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-The Project Gutenberg eBook of La Guerre est morte, by Louis Delluc
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: La Guerre est morte
-
-Author: Louis Delluc
-
-Illustrator: Gerda Wegener
-
-Release Date: November 29, 2021 [eBook #66845]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This book was produced from images made
- available by the HathiTrust Digital Library.)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GUERRE EST MORTE ***
-
-
-
-
- LOUIS DELLUC
-
- La
- Guerre est morte
-
- ROMAN
-
- DEUXIÈME MILLE
-
-
- PARIS
- L’ÉDITION
- 4, RUE DE FURSTENBERG, 4
-
- 1917
- Tous droits réservés
-
-
-
-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
- _Monsieur de Berlin_ (Librairie Fasquelle).
-
-POUR PARAITRE
-
- _Les Secrets du confessionnal_, roman.
-
- _Eïra Puma_, roman.
-
- _Le Train sans yeux_, roman.
-
- _Les Animaux malades de la paix_, roman.
-
-
-
-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
-
-Cinq exemplaires sur papier d’Arches (1 à 5)
-
-et cinq exemplaires sur le même papier, marqués A à E
-
-
-Copyright by Louis Delluc 1917
-
-Tous droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous
-pays.
-
-
-
-
- _Pour une vivante
- qu’on appelle Pretty Pray,
- ou qu’on appelle Sainte,
- ou qu’on appelle autrement._
-
-
-
-
-_Non, je ne relirai pas ces notes. Je ne veux pas, même en littérature,
-revivre cette journée invraisemblable. L’ai-je vécue seulement? Ah! je
-ne sais plus. J’ai souvenir d’avoir approché le crime et le génie, et je
-suis sûr d’avoir été fou, puisque j’ai suivi la destinée de ces deux
-fous pendant quelques heures. Je suis sûr aussi d’être innocent. Essayez
-de lire ce chaos. Vous comprendrez quel ouragan m’a emporté. Mais je
-suis innocent; les juges l’on dit, les journaux l’ont dit: que ce soit
-une chose entendue! Je demande le silence et le repos. Laissez-moi
-reposer, je vous en supplie. Ne plus voir, ne plus entendre, ne plus
-être! Encore quelques heures de repos, n’est-ce pas? Vous voyez bien que
-je n’en peux plus._
-
-
-
-
-_Encore un mot._
-
-_C’est le 27 novembre que le drame a eu lieu. Le 27 novembre 1915, un
-samedi, une belle journée, vous souvenez-vous? avec beaucoup de froid et
-un petit peu de soleil. Réellement une parfaite journée de fin
-d’automne._
-
-
-
-
-_Cinq heures._
-
-
-Nuit. Je dors.
-
-Pourquoi m’éveiller brusquement? Je me suis couché très tard, après des
-heures de dur travail. Je me suis jeté dans mon lit, brisé, à bout
-d’élan, les nerfs en loques, sans fièvre. Presque mort. Et un besoin de
-sommeil, une faim énorme de dormir. Vite, j’ai dormi, comme un tout
-petit, sans rêve, certainement sans rêve, et je suis bête de m’éveiller
-comme sur un cri de cauchemar. Adieu, je dors. Quelle heure est-il?
-
-On sonne.
-
-Hallucination?
-
-La sonnerie insiste. C’est ce qui m’a tiré de mon somme sépulcral. Je
-savais bien que je dormais un sommeil parfait. Il n’y avait qu’un bruit
-violent pour... Mais je ne répondrai pas. Sonne, mon ami, sonne, je suis
-mort jusqu’à très tard et rien ne m’arrachera de cet anéantissement.
-D’ailleurs, ce n’est rien de sérieux. Quelqu’un se trompe. Pas autre
-chose. On ne remet pas les télégrammes avant sept heures, et mes amis se
-sont laissés persuader que je me ruais vers des horizons méditerranéens
-pour travailler. Qu’ils me pardonnent cette machination où je suis
-obligé pour écrire sans agitation et sans désordre. Rien d’intéressant
-ne vaut que je sorte de mon lit. Rien. Bonsoir, l’erreur.
-
-Au moins, ne sonne plus, stupide. Il voit bien que je suis résolu de me
-taire. Ne va-t-il pas comprendre qu’il me gêne, ce carillonneur du
-tonnerre de diable? Et ma foi, il n’y gagnera rien. La seule concession
-dont je sois capable, c’est de me rendre sourd avec les couvertures.
-Sonne, sonne maintenant, tu ne me gênes plus.
-
-Je l’entends encore. J’entends la vibration grêle du timbre sur les
-cloisons et aussi le tressaillement ricaneur des meubles. Mon lit est
-secoué d’une façon imperceptible par ces ondes aiguës de la sonnerie
-électrique. Finissons-en.
-
-Qui est là?
-
-Nulle réponse. Et on sonne.
-
-Eh bien, que veut-on? Parlez.
-
-Du silence.
-
-Je me lève. Je cours à la porte. Impossible de savoir s’il y a un seul
-quelqu’un ou plusieurs quelqu’uns derrière cette porte. A croire que la
-sonnerie chante d’elle-même.
-
-Mais c’est idiot, répondez, que voulez-vous?
-
-J’entr’ouvre. On force la porte. Il fait tout à fait nuit sur le palier,
-et l’antichambre n’a qu’une ampoule masquée de rouge. Un homme se
-précipite. Qu’est-ce que c’est que cet homme-là?
-
---Vous êtes fou de me faire attendre ainsi.
-
-Il crie presque. D’où vient cette voix rauque et si autoritaire? Je ne
-connais pas cette voix.
-
---Habillez-vous.
-
-Il ordonne. Comme si j’allais m’habiller à cause d’un individu qui se
-jette dans ma maison et qui sort d’on ne sait quelle ombre! Je sais bien
-que je suis ridicule avec ce pyjama endossé trop vite, et ma stupeur
-muette et mon ébouriffement. Je suis ridicule, et puis? Et puis, je suis
-ridicule, voilà tout. Je vais me coucher et dormir. Il faut d’abord
-expulser l’intrus. Quel ennui! Je ne songe même pas à lui demander
-compte de son invasion. Qu’il parte, qu’il parte, et Dieu de Dieu, que
-je dorme!
-
---L’auto est en bas, mon cher. Je vous accorde un total de dix minutes.
-Allez, allez, chauffez.
-
-Est-ce que je deviens idiot? C’est pourtant réel qu’un monsieur entre
-chez moi tempêtueusement à une heure impardonnable et m’intime l’ordre
-de m’équiper pour le suivre. Et je ne trouve rien à dire.
-
---Vous ne vous pressez pas? vous êtes malade? Cela vous passera en route
-pendant que je vous conterai le détail de l’affaire. Ce sera la plus
-belle aventure de votre vie.
-
-Il me regarde en face, de très près. J’ai l’impression que ses yeux
-entrent dans les miens, lentement, fortement, méthodiquement, comme deux
-lames froides. Il a des yeux gris, très gris et très pâles, dans un
-visage épais d’honnête bourgeois. Il est glabre, et banal avec excès.
-
-Ce gros géant a une inexpression qui donne le frisson. Qui est-ce? Je ne
-l’ai jamais vu; car je me souviendrais de ces yeux intimidants, si je
-les avais vus.
-
---Pourquoi restez-vous à me regarder?
-
-Il sourit. Il est beaucoup plus effrayant quand il sourit. On est forcé
-de voir ses yeux quand il sourit, et ses yeux sont des abîmes.
-
-Je murmure:
-
---Qui êtes-vous?
-
-Il pouffe comme un honnête compère qui se réjouirait d’une histoire
-grasse après le dîner.
-
---Sang de moi, s’exclame-t-il, je sentais bien que vous dormiez les yeux
-ouverts. Hop, mettez-vous sous la douche. Nous perdrons trois minutes
-encore, mais votre lucidité m’est trop précieuse.
-
-Il ouvre la porte du cabinet de toilette.
-
---Monsieur est servi!
-
-Et il tourne des robinets avec autant de décision que s’il avait
-toujours eu l’hospitalité de mon petit appartement.
-
-Il rit avec plénitude.
-
---Comme il faut que tout cela importe, affirme cet hôte délibéré, pour
-que Cobral vous serve de valet de chambre!
-
-Cobral? Qui, Cobral? Une minute, et je trouverai. Eh oui, je connais ce
-nom de Cobral, mais voilà une chose inouïe qu’un valet de chambre m’ose
-parler avec cette rude autorité. Qui prouve qu’il soit valet de chambre?
-C’est lui qui le dit. Non, il ne le dit pas, j’ai mal entendu, et je
-sais exactement que le Cobral en question--mais où l’ai-je
-connu?--n’était pas valet de chambre.
-
-Au moins, c’est un audacieux, car me voilà sous la douche, comme un
-saint Jean naïf sous le baptême, sans que j’aie fait à ces excentricités
-la plus mince tentative de révolte. L’eau froide m’éclaire un peu
-l’esprit. Cobral parle toujours. Plutôt, il agit, et ne parle que de
-loin en loin pour rendre son commandement plus efficace. Il est
-irrésistible.
-
-Voilà qu’il m’aide à ma toilette et qu’après la pluie de l’appareil, il
-me bouchonne aussi dextrement qu’un masseur professionnel. Il frotte
-seulement un peu dru et le sang me perle çà et là.
-
-Je risque, à travers le halètement agréable du patient, une enquête
-modeste.
-
---Qu’est-ce que vous voulez?
-
-Il ne veut sans doute pas répondre. Il se dérobe par un:
-
---Je trouve impayable que vous ne m’ayez pas reconnu...
-
---Avouez, dis-je, mon cher monsieur...
-
---Et il m’appelle Monsieur, bouffonne ce terrible humoriste.
-
-Pendant ce temps je m’habille. Que feriez-vous à ma place? Je suis
-complètement éveillé, mon lit s’est refroidi, il n’y a pas de feu dans
-ma chambre, je n’ai plus qu’une envie: avoir chaud.
-
---Ce complet vient de Londres, constate Cobral qui considère
-minutieusement tous mes gestes.
-
-Il ajoute:
-
---Moi aussi.
-
-Je ris sottement.
-
---Vous venez de Londres? Que c’est curieux!
-
-Pourquoi ai-je dit cela? Il n’y a pas de sens dans mes paroles.
-
-Cobral va et vient par la pièce.
-
---Vous ne m’avez pas reconnu et vous êtes venu chez moi bien souvent...
-Vous avez pris une drogue pour dormir si absolument? Moi je ne suis venu
-ici qu’une fois et je reconnais toutes choses.
-
-Il regarde autour de lui avec des yeux de maître.
-
---Derrière cette porte, votre cabinet de travail. Vous n’y êtes jamais
-parce que vous travaillez très peu. Vous êtes un peu paresseux, et je
-sais que les journalistes travaillent n’importe où, n’importe comment et
-n’importe quand... Je ne m’explique pas, mon cher, pourquoi vous,
-journaliste, vous ne suivez pas les armées, celles d’Orient par exemple.
-
-Je lui révèle:
-
---Je ne suis plus journaliste. C’est-à-dire que je ne suis attaché à
-aucun journal, en ce moment.
-
---Je le sais, autant qu’on peut le savoir, gronda-t-il. Serais-je venu
-si je ne le savais pas?
-
-Il plonge encore ses yeux dans les miens. C’est désagréable à un point
-qui ne se peut dire. Mais il se remet à sourire et à marcher.
-
-Il s’arrête devant un petit meuble en marqueterie qui flanque mon
-chevet.
-
---Et ça, dit-il, me prouverait que vous n’êtes point un homme de
-cabinet. Il y a là-dedans le meilleur de vous-même et vous le tenez dans
-la chambre à coucher.
-
---Ce chiffonnier...
-
---Ce chiffonnier ignore les chiffons. Vous y consignez quelques
-manuscrits qui vous sont chers, inédits presque tous, des poèmes, des
-œuvres dramatiques...
-
---Des folies de jeunesse.
-
---Oui, vieillard trentenaire, de belles folies sans lesquelles je vous
-aimerais beaucoup moins. J’en ai fait de pareilles.
-
-Il corrige, modeste:
-
---Pas aussi curieuses, à dire vrai, pas aussi curieuses.
-
-Je me fâche presque:
-
---Vous parlez comme si vous aviez lu ces pages!
-
---J’ai lu, évidemment, je n’ai pas tout lu, mais j’ai lu, je dois dire
-que j’ai lu... On est Cobral ou on n’est pas Cobral.
-
-Certes, c’est Cobral. Je commence à penser, moi aussi, que Cobral est
-Cobral. Un charmant colosse, apparu dans les meilleurs cercles il y a
-dix ans, sans histoire, sans âge, sans but, sans amis, accompagné du
-mystère le plus trouble et le plus désarmant. Périodiquement, on se
-rangeait à l’opinion des paisibles qui le considéraient comme un
-brillant aventurier--fouilleur d’or ou conquérant colonial--revenu à
-Paris pour y consommer doucement ses sous et ses journées.
-Périodiquement aussi, on s’effarait de lui qu’on trouvait mêlé à toutes
-les aventures du Paris criminel au moment qu’elles s’embrouillaient
-définitivement et qu’il les débrouillait avec tranquillité. Pas
-détective, peut-être, mais doué d’une invention si prodigieuse dans le
-romanesque qu’il semblait avoir créé lui-même des situations impossibles
-pour se donner la joie calme de les résoudre.
-
-Très gentil, ce Cobral, que je n’avais jamais trouvé effrayant, moi. Mon
-goût pour l’inattendu me préservait de l’étonnement, soit, et il était
-si amusant à table. Je l’avais connu au restaurant, rue Drouot, où je
-rencontrais des amis du _Figaro_ et Cobral venait avec l’un d’eux--ou
-avec la maîtresse de l’un d’eux, je ne saurais préciser--et nous nous
-étions pris de sympathie instantanément. Bien entendu, comme de toutes
-les amitiés foudroyantes, il n’en était pas sorti grand’chose, mais
-j’avais transformé en copie pathétique un lot de ses anecdotes, bien
-mieux pathétiques, d’ailleurs, que ma copie. Et je l’avais perdu de vue.
-Nous étions certains, je suppose, d’avoir fait très vite le tour l’un de
-l’autre. Ah non, je me rappelle que je dus partir à San Francisco et à
-Chicago, sous prétexte d’aider les représentations d’une œuvre musicale
-française--qui n’eut aucun succès, à cause du prix trop modique des
-places--en réalité pour étudier les mœurs du reportage transatlantique.
-Et au retour, plus de Cobral, à moins que je n’aie plus songé à lui.
-C’est bien possible, je m’étais absenté deux ans. Je revenais ardent et
-féroce comme un provincial qui veut tout dévorer, et je ne hantais plus
-les cercles et les pesages où mon Cobral s’était fait populaire. Puis
-des mois, et des mois, et la guerre...
-
-Pourquoi soudain, en pleine nuit, cette apparition? Et notre vieux
-semblant de tendresse n’explique pas ce ton impératif.
-
-Il parle moins. Oui, il ordonne moins. Il voit que je m’habille. C’est
-ce qu’il voulait! Il triomphe. Nous allons voir.
-
---Je vous conseille de prendre un cordial avant de partir, dit-il tout à
-coup.
-
-Il s’imagine que je vais partir. Je me souviens qu’il aimait jadis les
-plaisanteries monumentales. Il n’a pas changé. Peut-être de visage, mais
-si peu. Je crois qu’il avait quelques cheveux gris aux tempes. Il est
-noir comme un tzigane. Il se teint et ça ne me regarde pas, et je peux
-aussi me tromper. Peut-être n’a-t-il jamais eu de cheveux gris.
-
-Quel âge a-t-il? Je me réponds aussitôt: cinquante ans, mais cela ne
-paraît pas. Qui me dit qu’il a cinquante ans?
-
-Il parle vite et net:
-
---Nous n’avons pas le temps de faire du thé... Ah! sans votre
-encombreuse de douche, il eut été facile de jouer du samovar... Tant
-pis, mon cher, et adaptons-nous... Un verre d’alcool fera l’affaire.
-
---Je n’ai pas d’alcools.
-
---Vous manquez de mémoire... Je sais--dites que je mens--je sais qu’il y
-a de bonnes bouteilles sur le deuxième rayon de votre bibliothèque.
-
-Il est déjà dans mon cabinet. Est-ce qu’il aurait exploré mon home
-durant mes absences? Dans quel but? Je n’ai rien et pas même l’ombre de
-rien.
-
-Il revient sur ses pas pour me confirmer avant toute vérification:
-
---Sur le deuxième rayon, à gauche, derrière Tacite.
-
-Et il ouvre les panneaux. Il crie joyeux:
-
---Voilà... voilà...
-
-Mais il achève par un «oh» consterné.
-
---Je suis volé, gémit-il, les bouteilles sont vides.
-
-Il revient.
-
---Vides, mon cher, vides, ah! vous auriez dû les renouveler... Du
-curaçao, j’ai trouvé du curaçao et du kummel... ce n’est pas l’heure d’y
-toucher... Pourquoi n’y a-t-il pas de fine... ou de marc?... Je vous dis
-que vous êtes un grand coupable... ou du whisky?... vous n’aimez pas le
-whisky? Si... à la bonne heure!... moi j’aime énormément le whisky...
-que faire?
-
-Il rit de nouveau.
-
---Je sais où il y a du bon whisky... Venez... vous êtes prêt?... Allons
-venez... Je suis resté dix minutes de plus que je n’avais dit...
-
-Il m’entraîne. Où allons-nous? Attendez, Cobral.
-
---L’auto est en bas, je vous dis.
-
-Je m’en soucie bien. Je ne sais même pas pourquoi je descends. Quelle
-heure est-il? Cinq heures. Tout cela est insensé. Partons, ma foi, mais
-ce froid, ce noir, cet escalier noir où le brouillard s’est glissé...
-Allons, jetons-nous là-dedans. Je vous suis: Oui, je sais que l’auto est
-en bas, mais laissez-moi éteindre l’électricité. J’aurais dû mettre un
-mot sur ma table pour le concierge. Je lui dirai en bas ou je
-téléphonerai. Quelle course! Trois étages en trois secondes. Donnez de
-la lumière au moins. Pas le temps? Pas le temps? Où allons-nous au fait?
-
---Signer la paix, murmure Cobral.
-
---Signer quoi?
-
-Je crie:
-
---La porte...
-
-Et je donne mon nom aux vitres closes de la loge.
-
-La porte s’ouvre sur du noir.
-
-Je suis de très mauvaise humeur. Je bougonne:
-
---Signer la paix... quel imbécile...
-
---Roulez! ordonne Cobral.
-
-Une auto ronfle, au bord du trottoir. Ses phares flambent soudain. Je
-tombe assis sur des coussins de cuir odorant.
-
-Roulons.
-
-Le vent nous plante de petites aiguilles dans la figure. Je suis transi.
-Cobral enfonce une grosse casquette bleue sur son front têtu. J’ai pris
-mon feutre, il ne tient pas, je l’ôte, j’ai froid, mais j’aime le vent
-sur les cheveux.
-
---Voulez-vous des lunettes? offre Cobral.
-
---Non, je suis bien ainsi.
-
-Un peu trop froid cependant. Mais Cobral me passe une couverture doublée
-d’hermine, tout à fait suave.
-
-La voiture est découverte, sans une glace pour nous garantir. Voiture de
-course, de course et de luxe, et elle file, silencieuse, prudente,
-folle, avec ce paradoxe d’audace intelligente qui marque les félins.
-Blanche, à ce qu’il m’a paru, blanche comme un yacht de plaisir, et dans
-cette ombre matinale je retrouve d’anciennes impressions nocturnes de
-départ pour la pêche au large. Suis-je éveillé réellement?
-
-Cobral est enterré dans sa rêverie.
-
-J’ai sommeil, j’ai faim et j’ai froid.
-
---Cobral...
-
-Il sursaute et me regarde.
-
---Cobral, expliquez-moi...
-
-Il sourit:
-
---Si vous avez froid, il y a encore un manteau.
-
-Je proteste que je n’ai pas froid. Mais j’ose dire:
-
---J’ai sommeil.
-
-Il hausse les épaules.
-
-J’ajoute:
-
---J’ai faim.
-
-Il rit et m’accorde, moqueur:
-
---Nous allons boire.
-
-Quel est ce chemin que nous suivons? Je pense avoir reconnu la rue de
-Châteaudun puis une masse vaguement éclairée: la gare du Nord,
-peut-être. La voiture a tourné brusquement, passé sous un pont du métro
-et ce sont les fortifications. Un arrêt. Cobral s’impatiente. Départ.
-
---Tout droit? demande le chauffeur qui s’est retourné.
-
-C’est un nègre, tout jeune, aux yeux tristes. Je dis que ses yeux sont
-tristes, mais c’est peut-être une imagination.
-
---Tout droit, approuve son maître, comme hier.
-
-Je veux savoir.
-
---Que voulez-vous de moi, Cobral?
-
---Hein?--comme s’il tombait d’un rêve extraordinaire--mais je vous l’ai
-dit, mon cher.
-
---Cobral, ne vous moquez pas de moi. Il suffit que vous m’ayez fait
-lever à cette heure inepte. Je ne l’admets que si je vous suis utile ou
-nécessaire.
-
---Vous m’êtes nécessaire. Quelle question!
-
-Il se frappe le front d’un geste quasi comique:
-
---N’oublions pas le whisky.
-
---Me direz-vous?...
-
---Chut... Laissez-moi retrouver la boutique... Ah! c’est là... Stop,
-Harry!
-
-Halte devant une espèce d’épicerie aux volets hermétiques et sans
-lumières. Cobral donne un coup de poing sur la porte. Agitation à
-l’intérieur. Une tête à la fenêtre du premier. On parlemente. La porte
-s’ouvre. Cobral revient, s’assied et m’expose deux bouteilles de whisky.
-Ce sont de grands crûs. L’auto file. Tout cela a duré moins de deux
-minutes.
-
---Nous boirons à la maison, dit-il, comme je vais parler... Je crois
-qu’il y a des biscuits et des conserves...
-
-Il baille. Un genre de rugissement taciturne.
-
---J’ai faim, moi aussi, soupire-t-il.
-
-Si je n’étais si volontiers maître de moi, je serais exaspéré devant ce
-calme où il y a de l’ironie.
-
-Pourtant je crie:
-
---A la fin des fins, voulez-vous parler, Cobral?
-
---Tant qu’il vous plaira. Sur quel sujet?
-
---Je vous donne ma parole d’honneur que cette farce a trop duré. Si je
-n’ai pas d’explication raisonnable dans une minute, je vous affirme que
-je vous lâche.
-
---Essayez.
-
-Je sors un petit revolver de ma poche, un joli petit revolver qui fait
-plaisir à voir. Plaisir? Non. Qui me fait de la peine, parce que c’est
-un souvenir. Mais en ce moment je ne pense pas à celle qui me l’envoya
-dans un coffret à bijoux, un jour que découragé de... Bon, je suis guéri
-et la petite arme est remarquable.
-
---Tiens, constate Cobral, j’en ai un presque pareil.
-
-C’est vrai; il le montre. Il le remet dans sa poche.
-
---Vous savez bien, ajoute-t-il, que vous ne vous en servirez pas.
-
---Pourquoi?
-
---Il n’est pas chargé.
-
-L’animal, le sacré garçon qui devine tout.
-
---C’est vrai. Et le vôtre?
-
---Le mien non plus.
-
-Il rit. Il ment.
-
-Je rempoche mon artillerie.
-
---Et alors?
-
-Sans arme, je suis bien plus fort et il se laisse faire:
-
---Mon petit, ne vous mettez pas en colère. Je vous dis que j’ai besoin
-de vous et que je vous mêle à un événement prodigieux. Je vous l’ai
-annoncé d’une manière un peu sommaire, vraie pourtant.
-
---Pour qui me prenez-vous?
-
---Accordez-moi cinq minutes. Je vous dirai tout ce qu’il faut. Vous
-n’irez même pas au bout du monde comme vous l’avez fait quelquefois. Je
-vous emmène à onze kilomètres de Paris. Et je vous promets de vous
-rendre à Paris dans une heure.
-
---Ayez des secrets si vous voulez, mais je ne vois pas ce que je fais
-là-dedans.
-
---Enfant, on vous dit que vous aurez l’honneur de terminer la grande
-guerre par la grande paix, et il vous faut des douceurs par-dessus le
-marché.
-
---Vous imaginez que je vais-croire?...
-
---Vous n’avez rien à croire, vous n’avez qu’à savoir, et s’il faut agir,
-on vous le dira. C’est tout. Je consens à vous avouer que le bonheur des
-hommes m’importe avant toute chose, et que la guerre ne réalise pas,
-selon moi, ce bonheur. C’est pourquoi...
-
-Ran!
-
-Arrêt brusque. Quelque chose s’effondre devant nous.
-
-Nous sommes sur une chaussée très large bordée de terrains vagues et
-d’usines. La route de Saint-Denis, probablement.
-
-Nous venons de culbuter une petite carriole chargée de légumes, que
-traînait vers Paris une bourrique très âgée. Il n’y a rien de brisé. La
-carriole a versé, la bourrique est sur le flanc et la maraîchère, qui
-menait aux Halles toute cette fortune, nous montre les poings en criant.
-Cobral saute sur le pavé comme s’il voulait la tuer.
-
-Il remet sur roues et sur pattes le véhicule et l’animal, et considérant
-les choux qui ont roulé dans le ruisseau:
-
---Rien de cassé, rien de perdu, tais-toi, ma petite vieille, je n’ai pas
-le temps de réembarquer ta cargaison.
-
-La vieille crie encore tandis que nous nous éloignons, toujours
-aigrement vaporisés par la brise du matin.
-
---Mes compliments, dis-je à Cobral... Vous êtes d’une belle vigueur!...
-quels muscles!
-
-Il fait celui qui n’entend pas.
-
---La guerre n’est pas le bonheur des hommes, reprend-il posément. Elle
-sert, probablement, à l’atteindre, mais le moment est venu, je crois, de
-la terminer pour en exploiter les fruits.
-
-Quels enfantillages, et cela d’un ton sérieux de philosophe! Cobral
-continue de s’amuser à mes dépens. Je le laisse faire. Ou bien je dors
-et c’est un rêve très excentrique, ou je suis éveillé et je l’obligerai
-bien d’interrompre ces balivernes avant longtemps.
-
---Vous me plaisez beaucoup, lui dis-je, en essayant de reproduire ce
-sourire supérieur et naïf qu’il affectionne... Parlez encore...
-
---Venez vite vous réconforter.
-
-L’auto s’est arrêtée devant une grille. C’est un jardin, avec une villa
-que je devine dans les ténèbres. Cobral pousse le portail, court vers le
-perron, sort une clé de sa poche et m’ouvre la maison où il entre comme
-chez lui.
-
---Nous sommes chez un ami, dit-il.
-
-Et il se démène pour m’offrir l’hospitalité.
-
-Voyons, voyons! c’est moi? c’est Cobral? c’est quoi? C’est une histoire
-fantastique. Il n’est pas impossible, après tout, que je sois encore
-endormi. Je commence à être persuadé que je dors. Mais quand on fait des
-rêves de ce goût-là, on n’est pas près de s’éveiller. Hé là! est-ce que
-je serais mort?
-
-Je suis malade peut-être. Je suis malade. Je n’étais pas malade hier en
-me couchant. Hier, c’était la pleine nuit, le matin bientôt. Je n’avais
-pas dormi, je vous le jure, quand cette brute m’a éveillé. Mais s’il m’a
-éveillé c’est que je dormais. C’est juste. Et s’il m’a éveillé, je ne
-dors pas.
-
-Soit, je ne dors pas, mais quel conte invraisemblable! Pauvre homme!
-C’est moi qui le fais invraisemblable. Car je ne vois pas, sauf ce
-réveil et cette hâte, ridicule assurément, je ne vois pas de choses pour
-m’étonner. Je suis malade. Cela explique que je me sente si mal à mon
-aise. Il y a la petite fièvre de la peau qui n’a pas assez dormi, mais
-j’en ai vu bien d’autres. Que de nuits blanches! Aucune n’a mis en moi
-cette inquiétude. J’ai une inquiétude lâche et déprimante par tout le
-corps. Ce n’est pas de la peur. Ne dites pas que c’est de la peur, je
-vous en prie. Je suis malade, et après?
-
-Et après, c’est ennuyeux. Cela me fait voir très mal des insignifiances.
-Rien sous mes yeux que de l’ordinaire et du médiocre. Nous sommes dans
-une salle à manger ou dans un fumoir, une pièce d’homme enfin. Très nu,
-très primitif cet intérieur qui n’est pas dépourvu de confort. Un
-confort solide, où le cuir, le cuivre et le beau bois font un chœur
-vigoureux. Les meubles sont beaux dans leur claire sévérité britannique.
-L’âme fait défaut.
-
-Le velours des fauteuils est trop neuf, les coussins du canapé ignorent
-les fidèles empreintes, l’âtre semble résolu à n’avoir jamais de feu
-puisque jamais il ne favorisera une rêverie à deux--pieds aux
-chenets,--les lampes vous regardent, impersonnelles, avec une
-tranquillité de maître d’hôtel, et je parie que la table, l’écritoire et
-le buvard n’ont aucune idée de ce que peut être une lettre véritable.
-Cet homme-là ne doit correspondre que par télégramme et ne jamais
-s’asseoir. Cela ne sent aucun parfum d’amie, ni d’épouse. Cela ne sent
-pas non plus le tabac. Quel est cet homme qui habite sans chien, sans
-cigarettes, sans femme, une grande villa où il ne s’assied pas
-sérieusement quand il s’assied? C’est Cobral? Ce n’est pas Cobral.
-
-Et si c’est Cobral, quelle importance? Il peut bien me conduire chez
-lui, et je ne vois pas pourquoi je piquerais un point d’interrogation
-sur chaque centimètre carré de l’ameublement. Assez de chinoiseries, ne
-sculptons pas des cheveux qu’on se bornait jadis à couper en quatre, et
-conformons-nous à la mise en scène décidément neutre de cette maison.
-Pourquoi ne serait-ce pas la maison de Cobral? Car il est homme à avoir
-plusieurs maisons, et celle-ci doit servir à--oui, je serais curieux de
-savoir à quoi peut servir cette froide installation. Toutes ces
-questions sautent à cloche-pied dans ma tête. Je veux ne penser à rien.
-Pourtant avant de fermer ma pensée et de mettre le verrou, je devine:
-«Ce n’est pas chez Cobral.» Je le devine, en me souvenant qu’il a dit:
-«Nous sommes chez un ami.» Chez qui? Tout est à recommencer. Mais j’ai
-dit que je ne penserai à rien. L’ai-je dit? J’ai pu le dire. Mais je
-pense, je pense, je pense à tout.
-
---C’est froid, mais ça chauffe.
-
-Cobral a crié cela. Il a vociféré. Qu’il est joyeux, cet homme que je ne
-connais pas!
-
---Encore un verre? C’est du sacré.
-
-Encore un verre? J’ai bu.
-
-Voilà, j’ai bu, voilà dix minutes qu’il y a devant le fauteuil où je
-suis plié comme un solliciteur, un guéridon,--il est vilain ce
-guéridon--avec deux assiettes de poupée, une boîte éventrée de corned
-beef et les bouteilles de whisky et deux verres, et la lumière jeune
-d’un abat-jour annamite, et Cobral, Cobral en face, Cobral partout,
-Cobral qui me cache toute la chambre avec ses épaules de picador et sa
-tête pleine d’os;--en voilà une énorme tête, sans chapeau, et ce front,
-hein, ce front inouï, trop de front, je vous le garantis--Cobral, qui
-boit son Dewar’s comme un gargarisme parce que la liqueur n’a guère le
-temps de passer, facile, par cette bouche qui dévore, détruit et exige
-d’inépuisables proies.
-
---Vous ne croyez pas que vous mangez trop, à pareille heure?
-
-C’est lui qui parle. Il parle, la bouche pleine. Il n’a pas envie de
-parler. Il a envie de manger. Il répète encore:
-
---Vous ne croyez pas que vous?...
-
-J’ai donc mangé?
-
-Machinalement, j’ai mangé. Vaincu par la contagion du broyeur qui me
-fait vis-à-vis; j’ai mangé. Je n’aime pas cette viande opprimée, je n’ai
-pas faim. Je n’avais pas faim du tout. Et j’ai mangé.
-
-Que se passe-t-il donc? Est-ce en moi ou hors de moi qu’il y a de
-l’inattendu?
-
-Moi, je ne suis pas bien. L’estomac m’est un poids, comme une outre qui
-va me crever dans la bouche. La tête aussi est un poids. Lourde et vide,
-et gênante. On aimerait porter sa tête sous le bras quelquefois, comme
-le décapité des portails religieux, ou la poser dans un dressoir. Je
-suis paralysé. Je suis un ancien homme sans muscles, sans cœur, ni
-veines, sans âme, et je regarde un homme très bien portant et très
-tranquille qui me regarde aussi.
-
-Je n’aime pas qu’il me regarde. Si je n’avais pas ses yeux si près, je
-ne serais certainement plus malade. Comme je dois être malade pour
-rester paralysé si longtemps!
-
-Mais, hors de moi, tout n’est pas régulier. Je sens bien que je ne suis
-pas le seul en désordre ici. Il y a dans les choses, ou dans l’homme, ou
-dans l’atmosphère, un relent de désordre. Voilà qui ne va pas être
-réjouissant.
-
---Et d’une! rugit Cobral.
-
-Il pose délicatement la bouteille vide sur la brique du foyer. Pourquoi
-ai-je l’impression qu’il veut la manier comme une masse et tout
-fracasser? Et me fracasser pareillement...
-
-J’ai les nerfs en charpie.
-
-Et je ris. Cobral ne me regarde plus. Je ris, je respire, je me porte
-bien... Que la vie m’est douce et comme cette brise est pure, qui se
-jette dans ma poitrine! Ah! revivre...
-
-Cobral me regarde.
-
-Je ris tout de même.
-
-Il me regarde avec ses mêmes yeux intolérables. Il ne me gêne plus et je
-ris. Et je parle. Et je suis très content. Rien n’est voluptueux comme
-de s’éveiller tout à fait matin. C’est une joie.
-
---J’ai bien soif, mon cher.
-
-A qui ai-je dit «mon cher»? Je ne sais pas. Je sais que j’ai envie de
-rire et j’ai envie qu’il fasse jour. C’est tout ce que je sais.
-
-Et il va faire jour. Les rideaux safran de la fenêtre prennent des tons
-vagues de vieille soie. Une buée d’aurore pauvre met du blanc derrière
-les fenêtres. J’aimerais que cela se fasse rapidement, et que ces lampes
-soient éteintes, et qu’on marche sur une route d’où l’on verrait des
-prairies.
-
-Je ris. Je rêve. Cobral bafre toujours. Il est probable que je mange et
-que je bois encore. C’est trop laid: je n’en parlerai pas.
-
-Qui est celui-ci?
-
-Nous sommes trois dans cette chambre. Je n’ai entendu aucun pas, aucun
-bavardage de serrure ou de porte, et un homme est entré.
-
---Bonjour, dit Cobral, qui ne se dérange pas.
-
-L’homme lui serre la main et me sourit.
-
-Je lui prends les mains, puisque je le connais et que je ne connais plus
-son nom.
-
---C’est lui, dit Cobral en me désignant.
-
-L’homme est joyeux à ces mots. Il pose sa droite sur mon épaule et
-sourit de nouveau avec un charme déjà amical.
-
-Cobral rit et me dit, en clignant vers l’inconnu:
-
---C’est lui.
-
-Qu’est-ce que je fais là, moi?
-
-
-
-
-_Sept heures._
-
-
---Vous n’êtes pas surpris de me voir? dit l’inconnu.
-
-Il a une voix moelleuse avec des heurts métalliques, une voix toute
-semblable à son regard, qui est tendre et dur comme celui d’un oriental
-légendaire. Des yeux fauves, des yeux généreux où passent des lueurs
-vives d’orgueil, de ces yeux gris qui semblent noirs et qui veulent
-donner beaucoup. Mais de ces yeux qui prennent tout.
-
---J’ai été si malade, soupire-t-il. Pauvre Nanni qui se mêle de
-souffrance et d’incapacité au moment où les autres vont agir.
-L’important est que mes deux ans de chambre close soient terminés et que
-je sois mêlé au bouleversement. Je viens bien tard. Non, pas si tard,
-puisque, après trois semaines de recherches j’ai trouvé la clef de
-l’issue. Aujourd’hui, ce soir, dans un moment, ce sera la plus grande
-heure du monde.
-
-Il n’a pas bougé, engoncé dans sa molle et fixe attitude de nonchalance.
-Pourquoi me donne-t-il l’impression d’aller et venir par la chambre? Des
-éclats rauques mettent dans la musique de sa voix un halètement
-mystérieux. Est-ce ma fièvre que je lui prête? Est-il dévoré par une
-fièvre plus impérieuse que la mienne?
-
---Tu ne manges pas, Nanni? Tu ne bois pas?
-
-Il répond à Cobral:
-
---Non, j’ai pris ce qu’il me faut.
-
-Il hausse les épaules, rudement, comme s’il secouait une crinière, et me
-considère profondément.
-
-Puis il regarde Cobral:
-
---Je suis content que ce soit lui.
-
-Et il se tourne vers moi de nouveau.
-
---Vous serez heureux d’avoir vu cela... même... même...
-
-Il hésite. Il frémit. Il tape du pied.
-
---Ne pensons qu’à la gloire, crie-t-il... Je sais qu’il y a de la
-gloire, et rien que de la gloire, dans la nuit qui vient.
-
-Il rit magnifiquement, et fier d’un rêve inexpliqué.
-
---Nous allons fabriquer une belle constellation... la plus fugitive...
-la plus éternelle... Ah! Dieu...
-
-Il rit encore. Puis il va à la fenêtre, écarte le rideau et cherche un
-paysage qu’il est seul à voir au delà du matin laborieux qui s’apprête.
-
-Cobral vide son verre avec le geste qui termine une série. Puis il
-appelle:
-
---Nanni!
-
-Nanni revient près de nous. Je remarque seulement que son vêtement a un
-aspect militaire. Les bandes autour des mollets font une élégance à ses
-jambes qu’il a courtes et minces, et détaillent ses pieds minuscules.
-Une veste de cuir jaune, avec, aux manches, des ailes brodées, des ailes
-blanches, de petites ailes qui semblent vivantes.
-
-Nanni? J’ai connu un aviateur...
-
-En entrant, il a dû jeter sa casquette sur un meuble. Pourtant, cela
-n’est pas. Je me souviens qu’il n’avait pas de casquette. Tête nue, et
-des cheveux noirs, de copieux cheveux noirs presque lisses, je veux dire
-des cheveux qui n’ondulent pas naturellement, mais bouclés, un peu
-bouclés, à peine, à peine, une ou deux boucles de troisième ordre,--une
-chevelure qui casque la tête dont elle a pris la forme une fois pour
-toutes, mais où l’on voit que le vent a passé les mains.
-
-Profil net et volontaire, visage très pâle aux yeux cernés de rêve et
-d’ambition, qui est-il?
-
-Je ne l’ai jamais vu. Je vous dis que ma mémoire n’est pas en faute. Je
-vois cet homme pour la première fois. Tout à l’heure, j’ai cru que ne
-connaissais pas Cobral. J’avais oublié son nom et cela me gênait pour
-reconnaître un visiteur surgi dans le réveil maussade de l’avant-matin.
-
-Maintenant, je suis parfaitement lucide, mieux que lucide, les nerfs
-sous le fouet de la curiosité, l’esprit surexcité jusqu’à la passion, et
-cet homme me dit son nom. Je ne sais pas. Je ne sais pas qui est cet
-homme. Et je ne l’ai jamais vu devant moi.
-
-D’où alors ce sentiment qu’il m’est proche ou que je n’ignore pas sa vie
-et sa valeur? Comme je suis incertain aujourd’hui! Nanni? Quel est ce
-monsieur aux cheveux corses?
-
---D’où viens-tu? dit Cobral.
-
---_J’en_ viens.
-
---Réellement?
-
---Il fallait que je voie le château encore une fois.
-
---Trois nuits sans sommeil, marmonne Cobral, cela n’est pas bon du tout.
-
---Demain, demain soir, il y aura du sommeil.
-
---Et sache bien, repart Cobral, que tu n’auras pas trois minutes pour te
-reposer aujourd’hui.
-
---Que ferais-je de repos? s’écrie Nanni... Du repos! Du repos! C’est
-là-haut que je me repose... C’est là-bas que je me reposerai... que
-fait-on aujourd’hui?
-
---On te montre partout... On te montre à tous. A celui-ci d’abord.
-
-Son doigt vers moi.
-
-Je parle, enfin:
-
---Que voulez-vous de moi?
-
-Nanni plie sur ses jambes comme un jaguar sur ses jarrets. Sa voix
-bondit:
-
---Mon cher, je savais que vous étiez une âme impétueuse... Quelle joie
-pour nous que vous soyez venu! Quelle joie pour vous!
-
---Je viens, dis-je doucement, mais je ne sais pas pourquoi.
-
---Je ne lui ai pas tout dit, brusque Cobral, mais il devine, il sent, il
-aime, il est nôtre, vois-tu...
-
---Généreux, crie Nanni, cœur généreux, front généreux, vois comme il
-nous ressemble. C’est bien celui qu’il fallait.
-
-Cobral se lève.
-
---Tu ne bois pas?
-
-Et à moi:
-
---Vous non plus?
-
-Et il sombre du feutre où il n’est plus lui.
-
---Allons!
-
-Je ne bouge pas.
-
---Où?
-
-Je ne bougerai qu’après une saine réponse.
-
---A l’appareil.
-
-C’est Nanni qui parle. Je devine soudain que j’aimerai tout ce que fera
-Nanni. Je devine que Nanni me plaît étrangement.
-
-Cobral aussi devine cela.
-
-Mais il ordonne:
-
---Petit Nanni, il faut que nous soyons à Paris dans une heure.
-
---C’est bien court, proteste l’aviateur chagriné. Que devons-nous faire?
-
---Nous préparer à déjeuner.
-
---Dès huit heures?
-
---Tu es attendu à midi par Mme de Hocques, mais il y a quelqu’un qu’elle
-n’attend pas et que je veux voir près de toi... qui doit être près de
-toi...
-
-Nanni écoute à peine. Il questionne avec indifférence:
-
---Qui?
-
---Pretty Pray.
-
---Pretty?
-
-Nanni n’est plus pâle. Terreux, puis blême, puis semblable aux cires
-transparentes, il semble soudain n’être plus qu’une ébauche de sa propre
-image, une ébauche où les traits indiquent celui que la couleur
-précisera.
-
-Il murmure:
-
---Pretty...
-
-Et il se tait.
-
-Et il murmure encore:
-
---Pretty...
-
-On jurerait que ses lèvres n’ont pas eu un mouvement pour former ce nom.
-Et il n’y a pas d’intonation, haine ou tendresse, pour souffler:
-
---Pretty.
-
-Un souffle, oui, un souffle de mourant.
-
-Je souris cependant et je dis:
-
---Pretty Pray... La petite Sainte?...
-
-Nanni me dévisage de ses yeux tout à coup glacés:
-
---Vous connaissez... mademoiselle... Sainte...
-
-Je lui ai fait de la peine en citant familièrement ce surnom de Pretty.
-Ses amis intimes la nomment Sainte, ou, en badinant Mlle Sainte. Mais je
-peux dire: la petite Sainte, sans offenser personne. Je l’ai vue
-débuter, cette douce comédienne, et elle a de l’amitié pour moi.
-
-Je voudrais pourtant que Nanni soit apaisé. Si je savais ce qui l’a
-ainsi abattu? C’est peut-être une ancienne union que ce nom a évoquée.
-Bah! je le saurais, je sais presque tout ce que Sainte a fait sur terre
-depuis qu’elle y tient tant de place. Quel être surprenant!
-
---C’est une amie... pour vous... une amie? ai-je demandé prudemment.
-
-Nanni réfléchit. M’a-t-il entendu? Il écoute quelqu’un en lui-même.
-
---Oui et non, répond-il... C’est une femme charmante...
-
-Il médite encore bizarrement et conclut:
-
---Charmante... sympathique... charmante...
-
-Et il appelle:
-
---Holà, Cobral!... Vas-tu nous faire attendre?
-
-Cobral est déjà à la grille. Il rit. Je crois qu’il ne s’étonne de rien,
-même pas de Nanni. Peut-être est-il habitué à lui.
-
-Nous courons vers la grille. Le brouillard flotte comme une vague
-impalpable où se marque un sillage derrière nous.
-
-Quels sont ces gens? Qui suis-je? Je ne sais plus ce que je sais, ni ce
-que je dois savoir.
-
- * * * * *
-
-L’auto est rangée devant la grille. Elle est très belle, longue,
-blanche, sentant la souplesse et l’agilité. Le nègre, accoté à un arbre
-du trottoir, ne prend pas garde à nous.
-
-Cobral nous guide. Nanni m’a pris le bras. Au delà de la route, une
-plaine. Encerclant un champ immense, des barrières. Et loin, au milieu
-de cette piste rudimentaire, des hangars. Un grand nombre de hangars.
-
-Cobral pousse une porte basse. Nous voilà dans le champ. Les pluies
-récentes ont laissé des flaques de boue que le brouillard tiède
-entretient.
-
-Nanni a son fier sourire maintenant. Moins franc qu’à sa venue, un
-sourire mince de savant, un sourire qui se tait. Il pense. Il parle. Ce
-sont deux actes sans communion. Il ne pense pas à ce qu’il dit. C’est
-curieux. Tous ces mots sont des prétextes à de petits drames. Ceux de
-Cobral aussi. Et moi, ne suis-je pas tout un drame parmi ces drames?
-
-La boue jaillit sur bottines et bottes.
-
---Vous pensez au dégel, Nanni? crie Cobral toujours en avant et qui se
-retourne...
-
---Le dégel? ricane l’autre... ah! ah! oui le beau dégel décoré
-d’ornières magnifiques... Quels canons ont passé là?
-
-Il s’arrête et, grave, murmure:
-
---Le dernier canon... voir passer le dernier canon pour la dernière
-fois... et que ce soit la fin de ces rudesses...
-
-Nous repartons. Il s’arrête encore:
-
---Le dernier héros... voilà... le dernier... On vient de voir trop de
-héros... c’est certain... trop de héros... Il faut des hommes
-maintenant...
-
-Il se prend la tête à deux mains:
-
---Pensée qui ordonne... pensée de bonheur et de calme... ah, mon ami,
-quel printemps régnera désormais dans l’âme du monde!... Et c’est
-nous... nous trois... Je l’ai tant rêvé!... J’ai été malade
-d’ambition... c’était trop lourd le poids de ce désir... j’ai été très
-mal... très mal, vous le savez... et tenez, je voudrais... écoutez...
-c’est tout simple ce que je vais faire... si... si... puéril...
-normal... et cela paraîtra géant... disons héroïque... supposez:
-héroïque... alors je voudrais, je veux bien être un héros... un héros...
-le dernier... mais je serai le premier homme... C’est pourquoi je veux
-en revenir, pour voir... pour être... vous comprenez... pour être...
-pour être...
-
-Il fronce les sourcils:
-
---Je veux revenir pour être oublié... Qu’on ne sache pas dans l’avenir
-qui je suis... Les autres, les anciens, les héros des temps héroïques,
-ne les oubliez pas. Oubliez Ugo Nanni... Ce n’est pas un héros... Ce
-n’est plus un héros... C’est un homme... Et tous les hommes ne sont que
-des hommes... Il le faut... venez... il le faut, il le faut...
-
-Cobral nous a devancés de plusieurs centaines de mètres. Je le vois
-disparaître derrière un hangar monumental.
-
---C’est là, indique Nanni, je suis content de vous le montrer. Demain,
-au retour, on le détruira. Vous verrez...
-
-Et il ajoute confidentiellement:
-
---Couvrez-vous, et d’importance... cette nuit... Vous ne savez pas comme
-il fait froid... Couvrez votre tête... vos oreilles... Moi, je ne peux
-pas... j’ai trop d’agitation dans le cerveau... comme si ma tête
-flambait... je crois, d’honneur, que ma tête flambe... C’est ce qui me
-fait aller dans le vent... ne pensez-vous pas que le vent attise la
-flamme... J’ai peut-être un panache de feu là-haut... là-haut...
-
-Il se hâte et m’entraîne. Je me plais infiniment avec ce garçon
-incompréhensible. L’énigme trépidante de ses paroles me saoule comme un
-vin trop neuf. Je suis persuadé qu’il prépare des audaces terrifiantes.
-Tout, de lui, me sera naturel et sympathique. Même d’être victime de ses
-outrances.
-
-Voici le hangar.
-
-Voici Cobral.
-
-Voici l’aigle.
-
-Pourquoi ai-je pensé ce mot: «l’aigle!» Je suis devant un biplan, un
-classique et énorme biplan, avec cet échafaudage d’ailes qui évoque un
-transport à deux ponts. Pourquoi «l’aigle»? Le journalisme a popularisé
-le cliché de «l’oiseau» que nos reporters emploient à pleins tiroirs
-pour poétiser--ou alors, pour quel insuffisant synonymat!--l’aéroplane.
-Et ce biplan mathématique et exact n’autorise même pas le pauvre
-travestissement du mot, puisqu’il est posé, sans envol, sur ce coin de
-terre comme un théorème sur le tableau noir.
-
-«L’aigle.» J’ai pensé aux ailes festonnées des aviatiks. Et ainsi, c’est
-ainsi, j’ai toujours eu cette faiblesse de disserter mentalement sur les
-exclamations intérieures qui me semblent intempestives.
-
---Ho! Nanni, qu’est cela?
-
-Je regarde quatre cartouches tricolores peints sur chacune des quatre
-ailes tendues. Les avions français portent toujours ces cocardes
-nationales, mais il n’y a point de lettre à l’ordinaire. Qu’est-ce que
-ces lettres?
-
-Nanni, qui allait vers l’appareil, revient.
-
---Que demandez-vous, ami?
-
-Le vent qui s’est levé remue doucement quelques mèches de sa chevelure.
-Il en a le front obscurci. Son menton de chef est plus volontaire que
-ses yeux, qui semblent commander pourtant. Il a sa voix chaude, nette,
-rapide aussi.
-
---Que demandez-vous?
-
---Ça... qu’est-ce que cela?... il y a des lettres sur les ailes...
-pourquoi cette lettre?... pourquoi cette lettre quatre fois?
-
-Il rit de bon cœur.
-
---Je ne peux écrire mon nom tout entier, je pense.
-
---Oui, oui, dis-je rêveusement, mais cette lettre sur ce cercle
-victorieux... Je ne peux pas oublier les meubles de la Malmaison... de
-Compiègne... de Fontainebleau... C’est prodigieux... ah, j’ai été témoin
-d’un prodige... J’ai cru voir cette lettre comme si... je l’ai vue
-ailleurs et ne l’ai pas vue depuis... Du moins, la voir sur une chose de
-guerre, quel prodige...
-
-Y a-t-il une réponse dans ses yeux?
-
-Il n’est plus auprès de moi. Il est aux pieds de l’avion et touche avec
-une sûre négligence d’amoureux tous les détails de son fidèle.
-
-Je regarde Cobral qui se tient opiniâtrement loin de nous. Je regarde
-Nanni et les aides qui inspectent l’aéro avec leurs mains sèches et des
-yeux de rats. Je regarde l’aéro, solide, léger, précieux, brutal, sans
-âme, sans élan, sans défaite, attente insensible du moteur et de
-l’espace qui feront de ces ailes des ailes.
-
-Il y a sur chacune des ailes une lettre. Je suis émerveillé de cet «N»
-qui pose un lourd éclair d’encre sur les cocardes tricolores. Pourquoi
-suis-je émerveillé? Nanni a eu la fantaisie de baptiser son aéro d’une
-initiale, la sienne, quadruplement. Quoi d’émerveillant?
-
-Je viens d’être ému, vous le sentez. Vous l’êtes aussi, peut-être?
-
-Je suis mécontent d’être ému. Bâtisseurs de ténèbres! Qu’ai-je cherché?
-qu’ai-je trouvé? Je voudrais bien qu’on me guérisse de cette tare. Ce
-n’est pas une maladie: c’est une tare et je doute qu’on me guérisse.
-Quel tourment de me créer des stupeurs et des enthousiasmes, basés sur
-des nuages d’où je retombe à tout moment. Ne suis-je pas grotesque
-d’avoir lancé mon souvenir sur des pistes légendaires et mortes qui ne
-revivront pas? J’ai honte d’être ému. Je veux cesser de l’être. Je veux
-parler à quelqu’un. Je vais parler à Cobral.
-
-Où est-il?
-
-Derrière l’aéro? Peut-être s’enquiert-il de ce qui m’a étonné. Que lui
-dira-t-on? Nanni a, de son aveu, marqué l’initiale de son nom sur les
-ailes. Cobral n’en saura pas davantage. Eh quoi! il le sait déjà. C’est
-un ami de Nanni, un habitué de la villa, et sans doute, du hangar.
-Pourquoi s’étonnerait-il lui aussi? Un aviateur militaire a de droit
-l’insigne de l’aviation française. Et peut-être lui est-il permis de le
-signer ou de le chiffrer. Ce n’est que de la bravoure, cette identité
-voyante--et vue. Pardon, pardon, je n’ai pas dit qu’il fût aviateur
-militaire. Je ne le sais pas. Comment le dirais-je? Peut-être même--que
-décider?--n’est-il pas français? Je vais trouver Cobral qui m’éclairera.
-
---Il est né en France et il est mobilisé.
-
-Cobral me répond, qui était derrière moi. Ai-je exprimé à voix haute mon
-embarras? Il répond à ma pensée. Il répond distraitement, sans quitter
-des yeux le biplan.
-
---Il est né en France.
-
-Je dis vivement:
-
---En Corse?
-
-Cobral me regarde avec étonnement, puis s’occupe à nouveau de
-l’appareil. Lentement, il proteste.
-
---Non. Pas en Corse. En Touraine, je crois: je sais qu’il est né près de
-Paris. Pourquoi voulez-vous qu’il soit né en Corse? C’est enfantin.
-
-Il prend un journal dans la poche et le déploie. Il reprend.
-
---Son nom vous trompe. C’est qu’il est d’origine italienne. Il en est
-très fier, parce que sa famille est fière de son ascendance très
-purement latine. Son parrain lui a donné le prénom d’Ugo.
-
-Il baille et parcourt le journal comme s’il y était obligé et que ce lui
-fût un vrai supplice. Il murmure des mots que je n’entends pas.
-
-Enfin il articule:
-
---Rien. Rien.
-
-Et soudain:
-
---Vous connaissez ce journal?
-
---Quel est ce journal?
-
-Il tourne une page pour regarder le titre de la feuille. Il
-l’a--oh!--oublié.
-
-Lui, peu intéressé:
-
---_L’Exigeant._
-
---Oui, c’est un bon journal, un journal du soir... Je connais des gens
-là-dedans... Certainement, je connais... je connais... que voulez-vous
-faire?
-
-Il jette encore une fois les yeux sur la feuille.
-
---C’est le numéro d’hier... Il ne donne pas les spectacles... Je
-voudrais savoir ce qu’on joue ce soir, dans les théâtres...
-
---Je peux vous renseigner peut-être... J’avais pensé, moi aussi, aller
-au théâtre ce soir... j’ai tellement travaillé la dernière nuit...
-
---Vous n’irez pas.
-
-J’ai mal entendu. Il n’invente pas cependant. Il a dit ça très bas, et
-très vite.
-
---Est-ce que Pretty Pray joue ce soir? demande Cobral, indifférent.
-
---Je ne sais pas... Je crois qu’elle est sans engagement... A moins
-qu’elle ne paraisse dans un concert de charité.
-
---Je ne vois pas la nécessité de savoir tout cela, jette-t-il sèchement.
-
-Cette brute est un maniaque. J’ignore sa manie. Mais il a le ton coupant
-des maniaques, dont la volonté n’a plus d’ampleur forte. Une volonté à
-ressort.
-
---Eh bien, reprend-il en souriant, vous êtes tout à fait bon... C’est à
-_l’Exigeant_ que vous me mènerez... Nous y ferons une édition
-spéciale... vous y signerez l’article... Il est fait depuis longtemps.
-
-Je ris bruyamment.
-
---Que vous êtes nerveux, reproche Cobral. Ménagez-vous jusqu’à ce soir.
-Mais je ne crains rien... Vous êtes un homme extraordinaire.
-Extraordinaire.
-
-La colère me guette. J’ai une envie farouche de le prendre au collet et
-de regarder ses yeux, tout le temps qu’il faudra pour savoir ce qu’il y
-a dedans.
-
-C’est lui qui me prend au revers de mon pardessus et qui explique
-doucement:
-
---Nanni vous aime beaucoup. Je ne savais pas qu’il vous connaissait. Il
-vous a vu? Rappelez-vous. Ugo Nanni, vous le connaissez parfaitement...
-
-Il ôte de mon col un fil blanc. Il a une main puissante de démolisseur
-sportif. Il a des gestes incomparables de légèreté. Et il laisse mon col
-et mon pardessus et mes yeux où il recommençait à traîner les siens, et
-il regarde Nanni s’activer près de l’aigle.
-
-Oh! encore ce mot! «L’aigle!» «l’Aigle!» Mais pourquoi l’Aigle?
-
---Nanni aurait été un grand homme pendant ces mois de guerre... un grand
-homme, mon cher... mais il était malade... il ne sortait pas... on ne le
-laissait pas sortir... il est guéri... il a fallu beaucoup de démarches
-pour le faire mobiliser... C’était un aviateur prestigieux... il a même
-brisé beaucoup d’appareils... il ne s’est pas abîmé... jamais une
-égratignure... ah, un grand homme... un grand homme... quelle
-vaillance... quelle modestie... il n’y a que trois jours qu’il a repris
-ses vols... il a été droit au but... Je n’espérais pas trouver un
-collaborateur si splendide...
-
-Il réfléchit. Il complète:
-
---Les autres seront très bien aussi.
-
-Il cherche mes yeux.
-
---Vous surtout.
-
-Je crie:
-
---Ah, mais... Ah mais... quoi?...
-
-Il dit, dans un gros rire:
-
---Moi aussi.
-
-Et il appelle:
-
---Nanni?... Nanni?...
-
-Se tournant vers moi:
-
---Vous connaissez Pretty Pray?... Je ne sais pas qui elle est... je la
-vois quelquefois... j’ai un service à lui demander... Allons vite, et ne
-dites pas de mal de moi devant elle. D’ailleurs vous ne pensez pas de
-mal de moi. D’elle non plus, je le sens.
-
---De qui? s’informe Nanni qui nous rejoint.
-
---De Sainte, répond Cobral.
-
-Nanni ne tressaille pas, et son visage ne témoigne d’aucune émotion.
-
---J’oubliais que nous devions la voir, murmura-t-il.
-
---Viens, Nanni. Es-tu prêt?
-
-Il semble transfiguré.
-
---Tout est prêt... Allons...
-
-Pourtant il hésite et s’arrête.
-
---Que veux-tu? dit Cobral.
-
---Est-il indispensable que je la voie?
-
---Oui.
-
---Ce sera très dur.
-
---Oui.
-
---Tu réponds de moi?
-
---Je réponds d’elle. Toi, tu réponds de toi.
-
---Si je le croyais! Tu ne sais pas, Cobral, comme il est grave que je la
-rencontre aujourd’hui... je ne l’ai pas vue... depuis... depuis... ah!
-que de mois...
-
---Rien n’est mort.
-
---Rien n’était né.
-
---Tout naîtra peut-être.
-
---Je sais que non, Cobral, et cela me fait peur. Pourquoi m’obliges-tu à
-la voir?
-
---Tu la verras plusieurs fois aujourd’hui.
-
---Si je viens à bout de ces minutes, je serai... je serai...
-
---Tu seras un homme.
-
-Cobral commande.
-
-Nanni a dans le regard une exaltation de martyr. De quoi, de qui est-il
-l’apôtre?
-
-Nous allons vers la route. Minuscules, tous les trois, au milieu du
-terrain d’aviation. La boue s’acharne. Nous ne nous apercevons plus de
-rien. Moi, je suis passionnément une tragédie que le front de Nanni me
-révèle entre deux bonds de sa chevelure.
-
---Nous allons chez elle, dit Cobral, sans le regarder, nous allons chez
-Pretty pour une chose grave. Il faudra que tu sois très fort.
-
-Nanni, dans une acceptation sereine, murmure:
-
---Je crois que tu peux me demander l’impossible... Je pourrai
-l’impossible... l’impossible, si tu veux...
-
---Je ne te demande que l’immobilité, continue Cobral qui marche
-toujours, les yeux loin de nous.
-
---L’immobilité?
-
---Si tu crois... si tu vois... que... que ton ami Cobral... au cours de
-cette journée... agit... pour un autre... comprends-tu? pour un autre
-que toi... es-tu capable de...
-
---Pour elle?... Pour un autre?...
-
---Peut-être... elle... et un autre...
-
---Et toi, tu aideras?
-
---Oui.
-
-Nanni va s’arrêter. Il respire un peu plus durement.
-
-Cobral demande:
-
---Eh bien...
-
---Eh bien, je ferai ce que tu voudras.
-
---Es-tu capable de ne pas te trahir?
-
---Je ne me trahirai pas.
-
---Es-tu capable de ne pas souffrir?
-
-Nous marchons en silence. Nanni a sur les lèvres--comme elles sont
-pâles, ses lèvres!--un pauvre sourire. Il voudrait donner un ton
-plaisant à ce qu’il dit. Il ne peut même pas parler.
-
-Et puis, tous les muscles de l’âme tendus à le tuer, il répond
-tranquillement, comme s’excusant d’une distraction:
-
---Au fait, je ne souffrirai pas.
-
-L’auto nous emporte vers Paris.
-
-La mairie du Bourget porte huit heures et demie sur son horloge.
-
-
-
-
-_Neuf heures._
-
-
-Cobral assiège la porte de Pretty aussi rudement que la mienne. Quelle
-catapulte! Nanni et moi sommes encore dans l’ascenseur, et lui qui a
-monté l’escalier en quatre bonds, carillonne, carillonne comme il
-tirerait le canon.
-
-Une femme de chambre. Cobral la bouscule. Il entre. Nous le suivons. Il
-disparaît. Nous demeurons dans l’antichambre, la camériste nous regarde,
-stupide. Des portes claquent. Je n’aime pas ces façons d’entrer chez les
-femmes.
-
-Une voix. C’est Pretty.
-
-Elle est furieuse. Je suis content. Elle vient. Je suis exaspéré des
-manières de Cobral. Je retrouve d’un coup ma colère du réveil. Je me
-fâcherai!... Nanni est muet. Il va pousser la porte du palier que la
-femme de chambre, effarée, a oublié de refermer.
-
-Pretty est furieuse. Pretty est grandement furieuse. Elle crie. Je ne
-distingue pas les mots qu’elle dit. Je reconnais sa voix de théâtre. Sa
-voix des jours où elle dit des choses lyriques.
-
-Cobral revient. Il sourit. Je ne me fâcherai pas. Je ne le giflerai pas.
-Je ne l’étranglerai pas. Il sourit comme un bonhomme qui aurait pris un
-goujon--vivant--après douze heures de faction à la ligne.
-
---Entrons là, dit-il.
-
-Et il se jette dans un boudoir où il nous offre des sièges. Audace. Ah,
-brute!
-
-Presque aussitôt, Pretty.
-
-Elle mérite qu’on l’appelle Sainte, ce matin, car elle est un petit
-charme parfait. Pas coiffée, pas maquillée, les yeux gros, elle sort du
-sommeil et du lit, et dans son peignoir rose on dirait une gosse d’album
-anglais qui va voir à la cheminée ce que saint Nicolas a semé dans ses
-socques. Bonjour, Sainte.
-
-Pretty ne me tend pas la main. Elle ne voit pas Nanni. Elle ne vient que
-pour Cobral.
-
-Toute frémissante:
-
---C’est trop long? crie-t-elle, c’est trop long, n’est-ce pas? de
-m’envoyer la femme de chambre et d’attendre que je vous fasse entrer?...
-Dans ma chambre!... dans ma chambre!... vous!... vous!...
-
-Cobral est un mufle.
-
-Mais il sourit.
-
---Est-ce que vous avez l’habitude d’entrer chez les gens?... de faire la
-lumière?... de les tirer du lit?... et d’éclater en paroles
-saugrenues?... si c’est votre genre, il faudra...
-
-Je risque:
-
---Oui, c’est son genre... Exactement son genre.
-
-Pretty me regarde.
-
---Vous ici?... Vous pratiquez le même sport?... Eh bien, vous me
-plaisiez beaucoup mais je me demande si vous n’êtes pas aussi un...
-
-Quoi? Elle freine. Il est temps... Elle a vu Nanni. Elle s’apaise.
-
---Bonjour, monsieur Nanni, comment allez-vous? Je suis contente de vous
-voir chez moi.
-
-Nanni s’entrave dans une salutation précieuse. Pretty nous interrompt.
-
---Je suis dans un état de rage... inexprimable... je ne sais comment
-cela passera... il y a visite et visite... on ne viole pas une maison...
-
---Ne vous emportez pas, dis-je, et songez que Nanni et moi sommes restés
-à la porte.
-
---Enfin, s’exclame-t-elle, que diriez-vous si l’on vous éveillait de
-cette façon-là?
-
---Je dirais... je dirais...
-
---Ma chère amie, décide Cobral, nous perdons du temps.
-
---Le mien.
-
-Elle tape du pied, gentiment.
-
---Il faut que je vous parle, dit Cobral, qui ne sourit plus.
-
---Vous attendrez mon bon plaisir.
-
---Peut-être.
-
-Elle est partie. Nanni est impassible, résolument. Cobral prend un livre
-sur la petite bibliothèque et le feuillette comme si Pretty n’était pas
-brusquement disparue, ou comme si elle n’était jamais venue dans cette
-pièce.
-
-Tout y est bleu et gris. Beaucoup de statuettes. Une chaleur intime. Sur
-la fenêtre qui découvre les Tuileries et la rue de Rivoli, se profile un
-Dionysos de marbre. Des livres, des livres. Des fleurs. Une gerbe de
-mimosas, bientôt fanés mais dont la saveur lourde--une fleur qu’on
-respire avec la bouche--étourdit.
-
-Nous sommes chez une femme intelligente et qui aime la vie. Pretty me
-plaît beaucoup.
-
-Cobral se lève et sort du boudoir.
-
-Une sonnerie bientôt. Sonnerie qui insiste. La femme de chambre vient.
-Elle n’est pas remise de son affolement. Pauvre petite, comme je la
-comprends. Est-ce que je suis remis de cette matinée hâtive?
-
---Mademoiselle attend ces messieurs.
-
-Elle nous mène à la chambre de Pretty. Jolie chambre pensive où il n’y a
-pas trop de meubles et pas trop de dentelles. Ce n’est pas une chambre
-d’actrice, Dieu merci. Mais que fait Pretty? Elle s’est recouchée.
-Paresseuse!
-
-Cobral est assis déjà près du lit.
-
-Pretty nous fait un sourire. Elle a retapé sa coiffure et s’est inondée
-de poudre. Elle est armée de pied en cap. Pourtant je ne conçois pas
-qu’elle nous reçoive si familièrement.
-
-Mais comme si elle me devinait:
-
---Je crois que ma classique pudeur est très en déroute ce matin... Tant
-pis pour moi, je n’ai pas le courage de rester debout à ces heures
-sensationnelles. Asseyez-vous... Prenez ce fauteuil, Nanni, et
-approchez.
-
-Elle lui rit fraternellement.
-
-Il s’oblige à sourire. Il y réussit. On dirait de ces sourires peints
-sur marionnettes ou sur ces figures, dans les foires, qui sont aux
-boutiques dites «Massacres».
-
---Que me veut-on?... Fumez si cela vous amuse... Ce me sera agréable...
-
-Cobral parle:
-
---Pourquoi ne jouez-vous rien actuellement?... je sais, je sais... la
-guerre... eh bien c’est la raison de faire de la belle besogne... vous
-ne trouvez pas que «ceux qui restent» abusent du café-concert et de la
-revue à petit spectacle... triste, triste... Donnez-leur des
-chefs-d’œuvre... c’est-à-dire vous-même... assez de femelleries...
-
-Pourquoi ces banalités?
-
-Mais il les distille subtilement. Il flatte. A la réflexion la flatterie
-est grossière, mais il la détaille en grand acteur. Pretty n’a pas du
-tout l’air de l’entendre. Elle est dans le ravissement. Petite Pretty,
-qui aime renier ses anciennes idoles, quand on l’y invite adroitement.
-
-Idoles, non, je ne peux dire qu’elle ait eu pour idoles ses buts oubliés
-et son répertoire de début. Pretty Pray n’est pas une vieille dame; mais
-elle a vingt-quatre ans et, depuis six ans, elle a vu bien des choses.
-Elle a débuté dans une bonbonnière, où l’on affichait des
-polissonneries. Elle passait pour Anglaise. Il est vrai qu’elle est née
-à Cricquebœuf et qu’elle est blonde. Elle a travaillé ensuite la
-tragédie racinienne au Conservatoire. Impatiente d’attendre des prix et
-des récompenses, elle est revenue aux légèretés, et le music-hall a
-connu des sketches où elle chantait et dansait intrépidement. Mais je ne
-vous conterai pas sa carrière. Vous la connaissez mieux que moi. Un
-jour, le hasard l’a jetée dans les bras d’un faiseur de drames
-littéraires et, souple comme un courtisan, elle a saisi en un tour de
-main des intentions et des idées que ne lui avait pas apprises son début
-sans envergure. C’est depuis ce temps-là qu’elle aime être appelée
-Sainte par ses amis. Je la soupçonne de haïr son nom réel de Pretty
-Pray, qui est un peu badin pour cette amie des poèmes sérieux et des
-comédies pathétiques.
-
-J’aime bien l’appeler Sainte.
-
-Si elle l’osait, elle se ferait afficher sous ce nom quand elle joue.
-
---Vous êtes très attachant, Cobral, mais je ne pense pas que vous me
-jetiez à bas du lit pour me parler du théâtre à venir et de la moralité
-des civils, n’est-ce pas?
-
-Un rayon de soleil coule par la fenêtre. Un soleil convalescent.
-
-Je n’aime pas qu’elle parle à Cobral comme à un ami. Où se sont-ils vus?
-Je croyais connaître la vie de Sainte, et je l’ai vue assez souvent ces
-dernières semaines pour savoir quels sont tous ses amis actuels. Je suis
-un sot, voilà. Comme si, après les plus généreuses confidences de
-n’importe quelle femme, il ne convenait pas de se demander: «Quelles
-choses importantes m’a-t-elle cachées?»
-
-Trop souvent, Sainte m’a dit: «Je n’ai pas de secrets pour vous.» Elle a
-dû me taire les plus beaux détails, avec délices.
-
-Cobral abuse de ses éclats de rire. Il sera bientôt visible pour tous
-que c’est de l’imitation.
-
---Ma chère amie, dit-il gaiement...
-
-Oh, comme ces façons affectueuses m’insupportent!
-
---Ma chère amie...
-
-Pourquoi m’insupporter? Les amis de Sainte me doivent être aussi
-étrangers que les deux ou trois petites passions de son petit cœur.
-C’est vrai que je n’ai jamais pensé à son cœur, ni à tout ce qui
-s’ensuit, mais son amitié m’amuse. Donc je suis jaloux de ses amitiés
-nouvelles.
-
---Ma chère amie, ma visite précipitée a deux mobiles...
-
---Mon réveil et ma colère.
-
-Il fait à cette plaisanterie un succès de joie indulgente.
-
---Non... une invitation à accepter... Un service... à rendre.
-
---Vite, parlez-moi de l’invitation...
-
-Et elle bat des mains avec un enthousiasme parodié.
-
---J’ai un service à vous demander... reprend Cobral... c’est moi qui
-vous le demande... mais au nom d’une cause considérable...
-considérable... comme vous le diront ces messieurs.
-
-Sainte, qui croit à une farce, nous interroge des yeux. Nous demeurons
-impénétrables.
-
---C’est un très gros service... que vous pouvez me rendre... nous
-rendre... facilement...
