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-The Project Gutenberg eBook of Le Double Jardin, by Maurice Maeterlinck
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
-www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
-will have to check the laws of the country where you are located before
-using this eBook.
-
-Title: Le Double Jardin
-
-Author: Maurice Maeterlinck
-
-Release Date: November 24, 2021 [eBook #66817]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: UTF-8
-
-Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
- https://www.pgdp.net (This file was produced from images
- generously made available by The Internet Archive/Canadian
- Libraries)
-
-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DOUBLE JARDIN ***
-
-
-
- MAURICE MAETERLINCK
-
- LE
- DOUBLE JARDIN
-
- QUATRIÈME MILLE
-
-
- PARIS
- BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
- EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
- 11, RUE DE GRENELLE, 11
-
- 1904
- Tous droits réservés.
-
-
-
-
-OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
-
-
- Le Trésor des Humbles (17e mille). (Mercure de France) 3 fr. 50
- La Sagesse et la Destinée (20e mille). (Fasquelle, édit.) 3 fr. 50
- La Vie des Abeilles (25e mille). (Fasquelle, édit.) 3 fr. 50
- Monna Vanna, pièce en 3 actes (24e mille).
- (Fasquelle, édit.) 2 fr. »
- Joyzelle, pièce en 5 actes (10e mille). (Fasquelle, édit.) 3 fr. 50
- Le Temps Enseveli (14e mille). (Fasquelle). 3 fr. 50
- Théâtre. (Lacomblez, éditeur à Bruxelles, Belgique.)
- 3 vol. à 3 fr. 50
- L’Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbrœck
- l’Admirable, traduit du flamand et précédé d’une
- Introduction. (Lacomblez, édit.) 5 fr. »
- Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, traduits
- de l’allemand et précédés d’une Introduction.
- (Lacomblez, édit.) 5 fr. »
- Serres Chaudes (poésies). (Lacomblez, édit.) 3 fr. »
- Album de douze chansons. (Stock, édit.) 10 fr. »
-
-
-Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--7172.
-
-
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-
-IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
-
-25 exemplaires numérotés
-
-sur papier de Hollande
-
-et 10 exemplaires numérotés
-
-sur papier du Japon.
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-A MON AMI
-
-CYRIEL BUYSSE
-
-M. M.
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-LE DOUBLE JARDIN
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-SUR LA MORT D’UN PETIT CHIEN
-
-
-J’ai perdu ces jours-ci un petit bouledogue. Il venait d’accomplir le
-sixième mois de sa brève existence. Il n’a pas eu d’histoire. Ses yeux
-intelligents se sont ouverts pour regarder Le monde et pour aimer les
-hommes, puis se sont refermés sur les secrets injustes de la mort.
-
-L’ami qui me l’avait offert lui avait donné, peut-être par antiphrase,
-le nom assez imprévu de _Pelléas_. Pourquoi l’aurais-je débaptisé? Un
-pauvre chien aimant, dévoué et loyal déshonore-t-il un nom d’homme ou de
-héros imaginaire?
-
-_Pelléas_ avait un grand front bombé et puissant, pareil à celui de
-Socrate ou de Verlaine; et sous un petit nez noir et ramassé comme une
-affirmation mécontente, de larges babines pendantes et symétriques
-faisaient de sa tête une sorte de menace massive, obstinée, pensive et
-triangulaire. Il était beau comme un beau monstre naturel qui s’est
-strictement conformé aux lois de son espèce. Et quel sourire
-d’obligeance attentive, d’innocence incorruptible, de soumission
-affectueuse, de reconnaissance sans bornes et d’abandon total
-illuminait, à la moindre caresse, cet adorable masque de laideur! D’où
-émanait-il, au juste, ce sourire? Des yeux ingénus et attendris? des
-oreilles dressées vers les paroles de l’homme? du front qui se déridait
-pour comprendre et aimer, des quatre dents minuscules, blanches et
-débordantes, qui sur les lèvres noires rayonnaient d’allégresse, ou du
-tronçon de queue qui, brusquement coudé, selon la coutume de la race,
-s’évertuait à l’autre extrémité pour attester la joie intime et
-passionnée qui remplissait un petit être heureux de rencontrer une fois
-de plus la main et le regard du dieu auquel il se livrait?
-
-_Pelléas_ était né à Paris, et je l’avais emmené à la campagne. De
-bonnes grosses pattes, informes et pas encore figées, portaient
-mollement par les sentiers inexplorés de sa nouvelle existence sa tête
-énorme et grave, camuse et comme alourdie de pensées.
-
-C’est qu’elle commençait, cette tête ingrate et un peu triste, pareille
-à celle d’un enfant surmené, le travail accablant qui écrase tout
-cerveau au début de la vie. Il lui fallait, en moins de cinq ou six
-semaines, faire pénétrer et organiser en elle une représentation et une
-conception satisfaisantes de l’univers. L’homme, aidé de toute la
-science de ses aînés et de ses frères, met trente ou quarante ans à
-esquisser cette conception ou plutôt à entasser autour d’elle, comme
-autour d’un palais de nuages, la conscience d’une ignorance qui s’élève;
-mais l’humble chien doit la débrouiller seule en quelques jours; et
-cependant, aux yeux d’un dieu qui saurait tout, n’aurait-elle pas à peu
-près le même poids et la même valeur que la nôtre?...
-
-Il s’agissait donc d’étudier la terre que l’on peut gratter et creuser,
-et qui parfois recèle de surprenantes choses: vers de terre et vers
-blancs, taupes, mulots, grillons; il s’agissait de jeter vers le ciel,
-qui n’a pas d’intérêt puisque rien n’y est comestible, un seul regard
-qui le supprime une fois pour toutes; de reconnaître l’herbe, l’herbe
-admirable et verte, l’herbe élastique et fraîche, champ de courses et de
-jeux, couche bienveillante et sans bornes où se cache le bon chiendent
-utile à la santé. Il s’agissait encore de faire pêle-mêle, des milliers
-de constatations urgentes et curieuses. Il fallait, par exemple, sans
-autre guide que la douleur, apprendre à calculer l’élévation des objets
-du haut desquels on peut s’élancer dans le vide, se convaincre qu’il est
-vain de poursuivre les oiseaux qui s’envolent, et qu’on ne peut grimper
-aux arbres pour y rattraper les chats qui vous conspuent; distinguer les
-nappes de soleil, où le sommeil est délicieux, des flaques d’ombre où
-l’on grelotte; remarquer avec stupéfaction que la pluie ne tombe pas
-dans les maisons, que l’eau est froide, inhabitable et dangereuse,
-tandis que le feu est bienfaisant à distance, mais terrible de près;
-observer que les herbages, la cour des fermes et parfois les chemins
-sont hantés de gigantesques créatures pourvues de cornes menaçantes,
-monstres peut-être débonnaires, en tout cas silencieux, qu’on peut
-flairer assez indiscrètement sans qu’ils s’en formalisent, mais qui ne
-livrent pas leur arrière-pensée; éprouver, à la suite d’expériences
-humiliantes et pénibles, qu’il n’est pas permis d’obéir indistinctement
-à toutes les lois de la nature dans la demeure des dieux; reconnaître
-que la cuisine est le lieu privilégié et le plus agréable de cette
-demeure divine, bien qu’on n’y puisse séjourner à cause de la
-cuisinière, puissance considérable mais jalouse; s’assurer que les
-portes sont des volontés importantes et capricieuses qui parfois mènent
-à la félicité, mais qui le plus souvent, hermétiquement closes, muettes
-et rigides, hautaines et sans cœur, restent sourdes à toutes les
-supplications; admettre, une fois pour toutes, que les biens essentiels
-de l’existence, les bonheurs incontestables, généralement emprisonnés
-dans les marmites et les casseroles, sont inaccessibles; savoir les
-regarder avec une indifférence laborieusement acquise, s’exercer à les
-ignorer en se disant qu’il s’agit là d’objets probablement sacrés,
-puisqu’il suffit de les effleurer du bout d’une langue respectueuse pour
-déchaîner, magiquement, la colère unanime de tous les dieux de la
-maison...
-
- *
-
- * *
-
-Et puis, que penser de la table sur laquelle se passent tant de choses
-qu’on ne peut deviner? des fauteuils ironiques où il est défendu de
-dormir, des plats et des assiettes qui ne contiennent plus rien
-lorsqu’on vous les confie? de la lampe qui chasse les ténèbres, et de
-l’âtre qui met en fuite les jours froids?... Que d’ordres, que de
-dangers, que de défenses, que de problèmes, que d’énigmes qu’il faut
-classer dans la mémoire surchargée!... Et comment concilier tout cela
-avec d’autres lois, d’autres énigmes plus vastes et plus impérieuses,
-qu’on porte en soi, dans son instinct, qui surgissent et se développent
-d’heure en heure, qui viennent du fond des temps et de la race,
-envahissent le sang, les muscles et les nerfs, et s’affirment soudain
-plus irrésistibles et plus puissantes que la douleur, l’ordre même du
-maître et la crainte de la mort? Ainsi pour ne citer que cet exemple,
-lorsque l’heure du sommeil a sonné pour les hommes, on s’est retiré dans
-sa niche, entouré des ténèbres, du silence et de la solitude formidable
-de la nuit. Tout dort dans la maison du maître. On se sent très petit et
-très faible en présence du mystère. On sait que l’ombre est peuplée
-d’ennemis qui se glissent et attendent. On suspecte les arbres, le vent
-qui passe et les rayons de lune. On voudrait se cacher et se faire
-oublier en retenant son souffle. Pourtant il faut veiller; il faut, au
-moindre bruit, sortir de sa retraite, affronter l’invisible et troubler
-brusquement le silence imposant des étoiles au risque d’attirer sur soi
-seul le malheur ou le crime qui chuchote. Quel que soit l’ennemi, fût-il
-l’homme, c’est-à-dire le frère même du dieu qu’il s’agit de défendre, il
-faut l’attaquer aveuglément, lui sauter à la gorge, planter des dents,
-peut-être sacrilèges, dans de la chair humaine, oublier les prestiges
-d’une main et d’une voix pareilles à celles du maître, ne jamais se
-taire, ne jamais fuir, ne jamais se laisser tenter ni corrompre, et,
-perdu dans la nuit sans secours, prolonger l’alarme héroïque jusqu’au
-dernier soupir. Voilà le grand devoir légué par les ancêtres, le devoir
-essentiel et plus fort que la mort, que la volonté même et la colère de
-l’homme ne peuvent rebuter. C’est toute notre humble histoire liée à
-celle du chien dans nos premières luttes contre tout ce qui respirait;
-c’est toute cette humble et effrayante histoire, qui renaît chaque nuit
-dans la mémoire primitive de notre ami des mauvais jours. Et quand, dans
-nos demeures plus sûres, il nous arrive de le punir d’un zèle
-intempestif, il nous lance un regard de reproche étonné, comme pour nous
-signifier que nous sommes dans l’erreur, et que, si nous perdons de vue
-la clause capitale du pacte d’alliance qu’il a fait avec nous au temps
-où nous habitions les cavernes, les forêts et les marécages, il y reste
-fidèle malgré nous et demeure plus près de la vérité éternelle de la vie
-qui est pleine d’embûches et de forces hostiles.
-
- *
-
- * *
-
-Mais que de soins et que d’études pour arriver à remplir sagement ce
-devoir! Et qu’il s’est compliqué depuis le temps des grottes
-silencieuses et des grands lacs déserts! C’était si simple, alors, si
-clair et si facile! L’antre solitaire s’ouvrait au flanc du mont, et
-tout ce qui s’avançait, tout ce qui remuait à l’horizon des plaines ou
-des bois, était l’ennemi indubitable!... Mais aujourd’hui, on ne sait
-plus... Il faut se mettre au courant d’une civilisation qu’on
-désapprouve, avoir l’air de comprendre mille choses incompréhensibles...
-Ainsi, il paraît évident que désormais le monde entier n’appartient plus
-au maître, que sa propriété consent à d’inexplicables limites... Il est
-donc tout d’abord nécessaire qu’on sache exactement où commence et où
-finit le domaine sacré. Que doit-on tolérer, que faut-il
-interdire?--Voilà la route où tout le monde, le pauvre même, a le droit
-de passer. Pourquoi?--On n’en sait rien; c’est un fait qu’on déplore
-mais qu’on doit accepter. Heureusement, par contre, voici le beau
-sentier, le sentier réservé, que nul ne peut fouler. Ce sentier est
-fidèle aux saines traditions; il importe de ne pas le perdre de vue;
-c’est par lui que les problèmes difficiles font leur entrée dans
-l’existence quotidienne. Voulez-vous un exemple?--On dort tranquillement
-dans un rai de soleil qui recouvre de perles mouvantes et folâtres le
-seuil de la cuisine. Les pots de porcelaines s’amusent à se pousser du
-coude et à se bousculer au bord des tablettes garnies de dentelles de
-papier. Les casseroles de cuivre jouent à éparpiller des taches de
-lumière sur les murs blancs et lisses. Le fourneau maternel chantonne
-doucement en berçant trois marmites qui dansent avec béatitude, et par
-le petit trou qui éclaire son ventre, pour narguer le bon chien qui ne
-peut approcher, lui tire constamment une langue de feu. L’horloge, qui
-s’ennuie dans son armoire de chêne en attendant qu’elle sonne l’heure
-auguste du repas, fait aller et venir son gros nombril doré, et les
-mouches sournoises agacent les oreilles. Sur la table éclatante reposent
-un poulet, un lièvre, trois perdreaux, à côté d’autres choses qu’on
-appelle fruits ou légumes: petits pois, haricots, pêches, melons,
-raisins, et qui ne valent rien. La cuisinière vide un grand poisson
-d’argent et jette les entrailles (au lieu de les offrir!) dans la boîte
-aux ordures.--Ah! la boîte aux ordures! trésor inépuisable, réceptacle
-d’aubaines, joyau de la maison! On en aura sa part, exquise et
-subreptice, mais il ne convient pas qu’on ait l’air de savoir où elle se
-trouve. Il est strictement interdit d’y fouiller. L’homme défend ainsi
-maintes choses agréables, et la vie serait morne et les jours seraient
-nus s’il fallait obéir à tous les commandements de l’office, de la cave
-et de la salle à manger. Par bonheur il est distrait et ne se souvient
-pas longtemps des ordres qu’il prodigue. On le trompe aisément. On
-arrive à ses fins et l’on fait ce qu’on veut, pourvu qu’avec patience on
-sache attendre l’heure. On est soumis à l’homme et il est le seul dieu;
-mais on n’en à pas moins sa morale personnelle, précise, imperturbable,
-qui proclame hautement que les actes défendus deviennent très licites
-par le fait même qu’ils s’accomplissent à l’insu du maître. C’est
-pourquoi fermons l’œil attentif qui a vu. Ayons l’air de dormir en
-rêvant à la lune.--Tiens! on frappe doucement à la fenêtre bleue qui
-donne sur le jardin.--Qu’est-ce donc?--Rien, une branche d’aubépine qui
-vient voir ce qu’on fait dans la cuisine fraîche.--Les arbres sont
-curieux et souvent agités; mais ils ne comptent point, on n’a rien à
-leur dire, ils sont irresponsables, ils obéissent au vent qui n’a pas de
-principes.--Mais quoi?--J’entends des pas!...--Debout, l’oreille en
-pointe et le nez en action!...--Non! c’est le boulanger qui s’approche
-de la grille, tandis que le facteur ouvre une petite porte dans la haie
-de tilleuls.--Ils sont connus, c’est bien... Ils apportent quelque
-chose, on peut les saluer; et la queue, circonspecte, s’agite deux ou
-trois fois, avec un sourire protecteur. Autre alerte! Qu’est-ce
-encore?--Une voiture s’arrête devant le perron. Ah! ceci est plus
-grave!... Le problème est complexe.--Il importe avant tout de
-copieusement injurier les chevaux, grandes bêtes orgueilleuses, toujours
-endimanchées et toujours en sueur, qui ne répondent pas. Cependant on
-examine du coin de l’œil les personnages qui descendent.--Ils sont bien
-mis et semblent pleins d’assurance. Ils vont probablement s’asseoir à la
-table des dieux. Il convient d’aboyer sans aigreur, avec une nuance de
-respect, pour montrer que l’on fait son devoir, mais qu’on le fait avec
-intelligence. Néanmoins on nourrit quelque arrière-soupçon, et dans le
-dos des hôtes, à la dérobée, on hume l’air avec persévérance et d’un air
-entendu, afin de démêler les intentions cachées.
-
- *
-
- * *
-
-Mais des pas clopinants sonnent autour de la cuisine. Cette fois c’est
-le pauvre qui traîne sa besace; l’ennemi essentiel, l’ennemi spécifique,
-l’ennemi héréditaire, le descendant direct de celui qui rôdait autour de
-la caverne encombrée d’ossements qu’on revoit tout à coup dans la
-mémoire de la race. Ivre d’indignation, l’aboi entrecoupé, les dents
-multipliées par la haine et la rage, on va saisir aux grègues
-l’irréconciliable adversaire, lorsque la cuisinière, armée de son balai,
-sceptre ancillaire et parjure, vient protéger le traître; et l’on est
-obligé de rentrer dans sa niche, où, l’œil rempli de flammes
-impuissantes et torves, on gronde des malédictions effroyables mais
-vaines, en songeant à part soi que c’est la fin de tout, qu’il n’y a
-plus de lois et que l’espèce humaine a perdu la notion du juste et de
-l’injuste...
-
-Est-ce tout?--Pas encore, car la plus petite vie se compose
-d’innombrables devoirs, et c’est un long travail que de s’organiser une
-existence heureuse sur la limite de deux mondes aussi différents que le
-monde des bêtes et le monde des hommes. Comment nous en tirerions-nous
-s’il nous fallait servir, tout en restant dans notre sphère, une
-divinité non plus imaginaire et semblable à nous-mêmes puisqu’elle est
-née de nos pensées, mais un dieu bien visible, toujours présent,
-toujours actif et aussi étranger, aussi supérieur à notre être que nous
-le sommes au chien?
-
- *
-
- * *
-
-A présent, pour en revenir à _Pelléas_, il sait à peu près ce qu’il faut
-faire et comment se conduire dans l’enceinte du maître. Mais le monde ne
-finit pas aux portes des maisons et de l’autre côté des murs et de la
-haie il y a un univers dont on n’a plus la garde, où l’on n’est plus
-chez soi, où les relations sont changées. De quelle façon se tenir dans
-la rue, dans les champs, sur le marché, dans les boutiques? A la suite
-d’observations difficiles et délicates, il comprend qu’il sied de ne pas
-obéir aux appels étrangers, d’être poli avec indifférence envers
-les inconnus qui vous caressent. Il faut ensuite accomplir
-consciencieusement certains devoirs de mystérieuse courtoisie envers ses
-frères les autres chiens, respecter les poules et les canards, n’avoir
-pas l’air de remarquer les gâteaux du pâtissier qui se prélassent
-insolemment à portée de la langue, témoigner aux chats qui, sur le seuil
-des portes, vous provoquent par d’affreuses grimaces un mépris
-silencieux mais qui se souviendra, et ne pas oublier qu’il est licite et
-même louable de poursuivre et d’étrangler les souris, les rats, les
-lapins sauvages et généralement tous les animaux (on doit le reconnaître
-à des marques secrètes) qui n’ont pas encore fait leur paix avec
-l’homme.
-
- *
-
- * *
-
-Tout cela et tant d’autres choses!... Était-il étonnant que _Pelléas_
-parût souvent pensif en face de ces problèmes sans nombre, et que son
-humble et doux regard fût parfois si profond et si grave, si chargé de
-soucis et si plein de questions illisibles?
-
-Hélas! il n’a pas eu le temps d’achever la lourde et longue tâche que la
-nature impose à l’instinct qui s’élève pour se rapprocher d’une région
-plus claire... Un mal assez mystérieux et qui semble spécialement punir
-le seul animal qui parvienne à sortir du cercle où il est né, un mal
-indéfini qui emporte par centaines les petits chiens intelligents, est
-venu mettre fin aux destinées et à l’éducation heureuse de _Pelléas_. Je
-le vis, durant deux ou trois jours, et chancelant déjà tragiquement sous
-le poids énorme de la mort, se réjouir encore de la moindre caresse...
-Et maintenant tant d’efforts vers un peu plus de lumière, tant d’ardeur
-à aimer, de courage à comprendre, tant de joie affectueuse, tant de bons
-regards dévoués qui se tournaient vers l’homme pour demander son aide
-contre d’injustes et d’inexplicables souffrances, tant de frêles lueurs
-qui venaient de l’abîme profond d’un monde qui n’est plus le nôtre, tant
-de petites habitudes presque humaines reposent tristement sous un large
-sureau et dans la froide terre, en un coin du jardin.
-
- *
-
- * *
-
-L’homme aime le chien, mais qu’il l’aimerait davantage s’il considérait,
-dans l’ensemble inflexible des lois de la nature, l’exception unique
-qu’est cet amour qui parvient à percer, pour se rapprocher de nous, les
-cloisons, partout ailleurs imperméables, qui séparent les espèces! Nous
-sommes seuls, absolument seuls sur cette planète de hasard, et parmi
-toutes les formes de la vie qui nous entourent, pas une, hors le chien,
-n’a fait alliance avec nous. Quelques êtres nous craignent, la plupart
-nous ignorent, et aucun ne nous aime. Nous avons, dans le monde des
-plantes, des esclaves muettes et immobiles, mais elles nous servent
-malgré elles. Elles subissent simplement nos lois et notre joug. Ce sont
-des prisonnières impuissantes, des victimes incapables de fuir mais
-silencieusement rebelles, et sitôt que nous les perdons de vue elles
-s’empressent de nous trahir et retournent à leur liberté sauvage et
-malfaisante d’autrefois. S’ils avaient des ailes, la rose et le blé
-fuiraient à notre approche comme fuient les oiseaux. Parmi les animaux,
-nous comptons quelques serviteurs qui ne se sont soumis que par
-indifférence, par lâcheté ou par stupidité: le cheval incertain et
-poltron qui n’obéit qu’à la douleur et ne s’attache à rien, l’âne passif
-et morne qui ne reste près de nous que parce qu’il ne sait que faire ni
-où aller, mais garde cependant, sous la trique ou le bât, son idée de
-derrière les oreilles; la vache et le bœuf, heureux pourvu qu’ils
-mangent et dociles parce que depuis des siècles ils n’ont plus une
-pensée à eux; le mouton ahuri qui n’a d’autre maître que l’épouvante; la
-poule fidèle à la basse-cour parce qu’on y trouve plus de maïs et de
-froment que dans la forêt prochaine. Je ne parle pas du chat pour qui
-nous ne sommes qu’une proie trop grosse et immangeable, du chat féroce
-dont l’oblique dédain ne nous tolère que comme des parasites encombrants
-dans notre propre logis. Lui du moins nous maudit dans son cœur
-mystérieux, mais tous les autres vivent près de nous comme ils vivraient
-près d’un rocher ou près d’un arbre. Ils ne nous aiment pas, ne nous
-connaissent pas, nous remarquent à peine. Ils ignorent notre vie, notre
-mort, notre départ, notre retour, notre tristesse, notre joie, notre
-sourire. Ils n’entendent même pas le son de notre voix dès qu’elle ne
-menace plus, et quand ils nous regardent, c’est avec l’effarement
-méfiant du cheval, dans l’œil duquel passe encore l’affolement de l’élan
-ou de la gazelle qui nous voit pour la première fois; ou avec la morne
-stupeur des ruminants qui ne nous considèrent que comme un accident
-momentané et inutile de l’herbage.
-
- *
-
- * *
-
-Depuis des milliers d’années ils sont à nos côtés aussi étrangers à nos
-pensées, à notre affection, à nos mœurs que si la moins fraternelle des
-étoiles les avait laissés choir d’hier sur notre globe. Dans l’espace
-sans bornes qui sépare l’homme de tous les autres êtres, nous n’avons
-réussi à leur faire faire, à force de patience, que deux ou trois pas
-illusoires. Et si demain, laissant intacts leurs sentiments à notre
-égard, la nature leur donnait l’intelligence et les armes nécessaires
-pour nous vaincre, j’avoue que je me méfierais de la vengeance emportée
-du cheval, des représailles obstinées de l’âne et de la rancune enragée
-du mouton. Je fuirais le chat comme je fuirais le tigre; et même la
-bonne vache, solennelle et somnolente, ne m’inspirerait qu’une confiance
-sur ses gardes. Quant à la poule, l’œil rond et rapide, comme à la
-découverte d’une limace ou d’un ver, je suis sûr qu’elle me dévorerait
-sans se douter de rien.
-
- *
-
- * *
-
-Or, dans cette indifférence et cette incompréhension totale où demeure
-tout ce qui nous environne, dans ce monde incommunicable où tout a son
-but hermétiquement renfermé en lui-même, où toute destinée est
-circonscrite en soi, où il n’y a entre les êtres d’autres rapports que
-ceux de bourreaux à victimes, de mangeurs à mangés, où rien ne peut
-sortir de sa sphère étanche, où la mort seule établit de cruelles
-relations de cause à effet entre les vies voisines, où la plus légère
-sympathie n’a jamais fait un saut conscient d’une espèce à une autre,
-seul, parmi tout ce qui respire sur cette terre, un animal est parvenu à
-rompre le cercle fatidique, à s’évader de soi pour bondir jusqu’à nous,
-à franchir définitivement l’énorme zone de ténèbres, de glace et de
-silence qui isole chaque catégorie d’existences dans le plan
-inintelligible de la nature. Cet animal, notre bon chien familier, si
-simple et si peu étonnant que nous paraisse aujourd’hui ce qu’il a fait,
-en se rapprochant aussi sensiblement d’un monde dans lequel il n’était
-pas né et auquel il n’était pas destiné, a cependant accompli l’un des
-actes les plus insolites et les plus invraisemblables que nous puissions
-trouver dans l’histoire générale de la vie. Quand cette reconnaissance
-de l’homme par la bête, quand ce passage extraordinaire de l’ombre à la
-lumière s’est-il effectué? Est-ce nous qui avons cherché le caniche, le
-molosse ou le lévrier parmi les loups ou les chacals, ou si c’est lui
-qui est venu spontanément à nous? Nous n’en savons rien. Si loin que
-s’étendent les annales humaines, il est à nos côtés comme à présent,
-mais que sont les annales humaines au regard des temps sans témoignages?
-Toujours est-il que le voilà dans nos demeures aussi ancien, aussi bien
-à sa place, aussi parfaitement adapté à nos mœurs que s’il avait paru
-sur cette terre et tel qu’il est, en même temps que nous. Nous n’avons
-pas à acquérir sa confiance ni son amitié, il naît notre ami; les yeux
-encore fermés, il croit déjà en nous: dès avant sa naissance il s’est
-donné à l’homme. Mais le mot «ami» ne peint pas exactement son culte
-affectueux. Il nous aime et nous vénère comme si nous l’avions tiré du
-néant. Il est avant tout notre créature pleine de gratitude et plus
-dévouée que la prunelle de nos yeux. Il est notre esclave intime et
-passionné, que rien ne décourage, que rien ne rebute, en qui rien
-n’altère la foi ardente ni l’amour. Il a résolu d’une manière admirable
-et touchante le problème effrayant que la sagesse humaine aurait à
-résoudre si une race divine venait occuper notre globe. Il a loyalement,
-religieusement, irrévocablement reconnu la supériorité de l’homme et
-s’est livré à lui corps et âme, sans arrière-pensée, sans esprit de
-retour, ne réservant de son indépendance, de son instinct et de son
-caractère que la petite part indispensable pour continuer la vie
-prescrite par la nature à son espèce. Avec une certitude, une
-désinvolture et une simplicité qui nous surprennent un peu, nous jugeant
-meilleurs et plus puissants que tout ce qui existe, il trahit, à notre
-profit, tout le règne animal auquel il appartient, et renie sans
-scrupule sa race, ses proches, sa mère et même ses petits.
-
- *
-
- * *
-
-Mais il ne nous aime pas seulement dans sa conscience et son
-intelligence, c’est l’instinct de sa race, l’inconscient tout entier de
-son espèce, semble-t-il, qui ne pense qu’à nous et ne songe qu’à nous
-être utile. Pour nous mieux servir, pour mieux s’adapter à nos besoins
-divers, il a pris toutes les formes et a su varier à l’infini les
-facultés, les aptitudes qu’il met à notre disposition. Faut-il qu’il
-nous aide à poursuivre le gibier dans les plaines? ses jambes
-s’allongent démesurément, son museau s’effile, ses poumons
-s’élargissent, il devient plus rapide que le cerf. Notre proie se
-cache-t-elle sous bois? le génie docile de l’espèce, prévenant nos
-désirs, nous offre le basset, une sorte de serpent presque apode qui se
-glisse dans les fourrés les plus épais. Demandons-nous qu’il mène nos
-troupeaux? le même génie complaisant lui octroie la taille,
-l’intelligence, l’énergie et la vigilance nécessaires. Le destinons-nous
-à garder et à défendre notre maison? sa tête s’arrondit et devient
-monstrueuse, afin que sa mâchoire soit plus puissante, plus redoutable
-et plus tenace. Descendons-nous avec lui vers le Sud? son poil
-s’accourcit et s’allège pour qu’il puisse fidèlement nous accompagner
-sous les rayons d’un soleil plus ardent. Remontons-nous vers le Nord?
-ses pieds s’élargissent pour mieux fouler la neige, sa fourrure
-s’épaissit afin que le froid ne l’oblige pas à nous abandonner. N’est-il
-destiné qu’à nos jeux, à amuser l’oisiveté de nos regards, à orner et à
-animer le logis? il se revêt d’une grâce et d’une élégance souveraines,
-il se fait plus petit qu’une poupée pour s’endormir sur nos genoux au
-coin du feu, ou consent même, si notre caprice l’exige, à paraître un
-peu ridicule pour nous plaire.
-
-Vous ne trouverez pas dans l’immense creuset de la nature, un seul être
-vivant qui ait montré une souplesse analogue, une pareille abondance de
-formes, une aussi prodigieuse facilité d’adaptation à nos désirs. C’est
-que, dans le monde que nous connaissons, parmi les génies de la vie,
-divers et primitifs, qui président à l’évolution des espèces, il n’en
-existe aucun, hormis celui du chien, qui se soit jamais soucié de la
-présence de l’homme.
-
-On dira peut-être que nous avons su transformer presque aussi
-profondément certains de nos animaux domestiques, nos poules, nos
-pigeons, nos canards, nos chats, nos lapins, par exemple. Oui,
-peut-être, bien que ces transformations ne soient pas comparables à
-celles du chien et que le genre de services que nous rendent ces animaux
-demeure pour ainsi dire invariable. En tout cas, que cette impression
-soit purement imaginaire ou réponde à une réalité, il ne semble pas que
-l’on sente dans ces transformations la même bonne volonté inépuisable et
-prévenante, le même amour sagace exclusif. Du reste, il est parfaitement
-probable que le chien, ou plutôt le génie inaccessible de sa race, ne
-s’inquiète guère de nous, et que nous ayons simplement su tirer parti
-d’aptitudes variées offertes par les hasards abondants de la vie. Il
-n’importe; comme nous ne savons rien du fond des choses, il faut bien
-que nous nous attachions aux apparences, et il est doux de constater
-qu’au moins en apparence, il y a sur la planète, où nous sommes
-solitaires comme des rois méconnus, un être qui nous aime.
-
- *
-
- * *
-
-Quoi qu’il en soit de ces apparences, il n’en est pas moins certain que
-dans l’ensemble des créatures intelligentes qui ont des droits, des
-devoirs, une mission et une destination, le chien est un animal vraiment
-privilégié. Il occupe dans ce monde une situation unique et enviable
-entre toutes. Il est le seul être vivant qui ait trouvé et reconnaisse
-un dieu indubitable, tangible, irrécusable et définitif. Il sait à quoi
-dévouer le meilleur de soi. Il sait à qui se donner au-dessus de
-lui-même. Il n’a pas à chercher une puissance parfaite, supérieure et
-infinie dans les ténèbres, les mensonges successifs, les hypothèses et
-les rêves. Elle est là, devant lui et il se meut dans sa lumière. Il
-connaît les devoirs suprêmes que nous ignorons tous. Il a une morale qui
-surpasse tout ce qu’il découvre en lui-même, et qu’il peut pratiquer
-sans scrupule et sans crainte. Il possède la vérité dans sa plénitude.
-Il a un idéal positif et certain.
-
-Et c’est ainsi que l’autre jour, avant sa maladie, je voyais mon petit
-_Pelléas_, assis au pied de ma table de travail, la queue soigneusement
-repliée sous les pattes, la tête un peu penchée pour mieux m’interroger,
-à la fois attentif et tranquille, comme doit l’être un saint en présence
-de Dieu. Il était heureux du bonheur que nous ne connaîtrons peut-être
-jamais, puisque ce bonheur naissait du sourire et de l’approbation d’une
-vie incomparablement plus haute que la sienne. Il était là étudiant,
-buvant tous mes regards et y répondait gravement, comme d’égal à égal,
-pour m’apprendre sans doute que du moins par les yeux, l’organe presque
-immatériel qui transformait en intelligence affectueuse la lumière dont
-nous jouissions, il savait bien qu’il me disait tout ce que l’amour
-devait dire. Et le voyant ainsi, jeune ardent et croyant, m’apportant,
-en quelque sorte, du fond de la nature infatigable, des nouvelles toutes
-fraîches de la vie, confiant, émerveillé comme s’il eût été le premier
-de sa race qui vînt inaugurer la terre et que l’on fût encore aux
-premiers jours du monde, j’enviais l’allégresse de sa certitude, et je
-me disais que le chien qui rencontre un bon maître est plus heureux que
-celui-ci dont la destinée plonge encore de toutes parts dans l’ombre.
-
-
-
-
-LE TEMPLE DU HASARD
-
-
-J’ai sacrifié,--car c’est un cruel sacrifice que de renoncer aux
-jeux incomparables des étoiles et de la lune sur la divine
-Méditerranée,--j’ai sacrifié quelques soirées de mon séjour au pays du
-soleil à interroger, dans le plus somptueux, le plus actif et le plus
-exclusif de ses temples, le dieu le plus obscur de notre terre.
