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-The Project Gutenberg eBook of Le chemin de velours, by Remy de
-Gourmont
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-using this eBook.
-
-Title: Le chemin de velours
- Nouvelles dissociations d'idées
-
-Author: Remy de Gourmont
-
-Release Date: March 13, 2022 [eBook #67620]
-
-Language: French
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team
- at https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN DE VELOURS ***
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-
- REMY DE GOURMONT
-
- Le
- Chemin de Velours
-
- NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES
-
- Ni la contradiction n’est marque de fausseté,
- ni l’incontradiction n’est marque de vérité.
-
- Pascal.
-
- LE CHEMIN DE VELOURS (PASCAL ET LES JÉSUITES)
- LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ
- LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ
- VALEUR DE L’INSTRUCTION
- LA FEMME ET LE LANGAGE--L’IDÉALISME
- ANALYSES ET FRAGMENTS
-
- Onzième édition
-
-
- PARIS
- MERCVRE DE FRANCE
- XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
-
- MCMXI
-
-
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
-Roman, Théâtre, Poèmes
-
-SIXTINE.
-
-LE PÉLERIN DU SILENCE. Le Fantôme. Le Château singulier. Théâtre muet.
-Le Livre des Litanies. Pages retrouvées.
-
-LES CHEVAUX DE DIOMÈDE.
-
-D’UN PAYS LOINTAIN.
-
-LE SONGE D’UNE FEMME.
-
-LILITH, _suivi de_ THÉODAT.
-
-UNE NUIT AU LUXEMBOURG.
-
-UN CŒUR VIRGINAL. Couverture de G. d’Espagnat.
-
-COULEURS, _suivi de_ CHOSES ANCIENNES.
-
-HISTOIRES MAGIQUES.
-
-DIVERTISSEMENTS, _poésies complètes_, 1912.
-
-
-Critique, Littérature
-
-LE LATIN MYSTIQUE (Étude sur la poésie latine du moyen-âge) (Crès,
-éditeur).
-
-LE LIVRE DES MASQUES (Ier et IIe), gloses et documents sur les écrivains
-d’hier et d’aujourd’hui, avec 53 portraits par F. Vallotton.
-
-LA CULTURE DES IDÉES.
-
-LE CHEMIN DE VELOURS. _Nouvelles dissociations d’idées_.
-
-LE PROBLÈME DU STYLE. _Questions d’Art, de Littérature et de Grammaire_.
-
-PHYSIQUE DE L’AMOUR. _Essai sur l’instinct sexuel_.
-
-ÉPILOGUES. _Réflexions sur la vie_, 1895-1998; 1899-1901 (2e série);
-1902-1904 (3e série); 1905-1912 (volume complémentaire); 4 vol.
-
-ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, édition revue, corrigée et augmentée.
-
-PROMENADES LITTÉRAIRES (1re, 2e, 3e, 4e et 5e séries); 5 vol.
-
-PROMENADES PHILOSOPHIQUES (1re, 2e et 3e séries); 3 vol.
-
-DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 4e série,
-1905-1907).
-
-NOUVEAUX DIALOGUES DES AMATEURS SUR LES CHOSES DU TEMPS (_Épilogues_, 5e
-série, 1907-1910).
-
-DANTE, BÉATRICE ET LA POÉSIE AMOUREUSE.
-
-PENDANT L’ORAGE.
-
-LETTRES A L’AMAZONE.
-
-PENDANT LA GUERRE.
-
-LETTRES D’UN SATYRE.
-
-LETTRES A SIXTINE.
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-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
-
-
-Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
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-
-_PREMIÈRE PARTIE_
-
-LE CHEMIN DE VELOURS
-
- Il faut bien aviser à ne pas se noier, en voulant secourir ceux
- qui se noient.
-
- BALTASAR GRACIAN, _L’homme de Cour_, CCLXXXV.
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-
-
-
-LE CHEMIN DE VELOURS
-
-
-I
-
-LES JÉSUITES ET LE GOÛT FRANÇAIS.--Les Jésuites ne sont pas au goût
-français. L’homme de France, et la femme surtout, veut que ses mœurs
-soient régies par une morale sévère, peut-être pour le plaisir d’avoir
-l’air de lui désobéir. Sa joie, qui sait se contenter d’apparences, est
-surtout de frauder et de braver. Il a l’esprit de contradiction. En
-presque tout il se conforme aux préceptes jésuitiques--si ce sont des
-préceptes, et particuliers aux Jésuites--mais il se veut idéalement plus
-haut que ses mœurs.
-
-Les Jansénistes non plus ne sont pas au goût français, mais pour des
-motifs opposés. C’est que la sévérité de leurs principes trop chrétiens
-a une tendance à passer d’emblée, dès qu’on les accepte, à
-l’application. Notre amusement n’est pas d’agir, mais d’en avoir la
-liberté. La licence dont on se plaint, on crie si l’autorité naïve la
-veut réprimer. Ceux qui défendent la religion avec le plus de force ne
-mettent jamais les pieds dans une église. La foi corrompt les meilleures
-causes. Il n’y a rien de plus odieux que la morale chrétienne défendue
-par un croyant. Il faut tout savoir comme si on ne savait rien, et
-douter de tout comme si on croyait à tout.
-
-Au fond de ce caractère, on discerne un sens inné de l’élégance, de ce
-que d’Aurevilly et Baudelaire appelaient le dandysme. Il lui plairait
-plutôt de paraître vicieux sans vices que vertueux sans vertu. Tartufe,
-selon les saisons, vient de Genève ou du Gesù. C’est le type qui nous
-choque le plus. Il faut que les passions politiques soient très ardentes
-pour que nous consentions à l’élire parmi nous-mêmes.
-
-L’indignation contre les Jésuites, quand les _Provinciales_
-popularisèrent leur théologie morale, ne fut pas celle de la vertu
-contre le vice. Jamais en France on ne se donna longtemps un tel
-ridicule. Ce fut celle d’un émancipé contre un tuteur trop indulgent.
-Les casuistes prenaient beaucoup de mal pour innocenter des méfaits qui
-n’étaient délicieux que par la grâce de l’esprit de contradiction. Les
-plaisirs permis sont les plus fades. Don Juan, en passe de recevoir des
-compliments sur ses bonnes mœurs, se trouva furieux, tel un mômier
-qu’insulte l’allusion à ses fredaines.
-
-De ce que l’accueil fait aux _Provinciales_ fut presque pareil chez les
-Jansénistes et chez les libertins, il n’en faudrait point conclure à une
-identité de sentiments intimes dans les deux groupes. Ce qui, pour un
-catholique indifférent, n’était que tartuferie inutile et lourde,
-blessait Jansénistes et Protestants ainsi qu’un outrage à la morale
-éternelle. Pascal, et quoique janséniste, a mis les cas de conscience en
-comédie; de Genève on voyait cela tel qu’un drame de douleur et de
-scandale.
-
-Voilà les deux points de vue. La persévérance des Protestants, qui égale
-celle de la taupe, a fini par faire prévaloir l’interprétation
-calviniste. Les derniers des Jansénistes français, réfugiés dans les
-bureaux de la Chambre, répètent encore la plainte indignée de l’auteur
-des _Jésuites mis sur l’Eschafaut_. Tous les gens simples et des hommes
-sages ont pris au sérieux les crimes de Suarez et de Tamburini,
-cependant qu’Escobar acquérait un renom immortel. Mais que vaut cette
-réputation?
-
-
-II
-
-ORIGINE DE CES RÉFLEXIONS.--La plupart des réflexions qu’on va lire sont
-antérieures aux polémiques d’aujourd’hui. Elles sont nées au hasard des
-lectures et des heures. Il a paru que l’occasion s’offrait assez bonne
-de les rédiger, de leur donner une forme. Ce qui n’occupait qu’un esprit
-désintéressé de tout, et intéressé à tout, pourra, dans les conjonctures
-présentes, amuser les incrédules et révolter les croyants. Il semble
-parfois que l’histoire ait été rédigée, en style «grand penser», dans
-l’île du docteur Moreau.
-
-
-III
-
-GÉNÉALOGIE DU JANSÉNISME.--Comme toutes les hérésies, ces actes de foi
-paradoxaux et démesurés, le Jansénisme naquit inattendu; c’est-à-dire
-qu’aux hérésies comme aux révolutions de la politique ou de l’art il
-faut un prétexte. Entre deux partis extrêmes, il y a toujours une
-opinion moyenne. On y rencontre, parmi une foule indécise et peureuse,
-quelques esprits trop critiques et qu’une passion unique n’incline pas;
-mais que la sensibilité de cette foule se trouve soudain blessée et la
-raison de cette élite soudain froissée, voilà des équilibres rompus. On
-a vu, lors d’une récente affaire, ces tombées brusques de la flèche, qui
-font songer aux balances du Dr Crookes impressionnées par l’inconscient.
-Le Jansénisme fut une affaire tellement semblable à la nôtre que c’en
-est humiliant. Les Jésuites, également innocents de l’une et de l’autre,
-pâtirent jadis et naguère. Cependant, la première histoire, bien plus
-désintéressée, fut bien plus bête. Il serait impossible de s’y distraire
-à cette heure, si elle n’avait fait deux victimes, Pascal et Racine, et
-si elle n’était devenue ainsi, au cours des années, l’une des phases les
-plus détestables de la longue folie humaine.
-
-Calviniste, l’aïeul des Arnauld, Antoine, fut touché de la grâce lors de
-la Saint-Barthélemy. Il abjura prudemment et mourut, léguant à ses
-enfants une foi équivoque où l’amour de Genève le disputait à la crainte
-de Rome. Les Arnauld avaient pour ami Duverger de Hauranne, abbé de
-Saint-Cyran, et ce Duverger maniait à sa guise l’esprit d’un certain
-Hollandais nommé Corneille Jansénius, évêque d’Ypres. Ce pauvre homme,
-s’imaginant avoir découvert la véritable doctrine de saint Augustin,
-rédigea sa trouvaille en un considérable in-folio nommé _Augustinus_. En
-ce temps-là on lisait les livres de théologie; c’était la nourriture de
-ces esprits qui aujourd’hui se repaissent avec ardeur de métaphysique
-sociale. Rome condamna. Antoine Arnauld approuva. Un brave homme,
-Nicolas Cornet, eut pitié des fidèles et voulut leur épargner l’énorme
-tome. Par son génie, l’_Augustinus_ fut résumé en cinq propositions,
-lesquelles, dépouillées du jargon théologique, se réduisent à cette
-incontestable vérité: l’homme n’est pas libre, tous ses actes sont
-déterminés.
-
-Mais il aurait paru un peu hardi de supprimer ainsi toute religion,
-toute morale, et telle n’était l’intention, ni de Jansénius, ni
-d’Arnauld, ni de leurs maîtres Augustin et Calvin.
-
-Le déterminisme est tempéré par la grâce. Il y a le bien et le mal.
-Livré à lui-même, l’homme suit son penchant, qui l’incline au mal;
-secouru par la grâce, il va au bien, avec une égale sûreté. Cette grâce,
-dont dépend la vertu et le salut éternel, il n’est pas au pouvoir de
-l’homme de lui résister; la grâce est toujours _nécessitante_.
-
-Cette notion de la grâce n’est pas absurde, si on la réduit à des
-proportions humaines, Dieu éliminé. La grâce alors c’est la force, c’est
-le talent, c’est le génie, c’est la beauté, l’esprit ou la belle humeur.
-La grâce est un fait, Renan employa plusieurs fois ce mot fort à propos.
-
-Mais, retirant la liberté à l’homme, saint Augustin et ses interprètes
-l’avaient laissée à Dieu. On arrivait ainsi à la notion d’un être,
-infini et tout puissant, créant expressément des êtres voués à la
-douleur éternelle. Nulle illusion n’était laissée aux hommes ni sur
-eux-mêmes ni sur le maître de leurs âmes. Tout effort vers le bien était
-inutile; une longue vie de dévouement et de foi était nulle devant le
-nouveau Baal. Ceux qui devaient être dévorés, Dieu les avait choisis et
-marqués de toute éternité.
-
-Rien ne blesse un homme civilisé comme la négation de son libre arbitre.
-La science elle-même échouera à détruire cette notion que l’humanité
-juge essentielle. Quand les hommes se croyaient destinés à la vie
-éternelle, la question était bien plus importante. Les Jésuites, prenant
-le parti de la liberté, ne faisaient que se ranger à l’opinion commune.
-Si Pascal n’eût pas fait dévier la polémique vers les cas de conscience
-et le casuisme, il était vaincu, malgré qu’il eût beaucoup plus d’esprit
-que le P. Nouet. Tout le monde était à peu près d’accord en France pour
-admettre que la grâce suffisante n’est refusée à personne, que le Christ
-est mort pour tous les hommes et que le ciel est ouvert à toutes les
-bonnes volontés. Cette religion modérée est compatible avec la
-civilisation; elle peut devenir aimable, si le clergé est fin et doux. A
-la porte fermée du calvinisme, les Jésuites avaient depuis longtemps
-opposé la porte ouverte et, de la naissance à cette porte bienheureuse,
-étendu pour les âmes délicates un beau tapis. La voie douloureuse était
-devenue _le chemin de velours_.
-
-
-IV
-
-LA PHILOSOPHIE DES JÉSUITES.--Elle se résume bien dans le titre de
-l’ouvrage du P. de Sarrasa, _l’Art de se tranquilliser dans tous les
-événements de la vie_[1]. L’intérieur du tome n’est pas moins édifiant:
-«Pour parvenir à une joye constante et durable, il faut faire choix d’un
-chemin que l’on puisse faire avec plaisir. Il faut bien se garder de
-donner dans des détours et dans des voyes épineuses, qui répandent du
-désagrément sur le voyage que l’on doit faire pour arriver au pays de la
-joye...» Et il nous sert l’exemple du marin qui, s’il n’a échappé
-qu’avec peine à la tempête, se réjouit sans doute d’être arrivé au port,
-mais garde en son bonheur présent l’amertume d’un fâcheux souvenir. «De
-là je conclus que, pour rendre notre joye durable, nous devons choisir
-des moyens auxquels un certain contentement soit attaché[2].» Voilà bien
-la philosophie des Jésuites: le chemin de velours.
-
- [1] On suit l’édition française de Strasbourg, 1752. Sarrasa était un
- Espagnol des Flandres, né à Nieuport en 1618. Son livre parut en
- 1664, à Anvers, chez Jean Meursius, sous ce vrai titre qui a été
- médiocrement traduit: _Ars semper gaudendi_.
-
- [2] Page 7.
-
-Sarrasa n’est point sot d’ailleurs. Il sait que tels qui feignent de
-fuir les plaisirs ont avec eux des rendez-vous secrets. «Ceux qui de
-jour paraissent les plus chastes et les plus remplis de pudeur sont de
-nuit, quand personne ne les voit, les plus impudiques et courent après
-toutes les voluptés auxquelles le jour n’est pas favorable[3].» Il n’est
-dupe de rien, pas même des scrupules de conscience, leur attribuant une
-origine purement physique: «Si la mauvaise constitution du sang cause
-des scrupules, il faut la rendre plus fluide. C’est par là qu’on ôte la
-nourriture aux scrupules. Nous n’avons pas besoin de donner ici les
-remèdes qui sont bons à cela. Ce serait empiéter sur les droits de mes
-sieurs les médecins.» Il déconseille le jeûne, les mortifications, les
-longues veillées de prières. «L’estomac vide, dit-il prestement, cause
-dans les scrupuleux le même effet que la bourse vide cause dans les
-autres. L’un et l’autre affaiblit l’âme et dérange l’imagination[4].»
-Sarrasa sait qu’une bonne conscience accompagne nécessairement une bonne
-santé. Ce Jésuite s’intéresserait aujourd’hui à la psychophysiologie. Il
-aurait suivi le cours de M. Ribot au collège de France.
-
- [3] Page 228.
-
- [4] Page 369.
-
-C’est d’ailleurs un médiocre. Il n’en est peut-être que plus
-représentatif. On ne verrait pas bien au contraire par quel moyen
-rattacher Baltasar Gracian à l’esprit jésuite, s’il n’avait, lui aussi,
-étendu sous nos pieds un tapis fleuri et doux. Voyez cet art de jouir de
-la vie ramassé en quelques lignes:
-
-«_Ne point vivre à la haste._--Savoir partager son temps, c’est savoir
-jouir de la vie. Il reste beaucoup de vie à plusieurs, mais la félicité
-de la vie leur manque. Ils gaspillent les plaisirs (car ils n’en
-jouissent pas), et quand ils ont été bien avant, ils voudraient pouvoir
-retourner en arrière. Ce sont des postillons de la vie, qui ajoutent à
-la course précipitée du temps l’impétuosité de leur esprit. Ils
-voudraient dévorer en un jour ce qu’ils pourraient à peine digérer en
-toute leur vie. Ils vivent dans les plaisirs comme gens qui les veulent
-tous goûter par avance. Ils mangent les années à venir, et comme ils
-font tout à la haste, ils ont bientôt tout fait. Le désir même de savoir
-doit être modéré pour ne pas savoir imparfaitement les choses. Il y a
-plus de jours que de prospérité. Haste-toi de faire et jouis à loisir.
-Les affaires valent mieux faites qu’à faire et le contentement qui dure
-est meilleur que celui qui finit[5].»
-
- [5] _L’Homme de Cour_, traduction Amelot de la Houssaye, maxime
- CLXXIV.--Il n’y a pas d’ouvrage de Baltasar Gracian ainsi appelé.
- Amelot a réuni sous ce titre les maximes de l’_Oraculo Manual y Arte
- de Prudencia_ à quelques fragments du _Heroe_ et du _Discreto_.
-
-Ce fragment appartient bien à la philosophie des Jésuites. Baltasar
-Gracian est un grand écrivain, quelque chose peut-être comme le
-Machiavel de la vie pratique. Il abonde en maximes serrées, nettes,
-tranchantes:
-
-«Ce n’est pas le doreur qui fait un Dieu, c’est l’adorateur.
-
-«Il n’y a pas de plus grande seigneurie que celle de soi-même.»
-
-Il est dur, hautain, ironique. Voici quelque chose de si fort qu’on ose
-à peine le transcrire, en un temps sentimental:
-
-«_Connaître les gens heureux, pour s’en servir, et les malheureux pour
-s’en écarter._--D’ordinaire le malheur est un effet de la folie: et il
-n’y a point de contagion plus dangereuse que celle des malheureux. Il ne
-faut jamais ouvrir la porte au moindre mal, car il en vient toujours
-d’autres après, et même de plus grands, qui sont en embuscade. La vraie
-science au jeu est de savoir _écarter_. La plus basse de la couleur qui
-tourne vaut mieux que la plus haute de la partie précédente.»
-
-Voilà, semble-t-il, un excellent commentaire du _gloria victis_, cette
-imprudente devise des chrétiens, des lâches et des maladroits. L’école
-de ce jésuite est celle de la dignité et de la force. Il est donc
-prudent de ne pas insister,--ne fût-ce que pour suivre mieux son
-précepte.
-
-L’ordre des Jésuites a compté beaucoup d’hommes remarquables, et peu de
-grands hommes. Cela se comprend. Quand ils ont paru, le génie n’était
-plus religieux. Les trois maîtres de l’intelligence au XVIe siècle
-évoluent au-dessus de la religion. Ni Érasme, ni Rabelais, ni Montaigne
-ne prirent parti dans les querelles de la Réforme. Cela se passait sous
-leurs pieds, comme dans les galeries d’une fourmilière. Hommes de foi et
-rien de plus, Luther et Calvin avaient les cervelles de leur état,
-cervelle de moine, cervelle de curé. La plupart des Jésuites ont des
-cervelles de curé; il serait sot de s’en étonner. Ce sont des prêtres
-plus avisés que le vulgaire clerc, mais prêtres avant tout et bornés par
-leur croyance. Leur épanouissement est au XVIIe siècle. Ils sont partout
-et fleurissent partout. A Pascal qui les calomnie s’oppose, en Espagne,
-Gracian qui les illustre. Aucun Janséniste de bataille, Pascal excepté,
-n’est supérieur aux polémistes de la compagnie. Mais les grands esprits
-manquent ici et là: Descartes n’avait pas d’opinion sur la grâce.
-
-Le Jésuite est un être optimiste de sa nature. Son but est le bonheur.
-Il y croit et le veut, non pas seulement après la mort, mais aujourd’hui
-même. Ce bonheur, qu’il poursuit et qu’il atteint, est le bonheur
-passif: n’avoir plus de volonté. De là l’obéissance.
-
-Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis qu’il y a des sectes, le sectateur
-est un être d’obéissance. La constitution de tous les moines et frères
-d’Orient et d’Occident est fondée sur l’obéissance. Ni le sectateur ni
-le moine cependant ne sont des passifs. Le moine est souvent un révolté;
-l’orgueil le travaille; il souffre de ses liens plus que de ses
-privations. Il y eut des schismes de Franciscains, du vivant même de
-saint François; tous les grands ordres religieux se sont coupés en
-groupes rivaux; seuls les Jésuites sont restés unis et uniques. C’est
-qu’ils ont su transformer la vieille obéissance monacale et trouvé la
-volupté suprême là où les autres n’avaient senti que les nœuds de la
-corde. Le point capital de la psychologie du Jésuite est là.
-
-L’homme se figure être libre et tire de cette illusion de la joie et de
-la fierté.
-
-Cependant tous nos actes, quelle qu’en soit l’apparence, sont des actes
-d’obéissance. Le motif le plus fort l’emporte toujours. Des philosophes
-se sont imaginé que nous pouvions créer des motifs. Si c’est _ex
-nihilo_, rien de plus absurde; si ces motifs sont des combinaisons de
-motifs préexistants au moment de la décision, la règle générale leur est
-applicable. Dans la combinaison où entrent des motifs de diverses
-natures, les motifs homogènes se grouperont nécessairement pour former
-des principes déterminants. Qu’il soit une somme, qu’il soit une unité,
-que les poids soient d’un bloc ou en poudre, le plateau qu’il écrase
-cède. Il détermine parce qu’il doit déterminer. Il se fait obéir parce
-qu’il est le plus fort. Toute la psychologie se réduit au principe
-d’identité et tous les raisonnements à la formule: a = a.
-
-Nous n’avons donc pas besoin de prononcer de vœux pour vivre dans
-l’obéissance. C’est notre état naturel. Mais celui même qui n’est pas
-dupe de l’illusion générale est dupe de l’illusion personnelle. Il est
-rare que l’acte soit déterminé instantanément, sans conflit; qu’il y ait
-un seul motif, ou, parmi d’autres, un motif assez puissant pour écraser
-aussitôt tous les autres, assez éclatant pour les éclipser dans la
-seconde. Les conflits sont la règle; tant qu’ils durent, nous jouissons
-de l’angoisse et du plaisir, selon les tempéraments, d’avoir à prendre
-une décision. L’angoisse est sans doute un signe de dégénérescence; le
-plaisir, un signe de santé. Il n’y a pas de cas de conscience pour un
-esprit normal, ni d’idée de devoir, ni de remords, autant de tares ou de
-fêlures. Plus la décision se fait attendre, plus l’état devient
-désagréable et plus l’esprit est malsain: mais aussi plus est vive
-l’illusion de la liberté. L’idée du libre arbitre est essentiellement
-une idée de malade. Une intelligence bien portante n’a pas le temps de
-tirer du conflit une telle conclusion; c’est la besogne des
-valétudinaires.
-
-Cela, nous le sommes tous plus ou moins; et les moins malades vivent
-encore malaises, opprimés par une religion étrangère à leur race. Tous
-les efforts des Européens pour adapter à leur organisme les dogmes
-chrétiens ont été inutiles. Même sous la forme romaine, la moins
-dangereuse, ils restent un obstacle à la force, c’est-à-dire à la beauté
-de la vie. Le christianisme est une machine à donner des remords, parce
-que c’est une machine à diminuer la souplesse et à refréner la
-spontanéité des réactions vitales. On peut parler objectivement du
-christianisme, puisque c’est une des religions qui sont pratiquées par
-des races étrangères à leur naissance. Et c’est même la seule qui,
-rejetée comme impraticable par ses créateurs, ait en même temps trouvé
-du crédit dans le monde. Quel triomphe pour les Juifs d’avoir forgé pour
-la multitude des Philistins un pareil instrument de dégénérescence! Il
-est vrai qu’ils ne le firent pas exprès; mais les grandes choses ne sont
-jamais le fruit de la volonté consciente. L’invention, fort curieuse, et
-qui a réussi, doit donc rester à leur honneur.
-
-Partout où les Protestants ont eu le dessous en Europe dans leurs
-tentatives de réaction évangélique, ils se sont réclamés de ce qu’ils
-nomment la tolérance. Leur argument est que la religion serait un fait
-de conscience. Son domaine serait l’intimité. On croit comme on aime et
-l’homme n’est point coupable des mouvements de son cœur. Cette
-déclaration peut être vraie, relativement à notre état sentimental; mais
-si l’on cherchait une preuve de la fausseté, c’est-à-dire de l’illogisme
-du christianisme, elle la fournirait par la même occasion. Loin
-d’appartenir au domaine de la conscience, la vraie religion est un fait
-purement social, purement extérieur. Les processions, les chants, les
-jonchées de fleurs, tout ce qui est fête, joie et prodigalité, voilà les
-formes de la religion normale. Le reste est plaisir morose et
-passe-temps de malade. La prière même doit être publique et sa
-manifestation la plus saine est le don et l’ex-voto. Quand une religion
-est professée par la race qui la créa, elle est sociale au même degré
-que toutes les autres coutumes; elle ne compte pas plus d’hérétiques que
-n’en comptent les usages nuptiaux ou mortuaires. Mais si c’est un apport
-de conquérants ou de missionnaires, tôt ou tard les hérédités soumises
-se révoltent. Ce n’est pas la conscience, c’est la chair qui regimbe,
-sur les bords de la Seine, contre un dogmatisme venu de Jérusalem. A la
-moindre défaillance du clergé le rire gagne les fidèles, ou la colère;
-on se demande les uns aux autres: Pourquoi? Des espérances
-particulières, douteuses ou timorées, donnent naissance à toutes sortes
-de petites hérésies; la religion intérieure est créée, et inaugurée la
-période de dissolution religieuse.
-
-En devenant intérieure et individuelle, la religion suscite dans les
-esprits une inquiétude particulière, le scrupule. Toute maladie appelle
-des spécialistes. Quand il porte sur la croyance, le scrupule est soigné
-par le théologien; quand il s’attaque aux actes, on a recours au
-casuiste. Les Jésuites surgirent au bon moment pour devenir les médecins
-et les chirurgiens de la maladie religieuse.
-
-Mais ces médecins se recrutaient parmi les hommes les plus malades, les
-plus hésitants et les plus scrupuleux, les plus religieux. Avant de
-soigner les autres, ils avaient besoin d’un remède énergique. Ignace de
-Loyola vint et leur offrit l’obéissance passive, le _perinde ac
-cadaver_. Ce philtre sauva des milliers d’hommes valeureux auxquels il
-ne manquait pour agir que l’impulsion d’une volonté. Témoins de la lutte
-que se livraient en eux-mêmes des motifs contradictoires, ils se
-sentaient impuissants à susciter un vainqueur. En abdiquant ce soin, en
-acceptant comme principe un mobile extérieur à leur conscience, n’ayant
-plus qu’à obéir sans scrupule, les scrupuleux furent des hommes
-d’action.
-
-Quel homme extraordinaire que ce Loyola, quel créateur d’énergie, et
-quel génie psychologique! Nul avant lui n’a compris, et nul peut-être
-depuis, que ce qui fait la faiblesse de l’homme, c’est sa volonté
-propre. Un homme sans volonté, s’il est bien portant et de moyenne
-intelligence, est apte à presque toutes les besognes, à presque tous les
-emplois. Dans une race, tous les individus sont égaux comme instruments,
-et les plus mauvais sont encore capables d’un bon service. La tare est
-la conscience qui crée l’indécision, la paresse, la gaucherie, et qui
-altère la volonté. Or, une volonté malade rend l’homme impropre à
-l’action et en fait un être dangereux pour soi et pour autrui. La
-conscience ôtée, tous les hommes seraient utilisables, comme les
-chevaux, comme les chiens ou les rennes. Mais l’état d’homme est lié à
-l’existence de la conscience. L’homme est un animal qui a le privilège
-de se regarder agir; et plus il est ancien dans la civilisation, plus il
-est cultivé, plus il se regarde avec complaisance. Il semble aussi que
-l’intelligence, qui est fort variable, se maintienne dans un certain
-rapport avec la conscience psychologique, qui est également variable. Il
-ne s’agit donc pas d’abolir la conscience, ce qui d’ailleurs est
-impossible, mais d’éluder sa mauvaise influence. La conscience contamine
-la volonté, principe ou avant-coureur de l’acte; on amputera la volonté
-propre pour greffer à sa place, dans la série, une volonté extérieure.
-
-Un homme nouveau est créé.
-
-Quel est son état? Nous pouvons l’apprécier sans avoir vécu sous la
-domination du vœu d’obéissance. Il n’est aucun homme, si puissant qu’il
-soit, ou si volontaire, qui ne l’ait éprouvé parfois. Que l’on songe à
-la sensation des premières heures de chemin de fer lors d’un voyage
-entrepris sans soucis, par caprice. La volonté est abolie par le fait
-même de son inutilité provisoire, aucun acte n’étant permis; n’ayant
-aucun conflit à surveiller, la conscience sommeille: le plaisir que nous
-goûtons alors est évidemment celui que nous donne l’absence de
-responsabilité dans le mouvement. Ce plaisir est pour beaucoup dans le
-goût des voyages; il pousse même aux voyages factices, dont les chevaux
-de bois sont le type. Agir et vivre dans le désintéressement de celui
-qui n’agit pas, c’est peut-être le bonheur parfait.
-
-On s’étonne qu’il y ait en France cinquante ou soixante mille religieux.
-Si peu, cela prouve la force de résistance de la race et sa jeunesse. Au
-Thibet et en Mongolie, la moitié des hommes sont religieux; il y a des
-monastères de six et huit mille moines. Nul opium n’est comparable au
-vœu d’obéissance; nul esclavage d’amour heureux ne donne une pareille
-béatitude.
-
-Mais le Jésuite n’est ni un moine bouddhiste, ni même un Chartreux; le
-Jésuite est un homme d’action. Sa volupté n’est pas celle du fumeur
-d’opium; elle n’est pas non plus celle du passager, ni celle du voyageur
-souriant au paysage; c’est plutôt celle du soldat de carrière et de
-goût, d’un soldat qui serait doux, fin, souriant, ferme à son devoir,
-d’obéissance passive, joyeuse et discrète.
-
-Pour marcher sans glisser sur le chemin de velours, il faut s’être
-libéré les épaules du fardeau de la volonté.
-
-
-V
-
-LE PÉCHÉ PHILOSOPHIQUE.--Il ne faut jamais s’attendre à trouver un génie
-complet, un dieu. L’homme est un homme, c’est-à-dire un animal dont la
-seule supériorité sur les autres animaux est la diversité des aptitudes.
-Cette supériorité fait supposer qu’il y aura des contradictions. Le
-génie augmente une aptitude, dessèche les autres. Pascal, génie de
-science, de rigidité, de raisonnement, de clairvoyance logique, devient,
-s’il aborde la théologie, construction de subtilité, le plus morose des
-fanatiques. Sa théologie s’enchaîne comme la géométrie. Le malheureux,
-dans la droiture de sa logique, traite selon les principes d’Euclide une
-matière variable, obscure, modelée sur la psychologie instable des
-hommes.
-
-A ses coups de boutoir, le Jésuite biaise. Comment ferait-il? Il est en
-l’air, mal appuyé, mal en défense, armé d’une épée de hasard,--contre un
-adversaire emmuré dans la cotte de mailles du syllogisme, ferme sur ses
-étriers, mobile, porté çà et là soudain par la fougue de son cheval,
-Mauvaise-Foi, et pointant Donc, sa lance de douze coudées.
-
-Mettons que Pascal s’amuse. Il joue au chat et à la souris. A chaque
-partie de jeu, il croque un Jésuite, pour finir. Il le croque, si nous
-le permettons. Je crois bien qu’il en est des _Provinciales_ comme de la
-plupart des anciens livres célèbres; on les admire de confiance et on
-s’y amuse par prétérition.
-
-«Nous soutenons donc, dit le Jésuite (IVe Lettre), comme un principe
-indubitable «qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous
-donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal, qui y est, et
-une inspiration qui nous excite à l’éviter.» M’entendez-vous maintenant?
-
-«Étonné d’un tel discours...» C’est Pascal qui reprend, mais c’est nous
-qui sommes étonnés, car la sentence du Jésuite est des plus nobles et
-des plus humaines. Elle équivaut à dire que, pour être coupable, il faut
-avoir agi avec discernement, avec la conscience de violer une loi
-morale, une loi divine, une loi civile. Mais Pascal pense en géomètre;
-il sépare l’acte de l’acteur, juge que, tracé de travers par un aveugle
-ou par un voyant, le cercle n’en est pas moins déformé. Il faut refaire
-la figure, mais d’abord couper la main malhabile, afin de parer à de
-futures erreurs.
-
-Cette quatrième _Provinciale_, si elle n’était lugubre, serait bête
-comme une parade de Tabarin. Quelle humiliation pour l’esprit humain de
-voir un Pascal tombé si bas que d’être obligé, pour triompher,
-d’imaginer un adversaire stupide! Mais le Jésuite obtus, qui tremble
-sous la grande lance, dès qu’il parle, on est de son avis. Il ne croit
-pas, cet homme simple, que le Dieu qu’il sert veuille condamner les
-coupables sans les entendre, ni qu’il y ait des coupables là où il y a
-des ignorants et des pauvres d’esprit.
-
-Qu’elle est démodée, cette ironie chrétienne des _Provinciales_! Par
-exemple (Lettre IVe):
-
-«Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens! Les autres
-apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles; mais vous
-montrez que celles qu’on aurait crues le plus désespérément malades se
-portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en
-l’autre! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on
-pensait moins à Dieu; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une
-fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures
-pour l’avenir.»
-
-Otez l’ironie, et ce morceau est parfait. Mais ôter l’ironie, c’est
-prendre l’envers de la pensée de Pascal. On obtient du Nietzsche:
-
-«Quand on a pu gagner une fois sur soi de ne plus penser du tout à Dieu,
-toutes choses deviennent pures pour l’avenir.» Ainsi parlait
-Zarathoustra.
-
-Le péché par ignorance, atténué ou effacé, c’est ce que l’on a raillé
-longtemps sous le nom de «péché philosophique». Les ennemis des Jésuites
-y trouvent encore un bon prétexte à d’hypocrites indignations; cependant
-que, reprenant les principes méprisés de Suarez et d’Escobar, ils
-donnent à l’ignorance invincible le nom plus nouveau et moins pur
-d’irresponsabilité.
-
-Transporté dans le domaine des codes, le péché philosophique n’est autre
-chose que le crime ou le délit perpétré avec inconscience ou
-demi-conscience.
-
-Les Jésuites ne croyaient guère à la responsabilité du pécheur; pas plus
-que le philosophe d’aujourd’hui ne croit à la responsabilité du
-criminel. Mais le théologien pouvait excuser le pécheur et l’absoudre,
-ce que le philosophe ne peut conseiller à la loi envers le criminel. Les
-conclusions diffèrent; les principes sont les mêmes.
-
-Il serait bien étonnant que, pendant deux ou trois siècles, des
-centaines d’hommes d’étude eussent remué toute la psychologie du pécheur
-sans en tirer quelques idées neuves et justes. Les Jésuites ont fait en
-ce domaine beaucoup de petites découvertes. Une des meilleures fut
-précisément celle de l’ignorance invincible. Établir l’irresponsabilité
-morale de l’homme, à l’heure même où l’on donnait une volonté aux bêtes,
-où les fables propageaient la vieille légende de leur supériorité, à
-l’heure où l’on faisait encore des procès criminels aux animaux
-nuisibles, excommuniés par les évêques, proclamer qu’en beaucoup de cas
-il peut y avoir péché ou délit sans coupable, ce fut un acte d’audace
-intellectuelle et de probité scientifique.
-
-L’axiome théologique du P. de Rhodez «que le péché ne saurait être plus
-grand que la conscience ne le dicte», ce serait peut-être un bon point
-de départ pour une discussion philosophique sur la Loi. On arriverait,
-il semble, à cette conclusion, que, loin de proclamer tous les hommes
-égaux devant elle, il faudrait dire: «Les hommes sont inégalement
-responsables devant la loi.» C’est d’ailleurs le principe des
-circonstances atténuantes, de l’excuse, de la loi de sursis. Mais les
-Jésuites allaient bien plus loin, jusqu’à dire que la loi morale doit se
-désintéresser des cas inguérissables, des consciences invinciblement
-obscures. Comme ils partent de l’observation, de l’examen critique de la
-vie, ils ne se trompent presque jamais. Ceux qui parlent de la loi, de
-l’impératif, de l’absolu, les aprioristes en un mot, se trompent presque
-toujours et si leur dogme coïncide avec la réalité, c’est par hasard, et
-parce que tout arrive.
-
-La multiplicité des cas de conscience discutés par les casuistes montre
-clairement qu’à leur idée il y a autant de morales que d’individus ou du
-moins que de groupes de caractères ou de tempéraments. La morale
-vulgaire, chrétienne (puisqu’il n’en est pas d’autre), est un frein que
-l’on serre indifféremment aux montées et aux descentes. Quelques-uns
-s’en trouvent assurés; d’autres paralysés. Les victimes du vice ne sont
-peut-être pas plus nombreuses que les victimes de la vertu. Mais cette
-idée de vertu, quelle bulle! N’est-il pas clair qu’un accès de colère
-serait pour un flegmatique un acte de vertu, c’est-à-dire de réaction,
-et pareillement un acte de débauche, pour un frigide? Et tout au
-contraire la tempérance sera l’effort et la vertu des fougueux, mais des
-fougueux seuls. Voilà le double point de vue, avec ses nuances et
-combinaisons comme à une rose des vents, pour regarder les actes humains
-et en juger. La morale abstraite est rétrograde; elle rejette les hommes
-d’aujourd’hui vers l’imitation d’un caractère ancien. Parce qu’un
-charpentier de Judée, tout de rêves et de paroles, fuyait les femmes ou
-ne les voulait que servantes, on a imaginé que l’amour est un crime; et
-parce qu’il vivait en parasite, que l’argent est mauvais; et parce qu’il
-était humble d’origine, que l’orgueil de race et de famille est
-ridicule; et ainsi, il y a les sept péchés capitaux que d’autres
-appellent maintenant les sept vertus théologales, et réciproquement.
-Mais il ne faut pas créer par esprit de contradiction un absolu
-antinomique à l’absolu chrétien. Il n’y a que des accidents. Il y a des
-cas de conscience; il n’y a pas de morale; il a des maladies, et
-quelques remèdes.
-
-
-VI
-
-PASCAL ET LA SCIENCE.--Pascal n’était pas destiné à la dévotion. Mais
-dès qu’il y fut entré, sa logique le poussa aux extrêmes. «Sa sœur, dit
-Tallemant, religieuse à Port-Royal de Paris, lui donna de la familiarité
-avec les Jansénistes: il le devint lui-même.» Comme Pascal, Jacqueline
-était une précoce. Dès douze ans elle faisait des vers; elle jouait la
-comédie, et très fûtée. _Le Prince déguisé_, de Scudéry, où elle brilla
-devant Richelieu, lui valut la grâce de son père. Le cardinal la prit
-sur ses genoux, lui disant: «Tu es trop aimable, on ne peut rien te
-refuser.» Pascal avait alors onze ans. Euclide allait lui tomber sous la
-main. Il lut et il comprit. C’est là le miracle; mais il ne découvrit
-pas la géométrie, comme l’enseigne la légende. Le Pailleur, qui reçut la
-confidence de la stupeur d’Étienne Pascal, était mathématicien et
-débauché, homme intègre d’ailleurs. On voit le milieu. Il est honnête
-sans rigidité.
-
-Les Arnauld étaient plus singuliers. Robert, M. d’Andilly, était
-médiocre en tout, sauf en amour. Sa femme a conté leurs nuits, d’où
-Tallemant suppose qu’elle n’a pu les conter qu’à un galant: «Cet homme
-(M. d’Andilly) était un des plus grands abatteurs de bois qu’on pût
-trouver, mais il faisait cela de la façon la plus incommode du monde. Il
-la poussait la nuit, «_Cataut! Cataut!_», la réveillait en lui disant:
-«C’est pour l’acquit de ma conscience.» Puis, avant que d’en venir plus
-avant, il faisait une prière à Dieu, pour sanctifier l’œuvre de la
-chair, et cela le prenait quelquefois six ou sept fois en une nuit[6].»
-La pauvre femme en mourut. M. d’Andilly, empêché de courir par ses
-principes religieux, devint «frôleur»; «il allait voir les femmes et les
-embrassait charitablement un gros quart d’heure.» Il était brusque et
-même brutal, donnait des coups de poing en parlant. Voilà un des
-fondateurs du Jansénisme. Il se jeta à la macération par terreur de
-l’enfer.
-
- [6] TALLEMANT, 2e édit. de Monmerqué, IV, 68.
-
-Antoine, dont le surnom qui en fait le Grand Arnauld semble une
-dérision, avait une tête scolastique. C’était un fort disputeur; tout
-lui était bon: la logique, la grammaire, la théologie, la philosophie,
-la science, la galanterie. Il attaqua en même temps les Jésuites et les
-Protestants; mais sa grande haine était pour les novateurs. La science
-l’importunait. Après avoir vilipendé Descartes, Huygens et Malebranche,
-il s’attaqua à Pascal, mais par la douceur. Il tendit des filets
-onctueux. Pascal englué, il le travailla, l’amollit, lui enleva sa foi
-en l’intelligence et sa confiance dans la volonté. Tout aux mains
-d’Arnauld et de Dieu, Pascal en arriva à se reprocher comme du temps
-perdu les rares instants que, dans une poussée de son génie, il donnait
-encore à la science! Le Jansénisme ne serait qu’un accident dans
-l’histoire des aberrations humaines s’il n’avait dévoré une si belle
-proie. Mais cela compte d’avoir réduit à l’état de diseur de chapelets
-le plus bel esprit scientifique du XVIIe siècle. Cette victoire ne
-permet pas qu’on oublie Port-Royal.
-
-Comme il faut du ridicule au début de toutes les hérésies; comme, pour
-décider Luther, il faut qu’il entende un prêtre romain travestir à
-l’autel les paroles de la consécration et dire: _Panis es et panis
-manebis_, il faut, pour déterminer le jansénisme, la vue de la trop
-belle gorge de Mme de Guéméné. Tallemant en fait le conte: «Voici
-l’origine de cette secte, qu’on appelle les Jansénistes, et qui fait
-aujourd’hui tant de bruit. La marquise de Sablé dit un jour à la
-princesse de Guéméné: «qu’aller au bal, avoir la gorge découverte et
-communier souvent ne s’accordent guère bien ensemble;» et la princesse
-lui avant répondu que son directeur, le P. Nouet, jésuite, le trouvait
-bon, la marquise la pria de lui faire mettre cela par écrit, après lui
-avoir promis de ne le montrer à personne. L’autre lui apporta cet écrit;
-mais la marquise le montra à Arnauld, qui fit sur cela le livre de _la
-Fréquente Communion_.» Voilà l’homme qui mania Pascal; il avait de
-l’adresse et ce génie du polémiste de profiter de toute occasion.
-
-Pour lire _les Pensées_ avec toute la douleur qu’elles exigent, il faut
-regarder Pascal au fond d’une basse-fosse. La foi le mure mieux que des
-pierres et le détient mieux que des chaînes; la foi lui cache le jour,
-lui refuse l’air. Il devient à moitié fou; la terre s’ouvre devant lui
-et il voit sortir de la fente des flammes et des diables. Les amulettes
-vulgaires de l’Église ne lui suffisent pas; il lui en faut de
-particulières pour rassurer son tremblement. Arnauld, avec la bêtise du
-fanatique, juge que son œuvre est bonne, et sourit. Pascal subit ce
-sourire; il l’aime; c’est sa seule lumière. Sous cet encouragement, il
-tente une apologie du christianisme. On croit trouver dans _les
-Pensées_, à côté des raisons du chrétien, les traces d’une raison très
-libre. C’est une illusion. Tout ce qui supporte cette interprétation
-n’est qu’objection provisoire ou ironie. Pas une ligne, si l’on veut
-respecter le Pascal chrétien, ne doit se retourner contre la citadelle
-qu’il défend. Tout ce qui est demeuré de l’apologie interrompue attaque
-le libre examen, la liberté, la nature, la science. En lisant,
-souvenez-vous que celui qui a écrit votre lecture croyait sans
-défaillance à Dieu, à l’âme, à l’enfer, au ciel, à la prédestination, à
-l’inutilité des œuvres, à la grâce nécessitante. S’il vous dit: «Vérité
-en deçà des Pyrénées, erreur au delà,» il n’allègue que les vérités
-humaines qu’il méprise et qui ne sont pour lui que des erreurs; car il
-croit à la Vérité, à l’absolu, à la prédestination, au ciel et à
-l’enfer. Ce n’est pas un homme qui se construit des preuves en rempart
-contre les assauts du doute. Il est assuré, il a la foi. Sa seule
-inquiétude, c’est de savoir s’il a la grâce; s’il avait la grâce, tout
-lui serait égal, parce que la grâce, dès qu’elle est, elle est toujours
-nécessitante.
-
-Mais s’il était permis de repousser le registre de l’ironie, de
-transposer, selon le mode naturel, ces profondes mélodies
-philosophiques! S’il était permis de considérer les objections comme des
-aveux de l’inconscient! Et enfin, si l’on osait rejeter de ces pages
-tout le dogme et tout l’amour, toutes ces effusions qui montent vers
-rien, toute cette théologie qui tourne en procession autour du néant!
-Une telle œuvre ne serait plus l’œuvre du Pascal chrétien, du prisonnier
-d’Arnauld. Peut-être serait-elle l’œuvre du Pascal vrai, du fils sévère
-de Montaigne, du frère intellectuel de Descartes? On a imaginé un
-recueil arbitraire qui s’appelle _Montaigne chrétien_. Cela nous paraît
-bouffon, parce que Montaigne n’était pas chrétien, et aussi parce que le
-christianisme ne manque vraiment pas d’apologistes. Un Pascal philosophe
-serait moins absurde, parce que _les Pensées_ sont l’œuvre d’un
-converti, d’un déchu, et que l’on peut supposer sous la couche
-chrétienne un granit originel. Décrépir _les Pensées_, ce serait
-peut-être ôter le badigeon qui recouvre des pierres sculptées. On
-verrait ce que Pascal aurait pensé si, au lieu de se retirer à
-Port-Royal, il avait été rejoindre Descartes en Hollande.
-
-La conversion de Pascal ne fut pas un calcul. Il montra toujours une
-grande droiture, même dans _les Provinciales_, dont les mensonges sont
-imputables aux seuls Jansénistes. Le P. Daniel l’a reconnu volontiers[7]
-et les manuscrits de Tallemant sont venus confirmer le fait[8]: «Ces
-Messieurs de Port-Royal lui donnaient la matière et il la disposait à sa
-fantaisie.» Si cela avait été un calcul, il n’aurait pas été mauvais, au
-point de vue du monde. La conversion de Pascal tourmenta son génie et
-augmenta sa réputation. Les Jansénistes, sûrs qu’il leur appartenait et
-qu’il ne recommencerait pas, vantèrent sa précocité jusqu’au ridicule.
-L’histoire de l’invention de la géométrie faisait rire ceux qui savent
-ce que c’est que la géométrie. Descartes lui contestait la découverte de
-la pesanteur de l’air, assurant que l’expérience du Puy-de-Dôme n’avait
-été faite que sur ses propres indications et à sa prière. Port-Royal
-soigna la gloire de son protégé et c’est peut-être à cause de Pascal
-qu’Arnauld imagina de quereller Descartes. C’était l’enfant d’adoption
-d’une secte assez puissante pour résister au pape et soutenue par tout
-le protestantisme étranger. Il y a là-dessus une bien jolie anecdote
-dans le P. Daniel[9]. Comme on s’étonnait, dans une société, de la fable
-de la géométrie, quelqu’un dit «que c’était encore très peu de chose que
-cette hyperbole, quelque outrée qu’elle parût, pour reconnoître les
-obligations qu’ils lui avoient pour les Lettres au Provincial. Tout le
-monde en demeura d’accord; et on avoua qu’on ne pouvoit pas païer en
-meilleure monnoie les services que M. P... avoit rendus à ces
-Messieurs». Je sais bien que le P. Daniel est suspect[10]; mais il ne
-l’est pas plus que «ces Messieurs». Pascal d’ailleurs méprisait la
-gloire. Toutes ces querelles passaient au-dessus de sa tête. Pendant ce
-temps-là, prosterné aux pieds du crucifix, il «s’abêtissait».
-
- [7] _Voyage dans le monde de Descartes_. Éd. de la Haye, 1739, p. 183.
-
- [8] _Loc. cit._
-
- [9] _Loc. cit._
-
- [10] Son livre est toutefois bien curieux et l’un des meilleurs
- exposés du cartésianisme total.
