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If you are not located in the United States, you -will have to check the laws of the country where you are located before -using this eBook. - -Title: La Guerre est morte - -Author: Louis Delluc - -Illustrator: Gerda Wegener - -Release Date: November 29, 2021 [eBook #66845] - -Language: French - -Character set encoding: UTF-8 - -Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at - https://www.pgdp.net (This book was produced from images made - available by the HathiTrust Digital Library.) - -*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GUERRE EST MORTE *** - - - - - LOUIS DELLUC - - La - Guerre est morte - - ROMAN - - DEUXIÈME MILLE - - - PARIS - L’ÉDITION - 4, RUE DE FURSTENBERG, 4 - - 1917 - Tous droits réservés - - - - -DU MÊME AUTEUR - - - _Monsieur de Berlin_ (Librairie Fasquelle). - -POUR PARAITRE - - _Les Secrets du confessionnal_, roman. - - _Eïra Puma_, roman. - - _Le Train sans yeux_, roman. - - _Les Animaux malades de la paix_, roman. - - - - -IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: - -Cinq exemplaires sur papier d’Arches (1 à 5) - -et cinq exemplaires sur le même papier, marqués A à E - - -Copyright by Louis Delluc 1917 - -Tous droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous -pays. - - - - - _Pour une vivante - qu’on appelle Pretty Pray, - ou qu’on appelle Sainte, - ou qu’on appelle autrement._ - - - - -_Non, je ne relirai pas ces notes. Je ne veux pas, même en littérature, -revivre cette journée invraisemblable. L’ai-je vécue seulement? Ah! je -ne sais plus. J’ai souvenir d’avoir approché le crime et le génie, et je -suis sûr d’avoir été fou, puisque j’ai suivi la destinée de ces deux -fous pendant quelques heures. Je suis sûr aussi d’être innocent. Essayez -de lire ce chaos. Vous comprendrez quel ouragan m’a emporté. Mais je -suis innocent; les juges l’on dit, les journaux l’ont dit: que ce soit -une chose entendue! Je demande le silence et le repos. Laissez-moi -reposer, je vous en supplie. Ne plus voir, ne plus entendre, ne plus -être! Encore quelques heures de repos, n’est-ce pas? Vous voyez bien que -je n’en peux plus._ - - - - -_Encore un mot._ - -_C’est le 27 novembre que le drame a eu lieu. Le 27 novembre 1915, un -samedi, une belle journée, vous souvenez-vous? avec beaucoup de froid et -un petit peu de soleil. Réellement une parfaite journée de fin -d’automne._ - - - - -_Cinq heures._ - - -Nuit. Je dors. - -Pourquoi m’éveiller brusquement? Je me suis couché très tard, après des -heures de dur travail. Je me suis jeté dans mon lit, brisé, à bout -d’élan, les nerfs en loques, sans fièvre. Presque mort. Et un besoin de -sommeil, une faim énorme de dormir. Vite, j’ai dormi, comme un tout -petit, sans rêve, certainement sans rêve, et je suis bête de m’éveiller -comme sur un cri de cauchemar. Adieu, je dors. Quelle heure est-il? - -On sonne. - -Hallucination? - -La sonnerie insiste. C’est ce qui m’a tiré de mon somme sépulcral. Je -savais bien que je dormais un sommeil parfait. Il n’y avait qu’un bruit -violent pour... Mais je ne répondrai pas. Sonne, mon ami, sonne, je suis -mort jusqu’à très tard et rien ne m’arrachera de cet anéantissement. -D’ailleurs, ce n’est rien de sérieux. Quelqu’un se trompe. Pas autre -chose. On ne remet pas les télégrammes avant sept heures, et mes amis se -sont laissés persuader que je me ruais vers des horizons méditerranéens -pour travailler. Qu’ils me pardonnent cette machination où je suis -obligé pour écrire sans agitation et sans désordre. Rien d’intéressant -ne vaut que je sorte de mon lit. Rien. Bonsoir, l’erreur. - -Au moins, ne sonne plus, stupide. Il voit bien que je suis résolu de me -taire. Ne va-t-il pas comprendre qu’il me gêne, ce carillonneur du -tonnerre de diable? Et ma foi, il n’y gagnera rien. La seule concession -dont je sois capable, c’est de me rendre sourd avec les couvertures. -Sonne, sonne maintenant, tu ne me gênes plus. - -Je l’entends encore. J’entends la vibration grêle du timbre sur les -cloisons et aussi le tressaillement ricaneur des meubles. Mon lit est -secoué d’une façon imperceptible par ces ondes aiguës de la sonnerie -électrique. Finissons-en. - -Qui est là? - -Nulle réponse. Et on sonne. - -Eh bien, que veut-on? Parlez. - -Du silence. - -Je me lève. Je cours à la porte. Impossible de savoir s’il y a un seul -quelqu’un ou plusieurs quelqu’uns derrière cette porte. A croire que la -sonnerie chante d’elle-même. - -Mais c’est idiot, répondez, que voulez-vous? - -J’entr’ouvre. On force la porte. Il fait tout à fait nuit sur le palier, -et l’antichambre n’a qu’une ampoule masquée de rouge. Un homme se -précipite. Qu’est-ce que c’est que cet homme-là? - ---Vous êtes fou de me faire attendre ainsi. - -Il crie presque. D’où vient cette voix rauque et si autoritaire? Je ne -connais pas cette voix. - ---Habillez-vous. - -Il ordonne. Comme si j’allais m’habiller à cause d’un individu qui se -jette dans ma maison et qui sort d’on ne sait quelle ombre! Je sais bien -que je suis ridicule avec ce pyjama endossé trop vite, et ma stupeur -muette et mon ébouriffement. Je suis ridicule, et puis? Et puis, je suis -ridicule, voilà tout. Je vais me coucher et dormir. Il faut d’abord -expulser l’intrus. Quel ennui! Je ne songe même pas à lui demander -compte de son invasion. Qu’il parte, qu’il parte, et Dieu de Dieu, que -je dorme! - ---L’auto est en bas, mon cher. Je vous accorde un total de dix minutes. -Allez, allez, chauffez. - -Est-ce que je deviens idiot? C’est pourtant réel qu’un monsieur entre -chez moi tempêtueusement à une heure impardonnable et m’intime l’ordre -de m’équiper pour le suivre. Et je ne trouve rien à dire. - ---Vous ne vous pressez pas? vous êtes malade? Cela vous passera en route -pendant que je vous conterai le détail de l’affaire. Ce sera la plus -belle aventure de votre vie. - -Il me regarde en face, de très près. J’ai l’impression que ses yeux -entrent dans les miens, lentement, fortement, méthodiquement, comme deux -lames froides. Il a des yeux gris, très gris et très pâles, dans un -visage épais d’honnête bourgeois. Il est glabre, et banal avec excès. - -Ce gros géant a une inexpression qui donne le frisson. Qui est-ce? Je ne -l’ai jamais vu; car je me souviendrais de ces yeux intimidants, si je -les avais vus. - ---Pourquoi restez-vous à me regarder? - -Il sourit. Il est beaucoup plus effrayant quand il sourit. On est forcé -de voir ses yeux quand il sourit, et ses yeux sont des abîmes. - -Je murmure: - ---Qui êtes-vous? - -Il pouffe comme un honnête compère qui se réjouirait d’une histoire -grasse après le dîner. - ---Sang de moi, s’exclame-t-il, je sentais bien que vous dormiez les yeux -ouverts. Hop, mettez-vous sous la douche. Nous perdrons trois minutes -encore, mais votre lucidité m’est trop précieuse. - -Il ouvre la porte du cabinet de toilette. - ---Monsieur est servi! - -Et il tourne des robinets avec autant de décision que s’il avait -toujours eu l’hospitalité de mon petit appartement. - -Il rit avec plénitude. - ---Comme il faut que tout cela importe, affirme cet hôte délibéré, pour -que Cobral vous serve de valet de chambre! - -Cobral? Qui, Cobral? Une minute, et je trouverai. Eh oui, je connais ce -nom de Cobral, mais voilà une chose inouïe qu’un valet de chambre m’ose -parler avec cette rude autorité. Qui prouve qu’il soit valet de chambre? -C’est lui qui le dit. Non, il ne le dit pas, j’ai mal entendu, et je -sais exactement que le Cobral en question--mais où l’ai-je -connu?--n’était pas valet de chambre. - -Au moins, c’est un audacieux, car me voilà sous la douche, comme un -saint Jean naïf sous le baptême, sans que j’aie fait à ces excentricités -la plus mince tentative de révolte. L’eau froide m’éclaire un peu -l’esprit. Cobral parle toujours. Plutôt, il agit, et ne parle que de -loin en loin pour rendre son commandement plus efficace. Il est -irrésistible. - -Voilà qu’il m’aide à ma toilette et qu’après la pluie de l’appareil, il -me bouchonne aussi dextrement qu’un masseur professionnel. Il frotte -seulement un peu dru et le sang me perle çà et là. - -Je risque, à travers le halètement agréable du patient, une enquête -modeste. - ---Qu’est-ce que vous voulez? - -Il ne veut sans doute pas répondre. Il se dérobe par un: - ---Je trouve impayable que vous ne m’ayez pas reconnu... - ---Avouez, dis-je, mon cher monsieur... - ---Et il m’appelle Monsieur, bouffonne ce terrible humoriste. - -Pendant ce temps je m’habille. Que feriez-vous à ma place? Je suis -complètement éveillé, mon lit s’est refroidi, il n’y a pas de feu dans -ma chambre, je n’ai plus qu’une envie: avoir chaud. - ---Ce complet vient de Londres, constate Cobral qui considère -minutieusement tous mes gestes. - -Il ajoute: - ---Moi aussi. - -Je ris sottement. - ---Vous venez de Londres? Que c’est curieux! - -Pourquoi ai-je dit cela? Il n’y a pas de sens dans mes paroles. - -Cobral va et vient par la pièce. - ---Vous ne m’avez pas reconnu et vous êtes venu chez moi bien souvent... -Vous avez pris une drogue pour dormir si absolument? Moi je ne suis venu -ici qu’une fois et je reconnais toutes choses. - -Il regarde autour de lui avec des yeux de maître. - ---Derrière cette porte, votre cabinet de travail. Vous n’y êtes jamais -parce que vous travaillez très peu. Vous êtes un peu paresseux, et je -sais que les journalistes travaillent n’importe où, n’importe comment et -n’importe quand... Je ne m’explique pas, mon cher, pourquoi vous, -journaliste, vous ne suivez pas les armées, celles d’Orient par exemple. - -Je lui révèle: - ---Je ne suis plus journaliste. C’est-à-dire que je ne suis attaché à -aucun journal, en ce moment. - ---Je le sais, autant qu’on peut le savoir, gronda-t-il. Serais-je venu -si je ne le savais pas? - -Il plonge encore ses yeux dans les miens. C’est désagréable à un point -qui ne se peut dire. Mais il se remet à sourire et à marcher. - -Il s’arrête devant un petit meuble en marqueterie qui flanque mon -chevet. - ---Et ça, dit-il, me prouverait que vous n’êtes point un homme de -cabinet. Il y a là-dedans le meilleur de vous-même et vous le tenez dans -la chambre à coucher. - ---Ce chiffonnier... - ---Ce chiffonnier ignore les chiffons. Vous y consignez quelques -manuscrits qui vous sont chers, inédits presque tous, des poèmes, des -œuvres dramatiques... - ---Des folies de jeunesse. - ---Oui, vieillard trentenaire, de belles folies sans lesquelles je vous -aimerais beaucoup moins. J’en ai fait de pareilles. - -Il corrige, modeste: - ---Pas aussi curieuses, à dire vrai, pas aussi curieuses. - -Je me fâche presque: - ---Vous parlez comme si vous aviez lu ces pages! - ---J’ai lu, évidemment, je n’ai pas tout lu, mais j’ai lu, je dois dire -que j’ai lu... On est Cobral ou on n’est pas Cobral. - -Certes, c’est Cobral. Je commence à penser, moi aussi, que Cobral est -Cobral. Un charmant colosse, apparu dans les meilleurs cercles il y a -dix ans, sans histoire, sans âge, sans but, sans amis, accompagné du -mystère le plus trouble et le plus désarmant. Périodiquement, on se -rangeait à l’opinion des paisibles qui le considéraient comme un -brillant aventurier--fouilleur d’or ou conquérant colonial--revenu à -Paris pour y consommer doucement ses sous et ses journées. -Périodiquement aussi, on s’effarait de lui qu’on trouvait mêlé à toutes -les aventures du Paris criminel au moment qu’elles s’embrouillaient -définitivement et qu’il les débrouillait avec tranquillité. Pas -détective, peut-être, mais doué d’une invention si prodigieuse dans le -romanesque qu’il semblait avoir créé lui-même des situations impossibles -pour se donner la joie calme de les résoudre. - -Très gentil, ce Cobral, que je n’avais jamais trouvé effrayant, moi. Mon -goût pour l’inattendu me préservait de l’étonnement, soit, et il était -si amusant à table. Je l’avais connu au restaurant, rue Drouot, où je -rencontrais des amis du _Figaro_ et Cobral venait avec l’un d’eux--ou -avec la maîtresse de l’un d’eux, je ne saurais préciser--et nous nous -étions pris de sympathie instantanément. Bien entendu, comme de toutes -les amitiés foudroyantes, il n’en était pas sorti grand’chose, mais -j’avais transformé en copie pathétique un lot de ses anecdotes, bien -mieux pathétiques, d’ailleurs, que ma copie. Et je l’avais perdu de vue. -Nous étions certains, je suppose, d’avoir fait très vite le tour l’un de -l’autre. Ah non, je me rappelle que je dus partir à San Francisco et à -Chicago, sous prétexte d’aider les représentations d’une œuvre musicale -française--qui n’eut aucun succès, à cause du prix trop modique des -places--en réalité pour étudier les mœurs du reportage transatlantique. -Et au retour, plus de Cobral, à moins que je n’aie plus songé à lui. -C’est bien possible, je m’étais absenté deux ans. Je revenais ardent et -féroce comme un provincial qui veut tout dévorer, et je ne hantais plus -les cercles et les pesages où mon Cobral s’était fait populaire. Puis -des mois, et des mois, et la guerre... - -Pourquoi soudain, en pleine nuit, cette apparition? Et notre vieux -semblant de tendresse n’explique pas ce ton impératif. - -Il parle moins. Oui, il ordonne moins. Il voit que je m’habille. C’est -ce qu’il voulait! Il triomphe. Nous allons voir. - ---Je vous conseille de prendre un cordial avant de partir, dit-il tout à -coup. - -Il s’imagine que je vais partir. Je me souviens qu’il aimait jadis les -plaisanteries monumentales. Il n’a pas changé. Peut-être de visage, mais -si peu. Je crois qu’il avait quelques cheveux gris aux tempes. Il est -noir comme un tzigane. Il se teint et ça ne me regarde pas, et je peux -aussi me tromper. Peut-être n’a-t-il jamais eu de cheveux gris. - -Quel âge a-t-il? Je me réponds aussitôt: cinquante ans, mais cela ne -paraît pas. Qui me dit qu’il a cinquante ans? - -Il parle vite et net: - ---Nous n’avons pas le temps de faire du thé... Ah! sans votre -encombreuse de douche, il eut été facile de jouer du samovar... Tant -pis, mon cher, et adaptons-nous... Un verre d’alcool fera l’affaire. - ---Je n’ai pas d’alcools. - ---Vous manquez de mémoire... Je sais--dites que je mens--je sais qu’il y -a de bonnes bouteilles sur le deuxième rayon de votre bibliothèque. - -Il est déjà dans mon cabinet. Est-ce qu’il aurait exploré mon home -durant mes absences? Dans quel but? Je n’ai rien et pas même l’ombre de -rien. - -Il revient sur ses pas pour me confirmer avant toute vérification: - ---Sur le deuxième rayon, à gauche, derrière Tacite. - -Et il ouvre les panneaux. Il crie joyeux: - ---Voilà... voilà... - -Mais il achève par un «oh» consterné. - ---Je suis volé, gémit-il, les bouteilles sont vides. - -Il revient. - ---Vides, mon cher, vides, ah! vous auriez dû les renouveler... Du -curaçao, j’ai trouvé du curaçao et du kummel... ce n’est pas l’heure d’y -toucher... Pourquoi n’y a-t-il pas de fine... ou de marc?... Je vous dis -que vous êtes un grand coupable... ou du whisky?... vous n’aimez pas le -whisky? Si... à la bonne heure!... moi j’aime énormément le whisky... -que faire? - -Il rit de nouveau. - ---Je sais où il y a du bon whisky... Venez... vous êtes prêt?... Allons -venez... Je suis resté dix minutes de plus que je n’avais dit... - -Il m’entraîne. Où allons-nous? Attendez, Cobral. - ---L’auto est en bas, je vous dis. - -Je m’en soucie bien. Je ne sais même pas pourquoi je descends. Quelle -heure est-il? Cinq heures. Tout cela est insensé. Partons, ma foi, mais -ce froid, ce noir, cet escalier noir où le brouillard s’est glissé... -Allons, jetons-nous là-dedans. Je vous suis: Oui, je sais que l’auto est -en bas, mais laissez-moi éteindre l’électricité. J’aurais dû mettre un -mot sur ma table pour le concierge. Je lui dirai en bas ou je -téléphonerai. Quelle course! Trois étages en trois secondes. Donnez de -la lumière au moins. Pas le temps? Pas le temps? Où allons-nous au fait? - ---Signer la paix, murmure Cobral. - ---Signer quoi? - -Je crie: - ---La porte... - -Et je donne mon nom aux vitres closes de la loge. - -La porte s’ouvre sur du noir. - -Je suis de très mauvaise humeur. Je bougonne: - ---Signer la paix... quel imbécile... - ---Roulez! ordonne Cobral. - -Une auto ronfle, au bord du trottoir. Ses phares flambent soudain. Je -tombe assis sur des coussins de cuir odorant. - -Roulons. - -Le vent nous plante de petites aiguilles dans la figure. Je suis transi. -Cobral enfonce une grosse casquette bleue sur son front têtu. J’ai pris -mon feutre, il ne tient pas, je l’ôte, j’ai froid, mais j’aime le vent -sur les cheveux. - ---Voulez-vous des lunettes? offre Cobral. - ---Non, je suis bien ainsi. - -Un peu trop froid cependant. Mais Cobral me passe une couverture doublée -d’hermine, tout à fait suave. - -La voiture est découverte, sans une glace pour nous garantir. Voiture de -course, de course et de luxe, et elle file, silencieuse, prudente, -folle, avec ce paradoxe d’audace intelligente qui marque les félins. -Blanche, à ce qu’il m’a paru, blanche comme un yacht de plaisir, et dans -cette ombre matinale je retrouve d’anciennes impressions nocturnes de -départ pour la pêche au large. Suis-je éveillé réellement? - -Cobral est enterré dans sa rêverie. - -J’ai sommeil, j’ai faim et j’ai froid. - ---Cobral... - -Il sursaute et me regarde. - ---Cobral, expliquez-moi... - -Il sourit: - ---Si vous avez froid, il y a encore un manteau. - -Je proteste que je n’ai pas froid. Mais j’ose dire: - ---J’ai sommeil. - -Il hausse les épaules. - -J’ajoute: - ---J’ai faim. - -Il rit et m’accorde, moqueur: - ---Nous allons boire. - -Quel est ce chemin que nous suivons? Je pense avoir reconnu la rue de -Châteaudun puis une masse vaguement éclairée: la gare du Nord, -peut-être. La voiture a tourné brusquement, passé sous un pont du métro -et ce sont les fortifications. Un arrêt. Cobral s’impatiente. Départ. - ---Tout droit? demande le chauffeur qui s’est retourné. - -C’est un nègre, tout jeune, aux yeux tristes. Je dis que ses yeux sont -tristes, mais c’est peut-être une imagination. - ---Tout droit, approuve son maître, comme hier. - -Je veux savoir. - ---Que voulez-vous de moi, Cobral? - ---Hein?--comme s’il tombait d’un rêve extraordinaire--mais je vous l’ai -dit, mon cher. - ---Cobral, ne vous moquez pas de moi. Il suffit que vous m’ayez fait -lever à cette heure inepte. Je ne l’admets que si je vous suis utile ou -nécessaire. - ---Vous m’êtes nécessaire. Quelle question! - -Il se frappe le front d’un geste quasi comique: - ---N’oublions pas le whisky. - ---Me direz-vous?... - ---Chut... Laissez-moi retrouver la boutique... Ah! c’est là... Stop, -Harry! - -Halte devant une espèce d’épicerie aux volets hermétiques et sans -lumières. Cobral donne un coup de poing sur la porte. Agitation à -l’intérieur. Une tête à la fenêtre du premier. On parlemente. La porte -s’ouvre. Cobral revient, s’assied et m’expose deux bouteilles de whisky. -Ce sont de grands crûs. L’auto file. Tout cela a duré moins de deux -minutes. - ---Nous boirons à la maison, dit-il, comme je vais parler... Je crois -qu’il y a des biscuits et des conserves... - -Il baille. Un genre de rugissement taciturne. - ---J’ai faim, moi aussi, soupire-t-il. - -Si je n’étais si volontiers maître de moi, je serais exaspéré devant ce -calme où il y a de l’ironie. - -Pourtant je crie: - ---A la fin des fins, voulez-vous parler, Cobral? - ---Tant qu’il vous plaira. Sur quel sujet? - ---Je vous donne ma parole d’honneur que cette farce a trop duré. Si je -n’ai pas d’explication raisonnable dans une minute, je vous affirme que -je vous lâche. - ---Essayez. - -Je sors un petit revolver de ma poche, un joli petit revolver qui fait -plaisir à voir. Plaisir? Non. Qui me fait de la peine, parce que c’est -un souvenir. Mais en ce moment je ne pense pas à celle qui me l’envoya -dans un coffret à bijoux, un jour que découragé de... Bon, je suis guéri -et la petite arme est remarquable. - ---Tiens, constate Cobral, j’en ai un presque pareil. - -C’est vrai; il le montre. Il le remet dans sa poche. - ---Vous savez bien, ajoute-t-il, que vous ne vous en servirez pas. - ---Pourquoi? - ---Il n’est pas chargé. - -L’animal, le sacré garçon qui devine tout. - ---C’est vrai. Et le vôtre? - ---Le mien non plus. - -Il rit. Il ment. - -Je rempoche mon artillerie. - ---Et alors? - -Sans arme, je suis bien plus fort et il se laisse faire: - ---Mon petit, ne vous mettez pas en colère. Je vous dis que j’ai besoin -de vous et que je vous mêle à un événement prodigieux. Je vous l’ai -annoncé d’une manière un peu sommaire, vraie pourtant. - ---Pour qui me prenez-vous? - ---Accordez-moi cinq minutes. Je vous dirai tout ce qu’il faut. Vous -n’irez même pas au bout du monde comme vous l’avez fait quelquefois. Je -vous emmène à onze kilomètres de Paris. Et je vous promets de vous -rendre à Paris dans une heure. - ---Ayez des secrets si vous voulez, mais je ne vois pas ce que je fais -là-dedans. - ---Enfant, on vous dit que vous aurez l’honneur de terminer la grande -guerre par la grande paix, et il vous faut des douceurs par-dessus le -marché. - ---Vous imaginez que je vais-croire?... - ---Vous n’avez rien à croire, vous n’avez qu’à savoir, et s’il faut agir, -on vous le dira. C’est tout. Je consens à vous avouer que le bonheur des -hommes m’importe avant toute chose, et que la guerre ne réalise pas, -selon moi, ce bonheur. C’est pourquoi... - -Ran! - -Arrêt brusque. Quelque chose s’effondre devant nous. - -Nous sommes sur une chaussée très large bordée de terrains vagues et -d’usines. La route de Saint-Denis, probablement. - -Nous venons de culbuter une petite carriole chargée de légumes, que -traînait vers Paris une bourrique très âgée. Il n’y a rien de brisé. La -carriole a versé, la bourrique est sur le flanc et la maraîchère, qui -menait aux Halles toute cette fortune, nous montre les poings en criant. -Cobral saute sur le pavé comme s’il voulait la tuer. - -Il remet sur roues et sur pattes le véhicule et l’animal, et considérant -les choux qui ont roulé dans le ruisseau: - ---Rien de cassé, rien de perdu, tais-toi, ma petite vieille, je n’ai pas -le temps de réembarquer ta cargaison. - -La vieille crie encore tandis que nous nous éloignons, toujours -aigrement vaporisés par la brise du matin. - ---Mes compliments, dis-je à Cobral... Vous êtes d’une belle vigueur!... -quels muscles! - -Il fait celui qui n’entend pas. - ---La guerre n’est pas le bonheur des hommes, reprend-il posément. Elle -sert, probablement, à l’atteindre, mais le moment est venu, je crois, de -la terminer pour en exploiter les fruits. - -Quels enfantillages, et cela d’un ton sérieux de philosophe! Cobral -continue de s’amuser à mes dépens. Je le laisse faire. Ou bien je dors -et c’est un rêve très excentrique, ou je suis éveillé et je l’obligerai -bien d’interrompre ces balivernes avant longtemps. - ---Vous me plaisez beaucoup, lui dis-je, en essayant de reproduire ce -sourire supérieur et naïf qu’il affectionne... Parlez encore... - ---Venez vite vous réconforter. - -L’auto s’est arrêtée devant une grille. C’est un jardin, avec une villa -que je devine dans les ténèbres. Cobral pousse le portail, court vers le -perron, sort une clé de sa poche et m’ouvre la maison où il entre comme -chez lui. - ---Nous sommes chez un ami, dit-il. - -Et il se démène pour m’offrir l’hospitalité. - -Voyons, voyons! c’est moi? c’est Cobral? c’est quoi? C’est une histoire -fantastique. Il n’est pas impossible, après tout, que je sois encore -endormi. Je commence à être persuadé que je dors. Mais quand on fait des -rêves de ce goût-là, on n’est pas près de s’éveiller. Hé là! est-ce que -je serais mort? - -Je suis malade peut-être. Je suis malade. Je n’étais pas malade hier en -me couchant. Hier, c’était la pleine nuit, le matin bientôt. Je n’avais -pas dormi, je vous le jure, quand cette brute m’a éveillé. Mais s’il m’a -éveillé c’est que je dormais. C’est juste. Et s’il m’a éveillé, je ne -dors pas. - -Soit, je ne dors pas, mais quel conte invraisemblable! Pauvre homme! -C’est moi qui le fais invraisemblable. Car je ne vois pas, sauf ce -réveil et cette hâte, ridicule assurément, je ne vois pas de choses pour -m’étonner. Je suis malade. Cela explique que je me sente si mal à mon -aise. Il y a la petite fièvre de la peau qui n’a pas assez dormi, mais -j’en ai vu bien d’autres. Que de nuits blanches! Aucune n’a mis en moi -cette inquiétude. J’ai une inquiétude lâche et déprimante par tout le -corps. Ce n’est pas de la peur. Ne dites pas que c’est de la peur, je -vous en prie. Je suis malade, et après? - -Et après, c’est ennuyeux. Cela me fait voir très mal des insignifiances. -Rien sous mes yeux que de l’ordinaire et du médiocre. Nous sommes dans -une salle à manger ou dans un fumoir, une pièce d’homme enfin. Très nu, -très primitif cet intérieur qui n’est pas dépourvu de confort. Un -confort solide, où le cuir, le cuivre et le beau bois font un chœur -vigoureux. Les meubles sont beaux dans leur claire sévérité britannique. -L’âme fait défaut. - -Le velours des fauteuils est trop neuf, les coussins du canapé ignorent -les fidèles empreintes, l’âtre semble résolu à n’avoir jamais de feu -puisque jamais il ne favorisera une rêverie à deux--pieds aux -chenets,--les lampes vous regardent, impersonnelles, avec une -tranquillité de maître d’hôtel, et je parie que la table, l’écritoire et -le buvard n’ont aucune idée de ce que peut être une lettre véritable. -Cet homme-là ne doit correspondre que par télégramme et ne jamais -s’asseoir. Cela ne sent aucun parfum d’amie, ni d’épouse. Cela ne sent -pas non plus le tabac. Quel est cet homme qui habite sans chien, sans -cigarettes, sans femme, une grande villa où il ne s’assied pas -sérieusement quand il s’assied? C’est Cobral? Ce n’est pas Cobral. - -Et si c’est Cobral, quelle importance? Il peut bien me conduire chez -lui, et je ne vois pas pourquoi je piquerais un point d’interrogation -sur chaque centimètre carré de l’ameublement. Assez de chinoiseries, ne -sculptons pas des cheveux qu’on se bornait jadis à couper en quatre, et -conformons-nous à la mise en scène décidément neutre de cette maison. -Pourquoi ne serait-ce pas la maison de Cobral? Car il est homme à avoir -plusieurs maisons, et celle-ci doit servir à--oui, je serais curieux de -savoir à quoi peut servir cette froide installation. Toutes ces -questions sautent à cloche-pied dans ma tête. Je veux ne penser à rien. -Pourtant avant de fermer ma pensée et de mettre le verrou, je devine: -«Ce n’est pas chez Cobral.» Je le devine, en me souvenant qu’il a dit: -«Nous sommes chez un ami.» Chez qui? Tout est à recommencer. Mais j’ai -dit que je ne penserai à rien. L’ai-je dit? J’ai pu le dire. Mais je -pense, je pense, je pense à tout. - ---C’est froid, mais ça chauffe. - -Cobral a crié cela. Il a vociféré. Qu’il est joyeux, cet homme que je ne -connais pas! - ---Encore un verre? C’est du sacré. - -Encore un verre? J’ai bu. - -Voilà, j’ai bu, voilà dix minutes qu’il y a devant le fauteuil où je -suis plié comme un solliciteur, un guéridon,--il est vilain ce -guéridon--avec deux assiettes de poupée, une boîte éventrée de corned -beef et les bouteilles de whisky et deux verres, et la lumière jeune -d’un abat-jour annamite, et Cobral, Cobral en face, Cobral partout, -Cobral qui me cache toute la chambre avec ses épaules de picador et sa -tête pleine d’os;--en voilà une énorme tête, sans chapeau, et ce front, -hein, ce front inouï, trop de front, je vous le garantis--Cobral, qui -boit son Dewar’s comme un gargarisme parce que la liqueur n’a guère le -temps de passer, facile, par cette bouche qui dévore, détruit et exige -d’inépuisables proies. - ---Vous ne croyez pas que vous mangez trop, à pareille heure? - -C’est lui qui parle. Il parle, la bouche pleine. Il n’a pas envie de -parler. Il a envie de manger. Il répète encore: - ---Vous ne croyez pas que vous?... - -J’ai donc mangé? - -Machinalement, j’ai mangé. Vaincu par la contagion du broyeur qui me -fait vis-à-vis; j’ai mangé. Je n’aime pas cette viande opprimée, je n’ai -pas faim. Je n’avais pas faim du tout. Et j’ai mangé. - -Que se passe-t-il donc? Est-ce en moi ou hors de moi qu’il y a de -l’inattendu? - -Moi, je ne suis pas bien. L’estomac m’est un poids, comme une outre qui -va me crever dans la bouche. La tête aussi est un poids. Lourde et vide, -et gênante. On aimerait porter sa tête sous le bras quelquefois, comme -le décapité des portails religieux, ou la poser dans un dressoir. Je -suis paralysé. Je suis un ancien homme sans muscles, sans cœur, ni -veines, sans âme, et je regarde un homme très bien portant et très -tranquille qui me regarde aussi. - -Je n’aime pas qu’il me regarde. Si je n’avais pas ses yeux si près, je -ne serais certainement plus malade. Comme je dois être malade pour -rester paralysé si longtemps! - -Mais, hors de moi, tout n’est pas régulier. Je sens bien que je ne suis -pas le seul en désordre ici. Il y a dans les choses, ou dans l’homme, ou -dans l’atmosphère, un relent de désordre. Voilà qui ne va pas être -réjouissant. - ---Et d’une! rugit Cobral. - -Il pose délicatement la bouteille vide sur la brique du foyer. Pourquoi -ai-je l’impression qu’il veut la manier comme une masse et tout -fracasser? Et me fracasser pareillement... - -J’ai les nerfs en charpie. - -Et je ris. Cobral ne me regarde plus. Je ris, je respire, je me porte -bien... Que la vie m’est douce et comme cette brise est pure, qui se -jette dans ma poitrine! Ah! revivre... - -Cobral me regarde. - -Je ris tout de même. - -Il me regarde avec ses mêmes yeux intolérables. Il ne me gêne plus et je -ris. Et je parle. Et je suis très content. Rien n’est voluptueux comme -de s’éveiller tout à fait matin. C’est une joie. - ---J’ai bien soif, mon cher. - -A qui ai-je dit «mon cher»? Je ne sais pas. Je sais que j’ai envie de -rire et j’ai envie qu’il fasse jour. C’est tout ce que je sais. - -Et il va faire jour. Les rideaux safran de la fenêtre prennent des tons -vagues de vieille soie. Une buée d’aurore pauvre met du blanc derrière -les fenêtres. J’aimerais que cela se fasse rapidement, et que ces lampes -soient éteintes, et qu’on marche sur une route d’où l’on verrait des -prairies. - -Je ris. Je rêve. Cobral bafre toujours. Il est probable que je mange et -que je bois encore. C’est trop laid: je n’en parlerai pas. - -Qui est celui-ci? - -Nous sommes trois dans cette chambre. Je n’ai entendu aucun pas, aucun -bavardage de serrure ou de porte, et un homme est entré. - ---Bonjour, dit Cobral, qui ne se dérange pas. - -L’homme lui serre la main et me sourit. - -Je lui prends les mains, puisque je le connais et que je ne connais plus -son nom. - ---C’est lui, dit Cobral en me désignant. - -L’homme est joyeux à ces mots. Il pose sa droite sur mon épaule et -sourit de nouveau avec un charme déjà amical. - -Cobral rit et me dit, en clignant vers l’inconnu: - ---C’est lui. - -Qu’est-ce que je fais là, moi? - - - - -_Sept heures._ - - ---Vous n’êtes pas surpris de me voir? dit l’inconnu. - -Il a une voix moelleuse avec des heurts métalliques, une voix toute -semblable à son regard, qui est tendre et dur comme celui d’un oriental -légendaire. Des yeux fauves, des yeux généreux où passent des lueurs -vives d’orgueil, de ces yeux gris qui semblent noirs et qui veulent -donner beaucoup. Mais de ces yeux qui prennent tout. - ---J’ai été si malade, soupire-t-il. Pauvre Nanni qui se mêle de -souffrance et d’incapacité au moment où les autres vont agir. -L’important est que mes deux ans de chambre close soient terminés et que -je sois mêlé au bouleversement. Je viens bien tard. Non, pas si tard, -puisque, après trois semaines de recherches j’ai trouvé la clef de -l’issue. Aujourd’hui, ce soir, dans un moment, ce sera la plus grande -heure du monde. - -Il n’a pas bougé, engoncé dans sa molle et fixe attitude de nonchalance. -Pourquoi me donne-t-il l’impression d’aller et venir par la chambre? Des -éclats rauques mettent dans la musique de sa voix un halètement -mystérieux. Est-ce ma fièvre que je lui prête? Est-il dévoré par une -fièvre plus impérieuse que la mienne? - ---Tu ne manges pas, Nanni? Tu ne bois pas? - -Il répond à Cobral: - ---Non, j’ai pris ce qu’il me faut. - -Il hausse les épaules, rudement, comme s’il secouait une crinière, et me -considère profondément. - -Puis il regarde Cobral: - ---Je suis content que ce soit lui. - -Et il se tourne vers moi de nouveau. - ---Vous serez heureux d’avoir vu cela... même... même... - -Il hésite. Il frémit. Il tape du pied. - ---Ne pensons qu’à la gloire, crie-t-il... Je sais qu’il y a de la -gloire, et rien que de la gloire, dans la nuit qui vient. - -Il rit magnifiquement, et fier d’un rêve inexpliqué. - ---Nous allons fabriquer une belle constellation... la plus fugitive... -la plus éternelle... Ah! Dieu... - -Il rit encore. Puis il va à la fenêtre, écarte le rideau et cherche un -paysage qu’il est seul à voir au delà du matin laborieux qui s’apprête. - -Cobral vide son verre avec le geste qui termine une série. Puis il -appelle: - ---Nanni! - -Nanni revient près de nous. Je remarque seulement que son vêtement a un -aspect militaire. Les bandes autour des mollets font une élégance à ses -jambes qu’il a courtes et minces, et détaillent ses pieds minuscules. -Une veste de cuir jaune, avec, aux manches, des ailes brodées, des ailes -blanches, de petites ailes qui semblent vivantes. - -Nanni? J’ai connu un aviateur... - -En entrant, il a dû jeter sa casquette sur un meuble. Pourtant, cela -n’est pas. Je me souviens qu’il n’avait pas de casquette. Tête nue, et -des cheveux noirs, de copieux cheveux noirs presque lisses, je veux dire -des cheveux qui n’ondulent pas naturellement, mais bouclés, un peu -bouclés, à peine, à peine, une ou deux boucles de troisième ordre,--une -chevelure qui casque la tête dont elle a pris la forme une fois pour -toutes, mais où l’on voit que le vent a passé les mains. - -Profil net et volontaire, visage très pâle aux yeux cernés de rêve et -d’ambition, qui est-il? - -Je ne l’ai jamais vu. Je vous dis que ma mémoire n’est pas en faute. Je -vois cet homme pour la première fois. Tout à l’heure, j’ai cru que ne -connaissais pas Cobral. J’avais oublié son nom et cela me gênait pour -reconnaître un visiteur surgi dans le réveil maussade de l’avant-matin. - -Maintenant, je suis parfaitement lucide, mieux que lucide, les nerfs -sous le fouet de la curiosité, l’esprit surexcité jusqu’à la passion, et -cet homme me dit son nom. Je ne sais pas. Je ne sais pas qui est cet -homme. Et je ne l’ai jamais vu devant moi. - -D’où alors ce sentiment qu’il m’est proche ou que je n’ignore pas sa vie -et sa valeur? Comme je suis incertain aujourd’hui! Nanni? Quel est ce -monsieur aux cheveux corses? - ---D’où viens-tu? dit Cobral. - ---_J’en_ viens. - ---Réellement? - ---Il fallait que je voie le château encore une fois. - ---Trois nuits sans sommeil, marmonne Cobral, cela n’est pas bon du tout. - ---Demain, demain soir, il y aura du sommeil. - ---Et sache bien, repart Cobral, que tu n’auras pas trois minutes pour te -reposer aujourd’hui. - ---Que ferais-je de repos? s’écrie Nanni... Du repos! Du repos! C’est -là-haut que je me repose... C’est là-bas que je me reposerai... que -fait-on aujourd’hui? - ---On te montre partout... On te montre à tous. A celui-ci d’abord. - -Son doigt vers moi. - -Je parle, enfin: - ---Que voulez-vous de moi? - -Nanni plie sur ses jambes comme un jaguar sur ses jarrets. Sa voix -bondit: - ---Mon cher, je savais que vous étiez une âme impétueuse... Quelle joie -pour nous que vous soyez venu! Quelle joie pour vous! - ---Je viens, dis-je doucement, mais je ne sais pas pourquoi. - ---Je ne lui ai pas tout dit, brusque Cobral, mais il devine, il sent, il -aime, il est nôtre, vois-tu... - ---Généreux, crie Nanni, cœur généreux, front généreux, vois comme il -nous ressemble. C’est bien celui qu’il fallait. - -Cobral se lève. - ---Tu ne bois pas? - -Et à moi: - ---Vous non plus? - -Et il sombre du feutre où il n’est plus lui. - ---Allons! - -Je ne bouge pas. - ---Où? - -Je ne bougerai qu’après une saine réponse. - ---A l’appareil. - -C’est Nanni qui parle. Je devine soudain que j’aimerai tout ce que fera -Nanni. Je devine que Nanni me plaît étrangement. - -Cobral aussi devine cela. - -Mais il ordonne: - ---Petit Nanni, il faut que nous soyons à Paris dans une heure. - ---C’est bien court, proteste l’aviateur chagriné. Que devons-nous faire? - ---Nous préparer à déjeuner. - ---Dès huit heures? - ---Tu es attendu à midi par Mme de Hocques, mais il y a quelqu’un qu’elle -n’attend pas et que je veux voir près de toi... qui doit être près de -toi... - -Nanni écoute à peine. Il questionne avec indifférence: - ---Qui? - ---Pretty Pray. - ---Pretty? - -Nanni n’est plus pâle. Terreux, puis blême, puis semblable aux cires -transparentes, il semble soudain n’être plus qu’une ébauche de sa propre -image, une ébauche où les traits indiquent celui que la couleur -précisera. - -Il murmure: - ---Pretty... - -Et il se tait. - -Et il murmure encore: - ---Pretty... - -On jurerait que ses lèvres n’ont pas eu un mouvement pour former ce nom. -Et il n’y a pas d’intonation, haine ou tendresse, pour souffler: - ---Pretty. - -Un souffle, oui, un souffle de mourant. - -Je souris cependant et je dis: - ---Pretty Pray... La petite Sainte?... - -Nanni me dévisage de ses yeux tout à coup glacés: - ---Vous connaissez... mademoiselle... Sainte... - -Je lui ai fait de la peine en citant familièrement ce surnom de Pretty. -Ses amis intimes la nomment Sainte, ou, en badinant Mlle Sainte. Mais je -peux dire: la petite Sainte, sans offenser personne. Je l’ai vue -débuter, cette douce comédienne, et elle a de l’amitié pour moi. - -Je voudrais pourtant que Nanni soit apaisé. Si je savais ce qui l’a -ainsi abattu? C’est peut-être une ancienne union que ce nom a évoquée. -Bah! je le saurais, je sais presque tout ce que Sainte a fait sur terre -depuis qu’elle y tient tant de place. Quel être surprenant! - ---C’est une amie... pour vous... une amie? ai-je demandé prudemment. - -Nanni réfléchit. M’a-t-il entendu? Il écoute quelqu’un en lui-même. - ---Oui et non, répond-il... C’est une femme charmante... - -Il médite encore bizarrement et conclut: - ---Charmante... sympathique... charmante... - -Et il appelle: - ---Holà, Cobral!... Vas-tu nous faire attendre? - -Cobral est déjà à la grille. Il rit. Je crois qu’il ne s’étonne de rien, -même pas de Nanni. Peut-être est-il habitué à lui. - -Nous courons vers la grille. Le brouillard flotte comme une vague -impalpable où se marque un sillage derrière nous. - -Quels sont ces gens? Qui suis-je? Je ne sais plus ce que je sais, ni ce -que je dois savoir. - - * * * * * - -L’auto est rangée devant la grille. Elle est très belle, longue, -blanche, sentant la souplesse et l’agilité. Le nègre, accoté à un arbre -du trottoir, ne prend pas garde à nous. - -Cobral nous guide. Nanni m’a pris le bras. Au delà de la route, une -plaine. Encerclant un champ immense, des barrières. Et loin, au milieu -de cette piste rudimentaire, des hangars. Un grand nombre de hangars. - -Cobral pousse une porte basse. Nous voilà dans le champ. Les pluies -récentes ont laissé des flaques de boue que le brouillard tiède -entretient. - -Nanni a son fier sourire maintenant. Moins franc qu’à sa venue, un -sourire mince de savant, un sourire qui se tait. Il pense. Il parle. Ce -sont deux actes sans communion. Il ne pense pas à ce qu’il dit. C’est -curieux. Tous ces mots sont des prétextes à de petits drames. Ceux de -Cobral aussi. Et moi, ne suis-je pas tout un drame parmi ces drames? - -La boue jaillit sur bottines et bottes. - ---Vous pensez au dégel, Nanni? crie Cobral toujours en avant et qui se -retourne... - ---Le dégel? ricane l’autre... ah! ah! oui le beau dégel décoré -d’ornières magnifiques... Quels canons ont passé là? - -Il s’arrête et, grave, murmure: - ---Le dernier canon... voir passer le dernier canon pour la dernière -fois... et que ce soit la fin de ces rudesses... - -Nous repartons. Il s’arrête encore: - ---Le dernier héros... voilà... le dernier... On vient de voir trop de -héros... c’est certain... trop de héros... Il faut des hommes -maintenant... - -Il se prend la tête à deux mains: - ---Pensée qui ordonne... pensée de bonheur et de calme... ah, mon ami, -quel printemps régnera désormais dans l’âme du monde!... Et c’est -nous... nous trois... Je l’ai tant rêvé!... J’ai été malade -d’ambition... c’était trop lourd le poids de ce désir... j’ai été très -mal... très mal, vous le savez... et tenez, je voudrais... écoutez... -c’est tout simple ce que je vais faire... si... si... puéril... -normal... et cela paraîtra géant... disons héroïque... supposez: -héroïque... alors je voudrais, je veux bien être un héros... un héros... -le dernier... mais je serai le premier homme... C’est pourquoi je veux -en revenir, pour voir... pour être... vous comprenez... pour être... -pour être... - -Il fronce les sourcils: - ---Je veux revenir pour être oublié... Qu’on ne sache pas dans l’avenir -qui je suis... Les autres, les anciens, les héros des temps héroïques, -ne les oubliez pas. Oubliez Ugo Nanni... Ce n’est pas un héros... Ce -n’est plus un héros... C’est un homme... Et tous les hommes ne sont que -des hommes... Il le faut... venez... il le faut, il le faut... - -Cobral nous a devancés de plusieurs centaines de mètres. Je le vois -disparaître derrière un hangar monumental. - ---C’est là, indique Nanni, je suis content de vous le montrer. Demain, -au retour, on le détruira. Vous verrez... - -Et il ajoute confidentiellement: - ---Couvrez-vous, et d’importance... cette nuit... Vous ne savez pas comme -il fait froid... Couvrez votre tête... vos oreilles... Moi, je ne peux -pas... j’ai trop d’agitation dans le cerveau... comme si ma tête -flambait... je crois, d’honneur, que ma tête flambe... C’est ce qui me -fait aller dans le vent... ne pensez-vous pas que le vent attise la -flamme... J’ai peut-être un panache de feu là-haut... là-haut... - -Il se hâte et m’entraîne. Je me plais infiniment avec ce garçon -incompréhensible. L’énigme trépidante de ses paroles me saoule comme un -vin trop neuf. Je suis persuadé qu’il prépare des audaces terrifiantes. -Tout, de lui, me sera naturel et sympathique. Même d’être victime de ses -outrances. - -Voici le hangar. - -Voici Cobral. - -Voici l’aigle. - -Pourquoi ai-je pensé ce mot: «l’aigle!» Je suis devant un biplan, un -classique et énorme biplan, avec cet échafaudage d’ailes qui évoque un -transport à deux ponts. Pourquoi «l’aigle»? Le journalisme a popularisé -le cliché de «l’oiseau» que nos reporters emploient à pleins tiroirs -pour poétiser--ou alors, pour quel insuffisant synonymat!--l’aéroplane. -Et ce biplan mathématique et exact n’autorise même pas le pauvre -travestissement du mot, puisqu’il est posé, sans envol, sur ce coin de -terre comme un théorème sur le tableau noir. - -«L’aigle.» J’ai pensé aux ailes festonnées des aviatiks. Et ainsi, c’est -ainsi, j’ai toujours eu cette faiblesse de disserter mentalement sur les -exclamations intérieures qui me semblent intempestives. - ---Ho! Nanni, qu’est cela? - -Je regarde quatre cartouches tricolores peints sur chacune des quatre -ailes tendues. Les avions français portent toujours ces cocardes -nationales, mais il n’y a point de lettre à l’ordinaire. Qu’est-ce que -ces lettres? - -Nanni, qui allait vers l’appareil, revient. - ---Que demandez-vous, ami? - -Le vent qui s’est levé remue doucement quelques mèches de sa chevelure. -Il en a le front obscurci. Son menton de chef est plus volontaire que -ses yeux, qui semblent commander pourtant. Il a sa voix chaude, nette, -rapide aussi. - ---Que demandez-vous? - ---Ça... qu’est-ce que cela?... il y a des lettres sur les ailes... -pourquoi cette lettre?... pourquoi cette lettre quatre fois? - -Il rit de bon cœur. - ---Je ne peux écrire mon nom tout entier, je pense. - ---Oui, oui, dis-je rêveusement, mais cette lettre sur ce cercle -victorieux... Je ne peux pas oublier les meubles de la Malmaison... de -Compiègne... de Fontainebleau... C’est prodigieux... ah, j’ai été témoin -d’un prodige... J’ai cru voir cette lettre comme si... je l’ai vue -ailleurs et ne l’ai pas vue depuis... Du moins, la voir sur une chose de -guerre, quel prodige... - -Y a-t-il une réponse dans ses yeux? - -Il n’est plus auprès de moi. Il est aux pieds de l’avion et touche avec -une sûre négligence d’amoureux tous les détails de son fidèle. - -Je regarde Cobral qui se tient opiniâtrement loin de nous. Je regarde -Nanni et les aides qui inspectent l’aéro avec leurs mains sèches et des -yeux de rats. Je regarde l’aéro, solide, léger, précieux, brutal, sans -âme, sans élan, sans défaite, attente insensible du moteur et de -l’espace qui feront de ces ailes des ailes. - -Il y a sur chacune des ailes une lettre. Je suis émerveillé de cet «N» -qui pose un lourd éclair d’encre sur les cocardes tricolores. Pourquoi -suis-je émerveillé? Nanni a eu la fantaisie de baptiser son aéro d’une -initiale, la sienne, quadruplement. Quoi d’émerveillant? - -Je viens d’être ému, vous le sentez. Vous l’êtes aussi, peut-être? - -Je suis mécontent d’être ému. Bâtisseurs de ténèbres! Qu’ai-je cherché? -qu’ai-je trouvé? Je voudrais bien qu’on me guérisse de cette tare. Ce -n’est pas une maladie: c’est une tare et je doute qu’on me guérisse. -Quel tourment de me créer des stupeurs et des enthousiasmes, basés sur -des nuages d’où je retombe à tout moment. Ne suis-je pas grotesque -d’avoir lancé mon souvenir sur des pistes légendaires et mortes qui ne -revivront pas? J’ai honte d’être ému. Je veux cesser de l’être. Je veux -parler à quelqu’un. Je vais parler à Cobral. - -Où est-il? - -Derrière l’aéro? Peut-être s’enquiert-il de ce qui m’a étonné. Que lui -dira-t-on? Nanni a, de son aveu, marqué l’initiale de son nom sur les -ailes. Cobral n’en saura pas davantage. Eh quoi! il le sait déjà. C’est -un ami de Nanni, un habitué de la villa, et sans doute, du hangar. -Pourquoi s’étonnerait-il lui aussi? Un aviateur militaire a de droit -l’insigne de l’aviation française. Et peut-être lui est-il permis de le -signer ou de le chiffrer. Ce n’est que de la bravoure, cette identité -voyante--et vue. Pardon, pardon, je n’ai pas dit qu’il fût aviateur -militaire. Je ne le sais pas. Comment le dirais-je? Peut-être même--que -décider?--n’est-il pas français? Je vais trouver Cobral qui m’éclairera. - ---Il est né en France et il est mobilisé. - -Cobral me répond, qui était derrière moi. Ai-je exprimé à voix haute mon -embarras? Il répond à ma pensée. Il répond distraitement, sans quitter -des yeux le biplan. - ---Il est né en France. - -Je dis vivement: - ---En Corse? - -Cobral me regarde avec étonnement, puis s’occupe à nouveau de -l’appareil. Lentement, il proteste. - ---Non. Pas en Corse. En Touraine, je crois: je sais qu’il est né près de -Paris. Pourquoi voulez-vous qu’il soit né en Corse? C’est enfantin. - -Il prend un journal dans la poche et le déploie. Il reprend. - ---Son nom vous trompe. C’est qu’il est d’origine italienne. Il en est -très fier, parce que sa famille est fière de son ascendance très -purement latine. Son parrain lui a donné le prénom d’Ugo. - -Il baille et parcourt le journal comme s’il y était obligé et que ce lui -fût un vrai supplice. Il murmure des mots que je n’entends pas. - -Enfin il articule: - ---Rien. Rien. - -Et soudain: - ---Vous connaissez ce journal? - ---Quel est ce journal? - -Il tourne une page pour regarder le titre de la feuille. Il -l’a--oh!--oublié. - -Lui, peu intéressé: - ---_L’Exigeant._ - ---Oui, c’est un bon journal, un journal du soir... Je connais des gens -là-dedans... Certainement, je connais... je connais... que voulez-vous -faire? - -Il jette encore une fois les yeux sur la feuille. - ---C’est le numéro d’hier... Il ne donne pas les spectacles... Je -voudrais savoir ce qu’on joue ce soir, dans les théâtres... - ---Je peux vous renseigner peut-être... J’avais pensé, moi aussi, aller -au théâtre ce soir... j’ai tellement travaillé la dernière nuit... - ---Vous n’irez pas. - -J’ai mal entendu. Il n’invente pas cependant. Il a dit ça très bas, et -très vite. - ---Est-ce que Pretty Pray joue ce soir? demande Cobral, indifférent. - ---Je ne sais pas... Je crois qu’elle est sans engagement... A moins -qu’elle ne paraisse dans un concert de charité. - ---Je ne vois pas la nécessité de savoir tout cela, jette-t-il sèchement. - -Cette brute est un maniaque. J’ignore sa manie. Mais il a le ton coupant -des maniaques, dont la volonté n’a plus d’ampleur forte. Une volonté à -ressort. - ---Eh bien, reprend-il en souriant, vous êtes tout à fait bon... C’est à -_l’Exigeant_ que vous me mènerez... Nous y ferons une édition -spéciale... vous y signerez l’article... Il est fait depuis longtemps. - -Je ris bruyamment. - ---Que vous êtes nerveux, reproche Cobral. Ménagez-vous jusqu’à ce soir. -Mais je ne crains rien... Vous êtes un homme extraordinaire. -Extraordinaire. - -La colère me guette. J’ai une envie farouche de le prendre au collet et -de regarder ses yeux, tout le temps qu’il faudra pour savoir ce qu’il y -a dedans. - -C’est lui qui me prend au revers de mon pardessus et qui explique -doucement: - ---Nanni vous aime beaucoup. Je ne savais pas qu’il vous connaissait. Il -vous a vu? Rappelez-vous. Ugo Nanni, vous le connaissez parfaitement... - -Il ôte de mon col un fil blanc. Il a une main puissante de démolisseur -sportif. Il a des gestes incomparables de légèreté. Et il laisse mon col -et mon pardessus et mes yeux où il recommençait à traîner les siens, et -il regarde Nanni s’activer près de l’aigle. - -Oh! encore ce mot! «L’aigle!» «l’Aigle!» Mais pourquoi l’Aigle? - ---Nanni aurait été un grand homme pendant ces mois de guerre... un grand -homme, mon cher... mais il était malade... il ne sortait pas... on ne le -laissait pas sortir... il est guéri... il a fallu beaucoup de démarches -pour le faire mobiliser... C’était un aviateur prestigieux... il a même -brisé beaucoup d’appareils... il ne s’est pas abîmé... jamais une -égratignure... ah, un grand homme... un grand homme... quelle -vaillance... quelle modestie... il n’y a que trois jours qu’il a repris -ses vols... il a été droit au but... Je n’espérais pas trouver un -collaborateur si splendide... - -Il réfléchit. Il complète: - ---Les autres seront très bien aussi. - -Il cherche mes yeux. - ---Vous surtout. - -Je crie: - ---Ah, mais... Ah mais... quoi?... - -Il dit, dans un gros rire: - ---Moi aussi. - -Et il appelle: - ---Nanni?... Nanni?... - -Se tournant vers moi: - ---Vous connaissez Pretty Pray?... Je ne sais pas qui elle est... je la -vois quelquefois... j’ai un service à lui demander... Allons vite, et ne -dites pas de mal de moi devant elle. D’ailleurs vous ne pensez pas de -mal de moi. D’elle non plus, je le sens. - ---De qui? s’informe Nanni qui nous rejoint. - ---De Sainte, répond Cobral. - -Nanni ne tressaille pas, et son visage ne témoigne d’aucune émotion. - ---J’oubliais que nous devions la voir, murmura-t-il. - ---Viens, Nanni. Es-tu prêt? - -Il semble transfiguré. - ---Tout est prêt... Allons... - -Pourtant il hésite et s’arrête. - ---Que veux-tu? dit Cobral. - ---Est-il indispensable que je la voie? - ---Oui. - ---Ce sera très dur. - ---Oui. - ---Tu réponds de moi? - ---Je réponds d’elle. Toi, tu réponds de toi. - ---Si je le croyais! Tu ne sais pas, Cobral, comme il est grave que je la -rencontre aujourd’hui... je ne l’ai pas vue... depuis... depuis... ah! -que de mois... - ---Rien n’est mort. - ---Rien n’était né. - ---Tout naîtra peut-être. - ---Je sais que non, Cobral, et cela me fait peur. Pourquoi m’obliges-tu à -la voir? - ---Tu la verras plusieurs fois aujourd’hui. - ---Si je viens à bout de ces minutes, je serai... je serai... - ---Tu seras un homme. - -Cobral commande. - -Nanni a dans le regard une exaltation de martyr. De quoi, de qui est-il -l’apôtre? - -Nous allons vers la route. Minuscules, tous les trois, au milieu du -terrain d’aviation. La boue s’acharne. Nous ne nous apercevons plus de -rien. Moi, je suis passionnément une tragédie que le front de Nanni me -révèle entre deux bonds de sa chevelure. - ---Nous allons chez elle, dit Cobral, sans le regarder, nous allons chez -Pretty pour une chose grave. Il faudra que tu sois très fort. - -Nanni, dans une acceptation sereine, murmure: - ---Je crois que tu peux me demander l’impossible... Je pourrai -l’impossible... l’impossible, si tu veux... - ---Je ne te demande que l’immobilité, continue Cobral qui marche -toujours, les yeux loin de nous. - ---L’immobilité? - ---Si tu crois... si tu vois... que... que ton ami Cobral... au cours de -cette journée... agit... pour un autre... comprends-tu? pour un autre -que toi... es-tu capable de... - ---Pour elle?... Pour un autre?... - ---Peut-être... elle... et un autre... - ---Et toi, tu aideras? - ---Oui. - -Nanni va s’arrêter. Il respire un peu plus durement. - -Cobral demande: - ---Eh bien... - ---Eh bien, je ferai ce que tu voudras. - ---Es-tu capable de ne pas te trahir? - ---Je ne me trahirai pas. - ---Es-tu capable de ne pas souffrir? - -Nous marchons en silence. Nanni a sur les lèvres--comme elles sont -pâles, ses lèvres!