-
-Ce temple se dresse là-bas, à Monte-Carlo, sur un rocher que baigne
-l’éblouissante lumière de la mer et du ciel. Des jardins enchantés, où
-s’épanouissent en janvier toutes les fleurs du printemps, de l’été et de
-l’automne, des bosquets odorants, qui n’empruntent aux saisons ennemies
-que leurs sourires et leurs parfums, précèdent son parvis. L’oranger,
-l’arbre entre tous adorable, le citronnier, le palmier, le mimosa lui
-font une ceinture d’allégresse. Des escaliers royaux y conduisent les
-peuples. Mais il faut bien le reconnaître, l’édifice n’est pas digne de
-l’admirable site qu’il domine, des collines délicieuses, du golfe d’azur
-et d’émeraude, des verdures bienheureuses qui l’entourent. Il n’est pas
-digne non plus du Dieu qu’il abrite ni de l’idée qu’il représente. Il
-est platement emphatique et hideusement boursouflé. Il évoque la basse
-insolence, l’outrecuidance encore obséquieuse du valet enrichi. A
-l’examen, on constate qu’il est solide et vaste; pourtant, il a l’air
-mesquin et provisoire des monuments prétentieusement lamentables de nos
-expositions universelles. On a logé le père auguste du Destin dans une
-sorte de meringue ornée de fruits confits et de tourelles de sucre.
-Peut-être est-ce à dessein que la demeure est ridicule... On a craint
-d’avertir ou d’effrayer la foule. On tenait probablement à lui faire
-croire que le plus bienveillant, le plus frivole, le plus
-inoffensivement capricieux, le moins sérieux des dieux attendait ses
-fidèles sur un trône de gâteaux dans cette pièce montée. Il n’en est
-rien. Une divinité mystérieuse et grave, une force souveraine et sage,
-harmonieuse et sûre règne là. Il eût fallu l’asseoir en un palais de
-marbre, nu et sévère, simple et colossal, haut et large, glacial et
-religieux, géométrique et inflexible, affirmatif et écrasant.
-
- *
-
- * *
-
-Le dedans répond au dehors. Les salles sont spacieuses mais banalement
-magnifiques. Les hiérodules de la chance, les croupiers ennuyés,
-indifférents et monotones ont l’air de commis endimanchés. Ce ne sont
-pas les prêtres, mais les petits employés du hasard. Les rites et les
-objets du culte sont vulgaires et familiers: quelques tables, des
-chaises; ici, une sorte de cuvette ou de cylindre qui tourne au centre
-de l’autel, une minuscule bille d’ivoire qui roule en sens inverse de la
-cuvette; là, quelques jeux de cartes, et c’est tout. Il n’en faut pas
-davantage pour évoquer l’incommensurable puissance qui tient les astres
-en suspens.
-
- *
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- * *
-
-Autour des tables se pressent les fidèles. Chacun d’eux porte en soi des
-espérances, une foi, des tragédies, des comédies diverses et invisibles.
-Voici, je pense, le lieu du monde où s’accumulent et se dépensent en
-pure perte le plus de force nerveuse et de passions humaines. Voici le
-lieu néfaste, où la substance sans pareille et peut-être divine, qui en
-tout autre endroit opère des miracles féconds, des prodiges de force, de
-beauté et d’amour, voici le lieu funeste où la fleur spirituelle, le
-fluide le plus précieux de la planète s’égare irrémédiablement dans le
-néant!... On ne saurait imaginer gaspillage plus criminel. Cette force
-inutile, qui ne sait où aller ni à quoi s’employer, qui ne trouve ni
-porte ni fenêtre, ni objet ni levier, vient flotter sur la table comme
-une ombre mortelle, retombe sur soi, et crée une atmosphère
-particulière, une sorte de silence qui est comme la fièvre du silence
-véritable. Dans ce silence malsain, la voix du petit rond-de-cuir de la
-Fatalité nasille la formule sacrée: «Faites vos jeux, Messieurs, faites
-vos jeux!» C’est-à-dire, faites au dieu caché le sacrifice nécessaire
-pour qu’il se manifeste. Alors, sortie çà et là de la foule, une main
-illuminée de certitude pose impérieusement sur des chiffres indubitables
-le fruit d’une année de travail. D’autres adorateurs, plus rusés, plus
-circonspects, moins confiants, composent avec le sort, éparpillent leurs
-chances, supputent des probabilités illusoires, et, après avoir étudié
-l’humeur et le caractère particulier du génie de la table, lui tendent
-des pièges complexes et savants. D’autres, enfin, livrent à l’aventure,
-aux caprices du nombre, une portion considérable de leur bonheur ou de
-leur vie.
-
-Mais déjà retentit la seconde formule: «Rien ne va plus!» c’est-à-dire,
-le dieu va parler. A ce moment, un œil qui percerait le voile débonnaire
-des apparences, verrait distinctement épars sur l’humble tapis vert
-(sinon actuellement, tout au moins en puissance, car un coup est
-rarement isolé, et qui joue aujourd’hui son superflu jouera demain tout
-ce qu’il possède), un champ de blé qui mûrit au soleil à mille lieues de
-là; tout à côté, dans d’autres cases, un pré, un bois, un château sous
-la lune, une boutique au fond d’une petite ville, le lit d’une
-prostituée, une troupe de scribes et de comptables penchés sur les
-grands livres dans des bureaux obscurs, des paysans qui peinent sous la
-pluie, des centaines d’ouvrières travaillant de l’aube à la nuit en des
-chambres meurtrières, des mineurs dans la mine, des matelots sur leur
-navire, les joyaux de la débauche, de l’amour ou de la gloire, une
-prison, une usine, de la joie, de la misère, de l’injustice, de la
-cruauté, de l’avarice, des crimes, des privations, des sanglots... Tout
-cela repose là, bien tranquillement, dans ces petits tas d’or qui
-sourient, dans ces bouts de papier si légers qui fixent les désastres
-qu’une existence entière ne pourra plus déplacer. Les moindres
-mouvements étriqués et timides de ces médailles jaunes et de ces billets
-bleus vont se répercuter et s’amplifier au loin, dans le monde réel,
-dans les rues, dans les plaines, dans les arbres, dans le sang, dans les
-cœurs. Ils vont démolir la maison où moururent les parents, enlever à
-l’aïeul son fauteuil coutumier, donner un autre maître au village
-étonné, fermer un atelier, priver de pain les enfants d’un faubourg,
-détourner le cours d’une rivière, arrêter ou briser une vie, et dénouer
-à l’infini, dans le temps et l’espace, la chaîne ininterrompue des
-effets et des causes. Mais nulle de ces vérités retentissantes ne fait
-entendre un murmure indiscret. Il y a ici plus d’Euménides endormies
-qu’aux marches empourprées du palais des Atrides; mais leur réveil et
-leurs cris de douleur se dissimulent au fond des cœurs. Rien ne trahit,
-rien ne présage qu’un certain nombre de malheurs planent sur
-l’assistance et choisissent leurs victimes. Seuls, les yeux
-s’agrandissent un peu, cependant que les mains torturent sournoisement
-un crayon, un chiffon de papier. Pas un mot, pas un geste insolite.
-L’attente moite est immobile. C’est le lieu des drames sans voix, des
-combats étouffés, des désespoirs qui ne sourcillent point, des tragédies
-masquées de silence, des destinées muettes qui s’effondrent dans une
-atmosphère de mensonges qui absorbe tous les bruits.
-
- *
-
- * *
-
-Pendant ce temps, la petite boule tourne sur le cylindre, et je songe à
-tout ce que détruit la puissance formidable que lui confère un
-détestable pacte. A chaque fois qu’elle part ainsi à la recherche de la
-mystérieuse réponse, elle anéantit tout autour d’elle les restes
-suprêmes et essentiels de notre seule morale sociale d’aujourd’hui: je
-veux dire la valeur de l’argent. Anéantir la valeur de l’argent pour lui
-substituer un idéal plus haut serait œuvre excellente; mais l’anéantir
-pour laisser à sa place le néant pur et simple est, j’imagine, l’un des
-attentats les plus graves que l’on puisse commettre contre notre
-évolution actuelle. Envisagé d’un certain point de vue et purifié de ses
-vices accidentels, l’argent est, somme toute, un très respectable
-symbole: il représente l’effort et le travail humain; il est, en
-général, le fruit de sacrifices méritoires et de nobles fatigues. Or,
-ici, ce symbole, l’un des derniers que nous possédions, est
-quotidiennement et publiquement bafoué. Subitement, en face du caprice
-d’un petit objet insignifiant comme un jouet d’enfant, dix années de
-labeur, de sagesse consciencieuse, de devoirs patiemment supportés,
-perdent toute importance. Si l’on n’avait pris soin d’isoler ce
-phénomène monstrueux sur un rocher unique, il n’est pas d’organisme
-social qui eût résisté à son rayonnement délétère. Même à présent, dans
-son isolement de pestiféré, cette influence dévastatrice s’étend à des
-distances qu’on n’avait pas prévues. On la sent telle, cette influence,
-si nécessaire, si maléfique et si profonde, qu’au sortir de ce palais
-maudit où l’or ruisselle incessamment à rebours de la conscience
-humaine, on s’étonne que la vie normale continue, que des ouvriers
-résignés consentent à entretenir les pelouses qui précèdent le monument
-funeste, que de malheureux gardes, pour un salaire dérisoire, veillent
-sur son enceinte, et qu’une pauvre petite vieille, au bas des escaliers
-de marbre, parmi les allées et venues des joueurs enrichis ou ruinés,
-s’obstine, depuis des années, à vivoter péniblement en offrant aux
-passants des oranges, des amandes, des noisettes et des boites
-d’allumettes de deux sous...
-
- *
-
- * *
-
-Tandis que nous réfléchissons ainsi, la bille d’ivoire ralentit sa
-course circulaire, et se met à sautiller comme un insecte babillard sur
-les trente-sept cases qui la sollicitent. C’est la sentence irrévocable.
-Étrange infirmité de nos yeux, de nos oreilles et de ce cerveau dont
-nous sommes si fers! Étranges secrets des lois les plus élémentaires de
-notre globe! De la seconde où la bille s’est mise en mouvement, à la
-seconde où elle tombe dans le creux fatidique, sur ce champ de bataille
-long de trois décimètres, sous cette forme puérile et goguenarde, le
-mystère de l’univers inflige à la puissance, à la raison humaines, une
-symbolique, une incessante et décourageante défaite. Réunissez autour de
-cette table tous les savants, tous les devins, tous les voyants, tous
-les illuminés, tous les prophètes, tous les saints, tous les
-thaumaturges, tous les mathématiciens, tous les génies de tous les temps
-et de tous les pays, priez-les qu’ils cherchent dans leur raison, dans
-leur âme, dans leur science, dans leurs cieux, le nombre si prochain, le
-nombre qui déjà affleure le présent, où la petite boule terminera sa
-course; demandez-leur, pour nous prédire ce nombre, qu’ils invoquent
-leurs dieux qui savent tout, leurs pensées qui gouvernent les peuples et
-se flattent de pénétrer les mondes: tous leurs efforts se briseront sur
-celle brève énigme qu’un enfant tiendrait dans sa main et qui ne remplit
-plus la durée d’un clin d’œil. Pas un n’a pu le faire, pas un ne le
-fera.
-
-Et toute la force, toute la certitude de la «Banque», qui est
-l’impassible, l’obstinée, l’inébranlable et toujours victorieuse alliée
-de la sagesse rythmique et totale du hasard, repose uniquement sur la
-constatation de l’impuissance de l’homme à prévoir, ne fût-ce que d’un
-tiers de seconde, ce qui va se passer sous ses yeux. Si, depuis près
-d’un demi-siècle que se déroulent sur ce rocher fleuri ces redoutables
-expériences, il s’était trouvé un seul être qui, durant une après-midi,
-eût déchiré l’enveloppe de mystère qui couvre à chaque coup le petit
-avenir de la bille, la banque aurait sauté, l’entreprise eût sombré.
-Mais cet être anormal ne s’est pas présenté; et la banque sait bien
-qu’il ne viendra jamais s’asseoir à l’une de ses tables. Malgré tout son
-orgueil et toutes ses espérances, on voit donc à quel point l’homme sait
-qu’il ne peut rien savoir.
-
- *
-
- * *
-
-A la vérité, le hasard, au sens où l’entendent les joueurs, est un dieu
-qui n’existe pas. Ils n’adorent qu’un mensonge que chacun d’eux se
-représente sous une forme différente. Chacun d’eux lui prête des lois,
-des habitudes, des préférences d’ailleurs contradictoires dans leur
-ensemble et purement imaginaires. Selon les uns, il favorise certains
-chiffres. Selon d’autres, il obéit à certains rythmes qu’il est facile
-de saisir. Selon d’autres encore, il y a en lui une sorte de justice qui
-finit par donner une valeur égale à chaque groupe de chances. Selon
-d’autres enfin, il lui est impossible de favoriser indéfiniment, au
-bénéfice de la banque, telle série de chances simples. Nous n’en
-finirions pas si nous voulions parcourir tout le _Corpus Juris_
-chimérique de la roulette. Il est vrai que, dans la pratique, la
-répétition indéfinie des mêmes accidents limités, forme forcément des
-groupes de coïncidences où l’œil halluciné du joueur croit entrevoir des
-fantômes de lois. Mais il est vrai aussi qu’à l’épreuve, au moment où
-l’on compte sur l’assistance du fantôme le plus sûr, il s’évanouit
-brusquement et vous laisse face à face avec l’inconnu qu’il masquait. Du
-reste, la plupart des joueurs apportent devant la table verte bien
-d’autres illusions, conscientes ou instinctives et infiniment moins
-justifiables. Presque tous se persuadent que le hasard leur réserve des
-faveurs ou des disgrâces spéciales et préméditées. Presque tous
-imaginent entre la petite sphère d’ivoire et leur présence, leurs
-passions, leurs désirs, leurs vices, leurs vertus, leurs mérites, leur
-puissance spirituelle ou morale, leur beauté, leur génie, l’énigme de
-leur être, leur avenir, leur bonheur et leur vie, je ne sais quel
-rapport innommé mais plausible. Est-il besoin de dire qu’il n’y en à
-aucun; qu’il ne saurait y en avoir?
-
-Cette petite sphère dont ils implorent la sentence, et sur laquelle ils
-espèrent exercer une influence occulte, cette petite boule incorruptible
-a mieux à faire qu’à s’occuper de leurs tristesses ou de leurs joies.
-Elle ne possède que trente ou quarante secondes de mouvement et de vie,
-et, durant ces trente ou quarante secondes, il faut qu’elle obéisse à
-plus de règles éternelles, qu’elle résolve plus de problèmes infinis,
-qu’elle accomplisse plus de devoirs essentiels qu’il n’en tiendra jamais
-dans la conscience ou la compréhension de l’homme. Il faut entre autres
-choses énormes et difficiles, qu’elle concilie, dans sa course si brève,
-ces deux puissances incognoscibles et incommensurables, qui sont
-probablement l’âme biforme de l’univers: la force centrifuge et la force
-centripète. Il faut qu’elle tienne compte de toutes les lois de la
-gravitation, du frottement, de la résistance de l’air, de tous les
-phénomènes de la matière. Il faut qu’elle soit attentive aux moindres
-incidents de la terre et du ciel: car un joueur qui se déplace,
-ébranlant imperceptiblement le parquet de la salle, une étoile qui se
-lève au firmament, l’oblige de modifier ou de recommencer toutes ses
-opérations mathématiques. Elle n’a pas le loisir de jouer le rôle d’une
-déesse bienfaisante ou cruelle aux humains; il lui est interdit de
-négliger une seule des formalités innombrables que l’infini exige de
-tout ce qui se meut en lui. Et lorsque enfin elle arrive au but, elle a
-fait le même travail incalculable que la lune ou les autres planètes
-indifférentes et glaciales qui, là-haut, au dehors, dans l’azur
-transparent, montent majestueusement sur la Méditerranée de saphir et
-d’argent...
-
-Ce long travail, nous l’appelons hasard, ne pouvant donner d’autre nom à
-ce que nous ne comprenons pas encore.
-
-
-
-
-EN AUTOMOBILE
-
-
-Les premières sorties--l’initiation,--sous la garde du maître, ne
-comptent pas. On ne communique pas directement avec la bête
-merveilleuse. Il y a entre elle et nous un intermédiaire encombrant qui
-nous cache son véritable caractère, un truchement plein de réticences
-sournoises; un dompteur responsable, Même le volant, les leviers, les
-manettes entre les doigts, le frein sous le pied, on ne possède point le
-monstre. Sur lui, à nos côtés, veille une volonté trop longtemps
-souveraine, à laquelle, comme un chien fidèle, il demeure
-obséquieusement attaché. Il est encore à demi-humain. On éprouve un peu
-ce que doit éprouver l’apprenti belluaire qui se risque dans la cage aux
-lions sous la protection de son père, dont l’œil et la cravache font
-ramper humblement les fauves asservis. On a hâte d’être seul, en
-présence de l’espace, avec l’animal inconnu créé d’hier. On brûle de
-savoir ce qu’il est en soi, ce qu’il demande, ce qu’il refuse, comment
-il obéit à son maître imprévu; et quelle leçon nouvelle donneront tout à
-coup les horizons nouveaux où vous plonge jusqu’à l’âme une force qui
-sort pour la première fois du réservoir inépuisable des forces
-indisciplinées, afin de vous permettre d’absorber en un jour autant de
-paysages, de ciels et de spectacles, qu’on en absorbait autrefois au
-cours de toute une vie.
-
-Hier, le maître m’a conduit de Paris à Rouen. Ce matin, après m’avoir
-mené hors des portes de la vieille ville aux clochers assemblés, il m’a
-abandonné. Me voilà seul avec l’hippogriffe suspect; seul en rase
-campagne, sur la route déserte, qui de l’azur immaculé de l’horizon de
-gauche, à l’azur encore rose de l’horizon de droite, divise un océan de
-blé coupé de masses d’arbres qui bleuissent au loin, comme les ombrages
-d’un parc démesuré.
-
-Je suis loin des remises et des gares, loin des ateliers secourables. Et
-c’est d’abord une inquiétude obscure et qui n’est pas sans charme. Me
-voici à la merci de la force mystérieuse, mais plus logique que
-moi-même. Un caprice de sa vie cachée, un de ces caprices souvent
-insaisissables, mais qui n’ont jamais tort, et font honte à notre raison
-vaniteuse, et me voilà dans la détresse de la plaine verte et sans
-limites, enchaîné à la masse incomprise que mes bras ne peuvent remuer.
-Pourtant ce monstre, je me dis que j’en sais les secrets. Avant de me
-confier à sa puissance, j’en ai démonté et scruté les organes. Il ronfle
-sous mes pieds et sa physiologie m’est présente. Je connais ses points
-délicats et ses rouages impeccables, ses maladies d’enfance et ses
-infirmités sans remède. On m’a dévoilé son âme et son cœur, et la
-circulation profonde de sa vie. Son âme, c’est l’étincelle électrique
-qui, sept à huit cent fois à la minute, vient enflammer son souffle. Son
-terrible cœur compliqué, c’est d’abord ce carburateur au double visage
-étrange, qui dose, prépare, volatilise l’essence, fée subtile endormie
-depuis la naissance du monde, qu’il rappelle au pouvoir et qu’il unit à
-l’air qui la réveille. Ce mélange redoutable est avidement pompé par le
-gros viscère voisin, qui contient la chambre d’explosion, le piston, les
-soupapes à ressort, toutes les forces vives du moteur. Autour de ces
-viscères qui ne forment qu’un faisceau de flammes, constamment appelée
-pour apaiser l’ardeur intime qui les ronge et les transformerait en une
-coulée de lave, infatigable et toujours refroidie par le radiateur posté
-à l’avant de la voiture, aspirant la fraîcheur des vallons et des
-plaines pour calmer de ses longues caresses glacées les fièvres
-mortelles du travail, circule sans répit l’eau vigilante et pure. Puis
-il y a le _trembleur_, qui règle l’étincelle, et que règle à son tour le
-mouvement même du moteur. L’âme obéit au corps proprement dit, et le
-corps obéit à l’âme dans une harmonie ingénieuse. Mais grâce à une
-élasticité très curieuse de cette harmonie préétablie, une volonté plus
-intelligente ou plus indépendante, qui représente ici la volonté divine,
-la volonté du chauffeur, peut encore améliorer cet admirable équilibre
-de deux forces étrangères et, au moyen de la manette de l’_avance à
-l’allumage_, précipiter l’étincelle au moment le plus favorable, selon
-l’aide ou la résistance des hasards de la route.
-
-Admirons en passant la terminologie spontanée et bizarre, mais non pas
-sotte, qui est comme la langue de la force nouvelle. L’_avance à
-l’allumage_ (qui correspond, dans un autre ordre de phénomènes, _à
-l’avance à l’admission_ des locomotives), est un terme très juste, et il
-serait fort difficile d’exprimer plus simplement et plus sensiblement ce
-qu’il avait à dire. L’allumage, c’est l’inflammation des gaz explosifs
-par l’étincelle électrique; cette explosion peut être avancée ou
-retardée par rapport à la course du piston selon les besoins du moteur.
-Quand on met l’_avance à l’allumage_, l’étincelle jaillit quelque
-millième de seconde avant l’instant où elle devrait logiquement se
-produire; c’est-à-dire avant que le piston arrivé au sommet de sa course
-ait complètement comprimé les gaz et utilisé toute l’énergie de
-l’explosion précédente. Il semble, au premier abord, que cette explosion
-prématurée doive contrarier son mouvement ascensionnel. Il n’en est
-rien; l’expérience prouve qu’on bénéficie du temps infinitésimal que les
-gaz enflammés mettent à se dilater, et probablement d’autres causes
-d’énergie assez obscures. Toujours est-il qu’on accélère étrangement la
-vitesse de la machine. C’est pour ainsi dire le coup de vin versé aux
-travailleurs, une sorte de subterfuge qui lui donne un surcroît de
-puissance anormale. Mais d’où vient donc le terme, et qui en est le
-père? D’où sortent-ils, ces mots qui naissent tout à coup, au moment
-nécessaire, pour fixer dans la vie les êtres ignorés hier? On ne le sait
-jamais. Ils s’évadent des ateliers, des usines, des boutiques; ils sont
-les derniers échos de cette voix commune et anonyme qui a donné un nom
-aux arbres et aux fruits, au pain et au vin, à la vie et à la mort; et
-quand les savants les regardent et les interrogent, le plus souvent il
-est heureusement trop tard pour qu’ils y changent rien.
-
- *
-
- * *
-
-Le _trembleur_ et la _bougie_, voilà, surmontant sept ou huit autres (la
-compression, la carburation, le graissage, la circulation de l’eau,
-l’ampérage des piles, ou le voltage des accumulateurs, etc., etc.), les
-deux grands soucis du chauffeur. La vis de réglage de l’un se
-déplace-t-elle d’une ligne, les deux fils affrontés de l’autre sont-ils
-effleurés d’une goutte d’huile, d’une trace d’oxyde, et c’est la mort
-subite du cheval fabuleux. Mais autour d’eux, que d’autres organes
-auxquels je n’ose même pas songer! Là-bas, caché dans son _carter_ de
-fonte, comme un génie furieux dans une prison trop étroite, l’appareil
-mystérieux du changement de vitesse, qui tout à l’heure au pied d’une
-côte, sur une pesée du levier, déchaînera des explosions innombrables,
-imprimera au piston un va-et-vient frénétique qui secouera toutes les
-vertèbres de la bête et communiquera aux roues allenties une force
-quadruplée, devant laquelle toute montagne viendra courber l’échine pour
-porter humblement son vainqueur vers la cime.
-
-Ensuite, ce sont les joints énigmatiques de l’_arbre à la Cardan_, qui,
-supprimant chaînes et courroies, transmettent directement aux deux roues
-d’arrière toute la puissance sublimée qui s’élabore dans le cœur
-forcené. Enfin, plus bas encore, sous le frein, dans sa boîte presque
-inviolable, le secret transcendant du _différentiel_, qui permet, par un
-miracle récent, à deux roues de même dimensions, fixées sur le même axe
-mû par le même moteur, de faire un nombre de tours inégal!
-
-Mais ce sont là les grands mystères dont je n’ai pas encore à
-m’inquiéter. Le monstre sous ma main émue est plein de bonne volonté, et
-des deux côtés de la route les champs de blé coulent paisiblement comme
-des rivières vertes. Il est temps d’essayer le pouvoir des gestes
-ésotériques. Je touche aux chevilles enchantées. Le cheval féerique
-obéit. Brusquement il s’arrête. Toute sa vie s’éteint dans un
-gémissement bref. Il n’est plus qu’un énorme et inerte appareil de
-métal. Il s’agit maintenant de le ressusciter. Je descends et m’agite
-autour du cadavre. Les plaines dont je bravais l’immensité soumise
-prennent déjà leur revanche. On dirait qu’elles s’allongent, se creusent
-autour de mon immobilité, s’étendent à vue d’œil plus démesurément
-jusqu’aux confins du ciel, qui reculent à leur tour. Je suis perdu parmi
-les blés infranchissables dont les multitudes d’épis remuent, se
-haussent, s’inclinent, se pressent pour mieux voir ce que je vais
-tenter, tandis que les coquelicots éclatent de mille rires dans la foule
-onduleuse. N’importe, ma science neuve est déjà sûre. L’hippogriffe
-revit, s’ébroue d’abord sur place, puis repart en chantant. Je
-reconquiers les plaines qui s’inclinent. J’entr’ouvre lentement la
-fameuse manette de l’_avance à l’allumage_, et règle de mon mieux
-l’admission de l’essence. L’allure s’accélère; le ronflement plus aigu
-des rouages révèle une ivresse croissante. Tout d’abord la route vient à
-moi d’un mouvement cadencé par la félicité, comme une fiancée qui agite
-des palmes. Mais bientôt elle s’anime davantage, elle bondit, elle
-s’affole, elle se précipite sur moi, elle roule sous le char comme un
-torrent furieux qui me fouette de son écume, m’inonde de ses flots,
-m’aveugle de son souffle. Oh! ce souffle admirable! On dirait que des
-ailes, des milliers d’ailes qu’on ne voit pas, les ailes transparentes
-de grands oiseaux surnaturels, hanteurs de sommets invisibles battus par
-des vents éternels, viennent cingler ainsi de leur vaste fraîcheur mes
-tempes et mes yeux! A présent, le chemin tombe à pic dans l’abîme, et
-l’appareil magique l’y précède. Les arbres qui le bordent avec sérénité
-depuis tant d’années lentes redoutent un cataclysme. On croirait qu’ils
-accourent, rapprochent leurs têtes vertes, se massent, se concertent
-devant le phénomène qui surgit, pour lui barrer la voie. Puis soudain,
-comme il ne s’arrête pas, les voilà pris d’effroi. Ils se sauvent, se
-dispersent, regagnent à tâtons leur place séculaire, se penchent
-tumultueusement sur mon passage, et, répercutant dans leurs millions de
-feuilles la joie presque insensée de la force qui chante, murmurent à
-mes oreilles les psaumes volubiles de l’Espace qui admire et acclame son
-antique ennemie, toujours vaincue jusqu’à ce jour mais enfin
-triomphante: la Vitesse.
-
- *
-
- * *
-
-L’Espace et son frère invisible le Temps sont en somme les deux grands
-adversaires de l’homme. Nous serions semblables aux dieux si nous en
-triomphions. Le Temps semble invincible, n’ayant ni corps, ni forme, ni
-organe par quoi nous le puissions saisir. Il passe, il laisse des traces
-presque toujours douloureuses, comme l’ombre malfaisante d’un être
-inévitable qu’on n’aperçoit jamais. Il est d’ailleurs probable qu’il
-n’existe pas en soi; qu’il n’est que par rapport à nous, et que nous
-n’arriverons point à subjuguer ce fantôme nécessaire de notre
-imagination organiquement fausse. Quant à l’Espace, son magnifique frère
-qui se revêt de la robe verte des plaines, du voile jaune des déserts,
-du manteau bleu des océans, et recouvre le tout de l’azur de l’éther et
-de l’or des étoiles, sans doute il a déjà subi bien des défaites; mais
-jamais, jusqu’ici, l’homme ne l’avait pris pour ainsi dire à
-bras-le-corps, pour lutter seul à seul, face à face, avec lui. Il
-envoyait contre sa forme gigantesque des monstres qui, vainqueurs,
-devaient être vaincus à leur tour.
-
-Sur mer, de grands steamers l’asservissent chaque jour; mais la mer est
-si vaste, que la vitesse extrême que pourraient supporter nos fragiles
-poumons n’y remporterait encore qu’une sorte de triomphe immobile.
-D’autre part, sur le chemin de fer, l’espace assujetti défile sous nos
-yeux; mais il se déroule loin de nous, nous ne le touchons point; il est
-comme le captif que promène le triomphe d’un monarque étranger, et nous
-sommes nous-mêmes les prisonniers chétifs de celui qui l’a détrôné. Mais
-ici, dans ce petit char de feu, si docile, si léger et si
-miraculeusement infatigable, entre les ailes repliées de cet oiseau de
-flamme qui vole au ras de la terre pour nous montrer les fleurs, qui
-caresse les blés, respire les ruisseaux, connaît l’ombre des arbres,
-entre dans les villages, voit les portes ouvertes et les tables servies,
-compte les moissonneurs qui se penchent sur les prés, fait le tour de
-l’église entourée de tilleuls, se repose à l’auberge sur le coup de
-midi, puis repart en chantant pour aller voir d’un bond ce qui a lieu
-parmi les autres hommes, à trois journées de marche du repas achevé, et
-surprend la même heure dans un monde nouveau,--ici, l’Espace devient
-vraiment humain, il se proportionne à notre œil, aux besoins de notre
-âme à la fois prompte et lente, étroite et colossale, insatiable et
-méticuleuse; il est assimilable enfin et nous offre sans cesse, en
-chacun de ses buts, chacune des beautés qu’il n’offrait autrefois qu’à
-l’arrivée pénible.
-
-Maintenant, au contraire, ce n’est plus l’arrivée qui nous rouvre les
-yeux, ranime l’attention si précieuse à la vie et invite au bonheur
-d’admirer; la route tout entière n’est plus qu’une arrivée sans nombre.
-Les joies du but se multiplient puisque tout prend la forme adorable du
-but; les yeux oublient enfin leur indifférente paresse, et la bonne
-mémoire des beautés de la terre maternelle, la plus simple des fées qui
-président au bonheur, en songeant en silence aux journées moins
-heureuses qui attendent tout homme, range dans nos souvenirs, parmi les
-biens acquis qu’on ne nous reprend pas, les trésors imprévus que lui
-versent à flots les routes déchaînées et les heures délivrées.
-
-
-
-
-ÉLOGE DE L’ÉPÉE
-
-
-L’homme, avide de justice, tente de mille façons diverses, souvent
-empiriques, quelquefois sages, d’autres fois bizarres et
-superstitieuses, d’évoquer l’ombre de la grande déesse nécessaire à son
-existence. Déesse étrange, insaisissable et pourtant si vivante!
-Divinité immatérielle qui ne peut se dresser et se tenir debout que dans
-le secret de notre cœur; et de qui l’on peut dire que plus elle a de
-temples visibles, moins elle possède de puissance réelle. Un jour luira
-peut-être où elle n’aura plus d’autre palais que la conscience de chacun
-de nous, et ce jour-là, elle règnera véritablement dans le silence qui
-est l’élément sacré de sa vie. En attendant nous multiplions les organes
-par où nous espérons qu’elle pourra se faire entendre. Nous lui prêtons
-des voix humaines et solennelles; et lorsqu’elle se tait dans les autres
-et jusque dans nous-mêmes, nous allons l’interroger par-delà notre
-propre conscience, aux limites incertaines de notre être, là où nous
-devenons un débris du hasard; et où nous croyons que la justice se
-confond avec Dieu et notre propre destinée.
-
- *
-
- * *
-
-C’est ce besoin insatiable qui, sur les points où la justice humaine
-demeurait muette et se déclarait impuissante, fit autrefois appel au
-jugement de Dieu. Aujourd’hui, que l’idée que nous nous faisions de la
-divinité a changé de forme et de nature, le même instinct persiste, si
-profond, si général, qu’il n’est peut-être que le voile à demi
-transparent d’une vérité prochaine. Si ce n’est plus à Dieu que nous
-nous remettons d’approuver ou de condamner ce que les hommes ne
-sauraient juger; c’est à la partie inconsciente, inconnaissable et pour
-ainsi dire future de nous-même que nous confions cette mission. Le duel
-n’invoque plus le jugement de Dieu, mais celui de notre avenir, de notre
-chance ou de notre destin, composé de tout ce qu’il y a d’indéfini en
-nous. Il est, au nom de nos possibilités bonnes ou mauvaises, sommé de
-déclarer si, au point de vue de la vie inexplicable, nous avons tort ou
-raison.
-
-Voilà ce qu’on démêle d’ineffaçablement humain sous toutes les
-absurdités et puérilités de nos rencontres actuelles. Si déraisonnable
-qu’elle paraisse, cette espèce d’interrogation suprême, cette question
-posée dans la nuit que n’éclaire plus la justice intelligible, on ne
-pourra guère y renoncer tant qu’on n’aura pas trouvé une façon moins
-équivoque de peser les droits et les torts, les espérances et les
-inégalités essentielles de deux destinées qui veulent s’affronter.
-
- *
-
- * *
-
-Du reste, pour descendre de ces régions hantées de fantômes plus ou
-moins dangereux, au point de vue pratique, il est certain que le duel,
-c’est-à-dire la possibilité de se faire extra-légalement et pourtant
-régulièrement justice à soi-même, répond à un besoin qu’on ne saurait
-nier. Nous ne vivons pas au sein d’une société qui nous protège
-suffisamment pour nous enlever en toutes circonstances ce droit le plus
-cher à l’instinct de l’homme.
-
-Il est inutile, je pense, d’énumérer les cas où la protection est
-insuffisante. Nous aurions plus tôt fait de citer ceux où elle suffit.