-
-
-VII
-
-LES CASUISTES ET LA MORALE EXPÉRIMENTALE.--Le protestantisme est une
-réaction chrétienne contre la liberté de vivre, condition essentielle de
-la liberté de penser. Pascal a donc séduit les protestants. Ils ont cru
-qu’il apportait plus de christianisme. Si cela est vrai, et si les
-Jésuites, au contraire, représentaient moins de christianisme, ce sont
-les Jésuites dont un esprit sain devrait se faire le champion. Mais cela
-n’est pas sûr. Les Jésuites sont tout aussi chrétiens que les
-Jansénistes, mais moins durement et avec plus de lumières. La partialité
-des protestants a une autre cause, et fort juste: c’est que les Jésuites
-ont préservé le monde latin du fléau de la Réforme. Maintenant qu’ils ne
-sont plus bons à rien et qu’ils se sont protestantisés comme le reste du
-clergé catholique, on peut leur rendre cette justice sans avoir l’air de
-les flatter. Tout en frondant Rome, Port-Royal restait fort attaché au
-pape. La sympathie des protestants fut indirecte; elle s’attacha aux
-Jansénistes, en haine des Jésuites. Et cela continue, à un moment où,
-devant l’ironie supérieure de la science, toutes les croyances
-religieuses sont égales, et tous les dogmes. Un protestant libéral ne
-peut pas s’imaginer à quel point, vu à la lumière du laboratoire, il est
-identique au Jésuite ou au Capucin. L’analyse révèle une surprenante
-parité de matières grises et la même population cérébrale: décalogue
-commun, métaphysique commune, entités mâles et femelles procréant les
-mêmes superstitions morales. Une critique générale du christianisme
-distinguerait à peine de passagères variétés entre les frères de la
-grande famille, si on n’était obligé de remarquer les antipathies qui
-les divisent et qui les classent.
-
-Ceci est un point de départ pour une étude plus profonde. Il faut
-renforcer les microscopes, et les réactifs. Alors on découvre que les
-superstitions morales des deux clans évoluent selon des principes
-contradictoires, l’abstrait et le concret. La morale du christianisme
-pur, protestantisme ou jansénisme, repose tout entière sur
-l’abstraction; la morale du christianisme mitigé, la morale du
-catholicisme, partie des mêmes principes, s’est modifiée libéralement
-selon les ressources de la méthode expérimentale.
-
-Sans doute son origine, qui est un commandement divin, a restreint le
-champ d’évolution; elle n’a pu se mouvoir que selon une piste fermée.
-Partie de Dieu, elle revient à Dieu. Mais entre les deux bornes, elle a
-divagué avec une certaine élégance.
-
-Il y avait au XVe siècle un astronome nommé Regiomontanus, qui savait
-tout ce que l’on pouvait savoir de son temps; et cela différait peu de
-ce que l’on sait aujourd’hui. Mais il ignorait ou voulait ignorer le
-point capital de l’Astronomie. Il plantait la terre au milieu du monde,
-ce qui rendait ses admirables calculs d’une effroyable complexité. Si, à
-la place de la terre, il eût fixé le soleil, ses courbes se
-redressaient, ses nœuds se dénouaient, ses orbites se désenchevêtraient.
-Il ne put ou il n’osa. Les casuistes de la compagnie de Jésus me font
-toujours penser à Regiomontanus. Ils se sont bien doutés que la morale
-est une science fort aléatoire et toute relative; mais ils n’ont jamais
-osé laisser leurs doutes affaiblir leurs principes. Ils posent d’abord
-le précepte: la terre est le centre du monde. Puis ils raisonnent comme
-s’il n’y avait pas de centre, ou comme si le centre du monde et de la
-morale se déplaçait sans cesse au gré des passions ou des milieux
-humains. Le Jésuite espagnol absout le duel et le Jésuite français le
-condamne. Vérité en deçà, erreur au delà. La maxime de Pascal montre la
-corde de son ironie pour en fouetter les Jésuites. Mais Pascal n’a pas
-eu le dernier mot, et son châtiment est qu’on lui fasse gloire de
-l’aphorisme pyrrhonien dont il cinglait ses adversaires. Deux siècles de
-main-mise protestante sur notre histoire, notre littérature, notre
-morale traditionnelle ne nous empêcheront pas de dire très nettement
-notre pensée à la face des imbéciles et des fanatiques; et si c’est
-Escobar lui-même qui défend la liberté de la vie, nous ne rirons plus
-d’Escobar.
-
-Un publiciste qui batailla contre les Jésuites[11], Charles Sauvestre, a
-très bien vu que, dans leur morale, il n’y a presque plus rien
-d’évangélique. Cette morale, qui nie la morale absolue, n’est autre
-chose qu’une suite de conseils critiques pour toutes les circonstances
-de la vie. Plus de principes, dirait-on, mais une perpétuelle
-accommodation aux événements. Ceci est exagéré. Comme on l’a déjà
-observé, jamais aucun casuiste n’a oublié le texte des commandements de
-Dieu; ils les écrivent en tête de chacune de leurs pages. Les principes
-demeurent, mais les situations changent. Pour les appliquer à un cas
-particulier, il faut les traiter comme ces vêtements de famille qu’on
-allongeait ou qu’on repliait selon la taille du nouveau venu. Pour être
-bon à quelque chose, il faut qu’un principe soit maniable. «Tu ne
-voleras point.» Quoi, jamais?--Jamais! Et vous voilà dans l’absurdité,
-car je vais vous citer cinquante anecdotes où vous reconnaîtrez que le
-vol fut légitime et même nécessaire. La morale qu’il faut violer pour
-vivre, ce n’est plus qu’un instrument de tyrannie entre les mains du
-plus fort. Il faut imaginer une accommodation qui la rende pratique.
-C’est ce que les Jésuites essayèrent assez gauchement, mais avec une
-bonne foi que prouve leur naïveté. En règle avec des principes
-chrétiens, ils élaborèrent des jugements qui ne sont que la constatation
-des coutumes morales, et plutôt qu’un code, un guide. Un célèbre manuel,
-encore réimprimé, porte ce titre archaïque: «Le Guide du pécheur.» Voilà
-la morale ramenée à des proportions honnêtes, à sa place parmi les
-usages mondains.
-
- [11] Tous les ordres religieux et le clergé séculier ont fourni des
- casuistes. Le plus célèbre, Alphonse de Liguori, n’était pas
- Jésuite; si peu qu’il fonda un ordre rival, les Rédemptoristes.
- Lorsqu’on dit cela à la Chambre des députés, lors du grand débat de
- 1879, il y eut des «exclamations à gauche».
-
-
-VIII
-
-LES PÉCHÉS DE LA CHAIR.--Il n’y a guère une page des _Provinciales_ qui
-n’incline un bon esprit à avoir de l’amitié pour les Jésuites. Puisqu’il
-s’agit de la liberté charnelle, prenons la lettre neuvième[12]:
-
- [12] Édit. Louandre.
-
-«Mais (dit le Jésuite) ce qui nous a donné le plus de peine a été de
-régler les conversations entre les hommes et les femmes: car nos pères
-sont plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n’est pas qu’ils
-ne traitent des questions assez curieuses et assez indulgentes, et
-principalement pour les personnes mariées ou fiancées. J’appris sur cela
-les questions les plus extraordinaires qu’on puisse s’imaginer. Il m’en
-donna de quoi remplir plusieurs lettres: mais je ne veux pas seulement
-en marquer les citations, parce que vous faites voir mes lettres à
-toutes sortes de personnes; et je ne voudrais pas donner l’occasion de
-cette lecture à ceux qui n’y chercheraient que leur divertissement.
-
-«La seule chose que je puisse vous marquer de ce qu’il me montra dans
-leurs livres, même françois, est ce que vous pouvez voir dans la Somme
-des péchés du père Bauny, p. 165, de certaines privautés qu’il y
-explique, pourvu qu’on dirige bien son intention, comme à _passer pour
-galant_: et vous serez surpris d’y trouver, p. 148, un principe de
-morale touchant le pouvoir qu’il dit que les filles ont de disposer de
-leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes: «Quand cela se fait
-du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre,
-ce n’est pas néanmoins que la dite fille ou celui à qui elle s’est
-prostituée lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la
-justice: car la fille est en possession de sa virginité, aussi bien que
-de son corps; elle en peut faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de
-la mort ou du retranchement de ses membres.» Jugez par là du reste...
-
-«Voilà tout ce que je puis dire de tout ce que j’entendis, et qui dura
-si longtemps que je fus obligé de prier enfin le père de changer de
-matière...»
-
-Voici donc les Jésuites accusés de défendre la liberté. Ce n’est pas la
-_Fronde_, ou un féministe hardi, ou un philosophe impie qui proclame les
-droits de la femme à disposer de son corps, c’est un obscur Jésuite du
-XVIIe siècle, c’est le P. Bauny; mais, avec lui, c’est toute l’Église.
-Car ce fut une des gloires du christianisme, et l’une des plus sûres, de
-briser la terrible puissance paternelle qui faisait de chaque Romain un
-tyran et un bourreau. La domination des parents cesse à l’heure où
-fonctionne la conscience individuelle. Une fille a le droit de se
-marier, dès qu’elle est nubile. Ce qui constitue le sacrement de
-mariage, ce sera le consentement mutuel des fiancés, et cela seul. Le
-reste n’est que cérémonial. Comme Pascal se rapetisse et qu’il devient
-médiocre sous cette grandeur d’une loi de la nature érigée en sacrement
-par des sages qui trouvèrent ce moyen de faire respecter les ordres
-méconnus de la vie!
-
-Hommes d’action, les Jésuites estiment peu les vertus inactives, comme
-la chasteté; optimistes, ils mettent au-dessus de tous les biens la
-conservation de l’existence. Dans son Commentaire sur le prophète
-Daniel, Cornelius a Lapide dit avec tact: «La chaste Suzanne a agi en
-femme héroïque; mais, dans un tel péril d’infamie et de mort, elle
-pouvait se borner à tout endurer des deux vieillards sans consentir ni
-coopérer à rien intérieurement, parce que l’existence et la réputation
-valent mieux que la chasteté... De jeunes et chastes vierges se croient
-coupables si elles ne luttent et ne résistent de toutes leurs forces et
-par leurs cris, tandis qu’il suffit de détester et d’exécrer l’acte
-auquel on est forcé.» Les filles et femmes ont toujours été de cet avis.
-Elles savent que le monde, à qui les actes sont indifférents, n’est
-sensible qu’au scandale. Une fille à demi violée et délivrée à temps de
-son agresseur est perdue de réputation; celle qui a tout subi portes
-closes demeure comme intacte. Cela revient à dire qu’entre deux maux,
-fidèle au chemin de velours, le Jésuite conseille de choisir le moindre.
-Ce n’est pas héroïque. Sans doute, mais l’humanité n’est pas faite de
-héros, et les héros, d’ailleurs, se créent leur propre morale. Il s’agit
-de vie pratique, et de mettre en garde les hommes contre les grands
-principes abstraits qui ne sont que des pièges où se gardent de choir
-ceux qui les formulent. Il n’est de louche aventurier qui ne se vante du
-_potius mori quam fœdari_. J’aime mieux cette comédienne qui, à ce
-propos, disait en souriant--tout le contraire. Mais quand le déshonneur
-est secret et qu’il s’accompagne d’un plaisir, il serait bien sot
-d’aller préférer la mort ou l’infamie publique. C’est ce qu’affirme le
-P. Taberna: «Une jeune fille ne pèche point si, dans un péril de mort ou
-d’infamie, elle reste purement passive et n’emploie point tous les
-moyens dont elle peut disposer pour chasser le séducteur, comme de le
-tuer et d’appeler le voisinage.» La malheureuse sera bien avancée de
-lire dans tous les journaux le récit de sa victoire ou d’avoir à
-paraître en Cour d’assises avec l’air qui convient à une victime modeste
-de l’érotisme! Il est difficile de trouver les casuistes en défaut,
-surtout les derniers venus, qui ont profité des observations antérieures
-et d’une plus large observation des mœurs. Ils connaissent la nature
-humaine, savent la puissance des préjugés. Ni dupes, ni hypocrites, ils
-ne consentent pas à prêcher une morale inapplicable, ils aiment mieux
-être utiles que d’acquérir par le facile moyen de l’écriture une
-réputation de stoïcisme et d’intégrité.
-
-Fort en avant sur leur temps, mais surtout sur le nôtre, ils défendent
-avec persévérance le droit de chacun à user et à abuser de soi-même.
-Ainsi Sanchez, quand il accepte, en son célèbre traité _De Matrimonio_,
-la légitimité de certains baisers hardis et précis. On sait qu’il y met
-une restriction: c’est qu’ils ne seront qu’un prélude et que l’acte
-naturel désaltérera les incendies de la chair. Les physiologistes,
-successeurs des casuistes, sont en général du même avis sur cette
-question secrète; ceux qui se réservent le font pour des motifs où du
-moins la morale n’a rien à voir. Souvenons-nous des vers de Baudelaire.
-La morale écartée, il reste la matière d’une discussion peut-être
-gastronomique. Henri IV avait des goûts sauvages. Le tort des casuistes,
-ce n’est pas leur complaisance; elle est fort sommaire, quoi qu’on ait
-dit[13]; c’est leur subtilité. Le péché devient topographique. On se
-croit au jeu de l’oie (de la petite oie): voici la prison, et le puits.
-Assis dans sa chaise de marbre, froid comme la pierre qui le glace,
-Sanchez discute le plan de la bataille. Il connaît les chemins ouverts
-et les chemins creux. Ici, il y a une belle prairie, et là un bourbier.
-Il est magnifique et serein. Il sait tout et méprise tout. Quand la
-farce érotique a épuisé ses jeux, il referme les rideaux sur les deux
-petites marionnettes obscènes, et sa face pâle n’est émue ni de dégoût,
-ni de pitié.
-
- [13] Sanchez fut censuré, pour sa sévérité, par l’Inquisition, organe
- modérateur et non de persécution systématique, comme on a réussi à
- le faire croire au public. Au XVIIIe siècle, les Jésuites, à propos
- d’un des leurs, livré au bras séculier par l’autorité
- inquisitoriale, firent publier un petit traité contre l’Inquisition,
- dont la version française a pour titre: _Le Manuel des Inquisiteurs_
- ou _Abrégé de l’ouvrage intitulé: Directorium Inquisitorum composé
- vers 1358 par Nicolas Eymeric_, etc., à Lisbonne, 1761.
-
-Alexandre Dumas, dans sa _Question du divorce_, s’élève, avec son
-hypocrisie de vieux viveur fourbu, contre cette tolérance délicate des
-théologiens qui veulent bien que la femme, étourdie et non satisfaite de
-la ruée brutale de l’homme, achève à sa guise ce qu’un contact égoïste
-et trop rude n’a fait qu’ébaucher. Que voilà donc encore de la morale
-mal placée! Pourquoi ne pas laisser les hommes et les femmes juges de
-leurs plaisirs et nochers de leur barque! Mais le casuiste ici n’est que
-l’écho de la plainte des femmes. Les hommes croient connaître les
-femmes, et cela arrive. Mais qui connaît les hommes? Qui, hormis le
-confesseur ou le médecin, a entendu le gémissement de la femme toujours
-trompée? Sa lenteur à s’émouvoir la laisse d’un pas en arrière, et
-l’homme ne tourne jamais la tête. Tantale, toutes les nuits, sent la
-caresse vaine d’un plaisir ironique. Il reste à la victime,--quoi? Ça,
-l’adultère, ou le désespoir. Car on ne laisse pas sa froideur
-tranquille, la tentation revient avec la certitude d’un accès de fièvre;
-tout l’organisme va être encore secoué, tordu, tendu: et la flèche
-éternellement se brise et tombe.
-
-Cette aventure est si commune qu’un médecin, il y a une vingtaine
-d’années, a repris la thèse du casuiste. Mais il place l’adjutoire avant
-l’acte, et c’est à l’homme qu’il en confie le soin[14]. Mais dire qu’il
-y a des hommes à qui il faut rédiger de telles ordonnances! Il y en a,
-et beaucoup. Et ce sont les meilleurs, les plus sains: la volupté est
-une création humaine, un art délicat où quelques-uns seulement sont
-aptes, comme à la musique ou à la peinture. La nature ne s’inquiète pas
-du plaisir; l’acte lui suffit. Mais les théologiens croyaient le
-contraire et que la participation effective de la femme était
-indispensable à la fécondation[15]. De là leur condescendance.
-Cependant, si la volupté n’est pas nécessaire à la fécondation, et même
-fort inutile le plus souvent, elle l’est à l’intégrité du système
-nerveux. Parti d’un principe faux, le casuiste a trouvé une conséquence
-tolérable. D’ailleurs, les femmes demandaient l’absolution et non la
-permission: le casuiste souvent écrit sous la dictée de la femme.
-
- [14] _Petit Bréviaire de l’amour expérimental_, par le Dr Jules Guyot.
-
- [15] C’est encore aujourd’hui un préjugé populaire.
-
-Il ne faut pas croire ce que disent les pamphlétaires. Les questions de
-cet ordre, et le catalogue en est long et fastidieux, n’ont pas été
-traitées par les casuistes «avec une complaisance particulière». Elles
-viennent à leur rang dans les manuels de théologie morale, et plus d’un
-lecteur sournois aura trouvé que la place leur est mesurée avec
-parcimonie. Dans l’ouvrage de Sanchez sur le mariage, la discussion des
-cas érotiques tient en quelques pages noyées en deux énormes tomes. Et
-cependant, comme le dit Liguori, «c’est la matière la plus fréquente et
-la plus abondante de la confession». C’est souvent la seule, comme c’est
-l’unique conversation des mâles vulgaires et l’unique rêve de presque
-toutes les femmes. Le théologien aborde ce chapitre avec le sang-froid
-du physiologiste qui entre dans la région du sixième sens. Sans doute,
-ils auraient pu, non le passer sous silence, mais l’abréger encore ou le
-restreindre à des généralités. Cette méthode eût été sévère, car elle
-aurait équivalu à prohiber tout ce qui est inutile à la fin directe du
-mariage, la procréation. Si la confession a parfois été pour les femmes
-une école de volupté, qui s’en plaindra, né en dehors du protestantisme
-ou du jansénisme?
-
-Pourquoi les casuistes ont-ils étudié les cas de conscience de l’amour?
-Mais pourquoi y a-t-il en vente, à cette heure, trente ou quarante
-ouvrages de médecine vulgarisatrice où les rapports sexuels sont
-examinés avec beaucoup moins de décence que dans Sanchez ou dans
-Liguori? C’est qu’autrefois les hommes songeaient à leur salut et
-qu’aujourd’hui ils songent à leur santé. Et ils voulaient conquérir leur
-salut comme aujourd’hui conserver leur santé, sans se priver d’aucun de
-leurs plaisirs. Les casuistes les rassuraient; les médecins les
-réconfortent. C’est en ces matières surtout que l’humanité entend rester
-immuable; car elle sent bien que, guérie de ses vices, elle se
-trouverait du coup guérie de la vie, c’est-à-dire du plaisir de vivre.
-
-Il faut donc rire des sots qui prétendent trouver en des in-folios
-latins l’origine de la corruption de nos mœurs. L’indignation contre la
-casuistique de l’amour signale un hypocrite ou un coquebin. Elle ne peut
-être prise au sérieux dans un pays qui possède, avec l’Italie, la
-littérature la plus libre de l’Europe et la plus délicieusement
-érotique.
-
-Il y a tant d’autres questions sur lesquelles on pourrait se mettre
-d’accord pour détester les Jésuites! Mais il semble qu’on ait choisi
-pour les accabler celles de leurs idées ou de leurs méthodes qui
-obtiennent nécessairement l’assentiment d’un esprit dénué de tout
-fanatisme. C’est peut-être que les motifs sérieux d’exclusion que l’on
-pourrait proférer contre la compagnie de Jésus seraient également
-valables contre les autres sectes chrétiennes. Je comprends qu’on dise
-nettement comme Nietzsche: Le christianisme, voilà l’ennemi. Toute autre
-formule est un acte de foi religieuse.
-
-
-IX
-
-LA CASUISTIQUE DU VOL.--«C’est un des caractères de la Casuistique des
-Jésuites, dit Paul Bert avec amertume, de toujours prendre parti pour le
-pécheur.»
-
-Il faudrait généraliser. Il n’est pas juste de faire honneur aux
-Jésuites d’une initiative qui appartient au christianisme lui-même. La
-théologie morale règle les rapports de l’homme avec Dieu; elle est un
-commentaire du Décalogue et des articles qu’au Décalogue ajouta
-l’Évangile. Il n’y a pas devant l’Église des crimes, des délits, des
-infractions; il n’y a que des péchés. Quel que soit le péché, le
-repentir l’efface; et le rôle du prêtre est de provoquer le repentir
-dont l’absolution n’est que le sceau ou la signature. Tous les
-sacrements, le chrétien se les confère à lui-même par sa volonté d’y
-participer; le prêtre est moins un dispensateur qu’un témoin. S’il
-prenait, en ces conjonctures si graves pour un croyant, parti contre le
-pécheur qui se veut absous, il serait un juge d’instruction, un
-procureur, un sergent d’armes ou un bourreau, non pas un prêtre. Il faut
-comprendre les matières dont on traite, être théologien, s’il s’agit de
-théologie. Paul Bert était un cuistre.
-
-Le cuistre, qui est un imbécile, est aussi un ignorant. Savoir sans
-comprendre, c’est ignorer. Il était si facile, à ce moment du discours,
-de se souvenir du mot de l’Évangile sur la joie que cause au ciel la
-venue au bien d’un pécheur. Le christianisme est essentiellement la
-religion des faibles, des humbles, des malades. Or, qu’est-ce qu’un
-pécheur? Demandez-le à la science, à celle d’aujourd’hui même: un
-malade. Il n’y a pas des honnêtes et des malhonnêtes gens; il y a des
-gens malades et des gens sains, avec toutes nuances qui se peuvent
-imaginer dans l’intervalle. Prendre parti pour le pécheur, c’est prendre
-parti pour le malade; c’est se faire médecin. Aux temps de la foi, on
-appelait les prêtres les médecins des âmes. Tout cela est logique.
-
-Mais Paul Bert, écho bégayant des Jansénistes, veut dire encore autre
-chose: que les casuistes, par l’analyse quasi-scientifique des actes, en
-étaient arrivés à excuser presque tous les actes mauvais. Avec un tel
-système, s’écrient les procureurs, on ne pourrait plus guillotiner
-personne! On le peut toujours et on le fait toujours, et le
-christianisme autoritaire, toujours maître des consciences, suggérera
-encore longtemps de bons arguments pour défendre les idées d’expiation
-et de châtiment. Mais ces idées que les casuistes ont, sans le vouloir,
-sincèrement contribué à affaiblir, ne sont désormais regardées que comme
-des conceptions de l’esprit sans aucune racine dans la réalité sociale.
-Le droit de punir n’est plus un droit: c’est une sottise. Non pas que
-l’on conseille un surcroît d’indulgence pour les malades dangereux, tout
-au contraire; mais il faudrait que la besogne fût faite sans apparat, et
-que l’élaboration du bulletin de prison ne demandât pas plus de
-cérémonies que celle du bulletin d’hôpital.
-
-Prendre parti pour le pécheur? Furent-ils donc les précurseurs de la
-science, ces sombres réactionnaires? Oui. Le casuisme a été un élément
-de dissolution morale. Au commandement: «Le bien d’autrui ne
-prendras--ni retiendras sciemment,» ils ont répliqué par le fameux
-_distinguo_ qui sonna pendant des siècles comme un ricanement. Toute la
-liberté de l’esprit moderne est contenue en germe dans ce _distinguo_
-qui fait tant rire les imbéciles. Le _distinguo_, c’est le nom enfantin
-de la dissociation. Il n’y a pas d’absolu, il faut à chaque pas, le long
-du chemin des idées, proférer ce _distinguo_ fatidique. Avec ce vocable
-ridicule, voilà la naissance de l’analyse. Le Pour et le Contre naissent
-tout armés de cette dent de Dragon et se jettent l’un sur l’autre pour
-une lutte éternelle, cependant que de chaque goutte de leur sang versé
-naissent les nuances, les arguments, les contradictions et toutes les
-vérités aux yeux fous.
-
-Il y en a beaucoup, de ces vérités, mais il n’y a pas de Vérité; alors
-il faut distinguer. La psychologie est faite de distinctions, et la
-politique, et l’art même de vivre. Un acte change de valeur selon qu’il
-est commis par un homme, une femme, un enfant, dans une chambre close,
-dans la rue, sur le radeau de _la Méduse_, à la guerre, dans une fête,
-et ainsi de même pendant plusieurs centaines de mots. Mais chacun de ces
-mots peut être modifié par l’époque, par le pays où on le prononce, par
-le milieu et le moment; et l’on obtient une série de relativités qui
-s’avance vers l’infini. On a classifié les actes sous quelques clefs;
-c’est une méthode. En réalité, un acte humain est unique de son espèce;
-il ne peut être jugé que par un jugement qui le qualifie spécialement.
-Les lois ne sont que de grossiers moyens de police; elles assurent la
-justice en cultivant l’iniquité.
-
-Mais il ne faut pas être trop sérieux, même sur de telles questions.
-L’humanité prête beaucoup à rire et surtout ses conducteurs, qui sont de
-véritables personnages de comédie. Sans doute, pour guider les hommes
-vers leur obscure destinée, il ne faut pas être trop intelligent.
-L’intelligence est un don qui ressemble à un fardeau; son poids paralyse
-l’activité. Cependant il y a une certaine bêtise, dépassant la commune
-mesure, dont il est permis de s’étonner même si l’on fait profession de
-ne s’étonner de rien. Guidés par certains jugements de M. Magnaud, des
-hommes politiques ont songé à excuser absolument le vol par nécessité;
-je crois même qu’ils appellent cela «le délit nécessaire». C’est du
-jargon, mais leur idée se comprend. Ces mêmes hommes, les mêmes
-exactement, à la même heure exactement, condamnent comme immorales les
-propositions indulgentes des Jésuites sur le vol. Voici ce que disait,
-il y a plus de deux cent cinquante ans, à l’époque où l’on commençait à
-discuter le _Discours de la Méthode_, un obscur jésuite, le P. Pierre
-Alagon, dans son _Abrégé de la Somme de saint Thomas_:
-
-«D.--Est-il permis à quelqu’un de voler, à cause de la nécessité où il
-se trouve?
-
-«R.--Cela lui est permis, en secret, soit ouvertement, s’il n’a pas
-d’autre moyen de subvenir à son besoin. Ce n’est ni vol, ni rapine,
-parce qu’alors, selon le droit naturel, toutes choses sont communes.»
-
-Ce passage est fort remarquable. C’est une doctrine, et celle même de
-l’ancienne Église, de celle qui n’obéissait pas encore aux ordres des
-rationalistes et des protestants. Elle passa dans l’enseignement des
-séminaires et on la trouve en des catéchismes, en celui du diocèse de
-Verdun (1860) que des débats politiques ont rendu célèbre, vers 1876, et
-plus tard au temps de Jules Ferry, sous le titre de Catéchisme de
-Marotte, le rédacteur. Marotte disait:
-
-«D.--Est-on toujours coupable de vol quand on prend le bien d’autrui?
-
-«R.--Non; il peut arriver que celui dont on prend le bien n’ait pas le
-droit de s’y opposer; ce qui a lieu, par exemple, lorsque celui qui
-prend le bien d’autrui est dans une nécessité extrême, et qu’il se borne
-à prendre ce dont il a besoin pour en sortir.»
-
-A la réimpression du volume, l’évêque de Verdun eut la lâcheté de faire
-sauter ce paragraphe; pour bénéficier à son tour des faveurs de l’État,
-son successeur va le rétablir.
-
-Se souvient-on de ces femmes, l’une condamnée, l’autre préventivement
-soumise à des semaines de prison, pour un vol de pois écossés, pour un
-vol de pain? Elles eussent reçu des compliments peut-être, si la
-doctrine des Jésuites avait été formulée quelques mois plus tôt en
-projet de loi. Les théologiens, et d’abord ceux de la Compagnie de
-Jésus, ont devancé de deux ou trois siècles les plus audacieux
-défenseurs de la plèbe. C’est pourquoi les anciennes monarchies, en
-leurs crises de despotisme, les taxaient d’anarchie et les
-proscrivaient.
-
-Peut-être les monarchies avaient-elles raison. Il faut vivre, et la vie
-ne peut se maintenir que par l’injustice. Quand les maîtres sont au
-pouvoir, les coups retombent sur les esclaves; si l’État est gouverné
-par la coalition des esclaves, c’est contre les maîtres que l’injustice
-est déchaînée. La lutte est de droit: et toute lutte suppose des
-alternatives de vainqueurs et de vaincus. Toute doctrine, soit
-d’autorité, soit d’anarchie, se trouve quelque jour la doctrine du
-règne. L’heure est aux Jésuites, à leur morale facile, et on les chasse!
-Personne ne veut plus marcher que sur le chemin de velours, et on
-tourmente ceux qui l’ont établi! Rien n’est blessant comme une faute de
-logique.
-
-Ce qui est énorme, par-dessus tout, c’est qu’on ait réussi à faire
-accepter comme un bienfait au peuple des misérables la substitution de
-la dureté aveugle du Code à l’indulgente doctrine de l’excuse. Le Code
-ne demande pas: avez-vous faim? avez-vous des enfants à nourrir?
-avez-vous volé un pauvre ou un riche, un artisan ou un avare? Le Code ne
-demande rien. Il condamne. Du fagot que la vieille a récolté pour faire
-bouillir sa dernière soupe, il lui rompt les reins avec sérénité.
-
-Le Code a raison. Il est fait précisément pour protéger la civilisation
-contre la barbarie, ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas.
-Il est le piège à loups où l’on trouve parfois une bête innocente; mais
-qu’importe, si la veille il a pris un loup et si le lendemain il prend
-encore un loup. Scientifiquement, il faudrait un Code pour chaque
-individu; mais cela compliquerait un peu les sociétés. Paul Bert voulait
-que l’on appelât les lois: commandements de l’État en pendant aux
-commandements de l’Église. Les faux savants sont toujours tarés de
-mysticisme. Celui-là croyait que le code, œuvre de la raison, peut
-s’opposer au catéchisme, œuvre de la foi. Ses successeurs se voient
-forcés d’emprunter à l’œuvre de foi un article qu’ils repoussaient il y
-a vingt ans au nom de la raison. Ces deux domaines ne sont pas bien
-déterminés. L’incroyant n’est pas toujours celui qui fait profession de
-ne pas croire. Quand donc saura-t-on que l’irréligion est une religion?
-
-
-X
-
-PRETIUM STUPRI.--Le soin des casuistes s’étend à toutes les
-circonstances de la vie sociale. Ils traitent des plus minimes
-questions, de celles que dédaignent les moralistes abstraits, de celles
-qui suggèrent aujourd’hui tant de chroniques et de petites pièces de
-théâtre. La pièce à _thèse_ n’est qu’un cas de conscience dialogué; ce
-genre, qui est une négation impuissante de l’art, a son origine directe
-dans ces _thèses_ de morale et de théologie dont on allait jadis écouter
-en apparat la discussion solennelle. J’en ai une petite collection,
-françaises du XVIIe siècle, allemandes du XVIIIe où les matières les
-plus imprévues sont brassées par des érudits naïfs armés de grec et
-d’hébreu. Comme il est naturel, beaucoup de ces petits in-quartos
-disputent des rapports sexuels, de la pudeur, de la fornication, de la
-nudité. Les unes sont catholiques; les autres, luthériennes; mais d’un
-esprit au fond peu différent. Le protestantisme a eu ses casuistes, que
-nous ignorons; ils ne sont pas moins singuliers que les nôtres et
-presque aussi impudents. Voici une _Commentatio de nuditate capitis,
-pectoris, ventris, pudendorum et pedum_, une _Disquisitio theologica de
-tactibus impudicis_. Ces livrets en mauvais latin d’école se débitaient
-aux curieux plutôt qu’aux savants: Beverland s’était fait en ce genre
-une réputation équivoque et l’on ne savait plus s’il rédigeait en
-théologien ou en libertin ses extraordinaires _Lucubrationes_.
-
-Il y a donc toute une littérature qui gravite autour du casuisme; elle
-est presque toujours inférieure à celle même des casuistes, parce
-qu’elle substitue au sens pratique de la vie une vaine science
-littérale. Le casuiste, surtout s’il est de la Compagnie, ne s’occupe
-que du présent; sa tâche est de concilier la loi et les mœurs, d’adoucir
-ce qu’il y a de trop pénible en certains devoirs de nature ou de
-profession. Il a trouvé des excuses aux voleurs, il n’en manquera pas
-pour les prostituées. Elles exercent un métier déshonnête; sans doute,
-et qui le nie? Mais c’est leur métier, et le propre d’un métier, est
-qu’il doit nourrir. Tamburini (le nom convient à cette exégèse
-bouffonne) reconnaît donc la légitimité du «prix du stupre». On accorde
-ici à ce mot un sens étendu, _stuprum_ ayant en latin de casuiste le
-sens de fornication, de gré ou de force, avec une vierge. Il s’agit des
-complaisances d’une femme qui vit d’être aimable. Elle a le droit d’en
-exiger le prix, si tel est le contrat verbal ou tacite passé entre les
-parties. Juge de paix, Tamburini taxerait les nuits et les moments;
-Jésuite bénin, qu’il serait aimé des tristes voyageuses qui de Cythère
-reviennent les mains vides! On devrait imprimer son portrait avec sa
-consultation autour, colorié dans le goût d’Épinal. Des piétés
-canoniseraient cet honnête homme. Car Tamburini ne fait rire que par
-excès d’honnêteté et de logique. A toute peine son salaire, dit-il avec
-simplicité; et il ajoute: au péché de cette fille qui se prostitue et au
-tien, mâle misérable qui profites de sa pauvreté, pourquoi veux-tu
-encore ajouter la filouterie? Paie, puisque tu as promis de payer; et,
-restant pécheur, sois du moins pécheur honorable.
-
-
-XI
-
-AVORTEMENT ET STÉRILITÉ.--On lit dans les Propositions dictées au
-collège de Clermont par le P. Airault (1644):
-
-«Pr.--Si une femme peut se procurer un avortement?
-
-«R.--Si une honnête fille avait été corrompue malgré elle par un jeune
-libertin, elle pourrait, avant que le fruit soit animé, s’en délivrer,
-suivant le sentiment de plusieurs, de peur de perdre son honneur qui lui
-est beaucoup plus précieux que la vie même.
-
-«Pr.--S’il est permis à une femme mariée, qui, en accouchant, est
-toujours en grand danger de mourir, de prendre un remède pour être
-stérile, afin d’éviter ce péril?
-
-«R.--Je réponds que cela est permis parce que, poussée par une juste
-cause, elle conserve sa vie par ce moyen; et, en effet, il est plus à
-propos qu’elle en use ainsi que de refuser à son mari le devoir conjugal
-et mettre son salut en danger.»
-
-Les dispositifs des jugements sont médiocres, mais les jugements sont
-sages et inattaquables. La pratique alléguée dans la seconde proposition
-a passé dans nos mœurs par des moyens plus honteux et pour des motifs
-plus légers que ceux que le Jésuite a supposés. Quant à l’avortement
-précoce, on n’oserait plus guère le considérer comme un crime, hors le
-cas de meurtre ou de scandale. Mais que d’années il nous a fallu pour
-regagner, après l’avènement au pouvoir de la morale vulgaire, l’état de
-civilisation dont témoigne un humble cours de philosophie que faisait,
-l’an de _Rodogune, princesse des Parthes_, un tout petit Jésuite. Voilà
-de quoi méditer et disserter, car les deux thèses dans les deux cas sont
-discutables. On peut incliner vers l’une ou l’autre selon qu’on se
-trouve disposé à respecter davantage la liberté individuelle ou les
-droits anonymes et mystiques de la vie. Elle proteste, la vie, contre la
-stérilité aussi bien que contre l’avortement. On dit que les Arabes
-connaissent un breuvage qui rend les femmes stériles. C’est à un tel
-remède que songeait Airault. La recette s’en est perdue; plus barbare
-que la barbarie, la science fend les ventres qu’elle veut neutres. Mais
-la vie, vaincue, se venge, car voici les conséquences de l’ablation des
-ovaires: «Le vagin se rétrécit, la vulve prend un aspect infantile, les
-poils du pubis se raréfient...[16]» Les romanciers qui exploitent
-l’heureuse stérilité des «ovariotomisées» n’ont point su ces détails
-honteux, cet infantilisme, qui n’est qu’une vieillesse anticipée. La vie
-est terrible. Elle a un but qui n’est pas celui que nous insinuent notre
-vanité et notre lâcheté: elle piétine et déchire le chemin de velours.
-
- [16] D. Blondel, _Ovaire_, dans _la Grande Encyclopédie_.--L’Église a
- décidé récemment d’appliquer à ces femmes la prescription qui
- interdit le mariage aux castrats.
-
-
-XII
-
-LE PROBABILISME.--Rédigé en termes d’école, stricts et obscurs, le
-probabilisme paraît d’abord une doctrine singulière. La voici en langage
-clair. Les probabilistes déclarent tout d’abord que la vérité est fort
-difficile à connaître: à côté de ce qui passe pour vrai, il y a ce qui
-approche de la vérité, et à des degrés variables. Il y a des opinions
-très probables, il y en a de probables, il y en a de moins probables;
-elles sont très sûres, sûres, plus ou moins sûres. Sommes-nous tenus de
-suivre toujours la plus sûre et la plus probable? Voilà toute la
-question. Si l’on répond par l’affirmative, c’est que l’on détient la
-vérité. Qu’est-ce que la vérité? En dehors, disent les théologiens, des
-matières de la foi, il n’y a que des opinions. La plus sûre,
-aujourd’hui, était méprisée hier et le sera demain. Le probabilisme
-favorise la liberté, le jeu de la vie. En réalité, nous n’agissons
-jamais avec, comme moteur, la certitude; c’est la croyance, la confiance
-qui nous permet l’acte. S’il fallait, avant le geste, acquérir la notion
-précise de ses conséquences, toute vie de relation nous serait rendue
-impossible. Pour s’en tenir au point de vue théologique, si l’opinion la
-plus sûre doit toujours être suivie, cela restreint jusqu’à
-l’étouffement la prison morale. Nous n’avons plus le choix qu’entre la
-non-activité et une seule activité bien déterminée. C’est ce que voulait
-Port-Royal en préconisant ce qu’ils appelaient le _tutiorisme_; cela
-concordait logiquement avec leurs idées sur la prédestination et la
-grâce. Après avoir ôté à l’homme la liberté théorique, ils devaient
-vouloir lui enlever la liberté pratique. Un Janséniste, par des voies
-opposées, en arrivait au même état d’esprit qui suscitait le Jésuite;
-par impossibilité d’agir, il se jetait au cloître, comme le Jésuite dans
-les rets de la compagnie par impossibilité de vouloir: l’un avait une
-maladie des centres nerveux, l’autre une maladie de l’appareil moteur.
-
-La raison par laquelle Antoine Escobar, tant moqué, défend le
-probabilisme est admirable:
-
-«C’est, dit-il, que l’homme ne peut acquérir des choses une certitude
-pleine et entière.» Comment même essayer de réfuter cela? Et comment
-a-t-on osé jeter le ridicule sur une opinion aussi saine formulée en un
-langage si simple et si sûr? Ce qui nous semble la vérité n’est qu’une
-manière de voir les choses; relativement aux choses, une manière d’être
-vues. Et peut-être la vie n’est-elle qu’un pur phénoménalisme et nos
-sensations une suite d’illusions créatrices de leurs causes apparentes.
-Sans aller jusque-là (quoique cela soit permis et logique), on doit s’en
-tenir au doute. Affirmer la vérité métaphysique, morale ou pratique,
-c’est faire acte d’imposteur ou de prophète, mais les termes sont
-équivalents.
-
-L’affirmation de la vérité morale, en particulier, ne peut être qu’un
-geste théologique. Le kantisme est une hérésie chrétienne, et qui a bien
-gardé, en les renforçant, les caractères essentiels du christianisme.
-Sans un dieu moral, c’est-à-dire libre et conscient, il n’y a de morale
-humaine que celle de l’empirisme. La morale est l’expression de la
-volonté de l’absolu, ou rien, ou un code d’usages. Dieu écarté, la
-morale tombe, comme un cérémonial de cour à la chute de la royauté.
-
-Le probabilisme mène jusque-là. La haine des protestants chrétiens et
-kantiens (des nuances) est donc toute naturelle contre une telle
-méthode[17]. Poussée à fond, elle eût abouti à la liberté, c’est-à-dire
-à la suprématie de la force. C’est contraire absolument aux principes
-chrétiens qui commandent de détruire les aristocraties en leur imposant
-la morale qui fait les bons esclaves, les bons citoyens. Aussi, comme
-l’on comprend bien l’émotion de Paul Bert[18] interprète de la
-médiocrité universitaire et parlementaire, à célébrer ces mots sublimes,
-conscience, vérité, justice, ces mots «saints»! La conscience morale,
-pour cet esprit simple, est absolue. Elle ne comporte aucun degré. Tous
-les hommes ont une notion égale et lucide du Devoir. Il y a le bien et
-le mal; et ces deux couleurs ne comptent aucun aveugle. Il s’exalte, il
-s’enivre de ses paroles comme d’une bave: il en arrive à proclamer le
-libre arbitre, à déclarer que ceux qui mettent en doute la certitude
-morale sont des malfaiteurs. Pour lui, il n’a jamais éprouvé aucune
-hésitation: le bien est à gauche et le mal est à droite. Il n’y a pas de
-cas de conscience. Une voix intérieure, une voie impeccable, une voix
-impérative, nous dicte toujours notre devoir. Douter de cela, c’est
-douter de la dignité humaine. Ah! le bon type d’imbécile! Qu’on me donne
-un tome d’Escobar, qu’on me permette de relire la page où cet homme
-véridique avoue «qu’il n’est pas donné à l’homme d’acquérir des choses
-une certitude pleine et entière».
-
- [17] Il y a une édition du _Syllabus_ imprimée à Genève par les soins
- de quelque ministre, qui est bien intéressante.
-
- Les quatre premiers articles sont approuvés pleinement. Ce sont ceux
- qui condamnent toute la philosophie moderne; et il s’écrie à
- l’article LVI: «_Anathème à qui dira_: Les Lois de la morale n’ont
- pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du tout nécessaire
- que les lois humaines soient conformes au droit naturel, ou qu’elles
- reçoivent de Dieu la force obligatoire.» Il s’écrie: _Bon article!_
- Je crois bien: c’est le garrot. Le _Syllabus_ est d’ailleurs un des
- plus beaux morceaux d’éloquence qui soient en aucune littérature.
- Comme la formule _Anathème_, etc., n’est pas répétée à chaque
- article, on en peut lire des pages entières, avec une véritable
- volupté intellectuelle:
-
- «LIX. Le droit réside dans le fait matériel; tous les devoirs des
- hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains
- constituent un droit.»
-
- «LX. L’autorité n’est pas autre chose que le résultat du nombre et
- des forces naturelles.
-
- Cela est plus clair et plus beau en latin:
-
- _LX. Auctoritas nihil aliud est nisi numeri et materialium virium
- summa._
-
- _LXI. Fortunata facti injustitia nullum juris sanctitati detrimentum
- offert._
-
- L’article II si tranchant, du bon Spinoza:
-
- _Neganda est omnis Dei actio in homines et mundum._
-
- [18] En son livre, dont je n’ai pas encore cité le titre: _la Morale
- des Jésuites_. Paris, 1880.--Ce livre ne se compose guère que d’une
- préface et de trois discours prononcés à la Chambre en juin et
- juillet 1879. Le reste, près de 600 pages sur 700, est une
- traduction de passages choisis (avec un certain sens polémique) dans
- les œuvres des casuistes.
-
-
-XIII
-
-L’ÉQUIVOQUE ET LA RESTRICTION MENTALE.--Ce sont des surnoms honnêtes ou
-puérils du mensonge. Les casuistes ont bien connu que les hommes ne
-pouvaient tenir société sans recourir au mensonge; mais, n’osant
-contrevenir directement à un précepte du Décalogue, ils imaginèrent des
-subterfuges. La méthode des Jésuites comporte quantité de caches, de
-portes dissimulées, de trappes, toute une machinerie vraiment
-déplaisante. Un terrain uni et solide convient mieux, avec des murailles
-sans surprises, aux jeux de la discussion. Mais ils étaient pris entre
-leur foi théologique et leur scepticisme moral; de là ces pans de
-tapisserie qui s’ouvrent pour permettre au conspirateur de dépister les
-alguazils aussi bien que les «familiers»; car ils furent toujours un peu
-traités comme les ennemis du genre humain: l’Inquisition d’Espagne
-inquiétait Escobar pour la sévérité de sa doctrine cependant que Pascal
-le bafouait pour son relâchement. Pascal le savait: et cela prouve bien
-que son fameux mot, «vérité en deçà--erreur au delà», représente, non
-pas la constatation d’un philosophe, mais la plainte d’un chrétien.
-
-Pascal est d’avis qu’on ne doit jamais mentir; Arnauld, qui le
-fournissait de citations tronquées, était «tutioriste», sinon
-l’inventeur du mot et de la doctrine. Les casuistes de la Compagnie,
-plus déliés, d’esprit souriant, ne pouvaient consentir à répéter
-éternellement aux hommes: le mensonge est toujours un péché. Défendre
-toujours le mensonge, cela équivalait, selon leur justice ingénieuse, à
-damner toute l’humanité, puisque les sociétés humaines ne sont possibles
-que par le mensonge, puisque, pour tout dire, le mensonge est le grand
-lien social[19].
-
- [19] Voir sur le rôle du mensonge le chapitre intitulé _les Femmes et
- le langage_, dans la deuxième partie du présent ouvrage.
-
-Je crois qu’il ne faut pas reculer devant le mot. Pourquoi équivoquer
-comme saint Augustin et distinguer entre «mentir» et «cacher la vérité»?
-Il est vrai que cette distinction, si elle est mauvaise verbalement, est
-juste moralement. Il y a bien des sortes de mensonges. Il y a surtout
-ceux qui sont innocents et ceux qui poignardent. Moïse n’en défend
-qu’un, le faux témoignage. Le P. de Condren, un oratorien qui ne passait
-pas pour un ami de la morale facile, a établi très dignement ce qu’on
-pourrait appeler le droit au mensonge. Il use, comme saint Augustin, de
-deux termes, mais choisis avec finesse: «Toute la difficulté vient de ce
-qu’on confond le mensonge avec la fiction, de ce qu’on comprend sous le
-nom de ce péché odieux toutes les apparences qui se peuvent donner
-légitimement sans violer ni la justice, ni la charité, ni la simplicité,
-ni aucune autre vertu.» A cette objection que «nos paroles sont les
-signes naturels de nos pensées; et que, par conséquent, c’est un péché
-contre nature, quand elles ne sont pas conformes», il répond «que les
-paroles sont signes libres et volontaires de nos intentions plutôt que
-de nos pensées... L’homme a droit et même obligation de défendre son
-honneur et ses biens, et tout ce qui appartient au prochain, de ses
-paroles aussi bien que de ses mains[20]». Cette distinction entre le
-mensonge et la fiction, si ingénieuse (comme le remarque le P. Daniel),
-les Jésuites ne semblent pas l’avoir goûtée. Ils admettent que déguiser
-la vérité est toujours un mensonge, et leur art n’intervient que pour
-composer des formules qui permettent à la fois de ne pas mentir et de ne
-pas dire la vérité. En cela, il faut l’avouer, leur art est misérable.
-Sans doute, Pascal, sur ce point comme sur tous les autres, a exagéré et
-même dénaturé la pensée des casuistes. Sanchez dit quelque part: «Ce
-n’est pas mentir que d’user de termes ambigus en les faisant entendre en
-un autre sens qu’on ne les entend soi-même.» Et il ajoute: «Il n’y a pas
-là mensonge proprement dit, mais l’usage de ces termes n’en doit pas
-moins être défendu, à moins qu’il n’y ait une cause légitime qui nous
-donne droit d’en user.» «Je veux maintenant, dit le Jésuite, vous parler
-des facilités que nous avons apportées pour faire éviter les péchés dans
-les conversations et dans les intrigues du monde. Une chose des plus
-embarrassantes qui s’y trouve est d’éviter le mensonge, et surtout quand
-on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C’est à quoi sert
-admirablement notre doctrine des équivoques par laquelle il est permis
-d’user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre sens qu’on
-ne les entend soi-même, comme dit Sanchez[21].» On voit combien il est
-dangereux d’aller chercher dans _les Provinciales_ des arguments contre
-les casuistes. Le plan de cette lettre, particulièrement calomnieuse,
-fut fourni à Pascal par Nicole. La polémique anti-cléricale vit depuis
-deux siècles et demi sur quelques citations équivoques par quoi Pascal
-raille l’équivoque. C’est un des plus curieux exemples de tromperie qui
-soient au monde. Il semble pourtant que les Jansénistes auraient pu
-demeurer dans l’exactitude sans risques pour leur cause, car c’est un
-point où les Jésuites sont extrêmement faibles, et même ridicules.
