris de fortifications. Ceci
-c’est l’île Notre-Dame du temps d’Henri IV, le règne suivant va la
-transformer complètement.
-
-Le projet de transformation se rattachait aux grands travaux entrepris
-par le Béarnais dans sa capitale et que sa mort entrava ou réduisit
-quelque peu. L’île appartenant au chapitre de Notre-Dame, il fallut
-la lui acheter, ce qui n’alla pas sans nombreuses difficultés, les
-chanoines ne consentant que de fort mauvaise grâce à se laisser enlever
-ce vieux fief de la cathédrale, pour des constructions qui devaient
-fort désagréablement boucher la vue aux maisons canoniales.
-
-[Illustration: ANCIENNE NICHE RUE LE REGRATTIER. 1896]
-
-Le sieur Christophe Marie, gros financier et entrepreneur, fut chargé
-de l’entreprise générale des constructions des îles Notre-Dame et des
-ponts devant les relier aux rives, par un acte du 16 mai 1614 lui
-accordant la concession des terrains à condition de réunir les deux
-îles en comblant la coupure, de ceindre le tout de quais en pierres de
-taille dans l’espace de dix ans, d’ouvrir des rues de quatre toises
-sur lesquelles toutes les maisons bâties lui paieraient pendant
-soixante années des droits de censive, lods et ventes. Christophe Marie
-avait pour associés les sieurs Poulletier, commissaire des guerres,
-secrétaire de la chambre du roi, et le Regrattier, autre financier.
-
-Le pont aboutissant à la rive droite, le pont Marie, qui d’après les
-projets primitifs aurait dû être fait en bois et pour lequel des bois
-avaient même été achetés, fut commencé en pierres dès 1614; le jeune
-roi Louis XIII et sa mère en posèrent la première pierre en grande
-cérémonie le 11 août.
-
-Des maisons se construisaient déjà. Le chapitre de Notre-Dame
-continuait cependant à élever des difficultés malgré le règlement des
-indemnités et divers arrangements qui maintenaient le quartier nouveau
-dans la justice du chapitre et décidaient qu’après les soixante années
-de jouissance accordées au sieur Marie ou ses héritiers, les droits de
-censive et autres reviendraient aux chanoines.
-
-En plus de ces indemnités, on mit à la charge du sieur Marie la
-construction d’un mur en pierres de taille à la motte aux _Papelards_,
-le _terrain Notre-Dame_, restée à l’état de butte à berges libres à la
-pointe de l’île après l’archevêché, sur laquelle on ne voyait que des
-fourches patibulaires à deux piliers, avec un arbre ou deux et quelques
-buissons.
-
-La société Marie ayant épuisé sa caisse céda son affaire, en 1623, à
-un autre entrepreneur, Jean de Lagrange, secrétaire du roi, qui rendit
-pour un peu de temps toute leur activité aux chantiers; celui-ci, en
-s’engageant à continuer les travaux, dut ajouter un pont de pierre pour
-joindre l’île à la rive gauche vers la Tournelle, dans l’alignement du
-pont de la rive droite, et un pont de bois aboutissant de l’île au
-port Saint-Landry dans la Cité. En échange de ce supplément de charges
-il obtenait le droit d’établir des bateaux pour lavandières, douze
-étaux de bouchers et de construire deux rangées de maisons sur chacun
-de ces ponts de pierres. Huissiers et procureurs entrèrent alors en
-scène, les anciens adjudicataires voulaient reprendre leur affaire
-au sieur Lagrange et des procès s’étaient engagés en outre entre les
-acquéreurs des terrains et l’entreprise.
-
-Enfin les anciens entrepreneurs purent évincer Lagrange en 1627 et
-rentrer avec de nouveaux fonds dans la place. Ces travaux prirent
-encore une vingtaine d’années et ne furent achevés par Marie et
-le syndicat des propriétaires de l’île qu’en 1647, après bien des
-traverses, en dépit de nombreux procès, et en passant sur le corps de
-véritables levées de procureurs.
-
-[Illustration: LE PONT DE LA TOURNELLE]
-
-Dès 1642, Corneille dans le _Menteur_ avait célébré hyperboliquement
-les beautés du quartier nouveau.
-
- Paris semble à mes yeux un pays de romans,
- J’y croyais ce matin voir une île enchantée,
- Je l’ai laissée déserte et la trouve habitée.
- Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons
- En superbes palais a changé ces buissons...
-
-En 1642, les maçons étaient en train d’achever les quais maintes fois
-interrompus, le pont Marie était terminé et habité. Une ligne de
-maisons hautes et régulières le rattachait aux lignes architecturales
-des hôtels construits sur les quais.
-
-Le pont de la Tournelle construit au début de l’entreprise Marie était
-en bois. Une débâcle des glaces l’avait emporté en 1637; il avait
-été rebâti en bois, en dérogation aux engagements de l’entreprise,
-par suite du manque de fonds. Sa solidité problématique donnait aux
-riverains des inquiétudes très fondées, car une douzaine d’années après
-sa reconstruction, il fut encore emporté par la Seine, en partie du
-moins, mais cette fois la reconstruction définitive en pierre fut
-décidée.
-
-[Illustration: LA CHUTE DU PONT MARIE EN 1658]
-
-Ce nouveau pont de la Tournelle eut six arches de pierre, fortement
-arquées en dos d’âne; il faisait bel effet de n’importe quel côté,
-soit qu’on le regardât du quai Saint-Bernard découpant ses arches sur
-l’admirable pointe de la cité couronnée par l’abside de Notre-Dame,
-merveilleuse dans la splendeur des soleils couchants, soit qu’au
-contraire on portât les yeux en amont, vers le quai Saint-Bernard et la
-pointe des remparts de la vieille Tournelle. De ce côté d’innombrables
-bateaux chargés de vins ou de bois, d’immenses et flottantes meules de
-foin bordaient la rive sur plusieurs rangs serrés, ou se déchargeaient
-sur la berge au milieu d’un grand va-et-vient de fardiers, de haquets
-et de portefaix. Une de ces estampes du XVIIe siècle que les marchands
-de gravures agrémentaient de quatrains explicatifs, consacre au pont
-Saint-Bernard ces quatre vers, dont le troisième au moins est d’une
-belle audace.
-
- Lorsque d’un rude hyver nous ressentons l’outrage
- Et qu’au foyer le feu n’a de quoy se nourrir,
- Icy l’on voit venir les forêts à la nage,
- Et le port Saint-Bernard nous peut seul secourir.
-
-Au-dessus de tous ces tonneaux et de tout ce bois à brûler, se dressait
-la vieille Tournelle Saint-Bernard, une grosse tour trempant dans
-l’eau, défendant l’angle de l’enceinte depuis Philippe-Auguste et
-reconstruite sous Henri II. Pourvue autrefois de tourelles sur ses
-angles, elle était déjà dépouillée de ces ornements au temps de Louis
-XIV. En arrière, après une tour ronde, s’ouvrait la porte de la
-Tournelle ou Saint-Bernard, remplacée en 1674 par une porte triomphale
-dans le genre des portes Saint-Denis et Saint-Martin. Cette porte
-triomphale était à deux arcades surmontées sur les deux faces d’un
-immense bas-relief tenant toute la largeur, où le Roi Soleil vêtu
-à l’antique, du côté de la ville recevait les hommages de toutes
-les divinités des champs, des forêts et des ondes, et du côté de la
-campagne voguait sur un grand navire au milieu des naïades et des
-tritons.
-
-La grosse tour carrée s’appelait aussi la tour des Galériens; elle
-servait de dépôt aux malheureux condamnés aux galères qui entassés
-pêle-mêle dans toutes ses chambres, dans tous ses recoins, dans les
-caves ou sous les combles, y attendaient le départ des chaînes pour
-Marseille. Saint Vincent de Paul, ému par tant de misères, alla plus
-d’une fois leur porter des consolations et essayer d’obtenir quelque
-adoucissement à leur triste sort.
-
-Tous ces galériens n’étaient point forcément des criminels; combien de
-victimes du fisc et, sous Louis XIV, combien de protestants se virent
-accoupler ici aux pires malfaiteurs. Alors, comme on voulait avoir
-une marine importante en Méditerranée, on recommandait la sévérité
-aux tribunaux afin de pourvoir de rameurs en suffisante quantité les
-galères du roi. Les criminels de tout ordre, assassins ou simples
-voleurs, et avec eux contrebandiers, huguenots, faux sauniers étaient
-envoyés à la chaîne, et quand ils étaient arrivés après d’atroces
-souffrances aux ports de la Méditerranée, on les retenait sur les bancs
-des galères aussi longtemps qu’il en était besoin, souvent tant qu’ils
-gardaient la force de manier la rame sous le fouet des argousins.
-
-La tour des Galériens fut démolie en 1787, en même temps que la porte
-Saint-Bernard.
-
-Quant au pont de la Tournelle, contrairement au pont Marie, son pendant
-de l’autre côté de l’île, il ne porta jamais de maisons. Vers 1850, la
-chaussée en dos d’âne fut aplanie et le pont élargi au moyen d’arcs en
-fonte appliqués de pile en pile.
-
-Le pont de l’autre rive de l’île, en sa prime jeunesse, eut peu de
-chance. En 1658, une grosse crue de la Seine fit quelques dégâts sur
-les rives et causa le naufrage d’un certain nombre de bateaux chargés
-de marchandises. Les eaux rapides et limoneuses charriant des arbres et
-des épaves battaient les ponts avec violence et menaçaient d’emporter
-les maisons bâties sur les berges ou les moulins du fleuve. Tout à coup
-dans la nuit du 28 février au 1er mars, deux arches du pont Marie du
-côté de l’île cédèrent entraînant avec elles vingt-deux des cinquante
-maisons.
-
-Une soixantaine de personnes périrent dans la catastrophe. Dans les
-maisons écroulées se trouvaient deux études de notaires, englouties
-avec toutes leurs archives, ce qui malgré toutes les recherches faites,
-amena de graves embarras pour bien des familles. Dès que le lieutenant
-civil et les magistrats prévenus du sinistre purent accourir, ils
-prirent toutes les mesures nécessaires en pareil cas, ils firent
-évacuer les maisons restées debout, et placèrent des postes de soldats
-aux extrémités du pont pour empêcher les voleurs de chercher aubaine
-sous prétexte de sauvetage. Le fleuve montant toujours, on fit évacuer
-de même des maisons du quai menacées aussi, et déloger les habitants du
-pont au Change et du Petit-Pont.
-
-[Illustration: LA TOUR DES GALÉRIENS SUR LE QUAI SAINT-BERNARD]
-
-Les eaux s’écoulèrent heureusement, les ponts restèrent et les
-Parisiens logés sur la rivière purent se remettre de leur chaude alarme.
-
-Ce fut l’occasion d’une vérification générale des ponts et d’une
-réfection des parties ébranlées. Le pont Marie resta près de deux
-ans à l’état de ruine béante, puis pendant que l’on discutait sur sa
-reconstruction on jeta, en attendant la décision, une passerelle de
-bois sur la brèche et l’on établit un péage pour subvenir aux dépenses
-de la restauration future. Ce pont de bois provisoire dura dix ans,
-après lesquels la pile et les deux arches tombées furent rétablies en
-pierres.
-
-Les vingt-deux maisons écroulées avec les arches ne furent pas
-rebâties, de sorte que le pont demeura pour un siècle en deux tronçons
-irréguliers, une partie chargée de ses étroites et hautes maisons à
-quatre étages et le reste découvert et libre. En 1788, les vingt-huit
-ou trente maisons subsistantes furent jetées bas en même temps que
-celles du pont au Change, et le pont resta comme nous le voyons
-aujourd’hui, le plus beau pont de Paris après le Pont-Neuf.
-
-[Illustration: LE CLOCHER DE L’ÉGLISE SAINT-LOUIS EN L’ILE]
-
-Pour les communications de l’île Notre-Dame avec la Cité, l’entreprise
-Marie jeta sur la rivière un troisième pont praticable aux piétons
-seulement; celui-ci était en bois, il eut une forme bizarre, imposée
-par les réclamations du chapitre: il prenait à la pointe du nouveau
-quartier de l’île Notre-Dame, poussait droit à la rive de la Cité,
-puis quelques toises avant d’aborder sous les maisons du cloître, il
-évitait cette rive et par une courbe s’en allait toucher au petit port
-Saint-Landry.
-
-Le pont Rouge achevé en 1634 fut inauguré par un accident. Il y avait
-cette année grandes processions jubilaires à Paris, il arriva que trois
-paroisses se rencontrèrent sur ce pont de bois où la presse et la
-bousculade furent telles qu’une balustrade céda sur un point. Quelques
-personnes tombèrent dans la Seine, on crut que le pont s’écroulait et
-une panique s’ensuivit dans laquelle le nombre des victimes fut grand;
-on compta une vingtaine de morts, écrasés ou précipités dans le fleuve,
-et plus de quarante blessés.
-
-Endommagé souvent par les eaux ou les glaces, ce pont fut refait en
-1709, et remplacé au commencement de notre siècle par le _pont de la
-Cité_, en fer, remplacé lui-même en 1842 par une passerelle de fils
-de fer, décorée d’entrées gothiques à chaque extrémité. Il y a là
-aujourd’hui le _pont Saint-Louis_ continué vers la rive droite par le
-_pont Louis-Philippe_.
-
-Une lettre de la Reynie, lieutenant de police, à Colbert, publiée
-par M. P. Clément dans son livre sur la police sous Louis XIV,
-donne des détails curieux sur les dangers qui revenaient chaque
-année pour ces ponts chargés de maisons et habités chacun par des
-centaines de Parisiens, non du menu peuple, mais bien pour la plupart
-riches commerçants, changeurs, orfèvres, marchands de tableaux,
-libraires, parmi lesquels on pourrait citer des noms célèbres, comme
-le libraire-graveur Geoffroy Tory, qui demeurait vers 1540 sur le
-Petit-Pont à l’enseigne du Pot Cassé, ou Gersaint, le marchand de
-tableaux, qui avait boutique très achalandée, sur le pont Notre-Dame
-avec, en guise d’enseigne, un superbe tableau peint par son ami
-Watteau.
-
-[Illustration: HÔTEL CHENIZEAU, RUE SAINT-LOUIS-EN-L’ILE]
-
-«Bien que le dégel ait été extrêmement doux, écrit la Reynie le 16
-janvier 1777, la rivière ayant grossi elle a fait beaucoup de désordre
-cette nuit à Paris, par les glaces qu’elle a entraînées. Presque tous
-les bateaux qui se sont trouvés dans les ports ont été fracassés. Le
-pont Rouge--(ou pont Barbier, entre les Tuileries et la rue du Bac)--a
-été emporté ce matin à six heures par la seule glace qui était entre
-ce pont et le pont Neuf. Il y a encore présentement un grand sujet à
-craindre pour les autres ponts et surtout pour les pont de la Tournelle
-et Petit-Pont, pour le pont Marie et pour le pont au Change, parce
-qu’il s’y est arrêté des montagnes de glaces que ces ponts auront peine
-à soutenir longtemps, et ils seront infailliblement emportés s’il
-survient un surcroît d’eau capable de pousser avec quelque impétuosité
-les glaces qui sont entassées à la tête et au milieu de la rivière
-d’une manière tellement extraordinaire que le peuple y accourt de tous
-côtés pour voir ces amas de glace dont l’épaisseur et la quantité ont
-quelque chose de prodigieux. C’est sur les deux heures après minuit
-que le plus grand désordre est arrivé, et le bruit a été si grand que
-tous ceux qui logent sur les ponts et sur les bords de la rivière ont
-été sur pied et en crainte tout le reste de la nuit. On a appréhendé
-pour la Tournelle où sont les galériens, et il est vrai que la glace
-qui s’y est élevée jusqu’au premier étage, par l’effort de celle qui
-est au-dessous, pouvait donner quelque sorte d’appréhension... Les
-officiers font ce qu’ils peuvent pour le secours de tous ceux qui en
-ont besoin...»
-
-Lorsque s’ouvrit la deuxième moitié du XVIIe siècle, le quartier
-de l’île, dont les quais seuls avaient déjà englouti des sommes
-considérables, était à peu près achevé, l’île entière était bordée
-de fastueux hôtels et de magnifiques maisons habitées surtout par
-la noblesse de robe, par la riche magistrature. Nous pouvons encore
-aujourd’hui juger de ce que ces habitations purent être en leur beau
-temps, car elles existent encore presque toutes. Sur les quais d’Anjou,
-de Bourbon et de Béthune, les portes cochères magistrales, les nobles
-balcons à mascarons, à splendides ferronneries se succèdent, c’est
-l’hôtel Lauzun-Pimodan, l’hôtel de Richelieu, habité en sa jeunesse par
-le maréchal, l’hôtel Denis Hesselin, prévôt des marchands, etc...
-
-[Illustration: BALCON DE L’HÔTEL PIMODAN]
-
-La pointe orientale de l’île avait pour ornement les deux plus célèbres
-de ces hôtels, l’hôtel Lambert et l’hôtel de Bretonvilliers. Celui-ci,
-construit en 1660 par le financier le Ragois de Bretonvilliers sur
-les plans de du Cerceau, formait une immense demeure en plusieurs
-corps de bâtiments réunis par une arcade jetée par-dessus la rue de
-Bretonvilliers. L’hôtel Bretonvilliers a disparu, morcelé, puis démoli,
-il n’en est resté que des débris et le pavillon de l’Arcade.
-
-Le fisc toujours détesté, et si justement alors avec le système
-des fermes, logeait ici à la fin du siècle dernier, l’hôtel de
-Bretonvilliers renfermait les bureaux de la ferme générale: «On
-ne saurait, dit Mercier, passer devant cet hôtel sans un petit
-frissonnement, car c’est là que les fermiers généraux ont placé leur
-antre. Là ils étudient l’art de donner au pressoir du sang du peuple,
-une force plus comprimante...»
-
-[Illustration: HÔTEL LAMBERT]
-
-Son voisin l’hôtel Lambert continue à ouvrir magnifiquement la
-perspective des belles constructions du quai d’Anjou. Son constructeur
-fut M. Lambert de Thorigny, président de la Chambre des requêtes
-du Parlement. L’architecte Levain, les peintres Lebrun et Lesueur
-s’étaient chargés d’en faire un véritable palais où l’on admirait fort
-l’escalier monumental occupant le pavillon à fronton au fond de la
-cour, les grands appartements décorés de superbes toiles, de plafonds,
-de sculptures et de magnifiques menuiseries. On trouvait là le cabinet
-des Muses et le salon de l’Amour, dont les peintures sont maintenant
-au Louvre, et la grande galerie dont le plafond de Lebrun est consacré
-aux travaux d’Hercule, à ses luttes et à son mariage avec Hébé.
-
-L’hôtel Lambert eut pour possesseurs la marquise du Châtelet dont le
-nom rappelle Voltaire, le fermier général Dupin, aïeul de George Sand.
-Le fils de ce fermier général, élève de Jean-Jacques, ayant perdu au
-jeu sept cent mille livres, dut vendre l’hôtel à un autre fermier
-général M. de la Haye. Après la Révolution, on vit dans l’hôtel M. de
-Montalivet, puis un pensionnat, puis un fabricant de lits militaires...
-
-[Illustration: LES DUELLISTES DE L’ILE LOUVIERS]
-
-Ce fut le temps des épreuves, l’hôtel y perdit bien des choses et fut
-même menacé de disparaître; enfin, en 1840, la princesse Czartoriska,
-le sauva de la démolition et le restaura pour s’y installer.
-
-L’hôtel de Lauzun ou de Pimodan que son magnifique balcon désigne,
-quai d’Anjou, 17, est l’un des hôtels célèbres de l’île, c’est pour
-le financier Gruyn que le logis étala d’abord les somptuosités de
-ses appartements. Le brillant duc de Lauzun, l’époux de Mlle de
-Montpensier, lui succéda. Après différents possesseurs, le marquis de
-Pimodan en 1779 lui donna le second nom sous lequel il est connu. En
-1841, acheté par un célèbre collectionneur, le baron Jérôme Pichon,
-l’hôtel de Pimodan prit tout à coup un éclat littéraire auquel il ne
-s’attendait pas. Roger de Beauvoir, Théophile Gautier et d’autres
-littérateurs de la pléiade romantique devinrent les locataires du baron
-Pichon.
-
-Quelques grandes portes admirables, quelques merveilleux balcons
-signalent encore bien des hôtels remarquables sur ces quais dits des
-Balcons, ou dans la rue Saint-Louis-en-l’Ile. Par exemple l’hôtel de
-Poisson de Marigny, frère de Mme de Pompadour, 5, quai d’Anjou, l’hôtel
-Le Charron, quai de Bourbon, nº 3, l’hôtel de Jassaud, même quai, nº
-19, l’hôtel Hesselin, 24, quai de Béthune, l’hôtel Chenizeau, rue
-Saint-Louis-en-l’Ile, 51, dont le balcon, supporté par des dragons
-fantastiquement enroulés, montre une magnifique ferronnerie, etc...
-
-[Illustration: L’ESTACADE DE L’ILE SAINT-LOUIS]
-
-Au coin de la rue Le Regrattier et du quai Bourbon, une ancienne
-inscription: «rüe de la femme sans teste», au-dessous d’une niche
-d’angle contenant encore la moitié d’une vierge brisée, rappelle un
-ancien cabaret du XVIIe siècle, dont l’enseigne représentait une femme
-privée de tête, tenant un verre à la main, avec cette irrespectueuse
-légende: _Tout en est bon._
-
-Dès les commencements du nouveau quartier, une petite chapelle avait
-été érigée dans l’île, mais la population augmentant rapidement, il
-fallut agrandir cette chapelle qui devint paroisse sous le titre de
-Saint-Louis, et dont le nom passa vite à l’ancienne île Notre-Dame.
-
-En 1664, pour l’agrandir encore, on construisit le chœur de l’église
-actuelle, puis une quarantaine d’années après, on démolit le reste pour
-élever la nef.
-
-La flèche assez singulière est une pyramide percée de grands jours
-ronds; l’horloge, suspendue sur le côté de la tour comme une enseigne
-et visible des deux côtés de la rue, contribue à donner à l’église et
-au quartier de l’île, cette petite ville enfermée dans la grande, sa
-physionomie particulière.
-
-L’île Saint-Louis, dès sa naissance, fut une petite cité à part, ville
-de haute magistrature d’abord, de riches financiers et de grosse
-bourgeoisie ensuite, d’un aspect noble et grave, tous les écrivains du
-siècle dernier l’ont constaté. Mercier la dépeint favorablement et fait
-l’éloge de sa tenue et de ses bonnes mœurs. Aujourd’hui encore, sur ces
-quais aux nobles demeures, dans ces rues d’un calme si parfait, on se
-croirait dans une sorte de Versailles insulaire, à cent lieues du Paris
-bruyant et agité.
-
-En arrière de l’île Saint-Louis, devant l’arsenal, existait une autre
-île connue jadis sous différents noms, île aux Javiaux, île aux Meules,
-île Bouteclou. Au XVe siècle, c’était l’île de Louviers parce qu’elle
-appartenait à Nicolas de Louviers qui fut prévôt des marchands en
-1468. Elle était alors, comme sa voisine, toute champêtre, un îlot de
-verdures, une prairie encadrée d’arbres, saules et peupliers.
-
-En 1549, pendant les fêtes qui suivirent l’entrée solennelle de Henri
-II et de Catherine de Médicis, le bureau de la ville voulut donner à
-la royale épousée le spectacle d’un siège et d’un combat naval. Il
-fit donc élever dans les prairies de l’île de Louviers un petit fort
-et arranger un havre garni de diverses défenses. Un pont de bateaux
-jeté de l’île Notre-Dame à l’île de Louviers amena les troupes qui
-simulèrent toutes les opérations d’un siège. La fête militaire eut
-grand succès; la forteresse enlevée d’assaut, on passa à d’autres
-réjouissances, joutes, processions accompagnées, comme cela continuait
-à se voir de temps en temps, de quelques brûlements d’hérétiques.
-
-L’île Louviers devint sous les règnes suivants une annexe des ports de
-Paris. Ce fut surtout le dépôt des bois à brûler, le port d’arrivage
-des longs trains de bois qui descendaient de la haute Seine, ils
-étaient dépecés là ou dans les fossés de l’Arsenal, le long des grands
-chantiers de bois flotté que le plan de Gomboust, en 1650, nous montre
-de la Seine aux fossés de la Bastille.
-
-C’était aussi pour les jeunes seigneurs, prompts à mettre flamberge au
-vent, un petit Pré aux Clercs; en ces temps bien des affaires d’honneur
-se réglèrent dans l’île, où les grands tas de bois offraient des
-emplacements discrets convenablement abrités des regards de messieurs
-les exempts.
-
-Au XVIIIe siècle, achetée par la ville 61.500 livres, l’île Louviers
-continua à être louée aux marchands de bois et à former une pittoresque
-pointe en avant des ports de Paris, tout près du port Saint-Paul, très
-animé, rempli, en outre du mouvement si important de la batellerie
-ordinaire, de celui des arrivées des coches d’eau de la basse Seine.
-
-Les hautes piles de bois, les édifices de bûches entassées disparurent
-de l’île Louviers en 1843, lorsque le petit bras de Seine qui la
-séparait de la rive fut comblé. Les maisons des rues Coligny et
-Schomberg s’élevèrent. L’île Louviers avait cessé d’exister.
-
-L’extrémité de l’île Saint-Louis est restée pittoresque avec la grande
-estacade de bois supportant une passerelle, qui rattache la pointe
-où fut le grandissime hôtel de Bretonvilliers à l’ancienne île des
-marchands de bois, jadis dominée par les ombrages du mail, par les
-pavillons de l’Arsenal et par les bâtiments des Célestins. Tout a
-bien changé ici, disons-nous, heureux cependant de garder encore la
-pittoresque estacade.
-
-[Illustration: UNE PORTE, 15, QUAI BOURBON]
-
-
-
-
-[Illustration: LE PONT-NEUF AU XVIIe SIÈCLE]
-
-CHAPITRE XV
-
-LE PONT-NEUF
-
- Henri III pose la première pierre du _pont des Pleurs_.--La
- passerelle provisoire et sa colonie de voleurs.--Les îles de
- Bussy et de la Gourlaine soudées à la Cité.--Les mascarons de
- Germain Pilon et autres.--Le duel Fontaine et Villemot.--Le
- tribunal des voleurs.--Les tirelaines par plaisir.--Une partie
- de volerie.--Aventures, pérégrinations et naufrages du cheval
- de bronze.--La Samaritaine.--Échoppes et marchands.--Charlatans
- et bateleurs.--Mondor et Tabarin.--L’Orviétan.--Gilles le
- Niais, l’arracheur de dents Carmeline.--Brioché au château
- Gaillard.--Le cadavre de Concini.--Libelles et chansons.--La
- Fronde au Pont-Neuf.--Revues des troupes de la Fronde.--Les
- _Mazarinades_.--Rixes et bagarres.
-
-
-[Illustration: UN MASCARON DU PONT-NEUF]
-
-Incontestablement, la fonction des ponts devrait être à la fois de
-fournir un passage sur les rivières et de servir à la décoration
-des villes. A certaines époques et dans certains pays on eut le
-sentiment de cette double fonction, de là ces ponts décoratifs qui
-existent encore, de plus en plus rares il est vrai. Aujourd’hui on
-ne paraît guère songer au parti pris décoratif, au superbe motif que
-les ponts peuvent offrir à l’art architectural. Un pont est une œuvre
-d’ingénieur, et voilà tout. Pourvu que l’on puisse passer dessus avec
-sécurité, il semble qu’on n’ait rien à exiger de plus.
-
-[Illustration: LES CHARRETTES DES CONDAMNÉS SUR LE PONT AU CHANGE, 1793
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-Le Pont-Neuf est le roi des ponts de Paris. Il est le seul pont
-vraiment monumental et décoratif que nous possédions aujourd’hui, le
-pont Marie ayant le second rang. Ce pont de la Renaissance a l’air de
-fermer le Paris du moyen âge enclos dans l’île et dans les quartiers à
-l’est. En dehors, c’est le XVIIe siècle qui commence, le Paris de Louis
-XIII et de Louis XIV qui gagne et s’étale dans les anciennes prairies
-dévorées par la gloutonne Lutèce, arpent après arpent.
-
-Le Pont-Neuf est toujours beau, mais combien il le fut davantage au
-siècle de sa jeunesse, quand il s’accompagnait à l’arrière-plan de
-tant de monuments disparus, et se raccordait en avant avec les restes
-de l’ancien Louvre et de l’hôtel de Bourbon, sur la rive droite, avec
-le vieux décor gothique du rempart et de la tour de Nesle, sur la rive
-gauche.
-
-[Illustration: LE MOULIN DE LA MONNAIE A LA POINTE DE LA CITÉ]
-
-Les célèbres estampes de Callot et d’Israel Silvestre nous le montrent
-en cette première jeunesse, faisant deux fois le dos d’âne, des
-Augustins au terre-plein, et du terre-plein au quai de l’Ecole, sur
-la Seine grouillante de bateaux, de barques de passage, de bateaux de
-lavandières, de marchandises qu’on débarque, de chevaux à l’abreuvoir,
-avec la première Samaritaine en avant-corps pittoresque, et des berges
-accidentées et herbeuses, des débris de remparts qui s’éboulent, le
-vieux château Gaillard ou Brioché fait jouer ses marionnettes, l’hôtel
-de Nevers qui élève ses grands pavillons de briques et pierres à la
-place de l’hôtel de Nesle, enfin la porte et la tour de Nesle qui
-gardent des cicatrices et des brèches des sièges de la Ligue.
-
-C’est l’âge pittoresque du Pont-Neuf. Plus tard, le grand paysage
-parisien, trop riche, trop fourni, trop plein, régularisera ses lignes,
-et peu à peu se dépouillera de sa surabondance architecturale.
-
-La pointe extrême de la Cité jusque vers la fin du XVIe siècle, c’était
-la maison des Etuves qui devait se trouver à peu près vers le milieu
-de la place Dauphine, en avant du grand escalier du palais actuel.