-Sans doute, pour ceux qui sont légitimement faibles et sans défense, il
-serait désirable qu’il en fût autrement; mais pour ceux qui sont
-capables de se défendre, il est très salutaire qu’il en soit ainsi, car
-rien n’endort l’initiative et le caractère comme une protection trop
-zélée et trop constante. Souvenons-nous que nous sommes avant tout des
-êtres de proie et de lutte; qu’il faut avoir égard à ne pas éteindre
-complètement en nous les qualités de l’homme primitif, car ce n’est pas
-sans raison que la nature les y a mises. S’il est sage d’en restreindre
-l’excès, il est prudent d’en garder le principe. Nous ne savons pas les
-retours offensifs que nous ménagent les éléments ou d’autres forces de
-l’univers; et probablement malheur à nous s’ils nous trouvent un jour
-entièrement dénués de l’esprit de vengeance, de méfiance, de colère, de
-brutalité, de combativité et de bien d’autres défauts, très blâmables au
-point de vue humain, mais qui bien plus que les vertus abstinentes le
-plus préconisées nous ont aidés à vaincre les grands ennemis de notre
-espèce.
-
- *
-
- * *
-
-Il convient donc de louer en général ceux qui ne se laissent pas
-offenser impunément. Ils entretiennent parmi nous un idéal de justice
-extra-légale dont nous profitons tous, et qui s’effriterait rapidement
-sans leur aide. Déplorons plutôt qu’ils ne soient pas plus nombreux.
-S’il y avait un peu moins de bonnes âmes capables de châtier, mais trop
-promptes à pardonner, on trouverait bien moins de méchants trop prompts
-à faire le mal; car les trois quarts du mal qui se commet naissent de la
-certitude de l’impunité. Pour le maintien de la crainte et du respect
-diffus qui permettent aux malheureux désarmés de vivre et de respirer à
-peu près librement dans une société où pullulent les coquins et les
-lâches, il est du strict devoir de tous ceux qui sont à même de résister
-par un geste de violence à l’injustice légalement permise, de ne jamais
-manquer à le faire. Ils relèvent ainsi le niveau de la justice
-immanente. En croyant ne défendre qu’eux-mêmes ils défendent en somme le
-plus précieux des patrimoines humains. Je ne prétends pas qu’il ne
-vaudrait pas mieux, dans la plupart des cas, que les tribunaux
-intervinssent; mais en attendant que nos lois soient plus simples, plus
-pratiques, moins coûteuses et plus familières, nous n’avons, contre un
-certain nombre d’iniquités très réelles, quoique non prévues par les
-Codes, d’autre recours que le poing ou l’épée.
-
- *
-
- * *
-
-Le poing est rapide, immédiat; mais outre qu’il n’est pas assez
-concluant, que dès que l’offense a quelque gravité il s’affirme vraiment
-trop anodin et trop éphémère, il a toujours des gestes un peu vulgaires
-et des effets assez répugnants. Il ne met en jeu qu’une faculté brutale.
-Il est la plus aveugle et la plus inégale des armes; et, comme il
-échappe à toutes les conventions qui équilibreraient les chances de deux
-adversaires mal appariés, il entraîne de la part du vaincu des
-représailles exagérées qui finissent par l’armer du bâton, du couteau ou
-du revolver.
-
-Il est admissible en certains pays, en Angleterre par exemple. La boxe y
-fait partie de l’éducation élémentaire, et sa pratique générale aplanit
-singulièrement les inégalités naturelles; de plus, tout un organisme de
-clubs, de jurys paternels, de tribunaux faciles corrobore ou prévient
-ses exploits. Mais en France il serait regrettable qu’on y revînt.
-L’épée, qui l’y remplace immémorialement, est un instrument de justice
-incomparablement plus sensible, plus sérieux, plus gracieux et plus
-délicat. On lui reproche de n’être ni équitable ni probante. Mais elle
-prouve d’abord la qualité de notre attitude en face du danger, et c’est
-déjà une preuve qui n’est pas sans valeur. Car notre attitude en face du
-danger, c’est exactement notre attitude en face des reproches ou des
-encouragements des diverses consciences qui se cachent en nous: de
-celles qui sont au-dessous, comme de celles qui sont au-dessus de notre
-conscience intelligible, et qui se confondent avec les éléments
-essentiels et pour ainsi dire universels de notre être. Ensuite, il ne
-tient qu’à nous qu’elle devienne aussi équitable que peut l’être un
-instrument humain, toujours sujet aux hasards, aux erreurs et aux
-défaillances. Il est certain que son étude est accessible à tout homme
-valide. Elle n’exige ni une force musculaire anormale ni une agilité
-exceptionnelle. Il suffit que le moins doué d’entre nous lui consacre
-deux ou trois heures chaque semaine. Il acquerra une souplesse et une
-précision suffisantes pour découvrir assez rapidement ce que les
-astronomes appelleraient «son équation personnelle», pour atteindre sa
-moyenne individuelle, qui est en même temps une moyenne générale, que
-seuls quelques bretteurs, quelques professionnels, quelques oisifs
-parviennent à dépasser, au prix de longs, pénibles et très ingrats
-efforts.
-
- *
-
- * *
-
-Cette moyenne atteinte, nous pouvons confier notre vie à la pointe de la
-frêle mais redoutable lame. Elle est la magicienne qui établit aussitôt
-des rapports nouveaux entre deux forces que nul n’aurait songé à
-comparer. Elle permet au nain qui a raison de tenir tête au colosse qui
-a tort. Elle conduit gracieusement sur des sommets plus clairs l’énorme
-violence aux cornes de taureau; et voici que la bête primitive est
-obligée de s’arrêter devant une puissance qui n’a plus rien de commun
-avec les vertus basses, informes et tyranniques de la terre, je veux
-dire: le poids, la masse, la quantité, la cohésion stupide de la
-matière. Entre elle et le poing il y a l’épaisseur d’un univers, un
-océan de siècles et presque la distance de l’animal à l’homme. Elle est
-fer et esprit, acier et intelligence. Elle asservit le muscle à la
-pensée, et contraint la pensée à respecter le muscle qui la sert. Elle
-est idéale et positive, chimérique et pleine de bon sens. Elle est
-éblouissante et nette comme l’éclair, insinuante, insaisissable et
-multiforme comme un rayon de lune ou de soleil. Elle est fidèle et
-capricieuse, noblement rusée, loyalement perfide. Elle fleurit d’un
-sourire la rancune et la haine. Elle transfigure la brutalité. Grâce à
-elle, comme par un féerique pont suspendu sur l’abîme de ténèbres, la
-raison, le courage, l’assurance du bon droit, la patience, le mépris du
-danger, le sacrifice à l’amour, à l’idée,--tout un monde moral, entre en
-maître dans le chaos originel, le dompte et l’organise. Elle est, par
-excellence, l’arme de l’homme; celle qui, toutes les autres éprouvées et
-elle-même inconnue, devrait être inventée, parce qu’elle sert le mieux
-ses facultés les plus diverses, le plus purement humaines, et qu’elle
-est l’instrument le plus direct, le plus maniable et le plus loyal de
-son intelligence, de sa force et de sa justice défensives.
-
- *
-
- * *
-
-Mais le plus admirable, c’est que ses décisions ne sont pas mécaniques
-ni mathématiquement préétablies. Par là, elle ressemble à ces jeux où se
-mêlent merveilleusement, pour interroger notre fortune, le hasard et la
-science; jeux presque mystiques et toujours passionnants, où l’homme se
-plaît à tâter sa chance aux confins de son être.
-
-Que l’on mette en présence deux adversaires de moyens manifestement
-inégaux; il n’est pas inévitable, il n’est même pas certain que le plus
-vigoureux et le plus habile l’emporte. Une fois que nous avons conquis
-notre maîtrise personnelle, notre épée c’est nous-même avec nos qualités
-et nos défauts. Elle est notre fermeté, notre dévouement, notre volonté,
-notre audace, notre conviction, notre justice, notre hésitation, notre
-impatience, notre crainte. Nous l’avons cultivée avec soin. Nous nous
-sommes mis à la hauteur des possibilités qu’elle avait à nous offrir.
-Nous lui avons donné tout ce dont nous pouvions disposer; elle nous rend
-intégralement tout ce que nous lui avions confié. Nous n’avons aucun
-reproche à nous faire; nous sommes en règle avec l’instinct et le devoir
-de la conservation. Mais elle représente encore autre chose, et
-précisément cette part de nous-même que nous sommes mis en demeure de
-hasarder aux heures graves de l’existence. Elle personnifie une portion
-inconnue de notre être, et la personnifie dans la conjoncture la plus
-favorable et la plus solennelle que l’homme puisse imaginer pour
-interpeller son destin; c’est-à-dire dans une circonstance où l’entité
-mystérieuse qui vit en lui est directement secondée par toutes les
-facultés soumises à la conscience.
-
-Elle met ainsi en présence non seulement deux forces, deux intelligences
-et deux libertés, mais encore deux hasards, deux chances, deux mystères,
-deux destinées qui par-dessus le reste, comme les dieux d’Homère,
-président au combat, courent, étincellent, s’allongent et se rencontrent
-sur sa lame. Quand elle semble frapper devant nous dans le vide, elle
-frappe réellement aux portes de notre sort; et tandis que la mort
-voltige autour d’elle, celui qui la manie sent qu’elle se dérobe à son
-esclavage antérieur, qu’elle obéit soudain à d’autres lois que celles
-qui la guidaient dans la salle d’armes. Elle accomplit une mission
-secrète: avant de prononcer sa sentence, elle nous juge; ou plutôt, par
-le seul fait que nous l’agitons éperdument devant la grande et
-formidable énigme, elle force notre destin à nous juger nous-même.
-
-
-
-
-LA COLÈRE DES ABEILLES
-
-
-On m’a demandé bien souvent, depuis _la Vie des Abeilles_, d’éclaircir
-l’un des mystères les plus redoutés de la ruche: à savoir la psychologie
-de ses irrésistibles, de ses inexplicables, soudaines et parfois
-mortelles colères. Il flotte en effet, autour de la demeure des blondes
-fées du miel, une foule de cruelles et d’injustes légendes. Arrivés près
-de l’enclos fleuri de réséda et de mélilot où bourdonnent les filles de
-lumière, les plus braves des hôtes qui visitent le jardin ralentissent
-le pas et se taisent malgré eux. Les mères affolées en écartent leurs
-enfants comme elles les écarteraient de quelque feu latent ou d’un nid
-de vipères; et l’éleveur novice, ganté de cuir, voilé de gaze, entouré
-de torrents de fumée, n’affronte l’énigmatique citadelle qu’avec le
-petit frisson inavoué qui précède les grandes batailles.
-
-Qu’y a-t-il de raisonnable au fond de ces craintes traditionnelles?
-L’abeille est-elle vraiment dangereuse? Se laisse-t-elle apprivoiser? Y
-a-t-il péril à s’approcher des ruches? Faut-il fuir ou braver leur
-colère? L’apiculteur a-t-il quelque secret ou quelque talisman qui le
-préserve des piqûres? Voilà les questions que vous posent anxieusement
-tous ceux qui viennent d’installer un timide rucher et qui commencent
-leur apprentissage.
-
- *
-
- * *
-
-L’abeille, en général, n’est ni malveillante, ni agressive; mais paraît
-assez capricieuse. Elle a contre certaines gens des antipathies
-invincibles; elle a aussi des jours d’énervement,--par exemple à
-l’approche d’un orage,--où elle se montre extrêmement irritable. Elle a
-l’odorat très subtil et très susceptible, elle ne tolère aucun parfum et
-abomine par-dessus tout l’odeur de la sueur humaine et de l’alcool. Elle
-ne s’apprivoise pas, au sens propre du mot, mais tandis que les ruches
-qu’on ne visite jamais deviennent hargneuses et méfiantes, celles qu’on
-entoure de soins quotidiens s’accoutument aisément à la présence
-discrète et prudente de l’homme. Enfin, il existe, pour manier presque
-impunément les abeilles, un certain nombre de petits expédients,
-variables selon les circonstances, que la pratique seule peut enseigner.
-Mais il est temps de révéler le grand secret de leurs colères.
-
- *
-
- * *
-
-L’abeille, au fond si pacifique, si longanime, qui ne pique jamais (à
-moins qu’on ne l’écrase) quand elle butine parmi les fleurs, une fois
-rentrée chez elle, dans son royaume aux monuments de cire, garde ce
-caractère bénin et tolérant, ou devient violente et mortellement
-dangereuse, selon que sa ville maternelle est opulente ou pauvre. Ici
-encore, comme il arrive souvent quand on étudie les mœurs de ce petit
-peuple ardent et mystérieux, les prévisions de la logique humaine sont
-entièrement déroutées. Il serait naturel que les abeilles défendissent
-avec acharnement une cité débordante de trésors si péniblement amassés,
-une cité comme on en rencontre dans les bons ruchers, où le nectar, ne
-trouvant plus place dans les alvéoles sans nombre qui représentent des
-milliers de barriques empilées des caves aux greniers, ruisselle en
-stalactites d’or le long des murailles bruissantes et envoie au loin
-dans la campagne, comme une réponse heureuse aux parfums éphémères des
-calices qui s’ouvrent, le parfum plus durable du miel où vit le souvenir
-des calices que le temps a fermés. Or il n’en est rien. Plus leur
-demeure est riche, moins elles montrent d’ardeur à combattre autour
-d’elle. Ouvrez ou renversez une ruche opulente: si vous avez eu soin
-d’écarter à l’aide d’une bouffée de tabac les sentinelles de l’entrée,
-il sera extrêmement rare que les autres abeilles songent à vous disputer
-le liquide butin conquis sur les sourires et sur toutes les grâces des
-beaux mois azurés. Faites-en l’expérience, je vous promets l’impunité si
-vous ne touchez qu’aux ruches les plus lourdes. Vous les retournerez
-et vous les viderez comme de vibrantes mais inoffensives
-amphores. Qu’est-ce à dire? Les âpres amazones ont-elles perdu
-courage?--l’abondance les a-t-elle amollies, et, à l’exemple des
-habitants trop fortunés des villes luxueuses, se sont-elles déchargées
-des devoirs périlleux sur les malheureux mercenaires qui veillent près
-des portes?
-
-Non; on ne remarque point que le plus grand bonheur énerve leur vertu.
-Au contraire; plus la république est prospère, plus les lois y sont
-dures et sévèrement appliquées, et l’ouvrière d’une ruche où le superflu
-s’accumule travaille avec bien plus d’ardeur que celle d’une ruche
-indigente. Il y a d’autres raisons que nous ne pénétrons pas
-entièrement, mais qui sont vraisemblables pour peu qu’on tienne compte
-de l’interprétation effarée que la pauvre abeille doit donner à nos
-gestes monstrueux. En voyant tout à coup son immense demeure soulevée,
-culbutée, entr’ouverte, elle s’imagine probablement qu’il s’agit d’une
-catastrophe inévitable et naturelle contre laquelle il serait insensé de
-lutter. Elle ne résiste plus, mais elle ne fuit pas. Ayant admis la
-ruine, il semble que déjà elle voie dans son instinct la demeure future,
-qu’elle espère rebâtir avec les matériaux arrachés à la ville éventrée.
-Elle laisse le présent sans défense pour sauver l’avenir. Ou bien,
-est-ce que, peut-être, comme le chien de la fable, «le chien qui porte
-au cou le dîner de son maître», constatant que tout est perdu sans
-retour, elle aime mieux périr en prenant sa part du pillage et passer de
-la vie à la mort dans une orgie unique et prodigieuse? Nous ne savons au
-juste. Comment sonderions-nous les mobiles de l’abeille, alors que ceux
-des plus simples actions de nos frères nous sont inaccessibles?
-
- *
-
- * *
-
-Toujours est-il qu’à chaque grande épreuve de la cité, à chaque trouble
-qui leur paraît avoir un caractère inéluctable, dès que l’affolement
-s’est propagé de proche en proche parmi le peuple noir et frémissant,
-les abeilles se précipitent sur les rayons, arrachent violemment les
-couvercles sacrés des provisions d’hiver, basculent la tête la première
-dans les cuves odorantes, y plongent tout entières, y aspirent
-longuement le chaste vin des fleurs, s’en gorgent, s’en enivrent jusqu’à
-ce que leurs ventres cerclés d’anneaux de bronze s’allongent et se
-distendent comme des outres étranglées. Or l’abeille gonflée de miel ne
-peut plus courber l’abdomen selon l’angle requis pour tirer l’aiguillon.
-Elles deviennent dès lors mécaniquement, pour ainsi dire, inoffensives.
-On s’imagine en général que l’apiculteur use de l’enfumoir pour
-étourdir, asphyxier à demi les belliqueuses trésorières de l’azur, et
-s’introduire ainsi, à la faveur d’un sommeil sans défense, dans le
-palais des innombrables amazones endormies. C’est une erreur; la fumée
-sert d’abord à refouler les gardiennes du seuil, toujours sur le
-qui-vive et extrêmement belliqueuses: puis deux ou trois bouffées vont
-semer la panique parmi les ouvrières; la panique provoque la mystérieuse
-orgie, et l’orgie l’impuissance. Ainsi s’explique que l’on peut, les
-bras nus et le visage découvert, ouvrir les plus populeuses ruchées, en
-examiner les rayons, secouer les abeilles, les répandre à ses pieds, les
-amonceler, les transvaser comme des grains de blé et récolter
-tranquillement le miel, au milieu de l’assourdissante nuée des ouvrières
-dépossédées, sans avoir à subir une seule piqûre.
-
- *
-
- * *
-
-Mais malheur à qui touche aux ruches pauvres! Éloignez-vous des
-habitacles de misère! Ici, la fumée n’a plus aucun prestige, et à peine
-aurez-vous envoyé les premières bouffées que vingt mille démons aigus et
-frénétiques jailliront de l’enceinte, accableront vos mains, étourdiront
-vos yeux, noirciront votre face. Nul être vivant, excepté l’ours,
-dit-on, et le «sphinx Atropos», ne résiste à la rage des légions
-acérées. Surtout ne luttez pas, la fureur gagnerait les colonies
-voisines; et l’odeur du venin répandu affolerait toutes les républiques
-d’alentour. Il n’est d’autre salut que dans une prompte fuite à travers
-les buissons. L’abeille est moins rancunière, moins implacable que la
-guêpe et poursuit rarement l’ennemi. Si la fuite est impossible,
-l’immobilité absolue pourrait seule la calmer ou lui donner le change.
-Elle redoute et attaque tout mouvement trop brusque, mais pardonne
-aussitôt à ce qui ne bouge plus.
-
-Les ruches pauvres vivent, ou plutôt meurent au jour le jour, et c’est
-parce qu’elles n’ont pas de miel en leurs celliers que la fumée n’a
-point d’action sur les abeilles. Ne pouvant se gorger comme leurs sœurs
-des tribus plus heureuses, les possibilités d’une cité future n’égarent
-pas leur ardeur. Elles ne pensent qu’à périr sur le seuil profané et,
-maigres, efflanquées, agiles, effrénées, le défendent avec un héroïsme,
-un acharnement inouïs. Aussi l’apiculteur prudent ne déplace-t-il jamais
-les ruches indigentes sans avoir fait un sacrifice préalable aux
-Euménides affamées. Il leur offre un gâteau de miel. Elles accourent,
-puis, la fumée aidant, elles s’enflent et s’enivrent,--et les voilà
-réduites à l’impuissance comme les riches bourgeoises des cellules
-plantureuses.
-
- *
-
- * *
-
-Il y aurait encore beaucoup à dire sur la colère des abeilles et sur
-leurs antipathies singulières. Ces antipathies sont souvent si étranges
-qu’on les attribua longtemps, qu’on les attribue encore, parmi les
-paysans, à des causes morales, à des intuitions mystiques et profondes.
-On est convaincu, par exemple, que les virginales vendangeuses ne
-peuvent supporter l’approche de l’impudique, surtout de l’adultère. Il
-serait surprenant que le plus raisonnable des êtres qui vivent avec nous
-sur ce globe incompréhensible attachassent tant d’importance à un péché
-souvent fort innocent. Au fond, elles n’en ont cure; mais elles, dont la
-vie est bercée tout entière au souffle nuptial et somptueux des fleurs,
-ont horreur des parfums que nous dérobons à celles-ci.
-
-Faut-il croire que la chasteté répand moins de parfums que l’amour?
-Est-ce là l’origine de la rancune des jalouses abeilles et de l’austère
-légende qui venge des vertus aussi jalouses qu’elles? Quoi qu’il en
-soit, elle est à classer, cette légende, au nombre de tant d’autres qui
-croient faire grand honneur aux phénomènes de la nature en leur prêtant
-des sentiments humains. Il conviendrait au contraire de mêler le moins
-possible notre psychologie humaine à tout ce que nous ne comprenons pas
-facilement; il conviendrait de ne chercher nos explications qu’en
-dehors, en deça ou au delà de l’homme; car c’est probablement là que se
-trouvent les révélations décisives que nous attendons encore.
-
-
-
-
-LE SUFFRAGE UNIVERSEL
-
-
-Il semble que peu à peu, tout s’accorde à prouver que les dernières
-vérités se trouvent aux points extrêmes des pensées que l’homme avait
-refusé d’explorer jusqu’ici. On peut l’affirmer pour les sciences
-morales comme pour les positives; et aucune raison n’empêche d’y joindre
-la politique qui n’est qu’un prolongement de la morale.
-
-L’humanité, durant des siècles, a vécu en quelque sorte à mi-chemin
-d’elle-même. Mille préjugés, et avant tout les énormes préjugés
-religieux, lui cachaient les sommets de sa raison et de ses sentiments.
-Maintenant que se sont notablement affaissées la plupart des montagnes
-artificielles qui s’élevaient entre ses yeux et l’horizon réel de son
-esprit, elle prend à la fois conscience d’elle-même, de sa situation
-parmi les mondes et du but où elle veut aboutir. Elle commence à
-comprendre que tout ce qui ne va pas aussi loin que les conclusions
-logiques de son intelligence n’est qu’un jeu inutile sur la route. Elle
-se dit qu’il faudra faire demain le chemin qu’on n’a point parcouru
-aujourd’hui et qu’en attendant, à perdre ainsi son temps entre chaque
-étape, il n’y a rien à gagner qu’un peu de paix trompeuse.
-
-Il est écrit dans notre nature que nous sommes des êtres extrêmes; c’est
-notre force et la cause de notre progrès. Nous nous portons
-nécessairement et instinctivement aux dernières limites de notre être.
-Nous ne nous sentons vivre, et nous ne pouvons organiser une vie qui
-nous satisfasse qu’aux confins de nos possibilités. Grâce à cet instinct
-qui s’éclaire, il y a une tendance de plus en plus unanime à ne plus
-s’arrêter aux solutions intermédiaires, à éviter dorénavant les
-expériences à mi-côte, ou du moins à passer sur elles le plus rapidement
-possible.
-
- *
-
- * *
-
-Ce n’est pas à dire que cette tendance aux extrêmes suffise à nous
-guider vers les certitudes définitives. Il y a toujours deux extrêmes
-entre lesquels il faut choisir; et il est souvent difficile de
-déterminer lequel est au point de départ et lequel au point d’arrivée.
-En morale, par exemple, nous avons à nous décider entre l’égoïsme ou
-l’altruisme absolu, et en politique, entre le gouvernement le mieux
-organisé qu’il soit possible d’imaginer, dirigeant et protégeant les
-moindres actes de notre vie, ou l’absence de tout gouvernement. Les deux
-questions sont encore insolubles. Cependant il est permis de croire que
-l’altruisme absolu est plus extrême et plus près de notre but que
-l’égoïsme absolu, de même que l’anarchie est plus extrême et plus près
-de la perfection de notre espèce que le gouvernement le plus
-minutieusement, le plus irréprochablement organisé; tel que celui qu’on
-pourrait par exemple imaginer aux dernières limites du socialisme
-intégral. Il est permis de le croire parce que l’altruisme absolu et
-l’anarchie sont les formes extrêmes qui requièrent l’homme le plus
-parfait. Or, c’est du côté de l’homme parfait que nous avons à tendre
-nos regards; car c’est de ce côté qu’il faut espérer que l’humanité se
-dirige. L’expérience ne dément pas encore qu’on risque moins de se
-tromper en portant les yeux devant soi qu’en les portant derrière soi,
-en regardant trop haut qu’en regardant trop bas. Tout ce que nous avons
-obtenu jusqu’ici a été annoncé et pour ainsi dire appelé par ceux qu’on
-accusait de regarder trop haut. Il est donc sage, dans le doute, de
-s’attacher à l’extrême qui suppose l’humanité la plus parfaite, la plus
-noble et la plus généreuse. C’est ainsi qu’on a pu répondre à qui
-demandait s’il était bon d’accorder aux hommes, malgré leurs
-imperfections actuelles, une liberté aussi complète que possible: Oui,
-il est du devoir de tous ceux dont les pensées précèdent la masse
-inconsciente, de détruire tout ce qui entrave la liberté des hommes,
-comme si tous les hommes méritaient d’être libres, quoiqu’on sache
-qu’ils ne mériteront de l’être que bien longtemps après leur délivrance.
-L’usage harmonieux de la liberté ne s’acquiert que par un long abus des
-bienfaits de celle-ci. C’est en allant d’abord à l’idéal le plus éloigné
-et le plus haut qu’on a le plus de chance de découvrir ensuite l’idéal
-le meilleur.--Ce qui est vrai de la liberté l’est également des autres
-droits de l’homme.
-
- *
-
- * *
-
-Pour appliquer ce principe au suffrage universel, rappelons-nous
-l’évolution politique des peuples modernes. Elle suit une courbe
-uniforme et inflexible. Un à un ces peuples échappent à la tyrannie. Un
-gouvernement plus ou moins aristocratique ou ploutocratique, élu d’un
-suffrage restreint, remplace l’autocrate. Ce gouvernement cède à son
-tour, ou est presque partout sur le point de céder au gouvernement de
-tous par le suffrage universel. A quoi aboutira celui-ci? Nous
-ramènera-t-il à la tyrannie? Se transformera-t-il en suffrage gradué?
-Deviendra-t-il une sorte de mandarinat, le gouvernement d’une élite ou
-une anarchie organisée? Nous ne le savons pas encore, aucun peuple
-n’ayant jusqu’ici dépassé la phase du suffrage de tous.
-
- *
-
- * *
-
-Presque partout, pour obéir à la loi aujourd’hui si active qui nous
-porte aux extrêmes, on brûle les étapes afin d’atteindre plus vite ce
-qui paraît être le dernier idéal politique des peuples: le suffrage
-universel. Cet idéal masquant encore complètement l’idéal meilleur qui
-se cache probablement derrière lui, et ne paraissant pas ce qu’il est
-peut-être: une solution provisoire, arrêtera, jusqu’à ce qu’on ait
-épuisé toutes les illusions qu’il renferme, les regards et les vœux de
-l’humanité. C’est le but nécessaire, bon ou mauvais, vers lequel
-s’avancent les nations. Il est indispensable à la justice instinctive de
-la masse que l’évolution s’accomplisse. Tout ce qui l’entrave n’est
-qu’obstacle éphémère. Tout ce qui prétend à améliorer cet idéal avant
-qu’il ait été atteint le recule vers l’erreur du passé. Comme tout idéal
-universel et impérieux, comme tout idéal qui se forme dans les
-profondeurs de la vie anonyme, il a d’abord le droit de se réaliser. Si
-après sa réalisation on remarque qu’il ne tient pas ce qu’il avait
-promis, il sera juste qu’on songe à le perfectionner ou à le remplacer.
-En attendant, il est inscrit dans l’instinct de la masse, aussi
-indestructiblement que dans le bronze, que tous les peuples ont le droit
-naturel de passer par cette phase de l’évolution politique du polypier
-humain, et d’interroger, chacun à son tour, chacun dans sa langue, avec
-ses vertus et ses défauts particuliers, les possibilités de bonheur
-qu’elle apporte.
-
-C’est pourquoi, plein du devoir de vivre, cet idéal est très justement
-jaloux, intolérant et excessif. Comme tout organisme encore jeune, il
-élimine violemment ce qui peut altérer la pureté de son sang. Il est
-possible que les éléments empruntés à la monarchie et à l’aristocratie
-qu’on essaye d’introduire dans ses veines adolescentes soient excellents
-en eux-mêmes; mais ils lui sont nuisibles puisqu’ils lui inoculent le
-mal dont il a d’abord à se guérir. Avant que le gouvernement de tous
-soit rendu plus sage, plus limpide et plus harmonieux par le mélange
-d’autres régimes, il est nécessaire qu’il se soit purifié par sa propre
-fermentation. C’est après qu’il se sera débarrassé de toutes les traces,
-de tous les souvenirs du passé, après qu’il aura régné dans la certitude
-et l’intégrité de sa force, qu’il conviendra de l’inviter à choisir dans
-ce passé; ce qui importe à son avenir. Il l’y prendra selon ses appétits
-naturels, qui, de même que les appétits naturels de tout être vivant,
-savent de science sûre ce qui est indispensable au mystère de la vie.
-
- *
-
- * *
-
-Les peuples ont donc raison de rejeter provisoirement ce qui est
-peut-être meilleur que le suffrage universel. Il est possible que la
-foule admette par la suite que les plus intelligents discernent et
-gouvernent mieux que les autres le bien de tous. Elle leur accordera
-alors une prépondérance légitime. Pour l’instant, elle n’y songe pas
-encore. Elle n’a pas eu le temps de se reconnaître. Elle n’a pas eu le
-temps d’épuiser des expériences qui paraissent absurdes, mais qui sont
-nécessaires parce qu’elles débarrassent le lieu où se cachent sans doute
-les dernières vérités.
-
-Il en est des peuples comme des individus: ce qui compte, c’est ce
-qu’ils apprennent par eux-mêmes, à leurs dépens, et leurs erreurs
-forment les biens de l’avenir. Il ne sert de rien de dire à un homme
-durant son enfance ou sa jeunesse: «Ne mentez pas, ne trompez point, ne
-faites pas souffrir.» Ces préceptes de sagesse, qui sont en même temps
-des préceptes de bonheur, ne pénètrent en lui, ne nourrissent ses
-pensées, ne deviennent des réalités bienfaisantes qu’après que la vie
-les lui a révélés comme des vérités nouvelles et magnifiques que
-personne n’avait soupçonnées. De même, il est inutile de répéter à un
-peuple qui cherche son destin: «Ne croyez pas que le nombre ait raison;
-qu’un mensonge affirmé par cent bouches cesse d’être un mensonge, qu’une
-erreur proclamée par une troupe d’aveugles devienne une vérité que la
-nature sanctionnera. Ne croyez pas davantage qu’en vous mettant dix
-mille qui ignorent contre un seul qui sait, vous saurez quelque chose,
-ou que vous forcerez la plus humble des lois éternelles à vous suivre, à
-délaisser celui qui l’avait reconnue. Non, la loi restera à sa place
-près du sage qui la découvrit, et tant pis pour vous tous si vous vous
-éloignez sans l’avoir acceptée! Vous la retrouverez un jour sur votre
-route, et ce que vous aurez fait en pensant l’esquiver tournera contre
-vous.»
-
- *
-
- * *
-
-Ce qu’on dit ainsi à la foule est très vrai; mais il est non moins vrai
-que tout cela ne devient efficace qu’après avoir été éprouvé et vécu.
-Dans ces problèmes où convergent toutes les énigmes de la vie, la foule
-qui se trompe a presque toujours raison contre le sage qui a raison.
-Elle refuse de le croire sur parole. Elle sent obscurément que derrière
-les plus évidentes vérités abstraites il y a d’innombrables vérités
-vivantes que nul cerveau ne peut prévoir, car il leur faut le temps, la
-réalité et les passions des hommes pour développer leur œuvre. C’est
-pourquoi, quelque avertissement qu’on lui donne, quelque prédiction que
-l’on fasse, elle exige qu’avant tout on tente l’expérience. Pouvons-nous
-dire que là où elle l’obtint elle ait eu tort de l’exiger? Il faudrait
-une étude spéciale pour examiner ce que le suffrage universel a ajouté à
-l’intelligence générale, à la conscience, à la dignité, à la solidarité
-civiques des peuples qui l’ont pratiqué; mais quand il n’aurait fait
-autre chose que créer, comme en Amérique et en France, le sentiment
-d’égalité réelle qu’on y respire comme une atmosphère plus humaine et
-plus pure, et qui semble nouvelle et presque prodigieuse à ceux qui
-viennent d’ailleurs, ce serait déjà un bienfait qui ferait pardonner ses
-plus graves erreurs. En tout cas, c’est la meilleure préparation à ce
-qui doit venir.
-
-
-
-
-LE DRAME MODERNE
-
-
-Quand je parle du drame moderne, il va de soi que je n’entends m’occuper
-que de ce qui a lieu dans les régions vraiment nouvelles et encore
-médiocrement peuplées de la littérature dramatique. Plus bas, dans les
-théâtres ordinaires, le drame ordinaire et traditionnel subit, d’une
-manière très lente, l’influence du théâtre d’avant-garde, mais il est
-inutile d’attendre les traînards quand on a l’occasion d’interroger les
-éclaireurs.
-
-Ce qui, dès le premier regard, caractérise le drame d’aujourd’hui, c’est
-d’abord l’affaiblissement et pour ainsi dire la paralysie progressive de
-l’action extérieure, ensuite une tendance très nette à descendre plus
-avant dans la conscience humaine et à accorder une part plus grande aux
-problèmes moraux; et enfin la recherche, encore bien tâtonnante, d’une
-sorte de poésie nouvelle, plus abstraite que l’ancienne.
-
-On ne saurait le nier, il y a sur les scènes actuelles, beaucoup moins
-d’aventures violentes et extraordinaires. Le sang y est plus rarement
-répandu, les passions y sont moins excessives, l’héroïsme moins âpre, le
-courage moins farouche et moins matériel. On y meurt encore, il est
-vrai, car on mourra toujours dans la réalité; mais la mort n’est
-plus,--ou du moins, on peut espérer que bientôt elle ne sera
-plus,--l’_ultima ratio_, le cadre indispensable, le but inévitable de
-tout poème dramatique. Il est peu fréquent, en effet, dans notre vie,
-cruelle peut-être, mais d’une manière cachée et silencieuse, il y est
-peu fréquent que les plus violentes de nos crises se terminent par la
-mort; et le théâtre, encore que plus lent que tous les autres arts à
-suivre les évolutions de la conscience humaine doit cependant finir par
-en tenir compte lui aussi, dans une certaine mesure.
-
-Il est certain que les anecdotes antiques et fatales qui constituaient
-tout le fond du théâtre classique, que les _faits divers_ italiens,
-espagnols, scandinaves ou légendaires qui forment la trame de toutes les
-œuvres de l’époque Shakespearienne et aussi,--pour ne pas entièrement
-passer sous silence un art infiniment moins spontané,--de toutes celles
-du romantisme français et allemand; il est certain, dis-je, que ces
-anecdotes n’offrent plus pour nous l’intérêt immédiat qu’elles offraient
-en un temps où elles étaient quotidiennement et très naturellement
-possibles, où, tout au moins, les circonstances, les sentiments, les
-mœurs qu’elles évoquaient, n’étaient point encore éteints dans l’esprit
-de ceux qui les voyaient reproduits devant eux.