-Cependant que l’on examine telle formule d’Emmanuel Sa: «Toute personne
-qui n’est pas interrogée légitimement peut répondre qu’elle ne sait rien
-de ce qu’on lui demande, en sous-entendant _de façon qu’elle soit
-obligée de le dire_.» Le moyen est médiocre comme sauvegarde de la
-liberté; mais il n’est pas monstrueux. Il est vrai que les pamphlétaires
-suppriment dans la proposition le «n’est pas interrogé légitimement». Et
-ainsi de même en toutes les propositions analogues. Si Castro Palao
-commence par ces mots une dissertation sur l’équivoque: «Toutes les fois
-qu’il se présente un juste sujet de déguiser la vérité...», on biffe
-cette prémotion, et la suite semble le préambule d’un code de bandits.
-
- [20] Cité par le P. DANIEL. _Réponse aux Lettres Provinciales de L. de
- Montalte, ou Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe_. A Bruxelles, 1697,
- pages 371-373.
-
- [21] DANIEL, _op. cit._, pages 277-80.
-
-Il reste que les hommes sont imbéciles et qu’il ne faut point leur
-parler nuances et subtilités. L’affirmation grossière, voilà ce qui
-convient au peuple,--et par peuple, comme disait Mme de Lambert,
-j’entends tout ce qui pense bassement et communément. Tous ceux qui,
-répugnant à admettre la légitimité pure et simple du mensonge, se
-trouveront dans le cas d’expliquer que «toute vérité n’est pas bonne à
-dire», tomberont dans les maladresses où les Jésuites ont trébuché. A
-chaque instant, dans la vie, et non pas seulement pour le mensonge, on
-se trouve pris entre «Tu ne dois pas...» et «Il faut...». Que l’on
-appelle cela cas de conscience ou conflit moral, peu importe; mais une
-solution est nécessaire, puisque l’action est nécessaire. On se voit
-donc obligé, quand on a posé une morale trop sévère, de la ruiner peu à
-peu par des complaisances, pour permettre le jeu, de plus en plus
-complexe, de la vie. Les Jésuites, sans s’en douter, travaillèrent
-contre la morale chrétienne dans le même sens que les poètes, les
-conteurs, les philosophes et les savants. Mais leur malheur, et la cause
-du mépris qu’ils ont subi, est qu’ils le firent sans franchise et
-parfois sans dignité. Ils ont rongé comme des rats le vaisseau qui les
-portait; croyant le rendre plus léger et plus habile à vaincre les
-courants, ils l’ont criblé de trous par où est monté le bouillonnement
-de la mer. A force de finesse, de logique, de bon vouloir, ils ont été
-inintelligents. On peut les dédaigner, puisqu’ils ne sont plus bons à
-rien, puisqu’ils sont rentrés dans le rang, mais non les maudire. Quand
-le vaisseau de la vieille morale chrétienne sombrera tout à fait, qu’une
-voix s’élève pour dire la litanie des Sa, des Suarez, des Escobar, pour
-nommer ces démolisseurs stupides et patients qui ont travaillé pendant
-des siècles à préparer le naufrage de la nef de saint Pierre. Calvin
-voulait les tuer ou, «si cela ne se peut commodément faire», ajoute-t-il
-naïvement, les écraser sous le mensonge et la calomnie: «Jesuite vero,
-qui se maxime nobis opponunt, aut necandi, aut, si hoc commodo fieri non
-potest, ejiciendi, aut certe mendaciis et calumniis opprimendi sunt.»
-Voilà une haine que je ne comprends guère, à moins qu’on n’y mêle Calvin
-lui-même et tous les fanatiques, et peut-être tous les croyants; mais
-cela serait l’humanité entière, car combien y a-t-il d’hommes libres? Le
-point de vue est donc détestable. Ce n’est pas sur leurs croyances qu’il
-faut juger les hommes, ni sur leur manière d’interpréter dogmatiquement
-la morale. Il y a d’autres contacts pour la sensibilité; l’esprit a
-d’autres antennes.
-
-
-XIV
-
-BRÈVE CONCLUSION.--C’est bien moins avec l’esprit scientifique qu’avec
-l’esprit protestant et rationaliste que les Jésuites furent en
-désaccord. Ils représentèrent, en somme, la partie la plus saine et la
-plus acceptable du christianisme, celle qui tâchait d’accommoder des
-principes destructeurs aux nécessités de la vie. Avec eux on put
-s’entendre superficiellement, sur presque tout; avec le chrétien pur,
-l’entrée en conversation était à peine possible. Tant qu’il eut besoin
-de cet intermédiaire, ils furent dans le siècle quelque chose comme le
-médiateur plastique de la vieille philosophie: dans ce rôle, devenu
-inutile, les Jésuites rendirent des services que l’on ne doit pas
-oublier à la civilisation, à la liberté des mœurs.
-
-
-
-
-_DEUXIÈME PARTIE_
-
-NOUVELLES DISSOCIATIONS D’IDÉES
-
-
-
-
-LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ
-
-
-I
-
-L’idée de gloire n’est pas des plus difficiles à résoudre. On la peut
-identifier avec l’idée générale d’immortalité, dont elle n’est qu’une
-des formes secondaires, et des plus naïves; elle n’en diffère que par la
-substitution de la vanité à l’orgueil. Là, nous avons l’idée de durée
-fortifiée par l’orgueil d’un être qui se croit une importance
-immortelle, mais consent à jouir sans fracas d’une pérennité absolue;
-ici, la vanité, remplaçant l’orgueil, écarte l’idée d’absolu, ou, se
-déclarant incapable de l’atteindre, s’accroche à un désir, d’éternité
-sans doute, mais d’éternité objective, sensible à autrui, d’éternité un
-peu de parade et qui perd en bruit répandu par le monde ce que
-l’immortalité absolue gagne en profondeur et en orgueilleuse humilité.
-
-Les mots abstraits définissent mal une idée abstraite; il vaut mieux
-s’en rapporter à l’opinion commune. La gloire, on sait ce que c’est; la
-gloire littéraire, tout écrivain se l’imagine. Rien de plus clair que
-ces sortes d’illusions; rien de plus clair que le désir ou que l’amour.
-Les définitions, où les dictionnaires seuls sont obligés, contiennent de
-réalité ce que contient de vie obscure et grouillante un filet relevé
-mal à propos de la mer où il attendait sa proie; des varechs s’y tordent
-et de grêles bêtes y meuvent leurs pattes translucides, et voici toutes
-sortes d’hélices ou de valves qu’une sensibilité mécanique tient
-forcloses, mais la réalité, qui était un gros poisson, a, d’un coup de
-queue, passé par-dessus bord. En général, les phrases nettes et claires
-n’ont aucun sens, ce sont des gestes affirmatifs qui suggèrent
-l’obéissance, et voilà tout. L’esprit humain est si complexe et les
-choses sont si enchevêtrées les unes dans les autres que, pour expliquer
-un brin de paille, il faudrait démonter tout l’univers; et il n’est dans
-aucune langue aucun mot de race sur lequel une intelligence lucide ne
-puisse bâtir un traité de psychologie, une histoire du monde, un roman,
-un poème, un drame, selon les jours et la qualité de la température. La
-définition, c’est le sac de farine comprimée et qui tient dans un dé.
-Que pouvons-nous faire de cela, si nous n’explorons pas les mers
-antarctiques? Il est plus à propos de passer au microscope une pincée de
-farine et d’y chercher avec patience parmi le son le vivant amyle. Dans
-les résidus laissés par l’analyse de l’idée d’immortalité, on trouvera
-l’idée de gloire à l’état brillant de paillette.
-
-L’homme se croit encore la dernière œuvre de la force créatrice. Darwin,
-corroborant la Bible, n’a fait qu’au sixième jour sortir des limbes le
-couple humain. Et les savants les plus qualifiés en sont là, et cela
-permet ces écrits douteux où l’on célèbre les équivoques accordailles de
-la Science et de la Foi. Mais le darwinisme va s’évanouir devant des
-notions plus précises. Demain nous ne serons plus tenus de croire que la
-génitrice du monde, ayant organisé sans idées morales les espèces
-inférieures, inventa l’homme pour déposer dans son cerveau un principe
-dont elle s’était fort bien passée elle-même au cours de ses travaux
-préparatoires. Si l’homme n’est plus la dernière venue des créatures, si
-l’homme est un animal fort ancien dans l’histoire de la vie, si la fleur
-de l’arbre vital est, non pas Adam, mais la Colombe, toute la
-métaphysique de la morale va crouler. Quoi, après ce chef-d’œuvre,
-l’Homme, Il (ou Elle, selon le mot nul que l’on suppose) s’est abaissé à
-faire l’oiseau! Quoi, la grue après l’ancêtre d’Abraham! Cela est ainsi.
-Les travaux de M. Quinton[22] ne vont plus permettre d’en douter. Il
-devient certain que l’intelligence humaine, loin d’être le but de la
-création, n’en est qu’un accident, et que les idées morales ne sont que
-des végétations parasites nées d’un excès de nutrition. Les phénomènes
-intelligence, conscience morale, et tous les titres de noblesse énumérés
-dans le parchemin, auraient pu, sans doute, apparaître chez n’importe
-quelle autre espèce; les oiseaux, dont l’évolution n’est pas finie, n’en
-seront peut-être pas exemptés. Leur système artériel est bien supérieur
-à celui de l’homme, plus simple et plus solide; ils peuvent manger sans
-s’interrompre de respirer; ils volent, ils parlent, ils peuvent réciter
-les Droits de l’homme ou le Symbole de Nicée, exercices suprêmes de bien
-des hommes. L’oiseau, roi chronologique de la création, est demeuré
-jusqu’ici, et malgré ses perfectionnements, un animal; la série des
-oiseaux ne semble pas, pour l’intelligence, supérieure à la série des
-mammifères, où l’homme figure à titre d’inexplicable exception. On ne
-pourrait donc considérer l’intelligence comme une finalité que si
-chacune des espèces animales était rigoureusement déterminée et fixe.
-C’est l’opinion, au moins provisoire, de M. Quinton. Les espèces, depuis
-qu’elles sont espèces, depuis que les individus qui la composent se
-reproduisent en des êtres identiques à eux-mêmes, les espèces, telles
-que définies, par ces syllabes, _espèce_, peuvent disparaître; elles ne
-peuvent plus se modifier. L’homme a très certainement passé par des
-états divers où il n’était pas un homme; mais du jour où l’homme a
-produit un homme, l’humanité était immuable. Il est donc possible que
-l’intelligence humaine, au lieu d’être un accident, une dérogation, ait
-été déterminée, dès l’origine, comme la main humaine, comme les pieds
-humains, comme les cheveux humains. Elle aurait donc, dans l’univers, un
-rôle normal et logique, et son excès même, le génie, ne serait plus
-qu’une exubérance de force. Mais il resterait à expliquer la stupidité
-de l’oiseau; serait-ce le témoignage de la dégénérescence intellectuelle
-des forces créatrices? L’opinion la plus probable est que l’intelligence
-est une excroissance comme la galle du chêne; quel est l’insecte qui
-nous a fait cette piqûre? Nous ne le saurons jamais.
-
- [22] _Communication à l’Académie des Sciences_, 13 avril 1896,
- certifiée et précisée par des travaux ultérieurs que M. Quinton m’a
- expliqués. Sans appareil scientifique, voici, d’après de précieuses
- conversations, quel serait l’ordre général d’apparition des animaux,
- à partir des poissons, en ne tenant compte que de celles qui sont
- encore représentées:
-
- I. Poissons IV. Mammifères V. Oiseaux
- II. Batraciens
- III. Reptiles
- a. _Monotrèmes_
- b. _Marsupiaux_
- c. _Édentés_
- d. _Rongeurs_
- e. _Insectivores_
- f. ...
- g. ...
- ...
- x. _Primates_: (Lémures, Singes,
- Hommes.)
- y. _Carnivores_: (derniers venus:
- Renard Bleu, Ours blanc.)
- z. _Ruminants_: (dernier venu:
- Renne.)
-
- Les rapports de cette liste avec une question quelconque de
- philosophie générale sont évidents pour qui sait associer les idées.
- Voltaire en eût tressailli de joie. D’autre part, je tiens à
- l’honneur d’avoir été le premier à annoncer au grand public ces vues
- nouvelles de la science, qui auront logiquement une magnifique
- fécondité de conséquences. Antérieurement, j’y ai fait une allusion
- moins précise, notamment dans la _Wiener Rundschau_ du 1er mai 1899.
-
-Que l’intelligence soit, comme le croyait Taine, un produit normal du
-cerveau, ou qu’elle soit une maladie, cela importe peu, d’autant plus
-qu’une tare qui se transmet telle quelle de génération en génération
-finit par perdre ses caractères pathologiques; elle fait partie
-intégrale et normale de l’organisme[23]. Cependant son origine
-accidentelle se trouve corroborée par ceci: excellent instrument pour
-les combinaisons aprioristes, l’intelligence est, spécialement
-dirait-on, inapte à percevoir les réalités. C’est à cette infirmité que
-sont dues les métaphysiques, les religions et les morales. Comme le
-monde extérieur ne peut arriver à la conscience qu’en épousant avec
-scrupule tous les replis de la poche et tous ses détours, il arrive
-qu’en croyant avoir une image du monde nous n’avons qu’une image de
-nous-mêmes. Certains redressements sont possibles; l’analyse des
-phénomènes de la vision nous a fait admettre cela; par la comparaison de
-nos sensations et de nos idées avec ce que nous pouvons comprendre des
-sensations et des idées d’autrui, on arrive à déterminer des moyennes
-probables: mais surtout des moyennes négatives. On dresserait plus
-facilement une liste des non-vérités qu’une liste des vérités. Affirmer
-que telle religion est fausse ne dénote plus une grande hardiesse
-d’esprit ni même beaucoup d’esprit; la véracité d’aucune religion n’est
-plus un sujet de controverse que pour les différents clergés européens
-dont c’est le gagne-pain ou pour ces rationalistes attardés qui guettent
-toujours, comme leur maître Kant, l’heure propice et lucrative des
-conversions opportunes. Mais à la question naïve de ces esprits qui ont
-horreur du vide, comme la nature du XVIIe siècle: Par quoi
-remplacez-vous cela? Nul ne peut répondre. Il suffit, et c’est assez
-beau, d’avoir transmué en non-vérité, une vérité. Le métier supérieur de
-la critique, ce n’est pas même, comme le proclamait Pierre Bayle, de
-semer des doutes; il faut aller plus loin, il faut détruire, il faut
-incendier. L’intelligence est un instrument excellent de négation; il
-est temps de l’utiliser, et de cesser de vouloir élever des palais avec
-des pioches et des torches.
-
- [23] On peut ainsi concevoir l’intelligence comme une forme initiale
- de l’instinct. L’intelligence humaine serait destinée à se
- cristalliser en instinct, comme cela est advenu pour l’intelligence
- des autres espèces animales. La conscience disparaîtrait, laissant
- toute liberté à l’acte inconscient nécessairement parfait dans les
- limites de sa fin. L’homme conscient est un écolier qui se révélera
- maître le jour où il sera devenu une machine délicate, mais sûre,
- comme le castor, comme l’abeille.
-
-L’histoire de l’idée d’immortalité est un bon exemple de notre
-impuissance congénitale à percevoir les réalités autrement que réformées
-et retravaillées par l’entendement. L’idée d’immortalité est née de la
-croyance au double. Pendant le sommeil, et alors que le corps est
-inerte, il y a une partie de l’homme qui se meut, qui voyage, qui
-combat, qui mange, jouit ou souffre, exerce tous les phénomènes de la
-vie; cette partie de l’homme, ce double de l’homme, ce corps astral,
-survit à la décomposition du corps matériel dont il conserve les usages
-et les besoins. Telle est sans doute l’origine de la croyance à ce que
-nous appelons, depuis l’hellénisme, l’immortalité de l’âme; à un stade
-plus ancien, la religion égyptienne est basée sur la théorie du double:
-c’est pour les doubles et non pour les âmes qu’on dispose des
-nourritures réelles, et plus tard symboliques, dans les tombeaux. Mais
-la religion égyptienne est déjà surchargée de l’idée de justice,
-d’équilibre; on pèse les doubles dans les balances du bien et du mal; la
-métaphysique de la morale a obscurci l’idée primitive d’immortalité, qui
-n’est autre chose que l’idée pure de durée indéfinie.
-
-Pour les théologiens, pour les philosophes, s’il y en a encore à
-professer ces honnêtes doctrines, pour le commun des hommes, l’idée
-d’immortalité ou de vie future est intimement liée à l’idée de justice.
-Le bonheur éternel est une compensation accordée aux douleurs humaines;
-il y a aussi, mais alors pour les seuls théologiens, de personnels
-supplices, par quoi sont punis les manquements aux ordres des prêtres;
-et ces tourments sont encore pour les bons un surcroît de récompense et
-une garantie contre la promiscuité. Il y a là une sélection
-aristocratique, mais basée sur l’idée de bon et de mauvais, au lieu de
-l’être sur l’idée de force et de faiblesse. Ces étranges renversements
-des valeurs mettaient Nietzsche fort en colère; il faut les accepter au
-moins comme des conséquences transitoires de la sensibilité de l’homme
-civilisé. L’homme primitif, dont les nerfs vibrent peu et dont
-l’intelligence est passive, ressent la souffrance, quoique amortie, mais
-ne ressent pas l’injustice, qui est souffrance morale. Pour retrouver un
-pareil état, il faut franchir les régions moyennes et interroger un
-Gœthe, un Taine ou un Nietzsche, les hommes chez qui l’intelligence a
-enfin vaincu, par son excès même, et repoussé les supplications de la
-pitié et les tentations sentimentales de la justice. Si l’idée
-d’immortalité était née dans une intelligence supérieure, elle n’aurait
-différé que par plus de logique, des conceptions brutales de l’humanité
-primitive.
-
-M. Marillier a recueilli et coordonné tout ce qui, dans les croyances
-des non-civilisés, touche à la survivance de l’âme[24]; il résulte de
-l’ensemble des faits que l’idée de justice n’a aucunement coopéré à la
-conception de l’idée d’immortalité. Il y eut peu de découvertes plus
-importantes pour l’histoire des croyances humaines. L’idée d’immortalité
-fut d’abord, comme ose le dire M. Marillier, une idée purement
-scientifique; elle est le grossissement et le prolongement d’un fait,
-mal observé, mais d’un fait. La vie future est la suite de la vie
-présente, et elle comporte les mêmes usages, les mêmes plaisirs, les
-mêmes déboires. Ce monde a, lui aussi, un double: l’autre monde. Les
-méchants et les bons, les forts et les faibles y continuent leur état.
-Parfois la vie, sans que ses éléments changent de relation, y est plus
-clémente; parfois dans les mêmes conditions, pire. Si la vie future est
-considérée comme meilleure ou comme pire, elle est la même pour tous.
-Meilleure, c’est l’égalité parfaite dans les jouissances médiocres qui
-sont l’idéal moyen aussi bien du civilisé que du sauvage. Les tribus de
-la Nouvelle-Guinée, anémiées par la faim, rêvent de manger du sagou à
-discrétion pendant toute l’éternité. Comme on pourrait découvrir, même
-dans ce paradis égalitaire, une assez vague idée de compensation, donc
-de justice, il faut aller plus loin, à Java, où le paradis, sans doute à
-cause d’un excessif péage, n’était accessible qu’aux riches; chez ces
-résignés, où seuls les rois, les prêtres et les nobles étaient sauvés; à
-Bornéo, où l’au-delà, divisé en sept cercles, correspondait aux sept
-divisions de la hiérarchie sociale. En un autre coin de la grande île,
-«toute personne qu’un homme tue en ce monde devient son esclave dans
-l’autre». Voilà un paradis nettement basé sur l’idée de force et une
-croyance qui se rit un peu de l’impératif catégorique. Non seulement le
-faible n’est pas «compensé», mais sa faiblesse et sa souffrance peuvent,
-par le caprice du fort, être portées à l’infini; le tueur s’est acquis
-un profil immortel. Des sociétés où il y a de la poésie, de l’art, des
-rires, de l’amour, vivent encore avec une telle morale; on peut en être
-contristé, on n’en est pas surpris, car il est évident que voici contre
-les étrangers un terrible élément de résistance. Cela a ses
-inconvénients: de temps en temps, à Bornéo, une troupe de jeunes Dayaks,
-qui n’ont pas encore tué, se précipite dans une ville et tue; ayant
-ainsi gagné la vie éternelle et un esclave, ils se tiennent plus
-tranquilles. Chez les Shans, exterminé par un éléphant, on est privé de
-paradis; mangé par un tigre, on devient tigre; les femmes mortes en
-couche deviennent des lamies et hantent les tombes, pieds retournés,
-talons en avant. Aux Mariannes, il y a un paradis et un enfer; la mort
-violente conduit en enfer, la mort naturelle conduit en paradis: ces
-peuples étaient de toute éternité voués à l’esclavage. En une autre
-région de l’Océanie, le sort de l’âme est joué par la famille du défunt
-à pair ou impair: impair, c’est l’anéantissement; pair, le bonheur
-éternel. A Tahiti, les âmes aveugles s’en vont au hasard, sortant des
-corps, vers une plaine où il y a deux pierres: l’une, si on la touche
-d’abord, donne la vie immortelle, l’autre l’éternelle mort. Ceci est une
-absurdité presque sublime; c’est grandiose et terrible ainsi que la
-prédestination. Saint Augustin la plaçait dans la nuit d’avant la
-naissance; les Tahitiens la situaient dans les ténèbres d’après la mort.
-Le protestantisme, auquel ces pauvres gens se sont adonnés depuis, ne
-les a pas beaucoup changés de croyances; en général, le plus grand
-effort d’un novateur religieux ou philosophe est de mettre, et
-réciproquement, à la fin ce qui se trouvait au commencement.
-
- [24] _La Survivance de l’âme et l’idée de justice chez les peuples non
- civilisés_, Paris, Leroux, 1894.
-
-En s’agrégeant à l’idée d’immortalité, l’idée de justice en a donc
-singulièrement troublé le caractère originel; elle a même contaminé
-l’idée d’immortalité terrestre, l’idée de gloire.
-
-
-II
-
-Comment la gloire, d’abord réservée aux rois et aux guerriers chantés
-par les poètes, a-t-elle fini par être attribuée aux poètes plus encore
-qu’aux héros de leurs poèmes, c’est un fait de civilisation dont
-l’origine exacte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Il serait plus curieux
-d’apprendre par suite de quelle modification dans les mœurs ou de quel
-agrandissement de l’égoïsme et de la vanité, à l’idée de pérennité du
-nom et de l’œuvre vint s’adjoindre l’idée compliquée de justice. Un
-dramaturge athénien, si son œuvre était bafouée par le peuple, à quelle
-époque de la civilisation grecque eut-il l’audace d’en appeler à la
-postérité? Connaît-on de très anciens textes où se lisent de pareilles
-récriminations? La sensibilité s’est tellement accrue qu’il n’est plus à
-cette heure de poétereau dédaigné qui ne songe à la justice des
-générations futures; l’_exegi monumentum_ d’Horace et de Malherbe s’est
-démocratisé, mais comment croire que la vanité des auteurs ait eu un
-commencement? Il faut l’admettre cependant, pour se tenir dans la
-logique des développements successifs du caractère humain. La gloire
-littéraire ne fut d’abord que le sentiment de la durée future de la
-réputation présente; sentiment légitime et qui concorde assez bien avec
-les faits, car les déchéances absolues sont presque aussi rares que les
-réhabilitations solides. A ce moment, c’est une probabilité
-scientifique. Eschyle croit que la relation qui existe de son vivant
-entre les _Suppliantes_ et l’opinion publique se maintiendra équivalente
-au cours des âges. Eschyle a raison; mais non, s’il fait le même rêve
-pour les _Danaïdes_ et les _Égyptiens_. Cependant Pratinas se voit dans
-l’avenir l’un des rivaux d’Eschyle, et Pratinas n’est plus qu’un mot, à
-peine un nom. L’idée de gloire, même en sa forme la plus ancienne et la
-plus légitime, contiendrait donc l’idée de justice au moins par
-prétérition, puisque sa non-réalisation nous suggère l’idée d’injustice.
-Mais il ne faut pas faire raisonner d’après notre sensibilité des hommes
-d’une civilisation aussi ancienne. Pratinas se fût peut-être soumis au
-destin: il eût peut-être qualifié de fait pur et simple ce que nous nous
-plaisons à nommer injustice. L’idée de justice étant soumise aux
-variations de la sensibilité, est des plus instables. La plupart des
-faits que nous rangeons aujourd’hui dans la catégorie de l’injustice,
-les Grecs la laissaient dans la catégorie du destin; à d’autres, que
-nous jetons dans la fosse sous le nom de malheurs ou de fatalité, ils
-s’ingéniaient à y trouver des remèdes. En principe, quand un peuple
-rétrécit la catégorie destinée au profit de la catégorie injustice,
-c’est qu’il commence à s’avouer sa propre décadence: l’extrême état de
-sensibilité à l’injustice se traduit par le bâillon du Zaina, qui ne
-respire qu’à travers un voile pour ne détruire aucune vie[25]. État de
-dégradation intellectuelle vers lequel marche aussi l’humanité
-européenne, où les végétariens mystiques furent les précurseurs des
-socialistes sentimentaux. N’avons-nous pas déjà les «frères inférieurs»
-et n’entendons-nous pas louer les machines qui épargnent aux animaux
-d’exercer leurs muscles? Pleurer sur l’esclave, qui tourne la roue, ou
-sur le poète qui chante dans le désert, signe de dépravation: car
-l’esclave qui tourne la roue, c’est qu’il aime la vie plus qu’il ne
-souffre de son labeur, et le poète qui roucoule dans un trou comme le
-crapaud, c’est que sa chanson est un agréable exercice physiologique.
-
- [25] BARTH, _Religions de l’Inde_, dans _l’Encyclopédie des Sciences
- religieuses_.
-
-Les lois physiques, que des savants promulguèrent ou constatèrent, sont
-des aveux d’ignorance. Quand on ne peut expliquer un mécanisme, on
-affirme que ses mouvements s’opèrent en vertu d’une loi. Les corps
-tombent en vertu de la loi de la pesanteur; cela équivaut, dans le
-sérieux, à la bouffonne _virtus dormitiva_. Les catégories sont des
-aveux d’impuissance. Jeter un fait dans l’abîme destin ou dans le tiroir
-injustice, c’est renoncer à l’exercice des plus naturelles facultés
-analytiques. Les _Lusiades_ furent sauvées parce que Camoëns savait très
-bien nager, et le premier traité de Newton sur la lumière et les
-couleurs fut perdu parce que son petit chien, Diamant, renversa un
-flambeau. Présentés ainsi, ces deux événements ne rentrent plus ni dans
-la catégorie Providence ni dans la catégorie Fatalité; ce sont des faits
-inqualifiables, des faits comme il s’en est produit des milliers, sans
-que les hommes y aient trouvé prétexte à l’enthousiasme ou à la colère.
-Qu’Eschyle ait survécu et que Pratinas soit mort, ce sont des aventures
-comme il en arrive à la guerre; il y en a de plus scandaleuses, mais ni
-les unes ni les autres ne se doivent juger d’après la notion puérile
-d’une justice distributive. Si la justice est blessée parce que Florus
-surnage dans le naufrage où périrent Varius et Calvus, c’est la justice
-qui a tort; ce n’était point là sa place.
-
-Cependant, comme elle s’est agrégée à l’idée de paradis, l’idée de
-justice est devenue la parasite de l’idée de gloire. A l’immortalité que
-Tahiti jouait à pile ou face, on substitua jadis, croyant bien faire,
-l’immortalité providentielle; mais pour ce qui est de la gloire, du
-moins, nous savons que la Providence, si elle ne tire pas au sort le nom
-des élus, se détermine par des motifs peut-être inavouables. Pour
-injuste que soit l’homme, par nature et par goût, il est moins injuste
-que le Dieu qu’il a créé: ainsi des hommes chastes procréent d’obscènes
-littératures, comme le faisait remarquer Ausone, avec à propos; ainsi
-l’œuvre du véritable génie est toujours inférieure au cerveau qui
-l’enfanta. La civilisation a mis dans la gloire un peu de méthode,
-provisoirement.
-
-Même dans l’ordre spirituel, les hommes ont presque toujours été en
-désaccord avec les décisions de leurs dieux. La plupart des saints
-d’autrefois furent créés par le peuple malgré les prêtres; au cours des
-siècles, le catalogue des saints et le catalogue des grands hommes se
-sont différenciés, au point de ne plus bientôt porter un seul nom
-commun. Presque tous les hommes vénérables de ce siècle, presque tous
-ceux dont l’argile contenait des veines ou des traces d’or sont des
-réprouvés. Nous vivons aux temps de Prométhée. Quand la Providence
-gouverna seule la terre, pendant l’interrègne de l’humanité, elle fit de
-telles hécatombes que l’intelligence manqua de périr. En l’an 950, le
-fils d’un serf d’Aurillac, le jeune Gerbert, concentre en lui presque
-toute la tradition européenne; il est à lui seul la civilisation. Quel
-moment dans l’histoire! Les hommes, par un instinct admirable, en firent
-leur maître: il fut le pape Silvestre II. Mort, on commença de bâtir,
-sur cette colonne qui avait soutenu le monde, la légende qui devait
-aboutir au _Faust_ de Gœthe. Telle est la gloire, que Gerbert est
-inconnu. Mais il n’est pas inconnu comme Pythagore; on a pu écrire sa
-vie, on a conservé ses écrits. Si Gerbert n’est pas un de nos grands
-hommes aujourd’hui, il le sera peut-être demain; il a gardé intactes
-toutes ses possibilités de résurrection. C’est que, pour laisser de côté
-l’idée paradoxale de Providence, depuis Gerbert, nous n’avons presque
-pas changé de civilisation.
-
-Lorsque les Chrétiens arrivèrent au pouvoir, ils ne conservèrent, outre
-ce que le hasard épargna, que les livres nécessaires à l’enseignement
-scolaire. Il est resté de l’Antiquité ce qui serait resté du XVIIe
-siècle, si les professeurs de la vieille Université, joints aux Jésuites
-et aux Minimes, avaient eu un droit de vie et de mort sur le livre.
-Ajoutant La Fontaine au catalogue de Boileau, ils brûlaient le reste.
-Les Chrétiens brûlèrent beaucoup, malgré leurs protestations d’amour: et
-ce qu’ils ne brûlèrent pas, ils l’amendèrent. C’est à eux que l’on doit
-l’image, presque burlesque, d’un Virgile chaste. L’inachèvement
-authentique de l’Énéide fut un bon prétexte aux coupures et aux
-grattages; les libraires, chargés de la besogne, y furent d’ailleurs
-inintelligents et paresseux. Mais la grande cause de la disparition de
-presque toute la littérature païenne fut plus générale. Un jour vint où
-on la jugea sans intérêt: dès les premiers siècles, son cercle avait
-commencé de se rétrécir. Une sainte Cécile pouvait-elle se plaire à
-Gallus? Cette délicieuse et héroïque romaine (qu’on retrouva au siècle
-dernier couchée en poussière dans sa robe sanglante) ayant changé de
-religion changea de cœur. Les femmes cessèrent de lire Gallus, et Gallus
-a péri presque tout.
-
-Dans le livre intéressant qu’il rédigea sur ce sujet[26], M. Stapfer n’a
-pas tenu compte des changements de civilisation. Pour expliquer la perte
-de tant de livres anciens, il n’a songé qu’au hasard. Le hasard est un
-masque; et c’est précisément le devoir de l’historien de le soulever ou
-de le déchirer. Du VIe siècle à nos jours, il y eut encore une
-modification partielle dans la civilisation, au XVe siècle. Vers ce
-temps, l’ancienne littérature commença de ne plus émouvoir beaucoup le
-public: les romans, les miracles, les contes parurent tout à coup
-vieillis; on cessa de les copier, de les réciter; on les imprima peu, un
-seul manuscrit a conservé _Aucassin et Nicolette_, qui est quelque chose
-comme le Daphnis et Chloé du Moyen Age. Des accidents épouvantent le
-poète et même le critique, plus froid, dont la rigueur est logique, du
-moment que l’on veut bien séparer de l’idée sentimentale de justice
-l’idée, purement historique, de survivance littéraire. Jusqu’ici, et je
-reprends l’allusion au rôle conservateur de la civilisation moderne,
-l’imprimerie a protégé les écrivains contre la destruction, mais le rôle
-sérieux de l’imprimerie ne porte encore que sur quatre siècles. Cette
-invention lointaine apparaîtra un jour telle que contemporaine à la fois
-de Rabelais et de Victor Hugo. Quand il se sera écoulé entre nous et un
-moment donné du futur un temps égal à celui qui nous sépare de la
-naissance d’Eschyle, dans deux mille trois cent soixante-quinze ans,
-quelle influence l’imprimerie aura-t-elle eue sur la conservation des
-livres? Peut-être aucune. Tout ce qui n’aura pas valu la peine d’être
-réimprimé, c’est-à-dire tout, moins quelques épaves heureuses, aura
-disparu, et d’autant plus vite que la substance matérielle des œuvres
-est devenue plus précaire. La découverte même d’un papier inaltérable ne
-serait pas une cause absolue de survie, à cause de la tentation
-d’employer à mille autres usages ce papier trop solide. Ainsi la valeur
-du parchemin a souvent déterminé le sacrifice d’un manuscrit; ainsi les
-objets d’art en or vont nécessairement à la fonte quand la mode a
-changé. La matière qui conserverait le mieux les livres devrait être
-inaltérable, mais fragile, un peu cassante, pour n’être bonne à rien
-sortie de sa reliure: une telle découverte ne serait-elle pas un fléau?
-
- [26] _Des Réputations littéraires. Essai de morale et d’histoire_.
- Première série. Paris, Hachette, 1893.
-
-Pour l’œuvre des quatre derniers siècles et pour ce qui, vers 1450,
-restait indemne de l’œuvre antérieure, et pour ce qui s’est retrouvé
-depuis en des poussières, l’imprimerie a été, jusqu’ici, un mémorable
-bienfait. Nous ne sommes pas obligés d’accepter les opinions de jadis;
-les livres sont là et, rares ou communs, nous les pouvons découvrir et
-lire. De la gloire et de l’opprobre que Boileau distribua à ses
-contemporains nous sommes les juges surpris et cléments. Martial a
-déshonoré des poètes qui furent peut-être un Saint-Amant ou un Scudéry;
-mais nous avons sous les yeux les pièces du dossier des Satires, et nul
-professeur ami des bonnes mœurs et des éternels principes ne peut plus
-nous imposer ses médiocres haines. Un homme d’esprit a remarqué que
-Boileau traite les écrivains qui lui déplaisent à peu près comme nous
-les assassins avérés ou les suborneurs de petites filles; mais grâce à
-la durée imprévue des livres, ces vieilles injures ne sont rien de plus
-pour les juges que la vitupération d’un avocat. J’ai Sanlecque à portée
-de la main, et même Cottin et même Coras; s’ils sont médiocres, je ne le
-dirai que d’après ma libre impression personnelle.
-
-On a rédigé un essai de catalogue des livres perdus[27]; le nombre en
-monte à cinq ou six cents, et encore, pour atteindre ce chiffre, faut-il
-compter certains ouvrages qui ne sont qu’égarés et quelques éditions
-d’œuvres réimprimées plusieurs fois. Y avait-il parmi ces livres perdus
-des pages vraiment dignes de larmes? Cela est peu probable, d’après les
-épitaphes de ces tombes. Ce n’étaient sans doute ni d’autres _Maximes_
-ni d’autres _Phèdres_, ni même d’autres _Alaric_ que: _Herménégilde_,
-tragédie, par Gaspard Olivier (1601); les _Poétiques Trophées_, par Jean
-Figon de Montélimard (1556) ou le _Courtisan amoureux_ (1582), ou le
-_Friant Dessert des femmes mondaines_ (1643). Mais qui sait? Cependant
-le _Coupe-Cul des Moines_, ou la _Seringue spirituelle_ inspirent de
-médiocres regrets, et pareillement les _Estranges et espouvantables
-Amours d’un diable déguisé en gentilhomme et d’une damoiselle de
-Bretagne_. Une perte plus évidente, c’est celle de plusieurs _Almanachs_
-rédigés par Rabelais, mais cela ne va pas encore très loin. Que des
-doigts trop fiévreux aient usé prématurément les premières éditions de
-l’_Astrée_, des _Aventures du baron de Fæneste_, des _Odes_ de
-Ronsard[28], cela prouve seulement le succès immédiat de ces œuvres qui
-ne cessèrent durant plus d’un demi-siècle d’être en les mains de tous
-les curieux; et on en dirait autant des éditions originales des premiers
-romans d’Alexandre Dumas, qui ne peuvent être rangées, en grande partie,
-parmi les livres perdus[29]. Mais que l’on puisse relever les
-inscriptions d’un cimetière, cela prouve du moins que les morts qu’elles
-signalent eurent un nom et une gloire, même passagère. Les vrais livres
-perdus sont ceux dont nul ne pourrait, aujourd’hui, même soupçonner le
-titre. Cette poussière anonyme ne remplirait pas sans doute un bien
-grand ossuaire; mais avec les manuscrits perdus on construirait une
-nécropole.
-
- [27] _Livres perdus. Essai bibliographique sur les livres devenus
- introuvables_, par Philomneste Junior; Bruxelles, 1882.
-
- [28] L’édition de 1550 contenant les _Odes_ et le _Bocage_ s’est
- retrouvée en 1882, à la vente P. G. P., où, malgré sa rareté, elle
- ne fut vendue que cent francs.
-
- [29] Ces éditions de cabinet de lecture, tirées à trois cents
- exemplaires, et moins, se sont nécessairement usées en proportion de
- leur succès.
-
-Il n’est pas probable que de la littérature française du Moyen Age
-beaucoup plus de la centième partie ait survécu aux changements de la
-mode. Presque tout le théâtre a disparu. Le nombre des auteurs devait
-être immense en un temps où l’écrivain était son propre éditeur, le
-poète son propre récitateur, le dramaturge son propre acteur. En un
-certain sens, l’imprimerie fut un obstacle aux lettres; elle opérait une
-sélection et jetait le mépris sur les écrits qui n’avaient pu parvenir à
-passer sous la presse. Cette situation dure encore, mais atténuée par le
-bas prix de la typographie mécanique. L’invention dont on nous menace,
-d’un appareil à imprimer chez soi, multiplierait par trois ou quatre le
-nombre des livres nouveaux; et nous retrouverions les conditions du
-Moyen Age: tous ceux qui ont quelques lettres--et d’autres, comme
-maintenant--oseraient la petite élucubration qu’on glisse à ses amis
-avant de l’offrir au public. Tout progrès finit par se nier lui-même;
-arrivé à son maximum d’expansion, il tend à rétablir l’état primitif
-auquel il s’était substitué.
-
-Le changement de civilisation, de l’antiquité au Moyen Age, fut
-intellectuel et de sentiment plutôt que matériel. Les mêmes métiers se
-prolongent dans les mêmes conditions primitives; la libraire au temps de
-Rutebeuf est celle qui vendait, toutes fraîches et vives, les odes
-d’Horace. Aux deux époques, qui sont pareillement des époques de
-plénitude, la littérature fut pareillement abondante. Il n’en reste à
-peu près rien. Toute la poésie latine, d’Ennius à Sidoine Apollinaire,
-tient en deux volumes in-folio[30], mais presque tout le second tome est
-donné aux poètes chrétiens. Les Grecs n’ont pas été moins maltraités.
-Antoine avait fait cadeau à Cléopâtre de la bibliothèque de Pergame, qui
-se composait de deux cent mille ouvrages grecs à un seul exemplaire: la
-littérature grecque, dans l’édition Didot, tient en soixante et un
-volumes; on y ajoutera, sans beaucoup grossir le nombre des feuillets,
-tel traité d’Aristote, Hérondas, Bacchylide. Il en fut de la littérature
-comme d’une armée décimée; on enterra les morts et les survivants sont
-des héros. On peut juger de la valeur absolue, mais non de la valeur
-relative de ce qui reste: ici, nous retrouvons Pratinas; il nous
-enseigne que la gloire est un fait.
-
- [30] _Opera et fragmenta veterorum poetarum latinorum_. Londres, 1713.
-
-
-III
-
-La gloire est un fait pur et simple, et non un fait de justice. Il n’y a
-aucun rapport exact entre le mérite d’un écrivain (on se limite à
-l’examen de la gloire littéraire) et sa réputation parmi les hommes.
-Pour compenser, dans le sens du hasard et, si l’on veut, de l’injustice,
-la survie du livre depuis quatre cents ans, la critique a imaginé un
-système hiérarchique, qui divise les écrivains en castes, depuis l’idiot
-jusqu’au génie. Cela a l’air solide et sérieux; c’est arbitraire,
-puisque les jugements esthétiques ou moraux ne sont que des sensations
-généralisées. Le jugement littéraire rejoint ainsi, jusqu’à s’y
-confondre, le jugement religieux.
-
-L’immortalité terrestre et l’autre, celle qui évolue idéalement au delà
-de la vie réelle, sont des conceptions de même ordre, nées d’une cause
-unique: l’impossibilité pour la pensée de se penser inexistante.
-Descartes n’a fait que poser un axiome physiologique et d’une vérité
-humaine si absolue qu’elle eût été comprise par les plus anciens et les
-plus humbles peuples. «Je pense, donc je suis,» c’est la traduction en
-paroles d’un état cellulaire. Tout cerveau qui vit pense cela, même
-inconscient. La minute vécue est une éternité; elle n’a ni commencement,
-ni fin; elle est ce qu’elle est, elle est absolue. Cependant le
-désaccord est complet entre la vérité cérébrale et la vérité matérielle;
-l’organe meurt, par lequel l’homme se pense immortel et l’absolu est
-vaincu par la réalité. Le désaccord est complet, évident, indéniable;
-cependant, il est inexplicable. Devant une telle contradiction,
-l’hypothèse prend quelque force d’une dualité, et d’ailleurs le
-laboratoire affirme la différence essentielle du travail musculaire et
-du travail cérébral. Le ploiement de l’avant-bras et même d’une phalange
-détermine un dégagement d’acide carbonique; l’activité cérébrale, tous
-les muscles étant au repos, n’inscrit aucune trace de combustion. Cela
-ne dit pas que les organes de la pensée soient immatériels; on les
-touche, on les pèse et on les mesure; mais ils sont d’une matérialité
-particulière et dont on ne connaît pas encore les réactions vitales.
-Inexplicable en théorie, le désaccord entre la pensée et la chair
-s’explique donc en fait par une différence au moins de construction
-moléculaire; ce sont deux états, dont l’un n’a de l’autre qu’une
-connaissance superficielle, et la chair va se dissoudre que la pensée se
-pense toujours éternelle.
-
-Il y a donc deux immortalités: l’immortalité subjective, que tout homme
-se décerne volontiers et même nécessairement; l’immortalité objective,
-celle dont Pratinas a été frustré, celle qui est un fait. La première,
-religieuse ou littéraire, ne comporte plus, après ce que nous en avons
-dit, et à défaut de précises analyses, que des réflexions
-philosophiques, c’est-à-dire vagues; l’immortalité objective est un
-sujet de dissertation moins abstrait. On y ferait même entrer toute
-l’histoire, avec un peu de bonne volonté; mais la littérature française
-forme une longue et une assez brillante cavalcade.
-
-Les mots, dès qu’ils embrassent, sous leurs ailes, une certaine étendue
-de réalité perceptible, cèdent volontiers leur formule. La gloire, c’est
-la vie dans la mémoire des hommes. Mais de quels hommes, mais quelle
-vie?
-
-M. Stapfer[31] a essayé le dénombrement des œuvres qui, du XVIe au
-XVIIIe siècle, sont restées ce que l’on appelle _rester_ en langage de
-critique professionnel. Ce chapitre intitulé avec esprit (avec un esprit
-un peu janséniste) «le petit nombre des élus» serait bref, s’il n’était
-qu’un catalogue. En somme, et on peut admettre cela provisoirement, de
-tous les écrivains français des trois derniers siècles, vingt-cinq ou
-trente auraient atteint ce qu’on appelle la gloire; mais de ces trente,
-à peine si la plupart sont autre chose qu’un nom. Quelle vie et de quels
-hommes? M. Stapfer songe à des œuvres qu’un Français d’aujourd’hui, «de
-culture moyenne», peut avoir, tel jour de pluie, la fantaisie
-d’entr’ouvrir. Il est impossible d’accomplir une sérieuse analyse si
-l’on admet dans son raisonnement des expressions comme «culture
-moyenne». Un homme de «culture moyenne» peut fort bien se plaire à
-Saint-Simon et ne posséder chez soi ni un Pascal, ni un Bossuet, ni un
-Corneille, ni un Malherbe. On peut lire et relire Pascal et goûter peu
-Rabelais. Mais ces amateurs de lecture difficile sont des professeurs,
-des ecclésiastiques, des avocats, des hommes qui, s’ils n’écrivent
-eux-mêmes, tiennent aux lettres par leur métier et la nécessité de se
-maintenir en contact avec la période classique de la littérature
-française. Et où ont-ils appris que Boileau est un meilleur poète que
-Théophile ou Tristan? Au collège, car c’est par le collège que la gloire
-littéraire se maintient dans le souvenir ennuyé des générations
-distraites. Il n’y a pas de «culture moyenne» appréciable et figurable
-par une courbe flexible; mais il y a des programmes. Villiers de
-l’Isle-Adam avait inventé la «Machine à gloire»; il y a au Ministère de
-l’Instruction publique une salle où, sur la porte, on devrait lire:
-«Bureau de la Gloire.» C’est là que se réunit le Conseil Supérieur qui
-élabore le programme des études. Ce programme est la gaveuse qui produit
-les cultures moyennes; les noms absents de ce programme seront
-éternellement inconnus des générations dont il sera le guide paternel.
-Mais la conscience d’un éducateur ne peut imposer à des enfants la
-connaissance d’écrivains dont la moralité n’est pas universellement
-admise. Molière était fort immoral en son temps et c’est ce qui fit son
-succès près d’un public qui n’avait que le choix, à ses jours de
-repentance, entre les plus éloquents ou les plus habiles sermonaires.
-C’est à mesure qu’il a été moins compris que Molière, peu à peu, est
-devenu un moraliste. A mesure que les sensibilités successives se sont
-différenciées davantage de la sensibilité du XVIIe siècle, la
-grossièreté a perdu de sa puanteur et on a fini par trouver de la
-délicatesse à des saillies qui, mises au ton d’aujourd’hui, nous
-donneraient de la gêne. Molière, bien plus brutal encore dans le fond
-qu’à la surface, jouit de ce qu’on pourrait appeler la moralité acquise.
-C’est un phénomène inévitable d’accommodation. Il fallait ou sacrifier
-Molière ou démontrer la beauté de son génie philosophique.
-
- [31] Ouvrage cité, p. 103.
-
-Son mot, qui n’est qu’un mot, «Pour l’amour de l’humanité», a été creusé
-et labouré par les commentateurs ainsi qu’une boule d’ivoire qui, au
-tour, finit par se résoudre en un réseau de cercles enchevêtrés; ce
-n’est qu’un hochet pour les bébés. Comment va-t-on concilier _les Femmes
-savantes_ et le Féminisme? Il y aura là un travail de cirque fort
-curieux à suivre. Dans ses _Réflexions sur les Femmes_, si pénétrantes
-et d’une si belle langue, Mme de Lambert dit que cette comédie,
-d’ailleurs odieuse, fut cause que l’instruction chez les filles parut
-comme une inconvenance, une impudeur, une sorte d’obscénité: d’où la
-folie de plaisirs purement sensuels où les femmes inclinèrent, n’ayant
-plus d’autres ressources que la chère et l’amour. On s’en tirera en
-considérant séparément l’idée féminisme et l’idée _Femmes savantes_, en
-épiloguant sur le mot «savant», qui a pris récemment une signification
-très précise. Le savant, au XVIIe siècle, c’est le curieux non seulement
-des sciences, mais des lettres, c’est l’esprit inquiet des nouveautés et
-qui discute des tourbillons sans négliger Vaugelas. Mme de Sévigné était
-une «femme savante» et aussi Ninon. Sans doute, il fallait sauver
-l’œuvre de Molière; elle en valait la peine. Mais n’aurait-on pu le
-faire avec plus d’honnêteté et plus de lucidité?
-
-Tenté sur Rabelais et sur Montaigne, le même travail de mise au point a
-moins bien réussi. Rabelais surtout a découragé les naïvetés les plus
-têtues et, faute de pouvoir moissonner de vertueuses gerbes en son
-abbaye de bon plaisir, on rangea Pantagruel parmi les vagues précurseurs
-des idées modernes, ce qui n’a aucun sens appréciable, les idées
-modernes étant fort contradictoires. La Fontaine s’est prêté aux
-caprices des moralistes avec cette indifférence au bien et au mal qui
-fut le propre de son tempérament uniquement sensuel; et quant à Racine,
-dont l’œuvre serait épouvantable, si elle n’était rédigée en une langue
-froide et abstraite comme l’algèbre, la dévotion janséniste de ses
-derniers jours a permis de trouver des intonations pieuses même à ses
-plus délirantes chansons de luxure et de cruauté[32]. Pourquoi ce soin
-n’a-t-il pas été porté jusque sur un Saint-Amand ou sur un Théophile? On
-trouve là l’influence de Boileau, qu’il est encore dangereux de
-contredire quand on recherche une certaine qualité de réputation.
