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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: Paris de siècle en siècle - Le Cœur de Paris — Splendeurs et souvenirs - -Author: Albert Robida - -Release Date: April 16, 2022 [eBook #67853] - -Language: French - -Produced by: Laurent Vogel, Hans Pieterse and the Online Distributed - Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was - produced from images generously made available by The - Internet Archive/Canadian Libraries) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PARIS DE SIÈCLE EN -SIÈCLE *** - - - - - - PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE - - LE CŒUR DE PARIS - - SPLENDEURS ET SOUVENIRS - - - - -OUVRAGES DE A. ROBIDA - - - PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE. Un volume in-4º, illustré de - lithographies, de gravures en couleurs, d’une eau-forte hors texte et - de nombreux dessins dans le texte. (A la _Librairie illustrée_.) - - LA VIEILLE FRANCE. NORMANDIE. BRETAGNE. PROVENCE. TOURAINE. Quatre - volumes in-4º, illustrés de très nombreuses gravures dans le texte et - hors texte. (A la _Librairie illustrée_.) - - LES VIEILLES VILLES D’ITALIE. Un volume in-8º raisin, illustré de - nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.) - - LES VIEILLES VILLES DE SUISSE. Un volume in-8º raisin, illustré de - nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.) - - LES VIEILLES VILLES D’ESPAGNE. Un volume in-8º raisin, illustré de - nombreuses gravures. (Maurice Dreyfous, éditeur.) - - VOYAGES TRÈS EXTRAORDINAIRES DE SATURNIN FARANDOUL. Un fort vol. - in-8º jésus, illustré de nombreuses gravures. (A la _Librairie - illustrée_.) - - LA GRANDE MASCARADE PARISIENNE. Un volume in-8º jésus, illustré de - nombreuses gravures. (A la _Librairie illustrée_.) - - LE VINGTIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de gravures - dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.) - - VOYAGE DE MONSIEUR DUMOLLET. Un volume in-8º colombier, illustré de - gravures dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.) - - LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. Un volume in-8º colombier, illustré de - gravures dans le texte et hors texte. (A la _Librairie illustrée_.) - - ŒUVRES DE RABELAIS, illustrées de très nombreuses gravures dans - le texte, et de gravures hors texte en couleurs. (A la _Librairie - illustrée_.) - - MESDAMES NOS AIEULES, DIX SIÈCLES D’ÉLÉGANCES. Un volume in-18 - couronne, illustré de très nombreuses gravures en noir et en - couleurs. (A la _Librairie illustrée_.) - - - EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HERISSEY - - - [Illustration: - - ÉBATS SUR LA SEINE GELÉE - - (Tour de Nesle XVIIe Siècle)] - - - - - PARIS DE SIÈCLE EN SIÈCLE - - - LE - - CŒUR DE PARIS - - SPLENDEURS ET SOUVENIRS - - TEXTE, DESSINS ET LITHOGRAPHIES - - PAR - - A. ROBIDA - - [Illustration] - - - PARIS - A LA LIBRAIRIE ILLUSTRÉE - 8, RUE SAINT-JOSEPH, 8 - - _Tous droits réservés._ - - - - -[Illustration: POINTE DE LA CITÉ ET SORTIE DE LA SEINE - -LA CHAÎNE TENDUE DE LA TOUR DU COIN A LA TOUR DE NESLE] - -CHAPITRE PREMIER - -LE VAISSEAU DE LUTÈCE - - Écrasement de l’antique cité.--Ce que représente l’étroit - espace entre Notre-Dame et le palais.--L’établissement des - Francs.--Le palais gallo-romain devient le palais des chefs - mérovingiens.--Clotilde et les fils de Clodomir.--Frédégonde à - Paris.--Les deux ponts de la Cité.--Le départ de Rigonthe.--Le - comte Leudaste.--Saint Eloi.--Les incendies de la cité. - - -[Illustration: STATUE DE LA VIERGE - -PORTAIL DE NOTRE-DAME] - -La cité de Paris, la noble nef qui, depuis si longtemps, malgré tant -d’ouragans, sous l’assaut des vents furieux ou sous les caresses d’un -soleil ami, vogue avec audace et fierté, souvent rudement ballottée -mais jamais submergée, a vu pour ainsi dire, commencer l’histoire de -France, avec les aventures de jeunesse de Lutetia, dans les jours où -se formait, sur les rives de la Seine, le petit État barbare d’un chef -franc. - -Pendant des siècles, sur ce point minuscule, à cet étroit îlot enserré -par les eaux de la rivière, vinrent à ce qu’il semble s’attacher tous -les fils reliant au mince domaine royal des premiers temps, les terres, -les fiefs et les provinces qui grossissaient peu à peu le naissant pays -de France, et lui ramenaient un à un tous les lambeaux de la Gaule -éparpillée après l’écroulement du monde romain. - -Le point central de cette France, à la formation difficile et lente -après les temps de bouleversement, il est là jusqu’au XIIIe siècle, -entre l’église cathédrale de Paris et le Palais de la Cité, tout petit -noyau de la solide agglomération. Toutes les choses de la politique -brutale et confuse des chefs francs, campés dans les palais conquis, -des rois de Paris et des ducs de France, en attendant les rois réels -surgissant du chaos débrouillé et s’imposant comme suzerains définitifs -aux grands barons, aboutissaient ou commençaient là, sur ces quelques -arpents de sol parisien particulièrement vénérables, et que pourtant -nous avons traités avec assez peu de respect en notre temps, faisant -table rase de tout ce qui pouvait marquer encore quelques-uns de tous -ces grands souvenirs ou conserver un peu l’empreinte du glorieux passé. - -Était-il, on peut le répéter, un point de la capitale française qui -méritât plus le respect que cet antique berceau de la grande ville, que -l’île des _Parisii_, la vieille aïeule Lutetia, devenue peu à peu la -Cité? Au lieu d’abattre tous les souvenirs monumentaux, que l’injure -des siècles avait profondément entamés, mais qui pouvaient être soignés -et gardés, que n’a-t-on pensé à les conserver, à les relever même, -très religieusement, à sauver ce qui pouvait être sauvé des anciens -cadres et des anciens aspects, ou bien, que n’a-t-on songé au moins à -élever sur cet emplacement sacré, sur ce sol aux superbes souvenirs, un -monument à la gloire du vieux Paris? - -Hélas! à part la cathédrale et quelques tours du Palais, l’_illustre -cité de Paris_ n’existe plus que dans les livres, elle a été sans pitié -étouffée et écrasée. Qui peut nous rappeler encore ce qu’il y eut, -jadis, à la place du colossal amas de pierres neuves d’aujourd’hui, -chargeant la nef parisienne entre ses châteaux d’avant et d’arrière, -entre le Palais et Notre-Dame? - -Pauvre nef parisienne, si elle ne sombre point sous le poids, en -dépit de sa fière devise, c’est que sa carène fut finement et -merveilleusement taillée! Mais c’est grand’pitié tout de même de voir à -la place de l’antique cité disparue, cet énorme entassement de bâtisses -cubiques, maussades, par destination sévères et tristes, parfois -sinistres, en cet endroit déjà admirablement disposé par la nature, sur -cet emplacement consacré par l’histoire, et qui devrait être l’écrin -des souvenirs respectés. - -Qu’avons-nous mis là, nous, Parisiens du XIXe siècle? Des édifices -destinés à des services fort utiles sans doute, mais qui ne sont -point à étaler au point le plus noble, le plus glorieux d’une ville, -des casernes de police, un immense Hôtel-Dieu comme un dépôt central -de germes infectieux, bâti juste au moment où la science réclamait -l’éparpillement des hôpitaux à la périphérie des villes, alors que la -nécessité ne forçait plus, comme jadis dans les villes fermées, à les -garder dans l’enceinte. Et pour comble, enfin, une Morgue à la pointe -de l’île, sans doute comme ornement ajouté aux splendeurs gothiques du -chevet de Notre-Dame! - -Voilà ce que nous avons si lourdement étalé ici, le réalisme plat à la -place de la poésie, l’ennui administratif que l’on pourrait voiler, les -laideurs ou tristesses qu’il serait bon de cacher. - -[Illustration: LE JUBÉ DE NOTRE-DAME, DÉMOLI EN 1725] - -C’est par-dessus toutes ces choses que, vestige sublime d’un grand -passé surnageant à l’engloutissement général, domine la vieille -cathédrale, Idéalité persistante au milieu des sévères réalités ou des -banalités enlisantes. - -Le Palais de la Cité, c’était la résidence des magistrats de la -province gallo-romaine, demeure solide, défendue par des tours. Des -empereurs probablement, pendant le temps de leurs séjours dans le -nord des Gaules, y passèrent aussi; plus tard, à la place des préfets -romains, s’installèrent les chefs francs qui peu à peu, passant le Rhin -et les profondes forêts du Nord-Est, se taillaient des petits royaumes -dans les débris de l’empire assailli de toutes parts. - -Longtemps les rois francs des premières races se contentèrent des -fortes constructions romaines du Palais de la Cité, transformant -peu à peu ce palais, l’adaptant à leurs habitudes, restaurant -et reconstituant ce que touchait le temps, ou ce que ruinait la -guerre,--car il eut à jouer bravement son rôle de forteresse pendant -les sièges soutenus contre les Normands. - -Des restaurations importantes, de vastes remaniements eurent lieu sous -le roi Robert, fils de Hugues Capet, puis saint Louis commença une -reconstruction totale achevée sous Philippe le Bel. - -Le palais demeure encore résidence des rois après saint Louis; le -Louvre est un château-fort extérieur, l’hôtel Saint-Paul plus tard est -préféré, mais en bien des occasions, aux jours troublés, ainsi qu’aux -jours de fêtes solennelles, les rois reviennent à l’antique berceau de -la monarchie. - -Puis le Parlement reste seul en possession, puissance grandissante, -en lutte si souvent avec le pouvoir royal; c’est une autre royauté -qui commence là, lentement et qui se développe à l’ombre des vieilles -tours. Dans ce vieux palais, il semble que toutes les institutions de -la France doivent prendre germe, car après les préfets des Empereurs, -les chefs francs, les ducs de France et les rois, le pouvoir législatif -lui-même, comme ou l’entend aux temps modernes, en sortira. La -filiation est directe, du Parlement naîtront les États généraux, et des -États généraux l’Assemblée nationale; et le vieux Parlement mourra de -l’enfantement le 3 novembre 1790. - -Pour Notre-Dame, à l’autre extrémité de la cité, merveilleuse -cathédrale élevée par le XIIIe siècle à la place d’églises plus -modestes qui s’étaient succédé sur le même point, augmentant en -grandeur et en splendeurs à chaque reconstruction, pendant des siècles -l’écho de tous les grands événements, heureux ou malheureux pour -notre pays de France, s’est répercuté sous ses voûtes. Les vagues de -l’histoire, pour ainsi dire, à chaque grand fait sont venues battre ses -murs. - -Saint Louis vient solennellement à Notre-Dame en partant pour sa -première croisade, Philippe le Bel y convoque les États généraux -pour s’appuyer sur la nation dans sa lutte contre le pape Boniface. -Après les désastres des XIVe et XVe siècles, quand le pays est aux -Anglais, le roi d’Angleterre s’y fait couronner roi de France bien peu -de temps avant le définitif retour de fortune qui verra Charles VII -le Victorieux rentrer dans Paris, et le léopard britannique reculer -jusqu’à Calais. - -Dans les guerres civiles du siècle suivant, Notre-Dame sera une caserne -de la Ligue et logera dans ses galeries les troupes guisardes, des -bataillons de parisiens ligueurs. Enfin, toutes les victoires des armes -de France sous l’ancienne monarchie apporteront pour les accrocher -sous les voûtes augustes, les drapeaux sanglants, noircis et déchirés, -enlevés à l’ennemi. Notre-Dame aura pour «_Tapissiers_», les grands -généraux de la monarchie Condé, Turenne, Luxembourg, le maréchal de -Saxe... - -Puis éclate l’orage de la grande Révolution, c’est le temps des -écroulements. Notre-Dame au début de la tourmente abrite quelques -jours, dans une salle de l’archevêché, l’Assemblée Nationale venant de -Versailles. Et quand le trône a croulé, quand on veut sur ses débris -jeter les ruines de la vieille religion, c’est la déesse Raison, -représentée par une plantureuse beauté de l’Opéra, qu’on installe sur -l’Autel. Lorsqu’une quatrième dynastie se fonde, trempée dans le sang -de l’Europe qui coule dans les grands carnages du commencement de notre -siècle, Notre-Dame remplace Reims, et voit un pape enlevé de force à -Rome sacrer empereur le grand soldat qui promène à travers les nations -la France ivre de gloire militaire, les bandes gauloises guidées par -les victoires tourbillonnantes. - -[Illustration: LE PETIT PONT. LUTÈCE GALLO-ROMAINE] - -La cité de Paris c’est tout cela, c’est tout ce passé, tous ces -grandioses souvenirs qui planent autour de ces deux monuments, sévère -château d’avant et splendide château d’arrière de la nef parisienne. -Il y a mille autres choses encore sur cet étroit espace, la barbarie -conquérante, la féodalité, la royauté, la religion--la science naissant -avec l’université sous la cathédrale,--la Justice, le Parlement;--et -des souvenirs de combien d’événements, des luttes anciennes, des -querelles passées et de tous les soulèvements d’autrefois;--des -vestiges de vieilles traditions rappelées par tant de vieilles -pierres,--de l’histoire se levant à chaque tournant de ruelle, -surgissant de chacun de ces pavés tant de fois soulevés... - - * * * * * - -A jamais resteront enveloppés dans une profonde obscurité les temps -qui virent la vieille Gaule devenir peu à peu la terre des Francs. -Il y a un grand siècle de luttes pied à pied, sur lesquelles nous -n’avons que de vagues données, les grands traits sans le détail, des -dates d’incursions, de saccages de villes par les barbares, ou de -retraites forcées de ceux-ci derrière leurs forêts et leurs rivières. -Malgré les échecs d’expéditions, malgré les revers parfois éprouvés, -il sort toujours, des marécages du Nord ou des forêts d’Outre-Rhin, de -nouvelles bandes de barbares entraînées par le plus farouche courage, -des hommes grands aux longues moustaches blondes ou rousses, se lançant -couverts de toiles et de peaux de bêtes, la framée et l’angon, la pique -en hameçon à la main, à la conquête du butin ou des terres. Ils font -des progrès peu à peu et gardent ce qu’ils ont conquis, s’établissent -solidement dans certaines régions et poussent toujours des pointes en -avant. - -Alors dans la vieille Gaule romanisée, dévorée morceau à morceau, les -chefs francs se découpaient avec l’épée des royaumes au hasard de leurs -convenances ou des événements de la conquête, royaumes qu’ils étaient -à l’occasion prompts à s’arracher les uns aux autres et qui fondaient -rapidement dans des partages répétés, par succession, par force, ou de -gré à gré. - -C’est probablement le rude Hlodowig ou Chlodowig, dont nous avons fait -Clovis Ier roi de France, alors que de son temps la France n’existait -pas, vaillant, terrible, féroce et astucieux, véritable type du chef -franc, qui mit le premier la main sur la ville de Lutèce et l’incorpora -dans les territoires conquis au nord de la Gaule. - -Ce ne fut pas sans peine; longtemps les Francs restèrent cantonnés -vers les rives de l’Oise, la grande masse de la nation étant occupée -ailleurs dans l’empire entamé de tous les côtés, dans la Gaule de l’est -et du sud que les barbares disputaient aux Romains et s’arrachaient -entre eux. Chlodowig, fils de Childeric Ier, quand il eut enlevé -Soissons, tourna cinq ans autour de Lutèce. Les Romains luttaient -encore en certaines parties de la région, et sur d’autres points les -villes gallo-romaines du nord-ouest s’étaient confédérées pour leur -défense particulière, sous la direction de leurs évêques. - -Sainte Geneviève, qui déjà du temps de l’invasion des Huns avait sauvé -Paris eut encore, avec l’évêque de Paris, à soutenir la constance -des Parisiens affamés par les bandes franques, installées dans les -camps fortifiés autour de la ville. Elle organisa même et dirigea de -sa personne une expédition de ravitaillement sur Melun, un convoi de -barques qui profita de quelque circonstance inconnue du siège, pour -aller chercher des vivres amassés à l’intention de Lutèce dans l’île de -Melun. - -L’un de ces camps, l’établissement le plus important, le _lower_ ou -_lowar_, mot signifiant camp fortifié, était situé sur la rive droite -en face des prairies où fut plus tard Saint-Germain des Prés. C’était -une grande enceinte carrée couverte par un large fossé dérivé de la -Seine, et défendue au sommet du vallum par de fortes palissades. Des -logements, des bâtiments divers s’élevaient çà et là dans l’intérieur -de l’enceinte. Au centre, sur une motte, s’élevait une grosse tour de -pierres et de bois, un donjon de vastes proportions où pouvaient se -retirer les défenseurs si le camp était forcé. C’est ce lower, dont -Philippe-Auguste put trouver encore les ruines et les fossés, qui -devint plus tard le château du Louvre, et la grosse tour au milieu de -la cour carrée put remplacer le donjon primitif des Francs. - -[Illustration: LA PORTE DE L’EAU. LUTÈCE GALLO-ROMAINE] - -Clovis s’installa sans doute là, attendant la chute de la ville ou un -arrangement possible avec les évêques et la ligue des villes, car, en -même temps que l’on combattait, on négociait aussi. Cet arrangement put -enfin se conclure sous une forme inattendue, par un mariage. Clovis -épousait Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes, lequel avait -assassiné son frère pour ne point partager son trône avec lui. - -Clotilde était chrétienne et Clovis promettait de se laisser instruire -dans la religion du Christ. La résistance ne pouvait que retarder -sans l’empêcher la chute désormais fatale des dernières cités -gallo-romaines, les évêques le comprirent et composèrent avec le -Sicambre. - -Clovis, vers 493, est maître du territoire de Lutèce. Sa puissance -augmente rapidement, le succès l’accompagne dans les incessantes -expéditions qu’il entreprend et dans toutes les luttes qu’il doit -soutenir. A force de victoires, d’habiletés politiques et aussi de -crimes heureux, Hlodowig, à ses débuts simple chef d’une tribu, -concentre entre ses mains les territoires arrachés aux Romains, les -possessions enlevées à ses parents massacrés, à ses rivaux vaincus, et -devient un puissant monarque. - -Fatigué par tant de luttes, par trente années de courses commencées à -l’âge de quinze ans, le roi franc s’établit à Lutèce dans les palais -laissés par les préfets romains, Hlodowig habita soit le palais -des Thermes dans le faubourg méridional de Lutèce, au pied du mont -Lucotitius, où, devenu chrétien, il faisait construire la basilique -destinée à devenir l’église Sainte-Geneviève, soit le palais qui -existait dans l’île à la pointe tournée vers le couchant. Ce palais -d’une importance considérable déjà, dans une admirable situation, -dominait toute la fuite de la Seine vers les collines de l’ouest; au -pied de ses tours, des jardins enclos par la muraille de la cité s’en -allaient rejoindre l’avant-garde de petites îles verdoyantes précédant -la grande île, maintenant soudées à elles et formant le terre-plein du -Pont-Neuf. - -Un des égorgements le plus fameux parmi tous les égorgements de frères, -d’oncles, de neveux ou de fils qui remplissent les annales de ces -temps, et qui étaient la façon dont les rois barbares réglaient l’ordre -de succession dans les royaumes qu’ils essayaient de fonder, le meurtre -des fils de Clodomir eut lieu à Lutèce, et selon toutes probabilités -dans ce palais de la Cité. Les royaumes réunis par le brutal génie de -Clovis, à sa mort, avaient été partagés entre ses quatre fils, qui -n’avaient pas tardé à essayer de s’enlever réciproquement des morceaux -de leurs parts respectives. Ils se tendaient mutuellement embûches et -pièges et cherchaient à s’assassiner, mais chacun se tenait sur ses -gardes. Enfin l’un d’eux, Clodomir roi d’Orléans, ayant trouvé la mort -dans une expédition en Burgondie, entreprise à l’instigation de leur -mère Clotilde, Clotaire, roi de Soissons, et Childebert, roi de Paris, -s’entendirent pour supprimer les enfants que leur frère avait laissés. - -Leur grand’mère, la vieille reine Clotilde, avait pris ces trois -enfants avec elle dans le palais des Thermes qu’elle habitait. Les deux -oncles se réunirent à Paris au palais de la Cité; et, sous prétexte de -faire reconnaître par les principaux chefs francs appelés à Paris la -transmission du royaume de Clodomir à ses enfants, ils demandèrent à la -vieille reine de les leur envoyer. Celle-ci tout heureuse de ces bonnes -dispositions des deux rois s’empressa de remettre les enfants à leur -messager. - -Dès que Clother et Childebert eurent leurs neveux entre les mains, ils -envoyèrent un second messager à la grand’mère. C’était un gallo-romain, -entré au service des conquérants germains. Le message était simple et -d’une clarté terrible. Éloquemment l’homme présenta des ciseaux et une -épée nue à Clotilde: - ---Tes fils, reine, les très glorieux rois Clotaire et Childebert te -demandent d’ordonner toi-même comment tu entends que les enfants soient -traités... Veux-tu qu’ils vivent, les cheveux coupés dans quelque -église, ou veux-tu qu’ils meurent par l’épée? - -Clotilde, dans le trouble de sa fureur indignée, répondit imprudemment: -«Si on ne les élève pas sur le trône, j’aime mieux les voir morts que -tondus!» Le messager n’en demanda pas davantage et retourna aussitôt au -palais porter le mot fatal échappé à la reine. - -[Illustration: ENTRÉE DE LA SEINE DANS PARIS - -LES CHAÎNES DE LA TOUR BARBEAU A LA TOURNELLE] - -Immédiatement Clotaire et Childebert pénétrèrent dans la salle où -l’on avait enfermé leurs neveux et les égorgèrent malgré larmes et -prières. Childebert un instant faillit se laisser attendrir par les -supplications du plus petit des enfants, mais comme Clotaire, ayant -goûté au sang, menaçait de l’abattre aussi, il repoussa l’enfant qui -s’accrochait à ses genoux et laissa son frère achever l’œuvre, pendant -que l’on égorgeait aussi les gouverneurs et les serviteurs des jeunes -princes, venus avec eux au palais de la Cité. - -Un troisième fils, Chlodowald, put éviter le sort de ses frères, -probablement enlevé par quelques compagnons dévoués de son père. Mais -pour échapper complètement à la férocité de ses oncles, il renonça -de lui-même à toute prétention sur l’héritage de Clodomir et se fit -prêtre. Ayant fondé un monastère en un petit village caché sous les -grands arbres au tournant de la Seine après Meudon, il y vécut de -longs jours tranquilles, tout occupé à de bonnes œuvres. Ce doux -mérovingien issu de la farouche lignée mourut avec la renommée d’un -saint, et le village où sa tombe était révérée changea son nom de -Nogent en celui de Saint-Chlodowald ou Saint-Cloud. - -Augustin Thierry qui a porté la lumière sur ces terribles époques, -enlevées par lui à l’ombre confuse et peintes magnifiquement dans -ses récits, fresques puissantes aux rudes et franches couleurs, nous -montre ces conquérants barbares pendant longtemps campés dans les -cités gauloises comme des occupants plutôt que comme des habitants -fixés, exploitant les royaumes découpés par eux à travers les Gaules, -et possédés très précairement parfois; pillant, brûlant et rançonnant, -enlevant à l’occasion les lots des autres rois ou chefs,--pendant que -les populations conquises, passées d’un roi à un autre, continuent à -vivre tant mal que bien de leur vie à part, et s’efforcent de limiter -autant que possible les exigences ou les déprédations des Francs, -pendant que les évêques ou les gallo-romains de haute situation font -leur possible pour adoucir et policer ces rois et leurs _leudes_ ou -compagnons. - -On les voit, ces Sicambres rudes et grossiers, à la fois vaillants et -rusés, dans ce décor romain déjà bien mutilé par les guerres, couvert -de cicatrices, parmi ces murailles écrêtées dont ils rétablissent les -couronnements et dont ils complètent les défenses par des ouvrages de -bois, dans ces palais où ils apportent les usages des forêts germaines, -qu’ils s’efforcent de modifier peu à peu pour se hausser au niveau -des anciens gouverneurs, ou patrices romains. Ils abrègent autant que -possible leur séjour dans les cités où ils se sentent gênés, préférant -une existence plus large dans leurs _villas_, près des grandes forêts -des rives de l’Oise, où, dans l’intervalle des guerres et des courses -entreprises sur les royaumes voisins, ils se livrent violemment au -plaisir des grandes chasses. - -Devenus chrétiens, baptisés, on les voit aux églises qui se multiplient -dans la Cité, écouter patiemment les prêtres leur prêcher la douceur de -la religion du Christ, mais ils gardent au fond du cœur les sauvages -passions des barbares et se livrent à l’occasion aux plus farouches -excès, quand il s’agit de savourer les joies de la vengeance ou de -préparer quelques meurtres profitables. - -Lutèce, qui gagnait en importance et commençait à s’appeler Paris, -passa alors quelquefois d’un royaume dans un autre, au moment des -partages parmi les descendants de Clovis. Chilpéric, fils de Clotaire, -l’eut quelque temps en sa possession, puis après une lutte avec ses -trois frères, Paris devint le lot de Caribert, tandis que les autres -allaient régner à Soissons, à Orléans et à Reims sur des territoires -bizarrement découpés. A la mort de Caribert, la ville resta même -indivise entre les trois frères survivants. - -Dans la longue lutte entre Frédégonde, femme de Chilpéric, et -Brunehaut, femme de Sigebert, Paris vit plusieurs fois passer dans -ses murs les deux terribles rivales, qui poussaient successivement -au combat et à la mort leurs fils et leurs petits-fils, et avec eux -les divers peuples francs d’Austrasie, de Neustrie, de Burgondie. -L’horrible Frédégonde qui mourut la première, tranquillement et dans -son lit, probablement en un palais de Paris qu’elle avait ressaisi -à la mort de Childebert, fut enterrée en l’église du monastère de -Sainte-Croix et Saint-Vincent, plus tard Saint-Germain des Prés. Ainsi -que le dit Henri Martin, Frédégonde, la victorieuse, épouvantablement -souillée de crimes, apparaît comme «le génie même de la barbarie -triomphante» tandis que la reine vaincue, Brunehaut, contre qui sa -rivale, ou le fils de sa rivale Clother, put réunir la majorité des -chefs francs, représentait les tendances civilisatrices, une tentative -d’organisation régulière, sous un régime se rapprochant de la vraie -monarchie. - -[Illustration: LA POINTE DU REMPART DE CHARLES V.--LA TOUR BILLY, L’ILE -LOUVIERS ET L’ILE NOTRE-DAME] - -Très probablement les faubourgs de Paris, s’allongeant au nord au -delà du Grand Pont et au sud après le Petit Pont, devaient former une -agglomération de population assez considérable, peut-être autant que -celle qui restait fidèle à l’antique Lutèce, la Cité de l’île. - -Ces deux ponts construits en charpente existaient depuis des siècles -déjà, ayant remplacé les ponts brûlés par les gens de Lutèce à -l’arrivée des Romains. Le Petit Pont se retrouve toujours sous le même -nom, à la même place, au bas de la rue Saint-Jacques. - -Pour le Grand Pont il y a doute. Est-il l’ancêtre de notre Pont au -Change donnant sur la grande route des provinces du Nord représentée -par la rue Saint-Denis, ainsi qu’on l’a cru longtemps? ou bien peut-il -être représenté aujourd’hui par le pont Notre-Dame, comme on le suppose -maintenant? Les deux opinions s’appuient sur des probabilités également -fortes. En plaçant le Grand Pont de Lutèce au Pont au Change il faut -admettre que la voie traversière de l’île partant du Petit Pont faisait -un fort crochet sur la gauche, tandis que pour se diriger vers le pont -Notre-Dame, elle n’avait qu’à pousser tout droit. Cependant, comme il -existait une grande place marchande entourée de portiques au débouché -du Petit Pont, la voie pouvait très bien partir de l’angle gauche de -cette place pour gagner le Pont au Change sans trop de détours, ce -qui donnerait raison à la vieille tradition. D’ailleurs l’existence -du Grand Châtelet au bout du Pont au Change et du Petit Châtelet à -l’extrémité du Petit Pont, forteresses succédant certainement à des -têtes de pont fortifiées, est encore une raison de plus pour faire -admettre la quasi-certitude de l’ancienne tradition. - -Combien de fois ces deux antiques passages ont-ils été renouvelés, -après des aventures diverses, brûlés par accidents fortuits ou faits -de guerre, emportés par les inondations ou la débâcle des glaces à -la fin des hivers rigoureux; reconstruits en pierres, chargés de -maisons serrées en deux files encorbellées sur la rivière, incendiés -encore, écroulés, endommagés par les ans,--toujours reconstruits et -transbordant d’une rive à l’autre tant de générations, depuis les -Gaulois de jadis jusqu’aux Parisiens d’aujourd’hui;--voyant passer sous -leurs arches tant d’embarcations diverses, depuis les bateaux gaulois, -les nefs romaines, les barques de guerre des Normands, jusqu’aux -péniches marchandes et aux bateaux omnibus de nos jours,--et défiler -sur leurs pavés tant de cortèges et de si différents, troupes joyeuses, -cavalcades de princes et princesses, bataillons en marche pour des -parades pacifiques, ou bandes armées se ruant aux massacres des jours -de révolution. - -Quelques épisodes de la longue et sanglante histoire de Frédégonde -appartiennent à l’histoire de Paris. Concubine de Chilpéric, elle avait -débuté dans sa carrière de crimes en lui faisant étrangler sa femme -Galeswinthe, fille du roi des Wisigoths et sœur aînée de Brunehaut. - -«Moult estoit belle femme la royne Frédégonde, en conseil sage et -subtile, en tricherie, ni en malice n’avoit son pareil, fors Brunehaut -tout seulement,» disent les vieux historiens racontant comment, après -seize ans de mariage, voyant le secret de sa liaison avec un leude du -roi Landry surpris par Chilpéric, elle prévint la colère de Chilpéric -en le faisant poignarder lui-même dans sa villa de Chelles. Le crime -commis, Frédégonde se réfugia aussitôt avec son fils Clotaire II âgé -de quatre mois, ses serviteurs et ses trésors dans l’église cathédrale -de Paris, prés de l’évêque Raguewode, et dans ce lieu d’asile elle -détourna l’orage qui pouvait tomber sur elle, et continua ses trames. - -[Illustration: LA PRISE DU COMTE LEUDASTE] - -Peu avant, sa fille Rigonthe, promise pour épouse à Récared, fils du -roi des Wisigoths, était partie pour l’Espagne avec un long envoi -de chariots chargés d’un véritable trésor constituant sa dot. Outre -l’escorte armée, Chilpéric avait violemment arraché à leurs foyers pour -les donner comme serviteurs à la princesse, une foule de jeunes filles, -d’hommes et de femmes des plus importantes familles parisiennes, ainsi -qu’un grand nombre de gens de condition inférieure destinés à divers -emplois. Ce fut une désolation terrible dans la ville et, rapporte -Grégoire de Tours, on vit, parmi les malheureux ainsi arrachés à -leurs familles, quelques-uns distribuer tous leurs biens entre leurs -héritiers et d’autres se donner la mort pour ne pas s’expatrier. - -Cet immense convoi, sur sa longue route, fut dès le départ en butte à -tous les malheurs: désertions des serviteurs entraînés au loin malgré -eux, vols, enlèvements de chevaux et d’objets précieux, attaques à -main armée... Le cortège fondait en route et les richesses entassées -dans les chariots diminuaient d’étape en étape; les princes sur le -territoire desquels passait la malheureuse reine voulaient avoir leur -part de ses richesses, si bien que Rigonthe complètement dépouillée -ne put dépasser Toulouse où, abandonnée de tous, elle dut attendre en -un monastère que Frédégonde la fit reprendre. Il n’est pas nécessaire -de beaucoup s’apitoyer sur le sort de cette princesse Rigonthe qui, -d’après Grégoire de Tours, ne valait pas beaucoup mieux que son -affreuse mère. Ces deux femmes, souvent en querelles, allaient parfois -jusqu’à se prendre aux cheveux, et un jour Frédégonde avait tenté -d’étrangler sa fille en faisant brusquement retomber sur sa tête le -couvercle d’un grand et lourd coffre, vers lequel elle l’avait attirée, -sous prétexte de lui faire admirer des objets précieux. Rigonthe se -débattait, Frédégonde à genoux sur le couvercle pesait de tout son -poids et s’efforçait d’achever son œuvre, lorsque, aux cris de la -victime étranglée, on avait pu forcer la porte, et l’arracher à sa mère. - -L’aventure du comte Leudaste, qui forme le sujet d’un des récits -d’Augustin Thierry, se passa à Paris pendant un séjour de Chilpéric et -de Frédégonde au palais de la Cité en 583. Leudaste, ancien esclave -gaulois devenu comte de Tours, détesté pour ses brutales exactions, -mais longtemps soutenu par Frédégonde, avait fini par encourir la haine -de la terrible reine, à la suite d’intrigues fort compliquées par -lesquelles il avait essayé de perdre l’évêque Grégoire de Tours, en -faisant de cet évêque l’accusateur des désordres de Frédégonde. - -Dans un synode d’évêques réunis dans la villa de Chilpéric à Braines, -Grégoire de Tours ayant été complètement déchargé, l’affaire se -retourna contre son dénonciateur Leudaste, qui devenait l’auteur du -scandale et l’ennemi de Frédégonde. - -L’occasion de la vengeance attendue quelque temps arriva enfin pour -celle-ci, par l’imprudence de Leudaste qui vint lui-même se mettre -dans la main de son ennemie. Un dimanche que Chilpéric et la reine -assistaient à la messe dans l’église cathédrale Saint-Etienne, plus -tard remplacée par Notre-Dame, Leudaste, qui venait de retrouver les -bonnes grâces de Chilpéric pour avoir combattu à Melun dans son armée, -croyant la fureur de Frédégonde calmée et espérant faire sa paix, -osa entrer dans l’église, et fendant la foule, aller jusqu’au siège -royal se jeter aux pieds de Frédégonde en la suppliant de lui accorder -son pardon. Une scène étrange s’ensuivit. Frédégonde, un instant -surprise, fut saisie d’une fureur sauvage, elle accabla son ennemi de -sa colère et l’eût bien fait tuer sur l’heure, mais Chilpéric, à qui -elle réclamait sa vengeance, se contenta de faire chasser Leudaste de -l’église par ses gardes. - -Leudaste dans sa présomption ne se hâta point, après cet avertissement, -de chercher son salut dans une fuite rapide hors de la portée de -Frédégonde; au contraire, supposant qu’il aurait dû se faire précéder -par de riches présents pour adoucir la reine, il resta dans la cité -afin de réparer cet oubli. La rue conduisant de l’église cathédrale -au palais, devenue plus tard la rue de la Calandre et la rue -Neuve-Notre-Dame, trouvait au débouché du petit pont, c’est-à-dire à -l’extrémité de la place du Parvis actuelle, une large place, centre -du commerce de la cité, bordée de maisons de négociants, sous les -arcades ou les auvents desquelles ceux-ci étalaient leurs marchandises. -L’ex-comte de Tours, au lieu de fuir, s’arrêta sur cette place pendant -que s’achevait la messe, allant de boutique en boutique, marchandant, -faisant mettre de côté les plus riches objets. Tout à coup, la -grande messe terminée, un mouvement se produisit sur la place, le -cortège royal défilait au milieu du peuple. Chilpéric et Frédégonde -rentraient au palais. Frédégonde aperçut Leudaste continuant ses achats -sous l’auvent des boutiques et, aussitôt arrivée au palais, envoya -rapidement quelques hommes à elle avec l’ordre de lui amener son ennemi -vivant et garrotté. - -Leudaste fut arraché à sa sécurité par leur attaque; comme il était -brave, il fit face au danger et fondit l’épée à la main à travers la -bande; blessé, couvert de sang, il put se frayer passage et gagna le -Petit Pont sur lequel il s’engagea en courant. Par malheur pour lui, le -Petit Pont se trouvait alors en mauvais état, les planches du tablier -étaient pourries par endroits et percées de trous. Leudaste en fuyant -mit le pied dans un de ces trous et tomba en se brisant la jambe. - -Il était pris; on le porta tout sanglant dans la prison de la ville. Au -lieu de le faire mourir tout de suite, Frédégonde, qui ne se fût pas -crue assez vengée, le fit soigner et même transporter en meilleur air -dans une de ses Villas, mais au bout de quelque temps, comme l’état -du blessé s’aggravait, la reine eut peur de perdre sa vengeance, elle -fit jeter Leudaste en bas de son lit, le fit coucher sur le sol, la -nuque appuyée sur une barre de fer, tandis qu’un bourreau frappait le -malheureux sur la gorge à grands coups d’une autre barre de fer pour -lui briser les vertèbres. - -Dans l’histoire de la cité parisienne apparaît le nom de saint Eloi -avec le règne du petit-fils de Frédégonde, Dagobert Ier. Celui-ci, -mérovingien adouci, n’était plus seulement un chef barbare, mais un -vrai roi, législateur ferme, réprimant sévèrement les brutalités -des leudes et, à l’occasion, expiant les siennes par des fondations -pieuses, comme celle de l’abbaye de Saint-Denis. Habile orfèvre et -honnête homme, Eligius ou Eloi, dès le début du règne de Dagobert, -devint son argentier ou maître des monnaies. Il resta personnage -important, principal conseiller de Dagobert pendant tout le règne et -fut ensuite évêque de Noyon. Ce n’était pas le premier marchand qui -parvenait à l’épiscopat, puisque précédemment le successeur de l’évêque -de Paris, Raguewode, l’ami de Frédégonde, avait été un marchand syrien -nommé Eusèbe. - -Saint Eloi employait ses richesses en bonnes œuvres: à Paris il -fonda vers 632, au cœur de la cité, l’abbaye de Saint-Martial, vaste -monastère qui tenait tout l’espace compris au nord et au sud entre -les rues de la Calandre et de la Vieille-Draperie, à l’est et à -l’ouest entre les rues aux Fèvres et de la Barillerie, juste devant le -palais, à l’endroit occupé aujourd’hui par la caserne des pompiers. -Trois cents nonnes sous la direction de l’abbesse Aurée (sainte Aure) -occupaient l’abbaye; dans l’épidémie qui désola Paris en 666, enlevant -une partie considérable de la population, cent soixante religieuses de -Saint-Martial périrent et avec elles leur abbesse. - -Le pourtour de cet enclos monastique s’appelait la ceinture Saint-Eloi. -Son église Saint-Martial avait failli, peu après sa construction, être -détruite par un incendie lequel, raconte la légende, s’arrêta sur une -objurgation d’Eloi au saint patron de l’église. Tout pleurant de voir -son œuvre ravagée par les flammes qu’activait un vent violent, Eloi en -«_grande ire_» admonesta vertement saint Martial qui souffrait ainsi -par sa paresse que son église fût _arse et dévorée_, et lui jura que -s’il la laissait périr, elle ne serait jamais rebâtie. La menace fit -son effet, car l’incendie aussitôt s’arrêta. - -Hélas! saint Eloi n’était plus là en 1034 quand un autre incendie -dévora les bâtiments de l’abbaye. - -Parmi les incendies dont la cité eut à souffrir il y en eut un, en 586, -au temps de Chilpéric, qui faillit la détruire complètement et fut -certainement cause de la disparition de bien des édifices de la Lutèce -gallo-romaine. Il commença un soir dans la maison d’un marchand sise -à l’entrée méridionale de la Cité, c’est-à-dire près du Petit Pont. -Une chandelle, oubliée dans un cellier à côté d’une barrique d’huile, -mit le feu à cette barrique; le cellier fut bientôt en flammes et -l’incendie se communiqua de proche en proche, aux maisons de bois et -aux boutiques, à travers toute l’île, d’un bras de la Seine à l’autre, -en suivant la grande voie entre les deux ponts, parmi le quartier des -négociants. - -Le palais sur la gauche ne fut pas atteint par les flammes, les églises -furent aussi préservées. L’incendie endommagea fortement une vieille -construction romaine, la prison de Glaucin, sise sur l’emplacement -du quai aux Fleurs actuel, vers l’endroit où jusqu’à la Révolution -subsista l’église Saint-Denis de la Chartre, dont le surnom _de la -Chartre_ ou prison indiquait la proximité des restes de cette prison. -Les prisonniers se voyant atteints par les flammes se soulevèrent, -échappèrent à leurs gardiens et purent se réfugier sur la rive gauche -du fleuve, à la nouvelle église Saint-Vincent (Saint-Germain des Prés) -qui était lieu d’asile. - -[Illustration: SAINT-ÉLOI ET SAINT-MARTIAL, XVIe SIÈCLE] - - -[Illustration: LE SIÈGE DE PARIS PAR LES NORMANDS] - - - - -[Illustration: LE PASSEUR AUX VACHES ET LES ILOTS DE LA CITÉ] - -CHAPITRE II - -LES NORMANDS - - La décadence carlovingienne.--Apparition des Normands.--Serpents - et dragons de mer.--Le grand siège.--L’évêque Gozlin et le comte - Eudes.--Les brûlots.--Assauts repoussés au Grand Pont.--Le - blocus.--Le camp de Saint-Germain l’Auxerrois.--La crue de la - Seine.--La tour du Petit Pont et ses douze défenseurs.--La - flotte normande traînée à terre pour éviter le passage de - Paris.--L’empereur Othon.--Le palais du roi Robert. - - -[Illustration: L’EMPEREUR OTHON] - -Le petit royaume de Paris que s’arrachèrent les rois mérovingiens -s’était fondu, au temps de Charlemagne, dans le vaste empire des Francs -qui réunissait sous le sceptre du grand empereur les terres gauloises -et germaines des deux rives du fleuve séparatif, du vieux Rhin alors -pacifié, de chaque côté duquel depuis comme avant, hélas, de si -grosses rivières de sang ont coulé. Paris n’était plus tête de royaume, -c’était la petite capitale du petit duché de France en Neustrie, simple -province du grand Empire d’Occident, dont le chef résidait au loin, à -Aix-la-Chapelle. - -Pour cet édifice de proportions trop vastes, quand mourut son -constructeur, le descendant des anciens maires du palais des -Mérovingiens fainéants et déchus, la décadence et la ruine -commencèrent. Les lézardes présageaient l’écroulement, la ruine, et -enfin le partage entre les derniers Carolingiens. En un dur et long -réenfantement devait renaître une Gaule reformée peu à peu autour du -duché de France. Les maîtres du duché de France, primitivement, ne -se trouvaient ni plus hauts ni plus puissants que les autres ducs et -comtes, de ce pays morcelé en tant de seigneuries diverses, de fiefs -suzerains, de fiefs vassaux de toute importance, formés dans les -anciens gouvernements petits ou grands devenus propriétés héréditaires, -et dont l’ensemble compliqué forma le système féodal. - -A ce moment, avec les derniers Carolingiens, un siècle de malheurs -terribles va commencer pour la pauvre ville de Paris. C’est une époque -douloureuse ramenant les outrages et les dévastations des invasions -barbares des siècles précédents. Les Northmans ont paru sur la Seine -comme sur toutes les grandes rivières de l’Europe. Dès les premières -années du IXe siècle, du temps même de Charlemagne, ils ont osé avec -leurs flottilles de légères barques attaquer quelques ports de l’Empire. - -Après la disparition du grand Empereur, s’étant rendu compte de la -richesse du pays et de la faiblesse de ses défenses désorganisées, ils -s’enhardissent. Ils s’abattent sur les rivages de la Gaule, remontent -fleuves et rivières, détruisant, ravageant, massacrant, enlevant les -villes et les brûlant après le pillage, saccageant les abbayes pendant -que les seigneurs francs s’enferment dans leurs châteaux, se rachètent -égoïstement du pillage en abandonnant bourgades ou villes ouvertes aux -pirates, au lieu de s’unir entre eux pour les écraser. - -Calamités effroyables. Qui sauvera le pauvre peuple de la rage des -Normands? _Ab ira Normanorum libera nos, Domine._ C’est la prière qui, -à la fin de chaque messe, dans chaque église s’élève vers le ciel et -s’élèvera pendant des siècles, en témoignage de l’immense panique d’une -nation à peu près abandonnée sans défense aux haches des barbares. -Où sont Roland et les autres paladins de l’empereur Charles à la -barbe fleurie? L’audace des rois de mer grandit avec le succès, ils -s’aventurent de plus en plus loin des repaires qu’ils se sont créés -en s’établissant fortement à l’embouchure des fleuves, sur quelque -promontoire facile à défendre, où ils entassent le butin rapporté des -expéditions. Les embouchures de la Loire et de la Seine, la presqu’île -au-dessous de Rouen deviennent ainsi des postes fixes, des terres -normandes où débarquent continuellement les Scandinaves arrivant en -flottilles par la _route des Cygnes_, comme leurs chants guerriers -appellent la mer. Ils se créent dans les îles des fleuves des lieux de -ravitaillement, des postes avancés vers lesquels ils rabattent leurs -convois de butin ou les files de prisonniers enchaînés. Combien de -cités importantes pillées ou brûlées, de campagnes où chaque village -en vue d’une rivière n’est plus qu’un amas de décombres, sur lesquels -un monceau sanglant de corps entassés représente la population qui n’a -pas pu fuir. - -En 837, la cité parisienne reçut leur première visite et souffrit une -mise à sac sur laquelle on manque de détails. En 845, ils reparurent. -Tout avait fui, n’osant risquer la résistance: marchands, prêtres, -moines, avaient cherché refuge dans les bois ou dans les monastères -éloignés. Le roi Charles le Chauve, avec ce qu’il avait de soldats, -s’était enfermé dans l’abbaye de Saint-Denis bien emmuraillée et -ouvrait des négociations. Le samedi veille de Pâques, les Normands -entrèrent dans la ville sans défense, égorgèrent les malheureux -qu’ils y trouvèrent encore. Les abbayes de Sainte-Geneviève et de -Saint-Germain furent complètement dévastées; les pirates enlevèrent -jusqu’aux lames de cuivre doré couvrant le toit de Saint-Germain des -Prés. Le roi Charles le Chauve, au lieu de tomber sur eux, acheta leur -retraite. Leur Koning, outre le butin, put emporter, pour les envoyer -comme trophées aux chefs restés sur les grèves natales des mers du -Nord, une poutre de Saint-Germain des Prés et un clou tiré d’une des -portes de la ville, envoi qui permet de supposer à la cité de Paris une -renommée et une illustration déjà grandes. - -Le Parisis, territoire de Paris, ne fut pas longtemps tranquille; à -peine la ville commençait-elle à réparer ses désastres que les Normands -se remontrèrent. Deux ou trois fois en moins de dix ans les Parisiens -voient apparaître remontant la Seine les flottilles de barques, les -_serpents_ et les _dragons de mer_, ainsi nommés par les pirates des -figures de monstres marins grossièrement taillées placées à la proue. -Tout cela sort de la presqu’île d’Oissel, leur citadelle, du fond de -laquelle ils menacent Rouen et Paris et tiennent la haute et la basse -Seine. Paris est de nouveau pillé et brûlé, les abbayes et églises -dévastées, sauf quelques-unes qui purent se racheter de l’incendie par -de fortes sommes données volontairement. - -Le Grand Pont interceptant le cours de la Seine empêchait les barques -normandes d’aller porter plus haut leurs ravages, les Normands le -détruisirent et alors, le passage libre, s’élancèrent à la poursuite -des marchands de Paris, qui fuyaient vers la haute Seine sur des -barques où ils avaient entassé leurs biens; Charles le Chauve avec ses -troupes remontait aussi le fleuve par terre, observant les mouvements -des pirates sans oser les attaquer. Encore une fois il négocia avec eux -et leur versa un tribut pour obtenir leur retraite. - -Paris respira une vingtaine d’années, pendant lesquelles les Normands -de plus en plus nombreux, de plus en plus forts dans les établissements -créés par eux, dirigèrent leurs courses sur d’autres points. Pendant ce -temps, Paris se repeuplait et se reconstruisait. Les édifices incendiés -renaissaient de leurs cendres, les Parisiens instruits par de cruelles -expériences relevaient leurs remparts trop faibles ou écroulés, et -s’efforçaient de se mettre en état de repousser victorieusement des -incursions nouvelles trop faciles à prévoir. - -Les faubourgs des deux rives furent sacrifiés; d’ailleurs depuis le -dernier sac, ils n’étaient plus constitués que par de pauvres masures -rebâties parmi les ruines, au pied des abbayes incendiées et dévastées. -Mais toutes les défenses de l’île de la Cité furent rétablies sous la -direction de l’évêque Gozlin, les courtines furent renforcées, les -tours surélevées en pierres, ou par des étages en charpente. Les ponts -restaurés furent solidement défendus, le Grand Pont par une grosse -tour élevée à son extrémité sur la rive droite et le Petit Pont par -une autre non moins forte sur la rive gauche. La Cité ainsi, avec ses -remparts à soubassements romains trempant du pied dans la Seine, ses -grosses défenses du Palais à la pointe de l’île et ses ponts fortifiés, -cette île hérissée de tours, de remparts enfermant les maisons -entassées et serrées, paraissait de force à se faire respecter et -pouvait maintenant attendre hardiment toutes les attaques. Aussi quand -tout à coup, en 885, se répandit la rumeur d’une nouvelle expédition -normande, on vit affluer dans cette étroite enceinte les populations -des environs affolées, les moines des abbayes de la région menacée, -accourant se mettre sous la protection des murailles avec les trésors -des églises et leurs reliques. - -L’évêque Gozlin et le comte de Paris Eudes, fils de Robert le Fort se -hâtaient de terminer les travaux, notamment aux tours des ponts, postes -les plus menacés. - -Le 27 novembre 885 la flotte normande apparut. Elle couvrait -littéralement la Seine sur une longueur de plus de deux lieues. Sept -cents navires à voiles, dragons et serpents de mer suivis d’une foule -de barques plus petites, s’avançaient portant de nombreuses machines de -guerre et trente mille Normands conduits par le roi de mer Sigfried. -Cette grande expédition avait pour objectif, après Paris, le pillage -de la Bourgogne que les Normands n’avaient pas encore atteinte. Le -spectacle était terrifiant, cette immense quantité de grands navires -élevant leurs proues taillées en têtes fantastiques, les plats-bords -protégés par des rangées de boucliers, s’avançait en ordre régulier au -bruit de mille clameurs, au son des trompes de guerre déchirant l’air, -pendant que derrière les boucliers, sur les plates-formes d’avant et -d’arrière, la foule des guerriers brandissait haches et lances. - -Arrivée sous les murailles de Paris, la flotte s’arrêta. Sigfried -demanda une entrevue au comte et à l’évêque; il vint avec quelques-uns -de ses hommes d’aspect sauvage et farouche, aux armes et aux casques -étranges, grands gaillards blonds au teint recuit par le hâle des -mers. Il réclamait le passage en haute Seine pour son expédition, -c’est-à-dire la rupture du Grand Pont, promettant de respecter la -ville et les biens des Parisiens. La proposition fut repoussée et tout -aussitôt les Normands se préparèrent à l’attaque. - -Dès le lever du jour le lendemain, les navires embossés le plus -près possible de la Cité, les bandes normandes descendues à terre -commencèrent l’attaque. Au milieu du plus effroyable fracas, les tours -se couronnèrent de défenseurs, les flèches volaient par tous les -créneaux, les machines placées en grand nombre aux bons endroits du -rempart faisaient siffler les traits ou ronfler les grosses pierres, -sur les assaillants qu’animait le beuglement des grandes trompes de -guerre. Le plus chaud de l’affaire fut à l’assaut de la tour défendant -le Grand Pont, sur la rive droite; le gros des Normands s’efforçait de -la démolir ou de l’escalader malgré la grêle des projectiles lancés du -pont et de la tour. - -[Illustration: LA TOUR DU PETIT PONT.--LE GRAND SIÈGE DES NORMANDS] - -L’évêque Gozlin combattait ici avec son neveu Ebble, abbé de -Saint-Germain des Prés, avec le comte Eudes, Robert, son frère, et le -comte Ragenaire. Les pertes furent grandes des deux côtés, mais les -défenseurs de la tour recevaient sans cesse du secours par le Grand -Pont. L’évêque Gozlin, parmi eux, fut atteint par une flèche normande, -sa blessure était légère heureusement et la défense n’en fut pas -troublée. Quand la nuit vint, la tour semblait si bien une ruine que -les Normands comptaient n’avoir plus qu’un effort à faire le lendemain -pour l’enlever, mais les assiégés employèrent la nuit à la réparer, -et le soleil levant la montra plus forte, ses brèches bouchées, ses -crénelages rétablis et sa plate-forme surmontée d’un nouvel étage de -charpente. - -Les Normands furieux se ruèrent de nouveau sur l’amas de ruines -remplissant le fossé; parmi les décombres, ils sapèrent la base de la -tour. Celle-ci, par tous ses créneaux, ruisselait de poix enflammée et -d’huile bouillante. Les Normands écrasés par les pierres, brûlés par -le feu, s’obstinèrent; on vit ceux que l’huile brûlait, que la poix -enflammée transformait en torches allumées, s’efforcer de se dégager -de la mêlée pour se précipiter à la Seine. L’attaque ne cessait pas. -Aux malheureux blessés sortant de la fournaise et nageant vers leurs -navires, les femmes accompagnant l’expédition, les danoises restées à -bord, criaient des injures pour les relancer au combat. - -Mais quelques-uns des Normands attachés à la tour avaient pu creuser -dans la muraille une galerie de sape, où ils se trouvaient à l’abri -et qu’ils étançonnaient au fur et à mesure avec des pièces de bois. -Cette mine bien préparée, ils la remplirent de fascines et de fagots -enduits de goudron et y mirent le feu. L’étançonnage brûla, la tour ne -s’écroula pas comme s’y attendaient les assaillants, mais il apparut un -trou noir, une large ouverture dans la muraille. Les Normands, quand -la fumée se fut dissipée, se jetèrent sur ce trou au fond duquel se -massaient rapidement les Parisiens pour les recevoir. Le danger était -terrible; heureusement un moyeu de roue lancé du haut de la tour sur -la masse serrée broya bon nombre des assaillants et fit reculer les -autres. Les défenseurs de la tour, vivement, travaillèrent à boucher la -brèche, pendant que les Normands accumulaient sur ce point des matières -enflammées. La tour disparut dans la flamme et dans la fumée, quand -tout fut brûlé, elle reparut noircie mais debout, toujours chargée de -défenseurs, avec la bannière de la ville flottant sur sa plate-forme. -Le combat dura ainsi jusqu’à la nuit, soutenu vigoureusement par les -assiégés malgré leurs pertes. - -L’attaque contre la vaillante tour ne se renouvela pas le lendemain. -Des remparts, on vit les Normands, renonçant à l’espoir d’enlever la -ville par un coup de main, s’installer à terre pour un siège régulier. -Ils établirent autour des ruines circulaires de Saint-Germain le Rond, -plus tard l’Auxerrois, un vaste camp fortifié par des retranchements -de pierres et de terre. Pendant que s’exécutaient ces travaux, des -colonnes de pirates se lançaient dans toutes les directions, ravageant -les alentours de la ville, passant leur fureur sur les malheureux -qu’ils pouvaient atteindre et sur les villages et hameaux rencontrés, -ramenant le butin et les approvisionnements à leur camp. - -C’était donc un siège en règle que la Cité allait avoir à subir. On -vit alors les Scandinaves, ces pirates dont la tactique ordinaire -consistait à se jeter rapidement sur les villes ouvertes ou peu fortes, -pour les emporter d’un élan, reprendre les traditions de la guerre -savante, se plier à toutes les lenteurs et à toutes les difficultés -d’une attaque régulière, les cheminements à couvert, la sape des -murailles, la construction des catapultes, béliers, tours roulantes, -etc... Des corps normands continuaient leurs massacres au loin; pendant -ce temps, au camp de Saint-Germain l’Auxerrois, les assiégeants -construisaient trois hautes tours, faites de grands chênes équarris -et montés sur seize roues, pouvant contenir une soixantaine d’hommes -armés, et terminées par une plate-forme couverte sur laquelle se -manœuvrait un engin battant les crénelages de l’assiégé. - -Ces tours roulantes, presque achevées, allaient pouvoir être mises en -mouvement et s’avancer contre la tête de pont lorsque les assiégés -réussirent à les incendier. Renonçant à en recommencer la construction, -les Normands fabriquèrent une quantité de grands pavois de cuir pouvant -chacun abriter cinq ou six hommes. - -[Illustration: LE PETIT CHATELET, FIN DU XVIIIe SIÈCLE] - -Le 20 janvier 886, après deux mois de siège, ils tentèrent un nouvel -assaut. Tous les engins en cercle autour de la forteresse du pont -entrèrent eu jeu et l’accablèrent de projectiles divers, énormes -pierres, javelots et balles de plomb grêlant sur les plates-formes. -Couverts de leurs grands pavois comme les légions romaines faisant la -tortue, les Normands s’élancèrent à l’escalade de la tour, pendant -que sur la Seine les barques attaquaient le pont des deux côtés, -les Normands ayant porté par terre, de l’autre côté de l’obstacle -un certain nombre d’embarcations légères. S’ils pouvaient réussir à -emporter ce pont par lequel se renouvelaient les défenseurs de la tour, -ils comptaient bien que celle-ci ne tarderait pas à succomber. - -Les intrépides défenseurs, cette fois encore eurent le dessus, et -l’attaque fut repoussée. Les Normands employèrent la journée suivante -à essayer de combler les fossés de la tête du pont en y jetant -pêle-mêle de la terre, des fascines, des arbres, des animaux et enfin -de malheureux captifs, qu’ils égorgeaient au bord du fossé à la vue -des assiégés pour ébranler leur courage. L’évêque Gozlin, indigné de -la cruauté des barbares, dit la chronique d’Abbon, moine de l’abbaye -de Saint-Germain des Prés, témoin oculaire du siège, perça même d’une -flèche un des égorgeurs de ces malheureux prisonniers. - -Le fossé à peu près comblé, les Normands ont pu avancer trois béliers -qui battent la tour sur chacune de ses faces, mais les défenseurs les -gênent ou les détruisent avec de grosses poutres garnies de fer. La -tour résiste toujours, les béliers ne l’ébranlent pas, ses mangonneaux -bien manœuvrés répondent aux engins de l’attaque. Alors les Normands -essaient d’autre chose, ils entassent sur trois de leurs plus gros -navires des matières inflammables, des arbres entiers et y mettent le -feu, traînant à la corde jusqu’au pont ces trois brûlots, au grand émoi -des défenseurs qui cette fois se croient bien perdus, mais des masses -de pierres coulées en avant des piles arrêtent heureusement les nefs -incendiaires qui brûlent sans endommager les poutres..... - -Il s’ensuivit, après ces assauts obstinés, une semaine plus tranquille -sur le point attaqué. Les Normands, pour se consoler de leurs échecs -successifs, incendiaient les faubourgs de la rive gauche ou reprenaient -leurs courses au loin. Un événement se produisit, heureux d’abord, une -crue de la Seine vint gêner les opérations des assiégeants. Au bout -d’une semaine cette crue devint une véritable inondation qui dans sa -violence emporta le Petit Pont réunissant la cité à la rive gauche. -Ceci pouvait être fatal à la pauvre ville; désormais la tour du Petit -Pont, qui faisait le pendant de celle du Grand Pont si opiniâtrement -attaquée et défendue, restait isolée sur la rive gauche sans -communication possible avec la ville. - -A la vue des charpentes du pont culbutées par les eaux, brisées et -emportées, les assiégeants poussèrent des cris de joie et se lancèrent -aussitôt à l’attaque de ce poste désormais perdu. - -Les Normands après quelques péripéties poussèrent jusqu’au pied de -la tour un chariot rempli de paille à laquelle ils mirent le feu; -l’incendie, remplissant la tour de flammes et de fumée, gagna les -charpentes, brûla les planchers et la rendit bientôt intenable; -ce n’était plus qu’un immense bûcher qui flambait devant la ville -impuissante. Les défenseurs de la tour durent l’évacuer et se -réfugièrent sur un fragment du pont resté accroché à la muraille. Sur -cet étroit espace, enveloppés dans les tourbillons de fumée, accablés -par une grêle de traits des Normands, ils n’étaient plus que douze, -douze vaillants, dont le moine Abbon nous a conservé les noms: Hérivée, -Hermanfroy, Hérilang, Odoacre, Herric, Arnold, Solies, Gerbert, Uvidou, -Harderard, Eimard et Gosswin. - -Comme ils allaient tous périr par le feu ou par les flèches, les -Normands leur crièrent de se rendre, leur promettant la vie sauve. -Aucun secours n’était possible, aucun espoir ne leur restait, les -douze firent signe qu’ils se livraient, comptant seulement être mis -à rançon. Mais à peine sur la rive au pouvoir des Normands, ceux-ci -les massacrèrent; un seul allait être épargné, Hérivée, qui les avait -frappés par sa haute mine et la beauté de ses armes; ils le prirent -pour un chef considérable et pour celui-là parlèrent de rançon, mais -Hérivée, dans la fureur qui l’animait, se jeta sur eux quoique désarmé -et les força par ses injures à lui faire partager le sort de ses -compagnons. - -[Illustration: LE GRAND CHATELET, XVIIe SIÈCLE] - -Après ce terrible épisode le siège traîna en longueur. Sans doute -l’inondation empêcha les Normands de prendre pied dans l’île et de -profiter du désastre du Petit Pont. Un corps nombreux des assiégeants -s’en alla ravager le pays entre Seine et Loire, les autres continuaient -le siège ou plutôt le blocus que des sorties des Parisiens venaient -souvent troubler. Une sortie du vaillant abbé de Saint-Germain Ebble, -neveu de l’évêque Gozlin, s’attaqua au camp assiégeant de Saint-Germain -l’Auxerrois, mais Ebble, après y avoir mis le feu, fut repoussé par les -masses Normandes. - -Enfin au mois de mars, après quatre mois de siège, un secours arriva -aux Parisiens, le duc de Saxe Henri, envoyé par Charles le Gros avec -un corps de troupes, tomba une nuit sur le camp normand en même temps -que les Parisiens l’attaquaient de l’autre côté. Le but du duc de Saxe -n’était que de ravitailler Paris; son convoi de vivres entré, il se -retira. Les Normands attribuant cette belle résistance des assiégés à -la présence parmi eux d’Eudes, comte de Paris, lui tendirent un piège. -Feignant de vouloir entrer en pourparlers, leur chef Sigfried demanda -une entrevue au comte; Eudes y consentit, mais à peine était-il en -présence du chef sur le bord du fossé si vaillamment disputé, que -des guerriers, se glissant par derrière, se jetèrent sur lui. Il put -heureusement être dégagé par ses compagnons et rentrer dans ses lignes. - -Dans cette ville bloquée, remplie de réfugiés entassés, en proie à -la famine, des maladies se déclarèrent et sévirent durement; une -épidémie emporta de nombreux défenseurs et entre autres le courageux -évêque Gozlin. Pour comble, le terrain manquait pour recevoir les -morts des petits combats journaliers livrés sous les murailles et -ceux de l’épidémie. Dans cette extrémité les Parisiens envoyèrent le -comte Eudes auprès de l’empereur Charles le Gros, pour le presser de -secourir la ville prête à succomber. L’abbé de Saint-Germain Ebble, -neveu de Gozlin, prit après le départ du comte de Paris la direction -de la défense. Quelques troupeaux restaient encore aux Parisiens, -paissant l’herbe au pied des murailles ou dans les petites îles en -avant et en arrière de la cité; on les ménageait et on les gardait -soigneusement, car les Normands risquaient souvent des attaques pour -enlever ces suprêmes ressources aux assiégés. D’un autre côté, les -Parisiens, voyant autour du camp ennemi paître les bestiaux ramenés par -les maraudeurs normands, organisaient de petites sorties nocturnes pour -essayer de faire quelques prises. Ainsi s’éternisait le siège. - -Le comte Eudes revint au bout de quelque temps, perça les lignes des -assiégeants et annonça l’arrivée prochaine d’une armée de secours -envoyée par l’Empereur. Elle parut au mois de juillet conduite par le -même duc de Saxe qui peu de mois auparavant avait déjà une première -fois ravitaillé Paris. Mais les Normands l’attendaient, ils avaient -couvert le front de leur camp de fosses profondes, recouvertes de -branchages et de terre. L’attaque de l’armée impériale échoua devant -ces retranchements; le duc Henri, tombé dans une de ces fosses, fut -massacré et ses soldats purent à grand’peine reprendre son cadavre -avant de battre en retraite à la vue des Parisiens consternés. - -Cette retraite fut le signal d’un nouvel assaut donné par les Normands -enflammés par leur victoire. Ils faillirent cette fois réussir et -le péril fut si grand que, pour animer les défenseurs, les prêtres -apportèrent les reliques de sainte Geneviève et de saint Germain sur -les points les plus menacés, sous la grêle des flèches, dans la fumée -des bûchers allumés par les assaillants au pied des tours, pour -incendier leurs étages de bois. Les Normands avaient pris pied dans -l’île, ils tenaient déjà quelques portions de rempart et une tour à -la pointe du palais; toutes les cloches des églises en cet instant -suprême sonnèrent le glas de la ville, mais enfin, cette fois encore, -les assiégés pris de rage eurent le dessus, ils massacrèrent tout ce -qui avait escaladé les brèches, renversèrent ou brisèrent les échelles -et reconquirent la tour perdue. Une sortie désespérée du comte Eudes, -profitant du désordre des assaillants, acheva de dégager les murailles. - -Et le blocus reprit, et les Parisiens affamés se remirent à guetter du -haut de leurs murs l’arrivée d’un secours. Le secours arriva enfin. -Cette fois, c’était l’empereur Charles le Gros lui-même qui apparut à -la tête d’une armée considérable sur les hauteurs de Montmartre. Les -Normands, devant les forces supérieures de l’Empereur, évacuèrent leur -camp de Saint-Germain l’Auxerrois et se retirèrent sur la rive gauche -pour attendre le combat dans leur retranchement de Saint-Germain des -Prés. Mais le petit-fils dégénéré de Charlemagne, au lieu de combattre, -préféra encore une fois traiter. Il ouvrit des négociations avec les -Normands, ceux-ci consentirent à lever le siège moyennant sept cent -livres d’argent et le pillage du diocèse de Sens. - -Les Parisiens après le départ de l’empereur refusèrent de reconnaître -le traité qui leur imposait la rupture de leurs ponts pour livrer -la route de la Bourgogne à la flotte ennemie; quand les Normands -essayèrent de forcer le passage, le nouvel évêque Auschéric et l’abbé -Ebble les repoussèrent victorieusement. - -Cette fois, rebutés par les difficultés d’un siège à recommencer, -les Normands prirent un grand parti. Du haut de leurs remparts, les -Parisiens assistèrent à un spectacle extraordinaire, ils virent toute -l’armée normande en mouvement tirer ses bâtiments à terre à force de -bras et d’attelages, et leur faire franchir, en défilant à travers les -champs de la rive gauche, un espace de plus d’un lieue, évitant ainsi -les ponts et reprenant la Seine au-dessous de Paris pour gagner les -pays de Bourgogne. - -Les pirates les ravagèrent pendant six mois, puis chargés de leur -butin, reprirent le chemin de la basse Seine. Paris les vit encore -reparaître, descendant le fleuve maintenant au lieu de le remonter. -Nouvelle attaque de la ville qui barre le passage. Repoussés encore, -les Normands durent recourir au moyen qu’ils avaient employé six mois -auparavant, ils remirent leurs navires à terre et les traînèrent à -travers prés et champs. - -L’empereur Charles le Gros était mort et le trop vaste empire -carolingien avec lui. Dans le démembrement de l’empire en sept -royaumes, le vaillant défenseur de Paris, Eudes, élu par les barons, -gagna la couronne du royaume de France, bien petit royaume formé de -l’ancien duché de France, des pays entre Loire et Meuse. Il avait -d’ailleurs à le conquérir contre les Normands qu’il allait trouver -presque partout dans ses malheureux états ravagés. - -Pendant des années on eut encore à combattre, pour purger les pays de -l’intérieur, des petites troupes scandinaves cantonnées sur des points -faciles à défendre, cramponnées à des forteresses conquises. - -Au Xe siècle, après les avoir rabattus sur la basse Seine, il fallut -bien pour en finir se résoudre à leur laisser une part du sol, en -leur abandonnant les territoires neustriens qui allaient devenir la -Normandie. - -La cité de Paris, qui avait conquis un superbe renom dans la longue -lutte soutenue par elle, grandit alors rapidement en importance. Elle -eut à réparer les désastres de la guerre, à reconstruire ses faubourgs, -ses abbayes, ses églises, à restaurer les tours criblées de blessures, -ruines croûlantes sur certains points plus maltraités que les autres. - -[Illustration: L’ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY, XVIe SIÈCLE - -(EMPLACEMENT DU TRIBUNAL DE COMMERCE)] - -Au moment des invasions, une foule de moines et de prêtres s’étaient -réfugiés dans la ville avec les reliques de leurs églises. Ces -reliques, les Parisiens prétendirent les garder. Saint Marcel, sainte -Opportune, saint Magloire et beaucoup d’autres saints dont on avait mis -les dépouilles à l’abri dans la cité, étaient devenus parisiens par le -siège. Les églises existantes se partagèrent ces reliques, ou bien l’on -éleva en leur honneur de nouvelles chapelles et des monastères dans les -faubourgs qui se reformaient rapidement sur les deux rives. - -La grande abbaye de Saint-Germain des Prés, qui n’était plus au -départ des Normands que décombres amoncelés, sillonnés de fossés et -de retranchements au milieu desquels se dressait la base d’un gros -clocher, sortit assez lentement de cet amas de ruines. Les quelques -moines survivants durent se contenter longtemps d’un asile modeste dans -ces décombres; ce ne fut que vers 990 que l’abbé Morard entreprit la -reconstruction de l’église. - -Bien entendu, le premier soin des Parisiens en réparant la muraille de -la Cité avait été de relever les défenses des deux ponts qui avaient -subi tant d’assauts acharnés et dont l’une avait été complètement -ruinée. On ne sait rien sur ces deux têtes de pont jusqu’à une nouvelle -reconstruction encore, au commencement du XIIe siècle. - -Elles eurent un siècle après les Normands la visite de l’empereur -d’Allemagne Othon. Le roi des Francs Lothaire, l’avant-dernier des -Carolingiens qui avait réoccupé le trône après la mort d’Eudes, le -défenseur de Paris contre les Normands, avait failli surprendre Othon -au milieu d’un festin dans son palais d’Aix-la-Chapelle, et celui-ci -venait lui rendre sa visite dans sa capitale. En 978, une armée de -soixante mille Germains ravagea la Champagne et parut sous Paris -défendu par le duc de France Hugues Capet, descendant du roi Eudes et -possesseur direct de Paris, abbé laïque ou plutôt propriétaire des -grandes abbayes de Saint-Germain des Prés et de Saint-Denis, et depuis -longtemps presque aussi roi que Lothaire. - -[Illustration: L’ÉGLISE SAINT-BARTHÉLEMY, FIN DU XVIIIe SIÈCLE] - -Othon avait juré de faire chanter sur les hauteurs de Montmartre un tel -Alleluia qu’il serait entendu de Notre-Dame. Les soixante mille Saxons, -Lorrains et Flamands d’Othon entonnèrent le formidable Alleluia promis, -puis descendirent donner l’assaut à la ville, c’est-à-dire certainement -à la forteresse défendant le grand pont, au Grand Châtelet. Ils -ne l’enlevèrent pas plus que les Normands; tout ce que put faire -l’empereur de Germanie, ce fut, après l’assaut, de brûler quelques rues -des faubourgs non défendus et d’aller frapper de sa lance la porte de -la forteresse. - -Le duc de France Hugues Capet habitait le palais de la Cité, la vieille -demeure des magistrats romains où avaient passé les rois mérovingiens. -En 987, à la mort du fils de Lothaire Louis V, le grand vassal reçut ou -prit la couronne. Son fils le roi Robert fut un des grands bâtisseurs -de Paris. - -Peu après l’an mille, après ce passage difficile où le populaire, -selon une croyance répandue partout, attendait la fin du monde, il -fit restaurer le palais de la Cité, jetant bas les restes ébranlés -des vieilles tours romaines et mérovingiennes, les reconstructions ou -adjonctions diverses, les étages de bois, pour refaire ou arranger le -tout sur des données nouvelles. - -Ce palais roman du roi Robert, château fort semblable probablement à -ceux de ce temps dont il reste d’assez grands débris pour qu’il soit -possible d’en préciser l’image, ne dura pas longtemps; il dut à son -tour, moins de deux siècles après, disparaître pour être remplacé par -le palais de saint Louis et de Philippe le Bel. Il avait sa chapelle -Saint-Nicolas que saint Louis jeta bas pour édifier l’admirable -joyau de la Sainte-Chapelle, parvenu jusqu’à nous à travers tant -de vicissitudes. Le roi Robert, dit le Pieux, était aussi Robert -l’excommunié, interdit par l’Église pour avoir épousé sa cousine -Berthe, qu’il fut obligé de répudier après des années de luttes, -pendant lesquelles le malheureux roi, traité comme un pestiféré, se -voyait refuser l’entrée des églises. En face du palais existait déjà la -petite église Saint-Barthélemy; souvent, rapporte la légende, Robert y -vint suivre les offices dans la rue, agenouillé sur le seuil. - -La puissance morale de l’Église à cette époque était immense; -elle savait aussi faire respecter ses droits seigneuriaux, ses -fiefs particuliers et les défendre avec les armes spirituelles ou -temporelles, suivant le cas,--on l’a bien vu au siècle suivant lors de -l’établissement des communes dans les villes des évêques, à Beauvais, -Laon ou ailleurs. La petite aventure arrivée sous l’un des successeurs -de Robert, le roi Louis le Jeune, bien que de son temps l’autorité -royale considérée comme supérieure à celle de tous les barons, -possesseurs réels des fiefs du domaine, se fût affermie notablement, -montre que l’Église savait aussi maintenir ses droits temporels contre -les rois. - -Louis, se rendant à Paris, fut obligé par la nuit de s’arrêter à -Créteil, village appartenant, terres et habitants, au chapitre de -Notre-Dame de Paris. Le roi et sa troupe y prirent gîte et nourriture. -Peu de jours après, Louis VII, se rendant à la cathédrale pour assister -aux offices, se heurta aux portes fermées et trouva sous le porche -les chanoines qui lui firent une admonestation sévère.--«Vous êtes -roi, dirent les chanoines, mais vous n’en êtes pas moins cet homme -qui, contre les droits de l’Église, a eu l’audace de manger à Créteil -aux dépens des habitants de ce village, qui sont hommes de l’église -cathédrale! Voilà pourquoi l’église a suspendu ses offices et vous a -fermé sa porte.» - -Le roi, surpris, protesta vivement, fit valoir que les habitants -d’eux-mêmes s’étaient empressés de fournir les vivres, qu’ils n’y -avaient point été forcés, ainsi qu’en pourrait témoigner le prévôt du -village, et que par conséquent il était innocent de toute atteinte à -la seigneurie du chapitre. Les chanoines furent inflexibles dans la -défense de leur droit seigneurial; ils laissèrent le roi à la porte -de la cathédrale jusqu’à ce qu’il eut envoyé chercher au palais deux -chandeliers d’argent, comme gage de sa promesse de payer la dépense -faite. - -A cette époque, c’en est fini du vieux Paris des Mérovingiens, du Paris -seulement contenu dans l’île de Lutèce; c’est le grand Paris du moyen -âge qui se forme; les institutions parisiennes sortant du chaos des -âges précédents s’établissent pour durer de longs siècles sous des -formes qui ne se modifieront que lentement et resteront dans leurs -grandes lignes. - -C’est le Paris des trois grandes divisions, _Cité_, _Université_, -_Ville_, qui commence. Les faubourgs tant de fois détruits se -rebâtissent, s’allongent, s’agrandissent; les grandes églises naissent -ou se reconstruisent dans une architecture noble et sévère, débarrassée -des barbares tâtonnements des siècles précédents. Les Ecoles nées -obscurément dans la Cité, en quelque maison appartenant à l’évêque de -Paris, prennent soudain un grand développement. - -C’est une petite lumière qui s’allume à la lampe de l’autel d’abord, et -qui, soigneusement abritée, se promène dans les cloîtres, mais elle en -va sortir bientôt et se répandre partout en étincelants foyers. Au XIe -siècle on compte quatre grandes écoles publiques, l’Ecole épiscopale -sous Notre-Dame, l’Ecole de Saint-Germain l’Auxerrois dont le souvenir -nous reste dans la place de l’Ecole, les Ecoles de Sainte-Geneviève -et de Saint-Germain des Prés sur la rive gauche. Bientôt les études -vont émigrer sur cette rive gauche et les innombrables collèges de -l’Université couvrir les pentes des collines méridionales. - -Ces faubourgs grandissants, pour devenir une vraie ville, ont besoin -de sécurité. Louis le Gros la leur donne en les enfermant dans une -enceinte de remparts. Jusqu’alors peut-être avaient-ils été protégés -par quelque fossé palissadé, qui ne comptait guère comme défense. Il y -avait urgence à couvrir la ville nouvelle de cette première véritable -enceinte. Le pouvoir royal était alors bien précaire, les grands -barons, les seigneurs de quelque importance supportaient difficilement -leur vassalité; ils étaient maîtres chez eux, sur leurs terres, et -beaucoup se voyaient presque aussi puissants que le roi, dont les -domaines réels ne se composaient guère que des villes et territoires -de Paris, Melun, Étampes, Orléans et Compiègne, territoires enveloppés -dans les fiefs et possessions des barons. Aussi cherchaient-ils toutes -les occasions de relâcher le lien féodal qui les rattachait au suzerain -et ne se gênaient-ils pas pour guerroyer contre lui à l’occasion. - -On connaît la longue histoire des démêlés des rois de cette époque -avec les Burchard ou Bouchard de Montmorency, les _premiers barons -chrétiens_ comme ils s’intitulaient, avec les seigneurs de Gournay, de -la Roche-Guyon, de Mantes, de Coucy, de Montlhéry et autres, qui du -haut de leurs châteaux pesaient durement sur la contrée, et que les -rois souvent attaqués, menacés sur leur trône, eurent à réduire l’un -après l’autre! - -Cette première enceinte de Louis le Gros n’enfermait encore qu’un -espace relativement étroit, de Saint-Germain l’Auxerrois au port de -la Grève sur la rive droite, et sur la rive gauche une zone du rivage -avant les premiers ressauts de la colline Sainte-Geneviève. En arrière -de ces remparts, les vieilles forteresses du Grand Pont et du Petit -Pont furent reconstruites, pour continuer à défendre l’accès de la cité -en cas d’enlèvement de la première enceinte. Ces deux têtes de pont -reçurent alors le nom de Grand Châtelet et Petit Châtelet. Le Grand -Châtelet fut le siège de la juridiction du Prévôt de Paris et prit -bientôt, ainsi que le Petit Châtelet, un double caractère de forteresse -royale et de prison. - -Louis le Jeune, successeur de Louis le Gros, continua ses -constructions. Paris vit s’élever sous ce roi quelques églises, des -hôpitaux et les premiers collèges du quartier de l’Université. A cette -époque, les chevaliers de l’ordre du Temple bâtissaient leur prieuré, -forteresse dont la grosse tour devait porter leur souvenir jusqu’à -notre siècle. Paris prenait rapidement sa physionomie de la grande -époque du moyen âge. - -Philippe-Auguste monte sur le trône. Déjà la grande cité se trouvait -trop à l’étroit et faisait craquer la muraille de Louis le Gros; -Philippe-Auguste élève en arrière une nouvelle enceinte agrandissant -fortement la ville, une belle et forte muraille flanquée d’un grand -nombre de tours. - -La physionomie de la ville se complète, le roi bâtit son château du -Louvre hors des murs; la fermeture s’achève sous les tours et tourelles -du château royal par une chaîne s’agrafant à la Tour de Philippe -Hamelin ou de Nesle, rive gauche, et à la Tour du coin en face, rive -droite, et par une autre chaîne en amont de Notre-Dame, bouclée de -la Tour Barbeau à la Tournelle, en passant par les pâtures de l’île -Notre-Dame, aujourd’hui Saint-Louis. - -[Illustration: LA POINTE DE l’ILE, LA MAISON DES ÉTUVES ET LE PALAIS DE -LA CITÉ AU XVe SIÈCLE] - -Philippe-Auguste n’habite pas sa forteresse du Louvre, il continue -à loger au vieux Palais de la Cité, fort agréable par sa position à -la pointe ouest de l’île et embrassant de ses fenêtres tout le cours -de la rivière, étincelante aux soleils d’après midi. Saint Louis et -tous les rois vont habiter encore ce palais jusqu’à ce que Charles V -l’abandonne pour l’hôtel Saint-Paul. Alors la royauté sortira de la -Cité, de la vieille Lutèce, et s’en ira de Saint-Paul aux Tournelles, -des Tournelles au Louvre, aux Tuileries et à Versailles. - -En ces années des XIIe et XIIIe siècles, le Vaisseau de -Lutèce,--pendant qu’autour de lui, dans les marais et les prés des -deux rives, sur les décombres laissés par les Normands, poussaient -drus et serrés les monuments et les maisons, églises et abbayes, tours -et hôtels, grands ou petits logis,--l’île de la Cité se transformait -aussi. C’est alors que durent tomber ses vieilles murailles aux -pieds trempés par la Seine, les vieux remparts qui, restaurés ou -refaits maintes fois, avaient supporté les luttes de dix siècles, et -dans le grand siège, résisté à toutes les attaques des Normands. Il -n’en était plus besoin, les tours du Palais seules restèrent, à la fois -ornement et défense à la pointe de l’île. - -[Illustration: INONDATION EN GRÈVE (Pointe de la Cité) - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Alors venait de naître le grand style ogival, superbe développement du -style roman; alors à la pointe orientale et à la pointe occidentale de -l’île, à la proue et à la poupe du vaisseau, des armées de travailleurs -bâtissaient pour Dieu et pour le roi,--le nouveau Palais avec sa grande -salle, ses tours et sa merveilleuse Sainte-Chapelle, et la nouvelle -cathédrale Notre-Dame, le splendide vaisseau patiemment pensé, élevé, -sculpté, fouillé et ciselé par les cerveaux et les bras, les âmes et -les outils. - -[Illustration: LA PLACE DU CHATELET EN 1830] - - - - -[Illustration: LA SALLE SAINT-LOUIS SOUS LA GRANDE SALLE.--AU FOND LA -TRAVÉE GRILLÉE FORMANT LA RUE DE PARIS ÉTAT ACTUEL] - -CHAPITRE III - -LE PALAIS - - L’enceinte du palais, le verger royal.--La chapelle - Saint-Michel.--Le logis du roi.--Les tours d’Argent, de César et - Bon-Bec.--Intérieur de la Conciergerie.--Le grand guichet.--Le - bâtiment des cuisines.--Saint Louis.--Construction de la - Sainte-Chapelle.--Les reliques de l’empereur Baudouin.--La perte du - Saint Clou.--L’oratoire de Louis XI et l’escalier de Louis XII.--La - grande salle et ses particularités.--La Chambre dorée, la tour de - l’horloge.--Fêtes d’inauguration de la grande salle.--Enguerrand de - Marigny. - - -[Illustration: SAINT LOUIS APPORTANT LES RELIQUES DE LA SAINTE-CHAPELLE] - -Le Palais, celui que nous connaissons aujourd’hui, l’ancien palais -des rois et des Parlements, devenu le Louvre de la Justice, est un -enchevêtrement confus de bâtiments de toutes les époques, auquel tous -les âges ont travaillé, démolissant ici, reconstruisant là; auquel -chaque siècle a apporté sa part de moellons, si bien que sur des -soubassements gallo-romains s’élèvent de blanches constructions d’hier -à peine. Mais dans cette juxtaposition d’édifices de tous les styles ou -même sans style, la part des XIIIe et XIVe siècles reste la plus belle. -Les beautés principales, les plus majestueux morceaux de l’immense -ensemble actuel sont de cette époque. Ce sont les débris subsistant du -superbe palais gothique élevé par saint Louis et Philippe le Bel, à la -place des constructions et restaurations du roi Robert. - -Voyons donc cette résidence royale telle qu’elle sortit des mains de -ces deux rois, quand tout l’ensemble dominait, encore intact et tout -d’une pièce, la proue rajeunie de la Cité. - -Le vaste espace irrégulier bordé par la Seine de deux côtés, se -terminant en pointe au bout des jardins par la Maison des Etuves, -était complètement entouré de murailles crénelées flanquées de tours -rondes plus ou moins importantes. Sur les deux côtés jusqu’à la pointe, -c’était la Seine, battant presque le pied des tours, qui servait de -fossé; sur le côté nord--celui qui, de nos jours, a le mieux conservé -sa physionomie ancienne,--se dressaient les deux grosses tours rondes -de la Conciergerie, la tour Bon-Bec plus basse et la tour carrée -de l’Horloge, reliant divers gros bâtiments, la Grande Chambre, la -Chambre de la Tournelle, le bâtiment des cuisines, que surmontaient -les combles de la Grande Salle. Sur le côté sud, il n’y avait qu’un -mur crénelé continu, flanqué de tours de distance en distance, avec -une poterne qui s’ouvrait à peu près au milieu du quai des Orfèvres -actuel, et conduisait, par un passage resserré entre des murailles -ou de hauts bâtiments, à une seconde porte ouverte dans une seconde -muraille d’enceinte et donnant dans la cour où s’élèvera au XVe siècle -la magnifique Chambre des Comptes. - -Un grand mur crénelé s’en allait d’un quai à l’autre enfermant le -jardin du palais, le _verger royal_ garni d’arbres fruitiers et de -treilles, en avant duquel, enfermé dans une autre muraille, s’étendait -un autre jardin plus petit se terminant à la pointe par la Maison des -Etuves. - -Sa grande façade orientale regardant Notre-Dame allait du Grand Pont, -ou Pont aux Changeurs, à l’endroit où se bâtira plus tard le pont -Saint-Michel, en dessinant une ligne ondulée défendue par des tours et -tourelles, précédée d’un fossé sur le revers duquel courait la rue de -la Barillerie, que représente notre moderne boulevard du Palais. - -Après une grosse tour au coin sud-est et quelques tourelles, le chevet -d’une chapelle dépassait le crénelage. C’était la chapelle Saint-Michel -du Palais, à côté de laquelle s’ouvrait, flanquée de deux tours, la -porte principale dont la voûte débouchait juste sous les fenêtres -absidales élancées de la Sainte-Chapelle. Un autre portail un peu plus -loin donnait dans la cour du Mai, puis se dressait le double pignon de -la Grande Salle, se raccordant par divers bâtiments à la belle tour de -l’Horloge. - -En entrant dans la cour du Mai, on avait à droite les murs de la Grande -Salle avec leurs deux étages de fenêtres et leurs tourelles d’escalier; -en face un grand et beau bâtiment joignant la Grande Salle au porche de -la Sainte-Chapelle. C’était la galerie dite aux Merciers, à cause des -marchands qui s’y établirent. Cette galerie, d’un style puissant comme -le bâtiment de la Grande Salle, soutenue de contreforts, éclairée par -de hautes ogives, s’ouvrait sur la cour par une belle porte surmontée -d’un gable à pinacles et fleurons, et précédée d’un monumental perron, -les _grands degrés du Palais_, célèbres dans l’histoire de l’édifice -autant que le perron de la Sainte-Chapelle. - -[Illustration: LE PALAIS DE LA CITÉ.--A GAUCHE LE PONT SAINT-MICHEL] - -Cette splendide cour du Mai, si bien encadrée sur trois côtés par le -mur d’enceinte, par la Grande Salle et par la galerie aux Merciers, -l’était encore plus superbement sur le quatrième côté. Par là -s’élevaient la Sainte-Chapelle, dont le flanc nord est aujourd’hui -emboîté et perdu dans nos lourds bâtiments modernes, et sa sacristie, -_le trésor des Chartes_, petite réduction de la Chapelle, accolée à -l’abside et démolie au siècle dernier. - -Il serait certes impossible de rêver plus magnifique réunion d’édifices -merveilleusement et différemment ornés, se découpant pittoresquement en -silhouettes variées, avec toutes leurs pointes et leurs saillies, avec -leurs pignons à crochets, leurs combles élancés, leurs contreforts, -leurs lucarnes aiguës et l’envolement de toutes les lignes de la -Sainte-Chapelle, ce reliquaire en orfèvrerie de pierre, tout en -lignes perpendiculaires, jaillissant du sol vers le ciel par tous ses -pinacles, par ses tourelles et sa flèche. - -Derrière la galerie des Merciers une grosse tour ronde isolée dans une -cour formait le donjon de ce palais d’une épaisseur de murs énorme; ce -donjon vécut jusque vers la fin du siècle dernier, on le nommait alors -«_tour de Montgommery_» parce qu’il avait servi de prison au meurtrier -involontaire d’Henri II, lorsque après des années de courses à la tête -des plus hardis routiers protestants il avait fini par être pris au -siège de Domfront. - -[Illustration: LE PALAIS. LA COUR DU MAI ET LE GRAND PERRON] - -Sous ce gros donjon, un grand logis s’étendait, faisant face au -couchant sur les jardins, entre deux tours carrées. C’était le logis -royal, construit soit par saint Louis, soit par Philippe le Bel. Sur sa -façade orientale, une petite chapelle, annexe des appartements royaux, -venait presque toucher au donjon. - -La façade sur les jardins présentait entre les deux tours ou pavillons -carrés quatre grandes et hautes arcades, formées par de hauts -contreforts portant une galerie supérieure; la tradition voulait -que la grande fenêtre sous la première arcade de gauche fût celle de -la chambre de saint Louis. Disons tout de suite que ce logis royal -habité par saint Louis peut-être, et assurément par tous les rois à -partir de Philippe le Bel jusqu’à Charles V, encastré plus tard dans -l’entassement confus de bâtiments construits au fur et à mesure des -besoins dans le palais des Parlements, étouffé sous les adjonctions -parasites, horriblement maltraité, traversa les siècles et parvint -jusqu’à nous, oublié sous sa carapace de maçonneries. - -A la démolition des bâtiments de la préfecture de police, dans les -grands travaux de notre époque, il reparut tout à coup, revit le soleil -et ces horizons du couchant si longtemps bouchés, bien changés depuis -le temps où il n’avait que des verdures de jardins à regarder, des -îlots boisés, et des champs enveloppant les tours du Louvre. Il n’était -point revenu à la vie pour longtemps, on allait peu après l’abattre -sans pitié pour la construction du nouveau palais. - -Le vieux logis des monarques lointains, pris en haine et abandonné -après les excès de la commune de 1358, quand le Dauphin Charles -V y avait vu massacrer à ses pieds les maréchaux de Champagne et -de Normandie, eut juste le temps à ses derniers jours, après sa -réapparition, de voir à une époque non moins sanglante, en mai 1871, -défiler entre deux haies de gardes nationaux, au pied de ses murs -encombrés de hangars et de plâtras, l’archevêque de Paris et quelques -autres otages de marque, transférés de la Conciergerie à la prison de -la Roquette... - -La Conciergerie formait, avec les grosses tours et les bâtiments du -Nord, un ensemble sévère en partie conservé aujourd’hui, et sur lequel -la destination qui lui fut donnée à partir du XIVe siècle fait planer -une renommée sinistre. - -Primitivement la Conciergerie n’était point prison, c’était le logement -du concierge du palais, officier préposé à la garde du palais; ses -bâtiments comportaient bien, outre les logements des officiers et -employés, quelques autres logements très fermés, chartres et cachots, -ainsi que tous les châteaux d’ailleurs en possédaient, peut-être même -quelques oubliettes, mais c’était pour gens de marque ou personnages -importants dont on avait à s’assurer. - -Les deux belles tours rondes flanquant le pignon du bâtiment de la -Conciergerie appelé le grand guichet, se nomment l’une tour de César, -sans doute à cause de quelque tour romaine à laquelle elle a succédé, -et l’autre tour d’Argent parce qu’elle aurait, paraît-il, renfermé -le trésor royal au temps de saint Louis. La troisième tour un peu -plus loin, moins haute alors que les deux autres, et pourvue d’une -galerie de crénelage en avant de son comble aigu, porte le nom fort -caractéristique de tour Bon-Bec ou Bavarde, parce qu’elle renfermait la -chambre où se donnait la question. Son nom dit assez que les malheureux -amenés là y devenaient bien vite, sous la main des bourreaux, aussi -loquaces que les juges instructeurs pouvaient le désirer, et même -parfois beaucoup trop. - -Il est difficile de faire la part exacte des rois qui donnèrent -au palais du XIVe siècle son grand caractère si bien d’ensemble. -Philippe-Auguste, le bâtisseur du Louvre, devait avoir commencé -les travaux, continués ou repris par son petit-fils Louis IX, à -qui certainement le palais devait ses plus beaux ornements et qui -commença peut-être les parties attribuées au règne de Philippe le Bel. -On fait quelquefois remonter les tours de la Conciergerie jusqu’à -Philippe-Auguste, saint Louis les trouva-t-il faites, les acheva-t-il -ou datent-elles seulement de Philippe le Bel, on ne sait. Saint Louis -construisit la Sainte-Chapelle, le logis royal, et peut-être quelques -tours de l’enceinte, Philippe le Bel acheva la grande salle, la galerie -aux Merciers, le donjon et la tour de l’Horloge. - -On attribue aussi à saint Louis les belles cuisines encore existantes -entre la tour de l’Horloge et la Conciergerie. C’est une construction -bien originale, cette salle carrée dont les voûtes sont portées par un -quinconce de neuf grosses colonnes, et qui compte quatre bien curieuses -cheminées, une à chaque angle, à grand manteau conique en pan coupé, -étrésillonné sur la colonne d’angle par une demi-arcature. Cette -cuisine malgré la tradition qui la rattache aux constructions de saint -Louis, daterait seulement, suivant quelques archéologues, du temps de -Philippe le Bel, comme la tour de l’Horloge voisine. On prétend qu’elle -était surmontée d’une autre cuisine établie sur le même plan. Viollet -le Duc pense que les cuisines inférieures communiquant avec la salle -Saint-Louis--la grande salle inférieure--devaient servir aux gens du -palais, petits officiers et fonctionnaires tandis que les cuisines -supérieures, qui ont disparu, communiquant avec la grande salle d’en -haut, auraient été affectées au service du roi et aux festins d’apparat -donnés dans la grande salle. - -Ces cuisines du palais ont beaucoup souffert au commencement du siècle -par suite de l’exhaussement du quai, relevé à la hauteur du tablier du -Pont au Change pour atténuer la courbe de ce Pont. Cet exhaussement -enterra malheureusement les tours; outre ce dommage, il donna au -rez-de-chaussée du palais une humidité qui causa des éboulements, -des dégradations considérables. Aujourd’hui ces belles cuisines -sont encombrées de vieux débris de l’édifice, de moulages divers, -de mélancoliques bustes de souverains, et de choses quelconques, -parmi lesquelles se voient les morceaux de la table de marbre de la -Connétablie, sièges des juridictions des maréchaux de France et de -l’Amirauté, jadis placées dans la grande salle, à côté de la fameuse et -immense table de marbre dont nous aurons à parler plus loin. - -Actuellement on pénètre dans la Conciergerie par une porte ouverte dans -les reconstructions nouvelles sur la gauche de la tour de César; on se -trouve dans une cour fermée de sévères murailles à contreforts, où une -seconde porte dans la muraille à droite donne accès, après de fortes -grilles, dans une grande salle voûtée, fortement en contre-bas de la -cour et du quai. C’est le _Grand Guichet_, divisé en deux nefs par une -file de trois colonnes robustes, à beaux chapiteaux dans les feuillages -desquels jouent des animaux et des figures diverses. Parmi ces figures, -à l’un de ces chapiteaux, on veut voir Héloïse et Abélard, un homme et -une femme lisant. - -C’est un beau décor, ce grand guichet, gris et sévère, avec des parties -d’ombre profonde et de clair obscur, où s’agitent des silhouettes de -gardiens passant dans la zone de lumière des fenêtres à profondes -embrasures. - -Voici maintenant, dans ces salles gothiques, des souvenirs de la -Révolution, d’abord cet escalier dans un angle à côté d’une porte -étroite descendant dans les profondeurs où jadis se trouvaient de -lugubres cachots. C’est par cette porte que passait Marie-Antoinette -pour se rendre de sa prison au Tribunal révolutionnaire. A côté une -grande et forte grille laisse entrevoir à travers ses barreaux une -longue galerie sombre; cette galerie c’est une des travées de la -Grande Salle inférieure, car sous la Grande Salle du palais, celle -d’aujourd’hui qui a succédé à la Grande Salle incendiée en 1617 et en -1871, se trouve encore, touchant au grand guichet, la salle inférieure -dite salle Saint-Louis, immense vaisseau gothique, ayant survécu -aux deux incendies, malgré de graves avaries qui ont nécessité des -restaurations. Cette travée enlevée à la salle Saint-Louis, fermée de -grilles sur toute sa longueur et aux extrémités, forme ce qu’on appelle -la _Rue de Paris_, une galerie dans laquelle on entassa en 1793 jusqu’à -deux cent cinquante prisonniers. - -[Illustration: LE GRAND GUICHET, ÉTAT ACTUEL] - -La salle Saint-Louis est divisée par trois rangées de piliers et de -colonnes en quatre nefs à hautes voûtes ogivales. L’immense vaisseau -possède quatre grandes cheminées, une à chaque angle, ainsi qu’un -bel escalier, une vis de pierre tournant dans une sorte de tourelle -entièrement ajourée et montant à la salle supérieure. - -[Illustration: LE PALAIS DE SAINT LOUIS APPARAISSANT A LA DÉMOLITION DE -LA PRÉFECTURE DE POLICE] - -Nous ne pouvons donc, avec des traditions confuses et souvent -contradictoires, distinguer exactement les constructions de saint Louis -de celles de son petit-fils Philippe le Bel, celui-ci ayant entrepris -des remaniements importants au palais de son aïeul, et construit ou -achevé des parties considérables. - -Chacun de ces rois dut travailler à embellir son habitation de la Cité, -et aussi à en perfectionner les défenses. Il est fort à croire que -saint Louis dut y porter tous ses soins, lui qui, dans son enfance, fut -sur le point de perdre le trône par la conspiration des grands barons -désireux de profiter de sa minorité pour se débarrasser du pouvoir -royal et reprendre leur pleine indépendance. Blanche de Castille et le -jeune roi, venant chercher refuge à Paris en 1227, durent s’arrêter -fort en peine à Montlhéry, où l’armée des grands vassaux se préparait à -les assiéger, lorsque, sur la nouvelle du péril couru par leur prince, -les Parisiens s’armèrent et se mirent aux champs en si grand nombre et -avec une telle contenance que l’armée des grands vassaux décampa: «Me -conta le saint roi, écrit Joinville plus tard, que lui et sa mère qui -étaient à Montlehéry n’osèrent aller à Paris, jusqu’à tant que ceux de -la ville les viendrent quérir en armes en moult grande quantité. Et -me dist que depuis Montlehéry jusqu’à Paris le chemin était plein et -serré de troupes de gens d’armes et aultres gens qui criaient tous à -haulte voix que Notre Seigneur lui donnât bonne vie et prospérité et le -voulsit garder contre tous ses ennemis.» - -Des tables de pierre désignées sous le nom de Tables des charités -Saint-Louis, dans le grand préau de Conciergerie, auraient servi -d’après la légende à des distributions de vivres faites aux pauvres -par ordre du roi et même par ses propres mains. A la même époque, soit -que ces tours existassent déjà, soit qu’il y eût encore à la place une -poterne ancienne, se tenaient ici les Plaids de la Porte. Joinville -en parle quand il explique «comment le roi gouverna sa terre bien et -loyalement et selon Dieu... Il avait sa besogne ordonnée en telle -manière que Monseigneur de Nesle et le bon comte de Soissons et nous -autres qui étions entour lui, quand nous avions ouï nos messes, allions -ouïr les plaids de la porte que on appelle maintenant les requestes...» - -Le roi envoyait ainsi ses gens pour voir s’il n’y avait parmi les -causes ainsi plaidées quelques affaires embarrassantes et importantes -qui ne se pussent _délivrer_ sans lui; quand il se trouvait de ces -causes ou litiges, il faisait venir les parties, soit dans sa chambre -où il les attendait assis au pied de son lit, soit au jardin en été. - -Il était là «vêtu d’une cotte de camelot, un surcot de tiretaine sans -manches, un mantel de taffetas noir autour du cou, moult bien peigné -et sans coiffe et un chapel de paon blanc sur la tête.» Il faisait -étendre un tapis à l’ombre et s’asseyait avec ses gens au milieu d’un -cercle de peuple et de plaideurs, écoutant avec conscience les plaintes -et les dires de chacun, expédiant rapidement les affaires, ainsi qu’il -faisait aussi sous le chêne légendaire de Vincennes. Les temps sont -bien changés et la manière de rendre la justice aussi. Ces façons -expéditives et simplifiées doivent bien offusquer tous les procéduriers -successeurs de saint Louis en ce palais, devenu aujourd’hui le Louvre -de la chicane. - -C’est ici que Louis IX voulut faire justice du sire de Coucy, dans la -fameuse affaire des trois pauvres jeunes gens de Flandre, en pension -dans l’abbaye de Saint-Nicolas-au-Bois près Laon, qui, surpris par le -farouche Enguerrand en train de chasser des lapins sur ses terres, -furent incontinent pendus. «Le bon roi droiturier, aussitôt qu’il sut -et ouït la cruauté du seigneur de Coucy, le fit appeler et ordonna -qu’il vînt à la cour pour répondre de ce fait et vilain cas.» Le roi -très courroucé fit prendre Coucy par ses sergents d’armes et quand -il l’eut dans les fortes pierres de la tour du Louvre, il appela -au Palais les barons pour juger l’affaire. Malgré l’opposition des -seigneurs, Louis IX était très décidé à faire mettre à mort le sire de -Coucy; il fallut, pour le fléchir, les plus vives prières de tous ces -barons; enfin il consentit à laisser Enguerrand de Coucy racheter sa -vie par des fondations de chapelles et par une énorme amende convertie -en bonnes œuvres, appliquée aux hôpitaux et à des constructions -d’écoles et de couvents. - -Roi très sage, toujours mû par les plus louables intentions, Louis IX -fut aussi un législateur s’efforçant d’améliorer l’état social par -ses _Etablissements_, essais de codification et de réglementation, -d’atténuer ou de réprimer les brutalités féodales, de faire régner -l’ordre et la paix autant qu’il était possible dans la complication et -l’enchevêtrement des privilèges féodaux. De son règne datent pour Paris -une législation et des règlements pour les Métiers, et tout d’abord une -réforme de la prévôté. - -Jusqu’alors la prévôté de Paris était un office de magistrature -qui s’achetait, et dont l’acquéreur ou les acquéreurs, car on vit -quelquefois deux bourgeois s’associer pour l’achat, entendaient bien -tirer tout le bénéfice possible, par l’exercice rigoureux de ses -droits fiscaux et de ses privilèges. Louis IX supprima la vénalité de -l’office, il fit de la prévôté de Paris une fonction à la nomination -et aux gages de la couronne, et y plaça en 1258 un homme honnête et -zélé pour le bien public, sévère pour tous, Etienne Boileau, lequel -entreprit une réglementation de tous les métiers, c’est-à-dire des -artisans et marchands, qu’il rangea en cent confréries ou corporations. -Cet ensemble de règlements portant le titre de Livre des métiers, et -dont les registres sont conservés aux Archives, fut la charte des -corporations parisiennes pendant des siècles et servit de base aux -traités de police, à toutes les codifications analogues qu’on eut à -rédiger par la suite. Une partie importante des règlements d’Etienne -Boileau s’appliquait à la navigation, aux différents ports, à la -puissante corporation des Marchands de l’eau, laquelle avait la part -belle dans la région parisienne et, par des privilèges quelque peu -abusifs, tendait à constituer au profit des bourgeois de la hanse -parisienne le monopole du commerce sur la haute et sur la basse Seine. - -Cette corporation des Marchands de l’eau allait, en fournissant les -premiers prévôts des marchands, constituer dès 1268 la municipalité -parisienne, souvent en lutte avec les prévôts du roi et le roi lui-même. - -En même temps Louis IX donnait l’impulsion aux études, créait des -collèges, et tout en respectant ou confirmant les privilèges de -l’Université et des Ecoliers, essayait de maintenir en certaines -limites la turbulence souvent excessive de ces derniers. - -Au chevalier du guet chargé de la police avec soixante sergents à pied -et à cheval, saint Louis adjoignit le guet bourgeois fourni par les -marchands et les gens des métiers. - -Les sergents du Châtelet, chargés de protéger la ville contre des -malfaiteurs trop nombreux, n’étaient pas tous d’honnêtes gens non -plus; on trouve dans Joinville une anecdote qui montre assez en quelle -défiance on devait quelquefois les tenir. Trois de ces sergents -s’étant mis un soir en embuscade en un carrefour se jetèrent sur un -clerc qui rentrait chez lui et, après l’avoir assommé, le détroussèrent -si complètement qu’ils ne lui laissèrent que sa seule chemise. Le -pauvre garçon rentra en courant chez lui, se rhabilla quelque peu, et -saisissant une arbalète s’en fut à la poursuite de ses voleurs, suivi -d’un enfant qui lui portait un fauchard. Le clerc les rattrapa et tout -d’abord en abattit un d’un trait d’arbalète; les autres se mirent à -fuir. Le clerc toujours furieux précipita sa course, sous les rayons -de la lune qui était claire et brillante; comme l’un des fuyards -voulait enjamber une haie pour passer dans un courtil, le clerc d’un -coup de fauchard lui trancha presque une jambe, puis sans s’arrêter il -rejoignit le troisième qui cherchait à se réfugier dans une maison et -lui fendit la tête jusqu’aux dents. - -[Illustration: L’AUTEL ET LES RELIQUES DE LA SAINTE-CHAPELLE, XVe -SIÈCLE D’APRÈS LE MANUSCRIT DE JUVÉNAL DES URSINS] - -Joinville en venant le matin rejoindre le roi au Palais rencontra près -de la porte le prévôt de Paris qui amenait devant le roi une charrette -portant les corps des trois sergents tués, suivie du clerc venu après -son exploit se constituer prisonnier. - -Louis IX au sortir de sa chapelle vint au _perron_ voir les morts et -se fit raconter l’affaire par le prévôt: «Sire, dit le prévôt, je vous -amène l’homme qui a fait cela, pour qu’il en soit fait à votre volonté.» - -«Sire clerc, dit le roi, vous avez perdu à être clerc par votre -prouesse, et pour votre prouesse je vous retiens à mes gages, et vous -viendrez avec moi outre-mer, et cette chose vous fais-je encore parce -que je veux que mes gens voient que je ne les soutiendrai en nulles de -leurs _mauvaisetés_.» - -Quand le peuple qui était là assemblé ouït cela, ils s’écrièrent: -«_Notre Seigneur_ et prièrent que Dieu lui donnât bonne vie et longue -et le ramenât en joie et santé». - -Ce fait se passait donc peu de jours avant le départ pour la croisade -et au moment où, toute blanche et toute fraîche, la Sainte-Chapelle -élevait, comme un ardent et solennel cantique de pierre, sa flèche vers -le ciel. - -[Illustration: L’HORLOGE DU PALAIS] - -La Sainte-Chapelle du Palais date du milieu du XIIIe siècle, -c’est-à-dire de la première partie du règne de saint Louis après sa -majorité, des années de sa jeunesse. - -A cette époque, l’empire latin fondé par les croisés à Constantinople -se trouvait en de graves embarras, attaqué à la fois à l’intérieur -par les Grecs, et sur les frontières par les hordes musulmanes. Dans -cette détresse, en grande pénurie d’argent, l’empereur Beaudoin II -avait fait à Venise un emprunt gagé sur les reliques de la Passion de -Jésus-Christ. Peu après, le roi Louis IX ayant eu l’occasion de rendre -quelques services à l’empereur Beaudoin, obtint de lui le don de la -couronne d’épines à charge de désintéresser ses créanciers vénitiens; -il envoya aussitôt à Venise deux frères prêcheurs, avec l’argent pour -dégager les reliques. - -La translation de la couronne d’épines fut comme une marche triomphale -à travers le pays. Partout les populations se pressaient sur le passage -et lui faisaient cortège. «A grande liesse» Louis IX alla au-devant -de la sainte relique jusqu’à Sens et porta lui-même, à l’entrée de -cette ville, la châsse qui la renfermait. L’entrée à Paris se fit en -pompe solennelle. Précédés et suivis d’un nombre infini de prélats, -de religieux et de chevaliers, entourés d’un concours immense de -peuple, Louis IX et ses frères Robert, Alphonse et Charles, en simple -tunique et nu-pieds, portèrent la châsse depuis Vincennes jusqu’à -l’église Notre-Dame, après une dernière station devant l’abbaye de -Saint-Antoine, vers laquelle de tous côtés convergeaient, pour se -joindre au cortège, des processions de toutes les églises et abbayes -de la ville et des environs, «en chapes et aubes merveilleuses avec -gros cierges par milliers». Après une cérémonie d’actions de grâces -à Notre-Dame, l’immense procession se reforma et «convoya» la sainte -couronne de l’église Notre-Dame à la maison du roi, en chantant hymnes -et cantiques, et la précieuse relique fut déposée en la chapelle royale -Saint-Nicolas. - -Peu de temps après, l’empereur Baudoin se trouvant de plus en plus gêné -par _faulte d’argent_, saint Louis acquit de la même façon, en les -retirant des mains des créanciers de l’empereur, une partie du bois de -la vraie croix, l’éponge, le fer de la lance ayant percé les chairs -de Jésus-Christ, et différentes autres reliques qui furent placées en -une merveilleuse châsse d’or et d’argent ornée de pierres précieuses. -On avait au plus haut degré, en ce temps de foi profonde, le culte des -reliques, notre époque d’incrédulité a même accusé les gens de Byzance -d’avoir un peu exploité ce culte et de s’être livrés, dans la suite, à -un véritable commerce de reliques vraies ou fausses. - -Dans les premières années du règne de saint Louis un accident était -arrivé qui montre quelle universelle vénération entourait ces reliques, -pour lesquelles chaque jour on élevait de merveilleuses églises, ainsi -que des moutiers pour les moines chargés de leur garde. - -On conservait à l’abbaye de Saint-Denis, parmi d’autres nombreuses -reliques un des clous qui avait attaché Jésus sur la croix, «apporté, -dit Joinville, durant le règne de Charles le Chauve roi de France -et empereur de Rome». Cette relique était particulièrement honorée, -on la sortait dans les grandes occasions, lorsque l’on implorait du -ciel la fin de quelque calamité publique; le clergé de Saint-Denis -l’avait promenée processionnellement à Paris en 1206, lors d’une grande -inondation qui emporta le Petit Pont et ravagea les bas quartiers. - -Peu avant un jeune enfant de Philippe-Auguste se trouvant en état -désespéré, les moines étaient venus, à la tête d’une immense cohorte -de clercs et de Parisiens marchant les pieds nus, jusqu’au Palais, -où comme suprême recours ils avaient fait toucher par leurs reliques -toutes les différentes parties du corps du petit prince moribond. - -Or, le 27 février 1232, comme on donnait le saint clou à baiser -aux pèlerins qui se pressaient en foule dans l’église de l’Abbaye -nouvellement restaurée, le saint clou chut du reliquaire dans lequel -il était gardé, et par un incompréhensible accident, fut perdu dans la -cohue ou volé par quelque audacieux dévot. Aussitôt qu’on s’aperçut -de la perte, éclatèrent des transports de douleur parmi les moines de -l’abbaye et les pèlerins. Avec la nouvelle la désolation se répandit du -monastère dans Saint-Denis, et de Saint-Denis gagna comme une traînée -de poudre la ville de Paris. «Le roi Louis et la reine sa mère quand -ils ouïrent la perte d’un si haut trésor, se dolurent bien et dirent -que nulle plus cruelle nouvelle ne pouvait leur être apportée; le très -bon et très noble roi Louis ne se put contenir, ainçois commença à -crier hautement et dit qu’il aimerait mieux que la meilleure cité de -son royaume fut fondue en terre et périe. Lorsqu’il sut la douleur -et les pleurs que les abbés et le couvent de Saint-Denis menaient -jour et nuit sans confort, il leur envoya des hommes sages et bien -parlants pour les réconforter et il voulait venir en propre personne, -si le conseil de ses gens ne l’en eût détourné. Le roi fit aussitôt -crier par un héraut la perte par toute la ville, promettant cent -livres d’argent de récompense à qui rapporterait le saint clou, et -plein et entier pardon à qui l’aurait volé ou recelé. L’angoisse et la -tristesse de la perte du saint clou fut si grande par tous les lieux -qu’avec peine serait racontée. Quand ceux de Paris entendirent le cri -du roi et ouïrent la nouvelle, ils furent bien tourmentés et plusieurs -hommes et femmes, enfants, clercs, écoliers commencèrent à braire et -à crier, et fondant en pleurs ils coururent aux églises pour déprier -Notre-Seigneur. Paris ne pleurait pas tant seulement, mais toutes gens -pleuraient parmi le royaume de France. Aucuns des sages hommes étaient -en doutance que parce que cette cruelle perte était arrivée au chef du -royaume, n’advinssent aucuns graindres meschiefs ou pestilences dans -tout le corps du royaume de France...» Cette désolation universelle ne -cessa qu’aux premiers jours d’avril suivant, quand soudain on apprit -que le saint clou était retrouvé. On le gardait à l’abbaye du Val -près Pontoise, où il avait été porté par une bonne femme qui l’avait -ramassé dans l’église de Saint-Denis. Il est probable que les moines -de Pontoise ne le restituèrent pas de bonne grâce, mais ils durent -s’exécuter, et le saint clou fut reporté en grande pompe à l’abbaye de -Saint-Denis, où le roi vint solennellement en réjouissance faire ses -dévotions avec ses gens. - -Quand saint Louis eut en sa possession les reliques achetées à -Constantinople, il résolut d’élever, pour renfermer leurs superbes -châsses, une nouvelle chapelle plus magnifique encore, qui serait en -quelque sorte un vaste reliquaire de pierre, pour le service duquel il -créerait un chapitre de chanoines et de chapelains chargés d’y faire -«nuit et jour le service du Seigneur». - -L’architecte était tout trouvé, c’était Pierre de Montreuil ou de -Montereau, artiste éminent qui venait de terminer le superbe réfectoire -et la chapelle de la Vierge de l’abbaye de Saint-Germain. Sur -l’emplacement de Saint-Nicolas du Palais, auquel se trouvait annexé -un autre petit oratoire consacré à la Vierge, Pierre de Montereau, en -trois ou quatre années, édifia ce merveilleux monument, épanouissement -admirable du grand style ogival, reliquaire de pierre ciselée, ayant -pour base solide sa chapelle basse, et ensuite nef délicate, aérienne, -complètement ajourée, où la pierre ne sert plus pour ainsi dire que -d’armature à des splendides verrières. Les travaux marchèrent avec une -grande rapidité. Louis IX posa la première pierre en 1245, en 1248 -l’église était consacrée. - -L’édifice est double; dans la chapelle inférieure, éclairée par des -roses dans des arcatures robustes, les voûtes de la nef principale -reposent sur deux rangées de colonnes étrésillonnées par une -demi-arcature au droit des contreforts, laissant ainsi un étroit bas -côté. - -[Illustration: LA TOUR BON-BEC AVANT LA SURÉLÉVATION D’UN ÉTAGE LORS DE -LA RESTAURATION DU PALAIS DE JUSTICE] - -La chapelle supérieure, éclatante et resplendissante verrière, d’une -légèreté stupéfiante, porte ses voûtes à trois fois la hauteur de la -chapelle basse; elle est toute en fenestrages, en vitraux étincelants, -la pierre disparaît, la lumière irisée mange les sveltes meneaux des -immenses lancettes. Aujourd’hui les vitraux du XIIIe siècle sont encore -en place, rétablis dans leur intégrité, sauf quelques parties. Après -avoir un peu souffert au siècle dernier, quand on mura tout le long de -l’édifice un quart de la hauteur des fenêtres, ils ont retrouvé dans -une soigneuse restauration tout leur magique et harmonieux éclat. C’est -une œuvre colossale, figurant en un millier de sujets distincts, dans -quinze grandes verrières, toute l’iconographie chrétienne, l’Ancien -Testament, de la création du monde à l’Apocalypse. Une série est -consacrée à l’histoire de la translation des reliques à Paris, elle est -historiquement du plus haut intérêt; malheureusement c’est la verrière -qui a le plus souffert, où force a été de refaire les sujets manquants. - -Les peintures qui couvrent tout, murs, arcatures de la base, colonnes, -voûtes ont dû être refaites de nos jours; ce sont de grandes frises -ornementales, feuillages, écussons, avec fleurs de lis et tours de -Castille répétées partout. L’ensemble est éblouissant. Douze statues -d’apôtres accrochées aux colonnes, le long de la nef, portent de -petites croix de consécration enchâssées dans des _monstrances_ en -souvenir de la consécration de l’église. Aujourd’hui six de ces statues -seulement sont anciennes, les autres ont dû être refaites. - -Le 25 avril 1248, la Sainte-Chapelle terminée, avec tous ses vitraux, -toute sa merveilleuse ornementation, fut consacrée, la chapelle basse -sous le titre de la Sainte-Couronne et de la Sainte-Croix, par le légat -du Saint-Siège, Eudes de Châteauroux, évêque de Tusculum,--la chapelle -haute sous la dédicace de la Glorieuse Vierge Marie par l’archevêque de -Bourges. - -[Illustration: ENVAHISSEMENT DU PALAIS PAR LES PARISIENS EN 1358] - -[Illustration: L’ORATOIRE DE LOUIS XI A LA SAINTE-CHAPELLE] - -C’était peu de mois avant que saint Louis ne s’embarquât à -Aigues-Mortes pour sa première croisade, qui le retint six années -en Palestine. Le 12 juin, Louis IX prit à l’abbaye de Saint-Denis -l’oriflamme et le bourdon du pèlerin et partit avec sa femme la reine -Marguerite, laissant la régence à sa mère Blanche de Castille. Le roi -auparavant avait largement pourvu à la dotation du chapitre de la -Sainte-Chapelle et assuré le sort de sa fondation. - -L’ensemble des travaux avait coûté, dit-on, plusieurs millions au -trésor royal; les reliques et les châsses d’or enrichies de pierres -précieuses, exécutées pour les renfermer, à elles seules revenaient à -une somme supérieure. - -Dans le pignon de la Sainte-Chapelle flamboie une rose splendide, -au-dessus du porche à double étage qui précède les deux portails -superposés. Cette rose ne date pas de la construction, elle a été -refaite au XVe siècle ainsi que les deux jolis clochetons flanquant -le pignon. La fleur royale se retrouve partout sculptée sur ces -clochetons, au-dessous d’une couronne d’épines et dans une balustrade -au milieu de laquelle une grande lettre K couronnée, initiale de -Karolus, rappelle la date de cette restauration sous Charles VIII. - -La flèche de l’édifice primitif dut être refaite au commencement du -XVe siècle, cette seconde flèche périt dans l’incendie de 1630; on en -rétablit une alors, que la Révolution renversa. La flèche dressée de -nos jours par l’architecte Lassus est donc la quatrième. - -La sacristie annexe que possédait la Sainte-Chapelle était une -charmante petite réduction de l’édifice principal, élevée sous le -flanc nord de l’abside et reliée à elle par un passage couvert. -Cette annexe se divisait en trois étages, plus un étage de combles; -l’étage inférieur servait de sacristie à la chapelle basse, l’étage -intermédiaire de Trésor et de sacristie à la chapelle haute, et les -étages supérieurs étaient affectés au dépôt des chartes, traités, -titres, registres et documents de la chancellerie de la couronne, -destination qui avait fait donner à l’édifice le nom de Trésor des -Chartes. - -Le Trésor des Chartes, sous Louis IX, avait été aussi la bibliothèque -royale, le roi y avait déposé sa bibliothèque, les précieux -manuscrits qu’il faisait rechercher et transcrire par une armée de -copistes, vraisemblablement établis en quelques salles du palais. Ce -délicieux petit édifice, complément obligé de la Sainte-Chapelle, -sacristie-annexe semblable à celle qui existe encore sous la chapelle -du château royal de Vincennes, également bâtie par saint Louis, fut, -sans raison aucune et malgré les réclamations du chapitre, démoli par -les architectes qui restauraient le palais après l’incendie de 1776. -Ils abattirent le Trésor des Chartes pour élever la lourde galerie de -l’aile gauche de la cour du Mai, détruisant ainsi complètement l’aspect -de l’ancienne cour, en emprisonnant dans leurs maçonneries sans intérêt -le flanc gauche de la Sainte-Chapelle. - -Composé de chapelains et de clercs, avec des dignitaires portant -les titres de maître chapelain, maître gouverneur, trésorier ou -archichapelain, le chapitre de la Sainte-Chapelle jouissait de nombreux -privilèges dans l’enceinte du Palais. Chaque nuit après l’office -du soir trois clercs et un chapelain devaient s’enfermer dans la -Sainte-Chapelle pour veiller à la conservation des reliques. Dans la -nuit du Vendredi au Samedi saint, rapporte Dulaure, il se célébrait -à cette Sainte-Chapelle une étrange et curieuse cérémonie. Tous ceux -qui étaient réputés possédés du diable et démoniaques y étaient amenés -pour être exorcisés solennellement. Malheureux malades ou mendiants -simulateurs tirant de leur supercherie de larges aumônes, réunis dans -l’église, se livraient à toutes les contorsions possibles, aux plus -répugnantes grimaces, tombaient dans des convulsions en poussant des -hurlements. Alors apparaissait le grand chantre du chapitre, découvrant -à tous le bois de la vraie croix et instantanément, comme par un coup -de théâtre, le silence se faisait, tout s’apaisait, les cris et les -contorsions; malades vrais à l’esprit frappé, faux possédés exploiteurs -de la crédulité, tous retrouvaient le calme. - -En 1843, au cours des grands travaux de restauration entrepris à -la Sainte-Chapelle, si cruellement maltraitée à la fin du dernier -siècle, on découvrit une boîte d’étain renfermant un cœur, sous les -dalles à la place occupée jadis par le maître-autel. Ce cœur reposant -sous les saintes reliques était peut-être celui de saint Louis, mais -aucune inscription, aucun document ne se trouvait pour l’établir avec -certitude. - -Dans la chapelle haute, il avait été ménagé sur chaque flanc, à la -deuxième travée de la nef avant l’abside, un renfoncement où se -trouvaient d’un côté la place réservée au roi et de l’autre celle -réservée à la reine. Louis IX s’asseyait ici pour assister aux offices. -Ses successeurs firent de même. Plus tard le roi Louis XI se trouva -ainsi trop mêlé aux autres assistants, et fit faire à la travée du côté -droit touchant à l’abside un petit réduit ajouté en hors-d’œuvre entre -deux contreforts, petit oratoire particulier d’où il pouvait, par une -étroite ouverture, suivre l’office sans être vu. - -Au dehors cette chapelle se présente sous forme d’une petite annexe -carrée, avec de jolis détails de sculpture rétablis à la restauration -et une belle balustrade à fleurs de lis, où s’élève du compartiment du -milieu une L majuscule couronnée. - -La chapelle royale du Palais qui vit sous chaque règne se déployer -les splendeurs de nombreuses cérémonies, se célébrer quelques -mariages royaux ou princiers, reçut à la fin du XVe siècle quelques -modifications extérieures, comme la reconstruction de la grande -rose, des clochetons du grand pignon et de la flèche. Le roi Louis -XII compléta ces modifications par l’adjonction d’un grand escalier -extérieur montant du flanc sud de l’édifice au porche supérieur. Cet -escalier présentait certains points de ressemblance avec l’escalier de -la Chambre des Comptes bâtie au fond de la cour de la Sainte-Chapelle -à la même époque. Les arcs gothiques retombaient sur de gros piliers -chargés de fleurs de lis, lesquelles se retrouvaient, alternant avec -des dauphins, aux appuis montant le long de la rampe. - -Le grand incendie qui ravagea le Palais en 1618 avait épargné la -Sainte-Chapelle; quelques années plus tard, le 26 juillet 1630, par -la négligence de plombiers réparant la toiture, le feu prit dans les -combles de la Sainte-Chapelle, dévora toute la charpente ainsi que -celle de la flèche. Cette flèche en s’écroulant écrasa l’escalier de -Louis XII. On releva la flèche, mais l’escalier demeura une ruine; -l’arcade d’entrée restait seule debout avec des débris de piliers. A -ces piliers ruinés et tout le long de la rampe, s’accrochaient depuis -longtemps déjà des échoppes de marchands quelconques, surtout de -libraires, sur lesquelles nous aurons occasion de revenir. - -[Illustration: L’ESCALIER DE LA SAINTE-CHAPELLE. COMMENCEMENT DU XVIIe -SIÈCLE AVANT LA CHUTE DE LA FLÈCHE] - -Au temps de Philippe le Bel, toutes les constructions du palais -commencées par saint Louis ou ajoutées après lui sont terminées, -l’ensemble du Palais de la grande époque gothique est désormais bien -complet avec sa Sainte-Chapelle, sa Grande Salle, sa Conciergerie et sa -tour de l’Horloge. - -Enguerrand de Marigny, général des finances, le ministre de Philippe -le Bel qui devait si tristement finir à Montfaucon, dirigeait les -travaux d’achèvement de la Grande Salle dans les dernières années -du XIIIe siècle. Merveille du Palais avec la Sainte-Chapelle, cette -Grande Salle, reposant sur la Grande Salle inférieure échappée à tant -de désastres successifs et parvenue jusqu’à nous, était partagée par -une rangée d’énormes piliers en deux nefs dont les voûtes entièrement -lambrissées, semblables à deux carènes de navire renversées et -accouplées couvraient un immense espace de 70 mètres sur 27m,50. On -entrait de la cour du May par un perron, à l’angle sud-est, donnant -d’abord dans une galerie longeant le côté méridional de la Grande -Salle, et conduisant à la galerie des merciers et à une seconde entrée -de la Grande Salle. - -Dans la double nef pavée de marbre blanc et noir la lumière entrait -largement, par les belles fenêtres et les roses des quatre pignons, par -d’autres fenêtres sur les côtés, faisant valoir les lambris peints et -dorés des voûtes, azur et fleurs de lis, les détails de sculpture, les -statues accrochées aux piliers. Ces statues dépassaient au XVIe siècle -le nombre de cinquante, posées à une certaine hauteur sur chaque face -des colonnes centrales et sur les piliers des côtés, plus nombreux à -cause des subdivisions des travées. - -[Illustration: L’ESCALIER DE LA SAINTE-CHAPELLE, XVIIIe SIÈCLE] - -C’étaient les effigies des rois depuis Pharamond jusqu’à François -II. Des inscriptions au-dessous des figures indiquaient la durée de -chaque règne avec la date de la mort de chaque roi. Gilles Corrozet, -dans ses _Antiquités et singularités_ de Paris, donne la liste de ces -statues avec les inscriptions constamment lues et commentées par les -curieux passant dans la Grande Salle. «On pensait dans le peuple, -ajoute-t-il, que ceux qui sont représentés avec les mains hautes ont -régné vertueusement et ceux qui ont les mains basses ont été infortunés -ou n’ont fait acte d’excellence.» - -Sur les faces latérales, chaque travée de salle se divisait en deux -arcatures où, dans le renfoncement entre les piliers, un banc de -pierre était ménagé. Quatre grandes cheminées comme en bas dans la -salle Saint-Louis chauffaient la grande salle. Les jours d’hiver dans -cette immense nef toujours bruyante, toujours pleine de gens venus pour -leurs affaires, ou pour ouïr les nouvelles, ces cheminées à la vaste -hotte, devaient former chacune le centre de groupes serrés. - -Du côté du pignon oriental donnant sur la partie de la rue de la -Barillerie dite de Saint-Barthélemy, à cause de l’église de ce nom -située en face du Palais, le roi Louis XI fit plus tard élever un autel -qu’il accompagna des statues de saint Louis et de Charlemagne portées -sur deux colonnes. Ce très dévotieux monarque, faisant placer sa statue -à côté de celles de ses prédécesseurs, se fit représenter agenouillé -devant une image de la Vierge. A cet autel de Louis XI se disait jadis -chaque année la messe de rentrée du Parlement. - -Au fond, sous le pignon opposé, toute la largeur de la Grande Salle -était prise par la Table de marbre si fameuse dans les fastes du -Palais. On tenait pour certain, sans y regarder de trop près, qu’elle -était faite d’une seule tranche de marbre «qui portait, dit Sauval, -tant de longueur, de largeur et d’épaisseur qu’on tient que jamais il -n’y a eu de tranches de marbre plus épaisses et plus longues». - -Table illustre contemplée avec respect par le populaire, brillante sous -le reflet des grands fenestrages, table royale aussi, réservée, dans -les festins d’apparat donnés par les rois, aux princes du sang, aux -pairs de France et aux princesses, les autres convives s’asseyant à des -tables mobiles plus ou moins rapprochées, selon leur rang. - -Au XVe siècle, près de la table de marbre, se voyaient différentes -choses remarquables: un crocodile empaillé trouvé, disait-on, dans les -fondations du palais, curiosité rapportée probablement d’Égypte au -temps des croisades, et un grand «vieil cerf» en bois, qui était un -modèle préparé pour un cerf en or massif que le général des finances de -Charles VI devait faire exécuter pour le trésor royal, projet qui n’eut -qu’un commencement d’exécution, la tête seule ayant été faite, et sans -doute bien vite fondue ensuite. - -La table de marbre, table royale, siège de la juridiction des eaux et -forêts, avait encore une autre destination bien différente, c’était -aussi le théâtre de la Basoche; en ces âges naïfs, sur la table des -festins royaux, les clercs de la basoche du palais, montaient aux -jours de leurs divertissements traditionnels, pour jouer leurs farces, -sotties, moralités et momeries. Très probablement un revêtement de bois -formant estrade recouvrait alors la table de marbre, estrade surélevée, -dont le dessous fermé par des tapisseries servait de vestiaire. C’est -ainsi que Victor Hugo, au premier chapitre de _Notre-Dame de Paris_ -a mis en scène une représentation de mystère offert au populaire sur -cette table, à l’occasion d’un mariage princier. - -L’angle nord-ouest de la Grande Salle touche à la Grand’chambre, -ancienne chambre de saint Louis, située à l’étage supérieur de la -Conciergerie, au-dessus du grand guichet entre les deux tours. Sous -Louis XII elle fut complètement transformée et devint la Chambre -dorée. Les murailles couvertes de lambris curieusement sculptés, -le plafond à caissons, les petites voûtes surbaissées retombant -sur des culs-de-lampe, les peintures, les fleurs de lis, tous les -ornements dorés «avec de l’or de ducats de Hollande», en faisaient une -étincelante et mirifique salle d’apparat. Des estampes nous en ont -conservé l’aspect à différentes époques. - -[Illustration: LA CHAMBRE DORÉE.