--un pauvre sourire. Il voudrait donner un ton -plaisant à ce qu’il dit. Il ne peut même pas parler. - -Et puis, tous les muscles de l’âme tendus à le tuer, il répond -tranquillement, comme s’excusant d’une distraction: - ---Au fait, je ne souffrirai pas. - -L’auto nous emporte vers Paris. - -La mairie du Bourget porte huit heures et demie sur son horloge. - - - - -_Neuf heures._ - - -Cobral assiège la porte de Pretty aussi rudement que la mienne. Quelle -catapulte! Nanni et moi sommes encore dans l’ascenseur, et lui qui a -monté l’escalier en quatre bonds, carillonne, carillonne comme il -tirerait le canon. - -Une femme de chambre. Cobral la bouscule. Il entre. Nous le suivons. Il -disparaît. Nous demeurons dans l’antichambre, la camériste nous regarde, -stupide. Des portes claquent. Je n’aime pas ces façons d’entrer chez les -femmes. - -Une voix. C’est Pretty. - -Elle est furieuse. Je suis content. Elle vient. Je suis exaspéré des -manières de Cobral. Je retrouve d’un coup ma colère du réveil. Je me -fâcherai!... Nanni est muet. Il va pousser la porte du palier que la -femme de chambre, effarée, a oublié de refermer. - -Pretty est furieuse. Pretty est grandement furieuse. Elle crie. Je ne -distingue pas les mots qu’elle dit. Je reconnais sa voix de théâtre. Sa -voix des jours où elle dit des choses lyriques. - -Cobral revient. Il sourit. Je ne me fâcherai pas. Je ne le giflerai pas. -Je ne l’étranglerai pas. Il sourit comme un bonhomme qui aurait pris un -goujon--vivant--après douze heures de faction à la ligne. - ---Entrons là, dit-il. - -Et il se jette dans un boudoir où il nous offre des sièges. Audace. Ah, -brute! - -Presque aussitôt, Pretty. - -Elle mérite qu’on l’appelle Sainte, ce matin, car elle est un petit -charme parfait. Pas coiffée, pas maquillée, les yeux gros, elle sort du -sommeil et du lit, et dans son peignoir rose on dirait une gosse d’album -anglais qui va voir à la cheminée ce que saint Nicolas a semé dans ses -socques. Bonjour, Sainte. - -Pretty ne me tend pas la main. Elle ne voit pas Nanni. Elle ne vient que -pour Cobral. - -Toute frémissante: - ---C’est trop long? crie-t-elle, c’est trop long, n’est-ce pas? de -m’envoyer la femme de chambre et d’attendre que je vous fasse entrer?... -Dans ma chambre!... dans ma chambre!... vous!... vous!... - -Cobral est un mufle. - -Mais il sourit. - ---Est-ce que vous avez l’habitude d’entrer chez les gens?... de faire la -lumière?... de les tirer du lit?... et d’éclater en paroles -saugrenues?... si c’est votre genre, il faudra... - -Je risque: - ---Oui, c’est son genre... Exactement son genre. - -Pretty me regarde. - ---Vous ici?... Vous pratiquez le même sport?... Eh bien, vous me -plaisiez beaucoup mais je me demande si vous n’êtes pas aussi un... - -Quoi? Elle freine. Il est temps... Elle a vu Nanni. Elle s’apaise. - ---Bonjour, monsieur Nanni, comment allez-vous? Je suis contente de vous -voir chez moi. - -Nanni s’entrave dans une salutation précieuse. Pretty nous interrompt. - ---Je suis dans un état de rage... inexprimable... je ne sais comment -cela passera... il y a visite et visite... on ne viole pas une maison... - ---Ne vous emportez pas, dis-je, et songez que Nanni et moi sommes restés -à la porte. - ---Enfin, s’exclame-t-elle, que diriez-vous si l’on vous éveillait de -cette façon-là? - ---Je dirais... je dirais... - ---Ma chère amie, décide Cobral, nous perdons du temps. - ---Le mien. - -Elle tape du pied, gentiment. - ---Il faut que je vous parle, dit Cobral, qui ne sourit plus. - ---Vous attendrez mon bon plaisir. - ---Peut-être. - -Elle est partie. Nanni est impassible, résolument. Cobral prend un livre -sur la petite bibliothèque et le feuillette comme si Pretty n’était pas -brusquement disparue, ou comme si elle n’était jamais venue dans cette -pièce. - -Tout y est bleu et gris. Beaucoup de statuettes. Une chaleur intime. Sur -la fenêtre qui découvre les Tuileries et la rue de Rivoli, se profile un -Dionysos de marbre. Des livres, des livres. Des fleurs. Une gerbe de -mimosas, bientôt fanés mais dont la saveur lourde--une fleur qu’on -respire avec la bouche--étourdit. - -Nous sommes chez une femme intelligente et qui aime la vie. Pretty me -plaît beaucoup. - -Cobral se lève et sort du boudoir. - -Une sonnerie bientôt. Sonnerie qui insiste. La femme de chambre vient. -Elle n’est pas remise de son affolement. Pauvre petite, comme je la -comprends. Est-ce que je suis remis de cette matinée hâtive? - ---Mademoiselle attend ces messieurs. - -Elle nous mène à la chambre de Pretty. Jolie chambre pensive où il n’y a -pas trop de meubles et pas trop de dentelles. Ce n’est pas une chambre -d’actrice, Dieu merci. Mais que fait Pretty? Elle s’est recouchée. -Paresseuse! - -Cobral est assis déjà près du lit. - -Pretty nous fait un sourire. Elle a retapé sa coiffure et s’est inondée -de poudre. Elle est armée de pied en cap. Pourtant je ne conçois pas -qu’elle nous reçoive si familièrement. - -Mais comme si elle me devinait: - ---Je crois que ma classique pudeur est très en déroute ce matin... Tant -pis pour moi, je n’ai pas le courage de rester debout à ces heures -sensationnelles. Asseyez-vous... Prenez ce fauteuil, Nanni, et -approchez. - -Elle lui rit fraternellement. - -Il s’oblige à sourire. Il y réussit. On dirait de ces sourires peints -sur marionnettes ou sur ces figures, dans les foires, qui sont aux -boutiques dites «Massacres». - ---Que me veut-on?... Fumez si cela vous amuse... Ce me sera agréable... - -Cobral parle: - ---Pourquoi ne jouez-vous rien actuellement?... je sais, je sais... la -guerre... eh bien c’est la raison de faire de la belle besogne... vous -ne trouvez pas que «ceux qui restent» abusent du café-concert et de la -revue à petit spectacle... triste, triste... Donnez-leur des -chefs-d’œuvre... c’est-à-dire vous-même... assez de femelleries... - -Pourquoi ces banalités? - -Mais il les distille subtilement. Il flatte. A la réflexion la flatterie -est grossière, mais il la détaille en grand acteur. Pretty n’a pas du -tout l’air de l’entendre. Elle est dans le ravissement. Petite Pretty, -qui aime renier ses anciennes idoles, quand on l’y invite adroitement. - -Idoles, non, je ne peux dire qu’elle ait eu pour idoles ses buts oubliés -et son répertoire de début. Pretty Pray n’est pas une vieille dame; mais -elle a vingt-quatre ans et, depuis six ans, elle a vu bien des choses. -Elle a débuté dans une bonbonnière, où l’on affichait des -polissonneries. Elle passait pour Anglaise. Il est vrai qu’elle est née -à Cricquebœuf et qu’elle est blonde. Elle a travaillé ensuite la -tragédie racinienne au Conservatoire. Impatiente d’attendre des prix et -des récompenses, elle est revenue aux légèretés, et le music-hall a -connu des sketches où elle chantait et dansait intrépidement. Mais je ne -vous conterai pas sa carrière. Vous la connaissez mieux que moi. Un -jour, le hasard l’a jetée dans les bras d’un faiseur de drames -littéraires et, souple comme un courtisan, elle a saisi en un tour de -main des intentions et des idées que ne lui avait pas apprises son début -sans envergure. C’est depuis ce temps-là qu’elle aime être appelée -Sainte par ses amis. Je la soupçonne de haïr son nom réel de Pretty -Pray, qui est un peu badin pour cette amie des poèmes sérieux et des -comédies pathétiques. - -J’aime bien l’appeler Sainte. - -Si elle l’osait, elle se ferait afficher sous ce nom quand elle joue. - ---Vous êtes très attachant, Cobral, mais je ne pense pas que vous me -jetiez à bas du lit pour me parler du théâtre à venir et de la moralité -des civils, n’est-ce pas? - -Un rayon de soleil coule par la fenêtre. Un soleil convalescent. - -Je n’aime pas qu’elle parle à Cobral comme à un ami. Où se sont-ils vus? -Je croyais connaître la vie de Sainte, et je l’ai vue assez souvent ces -dernières semaines pour savoir quels sont tous ses amis actuels. Je suis -un sot, voilà. Comme si, après les plus généreuses confidences de -n’importe quelle femme, il ne convenait pas de se demander: «Quelles -choses importantes m’a-t-elle cachées?» - -Trop souvent, Sainte m’a dit: «Je n’ai pas de secrets pour vous.» Elle a -dû me taire les plus beaux détails, avec délices. - -Cobral abuse de ses éclats de rire. Il sera bientôt visible pour tous -que c’est de l’imitation. - ---Ma chère amie, dit-il gaiement... - -Oh, comme ces façons affectueuses m’insupportent! - ---Ma chère amie... - -Pourquoi m’insupporter? Les amis de Sainte me doivent être aussi -étrangers que les deux ou trois petites passions de son petit cœur. -C’est vrai que je n’ai jamais pensé à son cœur, ni à tout ce qui -s’ensuit, mais son amitié m’amuse. Donc je suis jaloux de ses amitiés -nouvelles. - ---Ma chère amie, ma visite précipitée a deux mobiles... - ---Mon réveil et ma colère. - -Il fait à cette plaisanterie un succès de joie indulgente. - ---Non... une invitation à accepter... Un service... à rendre. - ---Vite, parlez-moi de l’invitation... - -Et elle bat des mains avec un enthousiasme parodié. - ---J’ai un service à vous demander... reprend Cobral... c’est moi qui -vous le demande... mais au nom d’une cause considérable... -considérable... comme vous le diront ces messieurs. - -Sainte, qui croit à une farce, nous interroge des yeux. Nous demeurons -impénétrables. - ---C’est un très gros service... que vous pouvez me rendre... nous -rendre... facilement... - ---Eh bien, dites de quoi il s’agit, et je vous répondrai. - -Elle s’impatiente. Cobral semble disposé à prendre son temps maintenant. - ---J’ai eu entre les mains, narre-t-il, un programme de la matinée que -donne aujourd’hui l’Union Cordiale... Une belle manifestation -franco-anglaise... vous y paraissez... Cela me fait plaisir... Le -Président de la République vous applaudira... - ---Ce n’est pas la première fois, rétorque Sainte, et les ministres -aussi. Il y aura des ministres... - ---Cela est improbable, se moque Cobral, car c’est grande séance à la -Chambre... les ministres y seront tous... ils y seront tous... tous... -vous ne le saviez pas? - ---Comment le saurais-je?... Les événements politiques me sont inconnus. - ---Inconnus? Inconnus?... Et les hommes politiques vous sont inconnus? - ---Evidemment... vous posez des questions... des questions... - ---Je ne demande rien... Vos secrets sont à vous... Je ne vois pas -pourquoi je voudrais vous les prendre... Je ne les prendrai certainement -pas... - -Cette conversation me paraît bête et misérable. Nanni ferme à demi les -yeux. Est-ce pour ne pas la voir? Est-ce pour mieux la voir? Elle est -très belle, notre blonde Sainte, accoudée à l’oreiller; si elle est plus -belle encore dans le cœur fougueux de Nanni, comme elle doit être belle! - -Elle se tait, agacée par le ton sournois de Cobral. Elle dit avec un peu -d’aigreur: - ---Cobral, vous êtes ennuyeux... si vous avez quelque chose à me -demander, demandez. - ---Que direz-vous tout à l’heure à la matinée du Trocadéro? C’est au -Trocadéro, n’est-ce pas? - ---Oh! cet homme qui répond aux questions par des questions... Oui, c’est -au Trocadéro... - ---Merci... Quels poèmes direz-vous? - ---Je ne sais encore... Le programme porte: «Poèmes» par Mlle Pretty -Pray. - ---Poèmes de qui? - ---De quelqu’un qui me plaira... Si je savais qui me plaira d’ici la -matinée, j’aurais un bonheur de première classe. - ---En attendant, vous êtes nerveuse... Donc vous direz des vers... - ---Oui, oui, oui et oui... des pauvretés sans doute... Parce que les -poètes m’ont tout l’air d’être au garage depuis qu’il leur faut célébrer -des faits au-dessus de leurs petites histoires... - ---Pretty, vous êtes injuste... Les poètes ont toujours été ceux qui -peuvent le mieux exprimer la séduction ou la douleur de la vie -quotidienne... Ils n’ont pas changé... Il n’y a plus de vie quotidienne, -il y a un trou dans l’espace et dans le temps, cratère inquiétant dont -les vapeurs annoncent le dernier cercle de l’enfer--ou le premier... -Dante est mort, chère amie, et les bons jeunes gens qui écrivent ont -assez de peine à écrire en français... si vous leur demandez de penser -par surcroît... - ---Il y en a sans doute qui ont d’autre but que des rimes insensibles et -du bruit sous les mots! Qu’ils viennent! - ---Je viens. - ---Quoi? - ---Pretty, vous serez un ange... Pretty, je vous nommerai Sainte avec des -inflexions mélodieuses si vous déclamez ceci à la matinée du Trocadéro. - ---Qu’est-ce qui vous prend? - -Je suis plus stupéfait que Sainte. Cobral tire de son portefeuille un -beau papier de format princier, plié en quatre, qu’il tend à Pretty. -Cobral serait poète, écrivain, littérateur? - ---C’est une sorte d’hymne, dit-il. - ---Je ne le dirai sûrement pas aujourd’hui, crie vivement Pretty; il est -d’une grande longueur et j’ai trop de conscience pour risquer une chose -que je n’aurais pas le temps d’étudier. - ---Vous le direz, maintient Cobral... - ---Que je le lise, s’il vous plaît. - -Elle parcourt le manuscrit. Cobral affecte de s’intéresser au couvercle -d’un drageoir ciselé qu’il manie avec des chatteries d’antiquaire. Nanni -est comme absent. Comment croire qu’il y a une goutte de sang et une -étincelle de nerf dans ce corps statufié correctement sur un fauteuil? -Je ne songe qu’à Pretty, à la délicate Sainte, dont les yeux étroits, la -bouche sans volupté et les épaules découragées ont un grand pouvoir de -charme triste sur moi. - -Elle a lu, elle rit à n’en plus finir. - ---C’est beau, ma chère amie? interroge Cobral gravement. - -Sainte, rit, rit, rit éperdument. - ---Je savais... oh! Cobral... je savais... je savais que c’était pour -rire... eh bien, je ris... c’est réussi... voyez! je ris... je ris... - ---Pourquoi riez-vous? - -Elle pousse de petits cris aigus. - ---Il demande... il demande... vous demandez pourquoi je ris... - -Elle étouffe. Elle tousse. Elle revient à son petit air digne qui me -plaît tant. - ---Vous direz ces pages, n’est-ce pas? reprend Cobral sans gaîté et sans -solennité... vous les lirez au Trocadéro. - -Sainte est dégrisée de son élan comique. - ---La plaisanterie est finie, mon cher... j’ai ri... ne me demandez pas -autre chose... - ---Justement, je vous demande autre chose... je ne vous demandais pas de -rire... je vous demande... - ---Alors, faites dire vos vers par un clown... - ---Laissons cela, intime Cobral. - -Une pause. Sainte a peut-être blessé Cobral. C’est ce qu’elle est -occupée à chercher. Nanni demeure indifférent à tous ces propos. Moi, je -m’entête à ne rien comprendre. - -Cobral allume une cigarette et la flamme du briquet éclaire son sourire -revenu. - -Sainte se tourne vers Nanni. - ---Pourquoi, lui dit-elle doucement, ne m’avez-vous pas donné de vos -nouvelles? - -Nanni livre aux yeux de Sainte ses yeux de pierre usée. Elle en a une -impression amère. Elle n’aime pas semer le mal. - ---Nanni a dû faire des prodiges, dit-elle en me regardant. - -Je rougis. Je crois que je dis: - ---Il en fera. - -Mais la peine de Nanni et les rampements de Cobral me troublent -âprement. - ---Nanni, intervient Cobral, Nanni... - -L’appelé parvient à mettre un peu de sourire naturel dans ses yeux où la -vie se rallume une seconde. - ---Nanni, puisque Sainte ne veut pas m’entendre, dites-lui, je vous -prie... - ---Ah! non, crie-t-elle, vous ne voulez pas lui faire répéter vos -prétentions humoristiques? - ---Nanni, mon cher Nanni, veux-tu soumettre à Mlle Pretty Pray -l’invitation dont nous sommes chargés? - ---Quelle invitation? balbutie Nanni. Je ne sais pas de quelle invitation -tu me parles. - ---Vous l’intimidez, ricane Cobral. Et vous, dit-il vers moi, ne -direz-vous pas?... - ---Vous oubliez que je ne suis au courant de rien. - ---Que de temps gaspillé, gronde-t-il, en se levant. - -Et il marche par la chambre. - -Il s’arrête soudain et cherche les yeux de Sainte. - ---Vous avez entendu parler de Mme de Hocques? - -Sainte tressaille. - ---Mme de Hocques!... Celle?... - ---La milliardaire... la bonne... la belle... la grande... la seule... - ---Oui... j’ai entendu parler... j’ai beaucoup entendu parler de Mme -de... de cette dame... - ---Ce n’est pas elle qui vous envoie ce poème, mais elle serait contente -que vous le disiez... Bah, puisque vous ne voulez pas... - -Sainte rit nerveusement. - ---C’est inouï qu’elle soit mêlée à cette histoire de... de matinée... et -de poème... - ---Peuh!... Elle y est mêlée... elle y est à peine mêlée... seulement -elle veut vous voir... elle veut absolument vous voir... dans le plus -bref délai... - -Il reprend sa marche sur le tapis. - ---Ho! dit-il devant une petite toile mal encadrée, si vous l’avez payé, -celui-là vous a coûté cher... Mais c’est un cadeau, je gage... ah! si -j’avais le pareil dans ma chambre à coucher... bravo... c’est un vrai... -et un beau... peut-être n’y connaissez-vous rien... si... vous devez -aimer cette peinture... c’est un cadeau royal... royal... - -Sainte s’en prend à Nanni: - ---Votre ami est le plus insupportable des hommes... Vous voyez que je -dis vrai... On ne peut causer avec lui deux minutes en sécurité... - -Cobral se retourne: - ---Vous me parlez, ma chère? - ---Pas du tout. - ---Excusez-moi. - -Il revient à la peinture. - ---Cobral, dites, Cobral... - ---Quoi donc, Sainte entre toutes les saintes? - ---Pourquoi me disiez-vous que cette dame... Mme de... de... - ---De Hocques? - ---Oui... Mme Hocques... voulait... veut... - ---Je suis un enfant! J’oubliais l’essentiel. Mme de Hocques m’a chargé -de vous prier à déjeuner pour ce matin. - ---A déjeuner? Chez elle? - ---Chez elle, Sainte... Et vous aurez en face de vous votre ami Cobral... -et monsieur l’aviateur que voici... et monsieur l’écriveur que voilà... - ---A déjeuner? répète Sainte, interdite. - ---Ce sera intime et important... Il y aura un grand général... Ah! vous -ne vous doutez pas quel général elle a invité... un général connu... -oui, Sainte... un général connu... historique. - ---C’est sérieux? Elle me fait inviter? - ---Petite dame, vous êtes incrédule et c’est charmant. Mais les minutes -ont une valeur considérable. Vous allez donc sauter de ce lit soëf et -amollissant. Vous revêtirez le tailleur le plus chic et le plus sobre -que vous possédiez et dans notre compagnie, vous irez à l’hôpital -d’Antin où Mme de Hocques, bienfaitrice et infirmière, sera heureuse de -vous voir. - ---Mais, discute Sainte, doutant, cette dame ne me connaît pas. Pourquoi -veut-elle que je vienne? - ---Elle me connaît, dit Cobral. Cela suffit. Vous déjeunerez donc chez -elle et, pour ne pas la contrarier, si elle vous parle du Trocadéro, -vous lui direz que vous y déclamez un poème de Cobral. Jean-Pierre -Cobral, français. - ---Et il faut que je me lève et que je vous suive et que... - ---Il paraît, insinue Cobral, qui s’est approché de la fenêtre et -tambourine des improvisations, il paraît qu’elle nous fera déjeuner avec -un homme politique, ce jeune ministre vous savez... cet orateur?... vous -devez connaître son nom... Cardiette... René Cardiette... il parle cet -après-midi à la Chambre... il interpelle sur une loi nouvelle... pour -lever une classe de plus... vous ne l’avez jamais vu? - -Je n’entends plus que la vitre en batterie sous les doigts de Cobral. -Sans lever les yeux, j’ai senti Sainte s’immobiliser et retenir son -souffle. Elle est pétrifiée. A côté de moi Nanni a reçu un choc -terrible, car il a durement ahané: c’est fini, il soupire légèrement -comme s’il dormait d’un sommeil fluide et heureux. - -Sainte reste figée sous ses couvertures. - -Les autos font un bruit de houle sous les fenêtres. Le soleil touche le -lit et grimpe jusqu’à la bosse que font les pieds de Sainte sous la -soie. - -Elle baille, la petite masque, et s’étirant un peu, murmure: - ---Il est dit que je ne pourrai jamais être reine fainéante... Je vais -m’habiller... Mais il faut vous éloigner... - -Et elle fait une moue admirablement composée. - - * * * * * - ---Allez tous dans le salon, ordonne-t-elle. - ---C’est trop loin, dit Cobral. Vous auriez le temps de vous rendormir. -Je ne vous le permets pas. - ---Alors, tous, au tableau. Je vous donnerai le signal du retour. - -Et de regarder, Cobral, Nanni et moi, le petit tableau qui intéressait -Cobral. C’est un F. Luini. C’est une merveille. Il y a un ange tout à -fait équivoque dans le coin gauche. Mais un ange équivoque ne me -surprend pas, quand je suis en compagnie de Cobral, de Nanni et de -Sainte. - -Derrière nous, un bruit d’étoffes agitées. Un pied nu sur la peau sourde -qui le reçoit. La porte s’ouvre. Les mules font sonner la dalle du -cabinet de toilette. - ---Retournez-vous si mes anges ne vous amusent plus... Mais défense -d’entrer... - -Elle s’active. Le cristal tinte, le nickel choque l’ivoire, l’eau ronfle -dans les faïences. - ---Rien ne m’est plus pénible que de vous savoir là pendant ma toilette. -C’est odieux... - ---Mettez-nous à la porte, crie Cobral. - -Nanni est charmé de cette proposition. Il voudrait bien s’en aller. - ---Eh bien, partez! répond Sainte sans conviction... Je dis ça et je sais -que vous ne partirez pas... - ---Vous constaterez que notre attitude est infiniment respectueuse... - ---C’est heureux. - -Un linge mouillé claque sur de la chair jeune. Nanni souffre. - ---Savez-vous l’heure? interpelle Cobral... Il est dix heures... Il est -dix heures, mademoiselle... - ---Il n’est que dix heures? - ---Il est déjà dix heures... On nous attend à onze heures. - ---Misérable! Il ne me faut pas vingt minutes pour ma toilette... - ---Je comprends cela. Et il vous en faut vingt pour mettre vos bagues. Et -il vous en faut encore vingt pour dire des tendresses à votre miroir. Et -je ne parle pas du quart d’heure de grâce qui représente soixante -minutes, bon poids. - ---Je n’entends pas ce que vous dites. Sonnez ma femme de chambre. - -Cobral sonne. - ---Et ne parlez plus. Il n’y a que vous qui parlez. Laissez parler les -autres. - -La femme de chambre va au cabinet de toilette. - -Je voudrais avoir l’air naturel. - ---Sainte, je suis fâché... - ---Pourquoi? - ---Je ne savais pas que Cobral fût votre ami. - ---Vous êtes bon! Je ne savais pas qu’il fût le vôtre. - ---Ah, je ne le savais pas non plus. - -Elle n’a pas compris, mais elle rit et je ris. - ---Et Nanni? Pourquoi ne dit-il rien? dit-elle soudain. - -Nanni se tait, sombre. Il regarde la porte ouverte du cabinet de -toilette où l’on ne voit qu’une ombre mince et nue aux mains d’une ombre -juponnée. - -Cobral furète en fredonnant imperceptiblement, et ses yeux ne quittent -pas les gravures et les croquis pendus aux cloisons. - ---Nanni, vous n’avez rien à me dire? Vous savez que les autres -m’ennuient. Vous seul m’intéressez. Depuis tant de mois, vous voilà -devenu tout nouveau pour moi. - ---C’est cela. Vous m’avez oublié. - -Il veut rire. Sa voix est mal accordée. - ---Oublié, ah que non! j’ai tant de fois pensé à vous. J’ai retrouvé une -lettre, figurez-vous, le mois dernier, j’ai retrouvé une ancienne -lettre, une belle lettre. Vous m’en écrirez de semblables? - ---Je ne crois pas. - -Il y a du bruit dans le cabinet de toilette. Nanni a parlé très bas. - ---Je n’ai pas entendu, crie Sainte. Que disiez-vous, Nanni? - ---Rien de plaisant. - ---Vous savez bien que vous me plaisez. - -Cobral intervient. - ---Vous n’avez pas de honte de troubler cet aviateur candide avec votre -coquetterie? - ---De quoi vous mêlez-vous? - -Sainte est presque fâchée. - ---Je ne peux pas dire à Nanni qu’il me plaît? Il est à moi autant qu’à -vous. Je le connaissais avant de vous connaître. Et avant même que vous -ne le connaissiez, sans doute... Vous me plaisez beaucoup, Nanni. Et je -suis heureuse de déjeuner avec vous. Heureuse, je vous dis... - ---Ce n’est pas à cause de moi que vous êtes heureuse. - ---Qu’est-ce que vous dites?... A cause de quoi serais-je heureuse? - -Nanni fait un geste d’indifférence--qu’elle ne peut voir--si brusque et -si gauche qu’il renverse une tasse du nécessaire posée par la camériste -sur le guéridon. Des miettes de porcelaine sur le plancher. - ---Une catastrophe? J’ai entendu... Qu’est-ce que vous avez cassé? - ---Une tasse... - ---Oh! méchant... Qui a fait cela? - ---Moi, dit Cobral... - ---Je croyais que c’était Nanni. - ---Je vous crie que c’est moi. - ---Ne criez pas. Vous êtes impardonnable. Que disiez-vous, Nanni? - ---Je ne disais rien. - ---Vous étiez plus bavard jadis. - ---On change. - -Les petits pieds trottent à bottines autoritaires sur les dalles. - ---Dans cinq minutes je serai prête. Encore un sou de poudre et trois -centimes de rouge. - ---Ne mettez pas trop de rouge, conseille Cobral. Il n’aime pas les -femmes de théâtre. - -Je demande: - ---Qui? - -Sainte n’a rien dit. Nanni s’assied, une bouffée de sang au visage. - -Enfin la voix de Sainte: - ---C’est vous qui n’aimez pas les femmes de théâtre, Nanni? - -Il s’irrite. - ---Il ne s’agit pas de moi, voyons. - -Plus calme, il se reprend et atténue: - ---Je ne les aime pas. Mais vous n’en êtes pas une. - -Le rire de Sainte. - ---C’est bien là le compliment que je préfère. - -Je remarque: - ---Vous n’étiez pas ainsi autrefois. - ---On change. - ---Vous aussi? raille Cobral. - ---C’est vrai, s’amuse Sainte. Nanni vient de dire les mêmes mots. Nous -avons changé tous les deux. - ---Et ça n’a rien changé, résume Cobral. - -Nanni se passe les mains sur les cheveux pour les aplatir -définitivement. Il a de petites mains d’homme sensible. Il a sur le -visage une volonté qui tuera sa sensibilité--ou qui le tuera, lui. - ---Au moins, dit-il péniblement, vous n’avez pas changé d’aspect. On vous -prend toujours pour une jeune fille. Je sais que cela vous est agréable. - ---Vous vous décidez à dire des gentillesses spontanées. Il est grand -temps. Vous non plus, vous n’avez pas changé d’aspect. Peut-être l’air -un peu moins du condottiere. Vous êtes plus moderne. Mais vous avez été -malade? Cela laisse des traces. - ---Ce n’est pas la maladie qui m’a changé. C’est la solitude. - ---Vous n’aviez pas d’amis? - ---Je n’ai pas d’amis. - ---Et Cobral? - ---Je ne le connaissais pas, il y a quinze jours. Et Monsieur n’est mon -presque ami que depuis ce matin. - ---Vous étiez seul? - ---Comme une île perdue. - ---Eh bien, les îles ne vont pas à la dérive. - ---Qui vous dit que j’aille à la dérive? - ---Vous ne comprenez pas. Je veux dire que l’isolement a dû vous rendre -très fort. - ---Très fort, dit Nanni. - -On dirait un gamin qui va pleurer. - ---Vous voyez que vous aurez le temps de dire votre mot dans cette -guerre. - ---Mon mot? Le dernier. Le dernier de la phrase. - ---Quoi? Je n’entends pas. - ---Rien de sérieux. J’essayais de résumer mon propre rôle à mes yeux. - ---Vous planez au-dessus de la tuerie, je pense? - ---Je suis aviateur. - ---Moralement surtout vous planez. Peut-être regrettez-vous l’ancienne -cuirasse des ancêtres, envahisseurs de cités et de marquisats. J’ai lu -Machiavel pour m’amuser. - ---Je ne l’ai pas lu. - ---Il donne toutes les armures qu’il faut, celui-là. - ---Je n’ai pas besoin d’armure. Il faut que personne n’en ait besoin. On -a trop défendu et on a trop attaqué. Il ne faut plus être assailli. Il -ne faut plus tuer. Il faut tuer la guerre. Il faut tuer la guerre. - -Sainte dit: - ---Suzanne, donnez-moi le petit chapeau bleu à brides. C’est celui que je -préfère. - -Nanni piétine et trépide et crispe sa main sur le dos d’une chaise. - ---L’armure, dit-il, j’en ai perdu le goût dans la solitude... Me -croiriez-vous? moi, pauvre rêveur qui fus une sorte de poète dans -l’aviation, je croyais, à réfléchir, face à mes quatre murs -inintelligents, avoir des fautes lourdes sur le cœur, et l’injustice aux -mains... J’ai tant aimé la chasse... j’ai tellement chassé... dans tous -les pays du monde... levé, flairé, traqué, tué jusqu’au dégoût... toutes -ces bêtes en fuite je les revoyais dans ma torpeur morbide... et chaque -évocation me conduisait à décréter: «plus de fusils»... Il faut ne plus -avoir à se défendre... ni besoin de conquérir... ni besoin d’amasser... -ni besoin de dévorer... et que l’apaisement soit éternel... - -Il rit violemment et, s’arrêtant: - ---A moins qu’une seule bête soit coupable... et il faut la tuer pour -sauver les autres... un seul crime... le dernier... le plus beau... -bientôt, bientôt, bientôt, c’est promis... - ---Vous dites des rébus, lui jette Sainte gaiement. - -Elle se campe dans l’embrasure, simple et parfaite des bottines au -chapeau, avec un tailleur bleu aussi sommaire qu’il est possible et plus -élégant qu’on ne l’espérait. Elle se gante en parlant. - ---Avouez que j’ai brûlé les étapes. - ---Quarante minutes, note Cobral, penché sur sa montre. - ---Je suis en avance. Nous irons à pied. J’ai envie de marcher. Jusqu’à -l’avenue d’Antin il y a bien dix minutes. - -Mais elle s’exclame: - ---Je n’ai pas déjeuné. - -Les petits pains, le beurre, les toasts, attendent sur le plateau dont -Nanni a brisé la tasse. - ---Vous m’avez tellement occupée que je n’ai plus faim. Mais je vais -boire le chocolat... Apportez une tasse, Suzanne. - ---Ce serait trop long, défend Cobral... Vous boirez à la régalade... -Ouvrez la bouche. - -Nous rions. Sainte s’amuse. Que nous sommes jeunes et contents pendant -une minute! Et la terreur pourtant, ou l’angoisse, nous harcèlent. - -Sainte s’assied, renverse un peu la tête et Cobral verse de haut le -chocolat dans la petite gueule fraîche de notre amie. - -Je ne sais pas ce que je fais là. Je suis heureux d’y être. Je regarde -Nanni. Une larme au coin de sa paupière. Elle roule. - -Il rit plus fort que moi. - ---Venez. - -Sainte nous emmène maintenant. Il n’y a plus de soleil sur le lit ou -dans la chambre. Une pendule ancienne nous regarde passer dans -l’antichambre. Elle bat sa mesure sèchement, fièvreusement, comme si -elle avait hâte d’en finir. - - - - -_Onze heures._ - - -Comme nous atteignons le premier étage de l’hôpital d’Antin, un orage de -bravos et de hourras se déchaîne derrière le mur du palier. - -Personne pour nous guider. Cobral ouvre une porte, à lui familière, et -nous voici dans une grande salle vide. Odeur de phénol, d’iode, -d’antisepsie. - -Sainte s’appuie au bras de Nanni. - -Une autre porte. Le réfectoire. - -Huit cents blessés achèvent de déjeuner, huit cents jeunes hommes de -toutes classes, de tous climats, de toutes expressions, la tête -enturbannée de pansements, le bras en écharpe, munis de béquilles qu’ils -ont posées contre le banc, huit cents êtres blessés de toutes les -blessures de guerre, et qui marquent à coup de couteaux sur les verres, -ou de brodequins sur le plancher, une formidable mesure au refrain qu’on -leur chante. - -C’est le jour du dessert de luxe. On distribue des cigares, des fruits, -et pendant plus d’une heure on les met en joie avec la Bande à Nini. Une -demi-douzaine de comédiens ou de chanteurs, un compositeur aveugle qui -ténorise, de Max qui livra dans la féerie, l’amour ou la frénésie son -lyrisme ailé, une jeune coquette anciennement subventionnée, tout le -théâtre représenté et résumé par quelques personnages typés comme s’ils -le faisaient exprès, se démènent, se distribuent et se dépensent sous le -commandement de Nini, étoile internationale du caf’conc’, ambitieuse de -donner la joie aux soldats de France et de nettoyer à l’occasion, la -Chanson qui en a besoin. - -Une figure de reine déchue: Mme de Hocques. On lui doit le confort -spécial de cet hôpital où elle est simple infirmière, ayant voulu qu’une -infirmière accomplie acceptât le titre de major. Elle est inégalable -pour procurer des douceurs à ce monde convalescent. Elle affectionne la -bande à Nini qui y répand chaque semaine l’enthousiasme comme un torrent -d’air pur. - -Cobral s’incline très respectueusement devant elle. Je doute qu’il ait -beaucoup de respect réel. Cobral semble chez lui ici. - -Ne semble-t-il pas chez lui partout? - -Il nous présente à Mme de Hocques qui renouvelle son invitation, et nous -quitte aussitôt pour faire boire un Marocain, souriant et défiguré, un -lambeau d’homme. - -Je dis à Cobral: - ---Je n’ai rien à faire ici. Je vous rejoindrai plus tard. Je n’aime pas -venir en spectateur vers la souffrance humaine. - ---Attendez-moi, dit-il. Nous vous suivons. - -C’est tout ce que nous faisons ici? Quelle nécessité de venir, alors? - -Nanni est illuminé de joie. - ---Ne plus voir ça... Ne plus voir ça... demain ce sera fini... on verra -de la vie désormais... - -Ce qu’il dit ne m’amuse plus du tout. - -Cobral semble suivre avec intérêt une chanteuse à la voix rude qui -essaie des romances faubouriennes. - ---Elle a une nature, dit-il enfin. - -Mme de Hocques présente Sainte à Nini. Veut-elle l’enrôler dans la bande -charitable? - -Cobral me prend à part: - ---Vous ferez comme vous voudrez, mais il faut d’ici midi m’avoir mis en -rapport avec un journaliste influent... d’un grand journal... - ---Je vous ai dit que nous irions à _l’Exigeant_. - ---Ce soir, oui, mais avant midi, trouvez un autre... le rédacteur d’un -grand journal... - ---Je ne dis pas non. - ---Je dis oui, réplique Cobral, partons. - ---Qu’est-ce que vous voulez en faire? - ---Je le lui dirai moi-même. - ---Et à moi vous ne direz rien? - ---Nous vous dirons tout dans la voiture. Venez. - ---Vous n’avertissez pas Pretty? s’inquiète Nanni. - ---Elle est en bonnes mains, voyez. - -Guidée par Mme de Hocques et la verveuse Nini, Sainte est montée sur une -table et jette aux huit cents convives qu’elle va dompter et épanouir -dramatiquement, le titre d’un premier texte. - ---Elle dira le mien, au Trocadéro, m’affirme Cobral. - -Comme nous sortons, un soldat de la dernière table, déplore, montrant -Cobral à son voisin: - ---Encore un qui est dégoûté d’attendre son tour! Est-ce que tu ne crois -pas que c’était un chanteur? - -Nous retraversons la salle vide. - -A la porte, un grand homme maigre se hâte vers le réfectoire. Il tient -son chapeau à la main. Front haut, tête d’intelligence hautaine, -moustache discrète de diplomate et des yeux généreux. Voilà des yeux qui -donnent. Enfin, des yeux francs, des yeux riches. - -Il va si vite qu’il heurte Nanni au passage. Bousculade insignifiante -qui les immobilise une seconde. Ils se regardent, s’excusent, se saluent -de la main, étrangers. - -Nanni nous rejoint. Il a des yeux qui donnent, lui aussi. Moins beaux, -ou moins riches, ou peut-être ont-ils tout donné. - ---Cette figure m’est connue, murmure-t-il. - ---René Cardiette, dit Cobral. - ---Hein? - -Nanni s’arrête et va courir en arrière. Pourquoi? Pour voir quoi? - ---Non. - -Cobral n’a pas crié cet ordre. - ---Merci, Cobral. - -Et, cette fois, Nanni, impétueux, nous précède pour sortir. - - - - -_Onze heures trente._ - - ---Monsieur, je suis content de faire votre connaissance. - -Moquin tend la main à Cobral et fait une imperceptible grimace du -nez--flanc droit--qui donne le frisson à son monocle. Cela veut dire: -«Si ces gens sont ennuyeux, toute la bonne impression de la matinée est -fichue, et je serai de mauvaise humeur au restaurant.» - ---Je n’ai, dit Cobral, aucune raison personnelle de vous déranger, mais -le Président de la République souhaite que vous veniez à la matinée du -Trocadéro. - -Moquin a failli trahir son effarement. Craint-il d’avoir trouvé son -maître? C’est une plaisanterie de Cobral. Une plaisanterie de ce genre -est bien près du déséquilibre mental. Les actes de Cobral relèvent à -l’ordinaire du paradoxe aigu. Celui-ci dépasse toute limite permise. - ---Voici une loge, dit-il encore. - -Sans rire, Moquin prend le coupon que lui tend Cobral. - ---C’est aujourd’hui, cette matinée?... quel dommage!... - ---Vous n’êtes pas libre? - ---_Le Journal_ m’a chargé d’aller à la Chambre où se débattra la -question de l’emprunt... Il y a un discours de Cardiette que je dois -entendre... et que je veux entendre... - ---Qu’à cela ne tienne... Je vais dire à votre directeur... je n’ai qu’un -mot à dire... et aussitôt... Tenez, considérez-vous comme libre... Je -ferai ce qu’il faut... - -Moquin n’est plus étonné. Il est ennuyé. Ce railleur obstiné, toujours -prêt à frapper le défaut de ce qu’il entend et de ce qu’il voit, portant -sans conviction visible des coups dont le but ne se dérobe jamais, et -corrigeant sa dextérité sévère par un sourire qui est toujours une moue, -ignore la prudence et pourtant maudit les partenaires trop balourds. Il -craint que son refus ne soit accueilli par Cobral sans respect et se -demande si le solliciteur humoristique assis en face de lui n’est pas un -échappé. Dure minute pour la timidité de Moquin et pour son épuisable -violence. - ---Arrangez-vous avec mon directeur, concède-t-il, mais il est bien tard. - ---Je vais lui téléphoner. - ---Et je vous assure que je préférerais entendre Cardiette que Chenal ou -Albert Lambert. - ---Cardiette est un grand orateur, n’est-ce pas? demande Nanni. - ---Cardiette est le seul orateur de ce temps. S’il le voulait, il -imposerait au pays sa dictature. Il tient la France avec sa parole. - -Il y a peu de monde chez Jim Aston. Le coin du bar où Moquin vient -s’asseoir quotidiennement, de dix heures à midi, pour lire les feuilles, -consommer deux cocktails et recevoir ses amis ou similis, est vide -d’étrangers. Un seul habitué, à la table voisine, noircit ligne à ligne, -posément, des pages blanches. C’est un journaliste lui aussi. - ---Monsieur Moquin, reprend Cobral, je n’insisterais pas si le Président -de la République lui-même ne m’avait... - ---Il pouvait m’écrire ou s’y prendre plus tôt. Quels secrétaires a-t-il -donc à ses trousses? - ---C’est que M. le Président ne songeait pas à vous inviter... Mais on -vient d’ajouter au programme une partie inédite... dont il faut qu’on -parle... - ---Si on en parlera? s’écrie Nanni enflammé, mais c’est la seule chose -qui restera de seize mois de campagne... - -Moquin essaie de rire: - ---Un nouveau modèle de sous-marin?... - -Il boit. - ---Ou de bombe? - -Il prend une cigarette. - ---Ou de constitution? - -Il fume. - ---Cobral, Cobral, tu vois comme ils sont ironiques, mais tu ne sais pas -à quel point ils sont délicats. Ce sont des enfants. Ce sont absolument -des enfants. Et celui-là qui plaisante sera le premier à crier de joie -tout à l’heure. - ---Pourquoi voulez-vous me faire crier de joie? s’enquiert, tranquille, -Moquin. - ---Parce que la guerre sera finie... murmure Nanni. - -Le monocle de Moquin tressaille de nouveau. Il doit penser que Cobral et -Nanni abusent et que j’aurais bien agi en ne les amenant pas. - ---A quelle heure? dit-il après une pause... A quelle heure comptez-vous -terminer la guerre? - -Nanni hoche la tête: - ---On ne peut prédire cela à quelques minutes près... On ne peut pas... - ---Ce sera fait dans vingt-quatre heures, assure Cobral. - ---Vingt-quatre heures, soupire Nanni, il faut bien vingt-quatre heures. -Tant de choses à régler avant de finir... Tant de détails... - -Et changeant de ton, vivement: - ---Vous venez, bien entendu, à cette matinée... - -Cobral l’interrompt: - ---Je veux vous faire entendre une jeune artiste bien séduisante... -Pretty Pray... un tempérament et une distinction extraordinaire... - -Moquin se met à rire. - ---C’est tout ce que vous avez de sensationnel à me révéler?... Pretty -Pray... Oui, elle a bien du talent, cette petite... mais je la -connais... je la connais depuis très longtemps... J’ai dû la voir -naître... en effet, elle a du talent... elle a un talent qui fait -plaisir aux gens difficiles... faites-lui mes compliments. - ---Vous les ferez vous-même, puisque vous venez... - ---Ah vous êtes toujours dans les mêmes dispositions? Vous me voulez? - ---Il faut que vous veniez. Il faut un chroniqueur considérable pour -noter cette journée. - -Moquin me regarde: - ---Et vous, me dit-il narquois, vous ne vous joignez pas au concert? - ---Il paraît, dis-je, que j’ai aussi ma partie. - ---Il vient pour _l’Exigeant_, explique Nanni. - ---Me conseillez-vous d’y aller? interroge Moquin tourné vers moi. - ---Vous avez un camée sorti d’Amsterdam en 1817, dit Cobral en touchant -le bijou que Moquin porte à sa cravate... vous l’avez payé quatre cents -francs... à Paris... il y a cinq ans... - ---Vous êtes détective ou expert en bijouterie? - ---J’aime les belles choses, dit Cobral... Pretty Pray parlera ce soir au -nom du peuple Français... - ---Je la croyais moins populaire... - ---Depuis deux heures elle est très populaire... Vous entendrez parler -d’elle... Et, d’abord, vous l’entendrez parler. - ---Ah! déplore Moquin, je préférerais Cardiette. - ---Vous n’en serez pas si loin, dit Nanni sans amertume. - ---Que voulez-vous dire? - -Moquin est presque réconcilié avec ces êtres invraisemblables, par -l’appât d’une histoire à raconter. - ---Cardiette vous aurait déçu... console Cobral. - ---Je sais que non... On m’a dit ce que sera son discours... avec -trente-cinq minutes d’éloquence, il va remuer la Chambre et donner un -cœur à ceux qui n’en ont plus ou qui n’en ont jamais eu... Une loi -financière, une loi militaire, une loi judiciaire dépendent de son -succès... Et de ces trois lois, dont il va assurer le vote unanime, -dépend la sérénité des mois qui mèneront à la victoire... Cardiette va -dire aujourd’hui l’hymne de la victoire. - ---Non, monsieur Moquin, dit Cobral... Non, monsieur Moquin, vous vous -trompez... ou l’on vous a trompé... Ce n’est pas l’hymne de la -victoire... c’est l’hymne de la guerre... - ---Certes, et c’est ce que je dis... - ---Cela n’a pas le même sens... La victoire est noble... la guerre ne -l’est pas... Je veux finir la guerre... nous allons tuer la guerre... - ---Comment cela? - ---Venez entendre l’hymne de la victoire... le véritable... c’est l’hymne -de la paix celui-là... venez au Trocadéro... Je vous dis que tout le vœu -du peuple s’exprimera... - ---Vous êtes fou, ou bien audacieux, crie Moquin, de prétendre révéler à -un peuple ce qu’il pense. - ---Je ne lui révélerai pas, dit Cobral. Je dirai seulement que la guerre -est morte et que le bonheur éternel va naître. - -Moquin se fâche. - ---Ce sont des blagues que Paris n’écoute pas volontiers en ce moment. - ---Parce qu’il les croit impossibles... et il s’abandonne à son destin -qu’il imagine fixé dans l’attente... Je dirai que la paix est venue, et -quand le pays entier saura que cela a été dit, il y aura un formidable -éclat de joie. - ---Après tout, dit Moquin, il est facile de dire, d’imprimer et de -répandre n’importe quelles billevesées... Mais c’est un gros mensonge. -Et gare à celui qui se risquera à l’affirmer... - ---Celui-là sera anonyme... nous n’aurons servi qu’à susciter l’élan -général de la France et du monde allié... Des millions d’êtres diront -demain en s’abordant: «C’est bien vrai que la paix est sur la terre?» - ---Mais puisque ce sera faux... - ---Ce sera vrai. - -Pour la troisième fois, le monocle de Moquin tremble légèrement. Il se -domine traditionnellement et questionne, avec sa moue indulgente: - ---Il aura suffi de faire dire par une actrice devant quatre mille -personnes!... - ---Cela n’aura pas suffi, dit Cobral. - ---D’ailleurs, jette Nanni, ce n’est pas aux quatre mille personnes -qu’elle parlera de la paix imminente... C’est au président de la -République... - ---Important, concède Moquin impitoyable. Mais à la même heure René -Cardiette dira tout le contraire aux membres du gouvernement et aux -représentants de la nation. - ---Il ne le dira pas. - ---Vous l’empêcherez? - ---Oui. - ---C’est à voir. - ---C’est vu et pas à voir. - ---Admettons, et Moquin le prend de plus haut, mais à la même heure, le -généralissime continuera de gouverner ses généraux pour tendre un peu -plus leurs muscles sur la barrière lourde du front. Le président de la -République lui-même ne décidera pas ce poilu-là à quitter sa place? - ---Il l’a quittée. - ---Quoi? Ah oui, son voyage à Londres. Je parlais par images. Aussi bien -je ne me trompais pas de beaucoup, et le généralissime sera au front ce -soir ou demain matin. - ---Non. - ---J’irai jusqu’au bout de la plaisanterie. Le gouvernement renonce à la -gloire, les généraux n’ont plus de chefs et sont découragés, et le -peuple s’en moque. Et après? La guerre ne sera pas finie. - ---Nous allons la tuer, dit Nanni. - -Et il répète, farouche: - ---Nous allons la tuer... - ---Alors, dit Moquin, il serait bon de tuer quelqu’un qui est plus -difficile encore à persuader que vos parlementaires et vos soldats, un -certain quelqu’un, bardé de chefs qu’il guide ou qui le guident. -Peut-être qu’en supprimant celui-là et son nid suffocant, vous -achèveriez votre œuvre folle. - ---Ça, dit Cobral, c’est la partie de monsieur. - -Il montre Nanni. - -Moquin persifle: - ---A quelle heure détruisez-vous?... - ---Pas avant la nuit. Je suis aviateur. - -Moquin est incapable de souffler un mot. Il est plus coi que moi, et moi -je ne sais plus où je suis. Est-ce que j’assiste à une expérience de -déformation cérébrale? Où est le médecin? Où est le malade? Suis-je -malade moi aussi? - -Personne ne parle plus. - -Nanni regarde Moquin, avide, impérieux, les cheveux ailés comme s’il y -restait le vent des altitudes, et sa bouche mince fait la lippe -volontaire qui n’a pas le temps d’être dédaigneuse. Quel est ce -visionnaire qui parle de détruire du haut de son vol, avec ses obus et -ses bombes, le cerveau perfide de cette guerre? - -Il dit doucement et baissant les paupières: - ---Il ne faut plus tuer personne... mais ça ce n’est pas tuer des -hommes... C’est tuer la guerre... - -Moquin ne peut railler. Il demande très bas: - ---Vous savez où il faut aller pour... pour ça?... - ---Je sais, dit Nanni... Ce n’est pas si loin qu’on se l’imagine... - -Un long silence. Interminable. Ecrasant. - ---Midi trente, signale Cobral, on nous attend... Monsieur Moquin, charmé -de vous avoir approché... vous viendrez et vous verrez et vous direz la -chose... vous la savez déjà... vous n’avez plus qu’à regarder... - -Il se lève. Il sort. Nanni le suit. Perdu dans son imagination, il dit à -peine l’au revoir nécessaire à Moquin. - -Moi je les regarde sortir, sans bouger, comme si je ne devais pas les -suivre. Je suis étourdi de cette conversation. J’ai vu un choc violent -ou j’en ai été victime. Que sais-je? Me voilà brisé. Pourquoi demeurer? -Et pourquoi sortir? - -Il y a dans ma tête un biplan gigantesque avec des «N» sur les ailes, -et, petit dans cette toile et ce métal, un profil net--qui fait un bec à -l’aigle, oui, à l’aigle--un homme qui semble hanté de cadavres -innombrables et qui va les venger, à pleines mains. - -Je me lève. Je frappe l’épaule de Moquin qui affecte de feuilleter des -journaux illustrés. - ---A ce soir, lui dis-je. - -Il me serre la main, mollement, et me regarde avec effroi, comme si -j’étais un étranger redoutable. - -Je m’éloigne. - ---Dites? - -Il me rappelle. - -Je reconnais son visage rose et sardonique et son sourire terrible. Il -redevient l’homme d’il y a un moment. - ---Vous avez des relations impossibles, dit-il gaiement. - -Il se lève et, plus sérieux, à l’oreille, il me confie: - ---Ces hommes que vous m’avez montrés... - ---Tiens, ils sont partis! - ---Il y a, parmi eux, un fou... un espion... et un Allemand. - -Je pouffe. - ---Ils ne sont que deux. - -Moquin se rassied: - ---Cherchez. - -Et je sors. - -Je chercherai. - - - - -_Douze heures quarante._ - - -Nous entrons dans le salon pourpre et noir de Mme de Hocques avec dix -minutes de retard. Pourtant l’auto blanche a battu tous les records -possibles de l’excès de vitesse en quittant le boulevard des Capucines à -midi trente. Dix minutes pour toucher le fond de Neuilly à midi -quarante. - -Qui croirait à des soucieux ou à des ardents? Dans le salon -audacieusement moderne une flamme danse aux chenets et secoue sa lueur -chaude sur les fresques et sur les visages. Il n’y a que gaieté sur ces -visages-là. Mme de Hocques a dépouillé son sarreau blanc à croix rouge, -et très mondaine, éclatante de ses quarante ans aristocratiques, elle -rit et jase princièrement. Elle vient d’étaler sur un coussin noir et -or, une liasse de gravures précieuses, que Sainte manie avec des mains -spirituelles et que commente Cardiette, amical, intime, familial -presque. - -Moins jeune, plus familial encore, le général ne se mêle pas aux rires -et aux tendres bavardages. Il sourit peut-être. Il sourit de tous ses -yeux. Je ne l’ai jamais approché auparavant et je voudrais lui dire: -«Vous êtes bon, n’est-ce pas?» Car il est bon puisqu’il est fort. Ceux -qui sont absolument forts, se taisent, pensent et aiment. Celui-là n’a -rien à dire dans cette réunion où il tient le rôle d’un grand-père dont -il suffit qu’on sente le regard, le calme dans le grand fauteuil, et le -sourire, et le cœur. - -C’est un grand-père, ce pépère qui n’avait jamais fait parler de ses -complets ni de ses chevaux ni de ses dettes, et qui a fait aimer tout -d’un coup son nom à la nudité romaine. Son visage est un bon visage du -coin du feu, et l’on a toute sécurité quand on regarde le front précis -où la lumière capricieuse du foyer atténue tous les plis de méditation. -Et on l’imagine déambulant par quelque verger de la campagne -toulousaine, le sécateur en main, émondant posément les branches mortes -ou les roses pourries. - -Cardiette brillant et puissant, semble, auprès de lui, son œuvre. Comme -tel poème triomphal, apte à bouleverser les âmes, que composent parfois -des êtres de génie au visage timide dans un bureau de l’administration. - -Mais se souviennent-ils de ce qu’ils ont fait? Savent-ils quels ils -sont? Le grand jardin que l’auto a traversé pour nous mettre à la porte -de l’hôtel m’évoquait des temps bourgeois de jouissance. Les gens qui -rient ou qui se taisent dans ce salon, savent-ils que l’heure est -tragique? Ce sont les maîtres de l’heure cependant. - -Cobral nous excuse d’être bottés de boue jusqu’aux cuisses, mais on n’y -prend pas garde et, comme le général a une vareuse toute simple, -Cardiette un complet presque déformé, Sainte le plus discret des -tailleurs, Mme de Hocques ne peut s’en prendre à personne d’être, elle, -si coquette: et son apparat est du meilleur goût, et il se fond -harmonieusement avec le faste rare de la décoration. - -Le maître d’hôtel ouvre les portes. - -Et ces êtres qui méditent des choses géantes, chacun selon son art, son -sens ou sa folie, passent à table en parlant des Dévéria et des jupes en -abat-jour. - -La chère est exceptionnelle. Ceux qui ont mangé chez Mme de Hocques -savent quelle cuisine rare on y déguste. Aujourd’hui c’est gala de -gueule, avec une sobriété dans le service qui rehausse la tenue de ce -déjeuner. Les hôtes sont considérables, n’est-ce pas? - -Sainte et Mme de Hocques se sont jetées à cœurs perdus dans une vaste -dissertation sur les velours brochés. Cardiette les regarde avec -l’admiration d’un littérateur devant les petits spectacles séduisants de -l’existence. - -Nanni regarde Cardiette. - -Le général fait celui qui a faim. Moi, j’ai faim. Et Cobral mange. - -Cardiette interrompt le babillage des chiffons par une louange au menu, -et l’on parle cuisine. Souvenirs de repas incroyables: les «recettes» -pleuvent. Sainte, elle-même, explique un mets qu’elle aurait inventé, et -le général, dont je n’ai pas encore entendu la voix, quitte à regret le -hachis aux tons vifs qui embaume dans son assiette, pour trahir les -secrets culinaires d’une grand’mère défunte. - -Nanni se désintéresse de ces propos. Il pense à quoi? Ne vogue-t-il pas -à toutes ailes dans son rêve fabuleux et nébuleux où miroitent les -cocardes comme des cibles tricolores? Loin, là-haut, il est en route -déjà, et par moments un tressaillement secoue son visage. Impatience ou -allégresse, exaspération de vie, toute prête à agir, à se livrer. Quand -ses yeux se posent sur Cardiette, il semble vieillir brusquement. Ses -épaules s’affaissent imperceptiblement et l’impossibilité amère se trace -sous ses yeux et sur ses joues. Pauvre merveilleux exalté! - -Il parle cependant. Il jette un mot çà et là. Chacune de ces brèves -paroles a de quoi stupéfier, mais la conversation est devenue intense, -et tout ce qu’on y jette disparaît dans une écume vive comme des fleurs -tombées au torrent. - -Cobral est aussi muet que le général. On jugerait que l’un et l’autre -ont fait le pari d’un match de silence. Cardiette suffit à bruire. Il -est maître de sa verve, et ce grand esprit mêle ses souvenirs et ses -pensées neuves avec une si nette dextérité qu’on est en joie de -l’écouter. Il suffit des quelques répliques qu’il arrache à Nanni et à -moi, des coquetteries charmantes de Sainte et du charme de Mme de -Hocques pour réaliser un entretien éclatant. - -Il sent que Sainte est curieuse de lui. Mais il est aussi roué -qu’elle-même et ne se gaspille pas en galanteries. Il est de ces êtres à -qui l’on ne fait avouer de secrètes tendresses qu’en faisant parler -leurs yeux. Ses yeux parlent aux yeux de Sainte. - -Nanni a de la peine. Et il se débat entre les chevauchées aériennes de -son imagination et le renoncement que lui impose la réalité. Il sait -lire ce que les yeux d’un autre disent à une autre. - -Cardiette n’a de compliments que pour Mme de Hocques. La belle divorcée -aux millions discrets et artistes n’a pas le goût banal des fadeurs. -Elle ne se fait dire que ce qu’elle veut qu’on lui dise. Et comme elle -est joueuse raffinée, c’est un plaisir de la voir lutter avec Cardiette -à qui mènera l’autre sur le terrain projeté. - -Je crois que Sainte est un peu jalouse. Quels pièges d’âmes autour de -cette table! Et quelle chasse immense au delà de ces petits assauts! Il -n’est que guerre au monde. Si l’on détruit toutes causes de la grande, -la petite subsistera tant qu’il y aura sur terre deux hommes et une -femme, ou seulement un homme et une femme. - ---Parlez-nous de votre discours, supplie pour la troisième fois Mme de -Hocques. - -Cardiette feint une grimace gamine. - ---Absolument pas... Laissez-moi n’y pas penser du tout... Le sort en est -jeté, et j’ai trop peur de découvrir qu’il est pire encore que je ne le -suppose... - ---Vous ne savez ce que vous voulez, blâme-t-elle. Vous m’assuriez ce -matin que vous diriez tout ce qu’il faut dire... Et maintenant... - ---Et maintenant je dis que vous venez de faire un geste qui vous fait -ressembler à un portrait de Marie Walewska... - ---Ah bon, c’est un compliment, car j’ai vu des portraits d’elle, et elle -m’a beaucoup plu... - ---C’est celle qui s’est penchée sur... sur l’île d’Elbe?... demande -Sainte timidement. - ---Oui Mademoiselle, répond Cardiette en riant trop, elle s’est penchée -sur... sur celui que vous dites. Si vous vous souvenez de son image, -vous direz comme moi que Mme de Hocques... - ---Je veux bien, dit Mme de Hocques, mais où est le grand homme que -j’aimerai? Il y a plusieurs grands hommes ici. - -Cobral murmure: - ---L’autre... l’autre... est mort... - -Cardiette entreprend un madrigal compliqué où il veut comparer Mme de -Hocques à la conseillère de la victoire. Mais il n’est pas assez intime -dans la maison pour dire ce qu’il veut avec la vigueur nécessaire. - -Et il n’aboutit qu’à: - ---Oui, un grand homme... ah, si un grand homme... comme l’ancien... s’il -était là... - ---Mais il est là, dit le général, paisible. - -Je sursaute. Mme de Hocques sourit. Cardiette fait le visage contraint -de ceux qui vont recevoir un compliment trop vif. Et Sainte est fière -déjà. - -Nanni n’écoute pas. Cobral est tout à ce qu’il boit et à ce qu’il mange. - -Le général montre Nanni: - ---Je me demande si monsieur, dit-il en souriant malicieusement, est -réellement aviateur et se nomme du nom que vous avez dit. - -Nanni le regarde, hébété. Il a pâli un peu plus. Il écarte de son front -la masse de cheveux qui le couvre. Sa main est petite, une petite main -impériale. - -Et le général répond à son: «Quoi?... Que dites-vous?» interloqué, par -un plaisant: - ---Sire, que votre Majesté est bonne de m’accepter dans un régiment de sa -garde. - ---Général, crie Mme de Hocques, vous me faites trembler... Vous prenez -des façons d’évoquer les morts qui vont me ravager les nerfs. - ---Mais le général a raison, dit Cardiette, et je ne vois pas ce qui vous -effraie. Monsieur ressemble étrangement à... - ---Oui, oui, approuve Sainte, la première fois que je l’ai rencontré, je -me souviens de l’avoir appelé Bonaparte. - ---Je ne suis pas de votre avis, contredit Cardiette qui cherche le fond -de ses yeux... je pense plutôt à l’homme de la fin... A l’homme de la -Walewska... - ---Tout cela est fou, murmure Nanni. - -Il tapote fébrilement la nappe. - ---Allons, reprend-il, ne parlons plus de ça... ne parlons plus de ça... - -Un silence. - -Le général qui le regarde: - ---Ce n’est pas Toulon... ce n’est pas Elbe non plus... C’est l’un et -l’autre... toutes les dates de sa vie sont sur ce visage... - -Nanni demande très bas: - ---Quelle vie?... La vie de qui?... - -Et Cardiette: - ---Il n’a pas d’âge... Il est là tout entier. Tous ses portraits sont là -dans les traits de... - ---Vous vous trompez, balbutie Nanni, comme si on l’accusait d’un -crime... - -Et le général reprend plaisamment, comme tout à l’heure, mais avec un -peu d’émotion: - ---Sire... Sire... vous êtes mon admiration absolue... je vous admire... - -Mme de Hocques, troublée, veut rire: - ---Eh bien, c’est une grande entrevue aujourd’hui chez Walewska... - ---Une grande entrevue, dit le général... - ---Savez-vous, repart Cardiette, que vous allez m’illusionner et que -parti d’une ressemblance étrange... - -Le général le regarde: - ---Est-ce une illusion qui vous gêne?... Je la voudrais, moi, cette -illusion... - -Sainte, que ne gagne pas l’inquiétude lourde des autres, insinue: - ---Vous n’avez pas songé au spiritisme depuis que nous sommes en -guerre?... - ---Il n’y croit pas, dit Cobral, qu’on entend à peine. - -Et le général: - ---Être en face de... de l’autre... ce serait... ce serait... - ---Oui, dit Cardiette, c’est une ressemblance intimidante. - -Nanni proteste: - ---Laissons cette conversation... Il est inutile de la prolonger... C’est -inutile... - ---Je n’ai pas, dit Cardiette, le même culte que vous, général... Je ne -puis aimer la guerre, et celui-là c’était la guerre... - ---Et qui vous a dit que j’aimais la guerre? riposte le général... Un -être de génie est toujours et partout un être de génie... Tant pis pour -le monde, s’il est un soldat... Mais ce soldat-là était le génie du -lendemain et non le génie de la guerre. - ---Quoi? dit Cardiette... Il avait un autre but que la guerre? - ---Je n’en sais rien, mais donnez-lui vingt ans de plus et l’Empire de -l’Europe... C’est le commencement de la grande union... de la paix -absolue... Pourquoi est-il parti si vite? Il n’avait fait que la moitié -de sa tâche... On ne l’a pas achevée... - ---C’est pour cette fois peut-être... - ---Oh! non, car il n’est pas là... - ---Enfin, général, si, à dire vrai, son génie n’est pas au milieu de -nous, il y a des hommes de valeur et de volonté qui s’activent à -l’effort. - ---Il n’y a rien. Nous ne sommes rien. Nous ne faisons rien. - -Les femmes se taisent, stupéfaites. Cobral ne prend aucune part à ces -débats. - ---Nous sommes des ouvriers, reprend le général, nous travaillons à bâtir -cette guerre qui est une lutte d’algèbre et de chimie... Où est le -maître?... Il n’y a eu qu’un maître au monde pour heurter les hommes... -On l’a tué avant qu’il ait enfanté son miracle... - ---Je ne vous comprends pas, général, dit Cardiette gravement... Votre -grand homme n’aurait pas mis fin à la gangrène des haines terrestres... -c’est à vous... à nous... d’espérer dépouiller la civilisation de sa -dernière plaie... - ---Non, notre œuvre sera provisoire... encore une fois... l’autre -manque... - -Cardiette s’indigne: - ---Mais s’il était là, il ne serait que ce qu’il a été; il ferait de -cette guerre une guerre, pas autre chose... Peut-être--et ce n’est pas -sûr--nous dépasserait-il tous par une de ses inspirations de tactique et -de risque où il a gagné sa gloire... Mais après, il continuerait et -n’obtiendrait pas ce que nous obtenons patiemment... Il faut choisir: la -guerre... ou la paix... La paix, c’est nous... la guerre, c’est lui. - ---Allons, Cardiette, vous êtes un manieur de mots et, par chance, un -remueur d’idées... Mais vous n’êtes pas à la tribune... Ne cherchez pas -à convaincre ceux qui étaient convaincus avant vous... Il vous apparaît -que cette guerre doit nous mener à la grande paix européenne... Elle -doit y mener... Je ne suis pas sûr qu’elle y mène... Les campagnes -impériales y menaient plus certainement celui qui les avait entreprises, -car il avait le don de vaincre, qui cache--le saviez-vous?--le don de se -vaincre... - ---Vous avez le don de ne pas être vaincus... - ---Qu’est-ce que cela? Je vous dis que nous faisons l’ouvrage pratique et -méthodique nécessaire à sauver l’honneur de plusieurs années... Il n’y a -pas sur nous le coup d’aile sublime qui consacrerait la lutte sanglante -comme une apothéose... Nous sommes, nous, les trente millions de -soldats, officiers, femmes, civils et enfants, des patients admirables -qui vivent au jour le jour avec un art, je dis que c’est un art, inconnu -encore, et, vous le sentez, inégalable... J’admire, et je crois que je -préférerais ne pas admirer... C’est l’armée de l’ordre, ce peuple qui -attend... La colère qui est en lui, qui crèverait et l’écartèlerait -comme un dernier spasme de délire, ce n’est pas nous, ce n’est pas moi, -ce n’est pas vous, qui lui en arracheront le sursaut... Dites, si vous -voulez, que ces millions d’hommes ne sont qu’un être formidable et -soumis à la main du maître... J’ai commencé par vous crier que nous -n’avions pas de maître, et je vous défie de me prouver l’éclat définitif -et universel d’une guerre où les complications savantes de notre -horlogerie ne mènent pas à un passage des Alpes, à une conquête -d’Egypte, à Wagram... - ---Il y a la Marne. - ---Ce n’est pas Austerlitz. - ---Ce n’est pas Waterloo. - ---Waterloo n’est pas une défaite. C’est une trahison. Il a été trahi. - ---Par qui? - ---Par vous. - -Cardiette, ahuri, s’arrête. - ---Par vous. Tous ceux qui ont vu la guerre au bout de sa guerre se sont -trompés. Parce que son génie militaire était complet, vous avez douté -qu’il eût d’autre destinée que de se prolonger inévitablement. Et -peut-être aujourd’hui ne croyez-vous à la paix issue des batailles que -parce que le génie qui prévoit et qui tue vous a manqué. - ---Général, je ne vous laisserai pas dire cela... je sais que notre -valeur guerrière est la même, mais que l’improvisation nous manque... Je -doute aussi que sa présence eût modifié quoi que ce soit à la marche des -événements où il faut de purs mathématiciens. La stratégie n’est plus -une ode. C’est une équation. - -Il hausse les épaules et plus calme, ironique: - ---Quant à son rôle de pacificateur... - -Le général, qui retombait dans son mutisme coutumier répond, froid et -grave: - ---S’il avait paru... s’il s’était mêlé à nous... l’Europe serait rendue -à la vie, au commerce, à l’amitié, depuis douze mois... - -Cardiette sourit. - ---... Et pour toujours!... achève le général. - ---Comment cela? En signant un décret? - ---Non. Avec des hommes, des fusils, des canons, comme nous... Et comme -lui... Par un geste incroyable qui chasse... qui écrase... - ---Mais la Marne... - ---La Marne c’était la patrie en danger... Lui faisait mieux... Et tout -ce qu’il allait trouver si vous l’aviez laissé... - ---Pourquoi me dites-vous que moi... que nous... - ---Parce que vous ressemblez beaucoup à de belles paroles qu’on a dites, -après avoir laissé l’aigle, venu de clocher en clocher, se rompre les -ailes dans une bourrasque... - ---La dernière tempête... - ---Un courant d’air... Un courant d’air qui n’aurait pas tenu devant la -confiance de son peuple entier... Vous n’avez pas laissé deviner au -peuple que son bonheur dépendait de la fin et que, l’ambition -satisfaite, le génie épanoui, la sérénité règnerait... - ---Qu’aurait-il fait?... Une folie nouvelle sur la mer... - ---Si je savais ce qu’il aurait fait, je ne serais pas celui que je -suis... Ah! un aigle! qu’on me donne un aigle! - -Nanni fait un sourire tourmenté. - ---Des aigles, des centaines d’aigles, des milliers d’aigles... Vous les -avez, général, et vous les jetez sur leur proie... - ---Il faut, dit le général, un aigle qu’on ne jette pas... qui se jette! - ---Vous y avez pensé quelquefois? demande Nanni en frémissant... vous -avez attendu? - -Le général le regarde: - ---Votre pensée n’est pas celle qu’il faut, implacable... C’est un peu de -désordre au fond de vos yeux qui me fait douter de vous... Ah! comme -vous avez le visage qu’il faut!... Pourquoi cette flamme anormale dans -les yeux?... Pourquoi ce cri de votre regard est-il par moments un -bavardage? - -Cardiette raille. - ---Vous demandiez le génie... vous vouliez le désordre du génie... - ---Le génie est muet. - ---Alors vous... dit Cobral respectueusement. - ---Moi je suis taciturne. Il faut être muet. - -Montrant du doigt Nanni: - ---Celui-là est presque muet. - -Rêveur, sombre, il répète: - ---Presque. - -Nanni incline le front vers la table. Sa tête est comme appuyée à un mur -invisible. Sa tête est pesante, et pèse sur un obstacle que je ne devine -pas. - -Nos yeux sont posés sur lui. Nos yeux cherchent le secret de cet homme. -Ce profil chargé de cheveux noirs est devenu trop grand par ce que les -autres ont dit. Qui est Nanni? Pourquoi n’a-t-il pas un visage -quelconque? Pourquoi n’a-t-il pas un visage à lui? Cela ne se vole -pourtant pas, un front et un regard, et l’on ne peut ressembler à un -mort si extraordinairement. L’étonnement gêne tous ceux qui sont là. -Mais ils trouvent naturel que Nanni soit au milieu d’eux et qu’il ait un -air de ne pas être Nanni. Pourquoi Sainte qui, dévote, cédait tout à -l’heure au sourire incroyant de Cardiette, ne peut-elle que regarder -l’aviateur? Pourquoi Cardiette imite-t-il la réserve brusque du général? -Et pourquoi le général, devant ce pilote sans grade, est-il déférent? Je -suis, moi, noyé de stupeur et je laisse les mots ou le silence passer, -sans comprendre. Je demande à comprendre. Je voudrais ne pas comprendre. -Pourquoi mon effroi n’est-il pas effrayant? - -Des minutes éternisent ce silence. Mme de Hocques n’est plus troublée -cependant. Elle a repris son masque agréable de mondaine, mais ses yeux -et ceux de Cobral se sont joints. Que se disent-ils? Je sens que ces -deux êtres se tiennent. Pourquoi n’avais-je pas deviné? Cobral est le -maître, ici. Son effacement le prouve, car il est affecté, et c’est -peut-être dans cette salle à manger, et peut-être dans ce moment précis, -que se fixe le drame où je vais être spectateur puisque je n’ai pu -résister au commandement de ce fou de Cobral. - -Ce fou de Cobral! Les dernières paroles de Moquin me poursuivent. Un -fou, un espion, un Allemand. Qui? Un fou, il y a un fou, je vois, je -sais. N’est-ce pas moi? Non. Moquin m’a mis hors de cause en montrant -les deux hommes. Un fou! Un fou m’a réveillé. Un fou m’a mené au -Bourget... Un fou, un espion, un Allemand... un espion, ne faut-il pas -dire une espionne; mais alors où sont tombés ces chefs de la France? Ce -n’est pas possible... Que serait Nanni? Un fou, un espion, un... -Qu’est-ce que Nanni? Mais je suis égaré par le mystère des paroles... Je -n’ai qu’à regarder Nanni pour que s’évanouissent tous soupçons -incohérents. Nanni, Nanni, ce n’est pas Nanni. C’est un autre. Quel est -ce lieu? Quelle est cette année? Quel est ce siècle? Quel est cet homme? - -Il secoue la tête. Ses narines palpitent. Il respire généreusement. Où -est-il? Il ne nous voit plus. - -Le silence est épuisant. Cobral regarde son assiette. Mme de Hocques -joue avec ses bagues, mais Sainte suit les yeux du général attachés à -ceux de Nanni. - -Nanni est loin. - -A-t-il jamais été parmi nous pour pouvoir s’isoler ainsi? Je sais que -ses yeux se sont posés à des lieues de nous. Dans quel espace? - -Malgré lui, il cède au regard du général et le regarde à son tour. Il se -passe la main sur le front encore, comme au réveil, et soupire, vague: - ---Pardon... Vous me demandiez quoi, s’il vous plaît? - -Le général a une voix nette et basse, affectueuse: - ---Vous êtes au Bourget? - ---Oui, fait Nanni. - ---Il y a un grand départ prochain... un raid en Allemagne... est-ce -que?... dites-moi... est-ce que vous faites partie de cette escadrille? - ---Oui, fait Nanni. - ---C’est la plus belle tentative de ces mois de guerre... six escadrilles -vont se rejoindre au-dessus de Paris... ce sera toute une escadre... -vous le savez? et vous savez aussi le but sans doute; quoiqu’il soit -résolu de le dire au dernier moment. Vous le savez? - ---Oui, fait Nanni. - ---Des usines à munitions... des usines considérables... C’est un bel -effort... un effort inouï... car ils vous attendront... ils se -doutent... ils se défendront... contre... contre les aigles... puisque -vous appelez ces machines des aigles... et vous aurez une belle part, -sans doute, grâce à votre maîtrise et à votre valeur... Dans ces courses -aériennes, l’initiative importe... c’est le plus inventif qui devient le -guide... et si l’on vous fait la route trop difficile, vous êtes -capable... n’est-ce pas? vous êtes capable de les mener ailleurs... vous -songez à les mener là où ce sera le plus beau... et plus terrible... - ---Oui, fait Nanni. - ---Vous connaissez votre but propre, je le vois... vous avez étudié et -peut-être pressenti la réalité... et votre victime ne vous attend pas... -vous êtes sûr d’aller où il faut... vous êtes sûr de savoir où _il_ -est?... et de pouvoir y aller? - ---J’y vais, dit Nanni. - -Le général ne parle plus. Ce dialogue lui a fait trahir sa curiosité -profonde qu’il oblige si volontiers à se cacher. - -Je ne regarde personne. Je sens que tous sont émus et graves, même ceux -qui savaient déjà ce qui se dirait ici. - -Le silence est bon maintenant comme une détente. - -Le cristal d’un verre tinte sous un ongle. - -Un œillet beige, dans la vasque