-On trouvait au delà de cette pointe deux îlots séparés par de minces
-rigoles, les deux îles qui portent différents noms, l’île aux Juifs ou
-du Passeur-aux-Vaches, la plus grande, du côté méridional, s’allongeant
-devant le couvent des Augustins, et l’île Buci, plus petite, au nord
-de l’autre. Il y a confusion dans les noms de ces îles. L’île aux
-Juifs, où furent brûlés Jacques Molay et le maître de Normandie, est
-probablement aussi l’île aux Treilles, qui produisait, sous le Palais
-même, quelques muids de vin. L’île Buci pourrait aussi bien être l’île
-Bureau, du nom de Hugues Bureau, fils ou petit-fils de Bureau le grand
-maître de l’artillerie de Charles VII, qui la louait pour y mettre ses
-chevaux au vert, ou l’île de la Gourdaine ou Jourdaine, bac ou engin de
-pêche, mais le doute est possible.
-
-Dans tous les cas, l’aspect champêtre persista jusqu’au XVIe siècle.
-Ces îles sont fréquentées par les pêcheurs, le passeur continue à y
-amener les vaches le matin et à les reprendre le soir. A côté de la
-petite île de la Gourdaine, se trouvait amarré un moulin sur pilotis
-comme il y en avait plusieurs dans la traversée de Paris, devant la
-Grève, devant Saint-Germain, non soudés complètement de façon à former
-un pont, ainsi qu’au pont aux Meuniers.
-
-Ce moulin de la pointe de la Cité devint le moulin de la Monnaie, ayant
-été acheté par le roi Henri II pour un nommé Aubin Olivier, menuisier
-d’Auvergne, esprit inventif qui avait trouvé un procédé de monnayage
-et inventé des engins pour lesquels le fleuve devait servir de moteur.
-Présenté au roi par le général des Monnaies de Marillac, Aubin put
-installer ses machines dans le moulin et fut même logé avec ses aides
-dans la maison des Etuves.
-
-L’importance prise au XVIe siècle par le bourg Saint-Germain, le
-quartier au delà de la porte de Nesle, qui faisait pendant au quartier
-nouveau développé autour du Louvre, vers les Tuileries naissantes,
-avait depuis longtemps fait désirer l’établissement d’une communication
-plus commode que le bac faisant la navette au-dessous du Louvre, ou
-les barques que l’on trouvait toujours là guettant les gens pressés de
-passer sur l’autre rive. A défaut de ces moyens de passage, le détour
-qu’il fallait faire par le pont au Change et le pont Saint-Michel
-rallongeait considérablement.
-
-Bien avant ces temps, sous Charles V, dit M. Charles Normand dans
-son _Itinéraire-guide archéologique de Paris_, on avait déjà projeté
-un pont à la pointe de la Cité, et même quelques travaux avaient été
-commencés vers 1379.
-
-Les projets longuement étudiés, retardés par des hésitations sur
-l’emplacement le plus commode et se raccordant avec les grandes voies
-passagères, aboutirent et enfin l’exécution commença en 1578, à la fin
-d’avril, en profitant des basses eaux. On commença le travail par le
-petit bras de la Seine entre le couvent des Grands-Augustins et l’île
-du Palais. Les fondations de quatre piles furent jetées dans l’année.
-
-L’architecte du Pont-Neuf, celui qui, dit-on, donna les plans, fut
-Jean-Baptiste Androuet du Cerceau, fils de Jacques du Cerceau,
-fondateur de la dynastie, l’architecte graveur «_des plus excellents
-bâtiments de France_», qui professait la religion réformée et s’en fut
-mourir à Genève.
-
-Jean-Baptiste du Cerceau avait été l’un des Quarante-cinq de Henri III.
-Il fournit les plans du Pont-Neuf et présida aux premiers travaux.
-
-Le samedi 31 mai 1578, Henri III vint solennellement poser la première
-pierre, au-dessus des fondations de la première pile. C’était le jour
-même des funérailles de Quélus et de Maugiron, morts des blessures
-reçues dans le fameux combat du marché aux chevaux des Tournelles, et
-la figure du roi pendant la cérémonie parut à tous tellement empreinte
-de désolation, que le nouveau pont reçut ironiquement ce jour-là le nom
-de Pont-des-Pleurs.
-
-Un grand bateau magnifiquement pavoisé était allé prendre au Louvre
-Henri, la reine Louise de Vaudemont et la reine mère Catherine de
-Médicis, avec une suite brillante et les avait amenés au quai des
-Augustins. Sur les échafaudages de la première pile, Henri III prit du
-mortier avec une truelle d’argent dans un plat de même métal et le jeta
-sur la première pierre. La chose faite, il regagna aussitôt sa barque
-pour aller cacher son chagrin au Louvre.
-
-Les travaux ne semblent pas avoir été poussés avec une grande rapidité,
-malgré la hâte que le roi manifestait de voir l’œuvre avancer et malgré
-ses fréquentes visites. L’argent sans doute manquait et par surcroît
-la situation politique s’aggravait tous les jours. Le roi constatait
-avec mélancolie que son pont n’avançait pas. Une fois, raconte M. Ed.
-Fournier, le savant historien du Pont-Neuf, son impatience fut si vive
-qu’en plein mois de janvier, alors que le fleuve charriait des glaçons
-à plein canal, il fit jeter un pont de bois qui allait de l’une à
-l’autre rive, en s’étayant tant bien que mal sur les pierres boiteuses
-des piles inachevées. Et sur cette périlleuse passerelle la cour,
-le roi en tête, se rendit aux Grands-Augustins pour assister à une
-magnifique fête donnée en l’honneur du nouvel ordre du Saint-Esprit.
-
-Quand les troubles à la fin tournèrent en révolution, quand la journée
-des barricades contraignit le roi à s’enfuir de son Louvre, et mit
-Paris aux mains de Messieurs de Guise et de la Ligue triomphante, on
-eut bien autre chose à faire qu’à terminer le Pont-Neuf. Les travaux se
-trouvèrent complètement arrêtés pour longtemps.
-
-Pendant toute la durée de cette révolution du XVIe siècle, pendant
-le siège de Paris et même pendant les premières années du règne de
-Henri IV, le Pont-Neuf demeura en l’état où Henri III l’avait laissé,
-c’est-à-dire avec des pilotis sortant de l’eau du côté du grand bras,
-des piles à peu près achevées et une ou deux arches plus avancées du
-côté des Augustins, des échafaudages, des passerelles allant de l’une
-à l’autre pile. Tout ce que l’on put faire, ce fut d’établir sur tous
-ces travaux en divers états d’avancement, une passerelle provisoire
-allant du quai des Augustins à l’île du Palais.
-
-[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF AU MUSÉE DE CLUNY]
-
-Dans tous ces échafaudages, dans les espèces de cages formées par la
-forêt de poutres soutenant cintres et tabliers, s’était établie une
-population de vagabonds et de voleurs, composée surtout d’Irlandais
-venus à Paris avec les troupes espagnoles alliées de la Sainte Ligue.
-
-Le jour, tous ces gueux dormaient dans leur refuge ou mendiaient par
-les rues; la nuit venue, ils rôdaient en quête de mauvais coups à
-faire. On raconte que des passants attardés traversant le pont étaient
-tout à coup saisis aux jambes par les malandrins embusqués dans leurs
-cachettes sous la passerelle, dépouillés en un clin d’œil et jetés à la
-Seine. Le Pont-Neuf commençait bien, il avait ses voleurs avant d’être
-achevé.
-
-En 1598 Henri IV, délivré de ses grands soucis, ordonna la reprise des
-travaux. Il était temps d’en finir, les autres ponts n’en pouvaient
-plus, on n’osait plus faire passer les gros charrois sur le pont au
-Change, et il ne restait pour charrettes et voitures que le pont
-Notre-Dame.
-
-En 1599, on parvint à terminer toute la partie sur le petit bras et
-l’on se mit aussitôt avec ardeur aux piles du grand bras. Il fallait
-beaucoup d’argent, on le trouva en faisant d’abord contribuer les
-provinces de Bourgogne, Champagne, Picardie et Normandie, sous prétexte
-qu’elles avaient intérêt à l’achèvement du pont pour le passage de
-leurs marchandises, et ensuite en affectant aux travaux le produit d’un
-impôt sur le vin des bourgeois de Paris, impôt destiné primitivement à
-doter la ville de nouvelles fontaines.
-
-En 1603, les travaux étaient assez avancés pour que l’on pût, au moyen
-de passerelles établies sur les arches non terminées et de planches
-jetées sur les derniers vides, traverser le Pont-Neuf dans toute sa
-longueur. Les Parisiens qui attendaient leur grand pont avec impatience
-se risquaient volontiers à tenter le passage et plus d’un s’était rompu
-le col en chavirant du haut de ces planches dangereuses sur les piles
-ou dans la rivière.
-
-Le Béarnais voulut opérer de la même façon la traversée du fameux Pont,
-on lui objecta les accidents arrivés précédemment aux imprudents.
-«Ceux-là n’étaient pas rois!» répondit-il, et le 20 juin 1603, il passa
-le Pont-Neuf du quai des Augustins au Louvre.
-
-[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF]
-
-Il fallut encore trois années de travail complètes pour achever en son
-entier le Pont-Neuf. En 1607, tout était terminé, la physionomie de la
-cité se trouvait profondément modifiée. Les deux piles de Bussy et de
-la Gourdaine, avant-garde de la grande île, n’existaient plus, elles
-avaient été taillées, régularisées, rehaussées et soudées à la Cité, de
-façon à constituer au milieu du Pont-Neuf un terre-plein qui divisait
-celui-ci en deux parties.
-
-Le quai méridional de l’île, quai des Orfèvres, allant du Pont-Neuf au
-pont Saint-Michel, exécuté sous Henri III, avait son pendant par un
-quai sur l’autre côté dit quai du Grand Cours d’eau, de l’Horloge ou
-des Morfondus, allant du Pont-Neuf au pont au Change.
-
-[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF]
-
-Entre la vieille maison des Etuves et le milieu du Pont-Neuf à la
-pointe des îles amalgamées il était resté un grand terrain vague qui
-fut concédé par Henri IV en toute propriété, moyennant un cens d’un sol
-par toise, au président Achille de Harlay, à charge de faire bâtir sur
-un plan donné, autour d’une place en forme de triangle, une série de
-maisons symétriques en briques, séparées par des pilastres de pierre.
-La place commencée immédiatement reçut le nom de place Dauphine en
-l’honneur du Dauphin Louis.
-
-Le Pont-Neuf, en arrivant sur la rive gauche, se heurtait aux
-murailles du couvent des Augustins; il n’y avait pas de rue entre
-le couvent et la tour de Nesle, il fallait pour ouvrir un débouché
-au Pont-Neuf couper à travers les dépendances du couvent, renverser
-l’hôtel des abbés de Saint-Denis, grande et solide construction
-soutenue de contreforts, et supprimer divers bâtiments et jardins.
-Une compagnie se chargea de l’entreprise. Les difficultés vinrent de
-la part des Augustins qui refusaient leurs terrains; ils ne cédèrent
-que sur de bonnes conditions: indemnité évaluée par une commission,
-construction d’un passage sous le sol de la rue pour faire communiquer
-leurs propriétés, et divers avantages. Comme ils ne se décidaient
-qu’en rechignant et qu’ils présentaient au roi quelques dernières
-observations sur la réduction de leur jardin et la perte de leurs
-légumes: «Ventre Saint-Gris, mes frères! dit le Béarnais, l’argent que
-vous retirerez des maisons que vous bâtirez sur cette rue nouvelle
-vaudront bien des choux!» De fait, les Augustins bâtirent sur la rue,
-trouvèrent bientôt la spéculation avantageuse, et tirèrent jusqu’à la
-fin du dernier siècle de bons revenus de leurs maisons.
-
-[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF]
-
-La rue Dauphine se heurtait à la muraille de la ville à la hauteur de
-la rue Mazet actuelle, ancienne rue Contrescarpe-Saint-André, près de
-la porte Bussy. On ouvrit dans cette muraille une nouvelle porte qui
-s’appela la porte Dauphine et dura jusqu’en 1673.
-
-Dans les premiers projets, le Pont-Neuf devait comme les autres ponts
-porter deux lignes de maisons; des caves avaient déjà été préparées
-dans les piles, le directeur de la Samaritaine sous Louis XIII occupa
-longtemps une de ces caves qu’il avait encore agrandie. Henri IV,
-en reprenant les travaux, voulut que le pont fût libre et décida
-qu’il n’aurait point de maisons. De même des portes monumentales aux
-extrémités avaient été étudiées, ainsi qu’une garniture de statues
-royales sur les demi-lunes, mais ce projet aussi fut abandonné. Le
-Pont-Neuf se contenta pour décoration de ces demi-lunes sur chaque
-pile, qui lui donnent une si forte assiette, et de la longue série de
-mascarons qui soutiennent la corniche saillante, masques d’un beau
-caractère et presque tous fort curieux. Germain Pilon avait travaillé à
-ces mascarons du Pont-Neuf; il était en ce temps-là logé à la vieille
-maison des Etuves du Palais, bâtie au XIIIe siècle et qui devait
-disparaître dès les premiers travaux de la place Dauphine. Quelques-uns
-de ces mascarons attribués à Germain Pilon ont été enlevés au moment
-des restaurations du pont et portés au musée de Cluny.
-
-Enfin Paris l’avait, ce Pont-Neuf que l’on attendait avec tant
-d’impatience. Ce fut immédiatement la grande artère portant la vie
-de l’une à l’autre rive, le passage le plus fréquenté, et aussi le
-rendez-vous des gens de toutes sortes, attirés de ce côté par des
-raisons diverses, bons bourgeois flâneurs, oisifs divers, petits
-marchands, charlatans, etc... Ce succès d’ailleurs allait enrayer
-l’essor des quartiers de l’Est et empêcher le centre aristocratique de
-la ville de se fixer définitivement vers la Place Royale en train de se
-bâtir.
-
-Tout de suite pour profiter de la vogue du pont, des marchands étaient
-accourus, y avaient installé de petites boutiques dans les demi-lunes,
-des étalages divers un peu partout, et avec ces marchands, des
-arracheurs de dents, de petits charlatans vendant poudres de mort aux
-rats et onguents propres à guérir tous les maux.
-
-Les traîneurs de rapière, chercheurs d’aventures, vieux débris des
-guerres civiles ou gentilshommes attirés de tous côtés vers Paris,
-bretteurs et raffinés de cour, n’étaient pas les moins nombreux.
-C’était l’époque où la fureur des duels était telle que pour la plus
-petite vétille.....
-
- ... pour rien, pour le plaisir...
-
-les épées sortaient du fourreau et jetaient sur le carreau, en jeunes
-cavaliers, en vaillants gentilshommes, de quoi équivaloir à la
-consommation d’une bataille rangée tous les ans.
-
-L’année même où, le pont terminé, Henri IV entreprenait la
-transformation des deux îlots rattachés à la Cité, eut lieu, sur le
-nouveau terre-plein du Pont-Neuf, une rencontre qui fit grand bruit
-pour sa funeste conclusion. Deux jeunes et valeureux gentilshommes,
-fort bien en cour, les sieurs Villemot et Fontaines, avaient eu une
-vive altercation pour un coup discuté au jeu de paume. La querelle
-devait amener une rencontre. On prit rendez-vous pour le lendemain sur
-le terre-plein du pont. Le roi ayant eu vent du combat projeté envoya
-des exempts garder chez eux les adversaires. Par malheur, ils purent
-s’échapper et courir au rendez-vous. Villemot arriva le premier sur le
-terrain à cheval, et ne fut pas sitôt planté sur la berge qu’il vit
-déboucher Fontaines également à cheval, aussi bien disposé que lui.
-
-[Illustration: LE CHATEAU GAILLARD AU XVIIe SIÈCLE]
-
-On connut les détails par le valet de Villemot qui avait suivi son
-maître. Les deux adversaires se saluèrent fort courtoisement.--Bonjour,
-monsieur, si matin! dit Fontaines. Après un échange de politesses, ils
-sautèrent tous deux à terre et mirent flamberge au vent. L’affaire
-ne traîna pas, «ils ne se tirèrent que trois coups d’épée dont ils
-tombèrent tous deux morts à terre, Fontaines à la renverse et Villemot
-sur les dents». Tous les coups avaient porté. Chacun des combattants
-présentait les mêmes blessures, à la gorge, à la poitrine et au côté.
-Il n’y avait plus qu’à les mettre en terre. «Le roy fut extrêmement
-fasché de cet accident et dit qu’il avait perdu deux hommes qui eussent
-pu rompre une bataille.»
-
-Précédemment, le pont n’étant pas encore achevé, Henri IV avait failli
-l’inaugurer assez mal: comme il y passait à cheval à un retour de
-chasse, en décembre 1605, un homme l’avait saisi par son manteau et
-violemment tiré en arrière en le menaçant de le tuer. L’homme arrêté
-par les gardes fut trouvé porteur d’un poignard, mais on le reconnut
-vite à ses discours pour un fou, ce qui le sauva de la potence.
-
-La colonie de voleurs étrangers installée au Pont-Neuf ou aux environs
-sur les terrains en transformation, avait fini par montrer une audace
-telle qu’il avait bien fallu en venir à des mesures rigoureuses: on fit
-des rafles de ces bandits, on en pendit un bon nombre et enfin, un beau
-jour, on chargea le reste de ceux que l’on avait pris sur des bateaux
-bien garnis d’archers pour les renvoyer au delà de la mer, aux pays
-d’où ils étaient venus. L’Estoile fait aussi mention du départ de tous
-ces mendiants et malfaiteurs, mais ne dit pas ce que devinrent les nefs
-chargées de toute cette gueuserie.
-
-Paris conservait encore assez de voleurs nationaux, qu’après les gueux
-étrangers on se mit à pourchasser sérieusement aussi. Les simples
-vagabonds et mendiants avaient leurs diverses cours des Miracles, les
-antres consacrés, où ils rentraient le soir, leur récolte faite et dont
-le nettoyage ne fut entrepris que plus tard sous Louis XIV. A l’exemple
-de ces mendiants organisés par confréries sous l’autorité d’un chef
-suprême, _le grand Coesre_, les voleurs proprement dits formaient aussi
-des sociétés organisées, reconnaissant des autorités particulières. Ces
-voleurs avaient divers lieux de réunion, notamment sur la rivière, vers
-le Port au Foin, c’est-à-dire, suivant les uns, vers la Grève où se
-trouvait le port au blé, suivant les autres sur les berges avoisinant
-le Pont-Neuf, entre la place des Trois-Marie et la valle de Misère.
-
-L’Estoile rapporte qu’il existait chez ces voleurs une juridiction
-organisée pour juger les affaires entre coupe-bourses et les méfaits
-contre la corporation. Dans un bateau sur la rivière se tenaient les
-plaids et audiences de cette justice qui condamnait à l’amende, à des
-peines corporelles et à la mort; les sentences s’exécutaient dans un
-autre bateau annexe du tribunal, on y fouettait les uns, les condamnés
-à mort y étaient poignardés et jetés à la rivière.
-
-En 1609, le prévôt Defunctis put saisir un des principaux de ce
-tribunal de voleurs, et le fit pendre haut et court au Port au Foin,
-devant l’endroit où il avait exercé lui-même sa parodie de la justice.
-
-Pour quelques-uns de pendus le royaume des larrons ne tomba point,
-il ne resta pas moins dans Paris un incroyable nombre de voleurs et
-filous de toute importance qui faisaient du Pont-Neuf un des champs
-principaux de leurs exploits. Vols en plein jour, menues filouteries,
-bourses coupées, manteaux enlevés, désordres plus graves aussitôt la
-nuit venue, guet-apens, assassinats, entraient dans les habitudes
-journalières du Pont-Neuf. Défendre son manteau ou sa bourse quand on
-était attaqué, c’était risquer sa vie.
-
-On avait eu beau décréter que tous les vagabonds et truands qui
-dormaient le jour sur le terre-plein, à l’ombre du cheval de bronze, et
-qui se transformaient en voleurs dès la nuit venue, devraient évacuer
-le Pont-Neuf dès six heures du soir, sous peine, s’ils étaient pris
-par le guet, d’être envoyés en prison ou à la potence, ils se moquaient
-des arrêts. On accusait même les archers du guet d’être de connivence
-avec eux et de recevoir, pour leur laisser le champ libre, une part
-dans le produit de leurs opérations.
-
-[Illustration: LA TOUR DE NESLE EN SES DERNIÈRES ANNÉES]
-
-Au trouble apporté dans la vie de Paris par ces malandrins qu’on
-appelait les _officiers du Pont-Neuf_, terreur du bon bourgeois
-tranquille, se joignaient d’autres non moins graves désordres.
-Turbulences de pages et d’écoliers, attroupements de laquais, pillards
-non moins que les voleurs de profession, et amusements étranges de
-gentilshommes.
-
-Il n’y a pas une estampe représentant le Pont-Neuf au cours du XVIIe
-siècle sans que l’on n’y voie en quelque point, parmi l’encombrement
-des piétons, des cavaliers et des carrosses, des gens en train de
-ferrailler, au milieu d’un groupe que des archers font semblant
-d’avoir de la peine à percer pour venir séparer les combattants. On se
-rencontrait ici, à ce rendez-vous de tout Paris, on se heurtait entre
-ennemis, et les flamberges aussitôt de jaillir des fourreaux. Il y
-avait aussi des combats pour rire et l’on cite, en 1606, un combat à
-coups de boules de neige entre M. de Vendôme et ses amis, où l’un des
-combattants fut gravement blessé d’une pelote de neige enveloppant un
-caillou.
-
-Il devint de mode parmi les jeunes cavaliers de s’en aller le soir, au
-sortir des cabarets, s’amuser sur le Pont-Neuf à voler les manteaux des
-bourgeois. C’était, paraît-il, Gaston d’Orléans qui avait mis en train
-ces petits divertissements. Plaisirs raffinés, mais dangereux, car les
-choses ne se passaient pas toujours sans coups de bâton ou estocades,
-quand les volés ne se voulaient pas laisser faire. Si le guet venait
-par hasard, on le rossait, ou l’on fuyait si l’on ne se trouvait pas en
-nombre.
-
-Un soir, le comte de Rochefort, avec le comte d’Harcourt, le chevalier
-de Rieux, et quelques amis, après une partie de débauche, voulurent
-terminer la fête par une partie de «volerie» sur le Pont-Neuf.
-La compagnie se mit à l’œuvre. Rochefort et Rieux, qui avaient
-fortement bu, escaladèrent le piédestal de la statue de Henri IV
-et s’installèrent sur la croupe du cheval de bronze pour jouir du
-spectacle en toute tranquillité. Le divertissement marchait bien, les
-gentilshommes tire-laines avaient déjà enlevé cinq ou six manteaux,
-lorsqu’un des bourgeois détroussés s’avisa de requérir le guet.
-
-Les archers arrivèrent en force, les gentilshommes aussitôt de détaler.
-Rochefort et Rieux voulurent en faire autant, mais ce dernier descendit
-trop précipitamment du cheval de bronze et se cassa la jambe. A ses
-plaintes le guet accourut et le ramassa. Rochefort, perché près du
-grand Henri, fut descendu par les archers et mené avec son ami aux
-prisons du Châtelet, où leur affaire faillit mal tourner pour eux, la
-peccadille n’étant point du goût du grand cardinal.
-
-Depuis 1614, la statue équestre du roi Henri s’élevait sur le môle
-ou terre-plein du Pont-Neuf. Cette statue fameuse n’avait pas été
-érigée là sans peine, bien des aventures lui étaient arrivées avant
-son érection, et ces aventures peut-être exagérées, ont donné lieu à
-plusieurs versions. D’après la version la plus accréditée, rapportée
-par tous les anciens historiens de Paris, la monture de Henri IV, le
-_cheval de bronze_, serait une monture d’occasion ayant été exécutée
-à Florence par le sculpteur Jean de Bologne, pour porter la statue de
-Ferdinand, grand-duc de Toscane.
-
-A la mort de Ferdinand, le cheval seul étant terminé fut offert ou
-vendu à la régente Marie de Médicis pour la statue qu’elle avait
-l’intention d’ériger au feu roi. On embarqua donc le cheval de bronze à
-Livourne, sur un bâtiment qui traversa la Méditerranée, prit le détroit
-de Gibraltar, et put arriver après une navigation mouvementée jusqu’en
-vue de la Normandie. Là le bâtiment fut jeté à la côte par la tempête.
-
-Le cheval de bronze était au fond de la mer. Il y resta un an; enfin
-on put après beaucoup de peines et d’efforts le retirer et le faire
-porter par un autre navire jusqu’au Havre-de-Grâce. En mai 1614,
-nouveau transbordement sur un bateau qui remonta la Seine et l’apporta
-jusqu’au piédestal où il fut érigé tout seul en attendant le cavalier.
-
-La monture resta ainsi pendant plusieurs années, dit-on, ce qui
-expliquerait l’habitude conservée après l’achèvement du monument, de
-l’appeler toujours _le cheval de bronze_.
-
-D’après la seconde version, le cheval et le cavalier auraient été
-exécutés en même temps à Florence par Jean de Bologne et son élève
-Pierre Tocca, et la statue complète embarquée à Livourne. L’histoire du
-naufrage serait authentique, l’événement eut lieu non point en vue des
-falaises normandes, mais en Méditerranée sur les côtes de Sardaigne.
-
-[Illustration: LA STATUE DE HENRI IV AU XVIIe SIÈCLE]
-
-Cheval et cavalier avaient donc séjourné au fond de la mer, tous deux
-furent érigés en grande cérémonie en 1614, sur le piédestal non encore
-achevé, et qui attendit longtemps encore les quatre esclaves enchaînés,
-destinés à être placés aux quatre angles. Le monument ne fut bien
-complet qu’au milieu du siècle quand on eut entouré la statue d’une
-grille. Si cette grille protectrice avait isolé le piédestal dès le
-commencement, l’aventure de Rochefort et Rieux n’eût pas été possible.
-
-Un autre monument aux abords du Pont-Neuf vint dès ses premiers ans
-ajouter un trait à sa physionomie déjà si pittoresque. C’est la
-Samaritaine qui vécut deux siècles et dont le souvenir survit encore
-dans un établissement de bains, surmonté d’un palmier de zinc bien peu
-décoratif.
-
-En 1603, un mécanicien flamand, nommé Lintlaër, proposa au roi
-l’établissement d’une machine destinée à fournir d’eau potable le
-Louvre et les Tuileries, trop souvent réduits à la portion congrue;
-il s’agissait de construire sur pilotis un grand moulin en avant du
-Pont-Neuf presque en travers de la deuxième arche de la rive droite;
-malgré l’opposition du prévôt des marchands basée sur la gêne ainsi
-apportée à la navigation, la pompe fut construite en quelques années.
-
-C’était primitivement comme une grande maison à pans de bois, portée
-sur d’énormes poutres sous lesquelles tournaient deux immenses roues
-de moulin; l’édifice avait deux étages, plus un grand toit aigu à
-deux rangs de lucarnes. La face tournée vers le Pont-Neuf fut décorée
-des figures en bronze doré de Jésus-Christ et de la Samaritaine, près
-de la vasque d’une fontaine où coulait une nappe d’eau sortant de la
-bouche d’un mascaron. Au-dessus s’élevait une tourelle avec une horloge
-astronomique indiquant le cours des astres et les signes du zodiaque,
-avec un petit _clocheteur_ sonnant les heures et un carillon qui jouait
-différents airs à la grande joie des Parisiens.
-
-La Samaritaine jouit tout de suite d’une grand popularité et son
-Jacquemart, que l’on venait entendre sur le pont, devint un personnage
-à qui tous les faiseurs de libelles et de pasquils firent endosser
-épigrammes, couplets satiriques et pamphlets.
-
-La Samaritaine dans le cours de son existence subit quelques
-restaurations ou reconstructions, on la restaura sous Louis XIV avec
-plus de prétention à la magnificence; elle y perdit du pittoresque, le
-toit était remplacé par une terrasse, le Jacquemart était supprimé, le
-groupe de la Samaritaine se trouvait plus luxueusement arrangé. A côté
-de la tourelle au carillon, on voyait un cadran anémonique surmonté
-d’une Renommée tournante.
-
-Vers 1714, la Samaritaine subit une reconstruction totale, jusqu’aux
-pilotis mêmes qu’il fallut en partie renouveler; le bâtiment eut
-trois étages, avec, au milieu de la façade donnant sur le pont, un
-avant-corps cintré abritant le fameux groupe. M. Edouard Fournier nous
-apprend que le célèbre canon du palais royal faillit être placé sur la
-terrasse de la Samaritaine en 1777 pour accompagner le carillon à midi
-sonnant.
-
-Les derniers jours de la Samaritaine, après deux siècles de gloire,
-furent tristes. Quand vint la révolution, elle était déjà fort
-délabrée, son carillon se tut, il fut même un instant question de
-l’envoyer à la fonte comme les statues du Christ et de la Samaritaine
-qui disparurent alors.
-
-L’édifice échappa encore provisoirement à la démolition parce que l’on
-y plaça un poste de garde nationale. En 1813, sa perte fut consommée,
-le bâtiment si fameux qui pendant deux siècles avait, n’en déplaise
-à Mercier qui le qualifie de _petit vilain bâtiment carré_, fait
-l’ornement de ce point de Paris et donné par son carillon chantant
-un supplément de gaîté à cet endroit remuant et bourdonnant, fut
-impitoyablement démoli.
-
-N’oublions pas une des particularités de son histoire, cette pompe
-pittoresque était officiellement intitulée _château de la Samaritaine_,
-et comme château elle avait un gouverneur nommé par le roi, le plus
-souvent un gentilhomme, un écrivain ou un artiste, qui ajoutait au
-bénéfice de sa sinécure un logement admirablement placé qu’il pouvait
-occuper ou louer.
-
-[Illustration: LA SAMARITAINE SOUS LOUIS XIV]
-
-Dès les commencements du Pont-Neuf, des petites boutiques et des
-marchands ambulants s’étaient installés tout le long des parapets,
-moyennant un petit droit qui revenait aux valets de chambre du roi. Les
-estampes du temps nous y montrent libraires, bouquinistes et marchands
-de gravures dont le commerce au temps de la Fronde est des plus
-prospères.
-
-C’est là, sous la Samaritaine, que l’on vend libelles et pamphlets,
-écrits satiriques, et cela devient une cause permanente de désordres
-et de bagarres. On y chansonne les gens et les événements du jour, les
-princes, la cour ou le Mazarin, on s’y houspille, on s’y bat avec les
-archers. Le Pont-Neuf alors a une vogue inouïe. Tout y passe, tout y
-commence, émeutes et révolutions, tout y finit en placards, en brocards
-ou en chansons.