--DANS L’ANGLE, LE SIÈGE ROYAL] - -Quand elle fut devenue grande chambre du Parlement, chambre des pairs, -chambre des plaids solennels, magistrats et pairs occupaient des -gradins se détachant sur le lambris à fond fleurdelisé; sur deux des -angles s’élevaient deux tribunes pour les invités de marque aux grandes -cérémonies, sortes de lanternes construites sous Louis XIV et refaites -sous Louis XV, chargées d’armoiries et terminées en dômes avec la -couronne royale au sommet. - -Le trône royal ou lit de justice était dans un autre angle à côté d’un -grand triptyque du XVe siècle représentant le Christ en croix entouré -de quelques saints. Près de la porte communiquant avec la Grande Salle, -se voyait, d’après les anciens chroniqueurs, un lion doré, ayant la -tête baissée et la queue entre les jambes, ce qui voulait dire que -«toute personne tant soit grande de ce royaume en doit obéir et se -rendre humble, soubz les lois et jugements de la dicte Court». - -C’est dans cette étincelante Chambre dorée où tout rappelait la -royauté, fleurait l’aristocratie et le vieux parlementarisme, que -s’établit en 1793 le tribunal révolutionnaire, pour travailler avec -la collaboration du couperet de Sanson à supprimer les vieilles -institutions et les ci-devant aristocrates ou parlementaires. -Préalablement la Chambre dorée avait été _exécutée_ elle-même, le rabot -égalitaire avait passé sur la superbe décoration, on avait tout rasé, -ornements sculptés, peintures, écussons, et à la place du plafond aux -voûtes si délicatement et si richement lambrissées et enluminées on -avait fait un plafond net et plat. - -Quant à la Tour de l’Horloge, on pense qu’elle date des commencements -du XIVe siècle. S’il en est ainsi, il devait exister précédemment un -peu en arrière une autre tour formant l’angle du Palais devant le -Grand-Pont; on croit savoir que le roi Philippe le Bel acheta à cette -époque au chapitre de Notre-Dame un moulin, dit de _Chante-reine_ -situé sur la rive au pied du Palais, pour élever à sa place la belle -tour carrée de l’Horloge et le bâtiment contigu, c’est-à-dire la -cuisine dite de Saint-Louis. - -[Illustration: LOGE OU LANTERNE DE LA CHAMBRE DORÉE, XVIIe SIÈCLE] - -L’horloge qui donne son nom à la tour fut placée en 1370, du temps de -Charles V, par un maître horloger allemand du nom de Henri du Vic. -Celui-ci resta chargé de l’entretien du mouvement et fut logé dans la -tour. En même temps on installait dans le petit beffroi surmontant le -comble de la tour, une cloche nommée _Jouvante_, qui devait devenir non -moins fameuse que l’horloge, car elle donna en 1578, avec les cloches -de Saint-Germain l’Auxerrois, le signal de la Saint-Barthélemy. Peu -après, sous Henri III, l’horloge dut être restaurée; on chargea de -ce soin Germain Pilon qui refit un cadran élégamment décoré, flanqué -de deux figures représentant l’une la Force et l’autre la Justice, -avec des inscriptions latines dues à Jean Passerat, l’un des futurs -auteurs de la Satire Menippée. L’une de ces inscriptions, placée sous -les écussons de France et de Pologne réunis et entourés du cordon de -l’ordre du Saint-Esprit, fait allusion aux deux couronnes portées -par Henri III et lui en promet une troisième au ciel. Un auvent -gracieusement arrondi protège l’horloge et ses figures. Le tout nous -était arrivé absolument dégradé, et il a fallu tout reconstituer, -sculptures, figures et ornementation peinte. - -Voici donc le palais complètement achevé dans son ensemble aux -premières années du XIVe siècle; sous Charles VIII et Louis XII, il -recevra encore des adjonctions heureuses, mais ce sera ensuite fini, -il ne fera plus, aux époques suivantes, que souffrir violences et -dévastations, lors de ses incendies successifs, suivis de restaurations -non moins désastreuses pour ses magnificences ogivales et sa noble -physionomie d’autrefois. - -L’émerveillement de tous fut grand à la fin des travaux, devant l’œuvre -achevée qui complétait l’aspect grandiose de la Cité, resplendissante -alors avec sa jeune cathédrale et son Palais neuf. Philippe le Bel, -pour inaugurer solennellement ses constructions, donna à la Pentecôte -de l’an 1313, huit jours de fêtes merveilleuses, au cours desquelles -furent armés chevaliers les trois fils du roi, qui devaient si peu -après, et pour si peu de temps chacun, régner tous les trois, Louis le -Hutin, Philippe le Long, Charles le Bel. - -[Illustration: LA GRANDE SALLE DU PALAIS. AU FOND LA TABLE DE MARBRE] - -Le gendre du roi Edouard II d’Angleterre vint en grande pompe assister -aux fêtes. La ville de Paris, où tout chôma pendant huit jours, était -dans toutes ses rues encourtinée de soie et de lin et illuminée -joyeusement chaque soir. Jamais on n’avait vu pareilles magnificences, -tous les ducs, comtes et barons de France étaient présents, disent les -vieux chroniqueurs, ajoutant pour donner une idée de ces magnificences -que dans une seule journée ces nobles seigneurs changèrent trois -fois d’habits. Il y eut chaque jour de grands festins, le jour de la -Pentecôte, les fils du roi furent armés chevaliers, le roi donna un -grand repas sur la Table de marbre, au cours duquel tous les mets -furent à un certain moment inondés d’eau de rose, ce qui peut passer -pour un assaisonnement singulier. - -«Tous les bourgeois de Paris en robes neuves, à pied et à cheval, -ordonnés par métiers et confréries, avec trompes, tambourins, buccines -et menestriers et très bien jouant de très beaux jeux, entrèrent -en l’île de la Cité par-dessus un pont de bateaux nouvellement -construit, et vinrent en grande joie à la cour du Palais du roi.» Cette -procession, chantant et jouant comme une sorte de mystère ambulant, -donna aux princes une grande représentation dans la cour du Palais. - -Il y avait plusieurs pièces ou plusieurs actes. Après le Mystère du -Paradis vint le Mystère de l’Enfer, puis tout le Roman du Renard en un -nombre infini de scènes, avec tous les déguisements d’animaux et les -«feintises» indispensables. - -Après le repas des princes, le mystère ambulant s’en fut -processionnant dans le même ordre au pré aux Clercs, sous l’abbaye de -Saint-Germain-des-Prés, où la reine d’Angleterre, Isabeau de France, -était parée en une tourelle avec nombre de dames et de damoiselles. «Et -cette fête leur plut fort et tourna à grand honneur au roi de France et -aux gens de Paris.» - -Pendant ces fêtes dans l’île de la Cité et dans l’île Notre-Dame, le -roi de France, ses frères et ses trois fils, le roi d’Angleterre et un -nombre immense de seigneurs prirent la croix pour une croisade projetée -que diverses circonstances empêchèrent. L’enthousiasme fut si grand -cependant que les femmes des croisés prirent la croix aussi pour suivre -leurs maris, mettant seulement pour condition qu’elles ne passeraient -point la mer sans leurs maris, et que celles qui deviendraient veuves -seraient déliées de leur vœu. - -Le cinquième jour des fêtes tous les artisans et bourgeois de Paris, -les uns à pied, les autres à cheval, défilèrent par le parvis -Notre-Dame et les rues de la Cité, sous les fenêtres du Palais où les -deux rois, les princes et les barons étaient placés. Les Parisiens -à cette montre étaient bien environ vingt mille cavaliers et trente -mille piétons, «dont le roi d’Angleterre et les siens furent grandement -ébahis». - -Dans le Palais, avec les rois, cohabitait l’ensemble assez confus de -l’administration du royaume, le trésor, la Justice. Il fut le berceau -des Parlements réguliers installés dans la grand’chambre, plus tard -chambre dorée. - -Philippe le Bel, en même temps qu’il achevait les constructions -commencées par saint Louis, complétait aussi l’œuvre d’organisation -judiciaire de son prédécesseur. Il instituait un Parlement à Paris -et deux autres en province, l’Echiquier de Rouen, le parlement de -Toulouse, plus un parlement temporaire à Troyes, les _grands jours_, -délégation de celui de Paris. - -Il décida que le Parlement se réunirait au palais pour six semaines -ou deux mois de chaque semestre, à Pâques et à la Toussaint, en -cour souveraine de justice, pour connaître de toutes les affaires -importantes; des prélats et des hauts barons furent mis à la tête de -cette juridiction royale. Primitivement il entra dans la composition -du Parlement deux sortes de conseillers: les _conseillers jugeurs_, -tous nobles seigneurs, et les _conseillers rapporteurs_, ceux-ci -clercs et légistes, formant les _chambres des enquêtes_, et admis -seulement à formuler leur opinion; mais ces derniers, par la seule -force des choses, se confondirent bientôt avec les autres et finalement -constituèrent à eux seuls cette haute magistrature. - -Le roi avait aussi près de lui sa chambre des comptes chargée de -l’administration financière, et présidée également par des évêques et -des barons. - -Quand Philippe le Bel convoqua les Etats généraux dans les -circonstances difficiles de sa lutte avec le Saint-Siège, il réunit -tous les barons, les ducs, comtes, prélats, abbés des couvents, maires -et échevins des communes dans l’église Notre-Dame. - -C’était en 1302; en 1308 il réunit les Etats généraux à Tours; mais en -1314, les convoquant de nouveau, il les assembla en son Palais, dans la -Grande Salle terminée depuis peu. - -Les barons et les prélats étaient assis sur un «échaffaud» élevé -probablement du côté de la Grande table, les bourgeois des communes -remplissaient la salle. Enguerrand de Marigny, «chevalier coadjuteur du -roi de France Philippe et gouverneur de tout le royaume,» disent les -Chroniques de Saint-Denis, monta sur cet échafaud, «prêcha» longuement -à l’assemblée, en commençant par un beau compliment du roi à sa ville -de Paris «où les rois aux temps anciens avaient accoutumé d’avoir -leur nourriture et pour cela appelaient-ils Paris chambre royale». -Puis rappelant les anciennes querelles du roi Philippe-Auguste avec -Ferrand comte de Flandre, il en vint à la grande affaire qui était la -création de nouveaux impôts en vue d’une expédition contre les Flamands -lesquels, de nouveau comme au temps de Ferrand, se dérobaient à la -suzeraineté du roi de France. - -«Pour laquelle chose Enguerrand requit pour le roi aux bourgeois des -communes qu’il voulait savoir lesquels lui feraient aide ou non à aller -encontre les Flamands à ost en Flandre. Et lors icelui Enguerrand fit -lever son seigneur le roi de France delà où il séait pour voir ceux qui -lui voudraient faire aide. Adonc Etienne Barbette, bourgeois de Paris, -se leva et parla pour ladite ville.» - -Etienne Barbette, qui était l’homme du roi et le compère d’Enguerrand, -déclara au nom de tous les bourgeois et des communes que tous feraient -aide volontiers au roi, ce dont il reçut aussitôt les remercîments de -Philippe. L’affaire était terminée. «Et alors après icelui parlement, -une taille trop male et trop grevable à Paris et au royaume de France -fut levée, de quoi le menu peuple fut trop grevé, pour laquelle -occasion ledit Enguerrand tomba en la haine et malédiction du menu -peuple trop malement.» - -De bien graves affaires se débattaient en ces dernières années du règne -tourmenté de Philippe le Bel, le terrible scandale des désordres des -trois belles-filles du roi, Marguerite, Blanche et Jeanne de Bourgogne, -allait éclater. Les trois princesses surprises avec leurs amants à -l’abbaye de Maubuisson près Pontoise, où elles s’installaient sous -prétexte de retraite et de dévotions, furent jetées en dure prison. -Les malheureux Philippe et Gauthier d’Aulnay, amants de Marguerite -et de Blanche, subirent d’horribles supplices. Jeanne put se faire -déclarer innocente, mais l’amant soupçonné n’en fut pas moins pendu. -Marguerite, femme de Louis le Hutin, fils aîné du roi, périt étranglée -dans sa prison quand son mari monta sur le trône. C’est la Marguerite -de Bourgogne de la fameuse tour de Nesle, où les légendes populaires -placent le théâtre de ses débauches et de ses cruautés. - -En même temps que s’établissait le renom sinistre de la tour de Nesle, -l’îlot de Bussy en avant de l’île de la Cité, lequel devait plus tard, -soudé à la grande île, former le terre-plein du Pont-Neuf, acquérait -une non moins sinistre célébrité. Le grand procès des Templiers allait -y avoir son terrible dénouement. Depuis six ans les dignitaires de -l’ordre étaient traînés de cachots en cachots, de juridiction en -juridiction et aussi de bourreaux en bourreaux. - -Enfin dans une grande assemblée de prélats assistés de trois légats -du pape, le grand maître de l’ordre, Jacques de Molay, et trois -autres dignitaires furent condamnés à une prison perpétuelle. Ils -devaient auparavant faire une sorte d’amende honorable et renouveler -publiquement les aveux arrachés par les tortures, devant un bûcher -allumé sur la place du Parvis-Notre-Dame. - -Un grand échafaud avait été dressé devant le portail de la cathédrale, -les commissaires apostoliques y parurent avec les quatre Templiers et -les sommèrent de répéter leur confession. Deux y consentirent, mais par -un coup de théâtre inattendu, Jacques de Molay et le grand maître de -Normandie protestèrent solennellement contre ce que les tourments leur -avaient fait avouer, et démentirent avec énergie toutes les accusations -portées contre l’ordre. - -La commission pontificale déconvenue rentra en délibération et, en -attendant qu’elle eût prononcé, elle remit les deux relaps au Prévôt de -Paris pour qu’il les gardât. Ainsi cette grande et difficile affaire -n’était pas terminée, les victimes osaient encore élever la voix. - -La nouvelle de la rétractation des Templiers venait d’être portée au -roi. Aussitôt, après un rapide entretien avec ses conseillers, il fit -amener au palais les deux Templiers. En grande hâte, on éleva un bûcher -dans la petite île connue sous différents noms, comme île aux Juifs, -île aux Vaches ou au Passeur aux Vaches, île Bucy, devant la maison des -Etuves qui faisait l’extrémité du jardin royal, et sur le soir, à la -vue du peuple rangé sur les rives, le 3 mars 1314, les deux victimes -furent brûlées, gardant jusqu’au bout une contenance et une fermeté qui -frappa tous les assistants, et assignant, dit une légende forgée peu -après, à comparaître devant Dieu, leur souverain juge, le pape Clément -avant quarante jours, et avant un an ce roi qui les regardait mourir du -haut des murailles de son palais. - -Pour en revenir à Enguerrand de Marigny, si par les nouvelles tailles -obtenues grâce à Etienne Barbette, des Etats généraux tenus au Palais -en l’année 1314, il s’était attiré la malédiction du peuple appauvri -par les exactions royales, les impôts iniques et les altérations -de monnaies, le clergé mis à contribution aussi sous prétexte de -croisade projetée, et les nobles pour n’avoir pas été épargnés par les -extorsions de son système financier, ne le haïssaient pas moins. Aussi -l’orage s’amassait sur la tête de son ministre, tandis qu’au milieu -de la haine des peuples s’écoulaient les derniers jours de la vie -tourmentée de Philippe le Bel. - -Le roi étant mort en l’automne de cette année 1314, le premier acte -de son fils Louis X le Hutin fut de donner satisfaction à toutes -les haines réunies, en sacrifiant le grand ministre de son père. -Enguerrand de Marigny fut arrêté, enfermé à Vincennes et son procès -s’instruisit en même temps que celui de ses principaux agents, clercs -du trésor et officiers divers. On accusait Enguerrand de s’être -enrichi par de nombreuses concussions et d’avoir dilapidé le trésor -royal; on vérifiait les comptes embrouillés ou mal tenus. Outre son -énorme fortune, ses domaines et ses nombreux hôtels et châteaux, et -les meubles qui les garnissaient, quarante millions de biens qu’il -avait amassés en quinze années de faveur royale, on lui reprochait -son orgueil, qui l’avait porté à s’ériger une statue à côté de celle -de Philippe dans la Grande Salle du Palais, et son esprit dominateur -devant lequel avaient dû plier les plus hauts personnages, jusqu’aux -frères du roi, en sorte que ce petit fonctionnaire de cour avait fini -par assumer la puissance et jouer le rôle d’un véritable maire du -palais. - -[Illustration: LE BATIMENT DE LA TOURNELLE ET LA TOUR BON-BEC] - -Cependant, pour achever d’abattre ce puissant ministre, il fallut -joindre une affaire de sorcellerie au procès sérieux. Accusé d’avoir -voulu envoûter le nouveau roi, il fut condamné, non cependant par le -Parlement, mais par une commission de hauts barons présidée par son -ennemi, le frère de Philippe le Bel, Charles de Valois. - -[Illustration: LOGE DE LA CHAMBRE DORÉE (XVIIIe SIÈCLE)] - -Le 30 avril 1315, Enguerrand de Marigny était conduit au gibet de -Montfaucon et accroché tout en haut à la dernière poutre. Or ce grand -gibet de Montfaucon, principale Justice de Paris, c’était précisément -Enguerrand de Marigny qui l’avait fait élever et lui avait donné sa -forme monumentale. Il est possible que d’autres fourches patibulaires -aient existé auparavant en cet endroit, mais on fait honneur de ce -gibet fameux, vu de si loin sur le dernier renflement des hauteurs -du nord de Paris, à celui qui l’inaugura presque. C’était au-dessus -d’un massif carré, seize hauts piliers de pierre bordant trois côtés -de la plate-forme, et réunis par trois étages d’épaisses traverses en -bois, ce qui donnait quarante-cinq vides, ou fenêtres si l’on veut, au -sinistre monument, quarante-cinq ouvertures dans chacune desquelles -pouvaient se balancer un ou deux pendus. - - La pluye nous a debuez et lavez, - Et le soleil desséchez et noirciz; - Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez, - Et arrachez la barbe et les sourcilz... - -C’est François Villon qui parle dans sa ballade épitaphe «pour lui et -ses compagnons s’attendant à être pendus». - -On a remarqué jadis, Etienne Pasquier le rapporte, que les fourches -de Montfaucon ont de tout temps porté malheur à tous ceux qui ont eu -l’occasion de s’en occuper. Un des premiers successeurs d’Enguerrand, -Pierre Remy, général des finances de Charles le Bel y fit faire -quelques réparations, et peu après succéda aussi à Enguerrand au -funeste gibet. Plus tard un lieutenant civil de Paris, les ayant fait -encore réparer n’y fut point accroché, mais dut venir un jour y faire -amende honorable. - - - - -[Illustration: LES CUISINES DE SAINT LOUIS] - -CHAPITRE IV - -LA COMMUNE DE 1358 - - Après la défaite de Poitiers.--Désastres et misères.--Les - États généraux.--La chandelle de 4455 toises.--Etienne - Marcel.--Envahissement du palais et meurtre des maréchaux de - Champagne et de Normandie.--L’évasion du Dauphin par le Grand - Pont.--Préparatifs et armements de Marcel.--Alliance avec les - Jacques.--Les trames du roi de Navarre.--Situation désespérée de - Marcel.--Il va livrer la ville à Charles le Mauvais.--La mort du - Prévôt. - - -[Illustration: LE MEURTRE DES MARÉCHAUX DE CHAMPAGNE ET DE NORMANDIE] - -Après la défaite de Poitiers, le 9 septembre 1356, où le roi Jean resta -aux mains des Anglais avec une bonne partie de sa chevalerie, le jeune -Dauphin Charles, duc de Normandie, dans le désarroi général de la -France, au milieu des colères populaires soulevées contre la noblesse, -que chacun rendait responsable du désastre, convoqua des Etats généraux -pour chercher avec eux un remède à la cruelle situation, et les amener -à fournir les aides et subsides nécessaires pour la délivrance du roi -et la continuation de la guerre. - -Les Etats généraux de langue d’oc se réunirent à Toulouse, ceux de -langue d’oil à Paris, dans la grande chambre du Parlement. - -Paris allait entrer en fermentation pour quelques années, les -délibérations des délégués devant bientôt aboutir à une véritable -révolution. Les bourgeois des Etats, devant ces nouvelles charges, -faisaient leurs conditions; ils consentaient bien à fournir les aides -requises, mais ils réclamaient aussi des réformes, posaient des -conditions et entendaient surveiller, non seulement l’emploi des sommes -demandées, mais encore l’administration du royaume. - -Le Dauphin, trop jeune et trop inexpérimenté pour dominer les -événements, essaya d’une prorogation des Etats, ce remède aux -situations embarrassantes, mais, ainsi qu’il arrive de nos jours pour -un budget non voté, l’épuisement du Trésor le força bientôt à rappeler -l’assemblée. Les Etats revinrent en mars 1357, non moins résolus à -mettre bon ordre au mauvais gouvernement «du roi et du royaume au temps -passé». - -Alors se dresse dans l’histoire de Paris la grande figure d’Etienne -Marcel, si discutée, trop noircie par les uns et chargée de toutes les -violences populaires, trop grandie par les autres, qui en font un homme -à vastes et profondes visées, trop en dehors de son temps. Etienne -Marcel, de vieille famille parisienne, était prévôt des marchands un -an avant Poitiers. Premier magistrat de Paris, Marcel, dès que le -désastre fut connu, agit avec énergie et décision pour mettre la ville -en défense. Il leva des impôts et avec ces ressources entreprit une -réfection totale de l’enceinte de Philippe-Auguste, se bornant à mettre -en état les remparts de la rive gauche, mais élevant avec toute la -diligence possible une nouvelle ligne de fortifications sur la rive -droite, pour envelopper les importants faubourgs du nord. - -Aux Etats généraux, Marcel devint bien vite un des orateurs dirigeants, -le chef du parti bourgeois. Fort des trente ou quarante mille Parisiens -armés qu’il sentait derrière lui, il osa parler haut, et put avec -Robert le Coq, évêque de Laon, conseiller au parlement, personnage -douteux, intriguant pour le compte de Charles le Mauvais, roi de -Navarre, entraîner l’assemblée dans le sens des réformes. Triomphant en -raison du désarroi des princes et des terribles embarras dans lesquels -se débattait le Dauphin, les Etats arrachèrent au Dauphin la grande -ordonnance du 3 mars 1357, décrétant des mesures de défense nationale -et de considérables réformes dans les finances, les aides et impôts, -l’emploi des subsides de guerre, l’administration de la justice, la -répression des abus des officiers royaux, et la discipline des gens de -guerre. - -[Illustration: PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME (XVe SIÈCLE) - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Ces réformes, tout urgentes et sages qu’elles fussent, étaient pour -la plupart bien prématurées en pleine féodalité, trop en avance sur -les idées du temps, et restaient incomprises même, en dehors d’un très -petit nombre de députés avancés. On comprenait mieux les mesures -d’intérêt immédiat, ou lorsque l’on voyait les Etats exiger du Dauphin -le renvoi ou la suspension des anciens conseillers du roi et la -punition des prévaricateurs. Moyennant l’acceptation de ces réformes, -les Etats offraient au Dauphin trente mille hommes d’armes et les -subsides nécessaires à lever sur les bonnes villes et les gens d’Église. - -[Illustration: LE GIBET DE MONTFAUCON] - -Les Etats, en plus de l’ordonnance de réformation, imposaient au -Dauphin un grand conseil de trente-quatre membres tirés de leur sein, -entre les mains desquels tous les pouvoirs devaient être concentrés. -C’était en réalité la bourgeoisie comptant dix-sept représentants -dans ce conseil, qui prenait en mains le gouvernement. Tout de suite -une réaction se fit; des protestations du roi Jean, prisonnier en -Angleterre, arrivèrent contre tout ce qui avait été ordonné par les -Etats, et le Dauphin entama la lutte contre Marcel. Ce fut une année -d’intrigues et de violentes discordes, ce pendant que gens d’armes et -routiers anglais, soudards navarrais ou simples brigands infestaient -tout le centre de la France, pillant, rançonnant et ravageant villes -et villages. La lutte entre le Dauphin d’un côté, Etienne Marcel -et l’évêque de Laon, Robert le Coq, de l’autre, se compliqua des -menées de l’odieux roi de Navarre, Charles le Mauvais, petit-fils de -Louis le Hutin, déjà souillé de crimes, et alors emprisonné pour une -conspiration contre le roi Jean, dans laquelle il avait fait entrer le -Dauphin lui-même. Sorti de prison grâce à Robert le Coq et à Marcel, -le roi de Navarre ajouta aussitôt aux difficultés de la situation -qu’il avait intérêt à embrouiller. Il enserra Paris avec ses bandes -de routiers appuyées de compagnies anglaises, heureux du sanglant -gâchis dans lequel il voyait la France se débattre et perdre toutes ses -forces, et espérant, le moment venu, en recueillir tout le profit. - -Dans Paris les partisans d’Etienne Marcel adoptèrent en signe de -ralliement le chaperon de drap mi-partie rouge et pers (bleu verdâtre) -auquel les plus résolus, les meneurs de la foule, ajoutaient des -agrafes émaillées où se voyaient gravés les mots «_A bonne fin_», -indiquant leur volonté de suivre Marcel jusqu’au bout et de l’aider à -maintenir contre tous les réformes établies. - -Le Dauphin venait d’ailleurs de donner prise contre lui aux chefs -du parti populaire, par une ordonnance concernant les monnaies, -c’est-à-dire par une altération de ces monnaies. De plus, un événement -tragique survenu quelque temps auparavant avait surexcité les esprits. -Un nommé Perrin Marc ayant rencontré le trésorier et conseiller du duc -de Normandie, Jean Baillet, le tua d’un coup de couteau et se réfugia -dans l’église Saint-Merry, lieu d’asile. A la nouvelle du meurtre, le -Dauphin courroucé, sans tenir compte du droit d’asile, envoya Robert -de Clermont, maréchal de Normandie, et Guillaume Staise, prévôt de -Paris, avec une troupe d’archers qui, trouvant les portes de l’église -barricadées, durent les brûler pour parvenir jusqu’à l’assassin. -Celui-ci traîné au Châtelet eut le lendemain le poing coupé sur le lieu -du crime et fut ensuite accroché au gibet. - -Mais l’évêque de Paris s’émut tellement de cette violation du droit -d’asile qu’il fallut dépendre l’assassin du trésorier et le ramener au -moutier de Saint-Merry pour l’enterrer en grande solennité. Etienne -Marcel avec un grand nombre de bourgeois conduisait le corps, et ce, -le même jour que le Dauphin suivait les obsèques de son trésorier -assassiné. - -Une sorte de fièvre s’emparait de tous, fièvre faite des tristesses -présentes et des inquiétudes où se débattait la population, dans ce -Paris rempli de réfugiés, bourgeois, nobles, moines et nonnes chassés -des bourgs, des châteaux, des couvents de la région par les ravages des -routiers. - -L’Université de Paris et le clergé même semblaient prendre parti contre -le Dauphin et intervenaient auprès de lui, en le sommant pour ainsi -dire de faire droit aux réclamations du roi de Navarre. - -En ce moment l’échevinage et les bourgeois, pour obtenir du ciel la -fin des maux qui accablaient le pays, firent vœu d’offrir chaque année -à Notre-Dame un cierge de la longueur de la muraille d’enceinte de -la ville, c’est-à-dire mesurant exactement 4,455 toises, chandelle -démesurée, en cire flexible, qui devait brûler nuit et jour aux pieds -d’une image de la Vierge. Le vœu fut tenu exactement et dans la forme -dite, sauf quelque temps sous la Ligue. Mais en 1605 le prévôt des -marchands, François Myron, substitua au cierge de la dimension des -remparts un lampadaire d’argent avec un cierge encore monumental par -la grosseur, mais de longueur plus ordinaire. - -[Illustration: ÉTIENNE MARCEL HARANGUE LE PEUPLE A LA MAISON AUX -PILIERS] - -Dans la grande ville tourmentée et tumultueuse, les colères populaires -surexcitées par les événements journaliers, chauffées à blanc par -les factieux, entretenues par des confréries bourgeoises et des -associations de corps de métiers, éclatèrent enfin dans une journée -révolutionnaire. Le 22 février 1358, le palais de la Cité, résidence -royale, fut forcé et envahi comme devaient l’être d’autres châteaux -royaux, quelques siècles après,--une fois même juste au même jour -de février. Le matin de ce jour, le prévôt des marchands réunit à -Saint-Eloi dans la Cité, tout proche du Palais, environ trois mille -gens de métier, tous bien préparés par les meneurs et décidés à mettre -la main sur le Dauphin pour l’enlever à ses conseillers de la noblesse, -et le forcer définitivement à gouverner selon les vues populaires. - -L’exaltation de la foule en armes était si grande que le prévôt des -marchands arrivant à Saint-Eloi, accompagné des échevins, n’eut -besoin de rien dire pour attiser ou diriger ces fureurs, car aussitôt -la troupe, dans un tumulte de cris et de vociférations, s’ébranla -et marcha sur le Palais, grossie par d’autres bandes de forcenés -débouchant de toutes les rues, descendant par les ponts en brandissant -leurs armes. - -Cette foule déjà venait de massacrer un partisan du Dauphin, Regnaut -d’Acy, avocat au parlement, rencontré comme il sortait du Palais. -Reconnu dans la rue, il s’était réfugié dans la boutique d’un -charcutier où, sans lui donner le temps d’implorer, on l’avait percé de -coups. - -Quand la multitude armée se présenta aux portes du Palais, on essaya -en vain de la retenir. Les gens du roi ne voulaient laisser passer que -le prévôt avec une délégation de la foule, mais ils furent bientôt -bousculés et forcés, et aussitôt le flot des assaillants se répandit -par tout le Palais. Les galeries, la grande salle se trouvèrent en un -clin d’œil envahies par de rudes compagnons en jacques de mailles, -coiffés de bassinets de fer ou de chaperons aux couleurs parisiennes, -hérissés de toutes les armes possibles. Ils ne rencontrèrent aucune -résistance. Marcel à la tête des plus hardis de sa troupe marcha droit -à l’habitation royale derrière la galerie des Merciers, jusqu’à la -chambre du Dauphin où celui-ci, reculant devant les envahisseurs, -s’était retiré avec ses principaux officiers. - ---Sire, dit Marcel au Dauphin, ne vous ébahissez pas de choses que vous -voyez, car il est ordonné et convient qu’il soit ainsi fait. - -[Illustration: LES CORPS DES MARÉCHAUX DE CHAMPAGNE ET DE NORMANDIE -TRAÎNÉS SUR LE GRAND PERRON DU PALAIS] - -Il se trouvait dans cette chambre, parmi les officiers du Dauphin, Jean -de Conflans, maréchal de Champagne, et Robert de Clermont, maréchal -de Normandie, tous deux vaillants hommes de guerre et conseillers -énergiques du prince, des plus détestés par le parti des États. Marcel -les désigna à ses gens en disant: «Faites en bref ce pourquoi vous êtes -venus ici.» Aussitôt ses hommes se jetèrent sur Jean de Conflans qui -ne put se défendre et fut abattu sur le lit du Dauphin, aux pieds du -prince sur lequel jaillirent des éclaboussures sanglantes. - -Robert de Clermont recula en essayant de se mettre en défense dans une -pièce voisine, mais il tomba bientôt massacré à son tour et son cadavre -fut rapporté dans la chambre à côté de l’autre. - -Les autres officiers du Palais s’échappèrent à ce moment et laissèrent -seul, dans la poussée tumultueuse, au milieu des massacreurs, le -Dauphin très effrayé, mais Etienne Marcel, resté près de lui à côté des -deux cadavres, enleva le chapeau du prince et lui mit sur la tête son -chaperon aux couleurs parisiennes en lui disant de n’avoir plus rien à -craindre. - -Ces meurtres eurent lieu dans ce qu’on appelait les hautes chambres -à _galathas_ ou de _galetas_, construites par le roi Jean au-dessus -de la _chambre verte_ dans la tour carrée à l’angle gauche du logis -royal (de saint Louis ou Philippe le Bel) donnant d’un côté sur les -jardins du Palais et de l’autre sur la galerie aux Merciers et la -Sainte-Chapelle. - -Les gens de Marcel, triomphants, traînèrent les deux corps «moult -inhumainement, par devant Monseigneur le Duc» jusqu’en la cour du -Palais sur le grand perron, où il les laissèrent étendus et découverts -à la vue de tous. Ensuite Marcel et ses compagnons se dirigèrent vers -«_la Maison en grève qu’on appelait la maison de la ville_»,--ainsi -qu’il a été fait maintes fois depuis, après d’autres envahissements de -palais. - -[Illustration: LA FUITE DU DAUPHIN SOUS LE GRAND PONT] - -C’est Marcel qui avait fait l’acquisition de cette maison dite aussi -Maison aux Piliers, pour y réunir les administrations municipales -jusque-là éparpillées, à ce qu’il semble, dans plusieurs locaux: -le petit parloir aux Bourgeois, entre le Châtelet et la chapelle -Saint-Leufroy, et un autre parloir occupant une tour encastrée dans le -rempart de la ville, près des Jacobins de la rue Saint-Jacques. - -Le prévôt, d’une fenêtre de cette maison aux Piliers, harangua la -multitude et lui annonça l’_occision_ qu’il venait d’ordonner. Il dit -que l’exécution de ces «faux, mauvais, et traîtres» conseillers du -Dauphin avait été faite pour le bien commun du royaume de France et -requit le peuple de vouloir bien le soutenir pour continuer l’œuvre -de défense et de salut. Et alors au milieu des clameurs, au bruit des -armes brandies, les Parisiens crièrent «qu’ils avouaient le fait et -qu’ils voulaient vivre et mourir pour le dit prévôt». - -Toujours accompagné de sa troupe armée le prévôt retourna au Palais -auprès du Dauphin, après lui avoir envoyé deux pièces de drap rouge et -pers, pour munir de chaperons aux couleurs parisiennes tous les gens -du Palais et du Parlement. Les corps des maréchaux de Champagne et de -Normandie étaient restés exposés sur le perron; on ne les enleva que le -soir pour les faire porter dans une charrette jusqu’à Sainte-Catherine -du Val des Ecoliers, où les religieux n’osaient ni les recevoir ni les -enterrer sans l’assentiment du terrible prévôt. - -Le prévôt des marchands ne perdit pas de temps, après ces événements, -et s’efforça de prendre en main le gouvernement en composant le conseil -du Dauphin de gens du parti bourgeois; il travaillait aussi à rallier -à son parti les gens des communes, les bourgeois des bonnes villes et -tentait d’établir une confédération, une ligue de défense contre le -parti de la noblesse, tout en recherchant en même temps la dangereuse -et peu sûre alliance du roi de Navarre. - -Pendant quelques semaines encore le Dauphin demeura à Paris à la -discrétion d’Etienne Marcel. Le Dauphin avait pris le titre de Régent -du Royaume, vain titre, dont le pouvoir était entre les mains du -conseil composé de l’évêque de Laon, du prévôt et des échevins. Il -était si bien captif en ce Palais qu’un chevalier, qui avait tramé une -évasion du jeune prince, fut décapité aux Halles par ordre du prévôt. - -Une nuit, environ un mois après l’affaire du Palais, c’est-à-dire -vers la fin de mars, le _grand Pont_ ou pont aux Changeurs (alors -en bois) vit filer sous sa grande arche une barque se dissimulant -dans l’obscurité. C’était le régent qui s’enfuyait. Deux hommes, -Thomas Fouguant maître charpentier ou maître des eaux, et Jean Perret -ou Métret, maître de l’arche du grand Pont, deux fonctionnaires -des services de la navigation, avaient ouvert au régent l’arche du -Pont barrée chaque soir. A la fin de mai suivant quand la lutte fut -dans son plein, ces deux hommes qui probablement étaient restés en -correspondance avec le Dauphin furent saisis et cruellement punis. Le -prévôt des marchands leur fit couper la tête en Grève et fit ensuite -écarteler les corps, dont on suspendit les quartiers aux portes de la -ville. - -Au moment où le pauvre Jean Perret mettait la tête sur le billot, -le bourreau, saisi soudain d’une attaque d’épilepsie, roula à terre -tout écumant. Dans la foule quelques-uns émus de pitié criaient déjà -au miracle et disaient que Dieu montrait par là qu’on faisait mourir -injustement les condamnés. Peut-être le populaire allait-il s’opposer -à l’exécution, mais un avocat du Châtelet, qui voyait la chose des -fenêtres de la maison de ville, cria aux assistants qu’il n’y avait là -nul miracle, attendu que maître Raoullet, le bourreau, était connu pour -être sujet à cette maladie, et sur cette explication, fermant la bouche -aux pitoyables, la justice du prévôt eut son cours. - -Des deux côtés on se préparait activement à la guerre inévitable. -Le Dauphin aussitôt libre s’était mis à rassembler des troupes. La -noblesse des provinces voisines lui fournissait des gens d’armes; les -villes elles-mêmes, malgré les appels pressants de Marcel refusaient -de suivre la commune de Paris dans la voie révolutionnaire où elle -s’était engagée, enfin les Etats généraux se réunissaient à Compiègne -sur la convocation du régent, et, tout en maintenant quelques-unes des -réclamations auxquelles avait fait droit la Grande ordonnance, lui -accordaient les subsides qu’il demandait. - -Etienne Marcel, aux prises avec toutes les difficultés d’une situation -terrible, déploya la plus grande énergie, il poursuivit avec une -grande célérité les travaux de l’enceinte et travailla non moins -vivement à organiser les forces parisiennes. Les portes étaient gardées -sévèrement. Pour plus de sûreté il fit forger une quantité de grosses -chaînes attachées aux maisons d’encoignures des rues, lesquelles -chaînes à la moindre alerte, étaient tendues et fixées, et pouvaient se -doubler rapidement de barricades construites avec des tonneaux remplis -de terre. - -La Seine en amont et en aval fut barrée chaque soir par des chaînes: -dans l’île Notre-Dame, aujourd’hui Saint-Louis, un rempart muni d’un -fossé servit de lien aux deux parties de l’enceinte. - -Le château du Louvre était tombé au pouvoir des Parisiens, qui en -avaient tiré une grande quantité d’artillerie conduite aussitôt à la -maison de ville, et le prévôt avait mis une garnison dans la forteresse -royale. - -Pendant ce temps, dans ce malheureux royaume en proie à l’anarchie, les -paysans fatigués d’être foulés et écrasés par tous les partis, remplis -d’une frénétique fureur par les pillages des gens d’armes, par les -dévastations des routiers, se soulevèrent à leur tour. - -Le mouvement de la Jacquerie, né en terre picarde, s’étendit dans tous -les pays limitrophes du territoire parisien; les Jacques victorieux -d’abord se livrèrent aux plus horribles excès, faisant, dans un délire -de vengeance, payer cher à la noblesse accusée de tout le mal, depuis -Poitiers, tant de maux soufferts, une servitude si longue. - -Devant les bandes de farouches laboureurs révoltés, courant à leur -tour par les campagnes déjà ravagées par tant de routiers, les -châteaux tombaient l’un après l’autre, du moins ceux qui n’étaient -pas suffisamment forts et garnis, et, sur les ruines des châteaux -incendiés, les Jacques massacraient sans pitié gentilshommes et nobles -dames. - -Ce fut un mouvement irrésistible d’abord; les compagnies de routiers -anglais rencontrées par ces troupes de paysans étaient écrasées, -aussi s’écartaient-elles prudemment. Les moutons enragés ne se -connaissaient plus. Le vide se faisait devant eux, les villes fermaient -leurs portes et attendaient isolées dans un cercle d’incendies. Les -familles nobles échappées aux tueries fuyaient vers des terres que -l’insurrection n’avait pas encore gagnées. Alors la noblesse de tous -ces pays, se sentant menacée par l’orage, n’attendit pas qu’il eût -fondu sur elle; les châtelains se réunirent, rassemblèrent des gens -d’armes et descendirent en Picardie où cette chevalerie bardée de fer -rencontrant en rase campagne les Jacques mal armés et mal dirigés, en -fit d’effroyables carnages. - -Marcel avait entrevu la possibilité de lier ensemble les deux -mouvements, l’insurrection bourgeoise de Paris et la révolte populaire -des campagnes, marchant contre un adversaire commun, la Noblesse, et il -avait cherché à négocier un accord avec les chefs de la Jacquerie en -leur envoyant des secours. A ce moment, au commencement de juin 1358, -la duchesse de Normandie, femme du Dauphin, la duchesse d’Orléans et -environ trois cents dames et demoiselles de la noblesse se trouvèrent -en grand péril dans la ville de Meaux où elles avaient cherché refuge -avec très peu de défenseurs. Les Jacques marchaient sur la ville peu -sûre elle-même et disposée à prendre parti pour eux. «Le comte de -Foix et le captal de Buch, émus,» dit Froissart, «de la pestilence -et l’horribilité qui couraient sur les gentilshommes de France,» se -jetèrent dans la ville avec quarante lances. Il était temps! Aux -Jacques venait de se joindre un corps de sept à huit mille Parisiens -envoyés par Marcel, sous le commandement d’un épicier de la rue -Saint-Denis nommé Pierre Gilles. La bataille fut rude et sanglante; les -gentilshommes surexcités, combattant sous les yeux des dames réfugiées, -rompirent par des charges violentes les rangs des assaillants, en -abattirent de grands monceaux et poursuivirent tant qu’ils purent les -débris des malheureuses bandes «et en tuèrent tant qu’ils en étaient -tous lassés et vannés, et les faisaient sauter en la rivière de Marne». - -L’autre allié de Marcel, le roi de Navarre, Charles le Mauvais, tout en -se maintenant en bonnes relations avec Paris, se déclarait néanmoins -contre les Jacques. Les nobles du Beauvoisis étaient venus implorer -son aide.--«Ne souffrez pas que gentillesse soit mise à néant, si ces -Jacques durent longuement et que les bonnes villes soient de leur -aide, ils mettront gentillesse à néant et du tout détruiront.» Charles -se rendit à ses raisons, mais non sans stipuler quelques conditions -avantageuses pour sa politique personnelle, et il marcha contre les -Jacques dont il fit grand carnage à Clermont, après avoir pris leur -chef par trahison. - -L’insurrection des Jacques cruellement réprimée, Etienne Marcel se -trouva au plus profond de ses embarras. Toutes les forces du Dauphin et -de la noblesse allaient se réunir contre Paris. De quel côté chercher -aide et appui? Etienne Marcel, l’échevin Charles Toussac et les chefs -du mouvement cherchèrent le salut du côté du roi de Navarre, qui -revenait sous Paris avec des forces importantes pour tirer parti des -événements. Ils allèrent le chercher à Saint-Ouen, l’amenèrent à la -maison de la ville et le nommèrent capitaine de Paris. Les meneurs de -la commune criaient _Navarre! Navarre!_ pour entraîner le peuple, mais -les cris n’avaient pas beaucoup d’écho. - -Le Dauphin de son côté réunissait diligemment ses forces et arrivait -sous la ville. A la fin de juin il était au pont de Charenton et -menaçait Paris du côté de l’Est, tandis que vers le nord et l’ouest, -Anglais et Navarrais tenaient les champs. Charles de Navarre -poursuivait ses trames, négociait avec les uns et les autres, -attendant l’occasion de faire son profit des fautes de tous et des -malheurs de ce pays ravagé, de ce royaume en dissolution. - -[Illustration: UNE DES CHEMINÉES DE LA GRANDE SALLE] - -Tout juillet se passa ainsi dans une attente fiévreuse. Un jour une -bataille s’engagea en ville entre les Parisiens et des soudards -anglo-navarrais que la Commune avait pris à sa solde; ils furent -chassés par les Parisiens, mais prirent leur revanche le lendemain -en massacrant, dans une embuscade tendue en plaine, une colonne de -bourgeois sortie de Paris pour aller les combattre. - -Acculé aux dernières extrémités, le prévôt des marchands, qui sentait -les Parisiens lui échapper et se détacher de la cause communale, ne se -voyait plus qu’une ressource, se mettre complètement entre les mains -de Charles le Mauvais et y mettre Paris avec lui. Mais il fallait se -livrer complètement et supprimer tout ce qui pouvait être hostile ou -faire obstacle au roi de Navarre. - -L’accord dut se faire entre ces hommes dans une situation désespérée et -Charles le Mauvais, qui n’attendait que ce moment et comptait, appuyé -sur Paris, se faire régent du royaume et peut-être roi. - -Ce qui est certain, c’est que, instruits de l’accord conclu, des -partisans de la cause royale, enfermés dans Paris, et des bourgeois -clairvoyants détachés de la cause de Marcel, risquèrent aussi le -tout pour le tout, afin d’empêcher le prévôt de livrer la ville aux -Anglo-Navarrais. - -Le 31 juillet 1358 le prévôt des marchands, accompagné de gens bien -à lui, fit une tournée aux portes de la ville, afin de tout préparer -pour l’exécution du complot et d’assurer la remise de ces portes aux -gens du roi de Navarre. Les soupçons s’élevaient déjà contre lui, -les capitaines des portes Saint-Denis et Saint-Martin refusèrent -énergiquement de livrer les clefs des postes qu’ils avaient en garde à -Josseran de Mâcon, trésorier du roi de Navarre, et Marcel repoussé dut -continuer son tour des remparts. - -Pendant ce temps, l’échevin Jean Maillart, quartenier du quartier -Saint-Denis, naguère ami et compagnon de Marcel récemment brouillé avec -lui, et qui suivait de près les agissements du prévôt, comprenant que -le moment d’en finir était venu, monta à cheval avec son frère Simon, -avec deux gentilshommes du parti du Dauphin, Pépin des Essarts et Jean -de Charny, et quelques gens résolus pour essayer d’émouvoir le peuple -en faveur de la Cause royale. - -Cette troupe marchant la bannière de France déployée, en criant: -Montjoie Saint-Denis, au roi et au duc! se grossissait du peuple -soulevé par les discours de Maillart annonçant à tous que le prévôt -voulait livrer la ville aux Anglais et aux Navarrais. - -La nuit était venue pendant la course de Marcel de porte en porte et -ses négociations avec les chefs de poste; il était déjà tard lorsque -Jean Maillart et sa troupe accourant des Halles ameutées débouchèrent -à la porte Saint-Antoine. Le temps pressait, au même moment Etienne -Marcel en obtenait les clefs du chef de poste. Jean Maillart aborda -résolument Marcel; après un court colloque entre les deux anciens -compères et une violente querelle entre les gens de Marcel et les -survenants, les épées se mirent de la partie. La lutte ne fut pas -longue quoique Marcel «qui était fort armé et avait le bassinet en -tête», disent les chroniqueurs, se défendit fortement, mais Maillart ou -Jean de Charny, d’un coup de hache sur la tête, l’abattit sur les corps -de quelques-uns des siens tués en même temps. - -Le peuple accourait de tous les côtés à la porte Saint-Antoine -acclamant les auteurs de cette contre-révolution si audacieusement et -si rapidement opérée. Le lendemain, Maillart rassembla les Parisiens -aux Halles, harangua le populaire retourné complètement par la nouvelle -de la trahison tramée par son ancienne idole Etienne Marcel. On courait -sus aux anciens chefs de la Commune, Charles Toussac et les autres -échevins; ils étaient emprisonnés ou massacrés par ceux qui naguère les -suivaient. - -Les corps d’Etienne Marcel et de ceux qui avaient péri furent portés -à Sainte-Catherine du Val des Ecoliers et jetés nus sur le préau, là -même où peu de mois auparavant ils avaient fait jeter les corps des -maréchaux de Champagne et de Normandie massacrés au Palais. - -Le surlendemain, le Dauphin entrait dans Paris à la tête de ses -troupes et proclamait une amnistie générale, sauf certaines exceptions -concernant quelques échevins ou bourgeois des plus compromis, amis de -Marcel ou agents du roi de Navarre. - -Le souvenir des transes cruelles par lesquelles il était passé dans -cette terrible année, de l’envahissement du Palais par les factieux -et du meurtre de ses officiers égorgés à ses pieds, n’était pas pour -rendre le séjour du Palais de la Cité fort agréable au Dauphin. Aussi, -quand il fut devenu le roi Charles V dit le Sage, sacré à Reims en -1364, abandonna-t-il ce palais à son Parlement et à ses gens de -justice, pour s’en aller fixer sa résidence à l’hôtel Saint-Paul, -à l’est de la ville dans la nouvelle enceinte, vaste agglomération -de logis divers qu’il avait achetés ou construits, et luxueusement -aménagés. - -[Illustration: ESCALIER DESCENDANT DE LA GRANDE SALLE A LA SALLE -SAINT-LOUIS] - - - - -[Illustration: LES MOULINS ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LA GRÈVE] - -CHAPITRE V - -LE PALAIS AU PARLEMENT - - Le roi Charles V quitte le Palais pour l’hôtel Saint-Paul.--La - visite de l’empereur d’Allemagne.--Grandes fêtes, festins - et divertissements.--Les troubles de la minorité de Charles - VI.--Les Maillotins.--Isabeau de Bavière.--Le festin de la Grande - salle troublé par l’envahissement du populaire.--L’occupation - anglaise.--Réorganisation du Parlement par Charles VII.--Le palais - sous Louis XI et Louis XII.--Construction de la Chambre des Comptes. - - -[Illustration: DIVERTISSEMENTS EN LA GRANDE SALLE] - -Le roi Charles V habite l’hôtel Saint-Paul ou le Louvre qu’il a -réédifié et où, pour recevoir les livres de la bibliothèque du Palais, -il a fait aménager la Tour de la librairie. Désormais le Palais de -la Cité n’est plus que le domaine des officiers de sa justice et des -administrations; cependant, en vertu de sa vieille illustration et en -raison des vastes proportions de sa Grande salle, il reste toujours le -lieu des grandes solennités aux occasions importantes. - -Les cruels événements de sa jeunesse, les périls courus à Paris et -toutes les difficultés du commencement de son règne, avaient mûri le -dauphin Charles et fait de lui un roi sage et un politique, d’ailleurs -par caractère et par la faiblesse de sa santé, éloigné des folles -équipées chevaleresques, s’appliquant avec intelligence à la bonne -administration de son royaume, ordonnant prudemment ses finances et ses -armements, soignant ses alliances. - -Quand il eut en 1378 la visite de l’empereur d’Allemagne Charles IV, -venu pour traiter des projets d’alliance, c’est au Palais que le roi -reçut son hôte et le logea. On a, dans les _Grandes Chroniques de -Saint-Denis_, le récit très détaillé de toutes les fêtes et cérémonies -qui eurent lieu pendant le séjour impérial. Le jour de l’entrée -solennelle, après le défilé d’un cortège extraordinairement magnifique -dans la cour du May, où l’on n’avait laissé entrer que les plus grands -seigneurs, le roi souhaita la bienvenue à l’empereur, devant le grand -perron de marbre, au bas duquel une chaise couverte de drap d’or avait -été préparée pour l’hôte impérial alors malade d’un accès de goutte. - -Après les discours et les embrassades, l’empereur fut porté en sa -chaise jusqu’à ses appartements, préparés dans l’ancien logis royal. -L’empereur occupait les chambres d’apparat, la chambre verte, la -chambre lambrissée de bois d’Irlande, au premier étage des bâtiments; -son fils, le roi des Romains, occupait les chambres des reines de -France au-dessous, tandis que Charles V se logeait au-dessus, dans les -chambres à galetas établies par le roi Jean son père, celles mêmes -où, vingt ans auparavant, les maréchaux de Normandie et de Champagne -avaient été égorgés. - -Le lendemain, qui était la veille de l’Epiphanie, l’empereur malade -restant en sa chambre, son fils le roi des Romains alla entendre vêpres -à la Sainte-Chapelle, merveilleusement illuminée; puis il y eut festin -d’apparat dans la Grande salle drapée d’étendards, «noblement parée et -ordonnée avec si grand multitude de varlets tenant grande foison de -torches, qu’on voyait aussi clair dans ladite salle qu’au plein jour». - -Un grand dais s’étendait au-dessus de la table de marbre où soupaient -rois, princes, ducs et évêques; les autres seigneurs occupaient -d’autres tables, au nombre de huit cents à mille chevaliers, sans -compter multitude d’autres en très grande presse. Après le repas, le -roi, les princes, les évêques et les chevaliers, «tant comme il en put -entrer», allèrent en la chambre du Parlement «parée toute à fleurs de -lys et grandement allumée», entendre les ménestrels en prenant vins et -épices. - -Charles V, qui portait grande dévotion aux reliques de la -Sainte-Chapelle, et, selon Christine de Pisan, était «très inquisitif -de toutes vertueuses choses», et montrait de sa propre main, chaque -année, le jour du vendredi saint, la vraie croix au peuple, ne pouvait -manquer d’amener son hôte aux précieux reliquaires. - -Le jour de l’Epiphanie, l’empereur, porté dans sa chaise ou hissé -à bras, «à très grand’peine et grevance de son corps», dans les -escaliers, alla adorer les reliques de la Sainte-Chapelle; il assista -ensuite à une messe solennelle, à la suite de laquelle le roi, après -avoir fait porter par trois chevaliers des offrandes d’or, d’argent et -de myrrhe, monta à la sainte châsse et fit baiser les reliques par tous -les princes et gens de l’empereur. - -Nouveau festin de plus grand apparat encore que celui de la veille -dans la Grande salle. A la table de marbre prirent place, sous un ciel -de drap d’or aux armes de France, le roi, l’empereur et le roi des -Romains, flanqués d’évêques et d’archevêques; un grand dais recouvrait -toute la table et par derrière les piliers et fenestrages étaient -houssés de drap d’or. - -Ce n’étaient partout, au-dessus des tables que dais de veluyau -(velours) et draps d’or, draperies et tapisseries aux murailles. «Et -est à savoir, disent les _Grandes Chroniques de Saint-Denis_, que la -salle du grand palais était parée de tapis de haute lisse, à images -tout autour si bien ordonnées et si à point mises que les rois qui sont -de pierre tout autour n’étaient point occupés ni empêchés de voir.» - -Il y avait trois dressoirs à vins très richement parés, garnis, le -premier de vaisselle d’or, de pots et flacons d’argent émaillés; -le second de vaisselle d’argent dorée et le troisième de vaisselle -d’argent blanche. «Et mangea bien dans ladite par le rapport qu’en -firent les hérauts, huit cents chevaliers sans les autres gens. Et -combien que le roi avait ordonné quatre assiettes et quatre paires de -mets, toutefois pour la grevance de l’Empereur, qui trop longtemps eut -sis à table, en fit le roi oter une assiette et n’en servit-on que de -trois qui furent de trois paires de mets.» - -Entre la table de marbre et les dressoirs avait été ménagé un -espace défendu de bonnes barrières où, comme entremets, on donna la -représentation de «_L’Histoire et ordonnance comment Godefroy de -Bouillon conquit la sainte cité de Jérusalem_». - -Aux angles de la salle du Palais, deux coins réservés, bien enclos, -formaient comme les coulisses où se préparait le spectacle. Des -coulisses de gauche sortit une nef de mer toute gréée avec ses -voiles et ses mâts, ses châteaux d’avant et d’arrière. Sur cette nef -«peinte et habillée très richement et très plaisamment», on voyait -Pierre l’Ermite et Godefroy de Bouillon, avec onze chevaliers revêtus -d’anciens harnais de guerre du temps des Croisades, portant écus et -bannières aux armes du royaume de Jérusalem. Des gens cachés dans -l’intérieur de la nef la faisaient mouvoir «si légèrement qu’il -semblait que ce fût nef flottant sur l’eau», et l’amenèrent au milieu -de la salle, devant la grande table. - -Les coulisses de droite laissèrent paraître la cité de Jérusalem, une -ville fermée de murailles à créneaux et de tours garnies de Sarrasins -armés, avec bannières et pennons. Cette énorme décoration, mue aussi -par des gens cachés à l’intérieur, fut amenée devant la grande table, -en face de la nef de Godefroy de Bouillon. «Et lors descendirent ceux -de la nef et par belle et bonne ordonnance vinrent donner assaut à -ladite cité et longuement l’assaillirent et y eut bon esbattement de -ceux qui montaient à assaut à échelles. Finalement montèrent dessus -ceux de la nef et conquirent la cité, et jetaient hors ceux qui étaient -en habits de Sarrasins en mettant sus les bannières de Godefroy et des -autres.» - -La nuit était venue quand le festin et les divertissements prirent fin. -La foule était si serrée dans la grande salle, sauf autour des tables -royales protégées de barrières bien gardées, que l’Empereur, porté dans -sa chaise, eut grand’peine à regagner ses appartements, pendant que le -roi et les princes allaient tenir réception en la chambre du Parlement. - -Le séjour de l’Empereur fut une longue suite de fêtes et de visites -aux châteaux royaux, au Louvre, à l’hôtel Saint-Paul, aux châteaux de -Vincennes et de Beauté, où le pauvre souverain, toujours malade, se -faisait porter en chaise. - -Il avait quitté le palais pour aller loger au Louvre. Pour cela, un -grand bateau était venu le chercher à la pointe du Palais. C’était «un -grand batel fait et ordonné en manière de maison où sont salles et -deux chambres, tout à cheminées». L’embarcation était richement ornée -et parée, les chambres des lits à courtines et ciels étaient meublées -comme une maison, «dont l’empereur et ses gens, quand ils furent -dedants et l’eurent vu, s’en donnèrent grande merveille et y prenaient -grande plaisance». C’est dans le même bateau, qu’au grand plaisir des -Parisiens réunis sur les rives ou penchés à toutes les fenêtres des -maisons du grand Pont et du pont Notre-Dame, l’empereur fut conduit -ensuite à l’hôtel Saint-Paul. - -Deux ans après mourait le roi Charles V, dont la sage administration, -l’économie et la prévoyance avaient pu réparer les brèches faites -par les désastres et faire oublier les épouvantables calamités du -commencement du règne. Son fils Charles VI avait douze ans. Avec les -troubles de la régence, les discussions des princes, la folie du roi, -la guerre civile et la reprise de la guerre anglaise, une nouvelle ère -de misères et de malheurs, plus longue et plus douloureuse, allait -s’ouvrir pour le pays destiné à descendre par secousses violentes -jusqu’au plus profond de l’abîme. - -Dans l’histoire du Palais, nous voyons la cour du May servir de cadre -à la scène finale de l’affaire des Maillotins, soulèvement causé, -comme toujours, par des levées d’impôts, et qui fit assez craindre aux -princes oncles du roi le retour aux idées de la grande révolte de 1358, -pour les engager à une répression cruelle. - -Quand on eut jeté la terreur dans Paris et décapité, pendu ou noyé à -tort et à travers,--parmi lesquelles exécutions celles de notables -bourgeois, de conseillers qui s’étaient, pour le bien public, entremis -entre les séditieux et le pouvoir,--les princes voulurent jouer la -comédie de la magnanimité. Ils firent rassembler, dans la cour du -Palais, les bourgeois compromis et les familles de ceux qui étaient -encore en prison, attendant leur sort. Un trône et des sièges au haut -du perron avaient été préparés pour le roi et les princes ses oncles; -le chancelier Pierre d’Orgemont dans un long réquisitoire énuméra «les -grands et mauvais et merveilleux cas de crimes et délits commis et -perpétrés par tout presque le peuple de Paris, dignes de très grandes -punitions». Ce discours et la mise en scène terrible qui l’accompagnait -étreignirent de terreur le cœur des assistants; quand cette terreur -eut été bien portée au comble, les oncles du roi intervinrent et se -jetèrent aux genoux du jeune Charles VI, pendant que, de toutes parts, -les malheureux bourgeois criaient: Miséricorde! Le petit roi parut -alors se laisser attendrir par les prières des princes et daigna -changer les peines criminelles en peines civiles, en amendes énormes -montant à la moitié des biens des bourgeois poursuivis. - -[Illustration: LA FLÈCHE MODERNE DE LA SAINTE CHAPELLE] - -Hélas, ce petit roi de quatorze ans, à qui ses oncles venaient de -faire jouer le rôle de monarque courroucé, en le faisant rentrer à -Paris par la brèche, par un pan abattu des murailles de la remuante et -séditieuse cité, ce petit roi dont la minorité fut gravement troublée -par le fait de ses oncles, les ducs d’Anjou, de Berry, de Bourgogne -et de Bourbon, qui se disputaient le pouvoir, mettant pour cela gens -d’armes aux champs, pillant, ravageant et empêchant les vivres d’entrer -à Paris,--il allait, frappé de catastrophes personnelles, être la -cause de malheurs effroyables pour la France. Sa minorité devait -durer toute sa vie, les longues années de sa démence, sauf de courts -intervalles pendant lesquels, en retrouvant la raison, il ne pouvait -guère qu’assister en spectateur impuissant au déroulement des tragédies -lamentables commencées. - -En attendant la catastrophe initiale qui ne devait pas tarder, le jeune -roi épousa, en 1387, Isabeau de Bavière, destinée à être aussi funeste -à la France que les ducs oncles du roi. - -La Grande salle du Palais a dans ses fastes les fêtes données à -l’occasion de l’entrée solennelle de la reine en 1389. Après les fêtes -populaires tout le long de la route et le service à Notre-Dame, la -reine fut conduite, pour les fêtes princières, au Palais où le roi -l’attendait. - -Le lendemain de l’entrée, Isabeau de Bavière fut sacrée par -l’archevêque de Rouen, dans la Sainte-Chapelle, et conduite ensuite en -la Grande salle pour un merveilleux festin offert aux dames, et dont la -pompe devait effacer celle des festins d’apparat de Charles V. - -A la grande table de marbre, renforcée d’une grosse planche de chêne -épaisse de quatre pouces, s’assirent le roi en surcot vermeil fourré -d’hermine, une couronne d’or sur le chef, et la reine couronnée aussi, -des prélats et des princesses; aux autres tables prirent place cinq -cents damoiselles du plus haut rang, toutes belles et superbement -parées, servies par des seigneurs non moins brillants. - -Les entremets ne furent pas moins merveilleux et notables que ceux -du festin offert par Charles V à l’Empereur. Au milieu de la salle -avait été élevé un chastel de charpente haut de quarante pieds, formé -de quatre tours en carré avec une tour plus haute au centre. Cette -construction figurait la ville de _Troie la grande_ et la tour du -milieu particulièrement le palais d’Ilion. Le roi Priam, le preux -Hector son fils, et les Troyens se préparaient à défendre ce chastel -contre l’armée des Grecs, conduite par les rois qui avaient assis -leur camp et planté leurs pennons armoriés autour des murailles; on -voyait arriver, mue par des hommes cachés, une nef portant une centaine -d’hommes d’armes qui se joignaient à ceux du camp pour monter à -l’assaut de _Troie la grande_. - -[Illustration: COUR SOUS LA CONCIERGERIE AVANT LA RECONSTRUCTION DES -BATIMENTS DU QUAI] - -Et c’eût été pour le roi et les dames «très grand plaisance à voir si -cils qui avaient à jouer pussent avoir joué». Mais par malheur les -mesures pour le bon ordre avaient été mal prises, et les consignes -peu observées, de sorte que cette noble et si étincelante assemblée -était devenue très vite cohue confuse, et que la grande salle s’était -remplie outre mesure de gens, seigneurs, bourgeois et populaire qui, se -pressant, se bousculant et s’étouffant les uns les autres pour mieux -voir, empêchèrent bientôt le divertissement de continuer et finirent -par mettre en péril les tables elles-mêmes. - -Dans la grande presse, des gens se trouvaient mal de chaleur et -d’autres criaient presque écrasés, enfin les barrières furent rompues -et le flot de la foule gagna les tables du festin. Malgré les efforts -des gens du roi, dans ce tumulte inouï, les survenants, par derrière, -poussaient toujours ceux des premiers rangs. A la table royale la dame -de Coucy s’évanouit, et la reine Isabeau était sur le point de faire -comme elle, si bien qu’il fallut briser une verrière au-dessus de sa -tête pour faire entrer un peu d’air. - -Enfin, sous une secousse violente de la foule, l’une des tables du côté -de la Grande chambre du Parlement fut renversée, dames et demoiselles -en grands atours n’eurent que le temps de se lever pour n’être pas -jetées à terre parmi la vaisselle et les débris des mets. Dans ce -désarroi général il était impossible de songer à continuer festins -et jeux dramatiques. On y renonça, le roi se leva de table pour se -retirer, avec princes et princesses, ce qui ne put se faire qu’à -grand’peine dans l’horrible presse. - -Bien des dames à demi étouffées durent se faire porter à leurs hôtels -en ville, d’autres demeurèrent au Palais. La reine et la plus grande -partie des dames, en litières ou sur leurs palefrois, escortées de la -foule brillante des seigneurs, s’en allèrent en un cortège de plus de -mille chevaux, par les ponts surchargés, par les rues grouillantes -de populaire en fête, gagner l’hôtel Saint-Paul, tandis que le roi -s’embarquait à la pointe des jardins du Palais et s’y faisait conduire -en un bateau pavoisé. - -Les fêtes continuèrent à l’hôtel Saint-Paul, dans la grande cour duquel -avait été construite pour la circonstance une très haute salle de -charpente parée d’étoffes magnifiques. On y festina plus tranquillement -plusieurs jours de suite, on y dansa la première nuit jusqu’à l’aube. - -Dans des lices préparées devant Sainte-Catherine du Val des Ecoliers, -entourées de loges et de hourds charpentés pour la reine et les dames, -qui vinrent là «chacune en très grand arroi» se donnèrent des joutes -brillantes qui durèrent trois jours. Elles furent un peu gênées par la -poussière le premier jour, il était venu tant de chevaliers de tous -les pays, la foule des chevaux était si grande que bien des détails -du tournoi étaient perdus dans cette «grande poudrière». Aussi, pour -y obvier, fit-on venir aux secondes joutes deux cents porteurs d’eau, -qui arrosaient le champ entre chaque course. Le roi qui était très -«_chevalereux_» prit une part brillante au tournoi. - -La ville de Paris fit en cette occasion de superbes présents au roi, -à la reine, ainsi qu’à la nouvelle épousée du duc de Touraine, frère -du roi, plus tard duc d’Orléans, cette douce et malheureuse Valentine -de Milan, qui avait fait sa première entrée à Paris en même temps -qu’Isabeau. C’étaient coupes, nefs d’or, grands flacons, plats et pots -d’or, lampes d’argent, écuelles et tasses d’argent, etc... - -Quarante bourgeois des plus notables, vêtus d’un drap tout pareil, les -offrirent au roi en sa chambre, sur une litière portée par deux hommes -«appareillés comme hommes sauvages». Les présents destinés à la reine -lui furent amenés par d’autres bourgeois parés de même, en une litière -portée par deux hommes costumés l’un en ours, l’autre en licorne, -tandis qu’une troisième litière était conduite chez la duchesse de -Touraine par deux Sarrasins au visage noirci. - -Mais le temps de la catastrophe approchait. Les événements funestes -devaient se suivre rapidement, la tentative d’assassinat de Pierre de -Craon sur le connétable de Clisson, l’insolation qui frappa Charles VI -déjà malade, près du Mans, pendant la marche de l’expédition entreprise -contre le duc de Bretagne pour venger ce meurtre, la démence du roi, -sa première guérison, puis le terrible bal des hommes sauvages ou -des Ardents, où le roi faillit périr avec cinq compagnons, sous un -déguisement d’étoupes de lin dans lequel ils étaient cousus, et qui -prit feu aux torches des valets. - -Aux obsèques célébrées à Notre-Dame des quatre jeunes seigneurs brûlés -vifs en cette fête, le roi fut repris subitement d’un accès de sa -frénésie et retomba dans cette démence intermittente qui devait le -tenir misérable et impuissant toute sa vie, avec de courtes périodes de -lucidité. - -Alors commencèrent les longues luttes entre le duc d’Orléans et le duc -de Bourgogne qui devaient amener la mort de l’un et de l’autre, les -guerres entre Armagnacs et Bourguignons. Pendant des années la guerre -civile tourne autour de Paris, ou sévit dans la ville gagnée au parti -de Bourgogne. Le duc Jean sans Peur s’appuie sur la démagogie, sur -les bouchers, sur les écorcheurs de Caboche et en bien des journées -sinistres les Cabochiens se font massacreurs, égorgent par la ville ou -dans les prisons les malheureux signalés comme Armagnacs. - -Dans cette anarchie sanglante, les cabochiens de la commune de 1413 -tentent parfois de se souvenir d’Etienne Marcel, et font rédiger par -les hommes politiques du parti des ordonnances de réformes, que le -Dauphin vient promulguer dans un lit de justice tenu en la chambre -du Parlement; mais la violence dans la confusion des factions et des -intérêts règne toujours en maîtresse et se livre à tous les excès, -suivant les péripéties de cette lutte qui s’éternise et se fait de plus -en plus farouche. - -Paris est menacé ou pris tantôt par l’un, tantôt par l’autre parti, -mais de cœur il est surtout bourguignon, exécrant tout ce qui touche -au parti contraire et poussant la haine des Armagnacs jusqu’à devenir -Anglais. Car les Anglais, trouvant l’occasion bonne, se sont précipités -encore une fois sur cette France déchirée, qui semble courir au -suicide. Azincourt recommence Poitiers, avec des conséquences pires. - -Le désastre d’Azincourt est de 1415, tout ce que l’armée victorieuse, -épuisée, avait pu faire d’abord, avait été de se rembarquer avec -son butin. Puis, la lutte entre les princes continuant, les Anglais -reparaissaient, se jetaient sur la Normandie et s’y établissaient -fortement. - -Peu de temps après la bataille d’Azincourt, Paris eut la visite de -l’empereur d’Allemagne Sigismond qui revenait du concile de Constance -et cherchait à arranger les affaires du Saint-Siège, tiraillé entre -un pape et trois antipapes. Ce voyage fut l’occasion de l’arrivée -de nombreux princes accourant à Paris pour recevoir fastueusement -l’empereur. - -[Illustration: LES TOURS DE LA CONCIERGERIE] - -On le festoya au Palais et on le logea au Louvre où il eut un jour la -fantaisie d’offrir un festin à des dames, demoiselles et bourgeoises -de Paris. Il en vint «jusqu’à environ six-vingts» qui ne furent pas -très satisfaites, paraît-il, de la cuisine impériale et qui firent -peu d’honneur au repas «pour la force des épices. Après dîner, celles -qui savaient chanter chantaient aucunes chansons. On dansa ensuite et -avant de laisser partir les dames, l’empereur offrit à chacune un petit -anneau d’or». - -Un jour, l’empereur s’en alla au Palais pour entendre plaider la -Chambre du Parlement. Les conseillers après l’avoir remercié du très -grand honneur, le firent asseoir au siège royal. Aussitôt les avocats, -un instant interrompus par cette visite imprévue, reprirent leur -plaidoirie. - -Il s’agissait dans la cause de décider à qui reviendrait la -sénéchaussée de Beaucaire, sur laquelle deux plaideurs prétendaient -avoir droit. L’un d’eux ayant démontré que nul ne pouvait tenir cet -office s’il n’était auparavant chevalier, son concurrent, simple -écuyer, allait être débouté. Alors l’empereur intervint. Il fit -approcher l’écuyer, lui demanda en latin s’il voulait recevoir la -chevalerie. Sur sa réponse affirmative, l’empereur tira son épée et le -fit incontinent chevalier. Les conseillers ne purent faire autrement -que d’adjuger l’office à ce nouveau chevalier, tout en maugréant au -dedans de la contrainte. - -En 1418, par la porte Saint-Germain-des-Prés que leur livra Perrinet -Leclerc, les Bourguignons surprirent Paris. Leur entrée fut le signal -des plus épouvantables violences; ceux des Armagnacs notables que la -populace ne massacra point dès le premier jour furent enfermés à la -Conciergerie du Palais, au Louvre, au Châtelet... Toutes les prisons -de Paris, jusqu’aux plus petites, se trouvèrent pleines de malheureux -entassés. - -Le connétable d’Armagnac était au nombre des prisonniers de la -Conciergerie avec le chancelier de Marle, plusieurs évêques, des -seigneurs, des membres du Parlement. - -[Illustration: ANCIENNE COUR DE LA CONCIERGERIE] - -A la nouvelle de l’entrée des Bourguignons, le prévôt de Paris, -Tanneguy du Châtel, avait pu courir prendre le petit Dauphin, futur -Charles VII, et l’avait emporté, enveloppé dans les draps de son lit -à la Bastille. Le connétable d’Armagnac avait eu le temps de se jeter -hors de chez lui et de se réfugier dans la maison d’un artisan son -voisin; mais, dénoncé ou découvert, il fut enlevé de sa cachette et -mené au Palais avec d’autres saisis dans leur lit ou trouvés cachés -dans leurs caves. - -Leur prison ne dura guère, les bouchers de Caboche et les forcenés -conduits par le bourreau Capeluche se précipitèrent sur ces prisons -pour tout massacrer. Le prévôt bourguignon de Paris essaya bien -un instant d’empêcher la tuerie qui se préparait; mais devant le -déchaînement de cette populace enragée qui ne voulait rien entendre et -menaçait d’égorger ceux qui oseraient parler de pitié, il recula: «Mes -amis, faites ce qu’il vous plaira.» - -Aussitôt les diverses bandes de massacreurs se jetèrent sur les -diverses prisons et en forcèrent les portes, par le feu quelquefois, -quand elles étaient trop solides ou quelque peu défendues. Les -prisonniers du grand Châtelet se défendirent courageusement pendant -deux journées d’assaut avant d’être forcés, égorgés sur les tours, -brûlés dans les bâtiments incendiés, ou précipités d’en haut sur les -piques des assaillants d’en bas, au milieu des rires féroces. - -«Et ne laissèrent en prison de Paris, sinon au Louvre pour ce que -le roi y était, quelque prisonnier qu’ils ne tuassent par feu ou -par glaive,» dit le bourgeois de Paris dans sa chronique. Les morts -entassés dans des tombereaux ou attachés par les pieds à des cordes et -traînés sur les pavés, étaient menés jusqu’aux portes de la ville et -jetés tout simplement dans les champs. - -Les prisons du Palais, où étaient les prisonniers de marque, furent -assaillies les premières. Aux cris de: «Tuez ces chiens, ces traîtres -Arminaz qui ont vendu le royaume de France aux Anglais!» les -massacreurs enfoncent les portes de la Conciergerie, fouillent toute -la prison, pénètrent partout et y tuent tout ce qu’ils trouvent, même -des malheureux qui n’avaient rien à démêler avec Armagnac ou Bourgogne, -même de pauvres prisonniers pour dettes, ce qui se verra aussi plus -tard, au même endroit, aux massacres de septembre 92. - -Là périrent le connétable d’Armagnac, le chancelier de France de Marle, -l’évêque de Constance son fils, et plusieurs capitaines. Ils furent -égorgés dans une cour de derrière, entre le logis royal et les jardins, -où probablement leurs gardiens les avaient fait reculer à l’approche -des meurtriers; leurs corps dépouillés furent jetés dans la cour du -May, après que les assassins, par dérision, eussent, en enlevant -une bande de peau, dessiné la croix de Bourgogne sur le corps du -connétable. Les cadavres restèrent exposés deux jours entiers au pied -du grand perron de marbre, furent repris ensuite par des malandrins et -traînés par les rues en recevant mille outrages. - -Pendant ce temps, les Anglais enlevaient la Normandie place après -place, et venaient à bout après un long siège de la ville de Rouen. Ils -prenaient Pontoise et touchaient presque Paris. - -Puis après quelques mois de troubles, de négociations et de batailles, -les événements se précipitent. Le meurtre du duc d’Orléans est vengé -par l’assassinat de Jean sans Peur, dans l’entrevue avec le dauphin -Charles au pont de Montereau. Les Bourguignons, du coup, se jettent -dans l’alliance anglaise pour «faire guerre mortelle à Monseigneur le -Dauphin et à ceux de son parti», tandis que se traitent des accords -particuliers entre Isabeau de Bavière et le roi d’Angleterre, par -lesquels le malheureux Charles donne à Henri V d’Angleterre la main -de sa fille Catherine, et le déclare régent et héritier de France; le -dauphin Charles, trahi par sa mère, étant débouté de son héritage -«considéré les horribles et énormes crimes et délits perpétrés au dit -royaume de France par Charles, soit disant dauphin du Viennois». - -Ce traité qui préparait la réunion du royaume de France à la couronne -d’Angleterre et organisait le gouvernement par le régent Henri V -d’Angleterre, fut approuvé en assemblée solennelle de l’Université, du -corps de ville et des notables bourgeois de Paris, et enregistré en -Parlement selon les formes accoutumées. La France se trouvait coupée -en deux tronçons, dont l’un avec Paris obéissait au roi d’Angleterre, -régent pour Charles VI, et l’autre, au delà de la Loire, demeurait -au dauphin Charles qui se préparait à bien défendre le reste de son -héritage. - -[Illustration: ANCIENS CACHOTS DE LA CONCIERGERIE DÉMOLIS SOUS LA -RESTAURATION] - -Le roi d’Angleterre ayant épousé Catherine de France à Troyes, prit -Sens, Montereau et Melun, vint faire le 1er décembre 1420 son entrée -solennelle dans Paris où ses troupes occupaient tous les postes -importants, Louvre, Bastille, Vincennes et l’hôtel de Nesle, ce dernier -hôtel habité par Isabeau de Bavière, toujours en fêtes et galantes -occupations, malgré tous les fléaux et désastres, pendant que le -malheureux Charles VI végétait entre deux accès à l’hôtel Saint-Paul. - -Le roi de France, le roi d’Angleterre et les deux reines, c’est-à-dire -Isabeau de Bavière et sa fille, les ducs de Clarence et de Bedford, -frères d’Henri V, le nouveau duc de Bourgogne Philippe le Bon, à la -tête d’un long cortège de seigneurs français et anglais, trouvèrent, -comme à toutes les entrées royales, les rues encourtinées et parées -depuis la porte Saint-Denis jusqu’à Notre-Dame. - -Le peuple, qui espérait en avoir fini bientôt avec toutes les calamités -et les misères de ces interminables guerres, criait: Noël! sur le -passage du nouveau régent. «Jamais, dit le _Bourgeois de Paris_, -princes ne furent reçus à plus grant joye qu’ils furent, car ils -encontraient par toutes les rues processions de prestres revestus de -chappes et de surpliz, chantant _Te Deum laudamus_ ou _Benedictus qui -venit_.» - -Dans les rues les gens d’Église présentaient aussi aux rois leurs -reliquaires à baiser. Le cortège, avant d’arriver à Notre-Dame, trouva -la rue de la Calandre occupée par des «eschaffaux» de cent pas de long, -touchant aux murs du Palais, sur lesquels fut représenté au vif, un -«moult piteux mystère de la passion de Notre-Seigneur selon qu’elle -est figurée sur la clôture du chœur de Notre-Dame de Paris, et n’estoit -homme qui veist le mystère à qui le cœur n’apiteast.» - -Le régent se logea au châtel du Louvre, prenant en mains le -gouvernement effectif du royaume, renvoyant la reine Isabeau à ses -fêtes et laissant le pauvre Charles VI retourner à l’hôtel Saint-Paul -pour traîner, presque abandonné, les restes de sa misérable existence. - -Henri V fit appeler solennellement Charles duc de Touraine «soi-disant -dauphin» à la table de marbre du Palais, pour y répondre du meurtre du -duc Jean sans Peur; puis la cour du Parlement le déclara «ennemi du -royaume, indigne de succéder à toutes seigneuries venues ou à venir -et mêmement de la succession et attente qu’il avait à la couronne de -France». - -Henri V tint cour magnifique au Louvre, très entouré de ducs et princes -ainsi que de gens d’Église des deux nations. Entre temps il allait à -ses armées qui guerroyaient contre celles du Dauphin; il fut pris de -maladie au cours d’une expédition vers la Bourgogne attaquée par le -Dauphin et s’en revint bientôt mourir au château de Vincennes. - -Alors les voûtes de Notre-Dame durent accueillir le corps de ce roi -anglais, pour des obsèques solennelles, après lesquelles son convoi fut -dirigé par Rouen et Abbeville sur Calais. Le corps mis sur un chariot -à quatre chevaux, en haut duquel était couchée l’effigie du roi en -cuir bouilli et peint, portant la couronne et le sceptre, fit ce long -voyage accompagné d’un grand cortège de princes, de chevaliers, avec -des prêtres qui, nuit et jour, chevauchant, cheminant ou s’arrêtant, -chantaient sans cesser l’office des morts. - -Charles VI suivit de très près Henri V au tombeau, il décéda le 22 -octobre 1422, à l’hôtel Saint-Paul. Il était mort abandonné de la reine -Isabeau, délaissé de tous; sa dépouille s’en alla reposer à Saint-Denis -après le service à l’église Notre-Dame, accompagnée des gens de sa -maison, de l’Université, du Parlement, des bourgeois et du populaire de -Paris en grande multitude, mais sans aucun prince français, et conduite -seulement par le duc de Bedford, régent de France. - -A Saint-Denis le roi d’armes accompagné de plusieurs hérauts et -poursuivants, ayant crié sur la fosse: «_Dieu veuille avoir pitié et -merci de l’âme de très haut et très excellent prince Charles, roi de -France, sixième de ce nom_,» ajouta aussitôt: «_Dieu donne bonne vie -à Henri, par la grâce de Dieu roi de France et d’Angleterre, notre -souverain seigneur!_» - -Le peuple de Paris qui souffrait depuis si longtemps des calamités -sans nombre amenées par la folie de Charles VI, des malheurs publics -engendrés par le malheur du roi, pleurait pourtant au passage de ce -funèbre cortège, qui semblait le convoi des funérailles de la monarchie -française.--«Très cher prince, disaient les bonnes gens, jamais nous -n’en aurons vu si bon! nous n’aurons plus jamais que guerre puisque tu -nous as laissés, tu vas au repos, nous demeurons en tribulations et -douleur!» - -Quelle misère pourtant dans ces dernières années pour ce malheureux -peuple! La guerre partout, les ravages et les déprédations des troupes -et des routiers de tous les partis par les campagnes, les discordes et -les haines dans la ville, avec leurs excès, leurs explosions de rage -meurtrière. Et par une suite naturelle, la famine, venant s’ajouter à -tous ces maux! Le blé était monté à un prix inabordable aux pauvres -gens, le pain, le vin manquaient. «Il y avait si très grant presse à -l’huys des boulangers, que nul ne le croirait qui ne l’auroit veu. Les -malheureux mangeoient ce que les pourceaux ne daignaient manger, ils -mangeaient trognons de choux sans pain et sans cuire, les herbettes des -champs sans pain et sans sel.» - -[Illustration: PORCHE SUPÉRIEUR DE LA SAINTE-CHAPELLE] - -Pour comble on avait eu le très grand hiver de 1420, durant lequel il -avait gelé et neigé jusqu’après Pâques, ajoutant le supplice du froid à -celui de la faim, et apportant un surcroît de maladies à toutes celles -qu’engendre la misère. - -Pendant ces années de souffrances horribles, les maladies tuent par -centaines, tous les jours, ces pauvres gens tombés au dernier degré -de la désespérance. L’épidémie a des repos, des sommeils, puis des -réveils soudains aux mauvaises saisons, aux grands froids, aux grandes -chaleurs; elle enlève, dit-on, jusqu’à cinquante mille personnes en -1418. - -Paris allait rester Anglais une quinzaine d’années. Il est vrai -qu’après ces lugubres temps de la fin du lugubre règne de Charles VI, -il y eut une accalmie dans les malédictions qui l’accablaient, une -amélioration dans l’existence matérielle et que sous la domination -anglaise les factions cessèrent de s’entre-déchirer. La guerre se -continuait en province, sans grande vigueur, tantôt éloignée, tantôt -tournant assez près de Paris, mais Paris en était préservé. - -Charles VII, le troisième des fils de Charles VI qui eût porté le titre -de Dauphin, deux étant morts avant leur vingtième année, venait de -se faire sacrer à Poitiers et, simple roi de Bourges, se maintenait -difficilement, dans quelques provinces à lui, soutenant fort mollement -une cause en perdition que beaucoup croyaient bien désespérée. - -Paris, après son accès de tristesse aux funérailles de Charles VI, -parut prendre son parti du changement de dynastie et accepter le roi -Anglais. Le régent Bedford reçut, en assemblée solennelle, le serment -de fidélité à Henri VI des présidents et conseillers du Parlement, de -l’évêque de Paris et de l’Université, des prévôts, des échevins et des -notables bourgeois, et ce même serment de fidélité dut ensuite être -prêté entre les mains du prévôt de Paris et du prévôt des marchands, -par tous les habitants de la ville convoqués à la maison municipale. - -Il faut dire, pour expliquer cette acceptation de la domination -anglaise, que ce roi Henri VI, un enfant de quelques mois, était -le petit-fils de Charles VI, né de Catherine de France, la sœur du -Dauphin, mariée en exécution du traité de Troyes, et par conséquent -presque un fils de France. On pouvait aussi l’opposer au Dauphin, qui -donnait alors peu d’espérance, prince léger, peu aimé et surtout très -calomnié. - -Puis la vie si longtemps comprimée, redevenue plus facile, reprit son -cours; avec la tranquillité relative dans la France coupée en deux, -pendant la période de presque inaction du Dauphin, le travail reprend, -le commerce renaît. On fait au régent, quand il revient de ses voyages -dans les provinces du Nord, des réceptions solennelles comme jadis aux -sires des fleurs de lis; ce sont mêmes tapisseries aux rues jusqu’à -Notre-Dame, mêmes harangues des échevins, mêmes divertissements sur le -parcours des cortèges, mêmes représentations de mystères au Châtelet. - -Le duc de Bedford, régent de France, s’établissait à l’hôtel des -Tournelles en face de l’hôtel Saint-Paul. Il avait d’abord occupé le -Palais de la Cité, puis considérant l’état de choses comme définitif, -comptant bien garder Paris, il achetait des terrains autour des -Tournelles, faisait bâtir, et agrandissait considérablement l’hôtel -destiné à devenir plus tard la demeure de Charles VII. - -La reine Isabeau s’était figuré qu’elle allait continuer pendant la -minorité du jeune prince cette existence d’intrigues si longtemps menée -pour le malheur de tous; mais le régent Bedford, très courtoisement, -mais très nettement, mit bien vite l’ancienne amie de côté et la laissa -dans son hôtel essayer d’oublier les jours de sa puissance. L’âge était -venu, avec l’obésité qui empâte la taille et gâte les attraits de -jadis; Isabeau restait galante et continuait, imperturbable au milieu -des événements, à inventer des modes nouvelles, des robes merveilleuses -et des coiffures extravagantes. - -Cependant, tout à coup, ce dauphin Charles qu’on méprisait avait secoué -son inertie; il avait réuni des armées qui s’avançaient, conduites par -de rudes capitaines, entraînées par la vaillante bergère de Lorraine, -la sainte guerrière, archange féminin que l’excès des malheurs de la -France avait suscité, et qui relevait l’oriflamme abaissée. - -Ce Paris anglais de Bedford et d’Henri VI apprit tout à coup les -défaites des Anglais sous Orléans, l’étonnante succession de victoires -de Jeanne d’Arc et la marche sur Reims, où Charles VII dans tout -l’appareil de sa puissance nouvelle, entouré de son armée victorieuse, -se faisait sacrer et oindre de la sainte ampoule dans les formes -traditionnelles, au milieu de l’enthousiasme général des peuples -réveillés. - -De Reims, Jeanne d’Arc et Charles VII marchaient sur Paris, enlevant -toutes les places. Les Parisiens surpris par cette marche triomphale, -ébranlés peut-être par ces miraculeux coups de fortune, virent à la fin -d’août 1429 se déployer dans la plaine, sous Montmartre et Saint-Denis, -l’armée de Charles VII. On ne sait trop quel revirement le succès d’un -brusque assaut aurait pu produire dans la grande ville, où pourtant -l’Université, le Parlement, le corps de ville et les vieux partisans de -Bourgogne restaient fidèles au roi anglais. - -L’échec de l’attaque des Français à la porte Saint-Honoré, la blessure -de Jeanne d’Arc firent renoncer Charles VII et les capitaines à -l’entreprise jugée pour le moment trop grosse et trop difficile, et -l’armée se retira. - -Peu après, la fortune étant revenue aux Anglais, avec la prise et le -martyre de Jeanne d’Arc, le duc de Bedford amena le jeune roi anglais -à Paris pour répondre au sacre de Charles VII par le couronnement -solennel du roi Henri VI, qui était alors un enfant de neuf ans. - -L’entrée se fit le 2 décembre 1431 dans les formes accoutumées, par la -porte Saint-Denis décorée selon l’usage et couverte presque entièrement -par un immense écu aux armes de la ville. Le prévôt des marchands et -les échevins vêtus de rouge reçurent le jeune roi, et portèrent le dais -au-dessus de lui quand, les discours entendus, il se mit en marche le -long de la rue Saint-Denis splendidement parée. - -En tête du cortège le populaire admirait neuf chevaliers et neuf dames -figurant les neuf preux et les neuf preuses; après eux venaient des -hérauts d’armes et des trompettes; quatre évêques entourant le petit -roi et enfin quantité de seigneurs. A la fontaine de la Trinité: -«syrènes s’esbattant sous un lys qui jetait du vin et du lait par ses -fleurs et ses boutons, combat d’hommes sauvages, ensuite échafauds -sur lesquels les confrères de la Trinité représentèrent le mystère -de la nativité du Christ, avec la fuite en Égypte et le massacre par -le cruel roy Hérode de sept vingt quatre milliers d’enfants mâles». -Autre spectacle au Châtelet, spectacle allégorique où l’on voyait un -enfant de la taille du jeune roi, avec deux couronnes sur la tête, -entouré d’un côté par princes et seigneurs de France et de l’autre par -seigneurs d’Angleterre. - -Tout le long de la route les porteurs du dais changeaient, les échevins -le laissaient aux drapiers, il passait ensuite aux épiciers, aux -changeurs, aux orfèvres, aux merciers, aux pelletiers, aux bouchers, -etc... - -Quinze jours après, le petit roi vint processionnellement du Palais à -Notre-Dame où il fut sacré par son oncle le cardinal de Winchester. -Après le sacre il y eut festin en la Grande salle. Jamais festin ne fut -plus mal ordonné, même celui donné par Charles VI en la même salle pour -l’entrée d’Isabeau, où la cohue finit en bousculade. - -[Illustration: LE LOGIS ROYAL (DE SAINT-LOUIS OU PHILIPPE LE BEL), -CÔTÉ] - -Cette fois, on avait laissé la foule pénétrer dès le matin dans la -Grande salle, «le commun de Paris y était entré, les uns pour voir, -les autres pour gourmander, les autres pour piller ou dérober viandes -ou autre chose». Les larrons s’y trouvaient en nombre et profitaient -largement du désordre. Quand le petit roi et les seigneurs furent -assis à la grande table, cette foule, irrespectueuse et malveillante, -ne put ou ne voulut s’ouvrir pour les membres de l’Université et du -Parlement, pour les échevins qui, au milieu des cris et du tumulte, -recevaient des poussées si violentes, qu’ils tombaient l’un sur l’autre -par quatre-vingts ou cent à la fois. «Et là besoingnoient les larrons.» -Quand ces invités parvinrent aux tables qui leur étaient réservées, -il leur fallut disputer la place à des savetiers, moutardiers ou -aides-maçons, qui mangeaient tranquillement le festin à leur place et à -peine parvenait-on à en faire lever un ou deux, qu’il s’en asseyait six -ou huit d’un autre côté... - -Et encore la cuisine à ces tables laissait-elle à désirer, la «plupart -des viandes ayant été cuites le jeudi auparavant», dit le _Bourgeois -de Paris_. Et il ajoute que les malades de l’Hôtel-Dieu dirent qu’ils -«n’avaient jamais vu plus pauvres reliefs que ceux qu’on leur envoya». - -Ce _Bourgeois de Paris_ se fait l’écho du mécontentement qui commence -à poindre. Il se plaint que le sacre n’ait point fait aller le -commerce autant que l’on s’y attendait. Les Anglais ne se sont pas -mis en dépenses, les orfèvres, les batteurs d’or et gens de _tous -joyeux métiers_, ont vendu plus maintes fois à l’occasion de mariages -bourgeois, qu’en ces journées du sacre. Enfin, pour achever de -mécontenter Paris, les Anglais firent peu de largesses et le petit roi -quitta la ville sans faire aucuns biens, «comme délivrer prisonniers, -faire cheoir maltôtes, impositions, gabelles, etc.». - -[Illustration: LE CORPS D’ISABEAU DE BAVIÈRE CONDUIT A SAINT-DENIS] - -Le duc de Bedford mourut en septembre 1435, et dix jours après trépassa -la reine Isabeau. A son tour la vieille reine, qui avait été pour -une si grosse part dans les malheurs du pays, finissait abandonnée -et méprisée, dans cet hôtel Saint-Paul, où s’était si lamentablement -traînée l’existence de Charles VI. Les Anglais, qu’elle avait si bien -servis, ne se mirent pas en frais de funérailles pour elle. Ce n’était -plus, pour eux, depuis longtemps, qu’un instrument inutile. Après -un service à Notre-Dame, on la déposa sans façon dans un bateau qui -descendit lentement la Seine. La barque s’arrêta sous les tours de la -Conciergerie, le cercueil passa la nuit dans ce palais, témoin des -fêtes de son entrée solennelle, puis reprit la rivière au petit jour -et sortit de Paris, dirigé sur Saint-Denis avec quelques serviteurs -seulement. On n’avait pas pris la route de terre par crainte des -partis français qui couraient déjà la campagne en Ile-de-France. En -vue de Saint-Denis, la barque toucha terre; quelques moines prirent le -cercueil et le portèrent aux caveaux de l’abbaye aux royales sépultures. - -Juste en ce moment, le roi Charles VII, dont les armées faisaient tous -les jours de nouveaux progrès dans la reconquête du royaume, venait, -par le traité d’Arras, de faire sa paix avec la Bourgogne, le fils de -Jean Sans Peur, «mû par sa pitié pour le pauvre peuple du royaume,» -abandonnait l’alliance anglaise,--moyennant toutefois d’importants -avantages et en imposant d’assez dures et humiliantes conditions. - -Paris aussi peu à peu se détachait du parti anglais, la misère était -revenue avec son cortège de maladies. Plus de blé dans les campagnes -ravagées par les soldats des deux partis, et après les soldats par -les bandes d’écorcheurs, de tard-venus et de pillards sans drapeau. -La famine sévissait; on repassait par toutes les horreurs des pires -époques. Des bandes de loups couraient les champs; la nuit, ils osaient -pénétrer dans Paris, par les berges de la Seine pour enlever des chiens -ou même des enfants. Une maladie pestilentielle ravageait villes et -campagnes; dans Paris seulement, en trois années, de 1435 à 1438, elle -emorta 50,000 personnes. - -Maintenant Paris tournait ses regards vers les armées de Charles VII; -le duc Philippe ayant fait sa paix avec le roi des fleurs de lis, -les vieux partisans de Bourgogne n’avaient pas de raison pour être -plus Bourguignons que lui. Les vieilles haines s’apaisaient ou se -tournaient contre l’Anglais, qui se faisait plus oppresseur et plus dur -en constatant le changement. Se sentant trop peu nombreux pour garder -une ville hostile, les Anglais cherchaient à s’assurer la sécurité par -tous les moyens, en accrochant aux potences ceux qu’ils soupçonnaient -d’intelligences avec les armées françaises, et en exigeant des -magistrats et des bourgeois de nouveaux serments de fidélité. - -Cependant, quelques-uns des plus hardis de ces bourgeois s’étaient déjà -mis en rapport avec le roi, offrant de lui remettre sa capitale s’il -accordait à tous amnistie complète et oubli des sanglantes séditions. -Charles VII promit l’oubli absolu du passé, et ces Parisiens, à la tête -desquels était un riche marchand nommé Michel de Lallier, s’entendirent -avec le connétable de Richemont, qui réunit rapidement le plus de -troupes possible pour surprendre les Anglais. - -Le connétable, Dunois, le seigneur de l’Isle-Adam arrivèrent au jour -convenu, 15 avril 1436, près la porte Saint-Jacques, escaladèrent le -rempart avec des échelles qu’on leur passa. Ils tenaient enfin Paris! -Ils ouvrirent à leurs troupes cette porte Saint-Jacques, sur laquelle -ils arborèrent la bannière royale, et se répandirent par la ville aux -cris de: Ville gagnée! - -Il y eut peu de tentatives de résistance par les rues; le peuple -s’armait, prenait la croix blanche et, conduit par les capitaines de -quartier, se jetait sur les Anglais. Ceux-ci abandonnèrent tous les -postes et firent retraite sur la Bastille, où tout aussitôt ils furent -investis. - -Cette entrée fut une marche triomphale. Le connétable, qui s’était -attendu à plus de difficultés, remercia vivement les gens de Paris -et prit rapidement des mesures pour éviter tout pillage et toute -avanie aux bourgeois, ce à quoi il était assez urgent de pourvoir, -car beaucoup de l’armée, par âpreté de vengeance ou désir de gain, -se flattaient de l’espoir de piller un peu cette ville si difficile -à tenir. Quatre jours après, les Anglais de la Bastille, manquant de -vivres, remettaient la forteresse au connétable et s’en allaient la vie -sauve, emmenant avec eux les fonctionnaires, créatures et instruments -de l’Angleterre, l’évêque de Thérouanne, chancelier, les prévôts -et quelques autres, détestés des Parisiens, qui leur eussent fait -volontiers mauvais parti. - -Charles VII ne fit son entrée dans la capitale reconquise qu’au mois -de novembre de l’année suivante; ce fut la même fête que six ans -auparavant pour l’entrée du petit roi Henri VI d’Angleterre; les mêmes -divertissements, les mêmes dais purent resservir. Mais l’entrée eut un -caractère militaire; Charles VII marchait armé de toutes pièces, sauf -le casque, à la tête de tous ses capitaines: le connétable, Dunois, le -comte de Vendôme. Celle qui avait tourné la fortune, Jehanne seule, -qu’on avait abandonnée au bûcher de Rouen, manquait à ce grand jour. Le -futur Louis XI, le Dauphin, alors âgé de dix ans, marchait à côté de -son père, revêtu d’une armure à sa taille. - -«Quand le roy fut devant l’Hôtel-Dieu, ou environ, dit le _Bourgeois -de Paris_, on ferma les portes de l’église de Notre-Dame, et vint -l’évesque de Paris, lequel apporta un livre sur lequel le roi jura, -comme roi, qu’il tiendrait loyalement et bonnement tout ce que bon roy -devait. - -«Après furent les portes ouvertes et entra dedans l’église et se vint -loger au Palais pour celle nuit; et fist-on moult grande joie celle -nuit, comme de bucciner, de faire feux emmy les rues, danser, manger et -boire et de sonner plusieurs instruments.» - -Le populaire pouvait bien, par quelques joyeuses fêtes, essayer -d’oublier des souffrances qui devaient durer quelques années encore. -L’épidémie continuait ses ravages, les loups, et les écorcheurs plus -loups qu’eux, désolaient encore les environs, et la famine persistait. - -Les Anglais, chassés de Paris, n’étaient pas loin, ils tenaient Meaux -et de là s’efforçaient d’affamer la capitale en coupant la route à tous -les arrivages de l’est, comme leurs garnisons de Normandie empêchaient -à l’ouest toute arrivée de subsistances. Meaux ne fut pris qu’en 1438; -les vivres purent passer; l’épidémie s’éloignait aussi vers le même -temps, et Charles VII, avec son terrible connétable de Richemont, -allait, à force de pendaisons, purger le sol de tous les routiers et -brigands qui l’infestaient, réformer le système militaire pour arriver -à créer, à la place des milices de la chevalerie féodale, une armée -régulière permanente. - -Charles VII, qui voulait être un roi réformateur, s’empressa de -rétablir et de réorganiser le Parlement de Paris, auquel il avait réuni -son petit Parlement de Poitiers. La grande chambre compte alors trente -conseillers, quinze laïques et quinze ecclésiastiques; la chambre des -enquêtes en a quarante. Il institue pour les affaires criminelles la -chambre de la Tournelle, qui siégeait dans la _Tournelle_, bâtiment -accolé à la tour Bon-Bec, où se donnait la question. Ces offices -étaient soldés, les conseillers étaient appointés, la justice se -rendait gratuitement quant aux juges, à qui les plaideurs devaient -seulement quelques présents en nature, bouteilles de vins, pains de -sucre, épiceries, les fameuses épices, qui finirent par se convertir en -espèces sonnantes. - -La puissance du Parlement allait grandir considérablement dans ce -palais que les rois devaient lui céder complètement; son double -caractère de corps judiciaire et administratif allait se préciser et -s’accentuer. - -Dans l’ordre judiciaire, il décidait en appel de toutes les causes des -tribunaux royaux, seigneuriaux, ecclésiastiques et universitaires, et -il jugeait des _causes spéciales_, celles des pairs de France et du -domaine royal, et les grandes affaires spécialement portées devant lui. - -[Illustration: ENTRÉE DU PALAIS, PRÈS DU PONT SAINT-MICHEL (INTÉRIEUR)] - -Dans l’ordre administratif, les édits et ordonnances du roi devaient, -pour avoir force de loi, être enregistrés au Parlement. Ce fut d’abord -seulement un usage, qui s’était établi fort simplement. Un conseiller, -nommé Jean de Montluc, sous Philippe le Bel, avait pris l’habitude de -tenir registre des édits ou des jugements importants, ainsi que des -événements mémorables de son temps. Comme on eut l’occasion plus d’une -fois, pour vérifier des faits douteux, de recourir à ce registre du -vieux conseiller, on sentit la nécessité de le continuer officiellement -et régulièrement. - -Jadis, au combat de Frêteval, Philippe-Auguste avait perdu son -chartrier, l’ensemble de ses chartes, archives, registres, terriers, -etc., qu’il avait avec lui dans ses bagages, ayant été pillé par les -soldats de Richard Cœur de Lion. Cette perte avait amené la création -d’un dépôt régulier de toutes les pièces d’archives dans la sacristie -de la Sainte-Chapelle appelée ainsi, nous l’avons vu, le _trésor des -Chartes_. On prit l’habitude, avant d’y envoyer tous les édits et -actes royaux, de les faire inscrire sur le registre du Parlement, et -bientôt l’usage, simple habitude de précaution, devint une formalité -indispensable pour qu’édits et ordonnances eussent force de loi. - -[Illustration: LE QUAI DES AUGUSTINS (_la pointe de la cité et -le Louvre_) XVe SIÈCLE - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -En outre de cette formalité d’_enregistrement_ indispensable qui -forçait à compter avec lui, le Parlement s’était octroyé le droit de -_remontrances_, par lequel il pouvait manifester son opposition à une -décision ou ordonnance quelconque, à un traité avec une puissance -étrangère, et ce qui est assez particulier, il commença à exercer ce -droit de remontrance sous un monarque autoritaire, sous Louis XI, -alors que ce roi, pour les nécessités de sa politique, jugea à propos -d’abolir la _Pragmatique sanction de Charles VII_, qui avait réglé les -rapports de l’Église de France avec le Pape et supprimé nombre d’abus -sur les bénéfices ecclésiastiques, les _annales_, les _réserves_ et les -_expectatives_, par lesquelles la cour de Rome tirait de la France plus -d’un million de ducats chaque année. - -[Illustration: LE TRÉSOR DES CHARTES, SACRISTIE DE LA -SAINTE-CHAPELLE] - -Le roi Louis XI, qui généralement usait d’une justice expéditive et -peu formaliste, chargea son Parlement de juger un connétable de France -convaincu de trahison. C’était le comte de Saint-Pol, lequel, pour -arriver à se créer une souveraineté indépendante dans ses fiefs à -cheval sur les frontières de France et des pays flamands des Etats de -Bourgogne, trahissait à la fois France et Bourgogne, Louis XI et le -Téméraire, s’efforçait d’entretenir les vieilles querelles par ses -intrigues, et cherchait à réveiller la guerre anglaise. - -Ses trames et trahisons découvertes, devenu l’ennemi de tous, il avait -cherché refuge à Mons sur les terres de Bourgogne. «Revenez sans -crainte, lui écrivit Louis XI, je suis accablé de tant d’affaires que -j’ai bien besoin d’une bonne tête comme la vôtre.» - -Comme le connétable se doutait bien de ce que le roi voulait faire de -sa tête, il se gardait de se mettre entre ses mains, mais Charles le -Téméraire le fit prendre et le livra. Il fut jeté à la Bastille pendant -que le Parlement instruisait diligemment son procès. - -Il tombait de haut ce dangereux seigneur, riche, puissant, possesseur -de fortes places, villes et châteaux bien pourvus de gens de guerre; il -n’avait fallu rien moins pour l’abattre que l’entente de Louis XI, de -Charles le Téméraire et d’Edouard d’Angleterre. «Il faut bien dire que -cette tromperesse fortune l’avoit regardé de son mauvais visage,» dit -Commines. Le connétable, depuis qu’on lui avait mis sous les yeux ses -propres lettres, livrées à Louis XI par le duc de Bourgogne et le roi -d’Angleterre, n’espérait plus guère. - -Le 19 décembre 1475, rapporte Jean de Troyes, on vint réveiller le -prisonnier dans son cachot pour l’amener au Palais. On le fit monter -à cheval entre messire de Saint-Pierre chargé de sa garde depuis la -Flandre et le chevalier Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, et on -l’amena sous bonne escorte jusqu’à la cour du May. - -Le connétable fut conduit droit à la chambre criminelle du Parlement, -où il trouva le chancelier qui, par un discours l’exhortant à la -constance, lui enleva sa dernière espérance; puis le président Jehan -de Popincourt prit la parole: «Monseigneur, vous savez que par -l’ordonnance du roy, vous avez été constitué prisonnier, pour raison de -plusieurs cas et crimes à vous mis sus et imposez. Auxquelles charges -avez respondu et esté ouy en tout ce que vous avez voulu dire, et sur -tout avez baillé vos excusations, et, tout veu à bien grande et mure -délibération, je vous dis et déclare, que par arrest d’icelle cour -vous avez esté crimineux de crime de lèze-majesté, et comme tel estes -condamné par icelle cour à souffrir mort dedans le jour d’huy. C’est à -savoir que vous serez décapité devant l’ostel de cette ville de Paris, -et toutes vos seigneuries, revenues et aultres héritaiges et biens -déclarez acquis et confisquez au Roy nostre sire.» - -Sans plus tarder, le connétable fut remis aux mains de quatre docteurs -en théologie pour être préparé à la mort; il lui fut chanté une messe, -et vers une heure de l’après-midi on le fit remonter à cheval pour s’en -aller subir sa peine devant l’Hôtel de ville «contre lequel il y avoit -un grand eschaffault dressé et au joignant d’iceluy on venoit par une -allée de bois à un aultre petit eschaffault là où il fut exécuté». - ---«Trop avoir et trop savoir m’ont mis là où je suis!» dit le -connétable en soupirant. Il entra au Bureau de la ville, fit son -testament, reçut les consolations de son confesseur, et s’en alla -ensuite se mettre en oraisons sur le petit échafaud, tourné vers -l’église Notre-Dame, «longue oraison, en douloureux pleurs, et grant -contrition» à la vue d’une foule immense. Enfin le connétable ayant dit -deux mots au peuple pour se recommander à ses prières se mit à genoux -sur un carreau de laine aux armes de la ville et «incontinent petit -Jehan, le bourreau, saisit son espée dont il fist voller la teste de -dessus les espaules». - -Deux ans après, le Parlement eut à instruire le procès d’un autre grand -seigneur, comblé de biens par Louis XI et qui maintes fois l’avait -trahi aussi, ne rentrant en grâce que pour préparer de nouvelles -trahisons. Quand la coupe fut pleine, Louis XI se montra impitoyable, -il pesa sur le Parlement, et le duc de Nemours, condamné, sortit de -sa cage de fer à la Bastille pour aller subir la décapitation sur -l’échafaud des halles. Celui-ci ne fut pas amené au palais. Messire -Jehan le Boulengier, premier président au Parlement, accompagné du -greffier de la cour criminelle, vint à la Bastille signifier sa -condamnation au patient. - -On ne vit point sous Louis XI de ces réceptions de souverains et de ces -festins à la table de marbre, comme le Palais en compte tant dans ses -annales sous les règnes précédents. Louis XI n’est pas un roi de Paris, -c’est un roi de Tours où il habite son château de Plessis-lès-Tours le -bien gardé, plus souvent que les Tournelles de Paris. - -A la Sainte-Chapelle, où il ne manquait pas de venir prier dans ses -passages à Paris, il fit, pour être un peu plus chez lui, construire le -petit oratoire que l’on voit entre deux contreforts du flanc méridional. - -Dans la Grande salle en 1477, «le roy ayant en singulières -recommandations les saincts faits de sainct Louis et sainct -Charlemaigne, ordonna que leurs deux imaiges de pierre pieça mis et -assis en deux des pilliers de la grant salle, du rang des aultres roys -de France, fussent descendus, et voulut iceulx estre mis et posez au -bout de la dite grant salle, au long de la chapelle estant au bout», -c’est-à-dire sur le côté de l’autel placé au fond de la Grande salle, -du côté donnant sur la rue de la Barillerie. - -Aussitôt après la mort de Louis XI, dans la réaction qui s’ensuivit, -la Conciergerie du Palais reçut quelques-uns des conseillers du feu -roi, entre autres le principal instrument de ses vengeances et basses -œuvres, le fameux Olivier le Daim, ou le Diable comme le peuple -l’appelait, redouté et détesté de tous du vivant de son maître. - -Il avait commencé par être le barbier de Louis; entré dans la confiance -du roi et devenu son conseiller, celui-ci l’avait fait comte de Meulan. -La roue avait tourné. Poursuivi par les princes longtemps comprimés, -on lui fit son procès en Parlement et l’on trouva très suffisamment de -prétextes pour le condamner. - -Olivier le Daim pour qui la vie d’un homme avait toujours pesé très -peu et qui avait tant fait pendre, gehenner ou noyer dans sa vie, -accueillit la sentence de mort avec philosophie. - ---Puisqu’il plaît ainsi à ces messieurs, dit-il, c’est bien, -baillez-moi confesseur! - -Il monta en charrette dans la cour du palais et prit le long chemin de -Montfaucon. En route il fit arrêter le cortège, on crut qu’il voulait -faire quelques déclarations, mais il s’agissait seulement de petites -dettes qu’en homme régulier il voulait déclarer au greffier. Et bientôt -il était accroché à la Justice de Paris, à côté d’un de ses subordonnés -condamné avec lui. - -[Illustration: PIGNON DE LA SAINTE-CHAPELLE RECONSTRUIT SOUS -CHARLES VIII] - -Sous Charles VIII, il fut travaillé à une restauration du pignon de la -Sainte-Chapelle, modification complétée au temps de son successeur par -le grand degré à rampe douce accolé au flanc méridional. - -Le Palais sous le roi Louis XII reçut de nombreux embellissements, on -donna à la Grande chambre la magnifique décoration qu’elle conserva -jusqu’à la Révolution; des bâtiments s’élevèrent sur les côtés du -vieux logis royal de saint Louis, enfin la cour de la Sainte-Chapelle, -déjà si belle, reçut un ornement de plus, le magnifique édifice de la -chambre des Comptes. - -C’était au fond de la cour juste en face de la grande porte du palais, -une façade composée de trois pavillons irréguliers, présentant -au-dessus du rez-de-chaussée un étage de grandes et belles fenêtres -séparées par des statues dans des niches, un étage supérieur à hautes -lucarnes magnifiquement couronnées et reliées par une balustrade à -fleurs de lys, au-dessous d’immenses combles brandissant de grands et -superbes épis de faîtage. - -Le pavillon de l’aile gauche possédait sur l’angle une jolie et fine -tourelle à deux étages; le pavillon de droite au comble moins haut -ouvrait au premier étage une large loggia à deux arcades surbaissées, -aux piliers décorés de statues, loggia surmontée d’une superbe lucarne -plus belle encore que les autres, soutenue latéralement par de légers -contreforts dessinant un pignon ajouré, orné de pinacles et de crochets. - -Toute la façade était revêtue d’une riche décoration, dais ciselés, -écussons, frises de fleurs de lis et de dauphins alternés. - -Les statues représentaient, avec leurs attributs traditionnels, la -Tempérance tenant une horloge et des lunettes, la Prudence un miroir et -un crible à la main, la Justice avec une épée, le Courage tenant une -tour et étouffant un serpent. - -[Illustration: ENTRÉE DU GRAND DEGRÉ DE LA CHAMBRE DES COMPTES] - -Pour compléter cette belle façade d’un si heureux dessin, silhouettant -de très hauts toits ardoisés et d’énormes cheminées, au pavillon de la -loggia venait aboutir un grand escalier extérieur, ou plutôt une grande -rampe couverte à quatre arcades du même style. Un charmant petit porche -en plein cintre se surmontait d’un gable élégant, au centre duquel -était sculpté l’écu de France ayant deux cerfs ailés pour supports, -avec le porc épic de Louis XII au-dessous. A la balustrade pleine, -comme à celle du reste de l’édifice, des L couronnées alternaient avec -les dauphins. - -Fra Giocondo, Joconde l’architecte italien amené par Charles VIII, à -qui l’on s’est longtemps plu à attribuer tant de choses, a travaillé -à cette chambre des Comptes. Quel fut au juste son rôle dans la -construction, on l’ignore, mais ce qui est certain c’est que ce -charmant édifice, vraie merveille de grâce, une des dernières créations -de l’art purement français, n’est aucunement son œuvre, et d’ailleurs -était commencé avant son arrivée. - -On eut à la Cité, à peu de distance l’une de l’autre, deux entrées -royales avec les cérémonies traditionnelles à Notre-Dame et au Palais. - -La première le 6 novembre 1514 était l’entrée de la princesse Marie -d’Angleterre, sœur d’Henri VIII, jeune et superbe princesse de seize -ans, épousée par le quinquagénaire Louis XII peu de mois après la mort -d’Anne de Bretagne, sa _bretonne_ tant aimée dont la mort avait été -pour lui un si rude coup qu’il n’avait fait «huit jours durant que -larmoyer». - -Les rues où le convoi d’Anne en janvier avait passé, virent en novembre -la belle Marie, en triomphant cortège, se diriger vers Notre-Dame, pour -de là s’en aller festoyer dans la Grande salle du Palais. A ces noces -royales à la table de marbre, quatre divertissements ou «entremets» -coupaient le repas; le premier était un phénix sur son bûcher, le -second monseigneur saint Georges à cheval combattant le dragon, le -troisième un porc épic et un léopard soutenant l’écu de France et le -quatrième le combat d’un coq, d’un mouton et d’un lièvre. - -La seconde entrée royale fut trois mois après celle du roi chevalier -François Ier - -Le roi Louis XII, dont la santé était assez précaire au temps de son -remariage n’avait pas longtemps résisté à l’existence de fêtes et de -plaisirs que lui fit mener la jeune princesse. Le 1er janvier 1515, il -était allé rejoindre Anne de Bretagne à Saint-Denis. - -Le nouveau roi, François Ier, fit son entrée joyeuse le 15 février -suivant, «laquelle fut moult honorable et triomphante». Cette entrée -eut ceci de particulier qu’elle se fit aux flambeaux, la nuit ayant -pris le cortège dans la rue Saint-Denis. On admira beaucoup le jeune -roi vêtu tout de blanc d’argent, monté sur un magnifique destrier -qu’il faisait continuellement caracoler «en sorte que chacun s’en -émerveillait, comme des princes et seigneurs qui l’accompagnaient en -gros nombre et multitude de gens grandement accoutrez d’orfèvreries -à leurs devises. Et en bel ordre de marche le dit seigneur et sa -compagnie allèrent jusqu’à Notre-Dame de Paris et de là au Palais où -il fut faict de par ledit seigneur, en la manière accoutumée, un gros -et somptueux souper aux dicts princes et seigneurs. Et y soupèrent -et eurent leurs tables, le prévôt et les échevins et aucuns notables -personnages de la ville.» - - - - -[Illustration: LES MOULINS DE LA RIVIÈRE] - -CHAPITRE VI - -LE PALAIS AU XVIe SIÈCLE - - Le Palais sous François Ier.