où ils sont en forêt, plie sur sa tige -et la casse. Dehors, une auto lointaine traîne la plainte de sa sirène -au-dessus des jardins. - -Voici l’heure du café et des fumées. - -Nous passons au salon en riant. Comme il fait gai dans ce salon sans -mystère! Il y rôde une âme bourgeoise dénuée de secrets, de mensonges et -de combats. - - * * * * * - ---Chère hôtesse, déclare Cardiette, votre café est oriental comme le -harem le plus choisi, mais dans trois minutes, je fuis. - ---Nous fuirons avant vous, répond Cobral et nous emmenons Mlle Pray... -Vous viendrez l’applaudir sans doute, Madame? - ---Avec joie... vous applaudir l’un et l’autre... comptez sur moi... Mais -si vite... partir si vite... - ---Il est deux heures, dit Cardiette... On m’attend à la Chambre... - ---Et cette matinée du Trocadéro commence donc si tôt? - ---Affreusement tôt, dit Sainte, mais je ne suis pas obligée d’arriver -dès le début. - ---Si donc, crie Cobral... Vous savez bien qu’il faut tenir votre -promesse... J’ai tenu la mienne... - ---Du moins, offre Mme de Hocques, ne partez pas sans goûter mes -friandises... On dirait un convoi de vivres abandonné par l’ennemi... -Tenez, général, faites-moi le plaisir... Ce sont des pralines arabes... -C’est absolument inconnu en France... Vous me refusez?... Monsieur -Cardiette?... Vous non plus? Eh bien, Mademoiselle et moi nous allons -nous en priver... Si... Si... Puisque vous faites fi de mes trésors, je -ne veux plus les aimer. - -Elle rit. Sainte cueille un fruit confit dans un compotier. Cobral prend -congé. Nanni et moi l’imitons. Le général et Cardiette vont en faire -autant. - ---Non, dit Mme de Hocques, vous me devez au moins cinq minutes de -cigares... Je le veux... Voici une boîte pour vous... Prenez, allumez, -ces messieurs qui s’en vont n’y ont pas droit... Ils ne sont pas à la -peine, ils ne seront pas à l’honneur... Ah, ma chère demoiselle, venez -vous chapeauter dans ma chambre... - -Elles sortent, en jacassant comme des fillettes. - -Le général achève d’allumer son cigare. Cardiette envoie une bouffée -grise dans une masse de chrysanthèmes. Nous les quittons. - -Dans l’antichambre, Sainte nous rejoint. Elle fait à Nanni un bon visage -tendre. Lui sera-t-elle plus douce? Pourquoi? Mme de Hocques tient, j’en -jurerais, à nous voir partir au plus vite. Cobral aussi. Leur poignée de -mains n’est pas celle d’indifférents qui ont amicalement déjeuné. - -Que faire? que savoir? - -Un prétexte. Je ne sais ce que je leur dis. Probablement que j’ai oublié -mes gants ou je ne sais quoi; mes explications ne sont pas remarquées. -Et je retourne sur mes pas. - -Le salon. - -Face à face, assis au coin du feu, le général et Cardiette occupent -confortablement leurs fauteuils. Ils ont aux mains leurs cigares qui -livrent une mince tige de fumée. L’odeur de ce tabac donne le vertige. - -Ils sont immobiles. Les yeux clos. - -Qu’a-t-on fait? - -J’approche. J’écoute à chaque poitrine. Le cœur bat, paisiblement. Ils -sont endormis. Ils viennent de s’endormir. Et je sens un poids sur mes -paupières, une lassitude aux épaules. Vite, je m’évade de cette fumée -perfide qui endort. - -Mon absence a duré peu de secondes. Cobral, seul, l’a remarquée et ses -yeux crèvent les miens de leur violence glacée. Il m’ordonne de me -taire. Nous verrons bien. - - - - -_Quinze heures._ - - -Cobral diffère une explication qu’il sera forcé de me donner. Une -explication que je le forcerai de me donner. Il ne m’a pas une fois -regardé en face depuis l’au revoir de Mme de Hocques. - -Il devine qu’il est deviné. - -Qu’ai-je deviné? En somme qu’ai-je deviné? - -A la fin d’un repas bizarre--où les propos tenus furent si fantastiques -et si fous que je ne sais plus réellement si je les ai entendus--j’ai -assisté à un drame. - -Deux hommes se sont endormis pour avoir fumé des cigares offerts par -notre hôtesse. Ils sont tombés dans une quasi-léthargie avant même de -sentir le goût de ces cigares foudroyants. Je sais qu’ils ne sont pas -morts. C’est trop qu’ils dorment. - -Mme de Hocques est une aventurière. Je sais l’histoire de sa vie -cependant. C’est une des plus nobles figures de la noblesse française. -Non! L’évidence condamne tout plaidoyer. Elle a endormi chez elle un -chef militaire et un chef politique. Pourquoi? On n’endort pas les gens -par plaisanterie. On n’endort pas ceux-là: à moins d’avoir très besoin -de leur sommeil. Pourquoi est-il nécessaire à Mme de Hocques d’endormir -ce général et ce ministre? - -Elle obéit. - -Elle n’a pas de volonté certainement. Elle obéit à Cobral. - -Ah mais, je ne vais pas me demander pourquoi elle connaît Cobral? J’ai -appris en quelques heures qu’il signait amitié avec chacun selon son -gré. N’ai-je pas vu qu’il était l’ami de Sainte dont je croyais ne pas -ignorer les amis? Et chez Mme de Hocques rien ne m’est intime. Comment -être surpris de ses affections secrètes? - -Voilà qui n’est plus une affection secrète. - -Plus rien n’est secret. Rien n’est encore clair. Il faut aller jusqu’à -la vérité. Où? - -Cobral parlera. Je le veux. Il sait qu’il parlera puisqu’il évite le -tête-à-tête. - -Il doit se rendre compte exactement que je cherche et que je tâtonne et -qu’il est maître du mot où je lirai tout le mystère. - -Je ne sais rien. Je ne sais absolument rien. Cette femme, cet homme, ces -hommes sont effrayants. Quel est leur but? Et que viennent-ils de faire? -Je suis sûr que, du même coup, je saurai ce qu’ils ont fait et ce qu’ils -auraient fait. Oh! je ne sais rien. - -Que Cobral parle. - -Il a refusé de me regarder. Je vous affirme qu’il a refusé de me -regarder. J’étais en face de lui dans l’auto. Je ne l’ai pas quitté des -yeux, moi. Sauf pendant trois secondes pour m’inquiéter de Nanni et de -Sainte, mais j’ai vu que ceux-là, au contraire, se donnaient ardemment -leurs yeux comme s’ils voulaient se toucher le fond de l’âme. Cobral, -feutre en masque sur les yeux, fuyait tout le monde, et moi surtout. - -Je n’ai pas osé parler. Je craignais d’effrayer Sainte. Elle n’a aucune -idée de ce que veut Cobral, cette petite. Elle se laisse entraîner. Ce -n’est pas grave ce qu’elle fait. Cobral ne la connaît pas beaucoup et il -use d’elle: ce ne sont pas des amis. Vous comprenez que je ne pouvais -parler et qu’elle ne sait rien? Cobral l’a persuadée de se faire son -interprète aujourd’hui pour je ne sais quelle folie. Ce doit être une -folie considérable, la conversation avec Moquin me l’a indiqué. Elle a -accepté. Elle avait refusé. En se fâchant. C’est-à-dire: en riant. Elle -a accepté parce que l’invitation de Mme de Hocques touchait son -ambition. On voit très bien Sainte ambitieuse. C’est une âme de -commandement. Cobral avait aussi, pour la décider, le nom de Cardiette. -Je serais incapable de vous dire si elle connaissait Cardiette avant ce -déjeuner, mais vous avez remarqué comme il l’intéressait. C’est une -manière de grand homme. Je crois qu’il l’a un peu déçue par sa -désinvolture à l’égard d’une mémoire impériale. Et de vrai Nanni a dit, -ou laissé dire, des choses troublantes, qui ont troublé Sainte plus que -personne autre. L’ambition et la passion s’effacent devant le mystère, -n’est-ce pas, petite amie? Après tout, rien ne prouve que l’attrait du -mystère ne la mette pas sur le chemin de sa vraie passion. L’essentiel -est qu’elle ne sait rien. Elle vit ardemment à cette heure et ne cherche -pas quelle est la vie des autres. Même pas de Nanni à parler -franchement. Elle cherche son cœur, c’est bien assez. Et que fait Nanni -là-dedans? N’est-il pas emporté? Comme elle. Et comme moi. - -Cobral parlera. - -Je me le déclare furieusement. Je rage. - -Voilà une heure qu’il fuit. - -Il n’est pas loin et je l’aperçois à tout moment. Mais il disparaît -quand je vais aller vers lui, ou bien il est si exagérément entouré que -je ne puis même pas lui dire: «Cobral, un mot, je vous prie.» - -Quand nous arrivions, un ténor italien chantait la _Brabançonne_. Ils -ont mis sur cet air de kermesse des paroles navrantes. Qui a fait cela, -Cobral? Cobral avait disparu. - -Depuis j’ai couru par le Trocadéro vainement. Alpinisme regrettable. -Quand je le voyais derrière un portant, j’accourais, et il se fondait -dans la pénombre. Par un trou du décor, je regardais la salle. Il y -était. Seul, dans une loge. Hâte à travers les couloirs. La salle. La -loge. Personne. Je l’ai vu partout. Je ne l’ai trouvé nulle part. Je -renonce. Je suis exténué. - -Je m’assieds dans un coin du plateau sur un reste de chaise. Devant moi, -le nez contre la toile sale d’un envers de paysage, un pompier. J’écoute -malgré moi, les voix fraîches et les voix célèbres se succéder et -provoquer l’acclamation. Les concerts de charité évoquent le programme -des casinos où les baigneurs assistent fidèlement à des résurrections de -momies artistiques très mal vues à Paris. Les vieux opéras surabondent. -Les vieux chanteurs aussi. Les jeunes diseuses ont la charge des textes -patriotiques. Ici, charge veut dire: poids. D’aucuns pourtant sont de -belles charges impétueuses et leur élan me plaît. Il n’y en a pas -aujourd’hui. A moins que le texte de Cobral... Je renonce à me mettre en -quête de lui. Il finira par passer devant moi et je l’obligerai à -parler. - -Un chœur anglais, si touchant que le public fait son parfait silence des -grandes émotions. C’est tout à fait beau pour moi qui entends sans voir. -Les choristes sont peut-être jolies. Je ne les vois pas, et je ne vois -pas non plus que le décor est ingénu, et que le plancher est malpropre, -et que des gens sont là pour ne pas comprendre. - -Je suis délicieusement seul dans l’obscurité de ma retraite. Il y a -beaucoup d’espace derrière moi. Devant, il y a des portants imprécis et -un pompier que son immobilité idéalise. - -Ce chœur est touchant, ai-je dit? C’est bien cela. Il est touchant, -profondément touchant. - -Qui vient? Cobral? - -Des pas derrière moi. - -Je me retourne à demi. Des voix. C’est Nanni. Et Sainte. J’avais oublié, -ma foi, qu’elle figurait à cette matinée. Elle n’est pas encore passée. -Je l’aurais entendue. J’aime beaucoup l’entendre. - -Ils ne m’ont pas vu. - -Je crois qu’ils s’asseyent. Sur un banc sans doute. Ou sur des chaises -en loques comme la mienne. Ils sont assis. Je n’ose les regarder. Je ne -veux être vu de personne. Je ne les vois plus, mais il m’a semblé que -Nanni se tenait très respectueusement. - ---Que voulez-vous, Pretty? Que voulez-vous de moi? - ---Appelez-moi Sainte. - ---Sainte, que voulez-vous? - ---Oh Nanni, que vous faites de bizarres questions! Des mois et des mois -m’ont privée de vous... eh oui, privée de vous que j’aimais bien... et -vous revenez... et vous croyez que je n’ai rien à vous dire... et rien à -vous faire dire?... - ---Si vous aviez tant à me dire... fait-il vivement. - -Mais il s’arrête court. Et avec une espèce de plainte tendre: - ---Sainte, vous ne vous êtes guère inquiétée du pauvre Nanni pendant tous -ces mois? - -Elle se tait. - ---Je savais, dit-elle enfin, je savais où vous étiez et que l’on ne -devait pas vous visiter. - ---Ah, c’est pour cela que?... - ---Nanni, vous êtes un enfant gâté, et je vais me fâcher si vous faites -la grimace devant toutes choses. Je suis heureuse de vous retrouver. Je -veux que vous parliez. - ---Vous étiez moins heureuse ce matin? - ---Nanni, vous recommencez? Ce matin j’étais heureuse de votre venue. -J’aurais préféré ne pas voir cet insupportable Cobral ni le petit gentil -quelconque. - -C’est moi. Flatté. - ---Pourtant l’insupportable vous a bientôt intéressée... - ---L’insupportable, c’est vous, Nanni. - ---Vous avez raison, Sainte, mais j’ai eu de la peine autrefois! - ---De la peine?... à cause?... à cause de?... - ---A cause de quelqu’un, mon enfant, et ce matin j’ai cru que ça allait -recommencer. Seulement ce n’est pas le même quelqu’un. Je voudrais bien -ne plus souffrir. Au moins pas aujourd’hui: je n’ai pas le temps. - ---Vous êtes un impertinent, un cher impertinent qui se trompe. Pas le -même quelqu’un? Mais il n’y avait personne. Il n’y a personne. - ---Vous me dites cela, pourquoi? J’ai vu que ce déjeuner vous attirait... - ---... à cause... - ---... à cause d’un quelqu’un! Et c’est tout. - ---Nanni, quel enfant! Je suis enthousiaste, je suis femme, je suis -curieuse. Obligée d’aller chez cette dame qui s’intéresse à mon avenir -théâtral, je préférais y voir des gens de valeur... Le général... je -voulais voir le général... - ---Est-ce que vous avez vu le ministre? - -Il eut un vague rire. - ---Je n’ai vu que vous, dit Sainte, très bas. Vous êtes le seul quelqu’un -de ma journée. - ---Non. Même pas de votre journée. - ---Si. Et de bien d’autres journées, ne le croyez-vous pas? - ---Je n’en sais rien. - ---Nanni, Nanni, parlez. Parlez de vous... On m’a dit votre maladie... -ces sombres jours... cette sauvagerie... J’ai pensé à vous... Qui -êtes-vous? - ---Sainte, qu’est-ce que vous dites? - ---Que faisiez-vous dans cette solitude? Pourquoi cette solitude? Vous -n’étiez pas malade. Ce n’est pas possible, Je ne m’imagine pas que vous -ayiez été malade. A quoi pensiez-vous? - ---Je ne vous comprends pas, Sainte. Vous savez bien que j’étais malade. - ---Pourquoi ne disiez-vous rien à ce déjeuner? Il me semble que tous ces -gens ont trop parlé. Ils ont dit... ils ont dit... Vous avez entendu ce -qu’ils ont dit? - ---Sainte, il ne faut pas me dire cela. Je ne me souviens plus de ce -déjeuner. Je crois que je n’ai pas été brillant en effet. Comment -auriez-vous de la sympathie pour un homme qui n’est pas brillant? - ---Quand on vous voit, Nanni, on est un peu effrayé. Autrefois, en -causant avec vous, je croyais causer avec un autre. Et ce matin, vous -avez senti comme tous vous regardaient? On a envie de vous demander des -nouvelles d’un siècle passé. - ---Sainte, je vais me moquer de vous. Comme vous vous exprimez -précieusement! Je ne me souvenais pas de ces façons-là du tout. Au temps -où j’allais vous chercher dans votre loge, aux Capucines, pour souper -avec de plus Parisiens que moi et de moins belles que vous, est-ce qu’à -cette époque-là, vous ne disiez pas aussi que le quelqu’un manquait à -votre vie? Vous disiez cela. Mais vous parliez moins étrangement. -Qu’est-ce qui vous a appris ce langage? On m’a dit qu’un grand -littérateur était passé par là. C’est fini? Il n’y a que des grands -hommes dans votre vie. Vous aimez trop les grands hommes, Sainte. - ---Je vous aime, Nanni. - -Ils sont tous deux effrayés, elle, de l’avoir dit, et lui de l’entendre. -Elle ne répétera pas. Il ne répond rien. Ils sont si rapprochés -brusquement par le mot de Sainte qu’ils ont une terreur violente de ne -plus être assez étrangers. - ---Ce sont des danseuses qui «passent»? demande Nanni. Je ne connais pas -cette musique. C’est un ballet nouveau peut-être. Mais cela ressemble à -Rameau. - -Sainte ne dit rien. Les violons rythment un chant pastoral de haut -style. Et les pieds des danseuses achèvent la cadence. - ---Nanni, murmure Sainte, Nanni, je n’ai pas très bien compris. Vous avez -un projet... un grand projet... - -Les applaudissements de la salle chassent la paix de ce coin sombre. -Puis l’orchestre reprend et aussi les bonds des ballerines, sur une -autre musique. - ---De qui est cette musique? demande encore Nanni. - ---Oh Nanni, Nanni, pourquoi ne répondez-vous pas?... Vous parliez d’une -grande chose... vous disiez au général que vous alliez partir... Où -allez-vous partir? - ---Je ne sais pas. - ---Dites... Oh! Nanni. - ---Je ne sais pas... - ---Vous savez quand vous partirez? - -Comme elle est anxieuse du sort de cet homme! Elle lui était si cruelle -jadis. Ce matin elle ne le sentait pas. Pourquoi l’appelle-t-elle ainsi? - ---Ce n’est pas ce soir? - -Il hésite. S’il parle, il acceptera de l’aimer. Car elle demande toutes -les réponses à travers celle-là seule. - -Il dit pourtant: - ---Ce soir. Si. - -Dans l’ombre, elle cherche ses yeux. Mais il baisse la tête. - ---Nanni, ne partez pas sans me dire... - ---Je n’ai rien à vous dire. - ---Alors c’est moi qui ai besoin de parler. - -Il respire. - ---Vous avez parlé... Vous avez trop parlé... - -Elle craint qu’il ne s’enfuie. Elle est prête à l’entourer de ses bras -s’il fait le mouvement de partir. - ---Nanni... Nanni... - -C’est une toute petite qui implore. J’aime cette plainte. Je voudrais -qu’elle soit heureuse. Mais je voudrais qu’il soit heureux. -Saura-t-elle? - ---Nanni... - -Il lui prend la main. Amicalement? Même pas. - ---Il faut nous quitter... je dois vous quitter... vous allez dire cette -chose... cette chose... vous l’avez lue? - ---Je viens de la lire. Je n’y pense pas. Vous allez me quitter? Non. -Non. - ---Que faites-vous, après avoir dit? - ---Il faut que j’aille dans la salle. J’ai promis à Mme de Hocques de la -rejoindre, et je passerai un instant dans sa baignoire. - ---Je vais vous quitter, Sainte. - ---Ne partez pas. Ne partez pas encore. - ---Il faut que je parte. On va vous appeler. On va m’appeler, moi aussi, -ailleurs. Je penserai à vous. - -Il se lève. Elle est accablée. Elle ne bouge pas. Pauvre amour que tout -heurte! - -Il pose sa main droite sur la tête de Sainte. - ---Mon enfant, je serais content que vous veniez tout à l’heure si vous -le pouvez. - -Elle se dresse, radieuse: - ---Où puis-je vous voir? - -Elle a de la joie plein la figure. - ---Voulez-vous dans une heure et demie au Black Bar, rue Cambon?... vous -viendrez, mon amie? - -Sainte lui prend les mains et y pose sa bouche. Et elle s’enfuit dans -l’ombre du décor. - -La salle fait un bruit sourd. C’est l’entr’acte. - -Nanni vient près de moi. Il me regarde sans me reconnaître. Il s’éloigne -avec de grands gestes. - -Des machinistes viennent me déranger. Je ne trouve pas de meilleur abri -que le centre de la scène et je m’occupe à dévisager la salle entre les -pans du grand rideau. - -C’est un auditoire choisi. La meilleure société anglaise de Paris s’y -est retrouvée et quelques groupes de convalescents munis de leurs -infirmières, situent et datent cette foule à peine moins élégante qu’à -d’anciennes fêtes. Le président de la République dans sa grande loge, en -face, ne semble pas davantage «de circonstance». Son frac et son cordon -évoquent des inaugurations, des dîners, des bals dont nous avaient -déshabitués sa petite silhouette provinciale,--macfarlane et casquette -de yachting--dans tous les cinémas qui l’ont fait suivre par leurs -appareils entre Dixmude et Altkirch. - -C’est presque nuit déjà. Tous les lampadaires électriques donnent plein -feu, les rampes du balcon et des galeries flamboient aussi copieusement. - -L’orchestre se prépare. Derrière moi, on a roulé le grand piano. Je dois -céder la place. Contre le portant, Félia Litvinne. Cela représente -beaucoup d’hymnes et beaucoup de succès. J’ai le temps de trouver -Cobral. Je vais le trouver. - -On frappe. Prélude. Chant. - -Je fais un pas. Cobral est devant moi. - ---Vous êtes invisible? dit-il. Voilà une heure que je vous cherche. - -Il me prend par le bras et m’entraîne vers un petit foyer orné de divans -et de tapis rouges. Personne. Si. Devant la psyché, une petite chanteuse -comique, célèbre depuis longtemps, se farde «à la poupée». Elle ne nous -voit même pas et s’en va bientôt, pour guetter son entrée. - -Cobral est très à son aise, bien entendu. Mais je me suis juré qu’il ne -s’en tirerait pas, cette fois, par ses divagations de vieux diable -d’opérette. - ---Vous êtes un enfant, commence-t-il. - ---Bah! - ---Vous êtes un enfant, je ne puis trop le répéter. Quelle est cette -figure que vous avez faite en sortant du salon de Mme de Hocques? - ---Alors je devais trouver naturel?... - ---Surtout ne me parlez pas de ce qui est naturel. C’est un de ces mots -que je ne puis souffrir. Avouez d’abord que, grâce à moi, vous avez tâté -d’un fameux déjeuner? - ---Et avouez, vous... - ---Et avouez encore qu’on a tenu des propos amusants? Vous ne me -reprocherez pas de me vanter. Car mon rôle dans le menu a été simplement -inférieur. Et dans la conversation, il a été nul. - ---Mais ensuite... - ---Vous savez que Pretty passe immédiatement après Litvinne? Il faut que -vous écoutiez cela. Après nous partirons. - ---Je vais vous écouter d’abord, avant d’écouter Pretty. - -Il me touche l’épaule familièrement. Un air de vouloir me donner des -conseils d’ancien. - ---Je disais que vous êtes un enfant parce que... - -Il rit. Impossible de trouver à ce rire une fausse note. Acteur, va! - ---Parce que vous êtes un enfant, achève-t-il. Vous n’allez tout de même -pas me demander des explications? - ---Si. - ---Et vous savez tout! - ---Quoi? Je sais quoi? - ---On vous a tout raconté. On a tout raconté devant vous. L’expédition de -la nuit. Nos moyens de la préparer. L’idéalisme formidable de notre -entreprise. A-t-on négligé de vous donner un programme détaillé de la -journée? Ne vous plaignez pas, savourez cet imprévu que vous ne -retrouverez jamais! Tous nos actes ne sont que des points d’action -reliés par notre idée. Cette femme qui va parler et faire une espèce de -scandale, devant le chef du gouvernement, devant des membres de la -presse, vous comprenez la signification de cela, j’imagine? - ---Soit. - ---Quoi, je vous prie? - ---Ces hommes qui dormaient... - ---Ces hommes nous gênaient. Etait-il convenable, pour notre rêve de paix -instantanée, de laisser l’un réclamer à la tribune tout l’or du pays et -tous les adolescents, et l’autre signer peut-être un ordre d’attaque -propre seulement à prolonger la bataille? Ils ne peuvent plus nuire. - ---Qu’avez-vous fait? - ---Ils dorment comme vous dites. Ils s’éveilleront demain vers midi. Ce -repos de vingt-quatre heures les aura parfaitement reposés. - ---Supposons que ce n’est pas un crime. Vous êtes pourtant des criminels -de toucher à l’indépendance de leurs actes. - ---Ma conscience dit que non. Elle s’y connaît. - ---La mienne me dit de vous avertir ou de vous livrer. Vous avez attiré -ces hommes dans un guet-apens. Pourquoi? - ---Vous l’avez vu. D’ailleurs je suis loin d’eux. Vous me gardez. - ---Il y a quelqu’un auprès d’eux. - ---Qui? Les domestiques ont congé. - ---Soit. Et Mme de Hocques est ici. Et si je disais qu’elle est une -espionne et vous un... - ---Vous commettriez deux fois le péché de mensonge. Rien ne prouve -qu’elle soit espionne. Et voici mes papiers qui prouvent que je suis -Français. - ---Cependant si je racontais ce que j’ai vu?... - ---On vous arrêterait immédiatement, car il serait inadmissible que vous -ayiez attendu la fin de l’après-midi pour dénoncer un événement du -matin. Et puis il est évident que vous êtes des nôtres. - ---Ce n’est pas vrai. - ---Qu’on interroge Sainte? Elle vous a vu tout le jour avec nous... -Allons, allons, tout est réglé. Mais ne vous troublez pas... Essayez de -croire ce qu’on vous a dit et travaillez, malgré vous, à la réalisation -d’une grande idée humaine. - ---Le plus fou de tout cela est que je ne sers à rien. - ---Si, vous êtes le témoin. Vous aurez vu que nous ne sommes ni des fous -ni des criminels et que, pour préparer un écho foudroyant à ce que fera, -seul, Nanni ce soir, tout ce que nous faisons était nécessaire, utile, -indispensable. Vous ne pouvez pas encore le savoir. Vous le saurez -bientôt. - ---Je suis donc le témoin malgré moi. Alors vous auriez pu vous dispenser -de me mêler si visiblement à vos démarches. Je vous ai présenté à des -amis. Que vont-ils penser? Me voilà compromis. - ---Il fallait cela pour que vous restiez avec nous. Sinon vous m’auriez -déjà brûlé la politesse. - ---Vous êtes odieux, monstrueux, immonde... - ---Et vous, vous me plaisez beaucoup... - -Cobral rit énormément et se lève. - ---Allons entendre la prose de Cobral. - -Il regarde sa montre. - ---Qu’il est tard!... Si elle ne passe pas de suite, tant pis pour elle, -pour vous et pour moi... Je ne puis attendre et je vous suis... - ---Vous me suivez où? - ---A _l’Exigeant_. Il est quatre heures. Vous m’avez promis de me -conduire à _l’Exigeant_. J’ai bien peur que nous n’y trouvions plus -personne. Venez. - -Il me pousse vers le plateau. - -La salle crie de joie vers la cantatrice qui a chanté tout son -répertoire de guerre dans un bon nombre de langues. - -Le régisseur annonce: «Mademoiselle Pretty Pray». - -Et voilà Sainte dans la lumière nue de la rampe. Son petit tailleur la -fait plus minuscule encore. Mais sa voix sonne, décidée. - -Je ne fais pas attention au titre. Cobral ne quitte pas du regard sa -montre qu’il tient à la main. - -Sainte dit: - -«Au nom du peuple de Paris, au nom du peuple Français, au nom de la -terre et des hommes de toute la terre...» - ---C’est en prose, me souffle Cobral. - -... «Je déclare que l’heure du calme est venue et que demain les êtres -ne se tueront plus. La paix universelle sera signée, je le jure, avant -le prochain midi...» - -Le silence de la salle est invraisemblable. La foudre les a frappés. Ils -sont morts. Tous ces yeux, toutes ces oreilles, tous ces cœurs ne -sentent plus, ne vivent plus, pour être si matériellement silencieux. - ---Pretty a une diction admirable, approuve Cobral. Venez. C’est l’heure. - -Nous cherchons la sortie. J’entends encore la voix nette et souple: - -«Pas une arme ne doit se lever à partir de cette heure-ci. Le chef des -défenseurs alliés s’est endormi en souriant et ce soir, le chef des -envahisseurs...» - ---Où est Nanni? Nous sommes tellement en retard. Il saura bien nous -joindre. - -Nanni est dans l’auto qui nous attend. - ---Mon cher, dit Cobral, pendant que nous filons confortablement, mon -cher je n’ai pas connu Sarah à vingt-cinq ans, mais je prétends que -cette petite Sainte est encore plus... - -Nanni est content. - - - - -_Seize heures._ - - -Je n’ai pas pris garde à la route que nous suivions: ce chauffeur -imbécile a descendu l’avenue du Trocadéro. Nous arriverons à -_l’Exigeant_ pour ne trouver que le concierge et le veilleur. Tant -mieux! Hé! pourquoi me réjouir de ce retard qui se chiffrera par un -minimum de minutes? Je souhaite un accident, une folie, un miracle. -Comment sortir de cet engrenage où l’on me tient? Ne pas arriver, ne -plus reculer, ne plus bouger, ne plus être, ah, ne plus être. - -Que faisons-nous sur le Cours-la-Reine? Joie! Le chauffeur ne connaît -pas son chemin. _L’Exigeant_ est au haut de la rue Montmartre et le -voilà qui passe le pont Alexandre III. Je ne veux pas rire. Je ne veux -pas livrer mon contentement. On va perdre un quart d’heure, une -demi-heure peut-être, et nous trouverons la rédaction désertée. - -L’auto stoppe devant la Chambre des Députés. - -Cobral saute hâtivement. - ---Suivez-moi. - -Je suivrai donc. - -Nanni reste dans la voiture. - -Cobral exhibe je ne sais quels papiers qui lui ouvrent toutes les -portes. Peut-être n’a-t-il pas de coupe-file mystérieux? Son autorité et -son allure de trombe suffisent à l’introduire. - -Dans les pas perdus, deux journalistes me reconnaissent et courent vers -moi. - ---Vous savez la nouvelle? dit le petit gros mélancolique dont je n’ai -jamais su le nom. - ---Venez vite! crie Cobral. - ---Quelle nouvelle? dis-je en me dérobant. - ---Cardiette... Cardiette n’est pas là... - ---Il est malade sans doute. Il sera demeuré dans son lit. - ---Mais, mon bon, dit l’autre,--un maigre à monocle,--je viens de chez -lui. On ne l’a pas vu depuis dix heures. Ses domestiques ne se -rappellent pas où il déjeunait. - -Je ne les écoute plus. Cobral est venu prendre mon bras et m’emporte -vers une tribune. De quel droit entre-t-il dans cette tribune? - -Nous y sommes seuls. Les autres sont bondées. Les parlementaires sont en -nombre dans leurs fauteuils d’orchestre. Il vient d’y avoir une -agitation considérable qui s’apaise. - -C’est le silence tout d’un coup. - -Le président de la Chambre s’est levé. Il parle: - -«Messieurs, l’absence de M. René Cardiette est inexplicable et -angoissante. Je ne veux même pas dire, au nom de tous, le souci qui nous -atteint profondément à ne pas le voir ici, même si cette séance n’eût -pas dû briller de ses paroles. Laissons cette inquiétude violente au -fond de nos cœurs et ne pensons qu’à l’intérêt de la patrie, qui exige -des actes immédiats. Vous allez être appelés, Messieurs, à vous -prononcer sur trois projets de lois qui importent à la Défense -Nationale. Nous savons que vous leur ferez le sort glorieux qu’ils -méritent. Mais le discours préliminaire de M. René Cardiette vous devait -donner tous éclaircissements sur elles et vous en faire saisir -l’urgence. Cette urgence, je veux doublement vous la prouver en vous -lisant moi-même ce discours dont il m’a confié les feuillets. Vous me -pardonnerez d’être si médiocre interprète de ce verbe patriotique.» - -Un long cri unanime jaillit de toutes les poitrines. Peut-être quelques -protestations ont-elles essayé une dissonance timide. Le formidable -hourrah des parlementaires de tous les partis a raison des restrictions -chétives. - -Cobral hausse les épaules. - ---Je le savais, bougonne-t-il. - -Il sort de son portefeuille une lettre cachetée et m’entraîne hors de la -tribune. Il appelle le premier huissier qui passe. - ---Voulez-vous remettre ce billet à M. le Président, s’il vous plaît? -C’est de la part de M. René Cardiette. Je suis le nouveau secrétaire de -M. René Cardiette. Faites vite. - -L’huissier s’empresse. - -Nous rentrons dans la tribune. Le président a pris dans une serviette de -maroquin les pages d’un discours. Il sonne pour imposer le silence qu’a -rompu le jet d’enthousiasme où la curiosité a sa part. - -Le silence revient, total. - -Debout, maigre, élégant, net, le président s’enorgueillit de cette -parole qu’il va faire sienne et sa voix part comme un trait: - -«Citoyens...» - -Le mot porte une émotion dans toutes les mémoires de cette France -représentée. - -«Citoyens, mes frères, citoyens, fils de la grande blessée et de la -victorieuse bientôt, vous vous êtes dressés, vous vous êtes unis, vous -avez frappé l’assaillant: votre vaillance est imbattable et votre -acharnement guerrier se perfectionne jusqu’au génie. Pourtant, citoyens, -je vous crie: «Aux armes»... - -Cet appel me trouble comme il trouble tous les assistants. Le président -n’a pas la déclamation large et sonore de Cardiette, mais il donne à -chaque mot une valeur solide, et chaque mot n’est pas seulement un mot. - -Cobral a son visage obstinément tranquille. Pourtant il murmure avec -impatience: - ---Que fait cet huissier? Pourquoi ne se presse-t-il pas? - -A ce moment, un huissier paraît au pied de la tribune, monte jusqu’au -président et pose la lettre de Cobral sur son bureau. Le président, -surpris, s’interrompt. L’huissier lui dit quelques mots que nous ne -pouvons entendre. Le président déchire l’enveloppe fébrilement. Il lit. -Il est bouleversé. Il est défiguré de stupeur. - -La salle chuchote. - -Sonnerie. - - «Messieurs, dit le président, je reçois un avis de M. René Cardiette. - Il est souffrant, mais ne peut dire où ni comment. Il s’excuse de son - absence, mais affirme que son discours ne peut plus être prononcé, - étant en désaccord avec ses nouvelles obligations et avec les - événements. Ce langage est trop mystérieux, Messieurs, pour que je ne - réclame pas toute votre courtoisie. Je vous demande de remettre cette - séance et le débat qu’elle comporte, à mardi prochain. Je suis certain - que d’ici là tout sera éclairci. Déplorons seulement ces trois jours - de retard apportés à une délibération nationale.» - -Après l’effarement de la première minute, une rumeur naît et se répand. -La rumeur des grandes colères. Quelle révolte va crier? Et -qu’adviendra-t-il des grandes idées destinées au peuple? Ah si je -parlais! si j’avais la franche simplicité de dire ce que je sais! Lâche! -Lâche! - ---Vous êtes rêveur? questionne Cobral en riant. - -Et il ouvre brutalement la porte de la tribune. - ---Taïaut! Taïaut! crie-t-il. Demain vous direz: Hallali! avec moi. -Partons. - -Derrière nous le nuage crève. Debout, criant, gesticulant, doublant le -vacarme avec le claquement de leurs pupitres, les parlementaires ne sont -que fureur et indignation. L’orage éclate indescriptiblement. - -Taïaut! - - - - -_Dix-sept heures._ - - -L’heure des crieurs de journaux s’achève rue Montmartre. Ce temps de -guerre met le soir au milieu de l’après-midi et les feuilles qui -sortaient autrefois avant le dîner courent les rues dès quatre heures, -ou même trois. - -Nous venons après la dernière volée de cette horde hétéroclite où tous -les âges, toutes les détresses, tous les courages s’attellent pour de -naïfs bénéfices en distribuant le communiqué. - -Le pathétique de ces dernières nouvelles est rigoureusement précis. Le -communiqué de quinze heures et de vingt-trois heures remplace par sa -brièveté tragique feues les manchettes grossières des procès douteux ou -des belles explosions. - -Devant l’hôtel de _l’Exigeant_ deux vieilles, très bien dessinées, -attendent encore au guichet leur stock quotidien. Elles sont lentes -comme des ruines et s’en iront, cahotants, criailler le journal avec une -petite voix qui ne fera de peine à personne. Il y a trop de tristesse -terrestre maintenant pour que cela fasse de la peine. - -Aux fenêtres, nulle lumière. La concierge rêve sur le seuil et se finit -les ongles avec une aiguille à tricoter. Tout est calme. Nous avons -perdu trois quarts d’heure. Je veux dire que nous avons gagné trois -quarts d’heure. - -Nanni demande à nous quitter. Il veut se rendre au Black Bar. Il -regrette de n’être pas resté au Trocadéro. En tous les cas il n’a rien à -faire ici et rien à dire. Cobral lui laisse l’auto qu’il renverra au -plus vite. - -La flèche blanche reprend sa course. - -Cobral ne semble pas le moins du monde pressé. J’aimerais mieux lui voir -sa hâte incroyable de tout à l’heure et qu’il fût amèrement déçu, -là-haut. Il regarde la façade, curieusement. - ---Cette odeur, me dit-il, ce parfum d’encre grasse et de papier qu’il y -a autour des grands journaux me plaît énormément. Quand on a vécu dans -cette atmosphère, on doit en avoir la nostalgie. Vous y avez vécu? - -Au café, voisin de la grand’porte, j’aperçois, derrière les vitres, -Marsy. Paul Marsy est secrétaire de la rédaction à _l’Exigeant_. S’il a -quitté son bureau, il n’y a personne au journal puisque, sévère -capitaine, il s’en va de son bord le tout dernier. Cobral ne le connaît -pas. Cobral n’ira pas le deviner dans ce café hanté de reporters où il -consomme le demi-brune et le sandwich réparateurs. - -Cobral a suivi mon regard. Peut-être ai-je tressailli? - ---Qui est ce monsieur? - -Il ne le connaît pas. Je peux répondre à ma guise. Allons donc, -innocent, est-ce que Cobral n’a pas deviné? Si imperceptible qu’ait pu -être ce mouvement de plaisir à savoir _l’Exigeant_ vide de son équipage, -Cobral l’a perçu. - -Puis-je mentir? - ---C’est Marsy, le secrétaire de la rédaction. Mais dites, Cobral, ce -n’est pas à lui... - ---Diable, ricane-t-il, entrons vite. Vous êtes sûr qu’il ne nous a pas -vus? Il ne faut pas le mêler à nos affaires. - -Deux étages d’escalier morne. Escalier de service. Escalier de travail. -Ce n’est pas le genre de ces vieux journaux où l’escalier de pierre -conduit à des torchères électriques une lourde rampe forgée. On n’a le -temps que de travailler ici. Un jour, sans doute, il conviendra de -songer au luxe. On y viendra certainement. Ce n’est pas encore le temps -d’y songer. - ---Pourquoi monter, Cobral? Nous ne verrons personne. Il n’y a plus -personne. - -Il monte. Il pousse la porte. - -Dans l’antichambre une ampoule électrique clignotte comme une veilleuse. -Il est évident que tout est abandonné. Les portes sont unanimement -closes. - -Cobral ouvre la première venue. C’est une grande salle, avec des tables -et des piles de numéros. Sans intérêt. - -Une autre porte résiste. Le mot «caisse» est cloué au-dessus. Encore -moins d’intérêt. - -Une autre. Une autre. Rien. - -S’il n’y avait pas cette ombre qui nous entoure comme un brouillard, -Cobral verrait mon sourire satisfait. Mais il ne faut pas qu’il le voie. -Il faut même que je cesse de sourire ainsi. Vous ne savez donc pas que -ce Cobral n’a pas besoin de ses yeux pour voir que je souris et que j’ai -du contentement. Ai-je un réel contentement? Je tremble de le voir -triompher une fois de plus. Il triomphera de moi, puisqu’il triomphe de -tout. - -Je le suis dans son effronté cambriolage. Car il vient pour prendre -quelque chose. Quoi? - -Un couloir tout à fait obscur. Nous butons à des marches. Nous montons -ou descendons. Je ne peux dire exactement si nous montons ou si nous -descendons. Cobral fait à peine de bruit. Il se glisse le long des murs, -comme un chat. Sa main qui tâtonne rencontre le bouton d’une porte. Il -ouvre. Lumière. - -Quelqu’un écrit sous la lampe. - ---En voilà une heure pour faire un pèlerinage? s’écrie Fagan qui se -décide à me reconnaître. - ---Présentez-moi, dit Cobral. - -Fagan est abasourdi. Notre invasion brutale et mystérieuse en même temps -peut surprendre. Notez aussi que ce garçon s’absorbait dans quelque -littérature. C’était un poète d’avenir que le journalisme a dévoré, mais -qui se débat. Et le soir, après neuf heures consacrées à corriger des -échos ou à rédiger des notes impersonnelles sur la vie chère, le -mouvement antirépublicain en Chine, les bienfaiteurs des mutilés et -autres thèmes attendrissants, il se reprend au jeu des pensées et des -rythmes à quoi son emploi du temps l’a mal préparé. - ---Que puis-je faire pour vous? demande-t-il avec une bonne humeur -excessive. Vous nous apportez de la copie? - -Il relève la mèche énorme qui lui tombait sur le nez et donne un peu de -gaîté à son visage candide que le souci a fripé trop tôt. - ---Mon bon Fagan, je n’ai pas de goût à la copie aujourd’hui... C’est -monsieur qui veut... qui tient... - ---Ce ne sera pas commode, grogne Fagan, important... Nous sommes -tellement nombreux... Mais je puis en parler au patron... Vous avez des -idées? - ---Des idées, s’écrie Cobral, des idées, ah qui aurait des idées, si, -moi?... - -Je tranche: - ---Vous connaissez Cobral, de nom tout au moins. Rappelez-vous: Cobral... -Cobral... - -Il ne se souvient pas. - -Cobral sourit. - ---Ne parlons pas de moi... Je ne vois pas pourquoi monsieur se -rappellerait mon nom... Je n’ai jamais fait parler de moi... Ce n’est -pas aujourd’hui que je commencerai... - -Fagan tourne des commutateurs. Enfin nous ne sommes plus dans cet -ensevelissement de ténèbres. J’étouffais sous le poids de l’obscurité. - ---Vous n’êtes pas ému? blague Fagan qui me voit respirer -difficilement... Nous vous avons eu quelques semaines parmi nous... Il -n’y a pas si longtemps... - ---J’étais un piètre journaliste à vos yeux?... Trop avide de ne voir que -des spectacles pittoresques et de les décrire à mon aise... J’ai -toujours rechigné devant les reportages médiocres, où il faut traiter, -sans caractère et sans violence mais avec sobriété, goût et art, des -questions insignifiantes. - ---Vous êtes le même être impossible toujours, admire narquoisement -Fagan... Et vous n’êtes pas ému de revoir votre ancien bureau? - ---Pas ému. Etonné de n’avoir jamais remarqué l’état de ruine et -d’inconfort où est tenue cette pièce, réservée pourtant à six ou sept -personnages presque tous délicats. - ---Mon petit, dit Fagan, c’est peut-être dégoûtant. Mais aucun de nous ne -s’en aperçoit. Nous travaillons trop pour nous occuper de cette -cuisine-là. - -Nous voilà dans un bavardage sympathique. Il est plein d’indulgence pour -moi, ce grand jeune homme qui portait en lui assez de foi et de fougue -pour n’avoir jamais d’amertume. - ---Pardonnez-moi si je vous presse, mais j’ai peu de temps, coupe Cobral -presque sèchement. - ---Au fait, dit Fagan, poli, vous ne m’avez pas encore exposé... - -Cobral réfléchit. Puis: - ---Je viens de la Chambre, dit-il. - -Fagan, avec indifférence: - ---Ah! - ---Vous êtes au courant? - ---Oui, dit Fagan, si vous voulez parler de l’incident Cardiette. Il -n’est pas venu prononcer le discours attendu. C’est même la raison de -notre retard, ce soir: Vous ne savez pas que _l’Exigeant_ a paru en -retard? - ---Cela ne fait rien, dit Cobral. - -Une pause. - ---Vous pouvez toujours tirer une nouvelle édition? reprend-il. - ---Il n’en est pas question. Je ne saisis pas ce que vous voulez me dire. - ---J’entends, dit Cobral, que vos machines sont prêtes jusqu’au lendemain -à tirer une édition nouvelle s’il le faut? - ---Naturellement. Les formes restent sur les machines. Et il y a des -ouvriers de garde à l’imprimerie. C’est au rez-de-chaussée. - -Cobral est sous la lumière jaune d’une lampe qui marque à son front le -relief trop puissant des tempes entêtées. - ---Je vous apporte votre deuxième édition. - -Fagan se demande s’il n’est pas halluciné. Cobral le regarde, comme -l’hypnotiseur fixe son médium. - ---Je viens de la part de Cardiette avec les quelques lignes -sensationnelles qu’il m’a confiées. Vous ne savez pas qu’il a écrit une -lettre au Président de la Chambre. - ---Je le sais. - ---Déjà? Mes compliments. Cela s’est passé il y a trente minutes. On vous -a dit le texte de cette lettre? - ---On me l’a téléphoné. - ---Bon. Cardiette disait être empêché de venir et renoncer à prononcer -son discours. Il ne disait pas pourquoi? - ---Non. - ---Il me l’a dit. Il ne pouvait l’expliquer dans une lettre officielle. -Mais voici les quatre lignes--quatre, pas une de plus, vous -compterez--qui donnent la clé de sa conduite. N’est-ce pas sensationnel? - -Fagan pose une main sur l’appareil téléphonique. Il regarde Cobral avec -un petit frémissement de colère. - ---Malheureusement, mon cher monsieur, la lettre que Cardiette a envoyé -au président de la Chambre, est un faux. - -Je vous dis que Cobral a juré! Il est assez maître de lui pour n’avoir -pas articulé son juron. Mais je sais qu’il a juré. Ha! Ha! voilà que je -devine les cris intérieurs, comme lui! La contagion... - -Mais il dit posément: - ---On vous a téléphoné cela aussi? - ---Si vous voulez, dit Fagan. - -Et Cobral, bonhomme: - ---Raison de plus pour éclairer cette situation compliquée. Il n’y a que -quatre lignes. Il faut téléphoner à l’imprimerie sans perdre un instant. - -Fagan décroche le récepteur. - ---Vous téléphonez à l’imprimerie? - ---Parbleu, dit Fagan. - -Et il jette un numéro. - ---Tiens! murmure Cobral qui fouille dans sa poche, c’est le numéro du -commissariat de police? - -Fagan ne bronche pas. - ---Raccrochez le récepteur aussitôt. - -Et Cobral braque son revolver. - -Fagan n’a pas d’armes, et son dévouement ne servirait pas à empêcher la -fuite de Cobral. Il raccroche le récepteur. - ---Maintenant téléphonez à l’imprimerie. - -Cobral est tout contre lui, le canon du revolver sur la nuque. Il faut -céder. Que faire? Je suis paralysé. Et si je bouge, c’est sur moi que -Cobral tirera. - ---Si l’un ou l’autre fait un geste, je tue M. Fagan. Cela serait -absurde. - -Fagan parle dans le téléphone. Il répète ce que Cobral lui souffle: -Ordre de remettre les machines en marche. Une édition nouvelle est -commandée pour dix-huit heures. Et il dicte la note de Cobral: - -«M. René Cardiette écrit à _l’Exigeant_: «Le général et moi renonçons à -tout acte belliqueux et invitons le peuple Français à approuver la paix -que nous réclamons dans les vingt-quatre heures.» - ---Une manchette extraordinaire, intime Cobral. La moitié de la page -occupée dans toute sa largeur par ce titre: «La paix sera signée -demain.» Et en sous-titre: «Le gouvernement français et l’état-major -décident de suspendre définitivement les hostilités.» - -Fagan est blême. Il cherche, en obéissant, le moyen de terrasser Cobral. -S’il savait que je suis prêt à le seconder! Mais il me croit le complice -de ce bandit. Cobral est un bandit. Et c’est un bandit qui vient -d’Allemagne. - -Si ces lignes paraissent, l’émeute dévastera Paris. Il ne faut pas -qu’elles paraissent. Je saurai agir. Je dois agir. - ---C’est tout, dit Cobral. Allons au bar. - -Et à Fagan: - ---S’il vous plaît, mon cher Fagan, passez le premier, vous ne pouvez -rien. Il faut céder. N’essayez pas de me faire prendre. Car je vous -abattrai instantanément et je ne serai pas commode à coffrer ensuite. -Soyons amis, c’est plus pratique. - -Nous sortons. - -La veilleuse clignotte encore dans l’antichambre. Personne. - -Qui de nous trois est la véritable victime? Et quel est le fou? - -L’escalier. La voûte. Notre attitude ne peut révéler notre pensée. -Fagan, l’esprit tendu ardemment vers le geste qui arrêtera la -catastrophe en route, n’a pas une ombre de sang au visage. Cobral cache -son revolver dans la main; il marche entre nous deux. Nous passons très -naturellement devant la concierge. - ---Il n’y a pas de lettres pour moi? lui demande Fagan avec un petit -tremblement de voix. - ---L’auto n’est pas encore là! crie Cobral. Harry est un imbécile ou -Nanni un malappris. On ne prive pas les gens de leur auto dans une -pareille circonstance. Que devons-nous faire? - -Il dit en riant: - ---Attendons-la. - -Et tous trois, devant la porte, nous causons. C’est une légende terrible -que je suis en train de rêver. Ce n’est pas vrai que je me tais devant -cet assassin? Pourtant Fagan est audacieux. Mais quelle issue à cette -contrainte? - ---J’ai été présenté à votre directeur, il y a longtemps... dit Cobral, -posément... Il m’a paru intelligent et actif et très artiste... J’aime -tant que l’on soit artiste... Il m’a plu à cause de cela... un nerveux, -mince et gris, avec des yeux froids, des yeux qui veulent... Il est -peut-être trop artiste. Pourtant il a sacrifié ses goûts et son -dilettantisme à l’avenir de son journal... au moment où je l’ai vu, il -hésitait à faire de cette feuille, ancien pamphlet socialiste, le -quotidien du théâtre et des mondanités... Il est plus solide -aujourd’hui... De vrai les femmes du monde sont infirmières et font la -charité, ce n’est pas s’éloigner d’elles que se consacrer aux besoins -matériels de Paris et de tous ceux atteints par la guerre... vous êtes -de mon avis, naturellement? - -Fagan, pâle et méprisant, ne regarde pas Cobral. Mais il me regarde moi, -avec une intensité qui me gêne. Je fuis ce regard. Il doit être un -reproche. Il ne sait pas. Il ne sait pas. Et il reproche. Si vous -saviez, Fagan! - ---Enfin! clame Cobral. - -C’est l’auto blanche. - -Il nous fait monter, s’assied à côté de Fagan et me laisse prendre le -strapontin. - ---File, Harry, où tu dois aller et passe rue Cambon au Black Bar. - -Et vers moi: - ---Je vous y rejoindrai quand M. Fagan sera en sûreté jusqu’à demain. - -L’auto vole sur le pavé. - -La Bourse, l’Opéra, la rue de la Paix. Tout est calme. L’or danse et -chante dans la lumière folle des étalages. - -Fagan me regarde. Que veut-il? Je fuirai ces yeux. Je fuis ces yeux -suppliants. Assez de cauchemars dans ma tête. Je ne veux pas ajouter ce -regard épouvantable qui implore. Ou qui condamne! - -Cobral fait celui qui est content d’aller en promenade. Il est -invraisemblable. Il faut le tuer. Oh, ma rage... - -Pourquoi Fagan m’appelle-t-il ainsi? Je ne peux plus éviter son regard! -Je vois ses yeux maintenant, ses yeux qui sont effrayants à voir. Il me -juge. Il m’égale à Cobral. Quelle haine me vient de ces yeux! -Comprend-il? Je veux qu’il comprenne ma conduite. Le tréfonds de ma -pensée doit lui apparaître. - -Ah, c’est la sienne qui m’apparaît. Fagan, Fagan, vous savez que je ne -suis pas un assassin. Vous voyez que je subis la même contrainte que -vous. Je ne peux m’en évader. Vous le voyez. Vous voyez le drame. Vous -voyez mon innocence. Que dites-vous encore, Fagan? Que demandez-vous? -Votre sort m’est inconnu, mais il n’y aura pas de crime. L’homme qui n’a -pas tué ce matin ne tuera personne. Ne craignez pas. S’il a dit que vous -seriez libre demain il n’a pas menti. Vous serez libre. Que dites-vous? -Oh ce cri de votre âme. Que criez-vous, Fagan? - - * * * * * - -J’entends! j’entends! Le journal, l’édition, le scandale, l’émeute. Oui, -j’entends. Je vous dis que j’entends, vous voyez bien que j’entends. Il -faut empêcher cela? Comment? Cela n’est pas possible. Eh bien, si, si. -J’ai donné mon silence à Cobral. Mais je sauverai Paris. Je sauverai. Je -trouverai. Je vais trouver. Entendez-moi, Fagan, la chose monstrueuse -n’aura pas lieu. Courage! Courage! Victoire! - -Il comprend tout ce qui se passe en moi. Il croit. Il a confiance. La -flamme de ses yeux s’éteint. Il baisse les paupières. Il est à bout de -forces. Mais il est heureux puisque j’ai promis. Ah! il sait bien que -j’ai promis. - -Où sommes-nous? L’auto s’arrête devant des vitres éclatantes. C’est le -Black Bar. Je dois quitter Fagan et Cobral. Je descends. Je regarde -Fagan. Il ne rouvre pas les paupières. Il cache ses yeux maintenant. -Mais je sais qu’il y a du calme dedans et de l’espoir. - ---Au revoir, jette Cobral, désinvolte. - -Et il emmène son prisonnier. - -Je vous ai promis, Fagan. - - - - -_Dix-huit heures._ - - -Les habitués de Black Bar s’en vont. Bu, le thé. - -Nanni est venu ici attendre Sainte. C’est elle qui a demandé ce -rendez-vous; et il l’accordait avec égarement. Pourquoi a-t-il été si -brusquement impatient de Cobral et de moi? Je sais que Cobral voulait -l’amener à _l’Exigeant_. Et il n’a pas insisté, quand Nanni s’est -déclaré rebelle à toute démarche supplémentaire. Cobral est beau joueur. -Le départ de Nanni a peut-être aggravé la difficulté de la situation. Je -ne puis supposer que Nanni soit le complice de Cobral. A trois, nous -aurions... - -Il n’est pas dans le salon du rez-de-chaussée. Je le découvre à -l’entresol où il est rigoureusement seul dans le hall qui sent la Chine. - -Il se lève dès qu’il me voit entrer. - ---Que savez-vous d’elle? Qu’a-t-elle fait? - -Je suis tellement bouleversé par la scène précédente que je ne sais -répondre. - -Je demande: - ---De qui parlez-vous? - ---Sainte, où est-elle, où est-elle? - ---Hé, je ne sais pas, nous l’avons quittée au même moment! Vous lui avez -dit de vous rejoindre ici? - ---Pourquoi tarde-t-elle? Un malheur est arrivé. Pourvu qu’elle ne soit -pas morte... - -Cette détresse est très jeune. Je ne me soucie pas de Mlle Pretty Pray. -Les femmes sont ingénieuses dans n’importe quelle aventure. Pretty est -plus femme que les autres femmes. Il n’est personne qui soit aussi femme -que Pretty. Pretty ou Sainte, comme vous voudrez. - ---Vous ne pensez pas, gémit Nanni, qu’elle soit en danger? - -Quel danger? Oh! que ces gens de passion sont ennuyeux! Quel danger -menacerait cette petite bonne femme habile? Elle a dit qu’elle -viendrait. Elle viendra. Et c’est tout. Ridicule Nanni, qui tremble pour -une gamine sur laquelle il s’imagine avoir tout soudain des droits. On -ignore pourquoi il aurait des droits sur elle. Convoitise humaine! -Ambition, prétention, orgueil!... Misère... - ---Il est six heures, dit Nanni, et la matinée peut ne pas être finie... -Mais dans une demi-heure je vais aux nouvelles. - -Qu’il aille où bon lui semble! Une demi-heure? Eh! dans une demi-heure, -le numéro de _l’Exigeant_ sortira des presses pour courir la rue. J’ai -dix minutes à moi. J’ai quinze minutes au plus pour agir. Et je me -répète ce mot «agir», qui me paraît le plus comique de la langue -française. Celui qui ne sert à rien. - -Agir? Agir? - -Quoi? - -Nanni frappe la table où sursautent les tasses pleines d’eau blonde: - ---Est-ce que ce sacré papier que lui a fourré Cobral aurait valu des -ennuis à l’enfant? Je ne l’avais pas lu. Je ne l’ai pas écouté. Que -disait-il, ce papier? - -Je pouffe. C’est nerveux. - ---Pauvre homme, ce papier travaillait pour vous, d’après ce que j’ai -entendu. - ---Pour moi? Pour moi? - ---On y parlait de la paix. - -Et je ris. Ça me fait mal de rire sans gaîté. Je ne rirai plus jamais. -Cette minute de fou rire me donnera la haine de toute gaîté feinte ou -involontaire. - ---Cobral a voulu cela, soupire Nanni. Je n’y connais rien. Il eut mieux -valu me laisser agir. Je me demande même s’il n’est pas imprudent de -désarmer ce côté-ci avant de blesser l’autre. - ---C’est la première fois que vous vous le demandez? - ---Oui, et la dernière. Car ce qui est fait est fait. Philosophie à bon -marché, mais la seule permise par les circonstances pressantes. Si nous -avons commis des fautes, il est trop tard pour se repentir. Des actes! -des actes! Il n’est question que d’agir. - -Ho! le même mot qui me tarabuste le crâne! Agir! Agir!... Nanni est fou -à lier. - ---Vous pensez, lui dis-je, que tout n’est pas irréprochable dans notre -conduite. - ---Sainte ne doit pas être gênée à cause de nos entreprises. Si Cobral -l’a mise dans l’embarras, c’est un crime. C’est un crime que je -châtierai. Oh! je ne veux pas. Mais qu’elle vienne! qu’elle vienne! - ---Vous ne saviez donc pas tout ce que Cobral voulait faire? - -Nanni me regarde, hagard. - ---Je ne comprends pas ce que vous dites. Cobral voulait faire quelque -chose? - ---Nanni, vous ne m’écoutez pas. Comment pourriez-vous comprendre? -Dites-moi seulement si Cobral est votre ami. - ---Mon ami. Bon. Qui? Cobral? Soit. Il est mon ami. Et Sainte ne l’est -pas. Enfin nous n’avons pas le droit de l’engager sur une route dont -elle ignore le terme. Je vous jure que je suis anxieux. Je suis aussi -anxieux qu’on puisse être. Je ne vis plus. - ---Patientez, Nanni. Elle devait rester auprès de Mme de Hocques. Elle se -sera attardée. Parlons de Cobral. - ---Elle ne peut s’attarder. C’est elle qui a voulu venir ici. Elle veut -me parler. Elle a voulu. Je m’abandonne à elle. Voyez dans quelle fièvre -je suis. Je vais la voir, je vais lui parler. Tout à l’heure, au -Trocadéro, je l’ai approchée, mais je me suis contraint. Je ne pouvais -parler tant l’amour se débattait en moi. Je n’ai rien dit. Je serais -parti pour toujours. Mais elle veut que je parle. Elle veut que je la -voie. Et je n’ai plus de calme. Vous souvenez-vous que ce matin j’étais -maître de moi? Ah, c’est angoissant d’aimer. - ---Cobral va venir. Il n’aimera peut-être pas vos épanchements. - ---Pourquoi parlez-vous tout le temps de Cobral? Qui songe à Cobral? -Qu’il soit là ou qu’il n’y soit pas, c’est tout un pour moi. Je préfère -qu’il n’y soit pas. Il me déplaît. Pardon, je veux qu’il vienne et qu’il -sache que je suis en grande colère. - ---Il a agi contre vos souhaits? C’est votre ami pourtant. Je croyais que -vous agissiez en pleine entente. - ---Certainement. Mais je ne peux parler de quoi que ce soit tant que je -ne serai pas rassuré. Vous n’imaginez pas quelle torture est l’ignorance -des faits. - ---Vous saviez qu’elle disait publiquement des pages destinées à causer -une impression violente! Si je l’avais su, je n’aurais pas laissé faire. - ---Vous avez raison. Avec ces êtres-là on ne sait jamais où l’on va. Ils -commandent quand on croit qu’ils obéissent. Ils s’en vont à la seule -minute précieuse où leur collaboration est nécessaire. Je ne peux le -chasser, que voulez-vous? - ---Vous le connaissez bien? - ---Qui? Oh! je connais Sainte depuis des années. Je la connais et je ne -la connais pas. Elle est très belle. Elle a eu toutes sortes de talents. -Des talents artistiques. Elle me plaît. Il faudrait pouvoir ne jamais -aimer. - ---Depuis combien de temps connaissez-vous Cobral? - ---A déjeuner, je souffrais, figurez-vous. Et cela s’est dissipé. Je suis -dans une torpeur hallucinée. Je n’y suis plus, à vrai dire, puisque j’ai -cette frayeur de ne pas savoir... Où est-elle? Où est-elle? - ---Après tout, vous valez mieux que lui. Aidez-moi. Je veux que -_l’Exigeant_ ne paraisse pas. Je l’ai promis. - ---Cela m’est égal, mon cher... Pourquoi _l’Exigeant_ ne paraîtrait-il -pas? C’est un journal. - ---Vous vous moquez de moi, Nanni. - -Il passe ses petites mains dans ses cheveux exaltés. - ---Je me moque de vous? Pourquoi? Je ne pense qu’à elle. Vous me la -retrouverez, dites? - -Comme il est las! Tout s’est rompu en lui. L’amour revenu et l’extrême -inquiétude l’ont martyrisé. - ---Vous me parlez, Nanni, comme si vous ne saviez rien de Cobral. - ---Je ne sais rien de Cobral... Qui est Cobral? - -Redevient-il insensé? Tant de tempêtes ne serviront-elles qu’à le rendre -à sa pauvre réclusion de malade? - ---Je parle de votre ami Cobral. Il n’y a qu’un Cobral. C’est déjà trop -qu’il y en ait un. - ---Je sais de qui vous parlez. Mais je ne connais pas cet homme. Ce n’est -pas moi qui pourrais vous dire comment je l’ai connu... Il me sert, -voilà tout. Il sert mes idées. Sauf à m’accabler par de lourdes erreurs, -comme de mêler Sainte à ce drame. Et puis ce n’est pas un drame. - ---Alors il y a dans votre journée des événements que vous n’avez pas -prévus avec lui? - ---Hé là! je n’ai rien prévu. Que vous dire là-dessus? Il m’annonçait ce -matin que nous ferions des choses extraordinaires. Et cela s’est borné à -courir les cafés, les journaux, les concerts de charité, et à déjeuner -avec des gens que je ne connais pas, mais qui sont importants sans -doute. C’est petit. C’est petit. C’est petit vraiment. - ---Vous n’êtes pas au courant du salon de Mme de Hocques? - ---Quel salon? - ---Et les cigares... - -Nanni rit comme un enfant. - ---Vous êtes comique, dit-il, avec votre interrogatoire qui ne signifie -rien. - ---Et la visite à _l’Exigeant_ ne signifie rien? - ---Je ne sais pas ce que vous dites. Quelles questions! Vous ne voyez pas -que je meurs d’angoisse et que toutes ces comédies de votre imagination -me sont insupportables? - ---Pardonnez-moi, Nanni, mais il faut que vous me répondiez rapidement. - ---Non. Qu’on me laisse tranquille. J’ai du chagrin. Je vais tellement -souffrir si elle ne vient pas. Pourquoi ai-je cru qu’elle voulait enfin -m’aimer un peu? - ---Répondez-moi. Les minutes battent la charge vers une révolution, si -vous ne parlez pas. - ---Que voulez-vous? - ---Nanni, Nanni, je ne sais pas très bien qui vous êtes, mais je sais que -vous n’êtes pas un Cobral, vous. - -Il ricane douloureusement: - ---Tout de même? - ---Vous servez une idée. Cobral en sert une autre. Plutôt Cobral sert -quelqu’un. - ---Je veux la paix. Lui aussi. - ---Pas de la même manière. Pas pour les mêmes causes. Je vous affirme, -Nanni, que Cobral n’est pas d’un pays allié et qu’il sème ses paroles -comme on sème des bombes ou des signaux. - ---Cela n’est pas vrai. Qui vous l’a dit? Je ne connais pas Cobral. Et -vous ne pouvez pas le connaître mieux que moi. - ---Nanni, ce n’est pas vous qui êtes en danger: c’est la France. Je suis, -moi, entraîné à votre suite dans une tentative chimérique et peut-être -sublime. Je vous admire à travers mon épouvante. Vous êtes une figure -ressuscitée, vous êtes un être double et unique qui va, de son coup -d’aile prodigieux, tenter la fortune qu’il a violée jadis et soumise -rudement. - ---Vous rêvez? Pourquoi ce lyrisme? Mais vous dites la vérité, la grave -et la simple vérité. Cette audace vous plaît. Je m’en doutais: je l’ai -dit à Cobral. - ---Vous irez en Allemagne cette nuit et vous avez résolu d’anéantir un -repaire que vous avez découvert. Cela peut aider à la conclusion de ces -luttes sanglantes. Cela peut nous approcher de la paix. - ---Oui, c’est le rêve, le rêve de l’aigle et de l’envol, mais il aurait -fallu que je ne revoie pas Sainte avant ce départ. Elle me trouble et je -pense à elle autant qu’à ma destinée. - ---Vous ne voyez pas, Nanni, que Cobral agit contre vous? - ---Allons donc, il a dit qu’il se mettait à mes ordres! Il a la même -hantise de bonheur humain. Et dans l’événement d’aujourd’hui il s’est -chargé de tout ce qui pourrait contribuer à m’aider. Il voulait préparer -les esprits. Il m’a dit avoir écrit quelques articles et aussi la prose -que Sainte a lue au Trocadéro. Mais je crains qu’il n’ait été imprudent. -C’est un imprudent, ce Cobral. Il faut mettre des imprudences au service -de ma cause. C’est celle du monde entier. - ---Et des crimes aussi à votre service! Que diriez-vous si l’on faisait -disparaître le chef de nos armées et le porte-parole du parlement? - ---Ah! je dirais que c’est impossible. Ne pensons pas à cette honte. Il -faut au contraire que je les sente tendus de tout leur effort pour me -risquer dans cette audace qui ne fera que décider la déroute de -l’ennemi. - ---N’en parlons pas. Alors faut-il parler d’un manifeste que toute la -presse répandrait dans Paris et par la France, signifiant à la nation -que ses chefs l’abandonnent et que ses soldats ne seront pas menés à la -victoire? - ---Le peuple se soulèverait. Mais l’ennemi aurait profité déjà de ces -désertions, et ce serait la débandade sanglante. Cela ne peut être. - ---Un journal paraît dans un quart d’heure avec le manifeste que j’ai -dit. - ---Un journal? Quel journal? - ---_L’Exigeant._ - ---Vous êtes fou. Qui a permis cela? Qui a osé cela? - ---Cobral. - ---C’est lui? C’est lui qui tout à l’heure allait à _l’Exigeant_? - ---Avec une intrépidité d’apache il a fait chanter le chef des -informations et l’a emmené prisonnier. Les presses roulent maintenant. - ---Et vous laissez faire! Assassin! - ---J’ai promis à Cobral de me taire. Est-ce que vous avez promis, vous? - ---Non. Je n’étais informé de rien. Je suis la dupe. Je suis -criminellement dupé. Ah, cette vermine sur les ailes de l’aigle. -L’oiseau de proie n’est-il plus qu’une proie? - -Il se lève, ardent et magnifique. - ---Puis-je servir à parler à votre place, demande-t-il? - ---Oui. Venez au téléphone. Demandez _l’Exigeant_. Dites que vous êtes le -directeur, et ordonnez d’interrompre le tirage ou, s’il est trop tard, -la vente. - -Nous courons à la cabine téléphonique. Nous attendons, l’oreille aux -récepteurs. Le numéro n’est pas libre. - -Nous ne parlons pas. Nos