-
-Mais ces aventures ne correspondent plus pour nous à une réalité vivante
-et actuelle. Si un jeune homme aime aujourd’hui au milieu d’obstacles
-qui représentent plus ou moins, dans un autre ordre d’idées et
-d’événements, ceux qui entravèrent l’amour de Roméo, nous savons
-parfaitement que rien de ce qui fait la poésie et la grandeur des amours
-de Vérone n’embellira son aventure. Il n’y aura plus là l’atmosphère
-enivrante d’une vie seigneuriale et passionnée. Il n’y aura plus de
-combats dans des rues pittoresques, plus d’intermèdes somptueux ou
-sanglants, plus de poison mystérieux, plus de sépulcre fastueusement
-complaisant. Où sera-t-elle, la grande nuit d’été, qui n’est si vaste,
-si savoureuse et si compréhensible que parce qu’elle est déjà tout
-inondée de l’ombre d’une mort inévitable et héroïque? Otez tous ces
-beaux ornements à l’histoire de Roméo et de Juliette, et vous n’aurez
-plus que le très simple et très ordinaire élan d’un malheureux
-adolescent de noble cœur vers une jeune fille que des parents obstinés
-lui refusent. Toute la poésie, toute la splendeur, toute la vie
-passionnée de cet élan est faite de l’éclat, de la noblesse, du tragique
-propres au milieu où il s’épanouit; et il n’est pas un baiser, un
-murmure d’amour, pas un cri de colère, de douleur ou de désespoir, qui
-n’emprunte sa grandeur, sa grâce, son héroïsme, sa tendresse; en un mot
-toutes les images par quoi il est rendu visible, aux objets, aux êtres
-qui l’entourent. Ce qui fait la beauté, la douceur d’un baiser, c’est
-bien moins le baiser même, que le lieu, l’heure et les circonstances où
-il se donne. Du reste, on pourrait faire les mêmes observations si l’on
-supposait un homme de nos jours jaloux comme Othello, ambitieux comme
-Macbeth, malheureux comme Lear, indécis, inquiet et accablé d’un devoir
-effrayant et irréalisable comme Hamlet.
-
-Ces circonstances ne sont plus. L’aventure du Roméo moderne, à ne
-considérer que les événements extérieurs qu’elle ferait naître, ne
-fournirait pas la matière de deux actes. On me dira qu’un poète actuel,
-voulant mettre sur la scène quelque poème d’amour analogue, est
-parfaitement libre de choisir dans le passé, un milieu plus décoratif et
-plus fertile en incidents héroïques et tragiques que celui où nous
-vivons. Il est vrai; mais quel est le résultat de cet expédient? C’est
-que des sentiments, des passions qui ont besoin pour se développer, pour
-aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, de l’atmosphère d’aujourd’hui (car les
-passions et les sentiments d’un poète moderne sont, malgré lui,
-entièrement, exclusivement modernes), se trouvent brusquement
-transplantées dans un terrain où tout les empêche de vivre. Ils n’ont
-plus la foi, et on leur impose l’espoir et la crainte de châtiments
-éternels. Ils croient pouvoir compter dans leur détresse sur une foule
-de forces nouvelles, enfin humaines, équitables et sûres; et les voilà
-dans un siècle où tout se décide par la prière ou l’épée. Ils ont
-profité, à leur insu peut-être, de toutes nos acquisitions morales, et
-on les replonge brusquement dans l’abîme de jours où le moindre geste
-est déterminé par des préjugés qui doivent les faire sourire ou
-trembler. Que voulez-vous qu’il en advienne; et comment espérer qu’ils y
-puissent subsister?
-
-Mais ne nous arrêtons pas davantage aux poèmes nécessairement
-artificiels qui naissent de cet impossible mariage du passé et du
-présent. Prenons le drame qui répond véritablement à notre réalité,
-comme la tragédie grecque répondait à la réalité grecque, et le drame de
-la Renaissance aux réalités de la Renaissance. Il se déroule dans une
-maison moderne, entre des hommes et des femmes d’aujourd’hui. Les noms
-des protagonistes immatériels, qui sont les sentiments et les idées,
-demeurent à peu près les mêmes qu’autrefois. On reconnaît l’amour, la
-haine, l’ambition, l’envie, l’avidité, la jalousie, l’instinct de
-justice, l’idée du devoir, la pitié, la bonté, le dévouement, l’apathie,
-l’égoïsme, l’orgueil, la vanité, etc. Mais si les noms sont à peu près
-les mêmes, à quel point l’aspect, les qualités, l’étendue, l’influence,
-les habitudes intimes de ces acteurs idéaux, ne se sont-ils pas
-modifiés! Ils n’ont plus une seule de leurs armes, un seul des
-merveilleux ornements de jadis. Il n’y a presque plus de cris, très
-rarement du sang, peu de larmes visibles. Le bonheur et le malheur des
-êtres se décident dans une étroite chambre, autour d’une table, au coin
-du feu. On aime, on souffre, on fait souffrir, on meurt sur place, dans
-son coin; et c’est grand hasard si une porte ou une fenêtre s’entr’ouvre
-un moment sous la poussée d’un désespoir ou d’une félicité
-extraordinaire. Il n’y a plus de beauté accidentelle et adventice; il
-n’y a plus qu’une poésie extérieure qui n’est pas encore devenue
-poétique. Et quelle poésie, pour peu qu’on aille au fond des choses,
-n’emprunte presque tout son charme et toute son ivresse à des éléments
-extérieurs? Enfin il n’y a plus de Dieu qui élargit ou domine l’action;
-il n’y a plus de destin inexorable qui forme, aux gestes les plus
-insignifiants de l’homme, un fond mystérieux, tragique et solennel, une
-atmosphère féconde et sombre, qui parvenait à ennoblir jusqu’à ses
-crimes les moins excusables, jusqu’à ses plus misérables faiblesses.
-
-Il subsiste, il est vrai, un inconnu terrible; mais il est si divers, si
-ondoyant, si incertain, si arbitraire, si contestable, pour peu qu’on
-essaye de le préciser, qu’il est fort dangereux de l’évoquer, fort
-difficile aussi de s’en servir de bonne foi pour agrandir jusqu’au
-mystère les gestes, les paroles, les actions des hommes que nous
-coudoyons chaque jour. C’est ainsi qu’on a essayé tour à tour de
-remplacer par la problématique et redoutable énigme de l’hérédité, par
-la grandiose mais improbable énigme de la justice immanente, par plus
-d’une autre encore, la vaste énigme de la Providence ou de la Fatalité
-de jadis. Mais ne remarque-t-on point que ces énigmes nées d’hier,
-paraissent déjà plus vieilles, plus arbitraires, plus invraisemblables
-que celles dont elles ont pris la place dans un accès d’orgueil?
-
-Dès lors où chercher la grandeur, la beauté, qui ne se trouvent plus
-dans l’action visible, ni dans les paroles qui n’ont plus guère d’images
-attrayantes, attendu que les paroles ne sont que des sortes de miroirs
-qui reflètent la beauté de ce qui les entoure, et la beauté du monde
-nouveau où nous vivons ne semble pas encore avoir envoyé ses rayons
-jusqu’à ces miroirs un peu lents. Où chercher enfin cette poésie et cet
-horizon qu’il est pour ainsi dire impossible de retrouver dans un
-mystère qui existe toujours, mais qui s’évapore dès qu’on essaye de lui
-donner un nom?
-
-On dirait que le drame moderne s’est confusément rendu compte de tout
-cela. Ne pouvant plus s’agiter au dehors, n’ayant plus d’ornements
-extérieurs, n’osant plus faire sérieusement appel à une divinité, à une
-fatalité déterminées, il s’est replié sur lui-même, il a tenté de
-découvrir dans les régions de la psychologie et dans celles de la vie
-morale, l’équivalent de ce qu’il avait perdu dans la vie extérieure
-d’autrefois. Il a descendu plus avant dans la conscience humaine; mais
-ici il s’est heurté à des difficultés inattendues et singulières.
-
-Descendre plus avant dans la conscience humaine, cela est permis et même
-ordonné au penseur, au moraliste, au romancier, à l’historien, et, à la
-rigueur au poète lyrique; mais le poète dramatique ne peut à aucun prix
-être un philosophe inactif ou un contemplateur. Quoi qu’on fasse,
-quelque merveille qu’on puisse un jour imaginer, la loi souveraine,
-l’exigence essentielle du théâtre sera toujours _l’action_. Quand le
-rideau se lève, le haut désir intellectuel que nous apportons se
-transforme soudain; et le penseur, le moraliste, le mystique ou le
-psychologue, qui est en nous, cède la place au spectateur instinctif, à
-l’homme électrisé négativement par la foule, et qui veut voir _quelque
-chose se passer sur la scène_. Si étrange que soit cette transformation
-ou cette substitution, elle est incontestable; elle tient évidemment à
-l’influence de l’essaim humain, à une indéniable faculté de notre âme,
-qui est douée d’un organe spécial, primitif et presque imperfectible,
-pour penser jouir et s’émouvoir en _masse_. Il n’est alors si
-admirables, si profondes paroles qui bientôt ne nous importunent, si
-elles ne changent rien à la situation, si elles n’aboutissent à un acte,
-si elles n’amènent un conflit décisif, si elles ne hâtent une solution
-définitive.
-
-Mais d’où naît l’action dans la conscience de l’homme? A un premier
-degré, elle naîtra de la lutte de diverses passions opposées. Mais dès
-qu’elle s’élève un peu, et, à y regarder de près, dès le premier degré
-même, on peut dire qu’elle ne naît guère que d’une lutte entre une
-passion et une loi morale, entre un devoir et un désir. Aussi le drame
-moderne s’est-il plongé avec délices dans tous les problèmes de la
-morale contemporaine, et est-il permis d’affirmer qu’il s’en nourrit
-presque exclusivement.
-
-Cela commença par les drames d’Alexandre Dumas fils, qui mettaient en
-scène les conflits moraux les plus élémentaires et vivaient tout entiers
-sur des interrogations telles, que le moraliste idéal qu’il faut
-toujours supposer dans le spectateur, ne songe même pas à se les faire,
-au cours de son existence spirituelle, tant la réponse est évidente.
-Faut-il pardonner à l’épouse ou à l’époux infidèle? Est-il louable de se
-venger de l’infidélité par l’infidélité? Un enfant naturel a-t-il des
-droits? Le mariage d’inclination (comme on l’appelle dans ces régions)
-est-il préférable au mariage d’argent? Les parents peuvent-ils
-légitimement s’opposer à un mariage d’amour? Le divorce est-il fâcheux
-quand un enfant est né du mariage? L’adultère de la femme est-il plus
-grave que celui du mari? etc., etc...
-
-Au reste pour le dire en passant, tout le théâtre français
-d’aujourd’hui, et une bonne partie du théâtre étranger qui n’en est que
-le reflet, s’alimente exclusivement de questions de ce genre, et des
-réponses gravement superflues qu’on y fait.
-
-Mais d’autre part, à la pointe extrême de la conscience humaine, cela se
-termine dans les drames de Bjornson, d’Hauptmann et surtout dans les
-drames d’Ibsen. Ici nous arrivons au bout des ressources de la
-dramaturgie nouvelle. En effet, plus on descend dans la conscience de
-l’homme, moins on y trouve de conflits. On ne peut descendre très avant
-dans une conscience qu’à la condition que cette conscience soit très
-éclairée; car il est indifférent de faire dix pas ou mille au fond d’une
-âme plongée dans les ténèbres, on n’y trouvera rien d’imprévu, rien de
-nouveau, les ténèbres étant partout semblables à elles-mêmes. Or, une
-conscience très éclairée a des passions et des désirs infiniment moins
-exigeants, infiniment plus pacifiques, plus patients, plus salutaires,
-plus abstraits et plus généreux qu’une conscience ordinaire.
-
-De là, bien moins de luttes, et, en tout cas, des luttes bien moins
-ardentes entre ces passions agrandies et assagies par le fait même
-qu’elles sont plus hautes et plus vastes; car si rien n’est plus
-sauvage, plus bruyant ni plus dévastateur qu’un petit ruisseau encaissé;
-rien n’est plus tranquille, plus silencieux, plus bienfaisant qu’un beau
-fleuve qui s’élargit.
-
-Et d’un autre côté, cette conscience éclairée s’inclinera devant
-infiniment moins de lois, admettra infiniment moins de devoirs nuisibles
-ou douteux. Il n’est pour ainsi dire pas de mensonge, d’erreur, de
-préjugé, de convention, de demi-vérité, qui ne puisse prendre, et
-réellement ne prenne, lorsque l’occasion s’en présente, la forme d’un
-devoir dans une conscience incertaine. C’est ainsi que l’honneur au sens
-chevaleresque et conjugal du mot (j’entends par ce dernier terme
-l’honneur du mari qu’on fait dépendre d’une faute de la femme), la
-vengeance, une sorte de pudeur maladive, l’orgueil, la vanité, la piété
-envers certains dieux, mille autres illusions ont été et sont encore
-l’intarissable source d’une multitude de devoirs absolument sacrés,
-absolument indiscutables, pour un grand nombre de consciences
-inférieures. Et ces soi-disant devoirs sont les pivots de presque tous
-les drames de l’époque romantique, et de la plupart de ceux
-d’aujourd’hui. Mais dans une conscience qu’une saine et vivante lumière
-a suffisamment pénétrée, il devient très difficile d’acclimater un de
-ces sombres devoirs impitoyables qui poussent fatalement l’homme qui le
-porte, vers le malheur ou la mort. Il ne s’y trouve plus d’honneur, plus
-de vengeance, plus de conventions qui réclament du sang. On n’y
-rencontre plus de préjugés qui exigent des larmes, ou d’injustice qui
-veuille le malheur. Il n’y règne plus de dieux qui ordonnent des
-supplices, ni d’amour qui demande des cadavres. Et quand le soleil est
-entré dans la conscience du sage, comme il faut espérer qu’il entrera un
-jour dans la conscience de tous les hommes, on n’y distingue plus qu’un
-seul devoir, qui est de faire le moins de mal possible et d’aimer les
-autres comme on s’aime soi-même; et de ce devoir-là ne naissent guère de
-drames.
-
-Aussi, voyez ce qui a lieu dans les drames d’Ibsen. On y descend parfois
-très avant dans la conscience humaine; mais le drame ne demeure possible
-que parce qu’on y descend avec une lumière singulière, une sorte de
-lumière rouge, sombre, capricieuse et pour ainsi dire maudite, qui
-n’éclaire que d’étranges fantômes. Et de fait, presque tous les devoirs
-qui constituent le principe actif des tragédies d’Ibsen, sont des
-devoirs non plus situés en deçà, mais au delà de la conscience sainement
-éclairée; et les devoirs que l’on croit découvrir par delà cette
-conscience, touchent souvent de bien près à un orgueil injuste, à une
-sorte de folie chagrine et maladive.
-
-Il est bien entendu, pour dire ici toute ma pensée, que cette remarque
-n’enlève rien à mon admiration pour le grand poète scandinave; car s’il
-est vrai qu’Ibsen ajouta bien peu d’éléments salutaires à la morale
-contemporaine, il est peut-être le seul qui au théâtre ait entrevu et
-mis en œuvre une poésie encore désagréable mais nouvelle, et qui soit
-parvenu à l’envelopper d’une sorte de beauté et de grandeur farouche et
-assombrie (assurément trop farouche et assombrie pour qu’elle puisse
-être générale et définitive), qui ne doit rien à la poésie des drames
-violemment enluminés de l’antiquité ou de la Renaissance.
-
-Mais en attendant qu’il y ait dans la conscience humaine plus de
-passions utiles et moins de devoirs néfastes, qu’il y ait par conséquent
-sur la scène de ce monde plus de bonheur et moins de tragédies, un grand
-devoir de charité et de justice, qui offusque tous les autres, subsiste
-pour le moment au fond de tous les cœurs de bonne volonté. Et peut-être
-est-ce de la lutte de ce devoir contre notre ignorance et notre égoïsme
-que doit naître le véritable drame de ce siècle. Une fois cette étape
-franchie dans la vie réelle comme sur la scène, il sera peut-être permis
-de parler d’un théâtre nouveau, d’un théâtre de paix et de beauté sans
-larmes.
-
-
-
-
-LES SOURCES DU PRINTEMPS
-
-
-J’ai vu de quelle façon le printemps amasse du soleil, des feuilles et
-des fleurs, et se prépare longtemps d’avance à envahir le Nord. Ici, aux
-bords toujours tièdes de la Méditerranée--cette mer immobile et qui
-semble sous verre,--où durant les mois noirs du reste de l’Europe, il
-s’est mis à l’abri des neiges et du vent, en un palais de paix, de
-lumière et d’amour, il est curieux de surprendre dans la campagne
-immortellement verte ses préparatifs de voyage. On voit clairement qu’il
-a peur, qu’il hésite à affronter une fois de plus les grands pièges de
-glace que février et mars lui tendent chaque année de l’autre côté des
-montagnes. Il attend, il muse, il éprouve ses forces avant que de
-reprendre la route âpre et cruelle que l’hiver hypocrite a l’air de lui
-céder. Il s’arrête, il repart, il parcourt mille fois, comme un enfant
-ferait du jardin des vacances, les vallées odorantes, les collines
-délicates que la gelée n’a jamais effleurées de son aile. Il n’a rien à
-y faire, rien à ressusciter, puisque rien n’a péri et que rien n’a
-souffert, puisque toutes les fleurs de toutes les saisons y baignent
-dans l’air bleu d’un éternel été. Mais il cherche des prétextes, il
-s’attarde, il flânoche, il revient sur ses pas comme un jardinier
-désœuvré. Il écarte les branches, caresse de son souffle l’olivier qui
-frémit d’un sourire argenté, lustre l’herbe lustrée, réveille les
-corolles qui ne s’endormaient pas, rappelle les oiseaux qui n’avaient
-jamais fui, encourage les abeilles qui travaillent sans cesse; puis,
-voyant comme Dieu que tout est bien au paradis sans tache, il s’asseoit
-un instant au rebord d’une terrasse que l’oranger couronne de fleurs
-régulières et de fruits de lumière et, avant de partir, jette un dernier
-regard sur son œuvre de joie qu’il confie au soleil.
-
- *
-
- * *
-
-Je l’ai suivi, ces jours passés, aux rives du Borigo, du torrent de
-Careï, au val de Gorbio, dans ces petites villes rustiques: Vintimille,
-Tende, Sospel; dans ces curieux villages perchés sur les rochers:
-Sainte-Agnès, Castelar, Castillon, dans cette adorable campagne, déjà
-tout italienne, qui entoure Menton. On franchit quelques rues qu’anime
-la vie cosmopolite et assez haïssable de la Riviera; on laisse derrière
-soi le kiosque à musique municipale et perpétuelle autour de quoi
-s’agglomère le Tout-Menton mondain et tuberculeux, et voici que l’on
-trouve à deux pas de la foule qui le redoute comme un fléau sacré, le
-silence admirable des arbres, toutes les bonnes réalités virgiliennes
-des chemins creux, des fontaines claires, des réservoirs ombreux qui
-dorment au flanc des monts où ils semblent attendre le reflet d’une
-déesse. On gravit un sentier entre deux murs de pierre qu’éclairent les
-violettes et que surmontent les étranges capuchons bruns de l’arisarum
-aux feuilles si profondément vertes qu’on les croirait créées pour
-symboliser la fraîcheur des citernes; et le cirque d’un vallon s’ouvre
-comme une fleur humide et magnifique. A travers la gaze bleuâtre des
-oliviers géants qui voilent l’horizon d’un rideau transparent de perles
-scintillantes, c’est l’éblouissement harmonieux et discret de tout ce
-que les hommes imaginent dans leurs rêves, peignent dans des décors qui
-se croient irréels et irréalisables, lorsqu’ils veulent fixer l’idéale
-allégresse d’une heure surhumaine, de quelque île enchantée, d’un
-paradis perdu ou du séjour des dieux.
-
- *
-
- * *
-
-Il y a, tout le long des vallons de la côte, des centaines de ces
-cirques qui sont comme les théâtres où se jouent, parmi le clair de lune
-ou la paix des matins et des après-midi, les féeries muettes du bonheur
-de la terre. Ils se ressemblent tous; et pourtant chacun d’eux révèle
-une félicité différente. Chacun d’eux, comme les visages d’une troupe de
-sœurs également heureuses et également belles, a un sourire
-reconnaissable. Un groupe de cyprès qui purifie les lignes, un mimosa
-pareil à un geyser de soufre, un bosquet d’oranger aux lourdes têtes
-noires symétriquement surchargées de fruits d’or, qui proclament soudain
-l’abondance royale du sol qui les nourrit; une pente de citronniers où
-la nuit semble avoir amassé dans un pan de montagne, afin qu’elles y
-attendent un nouveau crépuscule, les étoiles que l’aurore a cueillies,
-un portique de feuillage qui s’ouvre sur la mer comme un regard profond
-qui décèle tout à coup une pensée infinie, un ruisseau qui se cache
-comme une larme de joie, une treille qui prévoit la pourpre des raisins,
-un grand vase de pierre buvant l’eau qui s’égoutte au bout d’un roseau
-vert,--rien et tout modifie l’expression du repos, de la tranquillité,
-du silence azuré, de la béatitude qui jouit d’elle-même.
-
- *
-
- * *
-
-Mais je cherche l’hiver et la trace de ses pas. Où donc se cache-t-il?
-Il devrait être ici; et comment cette fête de roses et d’anémones, d’air
-tiède et de rosée, d’abeilles et d’oiseaux, ose-t-elle se dérouler avec
-tant d’assurance durant les mois les plus impitoyables de son règne? Et
-le printemps, que va-t-il faire, que va-t-il dire, puisque tout semble
-fait, puisque tout paraît dit? Il est donc inutile et nul ne l’attend
-plus?
-
-Non; en s’appliquant bien, on retrouve dans la vie inlassablement jeune
-le travail de sa main, le parfum de son souffle plus jeune que la vie.
-Ainsi, il y a là des arbres étrangers, des hôtes taciturnes, des sortes
-de parents pauvres aux robes en haillons. Ils viennent de très loin, de
-la région des brumes, des frimas et du vent. Ils sont dépaysés, hargneux
-et méfiants. Ils n’ont pas encore compris la langue claire, adopté les
-coutumes délicieuses du Midi. Ils n’ont pas voulu croire aux promesses
-du ciel, et ils ont suspecté les caresses du soleil qui dès l’aube les
-couvre d’un manteau de rayons plus soyeux et plus chauds que celui dont
-juillet accablait leurs épaules dans les étés précaires de leur terre
-natale. N’importe; à l’heure dite, quand la neige tombait à trois cents
-lieues d’ici, leurs troncs ont frissonné, et malgré l’affirmation
-audacieuse de l’herbe et de cent mille fleurs, malgré l’aplomb des roses
-qui montent jusqu’à eux pour attester la vie, ils se sont dépouillés
-pour le sommeil d’hiver. Sombres et malveillants et nus comme des morts,
-ils attendent le printemps qui éclate autour d’eux; et, par une réaction
-étrange et excessive, ils l’attendent plus longtemps que sous le ciel
-sévère et âpre de Paris, car à Paris déjà les bourgeons commencent à
-poindre. On les reconnaît çà et là parmi la foule en fête dont la danse
-immobile enchante les collines. Ils ne sont pas nombreux et ils se
-dissimulent: ce sont des chênes tors, des hêtres, des platanes, et c’est
-la vigne même que l’on croirait mieux élevée, mieux renseignée et plus
-docile, qui demeure incrédule. Ils sont là, noirs et maigres, et tels
-que des malades un dimanche de Pâques, au parvis d’une église que
-l’éclat du soleil a rendue transparente. Ils sont là depuis des années,
-et quelques-uns peut-être depuis deux ou trois siècles; mais ils ont
-dans les moelles la terreur de l’hiver. Ils ne perdront jamais
-l’habitude de la mort. Ils ont trop d’expérience, ne peuvent plus
-oublier et ne peuvent plus apprendre. Leur raison endurcie n’admet plus
-la lumière lorsqu’elle n’arrive pas à l’heure accoutumée. Ce sont
-d’âpres vieillards trop sages pour jouir d’une joie imprévue. Ils ont
-tort; la sagesse ne doit pas interdire les belles imprudences. Voici,
-autour des vieux, des ancêtres hostiles, tout un monde de plantes qui
-ignorent l’avenir mais se donnent à lui. Elles ne vivent qu’une saison;
-elles n’ont point de passé et nulle tradition, et elles ne savent rien,
-sinon que l’heure est belle et qu’il en faut jouir. Pendant que leurs
-aînés, leurs maîtres et leurs dieux, boudent et perdent leur temps,
-elles fleurissent, elles s’aiment, elles se multiplient. Ce sont les
-humbles fleurs des chères solitudes: la pâquerette qui couvre le gazon
-de sa naïveté proprette et régulière, la bourrache plus bleue que le
-ciel le plus bleu, l’anémone écarlate ou teintée d’aniline, la primevère
-virginale, la mauve arborescente, la campanule qui agite des cloches que
-personne n’entend, le romarin qui a l’air d’une petite bonne de
-province, et le thym capiteux qui passe sa tête grise entre les pierres
-disjointes.
-
-Mais avant tout c’est l’heure incomparable, l’heure diaphane et fluide
-de la violette des bois. Son humilité proverbiale devient usurpatrice et
-presque intolérante. Elle ne se blottit plus timidement entre les
-feuilles, elle bouscule l’herbe, la domine, la voile, lui impose ses
-couleurs, lui insuffle son souffle. Son sourire innombrable recouvre les
-terrasses d’oliviers et de vignes, les pentes des ravins, la courbe des
-vallons, d’un réseau d’allégresse innocente et suave; son parfum frais
-et clair comme l’âme des sources qui coulent sous les monts, rend l’air
-plus translucide, le silence plus limpide; et c’est bien, comme le dit
-je ne sais quelle légende, l’haleine de la terre inondée de rosée, alors
-que vierge encore elle s’éveille au soleil et se donne tout entière dans
-le premier baiser de la première aurore.
-
- *
-
- * *
-
-Puis, aux petits jardins qui entourent les bastides, les claires
-maisonnettes aux toits italiens, les bons légumes sans préjugés, sans
-prétention, n’ont jamais eu de doutes, n’ont jamais eu de craintes.
-Pendant que le vieux paysan, devenu pareil aux arbres qu’il cultive,
-remue la terre autour des oliviers, l’épinard se prélasse, s’empresse de
-verdir et ne prend aucune précaution; la fève des marais ouvre ses yeux
-de jais dans son feuillage pâle et voit tomber la nuit avec placidité;
-les petits pois volages s’élancent et s’allongent, couverts de papillons
-immobiles et tenaces, comme si juin venait de franchir la barrière de la
-ferme; la carotte rougit en se montrant au jour; les fraisiers ingénus
-aspirent les aromes que midi leur prodigue en penchant vers la terre ses
-urnes de saphir; la laitue s’évertue à se faire un cœur d’or où elle
-veut renfermer la fraîcheur des matins et des soirs qui l’arrosent.
-Seuls, les arbres fruitiers ont longtemps réfléchi; l’exemple des
-légumes parmi lesquels ils vivent les poussait à se joindre à la joie
-générale, mais la raide attitude de leurs aînés du Nord, des
-grands-parents sortis des grandes forêts sombres, leur prêchait la
-prudence. Néanmoins ils s’éveillent; eux aussi n’y tiennent plus et se
-décident enfin à entrer dans la ronde de parfums et d’amour. Les pêchers
-ne sont plus qu’un phénomène rose: on dirait une chair puérile et
-précieuse que l’haleine de l’aube vaporise dans l’azur. Les poiriers,
-les pruniers, l’amandier, le pommier, rivalisant d’ivresse, font des
-efforts éblouissants; et les coudriers blonds, tels que des lustres de
-Venise, et tout resplendissants d’une buée de chatons, se plantent çà et
-là pour éclairer la fête. Quant aux fleurs luxueuses, qui semblent
-n’avoir d’autre but qu’elles-mêmes, elles ont dès longtemps renoncé à
-sonder le mystère de cet été sans bornes. Elles ne marquent plus les
-saisons, elles ne comptent plus les jours, et ne sachant que faire dans
-l’ardent désarroi des heures qui n’ont plus d’ombre, de peur de se
-tromper et de perdre une seconde qui pourrait être belle, elles se sont
-résolues à fleurir sans relâche de janvier à décembre. La nature les
-approuve et, pour récompenser leur confiance au bonheur, leur beauté
-généreuse et leurs excès d’amour, elle leur donne une force, un éclat,
-des parfums qu’elle n’accorde jamais à celles qui se réservent et qui
-craignent la vie. Voilà ce que promulguait, entre autres vérités, la
-petite maison que j’ai vue aujourd’hui au versant d’une colline tout
-inondée de roses, d’œillets, de résédas, d’héliotropes et de giroflées:
-si bien que l’on eût dit la source débordante et engorgée de fleurs d’où
-le printemps allait se déverser sur nous; tandis qu’au seuil de pierre
-de la porte fermée, des courges, des cédrats, des oranges, des limons,
-des figues de Barbarie, dormaient tranquillement dans l’ombre
-bleuissante comme l’acier des faux et parmi le silence auguste, désert
-et régulier, d’un jour immaculé.
-
-
-
-
-LA MORT ET LA COURONNE
-
-
-Les mois de juin et de juillet de l’année 1902 offrirent aux méditations
-des hommes un de ces spectacles tragiques, qu’à la vérité nous
-rencontrons chaque jour dans la petite vie qui nous entoure, mais qui,
-comme tant de grandes choses, y passent inaperçus. Ils ne prennent leur
-signification et ne fixent enfin nos regards que lorsqu’ils
-s’accomplissent sur une de ces énormes scènes où s’entassent toutes les
-pensées d’un peuple, et où celui-ci aime à voir sa propre existence
-agrandie et solennisée par des acteurs royaux.
-
-«Il faut ajouter quelque chose à la vie ordinaire avant de pouvoir la
-comprendre,» disait-on dans un drame moderne. Le sort y ajoutait ici la
-puissance et la pompe de l’un des plus beaux trônes de la terre. Grâce à
-l’éclat de cette puissance et de cette pompe, on vit exactement ce que
-l’homme est en soi, et ce qu’il en demeure lorsque les imposantes lois
-de la nature le mettent cruellement à nu devant leur tribunal. On apprit
-aussi,--les forces de l’amour, de la pitié, de la religion et de la
-science étant subitement portées à l’extrême,--on apprit aussi à mieux
-connaître la valeur des secours que tout ce que nous avons acquis depuis
-que nous occupons cette planète, peut fournir à notre détresse. On
-assista à la lutte toujours confuse, mais aussi ardente que si elle dût
-être suprême, entre les puissances diverses, physiques ou morales,
-visibles ou invisibles, qui mènent aujourd’hui l’humanité.
-
- *
-
- * *
-
-Édouard VII, roi d’Angleterre, victime illustre d’un caprice du destin,
-oscillait pitoyablement entre la couronne et la mort. D’une main ce
-destin présentait à son front l’un des plus magnifiques diadèmes que les
-révolutions aient épargnés; et de l’autre, il forçait ce même front
-trempé des sueurs de l’agonie, à se courber sur une tombe grande
-ouverte. Il prolongea sinistrement ce jeu durant plus de trois mois.
-
-Lorsqu’on regarde l’événement d’un point un peu plus élevé que les
-hauteurs des modestes collines où évoluent les innombrables anecdotes de
-la vie, il ne s’agit pas seulement ici de la tragédie d’un opulent
-monarque que la nature prend aux entrailles, dans le moment où des
-milliers d’hommes aspirent à mettre en sa personne, à l’abri du destin,
-au-dessus de l’humanité, un peu de leurs espoirs et de leurs plus beaux
-rêves. Il ne s’agit pas davantage d’approfondir le sarcasme de cette
-minute où ils prétendaient à affirmer et à fonder quelque chose de
-surnaturel qui s’effondrait dans ce que la nature a de plus naturel;
-quelque chose qui fût contradictoire aux impitoyables lois égalitaires
-de l’indifférente planète que nous occupons tous par une sorte de
-distraite tolérance, quelque chose qui les rassurât et les consolât,
-comme une exception admirable à leur misère, à leur fragilité. Non, il
-est ici question de la tragédie essentielle de l’homme, du drame
-universel et perpétuel qui se joue entre sa frêle volonté et l’énorme
-force inconnue qui l’environne, entre la petite flamme de son esprit ou
-de son âme, ce phénomène inexplicable de la nature, et l’immense
-matière, cet autre phénomène pareillement inexplicable de la même
-nature. Ce drame aux mille dénouements indécis n’a cessé de se dérouler
-un seul jour depuis qu’une portion de la vie aveugle et colossale a eu
-l’idée assez étrange de prendre en nous une sorte de conscience
-d’elle-même. Cette fois, un hasard plus resplendissant que les autres
-vint le remettre en lumière sur un sommet plus élevé qu’éclairèrent un
-instant tous les désirs, tous les vœux, toutes les craintes, toutes les
-incertitudes, toutes les prières, tous les doutes, toutes les illusions,
-toutes les volontés, tous les regards enfin des habitants de notre globe
-accourus en pensée au pied de la montagne solennelle.
-
- *
-
- * *
-
-Lentement, il se déroula donc là-haut; et nous pûmes compter nos
-ressources. Nous eûmes l’occasion de peser dans de lumineuses balances
-nos illusions et nos réalités. Toute la confiance et toute la misère de
-notre espèce se trouvaient symboliquement ramassées en une heure et dans
-un seul être. Allait-il être prouvé une fois de plus que les désirs, les
-vœux les plus ardents, la volonté et l’amour le plus impérieux d’une
-prodigieuse assemblée d’hommes sont impuissants à faire dévier d’une
-ligne la plus insignifiante des lois physiques? Allait-il être établi,
-une fois de plus, que lorsque nous nous trouvons en face de la nature,
-ce n’est pas dans le monde moral ou sentimental, mais dans un autre, que
-nous devons chercher nos armes défensives? Il est donc salutaire de
-regarder avec fermeté, et d’un œil qui ne se prête plus aux prestiges,
-ce qui se passa sur cette cime.