--Semblançay.--Le procès du connétable - de Bourbon.--Le cartel de l’empereur.--Charles-Quint au palais.--La - Réforme.--Processions et supplices.--La tour de Montgommery.--La - très sainte Ligue.--Assassinat du président Brisson.--Jean Chastel - et Ravaillac.--Le palais envahi par le duc d’Epernon.--Premier - incendie du Palais. - - -[Illustration: ASSASSINAT DU PRÉSIDENT BRISSON] - -Sur ce point de la Cité, la justice est tout à fait chez elle; le -Palais de la Cité au XVIe siècle a cessé d’être, même temporairement, -Palais royal; cédé complètement au Parlement et à l’administration -financière du royaume, il est le Palais de Justice. - -Son histoire maintenant est celle du Parlement lui-même, histoire très -mouvementée par moments, au temps des querelles religieuses et dans les -périodes de luttes entre le droit populaire et le droit royal. - -Le Palais désormais, au cours de ces luttes religieuses et civiles, va -plus que jamais continuer à subir le contre-coup des événements et -rester le théâtre orageux des grandes manifestations politiques. - -Citadelle d’opposition, le plus souvent d’opposition bourgeoise, -raisonnable et sérieuse, qui combat lentement pour les libertés -nationales avec les armes du légiste,--citadelle brutalisée -quelquefois par l’émeute, par la sédition violente ou accablée par la -toute-puissance royale aux jours triomphants de la monarchie absolue. - -Le Palais ne recevra plus la visite des rois que fort rarement, -seulement aux grandes occasions, pour les lits de justice, ou bien -lorsqu’il sera nécessaire que le roi donne de sa personne pour imposer -un édit. - -A la fin du XVIe siècle, après cinquante ans de vie régulière, le -Palais reverra les jours tragiques de la terrible période qui va -d’Etienne Marcel au triomphe de Charles VII. Bien des péripéties -émouvantes du grand drame de la Ligue se dérouleront dans le vieux -Palais, où les parlementaires à longue barbe essaieront de lutter -contre les fureurs religieuses déchaînées et contre la tyrannie -populacière. - -La vénalité des charges au Parlement apparaît sous François Ier. Dans -un pressant besoin d’argent pour les armées, le chancelier Duprat -créa vingt charges nouvelles de conseillers au Parlement qui furent -mises à l’encan, malgré les remontrances du Parlement d’abord, et son -opposition ensuite à la réception des nouveaux conseillers. - -L’un de ceux-ci était un commis du surintendant des finances -Semblançay, nommé Genti, qui dans l’intrigue tramée contre Semblançay -par le chancelier et la duchesse d’Angoulême, mère du roi, avait été -leur agent et leur avait livré des papiers justificatifs volés au -surintendant, probablement le fameux reçu de la duchesse d’Angoulême -des sommes extorquées au trésor, des quatre cent mille écus destinés à -être envoyés à Lautrec, pendant les guerres d’Italie, pour la solde des -Suisses. - -Semblançay s’était tiré des premiers assauts, mais pendant la captivité -de François Ier, les haines du chancelier et de la duchesse devenue -régente, trouvèrent l’occasion bonne pour l’attaquer de nouveau. -Semblançay fut jeté à la Bastille et on ouvrit contre lui un grand -procès pour concussions et malversations. Le chancelier afin de rendre -certaine la perte du surintendant chargea du procès, non le Parlement, -mais une commission tirée du Parlement et choisie parmi ses créatures, -particulièrement parmi les nouveaux conseillers acquéreurs des charges -créées par lui. - -Ces commissaires rendirent l’arrêt qu’on attendait d’eux et un jour, -le 12 août 1527, Jacques de Beaune Semblançay âgé de soixante-douze -ans, «atteint et convaincu de larcins, faussetés, abus, malversations -et male administration des finances du roi, condamné à être pendu -et étranglé à Montfaucon--tous ses biens meubles et héritages -confisqués--» monta sur une mule amenée dans la cour de la Bastille, et -prit le chemin du gibet en passant par la porte Baudet, le Châtelet -et la rue Saint-Denis. On connaît les vers de Clément Marot sur le -supplice du surintendant: - - Lorsque Maillart juge d’enfer menoit - A Montfaulcon Semblançay l’âme rendre, - A vostre advis, lequel des deux tenoit - Meilleur maintien? Pour le vous faire entendre, - Maillart semblait homme que mort va prendre: - Et Semblançay fut si ferme vieillard, - Que l’on cuydoit, pour vray, qu’il menast prendre - A Montfaulcon le lieutenant Maillart. - -Après la dernière station aux Filles-Dieu, le cortège arriva vers une -heure de l’après-midi à Montfaucon. Le roi durant le procès était -rentré de captivité; Semblançay, ne pouvant croire qu’il le laisserait -mourir, obtint de Maillard qu’on différât l’exécution pour attendre la -grâce. Le malheureux vieillard dans les angoisses de la mort espéra -cette grâce au pied du gibet pendant toute l’après-midi; elle ne vint -pas et après six heures d’une terrible agonie il fallut laisser faire -le bourreau. - -[Illustration: ANCIEN ESCALIER DE LA COUR DES COMPTES MAINTENANT A -L’HÔTEL DE CLUNY] - -Plus tard l’instrument de cette mort, le conseiller Genti, devenu -président au parlement, se trouva poursuivi pour faits de concussion et -fut condamné par le parlement même. A son tour, après dégradation, il -vint à Montfaucon finir où avait fini sa victime. - -Presque en même temps se terminait un autre procès fameux, celui -du connétable de Bourbon, autre victime de la duchesse d’Angoulême -et du cardinal chancelier Duprat, poussé à la trahison par leurs -persécutions. Jeune et beau, magnifique seigneur et capitaine renommé, -il n’eût tenu qu’au connétable de devenir le beau-père de François Ier -en épousant en secondes noces Louise de Savoie, mais il repoussa les -avances de la duchesse et les propositions directes qui lui furent -faites. Il se créa ainsi une vindicative et cruelle ennemie qui, liguée -avec le chancelier, autre ennemi de Bourbon, jura sa perte. - -L’attaque ne se fit pas attendre. Charles de Bourbon, veuf de Suzanne -de Bourbon sa cousine germaine, étant par contrat de mariage héritier -de tous ses biens, la duchesse alors régente du royaume fit intenter -au connétable un procès en Parlement pour obtenir la nullité de la -donation. - -Il s’agissait pour le connétable de la presque totalité de ses biens -qui devaient, s’il perdait sa cause, revenir les uns à d’autres -héritiers, les autres à la couronne. Une première partie du procès fut -perdue, le comté de la Marche fut enlevé au connétable et Duprat obtint -la mise sous séquestre du reste des biens. - -Le cœur ulcéré, se voyant déjà ruiné, le connétable ne respira plus -que vengeance. Travaillé par des émissaires de Charles-Quint, il rêva -de concert avec l’Empereur l’écrasement de François Ier. Dans le -démembrement de la France qui devait s’ensuivre, une part devait lui -être faite qui viendrait s’ajouter à ses possessions territoriales, -pour constituer à son profit un royaume indépendant, ressuscitant -l’antique royaume d’Arles. - -Pendant que François Ier s’acheminait avec son armée vers l’Italie -où son connétable devait venir le rejoindre, celui-ci tout à coup -levait le masque et, pour s’en aller se mettre à la tête des armées de -Charles-Quint, s’enfuyait déguisé en valet, seul avec un gentilhomme; -montés sur des chevaux ferrés à l’envers, ils gagnaient la frontière -par une chevauchée haletante à travers l’Auvergne et le Dauphiné. L’an -d’après, sur le champ de bataille de Pavie, le roi et le connétable -devaient se retrouver. - -Le procès de Bourbon dura des années: on jugea d’abord à Loches ses -confidents qui furent condamnés à mort, mais non exécutés. Parmi eux se -trouvait le sire de Saint-Vallier, père de Diane de Poitiers. - -Condamné à mort par le parlement, le comte de Saint-Vallier fut tiré -de la Conciergerie un matin, et conduit à la Table de marbre pour y -entendre la lecture de son arrêt. Mis sur un cheval avec un archer en -croupe derrière lui, on le conduisit en Grève pour y subir sa peine. -Déjà il avait la tête sur le billot, lorsqu’un courrier de Blois -apportant sa grâce, put fendre la foule assez à temps pour arrêter la -hache déjà levée. La légende qui lui fait devoir sa grâce à la beauté -de sa fille est détruite par ce fait que Diane était alors toute jeune -enfant. - -Quelques pairs réunis au Parlement et présidés par le roi lui-même -commencèrent le procès de Bourbon en 1523, mais la défaite de Pavie -vint bientôt l’interrompre, et dans le traité de Madrid qui termina la -captivité de François Ier, il fut stipulé que le connétable rentrerait -dans tous ses biens et honneurs. - -Ce traité, François Ier n’avait pas l’intention de l’exécuter; aussitôt -de retour en sa capitale, il réunit au Palais en séance solennelle le -Parlement, les grands du royaume, les cardinaux, des archevêques et -évêques, des députés des Parlements de province et le corps de ville -de Paris pour s’en faire imposer en quelque sorte la non-exécution. La -guerre allait se rallumer. Le 5 mai 1527, à la prise de Rome, un coup -d’arquebuse, bientôt vengé dans l’effroyable sac de la ville éternelle, -renversait dans le fossé le connétable de Bourbon, connétable de -Charles-Quint, maintenant chef d’une armée de routiers féroces, et -achevait misérablement ses destins si brillamment commencés. - -Le procès du connétable défunt était aussitôt repris à la Grande -chambre du Parlement et, le 16 juillet suivant, le roi, les pairs et -les Parlements réunis rendaient un arrêt qui condamnait et abolissait -sa mémoire à perpétuité et prononçait la confiscation de tous ses -biens. - -A défaut du prince, l’hôtel de Bourbon, voisin du Louvre sur la berge -de la Seine, paya pour lui et subit symboliquement la peine réservée -aux traîtres et rebelles; on décapita ses tourelles à «hauteur -d’infamie» et les écussons et armoiries, les sculptures des portes et -fenêtres furent barbouillés d’ocre jaune par la main du bourreau. - -Le vieux Palais fut peu de jours après témoin d’une étrange scène, -d’un curieux épisode du grand drame aux tragiques péripéties, joué de -champ de bataille en champ de bataille par les deux souverains qui se -disputaient la suprématie européenne, le roi et l’empereur. Ce refus -d’exécuter le traité, ce manquement à la parole jurée que François -se faisait imposer par ses sujets, avait exaspéré Charles-Quint qui -déclarait le roi traître et parjure. Les deux souverains, faisant -une querelle personnelle de la lutte engagée entre les nations, -échangeaient par hérauts d’armes, comme aux temps chevaleresques, des -défis solennels. - -François Ier chargea son héraut _Guyenne_ de porter son défi en Espagne -à Charles-Quint, lequel en retour, envoya le héraut _Bourgogne_ -remettre son cartel à Paris. François Ier voulut le recevoir dans la -Grande salle du Palais avec un grand cérémonial. On avait préparé pour -le roi, devant la Table de marbre, un trône élevé de quinze marches. -A la droite du roi étaient assis le roi de Navarre, le duc d’Alençon, -le comte de Foix, le duc de Vendôme et autres princes, à sa gauche le -légat du pape, le chancelier, quelques cardinaux et archevêques. Les -membres du Parlement avaient pris place plus bas, sous les princes, et -les ambassadeurs des diverses puissances sous les sièges des prélats. -On ne pouvait apporter plus de solennité à cette réception. - -Le héraut _Bourgogne_, qu’une garde d’archers et de gentilshommes -avait été chercher au logis à lui assigné dans le cloître Notre-Dame, -fut introduit au Palais et conduit devant le trône royal. Aussitôt -qu’il eut salué le roi et la noble assemblée, il voulut commencer son -harangue: «Sire, dit-il, la très sacrée majesté de l’empereur...» Mais -François Ier, l’interrompant brusquement, lui déclara d’un ton de -colère qu’il n’avait point à haranguer, mais à remettre tout simplement -la _sûreté du champ_, c’est-à-dire l’indication du champ clos avec les -conditions du combat. - -Le héraut prétendait, avant toute chose, dire ce que l’empereur l’avait -chargé de dire, exposer les sujets de plainte de Charles-Quint et les -motifs du combat personnel entre les deux princes, avant d’en venir au -cartel lui-même. Le roi transporté de colère ne le laissa pas parler; -par des sorties violentes il lui imposait silence chaque fois qu’il -essayait de remplir sa mission comme on le lui avait ordonné, si bien -que le héraut dut se retirer en remportant son cartel. - -Une autre fois, une dizaine d’années plus tard, François Ier étant -encore en guerre avec Charles-Quint, fit citer l’empereur à comparaître -à sa chambre des pairs, comme son vassal pour les comtés de Flandre -et d’Artois; ce fut l’occasion d’une nouvelle cérémonie. Le roi vint -avec les pairs au Palais du Parlement, requit contre l’empereur et -décida qu’on l’ajournerait à son de trompe à la frontière, ce qui fut -fait dans les formes anciennes par des huissiers du Palais. Ensuite, -l’empereur n’ayant naturellement point comparu, un arrêt du Parlement -prononça la confiscation de la Flandre et de l’Artois, lesquelles -provinces, malgré cet arrêt tout platonique, restèrent entre les mains -de l’empereur. - -[Illustration: L’ARC DE NAZARETH AU PALAIS (RÉÉDIFIÉ A CARNAVALET)] - -Ceci se passait en 1537; trois ans après, en 1540, la paix étant faite, -cet empereur inutilement cité à comparoir fit pourtant sa visite au -Parlement, mais ce fut en souverain ami, reçu avec force cérémonies, -arcs triomphaux, décorations de fleurs, draperies et tapisseries, -riches présents et belles harangues. L’empereur traversait Paris pour -aller rétablir son autorité sur les Gantois révoltés. - -Il fit son entrée le 1er janvier en grand cérémonial par l’abbaye et -la porte Saint-Antoine, accompagné par l’université, des délégations -des corporations, les prévôts et le corps de ville, le Parlement, -les grands officiers de la couronne, les gentilshommes de la maison -royale et les princes, sous l’escorte des lansquenets suisses marchant -enseignes déployées. - -Le Parlement s’était assemblé dans la cour du may d’où il était parti -à cheval pour recevoir l’empereur, les présidents en robes et manteaux -d’écarlate, coiffés du chapeau de velours brodé d’or, les conseillers -en robes écarlates et chaperons. Les présidents furent admis à faire -leur compliment à l’empereur, après quoi tous prirent leur place dans -le cortège. - -En route on eut le divertissement des mystères joués sur des échafauds -dressés aux Tournelles, à la porte Baudoyer et ailleurs, pendant -qu’incessamment tonnait le canon de la Bastille. Charles-Quint fit une -station en l’église Notre-Dame où l’on chanta un _Te Deum_, puis se -dirigea vers le Palais où François Ier, entouré d’une cour brillante, -le reçut en bas du grand perron. - -A la Grande salle l’attendait le festin traditionnel à la Table de -marbre, après quoi la reine Marguerite, fille du roi, arriva avec les -princesses, pour terminer la fête par danses et divertissements. A -l’occasion de son entrée Charles-Quint, de par l’antique privilège -des souverains, délivra des prisonniers de la Conciergerie, fort -probablement des gens choisis, retenus seulement pour affaires de peu -d’importance. - -[Illustration: ANCIEN HÔTEL DU PREMIER PRÉSIDENT (PRÉFECTURE DE -POLICE, 1840)] - -En ces temps venait de s’allumer la grande querelle religieuse qui -devait gorger ce siècle d’horreurs et de sang, et pendant si longtemps -partager le pays en deux camps ennemis aux passions surexcitées. Les -premiers troubles avaient commencé, et Paris venait d’assister à -quelques premiers brûlements d’hérétiques. On avait jeté au bûcher -d’abord des livres, on commençait à y envoyer des hommes. - -Dans leur ardeur pour les nouvelles doctrines, les protestants -s’attaquaient parfois aux images, faisaient une guerre incompréhensible -aux statues révérées par les catholiques, et ceux de ces iconoclastes -qui étaient pris payaient cher leur audace. La mutilation d’une image -de la Vierge placée sur une maison de la rue des Rosiers, excita -particulièrement la fureur des Parisiens contre les réformés. - -Pour racheter le sacrilège, François Ier fit faire une vierge en argent -qu’il alla lui-même placer en grande cérémonie dans une niche grillée. -Une immense procession se déroula dans les rues de Paris à cette -occasion; on vit défiler tout le clergé des paroisses, tous les moines -des couvents, les chanoines de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, -des évêques en nombre. Après eux des trompettes et des hérauts d’armes -annonçaient la Cour, une foule de nobles personnages le cierge à la -main escortant la Vierge d’argent portée par l’évêque de Lisieux en -habits sacerdotaux, puis le roi seul, avec un grand cierge, ensuite -d’autres seigneurs, les ambassadeurs, les présidents et conseillers du -Parlement avec leurs greffiers, le prévôt des marchands, les échevins -et les notables... - -La Vierge d’argent si solennellement mise en place ne resta pas -longtemps dans sa niche, elle fut volée quelques années plus tard, -remplacée encore, par une vierge en bois cette fois, que les -protestants brûlèrent une nuit. - -A la suite des imprudences de quelques luthériens qui, emportés par -leur zèle, avaient affiché des placards attaquant l’Eucharistie, -une autre procession, plus solennelle encore, eut lieu en 1535, en -expiation des nouvelles doctrines. On revit un cortège semblable -marcher lentement à travers la ville, portant les châsses et toutes les -reliques des églises. - -Toute la ville était en rumeur, on avait fermé de barrières gardées par -des archers les carrefours où devait passer cette procession. - -Le clergé des paroisses s’était réuni à Notre-Dame pour aller de là -chercher le roi et la cour à Saint-Germain l’Auxerrois. La reine prit -la tête de la procession montée sur une haquenée blanche, suivie de -toutes les princesses et des dames de la cour, avec un grand nombre de -gentilshommes, de pages et d’écuyers à pied ou à cheval. Le clergé des -paroisses et les ordres religieux, les suisses et les archers marchant -à grand bruit de tambours, trompettes et fifres, le chapitre de la -Sainte-Chapelle et sa musique, l’évêque de Paris, sous un dais porté -par des princes, précédaient le roi vêtu de noir, un cierge à la main, -suivi des archers de sa garde et des officiers de la couronne, des -membres du Parlement et de la Chambre des comptes, des prévôts et des -échevins. - -Le roi entendit une messe solennelle à Notre-Dame, puis il s’en -alla dîner à l’évêché. Après le dîner, la cour, les échevins et les -membres du Parlement étant assemblés dans la grande salle de l’évêché, -François Ier leur fit un grand discours pour démontrer la nécessité de -procéder avec énergie à l’extirpation de la dangereuse hérésie. Après -ce discours et les réponses du Parlement et des prévôts, proclamant -leur zèle pour la défense de la religion attaquée, l’assistance -rentra à Notre-Dame. Le roi et la cour s’avancèrent sous le portail -où, pour conclusion, six malheureux réformés venaient d’être amenés -en charrette, pieds nus et une torche à la main pour faire amende -honorable sur le parvis. - -Six bûchers avaient été préparés, à côté des reposoirs, en six endroits -différents déjà parcourus par la procession, pour l’édification des -divers quartiers de la ville. On y mena les condamnés. Au-dessus de -chaque bûcher se dressait une sorte de potence compliquée, munie -d’une poutre supérieure mobile formant bascule. C’était l’estrapade; -on attachait le patient par les bras à cette poutre supérieure, le -malheureux hissé à une certaine hauteur était aussitôt descendu dans -la flamme du bûcher, d’où on l’enlevait pour le laisser retomber -encore. C’était le bûcher lent, cruelle aggravation du supplice du feu. -Ainsi périrent ces six malheureux, estrapadés et brûlés à la Croix du -Trahoir, au cimetière Saint-Jean, à la Grève et aux Halles. - -Et plus d’une fois ensuite se renouvelèrent ces processions solennelles -accompagnant des supplices d’hérétiques, horribles fêtes pendant -lesquelles les métiers chômaient, les boutiques se fermaient, chacun -courant au spectacle des superbes défilés, avec leur affreux épilogue -aux bûchers des endroits consacrés. - -Deux chambres du Parlement, avaient été chargées de connaître des -crimes d’hérésie, la Grande Chambre et la Tournelle. De temps en -temps quelques malheureux s’en allaient périr sur le bûcher pour -l’intimidation des réformés; d’autres pourrissaient dans les cachots, -et cela n’empêchait pas les nouvelles doctrines de progresser, et -de recruter dans toutes les classes de la société des adhérents qui -bravaient les persécutions. Le trouble était profond, les haines et -les fureurs s’aiguisaient, qui devaient aboutir avant peu aux longues -guerres civiles. - -Le Parlement parut gagné même; quelques membres osèrent montrer -l’indignation que leur causaient ces supplices et dans une délibération -pour l’enregistrement d’un édit d’Henri II prononçant la peine de mort -contre les protestants et leurs complices, ils parlèrent contre ces -cruautés et firent appel à la modération. - -Leur opposition fut dénoncée au roi. Le lendemain, au moment où l’on -s’y attendait le moins, Henri II arriva au Palais accompagné de son -chancelier et de quelques grands officiers de la couronne. Le Parlement -délibérait au sujet de l’édit, le roi voulut que l’on continuât et des -conseillers osèrent exposer la nécessité de la réforme des mœurs et de -la tolérance religieuse; le conseiller Anne du Bourg fut plus hardi -encore, il attaqua devant le roi les mœurs de la cour, y montra le -scandale et la licence régnant parmi les grands, le vice et le crime -tout-puissants et honorés, tandis qu’on livrait aux bourreaux des -hommes qui servaient leur roi selon les lois du royaume et Dieu selon -leur conscience. - -Ainsi bravé en face, Henri II ordonna au connétable de faire saisir -sur-le-champ Anne du Bourg et les autres conseillers qui avaient montré -leur sympathie pour les réformés. Anne du Bourg, jeté à la Bastille, -fut traité avec la plus grande sévérité et l’on mena vivement son -procès. - -Il avait demandé, en vertu du privilège des membres du Parlement, à -être jugé par les chambres, mais le Parlement par zèle catholique ne -le réclama pas. Les juges ecclésiastiques le condamnèrent à être «pendu -et guindé à une potence plantée en la place de Grève devant l’hôtel de -ville de Paris, au dessoubz de laquelle sera fait un feu dedans lequel -le dit Dubourg sera gecté, ars, brûlé et consumé en cendres». - -[Illustration: RESTES DE L’ANCIEN PALAIS (ÉTAT ACTUEL)] - -Toutes ces persécutions et ces supplices n’empêchaient point la Réforme -de faire de grands progrès. Peu à peu les réformés constituèrent un -parti puissant et nombreux, serré autour de quelques princes, comme les -catholiques se serraient autour des princes de la maison de Lorraine, -et bientôt d’échauffourée en échauffourée, les guerres civiles -commencèrent. - -Paris depuis longtemps voyait sans cesse les querelles éclater -entre protestants et catholiques, des bagarres et des désordres se -produire, et le sang couler dans des petits égorgements qui pouvaient -faire présager les terribles excès prochains. Les politiques qui -s’efforçaient de tenir la balance entre les deux partis, les modérés -qu’indignaient tant de supplices, de bûchers et de bannissements, -devaient fatalement se trouver débordés par le parti de la violence. - -[Illustration: LES CORPS DU PRÉSIDENT BRISSON ET DES CONSEILLERS -TARDIF ET LARCHER PORTÉS EN GRÈVE - -Imp. Draeger & Lesieur Paris] - - -[Illustration: MONTGOMMERY EMPRISONNÉ AU DONJON DU PALAIS] - -La nuit de la Saint-Barthélemy, quand on en vint au massacre -général depuis longtemps rêvé, prédit, prêché, le signal devait partir -du Palais. C’était la cloche de la tour de l’Horloge qui devait lancer -sur la ville endormie tous les massacreurs réunis par les soins de -Guise, de la reine Catherine et des échevins de la ville. Mais dans -l’impatience que donnaient aux meneurs les irrésolutions de Charles -IX, Catherine de Médicis fit hâter le moment et envoya au plus près, -à Saint-Germain l’Auxerrois, mettre en branle le tocsin. Celui du -Palais lui répondit aussitôt, pendant que le massacre commençait -dans le Louvre même. Les égorgeurs recrutés se mirent à la besogne, -bientôt rejoints par la populace fanatisée, et par les misérables qu’à -toutes les commotions on trouve toujours disposés pour les sanglantes -boucheries, comme pour les pillages qui s’ensuivent. - -Le troisième jour de ce massacre qui dura toute une semaine, quand -la terreur dominait la ville parcourue par les tueurs cherchant leur -proie, le roi accompagné de la reine-mère, de ses frères et de toute la -cour, se rendit au Palais et vint déclarer au Parlement réuni qu’une -grande conspiration de l’amiral Coligny et d’autres scélérats huguenots -avait été découverte, dont le but était de le tuer, avec la reine sa -mère, ses frères et même le roi de Navarre, pour donner la couronne -au prince de Condé, et qu’en ce péril imminent il n’avait pas trouvé -d’autre remède que de «prévenir l’attaque des huguenots et d’en finir -avec ceux qui troublaient l’État depuis si longtemps, et qu’ainsi la -chose s’était faite par son ordre». - -On fit semblant de trouver le prétexte plausible; le premier président -«loua en public la sagesse du roi qui avait pu cacher un si grand -dessein; mais en particulier, il remontra fortement au roi que si -cette conspiration était véritable il fallait commencer par en faire -convaincre les auteurs, pour ensuite les punir dans les formes, et -non pas mettre les armes entre les mains des furieux ni faire un si -grand carnage dans lequel se trouvaient enveloppés indifféremment les -innocents et les coupables». - -Le roi commanda alors qu’on fît cesser le massacre, mais il ne fut pas -possible d’arrêter si vite les égorgeurs qu’on avait lancés, et la -tuerie, les violences et le pillage continuèrent encore quelques jours. - -Le mois suivant Coligny que l’on s’acharnait à transformer en -conspirateur fut, quoique mort depuis plusieurs semaines, condamné à -être traîné sur la claie et accroché aux fourches de Montfaucon. - -En 1574 Catherine de Médicis put enfin assouvir la haine qu’elle avait -vouée au meurtrier involontaire de son mari Henri II, au fatal tournoi -des Tournelles. Gabriel de Lorges, comte de Montgommery, depuis le -commencement des guerres civiles, était devenu un redoutable chef -de bandes huguenotes, courant les campagnes de Normandie, enlevant -villes et châteaux, battu parfois, se réfugiant en Angleterre, -reparaissant toujours, rendant tuerie pour tuerie, saccage pour -saccage, du mont Saint-Michel à Cherbourg. Finalement cerné avec les -débris de ses bandes dans la petite forteresse de Domfront, il fut -après maints assauts acculé au donjon et forcé par le manque de vivres -et de munitions de se rendre aux troupes royales. Livré, malgré la -capitulation, à la haine de Catherine de Médicis, on l’amena à Paris -pour l’enfermer à la Conciergerie, dans le gros donjon qui garda -ensuite son nom et s’appela la tour Montgommery. - -Catherine ne le fit pas languir. Un arrêt du Parlement condamna -Montgommery atteint et convaincu du crime de lèse-majesté à avoir la -tête tranchée, confisquant ses biens, le dégradant de sa noblesse, -déclarant vilains intestables et non capables d’offices les neuf -garçons et les deux filles du condamné. - -Après avoir souffert la question extraordinaire, Montgommery fut, -le 26 Juin, tiré de la Conciergerie, mis en un tombereau, les mains -attachées derrière le dos et conduit à la Grève. Il n’avait pas voulu -se confesser à l’archevêque de Narbonne qui s’était présenté à lui -en son cachot; il ne voulut pas davantage entendre le prêtre, qui le -suivit, malgré lui, jusque sur l’échafaud. Avant de poser la tête sur -le billot, Montgommery, d’après d’Aubigné, dit aux assistants: «Je -requiers deux choses de vous: l’une de faire savoir à mes enfants qui -ont été déclarés roturiers, que s’ils n’ont la vertu des nobles pour -s’en relever, je consens à l’arrêt; l’autre point plus important, dont -je vous conjure sur la révérence qu’on doit aux mourants, c’est que, -quand on vous demandera pourquoi on a tranché la tête à Montgommery, -vous n’alléguiez ni ses guerres ni ses armes, ni tant d’enseignes -arborées, mentionnées en mon arrêt, qui seraient louanges frivoles aux -hommes de vanité; mais faites-moi compagnon en cause et en mort de -tant de simples personnes selon le monde, vieux et jeunes, et pauvres -femmelettes qui, en cette même place, ont enduré les feux et les -couteaux.» - -Il récita ensuite le symbole des apôtres, fit sa prière, dit adieu à -l’un de ses amis, Fervacques, qu’il aperçut dans la foule, et se remit -au bourreau sans vouloir qu’on lui bandât les yeux. - -Sa tête resta suspendue, pour quelques jours, à un poteau de la place, -«par le commandement de la reine, qui assista à l’exécution, dit -l’Estoile, et fut à la fin vengée comme dès longtemps elle le désirait, -de la mort du roy Henry son mary, encore que le pauvre comte n’en pût -mais». - -De secousse en secousse, de guerre civile en guerre civile, après de -courtes pacifications, les grandes journées de la Ligue arrivent, -l’entrée du duc de Guise à Paris, la journée des Barricades, la fuite -du roi, puis le coup de vengeance d’Henri III à Blois. - -Dès que se répand à Paris la nouvelle du meurtre d’Henri de Guise et -de son frère le cardinal, c’en est fini du peu qui restait encore -de respect apparent pour l’autorité royale. Paris est en pleine -révolution. On emprisonne les royaux et les politiques. Le Parlement -est saisi d’une requête de la mère des Guises contre les assassins. - -Le 1er janvier 1589, le curé Lincestre, dans l’église Saint-Barthélemy, -en face du Palais, monta en chaire et réclama de ses paroissiens le -serment d’employer jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour venger -la mort des princes lorrains. Le président de Harlay, suspect aux -Seize et à la populace, était assis au banc d’œuvre, le curé Lincestre -l’interpella particulièrement: «Levez la main, monsieur le président, -levez-la bien haut; encore plus haut, s’il vous plaît, afin que le -peuple vous voie!» - -A la journée des Barricades, le président avait tenu tête au duc de -Guise, qui essayait de le gagner ou de l’intimider, et lui avait dit: -«C’est grand pitié quand le valet chasse le maître; au reste, mon -âme est à Dieu, mon cœur est au roi et mon corps entre les mains des -méchants.» Mais là, au milieu de ce peuple forcené, il dut céder et -jurer comme les autres. - -[Illustration: LE PETIT PONT ET LA VOUTE DU PETIT CHATELET] - -Il y avait encore au Parlement, outre le président de Harlay, un -certain nombre de membres douteux, politiques modérés; le parti violent -allait procéder à l’épuration. Le 16 janvier au matin, comme le -Parlement, toutes chambres assemblées, délibérait, la grande chambre -fut envahie par Jean le Clerc, dit Bussy le Clerc, ex-procureur de la -cour du Parlement, enragé ligueur, devenu capitaine de son quartier et -gouverneur de la Bastille pour les Seize. - -Bussy le Clerc marchait à la tête d’une trentaine d’hommes cuirassés, -le pistolet en main. Il interpella le premier président de Harlay, -les présidents de Thou et Pothier et leur ordonna de se lever: -«Suivez-moi à l’Hôtel de Ville, on y a quelque chose à vous dire!» -Comme le président de Harlay lui demandait «_de par qui il faisoit cet -exploit_», Bussy lui répondit de se hâter d’obéir sans le contraindre à -user de la force, dont il pourrait se mal trouver. - -Les trois présidents, avec cinquante ou soixante conseillers suspects, -furent ainsi enlevés. A la sortie du Palais, ils prirent par le pont -au Change, enfermés entre deux haies de hallebardes par les hommes -de Bussy le Clerc. Il était six heures du matin. Bussy mena ses -prisonniers, en robes rouges et faisant bonne contenance, à travers des -rues aux boutiques fermées, ayant l’aspect des mauvais jours, remplies -de peuple en armes, qui invectivait les parlementaires et «les lardait -de mille brocards et villenies». - -Les prisonniers voulurent s’arrêter à l’Hôtel de Ville, mais Bussy les -força à passer outre et les conduisit à la Bastille. Après les avoir -écroués, il repartit encore chercher dans leurs maisons les membres du -Parlement qu’il n’avait pas trouvés au Palais. - -Ce Bussy le Clerc, qui était devenu une puissance, s’entendait à tirer -de l’argent de ses prisonniers à la Bastille dont il était gouverneur, -et il avait ce goût des perquisitions fructueuses, qu’ont eu bien des -personnages de sa sorte dans toutes les révolutions. Il aimait, nous -dit l’_Estoile_ en son journal, _à fourrager_ les meilleures maisons de -la ville, principalement celles où il savait qu’il y avait des écus, -«tous de bonne prise, parce qu’ils étaient royaux». - -Le Parlement comptait alors environ cent quatre-vingts membres. Sur -ce nombre il y en eut cent vingt-six qui prêtèrent serment à la Ligue -et jurèrent de poursuivre la vengeance de la mort des Guises. Le même -serment fut exigé des greffiers, avocats, procureurs et notaires au -nombre de trois cent vingt-six. - -[Illustration: LE PETIT PONT ET LE PETIT CHATELET AU XVe SIÈCLE] - -Ainsi épuré, le Parlement continua l’exercice de la justice. Le -président Barnabé Brisson fut contraint de remplir les fonctions de -premier président. Pour se couvrir en cas de triomphe des royaux, il -fit dresser par deux notaires une protestation secrète contre tout -ce qu’il pourrait faire ou dire contre les intérêts du roi. Et le 30 -janvier, de concert avec l’Université, aussi violemment ligueuse que -lui, le Parlement prononçait la déchéance d’Henri III et relevait le -peuple du royaume du serment de fidélité et obéissance. - -Les passions étaient si montées alors, que nombre de ligueurs -frénétiques se tiraient du sang pour en signer le serment de poursuivre -implacablement la vengeance de la mort des Guises; un conseiller du -Parlement nommé Baston demeura estropié de la main qu’il avait saignée -pour cela. - -Toute l’année 1589 se passa dans les troubles, on poursuivait, on -emprisonnait, on pendait les gens soupçonnés d’être du parti royal. Les -Seize trouvèrent bientôt le Parlement trop tiède, trop modéré. - -Le président Brisson, qui essayait de tenir la balance entre les deux -partis et de se prémunir pour le cas où la cause royale reprendrait le -dessus, devint bientôt suspect. Une affaire où il refusa de condamner -le procureur Brigard, accusé de correspondre avec les troupes royales -courant alors les environs de Paris, décida sa perte. - -C’était pendant une absence du duc de Mayenne; les tendances -démagogiques des Seize se dessinaient. Poussés par les assemblées -réunies chez les curés, ou même dans les églises, qui furent les -_clubs_ de cette Révolution, comme les processions faites à tout -propos, et même la nuit, furent les _manifestations_, les meneurs -venaient de créer une sorte de comité de salut public chargé des -mesures violentes, en tête duquel se trouvait un Sainct-Yon, de la -famille de ces bouchers fameux dans les troubles des siècles précédents. - -Le 15 novembre, ce conseil vota la mort du président Brisson et de deux -conseillers modérés: Tardif et Larcher. Immédiatement, Bussy le Clerc -et Hamilton, curé de Saint-Côme, se partagèrent la besogne. Bussy le -Clerc arrêta Brisson sur le pont Saint-Michel comme il s’en allait au -Parlement; le curé de Saint-Cosme, à la tête d’une troupe armée, s’en -alla saisir dans son lit le conseiller Tardif, alors malade et qui -venait d’être saigné. - -Brisson fut conduit au Petit Châtelet, que gardaient des affidés du -parti violent, et aussitôt arrivèrent quelques-uns des Seize, tous -armés et cuirassés. Ces gens aux façons expéditives forcèrent le -président à se mettre à genoux et lui lurent, sans autre forme de -procès, la sentence qui le condamnait à mort. - -Le légiste se réveilla dans le président épouvanté; il voulut -batailler, protestant contre cette condamnation sans formes, demandant -à discuter les accusations et à être confronté avec ses accusateurs, -mais on ne lui répondit que par un grand éclat de rire. Alors, -renonçant à discuter, il implora longuement ses assassins, suppliant -que l’on différât l’exécution, consentant à ce qu’on le mît entre -quatre murs, au pain et à l’eau jusqu’à ce qu’au moins il eût terminé -un ouvrage de jurisprudence qu’il avait commencé. Les Seize rirent -davantage, et pour toute réponse, firent entrer le bourreau mis en -réquisition. - -Comme celui-ci ne voulait rien faire sans ordonnance de justice, on le -menaça de le pendre lui-même. Pour s’échapper, le bourreau prétexta -alors qu’il n’avait pas de corde; on en envoya acheter. Le pauvre -Brisson se lamentait pendant ces discussions; quand enfin l’exécuteur -lui eut attaché les mains, sa dernière pensée fut pour son livre; il -pria que l’on fît dire à un avocat, son secrétaire, d’avoir soin de ne -pas brouiller son œuvre, puis la corde lui fut passée au cou, et son -cadavre se balança à une poutre du plafond. - -A ce moment arrivait le conseiller Larcher, vieillard septuagénaire que -l’on avait arrêté au Palais même. Quand il aperçut le corps de Brisson -accroché à la poutre, il vint de lui-même, sans lamentations inutiles -avec ces scélérats, se placer au-dessous, et fut aussitôt pendu à côté. -Le curé de Saint-Cosme amenait, ou plutôt traînait le conseiller Tardif -malade; sans plus de formalités, un troisième cadavre alla bientôt -rejoindre les deux autres à la même poutre. - -Le lendemain, les trois victimes dépendues furent portées en place de -Grève. Ce fut une scène macabre. A quatre heures du matin, deux cents -hommes des bataillons organisés par les Seize s’en vinrent au Châtelet. -Ils avaient avec eux trois crocheteurs avec leurs crochets; on attacha -debout, sur ces crochets, les cadavres des suppliciés, en chemise, -chacun avec un écriteau au col, et le funèbre cortège se mit en marche. - -En avant venaient plusieurs centaines d’hommes armés d’arquebuses et -de hallebardes, le nez enfoncé dans leurs manteaux et portant des -lanternes. A quinze pas derrière ceux-ci marchaient les crocheteurs -avec leur fardeau sinistre, ces trois corps blancs et raides qui se -balançaient au-dessus de la foule. Venaient ensuite l’exécuteur et -ses valets, et à quinze pas encore en arrière, une seconde troupe des -milices parisiennes, avec des lanternes qui faisaient briller dans le -noir des rues l’acier des hallebardes et des arquebuses. Des postes -gardaient tous les carrefours du Petit Châtelet à la Grève; le peuple, -réveillé par le bruit, se mettait aux fenêtres ou descendait troublé, -mais ne disait mot, effrayé ou désapprouvant. Et, devant l’hôtel de -ville, l’exécuteur rependit les trois cadavres aux potences plantées à -demeure sur la Grève, où ils restèrent suspendus deux jours. - -Bien d’autres exécutions devaient suivre, le conseil des Seize avait -dressé ses listes de suspects, où les noms étaient marqués d’un C, -d’un D ou d’un P, ce qui signifiait: _chassé_, _dagué_, _pendu_. -Heureusement, les chefs de la garnison étrangère, des troupes du roi -d’Espagne alliées de la très sainte Ligue, s’opposèrent au massacre et -Mayenne prévenu revint à Paris. - -Il se hâta de prendre ses mesures pour empêcher cette révolution -d’aller plus loin qu’il ne l’entendait. Rapidement, il cassa le conseil -des Seize et enleva le gouvernement de la Bastille à ce misérable Bussy -le Clerc, qui put se mettre à l’abri ou qu’on laissa échapper de Paris. -Ensuite Mayenne envoya saisir chez eux quatre des plus enragés parmi -les Seize, de ceux qui avaient trempé dans l’assassinat du président -Brisson. Amenés au Louvre, ces hommes furent traités comme ils avaient -traité Brisson et immédiatement pendus par le bourreau même qu’ils -avaient forcé d’exécuter les trois conseillers; en outre un certain -nombre de leurs complices, recherchés aussi, étaient dépêchés sans -plus de cérémonie et quand tout fut fini, quand le bourreau eut cessé -d’opérer, on le pendit lui-même à son tour. - -Si la Ligue avait son Parlement, dont ces exécutions assuraient la -docilité, le parti royaliste avait aussi le sien qui rendait arrêts -et décrets opposés à ceux du Parlement de la Ligue. Chacun de ces -Parlements faisait brûler par la main du bourreau les arrêts de -l’autre. Ainsi fut-il fait à Paris au bas du perron de la cour du May -pour certains actes des Parlementaires de Tours. - -Pendant le siège, quand les Parisiens affamés n’avaient pour se nourrir -que les chaudières de mauvaise bouillie que l’ambassadeur d’Espagne -mettait au coin des rues, que des herbes recueillies où il en pouvait -pousser, ou bien le _pain de madame de Montpensier_ fait de poussière -d’os et de son, alors que les sermons, dit l’Estoile, étaient la seule -chose qui fût à bon marché dans Paris, il y eut quelques émeutes de -misère devant le palais. On y venait réclamer la paix et du pain. - -[Illustration: LA SOUPE DE L’AMBASSADEUR D’ESPAGNE] - -L’une de ces émeutes occasionna un tumulte plus grave. Comme les -milices du quartier cherchaient à dissoudre le rassemblement, le -quartenier Le Gois qui les commandait, reçut une blessure mortelle. -Aussitôt, comme on craignait que la sédition ne cachât une entreprise -des royalistes, des forces arrivèrent, on ferma les portes du Palais -et l’on saisit tous ceux que l’on trouva en armes, sur lesquels -quelques-uns pour l’exemple furent pendus le lendemain. - -Les États généraux, convoqués en 1593 par la Ligue ne se tinrent pas -au Palais, mais dans une salle du Louvre. Le Parlement avait émis -la prétention d’y paraître et d’opiner avec les trois ordres, mais -sa prétention fut repoussée. Les Etats siégèrent pendant six mois, -cherchant un roi au milieu de mille intrigues, de pourparlers et de -négociations de toutes sortes. Ils étaient, pour en finir, sur le point -de donner la couronne à l’un des princes lorrains, sous l’obligation -pour celui-ci d’épouser une infante d’Espagne, ce qui donna lieu à un -arrêt de protestation du Parlement, déclarant de nul effet et sans -valeur toute élection de princesse ou prince étrangers. - -Henri IV agissait et négociait aussi de son côté. Ayant retiré par son -abjuration tout prétexte à l’opposition des catholiques, son triomphe -définitif ne fut plus qu’une affaire de temps et l’an 1594 vit enfin le -terme de cette longue et sanglante période des guerres religieuses. - -Henri IV, maître de Paris, assis enfin sur ce trône qu’il avait mis -quatre années à conquérir, ayant au jour de son triomphe proclamé -une amnistie générale et voyant venir à lui, gagnés, résignés ou -achetés, les grands seigneurs de la Ligue, reçut la soumission de cette -Université qui avait tant travaillé contre lui, et celle du Parlement -qui maintenant révoquait, cassait, annulait tous les édits, tous les -arrêts rendus pendant les mauvais jours pour la très sainte Ligue. - -[Illustration: ARCATURES DE LA SAINTE-CHAPELLE - -A DROITE PLACE DU ROI, A GAUCHE PORTE DONNANT DANS L’ORATOIRE DE LOUIS -XI] - -Le roi réorganisait ce corps désorganisé et amputé, il fit rentrer au -vieux Palais de Paris les membres du Parlement royaliste de Tours, que -les présidents et un grand nombre de conseillers de Paris allèrent -recevoir à la porte Saint-Jacques. - -Après tant d’années, Paris respirait enfin, tandis que le roi -travaillait à l’achèvement de son œuvre, la pacification du reste du -royaume et l’expulsion des Espagnols. - -Peu de mois après l’entrée de Henri IV, le 27 décembre 1594, eut lieu -l’attentat de Jean Chatel qui put approcher le roi au Louvre même, -parmi la foule des gens de la cour, et le frappa d’un coup de couteau. - -Jean Chatel était fils d’un marchand drapier de la Cité, dont la -maison était située à l’angle des rues de la Vieille-Draperie et de la -Barillerie, juste devant la porte du Palais, donnant sur la cour du May. - -L’émotion fut considérable; les jésuites, chez qui l’assassin avait -étudié, furent impliqués dans l’affaire ainsi que quelques vieux -ligueurs endurcis. Par arrêt du Parlement, empressé de montrer son -zèle, les jésuites furent expulsés; on pendit l’un d’eux parce que, -parmi ses papiers saisis, dans un ouvrage écrit par lui aux jours les -plus furieux de la Ligue, il se trouva quelques maximes autorisant le -régicide, et Chatel périt écartelé en Grève. - -L’arrêt ordonnait en outre que la maison du père de Chatel serait -rasée; sur son emplacement on érigea, en 1597, un monument expiatoire -composé d’un soubassement carré supportant une pyramide flanquée de -statues allégoriques aux quatre coins. Sur chaque face de redondantes -inscriptions latines et françaises reproduisaient l’arrêt du Parlement -et expliquaient longuement la raison de ce monument érigé par «le sénat -et le peuple parisien, très dévoués à Sa Majesté, à l’extermination de -la faction pestiférée d’Espagne, à l’heureuse conservation des jours du -roi, à la punition du parricide...». - -«Passant, étranger ou habitant de Paris, écoute-moi, sur le lieu où tu -me vois élevée en forme de pyramide, fut la maison de Chatel, maison -dont le Parlement, vengeur du crime, ordonna la démolition, etc..... -Passant, retire-toi, je ne puis, pour l’honneur de notre ville, t’en -apprendre davantage...» - -«La pyramide dont le nom signifie pur feu décorait jadis les villes -des nations antiques. Elle sert ici non de décoration, mais d’autel -expiatoire du crime. Tout se purifie par l’eau ou par le feu, mais le -Parlement a voulu élever cet insigne monument de sa piété en mémoire de -la conservation de la vie du roi,... etc...» - -Le monument ne demeura là que peu d’années; en 1605, dans un but -d’apaisement, le roi le fit démolir et sa place resta vide. - -Le Parlement eut à instruire en 1602 le procès en trahison du maréchal -duc de Biron, vieux serviteur de Henri IV, compagnon de ses chevauchées -aux temps difficiles, mais brouillon déterminé, orgueilleux et -bouillant, qui se retournait par ambition personnelle contre le roi et -avait lié partie avec le duc de Savoie et l’Espagne. - -Arrêté à Fontainebleau, après avoir été presque supplié par le roi de -tout avouer à l’ancien ami qui lui eût fait grâce comme il l’avait -fait une fois déjà, le maréchal s’obstina par orgueil à ne rien dire. -Envoyé à la Bastille, il comparut devant le Parlement toutes chambres -assemblées, et fut convaincu de conspiration; les membres présents, au -nombre de cent vingt-sept, prononcèrent à l’unanimité la peine de la -décapitation, que le maréchal subit dans la cour de la Bastille le 31 -juillet 1602. - -En 1604, Henri IV, pressé par les besoins d’argent, établit l’hérédité -des offices du Parlement et de la Chambre des Comptes, moyennant une -taxe qu’on appela la Paulette, du nom du financier Paulet qui avait -suggéré l’idée à Sully. Cette taxe payée annuellement donnait aux -magistrats le droit de transmettre leurs charges à leurs héritiers pour -en disposer à leur volonté. - -Ce que Chatel avait manqué réussit avec un autre criminel, et le -couteau de Ravaillac arrêta brusquement le règne réparateur de Henri -IV, mettant à néant les grands projets du Béarnais. Ravaillac fut jugé -par le Parlement. - -Enfermé dans la grosse tour de Montgommery, il subit toutes les -gehennes que put inventer l’imagination des juges, des bourreaux, -et même des particuliers qui dans l’horreur de son crime venaient -proposer pour lui des tourments inconnus. Les criminels, détenus en -même temps que lui à la Conciergerie, eux-mêmes, le voulaient déchirer -quand il quitta sa prison pour s’en aller en Grève mourir dans les -horreurs d’un supplice épouvantable. On voulait absolument lui trouver -des complices, il jura jusqu’à la fin qu’il n’en n’avait point. Dans -l’opinion des contemporains cependant, il en avait, il devait en avoir, -c’était le cri public; d’étranges rumeurs couraient, et l’on disait -que le Parlement avait tout fait pour ne point trouver ces complices, -refusant de regarder assez haut pour cela. - -A ce moment le Parlement ne siégeait pas au Palais en raison des -préparatifs que l’on y faisait pour la réception de Marie de Médicis, -qui venait d’être sacrée à Saint-Denis. Paris pavoisé, enguirlandé, -avait arboré ses atours des journées joyeuses, quand l’événement -terrible vint jeter sur tous ces préparatifs un voile de deuil. -Sur tout le parcours habituel des entrées solennelles, de la rue -Saint-Denis à Notre-Dame et au Palais, des arcs triomphaux, des -décorations, des tribunes, des théâtres avaient été préparés. - -Le Parlement avait été demander l’hospitalité aux Augustins, une partie -de ses membres jugeait une affaire civile lorsque arriva la nouvelle de -l’assassinat. Le président de Harlay quoique malade se fit, aussitôt -informé, porter aux Augustins et presque en même temps arriva le duc -d’Epernon, qui s’était trouvé dans le carrosse du roi si peu d’instants -auparavant. Le duc pénétra dans la salle, laissant des soldats aux -portes pour intimider le Parlement, et il imposa avec des menaces peu -déguisées la nomination de Marie de Médicis comme Régente, pour le -petit roi Louis XIII qui n’avait pas neuf ans. Ainsi moins de deux -heures après que le roi eut été frappé rue de la Ferronnerie, tout -était réglé, le Parlement rendait un arrêt proclamant Marie de Médicis -«Régente de France, pour avoir l’administration des affaires pendant le -bas âge du roi son fils, avec toute puissance et autorité». - -Le lendemain, 15 mai, fut tenu dans la grande salle des Augustins un -lit de justice destiné à solenniser l’établissement de la Régence. A -dix heures du matin le petit roi monté sur une haquenée blanche, la -reine dans son carrosse arrivèrent, suivis des princes, ducs et grands -officiers de la couronne. Une délégation du Parlement les reçut dans la -rue, gênée par la multitude du peuple, que la cour eut grand’peine à -traverser. - -Après les harangues et la déclaration officielle de la régence, le -jeune roi s’en fut à Notre-Dame entouré de ses gentilshommes au milieu -des flots de populaire, bien des gens criant: Vive le roi, les larmes -aux yeux. - -Le duc d’Epernon, figure du XVIe siècle, cet ancien mignon de Henri -III devenu un puissant et orgueilleux seigneur menant train de prince, -redouté et détesté, habile intrigant ayant avec un insolent bonheur -trempé depuis la Ligue dans toutes les trames politiques, sans y -laisser de son sang comme les autres, en tirant au contraire à chaque -occasion quelque avantage personnel, quelque bonne seigneurie, quelque -gouvernement à ajouter à tous ceux qu’il tenait déjà, eut au moment des -états généraux de 1614 maille à partir avec le Parlement. - -[Illustration: LA PYRAMIDE DE JEAN CHATEL] - -Voici quelle fut l’occasion de la querelle: deux soldats du régiment -des gardes s’étaient battus en duel sur le territoire de l’abbaye -de Saint-Germain. L’un d’eux resta sur le carreau, l’autre arrêté -aussitôt fut incarcéré dans la geôle abbatiale, tandis que le bailli -de Saint-Germain commençait l’instruction de l’affaire. A cette -nouvelle le duc d’Epernon, colonel général de l’infanterie française, -courroucé de cette prétention des moines de maintenir leur droit de -justice sur leur territoire pour une querelle de soldats, envoya sur -l’heure réclamer le prisonnier et le cadavre du garde tué. Le bailli -de Saint-Germain refusa de les rendre. Sans balancer, d’Epernon fit -marcher deux compagnies du régiment des gardes, qui brisèrent les -portes de la prison de l’abbaye et enlevèrent le soldat prisonnier. - -[Illustration: LE GRAND PERRON AU XVIIe SIÈCLE. A DROITE LE MAY.] - -Le Parlement saisi d’une plainte du bailli cita aussitôt à sa barre -d’Epernon en personne pour répondre de cet attentat au droit de justice -de l’abbaye. - -D’Epernon ne déclina pas la citation. Au jour dit, le 19 novembre, il -arriva au Palais furieux et arrogant, à la tête de cinq ou six cents -de ses gentilshommes bottés et armés, la mine aussi menaçante que le -duc lui-même. Ce fut un envahissement du Palais, on crut un instant que -d’Epernon allait tout y massacrer. - -Le Parlement devant l’attitude des survenants leva la séance en -protestant contre cette nouvelle violence. Comme les juges un peu -effarés quittaient en hâte le Palais, les compagnons du duc de plus en -plus arrogants ajoutèrent l’insulte à la violence; ils obligèrent les -magistrats à défiler au milieu de leurs groupes serrés, et s’amusèrent, -avec des sarcasmes et des menaces, à les presser et bousculer, -déchirant les robes avec leurs éperons et faisant choir quelques-uns de -ces vieux parlementaires les uns par-dessus les autres. - -Cette insulte faite à la justice en son prétoire eut un retentissement -énorme et le Parlement refusa de reprendre ses séances avant d’avoir -obtenu une réparation éclatante. - -La régente se trouvait fort embarrassée entre le Parlement dont elle -avait besoin et le duc qu’elle était obligée de ménager, aussi -chercha-t-elle un moyen d’arranger l’affaire. Une lettre royale ordonna -au Parlement de surseoir à l’information contre le duc d’Epernon, et -à d’Epernon de présenter ses excuses au Parlement pour le malentendu -regrettable. - -Huit jours après son algarade, le duc d’Epernon retourna donc au -Palais aussi bien accompagné que la première fois. Il prononça son -amende honorable avec une ironie de Gascon presque insolente encore. -«Messieurs, dit-il pour tout discours, je vous prie d’excuser un pauvre -capitaine d’infanterie qui s’est plus appliqué à bien faire qu’à bien -dire!» Et sur ce le Parlement dut se déclarer satisfait. - -D’ailleurs les affaires se gâtaient et l’édifice royal rebâti par Henri -IV allait se lézardant chaque jour sous les coups de sape des grands -seigneurs qui se disputaient la régente et la régence, mettaient le -trésor à sac, et rallumaient les vieilles guerres civiles éteintes avec -tant de peine vingt ans auparavant. - -La France, pendant cette régence tiraillée entre les prétentions des -grands seigneurs et les intrigues des divers favoris de la régente -ou du jeune roi, prenait tout doucement le chemin de retourner à -l’anarchie d’où le Béarnais l’avait tirée avec si grande peine. -Le duc d’Epernon, le prince de Condé, le maréchal d’Ancre, Luynes -s’arrachaient successivement le pouvoir. - -A la suite du coup de théâtre de l’assassinat de Concini, la Chambre -criminelle du Parlement eut à juger sa veuve Léonora Galigaï, la -favorite de Marie de Médicis, cruellement poursuivie par les ennemis -de son mari, traitée en criminelle, condamnée comme sorcière, sur des -imputations ridicules, à être décapitée puis brûlée en place de Grève. - -Une terrible catastrophe allait frapper le Palais. Dans la nuit du 5 au -6 mars 1618 éclata l’incendie qui détruisit la fameuse Grande salle du -Palais et faillit entraîner la perte du vieux Palais tout entier. - -Le feu prit vers trois heures du matin à la Grande salle, voûtée comme -on sait en carène de navire, de magnifiques lambris de chêne peints, -dorés et vernis; de l’autre côté de la rivière une sentinelle du Louvre -aperçut la flamme et donna l’alarme. En peu d’instants toute cette -charpente bien sèche flamba comme un bûcher, les flammes sortirent par -toutes les ouvertures; poutres et solives embrasées tombèrent sur les -boutiques des marchands et les bancs des procureurs. - -Dans tout le Palais, depuis longtemps, ces marchands s’étaient -introduits, garnissant les galeries, les passages, les cours de leurs -échoppes et boutiques, amenant avec eux la foule empressée. Les clients -en quête de tous les colifichets de la mode ou des livres nouveaux, -les flâneurs venus aux nouvelles, se mêlaient partout dans ce Palais -bruyant et grouillant de vie, aux gens de justice et aux plaideurs. - -La catastrophe provint-elle d’une imprudence d’un de ces marchands, -ayant laissé du feu dans sa boutique, l’incendie fut-il allumé -criminellement, on ne sait. On parla d’une boule de feu, d’un bolide -aperçu au-dessus de Paris et tombé sur la Grande salle, mais on se -raconta aussi tout bas que l’incendie du Palais était l’œuvre de gens -intéressés à faire disparaître les pièces du procès de Ravaillac, les -preuves cachées de la complicité de hauts et puissants seigneurs--on -accusait d’Epernon et la reine elle-même--preuves qui dormaient -depuis huit ans dans le greffe, mais qui pourraient sortir un jour et -apporter une terrible lumière sur les trames et complots ayant abouti à -l’assassinat du grand Henry. - -Cependant les marchands étaient accourus et tentaient de sauver -leurs marchandises sous la pluie de feu qui tombait des voûtes. Le -prévôt Defunctis organisait les secours avec ses archers, deux mille -travailleurs puisaient à la rivière et apportaient l’eau dans des -seaux, des chaudrons et tous les récipients possibles. Faibles moyens! -L’embrasement devenait général, favorisé par le vent qui soufflait les -flammes dans les galeries, les faisait s’engouffrer dans les couloirs -avec un grondement de volcan et gagner par l’intérieur ou par les toits -la partie du Palais donnant sur la rivière. - -Bientôt les greffes furent atteints, tous les registres, tous les sacs -de procédure brûlèrent sauf quelques-uns sauvés à grand’peine. Le -comble de la Grande chambre flamba, le vent du sud porta des ardoises -jusqu’à l’église Saint-Eustache. Quand le comble s’effondra il y eut -comme une éruption de brandons et de flammèches qui s’en allèrent -mettre le feu au clocheton de la Tour de l’Horloge, mais on put -heureusement préserver cette tour en démolissant sa couverture. - -Dans une sorte de canal bordé de fumier très épais, l’eau puisée à -la Seine était envoyée jusque dans la cour du Palais, transformée -bientôt en un lac, ce qui permit d’inonder plus facilement les locaux -menacés par les flammes. L’immense brasier de la Grande salle élevait -à une telle hauteur les tourbillons flamboyants que les villageois -des environs apportant leurs denrées aux Halles, surpris par cette -aube inattendue, pensaient que le soleil «s’était levé plus tôt que de -coutume». - -La Grande chambre elle-même put être sauvée ainsi que la galerie -aux Merciers, mais pour la Grande salle le désastre était complet, -irréparable, les piliers brisés, calcinés, s’écaillaient et -s’écroulaient, les statues des rois qui décoraient ce majestueux double -vaisseau gisaient dans les décombres, en débris informes rongés par le -feu. Enfin la grande table de marbre si fameuse dans les annales du -Palais, siège de la juridiction des maréchaux de France, de l’amirauté, -de la maîtrise des eaux et forêts, la table des grands festins royaux -était détruite, brisée, émiettée parmi les tas de pierres calcinées. -Les flammes étaient arrivées jusqu’à la Conciergerie, une tourelle -brûlait, une fumée noire sortait du greffe envahissant tout; les -prisonniers effrayés, craignant d’être brûlés vifs dans leurs cachots, -poussaient des clameurs violentes et tentaient de briser leurs portes; -on voulut devant le péril imminent les transférer au Châtelet, -quelques-uns profitèrent de l’occasion et, dans le tumulte de ce -transfèrement, réussirent à se perdre dans la foule. - -Le lendemain fut publié à son de trompe et lu au prône des paroisses, -un arrêt du Parlement concernant les liasses de papiers, les sacs de -procédure, les registres ou autres pièces sauvés du feu, transportés -çà et là ou restés entre les mains des sauveteurs; l’arrêt ordonnait -expressément de tout remettre au greffier de la cour et défendait aux -épiciers, merciers ou apothicaires d’acheter aucun papier sous peine de -punition et amende. - -[Illustration: INCENDIE DE LA GRANDE SALLE (6 MARS 1618)] - -Un quatrain du poète Théophile courut la ville au lendemain de ce -malheureux incendie de l’illustre et à jamais regrettable Grande salle: - - Certes ce fut un triste jeu - Quand à Paris dame Justice - Pour avoir mangé trop d’épice, - Se mit le Palais tout en feu. - -Les épices c’étaient les cadeaux de confitures, vins fins ou -_épiceries_, offerts aux juges par les plaideurs selon la vieille -coutume. Après Charles VII les épices furent converties en bel et bon -argent mais le nom resta; ces épices étaient parfois bien considérables -dans les causes importantes, et nonobstant la vieille et générale -réputation d’intégrité des magistrats du Parlement, on les accusait de -peser parfois sur la conscience de certains d’entre eux. Elles pesaient -dans tous les cas sur le cœur des plaideurs et donnaient lieu à mille -quolibets contre les gens du Palais. - -[Illustration: PLANTATION DU MAY DANS LA COUR DU PALAIS -(XVIe SIÈCLE) - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Dès que les ruines de la Grande salle eurent été déblayées, -l’architecte Jacques de Brosse fut chargé de sa reconstruction. -C’était l’architecte du portail de Saint-Gervais, ce placage d’ordres -antiques superposés, alors tant admiré et qui influença désastreusement -l’architecture des deux derniers siècles. A la même époque de Brosse -construisait aussi le Palais du Luxembourg pour Marie de Médicis. - -La nouvelle Grande salle fut reconstruite sur les substructions et dans -les dispositions de l’ancienne, en deux nefs partagées par une rangée -de fort piliers carrés à pilastres, réunis par un entablement. A la -place des voûtes de bois Jacques de Brosse établit deux berceaux de -pierre en plein cintre comme toutes les arcades. - -Aux deux pignons plus de beaux fenestrages découpés, mais de grands -demi-cercles tout nus. Hélas! le temps n’est plus des belles -architectures gothiques si splendidement ouvragées, des lignes grasses -et pleines, puissantes et légères, des aspects grandioses et gracieux -à la fois, enrichis de mille détails d’une si exubérante fantaisie, -architectures chaudes et vivantes, que vont remplacer, dès que les -premiers artistes de la Renaissance encore imbus des traditions du -vieil art français auront disparu, les imitations froides de l’antique, -les glaciales bâtisses classiques. On fait encore du grandiose ici, à -la Grande salle du Palais de Justice, mais du grandiose sévère et bien -lourd. - -[Illustration: LE VERGER ROYAL EN AVANT DU PALAIS, AU FOND LA -MAISON DES ÉTUVES] - - - - -[Illustration: L’ILE DE LA CITÉ AU XVIIe SIÈCLE] - -CHAPITRE VII - -LA BASOCHE DU PALAIS - - Droits et privilèges du royaume de la Basoche.--Montres générales - de la Basoche au pré aux Clercs.--Expédition des basochiens en - Guyenne sous Henri II.--La plantation du mai.--Les jeux dramatiques - sur la Table de Marbre.--La basoche du Châtelet.--Le plaidoyer de - la Cause grasse.--Le haut et souverain empire de Galilée.--Les - échoppes autour du Palais et dans le Palais.--Boutiques et - marchands.--Les libraires de la Grande salle.--Le perron de la - Sainte-Chapelle.--La galerie marchande.--Procureurs et clercs.--La - vieille magistrature. - - -[Illustration: LE PILIER DES CONSULTATIONS] - -Ce noble palais du moyen âge va se modifier profondément à partir de -l’incendie de la Grande salle, et continuer, dans le cours des siècles -suivants, à dépouiller l’un après l’autre les traits essentiels de sa -vieille physionomie gothique,--nombre de ses plus belles parties vont -tomber peu à peu, en même temps que disparaîtront les antiques coutumes -de ses habitants. Il convient, avant d’en arriver au Palais moderne, de -parler un peu de ces us et coutumes du vieux Palais des rois devenu le -palais de Dame Thémis. - -Lorsque s’établit régulièrement, sous Philippe le Bel, le Parlement -de Paris, cohabitant pour quelque temps au Palais avec les rois, les -clercs de ce Parlement, les nombreux scribes employés dans les greffes -des diverses chambres, se constituèrent en communauté, officiellement -reconnue en l’an 1302, suivant la tradition, par Philippe le Bel. La -corporation, pourvue de nombreux privilèges, prit la qualification de -_Royaume de la Basoche_ et son chef le titre de _Roi_. - -Ces rois de la Basoche avaient constitué l’administration de leur -royaume à l’imitation de l’administration des rois de France, leurs -voisins dans le Palais. Ils avaient, comme leurs voisins, chancelier -et vice-chancelier, maître des requêtes, grand aumônier, procureur -général, sans compter les greffiers et les huissiers. Leur tribunal, -connaissant souverainement de tous les différents litiges entre les -clercs et de toutes les actions contre eux intentées, tenait, deux fois -par semaine, ses assises dans la Grande Chambre. La Basoche de Paris -était suzeraine des basoches de province, et dans les grandes villes, -les prévôts ou princes de la Basoche devaient foi et hommage au roi de -la Basoche du Palais de Paris, absolument comme les possesseurs des -grands fiefs au roi de France. - -Et même, suivant la tradition, le roi de la Basoche battait monnaie -comme un monarque sérieux, une monnaie particulière qui n’avait -cours que parmi les clercs ou chez les marchands leurs fournisseurs, -c’est-à-dire qui ne devait être qu’une médaille représentative à -échanger en vraies espèces sonnantes. - -Le royaume possédait naturellement des armoiries, _trois écritoires -d’or sur champ d’azur_, écusson parlant, ayant pour supports deux -figures de femmes nues, et fièrement surmonté d’un heaume. Pour -alimenter ses finances, la Basoche tirait quelques bribes des amendes -prononcées par les chambres du Parlement et percevait des contributions -de bienvenue sur les _béjaunes_, les nouveaux clercs entrant au Palais. - -Toujours comme un véritable monarque, le roi de la Basoche, à -certains jours, convoquait ses sujets en armes pour une revue ou -_montre générale_. C’était à la fois une revue, une cavalcade un peu -carnavalesque, et une fête à divertissements variés. Elle avait lieu -généralement à la fin de juin de chaque année, mais les préparatifs -occupaient les clercs longtemps auparavant. Primitivement les -Basochiens, organisés par compagnies de cent hommes qui nommaient leurs -capitaines, lieutenants et porte-enseignes, se contentaient d’aller aux -_montres_ dans leurs costumes ordinaires plus ou moins militarisés. -Plus tard, quand la montre prit surtout le caractère d’une cavalcade -joyeuse, les basochiens adoptèrent des costumes différents par chaque -compagnie, tous aux couleurs de la corporation, bleu et jaune, plus la -couleur du capitaine de la compagnie. Grosse affaire alors pour les -officiers, de choisir le titre de la compagnie et l’accoutrement que -leurs hommes devaient revêtir sous peine d’une forte amende. - -Le jour venu, tous les basochiens s’assemblaient en un lieu désigné, -proche du Palais, et se rangeaient sous la bannière de leurs -compagnies, les uns à cheval, les autres à pied. Au bruit des tambours -et buccines, des fifres et hautbois, les cohortes basochiennes -s’ébranlaient et marchaient sur le Palais où elles faisaient leur -entrée par la cour du Mai, défilant devant le roi de la Basoche et ses -suppôts. - -Après quelques aubades de politesse au président de la Grand’Chambre, -au procureur général du Parlement, les basochiens à travers les flots -de peuple accourus pour la fête se dirigeaient vers le pré aux Clercs, -le roi marchant en tête en grand costume, suivi des hauts dignitaires -de sa cour et de l’étendard aux _trois écritoires sur champ d’azur_. -«Oh! dit Mercier qui vit les derniers jours de la Basoche, expirant en -89 avec le Parlement et bien d’autres choses, oh! quel fleuve dévorant, -semblable aux noires eaux du Styx, sort de ces armes parlantes pour -tout brûler et consumer sur son passage!» Oui, quel fleuve d’encre est -sorti de ces écritoires, depuis des siècles, fleuve jamais tari et -qui coulera toujours. Quand l’institution se fut bien développée on -pouvait, à ces revues de la Basoche, compter de six à huit mille hommes -sur lesquels sept ou huit cents à cheval. - -Et il faut dire pour expliquer ce chiffre qu’aux montres générales -prenaient part les clercs de la Basoche du Châtelet. Cette petite -confrérie constituée sur le modèle de la grande, ayant ses solennités -et ses montres particulières, était comme la vassale du royaume de la -Basoche du Palais, mais n’entretenait pas toujours de bons rapports -avec celle-ci. Jalousie de métiers, jalousie de privilèges, donnant -lieu parfois à des procès ou à des collisions violentes. Malgré cette -rivalité et cette hostilité, la Basoche du Châtelet figurait aux -montres générales et peut-être aussi les milices de l’empire de Galilée -dont nous aurons à parler également. - -Au XVIe siècle ces montres générales, grand sujet d’esbaudissement -parmi les Parisiens, étaient devenues un spectacle si curieux, -que par deux fois en 1528 et en 1540, François Ier s’en offrit le -divertissement. A la montre de 1528, l’un des capitaines de la Basoche -avait composé sa compagnie de femmes et de jeunes clercs habillés -en femmes; cette compagnie carnavalesque marchant avec les autres -obtint un succès considérable, mais l’official de Paris se scandalisa -de cette fantaisie et poursuivit le capitaine. Le roi de la Basoche -intervint alors au nom de ses privilèges et prérogatives, et non -seulement déchargea le capitaine de ces poursuites, mais encore il -fit comparaître devant son tribunal particulier un clerc qui avait -contrevenu à l’ordre de son capitaine et refusé de prendre le costume -féminin pour marcher avec sa compagnie, et le clerc fut condamné à -faire amende honorable sans préjudice de la peine pécuniaire. - -Au pré aux Clercs, le jour de la montre, on avait représentation d’un -mystère, d’une farce ou d’une sottie, pièce satirique se rapportant -souvent à quelque aventure du Palais, puis les Basochiens achevaient -joyeusement la fête par des danses. - -Il arriva une fois que cette armée pour rire se transforma en armée -sérieuse, et s’en alla guerroyer pour de bon, autrement que sur le -papier timbré des plaideurs, et fort loin du Palais. - -[Illustration: PORTE DU PALAIS DONNANT SUR LA COUR DE LA -SAINTE-CHAPELLE. EXTÉRIEUR, XVIIe SIÈCLE] - -En 1548, la première année du règne de Henri II, une sédition terrible -éclata en Guyenne et Angoumois, causée par une augmentation abusive des -gabelles; le peuple déchaîné massacra le lieutenant du roi à Bordeaux -et jeta les receveurs des gabelles dans la Charente à Angoulême. Une -expédition partit pour punir les malheureux révoltés contre les -exactions du fisc. A cette occasion le roi de la Basoche offrit au roi -de France un corps de six mille basochiens, lesquels prirent part à la -campagne de représailles dirigée par le connétable de Montmorency et -François de Guise. En récompense des bons services de l’armée de la -Basoche dans cette campagne, Henri II leur accorda la pleine propriété -du pré aux Clercs, que cependant les Basochiens ne paraissent pas avoir -voulu enlever aux Ecoliers; d’ailleurs écoles et basoche vivaient en -parfaite intelligence, et depuis longtemps les écoliers laissaient -les clercs s’établir, pour les fêtes de la _montre générale_, dans -ce pré si jalousement défendu contre les empiètements des moines de -Saint-Germain des Prés. - -Le roi à cette donation ajoutait certains avantages pécuniaires, -parties d’amendes ou autres, la permission officielle d’installer les -échafauds pour leurs jeux dramatiques sur la table de marbre de la -Grande salle, ce qui se faisait déjà depuis longtemps, et enfin le -droit d’aller couper chaque année dans la forêt de Bondy, trois chênes -dont l’un devait être planté le 1er mai dans la grande cour du Palais -au bas du perron, et les deux autres vendus au profit de la corporation. - -La réception et la plantation du May se faisaient en grande cérémonie. -Préalablement la musique de la Basoche, ses timbaliers, hautbois et -trompettes, avec le chancelier et quelques fonctionnaires, donnaient -quelques aubades aux autorités du Palais, aux présidents, aux -procureurs et avocats généraux, aux officiers des eaux et forêts. Ces -aubades qui revenaient assez souvent à certaines dates et pour nombre -de cérémonies, étaient quelquefois des sérénades, puisqu’un arrêt du -Parlement du 31 décembre 1562 sanctionnait le droit des basochiens -«à passer et repasser par les rues, soit de nuit soit de jour, avec -flambeaux et torches pour les aubades». - -Le dimanche fixé pour le voyage à la forêt de Bondy, les officiers -de la Basoche en grand costume, partaient à cheval, avec de nombreux -clercs. A l’entrée de la forêt ils étaient reçus avec un grave -cérémonial par les officiers des eaux et forêts à cheval aussi; les -basochiens haranguaient, puis les deux troupes déjeunaient gaîment -ensemble. A l’issue du déjeuner les officiers des eaux et forêts -s’enfonçaient dans le bois jusqu’à un endroit convenu; les basochiens -se mettaient en marche peu après, envoyant en avant un huissier en -guise de héraut d’armes prévenir de leur approche. Alors réception -nouvelle, cérémonie, fanfares de trompettes et nouvelles harangues, -après lesquelles on choisissait et on marquait les arbres que devait -venir enlever le charpentier de la Basoche. - -La plantation de ce May au bas du perron de la grande cour se faisait -le dimanche suivant avec autant de cérémonie, devant toute la Basoche -assemblée, au bruit des musiques et des joyeuses acclamations. Le vieux -May était abattu, on élevait l’autre tout enguirlandé, enrubanné de -bleu et de jaune et garni d’écussons aux armes de la Basoche, et pour -achever la fête s’ensuivaient bien entendu des jeux dramatiques et des -danses. - -Pendant longtemps, à ces grands jours, soit en plein air, au pré aux -Clercs, soit dans la cour du May, soit sur la table de marbre, les -basochiens représentèrent leurs mystères ou leurs moralités comiques. -Ils montraient dans ces spectacles un penchant déterminé à la satire, -et ne se gênaient pas pour se permettre des allusions à des événements -politiques, ce que faisaient d’ailleurs les confrères de la Passion à -la Trinité, et les Enfants sans Souci aux Halles; ils osaient parfois -mettre à la scène de grands personnages et des membres du Parlement -eux-mêmes. - -Dulaure rapporte plusieurs arrêts du Parlement qui nous montrent la -lutte ouverte de longue date pour cause de licences dramatiques, entre -les gens du Palais et les audacieux basochiens leurs subordonnés. En -1476, le Parlement, par un arrêt du 15 mai, supprima tout simplement -les jeux dramatiques au Palais ou au Châtelet, défendit de jouer -publiquement «farces, sotties, moralités sous peine de bannissement et -de confiscation des biens des contrevenants». - -Le Parlement ne voulait plus en entendre parler, il défendit même qu’à -l’avenir on vînt lui demander permission de jouer ces farces. Les -basochiens se disposaient pourtant à braver la prohibition, car un -second arrêt le 19 juillet 1477 vint à la rescousse, et défendit aux -clercs et notamment «à Jean l’Eveillé se disant roi de la Basoche» de -jouer sous peine d’être battus de verges par les carrefours de Paris et -ensuite bannis du royaume. - -Cette fois les basochiens se le tinrent pour dit et rentrèrent leur -verve comique, pour quelques années du moins, car on les voit s’y -remettre bientôt et jouer le 1er mai 1486 une farce satirique où -quelques flèches tombaient sur les choses et les gens de la cour. -Charles VIII se fâcha et fit mettre au Châtelet cinq basochiens acteurs -ou auteurs, les nommés Baude, Regnaut, Savin, Duluc et Dupuis. Ces -basochiens furent transférés ensuite à la Conciergerie, puis réclamés -comme ses justiciables par l’évêque de Paris. On jugea la punition -suffisante par cet emprisonnement et on les relâcha. - -Après une nouvelle interruption, les jeux de la Table de Marbre -reprirent sous Louis XII en toute liberté. Le roi laissait se -développer librement le penchant du théâtre à la satire, et les -basochiens, se sentant la bride sur le cou, comme aussi les confrères -de la Passion, ne retenaient point leur verve et se donnaient toutes -les licences. Le roi laissait faire avec bonhomie et leur permettait de -s’attaquer aux grands personnages et aux choses de la cour, pourvu que -l’on ne touchât point à la reine Anne de Bretagne. - -A la mort de Louis XII on s’empressa de rogner un peu ces libertés -laissées au théâtre, et le Parlement fit défense aux basochiens et aux -écoliers des collèges de «jouer farces ou comédies dans lesquelles il -serait fait mention de princes et princesses de la cour». - -Il paraît ensuite par un arrêt ultérieur, que les basochiens pour -obtenir la permission de continuer leurs divertissements, durent -s’astreindre à soumettre leurs pièces au Parlement avant de les jouer. -Cet arrêt du 23 janvier 1538 établit nettement cette censure, il dit -que les basochiens pourront jouer leurs pièces à la Table de Marbre -«ainsi qu’il est accoutumé, en observant d’en retrancher les choses -rayées». D’autres arrêts revinrent plusieurs fois sur cette obligation -à laquelle la Basoche essayait toujours de se soustraire. - -En janvier 1552, une de ses pièces ayant été interdite par le procureur -général du Parlement, la Basoche, qui avait fait de grands frais pour -la monter, protesta contre la défense et ouvrit une instance devant -le Parlement, qui maintint la défense mais accorda aux basochiens une -indemnité de 80 livres. - -[Illustration: LA GRANDE SALLE DE JACQUES DE BROSSE] - -Ces représentations de la Table de Marbre si chères à toute la -population de clercs et de scribes du Palais qu’elles mettaient en -liesse, sujet d’ennui parfois pour les graves magistrats, n’étaient -point un spectacle fermé ni gratuit. Un public payant remplissait ces -jours-là l’immense salle et l’argent récolté servait à solder les frais -des représentations, y compris ceux d’un festin qui suivait pour les -acteurs et les dignitaires de la Basoche. Le reste s’en allait à la -caisse basochiale. - -La Basoche au temps de la Ligue se brouilla, elle aussi, avec Henri -III. Sans doute elle risqua quelques attaques contre ce roi attaqué, -satirisé, vilipendé par tous en sa bonne ville de Paris, par les -satiristes, par les bourgeois, par le populaire, par les prédicateurs -surtout, la chaire prenant avec lui plus de licence que n’en aurait pu -prendre le théâtre le plus libre. - -Les représentations de la Grande salle cessèrent; d’ailleurs à côté -de ce qui se disait en chaire sur Henri et son gouvernement, ou de -ce qui s’imprimait contre lui, les satires théâtrales de la Basoche -eussent paru bien pâles. Dans ces temps d’effervescence et de passions -violentes recourant très vite aux épées et aux arquebuses, les -représentations eussent facilement fait naître des bagarres et des -tueries. - -Le roi de France par un simple édit supprima son confrère le roi de la -Basoche; cela passa plus facilement que plus tard la suppression du duc -de Guise. A partir de ce temps le royaume de la Basoche subsista, mais -sans monarque, comme une sorte de république gouvernée par un simple -chancelier. - -La décadence commençait, la montre générale fut supprimée également. -Seule la Basoche du Châtelet conserva la coutume de la cavalcade -corporative de la montre, qu’elle continua à faire à cheval et en -grands costumes jusqu’à la Révolution. - -L’institution de la Basoche du Palais, attaquée à la tête, voyait ainsi -se perdre tous ses us et coutumes. Il n’y avait plus lieu de reprendre -les vieux divertissements dramatiques, le théâtre régulier était né -alors, avec les comédiens de métier remplaçant les anciens confrères de -la Passion, à l’hôtel de Bourgogne et ailleurs. - -Des anciennes traditions de la Basoche il ne restait plus, à l’entrée -du XVIIe siècle, que la plantation du May et le _plaidoyer de la -cause grasse_. Ce plaidoyer hérita de la faveur générale, et ce fut -là seulement désormais que la verve des enfants de la chicane, leur -penchant aux joyeusetés satiriques purent se donner carrière. Ce fut la -soupape de sûreté laissée par les graves parlementaires à la gaieté de -la population jeune et remuante du Palais. - -[Illustration: LE PLAIDOYER DE LA CAUSE GRASSE] - -Tous les ans, le jeudi de la semaine de carnaval, le jour de -_Carême-prenant_, se plaidait solennellement au Palais, avec tout -l’appareil des tribunaux réels, devant des basochiens enrobés faisant -fonctions de magistrats, ce qu’on appelait _la cause grasse_, -c’est-à-dire une cause scandaleuse, une affaire burlesque réservée -dans l’année pour la circonstance, ou bien, lorsque manquait la cause -suffisamment grivoise, une affaire fictive, imaginée à propos de -quelque événement, de quelque aventure galante, et qui mettait sur la -sellette sous des noms supposés, très clairs pour le monde du Palais, -des personnages réels, parfois même des gens de justice, des gens du -Châtelet surtout, sur lesquels on aimait à dauber. - -«Le sujet de la _cause solennelle_ ou _cause grasse_, dit M. Victor -Fournel dans son étude sur la basoche, était choisi de longue date, -ainsi que les jeunes clercs ou aspirants avocats à la langue bien -pendue, juges, demandeurs et défendeurs, qui devaient faire assaut -de joyeusetés dans leurs réquisitoires et plaidoiries, au milieu des -éclats de rire de l’assistance, de la gaîté malicieuse et narquoise -soulevée par tous les traits piquants décochés à des personnalités -connues de tous, joyeuse humeur que portait au comble à la fin le -jugement prononcé par la cour basochiale, avec un air de gravité -comique à dérider le vieux juge le plus renfrogné, arrêt assaisonné de -tous les attendus et tous les considérants burlesques possibles.» - -Supprimée à certaines époques en raison de sa trop forte gauloiserie, -rétablie ensuite sur les réclamations des clercs qui promettaient de -montrer plus de retenue, mais retombaient bien vite dans la grivoiserie -dévergondée, le plaidoyer de la Cause grasse fit jusqu’au XVIIIe siècle -retentir des éclats d’une gaîté souvent trop épicée les voûtes graves -du Palais. Le XVIIIe siècle licencieux s’offusqua des licences de la -Basoche et abolit définitivement la Cause grasse. - -Des anciens usages de la Basoche vieillie, dépouillée de ses antiques -privilèges, il ne subsista que la plantation du May. Puis le pauvre -arbre, dont la verdure enrubannée égayait la vieille cour, au bas du -perron fameux par tant de scènes dramatiques, disparut à son tour, -peu avant la Révolution. En 1772, à la démolition du Perron, de la -galerie aux Merciers et du trésor des Chartes, il était encore là. Sans -doute, il ne cadrait plus avec le pédantisme classique des nouvelles -constructions, car on abolit le May, gracieux et naïf symbole des -antiques coutumes en train de disparaître. - -De nouveau la Révolution allait donner des spectacles tragiques à la -cour du Palais; si le May avait vécu quelques années de plus, il aurait -pu voir, pendant des mois, les condamnés du tribunal révolutionnaire -sortir par une porte basse à droite du perron, et monter juste à son -pied dans les charrettes fatales. - -Au commencement de la Révolution, la Basoche en fermentation forma un -bataillon particulier de la garde nationale, à l’uniforme rouge avec -épaulettes et boutons d’argent; mais à la suppression des corporations -ce corps particulier dut disparaître et ses hommes furent versés dans -d’autres bataillons parisiens. - -Aux siècles du moyen âge, dans le Palais même, à côté du royaume de -la Basoche, florissait un autre État, l’_Empire de Galilée_, nom -arboré par la communauté des clercs de la Chambre des comptes, fondée -probablement vers la même époque que celle des clercs du Palais. - -Le _haut et souverain Empire de Galilée_ tirait son nom d’une petite -rue tournant dans l’enclos du Palais, à côté des rues de Nazareth et -de Jérusalem. Ces appellations bibliques n’avaient pas pour origine -un ghetto, comme certains l’ont pensé, elles étaient un souvenir des -croisades, et venaient de bâtiments construits ici par saint Louis pour -loger des pèlerins de Terre Sainte. - -Sous Henri II, pour réunir à la cour des comptes quelques bâtiments -annexes, on édifia au-dessus de la rue la jolie arcade de Nazareth, -pavillon de style Renaissance décoré d’élégantes sculptures, de -consoles à mascarons et de figures de Jean Goujon. Après la disparition -de la cour des comptes, l’arc de Nazareth fut une des entrées de la -préfecture de police; à la démolition de la préfecture et de tout ce -qu’elle recélait encore de vieux débris du Palais, l’arc fut transporté -à l’hôtel Carnavalet où il est maintenant réédifié dans le Jardin. - -L’empereur de Galilée possédait des attributions semblables à celles -du roi de la Basoche, il était le chef de la corporation, le juge -souverain avec ses suppôts, de toutes les affaires de la communauté. -L’empire de Galilée, de même que le royaume de la Basoche, avait ses -solennités et ses grands jours. La veille et le jour des Rois, les -sujets de l’empire de Galilée s’organisaient en bandes bruyantes et -se mettaient en marche, derrière leur souverain entouré de sa cour et -de ses gardes, drapeaux flottants, musiques en tête, pour s’en aller -porter le gâteau des Rois chez tous les membres de la cour des comptes, -régalant les assistants de danses morisques, de divertissements divers -et d’aubades. - -L’empereur de Galilée tomba du même coup qui supprima le roi de la -Basoche sous Henri III, et fut remplacé lui aussi par un simple -chancelier. L’empire survécut et parvint, caduc et déchu, dépouillé de -ses privilèges, jusqu’à la Révolution qui lui porta le dernier coup. - - -Au temps de Louis XIII, quand Salomon de Brosse a terminé la -reconstruction de la Grande salle détruite par le grand incendie de -1618, le Palais a pris une nouvelle physionomie qu’il va garder pendant -cent cinquante ans, jusqu’aux grands changements de la fin du dernier -siècle, préludes des transformations et reconstructions de notre temps. - -Il n’a plus l’aspect purement féodal de sa grande époque, c’est un -assemblage pittoresque d’édifices et de bâtiments de toutes sortes, -enchevêtrés les uns dans les autres, juxtaposés et superposés. -L’ensemble est confus; la pointe ouest de l’île de la cité, le château -de proue du vaisseau de Lutèce, n’a plus ses grandes et nobles lignes -d’autrefois, mais l’entassement de tous ces bâtiments qui sont venus -peu à peu s’accoler aux grosses tours, s’accrocher en parasites aux -belles architectures, prendre possession de tous les recoins libres, -constitue au vieux Palais une physionomie grouillante et compliquée -tout à fait curieuse. - -A l’extrême pointe, l’ancien jardin du roi a disparu, et aussi la -maison des Etuves, vers 1605, au moment de l’achèvement du Pont-Neuf et -de la création de la place Dauphine, triangle de maisons symétriques en -pierre et briques. De l’autre côté du Palais, tout le long de la rue -de la Barillerie qui va du Pont au Change et de Saint-Barthélemy au -pont Saint-Michel, l’ancienne enceinte fortifiée du Palais a été coupée -par endroits ou chargée de maisons, montrant une ligne irrégulière de -pignons serrés, au milieu desquels s’ouvrent les deux portes du Palais. -La plus importante, flanquée de deux tours, au débouché de la rue de la -Calandre, donne au pied de la Sainte Chapelle, devant la Chambre des -Comptes; l’autre, décorée de deux tourelles en encorbellement, s’ouvre -sur la cour du May, en face de la rue de la Vieille-Draperie. - -Un reste de rempart crénelé réunit les tours de la grande porte au -pignon de la petite chapelle Saint-Michel; de l’autre côté, vers le -Pont au Change, des bâtiments divers se pressent sous le double pignon -de la Grande salle, avec des tourelles de différentes formes, des toits -de toutes tailles, dominés par la haute tour de l’Horloge. De plus, en -avant de tout cela, une ligne cahotante d’échoppes, de petites bicoques -parasites s’accroche au rez-de-chaussée des maisons, des poternes du -palais, des remparts et des tours. Ces échoppes ne s’arrêtent pas -à la tour de l’Horloge, elles tournent sur le quai des Morfondus -nouvellement achevé. - -[Illustration: PORTE DU PALAIS DONNANT SUR LA COUR DU MAY] - -Jusqu’en 1580, une berge irrégulière, un talus herbeux plus ou moins -haut, avait bordé la Seine sous les tours du Palais; on commença sous -Henri III les travaux du quai en même temps que l’on travaillait -au Pont-Neuf, mais ils ne furent terminés qu’en 1611. Ce quai de -l’Horloge, exposé au nord, balayé par les brises de l’hiver, fut -gratifié du surnom expressif de _quai des Morfondus_, par les gens -qui le traversaient en soufflant sur leurs doigts ou en s’enveloppant -jusqu’au nez dans leurs manteaux. Plus tard, en raison des commerçants, -lunettiers, ou opticiens, qui occupaient les boutiques vers le -Pont-Neuf, on l’appela aussi quai des Lunettes. - -[Illustration: LA GRANDE PORTE DU PALAIS, COUR DE LA -SAINTE-CHAPELLE, CÔTÉ INTÉRIEUR] - -De la tour de l’Horloge à la Conciergerie et à la Tournelle le bas -des vieux murs du Palais disparaît de même sous les constructions -parasites; les tours de la Conciergerie et la tour Bonbec en sont -ceinturées jusqu’à mi-corps. Au-dessous se poursuit la ligne -d’échoppes, de petites boutiques largement ouvertes pour des étalages -que protègent les larges auvents. - -Pénétrons maintenant dans la grande cour du Palais, que la -Sainte-Chapelle subdivise en deux parties: cour du May et cour de -la Sainte-Chapelle. Sur le revers de l’enceinte du Palais, bordant -la rue de la Barillerie, on voit l’autre face de la longue ligne de -maisons coupées de tours et de tourelles, plus pittoresques encore de -ce côté que de l’autre, et garnies de même des petites échoppes collées -et tassées au bas des pignons. En face, au pied du grand perron, -les petites boutiquettes se pressent et montent sur les côtés du -degré; elles sont plus serrées encore sous le Trésor des Chartes dont -elles cachent la base, elles tournent autour de la Sainte-Chapelle, -incrustées entre les piliers. - -Le côté méridional de la Sainte-Chapelle est longé par le grand degré -couvert montant à la chapelle supérieure, ou escalier de Louis XII, -ruiné par la chute de la flèche incendiée avec le comble en 1630. On -s’est contenté de refaire assez grossièrement les voûtes effondrées -de cet escalier; à l’entrée du degré les débris tronqués des anciens -piliers de Louis XII semés de fleurs de lis sculptées, donnent encore -une idée de la beauté de l’œuvre détruite. Les échoppes, les petites -maisonnettes arrivent au bas des marches, emboîtent les piliers ruinés -et grimpent le long de la rampe extérieurement et intérieurement pour -aller se rattacher aux boutiques qui garnissent à l’intérieur la -galerie aux Merciers. - -On trouve dans ces échoppes tous les petits commerces possibles, et -certains petits métiers comme les horlogers et les barbiers. Les -boutiques sont très achalandées; la foule circulant perpétuellement -dans les galeries, dans toutes les parties du Palais, comme dans un -établissement marchand analogue aux galeries du Palais-Royal, se presse -devant les étalages sous les larges auvents. - -Les libraires et les marchands d’articles de modes, surtout, sont -nombreux sur l’escalier de la Sainte-Chapelle et resteront fidèles au -Palais jusqu’à la Révolution; leurs boutiques sont le rendez-vous des -oisifs. Les dames et les beaux cavaliers se pressent chez la marchande -de modes, examinant dentelles pour le cou, pour les manchettes ou pour -les bottes, collets et grandes fraises, rubans, éventails, gants, -masques pour les dames, etc., toutes les dernières créations de la -mode. Les lettrés feuillettent les livres nouveaux, les grands romans -de Mlle de Scudéry, les rébarbatifs bouquins de droit, de théologie -ou d’histoire, les pesants volumes des graves écrivains ou les petits -recueils des poètes. - -Dans ses curieuses estampes Abraham Bosse nous montre ces élégants -chalands courant les boutiques du Palais, en quête de la mode -fraîchement éclose et des bruits du jour, nouvelles des armées venues -par les derniers courriers, échos des petits ou grands événements de la -cour, menus cancans de la ville. C’est la gazette parlée qui se fait -là, on vient recueillir aux petites réunions chez la modiste ou chez le -libraire les nouvelles que l’on répandra ensuite à la promenade, sous -les arcades de la place Royale ou dans les Ruelles du beau monde. - -Un jour de Mardi-Gras on avait vu le roi Henri III avec de jeunes -seigneurs, en train de courir la ville et de faire les mille folies -autorisées par le carnaval, arriver masqués à cheval dans la cour du -Palais. L’un d’eux, raconte Brantôme, étant sur son cheval Real «monta -de course, car ainsy le fallait, par le grand degré du Palais (cour -du May), cas estrange, estant aussi roide, entra dans la galerie et -grande salle du Palais, fit ses tours, promenades, courses et folies, -et puis vint descendre par le degré de la Sainte-Chapelle sans que le -cheval jamais bronchast, et rendit son maître sain et sauf dans la -basse-cour...» - -Le degré «du perron antique» était moins raide que le perron de marbre -de la cour du May. Boileau dans son poème comique en fait le champ de -bataille des chanoines mettant à sac la boutique du libraire Barbin -pour se jeter à la tête les lourds bouquins. - - Par les détours étroits d’une barrière oblique - Ils gagnent les degrés et le perron antique, - Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits, - Barbin vend aux passants des auteurs à tous prix. - -[Illustration: INCENDIE DE LA SAINTE-CHAPELLE EN 1630] - -La barrière oblique dont parle Boileau était une barrière placée en -avant du perron, barrière en quelque sorte emblématique de juridiction, -qui se plaçait devant les hôtels des princes ou des grands officiers de -la couronne, du doyen des maréchaux de France, des chanceliers, etc. -L’édifice de la Chambre des comptes était précédé d’une barrière aussi -et aucune échoppe ne s’y adossait comme aux autres bâtiments du Palais. - -Boileau, qui nous esquisse çà et là dans le _Lutrin_ quelques croquis -du Palais, était né dans cette cour même de la Sainte-Chapelle, -dans une des maisons des chanoines. Onzième enfant de Gilles -Boileau, greffier du Parlement, il était du Palais presque autant -que les pierres du monument elles-mêmes puisque, paraît-il, les -Boileau étaient là depuis saint Louis peut-être, depuis Charles V -assurément, ce roi ayant eu pour confesseur Hugues Boileau, trésorier -de la Sainte-Chapelle. Un des frères de Boileau fut chanoine de la -Sainte-Chapelle. - -Le poète avait été de la Basoche; après avoir grossoyé chez son -beau-frère Dongeois, greffier aussi au Parlement, il se fit recevoir -avocat, et plaida au moins une fois au Palais, avec, par bonheur, -un insuccès si complet qu’il dut tout de suite renoncer à l’espoir -d’obtenir jamais le moindre sac à procès de la confiance des procureurs. - -Enfin en sa vieillesse revenu au gîte, à l’île de la Cité et à son -vieux Palais, il fut enterré sous les dalles de la Sainte-Chapelle. -On ne peut donc être plus du Palais que le poète qui a chanté dans -le _Lutrin_ la grande dispute des chanoines de la Sainte-Chapelle, -à propos d’un lutrin placé dans le chœur par le trésorier de la -Sainte-Chapelle, grand dignitaire du chapitre. - -La déesse Discorde assise au pied du May contemple le temple de la -Chicane son empire: - - Elle y voit par le coche et d’Evreux et du Mans, - Accourir à grands flots ses fidèles Normands; - Elle y voit aborder le marquis, la comtesse, - Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse. - Et partout des plaideurs les escadrons épars - Faire autour de Thémis flotter ses étendards... - -A un autre endroit Boileau parle du _pilier des consultations_, dans la -grande salle, un pilier particulier devant lequel procureurs et gens de -loi attendaient les plaideurs pour les consultations pressées, comme, -dans la précédente grande salle gothique, plaideurs et avocats affairés -se groupaient devant les quatre grandes cheminées, ou sur les bancs -d’embrasure entre les arcatures, - - Entre les vieux appuis dont l’affreuse grande salle - Soutient l’énorme poids de sa voûte infernale, - Est un pilier fameux des plaideurs respecté - Et toujours des Normands à midi fréquenté. - Là sur des tas poudreux de sacs et de pratique, - Hurle tous les matins une sibylle étique; - On l’appelle Chicane... - -A rapprocher d’un croquis précédent de maître François Villon: - - Je vis là tant de mirlifiques, - Tant d’ameçons et tant d’affiques - Pour attraper les plus huppés, - Les plus rouges y sont happés... - Cuydant destruire son voisin - De Poytou ou de Limousin... - -Au pied du perron de la cour du May avait été établi un montoir de -pierre, pour aider les vieux conseillers et les graves magistrats à -descendre de leurs mules, quand ils arrivaient le matin de très bonne -heure, dans leur modeste équipage, se mettre à la besogne dans les -diverses «chambres». - -[Illustration: LE PRÉSIDENT MOLÉ AUX BARRICADES DE LA RUE -St. HONORÉ--1648] - -Certaines familles se perpétuaient dans les charges judiciaires, le -Palais voyait les générations se suivre et se remplacer; aux vieux -conseillers du XVIe siècle à longues barbes, à la mine austère qui -avaient siégé aux difficiles époques sous la menace des hallebardes -de la Ligue, succédaient les conseillers à moustaches et à barbiche à -la royale du temps de Louis XIII. Leurs petits-fils allaient être ces -magistrats à menton glabre, à lourdes perruques du grand règne. Les -longues barbes avaient longtemps persisté au Palais; pour quelques -vieux parlementaires, elles symbolisaient la gravité professionnelle, -et jusqu’au temps de la Fronde ils les arborèrent comme une -protestation, parmi les jeunes magistrats à moustaches trop cavalières. - -[Illustration: LES ÉCHOPPES AU PIED DES TOURS DU PALAIS, XVIIe -SIÈCLE] - -L’exceptionnelle fortune de quelques familles de magistrats, parvenues -aux plus hautes fonctions de l’Etat, leur permit de bâtir quelques-uns -des grands hôtels du Marais, mais les pères de ceux-ci, comme tous -les autres parlementaires, avaient mené une vie des plus simples, -en de modestes logis de la Cité ou des quartiers environnants, -particulièrement sur le quai des Augustins. - -Investis de la terrible mission de juger, chargés de la redoutable -responsabilité d’appliquer des lois arbitraires et confuses, en ce -temps où Thémis a la main dure, ces magistrats ont en général une -réputation d’intégrité bien établie. Sur la gravité des mœurs et -la simplicité des habitudes des vieux conseillers, des indications -abondent dans l’histoire, et spécialement dans la chronique parisienne. -Saint-Foix, dans ses essais sur Paris, rapporte que Gilles le Maître, -premier président du Parlement sous Henri II, propriétaire d’une petite -terre près Paris, stipulait dans le bail de ses fermiers «qu’aux quatre -bonnes fêtes de l’année et au temps des vendanges ils lui amèneraient -une charrette couverte et de la paille fraîche dedans pour y asseoir -sa femme et sa fille, et qu’ils lui amèneraient aussi un ânon ou une -ânesse pour monture de leur chambrière». Et dans ce rustique équipage, -la famille de notre président s’en allait faire sa petite partie de -campagne, le président marchant en tête sur sa mule, accompagné de son -clerc à pied. - -Quand s’introduisit l’usage des carrosses, le premier président de -Thou, fort gêné par la goutte, en eut un, probablement quelque caisse -bien lourde et bien massive, mais sa femme pour ses courses dans Paris -s’en allait à cheval en croupe derrière un domestique. - -Peu de luxe donc chez ces magistrats menant l’existence tranquille -de la petite bourgeoisie, venant au Palais à pied ou sur leur mule, -quelquefois à deux sur la même monture. Ce qui fait tout le long -des siècles l’universelle clameur des plaideurs se plaignant d’être -écorchés vifs dans la maison de dame Thémis, c’est l’âpreté des -procureurs, de la foule des gens de chicane embusqués aux détours de -cette maison, et qui s’entendent parfaitement à exprimer des sacs de -procédure tout le suc qu’ils peuvent contenir. - -Aux graves conseillers descendant de leurs mules au Grand Perron, sous -le may de la Basoche, se mêlent les robes noires des procureurs et des -avocats, la foule bigarrée et souvent râpée des basochiens, des commis -des greffes, des clercs des études chargés de sacs à procès, foule -remuante et turbulente, et tous les flâneurs de Paris, les laquais et -les pages des gens en quête de nouvelles ou d’achats aux boutiques de -la cour et des galeries. Les pauvres basochiens sont nourris et logés -chez leurs patrons, logés aux galetas, sous les toits, et nourris -souvent assez mal par madame la procureuse, comme en témoignent bien -des traits des comédies de ces temps. - - ... On nous a régalés d’un potage à l’eau claire... - D’un lavis de potage où parmy les flots d’eau, - Se noyait pauvrement un malheureux poireau... - ... Nous aussi, quelquefois, nous avons pour recrue - Dans un beurre gluant un morceau de morue - Large de trois doigts, jaune et dont la dureté - Des plus hardis mâcheurs abat l’activité. - -Revenons aux échoppes et au commerce du Palais. A l’intérieur comme à -l’extérieur, comme dans les cours, les boutiques se pressaient dans la -grande salle tout le long des galeries, utilisant tous les coins, tous -les passages, même les plus étroits. - -Le livre de Gilles Corrozet, le premier historiographe parisien: _La -fleur des Antiquitez, Singularitez et Excellences de la plusque noble -et triomphante ville et cité de Paris_, se vendait «au premier pillier -en la grant salle du Palais» chez Denis Janot, en 1532, de qui plus -tard Corrozet lui-même, devenu le gendre de son éditeur, reprit la -«boutique». - -Les boutiques étaient surtout serrées dans la galerie _Marchande_ ou -des _Merciers_, centre du Palais bruyant et affairé, où elles formaient -deux rangées entre lesquelles la circulation devenait difficile. Le -Paris élégant flânait aux étalages où chaque boutiquier appelait -les chalands et s’efforçait d’attirer leur attention en vantant ses -marchandises. Les jolies mercières du Palais ont aux XVIIe et XVIIIe -siècles une réputation de coquetterie bien méritée, car pour faire -connaître les modes nouvelles elles se parent de superbes dentelles, -des grands collets montés ou rabattus, des grandes manchettes des -élégantes et «galantisent» sur les coiffures. - -Il en était encore de même avant la Révolution; Mercier, qui a vu la -fin du Palais d’autrefois, appuie sur le contraste des robes noires des -légistes voisinant avec les coquetteries et les futilités des boutiques -de la galerie, sur cette opposition violente des minois souriants -des marchandes avec les grimaces disgracieuses des vieux procureurs, -qu’il traite de sangsues, et de tous les suppôts de la chicane sur -lesquels il semble être de l’avis de Louis XII, qui disait avec toute -l’irrévérence qu’un roi pouvait se permettre: «La plus laide bête à -voir passer, c’est un chicanous chargé de ses sacs.» - -[Illustration: LE CORBILLARD, COCHE D’EAU DE CORBEIL] - - - - -[Illustration: L’ENTRÉE DE LA PLACE DAUPHINE. ÉTAT ACTUEL] - -CHAPITRE VIII - -LE PARLEMENT DE LA FRONDE - - Malaise intérieur général.--Premières protestations du - Parlement.--Mazarin et la Cour.--L’enlèvement de Broussel, les - barricades.--M. le Coadjuteur.--Marche du Parlement à travers - l’émeute.--La guerre de la Fronde.--Princes et ducs.--La cavalerie - des portes cochères et le régiment de Corinthe.--Jeune Fronde - et vieille Fronde.--Le Palais champ de bataille.--Le combat - du faubourg Saint-Antoine.--Émeute de la paille.--Massacre de - magistrats et conseillers à l’hôtel de ville.--Louis XIV.--Docilité - du Parlement.--Les difficultés de la Régence.--Incendie de la cour - des Comptes.