yeux se reconnaissent. La franchise finit par -répondre à la franchise. Fût-ce entre un fou et un... Mais quoi! Ne -suis-je pas un fou, moi aussi? Je deviens fou, lentement, sourdement, -âprement. - -Pas libre. - -Je tape du pied. Je domine bien mal mes nerfs, moi que l’on a dominé -tout le jour. Nanni est fixé dans sa contrainte. Je vois le sang battre -aux veines de ses tempes. - -On répond enfin. - -Le journal est à peine tiré. On n’a rien mis en vente. On promet de lui -obéir. Le chef de l’atelier a parlé respectueusement, comme au patron. - -Nous nous regardons. J’ai les yeux pleins de larmes. Nous restons, un -temps qui me paraît l’éternité, face à face, vides de pensée et d’âme. -Puis Nanni s’approche, met ses bras autour de mon cou et m’embrasse, -puéril. Et il me quitte là, chancelant. - - * * * * * - -Je le rejoins à la même table. Nous sommes toujours seuls dans tout -l’étage. Nous nous asseyons péniblement comme deux coureurs épuisés. - ---Hélas, geint Nanni, j’ai un bruit stupide dans la tête. Excusez-moi: -c’est la fièvre. - -Pauvre garçon! Je retrouve à peine le profil impérial dans ces traits -qu’une grande indignation n’a visités que pour les rendre à l’effroi de -tout à l’heure. La pensée de Sainte t’écrase, pauvre Nanni! - ---Je vais téléphoner au Trocadéro, dit-il en se levant. Il faut que je -sache. Il y a trop d’obscurité dans tout ce que je touche. - -Il sort avant que j’aie tâché de l’apaiser. - -Et Sainte surgit: - ---Où est Nanni? - -Une grande joie à sa vue. J’ai eu peur, moi aussi. J’ai peut-être eu -peur pour l’angoisse de Nanni. Ou pour moi-même, qui sait? - ---Il vous attend. Mais vous, d’où venez-vous? Dites-moi, dites-moi. - -Elle tremble. Elle est secouée comme un drapeau dans le vent. - ---Je n’ai rien. Nanni est là. Je suis heureuse. J’avais peur qu’il ne -vienne pas. - ---Il est là. Soyez bonne pour lui. Soyez douce. Et cette représentation -s’est bien terminée? On vous a écoutée? - ---Jusqu’au bout, religieusement, idiotement. Et quand j’ai eu fini, une -huée formidable. Epouvantée, je me suis enfuie, je me suis perdue à -travers les couloirs, et j’ai rencontré par hasard Moquin, le critique, -qui m’a fait sortir et m’a mise en taxi. Il a été très bon. Il répétait -constamment: «Ce n’était pas à faire! Ce n’était pas à faire!» - ---Vous êtes sauvée, c’est tout ce qu’il faut. - ---J’étais comme folle. J’ai donné au chauffeur une adresse -incompréhensible. Je roule depuis deux heures. Qu’est-ce que ça fait? - -Elle est toute dans ses yeux qui brillent d’un éclat nouveau... - ---Nanni! crie-t-elle. - -C’est un hymne, ce cri. - -Elle lui tend les bras. Il lui prend les mains. Je m’éloigne. -J’essaierai de penser à quelque chose pendant qu’ils parleront. Pouvoir -penser à quelque chose qui ne bouge pas. Et penser à une seule chose... - -Nanni et Sainte ne parlent pas. Ils s’aiment à pleins yeux. Je suis sûr -qu’ils se voient pour la première fois de leur vie. C’est peut-être leur -premier bonheur. Ou le dernier. - -Ils sont trop beaux! Je ne penserai pas à eux, c’est dit. Je ne penserai -à rien. Ah! ce n’est pas faisable, et Cobral me hante. Il a joué de moi -avec autorité. Il m’a mis dans l’impossibilité de parler et de le -dénoncer. Pourtant cet individu malfaisant doit être arrêté, condamné, -tué. C’est grave de tuer un homme. Je le tuerais s’il ne s’était pas -confié à moi. Je l’ai presque trahi en faisant échouer sa dernière -manœuvre, mais ne pas parler eut été trahir la patrie. Et, s’il reste -libre, il exécutera le reste de ses crimes. Je ne me ferai pas son -complice. Il m’a obligé à je ne sais quelle réserve, mais puis-je m’y -tenir quand il faut sauver mes frères? - -Il médite quelque sinistre. Peut-être va-t-il entraver la folle équipée -de Nanni, ce soir? Que fera-t-il pour cela? N’a-t-il pas commencé -l’ignoble forfait dont je ne devine que l’intention? - -Nanni et Sainte ne parlent pas. - -Sainte baisse un peu le front. Je vois mieux son cou. Il est élégant, -mais si fragile qu’on a de la pitié. Nanni l’enveloppe de son regard. Et -je crois que le regard de Nanni n’est pas tout à elle. Comme ces lampes -dont les rayons dépassent une statue et font son ombre immense sur le -sol, les yeux de Nanni sont très haut et très loin, mais Sainte est -emportée par l’imagination du visionnaire. Elle fait corps avec sa -vision. Il lève un peu la tête, lui, comme s’il avait peur qu’elle -tienne trop de place dans son horizon. - -Je me jette au travers de leur extase craintive. - ---A quelle heure, dis-je à Nanni, est fixé le départ? - ---Vingt-trois heures. Vous y viendrez? - ---Vous le demandez? Sainte y viendra aussi? - ---Vous le demandez? dit-elle. Je veux être près de Nanni tant que Nanni -sera près de mes mains et puis, près de mes yeux. - ---Il sera près de votre cœur quand vous reviendrez seule chez vous, -Sainte. - ---Il sera dans mon âme. - -Elle sourit pour que son aveu un peu solennel ait l’air négligent. - -Pourquoi suis-je là qui les interromps? Pourquoi y a-t-il autre chose -que de l’amour et de la douceur? Tout serait si beau dans la mesure -d’une harmonie absolue. - ---Je suis malheureux d’empêcher vos paroles, dis-je gauchement. - ---Vous n’empêchez rien, dit-elle. Je parle pour la première fois à -quelqu’un que j’aime et je ne dis pas un mot. Et j’entends aussi tout ce -qu’il me dit. - ---Hélas! crie Nanni, il n’est pas que de l’amour. - -J’essaie de plaisanter: - ---Il y a la guerre. - -Mais il dit aussi vite: - ---Il y a la paix. - -Et fiévreux, tremblant, à voix rauque: - ---Suis-je donc complètement seul? Je n’aurais pas cru que je serais -complètement seul. Un homme est venu à moi, se targuant du même rêve. -C’était pour me trahir. Et j’ai failli l’aider à répandre la haine, la -douleur, la mort, la guerre dans la guerre, moi qui vis pour donner un -peu de bonheur. Je n’ai pas vécu avant cette minute. Je sors de mon -existence vaine comme si je m’échappais du sommeil. Je commence à vivre -et je finirai très vite. Et ma vie n’aura duré que quelques heures. -Après, s’il se peut, il y aura pour moi des années où je respirerai, où -je regarderai, où j’aimerai, il y aura de l’amour pour moi--après. Mais -d’abord, ceci pourquoi je suis fait. Ce n’est pas une illusion. Ni moi, -ni un autre, ni d’autres ne m’ont suggéré cet acte. Mais il est sûr que -je devais l’accomplir, et il est sûr aussi qu’il réussira. Est-ce qu’il -ne suffit pas vraiment, tout ce sang qu’il y a derrière nous? Des -siècles de cadavres nous précèdent. Cessons ce jeu. Quittons le cirque -et retrouvons les fauves dans la nature où leur place est marquée. La -nôtre n’est point parmi eux. Pourquoi tant d’orgueil dans le cœur de -celui que je suis? Je n’ai rien fait encore. Rien ne me signale aux -vivants. Mais j’ai honte pour eux des morts inépuisables, et les guerres -passées me pèsent aux épaules comme si j’en étais le coupable. Laissons -toute apologie. Chacun fait ce qu’il fait, ne m’empêchez pas de finir ma -tâche et elle servira le bonheur terrestre en ajoutant une gloire -nouvelle aux victoires de mon pays... - -Il pose les mains sur la table comme sur une carte, Les mains impériales -couvraient ainsi le dessus de la terre. Mais Nanni retourne ses mains -doucement pour le geste d’hospitalité et de bonté. Et il prend la main -de Sainte pour y appuyer sa bouche. - -Sainte l’aime. Sainte le voit. Elle s’effraye du rêve de Nanni et -s’offre de tous ses yeux à l’accaparer. Je sens bien qu’il ne parle que -pour fuir ces yeux. Il précise son ambition par des mots, pour être -certain qu’elle n’est pas partie de lui et que son amour ne le fait pas -hésiter dans l’abnégation jurée. - -Je veux le sauver de Cobral maintenant. - ---Nanni, quelqu’un nous menace. Pensez-y. - ---Eh bien, dit-il, Cobral viendra ici. Ne devons-nous pas dîner -ensemble? - ---Je ne vous dirai pas de l’éviter. Il faut le voir, au contraire. Mais -il a compromis votre tâche. Il a ébauché une catastrophe. Qui sait de -quoi il est capable? Il y aura un malheur ce soir si cet homme est -libre. - ---Où est-il? dit Nanni. On ne peut l’arrêter. - ---Dans un instant, il sera ici. - ---C’est vrai, mais personne ne saura qu’il s’y trouve. On ne l’arrêtera -pas. - -Nous nous taisons. Nanni guette mes paroles. - ---Je vois, Nanni, que vous avez un scrupule pareil au mien. - ---Je le tuerais volontiers, dit Nanni, mais c’est moi qu’on arrêterait -et ce serait du temps perdu. Ne croyez-vous pas qu’on puisse attendre à -demain? - ---Eh! malheureux, vous ne sentez pas que votre départ du Bourget peut -être empêché s’il le veut? - ---C’est un voleur de nos enthousiasmes. Mais nous lui avons donné notre -silence. Nous pouvons lui demander qui il est. Il ne le dira pas. - ---Il faut que quelqu’un le lui demande. Et cela par devant de solides -agents de police. Comment espérer qu’une maladresse le livrera? - -Sainte nous écoute avec des yeux ronds de poule qui ne comprend pas et -rit brusquement, interminablement: - ---Vous êtes deux imbéciles, dit-elle. Je trouve vos cas de conscience -bien idiots, je vous le jure, et vous avez de la chance que je sois là. - ---Que ferez-vous de plus? - ---J’irai chercher le commissaire de police du quartier. J’en profiterai -pour expliquer décemment le scandale du Trocadéro, où ma réputation a dû -recevoir une belle gifle. - ---Vous allez dénoncer? - ---Avec joie. Votre monteur de complications a une odeur d’espion qui -fixe son avenir. Je vais de ce pas m’occuper de lui. - ---Eh bien, elle a raison, dit Nanni. Allez, Sainte. Cobral ne doit pas -vous retrouver ici. - -Je n’aime pas que Nanni encourage si facilement Sainte dans cette voie -que les circonstances excusent, mais qui est un peu amère pour des goûts -délicats. Il a l’air pressé qu’elle parte. - ---Où dînez-vous? s’enquiert-elle. - ---Chez Pottier sans doute, près d’ici. Pour toute sûreté, je dirai au -chasseur de nous suivre et vous viendrez le lui demander dans une heure. - ---Bravo! dit Sainte que je n’ai jamais vue si joyeuse. Je vais tendre -les filets. - -Elle va sortir. - -Elle revient et se tient devant Nanni. Il l’a vue venir à lui comme s’il -recevait un coup terrible dans la poitrine. Comme il l’aime! Comme ils -sont beaux! - -Anéanti de son amour et de son émoi, il s’assied, pâle. Ses cheveux ne -cachent pas son front où je ne vois plus le tourment. Je ne sais -peut-être plus le voir. - -Sainte prend la tête de Nanni entre ses mains, essaie de rire, et comme -elle va pleurer, écrase ardemment ses lèvres sur ce front. - -Elle fuit sans se retourner. - -Nanni se tait un moment, puis vite, se lève, va jusqu’à l’escalier, se -penche et revient: - ---Adieu. - ---Que me dites-vous? - ---Je pars. Tout est bien puisque Cobral sera pris. Il faut que les -mauvais soient punis. Qu’on le livre aux exécuteurs. - ---Vous ne restez pas? - ---Je vais au Bourget. Excusez-moi: venez assister au départ. - ---Pourquoi partez-vous si tôt? C’est à vingt-trois heures, disiez-vous? - ---Vingt-deux. - ---Comment? - ---J’ai dit vingt-trois pour ne pas la revoir. Je ne veux pas la revoir. - ---Sainte? Vous la fuyez? - ---Si je la revois, je ne partirai pas. Il y a trop d’amour dans cette -âme d’enfant. Il y en a trop dans la mienne. Elle me retiendra, je vous -dis, il faut qu’elle ne me retienne pas. - ---Elle va souffrir. - ---Hélas! Je souffrirai davantage. Mais si je reviens, si je reviens... -Je veux revenir... Je veux la revoir... demain, demain, après la -chose... - ---Vous avez peur d’elle? - ---Oh! oui, puisque je l’aime. Et je n’ai pas le droit de l’aimer. Ce que -je dois aimer, c’est l’heure de cette nuit. Rien autre. Adieu. - -Je tente de le retenir. - ---Non. Laissez-moi. Vous savez bien que je dois partir. Dites à -Cobral... Mais il n’y a rien à dire à celui-là. - -Il serre mes mains à les rompre. - ---A ce soir, si vous pouvez. A demain, si je peux. A toujours, si vous -croyez. - ---Nanni! - -Il n’est plus là. - - - - -_Dix-neuf heures vingt._ - - ---Vous êtes seul? Où est Nanni? - -J’ai grand’peine à ne pas rire au nez de Cobral. Ce n’est plus le -maître. C’est une bête traquée par l’inquiétude. - ---Nanni est parti. Sous prétexte de dîner plus vite et d’aller aussitôt -visiter son appareil. Sans doute une rencontre féminine l’aura séduit -avant le départ. - -Cobral sifflote pour distraire sa préoccupation. - ---Et non! grommèle-t-il, je crois plutôt qu’il est allé à son appareil. - ---Au fait, il n’y a pas à l’en blâmer. Qu’est-ce que cela vous fait? - ---Rien vraiment, dit Cobral trop vite. Cela ne me fait rien. - ---Comme vous êtes propre! voudrez-vous de ma compagnie? J’ai sur moi -toute la boue du champ d’aviation. - -Il est impeccable. Je l’impatiente. Ou bien il est si tourmenté qu’il -sera mécontent de toute chose. - -Je dis encore: - ---Sainte est venue. - -Il s’intéresse: - ---Qu’a-t-elle dit? Cette matinée?... - ---Il y a eu quelque vacarme. - ---Je sais. On vient de me donner les détails et c’était de l’attendu -pour moi. Ce vacarme est excellent, décidément, excellent. Mais elle, -Sainte, n’est pas ennuyée? - ---De quoi? Ah je ne saurais vous dire. Elle est demeurée trois minutes -ici. Elle cherchait Nanni. - ---Ah! que lui a-t-elle dit? - ---Elle ne l’a pas vu. Il était parti quand elle est arrivée et je pense -qu’elle est à sa recherche. - ---A ce point-là? J’étais persuadé qu’elle l’avait en horreur. - ---Vous avez pourtant des yeux remarquables, Cobral. - ---On ne peut pas tout voir. - ---Je vous croyais capable de tout voir. Est-ce que cela vous gêne que -ces enfants se plaisent? - ---Quels enfants? - -Il répond et questionne à la fois, machinal. Il ôte son feutre, le jette -sur une table et s’assied lourdement à côté de moi. - ---Si nous allions dîner? déclare-t-il. Vous avez pris votre thé? Nous -n’essayons pas un petit cocktail inoffensif? Il est plus de sept heures. -Vous ne voulez rien boire avant dîner. Dînons. - -Il se lève. - ---Où? dit-il. - -Souriant: - ---Chez Pottier, nous serons tranquilles. Au moins c’est près d’ici. - -Il cherche son feutre comme s’il ne savait plus où il l’a mis. Je le lui -donne. Qu’est-ce qui le trouble? - ---On n’a pas encore crié _l’Exigeant_ dans la rue, murmure-t-il. C’est -mauvais. - -Je lui demande ce que cela veut dire. Que fait ce mot d’_Exigeant_ dans -son monologue que je ne suis pas assuré d’avoir nettement compris? - ---Rien, fait-il rudement. Je n’ai pas parlé. - -Il se dirige vers l’escalier. - ---J’aurais voulu voir Nanni, dit-il. - -Et me regardant: - ---Il fallait dire à Sainte de... Mais vous ne pouviez pas savoir. C’est -ma faute... Vous me contiez qu’elle est à sa recherche? Je ne vois pas -où elle le chercherait, cette petite. - -Il fait un geste d’insouciance obligée. Mais il l’interrompt et se met à -rire: - ---Elle est sur la route du Bourget. Elle est peut-être au Bourget à -cette heure-ci. Ce ne peut être différemment. Tout est bien, n’est-ce -pas? - -Et je vois, descendant à sa suite, le tressaillement confortable du rire -secouer ses épaules. - -Pourtant sur le trottoir je l’entends murmurer amèrement: - ---Ce serait imbécile que ce journal ne paraisse pas. - -Il hésite à marcher. Il dit, très bas, pour lui seul: - ---Personne au monde n’est capable d’avoir contredit mes ordres. Alors? -Alors? - -Je lui dis: - ---Téléphonez. - -Il hausse les épaules. C’est: non. Si je ne lui avais pas donné ce -conseil, il téléphonerait. Cela va l’empêcher de m’ôter sa confiance. -Bravo, je deviens subtil. Mais je n’aime pas faire le policier. - ---A table! A table! dit-il avec un gros rire de cloche fêlée. - -Nous traversons la rue où tous les réverbères sont éteints. Les autos -avancent lentement et font gronder leurs trompes à chaque tour de roues. -Si je poussais Cobral sous une de ces autos? Qui le saurait? C’est bien -facile. - -Je suis lâche. Je suis lâche. - -Il est sur ses gardes peut-être, tout angoissé que je le sente. Il est -plus fort que moi. Si je manquais le coup, il s’évaderait et serait -imprenable. Patience, donc! La ruse l’encercle. La Justice est en -marche. - -Chez Pottier, Cobral ordonne le menu, sans me consulter. Mais son -arrogance est presque attendrissante. Accroche-toi, pauvre homme, à ton -orgueil qui surnage dans la débâcle! Tu sens le flot, qui t’assaille et -te bat comme une falaise minée jusqu’à l’os. - -Je parle trop. J’entreprends cent histoires inutiles. Je les narre mal -et je ne les finis point. Quelle nervosité dans le triomphe! - -Triomphe? Pas de gros mots. De la douceur, du silence, de la patience. - ---Nous dînerons vite, dit Cobral, et nous irons au Bourget voir Nanni. -Il ne faut pas se priver de le voir avant son départ... - -Il ajoute finement: - ---J’ai laissé l’auto devant le Black Bar. Je ne tiens pas à être suivi -jusqu’ici par des importuns. Peut-être en est-il quelques-uns après -l’incident du Trocadéro? - ---Et après les autres incidents? - ---Oh! pour les autres nous avons été si prudents qu’il est impossible de -nous trouver. - -Une ombre sur son front. - ---Je ne m’explique pas _l’Exigeant_. Pourquoi ce journal ne paraît-il -point? Le Directeur serait-il venu après notre départ? Ce serait la -noire malchance. Il y a eu quelque chose. Puisqu’on ne peut savoir quoi, -essayons de n’être pas soucieux. Et qu’on nous serve promptement. - -Nous ne parlons plus. Le dîner passe avec une rapidité absurde. C’est un -dîner de sportsmen, et rien n’y mérite le regret d’une dégustation -brutale. - -Enfin, l’addition. - ---Laissez, dit Cobral, vous êtes mon invité. - -Il paie. Cela m’est insupportable. Impression pénible. Pourquoi? Geste -banal de sa part. Pensée pauvre de ma part. Je ne peux tout de même pas -m’imaginer que je vais le trahir? Encore des scrupules? Je ne lui dois -rien, je ne tue pas un innocent. Je pense à Judas. Eh bien mais, ce -n’est pas moi Judas. - -D’ailleurs je doute du châtiment. Il y a une heure que Sainte nous a -quittés. Faut-il tant de temps pour amener un commissaire de police et -des agents? Dernier espoir: l’auto. Restée à la porte du Black Bar elle -a pu tromper la police qui s’en est tenue à cet établissement. Mais j’ai -remarqué le chasseur du bar. Il nous a suivis. Il nous a vus entrer chez -Pottier. Ou bien, Cobral, invulnérable, a-t-il tout prévu? Mais s’il a -paré ce coup suprême, ce n’est pas Cobral qu’il se nomme. Ah! ne me -demandez pas comment il se nomme! Et je pense que «prendre Cobral» est -peut-être une tâche surhumaine. «Prendre Cobral»... - -Nous sortons du restaurant. Voici le hall qui le sépare de la rue. Le -hall frais, plein d’un bruit d’eau courante et de l’odeur de la marée. - -Quel est cet encombrement à la porte? Une foule? Non. Plusieurs hommes. -On dirait qu’ils nous attendent. - ---Monsieur, dit l’un à Cobral en le saluant, veuillez nous suivre, s’il -vous plaît. - ---Qui êtes-vous? - ---Je vous le dirai à mon bureau. Suivez-moi. J’ai un mandat d’amener -parfaitement en règle. - -La demi-douzaine de gaillards herculéens qui l’accompagnent entourent -Cobral. Je sens qu’ils sont à l’affût de sa résistance pour le mater. -Ils surveillent les mains de Cobral et ses poches où il a une arme -sûrement. Ne va-t-il pas, d’un bond de tigre, se débarrasser d’eux? - -Il répond cérémonieusement au salut de son interlocuteur. - ---Je suis ennuyé au plus haut point, dit-il. Cette arrestation ne vient -que d’un malentendu et par malheur me fait perdre un temps précieux. -Mais je vais m’en expliquer au plus vite, et je ne gâcherai peut-être -que un ou deux quarts d’heure. Je vous suis, Monsieur. - -J’interviens pour l’apparence. - ---Ne puis-je me porter garant de la liberté de monsieur? Peut-être mon -témoignage vous expliquera-t-il le malentendu certain... Voici mes -titres dans la presse parisienne. - -L’homme de la police qui est doux et élégant, sourit avec une amabilité -considérable, c’est-à-dire incorruptible. - ---Je vous prierai seulement d’accompagner votre ami au commissariat où -vous direz ce que vous savez. - ---Vous ne me demandez pas mon nom? dit Cobral. - ---Je le connais, dit l’homme. - -Et nous allons, à pied, les mains dans les poches, au commissariat de la -rue d’Anjou. L’escorte des «civils» qui nous encadre vaut toutes les -menottes et toutes les voitures cellulaires. Aussi bien je comprends que -Cobral ne luttera pas. Il est calme, gracieux, honnête. C’est le -bourgeois sage qui ne s’indigne pas d’une erreur, car il faut être -indulgent à ceux qui se trompent. Ici, Cobral est sûr de son fait, -simplement. Qui déchantera? - -Le commissaire n’est pas dans son cabinet. A sa place est assis un grand -jeune homme distingué qui ressemble au roi d’Angleterre. N’allez pas -vous imaginer que c’est le roi d’Angleterre. Mais ce n’est pas le -commissaire, je le sais, je me souviens que le commissaire est brun. Et -ce jeune homme est blond. - ---Qu’est-ce que tu viens faire ici? dit-il. - -Je balbutie. Qui est ce jeune homme? - ---Tu ne me reconnais pas? Il est vrai que je n’avais pas de barbe quand -je faisais de la littérature. Tu te rappelles Kennedy? - ---Kennedy? Voyons, Kennedy? Mais oui. Kennedy, qui écrivait des récits -d’exploration en Afrique centrale et qui refusait à son journal de faire -le reportage en banlieue sous prétexte que Paris lui était -indispensable? - -Je m’amuse. Je parle. Je suis content de voir ce garçon. Kennedy? Si je -me rappelle Kennedy? Il a quitté les joies du deux-sous-la-ligne pour -entrer dans la diplomatie ou dans la bureaucratie, enfin dans un lieu -officiel qui exige de brillantes relations. - ---Et toi? dit-il affectueux, arrives-tu à faire de ton art un métier ou -quelque chose de sérieux? - -Il rit parce qu’il a nature de joyeuseté. Mais tout est correct en lui -maintenant. Je suppose qu’il occupe des fonctions sévères. - -Je lui tape sur l’épaule. - ---Si je ne me trompe, nous étions intimes? - ---Indissolublement. - -Et de rire. - ---C’est une chance, dit Cobral dont personne ne s’occupe. C’est une -chance que vous soyez l’ami de Monsieur le commissaire. Voilà qui va -simplifier la procédure, si procédure il y a. - -Kennedy fait son visage de fonctionnaire. - ---Je ne suis pas le commissaire de police, Monsieur, et en outre je ne -pense pas que monsieur soit votre ami. - -Mon air de colère l’arrête dans son ironie. - ---Au fait, que veux-tu? - ---J’étais en effet avec Monsieur quand on l’a arrêté. - ---Que faisais-tu là? Tant pis pour toi. - -Il réfléchit. Il est très fâché de me voir parmi cette rafle. Mais je -m’en moque et rien, ce soir, ne m’empêchera de parler. - ---Faites entrer la jeune femme, dit-il à un agent. - -Et il me regarde songeur. Puis, le visage éclairé: - ---Tu sais le nom du Monsieur? - ---Oui. Je vais tout te raconter. Je suis là malgré moi. J’hésitais à -parler par une espèce de point d’honneur. - ---Veux-tu me dire son nom? - ---Son nom? Cobral, parbleu. - ---C’est le seul nom que tu lui connaisses? Alors cela commence à plaider -pour toi. Je peux t’assurer que tu t’en tireras très paisiblement. -Tiens-toi seulement à la disposition de la justice. On aura peut-être -besoin de toi. Je ne te demande pas ta parole de rester à Paris. - ---Je te la donne. Mais que fais-tu dans tout cela? - ---Je représente le procureur de la République. - -Cobral n’écoute pas. On jurerait qu’il n’écoute pas. A peine si un -discret soupir d’impatience prouve son désir d’être loin. Et en somme, -il est plus docile que la plupart des bonnes gens obligés de faire -antichambre ou de subir un questionnaire administratif. - -L’agent fait entrer Sainte dans le cabinet. - ---Bonjour Sainte, dit Cobral. Je comprends de quoi il s’agit. C’est -l’affaire du Trocadéro. - -Kennedy, de la main, l’invite au silence. - ---Je vous demanderai de parler dans un moment. - -Sainte est pâle. Elle a dépensé beaucoup d’enthousiasme pour ce -dévouement dramatique. A présent elle est hors de nous, semble-t-il, et -le bonjour de ses yeux était distrait. Comme si elle ne nous voyait pas. -Comme si elle voyait autre chose. Comme si elle avait un visage unique -en face du sien. - -Je demande à Kennedy: - ---Mademoiselle n’est pas inculpée? - ---Non. J’ai besoin qu’elle témoigne de ce qu’elle sait. Car elle est -venue si brusquement et elle a parlé si vite... - -Je devine en Cobral le juron intérieur que j’ai déjà entendu. Il la -regarde méchamment. Il se domine. - ---Il ne faut pas la retenir, dis-je à Kennedy. Finis-en avec elle et -laisse-la partir. Je te jure qu’elle doit être ce soir dans un endroit -où elle a devoir d’être. - -«Merci», disent les yeux de Sainte. - ---Je vais la congédier et te congédier aussi, répond Kennedy. Je sais -qui vous êtes l’un et l’autre. Mademoiselle est une comédienne de talent -et d’une belle réputation: elle a causé aujourd’hui un scandale fâcheux -à la matinée du Trocadéro. Elle s’en expliquera demain, et je sais à peu -près comment cela s’est produit. Car j’ai vu ton ami Moquin au café tout -à l’heure. Là aussi il n’y a qu’un coupable. Donc, ne craignez rien, -Mademoiselle. - -Cobral interrompt. - ---Je suis heureux, Pretty, que vous n’ayiez pas d’ennuis à cause de -cette tentative sincère et maladroite. - ---Et toi, me dit Kennedy, tu es victime d’une illusion du même genre. Ce -que m’a dit Moquin est une grande clarté qui vous innocenterait si -l’extérieur de la question pouvait me tromper. - ---Nous partons? - ---Je n’ai plus rien à vous demander. - ---Je pars aussi, dit Cobral, car le même but m’appelle, ce soir. - ---Il est bien probable, repart Kennedy, glacial, que votre unique but -sera désormais d’appartenir à la Justice civile ou militaire de France. - -Cobral aimablement: - ---Je ne comprends pas. - ---Si, Monsieur. Nous vous tenons. Nous vous gardons. Vous n’avez jamais -pensé qu’il faudrait vous y résigner, un jour ou l’autre? - ---Mais me résigner à quoi? demande Cobral toujours souriant. - ---A ne plus passer pour M. Cobral qui n’a jamais existé? A passer pour -l’homme que vous êtes et qui gêne la sécurité et la propreté nationale. - ---Je ne me fâcherai pas, souffle Cobral. Ce que vous me dites n’est pas -clair. Mais j’ai sur moi des papiers qui vont vous édifier sur votre -erreur. - -Et il sort de son portefeuille une véritable liasse. - ---Vous voyez, monsieur, que les signatures les plus honorables et les -plus illustres... - ---Oui, c’est bien imité, nargue Kennedy. Mais j’ai des papiers plus sûrs -que ceux-là. Regardez. - -Il ouvre une serviette et met sous les yeux de Cobral des photos, des -lettres, des coupures de journaux. Cobral ne manifeste aucune surprise. -Mais il se tait. - ---C’est vous qui êtes édifié? demande Kennedy. Je n’ai plus rien à vous -demander. Ce que je voulais savoir, votre silence me l’a appris. Je -connais votre passé, je connais votre journée. Les juges établiront les -concordances nécessaires à votre condamnation. - -Cobral est obstinément bonhomme. Ses yeux ne sont plus féroces. Sa -terreur est cachée sans doute dans sa gorge, car il paraît incapable de -parler. - ---Un moment, dis-je. Cet individu a endormi aujourd’hui chez Mme de -Hocques, à Neuilly, deux personnages augustes du gouvernement et de -l’armée. Il faut prendre soin d’eux. Et prendre soin de Mme de Hocques à -qui un petit questionnaire ferait peut-être du bien. - -Kennedy prend des notes. Cobral cherche son revolver dans sa poche. Un -agent se jette sur lui. Le coup part, la balle se perd au plafond. - -Cobral sourit. Il regarde les issues. Il regarde les hommes qui -l’entourent. Il est vaincu. Je ne sais même pas qui est cet homme. - ---Ce crime était inutile, lui dis-je. Pourquoi me tuer, Cobral? Vous -vous êtes servi de moi. De quoi voulez-vous tirer vengeance? - -Il fait une grimace. - ---Je ne vous ai pas tué. Je n’ai jamais tué personne! - ---C’était une étrenne. Merci. Mais qu’est devenu René Fagan? - ---Il est enfermé dans une chambre. Il a de quoi manger pour deux jours. - ---Où cela? - ---Je ne le dirai pas. Et, après tout, pourquoi ne pas le dire? Dans la -villa du Bourget. Voici les clefs. - -Il jette un trousseau sur le bureau du commissaire. - ---Et Nanni? ai-je crié. - -Il me regarde sournoisement. - ---Quoi? Vous savez mieux que moi ce qu’il fait. Il a fui. Il a eu peur -de moi. Il a eu peur. Il a eu peur. Il sentait que je voulais l’empêcher -de partir. Il ne partira pas. J’ai détraqué son appareil. Et comme il -part le dernier, ce soir, il n’y aura plus d’appareils... - ---Il partira demain. - ---Voire. Et puis demain l’homme qu’il veut tuer aura changé son quartier -général. Je le sais. J’ai envoyé quelqu’un en Allemagne. - ---Ha! Cobral, vous étiez un espion... - ---Allons, dit Kennedy, ton étonnement est admirable. Tu ne sais pas qui -tu as approché, mon pauvre ami? - ---Je comprends le scandale du Trocadéro, le scandale de la Chambre et -_l’Exigeant_. Vous vouliez mettre le désordre au cœur de la France? -C’est une sorte de génie. Seriez-vous un croyant, comme Nanni? - ---Ça ne vous regarde pas, jette-t-il. J’ai fait ce que je devais faire. -C’est fini. Adieu. Votre Nanni, oui, c’est un croyant. Mais je l’ai -vaincu. Et moi, je ne suis vaincu que par moi-même. Je savais que -j’étais très fort. Je n’ai pas eu assez de génie. Il en fallait -beaucoup. Ah, il en fallait trop. - -Il s’isole dans un mépris taciturne. - -Kennedy fait signe aux agents de l’emmener. Il me serre les mains comme -à un ami sorti d’un grand danger. Il s’incline, respectueux, devant -Sainte. - ---Mademoiselle Pray, je vous présente mes hommages et je vous félicite -de votre généreuse intervention. - -Un hurlement de haine. C’est Cobral. - ---Sainte! Vous avez parlé? - -Elle le défie. - ---Moi, monsieur l’espion, je ne prends pas de gants pour ôter le masque -d’un assassin. - ---Assassin? Eh bien, délatrice, je le serai donc pour vous donner -raison. - -Il a bondi sur elle, écumant. Les mains aux épaules, les mains au cou, -il la tuera. Les agents se sont rués sur lui. Meute dévorante sur le -fauve! - ---Nanni! Nanni! râle Sainte. - -Elle s’affaisse, évanouie. Cobral a dénoué le carcan de ses mains. Il -est vaincu. Il est tout à fait vaincu. Il n’a pu contraindre sa folie de -brute. Il ne l’a même pas satisfaite. - ---Fini, dit-il, sous la rudesse déchaînée des agents. - ---Il faut bien finir, lui dis-je. Vous aviez fait un beau rêve. Qu’en -reste-t-il? Le revolver a manqué, vos poings ont manqué, et la haine a -manqué puisque, l’autre, le héros, est vivant près de son appareil -blessé, mais dont il a vu la blessure déjà puisqu’il a eu l’inspiration -d’y courir. - -Cobral qu’on emmenait rit sombrement. - ---Ho! j’ai dit qu’il ne partira pas? J’ai seulement voulu dire qu’il -n’arrivera pas. La blessure de l’aigle est invisible. C’est là-haut, en -plein vol, qu’elle s’ouvrira et le guide de l’escadre tombera. Qu’il -parte! Qu’il parte! J’ai fait un beau rêve, vous avez raison. - -L’horreur me déchire et me poigne. - ---Sainte! - -Elle revient à elle. Elle a vu la mort. Elle se demande pourquoi elle -n’est pas morte. Ses yeux errent sur tous ces gens et ils se posent un -moment sur l’abominable rictus de Cobral qu’ils ne reconnaissent pas. - ---Sainte, Sainte, debout, il faut sauver Nanni. Vous entendez, Sainte, -Nanni va mourir si vous ne venez pas. - -Elle me regarde sans comprendre. Anéantie, jetée sur un fauteuil, elle -cherche à deviner ce que je peux dire dans ce langage étranger. - ---Sainte, venez. L’heure de mourir guette Nanni. - -Est-ce qu’elle ne va pas mourir? Pourquoi est-elle si pâle? Ses mains se -crispent aux bras du fauteuil. Elle pleure. De grosses larmes. Un -sanglot de petit enfant. Ses yeux retrouvent Cobral. Ses yeux flambent. -Mais ils reviennent à moi. - ---Sainte... - -Elle a compris. Elle se dresse. Elle prend ma main. - ---Je viens, Nanni! crie-t-elle. - -Et nous fuyons le ricanement infâme de Cobral. - - - - -_Vingt-deux heures._ - - -Je voulais ne pas voir l’heure. Un cadran s’est trouvé malgré moi au -bout de mon regard. L’heure est marquée. L’heure du départ de Nanni. -Quand serons-nous au Bourget? - -Dans la rue d’Anjou, nous courons. Je ne songeais pas à l’auto blanche. - ---Vite, rue Cambon. - -Nous courons. Comme c’est loin! Pas un taxi ne passe. La nuit est -presque complète dans les rues où nous nous jetons. Ce n’est pas cette -rue. Que sais-je? Dans quel quartier allons-nous? Je vais oublier le nom -de la rue si je ne la trouve pas. - -Sainte est haletante. Elle murmure dans une plainte convulsive: - ---Je viens! Je viens! - -Nous courons. Des gens nous heurtent. Je fais un faux pas. Je perds mon -chapeau. Sainte tombe. La rue Cambon enfin. Je vous assure que c’est la -rue la plus longue de Paris. C’est une rue immense. - ---Je viens! Je viens! - -Elle y sera. Il faut qu’elle arrive à temps. C’est l’heure. Oui, c’est -l’heure, bien entendu. Mais un départ d’avion n’est pas réglé à la -seconde comme un horaire de chemins de fer. Nous arriverons. Elle -arrivera. Dieu! cette rue n’a-t-elle donc pas de fin? - ---Je viens! Je viens! - -L’auto. Elle attend devant le Black Bar. Le nègre nous reconnaît et -sourit mélancoliquement. Je vous ai bien dit que c’était un nègre -mélancolique. On note des détails ridicules dans les moments les plus -anxieux. Va-t-il obéir? Oui. Je lui ordonne d’aller à la villa du -Bourget. Son maître y a laissé de l’argent et me prie de le lui -rapporter. Le nègre ne discute pas. Il démarre et prend sa normale et -folle allure qui m’effrayait ce matin et qui me semble la pire lenteur -ce soir. - ---Je viens! Je viens! - -Il fait très froid. Je grelotte malgré mon pardessus. Je m’emmitoufle. -Que j’ai froid! Que j’ai froid! Sainte est vêtue de son mince tailleur. -Je lui tends la couverture d’hermine pliée à nos pieds. Elle refuse. -Elle ouvre sa veste. Elle reçoit avec béatitude le vent glacé sur sa -blouse de soie blanche. Elle ferme les yeux. C’est une absurdité de -livrer sa poitrine au froid. Mais il est évident qu’elle ne sent rien. -Elle serait nue, qu’elle aurait encore chaud. Ni chaud ni froid. Elle ne -sent rien, c’est tout ce que je puis vous dire. Elle ferme les yeux et -de temps en temps elle répète, les dents serrées, la voix sifflante: - ---Je viens! Je viens! - -Nous sommes encore dans Paris. L’auto va lentement. Le nègre accélère -chaque fois que je l’en prie. Je sais nettement qu’il accélère. Pas une -fois je n’ai l’impression de rapidité. Il est incompréhensible que les -fortifications ne soient pas dépassées. Cet énervement me rendra fou. - -Comme si je ne l’étais pas! Je suis malade, je suis fou, trop de coups -sur ma tête aujourd’hui! Comment ai-je accueilli avec stupeur, avec -épouvante, des événements très médiocres? des événements inexistants! -Comment suis-je demeuré inerte devant des catastrophes? Oui, c’étaient -des catastrophes. Je suis lâche, car j’avais senti que tout cela était -gros de haine. Il n’est pas naturel de séquestrer des gens et de -susciter la révolution. Vous ne me ferez jamais dire que c’est naturel. -Cependant j’ai assisté à une série d’attentats devant quoi je n’ai pas -bronché. - ---Je viens! Je viens! - -Je suis lâche? Je ne le suis plus. Sainte nous a réveillés. Elle m’a -réveillé. L’arrestation de Cobral m’a causé une joie violente. Cela -n’empêche pas que je sois lâche. Allons, il ne faut pas le dire. J’ai -pris cette décision de courir au Bourget. Cela rachète ma timidité du -matin. Je ne suis pas un grand coupable. Ce matin, je ne savais rien. Je -ne comprenais pas. On disait devant moi des choses qui me restaient -étrangères. Quand j’ai commencé de comprendre, c’était tellement -formidable que je n’osais croire à la réalité de ces crimes. Je ne suis -pas sûr encore que des cerveaux humains aient pu les concevoir. Humains? -Humains? Ne parlons pas de cerveaux humains, s’il vous plaît. Ai-je -encore moi-même quelque chose d’humain? Après le contact de ces -criminels, ne leur suis-je pas un peu semblable? Ah non, ces criminels -n’étaient qu’un. Et leurs crimes sont dénués d’éclat. Le hasard, Sainte -et peut-être Dieu ont avorté la barbare tentative. - ---Je viens! Je viens! - -Mon Dieu! Pourvu qu’elle soit absolument vaincue, l’influence du -misérable! Tout a été sauvé de ses machinations. Tout, pas tout. Le -jeune héros qui va partir vers une chimère magnifique, est-il parti? -Dans tout le reste de l’immonde allemandise nous sommes arrivés à temps. -Si nous allions venir trop tard? - ---Je viens! Je viens! - -Nous venons! Cette voix, qui le crie perpétuellement à mon oreille, me -fait espérer le miracle. Nous venons! c’est elle qui le dit. Et l’amour -a tellement lié ces deux êtres qui se fuyaient il y a quelques heures. -N’est-ce pas Nanni qui l’appelle en ce moment? Je crois. Je veux croire. -Nous venons. Il faut que Nanni soit encore là. - -La pleine nuit. Paris est derrière nous. Le ciel noir avec des étoiles -nettes nous souffle une bise mordante. Cette obscurité de désert nous -met hors de date et hors le lieu. Je ne veux pas avoir peur. Je ne peux -pas penser aux minutes imminentes. Pourtant il serait doux de ne pas -arriver. C’est le bonheur peut-être. Mais si le drame est au bout, -pourquoi finir cette course? Ah, n’arriver jamais. - ---Je viens! Je viens! - -L’auto s’arrête. Dans la nuit, je trouve à droite l’ombre blanche de la -villa. Il y a un prisonnier, qui est en danger peut-être, là-dedans. -Plus tard! Allons aux hangars. Vite. Sainte, Sainte, venez. - -Je prends son bras. Je lui fais traverser la chaussée. Des barrières -nous empêchent de passer. Il y avait une porte. Suivons le trottoir. -Nous découvrirons la porte de cette enceinte. Il y a sans doute des -autos à cette porte. Nous allons, nous allons. A notre gauche, le -terrain que la nuit fait incertain et vaste comme la steppe. Pas une -lumière. Si, quelques points de clarté bougent tout là-bas. - -Qu’est-ce? Une fusée a jailli du sol. Non, cette flamme monte avec une -courbe étrange. Un signal? Sainte, c’est un avion qui part. Nous levons -les yeux. D’autres flammes sont là-haut, qui planent et s’élèvent et -s’éloignent. C’est le départ de l’escadrille. Combien sont-ils? Douze. -Vingt. Je ne peux pas compter. J’ai peur. - ---Je viens! Je viens! - -Hélas! il est bien tard. Et cette barrière hostile. La frapper, -l’éventrer, l’escalader? Sainte, voici une brèche. Nous tombons dans les -ronces. Nous courons dans la boue. Il me semble que nous sommes englués -dans un marais infect, dans un marais qui ne finit pas. Le froid me -brûle le visage. J’étouffe. Mon Dieu, mon Dieu, nous n’arriverons pas. - -Une ombre plus précise. Ce sont les hangars. Ha! une flamme encore, une -flamme quitte le sol. Est-ce la dernière? Ce ne peut pas être. Courir, -haleter, mourir, quel calvaire d’angoisse! Mourir, mourir là! Hé! qui -parle de mourir! - -Nous touchons aux hangars. Voici le plateau où était l’aigle ce matin. - -Il y est. - -Il ne reste qu’un avion. C’est celui de Nanni. Je le sais. Je le vois. -Je vois les «N», les quatre «N» sur les cartouches tricolores. Nanni, ne -partez pas. Ah! je ne puis parler. Je ne puis crier. Rien. - -Des hommes entourent l’appareil. Cela sent la suprême minute. Nanni ne -nous voit pas. Appelez-le, Sainte. Courez, courez donc. Elle y est déjà. -Moi je suis à bout de tout. - -Je reste sur place. Des ronflements métalliques dans le ciel. Quelle est -cette constellation mouvante? Toutes ces étoiles sont parties de ces -hangars ténébreux et de ce cirque bleui par les lampes à arc. On voit, -de l’une à l’autre, l’invisible fil de soie que nos yeux s’accoutument à -nouer aux astres pour les grouper. Je vous dis que c’est une -constellation nouvelle. - -En voici d’autres. A l’ouest, des flammes montent, montent, montent. Une -à une, disjointes, rejointes, elles volent vers la cime de la nuit. -Apparues brusquement comme du jet d’un jongleur capricieux, elles -obéissent ensuite à la ligne solennelle de leur ascension. C’est encore -une constellation qui vient de l’horizon occidental et qui marche vers -celle d’ici. - -Une autre à l’est. Une au sud. Et une autre. Et une autre. Un peu plus -rondes et un peu plus jaunes que les vieilles étoiles, elles se -confondent avec elles cependant. Mais leur marche les désigne. Et la -hâte, qui les fait bondir de tous côtés vers le même point, en fait des -bêtes trépidantes et laborieuses. Je ne sais quelle vermine céleste qui -avale des lieues avec ses petits pas qu’on n’a pas le temps de compter. -Des constellations de bêtes! Des constellations vivantes! Mais quelle -constellation géante se forme, à cette minute? - -Les hommes ont voulu éloigner Sainte. Pourquoi? Elle se débat. - -Elle crie: - ---Nanni! Nanni! - -Il ne voit rien. Il n’entend rien. Assis dans le biplan, il est comme -enlizé dans le niveau des ailes blanches. Son profil est fixé comme un -bronze ou un marbre. Le vent léger tire ses cheveux. Les «N» font des -marques sombres sur la triple couleur des cocardes. - ---Nanni! Nanni! - -Il a entendu. Il regarde. Mais il ne reconnaît personne. Il n’est plus -avec nous. - ---Eloignez cette femme, crie-t-il. - -Il dit encore: - ---Je suis prêt! Mettez en marche. - -Les aides prennent Sainte par le bras. Il faut bien qu’elle cède. Petite -faiblesse, pauvre chère faiblesse! Qu’est-ce que votre amour devant ces -machines et ces incompréhensions? - -Pourtant elle se débat. Elle se libère. Elle court à l’appareil. Un -homme vient de tourner l’hélice qui ronfle ardemment. L’appareil -tressaille. Sainte s’accroche aux fils de fer d’une aile. L’aigle -frémit, l’aigle se meut. Adieu. Sainte roule sur la terre boueuse. Et -l’aigle rase le sol avec ses ailes qui appellent le vent, avec son -double fanal de chef d’escadre, avec ces «N» qui mêlent au passé le -présent--ou que sais-je?--le présent au présent. - -Je cours à Sainte. Meurtrie, blessée peut-être, elle s’agenouille et -regarde la fuite du biplan vers qui elle tend les bras. Elle se dresse. -Elle n’a plus d’âge. Elle a l’éternité sur son visage. «L’N» a quitté le -sol et monte vers la constellation formidable où ses deux flammes ne -font qu’une planète au milieu des satellites en ordre. - ---Je viens! Je viens! - -Sainte, où êtes-vous? Courage! vous me terrifiez. Peut-être Nanni a-t-il -découvert le sabotage de Cobral. Sans doute. Sainte, m’entendez-vous? -Songez que Nanni est venu ici une heure plus tôt qu’il ne l’avait -décidé. Croyez-vous qu’il n’a pas étudié son fidèle une dernière fois? -Regardez-le, Sainte. Regardez ce vol qui n’est pas un adieu, ce vol qui -reviendra. Il monte. Il monte. Il est sauvé. - -Nanni est au-dessus du terrain d’aviation. Je reconnais les deux gros -yeux de ce nocturne que les autres suivront. N’était-ce pas la consigne? -Ils iront où Nanni les mènera. Ce rêve de destruction, ce rêve de -bonheur humain qui les guide n’est-ce pas dans mon imagination? -Pourtant, j’entends encore les paroles de Nanni. Il les vit maintenant, -ses paroles. Que c’est beau! Je n’ai plus peur. C’est la victoire -complète sur l’assassin. Monte, Nanni, monte, fantôme de guerrier, -monte, pacificateur chargé de bombes. Soyez heureuse, Sainte, il s’en va -dans la joie. Il est en route. Sa route nous le ramènera. - -Et de la constellation surhumaine, l’étoile à double flamme tombe. Une -chute directe. Une explosion. Pas un cri. C’est tout. Des gens courent. - -Un murmure puéril près de moi: - ---Je viens! Je viens! - -Sainte a son visage qui m’atterre. Elle a vu. Je sais qu’elle a vu. Je -lui montrais l’appareil. Je lui disais des choses. Et puis, voilà qui -est dit. Sainte, je vais aller là-bas. Restez. Vous ne devez pas voir -cela. Je viendrai vous chercher. - ---Je viens! Je viens! - -Et elle demeure là, indifférente. - - * * * * * - -Un grand trou. - -Au fond, rien. Du fer tordu. Des débris. Un tas incompréhensible où -quelque chose fume lentement. Une fumée noire. Une fumée grasse. C’est -sale. C’est lamentable. - -A mes pieds, contre la paroi, deux formes. Deux formes déformées: Nanni -et le compagnon qu’il emmenait. Celui-ci est méconnaissable. - -De Nanni je reconnais les mains. Bras ouverts, crucifié presque, il a le -geste impérial qui tenait les hampes des aigles. Ce double geste qui -portait l’amas des étendards comme de lourdes ailes. - -La tête. - -Nanni est reposé. Le souci qui le marquait au front tout à l’heure a -disparu. Mais il a bien vieilli. On croit voir un homme las qui est mort -chez lui, malade, usé trop tôt, usé pourtant, par les années trop -remplies. Les paupières sont closes. Pourquoi? Le front est nu. Un large -front sans ravages. Un front de renoncement. Derrière sa tête un lambeau -de toile. Trois couleurs circulaires. Trois couleurs souillées. La -lettre N presque effacée par la terre qui a jailli sur elle... - -Déjà les hommes sont descendus dans le trou. Ils ne s’occupent pas des -cadavres. Ce ne sont que des cadavres. Ce ne sera plus rien bientôt. Les -hommes soulèvent des débris. L’aigle... - -La tête dort. - ---Je viens! Je viens! - -Sainte est derrière moi. La même voix. La même plainte toujours. Quel -cri aura-t-elle devant cette horreur? Nous sommes restés stupides. Elle? - -Elle ne dit rien. Il n’y a pas de douleur sur son visage. Il n’y a plus -de vie sur son visage. - ---Sainte! n’allez pas au bord! Sainte! où allez-vous? - -Elle passe. Elle n’a pas vu les morts. Elle s’arrête au-dessus d’eux -pourtant. Elle descend dans le trou. - ---Sainte! Où allez-vous? - -Elle piétine la boue et la cendre. Elle s’agenouille. Non. Elle ne veut -pas s’agenouiller. Elle tend les mains vers Nanni. Comme elle se penche -sur son amant! Elle se couche contre lui. Son chapeau tombe dans la -fange. - ---Sainte, où allez-vous! - -Elle se lève. M’a-t-elle regardé? Il est certain qu’elle ne m’a pas vu. -Elle s’écarte de Nanni. Sa blouse de soie est tachée de sang. Cela fait -un dessin rose. Elle est morte, elle ne sent rien, comment fait-elle des -gestes encore? Ce n’est qu’une morte. - ---Venez, Sainte. - -Je l’appelle. Ce spectacle de deuil et de boue, ce froid, ce n’est pas -tolérable. Je vais l’emmener. Je ne la consolerai pas. Je vais -l’éloigner de cette misère. Mais c’est une morte que j’emporterai. - ---Je viens! Je viens! - -L’effroyable et douce voix plaintive. Les dents ne s’ouvrent pas. C’est -un souffle. Comme si l’âme s’évadait peu à peu. - ---Sainte? - -Elle n’entend pas. Les hommes vont enlever les cadavres. Ils veulent -l’éloigner avec la même gaucherie qu’ils la chassaient de l’appareil. -Pas violents cette fois. Une douceur si rude. A pleurer. - -Elle n’entend pas. Et elle ne voit pas. Elle se couche de nouveau sur -Nanni. Elle entoure la tête avec ses bras. Elle met sa joue contre sa -joue. C’est son amant. Sa bouche cherche l’autre bouche, mais la masse -des cheveux blonds se dénoue, se déroule et cache les deux visages. Les -bouches sont unies. L’amour est là. - -Personne ne dirait un mot. Où suis-je? Est-ce que c’est une journée qui -finit? Je ne puis croire que tout cela ait commencé. Rien n’a commencé. -Rien n’a été. Quelle heure est-il? Comme il fait froid! - -Les hommes sont hésitants. Il faut qu’ils emportent les cadavres. Il -faut que Sainte parte. On l’appelle. Aucune parole. Un ouvrier lui -touche l’épaule. Elle est insensible. Il insiste. Inutilité. Le corps de -Sainte est lié à cette loque humaine. Les hommes ont peur maintenant. -Ils tentent de désenlacer les amants. Les bras de Sainte sont noués. -C’est extraordinaire comme les amants sont unis. Les hommes la tirent en -arrière. Elle entraîne Nanni. Ils la laissent. Elle roule, avec Nanni -dans ses bras. - - * * * * * - -C’est tout. - -Les hommes se regardent. Que voulez-vous qu’ils disent? Ils emporteront -les héros. Ils emportent les cadavres. Les trois. - -Je vous ai dit qu’elle était morte, n’est-ce pas? - - -Paris, 29 novembre–10 décembre 1915. - - -MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN - - - - -“L’ÉDITION”--4, Rue de Furstenberg, PARIS - - -COLLECTION IN-12 A 3 FR. 50 - -Prix provisoire: 4 Francs - -_Nos dernières Publications_: - - UNE FEMME CURIEUSE - L’Art de séduire les Hommes - - UNE FEMME CURIEUSE - Le Journal de Marinette - - PIERRE CUSTOT - Chichinette et Cie - - CHARLES DERENNES - La Nuit d’Été - - DANIEL BARRIAS - Aventures Amoureuses d’Eustache Leroussin - - JEANNE LANDRE ET LIEUTENANT G*** PILOTE - Badigeon Aviateur - - OLIVIER DIRAISON-SEYLOR - Irène Grande Première - - LOUIS SONOLET - Les Ilots d’Amour - - JEHAN D’IVRAY - Les Souvenirs d’une Odalisque - - MAURICE MAGRE - Les Colombes Poignardées - - -ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT - - -“L’ÉDITION”--4, Rue de Furstenberg, PARIS - -*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GUERRE EST MORTE *** - -Updated editions will replace the previous one--the old editions will -be renamed. - -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the -United States without permission and without paying copyright -royalties. 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Hart was the originator of the Project -Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be -freely shared with anyone. For forty years, he produced and -distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of -volunteer support. - -Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed -editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in -the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not -necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper -edition. - -Most people start at our website which has the main PG search -facility: www.gutenberg.org - -This website includes information about Project Gutenberg-tm, -including how to make donations to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to -subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/66845-0.zip b/old/66845-0.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 4400444..0000000 --- a/old/66845-0.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66845-h.zip b/old/66845-h.zip Binary files differdeleted file mode 100644 index 6afa41c..0000000 --- a/old/66845-h.zip +++ /dev/null diff --git a/old/66845-h/66845-h.htm b/old/66845-h/66845-h.htm deleted file mode 100644 index 693726a..0000000 --- a/old/66845-h/66845-h.htm +++ /dev/null @@ -1,8596 +0,0 @@ -<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" - "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> - -<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> -<head> -<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> -<title> - The Project Gutenberg eBook of La Guerre est morte, by Louis Delluc. -</title> -<link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> -<style type="text/css"> - -p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; - margin: .3em 0;} -p.noindent { text-indent: 0; } - -h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } -h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } - -div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; - margin: 1em 0; } - - -.large { font-size: 130%; } -.small { font-size: 90%; } -.xsmall, small { font-size: 80%; } - -.i { font-style: italic; } -.i i, .i em { font-style: normal; } -.u { text-decoration: underline; } -.g { letter-spacing: .1em; } -.sc { font-variant: small-caps; } -.sans-serif { font-family: sans-serif; } - -.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } -.verse { padding-left: 20%; text-indent: -20%; } -.i2 { text-indent: -10%; } - - -.date { margin: 1.5em 5% 1.5em 20%; text-align: right; } -.ind { margin: 2em 0 1em 10%; } - -hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } - -sup { font-size: smaller; vertical-align: 20%; } - -li { list-style: none; } - -a { text-decoration: none; } - -div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } -.break, .chapter { margin-top: 4em; } - -img { max-width: 100%; } -img.h700 { height: 700px; width: auto; } - -@media screen { - body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } -} - -@media handheld { - .break, .chapter { page-break-before: always; } - .top6em { padding-top: 6em; } - .nobreak { page-break-before: avoid; } -} - -</style> -</head> -<body> - -<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of La Guerre est morte, by Louis Delluc</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and -most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions -whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms -of the Project Gutenberg License included with this eBook or online -at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you -are not located in the United States, you will have to check the laws of the -country where you are located before using this eBook. -</div> - -<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La Guerre est morte</p> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Louis Delluc</div> - -<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Illustrator: Gerda Wegener</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 29, 2021 [eBook #66845]</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div> - -<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</div> - -<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GUERRE EST MORTE ***</div> -<div class="c x-ebookmaker-drop"> -<img src="images/cover.jpg" class="h700" alt="" /> -</div> -<div class="break"></div> -<p class="c top6em large">LOUIS DELLUC</p> - -<h1>La<br /> -Guerre est morte</h1> - -<p class="c"><i>ROMAN</i></p> - -<p class="c small g">DEUXIÈME MILLE</p> - - -<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br /> -<b class="sans-serif">L’ÉDITION</b><br /> -4, <span class="small">RUE DE FURSTENBERG</span>, 4</p> - -<p class="c">1917<br /> -<i class="small">Tous droits réservés</i></p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em">DU MÊME AUTEUR</p> - - -<ul> -<li><i>Monsieur de Berlin</i> (Librairie Fasquelle).</li> -</ul> -<p class="c small">POUR PARAITRE</p> - -<ul> -<li><i>Les Secrets du confessionnal</i>, roman.</li> -<li><i>Eïra Puma</i>, roman.</li> -<li><i>Le Train sans yeux</i>, roman.</li> -<li><i>Les Animaux malades de la paix</i>, roman.</li> -</ul> -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em"><span class="small">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</span> :</p> - -<p class="c i">Cinq exemplaires sur papier d’Arches (1 à 5)<br /> -et cinq exemplaires sur le même papier, marqués A à E</p> - - -<p class="c gap small" lang="en" xml:lang="en"><span class="sc">Copyright by Louis Delluc</span> 1917</p> - -<p class="c small">Tous droits de reproduction, traduction et adaptation -réservés pour tous pays.</p> - -<div class="chapter"></div> - -<div class="poetry"> -<div class="verse i2"><i>Pour une vivante</i></div> -<div class="verse"><i>qu’on appelle Pretty Pray,</i></div> -<div class="verse"><i>ou qu’on appelle Sainte,</i></div> -<div class="verse"><i>ou qu’on appelle autrement.</i></div> -</div> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Non, je ne relirai pas ces notes."></h2> - -<p><i>Non, je ne relirai pas ces notes. Je ne -veux pas, même en littérature, revivre cette -journée invraisemblable. L’ai-je vécue seulement ? -Ah ! je ne sais plus. J’ai souvenir -d’avoir approché le crime et le génie, et je -suis sûr d’avoir été fou, puisque j’ai suivi la -destinée de ces deux fous pendant quelques -heures. Je suis sûr aussi d’être innocent. -Essayez de lire ce chaos. Vous comprendrez -quel ouragan m’a emporté. Mais je suis innocent ; -les juges l’on dit, les journaux l’ont -dit : que ce soit une chose entendue ! Je demande -le silence et le repos. Laissez-moi -reposer, je vous en supplie. Ne plus voir, ne -plus entendre, ne plus être ! Encore quelques -heures de repos, n’est-ce pas ? Vous voyez -bien que je n’en peux plus.</i></p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Encore un mot."></h2> - -<p><i>Encore un mot.</i></p> - -<p><i>C’est le 27 novembre que le drame a eu -lieu. Le 27 novembre 1915, un samedi, une -belle journée, vous souvenez-vous ? avec -beaucoup de froid et un petit peu de soleil. -Réellement une parfaite journée de fin d’automne.</i></p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Cinq heures."></h2> - -<p class="date"><i>Cinq heures.</i></p> - - -<p>Nuit. Je dors.</p> - -<p>Pourquoi m’éveiller brusquement ? Je me -suis couché très tard, après des heures de dur -travail. Je me suis jeté dans mon lit, brisé, -à bout d’élan, les nerfs en loques, sans fièvre. -Presque mort. Et un besoin de sommeil, une -faim énorme de dormir. Vite, j’ai dormi, -comme un tout petit, sans rêve, certainement -sans rêve, et je suis bête de m’éveiller comme -sur un cri de cauchemar. Adieu, je dors. -Quelle heure est-il ?</p> - -<p>On sonne.</p> - -<p>Hallucination ?</p> - -<p>La sonnerie insiste. C’est ce qui m’a tiré -de mon somme sépulcral. Je savais bien que -je dormais un sommeil parfait. Il n’y avait -qu’un bruit violent pour… Mais je ne répondrai -pas. Sonne, mon ami, sonne, je suis -mort jusqu’à très tard et rien ne m’arrachera -de cet anéantissement. D’ailleurs, ce n’est -rien de sérieux. Quelqu’un se trompe. Pas -autre chose. On ne remet pas les télégrammes -avant sept heures, et mes amis se sont laissés -persuader que je me ruais vers des horizons -méditerranéens pour travailler. Qu’ils -me pardonnent cette machination où je suis -obligé pour écrire sans agitation et sans désordre. -Rien d’intéressant ne vaut que je -sorte de mon lit. Rien. Bonsoir, l’erreur.</p> - -<p>Au moins, ne sonne plus, stupide. Il voit -bien que je suis résolu de me taire. Ne va-t-il -pas comprendre qu’il me gêne, ce carillonneur -du tonnerre de diable ? Et ma foi, il n’y -gagnera rien. La seule concession dont je -sois capable, c’est de me rendre sourd avec -les couvertures. Sonne, sonne maintenant, -tu ne me gênes plus.</p> - -<p>Je l’entends encore. J’entends la vibration -grêle du timbre sur les cloisons et aussi le -tressaillement ricaneur des meubles. Mon lit -est secoué d’une façon imperceptible par ces -ondes aiguës de la sonnerie électrique. Finissons-en.</p> - -<p>Qui est là ?</p> - -<p>Nulle réponse. Et on sonne.</p> - -<p>Eh bien, que veut-on ? Parlez.</p> - -<p>Du silence.</p> - -<p>Je me lève. Je cours à la porte. Impossible -de savoir s’il y a un seul quelqu’un ou -plusieurs quelqu’uns derrière cette porte. A -croire que la sonnerie chante d’elle-même.</p> - -<p>Mais c’est idiot, répondez, que voulez-vous ?</p> - -<p>J’entr’ouvre. On force la porte. Il fait tout -à fait nuit sur le palier, et l’antichambre n’a -qu’une ampoule masquée de rouge. Un -homme se précipite. Qu’est-ce que c’est que -cet homme-là ?</p> - -<p>— Vous êtes fou de me faire attendre ainsi.</p> - -<p>Il crie presque. D’où vient cette voix rauque -et si autoritaire ? Je ne connais pas cette voix.</p> - -<p>— Habillez-vous.</p> - -<p>Il ordonne. Comme si j’allais m’habiller à -cause d’un individu qui se jette dans ma maison -et qui sort d’on ne sait quelle ombre ! Je -sais bien que je suis ridicule avec ce pyjama -endossé trop vite, et ma stupeur muette et -mon ébouriffement. Je suis ridicule, et puis ? -Et puis, je suis ridicule, voilà tout. Je vais -me coucher et dormir. Il faut d’abord expulser -l’intrus. Quel ennui ! Je ne songe même -pas à lui demander compte de son invasion. -Qu’il parte, qu’il parte, et Dieu de Dieu, que -je dorme !</p> - -<p>— L’auto est en bas, mon cher. Je vous -accorde un total de dix minutes. Allez, allez, -chauffez.</p> - -<p>Est-ce que je deviens idiot ? C’est pourtant -réel qu’un monsieur entre chez moi tempêtueusement -à une heure impardonnable et -m’intime l’ordre de m’équiper pour le suivre. -Et je ne trouve rien à dire.</p> - -<p>— Vous ne vous pressez pas ? vous êtes -malade ? Cela vous passera en route pendant -que je vous conterai le détail de l’affaire. Ce -sera la plus belle aventure de votre vie.</p> - -<p>Il me regarde en face, de très près. J’ai -l’impression que ses yeux entrent dans les -miens, lentement, fortement, méthodiquement, -comme deux lames froides. Il a des -yeux gris, très gris et très pâles, dans un -visage épais d’honnête bourgeois. Il est glabre, -et banal avec excès.</p> - -<p>Ce gros géant a une inexpression qui donne -le frisson. Qui est-ce ? Je ne l’ai jamais vu ; -car je me souviendrais de ces yeux intimidants, -si je les avais vus.</p> - -<p>— Pourquoi restez-vous à me regarder ?</p> - -<p>Il sourit. Il est beaucoup plus effrayant -quand il sourit. On est forcé de voir ses -yeux quand il sourit, et ses yeux sont des -abîmes.</p> - -<p>Je murmure :</p> - -<p>— Qui êtes-vous ?</p> - -<p>Il pouffe comme un honnête compère qui -se réjouirait d’une histoire grasse après le -dîner.</p> - -<p>— Sang de moi, s’exclame-t-il, je sentais -bien que vous dormiez les yeux ouverts. Hop, -mettez-vous sous la douche. Nous perdrons -trois minutes encore, mais votre lucidité m’est -trop précieuse.</p> - -<p>Il ouvre la porte du cabinet de toilette.</p> - -<p>— Monsieur est servi !</p> - -<p>Et il tourne des robinets avec autant de -décision que s’il avait toujours eu l’hospitalité -de mon petit appartement.</p> - -<p>Il rit avec plénitude.</p> - -<p>— Comme il faut que tout cela importe, -affirme cet hôte délibéré, pour que Cobral -vous serve de valet de chambre !</p> - -<p>Cobral ? Qui, Cobral ? Une minute, et je -trouverai. Eh oui, je connais ce nom de Cobral, -mais voilà une chose inouïe qu’un valet -de chambre m’ose parler avec cette rude autorité. -Qui prouve qu’il soit valet de chambre ? -C’est lui qui le dit. Non, il ne le dit pas, j’ai -mal entendu, et je sais exactement que le -Cobral en question — mais où l’ai-je connu ? — n’était -pas valet de chambre.