-Heureux de trouver leur tâche limitée et déterminée par une autorité
-célèbre, les éducateurs arrêtèrent, dès que sa longueur fut décente, le
-catalogue des gloires. Leur entreprise était de critique morale bien
-plus que de critique littéraire; un seul livre, les _Fables_, par
-exemple, leur eût suffi, album où déposer les aphorismes sournois du
-vieux catéchisme. L’idéal de l’éducateur est le _Coran_, les mêmes pages
-contenant un exemple d’écriture, un modèle de style, un code religieux
-et un manuel de morale.
-
- [32] Ceci était écrit quand a paru l’ouvrage de M. Louis Proal, _le
- Crime et le suicide passionnels_ (F. Alcan, 1900), où, à propos des
- drames sexuels de cour d’assises, Racine est, comme référence et
- point de comparaison, cité toutes les dix pages. On ne veut pas dire
- quel moment de passion et de folie luxurieuse fut le grand siècle.
-
-On peut donc conclure qu’en réalité il n’y a pas de gloire littéraire.
-Les grands écrivains sont proposés à notre admiration non comme
-écrivains, mais comme moralistes. La gloire littéraire est une illusion.
-
-Cependant, tout en réservant pour des usages scolaires quelques-uns des
-meilleurs génies français, les historiens de la littérature ont dû
-motiver leurs choix, feindre des préoccupations d’art. Un Nisard rédigea
-une histoire de la littérature française où il n’est à peu près question
-que de morale; on trouva une telle préoccupation noble, mais trop
-exclusive. Les manuels ordinaires entremêlent adroitement les deux
-ordres; il faut qu’un enfant ne sache pas bien si La Fontaine leur est
-prescrit comme un grand poète ou comme un bonhomme qui enseigna la
-prévoyance, comme l’auteur de _Philémon et Baucis_ ou comme le
-précurseur de Franklin. Munis des quatre règles de la littérature, les
-professeurs ont examiné les talents, et ils les ont classés; ils ont
-décerné des prix et des mentions honorables. Il y a le premier ordre et
-il y a des ordres échelonnés jusqu’au quatrième et au cinquième; la
-littérature française est devenue hiérarchique comme une maison de
-rapport. «Villon, me dit un jour l’un de ces arpenteurs, n’est pas de
-premier ordre.» Il faut nuancer l’admiration selon les sept notes de la
-gamme universitaire: de sérieux flûtistes excellent à ce jeu.
-
-Il ne s’agit pas de contester le palmarès de la gloire ni d’en proposer
-une rédaction nouvelle. Tel qu’il est, il répond à son usage; il peut
-avoir l’utilité des classifications arbitraires de la botanique. Il ne
-s’agit pas de l’amender; il s’agit de le déchirer.
-
-Que Racine soit un meilleur poète que Tristan l’Hermite et
-qu’_Iphigénie_ l’emporte sur _Marianne_, voilà deux propositions
-inégalement vraies; car on pourrait tout aussi bien nous donner à
-comparer ceci, qui est de Racine:
-
- Que c’est une chose charmante
- De voir cet étang gracieux
- Où, comme en un lit précieux,
- L’onde est toujours calme et dormante!
-
- Quelles richesses admirables
- N’ont point ces nageurs marquetés,
- Ces poissons aux dos argentés,
- Sur leurs écailles agréables[33]!
-
-à cela, qui est de Tristan:
-
- Auprès de cette grotte sombre
- Où l’on respire un air si doux,
- L’onde lutte avec les cailloux,
- Et la lumière avecque l’ombre.
-
- Ces flots, lassés de l’exercice
- Qu’ils ont fait dessus ce gravier,
- Se reposent dans ce vivier,
- Où mourut autrefois Narcisse...
-
- L’ombre de cette fleur vermeille
- Et celle de ces joncs pendans
- Paraissent estre là-dedans
- Les songes de l’eau qui sommeille...[34]
-
- [33] _L’Étang_. Cette pièce fait partie de la suite des cinq odes où
- Racine célébra Port-Royal-des-Champs: _l’Étang_, _les Prairies_,
- _les Bois_, _les Troupeaux_, _les Jardins_.
-
- [34] _Le Promenoir des deux Amans_.
-
-Je sais bien que je compare le meilleur de Tristan avec le pire de
-Racine; mais Tristan tout de même avait son jardin, si Racine avait son
-domaine, et parfois il y fait bon. Déchirons donc le palmarès afin
-d’ignorer que Tristan L’Hermite est un poète «à la versification
-ridicule»[35], et que le plaisir que nous pouvons tirer de sa rencontre
-ne soit pas gâté par avance, et que nous osions, comme lui, dire à sa
-muse:
-
- Fay moy boire aux creux de tes mains,
- Si l’eau n’en dissout point la neige.
-
- [35] VAPEREAU, _Dictionnaire des Littératures_.
-
-C’est l’inconvénient des méthodes comparatives. Les critiques, ayant élu
-comme idéal le grand poète d’un siècle, n’estiment plus les autres que
-comme des précurseurs ou des disciples[36]. On juge les écrivains
-d’après ce qu’ils ne sont pas, et souvent faute d’avoir su comprendre
-leur génie particulier et souvent faute de les avoir interrogés
-eux-mêmes. Pratinas en vérité est mieux traité: il jouit du silence.
-
- [36] Une excellente thèse de doctorat sur Tristan L’Hermite, par M.
- N.-M. Bernadin, porte précisément ce titre: _Un Précurseur de
- Racine_.
-
-Mais il est mort, et il s’agit de vivre. Vivre, de quelle vie et en la
-mémoire de quels hommes? La vie est un fait physique. Un livre n’est pas
-mort qui existe à l’état de tome dans une bibliothèque; et peut-être que
-c’est une gloire plus enviable d’être inconnu à la manière de Théophile
-que d’être célèbre à la manière de Jean-Baptiste Rousseau? La gloire,
-quand elle n’est que classique, est peut-être l’une des formes les plus
-dures de l’humiliation. Avoir rêvé de passionner les hommes et les
-femmes et n’être plus que le pensum triste qui retient en prison un
-écolier distrait! Est-il cependant d’universelles réputations qui ne
-soient point classiques? Très peu, et alors elles ont une autre tare.
-C’est pour ce qu’ils contiennent de malpropre qu’on lit les romans
-saugrenus de Rétif[37], les contes syphilitiques de Voltaire, et cette
-ennuyeuse _Manon Lescaut_, si gauchement adaptée de l’anglais. Les
-livres de jadis n’ont plus de public, si par public il faut entendre les
-hommes désintéressés qui lisent uniquement pour leur plaisir, et goûtent
-ce qu’un livre contient d’art et de pensée, mais ils ont des lecteurs
-encore, et ils en ont tous.
-
- [37] De Rétif, il faut cependant retenir le tome Ier, celui-là seul,
- de _Monsieur Nicolas_.
-
-Il n’y a de livre mort que le livre perdu; tous les autres vivent, et
-presque de la même vie, et plus ils sont anciens, plus cette vie devient
-intense, devenant plus précieuse. La gloire littéraire est nominale; la
-vie littéraire est personnelle. Il n’est pas un poète du prodigieux
-XVIIe siècle qui ne ressuscite chaque jour entre les mains pieuses d’un
-curieux. Bossuet n’est pas plus feuilleté que ce _Recueil_ de Pierre du
-Marteau[38]; et, à tout prendre, la _Plainte du cheval Pégase aux
-chevaux de la petite Écurie, par Monsieur de Benserade_, est d’une
-lecture plus agréable et moins dangereuse que le _Discours sur
-l’histoire universelle_: le moralisme pompeux est-il tant supérieur au
-burlesque badin? Toute plante de la montagne offre un égal intérêt au
-botaniste ingénu. Pour lui l’euphorbe n’est pas célèbre ni la bourrache
-ridicule (elle a d’ailleurs les plus beaux yeux du monde) et il emplit
-sa gibecière jusqu’à ce qu’elle refuse un dernier brin d’herbe. La
-gloire littéraire est une invention à l’usage des enfants qui préparent
-leurs examens; il importe peu à l’explorateur de l’esprit de jadis que
-ce vers plaisant soit d’un inconnu ou cette forte pensée d’un méprisé.
-Un homme et son œuvre, cela est d’intérêt si différent! L’homme est une
-physiologie qui n’a de valeur que dans le milieu où elle a évolué;
-l’œuvre, quelle qu’elle soit, peut conserver, au cours des siècles, un
-pouvoir abstrait. Il ne faut pas s’exagérer ce pouvoir ni s’en faire une
-tyrannie. Une pensée n’est guère autre chose qu’une fleur desséchée;
-mais l’homme a péri et la fleur reste couchée dans son herbier; elle est
-le témoin d’une vie disparue, le signe d’une sensibilité abolie.
-
- [38] _Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes, tant en prose
- qu’en vers_. A Cologne, 1667.
-
-Lorsqu’on regarde dans la galerie d’Apollon ces onyx et ces corindons
-façonnés en conques et en coupes et ces ors où le burin a écrit des
-fleurs et ces émaux violents, va-t-on, avant d’oser se réjouir, demander
-quel est le nom de l’artisan de tels joyaux? La question cependant
-serait vaine. L’œuvre vit et le nom est mort. Qu’importe le nom!
-
-«Moi, qui ne désire pas la gloire,» écrivait Flaubert. Il parlait de la
-postérité, de ces temps futurs, et par conséquent inexistants, auxquels
-tant de médiocres énergies sacrifient l’heure présente, cette réalité
-unique. Aucun des livres de Flaubert ne pouvant servir de prétexte à un
-enseignement moral, Flaubert fut sage. Il ne désirait et il n’aura pas
-la gloire, à moins que _Madame Bovary_ ne conserve pendant le prochain
-siècle sa réputation équivoque et ne s’inscrive, dans la tradition des
-adolescents, parmi les célèbres mauvais livres. Cela est peu probable,
-puisque _Mademoiselle de Maupin_ est déjà d’une lecture pénible. Mais ce
-qu’on ne peut dire au futur ni de lui ni d’aucun écrivain de la dernière
-moitié du siècle, on peut le dire au passé. Gautier et Flaubert ont
-connu la gloire, celle qu’ils se décernèrent eux-mêmes dans l’invincible
-conscience de leur génie. La gloire, c’est une sensation de vie et de
-force; un sylvain la goûterait dans un tronc d’arbre.
-
-Qu’il est plaisant d’écouter le professeur éloquent dont la parole
-déclare: «Ce livre ne restera pas.» Mais aucun livre ne reste, et
-cependant tous les livres restent. Connaît-on _Palemon, fable bocagère
-et pastorale_, par le sieur Frenicle[39]? Eh bien, ce livre est resté
-puisque je viens de le lire, et que j’en ressuscite un vers, qui n’est
-pas laid:
-
- O que j’eus de plaisir à la voir toute nue!
-
- [39] A Paris, chez Jacques Dugast, aux Gants couronnez, 1632.
-
-Il est temps que l’homme apprenne enfin à se résigner au néant, et même
-à jouir de cette idée dont la douceur est incomparable. Les écrivains
-pourraient donner l’exemple au peuple en abandonnant résolument leurs
-vaniteux espoirs. Ils laisseront un nom qui ornera pendant quelques
-siècles les catalogues et des œuvres qui dureront ce que vivra la
-matière qui les supporte. C’est un beau privilège au prix duquel ils
-devraient consentir à taire leurs doléances. Et quand même cette
-illusoire éternité leur serait refusée, aussi bien que toute gloire
-présente, pourquoi cela diminuerait-il leur activité? C’est au passant
-et non à l’humanité future que le cerisier sauvage offre ses fruits; et
-si personne ne passe, comme il s’est couvert de neige au printemps il
-s’empourpre quand vient l’été. La vie est un fait personnel, immédiat et
-qui s’écoule dans la minute même où elle est sentie. Adjoindre à cette
-minute les siècles à venir, c’est raisonner mal, car le présent seul
-existe, et il faut rester dans la logique pour être encore un homme.
-Soyons un peu moins primitifs et ne nous figurons pas que le prochain
-siècle sera le «double» du présent et que nos œuvres y garderont la
-position qu’elles occupent aujourd’hui, ou une position pire. La manière
-dont nous comprenons _Bérénice_ affligerait Racine, et Molière
-soufflerait volontiers les chandelles les soirs qu’on s’ennuie tant au
-_Misanthrope_. Les livres n’ont qu’un temps; arbre, arbustes ou pauvres
-herbes, ils meurent ayant parfois semé leurs pareils, et la vraie gloire
-ce serait de provoquer une œuvre sous l’ombre de laquelle on serait
-étouffé; ce serait la vraie gloire parce que cela rentrerait dans les
-plus nobles conditions de la vie. Les témoins du passé ne sont jamais
-que des paradoxes; ils ont commencé à languir quelques années, ou moins,
-après leur naissance, et leur vieillesse se traîne triste et ridée parmi
-les hommes qui ne les comprennent plus, ni ne les aiment. Souhaiter
-l’immortalité, c’est désirer de vivre éternellement dans l’état des
-_Struldbruggs_ de Swift.
-
-«Tel est le détail qu’on me fit au sujet des Immortels de ce
-pays...»--et le sentiment de l’homme continue de se révolter contre
-l’idée de destruction, et l’écrivain tremble à l’idée de pérennelle
-obscurité. Il faut à notre sensibilité une toute petite lumière dans le
-lointain, parmi les arbres qui bordent notre vue. Cela rassure les
-muscles, cela calme le pouls.
-
-1900
-
-
-
-
-LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ
-
-
-I
-
-En un de ses _Paradoxes_, où il a parfois un peu de l’ironie de Heine ou
-de l’esprit de Schopenhauer, M. Max Nordau a dessiné le plan
-machiavélique d’une école du succès. On y enseignerait l’à rebours de la
-morale usuelle, et non pas la vertu, mais l’art de parvenir. Cette école
-existe: c’est la vie. Des yeux et des oreilles précoces en recueillent
-l’enseignement dès l’adolescence; de jeunes hommes se vouent au succès
-comme d’autres à l’apostolat ou à la gloire. Sont-ils déraisonnables?
-Non. Et méprisables? Pourquoi donc? Écrire, chanter, sculpter, ce sont
-des actes; penser, même dans le silence de la nuit et au fond d’un
-cachot, c’est un acte. Or, quel est l’acte qui n’a pas pour but son
-propre achèvement? Le raisonneur qui s’est convaincu lui-même voudra
-persuader les autres, nécessairement; et le poète qui s’admire,
-contraindre autrui à l’enthousiasme. Ceux qui se contentent d’une
-approbation intime ou restreinte sont peut-être des sages; ils ne seront
-point comptés parmi les forts. Même timide, même dédaigneux, le rêveur
-veut la gloire de rêver; et il rêverait avec délices devant les foules
-délirantes de contempler ses yeux perdus dans un océan de songes et de
-niaiseries. Ce serait le succès. Le succès a quelque chose de précis qui
-calme et qui nourrit. C’est un repas. C’est un fait. C’est le poteau
-d’arrivée.
-
-Le succès est un fait en lui-même et en dehors de l’œuvre ou de l’acte
-qu’il accompagne. L’assassin qui a réussi son crime de point en point
-éprouve d’autres joies que celle de l’avidité désaltérée. Il se trouve
-en somme que le succès lui a donné raison, et toutes recherches
-dépistées, on comprend fort bien l’état qu’a osé décrire Barbey
-d’Aurevilly. Cependant le crime, à moins d’être politique, ne reçoit que
-rarement dans nos civilisations un applaudissement public, comme chez
-les Dayaks de Bornéo ou les sujets du Vieux de la Montagne. C’est
-pourquoi, malgré une ironie célèbre, nous ne considérerons pas
-l’assassinat «comme un des beaux-arts». Tout au moins faudrait-il le
-ranger dans cette catégorie d’art dont le succès est le seul et unique
-but et qui tient beaucoup, moins à son nom de départ qu’à son nom
-d’arrivée; or, cela n’est point le sujet de cet essai, qui est fort
-sérieux et dont tous les mots seront pesés avec soin. Il s’agira
-uniquement des œuvres d’art et en particulier de celles qui
-appartiennent à la littérature.
-
-Le succès donc est un fait, mais, pour la catégorie d’actes qui nous
-occupe, un fait éventuel et qui ne change pas l’essence même de l’acte.
-En cela je comparerais volontiers le succès à la conscience, flambeau
-qui s’allume en nous, éclaire nos actions et nos pensées, mais n’a pas
-plus d’influence sur leur nature que son ombre, par une nuit de lune,
-sur la marche du train qui passe. La conscience ne détermine aucun acte.
-Le succès ne crée pas une œuvre, mais il la met en lumière, et tellement
-qu’il en reste presque toujours quelque chose dans la mémoire des
-hommes. On ne devient pas Racine pour avoir été applaudi sous les
-chandelles, et on reste Racine, même si _Phèdre_ est jouée six jours de
-suite devant des loges noires[40]. Mais on devient Pradon, et c’est
-beaucoup. Être Pradon dans les siècles, c’est vivre d’une gloire obscure
-et fâcheuse, triste et vaine; sans doute, mais à peine moins précaire
-que la vie que nous nommons véritable. Pradon est ridicule à la fois et
-illustre. On ne peut conter la vie de Racine sans y mêler son nom. On
-recherche ses œuvres pour comprendre cette renommée d’un jour qui s’est
-prolongée durant tant de lendemains. Il n’y a pas à en douter, Pradon
-n’avait presque aucun talent, encore qu’assez adroit en son métier de
-constructeur dramatique. C’était, comme disent les journalistes, un
-homme de théâtre; on est même allé jusqu’à prétendre[41] que, pour avoir
-une Phèdre parfaite, il l’aurait fallu écrite par Racine sur le plan de
-Pradon. C’est absurde; mais tout succès a une cause. La cabale
-n’explique rien. La duchesse de Bouillon n’eût pas risqué la bataille
-sur une carte nulle, Pradon était connu. Sa tragédie de _Pyrame et
-Thisbé_ avait été applaudie. Dix ans après _Phèdre_, et, sans nulle
-cabale, son _Regulus_ alla aux nues. Il était donc destiné à une
-réputation modérée, à celle que son _Solyman_, par exemple, valut à
-l’abbé Abeille, vers les mêmes années.
-
- [40] A l’Hôtel de Bourgogne, pendant qu’à Guénégaud on jouait à grand
- fracas celle de Pradon.
-
- [41] Bayle. Et Racine, reconnaissant le métier de son adversaire:
- «Toute la différence qu’il y a entre moi et Pradon, c’est que je
- sais écrire.»
-
-Cela fut-il heureux pour ce médiocre poète d’avoir rencontré sur son
-chemin la duchesse de Bouillon? Devançant nos procédés, cette terrible
-femme avait loué les loges de deux théâtres, emplissant les unes,
-laissant les autres vides; de notre temps, elle eût acheté les journaux
-par surcroît, mais nul ne sait combien elle paya le caquet des
-nouvellistes et des pamphlétaires. C’est un des plus beaux coups du
-genre puisqu’il a réussi à merveille; mais qu’y gagna Pradon? Après
-beaucoup d’injures, un océan d’injures posthumes. Il n’est pas de jour
-où quelque professeur ne le traite comme un Damiens ou comme un
-Ravaillac. Cela se compense-t-il par l’immortalité? Une immortalité
-honteuse est-elle préférable à la nuit? D’abord, il faut écarter la
-honte, et tenir pour indifférentes les injures. Tout succès attise le
-feu de la haine et rend plus épaisse la fumée qui retombe. Cela n’a
-aucune importance. La haine est une opinion, et les injures, et les mots
-qui jettent l’infamie; le succès est un fait. La duchesse de Bouillon ne
-pouvait changer la valeur essentielle de chacune des deux _Phèdre_, non
-plus qu’en «or pur» transmuer du «plomb vil»; mais elle pouvait voiler
-l’or et dorer le plomb; elle pouvait forcer la postérité à répéter le
-nom de son favori. Ce fut son œuvre. Elle est belle et resta mémorable.
-Sur le moment, personne ne savait laquelle il fallait admirer de ces
-deux peintures aux cadres pareils. Les amis de Pradon valaient ceux de
-Racine. L’un avait Boileau; l’autre, Sanlecque, son rival parfois
-heureux. Mais l’autorité de Boileau s’effaçait devant celle de Mme des
-Houlières, représentant la société polie et l’esprit des ruelles. Il
-arriva même que la querelle des Sonnets mit l’esprit du côté de Pradon,
-car celui du duc de Nevers est, encore aujourd’hui, de la méchanceté la
-plus plaisante. Molière, qui détestait Racine et avait jadis prêté son
-théâtre à une parodie d’_Andromaque_, eût sans doute favorisé Pradon. Sa
-mort a épargné ce scandale aux amis des bonnes lettres. Ce fut donc
-autour d’une illusion raisonnable que se fit la cristallisation du
-succès, et les beaux esprits n’eurent pas à rougir de leur parti. C’est
-un mensonge pieux des historiens de la littérature française de
-prétendre que le vrai public vengea Racine du désert organisé par Mme de
-Bouillon. Les loges de l’hôtel de Bourgogne avaient été louées pour six
-jours et la _Phèdre_ de Racine ne fut jouée que sept fois; le public
-avait compris: il obéissait au succès, comme les chiens au sifflet.
-
-C’est que le succès, même organisé par des moyens frauduleux, exerce un
-puissant attrait sur les foules, et même lettrées. Assurément, le public
-des théâtres était, en 1677, bien supérieur comme intelligence,
-instruction et goût, au public moyen d’aujourd’hui; et cependant on le
-voit s’éprendre de pièces décidément médiocres et dédaigner les plus
-belles. C’est que le succès, et surtout pour les œuvres de théâtre, peut
-naître spontanément d’un hasard, de l’agréable visage d’une actrice,
-d’un beau geste, d’un applaudissement bien placé, du caprice ou de
-l’émotion d’un petit groupe de spectateurs. Le troupeau suit, puisque
-tous les hommes assemblés sont troupeau, et l’histoire compte un nom et
-une date de plus.
-
-Les Américains--ceux du Nord, car au Sud ils ont plus de
-finesse--n’hésitent jamais devant le succès. Quel est le poème
-dramatique dont le succès a dépassé les enthousiasmes mêmes du _Cid_ et
-d’_Hernani_? C’est _Cyrano de Bergerac_. Donc cette chose est admirable.
-Et ils la font apprendre par cœur ainsi que _l’Aiglon_, dans les écoles
-où eux-mêmes illettrés, ils se cultivent de savantes épouses. Pour
-redire encore ma vraie pensée, je ne trouve pas cela déraisonnable. Ne
-confondons point l’histoire, qui est un roman complet, ou du moins
-suivi, avec le temps présent, qui nous apparaît fragmentaire, tel un
-numéro de journal déchiré en mille bouts de papier. Comment les classer,
-selon quel ordre? Nous n’en savons rien. Nos jugements d’aujourd’hui,
-ceux qui paraissent les plus sages, les plus sains, seront ridicules
-dans vingt ans, parce que notre patience lassée n’a pu reconstituer la
-feuille entière, ou parce que le feu ou le vent ont dévoré une partie
-des petits carrés. En ce brouillard de nos idées, le succès s’allume
-comme une lune électrique. Quelque chose d’indéniable brille, que les
-professeurs de philosophie appellent un critère. Mais disons-le
-seulement un fait, de même qu’une fleur est un fait, ou une averse ou un
-incendie. Et que peut-on opposer à ce fait, pour le contredire? Presque
-rien, le produit d’un jugement, l’idée que certains hommes ont de la
-beauté littéraire. Encore cette opposition n’est-elle point radicale,
-puisque la beauté n’est aucunement, en principe, exclue des chances du
-succès. Il ne faudrait point parier pour la beauté, il serait imprudent
-de la prendre à égalité; mais il y a des exemples dans l’histoire que
-l’œuvre la plus belle ait été aussi celle que les hommes ont le plus
-fêtée. Alors le succès est adorable, ainsi que le soleil qui vient à
-propos mûrir les moissons, ainsi que l’orage qui remplit les ruisseaux
-et les fontaines. Qu’est-ce qu’un beau livre dont il ne reste plus un
-seul exemplaire connu? Qu’était-ce que la Vénus sans bras avant que M.
-de Marcellus l’eût fait sourdre des abîmes? Le succès est pareil à la
-lumière du jour et, encore un coup, s’il ne crée pas l’œuvre, il
-l’achève, en déchirant le voile de ténèbre qui l’enveloppait. Il y a une
-autre considération qui augmente encore la valeur du succès; c’est que
-si le but de l’œuvre d’art est de plaire, plus grand sera le grand
-nombre de ces conquêtes et mieux ce but aura été rempli. L’art a
-certainement une fonction, puisqu’il est; il satisfait à un besoin de
-notre nature. Dire que ce besoin est précisément le goût artistique,
-c’est dire que le café ou le tabac sont aimés parce qu’ils satisfont le
-goût que l’homme a pour le café ou le tabac. C’est ne rien dire du tout,
-pas même une sottise; c’est proférer des mots sans signification aucune.
-Les choses ne correspondent pas dans la vie avec cette simplicité, selon
-cette relation bénévole de pot à couvercle: laissons cela à la
-philosophie chrétienne des finalités. Le but de l’art étant de plaire,
-le succès est tout au moins un commencement de preuve en faveur de
-l’œuvre. Plaire, l’idée est très complexe: nous verrons plus tard ce
-qu’elle contient; mais le mot peut servir provisoirement. Donc cette
-œuvre plaît. Une tour s’est élevée soudain aux accents passionnés de la
-foule. Voilà le fait. Il faut la démolir. Cela n’est point facile,
-puisque, par une magie singulière, presque tous les béliers dont on la
-bat se transforment en contreforts qui ajoutent leurs poids à la
-solidité du monument. Il faut prouver à cette forteresse qu’elle
-n’existe pas; à cette foule que son admiration n’a pas remué toutes ces
-pierres, qu’elle est menteuse, hallucinée ou imbécile. Cela ne se peut
-pas. Ils trouvent cela beau. Que leur répondre, sinon: oui, cela est
-beau.
-
-Le prêtre prend une hostie sur le corporal et l’élève à la dignité de
-Dieu. Il l’entoure de rayons et la montre au peuple. Pendant cette
-ostention, le peuple à genoux baisse la tête, prie et croit. L’œuvre que
-le succès exalte n’est pas choisie moins au hasard que l’hostie par les
-doigts du prêtre; mais sa divinité n’en est pas moins certaine, du
-moment qu’elle a été choisie. Il faut respecter les arrêts du destin et
-ne pas contrarier la piété populaire.
-
-
-II
-
-Cependant, il y a, dit-on, une esthétique. Il y en a même plusieurs.
-Mais nous n’en supposerons qu’une et que, toujours en principe, elle ait
-de bonnes raisons à opposer au succès, quel qu’il soit. S’il y a une
-esthétique, cela nous oblige à reconnaître qu’il y a un beau absolu, et
-que les œuvres sont jugées belles en proportion de leur ressemblance
-avec cet idéal vague et complaisant. C’est cette esthétique, son
-existence admise l’espace d’un moment, qu’il s’agit d’ouvrir et de
-passer au scalpel.
-
-La sensibilité qui cède au succès ou qui le provoque est fort
-intéressante; mais il sera peut-être permis de ne pas mépriser tout à
-fait et tout d’abord la sensibilité qui s’oppose au succès et qui nie
-l’œuvre heureuse en tant qu’œuvre belle. Ces deux sensibilités,
-également spontanées, ne sont pas également pures. La seconde est fort
-mêlée. L’esthétique par quoi elle se résume, aussi fragile que la
-morale, est un mélange de croyances, de traditions, de raisonnements,
-d’habitudes, de conceptions; il y entre du respect, de la peur et un
-appétit obscur de nouveauté. «Sur des pensers nouveaux, faisons des vers
-antiques.» Le vieux neuf, voilà ce que préconisent toutes les
-esthétiques, car il faut flatter une caste selon ses nerfs et selon son
-érudition. Le jugement de l’artiste en matière d’art est un amalgame de
-sensations et de superstitions. La foule ingénue n’a que des sensations.
-Son jugement n’est pas esthétique. Ce n’est même pas un jugement. C’est
-l’aveu naïf d’un plaisir. Il s’en suit nécessairement que seule la caste
-esthétique a qualité pour juger de la beauté des œuvres et leur déférer
-cette qualité. La foule crée le succès; la caste crée la beauté. C’est
-équivalent, si l’on veut, puisqu’il n’y a de hiérarchie ni dans les
-sensations ni dans les actes et que tout n’est que mouvement; c’est
-équivalent, mais différent. Voilà donc un point acquis. En matière
-d’art, à l’opinion de la sensibilité s’oppose l’opinion de
-l’intelligence. La sensibilité ne se soucie que du plaisir; qu’à ce
-plaisir se joigne un élément intellectuel, et voilà l’esthétique. La
-foule peut dire: cela me plaît, donc cela est beau; elle ne peut pas
-dire: cela me plaît et cependant cela n’est pas beau, ou: cela me
-déplaît, et cependant cela est beau. La foule, en tant que foule, ne
-ment jamais; le jugement esthétique est une des formes les plus
-complexes du mensonge[42].
-
- [42] Voir, plus loin, dans _les Femmes et le langage_, le mensonge
- considéré comme la caractéristique de l’homme en opposition à
- l’animalité. La supériorité d’une race, d’un groupe d’êtres vivants,
- est en raison directe de sa puissance de mensonge, c’est-à-dire de
- réaction contre la réalité. Le mensonge n’est que la forme
- psychologique de la réaction du _Vertébré_ contre le milieu.
- Nietzsche devançant la science, dit: «Le mensonge comme condition de
- vie.»
-
-Il est bien évident qu’il n’y a pas de beau absolu, non plus que de
-vérité, de justice, d’amour. La beauté des poètes, la vérité des
-philosophes, la justice des sociologues, l’amour des théologiens, autant
-d’abstractions qui ne tombent sous nos sens et maladroitement, que
-délimitées par le ciseau du sculpteur. Comme idées conçues dans le futur
-ou dans le passé, elles expriment une certaine concordance entre nos
-sensations présentes et l’état général de notre intelligence. Cela est
-surtout sensible pour la vérité, qui est bien une sensation que notre
-intelligence ne contredit pas; mais telle autre intelligence la
-contredit, ou se trouve contredite par des sensations d’une intensité ou
-d’un monde différent.
-
-L’idée de beauté a une origine émotionnelle, elle se ramène à l’idée de
-procréation. Il faut que la femelle qui sera la mère soit conforme au
-type de la race, c’est-à-dire il faut qu’elle soit belle[43]. La femme
-est moins exigeante, peut-être parce que l’homme ne transmet que très
-peu de lui-même à ses descendants. Le premier étalon de la beauté a donc
-été la femme et, en général, le corps humain. Être beau, pour un animal,
-pour un objet, c’est avoir quelque chose d’humain, dans la forme, dans
-le caractère; on peut décrire un paysage avec des termes qui presque
-tous conviendraient à la beauté d’une femme, et le marbre a sa
-blancheur, et les saphirs sont ses yeux, et le corail, ses lèvres. Il y
-a là tout un vocabulaire de clichés. Bien entendu qu’il faudrait en
-corriger quelques-uns et faire remarquer que c’est l’ébène qui est noire
-comme des cheveux noirs et le cygne qui a un cou de femme. La beauté est
-si bien sexuelle que les seules œuvres d’art incontestées sont celles
-qui montrent tout bonnement le corps humain dans sa nudité. Par sa
-persévérance à demeurer purement sexuelle, la statuaire grecque s’est
-mise pour l’éternité au-dessus de toutes les discussions. C’est beau,
-puisque c’est un beau corps humain, tel que celui avec qui tout homme ou
-toute femme voudrait se joindre pour se perpétuer selon sa race.
-
- [43] Il y a un pressentiment de cela dans cette remarque inédite,
- récemment publiée, de Montesquieu; ce qui fait la beauté, c’est la
- conformité: «_Esthétique._--Le père Buffier a défini la beauté:
- l’assemblage de ce qu’il y a de plus commun. Quand sa définition est
- expliquée, elle est excellente... Le père Buffier dit que les beaux
- yeux sont ceux dont il y en a un plus grand nombre de la même façon;
- de même la bouche, le nez, etc. Ce n’est pas qu’il n’y ait un
- beaucoup plus grand nombre de vilains nez que de beaux nez; mais
- c’est que les vilains sont de bien différentes espèces; mais chaque
- espèce de vilains est en beaucoup moindre nombre que l’espèce des
- beaux. C’est comme si, dans une foule de cent hommes, il y a dix
- hommes habillés chacun d’une couleur particulière: c’est le vert qui
- domine.»
-
-Mais un autre fait plus obscur, quoique non moins certain, permet de
-ramener par un autre chemin l’idée de beauté à l’idée même de sexualité.
-C’est ceci, que toutes les émotions humaines, quels que soient leur
-ordre, leur nature et leur intensité, retentissent plus ou moins sur le
-réseau nerveux génital. La pathologie sexuelle a mis cela en lumière.
-Les parfums aussi bien que l’odeur ou la vue du sang, le bruit et la
-chaleur, le travail intellectuel et le travail musculaire, le repos et
-la fatigue, l’ivresse et l’abstinence, les sensations les plus
-contradictoires favorisent l’essor sexuel. D’autres, telles que la peur,
-le froid, la contrariété, ricochent aussi vers un centre voisin et
-intriqué dans le réseau génital. Voyez le premier chapitre d’_En
-Ménage_, où M. Huysmans décrit l’effet produit sur un être doux et
-nerveux par la découverte d’un amant chez sa femme. Parmi les émotions
-qui retentissent le plus sûrement sur tout organisme un peu sensible, il
-faut placer au premier rang les émotions esthétiques. Et ainsi elles
-retournent à leur origine. Ce qui porte à l’amour semble beau; ce qui
-semble beau porte à l’amour. Il y a là un entrelacs indéniable. On aime
-une femme parce qu’elle est belle; et on la juge belle parce qu’on
-l’aime. Il en est de même de toutes les choses qui permettent des
-associations d’idées sexuelles et de toutes les émotions qui
-retentissent sur le système génital. Mais il n’est pas du tout
-nécessaire pour qu’une œuvre d’art éveille des idées d’amour, qu’elle
-nous présente un tableau sensuel: il suffit qu’elle soit belle, qu’elle
-soit captivante. Elle passionne: où chercherons-nous le siège de cette
-passion? Le cerveau n’est qu’un centre de transmission; ce n’est pas un
-aboutissement. C’est une erreur heureuse et méritoire d’avoir fait du
-cerveau de l’homme le centre absolu de l’homme; mais c’est une erreur.
-Le seul but naturel de l’homme est la reproduction. S’il y avait un
-autre but à son activité, il ne serait plus un animal; et nous tombons
-dans le christianisme. Revoici l’âme, le démérite et tout le jargon des
-marchands d’orviétan spiritualiste. La conscience de l’émotion s’élabore
-au moment où l’émotion y passe, mais elle ne fait que passer en laissant
-son image, et elle descend dans les reins. Cette manière de parler est
-peut-être figurée, et, d’ailleurs, il ne s’agit pas d’excitations
-intenses et fortement localisées. On veut seulement dire que l’émotion
-esthétique met l’homme en un état favorable à la réception de l’émotion
-érotique. Cet état est donné aux uns par la musique, à d’autres par la
-peinture, le drame. J’ai connu un homme, il est vrai d’un certain âge,
-qui pouvait tromper un désir sexuel en feuilletant des albums
-d’estampes. L’exemple inverse serait sans doute moins paradoxal:
-l’émotion esthétique est celle dont l’homme se laisse le plus facilement
-distraire par l’amour, tellement le passage est aisé, presque fatal.
-Cette union intime de l’art et de l’amour est d’ailleurs la seule
-explication de l’art. Sans cela, sans ce retentissement génital, il ne
-serait pas né, et sans cela il ne serait pas perpétué. Il n’y a rien
-d’inutile dans les profondes habitudes humaines: tout ce qui a duré est
-donc nécessaire. L’art est complice de l’amour. L’amour ôté, il n’y a
-plus d’art; et l’art ôté, l’amour n’est plus guère qu’un besoin
-physiologique.
-
-Mais il s’agit moins de l’art ici que de sa puissance émotionnelle, et
-il faut alors ranger sous le nom d’art tout ce qui est spectacle ou jeu,
-tout le divertissement qui se prend en public ou à propos duquel on se
-communique ses impressions. Un feu d’artifice peut émouvoir tout comme
-une tragédie; la seule hiérarchie est celle de l’intensité. Or, il n’est
-pas douteux que le succès d’une œuvre d’art n’augmente fortement sa
-puissance émotionnelle sur le commun des hommes. De là, pour la foule,
-cette croyance très naturelle que toute œuvre est belle, qui a du
-succès, et que les chutes sont toujours méritées et les dédains. En
-somme, ce que la caste appelle beauté, le peuple l’appelle succès; mais
-il a appris des aristocrates ce mot vraiment dénué de sens pour lui, et
-il s’en sert pour rehausser la qualité de ses plaisirs. Cela n’est pas
-tout à fait illégitime, succès et beauté ayant une origine commune dans
-les émotions, la seule différence même des systèmes nerveux où elles ont
-évolué. Et d’ailleurs très peu d’hommes sont capables d’une originale
-émotion esthétique; la plupart de ceux qui l’éprouvent ne font qu’obéir
-tout comme le peuple, à la suggestion d’un maître, au commandement de
-leurs souvenirs, aux influences de leur milieu, à la mode. Il y a une
-beauté de passage aussi précaire que les succès d’engouement. Une œuvre
-d’art vantée par la caste d’aujourd’hui sera méprisée par la caste de
-demain; et il en restera moins peut-être que de l’œuvre délaissée par la
-caste et acclamée par le peuple. Car le succès est un fait dont
-l’importance croît avec la poussière qu’il soulève, avec le nombre des
-fidèles qui sont venus et qui l’accompagnent en cortège. Les émotions de
-la caste et les émotions du peuple sont destinées à un même
-aboutissement. La nature, qui ne fait pas de sauts, ne fait pas de
-choix. Il s’agit de faire des enfants. L’odorat du grand-paon (ou un
-sens analogue) est si développé qu’une larve femelle de ce papillon rare
-attire, le jour de son éclosion, une nuée de mâles là où la veille on
-n’en voyait aucun. Cette acuité serait absurde si elle ne servait au
-grand-paon qu’à se choisir une nourriture plus délicate parmi le
-troupeau des fleurs, ou, d’une façon quelconque, à augmenter son plaisir
-et son avancement spirituel, la culture de son intelligence. Elle sert
-au grand-paon à mieux faire l’amour; c’est son sens esthétique.
-
-Cependant, il est des natures humaines, moins diffuses ou plus
-réfractaires, chez lesquelles les émotions ne retentissent pas vers le
-centre de grande sensibilité, soit que ce centre soit atrophié, ou que
-le courant émotionnel ait rencontré sur son parcours un obstacle, une
-digue, un terrain imperméable. Usons, sans préjuger de la justesse de
-l’analogie, des comparaisons les plus communes et les plus frappantes.
-Un courant électrique est lancé dans un fil en vue de créer un
-mouvement; le fil tombe appuyé sur un morceau de bois; et au lieu de
-mouvement il se produit de la chaleur: le train brûle, que l’on voulait
-faire rouler. L’émotion en route vers le sens génital qu’elle a mission
-d’éveiller rencontre un centre de résistance; elle s’y brise, elle s’y
-tord sur elle-même, mais s’y installe; et toutes celles du même ordre
-qui passeront par le même centre auront le même sort. Il s’agissait de
-faire tourner une roue, voici un feu d’artifice; il s’agissait de
-conserver l’espèce, voici que naît l’idée de beauté. L’émotion
-esthétique, et alors sous sa forme la plus pure, la plus désintéressée,
-n’est donc qu’une déviation de l’émotion génitale. L’Aphrodite qui nous
-entraînait à son culte ne nous trouble plus; la femme s’est évanouie, il
-reste de nobles formes, des lignes agréables, mais un cheval aussi est
-beau, et un lion et un bœuf. Heureux arrêt de circulation qui nous a
-permis de réfléchir, de comparer, de juger! Le courant nous jetait vers
-la sœur de la déesse; il nous en éloigne, car elle est moins belle! On
-pourrait supposer que c’est dans la région intelligence que le courant
-émotionnel s’est diffusé, formant ainsi ce mélange d’émotion et
-d’intelligence qui nous donne le sens esthétique. L’intelligence est un
-accident; le génie est une catastrophe. Il faut bien se garder même des
-rêves d’un état social où régneraient uniformes la santé, l’équilibre,
-l’équité, la modération, l’ordre, où les catastrophes seraient
-impossibles et les accidents très rares. L’intelligence humaine est
-certainement la conséquence de ce que nous appelons naïvement le mal;
-s’il ne se formait pas des coupures ou des nœuds dans les fils, si
-l’émotion atteignait toujours son but, les hommes seraient plus forts et
-plus beaux et leurs maisons parfaites comme des termitières; seulement
-le monde n’existerait pas.
-
-
-III
-
-Avant de retourner vers notre point de départ, voici un résumé:
-
-Deux sortes d’émotions concourent à la formation du sens esthétique: les
-émotions de nature génésique et toutes les autres émotions, quelles
-soient-elles, selon une proportion qui varie à l’infini avec chaque
-homme. Les premières sont celles que nous ressentons à la représentation
-parfaite du type de notre race. Apollon est beau, parce qu’il est le
-mâle humain dans toute sa pureté. Pour la plupart des hommes, toute idée
-adventice écartée rigoureusement, la vue de ce marbre est agréable,
-parce qu’elle évoque le désir, soit directement, soit selon le sexe, par
-contre évocation. On se souvient du mot de Stendhal: la beauté, c’est
-une promesse de bonheur. La philosophie sensualiste qui permettait cette
-définition n’était point sotte. Il sera nécessaire d’y revenir avec la
-science pour point d’appui. C’est donc, en somme, pour qualifier la
-«promesse de bonheur» qu’on a inventé le mot «beauté». Et ce mot a été
-successivement appliqué à tout ce qui promet aux hommes la réalisation
-d’un de leurs autres désirs toujours plus nombreux et toujours plus
-complexes; et ensuite, le besoin émotionnel s’étant extrêmement
-développé, à toutes les causes d’émotions, même terribles, même
-sanglantes. Mais ces émotions de toute nature, qui font la vie même de
-l’homme, elles ont un but--comme l’odorat du grand-paon--elles pénètrent
-en nous pour nous rappeler que notre unique devoir de créatures vivantes
-est la conservation de l’espèce; quel que soit le sens qu’elles aient
-frappé d’abord, elles rebondissent de là vers le centre de la
-sensibilité générale. Je songe à ces amants romantiques qu’on vit,
-enveloppés par l’orage, se posséder avec fureur, ou à l’émotion douce de
-Tibulle, _quam juvat immites_... Les horribles, stupides et sauvages
-tragédies dont se délectaient les Grecs et les Français de l’ancien
-régime, c’étaient des philtres, et rien de plus. Si de grands poètes
-(comme les femmes, les grands poètes n’ont ni goût ni dégoût) n’avaient
-pris la peine de repenser les histoires d’Oreste, de Thyeste, de
-Polynice, nous les jugerions telles que le délire d’une société en
-enfance ou en abjection. Il n’est pas une tragédie de Racine qui n’ait
-été jouée cent fois en cour d’assises par des comparses hideux. On
-trouvera si l’on veut dans les traités spéciaux de Ball, de Binet et
-dans les ouvrages de vulgarisation, des exemples de la transformation en
-acte sexuel d’une sensation quelconque. Ici, il n’y a pas de catégories;
-c’est l’illimité. On a vu des hommes auxquels l’odeur des pommes
-pourries donne des émotions fortes et nécessairement sexuelles. Schiller
-en avait toujours une provision dans le tiroir de sa table de travail;
-mais comme il possédait un passage réfractaire où se brisaient, en
-grande partie, les courants émotionnels, il faisait des vers, au lieu de
-faire l’amour, ayant respiré des pommes pourries.
-
-Voici donc toute une classe d’hommes chez lesquels les émotions arrêtées
-à moitié chemin se transforment en intelligence, en goût esthétique, en
-religiosité, en moralité, en cruauté, selon les milieux et les
-circonstances et d’après un mode dynamique des plus obscurs. On peut
-même dire que cette transformation des émotions se fait, peu ou
-beaucoup, chez tous les hommes; il arrive aussi que les émotions
-retentissent presque également dans toutes les directions, qu’une partie
-notable aille vers les centres génitaux et qu’il en reste assez en
-chemin pour produire un grand philosophe, un grand artiste ou un grand
-criminel. L’amour semble particulièrement lié à la cruauté, soit par son
-absence, soit par son excès. La mimique de la cruauté est exactement
-celle de l’amour sexuel; Duchenne de Boulogne a prouvé cela par ses
-expériences. En des types tels que Torquemada ou Robespierre, les
-émotions n’aboutissent pas au sens génital; elles se heurtent à un
-obstacle qui les incline vers un autre centre; au lieu de se transformer
-en besoin de reproduction, elles se transforment en besoin de
-destruction. Mais il y a le type néronien et le type sadique où la
-sexualité et la cruauté s’exaltent ensemble et s’enchevêtrent. Ce sont
-des hommes capables de plus fortes secousses émotionnelles que les
-autres hommes. Quoique divisé et réparti vers deux buts, le courant
-reste assez fort pour produire des actes très intenses. Le même
-phénomène apparaît, quoique d’un ordre plus rassurant, quand la
-puissance intellectuelle s’exerce en même temps que la puissance
-génitale. Tout homme capable d’émotion est capable d’amour et en même
-temps soit de cruauté, soit d’intellectualité, soit de religiosité; mais
-il arrive que le courant émotionnel est tout entier absorbé par l’une
-des activités humaines, et l’on a une variété de types extrêmes, l’autre
-variété étant fournie par les hommes d’une grande réceptivité
-émotionnelle et par conséquent d’une grande diversité d’aptitudes.
-
-Mais restons dans la moyenne de l’humanité et dans la question
-esthétique. Selon l’importance de la dérivation du courant émotionnel,
-on aura, par exemple, un spectateur qui retiendra de la tragédie tout ce
-qu’elle a de beauté pure ou forte, qui sortira en l’état d’émotion
-intellectuelle, moins sensible au meurtre qu’à la courbe du geste qui
-frappe, aux imprécations, aux épouvantes, qu’à la forme musicale qui les
-limite, les enferme, les fait vivre; on aura aussi un spectateur qui,
-malgré quelques lueurs d’émotion intellectuelle, sort du théâtre à peu
-près comme d’une séance de boxe ou d’une corrida. Voilà les extrêmes.
-L’un devant une statue parfaite jouit de la grâce des courbes, songe:
-quelle belle œuvre! l’autre s’écrie: quelle belle femme! Entre ces deux
-types, il y a tout un jeu de nuances. Pour le type moyen, l’idée de
-beauté n’existe guère; il jugera de l’œuvre d’après l’intensité ou la
-qualité de son émotion. Ça lui donne du plaisir, ou le laisse froid, et
-voilà tout. Le type moyen est celui qui détermine les succès en art; il
-faut plaire au type moyen, il faut l’émouvoir.
-
-Les représentants de la caste esthétique jugent aussi une œuvre d’art
-par l’émotion qu’ils ont éprouvée, mais cette émotion est d’un ordre
-tout particulier: c’est l’émotion esthétique. Seules, pour eux,
-appartiennent à l’art, à la catégorie de la beauté, les œuvres, qui
-peuvent donner l’émotion, le frisson esthétique. Ainsi se sont trouvées
-exclues de l’art les œuvres, utilitaires, moralisatrices, sociales,
-ayant un but quelconque en dehors de ce but précis et exclusif,
-l’émotion esthétique; et aussi les œuvres trop sexuelles, dont l’appel à
-l’exercice génital est trop direct, quoiqu’elles répondent, mais alors
-avec une clarté excessive, à l’idée première que les hommes ont eue de
-la beauté artistique. Ainsi s’est formée cette catégorie esthétique qui,
-éternellement instable, allant du réalisme à l’idéalisme (un certain
-idéalisme), du sentimentalisme à la brutalité, de la religiosité au
-sensualisme, n’en est pas moins un jardin clos. L’art est donc ce qui
-donne une émotion pure, c’est-à-dire sans vibrations hors d’un groupe
-limité de cellules, ce qui n’invite ni à la vertu, ni au patriotisme, ni
-à la débauche, ni à la paix, ni à la guerre, ni au rire, ni aux larmes,
-ni à rien qui ne soit l’art lui-même. L’art est impassible, et, comme a
-dit de l’amour un vieux poète italien, _non piange nè ride_. Ceci n’a
-rien ni de rationnel, ni de juste, ni de conforme à aucune vérité. Il
-s’agit des usages d’une caste intellectuelle. Née d’une imperfection du
-système nerveux, l’idée de beauté s’est agrégé en chemin toutes sortes
-de règles, de préjugés, de croyances, d’habitudes, et il s’est formé un
-canon dont la forme, sans être absolue, n’oscille à un moment donné
-qu’entre certaines limites. La restriction est nécessaire. Tous les
-hommes raffinés d’une époque s’entendent sur l’idée de beauté.