--Orages parlementaires du XVIIIe siècle. - - -[Illustration: LE COADJUTEUR A DEMI ÉTRANGLÉ AU PALAIS] - -Après quarante années de tranquillité au sortir des terribles journées -de la Ligue, le Palais allait rentrer dans la politique active et -entendre encore gronder les révolutions. - -Ce fut le Parlement lui-même, cette fois, qui fit jaillir la première -étincelle des troubles de la Fronde pendant la minorité de Louis XIV. -Ces nouveaux troubles, qui furent très près de prendre la même tournure -que la Révolution d’Angleterre au même moment, éclatèrent alors que la -France se trouvait victorieuse au dehors, quand Mazarin, continuateur -de Richelieu mais trop ami de la reine Anne d’Autriche, semblait devoir -recueillir le bénéfice des succès remportés par les armées françaises -à Nordlingen, à Crémone, à Lens. Mais les lauriers sont une maigre -compensation à la misère et à la famine, Paris et les provinces affamés -et ruinés par de longues dilapidations les dédaignaient. - -[Illustration: CÔTÉ MÉRIDIONAL DU PALAIS ET PONT SAINT-MICHEL. -XVIIe SIÈCLE] - -Des exactions de maltôtiers, de mauvaises opérations fiscales -aggravaient cette misère et faisaient s’élever de partout des clameurs -de protestation. Le Parlement s’était ému déjà de ce cri général, -lorsque, fort maladroitement, le surintendant des finances Emeri, -Italien comme Mazarin, en quête de ressources pour le trésor embarrassé -et ne trouvant plus rien ni personne à pressurer, chercha à tirer de -l’argent du Parlement lui-même, en créant des charges nouvelles et en -retenant par emprunt forcé les gages de la magistrature. - -Ces expédients mirent le feu aux poudres; cette fois le Parlement -touché au vif, réunissant toutes ses chambres, prit franchement -position contre la cour et non seulement refusa d’enregistrer tous -les édits financiers, mais encore se lançant à corps perdu dans la -pure politique, dans l’opposition violente, entreprit tout à coup de -réclamer une réforme générale de tous les systèmes d’administration -gouvernementale, quelque chose presque comme une refonte des -institutions. - -L’action était engagée entre le Palais et la cour; les esprits -s’échauffaient, le Parlement, enflammé par la popularité que lui -valaient ses réclamations et ses propositions de réformes, menait -une guerre à coups d’arrêts contre les agents financiers du pouvoir, -contre les intendants exécrés. Le pays se trouvait divisé en deux -factions, les mazarins et les frondeurs; et la Fronde, s’obstinant et -s’enhardissant chaque jour dans sa lutte contre la cour, s’essayait -tout doucement à devenir une révolution. - -Mazarin avait tenté de diviser les divers corps du Parlement pour -en venir plus facilement à bout; le 13 mai 1648, les quatre cours -souveraines, le Parlement, la Chambre des comptes, la Cour des aides -et le Grand conseil, réunies à la grand’chambre, lui répondirent par -l’_arrêt d’union_ «pour servir le public et le particulier et réformer -les abus de l’Etat». Le ministère eut beau casser cet arrêt d’union, le -Parlement méprisa sa décision et persista dans son attitude. - -La guerre de chansons et de quolibets contre le Mazarin étant -commencée, l’arrêt d’_ougnion_ ou d’_ognion_, comme prononçait le -cardinal, fut l’occasion d’une quantité de plaisanteries et de -pamphlets, comme _La dernière soupe à l’ognon pour Mazarin ou Ballet -dansé devant le roy, et la reine régente sa mère_, mazarinade née -avec une infinité d’autres, dans la grande levée de plumes de tous -les petits poètes et littérateurs tiraillant en avant des grands -parlementaires, contre la cour et le cardinal. - -Toutes les manœuvres de Mazarin se brisaient devant la fermeté du -Parlement; le premier président Molé, l’avocat général Omer Talon -osaient parler très net, et réclamaient hautement pour le Parlement -un droit de contrôle sur toutes les affaires de l’Etat et sur les -décisions royales. Paul de Gondi, coadjuteur de l’archevêque de Paris -Pierre de Gondi, son oncle, s’était posé en adversaire résolu de -Mazarin et de la cour. Esprit remuant, audacieux, fait pour l’intrigue -et les conspirations, prélat galant et bretteur qui se battait en duel -comme un mousquetaire, il s’efforçait d’entretenir la fermentation -populaire où il frétillait d’aise. - -On mena le petit roi au Palais tenir un lit de justice, afin d’en -imposer à ces magistrats lancés dans l’opposition, et de restaurer, -s’il était possible encore, l’autorité royale atteinte; mais les -beaux discours du chancelier et les injonctions n’y firent rien, le -Parlement persévéra dans son attitude. C’était une puissance nouvelle -qui s’élevait en face de la puissance royale, et qui semblait d’autant -plus menaçante que l’on voyait, précisément au même moment, la lutte -du Parlement d’Angleterre contre le roi Charles Ier, aboutir à une -complète révolution préparant le procès et le supplice du roi. - -Le parti de la cour, attendant impatiemment l’occasion de tenter un -coup de force, la crut trouver dans la victoire remportée à Lens par -le duc d’Enghien, prince de Condé; il se sentit assez fortifié par -ce triomphe des armées royales pour briser violemment l’opposition -du Parlement en faisant enlever trois des principaux meneurs de la -résistance aux volontés du pouvoir, et en procédant à ces arrestations -avec éclat, au grand jour. - -Le 26 août 1648, pour le grand _Te Deum_ d’actions de grâces à -Notre-Dame, tout Paris était sur pied, les rues depuis le Palais-Royal, -ex-Palais Cardinal, jusqu’à Notre-Dame étaient bordées de soldats du -régiment des gardes, entre lesquels défilèrent la reine et la cour et -soixante-treize drapeaux pris à l’ennemi, portés à la cathédrale par -les Suisses. - -«Le Parlement va être bien fâché!» avait dit le jeune roi quand la -nouvelle de la victoire de Lens était arrivée à la cour. La reine -et Mazarin se préparaient à donner l’humiliation du Parlement pour -conclusion à ce défilé triomphal au milieu des acclamations. Leurs -mesures étaient prises. Le _Te Deum_ achevé, la cour reprit le chemin -du Palais-Royal; la reine avant de s’éloigner fit un signe à M. de -Comminges, lieutenant de ses gardes et lui dit deux mots: «Allez, et -que Dieu vous assiste!» - -Comminges resta dans l’église avec une partie de ses hommes et quand -les flots des assistants se furent un peu dissipés, il sortit à son -tour avec sa troupe au milieu de l’inquiétude éveillée par sa manœuvre -insolite. - -Il n’avait pas à aller bien loin. A gauche du parvis Notre-Dame, dans -la rue Saint-Landry, demeurait le conseiller Pierre Broussel, devenu -par son attitude au Parlement une idole populaire. C’était un vieux -magistrat de soixante-dix-huit ans, de très mince fortune, très digne -et très austère, que l’on voyait tous les jours, quelque temps qu’il -fît, s’acheminer à pied vers le Palais pour s’y mettre au travail. - -Comminges avait envoyé quelques-uns de ses hommes arrêter le président -Charton, lequel averti à temps put s’échapper, et le conseiller -Blancmesnil qui fut pris sans difficulté. Il s’était réservé -l’enlèvement de Broussel comme la partie la plus délicate et la plus -difficile de l’opération, en raison de l’extrême popularité venue au -vieux conseiller que le peuple appelait son «père». L’opération pour -réussir devait être menée énergiquement et rapidement; il ne fallait -pas laisser à Broussel la velléité d’appeler le populaire du voisinage -à son secours et à ses voisins le temps de s’attrouper. En quelques -minutes Comminges arriva rue Saint-Landry, le conseiller était au -logis, à table, Comminges brusqua l’entrée et, sans laisser même le -temps au pauvre homme de prendre son manteau, l’enleva de table en -pantoufles. - ---Mes enfants, dit le conseiller à sa famille atterrée, recevez ma -bénédiction, je n’espère plus vous revoir jamais, je ne vous laisse -point de biens mais un peu d’honneur, ayez soin de le conserver! - -Cependant les fils de Broussel essayaient de parlementer avec -l’officier, une vieille servante ouvrait la fenêtre et criait -au secours, déjà des rumeurs montaient de la rue où les gardes -s’efforçaient de maintenir les gens accourus au bruit. Comminges, sans -rien entendre, entraînait son prisonnier et au milieu des murmures, -des cris et des menaces, dans le tumulte grossissant, il le poussa -dans un carrosse qu’il avait amené et fit signe à ses gens de fendre -la foule en hâte. Le carrosse eut beaucoup de peine à démarrer, on -tentait déjà de couper les rênes, on se colletait avec les gardes, on -courait chercher des armes et sonner le tocsin de Saint-Landry. Du -port Saint-Landry tout proche les gens criaient aux bateliers du port -de la Grève en face d’accourir bien vite: «On arrête Broussel!» Et ces -mariniers à ce cri se jetaient dans leurs barques, armés de crocs et de -tout ce qui leur était tombé sous la main. - -[Illustration: LE PORT SAINT-LANDRY ET LA TOUR DAGOBERT] - -Le carrosse, à peine en route au milieu des vociférations des gens -courant derrière lui, faillit culbuter au milieu de la rue des -Marmousets; des clercs d’une étude de notaire l’attendaient au passage -et soudain jetaient dans les jambes des chevaux les bancs de bois de -l’étude. - -Le cocher, à force d’adresse, put franchir l’obstacle, et les chevaux -des gardes firent de même. Toujours suivi par une troupe hurlante où -commençaient à se voir des hallebardes et de vieilles colichemardes -de la Ligue, le carrosse arrive par la rue de la Juiverie et le -Marché-Neuf au quai des Orfèvres. Là une roue s’en va ou un essieu se -casse, le carrosse verse; Comminges en tire Broussel, en même temps que -ses gardes arrêtent un autre carrosse qui passait, et en font descendre -une dame. Une foule inquiète et hostile entourait la petite troupe, -elle ne savait pas au juste de quoi il s’agissait, mais la populace -armée arrivait. Comminges pousse encore Broussel dans le carrosse de la -dame, s’installe l’épée à la main à côté de lui, et le cocher fouette -les chevaux. Il peut encore fendre la foule et prendre le galop sous la -grêle des pierres et des injures; le Pont-Neuf est traversé, puis en -peu de minutes la porte de la Conférence franchie. - -Le coup avait réussi. Comminges, hors d’affaire, galopait sur la route -de Saint-Germain avec son prisonnier, mais derrière lui l’émotion -populaire se changeait en sédition et tout Paris courait aux armes. Les -soldats qui rentraient de Notre-Dame, et dont la présence au Pont-Neuf -avait probablement sauvé Comminges, se trouvèrent en un clin d’œil -entourés par l’émeute et le maréchal de la Meilleraye eut grand’peine -à les en tirer. Il courut les plus grands dangers sur le Pont-Neuf et -à l’Arbre-Sec, et sans l’aide du coadjuteur qui s’était lancé dans la -bagarre au premier bruit de l’événement, il y fût probablement resté. - -Toute la journée se passa en bagarres dans la rue, en négociations -avec la cour. Le cri des Parisiens: «Vive le roi, liberté à Broussel!» -retentit jusqu’au soir sous les fenêtres du Palais, puis tout -s’éteignit, les Parisiens rentrèrent souper en leurs logis. - -[Illustration: MAISON RUE NEUVE-NOTRE-DAME, DÉMOLIE VERS 1840] - -Anne d’Autriche, qui avait dit avec fureur en entendant le bruit de -l’émeute: «Rendre Broussel! Je l’étranglerais plutôt avec ces deux -mains!» et qui s’était résignée ensuite à entendre les propositions du -coadjuteur, reprit toute son assurance au retour du calme. La cour crut -tout fini et le grand feu apaisé. Se figurant avoir gagné la première -manche, elle voulut poursuivre l’exécution de son plan. Le lendemain, -à la première heure, des troupes devaient marcher, occuper différents -points entre le Palais-Royal, la porte de Nesle, le Pont-Neuf et le -Palais; puis le Parlement serait mis en interdit et exilé à Montargis, -on mettrait la main sur un certain nombre de meneurs et sur le -coadjuteur lui-même que la reine avait pris en abomination pour son -rôle dans l’affaire. - -Mais de leur côté les frondeurs ne s’endormaient pas. Averti du plan de -la cour par des amis, le coadjuteur avait fait appeler Myron, maître -des comptes et colonel du quartier de Saint-Germain-l’Auxerrois; tous -deux devant l’imminence du péril se mirent résolument en mouvement pour -réveiller l’ardeur des Parisiens. - -A la pointe du jour Paris, dans le plus grand calme, semblait sortir -du plus innocent sommeil. Des compagnies de Suisses se montrèrent du -côté de la porte de Nesle, en marche vers les points à occuper; en -même temps, suivant les instructions de la reine, le chancelier Pierre -Seguier partit en carrosse avec une escorte de gens de justice et de -hoquetons pour aller signifier au Palais la fermeture du Parlement. - -Le chancelier ne passait point pour un brave et tremblait assez, -dit-on, de se risquer ainsi dans les rues de Paris. Outre son frère -l’évêque de Meaux qui le voulut suivre, sa fille la duchesse de Sully, -«belle, jeune et courageuse,» s’était jetée dans son carrosse malgré -lui pour l’accompagner dans sa dangereuse mission. - -Le coadjuteur donna le signal. Subitement, ce Paris si endormi fut -sur pied; les tambours des quartiers firent rage, les gens sautèrent -sur hallebardes et mousquets, les rues se remplirent, et en un moment -l’émeute fut dans son plein, mieux qu’au plus fort des bagarres de la -veille. - -«Ce fut comme un incendie subit et violent qui prit du Pont-Neuf à -toute la ville, raconte le coadjuteur dans ses _Mémoires_. Tout le -monde sans exception prit les armes. Il y eut dans Paris en moins de -deux heures plus de cent barricades bordées de drapeaux et de toutes -les armes que la Ligue avait laissées entières. Comme je fus obligé -de sortir un moment pour apaiser un tumulte qui était arrivé par le -malentendu de deux officiers du quartier dans la rue Neuve-Notre-Dame, -je vis, entre autres, une lance traînée plutôt que portée par un -petit garçon de huit ans, qui était assurément de l’ancienne guerre -des Anglais. Mais j’y vis encore quelque chose de curieux, M. de -Brissac me fit remarquer un hausse-col sur lequel était gravée la -figure du jacobin qui tua Henri III, il était de vermeil doré avec -cette inscription: _Saint Jacques Clément_. Je fis une réprimande à -l’officier qui le portait et je fis rompre le hausse-col publiquement à -coups de marteau sur l’enclume d’un maréchal. Tout le monde cria: «Vive -le Roy,» mais l’écho répondit: «Point de Mazarin.» Et Gondi ajoute avec -plaisir qu’on ajoutait à ce cri: «_Vive le coadjuteur._» Il ne fut pas -fâché de le faire savoir à la reine qui l’avait bafoué la veille. - -Au même instant, les bourgeois, avec des gens de guerre, chargeaient -les Suisses vers la porte de Nesle, et le chancelier qui était parti -avec assez de tranquillité était attaqué sur le Pont-Neuf, poursuivi -sur le quai des Augustins et manquait d’être assommé par la populace. -Il put se jeter dans l’hôtel de Luynes que les émeutières mirent -aussitôt à sac; le chancelier qui déjà se confessait à son frère -l’évêque de Meaux, ne s’en tira que grâce à ce pillage. Au moment où la -populace allait mettre le feu à l’hôtel, le maréchal de la Meilleraye -arrivait avec quelques compagnies de gardes françaises et le dégageait -après quelques angoisses. On remit le chancelier dans un carrosse avec -sa fille la duchesse de Sully et son frère l’évêque, on réunit ceux -que l’on put retrouver des gens de justice disparus et tout le convoi, -carrosse avec des hommes le pistolet au poing à la portière, magistrats -et troupes, se mit en retraite par le Pont-Neuf à travers l’émeute -déchaînée. - -Au Pont-Neuf, le péril augmenta. Plus moyen de passer. Dans la bagarre -le maréchal, d’un coup de pistolet malheureux, tua une bonne femme -des Halles prise dans la foule, la hotte sur le dos, et à son exemple -les soldats tirèrent quelques mousquetades. Ces décharges ouvrirent -le passage, mais aussitôt des coups de fusil nombreux ripostèrent des -maisons de la place Dauphine et de tous côtés; le carrosse galopant -sous le feu fut percé en cinq ou six endroits, il y eut des morts, le -lieutenant du grand prévôt de l’hôtel fut tué raide dans ce carrosse à -côté du chancelier, dont la fille fut blessée légèrement d’une balle au -bras. - -La populace se jeta sur les boutiques des ferrailleurs du quai de la -Mégisserie pour trouver des armes, les barricades s’élevèrent, toutes -les chaînes des rues furent tendues, renforcées par un double rang de -barriques pleines de terre, de pierres et de fumier. Au Pont-Neuf une -grande barricade derrière laquelle fourmillait un peuple hérissé de -toutes les armes possibles était, suivant les mazarinades qui chargent -peut-être la note comique, commandée par un charlatan arracheur de -dents de la place Dauphine nommé Carmeline. - -Le Parlement s’assemblait; suivant ses habitudes matinales, il était -déjà au Palais avant le premier tumulte. Pendant qu’une multitude -immense défilait incessamment du Palais au Pont-Neuf et du Pont-Neuf -au Palais-Royal en criant: «Broussel! Broussel!» il rendit un arrêt -décrétant Comminges de prise de corps, défendant à _tous gens de -guerre sous peine de la vie de prendre des commissions pareilles_, et -ordonnant qu’on irait en corps au Palais-Royal réclamer les prisonniers. - -Sur l’heure même le Parlement descendit dans la rue. Ils étaient cent -soixante-dix conseillers en robe, se frayant passage à travers la -foule tumultueuse, franchissant les chaînes des barricades au milieu -d’applaudissements et d’acclamations frénétiques. Au Palais-Royal, -place de guerre de la cour, le Parlement fut assez mal reçu par la -reine, et le premier président Molé, qui exposa la situation de Paris -«armé et enragé» et formula ses réclamations, ne tira de la reine que -des paroles de colère: «Je sais bien qu’il y a du bruit dans la ville, -mais vous m’en répondrez, messieurs du Parlement, vous, vos femmes et -vos enfants!» - -Le Parlement, après quelques essais de négociations avec Mazarin et une -nouvelle tentative auprès de la reine, dut s’en retourner sans avoir -rien obtenu. - -Le populaire enflammé l’attendait aux premières barricades; comme à -l’attitude des magistrats on voyait qu’ils n’apportaient point ce -qu’ils étaient allés chercher, les acclamations se changèrent d’abord -en sourds murmures. Le mécontentement comme une traînée de poudre -courait en avant des parlementaires, leur passage à la deuxième -barricade fut plus difficile, ils durent, pour apaiser les criailleries -qui s’élevaient, parler vaguement de promesses de satisfaction données -par la reine. A la troisième barricade, à la croix du Trahoir, les gens -se fâchèrent tout à fait et, par un revirement soudain, s’en prirent au -Parlement de sa propre déconvenue. - -On barra le passage, deux cents furieux, la pertuisane ou l’escopette -au poing se jetèrent sur les conseillers; un rôtisseur prit le premier -président Mathieu Molé au collet et lui appuyant sa hallebarde sur le -ventre, il lui cria: «Tourne, traître! et si tu ne veux être massacré -toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en -otages!» Injuriés, menacés, poussés sur les pavés, les parlementaires -étaient pris de panique; des présidents, une vingtaine de conseillers -cherchèrent à se perdre dans la foule, seul le président Molé fit tête -à l’orage et osa parler d’une voix ferme à ceux qui le menaçaient: -«Quand vous m’aurez tué, dit-il, il ne me faudra que six pieds de -terre!» - -[Illustration: LA PASSERELLE REMPLAÇANT LE PONT AU CHANGE INCENDIÉ] - -Cette intrépidité en imposa aux émeutiers, les armes se baissèrent, -mais force fut pourtant au Parlement de rebrousser chemin et de -retourner au Palais-Royal, accompagné d’un vacarme de menaces et de -vociférations qui dut parvenir jusqu’aux oreilles de la reine. Cette -fois la cour céda. La reine demeurait inflexible quoique le président -lui parlât aussi hardiment que tout à l’heure aux séditieux de la croix -du Trahoir, mais les instances de Mazarin jointes aux conseils de la -reine d’Angleterre, chassée récemment par une révolution semblable -à celle qui menaçait le trône d’Anne d’Autriche, obtinrent enfin de -celle-ci son acquiescement aux volontés des Parisiens si violemment -exprimées. - -Cette fois le Parlement put franchir les barricades en montrant la -lettre de cachet ordonnant la libération de Broussel et de Blancmesnil. -Toute la journée et toute la nuit la ville resta en armes, le peuple -veillant aux barricades en attendant le retour de Broussel qu’on se -hâtait d’aller tirer du château de Saint-Germain. - -[Illustration: LE NOUVEAU PONT AU CHANGE] - -Le lendemain matin, le Parlement siégeant à la Grande Chambre entendit -tout à coup s’élever, puis grossir en se rapprochant, une tempête -d’acclamations: c’était l’idole populaire qu’on ramenait, avec -Blancmesnil l’autre conseiller, sous l’escorte des bandes émeutières, -au bruit de tous les tambours de Paris. - -Le Parlement reçut les prisonniers en grande cérémonie, les félicita -sur leur heureuse délivrance, puis rendit un arrêt ordonnant aux -Parisiens de démolir leurs barricades, de lever les chaînes et de -rentrer leurs armes; des officiers s’en furent par tous les quartiers -publier à son de trompe cet arrêt de désarmement qui fut immédiatement -obéi. Sauf à la porte Saint-Antoine où l’on eut une alerte sur le -bruit que des troupes arrivaient pour mettre la ville à la raison, les -barricades disparurent vite et les boutiques se rouvrirent. - -Ce calme ne pouvait être que momentané, car la prison ou la liberté -de Broussel ne changeaient rien à la situation. La lutte, après des -transactions et des accords bientôt rompus, reprenait entre la cour et -le Parlement. - -La Fronde continuait sa guerre de chansons et de libelles contre -Mazarin et contre la reine, tous deux injuriés et vilipendés. Le -Pont-Neuf, à mi-chemin entre le Palais de Justice et le Palais-Royal, -entre alors dans l’histoire. C’est là, entre les deux palais rivaux, -qu’accourent les badauds en quête d’émotions, et que les attroupements -commencent autour des péroreurs et des meneurs; les chansons frondeuses -dont on bombarde Anne d’Autriche et son ministre partent de là. Il -n’eût pas fait bon à M. de Mazarin de se hasarder sur le Pont-Neuf, -sorte de quartier général de ses ennemis, où faute de mieux ceux-ci le -pendirent un jour en effigie près du _Cheval de bronze_. - -Enfin la reine se décida à une nouvelle rupture violente avec le -Parlement: le 6 janvier 1649 elle s’enfuit de Paris et se réfugia -au château de Saint-Germain avec ses enfants, avec Mazarin, Gaston -d’Orléans et le prince de Condé qu’elle avait réussi à mettre de son -côté. - -La guerre de la Fronde commençait, guerre de princes maintenant, -car à la lutte entre le pouvoir royal et le parti populaire soutenu -par le Parlement, princes et seigneurs se mêlaient, cherchant des -avantages particuliers et amalgamant singulièrement les intérêts et les -prétentions, ou même les fantaisies aristocratiques, aux réclamations -du peuple appauvri et maltraité. - -Les princes et princesses de la Fronde qui vont donner un nouveau -caractère à la lutte, ce sont d’abord le frère du prince de Condé, M. -le prince de Conti, général des Parisiens comme Condé l’est des troupes -réunies par la reine à Saint-Germain, le duc de Beaufort, petit-fils -d’Henri IV, le roi des Halles, le beau seigneur à la moustache blonde -dont tout Paris raffole; puis le duc d’Elbeuf, le duc de Bouillon, -le duc de Longueville, la duchesse de Longueville, sœur de Condé; la -duchesse de Montbazon, la duchesse de Bouillon et enfin _Mademoiselle_, -la fille de Gaston d’Orléans, celle qui devait faire tirer le canon de -la Bastille sur les troupes royales et perdre de cette façon l’espoir -de partager un jour le trône de Louis XIV. - -Cette guerre capricieuse et galante, faite en riant, où les chansons -et les gentillesses alternent avec les arquebusades, commence par le -blocus de Paris, Condé avec huit mille soldats entreprend de bloquer la -grande ville et de l’affamer en supprimant tous les arrivages. - -Le Parlement, après quelques dernières tentatives de conciliation, -se résolut à soutenir la guerre. Ces chambres de légistes étaient -comme une fourmilière bouleversée, remplies d’agitations, débordantes -d’une fébrile activité. Le Parlement se transforma en un grand -conseil de guerre, il fit des levées de troupes, établit des taxes -de guerre, donna au prince de Conti le titre de généralissime, avec -les ducs d’Elbeuf, de Bouillon et le maréchal de la Mothe-Houdancourt -pour lieutenants-généraux, chacun ayant son jour de commandement. -Les titulaires de vingt charges nouvelles créées par le cardinal -de Richelieu, longtemps à peu près mis en quarantaine par leurs -confrères, durent fournir 15,000 livres chacun, achetant à ce prix -leur acceptation définitive au Palais. Tous les corps du Parlement, la -Chambre des comptes, les enquêtes, les requêtes, la Cour des aides, -etc., se taxèrent suivant les grades, les uns à 800 livres, les autres -à 500; l’Université elle-même fournit de l’argent. On en tira de -partout, même au moyen de saisies des maisons des partisans de la cour, -ce qui donna encore 1,200,000 livres. - -Chaque maison à porte cochère dut payer 50 écus ou fournir un homme et -un cheval. Les rieurs, qui avaient baptisé les conseillers à 15,000 -livres les Quinze-Vingts, appelèrent la cavalerie réunie de cette façon -la _cavalerie des portes cochères_. Le coadjuteur leva tout un régiment -à ses frais; comme il était évêque de Corinthe, sa troupe reçut le nom -de _régiment de Corinthe_. - -Dès le 13 janvier, la Bastille, qui n’était occupée que par vingt-deux -soldats sans munitions, commandés par le sieur du Tremblay, frère de -l’ancienne Eminence grise de Richelieu, se rendit après deux coups de -canon; la forteresse fut occupée par les troupes du Parlement, lequel -en nomma gouverneur le vieux conseiller Broussel suppléé par son fils. - -Les hostilités commencèrent très vite. Bloquant avec ses 8,000 soldats -une immense ville où plus de 200,000 hommes, régiments levés ou milices -bourgeoises, traînaient des armes, le prince de Condé tenait les -routes, empêchait les arrivages de Poissy et d’ailleurs. Les vivres -manquèrent donc vite et pour en trouver il fallut sortir, se heurter -aux postes de Condé, aux soldats aguerris qui en faibles troupes -culbutaient outrageusement les unes sur les autres les compagnies -bourgeoises. - -«Les troupes parisiennes, dit le cardinal de Retz dans ses _Mémoires_, -étaient composées d’artisans et de gens de boutique qui au premier -coup de tambour sortaient mal armés des maisons, les uns à pied, les -autres à cheval, et suivaient le drapeau ou le quittaient à volonté. -A leur tête marchaient cependant des soldats mieux disciplinés, mais -en petit nombre, que les généraux avaient fait venir des garnisons qui -dépendaient d’eux. C’étoit à l’Hôtel de Ville que les jeunes officiers -alloient prendre les marques de leurs dignités des mains des duchesses -de Longueville et de Bouillon, et c’étoit aux pieds de ces héroïnes -qu’ils venoient déposer les trophées de leurs victoires. Le mélange -d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons dans les salles, -le bruit des tambours et le son des trompettes dans la place donnoient -un spectacle qui se voit plus dans les romans qu’ailleurs.» - -Ces troupes sortaient à grand fracas de tambours, à grand bruit de -chansons frondeuses, ripaillaient tant qu’elles pouvaient dans les -cabarets des villages et des faubourgs, mais se faisaient ramener très -vite, jouant des jambes et criant à la trahison jusque dans Paris, où -la populace les recevait avec des huées et des quolibets. - -A sa première sortie, le régiment de Corinthe, ayant à soutenir la -retraite, fut assez maltraité; les rieurs sans pitié appelèrent cet -échec la _première aux Corinthiens_. - -Le coadjuteur se donnait beaucoup de mouvement, on le voyait au -Parlement laissant passer ostensiblement de sa poche un poignard à -la garde enrubannée--bréviaire de M. le coadjuteur, disait-on.--Il -assistait aux revues, suivait les grandes opérations dans l’état-major -des généraux, monté sur un grand cheval avec des pistolets à l’arçon de -sa selle. - -[Illustration: MAISONS SUR LE CÔTÉ DU PONT SAINT-MICHEL, -XVIIIe SIÈCLE] - -Il y eut un combat sérieux à Charenton, où s’était fortifié un petit -corps de frondeurs qui se défendit bravement et fut écrasé sous les -yeux des généraux de l’armée parisienne. Ceux-ci n’osèrent risquer la -bataille, quoiqu’ils eussent derrière eux les milices rassemblées pour -une grande sortie, trente mille hommes échelonnés de la place Royale à -Vincennes. - -Deux jours après, une sortie commandée par le duc de Beaufort poussa -jusqu’à Montlhéry pour aller au-devant d’un convoi de blé et de -bestiaux venant d’Étampes. Une charge du maréchal de Grammont mit la -sortie en débandade, mais Beaufort, à la tête d’une troupe de ses gens, -tint ferme et put sauver le convoi, qu’il amena dans Paris. Un convoi -de farine passa peu après de la même façon, les troupes parisiennes -attaquant avec ardeur furent encore culbutées tout de suite par la -cavalerie royale, mais un corps d’élite en réserve donnant à son tour -put faire passer les farines. - -[Illustration: DRAPEAUX ENLEVÉS A L’ENNEMI ET PORTÉS A NOTRE-DAME -(XVIIe SIÈCLE) - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Alors eut lieu la fameuse affaire dite du pain de Gonesse. Le prince -de Condé avait résolu, pour empêcher le ravitaillement de Paris, de -jeter à l’eau toutes les farines de Gonesse et des environs, mais -le maréchal de la Mothe-Houdancourt le prévint et tomba sur Gonesse -pendant que l’armée parisienne déployait ses bataillons dans la plaine. -Toutes les farines et tout le pain qui se trouvaient à Gonesse purent -être ramassés et amenés dans Paris, cette fois sans aucune perte -d’hommes. - -Au bout de quelque temps cependant, la situation restant à peu près -stationnaire, sans que la victoire parût pencher d’un côté plutôt que -de l’autre, chacun des deux partis sentit la nécessité de négocier. -Pendant que les officiers s’égayaient, que les milices bourgeoises -paradaient sous le harnais militaire, les intrigues s’ourdissaient, -la cour faisait travailler le Parlement dans des conférences tenues à -Rueil. - -[Illustration: INTÉRIEUR DE LA SAINTE-CHAPELLE BASSE (MAGASIN A -FARINES EN 1793)] - -On finit par se mettre d’accord: les princes, ayant vendu leur -soumission, se retiraient de la Fronde, le Parlement licenciait ses -troupes, rendait l’Arsenal et la Bastille, la reine promettait amnistie -et oubli de tout le passé. Mais la populace ne désarmait pas et ne -voulait entendre parler de la paix: «Point de paix, point de Mazarin!» -criait-elle sur le passage des négociateurs. Quand on apprit que le -traité, loin de mentionner le renvoi de Mazarin, portait même sa -signature, il y eut une explosion de colère. Le Palais de Justice fut -envahi le 13 mars; des furieux armés forcèrent l’entrée de la Grande -Chambre, voulant qu’on leur livrât les négociateurs pour les assommer. -Les fureurs s’échauffant encore dans le tumulte, peu s’en fallut que -ces forcenés ne missent leurs menaces à exécution. Le président Molé -lutta courageusement, et, le pistolet sur la gorge, s’efforça de leur -faire entendre raison. Il dut leur céder la place, mais refusa de -s’en aller comme on le lui proposait par un passage détourné: «Je ne -commettrai pas cette lâcheté, dit-il, qui ne servirait qu’à donner de -la hardiesse aux séditieux; ils me trouveraient bien dans ma maison, -s’ils croyaient que je les eusse appréhendés ici!» - -Le coadjuteur était aussi au Palais ce jour-là ainsi que le roi -des Halles, usant de toute leur popularité pour calmer maintenant -cette foule qu’ils avaient naguère mise en branle, cajolant les uns, -suppliant les autres, s’épuisant à commander et menacer. - -Ce furent Gondi et Beaufort qui, profitant d’un instant de calme -relatif, firent sortir le Parlement assiégé, en tenant l’un et l’autre -les présidents Molé et de Mesmes embrassés et en les couvrant de leurs -corps, pendant que les huissiers en tête fendaient la foule. «_Ce -jour-là_, raconte le coadjuteur, _au milieu des clameurs du peuple, -nous entendîmes quelques voix qui criaient: République!_» - -Le traité remanié ne fut définitivement signé que le 1er avril. Au _Te -Deum_ chanté à Notre-Dame en réjouissance de la paix, la presse était -si grande que, du portail à l’entrée du chœur, le Parlement mit plus -d’une heure à traverser la foule. - -Paris rentra dans la vie régulière, marchands et artisans abandonnèrent -le mousquet et se remirent au travail. La reine bouda la ville quelque -temps et ne rentra qu’en août avec Mazarin que les Parisiens purent -apercevoir dans le carrosse du roi. - -La Fronde n’était pourtant pas morte, la campagne de chansons et de -libelles continuait contre le Mazarin, ainsi que les menées des princes -toujours mécontents. Le prince de Condé, le vainqueur des Parisiens, à -son tour, entrait en lutte avec Mazarin, tandis que celui-ci, habile -stratégiste en intrigues, s’efforçait de semer la division parmi ses -ennemis. - -On ferraillait assez volontiers entre mazarins et frondeurs, entre -princes même, on se tirait aussi des coups d’arquebuse, il y eut des -meurtres sérieux et aussi des tentatives d’assassinat simulées. Pour -essayer de rallumer les troubles, quelques frondeurs, on dit même -le coadjuteur, organisèrent un faux attentat sur la personne d’un -conseiller du parti, et aussitôt des gens apostés s’en vinrent crier -jusqu’au Palais: «Aux armes! Trahison de Mazarin!» - -Une embuscade fut tendue en plein jour sur le Pont-Neuf au prince de -Condé. Celui-ci, averti qu’on le voulait tuer, chargea l’un de ses -gentilshommes, nommé Violard, de s’assurer du bien-fondé de l’avis. -Violard accepta la mission, fit monter quelques laquais dans le -carrosse du prince et partit avec eux, mais eut grand soin de descendre -à l’entrée du pont. Le carrosse arrivait à peine au _Cheval de bronze_ -qu’une fusillade éclata; l’un des laquais fut tué raide. - -L’affaire fit un bruit énorme, le prince de Condé accusait le -coadjuteur Gondi, le duc de Beaufort et même le vieux Broussel. C’était -probablement Mazarin qui avait ourdi l’affaire pour mettre ses ennemis -aux prises. - -Devant le Parlement, saisi d’une requête de Condé, comparurent le -coadjuteur et Beaufort. Chacun avait amené des troupes d’amis armés; -la Grande salle était déjà remplie d’une cohue bruyante où l’on -échangeait injures et menaces, où des rixes même s’engageaient. Quant -au Parlement, chacun de ses membres était venu avec un poignard dans sa -poche. - -L’affaire traîna en longueur. Un coup de théâtre la termina le 16 -janvier 1650. La reine et Mazarin faisaient arrêter au Louvre le prince -de Condé, ancien général de l’armée royale, le prince de Conti, ancien -généralissime des Parisiens et le duc de Longueville, aussitôt conduits -à Vincennes sous bonne escorte. Paris, au premier moment, croyant que -les prisonniers étaient Beaufort et le coadjuteur, recommençait la -sédition faite pour Broussel, mais Beaufort et Gondi triomphants se -hâtèrent de parcourir la ville pour se faire voir en cavalcade aux -flambeaux, et les Parisiens, aussitôt satisfaits et calmés, de pousser -des acclamations et d’allumer des feux de joie par tous les carrefours. - -[Illustration: PORTAIL DE L’ÉGLISE DES BARNABISTES AUTREFOIS -SAINT-ÉLOI, TRANSPORTÉ EN 1860 A L’ÉGLISE DES BLANCS-MANTEAUX] - -Maintenant la Fronde entre dans une nouvelle phase, c’est la guerre -des partisans des princes en province. Paris n’y prend point part, il -se contente de continuer contre Mazarin sa campagne de chansons. Le -coadjuteur, à qui la cour avait promis le chapeau de cardinal pour le -détacher de la Fronde, et qui ne voit pas venir ce chapeau, se retourne -contre Mazarin et attend l’occasion de reprendre la lutte autrement. - -Toute l’année 1650 se passa ainsi. Au commencement de l’année 1651, -à force de libelles et d’intrigues, les choses avaient assez tourné -pour qu’on vît la Fronde, battue en province, renaître à Paris et le -Parlement avec les anciens frondeurs réclamer la liberté du prince de -Condé, leur ancien ennemi. En même temps, le Parlement fulminait contre -Mazarin; le 9 février 1651, un arrêt du Palais ordonnant au cardinal, -à sa famille et à ses serviteurs étrangers de vider le royaume dans -la quinzaine, fut publié à son de trompe dans la ville et causa des -transports de joie. Le cardinal était déjà parti à Saint-Germain, la -reine se préparait à le rejoindre avec le jeune roi. C’est alors que, -sur le bruit de cette fuite, le soir du 10 février, le peuple se porta -sur le Palais-Royal et l’envahit pour s’assurer de leur présence. - -Mazarin, par un autre coup de théâtre, mit les princes en liberté. -Il reprenait sa tactique de mettre les adversaires aux prises entre -eux, avec l’espoir qu’ils s’entre-déchireraient. La lutte s’ouvrait -alors entre le prince de Condé et le coadjuteur, c’est-à-dire entre la -_grande Fronde_, le parti du coadjuteur et des vieux frondeurs, et la -_petite Fronde_, le parti de Condé. On laissait ainsi Mazarin dans une -paix relative, les libellistes du Pont-Neuf étant occupés à défendre ou -attaquer Gondi ou Condé. - -En août, la lutte était devenue si vive entre les deux Frondes qu’elle -fut bien près d’amener une bataille rangée dans le Palais même, champ -clos des partisans de l’une et de l’autre, où le Parlement, qui -rendait arrêt sur arrêt contre Mazarin et ordonnait la vente de ses -meubles, avait en outre à s’occuper des réclamations des princes et des -accusations portées contre eux, et de toutes les intrigues au milieu -desquelles on se débattait, sans plus voir où l’on allait, ni savoir ce -que l’on voulait. - -Les chefs des deux Frondes, Gondi et Condé, arrivaient au Palais à -la tête d’escortes de plus en plus nombreuses. A la grande séance -du 21 août, Condé devait prononcer un discours pour se disculper de -l’accusation de lèse-majesté portée par la reine et d’entente avec -l’Espagne; le prince se présenta conduisant une véritable armée de -gentilshommes, de pages et de laquais armés. - -Dès la veille, Gondi s’était prémuni et, comme un général préparant son -champ de bataille, avait assigné des postes à ses partisans. Il en mit -partout, remplit les salles de grosses troupes, plaça du monde dans -tous les locaux du Parlement, dans les passages, dans les escaliers. -Les uns devaient, si la lutte s’engageait, combattre de front les -partisans de Condé, les autres les prendre en flanc ou par derrière. -La reine, de qui Gondi, par un nouveau revirement, était devenu le -champion, avait, sur sa demande, renforcé sa troupe de soldats de sa -garde et de chevau-légers. Il existait au Palais des buvettes où les -magistrats pouvaient trouver des rafraîchissements et même des repas à -l’occasion; les armoires de ces buvettes furent, dit-on, remplies ce -jour-là de grenades au lieu de victuailles. Comme dans une place de -guerre, les gens de Gondi avaient un mot d’ordre: _Notre-Dame_, pour se -reconnaître. - -Quant aux magistrats du Parlement, tous, dans la presque certitude -d’une lutte, portaient épées et poignards sous leur robe. - -Le prince de Condé, à la tête de ses partisans, arriva quand tous les -postes de Gondi étaient disposés. Sa troupe était moins nombreuse, mais -se composait surtout d’officiers et de gentilshommes aguerris auxquels -il avait donné _Saint-Louis_ pour mot de ralliement. - -Ayant pris sa place à la Grande Chambre, Condé déclara qu’il ne pouvait -assez s’étonner de voir le Palais en cet état, ressemblant plutôt -à un camp qu’au temple de la justice, avec des postes et des mots -de ralliement; il ajouta qu’il ne concevait pas qu’il y eût dans le -royaume des gens assez insolents pour lui disputer le pavé. - -Le coadjuteur après une grande révérence lui répondit sur le même ton: -«Sans doute je ne crois pas qu’il y ait personne assez audacieux pour -disputer le haut du pavé à Votre Altesse, mais il y a des gens qui ne -peuvent et ne doivent, par leur dignité, quitter le pavé qu’au roi! - ---Je vous le ferai quitter! s’écria Condé. - ---Il ne sera pas aisé, répondit le coadjuteur.» - -Ainsi commencée, l’affaire menaçait de se gâter tout de suite, la -moindre étincelle pouvait mettre le feu à la mine. - -[Illustration: RESTES DE SAINT-GERMAIN LE VIEUX. 1840] - -Les épées frémissaient dans l’assemblée, de tous côtés on se -lançait des regards menaçants. Les membres de la Chambre des -enquêtes applaudirent le coadjuteur, mais quelques vieux conseillers -s’interposèrent. Le président Molé conjura les chefs des deux partis -«au nom de saint Louis, par le salut de la France, de suspendre leur -animosité et de ne point ensanglanter le temple de la justice». Sur -les objurgations véhémentes du président, Condé et Gondi, après des -tergiversations, consentirent tous deux à faire sortir leurs partisans -du Palais. - -Le prince de Condé chargea M. de La Rochefoucauld de passer dans la -Grande salle pour la faire évacuer par ses amis, et le coadjuteur se -leva pour aller donner le même ordre aux siens. Mais à peine Gondi -eut-il quitté la Grande Chambre qu’il se vit assailli par cinq ou six -laquais de Condé l’épée à la main criant: «Au Mazarin!» Il y eut là une -bousculade qui faillit tourner tout de suite au tragique, on vit en un -instant quatre mille épées tirées, des pistolets brandis aux cris de -_Vive le Roi_ et _Vivent les princes!_ - -On allait s’entr’égorger, un seul coup de feu tiré et la bataille était -engagée. Cependant les amis du coadjuteur parvinrent à se jeter entre -lui et les gens de Condé et le repoussèrent vers la Grande Chambre -pendant que le marquis de Cressan s’interposait entre les furieux: «Que -faisons-nous là! criait-il, nous allons faire égorger M. le prince et -M. le coadjuteur... Honte à qui ne remettra pas l’épée au fourreau!» - -Gondi rentrant à la Grande Chambre, parvint à la porte que retenaient -en dedans M. de La Rochefoucauld et quelques autres; il fit effort pour -passer, ses amis poussaient de leur côté, mais il ne put introduire que -sa tête dans la salle, et fut là quelque temps en grand péril d’être -étranglé, les gens de l’intérieur poussant plus fort: «Qu’on le tue! -criait La Rochefoucauld. Tuez-moi ce b..... là, qu’on le poignarde!» Le -moment était critique pour le coadjuteur, ayant ainsi le haut du corps -dans la Grande Chambre et le reste de l’autre côté, entre deux bagarres -violentes où amis et ennemis se colletaient. Il allait finir étranglé -ou poignardé, lorsque, du côté de la Grande salle, d’Argenteuil, un de -ses amis, arracha le manteau d’un prêtre qui se trouvait là, et le jeta -sur les épaules du coadjuteur pour cacher son rochet et son camail. Par -derrière, du côté de la Grande Chambre, des poignards étaient levés -sur Gondi, lorsque enfin ses amis purent repousser La Rochefoucauld et -dégager la porte. - -Au milieu des provocations et du bruit, le Parlement leva la séance, -les chefs firent avec peine évacuer la Grande salle et le Palais, et -au profond étonnement de chacun la journée se termina sans malheur. Le -Palais, comme Gondi, l’avait échappé belle. Et «il ne fallait qu’une -mousquetade pour embraser la ville», du Palais la bataille se fût -continuée dans les rues, tout le monde s’y préparait, bourgeois et -ouvriers ayant fourbi leurs armes, remplissaient la rue dans l’attente -de l’événement. - -Un certain apaisement, après réflexions, résulta de cette chaude -alarme. Une quinzaine de jours après cette séance mémorable, le 7 -septembre, le jeune Louis XIV, entrant dans sa quatorzième année, fut -déclaré majeur et vint tenir un lit de justice en la Grande Chambre. -Une pompeuse cavalcade partit du Palais-Royal et se dirigea vers le -Palais de Justice, à travers une multitude de peuple remplissant les -rues aux maisons pavoisées, chargées de spectateurs jusque sur les -toits. Sept ou huit cents gentilshommes, les chevau-légers de la reine, -les cent-Suisses, ouvraient la marche précédant les grands officiers de -la couronne, le maître des cérémonies, le grand maître de l’artillerie, -le grand écuyer, les maréchaux de France. Le jeune roi, vêtu d’un habit -tout brodé d’or, s’avançait monté sur un cheval isabelle couvert d’une -housse semée de fleurs de lys. Il était entouré de ses écuyers et de -ses gardes du corps à pied et à cheval, et suivi d’un brillant escadron -de princes, de ducs et pairs, après lesquels venait le carrosse de la -Reine, avec d’autres équipages de princesses. - -Le roi s’en alla d’abord entendre la messe à la Sainte-Chapelle, puis -entra au Parlement écouter quelques harangues; il remercia ensuite -en quelques mots la reine-mère du soin qu’elle avait eu de ses Etats -et déclara vouloir en prendre lui-même le gouvernement. Le premier -président avec tous les autres présidents, à genoux devant le siège -royal, témoignèrent l’espérance d’un règne heureux, et assurèrent le -roi du zèle et de la fidélité de son Parlement. - -Le cortège royal quitta le Palais au bruit des acclamations, du -canon du Palais-Royal et de la Bastille; des feux de joie et des -illuminations terminèrent les réjouissances le soir. Le Parlement -semblait triompher; il y avait au ministère Châteauneuf et Molé, -Mazarin était toujours exilé. - -De nouveaux arrêts plus solennels ordonnèrent de lui courir sus partout -où il se trouverait, défendirent de lui donner passage ou retraite, -et prescrivirent qu’il serait prélevé sur la vente de sa bibliothèque -et de ses meubles une somme de 50,000 écus pour récompenser celui qui -le livrerait mort ou vif. Le Parlement voulant faire les choses avec -régularité, avait compulsé ses registres et cherché des précédents; -ayant découvert que sous Charles IX un arrêt promit cette somme pour la -tête de l’amiral Coligny, il avait mis celle de Mazarin au même taux. - -Juste au même moment Mazarin qu’on voulait avoir mort ou vif, resté -d’intelligence avec la cour, quittait Cologne et rentrait en France, -mais à la tête d’une armée. Autre coup de théâtre, le roi partit pour -le rejoindre et mit en interdit le Parlement, avec injonction à tous -ses membres de se rendre à Pontoise. Quatorze conseillers obéirent et -allèrent s’y organiser en petit Parlement tandis que celui de Paris -continuait à fulminer des arrêts contre Mazarin, et aussi contre -l’armée royale qui s’avançait. - -La confusion des partis apparut alors au comble, le Parlement se -déclarait contre le prince de Condé dont l’armée guerroyait contre -l’armée royale; Gaston d’Orléans levait des troupes que sa fille, la -duchesse de Montpensier, allait tourner contre le roi. Plusieurs fois -le roi, la reine-mère et Mazarin, en passe d’être pris, furent sauvés -par Turenne, ex-frondeur aussi. - -Après six mois de courses et de manœuvres, l’armée royale et l’armée -de la Fronde se rencontrèrent enfin, en juillet 1652, sous les murs de -Paris pour la suprême bataille. Depuis longtemps Paris en avait assez, -les bourgeois ne devaient plus se reconnaître dans le chassé-croisé des -partis; les princes avaient perdu l’affection des Parisiens, le roi des -Halles lui-même n’était plus tout à fait l’idole populaire de jadis, il -n’y avait que la vieille haine contre Mazarin qui n’avait pas désarmé. -Le désordre régnait par la ville, souvent en proie à l’émeute, livrée -aux excès de gens de sac et de corde. Peu de journées se passaient sans -attroupements ou bagarres; on se battait et on s’assassinait. - -N’avait-on pas vu un jour au Palais même la populace s’en prendre aux -archers de la ville, les assommer quelque peu, ainsi que les échevins -qu’ils escortaient, et jeter les hallebardes des archers dans la cour -de la Conciergerie, aux détenus qui s’empressèrent de les saisir pour -forcer leurs gardiens à les laisser s’échapper, évasion en plein jour -et à force ouverte de cent trente-huit prisonniers! - -Le Parlement, au Palais, et Gondi, devenu le cardinal de Retz, -à l’archevêché, attendaient les événements. L’armée de Turenne -écrasa l’armée de Condé à la très sanglante bataille du faubourg -Saint-Antoine; malgré l’ordre du roi qui défendait à la ville d’ouvrir -ses portes à la fin de la bataille, Mademoiselle, appuyée par la foule -qu’émotionnait le désastre de la Fronde accompli sous ses yeux, put -obtenir l’accès de la ville aux débris de l’armée de Condé, acculés aux -murailles. - -Mademoiselle a dépeint elle-même, dans ses _Mémoires_, l’aspect -horrible de la rue Saint-Antoine à l’entrée des blessés de l’armée de -Condé, et dit les tristes rencontres qu’entre l’Hôtel de Ville et la -Bastille elle fit d’amis ou de gens de connaissance ramenés en état -affreux de la bataille. - -[Illustration: ÉCHOPPES DANS LA COUR DU MAY, XVIIIe SIÈCLE] - -«C’était M. de La Rochefoucauld qui avait un coup de mousquet qui -entrait par un coin de l’œil et ressortait par l’autre, de sorte que -les deux yeux étaient offensés; il semblait qu’ils lui tombassent, tant -il perdait de sang, tant son visage en était plein; et il soufflait -sans cesse, comme s’il eût eu crainte que celui qui lui entrait dans -la bouche ne l’étouffât. Son fils le tenait par une main et Gourville -par l’autre, car il ne voyait goutte, il étoit à cheval et avoit un -pourpoint blanc aussi bien que ceux qui le menoient, qui étaient tout -couverts de sang comme lui; ils fondaient en larmes, car à le voir en -cet état je n’eusse jamais cru qu’il en pût échapper. Je m’arrêtai -pour parler à lui, mais il ne répondit pas; c’était tout ce qu’il -pouvait faire que d’entendre.--Un gentilhomme de M. de Nemours vint -dire à Madame sa femme qu’il avait été blessé légèrement à la main et -que ce ne serait rien, et qu’il s’était détourné de peur de l’effrayer -parce qu’il était tout en sang; elle me quitta aussitôt pour l’aller -trouver... Je trouvai à l’entrée de la rue Saint-Antoine Guitaut à -cheval, sans chapeau, tout déboutonné, qu’un homme aidait parce qu’il -n’eût pu se soutenir sans cela, il était pâle comme la mort. Je lui -criai: «Mourras-tu?» Il me fit signe de la tête que non, il avait -pourtant un grand coup de mousquet dans le corps; puis je vis Vallon -qui était en chaise, qui s’approcha de mon carrosse, il n’avoit qu’une -contusion aux reins: comme il est fort gras il fallut l’aller panser -promptement. Il me dit: «Hé bien! ma bonne maîtresse, nous sommes tous -perdus.» Je l’assurai que non. Il me dit: «Vous me donnez la vie, dans -l’espérance d’avoir retraite pour nos troupes.» Je trouvai à chaque pas -que je fis dans la rue Saint-Antoine des blessés, les uns à la tête, -les autres au corps, aux bras, aux jambes, sur des chevaux, à pied et -sur des échelles, des planches, des civières et des corps morts.» - -[Illustration: LE CARDINAL DE RETZ SE FORTIFIE A L’ARCHEVÊCHÉ] - -L’héroïne de la Fronde se donne beaucoup de mouvement et joue un -rôle important dans cette journée, elle va, court, donne des ordres, -s’occupe des bagages de l’armée, trouve des quartiers pour les soldats, -des ambulances pour les blessés, dispose des mousquetaires au bastion -de la porte Saint-Antoine, essaie de réveiller le vieux zèle frondeur -des bourgeois. Le combat avait repris dans le faubourg où l’on -s’acharnait à défendre, à prendre et reprendre de fortes barricades -construites par les frondeurs. - -Turenne enlève tout à la fin. Alors Mademoiselle monte sur les tours de -la Bastille, dont le gouverneur est le sieur de la Louvière, fils du -conseiller Broussel. Mademoiselle fait pointer les canons sur l’armée -royale, elle suit les opérations avec une lunette et peut apercevoir -sur les hauteurs de Charonne les carrosses du roi et de Mazarin suivant -de leur côté la marche des affaires. Et quand la défaite des frondeurs -est bien complète, trois volées des canons de la Bastille, tirées par -son ordre, arrêtent la poursuite. - ---Ce canon-là vient de tuer son mari! dit Mazarin, faisant allusion à -l’espérance qu’avait Mademoiselle d’épouser le jeune roi. - -Le prince de Condé, pour lutter contre les mauvaises dispositions de -la bourgeoisie et de la partie raisonnable de la population parisienne -fatiguée de quatre années de troubles et affamée par la guerre, avait -déchaîné la populace. Un grand conseil réunissant les conseillers du -Parlement, de la Chambre des comptes, les échevins et les notables, -devait être tenu à l’hôtel de ville. Condé voulut par une bonne émeute -peser sur ses décisions; on imagina alors d’imposer à tous les bons -frondeurs un nœud de paille au chapeau comme signe de ralliement. -Les Parisiens en temps de révolution ont toujours aimé les cocardes -improvisées; cette cocarde de paille eut un succès fou, et personne ne -put bientôt sortir sans l’arborer, même les moines, même les chevaux de -carrosse. Le jour du grand conseil, l’émeute commença place Dauphine et -gagna bientôt la place de Grève. Le prince de Condé, après une orageuse -discussion, quitta l’hôtel de ville, disant qu’il n’y avait rien à -attendre de cette assemblée uniquement composée de «mazarins». Il ne -fut pas besoin d’un autre signal pour lancer l’émeute à l’attaque de -l’hôtel de ville, que les compagnies bourgeoises n’osèrent défendre -et abandonnèrent. En peu d’instants, les fenêtres furent criblées de -balles, et la grande porte incendiée à force de bois et de paille pris -par les émeutiers aux bateaux de la Grève. - -L’hôtel de ville était envahi; au milieu des tourbillons de fumée, -des flammes qui gagnaient les salles basses et allaient tout y -dévorer pendant vingt-quatre heures, les envahisseurs faisaient main -basse sur tous les conseillers et notables qu’ils trouvaient, et les -massacraient à l’aveuglette sans chercher à distinguer s’ils étaient -frondeurs ou mazarins. Un certain nombre de membres du Parlement, -cependant excellents frondeurs pour la plupart, et parmi lesquels le -maître des requêtes Miron qui prépara la journée des barricades avec -le coadjuteur, n’ayant pu se cacher dans les combles, ou prendre des -déguisements, furent ainsi assassinés. - -Le coadjuteur pendant ces massacres prenait ses précautions, mettait -son archevêché en état de résister, avec une garnison de quatre cents -hommes payés par lui, et se préparait aussi, pour le cas où il y -serait forcé, une retraite dans les tours Notre-Dame, bien garnies de -provisions et de munitions. - -Pour toute réparation, deux des massacreurs de l’hôtel de ville, sur -lesquels le Parlement put mettre la main, furent pendus un mois après -dans la cour du Palais, sans bruit, de peur d’une nouvelle émeute. - -L’excès du mal annonçait la fin. L’anarchie régnait de plus belle dans -Paris, les princes eux-mêmes ne s’entendaient plus, Beaufort tuait en -un combat de cinq contre cinq son beau-frère Nemours. Pendant trois -mois encore la situation resta la même ou à peu près, les armées -manœuvrant autour de Paris, les désordres continuant dans la ville en -proie à la disette, la bourgeoisie et le Parlement, fort embarrassés, -se demandant comment tout cela pouvait finir. - -Cela finit pourtant en octobre par la retraite définitive de Condé et -par la soumission de la ville et du Parlement. Le 19 octobre 1652, le -roi rentrait dans sa capitale. Dans un lit de justice tenu au Louvre il -accordait amnistie générale, sauf pour quelques ducs et princes et onze -membres du Parlement, et par une solennelle déclaration il interdisait -au Parlement de prendre à l’avenir connaissance des choses de l’Etat et -de la direction des finances, de s’occuper des affaires des princes et -des grands, et d’avoir en aucune façon rapports quelconques avec eux. -L’humiliation était complète pour le Parlement abandonné de tous et -chansonné à son tour. Le peuple des barricades, heureux maintenant de -voir ces conseillers et avocats bafoués et humiliés, les accablait de -sarcasmes, se montrait indifférent aussi à l’arrestation du cardinal de -Retz, et se préparait à recevoir bientôt avec applaudissements et feux -de joie le cardinal Mazarin, qu’il aurait de si bon cœur mis en pièces -peu de semaines auparavant, s’il l’avait pu tenir. - -Le 3 février 1652, le cardinal entrait à Paris. Le roi était allé -au-devant de lui jusqu’à deux lieues de la ville; on vit les gens de -qualité, d’anciens frondeurs, se confondre en bassesses devant cette -Eminence tant ridiculisée et si longtemps combattue. Peu après, le -prévôt des marchands et les échevins lui donnèrent un superbe festin à -l’hôtel de ville. Pendant le concert qui suivit le repas, le cardinal, -accueilli aux fenêtres par des acclamations, fit jeter des pièces de -monnaie à la populace. Et le Parlement, qui mettait naguère sa tête -à prix, s’efforçait de rentrer dans ses bonnes grâces et condamnait -à mort par contumace le prince de Condé resté seul à continuer, de -concert avec les Espagnols, la campagne en Artois. - -Bien peu après ces années agitées, le Parlement, en 1655, essaya -de montrer quelques dernières velléités d’indépendance au sujet de -certains édits que le roi était venu faire enregistrer en lit de -justice, et contre l’enregistrement desquels les magistrats voulaient -protester. Louis XIV apparut pour la première fois ce qu’il devait être -pendant son long règne. Il chassait à Vincennes lorsqu’on lui apprit ce -qui se passait au Palais. Laissant aussitôt la chasse, il partit sur -un autre gibier, galopa jusqu’au Palais et tout à coup, dans la Grande -chambre, apparut en habit de chasse, en grosses bottes et le fouet à la -main, et s’asseyant avec autorité, il fit aux magistrats stupéfaits ce -bref discours: «Chacun sait, messieurs, les malheurs qu’ont produit vos -assemblées, j’ordonne qu’on cesse celles qui sont commencées sur mes -édits. Monsieur le premier président, je vous défends de souffrir ces -assemblées et à pas un de vous de les demander!» - -Le Parlement se le tint pour dit. Pendant soixante années, après les -quatre années orageuses de la Fronde, le Palais vécut tranquille. Le -Parlement soumis n’intervenait dans la politique royale que lorsque le -roi le voulait et dans les limites strictes qu’il lui avait tracées. -Les grands jours du Palais ne furent alors que les jours où le roi -venait tenir quelque lit de justice. - -Le 2 septembre 1715, le roi étant mort la veille, le Parlement se -réveilla et sans tergiverser, aussitôt éteinte la volonté despotique -qui pesait sur lui depuis si longtemps, se vengea de l’omnipotence -de Louis en cassant son testament. Il agissait d’accord avec le duc -Philippe d’Orléans et celui-ci avait pris ses précautions pour la -grande journée; le régiment des gardes occupait toutes les avenues -du Palais, les officiers avec des soldats d’élite étaient disposés à -l’intérieur. Il se trouvait deux partis parmi les ducs et pairs, dont -beaucoup tenaient pour le conseil de régence tel que l’instituait le -testament, mais le duc d’Orléans avec l’aide des parlementaires brusqua -un peu la situation, étouffa pour ainsi dire le testament, à peine lu -et à voix basse, et se fit proclamer régent. - -Le Parlement s’était flatté, sur les promesses du duc d’Orléans, de -retrouver ses vieilles prérogatives et de reprendre sa part d’influence -dans la conduite des affaires par l’exercice du droit de remontrances, -mais il vit bientôt qu’il avait été joué. Le conflit avec le pouvoir -éclata, comme toujours, pour des affaires de finances. - -La régence avait trouvé les finances de la France dans le plus -déplorable état, et, acculée presque à la banqueroute, cherchait les -remèdes dans les folies du système de Law. «C’était, a dit Voltaire, un -charlatan à qui on donnait l’Etat à guérir, qui l’empoisonnait de sa -drogue et s’empoisonnait lui-même.» - -[Illustration: 1720. LES MOUSQUETAIRES A LA GRANDE CHAMBRE] - -Le Parlement dans cette affaire essaya plus d’une fois de faire -entendre la voix de la raison, mais les «sages avis et remontrances» -sollicités par le duc d’Orléans, le jour de l’institution de la -Régence, furent très mal reçus. La lutte s’engagea. Aux édits de la -Régence, le Parlement répondait par des arrêts, en décrétant même de -prise de corps le sieur Law; mais dans la nuit du 28 au 29 août 1718, -le régent fit enlever de leurs logis un président et deux conseillers -parmi les plus récalcitrants, et le banquier écossais triomphant put -continuer ses opérations. - -Deux ans après ce fut autre chose, en pleine décadence du Système, le -Palais refusant d’enregistrer des édits favorables aux combinaisons de -la Compagnie des Indes aux abois, le régent, par un coup d’autorité, -exila le Parlement entier à Pontoise. Le 10 juillet 1720, chaque membre -du Parlement reçut une lettre de cachet particulière lui ordonnant -de partir pour cette ville. Pour couper court à toute tentative de -résistance des magistrats et les empêcher de siéger, le Palais fut -occupé militairement. Les mousquetaires s’installèrent dans la Grande -Chambre et pour occuper leurs loisirs s’amusèrent à contrefaire une -séance de la Cour: «installés sur les fleurs de lys», ils firent le -procès d’un chat qui fut, après réquisitoire et plaidoiries, condamné à -mort. - -Les Parisiens chansonnaient tout alors, ils ne firent aucune barricade -pour réclamer leur Parlement, qui ne revint que six mois après, en -consentant à enregistrer la bulle _Unigenitus_, autre sujet de troubles -et de querelles alors, entre les jésuites et les ultramontains d’un -côté, les jansénistes et les gallicans de l’autre. - -Ces discussions devaient fort longtemps durer, compliquées de l’affaire -des convulsionnaires au tombeau du diacre Paris et de querelles -ecclésiastiques. Le Parlement qui menait la lutte contre les -prétentions ultramontaines, brava et subit de nombreux désagréments, -comme de nouveaux exils à Pontoise, des embastillements de conseillers -envoyés quelques-uns au mont Saint-Michel, au château de Caen, au -château de Ham, et même aux îles Sainte-Marguerite. - -[Illustration: LA CHAPELLE SAINT-MICHEL DU PALAIS, XVIIIe SIÈCLE] - -A un moment, en 1754, dans l’affaire des billets de confession et des -refus de sacrements, la lutte devint telle qu’après un lit de justice -tenu par le roi à peu près tout le Parlement démissionna, sauf une -quinzaine de membres. - -L’attentat de Damiens fut une conséquence de ces querelles -religieuses qui deux siècles auparavant auraient mis la France en -feu. L’effervescence qui pendant toute cette période de lutte entre -la magistrature et le clergé régnait au Palais dans la Grande salle -pleine de disputes, jeta le trouble dans le cerveau du malheureux -exalté; après le coup de canif donné à Louis XV, non pour le tuer, mais -seulement pour lui montrer ce qu’il avait à craindre de l’indignation -publique, Damiens transféré de Versailles à Paris fut enfermé dans la -tour dite de Montgommery, le gros donjon du Palais où jadis l’avait -précédé Ravaillac. - -La Grande Chambre, incomplète d’une grande partie de ses membres, -réunie aux ducs et pairs et à une commission nommée par la cour, -instruisit le procès qui se termina par le plus horrible des supplices -pour le malheureux fou. Dans le public il y avait deux partis: les uns -accusaient le Parlement d’avoir provoqué le crime par son attitude dans -la querelle religieuse, les autres rejetaient l’accusation sur les -Jésuites. On eût été fort heureux de pouvoir impliquer quelques membres -du Parlement dans l’affaire, et les interrogatoires de Damiens à la -question s’efforcèrent, mais en vain, d’arriver à compromettre quelques -parlementaires. - -Toutes ces luttes, compliquées de plus en plus d’autres affaires -et d’intrigues de cour, reprenaient plus vives après les périodes -d’accalmie. Elles devaient durer jusqu’à la fin définitive du -Parlement, jusqu’au grand naufrage de la monarchie. Elles faisaient -naître peu à peu un besoin de réformes, un désir de refonte -gouvernementale qui devait aboutir à la réunion des Etats généraux, -réclamée par tous comme un remède à tous les maux politiques dont -l’organisme social se sentait atteint. - -En 1737, l’incendie avait fait perdre à l’ensemble de l’édifice formé -par le Palais de Justice un de ses plus beaux joyaux. Dans la nuit du -27 octobre, à deux heures du matin, la cour de la Sainte-Chapelle fut -tout à coup éclairée par les flammes jaillissant des fenêtres de la -Chambre des comptes. Le magnifique bâtiment construit par Louis XII aux -premières années du XVIe siècle brûlait. Les secours furent très lents -à arriver, il fallut bien du temps pour que le lieutenant de police pût -rassembler le guet, la petite compagnie de pompiers nouvellement formée -et bien mal pourvue encore de moyens pour lutter contre le feu, et les -capucins, qui précédemment avaient été les seuls pompiers organisés. - -Lorsque pompiers, moines et soldats purent commencer l’attaque de -l’incendie, le feu avait déjà fait d’énormes progrès. Les superbes -bâtiments à grands combles d’ardoises brûlaient du haut en bas, les -hautes lucarnes de pierre sculptée s’écroulaient dans le brasier, la -flamme activée par un vent violent gagnait les bâtiments annexes et -menaçait de dévorer tout le Palais. - -Pour comble de malheur, le Parlement était en vacances, tout était -fermé, les présidents se trouvaient dispersés à la campagne. Ils ne -purent donc se trouver là pour diriger le sauvetage des archives, des -innombrables et très importants registres et dossiers des comptes. -Il était impossible de songer à sauver le bâtiment principal embrasé -jusqu’aux combles, c’était la part du feu. Tous les efforts furent -dirigés sur les bâtiments de droite et de gauche pour empêcher les -flammes de gagner à gauche l’hôtel du premier président et à droite les -édifices touchant à la galerie Mercière. - -«Messieurs de la Chambre des comptes, dit le journal de Barbier, se -plaignent de M. Hérault (le lieutenant de police) qui le premier jour -employait les deux tiers des pompes à empêcher la communication du feu -chez M. le premier président où il n’était question que de murs et de -bâtiments, au lieu de songer entièrement aux bâtiments de la chambre -à cause des papiers et pour donner le temps de les faire sortir, au -lieu que ç’a été une confusion épouvantable. Indépendamment de tous les -titres qui ont été brûlés entièrement ou à moitié, la grande chaleur -du feu a fait retirer si fortement les registres de parchemin qu’il ne -sera plus possible d’en faire usage.» - -[Illustration: LE TRÉSOR DES CHARTES, XVIIIe SIÈCLE] - -La confusion était donc extrême devant l’effrayant brasier, parmi ceux -qui luttaient pour l’éteindre et ceux qui essayaient d’enlever aux -flammes les registres non atteints encore. A six heures du matin la -plus grande partie des titres et des papiers étaient brûlés avec le -bâtiment; il pleuvait des liasses de papiers en feu ou à moitié brûlés -dans la Seine, aux alentours, et jusque rue Montmartre et dans le -jardin du Palais-Royal. Les murailles de l’édifice s’écroulaient sur -les sauveteurs, il y eut nombre d’ouvriers, de soldats et de moines -blessés et quelques-uns périrent écrasés sous les décombres. - -Il fallut trois jours pour étouffer les dernières flammes. Les -registres et papiers tirés du feu avaient été portés place Royale sous -des tentes que les échevins avaient fait installer. Deux maîtres des -comptes, deux auditeurs et deux procureurs, relevés toutes les heures, -fouillant dans le formidable tas de papiers, de liasses et registres -mouillés, salis ou à moitié brûlés, travaillaient à en tirer ce qui -pouvait être conservé et classé. Les papiers ainsi sauvés plus ou moins -endommagés furent transportés aux Jacobins de la rue Saint-Jacques et -aux Grands-Augustins, où s’installa la Chambre des comptes en attendant -la reconstruction de son édifice. - -Cette reconstruction fut achevée en peu d’années et la Chambre des -comptes revint habiter sous la Sainte-Chapelle où elle resta jusqu’en -1842. A cette époque elle émigra dans le grand édifice du quai d’Orsay -incendié par la Commune de 1871, dont les ruines subsistent encore -aujourd’hui et par leurs ouvertures béantes laissent déborder les -ronces et les verdures d’une petite forêt sauvage en plein Paris, -poussée sur les décombres calcinés. Des archives, ce qui fut encore une -fois sauvé alors alla s’entasser dans les caves du Palais-Royal où tout -se trouve encore. - -[Illustration: DÉMOLITION DE LA TOUR MONTGOMMERY, 1780] - -Quant aux bâtiments de la Chambre des comptes reconstruits en 1740, -ils furent affectés à la préfecture de police, avec l’hôtel du premier -président, édifice du XVIe siècle qu’habitèrent Achille de Harlay, -Mathieu Molé, Lamoignon. Dans la cour de cet hôtel se voyaient des -médaillons peints représentant des magistrats et des personnages -illustres des siècles précédents. Tous les bâtiments de l’ancienne -préfecture ont disparu, démolis pour la grande reconstruction -entreprise, ou incendiés par la Commune. Des bâtiments ajoutés à -l’ancien Palais vers la fin du XVIe siècle il ne subsiste qu’un corps -de logis à grandes fenêtres, à hauts combles, surmontés d’une forêt de -cheminées, derrière la galerie marchande, sur le côté gauche du portail -de la Sainte-Chapelle. - -En 1776, dans la nuit du 10 au 11 mai, l’incendie encore une fois -ravagea le Palais, le feu prit dans la galerie des prisonniers, dans -la partie centrale du parloir, entre la Conciergerie et la galerie -marchande; quand on s’en aperçut tout brûlait déjà aux alentours -de cette galerie des prisonniers, sous la tour Montgommery et la -Conciergerie. Les secours cette fois arrivèrent avec promptitude; les -soldats, les pompiers, les moines des ordres mendiants qui continuaient -encore à cette époque leur service de pompiers, parvinrent à force de -travail à concentrer le feu dans la partie si rapidement embrasée et à -sauver le reste du Palais que, encore une fois, on avait cru perdu. - -Cette double cour, dont la Sainte-Chapelle formait le milieu, perdit -alors ce qui lui restait des belles façades de l’ancien Palais. -L’incendie de 1730 avait fait tomber l’édifice de la Cour des -comptes, les élégants pavillons du fond de la cour de gauche ou de la -Sainte-Chapelle; l’incendie de 1776 et les démolitions qui suivirent -firent disparaître le fond non moins grandiose de la cour de droite ou -du May; c’était fini du superbe décor gothique. On démolit alors la -galerie marchande, le beau bâtiment à grandes fenêtres ogivales et le -fameux perron qui avait vu se dérouler tant de dramatiques événements -depuis le temps d’Enguerrand de Marigny. Tout cela fut remplacé par -le lourd bâtiment à dôme central porté par quatre colonnes doriques; -pour compléter l’œuvre on abattit la sacristie de la Sainte-Chapelle, -le charmant petit édifice du trésor des Chartes, et l’on masqua la -Sainte-Chapelle par une aile parallèle à la grande salle. De ce côté -tout était changé, le Palais se trouvait considérablement enlaidi. La -tour de Montgommery survivait encore, mais pas pour longtemps. - -[Illustration: LES DEGRÉS DE LA ST. CHAPELLE, XVIIe SIÈCLE] - -Dans les dernières années de son règne, Louis XV avait, pour en finir -avec l’opposition du Parlement, supprimé complètement ce Parlement. -Dans la nuit du 19 janvier 1771, 169 magistrats avaient été réveillés -chacun par deux mousquetaires leur apportant des injonctions royales -auxquelles il fallait répondre par un _oui_ ou un _non_ signés. Les -mousquetaires ne recueillirent à peu près que des _non_. Immédiatement -le roi fit signifier la confiscation des charges et envoya les -magistrats en exil, pendant que le chancelier Maupeou organisait un -parlement nouveau et plus docile. - -[Illustration: 1737. INCENDIE DE LA CHAMBRE DES COMPTES] - -On sait comment l’opinion publique accueillit ce Parlement Maupeou, -raillé, chansonné et vilipendé. - -Un des premiers actes de Louis XVI fut, après le renvoi des ministres -de Louis XV, la suppression du Parlement Maupeou. L’ancien Parlement -était rétabli, mais comme on craignait l’esprit d’opposition de la -vieille magistrature, ses attributions furent quelque peu limitées. - -Une explosion de joie populaire et quelques désordres accueillirent la -chute du Parlement Maupeou. La basoche du Palais, reprise de turbulence -sur ses vieux jours, voulut montrer sa satisfaction en allant pendre à -la justice de Sainte-Geneviève deux mannequins costumés et emperruqués -portant chacun au cou, afin que nul n’en ignorât, un écriteau à son -nom: _Maupeou chancelier_, et l’_abbé Terray_, contrôleur des finances, -abhorré de tous pour ses mesures financières, les augmentations -de tailles, les réductions opérées sur les rentiers. Il y eut des -désordres, des bagarres avec le guet, plusieurs soirs de suite sur le -Pont-Neuf et autour du Palais. - -Le 12 novembre 1774, le roi Louis XVI, au milieu des acclamations -du peuple qui se faisait la main ainsi avec quelques «_émeutes de -satisfaction_», vint réinstaller les magistrats de l’ancien Parlement. -Il entendit la messe à la Sainte-Chapelle, puis alla tenir son lit -de justice en la Grande Chambre avec les ducs et pairs. Le soir le -Palais fut illuminé. Tout était à la joie. Louis XVI était le _père du -peuple_, le digne successeur de Henry le Grand. Les dames de la Halle -manifestèrent singulièrement leur sympathie en allant, chez chacun des -membres du Parlement réinstallé, débiter un compliment de circonstance -accompagné de danses et de chants. - -Cette lune de miel du nouveau règne ne devait pas durer longtemps, -après les quelques années des ministères de Turgot et de Necker, des -difficultés croissantes compliquées de maladresses et de lamentables -intrigues allaient peu à peu conduire à la crise si difficile, que l’on -crut dénouer par la convocation des Notables d’abord, puis par celle -des Etats généraux. - -Auparavant la lutte reprise entre le gouvernement et le Parlement -amena quelques arrestations de parlementaires. Il y eut notamment -l’arrestation en pleine séance des conseillers Goislard de Montsabert -et d’Eprémesnil, une scène semblable à l’expulsion de Manuel sous la -Restauration. C’était en mai 1788, le Parlement siégeait en séance -de nuit; le marquis d’Agoult, major des gardes françaises, envahit -le Palais et pénétra dans la Grande Chambre en demandant les deux -conseillers. - -«La cour va en délibérer, dit le président.--Il n’y a pas à délibérer, -les ordres du roi veulent être exécutés sans délai!» Et le marquis -d’Agoult somma les magistrats de lui désigner les deux conseillers: -«Nous sommes tous d’Eprémesnil et Montsabert,» lui répondit-on. - -Au petit jour cependant, après force discussions, pendant que d’Agoult -fort embarrassé attendait, d’Eprémesnil lui demanda si, en cas de -résistance, il avait ordre d’employer la force. Sur la réponse -affirmative du major, d’Eprémesnil et Montsabert se nommèrent, -déclarant qu’ils cédaient à la violence pour ne pas exposer le -sanctuaire des lois à une profanation plus grande. On les mit -sur-le-champ en voiture et ils furent expédiés l’un à Pierre-Encise -près de Lyon, l’autre aux îles Sainte-Marguerite. - -Le mécontentement, la désaffection augmentaient avec les difficultés -aggravées par les souffrances du terrible hiver. Le mot fatidique: -_convocation des Etats généraux_ fut enfin prononcé, on ne voyait plus -d’autre remède à la crise menaçante, aux embarras financiers, aux -troubles commencés. - -L’an 89 allait s’ouvrir. - -[Illustration: LE COUVENT DES GRANDS AUGUSTINS ENTRE LE PONT-NEUF -ET LE PONT SAINT-MICHEL] - - - - -[Illustration: LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE] - -CHAPITRE IX - -LA RÉVOLUTION - - Le dernier jour du Parlement.--Le Palais sous la - Terreur.--Massacres de septembre.--La Conciergerie encombrée.--La - rue de Paris.--Le tribunal révolutionnaire dans la salle de la - Liberté, ancienne Grande Chambre, et dans la salle de l’Egalité, - ancienne Tournelle.--Fouquier-Tinville et ses jurés.--Les - grands procès.--Charlotte Corday, Danton, Marie-Antoinette, les - Girondins.--Le cachot de la reine.--La prison des Girondins.--Fin - de Robespierre.--Transformations après la Révolution.--Les - conspirateurs sous l’Empire.--Les prisonniers de la - Restauration.--Le palais incendié. - - -[Illustration: LA REINE ALLANT A L’ÉCHAFAUD] - -Voici l’heure des grandes convulsions, du naufrage corps et biens de -l’ancienne société. Avec l’ère nouvelle qui commence par l’immense -drame de la Révolution destiné à promener l’incendie dans l’édifice -du passé, par toute la France d’abord, à prendre ensuite pour terrain -l’Europe entière, des jours terribles vont venir pour le vieux Palais -d’où les premières étincelles étaient parties, des jours plus terribles -que tous ceux qu’il a traversés dans les commotions sanglantes -d’autrefois. - -Comme toutes les institutions du passé attaquées l’une après l’autre, -l’organisation judiciaire, antique décor majestueux mais vermoulu, -va tomber aussi; le vieux Parlement aux attributions confuses et -indéterminées, corps judiciaire prétendant aussi être législatif -et régenter à la fois peuple et monarque, va s’écrouler et mourir -définitivement, tué précisément par l’enfant qu’il avait mis au monde. -Il avait résisté à bien des assauts jadis, lutté contre les rois, -triomphé d’eux par la force ou la souplesse, pliant sous les rois forts -pour se redresser plus haut ensuite avec les autres; il s’écroule -d’un seul coup, brisé par un simple décret de l’Assemblée nationale. -Il avait tué la monarchie en déchaînant la Révolution, la Révolution -l’écrasait sous les premiers débris de l’édifice royal. - -[Illustration: 1790. FERMETURE DU PARLEMENT] - -Le 13 novembre 1790, le maire de Paris, à la tête de quelques -bataillons de gardes nationaux, se présenta au Palais, rangea ses -hommes dans la cour du May et le long de la rue de la Barillerie, et -monta mettre les scellés sur les papiers et archives parlementaires. -Tout était fini. La vieille organisation si compliquée, la Grande -Chambre, les trois Chambres des enquêtes, la Chambre des requêtes et -nombre de juridictions accessoires, tout sombrait en même temps d’un -seul coup, presque sans bruit ni protestations, pendant que l’Assemblée -nationale procédait à l’élaboration d’une nouvelle organisation -judiciaire. - -La Révolution suit son cours. Tout se passe en dehors du Palais, à -Versailles, aux Tuileries, à l’Hôtel de Ville. Le vieux Palais qui ne -joue plus aucun rôle actif ne va cependant pas s’endormir. Dans le -grand bouleversement, les prisons anciennes ou nouvelles, vieilles -chartres ou cachots provisoires, se remplissent de tout ce qui faisait -ou semblait faire obstacle à la marche du char révolutionnaire. La -Conciergerie se trouve bientôt bondée de détenus comme jamais en aucun -temps elle ne l’a été. - -En 92, la guillotine n’avait pas encore pris son fonctionnement -régulier, ce roulement par fournées au lieu où le citoyen Sanson -opérait, faisant de la place chaque matin pour de nouveaux prisonniers. -Au moment de la grande surexcitation causée par l’entrée des Prussiens -en France, par la prise de Verdun, les fureurs calculées de Danton, -la frénésie de Marat réclamant chaque matin dans l’_Ami du Peuple_ du -sang d’aristocrate, lancèrent les sans-culottes exaltés et enragés sur -les malheureux enfermés dans les prisons de Paris, comme jadis les -Cabochiens fanatiques sur les Armagnacs emprisonnés. - -La vieille Conciergerie avait déjà vu en 1413, elle revit le 2 -septembre 1792 les bandes affamées de carnage, qui avaient commencé la -tuerie au carrefour Buci et dans la cour de l’abbaye de Saint-Germain -et la continuaient à la prison de l’abbaye, au couvent des Carmes. Une -bande de massacreurs arriva le soir du 2 septembre au Châtelet, expédia -deux cent cinquante prisonniers à coups de sabre, à coups de fusil, -puis se jeta sur la Conciergerie où elle eut bientôt fait d’égorger une -centaine de prisonniers, parmi lesquels quelques officiers des Suisses, -dont l’un, le major Berchman, étant condamné à mort, fut excepté du -massacre et réservé pour l’échafaud. - -Le tribunal révolutionnaire, institué le 18 août, était entré en -fonctions le 19, et dès le 21 août la guillotine, transportée par le -peuple lui-même de la Grève à la place Louis XV devant les Tuileries, -avait commencé à en exécuter les arrêts. Le jour du massacre, dans -la Grande Chambre, au-dessus même des préaux où travaillaient les -massacreurs, le tribunal siégeait et jugeait au bruit des clameurs -de l’égorgement. Il allait continuer pendant des mois, dirigé -dans son effrayante et régulière besogne par l’accusateur public -Fouquier-Tinville. - -Le tribunal, dit extraordinaire d’abord puis révolutionnaire, comptait -aux jours de son grand fonctionnement seize juges, un accusateur public -et cinq substituts, soixante jurés; il était divisé en quatre sections, -deux sections s’occupaient de l’instruction des procès pendant que les -deux autres jugeaient. Ces deux sections siégeaient dans deux salles -du Palais, l’une dans la salle de la _Liberté_, l’ancienne _Grande -Chambre_ du ci-devant Parlement, l’autre dans la salle de l’_Egalité_, -jadis chambre de Saint-Louis ou _Tournelle criminelle_, dans le -grand bâtiment qui suivait la tour Bon-Bec, bâtiment démoli depuis. -Dans cette salle disparue ont été jugés Charlotte Corday, Danton, et -aussi un jour Marat, lequel par exemple fut trouvé bon citoyen par le -sanglant jury, sortit en triomphateur du Palais et fut aussitôt entouré -par une foule d’énergumènes à bonnets rouges et de tricoteuses, accablé -de palmes civiques et porté sur les épaules jusqu’à l’Assemblée. - -«Les fenêtres de cette salle, dit M. Dauban, donnaient sur le quai -de l’Horloge; c’est là que Danton, défendant sa vie, fit éclater le -tonnerre de sa voix qu’entendit la foule entassée sur le quai jusqu’au -Pont-Neuf.» - -[Illustration: BOUTIQUE DE LIBRAIRE DANS LA GRANDE SALLE. XVIIIe -SIÈCLE] - -La salle dite de la Liberté subsiste, c’était l’ancienne Grande -Chambre, la belle salle gothique refaite par Louis XII, dont les -magnifiques plafonds à caissons et pendentifs, les sculptures peintes -et dorées avaient été impitoyablement supprimés. Cette salle où -siégeait le Parlement en _chambres assemblées_, où tant de fois, au -temps des splendeurs de la monarchie, les ducs et pairs s’étaient -réunis, où les rois venaient tenir leur lit de justice, était alors -divisée en deux parties, la plus petite pour le public entassé jusque -dans les embrasures des fenêtres; le reste, séparé par un couloir de -service également bondé, pour jurés, gendarmes et accusés. Sur ces -murailles jadis d’une décoration si magnifique, alors nettes comme -l’acier, aucun ornement que de froides moulures avec les bustes espacés -de Brutus, Lepeletier et Marat, et les Tables de la loi au-dessus du -président. C’était assez pour l’antichambre de la guillotine, simple -lieu de passage entre la prison et la charrette du bourreau. - -Dans cette salle restaurée aujourd’hui et devenue première chambre du -tribunal civil, furent condamnés Marie-Antoinette, les Girondins et -plus tard, après Thermidor, Fouquier-Tinville lui-même, avec un certain -nombre de ses juges et jurés. L’implacable Fouquier-Tinville, un parent -de Camille Desmoulins à qui celui-ci avait, par Robespierre, procuré -la place, venait chaque matin, sinistre employé fidèle à son bureau, -avec la régularité d’un rouage donnant le premier déclenchement au -couteau de la guillotine, sans passion comme sans pitié, insensible à -tout, sans, ne disons pas remords, mais seulement souci--sans souci ni -souvenir des condamnations de la veille, qui lui laissaient seulement -la satisfaction de la besogne faite et déjà oubliée, se remettre à son -siège d’accusateur public avec une provision de dossiers et demander -tranquillement à ses jurés, ardents robespierristes, horribles et -réguliers dispensateurs de la mort, plus monstrueux que les massacreurs -des prisons, ses trente ou quarante têtes quotidiennes. - -Les malheureux, destinés à passer bientôt devant le tribunal -révolutionnaire, étaient transférés des diverses prisons à la -Conciergerie, où on les entassait dans le grand guichet, dans la _rue -de Paris_, travée de la grande salle inférieure dite salle Saint-Louis, -séparée du reste par des grilles. Deux rangs de cachots avaient pu être -aménagés pour recevoir cette provision du tribunal révolutionnaire, les -prisonniers logeant sous leurs juges. - -Chaque matin, au jour levant, l’huissier du tribunal descendait avec sa -liste et faisait l’appel des malheureux destinés à la fournée du jour; -gendarmes et geôliers lui réunissaient son gibier, conduit ensuite par -unités ou par groupes pour la rapide _formalité_ du jugement, devant -ces juges qui prononçaient si peu d’acquittements. Que de noms célèbres -dans le martyrologe de la Conciergerie, que de victimes ont vécu leurs -derniers jours sous ces voûtes sombres. Le maire de Paris Bailly, -les Girondins, Camille Desmoulins, Danton; Malesherbes, le défenseur -de Louis XVI; André Chénier, Fabre d’Églantine, Charlotte Corday, la -reine, Mme Du Barry, Mme Roland, etc... - -Charlotte Corday avait tué Marat le 13 juillet 1793; elle fut -transférée le 16 de l’Abbaye à la Conciergerie et condamnée le 19 au -matin. Une heure et demie après, elle partait pour le supplice, revêtue -de la chemise rouge des parricides. - -[Illustration: LE CACHOT DE LA REINE] - -Marie-Antoinette demeura soixante-seize jours à la Conciergerie. Amenée -du Temple où l’on craignait qu’elle ne fût enlevée,--des royalistes -se dévouant courageusement et organisant complot sur complot pour -son évasion--elle habita d’abord une chambre précédemment occupée -par le général Custine, mais, après une tentative d’évasion qui -faillit réussir, tentative dite _affaire de l’œillet_, organisée par -le chevalier de Rougeville, on transféra la reine dans la pharmacie, -petite pièce sombre et basse, que l’on transforma hâtivement en cachot -en bouchant les jours et en établissant une double et solide porte -munie de fortes serrures. - -Le cachot, pavé en briques posées en arêtes de poisson, divisé en deux -parties éclairées chacune par une petite fenêtre, avait pour tout -mobilier un lit de sangle garni de deux matelas et un ou deux sièges. -Une partie du cachot était occupée par les deux gendarmes, séparés -de la prisonnière par un vieux paravent tout percé. Dans ce funèbre -réduit, sous cette si étroite surveillance, la malheureuse reine passa -donc plus de deux mois en proie à toutes les angoisses, avec tous les -bruits sinistres de la prison pour accompagnement à ses pensées, à -deux pas des juges qui l’attendaient. Elle se levait à 7 heures et se -couchait à 10. Elle ne voyait, outre ses gendarmes, que deux personnes -pour le service du cachot, une femme de ménage et un voleur nommé -Barassin, condamné à quatorze ans de fer. La Commune lui avait interdit -le travail, sauf le raccommodage de ses vêtements, qui en avaient grand -besoin, mais elle put lire quelques livres mis à sa disposition: le -_Voyage du jeune Anacharsis_ et les _Révolutions d’Angleterre_. - -[Illustration: LA DERNIÈRE NUIT DES GIRONDINS] - -Le 14 octobre, «la veuve Capet» comparut devant le tribunal -révolutionnaire, présidé par Herman. Pendant deux longues et -mortelles séances, le premier jour de 9 heures du matin à 11 heures -du soir, le second jour de 9 heures du matin au lendemain 4 heures -du matin, la reine lutta; ses courageux défenseurs, Chauveau-Lagarde -et Tronson-Ducoudray, essayèrent en vain d’arracher sa proie à -Fouquier-Tinville. A l’aube de la deuxième nuit de ce dramatique -procès, tout était fini. - -[Illustration: LA REINE ALLANT AU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE] - -A 4 heures et demie du matin, la condamnation prononcée, la reine -fut conduite dans la chambre des condamnés, pratiquée dans le Grand -guichet, où les victimes du tribunal révolutionnaire passaient les -quelques heures séparant la condamnation de l’exécution. - -Quoique à demi morte de fatigue, elle put écrire une longue lettre à -Mme Elisabeth, lettre qui fut confisquée par Fouquier, et se jeta tout -habillée sur un lit de sangle pour prendre quelques heures de repos -avant le moment fatal. Elle dormit un instant et prit, vers 7 heures, -quelque nourriture. Un peu avant 11 heures arriva le bourreau pour la -suprême toilette. Elle fut bientôt prête; ses cheveux tombèrent, il ne -lui resta que des cheveux courts tout blancs sur le sommet de la tête. -Vêtue d’une jupe blanche sur un jupon noir et d’une longue camisole -blanche, coiffée d’un affreux bonnet, comme nous le montre un croquis -d’un réalisme cruel, tracé par David d’une fenêtre sur le passage de la -charrette, elle sortit de la Conciergerie, les mains attachées derrière -le dos, et monta dans la charrette qui allait accomplir le long voyage -de la place de la Révolution, en passant par le Pont-au-Change et la -rue Saint-Honoré. - -Le cachot de la reine existe encore, mais la Restauration, au lieu de -lui laisser son aspect, l’a, par un vandalisme pieux, transformé en -chapelle, en changeant même les dispositions. Dans l’angle a été élevé -un monument en forme d’autel avec inscriptions tirées du testament de -la reine. - -A côté de la grille séparant le Grand guichet de la galerie appelée -_rue de Paris_, se voit la porte étroite et basse donnant sur -l’étroit escalier que devait suivre la reine pour monter au tribunal -révolutionnaire. C’était par là que passaient les malheureux conduits -au farouche tribunal; ils avaient peu de chemin à faire et ne pouvaient -être vus des autres détenus. - -Tout à côté du cachot de la reine, et séparé seulement par un mur, se -trouve le local où furent enfermés les Girondins. C’était la chapelle, -une salle assez vaste à voûtes surbaissées, sur laquelle, au fond, -donnent des ouvertures garnies par des espèces de cages grillées. - -Les Girondins étaient depuis de longs jours emprisonnés dans les -greniers des Carmes; ils furent amenés en octobre à la Conciergerie -et livrés au tribunal révolutionnaire. Sept jours durant, ils se -défendirent pied à pied, sans que l’on pût rien trouver d’à peu près -alléguable pour motiver la condamnation voulue d’avance. - -[Illustration: LE DÉPART DES GIRONDINS POUR L’ÉCHAFAUD. 1793] - -Pour en finir, il fallut faire venir à la rescousse les Jacobins, qui -coururent demander à l’Assemblée le terrible décret portant «qu’après -trois jours de débat, le jury pouvait se dire éclairé». Aussitôt le -décret obtenu, le président arrêta les débats au milieu des cris de -fureur des condamnés. Tout est fini, le jury se déclare éclairé et il -envoie les vingt et un de la Gironde à la guillotine. - -Le soir, après les séances du procès, les Girondins, surexcités par -la lutte, s’amusaient dans leur prison à des parodies funèbres et -terribles du tribunal révolutionnaire, chacun d’eux jouant son rôle -dans l’affaire et passant à son tour devant ses amis transformés en -jurés. L’accusé s’avançait avec son défenseur; il essayait, sous les -interruptions violentes du tribunal, de balbutier quelques paroles, -puis l’accusateur l’écrasait sous une argumentation féroce; le -défenseur, à son tour, tentait de se faire entendre, le tribunal se -disait éclairé et prononçait la peine de mort. On passait alors à la -parodie de l’exécution dans tous ses détails: une planche de lit sur -une chaise représentant la guillotine avec la bascule. Les condamnés -exécutés, venait enfin le tour de l’accusateur, jugé et condamné comme -il avait condamné les autres. Après avoir passé à la guillotine, -son spectre arrivait, couvert d’un drap de lit, poussant des cris -lamentables et dépeignant à ses jurés les horreurs de l’enfer où il -était plongé et où ils devaient venir le rejoindre... - -[Illustration: AUTEL DANS LE CACHOT DE MARIE-ANTOINETTE] - -Le soir de leur vraie condamnation, après les débats étouffés, il y -eut un moment d’émotion terrible. Valazé se perça le cœur quand il -entendit la sentence, et la stupeur des gendarmes fut si grande que les -condamnés auraient pu se précipiter sur leurs juges. Il allait être -minuit. Après que le tribunal révolutionnaire eut décidé que le cadavre -de Valazé serait mené à la guillotine sur la même charrette que les -autres, les Girondins furent reconduits à leur chapelle. «Les morts -et les vivants, dit Michelet, redescendirent dans les ténèbres de la -Conciergerie. Pour faire connaître leur condamnation aux autres détenus -de la prison qui veillaient et attendaient, ils chantaient sous les -sombres voûtes: - - «Contre nous de la tyrannie, - Le couteau sanglant est levé!...» - -La légende du banquet envoyé par un ami proscrit n’est pas certaine; -quelques-uns des Girondins passèrent leur dernière nuit à boire du -punch, à causer tristement. Les autres se jetèrent sur leurs grabats -pour prendre des forces dans un dernier sommeil. - -Au matin d’un jour triste et pluvieux, le 30 octobre, ils quittèrent la -Conciergerie. Les charrettes, tous les jours, venaient dans l’angle de -droite de la cour du May sous le perron, à l’arcade basse qu’on voit -encore, recevoir la fournée quotidienne destinée à la guillotine. Cinq -charrettes attendaient les hommes de la Gironde, des gendarmes avaient -peine à maintenir la foule des sans-culottes, des sanguinaires habitués -du tribunal révolutionnaire, groupés pour jouir de leur triomphe devant -la grille de l’arcade ou sur les marches du grand perron. - -Les condamnés, tête nue, les cheveux coupés, le col découvert et les -mains attachées derrière le dos, montèrent dans les charrettes en -chantant: - - «Allons, enfants de la patrie...» - -De temps en temps, pendant le trajet, ils reprenaient le funèbre -chant que, sur la place de la Révolution, les derniers à passer sous -le couteau entonnaient encore, le chœur diminuant au fur et à mesure -que le fer tranchait une tête. L’un d’eux, dit-on, Ducos, l’ami de -Fonfrède, jeune, vaillant, spirituel, eut la force de rire au dernier -moment. Il cria, la tête dans la lunette: «Il est temps que la -Convention décrète l’inviolabilité des têtes!» - -[Illustration: LA SAINTE-CHAPELLE. 1793] - -Les victimes se suivent rapidement. En quelques jours, après les -Girondins, la Conciergerie voit passer Mme Roland, Philippe-Égalité, -Barnave, Mme Dubarry; puis c’est le tour d’Hébert le père Duchène, -de Danton et de Camille Desmoulins, ouvriers de la Révolution, -dévorés par le Moloch révolutionnaire. Autre victime, pure celle-ci -de toute participation aux holocaustes précédents, André Chénier -vient de Saint-Lazare pour être jugé et condamné, pour s’en aller -à la guillotine avec les dernières charrettes de la Terreur, deux -jours avant le 9 thermidor, la révolution non de la clémence, mais du -haut-le-corps de Paris revenant de l’épouvantable soûlerie de sang. - -La Terreur dans ses derniers mois, en six semaines, avait envoyé 1.400 -personnes à la guillotine. On avait usé avec l’échafaud le sol de -plusieurs places qui ne pouvait plus absorber le sang. Paris, comme -la terre, en avait assez. Un cri général s’élève contre ces horreurs, -contre celui qui semble incarner le système, c’est la lutte entre la -Convention, dont chaque membre voit le couteau suspendu sur sa tête, et -la Commune de Paris. - -La Convention décrète d’accusation l’homme terrible; Robespierre est -arrêté à la Convention même et avec lui Lebas, Couthon et Saint-Just. -On croit que c’en est fini de l’échafaud, le bourreau lui-même pensait -s’arrêter, et cependant, ce matin même du 9 thermidor, la machine -à condamnations du tribunal révolutionnaire marche encore, elle -fonctionne, elle livre à la guillotine sa fournée quotidienne, et -quelle fournée, quarante-cinq têtes à couper! Quarante-cinq condamnés -sortent de l’arcade terrible de la cour du May, ils montent en -charrette pour gagner la place du Trône où l’échafaud avait émigré. - -Des cris de grâce accueillent les charrettes sur tout le parcours du -faubourg Saint-Antoine, les condamnés espèrent, des hommes sautent même -à la tête des chevaux, mais Henriot arrive avec ses gendarmes, sabre la -foule, et les quarante-cinq têtes tombent. - -Robespierre était gardé à l’administration de la police, la préfecture, -c’est-à-dire au Palais, mais la Commune le soir l’a délivré et l’a -amené à l’Hôtel de Ville, quartier général du parti terroriste qui va -tenter un suprême effort. Le tocsin sonne pour soulever les sections -sans-culottes. - -La Convention, sentant le danger de la situation, brusque les -événements; les sectionnaires anti-robespierristes des Gravilliers -envahissent à 2 heures du matin l’Hôtel de Ville, et tout se décide par -le coup de pistolet du gendarme Méda. Robespierre est blessé, Lebas se -brûle la cervelle, Robespierre jeune se jette par une fenêtre et se -brise sur le pavé de la Grève. Les cadavres, les blessés, sont traînés -de la Grève au comité de Salut public, de là à l’Hôtel-Dieu, et enfin -à la Conciergerie où le général Hoche, prisonnier, attendant son tour -de comparaître devant Fouquier, les voit apparaître et comprend que la -roue a tourné. - -Cette machine à tuer du tribunal révolutionnaire fonctionne encore si -bien pourtant, que c’est à elle, à Fouquier et à ses jurés pourvoyeurs -infatigables de la guillotine, que l’on donne à juger Robespierre. -Et la machine condamne. En l’honneur de Robespierre, on a reporté -l’échafaud place de la Révolution. Robespierre, Saint-Just, Couthon, -les morts et les blessés, sanglants, hagards, assis et attachés pour -ne pas tomber aux barreaux des charrettes, font le long trajet de -la Conciergerie à la guillotine, par les rues Saint-Denis, de la -Ferronnerie et la rue Saint-Honoré, sous le poids de la malédiction -universelle, sous les cris de la foule attendant les charrettes, et les -huées des gens aux fenêtres, ouvertes ce jour-là et louées comme pour -un défilé joyeux. - -Ce ne fut que dix mois après, en mai 1795, que Fouquier-Tinville à -son tour passa devant le tribunal réorganisé, sur le banc où tant de -victimes l’avaient précédé; après six semaines de débats où il eut -tout le temps de se défendre et d’ergoter sur tous les points, il fut -condamné avec quinze de ses anciens jurés, une petite fournée de son -temps. - -[Illustration: LA TOUR DE L’HORLOGE. 1830] - -En ces jours de la Révolution où le sombre Palais prend cette -physionomie sinistre d’antichambre de la mort, il a encore -extérieurement quelques-uns des traits de sa physionomie pittoresque. -Les maisons accrochées à son enceinte sur la rue de la Barillerie, les -deux portes et la chapelle Saint-Michel ont disparu peu auparavant, -pour être remplacées en partie par la grande grille monumentale de -la cour du May, posée en 1787, mais il reste encore des échoppes sur -le quai de l’Horloge. Toute la façade de ce côté, entre la tour de -l’Horloge et celle de la Conciergerie, présente encore une ligne de -bâtiments de haute taille avec un avant-corps d’échoppes que domine le -toit de la grande salle. - -La tour de l’Horloge a bien souffert. Depuis l’incendie du Pont -au Change en 1621, son comble a été modifié, l’étage de créneaux -a disparu. Plus bas, des fenêtres ont été percées pour des étages -intermédiaires pratiqués à l’intérieur, enfin le rez-de-chaussée est -loué en boutique. Au commencement du siècle, jusque vers 1840, cette -boutique fut occupée par l’ingénieur opticien Chevalier, qui avait -installé en haut de la tour, dans le petit campanile, un observatoire -où l’on montait admirer le panorama de Paris. - -Au retour des Bourbons, des travaux importants furent entrepris tant -au Palais qu’à la Conciergerie. La Grande salle de Jacques de Brosse -donnait des inquiétudes, les piliers de la Grande salle supérieure -reconstruite au XVIIe siècle ne correspondaient qu’imparfaitement -avec ceux de la salle gothique inférieure, de sorte qu’en plusieurs -endroits les voûtes menaçaient de s’effondrer. En 1812, une de ces -voûtes s’était crevée sous les pas d’un magistrat qui ne dut son salut -qu’à la résistance du carrelage. Il fallut donc reprendre les voûtes en -sous-œuvre. En consolidant le dernier pilier de la salle Saint-Louis, -quelques squelettes furent mis à découvert: on supposa alors que -c’étaient les restes de quelques Templiers, mis à mort au temps du -grand procès. - -A la Conciergerie on fit disparaître les dernières échoppes, on modifia -ou démolit tous les bâtiments entre les tours circulaires et la tour -carrée de l’Horloge et l’on établit, pour peu de temps heureusement, un -bâtiment assez laid, qui englobait dans ses maçonneries les cuisines -dites de Saint-Louis. De vieux cachots gothiques disparurent dans -ces remaniements, ainsi que ceux que l’on avait pratiqués sous la -Révolution. - -[Illustration: UNE ENTRÉE DE LA GRANDE SALLE. XVIIIe SIÈCLE] - -Depuis le temps de la Terreur, quelques prisonniers de marque ont -encore passé par la vieille prison. L’audacieuse conspiration de -Georges Cadoudal, venu à Paris avec un certain nombre de chouans et de -conspirateurs pour enlever ou tuer Bonaparte au centre de sa puissance, -amena dans ces cachots le terrible chouan et quelques royalistes de -marque. Georges et deux de ses complices n’y entrèrent que pour aller -ensuite à la guillotine. - -On sait que l’Empire ne manquait pas de prisons d’Etat où il -jetait conspirateurs royalistes ou républicains, et aussi simples -mécontents, qui restaient détenus souvent sans le moindre jugement -aussi longtemps que sa police ombrageuse les trouvait dangereux. La -Conciergerie n’était toujours qu’une prison de passage pour ceux que -les juges attendaient. On y incarcéra entre autres le général Mallet, -dont l’étonnante entreprise faillit, d’une seule secousse, ébranler -l’édifice colossal de cet empire maçonné avec la chair et le sang. -Mallet et ses complices y restèrent peu de jours, avant d’aller tomber -sous les balles dans la plaine de Grenelle. - -[Illustration: LA CHAMBRE DES COMPTES - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -La Restauration, à son tour, confie à ses solides cachots le général -Labédoyère, fusillé le 19 août 1815, le maréchal Ney, celui-ci avant -d’être transféré au Luxembourg pour y être jugé par la chambre des -pairs; La Valette, directeur des postes sous l’Empire, coupable -d’avoir repris ses fonctions pendant les Cent-Jours. L’évasion de -celui-ci, condamné à mort par la cour d’assises est célèbre. C’était -le 20 décembre 1815, veille du jour fixé pour l’exécution. Sa femme -avait obtenu pour toute grâce la permission de venir lui faire ses -adieux avec sa fille. Mme de La Valette employa bien le temps de -cette entrevue suprême: elle habilla le condamné avec sa robe et ses -fourrures, le coiffa de son chapeau et, pendant qu’elle se dissimulait -derrière un paravent, La Valette, donnant la main à sa fille, un -mouchoir sur sa bouche comme pour étouffer ses sanglots, put traverser -les couloirs et les corps de garde sans être reconnu, et gagner la -porte. Il devait monter dans la chaise à porteurs qui avait amené sa -femme, la chaise se trouvait bien là devant la Conciergerie, mais les -porteurs étaient allés boire. Moment d’angoisse terrible, à deux pas de -la prison, où d’un moment à l’autre l’évasion pouvait être découverte. -Enfin on trouva d’autres porteurs, puis à quelque distance La Valette -fut recueilli par un cabriolet qui le conduisit rue du Bac, dans une -maison où, à l’insu du portier, on put le loger dans une mansarde; il y -resta caché quelques semaines bravant toutes les recherches jusqu’au -jour où il parvint avec un passeport d’officier anglais à franchir la -frontière. - -[Illustration: LE PALAIS SOUS LA RÉVOLUTION] - -En 1820, Louvel, l’assassin du duc de Berry, fut enfermé à la -Conciergerie. Deux ans après éclata l’affaire dite des _quatre sergents -de la Rochelle_, conspiration du carbonarisme qui amena 25 accusés à la -Conciergerie et sur les bancs de la cour d’assises. Raoulx, Pommier, -Bories et Goubin, sergents au 45e de ligne où ils avaient recruté un -grand nombre d’affiliés, furent condamnés à mort et guillotinés en -place de Grève. - -Sous Louis-Philippe, vers 1840, commença le grand travail de -transformation du vieux Palais de justice, qui devait durer de longues -années et donner au Palais sa forme actuelle, après avoir, pour -quelques jours, retrouvé bien des restes du vieux Palais gothique, -arrivés jusqu’à nous dissimulés dans la masse des constructions -disparates surajoutées. - -[Illustration: INCENDIE DU PALAIS EN 1871] - -C’est à ce moment seulement que disparurent les dernières boutiques de -la galerie marchande, où l’on vendait de la cordonnerie, des livres et -de menus objets. Peu avant la Révolution il y avait encore dans la -grande salle des librairies entourant les gros piliers de leurs rayons -de livres. - -[Illustration: LA GRANDE SALLE APRÈS L’INCENDIE SOUS LA COMMUNE] - -On restaura la tour de l’Horloge, son étage supérieur fut rétabli dans -l’ancienne forme, ainsi que la belle horloge si joliment encadrée sous -Henri III, depuis longtemps dans un triste état de dégradation. Les -architectes Duc et Daumet élevèrent, dans un beau caractère sur le -côté de la tour, les bâtiments de la rue de la Barillerie et du quai -de l’Horloge, au-dessus des cuisines de Saint-Louis. Dans les fouilles -exécutées dans la cour de la Sainte-Chapelle, la pioche rendit au jour -des fragments de tous les âges, des murailles du moyen âge sur des -restes d’édifices romains. La restauration continuait à tourner autour -du vieux Palais. Sous l’Empire les bâtiments occupés par la Préfecture -de police tombèrent l’un après l’autre, vieux débris du Palais des Rois -ou du logis des présidents du Parlement aménagés en bureaux, en locaux -quelconques, remaniés bien des fois, au hasard des utilisations. Une -partie des maisons de la place Dauphine subissait le même sort pour -dégager la nouvelle façade du Palais, l’énorme masse gréco-égyptienne -qui charge si considérablement la proue du vaisseau de Lutèce. Alors la -tour Bonbec, pour ne pas être écrasée par la façade en retour sur le -quai de l’Horloge, dut être remontée d’un étage. - -Arrivèrent la guerre de 1870 et la Commune, pendant que ces travaux -se poursuivaient. - -La terrible semaine de mai 1871 se termine par l’incendie de Paris, -faisant tourbillonner dans le ciel les flammes de vingt brasiers -gigantesques. Encore une fois le Palais de justice brûle. La grande -salle reconstruite par Jacques de Brosse après l’incendie de 1618, -est détruite encore une fois; des bâtiments nombreux, la Préfecture -de police périssent aussi, une des tours de la Conciergerie a -son comble détruit. Encore une fois la flamme tournoie autour de -la Sainte-Chapelle de Saint-Louis, mais celle-ci par miracle est -préservée. Les flammes s’éteignent, la grande salle n’est plus qu’un -monceau de débris, tout le palais est ravagé, mais la Sainte-Chapelle -est toujours debout, intacte, étincelante dans la jeunesse de sa -récente restauration. - -La Conciergerie, que le feu avait bien menacée, s’était auparavant, -comme aux mauvais jours, remplie de prisonniers: suspects, prêtres, -sergents de ville, ou gendarmes, arrêtés comme otages par la Commune. -Le Palais revoyait les jours sombres d’autrefois, les otages qualifiés -de Versaillais remplaçaient les aristocrates de 93 et les Armagnacs de -1413. - -Les souvenirs sanglants d’autrefois pouvaient faire craindre le -renouvellement des terribles tragédies qui accompagnent les grandes -commotions populaires. Les prisonniers, au milieu des horreurs qui -se commettaient, enveloppés de tous côtés par la flamme, échappèrent -pourtant au sort qui les menaçait, ils échappèrent à la fusillade comme -à l’incendie, les troupes de l’armée régulière ayant pu arriver à -temps. - -[Illustration: ANGLE NORD-EST DU PALAIS MODERNE] - - - - -[Illustration: NOTRE-DAME.--LA GALERIE ENTRE LES DEUX TOURS] - -CHAPITRE X - -LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME - - L’amende honorable du comte de Toulouse.--Saint-Louis au départ - pour la Croisade.--Les Etats généraux de 1304.--Les Templiers.--La - statue de Philippe le Bel ou de Philippe IV.--Isabeau et les - Anglais.--Couronnement de Henri VI d’Angleterre.--Reprise de - Paris.--Les vainqueurs à Notre-Dame.--Le XVIe siècle.--Reposoirs - et bûchers.--Le mariage du roi de Navarre.--La Ligue.--Les - Suisses au Marché-Neuf.--La grande procession de la Ligue.--Le - siège.--Notre-Dame caserne des troupes des Seize.--Prise de - Paris.--Henri IV à Notre-Dame. - - -[Illustration: L’AMENDE HONORABLE DE RAYMOND, COMTE DE TOULOUSE] - -Notre-Dame, l’église cathédrale qui depuis sept siècles plane -majestueuse sur la vieille île des Parisiens, sur la noble et illustre -_Cité_, occupant l’emplacement où l’église mérovingienne de saint -Etienne et l’église romane dédiée à la Vierge succédèrent à un temple -gallo-romain, fut commencée en 1163 par Maurice de Sully et terminée -vers 1235, sauf modifications qui devaient venir ultérieurement. Alors -la façade était comme nous la voyons, les tours étaient achevées et -n’attendaient plus que les flèches projetées primitivement, dit-on, -mais qu’elles n’eurent jamais. Le chœur et les transepts seuls furent -modifiés pour la construction des chapelles absidales de 1257 à 1320. - -A partir de ce moment, la cathédrale est complète; dans le chœur -terminé, les pompes religieuses peuvent se déployer parmi les richesses -d’une ornementation merveilleuse, autels splendides, jubé superbe, -clôture de chœur en dentelle de pierre ornée de groupes sculptés par -les ymaigiers Jehan Ravy et Jehan le Bouteiller. Il n’y aura plus guère -alors, pour toucher à l’œuvre parfaite, que les déprédateurs, les -démolisseurs révolutionnaires ou les Vandales embellisseurs des siècles -classiques, plus redoutables encore, qui s’en donneront malheureusement -à cœur joie. - -«Si les piliers de Notre-Dame avaient une voix, a écrit Viollet-le-Duc, -ils raconteraient toute notre histoire depuis le règne de -Philippe-Auguste. De combien d’événements n’ont-ils pas été les -témoins! Mariages, baptêmes, obsèques, serments et vœux éternels, -bientôt démentis par d’autres vœux et d’autres serments; fêtes -populaires et fêtes royales; chants d’allégresse ou de deuil; apologies -et anathèmes, oraisons funèbres pour les rois ou pour les morts à -l’attaque de la Bastille.» - -Un des premiers grands événements dont les murs de Notre-Dame -furent les témoins, au temps de la construction même, se rattache -aux terribles guerres contre les Albigeois. Ce fut l’humiliation de -Raymond, comte de Toulouse, après les effroyables croisades contre les -Albigeois qui, durant vingt années, avaient fait couler des torrents de -sang, ravagé le midi, ruiné Béziers, Carcassonne, Toulouse et nombre -d’autres villes. - -Les deux alliés dans les guerres politiques et religieuses, l’Église -et le roi, triomphaient: l’Église étouffait l’hérésie, et le roi -établissait la suzeraineté de la couronne sur les provinces du Midi. -Raymond VII, comte de Toulouse, définitivement abattu et perdant toute -espérance, traita avec la reine Blanche de Castille et abandonna au -roi de France toutes ses possessions du Languedoc, à l’exception de -Toulouse et de quelques terres qu’il constitua en dot à sa fille -Jeanne, âgée de neuf ans, fiancée à Alphonse, comte de Poitiers, -frère du roi, s’engageant à raser les murs de Toulouse et de trente -autres villes et châteaux, à indemniser les églises de ses pays -et à poursuivre et punir désormais impitoyablement ses sujets qui -persévéreraient dans l’hérésie. - -Le 12 avril 1229, après avoir juré toutes les clauses du traité devant -les portes de Notre-Dame, le dernier des comtes de Toulouse, jadis si -puissants, fut dépouillé de ses vêtements et, nu-pieds, en chemise et -chausses, entra humblement dans l’église pour faire amende honorable -de l’hérésie contre laquelle il avait toujours protesté pourtant,--et -se faire décharger de l’excommunication prononcée à tant de reprises -contre lui par l’Église. - -Rome avait vaincu: le cardinal de Saint-Ange, légat du pape, entouré de -la foule des évêques, prêtres et clercs, attendait le malheureux comte -de Toulouse au pied du maître-autel, savourant l’orgueil du triomphe -et la joie de mettre le pied sur la tête de l’Albigisme terrassé, -après tant de sang répandu, et aussi tant de bûchers allumés, dont la -torche, brandie par le farouche saint Dominique, restait aux mains de -l’Inquisition établie par le pape Grégoire IX. - -Après son amende honorable, le vaincu se remit aux mains des gens du -roi et fut conduit prisonnier à la Grosse Tour du Louvre, où il resta -enfermé jusqu’à ce que sa fille eût été remise aux commissaires royaux, -que les murailles de Toulouse eussent été rasées et quelques-uns de ses -châteaux livrés comme gages de sa foi. Il put alors retourner en sa -ville, en s’engageant à s’en aller servir cinq années en Terre Sainte, -seul article du traité qu’il n’exécuta pas. - -En 1245 il advint au roi Louis IX une grave maladie, «dont il fut à -tel meschief, dit Joinville, que l’une des dames qui le gardaient lui -voulait traire le drap sur le visage et disait qu’il était mort». Tout -à coup le moribond releva la tête et recouvra la parole pour dire qu’il -venait de faire vœu d’aller combattre en Terre Sainte. En dépit de tous -les efforts de sa mère et de ses conseillers, malgré les dangers que -pouvait courir son royaume pendant le temps de cette expédition, il -persista dans sa résolution. Les préparatifs de la croisade furent très -longs et demandèrent plusieurs années, Louis IX ayant voulu d’abord -prendre toutes les mesures propres à assurer la tranquillité dans ses -États. Un parlement réuni à Paris interdit toutes guerres particulières -pour cinq ans, décida que les dettes des croisés seraient suspendues -pendant trois ans et que le clergé paierait la dîme de ses revenus pour -les frais de la Croisade. Pour plus de précaution, Louis IX entraînait -en son ost le duc de Bourgogne, le comte de la Marche et d’autres -grands vassaux. - -Le 12 juin 1248, le roi, accompagné de ses frères Robert, comte -d’Artois, et Charles, comte d’Anjou, alla prendre en solennité -l’oriflamme à l’abbaye de Saint-Denis, et reçut des mains du cardinal -de Châteauroux le bourdon et la pannetière des pèlerins; quelques jours -plus tard, Notre-Dame de Paris le vit arriver pieds nus, le bourdon à -la main, vêtu en pèlerin, avec de nombreux et illustres croisés vêtus -comme lui, au milieu d’un immense cortège de soldats et de peuple. Le -roi et les croisés, après avoir entendu pieusement la messe, se mirent -en route aussitôt, conduits par des processions jusqu’à l’abbaye de -Saint-Antoine des Champs. Tout le peuple de Paris était là, suivant -au milieu des chants religieux ce roi très aimé et très sage qui s’en -allait,--et pour combien de saisons et d’années, avec ses frères, avec -sa femme Marguerite qui avait tenu à l’accompagner,--se jeter dans les -dangers d’une guerre aux pays d’outre-mer. - -De Saint-Antoine des Champs, le roi gagna Corbeil, première étape du -long voyage. Cinquante mille hommes partirent d’Aigues-Mortes avec -lui, que des désastres terribles attendaient sur la redoutable terre -sarrasine, où les trois quarts des croisés devaient rester, tués par le -cimeterre ou par le climat de l’Égypte et la peste. - -Ce fut seulement six ans après, que le roi et la reine, ayant échappé -à mille périls, débarquèrent en France avec ce qui restait des croisés -valides épargnés par la guerre et tirés des prisons du sultan d’Égypte. -Et il était temps que le roi revînt, la reine Blanche, sa mère, à qui -la régence avait été confiée, était morte un an auparavant, et le pays -se trouvait en de graves embarras. - -Louis, non découragé par tant de désastres, devait pourtant retourner -en Orient une quinzaine d’années après pour une nouvelle croisade, -malgré l’état précaire de sa santé. La maladie l’attendait sous les -murs de Tunis dès les premières opérations, et Notre-Dame de Paris -allait voir revenir son corps rapporté d’Afrique, pour les obsèques -solennelles avant l’enterrement à l’abbaye de Saint-Denis. - -En 1302, autres événements et autres cérémonies dans la cathédrale -de Paris. C’est le temps de la lutte acharnée du roi Philippe le Bel -contre le pape Boniface VIII, lutte de deux puissances rivales qui se -disputent la suprématie: le pape se mettant au-dessus des rois et des -princes et déniant à ceux-ci le droit d’intervenir en quoi que ce fût -dans l’administration des biens de l’Église en leurs domaines; le roi -de son côté prétendant maintenir les églises et les clercs du royaume -dans sa juridiction pour le temporel, et surtout, ce qui importait -fort à Philippe toujours pressé d’argent, être en droit de tirer des -subsides du clergé et d’user des _régales_, c’est-à-dire de percevoir -les revenus des églises, des abbayes et des bénéfices vacants, entre le -moment de la mort du titulaire et la nomination du successeur. - -Le roi se sentait soutenu par toute la nation, par la noblesse, par -le populaire et même par le clergé français, qui ne voulaient pas -de l’intervention du pape dans les affaires du royaume. Philippe le -Bel, pour en finir avec les prétentions de Boniface et bien montrer -que la volonté de la nation concordait avec la sienne, prit le parti -de convoquer à Paris un conseil général des délégués des barons du -royaume, des prélats, des évêques, abbés et doyens des églises, des -maires et échevins des communes, c’est-à-dire les _Etats Généraux_ de -la nation assemblés pour la première fois. - -C’est au printemps de l’an 1302 que les délégués, barons, prélats et -gens des communes se réunirent en l’église Notre-Dame de Paris. Le -roi Philippe, qui déjà avait fait brûler solennellement des bulles -pontificales, fit lire des lettres du pape, vraies ou fausses, -réclamant du roi foi et hommage pour son royaume, et soumission -à l’Église pour le temporel comme pour le spirituel. Les Etats -protestèrent avec indignation, le roi demanda aux prélats et abbés de -qui ils reconnaissaient tenir leur temporel, aux chevaliers de qui ils -reconnaissaient tenir leurs fiefs. La réponse n’était pas douteuse, -tous déclarèrent qu’ils avaient tenu et qu’ils tenaient terres, -fiefs et bénéfices de lui et des rois ses prédécesseurs, et qu’ils -déclaraient vouloir continuer à les tenir fidèlement. - -Le pape fut violemment attaqué par les orateurs des Etats, on dénia -sa légitimité, on le traita d’intrus, de faux pape et d’hérétique. -Puis noblesse, clergé et communes, après délibérations, écrivirent des -lettres séparées au collège des cardinaux, lettres de protestation -énergique contre les agissements du pape, accusant de tous les troubles -de la chrétienté son âpreté à tirer argent de la collation des -bénéfices, des abbayes, évêchés et archevêchés. Le tiers état, en cette -assemblée à Notre-Dame, parla nettement: «A vous très noble prince, -dirent les gens des Communes, supplie et requiert le peuple de votre -royaume que vous gardiez la souveraine franchise de cet Etat qui est -telle que vous ne recognoissiez de votre temporel souverain en terres, -fors Dieu!» - -[Illustration: NOTRE-DAME.