-
---Eh bien, dites de quoi il s’agit, et je vous répondrai.
-
-Elle s’impatiente. Cobral semble disposé à prendre son temps maintenant.
-
---J’ai eu entre les mains, narre-t-il, un programme de la matinée que
-donne aujourd’hui l’Union Cordiale... Une belle manifestation
-franco-anglaise... vous y paraissez... Cela me fait plaisir... Le
-Président de la République vous applaudira...
-
---Ce n’est pas la première fois, rétorque Sainte, et les ministres
-aussi. Il y aura des ministres...
-
---Cela est improbable, se moque Cobral, car c’est grande séance à la
-Chambre... les ministres y seront tous... ils y seront tous... tous...
-vous ne le saviez pas?
-
---Comment le saurais-je?... Les événements politiques me sont inconnus.
-
---Inconnus? Inconnus?... Et les hommes politiques vous sont inconnus?
-
---Evidemment... vous posez des questions... des questions...
-
---Je ne demande rien... Vos secrets sont à vous... Je ne vois pas
-pourquoi je voudrais vous les prendre... Je ne les prendrai certainement
-pas...
-
-Cette conversation me paraît bête et misérable. Nanni ferme à demi les
-yeux. Est-ce pour ne pas la voir? Est-ce pour mieux la voir? Elle est
-très belle, notre blonde Sainte, accoudée à l’oreiller; si elle est plus
-belle encore dans le cœur fougueux de Nanni, comme elle doit être belle!
-
-Elle se tait, agacée par le ton sournois de Cobral. Elle dit avec un peu
-d’aigreur:
-
---Cobral, vous êtes ennuyeux... si vous avez quelque chose à me
-demander, demandez.
-
---Que direz-vous tout à l’heure à la matinée du Trocadéro? C’est au
-Trocadéro, n’est-ce pas?
-
---Oh! cet homme qui répond aux questions par des questions... Oui, c’est
-au Trocadéro...
-
---Merci... Quels poèmes direz-vous?
-
---Je ne sais encore... Le programme porte: «Poèmes» par Mlle Pretty
-Pray.
-
---Poèmes de qui?
-
---De quelqu’un qui me plaira... Si je savais qui me plaira d’ici la
-matinée, j’aurais un bonheur de première classe.
-
---En attendant, vous êtes nerveuse... Donc vous direz des vers...
-
---Oui, oui, oui et oui... des pauvretés sans doute... Parce que les
-poètes m’ont tout l’air d’être au garage depuis qu’il leur faut célébrer
-des faits au-dessus de leurs petites histoires...
-
---Pretty, vous êtes injuste... Les poètes ont toujours été ceux qui
-peuvent le mieux exprimer la séduction ou la douleur de la vie
-quotidienne... Ils n’ont pas changé... Il n’y a plus de vie quotidienne,
-il y a un trou dans l’espace et dans le temps, cratère inquiétant dont
-les vapeurs annoncent le dernier cercle de l’enfer--ou le premier...
-Dante est mort, chère amie, et les bons jeunes gens qui écrivent ont
-assez de peine à écrire en français... si vous leur demandez de penser
-par surcroît...
-
---Il y en a sans doute qui ont d’autre but que des rimes insensibles et
-du bruit sous les mots! Qu’ils viennent!
-
---Je viens.
-
---Quoi?
-
---Pretty, vous serez un ange... Pretty, je vous nommerai Sainte avec des
-inflexions mélodieuses si vous déclamez ceci à la matinée du Trocadéro.
-
---Qu’est-ce qui vous prend?
-
-Je suis plus stupéfait que Sainte. Cobral tire de son portefeuille un
-beau papier de format princier, plié en quatre, qu’il tend à Pretty.
-Cobral serait poète, écrivain, littérateur?
-
---C’est une sorte d’hymne, dit-il.
-
---Je ne le dirai sûrement pas aujourd’hui, crie vivement Pretty; il est
-d’une grande longueur et j’ai trop de conscience pour risquer une chose
-que je n’aurais pas le temps d’étudier.
-
---Vous le direz, maintient Cobral...
-
---Que je le lise, s’il vous plaît.
-
-Elle parcourt le manuscrit. Cobral affecte de s’intéresser au couvercle
-d’un drageoir ciselé qu’il manie avec des chatteries d’antiquaire. Nanni
-est comme absent. Comment croire qu’il y a une goutte de sang et une
-étincelle de nerf dans ce corps statufié correctement sur un fauteuil?
-Je ne songe qu’à Pretty, à la délicate Sainte, dont les yeux étroits, la
-bouche sans volupté et les épaules découragées ont un grand pouvoir de
-charme triste sur moi.
-
-Elle a lu, elle rit à n’en plus finir.
-
---C’est beau, ma chère amie? interroge Cobral gravement.
-
-Sainte, rit, rit, rit éperdument.
-
---Je savais... oh! Cobral... je savais... je savais que c’était pour
-rire... eh bien, je ris... c’est réussi... voyez! je ris... je ris...
-
---Pourquoi riez-vous?
-
-Elle pousse de petits cris aigus.
-
---Il demande... il demande... vous demandez pourquoi je ris...
-
-Elle étouffe. Elle tousse. Elle revient à son petit air digne qui me
-plaît tant.
-
---Vous direz ces pages, n’est-ce pas? reprend Cobral sans gaîté et sans
-solennité... vous les lirez au Trocadéro.
-
-Sainte est dégrisée de son élan comique.
-
---La plaisanterie est finie, mon cher... j’ai ri... ne me demandez pas
-autre chose...
-
---Justement, je vous demande autre chose... je ne vous demandais pas de
-rire... je vous demande...
-
---Alors, faites dire vos vers par un clown...
-
---Laissons cela, intime Cobral.
-
-Une pause. Sainte a peut-être blessé Cobral. C’est ce qu’elle est
-occupée à chercher. Nanni demeure indifférent à tous ces propos. Moi, je
-m’entête à ne rien comprendre.
-
-Cobral allume une cigarette et la flamme du briquet éclaire son sourire
-revenu.
-
-Sainte se tourne vers Nanni.
-
---Pourquoi, lui dit-elle doucement, ne m’avez-vous pas donné de vos
-nouvelles?
-
-Nanni livre aux yeux de Sainte ses yeux de pierre usée. Elle en a une
-impression amère. Elle n’aime pas semer le mal.
-
---Nanni a dû faire des prodiges, dit-elle en me regardant.
-
-Je rougis. Je crois que je dis:
-
---Il en fera.
-
-Mais la peine de Nanni et les rampements de Cobral me troublent
-âprement.
-
---Nanni, intervient Cobral, Nanni...
-
-L’appelé parvient à mettre un peu de sourire naturel dans ses yeux où la
-vie se rallume une seconde.
-
---Nanni, puisque Sainte ne veut pas m’entendre, dites-lui, je vous
-prie...
-
---Ah! non, crie-t-elle, vous ne voulez pas lui faire répéter vos
-prétentions humoristiques?
-
---Nanni, mon cher Nanni, veux-tu soumettre à Mlle Pretty Pray
-l’invitation dont nous sommes chargés?
-
---Quelle invitation? balbutie Nanni. Je ne sais pas de quelle invitation
-tu me parles.
-
---Vous l’intimidez, ricane Cobral. Et vous, dit-il vers moi, ne
-direz-vous pas?...
-
---Vous oubliez que je ne suis au courant de rien.
-
---Que de temps gaspillé, gronde-t-il, en se levant.
-
-Et il marche par la chambre.
-
-Il s’arrête soudain et cherche les yeux de Sainte.
-
---Vous avez entendu parler de Mme de Hocques?
-
-Sainte tressaille.
-
---Mme de Hocques!... Celle?...
-
---La milliardaire... la bonne... la belle... la grande... la seule...
-
---Oui... j’ai entendu parler... j’ai beaucoup entendu parler de Mme
-de... de cette dame...
-
---Ce n’est pas elle qui vous envoie ce poème, mais elle serait contente
-que vous le disiez... Bah, puisque vous ne voulez pas...
-
-Sainte rit nerveusement.
-
---C’est inouï qu’elle soit mêlée à cette histoire de... de matinée... et
-de poème...
-
---Peuh!... Elle y est mêlée... elle y est à peine mêlée... seulement
-elle veut vous voir... elle veut absolument vous voir... dans le plus
-bref délai...
-
-Il reprend sa marche sur le tapis.
-
---Ho! dit-il devant une petite toile mal encadrée, si vous l’avez payé,
-celui-là vous a coûté cher... Mais c’est un cadeau, je gage... ah! si
-j’avais le pareil dans ma chambre à coucher... bravo... c’est un vrai...
-et un beau... peut-être n’y connaissez-vous rien... si... vous devez
-aimer cette peinture... c’est un cadeau royal... royal...
-
-Sainte s’en prend à Nanni:
-
---Votre ami est le plus insupportable des hommes... Vous voyez que je
-dis vrai... On ne peut causer avec lui deux minutes en sécurité...
-
-Cobral se retourne:
-
---Vous me parlez, ma chère?
-
---Pas du tout.
-
---Excusez-moi.
-
-Il revient à la peinture.
-
---Cobral, dites, Cobral...
-
---Quoi donc, Sainte entre toutes les saintes?
-
---Pourquoi me disiez-vous que cette dame... Mme de... de...
-
---De Hocques?
-
---Oui... Mme Hocques... voulait... veut...
-
---Je suis un enfant! J’oubliais l’essentiel. Mme de Hocques m’a chargé
-de vous prier à déjeuner pour ce matin.
-
---A déjeuner? Chez elle?
-
---Chez elle, Sainte... Et vous aurez en face de vous votre ami Cobral...
-et monsieur l’aviateur que voici... et monsieur l’écriveur que voilà...
-
---A déjeuner? répète Sainte, interdite.
-
---Ce sera intime et important... Il y aura un grand général... Ah! vous
-ne vous doutez pas quel général elle a invité... un général connu...
-oui, Sainte... un général connu... historique.
-
---C’est sérieux? Elle me fait inviter?
-
---Petite dame, vous êtes incrédule et c’est charmant. Mais les minutes
-ont une valeur considérable. Vous allez donc sauter de ce lit soëf et
-amollissant. Vous revêtirez le tailleur le plus chic et le plus sobre
-que vous possédiez et dans notre compagnie, vous irez à l’hôpital
-d’Antin où Mme de Hocques, bienfaitrice et infirmière, sera heureuse de
-vous voir.
-
---Mais, discute Sainte, doutant, cette dame ne me connaît pas. Pourquoi
-veut-elle que je vienne?
-
---Elle me connaît, dit Cobral. Cela suffit. Vous déjeunerez donc chez
-elle et, pour ne pas la contrarier, si elle vous parle du Trocadéro,
-vous lui direz que vous y déclamez un poème de Cobral. Jean-Pierre
-Cobral, français.
-
---Et il faut que je me lève et que je vous suive et que...
-
---Il paraît, insinue Cobral, qui s’est approché de la fenêtre et
-tambourine des improvisations, il paraît qu’elle nous fera déjeuner avec
-un homme politique, ce jeune ministre vous savez... cet orateur?... vous
-devez connaître son nom... Cardiette... René Cardiette... il parle cet
-après-midi à la Chambre... il interpelle sur une loi nouvelle... pour
-lever une classe de plus... vous ne l’avez jamais vu?
-
-Je n’entends plus que la vitre en batterie sous les doigts de Cobral.
-Sans lever les yeux, j’ai senti Sainte s’immobiliser et retenir son
-souffle. Elle est pétrifiée. A côté de moi Nanni a reçu un choc
-terrible, car il a durement ahané: c’est fini, il soupire légèrement
-comme s’il dormait d’un sommeil fluide et heureux.
-
-Sainte reste figée sous ses couvertures.
-
-Les autos font un bruit de houle sous les fenêtres. Le soleil touche le
-lit et grimpe jusqu’à la bosse que font les pieds de Sainte sous la
-soie.
-
-Elle baille, la petite masque, et s’étirant un peu, murmure:
-
---Il est dit que je ne pourrai jamais être reine fainéante... Je vais
-m’habiller... Mais il faut vous éloigner...
-
-Et elle fait une moue admirablement composée.
-
- * * * * *
-
---Allez tous dans le salon, ordonne-t-elle.
-
---C’est trop loin, dit Cobral. Vous auriez le temps de vous rendormir.
-Je ne vous le permets pas.
-
---Alors, tous, au tableau. Je vous donnerai le signal du retour.
-
-Et de regarder, Cobral, Nanni et moi, le petit tableau qui intéressait
-Cobral. C’est un F. Luini. C’est une merveille. Il y a un ange tout à
-fait équivoque dans le coin gauche. Mais un ange équivoque ne me
-surprend pas, quand je suis en compagnie de Cobral, de Nanni et de
-Sainte.
-
-Derrière nous, un bruit d’étoffes agitées. Un pied nu sur la peau sourde
-qui le reçoit. La porte s’ouvre. Les mules font sonner la dalle du
-cabinet de toilette.
-
---Retournez-vous si mes anges ne vous amusent plus... Mais défense
-d’entrer...
-
-Elle s’active. Le cristal tinte, le nickel choque l’ivoire, l’eau ronfle
-dans les faïences.
-
---Rien ne m’est plus pénible que de vous savoir là pendant ma toilette.
-C’est odieux...
-
---Mettez-nous à la porte, crie Cobral.
-
-Nanni est charmé de cette proposition. Il voudrait bien s’en aller.
-
---Eh bien, partez! répond Sainte sans conviction... Je dis ça et je sais
-que vous ne partirez pas...
-
---Vous constaterez que notre attitude est infiniment respectueuse...
-
---C’est heureux.
-
-Un linge mouillé claque sur de la chair jeune. Nanni souffre.
-
---Savez-vous l’heure? interpelle Cobral... Il est dix heures... Il est
-dix heures, mademoiselle...
-
---Il n’est que dix heures?
-
---Il est déjà dix heures... On nous attend à onze heures.
-
---Misérable! Il ne me faut pas vingt minutes pour ma toilette...
-
---Je comprends cela. Et il vous en faut vingt pour mettre vos bagues. Et
-il vous en faut encore vingt pour dire des tendresses à votre miroir. Et
-je ne parle pas du quart d’heure de grâce qui représente soixante
-minutes, bon poids.
-
---Je n’entends pas ce que vous dites. Sonnez ma femme de chambre.
-
-Cobral sonne.
-
---Et ne parlez plus. Il n’y a que vous qui parlez. Laissez parler les
-autres.
-
-La femme de chambre va au cabinet de toilette.
-
-Je voudrais avoir l’air naturel.
-
---Sainte, je suis fâché...
-
---Pourquoi?
-
---Je ne savais pas que Cobral fût votre ami.
-
---Vous êtes bon! Je ne savais pas qu’il fût le vôtre.
-
---Ah, je ne le savais pas non plus.
-
-Elle n’a pas compris, mais elle rit et je ris.
-
---Et Nanni? Pourquoi ne dit-il rien? dit-elle soudain.
-
-Nanni se tait, sombre. Il regarde la porte ouverte du cabinet de
-toilette où l’on ne voit qu’une ombre mince et nue aux mains d’une ombre
-juponnée.
-
-Cobral furète en fredonnant imperceptiblement, et ses yeux ne quittent
-pas les gravures et les croquis pendus aux cloisons.
-
---Nanni, vous n’avez rien à me dire? Vous savez que les autres
-m’ennuient. Vous seul m’intéressez. Depuis tant de mois, vous voilà
-devenu tout nouveau pour moi.
-
---C’est cela. Vous m’avez oublié.
-
-Il veut rire. Sa voix est mal accordée.
-
---Oublié, ah que non! j’ai tant de fois pensé à vous. J’ai retrouvé une
-lettre, figurez-vous, le mois dernier, j’ai retrouvé une ancienne
-lettre, une belle lettre. Vous m’en écrirez de semblables?
-
---Je ne crois pas.
-
-Il y a du bruit dans le cabinet de toilette. Nanni a parlé très bas.
-
---Je n’ai pas entendu, crie Sainte. Que disiez-vous, Nanni?
-
---Rien de plaisant.
-
---Vous savez bien que vous me plaisez.
-
-Cobral intervient.
-
---Vous n’avez pas de honte de troubler cet aviateur candide avec votre
-coquetterie?
-
---De quoi vous mêlez-vous?
-
-Sainte est presque fâchée.
-
---Je ne peux pas dire à Nanni qu’il me plaît? Il est à moi autant qu’à
-vous. Je le connaissais avant de vous connaître. Et avant même que vous
-ne le connaissiez, sans doute... Vous me plaisez beaucoup, Nanni. Et je
-suis heureuse de déjeuner avec vous. Heureuse, je vous dis...
-
---Ce n’est pas à cause de moi que vous êtes heureuse.
-
---Qu’est-ce que vous dites?... A cause de quoi serais-je heureuse?
-
-Nanni fait un geste d’indifférence--qu’elle ne peut voir--si brusque et
-si gauche qu’il renverse une tasse du nécessaire posée par la camériste
-sur le guéridon. Des miettes de porcelaine sur le plancher.
-
---Une catastrophe? J’ai entendu... Qu’est-ce que vous avez cassé?
-
---Une tasse...
-
---Oh! méchant... Qui a fait cela?
-
---Moi, dit Cobral...
-
---Je croyais que c’était Nanni.
-
---Je vous crie que c’est moi.
-
---Ne criez pas. Vous êtes impardonnable. Que disiez-vous, Nanni?
-
---Je ne disais rien.
-
---Vous étiez plus bavard jadis.
-
---On change.
-
-Les petits pieds trottent à bottines autoritaires sur les dalles.
-
---Dans cinq minutes je serai prête. Encore un sou de poudre et trois
-centimes de rouge.
-
---Ne mettez pas trop de rouge, conseille Cobral. Il n’aime pas les
-femmes de théâtre.
-
-Je demande:
-
---Qui?
-
-Sainte n’a rien dit. Nanni s’assied, une bouffée de sang au visage.
-
-Enfin la voix de Sainte:
-
---C’est vous qui n’aimez pas les femmes de théâtre, Nanni?
-
-Il s’irrite.
-
---Il ne s’agit pas de moi, voyons.
-
-Plus calme, il se reprend et atténue:
-
---Je ne les aime pas. Mais vous n’en êtes pas une.
-
-Le rire de Sainte.
-
---C’est bien là le compliment que je préfère.
-
-Je remarque:
-
---Vous n’étiez pas ainsi autrefois.
-
---On change.
-
---Vous aussi? raille Cobral.
-
---C’est vrai, s’amuse Sainte. Nanni vient de dire les mêmes mots. Nous
-avons changé tous les deux.
-
---Et ça n’a rien changé, résume Cobral.
-
-Nanni se passe les mains sur les cheveux pour les aplatir
-définitivement. Il a de petites mains d’homme sensible. Il a sur le
-visage une volonté qui tuera sa sensibilité--ou qui le tuera, lui.
-
---Au moins, dit-il péniblement, vous n’avez pas changé d’aspect. On vous
-prend toujours pour une jeune fille. Je sais que cela vous est agréable.
-
---Vous vous décidez à dire des gentillesses spontanées. Il est grand
-temps. Vous non plus, vous n’avez pas changé d’aspect. Peut-être l’air
-un peu moins du condottiere. Vous êtes plus moderne. Mais vous avez été
-malade? Cela laisse des traces.
-
---Ce n’est pas la maladie qui m’a changé. C’est la solitude.
-
---Vous n’aviez pas d’amis?
-
---Je n’ai pas d’amis.
-
---Et Cobral?
-
---Je ne le connaissais pas, il y a quinze jours. Et Monsieur n’est mon
-presque ami que depuis ce matin.
-
---Vous étiez seul?
-
---Comme une île perdue.
-
---Eh bien, les îles ne vont pas à la dérive.
-
---Qui vous dit que j’aille à la dérive?
-
---Vous ne comprenez pas. Je veux dire que l’isolement a dû vous rendre
-très fort.
-
---Très fort, dit Nanni.
-
-On dirait un gamin qui va pleurer.
-
---Vous voyez que vous aurez le temps de dire votre mot dans cette
-guerre.
-
---Mon mot? Le dernier. Le dernier de la phrase.
-
---Quoi? Je n’entends pas.
-
---Rien de sérieux. J’essayais de résumer mon propre rôle à mes yeux.
-
---Vous planez au-dessus de la tuerie, je pense?
-
---Je suis aviateur.
-
---Moralement surtout vous planez. Peut-être regrettez-vous l’ancienne
-cuirasse des ancêtres, envahisseurs de cités et de marquisats. J’ai lu
-Machiavel pour m’amuser.
-
---Je ne l’ai pas lu.
-
---Il donne toutes les armures qu’il faut, celui-là.
-
---Je n’ai pas besoin d’armure. Il faut que personne n’en ait besoin. On
-a trop défendu et on a trop attaqué. Il ne faut plus être assailli. Il
-ne faut plus tuer. Il faut tuer la guerre. Il faut tuer la guerre.
-
-Sainte dit:
-
---Suzanne, donnez-moi le petit chapeau bleu à brides. C’est celui que je
-préfère.
-
-Nanni piétine et trépide et crispe sa main sur le dos d’une chaise.
-
---L’armure, dit-il, j’en ai perdu le goût dans la solitude... Me
-croiriez-vous? moi, pauvre rêveur qui fus une sorte de poète dans
-l’aviation, je croyais, à réfléchir, face à mes quatre murs
-inintelligents, avoir des fautes lourdes sur le cœur, et l’injustice aux
-mains... J’ai tant aimé la chasse... j’ai tellement chassé... dans tous
-les pays du monde... levé, flairé, traqué, tué jusqu’au dégoût... toutes
-ces bêtes en fuite je les revoyais dans ma torpeur morbide... et chaque
-évocation me conduisait à décréter: «plus de fusils»... Il faut ne plus
-avoir à se défendre... ni besoin de conquérir... ni besoin d’amasser...
-ni besoin de dévorer... et que l’apaisement soit éternel...
-
-Il rit violemment et, s’arrêtant:
-
---A moins qu’une seule bête soit coupable... et il faut la tuer pour
-sauver les autres... un seul crime... le dernier... le plus beau...
-bientôt, bientôt, bientôt, c’est promis...
-
---Vous dites des rébus, lui jette Sainte gaiement.
-
-Elle se campe dans l’embrasure, simple et parfaite des bottines au
-chapeau, avec un tailleur bleu aussi sommaire qu’il est possible et plus
-élégant qu’on ne l’espérait. Elle se gante en parlant.
-
---Avouez que j’ai brûlé les étapes.
-
---Quarante minutes, note Cobral, penché sur sa montre.
-
---Je suis en avance. Nous irons à pied. J’ai envie de marcher. Jusqu’à
-l’avenue d’Antin il y a bien dix minutes.
-
-Mais elle s’exclame:
-
---Je n’ai pas déjeuné.
-
-Les petits pains, le beurre, les toasts, attendent sur le plateau dont
-Nanni a brisé la tasse.
-
---Vous m’avez tellement occupée que je n’ai plus faim. Mais je vais
-boire le chocolat... Apportez une tasse, Suzanne.
-
---Ce serait trop long, défend Cobral... Vous boirez à la régalade...
-Ouvrez la bouche.
-
-Nous rions. Sainte s’amuse. Que nous sommes jeunes et contents pendant
-une minute! Et la terreur pourtant, ou l’angoisse, nous harcèlent.
-
-Sainte s’assied, renverse un peu la tête et Cobral verse de haut le
-chocolat dans la petite gueule fraîche de notre amie.
-
-Je ne sais pas ce que je fais là. Je suis heureux d’y être. Je regarde
-Nanni. Une larme au coin de sa paupière. Elle roule.
-
-Il rit plus fort que moi.
-
---Venez.
-
-Sainte nous emmène maintenant. Il n’y a plus de soleil sur le lit ou
-dans la chambre. Une pendule ancienne nous regarde passer dans
-l’antichambre. Elle bat sa mesure sèchement, fièvreusement, comme si
-elle avait hâte d’en finir.
-
-
-
-
-_Onze heures._
-
-
-Comme nous atteignons le premier étage de l’hôpital d’Antin, un orage de
-bravos et de hourras se déchaîne derrière le mur du palier.
-
-Personne pour nous guider. Cobral ouvre une porte, à lui familière, et
-nous voici dans une grande salle vide. Odeur de phénol, d’iode,
-d’antisepsie.
-
-Sainte s’appuie au bras de Nanni.
-
-Une autre porte. Le réfectoire.
-
-Huit cents blessés achèvent de déjeuner, huit cents jeunes hommes de
-toutes classes, de tous climats, de toutes expressions, la tête
-enturbannée de pansements, le bras en écharpe, munis de béquilles qu’ils
-ont posées contre le banc, huit cents êtres blessés de toutes les
-blessures de guerre, et qui marquent à coup de couteaux sur les verres,
-ou de brodequins sur le plancher, une formidable mesure au refrain qu’on
-leur chante.
-
-C’est le jour du dessert de luxe. On distribue des cigares, des fruits,
-et pendant plus d’une heure on les met en joie avec la Bande à Nini. Une
-demi-douzaine de comédiens ou de chanteurs, un compositeur aveugle qui
-ténorise, de Max qui livra dans la féerie, l’amour ou la frénésie son
-lyrisme ailé, une jeune coquette anciennement subventionnée, tout le
-théâtre représenté et résumé par quelques personnages typés comme s’ils
-le faisaient exprès, se démènent, se distribuent et se dépensent sous le
-commandement de Nini, étoile internationale du caf’conc’, ambitieuse de
-donner la joie aux soldats de France et de nettoyer à l’occasion, la
-Chanson qui en a besoin.
-
-Une figure de reine déchue: Mme de Hocques. On lui doit le confort
-spécial de cet hôpital où elle est simple infirmière, ayant voulu qu’une
-infirmière accomplie acceptât le titre de major. Elle est inégalable
-pour procurer des douceurs à ce monde convalescent. Elle affectionne la
-bande à Nini qui y répand chaque semaine l’enthousiasme comme un torrent
-d’air pur.
-
-Cobral s’incline très respectueusement devant elle. Je doute qu’il ait
-beaucoup de respect réel. Cobral semble chez lui ici.
-
-Ne semble-t-il pas chez lui partout?
-
-Il nous présente à Mme de Hocques qui renouvelle son invitation, et nous
-quitte aussitôt pour faire boire un Marocain, souriant et défiguré, un
-lambeau d’homme.
-
-Je dis à Cobral:
-
---Je n’ai rien à faire ici. Je vous rejoindrai plus tard. Je n’aime pas
-venir en spectateur vers la souffrance humaine.
-
---Attendez-moi, dit-il. Nous vous suivons.
-
-C’est tout ce que nous faisons ici? Quelle nécessité de venir, alors?
-
-Nanni est illuminé de joie.
-
---Ne plus voir ça... Ne plus voir ça... demain ce sera fini... on verra
-de la vie désormais...
-
-Ce qu’il dit ne m’amuse plus du tout.
-
-Cobral semble suivre avec intérêt une chanteuse à la voix rude qui
-essaie des romances faubouriennes.
-
---Elle a une nature, dit-il enfin.
-
-Mme de Hocques présente Sainte à Nini. Veut-elle l’enrôler dans la bande
-charitable?
-
-Cobral me prend à part:
-
---Vous ferez comme vous voudrez, mais il faut d’ici midi m’avoir mis en
-rapport avec un journaliste influent... d’un grand journal...
-
---Je vous ai dit que nous irions à _l’Exigeant_.
-
---Ce soir, oui, mais avant midi, trouvez un autre... le rédacteur d’un
-grand journal...
-
---Je ne dis pas non.
-
---Je dis oui, réplique Cobral, partons.
-
---Qu’est-ce que vous voulez en faire?
-
---Je le lui dirai moi-même.
-
---Et à moi vous ne direz rien?
-
---Nous vous dirons tout dans la voiture. Venez.
-
---Vous n’avertissez pas Pretty? s’inquiète Nanni.
-
---Elle est en bonnes mains, voyez.
-
-Guidée par Mme de Hocques et la verveuse Nini, Sainte est montée sur une
-table et jette aux huit cents convives qu’elle va dompter et épanouir
-dramatiquement, le titre d’un premier texte.
-
---Elle dira le mien, au Trocadéro, m’affirme Cobral.
-
-Comme nous sortons, un soldat de la dernière table, déplore, montrant
-Cobral à son voisin:
-
---Encore un qui est dégoûté d’attendre son tour! Est-ce que tu ne crois
-pas que c’était un chanteur?
-
-Nous retraversons la salle vide.
-
-A la porte, un grand homme maigre se hâte vers le réfectoire. Il tient
-son chapeau à la main. Front haut, tête d’intelligence hautaine,
-moustache discrète de diplomate et des yeux généreux. Voilà des yeux qui
-donnent. Enfin, des yeux francs, des yeux riches.
-
-Il va si vite qu’il heurte Nanni au passage. Bousculade insignifiante
-qui les immobilise une seconde. Ils se regardent, s’excusent, se saluent
-de la main, étrangers.
-
-Nanni nous rejoint. Il a des yeux qui donnent, lui aussi. Moins beaux,
-ou moins riches, ou peut-être ont-ils tout donné.
-
---Cette figure m’est connue, murmure-t-il.
-
---René Cardiette, dit Cobral.
-
---Hein?
-
-Nanni s’arrête et va courir en arrière. Pourquoi? Pour voir quoi?
-
---Non.
-
-Cobral n’a pas crié cet ordre.
-
---Merci, Cobral.
-
-Et, cette fois, Nanni, impétueux, nous précède pour sortir.
-
-
-
-
-_Onze heures trente._
-
-
---Monsieur, je suis content de faire votre connaissance.
-
-Moquin tend la main à Cobral et fait une imperceptible grimace du
-nez--flanc droit--qui donne le frisson à son monocle. Cela veut dire:
-«Si ces gens sont ennuyeux, toute la bonne impression de la matinée est
-fichue, et je serai de mauvaise humeur au restaurant.»
-
---Je n’ai, dit Cobral, aucune raison personnelle de vous déranger, mais
-le Président de la République souhaite que vous veniez à la matinée du
-Trocadéro.
-
-Moquin a failli trahir son effarement. Craint-il d’avoir trouvé son
-maître? C’est une plaisanterie de Cobral. Une plaisanterie de ce genre
-est bien près du déséquilibre mental. Les actes de Cobral relèvent à
-l’ordinaire du paradoxe aigu. Celui-ci dépasse toute limite permise.
-
---Voici une loge, dit-il encore.
-
-Sans rire, Moquin prend le coupon que lui tend Cobral.
-
---C’est aujourd’hui, cette matinée?... quel dommage!...
-
---Vous n’êtes pas libre?
-
---_Le Journal_ m’a chargé d’aller à la Chambre où se débattra la
-question de l’emprunt... Il y a un discours de Cardiette que je dois
-entendre... et que je veux entendre...
-
---Qu’à cela ne tienne... Je vais dire à votre directeur... je n’ai qu’un
-mot à dire... et aussitôt... Tenez, considérez-vous comme libre... Je
-ferai ce qu’il faut...
-
-Moquin n’est plus étonné. Il est ennuyé. Ce railleur obstiné, toujours
-prêt à frapper le défaut de ce qu’il entend et de ce qu’il voit, portant
-sans conviction visible des coups dont le but ne se dérobe jamais, et
-corrigeant sa dextérité sévère par un sourire qui est toujours une moue,
-ignore la prudence et pourtant maudit les partenaires trop balourds. Il
-craint que son refus ne soit accueilli par Cobral sans respect et se
-demande si le solliciteur humoristique assis en face de lui n’est pas un
-échappé. Dure minute pour la timidité de Moquin et pour son épuisable
-violence.
-
---Arrangez-vous avec mon directeur, concède-t-il, mais il est bien tard.
-
---Je vais lui téléphoner.
-
---Et je vous assure que je préférerais entendre Cardiette que Chenal ou
-Albert Lambert.
-
---Cardiette est un grand orateur, n’est-ce pas? demande Nanni.
-
---Cardiette est le seul orateur de ce temps. S’il le voulait, il
-imposerait au pays sa dictature. Il tient la France avec sa parole.
-
-Il y a peu de monde chez Jim Aston. Le coin du bar où Moquin vient
-s’asseoir quotidiennement, de dix heures à midi, pour lire les feuilles,
-consommer deux cocktails et recevoir ses amis ou similis, est vide
-d’étrangers. Un seul habitué, à la table voisine, noircit ligne à ligne,
-posément, des pages blanches. C’est un journaliste lui aussi.
-
---Monsieur Moquin, reprend Cobral, je n’insisterais pas si le Président
-de la République lui-même ne m’avait...
-
---Il pouvait m’écrire ou s’y prendre plus tôt. Quels secrétaires a-t-il
-donc à ses trousses?
-
---C’est que M. le Président ne songeait pas à vous inviter... Mais on
-vient d’ajouter au programme une partie inédite... dont il faut qu’on
-parle...
-
---Si on en parlera? s’écrie Nanni enflammé, mais c’est la seule chose
-qui restera de seize mois de campagne...
-
-Moquin essaie de rire:
-
---Un nouveau modèle de sous-marin?...
-
-Il boit.
-
---Ou de bombe?
-
-Il prend une cigarette.
-
---Ou de constitution?
-
-Il fume.
-
---Cobral, Cobral, tu vois comme ils sont ironiques, mais tu ne sais pas
-à quel point ils sont délicats. Ce sont des enfants. Ce sont absolument
-des enfants. Et celui-là qui plaisante sera le premier à crier de joie
-tout à l’heure.
-
---Pourquoi voulez-vous me faire crier de joie? s’enquiert, tranquille,
-Moquin.
-
---Parce que la guerre sera finie... murmure Nanni.
-
-Le monocle de Moquin tressaille de nouveau. Il doit penser que Cobral et
-Nanni abusent et que j’aurais bien agi en ne les amenant pas.
-
---A quelle heure? dit-il après une pause... A quelle heure comptez-vous
-terminer la guerre?
-
-Nanni hoche la tête:
-
---On ne peut prédire cela à quelques minutes près... On ne peut pas...
-
---Ce sera fait dans vingt-quatre heures, assure Cobral.
-
---Vingt-quatre heures, soupire Nanni, il faut bien vingt-quatre heures.
-Tant de choses à régler avant de finir... Tant de détails...
-
-Et changeant de ton, vivement:
-
---Vous venez, bien entendu, à cette matinée...
-
-Cobral l’interrompt:
-
---Je veux vous faire entendre une jeune artiste bien séduisante...
-Pretty Pray... un tempérament et une distinction extraordinaire...
-
-Moquin se met à rire.
-
---C’est tout ce que vous avez de sensationnel à me révéler?... Pretty
-Pray... Oui, elle a bien du talent, cette petite... mais je la
-connais... je la connais depuis très longtemps... J’ai dû la voir
-naître... en effet, elle a du talent... elle a un talent qui fait
-plaisir aux gens difficiles... faites-lui mes compliments.
-
---Vous les ferez vous-même, puisque vous venez...
-
---Ah vous êtes toujours dans les mêmes dispositions? Vous me voulez?
-
---Il faut que vous veniez. Il faut un chroniqueur considérable pour
-noter cette journée.
-
-Moquin me regarde:
-
---Et vous, me dit-il narquois, vous ne vous joignez pas au concert?
-
---Il paraît, dis-je, que j’ai aussi ma partie.
-
---Il vient pour _l’Exigeant_, explique Nanni.
-
---Me conseillez-vous d’y aller? interroge Moquin tourné vers moi.
-
---Vous avez un camée sorti d’Amsterdam en 1817, dit Cobral en touchant
-le bijou que Moquin porte à sa cravate... vous l’avez payé quatre cents
-francs... à Paris... il y a cinq ans...
-
---Vous êtes détective ou expert en bijouterie?
-
---J’aime les belles choses, dit Cobral... Pretty Pray parlera ce soir au
-nom du peuple Français...
-
---Je la croyais moins populaire...
-
---Depuis deux heures elle est très populaire... Vous entendrez parler
-d’elle... Et, d’abord, vous l’entendrez parler.
-
---Ah! déplore Moquin, je préférerais Cardiette.
-
---Vous n’en serez pas si loin, dit Nanni sans amertume.
-
---Que voulez-vous dire?
-
-Moquin est presque réconcilié avec ces êtres invraisemblables, par
-l’appât d’une histoire à raconter.
-
---Cardiette vous aurait déçu... console Cobral.
-
---Je sais que non... On m’a dit ce que sera son discours... avec
-trente-cinq minutes d’éloquence, il va remuer la Chambre et donner un
-cœur à ceux qui n’en ont plus ou qui n’en ont jamais eu... Une loi
-financière, une loi militaire, une loi judiciaire dépendent de son
-succès... Et de ces trois lois, dont il va assurer le vote unanime,
-dépend la sérénité des mois qui mèneront à la victoire... Cardiette va
-dire aujourd’hui l’hymne de la victoire.
-
---Non, monsieur Moquin, dit Cobral... Non, monsieur Moquin, vous vous
-trompez... ou l’on vous a trompé... Ce n’est pas l’hymne de la
-victoire... c’est l’hymne de la guerre...
-
---Certes, et c’est ce que je dis...
-
---Cela n’a pas le même sens... La victoire est noble... la guerre ne
-l’est pas... Je veux finir la guerre... nous allons tuer la guerre...
-
---Comment cela?
-
---Venez entendre l’hymne de la victoire... le véritable... c’est l’hymne
-de la paix celui-là... venez au Trocadéro... Je vous dis que tout le vœu
-du peuple s’exprimera...
-
---Vous êtes fou, ou bien audacieux, crie Moquin, de prétendre révéler à
-un peuple ce qu’il pense.
-
---Je ne lui révélerai pas, dit Cobral. Je dirai seulement que la guerre
-est morte et que le bonheur éternel va naître.
-
-Moquin se fâche.
-
---Ce sont des blagues que Paris n’écoute pas volontiers en ce moment.
-
---Parce qu’il les croit impossibles... et il s’abandonne à son destin
-qu’il imagine fixé dans l’attente... Je dirai que la paix est venue, et
-quand le pays entier saura que cela a été dit, il y aura un formidable
-éclat de joie.
-
---Après tout, dit Moquin, il est facile de dire, d’imprimer et de
-répandre n’importe quelles billevesées... Mais c’est un gros mensonge.
-Et gare à celui qui se risquera à l’affirmer...
-
---Celui-là sera anonyme... nous n’aurons servi qu’à susciter l’élan
-général de la France et du monde allié... Des millions d’êtres diront
-demain en s’abordant: «C’est bien vrai que la paix est sur la terre?»
-
---Mais puisque ce sera faux...
-
---Ce sera vrai.
-
-Pour la troisième fois, le monocle de Moquin tremble légèrement. Il se
-domine traditionnellement et questionne, avec sa moue indulgente:
-
---Il aura suffi de faire dire par une actrice devant quatre mille
-personnes!...
-
---Cela n’aura pas suffi, dit Cobral.
-
---D’ailleurs, jette Nanni, ce n’est pas aux quatre mille personnes
-qu’elle parlera de la paix imminente... C’est au président de la
-République...
-
---Important, concède Moquin impitoyable. Mais à la même heure René
-Cardiette dira tout le contraire aux membres du gouvernement et aux
-représentants de la nation.
-
---Il ne le dira pas.
-
---Vous l’empêcherez?
-
---Oui.
-
---C’est à voir.
-
---C’est vu et pas à voir.
-
---Admettons, et Moquin le prend de plus haut, mais à la même heure, le
-généralissime continuera de gouverner ses généraux pour tendre un peu
-plus leurs muscles sur la barrière lourde du front. Le président de la
-République lui-même ne décidera pas ce poilu-là à quitter sa place?
-
---Il l’a quittée.
-
---Quoi? Ah oui, son voyage à Londres. Je parlais par images. Aussi bien
-je ne me trompais pas de beaucoup, et le généralissime sera au front ce
-soir ou demain matin.
-
---Non.
-
---J’irai jusqu’au bout de la plaisanterie. Le gouvernement renonce à la
-gloire, les généraux n’ont plus de chefs et sont découragés, et le
-peuple s’en moque. Et après? La guerre ne sera pas finie.
-
---Nous allons la tuer, dit Nanni.
-
-Et il répète, farouche:
-
---Nous allons la tuer...
-
---Alors, dit Moquin, il serait bon de tuer quelqu’un qui est plus
-difficile encore à persuader que vos parlementaires et vos soldats, un
-certain quelqu’un, bardé de chefs qu’il guide ou qui le guident.
-Peut-être qu’en supprimant celui-là et son nid suffocant, vous
-achèveriez votre œuvre folle.
-
---Ça, dit Cobral, c’est la partie de monsieur.
-
-Il montre Nanni.
-
-Moquin persifle:
-
---A quelle heure détruisez-vous?...
-
---Pas avant la nuit. Je suis aviateur.
-
-Moquin est incapable de souffler un mot. Il est plus coi que moi, et moi
-je ne sais plus où je suis. Est-ce que j’assiste à une expérience de
-déformation cérébrale? Où est le médecin? Où est le malade? Suis-je
-malade moi aussi?
-
-Personne ne parle plus.
-
-Nanni regarde Moquin, avide, impérieux, les cheveux ailés comme s’il y
-restait le vent des altitudes, et sa bouche mince fait la lippe
-volontaire qui n’a pas le temps d’être dédaigneuse. Quel est ce
-visionnaire qui parle de détruire du haut de son vol, avec ses obus et
-ses bombes, le cerveau perfide de cette guerre?
-
-Il dit doucement et baissant les paupières:
-
---Il ne faut plus tuer personne... mais ça ce n’est pas tuer des
-hommes... C’est tuer la guerre...
-
-Moquin ne peut railler. Il demande très bas:
-
---Vous savez où il faut aller pour... pour ça?...
-
---Je sais, dit Nanni... Ce n’est pas si loin qu’on se l’imagine...
-
-Un long silence. Interminable. Ecrasant.
-
---Midi trente, signale Cobral, on nous attend... Monsieur Moquin, charmé
-de vous avoir approché... vous viendrez et vous verrez et vous direz la
-chose... vous la savez déjà... vous n’avez plus qu’à regarder...
-
-Il se lève. Il sort. Nanni le suit. Perdu dans son imagination, il dit à
-peine l’au revoir nécessaire à Moquin.
-
-Moi je les regarde sortir, sans bouger, comme si je ne devais pas les
-suivre. Je suis étourdi de cette conversation. J’ai vu un choc violent
-ou j’en ai été victime. Que sais-je? Me voilà brisé. Pourquoi demeurer?
-Et pourquoi sortir?
-
-Il y a dans ma tête un biplan gigantesque avec des «N» sur les ailes,
-et, petit dans cette toile et ce métal, un profil net--qui fait un bec à
-l’aigle, oui, à l’aigle--un homme qui semble hanté de cadavres
-innombrables et qui va les venger, à pleines mains.
-
-Je me lève. Je frappe l’épaule de Moquin qui affecte de feuilleter des
-journaux illustrés.
-
---A ce soir, lui dis-je.
-
-Il me serre la main, mollement, et me regarde avec effroi, comme si
-j’étais un étranger redoutable.
-
-Je m’éloigne.
-
---Dites?
-
-Il me rappelle.
-
-Je reconnais son visage rose et sardonique et son sourire terrible. Il
-redevient l’homme d’il y a un moment.
-
---Vous avez des relations impossibles, dit-il gaiement.
-
-Il se lève et, plus sérieux, à l’oreille, il me confie:
-
---Ces hommes que vous m’avez montrés...
-
---Tiens, ils sont partis!
-
---Il y a, parmi eux, un fou... un espion... et un Allemand.
-
-Je pouffe.
-
---Ils ne sont que deux.
-
-Moquin se rassied:
-
---Cherchez.
-
-Et je sors.
-
-Je chercherai.
-
-
-
-
-_Douze heures quarante._
-
-
-Nous entrons dans le salon pourpre et noir de Mme de Hocques avec dix
-minutes de retard. Pourtant l’auto blanche a battu tous les records
-possibles de l’excès de vitesse en quittant le boulevard des Capucines à
-midi trente. Dix minutes pour toucher le fond de Neuilly à midi
-quarante.
-
-Qui croirait à des soucieux ou à des ardents? Dans le salon
-audacieusement moderne une flamme danse aux chenets et secoue sa lueur
-chaude sur les fresques et sur les visages. Il n’y a que gaieté sur ces
-visages-là. Mme de Hocques a dépouillé son sarreau blanc à croix rouge,
-et très mondaine, éclatante de ses quarante ans aristocratiques, elle
-rit et jase princièrement. Elle vient d’étaler sur un coussin noir et
-or, une liasse de gravures précieuses, que Sainte manie avec des mains
-spirituelles et que commente Cardiette, amical, intime, familial
-presque.
-
-Moins jeune, plus familial encore, le général ne se mêle pas aux rires
-et aux tendres bavardages. Il sourit peut-être. Il sourit de tous ses
-yeux. Je ne l’ai jamais approché auparavant et je voudrais lui dire:
-«Vous êtes bon, n’est-ce pas?» Car il est bon puisqu’il est fort. Ceux
-qui sont absolument forts, se taisent, pensent et aiment. Celui-là n’a
-rien à dire dans cette réunion où il tient le rôle d’un grand-père dont
-il suffit qu’on sente le regard, le calme dans le grand fauteuil, et le
-sourire, et le cœur.
-
-C’est un grand-père, ce pépère qui n’avait jamais fait parler de ses
-complets ni de ses chevaux ni de ses dettes, et qui a fait aimer tout
-d’un coup son nom à la nudité romaine. Son visage est un bon visage du
-coin du feu, et l’on a toute sécurité quand on regarde le front précis
-où la lumière capricieuse du foyer atténue tous les plis de méditation.
-Et on l’imagine déambulant par quelque verger de la campagne
-toulousaine, le sécateur en main, émondant posément les branches mortes
-ou les roses pourries.
-
-Cardiette brillant et puissant, semble, auprès de lui, son œuvre. Comme
-tel poème triomphal, apte à bouleverser les âmes, que composent parfois
-des êtres de génie au visage timide dans un bureau de l’administration.
-
-Mais se souviennent-ils de ce qu’ils ont fait? Savent-ils quels ils
-sont? Le grand jardin que l’auto a traversé pour nous mettre à la porte
-de l’hôtel m’évoquait des temps bourgeois de jouissance. Les gens qui
-rient ou qui se taisent dans ce salon, savent-ils que l’heure est
-tragique? Ce sont les maîtres de l’heure cependant.
-
-Cobral nous excuse d’être bottés de boue jusqu’aux cuisses, mais on n’y
-prend pas garde et, comme le général a une vareuse toute simple,
-Cardiette un complet presque déformé, Sainte le plus discret des
-tailleurs, Mme de Hocques ne peut s’en prendre à personne d’être, elle,
-si coquette: et son apparat est du meilleur goût, et il se fond
-harmonieusement avec le faste rare de la décoration.
-
-Le maître d’hôtel ouvre les portes.
-
-Et ces êtres qui méditent des choses géantes, chacun selon son art, son
-sens ou sa folie, passent à table en parlant des Dévéria et des jupes en
-abat-jour.
-
-La chère est exceptionnelle. Ceux qui ont mangé chez Mme de Hocques
-savent quelle cuisine rare on y déguste. Aujourd’hui c’est gala de
-gueule, avec une sobriété dans le service qui rehausse la tenue de ce
-déjeuner. Les hôtes sont considérables, n’est-ce pas?
-
-Sainte et Mme de Hocques se sont jetées à cœurs perdus dans une vaste
-dissertation sur les velours brochés. Cardiette les regarde avec
-l’admiration d’un littérateur devant les petits spectacles séduisants de
-l’existence.
-
-Nanni regarde Cardiette.
-
-Le général fait celui qui a faim. Moi, j’ai faim. Et Cobral mange.
-
-Cardiette interrompt le babillage des chiffons par une louange au menu,
-et l’on parle cuisine. Souvenirs de repas incroyables: les «recettes»
-pleuvent. Sainte, elle-même, explique un mets qu’elle aurait inventé, et
-le général, dont je n’ai pas encore entendu la voix, quitte à regret le
-hachis aux tons vifs qui embaume dans son assiette, pour trahir les
-secrets culinaires d’une grand’mère défunte.
-
-Nanni se désintéresse de ces propos. Il pense à quoi? Ne vogue-t-il pas
-à toutes ailes dans son rêve fabuleux et nébuleux où miroitent les
-cocardes comme des cibles tricolores? Loin, là-haut, il est en route
-déjà, et par moments un tressaillement secoue son visage. Impatience ou
-allégresse, exaspération de vie, toute prête à agir, à se livrer. Quand
-ses yeux se posent sur Cardiette, il semble vieillir brusquement. Ses
-épaules s’affaissent imperceptiblement et l’impossibilité amère se trace
-sous ses yeux et sur ses joues. Pauvre merveilleux exalté!
-
-Il parle cependant. Il jette un mot çà et là. Chacune de ces brèves
-paroles a de quoi stupéfier, mais la conversation est devenue intense,
-et tout ce qu’on y jette disparaît dans une écume vive comme des fleurs
-tombées au torrent.
-
-Cobral est aussi muet que le général. On jugerait que l’un et l’autre
-ont fait le pari d’un match de silence. Cardiette suffit à bruire. Il
-est maître de sa verve, et ce grand esprit mêle ses souvenirs et ses
-pensées neuves avec une si nette dextérité qu’on est en joie de
-l’écouter. Il suffit des quelques répliques qu’il arrache à Nanni et à
-moi, des coquetteries charmantes de Sainte et du charme de Mme de
-Hocques pour réaliser un entretien éclatant.
-
-Il sent que Sainte est curieuse de lui. Mais il est aussi roué
-qu’elle-même et ne se gaspille pas en galanteries. Il est de ces êtres à
-qui l’on ne fait avouer de secrètes tendresses qu’en faisant parler
-leurs yeux. Ses yeux parlent aux yeux de Sainte.
-
-Nanni a de la peine. Et il se débat entre les chevauchées aériennes de
-son imagination et le renoncement que lui impose la réalité. Il sait
-lire ce que les yeux d’un autre disent à une autre.
-
-Cardiette n’a de compliments que pour Mme de Hocques. La belle divorcée
-aux millions discrets et artistes n’a pas le goût banal des fadeurs.
-Elle ne se fait dire que ce qu’elle veut qu’on lui dise. Et comme elle
-est joueuse raffinée, c’est un plaisir de la voir lutter avec Cardiette
-à qui mènera l’autre sur le terrain projeté.
-
-Je crois que Sainte est un peu jalouse. Quels pièges d’âmes autour de
-cette table! Et quelle chasse immense au delà de ces petits assauts! Il
-n’est que guerre au monde. Si l’on détruit toutes causes de la grande,
-la petite subsistera tant qu’il y aura sur terre deux hommes et une
-femme, ou seulement un homme et une femme.
-
---Parlez-nous de votre discours, supplie pour la troisième fois Mme de
-Hocques.
-
-Cardiette feint une grimace gamine.
-
---Absolument pas... Laissez-moi n’y pas penser du tout... Le sort en est
-jeté, et j’ai trop peur de découvrir qu’il est pire encore que je ne le
-suppose...
-
---Vous ne savez ce que vous voulez, blâme-t-elle. Vous m’assuriez ce
-matin que vous diriez tout ce qu’il faut dire... Et maintenant...
-
---Et maintenant je dis que vous venez de faire un geste qui vous fait
-ressembler à un portrait de Marie Walewska...
-
---Ah bon, c’est un compliment, car j’ai vu des portraits d’elle, et elle
-m’a beaucoup plu...
-
---C’est celle qui s’est penchée sur... sur l’île d’Elbe?... demande
-Sainte timidement.
-
---Oui Mademoiselle, répond Cardiette en riant trop, elle s’est penchée
-sur... sur celui que vous dites. Si vous vous souvenez de son image,
-vous direz comme moi que Mme de Hocques...
-
---Je veux bien, dit Mme de Hocques, mais où est le grand homme que
-j’aimerai? Il y a plusieurs grands hommes ici.
-
-Cobral murmure:
-
---L’autre... l’autre... est mort...
-
-Cardiette entreprend un madrigal compliqué où il veut comparer Mme de
-Hocques à la conseillère de la victoire. Mais il n’est pas assez intime
-dans la maison pour dire ce qu’il veut avec la vigueur nécessaire.
-
-Et il n’aboutit qu’à:
-
---Oui, un grand homme... ah, si un grand homme... comme l’ancien... s’il
-était là...
-
---Mais il est là, dit le général, paisible.
-
-Je sursaute. Mme de Hocques sourit. Cardiette fait le visage contraint
-de ceux qui vont recevoir un compliment trop vif. Et Sainte est fière
-déjà.
-
-Nanni n’écoute pas. Cobral est tout à ce qu’il boit et à ce qu’il mange.
-
-Le général montre Nanni:
-
---Je me demande si monsieur, dit-il en souriant malicieusement, est
-réellement aviateur et se nomme du nom que vous avez dit.
-
-Nanni le regarde, hébété. Il a pâli un peu plus. Il écarte de son front
-la masse de cheveux qui le couvre. Sa main est petite, une petite main
-impériale.
-
-Et le général répond à son: «Quoi?... Que dites-vous?» interloqué, par
-un plaisant:
-
---Sire, que votre Majesté est bonne de m’accepter dans un régiment de sa
-garde.
-
---Général, crie Mme de Hocques, vous me faites trembler... Vous prenez
-des façons d’évoquer les morts qui vont me ravager les nerfs.
-
---Mais le général a raison, dit Cardiette, et je ne vois pas ce qui vous
-effraie. Monsieur ressemble étrangement à...
-
---Oui, oui, approuve Sainte, la première fois que je l’ai rencontré, je
-me souviens de l’avoir appelé Bonaparte.
-
---Je ne suis pas de votre avis, contredit Cardiette qui cherche le fond
-de ses yeux... je pense plutôt à l’homme de la fin... A l’homme de la
-Walewska...
-
---Tout cela est fou, murmure Nanni.
-
-Il tapote fébrilement la nappe.
-
---Allons, reprend-il, ne parlons plus de ça... ne parlons plus de ça...
-
-Un silence.
-
-Le général qui le regarde:
-
---Ce n’est pas Toulon... ce n’est pas Elbe non plus... C’est l’un et
-l’autre... toutes les dates de sa vie sont sur ce visage...
-
-Nanni demande très bas:
-
---Quelle vie?... La vie de qui?...
-
-Et Cardiette:
-
---Il n’a pas d’âge... Il est là tout entier. Tous ses portraits sont là
-dans les traits de...
-
---Vous vous trompez, balbutie Nanni, comme si on l’accusait d’un
-crime...
-
-Et le général reprend plaisamment, comme tout à l’heure, mais avec un
-peu d’émotion:
-
---Sire... Sire... vous êtes mon admiration absolue... je vous admire...
-
-Mme de Hocques, troublée, veut rire:
-
---Eh bien, c’est une grande entrevue aujourd’hui chez Walewska...
-
---Une grande entrevue, dit le général...
-
---Savez-vous, repart Cardiette, que vous allez m’illusionner et que
-parti d’une ressemblance étrange...
-
-Le général le regarde:
-
---Est-ce une illusion qui vous gêne?... Je la voudrais, moi, cette
-illusion...
-
-Sainte, que ne gagne pas l’inquiétude lourde des autres, insinue:
-
---Vous n’avez pas songé au spiritisme depuis que nous sommes en
-guerre?...
-
---Il n’y croit pas, dit Cobral, qu’on entend à peine.
-
-Et le général:
-
---Être en face de... de l’autre... ce serait... ce serait...
-
---Oui, dit Cardiette, c’est une ressemblance intimidante.
-
-Nanni proteste:
-
---Laissons cette conversation... Il est inutile de la prolonger... C’est
-inutile...
-
---Je n’ai pas, dit Cardiette, le même culte que vous, général... Je ne
-puis aimer la guerre, et celui-là c’était la guerre...
-
---Et qui vous a dit que j’aimais la guerre? riposte le général... Un
-être de génie est toujours et partout un être de génie... Tant pis pour
-le monde, s’il est un soldat... Mais ce soldat-là était le génie du
-lendemain et non le génie de la guerre.
-
---Quoi? dit Cardiette... Il avait un autre but que la guerre?
-
---Je n’en sais rien, mais donnez-lui vingt ans de plus et l’Empire de
-l’Europe... C’est le commencement de la grande union... de la paix
-absolue... Pourquoi est-il parti si vite? Il n’avait fait que la moitié
-de sa tâche... On ne l’a pas achevée...
-
---C’est pour cette fois peut-être...
-
---Oh! non, car il n’est pas là...
-
---Enfin, général, si, à dire vrai, son génie n’est pas au milieu de
-nous, il y a des hommes de valeur et de volonté qui s’activent à
-l’effort.
-
---Il n’y a rien. Nous ne sommes rien. Nous ne faisons rien.
-
-Les femmes se taisent, stupéfaites. Cobral ne prend aucune part à ces
-débats.
-
---Nous sommes des ouvriers, reprend le général, nous travaillons à bâtir
-cette guerre qui est une lutte d’algèbre et de chimie... Où est le
-maître?... Il n’y a eu qu’un maître au monde pour heurter les hommes...
-On l’a tué avant qu’il ait enfanté son miracle...
-
---Je ne vous comprends pas, général, dit Cardiette gravement... Votre
-grand homme n’aurait pas mis fin à la gangrène des haines terrestres...
-c’est à vous... à nous... d’espérer dépouiller la civilisation de sa
-dernière plaie...
-
---Non, notre œuvre sera provisoire... encore une fois... l’autre
-manque...
-
-Cardiette s’indigne:
-
---Mais s’il était là, il ne serait que ce qu’il a été; il ferait de
-cette guerre une guerre, pas autre chose... Peut-être--et ce n’est pas
-sûr--nous dépasserait-il tous par une de ses inspirations de tactique et
-de risque où il a gagné sa gloire... Mais après, il continuerait et
-n’obtiendrait pas ce que nous obtenons patiemment... Il faut choisir: la
-guerre... ou la paix... La paix, c’est nous... la guerre, c’est lui.
-
---Allons, Cardiette, vous êtes un manieur de mots et, par chance, un
-remueur d’idées... Mais vous n’êtes pas à la tribune... Ne cherchez pas
-à convaincre ceux qui étaient convaincus avant vous... Il vous apparaît
-que cette guerre doit nous mener à la grande paix européenne... Elle
-doit y mener... Je ne suis pas sûr qu’elle y mène... Les campagnes
-impériales y menaient plus certainement celui qui les avait entreprises,
-car il avait le don de vaincre, qui cache--le saviez-vous?--le don de se
-vaincre...
-
---Vous avez le don de ne pas être vaincus...
-
---Qu’est-ce que cela? Je vous dis que nous faisons l’ouvrage pratique et
-méthodique nécessaire à sauver l’honneur de plusieurs années... Il n’y a
-pas sur nous le coup d’aile sublime qui consacrerait la lutte sanglante
-comme une apothéose... Nous sommes, nous, les trente millions de
-soldats, officiers, femmes, civils et enfants, des patients admirables
-qui vivent au jour le jour avec un art, je dis que c’est un art, inconnu
-encore, et, vous le sentez, inégalable... J’admire, et je crois que je
-préférerais ne pas admirer... C’est l’armée de l’ordre, ce peuple qui
-attend... La colère qui est en lui, qui crèverait et l’écartèlerait
-comme un dernier spasme de délire, ce n’est pas nous, ce n’est pas moi,
-ce n’est pas vous, qui lui en arracheront le sursaut... Dites, si vous
-voulez, que ces millions d’hommes ne sont qu’un être formidable et
-soumis à la main du maître... J’ai commencé par vous crier que nous
-n’avions pas de maître, et je vous défie de me prouver l’éclat définitif
-et universel d’une guerre où les complications savantes de notre
-horlogerie ne mènent pas à un passage des Alpes, à une conquête
-d’Egypte, à Wagram...
-
---Il y a la Marne.
-
---Ce n’est pas Austerlitz.
-
---Ce n’est pas Waterloo.
-
---Waterloo n’est pas une défaite. C’est une trahison. Il a été trahi.
-
---Par qui?
-
---Par vous.
-
-Cardiette, ahuri, s’arrête.
-
---Par vous. Tous ceux qui ont vu la guerre au bout de sa guerre se sont
-trompés. Parce que son génie militaire était complet, vous avez douté
-qu’il eût d’autre destinée que de se prolonger inévitablement. Et
-peut-être aujourd’hui ne croyez-vous à la paix issue des batailles que
-parce que le génie qui prévoit et qui tue vous a manqué.
-
---Général, je ne vous laisserai pas dire cela... je sais que notre
-valeur guerrière est la même, mais que l’improvisation nous manque... Je
-doute aussi que sa présence eût modifié quoi que ce soit à la marche des
-événements où il faut de purs mathématiciens. La stratégie n’est plus
-une ode. C’est une équation.
-
-Il hausse les épaules et plus calme, ironique:
-
---Quant à son rôle de pacificateur...
-
-Le général, qui retombait dans son mutisme coutumier répond, froid et
-grave:
-
---S’il avait paru... s’il s’était mêlé à nous... l’Europe serait rendue
-à la vie, au commerce, à l’amitié, depuis douze mois...
-
-Cardiette sourit.
-
---... Et pour toujours!... achève le général.
-
---Comment cela? En signant un décret?
-
---Non. Avec des hommes, des fusils, des canons, comme nous... Et comme
-lui... Par un geste incroyable qui chasse... qui écrase...
-
---Mais la Marne...
-
---La Marne c’était la patrie en danger... Lui faisait mieux... Et tout
-ce qu’il allait trouver si vous l’aviez laissé...
-
---Pourquoi me dites-vous que moi... que nous...
-
---Parce que vous ressemblez beaucoup à de belles paroles qu’on a dites,
-après avoir laissé l’aigle, venu de clocher en clocher, se rompre les
-ailes dans une bourrasque...
-
---La dernière tempête...
-
---Un courant d’air... Un courant d’air qui n’aurait pas tenu devant la
-confiance de son peuple entier... Vous n’avez pas laissé deviner au
-peuple que son bonheur dépendait de la fin et que, l’ambition
-satisfaite, le génie épanoui, la sérénité règnerait...
-
---Qu’aurait-il fait?... Une folie nouvelle sur la mer...
-
---Si je savais ce qu’il aurait fait, je ne serais pas celui que je
-suis... Ah! un aigle! qu’on me donne un aigle!
-
-Nanni fait un sourire tourmenté.
-
---Des aigles, des centaines d’aigles, des milliers d’aigles... Vous les
-avez, général, et vous les jetez sur leur proie...
-
---Il faut, dit le général, un aigle qu’on ne jette pas... qui se jette!
-
---Vous y avez pensé quelquefois? demande Nanni en frémissant... vous
-avez attendu?
-
-Le général le regarde:
-
---Votre pensée n’est pas celle qu’il faut, implacable... C’est un peu de
-désordre au fond de vos yeux qui me fait douter de vous... Ah! comme
-vous avez le visage qu’il faut!... Pourquoi cette flamme anormale dans
-les yeux?... Pourquoi ce cri de votre regard est-il par moments un
-bavardage?
-
-Cardiette raille.
-
---Vous demandiez le génie... vous vouliez le désordre du génie...
-
---Le génie est muet.
-
---Alors vous... dit Cobral respectueusement.
-
---Moi je suis taciturne. Il faut être muet.
-
-Montrant du doigt Nanni:
-
---Celui-là est presque muet.
-
-Rêveur, sombre, il répète:
-
---Presque.
-
-Nanni incline le front vers la table. Sa tête est comme appuyée à un mur
-invisible. Sa tête est pesante, et pèse sur un obstacle que je ne devine
-pas.
-
-Nos yeux sont posés sur lui. Nos yeux cherchent le secret de cet homme.
-Ce profil chargé de cheveux noirs est devenu trop grand par ce que les
-autres ont dit. Qui est Nanni? Pourquoi n’a-t-il pas un visage
-quelconque? Pourquoi n’a-t-il pas un visage à lui? Cela ne se vole
-pourtant pas, un front et un regard, et l’on ne peut ressembler à un
-mort si extraordinairement. L’étonnement gêne tous ceux qui sont là.
-Mais ils trouvent naturel que Nanni soit au milieu d’eux et qu’il ait un
-air de ne pas être Nanni. Pourquoi Sainte qui, dévote, cédait tout à
-l’heure au sourire incroyant de Cardiette, ne peut-elle que regarder
-l’aviateur? Pourquoi Cardiette imite-t-il la réserve brusque du général?
-Et pourquoi le général, devant ce pilote sans grade, est-il déférent? Je
-suis, moi, noyé de stupeur et je laisse les mots ou le silence passer,
-sans comprendre. Je demande à comprendre. Je voudrais ne pas comprendre.
-Pourquoi mon effroi n’est-il pas effrayant?
-
-Des minutes éternisent ce silence. Mme de Hocques n’est plus troublée
-cependant. Elle a repris son masque agréable de mondaine, mais ses yeux
-et ceux de Cobral se sont joints. Que se disent-ils? Je sens que ces
-deux êtres se tiennent. Pourquoi n’avais-je pas deviné? Cobral est le
-maître, ici. Son effacement le prouve, car il est affecté, et c’est
-peut-être dans cette salle à manger, et peut-être dans ce moment précis,
-que se fixe le drame où je vais être spectateur puisque je n’ai pu
-résister au commandement de ce fou de Cobral.
-
-Ce fou de Cobral! Les dernières paroles de Moquin me poursuivent. Un
-fou, un espion, un Allemand. Qui? Un fou, il y a un fou, je vois, je
-sais. N’est-ce pas moi? Non. Moquin m’a mis hors de cause en montrant
-les deux hommes. Un fou! Un fou m’a réveillé. Un fou m’a mené au
-Bourget... Un fou, un espion, un Allemand... un espion, ne faut-il pas
-dire une espionne; mais alors où sont tombés ces chefs de la France? Ce
-n’est pas possible... Que serait Nanni? Un fou, un espion, un...
-Qu’est-ce que Nanni? Mais je suis égaré par le mystère des paroles... Je
-n’ai qu’à regarder Nanni pour que s’évanouissent tous soupçons
-incohérents. Nanni, Nanni, ce n’est pas Nanni. C’est un autre. Quel est
-ce lieu? Quelle est cette année? Quel est ce siècle? Quel est cet homme?
-
-Il secoue la tête. Ses narines palpitent. Il respire généreusement. Où
-est-il? Il ne nous voit plus.
-
-Le silence est épuisant. Cobral regarde son assiette. Mme de Hocques
-joue avec ses bagues, mais Sainte suit les yeux du général attachés à
-ceux de Nanni.
-
-Nanni est loin.
-
-A-t-il jamais été parmi nous pour pouvoir s’isoler ainsi? Je sais que
-ses yeux se sont posés à des lieues de nous. Dans quel espace?
-
-Malgré lui, il cède au regard du général et le regarde à son tour. Il se
-passe la main sur le front encore, comme au réveil, et soupire, vague:
-
---Pardon... Vous me demandiez quoi, s’il vous plaît?
-
-Le général a une voix nette et basse, affectueuse:
-
---Vous êtes au Bourget?
-
---Oui, fait Nanni.
-
---Il y a un grand départ prochain... un raid en Allemagne... est-ce
-que?... dites-moi... est-ce que vous faites partie de cette escadrille?
-
---Oui, fait Nanni.
-
---C’est la plus belle tentative de ces mois de guerre... six escadrilles
-vont se rejoindre au-dessus de Paris... ce sera toute une escadre...
-vous le savez? et vous savez aussi le but sans doute; quoiqu’il soit
-résolu de le dire au dernier moment. Vous le savez?
-
---Oui, fait Nanni.
-
---Des usines à munitions... des usines considérables... C’est un bel
-effort... un effort inouï... car ils vous attendront... ils se
-doutent... ils se défendront... contre... contre les aigles... puisque
-vous appelez ces machines des aigles... et vous aurez une belle part,
-sans doute, grâce à votre maîtrise et à votre valeur... Dans ces courses
-aériennes, l’initiative importe... c’est le plus inventif qui devient le
-guide... et si l’on vous fait la route trop difficile, vous êtes
-capable... n’est-ce pas? vous êtes capable de les mener ailleurs... vous
-songez à les mener là où ce sera le plus beau... et plus terrible...
-
---Oui, fait Nanni.
-
---Vous connaissez votre but propre, je le vois... vous avez étudié et
-peut-être pressenti la réalité... et votre victime ne vous attend pas...
-vous êtes sûr d’aller où il faut... vous êtes sûr de savoir où _il_
-est?... et de pouvoir y aller?
-
---J’y vais, dit Nanni.
-
-Le général ne parle plus. Ce dialogue lui a fait trahir sa curiosité
-profonde qu’il oblige si volontiers à se cacher.
-
-Je ne regarde personne. Je sens que tous sont émus et graves, même ceux
-qui savaient déjà ce qui se dirait ici.
-
-Le silence est bon maintenant comme une détente.
-
-Le cristal d’un verre tinte sous un ongle.
-
-Un œillet beige, dans la vasque où ils sont en forêt, plie sur sa tige
-et la casse. Dehors, une auto lointaine traîne la plainte de sa sirène
-au-dessus des jardins.
-
-Voici l’heure du café et des fumées.
-
-Nous passons au salon en riant. Comme il fait gai dans ce salon sans
-mystère! Il y rôde une âme bourgeoise dénuée de secrets, de mensonges et
-de combats.
-
- * * * * *
-
---Chère hôtesse, déclare Cardiette, votre café est oriental comme le
-harem le plus choisi, mais dans trois minutes, je fuis.
-
---Nous fuirons avant vous, répond Cobral et nous emmenons Mlle Pray...
-Vous viendrez l’applaudir sans doute, Madame?
-
---Avec joie... vous applaudir l’un et l’autre... comptez sur moi... Mais
-si vite... partir si vite...
-
---Il est deux heures, dit Cardiette... On m’attend à la Chambre...
-
---Et cette matinée du Trocadéro commence donc si tôt?
-
---Affreusement tôt, dit Sainte, mais je ne suis pas obligée d’arriver
-dès le début.
-
---Si donc, crie Cobral... Vous savez bien qu’il faut tenir votre
-promesse... J’ai tenu la mienne...
-
---Du moins, offre Mme de Hocques, ne partez pas sans goûter mes
-friandises... On dirait un convoi de vivres abandonné par l’ennemi...
-Tenez, général, faites-moi le plaisir... Ce sont des pralines arabes...
-C’est absolument inconnu en France... Vous me refusez?... Monsieur
-Cardiette?... Vous non plus? Eh bien, Mademoiselle et moi nous allons
-nous en priver... Si... Si... Puisque vous faites fi de mes trésors, je
-ne veux plus les aimer.
-
-Elle rit. Sainte cueille un fruit confit dans un compotier. Cobral prend
-congé. Nanni et moi l’imitons. Le général et Cardiette vont en faire
-autant.
-
---Non, dit Mme de Hocques, vous me devez au moins cinq minutes de
-cigares... Je le veux... Voici une boîte pour vous... Prenez, allumez,
-ces messieurs qui s’en vont n’y ont pas droit... Ils ne sont pas à la
-peine, ils ne seront pas à l’honneur... Ah, ma chère demoiselle, venez
-vous chapeauter dans ma chambre...
-
-Elles sortent, en jacassant comme des fillettes.
-
-Le général achève d’allumer son cigare. Cardiette envoie une bouffée
-grise dans une masse de chrysanthèmes. Nous les quittons.
-
-Dans l’antichambre, Sainte nous rejoint. Elle fait à Nanni un bon visage
-tendre. Lui sera-t-elle plus douce? Pourquoi? Mme de Hocques tient, j’en
-jurerais, à nous voir partir au plus vite. Cobral aussi. Leur poignée de
-mains n’est pas celle d’indifférents qui ont amicalement déjeuné.
-
-Que faire? que savoir?
-
-Un prétexte. Je ne sais ce que je leur dis. Probablement que j’ai oublié
-mes gants ou je ne sais quoi; mes explications ne sont pas remarquées.
-Et je retourne sur mes pas.
-
-Le salon.
-
-Face à face, assis au coin du feu, le général et Cardiette occupent
-confortablement leurs fauteuils. Ils ont aux mains leurs cigares qui
-livrent une mince tige de fumée. L’odeur de ce tabac donne le vertige.