</p> - -<p>Au moins, c’est un audacieux, car me voilà -sous la douche, comme un saint Jean naïf -sous le baptême, sans que j’aie fait à ces -excentricités la plus mince tentative de révolte. -L’eau froide m’éclaire un peu l’esprit. -Cobral parle toujours. Plutôt, il agit, et ne -parle que de loin en loin pour rendre son -commandement plus efficace. Il est irrésistible.</p> - -<p>Voilà qu’il m’aide à ma toilette et qu’après -la pluie de l’appareil, il me bouchonne aussi -dextrement qu’un masseur professionnel. Il -frotte seulement un peu dru et le sang me -perle çà et là.</p> - -<p>Je risque, à travers le halètement agréable -du patient, une enquête modeste.</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous voulez ?</p> - -<p>Il ne veut sans doute pas répondre. Il se -dérobe par un :</p> - -<p>— Je trouve impayable que vous ne m’ayez -pas reconnu…</p> - -<p>— Avouez, dis-je, mon cher monsieur…</p> - -<p>— Et il m’appelle Monsieur, bouffonne ce -terrible humoriste.</p> - -<p>Pendant ce temps je m’habille. Que feriez-vous -à ma place ? Je suis complètement -éveillé, mon lit s’est refroidi, il n’y a pas de -feu dans ma chambre, je n’ai plus qu’une -envie : avoir chaud.</p> - -<p>— Ce complet vient de Londres, constate -Cobral qui considère minutieusement tous -mes gestes.</p> - -<p>Il ajoute :</p> - -<p>— Moi aussi.</p> - -<p>Je ris sottement.</p> - -<p>— Vous venez de Londres ? Que c’est curieux !</p> - -<p>Pourquoi ai-je dit cela ? Il n’y a pas de sens -dans mes paroles.</p> - -<p>Cobral va et vient par la pièce.</p> - -<p>— Vous ne m’avez pas reconnu et vous êtes -venu chez moi bien souvent… Vous avez pris -une drogue pour dormir si absolument ? Moi -je ne suis venu ici qu’une fois et je reconnais -toutes choses.</p> - -<p>Il regarde autour de lui avec des yeux de -maître.</p> - -<p>— Derrière cette porte, votre cabinet de -travail. Vous n’y êtes jamais parce que vous -travaillez très peu. Vous êtes un peu paresseux, -et je sais que les journalistes travaillent -n’importe où, n’importe comment et n’importe -quand… Je ne m’explique pas, mon cher, -pourquoi vous, journaliste, vous ne suivez pas -les armées, celles d’Orient par exemple.</p> - -<p>Je lui révèle :</p> - -<p>— Je ne suis plus journaliste. C’est-à-dire -que je ne suis attaché à aucun journal, en ce -moment.</p> - -<p>— Je le sais, autant qu’on peut le savoir, -gronda-t-il. Serais-je venu si je ne le savais -pas ?</p> - -<p>Il plonge encore ses yeux dans les miens. -C’est désagréable à un point qui ne se peut -dire. Mais il se remet à sourire et à marcher.</p> - -<p>Il s’arrête devant un petit meuble en marqueterie -qui flanque mon chevet.</p> - -<p>— Et ça, dit-il, me prouverait que vous -n’êtes point un homme de cabinet. Il y a là-dedans -le meilleur de vous-même et vous le -tenez dans la chambre à coucher.</p> - -<p>— Ce chiffonnier…</p> - -<p>— Ce chiffonnier ignore les chiffons. Vous -y consignez quelques manuscrits qui vous -sont chers, inédits presque tous, des poèmes, -des œuvres dramatiques…</p> - -<p>— Des folies de jeunesse.</p> - -<p>— Oui, vieillard trentenaire, de belles folies -sans lesquelles je vous aimerais beaucoup -moins. J’en ai fait de pareilles.</p> - -<p>Il corrige, modeste :</p> - -<p>— Pas aussi curieuses, à dire vrai, pas -aussi curieuses.</p> - -<p>Je me fâche presque :</p> - -<p>— Vous parlez comme si vous aviez lu ces -pages !</p> - -<p>— J’ai lu, évidemment, je n’ai pas tout lu, -mais j’ai lu, je dois dire que j’ai lu… On est -Cobral ou on n’est pas Cobral.</p> - -<p>Certes, c’est Cobral. Je commence à penser, -moi aussi, que Cobral est Cobral. Un charmant -colosse, apparu dans les meilleurs -cercles il y a dix ans, sans histoire, sans âge, -sans but, sans amis, accompagné du mystère -le plus trouble et le plus désarmant. Périodiquement, -on se rangeait à l’opinion des paisibles -qui le considéraient comme un brillant -aventurier — fouilleur d’or ou conquérant -colonial — revenu à Paris pour y consommer -doucement ses sous et ses journées. Périodiquement -aussi, on s’effarait de lui qu’on -trouvait mêlé à toutes les aventures du Paris -criminel au moment qu’elles s’embrouillaient -définitivement et qu’il les débrouillait avec -tranquillité. Pas détective, peut-être, mais -doué d’une invention si prodigieuse dans le -romanesque qu’il semblait avoir créé lui-même -des situations impossibles pour se -donner la joie calme de les résoudre.</p> - -<p>Très gentil, ce Cobral, que je n’avais jamais -trouvé effrayant, moi. Mon goût pour l’inattendu -me préservait de l’étonnement, soit, et -il était si amusant à table. Je l’avais connu au -restaurant, rue Drouot, où je rencontrais des -amis du <i>Figaro</i> et Cobral venait avec l’un -d’eux — ou avec la maîtresse de l’un d’eux, -je ne saurais préciser — et nous nous étions -pris de sympathie instantanément. Bien entendu, -comme de toutes les amitiés foudroyantes, -il n’en était pas sorti grand’chose, -mais j’avais transformé en copie pathétique -un lot de ses anecdotes, bien mieux pathétiques, -d’ailleurs, que ma copie. Et je l’avais -perdu de vue. Nous étions certains, je suppose, -d’avoir fait très vite le tour l’un de -l’autre. Ah non, je me rappelle que je dus -partir à San Francisco et à Chicago, sous -prétexte d’aider les représentations d’une -œuvre musicale française — qui n’eut aucun -succès, à cause du prix trop modique des -places — en réalité pour étudier les mœurs -du reportage transatlantique. Et au retour, -plus de Cobral, à moins que je n’aie plus -songé à lui. C’est bien possible, je m’étais -absenté deux ans. Je revenais ardent et féroce -comme un provincial qui veut tout dévorer, -et je ne hantais plus les cercles et les pesages -où mon Cobral s’était fait populaire. Puis des -mois, et des mois, et la guerre…</p> - -<p>Pourquoi soudain, en pleine nuit, cette -apparition ? Et notre vieux semblant de tendresse -n’explique pas ce ton impératif.</p> - -<p>Il parle moins. Oui, il ordonne moins. Il -voit que je m’habille. C’est ce qu’il voulait ! -Il triomphe. Nous allons voir.</p> - -<p>— Je vous conseille de prendre un cordial -avant de partir, dit-il tout à coup.</p> - -<p>Il s’imagine que je vais partir. Je me souviens -qu’il aimait jadis les plaisanteries monumentales. -Il n’a pas changé. Peut-être de -visage, mais si peu. Je crois qu’il avait -quelques cheveux gris aux tempes. Il est noir -comme un tzigane. Il se teint et ça ne me -regarde pas, et je peux aussi me tromper. -Peut-être n’a-t-il jamais eu de cheveux -gris.</p> - -<p>Quel âge a-t-il ? Je me réponds aussitôt : -cinquante ans, mais cela ne paraît pas. Qui -me dit qu’il a cinquante ans ?</p> - -<p>Il parle vite et net :</p> - -<p>— Nous n’avons pas le temps de faire du -thé… Ah ! sans votre encombreuse de douche, -il eut été facile de jouer du samovar… Tant -pis, mon cher, et adaptons-nous… Un verre -d’alcool fera l’affaire.</p> - -<p>— Je n’ai pas d’alcools.</p> - -<p>— Vous manquez de mémoire… Je sais — dites -que je mens — je sais qu’il y a de -bonnes bouteilles sur le deuxième rayon de -votre bibliothèque.</p> - -<p>Il est déjà dans mon cabinet. Est-ce qu’il -aurait exploré mon home durant mes absences ? -Dans quel but ? Je n’ai rien et pas -même l’ombre de rien.</p> - -<p>Il revient sur ses pas pour me confirmer -avant toute vérification :</p> - -<p>— Sur le deuxième rayon, à gauche, derrière -Tacite.</p> - -<p>Et il ouvre les panneaux. Il crie joyeux :</p> - -<p>— Voilà… voilà…</p> - -<p>Mais il achève par un « oh » consterné.</p> - -<p>— Je suis volé, gémit-il, les bouteilles sont -vides.</p> - -<p>Il revient.</p> - -<p>— Vides, mon cher, vides, ah ! vous auriez -dû les renouveler… Du curaçao, j’ai trouvé -du curaçao et du kummel… ce n’est pas -l’heure d’y toucher… Pourquoi n’y a-t-il pas -de fine… ou de marc ?… Je vous dis que vous -êtes un grand coupable… ou du whisky ?… -vous n’aimez pas le whisky ? Si… à la bonne -heure !… moi j’aime énormément le whisky… -que faire ?</p> - -<p>Il rit de nouveau.</p> - -<p>— Je sais où il y a du bon whisky… Venez… -vous êtes prêt ?… Allons venez… Je suis resté -dix minutes de plus que je n’avais dit…</p> - -<p>Il m’entraîne. Où allons-nous ? Attendez, -Cobral.</p> - -<p>— L’auto est en bas, je vous dis.</p> - -<p>Je m’en soucie bien. Je ne sais même pas -pourquoi je descends. Quelle heure est-il ? -Cinq heures. Tout cela est insensé. Partons, -ma foi, mais ce froid, ce noir, cet escalier -noir où le brouillard s’est glissé… Allons, -jetons-nous là-dedans. Je vous suis : Oui, je -sais que l’auto est en bas, mais laissez-moi -éteindre l’électricité. J’aurais dû mettre un -mot sur ma table pour le concierge. Je lui -dirai en bas ou je téléphonerai. Quelle course ! -Trois étages en trois secondes. Donnez de la -lumière au moins. Pas le temps ? Pas le -temps ? Où allons-nous au fait ?</p> - -<p>— Signer la paix, murmure Cobral.</p> - -<p>— Signer quoi ?</p> - -<p>Je crie :</p> - -<p>— La porte…</p> - -<p>Et je donne mon nom aux vitres closes de -la loge.</p> - -<p>La porte s’ouvre sur du noir.</p> - -<p>Je suis de très mauvaise humeur. Je bougonne :</p> - -<p>— Signer la paix… quel imbécile…</p> - -<p>— Roulez ! ordonne Cobral.</p> - -<p>Une auto ronfle, au bord du trottoir. Ses -phares flambent soudain. Je tombe assis sur -des coussins de cuir odorant.</p> - -<p>Roulons.</p> - -<p>Le vent nous plante de petites aiguilles dans -la figure. Je suis transi. Cobral enfonce une -grosse casquette bleue sur son front têtu. J’ai -pris mon feutre, il ne tient pas, je l’ôte, j’ai -froid, mais j’aime le vent sur les cheveux.</p> - -<p>— Voulez-vous des lunettes ? offre Cobral.</p> - -<p>— Non, je suis bien ainsi.</p> - -<p>Un peu trop froid cependant. Mais Cobral -me passe une couverture doublée d’hermine, -tout à fait suave.</p> - -<p>La voiture est découverte, sans une glace -pour nous garantir. Voiture de course, de -course et de luxe, et elle file, silencieuse, prudente, -folle, avec ce paradoxe d’audace intelligente -qui marque les félins. Blanche, à ce -qu’il m’a paru, blanche comme un yacht -de plaisir, et dans cette ombre matinale je -retrouve d’anciennes impressions nocturnes -de départ pour la pêche au large. Suis-je -éveillé réellement ?</p> - -<p>Cobral est enterré dans sa rêverie.</p> - -<p>J’ai sommeil, j’ai faim et j’ai froid.</p> - -<p>— Cobral…</p> - -<p>Il sursaute et me regarde.</p> - -<p>— Cobral, expliquez-moi…</p> - -<p>Il sourit :</p> - -<p>— Si vous avez froid, il y a encore un manteau.</p> - -<p>Je proteste que je n’ai pas froid. Mais j’ose -dire :</p> - -<p>— J’ai sommeil.</p> - -<p>Il hausse les épaules.</p> - -<p>J’ajoute :</p> - -<p>— J’ai faim.</p> - -<p>Il rit et m’accorde, moqueur :</p> - -<p>— Nous allons boire.</p> - -<p>Quel est ce chemin que nous suivons ? Je -pense avoir reconnu la rue de Châteaudun -puis une masse vaguement éclairée : la gare -du Nord, peut-être. La voiture a tourné brusquement, -passé sous un pont du métro et ce -sont les fortifications. Un arrêt. Cobral s’impatiente. -Départ.</p> - -<p>— Tout droit ? demande le chauffeur qui -s’est retourné.</p> - -<p>C’est un nègre, tout jeune, aux yeux tristes. -Je dis que ses yeux sont tristes, mais c’est -peut-être une imagination.</p> - -<p>— Tout droit, approuve son maître, comme -hier.</p> - -<p>Je veux savoir.</p> - -<p>— Que voulez-vous de moi, Cobral ?</p> - -<p>— Hein ? — comme s’il tombait d’un rêve -extraordinaire — mais je vous l’ai dit, mon -cher.</p> - -<p>— Cobral, ne vous moquez pas de moi. Il -suffit que vous m’ayez fait lever à cette heure -inepte. Je ne l’admets que si je vous suis utile -ou nécessaire.</p> - -<p>— Vous m’êtes nécessaire. Quelle question !</p> - -<p>Il se frappe le front d’un geste quasi comique :</p> - -<p>— N’oublions pas le whisky.</p> - -<p>— Me direz-vous ?…</p> - -<p>— Chut… Laissez-moi retrouver la boutique… -Ah ! c’est là… Stop, Harry !</p> - -<p>Halte devant une espèce d’épicerie aux volets -hermétiques et sans lumières. Cobral -donne un coup de poing sur la porte. Agitation -à l’intérieur. Une tête à la fenêtre du -premier. On parlemente. La porte s’ouvre. -Cobral revient, s’assied et m’expose deux -bouteilles de whisky. Ce sont de grands crûs. -L’auto file. Tout cela a duré moins de deux -minutes.</p> - -<p>— Nous boirons à la maison, dit-il, comme -je vais parler… Je crois qu’il y a des biscuits -et des conserves…</p> - -<p>Il baille. Un genre de rugissement taciturne.</p> - -<p>— J’ai faim, moi aussi, soupire-t-il.</p> - -<p>Si je n’étais si volontiers maître de moi, je -serais exaspéré devant ce calme où il y a de -l’ironie.</p> - -<p>Pourtant je crie :</p> - -<p>— A la fin des fins, voulez-vous parler, -Cobral ?</p> - -<p>— Tant qu’il vous plaira. Sur quel sujet ?</p> - -<p>— Je vous donne ma parole d’honneur que -cette farce a trop duré. Si je n’ai pas d’explication -raisonnable dans une minute, je vous -affirme que je vous lâche.</p> - -<p>— Essayez.</p> - -<p>Je sors un petit revolver de ma poche, un -joli petit revolver qui fait plaisir à voir. Plaisir ? -Non. Qui me fait de la peine, parce que -c’est un souvenir. Mais en ce moment je ne -pense pas à celle qui me l’envoya dans un -coffret à bijoux, un jour que découragé de… -Bon, je suis guéri et la petite arme est remarquable.</p> - -<p>— Tiens, constate Cobral, j’en ai un presque -pareil.</p> - -<p>C’est vrai ; il le montre. Il le remet dans sa -poche.</p> - -<p>— Vous savez bien, ajoute-t-il, que vous ne -vous en servirez pas.</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Il n’est pas chargé.</p> - -<p>L’animal, le sacré garçon qui devine tout.</p> - -<p>— C’est vrai. Et le vôtre ?</p> - -<p>— Le mien non plus.</p> - -<p>Il rit. Il ment.</p> - -<p>Je rempoche mon artillerie.</p> - -<p>— Et alors ?</p> - -<p>Sans arme, je suis bien plus fort et il se -laisse faire :</p> - -<p>— Mon petit, ne vous mettez pas en colère. -Je vous dis que j’ai besoin de vous et que je -vous mêle à un événement prodigieux. Je -vous l’ai annoncé d’une manière un peu sommaire, -vraie pourtant.</p> - -<p>— Pour qui me prenez-vous ?</p> - -<p>— Accordez-moi cinq minutes. Je vous -dirai tout ce qu’il faut. Vous n’irez même -pas au bout du monde comme vous l’avez fait -quelquefois. Je vous emmène à onze kilomètres -de Paris. Et je vous promets de vous -rendre à Paris dans une heure.</p> - -<p>— Ayez des secrets si vous voulez, mais je -ne vois pas ce que je fais là-dedans.</p> - -<p>— Enfant, on vous dit que vous aurez -l’honneur de terminer la grande guerre par -la grande paix, et il vous faut des douceurs -par-dessus le marché.</p> - -<p>— Vous imaginez que je vais-croire ?…</p> - -<p>— Vous n’avez rien à croire, vous n’avez -qu’à savoir, et s’il faut agir, on vous le dira. -C’est tout. Je consens à vous avouer que le -bonheur des hommes m’importe avant toute -chose, et que la guerre ne réalise pas, selon -moi, ce bonheur. C’est pourquoi…</p> - -<p>Ran !</p> - -<p>Arrêt brusque. Quelque chose s’effondre -devant nous.</p> - -<p>Nous sommes sur une chaussée très large -bordée de terrains vagues et d’usines. La -route de Saint-Denis, probablement.</p> - -<p>Nous venons de culbuter une petite carriole -chargée de légumes, que traînait vers Paris -une bourrique très âgée. Il n’y a rien de -brisé. La carriole a versé, la bourrique est -sur le flanc et la maraîchère, qui menait aux -Halles toute cette fortune, nous montre les -poings en criant. Cobral saute sur le pavé -comme s’il voulait la tuer.</p> - -<p>Il remet sur roues et sur pattes le véhicule -et l’animal, et considérant les choux qui ont -roulé dans le ruisseau :</p> - -<p>— Rien de cassé, rien de perdu, tais-toi, -ma petite vieille, je n’ai pas le temps de -réembarquer ta cargaison.</p> - -<p>La vieille crie encore tandis que nous nous -éloignons, toujours aigrement vaporisés par -la brise du matin.</p> - -<p>— Mes compliments, dis-je à Cobral… -Vous êtes d’une belle vigueur !… quels -muscles !</p> - -<p>Il fait celui qui n’entend pas.</p> - -<p>— La guerre n’est pas le bonheur des -hommes, reprend-il posément. Elle sert, probablement, -à l’atteindre, mais le moment est -venu, je crois, de la terminer pour en exploiter -les fruits.</p> - -<p>Quels enfantillages, et cela d’un ton sérieux -de philosophe ! Cobral continue de s’amuser -à mes dépens. Je le laisse faire. Ou bien je -dors et c’est un rêve très excentrique, ou je -suis éveillé et je l’obligerai bien d’interrompre -ces balivernes avant longtemps.</p> - -<p>— Vous me plaisez beaucoup, lui dis-je, en -essayant de reproduire ce sourire supérieur -et naïf qu’il affectionne… Parlez encore…</p> - -<p>— Venez vite vous réconforter.</p> - -<p>L’auto s’est arrêtée devant une grille. -C’est un jardin, avec une villa que je devine -dans les ténèbres. Cobral pousse le portail, -court vers le perron, sort une clé de sa poche -et m’ouvre la maison où il entre comme chez -lui.</p> - -<p>— Nous sommes chez un ami, dit-il.</p> - -<p>Et il se démène pour m’offrir l’hospitalité.</p> - -<p>Voyons, voyons ! c’est moi ? c’est Cobral ? -c’est quoi ? C’est une histoire fantastique. Il -n’est pas impossible, après tout, que je sois -encore endormi. Je commence à être persuadé -que je dors. Mais quand on fait des rêves -de ce goût-là, on n’est pas près de s’éveiller. -Hé là ! est-ce que je serais mort ?</p> - -<p>Je suis malade peut-être. Je suis malade. -Je n’étais pas malade hier en me couchant. -Hier, c’était la pleine nuit, le matin bientôt. -Je n’avais pas dormi, je vous le jure, quand -cette brute m’a éveillé. Mais s’il m’a éveillé -c’est que je dormais. C’est juste. Et s’il m’a -éveillé, je ne dors pas.</p> - -<p>Soit, je ne dors pas, mais quel conte invraisemblable ! -Pauvre homme ! C’est moi qui le -fais invraisemblable. Car je ne vois pas, sauf -ce réveil et cette hâte, ridicule assurément, je -ne vois pas de choses pour m’étonner. Je suis -malade. Cela explique que je me sente si mal -à mon aise. Il y a la petite fièvre de la peau -qui n’a pas assez dormi, mais j’en ai vu bien -d’autres. Que de nuits blanches ! Aucune n’a -mis en moi cette inquiétude. J’ai une inquiétude -lâche et déprimante par tout le corps. -Ce n’est pas de la peur. Ne dites pas que -c’est de la peur, je vous en prie. Je suis malade, -et après ?</p> - -<p>Et après, c’est ennuyeux. Cela me fait voir -très mal des insignifiances. Rien sous mes -yeux que de l’ordinaire et du médiocre. Nous -sommes dans une salle à manger ou dans un -fumoir, une pièce d’homme enfin. Très nu, -très primitif cet intérieur qui n’est pas dépourvu -de confort. Un confort solide, où le -cuir, le cuivre et le beau bois font un chœur -vigoureux. Les meubles sont beaux dans leur -claire sévérité britannique. L’âme fait défaut.</p> - -<p>Le velours des fauteuils est trop neuf, les -coussins du canapé ignorent les fidèles empreintes, -l’âtre semble résolu à n’avoir jamais -de feu puisque jamais il ne favorisera une -rêverie à deux — pieds aux chenets, — les -lampes vous regardent, impersonnelles, avec -une tranquillité de maître d’hôtel, et je parie -que la table, l’écritoire et le buvard n’ont aucune -idée de ce que peut être une lettre véritable. -Cet homme-là ne doit correspondre -que par télégramme et ne jamais s’asseoir. -Cela ne sent aucun parfum d’amie, ni d’épouse. -Cela ne sent pas non plus le tabac. Quel est -cet homme qui habite sans chien, sans cigarettes, -sans femme, une grande villa où il ne -s’assied pas sérieusement quand il s’assied ? -C’est Cobral ? Ce n’est pas Cobral.</p> - -<p>Et si c’est Cobral, quelle importance ? Il -peut bien me conduire chez lui, et je ne vois -pas pourquoi je piquerais un point d’interrogation -sur chaque centimètre carré de l’ameublement. -Assez de chinoiseries, ne sculptons -pas des cheveux qu’on se bornait jadis à couper -en quatre, et conformons-nous à la mise -en scène décidément neutre de cette maison. -Pourquoi ne serait-ce pas la maison de Cobral ? -Car il est homme à avoir plusieurs maisons, et -celle-ci doit servir à — oui, je serais curieux de -savoir à quoi peut servir cette froide installation. -Toutes ces questions sautent à cloche-pied -dans ma tête. Je veux ne penser à rien. -Pourtant avant de fermer ma pensée et de -mettre le verrou, je devine : « Ce n’est pas -chez Cobral. » Je le devine, en me souvenant -qu’il a dit : « Nous sommes chez un ami. » -Chez qui ? Tout est à recommencer. Mais j’ai -dit que je ne penserai à rien. L’ai-je dit ? J’ai -pu le dire. Mais je pense, je pense, je pense -à tout.</p> - -<p>— C’est froid, mais ça chauffe.</p> - -<p>Cobral a crié cela. Il a vociféré. Qu’il est -joyeux, cet homme que je ne connais pas !</p> - -<p>— Encore un verre ? C’est du sacré.</p> - -<p>Encore un verre ? J’ai bu.</p> - -<p>Voilà, j’ai bu, voilà dix minutes qu’il y a -devant le fauteuil où je suis plié comme un -solliciteur, un guéridon, — il est vilain ce -guéridon — avec deux assiettes de poupée, -une boîte éventrée de <span lang="en" xml:lang="en">corned beef</span> et les bouteilles -de whisky et deux verres, et la lumière -jeune d’un abat-jour annamite, et Cobral, -Cobral en face, Cobral partout, Cobral qui -me cache toute la chambre avec ses épaules -de picador et sa tête pleine d’os ; — en voilà -une énorme tête, sans chapeau, et ce front, -hein, ce front inouï, trop de front, je vous le -garantis — Cobral, qui boit son Dewar’s -comme un gargarisme parce que la liqueur n’a -guère le temps de passer, facile, par cette -bouche qui dévore, détruit et exige d’inépuisables -proies.</p> - -<p>— Vous ne croyez pas que vous mangez -trop, à pareille heure ?</p> - -<p>C’est lui qui parle. Il parle, la bouche pleine. -Il n’a pas envie de parler. Il a envie de manger. -Il répète encore :</p> - -<p>— Vous ne croyez pas que vous ?…</p> - -<p>J’ai donc mangé ?</p> - -<p>Machinalement, j’ai mangé. Vaincu par la -contagion du broyeur qui me fait vis-à-vis ; -j’ai mangé. Je n’aime pas cette viande opprimée, -je n’ai pas faim. Je n’avais pas faim du -tout. Et j’ai mangé.</p> - -<p>Que se passe-t-il donc ? Est-ce en moi ou -hors de moi qu’il y a de l’inattendu ?</p> - -<p>Moi, je ne suis pas bien. L’estomac m’est un -poids, comme une outre qui va me crever dans -la bouche. La tête aussi est un poids. Lourde -et vide, et gênante. On aimerait porter sa tête -sous le bras quelquefois, comme le décapité -des portails religieux, ou la poser dans un -dressoir. Je suis paralysé. Je suis un ancien -homme sans muscles, sans cœur, ni veines, -sans âme, et je regarde un homme très bien -portant et très tranquille qui me regarde aussi.</p> - -<p>Je n’aime pas qu’il me regarde. Si je n’avais -pas ses yeux si près, je ne serais certainement -plus malade. Comme je dois être -malade pour rester paralysé si longtemps !</p> - -<p>Mais, hors de moi, tout n’est pas régulier. -Je sens bien que je ne suis pas le seul en -désordre ici. Il y a dans les choses, ou dans -l’homme, ou dans l’atmosphère, un relent de -désordre. Voilà qui ne va pas être réjouissant.</p> - -<p>— Et d’une ! rugit Cobral.</p> - -<p>Il pose délicatement la bouteille vide sur -la brique du foyer. Pourquoi ai-je l’impression -qu’il veut la manier comme une masse -et tout fracasser ? Et me fracasser pareillement…</p> - -<p>J’ai les nerfs en charpie.</p> - -<p>Et je ris. Cobral ne me regarde plus. Je ris, -je respire, je me porte bien… Que la vie m’est -douce et comme cette brise est pure, qui se -jette dans ma poitrine ! Ah ! revivre…</p> - -<p>Cobral me regarde.</p> - -<p>Je ris tout de même.</p> - -<p>Il me regarde avec ses mêmes yeux intolérables. -Il ne me gêne plus et je ris. Et je -parle. Et je suis très content. Rien n’est voluptueux -comme de s’éveiller tout à fait matin. -C’est une joie.</p> - -<p>— J’ai bien soif, mon cher.</p> - -<p>A qui ai-je dit « mon cher » ? Je ne sais -pas. Je sais que j’ai envie de rire et j’ai envie -qu’il fasse jour. C’est tout ce que je sais.</p> - -<p>Et il va faire jour. Les rideaux safran de -la fenêtre prennent des tons vagues de vieille -soie. Une buée d’aurore pauvre met du blanc -derrière les fenêtres. J’aimerais que cela se -fasse rapidement, et que ces lampes soient -éteintes, et qu’on marche sur une route d’où -l’on verrait des prairies.</p> - -<p>Je ris. Je rêve. Cobral bafre toujours. Il -est probable que je mange et que je bois -encore. C’est trop laid : je n’en parlerai pas.</p> - -<p>Qui est celui-ci ?</p> - -<p>Nous sommes trois dans cette chambre. Je -n’ai entendu aucun pas, aucun bavardage de -serrure ou de porte, et un homme est entré.</p> - -<p>— Bonjour, dit Cobral, qui ne se dérange -pas.</p> - -<p>L’homme lui serre la main et me sourit.</p> - -<p>Je lui prends les mains, puisque je le connais -et que je ne connais plus son nom.</p> - -<p>— C’est lui, dit Cobral en me désignant.</p> - -<p>L’homme est joyeux à ces mots. Il pose sa -droite sur mon épaule et sourit de nouveau -avec un charme déjà amical.</p> - -<p>Cobral rit et me dit, en clignant vers l’inconnu :</p> - -<p>— C’est lui.</p> - -<p>Qu’est-ce que je fais là, moi ?</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Sept heures."></h2> - -<p class="date"><i>Sept heures.</i></p> - - -<p>— Vous n’êtes pas surpris de me voir ? dit -l’inconnu.</p> - -<p>Il a une voix moelleuse avec des heurts -métalliques, une voix toute semblable à son -regard, qui est tendre et dur comme celui d’un -oriental légendaire. Des yeux fauves, des yeux -généreux où passent des lueurs vives d’orgueil, -de ces yeux gris qui semblent noirs et -qui veulent donner beaucoup. Mais de ces -yeux qui prennent tout.</p> - -<p>— J’ai été si malade, soupire-t-il. Pauvre -Nanni qui se mêle de souffrance et d’incapacité -au moment où les autres vont agir. L’important -est que mes deux ans de chambre -close soient terminés et que je sois mêlé au -bouleversement. Je viens bien tard. Non, pas -si tard, puisque, après trois semaines de recherches -j’ai trouvé la clef de l’issue. Aujourd’hui, -ce soir, dans un moment, ce sera -la plus grande heure du monde.</p> - -<p>Il n’a pas bougé, engoncé dans sa molle -et fixe attitude de nonchalance. Pourquoi me -donne-t-il l’impression d’aller et venir par la -chambre ? Des éclats rauques mettent dans -la musique de sa voix un halètement mystérieux. -Est-ce ma fièvre que je lui prête ? Est-il -dévoré par une fièvre plus impérieuse que -la mienne ?</p> - -<p>— Tu ne manges pas, Nanni ? Tu ne bois -pas ?</p> - -<p>Il répond à Cobral :</p> - -<p>— Non, j’ai pris ce qu’il me faut.</p> - -<p>Il hausse les épaules, rudement, comme -s’il secouait une crinière, et me considère profondément.</p> - -<p>Puis il regarde Cobral :</p> - -<p>— Je suis content que ce soit lui.</p> - -<p>Et il se tourne vers moi de nouveau.</p> - -<p>— Vous serez heureux d’avoir vu cela… -même… même…</p> - -<p>Il hésite. Il frémit. Il tape du pied.</p> - -<p>— Ne pensons qu’à la gloire, crie-t-il… Je -sais qu’il y a de la gloire, et rien que de la -gloire, dans la nuit qui vient.</p> - -<p>Il rit magnifiquement, et fier d’un rêve -inexpliqué.</p> - -<p>— Nous allons fabriquer une belle constellation… -la plus fugitive… la plus éternelle… -Ah ! Dieu…</p> - -<p>Il rit encore. Puis il va à la fenêtre, écarte -le rideau et cherche un paysage qu’il est seul -à voir au delà du matin laborieux qui s’apprête.</p> - -<p>Cobral vide son verre avec le geste qui termine -une série. Puis il appelle :</p> - -<p>— Nanni !</p> - -<p>Nanni revient près de nous. Je remarque -seulement que son vêtement a un aspect -militaire. Les bandes autour des mollets font -une élégance à ses jambes qu’il a courtes et -minces, et détaillent ses pieds minuscules. -Une veste de cuir jaune, avec, aux manches, -des ailes brodées, des ailes blanches, de -petites ailes qui semblent vivantes.</p> - -<p>Nanni ? J’ai connu un aviateur…</p> - -<p>En entrant, il a dû jeter sa casquette sur -un meuble. Pourtant, cela n’est pas. Je me -souviens qu’il n’avait pas de casquette. Tête -nue, et des cheveux noirs, de copieux cheveux -noirs presque lisses, je veux dire des cheveux -qui n’ondulent pas naturellement, mais bouclés, -un peu bouclés, à peine, à peine, une ou -deux boucles de troisième ordre, — une chevelure -qui casque la tête dont elle a pris la -forme une fois pour toutes, mais où l’on voit -que le vent a passé les mains.</p> - -<p>Profil net et volontaire, visage très pâle aux -yeux cernés de rêve et d’ambition, qui est-il ?</p> - -<p>Je ne l’ai jamais vu. Je vous dis que ma -mémoire n’est pas en faute. Je vois cet homme -pour la première fois. Tout à l’heure, j’ai cru -que ne connaissais pas Cobral. J’avais oublié -son nom et cela me gênait pour reconnaître -un visiteur surgi dans le réveil maussade de -l’avant-matin.</p> - -<p>Maintenant, je suis parfaitement lucide, -mieux que lucide, les nerfs sous le fouet de -la curiosité, l’esprit surexcité jusqu’à la passion, -et cet homme me dit son nom. Je ne -sais pas. Je ne sais pas qui est cet homme. -Et je ne l’ai jamais vu devant moi.</p> - -<p>D’où alors ce sentiment qu’il m’est proche -ou que je n’ignore pas sa vie et sa valeur ? -Comme je suis incertain aujourd’hui ! Nanni ? -Quel est ce monsieur aux cheveux corses ?</p> - -<p>— D’où viens-tu ? dit Cobral.</p> - -<p>— <i>J’en</i> viens.</p> - -<p>— Réellement ?</p> - -<p>— Il fallait que je voie le château encore -une fois.</p> - -<p>— Trois nuits sans sommeil, marmonne -Cobral, cela n’est pas bon du tout.</p> - -<p>— Demain, demain soir, il y aura du sommeil.</p> - -<p>— Et sache bien, repart Cobral, que tu -n’auras pas trois minutes pour te reposer aujourd’hui.</p> - -<p>— Que ferais-je de repos ? s’écrie Nanni… -Du repos ! Du repos ! C’est là-haut que je me -repose… C’est là-bas que je me reposerai… -que fait-on aujourd’hui ?</p> - -<p>— On te montre partout… On te montre -à tous. A celui-ci d’abord.</p> - -<p>Son doigt vers moi.</p> - -<p>Je parle, enfin :</p> - -<p>— Que voulez-vous de moi ?</p> - -<p>Nanni plie sur ses jambes comme un jaguar -sur ses jarrets. Sa voix bondit :</p> - -<p>— Mon cher, je savais que vous étiez une -âme impétueuse… Quelle joie pour nous que -vous soyez venu ! Quelle joie pour vous !</p> - -<p>— Je viens, dis-je doucement, mais je ne -sais pas pourquoi.</p> - -<p>— Je ne lui ai pas tout dit, brusque Cobral, -mais il devine, il sent, il aime, il est nôtre, -vois-tu…</p> - -<p>— Généreux, crie Nanni, cœur généreux, -front généreux, vois comme il nous ressemble. -C’est bien celui qu’il fallait.</p> - -<p>Cobral se lève.</p> - -<p>— Tu ne bois pas ?</p> - -<p>Et à moi :</p> - -<p>— Vous non plus ?</p> - -<p>Et il sombre du feutre où il n’est plus lui.</p> - -<p>— Allons !</p> - -<p>Je ne bouge pas.</p> - -<p>— Où ?</p> - -<p>Je ne bougerai qu’après une saine réponse.</p> - -<p>— A l’appareil.</p> - -<p>C’est Nanni qui parle. Je devine soudain -que j’aimerai tout ce que fera Nanni. Je devine -que Nanni me plaît étrangement.</p> - -<p>Cobral aussi devine cela.</p> - -<p>Mais il ordonne :</p> - -<p>— Petit Nanni, il faut que nous soyons à -Paris dans une heure.</p> - -<p>— C’est bien court, proteste l’aviateur chagriné. -Que devons-nous faire ?</p> - -<p>— Nous préparer à déjeuner.</p> - -<p>— Dès huit heures ?</p> - -<p>— Tu es attendu à midi par M<sup>me</sup> de Hocques, -mais il y a quelqu’un qu’elle n’attend -pas et que je veux voir près de toi… qui doit -être près de toi…</p> - -<p>Nanni écoute à peine. Il questionne avec -indifférence :</p> - -<p>— Qui ?</p> - -<p>— Pretty Pray.</p> - -<p>— Pretty ?</p> - -<p>Nanni n’est plus pâle. Terreux, puis blême, -puis semblable aux cires transparentes, il -semble soudain n’être plus qu’une ébauche -de sa propre image, une ébauche où les traits -indiquent celui que la couleur précisera.</p> - -<p>Il murmure :</p> - -<p>— Pretty…</p> - -<p>Et il se tait.</p> - -<p>Et il murmure encore :</p> - -<p>— Pretty…</p> - -<p>On jurerait que ses lèvres n’ont pas eu un -mouvement pour former ce nom. Et il n’y a -pas d’intonation, haine ou tendresse, pour -souffler :</p> - -<p>— Pretty.</p> - -<p>Un souffle, oui, un souffle de mourant.</p> - -<p>Je souris cependant et je dis :</p> - -<p>— Pretty Pray… La petite Sainte ?…</p> - -<p>Nanni me dévisage de ses yeux tout à coup -glacés :</p> - -<p>— Vous connaissez… mademoiselle… -Sainte…</p> - -<p>Je lui ai fait de la peine en citant familièrement -ce surnom de Pretty. Ses amis intimes -la nomment Sainte, ou, en badinant -M<sup>lle</sup> Sainte. Mais je peux dire : la petite -Sainte, sans offenser personne. Je l’ai vue -débuter, cette douce comédienne, et elle a de -l’amitié pour moi.</p> - -<p>Je voudrais pourtant que Nanni soit apaisé. -Si je savais ce qui l’a ainsi abattu ? C’est -peut-être une ancienne union que ce nom a -évoquée. Bah ! je le saurais, je sais presque -tout ce que Sainte a fait sur terre depuis -qu’elle y tient tant de place. Quel être surprenant !</p> - -<p>— C’est une amie… pour vous… une amie ? -ai-je demandé prudemment.</p> - -<p>Nanni réfléchit. M’a-t-il entendu ? Il écoute -quelqu’un en lui-même.</p> - -<p>— Oui et non, répond-il… C’est une femme -charmante…</p> - -<p>Il médite encore bizarrement et conclut :</p> - -<p>— Charmante… sympathique… charmante…</p> - -<p>Et il appelle :</p> - -<p>— Holà, Cobral !… Vas-tu nous faire attendre ?</p> - -<p>Cobral est déjà à la grille. Il rit. Je crois -qu’il ne s’étonne de rien, même pas de Nanni. -Peut-être est-il habitué à lui.</p> - -<p>Nous courons vers la grille. Le brouillard -flotte comme une vague impalpable où se -marque un sillage derrière nous.</p> - -<p>Quels sont ces gens ? Qui suis-je ? Je ne -sais plus ce que je sais, ni ce que je dois -savoir.</p> - -<hr /> - - -<p>L’auto est rangée devant la grille. Elle est -très belle, longue, blanche, sentant la souplesse -et l’agilité. Le nègre, accoté à un -arbre du trottoir, ne prend pas garde à nous.</p> - -<p>Cobral nous guide. Nanni m’a pris le bras. -Au delà de la route, une plaine. Encerclant -un champ immense, des barrières. Et loin, -au milieu de cette piste rudimentaire, des -hangars. Un grand nombre de hangars.</p> - -<p>Cobral pousse une porte basse. Nous voilà -dans le champ. Les pluies récentes ont laissé -des flaques de boue que le brouillard tiède -entretient.</p> - -<p>Nanni a son fier sourire maintenant. Moins -franc qu’à sa venue, un sourire mince de -savant, un sourire qui se tait. Il pense. Il -parle. Ce sont deux actes sans communion. -Il ne pense pas à ce qu’il dit. C’est curieux. -Tous ces mots sont des prétextes à de petits -drames. Ceux de Cobral aussi. Et moi, ne -suis-je pas tout un drame parmi ces drames ?</p> - -<p>La boue jaillit sur bottines et bottes.</p> - -<p>— Vous pensez au dégel, Nanni ? crie -Cobral toujours en avant et qui se retourne…</p> - -<p>— Le dégel ? ricane l’autre… ah ! ah ! oui -le beau dégel décoré d’ornières magnifiques… -Quels canons ont passé là ?</p> - -<p>Il s’arrête et, grave, murmure :</p> - -<p>— Le dernier canon… voir passer le dernier -canon pour la dernière fois… et que ce -soit la fin de ces rudesses…</p> - -<p>Nous repartons. Il s’arrête encore :</p> - -<p>— Le dernier héros… voilà… le dernier… -On vient de voir trop de héros… c’est certain… -trop de héros… Il faut des hommes -maintenant…</p> - -<p>Il se prend la tête à deux mains :</p> - -<p>— Pensée qui ordonne… pensée de bonheur -et de calme… ah, mon ami, quel printemps -régnera désormais dans l’âme du monde !… -Et c’est nous… nous trois… Je l’ai tant -rêvé !… J’ai été malade d’ambition… c’était -trop lourd le poids de ce désir… j’ai été très -mal… très mal, vous le savez… et tenez, je -voudrais… écoutez… c’est tout simple ce que -je vais faire… si… si… puéril… normal… et -cela paraîtra géant… disons héroïque… supposez : -héroïque… alors je voudrais, je veux -bien être un héros… un héros… le dernier… -mais je serai le premier homme… C’est -pourquoi je veux en revenir, pour voir… pour -être… vous comprenez… pour être… pour -être…</p> - -<p>Il fronce les sourcils :</p> - -<p>— Je veux revenir pour être oublié… Qu’on -ne sache pas dans l’avenir qui je suis… Les -autres, les anciens, les héros des temps -héroïques, ne les oubliez pas. Oubliez Ugo -Nanni… Ce n’est pas un héros… Ce n’est -plus un héros… C’est un homme… Et tous -les hommes ne sont que des hommes… Il le -faut… venez… il le faut, il le faut…</p> - -<p>Cobral nous a devancés de plusieurs centaines -de mètres. Je le vois disparaître derrière -un hangar monumental.</p> - -<p>— C’est là, indique Nanni, je suis content -de vous le montrer. Demain, au retour, on -le détruira. Vous verrez…</p> - -<p>Et il ajoute confidentiellement :</p> - -<p>— Couvrez-vous, et d’importance… cette -nuit… Vous ne savez pas comme il fait froid… -Couvrez votre tête… vos oreilles… Moi, je ne -peux pas… j’ai trop d’agitation dans le cerveau… -comme si ma tête flambait… je crois, -d’honneur, que ma tête flambe… C’est ce qui -me fait aller dans le vent… ne pensez-vous -pas que le vent attise la flamme… J’ai peut-être -un panache de feu là-haut… là-haut…</p> - -<p>Il se hâte et m’entraîne. Je me plais infiniment -avec ce garçon incompréhensible. -L’énigme trépidante de ses paroles me saoule -comme un vin trop neuf. Je suis persuadé -qu’il prépare des audaces terrifiantes. Tout, -de lui, me sera naturel et sympathique. Même -d’être victime de ses outrances.</p> - -<p>Voici le hangar.</p> - -<p>Voici Cobral.</p> - -<p>Voici l’aigle.</p> - -<p>Pourquoi ai-je pensé ce mot : « l’aigle ! » -Je suis devant un biplan, un classique et -énorme biplan, avec cet échafaudage d’ailes -qui évoque un transport à deux ponts. Pourquoi -« l’aigle » ? Le journalisme a popularisé -le cliché de « l’oiseau » que nos reporters -emploient à pleins tiroirs pour poétiser — ou -alors, pour quel insuffisant synonymat ! — l’aéroplane. -Et ce biplan mathématique et -exact n’autorise même pas le pauvre travestissement -du mot, puisqu’il est posé, sans -envol, sur ce coin de terre comme un théorème -sur le tableau noir.</p> - -<p>« L’aigle. » J’ai pensé aux ailes festonnées -des aviatiks. Et ainsi, c’est ainsi, j’ai toujours -eu cette faiblesse de disserter mentalement -sur les exclamations intérieures qui me -semblent intempestives.</p> - -<p>— Ho ! Nanni, qu’est cela ?</p> - -<p>Je regarde quatre cartouches tricolores -peints sur chacune des quatre ailes tendues. -Les avions français portent toujours ces -cocardes nationales, mais il n’y a point de -lettre à l’ordinaire. Qu’est-ce que ces lettres ?</p> - -<p>Nanni, qui allait vers l’appareil, revient.</p> - -<p>— Que demandez-vous, ami ?</p> - -<p>Le vent qui s’est levé remue doucement -quelques mèches de sa chevelure. Il en a le -front obscurci. Son menton de chef est plus -volontaire que ses yeux, qui semblent commander -pourtant. Il a sa voix chaude, nette, -rapide aussi.</p> - -<p>— Que demandez-vous ?</p> - -<p>— Ça… qu’est-ce que cela ?… il y a des -lettres sur les ailes… pourquoi cette lettre ?… -pourquoi cette lettre quatre fois ?</p> - -<p>Il rit de bon cœur.</p> - -<p>— Je ne peux écrire mon nom tout entier, -je pense.</p> - -<p>— Oui, oui, dis-je rêveusement, mais cette -lettre sur ce cercle victorieux… Je ne peux -pas oublier les meubles de la Malmaison… -de Compiègne… de Fontainebleau… C’est -prodigieux… ah, j’ai été témoin d’un prodige… -J’ai cru voir cette lettre comme si… -je l’ai vue ailleurs et ne l’ai pas vue depuis… -Du moins, la voir sur une chose de guerre, -quel prodige…</p> - -<p>Y a-t-il une réponse dans ses yeux ?</p> - -<p>Il n’est plus auprès de moi. Il est aux pieds -de l’avion et touche avec une sûre négligence -d’amoureux tous les détails de son fidèle.</p> - -<p>Je regarde Cobral qui se tient opiniâtrement -loin de nous. Je regarde Nanni et les aides -qui inspectent l’aéro avec leurs mains sèches -et des yeux de rats. Je regarde l’aéro, solide, -léger, précieux, brutal, sans âme, sans élan, -sans défaite, attente insensible du moteur et -de l’espace qui feront de ces ailes des ailes.</p> - -<p>Il y a sur chacune des ailes une lettre. Je -suis émerveillé de cet « N » qui pose un lourd -éclair d’encre sur les cocardes tricolores. -Pourquoi suis-je émerveillé ? Nanni a eu la -fantaisie de baptiser son aéro d’une initiale, -la sienne, quadruplement. Quoi d’émerveillant ?</p> - -<p>Je viens d’être ému, vous le sentez. Vous -l’êtes aussi, peut-être ?</p> - -<p>Je suis mécontent d’être ému. Bâtisseurs -de ténèbres ! Qu’ai-je cherché ? qu’ai-je -trouvé ? Je voudrais bien qu’on me guérisse -de cette tare. Ce n’est pas une maladie : c’est -une tare et je doute qu’on me guérisse. Quel -tourment de me créer des stupeurs et des -enthousiasmes, basés sur des nuages d’où je -retombe à tout moment. Ne suis-je pas grotesque -d’avoir lancé mon souvenir sur des -pistes légendaires et mortes qui ne revivront -pas ? J’ai honte d’être ému. Je veux cesser -de l’être. Je veux parler à quelqu’un. Je vais -parler à Cobral.</p> - -<p>Où est-il ?</p> - -<p>Derrière l’aéro ? Peut-être s’enquiert-il de -ce qui m’a étonné. Que lui dira-t-on ? Nanni -a, de son aveu, marqué l’initiale de son nom -sur les ailes. Cobral n’en saura pas davantage. -Eh quoi ! il le sait déjà. C’est un ami -de Nanni, un habitué de la villa, et sans doute, -du hangar. Pourquoi s’étonnerait-il lui aussi ? -Un aviateur militaire a de droit l’insigne de -l’aviation française. Et peut-être lui est-il -permis de le signer ou de le chiffrer. Ce n’est -que de la bravoure, cette identité voyante — et -vue. Pardon, pardon, je n’ai pas dit qu’il -fût aviateur militaire. Je ne le sais pas. Comment -le dirais-je ? Peut-être même — que -décider ? — n’est-il pas français ? Je vais -trouver Cobral qui m’éclairera.</p> - -<p>— Il est né en France et il est mobilisé.</p> - -<p>Cobral me répond, qui était derrière moi. -Ai-je exprimé à voix haute mon embarras ? Il -répond à ma pensée. Il répond distraitement, -sans quitter des yeux le biplan.</p> - -<p>— Il est né en France.</p> - -<p>Je dis vivement :</p> - -<p>— En Corse ?</p> - -<p>Cobral me regarde avec étonnement, puis -s’occupe à nouveau de l’appareil. Lentement, -il proteste.</p> - -<p>— Non. Pas en Corse. En Touraine, je -crois : je sais qu’il est né près de Paris. -Pourquoi voulez-vous qu’il soit né en Corse ? -C’est enfantin.</p> - -<p>Il prend un journal dans la poche et le déploie. -Il reprend.</p> - -<p>— Son nom vous trompe. C’est qu’il est -d’origine italienne. Il en est très fier, parce -que sa famille est fière de son ascendance -très purement latine. Son parrain lui a donné -le prénom d’Ugo.</p> - -<p>Il baille et parcourt le journal comme s’il -y était obligé et que ce lui fût un vrai supplice. -Il murmure des mots que je n’entends -pas.</p> - -<p>Enfin il articule :</p> - -<p>— Rien. Rien.</p> - -<p>Et soudain :</p> - -<p>— Vous connaissez ce journal ?</p> - -<p>— Quel est ce journal ?</p> - -<p>Il tourne une page pour regarder le titre -de la feuille. Il l’a — oh ! — oublié.</p> - -<p>Lui, peu intéressé :</p> - -<p>— <i>L’Exigeant.</i></p> - -<p>— Oui, c’est un bon journal, un journal -du soir… Je connais des gens là-dedans… -Certainement, je connais… je connais… que -voulez-vous faire ?</p> - -<p>Il jette encore une fois les yeux sur la -feuille.</p> - -<p>— C’est le numéro d’hier… Il ne donne -pas les spectacles… Je voudrais savoir ce -qu’on joue ce soir, dans les théâtres…</p> - -<p>— Je peux vous renseigner peut-être… -J’avais pensé, moi aussi, aller au théâtre ce -soir… j’ai tellement travaillé la dernière nuit…</p> - -<p>— Vous n’irez pas.</p> - -<p>J’ai mal entendu. Il n’invente pas cependant. -Il a dit ça très bas, et très vite.</p> - -<p>— Est-ce que Pretty Pray joue ce soir ? -demande Cobral, indifférent.</p> - -<p>— Je ne sais pas… Je crois qu’elle est -sans engagement… A moins qu’elle ne -paraisse dans un concert de charité.</p> - -<p>— Je ne vois pas la nécessité de savoir -tout cela, jette-t-il sèchement.</p> - -<p>Cette brute est un maniaque. J’ignore sa -manie. Mais il a le ton coupant des maniaques, -dont la volonté n’a plus d’ampleur forte. Une -volonté à ressort.</p> - -<p>— Eh bien, reprend-il en souriant, vous -êtes tout à fait bon… C’est à <i>l’Exigeant</i> que -vous me mènerez… Nous y ferons une édition -spéciale… vous y signerez l’article… Il -est fait depuis longtemps.</p> - -<p>Je ris bruyamment.</p> - -<p>— Que vous êtes nerveux, reproche Cobral. -Ménagez-vous jusqu’à ce soir. Mais je ne -crains rien… Vous êtes un homme extraordinaire. -Extraordinaire.</p> - -<p>La colère me guette. J’ai une envie farouche -de le prendre au collet et de regarder ses -yeux, tout le temps qu’il faudra pour savoir -ce qu’il y a dedans.</p> - -<p>C’est lui qui me prend au revers de mon -pardessus et qui explique doucement :</p> - -<p>— Nanni vous aime beaucoup. Je ne savais -pas qu’il vous connaissait. Il vous a vu ? Rappelez-vous. -Ugo Nanni, vous le connaissez -parfaitement…</p> - -<p>Il ôte de mon col un fil blanc. Il a une -main puissante de démolisseur sportif. Il -a des gestes incomparables de légèreté. Et il -laisse mon col et mon pardessus et mes yeux -où il recommençait à traîner les siens, et il -regarde Nanni s’activer près de l’aigle.</p> - -<p>Oh ! encore ce mot ! « L’aigle ! » « l’Aigle ! » -Mais pourquoi l’Aigle ?</p> - -<p>— Nanni aurait été un grand homme pendant -ces mois de guerre… un grand homme, -mon cher… mais il était malade… il ne sortait -pas… on ne le laissait pas sortir… il est -guéri… il a fallu beaucoup de démarches -pour le faire mobiliser… C’était un aviateur -prestigieux… il a même brisé beaucoup d’appareils… -il ne s’est pas abîmé… jamais une -égratignure… ah, un grand homme… un -grand homme… quelle vaillance… quelle -modestie… il n’y a que trois jours qu’il a -repris ses vols… il a été droit au but… Je -n’espérais pas trouver un collaborateur si -splendide…</p> - -<p>Il réfléchit. Il complète :</p> - -<p>— Les autres seront très bien aussi.</p> - -<p>Il cherche mes yeux.</p> - -<p>— Vous surtout.</p> - -<p>Je crie :</p> - -<p>— Ah, mais… Ah mais… quoi ?…</p> - -<p>Il dit, dans un gros rire :</p> - -<p>— Moi aussi.</p> - -<p>Et il appelle :</p> - -<p>— Nanni ?… Nanni ?…</p> - -<p>Se tournant vers moi :</p> - -<p>— Vous connaissez Pretty Pray ?… Je ne -sais pas qui elle est… je la vois quelquefois… -j’ai un service à lui demander… Allons vite, -et ne dites pas de mal de moi devant elle. -D’ailleurs vous ne pensez pas de mal de moi. -D’elle non plus, je le sens.</p> - -<p>— De qui ? s’informe Nanni qui nous -rejoint.</p> - -<p>— De Sainte, répond Cobral.</p> - -<p>Nanni ne tressaille pas, et son visage ne -témoigne d’aucune émotion.</p> - -<p>— J’oubliais que nous devions la voir, -murmura-t-il.</p> - -<p>— Viens, Nanni. Es-tu prêt ?</p> - -<p>Il semble transfiguré.</p> - -<p>— Tout est prêt… Allons…</p> - -<p>Pourtant il hésite et s’arrête.</p> - -<p>— Que veux-tu ? dit Cobral.</p> - -<p>— Est-il indispensable que je la voie ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Ce sera très dur.</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— Tu réponds de moi ?</p> - -<p>— Je réponds d’elle. Toi, tu réponds de -toi.</p> - -<p>— Si je le croyais ! Tu ne sais pas, Cobral, -comme il est grave que je la rencontre aujourd’hui… -je ne l’ai pas vue… depuis… depuis… -ah ! que de mois…</p> - -<p>— Rien n’est mort.</p> - -<p>— Rien n’était né.</p> - -<p>— Tout naîtra peut-être.</p> - -<p>— Je sais que non, Cobral, et cela me fait -peur. Pourquoi m’obliges-tu à la voir ?</p> - -<p>— Tu la verras plusieurs fois aujourd’hui.</p> - -<p>— Si je viens à bout de ces minutes, je -serai… je serai…</p> - -<p>— Tu seras un homme.</p> - -<p>Cobral commande.</p> - -<p>Nanni a dans le regard une exaltation de -martyr. De quoi, de qui est-il l’apôtre ?</p> - -<p>Nous allons vers la route. Minuscules, tous -les trois, au milieu du terrain d’aviation. La -boue s’acharne. Nous ne nous apercevons -plus de rien. Moi, je suis passionnément une -tragédie que le front de Nanni me révèle -entre deux bonds de sa chevelure.</p> - -<p>— Nous allons chez elle, dit Cobral, sans -le regarder, nous allons chez Pretty pour une -chose grave. Il faudra que tu sois très fort.</p> - -<p>Nanni, dans une acceptation sereine, murmure :</p> - -<p>— Je crois que tu peux me demander l’impossible… -Je pourrai l’impossible… l’impossible, -si tu veux…</p> - -<p>— Je ne te demande que l’immobilité, continue -Cobral qui marche toujours, les yeux -loin de nous.</p> - -<p>— L’immobilité ?</p> - -<p>— Si tu crois… si tu vois… que… que -ton ami Cobral… au cours de cette journée… -agit… pour un autre… comprends-tu ? pour -un autre que toi… es-tu capable de…</p> - -<p>— Pour elle ?… Pour un autre ?…</p> - -<p>— Peut-être… elle… et un autre…</p> - -<p>— Et toi, tu aideras ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>Nanni va s’arrêter. Il respire un peu plus -durement.</p> - -<p>Cobral demande :</p> - -<p>— Eh bien…</p> - -<p>— Eh bien, je ferai ce que tu voudras.</p> - -<p>— Es-tu capable de ne pas te trahir ?</p> - -<p>— Je ne me trahirai pas.</p> - -<p>— Es-tu capable de ne pas souffrir ?</p> - -<p>Nous marchons en silence. Nanni a sur les -lèvres — comme elles sont pâles, ses lèvres ! — un -pauvre sourire. Il voudrait donner un -ton plaisant à ce qu’il dit. Il ne peut même -pas parler.</p> - -<p>Et puis, tous les muscles de l’âme tendus -à le tuer, il répond tranquillement, comme -s’excusant d’une distraction :</p> - -<p>— Au fait, je ne souffrirai pas.</p> - -<p>L’auto nous emporte vers Paris.</p> - -<p>La mairie du Bourget porte huit heures et -demie sur son horloge.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Neuf heures."></h2> - -<p class="date"><i>Neuf heures.</i></p> - - -<p>Cobral assiège la porte de Pretty aussi -rudement que la mienne. Quelle catapulte ! -Nanni et moi sommes encore dans l’ascenseur, -et lui qui a monté l’escalier en quatre bonds, -carillonne, carillonne comme il tirerait le -canon.</p> - -<p>Une femme de chambre. Cobral la bouscule. -Il entre. Nous le suivons. Il disparaît. -Nous demeurons dans l’antichambre, la camériste -nous regarde, stupide. Des portes claquent. -Je n’aime pas ces façons d’entrer chez -les femmes.</p> - -<p>Une voix. C’est Pretty.</p> - -<p>Elle est furieuse. Je suis content. Elle -vient. Je suis exaspéré des manières de -Cobral. Je retrouve d’un coup ma colère du -réveil. Je me fâcherai !… Nanni est muet. Il -va pousser la porte du palier que la femme -de chambre, effarée, a oublié de refermer.</p> - -<p>Pretty est furieuse. Pretty est grandement -furieuse. Elle crie. Je ne distingue pas les -mots qu’elle dit. Je reconnais sa voix de -théâtre. Sa voix des jours où elle dit des choses -lyriques.</p> - -<p>Cobral revient. Il sourit. Je ne me fâcherai -pas. Je ne le giflerai pas. Je ne l’étranglerai -pas. Il sourit comme un bonhomme qui aurait -pris un goujon — vivant — après douze -heures de faction à la ligne.</p> - -<p>— Entrons là, dit-il.</p> - -<p>Et il se jette dans un boudoir où il nous -offre des sièges. Audace. Ah, brute !</p> - -<p>Presque aussitôt, Pretty.</p> - -<p>Elle mérite qu’on l’appelle Sainte, ce matin, -car elle est un petit charme parfait. Pas coiffée, -pas maquillée, les yeux gros, elle sort du -sommeil et du lit, et dans son peignoir rose -on dirait une gosse d’album anglais qui va -voir à la cheminée ce que saint Nicolas a semé -dans ses socques. Bonjour, Sainte.</p> - -<p>Pretty ne me tend pas la main. Elle ne -voit pas Nanni. Elle ne vient que pour Cobral.</p> - -<p>Toute frémissante :</p> - -<p>— C’est trop long ? crie-t-elle, c’est trop -long, n’est-ce pas ? de m’envoyer la femme de -chambre et d’attendre que je vous fasse entrer ?… -Dans ma chambre !… dans ma chambre !… -vous !… vous !…</p> - -<p>Cobral est un mufle.</p> - -<p>Mais il sourit.</p> - -<p>— Est-ce que vous avez l’habitude d’entrer -chez les gens ?… de faire la lumière ?… de les -tirer du lit ?… et d’éclater en paroles saugrenues ?… -si c’est votre genre, il faudra…</p> - -<p>Je risque :</p> - -<p>— Oui, c’est son genre… Exactement son -genre.</p> - -<p>Pretty me regarde.</p> - -<p>— Vous ici ?… Vous pratiquez le même -sport ?… Eh bien, vous me plaisiez beaucoup -mais je me demande si vous n’êtes pas aussi -un…</p> - -<p>Quoi ? Elle freine. Il est temps… Elle a vu -Nanni. Elle s’apaise.</p> - -<p>— Bonjour, monsieur Nanni, comment -allez-vous ? Je suis contente de vous voir -chez moi.</p> - -<p>Nanni s’entrave dans une salutation précieuse. -Pretty nous interrompt.</p> - -<p>— Je suis dans un état de rage… inexprimable… -je ne sais comment cela passera… -il y a visite et visite… on ne viole pas une -maison…</p> - -<p>— Ne vous emportez pas, dis-je, et songez -que Nanni et moi sommes restés à la porte.</p> - -<p>— Enfin, s’exclame-t-elle, que diriez-vous -si l’on vous éveillait de cette façon-là ?</p> - -<p>— Je dirais… je dirais…</p> - -<p>— Ma chère amie, décide Cobral, nous perdons -du temps.</p> - -<p>— Le mien.</p> - -<p>Elle tape du pied, gentiment.</p> - -<p>— Il faut que je vous parle, dit Cobral, qui -ne sourit plus.</p> - -<p>— Vous attendrez mon bon plaisir.</p> - -<p>— Peut-être.</p> - -<p>Elle est partie. Nanni est impassible, résolument. -Cobral prend un livre sur la petite -bibliothèque et le feuillette comme si Pretty -n’était pas brusquement disparue, ou comme -si elle n’était jamais venue dans cette pièce.</p> - -<p>Tout y est bleu et gris. Beaucoup de statuettes. -Une chaleur intime. Sur la fenêtre qui -découvre les Tuileries et la rue de Rivoli, se -profile un Dionysos de marbre. Des livres, des -livres. Des fleurs. Une gerbe de mimosas, -bientôt fanés mais dont la saveur lourde — une -fleur qu’on respire avec la bouche — étourdit.</p> - -<p>Nous sommes chez une femme intelligente -et qui aime la vie. Pretty me plaît beaucoup.</p> - -<p>Cobral se lève et sort du boudoir.</p> - -<p>Une sonnerie bientôt. Sonnerie qui insiste. -La femme de chambre vient. Elle n’est pas -remise de son affolement. Pauvre petite, -comme je la comprends. Est-ce que je suis -remis de cette matinée hâtive ?</p> - -<p>— Mademoiselle attend ces messieurs.</p> - -<p>Elle nous mène à la chambre de Pretty. -Jolie chambre pensive où il n’y a pas trop de -meubles et pas trop de dentelles. Ce n’est -pas une chambre d’actrice, Dieu merci. Mais -que fait Pretty ? Elle s’est recouchée. Paresseuse !</p> - -<p>Cobral est assis déjà près du lit.</p> - -<p>Pretty nous fait un sourire. Elle a retapé -sa coiffure et s’est inondée de poudre. Elle -est armée de pied en cap. Pourtant je ne -conçois pas qu’elle nous reçoive si familièrement.</p> - -<p>Mais comme si elle me devinait :</p> - -<p>— Je crois que ma classique pudeur est -très en déroute ce matin… Tant pis pour moi, -je n’ai pas le courage de rester debout à ces -heures sensationnelles. Asseyez-vous… Prenez -ce fauteuil, Nanni, et approchez.</p> - -<p>Elle lui rit fraternellement.</p> - -<p>Il s’oblige à sourire. Il y réussit. On dirait -de ces sourires peints sur marionnettes ou -sur ces figures, dans les foires, qui sont aux -boutiques dites « Massacres ».</p> - -<p>— Que me veut-on ?… Fumez si cela vous -amuse… Ce me sera agréable…</p> - -<p>Cobral parle :</p> - -<p>— Pourquoi ne jouez-vous rien actuellement ?… -je sais, je sais… la guerre… eh bien -c’est la raison de faire de la belle besogne… -vous ne trouvez pas que « ceux qui restent » -abusent du café-concert et de la revue à petit -spectacle… triste, triste… Donnez-leur des -chefs-d’œuvre… c’est-à-dire vous-même… -assez de femelleries…</p> - -<p>Pourquoi ces banalités ?</p> - -<p>Mais il les distille subtilement. Il flatte. A -la réflexion la flatterie est grossière, mais il -la détaille en grand acteur. Pretty n’a pas du -tout l’air de l’entendre. Elle est dans le ravissement. -Petite Pretty, qui aime renier ses -anciennes idoles, quand on l’y invite adroitement.</p> - -<p>Idoles, non, je ne peux dire qu’elle ait eu -pour idoles ses buts oubliés et son répertoire -de début. Pretty Pray n’est pas une vieille -dame ; mais elle a vingt-quatre ans et, depuis -six ans, elle a vu bien des choses. Elle a -débuté dans une bonbonnière, où l’on affichait -des polissonneries. Elle passait pour -Anglaise. Il est vrai qu’elle est née à Cricquebœuf -et qu’elle est blonde. Elle a travaillé -ensuite la tragédie racinienne au Conservatoire. -Impatiente d’attendre des prix et des -récompenses, elle est revenue aux légèretés, -et le music-hall a connu des sketches où -elle chantait et dansait intrépidement. Mais -je ne vous conterai pas sa carrière. Vous la -connaissez mieux que moi. Un jour, le hasard -l’a jetée dans les bras d’un faiseur de drames -littéraires et, souple comme un courtisan, -elle a saisi en un tour de main des intentions -et des idées que ne lui avait pas apprises -son début sans envergure. C’est depuis ce -temps-là qu’elle aime être appelée Sainte par -ses amis. Je la soupçonne de haïr son nom -réel de Pretty Pray, qui est un peu badin -pour cette amie des poèmes sérieux et des -comédies pathétiques.</p> - -<p>J’aime bien l’appeler Sainte.</p> - -<p>Si elle l’osait, elle se ferait afficher sous ce -nom quand elle joue.</p> - -<p>— Vous êtes très attachant, Cobral, mais -je ne pense pas que vous me jetiez à bas du -lit pour me parler du théâtre à venir et de la -moralité des civils, n’est-ce pas ?</p> - -<p>Un rayon de soleil coule par la fenêtre. Un -soleil convalescent.</p> - -<p>Je n’aime pas qu’elle parle à Cobral comme -à un ami. Où se sont-ils vus ? Je croyais connaître -la vie de Sainte, et je l’ai vue assez -souvent ces dernières semaines pour savoir -quels sont tous ses amis actuels. Je suis un -sot, voilà. Comme si, après les plus généreuses -confidences de n’importe quelle -femme, il ne convenait pas de se demander : -« Quelles choses importantes m’a-t-elle cachées ? »</p> - -<p>Trop souvent, Sainte m’a dit : « Je n’ai -pas de secrets pour vous. » Elle a dû me taire -les plus beaux détails, avec délices.</p> - -<p>Cobral abuse de ses éclats de rire. Il sera -bientôt visible pour tous que c’est de l’imitation.</p> - -<p>— Ma chère amie, dit-il gaiement…</p> - -<p>Oh, comme ces façons affectueuses m’insupportent !</p> - -<p>— Ma chère amie…</p> - -<p>Pourquoi m’insupporter ? Les amis de -Sainte me doivent être aussi étrangers que -les deux ou trois petites passions de son petit -cœur. C’est vrai que je n’ai jamais pensé à -son cœur, ni à tout ce qui s’ensuit, mais -son amitié m’amuse. Donc je suis jaloux de -ses amitiés nouvelles.</p> - -<p>— Ma chère amie, ma visite précipitée a -deux mobiles…</p> - -<p>— Mon réveil et ma colère.</p> - -<p>Il fait à cette plaisanterie un succès de joie -indulgente.</p> - -<p>— Non… une invitation à accepter… Un -service… à rendre.</p> - -<p>— Vite, parlez-moi de l’invitation…</p> - -<p>Et elle bat des mains avec un enthousiasme -parodié.</p> - -<p>— J’ai un service à vous demander… -reprend Cobral… c’est moi qui vous le demande… -mais au nom d’une cause considérable… -considérable… comme vous le diront -ces messieurs.</p> - -<p>Sainte, qui croit à une farce, nous interroge -des yeux. Nous demeurons impénétrables.</p> - -<p>— C’est un très gros service… que vous -pouvez me rendre… nous rendre… facilement…</p> - -<p>— Eh bien, dites de quoi il s’agit, et je -vous répondrai.</p> - -<p>Elle s’impatiente. Cobral semble disposé à -prendre son temps maintenant.</p> - -<p>— J’ai eu entre les mains, narre-t-il, un -programme de la matinée que donne aujourd’hui -l’Union Cordiale… Une belle manifestation -franco-anglaise… vous y paraissez… -Cela me fait plaisir… Le Président de la -République vous applaudira…</p> - -<p>— Ce n’est pas la première fois, rétorque -Sainte, et les ministres aussi. Il y aura des -ministres…</p> - -<p>— Cela est improbable, se moque Cobral, -car c’est grande séance à la Chambre… les -ministres y seront tous… ils y seront tous… -tous… vous ne le saviez pas ?</p> - -<p>— Comment le saurais-je ?… Les événements -politiques me sont inconnus.</p> - -<p>— Inconnus ? Inconnus ?… Et les hommes -politiques vous sont inconnus ?</p> - -<p>— Evidemment… vous posez des questions… -des questions…</p> - -<p>— Je ne demande rien… Vos secrets sont -à vous… Je ne vois pas pourquoi je voudrais -vous les prendre… Je ne les prendrai certainement -pas…</p> - -<p>Cette conversation me paraît bête et misérable. -Nanni ferme à demi les yeux. Est-ce -pour ne pas la voir ? Est-ce pour mieux la -voir ? Elle est très belle, notre blonde Sainte, -accoudée à l’oreiller ; si elle est plus belle -encore dans le cœur fougueux de Nanni, -comme elle doit être belle !</p> - -<p>Elle se tait, agacée par le ton sournois de -Cobral. Elle dit avec un peu d’aigreur :</p> - -<p>— Cobral, vous êtes ennuyeux… si vous -avez quelque chose à me demander, demandez.</p> - -<p>— Que direz-vous tout à l’heure à la matinée -du Trocadéro ? C’est au Trocadéro, n’est-ce -pas ?</p> - -<p>— Oh ! cet homme qui répond aux questions -par des questions… Oui, c’est au Trocadéro…</p> - -<p>— Merci… Quels poèmes direz-vous ?</p> - -<p>— Je ne sais encore… Le programme porte : -« Poèmes » par M<sup>lle</sup> Pretty Pray.</p> - -<p>— Poèmes de qui ?</p> - -<p>— De quelqu’un qui me plaira… Si je savais -qui me plaira d’ici la matinée, j’aurais un -bonheur de première classe.</p> - -<p>— En attendant, vous êtes nerveuse… Donc -vous direz des vers…</p> - -<p>— Oui, oui, oui et oui… des pauvretés -sans doute… Parce que les poètes m’ont tout -l’air d’être au garage depuis qu’il leur faut -célébrer des faits au-dessus de leurs petites -histoires…</p> - -<p>— Pretty, vous êtes injuste… Les poètes -ont toujours été ceux qui peuvent le mieux -exprimer la séduction ou la douleur de la vie -quotidienne… Ils n’ont pas changé… Il n’y -a plus de vie quotidienne, il y a un trou dans -l’espace et dans le temps, cratère inquiétant -dont les vapeurs annoncent le dernier cercle -de l’enfer — ou le premier… Dante est mort, -chère amie, et les bons jeunes gens qui écrivent -ont assez de peine à écrire en français… -si vous leur demandez de penser par surcroît…</p> - -<p>— Il y en a sans doute qui ont d’autre but -que des rimes insensibles et du bruit sous les -mots ! Qu’ils viennent !