--LA PORTE ROUGE] - -Il y eut même une curieuse consultation de l’avocat Pierre Dubois, qui -par des motifs de droit comme s’il parlait d’une affaire privée, exposa -toutes les raisons qu’avait Philippe pour repousser les prétentions -des papes à une sorte de tutelle sur les rois, montrant que si ce -droit avait jamais existé, il serait depuis longtemps éteint par -prescription, comme s’éteignent tous les droits dont on n’use pas, -etc... Pierre Dubois allait même jusqu’à dire que si le pape arguait -contre la prescription, l’argument pourrait se retourner contre lui -puisque sans la prescription, l’empereur de Constantinople qui lui -a donné tout son patrimoine pourrait comme donateur, ou l’empereur -d’Allemagne comme subrogé à sa place, révoquer cette donation et -réduire ainsi la papauté à la pauvreté des temps antérieurs à -Constantin. - -Aussitôt après les premiers Etats, après les seconds, convoqués l’année -suivante non plus à Notre-Dame mais au Louvre, la lutte entre le pape -et le roi prit un caractère plus violent, à coups de bulles du côté de -Boniface, avec des armes temporelles plus effectives du côté du roi. Il -y eut la prise d’Anagni et l’enlèvement du pape par Nogaret, petit-fils -d’un Albigeois mort sur le bûcher; puis survinrent la mort de Boniface -et celle de son successeur Benoît XI qui ne porta la tiare que peu -de mois. Le roi voulut, pour en finir, un pape de sa main: il procura -la tiare à Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui paya son -élévation en sacrifiant l’ordre du Temple, trop riche et trop puissant -au gré du roi, jaloux d’abattre cette puissance et de mettre la main -sur cette richesse. La papauté quittait Rome et s’installait en 1308 en -la ville d’Avignon, où elle devait rester près de soixante-dix ans. - -A la destruction des Templiers, la cathédrale de Paris gagna, dit-on, -son portail occidental construit par Pierre de Chelles, de 1313 à 1320, -avec quelques bribes des richesses confisquées sur l’ordre. - -En 1304, pour venger les désastres d’une première expédition en -Flandre, le massacre de Bruges, la journée des Eperons d’or de -Courtrai, où la chevalerie, par sa fougue inconsidérée, s’était -fait écraser comme elle devait le faire plus tard encore à Crécy, à -Azincourt, à Poitiers, Philippe le Bel marcha sur la Flandre avec -une forte armée qui se heurta à Mons-en-Puelle contre 60.000 rudes -compagnons mis en ligne par les villes de Flandre. Après de longues -heures passées sous un soleil torride à escarmoucher, à tâter les -Flamands enfermés derrière un immense rempart de chariots dans lequel -ils avaient ménagé trois portes pour les sorties, les Français crurent -la journée finie et commencèrent à se désarmer et à camper en face de -l’ennemi. Subitement, les Flamands, en trois divisions, sortirent de -leur forteresse et tombèrent sur le camp français. Le quartier du roi -eut à soutenir le plus terrible choc: la trombe des Flamands renverse, -écrase; la chevalerie, qui déjà se trouvait à demi désarmée, est rompue -et mise en débandade. Tout semblait perdu: le roi, qui allait se mettre -à dîner au moment de l’attaque, avait failli être tué ou pris, il put -heureusement sauter sur un cheval et rallier autour de lui un gros de -combattants. - -Les assaillants, se croyant victorieux, pillaient déjà les tentes et -les bagages; la chevalerie française, revenue de sa surprise, profita -de leur faute et les chargea avec fureur. Le combat se rétablit, -continua malgré la nuit venue et se termina par la déroute des Flamands. - -Mais le péril avait été grand un instant pour le roi; il avait fait -vœu, s’il sortait victorieux de l’affaire, d’offrir à Notre-Dame son -harnais de guerre, qu’il n’avait pu endosser qu’incomplètement pour -combattre. En conséquence de ce vœu, un jour de l’automne de 1304, -le roi, accompagné d’une foule de seigneurs ayant été avec lui aux -champs de Mons-en-Puelle, entra à cheval dans l’église en fête, poussa -jusqu’au chœur et s’en vint faire solennellement hommage à la Vierge -Marie de son armure de guerre. - -Jusqu’à la Révolution, une statue équestre de Philippe le Bel figura -dans la nef, sur un soubassement porté par quatre colonnes, au dernier -pilier de droite avant le chœur. Cette image du roi était revêtue de -l’armure portée à la bataille, armure offerte à Notre-Dame avec le -destrier royal. Probablement le corps de la statue revêtu de cette -armure fut refait dans le cours des siècles, il y a des obscurités dans -les traditions, et peut-être l’attitude même fut légèrement changée, -car on aperçoit certaines différences dans les quelques représentations -qui nous en restent. Celle qui se trouve dans le recueil de Montfaucon -paraît être la plus fidèle, mais on ne peut distinguer au juste si le -monument est une statue en armure ou _revêtue_ d’une armure, comme cela -dut être aux premiers temps. - -Il y eut, au siècle dernier, de longues discussions à propos de cette -statue: les uns prétendaient qu’elle représentait Philippe VI de -Valois, qui à la bataille de Cassel en 1328, s’était trouvé un moment -dans le même danger que Philippe le Bel à Mons-en-Puelle et avait de -la même façon triomphé des Flamands. L’écrivain Saint-Foix s’appuyant -sur certains documents, sur d’anciennes chroniques, soutenait que -c’était Philippe VI qui était entré à cheval dans la cathédrale pour -faire l’offrande de ses armes à la Vierge; le président Hénault et le -chapitre de Notre-Dame tenaient pour Philippe le Bel. La confusion -venait de ce que les deux rois, en reconnaissance des victoires de Mons -et de Cassel, avaient fait tous deux quelques donations à Notre-Dame -de Paris, à Notre-Dame de Chartres et à différentes autres églises. -Dans la nef de Chartres, on voyait aussi la statue d’un roi armé et -à cheval. Il y était aussi de tradition que Philippe de Valois était -venu offrir son cheval et son armure en don à la Vierge, rachetant -son destrier par une somme de mille livres. Un harnais de guerre -composé d’un heaume, d’une cotte de mailles et de différentes pièces, -conservé aujourd’hui au musée de Chartres, est indiqué comme provenant -de Philippe le Bel ou de son fils. Peut-être est-il moins ancien et -provient-il d’autres princes qui ont jadis fait des dons du même genre -à Notre-Dame de Chartres. Les deux rois portaient tous deux le même -nom, ils avaient vaincu tous deux en Flandre, à vingt ans de distance, -en août, l’un le 18, l’autre le 23; on pouvait confondre, et les -anciens bréviaires de Notre-Dame, paraît-il, étaient eux-mêmes tombés -dans cette confusion. Peut-être encore Philippe de Valois dans le -même péril que son prédécesseur a-t-il répété le même vœu et après la -victoire renouvelé l’acte de Philippe le Bel. - -Le doute subsiste, mais que ce soit Philippe IV ou Philippe VI, dans -tous les cas quelle scène grandiose sous les voûtes de la superbe -église, quel spectacle bien fait pour exalter ces âmes guerrières, -ces cœurs vaillants revêtus de fer, que ce roi entrant tout armé et -à cheval, en harnais de la bataille, suivi d’une foule nombreuse de -barons et de soldats, pour présenter ses actions de grâce, et reçu -à l’autel par le clergé de la cathédrale, avec toutes les pompes -du culte, au milieu des hymnes et des musiques roulant douces ou -éclatantes par-dessus toutes les têtes, dans l’immense nef en fête. - -Saint-Foix dans sa dissertation à ce propos, tout en réclamant, à tort -ou à raison, le changement de l’inscription de la statue qui portait: -_Rex Philippus Pulcher_, en _Rex Philippus Valesius_, ajoute, pour -ceux qui s’étonnaient que le roi fût entré dans une église à cheval -«qu’au service fait à Saint-Denis en 1389 pour le connétable Bertrand -Duguesclin par l’ordre de Charles VI, les chevaliers qui menaient le -deuil entrèrent à l’église sur des chevaux caparaçonnés de noir et que -l’évêque qui célébrait la messe descendit de l’autel après l’Évangile, -et que s’étant placé à la porte du chœur, il reçut l’offrande des -chevaux en leur mettant la main sur la tête». - -La statue votive de Philippe le Bel était encore à Notre-Dame en 1792. -Des fédérés marseillais venus à Paris peu de jours avant le 10 août, -pour coopérer au décisif assaut qui se préparait contre la royauté, -visitaient la cathédrale, que l’on ne songeait point encore à consacrer -à la déesse Raison. Pendant que l’on chantait les vêpres à l’autel, -ils se précipitèrent sur l’effigie royale pour se faire la main, la -chargèrent à coups de sabre et finirent par la mettre en pièces. Ainsi -périt cette statue d’un intérêt historique si considérable, précieuse -aussi comme spécimen, ou comme représentation, d’un harnais de guerre -princier du commencement du XIVe siècle. - -[Illustration: LA STATUE DE PHILIPPE LE BEL] - -Le 14 août 1357, eut lieu à Notre-Dame l’offrande solennelle par le -prévôt des marchands Etienne Marcel et les échevins, de la _Grande -Chandelle_ annuelle, dont nous avons parlé, c’est-à-dire du cierge de -cire molle de la longueur des remparts, en exécution du vœu fait par -des bourgeois de Paris après la bataille de Poitiers. Les troubles -allaient entrer dans la période grave. - -Après la fin du drame parisien par le massacre d’Etienne Marcel, après -les deux années de guerres qui suivirent, tant contre les bandes du roi -de Navarre que contre celles d’Edouard III d’Angleterre, le roi Jean, -délivré par le traité de Brétigny, revint en France. Sa captivité avait -duré un peu plus de quatre années. La France espérait enfin repos et -tranquillité. Paris fit une belle réception à ce roi dont l’absence -avait donné lieu à tant des troubles; le roi Jean vit toute la -population sur son passage et des réjouissances comme aux entrées après -les Sacres, tout le long de la rue Saint-Denis jusqu’à Notre-Dame, où -il vint prier et rendre grâces solennelles pour sa délivrance. - -En 1389, à l’entrée solennelle de la reine Isabeau dans Paris, entrée -qui nous représente bien le modèle typique le plus brillant de ces -solennités, le cortège arrêté par des jeux et cérémonies à tous -les carrefours depuis la porte Saint-Denis, n’arriva sur le parvis -Notre-Dame qu’à la nuit tombée. La jeune reine Isabeau descendit de -sa litière et fut conduite par les ducs de Berry, de Bourgogne, de -Touraine et de Bourbon au grand portail où la reçut l’évêque avec tout -son clergé, lesquels «chantant haut et clair à la louange de Dieu et de -la Vierge Marie,» dit Froissart, conduisirent la reine, les princes et -toutes les nobles dames jusqu’au grand autel où se firent les oraisons. -Puis la reine offrit au Trésor la couronne que les petits angelets -descendant du _Paradis_ de la porte Saint-Denis lui avaient posée sur -la tête, et en reçut une plus riche que l’évêque et les quatre ducs lui -«assirent sur le chef». - -[Illustration: LE BUREAU DES PAUVRES, PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME] - -La reine et les dames, en quittant Notre-Dame, furent remises en -litière et le cortège prit le chemin du Palais, aux flambeaux, au -milieu de plus de cinq cents cierges. Beaux commencements d’un règne -qui devait être si malheureux, si fécond en désastres, en douleurs -pour le pays qu’attendaient les guerres civiles, l’invasion anglaise, -égorgements, ruines et massacres... Cette reine reçue avec tant -d’allégresse et si joyeusement fêtée, si elle ne portait pas toutes -ces calamités dans les plis de sa robe, devait cependant entrer pour -une bonne part comme cause effective dans le déroulement des sombres -événements. - -Et quarante-six ans après, le 25 septembre 1435, le cadavre d’Isabeau -morte à l’hôtel Saint-Paul, alliée des Anglais, chargée des -malédictions générales et abandonnée de tous, même des Anglais dont -elle avait aidé à fortifier la domination, était présenté à Notre-Dame, -sans pompe aucune, puis envoyé à Saint-Denis par la rivière sous la -garde de quelques serviteurs seulement. - -Plusieurs fois dans l’intervalle, on vit le malheureux roi Charles -VI, quand il échappait pour un temps à sa démence, venir entendre -une messe d’actions de grâces à Notre-Dame. Après la catastrophe de -l’hôtel Saint-Paul, dite du Bal des Ardents, où quatre sur cinq des -pauvres jeunes seigneurs qui faisaient avec le roi «la mascarade _des -hommes sauvaiges_» périrent brûlés vifs sur la place «avec une telle -pestilance et horribleté que c’était hideur et pitié de l’ouïr et du -voir», le roi préservé du feu par la duchesse de Berry qui l’avait -couvert de sa robe, vint à Notre-Dame à cheval accompagné de ses oncles -marchant à pied, pour rendre grâce au ciel d’avoir pu par miracle -échapper au feu. - -Vers la fin de cette longue période de malheurs, en 1431, l’Anglais est -si bien le maître dans Paris que le jeune Henry VI, roi d’Angleterre, -est couronné roi de France comme héritier de son grand-père naturel -Charles VI, en l’église Notre-Dame. C’est l’année de la mort de Jeanne -d’Arc, brûlée six mois auparavant. Depuis onze ans, Paris s’est habitué -à la domination anglaise ou plutôt à l’idée de la légitimité des -prétentions du roi d’Angleterre sur la couronne de France. - -«Le 16 décembre 1431, dit le _Bourgeois de Paris_, un dimanche, vint -ledit roi Henry du Palais Royal (palais de Justice) à Notre-Dame de -Paris; c’est à savoir à pied, bien matin, accompaigné des processions -de la bonne ville de Paris qui tous chantoient, moult mélodieusement; -et en ladite église avoit un échafaud qui avoit bien de long et de -large et montoit sus à bien grants degrés larges, que dix hommes et -plus y pouvoient de front; et quand on estoit dessus on pouvoit aller -par dessous le crucifix, autant dedans le chœur comme on avoit fait par -dehors, et estoit tout peint et couvert d’azur, et là fut sacré de la -main du cardinal de Vincestre...» - -Le sacre fut suivi d’un banquet dans la grande salle du palais, dont -nous avons raconté, d’après le _Bourgeois de Paris_, les désordres et -aussi la parcimonie, ce dont se plaignait fort ledit _Bourgeois_. - -Les armées du Dauphin, privées de la pauvre Jehanne, continuaient à -guerroyer dans les provinces avec des succès divers; elles devaient -mettre encore bien des années à enlever définitivement le royaume aux -Anglais. Paris enfin fut repris dans l’année 1436. - -Paris craignait quelques représailles des troupes royales si mal -reçues en 1429, lors de la tentative de Jeanne d’Arc sur la Porte -Saint-Antoine. Aussi pendant que le connétable de Richemont, aux cris -de «Ville gagnée!» rabattait la garnison anglaise sur la Bastille, «les -gens de Paris, aucuns bons chrestiens et chrestiennes, se mirent dans -les églises et appelaient la glorieuse Vierge Marie et M. Saint-Denis -qui apporta la foi en France, qu’ils voulsissent prier à Notre-Seigneur -qu’il ostât toute la fureur des princes et de leur compaignie. Et -vraiment fut bien apparent que M. Saint-Denis avait été advocat de la -cité par devers la glorieuse Vierge Marie et la glorieuse Vierge Marie -par devers Notre-Seigneur Christ, car quand ils furent entrés dedans, -ils furent si mus de pitié et de joie qu’ils ne se purent oncques tenir -de larmoyer. Et disait le connétable aux bons habitants de Paris: Mes -bons amis, le bon roy Charles vous remercie cent mille fois et moi de -par lui, de ce que si doulcement vous lui avez rendu sa maîtresse cité -de son royaume; et si aulcun de quelque estat qu’il soit, à mesprins -par devers monsieur le Roy, soit absent ou autrement, il lui est tout -pardonné». - -Et le connétable de Richemont s’étant assuré des principales positions -marcha vers Notre-Dame, suivi de ses capitaines et des seigneurs -de son armée. Au milieu du tumulte joyeux, au bruit des canons qui -tiraient sur les Anglais enfermés dans la Bastille Saint-Antoine, le -connétable et ses capitaines descendirent de cheval sur le parvis de la -cathédrale et entrèrent tout armés dans la nef pour y faire chanter un -_Te Deum_ d’actions de grâces. - -En 1450, la victoire remportée à Formigny annonce le jour très proche -où les derniers lambeaux du territoire de la France seront arrachés aux -Anglais; la ville de Paris célébra cet heureux événement par une grande -procession des enfants des écoles âgés de sept à dix ans. Quatorze -mille de ces enfants marchant deux à deux, chacun un cierge à la main, -partirent de l’église des Innocents accompagnés d’un nombreux clergé et -de châsses contenant des reliques vénérées, et s’en furent à Notre-Dame -où les attendait l’Evêque de Paris. Une messe solennelle d’actions de -grâces fut chantée, après laquelle la procession reprit le chemin de -l’église des Innocents. - -Ensuite pendant un siècle le cours régulier des choses est repris; -à Notre-Dame alternent les messes solennelles pour les entrées des -rois après le Sacre, des reines après le mariage, et les obsèques -de ces rois et de ces reines, cérémonies joyeuses ou funèbres entre -lesquelles il y a place pour des _Te Deum_, en actions de grâces pour -des victoires ou autres événements heureux. - -Une de ces entrées royales se fit de façon particulière et par -un chemin inaccoutumé, ce fut celle de la reine, femme de Louis -XI, en 1467. La Chronique de Jean de Troyes raconte cette entrée -exceptionnelle d’une façon très pittoresque: - -«Et le mardy premier jour de septembre, la Royne aussi arriva à Paris -en bateaulx par la rivière de Seine, et vint arriver au terrain -de Nostre-Dame, et illec à l’arrivée qu’elle fist trouva tous les -présidens et conseillers de ladicte court de parlement, l’évesque de -Paris, et plusieurs aultres gens de façon, tous honnestement vestus -et habillez. Et à l’entrée dudit terrain y avoit fait de moult beaulx -personnaiges, illec richement mis et ordonnez de par la ville de Paris: -et si est assavoir que avant que ladicte Royne se mist esdits bateaulx -pour venir à Paris, furent au devant d’elle et pour la recepvoir les -conseillers et bourgeois de ladicte ville en grant et notable nombre, -aussi tous en bateaulx, qui estoient tous richement couvers de belle -tapisserie et draps de soye. Et dedans iceulx estoient les petits -enfans de chœur de la Saincte Chapelle; qui illec disoient de beaulx -virelais, chançons et aultres bergerettes moult mélodieusement. Et si -y avoit aultre grant nombre de clarons, trompettes, chantres, haulx et -bas instruments de diverses sortes, qui tous ensemble jouoyent chascun -endroit soy moult mélodieusement, à l’eure que ladicte Royne, ses dames -et damoiselles entrèrent en leur basteau dedans lequel par lesdits -bourgeois de ladicte ville luy fut présenté ung beau cerf fait de -conficture, qui avoit les armes d’icelle noble Royne pendües au col: et -si y avoit plusieurs aultres beaulx drageouers tous plains d’espiceries -de chambre, belles confictures, grant quantité aussi y avoit de fruicts -nouveaulx de moult de sortes, violettes fort odorans gettées et semées -tout parmy le basteau, et vin à tous venans y fut baillé et distribué, -tant que on en vouloit avoir et prendre. Et après qu’elle eut faicte -son oraison à Notre-Dame de Paris, elle se rebouta en son basteau et -s’en vint descendre à la porte devant l’église des Célestins, où aussi -elle trouva dessus ladicte porte de moult beaulx personnaiges, et elle -descendit à terre, monta et ses dames et damoiselles sus chevaulx, -belles hacquenées et parlefrois qui illec l’attendoient, et puis s’en -ala jusques en l’ostel du Roy aux Tournelles. Et devant la porte dudit -hostel trouva aultres moult beaux personnaiges. - -«Et icelle nuit furent faits à Paris les feux par les rües d’icelle, et -illec mises aussi tables rondes et donné à boire à tous venans.» - -[Illustration: LA MAISON DU LIEUTENANT? (PORT-SAINT-LANDRY) D’APRÈS -LE PLAN DE TAPISSERIE] - -A cette époque et pour plusieurs siècles encore, l’administration, -pour ainsi parler, de Notre-Dame est partagée entre la juridiction du -chapitre exercée par un official, un promoteur, un greffier pour les -affaires ecclésiastiques, et la Barre du chapitre, juridiction pour la -temporalité, exercée par un bailli laïque, avec lieutenant, procureur -fiscal, greffier et huissier, de laquelle ressortent toutes causes -civiles, criminelles, de police et de droits seigneuriaux dépendant de -la censive du chapitre. - -Les audiences de ces juridictions se tenaient à l’auditoire dans le -cloître. - -Accessoirement on trouve encore la juridiction du chantre de Notre-Dame -sur les petites écoles de la ville, cité, université et faubourgs, -souvenir des premières écoles du cloître nées aux âges précédents au -pied de la cathédrale. - -Le XVIe siècle est le siècle des processions, à aucune époque la -cathédrale n’en vit autant, ni de plus pittoresques, ni de plus -étranges parfois, ni de plus tristes aussi: processions pour demander -au ciel la fin des calamités publiques, processions pour l’extirpation -de l’hérésie, lesquelles se terminaient souvent par des _brûlements_ -d’hérétiques, processions armées de la très sainte Ligue, etc., toutes -faisant défiler par les étroites rues de la Cité d’immenses cortèges -où parmi le clergé des paroisses, les théories de moines de toutes -les couleurs, prenaient place les prévôts, échevins et notables, les -membres du Parlement et de la cour des comptes, les corporations et -associations, et quelquefois aussi grands seigneurs et grandes dames de -la cour, et le roi lui-même. - -Au retour de la captivité de François Ier, le 14 avril 1526, le peuple -de Paris fit au roi chevalier une réception plus belle que celle faite -jadis au roi Jean en même circonstance. - -[Illustration: PHILIPPE LE BEL A NOTRE-DAME APRÈS LA BATAILLE DE -MONS EN PUELLE - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Tout Paris était sur pied. Le prévôt et les échevins, tout le corps -de ville avec archers et arquebusiers, étaient allés au-devant du roi -jusqu’à la chapelle Saint-Denis. Quand la tête du cortège, marchant -processionnellement avec les moines des couvents en avant-garde, et -nombre d’ecclésiastiques, croix et bannières nombreuses, fut signalée, -le Parlement se présenta à cheval en dehors de la porte Saint-Denis -pour haranguer le roi, tandis qu’en dedans des murs l’attendaient le -chapitre de Notre-Dame et le clergé des paroisses avec l’Université. - -D’autres processions, à quelques jours de distance, eurent encore -lieu pour rendre grâce au ciel de l’heureuse délivrance et elles -recommencèrent au retour des deux fils du roi, livrés à Charles-Quint -comme otages de la rançon de François Ier. Il y eut _Te Deum_ à -Notre-Dame et quelques jours après, procession du Parlement, du corps -de ville et du clergé de la Sainte-Chapelle apportant la châsse de la -sainte Croix. - -[Illustration: LE TERRAIN NOTRE-DAME.--MOTTE AUX PAPELARDS, XVIe -SIÈCLE] - -En 1547, le 21 mai, François Ier revenait encore à Notre-Dame; la -cathédrale célébrait le service solennel pour les obsèques du roi et -de ses fils François et Charles, morts l’un en 1534 et l’autre en -1536. Le cortège des obsèques fut un des plus imposants que vit jamais -la cathédrale. Tout le clergé de Notre-Dame reçut sur le parvis plus -de quarante évêques ou archevêques, tous à cheval, avec chapes et -mitres, avec plusieurs cardinaux montés de même, et nombre de princes -et seigneurs à cheval également, menant les trois corps, suivis du -Parlement, des échevins, et d’une foule de notables portant des -torches, qui reprirent après le service solennel les cadavres royaux -pour les conduire à l’abbaye de Saint-Denis. - -Sous Henri II les grandes processions ne furent pas moins nombreuses -que sous François Ier; on continua à les agrémenter de supplices -d’hérétiques. Les terribles querelles religieuses prenaient chaque -jour une gravité plus grande, le trouble était plus profond, les -esprits montés trouvaient maintenant tout simple d’ajouter le bûcher au -reposoir, et de faire, des carrefours où l’on brûlait les malheureux -réformés, une station obligée des processions. - -Une des cérémonies les plus belles, mais celle-là sans horrible -complément, fut la grande procession d’actions de grâces ordonnée par -le roi Henri II pour l’heureuse terminaison du siège de Metz et la -retraite désastreuse de la grande armée de cent mille hommes amenée -en Lorraine par Charles-Quint. Le 8 janvier 1553 Henri II avec toute -la cour, les plus grands seigneurs, les ambassadeurs, portant cierges -de cire blanche, les chevaliers de Saint-Michel en grand costume, -nombre de cardinaux et de prélats, la reine et les princesses, allèrent -prendre à la Sainte-Chapelle les croix de victoire et les reliques, et -les suivirent processionnellement jusqu’à Notre-Dame où fut chanté un -_Te Deum_. - -On voit quelques fêtes de mariages aussi à Notre-Dame, en ces temps où -les passions religieuses se font de plus en plus vives. - -C’est d’abord en 1558, le 24 avril, le mariage de la jeune reine -d’Ecosse Marie Stuart, qui allait sur ses seize ans, fleur de charme -et de beauté à peine éclose, avec le petit dauphin François tout juste -âgé de quinze ans. Marie Stuart avait été élevée à la cour de France -où elle émerveillait tout le monde par sa beauté qui commençait à -paraître, dit Brantôme, comme la lumière du soleil en plein midi, par -ses grâces, par son savoir qu’elle prouvait en prononçant des discours -latins devant la cour assemblée, par son goût pour la poésie et les -lettres. A Notre-Dame la jeune reine salua son époux du titre de -roi d’Ecosse, aux acclamations des seigneurs écossais présents à la -cérémonie; le roi Dauphin et la reine Dauphine, pauvre couple promis à -de tristes ou terribles destins, l’un qui devait si peu vivre, l’autre -qui devait si longtemps souffrir, furent en outre qualifiés de roi et -reine d’Angleterre et d’Irlande. Elisabeth devait s’en souvenir plus -tard. - -En 1572 eurent lieu les noces d’Henri de Navarre et de Marguerite de -Valois, prologue de la tragédie, à la veille de la Saint-Barthélemy. -La grande souricière à huguenots était tendue, Catherine de Médicis -y avait mis sa fille comme appât. Tentative de conciliation ou piège -longuement et savamment préparé, l’histoire ne sait trop et doute dans -la complication des intrigues; peut-être l’affaire du mariage envisagée -d’abord comme gage d’apaisement fut-elle ensuite considérée comme une -occasion d’en finir avec les chefs protestants qu’elle mettait sous la -main de la cour et du parti catholique. - -Après les fiançailles au Louvre le 16 août, le mariage fut célébré -le 18 à Notre-Dame. La différence de religion avait nécessité des -dispositions particulières; on avait construit sous le grand portail de -la cathédrale un vaste échafaud somptueusement paré de drap d’or, réuni -à travers la nef par une longue galerie à balustrade également parée, -à une tribune élevée devant le chœur d’où partaient deux degrés, l’un -pour descendre dans le chœur, l’autre pour sortir de l’église par le -transept sud et gagner l’Évêché. - -Marguerite, la reine Margot, merveilleusement habillée, constellée de -pierreries ayant couronne, garde-corps d’hermine, et grand manteau bleu -à quatre aunes de queue portée par trois princesses, et le huguenot -Henri de Navarre qui pour la circonstance avait quitté le deuil de sa -mère morte depuis deux mois, furent mariés sous le porche de l’église -par le cardinal de Bourbon, le futur Charles X de la Ligue; puis -les deux époux pénétrèrent dans l’église et traversant toute la nef -remplie de la plus noble assistance par la galerie préparée gagnèrent -la tribune du transept. Ici l’on se sépara, la reine Marguerite -descendit au chœur pour la messe, Henri de Navarre suivi de tous les -Huguenots prirent l’autre degré et gagnèrent la cour de l’évêché où ils -attendirent en se promenant que la messe fût dite. - -[Illustration: SAINT-DENIS DU PAS ET LE PETIT CLOÎTRE DERRIÈRE -L’ABSIDE DE NOTRE-DAME, XVIIe SIÈCLE] - -La messe terminée, le roi de Navarre, le prince de Condé, l’amiral -Coligny et les seigneurs huguenots rentrèrent dans l’église. Henri -de Navarre prit sa femme par la main pour la mener dîner à l’évêché. -On soupa le soir des noces en grand appareil dans la grande salle -du Palais, pour commencer la série des fêtes et divertissements qui -devaient avoir un si terrible lendemain. - -«Nous estant ainsi mariez, dit la reine Marguerite en ses Mémoires, -la fortune qui ne laisse jamais une félicité entière aux humains -changea bientôt cet heureux estat de triomphe et de nopces en un tout -contraire.» - -Le successeur de Charles IX, le troisième des fils de Catherine -qui se succédèrent sur le trône de France, Henri III aimait fort à -processionner, on le sait, et à courir les sermons d’une paroisse à -l’autre, plaisirs pieux que ce roi, étrange en tout, entremêlait de -mascarades profanes et de courses aux mauvais lieux, avec sa bande de -mignons qui le suivait fidèlement dans ses fringales de dévotions comme -dans ses folies de carnaval. En 1583, alors que la Ligue grandissante -lui créait de sérieux embarras et lui donnait de cruels soucis, Henri -III eut encore une fantaisie qui lui sembla propre à donner une haute -idée de sa dévotion au peuple de Paris, si porté vers la très sainte -Ligue et que toutes les processions royales n’avaient encore pu édifier -suffisamment. Il avait pris en Avignon, à son retour de Pologne, -quelque goût aux confréries de pénitents flagellants auxquelles il -s’était fait affilier avec la reine. - -Après avoir largement fêté le carnaval de 1583 de façon à se faire -admonester en chaire par les prédicateurs,--le roi, dit l’Estoile, -avec ses mignons furent en masques par les rues de Paris, où ils firent -mille insolences; et la nuit allèrent rôder de maison en maison, -faisant vilenies et lascivités avec ses mignons frisés, bardachés et -fraisés, jusqu’à six heures du matin du premier jour de carême... -Henri III, déposant les masques, ouvrit le carême avec autant d’ardeur -que les bals, en fondant au couvent des Augustins la congrégation des -pénitents de l’Annonciation de Notre-Dame ou des _Pénitents Blancs_. -Il y fit entrer avec lui ses mignons et d’autres gentilshommes de sa -cour, ainsi que quelques-uns «des plus apparents» du Parlement et de -la chambre des Comptes, avec bon nombre de notables bourgeois, et le -25 mars la nouvelle confrérie fit sa première et solennelle procession -des Grands Augustins à Notre-Dame. Les pénitents, tous enfouis en un -sac ou cagoule de toile blanche, avec un capuchon cousu au collet par -derrière, percé de deux trous pour les yeux par devant, marchaient -deux par deux, tous les rangs confondus. «Le cardinal de Guise, dit -l’Estoile, portait la croix; le duc de Mayenne, son frère, était -maître des cérémonies, le frère Edmond Auger, jésuite, bateleur de son -premier métier et un nommé du Peyrat chassé de Lyon pour crimes divers -marchaient en tête. - -[Illustration: PASSAGE RUE DES CHANTRES. 1830] - -«Les chantres du roi couverts du même sac chantaient les litanies en -faux bourdon. Arrivée au parvis Notre-Dame, toute la confrérie se mit -à genoux, entonna le _Salve Regina_ en très harmonieuse musique, et ne -les empêcha la grosse pluye qui dura tout le jour, de faire et achever -avec leurs sacs percés et mouillés leurs cérémonies commencées.» - -Les pénitents se flagellaient à coups de discipline tout le long de la -route et très sérieusement, «même des mignons auxquels on voyait le -pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se portaient; ils recommencèrent -aux flambeaux le soir du jeudi saint, allant toute la nuit d’église en -église et en grand magnificence de luminaire et de musique excellente, -faux bourdonnée». - -Cela n’empêchait point les gens de Paris de railler le roi et ses -«vraies mômeries» même à la cour, où les pages du Louvre s’amusaient -à parodier les pénitents en chantant des chansons de lansquenets, ce -pourquoi le roi en fit fouetter plus de cent. - -Sur ces processions et ces parodies religieuses il courait des chansons -et des épigrammes, entre autres celle-ci: - - Après avoir pillé la France, - Et tout son peuple dépouillé, - N’est-ce pas belle pénitence - De se couvrir d’un sac mouillé? - -[Illustration: LE PALAIS ÉPISCOPAL] - -Il faut noter, avant de continuer le chapitre des processions, parmi -les grandes cérémonies que vit Notre-Dame, le service solennel fait -pour le repos de l’âme de Marie Stuart, reine d’Ecosse, nièce de -messieurs de Guise, veuve du petit roi François II et de Bothwell, -décapitée dans sa prison à l’âge de quarante-cinq ans, le 8 février -1587. La malheureuse Marie, beauté fatale à beaucoup, comblée par la -nature de tous les dons de l’esprit, pour qui les peuples s’étaient -égorgés et tant de beaux seigneurs assassinés, avait été tenue captive -pendant dix-huit années par la terrible Elisabeth. Quand le bourreau -d’Elisabeth montra au peuple cette tête où tant de passions avaient -passé, «en cette montre, dit l’Estoile, sa coiffure chut en terre, on -vit que l’ennui et la fâcherie avaient rendue toute blanche et chenue -cette pauvre reine qui vivante avait emporté le prix des plus belles -femmes du monde». - -Le service en l’honneur de la reine d’Ecosse eut lieu le 13 mars à -la cathédrale, le duc de Mayenne et tous les princes de la maison -de Lorraine y assistaient en longs manteaux de deuil; le Parlement, -la chambre des Comptes, le Châtelet, le prévôt des marchands et les -échevins étaient également en robes de deuil le chaperon sur les -épaules. Il y eut de grandes démonstrations de douleur, Paris n’avait -point assez de larmes pour cette victime de la politique, que le parti -de la Ligue voulait transformer en martyre catholique, morte uniquement -pour sa foi, et tous les jours les prédicateurs s’efforçant d’attiser -les haines populaires «dextrement la canonisaient dans leurs sermons». - -De processions en mascarades, d’intrigues en négociations, les années -passaient, la situation de plus en plus s’embrouillait et s’aggravait -dans la confusion des partis au-dessus desquels grandissait la -puissance de la Ligue, poussée par la maison de Guise. Enfin toutes les -mines éclatèrent par la révolution de 1588 qui chassa le roi de Paris -et livra pour cinq ans la capitale aux Guises et à l’Espagne. - -La matinée de la grande journée des Barricades fut employée par les -troupes du roi, les gardes suisses et françaises occupant différents -points de la ville, et par les émeutiers à échanger des menaces, et à -se regarder de travers par-dessus les tas de pavés qui s’amoncelaient -sous la direction de gentilshommes et de soldats envoyés par le duc -de Guise, pour échauffer le zèle ligueur et former un fond solide aux -rassemblements populaires. - -Les chaînes tendues et les barricades terminées un peu partout, la -bataille commença dans la Cité, au moment où le roi venait d’ordonner -aux troupes de se rabattre sur le Louvre. Les arquebuses ligueuses -entamèrent le feu vers le petit Pont et le Marché-Neuf, et en même -temps les pavés et les pierres commencèrent à pleuvoir de toutes les -fenêtres sur les compagnies de Suisses cernées de tous côtés. - -Bientôt le combat devint furieux sur le Marché-Neuf au pied de l’église -Saint-Germain le Vieux, et les Suisses se mirent en retraite par la rue -Neuve-Notre-Dame. Leurs chefs, les seigneurs d’O et Corse essayèrent -de parlementer pour obtenir le passage, mais les assaillants ne s’en -montraient que plus ardents et plus furieux. L’arquebusade augmentait; -écrasés par les pavés des fenêtres, les pauvres Suisses semèrent des -cadavres tout le long de la rue Neuve-Notre-Dame, les uns jetaient -leurs armes, criaient à mains jointes montrant leurs chapelets: «Bons -catholiques!» et «Miséricorde!» M. de Brissac en sauva une partie qui -se rendit en criant: Vive Guise; il les fit désarmer et les enferma -en une boucherie du Marché-Neuf. Les autres purent passer le pont -Notre-Dame et regagner le Louvre, mais les seigneurs d’O et Corse, -échappés de la tuerie, confessèrent «qu’ils n’avaient jamais eu tant de -peur que cette heure-là». Pendant ce temps on creusait une grande fosse -au milieu du Parvis Notre-Dame, et l’on y jetait les cadavres laissés -sur le terrain par les Suisses. - -Paris était tout aux Guises et à la Ligue, et le lendemain le roi, -menacé dans son Louvre par la révolution triomphante, s’échappait par -les Tuileries, galopait jusqu’à Saint-Cloud où quatre mille soldats -suisses et français venaient le rejoindre. - -En décembre 1588, à Blois, le roi prend sur le duc de Guise sa -revanche de la journée de mai. Aux Etats réunis à Blois et composés en -majorité de ligueurs, il jette le cadavre du duc de Guise, tué dans -l’antichambre royale par quelques-uns des quarante-cinq Gascons de sa -garde particulière, et celui du cardinal de Guise dépêché ensuite à -coups de hallebarde. - -Quand, la veille de Noël, arrive la nouvelle de ces meurtres, Paris -entre dans un vrai délire de douleur et de fureur, que les chefs -ligueurs, les Seize, les curés des paroisses et les prédicateurs -s’efforcent d’entretenir par tous les moyens. Le Parlement rend un -arrêt contre les «meurtriers et assassinateurs de messieurs le cardinal -et duc de Guise», la Sorbonne va proclamer la déchéance d’Henri III, -«le perfide tyran, l’Hérode turc, allemand, anglais et polonais par le -corps et diable par l’âme» des prédicateurs de la Ligue. - -La ville de Paris voulut tenir sur les fonts du baptême, par les -mains de ses magistrats, un enfant dont la duchesse de Guise accoucha -en janvier, un mois après la mort de son mari. Ce fut une journée -magnifique où les capitaines, les quarteniers et dizainiers de Paris -marchaient deux à deux, portant flambeaux de cire blanche et suivis -des archers, arbalétriers et arquebusiers de la ville, tous avec mêmes -flambeaux, au bruit des canons tonnant sur la Grève. - -Le 30 janvier eut lieu à Notre-Dame une imposante cérémonie funèbre -en l’honneur du duc et du cardinal de Guise, en présence des cours -diverses du Parlement et du corps de ville, au milieu d’un concours de -peuple tel, dit l’Estoile, «que si c’eussent été des funérailles d’un -roy»; après laquelle cérémonie commencèrent des processions allant -de paroisse en paroisse, faisant des stations aux portraits des deux -princes défunts, ou à leurs effigies de cire percées de grands coups -de poignards, exposés partout. Dans ces processions, hommes et femmes, -petits garçons et petites filles, au nombre quelquefois de cinq ou six -cents, marchaient à demi nus en signe de désolation, avec des quantités -de religieux et de prêtres nu-pieds ou même vêtus seulement d’une -sorte de sac de toile blanche. On vit même avec une dramatique mise -en scène une procession générale d’enfants des deux sexes, en nombre -immense; ils portaient tous des cierges allumés qu’à un moment donné -ils éteignirent sous leurs pieds en disant: «Dieu permette qu’en bref -la race des Valois soit entièrement éteinte!» - -[Illustration: ESCALIER DANS LES GALERIES DE NOTRE-DAME] - -Et ce peuple était «si enragé de processions» que revenant à peine des -processions de la journée, il retournait dans la nuit réveiller ses -curés et les forçait à reprocessionner, les traitant de _politiques_ -et d’_hérétiques_ s’ils tentaient de faire quelques objections à leurs -paroissiens pour ce zèle intempestif. Le processionisme était, avec les -sermons, la folie de cette révolution si dévotieuse; ces processions -à tout propos nous représentent les fameuses _manifestations_ des -révolutions de notre temps, de même que nous pouvons voir nos _clubs_ -et nos _Réunions publiques_ dans les églises où déclamaient les enragés -prêcheurs de la Ligue. En 1588, tout commençait et se poursuivait par -prédications et par processions. Cette rage de dévotions n’empêchait -pas la licence d’être grande, même dans les églises, où, à la faveur de -la nuit, certains de ces zélés catholiques ne se gênaient point pour -rire et _muguetter_ au grand scandale de ceux qui processionnaient de -bonne foi. - -En juillet de l’année suivante, les troupes réunies d’Henri III et du -roi de Navarre étant venues mettre le siège devant Paris, lequel malgré -processions et sermons n’eût alors pas été en état de résister bien -longtemps, le coup de poignard du moine Jacques Clément exécutant Henri -III au milieu de son armée, en son camp de Saint-Cloud, assouvit les -haines des guisards et des ligueurs et sauva la ville aux abois. - -Le Jacobin assassin devint saint Jacques Clément, un martyr de la foi; -on le voulait faire canoniser, et en attendant il fut proposé de lui -élever une statue dans Notre-Dame. - -Henri IV durant quatre années encore devra chevaucher l’épée au poing -pour conquérir son royaume morceau par morceau, tournant autour de sa -capitale et cherchant à l’enlever par de brusques attaques. Le parti -de la Ligue s’est fortifié, Paris pendant des années est une grande -place de guerre, les Parisiens constamment sous les armes, en exercice -sur les places, de garde en leurs quartiers, aux remparts et boulevards -nouvellement élevés, sont devenus peu à peu des soldats, tous portant -l’arquebuse ou la hallebarde pour l’Union catholique. - -[Illustration: JOURNÉE DES BARRICADES.--COMBAT SUR LE MARCHÉ-NEUF] - -Même les moines des couvents étaient enrégimentés et quelques-uns -se distinguèrent aux escarmouches, comme les quelques jésuites qui, -de garde une nuit aux remparts du côté du faubourg Saint-Jacques, -repoussèrent une tentative d’échellade des troupes royales. Ces moines -formaient ainsi des bataillons casernés que l’on pouvait avoir sous la -main à toute heure en cas de besoin. - -Outre toutes les milices bourgeoises, toujours assez longues à -rassembler par les tambours des quartiers, les Seize avaient organisé -quelques compagnies ou bandes régulières, véritables soldats -entièrement à leurs ordres, qu’ils logeaient où ils pouvaient. - -Chaque révolution voit naître ainsi des corps formés de la partie jeune -et remuante des milices bourgeoises, imbue plus violemment des passions -du temps, par exemple certaines compagnies des sections de 93, la -mobile de 48, ou les compagnies de guerre et les corps francs de 70-71. - - -A cette époque, les galeries hautes de Notre-Dame servirent au logement -de ces compagnies. La cathédrale fut alors comme une caserne guisarde. -Dans la grande restauration de l’édifice entreprise de nos jours on a -retrouvé bien des traces de ce casernement. «En enlevant les anciens -carrelages des galeries, dit Viollet le Duc, on a trouvé meubles -brisés, vêtements, fragments d’ustensiles de cuisine; tout avait été -jeté pêle-mêle dans les reins des voûtes à la dernière heure de la -tyrannie des chefs de la Ligue.» - -Aux voûtes de Notre-Dame étaient suspendus de nombreux drapeaux -enlevés, disait-on, aux troupes royales. Quelques-uns peut-être -étaient vrais et avaient été rapportés par les reîtres de Mayenne, qui -d’ailleurs en avaient laissé bien davantage aux mains des royaux aux -journées d’Arques et d’Ivry; les autres étaient de la fabrication de la -duchesse de Montpensier ou des Seize, qui ne reculaient point devant -les plus grossières supercheries pour exciter le zèle des Parisiens et -les encourager à la résistance. - -En janvier 1590 était arrivé un légat envoyé par le pape Sixte-Quint -pour fortifier le parti de la Ligue, «opérer la réunion de tous -les Français à la loi romaine et concourir à l’élection d’un roi -catholique»; c’est-à-dire au fond pour veiller aux intérêts du -Saint-Siège et travailler à l’élection du prince, soit de la maison de -Lorraine, soit d’Espagne, qui offrirait le plus de garanties. - -Le cardinal Gaetano, légat du pape, accompagné d’une suite nombreuse -de moines et de prédicateurs fameux venant renforcer ceux que Paris -renfermait déjà, fit une entrée solennelle le 20 janvier. Le cardinal -de Gondi, évêque de Paris, plusieurs évêques des provinces et les -principaux de l’Union, avec dix mille bourgeois allèrent à sa rencontre -à la porte Saint-Jacques. Seize bataillons de milice bourgeoise -rendaient les honneurs. Après la harangue du prévôt des marchands -La Chapelle-Marteau, qui l’assura de la soumission des Parisiens au -Très Saint-Père, le légat monté sur une mule fut placé sous un dais -et marcha en grande pompe jusqu’à Notre-Dame pour entendre un _Te -Deum_ solennel, après lequel il fut conduit à l’évêché qui avait été -magnifiquement préparé pour lui servir de résidence pendant son séjour. - -Le surlendemain de son arrivée, le légat alla au Parlement escorté -d’un grand nombre de seigneurs et de ligueurs marquants; il parut en -la Chambre dorée où les cours étaient assemblées et s’avança pour se -placer dans l’angle où était le siège du roi pour les lits de justice, -mais le président Brisson le retint et «le prenant par la main comme -voulant lui faire honneur, le fit asseoir sur le banc au-dessous de -lui». Quelque temps après, le légat officiant pontificalement, assisté -de plusieurs évêques et prélats, fit prêter au prévôt des marchands, -aux échevins, colonels, capitaines, lieutenants, et enseignes de tous -les quartiers et dizaines de Paris, le serment d’employer leurs vies -pour la conservation de la religion catholique, apostolique et romaine, -et de ne prêter jamais obéissance à un roi hérétique quel qu’il fût, -lequel serment les colonels et capitaines devaient ensuite faire jurer -au peuple, chacun en son quartier. - -La guerre se poursuivait en province, Mayenne se faisait battre à -Arques et à Ivry. En mai 1590, le Béarnais poussa une pointe sur Paris -pour tâter la capitale, mais il n’était pas temps encore, une attaque -sur les faubourgs du nord échoua, La Noue, toujours en avant, ayant -été blessé grièvement près de Saint-Laurent. Les royaux s’emparèrent -des ponts de Charenton et de Saint-Maur, brûlèrent les moulins de -Belleville pour affamer la ville. Henri IV dirigeait les opérations -du haut de Montmartre, où il s’était logé dans l’abbaye, pour les -beaux yeux de l’abbesse, disait-on. L’attaque de vive force n’ayant -pas réussi «à amollir la dureté de ce peuple», les troupes royales -s’établirent pour un investissement en règle. - -[Illustration: PLACE DU PARVIS NOTRE-DAME, 1860, D’APRÈS MARTIAL -POTÉMONT] - -Mayenne, de retour d’Ivry, s’était échappé pour courir en Flandre -solliciter des secours des Espagnols, laissant la direction des -affaires à son frère le duc de Nemours, grandement secondé par la -remuante Mlle de Montpensier. - -Paris investi, entendant journellement le canon et les mousquetades aux -faubourgs et commençant à ressentir les effets de la disette, recourait -de plus belle aux prédications et aux processions. Le 3 juin fut une -des plus curieuses journées de ces temps si extraordinaires; c’est le -jour de la fameuse procession des couvents en armes, dite _Procession -de la Ligue_. C’était une revue plutôt qu’une procession, une montre -des religieux et des écoliers, convenue la veille aux Augustins entre -le gouverneur, les abbés et les docteurs de la Sorbonne. - -Étrange spectacle pour la foule accourue de tous les points de la -ville, massée sur les places, sur le parvis Notre-Dame, le long des -étroites rues de la Cité et des ponts, penchée à toutes les fenêtres. -Des hymnes religieuses entonnées pour chant de marche, quelques salves -tirées par des moines plus enthousiastes qu’expérimentés, ce qui -n’allait point sans un certain danger, comme faillit s’en apercevoir -monsieur le légat lui-même, un grand bruissement de ferraille, -annoncèrent l’arrivée dans la Cité de l’armée monacale, conduite par -l’évêque de Senlis Rose, commandant général, avec un certain nombre -d’ecclésiastiques pour capitaines. - -L’évêque Rose s’avançait fièrement en tête, un crucifix d’une main, -une pertuisane de l’autre; le prieur des Chartreux, armé de même, -conduisait ses religieux marchant quatre par quatre; venait le prieur -des Feuillants ensuite avec ses moines, un ordre nouvellement fondé et -très populaire à Paris, les quatre ordres mendiants, puis les Capucins -et les Minimes. Tous ces moines, robes retroussées, portaient le casque -en tête, parfois le corselet d’acier, et brandissaient la longue pique -ou la hallebarde, d’autres marchaient l’arquebuse sur l’épaule, la -fourchette et la mèche à la main, avec la bandoulière en sautoir, le -crucifix à la ceinture et de longues colichemardes au flanc. Entre -chaque bataillon de moines marchait une compagnie d’écoliers, armés de -la même façon, conduits par les professeurs. - -[Illustration: TENTATIVE DES TROUPES ROYALES SUR LE REMPART PRÈS LA -PORTE SAINT-JACQUES] - -Sur les flancs de la colonne qui comptait environ treize cents hommes, -on voyait courir comme des sergents de bataille, très affairés à faire -serrer les rangs et ordonner les manœuvres les fameux curés ligueurs, -Le Pelletier, curé de Saint-Jacques la Boucherie, Hamilton, curé de -Saint-Cosme, enragés guisards casqués, cuirassés et armés comme les -autres, dom Bernard de Montgaillard, dit le _petit Feuillant_, fameux -prédicateur, et quelques meneurs de quartier parmi lesquels un avocat -tout armé à blanc de cuirasse, brassards et cuissards, une bourguignote -surmontée d’un grand panache sur la tête. - -Curés et prieurs toujours en mouvement, tantôt arrêtaient leurs -moines pour chanter des hymnes, tantôt faisaient presser le pas, ou -ordonnaient des évolutions et commandaient des salves, ce qui n’allait -pas toujours bien. Ce Paris si moqueur d’ordinaire ne riait pas et se -montrait au contraire très sérieusement édifié; les politiques venus -en curieux se gardaient bien de sourire et de laisser paraître des -sentiments dont il eût pu leur cuire grandement. - -[Illustration: LE PONT NOTRE-DAME, XVIe SIÈCLE] - -M. le légat vint passer les bataillons en revue dans les rues devant -Notre-Dame; il était en carrosse avec le cordelier Panigarole, le -jésuite Bellarini et quelques ecclésiastiques, tous Italiens. Comme -la colonne retraversait la Cité par le pont Notre-Dame pour gagner le -quartier de l’Université par le Petit-Pont, il faillit arriver près -du pont Notre-Dame un grave accident au légat. La colonne s’arrêtant -pour recevoir la bénédiction du prélat, on voulut sur l’ordre du -chef présenter les armes et répondre à la bénédiction par une salve -en l’honneur du légat; toute l’armée monacale tira les épées, haussa -hallebardes et piques dans un beau désordre, les arquebusiers et -mousquetaires chargèrent leurs armes et tirèrent en l’air. - -Cette escopetterie fit beaucoup de bruit et même un peu de besogne, -car certains de ces soldats novices avaient chargé à balle. Quelques -coups portèrent, un domestique de l’ambassadeur d’Espagne fut blessé -et le légat vit un de ses officiers tomber mort à ses côtés dans son -carrosse. Il n’en demanda pas davantage. - ---Mes amis, dit-il, effrayé, le soleil de juin est trop chaud, il -m’incommode!... Et il se hâta d’achever sa bénédiction, écourta ses -félicitations et regagna l’évêché. - -Le bon peuple d’alors ne trouvait pas l’ecclésiastique tué si fort à -plaindre, criant au contraire tout haut qu’il était très «fortuné» -d’être tué en une si sainte occasion, et les moines, en continuant leur -marche, ne se firent pas, pour si peu, faute de saluer par d’autres -salves sur leur route les maisons des notables de la Ligue. - -En témoignage de l’impression que cette étrange procession fit sur les -contemporains, il nous est resté quelques tableaux et un certain nombre -d’estampes françaises ou étrangères, reproduisant le défilé de tous ces -frocards enrégimentés dans les rues devant Notre-Dame ou sur la place -de Grève. - -Des recherches ordonnées au commencement du siège avaient trouvé deux -cent vingt mille Parisiens dans la ville et tout au plus des grains -pour nourrir pauvrement tout ce monde pendant un mois. Henri IV, avec -douze mille hommes de pied et trois mille chevaux, bloquait la ville -et coupait tous les arrivages, ainsi donc bien peu de vivres purent -entrer, et cependant Paris affamé, souffrant d’horribles maux, ayant -dévoré tous ses chiens et ses chats et jusqu’à l’herbe des fossés, -tint pendant trois longs mois. Tous les couvents, il est vrai, avaient -emmagasiné des vivres pour plusieurs trimestres de consommation, -mais dès la fin du premier mois les Seize mettaient la main sur une -partie de ces provisions. A la fin d’août, les lansquenets «mourant de -malerage de faim, commencèrent à chasser aux enfants comme aux chiens -et en mangèrent trois»... - -Pour faire prendre patience à ces affamés, on continuait à faire -«d’infinies» processions, M. le légat répandait largement les pardons -et indulgences, et les prédicateurs, du haut de la chaire, annonçaient -tous les jours des secours prochains et la délivrance sous huitaine. - -Mais juste comme la ville agonisante allait être acculée à la -reddition, l’armée lorraine-espagnole du prince de Parme et de Mayenne -arriva sous Meaux et le Béarnais fut obligé de lever le siège pour ne -pas risquer une bataille sous les murs de la ville. Le matin du 30 août -Paris se trouva débloqué. - -Le jour même un _Te Deum_ solennel fut chanté à Notre-Dame devant M. -le légat, M. de Nemours, les principaux seigneurs et la foule des -Parisiens, joyeux comme des ressuscités. - -_Te Deum_ plus tard pour l’échec de l’échellade empêchée par les -jésuites du quartier Saint-Jacques en septembre 1590. _Te Deum_ pour -l’échec d’une tentative des royaux sur la porte Saint-Honoré, faite par -des soldats déguisés en meuniers, tentative dite journée des Farines; -grandes processions pour tous les motifs possibles, avec promenade des -châsses des églises. - -Les Parisiens souffrant énormément des maux de la guerre interminable -processionnaient et reprocessionnaient. Pour les maintenir dans les -sentiments ligueurs, les curés du parti se livraient à des prédications -de plus en plus exaltées. Si les sermons n’avaient suffi pour -entretenir l’esprit de résistance, les Seize étaient là, appuyés sur -la garnison espagnole et sur leurs bandes soldées composées en grande -partie de gens de sac et de corde, qu’on appelait les _minotiers_ parce -qu’ils recevaient chaque semaine un écu et un minot de blé. - -Le parti des politiques, de ceux qui voyaient en quel gouffre cette -anarchie précipitait la France, gémissait de la tyrannie des Seize, -mais pour éviter les pendaisons, les exécutions sommaires, il était -obligé de dissimuler. Alors dans le logis de Jacques Gillot, dans une -petite maison de l’enceinte du Palais sous la Sainte-Chapelle, sept -de ces politiques, juristes ou poètes se consolaient des tristesses -du temps en flagellant et ridiculisant dans la _Satire Ménippée_ les -ambitions hypocrites, les déloyautés, les folies et les fureurs des -meneurs outranciers de la très Sainte Ligue. - -En janvier 1593, les états généraux de la Ligue, dont la réunion -avait été longtemps entravée par la guerre, purent se réunir à Paris, -convoqués à l’effet d’élire un roi catholique que les uns entendaient -bien être le roi d’Espagne, les autres le duc de Mayenne ou un -autre prince de la maison de Lorraine. Les députés étaient venus à -grand’peine et souvent par des chemins très détournés, de toutes -les villes tenant pour l’union. Le dimanche 24 janvier eut lieu à -Notre-Dame en grande pompe la communion générale de ces députés, après -une procession et un beau sermon de l’archevêque d’Aix. - -Ces États devaient discourir longtemps sans pouvoir arriver à rien -naturellement, travaillés de mille intrigues, aux prises avec mille -difficultés, tiraillés entre l’Espagne et les divers candidats au -trône, Mayenne, Nemours, ou leur neveu le jeune duc de Guise, cependant -que le Béarnais travaillait à abaisser les barrières qui le séparaient -encore de ce trône, en consentant à se laisser instruire dans la -religion catholique,--pour rassurer ceux de la Ligue qui pouvaient -craindre sincèrement pour les catholiques de France, sous un roi -hérétique, les persécutions que souffraient alors les catholiques -d’Angleterre,--puis en prononçant son abjuration solennelle le 25 -juillet 1593 à l’église abbatiale de Saint-Denis et en se faisant -sacrer à Chartres le 27 février 1594. - -Les Espagnols, les Seize et les ligueurs endurcis continuant à peser -sur cette ville, qui désabusée peu à peu se détachait de la Ligue et -aspirait au repos sous le roi légitime converti au catholicisme, ne -devaient cependant pas si bien la garder qu’enfin n’arrivât le jour -prévu et appelé par tant de gens, de l’entrée des troupes royales. - -Les voûtes de la cathédrale, en ce grand jour du 22 mai 1594, vont -encore retentir du bruissement des armures, du claironnement des -trompettes et du fracas des piques sonnant sur le pavé. C’est encore -une procession armée, mais une procession de soldats en costume de -bataille, accompagnant le roi Henri venant militairement ouïr la messe -et remercier Dieu de la réduction de sa capitale, opérée presque sans -férir le moindre coup d’épée. - -Dans la nuit, à trois heures du matin, en exécution de conventions -passées avec le roi, le duc de Brissac, gouverneur de Paris pour -la Ligue, le prévôt des marchands Lhuillier, l’échevin Langlois et -quelques capitaines de quartier, déjouant la surveillance inquiète des -Seize, s’étaient saisis de la porte Saint-Denis et de la Porte-Neuve -située sur le quai entre le Louvre et les Tuileries. Vers quatre -heures, les soldats royaux se présentèrent, franchirent ces portes -et se glissèrent immédiatement par les remparts jusqu’à la porte -Saint-Honoré, dont les canons furent retournés contre la ville vers le -débouché des grandes voies. Le roi avec une forte troupe s’acheminait -vers le Pont-Neuf par le quai de l’Ecole, où un corps de garde de -lansquenets, essayant de résister, fut rapidement culbuté, passé au fil -de l’épée ou jeté à l’eau. Henri IV était en simple pourpoint, quand il -entendit le bruit fait par la tentative de résistance des lansquenets, -il se fit boucler sa cuirasse et coiffa une salade, mais bientôt il -vit, à l’attitude du peuple de Paris, que la précaution était superflue. - -[Illustration: CLOÎTRE NOTRE-DAME.--RUE CHANOINESSE. 1896] - -Ce vieux Paris ligueur se réveillait stupéfait, se frottait les yeux à -la vue des écharpes blanches, mais montrait une humeur favorable. Tout -se fit dans le meilleur ordre, les Seize avertis des négociations -ouvertes, avaient été envoyés par Brissac lui-même, veiller dans le -quartier de l’Université qu’on prétendait devoir être livré au roi, les -troupes espagnoles et wallonnes furent bloquées en leurs logis, des -bourgeois gagnés à la cause royale prirent l’écharpe blanche, sortirent -en armes au petit jour, se saisirent du Pont Saint-Michel et du petit -Châtelet, tandis que les troupes royales occupaient avec célérité les -ponts et le Palais, le grand Châtelet et le Louvre, où le roi entra un -instant. - -[Illustration: LA PROCESSION DE LA LIGUE, 3 JUIN 1590 - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Les Parisiens criaient: la paix! la paix! ou vive le Roi! Deux ou -trois obstinés ligueurs seulement sortirent en armes dans la cité, -mais personne ne les suivit et ils furent aussitôt jetés morts sur -le pavé. Le curé Hamilton, dans le quartier de l’Université, prit la -pertuisane aussi pour soulever ses paroissiens, mais convaincu bientôt -de l’inutilité de ses efforts, il rentra vite à son presbytère. - -[Illustration: L’ABSIDE ET LE TERRAIN NOTRE-DAME AU XVIIe SIÈCLE] - -Restaient les Espagnols, enfermés assez penauds dans les postes qu’ils -tenaient encore. - -Henri IV fit porter au duc de Feria la proposition de se retirer avec -armes et bagages sur la Flandre à la condition qu’il ne risquerait -aucune tentative de défense inutile. Cette capitulation fut, dans la -mauvaise situation où se trouvait la garnison étrangère, acceptée -aussitôt, et s’exécuta dans l’après-midi du jour même, les Espagnols -sortant par la porte Saint-Denis «drapeaux déployés, tambours battants, -les armes sur l’épaule et la mèche éteinte». - -Tout étant ainsi réglé, le roi enleva sa salade et recoiffa son feutre. -Le peuple en proie depuis six ans à l’anarchie, ayant souffert tous les -maux imaginables, entourait ce roi qu’il avait tant de fois maudit, -qu’il avait, en tant d’occasions, voué à toutes les colères du ciel; -les gens se pressaient autour de son cheval et acclamaient joyeusement -le roi légitime, le sauveur annonçant la fin des séditions, des famines -et des guerres. - -Enfin, toutes les mesures prises pour s’assurer la possession -tranquille de sa capitale, ayant pourvu à tout et fait partir des -cavaliers accompagnés de hérauts et de trompettes pour annoncer une -amnistie générale par tous les quartiers, et semer en outre des billets -imprimés la veille à Saint-Denis, promettant l’oubli des choses -«passées et advenues» depuis les troubles, défendant la recherche de -quelque personne que ce fût, même des Seize, pour tous faits de guerre -civile, et portant l’engagement du roi de vivre dans la religion -catholique, Henri IV se dirigea vers la cathédrale avec un certain -nombre de gentilshommes marchant autour de lui, les uns à pied, les -autres à cheval au milieu de la multitude accourant de toutes les rues. - -En avant du groupe royal, pour fendre la foule, marchait une troupe de -cinq ou six cents gendarmes qu’on avait fait descendre de cheval, armés -de toutes pièces, c’est-à-dire avec cuirasses, brassards et cuissards, -le pot en tête, traînant la pique basse «en signe de victoire consentie -volontairement» disent les _Mémoires historiques_ de Palma Cayet. - -Seuls, dans cette foule traversée par le cortège guerrier, quelques -vieux ligueurs restaient silencieux, n’en pouvant croire ni leurs yeux, -ni leurs oreilles. Était-ce bien le Béarnais maudit qui marchait en -maître dans la citadelle de l’Union, dans la ville encore idolâtre des -Guises si peu de temps auparavant, était-ce lui qui s’avançait vers -la vieille cathédrale d’où si souvent de solennelles prières pour son -anéantissement s’étaient élevées vers le ciel? - -Quand cette superbe troupe déboucha sur le parvis au son des trompettes -et clairons, les grosses cloches et le bourdon de Notre-Dame -ébranlaient les airs de leur formidable carillon d’allégresse, dominant -toutes les acclamations et le bruit des trompettes et des clairons. - -Au grand portail, le roi mit pied à terre. Il n’y avait là, pour -le recevoir, aucun des grands dignitaires de l’Église, l’évêque de -Gondi, le doyen et les principaux chanoines étaient loin de Paris; les -prélats, les abbés et les moines qui, naguère, défilaient à la place -des piquiers royaux, la cuirasse sur le froc et la hallebarde en main, -se tenaient enfermés en leurs couvents. L’archidiacre Dreux, lequel -dans la nuit mourut subitement des suites du saisissement ressenti, -dit-on, et quelques prêtres vinrent au-devant du roi, le crucifix en -main et le haranguèrent avec un reste de mauvaise humeur, souhaitant -que «Dieu le rendant bon roi, il pût avoir un bon peuple». - ---Je rends grâces et loue Dieu infiniment des biens qu’il me fait, -répondit le roi, en baisant la croix que les prêtres lui présentaient, -les reconnaissant en si grande abondance, principalement depuis ma -conversion à la religion catholique, apostolique et romaine, en -laquelle je proteste, moyennant son aide, de vivre et de mourir. Quant -à la défense de mon peuple, je m’y emploierai toujours et jusqu’à la -dernière goutte de mon sang et dernier soupir de ma vie. Quant à son -soulagement, j’y ferai tout mon pouvoir et en toutes sortes, dont -j’appelle Dieu et la Vierge sa mère à témoin. - -Le roi entra dans l’église et pénétra dans le chœur jusqu’au grand -autel devant lequel on le vit s’agenouiller et se recueillir quelque -temps dans un grand silence. - -Enfin, il était à Paris! Quelles réflexions devaient traverser la tête -de ce soldat qui, après tant de fatigues et de dangers, se trouvait -aujourd’hui vraiment le maître de ce royaume si chaudement disputé, -après tant de ruines accumulées, de cadavres amoncelés, de changements -et de bouleversements parmi les choses, les hommes et les sentiments! - -Ces réflexions les assistants, devant la grandeur du spectacle et -l’importance de l’événement, entrevoyant la fin des luttes religieuses, -les faisaient également, et aussi la foule qui s’amassait dans l’église -et sur le parvis, à travers laquelle des bruits de prodiges couraient -déjà. La prière silencieuse du roi terminée, soudain éclatèrent les -chants et les orgues pour le _Te Deum_ d’actions de grâces qui acheva -de remuer tous les cœurs. - -Quand le roi sortit de Notre-Dame, il eut, pour gagner le Louvre, à -traverser une foule encore plus serrée qu’à l’arrivée, tout Paris -descendant à la Cité pour le voir. On n’apercevait partout qu’écharpes -blanches; toutes les fenêtres sur le passage, du haut en bas des -maisons, étaient garnies de gens de toute qualité poussant les mêmes -acclamations joyeuses. - -Le roi avait encore à faire en cette heureuse journée, il avait à -veiller au départ des Espagnols, suivant la capitulation consentie; -ce qu’il fit avec une courtoisie gouailleuse en allant avec ses -gentilshommes les regarder partir d’une fenêtre de la porte Saint-Denis. - ---Recommandez-moi à votre maître, mais n’y revenez plus! dit-il en -rendant le salut au duc de Feria. - -Le curé Boucher, quelques-uns des Seize, des prédicateurs de la Ligue, -n’osant pas se fier au pardon accordé par ce roi tant vilipendé par -eux, marchaient au milieu des compagnies espagnoles et les suivirent -jusqu’en Flandre. - -Henri IV, une fois les Espagnols mis sur la route des Flandres, avait -à recevoir les présidents du Parlement, les échevins de la ville, -à pourvoir à bien des choses, comme à rassurer, par exemple, la -duchesse de Montpensier et la duchesse de Nemours, lesquelles dames -se trouvaient bien «déconfortées», Mme de Montpensier ayant eu, au -premier bruit de l’événement, un accès de terreur fortement mélangée de -furieuse colère. Il y avait à rassurer encore le cardinal de Plaisance, -légat du Pape et aussi le cardinal de Pellevé, mais celui-ci, déjà -au lit et fort malade, préféra tomber en fièvre chaude à l’hôtel des -archevêques de Sens, à la nouvelle de l’entrée du roi, et mourir le -lendemain. - -Une procession annuelle fut instituée en mémoire de la reddition de -Paris. Au jour anniversaire du grand événement, la cour, le Parlement, -le bureau de la ville se réunissaient à Notre-Dame et suivaient la -procession aux Grands-Augustins. - -[Illustration: DÉMOLITION DE LA CITÉ. 1860] - -Les fureurs religieuses n’étaient pas complètement éteintes et le roi -se sentait encore en butte à la haine secrète de bien des prêtres -obstinément fidèles aux idées de la Ligue. Le 27 décembre de cette -même année, eut lieu l’attentat de Jean Châtel qui se souvenait trop -des prédications de la Ligue. Condamné le 29, Jean Châtel fut exécuté -le même jour aux flambeaux. Il fut amené à la nuit tombée sur la place -du parvis Notre-Dame pour y faire amende honorable devant le grand -portail, «nu, en chemise, une torche de cire ardente du poids de deux -livres à la main, après quoi, suivant les termes du jugement, il fut -remis en son tombereau, et conduit à la Grève pour y subir son arrêt». - -Le soir même de l’attentat, comme le peuple était en grande rumeur, -en grande inquiétude sur la blessure du roi, et menaçait de s’en -prendre aux débris du vieux parti ligueur, le roi, pour rassurer ce -peuple inquiet, alla sur les huit heures du soir avec toute la cour -à Notre-Dame où un _Te Deum_ fut chanté, en outre duquel, peu de -jours après, fut faite une grande procession d’actions de grâces, de -la cathédrale à l’abbaye Sainte-Geneviève. Le roi venu à Notre-Dame -en carrosse suivit ensuite la procession à pied, accompagné de toute -la Cour, avec les gardes et les archers, avec le Parlement et tous -les corps constitués. Bourgeois et gens du peuple se pressaient aux -fenêtres sur le parcours, ou remplissaient les rues tapissées et -décorées. - -Nombreux _Te Deum_ encore à Notre-Dame. Le 21 octobre 1597, au retour -du roi, après la campagne où il avait été forcé de se remettre à faire -le roi de Navarre pour reprendre Amiens aux Espagnols, réception -solennelle du roi victorieux et _Te Deum_ d’actions de grâce à la -cathédrale. - -Le 12 juin 1598, des feux de joie furent allumés par la ville, les -cloches carillonnaient; à l’Hôtel de Ville, dix mille pains étaient -distribués aux pauvres et dix futailles de vin défoncées pour la -soif du peuple. Les autorités diverses, le Parlement en robes noires -se rendaient à Notre-Dame pour assister au _Te Deum_ chanté pour la -publication du traité de paix signé à Vervins avec l’Espagne et la -Savoie, par l’entremise du cardinal de Médicis, légat du Pape. - -Huit jours après, le dimanche 21, autre et plus imposante cérémonie à -Notre-Dame. Le roi et les ambassadeurs espagnols jurent solennellement -la paix signée à Vervins. L’église pour la circonstance est toute -tendue de tapisseries, des estrades sont préparées dans le chœur pour -les grands officiers de la couronne, les seigneurs et les dames de -la cour. Le roi était placé sous un dais avec le légat du pape, des -évêques et les ambassadeurs autour de lui. - -Après avoir entendu une messe solennelle, le roi et le légat vinrent se -placer devant le grand autel ainsi que les ambassadeurs Espagnols; le -chancelier et le secrétaire d’Etat s’avancèrent et firent lecture des -articles de la paix qu’ensuite le roi, la main sur les évangiles tenus -par un clerc, jura d’observer et de faire observer en son royaume. - -Après révérences et salutations des ambassadeurs espagnols et -achèvement des cérémonies, le cortège royal, au bruit de mille -acclamations, quitta la cathédrale et se rendit à l’évêché où -l’attendait un magnifique festin en l’honneur du légat et des -ambassadeurs espagnols. - -Le 28 septembre 1601, pour la naissance du Dauphin, le futur Louis -XIII, _Te Deum_ chanté à Notre-Dame, en même temps que dans toutes les -églises de Paris. Henri IV qui avait des enfants de ses maîtresses, -de Gabrielle d’Estrée en particulier, qu’il aurait épousée sans les -oranges empoisonnées de Zamet, possédait un héritier légitime pour son -trône, et toutes les églises de Paris carillonnaient enfin sa joie. - -Dix ans après, les 29 et 30 juin 1610, une cérémonie lugubre ramenait -Henri IV à Notre-Dame. Assassiné le 14 mai, ses obsèques retardées -par différentes circonstances avaient lieu un mois et demi après sa -mort. Le 29, au milieu d’un immense concours de peuple le cortège des -funérailles suivait les rues tendues de noir du Louvre à Notre-Dame. A -la levée du corps le jeune roi Louis XIII avait un manteau de deuil à -cinq queues portées par les princes chargés de conduire le deuil, le -prince de Conti, le comte de Soissons, le duc de Guise, le prince de -Joinville et le chevalier de Guise, revêtus aussi de manteaux de deuil -à grandes queues portées par des gentilshommes. - -Le premier jour des funérailles, les vêpres des morts furent seules -chantées, le corps resta en chapelle ardente; le lendemain le cortège -funèbre reparut, entendit la grand’messe des morts et accompagna la -dépouille mortelle du Béarnais jusqu’aux caveaux royaux de Saint-Denis. - -[Illustration: LA TOURNELLE ET LA PORTE SAINT-BERNARD. XVIe SIÈCLE] - - - - -[Illustration: L’ABSIDE DE NOTRE-DAME VUE DU QUAI DE L’ILE -SAINT-LOUIS (HÔTEL DE BRETONVILLIERS)] - -CHAPITRE XI - -LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE) - - Les cérémonies sous Louis XIII.--Bagarres dans l’église.--Parlement - et Chambre des Comptes.--Le vœu de Louis XIII.--Dévastation du - chœur sous Louis XIV.--L’ancien chœur, le jubé et la clôture - historiée.--Les étendards ennemis.--Pompes joyeuses et cérémonies - funèbres.--Marie-Antoinette.--Bénédiction des drapeaux de la Garde - Nationale.--La dernière amende honorable au Parvis.--Suite des - dévastations.--Le trésor.--La déesse Raison. - - -[Illustration: LES OISELEURS SUR LE PARVIS DE NOTRE-DAME AUX -RELEVAILLES DE MARIE-ANTOINETTE] - -En différentes circonstances, pour des _Te Deum_, pour des entrées -solennelles, les cérémonies à Notre-Dame furent nombreuses aussi -sous Louis XIII. C’en était fini des grandes scènes dramatiques que -la cathédrale avait vues pendant le siècle troublé et passionné qui -venait de se clore; au XVIIe siècle, Notre-Dame devait seulement -servir de cadre à des pompes joyeuses ou tristes, toujours fastueuses, -entremêlées seulement parfois de querelles ridicules pour des questions -d’étiquette. Les passions étaient éteintes ou fatiguées, les caractères -apaisés ou refroidis; le siècle nouveau, à part la secousse de la -Fronde, révolution avortée précisément en raison de ce rapetissement, -devait être un temps régulier et ordonné. - -Il faut, dans le nombre de ces solennités à la cathédrale sous le -successeur de Henri IV, mettre à part l’étrange réception du cardinal -Barberini, légat du pape, le 10 mai 1625, le _Te Deum_ chanté à -l’occasion de la prise de la Rochelle le 4 novembre 1628 et la -cérémonie du 15 août 1638. - -La réception du légat fut l’occasion de querelles entre les échevins -et les représentants des corporations, de disputes sur le cérémonial -entre le légat et les évêques et archevêques appelés à figurer dans la -réception. Chacun y mit une parfaite mauvaise grâce et tout alla le -plus mal possible dès la porte Saint-Jacques, si mal qu’en arrivant -au Marché-Neuf, de querelle en querelle, les horions se mirent de -la partie et que le légat tombé de sa mule blanche, vit déchirer en -morceaux le dais sous lequel il marchait, et fut tout heureux de -trouver Notre-Dame comme un refuge. - -Au _Te Deum_ chanté en présence de la reine et de la cour pour la chute -de la ville huguenote, une question d’étiquette faillit mettre aux -prises, dans la cathédrale même, les conseillers du Parlement et les -conseillers d’Etat. Les membres du Parlement prétendaient occuper dans -le chœur les premières places sous le siège épiscopal; des conseillers -d’Etat s’y trouvant installés déjà, une dispute violente s’éleva. -Gravement le Parlement groupé dans le chœur délibéra comme au Palais -et rendit un arrêt ordonnant aux conseillers d’Etat de céder la place. -Les conseillers d’Etat, sans se troubler, arguèrent de vice de forme et -déclarèrent l’arrêt nul et non exécutoire. Et la dispute de ces robes -noires et rouges continua au grand scandale de tous, couvrant parfois -les chants religieux jusqu’à ce que la Reine impatientée, s’étant -informée, envoya l’ordre aux conseillers d’Etat de quitter la place, ce -qui ne se fit pas sans de grands murmures et sans troubles répercutés -de rang en rang dans l’assistance. - -Au 16 août 1638, à la première cérémonie en exécution du vœu de Louis -XIII, ce fut bien autre chose et un plus grand scandale encore, et de -même pour une question de préséance. - -Les cours supérieures, le corps de ville assistaient bien entendu à -cette solennité. L’étiquette admise voulait que dans les cérémonies où -devaient paraître les diverses cours souveraines, le Parlement prît -la droite et la Chambre des comptes la gauche, les deux présidents -s’avançant de front. A Notre-Dame le Parlement occupait dans le chœur -les stalles de droite à la place des chanoines, et la chambre des -comptes celles de gauche; pour l’entrée dans l’église l’étiquette était -moins rigoureuse mais la sortie devait s’effectuer dans l’ordre admis. - -Comme d’habitude au moment de quitter le chœur pour la procession dans -la nef, le premier président du Parlement marchant le premier, le -premier président de la Chambre des comptes voulut le suivre, mais les -présidents à mortier se portant en avant obstruèrent le passage pour -l’empêcher de défiler en son rang. - -Le président des comptes, homme grand et vigoureux, ne se laissa point -intimider, il empoigna sans hésiter un président à mortier et le jeta -à terre. A son exemple les autres présidents des comptes entamèrent -la lutte, chacun d’eux s’attaquant à un président à mortier. En peu -d’instants la mêlée fut générale. Dans le chœur tous les Parlementaires -se bousculaient, se gourmaient vigoureusement, à coup de poing, à coup -de pied, présidents contre présidents, conseillers contre conseillers, -en ordre hiérarchique; les bonnets carrés volaient sur les dalles, les -robes étaient déchirées et naturellement les coups n’allaient pas sans -bonnes injures, sans vociférations extra-parlementaires, et ce tumulte -mettait en émoi toute l’église qui voyait le combat sans en discerner -les causes. - -[Illustration: L’ANCIEN MAITRE-AUTEL DE NOTRE-DAME] - -Pour séparer ces enragés, il fallut que le duc de Montbazon et bon -nombre de gentilshommes missent l’épée à la main, et que les archers -accourussent; enfin à force de cris, de rappels à la bienséance, un peu -de calme revint; on sépara les combattants rouges de colère, vêtements -en désordre et coiffures de travers, et les cours sortirent non sans -échanger encore des menaces et sans faire craindre que la bataille ne -reprît sur le parvis de l’église. - -Une pareille affaire entre gens de robe ne pouvait passer sans -procès-verbaux, informations et arrêts. Les deux partis aussitôt -rentrés au Palais, domicile commun, mirent leurs officiers, clercs et -greffiers en branle. - -Tout le Palais de dame Thémis est en rumeur et les plumes de courir -sur le papier et les deux cours de se jeter les arrêts à la tête! Beau -sujet de poème épique, comme le _Lutrin_, pour Boileau si Boileau avait -déjà rimé; mais il avait alors deux ans à peine et devait tout juste -rentrer de nourrice chez son père Gilles Boileau, greffier du Parlement. - -Le roi pour faire cesser la guerre contre les deux cours intervint, -cassa tous les arrêts déjà rendus, et décida que dorénavant le -Parlement sortirait de la cathédrale par la grande porte et la Cour des -comptes par la petite. - -La solennité à l’occasion de laquelle se produisit cette collision -entre les cours, était la première procession faite en exécution du -fameux vœu de Louis XIII qui eut de si désastreuses conséquences pour -la cathédrale. - -Louis XIII déjà, au moment de l’invasion de la Picardie par les -Espagnols, avait fait vœu d’offrir à Notre-Dame une lampe en argent du -poids de 320 marcs. A la nouvelle de la reprise de la ville de Corbie -qui lui parut due à l’intercession de la Vierge, il résolut de placer -sa personne et son royaume sous la protection spéciale de la mère du -Christ. - -Les lettres patentes qui proclamaient officiellement le vœu du roi, -après avoir exposé les motifs de reconnaissance particulière pour les -marques nombreuses de «l’évidente protection qui avait couvert le -roi et l’Etat, pendant tout le cours du règne, dans les conjonctures -difficiles de la minorité, au moment des rébellions suscitées par -l’artifice des hommes et la malice du diable», arrivaient à la -déclaration suivante: «A ces causes, nous avons déclaré, et déclarons -que, prenant la très sainte et très glorieuse Vierge pour protectrice -spéciale de notre royaume, nous lui consacrons particulièrement notre -personne, notre Etat, notre couronne et nos sujets, la suppliant de -vouloir nous inspirer une sainte conduite et de défendre avec tant de -soin ce royaume contre l’effort de tous ses ennemis, que, soit qu’il -souffre le fléau de la guerre, ou jouisse de la douceur de la paix que -nous demandons à Dieu, et de tout notre cœur, il ne sorte pas des voies -de la grâce qui conduisent à celle de la gloire.» - -Les lettres royales ensuite «admonestaient le sieur archevêque de -Paris, et lui enjoignaient de faire procéder tous les ans le jour de -l’Assomption, en commémoration du vœu, à une procession en son église -cathédrale, à laquelle procession assisteraient toutes les compagnies -souveraines et le corps de ville». - -Cette procession eut lieu pendant deux cents ans, interrompue seulement -par les révolutions. Elle se faisait aussi dans les diverses églises de -Paris, le clergé de chaque paroisse défilant après les vêpres autour de -son église, dans les rues décorées de tapisseries, chaînes tendues aux -débouchés des carrefours. - -Louis XIII n’eut pas le temps d’exécuter le nouveau maître-autel -décidé dans les lettres patentes. Louis XIV se chargea de ce soin et -fit les choses grandement, par malheur, on peut le dire, puisqu’il fit -disparaître l’ancien maître-autel de la cathédrale, œuvre du XIIIe -siècle et jeta bas l’ancienne décoration du chœur pour remplacer le -tout par une décoration théâtrale et ostentative. - -Ce qu’était l’ancien chœur on peut le savoir par les historiographes de -Paris, par les recherches des restaurateurs modernes de la cathédrale. -D’abord il était précédé d’un magnifique jubé de pierre élevé vers -1245; Viollet le Duc, aidé par les descriptions et par des fragments -restés dans les magasins, a reconstitué ce jubé dans son Dictionnaire -d’architecture. Au milieu s’ouvrait une grande arcade terminée par -un gable surélevé à la pointe duquel s’érigeait un Christ en croix. -Des scènes de la Passion, en bas-reliefs très fouillés, décoraient la -partie pleine du jubé, que terminait de chaque côté un bel escalier -tournant à jour, montant à la galerie en haut de laquelle, aux grandes -fêtes, se lisait l’Évangile et se chantaient certaines hymnes. - -Entre ce jubé et les marches du sanctuaire, les stalles encadraient de -leurs belles boiseries brunes et de leurs dossiers de cuir enrichi de -dessins et de dorures, les capes rouges des chanoines. - -[Illustration: RESTES DE L’ANCIENNE CLÔTURE DU CHŒUR] - -Tout autour, de pilier en pilier, une clôture de pierre haute de cinq -mètres, en deux étages d’arcatures toutes garnies de sculptures, -isolaient complètement le chœur. Dans les arcatures supérieures de -cette clôture, formant claire-voie, se détachaient visibles des deux -côtés, du chœur et du pourtour, des scènes de la vie de Jésus-Christ, -non des bas-reliefs, mais des figures complètement en ronde bosse, -peintes et dorées ainsi que toutes les lignes et les fonds des -arcatures. Se poursuivant ainsi sans interruption du premier pilier -nord de l’abside contre le jubé au pilier correspondant sud, à l’autre -extrémité du jubé, l’ensemble constituait la plus riche et la plus -majestueuse décoration. - -A cette clôture historiée commencée au XIIIe siècle, Jean Ravy maçon -et ymaigier avait travaillé vingt-six années; il s’était représenté à -genoux et les mains jointes dans un coin de la travée d’angle; après -lui l’œuvre avait été continuée par Jehan le Bouteillier et terminée -vers 1351. Une inscription que l’on voyait sous la figure de l’imagier, -avant la mutilation du chœur, donnait les dates et les détails: - -«_C’est maistre Jehan Ravy qui fut masson de Notre-Dame par l’espace -de XXVI ans et commença ces nouvelles hystoires; et maistre Jehan le -Bouteillier son neveu les a parfaictes en l’an MCCCLI._» - -Le maître-autel était cantonné de quatre fines colonnettes de cuivre -surmontées d’anges portant les instruments de la Passion; sur des -tringles, entre ces colonnettes, glissaient des courtines entourant -l’autel sur trois côtés. En arrière de la table de l’autel, un édicule -élevé, tout en cuivre doré, à quatre frontons trilobés surmontés d’une -haute croix, renfermait la châsse de saint Marcel, d’argent doré, -«enrichie d’une infinité de grosses perles et de pierres précieuses». -De chaque côté du maître-autel, derrière les courtines, se trouvaient -deux autels plus petits supportant l’un la châsse de Notre-Dame en -argent doré, l’autre la châsse de bois et d’argent doré de saint Lucain -et plusieurs autres plus petits reliquaires. - -[Illustration: BERGES DE LA CITÉ ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LE -PONT AU CHANGE (QUAI DE LA PELLETERIE) D’APRÈS UN DESSIN DE LA FIN DU -XVIIe SIÈCLE] - -Derrière ou sur les côtés du maître-autel existaient encore d’autres -monuments, la tombe de l’évêque Odon ou Eudes de Sully mort en 1208, -avec statue de bronze couchée sur son soubassement haut d’un pied -environ, la pierre tombale à effigie de marbre noir de l’évêque Pierre -d’Orgemont, mort en 1409, les pierres tombales de la reine Isabelle de -Hainaut, femme de Philippe-Auguste, de Geoffroy duc de Bretagne, d’un -comte de Champagne et de plusieurs évêques; à droite du maître-autel -contre un des gros piliers se dressait sur une colonne de pierre la -statue de Philippe-Auguste, en pierre peinte enrichie d’incrustations -de pâtes coloriées. - -[Illustration: LA BERGE DE LA CITÉ ENTRE LE PONT NOTRE-DAME ET LE -PONT AU CHANGE (QUAI DE LA PELLETERIE) (SUITE)] - -A la fin du règne de Louis XIV, de 1699 à 1714, pour l’exécution du -vœu de Louis XIII, on bouleversa le superbe et majestueux chœur du -moyen âge. Tout fut transformé, déguisé ou enlevé, tous les monuments -du sanctuaire disparurent. Plus de piliers gothiques, plus d’arcatures -ogivales, mais de grands arcs classiques surmontés de Vertus et d’Anges -aux archivoltes, des pilastres bien rectangulaires surchargés de -trophées plaqués sur les gros piliers gothiques. - -Sur le maître-autel pompeux et contourné chargé de personnages, grands -anges en adoration, petits angelots sur des nuages, le groupe de la -Descente de croix, la Vierge ayant le corps du Christ sur les genoux, -remplissait le fond d’une des arcades formant niche. Au-dessus d’autres -anges voltigeaient dans les rayons dorés d’une grande gloire. - -De chaque côté de l’autel deux statues royales sur des piédestaux -également surchargés: à droite Louis XIII agenouillé offrant sa -couronne à la Vierge, de l’autre Louis XIV en manteau royal également -agenouillé. - -Au droit de chaque pilier de l’abside d’autres grandes figures d’anges -ailés complétaient cette décoration théâtrale et redondante, qui -excita des transports d’admiration quand, après quinze ans de travaux, -on rouvrit le chœur pour un _Te Deum_ chanté à l’occasion de la paix -de Radstadt. L’œuvre avait été exécutée sur les dessins de Robert de -Cotte. Nicolas et Guillaume Coustou avec Coysevox avaient sculpté les -figures principales, Louis XIII et Louis XIV, la Descente de croix; le -reste était dû à d’autres artistes non moins fameux. - -Aucun regret ne fut donné, à cette époque d’aberration artistique, -à l’ancien chœur si majestueux, à l’ancienne clôture historiée -barbarement démolie tout autour de l’abside, et dont on ne garda -que la partie contre laquelle s’adossèrent les nouvelles stalles -des chanoines, refaites dans le style du temps, beaux morceaux de -menuiserie sculptée certainement, mais qui remplaçaient d’autres -boiseries pour le moins aussi bien exécutées, d’aspect plus religieux -et assurément très supérieures comme style. - -Par les débris de la clôture sculptée des XIIIe et XIVe siècles qui -subsistent, on peut juger de ce qu’avait dû être l’ensemble. Il reste -du côté nord quatorze sujets de la vie du Christ. Cette partie de la -clôture adossée aux stalles ne formait pas claire-voie, les épisodes -se déroulent sous des arcatures trilobées reposant sur de fines -colonnettes reliées de l’une à l’autre par des sculptures diverses, -de beaux feuillages, des ornements fantastiques. La partie sud, moins -ancienne que l’autre et due à Jehan le Bouteillier, terminée en 1351, -présente encore neuf sujets de la vie du Christ. - -Des évêques, des chanoines avaient par des générosités aidé à -l’enrichissement de ce chœur magnifique, et ils avaient en récompense -obtenu de reposer sous les dalles au pied de quelque pilier du chœur; -leurs effigies, leurs pierres tombales ont disparu, enlevées par les -vandales du grand siècle, en même temps que toutes les statues du -chœur, la statue de Philippe-Auguste, le maître-autel gothique et la -clôture historiée. - -Le jubé vécut encore une dizaine d’années après l’exécution du vœu de -Louis XIII; le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui fut un -très saint homme et un très vénérable prêtre, mais qui ne concevait -certainement pas Dieu sans perruque à la Louis XIV, acheva l’œuvre en -1725, en jetant bas ce jubé pour le remplacer par une lourde décoration -plaquée de colonnes à l’antique. - -D’autres vandales devaient survenir plus tard, qui mutilèrent à leur -tour l’œuvre fastueuse et emphatique du vœu de Louis XIII, mais ces -mutilations ont été en grande partie réparées, les statues enlevées -rapportées pour la plupart et les stalles de ce temps sont encore en -place. - -Revenons aux grandes journées de Notre-Dame. Le 11 mai 1625, -célébration du mariage d’Henriette de France, troisième sœur de Louis -XIII, avec le futur Charles Ier d’Angleterre, alors prince de Galles, -représenté par procuration par le duc de Chevreuse. - -Le 6 septembre 1638 fut chanté le _Te Deum_ solennel d’actions de -grâces pour la naissance inespérée du Dauphin Louis, futur Louis le -Grand. - -_Te Deum_ pour la prise de Turin, pour Casal et Perpignan. _Te Deum_ -ensuite pour la victoire de Condé, au commencement du nouveau règne, -pour Rocroy, pour Lens. - -On sait que les troubles de la Fronde commencèrent le jour de ce _Te -Deum_, quand la reine et Mazarin crurent pouvoir profiter de cette -journée pour arrêter Broussel. - -En 1654, le 30 mai, le jeune Louis XIV, allant se faire sacrer à Reims, -assiste à un _Te Deum_. Il n’est encore que le pupille du cardinal -Mazarin, mais ne va pas tarder à se montrer le jeune roi dominateur, -décidé à ne souffrir aucun empiètement du Parlement ni de personne sur -le pouvoir royal. Six ans après, en 1660, ce sont les fêtes du mariage -du roi avec l’infante Marie-Thérèse, célébré à Saint-Jean de Luz; le -service solennel à Notre-Dame le 27 août, le lendemain de l’entrée -triomphale du couple royal, en un splendide cortège passant sous des -arcs de triomphe colossaux chargés de statues allégoriques, élevés -depuis la porte Saint-Antoine jusque dans la Cité, au pont Notre-Dame, -au Marché-Neuf, à la place Dauphine, etc. - -La pompe du _Te Deum_ ne fut pas moindre. Quand toutes les cours furent -arrivées: Parlement, Cour des comptes, Cour des aides, puis les prévôts -et les échevins, les ambassadeurs, le cortège royal fit son entrée, -au bruit des trompettes de sa chambre, des fifres et des tambours des -Suisses occupant le haut de la nef. Le roi et la jeune reine vinrent -s’agenouiller sur une estrade élevée de trois degrés au milieu du -chœur, autour de laquelle se groupèrent la reine mère Anne d’Autriche, -Monsieur, frère du roi, et les princes et les princesses. - -L’année suivante, un autre _Te Deum_ célébrait à Notre-Dame la -naissance d’un Dauphin, que peu de temps après la reine Marie-Thérèse -et la reine mère venaient solennellement offrir à la Vierge. - -En 1663, dans le chœur de Notre-Dame décoré de grandes tapisseries -tombant des galeries, garni, comme pour toutes les cérémonies de la -cour, de sièges pour tous les grands corps de l’Etat, de tribunes pour -les dames, se pressait la même foule brillante, au milieu de laquelle -se distinguait un groupe plus sévère, des hommes à grandes barbes -blanches sur des fraises à l’ancienne mode. C’étaient les ambassadeurs -des treize cantons suisses, qui venaient renouveler solennellement avec -le roi Louis XIV par un serment sur l’Évangile, devant le maître-autel -de Notre-Dame, la vieille alliance du royaume de France avec les -Suisses. Un tableau de Le Brun nous a conservé la physionomie de cette -cérémonie. On y voit déjà le Louis XIV olympien, surhumain, dominant -d’une tête tous les personnages qui l’entourent, simple multitude de -princes. - -Les guerres fournissaient d’autres occasions de cérémonies à -Notre-Dame, quand les drapeaux pris à l’ennemi étaient apportés pour -être suspendus aux voûtes. Il nous reste des estampes du temps comme -souvenirs de ces glorieuses solennités, montrant les cornettes prises -aux Espagnols dans la campagne de 1635 dans le pays de Liège, ou bien -les cornettes, guidons et drapeaux pris à Lens, le 19 mai 1648, sur -les Impériaux et les Espagnols, apportés à la cathédrale, tambours -battants et trompettes sonnantes par les Cent Suisses et par les -mousquetaires... - -Ces drapeaux étaient suspendus aux voûtes, on les voit dans toutes les -anciennes gravures représentant la nef de Notre-Dame. La campagne de -Hollande, en 1672, en envoya une quarantaine pour garnir la nef. Que -de _Te Deum_, que de transports de drapeaux enlevés à l’ennemi pendant -le long règne de Louis le Grand. _Te Deum_ pour les prises de Tournay, -Douai, Courtray, Lille, Maestrich, Besançon, pour Valenciennes, -Cambrai, Dole, Senef, Philisbourg, Fleurus, Mons, Namur, Barcelone, -Lerida, Girone, Hochstadt, Denain... - -Au _Te Deum_ chanté après la campagne de 1693, le duc de Luxembourg, -qui avait envoyé à la cathédrale les trophées de Fleurus, de -Steinkerque, de Nerwinden et de tant d’autres batailles, essayant de se -frayer un passage à travers la foule serrée dans l’église, se trouvait -fort empêché, lorsque le prince de Conti l’aperçut et lui fit ouvrir -les rangs des curieux en criant: «Place, place, messieurs, laissez -passer le tapissier de Notre-Dame!» - -Les tapissiers de Notre-Dame, après le grand Condé, après Turenne, -après le maréchal de Luxembourg, ce sont Catinat, Villars, Vendôme, qui -suspendent de nombreux étendards à ces voûtes déjà si glorieusement -garnies. - -Le 9 septembre 1675, une pompe funèbre remplit Notre-Dame. C’est le -service solennel célébré pour le repos de l’âme de Henri de la Tour -d’Auvergne, vicomte de Turenne, le héros de tant de victoires, tué le -27 juillet dans le Palatinat, au moment où il se préparait, après une -série de manœuvres savantes, à écraser les Impériaux de Montecuculli -acculés à de mauvaises positions. - -[Illustration: LES TROUPES DES SEIZE CASERNÉES DANS LES GALERIES DE -NOTRE-DAME, 1590] - -Le XVIIe siècle imprime son cachet particulier, son goût pour les -grands déploiements d’un faste théâtral à ces cérémonies funèbres. Ce -sont d’ailleurs les artistes créateurs de ces pompeux arcs de triomphe -des grandes fêtes, et des décorations des ballets dansés à la cour, qui -organisent aussi ces fêtes funèbres. Il semble même que ces décorations -des églises aux grands jours de deuil soient préparées pour des ballets -funéraires où la Douleur doive s’exprimer en pas et en cadences bien -réglés. La cathédrale, ces jours-là, disparaît sous d’extraordinaires -décorations intérieures et extérieures, sous de formidables placages -d’architectures et de colossales machineries; des draperies noires -voltigeantes voilent les tours de Notre-Dame, des colonnades encadrent -des groupes allégoriques au dedans et au dehors de la cathédrale, -soulignés d’inscriptions en prose et en vers; à l’intérieur -complètement transformé et dont l’architecture gothique ne se découvre -plus que dans le haut des voûtes que l’on n’a pu déguiser, ce ne -sont que tribunes écussonnées, balcons ventrus, colonnes et pilastres -semés d’attributs funèbres, autour de catafalques aux dimensions -considérables chargés aussi d’allégories et d’inscriptions. - -[Illustration: ANCIENNE MAISON DU CLOÎTRE NOTRE-DAME, DÉMOLIE EN -1860 D’APRÈS MARCEL POTÉMONT] - -Catafalques et cénotaphes où travaillent peintres, sculpteurs et -décorateurs, sont de véritables monuments, élevés sous la direction de -Le Brun, de Van der Meulen ou de Bérain, qui fut l’ordonnateur du _Camp -de la Douleur_, appareil funèbre pour le service solennel de Mgr le -prince de Condé, à Notre-Dame, le 10 mars 1687, où les batailles et les -principales actions de la vie du héros étaient représentées, avec des -médaillons de tous ses ancêtres depuis saint Louis et beaucoup d’autres -choses. - -Ainsi les voûtes de la cathédrale voient se déployer les pompes -funèbres de la reine de France Marie-Thérèse, le 2 août 1683, plus tard -celles du Dauphin, puis du duc et de la duchesse de Bourgogne, des -petits dauphins, de toute cette descendance de Louis XIV fauchée par -la mort, tandis que le vieux roi achevait ses dernières années dans la -tristesse, tremblant pour son dernier rejeton, le petit duc d’Anjou, -futur Louis XV. - -En 1715, le 3 septembre, c’était pour les funérailles de Louis que -Notre-Dame se remplissait de personnages officiels; les membres des -grands corps de l’Etat étaient là, songeant au règlement difficile -de la succession et se demandant à qui allait revenir le pouvoir. Le -peuple s’en allait sur la route de Saint-Denis rire et boire dans -les cabarets, sous les tentes dressées pour l’occasion, en regardant -passer le corps du grand monarque, que les officiers de la couronne et -les personnages commandés par l’étiquette allaient enfouir dans les -caveaux de la nécropole royale de Saint-Denis, c’est-à-dire le XVIIe -siècle attardé que le XVIIIe enterrait avec un soupir de soulagement. - -On trouve les représentations de ces pompes funèbres dans les -estampes du temps, et l’on voit le XVIIIe siècle amplifier encore sur -ces pompes. Après Berain, les frères Slodtz, sculpteurs de talent, -organisèrent des funérailles encore plus fastueuses, des décorations -plus considérables et plus extraordinaires que celles de leurs -prédécesseurs, avec la même verve qu’ils mettaient à ordonner aussi les -réjouissances publiques et à régler les fêtes et les bals de la cour. - -Ils ordonnèrent, en 1735, la pompe funèbre, à Notre-Dame, de la reine -de Sardaigne, reproduite ainsi que d’autres dans les estampes de -Cochin. Pour cette occasion, ils avaient élevé dans le chœur de la -cathédrale un énorme catafalque peuplé de statues et d’emblèmes. La -figure principale était un Temps colossal debout, une faux à la main -sur une sphère, moissonnant couronnes, tiare, sceptres, et casques, -parmi des débris de monuments renversés. Au coin du monument, des anges -contemplaient en pleurant les ravages de l’impitoyable faux, à côté -d’une demi-douzaine de Vertus abîmées dans la douleur. - -En 1734, un service solennel fut célébré en l’honneur des officiers et -soldats morts pendant la campagne du Milanais contre les Autrichiens. -Il est très probable que les pompes funèbres de ces soldats, à qui l’on -devait les victoires de Parme et de Guastalla, n’égalèrent pas celles -des princes et princesses célébrées avec une telle dépense de statues -et d’allégories fastueuses, mais enfin on avait pensé à eux. - -Il faut noter, parmi les menus événements de l’histoire de Notre-Dame, -la visite que lui fit, au cours de son voyage sous la Régence, le tzar -Pierre le Grand, le 27 mai 1717. - -Louis XV donna moins que Louis XIV l’occasion au clergé de Notre-Dame -de chanter des _Te Deum_ de victoire. La campagne de 1745 en Flandre -en fit chanter quelques-uns, pour Fontenoy le 20 mai, pour la prise de -Gand le 24, le 3 août pour la prise de Bruges, le 23 août pour la prise -de Termonde. - -Il y avait, après la cérémonie, fêtes en ville, distributions de -vins, illuminations. Le retour du roi, après les triomphes clé cette -campagne, donna lieu à de nouvelles fêtes. Louis XV entra dans -sa capitale au bruit des cloches, reçu par le gouverneur qui lui -offrit les clefs de la ville, par les échevins et le corps de ville -agenouillés pendant les harangues suivant l’étiquette. - -Le lendemain, le roi et la cour amenés par de splendides carrosses à -la cathédrale, assistèrent à la remise des drapeaux pris à l’ennemi, -apportés par les Cent Suisses, et au _Te Deum_ d’actions de grâces. - -L’année d’avant, pendant la campagne de 1744, lorsque la maladie avait -mis les jours du roi en danger à Metz, on sait par quelles émotions -passa le peuple de Paris. Le danger de Louis le Bien-Aimé l’avait mis -hors de lui-même. Quand les médecins répondirent de la vie du roi, des -transports de joie accueillirent les bulletins; le courrier qui apporta -la nouvelle de l’entrée en convalescence faillit être étouffé par le -peuple; on embrassait son cheval, on voulait le porter en triomphe. -Aussi la cérémonie du _Te Deum_ chanté à Notre-Dame fut-elle des plus -brillantes, et la ville ensuite se lança dans les réjouissances et les -illuminations. Cependant le peuple de Paris ne se déclara pas encore -satisfait des démonstrations de joie officielles, il fallut à peu de -jours de distance recommencer la fête, redire un nouveau _Te Deum_. -Le soir, nouvelles illuminations accompagnées de feux d’artifices, -avec tonneaux mis en perce et distributions de charcuteries diverses -sur les places publiques, musiques et bals à tous les carrefours. -Et pendant quelque temps dans Paris continuèrent les _Te Deum_ que -faisaient chanter successivement communautés et corporations, les fêtes -particulières, les illuminations et les fêtes de quartier. - -[Illustration: LE PORT SAINT-LANDRY, XVIIIe SIÈCLE] - -Ces réjouissances menèrent du mois d’août jusqu’au moment du retour -du roi en novembre. Alors les fêtes reprirent de plus belle. Le 3, le -roi fit son entrée par la porte Saint-Antoine, le lendemain il alla -en grande pompe à Notre-Dame avec la Reine et le Dauphin, avec toute -la cour, en carrosses à huit chevaux, acclamés par la foule qui se -pressait par les rues et sur le parvis malgré les bourrasques de pluie -et de vent. Il y eut à l’Hôtel de Ville, le jour d’après, dîner de gala -offert au roi par le corps de ville, décorations sur la place de Grève, -arcs de triomphe, fontaine de vin pour le peuple, etc. - -Les naissances de princes, de dauphins ou d’enfants des dauphins -donnaient lieu à des fêtes semblables, après la célébration des -actions de grâce à Notre-Dame. A la naissance du duc de Bourgogne, -petit-fils de Louis XV, on ajouta à la solennité du _Te Deum_ quelque -chose de mieux qu’un feu d’artifice. Le roi voulut doter six cents -jeunes filles, de 500 livres chacune, avec un louis en plus pour le -repas de fiançailles et une médaille d’or portant d’un côté son effigie -et de l’autre les armes de la ville. Les curés des paroisses furent -chargés de trouver les filles et les garçons à unir, ce qui, paraît-il, -ne se fit pas sans difficultés, et durent s’occuper aussi des petits -détails de la noce. La ville fournit des habits et les voitures pour -la cérémonie et les six cents mariages purent être célébrés le même -jour, le 9 novembre, dans les différentes paroisses, toutes les cloches -sonnant et le canon tonnant sur la place de Grève. Ensuite, les mariés -de chaque paroisse et leurs invités s’en allèrent festoyer sous la -conduite des curés, dans des salles louées pour la circonstance. - -[Illustration: PASSAGE AU PIED DES TOURS NOTRE-DAME CONDUISANT A -L’ARCHEVÊCHÉ ET AU PONT AU DOUBLE XVIIe SIÈCLE] - -Le 10 mai 1774, le roi Louis XV étant mort de la petite vérole, on -se dépêcha d’enfermer le corps dans deux cercueils et on le porta -sans aucune cérémonie à Saint-Denis, «comme un fardeau dont on est -pressé de se défaire», avec deux carrosses derrière, une vingtaine de -pages et une cinquantaine de palefreniers non vêtus de noir, partant -au grand trot de Versailles à huit heures du soir. Ce fut seulement -le 7 septembre, après trois mois, que fut célébré, à Notre-Dame, -le service solennel, la grande pompe funèbre, avec un cénotaphe -monumental sous un portique à l’antique, et l’accompagnement obligé -de groupes allégoriques, de vertus entourant l’urne royale, de -trépieds funéraires, de bas-reliefs, d’écussons dans une flamboyante -accumulation de girandoles et de lumières. - -Une fille, Madame, duchesse d’Angoulême, étant née au jeune couple -royal qui succédait sur le trône de France à Louis XV le très méprisé, -tout Paris fut dans la joie. Paris et la France n’avaient alors pour -Louis XVI et Marie-Antoinette que des sentiments d’affection profonde. - -Pour marquer ces sentiments, le bureau de la ville fit allumer des -feux de joie sur la Grève et, ce qui valait mieux, fit délivrer les -malheureux, hommes ou femmes, détenus pour mois de nourrice non payés, -en se chargeant du payement des mois suivants. L’élan était donné; des -particuliers, pour marquer leur joie, imitèrent la ville, donnèrent des -dots à des jeunes filles et marièrent des couples, à condition que le -premier enfant qui en naîtrait s’appellerait Louis ou Antoinette. - -[Illustration: LES STALLES DE NOTRE-DAME] - -Il y eut _Te Deum_ à Notre-Dame, naturellement, le 26 décembre et -nouveau feu de joie en Grève. La reine Marie-Antoinette vint à -Notre-Dame, au commencement de février 1779, remercier Dieu de son -heureuse délivrance. Les oiseleurs de Paris, suivant une ordonnance du -grand maître des eaux et forêts, apportèrent sur le parvis quatre cents -oiseaux qui furent lâchés dans la cathédrale lorsque la reine entra -pour le _Te Deum_. - -Ce jour-là aussi, furent mariées à Notre-Dame cent jeunes filles -«pauvres et vertueuses», dotées par le roi de 500 livres chacune, -plus 200 livres pour le trousseau et 12 livres pour la noce, et l’on -célébra aussi, par ordre de la reine, les noces d’or d’un vieux couple. -Commencements idylliques d’un règne destiné à une fin si tragique. - -Les mariages avaient été célébrés le matin, les cent couples avec -leurs parents déjeunèrent à l’Archevêché, puis, avant l’arrivée de la -cour, vinrent se ranger dans la nef pour présenter à Leurs Majestés -leurs témoignages d’amour et de reconnaissance. La reine s’engagea à -payer les mois de nourrice des enfants qui naîtraient et à fournir des -layettes aux mères qui nourriraient elles-mêmes. - -En octobre 1781, nouvelles réjouissances pour la naissance du -dauphin Louis-Joseph, qui mourut en 1789 au moment de l’ouverture -des Etats généraux, _Te Deum_ et illumination des tours Notre-Dame, -représentations gratuites à l’Opéra et ailleurs, visite à Versailles de -délégations des métiers et corporations en costumes de fête, portant -leurs chefs-d’œuvre ou quelques cadeaux offerts au Roi, visite et -compliments des dames de la Halle, avec discours et chansons. La joie -générale se manifeste de toutes les manières, la mode s’en mêle, les -femmes portent au cou des bijoux en forme de dauphin, et des dauphins -en boucles de souliers, au centre de rubans où sont brodés les mots: -«_Vive le Roi, vive la Reine, vive monseigneur le Dauphin..._» - -La reine, le 21 janvier 1782, vint à Notre-Dame accompagnée des -princesses, remercier Dieu de cette naissance. Une gravure du temps -nous la montre prosternée avec les princesses dans la nef de la -cathédrale, de chaque côté de laquelle une file de grenadiers suisses -et de gardes françaises présente les armes, pendant que les tambours -battent aux champs. - -Le 25 mars 1785 naquit un second fils, Louis-Charles, duc de Normandie, -dauphin à la mort de son frère en 1789, l’enfant du Temple voué à une -si triste destinée,--tragique et courte s’il mourut vraiment au Temple, -longue et misérable si, comme certains le croient, comme bien des -choses permettent de le supposer, il fut enlevé mystérieusement de sa -prison, pour traîner sa vie dans l’abandon et l’effroyable injustice. - -Le 24 mai suivant, Marie-Antoinette vint à Notre-Dame rendre encore -une fois grâces au ciel. Elle était dans un carrosse à huit chevaux, -entouré de gardes du corps, le canon des Invalides tonnant pendant -le trajet. Après le _Te Deum_ à Notre-Dame et les prières à l’église -Sainte-Geneviève, le cortège royal gagna les Tuileries. Le soir, la -reine alla souper au Temple. - -Le terrible orage qui doit bouleverser la France et l’Europe fait -bientôt entendre ses premiers grondements, voici l’an 1789! - -La Bastille vient de tomber aux premiers coups de tonnerre. Le -lendemain de l’enlèvement de la vieille forteresse monarchique, -aussitôt mise en démolition comme la monarchie elle-même va l’être, les -cloches de Notre-Dame, qui, pendant des siècles, aux grandes journées -de la monarchie, ont été la grande voix de Paris, sont mises en branle -pour célébrer la victoire populaire, un _Te Deum_ solennel est chanté -en l’honneur des vainqueurs de la Bastille. - -L’Assemblée a envoyé de Versailles à l’Hôtel de Ville une députation -de 88 membres pour annoncer que le roi vient d’ordonner l’éloignement -des troupes de la capitale. Cette députation amenée à Paris par les -voitures de la cour, voyage au milieu d’une ovation perpétuelle. -Lafayette et Bailly en font partie, leur vue soulève des tempêtes -d’acclamations. A l’Hôtel de Ville, l’archevêque de Paris, Monseigneur -de Juigné, croyant à la réconciliation du roi et de son peuple, propose -de faire chanter un _Te Deum_ à la cathédrale; aussitôt les 88 députés -et le bureau de la ville se lèvent pour le suivre à Notre-Dame, mais -auparavant, par acclamations, ils proclament M. de Lafayette commandant -général de la milice parisienne, et M. Bailly, non pas prévôt des -marchands à la place de Flesselles assassiné, mais créant un titre -nouveau pour une situation nouvelle, maire de Paris. - -Les événements vont aller vite maintenant. Dans la nuit du 4 août, -l’Assemblée, les trois ordres réunis, a voté l’abolition des titres, -des droits féodaux et de tous les privilèges. Privilèges de villes, -chartes de provinces sont sacrifiés de même, dans un holocauste -général sur la proposition de Mgr de Juigné et l’assemblée termine le -sacrifice en votant un nouveau _Te Deum_ à Notre-Dame, chanté dans la -journée du 5. - -Le 27 septembre 1789 est une des grandes journées de la cathédrale. Il -s’agissait encore d’une naissance, de quelque chose comme un baptême, -pour ainsi dire, non d’un enfant royal, mais d’une institution nouvelle -qui devait faire bien parler d’elle pendant quatre-vingts ans. Ce jour -eut lieu la bénédiction des drapeaux de la garde nationale de Paris, de -l’armée citoyenne organisée par M. de Lafayette. - -Soixante bataillons, un par district, de cinq compagnies à cent hommes -chacune, dont une soldée, formée de gardes françaises et de soldats -passés au service de la ville, une section de canonniers avec deux -pièces d’artillerie par bataillon. Telle est l’organisation. Pour -l’uniforme, c’est un habit bleu à revers et parements rouges, une veste -et une culotte blanches; les grenadiers ont le bonnet à poil, les -autres le chapeau à trois cornes. - -Grand branlebas de tambours dès l’aube du 27 septembre dans tous -les quartiers de Paris; les gardes nationaux pleins d’ardeur en ces -premiers jours se réunissent compagnies par compagnies, se forment -en bataillons à leurs districts respectifs, serrés autour de leurs -étendards, déjà bénis dans les églises de quartier, et se mettent en -marche, tambour battant, pour la place de Grève où M. Bailly et la -municipalité, le marquis de Lafayette et son état-major les attendaient -pour les conduire à Notre-Dame. - -Un immense concours de population a précédé les milices citoyennes -à la cathédrale et se presse sur tout le parcours, derrière les -troupes faisant la haie sur le parvis; on acclame M. de La Fayette et -l’état-major, on salue les drapeaux. Ils sont tous différents, ces -drapeaux, offerts souvent par quelque riche citoyen ou par les dames -du district. Chaque district a voulu se distinguer et s’est cherché -des emblèmes et des devises. Quelques-uns sont blancs, mais pour la -plupart on les a composés d’une croix blanche laissant aux angles des -carrés rouges et bleus alternés, c’est-à-dire les vieilles couleurs de -la ville unies à la couleur royale. Blancs ou tricolores, ces étendards -portent tous des peintures allégoriques ou des emblèmes au centre, -des faisceaux d’armes, des canons, des déesses de la Liberté, des -Bastilles, beaucoup de vaisseaux, l’antique nef de la cité parisienne, -les emblèmes des trois ordres, des lions, des bonnets de liberté de -différentes couleurs, etc... On n’en était pas encore à l’unification à -outrance qui fait semblables, absolument, le drapeau accroché au-dessus -d’un établissement quelconque, où d’ailleurs il n’a que faire, et -l’étendard qui mène les régiments aux batailles. - -Le district Saint-Gervais a sur son drapeau la Liberté couronnant -le buste du roi. _Liberté, fidélité_, dit le drapeau du bataillon -des Capucins Saint-Honoré, donné par Mme la duchesse de Bourbon. Le -district Saint-Martin a le coq gaulois sur un canon avec cette devise: -_Je veille pour la patrie._ Le drapeau du district des Barnabites, dans -la cité, est blanc, avec la couronne royale au centre sur l’initiale -H. IV, et quatre fleurs de lys aux angles. Sous l’écusson de France le -district de Popincourt inscrit ces mots: _Un roi juste fait le bonheur -de tous_; la section de Saint-André-des-Arts a fait de son drapeau un -immense tableau où, sur des canons, des armes et des boulets amoncelés, -passe un grand génie portant des palmes, un étendard bleu, une pique -avec le bonnet de la liberté, au milieu d’une immense gloire dorée. -_Union, force et vertu_, dit une banderole tenue par un petit génie. - -[Illustration: LA BÉNÉDICTION DES DRAPEAUX DE LA GARDE NATIONALE, -27 SEPTEMBRE 1789] - -Le drapeau de la section Saint-Marcel est aussi un tableau, mais plus -farouche, on y voit un homme du peuple, armé d’une faux, marchant sur -une forteresse, avec la devise: _Mort ou Liberté_. Le district des -Filles-Dieu a mis Jeanne Darc dans la croix blanche de son étendard, -dont le rouge et le bleu sont semés de fleurs de lys; le district de -Notre-Dame porte A. M. (_Ave Maria_) en lettres d’or, au-dessus de -deux canons en sautoir; le drapeau du district des Prémontrés de la -Croix-Rouge est blanc avec une grande croix rouge fleurdelisée. Sur -le drapeau du bataillon des pères de Nazareth, se voit un hercule -vainqueur de l’hydre avec ces mots: _Il est enfin terrassé!