-
- Rendez-vous des charlatans,
- Des filous, des passe-volans,
- Pont-Neuf, ordinaire théâtre
- Des vendeurs d’onguent et d’emplâtre,
- Séjour des arracheurs de dents,
- Des fripiers, libraires, pédants,
- Des chanteurs de chansons nouvelles,
- D’entremetteurs de demoiselles,
- De coupe-bourses, d’argotiers,
- De maîtres de sales métiers,
- D’opérateurs et de chimiques
- Et de médecins purgitiques
- De fins joueurs de gobelets,
- De ceux qui rendent des poulets...
-
-Ces vers du poète Berthaud, si souvent cités parmi ceux qu’inspira
-le Pont-Neuf, font un tableau complet en raccourci de la population
-habituelle de notre Pont.
-
-Les charlatans, vendeurs d’orviétan, de baumes souverains, d’eaux
-merveilleuses, de drogues guérissant tous les maux imaginables, les
-arracheurs de dents, en foule sur le Pont-Neuf, les uns installés sur
-des tréteaux avec des musiques, les autres opérant à cheval ou sur
-des chars richement et bizarrement décorés, tous revêtus de costumes
-extravagants, ne se contentaient pas tous de leurs boniments plus ou
-moins fantastiques pour vendre leurs fioles ou leurs pots d’onguents;
-quelques-uns dressèrent de véritables petits théâtres sur lesquels,
-pour attirer les badauds, des bateleurs ou des acteurs jouaient des
-parades au gros sel, des farces d’une extrême liberté, à la grande
-joie de la foule des oisifs amassés sur le pont, ou des passants qui
-mettaient deux heures à le traverser de la place des Trois-Maries à
-la rue Dauphine, en s’arrêtant à tous les tréteaux de ce spectacle
-perpétuel.
-
-Les plus fameux de ces farceurs et charlatans du Pont-Neuf furent au
-début Tabarin, Mondor, Brioché, le signor Hieronymo dit l’Orviétan.
-
-C’est sur la place Dauphine toute neuve que l’empirique Mondor, dit
-le beau Mondor, avait élevé une espèce de théâtre en plein vent sur
-lequel il vendait des baumes et des opiats pour la guérison des maux
-de dents. Une estampe d’Abraham Bosse nous le montre en exercice avec
-ses musiciens et son associé l’illustre Tabarin, chargé de mettre le
-public en gaîté par mille lazzis, mille inventions joyeuses. Mondor est
-une sorte de bellâtre pomponné comme un jeune seigneur, Tabarin est un
-fantoche portant le costume du _Pantalone_ de la comédie italienne.
-Par sa verve et ses bouffonneries la vente marchait si bien qu’en peu
-d’années les deux compères firent fortune. Tabarin, enflé par ses écus,
-quitta Mondor pour acheter des terres et voulut faire le seigneur;
-ce fut pour son malheur: il eut bientôt sur ses terres, dit M. Ed.
-Fournier, une fin tragique et fut tué dans une querelle de chasse.
-
-Hieronymo Ferranti, natif d’Orvieto, d’où le nom d’_Orviétan_ qu’il
-prit et qui passa à ses drogues, arrachait les dents, vendait un
-onguent contre les brûlures, un baume souverain pour les blessures, et
-enfin son fameux orviétan contre le venin des serpents, les morsures de
-chiens enragés, la peste, les vers, la petite vérole et tous les maux
-en général. Il avait débuté vers 1600 dans la cour du Palais, sur une
-espèce de théâtre où il avait pour attirer le public quatre excellents
-joueurs de viole «assistez d’un insigne bouffon ou plaisant de l’hôtel
-de Bourgogne nommé _Galinette la Galina_, qui, de sa part, faisait
-mille singeries, tours de souplesse, et bouffonneries...».
-
-[Illustration: LA SAMARITAINE VERS LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE]
-
-Ferranti ne fit qu’un court passage sur le Pont-Neuf. Vers 1620,
-d’après le docteur le Paulmier, auteur d’une étude sur l’_Orviétan_,
-il y avait déjà un autre Orviétan, nommé Verrier, dit Vitrario, dit
-Tramontan, qui avait épousé Clarisse Ferranti, la veuve du premier.
-
-Celui-ci vendit ses drogues plus longtemps que le premier, puis mourut
-à son tour. Pour ne pas laisser tomber une drogue si productive,
-Clarisse, veuve encore une fois, porta le secret et le nom de
-l’orviétan à un troisième mari, Christophe Contugi, dit à son tour
-l’_Orviétan_. Sur ses tréteaux du Pont-Neuf, Christophe Contugi avec
-une troupe d’acteurs comiques, Polichinelle, Brigantin et l’Aveugle,
-joue le rôle du Capitan Tranchemontagne et livre ses drogues au public
-après la parade.
-
-Ajoutons que cet empirique bateleur, remarié après la mort de Clarisse,
-enrichi par ses drogues et devenu bourgeois de Paris, fit souche de
-véritables médecins et de gros bourgeois conservant longtemps le
-privilège de la vente de leur orviétan et en tirant de forts bénéfices.
-
-Contugi avait des concurrents, Desiderio Descombes et le baron de
-Grattelard vendant aussi un antidote contre tous les maux, avec le
-même accompagnement de musiques et de pantalonnades; Gilles le Niais,
-sieur du Tourniquet, ayant à côté de Contugi des tréteaux arrangés avec
-décors peints comme un vrai théâtre où il vendait «baume, huile et
-pommade».
-
-Il y avait encore Carmeline l’arracheur de dents, célèbre et adroit
-opérateur napolitain, venu de bonne heure à Paris. Il habitait une
-des deux maisons d’angle de la place Dauphine en face du cheval de
-bronze, et devant sa boutique avait dressé un théâtre orné d’un
-tableau où sa devise «Uno avulso, non deficit alter,» s’entourait
-d’innombrables dents extirpées à ses patients. Outre ses baumes, il
-voulut aussi vendre le remède fameux de l’_orviétan_ et pour cela eut
-des démêlés judiciaires avec Contugi. Lors de l’affaire Broussel,
-Carmeline commandait la barricade du Pont-Neuf, s’il faut en croire les
-mazarinades qui peuvent bien avoir inventé ce détail dans leur récit
-comique de la grande journée.
-
-Parmi les spectateurs qui se pressaient sur le Pont-Neuf aux parades,
-aux pièces burlesques jouées sur les tréteaux de tous ces charlatans,
-triacleurs et opérateurs, se glissait alors le jeune Molière, rompant
-avec sa famille qui le rêvait avocat, et briguant, paraît-il, pour ses
-débuts un emploi chez l’Orviétan ou chez Barry l’opérateur qui sur le
-quai faisait concurrence à ses confrères du Pont-Neuf.
-
-Les acteurs comiques du Pont-Neuf, d’une verve bouffonne si
-extravagante et devenant vite populaires, passaient souvent des
-tréteaux charlatanesques sur de vrais théâtres, à l’hôtel de Bourgogne
-ou ailleurs.
-
-Au bout du Pont-Neuf, sur le quai, devers l’hôtel Guénégaud et la tour
-de Nesle, s’était établi le théâtre des Marionnettes du sieur Brioché.
-Il occupait les restes d’une petite construction carrée flanquée d’une
-tourelle que l’on appelait le château Gaillard, reliée à la tour de
-Nesle par un rempart à demi écroulé, au-dessus d’une berge où les
-chevaux menés à l’abreuvoir croisaient les lavandières chargées de
-linge. Autrefois le château Gaillard avait été un poste terminant sur
-la rivière le retour d’angle du rempart de la porte de Nesle. La tour
-de Nesle elle-même était en assez triste état, le rempart s’effritait,
-attendant la démolition.
-
-Le château Gaillard, bien placé au débouché du Pont où les attractions
-se pressaient pour le curieux, offrait à celui-ci une dernière occasion
-de s’arrêter et de rire.
-
-[Illustration: UNE REVUE DE LA FRONDE SUR LE PONT-NEUF
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
- J’aperçois là-bas sur la rive
- Le beau petit château Gaillard,
- A quoy sers-tu dans ce bourbier?
- Est-ce d’abry, de colombier?
- Est-ce de phare ou de lanterne?
- De quoi? de pont ou de soutien?
- Ma foi si bien je te discerne,
- Je crois que tu ne sers de rien.
-
-dit _Paris ridicule_, une des nombreuses pièces satiriques sur le Paris
-du XVIIe siècle. Cela servait de théâtre aux marionnettes du sieur
-Brioché, le plus célèbre des montreurs de marionnettes d’alors, théâtre
-en vogue aussi, où l’on eut, comme intermède, le spectacle de Cyrano
-de Bergerac tirant l’épée contre Fagotin, le singe de Brioché, et le
-jetant mort sur le carreau.
-
-[Illustration: MONDOR ET TABARIN]
-
-Le Pont-Neuf entra dans la politique de fort bonne heure, lors de
-l’affaire Concini.
-
-Le favori de la reine régente Marie de Médicis, le maréchal d’Ancre,
-universellement détesté, pris à partie par les faiseurs de libelles et
-de chansons du Pont-Neuf avait, au sommet de sa fortune, pour braver
-orgueilleusement les haines populaires, fait planter sur quelques
-places et notamment au milieu du Pont-Neuf des potences destinées à
-intimider ses ennemis de la rue.
-
-Les faiseurs de libelles continrent prudemment leurs plumes, mais
-Concini avait d’autres ennemis à la cour, à commencer par le jeune roi
-Louis XIII, âgé de quinze ans, et son favori Luynes, qui devaient
-brusquement, par un coup de force rappelant les façons du XVIe siècle,
-terminer la lutte sourde engagée depuis quelque temps.
-
-L’affaire se fit très simplement. Le baron de Vitry, capitaine des
-gardes du roi, abattit à coup de pistolet le maréchal d’Ancre sur le
-Pont dormant du Louvre, et quand le maréchal ne fut plus qu’un cadavre
-dépouillé et retourné à coups de pied par ses meurtriers, le jeune roi
-joyeusement parut à une fenêtre salué par leurs acclamations.
-
-A la nouvelle de ce meurtre, la joie fut grande et générale dans tout
-Paris, dans les rues, au Parlement, et aussi à la cour où s’élevait
-un nouveau soleil. Le Parlement, les magistrats, les échevins vinrent
-complimenter le roi pendant que le populaire allumait des feux de
-joie dans les carrefours. La veuve de Concini, Léonora Galigaï, était
-aussitôt arrêtée, maltraitée et dépouillée par des gens qui fouillaient
-partout chez elle pour trouver ses diamants. On l’envoya à la Bastille
-pendant qu’on enterrait secrètement le maréchal dans un trou fait à la
-hâte sous les dalles de Saint-Germain l’Auxerrois, et pendant qu’au
-Louvre la curée se faisait de tout le butin conquis, des biens, terres
-et maisons, des charges et dignités du défunt.
-
-Le secret de cet enfouissement précipité n’avait pas été assez bien
-tenu, car dès le matin du lendemain, le peuple commença à venir dans
-l’église Saint-Germain l’Auxerrois et à se montrer sous les orgues
-l’endroit où le corps avait été enseveli. Après les simples curieux des
-amateurs de désordre arrivèrent. En moins d’une demi-heure, il y eut
-foule dans l’église; on criait qu’il était honteux de laisser ainsi
-enterrer en terre sainte le corps du Concini, et avec des bâtons et
-des couteaux on commençait à soulever les dalles. Bientôt la tombe fut
-ouverte, les plus enragés en sortirent le cadavre, lui attachèrent des
-cordes au cou et le traînèrent hors de l’église.
-
-Sur le pavé bientôt on se dispute le corps, on se l’arrache; ce n’est
-pas tout de l’avoir enlevé de l’église, les uns veulent le jeter à la
-rivière, les autres le brûler, enfin un troisième avis est entendu et
-l’on va pendre Concini à l’une des potences qu’il a fait élever sur le
-Pont-Neuf.
-
-Il n’y resta pas plus d’une demi-heure, la rage des forcenés n’étant
-pas satisfaite ou de nouvelles bandes étant arrivées, le cadavre fut
-bientôt décroché de la potence et la populace s’acharna sur lui, le
-mutila atrocement au milieu d’un tumulte de cris furieux, d’injures
-contre la reine, de menaces contre tous les anciens partisans du
-maréchal.
-
-Le futur cardinal de Richelieu, alors seulement évêque de Luçon et l’un
-des amis et conseillers de la reine mère, passait au moment même en
-carrosse sur le Pont-Neuf. Il y courut quelques dangers, mais se tira
-d’affaire en criant _Vive le roi_ plus fort que la populace, qu’il
-laissa en train de couper les oreilles et le nez de Concini, de jeter
-ses entrailles à la rivière, et de partager le corps en morceaux que
-diverses bandes traînèrent çà et là dans Paris, pour les brûler à des
-feux de joie ou les faire manger aux chiens.
-
-Depuis longtemps le Pont-Neuf était dans toute sa gloire, toujours
-regorgeant de passants et d’oisifs, bruyant et agité, retentissant
-de musiques de charlatans, de chansons souvent audacieuses qui s’en
-prenaient aux choses de la politique et aux puissants du jour, et se
-répandaient vite parmi les foules groupées autour des tréteaux des
-empiriques, lorsque éclata le mouvement de la Fronde.
-
-[Illustration: LE CADAVRE DU MARÉCHAL D’ANCRE PENDU AU PONT-NEUF]
-
-Alors les chansons satiriques se firent révolutionnaires, les
-_Pont-neufs_, comme on appelait tous ces couplets moqueurs, ouvrirent
-les hostilités contre la cour et le cardinal Mazarin. Les menus faits
-de la vie parisienne, le petit événement ou le crime du jour furent
-dédaignés par les faiseurs de complaintes ou de fredons, il n’y en
-eut que pour son Eminence Julio Mazarini, les poètes du Pont-Neuf et
-bien d’autres rimeurs qui se joignirent aux rimailleurs ordinaires ne
-rimèrent plus que contre lui, les faiseurs de libelles ne connurent
-plus d’autre gibier. Pendant quatre ans les échos du Pont-Neuf ne
-retentissent que de Mazarinades et de chansons frondeuses. Le Pont-Neuf
-appartient tout entier à la Fronde, bien des scènes de cette révolution
-cavalière, galante et souvent burlesque, commencée gaiement par des
-chansons, se passent sur ce théâtre, surtout dans la première partie,
-avant que le jeu ne tourne à la vraie guerre, et ensuite tous les
-événements de cette guerre y ont leur retentissement.
-
-Le jour où la cour se décida à faire arrêter le vieux conseiller
-Broussel en sortant du _Te Deum_ chanté à Notre-Dame pour la victoire
-de Lens, le Pont-Neuf fut en ébullition à la première nouvelle du
-coup de force. Dans les rues toutes les boutiques se fermaient et l’on
-courait aux armes, on s’attroupait sur le Pont-Neuf d’où l’on put
-voir filer le carrosse entouré de gardes emmenant au galop Broussel à
-Saint-Germain.
-
-Le maréchal de la Meilleraye, qui traversait le pont à la tête du
-régiment des gardes revenant de la cérémonie à Notre-Dame n’eut d’abord
-en tête «que des enfants qui lui disaient des injures et jetaient des
-pierres aux soldats», mais bientôt la chose tourna mal pour lui, il
-dut battre en retraite devant l’émeute gagnant comme une traînée de
-poudre, et, serré de fort près, il passa d’assez mauvais quarts d’heure
-en certains endroits et notamment à l’Arbresec où il eût peut-être été
-écharpé sans l’intervention du coadjuteur.
-
- Ce fut une étrange rumeur,
- Lorsque Paris tout en fureur,
- S’émeut et se barricada.
- Alleluia!
-
- Sur deux heures après dîné
- Dans la rue Saint-Honoré,
- Toutes les vitres on cassa.
- Alleluia!
-
- Le maréchal de l’Hôpital
- Fut sur le Pont-Neuf à cheval,
- Afin de mettre le holà.
- Alleluia!
-
- Un tas de coquins en émoi
- Lui fit crier: Vive le roi
- Tant de fois qu’il s’en enrhuma.
- Alleluia.
-
-Ainsi le Pont-Neuf chansonnait la sédition soulevée par l’arrestation
-du bonhomme Broussel. Pendant les deux jours que dura le tumulte, le
-Pont-Neuf fut le quartier général de l’émeute et vit passer le flux et
-le reflux des bagarres, des tumultes nouveaux, de nouvelles charges
-des chevau-légers de la Meilleraye pour dégager le chancelier Séguier,
-dont le carrosse fut arquebusé devant le cheval de bronze, le matin du
-deuxième jour, quand il avait essayé d’aller porter au Parlement la
-défense de s’assembler.
-
-Et pendant toute la durée de la Fronde, pendant les quatre années de
-troubles, le Pont-Neuf resta ce qu’il avait été dès le premier jour, le
-rendez-vous de tous les turbulents, de tous les chercheurs de noises
-et de désordre. Quand les émeutes tournèrent en vraie guerre civile,
-combien de fois défilèrent devant le cheval de bronze les milices
-bourgeoises, les régiments levés par le Parlement, la _cavalerie des
-portes cochères_, le régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur,
-toutes ces troupes qui tenaient assez mal devant les mousquetades en
-rase campagne, mais qui aimaient à manœuvrer sur le Pont-Neuf ou sur
-la Grève, pour les «parades» devant les princes, devant les belles
-amazones de la Fronde, les duchesses de Longueville et de Bouillon
-cavalcadant au milieu d’un escadron de jeunes seigneurs aux écharpes
-bleues.
-
-A certains moments, il ne faisait guère bon de s’aventurer sur le pont
-si l’on était connu pour ne pas être suffisamment ennemi du Mazarin,
-que de temps en temps, dans les sursauts de colère, l’on y brûlait ou
-pendait en effigie faute de mieux, et plus d’un anti-frondeur faillit
-s’en aller par-dessus le parapet boire plus que de raison à la Seine.
-
-[Illustration: L’HÔTEL DE GUÉNÉGAUD]
-
-Maintes fois les récits du temps rapportent des brutalités exercées
-par la populace sur des gens suspects de mazarinisme qui s’étaient
-aventurés sur ce dangereux passage; ce sont, aux jours de mauvaise
-humeur du pont, carrosses arrêtés, cochers assommés, nobles seigneurs
-houspillés et forcés de crier: A bas le Mazarin. Parfois la populace
-frondeuse s’en prenait même à des dames et ne reculait pas devant les
-pires brutalités, comme le jour où la maréchale d’Ornano, arrêtée sur
-le Pont-Neuf et prise pour la duchesse d’Elbeuf, fut horriblement
-maltraitée avec ses suivantes et ses gens, et ne se tira de là que
-«battue comme plastre», fouillée et pillée, laissant son carrosse en
-miettes.
-
-Rixes, bagarres, échauffourées étaient de tous les jours dans ces
-parages. Dans la dernière période, lorsque ce n’était plus Condé
-qui assiégeait Paris, mais Turenne, et que Condé se préparait à la
-bataille du faubourg Saint-Antoine contre les troupes royales, on vit
-un jour une compagnie bourgeoise revenant de monter la garde au Palais,
-se prendre de querelle avec d’autres miliciens postés au Cheval de
-bronze; des injures on en vint vite aux coups, les mousquets se mirent
-de la partie et il y eut bientôt une quarantaine d’hommes à terre, tant
-sur le Pont-Neuf que sur le quai des Orfèvres.
-
-Naturellement, pendant ces années révolutionnaires, le Pont-Neuf avait
-perdu avec sa tranquillité ses joyeux personnages d’auparavant; ses
-extraordinaires charlatans et ses pittoresques baladins s’étaient
-envolés. Ils ne revinrent que lorsqu’ils eurent chance de retrouver
-leurs acheteurs et leurs spectateurs, après les derniers soubresauts de
-la Fronde expirante.
-
-[Illustration: LES TRÉTEAUX DE L’ORVIÉTAN]
-
-
-
-
-[Illustration: LE CANON D’ALARME AU TERRE-PLEIN DU PONT-NEUF.
-1792.]
-
-CHAPITRE XVI
-
-LE PONT-NEUF (SUITE)
-
- Sous le Grand Roi.--Les Embarras du Pont-Neuf.--Les
- racoleurs du quai de la ferraille.--Derniers charlatans.--Le
- gros Thomas.--Toujours les voleurs.--La bande de
- Cartouche.--Transformation du paysage.--Le collège des Quatre
- Nations.--Les chanteurs de gaudrioles.--L’exposition de la
- Fête-Dieu place Dauphine.--Les boutiques de Soufflot.--La
- Révolution.--Premières petites émeutes.--La patrie en danger.--Le
- canon d’alarme au terre-plein.--Le jeune Bonaparte.--Disparition de
- la Samaritaine.--Le treize Vendémiaire.
-
-
-[Illustration: LES STATUES TOMBALES DE COMMINES ET DE SA FEMME EN
-L’ÉGLISE DES GRANDS-AUGUSTINS]
-
-Sous le Grand Roi, les libellistes se taisent ou se cachent; par un
-sage éloignement pour la Bastille ou la potence, les rimeurs mettent
-une sourdine à leur verve satirique, les chanteurs du Pont-Neuf se
-consacrent plus spécialement aux gaudrioles, aux complaintes, sauf de
-temps en temps à se rattraper si quelque circonstance leur permet de
-lâcher un peu la bride à leur Muse moqueuse.
-
-_Philippe le Savoyard_, qui s’intitulait lui-même l’_Orphée du
-Pont-Neuf_, installé sous le cheval de bronze pour chanter ses couplets
-devant un auditoire serré qui lui fit un immense succès pendant de
-longues années, _Guillaume de Limoges_, dit le _Gaillard boiteux_ et
-le _cocher de M. de Verthamont_, connu seulement sous ce qualificatif,
-qui avait quitté, non la livrée, mais seulement le carrosse de son
-maître, père d’un premier président au Parlement, pour se faire
-chanteur ambulant, chanteur de complaintes surtout, furent les plus
-célèbres de ces ménestrels de la rue au XVIIe siècle. Ils chantaient
-soit leurs propres œuvres dont on a conservé des recueils, produits
-d’une muse grossière et libre, soit les chansons de poètes fournisseurs
-à un écu la chanson, soit les couplets que leur apportaient des poètes
-grands seigneurs, lorsqu’il s’agissait de refrains moqueurs à faire
-courir.--Enfants, gare les Pont-Neufs! disait le grand Condé à ses
-soldats un matin de bataille.
-
-Plus de séditions sur le Pont, les tire-laines seuls continuaient à
-opérer; le soir, le Pont-Neuf redevenait leur domaine, vols à main
-armée et assassinats étaient choses courantes; cela dura longtemps
-malgré les épurations énergiques entreprises par le lieutenant de
-police La Reynie, qui traquait impitoyablement voleurs et vagabonds,
-fermait les cours des Miracles et, de toute l’écume ramassée sur le
-pavé, jetait ce qui était simple vagabond et mendiant à l’Hôpital
-général, et entassait les malfaiteurs dangereux sur des bateaux dirigés
-ensuite vers le nouveau monde.
-
-La Reynie ou son successeur d’Argenson eurent beau s’évertuer à
-débarrasser le sol de Paris de la gueuserie malfaisante, elle
-renaissait toujours, et le Pont-Neuf continuait à en avoir sa part.
-Spadassins et duellistes continuaient aussi leurs exploits. L’estampe
-sur les _Embarras du Pont-Neuf_ qui nous montre le pont au beau temps
-du règne du grand roi, ne manque pas de faire figurer au second plan
-des gens en train de ferrailler, derrière l’encombrement des carrosses,
-des chaises à porteurs, des haquets, des porteurs d’eau, parmi la foule
-entourant les éventaires et les boutiques des marchands alignés tout le
-long du parapet sur les hauts trottoirs.
-
-Outre le danger des querelles avec les bretteurs, il y avait encore
-autre chose à redouter aux environs du Pont-Neuf pour tout ce qui était
-jeune, naïf et de bonne mine. C’étaient messieurs les racoleurs, en
-quête de recrues pour le service du roi et qui, par tous les moyens
-possibles, tâchaient de pourvoir aux vides produits dans les régiments
-par toutes les batailles du règne.
-
-Leurs façons d’agir soulevaient de nombreuses plaintes. Voici sur
-ce point ce que dit le journal de la cour de Louis XIV: «Il y avait
-plusieurs soldats et même des gardes du corps, qui à Paris et sur les
-chemins voisins prenaient par force des gens qu’ils croyaient être
-en état de servir et les menaient dans des maisons qu’ils avaient à
-Paris, où ils les enfermaient et ensuite les vendaient malgré eux aux
-officiers qui faisaient des recrues. Ces maisons s’appelaient des
-_fours_. Le roi, averti de ces violences, commanda qu’on arrêtât tous
-ces gens-là et qu’on leur fît leur procès... Il ne voulut point qu’on
-enrôlât personne par force. On prétend qu’il y avait vingt-huit de ces
-_fours_-là dans Paris.»
-
-Ceci était écrit en 1695. Quelques fours où l’on retenait les gens
-enrôlés de force furent peut-être fermés, mais l’industrie du racolage
-continua, en modifiant un peu ses façons. Les racoleurs s’étaient
-installés surtout près du Pont-Neuf entre la rue de l’Ecole et la
-vallée de Misère, sur le quai de la Mégisserie, dit aussi de la
-Ferraille, pour les revendeurs de vieux fers qui s’y tenaient à côté
-des oiseliers et des marchands de fleurs.
-
-[Illustration: LES VOLEURS DU PONT-NEUF]
-
-Haut en couleur, le chapeau à cocarde et à haut plumet sur l’oreille,
-moustache au vent, et la rapière battant le mollet, le racoleur
-flânait sur le Pont-Neuf, au milieu de la cohue, parmi les gens
-attroupés devant les charlatans ou accoudés sur le parapet dans
-l’attente du carillon de la Samaritaine; dès qu’il distinguait dans la
-foule quelque bon gibier, quelque figure naïve de jeune provincial,
-ignorant le danger, quelque beau gaillard apte à porter le mousquet
-ou manier l’espadon au service du roi, il s’arrangeait pour entrer en
-conversation avec lui, de façon à le circonvenir et à l’entraîner vers
-le cabaret où il avait établi son quartier général. Aux alentours de
-l’arche Popin, plusieurs cabarets n’étaient ainsi que des bureaux de
-racolage. Les racoleurs s’efforçaient de faire boire outre mesure les
-gens tombés dans leurs panneaux, et, leur vantant les loisirs et les
-agréments de l’état militaire, la gloire et les ripailles au service
-du roi cherchaient à éveiller une vocation soudaine. Le vin aidant,
-quelques donzelles aussi quelquefois, pour donner un avant-goût des
-victoires et conquêtes promises aux enfants de Mars, et le jeune homme,
-dans les fumées de l’ivresse, signait son engagement. Le tour était
-joué, le roi avait un soldat de plus. Quelquefois la recrue faisait des
-façons et, quand les racoleurs démasquaient leurs batteries, refusait
-de se laisser enrôler. Alors les galants officiers changeaient de
-ton. Les moustaches se redressaient, les sourcils se fronçaient, on
-rudoyait le cher ami, il fallait signer ou en découdre, le bretteur
-apparaissait sous le racoleur, tout prêt à pourfendre de sa rapière
-l’étourneau tombé sous sa main.
-
-Chaque jour amenait la répétition des mêmes scènes sur le quai des
-racoleurs. On les savait capables de mille ruses pour envoyer au
-régiment les imprudents séduits par leur faconde et leurs promesses,
-mais on les accusait aussi de recourir trop souvent à la violence et
-d’enlever parfois des malheureux à eux signalés par des gens intéressés
-à les faire disparaître.
-
-Ce commerce des racoleurs dura jusqu’à la Révolution, jusqu’au jour
-où le sort de ces volontaires, entraînés ou forcés, devint le sort
-de tous. Mercier les a connus et n’a pas manqué de faire le portrait
-du racoleur de la dernière époque, à l’article du Pont-Neuf dans son
-tableau de Paris: «Au bas du Pont-Neuf sont les recruteurs, racoleurs
-qu’on appelle _vendeurs de chair humaine_. Ils font des hommes pour les
-colonels qui les revendent au roi... Ils se servent d’étranges moyens.
-Ils ont des filles de corps de garde au moyen desquelles ils séduisent
-les jeunes gens qui ont quelque penchant pour le libertinage; ensuite
-ils ont des cabarets où ils emmènent ceux qui aiment le vin; puis ils
-promènent, les veilles du Mardi-Gras et de la Saint-Martin, de longues
-perches surchargées de dindons, de poulets, de cailles et de levrauts
-afin d’exciter l’appétit de ceux qui ont échappé à celui de la luxure!
-
-«Les pauvres dupes qui sont à considérer la Samaritaine et son
-carillon, qui n’ont jamais fait un bon repas de leur vie sont tentés
-d’en faire un et troquent leur liberté pour un jour heureux. On fait
-résonner à leurs oreilles un sac d’écus et l’on crie: _Qui en veut?
-qui en veut?_ C’est de cette manière qu’on vient à bout de compléter
-une armée de héros qui feront la gloire de l’Etat et du monarque. Ces
-héros coûtent au bas du Pont-Neuf trente livres pièce: quand ils sont
-beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus. Les fils d’artisans
-croient affliger beaucoup leurs père et mère en s’engageant; les
-parents les dégagent quelquefois et rachètent cent écus l’homme qui
-n’en a coûté que dix: cet argent tourne au profit du colonel et des
-officiers recruteurs.
-
-«Les recruteurs ont leurs boutiques dans les environs avec un drapeau
-armorié qui flotte et qui sert d’enseigne. Un de ces recruteurs avait
-mis sur son enseigne ce vers de Voltaire sans en sentir la force ni la
-conséquence:
-
- «Le premier qui fut roi fut un soldat heureux...»
-
-
-Les fameux charlatans et empiriques de la jeunesse du Pont-Neuf
-eurent, au commencement du XVIIIe siècle, un digne successeur dans
-le _Gros Thomas_, arracheur de dents bientôt aussi célèbre qu’eux.
-Magnifiquement vêtu, un grand sabre au flanc, debout sur un char
-couvert, où des violons étaient chargés d’amuser les oreilles du public
-pendant qu’il s’en prenait aux mâchoires de ses clients, le gros Thomas
-déployait une éloquence et une faconde dignes de ses prédécesseurs.