</p> - -<p>— Je viens.</p> - -<p>— Quoi ?</p> - -<p>— Pretty, vous serez un ange… Pretty, je -vous nommerai Sainte avec des inflexions -mélodieuses si vous déclamez ceci à la matinée -du Trocadéro.</p> - -<p>— Qu’est-ce qui vous prend ?</p> - -<p>Je suis plus stupéfait que Sainte. Cobral -tire de son portefeuille un beau papier de format -princier, plié en quatre, qu’il tend à -Pretty. Cobral serait poète, écrivain, littérateur ?</p> - -<p>— C’est une sorte d’hymne, dit-il.</p> - -<p>— Je ne le dirai sûrement pas aujourd’hui, -crie vivement Pretty ; il est d’une grande longueur -et j’ai trop de conscience pour risquer -une chose que je n’aurais pas le temps d’étudier.</p> - -<p>— Vous le direz, maintient Cobral…</p> - -<p>— Que je le lise, s’il vous plaît.</p> - -<p>Elle parcourt le manuscrit. Cobral affecte -de s’intéresser au couvercle d’un drageoir -ciselé qu’il manie avec des chatteries d’antiquaire. -Nanni est comme absent. Comment -croire qu’il y a une goutte de sang et une -étincelle de nerf dans ce corps statufié correctement -sur un fauteuil ? Je ne songe qu’à -Pretty, à la délicate Sainte, dont les yeux -étroits, la bouche sans volupté et les épaules -découragées ont un grand pouvoir de charme -triste sur moi.</p> - -<p>Elle a lu, elle rit à n’en plus finir.</p> - -<p>— C’est beau, ma chère amie ? interroge -Cobral gravement.</p> - -<p>Sainte, rit, rit, rit éperdument.</p> - -<p>— Je savais… oh ! Cobral… je savais… je -savais que c’était pour rire… eh bien, je ris… -c’est réussi… voyez ! je ris… je ris…</p> - -<p>— Pourquoi riez-vous ?</p> - -<p>Elle pousse de petits cris aigus.</p> - -<p>— Il demande… il demande… vous demandez -pourquoi je ris…</p> - -<p>Elle étouffe. Elle tousse. Elle revient à son -petit air digne qui me plaît tant.</p> - -<p>— Vous direz ces pages, n’est-ce pas ? reprend -Cobral sans gaîté et sans solennité… -vous les lirez au Trocadéro.</p> - -<p>Sainte est dégrisée de son élan comique.</p> - -<p>— La plaisanterie est finie, mon cher… -j’ai ri… ne me demandez pas autre chose…</p> - -<p>— Justement, je vous demande autre -chose… je ne vous demandais pas de rire… -je vous demande…</p> - -<p>— Alors, faites dire vos vers par un -clown…</p> - -<p>— Laissons cela, intime Cobral.</p> - -<p>Une pause. Sainte a peut-être blessé Cobral. -C’est ce qu’elle est occupée à chercher. -Nanni demeure indifférent à tous ces propos. -Moi, je m’entête à ne rien comprendre.</p> - -<p>Cobral allume une cigarette et la flamme -du briquet éclaire son sourire revenu.</p> - -<p>Sainte se tourne vers Nanni.</p> - -<p>— Pourquoi, lui dit-elle doucement, ne -m’avez-vous pas donné de vos nouvelles ?</p> - -<p>Nanni livre aux yeux de Sainte ses yeux -de pierre usée. Elle en a une impression -amère. Elle n’aime pas semer le mal.</p> - -<p>— Nanni a dû faire des prodiges, dit-elle -en me regardant.</p> - -<p>Je rougis. Je crois que je dis :</p> - -<p>— Il en fera.</p> - -<p>Mais la peine de Nanni et les rampements -de Cobral me troublent âprement.</p> - -<p>— Nanni, intervient Cobral, Nanni…</p> - -<p>L’appelé parvient à mettre un peu de sourire -naturel dans ses yeux où la vie se rallume -une seconde.</p> - -<p>— Nanni, puisque Sainte ne veut pas m’entendre, -dites-lui, je vous prie…</p> - -<p>— Ah ! non, crie-t-elle, vous ne voulez pas -lui faire répéter vos prétentions humoristiques ?</p> - -<p>— Nanni, mon cher Nanni, veux-tu soumettre -à M<sup>lle</sup> Pretty Pray l’invitation dont -nous sommes chargés ?</p> - -<p>— Quelle invitation ? balbutie Nanni. Je -ne sais pas de quelle invitation tu me parles.</p> - -<p>— Vous l’intimidez, ricane Cobral. Et vous, -dit-il vers moi, ne direz-vous pas ?…</p> - -<p>— Vous oubliez que je ne suis au courant -de rien.</p> - -<p>— Que de temps gaspillé, gronde-t-il, en -se levant.</p> - -<p>Et il marche par la chambre.</p> - -<p>Il s’arrête soudain et cherche les yeux de -Sainte.</p> - -<p>— Vous avez entendu parler de M<sup>me</sup> de -Hocques ?</p> - -<p>Sainte tressaille.</p> - -<p>— M<sup>me</sup> de Hocques !… Celle ?…</p> - -<p>— La milliardaire… la bonne… la belle… -la grande… la seule…</p> - -<p>— Oui… j’ai entendu parler… j’ai beaucoup -entendu parler de M<sup>me</sup> de… de cette -dame…</p> - -<p>— Ce n’est pas elle qui vous envoie ce -poème, mais elle serait contente que vous le -disiez… Bah, puisque vous ne voulez pas…</p> - -<p>Sainte rit nerveusement.</p> - -<p>— C’est inouï qu’elle soit mêlée à cette -histoire de… de matinée… et de poème…</p> - -<p>— Peuh !… Elle y est mêlée… elle y est à -peine mêlée… seulement elle veut vous voir… -elle veut absolument vous voir… dans le plus -bref délai…</p> - -<p>Il reprend sa marche sur le tapis.</p> - -<p>— Ho ! dit-il devant une petite toile mal -encadrée, si vous l’avez payé, celui-là vous a -coûté cher… Mais c’est un cadeau, je gage… -ah ! si j’avais le pareil dans ma chambre à -coucher… bravo… c’est un vrai… et un -beau… peut-être n’y connaissez-vous rien… -si… vous devez aimer cette peinture… c’est -un cadeau royal… royal…</p> - -<p>Sainte s’en prend à Nanni :</p> - -<p>— Votre ami est le plus insupportable des -hommes… Vous voyez que je dis vrai… On -ne peut causer avec lui deux minutes en sécurité…</p> - -<p>Cobral se retourne :</p> - -<p>— Vous me parlez, ma chère ?</p> - -<p>— Pas du tout.</p> - -<p>— Excusez-moi.</p> - -<p>Il revient à la peinture.</p> - -<p>— Cobral, dites, Cobral…</p> - -<p>— Quoi donc, Sainte entre toutes les -saintes ?</p> - -<p>— Pourquoi me disiez-vous que cette -dame… M<sup>me</sup> de… de…</p> - -<p>— De Hocques ?</p> - -<p>— Oui… M<sup>me</sup> Hocques… voulait… veut…</p> - -<p>— Je suis un enfant ! J’oubliais l’essentiel. -M<sup>me</sup> de Hocques m’a chargé de vous prier à -déjeuner pour ce matin.</p> - -<p>— A déjeuner ? Chez elle ?</p> - -<p>— Chez elle, Sainte… Et vous aurez en -face de vous votre ami Cobral… et monsieur -l’aviateur que voici… et monsieur l’écriveur -que voilà…</p> - -<p>— A déjeuner ? répète Sainte, interdite.</p> - -<p>— Ce sera intime et important… Il y aura -un grand général… Ah ! vous ne vous doutez -pas quel général elle a invité… un général -connu… oui, Sainte… un général connu… -historique.</p> - -<p>— C’est sérieux ? Elle me fait inviter ?</p> - -<p>— Petite dame, vous êtes incrédule et c’est -charmant. Mais les minutes ont une valeur -considérable. Vous allez donc sauter de ce -lit soëf et amollissant. Vous revêtirez le tailleur -le plus chic et le plus sobre que vous -possédiez et dans notre compagnie, vous irez -à l’hôpital d’Antin où M<sup>me</sup> de Hocques, bienfaitrice -et infirmière, sera heureuse de vous -voir.</p> - -<p>— Mais, discute Sainte, doutant, cette -dame ne me connaît pas. Pourquoi veut-elle -que je vienne ?</p> - -<p>— Elle me connaît, dit Cobral. Cela suffit. -Vous déjeunerez donc chez elle et, pour ne -pas la contrarier, si elle vous parle du Trocadéro, -vous lui direz que vous y déclamez -un poème de Cobral. Jean-Pierre Cobral, -français.</p> - -<p>— Et il faut que je me lève et que je vous -suive et que…</p> - -<p>— Il paraît, insinue Cobral, qui s’est approché -de la fenêtre et tambourine des improvisations, -il paraît qu’elle nous fera déjeuner -avec un homme politique, ce jeune ministre -vous savez… cet orateur ?… vous devez connaître -son nom… Cardiette… René Cardiette… -il parle cet après-midi à la Chambre… -il interpelle sur une loi nouvelle… pour lever -une classe de plus… vous ne l’avez jamais -vu ?</p> - -<p>Je n’entends plus que la vitre en batterie -sous les doigts de Cobral. Sans lever les yeux, -j’ai senti Sainte s’immobiliser et retenir son -souffle. Elle est pétrifiée. A côté de moi Nanni -a reçu un choc terrible, car il a durement -ahané : c’est fini, il soupire légèrement comme -s’il dormait d’un sommeil fluide et heureux.</p> - -<p>Sainte reste figée sous ses couvertures.</p> - -<p>Les autos font un bruit de houle sous les -fenêtres. Le soleil touche le lit et grimpe jusqu’à -la bosse que font les pieds de Sainte -sous la soie.</p> - -<p>Elle baille, la petite masque, et s’étirant -un peu, murmure :</p> - -<p>— Il est dit que je ne pourrai jamais être -reine fainéante… Je vais m’habiller… Mais -il faut vous éloigner…</p> - -<p>Et elle fait une moue admirablement composée.</p> - -<hr /> - - -<p>— Allez tous dans le salon, ordonne-t-elle.</p> - -<p>— C’est trop loin, dit Cobral. Vous auriez -le temps de vous rendormir. Je ne vous le -permets pas.</p> - -<p>— Alors, tous, au tableau. Je vous donnerai -le signal du retour.</p> - -<p>Et de regarder, Cobral, Nanni et moi, le -petit tableau qui intéressait Cobral. C’est un -F. Luini. C’est une merveille. Il y a un ange -tout à fait équivoque dans le coin gauche. -Mais un ange équivoque ne me surprend pas, -quand je suis en compagnie de Cobral, de -Nanni et de Sainte.</p> - -<p>Derrière nous, un bruit d’étoffes agitées. -Un pied nu sur la peau sourde qui le reçoit. -La porte s’ouvre. Les mules font sonner la -dalle du cabinet de toilette.</p> - -<p>— Retournez-vous si mes anges ne vous -amusent plus… Mais défense d’entrer…</p> - -<p>Elle s’active. Le cristal tinte, le nickel choque -l’ivoire, l’eau ronfle dans les faïences.</p> - -<p>— Rien ne m’est plus pénible que de vous -savoir là pendant ma toilette. C’est odieux…</p> - -<p>— Mettez-nous à la porte, crie Cobral.</p> - -<p>Nanni est charmé de cette proposition. Il -voudrait bien s’en aller.</p> - -<p>— Eh bien, partez ! répond Sainte sans -conviction… Je dis ça et je sais que vous ne -partirez pas…</p> - -<p>— Vous constaterez que notre attitude est -infiniment respectueuse…</p> - -<p>— C’est heureux.</p> - -<p>Un linge mouillé claque sur de la chair -jeune. Nanni souffre.</p> - -<p>— Savez-vous l’heure ? interpelle Cobral… -Il est dix heures… Il est dix heures, mademoiselle…</p> - -<p>— Il n’est que dix heures ?</p> - -<p>— Il est déjà dix heures… On nous attend -à onze heures.</p> - -<p>— Misérable ! Il ne me faut pas vingt minutes -pour ma toilette…</p> - -<p>— Je comprends cela. Et il vous en faut -vingt pour mettre vos bagues. Et il vous en -faut encore vingt pour dire des tendresses à -votre miroir. Et je ne parle pas du quart -d’heure de grâce qui représente soixante minutes, -bon poids.</p> - -<p>— Je n’entends pas ce que vous dites. -Sonnez ma femme de chambre.</p> - -<p>Cobral sonne.</p> - -<p>— Et ne parlez plus. Il n’y a que vous qui -parlez. Laissez parler les autres.</p> - -<p>La femme de chambre va au cabinet de -toilette.</p> - -<p>Je voudrais avoir l’air naturel.</p> - -<p>— Sainte, je suis fâché…</p> - -<p>— Pourquoi ?</p> - -<p>— Je ne savais pas que Cobral fût votre -ami.</p> - -<p>— Vous êtes bon ! Je ne savais pas qu’il -fût le vôtre.</p> - -<p>— Ah, je ne le savais pas non plus.</p> - -<p>Elle n’a pas compris, mais elle rit et je -ris.</p> - -<p>— Et Nanni ? Pourquoi ne dit-il rien ? dit-elle -soudain.</p> - -<p>Nanni se tait, sombre. Il regarde la porte -ouverte du cabinet de toilette où l’on ne voit -qu’une ombre mince et nue aux mains d’une -ombre juponnée.</p> - -<p>Cobral furète en fredonnant imperceptiblement, -et ses yeux ne quittent pas les gravures -et les croquis pendus aux cloisons.</p> - -<p>— Nanni, vous n’avez rien à me dire ? -Vous savez que les autres m’ennuient. Vous -seul m’intéressez. Depuis tant de mois, vous -voilà devenu tout nouveau pour moi.</p> - -<p>— C’est cela. Vous m’avez oublié.</p> - -<p>Il veut rire. Sa voix est mal accordée.</p> - -<p>— Oublié, ah que non ! j’ai tant de fois -pensé à vous. J’ai retrouvé une lettre, figurez-vous, -le mois dernier, j’ai retrouvé une -ancienne lettre, une belle lettre. Vous m’en -écrirez de semblables ?</p> - -<p>— Je ne crois pas.</p> - -<p>Il y a du bruit dans le cabinet de toilette. -Nanni a parlé très bas.</p> - -<p>— Je n’ai pas entendu, crie Sainte. Que -disiez-vous, Nanni ?</p> - -<p>— Rien de plaisant.</p> - -<p>— Vous savez bien que vous me plaisez.</p> - -<p>Cobral intervient.</p> - -<p>— Vous n’avez pas de honte de troubler -cet aviateur candide avec votre coquetterie ?</p> - -<p>— De quoi vous mêlez-vous ?</p> - -<p>Sainte est presque fâchée.</p> - -<p>— Je ne peux pas dire à Nanni qu’il me -plaît ? Il est à moi autant qu’à vous. Je le -connaissais avant de vous connaître. Et avant -même que vous ne le connaissiez, sans doute… -Vous me plaisez beaucoup, Nanni. Et je suis -heureuse de déjeuner avec vous. Heureuse, -je vous dis…</p> - -<p>— Ce n’est pas à cause de moi que vous -êtes heureuse.</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous dites ?… A cause de -quoi serais-je heureuse ?</p> - -<p>Nanni fait un geste d’indifférence — qu’elle -ne peut voir — si brusque et si gauche qu’il -renverse une tasse du nécessaire posée par -la camériste sur le guéridon. Des miettes de -porcelaine sur le plancher.</p> - -<p>— Une catastrophe ? J’ai entendu… Qu’est-ce -que vous avez cassé ?</p> - -<p>— Une tasse…</p> - -<p>— Oh ! méchant… Qui a fait cela ?</p> - -<p>— Moi, dit Cobral…</p> - -<p>— Je croyais que c’était Nanni.</p> - -<p>— Je vous crie que c’est moi.</p> - -<p>— Ne criez pas. Vous êtes impardonnable. -Que disiez-vous, Nanni ?</p> - -<p>— Je ne disais rien.</p> - -<p>— Vous étiez plus bavard jadis.</p> - -<p>— On change.</p> - -<p>Les petits pieds trottent à bottines autoritaires -sur les dalles.</p> - -<p>— Dans cinq minutes je serai prête. Encore -un sou de poudre et trois centimes de rouge.</p> - -<p>— Ne mettez pas trop de rouge, conseille -Cobral. Il n’aime pas les femmes de théâtre.</p> - -<p>Je demande :</p> - -<p>— Qui ?</p> - -<p>Sainte n’a rien dit. Nanni s’assied, une -bouffée de sang au visage.</p> - -<p>Enfin la voix de Sainte :</p> - -<p>— C’est vous qui n’aimez pas les femmes -de théâtre, Nanni ?</p> - -<p>Il s’irrite.</p> - -<p>— Il ne s’agit pas de moi, voyons.</p> - -<p>Plus calme, il se reprend et atténue :</p> - -<p>— Je ne les aime pas. Mais vous n’en êtes -pas une.</p> - -<p>Le rire de Sainte.</p> - -<p>— C’est bien là le compliment que je préfère.</p> - -<p>Je remarque :</p> - -<p>— Vous n’étiez pas ainsi autrefois.</p> - -<p>— On change.</p> - -<p>— Vous aussi ? raille Cobral.</p> - -<p>— C’est vrai, s’amuse Sainte. Nanni vient -de dire les mêmes mots. Nous avons changé -tous les deux.</p> - -<p>— Et ça n’a rien changé, résume Cobral.</p> - -<p>Nanni se passe les mains sur les cheveux -pour les aplatir définitivement. Il a de petites -mains d’homme sensible. Il a sur le visage -une volonté qui tuera sa sensibilité — ou qui -le tuera, lui.</p> - -<p>— Au moins, dit-il péniblement, vous -n’avez pas changé d’aspect. On vous prend -toujours pour une jeune fille. Je sais que cela -vous est agréable.</p> - -<p>— Vous vous décidez à dire des gentillesses -spontanées. Il est grand temps. Vous non -plus, vous n’avez pas changé d’aspect. Peut-être -l’air un peu moins du condottiere. Vous -êtes plus moderne. Mais vous avez été malade ? -Cela laisse des traces.</p> - -<p>— Ce n’est pas la maladie qui m’a changé. -C’est la solitude.</p> - -<p>— Vous n’aviez pas d’amis ?</p> - -<p>— Je n’ai pas d’amis.</p> - -<p>— Et Cobral ?</p> - -<p>— Je ne le connaissais pas, il y a quinze -jours. Et Monsieur n’est mon presque ami -que depuis ce matin.</p> - -<p>— Vous étiez seul ?</p> - -<p>— Comme une île perdue.</p> - -<p>— Eh bien, les îles ne vont pas à la dérive.</p> - -<p>— Qui vous dit que j’aille à la dérive ?</p> - -<p>— Vous ne comprenez pas. Je veux dire -que l’isolement a dû vous rendre très fort.</p> - -<p>— Très fort, dit Nanni.</p> - -<p>On dirait un gamin qui va pleurer.</p> - -<p>— Vous voyez que vous aurez le temps de -dire votre mot dans cette guerre.</p> - -<p>— Mon mot ? Le dernier. Le dernier de la -phrase.</p> - -<p>— Quoi ? Je n’entends pas.</p> - -<p>— Rien de sérieux. J’essayais de résumer -mon propre rôle à mes yeux.</p> - -<p>— Vous planez au-dessus de la tuerie, je -pense ?</p> - -<p>— Je suis aviateur.</p> - -<p>— Moralement surtout vous planez. Peut-être -regrettez-vous l’ancienne cuirasse des -ancêtres, envahisseurs de cités et de marquisats. -J’ai lu Machiavel pour m’amuser.</p> - -<p>— Je ne l’ai pas lu.</p> - -<p>— Il donne toutes les armures qu’il faut, -celui-là.</p> - -<p>— Je n’ai pas besoin d’armure. Il faut que -personne n’en ait besoin. On a trop défendu -et on a trop attaqué. Il ne faut plus être -assailli. Il ne faut plus tuer. Il faut tuer la -guerre. Il faut tuer la guerre.</p> - -<p>Sainte dit :</p> - -<p>— Suzanne, donnez-moi le petit chapeau -bleu à brides. C’est celui que je préfère.</p> - -<p>Nanni piétine et trépide et crispe sa main -sur le dos d’une chaise.</p> - -<p>— L’armure, dit-il, j’en ai perdu le goût -dans la solitude… Me croiriez-vous ? moi, -pauvre rêveur qui fus une sorte de poète dans -l’aviation, je croyais, à réfléchir, face à mes -quatre murs inintelligents, avoir des fautes -lourdes sur le cœur, et l’injustice aux mains… -J’ai tant aimé la chasse… j’ai tellement -chassé… dans tous les pays du monde… -levé, flairé, traqué, tué jusqu’au dégoût… -toutes ces bêtes en fuite je les revoyais dans -ma torpeur morbide… et chaque évocation -me conduisait à décréter : « plus de fusils »… -Il faut ne plus avoir à se défendre… ni besoin -de conquérir… ni besoin d’amasser… ni -besoin de dévorer… et que l’apaisement soit -éternel…</p> - -<p>Il rit violemment et, s’arrêtant :</p> - -<p>— A moins qu’une seule bête soit coupable… -et il faut la tuer pour sauver les -autres… un seul crime… le dernier… le plus -beau… bientôt, bientôt, bientôt, c’est promis…</p> - -<p>— Vous dites des rébus, lui jette Sainte -gaiement.</p> - -<p>Elle se campe dans l’embrasure, simple et -parfaite des bottines au chapeau, avec un -tailleur bleu aussi sommaire qu’il est possible -et plus élégant qu’on ne l’espérait. Elle -se gante en parlant.</p> - -<p>— Avouez que j’ai brûlé les étapes.</p> - -<p>— Quarante minutes, note Cobral, penché -sur sa montre.</p> - -<p>— Je suis en avance. Nous irons à pied. -J’ai envie de marcher. Jusqu’à l’avenue d’Antin -il y a bien dix minutes.</p> - -<p>Mais elle s’exclame :</p> - -<p>— Je n’ai pas déjeuné.</p> - -<p>Les petits pains, le beurre, les toasts, attendent -sur le plateau dont Nanni a brisé la tasse.</p> - -<p>— Vous m’avez tellement occupée que je -n’ai plus faim. Mais je vais boire le chocolat… -Apportez une tasse, Suzanne.</p> - -<p>— Ce serait trop long, défend Cobral… -Vous boirez à la régalade… Ouvrez la bouche.</p> - -<p>Nous rions. Sainte s’amuse. Que nous -sommes jeunes et contents pendant une minute ! -Et la terreur pourtant, ou l’angoisse, -nous harcèlent.</p> - -<p>Sainte s’assied, renverse un peu la tête et -Cobral verse de haut le chocolat dans la -petite gueule fraîche de notre amie.</p> - -<p>Je ne sais pas ce que je fais là. Je suis heureux -d’y être. Je regarde Nanni. Une larme -au coin de sa paupière. Elle roule.</p> - -<p>Il rit plus fort que moi.</p> - -<p>— Venez.</p> - -<p>Sainte nous emmène maintenant. Il n’y a -plus de soleil sur le lit ou dans la chambre. -Une pendule ancienne nous regarde passer -dans l’antichambre. Elle bat sa mesure sèchement, -fièvreusement, comme si elle avait hâte -d’en finir.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Onze heures."></h2> - -<p class="date"><i>Onze heures.</i></p> - - -<p>Comme nous atteignons le premier étage -de l’hôpital d’Antin, un orage de bravos et de -hourras se déchaîne derrière le mur du palier.</p> - -<p>Personne pour nous guider. Cobral ouvre -une porte, à lui familière, et nous voici dans -une grande salle vide. Odeur de phénol, d’iode, -d’antisepsie.</p> - -<p>Sainte s’appuie au bras de Nanni.</p> - -<p>Une autre porte. Le réfectoire.</p> - -<p>Huit cents blessés achèvent de déjeuner, -huit cents jeunes hommes de toutes classes, -de tous climats, de toutes expressions, la tête -enturbannée de pansements, le bras en -écharpe, munis de béquilles qu’ils ont posées -contre le banc, huit cents êtres blessés de -toutes les blessures de guerre, et qui marquent -à coup de couteaux sur les verres, ou -de brodequins sur le plancher, une formidable -mesure au refrain qu’on leur chante.</p> - -<p>C’est le jour du dessert de luxe. On distribue -des cigares, des fruits, et pendant plus -d’une heure on les met en joie avec la Bande -à Nini. Une demi-douzaine de comédiens ou -de chanteurs, un compositeur aveugle qui -ténorise, de Max qui livra dans la féerie, -l’amour ou la frénésie son lyrisme ailé, une -jeune coquette anciennement subventionnée, -tout le théâtre représenté et résumé par quelques -personnages typés comme s’ils le faisaient -exprès, se démènent, se distribuent et -se dépensent sous le commandement de Nini, -étoile internationale du caf’conc’, ambitieuse -de donner la joie aux soldats de France et de -nettoyer à l’occasion, la Chanson qui en a -besoin.</p> - -<p>Une figure de reine déchue : M<sup>me</sup> de -Hocques. On lui doit le confort spécial de cet -hôpital où elle est simple infirmière, ayant -voulu qu’une infirmière accomplie acceptât le -titre de major. Elle est inégalable pour procurer -des douceurs à ce monde convalescent. -Elle affectionne la bande à Nini qui y répand -chaque semaine l’enthousiasme comme un -torrent d’air pur.</p> - -<p>Cobral s’incline très respectueusement -devant elle. Je doute qu’il ait beaucoup de -respect réel. Cobral semble chez lui ici.</p> - -<p>Ne semble-t-il pas chez lui partout ?</p> - -<p>Il nous présente à M<sup>me</sup> de Hocques qui -renouvelle son invitation, et nous quitte aussitôt -pour faire boire un Marocain, souriant -et défiguré, un lambeau d’homme.</p> - -<p>Je dis à Cobral :</p> - -<p>— Je n’ai rien à faire ici. Je vous rejoindrai -plus tard. Je n’aime pas venir en spectateur -vers la souffrance humaine.</p> - -<p>— Attendez-moi, dit-il. Nous vous suivons.</p> - -<p>C’est tout ce que nous faisons ici ? Quelle -nécessité de venir, alors ?</p> - -<p>Nanni est illuminé de joie.</p> - -<p>— Ne plus voir ça… Ne plus voir ça… -demain ce sera fini… on verra de la vie désormais…</p> - -<p>Ce qu’il dit ne m’amuse plus du tout.</p> - -<p>Cobral semble suivre avec intérêt une chanteuse -à la voix rude qui essaie des romances -faubouriennes.</p> - -<p>— Elle a une nature, dit-il enfin.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Hocques présente Sainte à Nini. -Veut-elle l’enrôler dans la bande charitable ?</p> - -<p>Cobral me prend à part :</p> - -<p>— Vous ferez comme vous voudrez, mais -il faut d’ici midi m’avoir mis en rapport avec -un journaliste influent… d’un grand journal…</p> - -<p>— Je vous ai dit que nous irions à <i>l’Exigeant</i>.</p> - -<p>— Ce soir, oui, mais avant midi, trouvez -un autre… le rédacteur d’un grand journal…</p> - -<p>— Je ne dis pas non.</p> - -<p>— Je dis oui, réplique Cobral, partons.</p> - -<p>— Qu’est-ce que vous voulez en faire ?</p> - -<p>— Je le lui dirai moi-même.</p> - -<p>— Et à moi vous ne direz rien ?</p> - -<p>— Nous vous dirons tout dans la voiture. -Venez.</p> - -<p>— Vous n’avertissez pas Pretty ? s’inquiète -Nanni.</p> - -<p>— Elle est en bonnes mains, voyez.</p> - -<p>Guidée par M<sup>me</sup> de Hocques et la verveuse -Nini, Sainte est montée sur une table et jette -aux huit cents convives qu’elle va dompter et -épanouir dramatiquement, le titre d’un premier -texte.</p> - -<p>— Elle dira le mien, au Trocadéro, m’affirme -Cobral.</p> - -<p>Comme nous sortons, un soldat de la dernière -table, déplore, montrant Cobral à son -voisin :</p> - -<p>— Encore un qui est dégoûté d’attendre -son tour ! Est-ce que tu ne crois pas que -c’était un chanteur ?</p> - -<p>Nous retraversons la salle vide.</p> - -<p>A la porte, un grand homme maigre se -hâte vers le réfectoire. Il tient son chapeau à -la main. Front haut, tête d’intelligence hautaine, -moustache discrète de diplomate et des -yeux généreux. Voilà des yeux qui donnent. -Enfin, des yeux francs, des yeux riches.</p> - -<p>Il va si vite qu’il heurte Nanni au passage. -Bousculade insignifiante qui les immobilise -une seconde. Ils se regardent, s’excusent, se -saluent de la main, étrangers.</p> - -<p>Nanni nous rejoint. Il a des yeux qui -donnent, lui aussi. Moins beaux, ou moins -riches, ou peut-être ont-ils tout donné.</p> - -<p>— Cette figure m’est connue, murmure-t-il.</p> - -<p>— René Cardiette, dit Cobral.</p> - -<p>— Hein ?</p> - -<p>Nanni s’arrête et va courir en arrière. Pourquoi ? -Pour voir quoi ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>Cobral n’a pas crié cet ordre.</p> - -<p>— Merci, Cobral.</p> - -<p>Et, cette fois, Nanni, impétueux, nous précède -pour sortir.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Onze heures trente."></h2> - -<p class="date"><i>Onze heures trente.</i></p> - - -<p>— Monsieur, je suis content de faire votre -connaissance.</p> - -<p>Moquin tend la main à Cobral et fait une -imperceptible grimace du nez — flanc droit — qui -donne le frisson à son monocle. Cela -veut dire : « Si ces gens sont ennuyeux, toute -la bonne impression de la matinée est fichue, -et je serai de mauvaise humeur au restaurant. »</p> - -<p>— Je n’ai, dit Cobral, aucune raison personnelle -de vous déranger, mais le Président -de la République souhaite que vous veniez à -la matinée du Trocadéro.</p> - -<p>Moquin a failli trahir son effarement. -Craint-il d’avoir trouvé son maître ? C’est une -plaisanterie de Cobral. Une plaisanterie de -ce genre est bien près du déséquilibre mental. -Les actes de Cobral relèvent à l’ordinaire -du paradoxe aigu. Celui-ci dépasse toute limite -permise.</p> - -<p>— Voici une loge, dit-il encore.</p> - -<p>Sans rire, Moquin prend le coupon que lui -tend Cobral.</p> - -<p>— C’est aujourd’hui, cette matinée ?… quel -dommage !…</p> - -<p>— Vous n’êtes pas libre ?</p> - -<p>— <i>Le Journal</i> m’a chargé d’aller à la -Chambre où se débattra la question de l’emprunt… -Il y a un discours de Cardiette que -je dois entendre… et que je veux entendre…</p> - -<p>— Qu’à cela ne tienne… Je vais dire à -votre directeur… je n’ai qu’un mot à dire… et -aussitôt… Tenez, considérez-vous comme -libre… Je ferai ce qu’il faut…</p> - -<p>Moquin n’est plus étonné. Il est ennuyé. -Ce railleur obstiné, toujours prêt à frapper le -défaut de ce qu’il entend et de ce qu’il voit, -portant sans conviction visible des coups -dont le but ne se dérobe jamais, et corrigeant -sa dextérité sévère par un sourire qui est toujours -une moue, ignore la prudence et pourtant -maudit les partenaires trop balourds. Il -craint que son refus ne soit accueilli par Cobral -sans respect et se demande si le solliciteur -humoristique assis en face de lui n’est -pas un échappé. Dure minute pour la timidité -de Moquin et pour son épuisable violence.</p> - -<p>— Arrangez-vous avec mon directeur, concède-t-il, -mais il est bien tard.</p> - -<p>— Je vais lui téléphoner.</p> - -<p>— Et je vous assure que je préférerais entendre -Cardiette que Chenal ou Albert Lambert.</p> - -<p>— Cardiette est un grand orateur, n’est-ce -pas ? demande Nanni.</p> - -<p>— Cardiette est le seul orateur de ce temps. -S’il le voulait, il imposerait au pays sa dictature. -Il tient la France avec sa parole.</p> - -<p>Il y a peu de monde chez Jim Aston. Le -coin du bar où Moquin vient s’asseoir quotidiennement, -de dix heures à midi, pour lire -les feuilles, consommer deux cocktails et recevoir -ses amis ou similis, est vide d’étrangers. -Un seul habitué, à la table voisine, noircit -ligne à ligne, posément, des pages blanches. -C’est un journaliste lui aussi.</p> - -<p>— Monsieur Moquin, reprend Cobral, je -n’insisterais pas si le Président de la République -lui-même ne m’avait…</p> - -<p>— Il pouvait m’écrire ou s’y prendre plus -tôt. Quels secrétaires a-t-il donc à ses trousses ?</p> - -<p>— C’est que M. le Président ne songeait -pas à vous inviter… Mais on vient d’ajouter -au programme une partie inédite… dont il -faut qu’on parle…</p> - -<p>— Si on en parlera ? s’écrie Nanni enflammé, -mais c’est la seule chose qui restera de seize -mois de campagne…</p> - -<p>Moquin essaie de rire :</p> - -<p>— Un nouveau modèle de sous-marin ?…</p> - -<p>Il boit.</p> - -<p>— Ou de bombe ?</p> - -<p>Il prend une cigarette.</p> - -<p>— Ou de constitution ?</p> - -<p>Il fume.</p> - -<p>— Cobral, Cobral, tu vois comme ils sont -ironiques, mais tu ne sais pas à quel point ils -sont délicats. Ce sont des enfants. Ce sont -absolument des enfants. Et celui-là qui plaisante -sera le premier à crier de joie tout à -l’heure.</p> - -<p>— Pourquoi voulez-vous me faire crier de -joie ? s’enquiert, tranquille, Moquin.</p> - -<p>— Parce que la guerre sera finie… murmure -Nanni.</p> - -<p>Le monocle de Moquin tressaille de nouveau. -Il doit penser que Cobral et Nanni abusent -et que j’aurais bien agi en ne les amenant -pas.</p> - -<p>— A quelle heure ? dit-il après une pause… -A quelle heure comptez-vous terminer la -guerre ?</p> - -<p>Nanni hoche la tête :</p> - -<p>— On ne peut prédire cela à quelques minutes -près… On ne peut pas…</p> - -<p>— Ce sera fait dans vingt-quatre heures, -assure Cobral.</p> - -<p>— Vingt-quatre heures, soupire Nanni, il -faut bien vingt-quatre heures. Tant de choses -à régler avant de finir… Tant de détails…</p> - -<p>Et changeant de ton, vivement :</p> - -<p>— Vous venez, bien entendu, à cette matinée…</p> - -<p>Cobral l’interrompt :</p> - -<p>— Je veux vous faire entendre une jeune -artiste bien séduisante… Pretty Pray… un -tempérament et une distinction extraordinaire…</p> - -<p>Moquin se met à rire.</p> - -<p>— C’est tout ce que vous avez de sensationnel -à me révéler ?… Pretty Pray… Oui, -elle a bien du talent, cette petite… mais je -la connais… je la connais depuis très longtemps… -J’ai dû la voir naître… en effet, elle -a du talent… elle a un talent qui fait plaisir -aux gens difficiles… faites-lui mes compliments.</p> - -<p>— Vous les ferez vous-même, puisque -vous venez…</p> - -<p>— Ah vous êtes toujours dans les mêmes -dispositions ? Vous me voulez ?</p> - -<p>— Il faut que vous veniez. Il faut un chroniqueur -considérable pour noter cette journée.</p> - -<p>Moquin me regarde :</p> - -<p>— Et vous, me dit-il narquois, vous ne -vous joignez pas au concert ?</p> - -<p>— Il paraît, dis-je, que j’ai aussi ma partie.</p> - -<p>— Il vient pour <i>l’Exigeant</i>, explique Nanni.</p> - -<p>— Me conseillez-vous d’y aller ? interroge -Moquin tourné vers moi.</p> - -<p>— Vous avez un camée sorti d’Amsterdam -en 1817, dit Cobral en touchant le bijou que -Moquin porte à sa cravate… vous l’avez payé -quatre cents francs… à Paris… il y a cinq -ans…</p> - -<p>— Vous êtes détective ou expert en bijouterie ?</p> - -<p>— J’aime les belles choses, dit Cobral… -Pretty Pray parlera ce soir au nom du peuple -Français…</p> - -<p>— Je la croyais moins populaire…</p> - -<p>— Depuis deux heures elle est très populaire… -Vous entendrez parler d’elle… Et, -d’abord, vous l’entendrez parler.</p> - -<p>— Ah ! déplore Moquin, je préférerais -Cardiette.</p> - -<p>— Vous n’en serez pas si loin, dit Nanni -sans amertume.</p> - -<p>— Que voulez-vous dire ?</p> - -<p>Moquin est presque réconcilié avec ces -êtres invraisemblables, par l’appât d’une histoire -à raconter.</p> - -<p>— Cardiette vous aurait déçu… console -Cobral.</p> - -<p>— Je sais que non… On m’a dit ce que -sera son discours… avec trente-cinq minutes -d’éloquence, il va remuer la Chambre et donner -un cœur à ceux qui n’en ont plus ou qui -n’en ont jamais eu… Une loi financière, une -loi militaire, une loi judiciaire dépendent de -son succès… Et de ces trois lois, dont il va -assurer le vote unanime, dépend la sérénité -des mois qui mèneront à la victoire… Cardiette -va dire aujourd’hui l’hymne de la victoire.</p> - -<p>— Non, monsieur Moquin, dit Cobral… -Non, monsieur Moquin, vous vous trompez… -ou l’on vous a trompé… Ce n’est pas l’hymne -de la victoire… c’est l’hymne de la guerre…</p> - -<p>— Certes, et c’est ce que je dis…</p> - -<p>— Cela n’a pas le même sens… La victoire -est noble… la guerre ne l’est pas… Je veux -finir la guerre… nous allons tuer la guerre…</p> - -<p>— Comment cela ?</p> - -<p>— Venez entendre l’hymne de la victoire… -le véritable… c’est l’hymne de la paix celui-là… -venez au Trocadéro… Je vous dis que -tout le vœu du peuple s’exprimera…</p> - -<p>— Vous êtes fou, ou bien audacieux, crie -Moquin, de prétendre révéler à un peuple ce -qu’il pense.</p> - -<p>— Je ne lui révélerai pas, dit Cobral. Je -dirai seulement que la guerre est morte et -que le bonheur éternel va naître.</p> - -<p>Moquin se fâche.</p> - -<p>— Ce sont des blagues que Paris n’écoute -pas volontiers en ce moment.</p> - -<p>— Parce qu’il les croit impossibles… et il -s’abandonne à son destin qu’il imagine fixé -dans l’attente… Je dirai que la paix est venue, -et quand le pays entier saura que cela a été -dit, il y aura un formidable éclat de joie.</p> - -<p>— Après tout, dit Moquin, il est facile de -dire, d’imprimer et de répandre n’importe -quelles billevesées… Mais c’est un gros mensonge. -Et gare à celui qui se risquera à l’affirmer…</p> - -<p>— Celui-là sera anonyme… nous n’aurons -servi qu’à susciter l’élan général de la France -et du monde allié… Des millions d’êtres -diront demain en s’abordant : « C’est bien -vrai que la paix est sur la terre ? »</p> - -<p>— Mais puisque ce sera faux…</p> - -<p>— Ce sera vrai.</p> - -<p>Pour la troisième fois, le monocle de Moquin -tremble légèrement. Il se domine traditionnellement -et questionne, avec sa moue -indulgente :</p> - -<p>— Il aura suffi de faire dire par une actrice -devant quatre mille personnes !…</p> - -<p>— Cela n’aura pas suffi, dit Cobral.</p> - -<p>— D’ailleurs, jette Nanni, ce n’est pas aux -quatre mille personnes qu’elle parlera de la -paix imminente… C’est au président de la -République…</p> - -<p>— Important, concède Moquin impitoyable. -Mais à la même heure René Cardiette -dira tout le contraire aux membres du -gouvernement et aux représentants de la -nation.</p> - -<p>— Il ne le dira pas.</p> - -<p>— Vous l’empêcherez ?</p> - -<p>— Oui.</p> - -<p>— C’est à voir.</p> - -<p>— C’est vu et pas à voir.</p> - -<p>— Admettons, et Moquin le prend de plus -haut, mais à la même heure, le généralissime -continuera de gouverner ses généraux pour -tendre un peu plus leurs muscles sur la barrière -lourde du front. Le président de la -République lui-même ne décidera pas ce -poilu-là à quitter sa place ?</p> - -<p>— Il l’a quittée.</p> - -<p>— Quoi ? Ah oui, son voyage à Londres. -Je parlais par images. Aussi bien je ne me -trompais pas de beaucoup, et le généralissime -sera au front ce soir ou demain matin.</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— J’irai jusqu’au bout de la plaisanterie. -Le gouvernement renonce à la gloire, les -généraux n’ont plus de chefs et sont découragés, -et le peuple s’en moque. Et après ? -La guerre ne sera pas finie.</p> - -<p>— Nous allons la tuer, dit Nanni.</p> - -<p>Et il répète, farouche :</p> - -<p>— Nous allons la tuer…</p> - -<p>— Alors, dit Moquin, il serait bon de tuer -quelqu’un qui est plus difficile encore à persuader -que vos parlementaires et vos soldats, -un certain quelqu’un, bardé de chefs qu’il -guide ou qui le guident. Peut-être qu’en supprimant -celui-là et son nid suffocant, vous -achèveriez votre œuvre folle.</p> - -<p>— Ça, dit Cobral, c’est la partie de monsieur.</p> - -<p>Il montre Nanni.</p> - -<p>Moquin persifle :</p> - -<p>— A quelle heure détruisez-vous ?…</p> - -<p>— Pas avant la nuit. Je suis aviateur.</p> - -<p>Moquin est incapable de souffler un mot. -Il est plus coi que moi, et moi je ne sais plus -où je suis. Est-ce que j’assiste à une expérience -de déformation cérébrale ? Où est le -médecin ? Où est le malade ? Suis-je malade -moi aussi ?</p> - -<p>Personne ne parle plus.</p> - -<p>Nanni regarde Moquin, avide, impérieux, -les cheveux ailés comme s’il y restait le vent -des altitudes, et sa bouche mince fait la lippe -volontaire qui n’a pas le temps d’être dédaigneuse. -Quel est ce visionnaire qui parle de -détruire du haut de son vol, avec ses obus et -ses bombes, le cerveau perfide de cette -guerre ?</p> - -<p>Il dit doucement et baissant les paupières :</p> - -<p>— Il ne faut plus tuer personne… mais ça -ce n’est pas tuer des hommes… C’est tuer la -guerre…</p> - -<p>Moquin ne peut railler. Il demande très -bas :</p> - -<p>— Vous savez où il faut aller pour… pour -ça ?…</p> - -<p>— Je sais, dit Nanni… Ce n’est pas si loin -qu’on se l’imagine…</p> - -<p>Un long silence. Interminable. Ecrasant.</p> - -<p>— Midi trente, signale Cobral, on nous -attend… Monsieur Moquin, charmé de vous -avoir approché… vous viendrez et vous verrez -et vous direz la chose… vous la savez déjà… -vous n’avez plus qu’à regarder…</p> - -<p>Il se lève. Il sort. Nanni le suit. Perdu -dans son imagination, il dit à peine l’au revoir -nécessaire à Moquin.</p> - -<p>Moi je les regarde sortir, sans bouger, -comme si je ne devais pas les suivre. Je suis -étourdi de cette conversation. J’ai vu un choc -violent ou j’en ai été victime. Que sais-je ? -Me voilà brisé. Pourquoi demeurer ? Et pourquoi -sortir ?</p> - -<p>Il y a dans ma tête un biplan gigantesque -avec des « N » sur les ailes, et, petit dans -cette toile et ce métal, un profil net — qui -fait un bec à l’aigle, oui, à l’aigle — un homme -qui semble hanté de cadavres innombrables -et qui va les venger, à pleines mains.</p> - -<p>Je me lève. Je frappe l’épaule de Moquin -qui affecte de feuilleter des journaux illustrés.</p> - -<p>— A ce soir, lui dis-je.</p> - -<p>Il me serre la main, mollement, et me regarde -avec effroi, comme si j’étais un étranger -redoutable.</p> - -<p>Je m’éloigne.</p> - -<p>— Dites ?</p> - -<p>Il me rappelle.</p> - -<p>Je reconnais son visage rose et sardonique -et son sourire terrible. Il redevient l’homme -d’il y a un moment.</p> - -<p>— Vous avez des relations impossibles, -dit-il gaiement.</p> - -<p>Il se lève et, plus sérieux, à l’oreille, il me -confie :</p> - -<p>— Ces hommes que vous m’avez montrés…</p> - -<p>— Tiens, ils sont partis !</p> - -<p>— Il y a, parmi eux, un fou… un espion… -et un Allemand.</p> - -<p>Je pouffe.</p> - -<p>— Ils ne sont que deux.</p> - -<p>Moquin se rassied :</p> - -<p>— Cherchez.</p> - -<p>Et je sors.</p> - -<p>Je chercherai.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Douze heures quarante."></h2> - -<p class="date"><i>Douze heures quarante.</i></p> - - -<p>Nous entrons dans le salon pourpre et noir -de M<sup>me</sup> de Hocques avec dix minutes de -retard. Pourtant l’auto blanche a battu tous -les records possibles de l’excès de vitesse en -quittant le boulevard des Capucines à midi -trente. Dix minutes pour toucher le fond de -Neuilly à midi quarante.</p> - -<p>Qui croirait à des soucieux ou à des ardents ? -Dans le salon audacieusement moderne -une flamme danse aux chenets et secoue sa -lueur chaude sur les fresques et sur les visages. -Il n’y a que gaieté sur ces visages-là. -M<sup>me</sup> de Hocques a dépouillé son sarreau -blanc à croix rouge, et très mondaine, éclatante -de ses quarante ans aristocratiques, -elle rit et jase princièrement. Elle vient d’étaler -sur un coussin noir et or, une liasse de -gravures précieuses, que Sainte manie avec -des mains spirituelles et que commente Cardiette, -amical, intime, familial presque.</p> - -<p>Moins jeune, plus familial encore, le général -ne se mêle pas aux rires et aux tendres -bavardages. Il sourit peut-être. Il sourit de -tous ses yeux. Je ne l’ai jamais approché -auparavant et je voudrais lui dire : « Vous -êtes bon, n’est-ce pas ? » Car il est bon puisqu’il -est fort. Ceux qui sont absolument forts, -se taisent, pensent et aiment. Celui-là n’a -rien à dire dans cette réunion où il tient le -rôle d’un grand-père dont il suffit qu’on sente -le regard, le calme dans le grand fauteuil, et -le sourire, et le cœur.</p> - -<p>C’est un grand-père, ce pépère qui n’avait -jamais fait parler de ses complets ni de ses -chevaux ni de ses dettes, et qui a fait aimer -tout d’un coup son nom à la nudité romaine. -Son visage est un bon visage du coin du feu, -et l’on a toute sécurité quand on regarde le -front précis où la lumière capricieuse du -foyer atténue tous les plis de méditation. Et -on l’imagine déambulant par quelque verger -de la campagne toulousaine, le sécateur en -main, émondant posément les branches -mortes ou les roses pourries.</p> - -<p>Cardiette brillant et puissant, semble, auprès -de lui, son œuvre. Comme tel poème -triomphal, apte à bouleverser les âmes, que -composent parfois des êtres de génie au -visage timide dans un bureau de l’administration.</p> - -<p>Mais se souviennent-ils de ce qu’ils ont -fait ? Savent-ils quels ils sont ? Le grand jardin -que l’auto a traversé pour nous mettre à -la porte de l’hôtel m’évoquait des temps bourgeois -de jouissance. Les gens qui rient ou qui -se taisent dans ce salon, savent-ils que l’heure -est tragique ? Ce sont les maîtres de l’heure -cependant.</p> - -<p>Cobral nous excuse d’être bottés de boue -jusqu’aux cuisses, mais on n’y prend pas -garde et, comme le général a une vareuse -toute simple, Cardiette un complet presque -déformé, Sainte le plus discret des tailleurs, -M<sup>me</sup> de Hocques ne peut s’en prendre à personne -d’être, elle, si coquette : et son apparat -est du meilleur goût, et il se fond harmonieusement -avec le faste rare de la décoration.</p> - -<p>Le maître d’hôtel ouvre les portes.</p> - -<p>Et ces êtres qui méditent des choses -géantes, chacun selon son art, son sens ou -sa folie, passent à table en parlant des Dévéria -et des jupes en abat-jour.</p> - -<p>La chère est exceptionnelle. Ceux qui ont -mangé chez M<sup>me</sup> de Hocques savent quelle -cuisine rare on y déguste. Aujourd’hui c’est -gala de gueule, avec une sobriété dans le service -qui rehausse la tenue de ce déjeuner. -Les hôtes sont considérables, n’est-ce pas ?</p> - -<p>Sainte et M<sup>me</sup> de Hocques se sont jetées à -cœurs perdus dans une vaste dissertation sur -les velours brochés. Cardiette les regarde -avec l’admiration d’un littérateur devant les -petits spectacles séduisants de l’existence.</p> - -<p>Nanni regarde Cardiette.</p> - -<p>Le général fait celui qui a faim. Moi, j’ai -faim. Et Cobral mange.</p> - -<p>Cardiette interrompt le babillage des chiffons -par une louange au menu, et l’on parle -cuisine. Souvenirs de repas incroyables : les -« recettes » pleuvent. Sainte, elle-même, explique -un mets qu’elle aurait inventé, et le -général, dont je n’ai pas encore entendu la -voix, quitte à regret le hachis aux tons vifs -qui embaume dans son assiette, pour trahir -les secrets culinaires d’une grand’mère défunte.</p> - -<p>Nanni se désintéresse de ces propos. Il -pense à quoi ? Ne vogue-t-il pas à toutes ailes -dans son rêve fabuleux et nébuleux où miroitent -les cocardes comme des cibles tricolores ? -Loin, là-haut, il est en route déjà, et -par moments un tressaillement secoue son -visage. Impatience ou allégresse, exaspération -de vie, toute prête à agir, à se livrer. -Quand ses yeux se posent sur Cardiette, il -semble vieillir brusquement. Ses épaules -s’affaissent imperceptiblement et l’impossibilité -amère se trace sous ses yeux et sur ses -joues. Pauvre merveilleux exalté !</p> - -<p>Il parle cependant. Il jette un mot çà et là. -Chacune de ces brèves paroles a de quoi stupéfier, -mais la conversation est devenue -intense, et tout ce qu’on y jette disparaît dans -une écume vive comme des fleurs tombées au -torrent.</p> - -<p>Cobral est aussi muet que le général. On -jugerait que l’un et l’autre ont fait le pari -d’un match de silence. Cardiette suffit à -bruire. Il est maître de sa verve, et ce grand -esprit mêle ses souvenirs et ses pensées -neuves avec une si nette dextérité qu’on est -en joie de l’écouter. Il suffit des quelques -répliques qu’il arrache à Nanni et à moi, des -coquetteries charmantes de Sainte et du -charme de M<sup>me</sup> de Hocques pour réaliser un -entretien éclatant.</p> - -<p>Il sent que Sainte est curieuse de lui. Mais -il est aussi roué qu’elle-même et ne se gaspille -pas en galanteries. Il est de ces êtres à -qui l’on ne fait avouer de secrètes tendresses -qu’en faisant parler leurs yeux. Ses yeux -parlent aux yeux de Sainte.</p> - -<p>Nanni a de la peine. Et il se débat entre -les chevauchées aériennes de son imagination -et le renoncement que lui impose la réalité. -Il sait lire ce que les yeux d’un autre disent -à une autre.</p> - -<p>Cardiette n’a de compliments que pour -M<sup>me</sup> de Hocques. La belle divorcée aux millions -discrets et artistes n’a pas le goût banal -des fadeurs. Elle ne se fait dire que ce qu’elle -veut qu’on lui dise. Et comme elle est joueuse -raffinée, c’est un plaisir de la voir lutter avec -Cardiette à qui mènera l’autre sur le terrain -projeté.</p> - -<p>Je crois que Sainte est un peu jalouse. -Quels pièges d’âmes autour de cette table ! Et -quelle chasse immense au delà de ces petits -assauts ! Il n’est que guerre au monde. Si l’on -détruit toutes causes de la grande, la petite -subsistera tant qu’il y aura sur terre deux -hommes et une femme, ou seulement un -homme et une femme.</p> - -<p>— Parlez-nous de votre discours, supplie -pour la troisième fois M<sup>me</sup> de Hocques.</p> - -<p>Cardiette feint une grimace gamine.</p> - -<p>— Absolument pas… Laissez-moi n’y pas -penser du tout… Le sort en est jeté, et j’ai -trop peur de découvrir qu’il est pire encore -que je ne le suppose…</p> - -<p>— Vous ne savez ce que vous voulez, -blâme-t-elle. Vous m’assuriez ce matin que -vous diriez tout ce qu’il faut dire… Et maintenant…</p> - -<p>— Et maintenant je dis que vous venez de -faire un geste qui vous fait ressembler à un -portrait de Marie Walewska…</p> - -<p>— Ah bon, c’est un compliment, car j’ai -vu des portraits d’elle, et elle m’a beaucoup -plu…</p> - -<p>— C’est celle qui s’est penchée sur… sur -l’île d’Elbe ?… demande Sainte timidement.</p> - -<p>— Oui Mademoiselle, répond Cardiette en -riant trop, elle s’est penchée sur… sur celui -que vous dites. Si vous vous souvenez de son -image, vous direz comme moi que M<sup>me</sup> de -Hocques…</p> - -<p>— Je veux bien, dit M<sup>me</sup> de Hocques, mais -où est le grand homme que j’aimerai ? Il y a -plusieurs grands hommes ici.</p> - -<p>Cobral murmure :</p> - -<p>— L’autre… l’autre… est mort…</p> - -<p>Cardiette entreprend un madrigal compliqué -où il veut comparer M<sup>me</sup> de Hocques -à la conseillère de la victoire. Mais il n’est -pas assez intime dans la maison pour dire ce -qu’il veut avec la vigueur nécessaire.</p> - -<p>Et il n’aboutit qu’à :</p> - -<p>— Oui, un grand homme… ah, si un grand -homme… comme l’ancien… s’il était là…</p> - -<p>— Mais il est là, dit le général, paisible.</p> - -<p>Je sursaute. M<sup>me</sup> de Hocques sourit. Cardiette -fait le visage contraint de ceux qui vont -recevoir un compliment trop vif. Et Sainte -est fière déjà.</p> - -<p>Nanni n’écoute pas. Cobral est tout à ce -qu’il boit et à ce qu’il mange.</p> - -<p>Le général montre Nanni :</p> - -<p>— Je me demande si monsieur, dit-il en -souriant malicieusement, est réellement aviateur -et se nomme du nom que vous avez dit.</p> - -<p>Nanni le regarde, hébété. Il a pâli un peu -plus. Il écarte de son front la masse de cheveux -qui le couvre. Sa main est petite, une -petite main impériale.</p> - -<p>Et le général répond à son : « Quoi ?… -Que dites-vous ? » interloqué, par un plaisant :</p> - -<p>— Sire, que votre Majesté est bonne de -m’accepter dans un régiment de sa garde.</p> - -<p>— Général, crie M<sup>me</sup> de Hocques, vous me -faites trembler… Vous prenez des façons -d’évoquer les morts qui vont me ravager les -nerfs.</p> - -<p>— Mais le général a raison, dit Cardiette, -et je ne vois pas ce qui vous effraie. Monsieur -ressemble étrangement à…</p> - -<p>— Oui, oui, approuve Sainte, la première -fois que je l’ai rencontré, je me souviens de -l’avoir appelé Bonaparte.</p> - -<p>— Je ne suis pas de votre avis, contredit -Cardiette qui cherche le fond de ses yeux… -je pense plutôt à l’homme de la fin… A -l’homme de la Walewska…</p> - -<p>— Tout cela est fou, murmure Nanni.</p> - -<p>Il tapote fébrilement la nappe.</p> - -<p>— Allons, reprend-il, ne parlons plus de -ça… ne parlons plus de ça…</p> - -<p>Un silence.</p> - -<p>Le général qui le regarde :</p> - -<p>— Ce n’est pas Toulon… ce n’est pas Elbe -non plus… C’est l’un et l’autre… toutes les -dates de sa vie sont sur ce visage…</p> - -<p>Nanni demande très bas :</p> - -<p>— Quelle vie ?… La vie de qui ?…</p> - -<p>Et Cardiette :</p> - -<p>— Il n’a pas d’âge… Il est là tout entier. -Tous ses portraits sont là dans les traits de…</p> - -<p>— Vous vous trompez, balbutie Nanni, -comme si on l’accusait d’un crime…</p> - -<p>Et le général reprend plaisamment, comme -tout à l’heure, mais avec un peu d’émotion :</p> - -<p>— Sire… Sire… vous êtes mon admiration -absolue… je vous admire…</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Hocques, troublée, veut rire :</p> - -<p>— Eh bien, c’est une grande entrevue aujourd’hui -chez Walewska…</p> - -<p>— Une grande entrevue, dit le général…</p> - -<p>— Savez-vous, repart Cardiette, que vous -allez m’illusionner et que parti d’une ressemblance -étrange…</p> - -<p>Le général le regarde :</p> - -<p>— Est-ce une illusion qui vous gêne ?… Je -la voudrais, moi, cette illusion…</p> - -<p>Sainte, que ne gagne pas l’inquiétude -lourde des autres, insinue :</p> - -<p>— Vous n’avez pas songé au spiritisme -depuis que nous sommes en guerre ?…</p> - -<p>— Il n’y croit pas, dit Cobral, qu’on entend -à peine.</p> - -<p>Et le général :</p> - -<p>— Être en face de… de l’autre… ce serait… -ce serait…</p> - -<p>— Oui, dit Cardiette, c’est une ressemblance -intimidante.</p> - -<p>Nanni proteste :</p> - -<p>— Laissons cette conversation… Il est inutile -de la prolonger… C’est inutile…</p> - -<p>— Je n’ai pas, dit Cardiette, le même culte -que vous, général… Je ne puis aimer la -guerre, et celui-là c’était la guerre…</p> - -<p>— Et qui vous a dit que j’aimais la guerre ? -riposte le général… Un être de génie est toujours -et partout un être de génie… Tant pis -pour le monde, s’il est un soldat… Mais ce -soldat-là était le génie du lendemain et non -le génie de la guerre.</p> - -<p>— Quoi ? dit Cardiette… Il avait un autre -but que la guerre ?</p> - -<p>— Je n’en sais rien, mais donnez-lui vingt -ans de plus et l’Empire de l’Europe… C’est -le commencement de la grande union… de -la paix absolue… Pourquoi est-il parti si -vite ? Il n’avait fait que la moitié de sa tâche… -On ne l’a pas achevée…</p> - -<p>— C’est pour cette fois peut-être…</p> - -<p>— Oh ! non, car il n’est pas là…</p> - -<p>— Enfin, général, si, à dire vrai, son génie -n’est pas au milieu de nous, il y a des hommes -de valeur et de volonté qui s’activent à l’effort.</p> - -<p>— Il n’y a rien. Nous ne sommes rien. -Nous ne faisons rien.</p> - -<p>Les femmes se taisent, stupéfaites. Cobral -ne prend aucune part à ces débats.</p> - -<p>— Nous sommes des ouvriers, reprend le -général, nous travaillons à bâtir cette guerre -qui est une lutte d’algèbre et de chimie… Où -est le maître ?… Il n’y a eu qu’un maître au -monde pour heurter les hommes… On l’a tué -avant qu’il ait enfanté son miracle…</p> - -<p>— Je ne vous comprends pas, général, dit -Cardiette gravement… Votre grand homme -n’aurait pas mis fin à la gangrène des haines -terrestres… c’est à vous… à nous… d’espérer -dépouiller la civilisation de sa dernière -plaie…</p> - -<p>— Non, notre œuvre sera provisoire… -encore une fois… l’autre manque…</p> - -<p>Cardiette s’indigne :</p> - -<p>— Mais s’il était là, il ne serait que ce qu’il -a été ; il ferait de cette guerre une guerre, pas -autre chose… Peut-être — et ce n’est pas sûr — nous -dépasserait-il tous par une de ses -inspirations de tactique et de risque où il a -gagné sa gloire… Mais après, il continuerait -et n’obtiendrait pas ce que nous obtenons -patiemment… Il faut choisir : la guerre… ou -la paix… La paix, c’est nous… la guerre, c’est -lui.</p> - -<p>— Allons, Cardiette, vous êtes un manieur -de mots et, par chance, un remueur d’idées… -Mais vous n’êtes pas à la tribune… Ne cherchez -pas à convaincre ceux qui étaient convaincus -avant vous… Il vous apparaît que -cette guerre doit nous mener à la grande paix -européenne… Elle doit y mener… Je ne suis -pas sûr qu’elle y mène… Les campagnes -impériales y menaient plus certainement -celui qui les avait entreprises, car il avait le -don de vaincre, qui cache — le saviez-vous ? — le -don de se vaincre…</p> - -<p>— Vous avez le don de ne pas être vaincus…</p> - -<p>— Qu’est-ce que cela ? Je vous dis que nous -faisons l’ouvrage pratique et méthodique -nécessaire à sauver l’honneur de plusieurs -années… Il n’y a pas sur nous le coup d’aile -sublime qui consacrerait la lutte sanglante -comme une apothéose… Nous sommes, nous, -les trente millions de soldats, officiers, -femmes, civils et enfants, des patients admirables -qui vivent au jour le jour avec un art, -je dis que c’est un art, inconnu encore, et, -vous le sentez, inégalable… J’admire, et je -crois que je préférerais ne pas admirer… -C’est l’armée de l’ordre, ce peuple qui attend… -La colère qui est en lui, qui crèverait -et l’écartèlerait comme un dernier spasme de -délire, ce n’est pas nous, ce n’est pas moi, -ce n’est pas vous, qui lui en arracheront le -sursaut… Dites, si vous voulez, que ces millions -d’hommes ne sont qu’un être formidable -et soumis à la main du maître… J’ai -commencé par vous crier que nous n’avions -pas de maître, et je vous défie de me prouver -l’éclat définitif et universel d’une guerre où -les complications savantes de notre horlogerie -ne mènent pas à un passage des Alpes, à -une conquête d’Egypte, à Wagram…</p> - -<p>— Il y a la Marne.</p> - -<p>— Ce n’est pas Austerlitz.</p> - -<p>— Ce n’est pas Waterloo.</p> - -<p>— Waterloo n’est pas une défaite. C’est -une trahison. Il a été trahi.</p> - -<p>— Par qui ?</p> - -<p>— Par vous.</p> - -<p>Cardiette, ahuri, s’arrête.</p> - -<p>— Par vous. Tous ceux qui ont vu la guerre -au bout de sa guerre se sont trompés. Parce -que son génie militaire était complet, vous -avez douté qu’il eût d’autre destinée que de -se prolonger inévitablement. Et peut-être -aujourd’hui ne croyez-vous à la paix issue -des batailles que parce que le génie qui prévoit -et qui tue vous a manqué.</p> - -<p>— Général, je ne vous laisserai pas dire -cela… je sais que notre valeur guerrière est -la même, mais que l’improvisation nous -manque… Je doute aussi que sa présence eût -modifié quoi que ce soit à la marche des événements -où il faut de purs mathématiciens. -La stratégie n’est plus une ode. C’est une -équation.</p> - -<p>Il hausse les épaules et plus calme, ironique :</p> - -<p>— Quant à son rôle de pacificateur…</p> - -<p>Le général, qui retombait dans son mutisme -coutumier répond, froid et grave :</p> - -<p>— S’il avait paru… s’il s’était mêlé à nous… -l’Europe serait rendue à la vie, au commerce, -à l’amitié, depuis douze mois…</p> - -<p>Cardiette sourit.</p> - -<p>— … Et pour toujours !… achève le général.</p> - -<p>— Comment cela ? En signant un décret ?</p> - -<p>— Non. Avec des hommes, des fusils, des -canons, comme nous… Et comme lui… Par -un geste incroyable qui chasse… qui écrase…</p> - -<p>— Mais la Marne…</p> - -<p>— La Marne c’était la patrie en danger… -Lui faisait mieux… Et tout ce qu’il allait -trouver si vous l’aviez laissé…</p> - -<p>— Pourquoi me dites-vous que moi… que -nous…</p> - -<p>— Parce que vous ressemblez beaucoup à -de belles paroles qu’on a dites, après avoir -laissé l’aigle, venu de clocher en clocher, se -rompre les ailes dans une bourrasque…</p> - -<p>— La dernière tempête…</p> - -<p>— Un courant d’air… Un courant d’air qui -n’aurait pas tenu devant la confiance de son -peuple entier… Vous n’avez pas laissé deviner -au peuple que son bonheur dépendait de -la fin et que, l’ambition satisfaite, le génie -épanoui, la sérénité règnerait…</p> - -<p>— Qu’aurait-il fait ?… Une folie nouvelle -sur la mer…</p> - -<p>— Si je savais ce qu’il aurait fait, je ne -serais pas celui que je suis… Ah ! un aigle ! -qu’on me donne un aigle !</p> - -<p>Nanni fait un sourire tourmenté.</p> - -<p>— Des aigles, des centaines d’aigles, des -milliers d’aigles… Vous les avez, général, et -vous les jetez sur leur proie…</p> - -<p>— Il faut, dit le général, un aigle qu’on ne -jette pas… qui se jette !</p> - -<p>— Vous y avez pensé quelquefois ? demande -Nanni en frémissant… vous avez attendu ?</p> - -<p>Le général le regarde :</p> - -<p>— Votre pensée n’est pas celle qu’il faut, -implacable… C’est un peu de désordre au -fond de vos yeux qui me fait douter de vous… -Ah ! comme vous avez le visage qu’il faut !… -Pourquoi cette flamme anormale dans les -yeux ?… Pourquoi ce cri de votre regard est-il -par moments un bavardage ?</p> - -<p>Cardiette raille.</p> - -<p>— Vous demandiez le génie… vous vouliez -le désordre du génie…</p> - -<p>— Le génie est muet.</p> - -<p>— Alors vous… dit Cobral respectueusement.</p> - -<p>— Moi je suis taciturne. Il faut être muet.</p> - -<p>Montrant du doigt Nanni :</p> - -<p>— Celui-là est presque muet.</p> - -<p>Rêveur, sombre, il répète :</p> - -<p>— Presque.</p> - -<p>Nanni incline le front vers la table. Sa tête -est comme appuyée à un mur invisible. Sa -tête est pesante, et pèse sur un obstacle que -je ne devine pas.</p> - -<p>Nos yeux sont posés sur lui. Nos yeux -cherchent le secret de cet homme. Ce profil -chargé de cheveux noirs est devenu trop -grand par ce que les autres ont dit. Qui est -Nanni ? Pourquoi n’a-t-il pas un visage quelconque ? -Pourquoi n’a-t-il pas un visage à -lui ? Cela ne se vole pourtant pas, un front et -un regard, et l’on ne peut ressembler à un -mort si extraordinairement. L’étonnement -gêne tous ceux qui sont là. Mais ils trouvent -naturel que Nanni soit au milieu d’eux et -qu’il ait un air de ne pas être Nanni. Pourquoi -Sainte qui, dévote, cédait tout à l’heure -au sourire incroyant de Cardiette, ne peut-elle -que regarder l’aviateur ? Pourquoi Cardiette -imite-t-il la réserve brusque du général ? -Et pourquoi le général, devant ce pilote -sans grade, est-il déférent ? Je suis, moi, -noyé de stupeur et je laisse les mots ou le -silence passer, sans comprendre. Je demande -à comprendre. Je voudrais ne pas comprendre. -Pourquoi mon effroi n’est-il pas -effrayant ?</p> - -<p>Des minutes éternisent ce silence. M<sup>me</sup> de -Hocques n’est plus troublée cependant. Elle -a repris son masque agréable de mondaine, -mais ses yeux et ceux de Cobral se sont -joints. Que se disent-ils ? Je sens que ces -deux êtres se tiennent. Pourquoi n’avais-je -pas deviné ? Cobral est le maître, ici. Son -effacement le prouve, car il est affecté, et -c’est peut-être dans cette salle à manger, et -peut-être dans ce moment précis, que se fixe -le drame où je vais être spectateur puisque -je n’ai pu résister au commandement de ce -fou de Cobral.</p> - -<p>Ce fou de Cobral ! Les dernières paroles -de Moquin me poursuivent. Un fou, un espion, -un Allemand. Qui ? Un fou, il y a un fou, je -vois, je sais. N’est-ce pas moi ? Non. Moquin -m’a mis hors de cause en montrant les deux -hommes. Un fou ! Un fou m’a réveillé. Un -fou m’a mené au Bourget… Un fou, un espion, -un Allemand… un espion, ne faut-il pas dire -une espionne ; mais alors où sont tombés ces -chefs de la France ? Ce n’est pas possible… -Que serait Nanni ? Un fou, un espion, un… -Qu’est-ce que Nanni ? Mais je suis égaré par -le mystère des paroles… Je n’ai qu’à regarder -Nanni pour que s’évanouissent tous soupçons -incohérents. Nanni, Nanni, ce n’est pas -Nanni. C’est un autre. Quel est ce lieu ? -Quelle est cette année ? Quel est ce siècle ? -Quel est cet homme ?</p> - -<p>Il secoue la tête. Ses narines palpitent. Il -respire généreusement. Où est-il ? Il ne nous -voit plus.</p> - -<p>Le silence est épuisant. Cobral regarde -son assiette. M<sup>me</sup> de Hocques joue avec ses -bagues, mais Sainte suit les yeux du général -attachés à ceux de Nanni.</p> - -<p>Nanni est loin.</p> - -<p>A-t-il jamais été parmi nous pour pouvoir -s’isoler ainsi ? Je sais que ses yeux se sont -posés à des lieues de nous. Dans quel espace ?</p> - -<p>Malgré lui, il cède au regard du général et -le regarde à son tour. Il se passe la main sur -le front encore, comme au réveil, et soupire, -vague :</p> - -<p>— Pardon… Vous me demandiez quoi, s’il -vous plaît ?</p> - -<p>Le général a une voix nette et basse, affectueuse :</p> - -<p>— Vous êtes au Bourget ?</p> - -<p>— Oui, fait Nanni.</p> - -<p>— Il y a un grand départ prochain… un -raid en Allemagne… est-ce que ?… dites-moi… -est-ce que vous faites partie de cette -escadrille ?</p> - -<p>— Oui, fait Nanni.</p> - -<p>— C’est la plus belle tentative de ces mois -de guerre… six escadrilles vont se rejoindre -au-dessus de Paris… ce sera toute une -escadre… vous le savez ? et vous savez aussi -le but sans doute ; quoiqu’il soit résolu de -le dire au dernier moment. Vous le savez ?</p> - -<p>— Oui, fait Nanni.</p> - -<p>— Des usines à munitions… des usines -considérables… C’est un bel effort… un effort -inouï… car ils vous attendront… ils se -doutent… ils se défendront… contre… contre -les aigles… puisque vous appelez ces machines -des aigles… et vous aurez une belle -part, sans doute, grâce à votre maîtrise et à -votre valeur… Dans ces courses aériennes, -l’initiative importe… c’est le plus inventif -qui devient le guide… et si l’on vous fait la -route trop difficile, vous êtes capable… -n’est-ce pas ? vous êtes capable de les mener -ailleurs… vous songez à les mener là où ce -sera le plus beau… et plus terrible…</p> - -<p>— Oui, fait Nanni.