-
-Ils sont immobiles. Les yeux clos.
-
-Qu’a-t-on fait?
-
-J’approche. J’écoute à chaque poitrine. Le cœur bat, paisiblement. Ils
-sont endormis. Ils viennent de s’endormir. Et je sens un poids sur mes
-paupières, une lassitude aux épaules. Vite, je m’évade de cette fumée
-perfide qui endort.
-
-Mon absence a duré peu de secondes. Cobral, seul, l’a remarquée et ses
-yeux crèvent les miens de leur violence glacée. Il m’ordonne de me
-taire. Nous verrons bien.
-
-
-
-
-_Quinze heures._
-
-
-Cobral diffère une explication qu’il sera forcé de me donner. Une
-explication que je le forcerai de me donner. Il ne m’a pas une fois
-regardé en face depuis l’au revoir de Mme de Hocques.
-
-Il devine qu’il est deviné.
-
-Qu’ai-je deviné? En somme qu’ai-je deviné?
-
-A la fin d’un repas bizarre--où les propos tenus furent si fantastiques
-et si fous que je ne sais plus réellement si je les ai entendus--j’ai
-assisté à un drame.
-
-Deux hommes se sont endormis pour avoir fumé des cigares offerts par
-notre hôtesse. Ils sont tombés dans une quasi-léthargie avant même de
-sentir le goût de ces cigares foudroyants. Je sais qu’ils ne sont pas
-morts. C’est trop qu’ils dorment.
-
-Mme de Hocques est une aventurière. Je sais l’histoire de sa vie
-cependant. C’est une des plus nobles figures de la noblesse française.
-Non! L’évidence condamne tout plaidoyer. Elle a endormi chez elle un
-chef militaire et un chef politique. Pourquoi? On n’endort pas les gens
-par plaisanterie. On n’endort pas ceux-là: à moins d’avoir très besoin
-de leur sommeil. Pourquoi est-il nécessaire à Mme de Hocques d’endormir
-ce général et ce ministre?
-
-Elle obéit.
-
-Elle n’a pas de volonté certainement. Elle obéit à Cobral.
-
-Ah mais, je ne vais pas me demander pourquoi elle connaît Cobral? J’ai
-appris en quelques heures qu’il signait amitié avec chacun selon son
-gré. N’ai-je pas vu qu’il était l’ami de Sainte dont je croyais ne pas
-ignorer les amis? Et chez Mme de Hocques rien ne m’est intime. Comment
-être surpris de ses affections secrètes?
-
-Voilà qui n’est plus une affection secrète.
-
-Plus rien n’est secret. Rien n’est encore clair. Il faut aller jusqu’à
-la vérité. Où?
-
-Cobral parlera. Je le veux. Il sait qu’il parlera puisqu’il évite le
-tête-à-tête.
-
-Il doit se rendre compte exactement que je cherche et que je tâtonne et
-qu’il est maître du mot où je lirai tout le mystère.
-
-Je ne sais rien. Je ne sais absolument rien. Cette femme, cet homme, ces
-hommes sont effrayants. Quel est leur but? Et que viennent-ils de faire?
-Je suis sûr que, du même coup, je saurai ce qu’ils ont fait et ce qu’ils
-auraient fait. Oh! je ne sais rien.
-
-Que Cobral parle.
-
-Il a refusé de me regarder. Je vous affirme qu’il a refusé de me
-regarder. J’étais en face de lui dans l’auto. Je ne l’ai pas quitté des
-yeux, moi. Sauf pendant trois secondes pour m’inquiéter de Nanni et de
-Sainte, mais j’ai vu que ceux-là, au contraire, se donnaient ardemment
-leurs yeux comme s’ils voulaient se toucher le fond de l’âme. Cobral,
-feutre en masque sur les yeux, fuyait tout le monde, et moi surtout.
-
-Je n’ai pas osé parler. Je craignais d’effrayer Sainte. Elle n’a aucune
-idée de ce que veut Cobral, cette petite. Elle se laisse entraîner. Ce
-n’est pas grave ce qu’elle fait. Cobral ne la connaît pas beaucoup et il
-use d’elle: ce ne sont pas des amis. Vous comprenez que je ne pouvais
-parler et qu’elle ne sait rien? Cobral l’a persuadée de se faire son
-interprète aujourd’hui pour je ne sais quelle folie. Ce doit être une
-folie considérable, la conversation avec Moquin me l’a indiqué. Elle a
-accepté. Elle avait refusé. En se fâchant. C’est-à-dire: en riant. Elle
-a accepté parce que l’invitation de Mme de Hocques touchait son
-ambition. On voit très bien Sainte ambitieuse. C’est une âme de
-commandement. Cobral avait aussi, pour la décider, le nom de Cardiette.
-Je serais incapable de vous dire si elle connaissait Cardiette avant ce
-déjeuner, mais vous avez remarqué comme il l’intéressait. C’est une
-manière de grand homme. Je crois qu’il l’a un peu déçue par sa
-désinvolture à l’égard d’une mémoire impériale. Et de vrai Nanni a dit,
-ou laissé dire, des choses troublantes, qui ont troublé Sainte plus que
-personne autre. L’ambition et la passion s’effacent devant le mystère,
-n’est-ce pas, petite amie? Après tout, rien ne prouve que l’attrait du
-mystère ne la mette pas sur le chemin de sa vraie passion. L’essentiel
-est qu’elle ne sait rien. Elle vit ardemment à cette heure et ne cherche
-pas quelle est la vie des autres. Même pas de Nanni à parler
-franchement. Elle cherche son cœur, c’est bien assez. Et que fait Nanni
-là-dedans? N’est-il pas emporté? Comme elle. Et comme moi.
-
-Cobral parlera.
-
-Je me le déclare furieusement. Je rage.
-
-Voilà une heure qu’il fuit.
-
-Il n’est pas loin et je l’aperçois à tout moment. Mais il disparaît
-quand je vais aller vers lui, ou bien il est si exagérément entouré que
-je ne puis même pas lui dire: «Cobral, un mot, je vous prie.»
-
-Quand nous arrivions, un ténor italien chantait la _Brabançonne_. Ils
-ont mis sur cet air de kermesse des paroles navrantes. Qui a fait cela,
-Cobral? Cobral avait disparu.
-
-Depuis j’ai couru par le Trocadéro vainement. Alpinisme regrettable.
-Quand je le voyais derrière un portant, j’accourais, et il se fondait
-dans la pénombre. Par un trou du décor, je regardais la salle. Il y
-était. Seul, dans une loge. Hâte à travers les couloirs. La salle. La
-loge. Personne. Je l’ai vu partout. Je ne l’ai trouvé nulle part. Je
-renonce. Je suis exténué.
-
-Je m’assieds dans un coin du plateau sur un reste de chaise. Devant moi,
-le nez contre la toile sale d’un envers de paysage, un pompier. J’écoute
-malgré moi, les voix fraîches et les voix célèbres se succéder et
-provoquer l’acclamation. Les concerts de charité évoquent le programme
-des casinos où les baigneurs assistent fidèlement à des résurrections de
-momies artistiques très mal vues à Paris. Les vieux opéras surabondent.
-Les vieux chanteurs aussi. Les jeunes diseuses ont la charge des textes
-patriotiques. Ici, charge veut dire: poids. D’aucuns pourtant sont de
-belles charges impétueuses et leur élan me plaît. Il n’y en a pas
-aujourd’hui. A moins que le texte de Cobral... Je renonce à me mettre en
-quête de lui. Il finira par passer devant moi et je l’obligerai à
-parler.
-
-Un chœur anglais, si touchant que le public fait son parfait silence des
-grandes émotions. C’est tout à fait beau pour moi qui entends sans voir.
-Les choristes sont peut-être jolies. Je ne les vois pas, et je ne vois
-pas non plus que le décor est ingénu, et que le plancher est malpropre,
-et que des gens sont là pour ne pas comprendre.
-
-Je suis délicieusement seul dans l’obscurité de ma retraite. Il y a
-beaucoup d’espace derrière moi. Devant, il y a des portants imprécis et
-un pompier que son immobilité idéalise.
-
-Ce chœur est touchant, ai-je dit? C’est bien cela. Il est touchant,
-profondément touchant.
-
-Qui vient? Cobral?
-
-Des pas derrière moi.
-
-Je me retourne à demi. Des voix. C’est Nanni. Et Sainte. J’avais oublié,
-ma foi, qu’elle figurait à cette matinée. Elle n’est pas encore passée.
-Je l’aurais entendue. J’aime beaucoup l’entendre.
-
-Ils ne m’ont pas vu.
-
-Je crois qu’ils s’asseyent. Sur un banc sans doute. Ou sur des chaises
-en loques comme la mienne. Ils sont assis. Je n’ose les regarder. Je ne
-veux être vu de personne. Je ne les vois plus, mais il m’a semblé que
-Nanni se tenait très respectueusement.
-
---Que voulez-vous, Pretty? Que voulez-vous de moi?
-
---Appelez-moi Sainte.
-
---Sainte, que voulez-vous?
-
---Oh Nanni, que vous faites de bizarres questions! Des mois et des mois
-m’ont privée de vous... eh oui, privée de vous que j’aimais bien... et
-vous revenez... et vous croyez que je n’ai rien à vous dire... et rien à
-vous faire dire?...
-
---Si vous aviez tant à me dire... fait-il vivement.
-
-Mais il s’arrête court. Et avec une espèce de plainte tendre:
-
---Sainte, vous ne vous êtes guère inquiétée du pauvre Nanni pendant tous
-ces mois?
-
-Elle se tait.
-
---Je savais, dit-elle enfin, je savais où vous étiez et que l’on ne
-devait pas vous visiter.
-
---Ah, c’est pour cela que?...
-
---Nanni, vous êtes un enfant gâté, et je vais me fâcher si vous faites
-la grimace devant toutes choses. Je suis heureuse de vous retrouver. Je
-veux que vous parliez.
-
---Vous étiez moins heureuse ce matin?
-
---Nanni, vous recommencez? Ce matin j’étais heureuse de votre venue.
-J’aurais préféré ne pas voir cet insupportable Cobral ni le petit gentil
-quelconque.
-
-C’est moi. Flatté.
-
---Pourtant l’insupportable vous a bientôt intéressée...
-
---L’insupportable, c’est vous, Nanni.
-
---Vous avez raison, Sainte, mais j’ai eu de la peine autrefois!
-
---De la peine?... à cause?... à cause de?...
-
---A cause de quelqu’un, mon enfant, et ce matin j’ai cru que ça allait
-recommencer. Seulement ce n’est pas le même quelqu’un. Je voudrais bien
-ne plus souffrir. Au moins pas aujourd’hui: je n’ai pas le temps.
-
---Vous êtes un impertinent, un cher impertinent qui se trompe. Pas le
-même quelqu’un? Mais il n’y avait personne. Il n’y a personne.
-
---Vous me dites cela, pourquoi? J’ai vu que ce déjeuner vous attirait...
-
---... à cause...
-
---... à cause d’un quelqu’un! Et c’est tout.
-
---Nanni, quel enfant! Je suis enthousiaste, je suis femme, je suis
-curieuse. Obligée d’aller chez cette dame qui s’intéresse à mon avenir
-théâtral, je préférais y voir des gens de valeur... Le général... je
-voulais voir le général...
-
---Est-ce que vous avez vu le ministre?
-
-Il eut un vague rire.
-
---Je n’ai vu que vous, dit Sainte, très bas. Vous êtes le seul quelqu’un
-de ma journée.
-
---Non. Même pas de votre journée.
-
---Si. Et de bien d’autres journées, ne le croyez-vous pas?
-
---Je n’en sais rien.
-
---Nanni, Nanni, parlez. Parlez de vous... On m’a dit votre maladie...
-ces sombres jours... cette sauvagerie... J’ai pensé à vous... Qui
-êtes-vous?
-
---Sainte, qu’est-ce que vous dites?
-
---Que faisiez-vous dans cette solitude? Pourquoi cette solitude? Vous
-n’étiez pas malade. Ce n’est pas possible, Je ne m’imagine pas que vous
-ayiez été malade. A quoi pensiez-vous?
-
---Je ne vous comprends pas, Sainte. Vous savez bien que j’étais malade.
-
---Pourquoi ne disiez-vous rien à ce déjeuner? Il me semble que tous ces
-gens ont trop parlé. Ils ont dit... ils ont dit... Vous avez entendu ce
-qu’ils ont dit?
-
---Sainte, il ne faut pas me dire cela. Je ne me souviens plus de ce
-déjeuner. Je crois que je n’ai pas été brillant en effet. Comment
-auriez-vous de la sympathie pour un homme qui n’est pas brillant?
-
---Quand on vous voit, Nanni, on est un peu effrayé. Autrefois, en
-causant avec vous, je croyais causer avec un autre. Et ce matin, vous
-avez senti comme tous vous regardaient? On a envie de vous demander des
-nouvelles d’un siècle passé.
-
---Sainte, je vais me moquer de vous. Comme vous vous exprimez
-précieusement! Je ne me souvenais pas de ces façons-là du tout. Au temps
-où j’allais vous chercher dans votre loge, aux Capucines, pour souper
-avec de plus Parisiens que moi et de moins belles que vous, est-ce qu’à
-cette époque-là, vous ne disiez pas aussi que le quelqu’un manquait à
-votre vie? Vous disiez cela. Mais vous parliez moins étrangement.
-Qu’est-ce qui vous a appris ce langage? On m’a dit qu’un grand
-littérateur était passé par là. C’est fini? Il n’y a que des grands
-hommes dans votre vie. Vous aimez trop les grands hommes, Sainte.
-
---Je vous aime, Nanni.
-
-Ils sont tous deux effrayés, elle, de l’avoir dit, et lui de l’entendre.
-Elle ne répétera pas. Il ne répond rien. Ils sont si rapprochés
-brusquement par le mot de Sainte qu’ils ont une terreur violente de ne
-plus être assez étrangers.
-
---Ce sont des danseuses qui «passent»? demande Nanni. Je ne connais pas
-cette musique. C’est un ballet nouveau peut-être. Mais cela ressemble à
-Rameau.
-
-Sainte ne dit rien. Les violons rythment un chant pastoral de haut
-style. Et les pieds des danseuses achèvent la cadence.
-
---Nanni, murmure Sainte, Nanni, je n’ai pas très bien compris. Vous avez
-un projet... un grand projet...
-
-Les applaudissements de la salle chassent la paix de ce coin sombre.
-Puis l’orchestre reprend et aussi les bonds des ballerines, sur une
-autre musique.
-
---De qui est cette musique? demande encore Nanni.
-
---Oh Nanni, Nanni, pourquoi ne répondez-vous pas?... Vous parliez d’une
-grande chose... vous disiez au général que vous alliez partir... Où
-allez-vous partir?
-
---Je ne sais pas.
-
---Dites... Oh! Nanni.
-
---Je ne sais pas...
-
---Vous savez quand vous partirez?
-
-Comme elle est anxieuse du sort de cet homme! Elle lui était si cruelle
-jadis. Ce matin elle ne le sentait pas. Pourquoi l’appelle-t-elle ainsi?
-
---Ce n’est pas ce soir?
-
-Il hésite. S’il parle, il acceptera de l’aimer. Car elle demande toutes
-les réponses à travers celle-là seule.
-
-Il dit pourtant:
-
---Ce soir. Si.
-
-Dans l’ombre, elle cherche ses yeux. Mais il baisse la tête.
-
---Nanni, ne partez pas sans me dire...
-
---Je n’ai rien à vous dire.
-
---Alors c’est moi qui ai besoin de parler.
-
-Il respire.
-
---Vous avez parlé... Vous avez trop parlé...
-
-Elle craint qu’il ne s’enfuie. Elle est prête à l’entourer de ses bras
-s’il fait le mouvement de partir.
-
---Nanni... Nanni...
-
-C’est une toute petite qui implore. J’aime cette plainte. Je voudrais
-qu’elle soit heureuse. Mais je voudrais qu’il soit heureux.
-Saura-t-elle?
-
---Nanni...
-
-Il lui prend la main. Amicalement? Même pas.
-
---Il faut nous quitter... je dois vous quitter... vous allez dire cette
-chose... cette chose... vous l’avez lue?
-
---Je viens de la lire. Je n’y pense pas. Vous allez me quitter? Non.
-Non.
-
---Que faites-vous, après avoir dit?
-
---Il faut que j’aille dans la salle. J’ai promis à Mme de Hocques de la
-rejoindre, et je passerai un instant dans sa baignoire.
-
---Je vais vous quitter, Sainte.
-
---Ne partez pas. Ne partez pas encore.
-
---Il faut que je parte. On va vous appeler. On va m’appeler, moi aussi,
-ailleurs. Je penserai à vous.
-
-Il se lève. Elle est accablée. Elle ne bouge pas. Pauvre amour que tout
-heurte!
-
-Il pose sa main droite sur la tête de Sainte.
-
---Mon enfant, je serais content que vous veniez tout à l’heure si vous
-le pouvez.
-
-Elle se dresse, radieuse:
-
---Où puis-je vous voir?
-
-Elle a de la joie plein la figure.
-
---Voulez-vous dans une heure et demie au Black Bar, rue Cambon?... vous
-viendrez, mon amie?
-
-Sainte lui prend les mains et y pose sa bouche. Et elle s’enfuit dans
-l’ombre du décor.
-
-La salle fait un bruit sourd. C’est l’entr’acte.
-
-Nanni vient près de moi. Il me regarde sans me reconnaître. Il s’éloigne
-avec de grands gestes.
-
-Des machinistes viennent me déranger. Je ne trouve pas de meilleur abri
-que le centre de la scène et je m’occupe à dévisager la salle entre les
-pans du grand rideau.
-
-C’est un auditoire choisi. La meilleure société anglaise de Paris s’y
-est retrouvée et quelques groupes de convalescents munis de leurs
-infirmières, situent et datent cette foule à peine moins élégante qu’à
-d’anciennes fêtes. Le président de la République dans sa grande loge, en
-face, ne semble pas davantage «de circonstance». Son frac et son cordon
-évoquent des inaugurations, des dîners, des bals dont nous avaient
-déshabitués sa petite silhouette provinciale,--macfarlane et casquette
-de yachting--dans tous les cinémas qui l’ont fait suivre par leurs
-appareils entre Dixmude et Altkirch.
-
-C’est presque nuit déjà. Tous les lampadaires électriques donnent plein
-feu, les rampes du balcon et des galeries flamboient aussi copieusement.
-
-L’orchestre se prépare. Derrière moi, on a roulé le grand piano. Je dois
-céder la place. Contre le portant, Félia Litvinne. Cela représente
-beaucoup d’hymnes et beaucoup de succès. J’ai le temps de trouver
-Cobral. Je vais le trouver.
-
-On frappe. Prélude. Chant.
-
-Je fais un pas. Cobral est devant moi.
-
---Vous êtes invisible? dit-il. Voilà une heure que je vous cherche.
-
-Il me prend par le bras et m’entraîne vers un petit foyer orné de divans
-et de tapis rouges. Personne. Si. Devant la psyché, une petite chanteuse
-comique, célèbre depuis longtemps, se farde «à la poupée». Elle ne nous
-voit même pas et s’en va bientôt, pour guetter son entrée.
-
-Cobral est très à son aise, bien entendu. Mais je me suis juré qu’il ne
-s’en tirerait pas, cette fois, par ses divagations de vieux diable
-d’opérette.
-
---Vous êtes un enfant, commence-t-il.
-
---Bah!
-
---Vous êtes un enfant, je ne puis trop le répéter. Quelle est cette
-figure que vous avez faite en sortant du salon de Mme de Hocques?
-
---Alors je devais trouver naturel?...
-
---Surtout ne me parlez pas de ce qui est naturel. C’est un de ces mots
-que je ne puis souffrir. Avouez d’abord que, grâce à moi, vous avez tâté
-d’un fameux déjeuner?
-
---Et avouez, vous...
-
---Et avouez encore qu’on a tenu des propos amusants? Vous ne me
-reprocherez pas de me vanter. Car mon rôle dans le menu a été simplement
-inférieur. Et dans la conversation, il a été nul.
-
---Mais ensuite...
-
---Vous savez que Pretty passe immédiatement après Litvinne? Il faut que
-vous écoutiez cela. Après nous partirons.
-
---Je vais vous écouter d’abord, avant d’écouter Pretty.
-
-Il me touche l’épaule familièrement. Un air de vouloir me donner des
-conseils d’ancien.
-
---Je disais que vous êtes un enfant parce que...
-
-Il rit. Impossible de trouver à ce rire une fausse note. Acteur, va!
-
---Parce que vous êtes un enfant, achève-t-il. Vous n’allez tout de même
-pas me demander des explications?
-
---Si.
-
---Et vous savez tout!
-
---Quoi? Je sais quoi?
-
---On vous a tout raconté. On a tout raconté devant vous. L’expédition de
-la nuit. Nos moyens de la préparer. L’idéalisme formidable de notre
-entreprise. A-t-on négligé de vous donner un programme détaillé de la
-journée? Ne vous plaignez pas, savourez cet imprévu que vous ne
-retrouverez jamais! Tous nos actes ne sont que des points d’action
-reliés par notre idée. Cette femme qui va parler et faire une espèce de
-scandale, devant le chef du gouvernement, devant des membres de la
-presse, vous comprenez la signification de cela, j’imagine?
-
---Soit.
-
---Quoi, je vous prie?
-
---Ces hommes qui dormaient...
-
---Ces hommes nous gênaient. Etait-il convenable, pour notre rêve de paix
-instantanée, de laisser l’un réclamer à la tribune tout l’or du pays et
-tous les adolescents, et l’autre signer peut-être un ordre d’attaque
-propre seulement à prolonger la bataille? Ils ne peuvent plus nuire.
-
---Qu’avez-vous fait?
-
---Ils dorment comme vous dites. Ils s’éveilleront demain vers midi. Ce
-repos de vingt-quatre heures les aura parfaitement reposés.
-
---Supposons que ce n’est pas un crime. Vous êtes pourtant des criminels
-de toucher à l’indépendance de leurs actes.
-
---Ma conscience dit que non. Elle s’y connaît.
-
---La mienne me dit de vous avertir ou de vous livrer. Vous avez attiré
-ces hommes dans un guet-apens. Pourquoi?
-
---Vous l’avez vu. D’ailleurs je suis loin d’eux. Vous me gardez.
-
---Il y a quelqu’un auprès d’eux.
-
---Qui? Les domestiques ont congé.
-
---Soit. Et Mme de Hocques est ici. Et si je disais qu’elle est une
-espionne et vous un...
-
---Vous commettriez deux fois le péché de mensonge. Rien ne prouve
-qu’elle soit espionne. Et voici mes papiers qui prouvent que je suis
-Français.
-
---Cependant si je racontais ce que j’ai vu?...
-
---On vous arrêterait immédiatement, car il serait inadmissible que vous
-ayiez attendu la fin de l’après-midi pour dénoncer un événement du
-matin. Et puis il est évident que vous êtes des nôtres.
-
---Ce n’est pas vrai.
-
---Qu’on interroge Sainte? Elle vous a vu tout le jour avec nous...
-Allons, allons, tout est réglé. Mais ne vous troublez pas... Essayez de
-croire ce qu’on vous a dit et travaillez, malgré vous, à la réalisation
-d’une grande idée humaine.
-
---Le plus fou de tout cela est que je ne sers à rien.
-
---Si, vous êtes le témoin. Vous aurez vu que nous ne sommes ni des fous
-ni des criminels et que, pour préparer un écho foudroyant à ce que fera,
-seul, Nanni ce soir, tout ce que nous faisons était nécessaire, utile,
-indispensable. Vous ne pouvez pas encore le savoir. Vous le saurez
-bientôt.
-
---Je suis donc le témoin malgré moi. Alors vous auriez pu vous dispenser
-de me mêler si visiblement à vos démarches. Je vous ai présenté à des
-amis. Que vont-ils penser? Me voilà compromis.
-
---Il fallait cela pour que vous restiez avec nous. Sinon vous m’auriez
-déjà brûlé la politesse.
-
---Vous êtes odieux, monstrueux, immonde...
-
---Et vous, vous me plaisez beaucoup...
-
-Cobral rit énormément et se lève.
-
---Allons entendre la prose de Cobral.
-
-Il regarde sa montre.
-
---Qu’il est tard!... Si elle ne passe pas de suite, tant pis pour elle,
-pour vous et pour moi... Je ne puis attendre et je vous suis...
-
---Vous me suivez où?
-
---A _l’Exigeant_. Il est quatre heures. Vous m’avez promis de me
-conduire à _l’Exigeant_. J’ai bien peur que nous n’y trouvions plus
-personne. Venez.
-
-Il me pousse vers le plateau.
-
-La salle crie de joie vers la cantatrice qui a chanté tout son
-répertoire de guerre dans un bon nombre de langues.
-
-Le régisseur annonce: «Mademoiselle Pretty Pray».
-
-Et voilà Sainte dans la lumière nue de la rampe. Son petit tailleur la
-fait plus minuscule encore. Mais sa voix sonne, décidée.
-
-Je ne fais pas attention au titre. Cobral ne quitte pas du regard sa
-montre qu’il tient à la main.
-
-Sainte dit:
-
-«Au nom du peuple de Paris, au nom du peuple Français, au nom de la
-terre et des hommes de toute la terre...»
-
---C’est en prose, me souffle Cobral.
-
-... «Je déclare que l’heure du calme est venue et que demain les êtres
-ne se tueront plus. La paix universelle sera signée, je le jure, avant
-le prochain midi...»
-
-Le silence de la salle est invraisemblable. La foudre les a frappés. Ils
-sont morts. Tous ces yeux, toutes ces oreilles, tous ces cœurs ne
-sentent plus, ne vivent plus, pour être si matériellement silencieux.
-
---Pretty a une diction admirable, approuve Cobral. Venez. C’est l’heure.
-
-Nous cherchons la sortie. J’entends encore la voix nette et souple:
-
-«Pas une arme ne doit se lever à partir de cette heure-ci. Le chef des
-défenseurs alliés s’est endormi en souriant et ce soir, le chef des
-envahisseurs...»
-
---Où est Nanni? Nous sommes tellement en retard. Il saura bien nous
-joindre.
-
-Nanni est dans l’auto qui nous attend.
-
---Mon cher, dit Cobral, pendant que nous filons confortablement, mon
-cher je n’ai pas connu Sarah à vingt-cinq ans, mais je prétends que
-cette petite Sainte est encore plus...
-
-Nanni est content.
-
-
-
-
-_Seize heures._
-
-
-Je n’ai pas pris garde à la route que nous suivions: ce chauffeur
-imbécile a descendu l’avenue du Trocadéro. Nous arriverons à
-_l’Exigeant_ pour ne trouver que le concierge et le veilleur. Tant
-mieux! Hé! pourquoi me réjouir de ce retard qui se chiffrera par un
-minimum de minutes? Je souhaite un accident, une folie, un miracle.
-Comment sortir de cet engrenage où l’on me tient? Ne pas arriver, ne
-plus reculer, ne plus bouger, ne plus être, ah, ne plus être.
-
-Que faisons-nous sur le Cours-la-Reine? Joie! Le chauffeur ne connaît
-pas son chemin. _L’Exigeant_ est au haut de la rue Montmartre et le
-voilà qui passe le pont Alexandre III. Je ne veux pas rire. Je ne veux
-pas livrer mon contentement. On va perdre un quart d’heure, une
-demi-heure peut-être, et nous trouverons la rédaction désertée.
-
-L’auto stoppe devant la Chambre des Députés.
-
-Cobral saute hâtivement.
-
---Suivez-moi.
-
-Je suivrai donc.
-
-Nanni reste dans la voiture.
-
-Cobral exhibe je ne sais quels papiers qui lui ouvrent toutes les
-portes. Peut-être n’a-t-il pas de coupe-file mystérieux? Son autorité et
-son allure de trombe suffisent à l’introduire.
-
-Dans les pas perdus, deux journalistes me reconnaissent et courent vers
-moi.
-
---Vous savez la nouvelle? dit le petit gros mélancolique dont je n’ai
-jamais su le nom.
-
---Venez vite! crie Cobral.
-
---Quelle nouvelle? dis-je en me dérobant.
-
---Cardiette... Cardiette n’est pas là...
-
---Il est malade sans doute. Il sera demeuré dans son lit.
-
---Mais, mon bon, dit l’autre,--un maigre à monocle,--je viens de chez
-lui. On ne l’a pas vu depuis dix heures. Ses domestiques ne se
-rappellent pas où il déjeunait.
-
-Je ne les écoute plus. Cobral est venu prendre mon bras et m’emporte
-vers une tribune. De quel droit entre-t-il dans cette tribune?
-
-Nous y sommes seuls. Les autres sont bondées. Les parlementaires sont en
-nombre dans leurs fauteuils d’orchestre. Il vient d’y avoir une
-agitation considérable qui s’apaise.
-
-C’est le silence tout d’un coup.
-
-Le président de la Chambre s’est levé. Il parle:
-
-«Messieurs, l’absence de M. René Cardiette est inexplicable et
-angoissante. Je ne veux même pas dire, au nom de tous, le souci qui nous
-atteint profondément à ne pas le voir ici, même si cette séance n’eût
-pas dû briller de ses paroles. Laissons cette inquiétude violente au
-fond de nos cœurs et ne pensons qu’à l’intérêt de la patrie, qui exige
-des actes immédiats. Vous allez être appelés, Messieurs, à vous
-prononcer sur trois projets de lois qui importent à la Défense
-Nationale. Nous savons que vous leur ferez le sort glorieux qu’ils
-méritent. Mais le discours préliminaire de M. René Cardiette vous devait
-donner tous éclaircissements sur elles et vous en faire saisir
-l’urgence. Cette urgence, je veux doublement vous la prouver en vous
-lisant moi-même ce discours dont il m’a confié les feuillets. Vous me
-pardonnerez d’être si médiocre interprète de ce verbe patriotique.»
-
-Un long cri unanime jaillit de toutes les poitrines. Peut-être quelques
-protestations ont-elles essayé une dissonance timide. Le formidable
-hourrah des parlementaires de tous les partis a raison des restrictions
-chétives.
-
-Cobral hausse les épaules.
-
---Je le savais, bougonne-t-il.
-
-Il sort de son portefeuille une lettre cachetée et m’entraîne hors de la
-tribune. Il appelle le premier huissier qui passe.
-
---Voulez-vous remettre ce billet à M. le Président, s’il vous plaît?
-C’est de la part de M. René Cardiette. Je suis le nouveau secrétaire de
-M. René Cardiette. Faites vite.
-
-L’huissier s’empresse.
-
-Nous rentrons dans la tribune. Le président a pris dans une serviette de
-maroquin les pages d’un discours. Il sonne pour imposer le silence qu’a
-rompu le jet d’enthousiasme où la curiosité a sa part.
-
-Le silence revient, total.
-
-Debout, maigre, élégant, net, le président s’enorgueillit de cette
-parole qu’il va faire sienne et sa voix part comme un trait:
-
-«Citoyens...»
-
-Le mot porte une émotion dans toutes les mémoires de cette France
-représentée.
-
-«Citoyens, mes frères, citoyens, fils de la grande blessée et de la
-victorieuse bientôt, vous vous êtes dressés, vous vous êtes unis, vous
-avez frappé l’assaillant: votre vaillance est imbattable et votre
-acharnement guerrier se perfectionne jusqu’au génie. Pourtant, citoyens,
-je vous crie: «Aux armes»...
-
-Cet appel me trouble comme il trouble tous les assistants. Le président
-n’a pas la déclamation large et sonore de Cardiette, mais il donne à
-chaque mot une valeur solide, et chaque mot n’est pas seulement un mot.
-
-Cobral a son visage obstinément tranquille. Pourtant il murmure avec
-impatience:
-
---Que fait cet huissier? Pourquoi ne se presse-t-il pas?
-
-A ce moment, un huissier paraît au pied de la tribune, monte jusqu’au
-président et pose la lettre de Cobral sur son bureau. Le président,
-surpris, s’interrompt. L’huissier lui dit quelques mots que nous ne
-pouvons entendre. Le président déchire l’enveloppe fébrilement. Il lit.
-Il est bouleversé. Il est défiguré de stupeur.
-
-La salle chuchote.
-
-Sonnerie.
-
- «Messieurs, dit le président, je reçois un avis de M. René Cardiette.
- Il est souffrant, mais ne peut dire où ni comment. Il s’excuse de son
- absence, mais affirme que son discours ne peut plus être prononcé,
- étant en désaccord avec ses nouvelles obligations et avec les
- événements. Ce langage est trop mystérieux, Messieurs, pour que je ne
- réclame pas toute votre courtoisie. Je vous demande de remettre cette
- séance et le débat qu’elle comporte, à mardi prochain. Je suis certain
- que d’ici là tout sera éclairci. Déplorons seulement ces trois jours
- de retard apportés à une délibération nationale.»
-
-Après l’effarement de la première minute, une rumeur naît et se répand.
-La rumeur des grandes colères. Quelle révolte va crier? Et
-qu’adviendra-t-il des grandes idées destinées au peuple? Ah si je
-parlais! si j’avais la franche simplicité de dire ce que je sais! Lâche!
-Lâche!
-
---Vous êtes rêveur? questionne Cobral en riant.
-
-Et il ouvre brutalement la porte de la tribune.
-
---Taïaut! Taïaut! crie-t-il. Demain vous direz: Hallali! avec moi.
-Partons.
-
-Derrière nous le nuage crève. Debout, criant, gesticulant, doublant le
-vacarme avec le claquement de leurs pupitres, les parlementaires ne sont
-que fureur et indignation. L’orage éclate indescriptiblement.
-
-Taïaut!
-
-
-
-
-_Dix-sept heures._
-
-
-L’heure des crieurs de journaux s’achève rue Montmartre. Ce temps de
-guerre met le soir au milieu de l’après-midi et les feuilles qui
-sortaient autrefois avant le dîner courent les rues dès quatre heures,
-ou même trois.
-
-Nous venons après la dernière volée de cette horde hétéroclite où tous
-les âges, toutes les détresses, tous les courages s’attellent pour de
-naïfs bénéfices en distribuant le communiqué.
-
-Le pathétique de ces dernières nouvelles est rigoureusement précis. Le
-communiqué de quinze heures et de vingt-trois heures remplace par sa
-brièveté tragique feues les manchettes grossières des procès douteux ou
-des belles explosions.
-
-Devant l’hôtel de _l’Exigeant_ deux vieilles, très bien dessinées,
-attendent encore au guichet leur stock quotidien. Elles sont lentes
-comme des ruines et s’en iront, cahotants, criailler le journal avec une
-petite voix qui ne fera de peine à personne. Il y a trop de tristesse
-terrestre maintenant pour que cela fasse de la peine.
-
-Aux fenêtres, nulle lumière. La concierge rêve sur le seuil et se finit
-les ongles avec une aiguille à tricoter. Tout est calme. Nous avons
-perdu trois quarts d’heure. Je veux dire que nous avons gagné trois
-quarts d’heure.
-
-Nanni demande à nous quitter. Il veut se rendre au Black Bar. Il
-regrette de n’être pas resté au Trocadéro. En tous les cas il n’a rien à
-faire ici et rien à dire. Cobral lui laisse l’auto qu’il renverra au
-plus vite.
-
-La flèche blanche reprend sa course.
-
-Cobral ne semble pas le moins du monde pressé. J’aimerais mieux lui voir
-sa hâte incroyable de tout à l’heure et qu’il fût amèrement déçu,
-là-haut. Il regarde la façade, curieusement.
-
---Cette odeur, me dit-il, ce parfum d’encre grasse et de papier qu’il y
-a autour des grands journaux me plaît énormément. Quand on a vécu dans
-cette atmosphère, on doit en avoir la nostalgie. Vous y avez vécu?
-
-Au café, voisin de la grand’porte, j’aperçois, derrière les vitres,
-Marsy. Paul Marsy est secrétaire de la rédaction à _l’Exigeant_. S’il a
-quitté son bureau, il n’y a personne au journal puisque, sévère
-capitaine, il s’en va de son bord le tout dernier. Cobral ne le connaît
-pas. Cobral n’ira pas le deviner dans ce café hanté de reporters où il
-consomme le demi-brune et le sandwich réparateurs.
-
-Cobral a suivi mon regard. Peut-être ai-je tressailli?
-
---Qui est ce monsieur?
-
-Il ne le connaît pas. Je peux répondre à ma guise. Allons donc,
-innocent, est-ce que Cobral n’a pas deviné? Si imperceptible qu’ait pu
-être ce mouvement de plaisir à savoir _l’Exigeant_ vide de son équipage,
-Cobral l’a perçu.
-
-Puis-je mentir?
-
---C’est Marsy, le secrétaire de la rédaction. Mais dites, Cobral, ce
-n’est pas à lui...
-
---Diable, ricane-t-il, entrons vite. Vous êtes sûr qu’il ne nous a pas
-vus? Il ne faut pas le mêler à nos affaires.
-
-Deux étages d’escalier morne. Escalier de service. Escalier de travail.
-Ce n’est pas le genre de ces vieux journaux où l’escalier de pierre
-conduit à des torchères électriques une lourde rampe forgée. On n’a le
-temps que de travailler ici. Un jour, sans doute, il conviendra de
-songer au luxe. On y viendra certainement. Ce n’est pas encore le temps
-d’y songer.
-
---Pourquoi monter, Cobral? Nous ne verrons personne. Il n’y a plus
-personne.
-
-Il monte. Il pousse la porte.
-
-Dans l’antichambre une ampoule électrique clignotte comme une veilleuse.
-Il est évident que tout est abandonné. Les portes sont unanimement
-closes.
-
-Cobral ouvre la première venue. C’est une grande salle, avec des tables
-et des piles de numéros. Sans intérêt.
-
-Une autre porte résiste. Le mot «caisse» est cloué au-dessus. Encore
-moins d’intérêt.
-
-Une autre. Une autre. Rien.
-
-S’il n’y avait pas cette ombre qui nous entoure comme un brouillard,
-Cobral verrait mon sourire satisfait. Mais il ne faut pas qu’il le voie.
-Il faut même que je cesse de sourire ainsi. Vous ne savez donc pas que
-ce Cobral n’a pas besoin de ses yeux pour voir que je souris et que j’ai
-du contentement. Ai-je un réel contentement? Je tremble de le voir
-triompher une fois de plus. Il triomphera de moi, puisqu’il triomphe de
-tout.
-
-Je le suis dans son effronté cambriolage. Car il vient pour prendre
-quelque chose. Quoi?
-
-Un couloir tout à fait obscur. Nous butons à des marches. Nous montons
-ou descendons. Je ne peux dire exactement si nous montons ou si nous
-descendons. Cobral fait à peine de bruit. Il se glisse le long des murs,
-comme un chat. Sa main qui tâtonne rencontre le bouton d’une porte. Il
-ouvre. Lumière.
-
-Quelqu’un écrit sous la lampe.
-
---En voilà une heure pour faire un pèlerinage? s’écrie Fagan qui se
-décide à me reconnaître.
-
---Présentez-moi, dit Cobral.
-
-Fagan est abasourdi. Notre invasion brutale et mystérieuse en même temps
-peut surprendre. Notez aussi que ce garçon s’absorbait dans quelque
-littérature. C’était un poète d’avenir que le journalisme a dévoré, mais
-qui se débat. Et le soir, après neuf heures consacrées à corriger des
-échos ou à rédiger des notes impersonnelles sur la vie chère, le
-mouvement antirépublicain en Chine, les bienfaiteurs des mutilés et
-autres thèmes attendrissants, il se reprend au jeu des pensées et des
-rythmes à quoi son emploi du temps l’a mal préparé.
-
---Que puis-je faire pour vous? demande-t-il avec une bonne humeur
-excessive. Vous nous apportez de la copie?
-
-Il relève la mèche énorme qui lui tombait sur le nez et donne un peu de
-gaîté à son visage candide que le souci a fripé trop tôt.
-
---Mon bon Fagan, je n’ai pas de goût à la copie aujourd’hui... C’est
-monsieur qui veut... qui tient...
-
---Ce ne sera pas commode, grogne Fagan, important... Nous sommes
-tellement nombreux... Mais je puis en parler au patron... Vous avez des
-idées?
-
---Des idées, s’écrie Cobral, des idées, ah qui aurait des idées, si,
-moi?...
-
-Je tranche:
-
---Vous connaissez Cobral, de nom tout au moins. Rappelez-vous: Cobral...
-Cobral...
-
-Il ne se souvient pas.
-
-Cobral sourit.
-
---Ne parlons pas de moi... Je ne vois pas pourquoi monsieur se
-rappellerait mon nom... Je n’ai jamais fait parler de moi... Ce n’est
-pas aujourd’hui que je commencerai...
-
-Fagan tourne des commutateurs. Enfin nous ne sommes plus dans cet
-ensevelissement de ténèbres. J’étouffais sous le poids de l’obscurité.
-
---Vous n’êtes pas ému? blague Fagan qui me voit respirer
-difficilement... Nous vous avons eu quelques semaines parmi nous... Il
-n’y a pas si longtemps...
-
---J’étais un piètre journaliste à vos yeux?... Trop avide de ne voir que
-des spectacles pittoresques et de les décrire à mon aise... J’ai
-toujours rechigné devant les reportages médiocres, où il faut traiter,
-sans caractère et sans violence mais avec sobriété, goût et art, des
-questions insignifiantes.
-
---Vous êtes le même être impossible toujours, admire narquoisement
-Fagan... Et vous n’êtes pas ému de revoir votre ancien bureau?
-
---Pas ému. Etonné de n’avoir jamais remarqué l’état de ruine et
-d’inconfort où est tenue cette pièce, réservée pourtant à six ou sept
-personnages presque tous délicats.
-
---Mon petit, dit Fagan, c’est peut-être dégoûtant. Mais aucun de nous ne
-s’en aperçoit. Nous travaillons trop pour nous occuper de cette
-cuisine-là.
-
-Nous voilà dans un bavardage sympathique. Il est plein d’indulgence pour
-moi, ce grand jeune homme qui portait en lui assez de foi et de fougue
-pour n’avoir jamais d’amertume.
-
---Pardonnez-moi si je vous presse, mais j’ai peu de temps, coupe Cobral
-presque sèchement.
-
---Au fait, dit Fagan, poli, vous ne m’avez pas encore exposé...
-
-Cobral réfléchit. Puis:
-
---Je viens de la Chambre, dit-il.
-
-Fagan, avec indifférence:
-
---Ah!
-
---Vous êtes au courant?
-
---Oui, dit Fagan, si vous voulez parler de l’incident Cardiette. Il
-n’est pas venu prononcer le discours attendu. C’est même la raison de
-notre retard, ce soir: Vous ne savez pas que _l’Exigeant_ a paru en
-retard?
-
---Cela ne fait rien, dit Cobral.
-
-Une pause.
-
---Vous pouvez toujours tirer une nouvelle édition? reprend-il.
-
---Il n’en est pas question. Je ne saisis pas ce que vous voulez me dire.
-
---J’entends, dit Cobral, que vos machines sont prêtes jusqu’au lendemain
-à tirer une édition nouvelle s’il le faut?
-
---Naturellement. Les formes restent sur les machines. Et il y a des
-ouvriers de garde à l’imprimerie. C’est au rez-de-chaussée.
-
-Cobral est sous la lumière jaune d’une lampe qui marque à son front le
-relief trop puissant des tempes entêtées.
-
---Je vous apporte votre deuxième édition.
-
-Fagan se demande s’il n’est pas halluciné. Cobral le regarde, comme
-l’hypnotiseur fixe son médium.
-
---Je viens de la part de Cardiette avec les quelques lignes
-sensationnelles qu’il m’a confiées. Vous ne savez pas qu’il a écrit une
-lettre au Président de la Chambre.
-
---Je le sais.
-
---Déjà? Mes compliments. Cela s’est passé il y a trente minutes. On vous
-a dit le texte de cette lettre?
-
---On me l’a téléphoné.
-
---Bon. Cardiette disait être empêché de venir et renoncer à prononcer
-son discours. Il ne disait pas pourquoi?
-
---Non.
-
---Il me l’a dit. Il ne pouvait l’expliquer dans une lettre officielle.
-Mais voici les quatre lignes--quatre, pas une de plus, vous
-compterez--qui donnent la clé de sa conduite. N’est-ce pas sensationnel?
-
-Fagan pose une main sur l’appareil téléphonique. Il regarde Cobral avec
-un petit frémissement de colère.
-
---Malheureusement, mon cher monsieur, la lettre que Cardiette a envoyé
-au président de la Chambre, est un faux.
-
-Je vous dis que Cobral a juré! Il est assez maître de lui pour n’avoir
-pas articulé son juron. Mais je sais qu’il a juré. Ha! Ha! voilà que je
-devine les cris intérieurs, comme lui! La contagion...
-
-Mais il dit posément:
-
---On vous a téléphoné cela aussi?
-
---Si vous voulez, dit Fagan.
-
-Et Cobral, bonhomme:
-
---Raison de plus pour éclairer cette situation compliquée. Il n’y a que
-quatre lignes. Il faut téléphoner à l’imprimerie sans perdre un instant.
-
-Fagan décroche le récepteur.
-
---Vous téléphonez à l’imprimerie?
-
---Parbleu, dit Fagan.
-
-Et il jette un numéro.
-
---Tiens! murmure Cobral qui fouille dans sa poche, c’est le numéro du
-commissariat de police?
-
-Fagan ne bronche pas.
-
---Raccrochez le récepteur aussitôt.
-
-Et Cobral braque son revolver.
-
-Fagan n’a pas d’armes, et son dévouement ne servirait pas à empêcher la
-fuite de Cobral. Il raccroche le récepteur.
-
---Maintenant téléphonez à l’imprimerie.
-
-Cobral est tout contre lui, le canon du revolver sur la nuque. Il faut
-céder. Que faire? Je suis paralysé. Et si je bouge, c’est sur moi que
-Cobral tirera.
-
---Si l’un ou l’autre fait un geste, je tue M. Fagan. Cela serait
-absurde.
-
-Fagan parle dans le téléphone. Il répète ce que Cobral lui souffle:
-Ordre de remettre les machines en marche. Une édition nouvelle est
-commandée pour dix-huit heures. Et il dicte la note de Cobral:
-
-«M. René Cardiette écrit à _l’Exigeant_: «Le général et moi renonçons à
-tout acte belliqueux et invitons le peuple Français à approuver la paix
-que nous réclamons dans les vingt-quatre heures.»
-
---Une manchette extraordinaire, intime Cobral. La moitié de la page
-occupée dans toute sa largeur par ce titre: «La paix sera signée
-demain.» Et en sous-titre: «Le gouvernement français et l’état-major
-décident de suspendre définitivement les hostilités.»
-
-Fagan est blême. Il cherche, en obéissant, le moyen de terrasser Cobral.
-S’il savait que je suis prêt à le seconder! Mais il me croit le complice
-de ce bandit. Cobral est un bandit. Et c’est un bandit qui vient
-d’Allemagne.
-
-Si ces lignes paraissent, l’émeute dévastera Paris. Il ne faut pas
-qu’elles paraissent. Je saurai agir. Je dois agir.
-
---C’est tout, dit Cobral. Allons au bar.
-
-Et à Fagan:
-
---S’il vous plaît, mon cher Fagan, passez le premier, vous ne pouvez
-rien. Il faut céder. N’essayez pas de me faire prendre. Car je vous
-abattrai instantanément et je ne serai pas commode à coffrer ensuite.
-Soyons amis, c’est plus pratique.
-
-Nous sortons.
-
-La veilleuse clignotte encore dans l’antichambre. Personne.
-
-Qui de nous trois est la véritable victime? Et quel est le fou?
-
-L’escalier. La voûte. Notre attitude ne peut révéler notre pensée.
-Fagan, l’esprit tendu ardemment vers le geste qui arrêtera la
-catastrophe en route, n’a pas une ombre de sang au visage. Cobral cache
-son revolver dans la main; il marche entre nous deux. Nous passons très
-naturellement devant la concierge.
-
---Il n’y a pas de lettres pour moi? lui demande Fagan avec un petit
-tremblement de voix.
-
---L’auto n’est pas encore là! crie Cobral. Harry est un imbécile ou
-Nanni un malappris. On ne prive pas les gens de leur auto dans une
-pareille circonstance. Que devons-nous faire?
-
-Il dit en riant:
-
---Attendons-la.
-
-Et tous trois, devant la porte, nous causons. C’est une légende terrible
-que je suis en train de rêver. Ce n’est pas vrai que je me tais devant
-cet assassin? Pourtant Fagan est audacieux. Mais quelle issue à cette
-contrainte?
-
---J’ai été présenté à votre directeur, il y a longtemps... dit Cobral,
-posément... Il m’a paru intelligent et actif et très artiste... J’aime
-tant que l’on soit artiste... Il m’a plu à cause de cela... un nerveux,
-mince et gris, avec des yeux froids, des yeux qui veulent... Il est
-peut-être trop artiste. Pourtant il a sacrifié ses goûts et son
-dilettantisme à l’avenir de son journal... au moment où je l’ai vu, il
-hésitait à faire de cette feuille, ancien pamphlet socialiste, le
-quotidien du théâtre et des mondanités... Il est plus solide
-aujourd’hui... De vrai les femmes du monde sont infirmières et font la
-charité, ce n’est pas s’éloigner d’elles que se consacrer aux besoins
-matériels de Paris et de tous ceux atteints par la guerre... vous êtes
-de mon avis, naturellement?
-
-Fagan, pâle et méprisant, ne regarde pas Cobral. Mais il me regarde moi,
-avec une intensité qui me gêne. Je fuis ce regard. Il doit être un
-reproche. Il ne sait pas. Il ne sait pas. Et il reproche. Si vous
-saviez, Fagan!
-
---Enfin! clame Cobral.
-
-C’est l’auto blanche.
-
-Il nous fait monter, s’assied à côté de Fagan et me laisse prendre le
-strapontin.
-
---File, Harry, où tu dois aller et passe rue Cambon au Black Bar.
-
-Et vers moi:
-
---Je vous y rejoindrai quand M. Fagan sera en sûreté jusqu’à demain.
-
-L’auto vole sur le pavé.
-
-La Bourse, l’Opéra, la rue de la Paix. Tout est calme. L’or danse et
-chante dans la lumière folle des étalages.
-
-Fagan me regarde. Que veut-il? Je fuirai ces yeux. Je fuis ces yeux
-suppliants. Assez de cauchemars dans ma tête. Je ne veux pas ajouter ce
-regard épouvantable qui implore. Ou qui condamne!
-
-Cobral fait celui qui est content d’aller en promenade. Il est
-invraisemblable. Il faut le tuer. Oh, ma rage...
-
-Pourquoi Fagan m’appelle-t-il ainsi? Je ne peux plus éviter son regard!
-Je vois ses yeux maintenant, ses yeux qui sont effrayants à voir. Il me
-juge. Il m’égale à Cobral. Quelle haine me vient de ces yeux!
-Comprend-il? Je veux qu’il comprenne ma conduite. Le tréfonds de ma
-pensée doit lui apparaître.
-
-Ah, c’est la sienne qui m’apparaît. Fagan, Fagan, vous savez que je ne
-suis pas un assassin. Vous voyez que je subis la même contrainte que
-vous. Je ne peux m’en évader. Vous le voyez. Vous voyez le drame. Vous
-voyez mon innocence. Que dites-vous encore, Fagan? Que demandez-vous?
-Votre sort m’est inconnu, mais il n’y aura pas de crime. L’homme qui n’a
-pas tué ce matin ne tuera personne. Ne craignez pas. S’il a dit que vous
-seriez libre demain il n’a pas menti. Vous serez libre. Que dites-vous?
-Oh ce cri de votre âme. Que criez-vous, Fagan?
-
- * * * * *
-
-J’entends! j’entends! Le journal, l’édition, le scandale, l’émeute. Oui,
-j’entends. Je vous dis que j’entends, vous voyez bien que j’entends. Il
-faut empêcher cela? Comment? Cela n’est pas possible. Eh bien, si, si.
-J’ai donné mon silence à Cobral. Mais je sauverai Paris. Je sauverai. Je
-trouverai. Je vais trouver. Entendez-moi, Fagan, la chose monstrueuse
-n’aura pas lieu. Courage! Courage! Victoire!
-
-Il comprend tout ce qui se passe en moi. Il croit. Il a confiance. La
-flamme de ses yeux s’éteint. Il baisse les paupières. Il est à bout de
-forces. Mais il est heureux puisque j’ai promis. Ah! il sait bien que
-j’ai promis.
-
-Où sommes-nous? L’auto s’arrête devant des vitres éclatantes. C’est le
-Black Bar. Je dois quitter Fagan et Cobral. Je descends. Je regarde
-Fagan. Il ne rouvre pas les paupières. Il cache ses yeux maintenant.
-Mais je sais qu’il y a du calme dedans et de l’espoir.
-
---Au revoir, jette Cobral, désinvolte.
-
-Et il emmène son prisonnier.
-
-Je vous ai promis, Fagan.
-
-
-
-
-_Dix-huit heures._
-
-
-Les habitués de Black Bar s’en vont. Bu, le thé.
-
-Nanni est venu ici attendre Sainte. C’est elle qui a demandé ce
-rendez-vous; et il l’accordait avec égarement. Pourquoi a-t-il été si
-brusquement impatient de Cobral et de moi? Je sais que Cobral voulait
-l’amener à _l’Exigeant_. Et il n’a pas insisté, quand Nanni s’est
-déclaré rebelle à toute démarche supplémentaire. Cobral est beau joueur.
-Le départ de Nanni a peut-être aggravé la difficulté de la situation. Je
-ne puis supposer que Nanni soit le complice de Cobral. A trois, nous
-aurions...
-
-Il n’est pas dans le salon du rez-de-chaussée. Je le découvre à
-l’entresol où il est rigoureusement seul dans le hall qui sent la Chine.
-
-Il se lève dès qu’il me voit entrer.
-
---Que savez-vous d’elle? Qu’a-t-elle fait?
-
-Je suis tellement bouleversé par la scène précédente que je ne sais
-répondre.
-
-Je demande:
-
---De qui parlez-vous?
-
---Sainte, où est-elle, où est-elle?
-
---Hé, je ne sais pas, nous l’avons quittée au même moment! Vous lui avez
-dit de vous rejoindre ici?
-
---Pourquoi tarde-t-elle? Un malheur est arrivé. Pourvu qu’elle ne soit
-pas morte...
-
-Cette détresse est très jeune. Je ne me soucie pas de Mlle Pretty Pray.
-Les femmes sont ingénieuses dans n’importe quelle aventure. Pretty est
-plus femme que les autres femmes. Il n’est personne qui soit aussi femme
-que Pretty. Pretty ou Sainte, comme vous voudrez.
-
---Vous ne pensez pas, gémit Nanni, qu’elle soit en danger?
-
-Quel danger? Oh! que ces gens de passion sont ennuyeux! Quel danger
-menacerait cette petite bonne femme habile? Elle a dit qu’elle
-viendrait. Elle viendra. Et c’est tout. Ridicule Nanni, qui tremble pour
-une gamine sur laquelle il s’imagine avoir tout soudain des droits. On
-ignore pourquoi il aurait des droits sur elle. Convoitise humaine!
-Ambition, prétention, orgueil!... Misère...
-
---Il est six heures, dit Nanni, et la matinée peut ne pas être finie...
-Mais dans une demi-heure je vais aux nouvelles.
-
-Qu’il aille où bon lui semble! Une demi-heure? Eh! dans une demi-heure,
-le numéro de _l’Exigeant_ sortira des presses pour courir la rue. J’ai
-dix minutes à moi. J’ai quinze minutes au plus pour agir. Et je me
-répète ce mot «agir», qui me paraît le plus comique de la langue
-française. Celui qui ne sert à rien.
-
-Agir? Agir?
-
-Quoi?
-
-Nanni frappe la table où sursautent les tasses pleines d’eau blonde:
-
---Est-ce que ce sacré papier que lui a fourré Cobral aurait valu des
-ennuis à l’enfant? Je ne l’avais pas lu. Je ne l’ai pas écouté. Que
-disait-il, ce papier?
-
-Je pouffe. C’est nerveux.
-
---Pauvre homme, ce papier travaillait pour vous, d’après ce que j’ai
-entendu.
-
---Pour moi? Pour moi?
-
---On y parlait de la paix.
-
-Et je ris. Ça me fait mal de rire sans gaîté. Je ne rirai plus jamais.
-Cette minute de fou rire me donnera la haine de toute gaîté feinte ou
-involontaire.
-
---Cobral a voulu cela, soupire Nanni. Je n’y connais rien. Il eut mieux
-valu me laisser agir. Je me demande même s’il n’est pas imprudent de
-désarmer ce côté-ci avant de blesser l’autre.
-
---C’est la première fois que vous vous le demandez?
-
---Oui, et la dernière. Car ce qui est fait est fait. Philosophie à bon
-marché, mais la seule permise par les circonstances pressantes. Si nous
-avons commis des fautes, il est trop tard pour se repentir. Des actes!
-des actes! Il n’est question que d’agir.
-
-Ho! le même mot qui me tarabuste le crâne! Agir! Agir!... Nanni est fou
-à lier.
-
---Vous pensez, lui dis-je, que tout n’est pas irréprochable dans notre
-conduite.
-
---Sainte ne doit pas être gênée à cause de nos entreprises. Si Cobral
-l’a mise dans l’embarras, c’est un crime. C’est un crime que je
-châtierai. Oh! je ne veux pas. Mais qu’elle vienne! qu’elle vienne!
-
---Vous ne saviez donc pas tout ce que Cobral voulait faire?
-
-Nanni me regarde, hagard.
-
---Je ne comprends pas ce que vous dites. Cobral voulait faire quelque
-chose?
-
---Nanni, vous ne m’écoutez pas. Comment pourriez-vous comprendre?
-Dites-moi seulement si Cobral est votre ami.
-
---Mon ami. Bon. Qui? Cobral? Soit. Il est mon ami. Et Sainte ne l’est
-pas. Enfin nous n’avons pas le droit de l’engager sur une route dont
-elle ignore le terme. Je vous jure que je suis anxieux. Je suis aussi
-anxieux qu’on puisse être. Je ne vis plus.
-
---Patientez, Nanni. Elle devait rester auprès de Mme de Hocques. Elle se
-sera attardée. Parlons de Cobral.
-
---Elle ne peut s’attarder. C’est elle qui a voulu venir ici. Elle veut
-me parler. Elle a voulu. Je m’abandonne à elle. Voyez dans quelle fièvre
-je suis. Je vais la voir, je vais lui parler. Tout à l’heure, au
-Trocadéro, je l’ai approchée, mais je me suis contraint. Je ne pouvais
-parler tant l’amour se débattait en moi. Je n’ai rien dit. Je serais
-parti pour toujours. Mais elle veut que je parle. Elle veut que je la
-voie. Et je n’ai plus de calme. Vous souvenez-vous que ce matin j’étais
-maître de moi? Ah, c’est angoissant d’aimer.
-
---Cobral va venir. Il n’aimera peut-être pas vos épanchements.
-
---Pourquoi parlez-vous tout le temps de Cobral? Qui songe à Cobral?
-Qu’il soit là ou qu’il n’y soit pas, c’est tout un pour moi. Je préfère
-qu’il n’y soit pas. Il me déplaît. Pardon, je veux qu’il vienne et qu’il
-sache que je suis en grande colère.
-
---Il a agi contre vos souhaits? C’est votre ami pourtant. Je croyais que
-vous agissiez en pleine entente.
-
---Certainement. Mais je ne peux parler de quoi que ce soit tant que je
-ne serai pas rassuré. Vous n’imaginez pas quelle torture est l’ignorance
-des faits.
-
---Vous saviez qu’elle disait publiquement des pages destinées à causer
-une impression violente! Si je l’avais su, je n’aurais pas laissé faire.
-
---Vous avez raison. Avec ces êtres-là on ne sait jamais où l’on va. Ils
-commandent quand on croit qu’ils obéissent. Ils s’en vont à la seule
-minute précieuse où leur collaboration est nécessaire. Je ne peux le
-chasser, que voulez-vous?
-
---Vous le connaissez bien?
-
---Qui? Oh! je connais Sainte depuis des années. Je la connais et je ne
-la connais pas. Elle est très belle. Elle a eu toutes sortes de talents.
-Des talents artistiques. Elle me plaît. Il faudrait pouvoir ne jamais
-aimer.
-
---Depuis combien de temps connaissez-vous Cobral?
-
---A déjeuner, je souffrais, figurez-vous. Et cela s’est dissipé. Je suis
-dans une torpeur hallucinée. Je n’y suis plus, à vrai dire, puisque j’ai
-cette frayeur de ne pas savoir... Où est-elle? Où est-elle?
-
---Après tout, vous valez mieux que lui. Aidez-moi. Je veux que
-_l’Exigeant_ ne paraisse pas. Je l’ai promis.
-
---Cela m’est égal, mon cher... Pourquoi _l’Exigeant_ ne paraîtrait-il
-pas? C’est un journal.
-
---Vous vous moquez de moi, Nanni.
-
-Il passe ses petites mains dans ses cheveux exaltés.
-
---Je me moque de vous? Pourquoi? Je ne pense qu’à elle. Vous me la
-retrouverez, dites?
-
-Comme il est las! Tout s’est rompu en lui. L’amour revenu et l’extrême
-inquiétude l’ont martyrisé.
-
---Vous me parlez, Nanni, comme si vous ne saviez rien de Cobral.
-
---Je ne sais rien de Cobral... Qui est Cobral?
-
-Redevient-il insensé? Tant de tempêtes ne serviront-elles qu’à le rendre
-à sa pauvre réclusion de malade?
-
---Je parle de votre ami Cobral. Il n’y a qu’un Cobral. C’est déjà trop
-qu’il y en ait un.
-
---Je sais de qui vous parlez. Mais je ne connais pas cet homme. Ce n’est
-pas moi qui pourrais vous dire comment je l’ai connu... Il me sert,
-voilà tout. Il sert mes idées. Sauf à m’accabler par de lourdes erreurs,
-comme de mêler Sainte à ce drame. Et puis ce n’est pas un drame.
-
---Alors il y a dans votre journée des événements que vous n’avez pas
-prévus avec lui?
-
---Hé là! je n’ai rien prévu. Que vous dire là-dessus? Il m’annonçait ce
-matin que nous ferions des choses extraordinaires. Et cela s’est borné à
-courir les cafés, les journaux, les concerts de charité, et à déjeuner
-avec des gens que je ne connais pas, mais qui sont importants sans
-doute. C’est petit. C’est petit. C’est petit vraiment.
-
---Vous n’êtes pas au courant du salon de Mme de Hocques?
-
---Quel salon?
-
---Et les cigares...
-
-Nanni rit comme un enfant.
-
---Vous êtes comique, dit-il, avec votre interrogatoire qui ne signifie
-rien.
-
---Et la visite à _l’Exigeant_ ne signifie rien?
-
---Je ne sais pas ce que vous dites. Quelles questions! Vous ne voyez pas
-que je meurs d’angoisse et que toutes ces comédies de votre imagination
-me sont insupportables?
-
---Pardonnez-moi, Nanni, mais il faut que vous me répondiez rapidement.
-
---Non. Qu’on me laisse tranquille. J’ai du chagrin. Je vais tellement
-souffrir si elle ne vient pas. Pourquoi ai-je cru qu’elle voulait enfin
-m’aimer un peu?
-
---Répondez-moi. Les minutes battent la charge vers une révolution, si
-vous ne parlez pas.
-
---Que voulez-vous?
-
---Nanni, Nanni, je ne sais pas très bien qui vous êtes, mais je sais que
-vous n’êtes pas un Cobral, vous.
-
-Il ricane douloureusement:
-
---Tout de même?
-
---Vous servez une idée. Cobral en sert une autre. Plutôt Cobral sert
-quelqu’un.
-
---Je veux la paix. Lui aussi.
-
---Pas de la même manière. Pas pour les mêmes causes. Je vous affirme,
-Nanni, que Cobral n’est pas d’un pays allié et qu’il sème ses paroles
-comme on sème des bombes ou des signaux.
-
---Cela n’est pas vrai. Qui vous l’a dit? Je ne connais pas Cobral. Et
-vous ne pouvez pas le connaître mieux que moi.
-
---Nanni, ce n’est pas vous qui êtes en danger: c’est la France. Je suis,
-moi, entraîné à votre suite dans une tentative chimérique et peut-être
-sublime. Je vous admire à travers mon épouvante. Vous êtes une figure
-ressuscitée, vous êtes un être double et unique qui va, de son coup
-d’aile prodigieux, tenter la fortune qu’il a violée jadis et soumise
-rudement.
-
---Vous rêvez? Pourquoi ce lyrisme? Mais vous dites la vérité, la grave
-et la simple vérité. Cette audace vous plaît. Je m’en doutais: je l’ai
-dit à Cobral.
-
---Vous irez en Allemagne cette nuit et vous avez résolu d’anéantir un
-repaire que vous avez découvert. Cela peut aider à la conclusion de ces
-luttes sanglantes. Cela peut nous approcher de la paix.
-
---Oui, c’est le rêve, le rêve de l’aigle et de l’envol, mais il aurait
-fallu que je ne revoie pas Sainte avant ce départ. Elle me trouble et je
-pense à elle autant qu’à ma destinée.
-
---Vous ne voyez pas, Nanni, que Cobral agit contre vous?
-
---Allons donc, il a dit qu’il se mettait à mes ordres! Il a la même
-hantise de bonheur humain. Et dans l’événement d’aujourd’hui il s’est
-chargé de tout ce qui pourrait contribuer à m’aider. Il voulait préparer
-les esprits. Il m’a dit avoir écrit quelques articles et aussi la prose
-que Sainte a lue au Trocadéro. Mais je crains qu’il n’ait été imprudent.
-C’est un imprudent, ce Cobral. Il faut mettre des imprudences au service
-de ma cause. C’est celle du monde entier.
-
---Et des crimes aussi à votre service! Que diriez-vous si l’on faisait
-disparaître le chef de nos armées et le porte-parole du parlement?
-
---Ah! je dirais que c’est impossible. Ne pensons pas à cette honte. Il
-faut au contraire que je les sente tendus de tout leur effort pour me
-risquer dans cette audace qui ne fera que décider la déroute de
-l’ennemi.
-
---N’en parlons pas. Alors faut-il parler d’un manifeste que toute la
-presse répandrait dans Paris et par la France, signifiant à la nation
-que ses chefs l’abandonnent et que ses soldats ne seront pas menés à la
-victoire?
-
---Le peuple se soulèverait. Mais l’ennemi aurait profité déjà de ces
-désertions, et ce serait la débandade sanglante. Cela ne peut être.
-
---Un journal paraît dans un quart d’heure avec le manifeste que j’ai
-dit.
-
---Un journal? Quel journal?
-
---_L’Exigeant._
-
---Vous êtes fou. Qui a permis cela? Qui a osé cela?
-
---Cobral.
-
---C’est lui? C’est lui qui tout à l’heure allait à _l’Exigeant_?
-
---Avec une intrépidité d’apache il a fait chanter le chef des
-informations et l’a emmené prisonnier. Les presses roulent maintenant.
-
---Et vous laissez faire! Assassin!
-
---J’ai promis à Cobral de me taire. Est-ce que vous avez promis, vous?
-
---Non. Je n’étais informé de rien. Je suis la dupe. Je suis
-criminellement dupé. Ah, cette vermine sur les ailes de l’aigle.
-L’oiseau de proie n’est-il plus qu’une proie?
-
-Il se lève, ardent et magnifique.
-
---Puis-je servir à parler à votre place, demande-t-il?
-
---Oui. Venez au téléphone. Demandez _l’Exigeant_. Dites que vous êtes le
-directeur, et ordonnez d’interrompre le tirage ou, s’il est trop tard,
-la vente.
-
-Nous courons à la cabine téléphonique. Nous attendons, l’oreille aux
-récepteurs. Le numéro n’est pas libre.
-
-Nous ne parlons pas. Nos yeux se reconnaissent. La franchise finit par
-répondre à la franchise. Fût-ce entre un fou et un... Mais quoi! Ne
-suis-je pas un fou, moi aussi? Je deviens fou, lentement, sourdement,
-âprement.
-
-Pas libre.
-
-Je tape du pied. Je domine bien mal mes nerfs, moi que l’on a dominé
-tout le jour. Nanni est fixé dans sa contrainte. Je vois le sang battre
-aux veines de ses tempes.
-
-On répond enfin.
-
-Le journal est à peine tiré. On n’a rien mis en vente. On promet de lui
-obéir. Le chef de l’atelier a parlé respectueusement, comme au patron.
-
-Nous nous regardons. J’ai les yeux pleins de larmes. Nous restons, un
-temps qui me paraît l’éternité, face à face, vides de pensée et d’âme.
-Puis Nanni s’approche, met ses bras autour de mon cou et m’embrasse,
-puéril. Et il me quitte là, chancelant.
-
- * * * * *
-
-Je le rejoins à la même table. Nous sommes toujours seuls dans tout
-l’étage. Nous nous asseyons péniblement comme deux coureurs épuisés.
-
---Hélas, geint Nanni, j’ai un bruit stupide dans la tête. Excusez-moi:
-c’est la fièvre.
-
-Pauvre garçon! Je retrouve à peine le profil impérial dans ces traits
-qu’une grande indignation n’a visités que pour les rendre à l’effroi de
-tout à l’heure. La pensée de Sainte t’écrase, pauvre Nanni!
-
---Je vais téléphoner au Trocadéro, dit-il en se levant. Il faut que je
-sache. Il y a trop d’obscurité dans tout ce que je touche.
-
-Il sort avant que j’aie tâché de l’apaiser.
-
-Et Sainte surgit:
-
---Où est Nanni?
-
-Une grande joie à sa vue. J’ai eu peur, moi aussi. J’ai peut-être eu
-peur pour l’angoisse de Nanni. Ou pour moi-même, qui sait?
-
---Il vous attend. Mais vous, d’où venez-vous? Dites-moi, dites-moi.
-
-Elle tremble. Elle est secouée comme un drapeau dans le vent.
-
---Je n’ai rien. Nanni est là. Je suis heureuse. J’avais peur qu’il ne
-vienne pas.
-
---Il est là. Soyez bonne pour lui. Soyez douce. Et cette représentation
-s’est bien terminée? On vous a écoutée?
-
---Jusqu’au bout, religieusement, idiotement. Et quand j’ai eu fini, une
-huée formidable. Epouvantée, je me suis enfuie, je me suis perdue à
-travers les couloirs, et j’ai rencontré par hasard Moquin, le critique,
-qui m’a fait sortir et m’a mise en taxi. Il a été très bon. Il répétait
-constamment: «Ce n’était pas à faire! Ce n’était pas à faire!»
-
---Vous êtes sauvée, c’est tout ce qu’il faut.
-
---J’étais comme folle. J’ai donné au chauffeur une adresse
-incompréhensible. Je roule depuis deux heures. Qu’est-ce que ça fait?
-
-Elle est toute dans ses yeux qui brillent d’un éclat nouveau...
-
---Nanni! crie-t-elle.
-
-C’est un hymne, ce cri.
-
-Elle lui tend les bras. Il lui prend les mains. Je m’éloigne.
-J’essaierai de penser à quelque chose pendant qu’ils parleront. Pouvoir
-penser à quelque chose qui ne bouge pas. Et penser à une seule chose...
-
-Nanni et Sainte ne parlent pas. Ils s’aiment à pleins yeux. Je suis sûr
-qu’ils se voient pour la première fois de leur vie. C’est peut-être leur
-premier bonheur. Ou le dernier.
-
-Ils sont trop beaux! Je ne penserai pas à eux, c’est dit. Je ne penserai
-à rien. Ah! ce n’est pas faisable, et Cobral me hante. Il a joué de moi
-avec autorité. Il m’a mis dans l’impossibilité de parler et de le
-dénoncer. Pourtant cet individu malfaisant doit être arrêté, condamné,
-tué. C’est grave de tuer un homme. Je le tuerais s’il ne s’était pas
-confié à moi. Je l’ai presque trahi en faisant échouer sa dernière
-manœuvre, mais ne pas parler eut été trahir la patrie. Et, s’il reste
-libre, il exécutera le reste de ses crimes. Je ne me ferai pas son
-complice. Il m’a obligé à je ne sais quelle réserve, mais puis-je m’y
-tenir quand il faut sauver mes frères?