-Aujourd’hui, par exemple, il y a des pierres de touche: Verlaine,
-Mallarmé, Rodin, Monet, Nietzsche. Avouer qu’on n’est pas ému par les
-_Mains_, par _Hérodiade_, par l’_Ève_, par les _Cathédrales_, par
-_Zarathoustra_, c’est avouer qu’on est dépourvu du sens esthétique. Mais
-des œuvres d’un tout autre ton furent admirées jadis par le même groupe
-humain. De Ronsard à Victor Hugo, le principe de la beauté fut cherché
-dans l’imitation. On imita les Anciens, les Italiens, les Espagnols, les
-Anglais. Au dernier siècle, ce fut la quête de l’originalité; et cela
-donna même, il y a quelques années, un excès de fausses notes, mais une
-musique moins plate, en somme, que celle dont on avait si longtemps
-fatigué les muses. Non pas qu’on ait moins imité, mais on le fit avec
-l’illusion de créer du nouveau, et l’illusion est presque toujours
-féconde. La France est d’ailleurs le pays où l’idée de beauté a subi le
-plus de variations, étant peuplée d’hommes vifs et curieux, toujours aux
-aguets de ce qui se passe et prêts à faire connaissance avec tout ce qui
-est étranger et nouveau, quitte à en rire si ce nouveau ne convient pas
-à leur tempérament.
-
-Notre sens esthétique a donc des caprices. Mais, variable
-historiquement, il est assez solide à un moment donné. Il y a une caste
-esthétique aujourd’hui; il y en eut toujours une, et l’histoire de la
-littérature française n’est guère autre chose que le catalogue raisonné
-des œuvres qui furent successivement élues par cette caste. Les succès
-s’élaborent dans la rue; la gloire sort des cénacles. Comme il n’y a pas
-d’exemples du contraire, il faut bien admettre cela comme un fait; et
-aussi que les cénacles se dégoûtent des gloires qui leur échappent et se
-mettent à courir les rues. Un fait est toujours légitime, étant toujours
-logique, mais on peut lui opposer les répugnances de sa propre
-sensibilité ou d’un groupe de sensibilités. C’est ce que fait la foule
-sous la conduite de quelques esprits moyens, instruits, bons avocats,
-puisqu’ils haïssent la maison qu’ils combattent et qui ne les connaît
-pas. Aux réputations souvent fort obscures du groupe esthétique on voit
-donc sans cesse opposées les célébrités du succès. Il est facile de
-duper le peuple en lui montrant ici la pauvre lampe solitaire, et là
-l’éclat des globes crus et le rutilement des tulipes; mais le peuple n’a
-guère besoin d’encouragements; il marche naturellement vers ce qui
-l’éblouit. Cela aussi est un fait, et cela aussi est légitime. Le
-public, mené par des bergers sournois, a tort de mépriser la lueur
-confuse des étoiles; mais la caste esthétique a tort de rire des
-plaisirs du peuple. Elle a tort aussi d’accaparer certains mots et de
-refuser le nom d’œuvre d’art à des compositions qui ont exactement comme
-celles qu’elle admire, pour but de susciter des émotions. C’est une
-question de qualité, non d’essence. Elle souffre moins de voir applaudie
-une pauvreté que dédaignée une œuvre véritable. Son jugement, si adroit
-à dépister le faux art, faiblit soudain, et elle se fâche qu’un
-sectateur du goût populaire ne s’incline pas devant ses admirations.
-C’est toujours une erreur d’en appeler à la justice; mais c’est de la
-démence d’en appeler à la justice d’un groupe social. Il faut laisser
-cela et s’enfermer dans une opinion comme dans une tour. On pourrait
-égorger cent fanatiques de _Quo vadis_ plutôt que de les convaincre, et
-avec moins de fatigue. La justice littéraire est une absurdité. Elle
-suppose la parité des émotions en des hommes d’une catégorie
-physiologique différente. Une œuvre est belle pour ceux à qui elle donne
-des émotions. La sensibilité est incorruptible, aussi bien celle du
-populaire que celle des cénacles; elle est incorruptible comme le goût
-et comme l’odorat. Jadis on avait imaginé un goût en soi, un goût absolu
-qu’on adorait dans un temple. Rien de plus ridicule; et rien de plus
-tyrannique. Laissons les hommes chercher librement leurs plaisirs. Les
-uns veulent qu’on leur torde les entrailles; d’autres, qu’on leur
-débouche la rate; d’autres, qu’on leur perce le cœur. Il faut des
-instruments divers pour chacune de ces opérations; l’art est une
-chirurgie dont la trousse est riche et une pharmacopée aux fioles de
-toutes formes et de toutes odeurs.
-
-On parle très sérieusement--c’est-à-dire sans rire--d’initier le peuple
-à l’art. En termes moins vagues, correspondant à une certaine réalité
-scientifique, il s’agirait de façonner ainsi la physiologie du commun
-des hommes que l’émotion au lieu d’aboutir au centre génital se diffusât
-vers le centre esthétique. L’entreprise n’est pas des moindres. Pauvre
-peuple! Comme on se joue de lui et qu’ils sont stupides, en leur bonté,
-ses maîtres intellectuels! Ils croient vraiment que le goût de la
-peinture, de la musique, de la poésie, cela s’apprend comme
-l’orthographe ou la géographie! Et quand cela serait, et quand on aurait
-donné quelques admirations à quelques ouvriers? Quelle importance cela
-a-t-il que le peuple n’admire pas ce que nous admirons? Il aurait tout
-aussi bien le droit d’exiger de nous le partage de ses enthousiasmes. Il
-n’y a pas d’absolu esthétique. Ce qui est beau, c’est ce qui nous émeut;
-mais nous ne pouvons être émus que dans la mesure de notre réceptivité
-émotionnelle et selon l’état de notre système nerveux. L’insensibilité à
-ce que nous nommons la beauté, idée très complexe dès qu’on s’éloigne de
-la plastique humaine, ne serait en somme que le témoignage d’un
-organisme sain, d’un cerveau normal, où les courants nerveux vont droit
-leur but, sans déviations. Mais cet état semble rare. Tous les hommes
-sont aptes à recevoir certaines émotions esthétiques, et tous en sont
-avides; mais presque aucun ne se soucie de la qualité de cette émotion.
-Être ému, voilà l’important. Nul monument depuis les cathédrales, et
-peut-être depuis les pyramides, n’a remué comme la tour Eiffel la
-sensibilité esthétique de l’humanité. Devant tant de ferraille en
-hauteur, la bêtise elle-même est devenue lyrique, la sottise a médité,
-l’étourderie a rêvé; il tombait de là comme un orage d’émotions. On
-chercha à le détourner; il était trop tard, le succès était venu. Plus
-une œuvre reçoit d’admirations, plus elle se fait belle pour la foule.
-Elle se fait belle et presque vivante; des ondes émotionnelles s’en
-détachent et viennent, ainsi que des vagues, déferler sur le peuple
-enivré et haletant; l’organisme tout entier est en fête; stupide et
-beau, le génie de l’espèce sourit dans l’ombre.
-
-Tel est le rôle social de l’art. Il est immense. Il y a un oiseau
-d’Australie qui se bâtit pour nid une large cabane où il sème tout ce
-qu’il trouve de cailloux brillants; le mâle, parmi cette mosaïque, danse
-un grave menuet devant sa compagne troublée; et c’est l’art surpris à
-son obscure naissance, au moment où il est lié étroitement à l’expansion
-de l’instinct génital. Un caillou rouge donne une émotion à un oiseau,
-et cette émotion surexcite son désir. Tel est le rôle social de l’art.
-Il faut que le peuple admire--et par peuple, ici j’entends l’ensemble
-des hommes,--il faut qu’il éprouve des émotions esthétiques, il faut que
-ses nerfs tremblent sous de longues vibrations, il faut que ses amours
-soient riches et compliquées: mais qu’importe d’où vient le nuage,
-pourvu qu’il pleuve!
-
-Je n’ai voulu que montrer la légitimité de toute émotion esthétique,
-quelle que soit sa source, et de tout succès, quelle que soit sa
-qualité; mais on me croira volontiers si j’avoue que je garde mes
-préférences pour telle forme de l’art, pour telle expression de beauté.
-Je m’écarte en ceci du sentiment commun, que je ne crois pas utile de
-généraliser des opinions, d’enseigner des admirations. Forcer d’admirer
-est aussi méchant que de forcer d’entrer. C’est à chaque homme de se
-donner l’émotion qui lui est nécessaire et la morale qui lui convient.
-L’âne d’Apulée voudrait bien brouter des roses parce qu’il reprendrait
-aussitôt la forme humaine. C’est une très bonne idée de brouter des
-roses, c’est une méthode de délivrance.
-
-1901.
-
-
-
-
-VALEUR DE L’INSTRUCTION
-
-
-Sans être aussi répandue qu’elle pourrait l’être et qu’elle le sera,
-l’instruction est fort en faveur. On vit de moins en moins et on apprend
-de plus en plus. La sensibilité capitule devant l’intelligence. J’ai vu
-rire de qui regardait avec attention et avec plaisir une feuille morte;
-on n’aurait pas ri d’entendre murmurer à ce propos quelque nomenclature;
-mais d’autres hommes, sans ignorer les manuels, estiment que la
-véritable science doit être sentie d’abord comme un plaisir. Ce n’est
-pas la mode; la mode est de s’instruire dans les seuls livres et aux
-lèvres de ceux qui récitent des livres.
-
-Corneille Agrippa, qui possédait tout le savoir de son temps, et
-davantage, s’est amusé à rédiger un «Paradoxe sur l’incertitude, vanité
-et abus des sciences[44]»; on pourrait le reprendre, mais sur un autre
-ton, car il n’est pas nécessaire qu’une science soit incertaine, vaine
-et abusive, pour être inutile à celui qui la cultive; et par contre la
-certitude d’une science, son intérêt et sa légitimité ne lui confèrent
-pas un droit absolu à la régence des esprits. On conviendrait même
-volontiers de l’absurdité d’un débat sur la certitude ou l’incertitude
-des sciences; il y en a d’aléatoires, mais que les gens légers ou
-intéressés seuls qualifient ainsi; le mot science contient par
-définition l’idée de vérité objective, et il faut s’en tenir là sans
-autres contestations et concéder même cette vérité objective, quelque
-répugnance que l’on éprouve devant le mariage indissoluble de deux mots
-alors ironiques.
-
- [44] «Œuvre, continue le traducteur, qui peut profiter, et qui apporte
- merveilleux contentement à ceux qui fréquentent les cours des grands
- seigneurs, et qui veulent apprendre à discourir d’une infinité de
- choses contre la commune opinion.»--S. L. 1603.
-
-Aussi bien il ne s’agit pas de la science, mais de l’instruction dont la
-science est la matière ou le prétexte. Quelle est la valeur de
-l’instruction? Quelle sorte de supériorité cela peut-il conférer à une
-intelligence moyenne! L’instruction, si elle est parfois un lest,
-n’est-elle pas le plus souvent un fardeau? n’est-elle pas aussi, et plus
-souvent encore, un sac de sel qui fond sur les épaules de l’âne aux
-premiers orages de la vie? Et ainsi de suite.
-
-L’instruction est de deux sortes, selon qu’elle est utile ou de parure.
-L’astrologie même peut devenir une science pratique, si l’astrologue y
-trouve le pain quotidien; mais à quoi cela peut-il bien être bon, sinon
-peut-être à lui fausser l’esprit, qu’un magistrat connaisse la
-géométrie? Tout ce qui concerne son métier, le dessin et l’archéologie
-même et toutes les notions de cet ordre seront profitables à un
-menuisier intelligent; mais à quoi lui servirait, sinon peut-être à
-entraver son activité, une théorie esthétique? Quand elle ne trouve pas
-à s’appliquer et à se monnayer, l’instruction est un lingot qui dort
-sous une vitrine; cela est inutile, pas très curieux et sans beauté.
-
-Il est beaucoup question en certains milieux politiques de l’instruction
-intégrale. Cela signifie sans doute que tout doit être enseigné à tous,
-et aussi, qu’une notion universelle et vague serait un grand bienfait,
-un grand réconfort pour n’importe quelle intelligence; mais l’on confond
-dans ce raisonnement la matière et la forme. L’intelligence, qui a une
-forme générale et commune, en a une particulière en chaque homme. Comme
-il y a plusieurs mémoires, il y a plusieurs intelligences; et chacune de
-ces intelligences, modifiée par les physiologies propres, détermine les
-individus intellectuels. Loin que tout puisse être avec fruit enseigné à
-tous, il semble bien qu’une intelligence donnée ne peut recevoir, sans
-danger pour sa contexture même, que les genres de notions qui y
-pénètrent sans effort. Si l’on s’était habitué à donner aux mots les
-seules significations relatives qu’ils comportent, instruction intégrale
-voudrait dire toute la sorte d’instruction qui est compatible avec la
-morphologie inconnue d’un cerveau; dans la plupart des cas, la quantité
-de cette instruction se réduirait à rien, car la plupart des
-intelligences sont incultivables.
-
-Du moins par les procédés actuels qu’un seul terme résume:
-l’abstraction. On a fini par admettre dans les milieux enseignants que
-la vie ne peut être connue que sous la forme du discours. Qu’il s’agisse
-de poésie ou de géographie, la méthode est la même: une dissertation qui
-résume le sujet et qui a la prétention de le représenter. Finalement
-l’instruction est devenue un catalogue méthodique de mots, et la
-classification remplace la connaissance.
-
-Un homme, le plus intelligent et le plus actif, ne peut acquérir qu’un
-fort petit nombre de notions directes et précises; ce sont cependant les
-seules qui soient vraiment profondes. L’enseignement ne donne que
-l’instruction; la vie donne la connaissance. L’instruction a du moins
-cet avantage d’être de la connaissance généralisée, sublimée, et pouvant
-contenir, sous un petit volume, une grande quantité de notions; mais,
-dans la plupart des esprits, cette nourriture trop condensée reste
-neutre et ne fermente pas. Ce que l’on appelle la culture générale n’est
-le plus souvent qu’un ensemble d’acquisitions mnémoniques, purement
-abstraites et dont l’intelligence est incapable de faire la projection
-sur le plan de la réalité. Sans une imagination très vivante et active
-dans tous les sens, les notions confiées à la mémoire se dessèchent dans
-un sol inerte; l’eau qui les amollit et le soleil qui les mûrit sont
-nécessaires à la germination des graines.
-
-Il vaut mieux ignorer que de savoir mal, ou peu, ce qui est la même
-chose. Mais sait-on ce que c’est que l’ignorance? Il faut avoir appris
-tant de choses pour la goûter et la comprendre! Ceux qui en pourraient
-jouir par état ont trop d’illusion sur eux-mêmes pour s’y récréer
-franchement; et ceux qui le voudraient sont trop loin de l’innocence
-première. Il y a eu des moments dans la civilisation où des hommes
-savaient tout; ce n’était pas beaucoup. Était-ce beaucoup moins que
-toute la science d’aujourd’hui? Cette relativité peut nous faire
-réfléchir sur la valeur de l’instruction; elle nous servira aussi à la
-qualifier. L’instruction n’est jamais que relative; elle doit donc être
-pratique.
-
-M. Barrès, dans son dernier roman[45], fait proférer par un député du
-type Burdeau cette maxime politique: «La vertu est, comme le
-patriotisme, un élément dangereux à exciter dans les masses.» A ces deux
-abstractions, il faudrait peut-être joindre toutes les autres afin de
-prononcer un ostracisme général contre toutes les idées qui n’ont pas
-été d’abord définies. Et cela ne voudrait pas dire qu’il faut proscrire
-les vertus ou les sentiments patriotiques; mais seulement ceci: que rien
-n’est plus mauvais pour la santé d’une intelligence moyenne que le jeu
-des mots abstraits, que cette fausse science verbale qui se trouve sans
-application dès qu’on va participer à la vie réelle. Il ne s’agit pas
-d’être vertueux; comment réaliser un mot qui est la synthèse de
-plusieurs idéaux contradictoires? Il s’agit d’accommoder sa nature aux
-conditions vitales du milieu et aux traditions morales. Il ne s’agit pas
-d’être patriote; il s’agit de défendre contre les animaux étrangers la
-pureté de la fontaine où l’on boit. Il ne s’agit pas de savoir quel est
-le principe abstrait où pourrait bien prendre sa source le large fleuve
-des idées générales; il s’agit de faire de sa vie un acte de confiance,
-à la fois et un acte de prudence. Il s’agit surtout de garder assez de
-naïveté pour respirer avec joie l’air social tel qu’il est et assez de
-souplesse pour obéir sans lâcheté aux lois élémentaires de la vie.
-
- [45] _L’Appel au soldat_.
-
-La vie est une suite de sensations reliées par des états de conscience.
-Quand on n’a pas un organisme tel que la notion abstraite redescende
-vers les sens dès qu’elle a été comprise; si le mot Beauté ne vous donne
-pas une sensation visuelle; si vous ne sentez pas à manier les idées un
-plaisir physique, à peu près comme à caresser une épaule ou une étoffe,
-laissez les idées. Quand le meunier n’a pas de blé à moudre, il ferme
-ses vannes et dort, ou va se promener; mais il ne songe pas à moudre à
-vide et à user ses meules pour recueillir du vent. L’instruction n’est
-souvent autre chose que ce vent soufflé par la rotation des tamis et
-perceptible en paroles.
-
-L’enseignement, du haut en bas, des universités officielles aux
-populaires, de l’école de village à l’École Normale, n’est guère autre
-chose qu’une fabrique de phrases. De toutes, la plus sérieuse est
-l’école primaire, où on apprend à lire et à écrire, acquisitions non
-d’une science, mais d’un sens nouveau. Si l’on retranchait du programme
-des autres tout l’inutile, tout l’inapplicable à la vie et à telle
-profession ou métier, il en resterait la matière à peine de dix-huit
-mois d’écolage.
-
-La plus grande partie du peuple échappe encore aux tortures d’écouter
-les messieurs qui récitent des livres. Les enfants pauvres, libérés de
-la prison scolaire, apprennent un métier, ce qui est un agrandissement
-de soi, et commencent de vivre à l’âge où leurs frères riches s’exercent
-au maniement de mots qui ne correspondent à rien de réel, outils qui
-sculptent l’éternel vide[46]. On va remédier à cela, et voici une soirée
-d’université populaire: «Le Développement de l’idée de justice dans
-l’Antiquité.» En supposant, ce qui est improbable, que le professeur
-n’ait émis à ce sujet que des appréciations acceptables par une
-intelligence saine, de quelle utilité put bien être une telle
-dissertation pour un auditoire populaire, et qu’en retirera-t-il
-d’applicable à son humble vie? Moins assurément que des vieux sermons
-qui ne craignaient pas de bafouer ses vices, d’épouvanter sa lâcheté
-devant les plaisirs bas. Mais le clergé de la religion laïque est grave
-et dédaigne les faits. Des âmes parlent à des âmes; l’idéal descend sur
-le peuple. Les premiers chrétiens du moins se réunissaient à la fois
-pour prier et pour manger fraternellement; après le repas, d’aucuns se
-levaient pour prophétiser. Les prophètes modernes ne vivent que
-d’abstraction, et cette nourriture économique et ridicule, ils la
-partagent volontiers avec leurs frères.
-
- [46] On disait dans une conversation: «Le paysan est sérieux; c’est un
- savant, un physicien.» Tout l’effort politique moderne tend à faire
- de ce physicien un métaphysicien. Le travail est en bon train pour
- l’ouvrier, qui commence à mépriser le travail et à estimer les
- phrases. Sa surprise est immense que le mot n’ait aucune action sur
- la réalité.
-
-L’homme qui a lentement acquis une science, outre les avantages sociaux
-qu’il en peut retirer, a conféré par cela même aux organes de son
-attention une force et une agilité particulières. Il ne possède pas
-seulement la science qu’il convoitait, mais tout un ensemble d’engins de
-chasse en bon état et tout prêt à de nouvelles captures. Lorsqu’on a
-appris avec soin et patience une langue étrangère, on peut ensuite
-s’approprier par un travail beaucoup moindre les langues de la même
-famille. Mais si l’on a eu recours à quelque méthode expéditive,
-l’acquisition n’a plus que sa valeur propre et elle peut même se
-détériorer assez rapidement. L’eau qui a bouilli très vite refroidit de
-même: c’est ce que ne savait pas l’industriel qui avait établi des
-bouilloirs publics; le temps de traverser la rue et c’était comme si on
-revenait de la fraîche fontaine. C’est pour ce même motif que
-l’enseignement rapide des conférences est si particulièrement inutile.
-On y apprend à croire et non pas à raisonner, ce qui serait encore une
-manière d’agir et de vivre.
-
-Le bagage qui constitue l’instruction est presque uniquement fait de
-croyances. On enseigne les lettres et les sciences comme un catéchisme.
-La vie est l’école du doute prudent; l’école est une église
-prétentieuse. Tout professeur est muni d’un arsenal d’aphorismes;
-l’adolescent qui ne se laisse pas frapper au cœur est méprisé. Le
-renversement des valeurs logiques est porté à ce point que tels actes
-intellectuels, la résistance à la foi scientifique, la réserve
-cartésienne, sont considérés comme des marques d’inintelligence.
-
-M. Jules de Gaultier a imaginé un nouveau manichéisme dont l’emploi
-prudent sera fort utile pour déblayer certaines questions[47]. A
-l’instinct vital il oppose l’instinct de connaissance; mais l’un n’est
-pas le bon principe plutôt que l’autre, le mauvais principe. Ils ont
-tous les deux leur rôle dans le travail de la civilisation; car si l’un
-développe chez l’homme le besoin de connaître aux dépens des forces qui
-conservent la force vitale, il permet en même temps à l’intelligence de
-mieux jouir et de soi-même et de la vie sensitive. Le génie spontané et
-inconscient des races en croissance ne refuse d’obéir ni à l’un ni à
-l’autre de ces grands instincts; la vie use non son énergie, qui est
-immuable, mais les modes énergétiques qu’elle a revêtus; on se lasse de
-sentir avant de s’être lassé de connaître. C’est ce qu’a exprimé
-naïvement Leibnitz et ce que répètent avec lui tous les esprits dont
-l’intelligence est le vautour: «Il n’est pas nécessaire de vivre, mais
-il est nécessaire de penser.» Quand cet aphorisme descend dans le
-peuple, c’est que l’instinct vital en décadence commence à renoncer à la
-lutte; c’est l’ère glorieuse de la floraison, mais la plante va mourir
-après que le vol des insectes l’aura fécondée et que le vent aura porté
-ses graines vers un sol vierge.
-
- [47] Dans un livre _de Kant à Nietzsche_.
-
-Une masse ignorante forme chez un peuple une magnifique réserve de vie.
-Notre civilisation a méconnu cela: c’est un champ immense de petites
-fleurettes qui épuise pour un éclat inutile la sève de la terre.
-
-De telles idées, même atténuées en images, peuvent sembler barbares à
-ceux qui croient aux «bienfaits de l’instruction»; mais il commence à
-être plus facile de trouver des adjectifs que des raisons pour régénérer
-ce thème ancien et qui va s’épuiser. A entendre tant de journalistes et
-de députés parler de l’instruction comme d’un souverain élixir, on sent
-bien qu’ils y ont goûté, et à la vraie, à la bonne, à celle que
-synthétisent les manuels et les encyclopédies, mais non aux détestables
-jarres où dort l’esprit mauvais de l’analyse. Le vrai savoir, le «gay
-sçavoir» est singulièrement vénéneux; il est vénéneux autant que
-bienfaisant; il contient autant de doutes que de paillettes d’or
-l’eau-de-vie de Dantzig. On ne sait jamais où l’ivresse de cette liqueur
-violente peut mener une intelligence qui n’est pas très forte ou très
-sceptique.
-
-Mise en regard de la science, l’instruction est si peu de chose qu’elle
-mérite à peine un nom. Qu’est-ce que valent d’élémentaires notions de
-chimie lorsque l’on songe au chimiste qui manie, compose et décompose
-les corps, qui compte les molécules et pèse les atomes? Et qu’importe
-que cent mille bacheliers sachent quels sont les éléments de l’air? Mais
-déjà ils ne le savent plus. Si on leur avait appris à respirer, ils
-auraient peut-être évité deux ou trois maladies dont ils transmettent
-joyeusement à leurs enfants les prédispositions ou les germes. Il est
-nécessaire (malgré une ironie célèbre) qu’il y ait une chimie et des
-industries chimiques, mais non que l’on enseigne au premier venu les
-obscurs principes d’une science vaine. Ceci n’est qu’un exemple, mais
-qui s’étendrait à presque tous les éléments de la culture générale. Un
-cerveau moyen d’aujourd’hui ressemble à ces jardins d’essai où
-verdissent des spécimens de toutes les flores; encore ce jardin a-t-il
-son utilité particulière; les cerveaux riches d’un peu de tout ne sont
-bons à rien: le terrain a été transformé non pas même en un parterre,
-mais en un herbier, et les plantes sèches y sont si médiocres et si
-défectueuses qu’on ne peut les faire servir à aucun usage décent. Il
-faudrait au moins que la plus grande partie des plates-bandes eût été
-réservée à une culture profonde et passionnée; dans ce cas, les coins
-morts du jardin reprennent quelque intérêt: ils servent de fumier et de
-terreau pour réchauffer le cœur du jardin vivant.
-
-On ne prétend donc pas dire que la culture générale soit inutile; elle
-est indispensable à titre d’auxiliaire et de réserve, mais à ce titre
-seul, et si cette culture générale et superficielle coïncide avec une ou
-plusieurs sections de culture intensive. Seule, elle n’a aucune valeur.
-Si de la moyenne on descend vers les jardinets populaires, on ne voit
-plus, à la place de la mauvaise herbe, mais luxuriante, que de chétives
-germinations déjà gelées par la vie. On a sarclé toute la flore
-naturelle, et ce qu’on a semé à la place dans un terrain mal préparé et
-mal nettoyé n’a pu pousser, faute d’eau et de soleil. Tout l’intérêt de
-ces petits potagers ridicules est dans un arbre souvent grand et beau,
-quelque marronnier ou quelque tilleul: c’est le métier où l’homme s’est
-perfectionné avec courage. Un de ces arbres vaut à lui seul toutes les
-cultures générales qui l’ont relégué dans un coin pierreux; il les
-domine par son utilité et par sa beauté.
-
-La raison de l’homme, dans la vie, est d’être une fonction; il faut que
-ses journées soient créatrices d’un résultat. C’est pourquoi l’on
-regrettera éternellement que les métiers se soient abolis dans
-l’émiettement par la division du travail poussée à l’extrême. La
-civilisation industrielle a retiré à un très grand nombre d’hommes le
-plaisir qu’ils trouvaient au travail. Un salaire élevé peut faire que
-l’on soit content d’avoir travaillé, mais cela ne donne pas le
-contentement actuel, la joie d’user l’heure présente à la réalisation
-d’un objet. L’industrie a opéré contre l’artisan en faveur de l’oisif,
-et aussi en faveur du capital contre le travail. Telle découverte
-mécanique a été plus nuisible à l’humanité qu’une guerre séculaire. On a
-tellement diminué la valeur hédémonique de l’activité musculaire que les
-seuls moments où les manœuvres sentent leur vie sont ceux où l’homme
-normal s’affaisse, le repos; et nécessairement, ces heures de sensation
-négative, on a tenté de les gonfler jusqu’à en faire le plaisir tout
-entier de vivre: l’alcool a été ce moyen.
-
-Pour tarir cette source d’excitation, des esprits de bonne volonté, mais
-d’intelligence malsaine, c’est-à-dire sans contact avec la réalité, ont
-songé à opposer au plaisir de boire le plaisir d’apprendre. Si l’œuvre
-était possible, on aurait remplacé l’ivresse physiologique par l’ivresse
-cérébrale: et cela ne serait pas un très bon résultat. Qu’à une journée
-de travail musculaire succède une soirée de travail intellectuel, et la
-fatigue totale est doublée sans profit réel pour l’homme soumis à ce
-régime. Songez au malheureux qui, après avoir poussé pendant dix heures
-un morceau de bois sous les dents cruelles d’une scie circulaire, s’en
-vient, ayant soupé vaguement, écouter un monsieur qui l’entretient de la
-sainteté de la justice! Mais la justice demanderait que le prédicant
-alternât, avec l’artisan, le poussage des billes de bois et la
-confortable étude des principes fructueux du charlatanisme social.
-Pauvres gens qui, ayant toujours instinctivement besoin de prêtres, se
-croient vainqueurs, ayant nié un dogme, d’applaudir à la morale de ce
-dogme, mais déformée par l’hypocrisie et par la haine! C’est avec
-l’instruction, invention très vieille, que le clergé a dominé le peuple
-et le monde; et c’est avec l’instruction encore que les sermonnaires
-laïques prétendent bien rogner les dernières griffes de l’instinct
-vital.
-
-Car tous ces enseigneurs enseignent éperdument à ne pas vivre. Ils
-transportent dans la partie saine du peuple, et cela avec une certaine
-bonne foi, leurs habitudes maladives de ne recevoir les sensations que
-par reflet, de regarder dans une glace la vie qu’ils n’osent affronter.
-Le vrai but de cette instruction est l’imposition d’une morale, mais
-singulière et dont presque tous les préceptes sont négatifs. Par
-l’affaissement de la volonté de vivre, au profit d’une cérébralité
-instable, ils façonnent ces générations énervées, obéissantes et sages
-qui sont le rêve des tyrans médiocres. Au moment où une race aurait
-besoin, rien que pour durer, de toutes les forces dont son instinct est
-peut-être encore dépositaire, ils lui versent, mais avariée et
-empoisonnée, cette même liqueur avec laquelle les apôtres romains
-domptèrent la surénergie des barbares. Nous aurions le sort de ces
-vaincus si un protestantisme, rationaliste ou religieux, se substituait
-souverainement à notre catholicisme traditionnel et païen.
-
-Mais comment n’être pas tenté de donner des préceptes de conduite en
-même temps que des préceptes de grammaire? Il suffirait que ces
-préceptes ne fussent pas dépressifs et que les adolescents y trouvassent
-au contraire une excitation à l’activité, à toutes les activités.
-L’instruction, en soi, n’est rien; on ne peut la juger qu’en examinant
-ses entours à la lueur de cette torche. Un flambeau a l’utilité, non de
-sa lumière, mais des objets sur lesquels porte sa lumière. On verra
-aussi un four chauffé avec méthode de bourrées ou de falourdes; mais
-cette chaleur n’est qu’un embrasement stérile si on ne lui donne à
-travailler et à mûrir, quand elle s’amortit, la pâte du pain éternel.
-
-L’instruction est un moyen et non un but. Il est douloureusement absurde
-d’apprendre pour apprendre, de brûler pour brûler. Le chant même des
-oiseaux n’est pas vain; aux périodes de calme sexuel, il est la
-répétition des grands concerts d’amour. Considérée comme l’instrument
-précis d’une œuvre future, l’instruction peut avoir une importance très
-grande et même absolue; elle peut être la condition nécessaire de
-certains gestes intellectuels. Elle sera le bâton de voyage de
-l’intelligence; mais offerte à un cerveau médiocre, dirigée vers le seul
-accroissement de la mémoire, elle est inefficace à régénérer des
-cellules malades. Elle leur sera plutôt un écrasement; elle les rendra
-stupides; elle détournera des facilités de la vie les activités qui
-n’étaient faites que pour la pratique quotidienne. L’instruction pondère
-les génies oscillants, elle leur fournit des sujets de comparaison et
-des motifs de réflexions; aux génies déjà équilibrés, elle fournit un
-peu de ce trouble d’où naît l’ironie. Elle est tantôt un appoint à la
-certitude, tantôt la cause d’un déclanchement vers le doute. Mais elle
-n’exerce d’influence que sur des intelligences en mouvement ou en
-puissance de mouvement; elle ne détermine pas, elle incline. Surtout
-elle ne crée pas l’intelligence. Nous avons constamment sous les yeux
-des exemples d’hommes instruits de tout ce que l’on enseigne et qui sont
-restés des médiocres et qui, écrivant depuis vingt ans, n’ont même pu
-apprendre à écrire. Et en voici d’autres qui ne savent qu’un métier et
-qui n’ont lu que dans la vie: leur lucidité humilie parfois même le
-génie.
-
-1900.
-
-
-
-
-LES FEMMES ET LE LANGAGE
-
-
-La part des femmes est si grande dans l’œuvre de la civilisation qu’il
-serait à peine exagéré de dire que l’édifice est bâti sur les épaules de
-ces frêles cariatides. Les femmes savent des choses qui n’ont jamais été
-écrites, ni enseignées, et sans lesquelles presque tout le matériel de
-notre vie quotidienne serait inutilisable. Des Cosaques, en 1814, ayant
-découvert une provision de bas, les enfilèrent immédiatement par-dessus
-leurs bottes; exemple général de nos gestes les plus communs, si les
-femmes n’avaient pas été, dans les siècles des siècles, les patientes
-éducatrices de l’enfance. Ce rôle est si naturel qu’il en paraît humble;
-nous ne sommes frappés que par l’extraordinaire. Le puissant outillage
-d’un tissage nous subjugue; qui a jamais regardé avec émotion le simple
-jeu de deux aiguilles à tricoter? Cependant, comparé à ces petits
-morceaux de bois, le plus formidable métier mécanique n’est plus rien;
-il représente une civilisation particulière: les aiguilles de bois ou de
-fer représentent la civilisation absolue. Il faut en tout distinguer
-l’essentiel et ce qui est de surcroît. Dans la civilisation, la part des
-femmes représente l’essentiel.
-
-Cela est plus facile à sentir qu’à prouver, car il s’agit précisément
-des actes qui passent inaperçus le long de la vie, de toutes sortes de
-choses dont on ne parle pas, parce qu’on ne les voit pas ou parce qu’on
-n’en comprend pas l’importance. Ainsi la physiologie a été longtemps
-ignorée, tandis que la curiosité se portait aux monstres; le phénomène
-continu disparaît pour nos sens. Ce fut un citadin ou un prisonnier ou
-un aveugle soudain guéri, qui s’avisa le premier de la beauté de la
-nature. Il y a une physiologie extérieure qui disparaît dans l’habitude;
-analysée, elle révèle les actes volontaires les plus importants de la
-vie. Volontaires, c’est-à-dire contingents relativement aux mouvements
-primordiaux de la vie d’une espèce; volontaires, en ce qu’ils ont de
-particulier pour signaler une race; volontaires, si l’on regarde la
-volonté comme la conscience d’un effort inconscient.
-
- *
-
- * *
-
-Sens, ou faculté, la parole ne peut logiquement être séparée de l’ouïe,
-mais l’éducation de l’ouïe est beaucoup moins sensible que celle de
-l’appareil vocal; on peut donc les considérer séparément, ou du moins
-sans observer un ordre précis en des acquisitions qui sont enchevêtrées
-comme tous les jeux de la vie. Remuer, entendre, voir, parler, tout cela
-se tient; l’imitation se jette à la fois sur toutes les fonctions,
-quoiqu’on puisse établir un ordre de naissance appréciable pour chacune
-d’elles. Cet ordre importe peu en une étude où il s’agit non de
-l’intelligence qui reçoit, mais de l’intelligence qui donne, de
-l’extérieur et non de la vie psychologique interne.
-
-La parole est féminine. Les poètes et les orateurs sont des féminins.
-Parler, c’est faire œuvre de femme. La femme, parce qu’elle parle comme
-chante un oiseau, est seule capable d’enseigner le langage. Quand
-l’enfant tente d’imiter les sons qu’il a entendus, la femme est là qui
-le regarde, lui sourit et l’encourage; il s’établit un contrat muet de
-travail entre ces deux êtres, et que de patience chez celui qui sait
-pour guider celui qui essaie! Les premiers mots que prononce un enfant
-ne correspondent en son esprit à aucun objet, à aucune sensation;
-l’enfant, à ce moment de sa vie, est un perroquet, et rien de plus. Il
-imite; il parle parce qu’il entend parler. Si on se taisait autour de
-lui, la parole resterait figée dans son cerveau. De là l’importance du
-babillage de la femme, importance bien supérieure à celle des plus beaux
-poèmes et des philosophies les plus profondes. La fonction qui fait de
-l’homme un homme est l’œuvre particulière de la femme; un enfant élevé
-par une femme très femme et très bavarde est plutôt formé à la parole et
-par conséquent à la conscience psychologique; aux soins d’un homme
-taciturne, le même enfant se développerait très lentement, et si
-lentement peut-être qu’il n’atteindrait jamais la limite de son
-intelligence pratique.
-
-S’il était possible d’assigner au langage une origine, on dirait qu’il
-fut la création de la femme. Mais le secret de toutes les origines nous
-échappera éternellement. Les oiseaux chantent, le chien aboie, l’homme
-parle. On ne se figure pas mieux un homme muet qu’un chien muet, qu’un
-pinson muet. Et si ces espèces jadis ont vécu sans voix, on ne comprend
-pas bien pourquoi elles auraient acquis un organe dont se passent fort
-bien d’autres animaux et même les oiseaux des terres australes. Si le
-langage s’apprenait ou se gagnait, si, pour en retrouver les premiers
-rudiments, les célèbres racines, il suffisait d’atteindre la mère
-commune du latin et du sanscrit, du grec et du saxon, on ne voit pas
-bien pourquoi le chien ne converse pas avec son maître autrement que par
-la queue, les yeux, les jappements. Mais le chien ne parlera jamais,
-parce que le génie d’une espèce animale est déterminé aussi
-rigoureusement que la forme des espèces cristalliques.
-
-Que la plus ancienne langue fût composée de cinq ou six cents
-monosyllabes correspondant à autant d’idées générales, c’est une opinion
-maintenant sans valeur, mais qui eut de la force; elle supporta
-plusieurs constructions dont l’extravagance ne fut pas d’abord évidente.
-Cependant on n’avait jamais observé en aucune langue réelle quelque
-chose comme un réservoir même inconscient de racines. Les mots naissent
-les uns des autres par dérivation, venant au monde tantôt plus longs,
-tantôt plus courts que le mot premier. Cette dérivation est toujours
-dominée par un sens concret, réel et vivant; aucun homme, s’il n’a fait
-des études spéciales qui lui aient gâté l’esprit, n’a le sens des
-racines. Les ba, be, bi, bo, bu, des alphabets, voilà autant de racines,
-d’après la théorie; mais, à chacun de ces sons, une série de
-significations parentes n’est pas dévolue; ils peuvent, et dans la même
-langue, les assurer toutes, au hasard, ou selon une logique dont les
-lois sont indéterminables[48].
-
- [48] Un seul exemple pour montrer ce que l’idée de racine a
- d’illusoire. La _trémie_, dans un moulin, est un organe _trembleur_.
- Or, le mot _trembler_ c’est le latin _tremulare_. Il est tentant de
- rapprocher _trémie_ de _tremere_. Mais non; _trémie_ veut dire:
- _trois muids_ (_trimodia_, _tremuie_, _tremie_).
-
-Ce qu’il y a de primitif dans le discours, ce n’est pas le mot, mais la
-phrase. La phrase parlée de l’homme est instinctive, comme la phrase
-chantée de l’oiseau, comme la phrase jappée du chien. Le mot est un
-produit analytique.
-
-Pour donner la priorité au mot sur la phrase, on était parti de cette
-idée que le mot est créé après que la chose a été perçue, l’homme
-agissant comme un nomenclateur, comme un professeur de botanique qui
-donne des noms à des brins de mousse. La réalité est différente.
-L’enfant balbutie des mots avant de connaître les objets dont ces mots
-sont le signe. Il est possible que l’homme ait parlé--jacassé--très
-longtemps avant que s’établît dans son esprit une relation fixe entre
-les choses et les sons familiers sortis de sa bouche.
-
-Des milliers de langues ont pu être ainsi successivement jacassées sur
-des milliers de territoires, langues imprécises, avant tout musicales,
-suite de phrases où certains sons seulement correspondaient à des
-réalités. Mais ces sons, malgré leur importance, malgré leur valeur
-d’utilité et de représentation, on peut les supposer d’abord presque
-aussi fugitifs que le reste du discours. Une langue non écrite ne survit
-jamais à la génération qui l’a créée; chez les sauvages, chaque
-génération refait sa langue, si bien que le grand-père est un étranger
-parmi ses petits-enfants.
-
-Si l’on admet ce jacassement primitif, on admettra volontiers que la
-femme a dû y prendre une grande part, en même temps qu’elle excitait par
-ses rires et par son attention la verve des mâles. La femme est peu
-capable d’innovation verbale; nulle jamais, parmi celles qui furent tout
-de même de bons écrivains, ne se créa une langue dans le sens où l’on
-dit cela de Ronsard, de Montaigne, de Chateaubriand, ou de Victor Hugo;
-mais elle redit bien, et souvent mieux qu’un homme, ce qui fut dit avant
-elle. Née pour conserver, elle s’acquitte de son rôle en perfection.
-Elle rallume éternellement et sans se lasser, à la torche qui va mourir,
-une torche nouvelle et toute pareille. C’est entre les mains des femmes
-que brillent les _lampada vitaï_, danseuses du ballet de la vie ou
-vestales mélancoliques au fond des caves. Ce que la femme fut
-historiquement, elle le sera toujours, et elle le fut toujours, dès
-avant l’histoire.
-
-Des mots se fixent dans le jacassement primitif; c’est l’œuvre de la
-femme. Née à l’attention par la monotonie de son labeur de ménagère[49],
-elle se révolte contre le renouvellement inutile des termes. Sa vie
-s’est compliquée en ce territoire où la chasse est abondante, où la
-nature est féconde; les besoins des hommes croissent avec leur richesse,
-et en même temps les travaux de la femme. Travaillant davantage, elle a
-moins de temps pour écouter les discours et les chansons; des nouveautés
-trop rapprochées la déroutent; elle corrige le langage des hommes qui, à
-leur tour, se déconcertent. Ainsi naissent les mots usuels; ainsi se
-multiplie dans le chant parlé de l’homme le nombre des sons fixes
-correspondant à des réalités.
-
- [49] L’idée de faire entrer ainsi l’attention dans le monde par la
- femme est de M. Ribot. _Psychologie de l’attention_.
-
-Il arriva aussi, et cela sans doute, dès les temps les plus anciens, que
-la femme, dont la mémoire est excellente, eût retenu des parties de
-discours plus musicales, mieux rythmées, quelque couplet semblable à ces
-mélopées que les nègres répètent insatiablement. L’homme créait; la
-femme apprenait par cœur. Si un pays civilisé parvenait un jour à cet
-état d’esprit où toute nouveauté est aussitôt accueillie et intronisée à
-la place des idées et des rouages traditionnels, si le passé cédait
-constamment devant l’avenir, après quelque temps de curieuse frénésie,
-on verrait les hommes tomber dans cette hébétude du touriste qui ne
-regarde jamais deux fois les mêmes figures; pour se ressaisir, ils
-devraient se retirer dans une vie tout animale, et la civilisation
-périrait. Une pareille fin semble avoir atteint d’anciens peuples, si
-pressés de renouveler leurs plaisirs que leur passage n’a laissé que des
-traces hypothétiques. C’est l’excès d’activité, bien plus que la
-torpeur, qui a conduit au dépérissement beaucoup de civilisations
-asiatiques. Partout où la femme n’a pu intervenir et opposer l’influence
-de sa passivité à l’arrogance des jeunes mâles, la race s’est épuisée en
-essais fugitifs. On peut donc être sûr que là où s’est organisée une
-civilisation durable, la femme en fut la pierre angulaire.
-
-Se levant, comme récitatrice, devant le créateur, la femme fonde un
-répertoire, une bibliothèque, des archives. Le premier cahier de
-chansons, ce fut la mémoire d’une femme; et ainsi du premier recueil de
-contes, de la première liasse de documents.
-
-Cependant l’invention de l’écriture vint, comme successivement tous les
-progrès, diminuer l’importance archiviste de la femme. Tout ce qui parut
-digne de mémoire étant fixé par des signes sur des matières durables, la
-femme se donna le souci et le plaisir de faire vivre ce que les hommes
-condamnaient à l’oubli. Elle s’est acquittée de sa tâche avec une
-fidélité que la matière a presque toujours trahie; et c’est ainsi que
-des contes qui ne furent jamais écrits, et qui remontent assurément aux
-temps les plus lointains, sont venus jusqu’à nous. Les femmes qui s’en
-étaient amusées, petites, en amusèrent leurs enfants. Malgré les efforts
-de la pédagogie rationnelle qui voudrait bien substituer au _Petit
-Poucet_ l’histoire de la Révolution ou celle de la fondation de l’Empire
-allemand, c’est avec le conte bleu ou rouge, d’amour ou de sang, que les
-mères continuent d’endormir les enfants sages. Or il s’est trouvé que
-cette littérature orale, dont les thèmes dépassent en nombre ceux de la
-littérature écrite, était de la plus grande beauté et par conséquent
-d’une importance suprême. On doit la sauveté presque intégrale de ce
-trésor au génie conservateur de la femme.
-
-Elle garda aussi les chansons, les musiques (et les danses qui s’y
-joignent) dont l’homme se détache à l’âge même où il quitte la jeunesse.
-Pour lui, ce sont des futilités et il n’y songe plus; pour la femme, ce
-sont les moyens de plaire et elle y songe toujours, et, sans espérance,
-elle s’y rejette pour revivre les félicités passées. Les vieilles femmes
-maintiennent ainsi la jeunesse de leur cœur.
-
-Il ne semble pas que les femmes aient eu une grande part dans
-l’invention des contes et des chansons; elles ont conservé, ce qui est
-une manière de créer; mais on trouve cependant la marque de leur esprit
-en certaines variantes. Leur tendance fut d’adoucir le dénouement d’un
-conte, de calmer l’effervescence d’une chanson trop folle. Cette
-intervention sauva la vie à beaucoup de ces petites choses, en les
-mettant à la portée des enfants, dont la mémoire est un coffret très
-sûr.
-
-Avec la littérature, les femmes sauvaient tout un ensemble de notions
-qu’il est difficile de déterminer. Il ne s’agit pas du long chapelet des
-superstitions, mais de ce que les superstitions, les croyances, les
-traditions contiennent de science pratique. Pour évaluer l’importance de
-ce chapitre de la connaissance humaine, il faut se recueillir en une
-sorte d’examen de conscience; alors ayant longtemps réfléchi, on saura
-trier les choses qui s’apprennent dans les livres et celles qui ne
-furent jamais écrites et que pourtant tout le monde sait. Ce qu’il y a
-de vraiment indispensable pour la conduite dans la vie nous a été appris
-par les femmes: les menues règles de la politesse, ces gestes qui nous
-ouvrent la cordialité ou la déférence d’autrui, ces mots qui font
-bienvenir, ces attitudes qu’il faut varier selon le caractère et les
-situations; toute la stratégie sociale. C’est en écoutant les femmes
-qu’on apprend à parler aux hommes, à s’insinuer dans leur volonté, car
-seules celles qui savent plaire peuvent enseigner à plaire.
-
-Avant même de parler, un enfant connaît la valeur d’un sourire; c’est
-son premier langage, et rien ne prouve qu’il soit absolument instinctif.
-L’animal n’a d’attitudes que celles qui sont le signe d’un besoin; il y
-en a de belles, il y en a de jolies, il n’y en a pas de volontaires. Le
-sourire du plus petit enfant voile souvent une intention. La femme lui a
-appris le mystère des échanges et que, pour un geste aimable, on peut
-acquérir des nourritures et les autres choses nécessaires à la vie. La
-petite fille, mieux disposée à goûter cet enseignement, connaît la
-valeur du pli de ses lèvres et du geste qui agite sa main rose, et cela
-bien avant que la connaissance des signes vocaux ait permis à son
-cerveau tendre le raisonnement élémentaire. C’est donc chez elle
-imitation pure; mais l’acte est favorisé par le souvenir du but déjà
-atteint aux premiers essais, et il y a là un exemple très curieux et
-très obscur d’un effet déterminant sa cause dans l’inconscience
-physiologique.
-
-Les femmes n’ayant guère dans la vie que des relations passionnelles,
-ces jeux très primitifs restent le fond de leur tactique sociale; les
-hommes, à mesure qu’ils vivent, sentent le besoin de compliquer cette
-science élémentaire, mais elle leur demeure toujours une ressource
-suprême: attendrir son vainqueur, lui plaire, tel est le dernier
-argument du vaincu.
-
-Toute la mimique est l’œuvre des femmes. Même silencieuse, une femme
-parle encore, et souvent avec une sincérité que n’ont pas ses paroles;
-même immobile, elle parle encore et souvent avec plus d’éloquence que
-par des mots ou des gestes. La conformation de son corps fait que sa
-respiration est un langage; le rythme de sa poitrine dit l’état de son
-âme et les degrés de son émotion. Aucun discours ne trouve un homme plus
-sensible. Mais leurs yeux disposent d’un clavier plus étendu, quoique
-moins émouvant. Avec les yeux, avec l’arc de la bouche muette
-diversement infléchi, la femme peut aller jusqu’au bout de sa pensée.