-
-Un curieux type de charlatan aussi que ce gros Thomas, bon vivant,
-et bon garçon, joyeux, tout en rondeur, très expert dans l’art
-d’entretenir et de réchauffer par des inventions étranges la productive
-célébrité qu’il avait conquise. Non content de célébrer à sa façon les
-fêtes publiques en arrachant gratis les dents avariées du populaire,
-ou de faire des tournées à l’Hôtel-Dieu pour opérer de même sur les
-malades, le gros Thomas, en 1729, à l’occasion de la naissance du
-Dauphin qui mettait Paris en liesse et faisait, après les réjouissances
-officielles, tirer tant de feux d’artifice particuliers, voulut faire
-mieux et outre quinze jours de soins gratis promis aux mâchoires
-du public, annonça, par des billets distribués sur le pont, qu’il
-offrirait le 19 septembre un grand repas au populaire, au beau milieu
-du Pont-Neuf, sous la statue du roi Henri.
-
-[Illustration: LES TROTTOIRS DU PONT-NEUF, XVIIIe SIÈCLE]
-
-Les tables devaient être dressées dans l’espace entouré de grilles sous
-le cheval de bronze. Il avait acheté un bœuf pour pièce de résistance,
-six cents cervelas et suffisamment de vin pour faire passer ces
-victuailles. Or le gros Thomas avait sans doute négligé de se munir
-de l’autorisation du lieutenant de police, car les premiers convives
-arrivés au jour dit furent les archers de Monsieur le lieutenant, qui
-saisirent tables et victuailles et firent même défense à l’amphitryon
-de paraître de la journée sur le Pont-Neuf.
-
-Mais à leur tour survinrent les vrais convives, ceux qui se
-promettaient de faire honneur à ce festin gratuit. C’étaient des
-crocheteurs, des gens des halles et des ports, et de pauvres diables
-apportant de longues dents au gros Thomas, véritable bienfaiteur des
-mâchoires. Ne trouvant nappe ni couvert, bouteilles ni écuelles à
-l’endroit indiqué, aucune apparence de victuailles, le chagrin d’avoir
-à rester sur leur appétit fit tourner leur civilité en fureur et ils
-s’en furent aussitôt vers le quai Conti devant le domicile du gros
-Thomas, pour l’accabler de reproches et d’injures.
-
-Le gros Thomas ouvrit sa fenêtre et voulut apaiser l’émeute par un
-discours où il déplorait l’empêchement de force majeure et expliquait
-aux convives désappointés qu’ils ne pouvaient s’en prendre qu’à M. le
-lieutenant de police, mais ces explications satisfaisaient très peu
-les appétits, les gens ne voulaient rien entendre et criaient de plus
-belle. Au lieu de remerciements, le gros Thomas fut accablé d’injures.
-Comme il avait la tête chaude et de la poigne, ainsi qu’il le montrait
-si bien à sa clientèle souffrante, il se fâcha tout rouge et, sautant
-sur un gourdin, il ouvrit sa porte et tomba vigoureusement sur les
-manifestants. Les premiers groupes se dispersèrent en se frottant les
-épaules, mais le deuxième rang s’avança, remplaçant les injures par
-des cailloux. Le gros Thomas, ne se sentant plus de force à bousculer
-toute une populace, battit en retraite et se barricada chez lui.
-Bientôt une foule immense bloqua le quai, avec des cris et des injures
-dans les premiers rangs, de joyeux rires au second plan, surtout quand
-l’arracheur de dents, à bout de patience, exécutait une sortie avec
-sa trique. Finalement la force armée dut intervenir pour protéger la
-maison attaquée et dissiper les attroupements.
-
-[Illustration: LE GROS THOMAS D’APRÈS L’ESTAMPE DE RIGAUD]
-
-Le gros Thomas s’en fut un jour présenter ses hommages au roi à
-Versailles; il montait pour la circonstance un cheval revêtu d’un
-caparaçon fait de dents enfilées, dépouilles de sa clientèle du
-Pont-Neuf. Le cavalier n’était pas moins remarquablement vêtu, il avait
-un habit écarlate à la turque, tout constellé de grosses pierreries,
-de canines et de molaires, un soleil d’argent sur son plastron, un
-bonnet d’argent massif aux armes de France et de Navarre, couronné par
-un globe sur lequel se dressait un coq. Un sabre immense battait ses
-flancs. Il marchait dans ce pompeux appareil accompagné d’un tambour,
-d’un trompette, d’un porte-drapeau, et suivi de quelques serviteurs.
-
-Sous la Régence, on crut revoir tout à fait le temps où le Pont-Neuf,
-dès la nuit tombée, appartenait aux tire-laines. Malgré les diverses
-épurations opérées sous Louis XIV et les coups de filet jetés dans les
-bas-fonds de Paris par la Reynie et d’Argenson, les attaques nocturnes,
-les vols à main armée n’avaient jamais été bien rares dans les rues
-de Paris. N’avait-on pas vu, une nuit de décembre, une attaque de
-diligence sur le Pont-Neuf comme dans une forêt de Sénart, le courrier
-de Tours arrêté devant la Samaritaine et dévalisé à fond avec ses
-voyageurs avant l’arrivée du guet.
-
-Lorsque la bande de Cartouche commença à répandre la terreur dans Paris
-par ses exploits, le Pont-Neuf fut moins sûr que jamais. Cartouche et
-ses gens opéraient volontiers sur ce point. Ce n’était pas toujours
-lui ou sa bande, mais alors on portait tous les méfaits et les crimes
-à son compte déjà si chargé. Les Parisiens, lorsqu’ils avaient à
-traverser de nuit ce passage dangereux, en étaient arrivés à se réunir
-en troupes pour en imposer, par le nombre, aux malfaiteurs possibles.
-Ce fameux Cartouche, qui n’avait que vingt-cinq ou vingt-six ans, était
-un Parisien de Paris, enfant des faubourgs, lancé dans le crime dès
-l’enfance. Sa bande, parfaitement organisée, menée militairement,
-préparant soigneusement ses coups et les exécutant avec une audace
-extraordinaire, comptait des affiliés nombreux, indicateurs, recéleurs,
-complices divers, dans tous les rangs de la société, des commerçants,
-des valets, des laquais de la cour et jusqu’à des archers de la police,
-ce qui expliquait les insuccès de celle-ci dans la chasse acharnée
-donnée à la bande, et l’adresse avec laquelle Cartouche se dérobait à
-toutes les poursuites, à tous les pièges tendus. Une légende s’était
-faite sur le fameux voleur, non seulement on voulait voir en lui
-l’auteur de tous les crimes commis dans la ville, mais encore on lui
-attribuait par-dessus le marché maintes aventures, et même quelques
-traits de galanterie à l’égard de belles dames tombées entre les mains
-de la bande.
-
-[Illustration: LA PORTE NEUVE ET LA TOUR DU BOIS]
-
-Enfin Cartouche fut pris, trahi par un de ses hommes, jeté au grand
-Châtelet dans un de ces fameux cachots souterrains, comme _Chausse
-d’hypocras_ ou _Fin d’aise_, véritables fosses au fond des tours, où
-l’on descendait les prisonniers dangereux par une trappe pratiquée à la
-voûte. On se croyait bien tranquille sur le compte du bandit jeté dans
-cette basse fosse; cependant Cartouche, malgré toutes les précautions
-et les chaînes, réussit à percer la muraille et à passer dans la cave
-d’une des maisons accolées aux murailles de la prison, mais là il
-échoua dans sa tentative, la garde appelée par les cris des habitants
-arriva à temps pour le reprendre. On n’osa le replacer au Châtelet,
-il fut immédiatement transporté à la Conciergerie et enfermé, le
-corps serré par une grosse chaîne de fer, dans un cachot de la tour de
-Montgommery.
-
-Le Pont-Neuf, pendant tout le XVIIIe siècle, garde à peu près sa
-physionomie du siècle précédent. C’est toujours la même presse sur le
-pont, principal passage et le plus commode, quand les autres ponts sont
-encore rétrécis par leurs maisons, passage toujours libre, alors que
-parfois, aux grandes crues de l’hiver, le Seine se répandant sur les
-berges et par les rues basses, interrompt les communications par les
-autres ponts et met ceux-ci en danger.
-
-Le paysage a bien changé depuis le temps de Callot et d’Israel
-Silvestre. Le vieux décor de la porte de Nesle est tombé, les deux
-tours qui bouclaient Paris de ce côté de la Seine, la tour de Nesle
-et la tour du Bois ont été jetées bas. A gauche, la vieille berge
-accidentée jadis, toujours grouillante de populaire, bateleurs,
-lavandières, chevaux à l’abreuvoir, a fait place aux constructions
-régulières du quai sur lequel s’est élevé le Collège des quatre
-nations, conception de Mazarin exécutée avec les millions légués par
-lui.
-
-Sur le côté gauche du Pont, il reste toujours le couvent des grands
-Augustins, avec son église bordant le quai, entre les contreforts de
-laquelle se serre une ligne de petites échoppes. Le jardin des moines
-a été fort diminué par la rue Dauphine, maintenant bâtie jusqu’à
-l’endroit où elle va heurter le rempart, que l’on percera bientôt à la
-porte Bucy.
-
-A droite ont disparu, pendant le cours du règne de Louis XIV, les
-derniers restes du Louvre gothique, les bases de tours circulaires
-restées longtemps visibles sur le quai. Devant la nouvelle façade
-du quai, s’étendent les verdures du _Jardin de l’Infante_, l’ancien
-parterre du Louvre, ainsi nommé depuis qu’il avait été réservé à
-l’infante d’Espagne, amenée à Paris pour épouser Louis XV, et logée au
-Louvre pendant quelques années, jusqu’à la rupture du projet.
-
-Sur le quai du Louvre, la porte Neuve par laquelle Henri IV était entré
-dans sa ville, est tombée en même temps que la tour du Bois et l’hôtel
-du grand prévôt adossé à la porte Neuve. Un peu plus loin, après le
-Pont-Rouge, s’élèvent les pavillons des Tuileries que la Grande galerie
-du Louvre s’en va rejoindre, et après lesquels on ne voit plus que
-verdure et campagne, les verdures du jardin des Tuileries et après la
-porte de la Conférence, les arbres du Cours-la-Reine, promenade créée
-par Marie de Médicis, et remplaçant le vieux pré aux Clers en train de
-se couvrir de maisons.
-
-Plus près du Pont-Neuf, la colonnade de Perrault a fait disparaître
-presque tous les vieux logis établis sous les tours de l’ancien
-Louvre; il n’en reste plus au XVIIIe siècle, comme vestiges des âges
-précédents, qu’une partie du vieil hôtel du connétable de Bourbon, où
-se tinrent les Etats de 1614 et transformé ensuite en garde-meuble du
-roi. Ces vieux pignons gothiques disparaîtront à leur tour au milieu du
-XVIIIe siècle pour faire place aux parterres continuant le jardin de
-l’Infante.
-
-Si le passage étalé vers le couchant sous les yeux des flâneurs du
-Pont-Neuf s’est bien modifié, le Pont, nous l’avons dit, n’a pas
-changé. Il a toujours ses deux files de boutiques plus serrées même
-qu’autrefois, boutiques de fripiers, couteliers, vendeurs de toutes
-sortes de petits articles, éventaires de bouquetières et surtout
-étalages de bouquinistes; il a toujours son immense mouvement de
-carrosses, de chaises à porteurs, de charrettes de toutes sortes, de
-passants pressés, de badauds bayant aux corneilles, de promeneurs en
-quête des nouvelles du jour. On y voit encore des charlatans divers,
-mais depuis le gros Thomas, aucun d’eux ne mérite d’être mis au rang
-des illustres baladins et vendeurs d’orviétan. De ce côté seulement, il
-y a décadence.
-
-Pour le reste, c’est toujours la grande artère de Paris. Un vieux
-dicton assure que dans cet incessant défilé, on ne peut jeter un regard
-sans voir en même temps _un moine, une fille et un cheval blanc_. Les
-filles sont nombreuses dans la foule, promenant leurs falbalas parmi
-tout ce monde où Paris coudoie la province et les étrangers de passage.
-Les chanteurs des rues sont restés fidèles au Pont-Neuf; sous la statue
-du bon roi, place Dauphine, ils attroupent encore les badauds avec le
-grincement de leurs violons, mais la satire des événements, la critique
-des gens en place n’est plus guère leur affaire. Ils se vouent surtout
-à la chanson grivoise. La simple gaudriole a remplacé le Pont-Neuf
-agressif. Un jour, cependant, cette chanson grivoise osa toucher aux
-maîtresses de Louis XV et le Pont-Neuf fit un succès à la _Belle
-Bourbonnaise_, la maîtresse de Blaise, où les aventures de Mme du Barry
-étaient chansonnées sur un vieil air ayant déjà servi, qui redevint
-bien vite populaire.
-
-[Illustration: LES BOUTIQUES DES DEMI-LUNES DU PONT-NEUF]
-
-Sur les trottoirs hauts de près de deux pieds qui encadrent la
-chaussée, où maintenant il y a des lanternes accrochées à des
-potences de fer, ce sont petits marchands promenant leurs éventaires,
-petits cireurs de souliers, crocheteurs, comme on appelle alors les
-commissionnaires, puis des mendiants, des tondeurs de chiens, etc.
-
-Les échoppes, boutiques de planches, tonneaux de ravaudeuses ou de
-savetiers accotés à tous les édifices, églises, palais, hôtels, partout
-où quelque encoignure permettait l’installation d’un éventaire, d’une
-table et d’une chaise, formaient un des traits caractéristiques du
-Paris de ce temps. On s’en plaignait, on protestait contre leurs
-envahissements, et de temps en temps, l’autorité prenait quelque
-mesure qui jetait bon nombre de pauvres diables sur le pavé; puis,
-l’ordonnance de police oubliée, ces excroissances parasites de tous
-les monuments reparaissaient une à une. C’était en tout cas un grand
-élément de pittoresque, et ces pauvres échoppes, après tout, au lieu
-de nuire aux grands édifices faisaient plutôt valoir les beautés des
-architectures.
-
-Le vieux château Gaillard a disparu; à sa place on voit un abreuvoir
-passant par une arcade sous le quai, abreuvoir qui restera jusqu’à la
-création de l’écluse actuelle de la Monnaie.
-
-Vers 1775, le Pont-Neuf reçut quelques modifications. On abaissa un peu
-les pentes de la chaussée et sur les demi-lunes des piles on éleva,
-d’après les dessins de Soufflot, vingt loges ou boutiques dont les prix
-de location devaient revenir aux veuves et orphelins des artistes morts
-pauvres de l’académie de Saint-Luc. Ces boutiques qui accidentaient
-agréablement la silhouette du pont ont vécu jusqu’au milieu de notre
-siècle, elles ont été démolies vers 1850.
-
-Les moulins sur la Seine se sont perpétués longtemps, il y en avait
-encore pendant la Révolution et au commencement de notre siècle, sur
-des bateaux ancrés entre le Pont-Neuf et le Pont au Change. L’incendie
-de l’un de ces moulins placé sous une arche du Pont-Neuf causa même une
-grosse alerte en 1770.
-
-[Illustration: L’ABREUVOIR DU PONT-NEUF. XVIIIe SIÈCLE]
-
-Avant d’arriver aux jours troublés, il faut noter encore une des
-particularités du Pont-Neuf. Chaque année, le jour de la Fête-Dieu, la
-place Dauphine servait de salle d’exposition en plein air aux jeunes
-artistes, à ceux qui, ne faisant pas encore partie de l’académie
-des beaux-arts, ne pouvaient exposer au Louvre ou envoyer aux
-expositions de l’académie de Saint-Luc. Selon M. Ed. Fournier, cet
-usage avait commencé très simplement, les orfèvres chaque année à la
-Fête-Dieu élevaient un superbe reposoir pour la procession au fond de
-la place Dauphine; afin de mieux orner ce reposoir, ils commandaient
-quelquefois à des artistes des tableaux destinés à décorer l’autel et
-les côtés.
-
-[Illustration: LE PONT-NEUF AU XVIIIe SIÈCLE
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-On prit ainsi l’habitude de voir de la peinture sur la place Dauphine,
-puis de jeunes artistes, saisissant avec empressement ce moyen
-d’arriver jusqu’au public, proposèrent leurs œuvres pour tapisser les
-façades à la place de simples toiles. Le jour de la Fête-Dieu, du matin
-à l’après-midi, les curieux venaient donc à la fois pour le reposoir et
-pour les tableaux que les artistes accrochaient eux-mêmes. On admirait,
-on critiquait, on achetait même; c’était un petit Salon sans façon.
-Primitivement, les artistes s’en tenaient exclusivement à des sujets
-de piété, mais peu à peu ils glissèrent vers le profane, et çà et là
-quelques dieux de l’Olympe vinrent concourir à donner de l’éclat à la
-fête du Christ. On y voyait même à la fin, dit M. Ed. Fournier, des
-portraits, de dames surtout, et au-dessus des portraits, les originaux
-quelquefois venaient s’exposer aux fenêtres des maisons, sous prétexte
-de voir la procession.
-
-[Illustration: L’EXPOSITION DE LA FÊTE-DIEU, PLACE DAUPHINE]
-
-Mais aux premiers grondements précurseurs de la grande tempête,
-quelques années avant 89, le Pont-Neuf put se croire revenu au temps
-de la Fronde. Un conflit du roi avec le Parlement, des attroupements,
-des cris et des chants séditieux, des ministres et des princes
-impopulaires, d’autres princes choyés par l’opinion, cela débute
-en effet comme la Fronde. Notre pont revoit, en 1789, des émeutes
-commencées en riant, moitié séditions, moitié réjouissances, célébrant
-le retour de M. Necker aux affaires. La basoche du Palais, déjà en
-1774, avait brûlé en effigie le président Maupeou, place Dauphine, elle
-avait sifflé et hué fortement le comte d’Artois au Palais en 1787;
-en 88, cette basoche s’amuse encore, elle confectionne le mannequin
-de M. de Brienne, forme une haute cour place Dauphine pour le juger,
-le condamne à la potence, et, pour compléter la joyeuse parodie,
-force un abbé qui passait à confesser ce mannequin avant de le brûler
-en cérémonie sur le Pont. Cela n’alla pas sans bousculades, sans
-interventions de la garde. Les scènes de désordres se poursuivirent
-pendant plusieurs jours, la populace s’en mêla, il y eut du sang
-répandu, le corps de garde du cheval de bronze fut forcé et incendié.
-
-Peu de jours auparavant, l’émeute s’était montrée plus douce et avait
-pris la forme d’un hommage à Henri IV. On forçait les passants à saluer
-la statue du bon roi, on arrêtait les carrosses, on faisait descendre
-les gens pour rendre hommage au monarque père du peuple qui n’eût pas
-renvoyé M. Necker. Il fallait crier vive Henri IV et M. de Necker.
-Le duc d’Orléans, passant par là, fit comme les autres au milieu des
-acclamations.
-
-Mais c’est bientôt fini des émeutes pour rire, les événements prennent
-la tournure tragique d’une révolution. Ils se passent ailleurs, le
-Pont-Neuf n’y est plus pour rien; il entend de loin la fusillade de la
-Bastille, il voit passer les nouvelles milices parisiennes, la garde
-nationale toute remplie de la première ferveur patriotique, il voit
-célébrer par des joutes sur la rivière et par des rondes populaires sur
-les quais la grande fête de la Fédération de 1790. Ensuite, ce sont
-les colonnes du peuple marchant sur les Tuileries, le 20 juin d’abord,
-envahissement où le sang ne coule pas encore, parce qu’il n’y a pas
-résistance; puis, le 10 août, ces mêmes colonnes, la haine au cœur,
-marchant à une vraie bataille, et forçant les Tuileries à coups de
-canon.
-
-Entre ces deux dates, la patrie est proclamée en danger. La
-municipalité parisienne s’efforce de frapper les âmes par le caractère
-solennel donné à cette proclamation et, nulle part, elle n’y arrive
-mieux qu’au Pont-Neuf. Depuis quelque temps, sur le terre-plein du
-Pont-Neuf, derrière la statue d’Henri IV, une batterie de quatre canons
-a été placée, en permanence pour longtemps; c’est le canon d’alarme
-qui tonne aux grandes journées en même temps que sonne lugubrement le
-tocsin des églises, chaque fois que la Révolution veut mettre debout le
-peuple de Paris.
-
-Pour la patrie en danger, le dimanche 22 juillet, ces canons
-commencèrent à tirer à six heures du matin et tonnèrent ainsi d’heure
-en heure, jusqu’au soir, un autre canon leur répondant de l’Arsenal.
-Un incessant roulement de tambours par toutes les rues accompagne les
-grondements du canon. Un détachement de la garde nationale apparaît
-sur le pont, cavalerie, infanterie, traînant six pièces de canon. Des
-trompettes et des musiques précèdent, puis viennent quatre huissiers
-de la ville, à cheval, portant quatre enseignes avec les mots
-_Liberté_, _Egalité_, _Constitution_, _Patrie_.
-
-Douze officiers municipaux accompagnent un garde national à cheval
-portant une grande bannière tricolore où se lisent les mots: Citoyens,
-la patrie est en danger! On commande halte, un officier municipal lit
-les proclamations de l’assemblée, le canon tonne. Une estrade a été
-dressée à gauche de la statue du Béarnais, en pendant à un arbre de
-la liberté planté de l’autre côté, et sur cette estrade abritée d’une
-tente tricolore «les magistrats du peuple reçoivent les enrôlements
-sans nombre d’une jeunesse ardente et vigoureuse».
-
-[Illustration: LES CHANTEURS DU PONT-NEUF, XVIIIe SIÈCLE]
-
-Hélas! bientôt ce sont d’autres cortèges qui vont passer là. C’est
-le chemin de la mort révolutionnaire, les charrettes conduisant à
-la guillotine sa fournée quotidienne vont passer là en sortant du
-Palais de Justice où Fouquier-Tinville semble tenir de loin le déclic
-du couperet. Tout le temps que la guillotine est érigée place de la
-Révolution, les charrettes prennent le Pont-Neuf le plus souvent,
-adoptant ensuite un autre itinéraire par le Pont au Change, quand la
-guillotine émigre au faubourg Saint-Antoine.
-
-Aux massacres de septembre déjà, les massacreurs trop pressés avaient
-commencé sur le Pont-Neuf le massacre, achevé au carrefour Buci, d’une
-vingtaine de prêtres emmenés en fiacres à l’Abbaye, où les attendait le
-tribunal de Maillard. Peu d’heures après, les cadavres des malheureux
-égorgés au Châtelet et à la Conciergerie étaient apportés et jetés en
-tas sur le Pont-Neuf, sur le Pont au Change et sur le pont Notre-Dame,
-en attendant leur enlèvement pour les catacombes.
-
-La statue du roi Henri, si fêtée aux premiers jours de la Révolution,
-n’est plus là. Deux jours après le 10 août, le petit-fils étant écroué
-au Temple, les rois ses aïeux qui trônaient en bronze sur les places
-de Paris furent abattus, et envoyés à la fonte pour être convertis
-en canons et servir aux frontières contre les rois étrangers. Pas
-d’exception pour Henri IV, le Béarnais et son cheval de bronze
-tombèrent comme les autres.
-
-Dans une des maisons du quai des Lunettes ou des Morfondus, tout près
-de la place Dauphine, était née une des célébrités féminines de la
-Révolution, Manon Philipon, fille d’un graveur, femme de Roland, le
-ministre girondin. Toute la vie de Mme Roland tient sur cet étroit
-espace des berges de la Seine, du Pont-Neuf à l’île Saint-Louis, de la
-maison de briques où elle passa sa jeunesse, à la Conciergerie tout à
-côté, son dernier domicile.
-
-Aux dernières années avant la tourmente, un jeune Corse de petite mine
-destinée aussi à jouer un certain rôle, battait le pavé du Pont-Neuf
-et, rentré chez lui, pouvait de son domicile l’enfiler d’un bout à
-l’autre d’un seul regard; c’était le jeune Buonaparte sortant de
-l’école de Brienne et attendant, fort léger d’argent, sa commission
-de sous-lieutenant au régiment de la Fère. Pauvre tout autant que les
-basochiens et saute-ruisseaux du Palais, il habita quelque temps une
-petite chambre dans une des maisons qui regardent le Pont, entre la
-rue Dauphine et la Monnaie. On prétend sans en être certain que son
-domicile de jeune homme besogneux est cette mansarde située tout en
-haut sur le toit de la maison qui fait le coin de droite, à l’entrée de
-l’étroite ruelle de Nesle, mais il est plus probable qu’il habita dans
-la maison voisine une chambrette moins orgueilleusement perchée.
-
-[Illustration: LA FONTAINE DE DESAIX, PLACE DAUPHINE]
-
-Il devait, une quinzaine d’années après, alors qu’il était un peu mieux
-logé, encore sur la rivière, mais un peu plus loin sur la rive droite,
-au Palais des Tuileries, faire élever sur la place Dauphine un monument
-en forme de fontaine surmontée d’une France casquée à la grecque,
-couronnant un buste du général Desaix tué à Marengo, lequel monument
-a quitté la place Dauphine il y a une vingtaine d’années, lors des
-dernières transformations du Palais de Justice et la démolition de la
-préfecture de police.
-
-Sur le terre-plein du Pont-Neuf on devait remplacer la statue d’Henri
-IV par une statue colossale du Peuple debout sur ses fers brisés.
-L’œuvre était au concours en 93, il y eut des esquisses exposées, mais
-le neuf Thermidor fit abandonner l’idée, comme devaient être abandonnés
-successivement différents autres projets pour le même emplacement, sur
-lequel il n’y eut en définitive, pendant vingt ans, que des baraques et
-un café.
-
-Alors, en ces jours de la Révolution, tout le long du Pont-Neuf, du
-pont au Change et sur le quai, les brocanteurs entassaient sur les
-trottoirs, étalaient sur le pavé, toutes les malheureuses épaves du
-monde écroulé, les débris du mobilier et des trésors de tant d’églises
-et abbayes abattues, les grandes toiles religieuses décrochées des
-nefs, les meubles artistiques et les tableaux, les portraits d’ancêtres
-enlevés des hôtels seigneuriaux, les livres précieux, les parchemins
-jetés là par pannerées, et livrés pour quelques sols aux quelques
-amateurs qui, dans la ruine générale, avaient par hasard gardé un
-peu d’argent, mais surtout aux collectionneurs anglais accourus pour
-butiner parmi cet immense et extraordinaire bric-à-brac, liquidation
-lamentable d’une société.
-
-[Illustration: LES BOUTIQUES DU PONT-NEUF, 1850.]
-
-Pour en revenir à Henri IV qui se dresse de nouveau sur le terre-plein
-et contemple aujourd’hui un Pont-Neuf bien tranquille, fort loin de
-lui présenter les spectacles pittoresques, le curieux mouvement qui
-se déroulaient autrefois d’un bout de l’année à l’autre sur le fameux
-pont, c’est la Restauration qui dès les premiers jours tint à replacer
-le Béarnais à la place qu’il avait occupée pendant deux siècles et où,
-dès les premiers jours, elle avait rétabli un modèle en plâtre.
-
-Une souscription publique fit les frais du monument. Le sculpteur Lemot
-s’était chargé de l’exécution et pour le bronze nécessaire on n’eut
-qu’à prendre dans les magasins les statues impériales, le premier
-Napoléon de la place Vendôme, le Napoléon de Boulogne et quelques
-débris d’autres monuments _éternels_, âgés de sept ou huit ans au plus
-chacun. Louis XVIII, le 23 octobre 1817, posa la première pierre du
-piédestal, sous laquelle on plaça un exemplaire de la Henriade. Par
-contre, il paraît que le ciseleur Mesnel qui acheva la statue après la
-fonte, glissa dans l’intérieur, outre une petite statuette de Napoléon,
-une foule de brochures anti-bourbonniennes et d’écrits bonapartistes.
-
-
-XIII vendémiaire an IV (5 octobre 1795), encore une journée d’émotion
-pour le Pont-Neuf.
-
-La place Dauphine et le Pont-Neuf formaient pour ainsi dire la base
-d’opérations des sections contre-révolutionnaires insurgées contre
-la Convention, la royaliste section Le Pelletier en tête, tandis que
-Bonaparte, défenseur de cette Convention, occupait les environs des
-Tuileries où siégeait la terrible et rouge Assemblée, dans cette salle
-où tant de fantômes sans tête devaient errer et se menacer, brûlants
-encore du délire révolutionnaire.
-
-Au terre-plein du Pont-Neuf, coude à coude avec les sectionnaires qui
-accouraient de tous côtés à l’appel de la générale battant par toutes
-les rues, était le général Carteaux avec 350 hommes et deux canons,
-fort aventuré et presque cerné. L’affaire ne s’engagea cependant pas
-sur le Pont même, où jusqu’à trois heures Carteaux demeura perdu dans
-la masse des sections préparant l’attaque. Danican, le général des
-sectionnaires, le laissa battre en retraite et emmener même ses canons;
-il se retira à deux pas, sous le guichet du Louvre et dans le jardin
-de l’Infante, d’où peu après il contribua à écraser de ses feux les
-sections remontant le quai Voltaire pour attaquer les Tuileries par le
-Pont-Royal.
-
-Depuis cette journée, le Pont-Neuf eut peu d’émotions. Des fêtes
-impériales, des cortèges, des défilés de troupes avec la cocarde
-tricolore ou la cocarde blanche, suivant le temps. En 1814, le jour de
-l’entrée de Louis XVIII, le roi en sortant de Notre-Dame passa par le
-Pont-Neuf et vint devant la place Dauphine pavoisée et enguirlandée
-saluer la statue provisoire en plâtre de son aïeul le Béarnais, pendant
-que les musiques jouaient l’air _Vive Henri IV_ et que des colombes
-s’envolaient dans le bleu du ciel comme aux anciennes entrées royales,
-mais symbolisant de plus la fin des carnages, le retour de la paix tant
-désirée.
-
-Le canon tonne, la fusillade crépite dans les environs du Pont-Neuf,
-sur les quais du Louvre à l’Hôtel de Ville, en 1830; en février 1848,
-en juin, le Pont-Neuf fut simple spectateur et ne joua aucun rôle.
-Dans l’intervalle le trantran de son existence se banalise de plus en
-plus, le pittoresque de jour en jour diminue. Non seulement il a perdu
-sa Samaritaine aux premiers jours du siècle, mais encore ses dernières
-boutiques s’en vont vers 1850.
-
-
-Dernier souvenir historique. Le 22 janvier 1871, le jour de la
-tentative révolutionnaire sur l’Hôtel de Ville, sur le terre-plein où
-tonnèrent si souvent les quatre canons d’alarme de la Révolution,
-vinrent camper une compagnie du 124e de ligne et des artilleurs avec
-deux canons.