-
-Il médite quelque sinistre. Peut-être va-t-il entraver la folle équipée
-de Nanni, ce soir? Que fera-t-il pour cela? N’a-t-il pas commencé
-l’ignoble forfait dont je ne devine que l’intention?
-
-Nanni et Sainte ne parlent pas.
-
-Sainte baisse un peu le front. Je vois mieux son cou. Il est élégant,
-mais si fragile qu’on a de la pitié. Nanni l’enveloppe de son regard. Et
-je crois que le regard de Nanni n’est pas tout à elle. Comme ces lampes
-dont les rayons dépassent une statue et font son ombre immense sur le
-sol, les yeux de Nanni sont très haut et très loin, mais Sainte est
-emportée par l’imagination du visionnaire. Elle fait corps avec sa
-vision. Il lève un peu la tête, lui, comme s’il avait peur qu’elle
-tienne trop de place dans son horizon.
-
-Je me jette au travers de leur extase craintive.
-
---A quelle heure, dis-je à Nanni, est fixé le départ?
-
---Vingt-trois heures. Vous y viendrez?
-
---Vous le demandez? Sainte y viendra aussi?
-
---Vous le demandez? dit-elle. Je veux être près de Nanni tant que Nanni
-sera près de mes mains et puis, près de mes yeux.
-
---Il sera près de votre cœur quand vous reviendrez seule chez vous,
-Sainte.
-
---Il sera dans mon âme.
-
-Elle sourit pour que son aveu un peu solennel ait l’air négligent.
-
-Pourquoi suis-je là qui les interromps? Pourquoi y a-t-il autre chose
-que de l’amour et de la douceur? Tout serait si beau dans la mesure
-d’une harmonie absolue.
-
---Je suis malheureux d’empêcher vos paroles, dis-je gauchement.
-
---Vous n’empêchez rien, dit-elle. Je parle pour la première fois à
-quelqu’un que j’aime et je ne dis pas un mot. Et j’entends aussi tout ce
-qu’il me dit.
-
---Hélas! crie Nanni, il n’est pas que de l’amour.
-
-J’essaie de plaisanter:
-
---Il y a la guerre.
-
-Mais il dit aussi vite:
-
---Il y a la paix.
-
-Et fiévreux, tremblant, à voix rauque:
-
---Suis-je donc complètement seul? Je n’aurais pas cru que je serais
-complètement seul. Un homme est venu à moi, se targuant du même rêve.
-C’était pour me trahir. Et j’ai failli l’aider à répandre la haine, la
-douleur, la mort, la guerre dans la guerre, moi qui vis pour donner un
-peu de bonheur. Je n’ai pas vécu avant cette minute. Je sors de mon
-existence vaine comme si je m’échappais du sommeil. Je commence à vivre
-et je finirai très vite. Et ma vie n’aura duré que quelques heures.
-Après, s’il se peut, il y aura pour moi des années où je respirerai, où
-je regarderai, où j’aimerai, il y aura de l’amour pour moi--après. Mais
-d’abord, ceci pourquoi je suis fait. Ce n’est pas une illusion. Ni moi,
-ni un autre, ni d’autres ne m’ont suggéré cet acte. Mais il est sûr que
-je devais l’accomplir, et il est sûr aussi qu’il réussira. Est-ce qu’il
-ne suffit pas vraiment, tout ce sang qu’il y a derrière nous? Des
-siècles de cadavres nous précèdent. Cessons ce jeu. Quittons le cirque
-et retrouvons les fauves dans la nature où leur place est marquée. La
-nôtre n’est point parmi eux. Pourquoi tant d’orgueil dans le cœur de
-celui que je suis? Je n’ai rien fait encore. Rien ne me signale aux
-vivants. Mais j’ai honte pour eux des morts inépuisables, et les guerres
-passées me pèsent aux épaules comme si j’en étais le coupable. Laissons
-toute apologie. Chacun fait ce qu’il fait, ne m’empêchez pas de finir ma
-tâche et elle servira le bonheur terrestre en ajoutant une gloire
-nouvelle aux victoires de mon pays...
-
-Il pose les mains sur la table comme sur une carte, Les mains impériales
-couvraient ainsi le dessus de la terre. Mais Nanni retourne ses mains
-doucement pour le geste d’hospitalité et de bonté. Et il prend la main
-de Sainte pour y appuyer sa bouche.
-
-Sainte l’aime. Sainte le voit. Elle s’effraye du rêve de Nanni et
-s’offre de tous ses yeux à l’accaparer. Je sens bien qu’il ne parle que
-pour fuir ces yeux. Il précise son ambition par des mots, pour être
-certain qu’elle n’est pas partie de lui et que son amour ne le fait pas
-hésiter dans l’abnégation jurée.
-
-Je veux le sauver de Cobral maintenant.
-
---Nanni, quelqu’un nous menace. Pensez-y.
-
---Eh bien, dit-il, Cobral viendra ici. Ne devons-nous pas dîner
-ensemble?
-
---Je ne vous dirai pas de l’éviter. Il faut le voir, au contraire. Mais
-il a compromis votre tâche. Il a ébauché une catastrophe. Qui sait de
-quoi il est capable? Il y aura un malheur ce soir si cet homme est
-libre.
-
---Où est-il? dit Nanni. On ne peut l’arrêter.
-
---Dans un instant, il sera ici.
-
---C’est vrai, mais personne ne saura qu’il s’y trouve. On ne l’arrêtera
-pas.
-
-Nous nous taisons. Nanni guette mes paroles.
-
---Je vois, Nanni, que vous avez un scrupule pareil au mien.
-
---Je le tuerais volontiers, dit Nanni, mais c’est moi qu’on arrêterait
-et ce serait du temps perdu. Ne croyez-vous pas qu’on puisse attendre à
-demain?
-
---Eh! malheureux, vous ne sentez pas que votre départ du Bourget peut
-être empêché s’il le veut?
-
---C’est un voleur de nos enthousiasmes. Mais nous lui avons donné notre
-silence. Nous pouvons lui demander qui il est. Il ne le dira pas.
-
---Il faut que quelqu’un le lui demande. Et cela par devant de solides
-agents de police. Comment espérer qu’une maladresse le livrera?
-
-Sainte nous écoute avec des yeux ronds de poule qui ne comprend pas et
-rit brusquement, interminablement:
-
---Vous êtes deux imbéciles, dit-elle. Je trouve vos cas de conscience
-bien idiots, je vous le jure, et vous avez de la chance que je sois là.
-
---Que ferez-vous de plus?
-
---J’irai chercher le commissaire de police du quartier. J’en profiterai
-pour expliquer décemment le scandale du Trocadéro, où ma réputation a dû
-recevoir une belle gifle.
-
---Vous allez dénoncer?
-
---Avec joie. Votre monteur de complications a une odeur d’espion qui
-fixe son avenir. Je vais de ce pas m’occuper de lui.
-
---Eh bien, elle a raison, dit Nanni. Allez, Sainte. Cobral ne doit pas
-vous retrouver ici.
-
-Je n’aime pas que Nanni encourage si facilement Sainte dans cette voie
-que les circonstances excusent, mais qui est un peu amère pour des goûts
-délicats. Il a l’air pressé qu’elle parte.
-
---Où dînez-vous? s’enquiert-elle.
-
---Chez Pottier sans doute, près d’ici. Pour toute sûreté, je dirai au
-chasseur de nous suivre et vous viendrez le lui demander dans une heure.
-
---Bravo! dit Sainte que je n’ai jamais vue si joyeuse. Je vais tendre
-les filets.
-
-Elle va sortir.
-
-Elle revient et se tient devant Nanni. Il l’a vue venir à lui comme s’il
-recevait un coup terrible dans la poitrine. Comme il l’aime! Comme ils
-sont beaux!
-
-Anéanti de son amour et de son émoi, il s’assied, pâle. Ses cheveux ne
-cachent pas son front où je ne vois plus le tourment. Je ne sais
-peut-être plus le voir.
-
-Sainte prend la tête de Nanni entre ses mains, essaie de rire, et comme
-elle va pleurer, écrase ardemment ses lèvres sur ce front.
-
-Elle fuit sans se retourner.
-
-Nanni se tait un moment, puis vite, se lève, va jusqu’à l’escalier, se
-penche et revient:
-
---Adieu.
-
---Que me dites-vous?
-
---Je pars. Tout est bien puisque Cobral sera pris. Il faut que les
-mauvais soient punis. Qu’on le livre aux exécuteurs.
-
---Vous ne restez pas?
-
---Je vais au Bourget. Excusez-moi: venez assister au départ.
-
---Pourquoi partez-vous si tôt? C’est à vingt-trois heures, disiez-vous?
-
---Vingt-deux.
-
---Comment?
-
---J’ai dit vingt-trois pour ne pas la revoir. Je ne veux pas la revoir.
-
---Sainte? Vous la fuyez?
-
---Si je la revois, je ne partirai pas. Il y a trop d’amour dans cette
-âme d’enfant. Il y en a trop dans la mienne. Elle me retiendra, je vous
-dis, il faut qu’elle ne me retienne pas.
-
---Elle va souffrir.
-
---Hélas! Je souffrirai davantage. Mais si je reviens, si je reviens...
-Je veux revenir... Je veux la revoir... demain, demain, après la
-chose...
-
---Vous avez peur d’elle?
-
---Oh! oui, puisque je l’aime. Et je n’ai pas le droit de l’aimer. Ce que
-je dois aimer, c’est l’heure de cette nuit. Rien autre. Adieu.
-
-Je tente de le retenir.
-
---Non. Laissez-moi. Vous savez bien que je dois partir. Dites à
-Cobral... Mais il n’y a rien à dire à celui-là.
-
-Il serre mes mains à les rompre.
-
---A ce soir, si vous pouvez. A demain, si je peux. A toujours, si vous
-croyez.
-
---Nanni!
-
-Il n’est plus là.
-
-
-
-
-_Dix-neuf heures vingt._
-
-
---Vous êtes seul? Où est Nanni?
-
-J’ai grand’peine à ne pas rire au nez de Cobral. Ce n’est plus le
-maître. C’est une bête traquée par l’inquiétude.
-
---Nanni est parti. Sous prétexte de dîner plus vite et d’aller aussitôt
-visiter son appareil. Sans doute une rencontre féminine l’aura séduit
-avant le départ.
-
-Cobral sifflote pour distraire sa préoccupation.
-
---Et non! grommèle-t-il, je crois plutôt qu’il est allé à son appareil.
-
---Au fait, il n’y a pas à l’en blâmer. Qu’est-ce que cela vous fait?
-
---Rien vraiment, dit Cobral trop vite. Cela ne me fait rien.
-
---Comme vous êtes propre! voudrez-vous de ma compagnie? J’ai sur moi
-toute la boue du champ d’aviation.
-
-Il est impeccable. Je l’impatiente. Ou bien il est si tourmenté qu’il
-sera mécontent de toute chose.
-
-Je dis encore:
-
---Sainte est venue.
-
-Il s’intéresse:
-
---Qu’a-t-elle dit? Cette matinée?...
-
---Il y a eu quelque vacarme.
-
---Je sais. On vient de me donner les détails et c’était de l’attendu
-pour moi. Ce vacarme est excellent, décidément, excellent. Mais elle,
-Sainte, n’est pas ennuyée?
-
---De quoi? Ah je ne saurais vous dire. Elle est demeurée trois minutes
-ici. Elle cherchait Nanni.
-
---Ah! que lui a-t-elle dit?
-
---Elle ne l’a pas vu. Il était parti quand elle est arrivée et je pense
-qu’elle est à sa recherche.
-
---A ce point-là? J’étais persuadé qu’elle l’avait en horreur.
-
---Vous avez pourtant des yeux remarquables, Cobral.
-
---On ne peut pas tout voir.
-
---Je vous croyais capable de tout voir. Est-ce que cela vous gêne que
-ces enfants se plaisent?
-
---Quels enfants?
-
-Il répond et questionne à la fois, machinal. Il ôte son feutre, le jette
-sur une table et s’assied lourdement à côté de moi.
-
---Si nous allions dîner? déclare-t-il. Vous avez pris votre thé? Nous
-n’essayons pas un petit cocktail inoffensif? Il est plus de sept heures.
-Vous ne voulez rien boire avant dîner. Dînons.
-
-Il se lève.
-
---Où? dit-il.
-
-Souriant:
-
---Chez Pottier, nous serons tranquilles. Au moins c’est près d’ici.
-
-Il cherche son feutre comme s’il ne savait plus où il l’a mis. Je le lui
-donne. Qu’est-ce qui le trouble?
-
---On n’a pas encore crié _l’Exigeant_ dans la rue, murmure-t-il. C’est
-mauvais.
-
-Je lui demande ce que cela veut dire. Que fait ce mot d’_Exigeant_ dans
-son monologue que je ne suis pas assuré d’avoir nettement compris?
-
---Rien, fait-il rudement. Je n’ai pas parlé.
-
-Il se dirige vers l’escalier.
-
---J’aurais voulu voir Nanni, dit-il.
-
-Et me regardant:
-
---Il fallait dire à Sainte de... Mais vous ne pouviez pas savoir. C’est
-ma faute... Vous me contiez qu’elle est à sa recherche? Je ne vois pas
-où elle le chercherait, cette petite.
-
-Il fait un geste d’insouciance obligée. Mais il l’interrompt et se met à
-rire:
-
---Elle est sur la route du Bourget. Elle est peut-être au Bourget à
-cette heure-ci. Ce ne peut être différemment. Tout est bien, n’est-ce
-pas?
-
-Et je vois, descendant à sa suite, le tressaillement confortable du rire
-secouer ses épaules.
-
-Pourtant sur le trottoir je l’entends murmurer amèrement:
-
---Ce serait imbécile que ce journal ne paraisse pas.
-
-Il hésite à marcher. Il dit, très bas, pour lui seul:
-
---Personne au monde n’est capable d’avoir contredit mes ordres. Alors?
-Alors?
-
-Je lui dis:
-
---Téléphonez.
-
-Il hausse les épaules. C’est: non. Si je ne lui avais pas donné ce
-conseil, il téléphonerait. Cela va l’empêcher de m’ôter sa confiance.
-Bravo, je deviens subtil. Mais je n’aime pas faire le policier.
-
---A table! A table! dit-il avec un gros rire de cloche fêlée.
-
-Nous traversons la rue où tous les réverbères sont éteints. Les autos
-avancent lentement et font gronder leurs trompes à chaque tour de roues.
-Si je poussais Cobral sous une de ces autos? Qui le saurait? C’est bien
-facile.
-
-Je suis lâche. Je suis lâche.
-
-Il est sur ses gardes peut-être, tout angoissé que je le sente. Il est
-plus fort que moi. Si je manquais le coup, il s’évaderait et serait
-imprenable. Patience, donc! La ruse l’encercle. La Justice est en
-marche.
-
-Chez Pottier, Cobral ordonne le menu, sans me consulter. Mais son
-arrogance est presque attendrissante. Accroche-toi, pauvre homme, à ton
-orgueil qui surnage dans la débâcle! Tu sens le flot, qui t’assaille et
-te bat comme une falaise minée jusqu’à l’os.
-
-Je parle trop. J’entreprends cent histoires inutiles. Je les narre mal
-et je ne les finis point. Quelle nervosité dans le triomphe!
-
-Triomphe? Pas de gros mots. De la douceur, du silence, de la patience.
-
---Nous dînerons vite, dit Cobral, et nous irons au Bourget voir Nanni.
-Il ne faut pas se priver de le voir avant son départ...
-
-Il ajoute finement:
-
---J’ai laissé l’auto devant le Black Bar. Je ne tiens pas à être suivi
-jusqu’ici par des importuns. Peut-être en est-il quelques-uns après
-l’incident du Trocadéro?
-
---Et après les autres incidents?
-
---Oh! pour les autres nous avons été si prudents qu’il est impossible de
-nous trouver.
-
-Une ombre sur son front.
-
---Je ne m’explique pas _l’Exigeant_. Pourquoi ce journal ne paraît-il
-point? Le Directeur serait-il venu après notre départ? Ce serait la
-noire malchance. Il y a eu quelque chose. Puisqu’on ne peut savoir quoi,
-essayons de n’être pas soucieux. Et qu’on nous serve promptement.
-
-Nous ne parlons plus. Le dîner passe avec une rapidité absurde. C’est un
-dîner de sportsmen, et rien n’y mérite le regret d’une dégustation
-brutale.
-
-Enfin, l’addition.
-
---Laissez, dit Cobral, vous êtes mon invité.
-
-Il paie. Cela m’est insupportable. Impression pénible. Pourquoi? Geste
-banal de sa part. Pensée pauvre de ma part. Je ne peux tout de même pas
-m’imaginer que je vais le trahir? Encore des scrupules? Je ne lui dois
-rien, je ne tue pas un innocent. Je pense à Judas. Eh bien mais, ce
-n’est pas moi Judas.
-
-D’ailleurs je doute du châtiment. Il y a une heure que Sainte nous a
-quittés. Faut-il tant de temps pour amener un commissaire de police et
-des agents? Dernier espoir: l’auto. Restée à la porte du Black Bar elle
-a pu tromper la police qui s’en est tenue à cet établissement. Mais j’ai
-remarqué le chasseur du bar. Il nous a suivis. Il nous a vus entrer chez
-Pottier. Ou bien, Cobral, invulnérable, a-t-il tout prévu? Mais s’il a
-paré ce coup suprême, ce n’est pas Cobral qu’il se nomme. Ah! ne me
-demandez pas comment il se nomme! Et je pense que «prendre Cobral» est
-peut-être une tâche surhumaine. «Prendre Cobral»...
-
-Nous sortons du restaurant. Voici le hall qui le sépare de la rue. Le
-hall frais, plein d’un bruit d’eau courante et de l’odeur de la marée.
-
-Quel est cet encombrement à la porte? Une foule? Non. Plusieurs hommes.
-On dirait qu’ils nous attendent.
-
---Monsieur, dit l’un à Cobral en le saluant, veuillez nous suivre, s’il
-vous plaît.
-
---Qui êtes-vous?
-
---Je vous le dirai à mon bureau. Suivez-moi. J’ai un mandat d’amener
-parfaitement en règle.
-
-La demi-douzaine de gaillards herculéens qui l’accompagnent entourent
-Cobral. Je sens qu’ils sont à l’affût de sa résistance pour le mater.
-Ils surveillent les mains de Cobral et ses poches où il a une arme
-sûrement. Ne va-t-il pas, d’un bond de tigre, se débarrasser d’eux?
-
-Il répond cérémonieusement au salut de son interlocuteur.
-
---Je suis ennuyé au plus haut point, dit-il. Cette arrestation ne vient
-que d’un malentendu et par malheur me fait perdre un temps précieux.
-Mais je vais m’en expliquer au plus vite, et je ne gâcherai peut-être
-que un ou deux quarts d’heure. Je vous suis, Monsieur.
-
-J’interviens pour l’apparence.
-
---Ne puis-je me porter garant de la liberté de monsieur? Peut-être mon
-témoignage vous expliquera-t-il le malentendu certain... Voici mes
-titres dans la presse parisienne.
-
-L’homme de la police qui est doux et élégant, sourit avec une amabilité
-considérable, c’est-à-dire incorruptible.
-
---Je vous prierai seulement d’accompagner votre ami au commissariat où
-vous direz ce que vous savez.
-
---Vous ne me demandez pas mon nom? dit Cobral.
-
---Je le connais, dit l’homme.
-
-Et nous allons, à pied, les mains dans les poches, au commissariat de la
-rue d’Anjou. L’escorte des «civils» qui nous encadre vaut toutes les
-menottes et toutes les voitures cellulaires. Aussi bien je comprends que
-Cobral ne luttera pas. Il est calme, gracieux, honnête. C’est le
-bourgeois sage qui ne s’indigne pas d’une erreur, car il faut être
-indulgent à ceux qui se trompent. Ici, Cobral est sûr de son fait,
-simplement. Qui déchantera?
-
-Le commissaire n’est pas dans son cabinet. A sa place est assis un grand
-jeune homme distingué qui ressemble au roi d’Angleterre. N’allez pas
-vous imaginer que c’est le roi d’Angleterre. Mais ce n’est pas le
-commissaire, je le sais, je me souviens que le commissaire est brun. Et
-ce jeune homme est blond.
-
---Qu’est-ce que tu viens faire ici? dit-il.
-
-Je balbutie. Qui est ce jeune homme?
-
---Tu ne me reconnais pas? Il est vrai que je n’avais pas de barbe quand
-je faisais de la littérature. Tu te rappelles Kennedy?
-
---Kennedy? Voyons, Kennedy? Mais oui. Kennedy, qui écrivait des récits
-d’exploration en Afrique centrale et qui refusait à son journal de faire
-le reportage en banlieue sous prétexte que Paris lui était
-indispensable?
-
-Je m’amuse. Je parle. Je suis content de voir ce garçon. Kennedy? Si je
-me rappelle Kennedy? Il a quitté les joies du deux-sous-la-ligne pour
-entrer dans la diplomatie ou dans la bureaucratie, enfin dans un lieu
-officiel qui exige de brillantes relations.
-
---Et toi? dit-il affectueux, arrives-tu à faire de ton art un métier ou
-quelque chose de sérieux?
-
-Il rit parce qu’il a nature de joyeuseté. Mais tout est correct en lui
-maintenant. Je suppose qu’il occupe des fonctions sévères.
-
-Je lui tape sur l’épaule.
-
---Si je ne me trompe, nous étions intimes?
-
---Indissolublement.
-
-Et de rire.
-
---C’est une chance, dit Cobral dont personne ne s’occupe. C’est une
-chance que vous soyez l’ami de Monsieur le commissaire. Voilà qui va
-simplifier la procédure, si procédure il y a.
-
-Kennedy fait son visage de fonctionnaire.
-
---Je ne suis pas le commissaire de police, Monsieur, et en outre je ne
-pense pas que monsieur soit votre ami.
-
-Mon air de colère l’arrête dans son ironie.
-
---Au fait, que veux-tu?
-
---J’étais en effet avec Monsieur quand on l’a arrêté.
-
---Que faisais-tu là? Tant pis pour toi.
-
-Il réfléchit. Il est très fâché de me voir parmi cette rafle. Mais je
-m’en moque et rien, ce soir, ne m’empêchera de parler.
-
---Faites entrer la jeune femme, dit-il à un agent.
-
-Et il me regarde songeur. Puis, le visage éclairé:
-
---Tu sais le nom du Monsieur?
-
---Oui. Je vais tout te raconter. Je suis là malgré moi. J’hésitais à
-parler par une espèce de point d’honneur.
-
---Veux-tu me dire son nom?
-
---Son nom? Cobral, parbleu.
-
---C’est le seul nom que tu lui connaisses? Alors cela commence à plaider
-pour toi. Je peux t’assurer que tu t’en tireras très paisiblement.
-Tiens-toi seulement à la disposition de la justice. On aura peut-être
-besoin de toi. Je ne te demande pas ta parole de rester à Paris.
-
---Je te la donne. Mais que fais-tu dans tout cela?
-
---Je représente le procureur de la République.
-
-Cobral n’écoute pas. On jurerait qu’il n’écoute pas. A peine si un
-discret soupir d’impatience prouve son désir d’être loin. Et en somme,
-il est plus docile que la plupart des bonnes gens obligés de faire
-antichambre ou de subir un questionnaire administratif.
-
-L’agent fait entrer Sainte dans le cabinet.
-
---Bonjour Sainte, dit Cobral. Je comprends de quoi il s’agit. C’est
-l’affaire du Trocadéro.
-
-Kennedy, de la main, l’invite au silence.
-
---Je vous demanderai de parler dans un moment.
-
-Sainte est pâle. Elle a dépensé beaucoup d’enthousiasme pour ce
-dévouement dramatique. A présent elle est hors de nous, semble-t-il, et
-le bonjour de ses yeux était distrait. Comme si elle ne nous voyait pas.
-Comme si elle voyait autre chose. Comme si elle avait un visage unique
-en face du sien.
-
-Je demande à Kennedy:
-
---Mademoiselle n’est pas inculpée?
-
---Non. J’ai besoin qu’elle témoigne de ce qu’elle sait. Car elle est
-venue si brusquement et elle a parlé si vite...
-
-Je devine en Cobral le juron intérieur que j’ai déjà entendu. Il la
-regarde méchamment. Il se domine.
-
---Il ne faut pas la retenir, dis-je à Kennedy. Finis-en avec elle et
-laisse-la partir. Je te jure qu’elle doit être ce soir dans un endroit
-où elle a devoir d’être.
-
-«Merci», disent les yeux de Sainte.
-
---Je vais la congédier et te congédier aussi, répond Kennedy. Je sais
-qui vous êtes l’un et l’autre. Mademoiselle est une comédienne de talent
-et d’une belle réputation: elle a causé aujourd’hui un scandale fâcheux
-à la matinée du Trocadéro. Elle s’en expliquera demain, et je sais à peu
-près comment cela s’est produit. Car j’ai vu ton ami Moquin au café tout
-à l’heure. Là aussi il n’y a qu’un coupable. Donc, ne craignez rien,
-Mademoiselle.
-
-Cobral interrompt.
-
---Je suis heureux, Pretty, que vous n’ayiez pas d’ennuis à cause de
-cette tentative sincère et maladroite.
-
---Et toi, me dit Kennedy, tu es victime d’une illusion du même genre. Ce
-que m’a dit Moquin est une grande clarté qui vous innocenterait si
-l’extérieur de la question pouvait me tromper.
-
---Nous partons?
-
---Je n’ai plus rien à vous demander.
-
---Je pars aussi, dit Cobral, car le même but m’appelle, ce soir.
-
---Il est bien probable, repart Kennedy, glacial, que votre unique but
-sera désormais d’appartenir à la Justice civile ou militaire de France.
-
-Cobral aimablement:
-
---Je ne comprends pas.
-
---Si, Monsieur. Nous vous tenons. Nous vous gardons. Vous n’avez jamais
-pensé qu’il faudrait vous y résigner, un jour ou l’autre?
-
---Mais me résigner à quoi? demande Cobral toujours souriant.
-
---A ne plus passer pour M. Cobral qui n’a jamais existé? A passer pour
-l’homme que vous êtes et qui gêne la sécurité et la propreté nationale.
-
---Je ne me fâcherai pas, souffle Cobral. Ce que vous me dites n’est pas
-clair. Mais j’ai sur moi des papiers qui vont vous édifier sur votre
-erreur.
-
-Et il sort de son portefeuille une véritable liasse.
-
---Vous voyez, monsieur, que les signatures les plus honorables et les
-plus illustres...
-
---Oui, c’est bien imité, nargue Kennedy. Mais j’ai des papiers plus sûrs
-que ceux-là. Regardez.
-
-Il ouvre une serviette et met sous les yeux de Cobral des photos, des
-lettres, des coupures de journaux. Cobral ne manifeste aucune surprise.
-Mais il se tait.
-
---C’est vous qui êtes édifié? demande Kennedy. Je n’ai plus rien à vous
-demander. Ce que je voulais savoir, votre silence me l’a appris. Je
-connais votre passé, je connais votre journée. Les juges établiront les
-concordances nécessaires à votre condamnation.
-
-Cobral est obstinément bonhomme. Ses yeux ne sont plus féroces. Sa
-terreur est cachée sans doute dans sa gorge, car il paraît incapable de
-parler.
-
---Un moment, dis-je. Cet individu a endormi aujourd’hui chez Mme de
-Hocques, à Neuilly, deux personnages augustes du gouvernement et de
-l’armée. Il faut prendre soin d’eux. Et prendre soin de Mme de Hocques à
-qui un petit questionnaire ferait peut-être du bien.
-
-Kennedy prend des notes. Cobral cherche son revolver dans sa poche. Un
-agent se jette sur lui. Le coup part, la balle se perd au plafond.
-
-Cobral sourit. Il regarde les issues. Il regarde les hommes qui
-l’entourent. Il est vaincu. Je ne sais même pas qui est cet homme.
-
---Ce crime était inutile, lui dis-je. Pourquoi me tuer, Cobral? Vous
-vous êtes servi de moi. De quoi voulez-vous tirer vengeance?
-
-Il fait une grimace.
-
---Je ne vous ai pas tué. Je n’ai jamais tué personne!
-
---C’était une étrenne. Merci. Mais qu’est devenu René Fagan?
-
---Il est enfermé dans une chambre. Il a de quoi manger pour deux jours.
-
---Où cela?
-
---Je ne le dirai pas. Et, après tout, pourquoi ne pas le dire? Dans la
-villa du Bourget. Voici les clefs.
-
-Il jette un trousseau sur le bureau du commissaire.
-
---Et Nanni? ai-je crié.
-
-Il me regarde sournoisement.
-
---Quoi? Vous savez mieux que moi ce qu’il fait. Il a fui. Il a eu peur
-de moi. Il a eu peur. Il a eu peur. Il sentait que je voulais l’empêcher
-de partir. Il ne partira pas. J’ai détraqué son appareil. Et comme il
-part le dernier, ce soir, il n’y aura plus d’appareils...
-
---Il partira demain.
-
---Voire. Et puis demain l’homme qu’il veut tuer aura changé son quartier
-général. Je le sais. J’ai envoyé quelqu’un en Allemagne.
-
---Ha! Cobral, vous étiez un espion...
-
---Allons, dit Kennedy, ton étonnement est admirable. Tu ne sais pas qui
-tu as approché, mon pauvre ami?
-
---Je comprends le scandale du Trocadéro, le scandale de la Chambre et
-_l’Exigeant_. Vous vouliez mettre le désordre au cœur de la France?
-C’est une sorte de génie. Seriez-vous un croyant, comme Nanni?
-
---Ça ne vous regarde pas, jette-t-il. J’ai fait ce que je devais faire.
-C’est fini. Adieu. Votre Nanni, oui, c’est un croyant. Mais je l’ai
-vaincu. Et moi, je ne suis vaincu que par moi-même. Je savais que
-j’étais très fort. Je n’ai pas eu assez de génie. Il en fallait
-beaucoup. Ah, il en fallait trop.
-
-Il s’isole dans un mépris taciturne.
-
-Kennedy fait signe aux agents de l’emmener. Il me serre les mains comme
-à un ami sorti d’un grand danger. Il s’incline, respectueux, devant
-Sainte.
-
---Mademoiselle Pray, je vous présente mes hommages et je vous félicite
-de votre généreuse intervention.
-
-Un hurlement de haine. C’est Cobral.
-
---Sainte! Vous avez parlé?
-
-Elle le défie.
-
---Moi, monsieur l’espion, je ne prends pas de gants pour ôter le masque
-d’un assassin.
-
---Assassin? Eh bien, délatrice, je le serai donc pour vous donner
-raison.
-
-Il a bondi sur elle, écumant. Les mains aux épaules, les mains au cou,
-il la tuera. Les agents se sont rués sur lui. Meute dévorante sur le
-fauve!
-
---Nanni! Nanni! râle Sainte.
-
-Elle s’affaisse, évanouie. Cobral a dénoué le carcan de ses mains. Il
-est vaincu. Il est tout à fait vaincu. Il n’a pu contraindre sa folie de
-brute. Il ne l’a même pas satisfaite.
-
---Fini, dit-il, sous la rudesse déchaînée des agents.
-
---Il faut bien finir, lui dis-je. Vous aviez fait un beau rêve. Qu’en
-reste-t-il? Le revolver a manqué, vos poings ont manqué, et la haine a
-manqué puisque, l’autre, le héros, est vivant près de son appareil
-blessé, mais dont il a vu la blessure déjà puisqu’il a eu l’inspiration
-d’y courir.
-
-Cobral qu’on emmenait rit sombrement.
-
---Ho! j’ai dit qu’il ne partira pas? J’ai seulement voulu dire qu’il
-n’arrivera pas. La blessure de l’aigle est invisible. C’est là-haut, en
-plein vol, qu’elle s’ouvrira et le guide de l’escadre tombera. Qu’il
-parte! Qu’il parte! J’ai fait un beau rêve, vous avez raison.
-
-L’horreur me déchire et me poigne.
-
---Sainte!
-
-Elle revient à elle. Elle a vu la mort. Elle se demande pourquoi elle
-n’est pas morte. Ses yeux errent sur tous ces gens et ils se posent un
-moment sur l’abominable rictus de Cobral qu’ils ne reconnaissent pas.
-
---Sainte, Sainte, debout, il faut sauver Nanni. Vous entendez, Sainte,
-Nanni va mourir si vous ne venez pas.
-
-Elle me regarde sans comprendre. Anéantie, jetée sur un fauteuil, elle
-cherche à deviner ce que je peux dire dans ce langage étranger.
-
---Sainte, venez. L’heure de mourir guette Nanni.
-
-Est-ce qu’elle ne va pas mourir? Pourquoi est-elle si pâle? Ses mains se
-crispent aux bras du fauteuil. Elle pleure. De grosses larmes. Un
-sanglot de petit enfant. Ses yeux retrouvent Cobral. Ses yeux flambent.
-Mais ils reviennent à moi.
-
---Sainte...
-
-Elle a compris. Elle se dresse. Elle prend ma main.
-
---Je viens, Nanni! crie-t-elle.
-
-Et nous fuyons le ricanement infâme de Cobral.
-
-
-
-
-_Vingt-deux heures._
-
-
-Je voulais ne pas voir l’heure. Un cadran s’est trouvé malgré moi au
-bout de mon regard. L’heure est marquée. L’heure du départ de Nanni.
-Quand serons-nous au Bourget?
-
-Dans la rue d’Anjou, nous courons. Je ne songeais pas à l’auto blanche.
-
---Vite, rue Cambon.
-
-Nous courons. Comme c’est loin! Pas un taxi ne passe. La nuit est
-presque complète dans les rues où nous nous jetons. Ce n’est pas cette
-rue. Que sais-je? Dans quel quartier allons-nous? Je vais oublier le nom
-de la rue si je ne la trouve pas.
-
-Sainte est haletante. Elle murmure dans une plainte convulsive:
-
---Je viens! Je viens!
-
-Nous courons. Des gens nous heurtent. Je fais un faux pas. Je perds mon
-chapeau. Sainte tombe. La rue Cambon enfin. Je vous assure que c’est la
-rue la plus longue de Paris. C’est une rue immense.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Elle y sera. Il faut qu’elle arrive à temps. C’est l’heure. Oui, c’est
-l’heure, bien entendu. Mais un départ d’avion n’est pas réglé à la
-seconde comme un horaire de chemins de fer. Nous arriverons. Elle
-arrivera. Dieu! cette rue n’a-t-elle donc pas de fin?
-
---Je viens! Je viens!
-
-L’auto. Elle attend devant le Black Bar. Le nègre nous reconnaît et
-sourit mélancoliquement. Je vous ai bien dit que c’était un nègre
-mélancolique. On note des détails ridicules dans les moments les plus
-anxieux. Va-t-il obéir? Oui. Je lui ordonne d’aller à la villa du
-Bourget. Son maître y a laissé de l’argent et me prie de le lui
-rapporter. Le nègre ne discute pas. Il démarre et prend sa normale et
-folle allure qui m’effrayait ce matin et qui me semble la pire lenteur
-ce soir.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Il fait très froid. Je grelotte malgré mon pardessus. Je m’emmitoufle.
-Que j’ai froid! Que j’ai froid! Sainte est vêtue de son mince tailleur.
-Je lui tends la couverture d’hermine pliée à nos pieds. Elle refuse.
-Elle ouvre sa veste. Elle reçoit avec béatitude le vent glacé sur sa
-blouse de soie blanche. Elle ferme les yeux. C’est une absurdité de
-livrer sa poitrine au froid. Mais il est évident qu’elle ne sent rien.
-Elle serait nue, qu’elle aurait encore chaud. Ni chaud ni froid. Elle ne
-sent rien, c’est tout ce que je puis vous dire. Elle ferme les yeux et
-de temps en temps elle répète, les dents serrées, la voix sifflante:
-
---Je viens! Je viens!
-
-Nous sommes encore dans Paris. L’auto va lentement. Le nègre accélère
-chaque fois que je l’en prie. Je sais nettement qu’il accélère. Pas une
-fois je n’ai l’impression de rapidité. Il est incompréhensible que les
-fortifications ne soient pas dépassées. Cet énervement me rendra fou.
-
-Comme si je ne l’étais pas! Je suis malade, je suis fou, trop de coups
-sur ma tête aujourd’hui! Comment ai-je accueilli avec stupeur, avec
-épouvante, des événements très médiocres? des événements inexistants!
-Comment suis-je demeuré inerte devant des catastrophes? Oui, c’étaient
-des catastrophes. Je suis lâche, car j’avais senti que tout cela était
-gros de haine. Il n’est pas naturel de séquestrer des gens et de
-susciter la révolution. Vous ne me ferez jamais dire que c’est naturel.
-Cependant j’ai assisté à une série d’attentats devant quoi je n’ai pas
-bronché.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Je suis lâche? Je ne le suis plus. Sainte nous a réveillés. Elle m’a
-réveillé. L’arrestation de Cobral m’a causé une joie violente. Cela
-n’empêche pas que je sois lâche. Allons, il ne faut pas le dire. J’ai
-pris cette décision de courir au Bourget. Cela rachète ma timidité du
-matin. Je ne suis pas un grand coupable. Ce matin, je ne savais rien. Je
-ne comprenais pas. On disait devant moi des choses qui me restaient
-étrangères. Quand j’ai commencé de comprendre, c’était tellement
-formidable que je n’osais croire à la réalité de ces crimes. Je ne suis
-pas sûr encore que des cerveaux humains aient pu les concevoir. Humains?
-Humains? Ne parlons pas de cerveaux humains, s’il vous plaît. Ai-je
-encore moi-même quelque chose d’humain? Après le contact de ces
-criminels, ne leur suis-je pas un peu semblable? Ah non, ces criminels
-n’étaient qu’un. Et leurs crimes sont dénués d’éclat. Le hasard, Sainte
-et peut-être Dieu ont avorté la barbare tentative.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Mon Dieu! Pourvu qu’elle soit absolument vaincue, l’influence du
-misérable! Tout a été sauvé de ses machinations. Tout, pas tout. Le
-jeune héros qui va partir vers une chimère magnifique, est-il parti?
-Dans tout le reste de l’immonde allemandise nous sommes arrivés à temps.
-Si nous allions venir trop tard?
-
---Je viens! Je viens!
-
-Nous venons! Cette voix, qui le crie perpétuellement à mon oreille, me
-fait espérer le miracle. Nous venons! c’est elle qui le dit. Et l’amour
-a tellement lié ces deux êtres qui se fuyaient il y a quelques heures.
-N’est-ce pas Nanni qui l’appelle en ce moment? Je crois. Je veux croire.
-Nous venons. Il faut que Nanni soit encore là.
-
-La pleine nuit. Paris est derrière nous. Le ciel noir avec des étoiles
-nettes nous souffle une bise mordante. Cette obscurité de désert nous
-met hors de date et hors le lieu. Je ne veux pas avoir peur. Je ne peux
-pas penser aux minutes imminentes. Pourtant il serait doux de ne pas
-arriver. C’est le bonheur peut-être. Mais si le drame est au bout,
-pourquoi finir cette course? Ah, n’arriver jamais.
-
---Je viens! Je viens!
-
-L’auto s’arrête. Dans la nuit, je trouve à droite l’ombre blanche de la
-villa. Il y a un prisonnier, qui est en danger peut-être, là-dedans.
-Plus tard! Allons aux hangars. Vite. Sainte, Sainte, venez.
-
-Je prends son bras. Je lui fais traverser la chaussée. Des barrières
-nous empêchent de passer. Il y avait une porte. Suivons le trottoir.
-Nous découvrirons la porte de cette enceinte. Il y a sans doute des
-autos à cette porte. Nous allons, nous allons. A notre gauche, le
-terrain que la nuit fait incertain et vaste comme la steppe. Pas une
-lumière. Si, quelques points de clarté bougent tout là-bas.
-
-Qu’est-ce? Une fusée a jailli du sol. Non, cette flamme monte avec une
-courbe étrange. Un signal? Sainte, c’est un avion qui part. Nous levons
-les yeux. D’autres flammes sont là-haut, qui planent et s’élèvent et
-s’éloignent. C’est le départ de l’escadrille. Combien sont-ils? Douze.
-Vingt. Je ne peux pas compter. J’ai peur.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Hélas! il est bien tard. Et cette barrière hostile. La frapper,
-l’éventrer, l’escalader? Sainte, voici une brèche. Nous tombons dans les
-ronces. Nous courons dans la boue. Il me semble que nous sommes englués
-dans un marais infect, dans un marais qui ne finit pas. Le froid me
-brûle le visage. J’étouffe. Mon Dieu, mon Dieu, nous n’arriverons pas.
-
-Une ombre plus précise. Ce sont les hangars. Ha! une flamme encore, une
-flamme quitte le sol. Est-ce la dernière? Ce ne peut pas être. Courir,
-haleter, mourir, quel calvaire d’angoisse! Mourir, mourir là! Hé! qui
-parle de mourir!
-
-Nous touchons aux hangars. Voici le plateau où était l’aigle ce matin.
-
-Il y est.
-
-Il ne reste qu’un avion. C’est celui de Nanni. Je le sais. Je le vois.
-Je vois les «N», les quatre «N» sur les cartouches tricolores. Nanni, ne
-partez pas. Ah! je ne puis parler. Je ne puis crier. Rien.
-
-Des hommes entourent l’appareil. Cela sent la suprême minute. Nanni ne
-nous voit pas. Appelez-le, Sainte. Courez, courez donc. Elle y est déjà.
-Moi je suis à bout de tout.
-
-Je reste sur place. Des ronflements métalliques dans le ciel. Quelle est
-cette constellation mouvante? Toutes ces étoiles sont parties de ces
-hangars ténébreux et de ce cirque bleui par les lampes à arc. On voit,
-de l’une à l’autre, l’invisible fil de soie que nos yeux s’accoutument à
-nouer aux astres pour les grouper. Je vous dis que c’est une
-constellation nouvelle.
-
-En voici d’autres. A l’ouest, des flammes montent, montent, montent. Une
-à une, disjointes, rejointes, elles volent vers la cime de la nuit.
-Apparues brusquement comme du jet d’un jongleur capricieux, elles
-obéissent ensuite à la ligne solennelle de leur ascension. C’est encore
-une constellation qui vient de l’horizon occidental et qui marche vers
-celle d’ici.
-
-Une autre à l’est. Une au sud. Et une autre. Et une autre. Un peu plus
-rondes et un peu plus jaunes que les vieilles étoiles, elles se
-confondent avec elles cependant. Mais leur marche les désigne. Et la
-hâte, qui les fait bondir de tous côtés vers le même point, en fait des
-bêtes trépidantes et laborieuses. Je ne sais quelle vermine céleste qui
-avale des lieues avec ses petits pas qu’on n’a pas le temps de compter.
-Des constellations de bêtes! Des constellations vivantes! Mais quelle
-constellation géante se forme, à cette minute?
-
-Les hommes ont voulu éloigner Sainte. Pourquoi? Elle se débat.
-
-Elle crie:
-
---Nanni! Nanni!
-
-Il ne voit rien. Il n’entend rien. Assis dans le biplan, il est comme
-enlizé dans le niveau des ailes blanches. Son profil est fixé comme un
-bronze ou un marbre. Le vent léger tire ses cheveux. Les «N» font des
-marques sombres sur la triple couleur des cocardes.
-
---Nanni! Nanni!
-
-Il a entendu. Il regarde. Mais il ne reconnaît personne. Il n’est plus
-avec nous.
-
---Eloignez cette femme, crie-t-il.
-
-Il dit encore:
-
---Je suis prêt! Mettez en marche.
-
-Les aides prennent Sainte par le bras. Il faut bien qu’elle cède. Petite
-faiblesse, pauvre chère faiblesse! Qu’est-ce que votre amour devant ces
-machines et ces incompréhensions?
-
-Pourtant elle se débat. Elle se libère. Elle court à l’appareil. Un
-homme vient de tourner l’hélice qui ronfle ardemment. L’appareil
-tressaille. Sainte s’accroche aux fils de fer d’une aile. L’aigle
-frémit, l’aigle se meut. Adieu. Sainte roule sur la terre boueuse. Et
-l’aigle rase le sol avec ses ailes qui appellent le vent, avec son
-double fanal de chef d’escadre, avec ces «N» qui mêlent au passé le
-présent--ou que sais-je?--le présent au présent.
-
-Je cours à Sainte. Meurtrie, blessée peut-être, elle s’agenouille et
-regarde la fuite du biplan vers qui elle tend les bras. Elle se dresse.
-Elle n’a plus d’âge. Elle a l’éternité sur son visage. «L’N» a quitté le
-sol et monte vers la constellation formidable où ses deux flammes ne
-font qu’une planète au milieu des satellites en ordre.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Sainte, où êtes-vous? Courage! vous me terrifiez. Peut-être Nanni a-t-il
-découvert le sabotage de Cobral. Sans doute. Sainte, m’entendez-vous?
-Songez que Nanni est venu ici une heure plus tôt qu’il ne l’avait
-décidé. Croyez-vous qu’il n’a pas étudié son fidèle une dernière fois?
-Regardez-le, Sainte. Regardez ce vol qui n’est pas un adieu, ce vol qui
-reviendra. Il monte. Il monte. Il est sauvé.
-
-Nanni est au-dessus du terrain d’aviation. Je reconnais les deux gros
-yeux de ce nocturne que les autres suivront. N’était-ce pas la consigne?
-Ils iront où Nanni les mènera. Ce rêve de destruction, ce rêve de
-bonheur humain qui les guide n’est-ce pas dans mon imagination?
-Pourtant, j’entends encore les paroles de Nanni. Il les vit maintenant,
-ses paroles. Que c’est beau! Je n’ai plus peur. C’est la victoire
-complète sur l’assassin. Monte, Nanni, monte, fantôme de guerrier,
-monte, pacificateur chargé de bombes. Soyez heureuse, Sainte, il s’en va
-dans la joie. Il est en route. Sa route nous le ramènera.
-
-Et de la constellation surhumaine, l’étoile à double flamme tombe. Une
-chute directe. Une explosion. Pas un cri. C’est tout. Des gens courent.
-
-Un murmure puéril près de moi:
-
---Je viens! Je viens!
-
-Sainte a son visage qui m’atterre. Elle a vu. Je sais qu’elle a vu. Je
-lui montrais l’appareil. Je lui disais des choses. Et puis, voilà qui
-est dit. Sainte, je vais aller là-bas. Restez. Vous ne devez pas voir
-cela. Je viendrai vous chercher.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Et elle demeure là, indifférente.
-
- * * * * *
-
-Un grand trou.
-
-Au fond, rien. Du fer tordu. Des débris. Un tas incompréhensible où
-quelque chose fume lentement. Une fumée noire. Une fumée grasse. C’est
-sale. C’est lamentable.
-
-A mes pieds, contre la paroi, deux formes. Deux formes déformées: Nanni
-et le compagnon qu’il emmenait. Celui-ci est méconnaissable.
-
-De Nanni je reconnais les mains. Bras ouverts, crucifié presque, il a le
-geste impérial qui tenait les hampes des aigles. Ce double geste qui
-portait l’amas des étendards comme de lourdes ailes.
-
-La tête.
-
-Nanni est reposé. Le souci qui le marquait au front tout à l’heure a
-disparu. Mais il a bien vieilli. On croit voir un homme las qui est mort
-chez lui, malade, usé trop tôt, usé pourtant, par les années trop
-remplies. Les paupières sont closes. Pourquoi? Le front est nu. Un large
-front sans ravages. Un front de renoncement. Derrière sa tête un lambeau
-de toile. Trois couleurs circulaires. Trois couleurs souillées. La
-lettre N presque effacée par la terre qui a jailli sur elle...
-
-Déjà les hommes sont descendus dans le trou. Ils ne s’occupent pas des
-cadavres. Ce ne sont que des cadavres. Ce ne sera plus rien bientôt. Les
-hommes soulèvent des débris. L’aigle...
-
-La tête dort.
-
---Je viens! Je viens!
-
-Sainte est derrière moi. La même voix. La même plainte toujours. Quel
-cri aura-t-elle devant cette horreur? Nous sommes restés stupides. Elle?
-
-Elle ne dit rien. Il n’y a pas de douleur sur son visage. Il n’y a plus
-de vie sur son visage.
-
---Sainte! n’allez pas au bord! Sainte! où allez-vous?
-
-Elle passe. Elle n’a pas vu les morts. Elle s’arrête au-dessus d’eux
-pourtant. Elle descend dans le trou.
-
---Sainte! Où allez-vous?
-
-Elle piétine la boue et la cendre. Elle s’agenouille. Non. Elle ne veut
-pas s’agenouiller. Elle tend les mains vers Nanni. Comme elle se penche
-sur son amant! Elle se couche contre lui. Son chapeau tombe dans la
-fange.
-
---Sainte, où allez-vous!
-
-Elle se lève. M’a-t-elle regardé? Il est certain qu’elle ne m’a pas vu.
-Elle s’écarte de Nanni. Sa blouse de soie est tachée de sang. Cela fait
-un dessin rose. Elle est morte, elle ne sent rien, comment fait-elle des
-gestes encore? Ce n’est qu’une morte.
-
---Venez, Sainte.
-
-Je l’appelle. Ce spectacle de deuil et de boue, ce froid, ce n’est pas
-tolérable. Je vais l’emmener. Je ne la consolerai pas. Je vais
-l’éloigner de cette misère. Mais c’est une morte que j’emporterai.
-
---Je viens! Je viens!
-
-L’effroyable et douce voix plaintive. Les dents ne s’ouvrent pas. C’est
-un souffle. Comme si l’âme s’évadait peu à peu.
-
---Sainte?
-
-Elle n’entend pas. Les hommes vont enlever les cadavres. Ils veulent
-l’éloigner avec la même gaucherie qu’ils la chassaient de l’appareil.
-Pas violents cette fois. Une douceur si rude. A pleurer.
-
-Elle n’entend pas. Et elle ne voit pas. Elle se couche de nouveau sur
-Nanni. Elle entoure la tête avec ses bras. Elle met sa joue contre sa
-joue. C’est son amant. Sa bouche cherche l’autre bouche, mais la masse
-des cheveux blonds se dénoue, se déroule et cache les deux visages. Les
-bouches sont unies. L’amour est là.
-
-Personne ne dirait un mot. Où suis-je? Est-ce que c’est une journée qui
-finit? Je ne puis croire que tout cela ait commencé. Rien n’a commencé.
-Rien n’a été. Quelle heure est-il? Comme il fait froid!
-
-Les hommes sont hésitants. Il faut qu’ils emportent les cadavres. Il
-faut que Sainte parte. On l’appelle. Aucune parole. Un ouvrier lui
-touche l’épaule. Elle est insensible. Il insiste. Inutilité. Le corps de
-Sainte est lié à cette loque humaine. Les hommes ont peur maintenant.
-Ils tentent de désenlacer les amants. Les bras de Sainte sont noués.
-C’est extraordinaire comme les amants sont unis. Les hommes la tirent en
-arrière. Elle entraîne Nanni. Ils la laissent. Elle roule, avec Nanni
-dans ses bras.
-
- * * * * *
-
-C’est tout.
-
-Les hommes se regardent. Que voulez-vous qu’ils disent? Ils emporteront
-les héros. Ils emportent les cadavres. Les trois.
-
-Je vous ai dit qu’elle était morte, n’est-ce pas?
-
-
-Paris, 29 novembre–10 décembre 1915.
-
-
-MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN
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-“L’ÉDITION”--4, Rue de Furstenberg, PARIS
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-
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-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
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-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
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-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: La Guerre est morte</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Louis Delluc</div>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Illustrator: Gerda Wegener</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 29, 2021 [eBook #66845]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA GUERRE EST MORTE ***</div>
-<div class="c x-ebookmaker-drop">
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-</div>
-<div class="break"></div>
-<p class="c top6em large">LOUIS DELLUC</p>
-
-<h1>La<br />
-Guerre est morte</h1>
-
-<p class="c"><i>ROMAN</i></p>
-
-<p class="c small g">DEUXIÈME MILLE</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-<b class="sans-serif">L’ÉDITION</b><br />
-4, <span class="small">RUE DE FURSTENBERG</span>, 4</p>
-
-<p class="c">1917<br />
-<i class="small">Tous droits réservés</i></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<ul>
-<li><i>Monsieur de Berlin</i> (Librairie Fasquelle).</li>
-</ul>
-<p class="c small">POUR PARAITRE</p>
-
-<ul>
-<li><i>Les Secrets du confessionnal</i>, roman.</li>
-<li><i>Eïra Puma</i>, roman.</li>
-<li><i>Le Train sans yeux</i>, roman.</li>
-<li><i>Les Animaux malades de la paix</i>, roman.</li>
-</ul>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em"><span class="small">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</span> :</p>
-
-<p class="c i">Cinq exemplaires sur papier d’Arches (1 à 5)<br />
-et cinq exemplaires sur le même papier, marqués A à E</p>
-
-
-<p class="c gap small" lang="en" xml:lang="en"><span class="sc">Copyright by Louis Delluc</span> 1917</p>
-
-<p class="c small">Tous droits de reproduction, traduction et adaptation
-réservés pour tous pays.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2"><i>Pour une vivante</i></div>
-<div class="verse"><i>qu’on appelle Pretty Pray,</i></div>
-<div class="verse"><i>ou qu’on appelle Sainte,</i></div>
-<div class="verse"><i>ou qu’on appelle autrement.</i></div>
-</div>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Non, je ne relirai pas ces notes."></h2>
-
-<p><i>Non, je ne relirai pas ces notes. Je ne
-veux pas, même en littérature, revivre cette
-journée invraisemblable. L’ai-je vécue seulement ?
-Ah ! je ne sais plus. J’ai souvenir
-d’avoir approché le crime et le génie, et je
-suis sûr d’avoir été fou, puisque j’ai suivi la
-destinée de ces deux fous pendant quelques
-heures. Je suis sûr aussi d’être innocent.
-Essayez de lire ce chaos. Vous comprendrez
-quel ouragan m’a emporté. Mais je suis innocent ;
-les juges l’on dit, les journaux l’ont
-dit : que ce soit une chose entendue ! Je demande
-le silence et le repos. Laissez-moi
-reposer, je vous en supplie. Ne plus voir, ne
-plus entendre, ne plus être ! Encore quelques
-heures de repos, n’est-ce pas ? Vous voyez
-bien que je n’en peux plus.</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Encore un mot."></h2>
-
-<p><i>Encore un mot.</i></p>
-
-<p><i>C’est le 27 novembre que le drame a eu
-lieu. Le 27 novembre 1915, un samedi, une
-belle journée, vous souvenez-vous ? avec
-beaucoup de froid et un petit peu de soleil.
-Réellement une parfaite journée de fin d’automne.</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Cinq heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Cinq heures.</i></p>
-
-
-<p>Nuit. Je dors.</p>
-
-<p>Pourquoi m’éveiller brusquement ? Je me
-suis couché très tard, après des heures de dur
-travail. Je me suis jeté dans mon lit, brisé,
-à bout d’élan, les nerfs en loques, sans fièvre.
-Presque mort. Et un besoin de sommeil, une
-faim énorme de dormir. Vite, j’ai dormi,
-comme un tout petit, sans rêve, certainement
-sans rêve, et je suis bête de m’éveiller comme
-sur un cri de cauchemar. Adieu, je dors.
-Quelle heure est-il ?</p>
-
-<p>On sonne.</p>
-
-<p>Hallucination ?</p>
-
-<p>La sonnerie insiste. C’est ce qui m’a tiré
-de mon somme sépulcral. Je savais bien que
-je dormais un sommeil parfait. Il n’y avait
-qu’un bruit violent pour… Mais je ne répondrai
-pas. Sonne, mon ami, sonne, je suis
-mort jusqu’à très tard et rien ne m’arrachera
-de cet anéantissement. D’ailleurs, ce n’est
-rien de sérieux. Quelqu’un se trompe. Pas
-autre chose. On ne remet pas les télégrammes
-avant sept heures, et mes amis se sont laissés
-persuader que je me ruais vers des horizons
-méditerranéens pour travailler. Qu’ils
-me pardonnent cette machination où je suis
-obligé pour écrire sans agitation et sans désordre.
-Rien d’intéressant ne vaut que je
-sorte de mon lit. Rien. Bonsoir, l’erreur.</p>
-
-<p>Au moins, ne sonne plus, stupide. Il voit
-bien que je suis résolu de me taire. Ne va-t-il
-pas comprendre qu’il me gêne, ce carillonneur
-du tonnerre de diable ? Et ma foi, il n’y
-gagnera rien. La seule concession dont je
-sois capable, c’est de me rendre sourd avec
-les couvertures. Sonne, sonne maintenant,
-tu ne me gênes plus.</p>
-
-<p>Je l’entends encore. J’entends la vibration
-grêle du timbre sur les cloisons et aussi le
-tressaillement ricaneur des meubles. Mon lit
-est secoué d’une façon imperceptible par ces
-ondes aiguës de la sonnerie électrique. Finissons-en.</p>
-
-<p>Qui est là ?</p>
-
-<p>Nulle réponse. Et on sonne.</p>
-
-<p>Eh bien, que veut-on ? Parlez.</p>
-
-<p>Du silence.</p>
-
-<p>Je me lève. Je cours à la porte. Impossible
-de savoir s’il y a un seul quelqu’un ou
-plusieurs quelqu’uns derrière cette porte. A
-croire que la sonnerie chante d’elle-même.</p>
-
-<p>Mais c’est idiot, répondez, que voulez-vous ?</p>
-
-<p>J’entr’ouvre. On force la porte. Il fait tout
-à fait nuit sur le palier, et l’antichambre n’a
-qu’une ampoule masquée de rouge. Un
-homme se précipite. Qu’est-ce que c’est que
-cet homme-là ?</p>
-
-<p>— Vous êtes fou de me faire attendre ainsi.</p>
-
-<p>Il crie presque. D’où vient cette voix rauque
-et si autoritaire ? Je ne connais pas cette voix.</p>
-
-<p>— Habillez-vous.</p>
-
-<p>Il ordonne. Comme si j’allais m’habiller à
-cause d’un individu qui se jette dans ma maison
-et qui sort d’on ne sait quelle ombre ! Je
-sais bien que je suis ridicule avec ce pyjama
-endossé trop vite, et ma stupeur muette et
-mon ébouriffement. Je suis ridicule, et puis ?
-Et puis, je suis ridicule, voilà tout. Je vais
-me coucher et dormir. Il faut d’abord expulser
-l’intrus. Quel ennui ! Je ne songe même
-pas à lui demander compte de son invasion.
-Qu’il parte, qu’il parte, et Dieu de Dieu, que
-je dorme !</p>
-
-<p>— L’auto est en bas, mon cher. Je vous
-accorde un total de dix minutes. Allez, allez,
-chauffez.</p>
-
-<p>Est-ce que je deviens idiot ? C’est pourtant
-réel qu’un monsieur entre chez moi tempêtueusement
-à une heure impardonnable et
-m’intime l’ordre de m’équiper pour le suivre.
-Et je ne trouve rien à dire.</p>
-
-<p>— Vous ne vous pressez pas ? vous êtes
-malade ? Cela vous passera en route pendant
-que je vous conterai le détail de l’affaire. Ce
-sera la plus belle aventure de votre vie.</p>
-
-<p>Il me regarde en face, de très près. J’ai
-l’impression que ses yeux entrent dans les
-miens, lentement, fortement, méthodiquement,
-comme deux lames froides. Il a des
-yeux gris, très gris et très pâles, dans un
-visage épais d’honnête bourgeois. Il est glabre,
-et banal avec excès.</p>
-
-<p>Ce gros géant a une inexpression qui donne
-le frisson. Qui est-ce ? Je ne l’ai jamais vu ;
-car je me souviendrais de ces yeux intimidants,
-si je les avais vus.</p>
-
-<p>— Pourquoi restez-vous à me regarder ?</p>
-
-<p>Il sourit. Il est beaucoup plus effrayant
-quand il sourit. On est forcé de voir ses
-yeux quand il sourit, et ses yeux sont des
-abîmes.</p>
-
-<p>Je murmure :</p>
-
-<p>— Qui êtes-vous ?</p>
-
-<p>Il pouffe comme un honnête compère qui
-se réjouirait d’une histoire grasse après le
-dîner.</p>
-
-<p>— Sang de moi, s’exclame-t-il, je sentais
-bien que vous dormiez les yeux ouverts. Hop,
-mettez-vous sous la douche. Nous perdrons
-trois minutes encore, mais votre lucidité m’est
-trop précieuse.</p>
-
-<p>Il ouvre la porte du cabinet de toilette.</p>
-
-<p>— Monsieur est servi !</p>
-
-<p>Et il tourne des robinets avec autant de
-décision que s’il avait toujours eu l’hospitalité
-de mon petit appartement.</p>
-
-<p>Il rit avec plénitude.</p>
-
-<p>— Comme il faut que tout cela importe,
-affirme cet hôte délibéré, pour que Cobral
-vous serve de valet de chambre !</p>
-
-<p>Cobral ? Qui, Cobral ? Une minute, et je
-trouverai. Eh oui, je connais ce nom de Cobral,
-mais voilà une chose inouïe qu’un valet
-de chambre m’ose parler avec cette rude autorité.
-Qui prouve qu’il soit valet de chambre ?
-C’est lui qui le dit. Non, il ne le dit pas, j’ai
-mal entendu, et je sais exactement que le
-Cobral en question — mais où l’ai-je connu ? — n’était
-pas valet de chambre.</p>
-
-<p>Au moins, c’est un audacieux, car me voilà
-sous la douche, comme un saint Jean naïf
-sous le baptême, sans que j’aie fait à ces
-excentricités la plus mince tentative de révolte.
-L’eau froide m’éclaire un peu l’esprit.
-Cobral parle toujours. Plutôt, il agit, et ne
-parle que de loin en loin pour rendre son
-commandement plus efficace. Il est irrésistible.</p>
-
-<p>Voilà qu’il m’aide à ma toilette et qu’après
-la pluie de l’appareil, il me bouchonne aussi
-dextrement qu’un masseur professionnel. Il
-frotte seulement un peu dru et le sang me
-perle çà et là.</p>
-
-<p>Je risque, à travers le halètement agréable
-du patient, une enquête modeste.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous voulez ?</p>
-
-<p>Il ne veut sans doute pas répondre. Il se
-dérobe par un :</p>
-
-<p>— Je trouve impayable que vous ne m’ayez
-pas reconnu…</p>
-
-<p>— Avouez, dis-je, mon cher monsieur…</p>
-
-<p>— Et il m’appelle Monsieur, bouffonne ce
-terrible humoriste.</p>
-
-<p>Pendant ce temps je m’habille. Que feriez-vous
-à ma place ? Je suis complètement
-éveillé, mon lit s’est refroidi, il n’y a pas de
-feu dans ma chambre, je n’ai plus qu’une
-envie : avoir chaud.</p>
-
-<p>— Ce complet vient de Londres, constate
-Cobral qui considère minutieusement tous
-mes gestes.</p>
-
-<p>Il ajoute :</p>
-
-<p>— Moi aussi.</p>
-
-<p>Je ris sottement.</p>
-
-<p>— Vous venez de Londres ? Que c’est curieux !</p>
-
-<p>Pourquoi ai-je dit cela ? Il n’y a pas de sens
-dans mes paroles.</p>
-
-<p>Cobral va et vient par la pièce.</p>
-
-<p>— Vous ne m’avez pas reconnu et vous êtes
-venu chez moi bien souvent… Vous avez pris
-une drogue pour dormir si absolument ? Moi
-je ne suis venu ici qu’une fois et je reconnais
-toutes choses.</p>
-
-<p>Il regarde autour de lui avec des yeux de
-maître.</p>
-
-<p>— Derrière cette porte, votre cabinet de
-travail. Vous n’y êtes jamais parce que vous
-travaillez très peu. Vous êtes un peu paresseux,
-et je sais que les journalistes travaillent
-n’importe où, n’importe comment et n’importe
-quand… Je ne m’explique pas, mon cher,
-pourquoi vous, journaliste, vous ne suivez pas
-les armées, celles d’Orient par exemple.</p>
-
-<p>Je lui révèle :</p>
-
-<p>— Je ne suis plus journaliste. C’est-à-dire
-que je ne suis attaché à aucun journal, en ce
-moment.</p>
-
-<p>— Je le sais, autant qu’on peut le savoir,
-gronda-t-il. Serais-je venu si je ne le savais
-pas ?</p>
-
-<p>Il plonge encore ses yeux dans les miens.
-C’est désagréable à un point qui ne se peut
-dire. Mais il se remet à sourire et à marcher.</p>
-
-<p>Il s’arrête devant un petit meuble en marqueterie
-qui flanque mon chevet.</p>
-
-<p>— Et ça, dit-il, me prouverait que vous
-n’êtes point un homme de cabinet. Il y a là-dedans
-le meilleur de vous-même et vous le
-tenez dans la chambre à coucher.</p>
-
-<p>— Ce chiffonnier…</p>
-
-<p>— Ce chiffonnier ignore les chiffons. Vous
-y consignez quelques manuscrits qui vous
-sont chers, inédits presque tous, des poèmes,
-des œuvres dramatiques…</p>
-
-<p>— Des folies de jeunesse.</p>
-
-<p>— Oui, vieillard trentenaire, de belles folies
-sans lesquelles je vous aimerais beaucoup
-moins. J’en ai fait de pareilles.</p>
-
-<p>Il corrige, modeste :</p>
-
-<p>— Pas aussi curieuses, à dire vrai, pas
-aussi curieuses.</p>
-
-<p>Je me fâche presque :</p>
-
-<p>— Vous parlez comme si vous aviez lu ces
-pages !</p>
-
-<p>— J’ai lu, évidemment, je n’ai pas tout lu,
-mais j’ai lu, je dois dire que j’ai lu… On est
-Cobral ou on n’est pas Cobral.</p>
-
-<p>Certes, c’est Cobral. Je commence à penser,
-moi aussi, que Cobral est Cobral. Un charmant
-colosse, apparu dans les meilleurs
-cercles il y a dix ans, sans histoire, sans âge,
-sans but, sans amis, accompagné du mystère
-le plus trouble et le plus désarmant. Périodiquement,
-on se rangeait à l’opinion des paisibles
-qui le considéraient comme un brillant
-aventurier — fouilleur d’or ou conquérant
-colonial — revenu à Paris pour y consommer
-doucement ses sous et ses journées. Périodiquement
-aussi, on s’effarait de lui qu’on
-trouvait mêlé à toutes les aventures du Paris
-criminel au moment qu’elles s’embrouillaient
-définitivement et qu’il les débrouillait avec
-tranquillité. Pas détective, peut-être, mais
-doué d’une invention si prodigieuse dans le
-romanesque qu’il semblait avoir créé lui-même
-des situations impossibles pour se
-donner la joie calme de les résoudre.</p>
-
-<p>Très gentil, ce Cobral, que je n’avais jamais
-trouvé effrayant, moi. Mon goût pour l’inattendu
-me préservait de l’étonnement, soit, et
-il était si amusant à table. Je l’avais connu au
-restaurant, rue Drouot, où je rencontrais des
-amis du <i>Figaro</i> et Cobral venait avec l’un
-d’eux — ou avec la maîtresse de l’un d’eux,
-je ne saurais préciser — et nous nous étions
-pris de sympathie instantanément. Bien entendu,
-comme de toutes les amitiés foudroyantes,
-il n’en était pas sorti grand’chose,
-mais j’avais transformé en copie pathétique
-un lot de ses anecdotes, bien mieux pathétiques,
-d’ailleurs, que ma copie. Et je l’avais
-perdu de vue. Nous étions certains, je suppose,
-d’avoir fait très vite le tour l’un de
-l’autre. Ah non, je me rappelle que je dus
-partir à San Francisco et à Chicago, sous
-prétexte d’aider les représentations d’une
-œuvre musicale française — qui n’eut aucun
-succès, à cause du prix trop modique des
-places — en réalité pour étudier les mœurs
-du reportage transatlantique. Et au retour,
-plus de Cobral, à moins que je n’aie plus
-songé à lui. C’est bien possible, je m’étais
-absenté deux ans. Je revenais ardent et féroce
-comme un provincial qui veut tout dévorer,
-et je ne hantais plus les cercles et les pesages
-où mon Cobral s’était fait populaire. Puis des
-mois, et des mois, et la guerre…</p>
-
-<p>Pourquoi soudain, en pleine nuit, cette
-apparition ? Et notre vieux semblant de tendresse
-n’explique pas ce ton impératif.</p>
-
-<p>Il parle moins. Oui, il ordonne moins. Il
-voit que je m’habille. C’est ce qu’il voulait !
-Il triomphe. Nous allons voir.</p>
-
-<p>— Je vous conseille de prendre un cordial
-avant de partir, dit-il tout à coup.</p>
-
-<p>Il s’imagine que je vais partir. Je me souviens
-qu’il aimait jadis les plaisanteries monumentales.
-Il n’a pas changé. Peut-être de
-visage, mais si peu. Je crois qu’il avait
-quelques cheveux gris aux tempes. Il est noir
-comme un tzigane. Il se teint et ça ne me
-regarde pas, et je peux aussi me tromper.
-Peut-être n’a-t-il jamais eu de cheveux
-gris.</p>
-
-<p>Quel âge a-t-il ? Je me réponds aussitôt :
-cinquante ans, mais cela ne paraît pas. Qui
-me dit qu’il a cinquante ans ?</p>
-
-<p>Il parle vite et net :</p>
-
-<p>— Nous n’avons pas le temps de faire du
-thé… Ah ! sans votre encombreuse de douche,
-il eut été facile de jouer du samovar… Tant
-pis, mon cher, et adaptons-nous… Un verre
-d’alcool fera l’affaire.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas d’alcools.</p>
-
-<p>— Vous manquez de mémoire… Je sais — dites
-que je mens — je sais qu’il y a de
-bonnes bouteilles sur le deuxième rayon de
-votre bibliothèque.</p>
-
-<p>Il est déjà dans mon cabinet. Est-ce qu’il
-aurait exploré mon home durant mes absences ?
-Dans quel but ? Je n’ai rien et pas
-même l’ombre de rien.</p>
-
-<p>Il revient sur ses pas pour me confirmer
-avant toute vérification :</p>
-
-<p>— Sur le deuxième rayon, à gauche, derrière
-Tacite.</p>
-
-<p>Et il ouvre les panneaux. Il crie joyeux :</p>
-
-<p>— Voilà… voilà…</p>
-
-<p>Mais il achève par un « oh » consterné.</p>
-
-<p>— Je suis volé, gémit-il, les bouteilles sont
-vides.</p>
-
-<p>Il revient.</p>
-
-<p>— Vides, mon cher, vides, ah ! vous auriez
-dû les renouveler… Du curaçao, j’ai trouvé
-du curaçao et du kummel… ce n’est pas
-l’heure d’y toucher… Pourquoi n’y a-t-il pas
-de fine… ou de marc ?… Je vous dis que vous
-êtes un grand coupable… ou du whisky ?…
-vous n’aimez pas le whisky ? Si… à la bonne
-heure !… moi j’aime énormément le whisky…
-que faire ?</p>
-
-<p>Il rit de nouveau.</p>
-
-<p>— Je sais où il y a du bon whisky… Venez…
-vous êtes prêt ?… Allons venez… Je suis resté
-dix minutes de plus que je n’avais dit…</p>
-
-<p>Il m’entraîne. Où allons-nous ? Attendez,
-Cobral.</p>
-
-<p>— L’auto est en bas, je vous dis.</p>
-
-<p>Je m’en soucie bien. Je ne sais même pas
-pourquoi je descends. Quelle heure est-il ?
-Cinq heures. Tout cela est insensé. Partons,
-ma foi, mais ce froid, ce noir, cet escalier
-noir où le brouillard s’est glissé… Allons,
-jetons-nous là-dedans. Je vous suis : Oui, je
-sais que l’auto est en bas, mais laissez-moi
-éteindre l’électricité. J’aurais dû mettre un
-mot sur ma table pour le concierge. Je lui
-dirai en bas ou je téléphonerai. Quelle course !