-L’œil pâlit ou s’avive, lève ou abaisse son regard, et c’est le désir ou
-le dédain, le dépit ou la promesse, autant de pages qu’un homme comprend
-dès qu’il a intérêt à les lire. A ces lueurs et à ces mouvements, le jeu
-des paupières ajoute sa valeur; ce jeu est affirmatif, négatif,
-interrogateur. Il profère un oui bref et net et un oui de langueur et
-d’abandon; il questionne sur le ton de la colère ou celui de la plainte;
-il refuse par un arrêt brusque à moitié de la prunelle qui voile les
-yeux sans les fermer. Mais que d’autres nuances et que le sourire aussi
-est riche en paroles! Toute la femme parle; elle est le langage même.
-
-Ses enfants seront d’abord des mimes. Comme leur mère, ils sauront
-parler d’abord avec tout ce qui ne parle pas, acquisition précieuse.
-Darwin a trouvé chez les animaux l’esquisse de l’expression des
-émotions. Il y a dans la mimique humaine une importante part d’instinct;
-la femme a cultivé ces mouvements primitifs, elle les a chargés de
-nuances, elle les a multipliés; aux signes des émotions vraies sont
-venus se joindre les signes des émotions fausses, et alors seulement il
-y a eu langage. L’expression animale des émotions n’est pas un langage,
-car elle ne saurait feindre; le langage vrai commence avec le mensonge.
-Il y a un sens du réel dans le mot fameux: le langage a été donné à
-l’homme pour déguiser sa pensée. Le mensonge qui est la seule preuve
-extérieure de la conscience psychologique est aussi la seule preuve que
-des gestes sont un langage et non une mimique inconsciente; le mensonge
-est la base même du langage et sa condition absolue. L’analyse des faits
-linguistiques démontre cela assez bien, puisque tout mot contient une
-métaphore et que toute métaphore est un déplacement de la réalité, quand
-elle n’est pas un mensonge voulu et prémédité. Mais à prendre le langage
-tel qu’il nous apparaît, et en supposant que chaque mot corresponde à un
-objet, on peut dire que s’il existait un homme qui n’eût jamais menti,
-cet homme n’aurait jamais parlé. Ce n’est pas parler, en effet, que dire
-«j’ai peur» ou «j’ai froid», quand on a peur ou qu’on a froid; c’est
-exprimer une émotion ou une sensation au moyen de signes verbaux, et
-analogues au tremblement de l’animal transi ou affamé. Mais si, au
-contraire, niant son émotion ou sa sensation, l’homme qui a froid dit
-«j’ai chaud» et l’homme qui a faim «je n’ai pas faim», il parle. Qu’il
-use des paroles, des gestes, ou des signes de l’écriture, à cela, au
-mensonge, c’est-à-dire à la conscience, on reconnaît l’homme. Mensonge,
-que l’on ne s’y trompe pas, prend ici le sens de: expression d’une
-sensation imaginaire; il s’agit de psychologie et non de morale,
-domaines séparés.
-
-Si la femme est le langage, elle doit être le mensonge, et aussi la
-conscience. Tout cela se tient et ne fait qu’un. Le premier de ces
-points n’a pas été étudié, mais l’opinion populaire lui est favorable.
-Outre qu’elles parlent plus volontiers que les hommes, elles usent d’une
-syntaxe meilleure, d’un vocabulaire moins hasardé, elles prononcent
-bien: on sent que le langage est leur élément. Le second point, le
-mensonge, est incontesté; mais on en fait un crime aux femmes alors
-qu’il est la conséquence d’un autre don et d’ailleurs une affirmation de
-leur spiritualité. Les femmes mentent plus que les hommes; c’est donc
-qu’elles ont un plus grand sentiment de l’indépendance, une conscience
-plus vive: et voilà le troisième point atteint, sans qu’il soit besoin,
-semble-t-il, d’une démonstration minutieuse.
-
-On a parlé du mensonge hystérique: il est probable qu’il y a là un abus,
-non dans les termes, mais dans l’intention qui les a unis. Si l’on veut
-dire mensonge inconscient, c’est une absurdité. Le mensonge est au
-contraire le signe même de la conscience, et il ne peut y avoir mensonge
-que là où il y a conscience pleine et active. Il ne faut pas confondre
-une sensation délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec le
-travestissement volontaire donné à l’exposition d’une sensation vraie;
-confondre avec le dernier, le premier terme de la série. L’animal ne
-ment jamais; comment le pourrait-il? Il est forcé d’exprimer, telle
-qu’il l’éprouve, sa sensation. S’il a envie de mordre, le chien
-retrousse ses babines, montre ses dents. Le voit-on se contenir, faire
-l’hypocrite, mentir; c’est qu’au contact de l’homme, il a peut-être
-acquis un rudiment de conscience; c’est que l’éducation qu’il a reçue se
-trouve à ce moment en conflit avec son instinct. D’ailleurs la ruse, et
-surtout appliquée à la défense ou à la quête de la vie, est tout autre
-chose que le mensonge; c’est une forme aiguë de la prudence. Le vrai
-mensonge est sans but, sans utilité que d’affirmer un détachement
-supérieur; il apparaît tel qu’une négation des liens qui attachent
-l’homme à la réalité; par quoi il se rapproche de la poésie et de l’art
-dont il est un des éléments. L’art est né, comme le mensonge, d’une vive
-conscience des sensations et des émotions; il affirme un état de
-sensibilité extrême, en même temps qu’une tendance à repousser ce réel
-dont les sens d’un homme furent blessés. L’art, quelle que soit sa
-forme, implique une connaissance approfondie des signes, et la volonté
-de les transposer, sans tenir compte de leurs concordances usuelles.
-L’artiste est celui qui ment supérieurement, au-dessus des autres
-hommes. S’il ment avec la parole, c’est le poète; avec le son
-inarticulé, c’est le musicien; avec les formes dont il fixe les
-attitudes, c’est le sculpteur, et son art n’est que le développement
-extrême du langage des gestes (dont le danseur figure un état très
-fugitif); avec les lignes et les couleurs, c’est le peintre, et que
-fait-il sinon de rendre aux hiéroglyphes des écritures primitives leur
-véritable aspect et toute leur ampleur naturelle? L’art est un langage,
-et il n’est que cela.
-
-Mais si la femme est le langage, d’où vient qu’elle se soit si
-médiocrement manifestée dans les jeux suprêmes du langage? Des
-critiques, pour la flatter, ont allégué on ne sait quelle hérédité
-latérale, par quoi on démontre que, filles de mères de moins en moins
-cultivées, à mesure que l’on remonte le cours des siècles, il n’est pas
-surprenant que leurs aptitudes soient moindres que celles des mâles.
-Cela n’est pas sérieux, car s’il est vrai que le génie et le talent sont
-souvent en rapport direct avec les cultures antérieures, il y a aussi de
-soudaines aptitudes que le milieu développe. Pourquoi une fille ne
-trouverait-elle pas cette aptitude dans sa chair, comme son frère?
-D’ailleurs voilà des milliers d’années qu’on apprend la musique aux
-femmes, et c’est peut-être là qu’elles ont encore le moins créé. La
-cause est plus profonde. La femme est le langage, mais le langage utile;
-son rôle n’est pas de créer, mais de conserver. Elle s’en acquitte à
-merveille. Elle ne crée ni les poèmes, ni les statues; mais elle crée
-les créateurs des poèmes et des statues; elle leur enseigne le langage,
-qui est la condition de leur science, le mensonge qui est la condition
-de leur art, la conscience qui leur donne le génie. Quand l’enfant, vers
-six ou sept ans, sort des mains de la femme, l’homme est fait. Il parle,
-et c’est tout l’homme.
-
-La grande œuvre intellectuelle de la femme est l’enseignement du
-langage. Les grammairiens et leurs succédanés, instituteurs et
-professeurs, s’imaginent être les maîtres du langage et que, sans leur
-intervention, la langue des hommes périrait dans la confusion et
-l’incohérence; on les entretient depuis des siècles dans cette illusion,
-et pourtant il n’en est pas de plus ridicule. Les femmes sont les
-ouvriers élémentaires et les poètes, les ouvriers supérieurs du langage,
-les uns et les autres inconscients de leur rôle; l’intervention du
-grammairien est presque toujours mauvaise; à moins qu’elle ne se borne à
-constater des faits, à moins qu’elle n’ose ramener vers les mains des
-femmes et des poètes une influence que la science ne saurait exercer
-qu’avec injustice. Voici des enfants qui parlent, ils s’en vont à
-l’école recevoir une leçon de grammaire. Ils parlent et usent de toutes
-les formes du verbe et de toutes les nuances de la syntaxe avec aisance
-et justesse. Ils parlent, mais voilà l’école, et le maître triomphe de
-leur apprendre ce que c’est que l’imparfait du subjonctif. A une
-fonction, l’écolâtre a substitué une notion; il a remplacé le geste par
-la conscience du geste, le mot par sa définition; il enseigne la
-grammaire; il n’enseigne pas le langage.
-
-Le langage est une fonction; la grammaire est l’analyse de cette
-fonction. Il est aussi inutile de savoir la grammaire pour parler sa
-langue naturelle que de savoir la physiologie pour respirer avec ses
-poumons ou marcher avec ses jambes. Comparé au rôle de la mère ignorante
-qui cueille comme une fleur le premier mot épanoui sur les lèvres de
-l’enfant, le rôle du maître est presque nul. Ce mot qui vient de
-fleurir, c’est la mère elle-même qui l’a semé, car si le langage est une
-fonction, il faut lui donner les matériaux sur lesquels elle puisse
-s’exercer. Le bavardage futile d’une femme, si peu différent de celui de
-la petite fille qui parle à sa poupée, voilà la première leçon de
-l’enfant et celle qui en importance dépasse toutes les autres; autant de
-mots, autant de graines qui vont germer, pousser, fructifier dans le
-jeune cerveau. Sans cette semence jetée sans cesse à la volée, la
-fonction linguistique de l’enfant resterait inerte et il ne sortirait de
-ses lèvres que des sons vagues et peut-être inarticulés. On s’est
-demandé parfois quelle langue parleraient des enfants élevés ensemble
-hors de portée de la voix humaine. Ils n’en parleraient peut-être
-aucune. C’est une question que nul ne peut résoudre. En tous cas, ils ne
-parleraient qu’une langue rudimentaire, c’est-à-dire trop riche,
-variable et entièrement inconnue, car il n’y a pas plus de racines
-innées que d’idées innées. L’enfant ne crée pas sa langue, encore moins
-il ne secrète pas sa langue; il l’apprend. Il parle selon qu’on parle
-autour de son berceau; il est phonographe et d’abord aussi mécaniquement
-que l’instrument même. Avant de pouvoir situer les signes vocaux
-au-dessus des objets, il les possède en grand nombre, mais en confusion,
-«en vrac». Ensuite il apprendra à utiliser cette richesse; comme il
-connaît d’une part les mots et d’autre part les objets, l’opération qui
-va les réunir dans sa mémoire lui sera des plus faciles et des plus
-naturelles. La femme dirige cette répartition avec joie, et elle
-s’admire en admirant les progrès de l’enfant; elle croit que la double
-acquisition du mot et de l’objet se fait intégralement à son ordre, et
-cela lui donne de l’orgueil. Ainsi, l’ignorance du mécanisme
-psychologique de l’enfant assure le succès de l’éducatrice.
-
-Ce langage que l’enfant tient tout entier de la femme, c’est en son
-honneur que, plus tard, il l’exercera volontiers comme poète, conteur,
-philosophe, théologien ou moraliste, comme créateur de valeurs, selon
-l’expression très forte de Nietzsche. La plus grande partie de la
-littérature est l’œuvre indirecte de la femme, faite pour elle, pour lui
-plaire ou la piquer, pour l’exalter ou la dénigrer, toucher son cœur,
-idéaliser ou maudire sa beauté et son amour. Il a fallu que les deux
-sexes fussent aussi profondément dissemblables, aussi étrangers, aussi
-opposés, pour que l’un se soit fait l’adorateur de l’autre. Avec la
-parité des goûts, des besoins, des désirs, les différences corporelles
-n’eussent pas suffi ni le commandement de l’espèce. L’humanité pouvait
-se perpétuer sans l’amour[50]; l’amour eût été impossible sans les
-divergences radicales qui font que l’homme et la femme sont deux mondes
-l’un à l’autre impénétrables. On ne peut adorer que l’inconnu; il n’y a
-plus de religion là où il n’y a plus de mystère. Dans toutes les
-sociétés, tant qu’elle est jeune et belle, la femme, et même esclave,
-est la maîtresse de la civilisation; les poètes, que sa grâce a
-inspirés, augmentent cette suprématie en faisant d’elle l’objet de leurs
-chants, et la poésie, qui ne voulait d’abord que dire les joies de la
-possession ou les affres du désir, achève son évolution, en créant
-l’amour. Car l’amour, avec tout ce que contient ce mot, de sentiment, de
-passion, de rêve, de bonheur, de larmes, est bien une création verbale
-et l’œuvre même de l’imagination des artistes du langage.
-
- [50] A cela eût suffi l’accouplement. La vie commune survivant à la
- fécondation est extrêmement rare, hormis chez les primates et les
- oiseaux. Chez les insectes carnivores, la pariade est souvent
- mortelle pour le mâle que, plus forte, la femelle dévore.
-
-C’est dans les poèmes, les contes, les récits traditionnels, que l’homme
-vulgaire, enclin à la seule jouissance, a appris à aimer, à augmenter
-jusqu’à l’infini des joies médiocres et des chagrins futiles. Répétons
-ici le mot de Nietzsche: le poète a été le créateur des valeurs
-sentimentales. Mais presque aussitôt créées, elles lui ont échappé.
-S’emparant de ces valeurs nouvelles, la femme les a transformées en
-instruments de règne; elle a cueilli avec simplicité les fruits du
-langage, son œuvre.
-
-Comment l’amour évolua sous cette domination et tous les bienfaits qui
-en ont été la conséquence, ce serait un long chapitre de l’histoire de
-la civilisation.
-
-1901.
-
-NOTE.--Les déductions philosophiques n’ont de valeur que si elles
-s’accordent exactement avec la science; mais alors elles ont une valeur.
-J’ai donc saisi l’occasion de compléter la note de la page 59 sur le
-mensonge considéré comme réaction vitale. Voici la position scientifique
-de la question:
-
-«M. R. Quinton a été amené, au cours de ses travaux, à reconnaître que
-l’ensemble de tous les êtres vivants se divise en deux grandes séries
-physiologiques, qui correspondent exactement aux deux séries
-anatomiques: _Invertébrés_ et _Vertébrés_.--La première et inférieure
-(_Invertébrés_) toujours en équilibre au milieu, subissant toutes les
-conditions extérieures si défavorables qu’elles soient; la seconde et la
-plus élevée (_Vertébrés_) n’acceptant pas ces conditions, réagissant
-contre elles, toujours en déséquilibre avec le milieu, maintenant
-intérieurement la concentration saline des origines en face des mers qui
-se concentrent davantage ou des eaux douces qui se dessalent, maintenant
-encore la température des origines en face du milieu terrestre qui se
-refroidit, _mentant au milieu_, en définitive, pour maintenir ses
-conditions de vie optimes. Le mensonge dont nous parlons n’est que la
-forme psychologique de cette réaction du _Vertébré_ contre l’hostilité
-du milieu.»
-
-Les termes obscurs de cette note (concentration saline, température des
-origines) sont expliqués dans le livre publié par M. Quinton, _l’Eau de
-mer milieu organique_.
-
-
-
-
-_TROISIÈME PARTIE_
-
-L’IDÉALISME
-
-
-
-
-PRÉFACE
-
-POUR LA IIIe ET LA IVe PARTIES
-
-
-On réimprime ici, parce que l’édition vient de s’épuiser, le petit
-volume intitulé avec une naïveté, qui n’était pas aussi ambitieuse qu’on
-pourrait le croire, _l’Idéalisme_.
-
-Depuis dix ans les idées de l’auteur se sont modifiées sur plus d’un
-point. Vivre, c’est changer. Il espère que, pour lui, avoir vécu
-signifie, à cette heure, avoir grandi en sagesse et en scepticisme,--et
-il ne redoute pas les curieux qui voudraient opposer sa pensée d’hier à
-sa pensée d’aujourd’hui.
-
-Plusieurs morceaux de la IVe partie sont également anciens; cet
-avertissement leur est applicable.
-
-Décembre 1901.
-
-
-
-
-NOTICE
-
-
-Ces articles furent imprimés, le dernier printemps, en diverses revues
-qui voulurent bien me laisser dire: les _Entretiens_, la _Revue
-Blanche_, les _Essais d’Art libre_, l’_Ermitage_, le _Livre d’Art_.
-
-Les voici ensemble, liés par un seul fil, même les trois derniers dont
-le ton sera un peu discordant.
-
-A cette heure, la théorie idéaliste n’est plus guère contestée que par
-quelques canards enclins à se plaire dans les vieux marécages. Les
-naturalistes les plus entêtés et les plus obtus ont cédé eux-mêmes à
-l’énergique pression intellectuelle qui, depuis quatre ans, depuis la
-mort de Villiers de l’Isle-Adam, pesa sur le monde où la pensée
-s’élabore en œuvres d’art.
-
-La grande guerre est donc finie, mais selon le conseil de Machiavel,--le
-«maître bien-aimé de Tribulat Bonhomet»--il faut achever les blessés,
-afin qu’ils ne surgissent pas guéris et aptes à de nouvelles batailles.
-Si médiocre que soit un vaincu, sa colère est toujours à craindre: c’est
-pourquoi l’extermination est nécessaire.
-
-J’espère que tant de férocité ne sera pas jugée contradictoire avec les
-principes de la liberté de l’art, que je préconise avant tout.
-
-R. G.
-
-25 mars 1893.
-
-
-
-
-L’IDÉALISME
-
-
-Ce mot traîne dans les journaux: des gens aussi vains que M. Filon se
-permettent de l’écrire, croyant le comprendre; les néo-chrétiens en font
-usage avec l’aplomb de l’apprenti sorcier de Gœthe; M. de Vogué
-chevauche ce manche à balai,--et de ce balai M. Desjardins balaie la
-sacristie; c’est le mot à tout faire. Pour ces simplistes, un peu
-bornés, l’idéalisme est le contraire du naturalisme,--et voilà; cela
-signifie la romance, les étoiles, le progrès, les pauvres bêtes, les
-phares, l’amour, les montagnes, le peuple, les pauvres gens, tout le
-sentimentalisme humanitaire, sexuel et social.
-
-Autrement, ces sots s’imaginent qu’idéalisme est synonyme de
-spiritualisme et qu’un tel vocable relève de la judicature de M. Simon
-et de M. Déroulède; qu’il clame une doctrine morale et consolatoire; que
-les familles y puisent quelque vigueur à procréer; les conscrits, de
-l’enthousiasme; les misérables, de la résignation.
-
-Mais non,--et il importe de cartonner à cette page le dictionnaire des
-lieux communs: l’idéalisme est une doctrine immorale et désespérante;
-anti-sociale et anti-humaine,--et pour cela l’idéalisme est une doctrine
-très recommandable, en un temps où il s’agit non de conserver, mais de
-détruire.
-
-En voici le sommaire.
-
-Schopenhauer résume ainsi les principes de l’idéalisme posé par Kant:
-«Le plus grand service que Kant ait rendu, c’est sa distinction entre le
-phénomène et la chose en soi, entre ce qui paraît et ce qui est; il a
-montré qu’entre la chose et nous il y a toujours l’intelligence, et que
-par conséquent elle ne peut jamais être connue de nous telle qu’elle
-est.» Théoricien de l’idéalisme, Kant n’en est pas le trouveur; Platon
-fut rigoureusement idéaliste; saint Denys l’Aréopagite proféra: «Nous ne
-connaissons pas Dieu tel qu’il est et Dieu ne nous connaît pas tels que
-nous sommes»; enfin les réalistes du Moyen Age professaient, eux aussi,
-la douloureuse relativité de toute connaissance, que toute notion n’est
-que d’apparence, que la vraie réalité est insaisissable pour les sens
-comme pour l’entendement[51].
-
- [51] Le véritable premier théoricien du «phénoménisme» serait encore
- plutôt Berkeley, mais excès de logique, Berkeley va un peu loin et
- Kant, lui-même l’a réfuté eu réfutant Descartes (_Critique de la
- Raison pure_).
-
-Les conséquences logiques de ces aphorismes sont nettes: on ne connaît
-que sa propre intelligence, que soi, seule réalité, le monde spécial et
-unique que le moi détient, véhicule, déforme, exténue, recrée selon sa
-personnelle activité; rien ne se meut en dehors du sujet connaissant;
-tout ce que je pense est réel: la seule réalité, c’est la pensée.
-
-La relativité de l’extérieur étant bien établie, nul besoin,
-théoriquement, pour le moi, de se mêler à de problématiques
-contingences; il se suffit à lui-même, et il le faut, puisqu’il est
-isolé de ses semblables autant que deux planètes du système solaire.
-Convaincu que tout est transitoire, hormis sa pensée, qui est éternelle
-(en ce sens qu’elle capte la lumière); convaincu qu’il est seul et
-impénétrablement seul, comme une molécule douée seulement d’un pouvoir
-de cohésion; convaincu enfin que tout est parfaitement illusoire,
-puisque, dans sa course à la connaissance, ce collin-maillard, il
-n’emprisonne jamais que son pérennel et fastidieux moi; bien assuré
-qu’il ne peut sortir de l’état égoïste que pour retomber dans l’état
-per-égoïste,--l’idéaliste se désintéresse de toutes les relativités
-telles que la morale, la patrie, la sociabilité, les traditions, la
-famille, la procréation, ces notions reléguées dans le domaine pratique.
-
-Un individu est un monde; cent individus font cent mondes, et les uns
-aussi légitimes que les autres: l’idéaliste ne saurait donc admettre
-qu’un seul type de gouvernement, l’anarchie; mais s’il pousse un peu
-plus avant l’analyse de sa théorie il admettra encore, avec la même
-logique (et avec plus de complaisance) la domination de tous par
-quelques-uns, ce qui, d’après l’identité des contraires, est
-spéculativement homologue et pratiquement équivalent.
-
-L’idéalisme pessimiste de Schopenhauer aboutissait au despotisme;
-l’idéalisme optimiste de Hégel se résout dans l’anarchie: il suffit
-d’évoquer la méthode des différenciations pour donner raison à
-Schopenhauer.
-
-Tous les hommes, par cela seul que leur cerveau fonctionne, se
-représentent un monde; mais peu d’hommes se représentent un monde
-original. Considéré comme une entité, l’ensemble des cerveaux humains
-est pareil à un four à porcelaine d’où sortent successivement des
-millions de pièces identiques et banales; une sur un million apparaît
-bizarrement craquelée, roussie, fumée, rayée d’étranges dessins imprévus
-et fous, gondolée, creusée, soufflée, déformée, _ratée_[52], cette pièce
-de porcelaine, c’est la représentation du monde conçue par les esprits
-supérieurs, par les génies. C’est, en somme, pour cette pièce unique que
-le four chauffe et il importe peu que toutes les autres soient
-anéanties, si celle-là demeure.
-
- [52] _Pièces ratées._--Villiers de l’Isle-Adam, le lendemain de sa
- mort, fut qualifié de _raté_ par M. Fouquier et quelques autres
- reporters.
-
-Mêlé à la vie active (qu’il dédaigne, peut-être par inaptitude),
-l’idéaliste jugerait des hommes comme de ces pièces de porcelaine; il
-les mettrait à leurs vraies places: les supérieurs en haut, les
-inférieurs en bas,--«le peuple étant fait pour obéir aux lois et non
-pour dicter des lois[53]».
-
- [53] Schopenhauer.
-
-(La théorie anarchiste emporte à peu près les mêmes conséquences: en
-l’absence de toutes lois, l’ascendant des hommes supérieurs serait la
-seule loi et leur juste despotisme incontesté.)
-
-En conclusion, ou bien l’idéalisme engage au désintéressement absolu de
-la vie sociale; ou bien, s’il condescend à la pratique, il conclut à des
-formes de gouvernement que tous les esprits sains et nourris de
-doctrines prudentes n’hésiteront pas à qualifier d’immorales, de
-subversives, d’incompatibles avec nos mœurs démocratiques,--et ces
-formes sont: l’anarchie, pour que l’influence intellectuelle soit
-exercée par ceux qui sont nés pour cette fonction; le despotisme, pour
-qu’il pourvoie les imbéciles de bonnes muselières, car, sans
-intelligence, l’homme mord.
-
-La vie sociale étant écartée, il reste un domaine où il semble que
-l’idéalisme pourrait régner sans nuire au développement de la muflerie
-démagogique, l’art. Mais, parler de l’art, à cette heure, serait une
-ironie par trop cruelle: jadis, il fut libre; ensuite, il fut protégé;
-aujourd’hui, il est toléré; demain, il sera interdit. Pratiquons-le
-encore, mais en secret, en des catacombes, comme les premiers chrétiens,
-comme les derniers païens.
-
-
-
-
-LE SYMBOLISME
-
-
-On croit le moment bon pour le dire avec sincérité et naïveté: à cette
-heure il y a deux classes d’écrivains, ceux qui ont du talent,--les
-Symbolistes; ceux qui n’en ont pas,--les Autres.
-
-Oui, selon les précédentes formules, et selon une liberté différemment
-comprise, d’aucuns firent des œuvres; mais ces Aucuns-là ne sont-ils pas
-enfin périmés? Et les coraux qu’ils sécrétèrent, les îlots qu’ils
-érigèrent, un flot nouveau ne vient-il pas, tel qu’un orageux raz de
-marée, les secouer, les désagréger et ne permettre qu’aux
-indestructibles de maintenir au-dessus de l’asphyxie leur tête fleurie?
-Ils meurent, ils s’émiettent, ils se pétrifient, l’orage passé, sous une
-couche de silence, ils s’enfoncent lentement, ils descendent vers la
-géologie qu’ils vont devenir.
-
-Ces débris d’inconscients et microscopiques travaux, à peine s’ils
-inspirent encore quelque respect (si On nous le permet) ou quelque
-curiosité à des passagers en promenade autour du monde, et les chefs de
-ces défuntes colonies (un peu animales, peut-être?) ne sont pas du tout
-des Chefs; ils n’ont plus ni manœuvres, ni clients. Patrons démodés,
-Praticiens vieillis et sans influence, entrepreneurs de bâtisses entre
-les mains desquels et sous les yeux (les mauvais œils) desquels les
-moellons fondent comme les morceaux de sucre dans les romans de M.
-Daudet.
-
-Les coraux rouges, nous les vîmes assez: qu’ils soient bleus!
-
-L’un des éléments de l’Art est le Nouveau,--élément si essentiel qu’il
-institue presque à lui seul l’Art tout entier, et si essentiel que, sans
-lui, comme un vertébré sans vertèbres, l’Art s’écroule et se liquéfie
-dans une gélatine de méduse que le jusant délaissa sur le sable.
-
-Or, de toutes les théories d’Art qui furent, en ces pénultièmes jours,
-vagies, une seule apparaît nouvelle, et nouvelle d’une nouveauté invue
-et inouïe, le Symbolisme, qui, lavé des outrageantes signifiances que
-lui donnèrent d’infirmes court-voyants, se traduit littéralement par le
-mot Liberté et, pour les violents, par le mot Anarchie.
-
-La Liberté en Art, nouveauté si stupéfiante qu’elle est encore et
-demeurera longtemps incomprise. Toutes les révolutions advenues
-jusqu’ici en ce domaine s’étaient contentées de changer ses chaînes au
-captif et, généralement, c’était en de plus lourdes que les muait la
-douloureuse ingéniosité des novateurs. Mais, les chaînes, c’est-à-dire
-des règles, des grammaires, des formules, cela convient au peuple de
-l’Art, composé d’une majorité d’enfants et de vieillards,
-satisfaits--lit ou berceau--qu’un guide sûr les promène en petite
-voiture. Le haquet de Thespis brouetta ces résignés deux siècles durant;
-puis ce fut le cabriolet romantique, puis la tapissière parnassienne,
-puis le tombereau naturaliste, puis le cab psychologique, puis le
-vélocipède néo-chrétien,--et ils étaient toujours soigneusement ligotés.
-
-Si l’on veut savoir en quoi le Symbolisme est une théorie de liberté,
-comment ce mot, qui semble strict et précis, implique, au contraire, une
-absolue licence d’idées et de formes, j’invoquerai de précédentes
-définitions de l’Idéalisme, dont le Symbolisme n’est après tout qu’un
-succédané.
-
-L’Idéalisme signifie libre et personnel développement de l’individu
-intellectuel dans la série intellectuelle; le Symbolisme pourra (et même
-devra) être considéré par nous comme le libre et personnel développement
-de l’individu esthétique dans la série esthétique, et les symboles qu’il
-imaginera ou qu’il expliquera seront imaginés ou expliqués selon la
-conception spéciale du monde morphologiquement possible à chaque cerveau
-symbolisateur.
-
-D’où un délicieux chaos, un charmant labyrinthe parmi lequel on voit les
-professeurs désorientés se mendier l’un à l’autre le bout, qu’ils
-n’auront jamais, du fil d’Ariane.
-
-Ils voudraient comprendre, ils cherchent, quand parlent les harpes, à
-agripper au passage quelques clairs et nets lieux communs; ils croient
-qu’on va leur redire les vieilles généralités qu’ils biberonnèrent à
-l’École, tout ce qui, définissant la Femme, définit la marcheuse et la
-gardeuse d’oies. Si le Symbolisme devait, comme d’aucuns l’ont annoncé,
-revenir à des concepts aussi simples, à des imaginations aussi naïves,
-il ne serait ni ce qu’il est, ni ce qu’il sera:--il continuerait tout
-simplement le classicisme, et alors à quoi bon?
-
-Sans doute, il apparaît, en un certain sens, comme un retour à la
-simplicité et à la clarté,--mais ces effets, il les demande au complexe
-et à l’obscur, au Moi où toutes les idées s’enchevêtrent, où toutes les
-lumières concourent à ne donner que de la nuit. On est toujours
-compliqué pour soi-même, on est toujours obscur pour soi-même, et les
-simplifications et les clarifications de la conscience sont œuvre de
-génie; l’Art personnel--et c’est le seul Art--est toujours à peu près
-incompréhensible. Compris, il cesse d’être de l’art pur pour devenir un
-motif à de nouvelles expressions d’art.
-
-Mais, si personnel que soit l’Art symboliste, il doit, par un coin,
-toucher au non-personnel,--ne fût-ce que pour justifier son nom; et il
-faut toujours être logique. Il doit s’enquérir de la signification
-permanente des faits passagers, et tâcher de la fixer,--sans froisser
-les exigences de sa vision propre,--tel qu’un arbre solide émergeant du
-fouillis des mouvantes broussailles; il doit chercher l’éternel dans la
-diversité momentanée des formes, la Vérité qui demeure dans le Faux qui
-passe, la Logique pérennelle dans l’Illogisme instantané,--et néanmoins,
-planter un arbre qui soit si spécial, si unique de ramure, d’écorce, de
-fleurs et de racines, qu’on le reconnaisse entre tous les arbres comme
-un arbre dont l’essence n’a ni sœurs ni frères.
-
-Je sais bien que[54] par la définition même de l’Idéalisme, le Permanent
-lui-même ne peut être conçu que comme personnel, c’est-à-dire comme
-transitoire, et que ce qu’il y a d’Absolu vraiment est incogniscible et
-hors d’être formulé en symboles; ce n’est donc qu’au relatif absolu que
-vise le Symbolisme, à dire ce qu’il peut y avoir d’éternel dans le
-personnel.
-
- [54] «Quant au sujet absolu, la substance, elle ne peut pas être dans
- les phénomènes extérieurs, autrement, elle serait conditionnelle et
- non pas absolue. Pour que cette substance devienne une pensée, il
- faut qu’elle soit en relation avec le _moi_; elle dépendra alors du
- sujet pensant. Pour que la substance soit absolue, il faut qu’elle
- soit la substance des phénomènes intérieurs du _moi_, c’est-à-dire
- le sujet pensant qui ne dépend que de lui-même.» KANT, _Critique de
- la Raison pure_.
-
-Cette manière de comprendre l’Art exclut l’artiste médiocre qui ne
-détient, cela va sans dire, rien d’éternel dans son _personnel_ et qui
-ne saurait exprimer une idée un peu humaine (ou divine) que par
-démarquage; mais cette sorte d’être a régné assez longtemps grâce aux
-tuteurs qu’on lui tolérait: que son règne finisse (si c’est possible?)
-et soyons intolérants.
-
-Pratiquement il importe que le Symbolisme, art libre, acquière dans
-l’estime générale une valeur qu’on lui a, jusqu’à ce jour, déniée; il
-importe qu’à côté des formes connues on tolère des formes inconnues et
-que de la serre chaude de la Littérature on n’expulse pas les plantes,
-nées de graines de hasard, ignorées des catalogueurs et des jardiniers.
-Pour cela nulle concession ne doit être faite; c’est aux intellects
-rudimentaires à se développer et non aux larges intelligences à se
-rétrécir pour permettre à l’œil distrait de parcourir plus facilement
-une moindre surface.
-
-Et les tuteurs, les règles, les lois, il faut les couper et les hacher
-et qu’à la place de ces chênes pourris, piqués de trous de vermine, le
-lierre qui s’accrochait aux troncs s’accroupisse en une ridicule
-désolation.
-
-
-
-
-L’ART LIBRE
-
-ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE
-
-
-Les modèles ont, de tout temps, devancé les préceptes. Cette pensée de
-M. de Laharpe simule un lieu commun, mais seulement peut-être par sa
-forme démodée et l’étroitesse des termes où elle se base. En un langage
-plus philosophique, plus général et plus solide, on obtiendrait un
-aphorisme tel que: «L’Art est antérieur à l’Esthétique», ce qui apparaît
-non plus un lieu commun, mais une vérité éternelle.
-
-Les Vérités éternelles,--il n’y a de vraie plaisante dialectique qu’à se
-battre sur leur dos. Elles sont patientes, souffrent les coups
-maladroits, les insultes, les caresses, et, l’ironie de leurs yeux
-immuables étant tournée vers le ciel, les protagonistes n’ont pas à
-rougir ou à trembler sous un regard qui pourrait être médusien.
-
-Les Vérités éternelles,--elles sont de toute morphologie. Il y en a de
-blondes avec des chairs laiteuses qui nous leurrent de la nubilité d’une
-prenable vierge; il y en a qui ont les quatre pieds d’une bête et dont
-le front angulaire contient, en sa géométrie, toute l’inquiétude
-humaine; il y en a dont les ailes, plus larges que les ailes des
-condors, abritent sous leurs plumes un peuple de pensées...
-
-Celle dont je parle est un des plus modestes Éons; elle fréquente la
-Terre et fait plus volontiers son nid syllogistique en tel cabinet
-d’étude que dans la barbe de Jupiter.
-
-Donc: l’Art est antérieur à l’Esthétique.
-
-Lemme: l’Esthétique doit être une explication et non une théorie de
-l’Art.
-
-Plusieurs ayant contesté, non l’aphorisme, qui est indiscutable, mais
-son lemme, qui l’est moins, quelques arguments nouveaux seront peut-être
-bien accueillis par quelques lecteurs de bonne volonté.
-
-L’essence de l’Art est la liberté. L’Art ne peut admettre aucun code ni
-même se soumettre à l’obligatoire expression du Beau[55]. Non seulement
-il se refuse au joug d’une formule passagère, mais il dénie la
-domination de l’absolu humain,--lequel n’est d’ailleurs que la moyenne
-des goûts, des jugements, des plaisances de la moyenne humanité. Il peut
-violenter cet absolu, il peut balafrer la Beauté,--et répondre: «Votre
-Absolu n’est pas le Mien», et: «Il me plaît de balafrer la Beauté.»
-
- [55] «La beauté, œuvre de l’art, est plus élevée que celle de la
- nature», et: «La beauté dans la nature n’apparaît que comme un
- reflet de la beauté de l’esprit». Hégel, _Esthétique_. Introduction.
-
-L’Art est libre de toute la liberté de la conscience; il est son propre
-juge et son propre esthète; il est personnel et individuel, comme l’âme,
-comme l’esprit: et, l’âme libérée de toute obligation qui n’est pas
-morale, l’esprit libéré de toute obligation qui n’est pas
-intellectuelle, l’Art est libéré de toute obligation qui n’est pas
-esthétique. C’est en vain qu’il chercherait le Vrai que l’intelligence
-seule peut connaître, ou le Moral que la conscience seule distingue; il
-est inapte à ces opérations, il ne comprend et ne s’assimile que ce qui
-est adéquat à son sens unique: le Sens esthétique.
-
-C’est même pour cela qu’il est libre. Il se développe du dehors au
-dedans, sans préoccupations d’avoir à partager son espace avec
-d’autoritaires entités; il se développe et s’enroule sur lui-même, se
-complique à loisir, multiplie ses fibres, ses feuilles, ses fleurs
-intérieures; il se développe et croît dans l’obscurité du Moi, et s’il
-vient, au jour de l’explosion vitale, à projeter impérieusement ses
-végétations, elles étonnent comme des conséquences anormales,
-illogiques, incompréhensibles.
-
-L’individu est anormal: on ne le classe que par les limitations imposées
-à ses manifestations extérieures; intérieurement, il est anormal, il est
-un être dissemblable des êtres qui lui ressemblent le plus. L’Art (que
-je considère ici comme une des _Facultés_ de l’âme individuelle) est
-donc, de même que l’individu lui-même, anormal, illogique et
-incompréhensible.
-
-Or si la différenciation est évidente (ou tout au moins
-microscopiquement possible à établir) entre tous les individus humains
-doués de l’âme,--cette différenciation devient bien plus évidente (et
-incontestablement notoire) entre le petit nombre des individus humains
-doués d’une âme supérieure. Selon l’échelle de la vie, les membres de
-tel groupe d’êtres sont dissemblables de plus en plus, à mesure qu’ils
-se sont davantage perfectionnés: les atômes plasmiques et
-quasi-mécaniquement oscillants qui composent les primitives colonies
-animales[56] ne diffèrent pas entre eux; leur forme est souvent
-cristallique, rhombes ciliés, polyèdres poilus. En montant, on
-distingue, à un point donné, le frère du frère,--et enfin, dans
-l’humanité, les individus identiques sont extrêmement rares et de
-négligeables exceptions. Doués d’une âme supérieure, les individus
-sortent du groupe formel; ils vivent à l’état de mondes uniques; ils
-n’obéissent plus qu’aux lois très générales de la gravitation vitale
-dont Dieu est le centre et le moteur. A ce degré animique, la
-prédominance de l’Amour fait les grands saints, la prédominance de
-l’Esprit, les grands philosophes, la prédominance de l’Art, les grands
-artistes,--et différentes variétés de génies selon que ces prédominances
-sont absolues ou mélangées.
-
- [56] Cf. Perrier, _Colonies animales_.
-
-Donc, si les êtres supérieurs diffèrent radicalement, essentiellement,
-les uns des autres, la production esthétique des uns différera non moins
-radicalement, non moins essentiellement de la production esthétique des
-autres. En conséquence, nulle commune mesure entre deux œuvres d’art,
-nul jugement de comparaison possible, nulle théorie critique qui puisse
-les capter dans ses filets, nulle esthétique, qui, applicable à la
-première de ces œuvres soit encore applicable à la seconde,--nulle règle
-fabriquée d’avance, sous laquelle puisse se courber ni la première ni la
-seconde de ces œuvres d’art, ni aucune œuvre d’art[57].
-
- [57] «Le principe du jugement du goût que nous nommons esthétique ne
- peut être que subjectif.» Kant, _Critique du jugement_, cité par L.
- F. Schön, _Système de Kant_; Paris, 1831.
-
-Mais, l’Art étant «anormal, illogique et incompréhensible», on peut
-tolérer que des gens très intelligents et capables de l’effort
-d’objectivité, en éclairent un peu--oh! très peu,--les obscurités et
-dévoilent au public distrait les secrets de la magique Lanterne. C’est
-l’esthétique d’après coup, la critique explicative, le commentaire,--et
-il en faut refondre les principes à chaque artiste nouveau exhibé devant
-la foule stupide qui n’admet pas que l’on puisse différer de la
-médiocrité moyenne enseignée par l’État.
-
-C’est aussi, l’Art étant libre dans la limite des organes dont il
-dispose, la liberté de l’esthétique, l’individuelle, la personnelle
-esthétique, le droit de juger d’après des règles individuelles et
-personnelles, au mépris des étalons, des patrons et des parangons.
-
-... Les Vérités éternelles: l’ironie de leurs yeux immuables se tourne
-vers le ciel...
-
-
-
-
-CELUI QUI NE COMPREND PAS
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-
- Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle: Quelle est donc
- cette femme?--Et ne comprendra pas.
-
- Du _Sonnet_ d’ARVERS.
-
-De tous les plaisirs que peut procurer la Littérature, le plus délicat
-est certainement: «Ne pas être compris!» Cela vous remet à votre place,
-dans le bel isolement d’où l’inutile activité vous avait fait sortir:
-réintégrer la Tour et jouer du violon pour les araignées
-qui--elles--sont sensibles à la musique.
-
-«Celui qui ne comprend pas» n’est sensible ni à la musique ni à la
-logique; il est sourd, mais non muet, car il va clamant partout: «Je ne
-comprends pas!» Comme d’autres de leur talent ou de leurs idées, il est
-fier de son inintelligence et des loques verbales dont il vêt sa nudité
-spirituelle,--et il s’exhibe, il fait le beau et dès qu’on flatte sa
-vanité, qui est «Ne pas comprendre», un éventail de plumes de paon lui
-sort du derrière et sur chaque plume, en guise d’œil, il y a un rond où
-est écrit: «Moi, je ne comprends pas!»
-
-Cette faculté fait qu’on l’estime. Il est recherché de ceux qui, ne
-comprenant pas, ont un peu honte; son aplomb leur donne du courage et
-ils se disent les uns aux autres, dès que la roue révélatrice esquisse
-son orbe: «Voyez, celui-ci, non plus, ne comprend pas,--et pourtant il
-n’en rougit pas, au contraire!»
-
-Au contraire: il connaît sa valeur et n’hésite jamais à se mettre en
-avant. D’ailleurs, sa queue de paon aux précieux ronds est un drapeau
-commode et de loin visible. Il ne l’a ramassé sur aucun champ de
-bataille, il ne l’a ni chipé ni conquis: il l’a sorti de son derrière,
-et quand il le déploie, ce n’est pas pour conduire des ombres à l’assaut
-de vaines entités.
-
-«Celui qui ne comprend pas» est, en effet, un homme pratique. Doué d’une
-si belle vertu, il l’exploite rationnellement et s’en fait des rentes.
-Tous les journaux lui sont ouverts; sa queue magique force toutes les
-portes: il gagne ce qu’il veut, rien qu’à écrire--avec de fins
-sous-entendus: «Je ne comprends pas.»
-
-C’est un accapareur: la «grande Presse» ne lui suffit pas; il délègue à
-la «petite» ses lieutenants; mais ceux-ci, beaucoup plus bornés que le
-Maître, dépassent souvent la mesure, étalent une stupidité qui jette le
-décri sur des fonctions pourtant bien honorables et bien lucratives.
-
-Moi, je ne me plains pas; je rencontre journellement «Ceux qui ne
-comprennent pas», et ils font ma joie. Je les aime: ils m’incitent à me
-retirer dans ma vraie vocation: le Silence.
-
- *
-
- * *
-
-Il est à supposer, car je ne suis ni inspiré ni visionnaire, que cette
-figuration de «Celui qui ne comprend pas» m’a été suggérée par telle
-bévue dont je fus victime:
-
-Oh! bien peu,--et bien volontiers, si cela doit distraire quelques
-amateurs; je m’offre en spectacle: amusez-vous! Mais vous amuserez-vous
-jamais autant que moi devant la parade de «Celui qui ne comprend pas»?
-
-Or, en de précédents articles, j’exposai quelques idées, ou--si l’on
-veut--quelques fantômes d’idées (mais lumineux, comme il sied à des
-fantômes, et d’une évidence phosphorescente) touchant l’Art que je
-désire libre, la rénovation du mot Symbolisme qui pourrait, je le redis,
-servir de dénomination commune (à l’usage du public lisant) à une
-dizaine d’écrivains âgés de moins de trente-cinq ans et clairement
-stimulés vers un but commun, touchant enfin (ou d’abord mais c’est mon α
-et mon ω) l’Idéalisme dont je tentai, non sans présomption, d’établir la
-signifiance vraie.
-
-Cette très modeste clameur en trois notes, cette primitive mélodie, si
-simple qu’un écolier se la serait assimilée instantanément, tomba dans
-l’oreille de «Celui qui ne comprend pas», celui qui est sourd mais non
-muet. Il perçut un vague son pareil aux bruissements des peupliers et,
-glorieux, cria: «Je ne comprends pas!»
-
-Oserais-je dire que ces syllabes complaisamment et vaniteusement
-répétées me semblent surérogatoires--et que l’attitude, la démarche, le
-front et l’œil de «Celui qui ne comprend pas» suffisent à indiquer son
-essentielle non-intelligence? Il n’a même pas besoin de sortir et de
-hochéner sa queue hiéroglyphique;--d’écrire, encore moins.
-
-Mais il y faut mettre de l’indulgence et surtout il faut savoir que
-«Celui qui ne comprend pas» a pour clients d’inepticules snobs,
-incapables, tout seuls, de se hausser à un degré si éminent
-d’imbécillité cérébrale; c’est pour eux qu’il écrit, et, comme je l’ai
-déjà noté, son écriture est fructueuse.
-
-«Celui qui ne comprend pas» est-il méchant ou envieux? Comme tous les
-sots, il est méchant et envieux, mais accessoirement, et d’une
-méchanceté si petite, d’une envie si mesquine, que c’est piqûre de puce.
-Cela ne fait pas souffrir, cela n’incite ni à la colère, ni à la
-vengeance, c’est agaçant et voilà tout. Agaçant, et inévitable,
-l’omnibus de la littérature étant, comme les autres, infesté de
-parasites.
-
-«Celui qui ne comprend pas» est donc inoffensif. Même ses morsurettes
-parfois sont des chatouilles; on rit, cela décongestionne le cerveau,
-c’est salutaire,--et si ensuite on écrase la bestiole, avec quelle
-pitié!
-
-«Celui qui ne comprend pas» est donc surtout passif, et négatif; il est
-celui qui «ne... pas»; la borne qui ne remue pas, le pavé qui ne se
-révolte pas, etc... Passive, sa faculté d’incompréhension est illimitée
-et toujours égale à elle-même; négative, elle se façonne, elle se modèle
-comme cire, sur le sujet qu’il faut «ne pas comprendre», et spécialement
-elle excelle en les questions abstraites comme à peu près les «gardes»
-de la chanson:
-
- Ils nous parlent de la gloire,
- Nous qui n’y comprenons rien;
- Mais s’ils nous parlaient de boire,
- Tous les gardes, ils le savent bien.
-
-«Ne pas comprendre» l’idée pure, et «ne pas comprendre» l’idée
-désintéressée, invendable et immonayable, c’est le triomphe de l’homme à
-la queue magique. Pour lui, et pour les intellects rudimentaires, l’idée
-ne se perçoit que concrète et figurée. Donnez-lui des explications;
-dites-lui que la littérature est un mode d’activité; que le génie est
-une réalisation; que la poésie est une floraison d’âme; que le
-symbolisme est l’expression esthétique de l’idéalisme; que la musique
-est la langue de l’inconscient, etc.; dites-lui tout cela et commentez
-vos dires,--il répondra (n’ayant perçu que de vagues sons, pareils aux
-plaintes des mélèzes) en ouvrant à vos paroles une bouche souriante et
-satisfaite.
-
-Voilà pourquoi «celui qui ne comprend pas» engendre autour de lui--et
-jusqu’aux confins du monde connu--tant de jovialité; c’est le jeu des
-propos interrompus, du coq-à-l’âne,--innocentes distractions, plaisirs
-quasi champêtres, plaisirs les plus délicats.
-
-«N’être pas compris», cela vous remet à votre place: réintégrer la Tour
-et jouer du violon pour les araignées!
-
---Et quant à moi, me retirer dans ma vraie vocation: le Silence.
-
-
-
-
-L’IVRESSE VERBALE
-
-
-Les mots m’ont donné peut-être de plus nombreuses joies que les idées,
-et de plus décisives;--joies prosternantes parfois, comme d’un Boër qui,
-paissant ses moutons, trouverait une émeraude pointant son sourire vert
-dans les rocailles du sol;--joies aussi d’émotion enfantine, de fillette
-qui fait joujou avec les diamants de sa mère, d’un fol qui se grise au
-son des ferlins clos en son hochet:--car le mot n’est qu’un mot; je le
-sais, et que l’idée n’est qu’une image.