_... Le -drapeau du district des Jacobins Saint-Honoré porte l’écusson royal -avec le sceptre coiffé d’un bonnet rouge. Quelques devises encore: -_Craindre Dieu, honorer son roi_ (district du Val-de-Grâce);--_Sans -union point de liberté_;--_La nation, le roi, la liberté, la -loi_;--_Libre sous un roi citoyen_;--(district de la Jussienne): -_Courageux, libre, prudent_;--_Sans loix point de liberté_;--_La loi, -vivre ou mourir pour elle_;--_La liberté fait ma gloire_ (district -Saint-Magloire);--_N’obéir qu’à la loi_;--etc., etc... - -L’un après l’autre, les drapeaux avec des pelotons d’honneur pénètrent -dans la nef pleine de baïonnettes; l’église où, tout le long des bas -côtés, des tribunes à gradins ont été construites, est bondée de monde, -de citoyens et de citoyennes saisis d’une émotion fort compréhensible, -tous se croyant à l’aube d’une ère nouvelle de douceur et de paix, -tous les cœurs à l’union, à la concorde. Les musiques militaires, -les tambours, le bruit des armes mêlés aux chants religieux, aux -harmonies des orgues portent au comble cette émotion, que l’abbé -Fauchet surexcite encore par un sermon enflammé. Un à un les drapeaux -défilent devant le chœur où l’archevêque les bénit, et, pour terminer -la cérémonie, des salves de mousqueterie roulant sous les voûtes de la -vieille cathédrale couvrent de leur fracas la grande voix des orgues et -les acclamations. - -[Illustration: CARREFOUR RUE DES MARMOUSETS] - -Un mois après, les événements ayant marché,--car on a eu dans -l’intervalle le repas des gardes du corps, la marche du peuple de -Paris sur Versailles, l’enlèvement du château, le retour forcé de la -famille royale à Paris, bien des journées dramatiques,--l’Assemblée -a décidé, elle aussi, de rentrer à Paris. Où la loger, où trouver un -local pour ses séances? En attendant que la salle du Manège au Jardin -des Tuileries soit prête, l’Assemblée vient tenir ses premières séances -à l’ombre de Notre-Dame dans la grande salle de l’Archevêché. Les états -généraux de 1789 revenaient au berceau des premiers états généraux de -Philippe le Bel. - -L’Assemblée à l’Archevêché se trouvait fort mal et très à l’étroit; -cette grande salle était vraiment trop petite pour neuf cents ou mille -députés, dont un grand nombre ne pouvaient trouver de sièges. L’air y -devenait rapidement irrespirable. Le premier jour, fâcheux présage, une -partie de la balustrade d’une galerie régnant autour de la salle tomba -sur les députés; l’inquiétude était si grande que l’on croyait entendre -à tout instant des craquements dans le vieil édifice. Enfin le 9 -novembre, l’Assemblée put quitter cette salle incommode et s’installer -au Manège. - -Elle avait pourtant eu le temps, à l’Archevêché, de voter le 2 -novembre, sur la proposition de M. de Talleyrand-Périgord, évêque -d’Autun, la confiscation des biens du clergé. Elle y vota, en outre, la -loi martiale contre les attroupements, et un décret prononçant jusqu’à -_nouvel ordre_ les vacances du Parlement, c’est-à-dire condamnant à -mort cette antique institution, qui n’osa regimber, et sans essayer de -résistance descendit au tombeau. - -A la fin de l’année 89 éclate l’affaire Favras; le marquis de Favras, -royaliste énergique, ancien officier des gardes de Monsieur, était -accusé d’avoir formé un plan contre-révolutionnaire, consistant à faire -entrer, une belle nuit, dans Paris, des troupes solides, réunies aux -environs sous différents prétextes, à égorger Lafayette, Bailly et les -meneurs de la Révolution, enlever le roi pour le conduire en sûreté en -province. - -Favras, traduit devant le Châtelet, qui avait, en attendant la refonte -de la magistrature, été chargé de poursuivre dans les affaires de -lèse-nation, se défendit courageusement. Mais sa perte était certaine, -il fallait une satisfaction aux colères populaires. Crime nouveau, -juridiction ancienne; avant de tomber à son tour le vieux Châtelet -des siècles lointains jugea, selon les anciennes formules, avec tout -l’appareil de la justice d’autrefois, le conspirateur contre la -nation, et le condamna à être pendu en Grève, après avoir fait amende -honorable en chemise, une torche ardente à la main, devant le porche de -Notre-Dame. La sentence reçut son exécution le 19 février. - -Le malheureux Favras apparut devant Notre-Dame, garrotté dans un -tombereau, nu-pieds, vêtu d’une longue chemise blanche par-dessus ses -habits, avec un écriteau sur sa poitrine portant ces mots: _Favras, -conspirateur contre l’Etat_. Une torche brûlait à côté de lui. Le -peuple, dit-on, s’émut à cette vue, il y eut des cris de: _Grâce_, -aussitôt étouffés par d’autres cris féroces: _A la potence! à la -potence!_ qui l’accompagnaient depuis la prison. - -Le condamné, toujours suivant les anciennes formes, descendit du -tombereau, se mit à genoux devant le parvis et lut à haute voix son -jugement et la formule de l’amende honorable. Il ajouta quelques -mots d’une voix ferme: «Je meurs innocent! Quoique les motifs de ce -jugement soient faux, j’obéis à la justice des hommes, qui, vous le -savez, n’est pas infaillible!...» Il demanda ensuite à être conduit à -l’Hôtel de Ville pour des révélations importantes. A l’Hôtel de Ville, -Favras, attendant quelque chose, un secours, une intervention, dicta -son testament de mort, une très longue pièce, où il revenait sur tous -les détails de son affaire, sans d’ailleurs apporter aucune révélation, -sans nommer personne. Le peuple s’impatientait cependant; le temps -coulait, il était huit heures du soir, la place de Grève où clamait la -foule entassée réclamant son supplicié, était plongée dans l’obscurité, -malgré ses quelques réverbères, simples lumignons noyés dans le noir. -Pour remédier à cette obscurité dangereuse, on garnit l’Hôtel de Ville -de lampions de fête, et l’on compléta cette illumination sinistre par -quelques lampions autour de la potence, et sur la potence elle-même, -afin qu’elle fût aperçue de toute la place. - -Quand ces préparatifs furent terminés aux cris de: Favras! Favras! le -condamné fut livré au bourreau; il descendit les marches de l’Hôtel de -Ville, soutenant le curé de Saint-Paul, à demi évanoui, et marcha vers -l’échelle derrière le bourreau qui pleurait.--«_Saute, marquis!_» cria -une voix féroce. - -Le roi Louis XVI était tombé malade en mars 1791. Un _Te Deum_, -chanté à Notre-Dame quand il entra en convalescence, fut le dernier; -la municipalité, l’état-major de la garde nationale avec douze cents -soldats citoyens y assistaient, pendant qu’en réjouissance le canon -tonnait au dehors. Nous avons encore deux années avant d’arriver au 21 -janvier 93. - -Le 27 mars 1791, nouvelle solennité religieuse. Les chanoines de Paris -ont été expulsés peu de jours auparavant; l’archevêque, monseigneur de -Juigné, a été obligé de s’enfuir; la municipalité installe le nouvel -évêque de Paris, Gobel. Le peuple est accouru et remplit l’église. La -municipalité, le directoire du département, les notables, avec une -députation de l’Assemblée, assistent à la cérémonie. Sur une estrade, -devant le corps municipal, l’évêque prête le serment à la Constitution, -le fameux serment qui cause un schisme dans l’Église et dont le refus -va mettre bientôt les prêtres insermentés hors la loi. Ensuite, Gobel -consacre neuf autres évêques assermentés. La cérémonie se termine par -un _Te Deum_ et par une espèce de procession, la municipalité avec un -détachement de garde nationale conduisant le nouvel évêque dans les -principales rues de la Cité pour le montrer à ses ouailles. - -La cathédrale va traverser une difficile et terrible période. La -vieille religion est proscrite, les prêtres qui ont refusé le serment -sont traqués, massacrés dans les prisons ou guillotinés; les églises -par toutes les villes de France sont supprimées et abattues par -centaines. Après tant de siècles de gloire l’existence même de la -cathédrale parisienne est menacée. Après les vandales opérant au nom du -soi-disant bon goût, de nouveaux vandales vont s’abattre sur elle et la -mutiler brutalement. - -Pour commencer, la statue de Philippe le Bel fut détruite par les -Marseillais en août 92, et peu après dans la nuit du 22, le Trésor -contenant les reliques et d’inestimables merveilles d’orfèvrerie fut -saisi sur un ordre de la Commune par les officiers municipaux de la -Cité et transporté à l’Hôtel de Ville. - -La plupart de ces superbes et historiques objets d’art disparurent: -portés à la Monnaie, brisés, fondus ou pillés. Quelques débris du -magnifique Trésor, orgueil de la cathédrale, furent seuls sauvés, -enlevés au vandalisme par quelques braves gens et restitués après la -tourmente. Ce sont ces débris revenus à Notre-Dame qui constituent -le Trésor actuel réunis à d’autres vestiges des trésors de la Sainte -Chapelle, de Saint-Germain des Prés ou de Saint-Denis. - -Offusquée des innombrables statues religieuses des portails et de la -galerie des rois de Juda, dans laquelle on voyait communément les -anciens rois de France jusqu’à Philippe-Auguste, la Commune en octobre -93 prit un arrêté ordonnant leur destruction. Rois et saints devaient -disparaître sous huitaine. - -«Le conseil général, dit le décret de la Commune, considérant... -qu’il est de son devoir de faire disparaître tous les monuments qui -alimenteraient les préjugés religieux et ceux qui rappellent la mémoire -exécrable des rois, arrête que dans huit jours les gothiques simulacres -des rois de France qui ont place au portail de l’église, seront -renversés et détruits, etc...» - -[Illustration: ÉGLISE SAINT-PIERRE DES ARCIS RUE DE LA -VIEILLE-DRAPERIE (SOUS LE TRIBUNAL DE COMMERCE)] - -Les rois de la galerie de Notre-Dame, qu’ils fussent de France ou du -royaume de Juda, furent exécutés comme s’ils avaient été en chair et -en os; on les jeta en bas de leur galerie, on brisa de même une foule -de statues de saints ou de personnages quelconques, dont quelques-uns -allèrent servir de bornes dans le faubourg Saint-Jacques. Quoique -ainsi cruellement mutilée, Notre-Dame eut cependant plus de chance que -bien des églises qui ont perdu dans la tourmente toute la décoration -de leurs portails, il se trouva heureusement, même à la Commune, des -hommes pour protester contre une destruction générale, au nom de -l’art et en faisant valoir des considérations scientifiques, pour la -conservation de certaines parties, notamment du zodiaque du portail de -gauche. - -L’astronome Dupuis et le citoyen Anaxagoras Chaumette, procureur de -la Commune, défendirent assez vivement le portail de Notre-Dame pour -que la Commune décidât qu’une commission l’examinerait et verrait à -préserver ce qui lui semblerait digne d’être conservé. - -Le citoyen Chaumette, par condescendance philosophique, sauva ainsi -les statues religieuses du portail, même le Christ et la Vierge, dans -lesquels il découvrait les mythes du soleil et de la lune présidant -aux révolutions des mois, mais le terroriste philosophe confisqua -Notre-Dame pour y installer le culte de la Raison. - -Chaumette, le grand prêtre du nouveau culte, voulut donner à son -installation dans l’ancienne église métropolitaine de Paris, -débaptisée par décret et devenue le _Temple de la Raison_, un éclat -tout particulier et, comme on disait alors, effacer par les pompes -grandioses et saines de la religion philosophique le souvenir des -vaines cérémonies du fanatisme. - -Deux jours auparavant, l’évêque constitutionnel Gobel, accompagné de -ses vicaires et d’un certain nombre de prêtres, tous le bonnet rouge -sur la tête, était allé déposer sa démission sur le bureau de la -Convention et remettre ses insignes. Comme sa cathédrale, cet évêque ne -reconnaissait désormais plus d’autre culte que celui de la Raison. - -Le moment où ces choses se passent, où s’établit cette religion de -la Raison, prônée par Anacharsis Clootz, _orateur du genre humain_, -pauvre rêveur destiné à une fournée prochaine, à un autre autel -révolutionnaire, celui de la déesse Guillotine, c’est, il faut le -noter, le commencement de novembre 1793. L’exécution de la reine est du -15 octobre; le matin du 31 octobre, les Girondins ont été conduits à la -mort, le duc d’Orléans a été guillotiné le 6 novembre. La fête de la -Raison a lieu le 10 novembre et Bailly doit être exécuté le 11. - -[Illustration: L’AUTEL DE LA DÉESSE RAISON A NOTRE-DAME. 1793] - -De grands préparatifs furent faits pour la cérémonie, et le chœur de -la vieille cathédrale étonné reçut une décoration bien nouvelle. A la -place de l’ancien autel on dressa une estrade en forme de montagne -couronnée par un petit Temple «d’architecture simple et majestueuse», -dit Prudhomme dans le compte rendu de la cérémonie. Sur l’entablement -de ce temple «sacré» étaient inscrits ces mots: _A la Philosophie_ et -en avant avaient été installés les bustes «de philosophes qui avaient -le plus contribué à l’avènement de la République par leurs lumières». - -Des draperies blanches enguirlandées de feuillages, de pilier en -pilier, servaient de fond au «nouvel autel». Sur un angle de rocher -à mi-côte de la montagne, un petit autel à l’antique supportait une -espèce de cierge qui était le _Flambeau de la vérité_, enfin au pied -de la montagne gisait renversée une statue de la Vierge figurant les -anciennes idoles écroulées. - -Pour cette fête de la Raison on ne s’était point contenté d’une -représentation figurée de la nouvelle divinité, d’une statue -quelconque, on avait voulu une divinité en chair et en os et le choix -s’était porté sur une des célébrités de l’Opéra, Mlle Maillard, -beauté fameuse depuis peut-être assez longtemps déjà, et un peu -chargée d’embonpoint. Elle était royaliste, paraît-il, et avait été -menacée déjà par les hébertistes. Des objections et de la tentative -de résistance qu’elle fit lorsqu’on lui annonça qu’elle était promue -déesse, Chaumette vint bien vite à bout. «Citoyenne, lui dit-il, si tu -refuses d’être traitée en divinité, tu ne trouveras pas mauvais qu’on -te traite en simple mortelle.» Mlle Maillard avait compris et s’était -décidée. - -Des tribunes garnissaient l’église remplie de curieux. Pas de soldats -ni de milice citoyenne dans la nef; «les armes ne conviennent que dans -les combats, dit Prudhomme, et non là où des frères se rassemblent pour -se laver enfin de tous les gothiques préjugés». D’ailleurs beaucoup -de ces «frères» étaient venus avec leurs piques et leurs sabres de -sectionnaires. - -A dix heures, précédée de tous les membres de la Commune, la déesse -Raison fit son entrée dans Notre-Dame par le grand portail. Mlle -Maillard, vêtue d’une robe blanche avec un manteau d’azur, coiffée du -bonnet phrygien et tenant à la main une pique, était assise sur un -siège à l’antique, porté sur les épaules de quatre forts de la Halle -enguirlandés de rameaux de chêne. De chaque côté marchait une théorie -de jeunes filles vêtues de draperies blanches, les chevelures dénouées -sous des couronnes de feuillage, danseuses ou figurantes de l’Opéra, -ayant ainsi leur rôle à jouer dans la cérémonie. Des députations des -Jacobins et des comités révolutionnaires complétaient le cortège qui -s’avançait majestueusement dans la nef toute rouge de bonnets phrygiens. - -A l’entrée du chœur, le citoyen Chaumette offrit galamment la main à la -citoyenne Maillard pour descendre de son palanquin et l’aida à monter -les degrés de sa montagne pour se placer à la cime devant le temple -de la philosophie, «ce qu’elle fit avec la majesté d’une habitante de -l’Olympe». - -Des chœurs entonnèrent aussitôt l’_hymne à la Liberté_, composée -par Marie-Joseph Chénier, musique de Gossec. «Cette cérémonie, dit -Prudhomme, n’avait rien qui ressemblât aux momeries grecques et -latines, aussi allait-elle directement à l’âme. Les instruments -ne rugissaient pas comme les serpents des églises, une musique -républicaine placée au pied de la montagne exécutait en langue vulgaire -l’hymne que le peuple entendait d’autant mieux qu’il exprimait des -vérités naturelles et non des louanges mystiques et chimériques.» - - Descends, ô Liberté, fille de la nature; - Le peuple a reconquis son pouvoir immortel. - Sur les pompeux débris de l’antique imposture, - Ses mains relèvent ton autel. - Venez, vainqueurs des rois, l’Europe vous contemple; - Venez, sur les faux dieux étendez vos succès; - Toi, sainte Liberté, viens habiter ce temple: - Sois la déesse des Français. - -Puis on vit les jeunes Vestales de la Raison entourer la montagne, -monter au temple de la Philosophie et en redescendre des flambeaux à la -main; on les vit, comme dans une sorte de ballet, exécuter quelques pas -pleins de gravité et faire fumer l’encens devant la déesse impassible. - -Les chants, les danses en l’honneur de la Raison s’entremêlaient de -discours; Chaumette célébra le grand jour qui marquait la fin des -superstitions et fut très galant pour Mlle Maillard qualifiée «d’_image -sacrée_, de _chef-d’œuvre de la nature_». L’enthousiasme de la foule -éclata, les assistants en guise de chants liturgiques firent entendre -la _Carmagnole_ et les autres refrains révolutionnaires aux voûtes de -Notre-Dame. - -Après avoir pris quelque repos à la sacristie, la déesse Raison reparut -et reprit sa place sur les épaules de ses quatre porteurs. Comme la -Convention, en séance dans la salle des Tuileries, n’avait pu assister -à l’installation du nouveau culte, la déesse Raison daignait se -déranger pour rendre visite aux législateurs. - -Le cortège traversa Paris précédé de tambours et de musiques parmi des -flots de sans-culottes enthousiastes et de gens attirés par l’étrangeté -du spectacle. En tête on voyait s’avancer des canonniers portant au -bout d’une pique «les dépouilles du prince de la Calotte», c’est-à-dire -les ornements sacerdotaux, la chape et la mitre de l’archevêque. - -Arrivées à la Convention, la déesse Raison et ses Vestales furent -admises aux honneurs de la séance. Chaumette les présenta lui-même à -l’Assemblée.--«Législateurs! dit-il, le fanatisme a lâché prise! Ses -yeux louches n’ont pu soutenir l’éclat de la lumière. Aujourd’hui -un peuple immense s’est porté sous les voûtes gothiques qui pour la -première fois ont servi d’écho à la vérité... Là nous avons abandonné -des idoles inanimées pour cette image animée, chef-d’œuvre de la -nature!» - -Et Chaumette d’un beau geste invitait l’Assemblée à contempler cette -déesse passée de l’Opéra à Notre-Dame. En divinité habituée à la scène, -la Raison se laissa un instant admirer, puis descendit de son siège et -sur l’invitation du président Laloy, ci-devant Leroy, monta s’asseoir -à ses côtés, après avoir été embrassée par lui d’abord, par ses -secrétaires ensuite, qui n’avaient pas voulu laisser passer l’occasion -de faire leurs dévotions à une déesse si charmante. - -Après quelques discours et la consécration définitive du nouveau culte -par un décret, l’Assemblée prise d’enthousiasme leva la séance pour -reconduire la Raison à Notre-Dame et recommencer la cérémonie du matin. - -C’était le moment où les profanations des églises tournaient, selon -l’expression de Louis Blanc, à une véritable orgie. Après Mlle Maillard -on allait avoir dans les autres églises d’autres déesses Raison tirées -non de l’Opéra mais des mauvais lieux. Le jour même de la présentation -de la Raison à la Convention, une autre mascarade avait été reçue par -l’Assemblée; c’était un détachement de patriotes couverts de chasubles -et de chapes, portant au bout de leurs piques des ornements d’églises; -ils venaient de parcourir le département de l’Oise où ils avaient -pillé les églises, fait tomber les cloches et emprisonné une centaine -de prêtres; ils rapportaient les produits du pillage, des objets du -culte, en métaux précieux pour un poids considérable, et demandaient en -récompense la permission de danser la _Carmagnole_ devant l’Assemblée, -misérable parade à laquelle la Convention dut consentir et qu’il fallut -bien applaudir sous la pression des tribunes remplies de leur public -habituel. - -[Illustration: ÉGLISE SAINT-PIERRE AUX BŒUFS, RUE -SAINT-PIERRE-AUX-BŒUFS (SOUS LE NOUVEL HÔTEL-DIEU)] - -Prudhomme racontant la fête de la déesse Raison, termine en félicitant -les sections de Paris du zèle qu’elles déploient dans le pillage et la -dévastation des églises, tant de la ville que des environs. Ses phrases -valent la peine d’être citées: «Chaque section se fait un honneur -d’aller déposer sur l’autel de la patrie les dépouilles opimes de la -superstition et la Convention ne sait ce qu’elle doit le plus admirer, -ou la magnificence des dons, ou le zèle du patriotisme. Les communes -voisines de Paris grossissent à l’envi ce beau cortège et déjà tout -le département de la Seine est décatholicisé. Qui pourrait compter -les immenses richesses de Franciade, ci-devant Saint-Denis, tout ce -pompeux amas de hochets ridicules, qu’avait enfouis dans les églises la -stupidité de nos pères, à laquelle on pardonne en riant lorsqu’on voit -tous les trésors qu’ils ont réservés à nos besoins.» - -[Illustration: HENRI IV ALLANT A NOTRE-DAME APRÈS LA REDDITION DE -PARIS - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Et Prudhomme se contente de réclamer un peu plus de gravité dans -ces offrandes à la Raison et se demande comment ces hommes «qui -vouent au mépris la superstition et ses attributs, osent endosser le -ridicule costume des prêtres en cérémonie, et rappeler les mascarades -du carnaval en s’affublant d’une chape, d’une dalmatique, d’une -chasuble...» - -[Illustration: MAISON DU CLOÎTRE NOTRE-DAME. 1896] - -On allait en voir bien d’autres. On allait voir brûler en place de -Grève les reliques de sainte Geneviève, avec une masse de précieux -objets d’arts, stalles d’église, statues, manuscrits; on allait voir -se multiplier ces mascarades que blâmait Prudhomme et les pilleurs -d’églises se présenter à la Convention après avoir traîné de cabaret en -cabaret, sur des ânes couverts d’habits sacerdotaux. Notre-Dame était -devenu temple de la Raison, mais Saint-Eustache était transformé, avec -une décoration rustique dans le chœur, des chaumières et des arbres, en -une espèce de cabaret, fréquenté par les filles, lieu de plaisirs et de -ripailles où l’on venait rire et boire, après avoir vu le spectacle du -jour: défilé rue Saint-Honoré, d’une fournée intéressante de condamnés -du tribunal révolutionnaire, buste ou cendres de grand homme portés au -Panthéon, fête patriotique, démolition de quelque vestige du fanatisme -en quelque sacristie... - -Stupéfiante époque et étrange peuple. Et les acteurs de ces saturnales, -ce sont les mêmes gens qui assistaient respectueusement, peu d’années -auparavant, aux fêtes monarchiques pour la naissance du Dauphin, -qui suivaient la reine au _Te Deum_ à Notre-Dame et à la procession -à Sainte-Geneviève, et qui plus tard, la débauche sanglante passée -et cuvée, reviendront à Notre-Dame, quelques-uns dans le nombre -comme serviteurs zélés du nouvel Empire, voir passer les pompes du -couronnement de César... - -Le culte de la Raison établi avec des cérémonies théâtrales et -grotesques à Notre-Dame d’abord, ensuite dans les autres églises de -Paris, ne devait pas durer longtemps. Six mois après son installation, -les hébertistes étant tombés, le Moloch insatiable de la place de la -Révolution dévorait pêle-mêle avec la veuve d’Hébert, avec Lucile, la -veuve de Desmoulins, avec Arthur Dillon, avec Malesherbes, d’Epréménil, -Lavoisier et Mme Elisabeth, les apôtres du culte: Anacharsis Clootz -qui l’avait rêvé, Anaxagoras Chaumette qui l’avait instituée et Gobel, -l’évêque constitutionnel. Puis le comité de Salut public, c’est-à-dire -Robespierre, Saint-Just, Carnot, Collot d’Herbois et Billaud Varennes, -fit rendre le 8 mai (18 floréal) par l’Assemblée _le décret qui -reconnaissait l’existence de l’Être suprême_. On se préparait à -célébrer le 8 juin la fameuse fête de l’Être suprême, où Robespierre, -à son point culminant, tint le premier rôle, où devant le pavillon -central des Tuileries, dans une grande décoration à la grecque ordonnée -par David, Robespierre, grand prêtre de l’Être suprême, après un long -discours où il célébrait l’auteur de la nature et menaçait les vices et -les tyrans, fit porter la torche sur un groupe d’énormes monstres, le -_Fanatisme_, l’_Athéisme_, la _Discorde_, l’_Ambition_ et l’_Égoïsme_. -Les monstres en disparaissant devaient laisser voir triomphante une -statue colossale de la Sagesse, mais la pauvre Sagesse, cruelle ironie -des choses, apparut toute barbouillée, complètement noircie par la -flamme. - -Le 12 mai, le comité de Salut public arrête: qu’au frontispice des -édifices ci-devant consacrés au culte, on substituera à l’inscription -_Temple de la Raison_ ces mots de l’article 1er du décret de la -Convention nationale du 18 floréal: _Le peuple français reconnaît -l’Être suprême et l’immortalité de l’âme._ Le Comité arrête -pareillement que le rapport et le décret du 18 floréal seront lus -publiquement les jours de décade, pendant un mois dans ces édifices... - -A cette époque, rapporte M. Edouard Drumont dans _Paris à travers les -Ages_, l’ouvrage aux belles et savantes reconstitutions de M. Hofbauer, -une partie de Notre-Dame fut transformée en magasin pour recevoir le -vin saisi dans les maisons des émigrés. - -«L’église fut un moment mise en vente. Fait peu connu et parfaitement -exact, Saint-Simon, le futur fondateur de la religion saint-simonienne, -fort riche alors grâce à des spéculations heureuses sur les biens -nationaux, se présenta avec une charrette pleine d’assignats dans -l’intention d’acheter l’église afin de la démolir. Une formalité -oubliée empêcha seule l’adjudication.» - -La cathédrale ne périt pas, mais les outrages et les dévastations de -ces dix années de Révolution la laissèrent dans un bien triste état, -sans cloches, le fameux gros bourdon descendu pour la fonte, mais -épargné on ne sait comment, l’extérieur mutilé, le chœur et la nef -dévastés, les chapelles fermées de planches, les principaux monuments -détruits ou perdus... - - - - -[Illustration: L’HÔTEL-DIEU.--PLACE DU PARVIS. 1860] - -CHAPITRE XII - -LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE) - - Splendeurs impériales.--Le Concordat, les fêtes du Sacre.--Le - Pape à Notre-Dame--Austerlitz.--Les derniers drapeaux à - Notre-Dame.--Baptême du roi de Rome.--Le retour des lys.--1830.--Le - sac de l’Archevêché.--Baptêmes princiers, le duc de Bordeaux, - le comte de Paris et le Prince impérial.--Notre-Dame échappe - aux incendies de la Commune.--La cathédrale moderne.--Le saint - Christophe de la nef.--Les quelques monuments échappés aux - dévastations. - - -[Illustration: TRÔNE DE NAPOLÉON DANS LA NEF DE NOTRE-DAME -CÉRÉMONIE DU SACRE] - -Le siècle est fini, les saturnales sont closes, les églises sont -rendues au culte constitutionnel, du moins celles qui ne sont pas -consacrées au culte théophilanthropique, les _Te Deum_ recommencent à -Notre-Dame,--_Te Deum_ constitutionnels d’abord,--pour les victoires du -général Bonaparte. Marengo ouvre la série qui va être longue! - -César se dresse à l’horizon. Le petit général Bonaparte grandit d’un -_Te Deum_ à l’autre, et bientôt il va devenir premier consul, consul -à vie, Empereur; sur l’amas effrayant des ruines accumulées par le -grand bouleversement, il va redresser pour son usage et caler avec -des trophées militaires le trône des rois de France, et Notre-Dame -célébrant le 15 août 1805 la première fête de l’Empereur de la -République française, verra s’allumer à quarante pieds au-dessus des -tours illuminées et briller toute la nuit, pour symboliser l’étoile de -Bonaparte, une étoile de 30 pieds de diamètre encadrant au centre le -signe du zodiaque sous lequel l’Empereur est né. - -Le 18 avril 1802, dimanche de Pâques, proclamation du Concordat, lu au -son du tambour sur les places de Paris et rétablissement solennel du -culte catholique par une grande cérémonie à Notre-Dame. - -Les membres du Sénat, du Tribunat et du Corps législatif, toutes les -autorités civiles et militaires, le corps diplomatique et les ministres -occupent des places réservées dans la nef de la cathédrale. Les trois -consuls arrivent, à onze heures, dans une voiture traînée par huit -chevaux, avec des mamelucks galopant en avant en guise de piqueurs, -et pour escorte un magnifique état-major de généraux et d’officiers -galonnés sur toutes les coutures. Le canon tonne. Toutes les rues -pavoisées, garnies de troupes, sont remplies d’une foule immense qui -ébranle l’air de ses acclamations. Combien d’anciens terroristes dans -cette foule, combien parmi ces curieux empressés avaient poussé les -mêmes acclamations aux cérémonies célébrant la destruction de tout ce -qu’on relevait, aux fêtes de la Raison, ou au triomphe de Marat!... - -L’archevêque de Paris, nouvellement installé, Mgr de Belloy, assisté -des archevêques de Malines, de Tours, de Rouen, de Besançon, de -Toulouse et de dix-huit évêques, attendaient les trois consuls à -l’entrée de la nef. Les pompes royales étaient restaurées pour ces -trois fils de la Révolution. Après avoir reçu l’eau bénite et l’encens -de l’archevêque, ils gagnèrent sous un dais la place qui leur était -réservée dans le chœur, à gauche de l’autel, en face d’un autre dais où -se tenait le cardinal Caprara, légat du pape. - -Cette première messe fut dite par le cardinal légat. A l’évangile, -les archevêques et évêques présents s’avancèrent, appelés l’un après -l’autre par un secrétaire d’État, et prononcèrent, entre les mains du -premier consul, le serment suivant: Je jure et promets à Dieu, sur les -saints Évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement -établi par la constitution de la République française. Je promets -aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, -de n’entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui -soit contraire à la tranquillité publique, et si, dans mon diocèse -ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de -l’État, «je le ferai savoir au gouvernement». - -Le nouveau régime était exigeant, on le voit par cette dernière phrase -qui allait à transformer les évêques en fonctionnaires de police. - -Le cardinal légat entonna le _Te Deum_. Tout était fini. La France -se croyait rentrée dans la vie régulière des nations, le rideau -tombait sur la tragédie révolutionnaire, mais le grand drame militaire -commençait, et toutes ces vagues humaines bouillonnantes soulevées par -la formidable tempête allaient déborder sur l’Europe. - -[Illustration: TRIBUNES DANS LA NEF DE NOTRE-DAME CÉRÉMONIE DU -SACRE] - -Deux ans après, l’Empire est fait. Au nouveau César appuyé sur ses -légions victorieuses, à Charlemagne ressuscité il faut un pape pour -faire l’onction sainte sur son front couvert de lauriers. Malgré -difficultés et résistances, ses négociateurs triomphent, le pape à -son appel quitte Rome. Il est à Paris dans le cratère du volcan dont -l’éruption formidable, depuis dix ans, terrifie le monde, dans cette -ville effrayante qui a décapité roi, reine, princes, et où, si peu de -temps auparavant, les prêtres étaient traqués et égorgés. Dans cette -cathédrale, à la place où, dix ans auparavant, trônait Mlle Maillard, -déesse de la Raison, le pape officie pontificalement et sacre un -empereur. - -Jamais, aux plus beaux jours de la monarchie, l’attente d’un plus grand -événement n’avait excité une pareille et plus universelle émotion. -Après le crépuscule tragique de la Révolution couchée dans le sang et -les larmes, c’était une aurore qui se levait, l’espérance d’un peuple -haletant et fatigué. Jamais comme pour cette grande journée du 2 -décembre 1804, on n’avait fait pareils et si grandioses préparatifs. -La cathédrale était bouleversée, une armée d’ouvriers y travaillait -nuit et jour. On démolissait des maisons blotties au pied des tours -pour dégager les abords, on réparait hâtivement le plus gros des -dégâts subis par l’édifice. Tout Paris d’ailleurs était occupé d’une -façon quelconque par ces préparatifs du sacre, par les mille détails -d’organisation et de réalisation des splendeurs inouïes rêvées pour le -cortège et les cérémonies. Jamais, au dire des contemporains, aucune -solennité semblable ne s’approcha de celle-ci par les magnificences -déployées, César voulait dépasser les pompes de l’ancienne monarchie, -les splendeurs des sacres des rois à Reims. - -L’attente frémissante, l’émotion, la curiosité étaient telles que l’on -s’arrachait, à n’importe quel prix, les fenêtres aux étages les plus -élevés sur le parcours du cortège. Mme d’Abrantès cite une famille qui -paya 300 francs une fenêtre à un second étage donnant sur le parvis -Notre-Dame. - -La grande journée du 2 décembre est arrivée; il fait un froid sec, mais -un beau temps; César a le soleil qu’il voulait. C’est le cortège du -pape d’abord qui défile dans les rues pavoisées et bordées de régiments -impériaux. Le peuple de Paris regarde passer le pontife avec plus -d’étonnement et de curiosité que de véritable respect. Sur certains -points même on rit à l’aspect du porte-croix du pape, monté sur une -mule et précédant le carrosse selon l’étiquette romaine. En général -même, c’est surtout le côté théâtral des cérémonies du sacre qui frappe -la foule; ce qui l’intéresse et l’émeut, c’est le spectacle préparé -avec tant de soins par le maître lui-même, grandiose metteur en scène, -soigneux des plus petits détails du décor de la fête, et aussi du -cérémonial parmi toute cette figuration dorée évoluant autour de lui. - -Le Saint-Père après un repas à l’archevêché entre à Notre-Dame où -éclate l’hymne: _Tu es Petrus_... Le cortège impérial arrive ensuite -annoncé par le fracas de vingt escadrons de cavalerie commandés -par Murat. C’est le cortège d’un chef de guerre, une merveilleuse -marche triomphale. Les grands dignitaires de l’Empire, les hauts -fonctionnaires de la cour nouvellement installée aux Tuileries -s’avancent dans de magnifiques carrosses, précédant le char étincelant -de Napoléon, sur lequel des aigles soutiennent une couronne d’or. Sur -les flancs du carrosse impérial caracolent les maréchaux, les généraux -chamarrés, les superbes soldats dont les noms ont retenti déjà dans -tant de bulletins de victoires, et qui vont pendant douze ans être -clamés par la bouche des canons à travers l’Europe piétinée. - -A Notre-Dame l’édifice disparaît sous les décorations architecturales -construites pour le sacre, d’immenses portiques pseudo-gothiques -précèdent le portail chargés de statues, d’attributs guerriers et -d’écussons du nouvel Empire. A l’intérieur, la décoration est d’une -richesse inouïe. Trois étages de tribunes ont été installées tout le -long de la nef et du chœur, un dans les ogives des gros piliers et deux -dans la galerie supérieure, encadrées d’immenses tapisseries chargées -d’N, d’aigles et de grands écussons. - -Le trône impérial au sommet d’une haute estrade s’adosse au grand -portail, sous une sorte d’arc de triomphe à la romaine chargé de -trophées, avec l’inscription sur l’entablement: «Napoléon, Empereur -des Français. Honneur, Patrie.» Sur les gradins du trône, sur les -sièges placés latéralement tout le long de la nef sont rangés tous les -corps de l’Etat en grands costumes, avec manteaux de cour et chapeaux -empanachés, tous les hauts fonctionnaires et les députés de toutes les -villes de France. Les costumes civils, les robes rouges et noires des -juges s’entremêlent aux splendides uniformes militaires. Combien dans -le nombre d’anciens révolutionnaires apaisés ou repus, de terroristes -ayant essuyé leurs mains sanglantes, et domestiqués par le maître -auquel ils vont d’ailleurs sacrifier le sang de vingt générations de -conscrits, les millions de jeunes hommes ou d’enfants, promis à la -grande tuerie. Oublions-le. - -Ils coudoient de braves gens heureux de voir l’ordre et le calme -reparaître, ou des émigrés rentrés, fatigués d’errer hors de France, -des transfuges de l’ancien régime attirés par de grands avantages à la -nouvelle cour... Tout est neuf ici, uniformes et fonctions, dignités et -dignitaires. C’est, à ce qu’il semble, une France nouvelle qui surgit, -poussée avec son jeune empereur sur les ruines sanglantes de l’ancienne. - -Les trois étages des tribunes forment comme trois longues guirlandes -roses autour de l’église, trois guirlandes de bras et d’épaules nues; -ces trois galeries sont réservées aux dames, toutes en splendides -toilettes décolletées, étincelantes de colliers et de diamants. - -Dans le chœur c’est un ruissellement d’or et de couleurs éclatantes; -on distingue des lignes rouges, violettes ou blanches, de chaque côté -jusqu’à l’autel et jusqu’au trône pontifical placé à gauche, il y a un -rang d’enfants de chœur, deux rangs d’évêques et d’archevêques et deux -rangs de dignitaires de l’Église. Le spectacle est prestigieux, inouï. -«Quelle est l’âme, dit Mme d’Abrantès, qui pourra jamais mettre un -pareil jour en oubli?» - -Napoléon et Joséphine salués sur leur passage par une tempête -d’acclamations, étaient descendus à l’archevêché où l’Empereur se -revêtit des insignes impériaux. Il entra dans l’église en triomphateur, -la tête ceinte d’une couronne de lauriers d’or. Devant lui marchaient, -selon un cérémonial rigoureusement réglé, par groupes séparés, à dix -pas l’un de l’autre, les huissiers de la cour, les hérauts d’armes, -les pages, les aides des cérémonies; ensuite venait le groupe des -hauts dignitaires: le grand électeur, les deux archichanceliers, -le connétable, douze à quinze maréchaux, portant l’un une couronne -d’or modelée sur celle de Charlemagne, un autre le glaive, un autre -le globe, un autre le sceptre, tandis que la queue du lourd manteau -impérial était portée par des princes. Napoléon s’avançait majestueux, -le regard planant sur cette multitude dorée, et par delà l’église sans -doute, sur cette France des anciens rois et des révolutionnaires, de -Louis XIV et de Robespierre, conquise et domptée, et sur l’Europe -muette de surprise contemplant de loin le spectacle. Napoléon ayant -pris place dans le chœur, le grand aumônier, un cardinal et un évêque -le vinrent prendre pour le conduire à l’autel. Le pape Pie VII lui fit -les trois onctions sur le front, sur les bras et sur les mains, bénit -l’épée et la lui ceignit; il remit ensuite le sceptre et avança la main -pour prendre la couronne et la placer, mais Napoléon qui avait médité -son coup de théâtre, l’arrêta, prit la couronne et se la posa lui-même -sur la tête, par un geste où César se dévoilait dominateur de tous. La -tiare comme tout le reste devait céder à l’épée. - -Après l’Empereur, l’Impératrice descendit à son tour du trône et -s’avança vers l’autel suivie de ses dames d’honneur, de toute la -constellation des beautés de la nouvelle cour. Les princesses Elisa, -Caroline Murat, Louis Bonaparte et Julie, femme de Joseph Bonaparte, -sœurs ou belles-sœurs de Napoléon, portaient la queue du manteau de -Joséphine, ce qui, on le sait par les mémoires du temps, n’avait -pas été sans causer de violents orages, les sœurs du héros trouvant -humiliantes pour elles ces fonctions dans le triomphe de la nouvelle -impératrice. Mais Napoléon avait brisé toutes les résistances et -fait clairement voir à ses frères qu’il ne souffrirait pas à côté -de lui d’opposition de famille, de prince Egalité autour de qui se -rallieraient les mécontents. Joséphine rayonnait. Quel rêve fantastique -pour la beauté du Directoire naguère aux expédients, hésitant huit -ans auparavant à épouser ce petit général qui n’avait que la cape et -l’épée, jeté à ses pieds par Barras. - -[Illustration: MAISON DU CLOÎTRE.--RUE BASSE DES URSINS. 1896] - -La cape c’était le manteau impérial, l’épée c’était celle d’un -nouveau Charlemagne. Joséphine lentement et processionnellement -s’avança jusqu’à l’Empereur debout près de l’autel à côté du pape, -et s’agenouilla devant lui, émue à ne pouvoir retenir ses larmes. -L’Empereur, avec une lenteur et une grâce qui furent remarquées -de toute l’assistance, posa lui-même la couronne sur la tête de -l’Impératrice agenouillée. - -[Illustration: DÉBRIS DE L’ÉGLISE DE LA MADELEINE.--RUE DE LA -LICORNE. 1840] - -Puis Napoléon et Joséphine traversèrent toute l’église pour regagner -le trône colossal appuyé au grand portail, et le pape à son tour -s’avança vers ce trône pour donner sa bénédiction au couple impérial -en psalmodiant: _Vivat imperator in æternum_. - -Une immense clameur répondit au souverain pontife, un cri formidable -de: Vivent l’empereur et l’impératrice! accompagné aussitôt par le gros -bourdon de Notre-Dame, par toutes les cloches des églises, par le canon -tonnant sur les places, en même temps qu’un _Te Deum_ d’actions de -grâces s’élançait vers le ciel. - -La nuit était venue quand la cérémonie prit fin; elle avait duré cinq -heures. Devant le cortège impérial sortant de Notre-Dame courait -comme une traînée de feu par les rues qui s’illuminaient. Le carrosse -impérial marchait au pas dans la flamme, au milieu de cinq cents -torches... Merveilleuse et fulgurante vision, la France comme la garde -impériale à Waterloo, allait entrer «dans la fournaise». - -«Le dernier roi sacré à Reims, dit M. Edouard Drumont, dort là-bas, -vers la rue d’Anjou, dans une fosse, remplie de chaux vive.» - -Le sceptre de Louis XVI décapité dut passer devant les yeux de bien des -spectateurs, s’ils avaient le temps de penser devant le déroulement -inouï des pompes impériales. - -Le farouche _Ça ira_ n’éclate plus dans les rues, la populace chante: - - Vive, vive Napoléon - Qui nous baille - D’la volaille, - Du pain et du vin à foison. - Vive, vive Napoléon. - -Car les journées de fête pour le sacre et pour la distribution des -aigles qui se fit le 4 au Champ de Mars, étaient accompagnées, comme -aux jours d’autrefois, de distributions de victuailles, pain, vin, -charcuterie, volailles. - -Le Saint-Père resta quelques mois à Paris. Pendant son séjour il -célébra pontificalement à Notre-Dame la fête de Noël et revint -plusieurs fois pour d’autres cérémonies. - -L’ère des _Te Deum_ de victoires était rouverte. Sous les voûtes de -Notre-Dame allaient sans cesse pendant des années résonner les hymnes -d’actions de grâces, pendant que la vieille France enrégimentée, -emportée dans un délire de gloire, ne connaissant plus d’autre outil -que le sabre et le fusil, débordait par toutes ses frontières, dans -l’immense champ de bataille, en bataillons et en escadrons tirés de son -sein sans cesse, sans arrêt jusqu’à l’épuisement final. - -C’était la foudroyante campagne d’Ulm et de Vienne, c’était la victoire -d’Austerlitz arrivant pour l’anniversaire du sacre. Les drapeaux -conquis ce jour-là furent apportés à Notre-Dame en grande pompe; ce -furent les derniers; plus tard les trophées sans nombre rapportés par -les armées furent envoyés aux Invalides. - -Victoires sur victoires pendant des années. Les fumées enivrantes de la -gloire voilent le fleuve de sang qui grossit et s’élargit, voilent les -haines des peuples qui s’amassent; le canon lointain, hors frontière, -ne s’entend pas. Par les ogives de Notre-Dame les _Te Deum_ continuent -à s’envoler pressés les uns après les autres. Napoléon assiste à l’un -d’eux: celui-là, c’est un _Te Deum_ pour la paix signée à Tilsitt. -Court entr’acte, les chants d’allégresse pour les batailles vont -reprendre bien vite. - -Autres événements. La femme couronnée à Notre-Dame dans la pompe -inoubliable du sacre, l’épouse des jours obscurs, n’ayant pas donné -d’héritier à César qui veut dominer l’avenir comme il a subjugué -le présent, a été répudiée. La raison d’Etat a forcé l’Empereur à -sacrifier Joséphine, comme la raison d’Etat force la cour d’Autriche à -sacrifier l’archiduchesse Marie-Louise. - -C’est la propre nièce de Marie-Antoinette, de la reine guillotinée -dix-huit ans auparavant, que le soldat couronné assied à ses côtés sur -le trône impérial. Le 2 avril 1810, le mariage religieux a été célébré -dans le Grand Salon carré du Louvre. Le matin du 20 mars 1811 le canon -des Invalides annonçait aux Parisiens que les vœux du terrible Empereur -étaient satisfaits. Napoléon, qu’à travers l’ivresse des victoires -on sentait peser bien lourd sur le monde, avait un héritier pour le -colossal Empire bâti avec la chair et le sang d’une génération. Encore -une fois Napoléon triomphait. - -Le 10 juin 1811, à Notre-Dame, avec le même déploiement de faste qu’au -grand jour du sacre, fut baptisé l’enfant qui avait trouvé dans son -berceau les adulations de l’Europe et la couronne du roi de Rome, et -qui devait finir tristement avant l’âge d’homme, étouffé par l’ombre de -son père et regardé par la cour de Vienne avec amertume comme le fruit -d’une faute. - -Au baptême impérial tous les chefs des royaumes satellites du vaste -empire, les princes feudataires créés par Napoléon ou entraînés par -force dans le système napoléonien étaient là rendant leurs devoirs au -suzerain. Les grands corps de l’Etat, le Sénat, le Corps législatif, -les hauts fonctionnaires, les maires des grandes villes de l’immense -Empire remplissaient la nef de la cathédrale. Le grand-duc de -Wurtzbourg représentait l’Empereur d’Autriche, grand-père de l’enfant, -parrain, et Madame mère représentant la marraine, la reine de Naples. - -Lorsque l’enfant eut reçu l’eau du baptême, l’Empereur le prit des -mains de sa gouvernante Mme de Montesquiou, et l’élevant au-dessus -de sa tête le montra à cette foule de rois et de princes, à cette -assistance chamarrée et resplendissante, à ces représentants de tant -de peuples divers, comme le maître futur, l’héritier de son sceptre de -dompteurs de nations. - -Après la cérémonie à Notre-Dame, les fêtes à l’Hôtel de Ville où -l’Empereur dîne la couronne en tête, entouré de rois et de princes. Il -est au faîte de la puissance, au sommet de la montagne, la tête dans le -vertige; l’heure de la descente rapide va sonner. - -Quelques _Te Deum_ encore pour les hécatombes dernières, puis six mois -de silence pendant lesquels l’aigle précipité de si haut se débat. - -Le sang des derniers et imberbes conscrits de la France épuisée d’un -effort de vingt années fume dans les plaines de Champagne, et tout à -coup d’autres actions de grâces s’élèvent vers le ciel pour le retour -des Bourbons. A peine a-t-on eu le temps de ranger les ornements du -sacre, les aigles triomphantes couvrant les murs de Notre-Dame pour le -baptême du roi de Rome, que l’encens et les hymnes s’élèvent vers les -voûtes pour les Lys retrouvés. - -Pauvres lys, antique fleur de France, battue par le farouche ouragan, -sa tige est bien frêle. Reprendra-t-il sur ce sol chargé de décombres? - -Le 12 avril 1814, douze jours après le combat de Clichy et la -capitulation de Paris, le Parvis Notre-Dame voyait descendre de cheval -M. le comte d’Artois, qui venait remercier Dieu dans la cathédrale -avant de gagner les Tuileries à la tête d’un brillant cortège où les -représentants de la vieille noblesse chevauchaient côte à côte avec des -maréchaux de l’Empire. - -Trois semaines après, c’était un autre cortège et une autre entrée, -une entrée royale comme jadis, mais bien émouvante celle-ci pour les -survivants de l’effroyable drame de vingt-cinq ans, pour tous ceux qui -depuis le commencement avaient pu voir s’en dérouler toutes les pages -sanglantes. Louis XVIII arrivait à Paris dans une voiture découverte -traînée par huit chevaux blancs, ayant à côté de lui la duchesse -d’Angoulême et le vieux prince de Condé. A cheval aux portières du -carrosse se tenaient le comte d’Artois et son fils le duc de Berry. - -Le cortège royal après avoir entendu un _Te Deum_ à Notre-Dame passa -par le Pont-Neuf, où il fit une station devant la statue d’Henri IV -nouvellement relevée, et se dirigea ensuite sur les Tuileries au milieu -d’enthousiastes démonstrations royalistes. - -La vieille garde bordait silencieusement les rues. Elle ne bronchait -pas, tressaillant parfois à la vue de certains maréchaux de l’Empire -qui galopaient à côté des vieux émigrés. En reconnaissant dans le -cortège royal Berthier, l’ami personnel de l’Empereur, il y eut -quelques cris dans la foule: A l’île d’Elbe! à l’île d’Elbe!... et ce -fut tout: la royauté était rentrée aux Tuileries. - -Mais ce n’est encore qu’un entr’acte avant l’épilogue. En attendant -la dernière secousse du long tremblement de terre, Notre-Dame -est en deuil. On y célèbre des messes funèbres pour Louis XVI, -Marie-Antoinette et le petit Dauphin du Temple. Au service funèbre du -14 mai, Louis XVIII vient à Notre-Dame, avec les empereurs d’Autriche -et de Russie. - -Puis les Cent-Jours, la seconde émigration, Waterloo, et le second -retour de Louis XVIII qui vient à la cathédrale le 9 juillet assister à -une messe d’actions de grâces. Le 17 juin 1816 mariage du duc de Berry -avec Caroline de Naples. Le duc de Berry porte un costume bizarre qui -veut être à la Henri IV et qui n’est qu’un déguisement troubadour à la -mode du temps. Quatre ans après le mariage, les funérailles: le duc de -Berry a été assassiné le 13 février par Louvel et le service solennel -est célébré à Notre-Dame. - -Puis après quelques mois d’attente anxieuse, le trône de France a un -héritier par la naissance d’un fils posthume du duc de Berry. Comme -naguère pour le roi de Rome, on attendait anxieusement la salve -d’artillerie annonçant la naissance. Était-ce un fils, était-ce une -fille! Au treizième coup on est fixé, c’est un fils, c’est Henri -Dieudonné duc de Bordeaux, l’enfant du miracle, que Louis XVIII montre -à la foule d’une fenêtre des Tuileries. Le 3 octobre, le roi et toute -la cour assistent au _Te Deum_ célébré pour l’heureux événement. - -[Illustration: SAC DE L’ARCHEVÊCHÉ. 1831] - -Le 1er mai 1821, pendant que Napoléon meurt à Sainte-Hélène, le duc de -Bordeaux est baptisé à Notre-Dame au milieu d’une allégresse générale; -la vieille cathédrale fleurdelisée du haut en bas est en fête comme -pour le roi de Rome, dix ans auparavant, quoique la décoration soit -moins fastueuse et qu’il y ait moins de rois dans l’assistance. -Tous les cœurs battent, la chaîne semble renouée entre les deux -Frances, celle d’autrefois et la nouvelle, sortie du long et terrible -enfantement. Les poètes chantent. Mais Victor Hugo, poète adolescent, -célébrant l’allégresse et l’espoir des peuples dans une ode sur le -baptême, termine tristement: - - O rois, victimes couronnées, - Lorsqu’on chante vos destinées - On sait mal chanter le bonheur! - -L’enfant royal, objet de tant d’espérances, devait après une longue -existence d’exilé mourir dans l’exil à Frohsdorf, après avoir revu -en sa vieillesse et pour un instant seulement la terre de France et -Chambord son berceau. - -Notre siècle a encore vu deux autres baptêmes célébrés avec toutes les -pompes de la puissance dans la basilique parisienne. Encore un fils -de roi, encore un fils d’empereur à qui semblaient promis sceptre et -couronne. L’un fut le comte de Paris, baptisé le 2 mai 1841, petit-fils -du roi Louis-Philippe, fils du duc d’Orléans, héritier du trône posé -sur les barricades de juillet 1830, héritier plus tard du comte de -Chambord, et mort pourtant prince exilé en 1894. - -L’autre eut un destin plus sombre. C’était le fils de Napoléon III, -fondateur du second empire, né au milieu d’un renouveau de gloire -militaire, lorsque retentissait encore le fracas des terribles -canonnades de Crimée. - -Les fêtes du baptême en 1856 sont encore dans le souvenir de bien des -Parisiens d’aujourd’hui, le bruit des cloches, les salves d’artillerie, -les défilés des troupes, les cortèges étincelants, les acclamations, -les fastueuses et triomphantes cérémonies, et depuis longtemps tout -s’est écroulé, Empire, espérances dynastiques et bien d’autres choses, -et le prince si fêté en son berceau impérial est allé, à vingt-quatre -ans de là, périr seul, abandonné dans la brousse sud-africaine, accablé -sous les zagaies des Zoulous. - -La cathédrale à notre époque a traversé aussi des jours d’orage. A -deux reprises elle a été un instant en danger, en 1831 et en 1871. La -première année si agitée de la monarchie de Juillet fut marquée par le -sac et la destruction de l’archevêché, des restes du palais épiscopal -bâti par Maurice de Sully à la fin du XIIe siècle. - -L’ancien palais archiépiscopal alignait sous le flanc sud de la -cathédrale de grands bâtiments crénelés et appuyés de contreforts, -précédés d’un jardin en terrasse sur la Seine. La grande salle, dont -le pignon flanqué de tourelles regardait l’Hôtel-Dieu, avait vu bien -des cérémonies jusqu’aux premières séances à Paris de l’Assemblée -nationale de 89. Une haute tour crénelée, donjon du palais, dominait -ces bâtiments et complétait leur belle physionomie. Au-dessous de cette -tour se trouvait la chapelle faisant suite au grand corps de logis, -les jardins avec d’autres bâtiments se poursuivaient ainsi jusqu’au -terrain Notre-Dame, l’ancienne motte aux Papelards. En 1830, par suite -de reconstructions au XVIIIe siècle et en 1812, il ne restait plus de -l’archevêché primitif que cette chapelle. - -Le 14 février 1831, le parti légitimiste faisait célébrer à -Saint-Germain l’Auxerrois le service anniversaire de la mort du duc de -Berry. Une émeute éclata, l’église et le presbytère furent saccagés. -Le lendemain, quand tout fut détruit à Saint-Germain l’Auxerrois, les -émeutiers mis en goût de destruction se portèrent à l’archevêché pour -continuer leur œuvre. - -Ils étaient plusieurs milliers. Pas de troupes pour protéger les -édifices menacés, les démolisseurs avaient le champ libre. En un clin -d’œil les grilles donnant sur le quai furent arrachées et le palais -envahi. Le pillage et la démolition commencèrent; on jetait les meubles -par les fenêtres, les objets précieux, les archives, les ornements -d’église et les vêtements sacerdotaux, les livres et les manuscrits, -les tableaux pêle-mêle étaient entassés dans le jardin, pillés, brisés, -lacérés ou jetés à la Seine. - -La rivière charriait les épaves mobilières, missels, chasubles, -objets d’art; en même temps la destruction de l’édifice était menée -régulièrement et impitoyablement, on démolissait les toits, on perçait -les plafonds, on éventrait les gros murs. Et aucune force armée ne -venait troubler ce travail de vandales; quelques compagnies de la garde -nationale en avaient bien montré la velléité, mais repoussées dans -Notre-Dame par une grêle de moellons, elles avaient assez à faire de -se maintenir dans l’église. La cathédrale se trouvait donc en grand -péril; déjà des furieux, montés à la souche de l’ancienne flèche -démolie quarante ans auparavant, tiraient avec des cordes la croix qui -s’élevait à la pointe des combles de l’abside. - -Enfin, peu à peu, comme c’était le carnaval, un certain nombre -d’émeutiers étant partis en bandes grotesques, affublés de chasubles, -d’aubes et de surplis se joindre aux masques des rues, d’autres se -trouvant fatigués de destruction, le calme se rétablit et la garde -nationale put prendre possession des ruines abandonnées. - -En 1871, le péril eut bien d’autres proportions, tant au moment de la -Commune triomphante qu’aux journées de mai qui virent son écrasement. -Le Trésor fut un instant saisi et se trouvait menacé comme en 93. -Pendant les combats de la semaine sanglante, alors que l’incendie -organisé dévorait les monuments de Paris, que tout à côté le Palais -de Justice formait un immense brasier, Notre-Dame eut aussi son -commencement d’incendie; les fédérés entassèrent les chaises dans la -nef, versèrent du pétrole dessus et allumèrent ce bûcher. Mais ils -s’y étaient pris trop tard, les troupes en les débusquant de la Cité -ne leur permirent pas d’exécuter leur besogne aussi soigneusement -qu’ailleurs. Le feu couva lentement dans la nef. Un fédéré, que -les soldats allaient fusiller au Luxembourg, révéla le danger à un -ecclésiastique qui put arriver à temps à la cathédrale: les flammes -furent étouffées, l’incendiaire repentant eut sa grâce. - -Les journées de juin 1848 avaient coûté à la cathédrale son archevêque, -Mgr Affre, mort victime de son dévouement en s’interposant dans la -lutte fratricide, aux barricades du faubourg Saint-Antoine. Mgr Affre, -seul avec son domestique et un garde national porteur d’une branche -de feuillage en signe de paix, avait courageusement pénétré dans le -faubourg et passé la première barricade; au moment où il se préparait -à parler aux insurgés malgré les balles qui continuaient à pleuvoir, -une suspension régulière des hostilités n’ayant pu être obtenue dans la -confusion inexprimable de la bataille, il tomba frappé à mort. On le -transporta sous une grêle de balles d’une boutique abandonnée dans une -autre, puis aux Quinze-Vingts; enfin on put le ramener à l’archevêché, -où il mourut le 27 juin, s’inquiétant seulement, au milieu de ses -souffrances, des péripéties de l’affreuse lutte. - -[Illustration: LA STATUE DE SAINT CHRISTOPHE DANS LA NEF DE -NOTRE-DAME] - -En 1871, un autre archevêque tomba sous les balles. Mgr Darboy ne goûta -pas les amères joies du sacrifice volontaire, il était prisonnier -de la Commune, son principal otage. Dans la nuit du 24 mai, une -bande de fédérés conduits par le membre de la Commune Ferré vinrent -à la Roquette, le tirèrent de son cachot au milieu des huées et des -imprécations et le fusillèrent dans une des cours de la prison avec -l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, trois autres prêtres et le -président Bonjean. - -Dans l’intervalle, en 1856, Mgr Sibour, successeur de Mgr Affre, -avait aussi péri de mort violente, assassiné par un prêtre fou nommé -Verger, dans l’église Saint-Etienne du Mont, pendant la neuvaine de -Sainte-Geneviève. - -La cathédrale moderne est malheureusement bien vide aujourd’hui, bien -nue. Tous les monuments divers qui autrefois rappelaient quelques -souvenirs grands ou petits ou marquaient quelque particularité ont -disparu, détruits dans les tourmentes qui passèrent sur le monument, ou -supprimés par les faux embellissements du XVIIIe siècle. Autrefois, à -l’entrée de la nef, près du premier gros pilier de droite, se dressait -une statue colossale de saint Christophe haute de près de dix mètres, -comme il s’en trouvait jadis dans bien des églises, colosses abattus -presque partout, mais que l’on rencontre encore par exemple à l’entrée -de l’église abbatiale de Saint-Riquier dans la Somme. Le bon saint -géant était représenté un bâton à la main, les jambes dans l’eau d’un -torrent qu’il traverse en portant l’enfant Jésus à califourchon sur ses -épaules. - -[Illustration: L’ARCHEVÊCHÉ AU XVIIIe SIÈCLE] - -Ce saint Christophe était un vieux souvenir des révolutions -parisiennes. En 1413, quand Armagnacs et Bourguignons -s’entr’égorgeaient, essayaient de s’arracher la personne du Dauphin -et la possession de Paris, la ville étant aux mains de la faction -cabochienne, le prévôt de Paris, Pierre des Essarts, brouillé avec le -parti de Bourgogne, avait été obligé de s’enfuir à Cherbourg; il s’en -revint secrètement avec une troupe de chevaliers et put se glisser -dans la Bastille Saint-Antoine, espérant être soutenu par le parti -armagnac. Mais Paris s’émut de ce retour, les partisans de Bourgogne, -conduits par Jacqueville, capitaine de Paris, les bouchers de Caboche -exaspérés se portèrent en grand tumulte sur la Bastille. Assailli par -d’innombrables bandes, Pierre des Essarts n’osa résister et capitula, -Pierre des Essarts et son frère Antoine furent emprisonnés d’abord au -Louvre, puis à la Conciergerie. - -[Illustration: CAMPEMENT DES TROUPES A NOTRE-DAME EN MAI 1871] - -Le duc de Bourgogne leur avait garanti formellement la vie sauve, -mais la Commune cabochienne, emportée à tous les excès, ne tint aucun -compte de la capitulation et fit faire le procès du prévôt. Pierre -des Essarts, condamné à mort, fut attaché sur une claie derrière la -charrette du bourreau et traîné du Palais jusqu’au Châtelet et aux -Halles. Il s’attendait en route à être enlevé au bourreau, soit par les -amis qu’il avait dans le peuple, soit par Jean sans Peur lui-même, mais -aucun secours n’advint et le bourreau lui trancha la tête devant les -Halles sans que nul ne bougeât. - -Le frère du prévôt, Antoine des Essarts, était resté en prison -s’attendant à un prompt trépas; une nuit, dans son triste sommeil de -condamné, il rêva que saint Christophe ayant brisé les grilles de son -cachot, l’emportait dans ses bras, et il fit vœu, s’il se tirait des -mains des Bourguignons, d’ériger au saint une statue colossale dans la -nef de Notre-Dame. - -Délivré dans le mouvement de réaction suscité par Juvénal des Ursins -qui brisa la tyrannie cabochienne, Antoine des Essarts n’oublia pas -son vœu. Il érigea dans Notre-Dame un grand saint Christophe, taillé -dans la pierre. Un autel sur lequel on disait la messe à la fête du -saint se trouvait à côté, ainsi qu’une figure du chevalier agenouillé, -accompagnée de cette inscription: - -_C’est la représentation de noble homme messire Antoine des Essarts, -chevalier, jadis sieur de Thierre et de Glatigny, au val de Galie, -conseiller, grand chambellan du roi nostre sire Charles VI de ce nom, -lequel fit faire cette grande image en l’honneur et reverence de M. -saint Christophe en l’an 1413. Priez Dieu pour son âme._ - -Le grand saint Christophe fut abattu en 1786 par ordre du chapitre, qui -déjà avait fait enlever bien des monuments du moyen âge dont son faux -bon goût s’offusquait. - -Des nombreuses statues d’évêques élevées sur des piliers ou couchées -sur des dalles funéraires qui se voyaient jadis dans le chœur, sur -le pourtour ou dans les chapelles de la nef, des images de rois, des -statues tombales ou des pierres funéraires de princes et princesses, -des innombrables pierres tombales à effigies gravées, à curieuses -inscriptions, qui pavaient littéralement le monument, rien, ou presque -rien n’est resté. Une statue tombale, celle de l’évêque Simon Matifas -de Bucy, de 1304, et une pierre tombale du chanoine Etienne Yver, -mort en 1467, où l’on voit le chanoine, à moitié dévoré par les vers, -mené du tombeau au paradis par son patron saint Etienne et saint Jean -l’Évangéliste, voilà tout ce qui se retrouve aujourd’hui dans la -cathédrale vide. - -Parmi les anciens monuments funéraires des chapelles, il faudrait citer -à part, parce que leurs débris ont été recueillis par des musées, ceux -des Gondi dans la chapelle d’Harcourt, où se trouvaient les mausolées -avec statues du maréchal duc de Retz, de François de Gondi Ier, -archevêque de Paris, et du cardinal de Retz son neveu, le coadjuteur de -la Fronde,--et les monuments des Ursins dans la chapelle Saint-Rémy, où -se voyaient les statues agenouillées de Jean Juvénal des Ursins, baron -de Tresnel, mort en 1431, et de Michelle de Vitry, sa femme, morte en -1451. - -A côté des effigies de pierre des chefs de famille et de trois tombes -de cuivre érigées à trois de leurs enfants, il y avait encore un très -remarquable tableau attribué à Jehan Fouquet et maintenant au Louvre, -représentant Jean Juvénal des Ursins et sa femme avec leurs onze -enfants. - -Ce sont là quelques morceaux sauvés du désastre; tout le reste, vieux -souvenirs, œuvres d’art, statues et dalles, tout a disparu. «Les -architectes du roi Louis XIV, dit M. de Guilhermy, furent les premiers -à porter la main sur les sépultures du chœur pour substituer aux -tombes des évêques et des grands de la terre, une mosaïque dont la -riche contexture n’est faite que pour la distraction des yeux. On fit -alors, avec une certaine apparence de respect et de convenance, ce que -firent plus tard les révolutionnaires dans l’accès de la fureur.» Bien -plus coupables certainement, ces vandales du faux bon goût, que les -ignorants qui, dans les instants d’égarement ou de frénésie politique, -s’en prennent brutalement aux monuments. - -[Illustration: LES TABLEAUX DES ORFÈVRES ET LES DRAPEAUX DANS LA -NEF DE NOTRE-DAME. XVIIIe SIÈCLE] - -Dans tous les cas, la part de ces démolisseurs des XVIIe et XVIIIe -siècles, des chanoines et des évêques désireux d’embellir leur église, -dans les destructions commises à Notre-Dame de Paris, est bien plus -grande que celle des révolutionnaires. Outre le jubé, l’ancien -maître-autel, la clôture du chœur et les innombrables monuments ou -dalles funéraires, ne détruisit-on pas, froidement et régulièrement, -en 1751, tous les splendides et flamboyants vitraux anciens pour -les remplacer par du verre blanc, relevé seulement de bordures -fleurdelisées! - -A cette époque, selon l’expression de Viollet le Duc, on _rabotait_ -l’église extérieurement pour enlever les moulures et sculptures, les -gargouilles et les figures accrochées aux pierres, toute la vivante -et grouillante décoration gothique. L’architecte Soufflot, en 1771, -sur l’invitation du chapitre, s’en prit à la façade et entailla sans -pitié le portail du milieu, faisant sauter le pilier central, découpant -à travers les sculptures du Jugement dernier une ogive baroque, pour -permettre aux plumes dont on surchargeait le dais, de passer aux -grandes processions. - -Aux deux siècles derniers, on voyait tout le long de la nef une série -de grands tableaux représentant les actes des apôtres suspendus -au-dessus des gros piliers; ils avaient été offerts par la confrérie -des orfèvres en remplacement d’un mai de charpente historiée et -enluminée, que les orfèvres avaient antérieurement pour coutume de -présenter chaque année devant le grand portail de Notre-Dame, le 1er -mai, à minuit. - -La flèche ancienne, haute de 104 pieds du comble de la nef au coq -surmontant la croix, fut démolie aussi en 1793, mais il ne faudrait pas -mettre cette destruction au compte déjà si chargé du vandalisme, car il -paraît qu’on l’abattit parce qu’elle menaçait de tomber toute seule. - -Elle était du XIIIe siècle, ayant été érigée en même temps que cette -grande charpente du comble si puissante et si magnifique qu’on appelle -la _Forêt_. La flèche actuelle si élégante et si fine, plus décorée que -l’ancienne et accompagnée de nombreuses figures d’anges, a été élevée -vers 1856 par Lassus et Viollet-le-Duc. - -[Illustration: ÉGLISE SAINT-LANDRY] - - - - -[Illustration: LE COCHE D’EAU ARRIVANT AU PORT SAINT-PAUL. XVIIIe -SIÈCLE] - -CHAPITRE XIII - -LES PONTS DE LA CITÉ - - Pont aux Changeurs.--La Hanse des marchands.--Les maisons et - moulins des ponts.--Inondations et débâcles de glaces, écroulements - et incendies.--Le pont aux Meuniers.--Incendie des ponts au - Change et Marchand.--Le quai de Gèvres.--Le Petit-Pont et le - Petit-Châtelet.--La planche Mibray et le pont Notre-Dame.--Passage - de princes et princesses.--La pompe Notre-Dame.--Le pont - Saint-Michel.--Les dernières maisons des ponts en 1809.--Les ponts - de l’Hôtel-Dieu. - - -[Illustration: LES MOULINS DES PONTS] - -Pendant des siècles, aux temps lointains et obscurs, l’île de la Cité -n’eut pour communiquer avec ses rives que deux ponts, amarres de la nef -symbolique de Lutèce, le Petit-Pont au sud et le Grand-Pont au nord. -Jusqu’à notre époque, on a considéré notre pont au Change comme le -successeur direct du Grand-Pont de la vieille Lutèce. Nous avons noté -les doutes que de nos jours des érudits et des chercheurs ont émis sur -cette filiation, voulant voir dans le pont Notre-Dame le représentant -du grand pont gallo-romain. - -Le pont Notre-Dame du moyen âge a pu avoir des ancêtres; il n’est point -extraordinaire que Paris, renaissant et grandissant après les Normands, -ne se soit point contenté d’une seule communication avec sa rive -droite, mais l’existence du Petit-Châtelet au bout du Petit-Pont et du -Grand-Châtelet, à la tête du Grand-Pont, semble bien indiquer que là -était le grand passage, la voie importante et principale. Donc, tenons -pour bonne, sauf preuve complète et définitive, l’ancienne et constante -tradition. Le pont au Change, c’est le fameux Grand-Pont de Paris -maintes fois tombé, écroulé ou brûlé. Au commencement du XIVe siècle, -on constate l’existence d’un pont de Bois ou d’une passerelle à moulins -sur l’emplacement du pont Notre-Dame. Une autre passerelle existe aussi -un peu plus loin, à peu près à la hauteur du pont de la Tournelle, -donnant accès à l’île Notre-Dame, actuellement Saint-Louis, alors -coupée en deux par une fortification doublée d’un fossé, complétant la -défense de la Seine entre les deux parties de l’enceinte. A la fin du -même siècle se construit le premier pont Saint-Michel, qui venait au -sud suppléer à l’insuffisance du Petit-Pont, pour les communications -avec la rive gauche. - -Au commencement du XVIe siècle, nous trouvons un pont de plus, le pont -aux Meuniers, qui double le pont au Change sous les tours du Palais; -encore ne servit-il d’abord qu’aux meuniers ses propriétaires. Enfin le -Pont-Neuf, superbe pont monumental, se construit lentement pendant les -guerres de la Ligue et donne à cette pointe de la Cité sa physionomie -définitive. - -La première partie du XVIIe siècle voit naître l’île Saint-Louis, avec -les ponts Marie au nord et de la Tournelle au sud, avec le pont Rouge, -qui sert d’attache ou d’amarre si l’on veut pour l’île Saint-Louis, à -la suite de la Cité, gabarre à la remorque du grand navire parisien. - -Ensuite viennent le pont au Double ou de l’Hôtel-Dieu, servant de lien -entre les deux parties du grand hôpital à cheval sur les deux rives, -le pont Saint-Charles, et un autre pont Rouge, le pont de Bois, jeté -sous Louis XIV à la place du bac servant aux communications entre les -Tuileries et la Grenouillère sur la rive gauche. - -Les autres ponts sont modernes et nés à peu près tous dans le courant -de notre siècle. - -Le Grand-Pont établi en bois depuis des siècles, brûlé ou enlevé par -les eaux plusieurs fois, dut commencer à se charger de maisons vers le -XIe siècle. Des moulins tournaient sous les arches; aux maisons des -meuniers s’ajoutèrent des ateliers d’orfèvres, puis une ordonnance de -Louis VII, en 1141, y établit les boutiques de changeurs, et peu à peu -le Grand-Pont devint le pont aux Changeurs. A cette époque, l’étroit -passage, serré entre deux rangs de petites maisons, seule communication -de la Cité avec les faubourgs du nord, est animé par le va-et-vient -incessant des cavaliers et des piétons, des marchands amenés par leurs -affaires, des flâneurs attirés par les boutiques. On trouve là non -seulement les riches changeurs, presque tous Lombards faisant le -commerce de l’argent et la banque, mais encore des orfèvres et autres -artisans travaillant surtout les métaux précieux. - -Une seule arche servait à la navigation, la grande arche du milieu; -elle était réputée propriété de la _Hanse des marchands_, la fameuse -compagnie des marchands parisiens, dont les innombrables flottilles -cabotaient incessamment tout le long de la Seine, grande voie du -commerce d’alors, et se pressaient en rangs serrés aux ports de -Paris. L’arche marinière comme la rivière, se trouvait donc sous la -juridiction du prévôt des marchands, les autres arches étaient la -propriété des chanoines de Notre-Dame, avec leurs moulins. - -Ces moulins nuisaient à la solidité du pont pendant les crues d’hiver, -aux mauvais jours de la rivière. A une certaine époque, ils durent être -supprimés, malgré les protestations des chanoines, et placés un peu -plus en aval. Leur réunion en travers du fleuve, un peu au-dessous de -la tour de l’Horloge, fit naître le pont aux Meuniers, frère jumeau du -pont aux Changeurs. Primitivement, ce n’était qu’une simple passerelle -reliant les moulins et servant uniquement aux Meuniers. - -Le pont aux Changeurs était aussi le pont aux Oiseliers; les marchands -d’oiseaux avaient obtenu le privilège de s’y établir et d’accrocher -leurs cages sous les auvents des boutiques des changeurs, malgré toutes -les réclamations de ceux-ci, à charge de fournir pour les entrées -royales les oiseaux destinés à être lâchés en signe de liesse, au -passage des rois et reines. - -Les grands événements de l’histoire des ponts de Paris, ce sont -les chutes et ruptures, ce sont les inondations et les incendies. -Combien de fois les crues de la Seine ou les débâcles des glaces -emportèrent-elles quelques arches des ponts de pierre ou de bois, -avec les maisons qui étaient dessus et les moulins qui tournaient -au-dessous, combien de fois le feu ne les endommagea-t-il pas! - -A la fin de décembre 1206, une grande inondation emporta les ponts, -le Grand et le Petit, détruisit moulins et maisons, causant de graves -dégâts autour du Châtelet et dans la Cité, dont les basses rues furent -envahies par les eaux. On ne circulait plus qu’en bateau à travers les -maisons écroulées ou baignées à une grande hauteur. Ce fut un vrai -désastre. On vit alors l’abbé de Saint-Denis et ses prêtres portant -les saintes reliques venir implorer la clémence divine à la tête d’une -grande procession de fidèles marchant pieds nus. - -D’autres grandes inondations en 1280 et 1396, au cours d’hivers -terribles, causèrent les mêmes désastres en 1296. La Seine emporta -encore le Grand-Pont, alors, à ce qu’il semble, récemment reconstruit -en pierres; elle enleva le Petit-Pont et causa de graves dégâts au -Petit-Châtelet. Sur les piles du Grand-Pont, restées comme des îles au -milieu des eaux tourbillonnantes, quelques maisons étaient restées, -il fallut aller avec des bateaux au secours de leurs habitants ainsi -bloqués et leur porter des vivres. - -[Illustration: L’ARCHE POPIN. 1830] - -Dans le courant de l’hiver rigoureux de 1408, trois mois après -l’assassinat du duc d’Orléans, après les grandes neiges et les grandes -gelées, la débâcle causa de graves désastres à Paris. Les immenses -glaçons charriés par la Seine arrivant avec un bruit formidable sur -les ponts, s’empilaient sous les arches, ébranlaient de leurs chocs -formidables et répétés les piles et les charpentes. Après deux jours -de cet assaut, le Petit-Pont et le pont Saint-Michel, celui-ci alors -qualifié Pont-Neuf, s’écroulèrent dans le fleuve avec toutes leurs -maisons; le pont au Change résista mieux; il perdit seulement quatorze -maisons de changeurs, lesquelles ébranlées par les coups répétés, ayant -leurs étais de charpente brisés ou emportés, finirent par s’écrouler -parmi les glaçons. - -[Illustration: LA POMPE NOTRE-DAME. 1860] - -Les registres du Parlement cités par Dulaure donnent d’intéressants -détails sur cette débâcle de 1408. Ils annoncent à la date du 31 -janvier l’interruption des séances du Parlement au Palais. Le passage -des ponts étant coupé, les magistrats, dans l’impossibilité de gagner -leurs Chambres, s’en allèrent siéger à l’abbaye de Sainte-Geneviève. -On y voit que les «grandes et horribles glaces commencèrent le 30 -janvier à descendre et couler par les ponts de Paris et par spécial par -les petits ponts et non sans cause; car puisque la saison et le temps -ont été si froids, et a eu des gelées, puis la Saint-Martin dernière -passée, et par spécial a été telle froidure et si aspre par les deux -lunaisons dernières passées, que nul ne pouvoit besoigner. Le greffier -même combien qu’il eust pris feu de lez lui en une pellette pour garder -l’ancre de son cornet de geller, toutes voies l’ancre se gellait en sa -plume, de deux ou trois mots en trois mots, et tant que enregistrer ne -pouvoit; et que par icelles gellées eussent été gellées les rivières, -et en spécial la Seine, tellement que l’on cheminoit et venoit et -alloit et l’on menoit voitures par-dessus la glace, et que eusse été -si grande abondance de neiges que l’on eust vu de mémoire d’homme, et -tant qu’à Paris avait grande nécessité tant de bois que de pain pour -les moulins gellés, se n’eust été des farines que l’on y amenait des -pays voisins, et que lesdites gellées, glaces et froidures se fussent -amodérées dès le vendredi dernier passé, pour la nouvelle conjonction -lunaire, et que les glaces se fussent dissolues par parties et glaçons. -Iceux glaçons, par leur impétuosité et heurt, ont aujourd’hui rompu et -abattu les deux petits ponts (le Petit-Pont et le pont Saint-Michel); -l’un était de bois, joignant le Petit Châtelet, l’autre de pierre, -appelé le _Pont-Neuf_ qui avait été fait puis vingt-sept ou vingt-huit -ans, et aussi toutes les maisons qui étoient dessus, qui estoient -plusieurs et belles, en lesquelles habitoient moult ménagiers de -plusieurs estats et marchandises et mestiers, comme taincturiers, -escrivains, barbiers, couturiers, esperonniers, fourbisseurs, -frippiers, tapissiers, chasubliers, faiseurs de harpes, libraires, -chaussetiers et autres... N’y a eu personnes périllées, Dieu merci». - -Bien des fois les débâcles, à la fin des hivers, ou les inondations -à la suite des grandes pluies, firent courir les mêmes dangers au -vieux pont au Change. On voyait la Seine grossir, couvrir les ports, -escalader les berges et se répandre par les rues; presque chaque année, -elle montait jusqu’à la Croix de la Grève, située au milieu de la -place devant la maison de ville, et elle couvrait complètement l’île -Notre-Dame (maintenant Saint-Louis). On faisait alors des processions, -on sortait les reliques et l’on surveillait les charpentes des ponts. - -L’inondation de 1497 fut particulièrement désastreuse, l’eau monta -jusqu’à la Croix de la place Maubert et vers le pont Saint-Michel, vint -jusque dans la rue Saint-André-des-Arts. On ne communiquait sur bien -des points que par bateaux. Auprès du pont au Change, le Grand-Châtelet -et Saint-Leufroy formaient presque une île, la Seine remplissait la -Vallée de misère et tournait par les rues basses autour du Châtelet. -Pour demander la cessation du fléau, les processions et les reliques -sortirent, la châsse de Sainte-Geneviève fut amenée processionnellement -à Notre-Dame, pour une messe solennelle, et reconduite ensuite jusqu’à -l’abbaye par l’évêque accompagné de tout le chapitre. - -Le terrible écroulement du pont Notre-Dame, en 1499, avait fait -porter l’attention sur les charges énormes que l’on imposait aux -ponts, aux maisons campées en deux files sur chaque côté, maisons -de plus en plus hautes, et qui se surchargeaient de plus en plus -d’annexes, «loges et chambrettes» plantées en encorbellement sur ces -maisons déjà encorbellées sur les piles. On voit, en février 1516, -le Parlement ordonner une enquête sur la solidité du pont au Change, -enquête contradictoire entre les maîtres des œuvres de Paris et les -représentants des orfèvres et changeurs, qui élevaient ces annexes -aux dépens de la solidité du pont. Des charpentiers et maçons jurés -déclarèrent que le pont au Change, si l’on n’y remédiait promptement, -devait avant peu de temps s’écrouler; mais, par manque d’argent, malgré -tous les fâcheux pronostics, on ne fit rien ou presque rien; le pont -resta à peu près comme il était, chargé et surchargé. - -Le pont aux Meuniers, son voisin si proche, ne portait qu’un rang -de maisons; la passerelle établie le long de ces maisons en amont, -après avoir longtemps servi seulement aux meuniers, fut ouverte aux -piétons au XVIe siècle, pour décharger un peu le pont au Change, et -des boutiques aussitôt s’installèrent dans les maisons tout le long du -passage. La solidité laissait pourtant à désirer, l’événement le prouva -bien vite. - -L’hiver de 1596 fut mauvais pour Paris; à la fin de décembre, la Seine, -très grosse, devint menaçante pour les ponts. Le pont aux Meuniers -garni de roues de moulins sur toute sa longueur, avec une seule arche -libre pour la navigation, fatiguait beaucoup; le courant, irrité contre -cet obstacle, frappait, en écumant, les poutres innombrables et les -carcasses des moulins. - -Le 22 décembre, vers six heures du soir, ébranlé à la longue par -l’attaque incessante du flot, le pont aux Meuniers secoué d’horribles -craquements, oscilla quelques instants et, détaché de ses pilotis par -une dernière secousse, sembla partir au fil de l’eau, puis brusquement -s’affaissa dans le courant avec un fracas épouvantable. Moulins, -maisons, boutiques, tout fut balayé par l’eau tourbillonnante, emporté -avec les habitants parmi les poutres lancées comme des fétus de paille. - -On devine la stupeur produite par la catastrophe, l’effroi des voisins -du pont au Change qui, de leurs demeures menacées également, pouvaient -suivre l’horrible drame, l’émoi des riverains accourus au bruit -formidable de la chute, aux cris des victimes que le grondement de -la rivière ne couvrait pas tout de suite. Malgré le danger des pieux -lancés par les eaux comme des béliers, de courageux mariniers sautaient -dans des barques pour se porter au secours des quelques malheureux qui, -restés accrochés aux ruines du pont, hurlaient de terreur, à toute -minute sur le point d’être emportés comme les autres. Le lieutenant -civil et les magistrats s’efforçaient de prendre les mesures les plus -urgentes pour limiter autant que possible le désastre. - -Tout de suite on envoya des soldats vers la porte de Nesle et au -pont de Saint-Cloud pour arrêter au passage les épaves du sinistre, -recueillir les meubles roulés par la rivière, et l’on fit évacuer -bien vite les maisons du pont au Change. Dans l’obscurité, au bruit -formidable de la rivière, les malheureux habitants qui sentaient le sol -trembler sous leurs pieds se hâtaient d’empiler leurs meubles, leurs -objets précieux, sur des charrettes, sur tous les véhicules possibles -pour aller chercher un abri sur la terre ferme. C’était un désordre -inexprimable dans l’obscurité de la nuit, heureusement des postes -avaient été placés aux extrémités du pont afin d’arrêter les voleurs -et les gens de sac et de corde accourus, toujours prompts à se glisser -dans les tumultes pour en tirer profit. - -Après la catastrophe on se querella dans l’enquête faite par le -Parlement pour rechercher ses causes. On prétendit que la faute -en revenait au chapitre de Notre-Dame qui ne veillait point aux -réparations nécessaires et s’opposait aux visites des maîtres des -œuvres du roi. - -L’événement avait fait environ cent cinquante victimes. «On remarqua, -dit l’Estoile, que la plupart de ceux qui périrent en ce déluge étaient -tous gens riches aisés, mais enrichis d’usures et pillages de la -Saint-Barthélemy et de la Ligue.» - -Quelque temps après la terrible fin du pont aux Meuniers, Charles -Marchand, capitaine des archers de la ville, obtint des lettres -patentes l’autorisant à bâtir à ses frais un nouveau pont à -l’alignement de la voûte de passage du Grand-Châtelet, en tirant droit -sur la tour de l’Horloge. - -[Illustration: LA FOURCHE DU PONT AU CHANGE. XVIIIe SIÈCLE] - -Le capitaine Marchand, malgré ses lettres patentes, eut à compter avec -les difficultés créées par le maître de la voirie et avec l’opposition -du chapitre de Notre-Dame, propriétaire de l’ancien pont; mais tout -finit par s’arranger et les travaux purent commencer en août 1599. -Le roi avait exempté de tous droits les matériaux nécessaires à -la construction et même fourni dans l’Arsenal un emplacement pour -emmagasiner ces matériaux. - -Le pont Marchand en 1609 était achevé, il formait une rue large -de six mètres que bordaient deux rangées de trente maisons à deux -étages, réunies entre elles au-dessus de la rue par des tirants -allant de chaque pignon à celui qui lui faisait face. Les maisons -étaient uniformes, elles étaient désignées chacune par une enseigne -particulière, un oiseau peint sur la façade: le merle blanc, le coucou, -le rossignolet, le coq hardi, le coq héron, le grand duc, le pélican -blanc, la chouette, etc., ce qui fit donner couramment au pont le nom -de pont aux Oiseaux, au grand déplaisir du capitaine Marchand, autorisé -par les lettres royales à baptiser l’œuvre de son nom, ce qu’il n’avait -pas manqué de faire au moyen d’un distique latin gravé à chaque -extrémité sur une plaque de marbre. - -Le pauvre pont Marchand, ou aux Oiseaux, eut un destin bien court, -il périt non par l’eau cette fois, mais par le feu, douze années à -peine après son achèvement, et avec lui succomba son voisin le pont -aux Changeurs. Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1621, le feu prit -aux maisons du pont Marchand «dans le cellier d’un nommé Goslard, -écrivain», et se propagea rapidement d’un bout à l’autre, en moins -d’une heure. Les flammes bientôt franchirent l’étroit espace qui -séparait les deux ponts et le pont au Change à son tour commença à -brûler. - -Ce fut aussitôt un tumulte effroyable, dans cette étroite rue du -Pont attaquée par les flammes, les meubles pleuvaient par toutes les -fenêtres, les habitants éperdus essayaient de sauver leur mobilier -et leurs marchandises, qu’ils couraient empiler dans l’église -Saint-Barthélemy toute proche sous le Palais. La tour de l’Horloge -entourée par des flammes sonnait sans discontinuer le tocsin, le Palais -à peine sorti de l’incendie de 1618 se trouvait en danger, mais il n’y -eut heureusement de dégât qu’à la tour de l’Horloge dont le comble fut -brûlé. En quelques heures tout fut terminé, il ne resta plus des deux -ponts que des lignes de pieux à demi consumés en travers de la rivière. - -[Illustration: LES VOUTES DU QUAI DE GÈVRES. 1800] - -L’Estoile rapporte dans son journal du règne de Henri IV une -particularité de l’ancien pont au Change. A certains jours de carnaval, -on avait pour coutume de dresser dans la rue des tables où tous «les -débauchés de Paris» venaient jouer aux dés. Cette coutume fort ancienne -paraît avoir pris fin sous Henri IV, peu d’années d’ailleurs avant la -fin du pont lui-même. - -On mit un temps fort long à reconstruire le pont au Change; malgré la -gêne considérable qui en résultait, on se contenta pendant des années -d’une passerelle jetée sur ses ruines. On ne commença la reconstruction -qu’en 1639. Ce fut alors le plus large des ponts de Paris, il était -encore chargé d’une double rangée de maisons uniformes, très hautes, -superposant quatre étages de fenêtres au-dessus du rez-de-chaussée, -et non plus à pignons distincts comme précédemment, mais formant de -chaque côté une ligne continue, régulière, coupée d’avant-corps de -distance en distance, avec un seul toit régnant sur toute la longueur. - -Un très curieux projet de reconstruction de Marcel le Roy en 1622 eût -donné au pont au Change une grande allure. La ligne des maisons eût -été coupée d’arche en arche par des tours rondes. Le projet ne fut pas -admis, on lui en préféra un autre moins grandiose. - -Le nouveau pont aux Changeurs, dit aussi aux Orfèvres, comptait -suivant un plan du temps 106 forges. En touchant à la rive droite -sous le Châtelet, il formait la fourche ou si l’on veut, l’Y grec. -Le passage se divisait en deux branches entre lesquelles s’élevait -un groupe triangulaire de maisons. Un monument était appliqué sur la -façade de la maison formant la pointe du triangle. On y voyait sur un -fond de marbre noir un groupe de trois figures de bronze: Louis XIII -et Anne d’Autriche à côté de Louis XIV enfant debout sur un piédestal -et couronné par une Renommée. Au-dessous, un bas-relief représentant -deux esclaves, et plus haut divers écussons et inscriptions, sous des -frontons superposés, complétaient le monument. - -Le passage bien étroit à gauche du monument s’en allait retrouver la -rue Trop-va-qui-Dure et les ruelles circulant autour du Châtelet; le -passage de droite conduisait à la rue de Gèvres. De ce côté, entre -le pont au Change et le pont Notre-Dame, sur le terrain des vieilles -tueries et écorcheries des boucheries, furent construites, en même -temps que le pont, les voûtes du quai de Gèvres ouvertes sur la rivière -par une série de grandes arches, et supportant une rangée de maisons -symétriques destinées à relier les deux ponts. - -On était engoué en ce moment d’architectures régulières; en enfermant -la Seine dans ce carré de maçonneries uniformes de trois côtés, on -croyait embellir la ville. - -Le marquis de Gèvres, capitaine des gardes du roi, avait obtenu la -concession de l’entreprise. Ces maisons du quai de Gèvres se louèrent -très bien et formèrent ainsi sur la rivière, avec les maisons des deux -ponts et les galeries du palais, un centre commercial des plus vivants -et des plus prospères. - -Les hautes maisons du pont au Change furent démolies à la fin du règne -de Louis XVI. On se plaignait beaucoup de la gêne qu’elles apportaient -à la circulation, elles tombèrent, le passage fut dégagé juste au -commencement de la Révolution. C’est par là qu’allaient passer les -charrettes des condamnés sortant du tribunal révolutionnaire. Le pont -lui-même fut démoli sous le second Empire et remplacé par le pont de -trois arches actuel. - - -L’existence du Petit-Pont sur le bras de gauche ne présente pas moins -de péripéties que celle de son frère le Grand-Pont. Depuis le temps -de Lutèce, ses arches de bois furent maintes fois détruites par les -flammes ou emportées par les eaux. Un fort en charpente, une simple -tour, en défendit longtemps la tête sur la rive gauche. C’est la tour -qu’au grand siège des Normands en 886, le pont étant détruit, douze -Parisiens défendirent si vaillamment contre les assiégeants. - -La tour s’élevait sur le terrain de la moderne place de Petit-Pont, qui -fut le théâtre d’un vif engagement aux journées de juin 1848 entre les -troupes du général Bedeau et les insurgés barricadés dans le faubourg -Saint-Jacques. Entre les deux combats que d’événements! - -A la place du pont de bois rétabli après les sièges normands, Maurice -de Sully, l’évêque constructeur de Notre-Dame, construisit un pont de -pierre plusieurs fois emporté, notamment par les inondations de 1281 et -1296. - -Le Petit-Châtelet qui défendait l’entrée du Petit-Pont souffrit -également de ces inondations et sous Charles V, vers 1369, le prévôt -de Paris, Hugues Aubryot, grand constructeur, dut le rebâtir. C’était -une espèce de grosse tour ou plutôt un gros fort massif et sombre, -presque sans ouvertures, au travers duquel une longue route donnait -passage du Petit-Pont à la rue Saint-Jacques. L’édifice d’Aubryot, très -étroitement serré par les maisons, dura quatre siècles et ne fut démoli -qu’à la veille de la Révolution. - -C’était au Petit-Châtelet que se percevaient les péages pour toutes -choses soumises au droit d’entrée. On a bien des fois cité le tarif des -péages pour les animaux aux entrées de Paris, tiré du livre d’Etienne -Boileau, prévôt de Paris au XIIIe siècle, consacrant l’exemption de -tout droit pour montreurs d’ours, singes et autres bêtes, et disant que -tout jongleur entrant avec un singe était quitte en faisant danser son -singe devant le péager ou en chantant une chanson. De là serait venu le -dicton: Payer en monnaie de singe. - -Le Petit-Pont alors était en bois, il était déjà couvert de maisons -formant une rue par-dessus laquelle se dressait la grande masse du -Petit-Châtelet. - -La débâcle des glaces de l’hiver de 1408, qui détruisit une partie -du pont au Change, comme nous l’avons vu, emporta le Petit-Pont et -le nouveau pont Saint-Michel, celui-ci construit tout récemment en -pierres. Ce fut le 30 janvier, dans le jour heureusement; à huit -heures du matin, les glaçons, heurtant avec violence depuis deux jours -les poutres du pont, déterminèrent la chute de quelques premières -charpentes. Soudain les craquements se multiplièrent; de seconde -en seconde une rangée de pieux cédait. Les habitants épouvantés -déménageaient, le Petit-Pont tombait pièce à pièce, maison à maison, -avec un fracas terrible éclatant d’heure en heure par-dessus le -grondement de la rivière. Le soir, il n’en restait rien que des débris -accrochés aux murailles du Petit-Châtelet. - -Le passage était libre, les glaçons avec une violence nouvelle, se -précipitèrent à l’assaut de l’obstacle suivant et s’accumulèrent -sous les arches obstruées du pont Saint-Michel, dont les piles -bientôt cédèrent et s’abîmèrent à leur tour dans la rivière. Comme la -catastrophe se produisit en plein jour, il n’y eut pas de victimes. - -Malgré les malheurs du temps, les troubles et les guerres, le -Petit-Pont fut assez vite reconstruit, en pierres cette fois, et de -nouvelles maisons s’élevèrent. Il comptait cinq arches d’abord, mais -on gagna sur la rivière en remblayant l’ancien marécage bordant la -muraille de Lutèce, en cet endroit assez en arrière de la rue actuelle; -les deux arches touchant à la Cité furent supprimées complètement et -disparurent sous un agrandissement de l’Hôtel-Dieu, sous la salle du -Légat et la chapelle Sainte-Agnès. - -[Illustration: LE PETIT-PONT APRÈS L’INCENDIE. 1718] - -Des maisons bâties dans la rivière sur de gros piliers de pierres -masquaient en partie la troisième arche. A côté de ces maisons se -trouvait la Halle aux poissons à l’angle du Marché-Neuf. M. Ad. Berty -a retrouvé les enseignes des maisons du pont au XVe siècle, il y avait -le _Croissant_, le _Bras d’Or_, les_ Quatre Vents_, la _Licorne_, -l’_Empereur_, l’_Image Saint-Martin_, l’_Hercule_, la _Corne du Cerf_, -la _Fleur de Lys_, etc... - -[Illustration: L’EMPEREUR D’ALLEMAGNE CHARLES IV ALLANT VISITER -LE ROI A L’HÔTEL SAINT-PAUL - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Ces maisons furent reconstruites en 1552, mais non plus irrégulières, -toutes semblables au contraire. Le pont, bien des fois secoué et -endommagé par les inondations, traversa ainsi quelques siècles; il -vieillissait, réparé souvent, tenant bon malgré tout contre les assauts -des débâcles d’hiver. Il était destiné à périr par le feu dans les -premières années du XVIIIe siècle. - -[Illustration: LE PONT SAINT-MICHEL EMPORTÉ PAR LES GLACES, 1616 - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -C’était le 25 avril 1718: une femme dont le fils s’était noyé en -amont du pont de la Tournelle faisait vainement chercher le corps de -son enfant. En désespoir de cause, elle eut recours à une très -ancienne pratique superstitieuse, que l’on croyait infaillible dans ces -cas-là. Une chandelle bénite plantée tout allumée dans un pain de saint -Nicolas de Tolentin, et lancée au fil de l’eau sur une sébile de bois, -devait infailliblement s’arrêter à l’endroit du fleuve où se trouvait -le cadavre du noyé. La sébile et le cierge flottèrent quelque temps sur -la rivière, passèrent le pont de la Tournelle, puis furent portés vers -un bateau de foin amarré au pont de la Tournelle. - -[Illustration: LE PONT NOTRE-DAME AU XVIIe SIÈCLE] - -Le foin prit feu; en quelques minutes le bateau enflammé communiqua -l’incendie à un second bateau son voisin. Péril imminent pour le port -au bois et au foin, tout près. Il y avait des piles de bois sur la -rive, des barques de charbon et de foin, nombreuses et serrées. Les -mariniers du port, pour préserver leurs bateaux menacés, n’eurent pas -la présence d’esprit de conduire les bateaux incendiés au milieu de -la Seine pour les laisser brûler, ils coupèrent tout simplement les -amarres et les laissèrent aller. - -Alors ce sont deux brûlots qui descendent la Seine. Il est près de huit -heures du soir, les brûlots passent sans malheur sous les deux ponts -de l’Hôtel-Dieu, le pont au Double et le pont Saint-Charles, puis au -milieu de l’épouvante générale, les habitants du Petit-Pont les voient -venir sur eux. Les arches du Petit-Pont sont encombrées de pieux et de -poutres supportant les maisons encorbellées sur les piles, les bateaux -s’embarrassent dans toutes ces pièces de bois et s’arrêtent, leurs -flammes lèchent les maisons, aussitôt les poutres du pont brûlent et -après les poutres les maisons prennent feu. - -L’incendie commencé aux maisons appuyées au Petit-Châtelet se propagea -rapidement à toutes les maisons du pont, bâties en pans de bois et -matériaux légers. Des tourbillons de flammes s’élevaient dans le ciel, -illuminant les édifices de la Cité, les bâtiments de l’Hôtel-Dieu, -les tours de Notre-Dame, mettant des touches de lumière à toutes les -saillies des gothiques architectures. Les secours arrivaient dans une -confusion indescriptible, soldats, mariniers et capucins s’efforçaient -de lutter contre le fléau. On avait amené des pompes, assez nouvelles -à Paris, mais leur effet était presque nul, les tourbillons de flammes -n’en montaient que plus haut. - -On voyait les charpentes des maisons incendiées s’affaisser lentement -dans le fleuve, avec des jaillissements d’étincelles, et continuer à -brûler en suivant le fil de l’eau. Tout Paris était accouru, terrifié -par le formidable embrasement. L’effet était aussi épouvantable du côté -de la rue Saint-Jacques, l’arcade du passage, dans la masse noire du -Petit-Châtelet, semblait une entrée de l’enfer. - -Le feu gagnait sur les deux rives, il prenait d’un côté aux maisons -autour du Petit-Châtelet, et de l’autre côté aux maisons de la rue du -Petit-Pont faisant face à la salle du Légat de l’Hôtel-Dieu. L’émoi -était au comble à l’Hôtel-Dieu, où l’on croyait tout perdu, mais -grâce aux efforts de tous on put le préserver, à quelques dégâts -près. Le Petit-Châtelet résista par sa masse, il sortit noirci de la -conflagration, debout en tête du pont ruiné. - -L’incendie avait fait des victimes, des travailleurs avaient péri, -ainsi que des malheureux cernés dans leurs logements par la flamme. - -Pour venir au secours des habitants du pont ruinés par le sinistre, des -quêtes faites dans tout Paris par des personnes déléguées à cet effet -produisirent une somme de 450,000 livres, aussitôt distribuée entre les -victimes. - -On procéda sans tarder à la restauration du Petit-Pont. Il n’eut plus -que trois arches et ne porta plus de maisons. Le Petit-Châtelet si -longtemps masqué, à peine visible au bout de la rue étroite circulant -entre les deux rangées de logis, apparut tout entier dans sa masse -sombre, percée de quelques rares fenêtres fortement grillagées. - -Traversons la Seine et arrivons sur l’autre bras, au pont Notre-Dame -qui continue la ligne du Petit-Pont. Le pont Notre-Dame eut un ancêtre -dont on ne sait pas grand’chose. C’était un pont de bois jeté sur la -Seine, tirant de Saint-Denis de la Chartre en la Cité, à la section -inférieure de la grande rue Saint-Martin qui porta jusqu’à notre époque -le nom de rue de la Planche-Mibray. - -Un moine de Vendôme nommé René Macé, dans une chronique rimée du règne -de Charles V, en parle à propos du voyage de l’empereur Charles V à -Paris: - - L’Empereur vint par la Coutellerie - Jusqu’au carrefour nommé la Vannerie - Où fut jadis la Planche de Mibray, - Tel nom portait pour la vague et le bray, - Jetté de Seine en une creuse tranche - Entre ce pont que l’on passait à planche, - Et on l’ôtoit pour être en seureté... - -La planche Mibray au XIVe siècle était déjà un souvenir, une antiquité. -Sans doute quand on établit le pont de ce nom à une époque inconnue, -le protégea-t-on par une tête de pont, une fortification probablement -moins importante que les Châtelets, grand et petit, des deux autres -ponts. La planche Mibray c’était la passerelle mobile, le pont-levis -jeté _sur une creuse tranche_, sur les marécages boueux ou le _bray_ -d’un fossé, en avant de cette tête de pont. - -La Cité seule possédait alors un rempart, ses faubourgs pour toute -protection n’avaient sans doute que de simples palissades. Plus tard -quand Louis VI, au commencement du XIIe siècle, entreprit d’enfermer -dans une enceinte les faubourgs du nord, la tête de pont fut supprimée, -l’entrée se trouvant portée plus haut à l’archet Saint-Merry. - -En 1413, le pont de la planche Mibray tombant en ruine, la ville fit -reconstruire un pont probablement plus large, pont de bois encore avec -moulins sous les arches et maisons au-dessus. Ce pont fut baptisé en -cérémonie. «Le dernier jour de mai 1413, dit le _Journal d’un Bourgeois -de Paris_, fut nommé le pont de la planche Mibray le pont _Notre-Dame_; -et le nomma le roi de France Charles VIe et frappa de la trie sur le -premier pieu, et le duc de Guyenne son fils après, et les ducs de Berry -et de Bourgogne et le sire de la Trimoïlle; et estoit l’heure de dix -heures de jour au matin.» - -1413, c’est l’année de la commune cabochienne, le moment des violences, -des exactions et proscriptions des bandes d’écorcheurs et bouchers du -parti de Bourgogne. Peu de jours avant la solennité du pont Notre-Dame, -le roi Charles VI, allant entre deux accès de démence remercier le ciel -à la cathédrale, avait été forcé par la «grande multitude de peuple» de -coiffer le chaperon blanc, insigne du parti populaire. - -Pour contribuer à la construction, le roi donna quinze arpents de ses -forêts. L’édification du pont et des maisons ne fut achevée qu’en 1432. -Ces maisons appartenant à la ville étaient au nombre de soixante, -trente de chaque côté. «Le pont Notre-Dame, dit le chroniqueur Robert -Gaguin, avait 354 pieds de longueur, 90 pieds de largeur, il était -supporté par 17 travées de pièces de bois, chaque travée composée de 30 -pièces de bois, chacune de plus d’un pied d’équarrissage. Les maisons -se faisaient remarquer par leur élévation et l’uniformité de leur -construction. Lorsqu’on s’y promenait, ne voyant pas la rivière, on se -croyait sur terre et au milieu d’une foire, par le grand nombre et la -variété des marchandises qu’on y voyait étalées.» - -Cette description montre bien l’importance qu’avait prise le pont -Notre-Dame, rival du pont au Change en beauté, en animation et aussi -en importance commerciale. Les inondations, les débâcles le mirent -plus d’une fois en danger, ses habitants n’étaient pas sans quelques -doutes sur sa solidité et l’événement ne leur donna que trop raison, -soixante-quinze ans seulement après la construction. - -[Illustration: ENTRÉE DU PONT NOTRE-DAME. XVIIe SIÈCLE] - -Une de leurs alarmes les plus chaudes fut celle de l’hiver de 1480. -L’hiver vint tard cette année-là et il ne gela pas avant Noël, mais cet -hiver retardataire n’en fut que plus violent. Durant six semaines, dit -la chronique de Jean de Troyes, «fist la plus grande et aspre froidure -que les anciens eussent jamais vu faire en leurs vies». La Seine était -prise comme tous ses affluents, bêtes, gens et charrois, tout passait -sur la glace. Le dégel arriva le 8 février; dans la débâcle de la -Seine il advint que les glaçons emportèrent une grande quantité de -bateaux qui s’en allèrent frapper les ponts de Paris. Les habitants -du pont Notre-Dame se crurent à leur dernier jour; pensant sous les -heurts violents des bateaux que le pont allait être emporté, ils se -mirent hâtivement à déménager. Le danger était grand en effet, le pont -tremblait sous les abordages et montrait quelques avaries; mais à la -fin, les bateaux enchevêtrés formèrent une barrière mobile qui servit -de rempart contre le choc des glaçons. Quelques charpentes des moulins -furent brisées, des pieux emportés, mais le reste put braver la débâcle. - -«Et à cette cause des glaces, continue la chronique, n’avint point de -bois à Paris pour la rivière de Seine, et fut bien chier, comme de -sept à huit sols pour le moule. Mais pour secourir le povre peuple, -les gens des villages amenèrent en la ville à chevaulx et charrois -grant quantité de bois vert. Et eust esté le dit bois plus chier, si -les astrologiens de Paris eussent dit vérité, pour ce qu’ils disoient -que la grande gellée dureroit jusques au huictiesme jour de mars et -desgella trois sepmaines avant.» - -Le pont Notre-Dame sortait à peu près intact de cette belle peur, la -catastrophe l’attendait au dernier hiver du siècle; c’était vingt ans -de répit, mais cette catastrophe devait être terrible. - -Depuis longtemps, la solidité du pont semblait douteuse; les pilotis -étaient usés, pourris. En 1498, des architectes, des maîtres -charpentiers en avaient donné avis à l’échevinage, en déclarant -qu’il fallait, en toute hâte, remplacer ces pilotis, sous peine de -voir prochainement la ruine de tout l’ouvrage, mais les échevins -avaient négligé cet avis. Le prévôt des marchands et les échevins qui -touchaient de gros loyers des maisons du pont et n’employaient qu’une -faible partie de ces ressources aux travaux d’entretien, furent plus -tard accusés de malversations. - -[Illustration: LA POMPE NOTRE-DAME VUE DU PONT] - -Un an après, le 25 octobre 1499, un maître charpentier ayant observé -au point du jour différents symptômes de tassement, courut chez -le lieutenant criminel le prévenir que le pont Notre-Dame allait -infailliblement s’écrouler, et le supplier de prendre les mesures -nécessaires pour faire sur-le-champ évacuer les maisons. - -Le magistrat fit retenir le charpentier et s’en fut aussitôt au -Parlement. Il n’était pas sept heures du matin; cependant, la cour du -Parlement s’assemblait à la grande Chambre. Interrogé par le président -Thiébault Baillet, le lieutenant criminel rapporta l’avis qu’il -venait de recevoir et auquel il refusait de croire. Mieux inspiré, -le Parlement, sans perdre de temps, ordonna au lieutenant criminel -d’aller en toute diligence arrêter la circulation sur le pont, placer -des postes d’archers à ses extrémités et faire déménager tous les -habitants. Tout ceci avait pris du temps. Avant que midi sonne, avait -juré le charpentier, le pont sera tombé.--A neuf heures du matin, des -craquements sinistres s’entendirent dans les maisons et des crevasses -se produisirent dans le pavage. A ces signes, les habitants virent bien -qu’il n’y avait plus à tergiverser ni à espérer, et se mirent en toute -promptitude à sortir leurs meubles et leurs marchandises. - -Les maisons continuaient à se lézarder et le pavé à se disjoindre avec -une rapidité effrayante, le désordre dans le déménagement général -s’en aggravait, cela devenait comme un sauve-qui-peut. Soudain, un -effroyable craquement se produisit, et il y eut comme une série de -détonations sous les arches. C’étaient les pieux qui cédaient les uns -après les autres; on vit le pont tout entier osciller un instant, puis -le tout, le pont et les maisons, s’écroula d’un seul bloc dans la -Seine, avec un bruit semblable à la plus formidable des explosions, en -soulevant un énorme tourbillon de poussière. - -Tout Paris entendit le fracas de cet écroulement, roulant et grondant -comme un tonnerre. Quand le dernier écho se fut éteint, lorsque le -nuage de poussière se fut abattu, l’horreur du désastre apparut aux -gens de la rive. Un amas de décombres, pilotis, carcasses de maisons, -fragments de pavages encore entiers, obstruait le cours de la rivière, -formait un barrage qui refoula les eaux jusqu’à la berge de la rue de -Glatigny, où des laveuses furent emportées par la rivière et noyées. -On apercevait sur ce barrage, parmi les débris des logis, des tas -de meubles broyés, des marchandises roulées par le flot, des gens -surpris dans le déménagement, écrasés ou ensevelis à demi dans la -masse, d’autres surnageant plus loin dans le remous et l’écume. La -rivière, irritée par l’obstacle, revenait avec violence sur ces tristes -débris, enlevait et dispersait les blessés, les poutres, les meubles. -Tout de suite, des bateliers s’étaient jetés dans leurs barques -et s’efforçaient de sauver les quelques malheureux survivants qui -luttaient accrochés à quelques pièces de bois. - -L’indignation publique contre les magistrats dont l’incurie, malgré -tous les avis, avait causé la catastrophe, eut satisfaction. Le prévôt -des marchands, Jacques Pieddefer, avocat au Parlement, quatre échevins: -Antoine Malingre, Louis du Harlay, Pierre Turquant et Bernard Ripault, -furent jetés en prison avec quelques autres officiers de la ville. Le -Parlement procéda à une enquête sévère qui conclut sur bien des points -à leur culpabilité, et donnait raison aux accusations de concussion. Un -arrêt du Parlement dégrada le prévôt, les échevins et quelques autres -des hauts fonctionnaires de la ville, les déclara incapables d’offices -à tout jamais, les condamna à la restitution de tous deniers reçus -pendant le temps de leurs fonctions, à d’énormes amendes, ainsi qu’à -des dommages et intérêts aux victimes du désastre. - -Ces condamnés, pour la plupart, moururent en prison insolvables, -l’argent qu’on tira d’eux fut appliqué à la reconstruction du pont. - -La ville se trouvait sans magistrature, une commission de cinq notables -bourgeois: Nicolas Potier, Jean Lapite, Jean de Marle, Jean le Lièvre -et Henri le Becque fut installée à l’Hôtel de Ville, en attendant les -élections régulières qui confirmèrent le choix et nommèrent prévôt des -marchands Nicolas Potier et les quatre autres échevins. - -On s’était mis immédiatement à la reconstruction du pont, en pierres -cette fois, sous la direction d’une commission composée, à la suite -d’une sorte de concours, de Jean de Doyac, maître des œuvres et -expert juré de la ville de Paris, Colin de la Chesnaye, maître des -œuvres de la ville de Rouen, Gautier Hubert, maître des œuvres de -la charpenterie, les maîtres Droier de Felin, Colin Biart, André de -Saint-Martin, Jean d’Escullant, chanoine de Cusset, chargé spécialement -du choix de la pierre, et enfin le cordelier Jean Joconde, _fra -Giocondo_, maître d’œuvre de Vérone, appelé d’Italie par le roi Charles -VIII vers 1497. - -[Illustration: LE PONT AU CHANGE. 1800] - -Les plans furent longuement étudiés et quoique l’on fasse honneur de -la construction surtout à Jean Joconde, lequel par suite du triomphe -de l’art italien, on voulut, pendant longtemps, voir partout, même -dans les œuvres les plus françaises de la Renaissance française, -le pont Notre-Dame est une œuvre collective due à la collaboration -de plusieurs. La part de Jean Joconde dans cette collaboration est -difficile à déterminer, il n’eut point, dans tous les cas, la direction -du travail, ce qui pourtant n’eût pas manqué si ses plans personnels -avaient été choisis. La superintendance de l’ouvrage fut attribuée à -Jean de Doyac et Colin de la Chesnaye, lesquels, pour marque de leur -autorité, devaient, sur les chantiers, porter un bâton blanc à la main. -Un bac assura la circulation pendant le cours des travaux jusqu’à ce -que leur avancement permît de poser une passerelle provisoire sur un -côté des piles. - -La première pierre du nouveau pont fut solennellement posée le 28 -mars 1500 par «maître Jehan Bouchard, conseiller du roy en sa court -de Parlement», par le prévôt des marchands et les échevins. La -construction ne s’acheva qu’en juillet 1507 et celle des maisons en -1512. Une inscription gravée sur une pile consacra le souvenir de -l’inauguration du pont en 1507; elle se terminait ainsi: «Pour la joye -du parachevement de si grand et magnifique œuvre, fut crié Noel et -grand’joye demenée avecque trompettes et clairons, qui sonnèrent par -long espace de temps.» - -[Illustration: LE PONT SAINT-MICHEL. XVIIe SIÈCLE] - -On prétend qu’il se trouvait une autre inscription sur une des arches. -C’était un distique du poète Sannazar, consacrant l’erreur qui faisait -attribuer le pont Notre-Dame au seul Jean Joconde: - - _Jocundus geminos posuit tibi, Sequana, pontes - Nunc tu jure potes dicere pontificem._ - -Le nouveau pont Notre-Dame fut l’objet d’une admiration universelle -et considéré comme le chef-d’œuvre des ponts de l’Europe, il avait -vraiment bonne figure avec ses six belles arches hautes et larges, -ses becs triangulaires en avant des piles, ses soixante-huit maisons, -«édifices, dit Corrozet, par symétrie et proportion d’architecture, -toutes d’une mesure et même artifice, de pierre de taille et briques, -chacune contenant cellier ou cave, ouvroir, galerie derrière, cuisine, -deux chambres et grenier». - -[Illustration: LA JOUTE DES MARINIERS SOUS LE PONT NOTRE-DAME, -D’APRÈS RAGUENET, XVIIe SIÈCLE] - -Les pignons faisaient deux longues lignes découpées en dents de -scie; deux étages de fenêtres s’ouvraient sur la rivière, plus, au -rez-de-chaussée des maisons, une galerie courant en encorbellement -continu. La brique mélangée à la pierre donnait une vraie gaîté -à l’ensemble. Tous ceux qui virent le pont Notre-Dame au beau -temps de sa jeunesse sont d’accord pour lui trouver «une grande -gaieté mêlée néanmoins de beaucoup de majesté qui plaît et rejouit -extraordinairement la vue.» - -Du côté intérieur, sur la rue traversant le pont, régnait une ligne -continue d’arcs en anse de panier encadrant les boutiques; au-dessus, -dans chaque façade de briques encadrées de pierres, s’ouvraient deux -étages de fenêtres à meneaux et une fenêtre à grenier sur le pignon. -Une mince tourelle s’effilait au coin de chacune des quatre maisons -d’angle, au-dessus d’une niche gothique destinée à recevoir quelque -statue, de même qu’entre les deux maisons du milieu du pont sur chaque -rang, deux autres niches abritaient les statues de saint Denis et de -Notre-Dame. - -Chaque maison était «escrite sellon le nombre de son rang en lettres -d’or sur azur», c’est-à-dire numérotée en chiffres romains, ce qui ne -serait point, paraît-il, la première introduction de numérotage des -maisons, si, comme on croit, les maisons du pont précédent portaient -déjà des numéros. Dans tous les cas, le système du numérotage devait -plus facilement venir à la pensée des constructeurs, dans ces rues de -ponts ayant un commencement et une fin bien déterminés, et formées de -maisons régulières. - -Les arches du nouveau pont ayant une grande hauteur d’ouverture, son -pavé se trouvait plus élevé que celui de l’ancien, il s’ensuivit des -travaux considérables pour supprimer les pentes et surélever le sol de -la cité. On suréleva d’abord la ligne des rues entre le pont Notre-Dame -et le Petit-Pont, les rues de la Lanterne, de la Juiverie et du marché -Palu, puis de proche en proche il fallut relever les alentours de la -cathédrale. La cité y gagna d’être moins exposée aux visites de la -Seine lors des moindres crues, mais cela supprima les quelques marches -qu’il fallait encore monter pour entrer à Notre-Dame, et le parvis de -la cathédrale se trouva de plain-pied avec les rues. - -Les maisons du pont Notre-Dame appartenaient à la ville, qui les -donnait à bail pour neuf années moyennant vingt écus d’or par an. La -ville se réservait la jouissance des fenêtres du premier étage pour -les jours d’entrée royale ou de solennité quelconque, sur le pont -Notre-Dame, car, devenu le plus beau pont de Paris, et aussi le plus -solide, puisqu’il était tout neuf et de construction soignée, le pont -Notre-Dame devint le passage des cortèges royaux aux cérémonies de -Notre-Dame, aux entrées princières. - -Les cortèges royaux, abandonnant le vieux pont au Change, passèrent -donc, à partir de ce moment, par le pont Notre-Dame, élégant et coquet; -à chaque occasion, on se plut à le décorer. C’était la Renaissance -qui débutait; aux vieilles décorations gothiques, échafauds pour -représentations de mystères, on substituait les arcs de triomphe et -les allégories où les dieux de l’Olympe commençaient à faire leur -apparition. Le nouveau pont Notre-Dame se distinguait en ces occasions, -se couvrait d’emblèmes, de décorations ingénieuses et de figures -symboliques. Les entrées d’Henri II et de Catherine de Médicis, les 10 -et 18 juin 1549, l’entrée de Charles IX en 1571, enfin celle de Louis -XIV, le 26 août 1660, furent particulièrement belles. - -Pour Henri II, les arcs triomphaux du pont Notre-Dame arrangés à -l’antique se chargèrent de divinités païennes, parmi lesquelles Diane, -au premier rang, rappelait quelque peu malicieusement à la reine de la -main droite celle de la main gauche. Tout le long du pont, une rangée -de sirènes, plus grandes que nature, appliquées à la muraille de maison -en maison, encadrait de festons de lierre les fenêtres garnies des -belles dames invitées de la ville. - -A l’entrée de Louis XIV, on voyait sur le pont deux lignes d’amours -avec des trophées galants, derrière un arc de triomphe érigeant les -statues allégoriques de l’Honneur, de l’Hymen, de la Fécondité, tandis -qu’un grand tableau au-dessus du portique montrait Junon, sous la -figure de la reine-mère Anne d’Autriche, ordonnant à Mercure et à Iris -de porter à l’Hymen les portraits du roi et de l’infante Marie-Thérèse. - - -Un peu avant cette entrée solennelle de Louis XIV, le pont Notre-Dame -avait été restauré, du haut en bas, des piles aux maisons. Sur les -chaînes de pierres encadrant chaque façade de briques, on avait -appliqué de grandes cariatides, la tête chargée d’un panier de fleurs -et soutenant de leurs bras étendus des médaillons de tous les rois de -France, de Pharamond à Louis XIV. - -Vers la même époque fut établie la pompe Notre-Dame, en un édifice -aquatique semblable à la Samaritaine du Pont-Neuf, mais plus simple, -qui dressait sur un formidable soubassement de poutres des bâtiments -renfermant deux mécanismes de pompes. - -[Illustration: LE PONT SAINT-MICHEL. 