-Trois étages en trois secondes. Donnez de la
-lumière au moins. Pas le temps ? Pas le
-temps ? Où allons-nous au fait ?</p>
-
-<p>— Signer la paix, murmure Cobral.</p>
-
-<p>— Signer quoi ?</p>
-
-<p>Je crie :</p>
-
-<p>— La porte…</p>
-
-<p>Et je donne mon nom aux vitres closes de
-la loge.</p>
-
-<p>La porte s’ouvre sur du noir.</p>
-
-<p>Je suis de très mauvaise humeur. Je bougonne :</p>
-
-<p>— Signer la paix… quel imbécile…</p>
-
-<p>— Roulez ! ordonne Cobral.</p>
-
-<p>Une auto ronfle, au bord du trottoir. Ses
-phares flambent soudain. Je tombe assis sur
-des coussins de cuir odorant.</p>
-
-<p>Roulons.</p>
-
-<p>Le vent nous plante de petites aiguilles dans
-la figure. Je suis transi. Cobral enfonce une
-grosse casquette bleue sur son front têtu. J’ai
-pris mon feutre, il ne tient pas, je l’ôte, j’ai
-froid, mais j’aime le vent sur les cheveux.</p>
-
-<p>— Voulez-vous des lunettes ? offre Cobral.</p>
-
-<p>— Non, je suis bien ainsi.</p>
-
-<p>Un peu trop froid cependant. Mais Cobral
-me passe une couverture doublée d’hermine,
-tout à fait suave.</p>
-
-<p>La voiture est découverte, sans une glace
-pour nous garantir. Voiture de course, de
-course et de luxe, et elle file, silencieuse, prudente,
-folle, avec ce paradoxe d’audace intelligente
-qui marque les félins. Blanche, à ce
-qu’il m’a paru, blanche comme un yacht
-de plaisir, et dans cette ombre matinale je
-retrouve d’anciennes impressions nocturnes
-de départ pour la pêche au large. Suis-je
-éveillé réellement ?</p>
-
-<p>Cobral est enterré dans sa rêverie.</p>
-
-<p>J’ai sommeil, j’ai faim et j’ai froid.</p>
-
-<p>— Cobral…</p>
-
-<p>Il sursaute et me regarde.</p>
-
-<p>— Cobral, expliquez-moi…</p>
-
-<p>Il sourit :</p>
-
-<p>— Si vous avez froid, il y a encore un manteau.</p>
-
-<p>Je proteste que je n’ai pas froid. Mais j’ose
-dire :</p>
-
-<p>— J’ai sommeil.</p>
-
-<p>Il hausse les épaules.</p>
-
-<p>J’ajoute :</p>
-
-<p>— J’ai faim.</p>
-
-<p>Il rit et m’accorde, moqueur :</p>
-
-<p>— Nous allons boire.</p>
-
-<p>Quel est ce chemin que nous suivons ? Je
-pense avoir reconnu la rue de Châteaudun
-puis une masse vaguement éclairée : la gare
-du Nord, peut-être. La voiture a tourné brusquement,
-passé sous un pont du métro et ce
-sont les fortifications. Un arrêt. Cobral s’impatiente.
-Départ.</p>
-
-<p>— Tout droit ? demande le chauffeur qui
-s’est retourné.</p>
-
-<p>C’est un nègre, tout jeune, aux yeux tristes.
-Je dis que ses yeux sont tristes, mais c’est
-peut-être une imagination.</p>
-
-<p>— Tout droit, approuve son maître, comme
-hier.</p>
-
-<p>Je veux savoir.</p>
-
-<p>— Que voulez-vous de moi, Cobral ?</p>
-
-<p>— Hein ? — comme s’il tombait d’un rêve
-extraordinaire — mais je vous l’ai dit, mon
-cher.</p>
-
-<p>— Cobral, ne vous moquez pas de moi. Il
-suffit que vous m’ayez fait lever à cette heure
-inepte. Je ne l’admets que si je vous suis utile
-ou nécessaire.</p>
-
-<p>— Vous m’êtes nécessaire. Quelle question !</p>
-
-<p>Il se frappe le front d’un geste quasi comique :</p>
-
-<p>— N’oublions pas le whisky.</p>
-
-<p>— Me direz-vous ?…</p>
-
-<p>— Chut… Laissez-moi retrouver la boutique…
-Ah ! c’est là… Stop, Harry !</p>
-
-<p>Halte devant une espèce d’épicerie aux volets
-hermétiques et sans lumières. Cobral
-donne un coup de poing sur la porte. Agitation
-à l’intérieur. Une tête à la fenêtre du
-premier. On parlemente. La porte s’ouvre.
-Cobral revient, s’assied et m’expose deux
-bouteilles de whisky. Ce sont de grands crûs.
-L’auto file. Tout cela a duré moins de deux
-minutes.</p>
-
-<p>— Nous boirons à la maison, dit-il, comme
-je vais parler… Je crois qu’il y a des biscuits
-et des conserves…</p>
-
-<p>Il baille. Un genre de rugissement taciturne.</p>
-
-<p>— J’ai faim, moi aussi, soupire-t-il.</p>
-
-<p>Si je n’étais si volontiers maître de moi, je
-serais exaspéré devant ce calme où il y a de
-l’ironie.</p>
-
-<p>Pourtant je crie :</p>
-
-<p>— A la fin des fins, voulez-vous parler,
-Cobral ?</p>
-
-<p>— Tant qu’il vous plaira. Sur quel sujet ?</p>
-
-<p>— Je vous donne ma parole d’honneur que
-cette farce a trop duré. Si je n’ai pas d’explication
-raisonnable dans une minute, je vous
-affirme que je vous lâche.</p>
-
-<p>— Essayez.</p>
-
-<p>Je sors un petit revolver de ma poche, un
-joli petit revolver qui fait plaisir à voir. Plaisir ?
-Non. Qui me fait de la peine, parce que
-c’est un souvenir. Mais en ce moment je ne
-pense pas à celle qui me l’envoya dans un
-coffret à bijoux, un jour que découragé de…
-Bon, je suis guéri et la petite arme est remarquable.</p>
-
-<p>— Tiens, constate Cobral, j’en ai un presque
-pareil.</p>
-
-<p>C’est vrai ; il le montre. Il le remet dans sa
-poche.</p>
-
-<p>— Vous savez bien, ajoute-t-il, que vous ne
-vous en servirez pas.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Il n’est pas chargé.</p>
-
-<p>L’animal, le sacré garçon qui devine tout.</p>
-
-<p>— C’est vrai. Et le vôtre ?</p>
-
-<p>— Le mien non plus.</p>
-
-<p>Il rit. Il ment.</p>
-
-<p>Je rempoche mon artillerie.</p>
-
-<p>— Et alors ?</p>
-
-<p>Sans arme, je suis bien plus fort et il se
-laisse faire :</p>
-
-<p>— Mon petit, ne vous mettez pas en colère.
-Je vous dis que j’ai besoin de vous et que je
-vous mêle à un événement prodigieux. Je
-vous l’ai annoncé d’une manière un peu sommaire,
-vraie pourtant.</p>
-
-<p>— Pour qui me prenez-vous ?</p>
-
-<p>— Accordez-moi cinq minutes. Je vous
-dirai tout ce qu’il faut. Vous n’irez même
-pas au bout du monde comme vous l’avez fait
-quelquefois. Je vous emmène à onze kilomètres
-de Paris. Et je vous promets de vous
-rendre à Paris dans une heure.</p>
-
-<p>— Ayez des secrets si vous voulez, mais je
-ne vois pas ce que je fais là-dedans.</p>
-
-<p>— Enfant, on vous dit que vous aurez
-l’honneur de terminer la grande guerre par
-la grande paix, et il vous faut des douceurs
-par-dessus le marché.</p>
-
-<p>— Vous imaginez que je vais-croire ?…</p>
-
-<p>— Vous n’avez rien à croire, vous n’avez
-qu’à savoir, et s’il faut agir, on vous le dira.
-C’est tout. Je consens à vous avouer que le
-bonheur des hommes m’importe avant toute
-chose, et que la guerre ne réalise pas, selon
-moi, ce bonheur. C’est pourquoi…</p>
-
-<p>Ran !</p>
-
-<p>Arrêt brusque. Quelque chose s’effondre
-devant nous.</p>
-
-<p>Nous sommes sur une chaussée très large
-bordée de terrains vagues et d’usines. La
-route de Saint-Denis, probablement.</p>
-
-<p>Nous venons de culbuter une petite carriole
-chargée de légumes, que traînait vers Paris
-une bourrique très âgée. Il n’y a rien de
-brisé. La carriole a versé, la bourrique est
-sur le flanc et la maraîchère, qui menait aux
-Halles toute cette fortune, nous montre les
-poings en criant. Cobral saute sur le pavé
-comme s’il voulait la tuer.</p>
-
-<p>Il remet sur roues et sur pattes le véhicule
-et l’animal, et considérant les choux qui ont
-roulé dans le ruisseau :</p>
-
-<p>— Rien de cassé, rien de perdu, tais-toi,
-ma petite vieille, je n’ai pas le temps de
-réembarquer ta cargaison.</p>
-
-<p>La vieille crie encore tandis que nous nous
-éloignons, toujours aigrement vaporisés par
-la brise du matin.</p>
-
-<p>— Mes compliments, dis-je à Cobral…
-Vous êtes d’une belle vigueur !… quels
-muscles !</p>
-
-<p>Il fait celui qui n’entend pas.</p>
-
-<p>— La guerre n’est pas le bonheur des
-hommes, reprend-il posément. Elle sert, probablement,
-à l’atteindre, mais le moment est
-venu, je crois, de la terminer pour en exploiter
-les fruits.</p>
-
-<p>Quels enfantillages, et cela d’un ton sérieux
-de philosophe ! Cobral continue de s’amuser
-à mes dépens. Je le laisse faire. Ou bien je
-dors et c’est un rêve très excentrique, ou je
-suis éveillé et je l’obligerai bien d’interrompre
-ces balivernes avant longtemps.</p>
-
-<p>— Vous me plaisez beaucoup, lui dis-je, en
-essayant de reproduire ce sourire supérieur
-et naïf qu’il affectionne… Parlez encore…</p>
-
-<p>— Venez vite vous réconforter.</p>
-
-<p>L’auto s’est arrêtée devant une grille.
-C’est un jardin, avec une villa que je devine
-dans les ténèbres. Cobral pousse le portail,
-court vers le perron, sort une clé de sa poche
-et m’ouvre la maison où il entre comme chez
-lui.</p>
-
-<p>— Nous sommes chez un ami, dit-il.</p>
-
-<p>Et il se démène pour m’offrir l’hospitalité.</p>
-
-<p>Voyons, voyons ! c’est moi ? c’est Cobral ?
-c’est quoi ? C’est une histoire fantastique. Il
-n’est pas impossible, après tout, que je sois
-encore endormi. Je commence à être persuadé
-que je dors. Mais quand on fait des rêves
-de ce goût-là, on n’est pas près de s’éveiller.
-Hé là ! est-ce que je serais mort ?</p>
-
-<p>Je suis malade peut-être. Je suis malade.
-Je n’étais pas malade hier en me couchant.
-Hier, c’était la pleine nuit, le matin bientôt.
-Je n’avais pas dormi, je vous le jure, quand
-cette brute m’a éveillé. Mais s’il m’a éveillé
-c’est que je dormais. C’est juste. Et s’il m’a
-éveillé, je ne dors pas.</p>
-
-<p>Soit, je ne dors pas, mais quel conte invraisemblable !
-Pauvre homme ! C’est moi qui le
-fais invraisemblable. Car je ne vois pas, sauf
-ce réveil et cette hâte, ridicule assurément, je
-ne vois pas de choses pour m’étonner. Je suis
-malade. Cela explique que je me sente si mal
-à mon aise. Il y a la petite fièvre de la peau
-qui n’a pas assez dormi, mais j’en ai vu bien
-d’autres. Que de nuits blanches ! Aucune n’a
-mis en moi cette inquiétude. J’ai une inquiétude
-lâche et déprimante par tout le corps.
-Ce n’est pas de la peur. Ne dites pas que
-c’est de la peur, je vous en prie. Je suis malade,
-et après ?</p>
-
-<p>Et après, c’est ennuyeux. Cela me fait voir
-très mal des insignifiances. Rien sous mes
-yeux que de l’ordinaire et du médiocre. Nous
-sommes dans une salle à manger ou dans un
-fumoir, une pièce d’homme enfin. Très nu,
-très primitif cet intérieur qui n’est pas dépourvu
-de confort. Un confort solide, où le
-cuir, le cuivre et le beau bois font un chœur
-vigoureux. Les meubles sont beaux dans leur
-claire sévérité britannique. L’âme fait défaut.</p>
-
-<p>Le velours des fauteuils est trop neuf, les
-coussins du canapé ignorent les fidèles empreintes,
-l’âtre semble résolu à n’avoir jamais
-de feu puisque jamais il ne favorisera une
-rêverie à deux — pieds aux chenets, — les
-lampes vous regardent, impersonnelles, avec
-une tranquillité de maître d’hôtel, et je parie
-que la table, l’écritoire et le buvard n’ont aucune
-idée de ce que peut être une lettre véritable.
-Cet homme-là ne doit correspondre
-que par télégramme et ne jamais s’asseoir.
-Cela ne sent aucun parfum d’amie, ni d’épouse.
-Cela ne sent pas non plus le tabac. Quel est
-cet homme qui habite sans chien, sans cigarettes,
-sans femme, une grande villa où il ne
-s’assied pas sérieusement quand il s’assied ?
-C’est Cobral ? Ce n’est pas Cobral.</p>
-
-<p>Et si c’est Cobral, quelle importance ? Il
-peut bien me conduire chez lui, et je ne vois
-pas pourquoi je piquerais un point d’interrogation
-sur chaque centimètre carré de l’ameublement.
-Assez de chinoiseries, ne sculptons
-pas des cheveux qu’on se bornait jadis à couper
-en quatre, et conformons-nous à la mise
-en scène décidément neutre de cette maison.
-Pourquoi ne serait-ce pas la maison de Cobral ?
-Car il est homme à avoir plusieurs maisons, et
-celle-ci doit servir à — oui, je serais curieux de
-savoir à quoi peut servir cette froide installation.
-Toutes ces questions sautent à cloche-pied
-dans ma tête. Je veux ne penser à rien.
-Pourtant avant de fermer ma pensée et de
-mettre le verrou, je devine : « Ce n’est pas
-chez Cobral. » Je le devine, en me souvenant
-qu’il a dit : « Nous sommes chez un ami. »
-Chez qui ? Tout est à recommencer. Mais j’ai
-dit que je ne penserai à rien. L’ai-je dit ? J’ai
-pu le dire. Mais je pense, je pense, je pense
-à tout.</p>
-
-<p>— C’est froid, mais ça chauffe.</p>
-
-<p>Cobral a crié cela. Il a vociféré. Qu’il est
-joyeux, cet homme que je ne connais pas !</p>
-
-<p>— Encore un verre ? C’est du sacré.</p>
-
-<p>Encore un verre ? J’ai bu.</p>
-
-<p>Voilà, j’ai bu, voilà dix minutes qu’il y a
-devant le fauteuil où je suis plié comme un
-solliciteur, un guéridon, — il est vilain ce
-guéridon — avec deux assiettes de poupée,
-une boîte éventrée de <span lang="en" xml:lang="en">corned beef</span> et les bouteilles
-de whisky et deux verres, et la lumière
-jeune d’un abat-jour annamite, et Cobral,
-Cobral en face, Cobral partout, Cobral qui
-me cache toute la chambre avec ses épaules
-de picador et sa tête pleine d’os ; — en voilà
-une énorme tête, sans chapeau, et ce front,
-hein, ce front inouï, trop de front, je vous le
-garantis — Cobral, qui boit son Dewar’s
-comme un gargarisme parce que la liqueur n’a
-guère le temps de passer, facile, par cette
-bouche qui dévore, détruit et exige d’inépuisables
-proies.</p>
-
-<p>— Vous ne croyez pas que vous mangez
-trop, à pareille heure ?</p>
-
-<p>C’est lui qui parle. Il parle, la bouche pleine.
-Il n’a pas envie de parler. Il a envie de manger.
-Il répète encore :</p>
-
-<p>— Vous ne croyez pas que vous ?…</p>
-
-<p>J’ai donc mangé ?</p>
-
-<p>Machinalement, j’ai mangé. Vaincu par la
-contagion du broyeur qui me fait vis-à-vis ;
-j’ai mangé. Je n’aime pas cette viande opprimée,
-je n’ai pas faim. Je n’avais pas faim du
-tout. Et j’ai mangé.</p>
-
-<p>Que se passe-t-il donc ? Est-ce en moi ou
-hors de moi qu’il y a de l’inattendu ?</p>
-
-<p>Moi, je ne suis pas bien. L’estomac m’est un
-poids, comme une outre qui va me crever dans
-la bouche. La tête aussi est un poids. Lourde
-et vide, et gênante. On aimerait porter sa tête
-sous le bras quelquefois, comme le décapité
-des portails religieux, ou la poser dans un
-dressoir. Je suis paralysé. Je suis un ancien
-homme sans muscles, sans cœur, ni veines,
-sans âme, et je regarde un homme très bien
-portant et très tranquille qui me regarde aussi.</p>
-
-<p>Je n’aime pas qu’il me regarde. Si je n’avais
-pas ses yeux si près, je ne serais certainement
-plus malade. Comme je dois être
-malade pour rester paralysé si longtemps !</p>
-
-<p>Mais, hors de moi, tout n’est pas régulier.
-Je sens bien que je ne suis pas le seul en
-désordre ici. Il y a dans les choses, ou dans
-l’homme, ou dans l’atmosphère, un relent de
-désordre. Voilà qui ne va pas être réjouissant.</p>
-
-<p>— Et d’une ! rugit Cobral.</p>
-
-<p>Il pose délicatement la bouteille vide sur
-la brique du foyer. Pourquoi ai-je l’impression
-qu’il veut la manier comme une masse
-et tout fracasser ? Et me fracasser pareillement…</p>
-
-<p>J’ai les nerfs en charpie.</p>
-
-<p>Et je ris. Cobral ne me regarde plus. Je ris,
-je respire, je me porte bien… Que la vie m’est
-douce et comme cette brise est pure, qui se
-jette dans ma poitrine ! Ah ! revivre…</p>
-
-<p>Cobral me regarde.</p>
-
-<p>Je ris tout de même.</p>
-
-<p>Il me regarde avec ses mêmes yeux intolérables.
-Il ne me gêne plus et je ris. Et je
-parle. Et je suis très content. Rien n’est voluptueux
-comme de s’éveiller tout à fait matin.
-C’est une joie.</p>
-
-<p>— J’ai bien soif, mon cher.</p>
-
-<p>A qui ai-je dit « mon cher » ? Je ne sais
-pas. Je sais que j’ai envie de rire et j’ai envie
-qu’il fasse jour. C’est tout ce que je sais.</p>
-
-<p>Et il va faire jour. Les rideaux safran de
-la fenêtre prennent des tons vagues de vieille
-soie. Une buée d’aurore pauvre met du blanc
-derrière les fenêtres. J’aimerais que cela se
-fasse rapidement, et que ces lampes soient
-éteintes, et qu’on marche sur une route d’où
-l’on verrait des prairies.</p>
-
-<p>Je ris. Je rêve. Cobral bafre toujours. Il
-est probable que je mange et que je bois
-encore. C’est trop laid : je n’en parlerai pas.</p>
-
-<p>Qui est celui-ci ?</p>
-
-<p>Nous sommes trois dans cette chambre. Je
-n’ai entendu aucun pas, aucun bavardage de
-serrure ou de porte, et un homme est entré.</p>
-
-<p>— Bonjour, dit Cobral, qui ne se dérange
-pas.</p>
-
-<p>L’homme lui serre la main et me sourit.</p>
-
-<p>Je lui prends les mains, puisque je le connais
-et que je ne connais plus son nom.</p>
-
-<p>— C’est lui, dit Cobral en me désignant.</p>
-
-<p>L’homme est joyeux à ces mots. Il pose sa
-droite sur mon épaule et sourit de nouveau
-avec un charme déjà amical.</p>
-
-<p>Cobral rit et me dit, en clignant vers l’inconnu :</p>
-
-<p>— C’est lui.</p>
-
-<p>Qu’est-ce que je fais là, moi ?</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Sept heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Sept heures.</i></p>
-
-
-<p>— Vous n’êtes pas surpris de me voir ? dit
-l’inconnu.</p>
-
-<p>Il a une voix moelleuse avec des heurts
-métalliques, une voix toute semblable à son
-regard, qui est tendre et dur comme celui d’un
-oriental légendaire. Des yeux fauves, des yeux
-généreux où passent des lueurs vives d’orgueil,
-de ces yeux gris qui semblent noirs et
-qui veulent donner beaucoup. Mais de ces
-yeux qui prennent tout.</p>
-
-<p>— J’ai été si malade, soupire-t-il. Pauvre
-Nanni qui se mêle de souffrance et d’incapacité
-au moment où les autres vont agir. L’important
-est que mes deux ans de chambre
-close soient terminés et que je sois mêlé au
-bouleversement. Je viens bien tard. Non, pas
-si tard, puisque, après trois semaines de recherches
-j’ai trouvé la clef de l’issue. Aujourd’hui,
-ce soir, dans un moment, ce sera
-la plus grande heure du monde.</p>
-
-<p>Il n’a pas bougé, engoncé dans sa molle
-et fixe attitude de nonchalance. Pourquoi me
-donne-t-il l’impression d’aller et venir par la
-chambre ? Des éclats rauques mettent dans
-la musique de sa voix un halètement mystérieux.
-Est-ce ma fièvre que je lui prête ? Est-il
-dévoré par une fièvre plus impérieuse que
-la mienne ?</p>
-
-<p>— Tu ne manges pas, Nanni ? Tu ne bois
-pas ?</p>
-
-<p>Il répond à Cobral :</p>
-
-<p>— Non, j’ai pris ce qu’il me faut.</p>
-
-<p>Il hausse les épaules, rudement, comme
-s’il secouait une crinière, et me considère profondément.</p>
-
-<p>Puis il regarde Cobral :</p>
-
-<p>— Je suis content que ce soit lui.</p>
-
-<p>Et il se tourne vers moi de nouveau.</p>
-
-<p>— Vous serez heureux d’avoir vu cela…
-même… même…</p>
-
-<p>Il hésite. Il frémit. Il tape du pied.</p>
-
-<p>— Ne pensons qu’à la gloire, crie-t-il… Je
-sais qu’il y a de la gloire, et rien que de la
-gloire, dans la nuit qui vient.</p>
-
-<p>Il rit magnifiquement, et fier d’un rêve
-inexpliqué.</p>
-
-<p>— Nous allons fabriquer une belle constellation…
-la plus fugitive… la plus éternelle…
-Ah ! Dieu…</p>
-
-<p>Il rit encore. Puis il va à la fenêtre, écarte
-le rideau et cherche un paysage qu’il est seul
-à voir au delà du matin laborieux qui s’apprête.</p>
-
-<p>Cobral vide son verre avec le geste qui termine
-une série. Puis il appelle :</p>
-
-<p>— Nanni !</p>
-
-<p>Nanni revient près de nous. Je remarque
-seulement que son vêtement a un aspect
-militaire. Les bandes autour des mollets font
-une élégance à ses jambes qu’il a courtes et
-minces, et détaillent ses pieds minuscules.
-Une veste de cuir jaune, avec, aux manches,
-des ailes brodées, des ailes blanches, de
-petites ailes qui semblent vivantes.</p>
-
-<p>Nanni ? J’ai connu un aviateur…</p>
-
-<p>En entrant, il a dû jeter sa casquette sur
-un meuble. Pourtant, cela n’est pas. Je me
-souviens qu’il n’avait pas de casquette. Tête
-nue, et des cheveux noirs, de copieux cheveux
-noirs presque lisses, je veux dire des cheveux
-qui n’ondulent pas naturellement, mais bouclés,
-un peu bouclés, à peine, à peine, une ou
-deux boucles de troisième ordre, — une chevelure
-qui casque la tête dont elle a pris la
-forme une fois pour toutes, mais où l’on voit
-que le vent a passé les mains.</p>
-
-<p>Profil net et volontaire, visage très pâle aux
-yeux cernés de rêve et d’ambition, qui est-il ?</p>
-
-<p>Je ne l’ai jamais vu. Je vous dis que ma
-mémoire n’est pas en faute. Je vois cet homme
-pour la première fois. Tout à l’heure, j’ai cru
-que ne connaissais pas Cobral. J’avais oublié
-son nom et cela me gênait pour reconnaître
-un visiteur surgi dans le réveil maussade de
-l’avant-matin.</p>
-
-<p>Maintenant, je suis parfaitement lucide,
-mieux que lucide, les nerfs sous le fouet de
-la curiosité, l’esprit surexcité jusqu’à la passion,
-et cet homme me dit son nom. Je ne
-sais pas. Je ne sais pas qui est cet homme.
-Et je ne l’ai jamais vu devant moi.</p>
-
-<p>D’où alors ce sentiment qu’il m’est proche
-ou que je n’ignore pas sa vie et sa valeur ?
-Comme je suis incertain aujourd’hui ! Nanni ?
-Quel est ce monsieur aux cheveux corses ?</p>
-
-<p>— D’où viens-tu ? dit Cobral.</p>
-
-<p>— <i>J’en</i> viens.</p>
-
-<p>— Réellement ?</p>
-
-<p>— Il fallait que je voie le château encore
-une fois.</p>
-
-<p>— Trois nuits sans sommeil, marmonne
-Cobral, cela n’est pas bon du tout.</p>
-
-<p>— Demain, demain soir, il y aura du sommeil.</p>
-
-<p>— Et sache bien, repart Cobral, que tu
-n’auras pas trois minutes pour te reposer aujourd’hui.</p>
-
-<p>— Que ferais-je de repos ? s’écrie Nanni…
-Du repos ! Du repos ! C’est là-haut que je me
-repose… C’est là-bas que je me reposerai…
-que fait-on aujourd’hui ?</p>
-
-<p>— On te montre partout… On te montre
-à tous. A celui-ci d’abord.</p>
-
-<p>Son doigt vers moi.</p>
-
-<p>Je parle, enfin :</p>
-
-<p>— Que voulez-vous de moi ?</p>
-
-<p>Nanni plie sur ses jambes comme un jaguar
-sur ses jarrets. Sa voix bondit :</p>
-
-<p>— Mon cher, je savais que vous étiez une
-âme impétueuse… Quelle joie pour nous que
-vous soyez venu ! Quelle joie pour vous !</p>
-
-<p>— Je viens, dis-je doucement, mais je ne
-sais pas pourquoi.</p>
-
-<p>— Je ne lui ai pas tout dit, brusque Cobral,
-mais il devine, il sent, il aime, il est nôtre,
-vois-tu…</p>
-
-<p>— Généreux, crie Nanni, cœur généreux,
-front généreux, vois comme il nous ressemble.
-C’est bien celui qu’il fallait.</p>
-
-<p>Cobral se lève.</p>
-
-<p>— Tu ne bois pas ?</p>
-
-<p>Et à moi :</p>
-
-<p>— Vous non plus ?</p>
-
-<p>Et il sombre du feutre où il n’est plus lui.</p>
-
-<p>— Allons !</p>
-
-<p>Je ne bouge pas.</p>
-
-<p>— Où ?</p>
-
-<p>Je ne bougerai qu’après une saine réponse.</p>
-
-<p>— A l’appareil.</p>
-
-<p>C’est Nanni qui parle. Je devine soudain
-que j’aimerai tout ce que fera Nanni. Je devine
-que Nanni me plaît étrangement.</p>
-
-<p>Cobral aussi devine cela.</p>
-
-<p>Mais il ordonne :</p>
-
-<p>— Petit Nanni, il faut que nous soyons à
-Paris dans une heure.</p>
-
-<p>— C’est bien court, proteste l’aviateur chagriné.
-Que devons-nous faire ?</p>
-
-<p>— Nous préparer à déjeuner.</p>
-
-<p>— Dès huit heures ?</p>
-
-<p>— Tu es attendu à midi par M<sup>me</sup> de Hocques,
-mais il y a quelqu’un qu’elle n’attend
-pas et que je veux voir près de toi… qui doit
-être près de toi…</p>
-
-<p>Nanni écoute à peine. Il questionne avec
-indifférence :</p>
-
-<p>— Qui ?</p>
-
-<p>— Pretty Pray.</p>
-
-<p>— Pretty ?</p>
-
-<p>Nanni n’est plus pâle. Terreux, puis blême,
-puis semblable aux cires transparentes, il
-semble soudain n’être plus qu’une ébauche
-de sa propre image, une ébauche où les traits
-indiquent celui que la couleur précisera.</p>
-
-<p>Il murmure :</p>
-
-<p>— Pretty…</p>
-
-<p>Et il se tait.</p>
-
-<p>Et il murmure encore :</p>
-
-<p>— Pretty…</p>
-
-<p>On jurerait que ses lèvres n’ont pas eu un
-mouvement pour former ce nom. Et il n’y a
-pas d’intonation, haine ou tendresse, pour
-souffler :</p>
-
-<p>— Pretty.</p>
-
-<p>Un souffle, oui, un souffle de mourant.</p>
-
-<p>Je souris cependant et je dis :</p>
-
-<p>— Pretty Pray… La petite Sainte ?…</p>
-
-<p>Nanni me dévisage de ses yeux tout à coup
-glacés :</p>
-
-<p>— Vous connaissez… mademoiselle…
-Sainte…</p>
-
-<p>Je lui ai fait de la peine en citant familièrement
-ce surnom de Pretty. Ses amis intimes
-la nomment Sainte, ou, en badinant
-M<sup>lle</sup> Sainte. Mais je peux dire : la petite
-Sainte, sans offenser personne. Je l’ai vue
-débuter, cette douce comédienne, et elle a de
-l’amitié pour moi.</p>
-
-<p>Je voudrais pourtant que Nanni soit apaisé.
-Si je savais ce qui l’a ainsi abattu ? C’est
-peut-être une ancienne union que ce nom a
-évoquée. Bah ! je le saurais, je sais presque
-tout ce que Sainte a fait sur terre depuis
-qu’elle y tient tant de place. Quel être surprenant !</p>
-
-<p>— C’est une amie… pour vous… une amie ?
-ai-je demandé prudemment.</p>
-
-<p>Nanni réfléchit. M’a-t-il entendu ? Il écoute
-quelqu’un en lui-même.</p>
-
-<p>— Oui et non, répond-il… C’est une femme
-charmante…</p>
-
-<p>Il médite encore bizarrement et conclut :</p>
-
-<p>— Charmante… sympathique… charmante…</p>
-
-<p>Et il appelle :</p>
-
-<p>— Holà, Cobral !… Vas-tu nous faire attendre ?</p>
-
-<p>Cobral est déjà à la grille. Il rit. Je crois
-qu’il ne s’étonne de rien, même pas de Nanni.
-Peut-être est-il habitué à lui.</p>
-
-<p>Nous courons vers la grille. Le brouillard
-flotte comme une vague impalpable où se
-marque un sillage derrière nous.</p>
-
-<p>Quels sont ces gens ? Qui suis-je ? Je ne
-sais plus ce que je sais, ni ce que je dois
-savoir.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>L’auto est rangée devant la grille. Elle est
-très belle, longue, blanche, sentant la souplesse
-et l’agilité. Le nègre, accoté à un
-arbre du trottoir, ne prend pas garde à nous.</p>
-
-<p>Cobral nous guide. Nanni m’a pris le bras.
-Au delà de la route, une plaine. Encerclant
-un champ immense, des barrières. Et loin,
-au milieu de cette piste rudimentaire, des
-hangars. Un grand nombre de hangars.</p>
-
-<p>Cobral pousse une porte basse. Nous voilà
-dans le champ. Les pluies récentes ont laissé
-des flaques de boue que le brouillard tiède
-entretient.</p>
-
-<p>Nanni a son fier sourire maintenant. Moins
-franc qu’à sa venue, un sourire mince de
-savant, un sourire qui se tait. Il pense. Il
-parle. Ce sont deux actes sans communion.
-Il ne pense pas à ce qu’il dit. C’est curieux.
-Tous ces mots sont des prétextes à de petits
-drames. Ceux de Cobral aussi. Et moi, ne
-suis-je pas tout un drame parmi ces drames ?</p>
-
-<p>La boue jaillit sur bottines et bottes.</p>
-
-<p>— Vous pensez au dégel, Nanni ? crie
-Cobral toujours en avant et qui se retourne…</p>
-
-<p>— Le dégel ? ricane l’autre… ah ! ah ! oui
-le beau dégel décoré d’ornières magnifiques…
-Quels canons ont passé là ?</p>
-
-<p>Il s’arrête et, grave, murmure :</p>
-
-<p>— Le dernier canon… voir passer le dernier
-canon pour la dernière fois… et que ce
-soit la fin de ces rudesses…</p>
-
-<p>Nous repartons. Il s’arrête encore :</p>
-
-<p>— Le dernier héros… voilà… le dernier…
-On vient de voir trop de héros… c’est certain…
-trop de héros… Il faut des hommes
-maintenant…</p>
-
-<p>Il se prend la tête à deux mains :</p>
-
-<p>— Pensée qui ordonne… pensée de bonheur
-et de calme… ah, mon ami, quel printemps
-régnera désormais dans l’âme du monde !…
-Et c’est nous… nous trois… Je l’ai tant
-rêvé !… J’ai été malade d’ambition… c’était
-trop lourd le poids de ce désir… j’ai été très
-mal… très mal, vous le savez… et tenez, je
-voudrais… écoutez… c’est tout simple ce que
-je vais faire… si… si… puéril… normal… et
-cela paraîtra géant… disons héroïque… supposez :
-héroïque… alors je voudrais, je veux
-bien être un héros… un héros… le dernier…
-mais je serai le premier homme… C’est
-pourquoi je veux en revenir, pour voir… pour
-être… vous comprenez… pour être… pour
-être…</p>
-
-<p>Il fronce les sourcils :</p>
-
-<p>— Je veux revenir pour être oublié… Qu’on
-ne sache pas dans l’avenir qui je suis… Les
-autres, les anciens, les héros des temps
-héroïques, ne les oubliez pas. Oubliez Ugo
-Nanni… Ce n’est pas un héros… Ce n’est
-plus un héros… C’est un homme… Et tous
-les hommes ne sont que des hommes… Il le
-faut… venez… il le faut, il le faut…</p>
-
-<p>Cobral nous a devancés de plusieurs centaines
-de mètres. Je le vois disparaître derrière
-un hangar monumental.</p>
-
-<p>— C’est là, indique Nanni, je suis content
-de vous le montrer. Demain, au retour, on
-le détruira. Vous verrez…</p>
-
-<p>Et il ajoute confidentiellement :</p>
-
-<p>— Couvrez-vous, et d’importance… cette
-nuit… Vous ne savez pas comme il fait froid…
-Couvrez votre tête… vos oreilles… Moi, je ne
-peux pas… j’ai trop d’agitation dans le cerveau…
-comme si ma tête flambait… je crois,
-d’honneur, que ma tête flambe… C’est ce qui
-me fait aller dans le vent… ne pensez-vous
-pas que le vent attise la flamme… J’ai peut-être
-un panache de feu là-haut… là-haut…</p>
-
-<p>Il se hâte et m’entraîne. Je me plais infiniment
-avec ce garçon incompréhensible.
-L’énigme trépidante de ses paroles me saoule
-comme un vin trop neuf. Je suis persuadé
-qu’il prépare des audaces terrifiantes. Tout,
-de lui, me sera naturel et sympathique. Même
-d’être victime de ses outrances.</p>
-
-<p>Voici le hangar.</p>
-
-<p>Voici Cobral.</p>
-
-<p>Voici l’aigle.</p>
-
-<p>Pourquoi ai-je pensé ce mot : « l’aigle ! »
-Je suis devant un biplan, un classique et
-énorme biplan, avec cet échafaudage d’ailes
-qui évoque un transport à deux ponts. Pourquoi
-« l’aigle » ? Le journalisme a popularisé
-le cliché de « l’oiseau » que nos reporters
-emploient à pleins tiroirs pour poétiser — ou
-alors, pour quel insuffisant synonymat ! — l’aéroplane.
-Et ce biplan mathématique et
-exact n’autorise même pas le pauvre travestissement
-du mot, puisqu’il est posé, sans
-envol, sur ce coin de terre comme un théorème
-sur le tableau noir.</p>
-
-<p>« L’aigle. » J’ai pensé aux ailes festonnées
-des aviatiks. Et ainsi, c’est ainsi, j’ai toujours
-eu cette faiblesse de disserter mentalement
-sur les exclamations intérieures qui me
-semblent intempestives.</p>
-
-<p>— Ho ! Nanni, qu’est cela ?</p>
-
-<p>Je regarde quatre cartouches tricolores
-peints sur chacune des quatre ailes tendues.
-Les avions français portent toujours ces
-cocardes nationales, mais il n’y a point de
-lettre à l’ordinaire. Qu’est-ce que ces lettres ?</p>
-
-<p>Nanni, qui allait vers l’appareil, revient.</p>
-
-<p>— Que demandez-vous, ami ?</p>
-
-<p>Le vent qui s’est levé remue doucement
-quelques mèches de sa chevelure. Il en a le
-front obscurci. Son menton de chef est plus
-volontaire que ses yeux, qui semblent commander
-pourtant. Il a sa voix chaude, nette,
-rapide aussi.</p>
-
-<p>— Que demandez-vous ?</p>
-
-<p>— Ça… qu’est-ce que cela ?… il y a des
-lettres sur les ailes… pourquoi cette lettre ?…
-pourquoi cette lettre quatre fois ?</p>
-
-<p>Il rit de bon cœur.</p>
-
-<p>— Je ne peux écrire mon nom tout entier,
-je pense.</p>
-
-<p>— Oui, oui, dis-je rêveusement, mais cette
-lettre sur ce cercle victorieux… Je ne peux
-pas oublier les meubles de la Malmaison…
-de Compiègne… de Fontainebleau… C’est
-prodigieux… ah, j’ai été témoin d’un prodige…
-J’ai cru voir cette lettre comme si…
-je l’ai vue ailleurs et ne l’ai pas vue depuis…
-Du moins, la voir sur une chose de guerre,
-quel prodige…</p>
-
-<p>Y a-t-il une réponse dans ses yeux ?</p>
-
-<p>Il n’est plus auprès de moi. Il est aux pieds
-de l’avion et touche avec une sûre négligence
-d’amoureux tous les détails de son fidèle.</p>
-
-<p>Je regarde Cobral qui se tient opiniâtrement
-loin de nous. Je regarde Nanni et les aides
-qui inspectent l’aéro avec leurs mains sèches
-et des yeux de rats. Je regarde l’aéro, solide,
-léger, précieux, brutal, sans âme, sans élan,
-sans défaite, attente insensible du moteur et
-de l’espace qui feront de ces ailes des ailes.</p>
-
-<p>Il y a sur chacune des ailes une lettre. Je
-suis émerveillé de cet « N » qui pose un lourd
-éclair d’encre sur les cocardes tricolores.
-Pourquoi suis-je émerveillé ? Nanni a eu la
-fantaisie de baptiser son aéro d’une initiale,
-la sienne, quadruplement. Quoi d’émerveillant ?</p>
-
-<p>Je viens d’être ému, vous le sentez. Vous
-l’êtes aussi, peut-être ?</p>
-
-<p>Je suis mécontent d’être ému. Bâtisseurs
-de ténèbres ! Qu’ai-je cherché ? qu’ai-je
-trouvé ? Je voudrais bien qu’on me guérisse
-de cette tare. Ce n’est pas une maladie : c’est
-une tare et je doute qu’on me guérisse. Quel
-tourment de me créer des stupeurs et des
-enthousiasmes, basés sur des nuages d’où je
-retombe à tout moment. Ne suis-je pas grotesque
-d’avoir lancé mon souvenir sur des
-pistes légendaires et mortes qui ne revivront
-pas ? J’ai honte d’être ému. Je veux cesser
-de l’être. Je veux parler à quelqu’un. Je vais
-parler à Cobral.</p>
-
-<p>Où est-il ?</p>
-
-<p>Derrière l’aéro ? Peut-être s’enquiert-il de
-ce qui m’a étonné. Que lui dira-t-on ? Nanni
-a, de son aveu, marqué l’initiale de son nom
-sur les ailes. Cobral n’en saura pas davantage.
-Eh quoi ! il le sait déjà. C’est un ami
-de Nanni, un habitué de la villa, et sans doute,
-du hangar. Pourquoi s’étonnerait-il lui aussi ?
-Un aviateur militaire a de droit l’insigne de
-l’aviation française. Et peut-être lui est-il
-permis de le signer ou de le chiffrer. Ce n’est
-que de la bravoure, cette identité voyante — et
-vue. Pardon, pardon, je n’ai pas dit qu’il
-fût aviateur militaire. Je ne le sais pas. Comment
-le dirais-je ? Peut-être même — que
-décider ? — n’est-il pas français ? Je vais
-trouver Cobral qui m’éclairera.</p>
-
-<p>— Il est né en France et il est mobilisé.</p>
-
-<p>Cobral me répond, qui était derrière moi.
-Ai-je exprimé à voix haute mon embarras ? Il
-répond à ma pensée. Il répond distraitement,
-sans quitter des yeux le biplan.</p>
-
-<p>— Il est né en France.</p>
-
-<p>Je dis vivement :</p>
-
-<p>— En Corse ?</p>
-
-<p>Cobral me regarde avec étonnement, puis
-s’occupe à nouveau de l’appareil. Lentement,
-il proteste.</p>
-
-<p>— Non. Pas en Corse. En Touraine, je
-crois : je sais qu’il est né près de Paris.
-Pourquoi voulez-vous qu’il soit né en Corse ?
-C’est enfantin.</p>
-
-<p>Il prend un journal dans la poche et le déploie.
-Il reprend.</p>
-
-<p>— Son nom vous trompe. C’est qu’il est
-d’origine italienne. Il en est très fier, parce
-que sa famille est fière de son ascendance
-très purement latine. Son parrain lui a donné
-le prénom d’Ugo.</p>
-
-<p>Il baille et parcourt le journal comme s’il
-y était obligé et que ce lui fût un vrai supplice.
-Il murmure des mots que je n’entends
-pas.</p>
-
-<p>Enfin il articule :</p>
-
-<p>— Rien. Rien.</p>
-
-<p>Et soudain :</p>
-
-<p>— Vous connaissez ce journal ?</p>
-
-<p>— Quel est ce journal ?</p>
-
-<p>Il tourne une page pour regarder le titre
-de la feuille. Il l’a — oh ! — oublié.</p>
-
-<p>Lui, peu intéressé :</p>
-
-<p>— <i>L’Exigeant.</i></p>
-
-<p>— Oui, c’est un bon journal, un journal
-du soir… Je connais des gens là-dedans…
-Certainement, je connais… je connais… que
-voulez-vous faire ?</p>
-
-<p>Il jette encore une fois les yeux sur la
-feuille.</p>
-
-<p>— C’est le numéro d’hier… Il ne donne
-pas les spectacles… Je voudrais savoir ce
-qu’on joue ce soir, dans les théâtres…</p>
-
-<p>— Je peux vous renseigner peut-être…
-J’avais pensé, moi aussi, aller au théâtre ce
-soir… j’ai tellement travaillé la dernière nuit…</p>
-
-<p>— Vous n’irez pas.</p>
-
-<p>J’ai mal entendu. Il n’invente pas cependant.
-Il a dit ça très bas, et très vite.</p>
-
-<p>— Est-ce que Pretty Pray joue ce soir ?
-demande Cobral, indifférent.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas… Je crois qu’elle est
-sans engagement… A moins qu’elle ne
-paraisse dans un concert de charité.</p>
-
-<p>— Je ne vois pas la nécessité de savoir
-tout cela, jette-t-il sèchement.</p>
-
-<p>Cette brute est un maniaque. J’ignore sa
-manie. Mais il a le ton coupant des maniaques,
-dont la volonté n’a plus d’ampleur forte. Une
-volonté à ressort.</p>
-
-<p>— Eh bien, reprend-il en souriant, vous
-êtes tout à fait bon… C’est à <i>l’Exigeant</i> que
-vous me mènerez… Nous y ferons une édition
-spéciale… vous y signerez l’article… Il
-est fait depuis longtemps.</p>
-
-<p>Je ris bruyamment.</p>
-
-<p>— Que vous êtes nerveux, reproche Cobral.
-Ménagez-vous jusqu’à ce soir. Mais je ne
-crains rien… Vous êtes un homme extraordinaire.
-Extraordinaire.</p>
-
-<p>La colère me guette. J’ai une envie farouche
-de le prendre au collet et de regarder ses
-yeux, tout le temps qu’il faudra pour savoir
-ce qu’il y a dedans.</p>
-
-<p>C’est lui qui me prend au revers de mon
-pardessus et qui explique doucement :</p>
-
-<p>— Nanni vous aime beaucoup. Je ne savais
-pas qu’il vous connaissait. Il vous a vu ? Rappelez-vous.
-Ugo Nanni, vous le connaissez
-parfaitement…</p>
-
-<p>Il ôte de mon col un fil blanc. Il a une
-main puissante de démolisseur sportif. Il
-a des gestes incomparables de légèreté. Et il
-laisse mon col et mon pardessus et mes yeux
-où il recommençait à traîner les siens, et il
-regarde Nanni s’activer près de l’aigle.</p>
-
-<p>Oh ! encore ce mot ! « L’aigle ! » « l’Aigle ! »
-Mais pourquoi l’Aigle ?</p>
-
-<p>— Nanni aurait été un grand homme pendant
-ces mois de guerre… un grand homme,
-mon cher… mais il était malade… il ne sortait
-pas… on ne le laissait pas sortir… il est
-guéri… il a fallu beaucoup de démarches
-pour le faire mobiliser… C’était un aviateur
-prestigieux… il a même brisé beaucoup d’appareils…
-il ne s’est pas abîmé… jamais une
-égratignure… ah, un grand homme… un
-grand homme… quelle vaillance… quelle
-modestie… il n’y a que trois jours qu’il a
-repris ses vols… il a été droit au but… Je
-n’espérais pas trouver un collaborateur si
-splendide…</p>
-
-<p>Il réfléchit. Il complète :</p>
-
-<p>— Les autres seront très bien aussi.</p>
-
-<p>Il cherche mes yeux.</p>
-
-<p>— Vous surtout.</p>
-
-<p>Je crie :</p>
-
-<p>— Ah, mais… Ah mais… quoi ?…</p>
-
-<p>Il dit, dans un gros rire :</p>
-
-<p>— Moi aussi.</p>
-
-<p>Et il appelle :</p>
-
-<p>— Nanni ?… Nanni ?…</p>
-
-<p>Se tournant vers moi :</p>
-
-<p>— Vous connaissez Pretty Pray ?… Je ne
-sais pas qui elle est… je la vois quelquefois…
-j’ai un service à lui demander… Allons vite,
-et ne dites pas de mal de moi devant elle.
-D’ailleurs vous ne pensez pas de mal de moi.
-D’elle non plus, je le sens.</p>
-
-<p>— De qui ? s’informe Nanni qui nous
-rejoint.</p>
-
-<p>— De Sainte, répond Cobral.</p>
-
-<p>Nanni ne tressaille pas, et son visage ne
-témoigne d’aucune émotion.</p>
-
-<p>— J’oubliais que nous devions la voir,
-murmura-t-il.</p>
-
-<p>— Viens, Nanni. Es-tu prêt ?</p>
-
-<p>Il semble transfiguré.</p>
-
-<p>— Tout est prêt… Allons…</p>
-
-<p>Pourtant il hésite et s’arrête.</p>
-
-<p>— Que veux-tu ? dit Cobral.</p>
-
-<p>— Est-il indispensable que je la voie ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Ce sera très dur.</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— Tu réponds de moi ?</p>
-
-<p>— Je réponds d’elle. Toi, tu réponds de
-toi.</p>
-
-<p>— Si je le croyais ! Tu ne sais pas, Cobral,
-comme il est grave que je la rencontre aujourd’hui…
-je ne l’ai pas vue… depuis… depuis…
-ah ! que de mois…</p>
-
-<p>— Rien n’est mort.</p>
-
-<p>— Rien n’était né.</p>
-
-<p>— Tout naîtra peut-être.</p>
-
-<p>— Je sais que non, Cobral, et cela me fait
-peur. Pourquoi m’obliges-tu à la voir ?</p>
-
-<p>— Tu la verras plusieurs fois aujourd’hui.</p>
-
-<p>— Si je viens à bout de ces minutes, je
-serai… je serai…</p>
-
-<p>— Tu seras un homme.</p>
-
-<p>Cobral commande.</p>
-
-<p>Nanni a dans le regard une exaltation de
-martyr. De quoi, de qui est-il l’apôtre ?</p>
-
-<p>Nous allons vers la route. Minuscules, tous
-les trois, au milieu du terrain d’aviation. La
-boue s’acharne. Nous ne nous apercevons
-plus de rien. Moi, je suis passionnément une
-tragédie que le front de Nanni me révèle
-entre deux bonds de sa chevelure.</p>
-
-<p>— Nous allons chez elle, dit Cobral, sans
-le regarder, nous allons chez Pretty pour une
-chose grave. Il faudra que tu sois très fort.</p>
-
-<p>Nanni, dans une acceptation sereine, murmure :</p>
-
-<p>— Je crois que tu peux me demander l’impossible…
-Je pourrai l’impossible… l’impossible,
-si tu veux…</p>
-
-<p>— Je ne te demande que l’immobilité, continue
-Cobral qui marche toujours, les yeux
-loin de nous.</p>
-
-<p>— L’immobilité ?</p>
-
-<p>— Si tu crois… si tu vois… que… que
-ton ami Cobral… au cours de cette journée…
-agit… pour un autre… comprends-tu ? pour
-un autre que toi… es-tu capable de…</p>
-
-<p>— Pour elle ?… Pour un autre ?…</p>
-
-<p>— Peut-être… elle… et un autre…</p>
-
-<p>— Et toi, tu aideras ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>Nanni va s’arrêter. Il respire un peu plus
-durement.</p>
-
-<p>Cobral demande :</p>
-
-<p>— Eh bien…</p>
-
-<p>— Eh bien, je ferai ce que tu voudras.</p>
-
-<p>— Es-tu capable de ne pas te trahir ?</p>
-
-<p>— Je ne me trahirai pas.</p>
-
-<p>— Es-tu capable de ne pas souffrir ?</p>
-
-<p>Nous marchons en silence. Nanni a sur les
-lèvres — comme elles sont pâles, ses lèvres ! — un
-pauvre sourire. Il voudrait donner un
-ton plaisant à ce qu’il dit. Il ne peut même
-pas parler.</p>
-
-<p>Et puis, tous les muscles de l’âme tendus
-à le tuer, il répond tranquillement, comme
-s’excusant d’une distraction :</p>
-
-<p>— Au fait, je ne souffrirai pas.</p>
-
-<p>L’auto nous emporte vers Paris.</p>
-
-<p>La mairie du Bourget porte huit heures et
-demie sur son horloge.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Neuf heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Neuf heures.</i></p>
-
-
-<p>Cobral assiège la porte de Pretty aussi
-rudement que la mienne. Quelle catapulte !
-Nanni et moi sommes encore dans l’ascenseur,
-et lui qui a monté l’escalier en quatre bonds,
-carillonne, carillonne comme il tirerait le
-canon.</p>
-
-<p>Une femme de chambre. Cobral la bouscule.
-Il entre. Nous le suivons. Il disparaît.
-Nous demeurons dans l’antichambre, la camériste
-nous regarde, stupide. Des portes claquent.
-Je n’aime pas ces façons d’entrer chez
-les femmes.</p>
-
-<p>Une voix. C’est Pretty.</p>
-
-<p>Elle est furieuse. Je suis content. Elle
-vient. Je suis exaspéré des manières de
-Cobral. Je retrouve d’un coup ma colère du
-réveil. Je me fâcherai !… Nanni est muet. Il
-va pousser la porte du palier que la femme
-de chambre, effarée, a oublié de refermer.</p>
-
-<p>Pretty est furieuse. Pretty est grandement
-furieuse. Elle crie. Je ne distingue pas les
-mots qu’elle dit. Je reconnais sa voix de
-théâtre. Sa voix des jours où elle dit des choses
-lyriques.</p>
-
-<p>Cobral revient. Il sourit. Je ne me fâcherai
-pas. Je ne le giflerai pas. Je ne l’étranglerai
-pas. Il sourit comme un bonhomme qui aurait
-pris un goujon — vivant — après douze
-heures de faction à la ligne.</p>
-
-<p>— Entrons là, dit-il.</p>
-
-<p>Et il se jette dans un boudoir où il nous
-offre des sièges. Audace. Ah, brute !</p>
-
-<p>Presque aussitôt, Pretty.</p>
-
-<p>Elle mérite qu’on l’appelle Sainte, ce matin,
-car elle est un petit charme parfait. Pas coiffée,
-pas maquillée, les yeux gros, elle sort du
-sommeil et du lit, et dans son peignoir rose
-on dirait une gosse d’album anglais qui va
-voir à la cheminée ce que saint Nicolas a semé
-dans ses socques. Bonjour, Sainte.</p>
-
-<p>Pretty ne me tend pas la main. Elle ne
-voit pas Nanni. Elle ne vient que pour Cobral.</p>
-
-<p>Toute frémissante :</p>
-
-<p>— C’est trop long ? crie-t-elle, c’est trop
-long, n’est-ce pas ? de m’envoyer la femme de
-chambre et d’attendre que je vous fasse entrer ?…
-Dans ma chambre !… dans ma chambre !…
-vous !… vous !…</p>
-
-<p>Cobral est un mufle.</p>
-
-<p>Mais il sourit.</p>
-
-<p>— Est-ce que vous avez l’habitude d’entrer
-chez les gens ?… de faire la lumière ?… de les
-tirer du lit ?… et d’éclater en paroles saugrenues ?…
-si c’est votre genre, il faudra…</p>
-
-<p>Je risque :</p>
-
-<p>— Oui, c’est son genre… Exactement son
-genre.</p>
-
-<p>Pretty me regarde.</p>
-
-<p>— Vous ici ?… Vous pratiquez le même
-sport ?… Eh bien, vous me plaisiez beaucoup
-mais je me demande si vous n’êtes pas aussi
-un…</p>
-
-<p>Quoi ? Elle freine. Il est temps… Elle a vu
-Nanni. Elle s’apaise.</p>
-
-<p>— Bonjour, monsieur Nanni, comment
-allez-vous ? Je suis contente de vous voir
-chez moi.</p>
-
-<p>Nanni s’entrave dans une salutation précieuse.
-Pretty nous interrompt.</p>
-
-<p>— Je suis dans un état de rage… inexprimable…
-je ne sais comment cela passera…
-il y a visite et visite… on ne viole pas une
-maison…</p>
-
-<p>— Ne vous emportez pas, dis-je, et songez
-que Nanni et moi sommes restés à la porte.</p>
-
-<p>— Enfin, s’exclame-t-elle, que diriez-vous
-si l’on vous éveillait de cette façon-là ?</p>
-
-<p>— Je dirais… je dirais…</p>
-
-<p>— Ma chère amie, décide Cobral, nous perdons
-du temps.</p>
-
-<p>— Le mien.</p>
-
-<p>Elle tape du pied, gentiment.</p>
-
-<p>— Il faut que je vous parle, dit Cobral, qui
-ne sourit plus.</p>
-
-<p>— Vous attendrez mon bon plaisir.</p>
-
-<p>— Peut-être.</p>
-
-<p>Elle est partie. Nanni est impassible, résolument.
-Cobral prend un livre sur la petite
-bibliothèque et le feuillette comme si Pretty
-n’était pas brusquement disparue, ou comme
-si elle n’était jamais venue dans cette pièce.</p>
-
-<p>Tout y est bleu et gris. Beaucoup de statuettes.
-Une chaleur intime. Sur la fenêtre qui
-découvre les Tuileries et la rue de Rivoli, se
-profile un Dionysos de marbre. Des livres, des
-livres. Des fleurs. Une gerbe de mimosas,
-bientôt fanés mais dont la saveur lourde — une
-fleur qu’on respire avec la bouche — étourdit.</p>
-
-<p>Nous sommes chez une femme intelligente
-et qui aime la vie. Pretty me plaît beaucoup.</p>
-
-<p>Cobral se lève et sort du boudoir.</p>
-
-<p>Une sonnerie bientôt. Sonnerie qui insiste.
-La femme de chambre vient. Elle n’est pas
-remise de son affolement. Pauvre petite,
-comme je la comprends. Est-ce que je suis
-remis de cette matinée hâtive ?</p>
-
-<p>— Mademoiselle attend ces messieurs.</p>
-
-<p>Elle nous mène à la chambre de Pretty.
-Jolie chambre pensive où il n’y a pas trop de
-meubles et pas trop de dentelles. Ce n’est
-pas une chambre d’actrice, Dieu merci. Mais
-que fait Pretty ? Elle s’est recouchée. Paresseuse !</p>
-
-<p>Cobral est assis déjà près du lit.</p>
-
-<p>Pretty nous fait un sourire. Elle a retapé
-sa coiffure et s’est inondée de poudre. Elle
-est armée de pied en cap. Pourtant je ne
-conçois pas qu’elle nous reçoive si familièrement.</p>
-
-<p>Mais comme si elle me devinait :</p>
-
-<p>— Je crois que ma classique pudeur est
-très en déroute ce matin… Tant pis pour moi,
-je n’ai pas le courage de rester debout à ces
-heures sensationnelles. Asseyez-vous… Prenez
-ce fauteuil, Nanni, et approchez.</p>
-
-<p>Elle lui rit fraternellement.</p>
-
-<p>Il s’oblige à sourire. Il y réussit. On dirait
-de ces sourires peints sur marionnettes ou
-sur ces figures, dans les foires, qui sont aux
-boutiques dites « Massacres ».</p>
-
-<p>— Que me veut-on ?… Fumez si cela vous
-amuse… Ce me sera agréable…</p>
-
-<p>Cobral parle :</p>
-
-<p>— Pourquoi ne jouez-vous rien actuellement ?…
-je sais, je sais… la guerre… eh bien
-c’est la raison de faire de la belle besogne…
-vous ne trouvez pas que « ceux qui restent »
-abusent du café-concert et de la revue à petit
-spectacle… triste, triste… Donnez-leur des
-chefs-d’œuvre… c’est-à-dire vous-même…
-assez de femelleries…</p>
-
-<p>Pourquoi ces banalités ?</p>
-
-<p>Mais il les distille subtilement. Il flatte. A
-la réflexion la flatterie est grossière, mais il
-la détaille en grand acteur. Pretty n’a pas du
-tout l’air de l’entendre. Elle est dans le ravissement.
-Petite Pretty, qui aime renier ses
-anciennes idoles, quand on l’y invite adroitement.</p>
-
-<p>Idoles, non, je ne peux dire qu’elle ait eu
-pour idoles ses buts oubliés et son répertoire
-de début. Pretty Pray n’est pas une vieille
-dame ; mais elle a vingt-quatre ans et, depuis
-six ans, elle a vu bien des choses. Elle a
-débuté dans une bonbonnière, où l’on affichait
-des polissonneries. Elle passait pour
-Anglaise. Il est vrai qu’elle est née à Cricquebœuf
-et qu’elle est blonde. Elle a travaillé
-ensuite la tragédie racinienne au Conservatoire.
-Impatiente d’attendre des prix et des
-récompenses, elle est revenue aux légèretés,
-et le music-hall a connu des sketches où
-elle chantait et dansait intrépidement. Mais
-je ne vous conterai pas sa carrière. Vous la
-connaissez mieux que moi. Un jour, le hasard
-l’a jetée dans les bras d’un faiseur de drames
-littéraires et, souple comme un courtisan,
-elle a saisi en un tour de main des intentions
-et des idées que ne lui avait pas apprises
-son début sans envergure. C’est depuis ce
-temps-là qu’elle aime être appelée Sainte par
-ses amis. Je la soupçonne de haïr son nom
-réel de Pretty Pray, qui est un peu badin
-pour cette amie des poèmes sérieux et des
-comédies pathétiques.</p>
-
-<p>J’aime bien l’appeler Sainte.</p>
-
-<p>Si elle l’osait, elle se ferait afficher sous ce
-nom quand elle joue.</p>
-
-<p>— Vous êtes très attachant, Cobral, mais
-je ne pense pas que vous me jetiez à bas du
-lit pour me parler du théâtre à venir et de la
-moralité des civils, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Un rayon de soleil coule par la fenêtre. Un
-soleil convalescent.</p>
-
-<p>Je n’aime pas qu’elle parle à Cobral comme
-à un ami. Où se sont-ils vus ? Je croyais connaître
-la vie de Sainte, et je l’ai vue assez
-souvent ces dernières semaines pour savoir
-quels sont tous ses amis actuels. Je suis un
-sot, voilà. Comme si, après les plus généreuses
-confidences de n’importe quelle
-femme, il ne convenait pas de se demander :
-« Quelles choses importantes m’a-t-elle cachées ? »</p>
-
-<p>Trop souvent, Sainte m’a dit : « Je n’ai
-pas de secrets pour vous. » Elle a dû me taire
-les plus beaux détails, avec délices.</p>
-
-<p>Cobral abuse de ses éclats de rire. Il sera
-bientôt visible pour tous que c’est de l’imitation.</p>
-
-<p>— Ma chère amie, dit-il gaiement…</p>
-
-<p>Oh, comme ces façons affectueuses m’insupportent !</p>
-
-<p>— Ma chère amie…</p>
-
-<p>Pourquoi m’insupporter ? Les amis de
-Sainte me doivent être aussi étrangers que
-les deux ou trois petites passions de son petit
-cœur. C’est vrai que je n’ai jamais pensé à
-son cœur, ni à tout ce qui s’ensuit, mais
-son amitié m’amuse. Donc je suis jaloux de
-ses amitiés nouvelles.</p>
-
-<p>— Ma chère amie, ma visite précipitée a
-deux mobiles…</p>
-
-<p>— Mon réveil et ma colère.</p>
-
-<p>Il fait à cette plaisanterie un succès de joie
-indulgente.</p>
-
-<p>— Non… une invitation à accepter… Un
-service… à rendre.</p>
-
-<p>— Vite, parlez-moi de l’invitation…</p>
-
-<p>Et elle bat des mains avec un enthousiasme
-parodié.</p>
-
-<p>— J’ai un service à vous demander…
-reprend Cobral… c’est moi qui vous le demande…
-mais au nom d’une cause considérable…
-considérable… comme vous le diront
-ces messieurs.</p>
-
-<p>Sainte, qui croit à une farce, nous interroge
-des yeux. Nous demeurons impénétrables.</p>
-
-<p>— C’est un très gros service… que vous
-pouvez me rendre… nous rendre… facilement…</p>
-
-<p>— Eh bien, dites de quoi il s’agit, et je
-vous répondrai.</p>
-
-<p>Elle s’impatiente. Cobral semble disposé à
-prendre son temps maintenant.</p>
-
-<p>— J’ai eu entre les mains, narre-t-il, un
-programme de la matinée que donne aujourd’hui
-l’Union Cordiale… Une belle manifestation
-franco-anglaise… vous y paraissez…
-Cela me fait plaisir… Le Président de la
-République vous applaudira…</p>
-
-<p>— Ce n’est pas la première fois, rétorque
-Sainte, et les ministres aussi. Il y aura des
-ministres…</p>
-
-<p>— Cela est improbable, se moque Cobral,
-car c’est grande séance à la Chambre… les
-ministres y seront tous… ils y seront tous…
-tous… vous ne le saviez pas ?</p>
-
-<p>— Comment le saurais-je ?… Les événements
-politiques me sont inconnus.</p>
-
-<p>— Inconnus ? Inconnus ?… Et les hommes
-politiques vous sont inconnus ?</p>
-
-<p>— Evidemment… vous posez des questions…
-des questions…</p>
-
-<p>— Je ne demande rien… Vos secrets sont
-à vous… Je ne vois pas pourquoi je voudrais
-vous les prendre… Je ne les prendrai certainement
-pas…</p>
-
-<p>Cette conversation me paraît bête et misérable.
-Nanni ferme à demi les yeux. Est-ce
-pour ne pas la voir ? Est-ce pour mieux la
-voir ? Elle est très belle, notre blonde Sainte,
-accoudée à l’oreiller ; si elle est plus belle
-encore dans le cœur fougueux de Nanni,
-comme elle doit être belle !</p>
-
-<p>Elle se tait, agacée par le ton sournois de
-Cobral. Elle dit avec un peu d’aigreur :</p>
-
-<p>— Cobral, vous êtes ennuyeux… si vous
-avez quelque chose à me demander, demandez.</p>
-
-<p>— Que direz-vous tout à l’heure à la matinée
-du Trocadéro ? C’est au Trocadéro, n’est-ce
-pas ?</p>
-
-<p>— Oh ! cet homme qui répond aux questions
-par des questions… Oui, c’est au Trocadéro…</p>
-
-<p>— Merci… Quels poèmes direz-vous ?</p>
-
-<p>— Je ne sais encore… Le programme porte :
-« Poèmes » par M<sup>lle</sup> Pretty Pray.</p>
-
-<p>— Poèmes de qui ?</p>
-
-<p>— De quelqu’un qui me plaira… Si je savais
-qui me plaira d’ici la matinée, j’aurais un
-bonheur de première classe.</p>
-
-<p>— En attendant, vous êtes nerveuse… Donc
-vous direz des vers…</p>
-
-<p>— Oui, oui, oui et oui… des pauvretés
-sans doute… Parce que les poètes m’ont tout
-l’air d’être au garage depuis qu’il leur faut
-célébrer des faits au-dessus de leurs petites
-histoires…</p>
-
-<p>— Pretty, vous êtes injuste… Les poètes
-ont toujours été ceux qui peuvent le mieux
-exprimer la séduction ou la douleur de la vie
-quotidienne… Ils n’ont pas changé… Il n’y
-a plus de vie quotidienne, il y a un trou dans
-l’espace et dans le temps, cratère inquiétant
-dont les vapeurs annoncent le dernier cercle
-de l’enfer — ou le premier… Dante est mort,
-chère amie, et les bons jeunes gens qui écrivent
-ont assez de peine à écrire en français…
-si vous leur demandez de penser par surcroît…</p>
-
-<p>— Il y en a sans doute qui ont d’autre but
-que des rimes insensibles et du bruit sous les
-mots ! Qu’ils viennent !</p>
-
-<p>— Je viens.</p>
-
-<p>— Quoi ?</p>
-
-<p>— Pretty, vous serez un ange… Pretty, je
-vous nommerai Sainte avec des inflexions
-mélodieuses si vous déclamez ceci à la matinée
-du Trocadéro.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce qui vous prend ?</p>
-
-<p>Je suis plus stupéfait que Sainte. Cobral
-tire de son portefeuille un beau papier de format
-princier, plié en quatre, qu’il tend à
-Pretty. Cobral serait poète, écrivain, littérateur ?</p>
-
-<p>— C’est une sorte d’hymne, dit-il.</p>
-
-<p>— Je ne le dirai sûrement pas aujourd’hui,
-crie vivement Pretty ; il est d’une grande longueur
-et j’ai trop de conscience pour risquer
-une chose que je n’aurais pas le temps d’étudier.</p>
-
-<p>— Vous le direz, maintient Cobral…</p>
-
-<p>— Que je le lise, s’il vous plaît.</p>
-
-<p>Elle parcourt le manuscrit. Cobral affecte
-de s’intéresser au couvercle d’un drageoir
-ciselé qu’il manie avec des chatteries d’antiquaire.
-Nanni est comme absent. Comment
-croire qu’il y a une goutte de sang et une
-étincelle de nerf dans ce corps statufié correctement
-sur un fauteuil ? Je ne songe qu’à
-Pretty, à la délicate Sainte, dont les yeux
-étroits, la bouche sans volupté et les épaules
-découragées ont un grand pouvoir de charme
-triste sur moi.</p>
-
-<p>Elle a lu, elle rit à n’en plus finir.</p>
-
-<p>— C’est beau, ma chère amie ? interroge
-Cobral gravement.</p>
-
-<p>Sainte, rit, rit, rit éperdument.</p>
-
-<p>— Je savais… oh ! Cobral… je savais… je
-savais que c’était pour rire… eh bien, je ris…
-c’est réussi… voyez ! je ris… je ris…</p>
-
-<p>— Pourquoi riez-vous ?</p>
-
-<p>Elle pousse de petits cris aigus.</p>
-
-<p>— Il demande… il demande… vous demandez
-pourquoi je ris…</p>
-
-<p>Elle étouffe. Elle tousse. Elle revient à son
-petit air digne qui me plaît tant.</p>
-
-<p>— Vous direz ces pages, n’est-ce pas ? reprend
-Cobral sans gaîté et sans solennité…
-vous les lirez au Trocadéro.</p>
-
-<p>Sainte est dégrisée de son élan comique.</p>
-
-<p>— La plaisanterie est finie, mon cher…
-j’ai ri… ne me demandez pas autre chose…</p>
-
-<p>— Justement, je vous demande autre
-chose… je ne vous demandais pas de rire…
-je vous demande…</p>
-
-<p>— Alors, faites dire vos vers par un
-clown…</p>
-
-<p>— Laissons cela, intime Cobral.</p>
-
-<p>Une pause. Sainte a peut-être blessé Cobral.
-C’est ce qu’elle est occupée à chercher.
-Nanni demeure indifférent à tous ces propos.
-Moi, je m’entête à ne rien comprendre.</p>
-
-<p>Cobral allume une cigarette et la flamme
-du briquet éclaire son sourire revenu.</p>
-
-<p>Sainte se tourne vers Nanni.</p>
-
-<p>— Pourquoi, lui dit-elle doucement, ne
-m’avez-vous pas donné de vos nouvelles ?</p>
-
-<p>Nanni livre aux yeux de Sainte ses yeux
-de pierre usée. Elle en a une impression
-amère. Elle n’aime pas semer le mal.</p>
-
-<p>— Nanni a dû faire des prodiges, dit-elle
-en me regardant.</p>
-
-<p>Je rougis. Je crois que je dis :</p>
-
-<p>— Il en fera.</p>
-
-<p>Mais la peine de Nanni et les rampements
-de Cobral me troublent âprement.</p>
-
-<p>— Nanni, intervient Cobral, Nanni…</p>
-
-<p>L’appelé parvient à mettre un peu de sourire
-naturel dans ses yeux où la vie se rallume
-une seconde.</p>
-
-<p>— Nanni, puisque Sainte ne veut pas m’entendre,
-dites-lui, je vous prie…</p>
-
-<p>— Ah ! non, crie-t-elle, vous ne voulez pas
-lui faire répéter vos prétentions humoristiques ?</p>
-
-<p>— Nanni, mon cher Nanni, veux-tu soumettre
-à M<sup>lle</sup> Pretty Pray l’invitation dont
-nous sommes chargés ?</p>
-
-<p>— Quelle invitation ? balbutie Nanni. Je
-ne sais pas de quelle invitation tu me parles.</p>
-
-<p>— Vous l’intimidez, ricane Cobral. Et vous,
-dit-il vers moi, ne direz-vous pas ?…</p>
-
-<p>— Vous oubliez que je ne suis au courant
-de rien.</p>
-
-<p>— Que de temps gaspillé, gronde-t-il, en
-se levant.</p>
-
-<p>Et il marche par la chambre.</p>
-
-<p>Il s’arrête soudain et cherche les yeux de
-Sainte.</p>
-
-<p>— Vous avez entendu parler de M<sup>me</sup> de
-Hocques ?</p>
-
-<p>Sainte tressaille.</p>
-
-<p>— M<sup>me</sup> de Hocques !… Celle ?…</p>
-
-<p>— La milliardaire… la bonne… la belle…
-la grande… la seule…</p>
-
-<p>— Oui… j’ai entendu parler… j’ai beaucoup
-entendu parler de M<sup>me</sup> de… de cette
-dame…</p>
-
-<p>— Ce n’est pas elle qui vous envoie ce
-poème, mais elle serait contente que vous le
-disiez… Bah, puisque vous ne voulez pas…</p>
-
-<p>Sainte rit nerveusement.</p>
-
-<p>— C’est inouï qu’elle soit mêlée à cette
-histoire de… de matinée… et de poème…</p>
-
-<p>— Peuh !… Elle y est mêlée… elle y est à
-peine mêlée… seulement elle veut vous voir…
-elle veut absolument vous voir… dans le plus
-bref délai…</p>
-
-<p>Il reprend sa marche sur le tapis.</p>
-
-<p>— Ho ! dit-il devant une petite toile mal
-encadrée, si vous l’avez payé, celui-là vous a
-coûté cher… Mais c’est un cadeau, je gage…
-ah ! si j’avais le pareil dans ma chambre à
-coucher… bravo… c’est un vrai… et un
-beau… peut-être n’y connaissez-vous rien…
-si… vous devez aimer cette peinture… c’est
-un cadeau royal… royal…</p>
-
-<p>Sainte s’en prend à Nanni :</p>
-
-<p>— Votre ami est le plus insupportable des
-hommes… Vous voyez que je dis vrai… On
-ne peut causer avec lui deux minutes en sécurité…</p>
-
-<p>Cobral se retourne :</p>
-
-<p>— Vous me parlez, ma chère ?</p>
-
-<p>— Pas du tout.</p>
-
-<p>— Excusez-moi.</p>
-
-<p>Il revient à la peinture.</p>
-
-<p>— Cobral, dites, Cobral…</p>
-
-<p>— Quoi donc, Sainte entre toutes les
-saintes ?</p>
-
-<p>— Pourquoi me disiez-vous que cette
-dame… M<sup>me</sup> de… de…</p>
-
-<p>— De Hocques ?</p>
-
-<p>— Oui… M<sup>me</sup> Hocques… voulait… veut…</p>
-
-<p>— Je suis un enfant ! J’oubliais l’essentiel.