</p> - -<p>— Vous connaissez votre but propre, je le -vois… vous avez étudié et peut-être pressenti -la réalité… et votre victime ne vous attend -pas… vous êtes sûr d’aller où il faut… vous -êtes sûr de savoir où <i>il</i> est ?… et de pouvoir -y aller ?</p> - -<p>— J’y vais, dit Nanni.</p> - -<p>Le général ne parle plus. Ce dialogue lui -a fait trahir sa curiosité profonde qu’il oblige -si volontiers à se cacher.</p> - -<p>Je ne regarde personne. Je sens que tous -sont émus et graves, même ceux qui savaient -déjà ce qui se dirait ici.</p> - -<p>Le silence est bon maintenant comme une -détente.</p> - -<p>Le cristal d’un verre tinte sous un ongle.</p> - -<p>Un œillet beige, dans la vasque où ils sont en -forêt, plie sur sa tige et la casse. Dehors, une -auto lointaine traîne la plainte de sa sirène -au-dessus des jardins.</p> - -<p>Voici l’heure du café et des fumées.</p> - -<p>Nous passons au salon en riant. Comme -il fait gai dans ce salon sans mystère ! Il y -rôde une âme bourgeoise dénuée de secrets, -de mensonges et de combats.</p> - -<hr /> - - -<p>— Chère hôtesse, déclare Cardiette, votre -café est oriental comme le harem le plus -choisi, mais dans trois minutes, je fuis.</p> - -<p>— Nous fuirons avant vous, répond Cobral -et nous emmenons M<sup>lle</sup> Pray… Vous viendrez -l’applaudir sans doute, Madame ?</p> - -<p>— Avec joie… vous applaudir l’un et -l’autre… comptez sur moi… Mais si vite… -partir si vite…</p> - -<p>— Il est deux heures, dit Cardiette… On -m’attend à la Chambre…</p> - -<p>— Et cette matinée du Trocadéro commence -donc si tôt ?</p> - -<p>— Affreusement tôt, dit Sainte, mais je -ne suis pas obligée d’arriver dès le début.</p> - -<p>— Si donc, crie Cobral… Vous savez bien -qu’il faut tenir votre promesse… J’ai tenu la -mienne…</p> - -<p>— Du moins, offre M<sup>me</sup> de Hocques, ne -partez pas sans goûter mes friandises… On -dirait un convoi de vivres abandonné par l’ennemi… -Tenez, général, faites-moi le plaisir… -Ce sont des pralines arabes… C’est absolument -inconnu en France… Vous me refusez ?… -Monsieur Cardiette ?… Vous non -plus ? Eh bien, Mademoiselle et moi nous -allons nous en priver… Si… Si… Puisque -vous faites fi de mes trésors, je ne veux plus -les aimer.</p> - -<p>Elle rit. Sainte cueille un fruit confit dans -un compotier. Cobral prend congé. Nanni et -moi l’imitons. Le général et Cardiette vont -en faire autant.</p> - -<p>— Non, dit M<sup>me</sup> de Hocques, vous me devez -au moins cinq minutes de cigares… Je le -veux… Voici une boîte pour vous… Prenez, -allumez, ces messieurs qui s’en vont n’y ont -pas droit… Ils ne sont pas à la peine, ils ne -seront pas à l’honneur… Ah, ma chère demoiselle, -venez vous chapeauter dans ma -chambre…</p> - -<p>Elles sortent, en jacassant comme des fillettes.</p> - -<p>Le général achève d’allumer son cigare. -Cardiette envoie une bouffée grise dans une -masse de chrysanthèmes. Nous les quittons.</p> - -<p>Dans l’antichambre, Sainte nous rejoint. -Elle fait à Nanni un bon visage tendre. Lui -sera-t-elle plus douce ? Pourquoi ? M<sup>me</sup> de -Hocques tient, j’en jurerais, à nous voir partir -au plus vite. Cobral aussi. Leur poignée -de mains n’est pas celle d’indifférents qui ont -amicalement déjeuné.</p> - -<p>Que faire ? que savoir ?</p> - -<p>Un prétexte. Je ne sais ce que je leur dis. -Probablement que j’ai oublié mes gants ou -je ne sais quoi ; mes explications ne sont pas -remarquées. Et je retourne sur mes pas.</p> - -<p>Le salon.</p> - -<p>Face à face, assis au coin du feu, le général -et Cardiette occupent confortablement -leurs fauteuils. Ils ont aux mains leurs cigares -qui livrent une mince tige de fumée. L’odeur -de ce tabac donne le vertige.</p> - -<p>Ils sont immobiles. Les yeux clos.</p> - -<p>Qu’a-t-on fait ?</p> - -<p>J’approche. J’écoute à chaque poitrine. Le -cœur bat, paisiblement. Ils sont endormis. Ils -viennent de s’endormir. Et je sens un poids -sur mes paupières, une lassitude aux épaules. -Vite, je m’évade de cette fumée perfide qui -endort.</p> - -<p>Mon absence a duré peu de secondes. Cobral, -seul, l’a remarquée et ses yeux crèvent -les miens de leur violence glacée. Il m’ordonne -de me taire. Nous verrons bien.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Quinze heures."></h2> - -<p class="date"><i>Quinze heures.</i></p> - - -<p>Cobral diffère une explication qu’il sera -forcé de me donner. Une explication que je le -forcerai de me donner. Il ne m’a pas une fois -regardé en face depuis l’au revoir de M<sup>me</sup> de -Hocques.</p> - -<p>Il devine qu’il est deviné.</p> - -<p>Qu’ai-je deviné ? En somme qu’ai-je deviné ?</p> - -<p>A la fin d’un repas bizarre — où les propos -tenus furent si fantastiques et si fous que je -ne sais plus réellement si je les ai entendus — j’ai -assisté à un drame.</p> - -<p>Deux hommes se sont endormis pour avoir -fumé des cigares offerts par notre hôtesse. -Ils sont tombés dans une quasi-léthargie avant -même de sentir le goût de ces cigares foudroyants. -Je sais qu’ils ne sont pas morts. -C’est trop qu’ils dorment.</p> - -<p>M<sup>me</sup> de Hocques est une aventurière. Je -sais l’histoire de sa vie cependant. C’est une -des plus nobles figures de la noblesse française. -Non ! L’évidence condamne tout plaidoyer. -Elle a endormi chez elle un chef militaire -et un chef politique. Pourquoi ? On -n’endort pas les gens par plaisanterie. On -n’endort pas ceux-là : à moins d’avoir très -besoin de leur sommeil. Pourquoi est-il nécessaire -à M<sup>me</sup> de Hocques d’endormir ce -général et ce ministre ?</p> - -<p>Elle obéit.</p> - -<p>Elle n’a pas de volonté certainement. Elle -obéit à Cobral.</p> - -<p>Ah mais, je ne vais pas me demander pourquoi -elle connaît Cobral ? J’ai appris en quelques -heures qu’il signait amitié avec chacun -selon son gré. N’ai-je pas vu qu’il était l’ami -de Sainte dont je croyais ne pas ignorer les -amis ? Et chez M<sup>me</sup> de Hocques rien ne m’est -intime. Comment être surpris de ses affections -secrètes ?</p> - -<p>Voilà qui n’est plus une affection secrète.</p> - -<p>Plus rien n’est secret. Rien n’est encore -clair. Il faut aller jusqu’à la vérité. Où ?</p> - -<p>Cobral parlera. Je le veux. Il sait qu’il parlera -puisqu’il évite le tête-à-tête.</p> - -<p>Il doit se rendre compte exactement que je -cherche et que je tâtonne et qu’il est maître -du mot où je lirai tout le mystère.</p> - -<p>Je ne sais rien. Je ne sais absolument rien. -Cette femme, cet homme, ces hommes sont -effrayants. Quel est leur but ? Et que viennent-ils -de faire ? Je suis sûr que, du même -coup, je saurai ce qu’ils ont fait et ce qu’ils -auraient fait. Oh ! je ne sais rien.</p> - -<p>Que Cobral parle.</p> - -<p>Il a refusé de me regarder. Je vous affirme -qu’il a refusé de me regarder. J’étais en face -de lui dans l’auto. Je ne l’ai pas quitté des -yeux, moi. Sauf pendant trois secondes pour -m’inquiéter de Nanni et de Sainte, mais j’ai -vu que ceux-là, au contraire, se donnaient -ardemment leurs yeux comme s’ils voulaient -se toucher le fond de l’âme. Cobral, feutre en -masque sur les yeux, fuyait tout le monde, et -moi surtout.</p> - -<p>Je n’ai pas osé parler. Je craignais d’effrayer -Sainte. Elle n’a aucune idée de ce que veut -Cobral, cette petite. Elle se laisse entraîner. -Ce n’est pas grave ce qu’elle fait. Cobral ne -la connaît pas beaucoup et il use d’elle : ce -ne sont pas des amis. Vous comprenez que -je ne pouvais parler et qu’elle ne sait rien ? -Cobral l’a persuadée de se faire son interprète -aujourd’hui pour je ne sais quelle folie. -Ce doit être une folie considérable, la conversation -avec Moquin me l’a indiqué. Elle a -accepté. Elle avait refusé. En se fâchant. C’est-à-dire : -en riant. Elle a accepté parce que -l’invitation de M<sup>me</sup> de Hocques touchait son -ambition. On voit très bien Sainte ambitieuse. -C’est une âme de commandement. Cobral -avait aussi, pour la décider, le nom de Cardiette. -Je serais incapable de vous dire si elle -connaissait Cardiette avant ce déjeuner, mais -vous avez remarqué comme il l’intéressait. -C’est une manière de grand homme. Je crois -qu’il l’a un peu déçue par sa désinvolture à -l’égard d’une mémoire impériale. Et de vrai -Nanni a dit, ou laissé dire, des choses troublantes, -qui ont troublé Sainte plus que personne -autre. L’ambition et la passion s’effacent -devant le mystère, n’est-ce pas, petite -amie ? Après tout, rien ne prouve que l’attrait -du mystère ne la mette pas sur le chemin de -sa vraie passion. L’essentiel est qu’elle ne -sait rien. Elle vit ardemment à cette heure -et ne cherche pas quelle est la vie des autres. -Même pas de Nanni à parler franchement. -Elle cherche son cœur, c’est bien assez. Et -que fait Nanni là-dedans ? N’est-il pas emporté ? -Comme elle. Et comme moi.</p> - -<p>Cobral parlera.</p> - -<p>Je me le déclare furieusement. Je rage.</p> - -<p>Voilà une heure qu’il fuit.</p> - -<p>Il n’est pas loin et je l’aperçois à tout moment. -Mais il disparaît quand je vais aller -vers lui, ou bien il est si exagérément entouré -que je ne puis même pas lui dire : « Cobral, -un mot, je vous prie. »</p> - -<p>Quand nous arrivions, un ténor italien chantait -la <i>Brabançonne</i>. Ils ont mis sur cet air -de kermesse des paroles navrantes. Qui a fait -cela, Cobral ? Cobral avait disparu.</p> - -<p>Depuis j’ai couru par le Trocadéro vainement. -Alpinisme regrettable. Quand je le -voyais derrière un portant, j’accourais, et il -se fondait dans la pénombre. Par un trou du -décor, je regardais la salle. Il y était. Seul, -dans une loge. Hâte à travers les couloirs. La -salle. La loge. Personne. Je l’ai vu partout. -Je ne l’ai trouvé nulle part. Je renonce. Je -suis exténué.</p> - -<p>Je m’assieds dans un coin du plateau sur -un reste de chaise. Devant moi, le nez contre -la toile sale d’un envers de paysage, un pompier. -J’écoute malgré moi, les voix fraîches -et les voix célèbres se succéder et provoquer -l’acclamation. Les concerts de charité évoquent -le programme des casinos où les baigneurs -assistent fidèlement à des résurrections -de momies artistiques très mal vues à -Paris. Les vieux opéras surabondent. Les -vieux chanteurs aussi. Les jeunes diseuses -ont la charge des textes patriotiques. Ici, -charge veut dire : poids. D’aucuns pourtant -sont de belles charges impétueuses et leur -élan me plaît. Il n’y en a pas aujourd’hui. A -moins que le texte de Cobral… Je renonce à -me mettre en quête de lui. Il finira par passer -devant moi et je l’obligerai à parler.</p> - -<p>Un chœur anglais, si touchant que le public -fait son parfait silence des grandes émotions. -C’est tout à fait beau pour moi qui entends -sans voir. Les choristes sont peut-être jolies. -Je ne les vois pas, et je ne vois pas non plus -que le décor est ingénu, et que le plancher -est malpropre, et que des gens sont là pour -ne pas comprendre.</p> - -<p>Je suis délicieusement seul dans l’obscurité -de ma retraite. Il y a beaucoup d’espace -derrière moi. Devant, il y a des portants -imprécis et un pompier que son immobilité -idéalise.</p> - -<p>Ce chœur est touchant, ai-je dit ? C’est bien -cela. Il est touchant, profondément touchant.</p> - -<p>Qui vient ? Cobral ?</p> - -<p>Des pas derrière moi.</p> - -<p>Je me retourne à demi. Des voix. C’est -Nanni. Et Sainte. J’avais oublié, ma foi, -qu’elle figurait à cette matinée. Elle n’est pas -encore passée. Je l’aurais entendue. J’aime -beaucoup l’entendre.</p> - -<p>Ils ne m’ont pas vu.</p> - -<p>Je crois qu’ils s’asseyent. Sur un banc sans -doute. Ou sur des chaises en loques comme -la mienne. Ils sont assis. Je n’ose les regarder. -Je ne veux être vu de personne. Je ne -les vois plus, mais il m’a semblé que Nanni -se tenait très respectueusement.</p> - -<p>— Que voulez-vous, Pretty ? Que voulez-vous -de moi ?</p> - -<p>— Appelez-moi Sainte.</p> - -<p>— Sainte, que voulez-vous ?</p> - -<p>— Oh Nanni, que vous faites de bizarres -questions ! Des mois et des mois m’ont privée -de vous… eh oui, privée de vous que j’aimais -bien… et vous revenez… et vous croyez -que je n’ai rien à vous dire… et rien à vous -faire dire ?…</p> - -<p>— Si vous aviez tant à me dire… fait-il -vivement.</p> - -<p>Mais il s’arrête court. Et avec une espèce -de plainte tendre :</p> - -<p>— Sainte, vous ne vous êtes guère inquiétée -du pauvre Nanni pendant tous ces mois ?</p> - -<p>Elle se tait.</p> - -<p>— Je savais, dit-elle enfin, je savais où -vous étiez et que l’on ne devait pas vous visiter.</p> - -<p>— Ah, c’est pour cela que ?…</p> - -<p>— Nanni, vous êtes un enfant gâté, et je -vais me fâcher si vous faites la grimace devant -toutes choses. Je suis heureuse de vous -retrouver. Je veux que vous parliez.</p> - -<p>— Vous étiez moins heureuse ce matin ?</p> - -<p>— Nanni, vous recommencez ? Ce matin -j’étais heureuse de votre venue. J’aurais préféré -ne pas voir cet insupportable Cobral ni -le petit gentil quelconque.</p> - -<p>C’est moi. Flatté.</p> - -<p>— Pourtant l’insupportable vous a bientôt -intéressée…</p> - -<p>— L’insupportable, c’est vous, Nanni.</p> - -<p>— Vous avez raison, Sainte, mais j’ai eu -de la peine autrefois !</p> - -<p>— De la peine ?… à cause ?… à cause -de ?…</p> - -<p>— A cause de quelqu’un, mon enfant, et -ce matin j’ai cru que ça allait recommencer. -Seulement ce n’est pas le même quelqu’un. -Je voudrais bien ne plus souffrir. Au moins -pas aujourd’hui : je n’ai pas le temps.</p> - -<p>— Vous êtes un impertinent, un cher -impertinent qui se trompe. Pas le même -quelqu’un ? Mais il n’y avait personne. Il n’y -a personne.</p> - -<p>— Vous me dites cela, pourquoi ? J’ai vu -que ce déjeuner vous attirait…</p> - -<p>— … à cause…</p> - -<p>— … à cause d’un quelqu’un ! Et c’est tout.</p> - -<p>— Nanni, quel enfant ! Je suis enthousiaste, -je suis femme, je suis curieuse. Obligée -d’aller chez cette dame qui s’intéresse à -mon avenir théâtral, je préférais y voir des -gens de valeur… Le général… je voulais voir -le général…</p> - -<p>— Est-ce que vous avez vu le ministre ?</p> - -<p>Il eut un vague rire.</p> - -<p>— Je n’ai vu que vous, dit Sainte, très bas. -Vous êtes le seul quelqu’un de ma journée.</p> - -<p>— Non. Même pas de votre journée.</p> - -<p>— Si. Et de bien d’autres journées, ne le -croyez-vous pas ?</p> - -<p>— Je n’en sais rien.</p> - -<p>— Nanni, Nanni, parlez. Parlez de vous… -On m’a dit votre maladie… ces sombres -jours… cette sauvagerie… J’ai pensé à vous… -Qui êtes-vous ?</p> - -<p>— Sainte, qu’est-ce que vous dites ?</p> - -<p>— Que faisiez-vous dans cette solitude ? -Pourquoi cette solitude ? Vous n’étiez pas -malade. Ce n’est pas possible, Je ne m’imagine -pas que vous ayiez été malade. A quoi -pensiez-vous ?</p> - -<p>— Je ne vous comprends pas, Sainte. Vous -savez bien que j’étais malade.</p> - -<p>— Pourquoi ne disiez-vous rien à ce déjeuner ? -Il me semble que tous ces gens ont -trop parlé. Ils ont dit… ils ont dit… Vous -avez entendu ce qu’ils ont dit ?</p> - -<p>— Sainte, il ne faut pas me dire cela. Je ne -me souviens plus de ce déjeuner. Je crois -que je n’ai pas été brillant en effet. Comment -auriez-vous de la sympathie pour un homme -qui n’est pas brillant ?</p> - -<p>— Quand on vous voit, Nanni, on est un -peu effrayé. Autrefois, en causant avec vous, -je croyais causer avec un autre. Et ce matin, -vous avez senti comme tous vous regardaient ? -On a envie de vous demander des -nouvelles d’un siècle passé.</p> - -<p>— Sainte, je vais me moquer de vous. -Comme vous vous exprimez précieusement ! -Je ne me souvenais pas de ces façons-là du -tout. Au temps où j’allais vous chercher dans -votre loge, aux Capucines, pour souper avec -de plus Parisiens que moi et de moins belles -que vous, est-ce qu’à cette époque-là, vous -ne disiez pas aussi que le quelqu’un manquait -à votre vie ? Vous disiez cela. Mais vous -parliez moins étrangement. Qu’est-ce qui -vous a appris ce langage ? On m’a dit qu’un -grand littérateur était passé par là. C’est -fini ? Il n’y a que des grands hommes dans -votre vie. Vous aimez trop les grands -hommes, Sainte.</p> - -<p>— Je vous aime, Nanni.</p> - -<p>Ils sont tous deux effrayés, elle, de l’avoir -dit, et lui de l’entendre. Elle ne répétera pas. -Il ne répond rien. Ils sont si rapprochés -brusquement par le mot de Sainte qu’ils ont -une terreur violente de ne plus être assez -étrangers.</p> - -<p>— Ce sont des danseuses qui « passent » ? -demande Nanni. Je ne connais pas cette musique. -C’est un ballet nouveau peut-être. -Mais cela ressemble à Rameau.</p> - -<p>Sainte ne dit rien. Les violons rythment -un chant pastoral de haut style. Et les pieds -des danseuses achèvent la cadence.</p> - -<p>— Nanni, murmure Sainte, Nanni, je n’ai -pas très bien compris. Vous avez un projet… -un grand projet…</p> - -<p>Les applaudissements de la salle chassent -la paix de ce coin sombre. Puis l’orchestre -reprend et aussi les bonds des ballerines, -sur une autre musique.</p> - -<p>— De qui est cette musique ? demande -encore Nanni.</p> - -<p>— Oh Nanni, Nanni, pourquoi ne répondez-vous -pas ?… Vous parliez d’une grande -chose… vous disiez au général que vous alliez -partir… Où allez-vous partir ?</p> - -<p>— Je ne sais pas.</p> - -<p>— Dites… Oh ! Nanni.</p> - -<p>— Je ne sais pas…</p> - -<p>— Vous savez quand vous partirez ?</p> - -<p>Comme elle est anxieuse du sort de cet -homme ! Elle lui était si cruelle jadis. Ce -matin elle ne le sentait pas. Pourquoi l’appelle-t-elle -ainsi ?</p> - -<p>— Ce n’est pas ce soir ?</p> - -<p>Il hésite. S’il parle, il acceptera de l’aimer. -Car elle demande toutes les réponses à travers -celle-là seule.</p> - -<p>Il dit pourtant :</p> - -<p>— Ce soir. Si.</p> - -<p>Dans l’ombre, elle cherche ses yeux. Mais -il baisse la tête.</p> - -<p>— Nanni, ne partez pas sans me dire…</p> - -<p>— Je n’ai rien à vous dire.</p> - -<p>— Alors c’est moi qui ai besoin de parler.</p> - -<p>Il respire.</p> - -<p>— Vous avez parlé… Vous avez trop -parlé…</p> - -<p>Elle craint qu’il ne s’enfuie. Elle est prête -à l’entourer de ses bras s’il fait le mouvement -de partir.</p> - -<p>— Nanni… Nanni…</p> - -<p>C’est une toute petite qui implore. J’aime -cette plainte. Je voudrais qu’elle soit heureuse. -Mais je voudrais qu’il soit heureux. -Saura-t-elle ?</p> - -<p>— Nanni…</p> - -<p>Il lui prend la main. Amicalement ? Même -pas.</p> - -<p>— Il faut nous quitter… je dois vous quitter… -vous allez dire cette chose… cette -chose… vous l’avez lue ?</p> - -<p>— Je viens de la lire. Je n’y pense pas. -Vous allez me quitter ? Non. Non.</p> - -<p>— Que faites-vous, après avoir dit ?</p> - -<p>— Il faut que j’aille dans la salle. J’ai promis -à M<sup>me</sup> de Hocques de la rejoindre, et je -passerai un instant dans sa baignoire.</p> - -<p>— Je vais vous quitter, Sainte.</p> - -<p>— Ne partez pas. Ne partez pas encore.</p> - -<p>— Il faut que je parte. On va vous appeler. -On va m’appeler, moi aussi, ailleurs. Je penserai -à vous.</p> - -<p>Il se lève. Elle est accablée. Elle ne bouge -pas. Pauvre amour que tout heurte !</p> - -<p>Il pose sa main droite sur la tête de Sainte.</p> - -<p>— Mon enfant, je serais content que vous -veniez tout à l’heure si vous le pouvez.</p> - -<p>Elle se dresse, radieuse :</p> - -<p>— Où puis-je vous voir ?</p> - -<p>Elle a de la joie plein la figure.</p> - -<p>— Voulez-vous dans une heure et demie -au Black Bar, rue Cambon ?… vous viendrez, -mon amie ?</p> - -<p>Sainte lui prend les mains et y pose sa -bouche. Et elle s’enfuit dans l’ombre du -décor.</p> - -<p>La salle fait un bruit sourd. C’est l’entr’acte.</p> - -<p>Nanni vient près de moi. Il me regarde -sans me reconnaître. Il s’éloigne avec de -grands gestes.</p> - -<p>Des machinistes viennent me déranger. Je -ne trouve pas de meilleur abri que le centre -de la scène et je m’occupe à dévisager la salle -entre les pans du grand rideau.</p> - -<p>C’est un auditoire choisi. La meilleure société -anglaise de Paris s’y est retrouvée et -quelques groupes de convalescents munis de -leurs infirmières, situent et datent cette foule -à peine moins élégante qu’à d’anciennes -fêtes. Le président de la République dans sa -grande loge, en face, ne semble pas davantage -« de circonstance ». Son frac et son -cordon évoquent des inaugurations, des dîners, -des bals dont nous avaient déshabitués -sa petite silhouette provinciale, — macfarlane -et casquette de yachting — dans tous les cinémas -qui l’ont fait suivre par leurs appareils -entre Dixmude et Altkirch.</p> - -<p>C’est presque nuit déjà. Tous les lampadaires -électriques donnent plein feu, les -rampes du balcon et des galeries flamboient -aussi copieusement.</p> - -<p>L’orchestre se prépare. Derrière moi, on -a roulé le grand piano. Je dois céder la place. -Contre le portant, Félia Litvinne. Cela représente -beaucoup d’hymnes et beaucoup de -succès. J’ai le temps de trouver Cobral. Je -vais le trouver.</p> - -<p>On frappe. Prélude. Chant.</p> - -<p>Je fais un pas. Cobral est devant moi.</p> - -<p>— Vous êtes invisible ? dit-il. Voilà une -heure que je vous cherche.</p> - -<p>Il me prend par le bras et m’entraîne vers -un petit foyer orné de divans et de tapis -rouges. Personne. Si. Devant la psyché, -une petite chanteuse comique, célèbre depuis -longtemps, se farde « à la poupée ». Elle ne -nous voit même pas et s’en va bientôt, pour -guetter son entrée.</p> - -<p>Cobral est très à son aise, bien entendu. -Mais je me suis juré qu’il ne s’en tirerait -pas, cette fois, par ses divagations de vieux -diable d’opérette.</p> - -<p>— Vous êtes un enfant, commence-t-il.</p> - -<p>— Bah !</p> - -<p>— Vous êtes un enfant, je ne puis trop le -répéter. Quelle est cette figure que vous avez -faite en sortant du salon de M<sup>me</sup> de Hocques ?</p> - -<p>— Alors je devais trouver naturel ?…</p> - -<p>— Surtout ne me parlez pas de ce qui est -naturel. C’est un de ces mots que je ne puis -souffrir. Avouez d’abord que, grâce à moi, -vous avez tâté d’un fameux déjeuner ?</p> - -<p>— Et avouez, vous…</p> - -<p>— Et avouez encore qu’on a tenu des propos -amusants ? Vous ne me reprocherez pas -de me vanter. Car mon rôle dans le menu a -été simplement inférieur. Et dans la conversation, -il a été nul.</p> - -<p>— Mais ensuite…</p> - -<p>— Vous savez que Pretty passe immédiatement -après Litvinne ? Il faut que vous écoutiez -cela. Après nous partirons.</p> - -<p>— Je vais vous écouter d’abord, avant -d’écouter Pretty.</p> - -<p>Il me touche l’épaule familièrement. Un -air de vouloir me donner des conseils d’ancien.</p> - -<p>— Je disais que vous êtes un enfant parce -que…</p> - -<p>Il rit. Impossible de trouver à ce rire une -fausse note. Acteur, va !</p> - -<p>— Parce que vous êtes un enfant, achève-t-il. -Vous n’allez tout de même pas me demander -des explications ?</p> - -<p>— Si.</p> - -<p>— Et vous savez tout !</p> - -<p>— Quoi ? Je sais quoi ?</p> - -<p>— On vous a tout raconté. On a tout raconté -devant vous. L’expédition de la nuit. -Nos moyens de la préparer. L’idéalisme formidable -de notre entreprise. A-t-on négligé -de vous donner un programme détaillé de la -journée ? Ne vous plaignez pas, savourez cet -imprévu que vous ne retrouverez jamais ! -Tous nos actes ne sont que des points d’action -reliés par notre idée. Cette femme qui -va parler et faire une espèce de scandale, -devant le chef du gouvernement, devant des -membres de la presse, vous comprenez la -signification de cela, j’imagine ?</p> - -<p>— Soit.</p> - -<p>— Quoi, je vous prie ?</p> - -<p>— Ces hommes qui dormaient…</p> - -<p>— Ces hommes nous gênaient. Etait-il -convenable, pour notre rêve de paix instantanée, -de laisser l’un réclamer à la tribune -tout l’or du pays et tous les adolescents, et -l’autre signer peut-être un ordre d’attaque -propre seulement à prolonger la bataille ? Ils -ne peuvent plus nuire.</p> - -<p>— Qu’avez-vous fait ?</p> - -<p>— Ils dorment comme vous dites. Ils -s’éveilleront demain vers midi. Ce repos de -vingt-quatre heures les aura parfaitement -reposés.</p> - -<p>— Supposons que ce n’est pas un crime. -Vous êtes pourtant des criminels de toucher -à l’indépendance de leurs actes.</p> - -<p>— Ma conscience dit que non. Elle s’y -connaît.</p> - -<p>— La mienne me dit de vous avertir ou de -vous livrer. Vous avez attiré ces hommes -dans un guet-apens. Pourquoi ?</p> - -<p>— Vous l’avez vu. D’ailleurs je suis loin -d’eux. Vous me gardez.</p> - -<p>— Il y a quelqu’un auprès d’eux.</p> - -<p>— Qui ? Les domestiques ont congé.</p> - -<p>— Soit. Et M<sup>me</sup> de Hocques est ici. Et si -je disais qu’elle est une espionne et vous un…</p> - -<p>— Vous commettriez deux fois le péché de -mensonge. Rien ne prouve qu’elle soit espionne. -Et voici mes papiers qui prouvent -que je suis Français.</p> - -<p>— Cependant si je racontais ce que j’ai -vu ?…</p> - -<p>— On vous arrêterait immédiatement, car -il serait inadmissible que vous ayiez attendu -la fin de l’après-midi pour dénoncer un événement -du matin. Et puis il est évident que -vous êtes des nôtres.</p> - -<p>— Ce n’est pas vrai.</p> - -<p>— Qu’on interroge Sainte ? Elle vous a vu -tout le jour avec nous… Allons, allons, tout -est réglé. Mais ne vous troublez pas… Essayez -de croire ce qu’on vous a dit et travaillez, -malgré vous, à la réalisation d’une grande -idée humaine.</p> - -<p>— Le plus fou de tout cela est que je ne -sers à rien.</p> - -<p>— Si, vous êtes le témoin. Vous aurez vu -que nous ne sommes ni des fous ni des criminels -et que, pour préparer un écho foudroyant -à ce que fera, seul, Nanni ce soir, -tout ce que nous faisons était nécessaire, -utile, indispensable. Vous ne pouvez pas -encore le savoir. Vous le saurez bientôt.</p> - -<p>— Je suis donc le témoin malgré moi. Alors -vous auriez pu vous dispenser de me mêler -si visiblement à vos démarches. Je vous ai -présenté à des amis. Que vont-ils penser ? -Me voilà compromis.</p> - -<p>— Il fallait cela pour que vous restiez avec -nous. Sinon vous m’auriez déjà brûlé la politesse.</p> - -<p>— Vous êtes odieux, monstrueux, immonde…</p> - -<p>— Et vous, vous me plaisez beaucoup…</p> - -<p>Cobral rit énormément et se lève.</p> - -<p>— Allons entendre la prose de Cobral.</p> - -<p>Il regarde sa montre.</p> - -<p>— Qu’il est tard !… Si elle ne passe pas -de suite, tant pis pour elle, pour vous et pour -moi… Je ne puis attendre et je vous suis…</p> - -<p>— Vous me suivez où ?</p> - -<p>— A <i>l’Exigeant</i>. Il est quatre heures. Vous -m’avez promis de me conduire à <i>l’Exigeant</i>. -J’ai bien peur que nous n’y trouvions plus -personne. Venez.</p> - -<p>Il me pousse vers le plateau.</p> - -<p>La salle crie de joie vers la cantatrice qui -a chanté tout son répertoire de guerre dans -un bon nombre de langues.</p> - -<p>Le régisseur annonce : « Mademoiselle -Pretty Pray ».</p> - -<p>Et voilà Sainte dans la lumière nue de la -rampe. Son petit tailleur la fait plus minuscule -encore. Mais sa voix sonne, décidée.</p> - -<p>Je ne fais pas attention au titre. Cobral ne -quitte pas du regard sa montre qu’il tient à -la main.</p> - -<p>Sainte dit :</p> - -<p>« Au nom du peuple de Paris, au nom du -peuple Français, au nom de la terre et des -hommes de toute la terre… »</p> - -<p>— C’est en prose, me souffle Cobral.</p> - -<p>… « Je déclare que l’heure du calme est -venue et que demain les êtres ne se tueront -plus. La paix universelle sera signée, je le -jure, avant le prochain midi… »</p> - -<p>Le silence de la salle est invraisemblable. -La foudre les a frappés. Ils sont morts. Tous -ces yeux, toutes ces oreilles, tous ces cœurs -ne sentent plus, ne vivent plus, pour être si -matériellement silencieux.</p> - -<p>— Pretty a une diction admirable, approuve -Cobral. Venez. C’est l’heure.</p> - -<p>Nous cherchons la sortie. J’entends encore -la voix nette et souple :</p> - -<p>« Pas une arme ne doit se lever à partir -de cette heure-ci. Le chef des défenseurs -alliés s’est endormi en souriant et ce soir, le -chef des envahisseurs… »</p> - -<p>— Où est Nanni ? Nous sommes tellement -en retard. Il saura bien nous joindre.</p> - -<p>Nanni est dans l’auto qui nous attend.</p> - -<p>— Mon cher, dit Cobral, pendant que nous -filons confortablement, mon cher je n’ai pas -connu Sarah à vingt-cinq ans, mais je prétends -que cette petite Sainte est encore plus…</p> - -<p>Nanni est content.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Seize heures."></h2> - -<p class="date"><i>Seize heures.</i></p> - - -<p>Je n’ai pas pris garde à la route que nous -suivions : ce chauffeur imbécile a descendu -l’avenue du Trocadéro. Nous arriverons à -<i>l’Exigeant</i> pour ne trouver que le concierge -et le veilleur. Tant mieux ! Hé ! pourquoi me -réjouir de ce retard qui se chiffrera par un -minimum de minutes ? Je souhaite un accident, -une folie, un miracle. Comment sortir -de cet engrenage où l’on me tient ? Ne pas -arriver, ne plus reculer, ne plus bouger, ne -plus être, ah, ne plus être.</p> - -<p>Que faisons-nous sur le Cours-la-Reine ? -Joie ! Le chauffeur ne connaît pas son chemin. -<i>L’Exigeant</i> est au haut de la rue Montmartre -et le voilà qui passe le pont Alexandre -III. Je ne veux pas rire. Je ne veux pas -livrer mon contentement. On va perdre un -quart d’heure, une demi-heure peut-être, et -nous trouverons la rédaction désertée.</p> - -<p>L’auto stoppe devant la Chambre des Députés.</p> - -<p>Cobral saute hâtivement.</p> - -<p>— Suivez-moi.</p> - -<p>Je suivrai donc.</p> - -<p>Nanni reste dans la voiture.</p> - -<p>Cobral exhibe je ne sais quels papiers qui -lui ouvrent toutes les portes. Peut-être n’a-t-il -pas de coupe-file mystérieux ? Son autorité -et son allure de trombe suffisent à l’introduire.</p> - -<p>Dans les pas perdus, deux journalistes me -reconnaissent et courent vers moi.</p> - -<p>— Vous savez la nouvelle ? dit le petit gros -mélancolique dont je n’ai jamais su le nom.</p> - -<p>— Venez vite ! crie Cobral.</p> - -<p>— Quelle nouvelle ? dis-je en me dérobant.</p> - -<p>— Cardiette… Cardiette n’est pas là…</p> - -<p>— Il est malade sans doute. Il sera demeuré -dans son lit.</p> - -<p>— Mais, mon bon, dit l’autre, — un maigre -à monocle, — je viens de chez lui. On ne l’a -pas vu depuis dix heures. Ses domestiques -ne se rappellent pas où il déjeunait.</p> - -<p>Je ne les écoute plus. Cobral est venu -prendre mon bras et m’emporte vers une tribune. -De quel droit entre-t-il dans cette tribune ?</p> - -<p>Nous y sommes seuls. Les autres sont -bondées. Les parlementaires sont en nombre -dans leurs fauteuils d’orchestre. Il vient d’y -avoir une agitation considérable qui s’apaise.</p> - -<p>C’est le silence tout d’un coup.</p> - -<p>Le président de la Chambre s’est levé. Il -parle :</p> - -<p>« Messieurs, l’absence de M. René Cardiette -est inexplicable et angoissante. Je ne -veux même pas dire, au nom de tous, le souci -qui nous atteint profondément à ne pas le -voir ici, même si cette séance n’eût pas dû -briller de ses paroles. Laissons cette inquiétude -violente au fond de nos cœurs et ne -pensons qu’à l’intérêt de la patrie, qui exige -des actes immédiats. Vous allez être appelés, -Messieurs, à vous prononcer sur trois projets -de lois qui importent à la Défense Nationale. -Nous savons que vous leur ferez le sort -glorieux qu’ils méritent. Mais le discours -préliminaire de M. René Cardiette vous -devait donner tous éclaircissements sur elles -et vous en faire saisir l’urgence. Cette -urgence, je veux doublement vous la prouver -en vous lisant moi-même ce discours -dont il m’a confié les feuillets. Vous me pardonnerez -d’être si médiocre interprète de ce -verbe patriotique. »</p> - -<p>Un long cri unanime jaillit de toutes les -poitrines. Peut-être quelques protestations -ont-elles essayé une dissonance timide. Le -formidable hourrah des parlementaires de -tous les partis a raison des restrictions chétives.</p> - -<p>Cobral hausse les épaules.</p> - -<p>— Je le savais, bougonne-t-il.</p> - -<p>Il sort de son portefeuille une lettre cachetée -et m’entraîne hors de la tribune. Il -appelle le premier huissier qui passe.</p> - -<p>— Voulez-vous remettre ce billet à M. le -Président, s’il vous plaît ? C’est de la part de -M. René Cardiette. Je suis le nouveau secrétaire -de M. René Cardiette. Faites vite.</p> - -<p>L’huissier s’empresse.</p> - -<p>Nous rentrons dans la tribune. Le président -a pris dans une serviette de maroquin -les pages d’un discours. Il sonne pour imposer -le silence qu’a rompu le jet d’enthousiasme -où la curiosité a sa part.</p> - -<p>Le silence revient, total.</p> - -<p>Debout, maigre, élégant, net, le président -s’enorgueillit de cette parole qu’il va faire -sienne et sa voix part comme un trait :</p> - -<p>« Citoyens… »</p> - -<p>Le mot porte une émotion dans toutes les -mémoires de cette France représentée.</p> - -<p>« Citoyens, mes frères, citoyens, fils de la -grande blessée et de la victorieuse bientôt, -vous vous êtes dressés, vous vous êtes unis, -vous avez frappé l’assaillant : votre vaillance -est imbattable et votre acharnement guerrier -se perfectionne jusqu’au génie. Pourtant, -citoyens, je vous crie : « Aux armes »…</p> - -<p>Cet appel me trouble comme il trouble -tous les assistants. Le président n’a pas la -déclamation large et sonore de Cardiette, -mais il donne à chaque mot une valeur solide, -et chaque mot n’est pas seulement un mot.</p> - -<p>Cobral a son visage obstinément tranquille. -Pourtant il murmure avec impatience :</p> - -<p>— Que fait cet huissier ? Pourquoi ne se -presse-t-il pas ?</p> - -<p>A ce moment, un huissier paraît au pied -de la tribune, monte jusqu’au président et -pose la lettre de Cobral sur son bureau. Le -président, surpris, s’interrompt. L’huissier -lui dit quelques mots que nous ne pouvons -entendre. Le président déchire l’enveloppe -fébrilement. Il lit. Il est bouleversé. Il est -défiguré de stupeur.</p> - -<p>La salle chuchote.</p> - -<p>Sonnerie.</p> - -<blockquote> -<p>« Messieurs, dit le président, je reçois un -avis de M. René Cardiette. Il est souffrant, -mais ne peut dire où ni comment. Il s’excuse -de son absence, mais affirme que son discours -ne peut plus être prononcé, étant en -désaccord avec ses nouvelles obligations et -avec les événements. Ce langage est trop -mystérieux, Messieurs, pour que je ne réclame -pas toute votre courtoisie. Je vous demande -de remettre cette séance et le débat -qu’elle comporte, à mardi prochain. Je suis -certain que d’ici là tout sera éclairci. Déplorons -seulement ces trois jours de retard -apportés à une délibération nationale. »</p> -</blockquote> - -<p>Après l’effarement de la première minute, -une rumeur naît et se répand. La rumeur des -grandes colères. Quelle révolte va crier ? Et -qu’adviendra-t-il des grandes idées destinées -au peuple ? Ah si je parlais ! si j’avais la franche -simplicité de dire ce que je sais ! Lâche ! -Lâche !</p> - -<p>— Vous êtes rêveur ? questionne Cobral -en riant.</p> - -<p>Et il ouvre brutalement la porte de la tribune.</p> - -<p>— Taïaut ! Taïaut ! crie-t-il. Demain vous -direz : Hallali ! avec moi. Partons.</p> - -<p>Derrière nous le nuage crève. Debout, -criant, gesticulant, doublant le vacarme avec -le claquement de leurs pupitres, les parlementaires -ne sont que fureur et indignation. -L’orage éclate indescriptiblement.</p> - -<p>Taïaut !</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Dix-sept heures."></h2> - -<p class="date"><i>Dix-sept heures.</i></p> - - -<p>L’heure des crieurs de journaux s’achève -rue Montmartre. Ce temps de guerre met le -soir au milieu de l’après-midi et les feuilles -qui sortaient autrefois avant le dîner courent -les rues dès quatre heures, ou même trois.</p> - -<p>Nous venons après la dernière volée de -cette horde hétéroclite où tous les âges, -toutes les détresses, tous les courages s’attellent -pour de naïfs bénéfices en distribuant le -communiqué.</p> - -<p>Le pathétique de ces dernières nouvelles -est rigoureusement précis. Le communiqué -de quinze heures et de vingt-trois heures -remplace par sa brièveté tragique feues les -manchettes grossières des procès douteux ou -des belles explosions.</p> - -<p>Devant l’hôtel de <i>l’Exigeant</i> deux vieilles, -très bien dessinées, attendent encore au guichet -leur stock quotidien. Elles sont lentes -comme des ruines et s’en iront, cahotants, -criailler le journal avec une petite voix qui -ne fera de peine à personne. Il y a trop de -tristesse terrestre maintenant pour que cela -fasse de la peine.</p> - -<p>Aux fenêtres, nulle lumière. La concierge -rêve sur le seuil et se finit les ongles avec -une aiguille à tricoter. Tout est calme. Nous -avons perdu trois quarts d’heure. Je veux -dire que nous avons gagné trois quarts -d’heure.</p> - -<p>Nanni demande à nous quitter. Il veut se -rendre au Black Bar. Il regrette de n’être pas -resté au Trocadéro. En tous les cas il n’a rien -à faire ici et rien à dire. Cobral lui laisse -l’auto qu’il renverra au plus vite.</p> - -<p>La flèche blanche reprend sa course.</p> - -<p>Cobral ne semble pas le moins du monde -pressé. J’aimerais mieux lui voir sa hâte incroyable -de tout à l’heure et qu’il fût amèrement -déçu, là-haut. Il regarde la façade, -curieusement.</p> - -<p>— Cette odeur, me dit-il, ce parfum d’encre -grasse et de papier qu’il y a autour des -grands journaux me plaît énormément. Quand -on a vécu dans cette atmosphère, on doit en -avoir la nostalgie. Vous y avez vécu ?</p> - -<p>Au café, voisin de la grand’porte, j’aperçois, -derrière les vitres, Marsy. Paul Marsy est -secrétaire de la rédaction à <i>l’Exigeant</i>. S’il -a quitté son bureau, il n’y a personne au journal -puisque, sévère capitaine, il s’en va de son -bord le tout dernier. Cobral ne le connaît -pas. Cobral n’ira pas le deviner dans ce café -hanté de reporters où il consomme le demi-brune -et le sandwich réparateurs.</p> - -<p>Cobral a suivi mon regard. Peut-être ai-je -tressailli ?</p> - -<p>— Qui est ce monsieur ?</p> - -<p>Il ne le connaît pas. Je peux répondre à -ma guise. Allons donc, innocent, est-ce que -Cobral n’a pas deviné ? Si imperceptible qu’ait -pu être ce mouvement de plaisir à savoir -<i>l’Exigeant</i> vide de son équipage, Cobral l’a -perçu.</p> - -<p>Puis-je mentir ?</p> - -<p>— C’est Marsy, le secrétaire de la rédaction. -Mais dites, Cobral, ce n’est pas à lui…</p> - -<p>— Diable, ricane-t-il, entrons vite. Vous -êtes sûr qu’il ne nous a pas vus ? Il ne faut -pas le mêler à nos affaires.</p> - -<p>Deux étages d’escalier morne. Escalier de -service. Escalier de travail. Ce n’est pas le -genre de ces vieux journaux où l’escalier de -pierre conduit à des torchères électriques une -lourde rampe forgée. On n’a le temps que de -travailler ici. Un jour, sans doute, il conviendra -de songer au luxe. On y viendra certainement. -Ce n’est pas encore le temps d’y -songer.</p> - -<p>— Pourquoi monter, Cobral ? Nous ne verrons -personne. Il n’y a plus personne.</p> - -<p>Il monte. Il pousse la porte.</p> - -<p>Dans l’antichambre une ampoule électrique -clignotte comme une veilleuse. Il est évident -que tout est abandonné. Les portes sont unanimement -closes.</p> - -<p>Cobral ouvre la première venue. C’est une -grande salle, avec des tables et des piles de -numéros. Sans intérêt.</p> - -<p>Une autre porte résiste. Le mot « caisse » -est cloué au-dessus. Encore moins d’intérêt.</p> - -<p>Une autre. Une autre. Rien.</p> - -<p>S’il n’y avait pas cette ombre qui nous -entoure comme un brouillard, Cobral verrait -mon sourire satisfait. Mais il ne faut pas qu’il -le voie. Il faut même que je cesse de sourire -ainsi. Vous ne savez donc pas que ce Cobral -n’a pas besoin de ses yeux pour voir que je -souris et que j’ai du contentement. Ai-je un -réel contentement ? Je tremble de le voir -triompher une fois de plus. Il triomphera de -moi, puisqu’il triomphe de tout.</p> - -<p>Je le suis dans son effronté cambriolage. -Car il vient pour prendre quelque chose. -Quoi ?</p> - -<p>Un couloir tout à fait obscur. Nous butons -à des marches. Nous montons ou descendons. -Je ne peux dire exactement si nous -montons ou si nous descendons. Cobral fait -à peine de bruit. Il se glisse le long des murs, -comme un chat. Sa main qui tâtonne rencontre -le bouton d’une porte. Il ouvre. Lumière.</p> - -<p>Quelqu’un écrit sous la lampe.</p> - -<p>— En voilà une heure pour faire un pèlerinage ? -s’écrie Fagan qui se décide à me -reconnaître.</p> - -<p>— Présentez-moi, dit Cobral.</p> - -<p>Fagan est abasourdi. Notre invasion brutale -et mystérieuse en même temps peut surprendre. -Notez aussi que ce garçon s’absorbait -dans quelque littérature. C’était un poète -d’avenir que le journalisme a dévoré, mais qui -se débat. Et le soir, après neuf heures consacrées -à corriger des échos ou à rédiger des -notes impersonnelles sur la vie chère, le mouvement -antirépublicain en Chine, les bienfaiteurs -des mutilés et autres thèmes attendrissants, -il se reprend au jeu des pensées et des -rythmes à quoi son emploi du temps l’a mal -préparé.</p> - -<p>— Que puis-je faire pour vous ? demande-t-il -avec une bonne humeur excessive. Vous -nous apportez de la copie ?</p> - -<p>Il relève la mèche énorme qui lui tombait -sur le nez et donne un peu de gaîté à son -visage candide que le souci a fripé trop tôt.</p> - -<p>— Mon bon Fagan, je n’ai pas de goût à -la copie aujourd’hui… C’est monsieur qui -veut… qui tient…</p> - -<p>— Ce ne sera pas commode, grogne Fagan, -important… Nous sommes tellement nombreux… -Mais je puis en parler au patron… -Vous avez des idées ?</p> - -<p>— Des idées, s’écrie Cobral, des idées, ah -qui aurait des idées, si, moi ?…</p> - -<p>Je tranche :</p> - -<p>— Vous connaissez Cobral, de nom tout au -moins. Rappelez-vous : Cobral… Cobral…</p> - -<p>Il ne se souvient pas.</p> - -<p>Cobral sourit.</p> - -<p>— Ne parlons pas de moi… Je ne vois pas -pourquoi monsieur se rappellerait mon nom… -Je n’ai jamais fait parler de moi… Ce n’est -pas aujourd’hui que je commencerai…</p> - -<p>Fagan tourne des commutateurs. Enfin -nous ne sommes plus dans cet ensevelissement -de ténèbres. J’étouffais sous le poids -de l’obscurité.</p> - -<p>— Vous n’êtes pas ému ? blague Fagan qui -me voit respirer difficilement… Nous vous -avons eu quelques semaines parmi nous… -Il n’y a pas si longtemps…</p> - -<p>— J’étais un piètre journaliste à vos yeux ?… -Trop avide de ne voir que des spectacles pittoresques -et de les décrire à mon aise… J’ai -toujours rechigné devant les reportages médiocres, -où il faut traiter, sans caractère et -sans violence mais avec sobriété, goût et art, -des questions insignifiantes.</p> - -<p>— Vous êtes le même être impossible toujours, -admire narquoisement Fagan… Et -vous n’êtes pas ému de revoir votre ancien -bureau ?</p> - -<p>— Pas ému. Etonné de n’avoir jamais remarqué -l’état de ruine et d’inconfort où est -tenue cette pièce, réservée pourtant à six ou -sept personnages presque tous délicats.</p> - -<p>— Mon petit, dit Fagan, c’est peut-être -dégoûtant. Mais aucun de nous ne s’en aperçoit. -Nous travaillons trop pour nous occuper -de cette cuisine-là.</p> - -<p>Nous voilà dans un bavardage sympathique. -Il est plein d’indulgence pour moi, ce grand -jeune homme qui portait en lui assez de foi -et de fougue pour n’avoir jamais d’amertume.</p> - -<p>— Pardonnez-moi si je vous presse, mais -j’ai peu de temps, coupe Cobral presque sèchement.</p> - -<p>— Au fait, dit Fagan, poli, vous ne m’avez -pas encore exposé…</p> - -<p>Cobral réfléchit. Puis :</p> - -<p>— Je viens de la Chambre, dit-il.</p> - -<p>Fagan, avec indifférence :</p> - -<p>— Ah !</p> - -<p>— Vous êtes au courant ?</p> - -<p>— Oui, dit Fagan, si vous voulez parler -de l’incident Cardiette. Il n’est pas venu prononcer -le discours attendu. C’est même la -raison de notre retard, ce soir : Vous ne savez -pas que <i>l’Exigeant</i> a paru en retard ?</p> - -<p>— Cela ne fait rien, dit Cobral.</p> - -<p>Une pause.</p> - -<p>— Vous pouvez toujours tirer une nouvelle -édition ? reprend-il.</p> - -<p>— Il n’en est pas question. Je ne saisis -pas ce que vous voulez me dire.</p> - -<p>— J’entends, dit Cobral, que vos machines -sont prêtes jusqu’au lendemain à tirer une -édition nouvelle s’il le faut ?</p> - -<p>— Naturellement. Les formes restent sur -les machines. Et il y a des ouvriers de garde -à l’imprimerie. C’est au rez-de-chaussée.</p> - -<p>Cobral est sous la lumière jaune d’une -lampe qui marque à son front le relief trop -puissant des tempes entêtées.</p> - -<p>— Je vous apporte votre deuxième édition.</p> - -<p>Fagan se demande s’il n’est pas halluciné. -Cobral le regarde, comme l’hypnotiseur fixe -son médium.</p> - -<p>— Je viens de la part de Cardiette avec les -quelques lignes sensationnelles qu’il m’a confiées. -Vous ne savez pas qu’il a écrit une lettre -au Président de la Chambre.</p> - -<p>— Je le sais.</p> - -<p>— Déjà ? Mes compliments. Cela s’est -passé il y a trente minutes. On vous a dit le -texte de cette lettre ?</p> - -<p>— On me l’a téléphoné.</p> - -<p>— Bon. Cardiette disait être empêché de -venir et renoncer à prononcer son discours. -Il ne disait pas pourquoi ?</p> - -<p>— Non.</p> - -<p>— Il me l’a dit. Il ne pouvait l’expliquer -dans une lettre officielle. Mais voici les quatre -lignes — quatre, pas une de plus, vous compterez — qui -donnent la clé de sa conduite. -N’est-ce pas sensationnel ?</p> - -<p>Fagan pose une main sur l’appareil téléphonique. -Il regarde Cobral avec un petit frémissement -de colère.</p> - -<p>— Malheureusement, mon cher monsieur, -la lettre que Cardiette a envoyé au président -de la Chambre, est un faux.</p> - -<p>Je vous dis que Cobral a juré ! Il est assez -maître de lui pour n’avoir pas articulé son -juron. Mais je sais qu’il a juré. Ha ! Ha ! -voilà que je devine les cris intérieurs, comme -lui ! La contagion…</p> - -<p>Mais il dit posément :</p> - -<p>— On vous a téléphoné cela aussi ?</p> - -<p>— Si vous voulez, dit Fagan.</p> - -<p>Et Cobral, bonhomme :</p> - -<p>— Raison de plus pour éclairer cette situation -compliquée. Il n’y a que quatre lignes. -Il faut téléphoner à l’imprimerie sans perdre -un instant.</p> - -<p>Fagan décroche le récepteur.</p> - -<p>— Vous téléphonez à l’imprimerie ?</p> - -<p>— Parbleu, dit Fagan.</p> - -<p>Et il jette un numéro.</p> - -<p>— Tiens ! murmure Cobral qui fouille dans -sa poche, c’est le numéro du commissariat -de police ?</p> - -<p>Fagan ne bronche pas.</p> - -<p>— Raccrochez le récepteur aussitôt.</p> - -<p>Et Cobral braque son revolver.</p> - -<p>Fagan n’a pas d’armes, et son dévouement -ne servirait pas à empêcher la fuite de Cobral. -Il raccroche le récepteur.</p> - -<p>— Maintenant téléphonez à l’imprimerie.</p> - -<p>Cobral est tout contre lui, le canon du -revolver sur la nuque. Il faut céder. Que -faire ? Je suis paralysé. Et si je bouge, c’est -sur moi que Cobral tirera.</p> - -<p>— Si l’un ou l’autre fait un geste, je tue -M. Fagan. Cela serait absurde.</p> - -<p>Fagan parle dans le téléphone. Il répète ce -que Cobral lui souffle : Ordre de remettre les -machines en marche. Une édition nouvelle -est commandée pour dix-huit heures. Et il -dicte la note de Cobral :</p> - -<p>« M. René Cardiette écrit à <i>l’Exigeant</i> : -« Le général et moi renonçons à tout acte -belliqueux et invitons le peuple Français à -approuver la paix que nous réclamons dans -les vingt-quatre heures. »</p> - -<p>— Une manchette extraordinaire, intime -Cobral. La moitié de la page occupée dans -toute sa largeur par ce titre : « La paix sera -signée demain. » Et en sous-titre : « Le gouvernement -français et l’état-major décident -de suspendre définitivement les hostilités. »</p> - -<p>Fagan est blême. Il cherche, en obéissant, -le moyen de terrasser Cobral. S’il savait que -je suis prêt à le seconder ! Mais il me croit le -complice de ce bandit. Cobral est un bandit. -Et c’est un bandit qui vient d’Allemagne.</p> - -<p>Si ces lignes paraissent, l’émeute dévastera -Paris. Il ne faut pas qu’elles paraissent. -Je saurai agir. Je dois agir.</p> - -<p>— C’est tout, dit Cobral. Allons au bar.</p> - -<p>Et à Fagan :</p> - -<p>— S’il vous plaît, mon cher Fagan, passez -le premier, vous ne pouvez rien. Il faut céder. -N’essayez pas de me faire prendre. Car je -vous abattrai instantanément et je ne serai -pas commode à coffrer ensuite. Soyons amis, -c’est plus pratique.</p> - -<p>Nous sortons.</p> - -<p>La veilleuse clignotte encore dans l’antichambre. -Personne.</p> - -<p>Qui de nous trois est la véritable victime ? -Et quel est le fou ?</p> - -<p>L’escalier. La voûte. Notre attitude ne -peut révéler notre pensée. Fagan, l’esprit -tendu ardemment vers le geste qui arrêtera -la catastrophe en route, n’a pas une ombre -de sang au visage. Cobral cache son revolver -dans la main ; il marche entre nous deux. -Nous passons très naturellement devant la -concierge.</p> - -<p>— Il n’y a pas de lettres pour moi ? lui demande -Fagan avec un petit tremblement de -voix.</p> - -<p>— L’auto n’est pas encore là ! crie Cobral. -Harry est un imbécile ou Nanni un malappris. -On ne prive pas les gens de leur auto -dans une pareille circonstance. Que devons-nous -faire ?</p> - -<p>Il dit en riant :</p> - -<p>— Attendons-la.</p> - -<p>Et tous trois, devant la porte, nous causons. -C’est une légende terrible que je suis -en train de rêver. Ce n’est pas vrai que je me -tais devant cet assassin ? Pourtant Fagan est -audacieux. Mais quelle issue à cette contrainte ?</p> - -<p>— J’ai été présenté à votre directeur, il y -a longtemps… dit Cobral, posément… Il m’a -paru intelligent et actif et très artiste… -J’aime tant que l’on soit artiste… Il m’a plu -à cause de cela… un nerveux, mince et gris, -avec des yeux froids, des yeux qui veulent… -Il est peut-être trop artiste. Pourtant il a sacrifié -ses goûts et son dilettantisme à l’avenir -de son journal… au moment où je l’ai vu, il -hésitait à faire de cette feuille, ancien pamphlet -socialiste, le quotidien du théâtre et -des mondanités… Il est plus solide aujourd’hui… -De vrai les femmes du monde sont -infirmières et font la charité, ce n’est pas -s’éloigner d’elles que se consacrer aux besoins -matériels de Paris et de tous ceux -atteints par la guerre… vous êtes de mon -avis, naturellement ?</p> - -<p>Fagan, pâle et méprisant, ne regarde pas -Cobral. Mais il me regarde moi, avec une -intensité qui me gêne. Je fuis ce regard. Il -doit être un reproche. Il ne sait pas. Il ne sait -pas. Et il reproche. Si vous saviez, Fagan !</p> - -<p>— Enfin ! clame Cobral.</p> - -<p>C’est l’auto blanche.</p> - -<p>Il nous fait monter, s’assied à côté de Fagan -et me laisse prendre le strapontin.</p> - -<p>— File, Harry, où tu dois aller et passe -rue Cambon au Black Bar.</p> - -<p>Et vers moi :</p> - -<p>— Je vous y rejoindrai quand M. Fagan -sera en sûreté jusqu’à demain.</p> - -<p>L’auto vole sur le pavé.</p> - -<p>La Bourse, l’Opéra, la rue de la Paix. -Tout est calme. L’or danse et chante dans la -lumière folle des étalages.</p> - -<p>Fagan me regarde. Que veut-il ? Je fuirai -ces yeux. Je fuis ces yeux suppliants. Assez -de cauchemars dans ma tête. Je ne veux pas -ajouter ce regard épouvantable qui implore. -Ou qui condamne !</p> - -<p>Cobral fait celui qui est content d’aller en -promenade. Il est invraisemblable. Il faut le -tuer. Oh, ma rage…</p> - -<p>Pourquoi Fagan m’appelle-t-il ainsi ? Je ne -peux plus éviter son regard ! Je vois ses yeux -maintenant, ses yeux qui sont effrayants à -voir. Il me juge. Il m’égale à Cobral. Quelle -haine me vient de ces yeux ! Comprend-il ? -Je veux qu’il comprenne ma conduite. Le tréfonds -de ma pensée doit lui apparaître.</p> - -<p>Ah, c’est la sienne qui m’apparaît. Fagan, -Fagan, vous savez que je ne suis pas un assassin. -Vous voyez que je subis la même -contrainte que vous. Je ne peux m’en évader. -Vous le voyez. Vous voyez le drame. Vous -voyez mon innocence. Que dites-vous encore, -Fagan ? Que demandez-vous ? Votre sort -m’est inconnu, mais il n’y aura pas de crime. -L’homme qui n’a pas tué ce matin ne tuera -personne. Ne craignez pas. S’il a dit que vous -seriez libre demain il n’a pas menti. Vous -serez libre. Que dites-vous ? Oh ce cri de -votre âme. Que criez-vous, Fagan ?</p> - -<hr /> - - -<p>J’entends ! j’entends ! Le journal, l’édition, -le scandale, l’émeute. Oui, j’entends. Je vous -dis que j’entends, vous voyez bien que j’entends. -Il faut empêcher cela ? Comment ? -Cela n’est pas possible. Eh bien, si, si. J’ai -donné mon silence à Cobral. Mais je sauverai -Paris. Je sauverai. Je trouverai. Je vais -trouver. Entendez-moi, Fagan, la chose monstrueuse -n’aura pas lieu. Courage ! Courage ! -Victoire !</p> - -<p>Il comprend tout ce qui se passe en moi. -Il croit. Il a confiance. La flamme de ses -yeux s’éteint. Il baisse les paupières. Il est à -bout de forces. Mais il est heureux puisque -j’ai promis. Ah ! il sait bien que j’ai promis.</p> - -<p>Où sommes-nous ? L’auto s’arrête devant -des vitres éclatantes. C’est le Black Bar. Je -dois quitter Fagan et Cobral. Je descends. Je -regarde Fagan. Il ne rouvre pas les paupières. -Il cache ses yeux maintenant. Mais je sais -qu’il y a du calme dedans et de l’espoir.</p> - -<p>— Au revoir, jette Cobral, désinvolte.</p> - -<p>Et il emmène son prisonnier.</p> - -<p>Je vous ai promis, Fagan.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Dix-huit heures."></h2> - -<p class="date"><i>Dix-huit heures.</i></p> - - -<p>Les habitués de Black Bar s’en vont. Bu, -le thé.</p> - -<p>Nanni est venu ici attendre Sainte. C’est -elle qui a demandé ce rendez-vous ; et il l’accordait -avec égarement. Pourquoi a-t-il été si -brusquement impatient de Cobral et de moi ? -Je sais que Cobral voulait l’amener à <i>l’Exigeant</i>. -Et il n’a pas insisté, quand Nanni s’est -déclaré rebelle à toute démarche supplémentaire. -Cobral est beau joueur. Le départ de -Nanni a peut-être aggravé la difficulté de la -situation. Je ne puis supposer que Nanni soit -le complice de Cobral. A trois, nous aurions…</p> - -<p>Il n’est pas dans le salon du rez-de-chaussée. -Je le découvre à l’entresol où il est rigoureusement -seul dans le hall qui sent la -Chine.</p> - -<p>Il se lève dès qu’il me voit entrer.</p> - -<p>— Que savez-vous d’elle ? Qu’a-t-elle fait ?</p> - -<p>Je suis tellement bouleversé par la scène -précédente que je ne sais répondre.</p> - -<p>Je demande :</p> - -<p>— De qui parlez-vous ?</p> - -<p>— Sainte, où est-elle, où est-elle ?</p> - -<p>— Hé, je ne sais pas, nous l’avons quittée -au même moment ! Vous lui avez dit de vous -rejoindre ici ?</p> - -<p>— Pourquoi tarde-t-elle ? Un malheur est -arrivé. Pourvu qu’elle ne soit pas morte…</p> - -<p>Cette détresse est très jeune. Je ne me -soucie pas de M<sup>lle</sup> Pretty Pray. Les femmes -sont ingénieuses dans n’importe quelle aventure. -Pretty est plus femme que les autres -femmes. Il n’est personne qui soit aussi -femme que Pretty. Pretty ou Sainte, comme -vous voudrez.</p> - -<p>— Vous ne pensez pas, gémit Nanni, qu’elle -soit en danger ?</p> - -<p>Quel danger ? Oh ! que ces gens de passion -sont ennuyeux ! Quel danger menacerait -cette petite bonne femme habile ? Elle a -dit qu’elle viendrait. Elle viendra. Et c’est -tout. Ridicule Nanni, qui tremble pour une -gamine sur laquelle il s’imagine avoir tout -soudain des droits. On ignore pourquoi il -aurait des droits sur elle. Convoitise humaine ! -Ambition, prétention, orgueil !… -Misère…</p> - -<p>— Il est six heures, dit Nanni, et la matinée -peut ne pas être finie… Mais dans une -demi-heure je vais aux nouvelles.</p> - -<p>Qu’il aille où bon lui semble ! Une demi-heure ? -Eh ! dans une demi-heure, le numéro -de <i>l’Exigeant</i> sortira des presses pour courir -la rue. J’ai dix minutes à moi. J’ai quinze -minutes au plus pour agir. Et je me répète -ce mot « agir », qui me paraît le plus comique -de la langue française. Celui qui ne sert à rien.</p> - -<p>Agir ? Agir ?</p> - -<p>Quoi ?</p> - -<p>Nanni frappe la table où sursautent les -tasses pleines d’eau blonde :</p> - -<p>— Est-ce que ce sacré papier que lui a -fourré Cobral aurait valu des ennuis à l’enfant ? -Je ne l’avais pas lu. Je ne l’ai pas écouté. -Que disait-il, ce papier ?</p> - -<p>Je pouffe. C’est nerveux.</p> - -<p>— Pauvre homme, ce papier travaillait -pour vous, d’après ce que j’ai entendu.</p> - -<p>— Pour moi ? Pour moi ?</p> - -<p>— On y parlait de la paix.</p> - -<p>Et je ris. Ça me fait mal de rire sans -gaîté. Je ne rirai plus jamais. Cette minute -de fou rire me donnera la haine de toute gaîté -feinte ou involontaire.</p> - -<p>— Cobral a voulu cela, soupire Nanni. Je -n’y connais rien. Il eut mieux valu me laisser -agir. Je me demande même s’il n’est pas -imprudent de désarmer ce côté-ci avant de -blesser l’autre.</p> - -<p>— C’est la première fois que vous vous le -demandez ?</p> - -<p>— Oui, et la dernière. Car ce qui est fait est -fait. Philosophie à bon marché, mais la seule -permise par les circonstances pressantes. Si -nous avons commis des fautes, il est trop tard -pour se repentir. Des actes ! des actes ! Il -n’est question que d’agir.</p> - -<p>Ho ! le même mot qui me tarabuste le -crâne ! Agir ! Agir !… Nanni est fou à lier.</p> - -<p>— Vous pensez, lui dis-je, que tout n’est -pas irréprochable dans notre conduite.</p> - -<p>— Sainte ne doit pas être gênée à cause de -nos entreprises. Si Cobral l’a mise dans l’embarras, -c’est un crime. C’est un crime que -je châtierai. Oh ! je ne veux pas. Mais qu’elle -vienne ! qu’elle vienne !</p> - -<p>— Vous ne saviez donc pas tout ce que -Cobral voulait faire ?</p> - -<p>Nanni me regarde, hagard.</p> - -<p>— Je ne comprends pas ce que vous dites. -Cobral voulait faire quelque chose ?</p> - -<p>— Nanni, vous ne m’écoutez pas. Comment -pourriez-vous comprendre ? Dites-moi seulement -si Cobral est votre ami.</p> - -<p>— Mon ami. Bon. Qui ? Cobral ? Soit. Il -est mon ami. Et Sainte ne l’est pas. Enfin -nous n’avons pas le droit de l’engager sur une -route dont elle ignore le terme. Je vous jure -que je suis anxieux. Je suis aussi anxieux -qu’on puisse être. Je ne vis plus.</p> - -<p>— Patientez, Nanni. Elle devait rester -auprès de M<sup>me</sup> de Hocques. Elle se sera attardée. -Parlons de Cobral.</p> - -<p>— Elle ne peut s’attarder. C’est elle qui a -voulu venir ici. Elle veut me parler. Elle a -voulu. Je m’abandonne à elle. Voyez dans -quelle fièvre je suis. Je vais la voir, je vais -lui parler. Tout à l’heure, au Trocadéro, je -l’ai approchée, mais je me suis contraint. Je -ne pouvais parler tant l’amour se débattait -en moi. Je n’ai rien dit. Je serais parti pour -toujours. Mais elle veut que je parle. Elle -veut que je la voie. Et je n’ai plus de calme. -Vous souvenez-vous que ce matin j’étais -maître de moi ? Ah, c’est angoissant d’aimer.</p> - -<p>— Cobral va venir. Il n’aimera peut-être -pas vos épanchements.</p> - -<p>— Pourquoi parlez-vous tout le temps de -Cobral ? Qui songe à Cobral ? Qu’il soit là ou -qu’il n’y soit pas, c’est tout un pour moi. Je -préfère qu’il n’y soit pas. Il me déplaît. Pardon, -je veux qu’il vienne et qu’il sache que -je suis en grande colère.</p> - -<p>— Il a agi contre vos souhaits ? C’est votre -ami pourtant. Je croyais que vous agissiez -en pleine entente.</p> - -<p>— Certainement. Mais je ne peux parler -de quoi que ce soit tant que je ne serai pas -rassuré. Vous n’imaginez pas quelle torture -est l’ignorance des faits.</p> - -<p>— Vous saviez qu’elle disait publiquement -des pages destinées à causer une impression -violente ! Si je l’avais su, je n’aurais pas laissé -faire.</p> - -<p>— Vous avez raison. Avec ces êtres-là on -ne sait jamais où l’on va. Ils commandent -quand on croit qu’ils obéissent. Ils s’en vont -à la seule minute précieuse où leur collaboration -est nécessaire. Je ne peux le chasser, -que voulez-vous ?</p> - -<p>— Vous le connaissez bien ?</p> - -<p>— Qui ? Oh ! je connais Sainte depuis des -années. Je la connais et je ne la connais pas. -Elle est très belle. Elle a eu toutes sortes de -talents. Des talents artistiques. Elle me plaît. -Il faudrait pouvoir ne jamais aimer.</p> - -<p>— Depuis combien de temps connaissez-vous -Cobral ?</p> - -<p>— A déjeuner, je souffrais, figurez-vous. Et -cela s’est dissipé. Je suis dans une torpeur -hallucinée. Je n’y suis plus, à vrai dire, puisque -j’ai cette frayeur de ne pas savoir… Où -est-elle ? Où est-elle ?</p> - -<p>— Après tout, vous valez mieux que lui. -Aidez-moi. Je veux que <i>l’Exigeant</i> ne paraisse -pas. Je l’ai promis.</p> - -<p>— Cela m’est égal, mon cher… Pourquoi -<i>l’Exigeant</i> ne paraîtrait-il pas ? C’est un journal.</p> - -<p>— Vous vous moquez de moi, Nanni.</p> - -<p>Il passe ses petites mains dans ses cheveux -exaltés.</p> - -<p>— Je me moque de vous ? Pourquoi ? Je ne -pense qu’à elle. Vous me la retrouverez, dites ?</p> - -<p>Comme il est las ! Tout s’est rompu en lui. -L’amour revenu et l’extrême inquiétude l’ont -martyrisé.</p> - -<p>— Vous me parlez, Nanni, comme si vous -ne saviez rien de Cobral.</p> - -<p>— Je ne sais rien de Cobral… Qui est -Cobral ?</p> - -<p>Redevient-il insensé ? Tant de tempêtes ne -serviront-elles qu’à le rendre à sa pauvre -réclusion de malade ?</p> - -<p>— Je parle de votre ami Cobral. Il n’y a -qu’un Cobral. C’est déjà trop qu’il y en ait un.</p> - -<p>— Je sais de qui vous parlez. Mais je ne -connais pas cet homme. Ce n’est pas moi qui -pourrais vous dire comment je l’ai connu… -Il me sert, voilà tout. Il sert mes idées. Sauf -à m’accabler par de lourdes erreurs, comme -de mêler Sainte à ce drame. Et puis ce n’est -pas un drame.