-
- *
-
- * *
-
-Les uns y ont vu la magnifique manifestation d’un Dieu jaloux et
-tout-puissant qui nous tient dans sa main et se rit de notre pauvre
-gloire; le geste dédaigneux d’une Providence trop oubliée et irritée que
-l’homme ne reconnaisse pas avec plus de docilité son existence cachée et
-ne pénètre pas plus aisément son énigmatique volonté. Se sont-ils
-trompés? Et quels sont ceux qui ne se trompent point dans les ténèbres
-où nous sommes? Mais pourquoi ce Dieu, plus parfait que les hommes,
-demande-t-il de nous ce qu’un homme parfait ne demanderait point?
-Pourquoi fait-il d’une foi trop volontaire, presque aveuglément
-acceptée, la première, pour ainsi dire la seule et la plus nécessaire
-des vertus? S’il s’irrite qu’on ne le comprenne pas, qu’on lui
-désobéisse, ne serait-il pas juste qu’il se manifestât de manière que la
-raison humaine, que lui-même créa avec ses admirables exigences, ne dût
-pas renoncer les plus précieux, les plus indispensables de ses
-privilèges pour approcher son trône? Or, ce geste-ci, comme tant
-d’autres, était-il assez clair, assez significatif pour la forcer de
-s’agenouiller? Pourtant, s’il aime qu’on l’adore, comme le proclament
-ceux qui parlent en son nom, il lui serait facile de nous contraindre
-tous à n’adorer que lui. Nous n’attendons qu’un signe irrécusable. Au
-nom de ce reflet direct de sa lumière qu’il a mis au plus haut de notre
-être, où brûle, avec une ardeur, avec une pureté de jour en jour plus
-belles, la seule passion des certitudes et de la vérité, ne semble-t-il
-pas que nous y ayons droit?
-
- *
-
- * *
-
-D’autres considérèrent ce roi pantelant sur les marches du plus
-splendide trône qui soit encore debout, cette puissance presque infinie,
-brisée, rompue, en proie aux affreux ennemis qui assaillent la chair en
-détresse, la chair anéantie sous la plus éblouissante couronne que la
-main invisible et moqueuse du hasard ait jamais suspendue sur un amas
-confus de souffrance et d’angoisse...
-
-Ils y virent une nouvelle et formidable preuve de la misère, de
-l’inutilité humaine. Ils allèrent répétant en eux-mêmes ce que disait
-déjà si bien la sagesse antique: à savoir que nous sommes, que nous
-serons probablement toujours, malgré tous nos efforts, «par rapport à la
-matière moins qu’un grain de mil, et à la durée, moins qu’un tour de
-vrille». Ils y découvrirent peut-être, incrédules à Dieu mais crédules à
-son ombre, un mystérieux arrêt de cette mystérieuse Justice qui vient
-parfois mettre un peu d’ordre dans l’histoire informe des hommes et
-venger sur les rois l’iniquité des peuples...
-
-Ils y virent bien d’autres choses encore. Ils ne se trompaient pas; tout
-cela s’y trouvait, puisque cela se trouve en nous, et que la
-signification que nous accordons aux incompréhensibles actes de la force
-inconnue, devient bientôt la seule réalité humaine et peuple de fantômes
-plus ou moins fraternels l’indifférence et le néant qui nous entourent.
-
- *
-
- * *
-
-Pour nous, sans repousser ces fantômes séduisants ou terribles qui
-représentent peut-être des interventions que notre instinct pressent,
-bien que nos sens ne les perçoivent pas, fixons avant tout nos regards
-sur les parties vraiment humaines et certaines de ce grand drame révolu.
-Au centre de l’obscure nuée où s’amplifiaient, jusqu’à dépasser les
-confins de ce monde terrestre, les gestes de la puissance qui
-rapprochait et écartait, tour à tour, une mort solennelle et une
-prestigieuse couronne, nous distinguons un homme qui va atteindre enfin
-le but unique, la minute essentielle de sa vie. Soudain, un ennemi
-invisible l’attaque et le terrasse. Aussitôt d’autres hommes accourent.
-Ce sont les émissaires de la Science. Ils ne se demandent pas si c’est
-Dieu, le Destin, le Hasard, la Justice qui vient barrer la route à la
-victime qu’ils relèvent. Croyants ou incrédules dans d’autres sphères ou
-dans d’autres moments, ils n’interrogent point la nuée ténébreuse. Ils
-sont ici les envoyés qualifiés de la raison de notre espèce; de la
-raison nue, abandonnée à elle-même et telle qu’elle erre seule dans un
-univers monstrueux. Volontairement, ils éloignent d’elle imagination,
-sentiments, tout ce qui ne lui appartient pas en propre. Ils n’usent que
-de la partie purement, presque animalement humaine de sa flamme; comme
-s’ils avaient la certitude que chaque être ne peut vaincre une force de
-la nature que par la force pour ainsi dire spécifique que la nature a
-mise en lui. Ainsi maniée, elle est peut-être étroite et frêle, cette
-flamme, mais précise, exclusive, invincible comme celle de la lampe à
-chalumeau de l’émailleur ou du chimiste. Elle est nourrie de faits,
-d’observations minimes mais sûres et innombrables. Elle n’éclaire que
-des points insignifiants et successifs dans l’immense inconnu; mais elle
-ne s’égare pas, elle va où la dirige l’œil aigu qui la guide, et le
-point qu’elle atteint est soustrait aux influences qu’on appelait
-surnaturelles. Humblement, elle interrompt ou dévie l’ordre préétabli
-par la nature. Il y a deux ou trois ans à peine, elle se fût dispersée
-et affolée devant la même énigme. Son rayon lumineux ne s’était pas
-encore fixé avec une rigidité et une obstination suffisantes sur ce
-point obscur; et nous aurions dit une fois de plus que la Fatalité est
-invincible. A ce coup, elle tint en suspens, durant plusieurs semaines,
-l’Histoire et le Destin, et finit par les jeter hors de l’ornière
-d’airain qu’ils comptaient suivre jusqu’au bout. Dorénavant, si Dieu, le
-Hasard, la Justice ou quelque nom qu’on donne à l’idée cachée de
-l’univers, veulent arriver à leur but, passer outre et triompher comme
-autrefois, ils pourront suivre d’autres routes; mais celle-ci leur
-demeure interdite. A l’avenir, ils devront éviter la fente imperceptible
-mais infranchissable où veillera toujours le petit jet de flamme qui les
-a détournés.
-
-Il se peut que cette royale tragédie nous ait définitivement prouvé que
-les vœux, l’amour, la pitié, les prières, toute une portion des plus
-belles forces morales de l’homme, sont impuissants en face d’une volonté
-de la nature. Immédiatement, comme pour compenser la perte et maintenir
-au niveau nécessaire les droits de l’esprit sur la matière, une autre
-force morale, ou plutôt la même flamme qui prend une autre forme,
-s’élève, resplendit et triomphe. L’homme perd une illusion pour acquérir
-une certitude. Loin d’avoir descendu, il monte d’un degré parmi les
-forces inconscientes. Il y a là, malgré toute la misère qui l’entoure,
-un noble et grand spectacle; et de quoi rendre attentifs ceux qui
-perdraient confiance aux destinées de notre espèce.
-
-
-
-
-VUE DE ROME
-
-
-Rome est probablement le lieu du monde où s’est accumulé durant vingt
-siècles et où subsiste encore le plus de beauté.
-
-Elle n’a rien créé, si ce n’est un certain esprit de grandeur et
-l’ordonnance des belles choses; mais les plus magnifiques moments de la
-terre s’y sont prolongés et fixés avec une telle énergie qu’elle est le
-point du globe où ils ont laissé les plus nombreuses, les plus
-impérissables traces. Quand on foule son sol, on foule l’empreinte
-mutilée de la déesse qui ne se montre plus aux hommes.
-
-La nature l’avait admirablement située à l’endroit le plus propre à
-recueillir, comme dans la plus noble coupe qui se soit ouverte sous le
-ciel, les joyaux des peuples qui passaient autour d’elle sur les cimes
-de l’histoire. Le lieu où tombaient ces merveilles était déjà l’égal de
-ces merveilles mêmes. L’azur y est limpide et somptueux. Les obscures et
-profondes verdures du nord s’y marient encore aux feuillages légers et
-plus clairs du midi. Les arbres les plus purs, le cyprès qui s’élance
-tel qu’une prière ardente et sombre, le large pin parasol, qui semble la
-pensée la plus grave et la plus harmonieuse de la forêt, le massif
-chêne-vert qui prend si aisément la grâce des portiques, y ont acquis,
-par une tradition séculaire, une fierté, une conscience et une solennité
-qu’ils ne retrouvent nulle autre part. Qui les a vus et compris, ne les
-oubliera plus et les reconnaîtrait sans peine entre les arbres analogues
-d’une terre moins sacrée. Ils furent les ornements et les témoins
-d’incomparables choses. Ils demeurent inséparables des aqueducs épars,
-des mausolées découronnés, des arches brisées, des colonnes héroïquement
-rompues qui décorent une campagne majestueuse et désolée. Ils ont pris
-le style des marbres éternels qu’ils environnent de silence et de
-respect. Comme ceux-ci ils savent nous dire, à l’aide de deux ou trois
-lignes nettes et pourtant mystérieuses, tout ce que peut nous confesser
-la tristesse d’une plaine qui porte sans fléchir les débris de sa
-gloire. Ils sont et se sentent romains.
-
-Un cercle de montagnes aux noms sonores et augustement familiers, aux
-têtes souvent chargées de neiges aussi éclatantes que les souvenirs
-qu’elles évoquent, fait à la ville qui ne peut point mourir, un horizon
-précis et grandiose qui la sépare du monde sans l’isoler des cieux. Et
-dans l’enceinte presque déserte, au centre des places inanimées où les
-dalles, les marches, les portiques multiplient l’espace et l’absence, à
-tous les carrefours où veille dans le vide quelque statue blessée, parmi
-les vasques, les chapiteaux, les tritons et les nymphes, une eau docile
-et lumineuse, obéissant encore à des ordres reçus il y a deux mille ans,
-fait à la solitude immaculée, un ornement mobile et toujours rafraîchi,
-de panaches d’azur, de guirlandes de rosée, de trophées de cristal, de
-couronnes de perles. On dirait que le Temps, entre ces monuments qui
-croyaient le braver, n’a voulu respecter que les heures fragiles de ce
-qui s’évapore et de ce qui s’écoule...
-
- *
-
- * *
-
-La beauté, bien que ce fût toujours une beauté empruntée, a résidé si
-longtemps entre ces murs qui vont du Janicule à l’Esquilin, elle s’y est
-amoncelée avec une telle persistance, que le lieu même, l’air qu’on y
-respire, le ciel qui le recouvre, les courbes qui le définissent, y ont
-acquis une prodigieuse puissance d’appropriation et d’ennoblissement.
-Rome, comme un bûcher, purifie tout ce que, depuis sa ruine, les
-erreurs, les caprices, l’extravagance et l’ignorance des hommes n’ont
-cessé d’y entasser. Il a été jusqu’ici impossible de la défigurer. On
-croirait même qu’il a été impossible d’y exécuter ou d’y maintenir une
-œuvre qui refusât d’y dépouiller sa laideur ou sa vulgarité originelle.
-Tout ce qui n’est pas conforme au style des sept collines, s’efface et
-s’élimine peu à peu sous l’action du génie attentif qui a posé aux
-horizons, dans le roc et le marbre des hauteurs, les principes
-esthétiques de la cité. Le moyen âge, par exemple, et l’art des
-primitifs y durent être plus actifs qu’en toute autre ville, puisqu’ils
-se trouvaient ici au cœur même de l’univers chrétien; pourtant ils n’y
-ont laissé que des traces peu sensibles, pour ainsi dire honteuses et
-souterraines: ce qu’il fallait et rien de plus, pour que l’histoire du
-monde, dont c’était le foyer, n’y fût pas incomplète. Par contre, les
-artistes dont l’esprit était naturellement en harmonie avec celui qui
-préside aux destinées de la ville éternelle: Jules Romain, les
-Carraches, quelques autres, mais surtout Raphaël et Michel-Ange, y
-manifestent une ampleur, une certitude, une espèce de satisfaction
-instinctive et d’allégresse filiale qu’ils ne retrouvent en aucun autre
-lieu. On sent qu’ils n’avaient pas à créer, mais seulement à choisir et
-à fixer les formes qui affluant de toutes parts, irrévélées mais
-impérieuses, ne demandaient qu’à naître. Ils ne pouvaient se tromper;
-ils ne peignaient pas, au sens propre du mot; ils découvraient
-simplement les images voilées qui hantaient les salles et les arcades
-des palais. Les rapports entre leur art et le milieu qui lui donne
-naissance sont si nécessaires, qu’exilées dans les musées ou les églises
-d’autres villes, leurs œuvres ne semblent traduire qu’une conception
-arbitraire, exagérément forte et décorative de la vie. C’est ainsi que
-les photographies ou les copies du plafond de la chapelle Sixtine
-déconcertent et demeurent presque inexplicables. Mais, entré au Vatican,
-après s’être imprégné de la volonté qui émane des mille débris des
-temples et des places publiques, le voyageur accepte comme un effort
-sublime et naturel, l’effort démesuré de Michel-Ange. La prodigieuse
-voûte où, dans une harmonieuse et grave orgie de muscles et
-d’enthousiasmes, s’enlace et s’accumule un peuple de géants, devient une
-arche du ciel même où se sont réflétées toutes les scènes d’énergie,
-toutes les vertus ardentes dont les souvenirs s’agitent encore sous les
-ruines de ce sol passionné. De même, en face de «L’incendie du Borgo»,
-il ne se dit pas ce qu’il se dirait s’il voyait l’admirable fresque au
-Louvre ou au National-Gallery; il ne se dit pas ce que se dit par
-exemple Taine: à savoir que ces grands corps nus et superbes ne sont pas
-à leur affaire, que les flammes qui sortent de l’édifice ne les
-inquiètent nullement, qu’ils ne songent qu’à poser comme de bons modèles
-et à mettre en valeur la courbe d’une hanche ou la musculature d’une
-cuisse. Non, si le visiteur s’est laissé docilement pénétrer par les
-injonctions de tout ce qui l’entoure, il s’imagine volontiers que dans
-ces chambres du Vatican, aussi bien que sous la voûte de la Sixtine, et
-quelque différentes que soient les deux impressions, il assiste à
-l’épanouissement tardif, mais logique et normal d’un art qui aurait pu
-être celui de Rome. Il lui semble que l’on trouve ici la formule que le
-génie trop positif des Quirites n’avait pas eu l’occasion ou la chance
-de dégager. Car Rome, malgré tous ses efforts, n’avait pas réussi à
-donner d’elle-même l’image essentielle qu’elle avait promise à
-l’univers. Au fond, elle n’était belle que des dépouilles de la Grèce;
-et le meilleur de ses mérites, ç’avait été de recueillir et de
-comprendre avidement la beauté de l’art grec. Quand elle avait tenté d’y
-ajouter, elle l’avait déformé sans en approprier l’expression à sa vie
-personnelle. Ses peintures et ses sculptures ne répondaient que par des
-sortes d’à peu près et d’ouï dire aux réalités de son existence; et son
-architecture devait à ses proportions colossales la part la plus sûre
-d’une originalité incertaine. On se laisse aller à ce songe que
-l’harmonieux peintre d’Urbin et le vieux Buonarroti, à travers toutes
-les catastrophes, à travers toutes les morts apparentes et les longs
-silences de Rome, ont ressaisi une tradition latente et ininterrompue
-qui n’avait cessé d’évoluer souterrainement pour aboutir à leur œuvre,
-et dire enfin au monde ce que l’Empire n’avait pas su lui dire. Ils sont
-plus proprement Romains, ils représentent mieux semble-t-il, le désir
-inconscient et secret de cette terre latine que ne le fit la Rome des
-Césars. Cette Rome avait manqué son effigie. Elle était demeurée
-artificiellement hellénique; et la Grèce ne pouvait fournir à un peuple
-infiniment plus vaste et très différent, les formes nécessaires à sa
-conscience ornementale. Elle ne pouvait être qu’un point de départ sûr
-et magnifique; mais ses statues et ses peintures, délicates, précises,
-mesurées, presque menues, n’étaient pas à leur place dans ce Forum
-surchargé de monuments écrasants, parmi ces thermes monstrueux, ces
-cirques violents et sous les énormes et fastueuses arcades de ces
-basiliques superposées. On se demande alors si les fresques de
-Michel-Ange n’auraient pas répondu, après mille ans d’attente, à l’appel
-de ces arcades vides; et si l’on ne peut croire qu’elles soient la
-conséquence presque organique de ces colonnes et de ces marbres
-impériaux? Et de même, on se dit que le plafond, les pendentifs, les
-lunettes de la Farnésine et «l’_Incendie du Borgo_», illustreraient bien
-mieux que les sculptures de Phidias et de Praxitèle, bien mieux aussi
-que les meilleures peintures de Pompeï ou d’Herculanum, les
-_Métamorphoses_ d’Ovide, les _Décades_ de Tite-Live, les poèmes d’Horace
-et l’_Énéide_ de Virgile.
-
- *
-
- * *
-
-Mais tout cela n’est peut-être qu’illusion et le prestige de cette
-puissance d’appropriation dont nous parlions plus haut. Cette puissance
-est telle que tout ce qui paraît, au premier abord, le plus
-contradictoire à l’idée qui règne dans ces murs, non seulement ne la
-contredit point, mais contribue à la fixer et à la révéler. Il n’est pas
-jusqu’au déclamatoire, innombrable et emphatique Bernin,--aussi
-inconciliable qu’il est possible de l’être avec la taciturnité et la
-gravité primitive de Rome,--il n’est pas jusqu’à ce Bernin, si odieux
-partout ailleurs, qui ici ne soit absorbé ou justifié par le génie de la
-cité et n’aide à éclaircir et à commenter, après coup, certains côtés un
-peu oratoires et redondants de la grandeur romaine.
-
-Au surplus, une ville qui possède les Vénus du Capitole et du Vatican,
-l’Ariane endormie, le Méléagre et le torse d’Hercule, les merveilles
-sans nombre de musées aussi nombreux que ses palais, (pensez, par
-exemple, à ce que renferme un seul de ces musées, l’un des derniers
-venus, celui des Thermes); une ville dont chaque rue, presque chaque
-maison recèle un fragment de marbre ou de bronze qui suffirait à faire
-d’une cité nouvelle le but d’un long pèlerinage; une ville qui nous
-montre le Panthéon d’Agrippa, certaines colonnes du Forum, tant de
-trésors enfin que la mémoire découragée se refuse à suivre plus
-longtemps l’admiration qui ne se lasse point; une ville qui nous offre
-parmi ses féeries ordonnées et vivantes telle pelouse entourée de cyprès
-de la villa Borghèse, telles fontaines, tels jardins éternels; une
-ville, en un mot, où s’est réfugié tout le meilleur passé du seul peuple
-qui cultiva la beauté comme d’autres cultivent le blé, l’olivier ou la
-vigne: une pareille ville oppose à la vulgarité une résistance, passive
-si l’on veut, mais invincible; et peut presque tout tolérer sans
-déchoir. L’immortelle présence d’une assemblée de dieux si parfaits
-qu’aucune mutilation n’a pu altérer l’eurythmie de leur corps et de leur
-attitude, la protège contre ses propres erreurs et empêche que les
-derniers venus parmi les hommes n’aient plus d’empire sur elle que les
-barbares et le temps n’en eurent sur ces dieux mêmes[1].
-
- [1] Néanmoins, la tolérance de Rome a des limites. S’il n’y a pas sur
- terre d’endroit où s’acclimatent et s’adaptent plus promptement les
- œuvres les plus diverses, il n’en est pas en revanche, qui rejette
- plus violemment et plus irrévocablement tout ce qu’il est absolument
- impossible de purifier. A ce point de vue le jugement du génie de la
- cité part de certitudes uniques et définitives. Une statue, un
- monument qu’il ne condamne pas avec colère, contre lequel ses
- pierres, ses places, ses carrefours ne se soulèvent pas avec
- indignation, est assuré du pardon de la postérité. Jusqu’ici ce
- génie quoique plus d’une fois maltraité, a cependant fini par avoir
- raison de tous les attentats. Mais aujourd’hui, on se demande avec
- quelque inquiétude comment il s’accommodera du hideux palais de
- justice qu’on élève à côté du château Saint-Ange; ce qu’il imaginera
- pour faire oublier ou rendre inoffensives certaines statues du
- Pincio et divers monuments patriotiques qui l’assaillent sur plus
- d’un point de son territoire.
-
- *
-
- * *
-
-Et par eux, nous voici ramenés à ces petites villes de l’Hellade qui
-découvrirent un jour et fixèrent à jamais les lois de la beauté humaine.
-La beauté de la terre, à part quelques endroits ravagés par nos
-mesquines industries, est demeurée sensiblement la même depuis les
-siècles de Périclès et d’Auguste. La mer est toujours inviolable et
-infinie. La forêt, la plaine, les moissons, les villages, la plupart des
-rivières et des ruisseaux, les montagnes, les soirs et les matins, les
-nuages et les astres, variables selon les climats et les latitudes, nous
-apportent encore les spectacles de force ou de grâce, les harmonies
-profondes et simples, les féeries compliquées et diverses qu’ils
-offraient aux citoyens d’Athènes et au peuple de Rome. En ce qui
-concerne la Nature, nous n’avons donc à regretter qu’assez peu de chose;
-et nous avons même étendu considérablement de ce côté, la sensibilité et
-la surface de nos admirations. En revanche, pour tout ce qui a trait à
-la beauté particulière à l’homme, à la beauté qui est son œuvre
-immédiate, nous avons, soit par excès de richesse et d’application, soit
-par éparpillement de nos efforts et dispersion de nos facultés, soit
-enfin par manque d’un point d’appui incontesté, perdu presque tout ce
-que les anciens avaient su conquérir et fixer. Dès qu’il s’agit de notre
-esthétique purement humaine, de notre propre corps et de tout ce qui s’y
-rapporte, de nos gestes, de notre attitude, des objets de notre vie, de
-nos maisons, de nos villes, de nos monuments, de nos jardins, on
-croirait, à voir notre désarroi, nos tâtonnements et notre inexpérience,
-que c’est d’hier que nous occupons cette planète, et que nous sommes
-encore tout au début de la période d’adaptation. Nous n’avons plus, pour
-l’œuvre de nos mains, aucune mesure commune, aucune règle acceptée,
-aucune certitude. Cette beauté sûre et incontestable, que connurent les
-anciens, nos peintres, nos sculpteurs, nos architectes, notre
-littérature, nos vêtements, nos meubles, nos villes, nos paysages même,
-la recherchent dans mille directions diverses et opposées. Si l’un de
-nous crée, réunit ou rencontre quelques lignes, une harmonie de forme ou
-de couleur qui révèle irrécusablement que le point décisif et mystérieux
-fut touché: c’est un phénomène isolé et précaire, presque un coup de
-hasard, que son auteur ni personne autre n’est capable de réitérer.
-
-Pourtant, durant quelques années heureuses, l’homme sut à quoi s’en
-tenir sur la beauté essentiellement et spécifiquement humaine; et ses
-certitudes étaient telles qu’elles emportent encore aujourd’hui notre
-conviction. Le seul étalon fixe que les Égyptiens, les Assyriens, les
-Perses, et toutes les civilisations antérieures, avaient vainement
-cherché parmi les animaux, les fleurs, les colosses de la nature et les
-rêves de l’imagination: montagnes et rochers, cavernes et forêts,
-monstres et chimères, le Grec l’avait trouvé d’instinct dans la beauté
-de son propre corps; et c’est de la beauté de ce corps nu et parfait que
-dérive l’architecture de ses palais et de ses temples, le style de ses
-demeures, la forme, les proportions et l’ornement de tous les objets
-usuels de sa vie. Ce peuple chez qui la nudité et sa conséquence
-naturelle: l’irréprochable harmonie des muscles et des membres, était
-pour ainsi dire un devoir religieux et civique, nous a appris que la
-beauté du corps humain est aussi diverse, dans sa perfection, aussi
-profonde, aussi abondante, aussi spirituelle, aussi mystérieuse que la
-beauté des astres ou de la mer. Tout autre idéal, tout autre étalon
-égara et égarera nécessairement les efforts et les tentatives de
-l’homme. Toutes autres beautés sont possibles, réelles, profondes,
-diverses, complètes, mais ne partent pas de notre point central: ce sont
-des roues sans moyeu. Dans tous les arts, les peuples de race
-intelligente se sont éloignés ou rapprochés de la beauté indubitable,
-selon qu’ils se rapprochaient ou s’éloignaient de l’habitude d’être nus.
-La beauté propre de Rome, c’est-à-dire la petite portion de beauté
-originale qu’elle ajouta aux dépouilles de la Grèce, est due aux
-derniers restes de cette habitude. A Rome, comme nous le fait remarquer
-Taine, «on s’assemblait aussi pour nager, se frotter, transpirer, même
-lutter et courir, en tout cas pour regarder des lutteurs et des
-coureurs. Car Rome à cet égard n’est qu’une Athènes agrandie: le même
-genre de vie, les mêmes habitudes, les mêmes instincts, les mêmes
-plaisirs s’y perpétuent; la seule différence est dans la proportion et
-dans le moment. La cité s’est enflée jusqu’à renfermer des maîtres par
-centaines de mille et des esclaves par millions; mais, de Xénophon à
-Marc-Aurèle, l’éducation gymnastique et oratoire n’a point changé: ils
-ont toujours des goûts d’athlètes et de parleurs, c’est dans ce sens
-qu’il faut travailler pour leur plaire; c’est à des corps nus, à des
-dilettantes de style, à des amateurs de décoration et de conversation,
-qu’on s’adresse. Nous n’avons plus l’idée de cette vie corporelle et
-païenne, oisive et spéculative: le climat est demeuré le même, mais
-l’homme s’est transformé en s’habillant et en devenant chrétien.»
-
-Il faudrait plutôt dire que Rome à l’époque dont parle Taine, était une
-Athènes intermittente et incomplète. Ce qui, là-bas, était habituel et
-en quelque sorte organique, ici, n’était qu’exceptionnel et artificiel.
-Le corps humain est encore cultivé et admiré; mais il est presque
-toujours revêtu de la toge, et le port de la toge brouille les lignes
-nettes et pures qui partaient d’une foule de statues nues et vivantes
-pour s’imposer aux colonnes et aux frontons des temples. Les monuments
-s’agrandissent outre mesure, se déforment et perdent peu à peu leur
-harmonie humaine. L’étalon d’or est voilé pour longtemps, et ne sera
-plus découvert que par quelques artistes de la Renaissance, qui est le
-moment où la beauté certaine jette ses derniers feux.
-
-
-
-
-FLEURS DES CHAMPS
-
-
-Aux portes de la ville elles accueillent nos pas sur un tapis de joie
-multicolore et empressée qu’elles agitent follement aux clartés du
-soleil. Il est évident qu’elles nous attendaient. Dès les premiers
-rayons de mars, le Perce-neige ou Cloche-d’hiver, fille héroïque des
-frimas, a sonné le réveil. Alors sortent de terre, efforts encore
-informes d’une mémoire endormie, de vagues fantômes, de pâles fleurs, à
-peine fleurs: le Saxifrage-à-trois-doigts ou Perce-pierre, la
-Bourse-à-pasteur, presque invisible; la Scille à deux feuilles,
-l’Hellébore fétide ou Rose de serpent, le Tussilage-pas-d’âne, la
-Lauréole empoisonnée et sombre, le Pétasite, qu’on nomme encore
-lugubrement herbe à teigneux, herbe à la peste, tous et toutes de santé
-chétive et suspecte, tentatives bleuâtres, rosâtres, indécises, première
-fièvre de vie où la nature expulse ses malignes humeurs, captives
-anémiées que relâche l’hiver, convalescentes des prisons souterraines,
-essais timides et inhabiles de la lumière encore ensevelie.
-
-Mais bientôt celle-ci s’aventure dans l’espace; les pensées nuptiales de
-la terre s’éclairent et se purifient; les ébauches disparaissent, les
-demi-rêves de la nuit s’évanouissent comme un brouillard emporté par
-l’aurore; et tout autour des villes où l’homme les ignore, les bonnes
-fleurs rustiques commencent dans l’espace leur fête sans témoins.
-Qu’importe! elles sont là, qui font déjà le miel quand leurs sœurs
-orgueilleuses et stériles, qui seules ont tous nos soins, tremblent
-encore au fond des serres. Elles seront là, de même, dans les prés
-inondés, les sentiers défoncés et pour orner les routes avec simplicité,
-quand les premières neiges couvriront la campagne. Personne ne les sème,
-et personne ne les cueille. Elles survivent à leur gloire, et l’homme
-les foule aux pieds. Cependant, il n’y a pas longtemps, elles
-représentaient seules la joie de la nature. Il y a quelque cent ans,
-avant que leurs parentes éclatantes et frileuses fussent venues des
-Iles, des Indes, du Japon, ou avant que leurs propres filles, ingrates
-et méconnaissables, eussent usurpé leur place, elles seules égayaient
-les regards affligés, elles seules éclairaient la porte des chaumières,
-le parvis du château et suivaient dans les bois les pas des amoureux.
-Mais ces temps ne sont plus; elles sont détrônées. Elles n’ont conservé
-de leur bonheur passé que les noms qu’elles reçurent quand elles étaient
-aimées. Et ces noms montrent bien ce qu’elles furent pour l’homme: toute
-sa reconnaissance, sa tendresse attentive, tout ce qu’il leur devait,
-tout ce qu’elles lui donnaient, s’y trouve renfermé, comme en des perles
-creuses un arome séculaire. Elles ont donc des noms de reine, de
-bergère, de vierge, de princesse, de sylphide et de fée qui passent
-comme une caresse, un éclair, un baiser, un murmure d’amour sur les
-lèvres. Il n’est, je crois, dans notre langue, rien qui soit mieux, plus
-délicatement ni plus affectueusement nommé que ces fleurs populaires.
-Ici le mot habille presque toujours l’idée avec un soin, une précision
-légère, un bonheur admirable. Il est comme une étoffe ornée et
-transparente qui moule exactement la forme qu’elle embrasse et qui a la
-nuance, le parfum et le son qui conviennent. Appelez devant vous la
-Pâquerette, la Violette, le Bluet et le Coquelicot: le nom c’est la
-fleur même. Quelle merveille, par exemple, que cette sorte de cri et de
-crête de lumière et de joie «Coquelicot!» pour désigner la fleur
-écarlate que les savants accablent de ce titre barbare: _Papaver
-rhoeas_! Voyez la Primevère ou Primerole, la Pervenche, l’Anémone, la
-Jacinthe des bois, la Véronique bleue, le Ne m’oubliez pas, le Liseron
-des champs, l’Iris, la Campanule: leur nom les peint par des équivalents
-et des analogies que les plus grands poètes ne trouvent que rarement. Il
-est toute leur âme ingénue et visible. Il se cache, il se penche, il
-s’élève dans l’oreille, comme celles qui le portent se dissimulent,
-s’inclinent ou se dressent dans les blés et dans l’herbe. Voilà les
-quelques noms que nous connaissons tous; nous ignorons les autres, bien
-que leur musique décrive avec la même douceur, le même génie heureux,
-des fleurs que nous voyons au bord de chaque route et dans tous les
-sentiers. Ainsi, en ce moment, c’est-à-dire vers la fin du mois où le
-blé mûr tombe sous la faucille, les talus des chemins sont d’un
-violet pâle: c’est la douce et tendre Scabieuse qui finit de
-s’épanouir,--discrète, aristocratiquement pauvre et modestement belle,
-comme l’annonce son titre de pierre précieuse voilée de brume. Autour
-d’elle un trésor s’éparpille: c’est la Renoncule ou Bouton d’or, qui a
-deux noms comme elle a deux vies; car elle est à la fois l’innocente
-vierge qui couvre le gazon de gouttes de soleil et la redoutable et
-vénéneuse magicienne qui distribue la mort aux animaux distraits. C’est
-encore la Mille-Feuilles et le Mille-Pertuis, petites fleurs jadis
-utiles, qui s’en vont par les routes comme de silencieuses pensionnaires
-en uniforme terne; le vulgaire et innombrable Séneçon des oiseaux,
-son grand frère le Laiteron des champs, puis la dangereuse
-Morelle noire, la Douce-Amère qui se cache, la rampante
-Renouée-à-feuilles-de-patience,--toutes les espèces sans éclat, au
-sourire résigné, qui portent la pratique et grisâtre livrée de l’automne
-déjà pressenti.
-
- *
-
- * *
-
-Mais parmi celles de mars, d’avril, de mai, de juin, de juillet,
-rappelez-vous les noms de fête, les syllabes printanières, les vocables
-d’azur et d’aube, de clair de lune et de soleil! Voilà le Perce-Neige ou
-la Cloche d’hiver, qui annonce le dégel; la Stellaire ou Collerette de
-la Vierge, qui salue les premières communiantes le long des haies dont
-les feuilles sont encore indécises et précaires comme une diaphane buée
-verte. Voilà l’Ancolie triste et la Sauge des prés, l’Inule, la Jasione,
-l’Angélique, la Nielle ou Alène; la Jotte ou Ravenelle, habillée comme
-la servante d’un curé de campagne; l’Osmonde, qui est une fougère
-royale; la Luzule, la Parmélie des murs, le Miroir de Vénus; l’Euphorbe
-ou Esule des bois, mystérieuse et pleine d’un feu sombre; la Physalide,
-dont le fruit mûrit dans une lanterne rouge; la Jusquiame, la Belladone,
-la Digitale, reines empoisonneuses, Cléopâtres gazées des lieux incultes
-et des bois frais. Et puis encore la Camomille, la bonne Sœur aux mille
-sourires en cornette, apportant dans un bol de faïence la tisane
-salutaire; la Pimprenelle et la Coronille, la Menthe froide et le
-Serpolet rose, le Sainfoin et l’Euphraise, la Grande Marguerite, la
-Gentiane mauve et la Verveine bleue, l’Ensérine, l’Anthémis, le Silave
-des prés, le Cirse lancéolé, la Potentille, la Saladelle, la
-Genistelle... On récite un poème de grâce et de lumière en les
-énumérant. On leur a réservé les sons les plus aimables, les plus purs,
-les plus clairs et toute l’allégresse musicale de la langue. On dirait
-les _Dramatis Personæ_, les coryphées et les figurantes d’une immense
-féerie, plus belle, plus imprévue et plus surnaturelle que celles qui se
-déroulent dans l’île de Prospéro, à la cour de Thésée ou dans la forêt
-des Ardennes. Et les jolies actrices de la comédie muette et infinie:
-déesses, anges, démones, princesses et sorcières, vierges et
-courtisanes, reines et pastourelles, portent aux plis de leurs noms le
-magique reflet d’innombrables aurores, d’innombrables printemps
-contemplés par des hommes oubliés, comme elles y portent aussi le
-souvenir de milliers d’émotions profondes ou légères qu’éprouvèrent
-devant elles des générations disparues sans laisser d’autre trace.