185O] - -L’ensemble était fort pittoresque, en avant des arches du pont -Notre-Dame et de sa ligne de pignons. Le plancher s’élevait avec le -niveau de la Seine, et sous la forêt des poutres et des poutrelles -tournaient de grandes roues de moulin. Les deux pompes, l’une -construite par le sieur Daniel Joly, ingénieur qui dirigeait la -Samaritaine, l’autre par un sieur Jacques de Mance, fournissaient de -l’eau à un certain nombre de fontaines anciennes et nouvelles, mais -leur débit baissa bientôt, et après différents expédients il fallut en -1700 remplacer les premiers engins par de nouvelles machines dues à -Rannequin, constructeur de la machine de Marly. Par malheur, la machine -de Rannequin comme celles de ses prédécesseurs, tout en fonctionnant -parfaitement à ses débuts, vit, par l’usure des pièces, sa force et son -produit diminuer rapidement. - -La porte conduisant aux pompes Notre-Dame par une passerelle exigea la -démolition d’une maison du pont; cette porte fut décorée d’un médaillon -du roi et de deux figures, un fleuve et une naïade attribuées à Jean -Goujon, et provenant de la poissonnerie du Marché-Neuf attenant aux -maisons du Petit-Pont. - -Au-dessus de la porte était gravée une inscription latine de Santeuil, -le poète chanoine de Saint-Victor qui fournissait de vers latins -toutes les fontaines et tous les monuments de Paris. Rapportons-en la -traduction faite par Corneille: - - Que le dieu de la Seine a d’amour pour Paris - Dès qu’il en peut baiser les rivages chéris; - De ses flots suspendus la descente plus douce - Laisse douter aux yeux s’il avance ou rebrousse. - Lui-même à son canal, il dérobe ses eaux, - Qu’il a fait rejaillir par de secrètes veines, - Et le plaisir qu’il prend à voir des lieux si beaux, - De grand fleuve qu’il est, le transforme en fontaine. - -La pompe Notre-Dame, bien des fois réparée, transformée, ornée -d’une haute tour carrée, vécut jusqu’à nos jours. Elle offrait un -motif superbe aux aquafortistes, aux peintres du vieux Paris, avec -ses oppositions violentes de lumières et de noirs vigoureux, son -enchevêtrement d’énormes poutres sous lesquelles filaient les eaux -vertes de la Seine, et aussi les belles arches du vieux pont, reliées -aux sombres voûtes ouvertes à hauteur de l’eau sous le quai de Gèvres. - -[Illustration: LE PONT ROUGE ENTRE LA CITÉ ET L’ILE SAINT-LOUIS. -XVIIe SIÈCLE] - -Le peintre Raguenet qui a laissé de si curieuses vues de Paris au -XVIIIe siècle, en tirait un parti superbe, comme nous pouvons le voir -dans quelques-uns de ses tableaux recueillis au musée Carnavalet, -notamment dans celui qui représente une joute de mariniers à l’occasion -d’une fête publique, devant la pompe et les maisons du pont chargées -de spectateurs à toutes leurs fenêtres, à tous les balcons, à tous les -appentis suspendus au-dessus de la Seine. - -En 1769, on décida la suppression des maisons construites sur le pont -Notre-Dame; on ne les démolit cependant qu’en 1786, en même temps que -celles du pont au Change et du pont Marie. Sous la Révolution, le pont -Notre-Dame ne pouvait garder son nom, il porta quelque temps le nom de -la Raison, puisqu’il menait au temple de cette divinité nouvelle. - -[Illustration: LE PONT ROUGE ENTRE LES TUILERIES ET LE PRÉ AUX -CLERCS. XVIIe SIÈCLE] - -La pompe Notre-Dame disparut en 1861; vers la même époque, le pont -lui-même fut comme raboté sur toutes ses faces et banalisé autant que -faire se pouvait, pour le déguiser en pont moderne, sans caractère et -sans lignes. Sa pente était abaissée, les irrégularités supprimées, les -becs triangulaires rapetissés et arrondis... Les aquafortistes peuvent -rentrer leurs crayons et leurs pointes. Qui donc aurait maintenant -l’idée de le dessiner, ce vieux pont Notre-Dame? - - -Un pont dédié à saint Michel à cause de la chapelle Saint-Michel du -Palais, proche voisine, exista au XIIIe siècle. Il était en bois et -s’appelait aussi le Pont-Neuf. C’est tout ce que l’on en sait. La date -de sa destruction est aussi peu connue que celle de sa construction. -Dulaure présume qu’il fut emporté par la débâcle de 1326. - -En 1378, Charles V décida la reconstruction de ce pont. «Notre roi -Charles fut sage artiste et se démontra vrai architecteur, deviseur -certain et prudent ordonneur, lorsque les belles fondations fit faire -en maintes places notables édifices, beaux et nobles, tant d’églises -comme de châteaux, et autres bâtiments, à Paris et ailleurs», dit -Christine de Pisan dans le livre des bonnes mœurs de Charles V. - -Le pont fut ordonné après enquête et conseil tenu au Parlement par les -commissaires royaux, le prévôt de Paris, les conseillers au Parlement, -le doyen, le chantre, le pénitencier et quatre chanoines de Notre-Dame, -plus cinq bourgeois notables. Les travaux commencèrent aussitôt; le -prévôt Aubryot, qui avait grand besoin de maçons et de manœuvres pour -les considérables travaux alors entrepris dans Paris, faisait des -rafles de vagabonds et de voleurs et les envoyait à ses bâtisses. -L’abbaye de Saint-Germain des Prés éleva des protestations comme elle -ne manquait pas de le faire chaque fois que l’on touchait à la rivière -pour une cause quelconque, que l’on bâtissait quelque chose dessus -ou que l’on établissait un bac. Elle se prétendait, en vertu d’une -donation de Childebert, propriétaire de la rivière depuis le Petit-Pont -jusqu’à Sèvres, eaux, fonds et rives, sur une largeur de dix-huit -pieds! On négligea ces réclamations et le pont fut achevé en 1387. - -[Illustration: LE PONT AU DOUBLE] - -Vingt ans après son achèvement, le pont Saint-Michel fut emporté par -la débâcle de 1408. Reconstruit aussitôt en pierre, il parut solide -et tint bon un siècle et demi. Mais le 10 décembre 1547, ce pont de -pierre, battu par une crue de la Seine, «se rompit par le milieu» et -s’abattit presque tout entier avec ses maisons, dans la rivière du côté -du Petit-Châtelet. Comme le malheur arriva au milieu de la nuit, il y -eut cette fois sans doute nombre d’habitants _périllés_. - -Reconstruit en bois, il alla jusqu’en l’année 1616 dont l’hiver fut -particulièrement rigoureux; le 30 janvier, vinrent le dégel et la -débâcle: les eaux et les glaçons arrivant à l’assaut avec violence -emportaient pièce à pièce les charpentes du pont du côté d’amont et -les maisons qui se trouvaient dessus. Le même jour, le pont au Change -perdait aussi quelques maisons de la même façon. Des meubles de ces -maisons écroulées dans la rivière furent portés par les eaux jusque -du côté de Saint-Denis; les riverains qui les avaient recueillis -les voulant garder en vertu du droit d’épave, il fallut un arrêt du -Parlement pour les leur faire restituer. - -Il restait une partie des charpentes du pont Saint-Michel et sur ces -poutres ébranlées, la ligne de maisons du côté d’aval isolées au -milieu de la Seine; tout cela devait fatalement être emporté par le -premier gonflement de la rivière. Au mois de juillet eut lieu ce second -écroulement. - -De nouveau, le pont Saint-Michel fut reconstruit, avec un soin tout -particulier cette fois, par une compagnie qui en avait obtenu la -concession. Sur les quatre arches de pierre ornées à la pile du milieu -d’un saint Michel à cheval, et de statues dans des niches aux autres -piles, on éleva trente-deux maisons d’architecture symétrique. La -compagnie devait percevoir les revenus de ces maisons pendant soixante -années après lesquelles la propriété en reviendrait au roi, mais en -1672, moyennant une somme de 200,000 livres et une redevance annuelle, -le roi abandonna la propriété de ces maisons. - -Lorsqu’un édit de Louis XVI décida en 1786 la suppression des maisons -des ponts de Paris, le pont Saint-Michel fut épargné. Ce dernier des -ponts à maisons vit encore les premières années du XIXe siècle. Un -décret de Napoléon daté du camp de Tilsitt, le 7 juillet 1807, condamna -définitivement ces maisons qui tombèrent sous la pioche en 1809. - - -Chronologiquement, il nous faudrait parler maintenant du vrai et -magnifique Pont-Neuf construit à la fin du XVIe siècle, et qui donna -sa physionomie définitive à la Cité, mais en raison de son importance -dans l’histoire de Paris, et de son rôle dans les événements politiques -comme dans la vie parisienne aux deux derniers siècles, il nous faudra -lui consacrer une notice à part. - -Il nous reste à parler des ponts du XVIIe siècle construits en amont -des vieux ponts des âges précédents. - -L’Hôtel-Dieu qui, de l’île de la Cité, s’était étendu sur la rive -gauche de la Seine, communiquait avec ses bâtiments méridionaux par -deux ponts, l’un le pont Saint-Charles construit en 1606, complètement -affecté au service de l’hôpital, et l’autre, le pont au Double, -construit en 1634, sur le côté duquel un passage avait été réservé aux -piétons, moyennant le paiement d’un double tournois, c’est-à-dire de -deux deniers, et plus tard d’un liard. - -Pour gagner le pont au Double, il fallait passer au pied de la tour -sud de Notre-Dame, suivre un passage étroit sous les bâtiments de -l’archevêché et s’engager sous une petite voûte donnant sur l’espèce de -balcon réservé le long du pont entièrement occupé pour le reste par la -salle Saint-Cosme. - -Le pont Saint-Charles a disparu complètement, démoli en même temps que -l’Hôtel-Dieu. La salle Saint-Cosme ayant été supprimée en 1835, le pont -au Double fut entièrement livré au public. Depuis, lors des grands -changements, on abattit à son tour le pont au Double et on le reporta -plus en aval, à peu près entre son ancien emplacement et celui du pont -Saint-Charles. - -La Cité fut rattachée par le pont Rouge à partir de 1634 à l’île -Saint-Louis, laquelle, à la création du quartier nouveau, avait été -dotée de deux communications, le pont Marie vers la rive droite et -le pont de la Tournelle à la rive gauche. Il ne faut pas confondre -le pont Rouge de la Cité et le pont Rouge des Tuileries. Celui-ci -construit en 1632 à la place du bac établi de longue date entre le Pré -aux Clercs et les Tuileries, et dont la rue du Bac rappelle encore le -souvenir, s’appela aussi pont Barbier, du nom de son constructeur. -C’était une longue passerelle de bois peinte en rouge composée de dix -arches, et au milieu de laquelle s’élevait une autre Samaritaine, une -haute construction en pans de bois posée sur d’énormes poutres, entre -lesquelles tournaient de grandes roues. - -Emporté par les eaux en 1684, il fut remplacé par un beau pont de -pierre nommé pont Royal en l’honneur de Louis XIV. - -[Illustration: PONT AU DOUBLE.--ENTRÉE DU PASSAGE POUR LES PIÉTONS] - -[Illustration: BATEAUX DE FOINS ENFLAMMÉS INCENDIANT LE PETIT PONT, -1718] - - - - -[Illustration: ILE NOTRE-DAME (SAINT-LOUIS). COMMENCEMENT DU XVIIe -SIÈCLE] - -CHAPITRE XIV - -LES ILES SAINT-LOUIS ET LOUVIERS - - Le chien d’Aubry de Montdidier.--Herbages et cabarets de l’île - Notre-Dame.--La tour Loriaux et son fossé.--L’île Tranchée et l’île - aux Vaches.--L’entreprise Marie.--Déboires et procès.--Le quartier - de l’Ile.--Le pont de la Tournelle.--La tour des Galériens.--Le - pont Marie.--Ecroulement de deux arches.--L’accident du pont - Rouge.--Le quai des Balcons.--Les hôtels Bretonvilliers, Lambert, - Pimodan, etc.--Les chantiers de bois de l’île Louviers. - - -[Illustration: LA PROCESSION SUR LE PONT ROUGE] - -Appelée île Notre-Dame avant de prendre le nom de son église -paroissiale Saint-Louis, l’île Saint-Louis, comme plus ancien souvenir -du temps où elle n’était que pré ou saulaie, herbage tranquille avec -un cabaret peut-être sous les arbres, a la vieille légende du chien -de Montargis, fameuse au moyen âge, et que rappelait une sculpture au -manteau de la cheminée du grand château de Montargis. - -On connaît l’aventure: Un nommé Aubry de Montdidier, ayant été -assassiné et enterré dans une forêt près de Paris, son chien, après -avoir passé plusieurs jours sur sa fosse, s’en fut trouver à Paris un -ami de son maître et l’importuna tellement par ses hurlements et ses -façons extraordinaires que celui-ci finit par comprendre qu’un malheur -devait être arrivé à son ami. - -Il suivit le chien qui l’entraîna jusqu’à la fosse où le malheureux -Aubry gisait. Une sépulture chrétienne fut donnée au cadavre, le crime -fut mis sur le compte de voleurs quelconques, et bientôt oublié. - -Mais le fidèle animal n’oubliait pas. L’ami de son ancien maître -l’avait gardé chez lui; un jour, il vit ce chien se jeter sur un homme -avec fureur. On lui fit lâcher prise difficilement, on le battit. -Plusieurs fois, le fait se renouvela; avec le même hérissement de -fureur, le chien sautait à la gorge de l’homme, un chevalier nommé -Macaire, chaque fois qu’il le rencontrait ou le découvrait dans un -groupe. Comme Macaire était connu pour avoir été l’ennemi d’Aubry, des -soupçons naquirent bientôt de l’acharnement du chien. Une accusation -directe fut portée, finalement fut décidé le recours au jugement de -Dieu. Le combat ayant été ordonné entre l’homme et le chien, les prés -de l’île Notre-Dame servirent de champ clos. On sait que la bataille se -termina par la victoire du chien, Macaire était vraiment l’assassin, il -l’avoua avant de mourir. - -Jusqu’au commencement du XVIIe siècle, l’île Notre-Dame, chaloupe -accrochée à l’arrière de la nef parisienne, conserva son aspect -champêtre des vieux temps. Elle appartenait au chapitre de Notre-Dame -qui la louait à des particuliers pour y faire paître des bestiaux, et -à des blanchisseurs qui y mettaient sécher leur linge. Elle fut à une -certaine époque coupée en deux par un mur et un fossé qui reliaient les -deux parties de l’enceinte, entre la Tournelle de la rive gauche et -la tour Barbeau de la rive droite. La partie comprise dans l’enceinte -s’appela île Tranchée et l’autre île aux Vaches. Un pont de bois, -vers cette époque, rattacha l’île Notre-Dame au port Saint-Bernard, -à peu près sur l’emplacement du pont de la Tournelle actuelle; il -était défendu par une tourelle carrée. C’est à peu près tout ce qu’on -en sait. Emporté par les eaux à une époque inconnue, il ne fut pas -remplacé. - -Sous Charles V, la défense de l’île Notre-Dame était complétée par une -tour appelée la tour Loriaux. Des cabarets s’élevèrent dans l’île où, -le dimanche, les Parisiens venaient s’esbaudir et jouer aux boules sous -les peupliers et les ormeaux. - -Au XVIe siècle, ce mur et la tour Loriaux ruinés ont dû disparaître, on -n’en voit plus trace dans les plans de l’époque. Le fossé paraît s’être -élargi en un petit bras de Seine; sur l’île Notre-Dame ainsi que sur -l’île Louviers qui la suit, on n’aperçoit qu’une ou deux maisons parmi -les arbres. Une vue du XVIe siècle nous la fait voir plus habitée, -les maisons sont plus nombreuses, il y a des jardins, des sentiers, -et un moulin qui semble posé sur des débris de fortifications. Ceci -c’est l’île Notre-Dame du temps d’Henri IV, le règne suivant va la -transformer complètement. - -Le projet de transformation se rattachait aux grands travaux entrepris -par le Béarnais dans sa capitale et que sa mort entrava ou réduisit -quelque peu. L’île appartenant au chapitre de Notre-Dame, il fallut -la lui acheter, ce qui n’alla pas sans nombreuses difficultés, les -chanoines ne consentant que de fort mauvaise grâce à se laisser enlever -ce vieux fief de la cathédrale, pour des constructions qui devaient -fort désagréablement boucher la vue aux maisons canoniales. - -[Illustration: ANCIENNE NICHE RUE LE REGRATTIER. 1896] - -Le sieur Christophe Marie, gros financier et entrepreneur, fut chargé -de l’entreprise générale des constructions des îles Notre-Dame et des -ponts devant les relier aux rives, par un acte du 16 mai 1614 lui -accordant la concession des terrains à condition de réunir les deux -îles en comblant la coupure, de ceindre le tout de quais en pierres de -taille dans l’espace de dix ans, d’ouvrir des rues de quatre toises -sur lesquelles toutes les maisons bâties lui paieraient pendant -soixante années des droits de censive, lods et ventes. Christophe Marie -avait pour associés les sieurs Poulletier, commissaire des guerres, -secrétaire de la chambre du roi, et le Regrattier, autre financier. - -Le pont aboutissant à la rive droite, le pont Marie, qui d’après les -projets primitifs aurait dû être fait en bois et pour lequel des bois -avaient même été achetés, fut commencé en pierres dès 1614; le jeune -roi Louis XIII et sa mère en posèrent la première pierre en grande -cérémonie le 11 août. - -Des maisons se construisaient déjà. Le chapitre de Notre-Dame -continuait cependant à élever des difficultés malgré le règlement des -indemnités et divers arrangements qui maintenaient le quartier nouveau -dans la justice du chapitre et décidaient qu’après les soixante années -de jouissance accordées au sieur Marie ou ses héritiers, les droits de -censive et autres reviendraient aux chanoines. - -En plus de ces indemnités, on mit à la charge du sieur Marie la -construction d’un mur en pierres de taille à la motte aux _Papelards_, -le _terrain Notre-Dame_, restée à l’état de butte à berges libres à la -pointe de l’île après l’archevêché, sur laquelle on ne voyait que des -fourches patibulaires à deux piliers, avec un arbre ou deux et quelques -buissons. - -La société Marie ayant épuisé sa caisse céda son affaire, en 1623, à -un autre entrepreneur, Jean de Lagrange, secrétaire du roi, qui rendit -pour un peu de temps toute leur activité aux chantiers; celui-ci, en -s’engageant à continuer les travaux, dut ajouter un pont de pierre pour -joindre l’île à la rive gauche vers la Tournelle, dans l’alignement du -pont de la rive droite, et un pont de bois aboutissant de l’île au -port Saint-Landry dans la Cité. En échange de ce supplément de charges -il obtenait le droit d’établir des bateaux pour lavandières, douze -étaux de bouchers et de construire deux rangées de maisons sur chacun -de ces ponts de pierres. Huissiers et procureurs entrèrent alors en -scène, les anciens adjudicataires voulaient reprendre leur affaire -au sieur Lagrange et des procès s’étaient engagés en outre entre les -acquéreurs des terrains et l’entreprise. - -Enfin les anciens entrepreneurs purent évincer Lagrange en 1627 et -rentrer avec de nouveaux fonds dans la place. Ces travaux prirent -encore une vingtaine d’années et ne furent achevés par Marie et -le syndicat des propriétaires de l’île qu’en 1647, après bien des -traverses, en dépit de nombreux procès, et en passant sur le corps de -véritables levées de procureurs. - -[Illustration: LE PONT DE LA TOURNELLE] - -Dès 1642, Corneille dans le _Menteur_ avait célébré hyperboliquement -les beautés du quartier nouveau. - - Paris semble à mes yeux un pays de romans, - J’y croyais ce matin voir une île enchantée, - Je l’ai laissée déserte et la trouve habitée. - Quelque Amphion nouveau, sans l’aide des maçons - En superbes palais a changé ces buissons... - -En 1642, les maçons étaient en train d’achever les quais maintes fois -interrompus, le pont Marie était terminé et habité. Une ligne de -maisons hautes et régulières le rattachait aux lignes architecturales -des hôtels construits sur les quais. - -Le pont de la Tournelle construit au début de l’entreprise Marie était -en bois. Une débâcle des glaces l’avait emporté en 1637; il avait -été rebâti en bois, en dérogation aux engagements de l’entreprise, -par suite du manque de fonds. Sa solidité problématique donnait aux -riverains des inquiétudes très fondées, car une douzaine d’années après -sa reconstruction, il fut encore emporté par la Seine, en partie du -moins, mais cette fois la reconstruction définitive en pierre fut -décidée. - -[Illustration: LA CHUTE DU PONT MARIE EN 1658] - -Ce nouveau pont de la Tournelle eut six arches de pierre, fortement -arquées en dos d’âne; il faisait bel effet de n’importe quel côté, -soit qu’on le regardât du quai Saint-Bernard découpant ses arches sur -l’admirable pointe de la cité couronnée par l’abside de Notre-Dame, -merveilleuse dans la splendeur des soleils couchants, soit qu’au -contraire on portât les yeux en amont, vers le quai Saint-Bernard et la -pointe des remparts de la vieille Tournelle. De ce côté d’innombrables -bateaux chargés de vins ou de bois, d’immenses et flottantes meules de -foin bordaient la rive sur plusieurs rangs serrés, ou se déchargeaient -sur la berge au milieu d’un grand va-et-vient de fardiers, de haquets -et de portefaix. Une de ces estampes du XVIIe siècle que les marchands -de gravures agrémentaient de quatrains explicatifs, consacre au pont -Saint-Bernard ces quatre vers, dont le troisième au moins est d’une -belle audace. - - Lorsque d’un rude hyver nous ressentons l’outrage - Et qu’au foyer le feu n’a de quoy se nourrir, - Icy l’on voit venir les forêts à la nage, - Et le port Saint-Bernard nous peut seul secourir. - -Au-dessus de tous ces tonneaux et de tout ce bois à brûler, se dressait -la vieille Tournelle Saint-Bernard, une grosse tour trempant dans -l’eau, défendant l’angle de l’enceinte depuis Philippe-Auguste et -reconstruite sous Henri II. Pourvue autrefois de tourelles sur ses -angles, elle était déjà dépouillée de ces ornements au temps de Louis -XIV. En arrière, après une tour ronde, s’ouvrait la porte de la -Tournelle ou Saint-Bernard, remplacée en 1674 par une porte triomphale -dans le genre des portes Saint-Denis et Saint-Martin. Cette porte -triomphale était à deux arcades surmontées sur les deux faces d’un -immense bas-relief tenant toute la largeur, où le Roi Soleil vêtu -à l’antique, du côté de la ville recevait les hommages de toutes -les divinités des champs, des forêts et des ondes, et du côté de la -campagne voguait sur un grand navire au milieu des naïades et des -tritons. - -La grosse tour carrée s’appelait aussi la tour des Galériens; elle -servait de dépôt aux malheureux condamnés aux galères qui entassés -pêle-mêle dans toutes ses chambres, dans tous ses recoins, dans les -caves ou sous les combles, y attendaient le départ des chaînes pour -Marseille. Saint Vincent de Paul, ému par tant de misères, alla plus -d’une fois leur porter des consolations et essayer d’obtenir quelque -adoucissement à leur triste sort. - -Tous ces galériens n’étaient point forcément des criminels; combien de -victimes du fisc et, sous Louis XIV, combien de protestants se virent -accoupler ici aux pires malfaiteurs. Alors, comme on voulait avoir -une marine importante en Méditerranée, on recommandait la sévérité -aux tribunaux afin de pourvoir de rameurs en suffisante quantité les -galères du roi. Les criminels de tout ordre, assassins ou simples -voleurs, et avec eux contrebandiers, huguenots, faux sauniers étaient -envoyés à la chaîne, et quand ils étaient arrivés après d’atroces -souffrances aux ports de la Méditerranée, on les retenait sur les bancs -des galères aussi longtemps qu’il en était besoin, souvent tant qu’ils -gardaient la force de manier la rame sous le fouet des argousins. - -La tour des Galériens fut démolie en 1787, en même temps que la porte -Saint-Bernard. - -Quant au pont de la Tournelle, contrairement au pont Marie, son pendant -de l’autre côté de l’île, il ne porta jamais de maisons. Vers 1850, la -chaussée en dos d’âne fut aplanie et le pont élargi au moyen d’arcs en -fonte appliqués de pile en pile. - -Le pont de l’autre rive de l’île, en sa prime jeunesse, eut peu de -chance. En 1658, une grosse crue de la Seine fit quelques dégâts sur -les rives et causa le naufrage d’un certain nombre de bateaux chargés -de marchandises. Les eaux rapides et limoneuses charriant des arbres et -des épaves battaient les ponts avec violence et menaçaient d’emporter -les maisons bâties sur les berges ou les moulins du fleuve. Tout à coup -dans la nuit du 28 février au 1er mars, deux arches du pont Marie du -côté de l’île cédèrent entraînant avec elles vingt-deux des cinquante -maisons. - -Une soixantaine de personnes périrent dans la catastrophe. Dans les -maisons écroulées se trouvaient deux études de notaires, englouties -avec toutes leurs archives, ce qui malgré toutes les recherches faites, -amena de graves embarras pour bien des familles. Dès que le lieutenant -civil et les magistrats prévenus du sinistre purent accourir, ils -prirent toutes les mesures nécessaires en pareil cas, ils firent -évacuer les maisons restées debout, et placèrent des postes de soldats -aux extrémités du pont pour empêcher les voleurs de chercher aubaine -sous prétexte de sauvetage. Le fleuve montant toujours, on fit évacuer -de même des maisons du quai menacées aussi, et déloger les habitants du -pont au Change et du Petit-Pont. - -[Illustration: LA TOUR DES GALÉRIENS SUR LE QUAI SAINT-BERNARD] - -Les eaux s’écoulèrent heureusement, les ponts restèrent et les -Parisiens logés sur la rivière purent se remettre de leur chaude alarme. - -Ce fut l’occasion d’une vérification générale des ponts et d’une -réfection des parties ébranlées. Le pont Marie resta près de deux -ans à l’état de ruine béante, puis pendant que l’on discutait sur sa -reconstruction on jeta, en attendant la décision, une passerelle de -bois sur la brèche et l’on établit un péage pour subvenir aux dépenses -de la restauration future. Ce pont de bois provisoire dura dix ans, -après lesquels la pile et les deux arches tombées furent rétablies en -pierres. - -Les vingt-deux maisons écroulées avec les arches ne furent pas -rebâties, de sorte que le pont demeura pour un siècle en deux tronçons -irréguliers, une partie chargée de ses étroites et hautes maisons à -quatre étages et le reste découvert et libre. En 1788, les vingt-huit -ou trente maisons subsistantes furent jetées bas en même temps que -celles du pont au Change, et le pont resta comme nous le voyons -aujourd’hui, le plus beau pont de Paris après le Pont-Neuf. - -[Illustration: LE CLOCHER DE L’ÉGLISE SAINT-LOUIS EN L’ILE] - -Pour les communications de l’île Notre-Dame avec la Cité, l’entreprise -Marie jeta sur la rivière un troisième pont praticable aux piétons -seulement; celui-ci était en bois, il eut une forme bizarre, imposée -par les réclamations du chapitre: il prenait à la pointe du nouveau -quartier de l’île Notre-Dame, poussait droit à la rive de la Cité, -puis quelques toises avant d’aborder sous les maisons du cloître, il -évitait cette rive et par une courbe s’en allait toucher au petit port -Saint-Landry. - -Le pont Rouge achevé en 1634 fut inauguré par un accident. Il y avait -cette année grandes processions jubilaires à Paris, il arriva que trois -paroisses se rencontrèrent sur ce pont de bois où la presse et la -bousculade furent telles qu’une balustrade céda sur un point. Quelques -personnes tombèrent dans la Seine, on crut que le pont s’écroulait et -une panique s’ensuivit dans laquelle le nombre des victimes fut grand; -on compta une vingtaine de morts, écrasés ou précipités dans le fleuve, -et plus de quarante blessés. - -Endommagé souvent par les eaux ou les glaces, ce pont fut refait en -1709, et remplacé au commencement de notre siècle par le _pont de la -Cité_, en fer, remplacé lui-même en 1842 par une passerelle de fils -de fer, décorée d’entrées gothiques à chaque extrémité. Il y a là -aujourd’hui le _pont Saint-Louis_ continué vers la rive droite par le -_pont Louis-Philippe_. - -Une lettre de la Reynie, lieutenant de police, à Colbert, publiée -par M. P. Clément dans son livre sur la police sous Louis XIV, -donne des détails curieux sur les dangers qui revenaient chaque -année pour ces ponts chargés de maisons et habités chacun par des -centaines de Parisiens, non du menu peuple, mais bien pour la plupart -riches commerçants, changeurs, orfèvres, marchands de tableaux, -libraires, parmi lesquels on pourrait citer des noms célèbres, comme -le libraire-graveur Geoffroy Tory, qui demeurait vers 1540 sur le -Petit-Pont à l’enseigne du Pot Cassé, ou Gersaint, le marchand de -tableaux, qui avait boutique très achalandée, sur le pont Notre-Dame -avec, en guise d’enseigne, un superbe tableau peint par son ami -Watteau. - -[Illustration: HÔTEL CHENIZEAU, RUE SAINT-LOUIS-EN-L’ILE] - -«Bien que le dégel ait été extrêmement doux, écrit la Reynie le 16 -janvier 1777, la rivière ayant grossi elle a fait beaucoup de désordre -cette nuit à Paris, par les glaces qu’elle a entraînées. Presque tous -les bateaux qui se sont trouvés dans les ports ont été fracassés. Le -pont Rouge--(ou pont Barbier, entre les Tuileries et la rue du Bac)--a -été emporté ce matin à six heures par la seule glace qui était entre -ce pont et le pont Neuf. Il y a encore présentement un grand sujet à -craindre pour les autres ponts et surtout pour les pont de la Tournelle -et Petit-Pont, pour le pont Marie et pour le pont au Change, parce -qu’il s’y est arrêté des montagnes de glaces que ces ponts auront peine -à soutenir longtemps, et ils seront infailliblement emportés s’il -survient un surcroît d’eau capable de pousser avec quelque impétuosité -les glaces qui sont entassées à la tête et au milieu de la rivière -d’une manière tellement extraordinaire que le peuple y accourt de tous -côtés pour voir ces amas de glace dont l’épaisseur et la quantité ont -quelque chose de prodigieux. C’est sur les deux heures après minuit -que le plus grand désordre est arrivé, et le bruit a été si grand que -tous ceux qui logent sur les ponts et sur les bords de la rivière ont -été sur pied et en crainte tout le reste de la nuit. On a appréhendé -pour la Tournelle où sont les galériens, et il est vrai que la glace -qui s’y est élevée jusqu’au premier étage, par l’effort de celle qui -est au-dessous, pouvait donner quelque sorte d’appréhension... Les -officiers font ce qu’ils peuvent pour le secours de tous ceux qui en -ont besoin...» - -Lorsque s’ouvrit la deuxième moitié du XVIIe siècle, le quartier -de l’île, dont les quais seuls avaient déjà englouti des sommes -considérables, était à peu près achevé, l’île entière était bordée -de fastueux hôtels et de magnifiques maisons habitées surtout par -la noblesse de robe, par la riche magistrature. Nous pouvons encore -aujourd’hui juger de ce que ces habitations purent être en leur beau -temps, car elles existent encore presque toutes. Sur les quais d’Anjou, -de Bourbon et de Béthune, les portes cochères magistrales, les nobles -balcons à mascarons, à splendides ferronneries se succèdent, c’est -l’hôtel Lauzun-Pimodan, l’hôtel de Richelieu, habité en sa jeunesse par -le maréchal, l’hôtel Denis Hesselin, prévôt des marchands, etc... - -[Illustration: BALCON DE L’HÔTEL PIMODAN] - -La pointe orientale de l’île avait pour ornement les deux plus célèbres -de ces hôtels, l’hôtel Lambert et l’hôtel de Bretonvilliers. Celui-ci, -construit en 1660 par le financier le Ragois de Bretonvilliers sur -les plans de du Cerceau, formait une immense demeure en plusieurs -corps de bâtiments réunis par une arcade jetée par-dessus la rue de -Bretonvilliers. L’hôtel Bretonvilliers a disparu, morcelé, puis démoli, -il n’en est resté que des débris et le pavillon de l’Arcade. - -Le fisc toujours détesté, et si justement alors avec le système -des fermes, logeait ici à la fin du siècle dernier, l’hôtel de -Bretonvilliers renfermait les bureaux de la ferme générale: «On -ne saurait, dit Mercier, passer devant cet hôtel sans un petit -frissonnement, car c’est là que les fermiers généraux ont placé leur -antre. Là ils étudient l’art de donner au pressoir du sang du peuple, -une force plus comprimante...» - -[Illustration: HÔTEL LAMBERT] - -Son voisin l’hôtel Lambert continue à ouvrir magnifiquement la -perspective des belles constructions du quai d’Anjou. Son constructeur -fut M. Lambert de Thorigny, président de la Chambre des requêtes -du Parlement. L’architecte Levain, les peintres Lebrun et Lesueur -s’étaient chargés d’en faire un véritable palais où l’on admirait fort -l’escalier monumental occupant le pavillon à fronton au fond de la -cour, les grands appartements décorés de superbes toiles, de plafonds, -de sculptures et de magnifiques menuiseries. On trouvait là le cabinet -des Muses et le salon de l’Amour, dont les peintures sont maintenant -au Louvre, et la grande galerie dont le plafond de Lebrun est consacré -aux travaux d’Hercule, à ses luttes et à son mariage avec Hébé. - -L’hôtel Lambert eut pour possesseurs la marquise du Châtelet dont le -nom rappelle Voltaire, le fermier général Dupin, aïeul de George Sand. -Le fils de ce fermier général, élève de Jean-Jacques, ayant perdu au -jeu sept cent mille livres, dut vendre l’hôtel à un autre fermier -général M. de la Haye. Après la Révolution, on vit dans l’hôtel M. de -Montalivet, puis un pensionnat, puis un fabricant de lits militaires... - -[Illustration: LES DUELLISTES DE L’ILE LOUVIERS] - -Ce fut le temps des épreuves, l’hôtel y perdit bien des choses et fut -même menacé de disparaître; enfin, en 1840, la princesse Czartoriska, -le sauva de la démolition et le restaura pour s’y installer. - -L’hôtel de Lauzun ou de Pimodan que son magnifique balcon désigne, -quai d’Anjou, 17, est l’un des hôtels célèbres de l’île, c’est pour -le financier Gruyn que le logis étala d’abord les somptuosités de -ses appartements. Le brillant duc de Lauzun, l’époux de Mlle de -Montpensier, lui succéda. Après différents possesseurs, le marquis de -Pimodan en 1779 lui donna le second nom sous lequel il est connu. En -1841, acheté par un célèbre collectionneur, le baron Jérôme Pichon, -l’hôtel de Pimodan prit tout à coup un éclat littéraire auquel il ne -s’attendait pas. Roger de Beauvoir, Théophile Gautier et d’autres -littérateurs de la pléiade romantique devinrent les locataires du baron -Pichon. - -Quelques grandes portes admirables, quelques merveilleux balcons -signalent encore bien des hôtels remarquables sur ces quais dits des -Balcons, ou dans la rue Saint-Louis-en-l’Ile. Par exemple l’hôtel de -Poisson de Marigny, frère de Mme de Pompadour, 5, quai d’Anjou, l’hôtel -Le Charron, quai de Bourbon, nº 3, l’hôtel de Jassaud, même quai, nº -19, l’hôtel Hesselin, 24, quai de Béthune, l’hôtel Chenizeau, rue -Saint-Louis-en-l’Ile, 51, dont le balcon, supporté par des dragons -fantastiquement enroulés, montre une magnifique ferronnerie, etc... - -[Illustration: L’ESTACADE DE L’ILE SAINT-LOUIS] - -Au coin de la rue Le Regrattier et du quai Bourbon, une ancienne -inscription: «rüe de la femme sans teste», au-dessous d’une niche -d’angle contenant encore la moitié d’une vierge brisée, rappelle un -ancien cabaret du XVIIe siècle, dont l’enseigne représentait une femme -privée de tête, tenant un verre à la main, avec cette irrespectueuse -légende: _Tout en est bon._ - -Dès les commencements du nouveau quartier, une petite chapelle avait -été érigée dans l’île, mais la population augmentant rapidement, il -fallut agrandir cette chapelle qui devint paroisse sous le titre de -Saint-Louis, et dont le nom passa vite à l’ancienne île Notre-Dame. - -En 1664, pour l’agrandir encore, on construisit le chœur de l’église -actuelle, puis une quarantaine d’années après, on démolit le reste pour -élever la nef. - -La flèche assez singulière est une pyramide percée de grands jours -ronds; l’horloge, suspendue sur le côté de la tour comme une enseigne -et visible des deux côtés de la rue, contribue à donner à l’église et -au quartier de l’île, cette petite ville enfermée dans la grande, sa -physionomie particulière. - -L’île Saint-Louis, dès sa naissance, fut une petite cité à part, ville -de haute magistrature d’abord, de riches financiers et de grosse -bourgeoisie ensuite, d’un aspect noble et grave, tous les écrivains du -siècle dernier l’ont constaté. Mercier la dépeint favorablement et fait -l’éloge de sa tenue et de ses bonnes mœurs. Aujourd’hui encore, sur ces -quais aux nobles demeures, dans ces rues d’un calme si parfait, on se -croirait dans une sorte de Versailles insulaire, à cent lieues du Paris -bruyant et agité. - -En arrière de l’île Saint-Louis, devant l’arsenal, existait une autre -île connue jadis sous différents noms, île aux Javiaux, île aux Meules, -île Bouteclou. Au XVe siècle, c’était l’île de Louviers parce qu’elle -appartenait à Nicolas de Louviers qui fut prévôt des marchands en -1468. Elle était alors, comme sa voisine, toute champêtre, un îlot de -verdures, une prairie encadrée d’arbres, saules et peupliers. - -En 1549, pendant les fêtes qui suivirent l’entrée solennelle de Henri -II et de Catherine de Médicis, le bureau de la ville voulut donner à -la royale épousée le spectacle d’un siège et d’un combat naval. Il -fit donc élever dans les prairies de l’île de Louviers un petit fort -et arranger un havre garni de diverses défenses. Un pont de bateaux -jeté de l’île Notre-Dame à l’île de Louviers amena les troupes qui -simulèrent toutes les opérations d’un siège. La fête militaire eut -grand succès; la forteresse enlevée d’assaut, on passa à d’autres -réjouissances, joutes, processions accompagnées, comme cela continuait -à se voir de temps en temps, de quelques brûlements d’hérétiques. - -L’île Louviers devint sous les règnes suivants une annexe des ports de -Paris. Ce fut surtout le dépôt des bois à brûler, le port d’arrivage -des longs trains de bois qui descendaient de la haute Seine, ils -étaient dépecés là ou dans les fossés de l’Arsenal, le long des grands -chantiers de bois flotté que le plan de Gomboust, en 1650, nous montre -de la Seine aux fossés de la Bastille. - -C’était aussi pour les jeunes seigneurs, prompts à mettre flamberge au -vent, un petit Pré aux Clercs; en ces temps bien des affaires d’honneur -se réglèrent dans l’île, où les grands tas de bois offraient des -emplacements discrets convenablement abrités des regards de messieurs -les exempts. - -Au XVIIIe siècle, achetée par la ville 61.500 livres, l’île Louviers -continua à être louée aux marchands de bois et à former une pittoresque -pointe en avant des ports de Paris, tout près du port Saint-Paul, très -animé, rempli, en outre du mouvement si important de la batellerie -ordinaire, de celui des arrivées des coches d’eau de la basse Seine. - -Les hautes piles de bois, les édifices de bûches entassées disparurent -de l’île Louviers en 1843, lorsque le petit bras de Seine qui la -séparait de la rive fut comblé. Les maisons des rues Coligny et -Schomberg s’élevèrent. L’île Louviers avait cessé d’exister. - -L’extrémité de l’île Saint-Louis est restée pittoresque avec la grande -estacade de bois supportant une passerelle, qui rattache la pointe -où fut le grandissime hôtel de Bretonvilliers à l’ancienne île des -marchands de bois, jadis dominée par les ombrages du mail, par les -pavillons de l’Arsenal et par les bâtiments des Célestins. Tout a -bien changé ici, disons-nous, heureux cependant de garder encore la -pittoresque estacade. - -[Illustration: UNE PORTE, 15, QUAI BOURBON] - - - - -[Illustration: LE PONT-NEUF AU XVIIe SIÈCLE] - -CHAPITRE XV - -LE PONT-NEUF - - Henri III pose la première pierre du _pont des Pleurs_.--La - passerelle provisoire et sa colonie de voleurs.--Les îles de - Bussy et de la Gourlaine soudées à la Cité.--Les mascarons de - Germain Pilon et autres.--Le duel Fontaine et Villemot.--Le - tribunal des voleurs.--Les tirelaines par plaisir.--Une partie - de volerie.--Aventures, pérégrinations et naufrages du cheval - de bronze.--La Samaritaine.--Échoppes et marchands.--Charlatans - et bateleurs.--Mondor et Tabarin.--L’Orviétan.--Gilles le - Niais, l’arracheur de dents Carmeline.--Brioché au château - Gaillard.--Le cadavre de Concini.--Libelles et chansons.--La - Fronde au Pont-Neuf.--Revues des troupes de la Fronde.--Les - _Mazarinades_.--Rixes et bagarres. - - -[Illustration: UN MASCARON DU PONT-NEUF] - -Incontestablement, la fonction des ponts devrait être à la fois de -fournir un passage sur les rivières et de servir à la décoration -des villes. A certaines époques et dans certains pays on eut le -sentiment de cette double fonction, de là ces ponts décoratifs qui -existent encore, de plus en plus rares il est vrai. Aujourd’hui on -ne paraît guère songer au parti pris décoratif, au superbe motif que -les ponts peuvent offrir à l’art architectural. Un pont est une œuvre -d’ingénieur, et voilà tout. Pourvu que l’on puisse passer dessus avec -sécurité, il semble qu’on n’ait rien à exiger de plus. - -[Illustration: LES CHARRETTES DES CONDAMNÉS SUR LE PONT AU CHANGE, 1793 - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -Le Pont-Neuf est le roi des ponts de Paris. Il est le seul pont -vraiment monumental et décoratif que nous possédions aujourd’hui, le -pont Marie ayant le second rang. Ce pont de la Renaissance a l’air de -fermer le Paris du moyen âge enclos dans l’île et dans les quartiers à -l’est. En dehors, c’est le XVIIe siècle qui commence, le Paris de Louis -XIII et de Louis XIV qui gagne et s’étale dans les anciennes prairies -dévorées par la gloutonne Lutèce, arpent après arpent. - -Le Pont-Neuf est toujours beau, mais combien il le fut davantage au -siècle de sa jeunesse, quand il s’accompagnait à l’arrière-plan de -tant de monuments disparus, et se raccordait en avant avec les restes -de l’ancien Louvre et de l’hôtel de Bourbon, sur la rive droite, avec -le vieux décor gothique du rempart et de la tour de Nesle, sur la rive -gauche. - -[Illustration: LE MOULIN DE LA MONNAIE A LA POINTE DE LA CITÉ] - -Les célèbres estampes de Callot et d’Israel Silvestre nous le montrent -en cette première jeunesse, faisant deux fois le dos d’âne, des -Augustins au terre-plein, et du terre-plein au quai de l’Ecole, sur -la Seine grouillante de bateaux, de barques de passage, de bateaux de -lavandières, de marchandises qu’on débarque, de chevaux à l’abreuvoir, -avec la première Samaritaine en avant-corps pittoresque, et des berges -accidentées et herbeuses, des débris de remparts qui s’éboulent, le -vieux château Gaillard ou Brioché fait jouer ses marionnettes, l’hôtel -de Nevers qui élève ses grands pavillons de briques et pierres à la -place de l’hôtel de Nesle, enfin la porte et la tour de Nesle qui -gardent des cicatrices et des brèches des sièges de la Ligue. - -C’est l’âge pittoresque du Pont-Neuf. Plus tard, le grand paysage -parisien, trop riche, trop fourni, trop plein, régularisera ses lignes, -et peu à peu se dépouillera de sa surabondance architecturale. - -La pointe extrême de la Cité jusque vers la fin du XVIe siècle, c’était -la maison des Etuves qui devait se trouver à peu près vers le milieu -de la place Dauphine, en avant du grand escalier du palais actuel. -On trouvait au delà de cette pointe deux îlots séparés par de minces -rigoles, les deux îles qui portent différents noms, l’île aux Juifs ou -du Passeur-aux-Vaches, la plus grande, du côté méridional, s’allongeant -devant le couvent des Augustins, et l’île Buci, plus petite, au nord -de l’autre. Il y a confusion dans les noms de ces îles. L’île aux -Juifs, où furent brûlés Jacques Molay et le maître de Normandie, est -probablement aussi l’île aux Treilles, qui produisait, sous le Palais -même, quelques muids de vin. L’île Buci pourrait aussi bien être l’île -Bureau, du nom de Hugues Bureau, fils ou petit-fils de Bureau le grand -maître de l’artillerie de Charles VII, qui la louait pour y mettre ses -chevaux au vert, ou l’île de la Gourdaine ou Jourdaine, bac ou engin de -pêche, mais le doute est possible. - -Dans tous les cas, l’aspect champêtre persista jusqu’au XVIe siècle. -Ces îles sont fréquentées par les pêcheurs, le passeur continue à y -amener les vaches le matin et à les reprendre le soir. A côté de la -petite île de la Gourdaine, se trouvait amarré un moulin sur pilotis -comme il y en avait plusieurs dans la traversée de Paris, devant la -Grève, devant Saint-Germain, non soudés complètement de façon à former -un pont, ainsi qu’au pont aux Meuniers. - -Ce moulin de la pointe de la Cité devint le moulin de la Monnaie, ayant -été acheté par le roi Henri II pour un nommé Aubin Olivier, menuisier -d’Auvergne, esprit inventif qui avait trouvé un procédé de monnayage -et inventé des engins pour lesquels le fleuve devait servir de moteur. -Présenté au roi par le général des Monnaies de Marillac, Aubin put -installer ses machines dans le moulin et fut même logé avec ses aides -dans la maison des Etuves. - -L’importance prise au XVIe siècle par le bourg Saint-Germain, le -quartier au delà de la porte de Nesle, qui faisait pendant au quartier -nouveau développé autour du Louvre, vers les Tuileries naissantes, -avait depuis longtemps fait désirer l’établissement d’une communication -plus commode que le bac faisant la navette au-dessous du Louvre, ou -les barques que l’on trouvait toujours là guettant les gens pressés de -passer sur l’autre rive. A défaut de ces moyens de passage, le détour -qu’il fallait faire par le pont au Change et le pont Saint-Michel -rallongeait considérablement. - -Bien avant ces temps, sous Charles V, dit M. Charles Normand dans -son _Itinéraire-guide archéologique de Paris_, on avait déjà projeté -un pont à la pointe de la Cité, et même quelques travaux avaient été -commencés vers 1379. - -Les projets longuement étudiés, retardés par des hésitations sur -l’emplacement le plus commode et se raccordant avec les grandes voies -passagères, aboutirent et enfin l’exécution commença en 1578, à la fin -d’avril, en profitant des basses eaux. On commença le travail par le -petit bras de la Seine entre le couvent des Grands-Augustins et l’île -du Palais. Les fondations de quatre piles furent jetées dans l’année. - -L’architecte du Pont-Neuf, celui qui, dit-on, donna les plans, fut -Jean-Baptiste Androuet du Cerceau, fils de Jacques du Cerceau, -fondateur de la dynastie, l’architecte graveur «_des plus excellents -bâtiments de France_», qui professait la religion réformée et s’en fut -mourir à Genève. - -Jean-Baptiste du Cerceau avait été l’un des Quarante-cinq de Henri III. -Il fournit les plans du Pont-Neuf et présida aux premiers travaux. - -Le samedi 31 mai 1578, Henri III vint solennellement poser la première -pierre, au-dessus des fondations de la première pile. C’était le jour -même des funérailles de Quélus et de Maugiron, morts des blessures -reçues dans le fameux combat du marché aux chevaux des Tournelles, et -la figure du roi pendant la cérémonie parut à tous tellement empreinte -de désolation, que le nouveau pont reçut ironiquement ce jour-là le nom -de Pont-des-Pleurs. - -Un grand bateau magnifiquement pavoisé était allé prendre au Louvre -Henri, la reine Louise de Vaudemont et la reine mère Catherine de -Médicis, avec une suite brillante et les avait amenés au quai des -Augustins. Sur les échafaudages de la première pile, Henri III prit du -mortier avec une truelle d’argent dans un plat de même métal et le jeta -sur la première pierre. La chose faite, il regagna aussitôt sa barque -pour aller cacher son chagrin au Louvre. - -Les travaux ne semblent pas avoir été poussés avec une grande rapidité, -malgré la hâte que le roi manifestait de voir l’œuvre avancer et malgré -ses fréquentes visites. L’argent sans doute manquait et par surcroît -la situation politique s’aggravait tous les jours. Le roi constatait -avec mélancolie que son pont n’avançait pas. Une fois, raconte M. Ed. -Fournier, le savant historien du Pont-Neuf, son impatience fut si vive -qu’en plein mois de janvier, alors que le fleuve charriait des glaçons -à plein canal, il fit jeter un pont de bois qui allait de l’une à -l’autre rive, en s’étayant tant bien que mal sur les pierres boiteuses -des piles inachevées. Et sur cette périlleuse passerelle la cour, -le roi en tête, se rendit aux Grands-Augustins pour assister à une -magnifique fête donnée en l’honneur du nouvel ordre du Saint-Esprit. - -Quand les troubles à la fin tournèrent en révolution, quand la journée -des barricades contraignit le roi à s’enfuir de son Louvre, et mit -Paris aux mains de Messieurs de Guise et de la Ligue triomphante, on -eut bien autre chose à faire qu’à terminer le Pont-Neuf. Les travaux se -trouvèrent complètement arrêtés pour longtemps. - -Pendant toute la durée de cette révolution du XVIe siècle, pendant -le siège de Paris et même pendant les premières années du règne de -Henri IV, le Pont-Neuf demeura en l’état où Henri III l’avait laissé, -c’est-à-dire avec des pilotis sortant de l’eau du côté du grand bras, -des piles à peu près achevées et une ou deux arches plus avancées du -côté des Augustins, des échafaudages, des passerelles allant de l’une -à l’autre pile. Tout ce que l’on put faire, ce fut d’établir sur tous -ces travaux en divers états d’avancement, une passerelle provisoire -allant du quai des Augustins à l’île du Palais. - -[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF AU MUSÉE DE CLUNY] - -Dans tous ces échafaudages, dans les espèces de cages formées par la -forêt de poutres soutenant cintres et tabliers, s’était établie une -population de vagabonds et de voleurs, composée surtout d’Irlandais -venus à Paris avec les troupes espagnoles alliées de la Sainte Ligue. - -Le jour, tous ces gueux dormaient dans leur refuge ou mendiaient par -les rues; la nuit venue, ils rôdaient en quête de mauvais coups à -faire. On raconte que des passants attardés traversant le pont étaient -tout à coup saisis aux jambes par les malandrins embusqués dans leurs -cachettes sous la passerelle, dépouillés en un clin d’œil et jetés à la -Seine. Le Pont-Neuf commençait bien, il avait ses voleurs avant d’être -achevé. - -En 1598 Henri IV, délivré de ses grands soucis, ordonna la reprise des -travaux. Il était temps d’en finir, les autres ponts n’en pouvaient -plus, on n’osait plus faire passer les gros charrois sur le pont au -Change, et il ne restait pour charrettes et voitures que le pont -Notre-Dame. - -En 1599, on parvint à terminer toute la partie sur le petit bras et -l’on se mit aussitôt avec ardeur aux piles du grand bras. Il fallait -beaucoup d’argent, on le trouva en faisant d’abord contribuer les -provinces de Bourgogne, Champagne, Picardie et Normandie, sous prétexte -qu’elles avaient intérêt à l’achèvement du pont pour le passage de -leurs marchandises, et ensuite en affectant aux travaux le produit d’un -impôt sur le vin des bourgeois de Paris, impôt destiné primitivement à -doter la ville de nouvelles fontaines. - -En 1603, les travaux étaient assez avancés pour que l’on pût, au moyen -de passerelles établies sur les arches non terminées et de planches -jetées sur les derniers vides, traverser le Pont-Neuf dans toute sa -longueur. Les Parisiens qui attendaient leur grand pont avec impatience -se risquaient volontiers à tenter le passage et plus d’un s’était rompu -le col en chavirant du haut de ces planches dangereuses sur les piles -ou dans la rivière. - -Le Béarnais voulut opérer de la même façon la traversée du fameux Pont, -on lui objecta les accidents arrivés précédemment aux imprudents. -«Ceux-là n’étaient pas rois!» répondit-il, et le 20 juin 1603, il passa -le Pont-Neuf du quai des Augustins au Louvre. - -[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF] - -Il fallut encore trois années de travail complètes pour achever en son -entier le Pont-Neuf. En 1607, tout était terminé, la physionomie de la -cité se trouvait profondément modifiée. Les deux piles de Bussy et de -la Gourdaine, avant-garde de la grande île, n’existaient plus, elles -avaient été taillées, régularisées, rehaussées et soudées à la Cité, de -façon à constituer au milieu du Pont-Neuf un terre-plein qui divisait -celui-ci en deux parties. - -Le quai méridional de l’île, quai des Orfèvres, allant du Pont-Neuf au -pont Saint-Michel, exécuté sous Henri III, avait son pendant par un -quai sur l’autre côté dit quai du Grand Cours d’eau, de l’Horloge ou -des Morfondus, allant du Pont-Neuf au pont au Change. - -[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF] - -Entre la vieille maison des Etuves et le milieu du Pont-Neuf à la -pointe des îles amalgamées il était resté un grand terrain vague qui -fut concédé par Henri IV en toute propriété, moyennant un cens d’un sol -par toise, au président Achille de Harlay, à charge de faire bâtir sur -un plan donné, autour d’une place en forme de triangle, une série de -maisons symétriques en briques, séparées par des pilastres de pierre. -La place commencée immédiatement reçut le nom de place Dauphine en -l’honneur du Dauphin Louis. - -Le Pont-Neuf, en arrivant sur la rive gauche, se heurtait aux -murailles du couvent des Augustins; il n’y avait pas de rue entre -le couvent et la tour de Nesle, il fallait pour ouvrir un débouché -au Pont-Neuf couper à travers les dépendances du couvent, renverser -l’hôtel des abbés de Saint-Denis, grande et solide construction -soutenue de contreforts, et supprimer divers bâtiments et jardins. -Une compagnie se chargea de l’entreprise. Les difficultés vinrent de -la part des Augustins qui refusaient leurs terrains; ils ne cédèrent -que sur de bonnes conditions: indemnité évaluée par une commission, -construction d’un passage sous le sol de la rue pour faire communiquer -leurs propriétés, et divers avantages. Comme ils ne se décidaient -qu’en rechignant et qu’ils présentaient au roi quelques dernières -observations sur la réduction de leur jardin et la perte de leurs -légumes: «Ventre Saint-Gris, mes frères! dit le Béarnais, l’argent que -vous retirerez des maisons que vous bâtirez sur cette rue nouvelle -vaudront bien des choux!» De fait, les Augustins bâtirent sur la rue, -trouvèrent bientôt la spéculation avantageuse, et tirèrent jusqu’à la -fin du dernier siècle de bons revenus de leurs maisons. - -[Illustration: ANCIEN MASCARON DU PONT-NEUF] - -La rue Dauphine se heurtait à la muraille de la ville à la hauteur de -la rue Mazet actuelle, ancienne rue Contrescarpe-Saint-André, près de -la porte Bussy. On ouvrit dans cette muraille une nouvelle porte qui -s’appela la porte Dauphine et dura jusqu’en 1673. - -Dans les premiers projets, le Pont-Neuf devait comme les autres ponts -porter deux lignes de maisons; des caves avaient déjà été préparées -dans les piles, le directeur de la Samaritaine sous Louis XIII occupa -longtemps une de ces caves qu’il avait encore agrandie. Henri IV, -en reprenant les travaux, voulut que le pont fût libre et décida -qu’il n’aurait point de maisons. De même des portes monumentales aux -extrémités avaient été étudiées, ainsi qu’une garniture de statues -royales sur les demi-lunes, mais ce projet aussi fut abandonné. Le -Pont-Neuf se contenta pour décoration de ces demi-lunes sur chaque -pile, qui lui donnent une si forte assiette, et de la longue série de -mascarons qui soutiennent la corniche saillante, masques d’un beau -caractère et presque tous fort curieux. Germain Pilon avait travaillé à -ces mascarons du Pont-Neuf; il était en ce temps-là logé à la vieille -maison des Etuves du Palais, bâtie au XIIIe siècle et qui devait -disparaître dès les premiers travaux de la place Dauphine. Quelques-uns -de ces mascarons attribués à Germain Pilon ont été enlevés au moment -des restaurations du pont et portés au musée de Cluny. - -Enfin Paris l’avait, ce Pont-Neuf que l’on attendait avec tant -d’impatience. Ce fut immédiatement la grande artère portant la vie -de l’une à l’autre rive, le passage le plus fréquenté, et aussi le -rendez-vous des gens de toutes sortes, attirés de ce côté par des -raisons diverses, bons bourgeois flâneurs, oisifs divers, petits -marchands, charlatans, etc... Ce succès d’ailleurs allait enrayer -l’essor des quartiers de l’Est et empêcher le centre aristocratique de -la ville de se fixer définitivement vers la Place Royale en train de se -bâtir. - -Tout de suite pour profiter de la vogue du pont, des marchands étaient -accourus, y avaient installé de petites boutiques dans les demi-lunes, -des étalages divers un peu partout, et avec ces marchands, des -arracheurs de dents, de petits charlatans vendant poudres de mort aux -rats et onguents propres à guérir tous les maux. - -Les traîneurs de rapière, chercheurs d’aventures, vieux débris des -guerres civiles ou gentilshommes attirés de tous côtés vers Paris, -bretteurs et raffinés de cour, n’étaient pas les moins nombreux. -C’était l’époque où la fureur des duels était telle que pour la plus -petite vétille..... - - ... pour rien, pour le plaisir... - -les épées sortaient du fourreau et jetaient sur le carreau, en jeunes -cavaliers, en vaillants gentilshommes, de quoi équivaloir à la -consommation d’une bataille rangée tous les ans. - -L’année même où, le pont terminé, Henri IV entreprenait la -transformation des deux îlots rattachés à la Cité, eut lieu, sur le -nouveau terre-plein du Pont-Neuf, une rencontre qui fit grand bruit -pour sa funeste conclusion. Deux jeunes et valeureux gentilshommes, -fort bien en cour, les sieurs Villemot et Fontaines, avaient eu une -vive altercation pour un coup discuté au jeu de paume. La querelle -devait amener une rencontre. On prit rendez-vous pour le lendemain sur -le terre-plein du pont. Le roi ayant eu vent du combat projeté envoya -des exempts garder chez eux les adversaires. Par malheur, ils purent -s’échapper et courir au rendez-vous. Villemot arriva le premier sur le -terrain à cheval, et ne fut pas sitôt planté sur la berge qu’il vit -déboucher Fontaines également à cheval, aussi bien disposé que lui. - -[Illustration: LE CHATEAU GAILLARD AU XVIIe SIÈCLE] - -On connut les détails par le valet de Villemot qui avait suivi son -maître. Les deux adversaires se saluèrent fort courtoisement.--Bonjour, -monsieur, si matin! dit Fontaines. Après un échange de politesses, ils -sautèrent tous deux à terre et mirent flamberge au vent. L’affaire -ne traîna pas, «ils ne se tirèrent que trois coups d’épée dont ils -tombèrent tous deux morts à terre, Fontaines à la renverse et Villemot -sur les dents». Tous les coups avaient porté. Chacun des combattants -présentait les mêmes blessures, à la gorge, à la poitrine et au côté. -Il n’y avait plus qu’à les mettre en terre. «Le roy fut extrêmement -fasché de cet accident et dit qu’il avait perdu deux hommes qui eussent -pu rompre une bataille.» - -Précédemment, le pont n’étant pas encore achevé, Henri IV avait failli -l’inaugurer assez mal: comme il y passait à cheval à un retour de -chasse, en décembre 1605, un homme l’avait saisi par son manteau et -violemment tiré en arrière en le menaçant de le tuer. L’homme arrêté -par les gardes fut trouvé porteur d’un poignard, mais on le reconnut -vite à ses discours pour un fou, ce qui le sauva de la potence. - -La colonie de voleurs étrangers installée au Pont-Neuf ou aux environs -sur les terrains en transformation, avait fini par montrer une audace -telle qu’il avait bien fallu en venir à des mesures rigoureuses: on fit -des rafles de ces bandits, on en pendit un bon nombre et enfin, un beau -jour, on chargea le reste de ceux que l’on avait pris sur des bateaux -bien garnis d’archers pour les renvoyer au delà de la mer, aux pays -d’où ils étaient venus. L’Estoile fait aussi mention du départ de tous -ces mendiants et malfaiteurs, mais ne dit pas ce que devinrent les nefs -chargées de toute cette gueuserie. - -Paris conservait encore assez de voleurs nationaux, qu’après les gueux -étrangers on se mit à pourchasser sérieusement aussi. Les simples -vagabonds et mendiants avaient leurs diverses cours des Miracles, les -antres consacrés, où ils rentraient le soir, leur récolte faite et dont -le nettoyage ne fut entrepris que plus tard sous Louis XIV. A l’exemple -de ces mendiants organisés par confréries sous l’autorité d’un chef -suprême, _le grand Coesre_, les voleurs proprement dits formaient aussi -des sociétés organisées, reconnaissant des autorités particulières. Ces -voleurs avaient divers lieux de réunion, notamment sur la rivière, vers -le Port au Foin, c’est-à-dire, suivant les uns, vers la Grève où se -trouvait le port au blé, suivant les autres sur les berges avoisinant -le Pont-Neuf, entre la place des Trois-Marie et la valle de Misère. - -L’Estoile rapporte qu’il existait chez ces voleurs une juridiction -organisée pour juger les affaires entre coupe-bourses et les méfaits -contre la corporation. Dans un bateau sur la rivière se tenaient les -plaids et audiences de cette justice qui condamnait à l’amende, à des -peines corporelles et à la mort; les sentences s’exécutaient dans un -autre bateau annexe du tribunal, on y fouettait les uns, les condamnés -à mort y étaient poignardés et jetés à la rivière. - -En 1609, le prévôt Defunctis put saisir un des principaux de ce -tribunal de voleurs, et le fit pendre haut et court au Port au Foin, -devant l’endroit où il avait exercé lui-même sa parodie de la justice. - -Pour quelques-uns de pendus le royaume des larrons ne tomba point, -il ne resta pas moins dans Paris un incroyable nombre de voleurs et -filous de toute importance qui faisaient du Pont-Neuf un des champs -principaux de leurs exploits. Vols en plein jour, menues filouteries, -bourses coupées, manteaux enlevés, désordres plus graves aussitôt la -nuit venue, guet-apens, assassinats, entraient dans les habitudes -journalières du Pont-Neuf. Défendre son manteau ou sa bourse quand on -était attaqué, c’était risquer sa vie. - -On avait eu beau décréter que tous les vagabonds et truands qui -dormaient le jour sur le terre-plein, à l’ombre du cheval de bronze, et -qui se transformaient en voleurs dès la nuit venue, devraient évacuer -le Pont-Neuf dès six heures du soir, sous peine, s’ils étaient pris -par le guet, d’être envoyés en prison ou à la potence, ils se moquaient -des arrêts. On accusait même les archers du guet d’être de connivence -avec eux et de recevoir, pour leur laisser le champ libre, une part -dans le produit de leurs opérations. - -[Illustration: LA TOUR DE NESLE EN SES DERNIÈRES ANNÉES] - -Au trouble apporté dans la vie de Paris par ces malandrins qu’on -appelait les _officiers du Pont-Neuf_, terreur du bon bourgeois -tranquille, se joignaient d’autres non moins graves désordres. -Turbulences de pages et d’écoliers, attroupements de laquais, pillards -non moins que les voleurs de profession, et amusements étranges de -gentilshommes. - -Il n’y a pas une estampe représentant le Pont-Neuf au cours du XVIIe -siècle sans que l’on n’y voie en quelque point, parmi l’encombrement -des piétons, des cavaliers et des carrosses, des gens en train de -ferrailler, au milieu d’un groupe que des archers font semblant -d’avoir de la peine à percer pour venir séparer les combattants. On se -rencontrait ici, à ce rendez-vous de tout Paris, on se heurtait entre -ennemis, et les flamberges aussitôt de jaillir des fourreaux. Il y -avait aussi des combats pour rire et l’on cite, en 1606, un combat à -coups de boules de neige entre M. de Vendôme et ses amis, où l’un des -combattants fut gravement blessé d’une pelote de neige enveloppant un -caillou. - -Il devint de mode parmi les jeunes cavaliers de s’en aller le soir, au -sortir des cabarets, s’amuser sur le Pont-Neuf à voler les manteaux des -bourgeois. C’était, paraît-il, Gaston d’Orléans qui avait mis en train -ces petits divertissements. Plaisirs raffinés, mais dangereux, car les -choses ne se passaient pas toujours sans coups de bâton ou estocades, -quand les volés ne se voulaient pas laisser faire. Si le guet venait -par hasard, on le rossait, ou l’on fuyait si l’on ne se trouvait pas en -nombre. - -Un soir, le comte de Rochefort, avec le comte d’Harcourt, le chevalier -de Rieux, et quelques amis, après une partie de débauche, voulurent -terminer la fête par une partie de «volerie» sur le Pont-Neuf. -La compagnie se mit à l’œuvre. Rochefort et Rieux, qui avaient -fortement bu, escaladèrent le piédestal de la statue de Henri IV -et s’installèrent sur la croupe du cheval de bronze pour jouir du -spectacle en toute tranquillité. Le divertissement marchait bien, les -gentilshommes tire-laines avaient déjà enlevé cinq ou six manteaux, -lorsqu’un des bourgeois détroussés s’avisa de requérir le guet. - -Les archers arrivèrent en force, les gentilshommes aussitôt de détaler. -Rochefort et Rieux voulurent en faire autant, mais ce dernier descendit -trop précipitamment du cheval de bronze et se cassa la jambe. A ses -plaintes le guet accourut et le ramassa. Rochefort, perché près du -grand Henri, fut descendu par les archers et mené avec son ami aux -prisons du Châtelet, où leur affaire faillit mal tourner pour eux, la -peccadille n’étant point du goût du grand cardinal. - -Depuis 1614, la statue équestre du roi Henri s’élevait sur le môle -ou terre-plein du Pont-Neuf. Cette statue fameuse n’avait pas été -érigée là sans peine, bien des aventures lui étaient arrivées avant -son érection, et ces aventures peut-être exagérées, ont donné lieu à -plusieurs versions. D’après la version la plus accréditée, rapportée -par tous les anciens historiens de Paris, la monture de Henri IV, le -_cheval de bronze_, serait une monture d’occasion ayant été exécutée -à Florence par le sculpteur Jean de Bologne, pour porter la statue de -Ferdinand, grand-duc de Toscane. - -A la mort de Ferdinand, le cheval seul étant terminé fut offert ou -vendu à la régente Marie de Médicis pour la statue qu’elle avait -l’intention d’ériger au feu roi. On embarqua donc le cheval de bronze à -Livourne, sur un bâtiment qui traversa la Méditerranée, prit le détroit -de Gibraltar, et put arriver après une navigation mouvementée jusqu’en -vue de la Normandie. Là le bâtiment fut jeté à la côte par la tempête. - -Le cheval de bronze était au fond de la mer. Il y resta un an; enfin -on put après beaucoup de peines et d’efforts le retirer et le faire -porter par un autre navire jusqu’au Havre-de-Grâce. En mai 1614, -nouveau transbordement sur un bateau qui remonta la Seine et l’apporta -jusqu’au piédestal où il fut érigé tout seul en attendant le cavalier. - -La monture resta ainsi pendant plusieurs années, dit-on, ce qui -expliquerait l’habitude conservée après l’achèvement du monument, de -l’appeler toujours _le cheval de bronze_. - -D’après la seconde version, le cheval et le cavalier auraient été -exécutés en même temps à Florence par Jean de Bologne et son élève -Pierre Tocca, et la statue complète embarquée à Livourne. L’histoire du -naufrage serait authentique, l’événement eut lieu non point en vue des -falaises normandes, mais en Méditerranée sur les côtes de Sardaigne. - -[Illustration: LA STATUE DE HENRI IV AU XVIIe SIÈCLE] - -Cheval et cavalier avaient donc séjourné au fond de la mer, tous deux -furent érigés en grande cérémonie en 1614, sur le piédestal non encore -achevé, et qui attendit longtemps encore les quatre esclaves enchaînés, -destinés à être placés aux quatre angles. Le monument ne fut bien -complet qu’au milieu du siècle quand on eut entouré la statue d’une -grille. Si cette grille protectrice avait isolé le piédestal dès le -commencement, l’aventure de Rochefort et Rieux n’eût pas été possible. - -Un autre monument aux abords du Pont-Neuf vint dès ses premiers ans -ajouter un trait à sa physionomie déjà si pittoresque. C’est la -Samaritaine qui vécut deux siècles et dont le souvenir survit encore -dans un établissement de bains, surmonté d’un palmier de zinc bien peu -décoratif. - -En 1603, un mécanicien flamand, nommé Lintlaër, proposa au roi -l’établissement d’une machine destinée à fournir d’eau potable le -Louvre et les Tuileries, trop souvent réduits à la portion congrue; -il s’agissait de construire sur pilotis un grand moulin en avant du -Pont-Neuf presque en travers de la deuxième arche de la rive droite; -malgré l’opposition du prévôt des marchands basée sur la gêne ainsi -apportée à la navigation, la pompe fut construite en quelques années. - -C’était primitivement comme une grande maison à pans de bois, portée -sur d’énormes poutres sous lesquelles tournaient deux immenses roues -de moulin; l’édifice avait deux étages, plus un grand toit aigu à -deux rangs de lucarnes. La face tournée vers le Pont-Neuf fut décorée -des figures en bronze doré de Jésus-Christ et de la Samaritaine, près -de la vasque d’une fontaine où coulait une nappe d’eau sortant de la -bouche d’un mascaron. Au-dessus s’élevait une tourelle avec une horloge -astronomique indiquant le cours des astres et les signes du zodiaque, -avec un petit _clocheteur_ sonnant les heures et un carillon qui jouait -différents airs à la grande joie des Parisiens. - -La Samaritaine jouit tout de suite d’une grand popularité et son -Jacquemart, que l’on venait entendre sur le pont, devint un personnage -à qui tous les faiseurs de libelles et de pasquils firent endosser -épigrammes, couplets satiriques et pamphlets. - -La Samaritaine dans le cours de son existence subit quelques -restaurations ou reconstructions, on la restaura sous Louis XIV avec -plus de prétention à la magnificence; elle y perdit du pittoresque, le -toit était remplacé par une terrasse, le Jacquemart était supprimé, le -groupe de la Samaritaine se trouvait plus luxueusement arrangé. A côté -de la tourelle au carillon, on voyait un cadran anémonique surmonté -d’une Renommée tournante. - -Vers 1714, la Samaritaine subit une reconstruction totale, jusqu’aux -pilotis mêmes qu’il fallut en partie renouveler; le bâtiment eut -trois étages, avec, au milieu de la façade donnant sur le pont, un -avant-corps cintré abritant le fameux groupe. M. Edouard Fournier nous -apprend que le célèbre canon du palais royal faillit être placé sur la -terrasse de la Samaritaine en 1777 pour accompagner le carillon à midi -sonnant. - -Les derniers jours de la Samaritaine, après deux siècles de gloire, -furent tristes. Quand vint la révolution, elle était déjà fort -délabrée, son carillon se tut, il fut même un instant question de -l’envoyer à la fonte comme les statues du Christ et de la Samaritaine -qui disparurent alors. - -L’édifice échappa encore provisoirement à la démolition parce que l’on -y plaça un poste de garde nationale. En 1813, sa perte fut consommée, -le bâtiment si fameux qui pendant deux siècles avait, n’en déplaise -à Mercier qui le qualifie de _petit vilain bâtiment carré_, fait -l’ornement de ce point de Paris et donné par son carillon chantant -un supplément de gaîté à cet endroit remuant et bourdonnant, fut -impitoyablement démoli. - -N’oublions pas une des particularités de son histoire, cette pompe -pittoresque était officiellement intitulée _château de la Samaritaine_, -et comme château elle avait un gouverneur nommé par le roi, le plus -souvent un gentilhomme, un écrivain ou un artiste, qui ajoutait au -bénéfice de sa sinécure un logement admirablement placé qu’il pouvait -occuper ou louer. - -[Illustration: LA SAMARITAINE SOUS LOUIS XIV] - -Dès les commencements du Pont-Neuf, des petites boutiques et des -marchands ambulants s’étaient installés tout le long des parapets, -moyennant un petit droit qui revenait aux valets de chambre du roi. Les -estampes du temps nous y montrent libraires, bouquinistes et marchands -de gravures dont le commerce au temps de la Fronde est des plus -prospères. - -C’est là, sous la Samaritaine, que l’on vend libelles et pamphlets, -écrits satiriques, et cela devient une cause permanente de désordres -et de bagarres. On y chansonne les gens et les événements du jour, les -princes, la cour ou le Mazarin, on s’y houspille, on s’y bat avec les -archers. Le Pont-Neuf alors a une vogue inouïe. Tout y passe, tout y -commence, émeutes et révolutions, tout y finit en placards, en brocards -ou en chansons. - - Rendez-vous des charlatans, - Des filous, des passe-volans, - Pont-Neuf, ordinaire théâtre - Des vendeurs d’onguent et d’emplâtre, - Séjour des arracheurs de dents, - Des fripiers, libraires, pédants, - Des chanteurs de chansons nouvelles, - D’entremetteurs de demoiselles, - De coupe-bourses, d’argotiers, - De maîtres de sales métiers, - D’opérateurs et de chimiques - Et de médecins purgitiques - De fins joueurs de gobelets, - De ceux qui rendent des poulets... - -Ces vers du poète Berthaud, si souvent cités parmi ceux qu’inspira -le Pont-Neuf, font un tableau complet en raccourci de la population -habituelle de notre Pont. - -Les charlatans, vendeurs d’orviétan, de baumes souverains, d’eaux -merveilleuses, de drogues guérissant tous les maux imaginables, les -arracheurs de dents, en foule sur le Pont-Neuf, les uns installés sur -des tréteaux avec des musiques, les autres opérant à cheval ou sur -des chars richement et bizarrement décorés, tous revêtus de costumes -extravagants, ne se contentaient pas tous de leurs boniments plus ou -moins fantastiques pour vendre leurs fioles ou leurs pots d’onguents; -quelques-uns dressèrent de véritables petits théâtres sur lesquels, -pour attirer les badauds, des bateleurs ou des acteurs jouaient des -parades au gros sel, des farces d’une extrême liberté, à la grande -joie de la foule des oisifs amassés sur le pont, ou des passants qui -mettaient deux heures à le traverser de la place des Trois-Maries à -la rue Dauphine, en s’arrêtant à tous les tréteaux de ce spectacle -perpétuel. - -Les plus fameux de ces farceurs et charlatans du Pont-Neuf furent au -début Tabarin, Mondor, Brioché, le signor Hieronymo dit l’Orviétan. - -C’est sur la place Dauphine toute neuve que l’empirique Mondor, dit -le beau Mondor, avait élevé une espèce de théâtre en plein vent sur -lequel il vendait des baumes et des opiats pour la guérison des maux -de dents. Une estampe d’Abraham Bosse nous le montre en exercice avec -ses musiciens et son associé l’illustre Tabarin, chargé de mettre le -public en gaîté par mille lazzis, mille inventions joyeuses. Mondor est -une sorte de bellâtre pomponné comme un jeune seigneur, Tabarin est un -fantoche portant le costume du _Pantalone_ de la comédie italienne. -Par sa verve et ses bouffonneries la vente marchait si bien qu’en peu -d’années les deux compères firent fortune. Tabarin, enflé par ses écus, -quitta Mondor pour acheter des terres et voulut faire le seigneur; -ce fut pour son malheur: il eut bientôt sur ses terres, dit M. Ed. -Fournier, une fin tragique et fut tué dans une querelle de chasse. - -Hieronymo Ferranti, natif d’Orvieto, d’où le nom d’_Orviétan_ qu’il -prit et qui passa à ses drogues, arrachait les dents, vendait un -onguent contre les brûlures, un baume souverain pour les blessures, et -enfin son fameux orviétan contre le venin des serpents, les morsures de -chiens enragés, la peste, les vers, la petite vérole et tous les maux -en général. Il avait débuté vers 1600 dans la cour du Palais, sur une -espèce de théâtre où il avait pour attirer le public quatre excellents -joueurs de viole «assistez d’un insigne bouffon ou plaisant de l’hôtel -de Bourgogne nommé _Galinette la Galina_, qui, de sa part, faisait -mille singeries, tours de souplesse, et bouffonneries...». - -[Illustration: LA SAMARITAINE VERS LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE] - -Ferranti ne fit qu’un court passage sur le Pont-Neuf. Vers 1620, -d’après le docteur le Paulmier, auteur d’une étude sur l’_Orviétan_, -il y avait déjà un autre Orviétan, nommé Verrier, dit Vitrario, dit -Tramontan, qui avait épousé Clarisse Ferranti, la veuve du premier. - -Celui-ci vendit ses drogues plus longtemps que le premier, puis mourut -à son tour. Pour ne pas laisser tomber une drogue si productive, -Clarisse, veuve encore une fois, porta le secret et le nom de -l’orviétan à un troisième mari, Christophe Contugi, dit à son tour -l’_Orviétan_. Sur ses tréteaux du Pont-Neuf, Christophe Contugi avec -une troupe d’acteurs comiques, Polichinelle, Brigantin et l’Aveugle, -joue le rôle du Capitan Tranchemontagne et livre ses drogues au public -après la parade. - -Ajoutons que cet empirique bateleur, remarié après la mort de Clarisse, -enrichi par ses drogues et devenu bourgeois de Paris, fit souche de -véritables médecins et de gros bourgeois conservant longtemps le -privilège de la vente de leur orviétan et en tirant de forts bénéfices. - -Contugi avait des concurrents, Desiderio Descombes et le baron de -Grattelard vendant aussi un antidote contre tous les maux, avec le -même accompagnement de musiques et de pantalonnades; Gilles le Niais, -sieur du Tourniquet, ayant à côté de Contugi des tréteaux arrangés avec -décors peints comme un vrai théâtre où il vendait «baume, huile et -pommade». - -Il y avait encore Carmeline l’arracheur de dents, célèbre et adroit -opérateur napolitain, venu de bonne heure à Paris. Il habitait une -des deux maisons d’angle de la place Dauphine en face du cheval de -bronze, et devant sa boutique avait dressé un théâtre orné d’un -tableau où sa devise «Uno avulso, non deficit alter,» s’entourait -d’innombrables dents extirpées à ses patients. Outre ses baumes, il -voulut aussi vendre le remède fameux de l’_orviétan_ et pour cela eut -des démêlés judiciaires avec Contugi. Lors de l’affaire Broussel, -Carmeline commandait la barricade du Pont-Neuf, s’il faut en croire les -mazarinades qui peuvent bien avoir inventé ce détail dans leur récit -comique de la grande journée. - -Parmi les spectateurs qui se pressaient sur le Pont-Neuf aux parades, -aux pièces burlesques jouées sur les tréteaux de tous ces charlatans, -triacleurs et opérateurs, se glissait alors le jeune Molière, rompant -avec sa famille qui le rêvait avocat, et briguant, paraît-il, pour ses -débuts un emploi chez l’Orviétan ou chez Barry l’opérateur qui sur le -quai faisait concurrence à ses confrères du Pont-Neuf. - -Les acteurs comiques du Pont-Neuf, d’une verve bouffonne si -extravagante et devenant vite populaires, passaient souvent des -tréteaux charlatanesques sur de vrais théâtres, à l’hôtel de Bourgogne -ou ailleurs. - -Au bout du Pont-Neuf, sur le quai, devers l’hôtel Guénégaud et la tour -de Nesle, s’était établi le théâtre des Marionnettes du sieur Brioché. -Il occupait les restes d’une petite construction carrée flanquée d’une -tourelle que l’on appelait le château Gaillard, reliée à la tour de -Nesle par un rempart à demi écroulé, au-dessus d’une berge où les -chevaux menés à l’abreuvoir croisaient les lavandières chargées de -linge. Autrefois le château Gaillard avait été un poste terminant sur -la rivière le retour d’angle du rempart de la porte de Nesle. La tour -de Nesle elle-même était en assez triste état, le rempart s’effritait, -attendant la démolition. - -Le château Gaillard, bien placé au débouché du Pont où les attractions -se pressaient pour le curieux, offrait à celui-ci une dernière occasion -de s’arrêter et de rire. - -[Illustration: UNE REVUE DE LA FRONDE SUR LE PONT-NEUF - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - - J’aperçois là-bas sur la rive - Le beau petit château Gaillard, - A quoy sers-tu dans ce bourbier? - Est-ce d’abry, de colombier? - Est-ce de phare ou de lanterne? - De quoi? de pont ou de soutien? - Ma foi si bien je te discerne, - Je crois que tu ne sers de rien. - -dit _Paris ridicule_, une des nombreuses pièces satiriques sur le Paris -du XVIIe siècle. Cela servait de théâtre aux marionnettes du sieur -Brioché, le plus célèbre des montreurs de marionnettes d’alors, théâtre -en vogue aussi, où l’on eut, comme intermède, le spectacle de Cyrano -de Bergerac tirant l’épée contre Fagotin, le singe de Brioché, et le -jetant mort sur le carreau. - -[Illustration: MONDOR ET TABARIN] - -Le Pont-Neuf entra dans la politique de fort bonne heure, lors de -l’affaire Concini. - -Le favori de la reine régente Marie de Médicis, le maréchal d’Ancre, -universellement détesté, pris à partie par les faiseurs de libelles et -de chansons du Pont-Neuf avait, au sommet de sa fortune, pour braver -orgueilleusement les haines populaires, fait planter sur quelques -places et notamment au milieu du Pont-Neuf des potences destinées à -intimider ses ennemis de la rue. - -Les faiseurs de libelles continrent prudemment leurs plumes, mais -Concini avait d’autres ennemis à la cour, à commencer par le jeune roi -Louis XIII, âgé de quinze ans, et son favori Luynes, qui devaient -brusquement, par un coup de force rappelant les façons du XVIe siècle, -terminer la lutte sourde engagée depuis quelque temps. - -L’affaire se fit très simplement. Le baron de Vitry, capitaine des -gardes du roi, abattit à coup de pistolet le maréchal d’Ancre sur le -Pont dormant du Louvre, et quand le maréchal ne fut plus qu’un cadavre -dépouillé et retourné à coups de pied par ses meurtriers, le jeune roi -joyeusement parut à une fenêtre salué par leurs acclamations. - -A la nouvelle de ce meurtre, la joie fut grande et générale dans tout -Paris, dans les rues, au Parlement, et aussi à la cour où s’élevait -un nouveau soleil. Le Parlement, les magistrats, les échevins vinrent -complimenter le roi pendant que le populaire allumait des feux de -joie dans les carrefours. La veuve de Concini, Léonora Galigaï, était -aussitôt arrêtée, maltraitée et dépouillée par des gens qui fouillaient -partout chez elle pour trouver ses diamants. On l’envoya à la Bastille -pendant qu’on enterrait secrètement le maréchal dans un trou fait à la -hâte sous les dalles de Saint-Germain l’Auxerrois, et pendant qu’au -Louvre la curée se faisait de tout le butin conquis, des biens, terres -et maisons, des charges et dignités du défunt. - -Le secret de cet enfouissement précipité n’avait pas été assez bien -tenu, car dès le matin du lendemain, le peuple commença à venir dans -l’église Saint-Germain l’Auxerrois et à se montrer sous les orgues -l’endroit où le corps avait été enseveli. Après les simples curieux des -amateurs de désordre arrivèrent. En moins d’une demi-heure, il y eut -foule dans l’église; on criait qu’il était honteux de laisser ainsi -enterrer en terre sainte le corps du Concini, et avec des bâtons et -des couteaux on commençait à soulever les dalles. Bientôt la tombe fut -ouverte, les plus enragés en sortirent le cadavre, lui attachèrent des -cordes au cou et le traînèrent hors de l’église. - -Sur le pavé bientôt on se dispute le corps, on se l’arrache; ce n’est -pas tout de l’avoir enlevé de l’église, les uns veulent le jeter à la -rivière, les autres le brûler, enfin un troisième avis est entendu et -l’on va pendre Concini à l’une des potences qu’il a fait élever sur le -Pont-Neuf. - -Il n’y resta pas plus d’une demi-heure, la rage des forcenés n’étant -pas satisfaite ou de nouvelles bandes étant arrivées, le cadavre fut -bientôt décroché de la potence et la populace s’acharna sur lui, le -mutila atrocement au milieu d’un tumulte de cris furieux, d’injures -contre la reine, de menaces contre tous les anciens partisans du -maréchal. - -Le futur cardinal de Richelieu, alors seulement évêque de Luçon et l’un -des amis et conseillers de la reine mère, passait au moment même en -carrosse sur le Pont-Neuf. Il y courut quelques dangers, mais se tira -d’affaire en criant _Vive le roi_ plus fort que la populace, qu’il -laissa en train de couper les oreilles et le nez de Concini, de jeter -ses entrailles à la rivière, et de partager le corps en morceaux que -diverses bandes traînèrent çà et là dans Paris, pour les brûler à des -feux de joie ou les faire manger aux chiens. - -Depuis longtemps le Pont-Neuf était dans toute sa gloire, toujours -regorgeant de passants et d’oisifs, bruyant et agité, retentissant -de musiques de charlatans, de chansons souvent audacieuses qui s’en -prenaient aux choses de la politique et aux puissants du jour, et se -répandaient vite parmi les foules groupées autour des tréteaux des -empiriques, lorsque éclata le mouvement de la Fronde. - -[Illustration: LE CADAVRE DU MARÉCHAL D’ANCRE PENDU AU PONT-NEUF] - -Alors les chansons satiriques se firent révolutionnaires, les -_Pont-neufs_, comme on appelait tous ces couplets moqueurs, ouvrirent -les hostilités contre la cour et le cardinal Mazarin. Les menus faits -de la vie parisienne, le petit événement ou le crime du jour furent -dédaignés par les faiseurs de complaintes ou de fredons, il n’y en -eut que pour son Eminence Julio Mazarini, les poètes du Pont-Neuf et -bien d’autres rimeurs qui se joignirent aux rimailleurs ordinaires ne -rimèrent plus que contre lui, les faiseurs de libelles ne connurent -plus d’autre gibier. Pendant quatre ans les échos du Pont-Neuf ne -retentissent que de Mazarinades et de chansons frondeuses. Le Pont-Neuf -appartient tout entier à la Fronde, bien des scènes de cette révolution -cavalière, galante et souvent burlesque, commencée gaiement par des -chansons, se passent sur ce théâtre, surtout dans la première partie, -avant que le jeu ne tourne à la vraie guerre, et ensuite tous les -événements de cette guerre y ont leur retentissement. - -Le jour où la cour se décida à faire arrêter le vieux conseiller -Broussel en sortant du _Te Deum_ chanté à Notre-Dame pour la victoire -de Lens, le Pont-Neuf fut en ébullition à la première nouvelle du -coup de force. Dans les rues toutes les boutiques se fermaient et l’on -courait aux armes, on s’attroupait sur le Pont-Neuf d’où l’on put -voir filer le carrosse entouré de gardes emmenant au galop Broussel à -Saint-Germain. - -Le maréchal de la Meilleraye, qui traversait le pont à la tête du -régiment des gardes revenant de la cérémonie à Notre-Dame n’eut d’abord -en tête «que des enfants qui lui disaient des injures et jetaient des -pierres aux soldats», mais bientôt la chose tourna mal pour lui, il -dut battre en retraite devant l’émeute gagnant comme une traînée de -poudre, et, serré de fort près, il passa d’assez mauvais quarts d’heure -en certains endroits et notamment à l’Arbresec où il eût peut-être été -écharpé sans l’intervention du coadjuteur. - - Ce fut une étrange rumeur, - Lorsque Paris tout en fureur, - S’émeut et se barricada. - Alleluia! - - Sur deux heures après dîné - Dans la rue Saint-Honoré, - Toutes les vitres on cassa. - Alleluia! - - Le maréchal de l’Hôpital - Fut sur le Pont-Neuf à cheval, - Afin de mettre le holà. - Alleluia! - - Un tas de coquins en émoi - Lui fit crier: Vive le roi - Tant de fois qu’il s’en enrhuma. - Alleluia. - -Ainsi le Pont-Neuf chansonnait la sédition soulevée par l’arrestation -du bonhomme Broussel. Pendant les deux jours que dura le tumulte, le -Pont-Neuf fut le quartier général de l’émeute et vit passer le flux et -le reflux des bagarres, des tumultes nouveaux, de nouvelles charges -des chevau-légers de la Meilleraye pour dégager le chancelier Séguier, -dont le carrosse fut arquebusé devant le cheval de bronze, le matin du -deuxième jour, quand il avait essayé d’aller porter au Parlement la -défense de s’assembler. - -Et pendant toute la durée de la Fronde, pendant les quatre années de -troubles, le Pont-Neuf resta ce qu’il avait été dès le premier jour, le -rendez-vous de tous les turbulents, de tous les chercheurs de noises -et de désordre. Quand les émeutes tournèrent en vraie guerre civile, -combien de fois défilèrent devant le cheval de bronze les milices -bourgeoises, les régiments levés par le Parlement, la _cavalerie des -portes cochères_, le régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur, -toutes ces troupes qui tenaient assez mal devant les mousquetades en -rase campagne, mais qui aimaient à manœuvrer sur le Pont-Neuf ou sur -la Grève, pour les «parades» devant les princes, devant les belles -amazones de la Fronde, les duchesses de Longueville et de Bouillon -cavalcadant au milieu d’un escadron de jeunes seigneurs aux écharpes -bleues. - -A certains moments, il ne faisait guère bon de s’aventurer sur le pont -si l’on était connu pour ne pas être suffisamment ennemi du Mazarin, -que de temps en temps, dans les sursauts de colère, l’on y brûlait ou -pendait en effigie faute de mieux, et plus d’un anti-frondeur faillit -s’en aller par-dessus le parapet boire plus que de raison à la Seine. - -[Illustration: L’HÔTEL DE GUÉNÉGAUD] - -Maintes fois les récits du temps rapportent des brutalités exercées -par la populace sur des gens suspects de mazarinisme qui s’étaient -aventurés sur ce dangereux passage; ce sont, aux jours de mauvaise -humeur du pont, carrosses arrêtés, cochers assommés, nobles seigneurs -houspillés et forcés de crier: A bas le Mazarin. Parfois la populace -frondeuse s’en prenait même à des dames et ne reculait pas devant les -pires brutalités, comme le jour où la maréchale d’Ornano, arrêtée sur -le Pont-Neuf et prise pour la duchesse d’Elbeuf, fut horriblement -maltraitée avec ses suivantes et ses gens, et ne se tira de là que -«battue comme plastre», fouillée et pillée, laissant son carrosse en -miettes. - -Rixes, bagarres, échauffourées étaient de tous les jours dans ces -parages. Dans la dernière période, lorsque ce n’était plus Condé -qui assiégeait Paris, mais Turenne, et que Condé se préparait à la -bataille du faubourg Saint-Antoine contre les troupes royales, on vit -un jour une compagnie bourgeoise revenant de monter la garde au Palais, -se prendre de querelle avec d’autres miliciens postés au Cheval de -bronze; des injures on en vint vite aux coups, les mousquets se mirent -de la partie et il y eut bientôt une quarantaine d’hommes à terre, tant -sur le Pont-Neuf que sur le quai des Orfèvres. - -Naturellement, pendant ces années révolutionnaires, le Pont-Neuf avait -perdu avec sa tranquillité ses joyeux personnages d’auparavant; ses -extraordinaires charlatans et ses pittoresques baladins s’étaient -envolés. Ils ne revinrent que lorsqu’ils eurent chance de retrouver -leurs acheteurs et leurs spectateurs, après les derniers soubresauts de -la Fronde expirante. - -[Illustration: LES TRÉTEAUX DE L’ORVIÉTAN] - - - - -[Illustration: LE CANON D’ALARME AU TERRE-PLEIN DU PONT-NEUF. -1792.] - -CHAPITRE XVI - -LE PONT-NEUF (SUITE) - - Sous le Grand Roi.--Les Embarras du Pont-Neuf.--Les - racoleurs du quai de la ferraille.--Derniers charlatans.--Le - gros Thomas.--Toujours les voleurs.--La bande de - Cartouche.--Transformation du paysage.--Le collège des Quatre - Nations.--Les chanteurs de gaudrioles.--L’exposition de la - Fête-Dieu place Dauphine.--Les boutiques de Soufflot.--La - Révolution.--Premières petites émeutes.--La patrie en danger.--Le - canon d’alarme au terre-plein.--Le jeune Bonaparte.--Disparition de - la Samaritaine.--Le treize Vendémiaire. - - -[Illustration: LES STATUES TOMBALES DE COMMINES ET DE SA FEMME EN -L’ÉGLISE DES GRANDS-AUGUSTINS] - -Sous le Grand Roi, les libellistes se taisent ou se cachent; par un -sage éloignement pour la Bastille ou la potence, les rimeurs mettent -une sourdine à leur verve satirique, les chanteurs du Pont-Neuf se -consacrent plus spécialement aux gaudrioles, aux complaintes, sauf de -temps en temps à se rattraper si quelque circonstance leur permet de -lâcher un peu la bride à leur Muse moqueuse. - -_Philippe le Savoyard_, qui s’intitulait lui-même l’_Orphée du -Pont-Neuf_, installé sous le cheval de bronze pour chanter ses couplets -devant un auditoire serré qui lui fit un immense succès pendant de -longues années, _Guillaume de Limoges_, dit le _Gaillard boiteux_ et -le _cocher de M. de Verthamont_, connu seulement sous ce qualificatif, -qui avait quitté, non la livrée, mais seulement le carrosse de son -maître, père d’un premier président au Parlement, pour se faire -chanteur ambulant, chanteur de complaintes surtout, furent les plus -célèbres de ces ménestrels de la rue au XVIIe siècle. Ils chantaient -soit leurs propres œuvres dont on a conservé des recueils, produits -d’une muse grossière et libre, soit les chansons de poètes fournisseurs -à un écu la chanson, soit les couplets que leur apportaient des poètes -grands seigneurs, lorsqu’il s’agissait de refrains moqueurs à faire -courir.--Enfants, gare les Pont-Neufs! disait le grand Condé à ses -soldats un matin de bataille. - -Plus de séditions sur le Pont, les tire-laines seuls continuaient à -opérer; le soir, le Pont-Neuf redevenait leur domaine, vols à main -armée et assassinats étaient choses courantes; cela dura longtemps -malgré les épurations énergiques entreprises par le lieutenant de -police La Reynie, qui traquait impitoyablement voleurs et vagabonds, -fermait les cours des Miracles et, de toute l’écume ramassée sur le -pavé, jetait ce qui était simple vagabond et mendiant à l’Hôpital -général, et entassait les malfaiteurs dangereux sur des bateaux dirigés -ensuite vers le nouveau monde. - -La Reynie ou son successeur d’Argenson eurent beau s’évertuer à -débarrasser le sol de Paris de la gueuserie malfaisante, elle -renaissait toujours, et le Pont-Neuf continuait à en avoir sa part. -Spadassins et duellistes continuaient aussi leurs exploits. L’estampe -sur les _Embarras du Pont-Neuf_ qui nous montre le pont au beau temps -du règne du grand roi, ne manque pas de faire figurer au second plan -des gens en train de ferrailler, derrière l’encombrement des carrosses, -des chaises à porteurs, des haquets, des porteurs d’eau, parmi la foule -entourant les éventaires et les boutiques des marchands alignés tout le -long du parapet sur les hauts trottoirs. - -Outre le danger des querelles avec les bretteurs, il y avait encore -autre chose à redouter aux environs du Pont-Neuf pour tout ce qui était -jeune, naïf et de bonne mine. C’étaient messieurs les racoleurs, en -quête de recrues pour le service du roi et qui, par tous les moyens -possibles, tâchaient de pourvoir aux vides produits dans les régiments -par toutes les batailles du règne. - -Leurs façons d’agir soulevaient de nombreuses plaintes. Voici sur -ce point ce que dit le journal de la cour de Louis XIV: «Il y avait -plusieurs soldats et même des gardes du corps, qui à Paris et sur les -chemins voisins prenaient par force des gens qu’ils croyaient être -en état de servir et les menaient dans des maisons qu’ils avaient à -Paris, où ils les enfermaient et ensuite les vendaient malgré eux aux -officiers qui faisaient des recrues. Ces maisons s’appelaient des -_fours_. Le roi, averti de ces violences, commanda qu’on arrêtât tous -ces gens-là et qu’on leur fît leur procès... Il ne voulut point qu’on -enrôlât personne par force. On prétend qu’il y avait vingt-huit de ces -_fours_-là dans Paris.» - -Ceci était écrit en 1695. Quelques fours où l’on retenait les gens -enrôlés de force furent peut-être fermés, mais l’industrie du racolage -continua, en modifiant un peu ses façons. Les racoleurs s’étaient -installés surtout près du Pont-Neuf entre la rue de l’Ecole et la -vallée de Misère, sur le quai de la Mégisserie, dit aussi de la -Ferraille, pour les revendeurs de vieux fers qui s’y tenaient à côté -des oiseliers et des marchands de fleurs. - -[Illustration: LES VOLEURS DU PONT-NEUF] - -Haut en couleur, le chapeau à cocarde et à haut plumet sur l’oreille, -moustache au vent, et la rapière battant le mollet, le racoleur -flânait sur le Pont-Neuf, au milieu de la cohue, parmi les gens -attroupés devant les charlatans ou accoudés sur le parapet dans -l’attente du carillon de la Samaritaine; dès qu’il distinguait dans la -foule quelque bon gibier, quelque figure naïve de jeune provincial, -ignorant le danger, quelque beau gaillard apte à porter le mousquet -ou manier l’espadon au service du roi, il s’arrangeait pour entrer en -conversation avec lui, de façon à le circonvenir et à l’entraîner vers -le cabaret où il avait établi son quartier général. Aux alentours de -l’arche Popin, plusieurs cabarets n’étaient ainsi que des bureaux de -racolage. Les racoleurs s’efforçaient de faire boire outre mesure les -gens tombés dans leurs panneaux, et, leur vantant les loisirs et les -agréments de l’état militaire, la gloire et les ripailles au service -du roi cherchaient à éveiller une vocation soudaine. Le vin aidant, -quelques donzelles aussi quelquefois, pour donner un avant-goût des -victoires et conquêtes promises aux enfants de Mars, et le jeune homme, -dans les fumées de l’ivresse, signait son engagement. Le tour était -joué, le roi avait un soldat de plus. Quelquefois la recrue faisait des -façons et, quand les racoleurs démasquaient leurs batteries, refusait -de se laisser enrôler. Alors les galants officiers changeaient de -ton. Les moustaches se redressaient, les sourcils se fronçaient, on -rudoyait le cher ami, il fallait signer ou en découdre, le bretteur -apparaissait sous le racoleur, tout prêt à pourfendre de sa rapière -l’étourneau tombé sous sa main. - -Chaque jour amenait la répétition des mêmes scènes sur le quai des -racoleurs. On les savait capables de mille ruses pour envoyer au -régiment les imprudents séduits par leur faconde et leurs promesses, -mais on les accusait aussi de recourir trop souvent à la violence et -d’enlever parfois des malheureux à eux signalés par des gens intéressés -à les faire disparaître. - -Ce commerce des racoleurs dura jusqu’à la Révolution, jusqu’au jour -où le sort de ces volontaires, entraînés ou forcés, devint le sort -de tous. Mercier les a connus et n’a pas manqué de faire le portrait -du racoleur de la dernière époque, à l’article du Pont-Neuf dans son -tableau de Paris: «Au bas du Pont-Neuf sont les recruteurs, racoleurs -qu’on appelle _vendeurs de chair humaine_. Ils font des hommes pour les -colonels qui les revendent au roi... Ils se servent d’étranges moyens. -Ils ont des filles de corps de garde au moyen desquelles ils séduisent -les jeunes gens qui ont quelque penchant pour le libertinage; ensuite -ils ont des cabarets où ils emmènent ceux qui aiment le vin; puis ils -promènent, les veilles du Mardi-Gras et de la Saint-Martin, de longues -perches surchargées de dindons, de poulets, de cailles et de levrauts -afin d’exciter l’appétit de ceux qui ont échappé à celui de la luxure! - -«Les pauvres dupes qui sont à considérer la Samaritaine et son -carillon, qui n’ont jamais fait un bon repas de leur vie sont tentés -d’en faire un et troquent leur liberté pour un jour heureux. On fait -résonner à leurs oreilles un sac d’écus et l’on crie: _Qui en veut? -qui en veut?_ C’est de cette manière qu’on vient à bout de compléter -une armée de héros qui feront la gloire de l’Etat et du monarque. Ces -héros coûtent au bas du Pont-Neuf trente livres pièce: quand ils sont -beaux hommes, on leur donne quelque chose de plus. Les fils d’artisans -croient affliger beaucoup leurs père et mère en s’engageant; les -parents les dégagent quelquefois et rachètent cent écus l’homme qui -n’en a coûté que dix: cet argent tourne au profit du colonel et des -officiers recruteurs. - -«Les recruteurs ont leurs boutiques dans les environs avec un drapeau -armorié qui flotte et qui sert d’enseigne. Un de ces recruteurs avait -mis sur son enseigne ce vers de Voltaire sans en sentir la force ni la -conséquence: - - «Le premier qui fut roi fut un soldat heureux...» - - -Les fameux charlatans et empiriques de la jeunesse du Pont-Neuf -eurent, au commencement du XVIIIe siècle, un digne successeur dans -le _Gros Thomas_, arracheur de dents bientôt aussi célèbre qu’eux. -Magnifiquement vêtu, un grand sabre au flanc, debout sur un char -couvert, où des violons étaient chargés d’amuser les oreilles du public -pendant qu’il s’en prenait aux mâchoires de ses clients, le gros Thomas -déployait une éloquence et une faconde dignes de ses prédécesseurs. - -Un curieux type de charlatan aussi que ce gros Thomas, bon vivant, -et bon garçon, joyeux, tout en rondeur, très expert dans l’art -d’entretenir et de réchauffer par des inventions étranges la productive -célébrité qu’il avait conquise. Non content de célébrer à sa façon les -fêtes publiques en arrachant gratis les dents avariées du populaire, -ou de faire des tournées à l’Hôtel-Dieu pour opérer de même sur les -malades, le gros Thomas, en 1729, à l’occasion de la naissance du -Dauphin qui mettait Paris en liesse et faisait, après les réjouissances -officielles, tirer tant de feux d’artifice particuliers, voulut faire -mieux et outre quinze jours de soins gratis promis aux mâchoires -du public, annonça, par des billets distribués sur le pont, qu’il -offrirait le 19 septembre un grand repas au populaire, au beau milieu -du Pont-Neuf, sous la statue du roi Henri. - -[Illustration: LES TROTTOIRS DU PONT-NEUF, XVIIIe SIÈCLE] - -Les tables devaient être dressées dans l’espace entouré de grilles sous -le cheval de bronze. Il avait acheté un bœuf pour pièce de résistance, -six cents cervelas et suffisamment de vin pour faire passer ces -victuailles. Or le gros Thomas avait sans doute négligé de se munir -de l’autorisation du lieutenant de police, car les premiers convives -arrivés au jour dit furent les archers de Monsieur le lieutenant, qui -saisirent tables et victuailles et firent même défense à l’amphitryon -de paraître de la journée sur le Pont-Neuf. - -Mais à leur tour survinrent les vrais convives, ceux qui se -promettaient de faire honneur à ce festin gratuit. C’étaient des -crocheteurs, des gens des halles et des ports, et de pauvres diables -apportant de longues dents au gros Thomas, véritable bienfaiteur des -mâchoires. Ne trouvant nappe ni couvert, bouteilles ni écuelles à -l’endroit indiqué, aucune apparence de victuailles, le chagrin d’avoir -à rester sur leur appétit fit tourner leur civilité en fureur et ils -s’en furent aussitôt vers le quai Conti devant le domicile du gros -Thomas, pour l’accabler de reproches et d’injures. - -Le gros Thomas ouvrit sa fenêtre et voulut apaiser l’émeute par un -discours où il déplorait l’empêchement de force majeure et expliquait -aux convives désappointés qu’ils ne pouvaient s’en prendre qu’à M. le -lieutenant de police, mais ces explications satisfaisaient très peu -les appétits, les gens ne voulaient rien entendre et criaient de plus -belle. Au lieu de remerciements, le gros Thomas fut accablé d’injures. -Comme il avait la tête chaude et de la poigne, ainsi qu’il le montrait -si bien à sa clientèle souffrante, il se fâcha tout rouge et, sautant -sur un gourdin, il ouvrit sa porte et tomba vigoureusement sur les -manifestants. Les premiers groupes se dispersèrent en se frottant les -épaules, mais le deuxième rang s’avança, remplaçant les injures par -des cailloux. Le gros Thomas, ne se sentant plus de force à bousculer -toute une populace, battit en retraite et se barricada chez lui. -Bientôt une foule immense bloqua le quai, avec des cris et des injures -dans les premiers rangs, de joyeux rires au second plan, surtout quand -l’arracheur de dents, à bout de patience, exécutait une sortie avec -sa trique. Finalement la force armée dut intervenir pour protéger la -maison attaquée et dissiper les attroupements. - -[Illustration: LE GROS THOMAS D’APRÈS L’ESTAMPE DE RIGAUD] - -Le gros Thomas s’en fut un jour présenter ses hommages au roi à -Versailles; il montait pour la circonstance un cheval revêtu d’un -caparaçon fait de dents enfilées, dépouilles de sa clientèle du -Pont-Neuf. Le cavalier n’était pas moins remarquablement vêtu, il avait -un habit écarlate à la turque, tout constellé de grosses pierreries, -de canines et de molaires, un soleil d’argent sur son plastron, un -bonnet d’argent massif aux armes de France et de Navarre, couronné par -un globe sur lequel se dressait un coq. Un sabre immense battait ses -flancs. Il marchait dans ce pompeux appareil accompagné d’un tambour, -d’un trompette, d’un porte-drapeau, et suivi de quelques serviteurs. - -Sous la Régence, on crut revoir tout à fait le temps où le Pont-Neuf, -dès la nuit tombée, appartenait aux tire-laines. Malgré les diverses -épurations opérées sous Louis XIV et les coups de filet jetés dans les -bas-fonds de Paris par la Reynie et d’Argenson, les attaques nocturnes, -les vols à main armée n’avaient jamais été bien rares dans les rues -de Paris. N’avait-on pas vu, une nuit de décembre, une attaque de -diligence sur le Pont-Neuf comme dans une forêt de Sénart, le courrier -de Tours arrêté devant la Samaritaine et dévalisé à fond avec ses -voyageurs avant l’arrivée du guet. - -Lorsque la bande de Cartouche commença à répandre la terreur dans Paris -par ses exploits, le Pont-Neuf fut moins sûr que jamais. Cartouche et -ses gens opéraient volontiers sur ce point. Ce n’était pas toujours -lui ou sa bande, mais alors on portait tous les méfaits et les crimes -à son compte déjà si chargé. Les Parisiens, lorsqu’ils avaient à -traverser de nuit ce passage dangereux, en étaient arrivés à se réunir -en troupes pour en imposer, par le nombre, aux malfaiteurs possibles. -Ce fameux Cartouche, qui n’avait que vingt-cinq ou vingt-six ans, était -un Parisien de Paris, enfant des faubourgs, lancé dans le crime dès -l’enfance. Sa bande, parfaitement organisée, menée militairement, -préparant soigneusement ses coups et les exécutant avec une audace -extraordinaire, comptait des affiliés nombreux, indicateurs, recéleurs, -complices divers, dans tous les rangs de la société, des commerçants, -des valets, des laquais de la cour et jusqu’à des archers de la police, -ce qui expliquait les insuccès de celle-ci dans la chasse acharnée -donnée à la bande, et l’adresse avec laquelle Cartouche se dérobait à -toutes les poursuites, à tous les pièges tendus. Une légende s’était -faite sur le fameux voleur, non seulement on voulait voir en lui -l’auteur de tous les crimes commis dans la ville, mais encore on lui -attribuait par-dessus le marché maintes aventures, et même quelques -traits de galanterie à l’égard de belles dames tombées entre les mains -de la bande. - -[Illustration: LA PORTE NEUVE ET LA TOUR DU BOIS] - -Enfin Cartouche fut pris, trahi par un de ses hommes, jeté au grand -Châtelet dans un de ces fameux cachots souterrains, comme _Chausse -d’hypocras_ ou _Fin d’aise_, véritables fosses au fond des tours, où -l’on descendait les prisonniers dangereux par une trappe pratiquée à la -voûte. On se croyait bien tranquille sur le compte du bandit jeté dans -cette basse fosse; cependant Cartouche, malgré toutes les précautions -et les chaînes, réussit à percer la muraille et à passer dans la cave -d’une des maisons accolées aux murailles de la prison, mais là il -échoua dans sa tentative, la garde appelée par les cris des habitants -arriva à temps pour le reprendre. On n’osa le replacer au Châtelet, -il fut immédiatement transporté à la Conciergerie et enfermé, le -corps serré par une grosse chaîne de fer, dans un cachot de la tour de -Montgommery. - -Le Pont-Neuf, pendant tout le XVIIIe siècle, garde à peu près sa -physionomie du siècle précédent. C’est toujours la même presse sur le -pont, principal passage et le plus commode, quand les autres ponts sont -encore rétrécis par leurs maisons, passage toujours libre, alors que -parfois, aux grandes crues de l’hiver, le Seine se répandant sur les -berges et par les rues basses, interrompt les communications par les -autres ponts et met ceux-ci en danger. - -Le paysage a bien changé depuis le temps de Callot et d’Israel -Silvestre. Le vieux décor de la porte de Nesle est tombé, les deux -tours qui bouclaient Paris de ce côté de la Seine, la tour de Nesle -et la tour du Bois ont été jetées bas. A gauche, la vieille berge -accidentée jadis, toujours grouillante de populaire, bateleurs, -lavandières, chevaux à l’abreuvoir, a fait place aux constructions -régulières du quai sur lequel s’est élevé le Collège des quatre -nations, conception de Mazarin exécutée avec les millions légués par -lui. - -Sur le côté gauche du Pont, il reste toujours le couvent des grands -Augustins, avec son église bordant le quai, entre les contreforts de -laquelle se serre une ligne de petites échoppes. Le jardin des moines -a été fort diminué par la rue Dauphine, maintenant bâtie jusqu’à -l’endroit où elle va heurter le rempart, que l’on percera bientôt à la -porte Bucy. - -A droite ont disparu, pendant le cours du règne de Louis XIV, les -derniers restes du Louvre gothique, les bases de tours circulaires -restées longtemps visibles sur le quai. Devant la nouvelle façade -du quai, s’étendent les verdures du _Jardin de l’Infante_, l’ancien -parterre du Louvre, ainsi nommé depuis qu’il avait été réservé à -l’infante d’Espagne, amenée à Paris pour épouser Louis XV, et logée au -Louvre pendant quelques années, jusqu’à la rupture du projet. - -Sur le quai du Louvre, la porte Neuve par laquelle Henri IV était entré -dans sa ville, est tombée en même temps que la tour du Bois et l’hôtel -du grand prévôt adossé à la porte Neuve. Un peu plus loin, après le -Pont-Rouge, s’élèvent les pavillons des Tuileries que la Grande galerie -du Louvre s’en va rejoindre, et après lesquels on ne voit plus que -verdure et campagne, les verdures du jardin des Tuileries et après la -porte de la Conférence, les arbres du Cours-la-Reine, promenade créée -par Marie de Médicis, et remplaçant le vieux pré aux Clers en train de -se couvrir de maisons. - -Plus près du Pont-Neuf, la colonnade de Perrault a fait disparaître -presque tous les vieux logis établis sous les tours de l’ancien -Louvre; il n’en reste plus au XVIIIe siècle, comme vestiges des âges -précédents, qu’une partie du vieil hôtel du connétable de Bourbon, où -se tinrent les Etats de 1614 et transformé ensuite en garde-meuble du -roi. Ces vieux pignons gothiques disparaîtront à leur tour au milieu du -XVIIIe siècle pour faire place aux parterres continuant le jardin de -l’Infante. - -Si le passage étalé vers le couchant sous les yeux des flâneurs du -Pont-Neuf s’est bien modifié, le Pont, nous l’avons dit, n’a pas -changé. Il a toujours ses deux files de boutiques plus serrées même -qu’autrefois, boutiques de fripiers, couteliers, vendeurs de toutes -sortes de petits articles, éventaires de bouquetières et surtout -étalages de bouquinistes; il a toujours son immense mouvement de -carrosses, de chaises à porteurs, de charrettes de toutes sortes, de -passants pressés, de badauds bayant aux corneilles, de promeneurs en -quête des nouvelles du jour. On y voit encore des charlatans divers, -mais depuis le gros Thomas, aucun d’eux ne mérite d’être mis au rang -des illustres baladins et vendeurs d’orviétan. De ce côté seulement, il -y a décadence. - -Pour le reste, c’est toujours la grande artère de Paris. Un vieux -dicton assure que dans cet incessant défilé, on ne peut jeter un regard -sans voir en même temps _un moine, une fille et un cheval blanc_. Les -filles sont nombreuses dans la foule, promenant leurs falbalas parmi -tout ce monde où Paris coudoie la province et les étrangers de passage. -Les chanteurs des rues sont restés fidèles au Pont-Neuf; sous la statue -du bon roi, place Dauphine, ils attroupent encore les badauds avec le -grincement de leurs violons, mais la satire des événements, la critique -des gens en place n’est plus guère leur affaire. Ils se vouent surtout -à la chanson grivoise. La simple gaudriole a remplacé le Pont-Neuf -agressif. Un jour, cependant, cette chanson grivoise osa toucher aux -maîtresses de Louis XV et le Pont-Neuf fit un succès à la _Belle -Bourbonnaise_, la maîtresse de Blaise, où les aventures de Mme du Barry -étaient chansonnées sur un vieil air ayant déjà servi, qui redevint -bien vite populaire. - -[Illustration: LES BOUTIQUES DES DEMI-LUNES DU PONT-NEUF] - -Sur les trottoirs hauts de près de deux pieds qui encadrent la -chaussée, où maintenant il y a des lanternes accrochées à des -potences de fer, ce sont petits marchands promenant leurs éventaires, -petits cireurs de souliers, crocheteurs, comme on appelle alors les -commissionnaires, puis des mendiants, des tondeurs de chiens, etc. - -Les échoppes, boutiques de planches, tonneaux de ravaudeuses ou de -savetiers accotés à tous les édifices, églises, palais, hôtels, partout -où quelque encoignure permettait l’installation d’un éventaire, d’une -table et d’une chaise, formaient un des traits caractéristiques du -Paris de ce temps. On s’en plaignait, on protestait contre leurs -envahissements, et de temps en temps, l’autorité prenait quelque -mesure qui jetait bon nombre de pauvres diables sur le pavé; puis, -l’ordonnance de police oubliée, ces excroissances parasites de tous -les monuments reparaissaient une à une. C’était en tout cas un grand -élément de pittoresque, et ces pauvres échoppes, après tout, au lieu -de nuire aux grands édifices faisaient plutôt valoir les beautés des -architectures. - -Le vieux château Gaillard a disparu; à sa place on voit un abreuvoir -passant par une arcade sous le quai, abreuvoir qui restera jusqu’à la -création de l’écluse actuelle de la Monnaie. - -Vers 1775, le Pont-Neuf reçut quelques modifications. On abaissa un peu -les pentes de la chaussée et sur les demi-lunes des piles on éleva, -d’après les dessins de Soufflot, vingt loges ou boutiques dont les prix -de location devaient revenir aux veuves et orphelins des artistes morts -pauvres de l’académie de Saint-Luc. Ces boutiques qui accidentaient -agréablement la silhouette du pont ont vécu jusqu’au milieu de notre -siècle, elles ont été démolies vers 1850. - -Les moulins sur la Seine se sont perpétués longtemps, il y en avait -encore pendant la Révolution et au commencement de notre siècle, sur -des bateaux ancrés entre le Pont-Neuf et le Pont au Change. L’incendie -de l’un de ces moulins placé sous une arche du Pont-Neuf causa même une -grosse alerte en 1770. - -[Illustration: L’ABREUVOIR DU PONT-NEUF. XVIIIe SIÈCLE] - -Avant d’arriver aux jours troublés, il faut noter encore une des -particularités du Pont-Neuf. Chaque année, le jour de la Fête-Dieu, la -place Dauphine servait de salle d’exposition en plein air aux jeunes -artistes, à ceux qui, ne faisant pas encore partie de l’académie -des beaux-arts, ne pouvaient exposer au Louvre ou envoyer aux -expositions de l’académie de Saint-Luc. Selon M. Ed. Fournier, cet -usage avait commencé très simplement, les orfèvres chaque année à la -Fête-Dieu élevaient un superbe reposoir pour la procession au fond de -la place Dauphine; afin de mieux orner ce reposoir, ils commandaient -quelquefois à des artistes des tableaux destinés à décorer l’autel et -les côtés. - -[Illustration: LE PONT-NEUF AU XVIIIe SIÈCLE - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -On prit ainsi l’habitude de voir de la peinture sur la place Dauphine, -puis de jeunes artistes, saisissant avec empressement ce moyen -d’arriver jusqu’au public, proposèrent leurs œuvres pour tapisser les -façades à la place de simples toiles. Le jour de la Fête-Dieu, du matin -à l’après-midi, les curieux venaient donc à la fois pour le reposoir et -pour les tableaux que les artistes accrochaient eux-mêmes. On admirait, -on critiquait, on achetait même; c’était un petit Salon sans façon. -Primitivement, les artistes s’en tenaient exclusivement à des sujets -de piété, mais peu à peu ils glissèrent vers le profane, et çà et là -quelques dieux de l’Olympe vinrent concourir à donner de l’éclat à la -fête du Christ. On y voyait même à la fin, dit M. Ed. Fournier, des -portraits, de dames surtout, et au-dessus des portraits, les originaux -quelquefois venaient s’exposer aux fenêtres des maisons, sous prétexte -de voir la procession. - -[Illustration: L’EXPOSITION DE LA FÊTE-DIEU, PLACE DAUPHINE] - -Mais aux premiers grondements précurseurs de la grande tempête, -quelques années avant 89, le Pont-Neuf put se croire revenu au temps -de la Fronde. Un conflit du roi avec le Parlement, des attroupements, -des cris et des chants séditieux, des ministres et des princes -impopulaires, d’autres princes choyés par l’opinion, cela débute -en effet comme la Fronde. Notre pont revoit, en 1789, des émeutes -commencées en riant, moitié séditions, moitié réjouissances, célébrant -le retour de M. Necker aux affaires. La basoche du Palais, déjà en -1774, avait brûlé en effigie le président Maupeou, place Dauphine, elle -avait sifflé et hué fortement le comte d’Artois au Palais en 1787; -en 88, cette basoche s’amuse encore, elle confectionne le mannequin -de M. de Brienne, forme une haute cour place Dauphine pour le juger, -le condamne à la potence, et, pour compléter la joyeuse parodie, -force un abbé qui passait à confesser ce mannequin avant de le brûler -en cérémonie sur le Pont. Cela n’alla pas sans bousculades, sans -interventions de la garde. Les scènes de désordres se poursuivirent -pendant plusieurs jours, la populace s’en mêla, il y eut du sang -répandu, le corps de garde du cheval de bronze fut forcé et incendié. - -Peu de jours auparavant, l’émeute s’était montrée plus douce et avait -pris la forme d’un hommage à Henri IV. On forçait les passants à saluer -la statue du bon roi, on arrêtait les carrosses, on faisait descendre -les gens pour rendre hommage au monarque père du peuple qui n’eût pas -renvoyé M. Necker. Il fallait crier vive Henri IV et M. de Necker. -Le duc d’Orléans, passant par là, fit comme les autres au milieu des -acclamations. - -Mais c’est bientôt fini des émeutes pour rire, les événements prennent -la tournure tragique d’une révolution. Ils se passent ailleurs, le -Pont-Neuf n’y est plus pour rien; il entend de loin la fusillade de la -Bastille, il voit passer les nouvelles milices parisiennes, la garde -nationale toute remplie de la première ferveur patriotique, il voit -célébrer par des joutes sur la rivière et par des rondes populaires sur -les quais la grande fête de la Fédération de 1790. Ensuite, ce sont -les colonnes du peuple marchant sur les Tuileries, le 20 juin d’abord, -envahissement où le sang ne coule pas encore, parce qu’il n’y a pas -résistance; puis, le 10 août, ces mêmes colonnes, la haine au cœur, -marchant à une vraie bataille, et forçant les Tuileries à coups de -canon. - -Entre ces deux dates, la patrie est proclamée en danger. La -municipalité parisienne s’efforce de frapper les âmes par le caractère -solennel donné à cette proclamation et, nulle part, elle n’y arrive -mieux qu’au Pont-Neuf. Depuis quelque temps, sur le terre-plein du -Pont-Neuf, derrière la statue d’Henri IV, une batterie de quatre canons -a été placée, en permanence pour longtemps; c’est le canon d’alarme -qui tonne aux grandes journées en même temps que sonne lugubrement le -tocsin des églises, chaque fois que la Révolution veut mettre debout le -peuple de Paris. - -Pour la patrie en danger, le dimanche 22 juillet, ces canons -commencèrent à tirer à six heures du matin et tonnèrent ainsi d’heure -en heure, jusqu’au soir, un autre canon leur répondant de l’Arsenal. -Un incessant roulement de tambours par toutes les rues accompagne les -grondements du canon. Un détachement de la garde nationale apparaît -sur le pont, cavalerie, infanterie, traînant six pièces de canon. Des -trompettes et des musiques précèdent, puis viennent quatre huissiers -de la ville, à cheval, portant quatre enseignes avec les mots -_Liberté_, _Egalité_, _Constitution_, _Patrie_. - -Douze officiers municipaux accompagnent un garde national à cheval -portant une grande bannière tricolore où se lisent les mots: Citoyens, -la patrie est en danger! On commande halte, un officier municipal lit -les proclamations de l’assemblée, le canon tonne. Une estrade a été -dressée à gauche de la statue du Béarnais, en pendant à un arbre de -la liberté planté de l’autre côté, et sur cette estrade abritée d’une -tente tricolore «les magistrats du peuple reçoivent les enrôlements -sans nombre d’une jeunesse ardente et vigoureuse». - -[Illustration: LES CHANTEURS DU PONT-NEUF, XVIIIe SIÈCLE] - -Hélas! bientôt ce sont d’autres cortèges qui vont passer là. C’est -le chemin de la mort révolutionnaire, les charrettes conduisant à -la guillotine sa fournée quotidienne vont passer là en sortant du -Palais de Justice où Fouquier-Tinville semble tenir de loin le déclic -du couperet. Tout le temps que la guillotine est érigée place de la -Révolution, les charrettes prennent le Pont-Neuf le plus souvent, -adoptant ensuite un autre itinéraire par le Pont au Change, quand la -guillotine émigre au faubourg Saint-Antoine. - -Aux massacres de septembre déjà, les massacreurs trop pressés avaient -commencé sur le Pont-Neuf le massacre, achevé au carrefour Buci, d’une -vingtaine de prêtres emmenés en fiacres à l’Abbaye, où les attendait le -tribunal de Maillard. Peu d’heures après, les cadavres des malheureux -égorgés au Châtelet et à la Conciergerie étaient apportés et jetés en -tas sur le Pont-Neuf, sur le Pont au Change et sur le pont Notre-Dame, -en attendant leur enlèvement pour les catacombes. - -La statue du roi Henri, si fêtée aux premiers jours de la Révolution, -n’est plus là. Deux jours après le 10 août, le petit-fils étant écroué -au Temple, les rois ses aïeux qui trônaient en bronze sur les places -de Paris furent abattus, et envoyés à la fonte pour être convertis -en canons et servir aux frontières contre les rois étrangers. Pas -d’exception pour Henri IV, le Béarnais et son cheval de bronze -tombèrent comme les autres. - -Dans une des maisons du quai des Lunettes ou des Morfondus, tout près -de la place Dauphine, était née une des célébrités féminines de la -Révolution, Manon Philipon, fille d’un graveur, femme de Roland, le -ministre girondin. Toute la vie de Mme Roland tient sur cet étroit -espace des berges de la Seine, du Pont-Neuf à l’île Saint-Louis, de la -maison de briques où elle passa sa jeunesse, à la Conciergerie tout à -côté, son dernier domicile. - -Aux dernières années avant la tourmente, un jeune Corse de petite mine -destinée aussi à jouer un certain rôle, battait le pavé du Pont-Neuf -et, rentré chez lui, pouvait de son domicile l’enfiler d’un bout à -l’autre d’un seul regard; c’était le jeune Buonaparte sortant de -l’école de Brienne et attendant, fort léger d’argent, sa commission -de sous-lieutenant au régiment de la Fère. Pauvre tout autant que les -basochiens et saute-ruisseaux du Palais, il habita quelque temps une -petite chambre dans une des maisons qui regardent le Pont, entre la -rue Dauphine et la Monnaie. On prétend sans en être certain que son -domicile de jeune homme besogneux est cette mansarde située tout en -haut sur le toit de la maison qui fait le coin de droite, à l’entrée de -l’étroite ruelle de Nesle, mais il est plus probable qu’il habita dans -la maison voisine une chambrette moins orgueilleusement perchée. - -[Illustration: LA FONTAINE DE DESAIX, PLACE DAUPHINE] - -Il devait, une quinzaine d’années après, alors qu’il était un peu mieux -logé, encore sur la rivière, mais un peu plus loin sur la rive droite, -au Palais des Tuileries, faire élever sur la place Dauphine un monument -en forme de fontaine surmontée d’une France casquée à la grecque, -couronnant un buste du général Desaix tué à Marengo, lequel monument -a quitté la place Dauphine il y a une vingtaine d’années, lors des -dernières transformations du Palais de Justice et la démolition de la -préfecture de police. - -Sur le terre-plein du Pont-Neuf on devait remplacer la statue d’Henri -IV par une statue colossale du Peuple debout sur ses fers brisés. -L’œuvre était au concours en 93, il y eut des esquisses exposées, mais -le neuf Thermidor fit abandonner l’idée, comme devaient être abandonnés -successivement différents autres projets pour le même emplacement, sur -lequel il n’y eut en définitive, pendant vingt ans, que des baraques et -un café. - -Alors, en ces jours de la Révolution, tout le long du Pont-Neuf, du -pont au Change et sur le quai, les brocanteurs entassaient sur les -trottoirs, étalaient sur le pavé, toutes les malheureuses épaves du -monde écroulé, les débris du mobilier et des trésors de tant d’églises -et abbayes abattues, les grandes toiles religieuses décrochées des -nefs, les meubles artistiques et les tableaux, les portraits d’ancêtres -enlevés des hôtels seigneuriaux, les livres précieux, les parchemins -jetés là par pannerées, et livrés pour quelques sols aux quelques -amateurs qui, dans la ruine générale, avaient par hasard gardé un -peu d’argent, mais surtout aux collectionneurs anglais accourus pour -butiner parmi cet immense et extraordinaire bric-à-brac, liquidation -lamentable d’une société. - -[Illustration: LES BOUTIQUES DU PONT-NEUF, 1850.] - -Pour en revenir à Henri IV qui se dresse de nouveau sur le terre-plein -et contemple aujourd’hui un Pont-Neuf bien tranquille, fort loin de -lui présenter les spectacles pittoresques, le curieux mouvement qui -se déroulaient autrefois d’un bout de l’année à l’autre sur le fameux -pont, c’est la Restauration qui dès les premiers jours tint à replacer -le Béarnais à la place qu’il avait occupée pendant deux siècles et où, -dès les premiers jours, elle avait rétabli un modèle en plâtre. - -Une souscription publique fit les frais du monument. Le sculpteur Lemot -s’était chargé de l’exécution et pour le bronze nécessaire on n’eut -qu’à prendre dans les magasins les statues impériales, le premier -Napoléon de la place Vendôme, le Napoléon de Boulogne et quelques -débris d’autres monuments _éternels_, âgés de sept ou huit ans au plus -chacun. Louis XVIII, le 23 octobre 1817, posa la première pierre du -piédestal, sous laquelle on plaça un exemplaire de la Henriade. Par -contre, il paraît que le ciseleur Mesnel qui acheva la statue après la -fonte, glissa dans l’intérieur, outre une petite statuette de Napoléon, -une foule de brochures anti-bourbonniennes et d’écrits bonapartistes. - - -XIII vendémiaire an IV (5 octobre 1795), encore une journée d’émotion -pour le Pont-Neuf. - -La place Dauphine et le Pont-Neuf formaient pour ainsi dire la base -d’opérations des sections contre-révolutionnaires insurgées contre -la Convention, la royaliste section Le Pelletier en tête, tandis que -Bonaparte, défenseur de cette Convention, occupait les environs des -Tuileries où siégeait la terrible et rouge Assemblée, dans cette salle -où tant de fantômes sans tête devaient errer et se menacer, brûlants -encore du délire révolutionnaire. - -Au terre-plein du Pont-Neuf, coude à coude avec les sectionnaires qui -accouraient de tous côtés à l’appel de la générale battant par toutes -les rues, était le général Carteaux avec 350 hommes et deux canons, -fort aventuré et presque cerné. L’affaire ne s’engagea cependant pas -sur le Pont même, où jusqu’à trois heures Carteaux demeura perdu dans -la masse des sections préparant l’attaque. Danican, le général des -sectionnaires, le laissa battre en retraite et emmener même ses canons; -il se retira à deux pas, sous le guichet du Louvre et dans le jardin -de l’Infante, d’où peu après il contribua à écraser de ses feux les -sections remontant le quai Voltaire pour attaquer les Tuileries par le -Pont-Royal. - -Depuis cette journée, le Pont-Neuf eut peu d’émotions. Des fêtes -impériales, des cortèges, des défilés de troupes avec la cocarde -tricolore ou la cocarde blanche, suivant le temps. En 1814, le jour de -l’entrée de Louis XVIII, le roi en sortant de Notre-Dame passa par le -Pont-Neuf et vint devant la place Dauphine pavoisée et enguirlandée -saluer la statue provisoire en plâtre de son aïeul le Béarnais, pendant -que les musiques jouaient l’air _Vive Henri IV_ et que des colombes -s’envolaient dans le bleu du ciel comme aux anciennes entrées royales, -mais symbolisant de plus la fin des carnages, le retour de la paix tant -désirée. - -Le canon tonne, la fusillade crépite dans les environs du Pont-Neuf, -sur les quais du Louvre à l’Hôtel de Ville, en 1830; en février 1848, -en juin, le Pont-Neuf fut simple spectateur et ne joua aucun rôle. -Dans l’intervalle le trantran de son existence se banalise de plus en -plus, le pittoresque de jour en jour diminue. Non seulement il a perdu -sa Samaritaine aux premiers jours du siècle, mais encore ses dernières -boutiques s’en vont vers 1850. - - -Dernier souvenir historique. Le 22 janvier 1871, le jour de la -tentative révolutionnaire sur l’Hôtel de Ville, sur le terre-plein où -tonnèrent si souvent les quatre canons d’alarme de la Révolution, -vinrent camper une compagnie du 124e de ligne et des artilleurs avec -deux canons. - -Ces pauvres soldats de la fin du siège, la longue misère subie les -avait mis en triste état; figures hâves, uniformes usés, capotes -rapiécées, disparaissant sous des peaux de mouton ou sous des -couvertures en plastron sur la poitrine. Les chevaux de l’artillerie -étaient extraordinaires; les pauvres bêtes aux flancs étiques, -éreintées comme les hommes et aussi peu nourries, n’étant plus tondues -depuis l’hiver, avaient de longs poils comme des chèvres, ce qui leur -donnait une mine fantastique, mais ne les empêchait pas de traîner -encore gaillardement, par un reste d’énergie, caissons et canons. - -[Illustration: LE SUPPLICE DES TEMPLIERS. (EMPLACEMENT DU -TERRE-PLEIN DU PONT-NEUF)] - - - - -[Illustration: LE PONT SAINT-CHARLES DE L’HÔTEL-DIEU] - -CHAPITRE XVII - -L’HÔTEL-DIEU - - La Maison-Dieu primitive.