-M<sup>me</sup> de Hocques m’a chargé de vous prier à
-déjeuner pour ce matin.</p>
-
-<p>— A déjeuner ? Chez elle ?</p>
-
-<p>— Chez elle, Sainte… Et vous aurez en
-face de vous votre ami Cobral… et monsieur
-l’aviateur que voici… et monsieur l’écriveur
-que voilà…</p>
-
-<p>— A déjeuner ? répète Sainte, interdite.</p>
-
-<p>— Ce sera intime et important… Il y aura
-un grand général… Ah ! vous ne vous doutez
-pas quel général elle a invité… un général
-connu… oui, Sainte… un général connu…
-historique.</p>
-
-<p>— C’est sérieux ? Elle me fait inviter ?</p>
-
-<p>— Petite dame, vous êtes incrédule et c’est
-charmant. Mais les minutes ont une valeur
-considérable. Vous allez donc sauter de ce
-lit soëf et amollissant. Vous revêtirez le tailleur
-le plus chic et le plus sobre que vous
-possédiez et dans notre compagnie, vous irez
-à l’hôpital d’Antin où M<sup>me</sup> de Hocques, bienfaitrice
-et infirmière, sera heureuse de vous
-voir.</p>
-
-<p>— Mais, discute Sainte, doutant, cette
-dame ne me connaît pas. Pourquoi veut-elle
-que je vienne ?</p>
-
-<p>— Elle me connaît, dit Cobral. Cela suffit.
-Vous déjeunerez donc chez elle et, pour ne
-pas la contrarier, si elle vous parle du Trocadéro,
-vous lui direz que vous y déclamez
-un poème de Cobral. Jean-Pierre Cobral,
-français.</p>
-
-<p>— Et il faut que je me lève et que je vous
-suive et que…</p>
-
-<p>— Il paraît, insinue Cobral, qui s’est approché
-de la fenêtre et tambourine des improvisations,
-il paraît qu’elle nous fera déjeuner
-avec un homme politique, ce jeune ministre
-vous savez… cet orateur ?… vous devez connaître
-son nom… Cardiette… René Cardiette…
-il parle cet après-midi à la Chambre…
-il interpelle sur une loi nouvelle… pour lever
-une classe de plus… vous ne l’avez jamais
-vu ?</p>
-
-<p>Je n’entends plus que la vitre en batterie
-sous les doigts de Cobral. Sans lever les yeux,
-j’ai senti Sainte s’immobiliser et retenir son
-souffle. Elle est pétrifiée. A côté de moi Nanni
-a reçu un choc terrible, car il a durement
-ahané : c’est fini, il soupire légèrement comme
-s’il dormait d’un sommeil fluide et heureux.</p>
-
-<p>Sainte reste figée sous ses couvertures.</p>
-
-<p>Les autos font un bruit de houle sous les
-fenêtres. Le soleil touche le lit et grimpe jusqu’à
-la bosse que font les pieds de Sainte
-sous la soie.</p>
-
-<p>Elle baille, la petite masque, et s’étirant
-un peu, murmure :</p>
-
-<p>— Il est dit que je ne pourrai jamais être
-reine fainéante… Je vais m’habiller… Mais
-il faut vous éloigner…</p>
-
-<p>Et elle fait une moue admirablement composée.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Allez tous dans le salon, ordonne-t-elle.</p>
-
-<p>— C’est trop loin, dit Cobral. Vous auriez
-le temps de vous rendormir. Je ne vous le
-permets pas.</p>
-
-<p>— Alors, tous, au tableau. Je vous donnerai
-le signal du retour.</p>
-
-<p>Et de regarder, Cobral, Nanni et moi, le
-petit tableau qui intéressait Cobral. C’est un
-F. Luini. C’est une merveille. Il y a un ange
-tout à fait équivoque dans le coin gauche.
-Mais un ange équivoque ne me surprend pas,
-quand je suis en compagnie de Cobral, de
-Nanni et de Sainte.</p>
-
-<p>Derrière nous, un bruit d’étoffes agitées.
-Un pied nu sur la peau sourde qui le reçoit.
-La porte s’ouvre. Les mules font sonner la
-dalle du cabinet de toilette.</p>
-
-<p>— Retournez-vous si mes anges ne vous
-amusent plus… Mais défense d’entrer…</p>
-
-<p>Elle s’active. Le cristal tinte, le nickel choque
-l’ivoire, l’eau ronfle dans les faïences.</p>
-
-<p>— Rien ne m’est plus pénible que de vous
-savoir là pendant ma toilette. C’est odieux…</p>
-
-<p>— Mettez-nous à la porte, crie Cobral.</p>
-
-<p>Nanni est charmé de cette proposition. Il
-voudrait bien s’en aller.</p>
-
-<p>— Eh bien, partez ! répond Sainte sans
-conviction… Je dis ça et je sais que vous ne
-partirez pas…</p>
-
-<p>— Vous constaterez que notre attitude est
-infiniment respectueuse…</p>
-
-<p>— C’est heureux.</p>
-
-<p>Un linge mouillé claque sur de la chair
-jeune. Nanni souffre.</p>
-
-<p>— Savez-vous l’heure ? interpelle Cobral…
-Il est dix heures… Il est dix heures, mademoiselle…</p>
-
-<p>— Il n’est que dix heures ?</p>
-
-<p>— Il est déjà dix heures… On nous attend
-à onze heures.</p>
-
-<p>— Misérable ! Il ne me faut pas vingt minutes
-pour ma toilette…</p>
-
-<p>— Je comprends cela. Et il vous en faut
-vingt pour mettre vos bagues. Et il vous en
-faut encore vingt pour dire des tendresses à
-votre miroir. Et je ne parle pas du quart
-d’heure de grâce qui représente soixante minutes,
-bon poids.</p>
-
-<p>— Je n’entends pas ce que vous dites.
-Sonnez ma femme de chambre.</p>
-
-<p>Cobral sonne.</p>
-
-<p>— Et ne parlez plus. Il n’y a que vous qui
-parlez. Laissez parler les autres.</p>
-
-<p>La femme de chambre va au cabinet de
-toilette.</p>
-
-<p>Je voudrais avoir l’air naturel.</p>
-
-<p>— Sainte, je suis fâché…</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Je ne savais pas que Cobral fût votre
-ami.</p>
-
-<p>— Vous êtes bon ! Je ne savais pas qu’il
-fût le vôtre.</p>
-
-<p>— Ah, je ne le savais pas non plus.</p>
-
-<p>Elle n’a pas compris, mais elle rit et je
-ris.</p>
-
-<p>— Et Nanni ? Pourquoi ne dit-il rien ? dit-elle
-soudain.</p>
-
-<p>Nanni se tait, sombre. Il regarde la porte
-ouverte du cabinet de toilette où l’on ne voit
-qu’une ombre mince et nue aux mains d’une
-ombre juponnée.</p>
-
-<p>Cobral furète en fredonnant imperceptiblement,
-et ses yeux ne quittent pas les gravures
-et les croquis pendus aux cloisons.</p>
-
-<p>— Nanni, vous n’avez rien à me dire ?
-Vous savez que les autres m’ennuient. Vous
-seul m’intéressez. Depuis tant de mois, vous
-voilà devenu tout nouveau pour moi.</p>
-
-<p>— C’est cela. Vous m’avez oublié.</p>
-
-<p>Il veut rire. Sa voix est mal accordée.</p>
-
-<p>— Oublié, ah que non ! j’ai tant de fois
-pensé à vous. J’ai retrouvé une lettre, figurez-vous,
-le mois dernier, j’ai retrouvé une
-ancienne lettre, une belle lettre. Vous m’en
-écrirez de semblables ?</p>
-
-<p>— Je ne crois pas.</p>
-
-<p>Il y a du bruit dans le cabinet de toilette.
-Nanni a parlé très bas.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas entendu, crie Sainte. Que
-disiez-vous, Nanni ?</p>
-
-<p>— Rien de plaisant.</p>
-
-<p>— Vous savez bien que vous me plaisez.</p>
-
-<p>Cobral intervient.</p>
-
-<p>— Vous n’avez pas de honte de troubler
-cet aviateur candide avec votre coquetterie ?</p>
-
-<p>— De quoi vous mêlez-vous ?</p>
-
-<p>Sainte est presque fâchée.</p>
-
-<p>— Je ne peux pas dire à Nanni qu’il me
-plaît ? Il est à moi autant qu’à vous. Je le
-connaissais avant de vous connaître. Et avant
-même que vous ne le connaissiez, sans doute…
-Vous me plaisez beaucoup, Nanni. Et je suis
-heureuse de déjeuner avec vous. Heureuse,
-je vous dis…</p>
-
-<p>— Ce n’est pas à cause de moi que vous
-êtes heureuse.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous dites ?… A cause de
-quoi serais-je heureuse ?</p>
-
-<p>Nanni fait un geste d’indifférence — qu’elle
-ne peut voir — si brusque et si gauche qu’il
-renverse une tasse du nécessaire posée par
-la camériste sur le guéridon. Des miettes de
-porcelaine sur le plancher.</p>
-
-<p>— Une catastrophe ? J’ai entendu… Qu’est-ce
-que vous avez cassé ?</p>
-
-<p>— Une tasse…</p>
-
-<p>— Oh ! méchant… Qui a fait cela ?</p>
-
-<p>— Moi, dit Cobral…</p>
-
-<p>— Je croyais que c’était Nanni.</p>
-
-<p>— Je vous crie que c’est moi.</p>
-
-<p>— Ne criez pas. Vous êtes impardonnable.
-Que disiez-vous, Nanni ?</p>
-
-<p>— Je ne disais rien.</p>
-
-<p>— Vous étiez plus bavard jadis.</p>
-
-<p>— On change.</p>
-
-<p>Les petits pieds trottent à bottines autoritaires
-sur les dalles.</p>
-
-<p>— Dans cinq minutes je serai prête. Encore
-un sou de poudre et trois centimes de rouge.</p>
-
-<p>— Ne mettez pas trop de rouge, conseille
-Cobral. Il n’aime pas les femmes de théâtre.</p>
-
-<p>Je demande :</p>
-
-<p>— Qui ?</p>
-
-<p>Sainte n’a rien dit. Nanni s’assied, une
-bouffée de sang au visage.</p>
-
-<p>Enfin la voix de Sainte :</p>
-
-<p>— C’est vous qui n’aimez pas les femmes
-de théâtre, Nanni ?</p>
-
-<p>Il s’irrite.</p>
-
-<p>— Il ne s’agit pas de moi, voyons.</p>
-
-<p>Plus calme, il se reprend et atténue :</p>
-
-<p>— Je ne les aime pas. Mais vous n’en êtes
-pas une.</p>
-
-<p>Le rire de Sainte.</p>
-
-<p>— C’est bien là le compliment que je préfère.</p>
-
-<p>Je remarque :</p>
-
-<p>— Vous n’étiez pas ainsi autrefois.</p>
-
-<p>— On change.</p>
-
-<p>— Vous aussi ? raille Cobral.</p>
-
-<p>— C’est vrai, s’amuse Sainte. Nanni vient
-de dire les mêmes mots. Nous avons changé
-tous les deux.</p>
-
-<p>— Et ça n’a rien changé, résume Cobral.</p>
-
-<p>Nanni se passe les mains sur les cheveux
-pour les aplatir définitivement. Il a de petites
-mains d’homme sensible. Il a sur le visage
-une volonté qui tuera sa sensibilité — ou qui
-le tuera, lui.</p>
-
-<p>— Au moins, dit-il péniblement, vous
-n’avez pas changé d’aspect. On vous prend
-toujours pour une jeune fille. Je sais que cela
-vous est agréable.</p>
-
-<p>— Vous vous décidez à dire des gentillesses
-spontanées. Il est grand temps. Vous non
-plus, vous n’avez pas changé d’aspect. Peut-être
-l’air un peu moins du condottiere. Vous
-êtes plus moderne. Mais vous avez été malade ?
-Cela laisse des traces.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas la maladie qui m’a changé.
-C’est la solitude.</p>
-
-<p>— Vous n’aviez pas d’amis ?</p>
-
-<p>— Je n’ai pas d’amis.</p>
-
-<p>— Et Cobral ?</p>
-
-<p>— Je ne le connaissais pas, il y a quinze
-jours. Et Monsieur n’est mon presque ami
-que depuis ce matin.</p>
-
-<p>— Vous étiez seul ?</p>
-
-<p>— Comme une île perdue.</p>
-
-<p>— Eh bien, les îles ne vont pas à la dérive.</p>
-
-<p>— Qui vous dit que j’aille à la dérive ?</p>
-
-<p>— Vous ne comprenez pas. Je veux dire
-que l’isolement a dû vous rendre très fort.</p>
-
-<p>— Très fort, dit Nanni.</p>
-
-<p>On dirait un gamin qui va pleurer.</p>
-
-<p>— Vous voyez que vous aurez le temps de
-dire votre mot dans cette guerre.</p>
-
-<p>— Mon mot ? Le dernier. Le dernier de la
-phrase.</p>
-
-<p>— Quoi ? Je n’entends pas.</p>
-
-<p>— Rien de sérieux. J’essayais de résumer
-mon propre rôle à mes yeux.</p>
-
-<p>— Vous planez au-dessus de la tuerie, je
-pense ?</p>
-
-<p>— Je suis aviateur.</p>
-
-<p>— Moralement surtout vous planez. Peut-être
-regrettez-vous l’ancienne cuirasse des
-ancêtres, envahisseurs de cités et de marquisats.
-J’ai lu Machiavel pour m’amuser.</p>
-
-<p>— Je ne l’ai pas lu.</p>
-
-<p>— Il donne toutes les armures qu’il faut,
-celui-là.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas besoin d’armure. Il faut que
-personne n’en ait besoin. On a trop défendu
-et on a trop attaqué. Il ne faut plus être
-assailli. Il ne faut plus tuer. Il faut tuer la
-guerre. Il faut tuer la guerre.</p>
-
-<p>Sainte dit :</p>
-
-<p>— Suzanne, donnez-moi le petit chapeau
-bleu à brides. C’est celui que je préfère.</p>
-
-<p>Nanni piétine et trépide et crispe sa main
-sur le dos d’une chaise.</p>
-
-<p>— L’armure, dit-il, j’en ai perdu le goût
-dans la solitude… Me croiriez-vous ? moi,
-pauvre rêveur qui fus une sorte de poète dans
-l’aviation, je croyais, à réfléchir, face à mes
-quatre murs inintelligents, avoir des fautes
-lourdes sur le cœur, et l’injustice aux mains…
-J’ai tant aimé la chasse… j’ai tellement
-chassé… dans tous les pays du monde…
-levé, flairé, traqué, tué jusqu’au dégoût…
-toutes ces bêtes en fuite je les revoyais dans
-ma torpeur morbide… et chaque évocation
-me conduisait à décréter : « plus de fusils »…
-Il faut ne plus avoir à se défendre… ni besoin
-de conquérir… ni besoin d’amasser… ni
-besoin de dévorer… et que l’apaisement soit
-éternel…</p>
-
-<p>Il rit violemment et, s’arrêtant :</p>
-
-<p>— A moins qu’une seule bête soit coupable…
-et il faut la tuer pour sauver les
-autres… un seul crime… le dernier… le plus
-beau… bientôt, bientôt, bientôt, c’est promis…</p>
-
-<p>— Vous dites des rébus, lui jette Sainte
-gaiement.</p>
-
-<p>Elle se campe dans l’embrasure, simple et
-parfaite des bottines au chapeau, avec un
-tailleur bleu aussi sommaire qu’il est possible
-et plus élégant qu’on ne l’espérait. Elle
-se gante en parlant.</p>
-
-<p>— Avouez que j’ai brûlé les étapes.</p>
-
-<p>— Quarante minutes, note Cobral, penché
-sur sa montre.</p>
-
-<p>— Je suis en avance. Nous irons à pied.
-J’ai envie de marcher. Jusqu’à l’avenue d’Antin
-il y a bien dix minutes.</p>
-
-<p>Mais elle s’exclame :</p>
-
-<p>— Je n’ai pas déjeuné.</p>
-
-<p>Les petits pains, le beurre, les toasts, attendent
-sur le plateau dont Nanni a brisé la tasse.</p>
-
-<p>— Vous m’avez tellement occupée que je
-n’ai plus faim. Mais je vais boire le chocolat…
-Apportez une tasse, Suzanne.</p>
-
-<p>— Ce serait trop long, défend Cobral…
-Vous boirez à la régalade… Ouvrez la bouche.</p>
-
-<p>Nous rions. Sainte s’amuse. Que nous
-sommes jeunes et contents pendant une minute !
-Et la terreur pourtant, ou l’angoisse,
-nous harcèlent.</p>
-
-<p>Sainte s’assied, renverse un peu la tête et
-Cobral verse de haut le chocolat dans la
-petite gueule fraîche de notre amie.</p>
-
-<p>Je ne sais pas ce que je fais là. Je suis heureux
-d’y être. Je regarde Nanni. Une larme
-au coin de sa paupière. Elle roule.</p>
-
-<p>Il rit plus fort que moi.</p>
-
-<p>— Venez.</p>
-
-<p>Sainte nous emmène maintenant. Il n’y a
-plus de soleil sur le lit ou dans la chambre.
-Une pendule ancienne nous regarde passer
-dans l’antichambre. Elle bat sa mesure sèchement,
-fièvreusement, comme si elle avait hâte
-d’en finir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Onze heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Onze heures.</i></p>
-
-
-<p>Comme nous atteignons le premier étage
-de l’hôpital d’Antin, un orage de bravos et de
-hourras se déchaîne derrière le mur du palier.</p>
-
-<p>Personne pour nous guider. Cobral ouvre
-une porte, à lui familière, et nous voici dans
-une grande salle vide. Odeur de phénol, d’iode,
-d’antisepsie.</p>
-
-<p>Sainte s’appuie au bras de Nanni.</p>
-
-<p>Une autre porte. Le réfectoire.</p>
-
-<p>Huit cents blessés achèvent de déjeuner,
-huit cents jeunes hommes de toutes classes,
-de tous climats, de toutes expressions, la tête
-enturbannée de pansements, le bras en
-écharpe, munis de béquilles qu’ils ont posées
-contre le banc, huit cents êtres blessés de
-toutes les blessures de guerre, et qui marquent
-à coup de couteaux sur les verres, ou
-de brodequins sur le plancher, une formidable
-mesure au refrain qu’on leur chante.</p>
-
-<p>C’est le jour du dessert de luxe. On distribue
-des cigares, des fruits, et pendant plus
-d’une heure on les met en joie avec la Bande
-à Nini. Une demi-douzaine de comédiens ou
-de chanteurs, un compositeur aveugle qui
-ténorise, de Max qui livra dans la féerie,
-l’amour ou la frénésie son lyrisme ailé, une
-jeune coquette anciennement subventionnée,
-tout le théâtre représenté et résumé par quelques
-personnages typés comme s’ils le faisaient
-exprès, se démènent, se distribuent et
-se dépensent sous le commandement de Nini,
-étoile internationale du caf’conc’, ambitieuse
-de donner la joie aux soldats de France et de
-nettoyer à l’occasion, la Chanson qui en a
-besoin.</p>
-
-<p>Une figure de reine déchue : M<sup>me</sup> de
-Hocques. On lui doit le confort spécial de cet
-hôpital où elle est simple infirmière, ayant
-voulu qu’une infirmière accomplie acceptât le
-titre de major. Elle est inégalable pour procurer
-des douceurs à ce monde convalescent.
-Elle affectionne la bande à Nini qui y répand
-chaque semaine l’enthousiasme comme un
-torrent d’air pur.</p>
-
-<p>Cobral s’incline très respectueusement
-devant elle. Je doute qu’il ait beaucoup de
-respect réel. Cobral semble chez lui ici.</p>
-
-<p>Ne semble-t-il pas chez lui partout ?</p>
-
-<p>Il nous présente à M<sup>me</sup> de Hocques qui
-renouvelle son invitation, et nous quitte aussitôt
-pour faire boire un Marocain, souriant
-et défiguré, un lambeau d’homme.</p>
-
-<p>Je dis à Cobral :</p>
-
-<p>— Je n’ai rien à faire ici. Je vous rejoindrai
-plus tard. Je n’aime pas venir en spectateur
-vers la souffrance humaine.</p>
-
-<p>— Attendez-moi, dit-il. Nous vous suivons.</p>
-
-<p>C’est tout ce que nous faisons ici ? Quelle
-nécessité de venir, alors ?</p>
-
-<p>Nanni est illuminé de joie.</p>
-
-<p>— Ne plus voir ça… Ne plus voir ça…
-demain ce sera fini… on verra de la vie désormais…</p>
-
-<p>Ce qu’il dit ne m’amuse plus du tout.</p>
-
-<p>Cobral semble suivre avec intérêt une chanteuse
-à la voix rude qui essaie des romances
-faubouriennes.</p>
-
-<p>— Elle a une nature, dit-il enfin.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Hocques présente Sainte à Nini.
-Veut-elle l’enrôler dans la bande charitable ?</p>
-
-<p>Cobral me prend à part :</p>
-
-<p>— Vous ferez comme vous voudrez, mais
-il faut d’ici midi m’avoir mis en rapport avec
-un journaliste influent… d’un grand journal…</p>
-
-<p>— Je vous ai dit que nous irions à <i>l’Exigeant</i>.</p>
-
-<p>— Ce soir, oui, mais avant midi, trouvez
-un autre… le rédacteur d’un grand journal…</p>
-
-<p>— Je ne dis pas non.</p>
-
-<p>— Je dis oui, réplique Cobral, partons.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous voulez en faire ?</p>
-
-<p>— Je le lui dirai moi-même.</p>
-
-<p>— Et à moi vous ne direz rien ?</p>
-
-<p>— Nous vous dirons tout dans la voiture.
-Venez.</p>
-
-<p>— Vous n’avertissez pas Pretty ? s’inquiète
-Nanni.</p>
-
-<p>— Elle est en bonnes mains, voyez.</p>
-
-<p>Guidée par M<sup>me</sup> de Hocques et la verveuse
-Nini, Sainte est montée sur une table et jette
-aux huit cents convives qu’elle va dompter et
-épanouir dramatiquement, le titre d’un premier
-texte.</p>
-
-<p>— Elle dira le mien, au Trocadéro, m’affirme
-Cobral.</p>
-
-<p>Comme nous sortons, un soldat de la dernière
-table, déplore, montrant Cobral à son
-voisin :</p>
-
-<p>— Encore un qui est dégoûté d’attendre
-son tour ! Est-ce que tu ne crois pas que
-c’était un chanteur ?</p>
-
-<p>Nous retraversons la salle vide.</p>
-
-<p>A la porte, un grand homme maigre se
-hâte vers le réfectoire. Il tient son chapeau à
-la main. Front haut, tête d’intelligence hautaine,
-moustache discrète de diplomate et des
-yeux généreux. Voilà des yeux qui donnent.
-Enfin, des yeux francs, des yeux riches.</p>
-
-<p>Il va si vite qu’il heurte Nanni au passage.
-Bousculade insignifiante qui les immobilise
-une seconde. Ils se regardent, s’excusent, se
-saluent de la main, étrangers.</p>
-
-<p>Nanni nous rejoint. Il a des yeux qui
-donnent, lui aussi. Moins beaux, ou moins
-riches, ou peut-être ont-ils tout donné.</p>
-
-<p>— Cette figure m’est connue, murmure-t-il.</p>
-
-<p>— René Cardiette, dit Cobral.</p>
-
-<p>— Hein ?</p>
-
-<p>Nanni s’arrête et va courir en arrière. Pourquoi ?
-Pour voir quoi ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>Cobral n’a pas crié cet ordre.</p>
-
-<p>— Merci, Cobral.</p>
-
-<p>Et, cette fois, Nanni, impétueux, nous précède
-pour sortir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Onze heures trente."></h2>
-
-<p class="date"><i>Onze heures trente.</i></p>
-
-
-<p>— Monsieur, je suis content de faire votre
-connaissance.</p>
-
-<p>Moquin tend la main à Cobral et fait une
-imperceptible grimace du nez — flanc droit — qui
-donne le frisson à son monocle. Cela
-veut dire : « Si ces gens sont ennuyeux, toute
-la bonne impression de la matinée est fichue,
-et je serai de mauvaise humeur au restaurant. »</p>
-
-<p>— Je n’ai, dit Cobral, aucune raison personnelle
-de vous déranger, mais le Président
-de la République souhaite que vous veniez à
-la matinée du Trocadéro.</p>
-
-<p>Moquin a failli trahir son effarement.
-Craint-il d’avoir trouvé son maître ? C’est une
-plaisanterie de Cobral. Une plaisanterie de
-ce genre est bien près du déséquilibre mental.
-Les actes de Cobral relèvent à l’ordinaire
-du paradoxe aigu. Celui-ci dépasse toute limite
-permise.</p>
-
-<p>— Voici une loge, dit-il encore.</p>
-
-<p>Sans rire, Moquin prend le coupon que lui
-tend Cobral.</p>
-
-<p>— C’est aujourd’hui, cette matinée ?… quel
-dommage !…</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas libre ?</p>
-
-<p>— <i>Le Journal</i> m’a chargé d’aller à la
-Chambre où se débattra la question de l’emprunt…
-Il y a un discours de Cardiette que
-je dois entendre… et que je veux entendre…</p>
-
-<p>— Qu’à cela ne tienne… Je vais dire à
-votre directeur… je n’ai qu’un mot à dire… et
-aussitôt… Tenez, considérez-vous comme
-libre… Je ferai ce qu’il faut…</p>
-
-<p>Moquin n’est plus étonné. Il est ennuyé.
-Ce railleur obstiné, toujours prêt à frapper le
-défaut de ce qu’il entend et de ce qu’il voit,
-portant sans conviction visible des coups
-dont le but ne se dérobe jamais, et corrigeant
-sa dextérité sévère par un sourire qui est toujours
-une moue, ignore la prudence et pourtant
-maudit les partenaires trop balourds. Il
-craint que son refus ne soit accueilli par Cobral
-sans respect et se demande si le solliciteur
-humoristique assis en face de lui n’est
-pas un échappé. Dure minute pour la timidité
-de Moquin et pour son épuisable violence.</p>
-
-<p>— Arrangez-vous avec mon directeur, concède-t-il,
-mais il est bien tard.</p>
-
-<p>— Je vais lui téléphoner.</p>
-
-<p>— Et je vous assure que je préférerais entendre
-Cardiette que Chenal ou Albert Lambert.</p>
-
-<p>— Cardiette est un grand orateur, n’est-ce
-pas ? demande Nanni.</p>
-
-<p>— Cardiette est le seul orateur de ce temps.
-S’il le voulait, il imposerait au pays sa dictature.
-Il tient la France avec sa parole.</p>
-
-<p>Il y a peu de monde chez Jim Aston. Le
-coin du bar où Moquin vient s’asseoir quotidiennement,
-de dix heures à midi, pour lire
-les feuilles, consommer deux cocktails et recevoir
-ses amis ou similis, est vide d’étrangers.
-Un seul habitué, à la table voisine, noircit
-ligne à ligne, posément, des pages blanches.
-C’est un journaliste lui aussi.</p>
-
-<p>— Monsieur Moquin, reprend Cobral, je
-n’insisterais pas si le Président de la République
-lui-même ne m’avait…</p>
-
-<p>— Il pouvait m’écrire ou s’y prendre plus
-tôt. Quels secrétaires a-t-il donc à ses trousses ?</p>
-
-<p>— C’est que M. le Président ne songeait
-pas à vous inviter… Mais on vient d’ajouter
-au programme une partie inédite… dont il
-faut qu’on parle…</p>
-
-<p>— Si on en parlera ? s’écrie Nanni enflammé,
-mais c’est la seule chose qui restera de seize
-mois de campagne…</p>
-
-<p>Moquin essaie de rire :</p>
-
-<p>— Un nouveau modèle de sous-marin ?…</p>
-
-<p>Il boit.</p>
-
-<p>— Ou de bombe ?</p>
-
-<p>Il prend une cigarette.</p>
-
-<p>— Ou de constitution ?</p>
-
-<p>Il fume.</p>
-
-<p>— Cobral, Cobral, tu vois comme ils sont
-ironiques, mais tu ne sais pas à quel point ils
-sont délicats. Ce sont des enfants. Ce sont
-absolument des enfants. Et celui-là qui plaisante
-sera le premier à crier de joie tout à
-l’heure.</p>
-
-<p>— Pourquoi voulez-vous me faire crier de
-joie ? s’enquiert, tranquille, Moquin.</p>
-
-<p>— Parce que la guerre sera finie… murmure
-Nanni.</p>
-
-<p>Le monocle de Moquin tressaille de nouveau.
-Il doit penser que Cobral et Nanni abusent
-et que j’aurais bien agi en ne les amenant
-pas.</p>
-
-<p>— A quelle heure ? dit-il après une pause…
-A quelle heure comptez-vous terminer la
-guerre ?</p>
-
-<p>Nanni hoche la tête :</p>
-
-<p>— On ne peut prédire cela à quelques minutes
-près… On ne peut pas…</p>
-
-<p>— Ce sera fait dans vingt-quatre heures,
-assure Cobral.</p>
-
-<p>— Vingt-quatre heures, soupire Nanni, il
-faut bien vingt-quatre heures. Tant de choses
-à régler avant de finir… Tant de détails…</p>
-
-<p>Et changeant de ton, vivement :</p>
-
-<p>— Vous venez, bien entendu, à cette matinée…</p>
-
-<p>Cobral l’interrompt :</p>
-
-<p>— Je veux vous faire entendre une jeune
-artiste bien séduisante… Pretty Pray… un
-tempérament et une distinction extraordinaire…</p>
-
-<p>Moquin se met à rire.</p>
-
-<p>— C’est tout ce que vous avez de sensationnel
-à me révéler ?… Pretty Pray… Oui,
-elle a bien du talent, cette petite… mais je
-la connais… je la connais depuis très longtemps…
-J’ai dû la voir naître… en effet, elle
-a du talent… elle a un talent qui fait plaisir
-aux gens difficiles… faites-lui mes compliments.</p>
-
-<p>— Vous les ferez vous-même, puisque
-vous venez…</p>
-
-<p>— Ah vous êtes toujours dans les mêmes
-dispositions ? Vous me voulez ?</p>
-
-<p>— Il faut que vous veniez. Il faut un chroniqueur
-considérable pour noter cette journée.</p>
-
-<p>Moquin me regarde :</p>
-
-<p>— Et vous, me dit-il narquois, vous ne
-vous joignez pas au concert ?</p>
-
-<p>— Il paraît, dis-je, que j’ai aussi ma partie.</p>
-
-<p>— Il vient pour <i>l’Exigeant</i>, explique Nanni.</p>
-
-<p>— Me conseillez-vous d’y aller ? interroge
-Moquin tourné vers moi.</p>
-
-<p>— Vous avez un camée sorti d’Amsterdam
-en 1817, dit Cobral en touchant le bijou que
-Moquin porte à sa cravate… vous l’avez payé
-quatre cents francs… à Paris… il y a cinq
-ans…</p>
-
-<p>— Vous êtes détective ou expert en bijouterie ?</p>
-
-<p>— J’aime les belles choses, dit Cobral…
-Pretty Pray parlera ce soir au nom du peuple
-Français…</p>
-
-<p>— Je la croyais moins populaire…</p>
-
-<p>— Depuis deux heures elle est très populaire…
-Vous entendrez parler d’elle… Et,
-d’abord, vous l’entendrez parler.</p>
-
-<p>— Ah ! déplore Moquin, je préférerais
-Cardiette.</p>
-
-<p>— Vous n’en serez pas si loin, dit Nanni
-sans amertume.</p>
-
-<p>— Que voulez-vous dire ?</p>
-
-<p>Moquin est presque réconcilié avec ces
-êtres invraisemblables, par l’appât d’une histoire
-à raconter.</p>
-
-<p>— Cardiette vous aurait déçu… console
-Cobral.</p>
-
-<p>— Je sais que non… On m’a dit ce que
-sera son discours… avec trente-cinq minutes
-d’éloquence, il va remuer la Chambre et donner
-un cœur à ceux qui n’en ont plus ou qui
-n’en ont jamais eu… Une loi financière, une
-loi militaire, une loi judiciaire dépendent de
-son succès… Et de ces trois lois, dont il va
-assurer le vote unanime, dépend la sérénité
-des mois qui mèneront à la victoire… Cardiette
-va dire aujourd’hui l’hymne de la victoire.</p>
-
-<p>— Non, monsieur Moquin, dit Cobral…
-Non, monsieur Moquin, vous vous trompez…
-ou l’on vous a trompé… Ce n’est pas l’hymne
-de la victoire… c’est l’hymne de la guerre…</p>
-
-<p>— Certes, et c’est ce que je dis…</p>
-
-<p>— Cela n’a pas le même sens… La victoire
-est noble… la guerre ne l’est pas… Je veux
-finir la guerre… nous allons tuer la guerre…</p>
-
-<p>— Comment cela ?</p>
-
-<p>— Venez entendre l’hymne de la victoire…
-le véritable… c’est l’hymne de la paix celui-là…
-venez au Trocadéro… Je vous dis que
-tout le vœu du peuple s’exprimera…</p>
-
-<p>— Vous êtes fou, ou bien audacieux, crie
-Moquin, de prétendre révéler à un peuple ce
-qu’il pense.</p>
-
-<p>— Je ne lui révélerai pas, dit Cobral. Je
-dirai seulement que la guerre est morte et
-que le bonheur éternel va naître.</p>
-
-<p>Moquin se fâche.</p>
-
-<p>— Ce sont des blagues que Paris n’écoute
-pas volontiers en ce moment.</p>
-
-<p>— Parce qu’il les croit impossibles… et il
-s’abandonne à son destin qu’il imagine fixé
-dans l’attente… Je dirai que la paix est venue,
-et quand le pays entier saura que cela a été
-dit, il y aura un formidable éclat de joie.</p>
-
-<p>— Après tout, dit Moquin, il est facile de
-dire, d’imprimer et de répandre n’importe
-quelles billevesées… Mais c’est un gros mensonge.
-Et gare à celui qui se risquera à l’affirmer…</p>
-
-<p>— Celui-là sera anonyme… nous n’aurons
-servi qu’à susciter l’élan général de la France
-et du monde allié… Des millions d’êtres
-diront demain en s’abordant : « C’est bien
-vrai que la paix est sur la terre ? »</p>
-
-<p>— Mais puisque ce sera faux…</p>
-
-<p>— Ce sera vrai.</p>
-
-<p>Pour la troisième fois, le monocle de Moquin
-tremble légèrement. Il se domine traditionnellement
-et questionne, avec sa moue
-indulgente :</p>
-
-<p>— Il aura suffi de faire dire par une actrice
-devant quatre mille personnes !…</p>
-
-<p>— Cela n’aura pas suffi, dit Cobral.</p>
-
-<p>— D’ailleurs, jette Nanni, ce n’est pas aux
-quatre mille personnes qu’elle parlera de la
-paix imminente… C’est au président de la
-République…</p>
-
-<p>— Important, concède Moquin impitoyable.
-Mais à la même heure René Cardiette
-dira tout le contraire aux membres du
-gouvernement et aux représentants de la
-nation.</p>
-
-<p>— Il ne le dira pas.</p>
-
-<p>— Vous l’empêcherez ?</p>
-
-<p>— Oui.</p>
-
-<p>— C’est à voir.</p>
-
-<p>— C’est vu et pas à voir.</p>
-
-<p>— Admettons, et Moquin le prend de plus
-haut, mais à la même heure, le généralissime
-continuera de gouverner ses généraux pour
-tendre un peu plus leurs muscles sur la barrière
-lourde du front. Le président de la
-République lui-même ne décidera pas ce
-poilu-là à quitter sa place ?</p>
-
-<p>— Il l’a quittée.</p>
-
-<p>— Quoi ? Ah oui, son voyage à Londres.
-Je parlais par images. Aussi bien je ne me
-trompais pas de beaucoup, et le généralissime
-sera au front ce soir ou demain matin.</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— J’irai jusqu’au bout de la plaisanterie.
-Le gouvernement renonce à la gloire, les
-généraux n’ont plus de chefs et sont découragés,
-et le peuple s’en moque. Et après ?
-La guerre ne sera pas finie.</p>
-
-<p>— Nous allons la tuer, dit Nanni.</p>
-
-<p>Et il répète, farouche :</p>
-
-<p>— Nous allons la tuer…</p>
-
-<p>— Alors, dit Moquin, il serait bon de tuer
-quelqu’un qui est plus difficile encore à persuader
-que vos parlementaires et vos soldats,
-un certain quelqu’un, bardé de chefs qu’il
-guide ou qui le guident. Peut-être qu’en supprimant
-celui-là et son nid suffocant, vous
-achèveriez votre œuvre folle.</p>
-
-<p>— Ça, dit Cobral, c’est la partie de monsieur.</p>
-
-<p>Il montre Nanni.</p>
-
-<p>Moquin persifle :</p>
-
-<p>— A quelle heure détruisez-vous ?…</p>
-
-<p>— Pas avant la nuit. Je suis aviateur.</p>
-
-<p>Moquin est incapable de souffler un mot.
-Il est plus coi que moi, et moi je ne sais plus
-où je suis. Est-ce que j’assiste à une expérience
-de déformation cérébrale ? Où est le
-médecin ? Où est le malade ? Suis-je malade
-moi aussi ?</p>
-
-<p>Personne ne parle plus.</p>
-
-<p>Nanni regarde Moquin, avide, impérieux,
-les cheveux ailés comme s’il y restait le vent
-des altitudes, et sa bouche mince fait la lippe
-volontaire qui n’a pas le temps d’être dédaigneuse.
-Quel est ce visionnaire qui parle de
-détruire du haut de son vol, avec ses obus et
-ses bombes, le cerveau perfide de cette
-guerre ?</p>
-
-<p>Il dit doucement et baissant les paupières :</p>
-
-<p>— Il ne faut plus tuer personne… mais ça
-ce n’est pas tuer des hommes… C’est tuer la
-guerre…</p>
-
-<p>Moquin ne peut railler. Il demande très
-bas :</p>
-
-<p>— Vous savez où il faut aller pour… pour
-ça ?…</p>
-
-<p>— Je sais, dit Nanni… Ce n’est pas si loin
-qu’on se l’imagine…</p>
-
-<p>Un long silence. Interminable. Ecrasant.</p>
-
-<p>— Midi trente, signale Cobral, on nous
-attend… Monsieur Moquin, charmé de vous
-avoir approché… vous viendrez et vous verrez
-et vous direz la chose… vous la savez déjà…
-vous n’avez plus qu’à regarder…</p>
-
-<p>Il se lève. Il sort. Nanni le suit. Perdu
-dans son imagination, il dit à peine l’au revoir
-nécessaire à Moquin.</p>
-
-<p>Moi je les regarde sortir, sans bouger,
-comme si je ne devais pas les suivre. Je suis
-étourdi de cette conversation. J’ai vu un choc
-violent ou j’en ai été victime. Que sais-je ?
-Me voilà brisé. Pourquoi demeurer ? Et pourquoi
-sortir ?</p>
-
-<p>Il y a dans ma tête un biplan gigantesque
-avec des « N » sur les ailes, et, petit dans
-cette toile et ce métal, un profil net — qui
-fait un bec à l’aigle, oui, à l’aigle — un homme
-qui semble hanté de cadavres innombrables
-et qui va les venger, à pleines mains.</p>
-
-<p>Je me lève. Je frappe l’épaule de Moquin
-qui affecte de feuilleter des journaux illustrés.</p>
-
-<p>— A ce soir, lui dis-je.</p>
-
-<p>Il me serre la main, mollement, et me regarde
-avec effroi, comme si j’étais un étranger
-redoutable.</p>
-
-<p>Je m’éloigne.</p>
-
-<p>— Dites ?</p>
-
-<p>Il me rappelle.</p>
-
-<p>Je reconnais son visage rose et sardonique
-et son sourire terrible. Il redevient l’homme
-d’il y a un moment.</p>
-
-<p>— Vous avez des relations impossibles,
-dit-il gaiement.</p>
-
-<p>Il se lève et, plus sérieux, à l’oreille, il me
-confie :</p>
-
-<p>— Ces hommes que vous m’avez montrés…</p>
-
-<p>— Tiens, ils sont partis !</p>
-
-<p>— Il y a, parmi eux, un fou… un espion…
-et un Allemand.</p>
-
-<p>Je pouffe.</p>
-
-<p>— Ils ne sont que deux.</p>
-
-<p>Moquin se rassied :</p>
-
-<p>— Cherchez.</p>
-
-<p>Et je sors.</p>
-
-<p>Je chercherai.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Douze heures quarante."></h2>
-
-<p class="date"><i>Douze heures quarante.</i></p>
-
-
-<p>Nous entrons dans le salon pourpre et noir
-de M<sup>me</sup> de Hocques avec dix minutes de
-retard. Pourtant l’auto blanche a battu tous
-les records possibles de l’excès de vitesse en
-quittant le boulevard des Capucines à midi
-trente. Dix minutes pour toucher le fond de
-Neuilly à midi quarante.</p>
-
-<p>Qui croirait à des soucieux ou à des ardents ?
-Dans le salon audacieusement moderne
-une flamme danse aux chenets et secoue sa
-lueur chaude sur les fresques et sur les visages.
-Il n’y a que gaieté sur ces visages-là.
-M<sup>me</sup> de Hocques a dépouillé son sarreau
-blanc à croix rouge, et très mondaine, éclatante
-de ses quarante ans aristocratiques,
-elle rit et jase princièrement. Elle vient d’étaler
-sur un coussin noir et or, une liasse de
-gravures précieuses, que Sainte manie avec
-des mains spirituelles et que commente Cardiette,
-amical, intime, familial presque.</p>
-
-<p>Moins jeune, plus familial encore, le général
-ne se mêle pas aux rires et aux tendres
-bavardages. Il sourit peut-être. Il sourit de
-tous ses yeux. Je ne l’ai jamais approché
-auparavant et je voudrais lui dire : « Vous
-êtes bon, n’est-ce pas ? » Car il est bon puisqu’il
-est fort. Ceux qui sont absolument forts,
-se taisent, pensent et aiment. Celui-là n’a
-rien à dire dans cette réunion où il tient le
-rôle d’un grand-père dont il suffit qu’on sente
-le regard, le calme dans le grand fauteuil, et
-le sourire, et le cœur.</p>
-
-<p>C’est un grand-père, ce pépère qui n’avait
-jamais fait parler de ses complets ni de ses
-chevaux ni de ses dettes, et qui a fait aimer
-tout d’un coup son nom à la nudité romaine.
-Son visage est un bon visage du coin du feu,
-et l’on a toute sécurité quand on regarde le
-front précis où la lumière capricieuse du
-foyer atténue tous les plis de méditation. Et
-on l’imagine déambulant par quelque verger
-de la campagne toulousaine, le sécateur en
-main, émondant posément les branches
-mortes ou les roses pourries.</p>
-
-<p>Cardiette brillant et puissant, semble, auprès
-de lui, son œuvre. Comme tel poème
-triomphal, apte à bouleverser les âmes, que
-composent parfois des êtres de génie au
-visage timide dans un bureau de l’administration.</p>
-
-<p>Mais se souviennent-ils de ce qu’ils ont
-fait ? Savent-ils quels ils sont ? Le grand jardin
-que l’auto a traversé pour nous mettre à
-la porte de l’hôtel m’évoquait des temps bourgeois
-de jouissance. Les gens qui rient ou qui
-se taisent dans ce salon, savent-ils que l’heure
-est tragique ? Ce sont les maîtres de l’heure
-cependant.</p>
-
-<p>Cobral nous excuse d’être bottés de boue
-jusqu’aux cuisses, mais on n’y prend pas
-garde et, comme le général a une vareuse
-toute simple, Cardiette un complet presque
-déformé, Sainte le plus discret des tailleurs,
-M<sup>me</sup> de Hocques ne peut s’en prendre à personne
-d’être, elle, si coquette : et son apparat
-est du meilleur goût, et il se fond harmonieusement
-avec le faste rare de la décoration.</p>
-
-<p>Le maître d’hôtel ouvre les portes.</p>
-
-<p>Et ces êtres qui méditent des choses
-géantes, chacun selon son art, son sens ou
-sa folie, passent à table en parlant des Dévéria
-et des jupes en abat-jour.</p>
-
-<p>La chère est exceptionnelle. Ceux qui ont
-mangé chez M<sup>me</sup> de Hocques savent quelle
-cuisine rare on y déguste. Aujourd’hui c’est
-gala de gueule, avec une sobriété dans le service
-qui rehausse la tenue de ce déjeuner.
-Les hôtes sont considérables, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Sainte et M<sup>me</sup> de Hocques se sont jetées à
-cœurs perdus dans une vaste dissertation sur
-les velours brochés. Cardiette les regarde
-avec l’admiration d’un littérateur devant les
-petits spectacles séduisants de l’existence.</p>
-
-<p>Nanni regarde Cardiette.</p>
-
-<p>Le général fait celui qui a faim. Moi, j’ai
-faim. Et Cobral mange.</p>
-
-<p>Cardiette interrompt le babillage des chiffons
-par une louange au menu, et l’on parle
-cuisine. Souvenirs de repas incroyables : les
-« recettes » pleuvent. Sainte, elle-même, explique
-un mets qu’elle aurait inventé, et le
-général, dont je n’ai pas encore entendu la
-voix, quitte à regret le hachis aux tons vifs
-qui embaume dans son assiette, pour trahir
-les secrets culinaires d’une grand’mère défunte.</p>
-
-<p>Nanni se désintéresse de ces propos. Il
-pense à quoi ? Ne vogue-t-il pas à toutes ailes
-dans son rêve fabuleux et nébuleux où miroitent
-les cocardes comme des cibles tricolores ?
-Loin, là-haut, il est en route déjà, et
-par moments un tressaillement secoue son
-visage. Impatience ou allégresse, exaspération
-de vie, toute prête à agir, à se livrer.
-Quand ses yeux se posent sur Cardiette, il
-semble vieillir brusquement. Ses épaules
-s’affaissent imperceptiblement et l’impossibilité
-amère se trace sous ses yeux et sur ses
-joues. Pauvre merveilleux exalté !</p>
-
-<p>Il parle cependant. Il jette un mot çà et là.
-Chacune de ces brèves paroles a de quoi stupéfier,
-mais la conversation est devenue
-intense, et tout ce qu’on y jette disparaît dans
-une écume vive comme des fleurs tombées au
-torrent.</p>
-
-<p>Cobral est aussi muet que le général. On
-jugerait que l’un et l’autre ont fait le pari
-d’un match de silence. Cardiette suffit à
-bruire. Il est maître de sa verve, et ce grand
-esprit mêle ses souvenirs et ses pensées
-neuves avec une si nette dextérité qu’on est
-en joie de l’écouter. Il suffit des quelques
-répliques qu’il arrache à Nanni et à moi, des
-coquetteries charmantes de Sainte et du
-charme de M<sup>me</sup> de Hocques pour réaliser un
-entretien éclatant.</p>
-
-<p>Il sent que Sainte est curieuse de lui. Mais
-il est aussi roué qu’elle-même et ne se gaspille
-pas en galanteries. Il est de ces êtres à
-qui l’on ne fait avouer de secrètes tendresses
-qu’en faisant parler leurs yeux. Ses yeux
-parlent aux yeux de Sainte.</p>
-
-<p>Nanni a de la peine. Et il se débat entre
-les chevauchées aériennes de son imagination
-et le renoncement que lui impose la réalité.
-Il sait lire ce que les yeux d’un autre disent
-à une autre.</p>
-
-<p>Cardiette n’a de compliments que pour
-M<sup>me</sup> de Hocques. La belle divorcée aux millions
-discrets et artistes n’a pas le goût banal
-des fadeurs. Elle ne se fait dire que ce qu’elle
-veut qu’on lui dise. Et comme elle est joueuse
-raffinée, c’est un plaisir de la voir lutter avec
-Cardiette à qui mènera l’autre sur le terrain
-projeté.</p>
-
-<p>Je crois que Sainte est un peu jalouse.
-Quels pièges d’âmes autour de cette table ! Et
-quelle chasse immense au delà de ces petits
-assauts ! Il n’est que guerre au monde. Si l’on
-détruit toutes causes de la grande, la petite
-subsistera tant qu’il y aura sur terre deux
-hommes et une femme, ou seulement un
-homme et une femme.</p>
-
-<p>— Parlez-nous de votre discours, supplie
-pour la troisième fois M<sup>me</sup> de Hocques.</p>
-
-<p>Cardiette feint une grimace gamine.</p>
-
-<p>— Absolument pas… Laissez-moi n’y pas
-penser du tout… Le sort en est jeté, et j’ai
-trop peur de découvrir qu’il est pire encore
-que je ne le suppose…</p>
-
-<p>— Vous ne savez ce que vous voulez,
-blâme-t-elle. Vous m’assuriez ce matin que
-vous diriez tout ce qu’il faut dire… Et maintenant…</p>
-
-<p>— Et maintenant je dis que vous venez de
-faire un geste qui vous fait ressembler à un
-portrait de Marie Walewska…</p>
-
-<p>— Ah bon, c’est un compliment, car j’ai
-vu des portraits d’elle, et elle m’a beaucoup
-plu…</p>
-
-<p>— C’est celle qui s’est penchée sur… sur
-l’île d’Elbe ?… demande Sainte timidement.</p>
-
-<p>— Oui Mademoiselle, répond Cardiette en
-riant trop, elle s’est penchée sur… sur celui
-que vous dites. Si vous vous souvenez de son
-image, vous direz comme moi que M<sup>me</sup> de
-Hocques…</p>
-
-<p>— Je veux bien, dit M<sup>me</sup> de Hocques, mais
-où est le grand homme que j’aimerai ? Il y a
-plusieurs grands hommes ici.</p>
-
-<p>Cobral murmure :</p>
-
-<p>— L’autre… l’autre… est mort…</p>
-
-<p>Cardiette entreprend un madrigal compliqué
-où il veut comparer M<sup>me</sup> de Hocques
-à la conseillère de la victoire. Mais il n’est
-pas assez intime dans la maison pour dire ce
-qu’il veut avec la vigueur nécessaire.</p>
-
-<p>Et il n’aboutit qu’à :</p>
-
-<p>— Oui, un grand homme… ah, si un grand
-homme… comme l’ancien… s’il était là…</p>
-
-<p>— Mais il est là, dit le général, paisible.</p>
-
-<p>Je sursaute. M<sup>me</sup> de Hocques sourit. Cardiette
-fait le visage contraint de ceux qui vont
-recevoir un compliment trop vif. Et Sainte
-est fière déjà.</p>
-
-<p>Nanni n’écoute pas. Cobral est tout à ce
-qu’il boit et à ce qu’il mange.</p>
-
-<p>Le général montre Nanni :</p>
-
-<p>— Je me demande si monsieur, dit-il en
-souriant malicieusement, est réellement aviateur
-et se nomme du nom que vous avez dit.</p>
-
-<p>Nanni le regarde, hébété. Il a pâli un peu
-plus. Il écarte de son front la masse de cheveux
-qui le couvre. Sa main est petite, une
-petite main impériale.</p>
-
-<p>Et le général répond à son : « Quoi ?…
-Que dites-vous ? » interloqué, par un plaisant :</p>
-
-<p>— Sire, que votre Majesté est bonne de
-m’accepter dans un régiment de sa garde.</p>
-
-<p>— Général, crie M<sup>me</sup> de Hocques, vous me
-faites trembler… Vous prenez des façons
-d’évoquer les morts qui vont me ravager les
-nerfs.</p>
-
-<p>— Mais le général a raison, dit Cardiette,
-et je ne vois pas ce qui vous effraie. Monsieur
-ressemble étrangement à…</p>
-
-<p>— Oui, oui, approuve Sainte, la première
-fois que je l’ai rencontré, je me souviens de
-l’avoir appelé Bonaparte.</p>
-
-<p>— Je ne suis pas de votre avis, contredit
-Cardiette qui cherche le fond de ses yeux…
-je pense plutôt à l’homme de la fin… A
-l’homme de la Walewska…</p>
-
-<p>— Tout cela est fou, murmure Nanni.</p>
-
-<p>Il tapote fébrilement la nappe.</p>
-
-<p>— Allons, reprend-il, ne parlons plus de
-ça… ne parlons plus de ça…</p>
-
-<p>Un silence.</p>
-
-<p>Le général qui le regarde :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas Toulon… ce n’est pas Elbe
-non plus… C’est l’un et l’autre… toutes les
-dates de sa vie sont sur ce visage…</p>
-
-<p>Nanni demande très bas :</p>
-
-<p>— Quelle vie ?… La vie de qui ?…</p>
-
-<p>Et Cardiette :</p>
-
-<p>— Il n’a pas d’âge… Il est là tout entier.
-Tous ses portraits sont là dans les traits de…</p>
-
-<p>— Vous vous trompez, balbutie Nanni,
-comme si on l’accusait d’un crime…</p>
-
-<p>Et le général reprend plaisamment, comme
-tout à l’heure, mais avec un peu d’émotion :</p>
-
-<p>— Sire… Sire… vous êtes mon admiration
-absolue… je vous admire…</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Hocques, troublée, veut rire :</p>
-
-<p>— Eh bien, c’est une grande entrevue aujourd’hui
-chez Walewska…</p>
-
-<p>— Une grande entrevue, dit le général…</p>
-
-<p>— Savez-vous, repart Cardiette, que vous
-allez m’illusionner et que parti d’une ressemblance
-étrange…</p>
-
-<p>Le général le regarde :</p>
-
-<p>— Est-ce une illusion qui vous gêne ?… Je
-la voudrais, moi, cette illusion…</p>
-
-<p>Sainte, que ne gagne pas l’inquiétude
-lourde des autres, insinue :</p>
-
-<p>— Vous n’avez pas songé au spiritisme
-depuis que nous sommes en guerre ?…</p>
-
-<p>— Il n’y croit pas, dit Cobral, qu’on entend
-à peine.</p>
-
-<p>Et le général :</p>
-
-<p>— Être en face de… de l’autre… ce serait…
-ce serait…</p>
-
-<p>— Oui, dit Cardiette, c’est une ressemblance
-intimidante.</p>
-
-<p>Nanni proteste :</p>
-
-<p>— Laissons cette conversation… Il est inutile
-de la prolonger… C’est inutile…</p>
-
-<p>— Je n’ai pas, dit Cardiette, le même culte
-que vous, général… Je ne puis aimer la
-guerre, et celui-là c’était la guerre…</p>
-
-<p>— Et qui vous a dit que j’aimais la guerre ?
-riposte le général… Un être de génie est toujours
-et partout un être de génie… Tant pis
-pour le monde, s’il est un soldat… Mais ce
-soldat-là était le génie du lendemain et non
-le génie de la guerre.</p>
-
-<p>— Quoi ? dit Cardiette… Il avait un autre
-but que la guerre ?</p>
-
-<p>— Je n’en sais rien, mais donnez-lui vingt
-ans de plus et l’Empire de l’Europe… C’est
-le commencement de la grande union… de
-la paix absolue… Pourquoi est-il parti si
-vite ? Il n’avait fait que la moitié de sa tâche…
-On ne l’a pas achevée…</p>
-
-<p>— C’est pour cette fois peut-être…</p>
-
-<p>— Oh ! non, car il n’est pas là…</p>
-
-<p>— Enfin, général, si, à dire vrai, son génie
-n’est pas au milieu de nous, il y a des hommes
-de valeur et de volonté qui s’activent à l’effort.</p>
-
-<p>— Il n’y a rien. Nous ne sommes rien.
-Nous ne faisons rien.</p>
-
-<p>Les femmes se taisent, stupéfaites. Cobral
-ne prend aucune part à ces débats.</p>
-
-<p>— Nous sommes des ouvriers, reprend le
-général, nous travaillons à bâtir cette guerre
-qui est une lutte d’algèbre et de chimie… Où
-est le maître ?… Il n’y a eu qu’un maître au
-monde pour heurter les hommes… On l’a tué
-avant qu’il ait enfanté son miracle…</p>
-
-<p>— Je ne vous comprends pas, général, dit
-Cardiette gravement… Votre grand homme
-n’aurait pas mis fin à la gangrène des haines
-terrestres… c’est à vous… à nous… d’espérer
-dépouiller la civilisation de sa dernière
-plaie…</p>
-
-<p>— Non, notre œuvre sera provisoire…
-encore une fois… l’autre manque…</p>
-
-<p>Cardiette s’indigne :</p>
-
-<p>— Mais s’il était là, il ne serait que ce qu’il
-a été ; il ferait de cette guerre une guerre, pas
-autre chose… Peut-être — et ce n’est pas sûr — nous
-dépasserait-il tous par une de ses
-inspirations de tactique et de risque où il a
-gagné sa gloire… Mais après, il continuerait
-et n’obtiendrait pas ce que nous obtenons
-patiemment… Il faut choisir : la guerre… ou
-la paix… La paix, c’est nous… la guerre, c’est
-lui.</p>
-
-<p>— Allons, Cardiette, vous êtes un manieur
-de mots et, par chance, un remueur d’idées…
-Mais vous n’êtes pas à la tribune… Ne cherchez
-pas à convaincre ceux qui étaient convaincus
-avant vous… Il vous apparaît que
-cette guerre doit nous mener à la grande paix
-européenne… Elle doit y mener… Je ne suis
-pas sûr qu’elle y mène… Les campagnes
-impériales y menaient plus certainement
-celui qui les avait entreprises, car il avait le
-don de vaincre, qui cache — le saviez-vous ? — le
-don de se vaincre…</p>
-
-<p>— Vous avez le don de ne pas être vaincus…</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que cela ? Je vous dis que nous
-faisons l’ouvrage pratique et méthodique
-nécessaire à sauver l’honneur de plusieurs
-années… Il n’y a pas sur nous le coup d’aile
-sublime qui consacrerait la lutte sanglante
-comme une apothéose… Nous sommes, nous,
-les trente millions de soldats, officiers,
-femmes, civils et enfants, des patients admirables
-qui vivent au jour le jour avec un art,
-je dis que c’est un art, inconnu encore, et,
-vous le sentez, inégalable… J’admire, et je
-crois que je préférerais ne pas admirer…
-C’est l’armée de l’ordre, ce peuple qui attend…
-La colère qui est en lui, qui crèverait
-et l’écartèlerait comme un dernier spasme de
-délire, ce n’est pas nous, ce n’est pas moi,
-ce n’est pas vous, qui lui en arracheront le
-sursaut… Dites, si vous voulez, que ces millions
-d’hommes ne sont qu’un être formidable
-et soumis à la main du maître… J’ai
-commencé par vous crier que nous n’avions
-pas de maître, et je vous défie de me prouver
-l’éclat définitif et universel d’une guerre où
-les complications savantes de notre horlogerie
-ne mènent pas à un passage des Alpes, à
-une conquête d’Egypte, à Wagram…</p>
-
-<p>— Il y a la Marne.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas Austerlitz.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas Waterloo.</p>
-
-<p>— Waterloo n’est pas une défaite. C’est
-une trahison. Il a été trahi.</p>
-
-<p>— Par qui ?</p>
-
-<p>— Par vous.</p>
-
-<p>Cardiette, ahuri, s’arrête.</p>
-
-<p>— Par vous. Tous ceux qui ont vu la guerre
-au bout de sa guerre se sont trompés. Parce
-que son génie militaire était complet, vous
-avez douté qu’il eût d’autre destinée que de
-se prolonger inévitablement. Et peut-être
-aujourd’hui ne croyez-vous à la paix issue
-des batailles que parce que le génie qui prévoit
-et qui tue vous a manqué.</p>
-
-<p>— Général, je ne vous laisserai pas dire
-cela… je sais que notre valeur guerrière est
-la même, mais que l’improvisation nous
-manque… Je doute aussi que sa présence eût
-modifié quoi que ce soit à la marche des événements
-où il faut de purs mathématiciens.
-La stratégie n’est plus une ode. C’est une
-équation.</p>
-
-<p>Il hausse les épaules et plus calme, ironique :</p>
-
-<p>— Quant à son rôle de pacificateur…</p>
-
-<p>Le général, qui retombait dans son mutisme
-coutumier répond, froid et grave :</p>
-
-<p>— S’il avait paru… s’il s’était mêlé à nous…
-l’Europe serait rendue à la vie, au commerce,
-à l’amitié, depuis douze mois…</p>
-
-<p>Cardiette sourit.</p>
-
-<p>— … Et pour toujours !… achève le général.</p>
-
-<p>— Comment cela ? En signant un décret ?</p>
-
-<p>— Non. Avec des hommes, des fusils, des
-canons, comme nous… Et comme lui… Par
-un geste incroyable qui chasse… qui écrase…</p>
-
-<p>— Mais la Marne…</p>
-
-<p>— La Marne c’était la patrie en danger…
-Lui faisait mieux… Et tout ce qu’il allait
-trouver si vous l’aviez laissé…</p>
-
-<p>— Pourquoi me dites-vous que moi… que
-nous…</p>
-
-<p>— Parce que vous ressemblez beaucoup à
-de belles paroles qu’on a dites, après avoir
-laissé l’aigle, venu de clocher en clocher, se
-rompre les ailes dans une bourrasque…</p>
-
-<p>— La dernière tempête…</p>
-
-<p>— Un courant d’air… Un courant d’air qui
-n’aurait pas tenu devant la confiance de son
-peuple entier… Vous n’avez pas laissé deviner
-au peuple que son bonheur dépendait de
-la fin et que, l’ambition satisfaite, le génie
-épanoui, la sérénité règnerait…</p>
-
-<p>— Qu’aurait-il fait ?… Une folie nouvelle
-sur la mer…</p>
-
-<p>— Si je savais ce qu’il aurait fait, je ne
-serais pas celui que je suis… Ah ! un aigle !
-qu’on me donne un aigle !</p>
-
-<p>Nanni fait un sourire tourmenté.</p>
-
-<p>— Des aigles, des centaines d’aigles, des
-milliers d’aigles… Vous les avez, général, et
-vous les jetez sur leur proie…</p>
-
-<p>— Il faut, dit le général, un aigle qu’on ne
-jette pas… qui se jette !</p>
-
-<p>— Vous y avez pensé quelquefois ? demande
-Nanni en frémissant… vous avez attendu ?</p>
-
-<p>Le général le regarde :</p>
-
-<p>— Votre pensée n’est pas celle qu’il faut,
-implacable… C’est un peu de désordre au
-fond de vos yeux qui me fait douter de vous…
-Ah ! comme vous avez le visage qu’il faut !…
-Pourquoi cette flamme anormale dans les
-yeux ?… Pourquoi ce cri de votre regard est-il
-par moments un bavardage ?</p>
-
-<p>Cardiette raille.</p>
-
-<p>— Vous demandiez le génie… vous vouliez
-le désordre du génie…</p>
-
-<p>— Le génie est muet.</p>
-
-<p>— Alors vous… dit Cobral respectueusement.</p>
-
-<p>— Moi je suis taciturne. Il faut être muet.</p>
-
-<p>Montrant du doigt Nanni :</p>
-
-<p>— Celui-là est presque muet.</p>
-
-<p>Rêveur, sombre, il répète :</p>
-
-<p>— Presque.</p>
-
-<p>Nanni incline le front vers la table. Sa tête
-est comme appuyée à un mur invisible. Sa
-tête est pesante, et pèse sur un obstacle que
-je ne devine pas.</p>
-
-<p>Nos yeux sont posés sur lui. Nos yeux
-cherchent le secret de cet homme. Ce profil
-chargé de cheveux noirs est devenu trop
-grand par ce que les autres ont dit. Qui est
-Nanni ? Pourquoi n’a-t-il pas un visage quelconque ?
-Pourquoi n’a-t-il pas un visage à
-lui ? Cela ne se vole pourtant pas, un front et
-un regard, et l’on ne peut ressembler à un
-mort si extraordinairement. L’étonnement
-gêne tous ceux qui sont là. Mais ils trouvent
-naturel que Nanni soit au milieu d’eux et
-qu’il ait un air de ne pas être Nanni. Pourquoi
-Sainte qui, dévote, cédait tout à l’heure
-au sourire incroyant de Cardiette, ne peut-elle
-que regarder l’aviateur ? Pourquoi Cardiette
-imite-t-il la réserve brusque du général ?
-Et pourquoi le général, devant ce pilote
-sans grade, est-il déférent ? Je suis, moi,
-noyé de stupeur et je laisse les mots ou le
-silence passer, sans comprendre. Je demande
-à comprendre. Je voudrais ne pas comprendre.
-Pourquoi mon effroi n’est-il pas
-effrayant ?</p>
-
-<p>Des minutes éternisent ce silence. M<sup>me</sup> de
-Hocques n’est plus troublée cependant. Elle
-a repris son masque agréable de mondaine,
-mais ses yeux et ceux de Cobral se sont
-joints. Que se disent-ils ? Je sens que ces
-deux êtres se tiennent. Pourquoi n’avais-je
-pas deviné ? Cobral est le maître, ici. Son
-effacement le prouve, car il est affecté, et
-c’est peut-être dans cette salle à manger, et
-peut-être dans ce moment précis, que se fixe
-le drame où je vais être spectateur puisque
-je n’ai pu résister au commandement de ce
-fou de Cobral.</p>
-
-<p>Ce fou de Cobral ! Les dernières paroles
-de Moquin me poursuivent. Un fou, un espion,
-un Allemand. Qui ? Un fou, il y a un fou, je
-vois, je sais. N’est-ce pas moi ? Non. Moquin
-m’a mis hors de cause en montrant les deux
-hommes. Un fou ! Un fou m’a réveillé. Un
-fou m’a mené au Bourget… Un fou, un espion,
-un Allemand… un espion, ne faut-il pas dire
-une espionne ; mais alors où sont tombés ces
-chefs de la France ? Ce n’est pas possible…
-Que serait Nanni ? Un fou, un espion, un…
-Qu’est-ce que Nanni ? Mais je suis égaré par
-le mystère des paroles… Je n’ai qu’à regarder
-Nanni pour que s’évanouissent tous soupçons
-incohérents. Nanni, Nanni, ce n’est pas
-Nanni. C’est un autre. Quel est ce lieu ?
-Quelle est cette année ? Quel est ce siècle ?
-Quel est cet homme ?</p>
-
-<p>Il secoue la tête. Ses narines palpitent. Il
-respire généreusement. Où est-il ? Il ne nous
-voit plus.</p>
-
-<p>Le silence est épuisant. Cobral regarde
-son assiette. M<sup>me</sup> de Hocques joue avec ses
-bagues, mais Sainte suit les yeux du général
-attachés à ceux de Nanni.</p>
-
-<p>Nanni est loin.</p>
-
-<p>A-t-il jamais été parmi nous pour pouvoir
-s’isoler ainsi ? Je sais que ses yeux se sont
-posés à des lieues de nous. Dans quel espace ?</p>
-
-<p>Malgré lui, il cède au regard du général et
-le regarde à son tour. Il se passe la main sur
-le front encore, comme au réveil, et soupire,
-vague :</p>
-
-<p>— Pardon… Vous me demandiez quoi, s’il
-vous plaît ?</p>
-
-<p>Le général a une voix nette et basse, affectueuse :</p>
-
-<p>— Vous êtes au Bourget ?</p>
-
-<p>— Oui, fait Nanni.</p>
-
-<p>— Il y a un grand départ prochain… un
-raid en Allemagne… est-ce que ?… dites-moi…
-est-ce que vous faites partie de cette
-escadrille ?</p>
-
-<p>— Oui, fait Nanni.</p>
-
-<p>— C’est la plus belle tentative de ces mois
-de guerre… six escadrilles vont se rejoindre
-au-dessus de Paris… ce sera toute une
-escadre… vous le savez ? et vous savez aussi
-le but sans doute ; quoiqu’il soit résolu de
-le dire au dernier moment. Vous le savez ?</p>
-
-<p>— Oui, fait Nanni.</p>
-
-<p>— Des usines à munitions… des usines
-considérables… C’est un bel effort… un effort
-inouï… car ils vous attendront… ils se
-doutent… ils se défendront… contre… contre
-les aigles… puisque vous appelez ces machines
-des aigles… et vous aurez une belle
-part, sans doute, grâce à votre maîtrise et à
-votre valeur… Dans ces courses aériennes,
-l’initiative importe… c’est le plus inventif
-qui devient le guide… et si l’on vous fait la
-route trop difficile, vous êtes capable…
-n’est-ce pas ? vous êtes capable de les mener
-ailleurs… vous songez à les mener là où ce
-sera le plus beau… et plus terrible…</p>
-
-<p>— Oui, fait Nanni.</p>
-
-<p>— Vous connaissez votre but propre, je le
-vois… vous avez étudié et peut-être pressenti
-la réalité… et votre victime ne vous attend
-pas… vous êtes sûr d’aller où il faut… vous
-êtes sûr de savoir où <i>il</i> est ?… et de pouvoir
-y aller ?</p>
-
-<p>— J’y vais, dit Nanni.</p>
-
-<p>Le général ne parle plus. Ce dialogue lui
-a fait trahir sa curiosité profonde qu’il oblige
-si volontiers à se cacher.</p>
-
-<p>Je ne regarde personne. Je sens que tous
-sont émus et graves, même ceux qui savaient
-déjà ce qui se dirait ici.</p>
-
-<p>Le silence est bon maintenant comme une
-détente.</p>
-
-<p>Le cristal d’un verre tinte sous un ongle.</p>
-
-<p>Un œillet beige, dans la vasque où ils sont en
-forêt, plie sur sa tige et la casse. Dehors, une
-auto lointaine traîne la plainte de sa sirène
-au-dessus des jardins.</p>
-
-<p>Voici l’heure du café et des fumées.</p>
-
-<p>Nous passons au salon en riant. Comme
-il fait gai dans ce salon sans mystère ! Il y
-rôde une âme bourgeoise dénuée de secrets,
-de mensonges et de combats.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>— Chère hôtesse, déclare Cardiette, votre
-café est oriental comme le harem le plus
-choisi, mais dans trois minutes, je fuis.</p>
-
-<p>— Nous fuirons avant vous, répond Cobral
-et nous emmenons M<sup>lle</sup> Pray… Vous viendrez
-l’applaudir sans doute, Madame ?</p>
-
-<p>— Avec joie… vous applaudir l’un et
-l’autre… comptez sur moi… Mais si vite…
-partir si vite…</p>
-
-<p>— Il est deux heures, dit Cardiette… On
-m’attend à la Chambre…</p>
-
-<p>— Et cette matinée du Trocadéro commence
-donc si tôt ?</p>
-
-<p>— Affreusement tôt, dit Sainte, mais je
-ne suis pas obligée d’arriver dès le début.</p>
-
-<p>— Si donc, crie Cobral… Vous savez bien
-qu’il faut tenir votre promesse… J’ai tenu la
-mienne…</p>
-
-<p>— Du moins, offre M<sup>me</sup> de Hocques, ne
-partez pas sans goûter mes friandises… On
-dirait un convoi de vivres abandonné par l’ennemi…
-Tenez, général, faites-moi le plaisir…
-Ce sont des pralines arabes… C’est absolument
-inconnu en France… Vous me refusez ?…
-Monsieur Cardiette ?… Vous non
-plus ? Eh bien, Mademoiselle et moi nous
-allons nous en priver… Si… Si… Puisque
-vous faites fi de mes trésors, je ne veux plus
-les aimer.</p>
-
-<p>Elle rit. Sainte cueille un fruit confit dans
-un compotier. Cobral prend congé. Nanni et
-moi l’imitons. Le général et Cardiette vont
-en faire autant.</p>
-
-<p>— Non, dit M<sup>me</sup> de Hocques, vous me devez
-au moins cinq minutes de cigares… Je le
-veux… Voici une boîte pour vous… Prenez,
-allumez, ces messieurs qui s’en vont n’y ont
-pas droit… Ils ne sont pas à la peine, ils ne
-seront pas à l’honneur… Ah, ma chère demoiselle,
-venez vous chapeauter dans ma
-chambre…</p>
-
-<p>Elles sortent, en jacassant comme des fillettes.</p>
-
-<p>Le général achève d’allumer son cigare.