-
- *
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- * *
-
-Elles sont intéressantes et incompréhensibles. On les appelle vaguement
-les «Mauvaises Herbes». Elles ne servent à rien. Çà et là,
-quelques-unes, dans de très vieux villages, gardent encore le prestige
-de vertus contestées. Çà et là, l’une d’elles, tout au fond des bocaux
-de l’apothicaire ou de l’herboriste, attend encore le passage du malade
-fidèle aux infusions traditionnelles. Mais la médecine incrédule les
-délaisse. On ne les cueille plus selon les rites d’autrefois; et la
-science des «Simples» s’efface dans la mémoire des bonnes femmes. On
-leur fait une guerre sans merci. Le paysan les craint, la charrue les
-poursuit; le jardinier les hait et s’est armé contre elles d’armes
-retentissantes: la bêche et le râteau, la houe et le racloir, le
-sarcloir, la binette. Le long des grands chemins, leur suprême refuge,
-le passant les écrase et le chariot les broie. Malgré tout, les voilà:
-permanentes, assurées, pullulantes, tranquilles, et pas une ne manque à
-l’appel du soleil. Elles suivent les saisons sans dévier d’une heure.
-Elles ignorent l’homme qui s’épuise à les vaincre, et dès qu’il se
-repose elles poussent dans ses pas. Elles subsistent, audacieuses,
-immortelles, intraitables. Elles ont peuplé nos corbeilles de filles
-magnifiques et dénaturées; mais elles, les mères pauvres, sont demeurées
-pareilles à ce qu’elles étaient il y a cent mille ans. Elles n’ont pas
-ajouté un pli à leurs pétales, déformé un pistil, altéré une nuance,
-innové un parfum. Elles gardent le secret d’une mission tenace. Elles
-sont les primitives et les indélébiles. Le sol leur appartient depuis
-son origine. Elles représentent, en somme, une pensée invariable, un
-désir obstiné, un sourire essentiel de la Terre. C’est pourquoi il est
-bon de les interroger. Elles ont évidemment quelque chose à nous dire.
-Et puis n’oublions pas que les premières, autant que les aubes et les
-automnes, autant que les printemps et les couchants, autant que le chant
-des oiseaux, autant que la chevelure, le regard et les gestes divins de
-la femme, elles apprirent à nos pères qu’il y a sur ce globe des choses
-inutiles et belles...
-
-
-
-
-CHRYSANTHÈMES
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-
-Chaque année, à leur heure, qui suit celle des morts, heure suprême et
-magnifique de l’automne, je vais pieusement les visiter aux lieux où me
-les offre le hasard. Du reste, peu importe où nous les montre la bonne
-volonté du voyage ou du séjour. Ce sont les fleurs les plus
-universelles, les plus diverses, certes, mais dont les diversités et les
-surprises sont, pour ainsi dire, concertées, comme celles de la mode, en
-je ne sais quels paradis. Au même moment, comme pour les soies, les
-dentelles, les joyaux et les chevelures, le mot d’ordre est donné, dans
-le temps et l’espace, par une bouche faite de ciel et de lumière; et,
-aussi dociles que les plus belles femmes, simultanément, en tous pays,
-sous toutes les latitudes, elles obéissent à l’injonction sacrée.
-
-Il suffit donc d’entrer à l’aventure dans un de ces musées de verre où
-s’étalent, sous le voile harmonieux des journées de novembre, leurs
-richesses un peu funéraires. On saisit tout de suite quelle est, dans ce
-monde spécial, étrange et privilégié, même parmi le monde si étrange et
-si privilégié des fleurs, l’idée dominante, la beauté imposée, l’effort
-consciencieux de l’année. Et l’on se demande si cette idée nouvelle est
-une idée profonde et vraiment nécessaire du soleil, de la terre, de la
-vie, de l’automne ou de l’homme.
-
- *
-
- * *
-
-Hier, je fus donc admirer l’annuelle, la douce et fastueuse cérémonie
-végétale; la dernière que les neiges de décembre et janvier, telles
-qu’une large bande d’apaisement, de sommeil, de silence et d’oubli,
-séparent des délicieuses fêtes qui recommencent dès le renouveau, déjà
-puissant quoiqu’à peine visible, de février qui cherche la lumière.
-
-Elles sont là, sous les vastes dômes transparents, les nobles fleurs du
-mois des brumes, elles sont là, au rendez-vous royal, toutes les fées
-graves de l’automne, dont il semble que, d’un mot magique, on ait
-immobilisé les attitudes et les danses. Dès le premier regard, l’œil qui
-les reconnaît et sut apprendre à les aimer, constate avec satisfaction
-qu’elles ont activement et consciencieusement continué d’évoluer vers
-leur idéal incertain. Remontez un instant à leurs modestes origines,
-revoyez le pauvre bouton-d’or de naguère, l’humble rosette marron ou lie
-de vin qui tristement sourit encore, au bord des routes pleines de
-feuilles mortes, dans les parcimonieux jardinets de nos villages;
-comparez-leur ces énormes amoncellements et ces toisons de neige, ces
-disques et ces globes de cuivre rouge, ces sphères de vieil argent, ces
-trophées d’albâtre et d’améthyste, ce prodigieux délire de pétales, qui
-paraît vouloir épuiser jusqu’aux dernières énigmes le monde des formes
-autumnales et des nuances que l’hiver confie au sein des forêts qui
-s’endorment, laissez passer devant vos yeux les genres imprévus et les
-espèces insolites; admirez et jugez. Voici, par exemple, la merveilleuse
-famille des étoiles: étoiles plates, étoiles jaillissantes, étoiles
-diaphanes, étoiles compactes et charnues, voies lactées et
-constellations de la terre qui répondent à celles de l’azur. Voici les
-orgueilleuses aigrettes qui attendent les diamants de la rosée; voici,
-pour faire honte à nos rêves, le prestigieux poème des chevelures
-irréelles: chevelures folles et miraculeuses, rayons de lune emmêlés,
-buissons d’or et tourbillons de flammes, boucles de belles filles
-rieuses, de nymphes poursuivies, de bacchantes passionnées, de sirènes
-pâmées, de vierges froides, d’enfants joueurs, que des anges, des mères,
-des faunes, des amants ont caressées de leurs mains calmes ou
-frémissantes. Et puis, voici pêle-mêle les monstres inclassables:
-hérissons, araignées, fritures, escaroles, ananas, pompons, rosaces,
-écailles, vapeurs, souffles, jets de glace et de neige qui retombent,
-beurre et lait qui ruisselle, grêle d’étincelles qui palpitent, ailes,
-éclats, duvets, pulpes, chairs, caroncules, poils, bûchers et fusées,
-piqûres de lumière, pluie de soufre et de feu...
-
- *
-
- * *
-
-A présent que les formes ont capitulé, il s’agit de conquérir la région
-des couleurs interdites, des nuances réservées, que l’automne,
-semble-t-il, se refuse à concéder à la fleur qui le représente. En
-effet, il lui accorde prodigalement toutes les opulences du crépuscule
-et de la nuit, toutes les richesses des vendanges; il met à sa
-disposition tout l’œuvre mordoré de la pluie dans les bois, tout
-l’argentin travail du brouillard sur les plaines, de la gelée et de la
-neige dans les jardins. Il lui permet surtout de puiser à même le trésor
-sans fond des feuilles mortes et de la forêt qui s’éteint. Il l’autorise
-à se parer des sequins d’or, des médailles de bronze, des boucles
-d’argent, des paillettes de cuivre, des plumes féeriques, de l’ambre
-broyé, des topazes brûlées, des perles oubliées, des améthystes
-enfumées, des grenats calcinés, de toute la joaillerie amortie mais
-encore éclatante que le vent du Nord amoncelle au creux des ravins et
-des sentes; mais il exige qu’elle demeure fidèle à ses vieux maîtres et
-porte la livrée des mois ternes et las qui lui donnent naissance. Il
-n’admet pas qu’elle les trahisse pour revêtir les costumes princiers et
-chatoyants du printemps et de l’aurore; et s’il tolère parfois le rose,
-ce n’est qu’à condition qu’il soit emprunté aux lèvres froides, au front
-pâle de la vierge affligée et voilée qui prie sur une tombe. Il prohibe
-très strictement les teintes de l’été, de la jeunesse trop ardente, de
-la vie trop récente et trop sereine, de la santé trop expansive et de la
-joie trop épanouie. A aucun prix il ne consent aux vermillons hilares,
-aux cinabres impétueux, aux pourpres impérieux et éblouissants. Quant
-aux bleus, de l’azur de l’aube à l’indigo des océans et des grands lacs,
-de la pervenche à la bourrache et au pied-d’alouette, ils sont bannis
-sous peine de mort.
-
- *
-
- * *
-
-Pourtant, grâce à quelque inadvertance de la nature, voici que la
-couleur la plus extraordinaire et le plus sévèrement défendue dans le
-monde des fleurs, la couleur que la corolle de l’euphorbe vénéneuse est
-à peu près seule à porter dans la cité des ombelles, des pétales et des
-calices, le vert, exclusivement réservé aux feuilles esclaves et
-nourricières, vient de pénétrer dans l’enceinte jalousement gardée. Il
-est vrai qu’il ne s’y est glissé qu’à la faveur d’une équivoque, en
-traître, en espion, en transfuge livide. Il parjure le jaune et le
-trempe avec crainte dans l’azur vacillant d’un rayon de lune. Il est
-encore nocturne et fallacieux comme une irisation sous-marine; il ne se
-révèle que par reflets, pour ainsi dire intermittents, à l’extrémité des
-pétales; il est fugace et anxieux, fragile et décevant, mais indéniable.
-Il a fait son entrée, il existe, il s’affirme; il va se fixer,
-s’accentuer de jour en jour; et par la brèche qu’il vient de pratiquer
-aux citadelles de la lumière, toutes les joies et toutes les
-magnificences du prisme excommunié vont se précipiter dans le domaine
-vierge, et y préparer pour nos yeux des fêtes inaccoutumées. C’est au
-pays des fleurs une grande nouvelle et une mémorable conquête.
-
- *
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- * *
-
-Ne croyons point qu’il soit puéril de s’intéresser ainsi aux formes
-capricieuses, aux nuances inédites d’une fleur qui ne produit pas de
-fruits; et ne traitons pas ceux qui cherchent à la rendre plus belle ou
-plus étrange comme La Bruyère traitait jadis l’amateur de tulipes ou de
-prunes. Vous rappelez-vous la jolie page? «Le fleuriste a un jardin dans
-un faubourg; il y court au lever du soleil, et il en revient à son
-coucher. Vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses
-tulipes et devant la _Solitaire_; il ouvre de grand yeux, il frotte ses
-mains, il se baisse, il la voit de plus près, il ne l’a jamais vue si
-belle, il a le cœur épanoui de joie; il la quitte pour l’_Orientale_; de
-là, il va à la _Veuve_; il passe au _Drap d’or_; de celle-ci à
-l’_Agathe_, d’où il revient enfin à la _Solitaire_, où il se fixe, où il
-se lasse, où il s’assied, où il oublie de dîner; aussi est-elle nuancée,
-bordée, huilée, à pièces emportées; elle a un beau vase ou un beau
-calice; il la contemple, il l’admire; Dieu et la nature sont en tout
-cela ce qu’il n’admire point; il ne va pas plus loin que l’oignon de sa
-tulipe, qu’il ne livrerait pas pour mille écus, et qu’il donnera pour
-rien quand les tulipes seront négligées et que les œillets auront
-prévalu. Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui a un culte et une
-religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort content de sa
-journée: il a vu des tulipes.
-
-«Parlez à cet autre de la richesse des moissons, d’une ample récolte,
-d’une bonne vendange: il est curieux de fruits; vous n’articulez pas,
-vous ne vous faites pas entendre. Parlez-lui de figues et de melons,
-dites que les poiriers rompent de fruit cette année, que les pêchers ont
-donné avec abondance: c’est pour lui un idiome inconnu; il s’attache aux
-seuls pruniers; il ne vous répond pas. Ne l’entretenez pas même de vos
-pruniers, il n’a de l’amour que pour une certaine espèce; toute autre
-que vous lui nommez le fait sourire et se moquer. Il vous mène à
-l’arbre, cueille artistement cette prune exquise; il l’ouvre, vous en
-donne une moitié et prend l’autre: Quelle chair! dit-il; goûtez-vous
-cela? cela est-il divin? voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs; et
-là-dessus ses narines s’enflent; il cache avec peine sa joie et sa
-vanité par quelques dehors de modestie. O l’homme divin en effet! homme
-qu’on ne peut jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé
-dans plusieurs siècles! que je voie sa taille et son visage pendant
-qu’il vit; que j’observe les traits et la contenance d’un homme qui seul
-entre les mortels possède une telle prune!»
-
-Eh bien! La Bruyère a tort. Ce tort, on le lui pardonne volontiers en
-faveur de l’agréable fenêtre, que seul, entre tous les auteurs de son
-temps, il ouvre ainsi sur les jardins inattendus du XVIIe siècle. Il
-n’en reste pas moins, que c’est à son fleuriste un peu borné, à son
-horticulteur un peu maniaque que nous devons nos parterres adorables,
-nos légumes plus variés, plus abondants, plus savoureux, et nos fruits
-de plus en plus délicieux. Regardez, par exemple, autour des
-chrysanthèmes, les merveilles qui mûrissent aujourd’hui dans les
-moindres jardins, parmi les longs rameaux sagement asservis des
-espaliers patients et généreux. Il y a moins d’un siècle, elles étaient
-inconnues et nous les devons aux efforts minimes et innombrables d’une
-légion de petits chercheurs plus ou moins étriqués, plus ou moins
-ridicules. C’est de cette façon que l’humanité acquiert presque toutes
-ses richesses. Il n’est rien qui soit puéril dans la nature, et si l’on
-se passionne pour une feuille, un brin d’herbe, une aile de papillon, un
-nid, un coquillage, on enroule sa passion autour d’une petite chose qui
-renferme toujours une grande vérité. Arriver à modifier l’aspect d’une
-fleur, en soi c’est insignifiant, si l’on veut; mais pour peu qu’on y
-réfléchisse, cela devient énorme. N’est-ce pas enfreindre ou dévier des
-lois profondes, essentielles peut-être, en tout cas séculaires? N’est-ce
-pas dépasser des bornes trop facilement acceptées, n’est-ce pas mêler
-directement notre éphémère volonté à celles des forces éternelles?
-N’est-ce pas donner l’idée d’une puissance singulière, presque
-surnaturelle? Et, quoiqu’il soit prudent de se garder de rêves trop
-ambitieux, cela ne permet-il point d’espérer qu’on apprendra peut-être à
-éluder où à transgresser d’autres lois non moins séculaires, plus
-proches de notre propre vie et bien autrement importantes? Car enfin,
-tout se tient, tout se donne la main, tout obéit à d’identiques
-principes invisibles, tout a les mêmes exigences, tout participe à la
-même âme, à la même substance dans l’effrayante et admirable énigme; et
-la plus modeste victoire remportée au sujet d’une fleur peut nous ouvrir
-un jour des secrets infinis...
-
- *
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- * *
-
-C’est pourquoi j’aime le chrysanthème, et c’est pourquoi je suis son
-évolution avec une curiosité fraternelle. Il est, parmi les plantes
-domestiques, la plante la plus soumise, la plus docile, la plus
-malléable et la plus attentive que nous ayons, de longtemps, rencontrée.
-Il porte des fleurs tout imprégnées de de la pensée et de la volonté de
-l’homme,--déjà pour ainsi dire humaines: et si le monde des végétaux
-doit nous révéler quelque jour l’un des mots que nous attendons, c’est
-peut-être par cette fleur des tombes que nous apprendrons le premier
-secret de l’existence, tout comme, dans un autre règne, c’est
-probablement par le chien, gardien presque pensif de nos demeures, que
-nous découvrirons le mystère de la vie animale...
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-
-
-
-FLEURS DÉMODÉES
-
-
-Ce matin, en visitant mes fleurs entourées de la barrière blanche qui
-les défend contre les bonnes vaches qui paissent dans l’herbage, je
-revois en pensée tout ce qui s’épanouit dans les bois, dans les plaines,
-les jardins, les orangeries et les serres; et je songe à ce que nous
-devons au monde merveilleux que visitent les abeilles.
-
-Savons-nous ce que serait une humanité qui ne connaîtrait pas la fleur?
-Si celle-ci n’existait pas, si elle avait toujours été cachée à nos
-regards, comme le sont probablement mille spectacles non moins féeriques
-qui nous environnent mais que nos yeux n’atteignent point, notre
-caractère, notre morale, notre aptitude à la beauté, au bonheur,
-seraient-ils bien les mêmes? Nous aurions, il est vrai, dans la nature,
-d’autres magnifiques témoignages de luxe, de surabondance et de grâce;
-d’autres jeux éblouissants des forces infinies: le soleil, les étoiles,
-les clairs de lune, l’azur et l’océan, les aurores et les crépuscules,
-la montagne et la plaine, la forêt et les fleuves, la lumière et les
-arbres; et enfin, plus près de nous, les oiseaux, les pierres précieuses
-et la femme. Ce sont là les ornements de notre planète. Mais, excepté
-les trois derniers qui appartiennent pour ainsi dire au même sourire de
-la nature, que l’éducation de notre œil serait grave, austère, presque
-triste, sans l’adoucissement qu’y apportent les fleurs! Supposez un
-instant que notre globe les ignore: une grande région, la plus enchantée
-de notre psychologie heureuse, serait détruite, ou plutôt ne serait pas
-découverte. Toute une sensibilité délicieuse dormirait à jamais au fond
-de notre cœur, plus dur et plus désert, et dans notre imagination privée
-d’images adorables. L’univers infini des couleurs et des nuances ne nous
-eût été incomplètement révélé que par quelques déchirures du ciel. Les
-harmonies miraculeuses de la lumière qui se délasse, qui invente sans
-cesse de nouvelles allégresses et semble jouir d’elle-même, nous
-seraient inconnues, car les fleurs ont d’abord décomposé le prisme et
-formé la partie la plus subtile de nos regards. Et le jardin magique des
-parfums, qui nous l’eût entr’ouvert? Quelques herbes, quelques résines,
-quelques fruits, le souffle de l’aube, l’odeur de la nuit et de la mer,
-nous auraient annoncé que par delà les yeux et les oreilles existait un
-paradis fermé où l’air que l’on respire se change en voluptés qu’on
-n’aurait pu nommer. Considérez aussi tout ce qui manquerait à la voix de
-la félicité humaine! Une des cimes bénies de notre âme serait presque
-muette si les fleurs, depuis des siècles, n’avaient alimenté de leur
-beauté la langue que nous parlons et les pensées qui tentent de fixer
-les heures les plus précieuses de la vie. Tout le vocabulaire, toutes
-les impressions de l’amour sont imprégnés de leur haleine, nourris de
-leur sourire. Quand nous aimons, les souvenirs de toutes les fleurs que
-nous avons vues et respirées, accourent peupler de leurs délices
-reconnues la conscience d’un sentiment dont le bonheur, sans elles,
-n’aurait pas plus de forme que l’horizon de la mer ou du ciel. Elles ont
-accumulé en nous, depuis notre enfance, et dès avant celle-ci, dans
-l’âme de nos pères, un immense trésor, le plus proche de nos joies, où
-nous allons puiser, chaque fois que nous voulons nous rendre plus
-sensibles les minutes clémentes de la vie. Elles ont créé et répandu
-dans notre monde sentimental l’atmosphère odorante où se complaît
-l’amour.
-
- *
-
- * *
-
-C’est pourquoi j’aime surtout les plus simples, les plus vulgaires, les
-plus anciennes et les plus démodées; celles qui ont derrière elles un
-long passé humain, une longue suite de bonnes actions consolantes,
-celles qui nous accompagnent depuis des centaines d’années et qui font
-partie de nous-mêmes, puisqu’elles mirent quelque chose de leur grâce et
-de leur joie de vivre dans l’âme de nos aïeux.
-
-Mais où se cachent-elles? Elles deviennent plus rares que celles qu’on
-appelle aujourd’hui les fleurs rares. Leur existence est secrète et
-précaire. Il semble que l’on soit sur le point de les perdre, et
-peut-être en est-il qui viennent de disparaître, enfin découragées, dont
-les graines sont mortes sous les ruines, qui ne connaîtront plus la
-rosée des jardins et qu’on ne retrouvera que dans de très vieux livres,
-parmi les gazons clairs des miniatures bleues ou le long des parterres
-jaunis des primitifs.
-
-Elles sont chassées des plates-bandes et des corbeilles orgueilleuses
-par d’arrogantes inconnues arrivées du Pérou, du Cap, de la Chine, du
-Japon. Elles ont notamment deux impitoyables ennemis. C’est d’abord,
-l’encombrant et prolifique _Bégonia tubéreux_ qui pullule dans les
-parterres comme un peuple de coqs intransigeants, aux crêtes
-innombrables. Il est joli, mais abusif et un peu artificiel; et quels
-que soient le silence et le recueillement de l’heure, sous le soleil et
-sous la lune, dans l’ivresse du jour et la paix solennelle de la nuit,
-il sonne du clairon et célèbre une victoire monotone, criarde et sans
-parfums. Ensuite, c’est le _Géranium double_, un peu moins indiscret,
-infatigable aussi, extraordinairement courageux, et qui paraîtrait
-désirable s’il était moins prodigué. A eux deux, aidés de quelques
-étrangères plus sournoises et des plantes aux feuillages colorés qui
-forment ces mosaïques boursouflées qui avilissent à présent les belles
-lignes de la plupart de nos pelouses, ils ont peu à peu dépossédé leurs
-sœurs autochtones des lieux qu’elles avaient si longtemps égayés de
-leurs sourires familiers. Elles n’ont plus le droit d’accueillir l’hôte
-avec de naïfs petits cris de bienvenue, dès la grille dorée du château.
-Il leur est interdit de bavarder près du perron, de gazouiller dans les
-vases de marbre, de chantonner au bord des pièces d’eau, de patoiser le
-long des plates-bandes. On en a relégué quelques-unes au fond du
-potager, dans le coin négligé, et d’ailleurs délicieux, des plantes
-médicinales ou simplement aromatiques: la Sauge, l’Estragon, le Fenouil
-et le Thym, vieilles servantes elles aussi congédiées et qu’on ne
-nourrit plus que par une sorte de pitié ou de tradition machinale.
-D’autres se sont réfugiées du côté des remises et des écuries, près de
-la porte basse de la cuisine ou de la cave, s’y tassant humblement comme
-des mendiantes importunes, cachant leurs robes claires parmi les
-mauvaises herbes, retenant de leur mieux leurs parfums intimidés, afin
-de ne pas éveiller l’attention.
-
-Mais là même, le _Pélargonium_ rouge d’indignation et le _Bégonia_
-cramoisi de colère sont venus surprendre et bousculer la petite troupe
-inoffensive. Elles ont fui vers les fermes, les cimetières, dans les
-jardinets des curés, des vieilles filles, des couvents de province; et
-maintenant, ce n’est plus guère que dans l’oubli des plus anciens
-villages, autour de branlantes demeures, loin des chemins de fer et des
-serres impérieuses de l’horticulteur, qu’on les retrouve encore avec
-leur sourire naturel; non plus l’air pourchassé, haletant et traqué,
-mais tranquilles, arrivées, reposées, abondantes, insouciantes, chez
-elles. Et de même qu’autrefois, au temps des diligences, du haut du mur
-de pierre qui entoure la maison, à travers les barreaux de la barrière
-blanche ou du seuil des fenêtres qu’anime un oiseau prisonnier, sur la
-route immobile où personne ne passe, si ce n’est les puissances
-éternelles de la vie, elles regardent venir le printemps et l’automne,
-la pluie et le soleil, les papillons et les abeilles, le silence et la
-nuit suivie du clair de lune.
-
- *
-
- * *
-
-Vieilles fleurs courageuses! Giroflées, Ravenelles, Violiers, Boutons
-d’or! Car, de même que les fleurs des champs, dont un rien les sépare,
-un rayon de beauté, une goutte de parfum, elles ont des noms charmants,
-les plus doux de la langue; et chacune d’elles, comme des ex-voto
-minutieux et naïfs, ou comme des médailles décernées par la gratitude
-des hommes, en porte familièrement trois ou quatre. Giroflées qui
-chantez parmi les murs en ruine et couvrez de lumière les pierres qui
-s’attristent, Primevères des jardins, Primeroles ou Coucous, Jacinthes
-d’Orient, Crocus et Cinéraires, Couronnes impériales, Violettes
-odorantes, Muguets, Myosotis, Petites-Marguerites et Petites-Pervenches,
-Narcisses-des-Poètes, Jeannettes, Claudinettes, Oreilles d’ours, Alysse,
-Gazon turc, Anémones; c’est par vous que les mois qui précèdent les
-feuilles: Février, Mars, Avril, traduisent en sourires compréhensibles
-aux hommes les premières nouvelles et les premiers baisers mystérieux du
-soleil. Vous êtes frêles, frileuses et pourtant effrontées comme une
-idée heureuse. Vous rajeunissez l’herbe, fraîches comme l’eau qui coule
-dans les coupes d’azur que l’aube vient répandre sur les bourgeons
-avides, éphémères comme les songes d’un enfant qui s’éveille; presque
-sauvages encore et presque spontanées, déjà marquées pourtant de l’éclat
-trop précoce, du nimbe trop ardent, de la grâce trop pensive qui accable
-les fleurs qui se donnent à l’homme.
-
- *
-
- * *
-
-Mais voici innombrables, désordonnées, multicolores, tumultueuses, ivres
-d’aurores et de midis, les rondes lumineuses des filles de l’été! Jeunes
-vierges aux voiles blancs et vieilles demoiselles en rubans violets,
-écolières en vacances, premières communiantes, religieuses pâlies,
-gamines dépeignées, commères et bigotes. Voici le Souci d’or qui crible
-de clartés le vert des plates-bandes. Voici la Camomille, comme un
-bouquet de neige, à côté de ses infatigables frères les
-Chrysanthèmes-des-jardins qu’il ne faut pas confondre avec les
-Chrysanthèmes japonais de l’automne. L’Hélianthe annuel, Tournesol,
-Grand-Soleil, dominant comme un prêtre qui lève l’ostensoir, le menu
-peuple en prière, s’efforce de ressembler à l’astre qu’il adore. Le
-Pavot s’évertue à remplir de lumière sa tasse déchirée par le vent du
-matin. Le rude Pied-d’Alouette, en blouse de paysan, qui se croit plus
-beau que le ciel, méprise les Belles-de-Jour qui lui reprochent avec
-aigreur d’avoir mis trop de bleu dans l’azur de ses fleurs. La
-Julienne-de-Mahon, en robe de jaconas, comme les petites bonnes de
-Dordrecht ou de Leyde, naïvement espiègle, a l’air de laver d’innocence
-les bordures des corbeilles. Le Réséda se cache dans son laboratoire et
-distille en silence des parfums qui nous donnent l’avant-goût de l’air
-que l’on respire au seuil des paradis. Les Pivoines, qui ont bu avec
-indiscrétion à même le soleil, éclatent d’enthousiasme et se penchent
-au-devant de l’apoplexie qui s’avance. Le Lin-à-fleurs-rouges trace un
-sillon sanglant qui garde les allées; et le Portulaca ou
-Chevalier-d’onze-heures, cousin enrichi du pourpier, rampant comme une
-mousse, s’applique à recouvrir de taffetas zinzolin, jaune soufre ou
-rose chair, la terre demeurée nue au pied des hautes tiges. Le Dahlia
-joufflu, un peu rond, un peu bête, taille dans le savon, le saindoux ou
-la cire, ses pompons réguliers qui seront l’ornement de la fête du
-village. Le vieux Phlox paternel, debout dans les massifs, prodigue les
-gros rires de ses bonnes couleurs sans façon. Les Mauves-fleuries ou
-Lavatères, en demoiselles sages, sentent au moindre souffle le plus
-tendre incarnat des pudeurs fugitives monter à leurs corolles. La
-Capucine fait de l’aquarelle ou crie comme un ara qui grimpe aux
-barreaux de sa cage; et la Rose-Trémière, Althéa Roséa, Passe-rose,
-Rose-à-bâton, Alcée ou Bâton-de-Jacob, montée sur ses six noms, défripe
-ses cocardes d’une chair plus soyeuse que les seins d’une vierge. La
-Balsamine presque transparente et la Gueule-de-loup, plus gauches, plus
-timides, serrent craintivement leurs fleurs contre leurs tiges.
-
-Puis, dans le coin discret des anciennes familles, se pressent la
-Véronique-à-longues-feuilles, la Potentille rouge, les Roses-d’Inde,
-l’antique Croix-de-Malte, l’Herbe-à-la-veuve ou Scabieuse pourpre, la
-Digitale qui s’élance comme une fusée triste, l’Ancolie d’Europe,
-qu’on appelle encore Aiglantine, Clochette ou Colombine; la
-Coquelourde-rose-du-ciel qui sur un long col grêle tend une petite face
-ingénue et toute ronde pour admirer le firmament, la Lunaire cachottière
-qui fabrique en secret la Monnaie du pape, ces pâles écus plats avec
-lesquels, sans doute, les elfes et les fées font au clair de la lune
-commerce de prestiges; enfin l’Œil-de-Faisan, la Valériane rouge ou
-Barbe de Jupiter, l’Œillet-de-Poète et le vieil Œillet-des-fleuristes
-que cultivait déjà dans son exil le Grand-Condé.
-
-A côté, au-dessus, tout autour, sur les murs, dans les haies, parmi les
-treilles, le long des branches, comme un peuple de singes et d’oiseaux
-en liesse, les plantes grimpantes se divertissent, font de la
-gymnastique, jouent à se balancer, à perdre l’équilibre et à le
-rattraper, à tomber, à voler, à regarder le vide, à dépasser les cimes,
-à embrasser le ciel. C’est le Haricot d’Espagne et le Pois-de-senteur,
-tout fiers de n’être plus mis au rang des légumes, c’est le Volubilis
-pudique, le Chèvrefeuille dont l’odeur représente l’âme de la rosée, la
-Clématite, la Glycine; tandis qu’aux fenêtres, entre les rideaux blancs,
-le long de fils tendus, la Campanule nommée Pyramidale, opère de tels
-miracles, lance des gerbes et tresse des guirlandes formées de mille
-fleurs unanimes si prodigieusement immaculées et translucides, que ceux
-qui l’aperçoivent pour la première fois, n’en croyant pas leurs yeux,
-veulent toucher du doigt la bleuâtre merveille, fraîche comme un jet
-d’eau, pure comme une source, irréelle comme un songe.
-
-Cependant, dans une touffe de rayons, le grand Lys blanc, vieux seigneur
-des jardins, le seul prince authentique parmi toute la roture sortie du
-potager, des fossés, des taillis, des mares et des landes, parmi les
-étrangères venues on ne sait d’où, calice invariable aux six pétales
-d’argent dont la noblesse remonte à celle des dieux mêmes, le Lys
-immémorial dresse son sceptre antique, inviolé, auguste, qui crée autour
-de lui, une zone de chasteté, de silence, de lumière.
-
- *
-
- * *
-
-Je les ai vues, celles que j’ai nommées, tant d’autres oubliées, toutes
-réunies ainsi au jardin d’un vieux sage, le même qui m’apprit à aimer
-les abeilles. Elles s’offraient aux regards en plates-bandes, en
-corbeilles, en bordures symétriques, ellipses, parallélogrammes,
-quinconces et losanges, entourés de buis, de briques rouges, de carreaux
-de faïence, comme des matières précieuses contenues dans des réservoirs
-réguliers pareils à ceux qu’on trouve aux gravures jaunies qui
-illustrent les œuvres du vieux poète hollandais Jacob Cats; ou du bon
-abbé Sanderus qui décrivit et dessina, vers le milieu du XVIIe siècle,
-en sa _Flandria Illustrata_, tous les châteaux de Flandre, et eut soin,
-en témoignage de gratitude, de surmonter d’un magnifique panache de
-fumée, les cheminées des gros manoirs où l’hospitalité lui parut
-plantureuse et la chère excellente. Et donc, les fleurs s’alignaient,
-les unes selon les espèces, d’autres selon les formes et les nuances,
-d’autres enfin mêlaient d’après les hasards toujours heureux du vent et
-du soleil, les couleurs les plus hostiles et les plus meurtrières, afin
-d’attester que la nature ignore les dissonances et que tout ce qui vit
-crée sa propre harmonie.
-
-De ses douze fenêtres arrondies, aux vitres éclatantes, aux rideaux de
-mousseline, aux larges volets verts, la longue maison peinte à l’huile,
-rose et luisante comme un coquillage, les regardait s’éveiller dès
-l’aube et secouer les diamants rapides de la rosée; puis se fermer le
-soir sous les ténèbres bleues qui tombent des étoiles. On sentait
-qu’elle jouissait avec intelligence de la douce féerie quotidienne,
-solidement assise entre deux fossés clairs qui se perdaient au loin dans
-l’immense pâturage peuplé de vaches immobiles, cependant qu’au bord de
-la route, un superbe moulin, penché comme un prédicateur, de ses ailes
-paternelles faisait aux passants du village des signes familiers.
-
- *
-
- * *
-
-Est-il sur notre terre un ornement plus doux des heures de loisir, que
-la culture des fleurs? Il était beau de voir ainsi rassemblée, pour le
-plaisir des yeux, autour de la demeure de mon paisible ami, la
-magnifique foule qui élabore la lumière pour en tirer des couleurs
-merveilleuses, du miel et des parfums. Il y trouvait traduits en joies
-visibles et fixées aux portes de sa maison, les délices éparses,
-fugitives et presque insaisissables de l’été, la volupté de l’air, la
-clémence des nuits, l’émotion des rayons, l’allégresse des heures, les
-confidences de l’aurore, le murmure et les intentions de l’espace azuré.