</p> - -<p>— Alors il y a dans votre journée des événements -que vous n’avez pas prévus avec lui ?</p> - -<p>— Hé là ! je n’ai rien prévu. Que vous dire -là-dessus ? Il m’annonçait ce matin que nous -ferions des choses extraordinaires. Et cela -s’est borné à courir les cafés, les journaux, -les concerts de charité, et à déjeuner avec des -gens que je ne connais pas, mais qui sont -importants sans doute. C’est petit. C’est petit. -C’est petit vraiment.</p> - -<p>— Vous n’êtes pas au courant du salon de -M<sup>me</sup> de Hocques ?</p> - -<p>— Quel salon ?</p> - -<p>— Et les cigares…</p> - -<p>Nanni rit comme un enfant.</p> - -<p>— Vous êtes comique, dit-il, avec votre -interrogatoire qui ne signifie rien.</p> - -<p>— Et la visite à <i>l’Exigeant</i> ne signifie rien ?</p> - -<p>— Je ne sais pas ce que vous dites. Quelles -questions ! Vous ne voyez pas que je meurs -d’angoisse et que toutes ces comédies de -votre imagination me sont insupportables ?</p> - -<p>— Pardonnez-moi, Nanni, mais il faut que -vous me répondiez rapidement.</p> - -<p>— Non. Qu’on me laisse tranquille. J’ai -du chagrin. Je vais tellement souffrir si elle -ne vient pas. Pourquoi ai-je cru qu’elle voulait -enfin m’aimer un peu ?</p> - -<p>— Répondez-moi. Les minutes battent la -charge vers une révolution, si vous ne parlez -pas.</p> - -<p>— Que voulez-vous ?</p> - -<p>— Nanni, Nanni, je ne sais pas très bien -qui vous êtes, mais je sais que vous n’êtes -pas un Cobral, vous.</p> - -<p>Il ricane douloureusement :</p> - -<p>— Tout de même ?</p> - -<p>— Vous servez une idée. Cobral en sert -une autre. Plutôt Cobral sert quelqu’un.</p> - -<p>— Je veux la paix. Lui aussi.</p> - -<p>— Pas de la même manière. Pas pour les -mêmes causes. Je vous affirme, Nanni, que -Cobral n’est pas d’un pays allié et qu’il sème -ses paroles comme on sème des bombes ou -des signaux.</p> - -<p>— Cela n’est pas vrai. Qui vous l’a dit ? Je -ne connais pas Cobral. Et vous ne pouvez pas -le connaître mieux que moi.</p> - -<p>— Nanni, ce n’est pas vous qui êtes en danger : -c’est la France. Je suis, moi, entraîné -à votre suite dans une tentative chimérique -et peut-être sublime. Je vous admire à travers -mon épouvante. Vous êtes une figure -ressuscitée, vous êtes un être double et unique -qui va, de son coup d’aile prodigieux, tenter -la fortune qu’il a violée jadis et soumise -rudement.</p> - -<p>— Vous rêvez ? Pourquoi ce lyrisme ? Mais -vous dites la vérité, la grave et la simple vérité. -Cette audace vous plaît. Je m’en doutais : je -l’ai dit à Cobral.</p> - -<p>— Vous irez en Allemagne cette nuit et -vous avez résolu d’anéantir un repaire que -vous avez découvert. Cela peut aider à la conclusion -de ces luttes sanglantes. Cela peut -nous approcher de la paix.</p> - -<p>— Oui, c’est le rêve, le rêve de l’aigle et -de l’envol, mais il aurait fallu que je ne revoie -pas Sainte avant ce départ. Elle me trouble -et je pense à elle autant qu’à ma destinée.</p> - -<p>— Vous ne voyez pas, Nanni, que Cobral -agit contre vous ?</p> - -<p>— Allons donc, il a dit qu’il se mettait à -mes ordres ! Il a la même hantise de bonheur -humain. Et dans l’événement d’aujourd’hui -il s’est chargé de tout ce qui pourrait contribuer -à m’aider. Il voulait préparer les esprits. -Il m’a dit avoir écrit quelques articles et aussi -la prose que Sainte a lue au Trocadéro. Mais -je crains qu’il n’ait été imprudent. C’est un -imprudent, ce Cobral. Il faut mettre des -imprudences au service de ma cause. C’est -celle du monde entier.</p> - -<p>— Et des crimes aussi à votre service ! -Que diriez-vous si l’on faisait disparaître le -chef de nos armées et le porte-parole du parlement ?</p> - -<p>— Ah ! je dirais que c’est impossible. Ne -pensons pas à cette honte. Il faut au contraire -que je les sente tendus de tout leur effort -pour me risquer dans cette audace qui ne -fera que décider la déroute de l’ennemi.</p> - -<p>— N’en parlons pas. Alors faut-il parler -d’un manifeste que toute la presse répandrait -dans Paris et par la France, signifiant à la -nation que ses chefs l’abandonnent et que ses -soldats ne seront pas menés à la victoire ?</p> - -<p>— Le peuple se soulèverait. Mais l’ennemi -aurait profité déjà de ces désertions, et ce serait -la débandade sanglante. Cela ne peut être.</p> - -<p>— Un journal paraît dans un quart d’heure -avec le manifeste que j’ai dit.</p> - -<p>— Un journal ? Quel journal ?</p> - -<p>— <i>L’Exigeant.</i></p> - -<p>— Vous êtes fou. Qui a permis cela ? Qui -a osé cela ?</p> - -<p>— Cobral.</p> - -<p>— C’est lui ? C’est lui qui tout à l’heure -allait à <i>l’Exigeant</i> ?</p> - -<p>— Avec une intrépidité d’apache il a fait -chanter le chef des informations et l’a emmené -prisonnier. Les presses roulent maintenant.</p> - -<p>— Et vous laissez faire ! Assassin !</p> - -<p>— J’ai promis à Cobral de me taire. Est-ce -que vous avez promis, vous ?</p> - -<p>— Non. Je n’étais informé de rien. Je suis -la dupe. Je suis criminellement dupé. Ah, -cette vermine sur les ailes de l’aigle. L’oiseau -de proie n’est-il plus qu’une proie ?</p> - -<p>Il se lève, ardent et magnifique.</p> - -<p>— Puis-je servir à parler à votre place, -demande-t-il ?</p> - -<p>— Oui. Venez au téléphone. Demandez -<i>l’Exigeant</i>. Dites que vous êtes le directeur, -et ordonnez d’interrompre le tirage ou, s’il est -trop tard, la vente.</p> - -<p>Nous courons à la cabine téléphonique. -Nous attendons, l’oreille aux récepteurs. Le -numéro n’est pas libre.</p> - -<p>Nous ne parlons pas. Nos yeux se reconnaissent. -La franchise finit par répondre à la -franchise. Fût-ce entre un fou et un… Mais -quoi ! Ne suis-je pas un fou, moi aussi ? Je -deviens fou, lentement, sourdement, âprement.</p> - -<p>Pas libre.</p> - -<p>Je tape du pied. Je domine bien mal mes -nerfs, moi que l’on a dominé tout le jour. -Nanni est fixé dans sa contrainte. Je vois le -sang battre aux veines de ses tempes.</p> - -<p>On répond enfin.</p> - -<p>Le journal est à peine tiré. On n’a rien mis -en vente. On promet de lui obéir. Le chef de -l’atelier a parlé respectueusement, comme au -patron.</p> - -<p>Nous nous regardons. J’ai les yeux pleins -de larmes. Nous restons, un temps qui me -paraît l’éternité, face à face, vides de pensée -et d’âme. Puis Nanni s’approche, met ses -bras autour de mon cou et m’embrasse, puéril. -Et il me quitte là, chancelant.</p> - -<hr /> - - -<p>Je le rejoins à la même table. Nous sommes -toujours seuls dans tout l’étage. Nous nous -asseyons péniblement comme deux coureurs -épuisés.</p> - -<p>— Hélas, geint Nanni, j’ai un bruit stupide -dans la tête. Excusez-moi : c’est la fièvre.</p> - -<p>Pauvre garçon ! Je retrouve à peine le profil -impérial dans ces traits qu’une grande -indignation n’a visités que pour les rendre à -l’effroi de tout à l’heure. La pensée de Sainte -t’écrase, pauvre Nanni !</p> - -<p>— Je vais téléphoner au Trocadéro, dit-il -en se levant. Il faut que je sache. Il y a trop -d’obscurité dans tout ce que je touche.</p> - -<p>Il sort avant que j’aie tâché de l’apaiser.</p> - -<p>Et Sainte surgit :</p> - -<p>— Où est Nanni ?</p> - -<p>Une grande joie à sa vue. J’ai eu peur, moi -aussi. J’ai peut-être eu peur pour l’angoisse -de Nanni. Ou pour moi-même, qui sait ?</p> - -<p>— Il vous attend. Mais vous, d’où venez-vous ? -Dites-moi, dites-moi.</p> - -<p>Elle tremble. Elle est secouée comme un -drapeau dans le vent.</p> - -<p>— Je n’ai rien. Nanni est là. Je suis heureuse. -J’avais peur qu’il ne vienne pas.</p> - -<p>— Il est là. Soyez bonne pour lui. Soyez -douce. Et cette représentation s’est bien terminée ? -On vous a écoutée ?</p> - -<p>— Jusqu’au bout, religieusement, idiotement. -Et quand j’ai eu fini, une huée formidable. -Epouvantée, je me suis enfuie, je me -suis perdue à travers les couloirs, et j’ai rencontré -par hasard Moquin, le critique, qui -m’a fait sortir et m’a mise en taxi. Il a été -très bon. Il répétait constamment : « Ce -n’était pas à faire ! Ce n’était pas à faire ! »</p> - -<p>— Vous êtes sauvée, c’est tout ce qu’il faut.</p> - -<p>— J’étais comme folle. J’ai donné au chauffeur -une adresse incompréhensible. Je roule -depuis deux heures. Qu’est-ce que ça fait ?</p> - -<p>Elle est toute dans ses yeux qui brillent -d’un éclat nouveau…</p> - -<p>— Nanni ! crie-t-elle.</p> - -<p>C’est un hymne, ce cri.</p> - -<p>Elle lui tend les bras. Il lui prend les -mains. Je m’éloigne. J’essaierai de penser à -quelque chose pendant qu’ils parleront. Pouvoir -penser à quelque chose qui ne bouge -pas. Et penser à une seule chose…</p> - -<p>Nanni et Sainte ne parlent pas. Ils s’aiment -à pleins yeux. Je suis sûr qu’ils se voient pour -la première fois de leur vie. C’est peut-être -leur premier bonheur. Ou le dernier.</p> - -<p>Ils sont trop beaux ! Je ne penserai pas à -eux, c’est dit. Je ne penserai à rien. Ah ! ce -n’est pas faisable, et Cobral me hante. Il a joué -de moi avec autorité. Il m’a mis dans l’impossibilité -de parler et de le dénoncer. Pourtant -cet individu malfaisant doit être arrêté, condamné, -tué. C’est grave de tuer un homme. -Je le tuerais s’il ne s’était pas confié à moi. -Je l’ai presque trahi en faisant échouer sa -dernière manœuvre, mais ne pas parler eut été -trahir la patrie. Et, s’il reste libre, il exécutera -le reste de ses crimes. Je ne me ferai pas -son complice. Il m’a obligé à je ne sais -quelle réserve, mais puis-je m’y tenir quand -il faut sauver mes frères ?</p> - -<p>Il médite quelque sinistre. Peut-être va-t-il -entraver la folle équipée de Nanni, ce -soir ? Que fera-t-il pour cela ? N’a-t-il pas -commencé l’ignoble forfait dont je ne devine -que l’intention ?</p> - -<p>Nanni et Sainte ne parlent pas.</p> - -<p>Sainte baisse un peu le front. Je vois mieux -son cou. Il est élégant, mais si fragile qu’on -a de la pitié. Nanni l’enveloppe de son regard. -Et je crois que le regard de Nanni n’est pas -tout à elle. Comme ces lampes dont les -rayons dépassent une statue et font son -ombre immense sur le sol, les yeux de Nanni -sont très haut et très loin, mais Sainte est -emportée par l’imagination du visionnaire. -Elle fait corps avec sa vision. Il lève un peu -la tête, lui, comme s’il avait peur qu’elle -tienne trop de place dans son horizon.</p> - -<p>Je me jette au travers de leur extase craintive.</p> - -<p>— A quelle heure, dis-je à Nanni, est fixé -le départ ?</p> - -<p>— Vingt-trois heures. Vous y viendrez ?</p> - -<p>— Vous le demandez ? Sainte y viendra -aussi ?</p> - -<p>— Vous le demandez ? dit-elle. Je veux être -près de Nanni tant que Nanni sera près de -mes mains et puis, près de mes yeux.</p> - -<p>— Il sera près de votre cœur quand vous -reviendrez seule chez vous, Sainte.</p> - -<p>— Il sera dans mon âme.</p> - -<p>Elle sourit pour que son aveu un peu solennel -ait l’air négligent.</p> - -<p>Pourquoi suis-je là qui les interromps ? -Pourquoi y a-t-il autre chose que de l’amour -et de la douceur ? Tout serait si beau dans la -mesure d’une harmonie absolue.</p> - -<p>— Je suis malheureux d’empêcher vos -paroles, dis-je gauchement.</p> - -<p>— Vous n’empêchez rien, dit-elle. Je parle -pour la première fois à quelqu’un que j’aime -et je ne dis pas un mot. Et j’entends aussi -tout ce qu’il me dit.</p> - -<p>— Hélas ! crie Nanni, il n’est pas que de -l’amour.</p> - -<p>J’essaie de plaisanter :</p> - -<p>— Il y a la guerre.</p> - -<p>Mais il dit aussi vite :</p> - -<p>— Il y a la paix.</p> - -<p>Et fiévreux, tremblant, à voix rauque :</p> - -<p>— Suis-je donc complètement seul ? Je -n’aurais pas cru que je serais complètement -seul. Un homme est venu à moi, se targuant -du même rêve. C’était pour me trahir. Et j’ai -failli l’aider à répandre la haine, la douleur, -la mort, la guerre dans la guerre, moi qui vis -pour donner un peu de bonheur. Je n’ai pas -vécu avant cette minute. Je sors de mon existence -vaine comme si je m’échappais du sommeil. -Je commence à vivre et je finirai très -vite. Et ma vie n’aura duré que quelques -heures. Après, s’il se peut, il y aura pour moi -des années où je respirerai, où je regarderai, -où j’aimerai, il y aura de l’amour pour moi — après. -Mais d’abord, ceci pourquoi je suis -fait. Ce n’est pas une illusion. Ni moi, ni un -autre, ni d’autres ne m’ont suggéré cet acte. -Mais il est sûr que je devais l’accomplir, et -il est sûr aussi qu’il réussira. Est-ce qu’il -ne suffit pas vraiment, tout ce sang qu’il y a -derrière nous ? Des siècles de cadavres nous -précèdent. Cessons ce jeu. Quittons le cirque -et retrouvons les fauves dans la nature où -leur place est marquée. La nôtre n’est point -parmi eux. Pourquoi tant d’orgueil dans le -cœur de celui que je suis ? Je n’ai rien fait -encore. Rien ne me signale aux vivants. Mais -j’ai honte pour eux des morts inépuisables, -et les guerres passées me pèsent aux épaules -comme si j’en étais le coupable. Laissons -toute apologie. Chacun fait ce qu’il fait, ne -m’empêchez pas de finir ma tâche et elle servira -le bonheur terrestre en ajoutant une -gloire nouvelle aux victoires de mon pays…</p> - -<p>Il pose les mains sur la table comme sur -une carte, Les mains impériales couvraient -ainsi le dessus de la terre. Mais Nanni -retourne ses mains doucement pour le geste -d’hospitalité et de bonté. Et il prend la main -de Sainte pour y appuyer sa bouche.</p> - -<p>Sainte l’aime. Sainte le voit. Elle s’effraye -du rêve de Nanni et s’offre de tous ses yeux -à l’accaparer. Je sens bien qu’il ne parle que -pour fuir ces yeux. Il précise son ambition -par des mots, pour être certain qu’elle n’est -pas partie de lui et que son amour ne le fait -pas hésiter dans l’abnégation jurée.</p> - -<p>Je veux le sauver de Cobral maintenant.</p> - -<p>— Nanni, quelqu’un nous menace. Pensez-y.</p> - -<p>— Eh bien, dit-il, Cobral viendra ici. Ne -devons-nous pas dîner ensemble ?</p> - -<p>— Je ne vous dirai pas de l’éviter. Il faut -le voir, au contraire. Mais il a compromis -votre tâche. Il a ébauché une catastrophe. Qui -sait de quoi il est capable ? Il y aura un -malheur ce soir si cet homme est libre.</p> - -<p>— Où est-il ? dit Nanni. On ne peut l’arrêter.</p> - -<p>— Dans un instant, il sera ici.</p> - -<p>— C’est vrai, mais personne ne saura qu’il -s’y trouve. On ne l’arrêtera pas.</p> - -<p>Nous nous taisons. Nanni guette mes -paroles.</p> - -<p>— Je vois, Nanni, que vous avez un scrupule -pareil au mien.</p> - -<p>— Je le tuerais volontiers, dit Nanni, mais -c’est moi qu’on arrêterait et ce serait du temps -perdu. Ne croyez-vous pas qu’on puisse -attendre à demain ?</p> - -<p>— Eh ! malheureux, vous ne sentez pas que -votre départ du Bourget peut être empêché -s’il le veut ?</p> - -<p>— C’est un voleur de nos enthousiasmes. -Mais nous lui avons donné notre silence. -Nous pouvons lui demander qui il est. Il ne -le dira pas.</p> - -<p>— Il faut que quelqu’un le lui demande. Et -cela par devant de solides agents de police. -Comment espérer qu’une maladresse le -livrera ?</p> - -<p>Sainte nous écoute avec des yeux ronds de -poule qui ne comprend pas et rit brusquement, -interminablement :</p> - -<p>— Vous êtes deux imbéciles, dit-elle. Je -trouve vos cas de conscience bien idiots, je -vous le jure, et vous avez de la chance que je -sois là.</p> - -<p>— Que ferez-vous de plus ?</p> - -<p>— J’irai chercher le commissaire de police -du quartier. J’en profiterai pour expliquer -décemment le scandale du Trocadéro, où ma -réputation a dû recevoir une belle gifle.</p> - -<p>— Vous allez dénoncer ?</p> - -<p>— Avec joie. Votre monteur de complications -a une odeur d’espion qui fixe son avenir. -Je vais de ce pas m’occuper de lui.</p> - -<p>— Eh bien, elle a raison, dit Nanni. Allez, -Sainte. Cobral ne doit pas vous retrouver -ici.</p> - -<p>Je n’aime pas que Nanni encourage si facilement -Sainte dans cette voie que les circonstances -excusent, mais qui est un peu amère -pour des goûts délicats. Il a l’air pressé -qu’elle parte.</p> - -<p>— Où dînez-vous ? s’enquiert-elle.</p> - -<p>— Chez Pottier sans doute, près d’ici. Pour -toute sûreté, je dirai au chasseur de nous -suivre et vous viendrez le lui demander dans -une heure.</p> - -<p>— Bravo ! dit Sainte que je n’ai jamais vue -si joyeuse. Je vais tendre les filets.</p> - -<p>Elle va sortir.</p> - -<p>Elle revient et se tient devant Nanni. Il l’a -vue venir à lui comme s’il recevait un coup -terrible dans la poitrine. Comme il l’aime ! -Comme ils sont beaux !</p> - -<p>Anéanti de son amour et de son émoi, il -s’assied, pâle. Ses cheveux ne cachent pas -son front où je ne vois plus le tourment. Je -ne sais peut-être plus le voir.</p> - -<p>Sainte prend la tête de Nanni entre ses -mains, essaie de rire, et comme elle va pleurer, -écrase ardemment ses lèvres sur ce front.</p> - -<p>Elle fuit sans se retourner.</p> - -<p>Nanni se tait un moment, puis vite, se lève, -va jusqu’à l’escalier, se penche et revient :</p> - -<p>— Adieu.</p> - -<p>— Que me dites-vous ?</p> - -<p>— Je pars. Tout est bien puisque Cobral -sera pris. Il faut que les mauvais soient -punis. Qu’on le livre aux exécuteurs.</p> - -<p>— Vous ne restez pas ?</p> - -<p>— Je vais au Bourget. Excusez-moi : venez -assister au départ.</p> - -<p>— Pourquoi partez-vous si tôt ? C’est à -vingt-trois heures, disiez-vous ?</p> - -<p>— Vingt-deux.</p> - -<p>— Comment ?</p> - -<p>— J’ai dit vingt-trois pour ne pas la revoir. -Je ne veux pas la revoir.</p> - -<p>— Sainte ? Vous la fuyez ?</p> - -<p>— Si je la revois, je ne partirai pas. Il y a -trop d’amour dans cette âme d’enfant. Il y en -a trop dans la mienne. Elle me retiendra, je -vous dis, il faut qu’elle ne me retienne pas.</p> - -<p>— Elle va souffrir.</p> - -<p>— Hélas ! Je souffrirai davantage. Mais si -je reviens, si je reviens… Je veux revenir… -Je veux la revoir… demain, demain, après la -chose…</p> - -<p>— Vous avez peur d’elle ?</p> - -<p>— Oh ! oui, puisque je l’aime. Et je n’ai pas -le droit de l’aimer. Ce que je dois aimer, c’est -l’heure de cette nuit. Rien autre. Adieu.</p> - -<p>Je tente de le retenir.</p> - -<p>— Non. Laissez-moi. Vous savez bien que -je dois partir. Dites à Cobral… Mais il n’y a -rien à dire à celui-là.</p> - -<p>Il serre mes mains à les rompre.</p> - -<p>— A ce soir, si vous pouvez. A demain, si -je peux. A toujours, si vous croyez.</p> - -<p>— Nanni !</p> - -<p>Il n’est plus là.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Dix-neuf heures vingt."></h2> - -<p class="date"><i>Dix-neuf heures vingt.</i></p> - - -<p>— Vous êtes seul ? Où est Nanni ?</p> - -<p>J’ai grand’peine à ne pas rire au nez de -Cobral. Ce n’est plus le maître. C’est une bête -traquée par l’inquiétude.</p> - -<p>— Nanni est parti. Sous prétexte de dîner -plus vite et d’aller aussitôt visiter son appareil. -Sans doute une rencontre féminine l’aura -séduit avant le départ.</p> - -<p>Cobral sifflote pour distraire sa préoccupation.</p> - -<p>— Et non ! grommèle-t-il, je crois plutôt -qu’il est allé à son appareil.</p> - -<p>— Au fait, il n’y a pas à l’en blâmer. Qu’est-ce -que cela vous fait ?</p> - -<p>— Rien vraiment, dit Cobral trop vite. Cela -ne me fait rien.</p> - -<p>— Comme vous êtes propre ! voudrez-vous -de ma compagnie ? J’ai sur moi toute la boue -du champ d’aviation.</p> - -<p>Il est impeccable. Je l’impatiente. Ou bien -il est si tourmenté qu’il sera mécontent de -toute chose.</p> - -<p>Je dis encore :</p> - -<p>— Sainte est venue.</p> - -<p>Il s’intéresse :</p> - -<p>— Qu’a-t-elle dit ? Cette matinée ?…</p> - -<p>— Il y a eu quelque vacarme.</p> - -<p>— Je sais. On vient de me donner les détails -et c’était de l’attendu pour moi. Ce vacarme -est excellent, décidément, excellent. Mais -elle, Sainte, n’est pas ennuyée ?</p> - -<p>— De quoi ? Ah je ne saurais vous dire. -Elle est demeurée trois minutes ici. Elle cherchait -Nanni.</p> - -<p>— Ah ! que lui a-t-elle dit ?</p> - -<p>— Elle ne l’a pas vu. Il était parti quand -elle est arrivée et je pense qu’elle est à sa -recherche.</p> - -<p>— A ce point-là ? J’étais persuadé qu’elle -l’avait en horreur.</p> - -<p>— Vous avez pourtant des yeux remarquables, -Cobral.</p> - -<p>— On ne peut pas tout voir.</p> - -<p>— Je vous croyais capable de tout voir. -Est-ce que cela vous gêne que ces enfants se -plaisent ?</p> - -<p>— Quels enfants ?</p> - -<p>Il répond et questionne à la fois, machinal. -Il ôte son feutre, le jette sur une table et -s’assied lourdement à côté de moi.</p> - -<p>— Si nous allions dîner ? déclare-t-il. Vous -avez pris votre thé ? Nous n’essayons pas un -petit cocktail inoffensif ? Il est plus de sept -heures. Vous ne voulez rien boire avant dîner. -Dînons.</p> - -<p>Il se lève.</p> - -<p>— Où ? dit-il.</p> - -<p>Souriant :</p> - -<p>— Chez Pottier, nous serons tranquilles. -Au moins c’est près d’ici.</p> - -<p>Il cherche son feutre comme s’il ne savait -plus où il l’a mis. Je le lui donne. Qu’est-ce -qui le trouble ?</p> - -<p>— On n’a pas encore crié <i>l’Exigeant</i> dans -la rue, murmure-t-il. C’est mauvais.</p> - -<p>Je lui demande ce que cela veut dire. Que -fait ce mot d’<i>Exigeant</i> dans son monologue -que je ne suis pas assuré d’avoir nettement -compris ?</p> - -<p>— Rien, fait-il rudement. Je n’ai pas parlé.</p> - -<p>Il se dirige vers l’escalier.</p> - -<p>— J’aurais voulu voir Nanni, dit-il.</p> - -<p>Et me regardant :</p> - -<p>— Il fallait dire à Sainte de… Mais vous -ne pouviez pas savoir. C’est ma faute… Vous -me contiez qu’elle est à sa recherche ? Je ne -vois pas où elle le chercherait, cette petite.</p> - -<p>Il fait un geste d’insouciance obligée. Mais -il l’interrompt et se met à rire :</p> - -<p>— Elle est sur la route du Bourget. Elle -est peut-être au Bourget à cette heure-ci. Ce -ne peut être différemment. Tout est bien, -n’est-ce pas ?</p> - -<p>Et je vois, descendant à sa suite, le tressaillement -confortable du rire secouer ses -épaules.</p> - -<p>Pourtant sur le trottoir je l’entends murmurer -amèrement :</p> - -<p>— Ce serait imbécile que ce journal ne -paraisse pas.</p> - -<p>Il hésite à marcher. Il dit, très bas, pour -lui seul :</p> - -<p>— Personne au monde n’est capable d’avoir -contredit mes ordres. Alors ? Alors ?</p> - -<p>Je lui dis :</p> - -<p>— Téléphonez.</p> - -<p>Il hausse les épaules. C’est : non. Si je ne -lui avais pas donné ce conseil, il téléphonerait. -Cela va l’empêcher de m’ôter sa confiance. -Bravo, je deviens subtil. Mais je -n’aime pas faire le policier.</p> - -<p>— A table ! A table ! dit-il avec un gros -rire de cloche fêlée.</p> - -<p>Nous traversons la rue où tous les réverbères -sont éteints. Les autos avancent lentement -et font gronder leurs trompes à chaque -tour de roues. Si je poussais Cobral sous une -de ces autos ? Qui le saurait ? C’est bien facile.</p> - -<p>Je suis lâche. Je suis lâche.</p> - -<p>Il est sur ses gardes peut-être, tout angoissé -que je le sente. Il est plus fort que moi. Si -je manquais le coup, il s’évaderait et serait -imprenable. Patience, donc ! La ruse l’encercle. -La Justice est en marche.</p> - -<p>Chez Pottier, Cobral ordonne le menu, sans -me consulter. Mais son arrogance est presque -attendrissante. Accroche-toi, pauvre homme, -à ton orgueil qui surnage dans la débâcle ! -Tu sens le flot, qui t’assaille et te bat comme -une falaise minée jusqu’à l’os.</p> - -<p>Je parle trop. J’entreprends cent histoires -inutiles. Je les narre mal et je ne les finis point. -Quelle nervosité dans le triomphe !</p> - -<p>Triomphe ? Pas de gros mots. De la douceur, -du silence, de la patience.</p> - -<p>— Nous dînerons vite, dit Cobral, et nous -irons au Bourget voir Nanni. Il ne faut pas -se priver de le voir avant son départ…</p> - -<p>Il ajoute finement :</p> - -<p>— J’ai laissé l’auto devant le Black Bar. Je -ne tiens pas à être suivi jusqu’ici par des importuns. -Peut-être en est-il quelques-uns après -l’incident du Trocadéro ?</p> - -<p>— Et après les autres incidents ?</p> - -<p>— Oh ! pour les autres nous avons été si -prudents qu’il est impossible de nous trouver.</p> - -<p>Une ombre sur son front.</p> - -<p>— Je ne m’explique pas <i>l’Exigeant</i>. Pourquoi -ce journal ne paraît-il point ? Le Directeur -serait-il venu après notre départ ? Ce -serait la noire malchance. Il y a eu quelque -chose. Puisqu’on ne peut savoir quoi, essayons -de n’être pas soucieux. Et qu’on nous serve -promptement.</p> - -<p>Nous ne parlons plus. Le dîner passe avec -une rapidité absurde. C’est un dîner de <span lang="en" xml:lang="en">sportsmen</span>, -et rien n’y mérite le regret d’une dégustation -brutale.</p> - -<p>Enfin, l’addition.</p> - -<p>— Laissez, dit Cobral, vous êtes mon invité.</p> - -<p>Il paie. Cela m’est insupportable. Impression -pénible. Pourquoi ? Geste banal de sa -part. Pensée pauvre de ma part. Je ne peux -tout de même pas m’imaginer que je vais le -trahir ? Encore des scrupules ? Je ne lui dois -rien, je ne tue pas un innocent. Je pense à -Judas. Eh bien mais, ce n’est pas moi Judas.</p> - -<p>D’ailleurs je doute du châtiment. Il y a une -heure que Sainte nous a quittés. Faut-il tant -de temps pour amener un commissaire de -police et des agents ? Dernier espoir : l’auto. -Restée à la porte du Black Bar elle a pu tromper -la police qui s’en est tenue à cet établissement. -Mais j’ai remarqué le chasseur du -bar. Il nous a suivis. Il nous a vus entrer chez -Pottier. Ou bien, Cobral, invulnérable, a-t-il -tout prévu ? Mais s’il a paré ce coup suprême, -ce n’est pas Cobral qu’il se nomme. Ah ! ne -me demandez pas comment il se nomme ! Et -je pense que « prendre Cobral » est peut-être -une tâche surhumaine. « Prendre Cobral »…</p> - -<p>Nous sortons du restaurant. Voici le hall -qui le sépare de la rue. Le hall frais, plein -d’un bruit d’eau courante et de l’odeur de la -marée.</p> - -<p>Quel est cet encombrement à la porte ? -Une foule ? Non. Plusieurs hommes. On dirait -qu’ils nous attendent.</p> - -<p>— Monsieur, dit l’un à Cobral en le saluant, -veuillez nous suivre, s’il vous plaît.</p> - -<p>— Qui êtes-vous ?</p> - -<p>— Je vous le dirai à mon bureau. Suivez-moi. -J’ai un mandat d’amener parfaitement -en règle.</p> - -<p>La demi-douzaine de gaillards herculéens -qui l’accompagnent entourent Cobral. Je sens -qu’ils sont à l’affût de sa résistance pour le -mater. Ils surveillent les mains de Cobral -et ses poches où il a une arme sûrement. Ne -va-t-il pas, d’un bond de tigre, se débarrasser -d’eux ?</p> - -<p>Il répond cérémonieusement au salut de -son interlocuteur.</p> - -<p>— Je suis ennuyé au plus haut point, dit-il. -Cette arrestation ne vient que d’un malentendu -et par malheur me fait perdre un temps -précieux. Mais je vais m’en expliquer au plus -vite, et je ne gâcherai peut-être que un ou -deux quarts d’heure. Je vous suis, Monsieur.</p> - -<p>J’interviens pour l’apparence.</p> - -<p>— Ne puis-je me porter garant de la liberté -de monsieur ? Peut-être mon témoignage vous -expliquera-t-il le malentendu certain… Voici -mes titres dans la presse parisienne.</p> - -<p>L’homme de la police qui est doux et élégant, -sourit avec une amabilité considérable, -c’est-à-dire incorruptible.</p> - -<p>— Je vous prierai seulement d’accompagner -votre ami au commissariat où vous direz -ce que vous savez.</p> - -<p>— Vous ne me demandez pas mon nom ? -dit Cobral.</p> - -<p>— Je le connais, dit l’homme.</p> - -<p>Et nous allons, à pied, les mains dans les -poches, au commissariat de la rue d’Anjou. -L’escorte des « civils » qui nous encadre vaut -toutes les menottes et toutes les voitures cellulaires. -Aussi bien je comprends que Cobral -ne luttera pas. Il est calme, gracieux, honnête. -C’est le bourgeois sage qui ne s’indigne -pas d’une erreur, car il faut être indulgent à -ceux qui se trompent. Ici, Cobral est sûr de -son fait, simplement. Qui déchantera ?</p> - -<p>Le commissaire n’est pas dans son cabinet. -A sa place est assis un grand jeune homme -distingué qui ressemble au roi d’Angleterre. -N’allez pas vous imaginer que c’est le roi -d’Angleterre. Mais ce n’est pas le commissaire, -je le sais, je me souviens que le commissaire -est brun. Et ce jeune homme est -blond.</p> - -<p>— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? dit-il.</p> - -<p>Je balbutie. Qui est ce jeune homme ?</p> - -<p>— Tu ne me reconnais pas ? Il est vrai que -je n’avais pas de barbe quand je faisais de la -littérature. Tu te rappelles Kennedy ?</p> - -<p>— Kennedy ? Voyons, Kennedy ? Mais oui. -Kennedy, qui écrivait des récits d’exploration -en Afrique centrale et qui refusait à son journal -de faire le reportage en banlieue sous -prétexte que Paris lui était indispensable ?</p> - -<p>Je m’amuse. Je parle. Je suis content de -voir ce garçon. Kennedy ? Si je me rappelle -Kennedy ? Il a quitté les joies du deux-sous-la-ligne -pour entrer dans la diplomatie ou -dans la bureaucratie, enfin dans un lieu officiel -qui exige de brillantes relations.</p> - -<p>— Et toi ? dit-il affectueux, arrives-tu à -faire de ton art un métier ou quelque chose -de sérieux ?</p> - -<p>Il rit parce qu’il a nature de joyeuseté. -Mais tout est correct en lui maintenant. Je -suppose qu’il occupe des fonctions sévères.</p> - -<p>Je lui tape sur l’épaule.</p> - -<p>— Si je ne me trompe, nous étions intimes ?</p> - -<p>— Indissolublement.</p> - -<p>Et de rire.</p> - -<p>— C’est une chance, dit Cobral dont personne -ne s’occupe. C’est une chance que vous -soyez l’ami de Monsieur le commissaire. -Voilà qui va simplifier la procédure, si procédure -il y a.</p> - -<p>Kennedy fait son visage de fonctionnaire.</p> - -<p>— Je ne suis pas le commissaire de police, -Monsieur, et en outre je ne pense pas que -monsieur soit votre ami.</p> - -<p>Mon air de colère l’arrête dans son ironie.</p> - -<p>— Au fait, que veux-tu ?</p> - -<p>— J’étais en effet avec Monsieur quand on -l’a arrêté.</p> - -<p>— Que faisais-tu là ? Tant pis pour toi.</p> - -<p>Il réfléchit. Il est très fâché de me voir -parmi cette rafle. Mais je m’en moque et rien, -ce soir, ne m’empêchera de parler.</p> - -<p>— Faites entrer la jeune femme, dit-il à -un agent.</p> - -<p>Et il me regarde songeur. Puis, le visage -éclairé :</p> - -<p>— Tu sais le nom du Monsieur ?</p> - -<p>— Oui. Je vais tout te raconter. Je suis là -malgré moi. J’hésitais à parler par une espèce -de point d’honneur.</p> - -<p>— Veux-tu me dire son nom ?</p> - -<p>— Son nom ? Cobral, parbleu.</p> - -<p>— C’est le seul nom que tu lui connaisses ? -Alors cela commence à plaider pour toi. Je -peux t’assurer que tu t’en tireras très paisiblement. -Tiens-toi seulement à la disposition -de la justice. On aura peut-être besoin de toi. -Je ne te demande pas ta parole de rester à -Paris.</p> - -<p>— Je te la donne. Mais que fais-tu dans -tout cela ?</p> - -<p>— Je représente le procureur de la République.</p> - -<p>Cobral n’écoute pas. On jurerait qu’il -n’écoute pas. A peine si un discret soupir -d’impatience prouve son désir d’être loin. Et -en somme, il est plus docile que la plupart -des bonnes gens obligés de faire antichambre -ou de subir un questionnaire administratif.</p> - -<p>L’agent fait entrer Sainte dans le cabinet.</p> - -<p>— Bonjour Sainte, dit Cobral. Je comprends -de quoi il s’agit. C’est l’affaire du -Trocadéro.</p> - -<p>Kennedy, de la main, l’invite au silence.</p> - -<p>— Je vous demanderai de parler dans un -moment.</p> - -<p>Sainte est pâle. Elle a dépensé beaucoup -d’enthousiasme pour ce dévouement dramatique. -A présent elle est hors de nous, semble-t-il, -et le bonjour de ses yeux était distrait. -Comme si elle ne nous voyait pas. -Comme si elle voyait autre chose. Comme -si elle avait un visage unique en face du sien.</p> - -<p>Je demande à Kennedy :</p> - -<p>— Mademoiselle n’est pas inculpée ?</p> - -<p>— Non. J’ai besoin qu’elle témoigne de ce -qu’elle sait. Car elle est venue si brusquement -et elle a parlé si vite…</p> - -<p>Je devine en Cobral le juron intérieur que -j’ai déjà entendu. Il la regarde méchamment. -Il se domine.</p> - -<p>— Il ne faut pas la retenir, dis-je à Kennedy. -Finis-en avec elle et laisse-la partir. -Je te jure qu’elle doit être ce soir dans un -endroit où elle a devoir d’être.</p> - -<p>« Merci », disent les yeux de Sainte.</p> - -<p>— Je vais la congédier et te congédier -aussi, répond Kennedy. Je sais qui vous êtes -l’un et l’autre. Mademoiselle est une comédienne -de talent et d’une belle réputation : -elle a causé aujourd’hui un scandale fâcheux -à la matinée du Trocadéro. Elle s’en expliquera -demain, et je sais à peu près comment -cela s’est produit. Car j’ai vu ton ami Moquin -au café tout à l’heure. Là aussi il n’y a qu’un -coupable. Donc, ne craignez rien, Mademoiselle.</p> - -<p>Cobral interrompt.</p> - -<p>— Je suis heureux, Pretty, que vous -n’ayiez pas d’ennuis à cause de cette tentative -sincère et maladroite.</p> - -<p>— Et toi, me dit Kennedy, tu es victime -d’une illusion du même genre. Ce que m’a -dit Moquin est une grande clarté qui vous -innocenterait si l’extérieur de la question -pouvait me tromper.</p> - -<p>— Nous partons ?</p> - -<p>— Je n’ai plus rien à vous demander.</p> - -<p>— Je pars aussi, dit Cobral, car le même -but m’appelle, ce soir.</p> - -<p>— Il est bien probable, repart Kennedy, -glacial, que votre unique but sera désormais -d’appartenir à la Justice civile ou militaire -de France.</p> - -<p>Cobral aimablement :</p> - -<p>— Je ne comprends pas.</p> - -<p>— Si, Monsieur. Nous vous tenons. Nous -vous gardons. Vous n’avez jamais pensé qu’il -faudrait vous y résigner, un jour ou l’autre ?</p> - -<p>— Mais me résigner à quoi ? demande Cobral -toujours souriant.</p> - -<p>— A ne plus passer pour M. Cobral qui n’a -jamais existé ? A passer pour l’homme que -vous êtes et qui gêne la sécurité et la propreté -nationale.</p> - -<p>— Je ne me fâcherai pas, souffle Cobral. -Ce que vous me dites n’est pas clair. Mais -j’ai sur moi des papiers qui vont vous édifier -sur votre erreur.</p> - -<p>Et il sort de son portefeuille une véritable -liasse.</p> - -<p>— Vous voyez, monsieur, que les signatures -les plus honorables et les plus illustres…</p> - -<p>— Oui, c’est bien imité, nargue Kennedy. -Mais j’ai des papiers plus sûrs que ceux-là. -Regardez.</p> - -<p>Il ouvre une serviette et met sous les yeux -de Cobral des photos, des lettres, des coupures -de journaux. Cobral ne manifeste aucune -surprise. Mais il se tait.</p> - -<p>— C’est vous qui êtes édifié ? demande -Kennedy. Je n’ai plus rien à vous demander. -Ce que je voulais savoir, votre silence me l’a -appris. Je connais votre passé, je connais -votre journée. Les juges établiront les concordances -nécessaires à votre condamnation.</p> - -<p>Cobral est obstinément bonhomme. Ses -yeux ne sont plus féroces. Sa terreur est cachée -sans doute dans sa gorge, car il paraît -incapable de parler.</p> - -<p>— Un moment, dis-je. Cet individu a endormi -aujourd’hui chez M<sup>me</sup> de Hocques, à -Neuilly, deux personnages augustes du gouvernement -et de l’armée. Il faut prendre soin -d’eux. Et prendre soin de M<sup>me</sup> de Hocques à -qui un petit questionnaire ferait peut-être du -bien.</p> - -<p>Kennedy prend des notes. Cobral cherche -son revolver dans sa poche. Un agent se jette -sur lui. Le coup part, la balle se perd au plafond.</p> - -<p>Cobral sourit. Il regarde les issues. Il regarde -les hommes qui l’entourent. Il est -vaincu. Je ne sais même pas qui est cet -homme.</p> - -<p>— Ce crime était inutile, lui dis-je. Pourquoi -me tuer, Cobral ? Vous vous êtes servi -de moi. De quoi voulez-vous tirer vengeance ?</p> - -<p>Il fait une grimace.</p> - -<p>— Je ne vous ai pas tué. Je n’ai jamais tué -personne !</p> - -<p>— C’était une étrenne. Merci. Mais qu’est -devenu René Fagan ?</p> - -<p>— Il est enfermé dans une chambre. Il a -de quoi manger pour deux jours.</p> - -<p>— Où cela ?</p> - -<p>— Je ne le dirai pas. Et, après tout, pourquoi -ne pas le dire ? Dans la villa du Bourget. -Voici les clefs.</p> - -<p>Il jette un trousseau sur le bureau du commissaire.</p> - -<p>— Et Nanni ? ai-je crié.</p> - -<p>Il me regarde sournoisement.</p> - -<p>— Quoi ? Vous savez mieux que moi ce -qu’il fait. Il a fui. Il a eu peur de moi. Il a eu -peur. Il a eu peur. Il sentait que je voulais -l’empêcher de partir. Il ne partira pas. J’ai -détraqué son appareil. Et comme il part le -dernier, ce soir, il n’y aura plus d’appareils…</p> - -<p>— Il partira demain.</p> - -<p>— Voire. Et puis demain l’homme qu’il -veut tuer aura changé son quartier général. Je -le sais. J’ai envoyé quelqu’un en Allemagne.</p> - -<p>— Ha ! Cobral, vous étiez un espion…</p> - -<p>— Allons, dit Kennedy, ton étonnement est -admirable. Tu ne sais pas qui tu as approché, -mon pauvre ami ?</p> - -<p>— Je comprends le scandale du Trocadéro, -le scandale de la Chambre et <i>l’Exigeant</i>. -Vous vouliez mettre le désordre au cœur de -la France ? C’est une sorte de génie. Seriez-vous -un croyant, comme Nanni ?</p> - -<p>— Ça ne vous regarde pas, jette-t-il. J’ai -fait ce que je devais faire. C’est fini. Adieu. -Votre Nanni, oui, c’est un croyant. Mais je -l’ai vaincu. Et moi, je ne suis vaincu que par -moi-même. Je savais que j’étais très fort. Je -n’ai pas eu assez de génie. Il en fallait beaucoup. -Ah, il en fallait trop.</p> - -<p>Il s’isole dans un mépris taciturne.</p> - -<p>Kennedy fait signe aux agents de l’emmener. -Il me serre les mains comme à un ami -sorti d’un grand danger. Il s’incline, respectueux, -devant Sainte.</p> - -<p>— Mademoiselle Pray, je vous présente -mes hommages et je vous félicite de votre généreuse -intervention.</p> - -<p>Un hurlement de haine. C’est Cobral.</p> - -<p>— Sainte ! Vous avez parlé ?</p> - -<p>Elle le défie.</p> - -<p>— Moi, monsieur l’espion, je ne prends -pas de gants pour ôter le masque d’un assassin.</p> - -<p>— Assassin ? Eh bien, délatrice, je le serai -donc pour vous donner raison.</p> - -<p>Il a bondi sur elle, écumant. Les mains -aux épaules, les mains au cou, il la tuera. -Les agents se sont rués sur lui. Meute dévorante -sur le fauve !</p> - -<p>— Nanni ! Nanni ! râle Sainte.</p> - -<p>Elle s’affaisse, évanouie. Cobral a dénoué -le carcan de ses mains. Il est vaincu. Il est -tout à fait vaincu. Il n’a pu contraindre sa -folie de brute. Il ne l’a même pas satisfaite.</p> - -<p>— Fini, dit-il, sous la rudesse déchaînée -des agents.</p> - -<p>— Il faut bien finir, lui dis-je. Vous aviez -fait un beau rêve. Qu’en reste-t-il ? Le revolver -a manqué, vos poings ont manqué, et la -haine a manqué puisque, l’autre, le héros, -est vivant près de son appareil blessé, mais -dont il a vu la blessure déjà puisqu’il a eu -l’inspiration d’y courir.</p> - -<p>Cobral qu’on emmenait rit sombrement.</p> - -<p>— Ho ! j’ai dit qu’il ne partira pas ? J’ai -seulement voulu dire qu’il n’arrivera pas. La -blessure de l’aigle est invisible. C’est là-haut, -en plein vol, qu’elle s’ouvrira et le guide de -l’escadre tombera. Qu’il parte ! Qu’il parte ! -J’ai fait un beau rêve, vous avez raison.</p> - -<p>L’horreur me déchire et me poigne.</p> - -<p>— Sainte !</p> - -<p>Elle revient à elle. Elle a vu la mort. Elle -se demande pourquoi elle n’est pas morte. -Ses yeux errent sur tous ces gens et ils se -posent un moment sur l’abominable rictus -de Cobral qu’ils ne reconnaissent pas.</p> - -<p>— Sainte, Sainte, debout, il faut sauver -Nanni. Vous entendez, Sainte, Nanni va mourir -si vous ne venez pas.</p> - -<p>Elle me regarde sans comprendre. Anéantie, -jetée sur un fauteuil, elle cherche à deviner -ce que je peux dire dans ce langage -étranger.</p> - -<p>— Sainte, venez. L’heure de mourir guette -Nanni.</p> - -<p>Est-ce qu’elle ne va pas mourir ? Pourquoi -est-elle si pâle ? Ses mains se crispent aux -bras du fauteuil. Elle pleure. De grosses -larmes. Un sanglot de petit enfant. Ses yeux -retrouvent Cobral. Ses yeux flambent. Mais -ils reviennent à moi.</p> - -<p>— Sainte…</p> - -<p>Elle a compris. Elle se dresse. Elle prend -ma main.</p> - -<p>— Je viens, Nanni ! crie-t-elle.</p> - -<p>Et nous fuyons le ricanement infâme de -Cobral.</p> - -<div class="chapter"></div> -<h2 class="nobreak" title="Vingt-deux heures."></h2> - -<p class="date"><i>Vingt-deux heures.</i></p> - - -<p>Je voulais ne pas voir l’heure. Un cadran -s’est trouvé malgré moi au bout de mon regard. -L’heure est marquée. L’heure du départ -de Nanni. Quand serons-nous au Bourget ?</p> - -<p>Dans la rue d’Anjou, nous courons. Je ne -songeais pas à l’auto blanche.</p> - -<p>— Vite, rue Cambon.</p> - -<p>Nous courons. Comme c’est loin ! Pas un -taxi ne passe. La nuit est presque complète -dans les rues où nous nous jetons. Ce n’est -pas cette rue. Que sais-je ? Dans quel quartier -allons-nous ? Je vais oublier le nom de -la rue si je ne la trouve pas.</p> - -<p>Sainte est haletante. Elle murmure dans -une plainte convulsive :</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Nous courons. Des gens nous heurtent. Je -fais un faux pas. Je perds mon chapeau. -Sainte tombe. La rue Cambon enfin. Je vous -assure que c’est la rue la plus longue de Paris. -C’est une rue immense.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Elle y sera. Il faut qu’elle arrive à temps. -C’est l’heure. Oui, c’est l’heure, bien entendu. -Mais un départ d’avion n’est pas réglé à la -seconde comme un horaire de chemins de fer. -Nous arriverons. Elle arrivera. Dieu ! cette -rue n’a-t-elle donc pas de fin ?</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>L’auto. Elle attend devant le Black Bar. -Le nègre nous reconnaît et sourit mélancoliquement. -Je vous ai bien dit que c’était un -nègre mélancolique. On note des détails ridicules -dans les moments les plus anxieux. -Va-t-il obéir ? Oui. Je lui ordonne d’aller à la -villa du Bourget. Son maître y a laissé de -l’argent et me prie de le lui rapporter. Le -nègre ne discute pas. Il démarre et prend sa -normale et folle allure qui m’effrayait ce -matin et qui me semble la pire lenteur ce -soir.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Il fait très froid. Je grelotte malgré mon -pardessus. Je m’emmitoufle. Que j’ai froid ! -Que j’ai froid ! Sainte est vêtue de son mince -tailleur. Je lui tends la couverture d’hermine -pliée à nos pieds. Elle refuse. Elle ouvre sa -veste. Elle reçoit avec béatitude le vent glacé -sur sa blouse de soie blanche. Elle ferme les -yeux. C’est une absurdité de livrer sa poitrine -au froid. Mais il est évident qu’elle ne -sent rien. Elle serait nue, qu’elle aurait encore -chaud. Ni chaud ni froid. Elle ne sent rien, -c’est tout ce que je puis vous dire. Elle ferme -les yeux et de temps en temps elle répète, les -dents serrées, la voix sifflante :</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Nous sommes encore dans Paris. L’auto -va lentement. Le nègre accélère chaque fois -que je l’en prie. Je sais nettement qu’il accélère. -Pas une fois je n’ai l’impression de -rapidité. Il est incompréhensible que les fortifications -ne soient pas dépassées. Cet énervement -me rendra fou.</p> - -<p>Comme si je ne l’étais pas ! Je suis malade, -je suis fou, trop de coups sur ma tête aujourd’hui ! -Comment ai-je accueilli avec stupeur, -avec épouvante, des événements très -médiocres ? des événements inexistants ! -Comment suis-je demeuré inerte devant des -catastrophes ? Oui, c’étaient des catastrophes. -Je suis lâche, car j’avais senti que tout cela -était gros de haine. Il n’est pas naturel de -séquestrer des gens et de susciter la révolution. -Vous ne me ferez jamais dire que c’est -naturel. Cependant j’ai assisté à une série -d’attentats devant quoi je n’ai pas bronché.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Je suis lâche ? Je ne le suis plus. Sainte -nous a réveillés. Elle m’a réveillé. L’arrestation -de Cobral m’a causé une joie violente. -Cela n’empêche pas que je sois lâche. Allons, -il ne faut pas le dire. J’ai pris cette décision -de courir au Bourget. Cela rachète ma timidité -du matin. Je ne suis pas un grand coupable. -Ce matin, je ne savais rien. Je ne comprenais -pas. On disait devant moi des choses -qui me restaient étrangères. Quand j’ai commencé -de comprendre, c’était tellement formidable -que je n’osais croire à la réalité de -ces crimes. Je ne suis pas sûr encore que des -cerveaux humains aient pu les concevoir. -Humains ? Humains ? Ne parlons pas de cerveaux -humains, s’il vous plaît. Ai-je encore -moi-même quelque chose d’humain ? Après -le contact de ces criminels, ne leur suis-je -pas un peu semblable ? Ah non, ces criminels -n’étaient qu’un. Et leurs crimes sont dénués -d’éclat. Le hasard, Sainte et peut-être Dieu -ont avorté la barbare tentative.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Mon Dieu ! Pourvu qu’elle soit absolument -vaincue, l’influence du misérable ! Tout a été -sauvé de ses machinations. Tout, pas tout. -Le jeune héros qui va partir vers une chimère -magnifique, est-il parti ? Dans tout le reste -de l’immonde allemandise nous sommes arrivés -à temps. Si nous allions venir trop -tard ?</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Nous venons ! Cette voix, qui le crie perpétuellement -à mon oreille, me fait espérer le -miracle. Nous venons ! c’est elle qui le dit. -Et l’amour a tellement lié ces deux êtres qui -se fuyaient il y a quelques heures. N’est-ce -pas Nanni qui l’appelle en ce moment ? Je -crois. Je veux croire. Nous venons. Il faut -que Nanni soit encore là.</p> - -<p>La pleine nuit. Paris est derrière nous. Le -ciel noir avec des étoiles nettes nous souffle -une bise mordante. Cette obscurité de désert -nous met hors de date et hors le lieu. Je ne -veux pas avoir peur. Je ne peux pas penser -aux minutes imminentes. Pourtant il serait -doux de ne pas arriver. C’est le bonheur -peut-être. Mais si le drame est au bout, pourquoi -finir cette course ? Ah, n’arriver jamais.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>L’auto s’arrête. Dans la nuit, je trouve à -droite l’ombre blanche de la villa. Il y a un -prisonnier, qui est en danger peut-être, là-dedans. -Plus tard ! Allons aux hangars. Vite. -Sainte, Sainte, venez.</p> - -<p>Je prends son bras. Je lui fais traverser la -chaussée. Des barrières nous empêchent de -passer. Il y avait une porte. Suivons le trottoir. -Nous découvrirons la porte de cette enceinte. -Il y a sans doute des autos à cette -porte. Nous allons, nous allons. A notre -gauche, le terrain que la nuit fait incertain -et vaste comme la steppe. Pas une lumière. -Si, quelques points de clarté bougent tout -là-bas.</p> - -<p>Qu’est-ce ? Une fusée a jailli du sol. Non, -cette flamme monte avec une courbe étrange. -Un signal ? Sainte, c’est un avion qui part. -Nous levons les yeux. D’autres flammes sont -là-haut, qui planent et s’élèvent et s’éloignent. -C’est le départ de l’escadrille. Combien sont-ils ? -Douze. Vingt. Je ne peux pas compter. -J’ai peur.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Hélas ! il est bien tard. Et cette barrière -hostile. La frapper, l’éventrer, l’escalader ? -Sainte, voici une brèche. Nous tombons dans -les ronces. Nous courons dans la boue. Il me -semble que nous sommes englués dans un -marais infect, dans un marais qui ne finit -pas. Le froid me brûle le visage. J’étouffe. -Mon Dieu, mon Dieu, nous n’arriverons pas.</p> - -<p>Une ombre plus précise. Ce sont les hangars. -Ha ! une flamme encore, une flamme -quitte le sol. Est-ce la dernière ? Ce ne peut -pas être. Courir, haleter, mourir, quel calvaire -d’angoisse ! Mourir, mourir là ! Hé ! -qui parle de mourir !</p> - -<p>Nous touchons aux hangars. Voici le plateau -où était l’aigle ce matin.</p> - -<p>Il y est.</p> - -<p>Il ne reste qu’un avion. C’est celui de -Nanni. Je le sais. Je le vois. Je vois les « N », -les quatre « N » sur les cartouches tricolores. -Nanni, ne partez pas. Ah ! je ne puis parler. -Je ne puis crier. Rien.</p> - -<p>Des hommes entourent l’appareil. Cela -sent la suprême minute. Nanni ne nous voit -pas. Appelez-le, Sainte. Courez, courez donc. -Elle y est déjà. Moi je suis à bout de tout.</p> - -<p>Je reste sur place. Des ronflements métalliques -dans le ciel. Quelle est cette constellation -mouvante ? Toutes ces étoiles sont parties -de ces hangars ténébreux et de ce cirque -bleui par les lampes à arc. On voit, de l’une -à l’autre, l’invisible fil de soie que nos yeux -s’accoutument à nouer aux astres pour les -grouper. Je vous dis que c’est une constellation -nouvelle.</p> - -<p>En voici d’autres. A l’ouest, des flammes -montent, montent, montent. Une à une, disjointes, -rejointes, elles volent vers la cime de -la nuit. Apparues brusquement comme du -jet d’un jongleur capricieux, elles obéissent -ensuite à la ligne solennelle de leur ascension. -C’est encore une constellation qui vient -de l’horizon occidental et qui marche vers -celle d’ici.</p> - -<p>Une autre à l’est. Une au sud. Et une -autre. Et une autre. Un peu plus rondes et -un peu plus jaunes que les vieilles étoiles, -elles se confondent avec elles cependant. -Mais leur marche les désigne. Et la hâte, qui -les fait bondir de tous côtés vers le même -point, en fait des bêtes trépidantes et laborieuses. -Je ne sais quelle vermine céleste qui -avale des lieues avec ses petits pas qu’on n’a -pas le temps de compter. Des constellations -de bêtes ! Des constellations vivantes ! Mais -quelle constellation géante se forme, à cette -minute ?</p> - -<p>Les hommes ont voulu éloigner Sainte. -Pourquoi ? Elle se débat.</p> - -<p>Elle crie :</p> - -<p>— Nanni ! Nanni !</p> - -<p>Il ne voit rien. Il n’entend rien. Assis dans -le biplan, il est comme enlizé dans le niveau -des ailes blanches. Son profil est fixé comme -un bronze ou un marbre. Le vent léger tire -ses cheveux. Les « N » font des marques -sombres sur la triple couleur des cocardes.</p> - -<p>— Nanni ! Nanni !</p> - -<p>Il a entendu. Il regarde. Mais il ne reconnaît -personne. Il n’est plus avec nous.</p> - -<p>— Eloignez cette femme, crie-t-il.</p> - -<p>Il dit encore :</p> - -<p>— Je suis prêt ! Mettez en marche.</p> - -<p>Les aides prennent Sainte par le bras. Il -faut bien qu’elle cède. Petite faiblesse, pauvre -chère faiblesse ! Qu’est-ce que votre amour -devant ces machines et ces incompréhensions ?</p> - -<p>Pourtant elle se débat. Elle se libère. Elle -court à l’appareil. Un homme vient de tourner -l’hélice qui ronfle ardemment. L’appareil -tressaille. Sainte s’accroche aux fils de fer -d’une aile. L’aigle frémit, l’aigle se meut. -Adieu. Sainte roule sur la terre boueuse. Et -l’aigle rase le sol avec ses ailes qui appellent -le vent, avec son double fanal de chef d’escadre, -avec ces « N » qui mêlent au passé le -présent — ou que sais-je ? — le présent au présent.</p> - -<p>Je cours à Sainte. Meurtrie, blessée peut-être, -elle s’agenouille et regarde la fuite du -biplan vers qui elle tend les bras. Elle se -dresse. Elle n’a plus d’âge. Elle a l’éternité -sur son visage. « L’N » a quitté le sol et monte -vers la constellation formidable où ses deux -flammes ne font qu’une planète au milieu des -satellites en ordre.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Sainte, où êtes-vous ? Courage ! vous me -terrifiez. Peut-être Nanni a-t-il découvert le -sabotage de Cobral. Sans doute. Sainte, m’entendez-vous ? -Songez que Nanni est venu ici -une heure plus tôt qu’il ne l’avait décidé. -Croyez-vous qu’il n’a pas étudié son fidèle -une dernière fois ? Regardez-le, Sainte. Regardez -ce vol qui n’est pas un adieu, ce vol -qui reviendra. Il monte. Il monte. Il est sauvé.</p> - -<p>Nanni est au-dessus du terrain d’aviation. -Je reconnais les deux gros yeux de ce nocturne -que les autres suivront. N’était-ce pas -la consigne ? Ils iront où Nanni les mènera. -Ce rêve de destruction, ce rêve de bonheur -humain qui les guide n’est-ce pas dans mon -imagination ? Pourtant, j’entends encore les -paroles de Nanni. Il les vit maintenant, ses -paroles. Que c’est beau ! Je n’ai plus peur. -C’est la victoire complète sur l’assassin. -Monte, Nanni, monte, fantôme de guerrier, -monte, pacificateur chargé de bombes. Soyez -heureuse, Sainte, il s’en va dans la joie. Il -est en route. Sa route nous le ramènera.</p> - -<p>Et de la constellation surhumaine, l’étoile -à double flamme tombe. Une chute directe. -Une explosion. Pas un cri. C’est tout. Des -gens courent.</p> - -<p>Un murmure puéril près de moi :</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Sainte a son visage qui m’atterre. Elle a -vu. Je sais qu’elle a vu. Je lui montrais l’appareil. -Je lui disais des choses. Et puis, -voilà qui est dit. Sainte, je vais aller là-bas. -Restez. Vous ne devez pas voir cela. Je viendrai -vous chercher.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Et elle demeure là, indifférente.</p> - -<hr /> - - -<p>Un grand trou.</p> - -<p>Au fond, rien. Du fer tordu. Des débris. -Un tas incompréhensible où quelque chose -fume lentement. Une fumée noire. Une fumée -grasse. C’est sale. C’est lamentable.</p> - -<p>A mes pieds, contre la paroi, deux formes. -Deux formes déformées : Nanni et le compagnon -qu’il emmenait. Celui-ci est méconnaissable.</p> - -<p>De Nanni je reconnais les mains. Bras -ouverts, crucifié presque, il a le geste impérial -qui tenait les hampes des aigles. Ce -double geste qui portait l’amas des étendards -comme de lourdes ailes.</p> - -<p>La tête.</p> - -<p>Nanni est reposé. Le souci qui le marquait -au front tout à l’heure a disparu. Mais il a -bien vieilli. On croit voir un homme las qui -est mort chez lui, malade, usé trop tôt, usé -pourtant, par les années trop remplies. Les -paupières sont closes. Pourquoi ? Le front -est nu. Un large front sans ravages. Un front -de renoncement. Derrière sa tête un lambeau -de toile. Trois couleurs circulaires. Trois couleurs -souillées. La lettre N presque effacée -par la terre qui a jailli sur elle…</p> - -<p>Déjà les hommes sont descendus dans le -trou. Ils ne s’occupent pas des cadavres. Ce -ne sont que des cadavres. Ce ne sera plus -rien bientôt. Les hommes soulèvent des débris. -L’aigle…</p> - -<p>La tête dort.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>Sainte est derrière moi. La même voix. La -même plainte toujours. Quel cri aura-t-elle -devant cette horreur ? Nous sommes restés -stupides. Elle ?</p> - -<p>Elle ne dit rien. Il n’y a pas de douleur sur -son visage. Il n’y a plus de vie sur son visage.</p> - -<p>— Sainte ! n’allez pas au bord ! Sainte ! -où allez-vous ?</p> - -<p>Elle passe. Elle n’a pas vu les morts. Elle -s’arrête au-dessus d’eux pourtant. Elle descend -dans le trou.</p> - -<p>— Sainte ! Où allez-vous ?</p> - -<p>Elle piétine la boue et la cendre. Elle -s’agenouille. Non. Elle ne veut pas s’agenouiller. -Elle tend les mains vers Nanni. -Comme elle se penche sur son amant ! Elle -se couche contre lui. Son chapeau tombe -dans la fange.</p> - -<p>— Sainte, où allez-vous !</p> - -<p>Elle se lève. M’a-t-elle regardé ? Il est certain -qu’elle ne m’a pas vu. Elle s’écarte de -Nanni. Sa blouse de soie est tachée de sang. -Cela fait un dessin rose. Elle est morte, elle -ne sent rien, comment fait-elle des gestes -encore ? Ce n’est qu’une morte.</p> - -<p>— Venez, Sainte.</p> - -<p>Je l’appelle. Ce spectacle de deuil et de -boue, ce froid, ce n’est pas tolérable. Je vais -l’emmener. Je ne la consolerai pas. Je vais -l’éloigner de cette misère. Mais c’est une -morte que j’emporterai.</p> - -<p>— Je viens ! Je viens !</p> - -<p>L’effroyable et douce voix plaintive. Les -dents ne s’ouvrent pas. C’est un souffle. -Comme si l’âme s’évadait peu à peu.</p> - -<p>— Sainte ?</p> - -<p>Elle n’entend pas. Les hommes vont enlever -les cadavres. Ils veulent l’éloigner avec -la même gaucherie qu’ils la chassaient de -l’appareil. Pas violents cette fois. Une douceur -si rude. A pleurer.</p> - -<p>Elle n’entend pas. Et elle ne voit pas. Elle -se couche de nouveau sur Nanni. Elle entoure -la tête avec ses bras. Elle met sa joue -contre sa joue. C’est son amant. Sa bouche -cherche l’autre bouche, mais la masse des -cheveux blonds se dénoue, se déroule et cache -les deux visages. Les bouches sont unies. -L’amour est là.</p> - -<p>Personne ne dirait un mot. Où suis-je ? -Est-ce que c’est une journée qui finit ? Je ne -puis croire que tout cela ait commencé. Rien -n’a commencé. Rien n’a été. Quelle heure -est-il ? Comme il fait froid !</p> - -<p>Les hommes sont hésitants. Il faut qu’ils -emportent les cadavres. Il faut que Sainte -parte. On l’appelle. Aucune parole. Un ouvrier -lui touche l’épaule. Elle est insensible. -Il insiste. Inutilité. Le corps de Sainte est -lié à cette loque humaine. Les hommes ont -peur maintenant. Ils tentent de désenlacer -les amants. Les bras de Sainte sont noués. -C’est extraordinaire comme les amants sont -unis. Les hommes la tirent en arrière. Elle -entraîne Nanni. Ils la laissent. Elle roule, -avec Nanni dans ses bras.</p> - -<hr /> - - -<p>C’est tout.</p> - -<p>Les hommes se regardent. Que voulez-vous -qu’ils disent ? Ils emporteront les héros. -Ils emportent les cadavres. Les trois.</p> - -<p>Je vous ai dit qu’elle était morte, n’est-ce -pas ?</p> - - -<p class="ind small">Paris, 29 novembre–10 décembre 1915.</p> - - -<p class="c gap xsmall">MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN</p> - -<div class="break"></div> - -<p class="c top6em">“L’ÉDITION” — 4, Rue de Furstenberg, PARIS</p> - - -<p class="c">COLLECTION IN-12 A 3 <span class="sc">Fr.</span> 50</p> - -<p class="c">Prix provisoire : 4 Francs</p> - -<p class="noindent"><i class="large u">Nos dernières Publications</i> :</p> - -<p class="c"><b class="sans-serif">UNE FEMME CURIEUSE<br /> -L’Art de séduire les Hommes</b></p> - -<p class="c"><b class="sans-serif">UNE FEMME CURIEUSE<br /> -Le Journal de Marinette</b></p> - -<p class="c"><span class="small">PIERRE CUSTOT</span><br /> -<b class="sans-serif">Chichinette et C<sup>ie</sup></b></p> - -<p class="c"><span class="small">CHARLES DERENNES</span><br /> -<b class="sans-serif">La Nuit d’Été</b></p> - -<p class="c"><span class="small">DANIEL BARRIAS</span><br /> -<b class="sans-serif">Aventures Amoureuses d’Eustache Leroussin</b></p> - -<p class="c"><span class="small">JEANNE LANDRE ET LIEUTENANT G*** PILOTE</span><br /> -<b class="sans-serif">Badigeon Aviateur</b></p> - -<p class="c"><span class="small">OLIVIER DIRAISON-SEYLOR</span><br /> -<b class="sans-serif">Irène Grande Première</b></p> - -<p class="c"><span class="small">LOUIS SONOLET</span><br /> -<b class="sans-serif">Les Ilots d’Amour</b></p> - -<p class="c"><span class="small">JEHAN D’IVRAY</span><br /> -<b class="sans-serif">Les Souvenirs d’une Odalisque</b></p> - -<p class="c"><span class="small">MAURICE MAGRE</span><br /> -<b class="sans-serif">Les Colombes Poignardées</b></p> - - -<p class="c gap g sans-serif small">ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT</p> - - -<p class="c gap">“L’ÉDITION” — 4, Rue de Furstenberg, PARIS</p> - -<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GUERRE EST MORTE ***</div> -<div style='text-align:left'> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Updated editions will replace the previous one—the old editions will -be renamed. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright -law means that no one owns a United States copyright in these works, -so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United -States without permission and without paying copyright -royalties. 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Information about the Mission of Project Gutenberg™ -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of -electronic works in formats readable by the widest variety of -computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It -exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations -from people in all walks of life. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Volunteers and financial support to provide volunteers with the -assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s -goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will -remain freely available for generations to come. In 2001, the Project -Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure -and permanent future for Project Gutenberg™ and future -generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see -Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit -501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the -state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal -Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification -number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary -Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by -U.S. federal laws and your state’s laws. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, -Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up -to date contact information can be found at the Foundation’s website -and official page at www.gutenberg.org/contact -</div> - -<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'> -Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread -public support and donations to carry out its mission of -increasing the number of public domain and licensed works that can be -freely distributed in machine-readable form accessible by the widest -array of equipment including outdated equipment. Many small donations -($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt -status with the IRS. -</div> - -<div style='display:block; margin:1em 0'> -The Foundation is committed to complying with the laws regulating -charities and charitable donations in all 50 states of the United -States. Compliance requirements are not uniform and it takes a -considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up -with these requirements. 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