-
-Ces pauvres soldats de la fin du siège, la longue misère subie les
-avait mis en triste état; figures hâves, uniformes usés, capotes
-rapiécées, disparaissant sous des peaux de mouton ou sous des
-couvertures en plastron sur la poitrine. Les chevaux de l’artillerie
-étaient extraordinaires; les pauvres bêtes aux flancs étiques,
-éreintées comme les hommes et aussi peu nourries, n’étant plus tondues
-depuis l’hiver, avaient de longs poils comme des chèvres, ce qui leur
-donnait une mine fantastique, mais ne les empêchait pas de traîner
-encore gaillardement, par un reste d’énergie, caissons et canons.
-
-[Illustration: LE SUPPLICE DES TEMPLIERS. (EMPLACEMENT DU
-TERRE-PLEIN DU PONT-NEUF)]
-
-
-
-
-[Illustration: LE PONT SAINT-CHARLES DE L’HÔTEL-DIEU]
-
-CHAPITRE XVII
-
-L’HÔTEL-DIEU
-
- La Maison-Dieu primitive.--Hôpital Saint-Christophe.--L’Hôtel-Dieu
- de Philippe-Auguste.--Fondations de saint Louis.--Encombrements
- et agrandissements.--La salle du Légat.--Les ponts de
- l’Hôtel-Dieu.--Les religieuses.--Légendes des Cagnards.--Les
- grands incendies.--La vieille place du Parvis.--La maison de
- l’humanité.--Démolition et reconstruction.
-
-
-[Illustration: LES MÉDECINS AU BÉNITIER DE NOTRE-DAME]
-
-On ne peut préciser l’époque de la fondation de l’Hôtel-Dieu de Paris;
-aussi loin que l’on remonte dans le passé, plus loin que l’histoire
-certaine, jusque dans les traditions et les légendes, on le trouve sur
-le même emplacement, à l’ombre de la cathédrale, à côté de la basilique
-mérovingienne. Asile ouvert aux souffrants près du temple où l’on
-prêchait les œuvres de miséricorde, la Maison-Dieu à côté de l’église
-de Dieu.
-
-Sur cet emplacement voué depuis des siècles à la charité active, bien
-des édifices destinés à recevoir les malades se succédèrent sans doute,
-s’agrandissant au fur et à mesure des besoins. La tradition attribue
-la fondation du premier hôpital parisien à saint Landry, évêque de
-Paris du VIIe siècle. M. Ed. Drumont, dans _Paris à travers les âges_,
-dit qu’il était situé au nord du Parvis et qu’il resta sur ce point
-jusqu’au XIIe siècle. On l’appelait l’hôpital Saint-Christophe à cause
-de l’église Saint-Christophe, sa chapelle, laquelle étant restée après
-le changement à l’état d’église isolée, peut déterminer cet ancien
-emplacement.
-
-[Illustration: ENTRÉE DE L’HÔTEL-DIEU, XVe SIÈCLE]
-
-La Maison-Dieu était alors peu importante. Les lits manquaient pour
-coucher les malades; pour y pourvoir, les statuts du chapitre de
-Notre-Dame en 1168 portent que chaque chanoine devrait en quittant sa
-prébende, par décès ou autrement, laisser un lit garni à l’hôpital.
-Des dons et des legs de bourgeois charitables lui fournirent sans
-doute un accroissement de ressources; un jour, l’ancien édifice
-parut insuffisant et on le rebâtit à quelques pas de la chapelle
-Saint-Christophe, de l’autre côté de la place du Parvis, à l’endroit où
-nous l’avons connu en ses derniers jours, avant qu’il ne fût retourné
-encore une fois au nord de Notre-Dame à sa place primitive, très
-considérablement élargie.
-
-C’est sous Philippe-Auguste que se construisirent les premiers
-bâtiments de l’Hôtel-Dieu gothique, en bordure sur la Seine, à un
-endroit où le rempart gallo-romain formait un rentrant, sur ce rempart
-et sur le terrain au-dessous conquis sur la Seine.
-
-L’œuvre se continua sous ses successeurs. Perpendiculairement à la
-salle Saint-Denis construite par Philippe-Auguste, la reine Blanche de
-Castille éleva la salle Saint-Thomas, puis saint Louis construisit le
-long de la rivière jusqu’au Petit Pont la grande salle de l’infirmerie
-soutenue par une épine de colonnes. Pendant plusieurs siècles il fallut
-se contenter de ces bâtiments. Saint Louis avait autant que possible
-pourvu aux besoins de la Maison-Dieu, en lui constituant des revenus,
-en lui concédant certains privilèges en outre de l’exemption de toutes
-contributions, de tous droits et péages sur les denrées.
-
-Bien qu’il y ait à louer grandement l’esprit de charité qui dans les
-premiers siècles du moyen âge multipliait les fondations pieuses,
-construisait partout hospices, hôpitaux, refuges de toutes tailles,
-et qui savait élever ces grandes salles dont quelques échantillons
-magnifiques nous sont restés, cet esprit de charité se trouvait
-rapidement débordé par suite de l’augmentation de la population,
-et sans doute aussi en raison des épidémies si nombreuses contre
-lesquelles la science médicale d’alors était une faible défense.
-
-On n’avait pas plutôt construit un édifice que cet édifice devenait
-insuffisant. La Maison-Dieu de Paris comptait au XVe siècle, d’après
-d’anciens documents, un peu plus de trois cents lits, mais il est
-certain que déjà l’on était obligé de coucher plusieurs malades dans
-le même lit, des miniatures de manuscrits en font foi. Il est probable
-qu’aux temps malheureux du XVe siècle et au XVIe, ces difficultés ne
-firent qu’augmenter avec l’agrandissement de Paris, avec le nombre des
-malades, avec l’aggravation des épidémies.
-
-Juste à l’entrée du Petit Pont sur la rue du Marché Palu, dont le nom
-rappelle probablement le souvenir de la berge marécageuse conquise
-sur la Seine et qu’enjambait le Petit Pont avec sa partie d’arches
-cachées sous les maisons, s’élevèrent deux grands pignons de nouveaux
-bâtiments de l’Hôtel-Dieu. Le premier pignon, qui touchait au Petit
-Pont était celui de la chapelle Sainte-Agnès, façade gothique flanquée
-d’une tourelle d’angle et terminant les grandes salles de Saint-Louis.
-Le second pignon était du style de la Renaissance, avec des fenêtres
-et des niches en plein cintre dans des entre-colonnements à l’antique;
-au sommet de ce pignon d’une décoration gracieuse, à côté des armes
-royales se voyaient celles du cardinal Antoine Duprat, fondateur de
-cette nouvelle salle, construite à ses frais et contenant cent lits.
-
-Antoine Duprat, ministre de François Ier, entré dans les ordres quand
-il perdit sa femme, devenu cardinal en 1527, légat du pape en 1530, fut
-le complice de la reine mère Louise de Savoie dans les machinations
-qui aboutirent à la perte de Semblançay, général des finances; dans
-l’affaire du connétable de Bourbon il fut de même un des agents
-de sa ruine, et contribua à jeter le connétable dans les bras de
-Charles-Quint.
-
-Il était universellement détesté, comme presque tous les ministres qui
-ont longtemps gouverné. Si la noblesse ne l’aimait pas, le peuple
-l’exécrait pour son ingéniosité à trouver de nouveaux moyens de le
-pressurer, de tirer de l’argent des populations déjà si chargées de
-tailles et impôts. François Ier, tout en se servant jusqu’à la fin de
-son chancelier, ne paraît pas avoir eu beaucoup d’illusions sur son
-compte, s’il est vrai, comme on le rapporte, qu’il dit lorsque Duprat
-fit élever la nouvelle salle: «Il la faudra bien grande si elle doit
-contenir tous les malheureux qu’il a faits.»
-
-[Illustration: RESTES DU PONT SAINT-CHARLES. 1865 (D’APRÈS MARTIAL
-POTÉMONT)]
-
-La salle du légat qui rachetait une bien faible partie des maux que
-Duprat avait causés, et la chapelle Sainte-Agnès subsistèrent jusqu’au
-grand incendie de 1778. Alors, sur ce débouché déjà si étroit du Petit
-Pont, la salle du légat avait encore sous ses fenêtres une bordure
-d’échoppes rétrécissant la chaussée.
-
-Les terribles années de la fin du XVIe siècle, la guerre, le siège de
-Paris, la famine et les épidémies qui en résultèrent durent remplir
-d’innombrables malades les salles de l’Hôtel-Dieu, simple lieu de
-passage où ces malheureux n’entraient que pour trépasser et, aussitôt
-ensevelis, être remplacés par d’autres.
-
-Dès les premières années du XVIIe siècle, on s’occupa de nouveaux et
-indispensables agrandissements. On ne pouvait s’agrandir du côté de
-la cité, où l’Hôtel-Dieu était serré de très près, on eut l’idée de
-franchir la Seine, de construire sur la rive de l’Université et sur la
-rivière elle-même. Pendant que l’on restaurait la partie ancienne de
-l’Hôtel-Dieu, une bordure de grandes salles faisant face aux anciennes
-salles de Saint-Louis s’éleva au temps de Henri IV, rive gauche de la
-Seine, sur une partie de berge conquise. Les nouveaux bâtiments, la
-salle Saint-Charles, la salle Saint-Antoine s’adossaient aux sombres
-murailles du Petit Châtelet et venaient faire face aux premiers
-bâtiments de l’Archevêché encaissant complètement la rivière.
-
-[Illustration: LA SALLE DU LÉGAT ET LA CHAPELLE SAINTE-AGNÈS, PRÈS
-DU PETIT PONT]
-
-Pour faire communiquer les deux parties de l’Hôtel-Dieu, on jeta sur
-la Seine deux ponts, le _pont Saint-Charles_ et le _pont au Double_.
-Ce dernier n’était pas un simple pont; il était chargé lui-même d’une
-grande salle, la salle Saint-Côme, qui ne laissait à la circulation sur
-le pont qu’une sorte de balcon, passage pour lequel on payait un double
-denier, d’où le nom de pont au Double.
-
-Ainsi considérablement agrandi, l’Hôtel-Dieu n’en resta pas moins
-bien insuffisant encore, puisqu’on était forcé de garder quand même,
-malgré tout ce qu’elle avait de barbare et d’horrible, la coutume de
-mettre plusieurs malades dans chaque lit, deux, trois, et même, dans
-les moments difficiles, ce qui semblerait incroyable si des documents
-officiels ne le disaient, jusqu’à six malades serrés sous les mêmes
-draps, en s’arrangeant comme on pouvait, sans doute en réunissant
-les malheureux atteints des mêmes maladies. On conçoit combien cette
-horrible obligation devait favoriser les contagions et dans quelle
-proportion considérable elle devait influer sur la mortalité.
-
-[Illustration: LES RELIGIEUSES DE L’HÔTEL-DIEU LAVANT A LA RIVIÈRE]
-
-Il existe sur l’Hôtel-Dieu de cette époque une série de gravures
-accompagnées de notices étendues qui donnent d’intéressants détails
-relatifs à son administration et à la vie intérieure des religieuses.
-Terrible existence que celle de ces pauvres filles vivant dans les
-tristesses du sombre hôpital. Les malades, quand ils ne mouraient pas,
-se hâtaient de rentrer dans le monde des vivants et d’oublier comme un
-cauchemar les semaines ou les mois passés dans les salles bondées de
-patients entassés les uns sur les autres, certains, faute de place,
-couchés entre les rangées de lits sur des grabats, sous les funèbres
-voûtes hantées par la mort frappant de lit en lit, mais les religieuses
-devaient y rester toujours, toujours respirer cette pesante atmosphère
-de douleur, dans l’éternel murmure des gémissements.
-
-On trouve dans ces estampes du XVIIe siècle l’emploi de toutes les
-heures de la journée; on voit la mère maîtresse sonnant la cloche
-à l’aube pour faire venir les novices «à l’oraison qui se fait
-tous les jours de 4 à 5 heures du matin», et au même moment les
-«_petites lavandières_», c’est-à-dire les sœurs chargées des lessives
-journalières, demandant à la mère la permission d’aller à la rivière.
-
-A 5 heures 1/2, les religieuses procèdent à la toilette des salles; à
-chaque lit, une religieuse et une novice changent les malades, secouent
-les paillasses et la literie; d’autres balayent les salles, portent les
-morts à la salle spéciale, ou vaquent à tous les soins nécessaires.
-Puis la _mère d’office_ coupe la viande et les religieuses dressent le
-bouillon à faire distribuer aux malades par les novices... Ainsi pour
-toute la journée...
-
-Il y a, le premier dimanche de chaque mois, à 3 heures de l’après-midi,
-une procession générale des religieuses dans les salles. Les
-religieuses prennent leurs repas au réfectoire, au fond duquel
-se trouve la table des trois mères, _prieure_, _supérieure_ et
-_aumônière_. Une novice fait la lecture pendant le repas.
-
-Le lavage, on le comprend, est une grosse besogne; chaque jour, les
-_petites lavandières_ vont laver pendant neuf heures, de 4 heures du
-matin à 9 heures, de midi à 2 heures et de 5 heures à 7 heures du soir.
-Tous les mois il y a une grande lessive de cinq cents draps, à laquelle
-toutes les religieuses et les novices doivent prendre part. On lave à
-la rivière sous les voûtes sombres des Cagnards, les religieuses lavent
-debout, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, lessivant, frottant, tordant les
-draps ou maniant courageusement le battoir.
-
-Nous pouvons, avec le souvenir de ce qui était resté jusqu’à nos
-jours du vieil Hôtel-Dieu, nous figurer l’aspect étrange et lugubre
-de ce bras de la Seine complètement enfermé dans les bâtiments de
-l’Hôtel-Dieu, entre les hautes salles des deux rives, la salle
-Saint-Côme du Pont au Double, le Petit Châtelet et les maisons du
-Petit Pont. De hauts et sombres bâtiments avec des terrasses en
-avant, sur lesquels s’ouvrent des voûtes noires où des grilles et des
-escaliers se devinent dans l’obscurité, trois ponts très rapprochés, le
-premier chargé d’un grand et lourd bâtiment, le troisième de maisons
-surplombantes, soutenus par un enchevêtrement de grosses poutres
-moisies, et le pont du milieu, le pont Saint-Charles, sans maisons,
-appartenant complètement à l’Hôtel-Dieu, servant de passage et aussi de
-séchoir pour les lessives.
-
-Les Cagnards de l’Hôtel-Dieu construits au XVIIe siècle avec des
-parties plus anciennes, ces voûtes profondes, noires, larges comme des
-arches de pont, ouvertes sur la rivière et hantées par des myriades de
-rats, donnaient à cette partie de la Seine un caractère mystérieux et
-sinistre. Les étages souterrains de l’Hôtel-Dieu, abritant différents
-services, la buanderie, la fonderie de suif pour les chandelles, les
-magasins, etc., avaient par ces voûtes accès à la rivière. Il courait
-bien des légendes sur ces entrées de souterrains, et ce n’était pas
-sans cause; les Cagnards certainement servirent quelquefois d’asile à
-des bandits, à des écumeurs de la rivière aussi bien qu’à des voleurs
-de cadavres pourvoyeurs des apprentis chirurgiens. Les nuits de la
-Seine de ce côté trouvaient pour leurs mystères un décor des plus
-dramatiques. A la démolition de l’Hôtel-Dieu, on y découvrit certaines
-cachettes, et des dépôts d’armes de différentes époques, depuis des
-arquebuses de la Fronde jusqu’à des chassepots de la Commune. Les
-derniers des Cagnards de la rive droite n’ont disparu qu’il y a une
-quinzaine d’années; il en reste encore une partie sur la rive gauche
-sous le grand bâtiment subsistant de l’Hôtel-Dieu, voisin de la vieille
-église Saint-Julien le Pauvre, qui fut depuis le dernier siècle
-chapelle de l’Hôtel-Dieu.
-
-Au cours du XVIIIe siècle, en 1737 et en 1772, deux incendies
-ravagèrent l’Hôtel-Dieu. Le premier éclata vers 9 heures du soir,
-le 2 août 1737, dans les greniers de la lingerie. Le personnel de
-l’Hôtel-Dieu ne s’en effraya pas tout de suite, comptant à lui seul
-avoir raison du feu. Les portes de l’hôpital, par crainte du désordre
-avaient été fermées; on luttait avec assez de facilité d’abord, l’eau
-étant proche, mais bientôt il fallut reconnaître que le feu gagnait de
-vitesse ceux qui le combattaient. Les secours arrivèrent, le guet et
-les soldats dirigés par le lieutenant de police et le premier président
-du Parlement; les moines mendiants, capucins en tête, accoururent à
-leur tour et tous se mirent pleins d’ardeur aux chaînes et aux pompes.
-
-[Illustration: LE PONT AU DOUBLE ET LA SALLE SAINT-COME, FIN DU
-XVIIIe SIÈCLE]
-
-Mais l’incendie avait eu le temps de s’étendre, d’immenses flammes
-enveloppaient les bâtiments vers l’archevêché et le Pont au Double,
-jetant l’épouvante parmi les malades et dans toutes les rues sous
-Notre-Dame.
-
-Quand on se décida à évacuer les salles menacées, les malades qui
-pouvaient se traîner sortirent par bandes effarées de l’hôpital embrasé
-et ils se réfugièrent dans la cathédrale dont toutes les portes avaient
-été ouvertes. On s’occupait de sauver les malades alités, on les
-descendait des salles et on les entassait dans des charrettes pour les
-conduire à l’hôpital Saint-Louis.
-
-Malgré tous leurs efforts, les travailleurs ne se rendirent maîtres
-du feu que le lendemain, vers midi. Les dégâts étaient considérables,
-les étages supérieurs et les combles de trois salles étaient brûlés,
-ou avaient été abattus pour couper la route à la flamme. Les
-approvisionnements de l’hôpital en denrées et en linges avaient été en
-grande partie la proie des flammes.
-
-[Illustration: LES CAGNARDS DE L’HÔTEL-DIEU]
-
-Par malheur, l’incendie avait fait un grand nombre de victimes parmi
-les malades; dans la salle des femmes en couches, les enfants avaient
-péri, asphyxiés par la fumée; on comptait deux religieuses disparues,
-sept ou huit soldats et quelques moines précipités dans le brasier par
-l’écroulement d’un plancher, plus une quarantaine de blessés.
-
-Alors fut agitée la question du transfèrement de l’Hôtel-Dieu dans
-l’île de Grenelle; il y eût certes été infiniment mieux placé qu’au
-cœur de la Cité où il constituait un foyer permanent pour toutes les
-contagions, sans parler de la contamination forcée des eaux de la Seine.
-
-[Illustration: LA POINTE ORIENTALE DE LA CITÉ AU XVIe SIÈCLE
-(Hiver--la Seine prise)]
-
-Le premier incendie fut un terrible malheur, le second fut une
-catastrophe complète. Il éclata le 30 décembre 1772, à 2 heures du
-matin, et embrasa tout de suite les parties de bâtiments occupées par
-différents services comme les boucheries, la fabrique de chandelles,
-les écuries, le grenier à paille, où la flamme trouve si facilement à
-mordre. De là, l’incendie se développant avec une effrayante rapidité
-gagna le bâtiment des religieuses, les grandes salles de l’infirmerie,
-la salle jaune ou Saint-Louis, et la salle du Légat...
-
-On imagine la terreur des malades sautant comme ils pouvaient hors
-des lits, se traînant demi-nus par les salles, cherchant partout des
-issues. Les secours s’organisèrent, mais il fallait combattre le feu
-sur trop de points à la fois, toute la partie comprise entre le pont
-Saint-Charles et le petit Pont ne formant plus qu’un immense brasier.
-
-[Illustration: SOUS LES CAGNARDS (D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE
-L’HÔTEL CARNAVALET)]
-
-De nombreux malades avaient été poussés et bloqués par les flammes au
-fond des salles, et s’entassaient dans la petite chapelle Sainte-Agnès
-donnant sur le marché Palu près du petit Pont; on les entendait crier
-au secours et supplier les gens du dehors d’enfoncer les portes de
-cette chapelle; on put leur ouvrir à temps un passage à coups de hache
-et sauver ceux-là, mais il en était resté d’autres cernés dans les
-parties sans issues, dans la salle du Légat contiguë à la chapelle et
-ailleurs.
-
-L’incendie poursuivit ses ravages pendant onze jours. Le pignon seul de
-la salle du Légat resté debout au milieu des flammes, considérablement
-déversé et menaçant de s’abattre sur les travailleurs, put être
-repoussé et démoli sur l’intérieur de la salle; le travail en fut
-facilité, cependant on ne parvint que le 9 janvier à étouffer le
-dernier foyer de l’incendie continuant à couver dans les étages
-inférieurs parmi les débris.
-
-Dès le premier janvier, pendant que les travailleurs luttaient pour
-arrêter l’incendie à la salle Saint-Thomas, d’autres commençaient
-le déblaiement de cette partie des bâtiments incendiés. Partout en
-s’avançant ils trouvaient dans les décombres des restes humains
-calcinés. On ne sut jamais combien de malheureux avaient péri.
-
-Comme la première fois, les malades qui avaient pu s’échapper s’étaient
-réfugiés dans la cathédrale. Quand l’archevêque vint les visiter, on
-les compta; ils étaient au nombre de quatre cent cinquante.
-
-Le désastre était immense, toute la partie de l’hôpital qui avait
-échappé à l’incendie de 1737 était détruite, le reste n’avait été sauvé
-qu’en coupant les bâtiments au carré Saint-Denis, à la hauteur du pont
-Saint-Charles. La perte matérielle fut évaluée à plus d’un million de
-livres. Une souscription nationale produisit le double.
-
-Pendant quelque temps les débris de l’étage inférieur de la salle du
-Légat et de la chapelle voisine demeurèrent debout sur la rue du marché
-Palu, en avant des bâtiments reconstruits.
-
-Encore une fois il avait été question du déplacement de l’Hôtel-Dieu:
-au lieu de le rebâtir, on voulait profiter de cette demi-destruction
-pour le porter sur un emplacement meilleur, ou le remplacer par quatre
-hôpitaux disséminés dans les faubourgs, mais encore une fois ces
-projets furent abandonnés et l’Hôtel-Dieu resta où il était, réédifié
-avec de nouveaux bâtiments fort laids à la place des salles détruites.
-
-Les adversaires de ces projets prétendaient qu’en transportant
-l’hôpital loin du centre de la ville, il était à craindre que les
-blessés et les malades ne mourussent pendant le trajet. On trouvait
-meilleur d’entasser ces malheureux toujours sur le même point où depuis
-longtemps la place manquait, et, dans cet encombrement, de continuer
-à les mettre cinq ou six dans le même lit, sauf à débarrasser les
-survivants chaque matin des compagnons de lit morts pendant la nuit!
-
-La vieille entrée gothique de l’Hôtel-Dieu se trouvait sur la place du
-Parvis au pied de la tour méridionale du grand portail de Notre-Dame.
-
-C’était un bâtiment carré surmonté d’un petit clocheton et précédé d’un
-perron abrité sous un joli petit porche. Le bâtiment formait une sorte
-de grand vestibule donnant sur la salle Saint-Thomas. A sa gauche une
-petite chapelle carrée également, éclairée par de belles fenêtres à
-grandes ogives, formait l’angle en retour sur les bâtiments construits
-à la place des anciennes maisons dites du _Chantier_ et de la _Crèche_,
-jadis hôpital, puis dépôt des enfants trouvés, séparés de l’archevêché
-par le couloir donnant sur le passage du pont au Double.
-
-Après l’incendie des salles du moyen âge, ce qui restait de la vieille
-entrée disparut et au commencement du siècle s’éleva une façon de
-portique grec dont la première pierre fut posée le 1er vendémiaire an
-XII. La Révolution avait débaptisé la vieille Maison-Dieu par arrêté
-du duodi de la troisième décade de brumaire an II. La Commune l’avait
-appelée Maison de l’Humanité, décidant aussi que les noms de ci-devant
-saints donnés aux salles seraient changés. L’archevêché pendant la
-Révolution fut en partie une annexe de l’Hôtel-Dieu, réservée aux
-malades des différentes prisons parisiennes, toutes si considérablement
-bondées.
-
-[Illustration: ÉGLISE SAINT-JULIEN LE PAUVRE]
-
-Sous le péristyle du nouveau pavillon d’entrée furent placées les
-statues de saint Vincent de Paul et de M. de Montyon; sur les murs
-des inscriptions diverses rappelèrent les diverses donations et
-fondations des rois. On avait aussi gravé sur ces murailles l’ode que
-le malheureux poète Gilbert, mourant à l’Hôtel-Dieu à vingt-deux ans,
-composa sur son lit de mort:
-
- Au banquet de la vie infortuné convive,
- J’apparus un jour..... et je meurs!.....
- Je meurs et sur la tombe où lentement j’arrive
- Nul ne viendra verser des pleurs!
-
-Pour les enfants trouvés on sait qu’il était d’usage de les abandonner
-ou de les exposer sous le porche de la petite église de Saint-Jean
-le Rond sise au pied de la tour de gauche de la cathédrale. Ils
-étaient recueillis par le chapitre de Notre-Dame dans la maison de la
-Crèche ou de la Couche, dont l’emplacement varia plus d’une fois. Le
-chapitre trouvait la charge lourde, et les aumônes, malgré des appels
-répétés, n’affluaient pas suffisamment pour l’aider. Ce fut l’occasion
-de discussions nombreuses alors entre les chanoines, les paroisses
-de Paris et les seigneurs hauts justiciers du territoire de Paris,
-c’est-à-dire les grandes Abbayes.
-
-En raison du nombre des pauvres êtres abandonnés, il fallut les
-entasser dans deux maisons construites vers le port Saint-Landry. Sort
-lamentable que celui de ces malheureux enfants! La place et les soins
-manquaient. Ils mouraient à peu près de faim et le sort des survivants
-n’était pas beaucoup plus enviable, les femmes chargées de les élever
-les vendaient à des bateleurs ou à des mendiants de profession.
-
-Saint Vincent de Paul vint heureusement faire cesser ces horribles
-trafics. Il réussit à soulever l’indignation publique, à émouvoir la
-pitié; il obtint des subsides et des dévouements et fonda un hospice
-pour les enfants trouvés, lequel, avant de trouver un emplacement
-convenable, alla de Bicêtre à Saint-Lazare et au faubourg Saint-Antoine.
-
-Mais l’institution continua à garder son centre dans la Cité, rue
-Neuve-Notre-Dame, dans trois petites maisons réunies où l’on recevait
-les pauvres petites épaves vagissantes de la misère, du vice ou du
-crime. En 1747, on démolit ces maisons et avec elles les églises
-Saint-Christophe et Sainte-Geneviève des Ardents, et sur l’emplacement
-on éleva sur les dessins de Boffrand, en face de la cathédrale,
-un grand et beau bâtiment pour servir de bureaux d’admission et
-d’administration aux Enfants trouvés.
-
-Il y avait une chapelle ornée de peintures par Natoire représentant
-la Nativité, l’Adoration des bergers et des mages, etc., et une voûte
-singulière peinte en trompe-l’œil figurant la Crèche ruinée où le
-Christ était né.
-
-Ce bâtiment n’a disparu qu’aux derniers travaux de dégagement de
-Notre-Dame.
-
-Après diverses modifications, des démolitions de divers bâtiments,
-notamment de la salle Saint-Côme sur le pont au Double, après des
-constructions d’annexes, le vieil Hôtel-Dieu devait disparaître
-complètement de son antique emplacement, non pour s’en aller chercher
-des espaces libres et plus d’air, mais pour reparaître de l’autre côté
-de la place du Parvis, malgré toutes les raisons militant pour son
-éloignement définitif de l’île de la Cité.
-
-Les tristes bâtiments percés d’un nombre infini de fenêtres tombèrent,
-laissant entrevoir des vestiges des constructions anciennes, les
-cagnards de la rivière, les vieilles piles de pont; tout disparut,
-faisant place nette et dégageant au-dessus de la Seine la cathédrale
-tout entière.
-
-Par malheur, si l’on dégageait Notre-Dame d’un côté, on lui donnait de
-l’autre côté pour vis-à-vis l’immense et funèbre carré de bâtiments
-du nouvel Hôtel-Dieu inauguré en 1877, sous lequel a disparu du quai
-au Parvis un bon morceau de la Cité, où jadis trouvaient place une
-douzaine de rues au moins, cinq ou six églises et plusieurs milliers
-d’habitants.
-
-Voilà ce que l’on a posé devant les splendeurs de Notre-Dame, sur ce
-magnifique emplacement de la Cité, centre du Paris historique, un
-gigantesque hôpital ayant de faux airs d’usine ou d’Entrepôt général
-des miasmes et microbes!
-
-On a dépensé 36 millions pour avoir moins de lits que dans l’Hôtel-Dieu
-du moyen âge, des lits en meilleures conditions sanitaires, certes,
-mais qui tiennent quatre fois plus de place et qui seraient encore bien
-mieux ailleurs.
-
-[Illustration: L’HÔTEL-DIEU AU XVe SIÈCLE]
-
-
-
-
-[Illustration: LE MARCHÉ AUX VEAUX SUR LES JARDINS DES BERNARDINS,
-EN 1772
-
-CHAPITRE XVIII
-
-LES PETITES RUES DE LA CITÉ
-
- Anciennes églises et chapelles de la Cité.--Le dernier débris de
- l’église Saint-Aignan.--Rues, ruelles et couloirs.--Décrépitude
- et démolition.--Le cloître Notre-Dame.--Le port Saint-Landry
- et la tour Dagobert.--Juvénal des Ursins.--La maison aux
- pâtés de chair humaine.--Le logis d’Héloïse et Abeilard.--Les
- pompiers.--Théophraste Renaudot.--La Cité berceau de la Monarchie,
- du Parlement et de la Presse.--Les rives.--La Morgue.
-
-
-[Illustration: CHAPITEAU DE SAINT-AIGNAN]
-
-Bien malheureusement la vieille Cité d’autrefois a pour ainsi dire
-été supprimée et effacée de la carte de Paris; vouée aujourd’hui, à
-part Notre-Dame et le Palais de Justice, aux casernes et aux bâtiments
-administratifs, elle ne compte plus qu’un ou deux îlots de maisons, et
-deux ou trois rues épargnées au nord de la cathédrale.