-Cardiette envoie une bouffée grise dans une
-masse de chrysanthèmes. Nous les quittons.</p>
-
-<p>Dans l’antichambre, Sainte nous rejoint.
-Elle fait à Nanni un bon visage tendre. Lui
-sera-t-elle plus douce ? Pourquoi ? M<sup>me</sup> de
-Hocques tient, j’en jurerais, à nous voir partir
-au plus vite. Cobral aussi. Leur poignée
-de mains n’est pas celle d’indifférents qui ont
-amicalement déjeuné.</p>
-
-<p>Que faire ? que savoir ?</p>
-
-<p>Un prétexte. Je ne sais ce que je leur dis.
-Probablement que j’ai oublié mes gants ou
-je ne sais quoi ; mes explications ne sont pas
-remarquées. Et je retourne sur mes pas.</p>
-
-<p>Le salon.</p>
-
-<p>Face à face, assis au coin du feu, le général
-et Cardiette occupent confortablement
-leurs fauteuils. Ils ont aux mains leurs cigares
-qui livrent une mince tige de fumée. L’odeur
-de ce tabac donne le vertige.</p>
-
-<p>Ils sont immobiles. Les yeux clos.</p>
-
-<p>Qu’a-t-on fait ?</p>
-
-<p>J’approche. J’écoute à chaque poitrine. Le
-cœur bat, paisiblement. Ils sont endormis. Ils
-viennent de s’endormir. Et je sens un poids
-sur mes paupières, une lassitude aux épaules.
-Vite, je m’évade de cette fumée perfide qui
-endort.</p>
-
-<p>Mon absence a duré peu de secondes. Cobral,
-seul, l’a remarquée et ses yeux crèvent
-les miens de leur violence glacée. Il m’ordonne
-de me taire. Nous verrons bien.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Quinze heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Quinze heures.</i></p>
-
-
-<p>Cobral diffère une explication qu’il sera
-forcé de me donner. Une explication que je le
-forcerai de me donner. Il ne m’a pas une fois
-regardé en face depuis l’au revoir de M<sup>me</sup> de
-Hocques.</p>
-
-<p>Il devine qu’il est deviné.</p>
-
-<p>Qu’ai-je deviné ? En somme qu’ai-je deviné ?</p>
-
-<p>A la fin d’un repas bizarre — où les propos
-tenus furent si fantastiques et si fous que je
-ne sais plus réellement si je les ai entendus — j’ai
-assisté à un drame.</p>
-
-<p>Deux hommes se sont endormis pour avoir
-fumé des cigares offerts par notre hôtesse.
-Ils sont tombés dans une quasi-léthargie avant
-même de sentir le goût de ces cigares foudroyants.
-Je sais qu’ils ne sont pas morts.
-C’est trop qu’ils dorment.</p>
-
-<p>M<sup>me</sup> de Hocques est une aventurière. Je
-sais l’histoire de sa vie cependant. C’est une
-des plus nobles figures de la noblesse française.
-Non ! L’évidence condamne tout plaidoyer.
-Elle a endormi chez elle un chef militaire
-et un chef politique. Pourquoi ? On
-n’endort pas les gens par plaisanterie. On
-n’endort pas ceux-là : à moins d’avoir très
-besoin de leur sommeil. Pourquoi est-il nécessaire
-à M<sup>me</sup> de Hocques d’endormir ce
-général et ce ministre ?</p>
-
-<p>Elle obéit.</p>
-
-<p>Elle n’a pas de volonté certainement. Elle
-obéit à Cobral.</p>
-
-<p>Ah mais, je ne vais pas me demander pourquoi
-elle connaît Cobral ? J’ai appris en quelques
-heures qu’il signait amitié avec chacun
-selon son gré. N’ai-je pas vu qu’il était l’ami
-de Sainte dont je croyais ne pas ignorer les
-amis ? Et chez M<sup>me</sup> de Hocques rien ne m’est
-intime. Comment être surpris de ses affections
-secrètes ?</p>
-
-<p>Voilà qui n’est plus une affection secrète.</p>
-
-<p>Plus rien n’est secret. Rien n’est encore
-clair. Il faut aller jusqu’à la vérité. Où ?</p>
-
-<p>Cobral parlera. Je le veux. Il sait qu’il parlera
-puisqu’il évite le tête-à-tête.</p>
-
-<p>Il doit se rendre compte exactement que je
-cherche et que je tâtonne et qu’il est maître
-du mot où je lirai tout le mystère.</p>
-
-<p>Je ne sais rien. Je ne sais absolument rien.
-Cette femme, cet homme, ces hommes sont
-effrayants. Quel est leur but ? Et que viennent-ils
-de faire ? Je suis sûr que, du même
-coup, je saurai ce qu’ils ont fait et ce qu’ils
-auraient fait. Oh ! je ne sais rien.</p>
-
-<p>Que Cobral parle.</p>
-
-<p>Il a refusé de me regarder. Je vous affirme
-qu’il a refusé de me regarder. J’étais en face
-de lui dans l’auto. Je ne l’ai pas quitté des
-yeux, moi. Sauf pendant trois secondes pour
-m’inquiéter de Nanni et de Sainte, mais j’ai
-vu que ceux-là, au contraire, se donnaient
-ardemment leurs yeux comme s’ils voulaient
-se toucher le fond de l’âme. Cobral, feutre en
-masque sur les yeux, fuyait tout le monde, et
-moi surtout.</p>
-
-<p>Je n’ai pas osé parler. Je craignais d’effrayer
-Sainte. Elle n’a aucune idée de ce que veut
-Cobral, cette petite. Elle se laisse entraîner.
-Ce n’est pas grave ce qu’elle fait. Cobral ne
-la connaît pas beaucoup et il use d’elle : ce
-ne sont pas des amis. Vous comprenez que
-je ne pouvais parler et qu’elle ne sait rien ?
-Cobral l’a persuadée de se faire son interprète
-aujourd’hui pour je ne sais quelle folie.
-Ce doit être une folie considérable, la conversation
-avec Moquin me l’a indiqué. Elle a
-accepté. Elle avait refusé. En se fâchant. C’est-à-dire :
-en riant. Elle a accepté parce que
-l’invitation de M<sup>me</sup> de Hocques touchait son
-ambition. On voit très bien Sainte ambitieuse.
-C’est une âme de commandement. Cobral
-avait aussi, pour la décider, le nom de Cardiette.
-Je serais incapable de vous dire si elle
-connaissait Cardiette avant ce déjeuner, mais
-vous avez remarqué comme il l’intéressait.
-C’est une manière de grand homme. Je crois
-qu’il l’a un peu déçue par sa désinvolture à
-l’égard d’une mémoire impériale. Et de vrai
-Nanni a dit, ou laissé dire, des choses troublantes,
-qui ont troublé Sainte plus que personne
-autre. L’ambition et la passion s’effacent
-devant le mystère, n’est-ce pas, petite
-amie ? Après tout, rien ne prouve que l’attrait
-du mystère ne la mette pas sur le chemin de
-sa vraie passion. L’essentiel est qu’elle ne
-sait rien. Elle vit ardemment à cette heure
-et ne cherche pas quelle est la vie des autres.
-Même pas de Nanni à parler franchement.
-Elle cherche son cœur, c’est bien assez. Et
-que fait Nanni là-dedans ? N’est-il pas emporté ?
-Comme elle. Et comme moi.</p>
-
-<p>Cobral parlera.</p>
-
-<p>Je me le déclare furieusement. Je rage.</p>
-
-<p>Voilà une heure qu’il fuit.</p>
-
-<p>Il n’est pas loin et je l’aperçois à tout moment.
-Mais il disparaît quand je vais aller
-vers lui, ou bien il est si exagérément entouré
-que je ne puis même pas lui dire : « Cobral,
-un mot, je vous prie. »</p>
-
-<p>Quand nous arrivions, un ténor italien chantait
-la <i>Brabançonne</i>. Ils ont mis sur cet air
-de kermesse des paroles navrantes. Qui a fait
-cela, Cobral ? Cobral avait disparu.</p>
-
-<p>Depuis j’ai couru par le Trocadéro vainement.
-Alpinisme regrettable. Quand je le
-voyais derrière un portant, j’accourais, et il
-se fondait dans la pénombre. Par un trou du
-décor, je regardais la salle. Il y était. Seul,
-dans une loge. Hâte à travers les couloirs. La
-salle. La loge. Personne. Je l’ai vu partout.
-Je ne l’ai trouvé nulle part. Je renonce. Je
-suis exténué.</p>
-
-<p>Je m’assieds dans un coin du plateau sur
-un reste de chaise. Devant moi, le nez contre
-la toile sale d’un envers de paysage, un pompier.
-J’écoute malgré moi, les voix fraîches
-et les voix célèbres se succéder et provoquer
-l’acclamation. Les concerts de charité évoquent
-le programme des casinos où les baigneurs
-assistent fidèlement à des résurrections
-de momies artistiques très mal vues à
-Paris. Les vieux opéras surabondent. Les
-vieux chanteurs aussi. Les jeunes diseuses
-ont la charge des textes patriotiques. Ici,
-charge veut dire : poids. D’aucuns pourtant
-sont de belles charges impétueuses et leur
-élan me plaît. Il n’y en a pas aujourd’hui. A
-moins que le texte de Cobral… Je renonce à
-me mettre en quête de lui. Il finira par passer
-devant moi et je l’obligerai à parler.</p>
-
-<p>Un chœur anglais, si touchant que le public
-fait son parfait silence des grandes émotions.
-C’est tout à fait beau pour moi qui entends
-sans voir. Les choristes sont peut-être jolies.
-Je ne les vois pas, et je ne vois pas non plus
-que le décor est ingénu, et que le plancher
-est malpropre, et que des gens sont là pour
-ne pas comprendre.</p>
-
-<p>Je suis délicieusement seul dans l’obscurité
-de ma retraite. Il y a beaucoup d’espace
-derrière moi. Devant, il y a des portants
-imprécis et un pompier que son immobilité
-idéalise.</p>
-
-<p>Ce chœur est touchant, ai-je dit ? C’est bien
-cela. Il est touchant, profondément touchant.</p>
-
-<p>Qui vient ? Cobral ?</p>
-
-<p>Des pas derrière moi.</p>
-
-<p>Je me retourne à demi. Des voix. C’est
-Nanni. Et Sainte. J’avais oublié, ma foi,
-qu’elle figurait à cette matinée. Elle n’est pas
-encore passée. Je l’aurais entendue. J’aime
-beaucoup l’entendre.</p>
-
-<p>Ils ne m’ont pas vu.</p>
-
-<p>Je crois qu’ils s’asseyent. Sur un banc sans
-doute. Ou sur des chaises en loques comme
-la mienne. Ils sont assis. Je n’ose les regarder.
-Je ne veux être vu de personne. Je ne
-les vois plus, mais il m’a semblé que Nanni
-se tenait très respectueusement.</p>
-
-<p>— Que voulez-vous, Pretty ? Que voulez-vous
-de moi ?</p>
-
-<p>— Appelez-moi Sainte.</p>
-
-<p>— Sainte, que voulez-vous ?</p>
-
-<p>— Oh Nanni, que vous faites de bizarres
-questions ! Des mois et des mois m’ont privée
-de vous… eh oui, privée de vous que j’aimais
-bien… et vous revenez… et vous croyez
-que je n’ai rien à vous dire… et rien à vous
-faire dire ?…</p>
-
-<p>— Si vous aviez tant à me dire… fait-il
-vivement.</p>
-
-<p>Mais il s’arrête court. Et avec une espèce
-de plainte tendre :</p>
-
-<p>— Sainte, vous ne vous êtes guère inquiétée
-du pauvre Nanni pendant tous ces mois ?</p>
-
-<p>Elle se tait.</p>
-
-<p>— Je savais, dit-elle enfin, je savais où
-vous étiez et que l’on ne devait pas vous visiter.</p>
-
-<p>— Ah, c’est pour cela que ?…</p>
-
-<p>— Nanni, vous êtes un enfant gâté, et je
-vais me fâcher si vous faites la grimace devant
-toutes choses. Je suis heureuse de vous
-retrouver. Je veux que vous parliez.</p>
-
-<p>— Vous étiez moins heureuse ce matin ?</p>
-
-<p>— Nanni, vous recommencez ? Ce matin
-j’étais heureuse de votre venue. J’aurais préféré
-ne pas voir cet insupportable Cobral ni
-le petit gentil quelconque.</p>
-
-<p>C’est moi. Flatté.</p>
-
-<p>— Pourtant l’insupportable vous a bientôt
-intéressée…</p>
-
-<p>— L’insupportable, c’est vous, Nanni.</p>
-
-<p>— Vous avez raison, Sainte, mais j’ai eu
-de la peine autrefois !</p>
-
-<p>— De la peine ?… à cause ?… à cause
-de ?…</p>
-
-<p>— A cause de quelqu’un, mon enfant, et
-ce matin j’ai cru que ça allait recommencer.
-Seulement ce n’est pas le même quelqu’un.
-Je voudrais bien ne plus souffrir. Au moins
-pas aujourd’hui : je n’ai pas le temps.</p>
-
-<p>— Vous êtes un impertinent, un cher
-impertinent qui se trompe. Pas le même
-quelqu’un ? Mais il n’y avait personne. Il n’y
-a personne.</p>
-
-<p>— Vous me dites cela, pourquoi ? J’ai vu
-que ce déjeuner vous attirait…</p>
-
-<p>— … à cause…</p>
-
-<p>— … à cause d’un quelqu’un ! Et c’est tout.</p>
-
-<p>— Nanni, quel enfant ! Je suis enthousiaste,
-je suis femme, je suis curieuse. Obligée
-d’aller chez cette dame qui s’intéresse à
-mon avenir théâtral, je préférais y voir des
-gens de valeur… Le général… je voulais voir
-le général…</p>
-
-<p>— Est-ce que vous avez vu le ministre ?</p>
-
-<p>Il eut un vague rire.</p>
-
-<p>— Je n’ai vu que vous, dit Sainte, très bas.
-Vous êtes le seul quelqu’un de ma journée.</p>
-
-<p>— Non. Même pas de votre journée.</p>
-
-<p>— Si. Et de bien d’autres journées, ne le
-croyez-vous pas ?</p>
-
-<p>— Je n’en sais rien.</p>
-
-<p>— Nanni, Nanni, parlez. Parlez de vous…
-On m’a dit votre maladie… ces sombres
-jours… cette sauvagerie… J’ai pensé à vous…
-Qui êtes-vous ?</p>
-
-<p>— Sainte, qu’est-ce que vous dites ?</p>
-
-<p>— Que faisiez-vous dans cette solitude ?
-Pourquoi cette solitude ? Vous n’étiez pas
-malade. Ce n’est pas possible, Je ne m’imagine
-pas que vous ayiez été malade. A quoi
-pensiez-vous ?</p>
-
-<p>— Je ne vous comprends pas, Sainte. Vous
-savez bien que j’étais malade.</p>
-
-<p>— Pourquoi ne disiez-vous rien à ce déjeuner ?
-Il me semble que tous ces gens ont
-trop parlé. Ils ont dit… ils ont dit… Vous
-avez entendu ce qu’ils ont dit ?</p>
-
-<p>— Sainte, il ne faut pas me dire cela. Je ne
-me souviens plus de ce déjeuner. Je crois
-que je n’ai pas été brillant en effet. Comment
-auriez-vous de la sympathie pour un homme
-qui n’est pas brillant ?</p>
-
-<p>— Quand on vous voit, Nanni, on est un
-peu effrayé. Autrefois, en causant avec vous,
-je croyais causer avec un autre. Et ce matin,
-vous avez senti comme tous vous regardaient ?
-On a envie de vous demander des
-nouvelles d’un siècle passé.</p>
-
-<p>— Sainte, je vais me moquer de vous.
-Comme vous vous exprimez précieusement !
-Je ne me souvenais pas de ces façons-là du
-tout. Au temps où j’allais vous chercher dans
-votre loge, aux Capucines, pour souper avec
-de plus Parisiens que moi et de moins belles
-que vous, est-ce qu’à cette époque-là, vous
-ne disiez pas aussi que le quelqu’un manquait
-à votre vie ? Vous disiez cela. Mais vous
-parliez moins étrangement. Qu’est-ce qui
-vous a appris ce langage ? On m’a dit qu’un
-grand littérateur était passé par là. C’est
-fini ? Il n’y a que des grands hommes dans
-votre vie. Vous aimez trop les grands
-hommes, Sainte.</p>
-
-<p>— Je vous aime, Nanni.</p>
-
-<p>Ils sont tous deux effrayés, elle, de l’avoir
-dit, et lui de l’entendre. Elle ne répétera pas.
-Il ne répond rien. Ils sont si rapprochés
-brusquement par le mot de Sainte qu’ils ont
-une terreur violente de ne plus être assez
-étrangers.</p>
-
-<p>— Ce sont des danseuses qui « passent » ?
-demande Nanni. Je ne connais pas cette musique.
-C’est un ballet nouveau peut-être.
-Mais cela ressemble à Rameau.</p>
-
-<p>Sainte ne dit rien. Les violons rythment
-un chant pastoral de haut style. Et les pieds
-des danseuses achèvent la cadence.</p>
-
-<p>— Nanni, murmure Sainte, Nanni, je n’ai
-pas très bien compris. Vous avez un projet…
-un grand projet…</p>
-
-<p>Les applaudissements de la salle chassent
-la paix de ce coin sombre. Puis l’orchestre
-reprend et aussi les bonds des ballerines,
-sur une autre musique.</p>
-
-<p>— De qui est cette musique ? demande
-encore Nanni.</p>
-
-<p>— Oh Nanni, Nanni, pourquoi ne répondez-vous
-pas ?… Vous parliez d’une grande
-chose… vous disiez au général que vous alliez
-partir… Où allez-vous partir ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas.</p>
-
-<p>— Dites… Oh ! Nanni.</p>
-
-<p>— Je ne sais pas…</p>
-
-<p>— Vous savez quand vous partirez ?</p>
-
-<p>Comme elle est anxieuse du sort de cet
-homme ! Elle lui était si cruelle jadis. Ce
-matin elle ne le sentait pas. Pourquoi l’appelle-t-elle
-ainsi ?</p>
-
-<p>— Ce n’est pas ce soir ?</p>
-
-<p>Il hésite. S’il parle, il acceptera de l’aimer.
-Car elle demande toutes les réponses à travers
-celle-là seule.</p>
-
-<p>Il dit pourtant :</p>
-
-<p>— Ce soir. Si.</p>
-
-<p>Dans l’ombre, elle cherche ses yeux. Mais
-il baisse la tête.</p>
-
-<p>— Nanni, ne partez pas sans me dire…</p>
-
-<p>— Je n’ai rien à vous dire.</p>
-
-<p>— Alors c’est moi qui ai besoin de parler.</p>
-
-<p>Il respire.</p>
-
-<p>— Vous avez parlé… Vous avez trop
-parlé…</p>
-
-<p>Elle craint qu’il ne s’enfuie. Elle est prête
-à l’entourer de ses bras s’il fait le mouvement
-de partir.</p>
-
-<p>— Nanni… Nanni…</p>
-
-<p>C’est une toute petite qui implore. J’aime
-cette plainte. Je voudrais qu’elle soit heureuse.
-Mais je voudrais qu’il soit heureux.
-Saura-t-elle ?</p>
-
-<p>— Nanni…</p>
-
-<p>Il lui prend la main. Amicalement ? Même
-pas.</p>
-
-<p>— Il faut nous quitter… je dois vous quitter…
-vous allez dire cette chose… cette
-chose… vous l’avez lue ?</p>
-
-<p>— Je viens de la lire. Je n’y pense pas.
-Vous allez me quitter ? Non. Non.</p>
-
-<p>— Que faites-vous, après avoir dit ?</p>
-
-<p>— Il faut que j’aille dans la salle. J’ai promis
-à M<sup>me</sup> de Hocques de la rejoindre, et je
-passerai un instant dans sa baignoire.</p>
-
-<p>— Je vais vous quitter, Sainte.</p>
-
-<p>— Ne partez pas. Ne partez pas encore.</p>
-
-<p>— Il faut que je parte. On va vous appeler.
-On va m’appeler, moi aussi, ailleurs. Je penserai
-à vous.</p>
-
-<p>Il se lève. Elle est accablée. Elle ne bouge
-pas. Pauvre amour que tout heurte !</p>
-
-<p>Il pose sa main droite sur la tête de Sainte.</p>
-
-<p>— Mon enfant, je serais content que vous
-veniez tout à l’heure si vous le pouvez.</p>
-
-<p>Elle se dresse, radieuse :</p>
-
-<p>— Où puis-je vous voir ?</p>
-
-<p>Elle a de la joie plein la figure.</p>
-
-<p>— Voulez-vous dans une heure et demie
-au Black Bar, rue Cambon ?… vous viendrez,
-mon amie ?</p>
-
-<p>Sainte lui prend les mains et y pose sa
-bouche. Et elle s’enfuit dans l’ombre du
-décor.</p>
-
-<p>La salle fait un bruit sourd. C’est l’entr’acte.</p>
-
-<p>Nanni vient près de moi. Il me regarde
-sans me reconnaître. Il s’éloigne avec de
-grands gestes.</p>
-
-<p>Des machinistes viennent me déranger. Je
-ne trouve pas de meilleur abri que le centre
-de la scène et je m’occupe à dévisager la salle
-entre les pans du grand rideau.</p>
-
-<p>C’est un auditoire choisi. La meilleure société
-anglaise de Paris s’y est retrouvée et
-quelques groupes de convalescents munis de
-leurs infirmières, situent et datent cette foule
-à peine moins élégante qu’à d’anciennes
-fêtes. Le président de la République dans sa
-grande loge, en face, ne semble pas davantage
-« de circonstance ». Son frac et son
-cordon évoquent des inaugurations, des dîners,
-des bals dont nous avaient déshabitués
-sa petite silhouette provinciale, — macfarlane
-et casquette de yachting — dans tous les cinémas
-qui l’ont fait suivre par leurs appareils
-entre Dixmude et Altkirch.</p>
-
-<p>C’est presque nuit déjà. Tous les lampadaires
-électriques donnent plein feu, les
-rampes du balcon et des galeries flamboient
-aussi copieusement.</p>
-
-<p>L’orchestre se prépare. Derrière moi, on
-a roulé le grand piano. Je dois céder la place.
-Contre le portant, Félia Litvinne. Cela représente
-beaucoup d’hymnes et beaucoup de
-succès. J’ai le temps de trouver Cobral. Je
-vais le trouver.</p>
-
-<p>On frappe. Prélude. Chant.</p>
-
-<p>Je fais un pas. Cobral est devant moi.</p>
-
-<p>— Vous êtes invisible ? dit-il. Voilà une
-heure que je vous cherche.</p>
-
-<p>Il me prend par le bras et m’entraîne vers
-un petit foyer orné de divans et de tapis
-rouges. Personne. Si. Devant la psyché,
-une petite chanteuse comique, célèbre depuis
-longtemps, se farde « à la poupée ». Elle ne
-nous voit même pas et s’en va bientôt, pour
-guetter son entrée.</p>
-
-<p>Cobral est très à son aise, bien entendu.
-Mais je me suis juré qu’il ne s’en tirerait
-pas, cette fois, par ses divagations de vieux
-diable d’opérette.</p>
-
-<p>— Vous êtes un enfant, commence-t-il.</p>
-
-<p>— Bah !</p>
-
-<p>— Vous êtes un enfant, je ne puis trop le
-répéter. Quelle est cette figure que vous avez
-faite en sortant du salon de M<sup>me</sup> de Hocques ?</p>
-
-<p>— Alors je devais trouver naturel ?…</p>
-
-<p>— Surtout ne me parlez pas de ce qui est
-naturel. C’est un de ces mots que je ne puis
-souffrir. Avouez d’abord que, grâce à moi,
-vous avez tâté d’un fameux déjeuner ?</p>
-
-<p>— Et avouez, vous…</p>
-
-<p>— Et avouez encore qu’on a tenu des propos
-amusants ? Vous ne me reprocherez pas
-de me vanter. Car mon rôle dans le menu a
-été simplement inférieur. Et dans la conversation,
-il a été nul.</p>
-
-<p>— Mais ensuite…</p>
-
-<p>— Vous savez que Pretty passe immédiatement
-après Litvinne ? Il faut que vous écoutiez
-cela. Après nous partirons.</p>
-
-<p>— Je vais vous écouter d’abord, avant
-d’écouter Pretty.</p>
-
-<p>Il me touche l’épaule familièrement. Un
-air de vouloir me donner des conseils d’ancien.</p>
-
-<p>— Je disais que vous êtes un enfant parce
-que…</p>
-
-<p>Il rit. Impossible de trouver à ce rire une
-fausse note. Acteur, va !</p>
-
-<p>— Parce que vous êtes un enfant, achève-t-il.
-Vous n’allez tout de même pas me demander
-des explications ?</p>
-
-<p>— Si.</p>
-
-<p>— Et vous savez tout !</p>
-
-<p>— Quoi ? Je sais quoi ?</p>
-
-<p>— On vous a tout raconté. On a tout raconté
-devant vous. L’expédition de la nuit.
-Nos moyens de la préparer. L’idéalisme formidable
-de notre entreprise. A-t-on négligé
-de vous donner un programme détaillé de la
-journée ? Ne vous plaignez pas, savourez cet
-imprévu que vous ne retrouverez jamais !
-Tous nos actes ne sont que des points d’action
-reliés par notre idée. Cette femme qui
-va parler et faire une espèce de scandale,
-devant le chef du gouvernement, devant des
-membres de la presse, vous comprenez la
-signification de cela, j’imagine ?</p>
-
-<p>— Soit.</p>
-
-<p>— Quoi, je vous prie ?</p>
-
-<p>— Ces hommes qui dormaient…</p>
-
-<p>— Ces hommes nous gênaient. Etait-il
-convenable, pour notre rêve de paix instantanée,
-de laisser l’un réclamer à la tribune
-tout l’or du pays et tous les adolescents, et
-l’autre signer peut-être un ordre d’attaque
-propre seulement à prolonger la bataille ? Ils
-ne peuvent plus nuire.</p>
-
-<p>— Qu’avez-vous fait ?</p>
-
-<p>— Ils dorment comme vous dites. Ils
-s’éveilleront demain vers midi. Ce repos de
-vingt-quatre heures les aura parfaitement
-reposés.</p>
-
-<p>— Supposons que ce n’est pas un crime.
-Vous êtes pourtant des criminels de toucher
-à l’indépendance de leurs actes.</p>
-
-<p>— Ma conscience dit que non. Elle s’y
-connaît.</p>
-
-<p>— La mienne me dit de vous avertir ou de
-vous livrer. Vous avez attiré ces hommes
-dans un guet-apens. Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Vous l’avez vu. D’ailleurs je suis loin
-d’eux. Vous me gardez.</p>
-
-<p>— Il y a quelqu’un auprès d’eux.</p>
-
-<p>— Qui ? Les domestiques ont congé.</p>
-
-<p>— Soit. Et M<sup>me</sup> de Hocques est ici. Et si
-je disais qu’elle est une espionne et vous un…</p>
-
-<p>— Vous commettriez deux fois le péché de
-mensonge. Rien ne prouve qu’elle soit espionne.
-Et voici mes papiers qui prouvent
-que je suis Français.</p>
-
-<p>— Cependant si je racontais ce que j’ai
-vu ?…</p>
-
-<p>— On vous arrêterait immédiatement, car
-il serait inadmissible que vous ayiez attendu
-la fin de l’après-midi pour dénoncer un événement
-du matin. Et puis il est évident que
-vous êtes des nôtres.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas vrai.</p>
-
-<p>— Qu’on interroge Sainte ? Elle vous a vu
-tout le jour avec nous… Allons, allons, tout
-est réglé. Mais ne vous troublez pas… Essayez
-de croire ce qu’on vous a dit et travaillez,
-malgré vous, à la réalisation d’une grande
-idée humaine.</p>
-
-<p>— Le plus fou de tout cela est que je ne
-sers à rien.</p>
-
-<p>— Si, vous êtes le témoin. Vous aurez vu
-que nous ne sommes ni des fous ni des criminels
-et que, pour préparer un écho foudroyant
-à ce que fera, seul, Nanni ce soir,
-tout ce que nous faisons était nécessaire,
-utile, indispensable. Vous ne pouvez pas
-encore le savoir. Vous le saurez bientôt.</p>
-
-<p>— Je suis donc le témoin malgré moi. Alors
-vous auriez pu vous dispenser de me mêler
-si visiblement à vos démarches. Je vous ai
-présenté à des amis. Que vont-ils penser ?
-Me voilà compromis.</p>
-
-<p>— Il fallait cela pour que vous restiez avec
-nous. Sinon vous m’auriez déjà brûlé la politesse.</p>
-
-<p>— Vous êtes odieux, monstrueux, immonde…</p>
-
-<p>— Et vous, vous me plaisez beaucoup…</p>
-
-<p>Cobral rit énormément et se lève.</p>
-
-<p>— Allons entendre la prose de Cobral.</p>
-
-<p>Il regarde sa montre.</p>
-
-<p>— Qu’il est tard !… Si elle ne passe pas
-de suite, tant pis pour elle, pour vous et pour
-moi… Je ne puis attendre et je vous suis…</p>
-
-<p>— Vous me suivez où ?</p>
-
-<p>— A <i>l’Exigeant</i>. Il est quatre heures. Vous
-m’avez promis de me conduire à <i>l’Exigeant</i>.
-J’ai bien peur que nous n’y trouvions plus
-personne. Venez.</p>
-
-<p>Il me pousse vers le plateau.</p>
-
-<p>La salle crie de joie vers la cantatrice qui
-a chanté tout son répertoire de guerre dans
-un bon nombre de langues.</p>
-
-<p>Le régisseur annonce : « Mademoiselle
-Pretty Pray ».</p>
-
-<p>Et voilà Sainte dans la lumière nue de la
-rampe. Son petit tailleur la fait plus minuscule
-encore. Mais sa voix sonne, décidée.</p>
-
-<p>Je ne fais pas attention au titre. Cobral ne
-quitte pas du regard sa montre qu’il tient à
-la main.</p>
-
-<p>Sainte dit :</p>
-
-<p>« Au nom du peuple de Paris, au nom du
-peuple Français, au nom de la terre et des
-hommes de toute la terre… »</p>
-
-<p>— C’est en prose, me souffle Cobral.</p>
-
-<p>… « Je déclare que l’heure du calme est
-venue et que demain les êtres ne se tueront
-plus. La paix universelle sera signée, je le
-jure, avant le prochain midi… »</p>
-
-<p>Le silence de la salle est invraisemblable.
-La foudre les a frappés. Ils sont morts. Tous
-ces yeux, toutes ces oreilles, tous ces cœurs
-ne sentent plus, ne vivent plus, pour être si
-matériellement silencieux.</p>
-
-<p>— Pretty a une diction admirable, approuve
-Cobral. Venez. C’est l’heure.</p>
-
-<p>Nous cherchons la sortie. J’entends encore
-la voix nette et souple :</p>
-
-<p>« Pas une arme ne doit se lever à partir
-de cette heure-ci. Le chef des défenseurs
-alliés s’est endormi en souriant et ce soir, le
-chef des envahisseurs… »</p>
-
-<p>— Où est Nanni ? Nous sommes tellement
-en retard. Il saura bien nous joindre.</p>
-
-<p>Nanni est dans l’auto qui nous attend.</p>
-
-<p>— Mon cher, dit Cobral, pendant que nous
-filons confortablement, mon cher je n’ai pas
-connu Sarah à vingt-cinq ans, mais je prétends
-que cette petite Sainte est encore plus…</p>
-
-<p>Nanni est content.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Seize heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Seize heures.</i></p>
-
-
-<p>Je n’ai pas pris garde à la route que nous
-suivions : ce chauffeur imbécile a descendu
-l’avenue du Trocadéro. Nous arriverons à
-<i>l’Exigeant</i> pour ne trouver que le concierge
-et le veilleur. Tant mieux ! Hé ! pourquoi me
-réjouir de ce retard qui se chiffrera par un
-minimum de minutes ? Je souhaite un accident,
-une folie, un miracle. Comment sortir
-de cet engrenage où l’on me tient ? Ne pas
-arriver, ne plus reculer, ne plus bouger, ne
-plus être, ah, ne plus être.</p>
-
-<p>Que faisons-nous sur le Cours-la-Reine ?
-Joie ! Le chauffeur ne connaît pas son chemin.
-<i>L’Exigeant</i> est au haut de la rue Montmartre
-et le voilà qui passe le pont Alexandre
-III. Je ne veux pas rire. Je ne veux pas
-livrer mon contentement. On va perdre un
-quart d’heure, une demi-heure peut-être, et
-nous trouverons la rédaction désertée.</p>
-
-<p>L’auto stoppe devant la Chambre des Députés.</p>
-
-<p>Cobral saute hâtivement.</p>
-
-<p>— Suivez-moi.</p>
-
-<p>Je suivrai donc.</p>
-
-<p>Nanni reste dans la voiture.</p>
-
-<p>Cobral exhibe je ne sais quels papiers qui
-lui ouvrent toutes les portes. Peut-être n’a-t-il
-pas de coupe-file mystérieux ? Son autorité
-et son allure de trombe suffisent à l’introduire.</p>
-
-<p>Dans les pas perdus, deux journalistes me
-reconnaissent et courent vers moi.</p>
-
-<p>— Vous savez la nouvelle ? dit le petit gros
-mélancolique dont je n’ai jamais su le nom.</p>
-
-<p>— Venez vite ! crie Cobral.</p>
-
-<p>— Quelle nouvelle ? dis-je en me dérobant.</p>
-
-<p>— Cardiette… Cardiette n’est pas là…</p>
-
-<p>— Il est malade sans doute. Il sera demeuré
-dans son lit.</p>
-
-<p>— Mais, mon bon, dit l’autre, — un maigre
-à monocle, — je viens de chez lui. On ne l’a
-pas vu depuis dix heures. Ses domestiques
-ne se rappellent pas où il déjeunait.</p>
-
-<p>Je ne les écoute plus. Cobral est venu
-prendre mon bras et m’emporte vers une tribune.
-De quel droit entre-t-il dans cette tribune ?</p>
-
-<p>Nous y sommes seuls. Les autres sont
-bondées. Les parlementaires sont en nombre
-dans leurs fauteuils d’orchestre. Il vient d’y
-avoir une agitation considérable qui s’apaise.</p>
-
-<p>C’est le silence tout d’un coup.</p>
-
-<p>Le président de la Chambre s’est levé. Il
-parle :</p>
-
-<p>« Messieurs, l’absence de M. René Cardiette
-est inexplicable et angoissante. Je ne
-veux même pas dire, au nom de tous, le souci
-qui nous atteint profondément à ne pas le
-voir ici, même si cette séance n’eût pas dû
-briller de ses paroles. Laissons cette inquiétude
-violente au fond de nos cœurs et ne
-pensons qu’à l’intérêt de la patrie, qui exige
-des actes immédiats. Vous allez être appelés,
-Messieurs, à vous prononcer sur trois projets
-de lois qui importent à la Défense Nationale.
-Nous savons que vous leur ferez le sort
-glorieux qu’ils méritent. Mais le discours
-préliminaire de M. René Cardiette vous
-devait donner tous éclaircissements sur elles
-et vous en faire saisir l’urgence. Cette
-urgence, je veux doublement vous la prouver
-en vous lisant moi-même ce discours
-dont il m’a confié les feuillets. Vous me pardonnerez
-d’être si médiocre interprète de ce
-verbe patriotique. »</p>
-
-<p>Un long cri unanime jaillit de toutes les
-poitrines. Peut-être quelques protestations
-ont-elles essayé une dissonance timide. Le
-formidable hourrah des parlementaires de
-tous les partis a raison des restrictions chétives.</p>
-
-<p>Cobral hausse les épaules.</p>
-
-<p>— Je le savais, bougonne-t-il.</p>
-
-<p>Il sort de son portefeuille une lettre cachetée
-et m’entraîne hors de la tribune. Il
-appelle le premier huissier qui passe.</p>
-
-<p>— Voulez-vous remettre ce billet à M. le
-Président, s’il vous plaît ? C’est de la part de
-M. René Cardiette. Je suis le nouveau secrétaire
-de M. René Cardiette. Faites vite.</p>
-
-<p>L’huissier s’empresse.</p>
-
-<p>Nous rentrons dans la tribune. Le président
-a pris dans une serviette de maroquin
-les pages d’un discours. Il sonne pour imposer
-le silence qu’a rompu le jet d’enthousiasme
-où la curiosité a sa part.</p>
-
-<p>Le silence revient, total.</p>
-
-<p>Debout, maigre, élégant, net, le président
-s’enorgueillit de cette parole qu’il va faire
-sienne et sa voix part comme un trait :</p>
-
-<p>« Citoyens… »</p>
-
-<p>Le mot porte une émotion dans toutes les
-mémoires de cette France représentée.</p>
-
-<p>« Citoyens, mes frères, citoyens, fils de la
-grande blessée et de la victorieuse bientôt,
-vous vous êtes dressés, vous vous êtes unis,
-vous avez frappé l’assaillant : votre vaillance
-est imbattable et votre acharnement guerrier
-se perfectionne jusqu’au génie. Pourtant,
-citoyens, je vous crie : « Aux armes »…</p>
-
-<p>Cet appel me trouble comme il trouble
-tous les assistants. Le président n’a pas la
-déclamation large et sonore de Cardiette,
-mais il donne à chaque mot une valeur solide,
-et chaque mot n’est pas seulement un mot.</p>
-
-<p>Cobral a son visage obstinément tranquille.
-Pourtant il murmure avec impatience :</p>
-
-<p>— Que fait cet huissier ? Pourquoi ne se
-presse-t-il pas ?</p>
-
-<p>A ce moment, un huissier paraît au pied
-de la tribune, monte jusqu’au président et
-pose la lettre de Cobral sur son bureau. Le
-président, surpris, s’interrompt. L’huissier
-lui dit quelques mots que nous ne pouvons
-entendre. Le président déchire l’enveloppe
-fébrilement. Il lit. Il est bouleversé. Il est
-défiguré de stupeur.</p>
-
-<p>La salle chuchote.</p>
-
-<p>Sonnerie.</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Messieurs, dit le président, je reçois un
-avis de M. René Cardiette. Il est souffrant,
-mais ne peut dire où ni comment. Il s’excuse
-de son absence, mais affirme que son discours
-ne peut plus être prononcé, étant en
-désaccord avec ses nouvelles obligations et
-avec les événements. Ce langage est trop
-mystérieux, Messieurs, pour que je ne réclame
-pas toute votre courtoisie. Je vous demande
-de remettre cette séance et le débat
-qu’elle comporte, à mardi prochain. Je suis
-certain que d’ici là tout sera éclairci. Déplorons
-seulement ces trois jours de retard
-apportés à une délibération nationale. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Après l’effarement de la première minute,
-une rumeur naît et se répand. La rumeur des
-grandes colères. Quelle révolte va crier ? Et
-qu’adviendra-t-il des grandes idées destinées
-au peuple ? Ah si je parlais ! si j’avais la franche
-simplicité de dire ce que je sais ! Lâche !
-Lâche !</p>
-
-<p>— Vous êtes rêveur ? questionne Cobral
-en riant.</p>
-
-<p>Et il ouvre brutalement la porte de la tribune.</p>
-
-<p>— Taïaut ! Taïaut ! crie-t-il. Demain vous
-direz : Hallali ! avec moi. Partons.</p>
-
-<p>Derrière nous le nuage crève. Debout,
-criant, gesticulant, doublant le vacarme avec
-le claquement de leurs pupitres, les parlementaires
-ne sont que fureur et indignation.
-L’orage éclate indescriptiblement.</p>
-
-<p>Taïaut !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Dix-sept heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Dix-sept heures.</i></p>
-
-
-<p>L’heure des crieurs de journaux s’achève
-rue Montmartre. Ce temps de guerre met le
-soir au milieu de l’après-midi et les feuilles
-qui sortaient autrefois avant le dîner courent
-les rues dès quatre heures, ou même trois.</p>
-
-<p>Nous venons après la dernière volée de
-cette horde hétéroclite où tous les âges,
-toutes les détresses, tous les courages s’attellent
-pour de naïfs bénéfices en distribuant le
-communiqué.</p>
-
-<p>Le pathétique de ces dernières nouvelles
-est rigoureusement précis. Le communiqué
-de quinze heures et de vingt-trois heures
-remplace par sa brièveté tragique feues les
-manchettes grossières des procès douteux ou
-des belles explosions.</p>
-
-<p>Devant l’hôtel de <i>l’Exigeant</i> deux vieilles,
-très bien dessinées, attendent encore au guichet
-leur stock quotidien. Elles sont lentes
-comme des ruines et s’en iront, cahotants,
-criailler le journal avec une petite voix qui
-ne fera de peine à personne. Il y a trop de
-tristesse terrestre maintenant pour que cela
-fasse de la peine.</p>
-
-<p>Aux fenêtres, nulle lumière. La concierge
-rêve sur le seuil et se finit les ongles avec
-une aiguille à tricoter. Tout est calme. Nous
-avons perdu trois quarts d’heure. Je veux
-dire que nous avons gagné trois quarts
-d’heure.</p>
-
-<p>Nanni demande à nous quitter. Il veut se
-rendre au Black Bar. Il regrette de n’être pas
-resté au Trocadéro. En tous les cas il n’a rien
-à faire ici et rien à dire. Cobral lui laisse
-l’auto qu’il renverra au plus vite.</p>
-
-<p>La flèche blanche reprend sa course.</p>
-
-<p>Cobral ne semble pas le moins du monde
-pressé. J’aimerais mieux lui voir sa hâte incroyable
-de tout à l’heure et qu’il fût amèrement
-déçu, là-haut. Il regarde la façade,
-curieusement.</p>
-
-<p>— Cette odeur, me dit-il, ce parfum d’encre
-grasse et de papier qu’il y a autour des
-grands journaux me plaît énormément. Quand
-on a vécu dans cette atmosphère, on doit en
-avoir la nostalgie. Vous y avez vécu ?</p>
-
-<p>Au café, voisin de la grand’porte, j’aperçois,
-derrière les vitres, Marsy. Paul Marsy est
-secrétaire de la rédaction à <i>l’Exigeant</i>. S’il
-a quitté son bureau, il n’y a personne au journal
-puisque, sévère capitaine, il s’en va de son
-bord le tout dernier. Cobral ne le connaît
-pas. Cobral n’ira pas le deviner dans ce café
-hanté de reporters où il consomme le demi-brune
-et le sandwich réparateurs.</p>
-
-<p>Cobral a suivi mon regard. Peut-être ai-je
-tressailli ?</p>
-
-<p>— Qui est ce monsieur ?</p>
-
-<p>Il ne le connaît pas. Je peux répondre à
-ma guise. Allons donc, innocent, est-ce que
-Cobral n’a pas deviné ? Si imperceptible qu’ait
-pu être ce mouvement de plaisir à savoir
-<i>l’Exigeant</i> vide de son équipage, Cobral l’a
-perçu.</p>
-
-<p>Puis-je mentir ?</p>
-
-<p>— C’est Marsy, le secrétaire de la rédaction.
-Mais dites, Cobral, ce n’est pas à lui…</p>
-
-<p>— Diable, ricane-t-il, entrons vite. Vous
-êtes sûr qu’il ne nous a pas vus ? Il ne faut
-pas le mêler à nos affaires.</p>
-
-<p>Deux étages d’escalier morne. Escalier de
-service. Escalier de travail. Ce n’est pas le
-genre de ces vieux journaux où l’escalier de
-pierre conduit à des torchères électriques une
-lourde rampe forgée. On n’a le temps que de
-travailler ici. Un jour, sans doute, il conviendra
-de songer au luxe. On y viendra certainement.
-Ce n’est pas encore le temps d’y
-songer.</p>
-
-<p>— Pourquoi monter, Cobral ? Nous ne verrons
-personne. Il n’y a plus personne.</p>
-
-<p>Il monte. Il pousse la porte.</p>
-
-<p>Dans l’antichambre une ampoule électrique
-clignotte comme une veilleuse. Il est évident
-que tout est abandonné. Les portes sont unanimement
-closes.</p>
-
-<p>Cobral ouvre la première venue. C’est une
-grande salle, avec des tables et des piles de
-numéros. Sans intérêt.</p>
-
-<p>Une autre porte résiste. Le mot « caisse »
-est cloué au-dessus. Encore moins d’intérêt.</p>
-
-<p>Une autre. Une autre. Rien.</p>
-
-<p>S’il n’y avait pas cette ombre qui nous
-entoure comme un brouillard, Cobral verrait
-mon sourire satisfait. Mais il ne faut pas qu’il
-le voie. Il faut même que je cesse de sourire
-ainsi. Vous ne savez donc pas que ce Cobral
-n’a pas besoin de ses yeux pour voir que je
-souris et que j’ai du contentement. Ai-je un
-réel contentement ? Je tremble de le voir
-triompher une fois de plus. Il triomphera de
-moi, puisqu’il triomphe de tout.</p>
-
-<p>Je le suis dans son effronté cambriolage.
-Car il vient pour prendre quelque chose.
-Quoi ?</p>
-
-<p>Un couloir tout à fait obscur. Nous butons
-à des marches. Nous montons ou descendons.
-Je ne peux dire exactement si nous
-montons ou si nous descendons. Cobral fait
-à peine de bruit. Il se glisse le long des murs,
-comme un chat. Sa main qui tâtonne rencontre
-le bouton d’une porte. Il ouvre. Lumière.</p>
-
-<p>Quelqu’un écrit sous la lampe.</p>
-
-<p>— En voilà une heure pour faire un pèlerinage ?
-s’écrie Fagan qui se décide à me
-reconnaître.</p>
-
-<p>— Présentez-moi, dit Cobral.</p>
-
-<p>Fagan est abasourdi. Notre invasion brutale
-et mystérieuse en même temps peut surprendre.
-Notez aussi que ce garçon s’absorbait
-dans quelque littérature. C’était un poète
-d’avenir que le journalisme a dévoré, mais qui
-se débat. Et le soir, après neuf heures consacrées
-à corriger des échos ou à rédiger des
-notes impersonnelles sur la vie chère, le mouvement
-antirépublicain en Chine, les bienfaiteurs
-des mutilés et autres thèmes attendrissants,
-il se reprend au jeu des pensées et des
-rythmes à quoi son emploi du temps l’a mal
-préparé.</p>
-
-<p>— Que puis-je faire pour vous ? demande-t-il
-avec une bonne humeur excessive. Vous
-nous apportez de la copie ?</p>
-
-<p>Il relève la mèche énorme qui lui tombait
-sur le nez et donne un peu de gaîté à son
-visage candide que le souci a fripé trop tôt.</p>
-
-<p>— Mon bon Fagan, je n’ai pas de goût à
-la copie aujourd’hui… C’est monsieur qui
-veut… qui tient…</p>
-
-<p>— Ce ne sera pas commode, grogne Fagan,
-important… Nous sommes tellement nombreux…
-Mais je puis en parler au patron…
-Vous avez des idées ?</p>
-
-<p>— Des idées, s’écrie Cobral, des idées, ah
-qui aurait des idées, si, moi ?…</p>
-
-<p>Je tranche :</p>
-
-<p>— Vous connaissez Cobral, de nom tout au
-moins. Rappelez-vous : Cobral… Cobral…</p>
-
-<p>Il ne se souvient pas.</p>
-
-<p>Cobral sourit.</p>
-
-<p>— Ne parlons pas de moi… Je ne vois pas
-pourquoi monsieur se rappellerait mon nom…
-Je n’ai jamais fait parler de moi… Ce n’est
-pas aujourd’hui que je commencerai…</p>
-
-<p>Fagan tourne des commutateurs. Enfin
-nous ne sommes plus dans cet ensevelissement
-de ténèbres. J’étouffais sous le poids
-de l’obscurité.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas ému ? blague Fagan qui
-me voit respirer difficilement… Nous vous
-avons eu quelques semaines parmi nous…
-Il n’y a pas si longtemps…</p>
-
-<p>— J’étais un piètre journaliste à vos yeux ?…
-Trop avide de ne voir que des spectacles pittoresques
-et de les décrire à mon aise… J’ai
-toujours rechigné devant les reportages médiocres,
-où il faut traiter, sans caractère et
-sans violence mais avec sobriété, goût et art,
-des questions insignifiantes.</p>
-
-<p>— Vous êtes le même être impossible toujours,
-admire narquoisement Fagan… Et
-vous n’êtes pas ému de revoir votre ancien
-bureau ?</p>
-
-<p>— Pas ému. Etonné de n’avoir jamais remarqué
-l’état de ruine et d’inconfort où est
-tenue cette pièce, réservée pourtant à six ou
-sept personnages presque tous délicats.</p>
-
-<p>— Mon petit, dit Fagan, c’est peut-être
-dégoûtant. Mais aucun de nous ne s’en aperçoit.
-Nous travaillons trop pour nous occuper
-de cette cuisine-là.</p>
-
-<p>Nous voilà dans un bavardage sympathique.
-Il est plein d’indulgence pour moi, ce grand
-jeune homme qui portait en lui assez de foi
-et de fougue pour n’avoir jamais d’amertume.</p>
-
-<p>— Pardonnez-moi si je vous presse, mais
-j’ai peu de temps, coupe Cobral presque sèchement.</p>
-
-<p>— Au fait, dit Fagan, poli, vous ne m’avez
-pas encore exposé…</p>
-
-<p>Cobral réfléchit. Puis :</p>
-
-<p>— Je viens de la Chambre, dit-il.</p>
-
-<p>Fagan, avec indifférence :</p>
-
-<p>— Ah !</p>
-
-<p>— Vous êtes au courant ?</p>
-
-<p>— Oui, dit Fagan, si vous voulez parler
-de l’incident Cardiette. Il n’est pas venu prononcer
-le discours attendu. C’est même la
-raison de notre retard, ce soir : Vous ne savez
-pas que <i>l’Exigeant</i> a paru en retard ?</p>
-
-<p>— Cela ne fait rien, dit Cobral.</p>
-
-<p>Une pause.</p>
-
-<p>— Vous pouvez toujours tirer une nouvelle
-édition ? reprend-il.</p>
-
-<p>— Il n’en est pas question. Je ne saisis
-pas ce que vous voulez me dire.</p>
-
-<p>— J’entends, dit Cobral, que vos machines
-sont prêtes jusqu’au lendemain à tirer une
-édition nouvelle s’il le faut ?</p>
-
-<p>— Naturellement. Les formes restent sur
-les machines. Et il y a des ouvriers de garde
-à l’imprimerie. C’est au rez-de-chaussée.</p>
-
-<p>Cobral est sous la lumière jaune d’une
-lampe qui marque à son front le relief trop
-puissant des tempes entêtées.</p>
-
-<p>— Je vous apporte votre deuxième édition.</p>
-
-<p>Fagan se demande s’il n’est pas halluciné.
-Cobral le regarde, comme l’hypnotiseur fixe
-son médium.</p>
-
-<p>— Je viens de la part de Cardiette avec les
-quelques lignes sensationnelles qu’il m’a confiées.
-Vous ne savez pas qu’il a écrit une lettre
-au Président de la Chambre.</p>
-
-<p>— Je le sais.</p>
-
-<p>— Déjà ? Mes compliments. Cela s’est
-passé il y a trente minutes. On vous a dit le
-texte de cette lettre ?</p>
-
-<p>— On me l’a téléphoné.</p>
-
-<p>— Bon. Cardiette disait être empêché de
-venir et renoncer à prononcer son discours.
-Il ne disait pas pourquoi ?</p>
-
-<p>— Non.</p>
-
-<p>— Il me l’a dit. Il ne pouvait l’expliquer
-dans une lettre officielle. Mais voici les quatre
-lignes — quatre, pas une de plus, vous compterez — qui
-donnent la clé de sa conduite.
-N’est-ce pas sensationnel ?</p>
-
-<p>Fagan pose une main sur l’appareil téléphonique.
-Il regarde Cobral avec un petit frémissement
-de colère.</p>
-
-<p>— Malheureusement, mon cher monsieur,
-la lettre que Cardiette a envoyé au président
-de la Chambre, est un faux.</p>
-
-<p>Je vous dis que Cobral a juré ! Il est assez
-maître de lui pour n’avoir pas articulé son
-juron. Mais je sais qu’il a juré. Ha ! Ha !
-voilà que je devine les cris intérieurs, comme
-lui ! La contagion…</p>
-
-<p>Mais il dit posément :</p>
-
-<p>— On vous a téléphoné cela aussi ?</p>
-
-<p>— Si vous voulez, dit Fagan.</p>
-
-<p>Et Cobral, bonhomme :</p>
-
-<p>— Raison de plus pour éclairer cette situation
-compliquée. Il n’y a que quatre lignes.
-Il faut téléphoner à l’imprimerie sans perdre
-un instant.</p>
-
-<p>Fagan décroche le récepteur.</p>
-
-<p>— Vous téléphonez à l’imprimerie ?</p>
-
-<p>— Parbleu, dit Fagan.</p>
-
-<p>Et il jette un numéro.</p>
-
-<p>— Tiens ! murmure Cobral qui fouille dans
-sa poche, c’est le numéro du commissariat
-de police ?</p>
-
-<p>Fagan ne bronche pas.</p>
-
-<p>— Raccrochez le récepteur aussitôt.</p>
-
-<p>Et Cobral braque son revolver.</p>
-
-<p>Fagan n’a pas d’armes, et son dévouement
-ne servirait pas à empêcher la fuite de Cobral.
-Il raccroche le récepteur.</p>
-
-<p>— Maintenant téléphonez à l’imprimerie.</p>
-
-<p>Cobral est tout contre lui, le canon du
-revolver sur la nuque. Il faut céder. Que
-faire ? Je suis paralysé. Et si je bouge, c’est
-sur moi que Cobral tirera.</p>
-
-<p>— Si l’un ou l’autre fait un geste, je tue
-M. Fagan. Cela serait absurde.</p>
-
-<p>Fagan parle dans le téléphone. Il répète ce
-que Cobral lui souffle : Ordre de remettre les
-machines en marche. Une édition nouvelle
-est commandée pour dix-huit heures. Et il
-dicte la note de Cobral :</p>
-
-<p>« M. René Cardiette écrit à <i>l’Exigeant</i> :
-« Le général et moi renonçons à tout acte
-belliqueux et invitons le peuple Français à
-approuver la paix que nous réclamons dans
-les vingt-quatre heures. »</p>
-
-<p>— Une manchette extraordinaire, intime
-Cobral. La moitié de la page occupée dans
-toute sa largeur par ce titre : « La paix sera
-signée demain. » Et en sous-titre : « Le gouvernement
-français et l’état-major décident
-de suspendre définitivement les hostilités. »</p>
-
-<p>Fagan est blême. Il cherche, en obéissant,
-le moyen de terrasser Cobral. S’il savait que
-je suis prêt à le seconder ! Mais il me croit le
-complice de ce bandit. Cobral est un bandit.
-Et c’est un bandit qui vient d’Allemagne.</p>
-
-<p>Si ces lignes paraissent, l’émeute dévastera
-Paris. Il ne faut pas qu’elles paraissent.
-Je saurai agir. Je dois agir.</p>
-
-<p>— C’est tout, dit Cobral. Allons au bar.</p>
-
-<p>Et à Fagan :</p>
-
-<p>— S’il vous plaît, mon cher Fagan, passez
-le premier, vous ne pouvez rien. Il faut céder.
-N’essayez pas de me faire prendre. Car je
-vous abattrai instantanément et je ne serai
-pas commode à coffrer ensuite. Soyons amis,
-c’est plus pratique.</p>
-
-<p>Nous sortons.</p>
-
-<p>La veilleuse clignotte encore dans l’antichambre.
-Personne.</p>
-
-<p>Qui de nous trois est la véritable victime ?
-Et quel est le fou ?</p>
-
-<p>L’escalier. La voûte. Notre attitude ne
-peut révéler notre pensée. Fagan, l’esprit
-tendu ardemment vers le geste qui arrêtera
-la catastrophe en route, n’a pas une ombre
-de sang au visage. Cobral cache son revolver
-dans la main ; il marche entre nous deux.
-Nous passons très naturellement devant la
-concierge.</p>
-
-<p>— Il n’y a pas de lettres pour moi ? lui demande
-Fagan avec un petit tremblement de
-voix.</p>
-
-<p>— L’auto n’est pas encore là ! crie Cobral.
-Harry est un imbécile ou Nanni un malappris.
-On ne prive pas les gens de leur auto
-dans une pareille circonstance. Que devons-nous
-faire ?</p>
-
-<p>Il dit en riant :</p>
-
-<p>— Attendons-la.</p>
-
-<p>Et tous trois, devant la porte, nous causons.
-C’est une légende terrible que je suis
-en train de rêver. Ce n’est pas vrai que je me
-tais devant cet assassin ? Pourtant Fagan est
-audacieux. Mais quelle issue à cette contrainte ?</p>
-
-<p>— J’ai été présenté à votre directeur, il y
-a longtemps… dit Cobral, posément… Il m’a
-paru intelligent et actif et très artiste…
-J’aime tant que l’on soit artiste… Il m’a plu
-à cause de cela… un nerveux, mince et gris,
-avec des yeux froids, des yeux qui veulent…
-Il est peut-être trop artiste. Pourtant il a sacrifié
-ses goûts et son dilettantisme à l’avenir
-de son journal… au moment où je l’ai vu, il
-hésitait à faire de cette feuille, ancien pamphlet
-socialiste, le quotidien du théâtre et
-des mondanités… Il est plus solide aujourd’hui…
-De vrai les femmes du monde sont
-infirmières et font la charité, ce n’est pas
-s’éloigner d’elles que se consacrer aux besoins
-matériels de Paris et de tous ceux
-atteints par la guerre… vous êtes de mon
-avis, naturellement ?</p>
-
-<p>Fagan, pâle et méprisant, ne regarde pas
-Cobral. Mais il me regarde moi, avec une
-intensité qui me gêne. Je fuis ce regard. Il
-doit être un reproche. Il ne sait pas. Il ne sait
-pas. Et il reproche. Si vous saviez, Fagan !</p>
-
-<p>— Enfin ! clame Cobral.</p>
-
-<p>C’est l’auto blanche.</p>
-
-<p>Il nous fait monter, s’assied à côté de Fagan
-et me laisse prendre le strapontin.</p>
-
-<p>— File, Harry, où tu dois aller et passe
-rue Cambon au Black Bar.</p>
-
-<p>Et vers moi :</p>
-
-<p>— Je vous y rejoindrai quand M. Fagan
-sera en sûreté jusqu’à demain.</p>
-
-<p>L’auto vole sur le pavé.</p>
-
-<p>La Bourse, l’Opéra, la rue de la Paix.
-Tout est calme. L’or danse et chante dans la
-lumière folle des étalages.</p>
-
-<p>Fagan me regarde. Que veut-il ? Je fuirai
-ces yeux. Je fuis ces yeux suppliants. Assez
-de cauchemars dans ma tête. Je ne veux pas
-ajouter ce regard épouvantable qui implore.
-Ou qui condamne !</p>
-
-<p>Cobral fait celui qui est content d’aller en
-promenade. Il est invraisemblable. Il faut le
-tuer. Oh, ma rage…</p>
-
-<p>Pourquoi Fagan m’appelle-t-il ainsi ? Je ne
-peux plus éviter son regard ! Je vois ses yeux
-maintenant, ses yeux qui sont effrayants à
-voir. Il me juge. Il m’égale à Cobral. Quelle
-haine me vient de ces yeux ! Comprend-il ?
-Je veux qu’il comprenne ma conduite. Le tréfonds
-de ma pensée doit lui apparaître.</p>
-
-<p>Ah, c’est la sienne qui m’apparaît. Fagan,
-Fagan, vous savez que je ne suis pas un assassin.
-Vous voyez que je subis la même
-contrainte que vous. Je ne peux m’en évader.
-Vous le voyez. Vous voyez le drame. Vous
-voyez mon innocence. Que dites-vous encore,
-Fagan ? Que demandez-vous ? Votre sort
-m’est inconnu, mais il n’y aura pas de crime.
-L’homme qui n’a pas tué ce matin ne tuera
-personne. Ne craignez pas. S’il a dit que vous
-seriez libre demain il n’a pas menti. Vous
-serez libre. Que dites-vous ? Oh ce cri de
-votre âme. Que criez-vous, Fagan ?</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>J’entends ! j’entends ! Le journal, l’édition,
-le scandale, l’émeute. Oui, j’entends. Je vous
-dis que j’entends, vous voyez bien que j’entends.
-Il faut empêcher cela ? Comment ?
-Cela n’est pas possible. Eh bien, si, si. J’ai
-donné mon silence à Cobral. Mais je sauverai
-Paris. Je sauverai. Je trouverai. Je vais
-trouver. Entendez-moi, Fagan, la chose monstrueuse
-n’aura pas lieu. Courage ! Courage !
-Victoire !</p>
-
-<p>Il comprend tout ce qui se passe en moi.
-Il croit. Il a confiance. La flamme de ses
-yeux s’éteint. Il baisse les paupières. Il est à
-bout de forces. Mais il est heureux puisque
-j’ai promis. Ah ! il sait bien que j’ai promis.</p>
-
-<p>Où sommes-nous ? L’auto s’arrête devant
-des vitres éclatantes. C’est le Black Bar. Je
-dois quitter Fagan et Cobral. Je descends. Je
-regarde Fagan. Il ne rouvre pas les paupières.
-Il cache ses yeux maintenant. Mais je sais
-qu’il y a du calme dedans et de l’espoir.</p>
-
-<p>— Au revoir, jette Cobral, désinvolte.</p>
-
-<p>Et il emmène son prisonnier.</p>
-
-<p>Je vous ai promis, Fagan.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Dix-huit heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Dix-huit heures.</i></p>
-
-
-<p>Les habitués de Black Bar s’en vont. Bu,
-le thé.</p>
-
-<p>Nanni est venu ici attendre Sainte. C’est
-elle qui a demandé ce rendez-vous ; et il l’accordait
-avec égarement. Pourquoi a-t-il été si
-brusquement impatient de Cobral et de moi ?
-Je sais que Cobral voulait l’amener à <i>l’Exigeant</i>.
-Et il n’a pas insisté, quand Nanni s’est
-déclaré rebelle à toute démarche supplémentaire.
-Cobral est beau joueur. Le départ de
-Nanni a peut-être aggravé la difficulté de la
-situation. Je ne puis supposer que Nanni soit
-le complice de Cobral. A trois, nous aurions…</p>
-
-<p>Il n’est pas dans le salon du rez-de-chaussée.
-Je le découvre à l’entresol où il est rigoureusement
-seul dans le hall qui sent la
-Chine.</p>
-
-<p>Il se lève dès qu’il me voit entrer.</p>
-
-<p>— Que savez-vous d’elle ? Qu’a-t-elle fait ?</p>
-
-<p>Je suis tellement bouleversé par la scène
-précédente que je ne sais répondre.</p>
-
-<p>Je demande :</p>
-
-<p>— De qui parlez-vous ?</p>
-
-<p>— Sainte, où est-elle, où est-elle ?</p>
-
-<p>— Hé, je ne sais pas, nous l’avons quittée
-au même moment ! Vous lui avez dit de vous
-rejoindre ici ?</p>
-
-<p>— Pourquoi tarde-t-elle ? Un malheur est
-arrivé. Pourvu qu’elle ne soit pas morte…</p>
-
-<p>Cette détresse est très jeune. Je ne me
-soucie pas de M<sup>lle</sup> Pretty Pray. Les femmes
-sont ingénieuses dans n’importe quelle aventure.
-Pretty est plus femme que les autres
-femmes. Il n’est personne qui soit aussi
-femme que Pretty. Pretty ou Sainte, comme
-vous voudrez.</p>
-
-<p>— Vous ne pensez pas, gémit Nanni, qu’elle
-soit en danger ?</p>
-
-<p>Quel danger ? Oh ! que ces gens de passion
-sont ennuyeux ! Quel danger menacerait
-cette petite bonne femme habile ? Elle a
-dit qu’elle viendrait. Elle viendra. Et c’est
-tout. Ridicule Nanni, qui tremble pour une
-gamine sur laquelle il s’imagine avoir tout
-soudain des droits. On ignore pourquoi il
-aurait des droits sur elle. Convoitise humaine !
-Ambition, prétention, orgueil !…
-Misère…</p>
-
-<p>— Il est six heures, dit Nanni, et la matinée
-peut ne pas être finie… Mais dans une
-demi-heure je vais aux nouvelles.</p>
-
-<p>Qu’il aille où bon lui semble ! Une demi-heure ?
-Eh ! dans une demi-heure, le numéro
-de <i>l’Exigeant</i> sortira des presses pour courir
-la rue. J’ai dix minutes à moi. J’ai quinze
-minutes au plus pour agir. Et je me répète
-ce mot « agir », qui me paraît le plus comique
-de la langue française. Celui qui ne sert à rien.</p>
-
-<p>Agir ? Agir ?</p>
-
-<p>Quoi ?</p>
-
-<p>Nanni frappe la table où sursautent les
-tasses pleines d’eau blonde :</p>
-
-<p>— Est-ce que ce sacré papier que lui a
-fourré Cobral aurait valu des ennuis à l’enfant ?
-Je ne l’avais pas lu. Je ne l’ai pas écouté.
-Que disait-il, ce papier ?</p>
-
-<p>Je pouffe. C’est nerveux.</p>
-
-<p>— Pauvre homme, ce papier travaillait
-pour vous, d’après ce que j’ai entendu.</p>
-
-<p>— Pour moi ? Pour moi ?</p>
-
-<p>— On y parlait de la paix.</p>
-
-<p>Et je ris. Ça me fait mal de rire sans
-gaîté. Je ne rirai plus jamais. Cette minute
-de fou rire me donnera la haine de toute gaîté
-feinte ou involontaire.</p>
-
-<p>— Cobral a voulu cela, soupire Nanni. Je
-n’y connais rien. Il eut mieux valu me laisser
-agir. Je me demande même s’il n’est pas
-imprudent de désarmer ce côté-ci avant de
-blesser l’autre.</p>
-
-<p>— C’est la première fois que vous vous le
-demandez ?</p>
-
-<p>— Oui, et la dernière. Car ce qui est fait est
-fait. Philosophie à bon marché, mais la seule
-permise par les circonstances pressantes. Si
-nous avons commis des fautes, il est trop tard
-pour se repentir. Des actes ! des actes ! Il
-n’est question que d’agir.</p>
-
-<p>Ho ! le même mot qui me tarabuste le
-crâne ! Agir ! Agir !… Nanni est fou à lier.</p>
-
-<p>— Vous pensez, lui dis-je, que tout n’est
-pas irréprochable dans notre conduite.</p>
-
-<p>— Sainte ne doit pas être gênée à cause de
-nos entreprises. Si Cobral l’a mise dans l’embarras,
-c’est un crime. C’est un crime que
-je châtierai. Oh ! je ne veux pas. Mais qu’elle
-vienne ! qu’elle vienne !</p>
-
-<p>— Vous ne saviez donc pas tout ce que
-Cobral voulait faire ?</p>
-
-<p>Nanni me regarde, hagard.</p>
-
-<p>— Je ne comprends pas ce que vous dites.
-Cobral voulait faire quelque chose ?</p>
-
-<p>— Nanni, vous ne m’écoutez pas. Comment
-pourriez-vous comprendre ? Dites-moi seulement
-si Cobral est votre ami.</p>
-
-<p>— Mon ami. Bon. Qui ? Cobral ? Soit. Il
-est mon ami. Et Sainte ne l’est pas. Enfin
-nous n’avons pas le droit de l’engager sur une
-route dont elle ignore le terme. Je vous jure
-que je suis anxieux. Je suis aussi anxieux
-qu’on puisse être. Je ne vis plus.</p>
-
-<p>— Patientez, Nanni. Elle devait rester
-auprès de M<sup>me</sup> de Hocques. Elle se sera attardée.
-Parlons de Cobral.</p>
-
-<p>— Elle ne peut s’attarder. C’est elle qui a
-voulu venir ici. Elle veut me parler. Elle a
-voulu. Je m’abandonne à elle. Voyez dans
-quelle fièvre je suis. Je vais la voir, je vais
-lui parler. Tout à l’heure, au Trocadéro, je
-l’ai approchée, mais je me suis contraint. Je
-ne pouvais parler tant l’amour se débattait
-en moi. Je n’ai rien dit. Je serais parti pour
-toujours. Mais elle veut que je parle. Elle
-veut que je la voie. Et je n’ai plus de calme.
-Vous souvenez-vous que ce matin j’étais
-maître de moi ? Ah, c’est angoissant d’aimer.</p>
-
-<p>— Cobral va venir. Il n’aimera peut-être
-pas vos épanchements.</p>
-
-<p>— Pourquoi parlez-vous tout le temps de
-Cobral ? Qui songe à Cobral ? Qu’il soit là ou
-qu’il n’y soit pas, c’est tout un pour moi. Je
-préfère qu’il n’y soit pas. Il me déplaît. Pardon,
-je veux qu’il vienne et qu’il sache que
-je suis en grande colère.</p>
-
-<p>— Il a agi contre vos souhaits ? C’est votre
-ami pourtant. Je croyais que vous agissiez
-en pleine entente.</p>
-
-<p>— Certainement. Mais je ne peux parler
-de quoi que ce soit tant que je ne serai pas
-rassuré. Vous n’imaginez pas quelle torture
-est l’ignorance des faits.</p>
-
-<p>— Vous saviez qu’elle disait publiquement
-des pages destinées à causer une impression
-violente ! Si je l’avais su, je n’aurais pas laissé
-faire.</p>
-
-<p>— Vous avez raison. Avec ces êtres-là on
-ne sait jamais où l’on va. Ils commandent
-quand on croit qu’ils obéissent. Ils s’en vont
-à la seule minute précieuse où leur collaboration
-est nécessaire. Je ne peux le chasser,
-que voulez-vous ?</p>
-
-<p>— Vous le connaissez bien ?</p>
-
-<p>— Qui ? Oh ! je connais Sainte depuis des
-années. Je la connais et je ne la connais pas.
-Elle est très belle. Elle a eu toutes sortes de
-talents. Des talents artistiques. Elle me plaît.
-Il faudrait pouvoir ne jamais aimer.</p>
-
-<p>— Depuis combien de temps connaissez-vous
-Cobral ?</p>
-
-<p>— A déjeuner, je souffrais, figurez-vous. Et
-cela s’est dissipé. Je suis dans une torpeur
-hallucinée. Je n’y suis plus, à vrai dire, puisque
-j’ai cette frayeur de ne pas savoir… Où
-est-elle ? Où est-elle ?</p>
-
-<p>— Après tout, vous valez mieux que lui.