--Hôpital Saint-Christophe.--L’Hôtel-Dieu - de Philippe-Auguste.--Fondations de saint Louis.--Encombrements - et agrandissements.--La salle du Légat.--Les ponts de - l’Hôtel-Dieu.--Les religieuses.--Légendes des Cagnards.--Les - grands incendies.--La vieille place du Parvis.--La maison de - l’humanité.--Démolition et reconstruction. - - -[Illustration: LES MÉDECINS AU BÉNITIER DE NOTRE-DAME] - -On ne peut préciser l’époque de la fondation de l’Hôtel-Dieu de Paris; -aussi loin que l’on remonte dans le passé, plus loin que l’histoire -certaine, jusque dans les traditions et les légendes, on le trouve sur -le même emplacement, à l’ombre de la cathédrale, à côté de la basilique -mérovingienne. Asile ouvert aux souffrants près du temple où l’on -prêchait les œuvres de miséricorde, la Maison-Dieu à côté de l’église -de Dieu. - -Sur cet emplacement voué depuis des siècles à la charité active, bien -des édifices destinés à recevoir les malades se succédèrent sans doute, -s’agrandissant au fur et à mesure des besoins. La tradition attribue -la fondation du premier hôpital parisien à saint Landry, évêque de -Paris du VIIe siècle. M. Ed. Drumont, dans _Paris à travers les âges_, -dit qu’il était situé au nord du Parvis et qu’il resta sur ce point -jusqu’au XIIe siècle. On l’appelait l’hôpital Saint-Christophe à cause -de l’église Saint-Christophe, sa chapelle, laquelle étant restée après -le changement à l’état d’église isolée, peut déterminer cet ancien -emplacement. - -[Illustration: ENTRÉE DE L’HÔTEL-DIEU, XVe SIÈCLE] - -La Maison-Dieu était alors peu importante. Les lits manquaient pour -coucher les malades; pour y pourvoir, les statuts du chapitre de -Notre-Dame en 1168 portent que chaque chanoine devrait en quittant sa -prébende, par décès ou autrement, laisser un lit garni à l’hôpital. -Des dons et des legs de bourgeois charitables lui fournirent sans -doute un accroissement de ressources; un jour, l’ancien édifice -parut insuffisant et on le rebâtit à quelques pas de la chapelle -Saint-Christophe, de l’autre côté de la place du Parvis, à l’endroit où -nous l’avons connu en ses derniers jours, avant qu’il ne fût retourné -encore une fois au nord de Notre-Dame à sa place primitive, très -considérablement élargie. - -C’est sous Philippe-Auguste que se construisirent les premiers -bâtiments de l’Hôtel-Dieu gothique, en bordure sur la Seine, à un -endroit où le rempart gallo-romain formait un rentrant, sur ce rempart -et sur le terrain au-dessous conquis sur la Seine. - -L’œuvre se continua sous ses successeurs. Perpendiculairement à la -salle Saint-Denis construite par Philippe-Auguste, la reine Blanche de -Castille éleva la salle Saint-Thomas, puis saint Louis construisit le -long de la rivière jusqu’au Petit Pont la grande salle de l’infirmerie -soutenue par une épine de colonnes. Pendant plusieurs siècles il fallut -se contenter de ces bâtiments. Saint Louis avait autant que possible -pourvu aux besoins de la Maison-Dieu, en lui constituant des revenus, -en lui concédant certains privilèges en outre de l’exemption de toutes -contributions, de tous droits et péages sur les denrées. - -Bien qu’il y ait à louer grandement l’esprit de charité qui dans les -premiers siècles du moyen âge multipliait les fondations pieuses, -construisait partout hospices, hôpitaux, refuges de toutes tailles, -et qui savait élever ces grandes salles dont quelques échantillons -magnifiques nous sont restés, cet esprit de charité se trouvait -rapidement débordé par suite de l’augmentation de la population, -et sans doute aussi en raison des épidémies si nombreuses contre -lesquelles la science médicale d’alors était une faible défense. - -On n’avait pas plutôt construit un édifice que cet édifice devenait -insuffisant. La Maison-Dieu de Paris comptait au XVe siècle, d’après -d’anciens documents, un peu plus de trois cents lits, mais il est -certain que déjà l’on était obligé de coucher plusieurs malades dans -le même lit, des miniatures de manuscrits en font foi. Il est probable -qu’aux temps malheureux du XVe siècle et au XVIe, ces difficultés ne -firent qu’augmenter avec l’agrandissement de Paris, avec le nombre des -malades, avec l’aggravation des épidémies. - -Juste à l’entrée du Petit Pont sur la rue du Marché Palu, dont le nom -rappelle probablement le souvenir de la berge marécageuse conquise -sur la Seine et qu’enjambait le Petit Pont avec sa partie d’arches -cachées sous les maisons, s’élevèrent deux grands pignons de nouveaux -bâtiments de l’Hôtel-Dieu. Le premier pignon, qui touchait au Petit -Pont était celui de la chapelle Sainte-Agnès, façade gothique flanquée -d’une tourelle d’angle et terminant les grandes salles de Saint-Louis. -Le second pignon était du style de la Renaissance, avec des fenêtres -et des niches en plein cintre dans des entre-colonnements à l’antique; -au sommet de ce pignon d’une décoration gracieuse, à côté des armes -royales se voyaient celles du cardinal Antoine Duprat, fondateur de -cette nouvelle salle, construite à ses frais et contenant cent lits. - -Antoine Duprat, ministre de François Ier, entré dans les ordres quand -il perdit sa femme, devenu cardinal en 1527, légat du pape en 1530, fut -le complice de la reine mère Louise de Savoie dans les machinations -qui aboutirent à la perte de Semblançay, général des finances; dans -l’affaire du connétable de Bourbon il fut de même un des agents -de sa ruine, et contribua à jeter le connétable dans les bras de -Charles-Quint. - -Il était universellement détesté, comme presque tous les ministres qui -ont longtemps gouverné. Si la noblesse ne l’aimait pas, le peuple -l’exécrait pour son ingéniosité à trouver de nouveaux moyens de le -pressurer, de tirer de l’argent des populations déjà si chargées de -tailles et impôts. François Ier, tout en se servant jusqu’à la fin de -son chancelier, ne paraît pas avoir eu beaucoup d’illusions sur son -compte, s’il est vrai, comme on le rapporte, qu’il dit lorsque Duprat -fit élever la nouvelle salle: «Il la faudra bien grande si elle doit -contenir tous les malheureux qu’il a faits.» - -[Illustration: RESTES DU PONT SAINT-CHARLES. 1865 (D’APRÈS MARTIAL -POTÉMONT)] - -La salle du légat qui rachetait une bien faible partie des maux que -Duprat avait causés, et la chapelle Sainte-Agnès subsistèrent jusqu’au -grand incendie de 1778. Alors, sur ce débouché déjà si étroit du Petit -Pont, la salle du légat avait encore sous ses fenêtres une bordure -d’échoppes rétrécissant la chaussée. - -Les terribles années de la fin du XVIe siècle, la guerre, le siège de -Paris, la famine et les épidémies qui en résultèrent durent remplir -d’innombrables malades les salles de l’Hôtel-Dieu, simple lieu de -passage où ces malheureux n’entraient que pour trépasser et, aussitôt -ensevelis, être remplacés par d’autres. - -Dès les premières années du XVIIe siècle, on s’occupa de nouveaux et -indispensables agrandissements. On ne pouvait s’agrandir du côté de -la cité, où l’Hôtel-Dieu était serré de très près, on eut l’idée de -franchir la Seine, de construire sur la rive de l’Université et sur la -rivière elle-même. Pendant que l’on restaurait la partie ancienne de -l’Hôtel-Dieu, une bordure de grandes salles faisant face aux anciennes -salles de Saint-Louis s’éleva au temps de Henri IV, rive gauche de la -Seine, sur une partie de berge conquise. Les nouveaux bâtiments, la -salle Saint-Charles, la salle Saint-Antoine s’adossaient aux sombres -murailles du Petit Châtelet et venaient faire face aux premiers -bâtiments de l’Archevêché encaissant complètement la rivière. - -[Illustration: LA SALLE DU LÉGAT ET LA CHAPELLE SAINTE-AGNÈS, PRÈS -DU PETIT PONT] - -Pour faire communiquer les deux parties de l’Hôtel-Dieu, on jeta sur -la Seine deux ponts, le _pont Saint-Charles_ et le _pont au Double_. -Ce dernier n’était pas un simple pont; il était chargé lui-même d’une -grande salle, la salle Saint-Côme, qui ne laissait à la circulation sur -le pont qu’une sorte de balcon, passage pour lequel on payait un double -denier, d’où le nom de pont au Double. - -Ainsi considérablement agrandi, l’Hôtel-Dieu n’en resta pas moins -bien insuffisant encore, puisqu’on était forcé de garder quand même, -malgré tout ce qu’elle avait de barbare et d’horrible, la coutume de -mettre plusieurs malades dans chaque lit, deux, trois, et même, dans -les moments difficiles, ce qui semblerait incroyable si des documents -officiels ne le disaient, jusqu’à six malades serrés sous les mêmes -draps, en s’arrangeant comme on pouvait, sans doute en réunissant -les malheureux atteints des mêmes maladies. On conçoit combien cette -horrible obligation devait favoriser les contagions et dans quelle -proportion considérable elle devait influer sur la mortalité. - -[Illustration: LES RELIGIEUSES DE L’HÔTEL-DIEU LAVANT A LA RIVIÈRE] - -Il existe sur l’Hôtel-Dieu de cette époque une série de gravures -accompagnées de notices étendues qui donnent d’intéressants détails -relatifs à son administration et à la vie intérieure des religieuses. -Terrible existence que celle de ces pauvres filles vivant dans les -tristesses du sombre hôpital. Les malades, quand ils ne mouraient pas, -se hâtaient de rentrer dans le monde des vivants et d’oublier comme un -cauchemar les semaines ou les mois passés dans les salles bondées de -patients entassés les uns sur les autres, certains, faute de place, -couchés entre les rangées de lits sur des grabats, sous les funèbres -voûtes hantées par la mort frappant de lit en lit, mais les religieuses -devaient y rester toujours, toujours respirer cette pesante atmosphère -de douleur, dans l’éternel murmure des gémissements. - -On trouve dans ces estampes du XVIIe siècle l’emploi de toutes les -heures de la journée; on voit la mère maîtresse sonnant la cloche -à l’aube pour faire venir les novices «à l’oraison qui se fait -tous les jours de 4 à 5 heures du matin», et au même moment les -«_petites lavandières_», c’est-à-dire les sœurs chargées des lessives -journalières, demandant à la mère la permission d’aller à la rivière. - -A 5 heures 1/2, les religieuses procèdent à la toilette des salles; à -chaque lit, une religieuse et une novice changent les malades, secouent -les paillasses et la literie; d’autres balayent les salles, portent les -morts à la salle spéciale, ou vaquent à tous les soins nécessaires. -Puis la _mère d’office_ coupe la viande et les religieuses dressent le -bouillon à faire distribuer aux malades par les novices... Ainsi pour -toute la journée... - -Il y a, le premier dimanche de chaque mois, à 3 heures de l’après-midi, -une procession générale des religieuses dans les salles. Les -religieuses prennent leurs repas au réfectoire, au fond duquel -se trouve la table des trois mères, _prieure_, _supérieure_ et -_aumônière_. Une novice fait la lecture pendant le repas. - -Le lavage, on le comprend, est une grosse besogne; chaque jour, les -_petites lavandières_ vont laver pendant neuf heures, de 4 heures du -matin à 9 heures, de midi à 2 heures et de 5 heures à 7 heures du soir. -Tous les mois il y a une grande lessive de cinq cents draps, à laquelle -toutes les religieuses et les novices doivent prendre part. On lave à -la rivière sous les voûtes sombres des Cagnards, les religieuses lavent -debout, dans l’eau jusqu’à mi-jambes, lessivant, frottant, tordant les -draps ou maniant courageusement le battoir. - -Nous pouvons, avec le souvenir de ce qui était resté jusqu’à nos -jours du vieil Hôtel-Dieu, nous figurer l’aspect étrange et lugubre -de ce bras de la Seine complètement enfermé dans les bâtiments de -l’Hôtel-Dieu, entre les hautes salles des deux rives, la salle -Saint-Côme du Pont au Double, le Petit Châtelet et les maisons du -Petit Pont. De hauts et sombres bâtiments avec des terrasses en -avant, sur lesquels s’ouvrent des voûtes noires où des grilles et des -escaliers se devinent dans l’obscurité, trois ponts très rapprochés, le -premier chargé d’un grand et lourd bâtiment, le troisième de maisons -surplombantes, soutenus par un enchevêtrement de grosses poutres -moisies, et le pont du milieu, le pont Saint-Charles, sans maisons, -appartenant complètement à l’Hôtel-Dieu, servant de passage et aussi de -séchoir pour les lessives. - -Les Cagnards de l’Hôtel-Dieu construits au XVIIe siècle avec des -parties plus anciennes, ces voûtes profondes, noires, larges comme des -arches de pont, ouvertes sur la rivière et hantées par des myriades de -rats, donnaient à cette partie de la Seine un caractère mystérieux et -sinistre. Les étages souterrains de l’Hôtel-Dieu, abritant différents -services, la buanderie, la fonderie de suif pour les chandelles, les -magasins, etc., avaient par ces voûtes accès à la rivière. Il courait -bien des légendes sur ces entrées de souterrains, et ce n’était pas -sans cause; les Cagnards certainement servirent quelquefois d’asile à -des bandits, à des écumeurs de la rivière aussi bien qu’à des voleurs -de cadavres pourvoyeurs des apprentis chirurgiens. Les nuits de la -Seine de ce côté trouvaient pour leurs mystères un décor des plus -dramatiques. A la démolition de l’Hôtel-Dieu, on y découvrit certaines -cachettes, et des dépôts d’armes de différentes époques, depuis des -arquebuses de la Fronde jusqu’à des chassepots de la Commune. Les -derniers des Cagnards de la rive droite n’ont disparu qu’il y a une -quinzaine d’années; il en reste encore une partie sur la rive gauche -sous le grand bâtiment subsistant de l’Hôtel-Dieu, voisin de la vieille -église Saint-Julien le Pauvre, qui fut depuis le dernier siècle -chapelle de l’Hôtel-Dieu. - -Au cours du XVIIIe siècle, en 1737 et en 1772, deux incendies -ravagèrent l’Hôtel-Dieu. Le premier éclata vers 9 heures du soir, -le 2 août 1737, dans les greniers de la lingerie. Le personnel de -l’Hôtel-Dieu ne s’en effraya pas tout de suite, comptant à lui seul -avoir raison du feu. Les portes de l’hôpital, par crainte du désordre -avaient été fermées; on luttait avec assez de facilité d’abord, l’eau -étant proche, mais bientôt il fallut reconnaître que le feu gagnait de -vitesse ceux qui le combattaient. Les secours arrivèrent, le guet et -les soldats dirigés par le lieutenant de police et le premier président -du Parlement; les moines mendiants, capucins en tête, accoururent à -leur tour et tous se mirent pleins d’ardeur aux chaînes et aux pompes. - -[Illustration: LE PONT AU DOUBLE ET LA SALLE SAINT-COME, FIN DU -XVIIIe SIÈCLE] - -Mais l’incendie avait eu le temps de s’étendre, d’immenses flammes -enveloppaient les bâtiments vers l’archevêché et le Pont au Double, -jetant l’épouvante parmi les malades et dans toutes les rues sous -Notre-Dame. - -Quand on se décida à évacuer les salles menacées, les malades qui -pouvaient se traîner sortirent par bandes effarées de l’hôpital embrasé -et ils se réfugièrent dans la cathédrale dont toutes les portes avaient -été ouvertes. On s’occupait de sauver les malades alités, on les -descendait des salles et on les entassait dans des charrettes pour les -conduire à l’hôpital Saint-Louis. - -Malgré tous leurs efforts, les travailleurs ne se rendirent maîtres -du feu que le lendemain, vers midi. Les dégâts étaient considérables, -les étages supérieurs et les combles de trois salles étaient brûlés, -ou avaient été abattus pour couper la route à la flamme. Les -approvisionnements de l’hôpital en denrées et en linges avaient été en -grande partie la proie des flammes. - -[Illustration: LES CAGNARDS DE L’HÔTEL-DIEU] - -Par malheur, l’incendie avait fait un grand nombre de victimes parmi -les malades; dans la salle des femmes en couches, les enfants avaient -péri, asphyxiés par la fumée; on comptait deux religieuses disparues, -sept ou huit soldats et quelques moines précipités dans le brasier par -l’écroulement d’un plancher, plus une quarantaine de blessés. - -Alors fut agitée la question du transfèrement de l’Hôtel-Dieu dans -l’île de Grenelle; il y eût certes été infiniment mieux placé qu’au -cœur de la Cité où il constituait un foyer permanent pour toutes les -contagions, sans parler de la contamination forcée des eaux de la Seine. - -[Illustration: LA POINTE ORIENTALE DE LA CITÉ AU XVIe SIÈCLE -(Hiver--la Seine prise)] - -Le premier incendie fut un terrible malheur, le second fut une -catastrophe complète. Il éclata le 30 décembre 1772, à 2 heures du -matin, et embrasa tout de suite les parties de bâtiments occupées par -différents services comme les boucheries, la fabrique de chandelles, -les écuries, le grenier à paille, où la flamme trouve si facilement à -mordre. De là, l’incendie se développant avec une effrayante rapidité -gagna le bâtiment des religieuses, les grandes salles de l’infirmerie, -la salle jaune ou Saint-Louis, et la salle du Légat... - -On imagine la terreur des malades sautant comme ils pouvaient hors -des lits, se traînant demi-nus par les salles, cherchant partout des -issues. Les secours s’organisèrent, mais il fallait combattre le feu -sur trop de points à la fois, toute la partie comprise entre le pont -Saint-Charles et le petit Pont ne formant plus qu’un immense brasier. - -[Illustration: SOUS LES CAGNARDS (D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE DE -L’HÔTEL CARNAVALET)] - -De nombreux malades avaient été poussés et bloqués par les flammes au -fond des salles, et s’entassaient dans la petite chapelle Sainte-Agnès -donnant sur le marché Palu près du petit Pont; on les entendait crier -au secours et supplier les gens du dehors d’enfoncer les portes de -cette chapelle; on put leur ouvrir à temps un passage à coups de hache -et sauver ceux-là, mais il en était resté d’autres cernés dans les -parties sans issues, dans la salle du Légat contiguë à la chapelle et -ailleurs. - -L’incendie poursuivit ses ravages pendant onze jours. Le pignon seul de -la salle du Légat resté debout au milieu des flammes, considérablement -déversé et menaçant de s’abattre sur les travailleurs, put être -repoussé et démoli sur l’intérieur de la salle; le travail en fut -facilité, cependant on ne parvint que le 9 janvier à étouffer le -dernier foyer de l’incendie continuant à couver dans les étages -inférieurs parmi les débris. - -Dès le premier janvier, pendant que les travailleurs luttaient pour -arrêter l’incendie à la salle Saint-Thomas, d’autres commençaient -le déblaiement de cette partie des bâtiments incendiés. Partout en -s’avançant ils trouvaient dans les décombres des restes humains -calcinés. On ne sut jamais combien de malheureux avaient péri. - -Comme la première fois, les malades qui avaient pu s’échapper s’étaient -réfugiés dans la cathédrale. Quand l’archevêque vint les visiter, on -les compta; ils étaient au nombre de quatre cent cinquante. - -Le désastre était immense, toute la partie de l’hôpital qui avait -échappé à l’incendie de 1737 était détruite, le reste n’avait été sauvé -qu’en coupant les bâtiments au carré Saint-Denis, à la hauteur du pont -Saint-Charles. La perte matérielle fut évaluée à plus d’un million de -livres. Une souscription nationale produisit le double. - -Pendant quelque temps les débris de l’étage inférieur de la salle du -Légat et de la chapelle voisine demeurèrent debout sur la rue du marché -Palu, en avant des bâtiments reconstruits. - -Encore une fois il avait été question du déplacement de l’Hôtel-Dieu: -au lieu de le rebâtir, on voulait profiter de cette demi-destruction -pour le porter sur un emplacement meilleur, ou le remplacer par quatre -hôpitaux disséminés dans les faubourgs, mais encore une fois ces -projets furent abandonnés et l’Hôtel-Dieu resta où il était, réédifié -avec de nouveaux bâtiments fort laids à la place des salles détruites. - -Les adversaires de ces projets prétendaient qu’en transportant -l’hôpital loin du centre de la ville, il était à craindre que les -blessés et les malades ne mourussent pendant le trajet. On trouvait -meilleur d’entasser ces malheureux toujours sur le même point où depuis -longtemps la place manquait, et, dans cet encombrement, de continuer -à les mettre cinq ou six dans le même lit, sauf à débarrasser les -survivants chaque matin des compagnons de lit morts pendant la nuit! - -La vieille entrée gothique de l’Hôtel-Dieu se trouvait sur la place du -Parvis au pied de la tour méridionale du grand portail de Notre-Dame. - -C’était un bâtiment carré surmonté d’un petit clocheton et précédé d’un -perron abrité sous un joli petit porche. Le bâtiment formait une sorte -de grand vestibule donnant sur la salle Saint-Thomas. A sa gauche une -petite chapelle carrée également, éclairée par de belles fenêtres à -grandes ogives, formait l’angle en retour sur les bâtiments construits -à la place des anciennes maisons dites du _Chantier_ et de la _Crèche_, -jadis hôpital, puis dépôt des enfants trouvés, séparés de l’archevêché -par le couloir donnant sur le passage du pont au Double. - -Après l’incendie des salles du moyen âge, ce qui restait de la vieille -entrée disparut et au commencement du siècle s’éleva une façon de -portique grec dont la première pierre fut posée le 1er vendémiaire an -XII. La Révolution avait débaptisé la vieille Maison-Dieu par arrêté -du duodi de la troisième décade de brumaire an II. La Commune l’avait -appelée Maison de l’Humanité, décidant aussi que les noms de ci-devant -saints donnés aux salles seraient changés. L’archevêché pendant la -Révolution fut en partie une annexe de l’Hôtel-Dieu, réservée aux -malades des différentes prisons parisiennes, toutes si considérablement -bondées. - -[Illustration: ÉGLISE SAINT-JULIEN LE PAUVRE] - -Sous le péristyle du nouveau pavillon d’entrée furent placées les -statues de saint Vincent de Paul et de M. de Montyon; sur les murs -des inscriptions diverses rappelèrent les diverses donations et -fondations des rois. On avait aussi gravé sur ces murailles l’ode que -le malheureux poète Gilbert, mourant à l’Hôtel-Dieu à vingt-deux ans, -composa sur son lit de mort: - - Au banquet de la vie infortuné convive, - J’apparus un jour..... et je meurs!..... - Je meurs et sur la tombe où lentement j’arrive - Nul ne viendra verser des pleurs! - -Pour les enfants trouvés on sait qu’il était d’usage de les abandonner -ou de les exposer sous le porche de la petite église de Saint-Jean -le Rond sise au pied de la tour de gauche de la cathédrale. Ils -étaient recueillis par le chapitre de Notre-Dame dans la maison de la -Crèche ou de la Couche, dont l’emplacement varia plus d’une fois. Le -chapitre trouvait la charge lourde, et les aumônes, malgré des appels -répétés, n’affluaient pas suffisamment pour l’aider. Ce fut l’occasion -de discussions nombreuses alors entre les chanoines, les paroisses -de Paris et les seigneurs hauts justiciers du territoire de Paris, -c’est-à-dire les grandes Abbayes. - -En raison du nombre des pauvres êtres abandonnés, il fallut les -entasser dans deux maisons construites vers le port Saint-Landry. Sort -lamentable que celui de ces malheureux enfants! La place et les soins -manquaient. Ils mouraient à peu près de faim et le sort des survivants -n’était pas beaucoup plus enviable, les femmes chargées de les élever -les vendaient à des bateleurs ou à des mendiants de profession. - -Saint Vincent de Paul vint heureusement faire cesser ces horribles -trafics. Il réussit à soulever l’indignation publique, à émouvoir la -pitié; il obtint des subsides et des dévouements et fonda un hospice -pour les enfants trouvés, lequel, avant de trouver un emplacement -convenable, alla de Bicêtre à Saint-Lazare et au faubourg Saint-Antoine. - -Mais l’institution continua à garder son centre dans la Cité, rue -Neuve-Notre-Dame, dans trois petites maisons réunies où l’on recevait -les pauvres petites épaves vagissantes de la misère, du vice ou du -crime. En 1747, on démolit ces maisons et avec elles les églises -Saint-Christophe et Sainte-Geneviève des Ardents, et sur l’emplacement -on éleva sur les dessins de Boffrand, en face de la cathédrale, -un grand et beau bâtiment pour servir de bureaux d’admission et -d’administration aux Enfants trouvés. - -Il y avait une chapelle ornée de peintures par Natoire représentant -la Nativité, l’Adoration des bergers et des mages, etc., et une voûte -singulière peinte en trompe-l’œil figurant la Crèche ruinée où le -Christ était né. - -Ce bâtiment n’a disparu qu’aux derniers travaux de dégagement de -Notre-Dame. - -Après diverses modifications, des démolitions de divers bâtiments, -notamment de la salle Saint-Côme sur le pont au Double, après des -constructions d’annexes, le vieil Hôtel-Dieu devait disparaître -complètement de son antique emplacement, non pour s’en aller chercher -des espaces libres et plus d’air, mais pour reparaître de l’autre côté -de la place du Parvis, malgré toutes les raisons militant pour son -éloignement définitif de l’île de la Cité. - -Les tristes bâtiments percés d’un nombre infini de fenêtres tombèrent, -laissant entrevoir des vestiges des constructions anciennes, les -cagnards de la rivière, les vieilles piles de pont; tout disparut, -faisant place nette et dégageant au-dessus de la Seine la cathédrale -tout entière. - -Par malheur, si l’on dégageait Notre-Dame d’un côté, on lui donnait de -l’autre côté pour vis-à-vis l’immense et funèbre carré de bâtiments -du nouvel Hôtel-Dieu inauguré en 1877, sous lequel a disparu du quai -au Parvis un bon morceau de la Cité, où jadis trouvaient place une -douzaine de rues au moins, cinq ou six églises et plusieurs milliers -d’habitants. - -Voilà ce que l’on a posé devant les splendeurs de Notre-Dame, sur ce -magnifique emplacement de la Cité, centre du Paris historique, un -gigantesque hôpital ayant de faux airs d’usine ou d’Entrepôt général -des miasmes et microbes! - -On a dépensé 36 millions pour avoir moins de lits que dans l’Hôtel-Dieu -du moyen âge, des lits en meilleures conditions sanitaires, certes, -mais qui tiennent quatre fois plus de place et qui seraient encore bien -mieux ailleurs. - -[Illustration: L’HÔTEL-DIEU AU XVe SIÈCLE] - - - - -[Illustration: LE MARCHÉ AUX VEAUX SUR LES JARDINS DES BERNARDINS, -EN 1772 - -CHAPITRE XVIII - -LES PETITES RUES DE LA CITÉ - - Anciennes églises et chapelles de la Cité.--Le dernier débris de - l’église Saint-Aignan.--Rues, ruelles et couloirs.--Décrépitude - et démolition.--Le cloître Notre-Dame.--Le port Saint-Landry - et la tour Dagobert.--Juvénal des Ursins.--La maison aux - pâtés de chair humaine.--Le logis d’Héloïse et Abeilard.--Les - pompiers.--Théophraste Renaudot.--La Cité berceau de la Monarchie, - du Parlement et de la Presse.--Les rives.--La Morgue. - - -[Illustration: CHAPITEAU DE SAINT-AIGNAN] - -Bien malheureusement la vieille Cité d’autrefois a pour ainsi dire -été supprimée et effacée de la carte de Paris; vouée aujourd’hui, à -part Notre-Dame et le Palais de Justice, aux casernes et aux bâtiments -administratifs, elle ne compte plus qu’un ou deux îlots de maisons, et -deux ou trois rues épargnées au nord de la cathédrale. - -Elle n’a plus que ses deux grands édifices religieux, Notre-Dame et la -Sainte-Chapelle, jadis elle pouvait montrer dans son réseau de rues -serrées au-dessous du gigantesque vaisseau de l’église mère, plus d’une -douzaine et demie d’églises, fort anciennes toutes, nées toutes quand -Paris se trouvait encore enfermé dans son île natale. - -Il y avait, au pied du grand portail, Saint-Jean le Rond qui n’était -point rond, mais remplaçait depuis le XIIIe siècle l’ancien baptistère -de la cathédrale, Saint-Pierre aux Bœufs, Sainte-Marine, Saint-Aignan, -Saint-Christophe; sous l’abside de Notre-Dame, Saint-Denis du Pas, puis -Saint-Landry, Saint-Denis de la Chartre, Saint-Symphorien-Saint-Luc, -la Magdeleine, Sainte-Geneviève des Ardents, Sainte-Croix de la Cité, -Saint-Germain le Vieux, enfin Saint-Eloi et Saint-Martial, Saint-Pierre -des Arcis et Saint-Barthélemy, devant le Palais. Cela fait dix-sept ou -dix-huit églises ou chapelles, quelques-unes de très minime importance, -mais enfin montrant à chaque détour des rues de la Cité, quelque grand -pignon ouvragé, ou quelque mince clocher, dont la petite taille faisait -valoir la stature colossale de la vieille cathédrale. - -[Illustration: SAINT-DENIS DE LA CHARTRE] - -On peut se figurer la magnificence monumentale de la Cité en ses beaux -jours quand on songe que toutes ces petites églises se trouvaient -serrées entre les vastes ensembles formés au levant par Notre-Dame, -avec son cloître, et le palais de l’archevêché et les bâtiments de -l’Hôtel-Dieu, et au couchant par l’immense agglomération du Palais, -sans compter toutes les attaches de la Cité aux deux rives, attaches -non moins monumentales, les ponts à maisons, les deux Châtelets et le -Pont-Neuf. - -La petite église Sain-Jean le Rond, défigurée par un portail classique, -fut démolie en 1748 et son chapitre transféré à l’église Saint-Denis -du Pas. Celle-ci s’appuyait au chevet de la cathédrale et formait un -des côtés du petit cloître; c’était un simple oratoire avec un petit -clocheton dominé par les pinacles des grands arcs-boutants voisins; -il s’y fit quelques sacres d’évêques au XVIIe siècle. Devenu paroisse -après la destruction de Saint-Jean le Rond, Saint-Denis du Pas, après -avoir été à la Révolution annexé à l’Archevêché, puis comme celui-ci à -l’Hôtel-Dieu, fut démoli en 1813. - -Saint-Landry succédait sur le même emplacement, entre l’hôtel des -Ursins et le port Saint-Landry, à une plus ancienne chapelle qui avait -abrité les reliques de saint Landry pendant le siège des Normands. On y -voyait les tombeaux du sculpteur Girardon et celui du conseiller Pierre -Broussel, son paroissien qui habitait la rue du Port-Saint-Landry -ou d’Enfer. Vendu à la Révolution, Saint-Landry servit pendant une -trentaine d’années d’atelier de teinturerie et de menuiserie, puis la -pioche le fit disparaître. - -Saint-Denis de la Chartre près du pont Notre-Dame avait pour origine un -oratoire des plus anciens, établi dès les temps mérovingiens peut-être, -tout proche de la prison où saint Denis avait été incarcéré avant -son martyre. Chapelle, prieuré, couvent de chanoines, Saint-Denis de -la Chartre subit de grandes vicissitudes: aux XIIe et XIIIe siècles, -deux communautés de chanoines établies côte à côte sur ce point se -disputèrent le titre de Saint-Denis de la Chartre et le souvenir du -martyr. - -Sur le flanc méridional de l’église existait la chapelle -Saint-Symphorien, qui prit le titre de Saint-Luc en 1704, en devenant -la chapelle de la Communauté des peintres et sculpteurs. C’était, -croit-on, cette chapelle Saint-Symphorien qui était l’oratoire bâti -originairement sur l’emplacement de la prison dite de Glaucin, au temps -de la Lutèce gallo-romaine, et dont peut-être subsistèrent jusqu’au -moyen âge des débris appelés Tour Roland ou Tour Marquefas, sous les -maisons de la rue de la Pelleterie. - -Cependant une crypte à Saint-Denis de la Chartre passait pour la prison -où saint Denis fut jeté lorsqu’il prêchait le christianisme avec ses -deux compagnons Eleuthère et Rustique. Dans cette chapelle souterraine -on avait réuni différents objets pour donner raison à la tradition; -on y voyait des chaînes de fer, une grosse pierre, espèce de carcan, -ayant été attachée au cou de saint Denis, un débris d’autel antique -sur lequel, disait-on, saint Denis, sorti victorieux et intact des -plus affreux supplices, avait dit la messe et sur lequel Jésus-Christ -lui-même était venu lui donner la communion, la veille du jour où -Denis, conduit à Montmartre, devait subir la décapitation et revenir -ensuite jusqu’à Paris portant sa tête entre les mains. - -Lorsque la reconstruction du pont Notre-Dame au XVIe siècle fit relever -le sol de la rue de la Lanterne, Saint-Denis de la Chartre se trouva -en contre-bas d’un certain nombre de marches et ne fit plus très -brillante figure, ainsi enterré. Sur la grande verrière au-dessus du -portail se détachait au milieu de plusieurs figures en ronde bosse, -une statue de saint Denis portant sa tête; l’intérieur, à la suite -d’une restauration opérée en 1665 et que l’on devait à la reine Anne -d’Autriche, possédait au maître-autel une grande décoration sculptée -et peinte de Michel Auguier représentant, en personnages de grandeur -naturelle, la communion de saint Denis. - -[Illustration: SAINTE-GENEVIÈVE DES ARDENTS] - -L’église Sainte-Marie-Magdeleine située rue de la Juiverie occupait -l’emplacement d’une synagogue, lorsque ce point de la Cité entre la -rivière et la rue de la Juiverie était un ghetto. Philippe-Auguste en -1183 chassa les Juifs, vendit leurs maisons donnant sur la rivière aux -pelletiers et convertit la synagogue en une église dédiée à sainte -Magdeleine. Rebâtie dans les siècles suivants, Sainte-Magdeleine fut -démolie en 93. Elle était fort irrégulière, composée de deux nefs, -avec des chapelles annexes; il en subsista longtemps quelques débris, -notamment, au chevet sur la rue de la Licorne, une charmante petite -porte dans le style du XVe siècle. Notons qu’à Sainte-Magdeleine était -installée «la _Grande Confrérie de Notre-Dame aux seigneurs prêtres et -bourgeois de Paris_» ou plus simplement des bourgeois de Paris. - -Sur la rue de la Lanterne elle montrait au-dessus de son portail -ogival, un pittoresque pignon à charpente apparente, qui était sans -doute une réparation du XVIe siècle, et que surmontait un petit clocher. - -Dans la rue Neuve-Notre-Dame, l’église Sainte-Geneviève des Ardents -rappelait une légende miraculeuse sans aucune authenticité, repoussée -déjà par l’abbé Lebœuf, et aussi une de ces pestes, trop réelles -malheureusement, qui désolèrent maintes fois les populations dans le -cours des siècles. - -L’église fort ancienne s’appela d’abord Sainte-Geneviève la Petite. On -disait qu’aux environs de l’an 1000, à l’époque où l’épidémie connue -sous le nom de _feu sacré_ ou _mal des Ardents_ causait de terribles -ravages un peu partout et emportait un grand nombre de Parisiens, -les malades qui se réfugiaient à la cathédrale devant les reliques -de sainte Geneviève apportées de l’abbaye, se trouvaient subitement -guéris après avoir fait leurs oraisons et touché ces reliques. Et -en mémoire de ces miraculeuses guérisons, une chapelle à la sainte -patronne de Paris aurait été élevée près de la cathédrale sous le nom -de Sainte-Geneviève la Petite pour la distinguer de la grande. - -Cette église fut démolie en 1742; sur son emplacement s’éleva le -bâtiment des Enfants-Trouvés. En même temps et pour l’agrandissement de -la place du Parvis, entre les Enfants-Trouvés et la cathédrale, tomba -l’église Saint-Christophe. D’une origine très lointaine, cette petite -église aurait été dès l’an 690 un monastère de femmes, converti deux -siècles après en hôpital, la première maison-Dieu parisienne. Au XIIe -siècle, Saint-Christophe érigé en paroisse fut séparé de l’Hôtel-Dieu -et reconstruit sur le parvis en face de Saint-Jean le Rond. - -De Saint-Pierre aux Bœufs, proche le bureau des Pauvres et le Parvis, -il reste au moins quelque chose, mais plus au même endroit, une -jolie porte aujourd’hui appliquée au bas de la tour de l’église -Saint-Séverin. L’église était du XIIIe siècle, elle devait son surnom, -croit-on, à ce qu’elle était la paroisse des bouchers de la Cité. -Vendue à la Révolution, longtemps occupée par un tonnelier, elle ne fut -démolie qu’en 1837. - -Derrière cette petite église se trouvait une église minuscule, -Sainte-Marine, bâtie au XIIIe siècle; c’était la paroisse la plus -petite de Paris, comprenant à peine une douzaine de maisons. C’était -à Sainte-Marine que se célébraient les mariages ordonnés par les -tribunaux ecclésiastiques. Supprimée en 1792, elle a disparu sous -quelque nouvelle maison de la rue d’Arcole, après avoir été atelier de -menuiserie et théâtre. - -Un peu plus haut, à l’angle de la rue de la Colombe et de la rue -Basse-des-Ursins, se retrouve un reste d’une autre petite église, -Saint-Aignan, fondée au XIIe siècle par Etienne de Garlande, -archidiacre de Notre-Dame. Cet édifice roman dont l’entrée se trouvait -rue de la Colombe n’était qu’une humble chapelle, ouverte seulement à -certains jours, et que la Révolution supprima. Saint-Aignan, converti -en magasins d’entrepreneur et de marchand de bois, disparut sous des -constructions en partie faites avec des débris du couvent des Jacobins -de la rue Saint-Jacques, de grandes arcades du XVIIe siècle appliquées -à la façade sur la cour de la maison nº 9 rue Basse-des-Ursins. Le -débris de Saint-Aignan qui se retrouve encore, enclavé dans cette -maison à l’angle de la cour, est une simple travée de voûte servant -actuellement d’écurie; les curieux chapiteaux des colonnettes qui -reçoivent la voûte sont bien conservés grâce à la précaution prise par -le propriétaire actuel de les enfermer dans un emboîtage de planches. -Cette écurie, c’est aujourd’hui l’unique débris qui subsiste encore en -place, de toutes ces petites églises de la Cité enlevées par la grande -transformation. - -[Illustration: CRYPTE DE SAINT-DENIS DE LA CHARTRE] - -Sainte-Croix de la Cité était située rue de la Vieille-Draperie presque -à l’angle de la rue de la Lanterne. D’après M. Cousin, elle dut avoir -été d’abord au XIIe siècle la chapelle d’un hôpital de fous furieux -sous le patronage de saint Hildevert, hospice transféré plus tard à -Saint-Laurent; la chapelle fut alors érigée en paroisse, sous le titre -de Sainte-Croix. L’église fut supprimée à la Révolution et démolie en -1797; le portail fut conservé comme façade à la maison nº 4 de la rue -de la Vieille-Draperie démolie en 1846 pour la rue de Constantine. - -Saint-Pierre des Arcis, rue de la Vieille-Draperie, était une -petite église un peu plus bas dans la rue de la Vieille-Draperie, -primitivement simple chapelle dépendant du monastère de Saint-Eloi -son voisin. A la fin du siècle dernier, Saint-Pierre des Arcis avait -pour entrée un petit portique dorique surmonté d’un petit clocheton. -La Révolution fit de Saint-Pierre le dépôt des cloches enlevées des -églises et destinées à la fonte pour la monnaie ou pour les canons; -puis en 1812, l’édifice fut démoli. - -L’église Saint-Barthélemy, dont le chevet venait presque toucher à -Saint-Pierre, était plus importante. Comme toutes ces églises de la -cité son origine se perdait dans l’obscurité des temps où la vieille -Lutèce devenait le Paris des Mérovingiens, peut-être même avait-elle -été temple païen; elle fut en tout cas l’église paroissiale du premier -Palais, celui des Mérovingiens et des Carolingiens, des ducs de -France et des rois, avant la fondation de la Sainte-Chapelle. C’est -là, dit-on, que le roi Robert le Pieux, fils de Hugues Capet, allait -chanter au lutrin et que plus tard, ayant été excommunié pour avoir -épousé Berthe, sa cousine, il entendait la messe agenouillé en dehors -sous le porche. - -L’église Saint-Barthélemy des temps lointains ayant donné asile à un -grand nombre de reliques apportées par Salvator, évêque de la cité -d’Aleth en Bretagne devant les rochers de Saint-Malo, au moment d’une -invasion de Richard, duc de Normandie, en 965, conserva de ce dépôt -le corps de saint Magloire, évêque de Dol, en l’honneur de qui le duc -de France Hugues Capet transforma l’église en abbaye sous le titre de -Saint-Magloire. Les chanoines de Saint-Magloire ayant transporté leur -couvent rue Saint-Denis, Saint-Barthélemy retrouva son ancien nom. - -Bien des fois refaite dans le cours des âges, l’église -Saint-Barthélemy, belle nef gothique flanquée d’une petite tourelle, -d’après les plans des XVIe et XVIIe siècles, dut être encore refaite -de fond en comble au siècle dernier dans le style Louis XVI, avec -les ordres classiques. En face du nouveau Palais de Justice s’éleva -un portail à fronton et entablement de colonnes doriques, niches -classiques à statues et grand écusson de France au fronton. - -La nef était commencée derrière le portail lorsque la Révolution -éclata et supprima la paroisse Saint-Barthélemy. On jeta bas les -constructions et à la place on construisit immédiatement un théâtre, -lequel après une existence assez agitée sous la Révolution, _théâtre -Henri IV_, _théâtre du Palais_, _théâtre de la Cité_, ayant donné des -pièces révolutionnaires, puis des pièces réactionnaires suivant les -fluctuations des idées, se transforma sous l’empire en un établissement -de plaisirs et de fêtes, _le Prado_, où se trouvait, à côté des -salles de bal et de café, une salle réservée aux réunions de la -franc-maçonnerie. - -Plus tard le Prado se transforma encore, et les vieux étudiants d’il -y a quarante ans se le rappellent sans doute, devenu la succursale -d’hiver de la Closerie des Lilas et de la Grande Chaumière, théâtre des -ébats chorégraphiques les plus risqués de tous les futurs magistrats, -notaires, docteurs, et de toutes les Musette et Mimi Pinson du Quartier -latin, sous la direction de Bullier et l’œil peu sévère des gardes -municipaux. - -Un autre monastère touchait presque à Saint-Barthélemy, c’était -Saint-Eloi ou Saint-Martial dont nous avons parlé. Ce monastère occupé -par des religieuses puis par des moines de l’abbaye de Saint-Maur -les Fossés, fut supprimé au XVIe siècle et reconstitué plus tard -pour les Barnabites. Alors une chapelle du chœur de l’église de -Saint-Eloi, séparée du reste par la ruelle de la Savaterie, plus -tard rue Saint-Eloi, circulant en zigzag de la rue de la Calandre à -la rue de Vieille-Draperie, fut érigée en paroisse sous le titre de -Saint-Martial. - -L’église Saint-Eloi fut reconstruite par les Barnabites dans le style -classique; supprimée à la Révolution, elle ne fut pas démolie, mais -servit de dépôt pour les archives de la Cour des Comptes. Ce sont les -grandes démolitions de la Cité, pour la construction des casernes et -du tribunal de commerce à la place de l’antique rue de la Barillerie, -qui l’ont fait disparaître en même temps que le Prado et les derniers -vestiges de Saint-Barthélemy et de la ceinture Saint-Eloi. Le portail -des Barnabites existe encore ayant été transporté alors à l’église des -Blancs Manteaux. Quant à Saint-Martial, son état de vétusté l’avait -fait abandonner et démolir dès le commencement du XVIIIe siècle et -il ne restait à sa place lors des transformations définitives que -l’impasse Saint-Martial, cul-de-sac de maisons noires où se cachaient -des cabarets borgnes et de tristes taudis. - -[Illustration: ÉGLISE DE LA MAGDELEINE, RUE DE LA LANTERNE] - -Sur le Marché-Neuf devant le Petit Pont et la salle du Légat de -l’Hôtel-Dieu s’élevait une dernière église des plus anciennes aussi, -Saint-Germain le Vieux, d’abord baptistère de la cathédrale, croit-on, -rebâti en l’honneur de Saint-Germain, évêque de Paris. Le corps du -saint évêque devait y être transporté, mais les moines de l’abbaye de -Saint-Vincent refusèrent de s’en dessaisir. Saint-Germain de la Cité -lui donna cependant l’hospitalité au temps des Normands et garda en -souvenir de ce dépôt un bras du saint. - -Alors l’abbaye de Saint-Vincent rebâtie étant devenue l’abbaye de -Saint-Germain-des-Prés, pour distinguer Saint-Germain de la Cité de -cette abbaye et de l’église Saint-Germain l’Auxerrois, on lui donna le -nom de Saint-Germain le Vieux. - -L’église Saint-Germain le Vieux, reconstruite et agrandie plusieurs -fois, était flanquée d’un clocher du XVIe siècle au-dessus d’un petit -porche et de chapelles Renaissance, donnant sur le bout du Marché-Neuf -devant la Poissonnerie du Petit Pont. Supprimée par la Révolution, -l’église fut vendue et démolie aussitôt, mais quelques débris en -restèrent dans les cours des maisons de la rue du Marché-Neuf, bâties -sur des soubassements de chapelles, sur des arcades ogivales bouchées; -puis la grande démolition survint et toute trace disparut à jamais. - -Il y avait encore, outre toutes ces petites églises, la chapelle -Saint-Michel du Palais, qui existait sur la place devant la rue de la -Calandre dès le temps des rois mérovingiens, et qui fut enfermée par -Philippe le Bel dans l’enceinte du Palais. C’était dans cette chapelle -que l’évêque Maurice de Sully avait baptisé Philippe-Auguste en 1165, -elle n’avait cependant jamais été chapelle royale, les rois ayant eu -d’abord pour chapelles particulières Saint-Barthélemy hors du Palais, -ainsi que Saint-Nicolas et Saint-Georges dans l’intérieur du Palais, -démolies pour la construction de la Sainte-Chapelle de saint Louis. - -Entre le Palais et Notre-Dame, trois carrés d’édifices et de boulevards -se sont partagés la vieille cité disparue. - -Le groupe formé par les casernes de la garde républicaine et des -pompiers recouvre tout l’ancien monastère de Saint-Eloi, Saint-Germain -le Vieux, la rue de la Calandre et les coupures étranges qui -sillonnaient la masse serrée des vieilles maisons, la rue de la -Savaterie, la rue aux Fèves, etc. - -Le tribunal de commerce et le marché aux fleurs recouvrent -Saint-Barthélemy, Saint-Pierre des Arcis, Sainte-Croix, l’ancienne -Juiverie, le quartier de la Pelleterie. - -Quant à ce qu’il y avait sous le nouvel Hôtel-Dieu, c’était encore -plus important. Cinq ou six églises d’abord, Saint-Denis de la Chartre -et Saint-Luc, la Magdeleine, Saint-Landry, Saint-Pierre aux Bœufs, -Sainte-Marine, puis l’hôtel des Ursins, tout le val de Glatigny assez -mal famé au moyen âge, et ce réseau de ruelles extraordinaires entrevu -encore en partie par notre génération, dans leur décadence dernière et -dont les noms seuls évoquent des images d’un pittoresque trop souvent -sordide ou sinistre, rue des Marmousets, rue de la Licorne, rue des -Trois-Canettes, rue Cocatrix, rue des Deux-Hermites, rue Basse et rue -Haute-des-Ursins, rue du Chevet-Saint-Landry, etc. - -Notre époque a trouvé ces quartiers tombés en misère et en décrépitude, -alors que beaucoup de ces ruelles donnaient asile à des repaires de -truands; mais il faut faire la part de l’âge et de l’abandon, et ne -pas oublier qu’ils avaient eu leur beau temps. Il faut voir ces décors -sombres et lépreux dans les eaux-fortes de quelques artistes comme -Martial Potémont qui ont fixé sur le cuivre l’image de ces verrues du -vieux Paris. - -Culs-de-sac sinistres où le crime a l’air de guetter derrière chaque -borne, carrefours où débouchent comme des corridors de noires ruelles -laissant à peine entrevoir une ligne de ciel entre les vieilles -lucarnes déjetées, coins de ruelles où se dissimulent d’ignobles -cabarets, des bouges, des tapis francs, les murs suintent la misère, la -tristesse ou l’ignominie. - -[Illustration: DÉBRIS DE L’ANCIENNE ÉGLISE SAINT-AIGNAN, 9, RUE -BASSE-DES-URSINS] - -Ces vieilles façades mornes, quand elles ne semblent pas avoir pris -leur parti de l’encanaillement, ont un air de désespérance lamentable, -avec les quelques traces qui restent des temps meilleurs, quelque -vieille fenêtre à moulures sculptées, quelque belle lucarne, quelque -enseigne entaillée dans la pierre, perdues dans les façades crevassées, -parmi les loques pendant aux ouvertures. - -Les curieux en quête d’émotions violentes qui osaient se risquer dans -quelques-uns de ces bouges y trouvaient bien des pauvres diables mêlés -à la lie des écumeurs de Paris. - -Dans la rue aux Fèves exista le _cabaret du Lapin blanc_, le tapis -franc fameux des _Mystères de Paris_, espèce de bouge extraordinaire, -mais non authentique, créé après l’immense succès du roman d’Eugène -Sue, pour réaliser une invention du romancier. La mise en scène avait -été soignée, tout était arrangé de façon à donner au curieux l’idée -qu’il se trouvait réellement dans le repaire de voleurs et d’assassins -où le prince Rodolphe du roman, grand seigneur en tournée dans les -bouges de Paris, avait rencontré le Chourineur et autres malandrins de -même espèce. - -[Illustration: VIEILLE COUR DE LA CITÉ, DÉMOLITIONS DE LA RUE DE LA -BARILLERIE] - -Les démolitions de la Cité emportèrent en 1860 le Lapin blanc avec -la vieille rue au Fèves, sur laquelle jusqu’à la fin on disserta, -sans pouvoir décider si son nom venait de _feurre_, c’est-à-dire -de la paille, comme la rue du Fouarre au quartier de l’Université, -des _fèves_ que l’on pouvait vendre au Marché-Neuf, sur lequel elle -aboutissait avant un agrandissement de Saint-Germain le Vieux, ou des -_febvres_, ouvriers en draps qui purent l’habiter si la rue voisine de -la Calandre tire son nom du calandrage des draps, comme d’aucuns l’ont -dit. - -Mais si dans beaucoup de ces ruelles de la Cité on se heurtait trop -souvent à des bouges véritables, à des garnis mal famés, logis à -la nuit d’une population suspecte, à de pauvres vieilles maisons -lamentables, on rencontrait aussi des coins d’aspect pittoresque, de -vieux logis d’allure plus respectable et parlant encore au passant -des beaux jours d’autrefois, des bons bourgeois des siècles passés, -des gens de robe, des magistrats du Parlement qui les avaient habités -jadis, et le fureteur ne s’engageait jamais inutilement à la chasse aux -souvenirs dans ces antiques quartiers. Souvenirs, traditions, légendes, -se levaient à chaque pas, à chaque carrefour sans compter les petits -mystères historiques sur lesquels, faute d’explication, on avait le -droit d’échafauder toutes les suppositions. - -De nos vieilles rues de la Cité que nous reste-t-il? Un simple -échantillon, quelques ruelles moins truculentes d’aspect que celles -naguère effondrées sous l’acharnement de la pioche; il ne subsiste que -les rues de l’Ancien-Cloître-Notre-Dame, dans l’ombre de la façade nord -de la cathédrale. - -[Illustration: INCENDIE DE L’HÔTEL-DIEU, 1772 - -Imp. Draeger & Lesieur, Paris] - -[Illustration: CUL-DE-SAC SAINT-ÉLOI, D’APRÈS MARTIAL POTÉMONT, -1850] - -On entrait dans ce cloître par trois portes, la principale sous un -petit pavillon appuyé à la petite église Saint-Jean le Rond, au pied de -la tour du nord de la cathédrale, la seconde à l’intersection des rues -de la Colombe et Chanoinesse, en face de la rue des Marmousets, et -la troisième au port Saint-Landry, près d’une maison qui existe encore, -sur le quai maintenant, à l’angle de la rue des Chantres. - -Les rues Chanoinesse, Massillon et des Chantres, qui ont un air -de vieux quartier de province, ont été peu touchées, sauf pour -l’alignement dans le haut de la rue Chanoinesse; mais presque tous les -vieux logis des chanoines peu à peu se sont trouvés modifiés par leurs -nouveaux habitants, agrandis ou surélevés. Il se dissimule cependant -des cours curieuses dans cet ensemble de maisons qui du haut des tours -de Notre-Dame apparaît si serré et si tassé, parmi tous ces toits qui -s’enchevêtrent dans un désordre si pittoresque, à côté des grands cubes -de l’Hôtel-Dieu. - -[Illustration: LA TOUR DAGOBERT RUE CHANOINESSE] - -On rencontre donc encore quelques entrées de maisons intéressantes, -quelques balcons rue du Cloître ou rue Chanoinesse, des lignes de -façades s’arrangeant bien sur quelque tournant de la rue. Le coin le -plus intéressant est rue Chanoinesse, au numéro 18; la cour est tout à -fait curieuse, mais cachée malheureusement dans sa partie inférieure, -par son utilisation en magasins de la quincaillerie Allez. On se heurte -là à l’une de ces énigmes sur lesquelles Edouard Fournier aimait à -exercer son érudition et sa sagacité. Dans un angle de la cour monte -une haute tour d’escalier terminée en terrasse, connue par tradition -sous le nom de tour Dagobert. On ne la voit plus que des étages -supérieurs de la maison ou du haut de Notre-Dame. - -Cette tour paraît dater du XVe siècle. Elle a pris son nom sans doute -d’un édifice antérieur, peut-être d’une autre tour de la même maison -disparue, dit-on, depuis longtemps. Toutes les conjectures sur cet -édifice sont permises. M. Edouard Fournier suppose que la tour Dagobert -a pu servir à porter un fanal destiné à éclairer le port Saint-Landry. - -On aperçoit dans les anciennes vues de Paris, notamment dans la planche -d’Israël Silvestre représentant le pont Rouge et le port Saint-Landry, -une tour qui dépasse de beaucoup les toits environnants; si c’est bien -notre tour Dagobert celle-ci a donc perdu de sa hauteur? Cela semble -difficile à expliquer autrement, à moins que vraiment il y ait eu à -côté une autre tour plus haute, dont le nom soit passé à celle-ci après -sa disparition. - -La face du cloître bordant la Seine est tout à fait changée. Sur le -quai une ligne de maisons neuves a remplacé les anciennes maisons -canoniales, avec leurs jardins en terrasse au tournant de l’île, -en face des prairies de l’île Notre-Dame, ou plus tard des maisons -surgies à la création du quartier Saint-Louis en l’île. Ces terrasses -et ces paisibles jardinets d’où les chanoines pouvaient contempler -les horizons du levant et l’entrée de la Seine dans Paris, allaient -jusqu’au terrain Notre-Dame, la vieille motte aux Papelards, butte -faite avec les déblais de la construction de la cathédrale, avec son -abreuvoir pour les chevaux et les mulets du quartier clérical, sous -l’abside de Notre-Dame, à côté de la minuscule église Saint-Denis du -Pas encastrée dans les contreforts de cette abside. - -Une des maisons neuves du quai, tout près de la rue des Chantres, -est construite sur l’emplacement du logis du chanoine Fulbert, ou du -moins de la maison qui avait succédé à ce logis vers le XVIe siècle. -Il y avait là une vieille cour sur laquelle donnaient des fenêtres -à croisillons de pierre en partie bouchées, à vitrages ébréchés, où -pendaient des hardes et des linges, parmi quelques pauvres pots de -fleurs. Deux figures grossièrement sculptées sur le mur et un distique -tout aussi médiocre rappelaient l’illustration de la maison: - - Héloïse, Abeilard, habitèrent ces lieux - Des sincères amants modèles précieux. - -En même temps que les démolitions emportaient la maison du chanoine -Fulbert, la pioche faisait disparaître la rue des Marmousets qui -continuait la rue Chanoinesse. Quelques curieuses maisons tombaient -et avec elles s’en allait la légende du barbier assassin associé à -un charcutier, son voisin, confectionneur de pâtés de chair humaine, -faisant consommer à ses clients les cadavres à lui envoyés par le -rasoir du barbier. - -Le _dict des rues de Paris_ de Guillot au XIIIe siècle nomme déjà la -rue du Marmouzet, qui devait tirer son nom de quelque figurine sculptée -à quelque maison, de quelque enseigne, comme plusieurs des rues -voisines, les Trois-Canettes, les Deux-Hermites, la Licorne, l’Ymage, -la Colombe, et autres. - -Il paraît donc qu’en cette rue des Marmouzets, à une époque -indéterminée, vivait un certain barbier qui s’était entendu avec son -voisin, pâtissier charcutier, pour lui fournir à bon compte l’élément -indispensable de sa charcuterie. Lorsqu’un client étranger au quartier -s’aventurait à se faire tondre les cheveux ou tailler la barbe chez -le barbier, celui-ci à un moment lui tranchait simplement le cou et -faisait tomber le corps dans sa cave, d’où il passait dans celle du -charcutier qui le détaillait et en confectionnait des pâtés friands, -pour lesquels son officine avait acquis une renommée parmi les bonnes -maisons de la ville, jusque par delà les ponts. Les amateurs les plus -difficiles, les fines bouches trouvaient ces pâtés délicieux et le -charcutier ne suffisait pas aux commandes. - -Sur la façon dont la chose se découvrit, les légendes ne sont pas -d’accord. Suivant les unes, un jeune étudiant étranger étant venu se -faire barbifier rue des Marmouzets, subit sous le rasoir du barbier le -sort de bien d’autres et s’en alla dans la cave du charcutier; mais il -avait laissé un chien à la porte, et le chien, fatigué d’attendre et -aboyant furieusement à la porte, finit par ameuter le voisinage, tout -surpris de le voir se précipiter vers une trappe où se distinguaient -quelques traces de sang mal lavé. On n’eut alors qu’à lever la trappe -pour trouver la preuve du crime et surprendre le pâtissier dans ses -monstrueuses opérations. - -D’autres légendes compliquent l’événement: l’écolier n’ayant été -que blessé par un coup de rasoir mal assuré, s’était défendu -victorieusement, et avait réussi à précipiter le barbier par la trappe -dans la cave où son complice, averti par le bruit de la lutte, s’était -hâté de l’égorger sans le reconnaître. Pour le reste, on revient à la -première version, les voisins attirés par le chien pénètrent dans la -cave et surprennent le pâtissier en train de découper le cadavre de son -complice. - -Ce crime effroyable ou plutôt cette succession de crimes effroyables, -révélés tout à coup, causèrent une telle horreur que par arrêt de la -justice, après la punition du complice survivant, la maison dut être -rasée et qu’il fut semé du sel sur la place maudite, marquée d’une -pierre commémorative où se lisait aussi l’interdiction à tout jamais -d’y rebâtir aucun logis. - -Cependant il paraît qu’en 1536 un sieur Pierre Bélut, conseiller au -Parlement, obtint du roi François Ier des lettres patentes l’autorisant -à contrevenir à l’arrêt et à bâtir une maison sur la place vide. Ce -serait cette maison que, vers 1860, les démolitions emportèrent avec -toute la rue et tout le quartier. On y voyait sur la cour une de ces -tours d’escalier d’autrefois, comme il y en avait de nombreuses dans la -Cité. - -Ce qu’on appelle maintenant rue Basse-des-Ursins n’est qu’un débris de -la rue Basse-des-Ursins d’avant la démolition, et s’appelait autrefois -_Grand-Rue Saint-Landry sur l’Yaue_, puis _rue du Port-Saint-Landry_, -puis _rue d’Enfer_. C’est dans la partie de la rue Basse-des-Ursins -disparue sous le nouvel Hôtel-Dieu, que s’élevait au moyen âge l’hôtel -de la célèbre famille des Ursins. Il occupait la berge de la Seine -entre l’église Saint-Landry et le val de Glatigny, dit Val d’Amour -assez mal habité dès le XIIIe siècle, puisque Guillot dans le _Dict des -rues de Paris_ y signale les ribaudes. - -Jean Jouvenel ou Juvénal des Ursins qui commença l’illustration de -la famille était venu de Troyes se fixer à Paris vers la fin du XIVe -siècle, à l’époque si troublée du règne de Charles VI. Avocat, bon -clerc et noble homme, conseiller au Châtelet, il avait été créé _garde -de la Prévôté des marchands_ alors que, la prévôté des marchands ayant -été supprimée depuis 1382 en punition de la révolte des Maillotins, les -fonctions de l’ancienne magistrature municipale se trouvaient remises -entre les mains du prévôt de Paris, fonctionnaire royal. - -Jean Jouvenel en ces temps difficiles fut un magistrat vigoureux et -intègre, que souvent les oncles du roi dément trouvèrent en face d’eux, -avec quelques fonctionnaires ou seigneurs restés autour de Charles VI, -ceux que les princes appelaient dédaigneusement des Marmousets. En -butte à l’inimitié du duc de Bourgogne, il faillit être victime d’une -intrigue à laquelle il n’échappa que par un curieux hasard. - -Les partisans de Bourgogne avaient fait ouvrir secrètement une -information contre Jouvenel, dans laquelle une trentaine de gens -subornés étaient venus témoigner sur toutes les accusations propres à -le perdre. - -L’information faite, il s’agissait de trouver un avocat qui se chargeât -de porter l’affaire au Parlement; les commissaires du Châtelet qui -avaient recueilli les dépositions des faux témoins ayant trouvé cet -avocat, s’en furent prendre les dernières instructions du duc de -Bourgogne. Grassement payés de leur besogne, ils s’en allèrent souper à -la taverne de l’Echiquier en la cité, avec quelques-uns des complices -de la trame, et là fêtèrent si bien les écus du duc de Bourgogne qu’ils -en oublièrent en sortant leur rouleau de procédures. - -[Illustration: COUR DE LA MAISON DITE D’HÉLOÏSE ET ABEILARD, RUE -DES CHANTRES, Nº 1 (1840)] - -Après leur départ, l’hôte de l’Echiquier trouva les pièces, y jeta un -coup d’œil et vit de quoi il s’agissait. Tout effrayé pour Jouvenel -des Ursins, l’hôte courut au milieu de la nuit à l’hôtel de ville pour -le prévenir du danger. Jouvenel, dès le lendemain matin d’ailleurs, -reçut assignation de comparaître devant le conseil du roi au château de -Vincennes, où déjà une bonne prison lui était préparée, en attendant -qu’on lui fît couper la tête, selon le bruit public et la résolution -des partisans de Bourgogne. - -Mais Jouvenel se présenta à Vincennes suivi de trois à quatre cents -notables bourgeois, et, bien averti des accusations sous lesquelles on -comptait l’accabler, n’eut pas de peine à réfuter le réquisitoire de -ses ennemis, d’autant plus qu’ils ne purent apporter l’information du -Châtelet contenant les faux témoignages, procédure perdue à l’Echiquier -et parvenue entre les mains du prévôt. - -Vers la Pâque suivante, quelques-uns des faux témoins s’étant repentis -et confessés de leur mauvaise action, ne purent avoir absolution de -leur confesseur qui les envoya au pénitencier de Notre-Dame auquel -on avait recours pour les fautes graves. Renvoyés du pénitencier à -l’évêque de Paris, de l’évêque à un légat du Pape alors à Paris, -les faux témoins n’obtinrent l’absolution qu’à condition de faire -publiquement amende honorable à la porte du prévôt. - -Le matin des Rameaux, comme Jean Jouvenel sortait de son logis pour -se rendre à l’église, il trouva devant sa porte quelques hommes pieds -et jambes nus, la figure couverte d’un grand voile noir. Tout ébahi, -le prévôt leur demanda ce qu’ils lui voulaient, alors ils firent en -pleurant confession de leur faute sans se nommer, et requirent son -pardon. - -Jouvenel pleurait aussi avec ses serviteurs accourus, mais se souvenant -de l’information du Châtelet, «il les nomma chacun par leur nom -tellement qu’il n’en oublia nul et leur dit: Vous êtes tel et tel... -Puis bien doucement leur pardonna, dont ils le remercièrent humblement -en baisant la terre et en pleurant abondamment...» - -Mêlé à tous ces événements, «bien noble homme de haut courage, sage et -prudent, dit son fils Jean Juvénal dans son _Histoire de Charles VI_, -qui avait gouverné la ville de Paris douze ou treize ans, en bonne -paix, amour et concorde,» Jean Jouvenel eut à traverser bien des périls -pendant les séditions cabochiennes. Il fut emprisonné au petit Châtelet -en 1413, mis par les cabochiens à une rançon de deux mille écus. Ce -fut lui alors qui réveilla le courage des bourgeois de Paris opprimés -par les factions cabochiennes, et qui, de concert avec le dauphin et -le duc de Berry, put arracher pour un temps la ville à la tyrannie -anarchique des bouchers et des partisans de Bourgogne. Mais plus tard -le retour des Bourguignons le remit en plus grand péril; heureux encore -d’échapper aux massacres, Jean Jouvenel dut fuir Paris avec sa femme et -ses onze enfants, pieds nus, à peine vêtus, ayant tout perdu, meubles -et maisons. - -Jean Jouvenel, seigneur de Traisnel en Champagne, avait épousé Michelle -de Vitry, vertueuse dame qui lui donna seize enfants sur lesquels onze -vécurent, qui furent tous gens de bien et occupèrent d’importantes -situations, l’aîné était Jean Juvénal des Ursins, auteur d’une -_Histoire du règne de Charles VI_ que nous venons de citer. Entré -dans l’Eglise, il fut, en 1432, nommé à l’évêché de Beauvais où il -succédait à Pierre Cauchon, l’instrument des Anglais dans le procès de -Jeanne d’Arc. Evêque de Laon en 1444, il succéda, en 1449, sur le trône -archiépiscopal de Reims à son frère Jacques Juvénal. - -L’hôtel des Juvénal des Ursins était une très importante demeure qui -faisait très belle figure avec ses tourelles encorbellées sur la -Seine et ses grands toits dominés en arrière par l’imposante masse -de la cathédrale. A la fin du XVIe siècle l’hôtel avait été en partie -reconstruit, les deux tourelles sur la Seine encadraient une petite -cour à galerie, d’où la vue donnait par un portique ouvert sur le -mouvement de la rivière, sur la place de Grève et sur cet hôtel de -Ville, la vieille maison aux piliers où le garde de la prévôté des -marchands pour le roi avait siégé en des temps si difficiles. - -[Illustration: LA MAISON DU FABRICANT DE PATÉS DE CHAIR HUMAINE, -RUE DES MARMOUZETS. 1850] - -Sur les dépendances du premier hôtel des Ursins, on avait ouvert deux -rues, la rue Basse-des-Ursins et la rue Haute-des-Ursins réunies -par une rue transversale dite rue du Milieu-des-Ursins. Dans la rue -Basse-des-Ursins, Racine habita, croit-on, la maison qui portait lors -de la démolition le nº 9. - -[Illustration: L’HÔTEL DES URSINS AU XVIe SIÈCLE] - -Nous avons vu combien de choses sont nées dans cette petite île de -la Cité, berceau de Paris, berceau des premiers rois et aussi de ce -qui leur a succédé, et berceau de bien des choses par une sorte de -prédestination. La monarchie française est née là, le pouvoir royal -a grandi et s’est fortifié d’abord, dans ce vieux Palais des ducs de -France; puis est né dans le même palais, dans le même lit, sous les -mêmes courtines pour ainsi dire, le pouvoir législatif, lequel, grandi -et fortifié à son tour, devait un jour étrangler son aîné le pouvoir -royal, et, de petit parlement soumis devenir l’Assemblée Nationale, la -Convention, puis la Chambre des représentants ou des députés, ruche -bourdonnante où cinq cents souverains momentanés, suivant la conception -moderne du pouvoir, confectionnent et reconfectionnent sans arrêt, au -hasard de l’opinion du jour, des lois définitives, valables pour une -législature ou une saison. - -Ce n’était pas assez de ces deux naissances dans le même berceau, un -troisième pouvoir est né aussi dans cette Cité, sur le même point, non -dans le même palais, mais pauvrement dans un logis populaire à côté, un -troisième frère de beaucoup le plus jeune, mais qui, encore en pleine -croissance, ayant fait éclater toutes les lisières dont on l’avait -chargé, grandit, prospère, se développe, et menace de prendre la -première place, peut être très capable à son tour d’étrangler un matin -le pouvoir législatif, comme celui-ci étrangla le pouvoir royal et, -pour occuper la place, d’inventer quelque nouveauté ou de ressusciter -quelque fantôme mal tué. - -Ce pouvoir nouveau, c’est le journal; cette puissance qui monte, c’est -la presse manipulatrice et distributrice de la pensée. C’est une bien -étrange indication tout de même que le _Journal_ soit venu éclore juste -où le pouvoir royal et le pouvoir législatif sont nés. - -Rue de la Calandre, entre le Marché Neuf et le Palais, dans une maison -à l’enseigne du _Grand Coq_, un jour de 1631, parut le premier numéro -de la _Gazette_, un humble carré de papier du format d’un de nos petits -volumes, donnant les nouvelles politiques de France et de l’étranger, -signalant les événements et les commentant de courtes réflexions. - -Commencements bien humbles. Le fondateur était Théophraste Renaudot, -né à Loudun, protégé du cardinal de Richelieu, médecin, homme à idées, -créateur en cette même maison du Grand Coq du _bureau d’adresses et de -rencontre_ pour les ventes, locations, échanges, demandes ou offres -quelconques, fonctionnant depuis 1612, et amenant peu à peu, après -l’avis manuscrit, la fondation d’une feuille imprimée, les _Petites -Affiches_. - -Tout en publiant sa gazette, ou en s’occupant de son bureau d’adresses, -Renaudot continuait l’exercice de la médecine et ouvrait, toujours -dans la maison du Grand Coq, une salle de consultations gratuites pour -malades pauvres où les clients affluaient, soignés par le gazetier et -par des médecins associés de Renaudot, lesquels malades étaient souvent -fournis aussi gratuitement des médicaments nécessaires. - -Cette innovation lui suscita une formidable armée d’ennemis, la Faculté -bondit, mais Renaudot tint courageusement tête à toutes les attaques et -fit durer sa création jusqu’à ce que la Faculté elle-même se décidât à -la reprendre à son compte. - -Quant à la vieille _Gazette_, devenue la _Gazette de France_ elle vit -toujours, et du petit œuf couvé dans la maison du Grand Coq, on sait -quelle innombrable couvée est sortie. Le vénérable logis où la presse a -pris naissance a depuis longtemps disparu, il tombait obscurément bien -avant les démolitions de la Cité; la caserne des pompiers recouvre sa -place. - -Depuis quelques années Théophraste Renaudot a sa statue sur le marché -aux fleurs, à peu de distance de l’endroit où cet homme de chétive -mine, ce lutteur obstiné, s’acharna à ses œuvres diverses malgré -détracteurs et envieux, et finit par triompher beaucoup plus qu’il ne -l’avait rêvé. - -[Illustration: THÉOPHRASTE RENAUDOT.--LA MAISON DU GRAND COQ, -BUREAU D’ADRESSES ET DE LA GAZETTE, 1631] - -Cette caserne de l’état-major des pompiers nous fait souvenir des -premiers pompiers de Paris, des pompiers en frocs qui pendant si -longtemps se chargèrent de combattre le feu. Les capucins, à Paris et -ailleurs, avaient cette spécialité: ils étaient pompiers volontaires; -à eux était dévolu le service de l’extinction des incendies; ces -frocards avaient du bon, quand le feu éclatait quelque part, ils -accouraient, au premier rang des travailleurs, luttant courageusement -contre les flammes, avec de bien faibles moyens il est vrai. Plus d’un -périt victime de son dévouement, on l’a vu aux grands incendies de -l’Hôtel-Dieu ou du Palais de Justice. - -Des moines de tous les ordres si nombreux et si divers qui pullulaient -dans la grande ville les capucins étaient l’un des ordres les plus -connus, et sur lequel aussi s’est exercé le plus volontiers la verve -des railleurs. Ils possédaient quatre couvents à Paris; celui de -la rue Saint-Honoré, s’il manquait des beautés architecturales des -monastères plus anciens, était le plus important. Rameau de l’ordre de -Saint-François, les capucins, nommés ainsi de leur capuchon pointu, -étaient venus en France sous Charles IX, au moment le plus chaud des -querelles religieuses, et s’étaient jetés aussitôt dans la mêlée où -s’agitaient déjà tant de prêtres et de religieux. - -Ces frocards furent bientôt populaires parmi les gens de la Ligue -qu’enflammaient leurs prédications, leur zèle plein de faconde, en -dépit des moqueries des politiques et des gens de sens plus rassis. -Leur premier couvent était situé à l’endroit où fut depuis l’hôtel de -César de Vendôme, puis la place Vendôme. Expropriés au commencement du -XVIIe siècle, ils s’établirent en face de cet hôtel de Vendôme, rue du -Faubourg-Saint-Honoré, à côté des Feuillants, moines de l’abbaye de -Feuillant en Languedoc, venus à Paris presque en même temps que les -capucins et comme ceux-ci enragés ligueurs. - -[Illustration: LA MORGUE AUX JOURNÉES DE 1830.--QUAI DU MARCHÉ-NEUF] - -Deux figures de capucins de la grande époque méritent bien quelques -mots, leurs tombeaux d’ailleurs étaient voisins dans l’église des -Capucins. C’est d’abord le père Ange, précédemment Henri comte du -Bouchage et plus tard duc de Joyeuse, qui avait pris le froc par -désespoir de la mort de sa femme. Après la journée des Barricades le -père Ange, pieds nus, conduisit à Chartres où était le roi, dans le but -d’entrer en négociations au nom de la Ligue, la fameuse procession de -capucins chantant des psaumes et se fouettant à tour de bras. Il fut -d’ailleurs assez mal reçu.--Fouettez tout de bon, disait Crillon sur -son passage, c’est un lâche qui a quitté la cour par peur des coups!... - -Ses frères Joyeuse et Saint-Sauveur ayant été tués tous deux à Coutras, -son troisième frère étant mort aussi peu après, le père Ange laissa -le froc pour reprendre, avec le titre de duc de Joyeuse, le morion et -l’épée, et se jeter à son tour dans la mêlée des guerres civiles. - -Au triomphe définitif d’Henri IV, il fit sa soumission, récompensée par -le bâton de maréchal de France. Un jour, sur une plaisanterie d’Henri -IV qui lui rappelait sa capucinade, le maréchal duc de Joyeuse changea -encore brusquement, il abandonna la cour, jetant aux orties le bâton -de maréchal pour reprendre le froc et redevenir le père Ange, simple -capucin cherchant par de dures pénitences à obtenir du ciel le pardon -de sa fugue, et finissant par mourir au cours d’un pèlerinage entrepris -pieds nus vers la ville éternelle. - -Voltaire a résumé cette existence bizarre dans un vers de la _Henriade_: - - Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire. - -L’autre capucin fut un autre personnage que ce pauvre père Ange. Ce -n’est rien moins que le père Joseph, l’Eminence grise, le conseiller, -l’ami fidèle de l’Eminence rouge, le cardinal de Richelieu. On sait -quel fut son rôle auprès du terrible politique. Cette robe de bure -cachait une âme austère et dure: le père Joseph né gentilhomme, mais -sans la moindre ambition personnelle, simple moine redouté autant que -le ministre, tenant en main les fils de toutes les intrigues secrètes, -de toutes les trames compliquées de la politique du cardinal, mêlé à -toutes les affaires, travaillant à tous les grands projets, diplomate -et négociateur, fut le plus infatigable et le plus désintéressé des -collaborateurs et il mourut à la peine, usé autant que son ami et peu -avant lui. - -Après avoir fortement soufflé sur le feu des guerres civiles, et -figuré brillamment à la fameuse Revue des moines de la Ligue défilant -casque en tête et mèche allumée de Notre-Dame à l’Hôtel de Ville, les -capucins, redevenus d’humbles moines mendiants, éteignaient donc les -incendies. Mme de Sévigné raconte dans une de ses lettres l’incendie de -la maison de M. de Guitaut, son voisin de la rue Saint-Claude, et les -montre dans leur mission de dévouement. - -Ceux-ci étaient des capucins du Marais, car dès les premières années -du XVIIe siècle, d’autres maisons de cet ordre s’étaient fondées, les -capucins du faubourg Saint-Jacques en 1613,--leur couvent est devenu -l’hôpital du Midi,--et les capucins du Marais un peu plus tard. Les -capucins du faubourg Saint-Jacques émigrèrent en 1782 et devinrent les -capucins de la Chaussée d’Antin, on leur avait construit une église -et un couvent nouveaux, ils n’eurent guère le temps de s’installer, -car la Révolution vint les chasser; leur église s’appelle aujourd’hui -Saint-Louis d’Antin et leur couvent Lycée Condorcet, après avoir été -lycée Bonaparte, Bourbon, Fontanes. - -[Illustration: ANCIEN DORTOIR DES BERNARDINS, RUE DE POISSY] - -Les Capucins restèrent les seuls pompiers de Paris jusqu’à -l’organisation d’un service spécial. Les pompes furent, paraît-il, -employées pour la première fois en 1705, à l’incendie du petit -Saint-Antoine. C’était une importation d’Allemagne; on acheta, au -moyen d’une loterie, une vingtaine de pompes dont il ne paraît pas que -l’on sut bien se servir tout d’abord. En 1722, un corps spécial de -pompiers fut organisé, ce fut l’embryon de notre courageux régiment des -sapeurs-pompiers dont l’état-major habite la Cité. - -De la pointe de l’archevêché, on peut voir sur la rive gauche de -la Seine une autre caserne de pompiers installée dans un des rares -débris des couvents du moyen âge arrivés jusqu’à notre époque, dans -l’ancien réfectoire et dortoir des Bernardins subsistant rue de Poissy, -magnifique bâtiment à vingt arcades ogivales. - -De ces quais de la Cité, la vieille Lutèce, comme accoudée aux bordages -de son navire, pouvait regarder d’âge en âge Paris grandir et se -développer, et suivre les spectacles changeants et variés, qui se -déroulaient par-dessus l’animation des ports, le mouvement perpétuel de -la rivière. - -Au sud, devant l’Université et la Montagne où s’effile si haut, au -milieu de tant de clochers inférieurs, la flèche de Sainte-Geneviève, -dont la tour nous est restée, c’est la rive de la Tournelle avec -la tour des galériens, le port du Mulet, les bateaux de bois, les -maisons de la rue de la Huchette que remplacent au XVIIe siècle, les -bâtiments de l’annexe du vieil Hôtel-Dieu subsistant encore sous saint -Julien le Pauvre, les maisons serrées au-dessus de la rivière sans -quai ni berge entre le petit Châtelet et le pont Saint-Michel, avec -de simples ruelles et des escaliers descendant à la Seine, la rue du -Chat-qui-Pêche et la rue des Trois-Chandelles, aujourd’hui Zacharie... - -Après le pont Saint-Michel jusqu’au Château-Gaillard, c’est le quai des -Augustins, le plus ancien de Paris. C’était jusqu’au XIIIe siècle une -saulaie et une prairie basse inondée à la moindre crue de la Seine. En -1312, comme le quartier se bâtissait autour du couvent et de l’église -des grands Augustins, qui venaient de remplacer le pauvre monastère des -frères Sachets, Philippe le Bel ordonna la construction d’un quai de -pierre de taille pour en finir avec les envahissements de la Seine. - -Du pont Saint-Michel, alors Pont-Neuf, à la tour de Nesle, il y eut -ainsi un mur solide avec quelques escaliers entre des espèces de -demi-tours. C’était au XVIe siècle la promenade des parlementaires; les -graves magistrats après les journées au palais y venaient prendre l’air -au milieu du populaire. Au XVIIIe siècle, c’était le quai aux marchands -de volaille, on l’appelait la Vallée en souvenir de la prairie depuis -longtemps disparue, et quand le couvent des grands Augustins tomba -après la Révolution, l’Empire construisit sur son emplacement le marché -à la volaille et au gibier, dit aussi de la Vallée, tant les vieilles -appellations ont de peine à disparaître. - -Ce petit bras de la Seine par les temps de sécheresse était souvent -presque à sec: le _Bourgeois de Paris_ rapporte qu’en 1448 «la Seine -était si petite qu’à la Toussaint on venait de la place Maubert tout -droit à Notre-Dame, à l’aide de quatre petites pierres, et hommes, -femmes et petits enfants sans mouiller leurs pieds, et devant les -Augustins jusqu’au pont Saint-Michel et quatre ou cinq lieux en telle -manière pour venir au Palais du roy par la porte de derrière». - -[Illustration: RESTES DE L’ÉGLISE SAINTE-MARINE, 1840] - -Au nord de la Cité, du pont Notre-Dame au port Saint-Landry, c’étaient -les ports de la rive droite, les innombrables bateaux du port au foin, -du port aux vins, c’était la Grève, l’antique port de la Hanse des -Marchands, puis en descendant la Seine une autre vallée, la _Vallée -de Misère_ avec ses étroites ruelles des boucheries et écorcheries, -cloaques aux ruisseaux rouges débouchant à la Seine au pied des -murailles du grand Châtelet. - -Le quai de l’Ecole et le quai de la Mégisserie ou de la Ferraille, -construits au XIVe siècle et refaits sous François Ier, pittoresque -bordure du Paris de la rive droite, étaient aussi coupés de distance -en distance par des arches donnant accès à la rivière pour les -lavandières ou les chevaux; il y avait l’arche Popin, aux lavandières -Sainte-Opportune, l’arche Marion prolongeant la rue Thibeautodé, -l’arche Bourbon sous l’hôtel de Bourbon, l’arche d’Autriche au Louvre; -l’arche Popin est restée la dernière jusqu’en 1840. - -La pointe orientale de la Cité faisant face à l’entrée de la Seine dans -Paris, au bout du jardin de l’Archevêché qui recouvre le cloître et la -petite église de Saint-Denis du Pas, ainsi que le terrain Notre-Dame, -est attristée aujourd’hui par un funèbre établissement qui occupe ainsi -la plus magnifique situation à la pointe du vaisseau de Lutèce. - -C’est la Morgue, ainsi placée comme frontispice au Paris historique, -comme premier plan pour les splendeurs architecturales de l’abside de -Notre-Dame. - -La Morgue primitive, l’endroit sinistre où, selon l’ancienne -signification du mot _Morgue_, _regarder au visage_, étaient exposés -pour qu’on les vint reconnaître, les cadavres ramassés sur la voie -publique, était jadis cachée dans la _Basse geôle_ du Grand Châtelet, -petite salle donnant sur une des cours intérieures de cet édifice. -Jusqu’en 1804, la morgue, dont on ignore les commencements, resta à -la Basse geôle. Comme le Châtelet allait disparaître on éleva sur le -quai du Marché-Neuf, près du pont Saint-Michel, un bâtiment destiné à -recevoir tous les cadavres trouvés dans le fleuve ou par les rues. - -Cette morgue eut des journées bien chargées dans les temps d’émeute ou -de révolution de notre siècle, comme en juillet 1830 où le trop-plein -des cadavres était évacué par bateaux vers les lieux de sépulture. Elle -dura jusqu’en 1862. - -Alors s’opérait le grand travail de transformation de la Cité. La -morgue du pont Saint-Michel était déjà assez visible, ce service que -l’on peut considérer comme une des plus hideuses verrues de la grande -ville, comme une de ces tristes nécessités qui se doivent soigneusement -dissimuler, on le transporta pourtant au point le plus admirable de la -Cité, en façon de pendant à la statue d’Henri IV de l’autre côté, comme -pour en faire un ornement de plus à la cathédrale qui semble faire -jaillir de ce lugubre soubassement les superbes arcs-boutants de son -abside. - -Emplacement merveilleux, par la splendeur du grandiose paysage de -pierres auréolées de toutes les poésies du passé, situation superbe, -d’où elle partira un jour prochain, il faut l’espérer, et où, pour -couronner dignement la poupe de la vieille nef parisienne, devrait bien -s’élever quelque monument à la gloire du vieux Paris de l’histoire. - -[Illustration] - - - - -[Illustration: L’ILE LOUVIERS, XIIIe SIÈCLE] - -TABLE DES CHAPITRES - - -CHAPITRE PREMIER.--LE VAISSEAU DE LUTÈCE - -Écrasement de l’antique Cité.--Ce que représente l’étroit espace entre -Notre-Dame et le palais.--L’établissement des Francs.--Le palais -gallo-romain devient le palais des chefs mérovingiens.--Clotilde et les -fils de Clodomir.--Frédégonde à Paris.--Les deux ponts de la Cité.--Le -départ de Rigonthe.--Le comte Leudaste.--Saint Eloi.--Les incendies de -la cité 1 - - -CHAPITRE II.--LES NORMANDS - -La décadence carlovingienne.--Apparition des Normands.--Serpents -et dragons de mer.--Le grand siège.--L’évêque Gozlin et le comte -Eudes.--Les brûlots.--Assauts repoussés au Grand Pont.--Le blocus.--Le -camp de Saint-Germain l’Auxerrois.--La crue de la Seine.--La tour du -Petit Pont et ses douze défenseurs.--La flotte normande traînée à terre -pour éviter le passage de Paris.--L’empereur Othon.--Le palais du roi -Robert 17 - - -CHAPITRE III.--LE PALAIS - -L’enceinte du palais, le verger royal.--La chapelle Saint-Michel.--Le -logis du roi.--Les tours d’Argent, de César et Bon-Bec.--Intérieur de -la Conciergerie.--Le grand guichet.--Le bâtiment des cuisines.--Saint -Louis.--Construction de la Sainte Chapelle.--Les reliques de l’empereur -Baudouin.--La perte du Saint Clou.--L’oratoire de Louis XI et -l’escalier de Louis XII.--La grande salle et ses particularités.--La -Chambre dorée, la tour de l’horloge.--Fêtes d’inauguration de la grande -salle.--Enguerrand de Marigny 34 - - -CHAPITRE IV.--LA COMMUNE DE 1358 - -Après la défaite de Poitiers.--Désastres et misères.--Les États -généraux.--La chandelle de 4455 toises.--Etienne Marcel.--Envahissement -du palais et meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie. ---L’évasion du Dauphin par le Grand Pont.--Préparatifs et armements -de Marcel.--Alliance avec les Jacques.--Les trames du roi de Navarre. ---Situation désespérée de Marcel.--Il va livrer la ville à Charles le -Mauvais.--La mort du Prévôt 63 - - -CHAPITRE V.--LE PALAIS AU PARLEMENT - -Le roi Charles V quitte le Palais pour l’hôtel Saint-Paul.--La -visite de l’empereur d’Allemagne.--Grandes fêtes, festins -et divertissements.--Les troubles de la minorité de Charles -VI.--Les Maillotins.--Isabeau de Bavière.--Le festin de la Grande -salle troublé par l’envahissement du populaire.--L’occupation -anglaise.--Réorganisation du Parlement par Charles VII.--Le palais sous -Louis XI et Louis XII.--Construction de la Chambre des Comptes 76 - - -CHAPITRE VI.--LE PALAIS AU XVIe SIÈCLE - -Le Palais sous François Ier.--Semblançay.--Le procès du connétable -de Bourbon.--Le cartel de l’empereur.--Charles-Quint au Palais.--La -Réforme.--Processions et supplices.--La tour de Montgommery.--La très -sainte Ligue.--Assassinat du président Brisson.--Jean Chastel et -Ravaillac.--Le palais envahi par le duc d’Epernon.--Premier incendie du -Palais 103 - - -CHAPITRE VII.--LA BASOCHE DU PALAIS - -Droits et privilèges du royaume de la Basoche.--Montres générales de -la Basoche au Pré aux Clercs.--Expédition des basochiens en Guyenne -sous Henri II.--La plantation du mai.--Les jeux dramatiques sur la -Table de Marbre.--La basoche du Châtelet.--Le plaidoyer de la Cause -grasse.--Le haut et souverain empire de Galilée.--Les échoppes autour -du Palais et dans le Palais.--Boutiques et marchands.--Les libraires -de la Grande salle.--Le perron de la Sainte-Chapelle.--La galerie -marchande.--Procureurs et clercs.--La vieille magistrature 130 - - -CHAPITRE VIII.--LE PARLEMENT DE LA FRONDE - -Malaise intérieur général.--Premières protestations du -parlement.--Mazarin et la Cour.--L’enlèvement de Broussel, les -barricades.--M. le Coadjuteur.--Marche du parlement à travers -l’émeute.--La guerre de la Fronde.--Princes et ducs.--La cavalerie -des portes cochères et le régiment de Corinthe.--Jeune Fronde et -vieille Fronde.--Le Palais champ de bataille.--Le combat du faubourg -Saint-Antoine.--Émeute de la paille.--Massacre de magistrats -et conseillers à l’hôtel de ville.--Louis XIV.--Docilité du -Parlement.--Les difficultés de la Régence.--Incendie de la cour des -Comptes.--Orages parlementaires du XVIIIe siècle 148 - - -CHAPITRE IX.--LA RÉVOLUTION - -Le dernier jour du Parlement.--Le Palais sous la Terreur.--Massacres de -septembre.--La Conciergerie encombrée.--La rue de Paris.--Le tribunal -révolutionnaire dans la salle de la Liberté, ancienne Grande Chambre, -et dans la salle de l’Egalité, ancienne Tournelle.--Fouquier-Tinville -et ses jurés.--Les grands procès.--Charlotte Corday, Danton, -Marie-Antoinette, les Girondins.--Le cachot de la reine.--La prison -des Girondins.--Fin de Robespierre.--Transformations après la -Révolution.--Les conspirateurs sous l’Empire.--Les prisonniers de la -Restauration.--Le palais incendié 180 - - -CHAPITRE X.--LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME - -L’amende honorable du comte de Toulouse.--Saint Louis au départ -pour la Croisade.--Les Etats généraux de 1304.--Les Templiers.--La -statue de Philippe le Bel ou de Philippe IV.--Isabeau et les -Anglais.--Couronnement de Henri IV d’Angleterre.--Reprise de -Paris.--Les vainqueurs à Notre-Dame.--Le XVIe siècle.--Reposoirs et -bûchers.--Le mariage du roi de Navarre.--La Ligue.--Les Suisses au -Marché-Neuf.--La grande procession de la Ligue.--Le siège.--Notre-Dame -caserne des troupes des Seize.--Prise de Paris.--Henri IV -à Notre-Dame 197 - - -CHAPITRE XI.--LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE) - -Les cérémonies sous Louis XIII.--Bagarres dans l’église.--Parlement -et Chambre des Comptes.--Le vœu de Louis XIII.--Dévastation du -chœur sous Louis XIV.--L’ancien chœur, le jubé et la clôture -historiée.--Les étendards ennemis.--Pompes joyeuses et cérémonies -funèbres.--Marie-Antoinette.--Bénédiction des drapeaux de la Garde -Nationale.--La dernière amende honorable au Parvis.--Suite des -dévastations.--Le trésor.--La déesse Raison 231 - - -CHAPITRE XII.--LES GRANDS JOURS DE NOTRE-DAME (SUITE) - -Splendeurs impériales.--Le Concordat, les fêtes du Sacre.--Le -Pape à Notre-Dame.--Austerlitz.--Les derniers drapeaux à -Notre-Dame.--Baptême du roi de Rome.--Le retour des lis.--1830.--Le sac -de l’Archevêché.--Baptêmes princiers, le duc de Bordeaux, le comte de -Paris et le Prince impérial.--Notre-Dame échappe aux incendies de la -Commune.--La cathédrale moderne.--Le saint Christophe de la nef.--Les -quelques monuments échappés aux dévastations 259 - - -CHAPITRE XIII.--LES PONTS DE LA CITÉ - -Pont aux Changeurs.--La Hanse des marchands.--Les maisons et moulins -des ponts.--Inondations et débâcles de glaces, écroulements et -incendies.--Le pont aux Meuniers.--Incendie des ponts au Change et -Marchand.--Le quai de Gèvres.--Le Petit-Pont et le Petit-Châtelet.--La -planche Mibray et le pont Notre-Dame.--Passage de princes et -princesses.--La pompe Notre-Dame.--Le pont Saint-Michel.--Les dernières -maisons des ponts en 1809.--Les ponts de l’Hôtel-Dieu 277 - - -CHAPITRE XIV.--LES ILES SAINT-LOUIS ET LOUVIERS - -Le chien d’Aubry de Montdidier.--Herbages et cabarets de l’île -Notre-Dame.--La tour Loriaux et son fossé.--L’île Tranchée et l’île -aux Vaches.--L’entreprise Marie.--Déboires et procès.--Le quartier -de l’Ile.--Le pont de la Tournelle.--La tour des Galériens.--Le pont -Marie.--Ecroulement de deux arches.--L’accident du pont Rouge.--Le quai -des Balcons.--Les hôtels Bretonvilliers, Lambert, Pimodan, etc.--Les -chantiers de bois de l’île Louviers 305 - - -CHAPITRE XV.--LE PONT-NEUF - -Henri III pose la première pierre du _pont des Pleurs_.--La passerelle -provisoire et sa colonie de voleurs.--Les îles de Bussy et de la -Gourdaine soudées à la Cité.--Les mascarons de Germain Pilon et -autres.--Le duel Fontaine et Villemot.--Le tribunal des voleurs.--Les -tirelaines par plaisir.--Une partie de volerie.--Aventures, -pérégrinations et naufrages du cheval de bronze.--La Samaritaine. ---Échoppes et marchands.--Charlatans et bateleurs.--Mondor -et Tabarin.--L’Orviétan.--Gilles le Niais, l’arracheur de -dents Carmeline.--Brioché au château Gaillard.--Le cadavre de -Concini.--Libelles et chansons.--La Fronde au Pont-Neuf.--Revues des -troupes de la Fronde.--Les _Mazarinades_.--Rixes et bagarres 320 - - -CHAPITRE XVI.--LE PONT-NEUF (SUITE) - -Sous le Grand Roi.--Les embarras du Pont-Neuf.--Les racoleurs du quai -de la Ferraille.--Derniers charlatans.--Le gros Thomas.--Toujours -les voleurs.--La bande de Cartouche.--Transformation du paysage.--Le -collège des Quatre-Nations.--Les chanteurs de gaudrioles.--L’exposition -de la Fête-Dieu place Dauphine.--Les boutiques de Soufflot.--La -Révolution.--Premières petites émeutes.--La patrie en danger.--Le -canon d’alarme au terre-plein.--Le jeune Bonaparte.--Disparition de la -Samaritaine.--Le treize Vendémiaire 343 - - -CHAPITRE XVII.--L’HÔTEL-DIEU - -La Maison-Dieu primitive.--Hôpital Saint-Christophe.--L’Hôtel-Dieu -de Philippe-Auguste.--Fondations de saint Louis.--Encombrements et -agrandissements.--La salle du Légat.--Les ponts de l’Hôtel-Dieu.--Les -religieuses.--Légendes des Cagnards.--Les grands incendies.--La -vieille place du Parvis.--La maison de l’humanité.--Démolition et -reconstruction 360 - - -CHAPITRE XVIII.--LES PETITES RUES DE LA CITÉ - -Anciennes églises et chapelles de la Cité.--Le dernier débris de -l’église Saint-Aignan.--Rues, ruelles et couloirs.--Décrépitude et -démolition.--Le cloître Notre-Dame.--Le port Saint-Landry et la -tour Dagobert.--Juvénal des Ursins.--La maison aux pâtés de chair -humaine.--Le logis d’Héloïse et Abeilard.--Les pompiers.--Théophraste -Renaudot.--La Cité, berceau de la Monarchie, du Parlement et de la -Presse.--Les rives.--La Morgue 374 - -[Illustration: LES CANONNIÈRES ET BATTERIES FLOTTANTES DE 1870 AU -PONT-NEUF] - - - - -[Illustration: LES FOSSÉS DE L’ARSENAL, XVIIe SIÈCLE] - -TABLE DES ILLUSTRATIONS - - -Pointe de la Cité et sortie de la Seine. La chaîne tendue de la tour -du coin à la tour de Nesle 1 - -Statue de la Vierge. Portail de Notre-Dame 1 - -Le Jubé de Notre-Dame démoli en 1725 3 - -Le petit Pont. Lutèce gallo-romaine 5 - -La porte de l’eau. Lutèce gallo-romaine 7 - -Entrée de la Seine dans Paris. Les chaînes de la tour Barbeau à la -Tournelle 9 - -La pointe du rempart de Charles V.--La tour Billy, l’île Louviers et -l’île Notre-Dame 11 - -La prise du comte Leudaste 13 - -Saint-Eloi et Saint-Martial, XVIe siècle 16 - -Le passeur aux vaches et les îlots de la Cité 17 - -L’empereur Othon 17 - -La tour du Petit Pont.--Le grand siège des Normands 21 - -Le petit Châtelet, fin du XVIIIe siècle 23 - -Le grand Châtelet, XVIIe siècle 25 - -L’église Saint-Barthélemy, XVIe siècle. (Emplacement du tribunal de -commerce) 28 - -L’église Saint-Barthélemy, fin du XVIIIe siècle 29 - -La place du Châtelet en 1830 33 - -La pointe de l’île, la maison des Etuves et le palais de la Cité au -XVe siècle 32 - -La salle Saint-Louis sous la grande salle.--Au fond la travée grillée -formant la rue de Paris. Etat actuel 34 - -Saint Louis apportant les reliques de la Sainte-Chapelle 34 - -Le palais de la Cité.--A gauche le pont Saint-Michel 36 - -Le palais. La cour du Mai et le grand perron 37 - -Le grand guichet. État actuel 40 - -Le palais de saint Louis apparaissant à la démolition de la -préfecture de police 41 - -L’autel et les reliques de la Sainte-Chapelle, XVe siècle, d’après -le manuscrit de Juvénal des Ursins 44 - -L’horloge du palais 45 - -La tour Bon-Bec avant la surélévation d’un étage, lors de la -restauration du Palais de justice 48 - -L’oratoire de Louis XI à la Sainte-Chapelle 49 - -L’escalier de la Sainte-Chapelle. Commencement du XVIIe siècle avant -la chute de la flèche 52 - -L’escalier de la Sainte-Chapelle, XVIIIe siècle 53 - -La chambre dorée.--Dans l’angle, le siège royal 55 - -Loge ou lanterne de la chambre dorée, XVIIe siècle 56 - -La grande salle du palais, au fond la table de marbre 57 - -Le bâtiment de la Tournelle et la tour Bon-Bec 61 - -Loge de la chambre dorée, XVIIIe siècle 62 - -Les cuisines de saint Louis 63 - -Le meurtre des maréchaux de Champagne et de Normandie 63 - -Le gibet de Montfaucon 65 - -Etienne Marcel harangue le peuple à la Maison aux piliers 67 - -Les corps des maréchaux de Champagne et de Normandie traînés sur le -grand perron du palais 68 - -La fuite du Dauphin sous le Grand Pont 69 - -Une des cheminées de la grande salle 73 - -Escalier descendant de la grande salle à la salle Saint-Louis 75 - -Les moulins entre le pont Notre-Dame et la Grève 76 - -Divertissements en la grande salle 76 - -La flèche moderne de la Sainte-Chapelle 80 - -Cour sous la Conciergerie avant la reconstruction des bâtiments du -quai 81 - -Les tours de la Conciergerie 84 - -Ancienne cour de la Conciergerie 85 - -Anciens cachots de la Conciergerie démolis sous la Restauration 87 - -Porche supérieur de la Sainte-Chapelle 89 - -Le logis royal (de saint Louis ou Philippe le Bel) côté 92 - -Le corps d’Isabeau de Bavière conduit à Saint-Denis 93 - -Entrée du palais, près du pont Saint-Michel (intérieur) 96 - -Le trésor des Chartes, sacristie de la Sainte-Chapelle 97 - -Pignon de la Sainte-Chapelle reconstruit sous Charles VIII 100 - -Entrée du grand degré de la Chambre des Comptes 101 - -Les moulins de la rivière 103 - -Assassinat du président Brisson 103 - -Ancien escalier de la cour des Comptes maintenant à l’hôtel de -Cluny 105 - -L’arc de Nazareth au Palais (réédifié à Carnavalet) 108 - -Ancien hôtel du premier président (préfecture de police, 1840) 109 - -Restes de l’ancien palais. (État actuel) 112 - -Montgommery emprisonné au donjon du palais 113 - -Le Petit Pont et la voûte du petit Châtelet 116 - -Le Petit Pont et le petit Châtelet au XVe siècle 117 - -La soupe de l’ambassadeur d’Espagne 120 - -Arcatures de la Sainte-Chapelle. A droite, place du roi, à gauche -petite porte donnant dans l’oratoire de Louis XI 121 - -La pyramide de Jean Châtel 124 - -Le grand perron au XVIIe siècle, à droite le May 125 - -Incendie de la grande salle (6 mars 1618) 128 - -Le verger royal en avant du palais, au fond la maison des Etuves 129 - -L’île de la Cité au XVIIe siècle 130 - -Le pilier des consultations 130 - -Porte du palais donnant sur la cour de la Sainte-Chapelle. -Extérieur, XVIIe siècle 133 - -La Grande salle de Jacques de Brosse 136 - -Le plaidoyer de la cause grasse 137 - -Porte du palais donnant sur la cour du May 140 - -La grande porte du palais, cour de la Sainte-Chapelle, côté -intérieur 141 - -Incendie de la Sainte-Chapelle, en 1630 143 - -Les échoppes au pied des tours du palais, XVIIe siècle 145 - -Le corbillard, coche d’eau de Corbeil 147 - -L’entrée de la place Dauphine. Etat actuel 148 - -Le coadjuteur à demi étranglé au palais 148 - -Côté méridional du palais et pont Saint-Michel, XVIIe siècle 149 - -Le port Saint-Landry et la tour Dagobert 152 - -Maison rue Neuve-Notre-Dame, démolie vers 1840 153 - -La passerelle remplaçant le pont au Change incendié 156 - -Le nouveau pont au Change 157 - -Maisons sur le côté du pont Saint-Michel, XVIIIe siècle 160 - -Intérieur de la Sainte-Chapelle basse (magasin à farines en 1793) 161 - -Portail de l’église des Barnabites, autrefois Saint-Eloi, transporté -en 1860 à l’église des Blancs-Manteaux 163 - -Restes de Saint-Germain-le-Vieux. 1840 165 - -Échoppes dans la cour du May, XVIIIe siècle 168 - -Le cardinal de Retz se fortifie à l’archevêché 169 - -1720. Les mousquetaires à la Grande-Chambre 172 - -La chapelle Saint-Michel du palais, XVIIIe siècle 173 - -Le trésor des Chartes, XVIIIe siècle 175 - -Démolition de la tour Montgommery, 1780 176 - -1737. Incendie de la Chambre des Comptes 177 - -Le couvent des Grands-Augustins entre le Pont-Neuf et le pont -Saint-Michel 179 - -Le tribunal révolutionnaire 180 - -La reine allant à l’échafaud 180 - -1790. Fermeture du parlement 181 - -Boutique de libraire dans la Grande Salle, XVIIIe siècle 183 - -Le cachot de la reine 184 - -La dernière nuit des Girondins 185 - -La reine allant au tribunal révolutionnaire 186 - -Le départ des Girondins pour l’échafaud. 1793 187 - -Autel dans le cachot de Marie-Antoinette 188 - -La Sainte-Chapelle. 1793 189 - -La tour de l’Horloge. 1830 191 - -Une entrée de la Grande Salle. XVIIIe siècle 192 - -Le palais sous la Révolution 193 - -Incendie du palais en 1871 194 - -La Grande Salle après l’incendie sous la Commune 195 - -Angle nord-est du palais moderne 196 - -Notre-Dame.--La galerie entre les deux tours 197 - -L’amende honorable de Raymond, comte de Toulouse 197 - -Notre-Dame.--La porte rouge 201 - -La statue de Philippe le Bel 204 - -Le bureau des pauvres, place du Parvis-Notre-Dame 205 - -La maison du lieutenant? (port Saint-Landry d’après le plan de -tapisserie) 208 - -Le terrain Notre-Dame.--Motte aux papelards, XVIe siècle 209 - -Saint-Denis du Pas et le petit cloître derrière l’abside de -Notre-Dame, XVIIe siècle 211 - -Passage rue des Chantres. 1830 212 - -Le palais épiscopal 213 - -Escalier dans les galeries de Notre-Dame 216 - -Journée des barricades.--Combat sur le Marché-Neuf 217 - -Place du Parvis-Notre-Dame. 186O, d’après Martial Potémont 219 - -Tentative des troupes royales sur le rempart près la porte -Saint-Jacques 220 - -Le pont Notre-Dame. XVIe siècle 221 - -Cloître Notre-Dame.--Rue Chanoinesse. 1896 224 - -L’abside et le terrain Notre-Dame au XVIe siècle 225 - -Démolition de la cité. 1860 228 - -La tournelle et la porte Saint-Bernard. XVIe siècle 230 - -L’abside de Notre-Dame vue du quai de l’île Saint-Louis (hôtel de -Bretonvilliers) 231 - -Les oiseleurs sur le parvis Notre-Dame aux relevailles de -Marie-Antoinette 231 - -L’ancien maître-autel de Notre-Dame 233 - -Restes de l’ancienne clôture du chœur 235 - -Berges de la cité entre le pont Notre-Dame et le pont au Change -(quai de la Pelleterie) d’après un dessin de la fin du XVIIe siècle 236 - -La berge de la cité entre le pont Notre-Dame et le pont au Change. -(Quai de la Pelleterie) 237 - -Ancienne maison du cloître Notre-Dame, démolie en 1860, d’après -Martial Potémont 241 - -Le port Saint-Landry, XVIIIe siècle 243 - -Passage au pied des tours Notre-Dame conduisant à l’archevêché et -au pont au Double, XVIIe siècle 244 - -Les stalles de Notre-Dame 245 - -La bénédiction des drapeaux de la garde nationale, 27 septembre -1789 248 - -Carrefour rue des Marmousets 249 - -Église Saint-Pierre des Arcis, rue de la Vieille-Draperie (sous le -tribunal de commerce) 252 - -L’autel de la déesse Raison à Notre-Dame. 1793 253 - -Église Saint-Pierre aux Bœufs, rue Saint-Pierre-aux-Bœufs (sous le -nouvel Hôtel-Dieu) 256 - -Maison du cloître Notre-Dame. 1896 257 - -L’Hôtel-Dieu.--Place du Parvis. 1860 259 - -Trône de Napoléon dans la nef de Notre-Dame, cérémonie du sacre 259 - -Tribunes dans la nef de Notre-Dame, cérémonie du sacre 261 - -Maison du cloître.--Rue Basse-des-Ursins. 1896 264 - -Débris de l’église de la Magdeleine.--Rue de la Licorne. 1840 265 - -Sac de l’archevêché. 1831 269 - -La statue de saint Christophe dans la nef de Notre-Dame 272 - -Campement de troupes à Notre-Dame en mai 1871 273 - -Les tableaux des orfèvres et les drapeaux dans la nef de Notre-Dame, -XVIIIe siècle 275 - -Église Saint-Landry 276 - -Le coche d’eau arrivant au port Saint-Paul. XVIIIe siècle 277 - -Les moulins des ponts 277 - -L’arche Popin. 1830 280 - -La pompe Notre-Dame. 1860 281 - -La fourche du pont au Change. XVIIIe siècle 284 - -Les voûtes du quai de Gèvres. 1800 285 - -Le Petit-Pont après l’incendie. 1718 288 - -Le pont Notre-Dame au XVIIe siècle 289 - -Entrée du pont Notre-Dame. XVIIe siècle 292 - -La pompe Notre-Dame vue du pont 293 - -Le pont au Change. 1800 295 - -Le pont Saint-Michel. XVIIe siècle 296 - -La joute des mariniers sous le pont Notre-Dame, d’après Raguenet. -XVIIe siècle 297 - -Le pont Saint-Michel. 1850 299 - -Le pont Rouge entre la Cité et l’île Saint-Louis, XVIIe siècle 300 - -Le pont Rouge entre les Tuileries et le Pré aux Clercs. XVIIe -siècle 301 - -Le pont au Double 302 - -Pont au Double.--Entrée du passage pour les piétons 304 - -Ile Notre-Dame (Saint-Louis). Commencement du XVIIe siècle 305 - -La procession sur le pont Rouge 305 - -Ancienne niche rue Le Regrattier, 1896 307 - -Le pont de la Tournelle 308 - -La chute du pont Marie en 1658 309 - -La tour des Galériens sur le quai Saint-Bernard 311 - -Le clocher de l’église Saint-Louis en l’Ile 312 - -Hôtel Chenizeau, rue Saint-Louis-en-l’Ile 313 - -Balcon de l’hôtel Pimodan 314 - -Hôtel Lambert 315 - -Les duellistes de l’île Louviers 316 - -L’estacade de l’île Saint-Louis 317 - -Une porte, 15, quai Bourbon 319 - -Le Pont-Neuf au XVIIe siècle 320 - -Un mascaron du Pont-Neuf 320 - -Le moulin de la Monnaie à la pointe de la Cité 321 - -Ancien mascaron du Pont-Neuf, au musée de Cluny 324 - -Ancien mascaron du Pont-Neuf 324 - -Ancien mascaron du Pont-Neuf 325 - -Ancien mascaron du Pont-Neuf 325 - -Le château Gaillard au XVIIe siècle 328 - -La tour de Nesle en ses dernières années 329 - -La statue de Henri IV au XVIIe siècle 331 - -La Samaritaine sous Louis XIV 333 - -La Samaritaine vers la fin du XVIIIe siècle 336 - -Mondor et Tabarin 337 - -Le cadavre du maréchal d’Ancre pendu au Pont-Neuf 339 - -L’hôtel de Guénégaud 341 - -Les tréteaux de l’Orviétan 342 - -Le canon d’alarme au terre-plein du Pont-Neuf. 1792 343 - -Les statues tombales de Commines et de sa femme en l’église des -Grands-Augustins 343 - -Les voleurs du Pont-Neuf 345 - -Les trottoirs du Pont-Neuf, XVIIIe siècle 347 - -Le gros Thomas, d’après l’estampe de Rigaud 348 - -La porte neuve et la tour du Bois 349 - -Les boutiques des demi-lunes du Pont-Neuf 351 - -L’abreuvoir du Pont-Neuf. XVIIIe siècle 352 - -L’exposition de la Fête-Dieu, place Dauphine 353 - -Les chanteurs du Pont-Neuf. XVIIIe siècle 355 - -La fontaine de Desaix, place Dauphine 356 - -Les boutiques du Pont-Neuf. 1850 357 - -Le supplice des Templiers. (Emplacement du terre-plein du -Pont-Neuf.) 359 - -Le pont Saint-Charles de l’Hôtel-Dieu 360 - -Les médecins au bénitier de Notre-Dame 360 - -Entrée de l’Hôtel-Dieu. XVe siècle 361 - -Restes du pont Saint-Charles. 1865 (d’après Martial Potémont) 363 - -La salle du légat et la chapelle Sainte-Agnès, près du Petit-Pont 364 - -Les religieuses de l’Hôtel-Dieu lavant à la rivière 365 - -Le pont au Double et la salle Saint-Côme, fin du XVIIIe siècle 367 - -Les Cagnards de l’Hôtel-Dieu 368 - -Sous les Cagnards (d’après une photographie de l’hôtel Carnavalet) 369 - -Église Saint-Julien le Pauvre 371 - -L’Hôtel-Dieu au XVe siècle 373 - -Le marché aux Veaux sur les jardins des Bernardins en 1772 375 - -Chapiteau de Saint-Aignan 375 - -Saint-Denis de la Chartre 376 - -Sainte-Geneviève des Ardents 377 - -Crypte de Saint-Denis de la Chartre 379 - -Église de la Magdeleine, rue de la Lanterne 381 - -Débris de l’ancienne église Saint-Aignan, 9, rue Basse-des-Ursins 383 - -Vieille cour de la Cité, démolitions de la rue de la Barillerie 384 - -Cul-de-sac Saint-Eloi, d’après Martial Potémont. 1850 385 - -La tour Dagobert, rue Chanoinesse 386 - -Cour de la maison dite d’Héloïse et Abeilard, rue des Chantres, -nº 1 (1840) 389 - -La maison du fabricant de pâtés de chair humaine, rue des -Marmouzets. 1850 391 - -L’hôtel des Ursins au XVIe siècle 392 - -Théophraste Renaudot.--La maison du Grand Coq, bureau d’adresses et -de la Gazette. 1631 394 - -La Morgue aux journées de 1830.--Quai du Marché-Neuf 395 - -Ancien dortoir des Bernardins, rue de Poissy 397 - -Restes de l’église Sainte-Marine, 1840 399 - -[Illustration: UNE BARRICADE DE 1871 AU PONT D’ARCOLE] - - - - -[Illustration: LES CÉLESTINS, L’ARSENAL ET L’ILE LOUVIERS] - -PLANCHES HORS TEXTE - - -Ébats sur la Seine gelée (Tour de Nesle, XVIIe siècle) Frontispice - -Le Siège de Paris par les Normands 17 - -Inondation en Grève (pointe de la Cité) 33 - -Envahissement du Palais par les Parisiens en 1358 49 - -Place de Parvis-Notre-Dame. XVe siècle 65 - -Le quai des Augustins (la pointe ouest de la Cité et le Louvre). -XVe siècle 97 - -Les corps du président Brisson et des Conseillers Tardif et Larcher -portés en Grève 113 - -Plantation du May dans la cour du Palais. XVIe siècle 129 - -Le président Molé aux Barricades de la rue Saint-Honoré 145 - -Drapeaux enlevés à l’ennemi portés à Notre-Dame. XVIIe siècle 161 - -Les degrés de la Sainte-Chapelle. XVIIe siècle 177 - -La Chambre des comptes 193 - -Philippe le Bel à Notre Dame après la bataille de Mons-en-Puelle 209 - -La procession de la Ligue. 3 juin 1590 225 - -Les troupes des Seize casernées dans les galeries de Notre-Dame 241 - -Henri IV allant à Notre-Dame le jour de la reddition de Paris 257 - -L’Archevêché au XVIIIe siècle 273 - -L’Empereur d’Allemagne Charles IV allant visiter le roi à l’hôtel -Saint-Paul 289 - -Le pont Saint-Michel emporté par les glaces. 1616 289 - -Bateaux de foin enflammés incendiant le Petit-Pont. 1718 305 - -Les charrettes des condamnés sur le Pont au Change. 1793 321 - -Une Revue de la Fronde sur le Pont-Neuf 337 - -Le Pont-Neuf au XVIIIe siècle 353 - -La pointe orientale de la Cité au XVIe siècle 369 - -Incendie de l’Hôtel-Dieu. 1772 385 - -[Illustration: PANNEAU DE LA GRANDE PORTE DE L’HÔTEL DE HOLLANDE] - - - - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PARIS DE SIÈCLE EN -SIÈCLE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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