-
-Elle n’a plus que ses deux grands édifices religieux, Notre-Dame et la
-Sainte-Chapelle, jadis elle pouvait montrer dans son réseau de rues
-serrées au-dessous du gigantesque vaisseau de l’église mère, plus d’une
-douzaine et demie d’églises, fort anciennes toutes, nées toutes quand
-Paris se trouvait encore enfermé dans son île natale.
-
-Il y avait, au pied du grand portail, Saint-Jean le Rond qui n’était
-point rond, mais remplaçait depuis le XIIIe siècle l’ancien baptistère
-de la cathédrale, Saint-Pierre aux Bœufs, Sainte-Marine, Saint-Aignan,
-Saint-Christophe; sous l’abside de Notre-Dame, Saint-Denis du Pas, puis
-Saint-Landry, Saint-Denis de la Chartre, Saint-Symphorien-Saint-Luc,
-la Magdeleine, Sainte-Geneviève des Ardents, Sainte-Croix de la Cité,
-Saint-Germain le Vieux, enfin Saint-Eloi et Saint-Martial, Saint-Pierre
-des Arcis et Saint-Barthélemy, devant le Palais. Cela fait dix-sept ou
-dix-huit églises ou chapelles, quelques-unes de très minime importance,
-mais enfin montrant à chaque détour des rues de la Cité, quelque grand
-pignon ouvragé, ou quelque mince clocher, dont la petite taille faisait
-valoir la stature colossale de la vieille cathédrale.
-
-[Illustration: SAINT-DENIS DE LA CHARTRE]
-
-On peut se figurer la magnificence monumentale de la Cité en ses beaux
-jours quand on songe que toutes ces petites églises se trouvaient
-serrées entre les vastes ensembles formés au levant par Notre-Dame,
-avec son cloître, et le palais de l’archevêché et les bâtiments de
-l’Hôtel-Dieu, et au couchant par l’immense agglomération du Palais,
-sans compter toutes les attaches de la Cité aux deux rives, attaches
-non moins monumentales, les ponts à maisons, les deux Châtelets et le
-Pont-Neuf.
-
-La petite église Sain-Jean le Rond, défigurée par un portail classique,
-fut démolie en 1748 et son chapitre transféré à l’église Saint-Denis
-du Pas. Celle-ci s’appuyait au chevet de la cathédrale et formait un
-des côtés du petit cloître; c’était un simple oratoire avec un petit
-clocheton dominé par les pinacles des grands arcs-boutants voisins;
-il s’y fit quelques sacres d’évêques au XVIIe siècle. Devenu paroisse
-après la destruction de Saint-Jean le Rond, Saint-Denis du Pas, après
-avoir été à la Révolution annexé à l’Archevêché, puis comme celui-ci à
-l’Hôtel-Dieu, fut démoli en 1813.
-
-Saint-Landry succédait sur le même emplacement, entre l’hôtel des
-Ursins et le port Saint-Landry, à une plus ancienne chapelle qui avait
-abrité les reliques de saint Landry pendant le siège des Normands. On y
-voyait les tombeaux du sculpteur Girardon et celui du conseiller Pierre
-Broussel, son paroissien qui habitait la rue du Port-Saint-Landry
-ou d’Enfer. Vendu à la Révolution, Saint-Landry servit pendant une
-trentaine d’années d’atelier de teinturerie et de menuiserie, puis la
-pioche le fit disparaître.
-
-Saint-Denis de la Chartre près du pont Notre-Dame avait pour origine un
-oratoire des plus anciens, établi dès les temps mérovingiens peut-être,
-tout proche de la prison où saint Denis avait été incarcéré avant
-son martyre. Chapelle, prieuré, couvent de chanoines, Saint-Denis de
-la Chartre subit de grandes vicissitudes: aux XIIe et XIIIe siècles,
-deux communautés de chanoines établies côte à côte sur ce point se
-disputèrent le titre de Saint-Denis de la Chartre et le souvenir du
-martyr.
-
-Sur le flanc méridional de l’église existait la chapelle
-Saint-Symphorien, qui prit le titre de Saint-Luc en 1704, en devenant
-la chapelle de la Communauté des peintres et sculpteurs. C’était,
-croit-on, cette chapelle Saint-Symphorien qui était l’oratoire bâti
-originairement sur l’emplacement de la prison dite de Glaucin, au temps
-de la Lutèce gallo-romaine, et dont peut-être subsistèrent jusqu’au
-moyen âge des débris appelés Tour Roland ou Tour Marquefas, sous les
-maisons de la rue de la Pelleterie.
-
-Cependant une crypte à Saint-Denis de la Chartre passait pour la prison
-où saint Denis fut jeté lorsqu’il prêchait le christianisme avec ses
-deux compagnons Eleuthère et Rustique. Dans cette chapelle souterraine
-on avait réuni différents objets pour donner raison à la tradition;
-on y voyait des chaînes de fer, une grosse pierre, espèce de carcan,
-ayant été attachée au cou de saint Denis, un débris d’autel antique
-sur lequel, disait-on, saint Denis, sorti victorieux et intact des
-plus affreux supplices, avait dit la messe et sur lequel Jésus-Christ
-lui-même était venu lui donner la communion, la veille du jour où
-Denis, conduit à Montmartre, devait subir la décapitation et revenir
-ensuite jusqu’à Paris portant sa tête entre les mains.
-
-Lorsque la reconstruction du pont Notre-Dame au XVIe siècle fit relever
-le sol de la rue de la Lanterne, Saint-Denis de la Chartre se trouva
-en contre-bas d’un certain nombre de marches et ne fit plus très
-brillante figure, ainsi enterré. Sur la grande verrière au-dessus du
-portail se détachait au milieu de plusieurs figures en ronde bosse,
-une statue de saint Denis portant sa tête; l’intérieur, à la suite
-d’une restauration opérée en 1665 et que l’on devait à la reine Anne
-d’Autriche, possédait au maître-autel une grande décoration sculptée
-et peinte de Michel Auguier représentant, en personnages de grandeur
-naturelle, la communion de saint Denis.
-
-[Illustration: SAINTE-GENEVIÈVE DES ARDENTS]
-
-L’église Sainte-Marie-Magdeleine située rue de la Juiverie occupait
-l’emplacement d’une synagogue, lorsque ce point de la Cité entre la
-rivière et la rue de la Juiverie était un ghetto. Philippe-Auguste en
-1183 chassa les Juifs, vendit leurs maisons donnant sur la rivière aux
-pelletiers et convertit la synagogue en une église dédiée à sainte
-Magdeleine. Rebâtie dans les siècles suivants, Sainte-Magdeleine fut
-démolie en 93. Elle était fort irrégulière, composée de deux nefs,
-avec des chapelles annexes; il en subsista longtemps quelques débris,
-notamment, au chevet sur la rue de la Licorne, une charmante petite
-porte dans le style du XVe siècle. Notons qu’à Sainte-Magdeleine était
-installée «la _Grande Confrérie de Notre-Dame aux seigneurs prêtres et
-bourgeois de Paris_» ou plus simplement des bourgeois de Paris.
-
-Sur la rue de la Lanterne elle montrait au-dessus de son portail
-ogival, un pittoresque pignon à charpente apparente, qui était sans
-doute une réparation du XVIe siècle, et que surmontait un petit clocher.
-
-Dans la rue Neuve-Notre-Dame, l’église Sainte-Geneviève des Ardents
-rappelait une légende miraculeuse sans aucune authenticité, repoussée
-déjà par l’abbé Lebœuf, et aussi une de ces pestes, trop réelles
-malheureusement, qui désolèrent maintes fois les populations dans le
-cours des siècles.
-
-L’église fort ancienne s’appela d’abord Sainte-Geneviève la Petite. On
-disait qu’aux environs de l’an 1000, à l’époque où l’épidémie connue
-sous le nom de _feu sacré_ ou _mal des Ardents_ causait de terribles
-ravages un peu partout et emportait un grand nombre de Parisiens,
-les malades qui se réfugiaient à la cathédrale devant les reliques
-de sainte Geneviève apportées de l’abbaye, se trouvaient subitement
-guéris après avoir fait leurs oraisons et touché ces reliques. Et
-en mémoire de ces miraculeuses guérisons, une chapelle à la sainte
-patronne de Paris aurait été élevée près de la cathédrale sous le nom
-de Sainte-Geneviève la Petite pour la distinguer de la grande.
-
-Cette église fut démolie en 1742; sur son emplacement s’éleva le
-bâtiment des Enfants-Trouvés. En même temps et pour l’agrandissement de
-la place du Parvis, entre les Enfants-Trouvés et la cathédrale, tomba
-l’église Saint-Christophe. D’une origine très lointaine, cette petite
-église aurait été dès l’an 690 un monastère de femmes, converti deux
-siècles après en hôpital, la première maison-Dieu parisienne. Au XIIe
-siècle, Saint-Christophe érigé en paroisse fut séparé de l’Hôtel-Dieu
-et reconstruit sur le parvis en face de Saint-Jean le Rond.
-
-De Saint-Pierre aux Bœufs, proche le bureau des Pauvres et le Parvis,
-il reste au moins quelque chose, mais plus au même endroit, une
-jolie porte aujourd’hui appliquée au bas de la tour de l’église
-Saint-Séverin. L’église était du XIIIe siècle, elle devait son surnom,
-croit-on, à ce qu’elle était la paroisse des bouchers de la Cité.
-Vendue à la Révolution, longtemps occupée par un tonnelier, elle ne fut
-démolie qu’en 1837.
-
-Derrière cette petite église se trouvait une église minuscule,
-Sainte-Marine, bâtie au XIIIe siècle; c’était la paroisse la plus
-petite de Paris, comprenant à peine une douzaine de maisons. C’était
-à Sainte-Marine que se célébraient les mariages ordonnés par les
-tribunaux ecclésiastiques. Supprimée en 1792, elle a disparu sous
-quelque nouvelle maison de la rue d’Arcole, après avoir été atelier de
-menuiserie et théâtre.
-
-Un peu plus haut, à l’angle de la rue de la Colombe et de la rue
-Basse-des-Ursins, se retrouve un reste d’une autre petite église,
-Saint-Aignan, fondée au XIIe siècle par Etienne de Garlande,
-archidiacre de Notre-Dame. Cet édifice roman dont l’entrée se trouvait
-rue de la Colombe n’était qu’une humble chapelle, ouverte seulement à
-certains jours, et que la Révolution supprima. Saint-Aignan, converti
-en magasins d’entrepreneur et de marchand de bois, disparut sous des
-constructions en partie faites avec des débris du couvent des Jacobins
-de la rue Saint-Jacques, de grandes arcades du XVIIe siècle appliquées
-à la façade sur la cour de la maison nº 9 rue Basse-des-Ursins. Le
-débris de Saint-Aignan qui se retrouve encore, enclavé dans cette
-maison à l’angle de la cour, est une simple travée de voûte servant
-actuellement d’écurie; les curieux chapiteaux des colonnettes qui
-reçoivent la voûte sont bien conservés grâce à la précaution prise par
-le propriétaire actuel de les enfermer dans un emboîtage de planches.
-Cette écurie, c’est aujourd’hui l’unique débris qui subsiste encore en
-place, de toutes ces petites églises de la Cité enlevées par la grande
-transformation.
-
-[Illustration: CRYPTE DE SAINT-DENIS DE LA CHARTRE]
-
-Sainte-Croix de la Cité était située rue de la Vieille-Draperie presque
-à l’angle de la rue de la Lanterne. D’après M. Cousin, elle dut avoir
-été d’abord au XIIe siècle la chapelle d’un hôpital de fous furieux
-sous le patronage de saint Hildevert, hospice transféré plus tard à
-Saint-Laurent; la chapelle fut alors érigée en paroisse, sous le titre
-de Sainte-Croix. L’église fut supprimée à la Révolution et démolie en
-1797; le portail fut conservé comme façade à la maison nº 4 de la rue
-de la Vieille-Draperie démolie en 1846 pour la rue de Constantine.
-
-Saint-Pierre des Arcis, rue de la Vieille-Draperie, était une
-petite église un peu plus bas dans la rue de la Vieille-Draperie,
-primitivement simple chapelle dépendant du monastère de Saint-Eloi
-son voisin. A la fin du siècle dernier, Saint-Pierre des Arcis avait
-pour entrée un petit portique dorique surmonté d’un petit clocheton.
-La Révolution fit de Saint-Pierre le dépôt des cloches enlevées des
-églises et destinées à la fonte pour la monnaie ou pour les canons;
-puis en 1812, l’édifice fut démoli.
-
-L’église Saint-Barthélemy, dont le chevet venait presque toucher à
-Saint-Pierre, était plus importante. Comme toutes ces églises de la
-cité son origine se perdait dans l’obscurité des temps où la vieille
-Lutèce devenait le Paris des Mérovingiens, peut-être même avait-elle
-été temple païen; elle fut en tout cas l’église paroissiale du premier
-Palais, celui des Mérovingiens et des Carolingiens, des ducs de
-France et des rois, avant la fondation de la Sainte-Chapelle. C’est
-là, dit-on, que le roi Robert le Pieux, fils de Hugues Capet, allait
-chanter au lutrin et que plus tard, ayant été excommunié pour avoir
-épousé Berthe, sa cousine, il entendait la messe agenouillé en dehors
-sous le porche.
-
-L’église Saint-Barthélemy des temps lointains ayant donné asile à un
-grand nombre de reliques apportées par Salvator, évêque de la cité
-d’Aleth en Bretagne devant les rochers de Saint-Malo, au moment d’une
-invasion de Richard, duc de Normandie, en 965, conserva de ce dépôt
-le corps de saint Magloire, évêque de Dol, en l’honneur de qui le duc
-de France Hugues Capet transforma l’église en abbaye sous le titre de
-Saint-Magloire. Les chanoines de Saint-Magloire ayant transporté leur
-couvent rue Saint-Denis, Saint-Barthélemy retrouva son ancien nom.
-
-Bien des fois refaite dans le cours des âges, l’église
-Saint-Barthélemy, belle nef gothique flanquée d’une petite tourelle,
-d’après les plans des XVIe et XVIIe siècles, dut être encore refaite
-de fond en comble au siècle dernier dans le style Louis XVI, avec
-les ordres classiques. En face du nouveau Palais de Justice s’éleva
-un portail à fronton et entablement de colonnes doriques, niches
-classiques à statues et grand écusson de France au fronton.
-
-La nef était commencée derrière le portail lorsque la Révolution
-éclata et supprima la paroisse Saint-Barthélemy. On jeta bas les
-constructions et à la place on construisit immédiatement un théâtre,
-lequel après une existence assez agitée sous la Révolution, _théâtre
-Henri IV_, _théâtre du Palais_, _théâtre de la Cité_, ayant donné des
-pièces révolutionnaires, puis des pièces réactionnaires suivant les
-fluctuations des idées, se transforma sous l’empire en un établissement
-de plaisirs et de fêtes, _le Prado_, où se trouvait, à côté des
-salles de bal et de café, une salle réservée aux réunions de la
-franc-maçonnerie.
-
-Plus tard le Prado se transforma encore, et les vieux étudiants d’il
-y a quarante ans se le rappellent sans doute, devenu la succursale
-d’hiver de la Closerie des Lilas et de la Grande Chaumière, théâtre des
-ébats chorégraphiques les plus risqués de tous les futurs magistrats,
-notaires, docteurs, et de toutes les Musette et Mimi Pinson du Quartier
-latin, sous la direction de Bullier et l’œil peu sévère des gardes
-municipaux.
-
-Un autre monastère touchait presque à Saint-Barthélemy, c’était
-Saint-Eloi ou Saint-Martial dont nous avons parlé. Ce monastère occupé
-par des religieuses puis par des moines de l’abbaye de Saint-Maur
-les Fossés, fut supprimé au XVIe siècle et reconstitué plus tard
-pour les Barnabites. Alors une chapelle du chœur de l’église de
-Saint-Eloi, séparée du reste par la ruelle de la Savaterie, plus
-tard rue Saint-Eloi, circulant en zigzag de la rue de la Calandre à
-la rue de Vieille-Draperie, fut érigée en paroisse sous le titre de
-Saint-Martial.
-
-L’église Saint-Eloi fut reconstruite par les Barnabites dans le style
-classique; supprimée à la Révolution, elle ne fut pas démolie, mais
-servit de dépôt pour les archives de la Cour des Comptes. Ce sont les
-grandes démolitions de la Cité, pour la construction des casernes et
-du tribunal de commerce à la place de l’antique rue de la Barillerie,
-qui l’ont fait disparaître en même temps que le Prado et les derniers
-vestiges de Saint-Barthélemy et de la ceinture Saint-Eloi. Le portail
-des Barnabites existe encore ayant été transporté alors à l’église des
-Blancs Manteaux. Quant à Saint-Martial, son état de vétusté l’avait
-fait abandonner et démolir dès le commencement du XVIIIe siècle et
-il ne restait à sa place lors des transformations définitives que
-l’impasse Saint-Martial, cul-de-sac de maisons noires où se cachaient
-des cabarets borgnes et de tristes taudis.
-
-[Illustration: ÉGLISE DE LA MAGDELEINE, RUE DE LA LANTERNE]
-
-Sur le Marché-Neuf devant le Petit Pont et la salle du Légat de
-l’Hôtel-Dieu s’élevait une dernière église des plus anciennes aussi,
-Saint-Germain le Vieux, d’abord baptistère de la cathédrale, croit-on,
-rebâti en l’honneur de Saint-Germain, évêque de Paris. Le corps du
-saint évêque devait y être transporté, mais les moines de l’abbaye de
-Saint-Vincent refusèrent de s’en dessaisir. Saint-Germain de la Cité
-lui donna cependant l’hospitalité au temps des Normands et garda en
-souvenir de ce dépôt un bras du saint.
-
-Alors l’abbaye de Saint-Vincent rebâtie étant devenue l’abbaye de
-Saint-Germain-des-Prés, pour distinguer Saint-Germain de la Cité de
-cette abbaye et de l’église Saint-Germain l’Auxerrois, on lui donna le
-nom de Saint-Germain le Vieux.
-
-L’église Saint-Germain le Vieux, reconstruite et agrandie plusieurs
-fois, était flanquée d’un clocher du XVIe siècle au-dessus d’un petit
-porche et de chapelles Renaissance, donnant sur le bout du Marché-Neuf
-devant la Poissonnerie du Petit Pont. Supprimée par la Révolution,
-l’église fut vendue et démolie aussitôt, mais quelques débris en
-restèrent dans les cours des maisons de la rue du Marché-Neuf, bâties
-sur des soubassements de chapelles, sur des arcades ogivales bouchées;
-puis la grande démolition survint et toute trace disparut à jamais.
-
-Il y avait encore, outre toutes ces petites églises, la chapelle
-Saint-Michel du Palais, qui existait sur la place devant la rue de la
-Calandre dès le temps des rois mérovingiens, et qui fut enfermée par
-Philippe le Bel dans l’enceinte du Palais. C’était dans cette chapelle
-que l’évêque Maurice de Sully avait baptisé Philippe-Auguste en 1165,
-elle n’avait cependant jamais été chapelle royale, les rois ayant eu
-d’abord pour chapelles particulières Saint-Barthélemy hors du Palais,
-ainsi que Saint-Nicolas et Saint-Georges dans l’intérieur du Palais,
-démolies pour la construction de la Sainte-Chapelle de saint Louis.
-
-Entre le Palais et Notre-Dame, trois carrés d’édifices et de boulevards
-se sont partagés la vieille cité disparue.
-
-Le groupe formé par les casernes de la garde républicaine et des
-pompiers recouvre tout l’ancien monastère de Saint-Eloi, Saint-Germain
-le Vieux, la rue de la Calandre et les coupures étranges qui
-sillonnaient la masse serrée des vieilles maisons, la rue de la
-Savaterie, la rue aux Fèves, etc.
-
-Le tribunal de commerce et le marché aux fleurs recouvrent
-Saint-Barthélemy, Saint-Pierre des Arcis, Sainte-Croix, l’ancienne
-Juiverie, le quartier de la Pelleterie.
-
-Quant à ce qu’il y avait sous le nouvel Hôtel-Dieu, c’était encore
-plus important. Cinq ou six églises d’abord, Saint-Denis de la Chartre
-et Saint-Luc, la Magdeleine, Saint-Landry, Saint-Pierre aux Bœufs,
-Sainte-Marine, puis l’hôtel des Ursins, tout le val de Glatigny assez
-mal famé au moyen âge, et ce réseau de ruelles extraordinaires entrevu
-encore en partie par notre génération, dans leur décadence dernière et
-dont les noms seuls évoquent des images d’un pittoresque trop souvent
-sordide ou sinistre, rue des Marmousets, rue de la Licorne, rue des
-Trois-Canettes, rue Cocatrix, rue des Deux-Hermites, rue Basse et rue
-Haute-des-Ursins, rue du Chevet-Saint-Landry, etc.
-
-Notre époque a trouvé ces quartiers tombés en misère et en décrépitude,
-alors que beaucoup de ces ruelles donnaient asile à des repaires de
-truands; mais il faut faire la part de l’âge et de l’abandon, et ne
-pas oublier qu’ils avaient eu leur beau temps. Il faut voir ces décors
-sombres et lépreux dans les eaux-fortes de quelques artistes comme
-Martial Potémont qui ont fixé sur le cuivre l’image de ces verrues du
-vieux Paris.
-
-Culs-de-sac sinistres où le crime a l’air de guetter derrière chaque
-borne, carrefours où débouchent comme des corridors de noires ruelles
-laissant à peine entrevoir une ligne de ciel entre les vieilles
-lucarnes déjetées, coins de ruelles où se dissimulent d’ignobles
-cabarets, des bouges, des tapis francs, les murs suintent la misère, la
-tristesse ou l’ignominie.
-
-[Illustration: DÉBRIS DE L’ANCIENNE ÉGLISE SAINT-AIGNAN, 9, RUE
-BASSE-DES-URSINS]
-
-Ces vieilles façades mornes, quand elles ne semblent pas avoir pris
-leur parti de l’encanaillement, ont un air de désespérance lamentable,
-avec les quelques traces qui restent des temps meilleurs, quelque
-vieille fenêtre à moulures sculptées, quelque belle lucarne, quelque
-enseigne entaillée dans la pierre, perdues dans les façades crevassées,
-parmi les loques pendant aux ouvertures.
-
-Les curieux en quête d’émotions violentes qui osaient se risquer dans
-quelques-uns de ces bouges y trouvaient bien des pauvres diables mêlés
-à la lie des écumeurs de Paris.
-
-Dans la rue aux Fèves exista le _cabaret du Lapin blanc_, le tapis
-franc fameux des _Mystères de Paris_, espèce de bouge extraordinaire,
-mais non authentique, créé après l’immense succès du roman d’Eugène
-Sue, pour réaliser une invention du romancier. La mise en scène avait
-été soignée, tout était arrangé de façon à donner au curieux l’idée
-qu’il se trouvait réellement dans le repaire de voleurs et d’assassins
-où le prince Rodolphe du roman, grand seigneur en tournée dans les
-bouges de Paris, avait rencontré le Chourineur et autres malandrins de
-même espèce.
-
-[Illustration: VIEILLE COUR DE LA CITÉ, DÉMOLITIONS DE LA RUE DE LA
-BARILLERIE]
-
-Les démolitions de la Cité emportèrent en 1860 le Lapin blanc avec
-la vieille rue au Fèves, sur laquelle jusqu’à la fin on disserta,
-sans pouvoir décider si son nom venait de _feurre_, c’est-à-dire
-de la paille, comme la rue du Fouarre au quartier de l’Université,
-des _fèves_ que l’on pouvait vendre au Marché-Neuf, sur lequel elle
-aboutissait avant un agrandissement de Saint-Germain le Vieux, ou des
-_febvres_, ouvriers en draps qui purent l’habiter si la rue voisine de
-la Calandre tire son nom du calandrage des draps, comme d’aucuns l’ont
-dit.
-
-Mais si dans beaucoup de ces ruelles de la Cité on se heurtait trop
-souvent à des bouges véritables, à des garnis mal famés, logis à
-la nuit d’une population suspecte, à de pauvres vieilles maisons
-lamentables, on rencontrait aussi des coins d’aspect pittoresque, de
-vieux logis d’allure plus respectable et parlant encore au passant
-des beaux jours d’autrefois, des bons bourgeois des siècles passés,
-des gens de robe, des magistrats du Parlement qui les avaient habités
-jadis, et le fureteur ne s’engageait jamais inutilement à la chasse aux
-souvenirs dans ces antiques quartiers. Souvenirs, traditions, légendes,
-se levaient à chaque pas, à chaque carrefour sans compter les petits
-mystères historiques sur lesquels, faute d’explication, on avait le
-droit d’échafauder toutes les suppositions.
-
-De nos vieilles rues de la Cité que nous reste-t-il? Un simple
-échantillon, quelques ruelles moins truculentes d’aspect que celles
-naguère effondrées sous l’acharnement de la pioche; il ne subsiste que
-les rues de l’Ancien-Cloître-Notre-Dame, dans l’ombre de la façade nord
-de la cathédrale.
-
-[Illustration: INCENDIE DE L’HÔTEL-DIEU, 1772
-
-Imp. Draeger & Lesieur, Paris]
-
-[Illustration: CUL-DE-SAC SAINT-ÉLOI, D’APRÈS MARTIAL POTÉMONT,
-1850]
-
-On entrait dans ce cloître par trois portes, la principale sous un
-petit pavillon appuyé à la petite église Saint-Jean le Rond, au pied de
-la tour du nord de la cathédrale, la seconde à l’intersection des rues
-de la Colombe et Chanoinesse, en face de la rue des Marmousets, et
-la troisième au port Saint-Landry, près d’une maison qui existe encore,
-sur le quai maintenant, à l’angle de la rue des Chantres.
-
-Les rues Chanoinesse, Massillon et des Chantres, qui ont un air
-de vieux quartier de province, ont été peu touchées, sauf pour
-l’alignement dans le haut de la rue Chanoinesse; mais presque tous les
-vieux logis des chanoines peu à peu se sont trouvés modifiés par leurs
-nouveaux habitants, agrandis ou surélevés. Il se dissimule cependant
-des cours curieuses dans cet ensemble de maisons qui du haut des tours
-de Notre-Dame apparaît si serré et si tassé, parmi tous ces toits qui
-s’enchevêtrent dans un désordre si pittoresque, à côté des grands cubes
-de l’Hôtel-Dieu.
-
-[Illustration: LA TOUR DAGOBERT RUE CHANOINESSE]
-
-On rencontre donc encore quelques entrées de maisons intéressantes,
-quelques balcons rue du Cloître ou rue Chanoinesse, des lignes de
-façades s’arrangeant bien sur quelque tournant de la rue. Le coin le
-plus intéressant est rue Chanoinesse, au numéro 18; la cour est tout à
-fait curieuse, mais cachée malheureusement dans sa partie inférieure,
-par son utilisation en magasins de la quincaillerie Allez. On se heurte
-là à l’une de ces énigmes sur lesquelles Edouard Fournier aimait à
-exercer son érudition et sa sagacité. Dans un angle de la cour monte
-une haute tour d’escalier terminée en terrasse, connue par tradition
-sous le nom de tour Dagobert. On ne la voit plus que des étages
-supérieurs de la maison ou du haut de Notre-Dame.
-
-Cette tour paraît dater du XVe siècle. Elle a pris son nom sans doute
-d’un édifice antérieur, peut-être d’une autre tour de la même maison
-disparue, dit-on, depuis longtemps. Toutes les conjectures sur cet
-édifice sont permises. M. Edouard Fournier suppose que la tour Dagobert
-a pu servir à porter un fanal destiné à éclairer le port Saint-Landry.
-
-On aperçoit dans les anciennes vues de Paris, notamment dans la planche
-d’Israël Silvestre représentant le pont Rouge et le port Saint-Landry,
-une tour qui dépasse de beaucoup les toits environnants; si c’est bien
-notre tour Dagobert celle-ci a donc perdu de sa hauteur? Cela semble
-difficile à expliquer autrement, à moins que vraiment il y ait eu à
-côté une autre tour plus haute, dont le nom soit passé à celle-ci après
-sa disparition.
-
-La face du cloître bordant la Seine est tout à fait changée. Sur le
-quai une ligne de maisons neuves a remplacé les anciennes maisons
-canoniales, avec leurs jardins en terrasse au tournant de l’île,
-en face des prairies de l’île Notre-Dame, ou plus tard des maisons
-surgies à la création du quartier Saint-Louis en l’île. Ces terrasses
-et ces paisibles jardinets d’où les chanoines pouvaient contempler
-les horizons du levant et l’entrée de la Seine dans Paris, allaient
-jusqu’au terrain Notre-Dame, la vieille motte aux Papelards, butte
-faite avec les déblais de la construction de la cathédrale, avec son
-abreuvoir pour les chevaux et les mulets du quartier clérical, sous
-l’abside de Notre-Dame, à côté de la minuscule église Saint-Denis du
-Pas encastrée dans les contreforts de cette abside.
-
-Une des maisons neuves du quai, tout près de la rue des Chantres,
-est construite sur l’emplacement du logis du chanoine Fulbert, ou du
-moins de la maison qui avait succédé à ce logis vers le XVIe siècle.
-Il y avait là une vieille cour sur laquelle donnaient des fenêtres
-à croisillons de pierre en partie bouchées, à vitrages ébréchés, où
-pendaient des hardes et des linges, parmi quelques pauvres pots de
-fleurs. Deux figures grossièrement sculptées sur le mur et un distique
-tout aussi médiocre rappelaient l’illustration de la maison:
-
- Héloïse, Abeilard, habitèrent ces lieux
- Des sincères amants modèles précieux.
-
-En même temps que les démolitions emportaient la maison du chanoine
-Fulbert, la pioche faisait disparaître la rue des Marmousets qui
-continuait la rue Chanoinesse. Quelques curieuses maisons tombaient
-et avec elles s’en allait la légende du barbier assassin associé à
-un charcutier, son voisin, confectionneur de pâtés de chair humaine,
-faisant consommer à ses clients les cadavres à lui envoyés par le
-rasoir du barbier.
-
-Le _dict des rues de Paris_ de Guillot au XIIIe siècle nomme déjà la
-rue du Marmouzet, qui devait tirer son nom de quelque figurine sculptée
-à quelque maison, de quelque enseigne, comme plusieurs des rues
-voisines, les Trois-Canettes, les Deux-Hermites, la Licorne, l’Ymage,
-la Colombe, et autres.