-Il ne jouissait pas seulement de leur éclatante présence, il espérait
-encore, probablement à tort, tant ce mystère est confus et profond, il
-espérait encore, à force de les interroger, surprendre, grâce à elles,
-je ne sais quelle loi ou quelle idée secrète de la nature, je ne sais
-quelle pensée intime de l’univers qui se trahit peut-être en ces moments
-ardents où il s’efforce de plaire à d’autres êtres, de séduire d’autres
-vies et de créer de la beauté...
-
- *
-
- * *
-
-Vieilles fleurs, ai-je dit. Je me trompais. Quand on étudie leur
-histoire et qu’on recherche leur généalogie, on apprend avec surprise
-que la plupart, jusqu’aux plus simples et aux plus répandues, sont des
-êtres nouveaux, des affranchies, des exilées, des parvenues, des
-visiteuses, des étrangères. N’importe quel traité de botanique dévoilera
-leurs origines. La Tulipe, par exemple, (rappelez-vous la Solitaire,
-l’Orientale, l’Agathe et le Drap d’or de La Bruyère) nous est venue de
-Constantinople au XVIe siècle. La Renoncule, la Lunaire, la
-Croix-de-Malte, la Balsamine, le Fuschia, la Rose d’Inde ou Tagètes
-Erecta, la Coquelourde-des-jardins ou Œillet de Dieu, l’Aconit bicolore,
-l’Amarante-queue-de-Renard, la Rose Trémière, la Campanule Pyramidale
-arrivent vers la même époque des Indes, du Mexique, de la Perse, de la
-Syrie, de l’Italie. La Pensée paraît en 1613, la Corbeille d’or en 1710,
-le Lin rouge en 1819, la Scabieuse pourpre en 1629, le Saxifrage
-sarmenteux en 1771, la Véronique-à-longues feuilles en 1731, le Phlox
-vivace est un peu plus ancien. L’Œillet de Chine fait son entrée dans
-nos jardins vers l’an 1713. L’Œillet vivace est d’aujourd’hui. Le
-Pourpier fleuri ne se montre qu’en 1828 et la Sauge écarlate en 1822.
-L’Eupatoire bleue ou Célestine, si abondante, si populaire, ne compte
-pas deux siècles. L’Immortelle-à-bractées moins encore. Le Zinnia est
-tout juste centenaire. Le Haricot d’Espagne, originaire de l’Amérique du
-Sud et le Pois-de-Senteur émigrant de Sicile ont un peu plus de deux
-cents ans. L’Anthémis ou Marguerite en arbre, qu’on trouve dans les
-villages les plus ignorés, n’est cultivée que depuis l’année 1699. La
-jolie Lobélie bleue de nos bordures, c’est le Cap qui nous la donne vers
-l’époque de la Révolution. L’Aster de Chine ou Reine-Marguerite porte la
-date de 1731. Le Phlox annuel ou Phlox de Drummond, si vulgaire, nous
-est offert par le Texas en 1835. La Lavatère à grandes fleurs, qui a
-l’air si profondément indigène, si naïvement campagnard, ne s’ouvre en
-nos jardins du Nord que depuis deux cent cinquante ans, et le Pétunia
-depuis une vingtaine de lustres. Le Réséda, l’Héliotrope, qui le
-croirait? ne sont pas bi-centenaire, le Dahlia naît en 1802 et les
-Glaïeuls (_Gladiolus Gandavensis_), les Gloxinies sont d’hier.
-
- *
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- * *
-
-Quelles fleurs fleurissaient donc aux jardins de nos pères? Bien peu,
-sans doute, de très petites et de très humbles, qu’on distinguait à
-peine de celles des chemins, des prés et des clairières. Avez-vous
-remarqué la pauvreté et la monotonie, très habilement déguisées, de
-l’ornementation florale des plus belles miniatures dans nos vieux
-manuscrits? De même, les tableaux de nos musées, jusqu’à la fin de la
-Renaissance, n’ont pour égayer les plus riches palais, les plus
-merveilleux paradis, que cinq ou six types de fleurs, qu’ils répètent
-sans cesse. Avant le XVIe siècle, les jardins sont presque déserts; et
-plus tard, Versailles même, le splendide Versailles, n’aurait pu nous
-montrer ce que montre aujourd’hui le plus pauvre village. Seules, la
-Violette, la Pâquerette, le Muguet, le Souci, le Pavot, frère du
-Coquelicot, quelques Crocus, quelques Iris, quelques Colchiques, la
-Digitale, la Valériane, la Giroflée, la Mauve, le Pied-d’alouette, le
-Bluet, l’Œillet sauvage, le Myosotis, la Rose presque encore Églantine,
-et le grand Lys d’argent, ornements spontanés de nos bois et de nos
-champs à l’imagination intimidée par la neige et le vent du nord,
-venaient sourire à nos ancêtres. Ceux-ci, du reste, ignoraient leur
-dénuement. L’homme n’avait pas encore appris à regarder autour de soi, à
-jouir de la vie naturelle. Puis, vinrent la Renaissance, les grands
-voyages, la découverte et l’envahissement du soleil. Toutes les fleurs
-du monde, efforts heureux, beautés intimes et profondes, pensées et
-volontés joyeuses de la planète, montèrent jusqu’à nous, portées sur les
-rayons d’une lumière qu’on attendait du firmament et qui sortait de
-notre propre terre. L’homme se hasarde hors du cloître, de la crypte, de
-la ville de briques et de pierre, du morne château-fort où il avait
-dormi. Il descend au jardin qui se peuple d’abeilles, de pourpre et de
-parfums; il ouvre les yeux, s’étonne comme un enfant échappé aux rêves
-de la nuit; et la forêt, la plaine, la mer et les montagnes, et enfin
-les oiseaux et les fleurs qui parlent au nom de tous une langue plus
-humaine et qu’il comprend déjà, accueillent son réveil.
-
- *
-
- * *
-
-Maintenant, il n’est peut-être plus de fleurs inconnues. Nous avons à
-peu près retrouvé toutes les formes que la nature prête au grand songe
-d’amour, au désir de beauté qui s’agite en son sein. Nous vivons, pour
-ainsi dire, au milieu de ses plus tendres confidences, de ses plus
-touchantes inventions. Nous prenons une part inespérée aux fêtes les
-plus mystérieuses de l’invisible force qui nous anime aussi. Sans doute,
-c’est en apparence peu de chose que quelques fleurs de plus dans nos
-corbeilles. Elles ne sèment que quelques sourires impuissants le long
-des routes qui conduisent à la mort. Il n’en est pas moins vrai que ce
-sont des sourires nouveaux que ne connurent point ceux qui nous
-précédèrent; et généreusement, ce bonheur récemment découvert se répand
-en tous lieux, jusqu’aux portes des plus misérables demeures. Les
-bonnes, les simples fleurs sont aussi heureuses et aussi éclatantes dans
-l’étroit jardinet du pauvre qu’aux pelouses opulentes du château et
-entourent la cabane de la beauté suprême de la terre; car la terre
-jusqu’ici n’a rien produit de plus beau que la fleur. Elles achèvent de
-conquérir le globe. Elles promettent déjà, en prévision des jours où les
-hommes auront enfin des loisirs égaux et prolongés, l’égalité des saines
-jouissances. Oui certes, c’est peu de chose; et tout est peu de chose,
-si l’on considère isolément chacune de nos petites victoires. C’est peu
-de chose aussi, en apparence, que quelques pensées de plus dans notre
-tête, qu’un sentiment nouveau dans notre cœur; et pourtant, c’est cela
-qui nous mène lentement où nous espérons d’arriver.
-
-Après tout, nous tenons là un fait bien réel: à savoir que nous vivons
-dans un monde où les fleurs sont plus belles et plus nombreuses
-qu’autrefois; et peut-être avons-nous le droit d’ajouter que les pensées
-des hommes y sont plus justes et plus avides de vérité. La moindre joie
-conquise et la moindre douleur abolie doivent être marquées au livre de
-l’humanité. Il convient de ne négliger aucune des preuves qui confirment
-que nous nous emparons des puissances anonymes, que nous commençons à
-manier quelques-unes des lois qui gouvernent les êtres, que nous nous
-acclimatons sur notre planète, que nous ornons notre séjour et que nous
-augmentons peu à peu la surface du bonheur et de la beauté de la vie.
-
-
-
-
-DE LA SINCÉRITÉ
-
-
-Il n’y a, en amour, de bonheur durable et complet que dans l’atmosphère
-translucide de la sincérité parfaite. Jusqu’à cette sincérité, l’amour
-n’est qu’une épreuve. On vit dans l’attente, et les baisers et les
-paroles ne sont que provisoires. Mais cette sincérité n’est praticable
-qu’entre consciences hautes et exercées. Encore ne suffit-il pas que les
-consciences soient telles; il faut, en outre, pour que la sincérité
-devienne naturelle et nécessaire, que ces consciences soient presque
-égales, de même étendue, de même qualité, et que l’amour qui les unit
-soit profond. Aussi la vie de la plupart des hommes s’écoule-t-elle sans
-qu’ils rencontrent l’âme avec qui ils auraient pu être sincères.
-
-Mais il est impossible d’être sincère avec autrui avant qu’on ait appris
-à l’être envers soi-même. Cette sincérité n’est que la conscience et
-l’analyse devenue presque instinctive, des mobiles de tous les
-mouvements de la vie. C’est l’expression de cette conscience que l’on
-peut mettre ensuite sous les yeux de l’être auprès duquel on cherche le
-bonheur de la sincérité.
-
-Ainsi entendue, la sincérité n’a pas pour but la perfection morale. Elle
-mène ailleurs, plus haut si l’on veut; en tout cas, dans des régions
-plus humaines et plus fécondes. La perfection d’un caractère, telle
-qu’on la comprend d’habitude, n’est trop souvent qu’une abstention
-stérile, une sorte d’ataraxie, une diminution de la vie instinctive, qui
-est en somme la source unique de toutes les autres vies que nous
-parvenons à organiser en nous. Cette perfection tend à supprimer les
-désirs trop ardents, l’ambition, l’orgueil, la vanité, l’égoïsme,
-l’appétit des jouissances, en un mot, toutes les passions humaines,
-c’est-à-dire tout ce qui constitue notre force vitale primitive, le fond
-même de notre énergie d’existence que rien ne peut remplacer. Si nous
-étouffons en nous toutes les manifestations de la vie, pour n’y
-substituer que la contemplation de leurs défaites, bientôt nous n’aurons
-plus rien à contempler.
-
-Il n’importe donc pas de n’avoir plus de passions, de vices ou de
-défauts; cela est impossible tant qu’on est homme au milieu des hommes,
-puisqu’on a le tort d’appeler passion, vice ou défaut ce qui fait le
-fond même de la nature humaine. Il importe de connaître dans leurs
-détails et leurs secrets ceux qu’on possède; et de les voir agir d’assez
-haut pour qu’on puisse les regarder sans crainte qu’ils ne nous
-renversent ou échappent à notre contrôle pour aller nuire
-inconsidérément à nous-mêmes ou à ceux qui nous entourent.
-
-Dès que, de cette hauteur, on voit agir ses instincts, même les plus bas
-et les plus égoïstes, pour peu qu’on ne soit pas volontairement
-méchant,--et il est difficile de l’être quand l’intelligence a acquis la
-lucidité et la force que suppose cette faculté d’observation,--dès qu’on
-les voit agir ainsi, ils deviennent inoffensifs comme des enfants sous
-l’œil de leurs parents. On peut les perdre de vue, oublier quelque temps
-de les surveiller, ils ne commettront que des méfaits insignifiants; car
-l’obligation où ils seront de réparer le mal qu’ils auront fait, les
-rend naturellement circonspects et leur fait perdre tôt l’habitude de
-nuire.
-
- *
-
- * *
-
-Quand on aura atteint une sincérité suffisante envers soi, il ne
-s’ensuit pas que l’on doive la livrer au premier venu. L’homme le plus
-franc et le plus loyal a le droit de cacher aux autres la plus grande
-partie de ce qu’il pense et de ce qu’il éprouve. S’il est incertain que
-la vérité que vous allez dire soit comprise, taisez-la. Elle
-apparaîtrait dans les autres toute différente de ce qu’elle est en vous;
-et prenant en eux l’aspect d’un mensonge, elle y ferait le même mal
-qu’un mensonge véritable. Quoiqu’en puissent dire les moralistes
-absolus, dès qu’on n’est plus entre consciences égales, toute vérité,
-pour produire l’effet de la vérité, demande une mise au point. Jésus
-Christ lui-même était obligé de mettre au point la plupart de celles
-qu’il révélait à ses disciples; et s’il s’était adressé à Platon ou à
-Sénèque au lieu de parler à des pêcheurs de Galilée, il leur aurait
-probablement dit des choses assez différentes de celles qu’il a dites.
-
-Le règne de la sincérité ne commence que lorsque cette mise au point
-n’est plus nécessaire. On entre alors dans la région privilégiée de la
-confiance et de l’amour. C’est une plage délicieuse où l’on se retrouve
-nus, où l’on se baigne ensemble aux rayons d’un soleil bienfaisant.
-Jusqu’à cette heure, on avait vécu sur ses gardes comme un coupable. On
-ne savait pas encore que tout homme a le droit d’être tel qu’il est;
-qu’il n’y a dans son esprit et dans son cœur, pas plus que dans son
-corps, nulle partie honteuse. On apprend bientôt, avec le soulagement
-d’un criminel déclaré innocent, que ces parties que l’on croyait devoir
-cacher sont justement les plus profondes de la force vitale. On n’est
-plus seul dans le mystère de sa conscience; et les plus misérables
-secrets qu’on y découvre, loin d’attrister comme naguère, font aimer
-davantage la douce et ferme lumière que deux mains unies y promènent.
-
-Tout le mal, toutes les petitesses, toutes les défaillances qu’on se
-dévoile ainsi, changent de nature dès qu’ils sont dévoilés: «et la plus
-grande faute, comme le disait l’héroïne d’un drame, quand elle est
-avouée dans un baiser loyal, devient une vérité plus belle que
-l’innocence.»--Plus belle?--Je ne sais; mais plus jeune, plus vivante,
-plus visible, plus active et plus affectueuse.
-
-Dans cet état, l’idée ne nous vient plus de cacher une arrière-pensée,
-un arrière-sentiment vulgaire ou méprisable. Ils ne peuvent plus nous
-faire rougir, puisqu’en les avouant nous les désavouons, nous les
-séparons de nous-mêmes, nous prouvons qu’ils ne nous appartiennent plus,
-qu’ils ne participent plus de notre vie, qu’ils ne naissent plus de la
-partie active, volontaire et personnelle de notre force; mais de l’être
-primitif, informe et asservi qui nous donne un spectacle amusant comme
-tous les spectacles où l’on surprend le jeu des puissances instinctives
-de la nature. Un mouvement de haine, d’égoïsme, de vanité niaise,
-d’envie ou de déloyauté, examiné à la lumière de la sincérité parfaite,
-n’est plus qu’une fleur intéressante et singulière. Cette sincérité,
-comme le feu, purifie tout ce qu’elle embrasse. Elle stérilise les
-ferments dangereux; et de la pire injustice, elle fait un objet de
-curiosité, inoffensif comme un poison mortel dans la vitrine d’un musée.
-Supposez Shylock capable de connaître et de confesser son avarice; il ne
-serait plus avare, ou son avarice changerait de forme et cesserait
-d’être odieuse et nuisible.
-
-Du reste, il n’est pas indispensable qu’on se corrige des fautes
-avouées; car il y a des fautes nécessaires à notre existence et à notre
-caractère. Beaucoup de nos défauts sont les racines mêmes de nos
-qualités. Mais la connaissance et l’aveu de ces fautes et de ces défauts
-précipite chimiquement le venin qui n’est plus au fond du cœur qu’un sel
-inerte dont on peut étudier à loisir les cristaux innocents.
-
- *
-
- * *
-
-La vertu purificatrice de l’aveu dépend de la qualité de l’âme qui le
-fait et de celle de l’âme qui l’accueille. L’équilibre établi, tous les
-aveux élèvent le niveau du bonheur et de l’amour. Dès qu’ils sont
-confessés, les mensonges anciens ou récents, les défaillances les plus
-graves se changent en ornements inattendus, et, comme de belles statues
-dans un parc, deviennent les témoins souriants et les preuves paisibles
-de la clarté du jour.
-
-Nous désirons tous d’arriver à cette sincérité bienheureuse; mais nous
-craignons longtemps que ceux qui nous aiment ne nous aiment moins si
-nous leur révélons ce que nous osons à peine nous révéler à nous-même.
-Il nous semble que certains aveux défigureront à jamais l’image qu’ils
-se faisaient de nous. S’il était vrai qu’ils la défigurassent, ce serait
-la preuve que nous ne sommes pas aimés sur le plan où nous aimons. Si
-celui qui reçoit l’aveu ne peut s’élever jusqu’à nous aimer davantage
-pour cet aveu, il y a malentendu dans notre amour. Ce n’est pas celui
-qui fait l’aveu qui doit rougir; mais celui qui ne comprend pas encore
-que par le fait même que nous avons confessé un tort nous l’avons
-surmonté. Ce n’est plus nous, c’est un étranger qui se trouve à la place
-où nous avons commis la faute. Celle-ci, nous l’avons éliminée de notre
-substance. Elle n’entache plus que celui qui hésite à admettre qu’elle
-ne nous entache plus. Elle n’a plus rien de commun avec notre vie
-réelle. Nous n’en sommes plus que le témoin accidentel et non plus
-responsable qu’une bonne terre n’est responsable d’une mauvaise herbe ou
-un miroir du vilain reflet qui l’effleure.
-
- *
-
- * *
-
-Ne craignons pas davantage que cette sincérité absolue, cette double vie
-transparente de deux êtres qui s’aiment, détruise l’arrière-plan d’ombre
-et de mystère qui se trouve au fond de toute affection durable, ni
-qu’elle tarisse le grand lac inconnu qui, au sommet de tout amour,
-alimente le désir de se connaître, désir qui n’est lui-même que la forme
-la plus passionnée du désir de s’aimer davantage. Non; cet arrière-plan
-n’est qu’une sorte de toile mobile et provisoire qui suffit à donner aux
-amours ordinaires l’illusion de l’espace infini. Enlevez-la, et derrière
-elle apparaît enfin l’horizon réel avec le ciel et la mer véritables.
-Quant au grand lac inconnu, on s’aperçoit bientôt qu’on n’en avait tiré
-jusqu’à ce jour que quelques gouttes d’eau trouble. Il n’ouvre sur
-l’amour ses sources salutaires qu’au moment de la sincérité; car la
-vérité de deux êtres est incomparablement plus féconde, plus profonde et
-plus inépuisable que leurs apparences, leurs réticences et leurs
-mensonges.
-
- *
-
- * *
-
-Enfin, ne craignons pas d’épuiser notre sincérité et ne nous imaginons
-point qu’il nous soit possible d’atteindre ses dernières limites.
-Lorsque nous la croyons et la voulons absolue, elle n’est jamais que
-relative; car elle ne peut se manifester que dans les bornes de notre
-conscience, et ces bornes se déplacent chaque jour. En sorte que l’acte
-ou la pensée présentée sous les couleurs que nous lui voyons au moment
-de l’aveu, peut avoir une portée tout autre que celle que nous lui
-attribuons aujourd’hui. De même que l’acte, la pensée ou le sentiment
-que nous n’avouons pas parce que nous ne l’apercevons pas encore, peut
-devenir demain, l’objet d’un aveu plus urgent et plus grave que tous
-ceux que nous avions faits jusqu’à ce jour.
-
-
-
-
-PORTRAIT DE FEMME
-
- «... Il disait que l’esprit dans cette belle personne était un
- diamant, bien mis en œuvre.»
-
- (LA BRUYÈRE, _Fragment_.)
-
-
-... «Elle est belle, disait-il, de cette beauté que les années altèrent
-le plus lentement. Elles la transforment sans l’amoindrir et pour
-remplacer des grâces trop fragiles par des charmes qui ne paraissent un
-peu plus graves et un peu moins touchants que parce qu’on les sent plus
-durables. Le corps promet qu’il gardera longtemps, jusqu’aux premiers
-frissons de la vieillesse, les lignes pures et souples qui ennoblissent
-le désir; et l’on ne sait pourquoi l’on est sûr qu’il tiendra sa
-promesse. La chair, intelligente comme un regard, est sans cesse
-rajeunie par l’esprit qui l’anime, et n’ose prendre un pli, déplacer une
-fleur ni troubler une courbe admirée par l’amour.
-
- *
-
- * *
-
-«Il ne suffisait pas qu’elle fût l’amie unique et virile, la camarade
-égale, la compagne la plus proche et la plus profonde de l’existence
-qu’elle avait liée à la sienne. L’étoile qui la souhaitait parfaite, et
-qu’elle avait appris à seconder, voulut encore qu’elle demeurât l’amante
-dont on ne se lasse point. L’amitié sans amour, comme l’amour sans
-amitié, sont deux demi-bonheurs qui attristent les hommes. Ils ne
-jouissent de l’un que pour regretter l’autre; et ne trouvant qu’une
-allégresse mutilée sur les deux cimes les plus belles de la vie, ils se
-persuadent que l’âme humaine ne saurait être entièrement heureuse.
-
- *
-
- * *
-
-«Au sommet de sa vie veille la raison la plus pure qui puisse illuminer
-un être; mais elle ne montre que la grâce et non l’effort de la lumière.
-Rien ne me paraissait plus froid que la raison, avant que je l’eusse vue
-jouer ainsi autour du front d’une jeune femme, comme la lampe du
-sanctuaire aux mains d’une enfant rieuse et innocente. La lampe ne
-laisse rien dans l’ombre; mais la rigueur de ses rayons ne franchit pas
-le cercle intérieur, tandis que leurs sourires embellissent tout ce
-qu’ils atteignent au dehors.
-
-Sa conscience est si naturelle et si saine qu’on ne l’entend pas
-respirer et qu’elle semble ignorer qu’elle existe. Elle est inflexible
-envers l’activité qu’elle dirige; mais avec tant d’aisance qu’elle
-paraît s’arrêter pour se reposer ou se pencher sur une fleur quand elle
-résiste de toutes ses forces à une pensée ou à un sentiment injuste. Un
-geste, un mot naïf et enjoué, une larme qui rit, dissimule le secret de
-la lutte profonde. Tout ce qu’elle acquiert a la grâce de l’instinct; et
-tout ce qui est instinctif a su devenir innocent. L’instinct, selon le
-mot de Balzac «s’est trempé dans la pensée»: et la pensée couvre d’une
-rosée plus claire, la sensibilité. De toutes les passions de la femme,
-aucune n’a péri, aucune n’est prisonnière, car toutes sont requises, les
-plus humbles et les plus futiles, comme les plus grandes et les plus
-dangereuses, pour former le parfum que l’amour aime à respirer. Mais
-sans être captives, elles vivent dans une sorte de jardin enchanté d’où
-elles ne songent plus à s’évader, où elles perdent le désir de nuire, et
-où les plus petites et les plus inutiles, ne pouvant rester inactives,
-amusent et font sourire les plus grandes.»
-
- *
-
- * *
-
-«Elle a donc, à l’état d’ornement, toutes les passions et toutes les
-faiblesses de la femme; et grâce aux dieux, elle n’offre point cette
-perfection mort-née qui possède toutes les vertus sans qu’un seul défaut
-les anime. En quel monde imaginaire trouve-t-on une vertu qui ne soit
-pas entée sur un défaut? Une vertu n’est qu’un vice qui s’élève au lieu
-de s’abaisser; et une qualité n’est qu’un défaut qui sait se rendre
-utile.
-
-«Comment aurait-elle l’énergie nécessaire si elle était dénuée
-d’ambition et d’orgueil? Comment saurait-elle écarter les obstacles
-injustes si elle ne possédait pas la réserve d’égoïsme proportionnée aux
-légitimes exigences de sa vie? Comment serait-elle ardente et tendre si
-elle n’était pas sensuelle? Comment serait-elle bonne si elle ne savait
-pas être faible, et confiante si elle ne savait pas être crédule?
-Comment serait-elle belle si elle ignorait les miroirs et ne cherchait à
-plaire? Comment sauverait-elle la grâce de la femme si elle n’en avait
-pas les innocentes vanités? Comment serait-elle généreuse si elle
-n’était un peu imprévoyante? Comment serait-elle juste si elle ne savait
-pas être dure? et comment courageuse si elle n’oubliait parfois la
-prudence? Comment serait-elle dévouée et capable de sacrifice si elle
-n’échappait jamais au contrôle de la raison glacée?
-
-Ce que nous appelons vertus et vices, ce sont les mêmes forces qui
-passent le long d’une existence. Elles changent de nom selon le lieu où
-elles se rendent: à gauche, elles tombent dans les bas-fonds de la
-laideur, de l’égoïsme et de la sottise; à droite, elles montent vers les
-hauts plateaux de la noblesse, de la générosité et de l’intelligence.
-Elles sont bonnes ou mauvaises selon ce qu’elles font et non selon le
-titre qu’elles portent.»
-
- *
-
- * *
-
-«Quand on nous peint les vertus d’un homme, on les représente dans
-l’effort de l’action; mais celles qu’on admire dans la femme supposent
-toujours un modèle immobile comme une belle statue dans une galerie de
-marbre. C’est une image inconsistante, tissue de vices au repos, de
-qualités inertes, d’épithètes endormies, de mouvements passifs, de
-forces négatives. Elle est chaste parce qu’elle n’a pas de sens, elle
-est bonne parce qu’elle ne fait de mal à personne, elle est juste parce
-qu’elle n’agit point, elle est patiente et résignée parce qu’elle est
-dépourvue d’énergie, elle est indulgente parce qu’on ne l’offense point,
-ou pardonne parce qu’elle n’a pas le courage de résister, elle est
-charitable parce qu’elle se laisse dépouiller ou que sa charité ne la
-prive de rien, elle est fidèle, elle est loyale, elle est soumise, elle
-est dévouée, parce que toutes ces vertus peuvent vivre dans le vide et
-fleurir sur une morte. Mais qu’arrivera-t-il si l’image s’anime et sort
-de sa retraite pour entrer dans une vie où tout ce qui ne prend point
-part au mouvement qui l’enveloppe, devient une épave pitoyable ou
-dangereuse? Est-ce encore une vertu que de rester fidèle à un amour mal
-choisi ou moralement éteint, ou de demeurer soumise à un maître
-inintelligent ou injuste? Suffit-il de ne pas nuire pour être bonne ou
-de ne pas mentir pour que l’on soit loyale? Il y a la morale de ceux qui
-se tiennent sur les rives du grand fleuve; et la morale de ceux qui
-remontent le flot. Il y a la morale du sommeil et celle de l’action, la
-morale de l’ombre et celle de la clarté; et les vertus de la première,
-qui sont comme des vertus en creux, doivent s’élever, se tendre et
-devenir des vertus en relief pour subsister dans la seconde. La matière
-et les lignes demeurent peut-être identiques, mais les valeurs sont
-exactement renversées. La patience, la mansuétude, la soumission, la
-confiance, la renonciation, la résignation, le dévouement, le sacrifice,
-fruits de la bonté passive, si on les porte tels quels dans l’âpre vie
-du dehors, ne sont plus que de la faiblesse, de la servilité, de
-l’insouciance, de l’inconscience, de l’indolence, de l’abandon, de la
-sottise ou de la lâcheté, et doivent, pour maintenir au niveau
-nécessaire la source de bonté d’où elles émanent, savoir se transformer
-en énergie, en fermeté, en obstination, en prudence, en résistance, en
-indignation ou en révolte. La loyauté qui n’a guère à craindre tant
-qu’elle ne bouge pas, doit se garder d’être dupe et de livrer des armes
-à l’ennemi. La chasteté qui attendait les yeux fermés et les mains
-jointes, a le droit de se changer en passion qui saura décider et fixer
-le destin. Et ainsi de suite de toutes les vertus qui ont un nom comme
-de celles qui n’en possèdent pas encore. Après quoi, c’est un problème
-de savoir laquelle est préférable, de la vie active ou de la passive, de
-celle qui se mêle aux hommes et aux événements ou de celle qui les fuit.
-Existe-t-il une loi morale qui impose l’une ou l’autre, ou bien chacun
-a-t-il le droit de faire son choix selon ses goûts, son caractère, ses
-aptitudes? Est-il meilleur ou pire que les vertus actives ou les
-passives se trouvent au premier plan? On peut, je crois, affirmer que
-les premières supposent toujours les secondes, mais que le contraire
-n’est pas vrai. Ainsi, la femme dont je parle est d’autant plus capable
-de dévouement et de sacrifice qu’elle a la force de détourner plus
-longtemps que toute autre l’accablante nécessité de ceux-ci. Elle ne
-cultivera pas dans le vide, comme moyens d’expiation ou de purification,
-la tristesse et la souffrance; mais elle sait les accueillir et les
-rechercher avec une naïve ardeur, pour épargner à ceux qu’elle aime, une
-petite affliction ou une grande douleur qu’elle se sent la force
-d’affronter seule et de vaincre en silence dans le secret de son cœur.
-Que de fois je l’ai vue refouler des larmes près de jaillir sous
-d’injustes reproches, tandis que ses lèvres où palpitait un sourire
-angoissé, retenaient, avec un courage presque invisible, le mot qui
-l’eût justifiée, mais aurait accablé celui qui la méconnaissait. Comme
-Jean-Paul dit de son héroïne, «elle est de celles qui, lorsqu’on est
-injuste envers elles, croient toujours que c’est elles qui ont tort».
-Car, de même que tous les êtres justes et bons, elle avait naturellement
-à subir les petites tyrannies et les petites méchancetés de ceux qui
-flottent indécis entre le bien et le mal et se hâtent d’abuser de
-l’indulgence et du pardon trop souvent obtenus. Voilà qui montre mieux
-que tous les consentements inertes et éplorés, une ardente et puissante
-réserve d’amour.»
-
-«Iphigénie, Antigone ou sœur de charité, comme toute femme, s’il le
-faut, elle ne demandera pas au destin de la blesser à mort, comme pour
-être à même de peser enfin dans la dernière lutte les forces peut-être
-merveilleuses d’un cœur inexploré. Elle a appris à connaître leur nombre
-et leur poids dans la paix et dans la certitude de sa conscience. A
-moins d’une de ces épreuves où la vie nous accule aux impitoyables
-parois d’une fatalité ou d’une loi naturelle sans issue, elle prendra
-d’instinct une autre route pour arriver au but marqué par le devoir. En
-tout cas, son dévouement et son sacrifice ne seront jamais résignés; ils
-ne s’abandonneront jamais à la douceur perfide du malheur. Toujours aux
-aguets, sur la défensive et pleine d’une confiance énergique, elle
-cherchera jusqu’au dernier moment le point faible de l’événement qui
-l’écrase. Ses larmes seront aussi pures, aussi douces que les larmes de
-celles qui ne résistent pas aux injures du hasard; mais au lieu de
-voiler le regard elles y appelleront et y multiplieront la lumière qui
-console ou qui sauve.»
-
- *
-
- * *
-
-«Du reste, ajoutait-il en finissant, l’_Arténice_ que j’ai essayé de
-vous peindre, paraîtra, sous les traits que je lui prête, parfaitement
-odieuse ou parfaitement belle selon l’idéal que chacun de vous porte en
-soi ou qu’il croit avoir rencontré. On ne s’accorde que sur les vertus
-passives. Celles-ci ont, au point de vue de la peinture, un avantage
-dont ne jouissent pas les autres. Il est facile d’évoquer la
-résignation, l’abnégation, la pudeur virginale, l’humilité, la piété, le
-renoncement, le dévouement, l’esprit de sacrifice, la simplicité, la
-naïveté, la candeur, tout le groupe silencieux et souvent désolé des
-forces de la femme effarouchées dans les coins sombres de la vie. L’œil
-y retrouve avec attendrissement des couleurs familières et pâlies par
-les siècles; et le tableau en est toujours plein d’une grâce plaintive.
-Il semble que ces vertus ne puissent se tromper, et que leurs excès même
-les rendent plus touchantes. Mais combien celles qui saillent, qui
-s’affirment et qui luttent hors des portes ont le visage insolite et
-ingrat! Un rien, une boucle qui s’égare, un pli de vêtement qui n’est
-pas à sa place coutumière, un muscle qui se tend, les rend déplaisantes
-ou suspectes, prétentieuses ou dures. La femme a si longtemps vécu
-agenouillée dans l’ombre que nos yeux prévenus ont peine à saisir
-l’harmonie des premiers gestes qu’elle ébauche en se dressant dans la
-clarté du jour.»
-
- *
-
- * *
-
-«Mais tout ce qu’on peut dire en s’efforçant de faire le portrait intime
-d’un être, ne ressemble que bien imparfaitement à l’image plus précise
-que nos pensées tracent en notre esprit dans l’instant que nous en
-parlons; et, à son tour, cette dernière image n’est que l’esquisse de la
-grande effigie, vivante, profonde mais incommunicable, que sa présence,
-comme la lumière sur la plaque sensible, a dessiné dans notre cœur.
-Confrontez la dernière épreuve aux deux premières: si exactes, si
-fouillées qu’on suppose celles-ci, elles n’offrent plus que les
-guirlandes et les arabesques d’encadrements plus ou moins appropriés au
-sujet qu’ils attendent; mais la face véritable, le personnage
-authentique et total, avec le bien et le mal seuls réels qu’il renferme
-sous ses vertus et ses vices apparemment réels, ne surgit de l’ombre
-qu’au contact immédiat de deux vies. Les plus belles énergies et les
-pires défaillances n’ajoutent ou n’enlèvent presque rien à la
-mystérieuse entité qui s’affirme; et c’est la qualité même de son destin
-qui se révèle. On reconnaît alors que l’existence qu’on a devant soi, et
-dont toutes les possibilités cachées ne font que passer par nos yeux
-pour atteindre notre âme, est vraiment ce qu’elle voudrait être; ou ne
-sera jamais que ce que loyalement elle s’efforce de ne pas demeurer.»