-
-Ce rien, le mot, est pourtant le substratum de toute pensée; il en est
-la nécessité; il en est aussi la forme, et la couleur, et l’odeur; il en
-est le véhicule: et bai ou rubican, isabelle ou aubère, pie ou rouan,
-ardoise ou jayet, doré ou vineux, cerise ou mille-fleurs, zèbre ou zain,
-le front étoilé ou listé, peint de tigrures ou de balzanes, de marbrures
-ou de neigeures,--le mot est le dada qu’enfourche la pensée.
-
-Mais ce n’est pas pour cela que j’aime les mots: je les aime en
-eux-mêmes, pour leur esthétique personnelle, dont la rareté est un des
-éléments; la sonorité en est un autre. Le mot a encore une forme
-déterminée par les consonnes; un parfum, mais difficilement perçu, vu
-l’infirmité de nos sens imaginatifs.
-
-Si complexe que soit l’impression que donne un mot, elle est subie
-néanmoins en bloc, et il en est des vains vocables comme des vaines
-femmes, ils plaisent ou déplaisent: le pourquoi ne se trouve qu’au
-retour à l’état d’indifférence.
-
-Des mots exquis peuvent signifier des choses laides et sales, ce qui
-prouve bien que leur charme est indépendant du sens que le hasard et
-l’articulation leur ont départis. Amaurose: cela ne semble-t-il pas,
-tout d’abord, un mot d’amour? Et quel poète, en même temps que les
-lauroses et les lorioses, ne voudrait cueillir pour ses vers les
-couperoses et les madaroses?
-
-Savoir la signification des mots est souvent attristant: la pompe des
-sedors s’éteint sous l’eau où on les traîne, et les erminettes fraîches
-comme des joues de petite fille s’ébrèchent en les entailles, et se
-rouillent de la sueur du charpentier.
-
-Aussi les mots que j’adore et que je collectionne comme des joyaux sont
-ceux dont le sens m’est fermé, ou presque, les mots imprécis, les
-syllabes de rêve, les marjolaines et les milloraines, fleurs jamais
-vues, fuyantes fées qui ne hantent que les chansons de nourrice.
-
-O princesse d’antan glorifiée de menu-vair, est-ce d’émaux ou de
-fourrures, et voulut-on alléguer votre robe ou votre blason?
-
-Si la jaune chélidoine a fleuri, en est-elle moins la pierre des
-philtres et des surprises?
-
-Quelles réalités me donneront les saveurs que je rêve à ce fruit de
-l’Inde et des songes, le myrobolan,--ou les couleurs royales dont je
-pare l’omphax, en ses lointaines gloires?
-
-Quelle musique est comparable à la sonorité pure des mots obscurs, ô
-cyclamor? Et quelle odeur à tes émanations vierges, ô sanguisorbe?
-
-
-
-
-LE PARACLET DES POÈTES
-
-
-Il y a encore des hérésies et, sur le trouble océan des indifférences
-spirituelles, quelques nacelles où des sectaires, plutôt doux, fébriles
-tout au plus, se laissent bercer par le flot en rêvant de rénovations
-religieuses.
-
-L’une de ces sectes attend le Paraclet, c’est-à-dire le Messie des
-derniers jours, l’homme divin en qui s’incarnera l’Esprit Saint, comme
-en Jésus de Nazareth s’incarna le Fils: ces temps advenus, une joie
-s’épandra au-dessus du monde et descendra dans tous les cœurs; ce sera
-le règne tant espéré de la Justice et de la Bonté, de l’Amour et de
-l’Intelligence,--de l’Esprit, en un mot, lequel est tout cela et bien
-plus encore puisqu’il est la Spiritualité la plus parfaite.
-
-Une telle hérésie n’est pas neuve: elle commença de se manifester peu de
-temps après l’Ascension du Christ et fut propagée par des hommes
-simples, étonnés de ce qu’après la purification du monde par le Fils le
-monde, cependant, ne fût guère devenu plus habitable.
-
-Les siècles s’en allèrent, et il y avait toujours des Paraclétistes
-occupés à regarder si un signe n’allait pas paraître au ciel, annonçant
-la naissance du Roi juste; ils en virent parfois, des signes, mais faux,
-ce qui ne les décourageait pas. Ils ne cessèrent de crier, ces crédules
-charmants, et ils crient encore:
-
-«Il va venir! il vient! le règne va s’inaugurer! Les temps sont
-proches!» Les événements qui n’arrivent jamais ont toujours été prédits
-avec les mêmes formules.
-
-Les clameurs des Paraclétistes, je les ai entendues,--mais il ne
-s’agissait ni de religion, ni de rénovation spirituelle: il s’agissait
-de littérature.
-
-Il y a, parmi les écrivains, un groupe de naïfs entêtés, lesquels,
-fermant obstinément leurs yeux au présent, regardent, eux aussi, dans
-l’avenir, guettant la survenance du Génie.
-
-Le Génie, pour eux, est l’homme qui viendra sûrement, prochainement,
-afin d’exprimer très haut les idées--bien que contradictoires--du
-groupe, et de revêtir d’une forme imposante les imprécises imaginations
-de ces orphelins. Ce Génie, en effet, sera comme leur père, leur tuteur,
-leur guide, leur accoucheur, leur Socrate, et il les soutiendra de sa
-force et de son amour dans les labeurs de l’enfantement, qu’ils
-redoutent--mais qu’ils ne connaîtront jamais.
-
-Quant au Paraclet, quant au Génie, il viendra peut-être--et ceux qui
-l’auront appelé le plus souvent seront les premiers à le nier et à
-railler sa providentielle mission.
-
-Il viendra, ce Génie, car il est déjà venu, et beaucoup de ceux qui
-l’attendent encore l’ont connu et l’ont méconnu; à sa mort quelques-uns
-se convertirent; d’autres s’endurcirent dans leur crime d’espérer en
-vain.
-
-O Paraclétistes, regardez donc autour de vous, parmi vous: il est
-peut-être là; il est toujours là. Il y en a toujours un, il y en a
-souvent plusieurs, l’Esprit est multiforme.
-
-Prenez garde de l’avoir laissé passer inconnu, pauvre et blessé; prenez
-garde de l’avoir flagellé; prenez garde de le crucifier; prenez garde de
-n’être que des Gentils et des Philistins.
-
-
-
-
-_QUATRIÈME PARTIE_
-
-ANALYSES ET FRAGMENTS
-
-
-
-
-LE DERNIER DES SAINTS
-
-PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU
-
-
- Au sor, quant il s’aloit couchier,
- En sa cote, sanz despoillier,
- Et sanz plus de dras, se gisoit.
- Une pierre a son chief metoit
- Ou .j. fut, en leu d’orelier.
- Il n’avoit pas à son couchier
- Iiij. serjanz qu’el dechauçassent,
- Et qui son lit li atornassent
- De linciaux ne de covertor.
- Avec li portoit son ator.
-
- (_Ancienne Chronique, XIIIe siècle._)
-
-Quand un homme de génie se trompe, disait Barbey d’Aurevilly, il se
-trompe plus complètement qu’un autre, il se trompe absolument, il va
-jusqu’au bout de l’erreur, et ses absurdités sont des absurdités de
-génie. Il y eut un saint qui était la symbolisation de la niaiserie,
-l’idéalisation de tout ce qu’il y a d’abject dans les superstitieux
-lobes des cervelles déliquescentes et dévotes. En le canonisant,
-l’Église semblait avoir consacré la haine de l’Esprit et tenté, par
-l’apothéose de la bassesse, de justifier sa propre humilité
-intellectuelle. La glorification de ce curé paterne et bénin affirmait
-un tel mépris de la grandeur, une telle tendresse pour l’infime, pour le
-laid et pour le sale qu’elle en devenait, du coup, l’œuvre définitive et
-suprême de la dégénérescence religieuse,--et, après cela, de tristes
-fidèles s’étaient dit que la religion n’est plus qu’un souvenir
-historique, qu’elle gît dans les vieux légendaires, dans les Heures à
-images, dans la Patrologie, dans quelques architectures, dans quelques
-pierres taillées, dans quelques têtes de jadis, peintes sur fond d’or.
-Héros élu par l’Intelligence, insulte permanente à la Sagesse, il
-s’appelait Lepou, et ses prénoms, Jésus-Marie-Joseph, inauguraient en sa
-personne la Trinité nouvelle qui a remplacé celle du _Credo_; Papa,
-Maman et le Petit,--abstraction la plus haute à laquelle puisse
-désormais s’élever le matérialisme animal des catholiques.
-
-Il fut curé, et, dès qu’il le fut, imagina de se soumettre à des
-pénitences dont la médiocrité fait pitié, lorsqu’on se remémore
-l’héroïsme de la mère Passidée de Sienne, de Henri Suso ou de Dominique
-l’Encuirassé. Se nourrir de lait et de pommes de terre froides, ne
-jamais se laver, ne jamais changer de linge, telle fut sa règle: il
-donnait des puces comme un chien.
-
-Cependant, la stupidité populaire se fit admirative. La plèbe, pour qui
-la joie suprême est la mangeaille, s’étonna d’une abstinence volontaire
-et, point répugnée par la sordidité, elle vint, regarda, flaira, fut
-charmée.
-
-Peu à peu, sa clientèle s’élargit, accapara toute la dévotion élégante
-des environs. Des gens arrivaient, incrédules, tout à coup apercevaient
-autour de sa tête le halo d’une auréole. Les femmes se jetaient sur lui,
-le consultant sur leurs affaires, leurs migraines, l’avenir de leur
-dernier-né. Jamais à court, il répondait, prophétisait comme les
-almanachs, au petit bonheur, émettant des prédictions de cette force:
-«Vous réussirez, mais il y aura bien des obstacles à vaincre, bien des
-tourments à subir»; ou bien: «Ne craignez rien, tout finira selon vos
-désirs.» Un paysan vint de soixante lieues, à cheval, lui demander «s’il
-n’y avait pas une somme d’argent de cachée dans la maison de son père,
-qui venait de mourir». Une dame lui écrivait: «Mon mari est à toute
-extrémité. Sauvez-le, et il y a dix mille francs pour votre église.» Il
-ne décourageait personne et, faisant profession de tout savoir,
-dévoilait sans hésitation la dernière pensée de gens morts qu’il n’avait
-jamais connus, disait à une veuve inquiète: «Non, madame, Monsieur votre
-mari n’est pas en enfer.»
-
-Il en arriva à ne pouvoir parler, sans pleurer, de Dieu qu’il appelait:
-«Mon bon Père!» Sa niaiserie dépréciait jusqu’à l’Eucharistie: «Quand on
-a communié, l’âme se roule dans le baume de l’amour comme l’abeille dans
-les fleurs»; et encore: «Communier, c’est prendre un bain d’amour.» De
-vieilles femmes s’extasiant sur la richesse des chapes d’or qu’on lui
-avait offertes, il répondit: «Oh! c’est bien plus beau au ciel!» Il
-n’eut, en toute sa vie, qu’un mot d’une noble humilité, répliquant à un
-sot qui l’appelait saint: «Moi, je ne suis qu’une charogne.»
-
-C’était la curiosité locale, la richesse et la fierté du pays: on le
-vénérait à l’égal d’une source guérisseuse, car il faisait des miracles,
-épargnait aux gens des frais de médecin. Il suffisait, pour être libéré
-de plusieurs maux, tels que la paralysie et l’épilepsie, de toucher sa
-soutane ou son surplis. Une dame lui vola son chapeau, le remplaçant par
-un neuf, mais sans se préoccuper s’il convenait au genre de cône qui
-formait sa tête. Un marchand d’objets pieux déroba un de ses mouchoirs,
-le débita par petits carrés, tels que des reliques, mais garda la marque
-afin de pouvoir authentiquer indéfiniment d’autres mouchoirs sales,
-d’autres minuscules fragments de linge puce.
-
-Son portrait se voyait partout, aux devantures des épiceries comme des
-cabarets: sur l’un, il avait l’air d’un vieillard coléreux et
-dyspepsique; sur d’autres, une bouche énorme et lippue étalait le
-sourire d’une brute contente; ou bien, c’était la face inquiétante d’un
-fou radieux; ou bien encore, une tête de cadavre à longs cheveux
-pleureurs, avec des yeux caves orientés vers le zénith.
-
-On vendait à foison sa biographie: par M. X., avocat à la cour impériale
-de N.; par M. Z., auteur de plusieurs ouvrages d’éducation; par M. B.,
-licencié ès-lettres; par M. D., membre de l’Université: et tous ces
-opuscules étaient semi-anonymes, les auteurs désirant concilier les
-exigences de leur foi avec la sécurité de leur position sociale. La
-notice de M. D. se débita à quatre cent mille exemplaires; lorsqu’on en
-acquérait dix d’un coup, on avait droit à une «prime d’honneur», une
-belle image dentelée, la tête de cadavre à longs cheveux pleureurs.
-L’ouvrage était précédé d’une épître dédicatoire à N.-S. Jésus-Christ,
-finissant ainsi: «De votre suprême Majesté,--par l’entremise de votre si
-digne mère--le dernier des serviteurs.» Mme de C***, «auteur de diverses
-poésies», fit imprimer un poème où elle célébrait «son esprit dégagé des
-voluptés mondaines», comparait le vieil halluciné à «un météore égaré
-sur la terre,--descendu pour planter sa tente dans ces lieux». Comme
-conclusion l’auteur se plaignait que la sainte poésie, cette fleur du
-premier Éden, «périt sous l’étau de la faim».
-
-Pour que toutes les tristesses fussent accumulées en cette dégradante
-histoire, le gouvernement impérial le décora «pour honorer la sainteté
-de sa vie», ce qui fut l’occasion à un ecclésiastique de rédiger une
-nouvelle biographie intitulée: «_Vie du curé d’Ars_, surnommé le Saint,
-membre de la légion d’honneur.» Le pauvre homme, pour stupide qu’il fût,
-ne méritait pas cette insulte; il la reçut avec l’étonnement un peu
-chagrin de ces bonnes sœurs d’hôpitaux auxquelles les hommes d’État
-modernes attribuent des âmes puériles et vénales, des âmes de
-sous-officiers vaniteux.
-
-De vastes pèlerinages s’organisaient. L’administration fit tracer une
-route nouvelle et spéciale: en une seule année les omnibus du chemin de
-fer transportèrent à Ars plus de quatre-vingt mille voyageurs, sans
-compter les gens du pays qui venaient à pied ou dans leur voiture. Des
-familles se mettaient en marche, mues par un ressort intérieur, sans
-trop savoir pourquoi, abandonnant pour des semaines leur maison, leurs
-travaux, leurs cultures, retrouvant, au retour, toutes économies
-mangées, la gêne et quelquefois la ruine, si vite tombée sur les
-malaisés, n’ayant acquis rien qu’une absolution hâtive et presque
-douteuse,--mais ils avaient vu le Saint, ils avaient baisé les marches
-de l’autel où il disait la messe, les pavés où il traînait la boue de
-ses souliers et c’était un grand réconfort pour ces âmes simples et
-crédules. La foi de ces gens auréolait leur sottise. Ils venaient vers
-la Délivrance, comme un troupeau d’esclaves, certains de trouver là la
-libération de leurs chairs rongées par le mal, de leurs âmes avilies par
-l’Ennemi, de leurs cœurs saignants des illusions que l’expérience en
-avait arrachées.
-
-Les pèlerins pauvres campaient dans le cimetière, couchaient sur les
-tombes; et, dans les promiscuités nocturnes, ivres d’encens, de sueur et
-de bruit, ces pénitents naïfs commettaient la moitié des péchés dont ils
-se confessaient le lendemain.
-
-Les riches s’ingéniaient à acheter leur grâce par des excès de
-bassesses. On vit un officier, admis dans la chambre de l’homme de Dieu,
-s’agenouiller devant lui, baiser la putréfaction de ses pieds, se
-vautrer dans l’ordure amassée vers les coins, se frotter la figure avec
-le drap du lit, gratter sur le pavé la sainte crasse, la respirer avec
-délices, l’enfermer en un sachet.
-
-A l’église, la cohue était violente, on se disputait, souvent avec des
-cris et des coups, les places autour du confessionnal: alors des
-marchands de billets s’établirent, recrutèrent un personnel de
-sans-le-sou qui se tenait là en permanence, ne cédant son tour aux robes
-de soie et aux redingotes que moyennant le petit carton acheté d’avance
-au cabaret. Certaines nuits, car les confessions commençaient à une
-heure du matin, ces parts de joies atteignirent un louis, et les
-familles opulentes, tout en criant au vol, versaient entre les mains des
-camelots les sommes requises par ces gardiens des portes du Paradis. Et
-rien n’était plus affligeant que le spectacle de ces lâches chrétiens
-venant mendier la protection d’un pauvre volontaire, croyant expier,
-tout d’un coup, au contact de ce misérable, leurs injustes jouissances,
-et, incapables de travailler eux-mêmes pour le ciel, exigeant du favori
-de la grâce l’immédiat partage de ses mérites et de ses bénédictions.
-
-Cependant, le sanctuaire d’Ars eût été d’une incomplète abjection si
-l’on n’y eût vénéré non pas seulement un saint pitoyable, mais encore
-d’inauthentiques reliques.
-
-Cette martyre qu’un faussaire inventa par esprit de lucre, afin de
-vendre de quelconques ossements puisés dans ces catacombes de Rome, où,
-sous la domination chrétienne, se firent à leur tour ensevelir les
-derniers païens, sainte Philomène régnait, presque l’égale du curé, dans
-la petite église vouée à tous les puérils sacrilèges. Elle reposait en
-une châsse gothique, une petite cathédrale en cuivre: on la voyait sous
-le vitrage, pareille aux poupées de cire des exhibitions physiologiques,
-couchée sur un coussin de velours rouge, vêtue de l’innocence d’une robe
-d’argent,--et plus d’un pèlerin s’étonnait de la bonne conservation de
-ce corps, adorant le Tout-Puissant qui préserve ainsi de la corruption
-la chair de ses martyrs. Des broderies symbolisaient les vertus de
-Philomène et la chlamyde d’or qui vêtait ses épaules était le signe de
-sa gloire éternelle; une agrafe en diamant faux maintenait la ceinture
-au-dessus des reins purs, disant l’infrangible chasteté de la vierge.
-
-Le curé d’Ars manifestait pour Philomène une tendresse un peu gâteuse.
-Il l’appelait «sa chère petite sainte», ou bien «la sainte entêtée»,
-celle qui, à la cour du Paradis, là-haut, dans les coulisses du concert
-céleste, persécutait Dieu le Père jusqu’à l’obtention des faveurs les
-plus folles et les plus imméritées. «Priez, disait-il, priez et si vous
-n’êtes pas exaucés, menacez-la de dire partout que vous l’avez priée en
-vain; elle est très sensible à de tels reproches, la sainte entêtée, et
-elle tient à conserver sa réputation.» C’était aussi la sainte
-irascible, car elle avait frappé de cécité un ecclésiastique qui la
-contrariait; et aussi la sainte morte-vivante, car elle changeait de
-position dans sa châsse, s’asseyait, se mettait sur le côté, souriait,
-s’éventait avec ses palmes de martyre: il fut constaté que d’une année à
-l’autre ses cheveux avaient poussé notablement.
-
-Une confrérie se forma pour exploiter le crédit de la sainte entêtée.
-Pour des sommes variant de cinq cents à deux mille francs, on acquérait
-les titres de fondateur, fondateur principal, fondateur insigne; en
-dessous de ce tarif, on avait droit aux appellations minimes de donateur
-ou de zélateur; au-dessus, le brevet de bienfaiteur était décerné; on
-vous offrait par-dessus le marché l’inscription de votre nom sur une
-plaque de marbre «et au Livre des Élus»; enfin le portrait «à l’huile»
-de tout bienfaiteur était suspendu dans la salle de réunion du Conseil.
-
-Une image portait au verso cet alléchant prospectus. Paysage: à gauche,
-un arbre à feuilles de marronnier; à droite, un olivier; au fond, une
-colline lépreuse; sur le devant, de l’herbe où étaient semés un croc,
-une araignée de fer, un fouet, un sabre japonais, un ciboire en forme de
-sucrier empire. La sainte était debout, couronnée de fleurs, très
-décolletée, habillée d’une chemise bleue, froncée au col et à la
-ceinture, terminée par une frange d’or, bordée et galonnée de croix
-pattées. D’une main, elle tenait une flèche, de l’autre une poignée de
-lys; sur un manteau de cour éployé, ses cheveux tombaient dénoués,--et
-elle assumait, sous ce costume de féerie, un air épanoui et naïf.
-
-Les deux grandes spécialités de la thaumaturge étaient: pour l’âme, la
-possession démoniaque; pour le corps, les maladies secrètes. Tout
-miracle lui était possible, mais dans ces deux ordres de misères, la
-guérison était certaine, «à moins de mauvaises dispositions» de la part
-de l’implorant. On l’invoquait encore avec une presque absolue sécurité
-contre la stérilité, à condition toutefois de la promesse formelle que
-le produit du coït bénit portât, mâle ou fille, le nom de Philomène. O
-jeune vierge devenue un adjuvant d’alcôve!
-
-Philomène était la consolation du curé d’Ars et Grappin son tourment.
-Délégué par l’enfer pour tenter et affliger le saint, ce démon, pendant
-vingt ans, obséda ses courtes nuits. Il prenait la forme d’un coussin
-très doux, tel que de ouate, et quand la tête s’y enfonçait, il en
-sortait un plaintif gémissement: c’était comme un écrasement de ventre
-de femme. Des souffleries se faisaient entendre pareilles aux
-renâclements d’un taureau exaspéré; un galop de cheval secouait les
-planchers; un troupeau de moutons piétinait dans le grenier; des voix
-criaient en des langues inconnues; de petites bêtes incessamment
-couraient le long de sa figure; sa discipline se tordait sur la table
-comme un serpent.
-
-«Nourrissez-vous mieux, lui disaient des confrères, dormez cinq ou six
-heures: c’est le moyen d’en finir avec toutes ces diableries.» Mais lui
-répondait par la parole de Bossuet, en son sermon sur les démons: «Le
-jeûne fortifie et engraisse l’âme.»
-
-Parfois Grappin venait en chef de bande et quinze diables se mettaient à
-imiter dans sa chambre le bruit de la mailloche d’un cercleur de
-tonneaux sur le fût vide et retentissant. Ensuite ils reniflaient avec
-fureur, projetaient sur le lit par leurs naseaux du sable et du gravier,
-sortaient en contrefaisant les grognements du porc, les hurlements du
-loup, les jappements du chien.
-
-Ingénieux, Grappin variait son supplice des insupportables bruits: il
-fendait du bois, rabotait des planches, battait du tambour, puis criait:
-«Viens donc, curé, j’ai une place pour toi!» Une nuit, il y eut entre
-les deux ennemis une terrible lutte, et au matin on trouva le saint
-victorieux, mais évanoui, cruellement brûlé et mordu, à moitié enfoncé
-sous sa paillasse retournée.
-
-Ces persécutions le crucifiaient et le tuaient. Le moment arriva, vers
-la soixantaine, où il dut restreindre l’activité de sa vie, et enfin
-tout travail lui devint impossible. Quand il garda la chambre, ce fut
-bref. Il mourut sans agonie, en disant à une dame qui voulait chasser
-avec un éventail les mouches qui lui couvraient la figure: «Non,
-laissez-moi avec les mouches.»
-
-Quelques jours auparavant, il avait proféré: «Quand tout serait fini à
-la mort, une vie d’amour, ce serait encore un bonheur au-dessus des
-forces humaines.»
-
-Et ce mot ingénu suffit pour consumer, comme une flamme invincible,
-toute la Niaiserie, toute la Bassesse, toute l’Abjection, toute la
-Honte, toute la Turpitude, toute la bêtise;--et l’on se prend à trembler
-devant ce vieux somnambule qui, au fond de sa réelle stupidité, aima
-l’Infini, qui adora le Mystère, qui s’identifia avec la Cause,--et l’on
-se demande avec terreur si les plus humbles intelligences ne sont pas
-les privilégiées de l’Esprit,--et si le dernier des Saints n’est pas le
-premier des Hommes!
-
-1894.
-
-
-
-
-LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI
-
-
-Παρθένος, _puella_, _virgo_, _pulcella_, pucelle, demoiselle, fille,
-jeune fille, et tous les noms de cet état en toutes les langues vieilles
-ou neuves: une idée commune et exclusive permet de les traduire l’un par
-l’autre; mais la traduction, vraie pour le fond de l’idée, serait fausse
-pour l’aspect que prend cette idée selon les civilisations et leurs
-moments. Présentement, une femme de condition moyenne passe à l’état de
-jeune fille le tiers de sa vie sexuelle et quelques-unes des années le
-mieux faites pour l’amour, souvent presque toutes. Une fille qui se
-marie à vingt-huit ans a passé quatorze ans à ne pas vivre, car, hors de
-l’amour, il n’y a point de vie pour la femme. Ce délai entre la fin de
-l’éducation et le mariage était fort écourté sous l’ancien régime;
-parfois nul. La fillette devenait femme sans avoir été jeune fille. Une
-pénible transition lui était épargnée; car, cela est certain, pour la
-plupart des jeunes filles, leur état est un supplice dès qu’il se
-prolonge.
-
-Il y eut cependant des jeunes filles jadis, et même au XVIIIe siècle.
-Toutes ne se mariaient pas au lendemain de leur nubilité, arrachées du
-couvent pour cette nouvelle communion où se confirme la première. On en
-voit passer quelques-unes dans les comédies, les romans, les mémoires;
-mais leur caractère se distingue mal de celui des jeunes femmes. Elles
-n’ont jamais de pruderie, et parfois très peu de retenue. Dès qu’elles
-sont admises dans le monde, elles en vivent la vie; on n’a souci de leur
-cacher ni les intrigues, ni les fugues, ni les plaisirs; elles sont des
-convives qui attendent qu’on les serve, sans impatience, étant sûres
-d’être servies. Celles que l’on oublierait se serviraient elles-mêmes,
-et presque personne n’en serait surpris. A la veille de la Révolution,
-en ces années de paradis dont la douceur fit paraître plus cruels les
-premiers jours sombres, la virginité n’est pas d’un grand prix; il y a
-un désir universel de céder à la nature. Aujourd’hui, un Casanova ne
-vaincrait que des femmes ou des filles; la jeune fille lui échapperait.
-Il en mit à mal un grand nombre, et cela seul, précise coïncidence avec
-les mœurs du temps, affirmerait la véracité de ses admirables et
-délicieux mémoires. Un témoin de l’étage inférieur, Restif de la
-Bretonne, confirme cette facilité de la jeune fille du XVIIIe siècle.
-Elle se donne par sentiment et acquiert très vite le goût précieux de la
-sensualité, car tout ce qui l’entoure, mœurs, art, littérature, la
-pousse à une vie païenne, mais relevée d’un peu de rêverie. La jeune
-fille de Laclos est d’un monde qui touche à la cour; elle diffère à
-peine de celle de Casanova et de celle de Restif.
-
-A ce moment-là, il est bien évident que l’éducation ne dispose d’aucun
-moyen sérieux pour tenir la jeune fille. De là les mariages précoces.
-Les parents sont heureux d’être délivrés de leur responsabilité et les
-maris, sans illusions sur l’avenir, épousent une fillette pour s’assurer
-du moins un ou deux enfants légitimes. Cette pratique, en sauvegardant
-la partie essentielle des droits de l’homme, respectait autant qu’il se
-peut la liberté de la femme. On ne la laissait pas libre, ou bien
-rarement, de choisir son mari; mais elle choisissait son amant, et à un
-âge où c’est un pur plaisir d’amour bien plus encore qu’une nécessité
-sexuelle. A vingt-deux ou vingt-trois ans, la femme du XVIIIe siècle
-avait épuisé ses devoirs naturels. Elle avait des enfants, souvent
-quatre ou cinq; que lui demander de plus? Son mari, fatigué d’elle, la
-laissait, lasse de lui, avec l’espoir de quinze ou vingt ans de vie
-amoureuse. A l’âge où une jeune fille d’aujourd’hui s’épuise à des
-études stériles, et pires, abêtissantes, la femme de jadis était en
-pleine floraison de maternité. En province et en des milieux sévères,
-cette floraison se continuait fort longtemps, ne laissant place à des
-plaisirs extérieurs ni pour la femme, ni peut-être pour le mari. On
-obtenait ainsi ces familles patriarcales dont l’idée nous effraie, et
-très justement, car l’état social n’en permet plus l’épanouissement. Des
-provinces, jusqu’aux premières années de ce siècle, gardèrent la
-tradition des unions précoces. J’ai connu dans mon enfance Mme de L...
-mariée à quatorze ans et Mme de M... mariée à quinze. L’une avait eu
-beaucoup d’enfants; l’autre deux seulement. Ni l’une ni l’autre ne se
-souvenaient d’avoir été jeunes filles et elles considéraient avec une
-pitié tendre leurs petites filles qui, à vingt ans passés, rougissaient
-aux histoires galantes qu’elles contaient sans scrupule. Il n’y avait
-pas eu pour elles d’interrègne entre la vie des saints et les romans à
-la mode; elles avaient passé, d’un saut, de la poupée au mari, de la
-puérilité à la maternité. Elles avaient eu la pudeur des jeunes femmes;
-la pudeur des jeunes filles était pour elles tout à fait énigmatique.
-
-En résumé, il y eut des jeunes filles au XVIIIe siècle, et avant, et
-toujours. Il n’y eut pas «la jeune fille». La jeune fille est une
-création du siècle dernier. Elle est née tout naturellement des mariages
-tardifs, comme les mariages tardifs sont nés de la suppression des
-situations héréditaires. La naissance de cette nouvelle unité sociale se
-marquerait, si on voulait bien la rechercher, à quelques années près.
-Les _Lettres à Émilie sur la mythologie_, de Demoustier, sont de 1798;
-les _Contes à ma fille_, de Bouilly, sont de 1809. Le premier de ces
-livres est destiné aux jeunes filles, à celles du XVIIIe siècle, à
-celles qui sont sensibles, qui parlent de l’amour et peut-être sans
-ignorance; il ne convient pas à «la jeune fille». Demoustiers prépare à
-la volupté; Bouilly prépare au devoir; il s’adresse à un être nouveau:
-«la jeune fille.» Vers cette date, les livres abondent dans le goût de
-ceux de Bouilly, qui est un mélange affreux de raison et de
-sentimentalisme. Des femmes, dont la Genlis est le type, travaillent
-pour la créature nouvelle, pour la vierge qui doit passer cinq ou six
-ans dans le monde à un âge où naturellement elle ne pense qu’à l’amour.
-Il faut tromper cette tendance, la dévier vers l’étude, vers la
-sentimentalité pieuse, vers le rêve éthéré. Tout sera bon qui détournera
-la jeune fille de l’amour, qui lui enseignera la résignation, la
-modestie, l’obéissance, le sentiment du devoir et une quantité
-innombrable de vertus dont la plupart ne sont que des paralogismes ou un
-assemblage de syllabes sans aucun sens appréciable.
-
-Comment cette littérature a fructifié, on le sait. Le livre pour la
-jeune fille est l’objet d’un commerce important, encouragé annuellement
-par l’Académie et plusieurs autres sociétés de bienfaisance. C’est pour
-la jeune fille que l’on a traduit le triste roman des Comming et des
-Wood; pour elle que l’on a transformé en manuel de morale les anciennes
-anthologies; pour elle que les journaux et les revues qui veulent être
-«oubliés sur la table du salon» travestissent la vie en une répugnante
-berquinade; pour elle que l’on a poursuivi _Madame Bovary_, et pour elle
-que l’on fait le silence sur des écrivains français qui n’ont pas montré
-une convenable réserve sur l’article des mœurs; pour elle que l’on a ôté
-leurs poches aux robes des femmes (ceci est regardé comme une grande
-conquête par les dames pieuses qui ont lu en cachette les «Mémoires du
-comte Grammont»); pour elles que les théâtres subventionnés châtrent
-Shakespeare; pour elle que l’on a fait du siècle de Louis XIV une époque
-de vertu et de dignité morale; pour elle que se sont affadis l’art et la
-littérature et que l’homme a été blessé dans la première des libertés,
-la liberté des mœurs.
-
-Si la jeune fille ne nous a pas fait plus de mal, tout le mal qu’elle a
-fait dans les pays protestants, c’est que la France comme l’Italie,
-étant de tradition païenne, une scission s’est produite dans notre
-littérature. Avec Gautier, Flaubert, dans le roman, avec Baudelaire dans
-la poésie, une littérature nouvelle s’est créée--qui ne tient plus
-compte de la jeune fille, ni de la famille dont elle est devenue l’âme
-et le centre. La littérature pouvait évoluer avec une aise suffisante si
-on ne lui avait demandé que de ménager les pudeurs de la femme; mais on
-la pria de respecter la pudeur des vierges. Voilà l’origine de la
-révolte, et le prétexte de la préface de _Mademoiselle de Maupin_, qui
-est un des plus beaux morceaux de la libre littérature française.
-Parfois, depuis trente ans, la littérature «littéraire» a côtoyé la
-littérature licencieuse. C’est que l’écrivain se croit le droit de tout
-dire qui n’a plus qu’un public d’hommes. Ceux que la jeune fille a
-exclus de la «table du salon» (où je ne vis jamais, moi, que des fleurs,
-des cartes ou des bibelots) n’ont plus songé aux mains des jeunes
-femmes. D’aucunes se brûlèrent à cet enfer; d’autres y trouvèrent un
-rafraîchissement. Il y a des jeunes femmes fort honnêtes dans le public
-de la littérature sensuelle; il y a même des jeunes filles. Les unes et
-les autres ont préféré de la bonne littérature qui choque un peu leur
-cœur à de la mauvaise qui, satisfaisant leur sensibilité, souillerait
-leur intelligence. L’esprit aussi a sa pudeur.
-
-Ces femmes courageuses sont rares. La plupart, engagées à choisir entre
-une œuvre moralisante, donc médiocre, et une œuvre belle, mais trop
-libre, n’ont pas voulu choisir. Le séjour de la jeune fille dans la
-famille en a chassé tous les livres. On ne lit plus en France. Non qu’il
-se publie moins de livres ou qu’il y ait un public moins disposé à lire;
-mais il y a un désaccord profond entre les livres et ceux qui pourraient
-se plaire aux longues lectures. On s’est accoutumé, assez facilement, à
-d’autres activités, et même à l’ennui. La province s’ennuie, parce que
-M. Ohnet est stupide et M. Paul Adam immoral. La province voudrait un
-genre moyen et honorable où le génie de Balzac s’allierait à la candeur
-de Fénelon. Nourries de cette idée que le talent est une faveur de la
-divine providence, les familles chrétiennes attendent la venue de
-l’homme qui n’abusera pas, pour de vaines prouesses littéraires, des
-dons que Dieu lui aura départis, dans sa bonté.
-
-Toutes les familles sont chrétiennes, même celles qui le nient à haute
-voix. Voyez M. Jaurès, dont on ne peut arriver à savoir si la fille est
-élevée au Sacré-Cœur ou au lycée Molière. Que de prudence en ces asiles
-de la Virginité! Ni l’un n’a osé dire: je l’ai! Ni l’autre: je ne l’ai
-pas. Les asiles attendent leur proie et la pension, qui se paie par
-trimestre, et d’avance. Mais qu’importe! Pour une forte éducation
-chrétienne, pascalienne, évangélique, j’aurais plus de confiance
-peut-être au lycée Molière qu’au Sacré-Cœur. Il y a bien du paganisme et
-de la volupté mystique chez les religieuses vouées à l’amour de Jésus.
-Ce sont leurs mains pieuses et pures qui ont pétri le cœur des grandes
-amoureuses. La première communion est un mariage blanc, une préparation
-lointaine au sacrifice nuptial. Dans toutes les familles, quel que soit
-le degré de la foi, la morale est la même, parce que la jeune fille est
-là, toujours la même, morale vivante et gardienne aux grands yeux
-clairs. Dès qu’elle entre, un pacte muet s’établit entre la vierge et le
-milieu où elle respire. A défaut d’air pur, on lui fait respirer une
-douce atmosphère d’hypocrisie. Il est convenu qu’elle ne sait rien. Ce
-qu’on appelait le plaisir, quand elle n’était pas là, devient le mal. La
-jeune fille ignore le mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre et
-fragile qui peut se casser les ailes. On en a vu des exemples. A cette
-idée, il y a des frissons, et les voiles s’épaississent, car un ange qui
-s’est cassé les ailes n’a plus aucune valeur.
-
-Tout ce que l’on dénomme chez la jeune fille: vertu, candeur, innocence,
-ignorance, modestie, pudeur, obéissance, timidité, piété, tous ces mots,
-dont presque aucun ne conviendrait à une jeune femme, ne sont que des
-euphémismes. Ils permettent de ne pas prononcer celui qui affirme trop
-brutalement l’idée nette d’intégrité corporelle. La jeune fille, qui
-crée la famille, est une création de l’homme, du mâle. Tant que les
-hommes désireront être les pères de leurs enfants, ils approuveront tous
-les moyens que l’expérience a suggérés pour préserver la virginité des
-filles. C’est pourquoi le politicien anti-clérical fait élever son
-Élodie chez les bonnes sœurs. Ainsi il donne à son produit une marque
-supérieure et qui en augmente le prix. Le lycée que patronne Sganarelle
-ou le Cocu imaginaire n’a pas encore fait ses preuves; sa marque est
-inconnue ou suspecte. Les hommes demeurent fidèles aux conséquences
-d’une croyance atavique, longtemps après qu’ils ont brisé le principe
-même de la vieille croyance. Il est vrai que le procédé de culture,
-comme le sol, influe sur la qualité du produit. Le jus de la vigne est
-du vin, d’où qu’il vienne; mais que de nuances! En France nous sommes
-habitués à un type de jeune fille qui sera longtemps encore le type
-dominant. Ses caractéristiques, un livre récent nous les donne,
-formulées par la jeune fille elle-même[58].
-
- [58] Olivier de Tréville, _les Jeunes filles peintes par elles-mêmes_,
- 1901.
-
-Curieux d’apprendre de leur bouche si les jeunes filles d’aujourd’hui
-étaient devenues très différentes de celles d’hier, M. de Tréville (que
-ses occupations disposaient bien à cette tâche) en a interrogé, dit-il,
-«plusieurs milliers». Ses questions, au nombre de soixante, portent sur
-des sujet fort variés, les parfums aussi bien que la religion, le bal
-aussi bien que la littérature. Les réponses, au nombre de deux mille,
-peut-être, ont un air parfait d’authenticité. Aucun génie n’aurait pu
-imiter avec cette perfection la délicieuse et fraîche sottise de ces
-charmantes petites âmes. C’est la candeur dans toute sa rouerie, le
-mensonge dans toute son innocence, l’ignorance dans tout son orgueil, le
-psittacisme avec tout son gonflement de plumes. Aucun livre documentaire
-ne m’avait tant réjoui depuis bien des années. Et quelle mine pour la
-psychologie des femmes! C’est là-dessus qu’il faudra s’appuyer désormais
-pour établir la distinction entre la personnalité et le caractère. Il y
-a des mots pour nommer les différents caractères; il n’y en a pas pour
-distinguer entre elles les personnalités. Cela serait inutile,
-puisqu’une personnalité ne ressemble à aucune autre, est unique. Le nom
-d’une personnalité, c’est le nom même de la personne.
-
-Rare chez les hommes, la personnalité n’existe presque pas chez les
-femmes, et jamais chez la jeune fille. On distingue des caractères, des
-tempéraments: voici des genres, des espèces et des variétés:
-d’individus, point. C’est très curieux. Non, comme le dit l’enquêteur,
-elles n’ont point d’idées subversives. Ah! qu’elles sont sages, qu’elles
-sont obéissantes, qu’elles sont jeunes filles! Je les aime ainsi, je
-l’avoue, n’ayant jamais demandé aux femmes que d’être de belles fleurs.
-Il y a des fleurs qui ont des yeux si doux! La personnalité n’est
-aucunement nécessaire à la perfection de la vie sociale; au contraire,
-elle serait plutôt anti-sociale, car deux personnalités ne peuvent vivre
-en contact permanent sans se déclarer la guerre. La personnalité qui
-n’implique pas l’égoïsme le crée très souvent. Il est donc tout naturel
-que la femme, l’être social par excellence, soit, et très peu égoïste et
-très mal douée de personnalité. Mais le caractère s’affirme en elle avec
-d’autant plus de force, comme à l’état d’exemple, de synthèse. L’homme à
-demi chaste est commun. La femme va vite à l’extrême. Les demi-vertus
-féminines ne sont peut-être que des hypocrisies audacieuses.
-
-La première question posée a précisément permis à plusieurs jeunes
-filles d’affirmer leur caractère. Elles l’ont fait avec une simplicité
-passionnée. C’est que la question était bien ingénieuse: «Type idéal de
-la jeune fille. Comment la voudriez-vous, la jeune fille moderne?»
-Chacune a fait son propre portrait. Nous avons là une trentaine d’images
-de miroirs des plus amusantes,--parce qu’elles sont presque toutes
-semblables. Ou bien si on voulait les classer, il faudrait le faire
-selon des types; on aurait: la jeune fille douce et affectueuse; la
-jeune fille énergique; la sérieuse et la rieuse; la ménagère et la
-coquette; celle qui met avant tout la piété ou l’instruction, etc. Il
-vaut mieux essayer d’une autre méthode. Par exemple, quelles sont les
-qualités les plus estimées des jeunes filles et dans quel ordre? La
-statistique des mots sera ici conforme avec les plus vieilles
-associations d’idées. La classe des mots les plus fréquents (31) sont:
-bonté, dévouement, charité, affection, sensibilité. Voilà pour le
-sentiment. La jeune fille se reconnaît donc ou se souhaite un cœur tel
-que tout homme le voudrait rencontrer en elle. Vient ensuite (30), et
-c’est logique, la classe: bien élevée, respectueuse, modeste, douce,
-simple. L’accord continue avec la troisième classe (19): aimable,
-gracieuse, un peu coquette. Ici, il faudrait peut-être décomposer:
-aimable (8), gracieuse (7), un peu coquette (4). La religion n’est pas
-oubliée. Aucune n’y est hostile, mais ce qu’il leur faut maintenant
-c’est «une religion éclairée», «une piété solide». Si l’on avait donné
-un chiffre particulier à chacun des mots, au lieu de les grouper par
-classes, la religion l’emporterait sur tous les autres (14).
-L’instruction a presque autant de partisans (13); mais sept d’entre
-elles ajoutent: sans pédantisme (7). Voilà une crainte salutaire. Le
-clan des femmes fortes est important (13): énergie, volonté, courage,
-force, dignité, fierté, tel est son langage. Sérieuse, aspirations
-élevées (13); franchise et gaieté (11); femme d’intérieur, bonne
-ménagère (8); intelligence, jugement, curiosité d’esprit (7). On voit
-qu’elles ont plus de souci de leur cœur que de leur cerveau et aussi que
-la charité les exalte davantage que la cuisine. Elles sont tout en
-amour, ces jeunes créatures; elles sont comme on voudrait qu’elles
-fussent, décidément. La musique a beaucoup baissé dans l’estime de la
-jeune fille (2); quelques-unes préfèrent la peinture (4) ou même la
-poésie (6). Deux d’entre elles disent: un peu de sport; et deux autres:
-pas de sport. Et tout cela est si peu révolutionnaire que cela pourrait
-se passer sous la reine Amélie ou du temps que la reine Berthe filait.
-
-Il resterait à savoir de quel milieu viennent ces réponses. Elles sont
-si ternes, si convenables, si «jeune fille» que je n’ai pu m’en faire
-une idée précise. Il est français, traditionnel et provincial. Il est
-celui, très probablement, que l’on atteindrait avec les adresses d’un
-bon journal de modes répandu en province. Les deux mille et six jeunes
-filles de M. de Tréville, ce don Juan de l’Enquête, ont toutes reçu une
-excellente éducation et une instruction sérieuse. Elles sont lettrées,
-hélas! Elles l’ont prouvé en répondant avec abondance à plusieurs
-questions touchant le style, la poésie nouvelle, les littératures du
-nord. Je ne voudrais avoir l’air de m’égayer de l’innocence littéraire
-de tant d’êtres charmants, et dont la destinée heureuse est de vivre
-loin de toute littérature. Mais elles affectent sur ces sujets un
-pédantisme vraiment bien ridicule. Qu’on enseigne donc de singulières
-choses à la jeunesse! Sans doute, cela est sans importance, puisqu’il
-s’agit seulement de passer le temps, d’occuper l’activité bizarre de
-l’âge ingrat.
-
-Puisque cela est sans importance, ne pourrait-on varier un peu cet
-enseignement suranné? Est-il nécessaire de cultiver avec tant de soin
-dans les jeunes esprits la haine du nouveau?
-
-Cette haine du professeur contre ce qui est venu au monde depuis qu’il a
-conquis ses diplômes est très naturelle. Peu d’hommes maintiennent leur
-instruction au courant de la science. Un professeur âgé de cinquante ans
-enseigne ce qu’on lui enseigna il y a trente ans; mais cette science,
-qui lui fut donnée par un vieillard, était déjà ancienne quand il la
-reçut. L’orientation des esprits change à peine deux fois par siècle. La
-philosophie universitaire, par exemple, ayant secoué la tradition de
-l’éclectisme, explique depuis cela le catéchisme de Kœnigsberg et récuse
-toute idée nouvelle. On n’apprend un peu de science fraîche que dans les
-livres, dans les revues, dans les laboratoires. Il y a aussi des
-laboratoires de littérature et de philosophie. Les jeunes gens dans les
-collèges ne reçoivent que de vieilles notions, que les leçons des
-littératures mortes; quant aux jeunes filles, on ne leur fait pas même
-voir les momies sous leurs bandelettes; il ne leur est permis que d’en
-contempler l’image ou d’en apprendre par cœur la description. Leurs
-idées littéraires ne sont pas nulles, elles sont vagues; ce sont des
-reflets. Et ces reflets, avec quel soin elles en ont fait un calque, un
-décalque et une mise au net! On devine des cahiers de littérature
-propres et sages avec un titre en gothique mouchetée. Il y a là dedans
-tout ce qu’il faut pour n’avoir pas l’air effaré quand le receveur de
-l’enregistrement raconte qu’il a vu Mounet-Sully dans le _Cid_, à sa
-dernière fugue à Paris. Cet homme grave, qui est un lettré, s’il se tait
-au whist, dit volontiers, à l’écarté: Rodrigue, as-tu du cœur? C’est
-tout ce qu’il resterait de Corneille, avec deux ou trois autres centons,
-s’il n’y avait pas le «cahier de littérature» de la jeune fille. Ayant
-entendu cela, elle repasse l’analyse du _Cid_, dictée par son professeur
-pour le brevet, et elle fait une réponse qui attire l’attention et
-peut-être décide de son mariage. La vie de province est assez unie pour
-que de telles futilités fassent anecdote.
-
-Elle est donc lettrée, elle aussi, la jeune fille de M. de Tréville, et
-elle déteste ce que l’enquêteur appelle, d’un mot bien vieilli,
-«l’écriture artiste». Il y a là une suite de réponses dont il faut tirer
-quelques phrases. Cela servira moins pour la psychologie de la jeune
-fille que pour celle du professeur de la jeune fille. La question est
-celle-ci: «L’Écriture artiste.--Sous prétexte de rajeunir les vieux
-moules de notre musicale langue, certains écrivains, rompant avec le
-passé et pensant sans doute qu’il en est du style comme de la mode
-capricieuse, se sont mis à bouleverser la syntaxe et à tourmenter à un
-tel point la période qu’en les lisant on marche le plus souvent dans
-l’obscur, l’incompréhensible. On appelle cela «l’écriture artiste».
-«Votre avis, s’il vous plaît?» Cette question est déjà une réponse et,
-adressée à des écolières à peine libérées, une réponse comminatoire.
-Cependant la femme, c’est la forme de sa liberté intellectuelle, a
-l’esprit de contradiction. Voici les gazouillements:
-
-«--Laissons au style son gracieux naturel.
-
---Si les auteurs modernes veulent rajeunir les vieux moules, c’est que
-tout tend vers le progrès... à reculons.
-
---N’imitons pas ces soi-disant écrivains, phraseurs éloquents,
-griffonneurs de papier, qui se croient autorisés à bouleverser, à
-corrompre notre belle langue française.
-
---Je n’admets pas ce renouveau dans l’art littéraire; les écrivains qui
-marchent sur les traces de leurs ancêtres et puisent dans notre
-dictionnaire seront encore les plus sentis et les mieux goûtés.
-
---Hélas! qu’est devenu le style des grands maîtres?
-
---Aristote, Quintilien, Cicéron ne sont rien pour ces libres génies; les
-vieilles règles tant préconisées sont des hochets passés de mode: en un
-mot, tout est sacrifié à l’effet.
-
---Que vois-je dans les œuvres de la nouvelle école? De menues fantaisies
-qui s’égrènent ou s’effeuillent suivant le caprice de l’imagination et
-des sens.
-
---A la porte! à la porte! Gâter ainsi notre belle langue française, amie
-jurée du naturel!