-
-Il paraît donc qu’en cette rue des Marmouzets, à une époque
-indéterminée, vivait un certain barbier qui s’était entendu avec son
-voisin, pâtissier charcutier, pour lui fournir à bon compte l’élément
-indispensable de sa charcuterie. Lorsqu’un client étranger au quartier
-s’aventurait à se faire tondre les cheveux ou tailler la barbe chez
-le barbier, celui-ci à un moment lui tranchait simplement le cou et
-faisait tomber le corps dans sa cave, d’où il passait dans celle du
-charcutier qui le détaillait et en confectionnait des pâtés friands,
-pour lesquels son officine avait acquis une renommée parmi les bonnes
-maisons de la ville, jusque par delà les ponts. Les amateurs les plus
-difficiles, les fines bouches trouvaient ces pâtés délicieux et le
-charcutier ne suffisait pas aux commandes.
-
-Sur la façon dont la chose se découvrit, les légendes ne sont pas
-d’accord. Suivant les unes, un jeune étudiant étranger étant venu se
-faire barbifier rue des Marmouzets, subit sous le rasoir du barbier le
-sort de bien d’autres et s’en alla dans la cave du charcutier; mais il
-avait laissé un chien à la porte, et le chien, fatigué d’attendre et
-aboyant furieusement à la porte, finit par ameuter le voisinage, tout
-surpris de le voir se précipiter vers une trappe où se distinguaient
-quelques traces de sang mal lavé. On n’eut alors qu’à lever la trappe
-pour trouver la preuve du crime et surprendre le pâtissier dans ses
-monstrueuses opérations.
-
-D’autres légendes compliquent l’événement: l’écolier n’ayant été
-que blessé par un coup de rasoir mal assuré, s’était défendu
-victorieusement, et avait réussi à précipiter le barbier par la trappe
-dans la cave où son complice, averti par le bruit de la lutte, s’était
-hâté de l’égorger sans le reconnaître. Pour le reste, on revient à la
-première version, les voisins attirés par le chien pénètrent dans la
-cave et surprennent le pâtissier en train de découper le cadavre de son
-complice.
-
-Ce crime effroyable ou plutôt cette succession de crimes effroyables,
-révélés tout à coup, causèrent une telle horreur que par arrêt de la
-justice, après la punition du complice survivant, la maison dut être
-rasée et qu’il fut semé du sel sur la place maudite, marquée d’une
-pierre commémorative où se lisait aussi l’interdiction à tout jamais
-d’y rebâtir aucun logis.
-
-Cependant il paraît qu’en 1536 un sieur Pierre Bélut, conseiller au
-Parlement, obtint du roi François Ier des lettres patentes l’autorisant
-à contrevenir à l’arrêt et à bâtir une maison sur la place vide. Ce
-serait cette maison que, vers 1860, les démolitions emportèrent avec
-toute la rue et tout le quartier. On y voyait sur la cour une de ces
-tours d’escalier d’autrefois, comme il y en avait de nombreuses dans la
-Cité.
-
-Ce qu’on appelle maintenant rue Basse-des-Ursins n’est qu’un débris de
-la rue Basse-des-Ursins d’avant la démolition, et s’appelait autrefois
-_Grand-Rue Saint-Landry sur l’Yaue_, puis _rue du Port-Saint-Landry_,
-puis _rue d’Enfer_. C’est dans la partie de la rue Basse-des-Ursins
-disparue sous le nouvel Hôtel-Dieu, que s’élevait au moyen âge l’hôtel
-de la célèbre famille des Ursins. Il occupait la berge de la Seine
-entre l’église Saint-Landry et le val de Glatigny, dit Val d’Amour
-assez mal habité dès le XIIIe siècle, puisque Guillot dans le _Dict des
-rues de Paris_ y signale les ribaudes.
-
-Jean Jouvenel ou Juvénal des Ursins qui commença l’illustration de
-la famille était venu de Troyes se fixer à Paris vers la fin du XIVe
-siècle, à l’époque si troublée du règne de Charles VI. Avocat, bon
-clerc et noble homme, conseiller au Châtelet, il avait été créé _garde
-de la Prévôté des marchands_ alors que, la prévôté des marchands ayant
-été supprimée depuis 1382 en punition de la révolte des Maillotins, les
-fonctions de l’ancienne magistrature municipale se trouvaient remises
-entre les mains du prévôt de Paris, fonctionnaire royal.
-
-Jean Jouvenel en ces temps difficiles fut un magistrat vigoureux et
-intègre, que souvent les oncles du roi dément trouvèrent en face d’eux,
-avec quelques fonctionnaires ou seigneurs restés autour de Charles VI,
-ceux que les princes appelaient dédaigneusement des Marmousets. En
-butte à l’inimitié du duc de Bourgogne, il faillit être victime d’une
-intrigue à laquelle il n’échappa que par un curieux hasard.
-
-Les partisans de Bourgogne avaient fait ouvrir secrètement une
-information contre Jouvenel, dans laquelle une trentaine de gens
-subornés étaient venus témoigner sur toutes les accusations propres à
-le perdre.
-
-L’information faite, il s’agissait de trouver un avocat qui se chargeât
-de porter l’affaire au Parlement; les commissaires du Châtelet qui
-avaient recueilli les dépositions des faux témoins ayant trouvé cet
-avocat, s’en furent prendre les dernières instructions du duc de
-Bourgogne. Grassement payés de leur besogne, ils s’en allèrent souper à
-la taverne de l’Echiquier en la cité, avec quelques-uns des complices
-de la trame, et là fêtèrent si bien les écus du duc de Bourgogne qu’ils
-en oublièrent en sortant leur rouleau de procédures.
-
-[Illustration: COUR DE LA MAISON DITE D’HÉLOÏSE ET ABEILARD, RUE
-DES CHANTRES, Nº 1 (1840)]
-
-Après leur départ, l’hôte de l’Echiquier trouva les pièces, y jeta un
-coup d’œil et vit de quoi il s’agissait. Tout effrayé pour Jouvenel
-des Ursins, l’hôte courut au milieu de la nuit à l’hôtel de ville pour
-le prévenir du danger. Jouvenel, dès le lendemain matin d’ailleurs,
-reçut assignation de comparaître devant le conseil du roi au château de
-Vincennes, où déjà une bonne prison lui était préparée, en attendant
-qu’on lui fît couper la tête, selon le bruit public et la résolution
-des partisans de Bourgogne.
-
-Mais Jouvenel se présenta à Vincennes suivi de trois à quatre cents
-notables bourgeois, et, bien averti des accusations sous lesquelles on
-comptait l’accabler, n’eut pas de peine à réfuter le réquisitoire de
-ses ennemis, d’autant plus qu’ils ne purent apporter l’information du
-Châtelet contenant les faux témoignages, procédure perdue à l’Echiquier
-et parvenue entre les mains du prévôt.
-
-Vers la Pâque suivante, quelques-uns des faux témoins s’étant repentis
-et confessés de leur mauvaise action, ne purent avoir absolution de
-leur confesseur qui les envoya au pénitencier de Notre-Dame auquel
-on avait recours pour les fautes graves. Renvoyés du pénitencier à
-l’évêque de Paris, de l’évêque à un légat du Pape alors à Paris,
-les faux témoins n’obtinrent l’absolution qu’à condition de faire
-publiquement amende honorable à la porte du prévôt.
-
-Le matin des Rameaux, comme Jean Jouvenel sortait de son logis pour
-se rendre à l’église, il trouva devant sa porte quelques hommes pieds
-et jambes nus, la figure couverte d’un grand voile noir. Tout ébahi,
-le prévôt leur demanda ce qu’ils lui voulaient, alors ils firent en
-pleurant confession de leur faute sans se nommer, et requirent son
-pardon.
-
-Jouvenel pleurait aussi avec ses serviteurs accourus, mais se souvenant
-de l’information du Châtelet, «il les nomma chacun par leur nom
-tellement qu’il n’en oublia nul et leur dit: Vous êtes tel et tel...
-Puis bien doucement leur pardonna, dont ils le remercièrent humblement
-en baisant la terre et en pleurant abondamment...»
-
-Mêlé à tous ces événements, «bien noble homme de haut courage, sage et
-prudent, dit son fils Jean Juvénal dans son _Histoire de Charles VI_,
-qui avait gouverné la ville de Paris douze ou treize ans, en bonne
-paix, amour et concorde,» Jean Jouvenel eut à traverser bien des périls
-pendant les séditions cabochiennes. Il fut emprisonné au petit Châtelet
-en 1413, mis par les cabochiens à une rançon de deux mille écus. Ce
-fut lui alors qui réveilla le courage des bourgeois de Paris opprimés
-par les factions cabochiennes, et qui, de concert avec le dauphin et
-le duc de Berry, put arracher pour un temps la ville à la tyrannie
-anarchique des bouchers et des partisans de Bourgogne. Mais plus tard
-le retour des Bourguignons le remit en plus grand péril; heureux encore
-d’échapper aux massacres, Jean Jouvenel dut fuir Paris avec sa femme et
-ses onze enfants, pieds nus, à peine vêtus, ayant tout perdu, meubles
-et maisons.
-
-Jean Jouvenel, seigneur de Traisnel en Champagne, avait épousé Michelle
-de Vitry, vertueuse dame qui lui donna seize enfants sur lesquels onze
-vécurent, qui furent tous gens de bien et occupèrent d’importantes
-situations, l’aîné était Jean Juvénal des Ursins, auteur d’une
-_Histoire du règne de Charles VI_ que nous venons de citer. Entré
-dans l’Eglise, il fut, en 1432, nommé à l’évêché de Beauvais où il
-succédait à Pierre Cauchon, l’instrument des Anglais dans le procès de
-Jeanne d’Arc. Evêque de Laon en 1444, il succéda, en 1449, sur le trône
-archiépiscopal de Reims à son frère Jacques Juvénal.
-
-L’hôtel des Juvénal des Ursins était une très importante demeure qui
-faisait très belle figure avec ses tourelles encorbellées sur la
-Seine et ses grands toits dominés en arrière par l’imposante masse
-de la cathédrale. A la fin du XVIe siècle l’hôtel avait été en partie
-reconstruit, les deux tourelles sur la Seine encadraient une petite
-cour à galerie, d’où la vue donnait par un portique ouvert sur le
-mouvement de la rivière, sur la place de Grève et sur cet hôtel de
-Ville, la vieille maison aux piliers où le garde de la prévôté des
-marchands pour le roi avait siégé en des temps si difficiles.
-
-[Illustration: LA MAISON DU FABRICANT DE PATÉS DE CHAIR HUMAINE,
-RUE DES MARMOUZETS. 1850]
-
-Sur les dépendances du premier hôtel des Ursins, on avait ouvert deux
-rues, la rue Basse-des-Ursins et la rue Haute-des-Ursins réunies
-par une rue transversale dite rue du Milieu-des-Ursins. Dans la rue
-Basse-des-Ursins, Racine habita, croit-on, la maison qui portait lors
-de la démolition le nº 9.
-
-[Illustration: L’HÔTEL DES URSINS AU XVIe SIÈCLE]
-
-Nous avons vu combien de choses sont nées dans cette petite île de
-la Cité, berceau de Paris, berceau des premiers rois et aussi de ce
-qui leur a succédé, et berceau de bien des choses par une sorte de
-prédestination. La monarchie française est née là, le pouvoir royal
-a grandi et s’est fortifié d’abord, dans ce vieux Palais des ducs de
-France; puis est né dans le même palais, dans le même lit, sous les
-mêmes courtines pour ainsi dire, le pouvoir législatif, lequel, grandi
-et fortifié à son tour, devait un jour étrangler son aîné le pouvoir
-royal, et, de petit parlement soumis devenir l’Assemblée Nationale, la
-Convention, puis la Chambre des représentants ou des députés, ruche
-bourdonnante où cinq cents souverains momentanés, suivant la conception
-moderne du pouvoir, confectionnent et reconfectionnent sans arrêt, au
-hasard de l’opinion du jour, des lois définitives, valables pour une
-législature ou une saison.
-
-Ce n’était pas assez de ces deux naissances dans le même berceau, un
-troisième pouvoir est né aussi dans cette Cité, sur le même point, non
-dans le même palais, mais pauvrement dans un logis populaire à côté, un
-troisième frère de beaucoup le plus jeune, mais qui, encore en pleine
-croissance, ayant fait éclater toutes les lisières dont on l’avait
-chargé, grandit, prospère, se développe, et menace de prendre la
-première place, peut être très capable à son tour d’étrangler un matin
-le pouvoir législatif, comme celui-ci étrangla le pouvoir royal et,
-pour occuper la place, d’inventer quelque nouveauté ou de ressusciter
-quelque fantôme mal tué.
-
-Ce pouvoir nouveau, c’est le journal; cette puissance qui monte, c’est
-la presse manipulatrice et distributrice de la pensée. C’est une bien
-étrange indication tout de même que le _Journal_ soit venu éclore juste
-où le pouvoir royal et le pouvoir législatif sont nés.
-
-Rue de la Calandre, entre le Marché Neuf et le Palais, dans une maison
-à l’enseigne du _Grand Coq_, un jour de 1631, parut le premier numéro
-de la _Gazette_, un humble carré de papier du format d’un de nos petits
-volumes, donnant les nouvelles politiques de France et de l’étranger,
-signalant les événements et les commentant de courtes réflexions.
-
-Commencements bien humbles. Le fondateur était Théophraste Renaudot,
-né à Loudun, protégé du cardinal de Richelieu, médecin, homme à idées,
-créateur en cette même maison du Grand Coq du _bureau d’adresses et de
-rencontre_ pour les ventes, locations, échanges, demandes ou offres
-quelconques, fonctionnant depuis 1612, et amenant peu à peu, après
-l’avis manuscrit, la fondation d’une feuille imprimée, les _Petites
-Affiches_.
-
-Tout en publiant sa gazette, ou en s’occupant de son bureau d’adresses,
-Renaudot continuait l’exercice de la médecine et ouvrait, toujours
-dans la maison du Grand Coq, une salle de consultations gratuites pour
-malades pauvres où les clients affluaient, soignés par le gazetier et
-par des médecins associés de Renaudot, lesquels malades étaient souvent
-fournis aussi gratuitement des médicaments nécessaires.
-
-Cette innovation lui suscita une formidable armée d’ennemis, la Faculté
-bondit, mais Renaudot tint courageusement tête à toutes les attaques et
-fit durer sa création jusqu’à ce que la Faculté elle-même se décidât à
-la reprendre à son compte.
-
-Quant à la vieille _Gazette_, devenue la _Gazette de France_ elle vit
-toujours, et du petit œuf couvé dans la maison du Grand Coq, on sait
-quelle innombrable couvée est sortie. Le vénérable logis où la presse a
-pris naissance a depuis longtemps disparu, il tombait obscurément bien
-avant les démolitions de la Cité; la caserne des pompiers recouvre sa
-place.
-
-Depuis quelques années Théophraste Renaudot a sa statue sur le marché
-aux fleurs, à peu de distance de l’endroit où cet homme de chétive
-mine, ce lutteur obstiné, s’acharna à ses œuvres diverses malgré
-détracteurs et envieux, et finit par triompher beaucoup plus qu’il ne
-l’avait rêvé.
-
-[Illustration: THÉOPHRASTE RENAUDOT.--LA MAISON DU GRAND COQ,
-BUREAU D’ADRESSES ET DE LA GAZETTE, 1631]
-
-Cette caserne de l’état-major des pompiers nous fait souvenir des
-premiers pompiers de Paris, des pompiers en frocs qui pendant si
-longtemps se chargèrent de combattre le feu. Les capucins, à Paris et
-ailleurs, avaient cette spécialité: ils étaient pompiers volontaires;
-à eux était dévolu le service de l’extinction des incendies; ces
-frocards avaient du bon, quand le feu éclatait quelque part, ils
-accouraient, au premier rang des travailleurs, luttant courageusement
-contre les flammes, avec de bien faibles moyens il est vrai. Plus d’un
-périt victime de son dévouement, on l’a vu aux grands incendies de
-l’Hôtel-Dieu ou du Palais de Justice.
-
-Des moines de tous les ordres si nombreux et si divers qui pullulaient
-dans la grande ville les capucins étaient l’un des ordres les plus
-connus, et sur lequel aussi s’est exercé le plus volontiers la verve
-des railleurs. Ils possédaient quatre couvents à Paris; celui de
-la rue Saint-Honoré, s’il manquait des beautés architecturales des
-monastères plus anciens, était le plus important. Rameau de l’ordre de
-Saint-François, les capucins, nommés ainsi de leur capuchon pointu,
-étaient venus en France sous Charles IX, au moment le plus chaud des
-querelles religieuses, et s’étaient jetés aussitôt dans la mêlée où
-s’agitaient déjà tant de prêtres et de religieux.
-
-Ces frocards furent bientôt populaires parmi les gens de la Ligue
-qu’enflammaient leurs prédications, leur zèle plein de faconde, en
-dépit des moqueries des politiques et des gens de sens plus rassis.
-Leur premier couvent était situé à l’endroit où fut depuis l’hôtel de
-César de Vendôme, puis la place Vendôme. Expropriés au commencement du
-XVIIe siècle, ils s’établirent en face de cet hôtel de Vendôme, rue du
-Faubourg-Saint-Honoré, à côté des Feuillants, moines de l’abbaye de
-Feuillant en Languedoc, venus à Paris presque en même temps que les
-capucins et comme ceux-ci enragés ligueurs.
-
-[Illustration: LA MORGUE AUX JOURNÉES DE 1830.--QUAI DU MARCHÉ-NEUF]
-
-Deux figures de capucins de la grande époque méritent bien quelques
-mots, leurs tombeaux d’ailleurs étaient voisins dans l’église des
-Capucins. C’est d’abord le père Ange, précédemment Henri comte du
-Bouchage et plus tard duc de Joyeuse, qui avait pris le froc par
-désespoir de la mort de sa femme. Après la journée des Barricades le
-père Ange, pieds nus, conduisit à Chartres où était le roi, dans le but
-d’entrer en négociations au nom de la Ligue, la fameuse procession de
-capucins chantant des psaumes et se fouettant à tour de bras. Il fut
-d’ailleurs assez mal reçu.--Fouettez tout de bon, disait Crillon sur
-son passage, c’est un lâche qui a quitté la cour par peur des coups!...
-
-Ses frères Joyeuse et Saint-Sauveur ayant été tués tous deux à Coutras,
-son troisième frère étant mort aussi peu après, le père Ange laissa
-le froc pour reprendre, avec le titre de duc de Joyeuse, le morion et
-l’épée, et se jeter à son tour dans la mêlée des guerres civiles.
-
-Au triomphe définitif d’Henri IV, il fit sa soumission, récompensée par
-le bâton de maréchal de France. Un jour, sur une plaisanterie d’Henri
-IV qui lui rappelait sa capucinade, le maréchal duc de Joyeuse changea
-encore brusquement, il abandonna la cour, jetant aux orties le bâton
-de maréchal pour reprendre le froc et redevenir le père Ange, simple
-capucin cherchant par de dures pénitences à obtenir du ciel le pardon
-de sa fugue, et finissant par mourir au cours d’un pèlerinage entrepris
-pieds nus vers la ville éternelle.
-
-Voltaire a résumé cette existence bizarre dans un vers de la _Henriade_:
-
- Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.
-
-L’autre capucin fut un autre personnage que ce pauvre père Ange. Ce
-n’est rien moins que le père Joseph, l’Eminence grise, le conseiller,
-l’ami fidèle de l’Eminence rouge, le cardinal de Richelieu. On sait
-quel fut son rôle auprès du terrible politique. Cette robe de bure
-cachait une âme austère et dure: le père Joseph né gentilhomme, mais
-sans la moindre ambition personnelle, simple moine redouté autant que
-le ministre, tenant en main les fils de toutes les intrigues secrètes,
-de toutes les trames compliquées de la politique du cardinal, mêlé à
-toutes les affaires, travaillant à tous les grands projets, diplomate
-et négociateur, fut le plus infatigable et le plus désintéressé des
-collaborateurs et il mourut à la peine, usé autant que son ami et peu
-avant lui.
-
-Après avoir fortement soufflé sur le feu des guerres civiles, et
-figuré brillamment à la fameuse Revue des moines de la Ligue défilant
-casque en tête et mèche allumée de Notre-Dame à l’Hôtel de Ville, les
-capucins, redevenus d’humbles moines mendiants, éteignaient donc les
-incendies. Mme de Sévigné raconte dans une de ses lettres l’incendie de
-la maison de M. de Guitaut, son voisin de la rue Saint-Claude, et les
-montre dans leur mission de dévouement.
-
-Ceux-ci étaient des capucins du Marais, car dès les premières années
-du XVIIe siècle, d’autres maisons de cet ordre s’étaient fondées, les
-capucins du faubourg Saint-Jacques en 1613,--leur couvent est devenu
-l’hôpital du Midi,--et les capucins du Marais un peu plus tard. Les
-capucins du faubourg Saint-Jacques émigrèrent en 1782 et devinrent les
-capucins de la Chaussée d’Antin, on leur avait construit une église
-et un couvent nouveaux, ils n’eurent guère le temps de s’installer,
-car la Révolution vint les chasser; leur église s’appelle aujourd’hui
-Saint-Louis d’Antin et leur couvent Lycée Condorcet, après avoir été
-lycée Bonaparte, Bourbon, Fontanes.
-
-[Illustration: ANCIEN DORTOIR DES BERNARDINS, RUE DE POISSY]
-
-Les Capucins restèrent les seuls pompiers de Paris jusqu’à
-l’organisation d’un service spécial. Les pompes furent, paraît-il,
-employées pour la première fois en 1705, à l’incendie du petit
-Saint-Antoine. C’était une importation d’Allemagne; on acheta, au
-moyen d’une loterie, une vingtaine de pompes dont il ne paraît pas que
-l’on sut bien se servir tout d’abord. En 1722, un corps spécial de
-pompiers fut organisé, ce fut l’embryon de notre courageux régiment des
-sapeurs-pompiers dont l’état-major habite la Cité.
-
-De la pointe de l’archevêché, on peut voir sur la rive gauche de
-la Seine une autre caserne de pompiers installée dans un des rares
-débris des couvents du moyen âge arrivés jusqu’à notre époque, dans
-l’ancien réfectoire et dortoir des Bernardins subsistant rue de Poissy,
-magnifique bâtiment à vingt arcades ogivales.
-
-De ces quais de la Cité, la vieille Lutèce, comme accoudée aux bordages
-de son navire, pouvait regarder d’âge en âge Paris grandir et se
-développer, et suivre les spectacles changeants et variés, qui se
-déroulaient par-dessus l’animation des ports, le mouvement perpétuel de
-la rivière.
-
-Au sud, devant l’Université et la Montagne où s’effile si haut, au
-milieu de tant de clochers inférieurs, la flèche de Sainte-Geneviève,
-dont la tour nous est restée, c’est la rive de la Tournelle avec
-la tour des galériens, le port du Mulet, les bateaux de bois, les
-maisons de la rue de la Huchette que remplacent au XVIIe siècle, les
-bâtiments de l’annexe du vieil Hôtel-Dieu subsistant encore sous saint
-Julien le Pauvre, les maisons serrées au-dessus de la rivière sans
-quai ni berge entre le petit Châtelet et le pont Saint-Michel, avec
-de simples ruelles et des escaliers descendant à la Seine, la rue du
-Chat-qui-Pêche et la rue des Trois-Chandelles, aujourd’hui Zacharie...
-
-Après le pont Saint-Michel jusqu’au Château-Gaillard, c’est le quai des
-Augustins, le plus ancien de Paris. C’était jusqu’au XIIIe siècle une
-saulaie et une prairie basse inondée à la moindre crue de la Seine. En
-1312, comme le quartier se bâtissait autour du couvent et de l’église
-des grands Augustins, qui venaient de remplacer le pauvre monastère des
-frères Sachets, Philippe le Bel ordonna la construction d’un quai de
-pierre de taille pour en finir avec les envahissements de la Seine.
-
-Du pont Saint-Michel, alors Pont-Neuf, à la tour de Nesle, il y eut
-ainsi un mur solide avec quelques escaliers entre des espèces de
-demi-tours. C’était au XVIe siècle la promenade des parlementaires; les
-graves magistrats après les journées au palais y venaient prendre l’air
-au milieu du populaire. Au XVIIIe siècle, c’était le quai aux marchands
-de volaille, on l’appelait la Vallée en souvenir de la prairie depuis
-longtemps disparue, et quand le couvent des grands Augustins tomba
-après la Révolution, l’Empire construisit sur son emplacement le marché
-à la volaille et au gibier, dit aussi de la Vallée, tant les vieilles
-appellations ont de peine à disparaître.
-
-Ce petit bras de la Seine par les temps de sécheresse était souvent
-presque à sec: le _Bourgeois de Paris_ rapporte qu’en 1448 «la Seine
-était si petite qu’à la Toussaint on venait de la place Maubert tout
-droit à Notre-Dame, à l’aide de quatre petites pierres, et hommes,
-femmes et petits enfants sans mouiller leurs pieds, et devant les
-Augustins jusqu’au pont Saint-Michel et quatre ou cinq lieux en telle
-manière pour venir au Palais du roy par la porte de derrière».
-
-[Illustration: RESTES DE L’ÉGLISE SAINTE-MARINE, 1840]
-
-Au nord de la Cité, du pont Notre-Dame au port Saint-Landry, c’étaient
-les ports de la rive droite, les innombrables bateaux du port au foin,
-du port aux vins, c’était la Grève, l’antique port de la Hanse des
-Marchands, puis en descendant la Seine une autre vallée, la _Vallée
-de Misère_ avec ses étroites ruelles des boucheries et écorcheries,
-cloaques aux ruisseaux rouges débouchant à la Seine au pied des
-murailles du grand Châtelet.
-
-Le quai de l’Ecole et le quai de la Mégisserie ou de la Ferraille,
-construits au XIVe siècle et refaits sous François Ier, pittoresque
-bordure du Paris de la rive droite, étaient aussi coupés de distance
-en distance par des arches donnant accès à la rivière pour les
-lavandières ou les chevaux; il y avait l’arche Popin, aux lavandières
-Sainte-Opportune, l’arche Marion prolongeant la rue Thibeautodé,
-l’arche Bourbon sous l’hôtel de Bourbon, l’arche d’Autriche au Louvre;
-l’arche Popin est restée la dernière jusqu’en 1840.
-
-La pointe orientale de la Cité faisant face à l’entrée de la Seine dans
-Paris, au bout du jardin de l’Archevêché qui recouvre le cloître et la
-petite église de Saint-Denis du Pas, ainsi que le terrain Notre-Dame,
-est attristée aujourd’hui par un funèbre établissement qui occupe ainsi
-la plus magnifique situation à la pointe du vaisseau de Lutèce.
-
-C’est la Morgue, ainsi placée comme frontispice au Paris historique,
-comme premier plan pour les splendeurs architecturales de l’abside de
-Notre-Dame.
-
-La Morgue primitive, l’endroit sinistre où, selon l’ancienne
-signification du mot _Morgue_, _regarder au visage_, étaient exposés
-pour qu’on les vint reconnaître, les cadavres ramassés sur la voie
-publique, était jadis cachée dans la _Basse geôle_ du Grand Châtelet,
-petite salle donnant sur une des cours intérieures de cet édifice.
-Jusqu’en 1804, la morgue, dont on ignore les commencements, resta à
-la Basse geôle. Comme le Châtelet allait disparaître on éleva sur le
-quai du Marché-Neuf, près du pont Saint-Michel, un bâtiment destiné à
-recevoir tous les cadavres trouvés dans le fleuve ou par les rues.
-
-Cette morgue eut des journées bien chargées dans les temps d’émeute ou
-de révolution de notre siècle, comme en juillet 1830 où le trop-plein
-des cadavres était évacué par bateaux vers les lieux de sépulture. Elle
-dura jusqu’en 1862.
-
-Alors s’opérait le grand travail de transformation de la Cité. La
-morgue du pont Saint-Michel était déjà assez visible, ce service que
-l’on peut considérer comme une des plus hideuses verrues de la grande
-ville, comme une de ces tristes nécessités qui se doivent soigneusement
-dissimuler, on le transporta pourtant au point le plus admirable de la
-Cité, en façon de pendant à la statue d’Henri IV de l’autre côté, comme
-pour en faire un ornement de plus à la cathédrale qui semble faire
-jaillir de ce lugubre soubassement les superbes arcs-boutants de son
-abside.
-
-Emplacement merveilleux, par la splendeur du grandiose paysage de
-pierres auréolées de toutes les poésies du passé, situation superbe,
-d’où elle partira un jour prochain, il faut l’espérer, et où, pour
-couronner dignement la poupe de la vieille nef parisienne, devrait bien
-s’élever quelque monument à la gloire du vieux Paris de l’histoire.
-
-[Illustration]
-
-
-
-
-[Illustration: L’ILE LOUVIERS, XIIIe SIÈCLE]
-
-TABLE DES CHAPITRES
-
-
-CHAPITRE PREMIER.--LE VAISSEAU DE LUTÈCE
-
-Écrasement de l’antique Cité.--Ce que représente l’étroit espace entre
-Notre-Dame et le palais.--L’établissement des Francs.--Le palais
-gallo-romain devient le palais des chefs mérovingiens.--Clotilde et les
-fils de Clodomir.--Frédégonde à Paris.--Les deux ponts de la Cité.--Le
-départ de Rigonthe.--Le comte Leudaste.--Saint Eloi.--Les incendies de
-la cité 1
-
-
-CHAPITRE II.--LES NORMANDS
-
-La décadence carlovingienne.--Apparition des Normands.--Serpents
-et dragons de mer.--Le grand siège.--L’évêque Gozlin et le comte
-Eudes.--Les brûlots.--Assauts repoussés au Grand Pont.--Le blocus.--Le
-camp de Saint-Germain l’Auxerrois.--La crue de la Seine.--La tour du
-Petit Pont et ses douze défenseurs.--La flotte normande traînée à terre
-pour éviter le passage de Paris.--L’empereur Othon.--Le palais du roi
-Robert 17
-
-
-CHAPITRE III.--LE PALAIS
-
-L’enceinte du palais, le verger royal.--La chapelle Saint-Michel.--Le
-logis du roi.--Les tours d’Argent, de César et Bon-Bec.--Intérieur de
-la Conciergerie.--Le grand guichet.--Le bâtiment des cuisines.--Saint
-Louis.--Construction de la Sainte Chapelle.--Les reliques de l’empereur
-Baudouin.--La perte du Saint Clou.--L’oratoire de Louis XI et
-l’escalier de Louis XII.--La grande salle et ses particularités.--La
-Chambre dorée, la tour de l’horloge.--Fêtes d’inauguration de la grande
-salle.--Enguerrand de Marigny 34
-
-
-CHAPITRE IV.--LA COMMUNE DE 1358
-
-Après la défaite de Poitiers.--Désastres et misères.--Les États
-généraux.--La chandelle de 4455 toises.--Etienne Marcel.--Envahissement
-du palais et meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie.