-Aidez-moi. Je veux que <i>l’Exigeant</i> ne paraisse
-pas. Je l’ai promis.</p>
-
-<p>— Cela m’est égal, mon cher… Pourquoi
-<i>l’Exigeant</i> ne paraîtrait-il pas ? C’est un journal.</p>
-
-<p>— Vous vous moquez de moi, Nanni.</p>
-
-<p>Il passe ses petites mains dans ses cheveux
-exaltés.</p>
-
-<p>— Je me moque de vous ? Pourquoi ? Je ne
-pense qu’à elle. Vous me la retrouverez, dites ?</p>
-
-<p>Comme il est las ! Tout s’est rompu en lui.
-L’amour revenu et l’extrême inquiétude l’ont
-martyrisé.</p>
-
-<p>— Vous me parlez, Nanni, comme si vous
-ne saviez rien de Cobral.</p>
-
-<p>— Je ne sais rien de Cobral… Qui est
-Cobral ?</p>
-
-<p>Redevient-il insensé ? Tant de tempêtes ne
-serviront-elles qu’à le rendre à sa pauvre
-réclusion de malade ?</p>
-
-<p>— Je parle de votre ami Cobral. Il n’y a
-qu’un Cobral. C’est déjà trop qu’il y en ait un.</p>
-
-<p>— Je sais de qui vous parlez. Mais je ne
-connais pas cet homme. Ce n’est pas moi qui
-pourrais vous dire comment je l’ai connu…
-Il me sert, voilà tout. Il sert mes idées. Sauf
-à m’accabler par de lourdes erreurs, comme
-de mêler Sainte à ce drame. Et puis ce n’est
-pas un drame.</p>
-
-<p>— Alors il y a dans votre journée des événements
-que vous n’avez pas prévus avec lui ?</p>
-
-<p>— Hé là ! je n’ai rien prévu. Que vous dire
-là-dessus ? Il m’annonçait ce matin que nous
-ferions des choses extraordinaires. Et cela
-s’est borné à courir les cafés, les journaux,
-les concerts de charité, et à déjeuner avec des
-gens que je ne connais pas, mais qui sont
-importants sans doute. C’est petit. C’est petit.
-C’est petit vraiment.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas au courant du salon de
-M<sup>me</sup> de Hocques ?</p>
-
-<p>— Quel salon ?</p>
-
-<p>— Et les cigares…</p>
-
-<p>Nanni rit comme un enfant.</p>
-
-<p>— Vous êtes comique, dit-il, avec votre
-interrogatoire qui ne signifie rien.</p>
-
-<p>— Et la visite à <i>l’Exigeant</i> ne signifie rien ?</p>
-
-<p>— Je ne sais pas ce que vous dites. Quelles
-questions ! Vous ne voyez pas que je meurs
-d’angoisse et que toutes ces comédies de
-votre imagination me sont insupportables ?</p>
-
-<p>— Pardonnez-moi, Nanni, mais il faut que
-vous me répondiez rapidement.</p>
-
-<p>— Non. Qu’on me laisse tranquille. J’ai
-du chagrin. Je vais tellement souffrir si elle
-ne vient pas. Pourquoi ai-je cru qu’elle voulait
-enfin m’aimer un peu ?</p>
-
-<p>— Répondez-moi. Les minutes battent la
-charge vers une révolution, si vous ne parlez
-pas.</p>
-
-<p>— Que voulez-vous ?</p>
-
-<p>— Nanni, Nanni, je ne sais pas très bien
-qui vous êtes, mais je sais que vous n’êtes
-pas un Cobral, vous.</p>
-
-<p>Il ricane douloureusement :</p>
-
-<p>— Tout de même ?</p>
-
-<p>— Vous servez une idée. Cobral en sert
-une autre. Plutôt Cobral sert quelqu’un.</p>
-
-<p>— Je veux la paix. Lui aussi.</p>
-
-<p>— Pas de la même manière. Pas pour les
-mêmes causes. Je vous affirme, Nanni, que
-Cobral n’est pas d’un pays allié et qu’il sème
-ses paroles comme on sème des bombes ou
-des signaux.</p>
-
-<p>— Cela n’est pas vrai. Qui vous l’a dit ? Je
-ne connais pas Cobral. Et vous ne pouvez pas
-le connaître mieux que moi.</p>
-
-<p>— Nanni, ce n’est pas vous qui êtes en danger :
-c’est la France. Je suis, moi, entraîné
-à votre suite dans une tentative chimérique
-et peut-être sublime. Je vous admire à travers
-mon épouvante. Vous êtes une figure
-ressuscitée, vous êtes un être double et unique
-qui va, de son coup d’aile prodigieux, tenter
-la fortune qu’il a violée jadis et soumise
-rudement.</p>
-
-<p>— Vous rêvez ? Pourquoi ce lyrisme ? Mais
-vous dites la vérité, la grave et la simple vérité.
-Cette audace vous plaît. Je m’en doutais : je
-l’ai dit à Cobral.</p>
-
-<p>— Vous irez en Allemagne cette nuit et
-vous avez résolu d’anéantir un repaire que
-vous avez découvert. Cela peut aider à la conclusion
-de ces luttes sanglantes. Cela peut
-nous approcher de la paix.</p>
-
-<p>— Oui, c’est le rêve, le rêve de l’aigle et
-de l’envol, mais il aurait fallu que je ne revoie
-pas Sainte avant ce départ. Elle me trouble
-et je pense à elle autant qu’à ma destinée.</p>
-
-<p>— Vous ne voyez pas, Nanni, que Cobral
-agit contre vous ?</p>
-
-<p>— Allons donc, il a dit qu’il se mettait à
-mes ordres ! Il a la même hantise de bonheur
-humain. Et dans l’événement d’aujourd’hui
-il s’est chargé de tout ce qui pourrait contribuer
-à m’aider. Il voulait préparer les esprits.
-Il m’a dit avoir écrit quelques articles et aussi
-la prose que Sainte a lue au Trocadéro. Mais
-je crains qu’il n’ait été imprudent. C’est un
-imprudent, ce Cobral. Il faut mettre des
-imprudences au service de ma cause. C’est
-celle du monde entier.</p>
-
-<p>— Et des crimes aussi à votre service !
-Que diriez-vous si l’on faisait disparaître le
-chef de nos armées et le porte-parole du parlement ?</p>
-
-<p>— Ah ! je dirais que c’est impossible. Ne
-pensons pas à cette honte. Il faut au contraire
-que je les sente tendus de tout leur effort
-pour me risquer dans cette audace qui ne
-fera que décider la déroute de l’ennemi.</p>
-
-<p>— N’en parlons pas. Alors faut-il parler
-d’un manifeste que toute la presse répandrait
-dans Paris et par la France, signifiant à la
-nation que ses chefs l’abandonnent et que ses
-soldats ne seront pas menés à la victoire ?</p>
-
-<p>— Le peuple se soulèverait. Mais l’ennemi
-aurait profité déjà de ces désertions, et ce serait
-la débandade sanglante. Cela ne peut être.</p>
-
-<p>— Un journal paraît dans un quart d’heure
-avec le manifeste que j’ai dit.</p>
-
-<p>— Un journal ? Quel journal ?</p>
-
-<p>— <i>L’Exigeant.</i></p>
-
-<p>— Vous êtes fou. Qui a permis cela ? Qui
-a osé cela ?</p>
-
-<p>— Cobral.</p>
-
-<p>— C’est lui ? C’est lui qui tout à l’heure
-allait à <i>l’Exigeant</i> ?</p>
-
-<p>— Avec une intrépidité d’apache il a fait
-chanter le chef des informations et l’a emmené
-prisonnier. Les presses roulent maintenant.</p>
-
-<p>— Et vous laissez faire ! Assassin !</p>
-
-<p>— J’ai promis à Cobral de me taire. Est-ce
-que vous avez promis, vous ?</p>
-
-<p>— Non. Je n’étais informé de rien. Je suis
-la dupe. Je suis criminellement dupé. Ah,
-cette vermine sur les ailes de l’aigle. L’oiseau
-de proie n’est-il plus qu’une proie ?</p>
-
-<p>Il se lève, ardent et magnifique.</p>
-
-<p>— Puis-je servir à parler à votre place,
-demande-t-il ?</p>
-
-<p>— Oui. Venez au téléphone. Demandez
-<i>l’Exigeant</i>. Dites que vous êtes le directeur,
-et ordonnez d’interrompre le tirage ou, s’il est
-trop tard, la vente.</p>
-
-<p>Nous courons à la cabine téléphonique.
-Nous attendons, l’oreille aux récepteurs. Le
-numéro n’est pas libre.</p>
-
-<p>Nous ne parlons pas. Nos yeux se reconnaissent.
-La franchise finit par répondre à la
-franchise. Fût-ce entre un fou et un… Mais
-quoi ! Ne suis-je pas un fou, moi aussi ? Je
-deviens fou, lentement, sourdement, âprement.</p>
-
-<p>Pas libre.</p>
-
-<p>Je tape du pied. Je domine bien mal mes
-nerfs, moi que l’on a dominé tout le jour.
-Nanni est fixé dans sa contrainte. Je vois le
-sang battre aux veines de ses tempes.</p>
-
-<p>On répond enfin.</p>
-
-<p>Le journal est à peine tiré. On n’a rien mis
-en vente. On promet de lui obéir. Le chef de
-l’atelier a parlé respectueusement, comme au
-patron.</p>
-
-<p>Nous nous regardons. J’ai les yeux pleins
-de larmes. Nous restons, un temps qui me
-paraît l’éternité, face à face, vides de pensée
-et d’âme. Puis Nanni s’approche, met ses
-bras autour de mon cou et m’embrasse, puéril.
-Et il me quitte là, chancelant.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Je le rejoins à la même table. Nous sommes
-toujours seuls dans tout l’étage. Nous nous
-asseyons péniblement comme deux coureurs
-épuisés.</p>
-
-<p>— Hélas, geint Nanni, j’ai un bruit stupide
-dans la tête. Excusez-moi : c’est la fièvre.</p>
-
-<p>Pauvre garçon ! Je retrouve à peine le profil
-impérial dans ces traits qu’une grande
-indignation n’a visités que pour les rendre à
-l’effroi de tout à l’heure. La pensée de Sainte
-t’écrase, pauvre Nanni !</p>
-
-<p>— Je vais téléphoner au Trocadéro, dit-il
-en se levant. Il faut que je sache. Il y a trop
-d’obscurité dans tout ce que je touche.</p>
-
-<p>Il sort avant que j’aie tâché de l’apaiser.</p>
-
-<p>Et Sainte surgit :</p>
-
-<p>— Où est Nanni ?</p>
-
-<p>Une grande joie à sa vue. J’ai eu peur, moi
-aussi. J’ai peut-être eu peur pour l’angoisse
-de Nanni. Ou pour moi-même, qui sait ?</p>
-
-<p>— Il vous attend. Mais vous, d’où venez-vous ?
-Dites-moi, dites-moi.</p>
-
-<p>Elle tremble. Elle est secouée comme un
-drapeau dans le vent.</p>
-
-<p>— Je n’ai rien. Nanni est là. Je suis heureuse.
-J’avais peur qu’il ne vienne pas.</p>
-
-<p>— Il est là. Soyez bonne pour lui. Soyez
-douce. Et cette représentation s’est bien terminée ?
-On vous a écoutée ?</p>
-
-<p>— Jusqu’au bout, religieusement, idiotement.
-Et quand j’ai eu fini, une huée formidable.
-Epouvantée, je me suis enfuie, je me
-suis perdue à travers les couloirs, et j’ai rencontré
-par hasard Moquin, le critique, qui
-m’a fait sortir et m’a mise en taxi. Il a été
-très bon. Il répétait constamment : « Ce
-n’était pas à faire ! Ce n’était pas à faire ! »</p>
-
-<p>— Vous êtes sauvée, c’est tout ce qu’il faut.</p>
-
-<p>— J’étais comme folle. J’ai donné au chauffeur
-une adresse incompréhensible. Je roule
-depuis deux heures. Qu’est-ce que ça fait ?</p>
-
-<p>Elle est toute dans ses yeux qui brillent
-d’un éclat nouveau…</p>
-
-<p>— Nanni ! crie-t-elle.</p>
-
-<p>C’est un hymne, ce cri.</p>
-
-<p>Elle lui tend les bras. Il lui prend les
-mains. Je m’éloigne. J’essaierai de penser à
-quelque chose pendant qu’ils parleront. Pouvoir
-penser à quelque chose qui ne bouge
-pas. Et penser à une seule chose…</p>
-
-<p>Nanni et Sainte ne parlent pas. Ils s’aiment
-à pleins yeux. Je suis sûr qu’ils se voient pour
-la première fois de leur vie. C’est peut-être
-leur premier bonheur. Ou le dernier.</p>
-
-<p>Ils sont trop beaux ! Je ne penserai pas à
-eux, c’est dit. Je ne penserai à rien. Ah ! ce
-n’est pas faisable, et Cobral me hante. Il a joué
-de moi avec autorité. Il m’a mis dans l’impossibilité
-de parler et de le dénoncer. Pourtant
-cet individu malfaisant doit être arrêté, condamné,
-tué. C’est grave de tuer un homme.
-Je le tuerais s’il ne s’était pas confié à moi.
-Je l’ai presque trahi en faisant échouer sa
-dernière manœuvre, mais ne pas parler eut été
-trahir la patrie. Et, s’il reste libre, il exécutera
-le reste de ses crimes. Je ne me ferai pas
-son complice. Il m’a obligé à je ne sais
-quelle réserve, mais puis-je m’y tenir quand
-il faut sauver mes frères ?</p>
-
-<p>Il médite quelque sinistre. Peut-être va-t-il
-entraver la folle équipée de Nanni, ce
-soir ? Que fera-t-il pour cela ? N’a-t-il pas
-commencé l’ignoble forfait dont je ne devine
-que l’intention ?</p>
-
-<p>Nanni et Sainte ne parlent pas.</p>
-
-<p>Sainte baisse un peu le front. Je vois mieux
-son cou. Il est élégant, mais si fragile qu’on
-a de la pitié. Nanni l’enveloppe de son regard.
-Et je crois que le regard de Nanni n’est pas
-tout à elle. Comme ces lampes dont les
-rayons dépassent une statue et font son
-ombre immense sur le sol, les yeux de Nanni
-sont très haut et très loin, mais Sainte est
-emportée par l’imagination du visionnaire.
-Elle fait corps avec sa vision. Il lève un peu
-la tête, lui, comme s’il avait peur qu’elle
-tienne trop de place dans son horizon.</p>
-
-<p>Je me jette au travers de leur extase craintive.</p>
-
-<p>— A quelle heure, dis-je à Nanni, est fixé
-le départ ?</p>
-
-<p>— Vingt-trois heures. Vous y viendrez ?</p>
-
-<p>— Vous le demandez ? Sainte y viendra
-aussi ?</p>
-
-<p>— Vous le demandez ? dit-elle. Je veux être
-près de Nanni tant que Nanni sera près de
-mes mains et puis, près de mes yeux.</p>
-
-<p>— Il sera près de votre cœur quand vous
-reviendrez seule chez vous, Sainte.</p>
-
-<p>— Il sera dans mon âme.</p>
-
-<p>Elle sourit pour que son aveu un peu solennel
-ait l’air négligent.</p>
-
-<p>Pourquoi suis-je là qui les interromps ?
-Pourquoi y a-t-il autre chose que de l’amour
-et de la douceur ? Tout serait si beau dans la
-mesure d’une harmonie absolue.</p>
-
-<p>— Je suis malheureux d’empêcher vos
-paroles, dis-je gauchement.</p>
-
-<p>— Vous n’empêchez rien, dit-elle. Je parle
-pour la première fois à quelqu’un que j’aime
-et je ne dis pas un mot. Et j’entends aussi
-tout ce qu’il me dit.</p>
-
-<p>— Hélas ! crie Nanni, il n’est pas que de
-l’amour.</p>
-
-<p>J’essaie de plaisanter :</p>
-
-<p>— Il y a la guerre.</p>
-
-<p>Mais il dit aussi vite :</p>
-
-<p>— Il y a la paix.</p>
-
-<p>Et fiévreux, tremblant, à voix rauque :</p>
-
-<p>— Suis-je donc complètement seul ? Je
-n’aurais pas cru que je serais complètement
-seul. Un homme est venu à moi, se targuant
-du même rêve. C’était pour me trahir. Et j’ai
-failli l’aider à répandre la haine, la douleur,
-la mort, la guerre dans la guerre, moi qui vis
-pour donner un peu de bonheur. Je n’ai pas
-vécu avant cette minute. Je sors de mon existence
-vaine comme si je m’échappais du sommeil.
-Je commence à vivre et je finirai très
-vite. Et ma vie n’aura duré que quelques
-heures. Après, s’il se peut, il y aura pour moi
-des années où je respirerai, où je regarderai,
-où j’aimerai, il y aura de l’amour pour moi — après.
-Mais d’abord, ceci pourquoi je suis
-fait. Ce n’est pas une illusion. Ni moi, ni un
-autre, ni d’autres ne m’ont suggéré cet acte.
-Mais il est sûr que je devais l’accomplir, et
-il est sûr aussi qu’il réussira. Est-ce qu’il
-ne suffit pas vraiment, tout ce sang qu’il y a
-derrière nous ? Des siècles de cadavres nous
-précèdent. Cessons ce jeu. Quittons le cirque
-et retrouvons les fauves dans la nature où
-leur place est marquée. La nôtre n’est point
-parmi eux. Pourquoi tant d’orgueil dans le
-cœur de celui que je suis ? Je n’ai rien fait
-encore. Rien ne me signale aux vivants. Mais
-j’ai honte pour eux des morts inépuisables,
-et les guerres passées me pèsent aux épaules
-comme si j’en étais le coupable. Laissons
-toute apologie. Chacun fait ce qu’il fait, ne
-m’empêchez pas de finir ma tâche et elle servira
-le bonheur terrestre en ajoutant une
-gloire nouvelle aux victoires de mon pays…</p>
-
-<p>Il pose les mains sur la table comme sur
-une carte, Les mains impériales couvraient
-ainsi le dessus de la terre. Mais Nanni
-retourne ses mains doucement pour le geste
-d’hospitalité et de bonté. Et il prend la main
-de Sainte pour y appuyer sa bouche.</p>
-
-<p>Sainte l’aime. Sainte le voit. Elle s’effraye
-du rêve de Nanni et s’offre de tous ses yeux
-à l’accaparer. Je sens bien qu’il ne parle que
-pour fuir ces yeux. Il précise son ambition
-par des mots, pour être certain qu’elle n’est
-pas partie de lui et que son amour ne le fait
-pas hésiter dans l’abnégation jurée.</p>
-
-<p>Je veux le sauver de Cobral maintenant.</p>
-
-<p>— Nanni, quelqu’un nous menace. Pensez-y.</p>
-
-<p>— Eh bien, dit-il, Cobral viendra ici. Ne
-devons-nous pas dîner ensemble ?</p>
-
-<p>— Je ne vous dirai pas de l’éviter. Il faut
-le voir, au contraire. Mais il a compromis
-votre tâche. Il a ébauché une catastrophe. Qui
-sait de quoi il est capable ? Il y aura un
-malheur ce soir si cet homme est libre.</p>
-
-<p>— Où est-il ? dit Nanni. On ne peut l’arrêter.</p>
-
-<p>— Dans un instant, il sera ici.</p>
-
-<p>— C’est vrai, mais personne ne saura qu’il
-s’y trouve. On ne l’arrêtera pas.</p>
-
-<p>Nous nous taisons. Nanni guette mes
-paroles.</p>
-
-<p>— Je vois, Nanni, que vous avez un scrupule
-pareil au mien.</p>
-
-<p>— Je le tuerais volontiers, dit Nanni, mais
-c’est moi qu’on arrêterait et ce serait du temps
-perdu. Ne croyez-vous pas qu’on puisse
-attendre à demain ?</p>
-
-<p>— Eh ! malheureux, vous ne sentez pas que
-votre départ du Bourget peut être empêché
-s’il le veut ?</p>
-
-<p>— C’est un voleur de nos enthousiasmes.
-Mais nous lui avons donné notre silence.
-Nous pouvons lui demander qui il est. Il ne
-le dira pas.</p>
-
-<p>— Il faut que quelqu’un le lui demande. Et
-cela par devant de solides agents de police.
-Comment espérer qu’une maladresse le
-livrera ?</p>
-
-<p>Sainte nous écoute avec des yeux ronds de
-poule qui ne comprend pas et rit brusquement,
-interminablement :</p>
-
-<p>— Vous êtes deux imbéciles, dit-elle. Je
-trouve vos cas de conscience bien idiots, je
-vous le jure, et vous avez de la chance que je
-sois là.</p>
-
-<p>— Que ferez-vous de plus ?</p>
-
-<p>— J’irai chercher le commissaire de police
-du quartier. J’en profiterai pour expliquer
-décemment le scandale du Trocadéro, où ma
-réputation a dû recevoir une belle gifle.</p>
-
-<p>— Vous allez dénoncer ?</p>
-
-<p>— Avec joie. Votre monteur de complications
-a une odeur d’espion qui fixe son avenir.
-Je vais de ce pas m’occuper de lui.</p>
-
-<p>— Eh bien, elle a raison, dit Nanni. Allez,
-Sainte. Cobral ne doit pas vous retrouver
-ici.</p>
-
-<p>Je n’aime pas que Nanni encourage si facilement
-Sainte dans cette voie que les circonstances
-excusent, mais qui est un peu amère
-pour des goûts délicats. Il a l’air pressé
-qu’elle parte.</p>
-
-<p>— Où dînez-vous ? s’enquiert-elle.</p>
-
-<p>— Chez Pottier sans doute, près d’ici. Pour
-toute sûreté, je dirai au chasseur de nous
-suivre et vous viendrez le lui demander dans
-une heure.</p>
-
-<p>— Bravo ! dit Sainte que je n’ai jamais vue
-si joyeuse. Je vais tendre les filets.</p>
-
-<p>Elle va sortir.</p>
-
-<p>Elle revient et se tient devant Nanni. Il l’a
-vue venir à lui comme s’il recevait un coup
-terrible dans la poitrine. Comme il l’aime !
-Comme ils sont beaux !</p>
-
-<p>Anéanti de son amour et de son émoi, il
-s’assied, pâle. Ses cheveux ne cachent pas
-son front où je ne vois plus le tourment. Je
-ne sais peut-être plus le voir.</p>
-
-<p>Sainte prend la tête de Nanni entre ses
-mains, essaie de rire, et comme elle va pleurer,
-écrase ardemment ses lèvres sur ce front.</p>
-
-<p>Elle fuit sans se retourner.</p>
-
-<p>Nanni se tait un moment, puis vite, se lève,
-va jusqu’à l’escalier, se penche et revient :</p>
-
-<p>— Adieu.</p>
-
-<p>— Que me dites-vous ?</p>
-
-<p>— Je pars. Tout est bien puisque Cobral
-sera pris. Il faut que les mauvais soient
-punis. Qu’on le livre aux exécuteurs.</p>
-
-<p>— Vous ne restez pas ?</p>
-
-<p>— Je vais au Bourget. Excusez-moi : venez
-assister au départ.</p>
-
-<p>— Pourquoi partez-vous si tôt ? C’est à
-vingt-trois heures, disiez-vous ?</p>
-
-<p>— Vingt-deux.</p>
-
-<p>— Comment ?</p>
-
-<p>— J’ai dit vingt-trois pour ne pas la revoir.
-Je ne veux pas la revoir.</p>
-
-<p>— Sainte ? Vous la fuyez ?</p>
-
-<p>— Si je la revois, je ne partirai pas. Il y a
-trop d’amour dans cette âme d’enfant. Il y en
-a trop dans la mienne. Elle me retiendra, je
-vous dis, il faut qu’elle ne me retienne pas.</p>
-
-<p>— Elle va souffrir.</p>
-
-<p>— Hélas ! Je souffrirai davantage. Mais si
-je reviens, si je reviens… Je veux revenir…
-Je veux la revoir… demain, demain, après la
-chose…</p>
-
-<p>— Vous avez peur d’elle ?</p>
-
-<p>— Oh ! oui, puisque je l’aime. Et je n’ai pas
-le droit de l’aimer. Ce que je dois aimer, c’est
-l’heure de cette nuit. Rien autre. Adieu.</p>
-
-<p>Je tente de le retenir.</p>
-
-<p>— Non. Laissez-moi. Vous savez bien que
-je dois partir. Dites à Cobral… Mais il n’y a
-rien à dire à celui-là.</p>
-
-<p>Il serre mes mains à les rompre.</p>
-
-<p>— A ce soir, si vous pouvez. A demain, si
-je peux. A toujours, si vous croyez.</p>
-
-<p>— Nanni !</p>
-
-<p>Il n’est plus là.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Dix-neuf heures vingt."></h2>
-
-<p class="date"><i>Dix-neuf heures vingt.</i></p>
-
-
-<p>— Vous êtes seul ? Où est Nanni ?</p>
-
-<p>J’ai grand’peine à ne pas rire au nez de
-Cobral. Ce n’est plus le maître. C’est une bête
-traquée par l’inquiétude.</p>
-
-<p>— Nanni est parti. Sous prétexte de dîner
-plus vite et d’aller aussitôt visiter son appareil.
-Sans doute une rencontre féminine l’aura
-séduit avant le départ.</p>
-
-<p>Cobral sifflote pour distraire sa préoccupation.</p>
-
-<p>— Et non ! grommèle-t-il, je crois plutôt
-qu’il est allé à son appareil.</p>
-
-<p>— Au fait, il n’y a pas à l’en blâmer. Qu’est-ce
-que cela vous fait ?</p>
-
-<p>— Rien vraiment, dit Cobral trop vite. Cela
-ne me fait rien.</p>
-
-<p>— Comme vous êtes propre ! voudrez-vous
-de ma compagnie ? J’ai sur moi toute la boue
-du champ d’aviation.</p>
-
-<p>Il est impeccable. Je l’impatiente. Ou bien
-il est si tourmenté qu’il sera mécontent de
-toute chose.</p>
-
-<p>Je dis encore :</p>
-
-<p>— Sainte est venue.</p>
-
-<p>Il s’intéresse :</p>
-
-<p>— Qu’a-t-elle dit ? Cette matinée ?…</p>
-
-<p>— Il y a eu quelque vacarme.</p>
-
-<p>— Je sais. On vient de me donner les détails
-et c’était de l’attendu pour moi. Ce vacarme
-est excellent, décidément, excellent. Mais
-elle, Sainte, n’est pas ennuyée ?</p>
-
-<p>— De quoi ? Ah je ne saurais vous dire.
-Elle est demeurée trois minutes ici. Elle cherchait
-Nanni.</p>
-
-<p>— Ah ! que lui a-t-elle dit ?</p>
-
-<p>— Elle ne l’a pas vu. Il était parti quand
-elle est arrivée et je pense qu’elle est à sa
-recherche.</p>
-
-<p>— A ce point-là ? J’étais persuadé qu’elle
-l’avait en horreur.</p>
-
-<p>— Vous avez pourtant des yeux remarquables,
-Cobral.</p>
-
-<p>— On ne peut pas tout voir.</p>
-
-<p>— Je vous croyais capable de tout voir.
-Est-ce que cela vous gêne que ces enfants se
-plaisent ?</p>
-
-<p>— Quels enfants ?</p>
-
-<p>Il répond et questionne à la fois, machinal.
-Il ôte son feutre, le jette sur une table et
-s’assied lourdement à côté de moi.</p>
-
-<p>— Si nous allions dîner ? déclare-t-il. Vous
-avez pris votre thé ? Nous n’essayons pas un
-petit cocktail inoffensif ? Il est plus de sept
-heures. Vous ne voulez rien boire avant dîner.
-Dînons.</p>
-
-<p>Il se lève.</p>
-
-<p>— Où ? dit-il.</p>
-
-<p>Souriant :</p>
-
-<p>— Chez Pottier, nous serons tranquilles.
-Au moins c’est près d’ici.</p>
-
-<p>Il cherche son feutre comme s’il ne savait
-plus où il l’a mis. Je le lui donne. Qu’est-ce
-qui le trouble ?</p>
-
-<p>— On n’a pas encore crié <i>l’Exigeant</i> dans
-la rue, murmure-t-il. C’est mauvais.</p>
-
-<p>Je lui demande ce que cela veut dire. Que
-fait ce mot d’<i>Exigeant</i> dans son monologue
-que je ne suis pas assuré d’avoir nettement
-compris ?</p>
-
-<p>— Rien, fait-il rudement. Je n’ai pas parlé.</p>
-
-<p>Il se dirige vers l’escalier.</p>
-
-<p>— J’aurais voulu voir Nanni, dit-il.</p>
-
-<p>Et me regardant :</p>
-
-<p>— Il fallait dire à Sainte de… Mais vous
-ne pouviez pas savoir. C’est ma faute… Vous
-me contiez qu’elle est à sa recherche ? Je ne
-vois pas où elle le chercherait, cette petite.</p>
-
-<p>Il fait un geste d’insouciance obligée. Mais
-il l’interrompt et se met à rire :</p>
-
-<p>— Elle est sur la route du Bourget. Elle
-est peut-être au Bourget à cette heure-ci. Ce
-ne peut être différemment. Tout est bien,
-n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Et je vois, descendant à sa suite, le tressaillement
-confortable du rire secouer ses
-épaules.</p>
-
-<p>Pourtant sur le trottoir je l’entends murmurer
-amèrement :</p>
-
-<p>— Ce serait imbécile que ce journal ne
-paraisse pas.</p>
-
-<p>Il hésite à marcher. Il dit, très bas, pour
-lui seul :</p>
-
-<p>— Personne au monde n’est capable d’avoir
-contredit mes ordres. Alors ? Alors ?</p>
-
-<p>Je lui dis :</p>
-
-<p>— Téléphonez.</p>
-
-<p>Il hausse les épaules. C’est : non. Si je ne
-lui avais pas donné ce conseil, il téléphonerait.
-Cela va l’empêcher de m’ôter sa confiance.
-Bravo, je deviens subtil. Mais je
-n’aime pas faire le policier.</p>
-
-<p>— A table ! A table ! dit-il avec un gros
-rire de cloche fêlée.</p>
-
-<p>Nous traversons la rue où tous les réverbères
-sont éteints. Les autos avancent lentement
-et font gronder leurs trompes à chaque
-tour de roues. Si je poussais Cobral sous une
-de ces autos ? Qui le saurait ? C’est bien facile.</p>
-
-<p>Je suis lâche. Je suis lâche.</p>
-
-<p>Il est sur ses gardes peut-être, tout angoissé
-que je le sente. Il est plus fort que moi. Si
-je manquais le coup, il s’évaderait et serait
-imprenable. Patience, donc ! La ruse l’encercle.
-La Justice est en marche.</p>
-
-<p>Chez Pottier, Cobral ordonne le menu, sans
-me consulter. Mais son arrogance est presque
-attendrissante. Accroche-toi, pauvre homme,
-à ton orgueil qui surnage dans la débâcle !
-Tu sens le flot, qui t’assaille et te bat comme
-une falaise minée jusqu’à l’os.</p>
-
-<p>Je parle trop. J’entreprends cent histoires
-inutiles. Je les narre mal et je ne les finis point.
-Quelle nervosité dans le triomphe !</p>
-
-<p>Triomphe ? Pas de gros mots. De la douceur,
-du silence, de la patience.</p>
-
-<p>— Nous dînerons vite, dit Cobral, et nous
-irons au Bourget voir Nanni. Il ne faut pas
-se priver de le voir avant son départ…</p>
-
-<p>Il ajoute finement :</p>
-
-<p>— J’ai laissé l’auto devant le Black Bar. Je
-ne tiens pas à être suivi jusqu’ici par des importuns.
-Peut-être en est-il quelques-uns après
-l’incident du Trocadéro ?</p>
-
-<p>— Et après les autres incidents ?</p>
-
-<p>— Oh ! pour les autres nous avons été si
-prudents qu’il est impossible de nous trouver.</p>
-
-<p>Une ombre sur son front.</p>
-
-<p>— Je ne m’explique pas <i>l’Exigeant</i>. Pourquoi
-ce journal ne paraît-il point ? Le Directeur
-serait-il venu après notre départ ? Ce
-serait la noire malchance. Il y a eu quelque
-chose. Puisqu’on ne peut savoir quoi, essayons
-de n’être pas soucieux. Et qu’on nous serve
-promptement.</p>
-
-<p>Nous ne parlons plus. Le dîner passe avec
-une rapidité absurde. C’est un dîner de <span lang="en" xml:lang="en">sportsmen</span>,
-et rien n’y mérite le regret d’une dégustation
-brutale.</p>
-
-<p>Enfin, l’addition.</p>
-
-<p>— Laissez, dit Cobral, vous êtes mon invité.</p>
-
-<p>Il paie. Cela m’est insupportable. Impression
-pénible. Pourquoi ? Geste banal de sa
-part. Pensée pauvre de ma part. Je ne peux
-tout de même pas m’imaginer que je vais le
-trahir ? Encore des scrupules ? Je ne lui dois
-rien, je ne tue pas un innocent. Je pense à
-Judas. Eh bien mais, ce n’est pas moi Judas.</p>
-
-<p>D’ailleurs je doute du châtiment. Il y a une
-heure que Sainte nous a quittés. Faut-il tant
-de temps pour amener un commissaire de
-police et des agents ? Dernier espoir : l’auto.
-Restée à la porte du Black Bar elle a pu tromper
-la police qui s’en est tenue à cet établissement.
-Mais j’ai remarqué le chasseur du
-bar. Il nous a suivis. Il nous a vus entrer chez
-Pottier. Ou bien, Cobral, invulnérable, a-t-il
-tout prévu ? Mais s’il a paré ce coup suprême,
-ce n’est pas Cobral qu’il se nomme. Ah ! ne
-me demandez pas comment il se nomme ! Et
-je pense que « prendre Cobral » est peut-être
-une tâche surhumaine. « Prendre Cobral »…</p>
-
-<p>Nous sortons du restaurant. Voici le hall
-qui le sépare de la rue. Le hall frais, plein
-d’un bruit d’eau courante et de l’odeur de la
-marée.</p>
-
-<p>Quel est cet encombrement à la porte ?
-Une foule ? Non. Plusieurs hommes. On dirait
-qu’ils nous attendent.</p>
-
-<p>— Monsieur, dit l’un à Cobral en le saluant,
-veuillez nous suivre, s’il vous plaît.</p>
-
-<p>— Qui êtes-vous ?</p>
-
-<p>— Je vous le dirai à mon bureau. Suivez-moi.
-J’ai un mandat d’amener parfaitement
-en règle.</p>
-
-<p>La demi-douzaine de gaillards herculéens
-qui l’accompagnent entourent Cobral. Je sens
-qu’ils sont à l’affût de sa résistance pour le
-mater. Ils surveillent les mains de Cobral
-et ses poches où il a une arme sûrement. Ne
-va-t-il pas, d’un bond de tigre, se débarrasser
-d’eux ?</p>
-
-<p>Il répond cérémonieusement au salut de
-son interlocuteur.</p>
-
-<p>— Je suis ennuyé au plus haut point, dit-il.
-Cette arrestation ne vient que d’un malentendu
-et par malheur me fait perdre un temps
-précieux. Mais je vais m’en expliquer au plus
-vite, et je ne gâcherai peut-être que un ou
-deux quarts d’heure. Je vous suis, Monsieur.</p>
-
-<p>J’interviens pour l’apparence.</p>
-
-<p>— Ne puis-je me porter garant de la liberté
-de monsieur ? Peut-être mon témoignage vous
-expliquera-t-il le malentendu certain… Voici
-mes titres dans la presse parisienne.</p>
-
-<p>L’homme de la police qui est doux et élégant,
-sourit avec une amabilité considérable,
-c’est-à-dire incorruptible.</p>
-
-<p>— Je vous prierai seulement d’accompagner
-votre ami au commissariat où vous direz
-ce que vous savez.</p>
-
-<p>— Vous ne me demandez pas mon nom ?
-dit Cobral.</p>
-
-<p>— Je le connais, dit l’homme.</p>
-
-<p>Et nous allons, à pied, les mains dans les
-poches, au commissariat de la rue d’Anjou.
-L’escorte des « civils » qui nous encadre vaut
-toutes les menottes et toutes les voitures cellulaires.
-Aussi bien je comprends que Cobral
-ne luttera pas. Il est calme, gracieux, honnête.
-C’est le bourgeois sage qui ne s’indigne
-pas d’une erreur, car il faut être indulgent à
-ceux qui se trompent. Ici, Cobral est sûr de
-son fait, simplement. Qui déchantera ?</p>
-
-<p>Le commissaire n’est pas dans son cabinet.
-A sa place est assis un grand jeune homme
-distingué qui ressemble au roi d’Angleterre.
-N’allez pas vous imaginer que c’est le roi
-d’Angleterre. Mais ce n’est pas le commissaire,
-je le sais, je me souviens que le commissaire
-est brun. Et ce jeune homme est
-blond.</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? dit-il.</p>
-
-<p>Je balbutie. Qui est ce jeune homme ?</p>
-
-<p>— Tu ne me reconnais pas ? Il est vrai que
-je n’avais pas de barbe quand je faisais de la
-littérature. Tu te rappelles Kennedy ?</p>
-
-<p>— Kennedy ? Voyons, Kennedy ? Mais oui.
-Kennedy, qui écrivait des récits d’exploration
-en Afrique centrale et qui refusait à son journal
-de faire le reportage en banlieue sous
-prétexte que Paris lui était indispensable ?</p>
-
-<p>Je m’amuse. Je parle. Je suis content de
-voir ce garçon. Kennedy ? Si je me rappelle
-Kennedy ? Il a quitté les joies du deux-sous-la-ligne
-pour entrer dans la diplomatie ou
-dans la bureaucratie, enfin dans un lieu officiel
-qui exige de brillantes relations.</p>
-
-<p>— Et toi ? dit-il affectueux, arrives-tu à
-faire de ton art un métier ou quelque chose
-de sérieux ?</p>
-
-<p>Il rit parce qu’il a nature de joyeuseté.
-Mais tout est correct en lui maintenant. Je
-suppose qu’il occupe des fonctions sévères.</p>
-
-<p>Je lui tape sur l’épaule.</p>
-
-<p>— Si je ne me trompe, nous étions intimes ?</p>
-
-<p>— Indissolublement.</p>
-
-<p>Et de rire.</p>
-
-<p>— C’est une chance, dit Cobral dont personne
-ne s’occupe. C’est une chance que vous
-soyez l’ami de Monsieur le commissaire.
-Voilà qui va simplifier la procédure, si procédure
-il y a.</p>
-
-<p>Kennedy fait son visage de fonctionnaire.</p>
-
-<p>— Je ne suis pas le commissaire de police,
-Monsieur, et en outre je ne pense pas que
-monsieur soit votre ami.</p>
-
-<p>Mon air de colère l’arrête dans son ironie.</p>
-
-<p>— Au fait, que veux-tu ?</p>
-
-<p>— J’étais en effet avec Monsieur quand on
-l’a arrêté.</p>
-
-<p>— Que faisais-tu là ? Tant pis pour toi.</p>
-
-<p>Il réfléchit. Il est très fâché de me voir
-parmi cette rafle. Mais je m’en moque et rien,
-ce soir, ne m’empêchera de parler.</p>
-
-<p>— Faites entrer la jeune femme, dit-il à
-un agent.</p>
-
-<p>Et il me regarde songeur. Puis, le visage
-éclairé :</p>
-
-<p>— Tu sais le nom du Monsieur ?</p>
-
-<p>— Oui. Je vais tout te raconter. Je suis là
-malgré moi. J’hésitais à parler par une espèce
-de point d’honneur.</p>
-
-<p>— Veux-tu me dire son nom ?</p>
-
-<p>— Son nom ? Cobral, parbleu.</p>
-
-<p>— C’est le seul nom que tu lui connaisses ?
-Alors cela commence à plaider pour toi. Je
-peux t’assurer que tu t’en tireras très paisiblement.
-Tiens-toi seulement à la disposition
-de la justice. On aura peut-être besoin de toi.
-Je ne te demande pas ta parole de rester à
-Paris.</p>
-
-<p>— Je te la donne. Mais que fais-tu dans
-tout cela ?</p>
-
-<p>— Je représente le procureur de la République.</p>
-
-<p>Cobral n’écoute pas. On jurerait qu’il
-n’écoute pas. A peine si un discret soupir
-d’impatience prouve son désir d’être loin. Et
-en somme, il est plus docile que la plupart
-des bonnes gens obligés de faire antichambre
-ou de subir un questionnaire administratif.</p>
-
-<p>L’agent fait entrer Sainte dans le cabinet.</p>
-
-<p>— Bonjour Sainte, dit Cobral. Je comprends
-de quoi il s’agit. C’est l’affaire du
-Trocadéro.</p>
-
-<p>Kennedy, de la main, l’invite au silence.</p>
-
-<p>— Je vous demanderai de parler dans un
-moment.</p>
-
-<p>Sainte est pâle. Elle a dépensé beaucoup
-d’enthousiasme pour ce dévouement dramatique.
-A présent elle est hors de nous, semble-t-il,
-et le bonjour de ses yeux était distrait.
-Comme si elle ne nous voyait pas.
-Comme si elle voyait autre chose. Comme
-si elle avait un visage unique en face du sien.</p>
-
-<p>Je demande à Kennedy :</p>
-
-<p>— Mademoiselle n’est pas inculpée ?</p>
-
-<p>— Non. J’ai besoin qu’elle témoigne de ce
-qu’elle sait. Car elle est venue si brusquement
-et elle a parlé si vite…</p>
-
-<p>Je devine en Cobral le juron intérieur que
-j’ai déjà entendu. Il la regarde méchamment.
-Il se domine.</p>
-
-<p>— Il ne faut pas la retenir, dis-je à Kennedy.
-Finis-en avec elle et laisse-la partir.
-Je te jure qu’elle doit être ce soir dans un
-endroit où elle a devoir d’être.</p>
-
-<p>« Merci », disent les yeux de Sainte.</p>
-
-<p>— Je vais la congédier et te congédier
-aussi, répond Kennedy. Je sais qui vous êtes
-l’un et l’autre. Mademoiselle est une comédienne
-de talent et d’une belle réputation :
-elle a causé aujourd’hui un scandale fâcheux
-à la matinée du Trocadéro. Elle s’en expliquera
-demain, et je sais à peu près comment
-cela s’est produit. Car j’ai vu ton ami Moquin
-au café tout à l’heure. Là aussi il n’y a qu’un
-coupable. Donc, ne craignez rien, Mademoiselle.</p>
-
-<p>Cobral interrompt.</p>
-
-<p>— Je suis heureux, Pretty, que vous
-n’ayiez pas d’ennuis à cause de cette tentative
-sincère et maladroite.</p>
-
-<p>— Et toi, me dit Kennedy, tu es victime
-d’une illusion du même genre. Ce que m’a
-dit Moquin est une grande clarté qui vous
-innocenterait si l’extérieur de la question
-pouvait me tromper.</p>
-
-<p>— Nous partons ?</p>
-
-<p>— Je n’ai plus rien à vous demander.</p>
-
-<p>— Je pars aussi, dit Cobral, car le même
-but m’appelle, ce soir.</p>
-
-<p>— Il est bien probable, repart Kennedy,
-glacial, que votre unique but sera désormais
-d’appartenir à la Justice civile ou militaire
-de France.</p>
-
-<p>Cobral aimablement :</p>
-
-<p>— Je ne comprends pas.</p>
-
-<p>— Si, Monsieur. Nous vous tenons. Nous
-vous gardons. Vous n’avez jamais pensé qu’il
-faudrait vous y résigner, un jour ou l’autre ?</p>
-
-<p>— Mais me résigner à quoi ? demande Cobral
-toujours souriant.</p>
-
-<p>— A ne plus passer pour M. Cobral qui n’a
-jamais existé ? A passer pour l’homme que
-vous êtes et qui gêne la sécurité et la propreté
-nationale.</p>
-
-<p>— Je ne me fâcherai pas, souffle Cobral.
-Ce que vous me dites n’est pas clair. Mais
-j’ai sur moi des papiers qui vont vous édifier
-sur votre erreur.</p>
-
-<p>Et il sort de son portefeuille une véritable
-liasse.</p>
-
-<p>— Vous voyez, monsieur, que les signatures
-les plus honorables et les plus illustres…</p>
-
-<p>— Oui, c’est bien imité, nargue Kennedy.
-Mais j’ai des papiers plus sûrs que ceux-là.
-Regardez.</p>
-
-<p>Il ouvre une serviette et met sous les yeux
-de Cobral des photos, des lettres, des coupures
-de journaux. Cobral ne manifeste aucune
-surprise. Mais il se tait.</p>
-
-<p>— C’est vous qui êtes édifié ? demande
-Kennedy. Je n’ai plus rien à vous demander.
-Ce que je voulais savoir, votre silence me l’a
-appris. Je connais votre passé, je connais
-votre journée. Les juges établiront les concordances
-nécessaires à votre condamnation.</p>
-
-<p>Cobral est obstinément bonhomme. Ses
-yeux ne sont plus féroces. Sa terreur est cachée
-sans doute dans sa gorge, car il paraît
-incapable de parler.</p>
-
-<p>— Un moment, dis-je. Cet individu a endormi
-aujourd’hui chez M<sup>me</sup> de Hocques, à
-Neuilly, deux personnages augustes du gouvernement
-et de l’armée. Il faut prendre soin
-d’eux. Et prendre soin de M<sup>me</sup> de Hocques à
-qui un petit questionnaire ferait peut-être du
-bien.</p>
-
-<p>Kennedy prend des notes. Cobral cherche
-son revolver dans sa poche. Un agent se jette
-sur lui. Le coup part, la balle se perd au plafond.</p>
-
-<p>Cobral sourit. Il regarde les issues. Il regarde
-les hommes qui l’entourent. Il est
-vaincu. Je ne sais même pas qui est cet
-homme.</p>
-
-<p>— Ce crime était inutile, lui dis-je. Pourquoi
-me tuer, Cobral ? Vous vous êtes servi
-de moi. De quoi voulez-vous tirer vengeance ?</p>
-
-<p>Il fait une grimace.</p>
-
-<p>— Je ne vous ai pas tué. Je n’ai jamais tué
-personne !</p>
-
-<p>— C’était une étrenne. Merci. Mais qu’est
-devenu René Fagan ?</p>
-
-<p>— Il est enfermé dans une chambre. Il a
-de quoi manger pour deux jours.</p>
-
-<p>— Où cela ?</p>
-
-<p>— Je ne le dirai pas. Et, après tout, pourquoi
-ne pas le dire ? Dans la villa du Bourget.
-Voici les clefs.</p>
-
-<p>Il jette un trousseau sur le bureau du commissaire.</p>
-
-<p>— Et Nanni ? ai-je crié.</p>
-
-<p>Il me regarde sournoisement.</p>
-
-<p>— Quoi ? Vous savez mieux que moi ce
-qu’il fait. Il a fui. Il a eu peur de moi. Il a eu
-peur. Il a eu peur. Il sentait que je voulais
-l’empêcher de partir. Il ne partira pas. J’ai
-détraqué son appareil. Et comme il part le
-dernier, ce soir, il n’y aura plus d’appareils…</p>
-
-<p>— Il partira demain.</p>
-
-<p>— Voire. Et puis demain l’homme qu’il
-veut tuer aura changé son quartier général. Je
-le sais. J’ai envoyé quelqu’un en Allemagne.</p>
-
-<p>— Ha ! Cobral, vous étiez un espion…</p>
-
-<p>— Allons, dit Kennedy, ton étonnement est
-admirable. Tu ne sais pas qui tu as approché,
-mon pauvre ami ?</p>
-
-<p>— Je comprends le scandale du Trocadéro,
-le scandale de la Chambre et <i>l’Exigeant</i>.
-Vous vouliez mettre le désordre au cœur de
-la France ? C’est une sorte de génie. Seriez-vous
-un croyant, comme Nanni ?</p>
-
-<p>— Ça ne vous regarde pas, jette-t-il. J’ai
-fait ce que je devais faire. C’est fini. Adieu.
-Votre Nanni, oui, c’est un croyant. Mais je
-l’ai vaincu. Et moi, je ne suis vaincu que par
-moi-même. Je savais que j’étais très fort. Je
-n’ai pas eu assez de génie. Il en fallait beaucoup.
-Ah, il en fallait trop.</p>
-
-<p>Il s’isole dans un mépris taciturne.</p>
-
-<p>Kennedy fait signe aux agents de l’emmener.
-Il me serre les mains comme à un ami
-sorti d’un grand danger. Il s’incline, respectueux,
-devant Sainte.</p>
-
-<p>— Mademoiselle Pray, je vous présente
-mes hommages et je vous félicite de votre généreuse
-intervention.</p>
-
-<p>Un hurlement de haine. C’est Cobral.</p>
-
-<p>— Sainte ! Vous avez parlé ?</p>
-
-<p>Elle le défie.</p>
-
-<p>— Moi, monsieur l’espion, je ne prends
-pas de gants pour ôter le masque d’un assassin.</p>
-
-<p>— Assassin ? Eh bien, délatrice, je le serai
-donc pour vous donner raison.</p>
-
-<p>Il a bondi sur elle, écumant. Les mains
-aux épaules, les mains au cou, il la tuera.
-Les agents se sont rués sur lui. Meute dévorante
-sur le fauve !</p>
-
-<p>— Nanni ! Nanni ! râle Sainte.</p>
-
-<p>Elle s’affaisse, évanouie. Cobral a dénoué
-le carcan de ses mains. Il est vaincu. Il est
-tout à fait vaincu. Il n’a pu contraindre sa
-folie de brute. Il ne l’a même pas satisfaite.</p>
-
-<p>— Fini, dit-il, sous la rudesse déchaînée
-des agents.</p>
-
-<p>— Il faut bien finir, lui dis-je. Vous aviez
-fait un beau rêve. Qu’en reste-t-il ? Le revolver
-a manqué, vos poings ont manqué, et la
-haine a manqué puisque, l’autre, le héros,
-est vivant près de son appareil blessé, mais
-dont il a vu la blessure déjà puisqu’il a eu
-l’inspiration d’y courir.</p>
-
-<p>Cobral qu’on emmenait rit sombrement.</p>
-
-<p>— Ho ! j’ai dit qu’il ne partira pas ? J’ai
-seulement voulu dire qu’il n’arrivera pas. La
-blessure de l’aigle est invisible. C’est là-haut,
-en plein vol, qu’elle s’ouvrira et le guide de
-l’escadre tombera. Qu’il parte ! Qu’il parte !
-J’ai fait un beau rêve, vous avez raison.</p>
-
-<p>L’horreur me déchire et me poigne.</p>
-
-<p>— Sainte !</p>
-
-<p>Elle revient à elle. Elle a vu la mort. Elle
-se demande pourquoi elle n’est pas morte.
-Ses yeux errent sur tous ces gens et ils se
-posent un moment sur l’abominable rictus
-de Cobral qu’ils ne reconnaissent pas.</p>
-
-<p>— Sainte, Sainte, debout, il faut sauver
-Nanni. Vous entendez, Sainte, Nanni va mourir
-si vous ne venez pas.</p>
-
-<p>Elle me regarde sans comprendre. Anéantie,
-jetée sur un fauteuil, elle cherche à deviner
-ce que je peux dire dans ce langage
-étranger.</p>
-
-<p>— Sainte, venez. L’heure de mourir guette
-Nanni.</p>
-
-<p>Est-ce qu’elle ne va pas mourir ? Pourquoi
-est-elle si pâle ? Ses mains se crispent aux
-bras du fauteuil. Elle pleure. De grosses
-larmes. Un sanglot de petit enfant. Ses yeux
-retrouvent Cobral. Ses yeux flambent. Mais
-ils reviennent à moi.</p>
-
-<p>— Sainte…</p>
-
-<p>Elle a compris. Elle se dresse. Elle prend
-ma main.</p>
-
-<p>— Je viens, Nanni ! crie-t-elle.</p>
-
-<p>Et nous fuyons le ricanement infâme de
-Cobral.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-<h2 class="nobreak" title="Vingt-deux heures."></h2>
-
-<p class="date"><i>Vingt-deux heures.</i></p>
-
-
-<p>Je voulais ne pas voir l’heure. Un cadran
-s’est trouvé malgré moi au bout de mon regard.
-L’heure est marquée. L’heure du départ
-de Nanni. Quand serons-nous au Bourget ?</p>
-
-<p>Dans la rue d’Anjou, nous courons. Je ne
-songeais pas à l’auto blanche.</p>
-
-<p>— Vite, rue Cambon.</p>
-
-<p>Nous courons. Comme c’est loin ! Pas un
-taxi ne passe. La nuit est presque complète
-dans les rues où nous nous jetons. Ce n’est
-pas cette rue. Que sais-je ? Dans quel quartier
-allons-nous ? Je vais oublier le nom de
-la rue si je ne la trouve pas.</p>
-
-<p>Sainte est haletante. Elle murmure dans
-une plainte convulsive :</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Nous courons. Des gens nous heurtent. Je
-fais un faux pas. Je perds mon chapeau.
-Sainte tombe. La rue Cambon enfin. Je vous
-assure que c’est la rue la plus longue de Paris.
-C’est une rue immense.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Elle y sera. Il faut qu’elle arrive à temps.
-C’est l’heure. Oui, c’est l’heure, bien entendu.
-Mais un départ d’avion n’est pas réglé à la
-seconde comme un horaire de chemins de fer.
-Nous arriverons. Elle arrivera. Dieu ! cette
-rue n’a-t-elle donc pas de fin ?</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>L’auto. Elle attend devant le Black Bar.
-Le nègre nous reconnaît et sourit mélancoliquement.
-Je vous ai bien dit que c’était un
-nègre mélancolique. On note des détails ridicules
-dans les moments les plus anxieux.
-Va-t-il obéir ? Oui. Je lui ordonne d’aller à la
-villa du Bourget. Son maître y a laissé de
-l’argent et me prie de le lui rapporter. Le
-nègre ne discute pas. Il démarre et prend sa
-normale et folle allure qui m’effrayait ce
-matin et qui me semble la pire lenteur ce
-soir.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Il fait très froid. Je grelotte malgré mon
-pardessus. Je m’emmitoufle. Que j’ai froid !
-Que j’ai froid ! Sainte est vêtue de son mince
-tailleur. Je lui tends la couverture d’hermine
-pliée à nos pieds. Elle refuse. Elle ouvre sa
-veste. Elle reçoit avec béatitude le vent glacé
-sur sa blouse de soie blanche. Elle ferme les
-yeux. C’est une absurdité de livrer sa poitrine
-au froid. Mais il est évident qu’elle ne
-sent rien. Elle serait nue, qu’elle aurait encore
-chaud. Ni chaud ni froid. Elle ne sent rien,
-c’est tout ce que je puis vous dire. Elle ferme
-les yeux et de temps en temps elle répète, les
-dents serrées, la voix sifflante :</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Nous sommes encore dans Paris. L’auto
-va lentement. Le nègre accélère chaque fois
-que je l’en prie. Je sais nettement qu’il accélère.
-Pas une fois je n’ai l’impression de
-rapidité. Il est incompréhensible que les fortifications
-ne soient pas dépassées. Cet énervement
-me rendra fou.</p>
-
-<p>Comme si je ne l’étais pas ! Je suis malade,
-je suis fou, trop de coups sur ma tête aujourd’hui !
-Comment ai-je accueilli avec stupeur,
-avec épouvante, des événements très
-médiocres ? des événements inexistants !
-Comment suis-je demeuré inerte devant des
-catastrophes ? Oui, c’étaient des catastrophes.
-Je suis lâche, car j’avais senti que tout cela
-était gros de haine. Il n’est pas naturel de
-séquestrer des gens et de susciter la révolution.
-Vous ne me ferez jamais dire que c’est
-naturel. Cependant j’ai assisté à une série
-d’attentats devant quoi je n’ai pas bronché.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Je suis lâche ? Je ne le suis plus. Sainte
-nous a réveillés. Elle m’a réveillé. L’arrestation
-de Cobral m’a causé une joie violente.
-Cela n’empêche pas que je sois lâche. Allons,
-il ne faut pas le dire. J’ai pris cette décision
-de courir au Bourget. Cela rachète ma timidité
-du matin. Je ne suis pas un grand coupable.
-Ce matin, je ne savais rien. Je ne comprenais
-pas. On disait devant moi des choses
-qui me restaient étrangères. Quand j’ai commencé
-de comprendre, c’était tellement formidable
-que je n’osais croire à la réalité de
-ces crimes. Je ne suis pas sûr encore que des
-cerveaux humains aient pu les concevoir.
-Humains ? Humains ? Ne parlons pas de cerveaux
-humains, s’il vous plaît. Ai-je encore
-moi-même quelque chose d’humain ? Après
-le contact de ces criminels, ne leur suis-je
-pas un peu semblable ? Ah non, ces criminels
-n’étaient qu’un. Et leurs crimes sont dénués
-d’éclat. Le hasard, Sainte et peut-être Dieu
-ont avorté la barbare tentative.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Mon Dieu ! Pourvu qu’elle soit absolument
-vaincue, l’influence du misérable ! Tout a été
-sauvé de ses machinations. Tout, pas tout.
-Le jeune héros qui va partir vers une chimère
-magnifique, est-il parti ? Dans tout le reste
-de l’immonde allemandise nous sommes arrivés
-à temps. Si nous allions venir trop
-tard ?</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Nous venons ! Cette voix, qui le crie perpétuellement
-à mon oreille, me fait espérer le
-miracle. Nous venons ! c’est elle qui le dit.
-Et l’amour a tellement lié ces deux êtres qui
-se fuyaient il y a quelques heures. N’est-ce
-pas Nanni qui l’appelle en ce moment ? Je
-crois. Je veux croire. Nous venons. Il faut
-que Nanni soit encore là.</p>
-
-<p>La pleine nuit. Paris est derrière nous. Le
-ciel noir avec des étoiles nettes nous souffle
-une bise mordante. Cette obscurité de désert
-nous met hors de date et hors le lieu. Je ne
-veux pas avoir peur. Je ne peux pas penser
-aux minutes imminentes. Pourtant il serait
-doux de ne pas arriver. C’est le bonheur
-peut-être. Mais si le drame est au bout, pourquoi
-finir cette course ? Ah, n’arriver jamais.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>L’auto s’arrête. Dans la nuit, je trouve à
-droite l’ombre blanche de la villa. Il y a un
-prisonnier, qui est en danger peut-être, là-dedans.
-Plus tard ! Allons aux hangars. Vite.
-Sainte, Sainte, venez.</p>
-
-<p>Je prends son bras. Je lui fais traverser la
-chaussée. Des barrières nous empêchent de
-passer. Il y avait une porte. Suivons le trottoir.
-Nous découvrirons la porte de cette enceinte.
-Il y a sans doute des autos à cette
-porte. Nous allons, nous allons. A notre
-gauche, le terrain que la nuit fait incertain
-et vaste comme la steppe. Pas une lumière.
-Si, quelques points de clarté bougent tout
-là-bas.</p>
-
-<p>Qu’est-ce ? Une fusée a jailli du sol. Non,
-cette flamme monte avec une courbe étrange.
-Un signal ? Sainte, c’est un avion qui part.
-Nous levons les yeux. D’autres flammes sont
-là-haut, qui planent et s’élèvent et s’éloignent.
-C’est le départ de l’escadrille. Combien sont-ils ?
-Douze. Vingt. Je ne peux pas compter.
-J’ai peur.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Hélas ! il est bien tard. Et cette barrière
-hostile. La frapper, l’éventrer, l’escalader ?
-Sainte, voici une brèche. Nous tombons dans
-les ronces. Nous courons dans la boue. Il me
-semble que nous sommes englués dans un
-marais infect, dans un marais qui ne finit
-pas. Le froid me brûle le visage. J’étouffe.
-Mon Dieu, mon Dieu, nous n’arriverons pas.</p>
-
-<p>Une ombre plus précise. Ce sont les hangars.
-Ha ! une flamme encore, une flamme
-quitte le sol. Est-ce la dernière ? Ce ne peut
-pas être. Courir, haleter, mourir, quel calvaire
-d’angoisse ! Mourir, mourir là ! Hé !
-qui parle de mourir !</p>
-
-<p>Nous touchons aux hangars. Voici le plateau
-où était l’aigle ce matin.</p>
-
-<p>Il y est.</p>
-
-<p>Il ne reste qu’un avion. C’est celui de
-Nanni. Je le sais. Je le vois. Je vois les « N »,
-les quatre « N » sur les cartouches tricolores.
-Nanni, ne partez pas. Ah ! je ne puis parler.
-Je ne puis crier. Rien.</p>
-
-<p>Des hommes entourent l’appareil. Cela
-sent la suprême minute. Nanni ne nous voit
-pas. Appelez-le, Sainte. Courez, courez donc.
-Elle y est déjà. Moi je suis à bout de tout.</p>
-
-<p>Je reste sur place. Des ronflements métalliques
-dans le ciel. Quelle est cette constellation
-mouvante ? Toutes ces étoiles sont parties
-de ces hangars ténébreux et de ce cirque
-bleui par les lampes à arc. On voit, de l’une
-à l’autre, l’invisible fil de soie que nos yeux
-s’accoutument à nouer aux astres pour les
-grouper. Je vous dis que c’est une constellation
-nouvelle.</p>
-
-<p>En voici d’autres. A l’ouest, des flammes
-montent, montent, montent. Une à une, disjointes,
-rejointes, elles volent vers la cime de
-la nuit. Apparues brusquement comme du
-jet d’un jongleur capricieux, elles obéissent
-ensuite à la ligne solennelle de leur ascension.
-C’est encore une constellation qui vient
-de l’horizon occidental et qui marche vers
-celle d’ici.</p>
-
-<p>Une autre à l’est. Une au sud. Et une
-autre. Et une autre. Un peu plus rondes et
-un peu plus jaunes que les vieilles étoiles,
-elles se confondent avec elles cependant.
-Mais leur marche les désigne. Et la hâte, qui
-les fait bondir de tous côtés vers le même
-point, en fait des bêtes trépidantes et laborieuses.
-Je ne sais quelle vermine céleste qui
-avale des lieues avec ses petits pas qu’on n’a
-pas le temps de compter. Des constellations
-de bêtes ! Des constellations vivantes ! Mais
-quelle constellation géante se forme, à cette
-minute ?</p>
-
-<p>Les hommes ont voulu éloigner Sainte.
-Pourquoi ? Elle se débat.</p>
-
-<p>Elle crie :</p>
-
-<p>— Nanni ! Nanni !</p>
-
-<p>Il ne voit rien. Il n’entend rien. Assis dans
-le biplan, il est comme enlizé dans le niveau
-des ailes blanches. Son profil est fixé comme
-un bronze ou un marbre. Le vent léger tire
-ses cheveux. Les « N » font des marques
-sombres sur la triple couleur des cocardes.</p>
-
-<p>— Nanni ! Nanni !</p>
-
-<p>Il a entendu. Il regarde. Mais il ne reconnaît
-personne. Il n’est plus avec nous.</p>
-
-<p>— Eloignez cette femme, crie-t-il.</p>
-
-<p>Il dit encore :</p>
-
-<p>— Je suis prêt ! Mettez en marche.</p>
-
-<p>Les aides prennent Sainte par le bras. Il
-faut bien qu’elle cède. Petite faiblesse, pauvre
-chère faiblesse ! Qu’est-ce que votre amour
-devant ces machines et ces incompréhensions ?</p>
-
-<p>Pourtant elle se débat. Elle se libère. Elle
-court à l’appareil. Un homme vient de tourner
-l’hélice qui ronfle ardemment. L’appareil
-tressaille. Sainte s’accroche aux fils de fer
-d’une aile. L’aigle frémit, l’aigle se meut.
-Adieu. Sainte roule sur la terre boueuse. Et
-l’aigle rase le sol avec ses ailes qui appellent
-le vent, avec son double fanal de chef d’escadre,
-avec ces « N » qui mêlent au passé le
-présent — ou que sais-je ? — le présent au présent.</p>
-
-<p>Je cours à Sainte. Meurtrie, blessée peut-être,
-elle s’agenouille et regarde la fuite du
-biplan vers qui elle tend les bras. Elle se
-dresse. Elle n’a plus d’âge. Elle a l’éternité
-sur son visage. « L’N » a quitté le sol et monte
-vers la constellation formidable où ses deux
-flammes ne font qu’une planète au milieu des
-satellites en ordre.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Sainte, où êtes-vous ? Courage ! vous me
-terrifiez. Peut-être Nanni a-t-il découvert le
-sabotage de Cobral. Sans doute. Sainte, m’entendez-vous ?
-Songez que Nanni est venu ici
-une heure plus tôt qu’il ne l’avait décidé.
-Croyez-vous qu’il n’a pas étudié son fidèle
-une dernière fois ? Regardez-le, Sainte. Regardez
-ce vol qui n’est pas un adieu, ce vol
-qui reviendra. Il monte. Il monte. Il est sauvé.</p>
-
-<p>Nanni est au-dessus du terrain d’aviation.
-Je reconnais les deux gros yeux de ce nocturne
-que les autres suivront. N’était-ce pas
-la consigne ? Ils iront où Nanni les mènera.
-Ce rêve de destruction, ce rêve de bonheur
-humain qui les guide n’est-ce pas dans mon
-imagination ? Pourtant, j’entends encore les
-paroles de Nanni. Il les vit maintenant, ses
-paroles. Que c’est beau ! Je n’ai plus peur.
-C’est la victoire complète sur l’assassin.
-Monte, Nanni, monte, fantôme de guerrier,
-monte, pacificateur chargé de bombes. Soyez
-heureuse, Sainte, il s’en va dans la joie. Il
-est en route. Sa route nous le ramènera.</p>
-
-<p>Et de la constellation surhumaine, l’étoile
-à double flamme tombe. Une chute directe.
-Une explosion. Pas un cri. C’est tout. Des
-gens courent.</p>
-
-<p>Un murmure puéril près de moi :</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Sainte a son visage qui m’atterre. Elle a
-vu. Je sais qu’elle a vu. Je lui montrais l’appareil.
-Je lui disais des choses. Et puis,
-voilà qui est dit. Sainte, je vais aller là-bas.
-Restez. Vous ne devez pas voir cela. Je viendrai
-vous chercher.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Et elle demeure là, indifférente.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>Un grand trou.</p>
-
-<p>Au fond, rien. Du fer tordu. Des débris.
-Un tas incompréhensible où quelque chose
-fume lentement. Une fumée noire. Une fumée
-grasse. C’est sale. C’est lamentable.</p>
-
-<p>A mes pieds, contre la paroi, deux formes.
-Deux formes déformées : Nanni et le compagnon
-qu’il emmenait. Celui-ci est méconnaissable.</p>
-
-<p>De Nanni je reconnais les mains. Bras
-ouverts, crucifié presque, il a le geste impérial
-qui tenait les hampes des aigles. Ce
-double geste qui portait l’amas des étendards
-comme de lourdes ailes.</p>
-
-<p>La tête.</p>
-
-<p>Nanni est reposé. Le souci qui le marquait
-au front tout à l’heure a disparu. Mais il a
-bien vieilli. On croit voir un homme las qui
-est mort chez lui, malade, usé trop tôt, usé
-pourtant, par les années trop remplies. Les
-paupières sont closes. Pourquoi ? Le front
-est nu. Un large front sans ravages. Un front
-de renoncement. Derrière sa tête un lambeau
-de toile. Trois couleurs circulaires. Trois couleurs
-souillées. La lettre N presque effacée
-par la terre qui a jailli sur elle…</p>
-
-<p>Déjà les hommes sont descendus dans le
-trou. Ils ne s’occupent pas des cadavres. Ce
-ne sont que des cadavres. Ce ne sera plus
-rien bientôt. Les hommes soulèvent des débris.
-L’aigle…</p>
-
-<p>La tête dort.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>Sainte est derrière moi. La même voix. La
-même plainte toujours. Quel cri aura-t-elle
-devant cette horreur ? Nous sommes restés
-stupides. Elle ?</p>
-
-<p>Elle ne dit rien. Il n’y a pas de douleur sur
-son visage. Il n’y a plus de vie sur son visage.</p>
-
-<p>— Sainte ! n’allez pas au bord ! Sainte !
-où allez-vous ?</p>
-
-<p>Elle passe. Elle n’a pas vu les morts. Elle
-s’arrête au-dessus d’eux pourtant. Elle descend
-dans le trou.</p>
-
-<p>— Sainte ! Où allez-vous ?</p>
-
-<p>Elle piétine la boue et la cendre. Elle
-s’agenouille. Non. Elle ne veut pas s’agenouiller.
-Elle tend les mains vers Nanni.
-Comme elle se penche sur son amant ! Elle
-se couche contre lui. Son chapeau tombe
-dans la fange.</p>
-
-<p>— Sainte, où allez-vous !</p>
-
-<p>Elle se lève. M’a-t-elle regardé ? Il est certain
-qu’elle ne m’a pas vu. Elle s’écarte de
-Nanni. Sa blouse de soie est tachée de sang.
-Cela fait un dessin rose. Elle est morte, elle
-ne sent rien, comment fait-elle des gestes
-encore ? Ce n’est qu’une morte.</p>
-
-<p>— Venez, Sainte.</p>
-
-<p>Je l’appelle. Ce spectacle de deuil et de
-boue, ce froid, ce n’est pas tolérable. Je vais
-l’emmener. Je ne la consolerai pas. Je vais
-l’éloigner de cette misère. Mais c’est une
-morte que j’emporterai.</p>
-
-<p>— Je viens ! Je viens !</p>
-
-<p>L’effroyable et douce voix plaintive. Les
-dents ne s’ouvrent pas. C’est un souffle.
-Comme si l’âme s’évadait peu à peu.</p>
-
-<p>— Sainte ?</p>
-
-<p>Elle n’entend pas. Les hommes vont enlever
-les cadavres. Ils veulent l’éloigner avec
-la même gaucherie qu’ils la chassaient de
-l’appareil. Pas violents cette fois. Une douceur
-si rude. A pleurer.</p>
-
-<p>Elle n’entend pas. Et elle ne voit pas. Elle
-se couche de nouveau sur Nanni. Elle entoure
-la tête avec ses bras. Elle met sa joue
-contre sa joue. C’est son amant. Sa bouche
-cherche l’autre bouche, mais la masse des
-cheveux blonds se dénoue, se déroule et cache
-les deux visages. Les bouches sont unies.
-L’amour est là.</p>
-
-<p>Personne ne dirait un mot. Où suis-je ?
-Est-ce que c’est une journée qui finit ? Je ne
-puis croire que tout cela ait commencé. Rien
-n’a commencé. Rien n’a été. Quelle heure
-est-il ? Comme il fait froid !</p>
-
-<p>Les hommes sont hésitants. Il faut qu’ils
-emportent les cadavres. Il faut que Sainte
-parte. On l’appelle. Aucune parole. Un ouvrier
-lui touche l’épaule. Elle est insensible.
-Il insiste. Inutilité. Le corps de Sainte est
-lié à cette loque humaine. Les hommes ont
-peur maintenant. Ils tentent de désenlacer
-les amants. Les bras de Sainte sont noués.
-C’est extraordinaire comme les amants sont
-unis. Les hommes la tirent en arrière. Elle
-entraîne Nanni. Ils la laissent. Elle roule,
-avec Nanni dans ses bras.</p>
-
-<hr />
-
-
-<p>C’est tout.</p>
-
-<p>Les hommes se regardent. Que voulez-vous
-qu’ils disent ? Ils emporteront les héros.
-Ils emportent les cadavres. Les trois.</p>
-
-<p>Je vous ai dit qu’elle était morte, n’est-ce
-pas ?</p>
-
-
-<p class="ind small">Paris, 29 novembre–10 décembre 1915.</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">MAYENNE, IMPRIMERIE CHARLES COLIN</p>
-
-<div class="break"></div>
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-<p class="c top6em">“L’ÉDITION” — 4, Rue de Furstenberg, PARIS</p>
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-<p class="c gap g sans-serif small">ENVOI FRANCO CONTRE MANDAT</p>
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-
-<p class="c gap">“L’ÉDITION” — 4, Rue de Furstenberg, PARIS</p>
-
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-Defect you cause.
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-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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