-
---Oh! ces pauvres auteurs modernes, qui vous font parcourir le
-labyrinthe inextricable de leurs nouvelles locutions!
-
---Le style de nos écrivains modernes est un cliquetis brillant.
-
---Clarté et simplicité, telles sont les qualités qui constituent le
-génie de notre belle langue.
-
---Il me semble que le style simple, facile, naturel...
-
---Le naturel et la simplicité...
-
---En souvenir des heures ou plutôt des minutes de franche gaieté que
-m’ont fait passer ce pauvre Stéphane Mallarmé et ses disciples...
-
---Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir?
-
---Et du style!... je pense qu’il est frère de celui des Vadius,
-Trissotin, and Co.
-
---Ce que je pense de l’écriture artiste? que le mot est aussi horrible
-que la chose.
-
---Ce que je pense de la langue moderne? Oh! pas beaucoup de bien.
-
---Le naturel, la simplicité...
-
---Sarcey avait raison d’être l’ennemi...
-
---... Marchandise bonne tout au plus pour l’exportation.
-
---Puisse donc cette période de décadence...
-
---Le style grand et simple...
-
---Un jargon de convention.
-
---Si Corneille et Racine n’avaient jamais existé...
-
---Que nous sommes loin de Corneille!
-
---Vous voulez rectifier nos vieux moules? Inutile!
-
---La précision, le naturel et la clarté.
-
---Le plus grand mérite d’un écrivain est de pouvoir être compris de tout
-le monde.
-
---La simplicité... Voyez Bossuet et Chateaubriand.
-
---Ce style bizarre, aujourd’hui en vogue...
-
---Il n’y a pas à dire, notre belle langue s’en va.
-
---Rien de plus agréable qu’une lecture facile et intéressante.
-
---Ce charme discret de simplicité et de naïveté...
-
---Siffler la nouvelle école des poètes ratés.»
-
-J’ai résumé vingt pages extrêmement compactes.
-
-La haine du nouveau y chante sans répit et sans esprit. Un seul joli
-mot: «Le beau n’est jamais vieux, pourquoi vouloir le rajeunir?»
-Seulement, cela conduit au nirvâna,--et au surmoulage. Une de ces jeunes
-filles a échappé au fléau. Sa réponse est d’une ingénuité presque
-divine: «J’ai voulu analyser ce qu’on nomme l’écriture artiste. J’ai lu
-plusieurs pages des Goncourt, qui sont, m’a-t-on dit, les maîtres de
-cette école. Je ne vois ni période tourmentée, ni phrase travaillée, ni
-absence de naturel, le style est joli, fin, brillant, nouveau sans
-doute; les termes sont clairs, la phrase nette. On me l’avait dépeint
-obscur, je l’ai trouvé lumineux. Aucun mot n’est resté dans l’ombre:
-tous parlent.» Voilà peut-être ce qu’on a dit de mieux sur le style des
-auteurs de _Renée Mauperin_. Il est d’une jeune fille inconnue qui
-pourrait ouvrir pour ses maîtres d’hier une classe de jugement et de
-bonne foi.
-
-Mais si elles détestent la littérature nouvelle, quelles sont leurs
-amours? Les jeunes filles d’aujourd’hui aiment en littérature ce qu’on
-leur a dit d’aimer; et, obéissantes, elles adorent, comme elles
-détestent, de confiance et les yeux clos. J’ai recueilli et classé leurs
-aveux. Ce catalogue de noms, suivi du nombre exact des adoratrices,
-n’est pas sans intérêt.
-
- Racine 19
- Corneille 17
- Bossuet 11
- Sévigné 10
- Molière 9
- Lamartine 8
- Chateaubriand 7
- Boileau 6
- La Fontaine 5
- Hugo 4
- Fénelon 3
- Maintenon 3
- Malherbe 3
- Ronsard 2
- Staël 2
- Jules Verne 2
- Musset 2
- Rostand 2
-
-Nommés une fois seulement: Walter Scott, Eugénie de Guérin, Madame de
-Ségur, Perrault, Andersen, Michelet, Montaigne, Zénaïde Fleuriot,
-Tolstoï, Buffon, Daudet, Sarcey, B. de Saint-Pierre, les Goncourt,
-Joinville, Coppée, Pascal, Charles d’Orléans,--et un poète nouveau «mort
-récemment».
-
-Ce tableau nous renseigne sur les limites de l’instruction donnée aux
-jeunes filles. Elle porte uniquement sur le XVIIe siècle français.
-Quelques professeurs doivent y joindre deux ou trois noms romantiques.
-Sur le reste, le silence semble complet. L’ignorance, du moins, est
-totale, ou à peu près: sur l’antiquité (quoique une espiègle ait cité
-d’affilée cinq ou six poètes et orateurs grecs); sur la littérature du
-Moyen Age et du XVIe siècle; sur celle du XVIIIe siècle; sur celle du
-XIXe, principalement à partir de 1850. Du grand siècle lui-même, la
-plupart de ces jeunes cœurs n’ont gardé le souvenir que des poètes qui
-parlent de l’amour. Corneille, pour elles, c’est Chimène; et Racine,
-c’est Iphigénie et Bérénice. Celle qui a eu le courage d’entr’ouvrir
-Goncourt n’en a lu que des pages. Celle qui a découvert «un poète mort
-récemment» n’en a lu que «cinq ou six poésies». La mieux partagée n’a
-donc pas reçu une véritable culture littéraire, ni même une méthode de
-culture littéraire. Il semble que tous les efforts de leurs maîtres
-aient tendu à leur imposer une rigoureuse discipline de préservation. On
-les a imperméabilisées avant de les lancer sur les flots du siècle. Ni
-la pluie du ciel, ni l’écume des vagues ne toucheront leur peau. Elles
-s’en iront vers la mort, douces, souriantes ou en larmes, sans avoir
-éprouvé, de l’école à la tombe, une seule impression esthétique. Il n’y
-a de vraie beauté que la beauté nouvelle; c’est dans l’œuvre
-d’aujourd’hui et dans celle de la veille qu’il faut chercher l’émotion
-pure, celle qui n’est déterminée par aucun préjugé d’éducation. Qui
-oserait s’avouer à soi-même, sans précautions, qu’il s’est ennuyé à
-Shakespeare, à Racine, à Chateaubriand? N’est-ce point un signe
-d’intelligence et de haute spiritualité que de se plaire en ces œuvres
-où n’ose entrer la multitude? La péronnelle qui veut me faire accroire
-qu’elle prend plus de plaisir à Corneille qu’à Verlaine ne fait que
-m’avouer son ignorance ou son obéissance excessive. Elle ne sait pas, ou
-bien elle répète pieusement une leçon trop bien comprise. Quand
-aurons-nous des maîtres qui, ayant enseigné une méthode et des
-principes, ajouteraient: «Lisez vous-même et jugez. L’art n’a de valeur
-que comme source d’émotions intellectuelles. Ne confondez pas cela avec
-l’émotion sentimentale. Ce qui touche d’abord la sensibilité n’est pas
-toujours de l’art; ce qui ne touche que la sensibilité n’est jamais de
-l’art. Ce qui ne touche que l’intelligence n’est pas de l’art non plus.
-Tenez-vous-en à l’expression d’émotion intellectuelle. Ce qu’elle a
-d’incorrect vous aidera à la retenir et ainsi vous pourrez mesurer la
-qualité de vos tressaillements.»
-
-La jeune fille d’aujourd’hui, jugée d’après l’enquête de M. de Tréville,
-n’a aucune culture littéraire, ni aucune curiosité d’esprit; elle ne
-souffre donc pas de l’infériorité où la laissent ses années de pension.
-
-Persuadée d’avoir atteint le plus haut degré d’instruction qui soit
-permis aux femmes, elle n’est pas sans vanité intellectuelle. La femme
-aime à juger; son esprit est vif; elle est prompte aux décisions. Des
-études incomplètes, mais prolongées, très appuyées en de certaines
-directions, ne peuvent avoir qu’une influence très mauvaise sur les
-jeunes filles elles-mêmes et sur leur entourage.
-
-Sans doute il faut que la femme soit conservatrice, mais non rétrograde.
-La jeune fille, c’est la maison; or, le moyen de faire entrer une idée
-nouvelle dans une maison où l’on croit que toute pensée française depuis
-un demi-siècle n’a été que démence ou acrobatie? Au moindre contact, la
-sensitive va se replier; la lumière même, si elle est trop vive,
-resserre ses fibres. La jeune fille pourvue d’une bonne et solide
-éducation est aussi peureuse et aussi prompte à rentrer ses antennes. On
-n’a obtenu la sécurité matérielle qu’en dressant les organes du contact
-à se dérober à la moindre alerte. De tous les contacts superficiels, de
-tous les frôlements, le plus difficile à obtenir d’une jeune fille,
-c’est le contact intellectuel. Elle donne beaucoup au bal et rien à la
-causerie. La main, les cheveux, ceci ou cela, il y a toute une
-hiérarchie de jeux sans perversité; mais le jeu intellectuel est
-impossible. Il semble bien que cela soit par l’intelligence qu’on les
-dompte bien plus que par le sentiment. La religion amollit les jeunes
-filles, tout en leur fournissant certaines armes délicates et assez
-solides; le cœur a trop de part en des croyances qui font appel à
-l’amour. Longtemps, on s’était contenté de cette prison douce; elle
-n’est tout à fait bonne qu’entourée d’un fossé profond. La culture de
-l’intelligence consiste à faire creuser ce fossé par l’intelligence
-elle-même. Ce sera un fossé ou ce sera une muraille; ce qui importe
-c’est le travail bien plus encore que la forme de la défense. On remuera
-de la terre ou des pierres; on bourdonnera autour d’une littérature ou
-d’une histoire. Le chantier se croit occupé d’un travail utile. Telles,
-les abeilles qui, depuis des milliers d’années, ne savent pas encore
-qu’on leur vole leur miel,--et qui ne le sauront jamais. Il s’agit de
-creuser une douve ou d’élever un mur qui ait exigé des ouvrières un tel
-labeur qu’elles ne puissent douter de l’importance de leur œuvre. Ce
-sera l’œuvre, celle qui seule existe, celle qui annihile toutes les
-autres, celle qui s’étend comme une conquête sur la nature. Ainsi l’on
-creuse dans les pensionnats la littérature du XVIIe siècle français.
-
-Le choix est bon. A cette période, la langue est assez obscure pour que
-l’on puisse donner, sans être suspect, le sens le plus convenable à
-toute expression équivoque; elle est assez claire pour n’être pas
-rebutante; et la pensée est assez morale et assez religieuse pour que
-l’on puisse soutenir sans démence que son seul but est d’exalter la
-religion et la morale. Ainsi on incorpore à l’intelligence les notions
-qui lui sont le plus étrangères. La morale devient la floraison
-naturelle d’un grand esprit et la religion la forme supérieure de la
-raison. Cinq ou six ans de ces inhalations méthodiques suffisent à
-dompter les natures les plus sauvages. Elles se plient au joug de
-l’uniformité parce qu’il leur est offert comme le signe de l’élection et
-de la noblesse. De jeunes âmes, qui consentiraient à n’être pas tout à
-fait semblables à des âmes voisines dont elles connaissent les
-faiblesses, rougissent qu’on les suppose incapables d’égaler, au moins
-d’intention, les belles âmes de jadis. La vie des saints leur a donné
-des modèles d’amour; la vie des poètes leur donnera des modèles
-d’intelligence. Corneille n’enseigne-t-il pas le sacrifice? Ne voit-on
-pas en Bossuet unies la raison à la piété? C’est ainsi que la
-littérature devient un mur ou une cave. La tour d’où sœur Anne regarde
-au loin les actions des hommes est rentrée sous terre et devant les
-fenêtres ouvertes à notre prison une prodigieuse muraille s’est
-épaissie, qui nous cache le ciel et la vie.
-
-Ces réflexions ne veulent pas dire que l’on ait tort d’utiliser comme un
-caveçon la littérature dans l’éducation des jeunes filles. On ne blâme
-pas la méthode, mais son hypocrisie; et encore tout bas, car il est
-clair qu’elle n’est efficace qu’en demeurant secrète. La vérité est
-qu’il est impossible d’instruire une jeune fille sans la déflorer. Ce
-mot est mis à dessein. Les natures délicates se corrompent par la tête,
-comme les roses qui commencent à se faner par la pointe des feuilles.
-Une intelligence cuirassée assure la défense de l’organisme tout entier.
-Ouverte et libre, elle semble inviter l’ennemi. La curiosité sensuelle
-est très rare chez les vierges, et les émois de leurs cœurs superficiels
-et fugitifs. Quand elles succombent, c’est par ignorance ou par sottise.
-C’est pourquoi on leur donne des principes. Ils ne seront jamais trop
-sévères et, en vérité, tous les moyens sont bons qui cultivent leur
-défiance et fortifient leur esprit.
-
-Tant que la civilisation européenne n’aura pas été profondément
-modifiée, la jeune fille devra rester ce qu’elle est et maintenir son
-état dans un rapport sans équivoque avec l’idée qu’éveille le nom même
-qu’elle porte. C’est là l’obstacle aux progrès du féminisme. Même sur
-les bancs de la Sorbonne, et mêlée à six mille jeunes gens sans mœurs,
-il faut que l’étudiante ait des mœurs. Il faut qu’elle reste une jeune
-fille. Elle doit craindre un contact, un regard trop prolongé, une
-parole douteuse. Elle est libre, comme une perdrix dans le chaume; elle
-est une proie. L’homme aussi est une proie; mais sa capture ne lui
-enlève qu’un peu de force absolue. Sa force relative n’est pas atteinte,
-puisque tous ses frères tombent aux mêmes rets. Mais la jeune fille, si
-elle est prise, se perd toute. Elle n’a plus de valeur; ou sa valeur, de
-sociale, devient anti-sociale. Ce jeune homme, même le plus sérieux et
-le moins sensuel, n’aura-t-il pas eu quelque liaison, n’aura-t-il pas
-fait quelques visites aux amours faciles? Mais le contraire même lui
-serait une tare et le rendrait ridicule, ce qui, en France, est pire que
-d’être odieux. Cette jeune fille, son camarade d’études: oh! la sagesse
-même! En quatre ans, elle n’a eu qu’un amant et cinq ou six passades.
-Voilà la limite du féminisme, et posée par la société elle-même. Bref
-une jeune fille est une jeune fille--ou une fille.
-
-Si la civilisation pourrait s’arranger d’un dilemme moins strict, il est
-tout à fait inutile de le rechercher. Sans doute, une classe de
-courtisanes instruites, savantes même, et habiles en tous les arts et
-dans la poésie, on peut rêver cela. Une civilisation dégagée du
-christianisme verrait sans peur l’amour élégant devenir pour quelques
-jeunes filles une profession charmante. Le spectacle d’ailleurs ne
-serait pas nouveau; des sociétés qui valaient bien les nôtres ne
-méprisèrent pas plus les courtisanes que nous ne méprisons aujourd’hui
-les actrices et les danseuses. Mais ceci même ne supprimerait pas la
-jeune fille. Au contraire, la distinction n’en serait que plus marquée
-entre la fille vivant à sa guise dans le monde et la fille confinée dans
-sa famille. Bien entendu que je ne fais aucune allusion à ce libertinage
-universel que des sociologues déments appellent «l’amour libre».
-
-Tout en restant très fidèle aux vieux principes qui caractérisent et
-garantissent son état, la jeune fille d’aujourd’hui se réjouit qu’on lui
-ait enfin accordé une plus grande liberté d’allures. Elle ne rêve ni de
-féminisme ni d’émancipation totale. La femme n’a aucun goût pour
-l’émancipation. Elle se veut esclave, au contraire, esclave nominale,
-pour acquérir ainsi le droit de tyranniser l’homme qui lui est échu par
-le sort. Il ne semble pas que l’on ait bien compris ce dessous du
-caractère féminin. La jeune fille rêve ce qui sera le bonheur de la
-femme. Elle veut être la maîtresse d’une maison. Prête à subir les
-charges du commandement, elle en exige les charmes; il faut qu’on lui
-obéisse. La femme française mènerait la politique même, si la politique
-ne se faisait en dehors de la maison. Elle n’y a la main qu’à demi.
-Toute décision prise à la maison est l’œuvre de la femme: c’est pourquoi
-les lycées de garçons se dépeuplent; les lycées de filles seraient vides
-s’ils n’étaient des externats. Les jeunes filles ne demandent donc pas à
-être libres; «Une liberté relative», dit l’une; «la fenêtre
-entr’ouverte», dit l’autre. Aucune n’est féministe. Comme tout le monde
-en France, elles croient que les jeunes Anglaises et surtout les
-Américaines sont élevées dans une liberté extrême; elles ignorent que,
-dans les pays anglo-saxons, il y a un tyran plus dur que toutes les
-lois, tous les règlements, un tyran de toutes les minutes, l’opinion. Et
-ce tyran, qui prend plus de formes que n’en connaissait Protée, fait de
-la liberté anglo-saxonne une chose mystérieuse et fugitive qu’aucun
-homme de civilisation latine n’a jamais pu ni voir ni comprendre. En
-réalité, les jeunes filles sont élevées en France d’une façon fort
-libérale, la confiance que l’on a dans les principes de plus en plus
-solides, dont elles sont pourvues, a remplacé partout les barrières
-matérielles. Les seules libertés qu’elles n’aient pas sont celles-là
-mêmes que leurs principes leur défendent de prendre. Quelques-unes
-semblent regretter qu’on surveille leurs lectures. Mais cela, c’est le
-caveçon; c’est la clef du système.
-
-On pourrait, en suivant l’énorme tome de M. de Tréville, faire encore
-bien des remarques curieuses sur la psychologie de la jeune fille
-moderne. Mais ce qu’on en a dit doit suffire à donner une impression
-générale et exacte de ses «aspirations». Elle aspire à l’amour, tout
-simplement. On lui demande: «La fortune fait-elle le bonheur?» Et c’est
-comme un jaillissement: Non! non! non! Elles ont eu peur, tout d’un
-coup, qu’on ne leur arrache les ailes. Le chapitre est bien intéressant.
-Il suffirait seul à montrer combien la jeune fille de France est restée
-naïve et saine. A lire leur littérature et surtout leurs opinions
-littéraires, on éprouve un véritable agacement. Ce sont des cruches,--de
-délicieuses cruches, des amphores! Mais dès qu’il est question de tout
-ce qui est l’essence de la féminité, l’amphore redevient une belle jeune
-fille à la gorge émue et aux yeux inquiets. On dirait que l’intelligence
-n’a été donnée à la femme que comme le don du miel a été donné à
-l’abeille: don funeste à leur liberté. Mais l’amour leur appartient, et
-rien ne peut l’arracher de leur cœur,--de ce cœur qui a tant aimé les
-hommes.
-
-1901.
-
-
-
-
-FRAGMENTS
-
-
-I
-
-SUR LA HIÉRARCHIE INTELLECTUELLE
-
-Il ne s’agit pas d’affirmer une série de grades ou de fonctions
-caractérisés par des différences sensibles. Dans le monde de
-l’intelligence on se meut librement, sans mot d’ordre que celui chuchoté
-par l’infini, et on ne reconnaît de supériorités qu’élues par un
-jugement personnel. L’expression hiérarchie intellectuelle signifie
-seulement ceci: les hommes sont divisés en deux castes, les Énergétiques
-et les Énergumènes, ceux qui agissent et ceux qui sont agis (ou
-devraient être agis), ceux qui détiennent l’Esprit, c’est-à-dire la
-Force, et ceux qui subissent (ou devraient subir) l’action de l’Esprit,
-ou de la force,--οὶ ἐνργητιχοὶ, οὶ ἐνεργούμενοι. Hiérarchie donc à deux
-degrés, ou plutôt à deux cercles dont l’un, inscrit dans l’autre, a
-l’étroitesse, mais la solidité, d’une île de pierre surgie au milieu
-d’une solitude océane.
-
-C’est sur ce récif que se groupent--et parfois se réfugient--les êtres
-doués de la pensée. Ils sont peu,--si la pensée n’a droit à ce nom que
-lorsqu’elle est accompagnée de la conscience. L’homme, en effet, le
-premier venu, est inconscient; sa vie est purement automatique; les
-gestes par lesquels il a l’air d’affirmer sa différenciation lui sont
-dictés parle roulement de son organisme, et ce même jeu l’oblige à
-proférer certaines paroles, celles-là seules et non d’autres.
-
-Il n’y a pas d’imparité bien sensible entre les sociétés humaines et les
-sociétés animales; la comparaison s’est toujours imposée de l’homme avec
-la fourmi, l’abeille, le castor, le pécari ou le chien des prairies.
-Après avoir réfléchi assidûment, et lu différents traités d’histoire
-naturelle et de psychophysiologie, je suis arrivé à cette conclusion:
-l’homme est une sorte de castor. Ces deux animaux bâtissent des maisons
-et des ponts, vivent en société, font la guerre, font l’amour, sont à la
-fois constructeurs et destructeurs; à toutes ces œuvres ils procèdent
-naïvement, avec un courage infini.
-
-Pour le castor, comme pour l’homme, la chose en soi est un pont: scier
-un arbre, le faire tomber en travers d’une rivière,--et sur cette poutre
-passer fièrement. Vers quel but? Le castor n’a pas d’autre but que de
-passer la rivière; pourtant, quand il est de l’autre côté, il voudrait
-bien revenir, pour «repasser», mais il est trop tard: la foule des
-castors le presse et le pousse; on ne passe qu’une fois sur le pont des
-castors.
-
-M. Ribot, avec quelques autres philosophes, en concluant à un
-automatisme relatif, dénie à la conscience un rôle important. Conscient
-ou inconscient, l’homme agirait de même; il n’y aurait rien de changé
-dans ses rapports avec ses semblables; la civilisation en serait au même
-point. Si le monde varie si peu, si Hérodote comme le dit Schopenhauer,
-a pu raconter toute l’histoire future en écrivant l’histoire d’un petit
-moment et d’un petit coin de terre,--c’est que les inutiles évolutions
-humaines ont été l’œuvre d’êtres inconscients, acharnés à suivre leur
-nature, à toujours recommencer la même chose, à toujours scier des
-arbres pour passer de l’autre côté de la rivière.
-
-Pourtant l’esprit parle, l’esprit souffle--jusqu’à rebrousser le poil
-des castors! Oui, mais l’action de l’esprit sur le castor n’est pas
-perçue par l’intelligence du castor, et sitôt que son poil retombe,
-sitôt que l’esprit se tait, l’animal reprend sa stérile besogne: il lui
-reste seulement la sensation d’avoir eu le poil rebroussé et, contre le
-Souffle, une animosité qui, très souvent, devient de la haine.
-
-Que ceux donc à qui de mystérieux mots ont été dits dans l’oreille
-gardent ces mots pour eux, ou s’ils les redisent, que ces mots ne
-sortent de leurs lèvres qu’enveloppés de l’impénétrable buée du symbole;
-qu’ils restent sur leur île de pierre, d’où, grâce à leur vue
-pénétrante, ils suivront, pour se distraire, les inconscients gestes des
-lamentables «pontifes»; et que leur égoïste prière soit celle qui est
-écrite dans l’«Upanishad du grand Aranyaka»:
-
-«Fais-moi aller du non-être à l’être, fais-moi aller de l’obscurité à la
-lumière, fais-moi aller de la mort à ce qui ne meurt pas.»
-
-... en attendant les jours où la parole pourra s’affirmer selon sa
-signification essentielle et où l’énergie spirituelle se résoudra en
-lumière.
-
-Mais, que nous importe l’avenir, et si l’intelligence est vraiment sans
-action, si ceux qui devaient être imprégnés jusqu’à l’âme ne le sont que
-jusqu’au derme, si l’animal secoue la tête et se reprend à pétrir son
-mortier, si l’énergumène enfonce au delà des oreilles son museau dans la
-boue, s’il refuse les caresses intellectuelles, si, après des milliers
-d’années et de remontrances, il en est encore, pitoyable fétichiste, à
-vénérer une série de dieux inférieurs, pensons au phénomène de
-l’impénétrabilité: cela nous évitera l’étonnement.
-
-1894.
-
-
-II
-
-L’HOPITAL
-
-On se souvient du mot doux proféré, il y aura un an tantôt, par un riche
-et vieux journaliste (on ne sait plus lequel), à propos de Verlaine:
-«Quel dommage qu’il ne soit pas mort à l’hôpital!»
-
-L’hôpital est, en effet, dans l’esprit de la solide bourgeoisie, «le
-couronnement» naturel et d’une vie désintéressée de poète et d’une vie
-laborieuse de pauvre homme. Ceux qu’on n’a pu jeter dans les bagnes ou
-faire crever de faim sur la paillasse, on les envoie là finir leurs
-tristes jours. La civière, les râles et les crachats de la salle
-commune, les expériences de fer et de poison, l’amphithéâtre, le lit de
-chaux: voilà ce que réservent ceux qui restent debout à ceux qui
-tombent.
-
-L’hôpital, tel qu’organisé par les sociétés modernes, est une prison
-pour malades et un laboratoire pour médecins. Parmi les gardiens et les
-opérateurs, il en est de pitoyables; il en est de féroces; mais les uns
-comme les autres doivent songer qu’ils sont d’abord les régents et les
-professeurs d’une école: le malade est le livre qu’on ouvre à la
-curiosité des petits carabins.
-
-A Paris, l’hôpital est la terreur du pauvre. Entre malheureux on se
-conte des légendes. Presque toutes les filles publiques jetées à
-l’hôpital en sortent le ventre barré d’une large couture: on les fend
-pour essayer sur de la chair, prostituée même au bistouri, de lucratives
-opérations. Mais que les belles dames y songent, qui sont gênées par
-leurs ovaires: cela déforme et cela marque; on n’est plus propre qu’aux
-adultères de coupé ou de canapé, en toilette de ville. Qu’elles se
-fassent tailler; elles sont maîtresses de leurs corps. Il ne faut
-demander aux médecins que le respect de la chair pauvre et sans défense.
-
-Je songe à l’hôpital parce qu’une vieille dame vient de mourir, ayant
-donné beaucoup d’argent pour de telles fondations qui pourraient être
-pieuses, c’est-à-dire humaines. Elle a fondé ou alimenté des hôpitaux
-pareils aux autres, des écoles de clinique et non de vrais asiles où la
-misère et la maladie trouveraient un abri sacré, entreraient comme dans
-un hâvre de grâce.
-
-L’hôpital devrait être le prolongement du logis, une chambre seulement
-plus calme, plus claire, plus saine, et le malade traité non comme un
-prisonnier, mais comme un voyageur. Oui, une grande hôtellerie de la
-souffrance et le malade un hôte et l’objet de toutes les attentions, un
-être humain maître de sa demeure passagère et non pas le numéro sinistre
-sous lequel les gens à pendules et à bronze d’art sourient que meurent
-les vieilles gens dont ils ont dévoré la vie.
-
-Mais je n’attends rien de tel, ni d’aujourd’hui ni de demain. Peut-être
-un jour l’individu se respectera-t-il assez pour être en droit d’exiger
-qu’on le respecte lui-même, jusqu’en ses caprices, jusqu’en des
-fantaisies d’enfant malade. Si, au lieu d’être des états, les sociétés
-étaient ce que dit le mot, des associations, on pourrait espérer
-beaucoup et tenter beaucoup; l’État est la faux qui fauche, sitôt sortie
-de terre, l’herbe des bonnes volontés.
-
-Demain, c’est peut-être le socialisme, la torpeur, la fin de toute
-énergie, de toute initiative, de toute liberté...
-
-Mais se vouloir libre, c’est se faire libre. La pensée est plus forte
-que tout. Il faut toujours dire; il faut même crier: peut-être qu’au
-loin un cerveau, comme une cloche, va sonner à l’unisson.
-
-1896.
-
-
-III
-
-EN RÉPONSE A CETTE QUESTION:
-
-_Quel sera l’idéal de demain?_
-
-Puis-je vous avouer, Monsieur, que je ne m’inquiète pas plus de l’idéal
-de demain que du temps de demain? Beau, mauvais, variable, avec toutes
-les nuances et toutes les modifications que ces mots subissent selon les
-intérêts, les désirs, les illusions de chacun. Cela regarde le
-baromètre. Quel que soit l’état social, l’individu s’accommode à cet
-état, puisqu’il y vit et s’y reproduit. Je trouve seulement que l’homme
-a une tendance fâcheuse à tyranniser la nature: grisé par la passivité
-des choses, il est probable qu’il voudra de plus en plus substituer ses
-propres lois aux lois naturelles et tenter de faire régner l’idée de
-justice qui n’est que l’idée de logique mal comprise.
-
-Vous savez qu’il y a une notion commune à beaucoup de religions, celle
-d’un Paradis terrestre situé au commencement du monde. Or, au siècle
-dernier, des penseurs hardis imaginèrent de transporter ce paradis à
-l’autre bout, à la fin. Une hardiesse plus grande serait de le situer au
-milieu, en un milieu oscillant, au milieu même où nous sommes
-aujourd’hui: on l’essaya; c’était l’optimisme, mais la chose parut un
-peu forte, même aux plus naïfs. Paradis-passé, paradis-futur, je classe
-les deux notions côte à côte dans le chapitre des superstitions
-hédonistes: c’est de la matière à littérature.
-
-Pourtant je voudrais vous dire quelque chose qui paraisse important, et
-voici: la vie serait, je crois, rendue beaucoup meilleure pour tous et
-pour chacun, si l’on admettait cette idée que la société est faite pour
-l’individu et non l’individu pour la société. C’est l’individu qui
-souffre et non la collectivité; c’est lui, et non la totalité, qui est
-la pièce importante. Sacrifier les individus au bien public me semble
-aussi absurde que si, lors d’un incendie, on sacrifiait les locataires
-d’une maison pour sauver la maison. Mais cet idéal apparaît très opposé
-à celui qui peut-être s’élabore et qui serait, dit-on, l’unification,
-selon la moyenne, de toutes les intelligences et de toutes les forces.
-Idéal (si l’on ose dire) bien difficile à réaliser. On compte sans le
-génie ou bien l’on espère que le génie consentira à être médiocre: c’est
-peut-être aller un peu loin.
-
-Voilà. J’ai très mal répondu à vos questions, mais c’est que je vois
-très mal dans l’avenir. Si pourtant je vous envoie cette note, c’est par
-sympathie pour votre œuvre et parce que vous défendez, comme j’ai
-quelquefois essayé de le faire, l’individualisme et la liberté contre la
-tyrannie et les vilaines entreprises de l’État et des Lois.
-
-1898.
-
-
-IV
-
-EN RÉPONSE A UNE QUESTION
-
-_Sur le rôle de l’art._
-
-Il y a dans le livre de Tolstoï une définition--ou une explication--de
-l’art qui n’est pas mauvaise; on peut dire en la prenant pour point de
-départ: L’art est l’expression de la Beauté.--L’Art est de la beauté
-exprimée par une œuvre humaine.--Une œuvre d’art est une œuvre où
-l’homme a traduit, au moyen de formes sensibles ou intellectuelles,
-l’idée ou la sensation du beau.
-
-On peut dire encore plusieurs choses, toutes parfaitement inutiles,
-quoique justes et vraies; mais on ne peut pas dire:
-
-«L’art constitue un moyen de communion entre les hommes s’unissant par
-les mêmes sentiments,» car, cette définition s’appliquerait
-indifféremment à la religion, à la morale, au patriotisme, à la science,
-à toutes les activités qui ont une valeur sociale.
-
-L’art a un but particulier et tout à fait égoïste: il est son but à
-lui-même. Il ne se charge volontiers d’aucune mission, ni religieuse, ni
-sociale, ni morale. Il est le jeu suprême de l’humanité; il est le signe
-de l’homme; il est la marque du désintéressement intellectuel. Il
-affirme le divin; il tend à sortir des contingences; il se veut libre,
-il se veut inutile, il se veut absurde, c’est-à-dire en désaccord avec
-les forces mêmes de la nature qui tiennent l’homme dans une étroite
-servitude.
-
-Si l’on donne à l’art un but de moralité, il cesse d’être, puisqu’il
-cesse d’être inutile. Il est impossible qu’une œuvre soit voulue en même
-temps d’art et de moralité; l’antinomie est absolue.
-
-Cependant la tendance des hommes est de faire servir à leurs besoins
-même l’inutile. C’est ainsi que l’on attribue à telles œuvres d’art pur
-une signification seconde, surajoutée arbitrairement et tellement
-factice qu’on peut l’ôter, la remettre, la changer--comme ces robes des
-idoles espagnoles--sans que l’œuvre ait rien perdu de son caractère
-désintéressé: elle y gagne parfois un nouveau sourire d’ironie et de
-pitié.
-
-Il arrive aussi que tel grand écrivain, comme Tolstoï, croyant faire à
-la fois de l’art et de la morale, a fait de l’art pur, malgré son désir
-et malgré sa volonté. Cela est rare et les hommes de génie eux-mêmes
-sont punis, le plus souvent, et réduits à la médiocrité, quand ils ont
-voulu se servir de l’art, au lieu de le servir. Je ne demande pas que,
-dans le désarroi futur, on respecte ce refuge suprême. Si tous les
-sanctuaires doivent être détruits, celui-là ne sera pas épargné et il
-est très probable que les prochaines civilisations, entièrement
-utilitaires, matérialistes, scientifiques et morales, se soucieront peu
-de jouer à faire des tableaux, des poèmes ou des dômes. Si elles
-admettent encore une sorte d’art, cela sera de l’art «social»,--pour que
-l’art soit nié sous son propre nom.
-
-Ainsi Tolstoï, dont les paroles m’épouvantent, aura raison dans
-l’avenir,--à moins que l’avenir échappe aux constructeurs de sociétés, à
-moins qu’il ne ressemble, tout bonnement, et au présent et au passé.
-
-1899.
-
-
-V
-
-LE MARBRE ET LA CHAIR
-
-_Au maître Rodin._
-
-Un atelier de sculpture affirme la supériorité de l’art sur la vie,
-combien la chair est triste près de la joie lumineuse des marbres,
-modeste près de la gloire des bronzes. A première vue, l’impression du
-nu féminin parmi le nu marmoréen est plutôt pénible; on est contrarié
-par le ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par la mobilité
-de la face et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une
-attitude sans grâce, par les cheveux, par d’autres ombres, par l’absence
-de calme et de lignes fixes et, aussi, par ce que l’on sent de fugitif,
-de personnel, en l’académie correcte de cet être qui s’érige bêtement,
-nu et ennuyé, sur une table.
-
-C’est bien vraiment là que l’on comprend à quel point existe peu, en
-soi, la beauté individuelle et extérieure, à quel point une créature
-quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, est incapable de se réaliser
-par ses seuls moyens naturels, ses seuls moyens de vie: en somme, elle
-n’arrive à la réalité qu’après avoir été manipulée, recréée, évoquée par
-l’Art ou par le Désir (qu’on peut ainsi appeler l’Amour).
-
-Ces petits modèles que l’on voit partout, multicolores dans les rues,
-unicolores dans les ateliers, ces petites Italiennes sont fort
-insignifiantes, d’un charme médiocre, guère jolies et souvent lourdes en
-leur sérieux de madones: mais qu’elles soient désirées par l’Artiste ou
-désirées par l’Amant, et les voilà égales peut-être aux plus hautes
-divinités.
-
-La matière, telle que créée ou telle que née, est essentiellement
-amorphe sous une apparence formelle, sous l’illusion d’un contour
-précis, et c’est à l’intelligence de lui donner sa forme vraie,
-c’est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie des œuvres
-d’art ou d’amour.
-
-De toutes les créatures amorphes, la femme (à quelques exceptions près
-où l’âme mâle s’est logée en enveloppe femelle) est idéalement la plus
-malléable et la plus inconsistante, celle qui subit le mieux les
-empreintes, mais aussi celle qui les garde le moins profondément: elle
-ne s’épanouit en sa réelle et définitive nature que sous la mainmise
-incessante et impérieuse de la Force. La statuaire, où il faut du génie
-et des muscles, de l’intrépidité et de l’endurance, est évidemment l’art
-qui la domine le mieux et la réalise le plus sûrement: en pierre, en
-marbre, en bronze, elle est vraiment éternelle, elle est vraiment
-l’indestructible Idée.
-
-1893.
-
-
-VI
-
-SUR LE CHRISTIANISME
-
-... C’est pourquoi il n’y eut jamais de peuples chrétiens. L’Europe,
-depuis qu’elle a été nominalement christianisée, ne vit que des quelques
-gouttes d’élixir païen qu’elle a sauvées de la jalousie de ses
-convertisseurs. On parle d’obscurantisme; il est dans la morale
-chrétienne et non dans un cérémonial et des usages hérités de la
-religion gréco-romaine. Ce cycle néo-chrétien, dont on ne peut prévoir
-la fermeture, est navrant. On voit l’humanité s’abrutir toujours de plus
-en plus, à mesure qu’elle s’éloigne du romanisme pour essayer de
-réaliser les chimères d’un rêve asiatique. L’heure est chrétienne, et
-elle est sonnée à toute volée par des hommes qui se croient
-anti-chrétiens. Ne soyons pas dupes des mots. La théologie s’est
-sécularisée; elle est parlementaire et électorale. Elle tend à l’action
-politique. Jésus a réfléchi--ceci pourrait tenter quelque socialiste--et
-il s’est dit qu’après tout, ce monde vaut bien l’autre et qu’il s’y
-pourrait tailler un royaume. Je ne crois pas qu’il réussisse, parce que
-l’on conçoit difficilement une société anti-sociale. Mais plus
-l’entreprise est vaine, plus la bataille sera longue et pénible. Il est
-possible que, s’étant mis, une fois pour toutes, l’idée du paradis
-évangélique dans la tête, l’humanité ne veuille plus jamais en démordre.
-Du moins cela durera jusqu’à ce qu’un autre grand courant, peut-être
-tout contraire, emporte les hommes vers une autre chimère, une autre
-étoile aussi inaccessible que toutes les étoiles.
-
-En ce moment, nous en sommes au point que tout ce qui n’est pas chrétien
-semble obscène. On ne peut plus dire que généralement les loups mangent
-les agneaux et que c’est leur devoir de loups, sans faire passer dans la
-foule un frisson d’horreur. Il faut mettre ordre à cela et ranger le
-monde sous la houlette de Berquin. On confond l’équité, qui est l’ordre,
-avec la justice, idée chrétienne. _Justitia_ pour Cicéron et pour les
-juristes, c’est la loi, l’attribution à chacun de ce qui lui est dû;
-pour Tertullien, le mot signifie douceur, bonté. Nous en sommes à
-Tertullien. C’est une manière de sentir. Elle a sa valeur. Seulement
-ceux qui répètent le _beati mites_, et qui pratiquent l’évangile de la
-pitié sont destinés à devenir les esclaves de ceux qui osent dire: ma
-justice, c’est ma force, et qui le prouvent. Ils le sont déjà. Je
-comprends bien que ceux qui sont les faibles veuillent devenir les
-forts; mais l’inverse me révolte comme une lâcheté. Je n’aime pas ces
-patriciens romains qui se rangèrent à la religion des esclaves; ils
-furent les apostats de leur caste et de leur race. En France, dès que
-les aristocrates militaires eurent reçu quelque culture, dès qu’ils
-comprirent le sens des prières chrétiennes, ils refusèrent de les
-prononcer et laissèrent au peuple une religion d’humilité. Les orateurs
-chrétiens du XVIIe siècle viennent du peuple; leur occupation est de
-convertir les grands; chacun est le saint Remi de quelque Clovis. Le
-grand Condé résista longtemps; un jour, comme Bourdaloue montait en
-chaire, à Saint-Sulpice, il cria: «Silence, voici l’ennemi!» On n’a
-jamais cité ce mot qu’en l’honneur de Bourdaloue. Soit; mais il établit
-très bien aussi la position d’un Condé devant un Jésuite.
-
-Aujourd’hui l’aristocratie intellectuelle se peut juger d’après la même
-pierre de touche. Elle est incompatible, je ne dis pas seulement avec la
-foi, avec la sentimentalité chrétienne. Il faut vivre plus haut que cela
-et ne point s’occuper du bonheur des autres, alors que l’on dédaigne le
-sien propre. Le christianisme a promulgué une morale unique, obligatoire
-pour tous. Ceux qui semblent le plus violents contre le christianisme
-ont le plus grand soin de respecter cette morale; plutôt que de
-l’alléger, ils la rendraient volontiers plus lourde. Il faut être
-heureux, et c’est l’obéissance qui conduit par la main les hommes vers
-le bonheur. Ainsi l’humanité sacrifie tout ce qui n’est pas essentiel à
-l’idéal moyen qu’elle veut atteindre. Le premier sacrifice est celui de
-la liberté. Penser selon les ordres d’un directoire religieux ou
-politique, qu’importe au peuple, qui ne pense pas? Se soumettre:
-qu’importe à une masse qui vit déjà dans l’esclavage? Le choix des
-plaisirs: elle est habituée à les subir. La joie de se grandir par un
-acte difficile: qui comprend cela? Enfin le bonheur moyen écarte tout ce
-qui peut faire moins laide la vie humaine; et il englobe tout ce qui la
-rabaisse. L’idéal terrestre de l’humanité sent la porcherie, comme son
-idéal céleste sentait l’étable. Ni le paradis chrétien ne peut convenir
-à la partie supérieure de l’humanité, ni le paradis socialiste. Les
-hommes dignes de ce nom ne connaissent qu’une manière d’exercer la vie:
-par la lutte pour la liberté.
-
-Cependant le monde est chrétien et il se christianise tous les jours.
-Ceux qui se retranchent de la communion en avouant leur incroyance
-devront se résigner à une vie inharmonieuse et pénible. Les
-non-conformistes seront de plus en plus bafoués et haïs. Leur position
-va devenir plus difficile que ne le fut, sous le règne de la foi, la
-position des incrédules. Il faut déjà ruser pour dire sa pensée, quand
-elle blesse la morale chrétienne.
-
-Cependant, à condition de ne prétendre qu’à l’approbation du très petit
-nombre des esprits libres, il est encore temps de parler. Si le cercle
-des auditeurs est étroit, la voix est mieux entendue. Je relis des pages
-où M. Victor Brochard a eu le courage de montrer[59] que l’idée de Dieu,
-telle que la philosophie orthodoxe croit la trouver chez les Grecs, est
-une idée purement chrétienne. «Jamais, dans la philosophie grecque--la
-chose est hors de doute,--et pas plus chez les Stoïciens que chez
-Platon, l’infini n’a été considéré autrement que comme une imperfection,
-un non-être.» Notre Dieu moderne n’est pas le produit d’une évolution
-normale de la pensée humaine; il représente la substitution brutale
-d’une croyance religieuse à une conception philosophique. A l’idée
-religieuse d’un Dieu-volonté se joint nécessairement l’idée d’obligation
-morale. Le bien c’est la volonté de Dieu, soit qu’il l’ait formulée
-directement (révélation), soit qu’il l’ait inscrite à jamais dans la
-conscience de chaque homme (Kant). «Nombre de moralistes, dit M.
-Brochard, acceptent sans hésiter de définir la morale, la science du
-devoir, et notre esprit moderne ne conçoit pas même une morale qui ne
-tracerait pas à chacun sa ligne de conduite, ne lui formulerait pas
-certains préceptes auxquels il est tenu d’obéir. Cependant, si l’on veut
-bien y prendre garde, cette idée est totalement absente de la morale
-ancienne. Elle est si étrangère à l’esprit grec que pas plus en grec
-qu’en latin, il n’y a de mot pour l’exprimer. Jamais les anciens n’ont
-conçu l’idéal moral sous la forme d’une loi ou d’un commandement.» La
-morale pour les anciens c’est la coutume, l’usage. Leurs moralistes
-donnent des conseils, jamais des ordres. Sans doute ils voulaient, eux
-aussi, aider les hommes à trouver le bonheur; mais cette attitude était
-toute fraternelle. Ils ne mêlaient pas l’idée de devoir à la recherche
-du «souverain bien». Et comme ils ne concevaient pas de devoir, ils
-ignoraient la conscience morale. La vertu était donc pour les anciens
-toute différente de ce qu’elle est pour nous. «Au point de vue moderne,
-dit M. Brochard, la vertu est l’habitude d’obéir à une loi nettement
-définie et d’origine suprasensible. Au point de vue ancien, elle est la
-possession d’une qualité naturelle.» Les idées de libre-arbitre, de
-responsabilité morale sont également ignorées de la philosophie grecque;
-quant à l’immortalité de l’âme, ce fut une des rêveries de Platon, mais
-elle ne tient pas étroitement à sa philosophie.
-
- [59] _La Morale ancienne et la morale moderne_, dans la _Revue
- Philosophique_ du 1er janvier 1901.
-
-En descendant au détail de la morale, on trouverait presque toutes nos
-coutumes en opposition avec les coutumes des anciens, tellement le
-christianisme nous a façonnés sans pitié pour notre liberté et pour la
-pureté de notre race. Je ne dis pas qu’il faille rejeter définitivement
-et toute la morale chrétienne, et toute la philosophie chrétienne; cela
-pourrait produire un précipice fâcheux et qu’il serait difficile de
-combler. On pourrait cependant écarter, à titre provisoire, ces diverses
-notions, véritables intruses dans l’intelligence occidentale. Suivons
-l’exemple du catéchisme qui débute par: «Êtes-vous chrétien?» Ainsi on
-interrogerait toutes les prescriptions morales, tous les dogmes
-métaphysiques, et on les écarterait doucement, après s’être bien assuré
-de leur origine. C’est de l’empirisme; sans doute, mais pour qui ne
-croit pas la vérité, l’empirisme est la seule méthode. Que, pendant ce
-travail des philosophes, les hommes continuent à faire semblant de
-pratiquer l’une des formes du christianisme, cela n’a aucune importance,
-pourvu que les mœurs soient libres, pourvu que l’intelligence demeure
-intacte.
-
-On verrait ensuite ce que l’on pourrait reprendre parmi l’écart. Non pas
-l’idée de Dieu, sans doute, ni l’impératif catégorique; peut-être entre
-les plus basses cartes, un peu de cette sentimentalité perverse sans
-laquelle nous ne comprendrions plus rien à notre art et à notre
-littérature. Le christianisme n’a pas apporté au monde que des mensonges
-et des poisons. Nietzsche l’a trop méprisé. Une religion qui a conquis
-l’humanité, c’est qu’elle s’adaptait au moins à certains de ses besoins.
-Aujourd’hui même, on ne voit à lui opposer que des principes qui
-révoltent presque tous les hommes. Aussi l’enquête que je propose
-serait-elle un jeu purement philosophique; elle fournirait quelques
-flèches à la critique, mais peut-être pas une seule arme vraie. N’ayant
-plus de position intellectuelle, le christianisme est inaccessible aux
-arguments intellectuels. La raison n’y peut rien; peut-être mourra-t-il
-un jour empoisonné par la ciguë de son triomphe?...
-
-1901.
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- PREMIÈRE PARTIE
- Le Chemin de Velours
-
- LE CHEMIN DE VELOURS
- I.--Les Jésuites et le goût français 7
- II.--Origine de ces réflexions 10
- III.--Généalogie du Jansénisme 10
- IV.--La Philosophie des Jésuites 14
- V.--Le Péché philosophique 27
- VI.--Pascal et la Science 34
- VII.--Les Casuistes et la morale expérimentale 41
- VIII.--Les péchés de la chair 46
- IX.--La casuistique du vol 56
- X.--Pretium stupri 64
- XI.--Avortement et stérilité 67
- XII.--Le probabilisme 69
- XIII.--L’Équivoque et la Restriction mentale 74
- XIV.--Brève conclusion 81
-
- DEUXIÈME PARTIE
- Nouvelles dissociations d’idées
-
- LA GLOIRE ET L’IDÉE D’IMMORTALITÉ 85
- LE SUCCÈS ET L’IDÉE DE BEAUTÉ 129
- VALEUR DE L’INSTRUCTION 163
- LA FEMME ET LE LANGAGE 182
-
- TROISIÈME PARTIE
- L’Idéalisme
-
- PRÉFACE POUR LES IIIe ET IVe PARTIES 209
- NOTICE 210
- L’IDÉALISME 213
- LE SYMBOLISME 219
- L’ART LIBRE ET L’ESTHÉTIQUE INDIVIDUELLE 226
- CELUI QUI NE COMPREND PAS 232
- L’IVRESSE VERBALE 239
- LE PARACLET DES POÈTES 242
-
- QUATRIÈME PARTIE
- Analyses et fragments
-
- LE DERNIER DES SAINTS, PSYCHOLOGIE D’UN HOMME DE DIEU 247
- LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI 261
- FRAGMENTS
- I.--Sur la Hiérarchie intellectuelle 295
- II.--L’Hôpital 299
- III.--En réponse à cette question: Quel sera l’idéal de demain? 302
- IV.--En réponse à une question. Sur le rôle de l’art 304
- V.--Le marbre et la chair 307
- VI.--Sur le Christianisme 309
-
-
-
-
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-
-
-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CHEMIN DE VELOURS ***
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-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
-agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
-electronic works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
-Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
-of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
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-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
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-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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-
-The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation's website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without
-widespread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
-state visit www.gutenberg.org/donate
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-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
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-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
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-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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-This website includes information about Project Gutenberg-tm,
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