---L’évasion du Dauphin par le Grand Pont.--Préparatifs et armements
-de Marcel.--Alliance avec les Jacques.--Les trames du roi de Navarre.
---Situation désespérée de Marcel.--Il va livrer la ville à Charles le
-Mauvais.--La mort du Prévôt 63
-
-
-CHAPITRE V.--LE PALAIS AU PARLEMENT
-
-Le roi Charles V quitte le Palais pour l’hôtel Saint-Paul.--La
-visite de l’empereur d’Allemagne.--Grandes fêtes, festins
-et divertissements.--Les troubles de la minorité de Charles
-VI.--Les Maillotins.--Isabeau de Bavière.--Le festin de la Grande
-salle troublé par l’envahissement du populaire.--L’occupation
-anglaise.--Réorganisation du Parlement par Charles VII.--Le palais sous
-Louis XI et Louis XII.--Construction de la Chambre des Comptes 76
-
-
-CHAPITRE VI.--LE PALAIS AU XVIe SIÈCLE
-
-Le Palais sous François Ier.--Semblançay.--Le procès du connétable
-de Bourbon.--Le cartel de l’empereur.--Charles-Quint au Palais.--La
-Réforme.--Processions et supplices.--La tour de Montgommery.--La très
-sainte Ligue.--Assassinat du président Brisson.--Jean Chastel et
-Ravaillac.--Le palais envahi par le duc d’Epernon.--Premier incendie du
-Palais 103
-
-
-CHAPITRE VII.--LA BASOCHE DU PALAIS
-
-Droits et privilèges du royaume de la Basoche.--Montres générales de
-la Basoche au Pré aux Clercs.--Expédition des basochiens en Guyenne
-sous Henri II.--La plantation du mai.--Les jeux dramatiques sur la
-Table de Marbre.--La basoche du Châtelet.--Le plaidoyer de la Cause
-grasse.--Le haut et souverain empire de Galilée.--Les échoppes autour
-du Palais et dans le Palais.--Boutiques et marchands.--Les libraires
-de la Grande salle.--Le perron de la Sainte-Chapelle.--La galerie
-marchande.--Procureurs et clercs.--La vieille magistrature 130
-
-
-CHAPITRE VIII.--LE PARLEMENT DE LA FRONDE
-
-Malaise intérieur général.--Premières protestations du
-parlement.--Mazarin et la Cour.--L’enlèvement de Broussel, les
-barricades.--M. le Coadjuteur.--Marche du parlement à travers
-l’émeute.--La guerre de la Fronde.--Princes et ducs.--La cavalerie
-des portes cochères et le régiment de Corinthe.--Jeune Fronde et
-vieille Fronde.--Le Palais champ de bataille.--Le combat du faubourg
-Saint-Antoine.--Émeute de la paille.--Massacre de magistrats
-et conseillers à l’hôtel de ville.--Louis XIV.--Docilité du
-Parlement.--Les difficultés de la Régence.--Incendie de la cour des
-Comptes.--Orages parlementaires du XVIIIe siècle 148
-
-
-CHAPITRE IX.--LA RÉVOLUTION
-
-Le dernier jour du Parlement.--Le Palais sous la Terreur.--Massacres de
-septembre.--La Conciergerie encombrée.--La rue de Paris.--Le tribunal
-révolutionnaire dans la salle de la Liberté, ancienne Grande Chambre,
-et dans la salle de l’Egalité, ancienne Tournelle.--Fouquier-Tinville
-et ses jurés.--Les grands procès.--Charlotte Corday, Danton,
-Marie-Antoinette, les Girondins.--Le cachot de la reine.--La prison
-des Girondins.--Fin de Robespierre.--Transformations après la
-Révolution.--Les conspirateurs sous l’Empire.--Les prisonniers de la
-Restauration.--Le palais incendié 180
-
-
-CHAPITRE X.--LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME
-
-L’amende honorable du comte de Toulouse.--Saint Louis au départ
-pour la Croisade.--Les Etats généraux de 1304.--Les Templiers.--La
-statue de Philippe le Bel ou de Philippe IV.--Isabeau et les
-Anglais.--Couronnement de Henri IV d’Angleterre.--Reprise de
-Paris.--Les vainqueurs à Notre-Dame.--Le XVIe siècle.--Reposoirs et
-bûchers.--Le mariage du roi de Navarre.--La Ligue.--Les Suisses au
-Marché-Neuf.--La grande procession de la Ligue.--Le siège.--Notre-Dame
-caserne des troupes des Seize.--Prise de Paris.--Henri IV
-à Notre-Dame 197
-
-
-CHAPITRE XI.--LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE)
-
-Les cérémonies sous Louis XIII.--Bagarres dans l’église.--Parlement
-et Chambre des Comptes.--Le vœu de Louis XIII.--Dévastation du
-chœur sous Louis XIV.--L’ancien chœur, le jubé et la clôture
-historiée.--Les étendards ennemis.--Pompes joyeuses et cérémonies
-funèbres.--Marie-Antoinette.--Bénédiction des drapeaux de la Garde
-Nationale.--La dernière amende honorable au Parvis.--Suite des
-dévastations.--Le trésor.--La déesse Raison 231
-
-
-CHAPITRE XII.--LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE)
-
-Splendeurs impériales.--Le Concordat, les fêtes du Sacre.--Le
-Pape à Notre-Dame.--Austerlitz.--Les derniers drapeaux à
-Notre-Dame.--Baptême du roi de Rome.--Le retour des lis.--1830.--Le sac
-de l’Archevêché.--Baptêmes princiers, le duc de Bordeaux, le comte de
-Paris et le Prince impérial.--Notre-Dame échappe aux incendies de la
-Commune.--La cathédrale moderne.--Le saint Christophe de la nef.--Les
-quelques monuments échappés aux dévastations 259
-
-
-CHAPITRE XIII.--LES PONTS DE LA CITÉ
-
-Pont aux Changeurs.--La Hanse des marchands.--Les maisons et moulins
-des ponts.--Inondations et débâcles de glaces, écroulements et
-incendies.--Le pont aux Meuniers.--Incendie des ponts au Change et
-Marchand.--Le quai de Gèvres.--Le Petit-Pont et le Petit-Châtelet.--La
-planche Mibray et le pont Notre-Dame.--Passage de princes et
-princesses.--La pompe Notre-Dame.--Le pont Saint-Michel.--Les dernières
-maisons des ponts en 1809.--Les ponts de l’Hôtel-Dieu 277
-
-
-CHAPITRE XIV.--LES ILES SAINT-LOUIS ET LOUVIERS
-
-Le chien d’Aubry de Montdidier.--Herbages et cabarets de l’île
-Notre-Dame.--La tour Loriaux et son fossé.--L’île Tranchée et l’île
-aux Vaches.--L’entreprise Marie.--Déboires et procès.--Le quartier
-de l’Ile.--Le pont de la Tournelle.--La tour des Galériens.--Le pont
-Marie.--Ecroulement de deux arches.--L’accident du pont Rouge.--Le quai
-des Balcons.--Les hôtels Bretonvilliers, Lambert, Pimodan, etc.--Les
-chantiers de bois de l’île Louviers 305
-
-
-CHAPITRE XV.--LE PONT-NEUF
-
-Henri III pose la première pierre du _pont des Pleurs_.--La passerelle
-provisoire et sa colonie de voleurs.--Les îles de Bussy et de la
-Gourdaine soudées à la Cité.--Les mascarons de Germain Pilon et
-autres.--Le duel Fontaine et Villemot.--Le tribunal des voleurs.--Les
-tirelaines par plaisir.--Une partie de volerie.--Aventures,
-pérégrinations et naufrages du cheval de bronze.--La Samaritaine.
---Échoppes et marchands.--Charlatans et bateleurs.--Mondor
-et Tabarin.--L’Orviétan.--Gilles le Niais, l’arracheur de
-dents Carmeline.--Brioché au château Gaillard.--Le cadavre de
-Concini.--Libelles et chansons.--La Fronde au Pont-Neuf.--Revues des
-troupes de la Fronde.--Les _Mazarinades_.--Rixes et bagarres 320
-
-
-CHAPITRE XVI.--LE PONT-NEUF (SUITE)
-
-Sous le Grand Roi.--Les embarras du Pont-Neuf.--Les racoleurs du quai
-de la Ferraille.--Derniers charlatans.--Le gros Thomas.--Toujours
-les voleurs.--La bande de Cartouche.--Transformation du paysage.--Le
-collège des Quatre-Nations.--Les chanteurs de gaudrioles.--L’exposition
-de la Fête-Dieu place Dauphine.--Les boutiques de Soufflot.--La
-Révolution.--Premières petites émeutes.--La patrie en danger.--Le
-canon d’alarme au terre-plein.--Le jeune Bonaparte.--Disparition de la
-Samaritaine.--Le treize Vendémiaire 343
-
-
-CHAPITRE XVII.--L’HÔTEL-DIEU
-
-La Maison-Dieu primitive.--Hôpital Saint-Christophe.--L’Hôtel-Dieu
-de Philippe-Auguste.--Fondations de saint Louis.--Encombrements et
-agrandissements.--La salle du Légat.--Les ponts de l’Hôtel-Dieu.--Les
-religieuses.--Légendes des Cagnards.--Les grands incendies.--La
-vieille place du Parvis.--La maison de l’humanité.--Démolition et
-reconstruction 360
-
-
-CHAPITRE XVIII.--LES PETITES RUES DE LA CITÉ
-
-Anciennes églises et chapelles de la Cité.--Le dernier débris de
-l’église Saint-Aignan.--Rues, ruelles et couloirs.--Décrépitude et
-démolition.--Le cloître Notre-Dame.--Le port Saint-Landry et la
-tour Dagobert.--Juvénal des Ursins.--La maison aux pâtés de chair
-humaine.--Le logis d’Héloïse et Abeilard.--Les pompiers.--Théophraste
-Renaudot.--La Cité, berceau de la Monarchie, du Parlement et de la
-Presse.--Les rives.--La Morgue 374
-
-[Illustration: LES CANONNIÈRES ET BATTERIES FLOTTANTES DE 1870 AU
-PONT-NEUF]
-
-
-
-
-[Illustration: LES FOSSÉS DE L’ARSENAL, XVIIe SIÈCLE]
-
-TABLE DES ILLUSTRATIONS
-
-
-Pointe de la Cité et sortie de la Seine. La chaîne tendue de la tour
-du coin à la tour de Nesle 1
-
-Statue de la Vierge. Portail de Notre-Dame 1
-
-Le Jubé de Notre-Dame démoli en 1725 3
-
-Le petit Pont. Lutèce gallo-romaine 5
-
-La porte de l’eau. Lutèce gallo-romaine 7
-
-Entrée de la Seine dans Paris. Les chaînes de la tour Barbeau à la
-Tournelle 9
-
-La pointe du rempart de Charles V.--La tour Billy, l’île Louviers et
-l’île Notre-Dame 11
-
-La prise du comte Leudaste 13
-
-Saint-Eloi et Saint-Martial, XVIe siècle 16
-
-Le passeur aux vaches et les îlots de la Cité 17
-
-L’empereur Othon 17
-
-La tour du Petit Pont.--Le grand siège des Normands 21
-
-Le petit Châtelet, fin du XVIIIe siècle 23
-
-Le grand Châtelet, XVIIe siècle 25
-
-L’église Saint-Barthélemy, XVIe siècle. (Emplacement du tribunal de
-commerce) 28
-
-L’église Saint-Barthélemy, fin du XVIIIe siècle 29
-
-La place du Châtelet en 1830 33
-
-La pointe de l’île, la maison des Etuves et le palais de la Cité au
-XVe siècle 32
-
-La salle Saint-Louis sous la grande salle.--Au fond la travée grillée
-formant la rue de Paris. Etat actuel 34
-
-Saint Louis apportant les reliques de la Sainte-Chapelle 34
-
-Le palais de la Cité.--A gauche le pont Saint-Michel 36
-
-Le palais. La cour du Mai et le grand perron 37
-
-Le grand guichet. État actuel 40
-
-Le palais de saint Louis apparaissant à la démolition de la
-préfecture de police 41
-
-L’autel et les reliques de la Sainte-Chapelle, XVe siècle, d’après
-le manuscrit de Juvénal des Ursins 44
-
-L’horloge du palais 45
-
-La tour Bon-Bec avant la surélévation d’un étage, lors de la
-restauration du Palais de justice 48
-
-L’oratoire de Louis XI à la Sainte-Chapelle 49
-
-L’escalier de la Sainte-Chapelle. Commencement du XVIIe siècle avant
-la chute de la flèche 52
-
-L’escalier de la Sainte-Chapelle, XVIIIe siècle 53
-
-La chambre dorée.--Dans l’angle, le siège royal 55
-
-Loge ou lanterne de la chambre dorée, XVIIe siècle 56
-
-La grande salle du palais, au fond la table de marbre 57
-
-Le bâtiment de la Tournelle et la tour Bon-Bec 61
-
-Loge de la chambre dorée, XVIIIe siècle 62
-
-Les cuisines de saint Louis 63
-
-Le meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie 63
-
-Le gibet de Montfaucon 65
-
-Etienne Marcel harangue le peuple à la Maison aux piliers 67
-
-Les corps des maréchaux de Champagne et de Normandie traînés sur le
-grand perron du palais 68
-
-La fuite du Dauphin sous le Grand Pont 69
-
-Une des cheminées de la grande salle 73
-
-Escalier descendant de la grande salle à la salle Saint-Louis 75
-
-Les moulins entre le pont Notre-Dame et la Grève 76
-
-Divertissements en la grande salle 76
-
-La flèche moderne de la Sainte-Chapelle 80
-
-Cour sous la Conciergerie avant la reconstruction des bâtiments du
-quai 81
-
-Les tours de la Conciergerie 84
-
-Ancienne cour de la Conciergerie 85
-
-Anciens cachots de la Conciergerie démolis sous la Restauration 87
-
-Porche supérieur de la Sainte-Chapelle 89
-
-Le logis royal (de saint Louis ou Philippe le Bel) côté 92
-
-Le corps d’Isabeau de Bavière conduit à Saint-Denis 93
-
-Entrée du palais, près du pont Saint-Michel (intérieur) 96
-
-Le trésor des Chartes, sacristie de la Sainte-Chapelle 97
-
-Pignon de la Sainte-Chapelle reconstruit sous Charles VIII 100
-
-Entrée du grand degré de la Chambre des Comptes 101
-
-Les moulins de la rivière 103
-
-Assassinat du président Brisson 103
-
-Ancien escalier de la cour des Comptes maintenant à l’hôtel de
-Cluny 105
-
-L’arc de Nazareth au Palais (réédifié à Carnavalet) 108
-
-Ancien hôtel du premier président (préfecture de police, 1840) 109
-
-Restes de l’ancien palais. (État actuel) 112
-
-Montgommery emprisonné au donjon du palais 113
-
-Le Petit Pont et la voûte du petit Châtelet 116
-
-Le Petit Pont et le petit Châtelet au XVe siècle 117
-
-La soupe de l’ambassadeur d’Espagne 120
-
-Arcatures de la Sainte-Chapelle. A droite, place du roi, à gauche
-petite porte donnant dans l’oratoire de Louis XI 121
-
-La pyramide de Jean Châtel 124
-
-Le grand perron au XVIIe siècle, à droite le May 125
-
-Incendie de la grande salle (6 mars 1618) 128
-
-Le verger royal en avant du palais, au fond la maison des Etuves 129
-
-L’île de la Cité au XVIIe siècle 130
-
-Le pilier des consultations 130
-
-Porte du palais donnant sur la cour de la Sainte-Chapelle.
-Extérieur, XVIIe siècle 133
-
-La Grande salle de Jacques de Brosse 136
-
-Le plaidoyer de la cause grasse 137
-
-Porte du palais donnant sur la cour du May 140
-
-La grande porte du palais, cour de la Sainte-Chapelle, côté
-intérieur 141
-
-Incendie de la Sainte-Chapelle, en 1630 143
-
-Les échoppes au pied des tours du palais, XVIIe siècle 145
-
-Le corbillard, coche d’eau de Corbeil 147
-
-L’entrée de la place Dauphine. Etat actuel 148
-
-Le coadjuteur à demi étranglé au palais 148
-
-Côté méridional du palais et pont Saint-Michel, XVIIe siècle 149
-
-Le port Saint-Landry et la tour Dagobert 152
-
-Maison rue Neuve-Notre-Dame, démolie vers 1840 153
-
-La passerelle remplaçant le pont au Change incendié 156
-
-Le nouveau pont au Change 157
-
-Maisons sur le côté du pont Saint-Michel, XVIIIe siècle 160
-
-Intérieur de la Sainte-Chapelle basse (magasin à farines en 1793) 161
-
-Portail de l’église des Barnabites, autrefois Saint-Eloi, transporté
-en 1860 à l’église des Blancs-Manteaux 163
-
-Restes de Saint-Germain-le-Vieux. 1840 165
-
-Échoppes dans la cour du May, XVIIIe siècle 168
-
-Le cardinal de Retz se fortifie à l’archevêché 169
-
-1720. Les mousquetaires à la Grande-Chambre 172
-
-La chapelle Saint-Michel du palais, XVIIIe siècle 173
-
-Le trésor des Chartes, XVIIIe siècle 175
-
-Démolition de la tour Montgommery, 1780 176
-
-1737. Incendie de la Chambre des Comptes 177
-
-Le couvent des Grands-Augustins entre le Pont-Neuf et le pont
-Saint-Michel 179
-
-Le tribunal révolutionnaire 180
-
-La reine allant à l’échafaud 180
-
-1790. Fermeture du parlement 181
-
-Boutique de libraire dans la Grande Salle, XVIIIe siècle 183
-
-Le cachot de la reine 184
-
-La dernière nuit des Girondins 185
-
-La reine allant au tribunal révolutionnaire 186
-
-Le départ des Girondins pour l’échafaud. 1793 187
-
-Autel dans le cachot de Marie-Antoinette 188
-
-La Sainte-Chapelle. 1793 189
-
-La tour de l’Horloge. 1830 191
-
-Une entrée de la Grande Salle. XVIIIe siècle 192
-
-Le palais sous la Révolution 193
-
-Incendie du palais en 1871 194
-
-La Grande Salle après l’incendie sous la Commune 195
-
-Angle nord-est du palais moderne 196
-
-Notre-Dame.--La galerie entre les deux tours 197
-
-L’amende honorable de Raymond, comte de Toulouse 197
-
-Notre-Dame.--La porte rouge 201
-
-La statue de Philippe le Bel 204
-
-Le bureau des pauvres, place du Parvis-Notre-Dame 205
-
-La maison du lieutenant? (port Saint-Landry d’après le plan de
-tapisserie) 208
-
-Le terrain Notre-Dame.--Motte aux papelards, XVIe siècle 209
-
-Saint-Denis du Pas et le petit cloître derrière l’abside de
-Notre-Dame, XVIIe siècle 211
-
-Passage rue des Chantres. 1830 212
-
-Le palais épiscopal 213
-
-Escalier dans les galeries de Notre-Dame 216
-
-Journée des barricades.--Combat sur le Marché-Neuf 217
-
-Place du Parvis-Notre-Dame. 186O, d’après Martial Potémont 219
-
-Tentative des troupes royales sur le rempart près la porte
-Saint-Jacques 220
-
-Le pont Notre-Dame. XVIe siècle 221
-
-Cloître Notre-Dame.--Rue Chanoinesse. 1896 224
-
-L’abside et le terrain Notre-Dame au XVIe siècle 225
-
-Démolition de la cité. 1860 228
-
-La tournelle et la porte Saint-Bernard. XVIe siècle 230
-
-L’abside de Notre-Dame vue du quai de l’île Saint-Louis (hôtel de
-Bretonvilliers) 231
-
-Les oiseleurs sur le parvis Notre-Dame aux relevailles de
-Marie-Antoinette 231
-
-L’ancien maître-autel de Notre-Dame 233
-
-Restes de l’ancienne clôture du chœur 235
-
-Berges de la cité entre le pont Notre-Dame et le pont au Change
-(quai de la Pelleterie) d’après un dessin de la fin du XVIIe siècle 236
-
-La berge de la cité entre le pont Notre-Dame et le pont au Change.
-(Quai de la Pelleterie) 237
-
-Ancienne maison du cloître Notre-Dame, démolie en 1860, d’après
-Martial Potémont 241
-
-Le port Saint-Landry, XVIIIe siècle 243
-
-Passage au pied des tours Notre-Dame conduisant à l’archevêché et
-au pont au Double, XVIIe siècle 244
-
-Les stalles de Notre-Dame 245
-
-La bénédiction des drapeaux de la garde nationale, 27 septembre
-1789 248
-
-Carrefour rue des Marmousets 249
-
-Église Saint-Pierre des Arcis, rue de la Vieille-Draperie (sous le
-tribunal de commerce) 252
-
-L’autel de la déesse Raison à Notre-Dame. 1793 253
-
-Église Saint-Pierre aux Bœufs, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs (sous le
-nouvel Hôtel-Dieu) 256
-
-Maison du cloître Notre-Dame. 1896 257
-
-L’Hôtel-Dieu.--Place du Parvis. 1860 259
-
-Trône de Napoléon dans la nef de Notre-Dame, cérémonie du sacre 259
-
-Tribunes dans la nef de Notre-Dame, cérémonie du sacre 261
-
-Maison du cloître.--Rue Basse-des-Ursins. 1896 264
-
-Débris de l’église de la Magdeleine.--Rue de la Licorne. 1840 265
-
-Sac de l’archevêché. 1831 269
-
-La statue de saint Christophe dans la nef de Notre-Dame 272
-
-Campement de troupes à Notre-Dame en mai 1871 273
-
-Les tableaux des orfèvres et les drapeaux dans la nef de Notre-Dame,
-XVIIIe siècle 275
-
-Église Saint-Landry 276
-
-Le coche d’eau arrivant au port Saint-Paul. XVIIIe siècle 277
-
-Les moulins des ponts 277
-
-L’arche Popin. 1830 280
-
-La pompe Notre-Dame. 1860 281
-
-La fourche du pont au Change. XVIIIe siècle 284
-
-Les voûtes du quai de Gèvres. 1800 285
-
-Le Petit-Pont après l’incendie. 1718 288
-
-Le pont Notre-Dame au XVIIe siècle 289
-
-Entrée du pont Notre-Dame. XVIIe siècle 292
-
-La pompe Notre-Dame vue du pont 293
-
-Le pont au Change. 1800 295
-
-Le pont Saint-Michel. XVIIe siècle 296
-
-La joute des mariniers sous le pont Notre-Dame, d’après Raguenet.
-XVIIe siècle 297
-
-Le pont Saint-Michel. 1850 299
-
-Le pont Rouge entre la Cité et l’île Saint-Louis, XVIIe siècle 300
-
-Le pont Rouge entre les Tuileries et le Pré aux Clercs. XVIIe
-siècle 301
-
-Le pont au Double 302
-
-Pont au Double.--Entrée du passage pour les piétons 304
-
-Ile Notre-Dame (Saint-Louis). Commencement du XVIIe siècle 305
-
-La procession sur le pont Rouge 305
-
-Ancienne niche rue Le Regrattier, 1896 307
-
-Le pont de la Tournelle 308
-
-La chute du pont Marie en 1658 309
-
-La tour des Galériens sur le quai Saint-Bernard 311
-
-Le clocher de l’église Saint-Louis en l’Ile 312
-
-Hôtel Chenizeau, rue Saint-Louis-en-l’Ile 313
-
-Balcon de l’hôtel Pimodan 314
-
-Hôtel Lambert 315
-
-Les duellistes de l’île Louviers 316
-
-L’estacade de l’île Saint-Louis 317
-
-Une porte, 15, quai Bourbon 319
-
-Le Pont-Neuf au XVIIe siècle 320
-
-Un mascaron du Pont-Neuf 320
-
-Le moulin de la Monnaie à la pointe de la Cité 321
-
-Ancien mascaron du Pont-Neuf, au musée de Cluny 324
-
-Ancien mascaron du Pont-Neuf 324
-
-Ancien mascaron du Pont-Neuf 325
-
-Ancien mascaron du Pont-Neuf 325
-
-Le château Gaillard au XVIIe siècle 328
-
-La tour de Nesle en ses dernières années 329
-
-La statue de Henri IV au XVIIe siècle 331
-
-La Samaritaine sous Louis XIV 333
-
-La Samaritaine vers la fin du XVIIIe siècle 336
-
-Mondor et Tabarin 337
-
-Le cadavre du maréchal d’Ancre pendu au Pont-Neuf 339
-
-L’hôtel de Guénégaud 341
-
-Les tréteaux de l’Orviétan 342
-
-Le canon d’alarme au terre-plein du Pont-Neuf. 1792 343
-
-Les statues tombales de Commines et de sa femme en l’église des
-Grands-Augustins 343
-
-Les voleurs du Pont-Neuf 345
-
-Les trottoirs du Pont-Neuf, XVIIIe siècle 347
-
-Le gros Thomas, d’après l’estampe de Rigaud 348
-
-La porte neuve et la tour du Bois 349
-
-Les boutiques des demi-lunes du Pont-Neuf 351
-
-L’abreuvoir du Pont-Neuf. XVIIIe siècle 352
-
-L’exposition de la Fête-Dieu, place Dauphine 353
-
-Les chanteurs du Pont-Neuf. XVIIIe siècle 355
-
-La fontaine de Desaix, place Dauphine 356
-
-Les boutiques du Pont-Neuf. 1850 357
-
-Le supplice des Templiers. (Emplacement du terre-plein du
-Pont-Neuf.) 359
-
-Le pont Saint-Charles de l’Hôtel-Dieu 360
-
-Les médecins au bénitier de Notre-Dame 360
-
-Entrée de l’Hôtel-Dieu. XVe siècle 361
-
-Restes du pont Saint-Charles. 1865 (d’après Martial Potémont) 363
-
-La salle du légat et la chapelle Sainte-Agnès, près du Petit-Pont 364
-
-Les religieuses de l’Hôtel-Dieu lavant à la rivière 365
-
-Le pont au Double et la salle Saint-Côme, fin du XVIIIe siècle 367
-
-Les Cagnards de l’Hôtel-Dieu 368
-
-Sous les Cagnards (d’après une photographie de l’hôtel Carnavalet) 369
-
-Église Saint-Julien le Pauvre 371
-
-L’Hôtel-Dieu au XVe siècle 373
-
-Le marché aux Veaux sur les jardins des Bernardins en 1772 375
-
-Chapiteau de Saint-Aignan 375
-
-Saint-Denis de la Chartre 376
-
-Sainte-Geneviève des Ardents 377
-
-Crypte de Saint-Denis de la Chartre 379
-
-Église de la Magdeleine, rue de la Lanterne 381
-
-Débris de l’ancienne église Saint-Aignan, 9, rue Basse-des-Ursins 383
-
-Vieille cour de la Cité, démolitions de la rue de la Barillerie 384
-
-Cul-de-sac Saint-Eloi, d’après Martial Potémont. 1850 385
-
-La tour Dagobert, rue Chanoinesse 386
-
-Cour de la maison dite d’Héloïse et Abeilard, rue des Chantres,
-nº 1 (1840) 389
-
-La maison du fabricant de pâtés de chair humaine, rue des
-Marmouzets. 1850 391
-
-L’hôtel des Ursins au XVIe siècle 392
-
-Théophraste Renaudot.--La maison du Grand Coq, bureau d’adresses et
-de la Gazette. 1631 394
-
-La Morgue aux journées de 1830.--Quai du Marché-Neuf 395
-
-Ancien dortoir des Bernardins, rue de Poissy 397
-
-Restes de l’église Sainte-Marine, 1840 399
-
-[Illustration: UNE BARRICADE DE 1871 AU PONT D’ARCOLE]
-
-
-
-
-[Illustration: LES CÉLESTINS, L’ARSENAL ET L’ILE LOUVIERS]
-
-PLANCHES HORS TEXTE
-
-
-Ébats sur la Seine gelée (Tour de Nesle, XVIIe siècle) Frontispice
-
-Le Siège de Paris par les Normands 17
-
-Inondation en Grève (pointe de la Cité) 33
-
-Envahissement du Palais par les Parisiens en 1358 49
-
-Place de Parvis-Notre-Dame. XVe siècle 65
-
-Le quai des Augustins (la pointe ouest de la Cité et le Louvre).
-XVe siècle 97
-
-Les corps du président Brisson et des Conseillers Tardif et Larcher
-portés en Grève 113
-
-Plantation du May dans la cour du Palais. XVIe siècle 129
-
-Le président Molé aux Barricades de la rue Saint-Honoré 145
-
-Drapeaux enlevés à l’ennemi portés à Notre-Dame. XVIIe siècle 161
-
-Les degrés de la Sainte-Chapelle. XVIIe siècle 177
-
-La Chambre des comptes 193
-
-Philippe le Bel à Notre Dame après la bataille de Mons-en-Puelle 209
-
-La procession de la Ligue. 3 juin 1590 225
-
-Les troupes des Seize casernées dans les galeries de Notre-Dame 241
-
-Henri IV allant à Notre-Dame le jour de la reddition de Paris 257
-
-L’Archevêché au XVIIIe siècle 273
-
-L’Empereur d’Allemagne Charles IV allant visiter le roi à l’hôtel
-Saint-Paul 289
-
-Le pont Saint-Michel emporté par les glaces. 1616 289
-
-Bateaux de foin enflammés incendiant le Petit-Pont. 1718 305
-
-Les charrettes des condamnés sur le Pont au Change. 1793 321
-
-Une Revue de la Fronde sur le Pont-Neuf 337
-
-Le Pont-Neuf au XVIIIe siècle 353
-
-La pointe orientale de la Cité au XVIe siècle 369
-
-Incendie de l’Hôtel-Dieu. 1772 385
-
-[Illustration: PANNEAU DE LA GRANDE PORTE DE L’HÔTEL DE HOLLANDE]
-
-
-
-
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-SIÈCLE ***
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