-
- *
-
- * *
-
-«S’il importe beaucoup à l’amitié et à l’amour, il importe assez peu à
-notre sympathie instinctive que quelqu’un soit bon ou mauvais, fasse le
-bien ou le mal, pourvu que nous agrée la force secrète qui l’anime.
-Cette force secrète se dévoile fréquemment dès la première rencontre;
-parfois aussi nous n’apprenons à la connaître qu’après une longue
-habitude. Elle n’a presque rien de commun avec les actes extérieurs ni
-même avec les pensées de la personne réelle qui ne semble pas son
-représentant exact, mais son interprète de hasard, au moyen duquel elle
-se manifeste comme elle peut. Ainsi, nous avons tous, parmi ceux que le
-va-et-vient des jours mêle à notre existence, des amis ou des compagnons
-que nous n’estimons guère, qui nous ont plus d’une fois desservis et en
-qui nous savons que nous ne pouvons avoir aucune confiance. Néanmoins,
-nous ne parvenons pas à les mépriser comme ils le méritent ni à les
-écarter de notre route. A travers et malgré tout ce qui nous sépare et
-tout ce qui les défigure, une affirmation à laquelle nous avons une foi
-plus solide et plus organique qu’à toutes les expériences et à tous les
-raisonnements de la raison, une affirmation obscure mais invincible,
-nous atteste que cet homme, dût-il nous précipiter dans les malheurs les
-plus graves, n’est pas notre ennemi dans le plan général et éternel de
-la vie. Il se peut qu’il n’y ait aucune sanction à ces sympathies ou à
-ces antipathies; et que rien n’y réponde, soit parmi les phénomènes
-visibles ou invisibles qui composent notre existence, soit parmi les
-fluides connus ou inconnus qui forment et entretiennent notre santé
-physique ou morale, nos sentiments de joie ou de tristesse et le milieu
-mobile et très impressionnable où flotte notre destin. Il n’en reste pas
-moins qu’il y a là une force indéniable et qui prend une part décisive à
-l’accomplissement de notre bonheur en amitié comme en amour. Cette
-troisième puissance affective n’a égard ni à l’âge ni au sexe, ni à la
-beauté ni à la laideur; elle est indépendante de l’attrait physique et
-des affinités de l’esprit et du caractère. Elle est comme l’atmosphère
-bienfaisante et féconde où baignent cet attrait et cette affinité. Quand
-cette troisième puissance, cette atmosphère vivifiante fait défaut dans
-l’amour, de là viennent tous les malentendus, tous les chagrins, toutes
-les déceptions qui désunissent deux êtres qui s’estiment, se comprennent
-et s’aiment passionnément. Comme on ignore la nature de cette puissance,
-on lui donne des noms divers et obscurs. On l’appelle l’âme, l’instinct,
-l’inconscient, le subconscient, le divin même. Elle émane probablement
-de l’organe indéfini qui nous relie à tout ce qui ne concerne pas
-directement notre individualité; à tout ce qui la déborde dans le temps
-et l’espace, dans le passé et l’avenir.»
-
-
-
-
-LES RAMEAUX D’OLIVIER
-
-
-N’oublions pas que nous vivons des jours féconds et décisifs. Il est
-probable que nos descendants nous envieront l’aube que nous traversons
-sans la connaître; comme nous envions ceux qui prirent part au siècle de
-Périclès, aux plus beaux temps de la gloire romaine et à certaines
-heures de la Renaissance italienne. Lumineuse dans le souvenir, la
-magnifique poussière qui enveloppe les grands mouvements des hommes,
-aveugle ceux qui la soulèvent et la respirent; leur cache la direction
-de la route, et surtout la pensée, la nécessité ou l’instinct qui les
-mène.
-
-Il importe de s’en rendre compte. Le tissu de la vie quotidienne fut à
-peu près pareil dans tous les siècles où les hommes atteignirent une
-certaine facilité d’existence. Ce tissu où la surface occupée par les
-biens et les maux reste sensiblement la même, s’éclaire ou s’assombrit
-par transparence, selon l’idée dominante de la génération qui le
-déroule. Et quels que soient sa forme ou son déguisement cette idée se
-réduit toujours, en dernière analyse, à une certaine conception de
-l’univers. Les calamités et les prospérités individuelles ou publiques
-n’ont qu’une influence passagère sur le bonheur et le malheur des
-hommes, tant qu’elles ne modifient point au sujet de leurs dieux, de
-l’infini, de l’inconnu et de l’économie du monde, les idées générales
-qui les éclairent et les nourrissent. C’est donc là, plutôt que dans les
-guerres ou les troubles civils, qu’il nous faut regarder pour savoir si
-une génération a passé dans l’ombre ou la lumière, dans la détresse ou
-dans la joie. C’est là que nous voyons pourquoi tel peuple qui essuya
-bien des revers nous a laissé d’innombrables témoignages de beauté et
-d’allégresse, tandis que tel autre, naturellement riche ou souvent
-victorieux, ne nous a légué que les monuments d’une vie morne et
-terrifiée.
-
- *
-
- * *
-
-Nous sortons, (pour ne parler que des trois ou quatre derniers siècles
-de la civilisation actuelle) nous sortons de la grande période
-religieuse. Durant cette période, malgré les espérances d’outre-tombe,
-la vie humaine se détacha sur un fond assez sombre et assez menaçant. Il
-est vrai que reculant chaque jour davantage, ce fond laissait les mille
-rideaux mobiles et diversement nuancés de l’art et de la métaphysique
-s’interposer assez librement entre les derniers hommes et ses plis
-effacés. On oubliait un peu son existence. Il n’apparaissait plus qu’aux
-heures des grandes déchirures. Cependant il existait toujours à l’état
-immanent, donnant à l’atmosphère et au paysage une couleur uniforme; et
-à la vie humaine une signification diffuse qui imposait une sorte de
-patience provisoire aux questions trop pressantes.
-
-Aujourd’hui, ce fond s’en va par lambeaux. Qu’y a-t-il à sa place qui
-prête à l’horizon une forme visible, une signification nouvelle?
-
-L’axe illusoire sur lequel l’humanité croyait évoluer s’est brusquement
-rompu; et l’immense plateau qui porte les hommes, après avoir oscillé
-quelque temps dans nos imaginations alarmées, s’est tranquillement remis
-à tourner sur le pivot réel qui l’avait toujours soutenu. Rien n’est
-changé qu’un de ces mots inexpliqués dont nous recouvrons les choses que
-nous ne comprenons point. Jusqu’ici le pivot du monde nous semblait
-formé de puissances spirituelles; aujourd’hui, nous sommes convaincus
-qu’il est composé d’énergies purement matérielles. Nous nous flattons
-qu’une grande révolution s’est accomplie au royaume de la vérité. En
-fait, il n’y a eu, dans la république de notre ignorance, qu’une
-permutation d’épithètes, une sorte de coup d’état verbal, les termes
-«esprit» et «matière» n’étant que les attributs interchangeables du même
-inconnu.
-
- *
-
- * *
-
-Mais s’il est vrai, qu’en elles-mêmes, ces épithètes ne devraient avoir
-qu’une importance littéraire, puisque l’une et l’autre sont probablement
-inexactes et ne représentent pas plus la réalité que l’épithète
-«Atlantique» ou «Pacifique» appliquée à l’océan ne représente celui-ci,
-elles n’en ont pas moins, selon que l’on s’attache exclusivement à la
-première ou à la seconde, sur notre avenir, sur notre morale, et partant
-sur notre bonheur, une influence prodigieuse. Nous errons autour de la
-vérité, sans autre guide que des hypothèses qui allument en guise de
-torches quelques mots fumeux mais magiques, et ces mots deviennent
-bientôt pour nous des entités vivantes qui se mettent à la tête de notre
-activité physique, intellectuelle et morale. Si nous croyons que
-l’esprit dirige l’univers, toutes nos recherches et toutes nos
-espérances se concentrent sur notre propre esprit, ou plutôt sur les
-facultés verbales et imaginatives de celui-ci; et nous nous adonnons à
-la théologie et à la métaphysique. Sommes-nous persuadés que le dernier
-mot de l’énigme se trouve dans la matière, nous nous attachons
-exclusivement à l’interroger et nous n’accordons plus notre confiance
-qu’aux sciences expérimentales. Nous commençons cependant à reconnaître
-que «matérialisme» et «spiritualisme» ne sont que les deux noms opposés
-mais identiques de notre angoisse impuissante à comprendre[2].
-Néanmoins, chacune des deux méthodes nous entraîne en un monde moral qui
-semble appartenir à une planète différente.
-
- [2] «L’axiome fondamental de ma philosophie spéculative, dit Huxley,
- est que matérialisme et spiritualisme sont les pôles opposés de la
- même absurdité, absurdité qui consiste à nous imaginer que nous
- pouvons connaître quelque chose touchant l’esprit et la matière.»
-
- *
-
- * *
-
-Négligeons les conséquences accessoires. Le grand avantage de
-l’interprétation spiritualiste c’est qu’elle donne à notre vie une
-morale, un but et une signification imaginaires mais très supérieurs à
-ceux que lui proposent nos instincts incultes. Le spiritualisme plus ou
-moins incroyant d’aujourd’hui s’éclaire encore du reflet de cet
-avantage, et garde une foi profonde, bien qu’assez informe, à la
-suprématie finale et au triomphe indéterminé de l’esprit.
-
-Au contraire, l’autre interprétation ne nous offre aucune morale, aucun
-idéal supérieurs à l’instinct, aucun but situé hors de nous; ni d’autre
-horizon que le vide. Ou bien, si l’on pouvait tirer une morale de la
-seule théorie synthétique qui soit née des innombrables constatations
-expérimentales et fragmentaires qui forment la masse imposante mais
-muette des conquêtes de la science, j’entends de la théorie
-évolutionniste, ce serait l’effroyable et monstrueuse morale de la
-nature; c’est-à-dire l’adaptation de l’espèce au milieu, le triomphe du
-plus fort et tous les crimes nécessaires de la lutte pour la vie. Or,
-cette morale, qui paraît bien être, en attendant une autre certitude, la
-morale essentielle de toute vie terrestre, puisqu’elle anime les actions
-des hommes agiles et éphémères aussi bien que les lents mouvements des
-cristaux immortels, cette morale deviendrait rapidement fatale à
-l’humanité si elle était pratiquée à l’extrême. Toutes les religions,
-toutes les philosophies, les conseils des dieux et des sages, n’ont eu
-d’autre but que d’introduire dans ce milieu trop ardent, et qui, s’il
-était pur, dissolverait probablement notre espèce, des éléments qui en
-atténuaient la virulence. C’était notamment la foi en des dieux justes
-et redoutables, l’espoir de récompenses et la crainte de châtiments
-éternels. C’étaient encore les matières neutres et les antidotes,
-auxquels, avec une prévoyance assez curieuse, la nature avait réservé
-une place dans notre propre cœur, je veux dire la bonté, la pitié, le
-sens de la justice.
-
-En sorte que ce milieu intolérant et exclusif, qui devrait être notre
-milieu naturel et normal, n’a jamais été pur, et ne le sera probablement
-jamais. Quoiqu’il en soit, l’état dans lequel il se trouve aujourd’hui
-offre un spectacle étrange et digne d’attention. Il s’agite, il
-bouillonne et se précipite comme un liquide dans lequel le hasard vient
-de laisser tomber quelques gouttes d’un réactif inconnu. Les principes
-pondérateurs qu’y avaient ajoutés les religions s’évaporent et
-s’éliminent peu à peu par le haut, tandis que dans le bas ils se
-coagulent en une masse épaisse et inactive. Mais à mesure qu’ils
-disparaissent, les antidotes purement humains, bien que profondément
-oxydés par l’élimination des éléments religieux, acquièrent plus de
-vigueur et semblent s’évertuer à maintenir le titre du mélange où
-l’espèce humaine est cultivée par un destin obscur. En attendant des
-auxiliaires encore innomés, ils occupent la place abandonnée par les
-forces qui s’évaporent.
-
- *
-
- * *
-
-N’est-il pas surprenant, tout d’abord, que malgré l’affaiblissement du
-sentiment religieux, et l’influence que cet affaiblissement devrait
-avoir sur la raison humaine, puisqu’elle ne voit plus d’intérêt
-surnaturel à faire le bien; et que l’intérêt naturel qu’il y a à le
-faire est assez discutable, n’est-il pas surprenant que la somme de
-justice et de bonté et la qualité de la conscience générale, loin de
-s’amoindrir se soient incontestablement élevées? Je dis
-incontestablement, bien qu’il ne soit pas douteux qu’on le contestera.
-Il faudrait, pour l’établir, passer en revue toute l’histoire, tout au
-moins celle de ces derniers siècles; comparer la situation des
-malheureux d’autrefois à celle des malheureux d’aujourd’hui; placer à
-côté du total des injustices d’hier, le total des injustices actuelles;
-confronter l’état du serf, du demi-serf, du paysan, de l’ouvrier des
-anciens régimes à celui de notre travailleur; superposer l’indifférence,
-l’inconscience, la tranquille et dure certitude de ceux qui possédaient
-naguère, à la sympathie, à l’inquiétude pleine de reproches, aux
-hésitations de ceux qui possèdent à présent. Tout ceci exigerait une
-étude détaillée et fort longue; mais je pense qu’une intelligence de
-bonne foi accordera sans peine qu’il y a, non seulement dans le désir
-des hommes, ce qui paraît certain, mais en fait, malgré de trop réelles
-et trop innombrables misères, un peu plus de justice, de solidarité, de
-sympathie et d’espérances...
-
-A quelle religion, à quelles pensées, à quels éléments nouveaux faut-il
-attribuer cette amélioration illogique de notre atmosphère morale? Il
-est difficile de le préciser; car s’il est certain qu’ils commencent
-d’agir d’une manière très sensible, ils sont encore trop récents, trop
-amorphes, trop peu fixés pour qu’on les puisse qualifier.
-
- *
-
- * *
-
-Essayons néanmoins de démêler quelques indices; et constatons en premier
-lieu que notre conception de l’univers s’est profondément et très
-efficacement modifiée; et surtout qu’elle tend à se modifier de plus en
-plus rapidement. Sans qu’on s’en rende compte, chacune des découvertes
-si nombreuses de la science,--qu’il s’agisse de l’histoire, de
-l’anthropologie, de la géographie, de la géologie, de la médecine, de la
-physique, de la chimie, de l’astronomie, etc.,--altère notre atmosphère
-accoutumée et ajoute quelque chose d’essentiel à une image que nous ne
-distinguons pas encore, mais qui nous surplombe, occupe tout l’horizon
-et que nous pressentons énorme. Les traits en sont épars comme ces
-illuminations que l’on voit dans les fêtes nocturnes. Un fronton, une
-colonnade, une coupole, un portique incohérents apparaissent brusquement
-dans le ciel. On ne sait ce qu’ils signifient, à quoi ils appartiennent.
-Ils flottent absurdement dans l’éther immobile; ce sont des songes
-inconsistants dans le firmament calme. Mais soudain, une petite ligne de
-lumière serpente dans l’azur, relie en un clin d’œil la coupole aux
-colonnes, le portique au fronton, les degrés à la terre; et l’édifice
-inattendu, comme s’il jetait au loin un masque de ténèbres, s’affirme et
-s’explique dans la nuit.
-
-C’est cette petite ligne de lumière, cette ondulation décisive, ce trait
-de feu général et complémentaire qui manque encore dans la nuit de notre
-intelligence. Mais on sent qu’il existe, qu’il est là, dessiné en ombre
-dans l’obscurité, qu’un rien, une étincelle, partie d’on ne sait quelle
-science, suffira à l’allumer et à donner un sens infaillible et précis à
-nos pressentiments immenses et à toutes les notions dispersées qui
-s’égarent dans le néant inconnaissable.
-
- *
-
- * *
-
-En attendant, ce néant,--séjour de notre ignorance,--qui, après le
-départ des idées religieuses, avait paru effroyablement vide, se peuple
-peu à peu de figures vagues mais énormes. A chaque fois que se dresse
-une de ces formes nouvelles, l’étendue sans limites où elle vient se
-mouvoir, augmente dans des proportions sans limites à leur tour; car les
-bornes de l’illimité évoluent sans cesse dans notre imagination. Certes,
-les dieux que conçurent certaines religions positives furent parfois
-très grands. Le Dieu juif et chrétien, par exemple, s’affirmait
-incommensurable, contenait toute chose, et les premiers de ses attributs
-étaient l’éternité et l’infinité. Mais l’infini est une notion abstraite
-et ténébreuse qui ne prend vie et ne s’éclaire que par le déplacement de
-frontières que l’on recule de plus en plus dans le fini. Il constitue
-une étendue sans forme dont nous ne pouvons prendre conscience que grâce
-à quelques phénomènes qui surgissent sur des points de plus en plus
-éloignés du centre de notre imagination. Il n’a d’efficace que par la
-multiplicité des faces, pour ainsi dire tangibles et positives de
-l’inconnu qu’il nous dévoile dans ses profondeurs. Il ne nous devient
-compréhensible et sensible que lorsqu’il s’anime, s’agite et allume aux
-divers horizons de l’espace des questions de plus en plus lointaines, de
-plus en plus étrangères à toutes nos certitudes. Pour que notre vie
-prenne part à sa vie, il faut qu’il nous interroge sans cesse et sans
-cesse nous mette en présence de l’infini de notre ignorance qui est le
-seul vêtement visible sous lequel se laisse deviner l’infini de son
-existence.
-
-Or, les dieux les plus incommensurables ne posaient guère de questions
-pareilles à celles que nous posent sans répit ce que leurs adorateurs
-appellent encore le néant, qui est en réalité la nature. Ils se
-contentaient de régner dans un espace mort, sans événements et sans
-images, par conséquent, sans points de repère pour nos imaginations, et
-n’ayant sur nos pensées et sur nos sentiments qu’une influence immuable
-et immobile. Ainsi, notre sens de l’infini, qui est la source de toute
-activité supérieure, s’atrophiait en nous. Notre intelligence, pour
-vivre aux confins d’elle-même où elle accomplit sa mission la plus
-haute, notre pensée, pour occuper tout l’espace de notre cerveau, a
-besoin d’être continuellement sollicitée par de nouveaux rappels de
-l’inconnu. Dès qu’à chaque jour elle n’est pas impérieusement convoquée
-à l’extrémité de ses propres forces par quelque fait nouveau,--et il n’y
-a guère de faits nouveaux dans le règne des dieux,--elle s’endort, se
-contracte, s’affaisse et dépérit. Une seule chose est capable de dilater
-également, dans toutes leurs parties, tous les lobes de notre tête;
-c’est l’idée active que nous nous faisons de l’énigme dans laquelle nous
-nous mouvons. Risque-t-on de se tromper en affirmant que jamais
-l’activité de cette idée ne fut comparable à celle d’aujourd’hui?
-Jamais, ni au temps où florissait la théologie indoue, juive ou
-chrétienne, ni aux jours où la métaphysique grecque ou allemande
-utilisait toutes les forces du génie humain, notre représentation de
-l’univers ne fut animée, fécondée et accrue par des apports aussi
-imprévus, aussi chargés de mystères, aussi énergiques, aussi réels.
-Jusqu’ici on la nourrissait d’aliments pour ainsi dire indirects; ou
-plutôt elle se nourrissait illusoirement d’elle-même. Elle s’enflait de
-son propre souffle, s’arrosait de ses propres eaux, et bien peu de chose
-lui venait du dehors. Aujourd’hui, c’est l’univers même qui commence à
-pénétrer dans la représentation que nous nous en faisons. Le régime de
-notre pensée est changé. Ce qu’elle acquiert est pris hors d’elle-même
-et s’ajoute à sa substance. Elle emprunte au lieu de prêter. Elle ne
-répand plus autour d’elle le reflet de sa propre grandeur, mais absorbe
-la grandeur d’alentour. Jusqu’ici, nous avions dialogué avec notre
-logique infirme ou notre imagination désœuvrée au sujet de l’énigme, à
-présent, sortis de notre demeure trop intérieure, nous essayons d’entrer
-en rapport avec l’énigme même. Elle nous interroge et nous balbutions de
-notre mieux. Nous lui posons des questions; et pour nous répondre, elle
-démasque par moment une perspective lumineuse et sans bornes dans
-l’immense cirque de ténèbres où nous nous agitons. Nous étions,
-pourrait-on dire, semblables à des aveugles qui s’imagineraient le monde
-extérieur du fond d’une chambre close. Maintenant, nous sommes ces mêmes
-aveugles qu’un guide toujours silencieux mène tour à tour dans la forêt,
-la plaine, sur la montagne et au bord de la mer. Leurs yeux ne se sont
-pas encore ouverts; mais leurs mains tremblantes et avides peuvent tâter
-les arbres, froisser les épis, cueillir une fleur ou un fruit, s’étonner
-à l’arête d’un rocher ou se mêler à la fraîcheur des vagues; pendant que
-leurs oreilles apprennent à distinguer, sans qu’elles aient besoin de
-les comprendre, les mille chants réels du soleil et de l’ombre, du vent
-et de la pluie, des feuilles et des flots.
-
- *
-
- * *
-
-Si notre bonheur, comme nous le disions plus haut, dépend de notre
-conception de l’univers, c’est, en grande partie, que notre morale en
-dépend. Et celle-ci dépend bien moins de la nature que de la grandeur de
-cette conception. Nous serions meilleurs, plus nobles, plus moraux, au
-sein d’un univers prouvé sans morale mais conçu infini, qu’au milieu
-d’un univers qui atteindrait la perfection de l’idéal humain, mais qui
-nous paraîtrait circonscrit et sans mystère. Il importe avant tout de
-rendre aussi vaste que possible le lieu où se développent toutes nos
-pensées et tous nos sentiments; et ce lieu n’est autre que celui où nous
-nous représentons l’univers. Nous ne pouvons nous mouvoir que dans
-l’idée que nous nous faisons du monde où nous nous mouvons. Tout part de
-là, tout en découle; et tous nos actes, le plus souvent à notre insu,
-sont modifiés par la hauteur et l’étendue de cet immense réservoir de
-force qui se trouve au sommet de notre conscience.
-
- *
-
- * *
-
-Je crois que l’on peut dire que jamais ce réservoir ne fut plus vaste ni
-situé plus haut. Certes, l’idée que nous nous faisons de l’organisation
-et du gouvernement des puissances infinies est moins précise
-qu’autrefois; mais c’est par l’honnête et noble raison qu’elle n’admet
-plus de limites chimériquement nettes. Elle ne contient plus aucune
-morale fixe, aucune consolation, aucune promesse, aucune espérance
-certaine. Elle est nue et presque vide, parce que rien n’y subsiste qui
-ne soit le roc même de quelques faits primitifs. Elle n’a plus de voix,
-elle n’a plus d’images que pour proclamer et illustrer son immensité. En
-dehors de cela elle ne nous dit plus rien; mais cette immensité étant
-restée son seul attribut impérieux et irrécusable, l’emporte en énergie,
-en noblesse et en éloquence sur tous les attributs, sur toutes les
-vertus et les perfections dont nous avions jusqu’à ce jour peuplé notre
-inconnu. Elle ne nous impose aucun devoir; mais elle nous entretient
-dans un état de grandeur qui nous permet de remplir plus facilement et
-plus généreusement tous ceux qui nous attendent au seuil d’un avenir
-prochain. En nous rapprochant de notre véritable place dans le système
-des mondes, elle ajoute à notre vie spirituelle et générale tout ce
-qu’elle enlève à notre importance matérielle et individuelle. Mieux elle
-nous fait comprendre notre petitesse, plus grandit en nous ce qui
-comprend cette petitesse. Un être nouveau, plus désintéressé et
-probablement plus près de ce qui doit s’affirmer un jour la vérité
-dernière se substitue peu à peu à l’être originel qui se dissout dans la
-conception qui l’accable.
-
- *
-
- * *
-
-Pour cet être nouveau, lui-même et tous les hommes qui l’entourent, ne
-représentent plus qu’un point si minime dans l’infini des forces
-éternelles qu’ils ne suffisent plus à fixer son attention et son
-intérêt. Nos frères, nos descendants immédiats, notre prochain visible,
-tout ce qui naguère encore bornait nos sympathies, cède peu à peu le pas
-à une entité plus démesurée et plus haute. Nous ne sommes presque rien;
-mais l’espèce à laquelle nous appartenons occupe une place que l’on peut
-reconnaître dans l’océan sans bornes de la vie. Si nous ne comptons
-plus, l’humanité dont nous faisons partie acquiert l’importance dont
-nous nous dépouillons. Ce sentiment, qui commence seulement à se faire
-jour dans l’atmosphère habituelle de nos pensées et de notre
-inconscient, travaille déjà notre morale, et y prépare sans doute des
-bouleversements aussi grands que ceux qu’y opérèrent les religions les
-plus subversives. Il déplacera peu à peu le centre de la plupart de nos
-vertus et de nos vices. Il substituera à un idéal fictif et individuel,
-un idéal désintéressé, illimité et cependant tangible, dont il n’est pas
-encore possible de prévoir les conséquences et les lois. Mais quelles
-qu’elles soient, on peut affirmer dès à présent qu’elles seront plus
-générales et plus décisives qu’aucune de celles qui les précédèrent dans
-l’histoire supérieure et pour ainsi dire astrale de l’humanité. En tout
-cas, on ne saurait guère contester que l’objet de cet idéal est plus
-vaste, plus durable et surtout plus certain que les meilleurs de ceux
-qui avant lui éclairèrent nos ténèbres, puisqu’il se confond en plus
-d’un point avec l’objet même de l’univers.
-
- *
-
- * *
-
-Or, nous sommes au moment où naissent autour de nous mille raisons
-nouvelles de prendre confiance dans les destinées de notre espèce. Voici
-des centaines et des centaines de siècles que nous occupons cette terre;
-et les plus grands dangers semblent passés. Ils furent si menaçants que
-nous n’y avons échappé que par un hasard qui ne doit pas se reproduire
-plus d’une fois sur mille dans l’histoire des mondes. La terre, trop
-jeune encore, balançait à l’aventure, avant de les fixer, ses
-continents, ses îles et ses mers. Le feu intérieur, premier maître de la
-planète, crevait à chaque instant sa prison de granit; et le globe,
-hésitant dans l’espace, errait entre des astres avides et hostiles qui
-ignoraient leurs lois. Nos facultés indécises flottaient aveuglément
-dans notre corps, comme les nébuleuses dans l’éther; un rien, aux heures
-tâtonnantes où se constituait notre cerveau, où se ramifiait le réseau
-de nos nerfs, pouvait détruire notre avenir humain. Aujourd’hui,
-l’instabilité des mers et les révoltes du feu intérieur sont infiniment
-moins à craindre; en tout cas, il est vraisemblable qu’elles ne
-produiront plus de catastrophes universelles. Quant au troisième péril,
-la rencontre d’un astre désorbité, il est permis de croire qu’il nous
-laissera les quelques siècles de répit nécessaire pour que nous
-apprenions à y parer. En voyant ce que nous avons fait et ce que nous
-devons être sur le point de faire, il n’est pas absurde d’espérer qu’un
-jour nous saisirons ce secret essentiel des mondes que, provisoirement,
-pour apaiser notre ignorance, comme on apaise et endort un enfant en lui
-répétant des mots insignifiants et monotones, nous avons appelé la loi
-de la gravitation. Il n’y a rien d’insensé à supposer que le secret de
-cette force souveraine se cache en nous, ou autour de nous, à portée de
-notre main. Elle est peut-être maniable et docile comme la lumière et
-l’électricité; elle est peut-être toute spirituelle et dépend d’une
-cause très simple que le déplacement d’un objet peut nous révéler. La
-découverte d’une propriété inattendue de la matière, analogue à celle
-qui vient de décéler les vertus déconcertantes du radium, peut
-directement nous conduire aux sources mêmes de l’énergie et de la vie
-des astres; dès lors le sort de l’homme serait changé; et la terre,
-définitivement sauvée, deviendrait éternelle. A notre gré, elle se
-rapprocherait ou s’éloignerait des foyers de chaleur et de lumière, elle
-fuirait les soleils vieillis et chercherait des fluides, des forces et
-des vies insoupçonnées dans l’orbite de mondes vierges et inépuisables.
-
- *
-
- * *
-
-J’accorde que tout cela est plein d’espérances contestables; et que l’on
-peut presque aussi raisonnablement désespérer des destinées de l’homme.
-Mais c’est déjà beaucoup que le choix demeure possible et que jusqu’ici
-rien ne soit décidé contre nous. Chaque heure qui passe augmente nos
-chances de durer et de vaincre. On peut dire, je le sais, qu’au point de
-vue de la beauté, de la jouissance et de l’intelligence harmonieuse de
-la vie, quelques peuples--les grecs et les romains du commencement de
-l’empire, par exemple,--nous furent supérieurs. Il n’en reste pas moins
-que la somme totale de civilisation répandue sur notre globe ne fut
-jamais comparable à celle d’aujourd’hui. Une civilisation extraordinaire
-comme celle d’Athènes, de Rome ou d’Alexandrie, ne formait qu’un îlot
-lumineux que menaçait de toutes parts et que finissait toujours par
-engloutir l’océan sauvage qui l’environnait. A présent,--à part le péril
-jaune qui ne semble pas sérieux,--il n’est plus possible qu’une invasion
-barbare nous fasse perdre en quelques jours nos acquisitions
-essentielles. Les barbares ne peuvent plus venir du dehors; ils
-sortiraient de nos campagnes et de nos villes, des bas-fonds de notre
-propre vie; ils seraient tout imprégnés de la civilisation qu’ils
-prétendraient détruire, et ce n’est qu’en usant de ses acquisitions
-qu’ils parviendraient à nous en enlever les fruits. Il n’y aurait donc,
-au pire, qu’un temps d’arrêt suivi d’un déplacement de richesses
-spirituelles.
-
- *
-
- * *
-
-Puisque nous avons le choix d’une interprétation qui fait le fond de
-lumière ou d’ombre de notre existence, il serait peu sage d’hésiter.
-Dans les plus insignifiantes circonstances, notre ignorance ne nous
-offre le plus souvent qu’un choix du même genre et qui ne s’impose pas
-davantage. L’optimisme ainsi entendu n’a rien de béat ni de puéril; il
-ne se réjouit pas niaisement comme le paysan au sortir de l’auberge;
-mais il fait la balance de ce qui a eu et de ce qui peut avoir lieu, des
-craintes et des espérances; et si celles-ci ne sont pas assez lourdes,
-il y ajoute le poids de la vie.
-
-Du reste, ce choix n’est même pas nécessaire; il suffit que nous
-prenions conscience de la grandeur de notre attente. Car nous sommes
-dans l’état magnifique où Michel-Ange a peint, sur ce prodigieux plafond
-de la chapelle Sixtine, les prophètes et les justes de l’Ancien
-Testament: nous vivons dans l’attente; et peut-être dans les derniers
-moments de l’attente. L’attente, en effet, a des degrés qui vont d’une
-sorte de résignation vague et qui n’espère pas encore au tressaillement
-que suscitent les mouvements les plus proches de l’objet attendu. Il
-semble que nous entendions ces mouvements: bruit de pas surhumains,
-porte énorme qui s’ouvre, souffle qui nous caresse ou lumière qui vient,
-on ne sait; mais l’attente à ce point est un instant de vie ardent et
-merveilleux, la plus belle période du bonheur, sa jeunesse, son
-enfance...
-
- *
-
- * *
-
-Je le répète, nous n’eûmes jamais autant de motifs d’espérer. Qu’ils
-nous soient chers. C’est soutenus par de moindres motifs que nos
-prédécesseurs ont fait les grandes choses qui sont restées pour nous les
-meilleurs témoignages des destinées humaines. Ils ont eu confiance alors
-qu’ils ne trouvaient que de déraisonnables raisons d’en avoir.
-Aujourd’hui, que quelques-unes de ces raisons sortent vraiment de la
-raison, il serait mal de montrer moins de courage que ceux qui puisaient
-le leur aux lieux mêmes où nous ne puisons plus que nos découragements.
-
-Nous ne croyons plus que ce monde est la prunelle d’un dieu unique et
-attentif à nos plus minimes pensées; mais nous savons qu’il est livré à
-des forces tout aussi puissantes, tout aussi attentives, à des lois et à
-des devoirs qu’il nous appartient de pénétrer. C’est pourquoi notre
-attitude en face du mystère de ces forces est changée. Elle n’est plus
-la peur, mais l’audace. Elle n’est plus l’agenouillement de l’esclave
-devant le maître ou le créateur, mais elle permet le regard de l’égal à
-l’égal, car nous portons en nous l’égal des plus profonds et des plus
-grands mystères.
-
-
-
-
-TABLE
-
-
- Pages.
-
- Sur la mort d’un petit chien 1
- Le Temple du Hasard 33
- En Automobile 51
- Éloge de l’Épée 67
- La Colère des Abeilles 81
- Le Suffrage Universel 95
- Le Drame moderne 109
- Les Sources du Printemps 129
- La Mort et la Couronne 143
- Vue de Rome 157
- Fleurs des champs 177
- Chrysanthème 189
- Fleurs démodées 205
- De la Sincérité 229
- Portrait de femme 245
- Les Rameaux d’Olivier 265
-
-
-Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--7172.
-
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- The Project Gutenberg eBook of Le double jardin, by Maurice Maeterlinck.
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-<body>
-
-<div style='text-align:center; font-size:1.2em; font-weight:bold'>The Project Gutenberg eBook of Le Double Jardin, by Maurice Maeterlinck</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
-most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
-whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
-of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
-at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
-are not located in the United States, you will have to check the laws of the
-country where you are located before using this eBook.
-</div>
-
-<p style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Title: Le Double Jardin</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:1em; margin-bottom:1em; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Author: Maurice Maeterlinck</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: November 24, 2021 [eBook #66817]</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
-
-<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)</div>
-
-<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DOUBLE JARDIN ***</div>
-<p class="c large sans-serif b">MAURICE MAETERLINCK</p>
-
-<h1><span class="xsmall">LE</span><br />
-DOUBLE JARDIN</h1>
-
-<p class="c small">QUATRIÈME MILLE</p>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
-BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER<br />
-<span class="small sans-serif">EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR</span><br />
-11, <span class="xsmall g">RUE DE GRENELLE</span>, 11</p>
-
-<p class="c">1904<br />
-<span class="small">Tous droits réservés.</span></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.</p>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Trésor des Humbles</span> (17<sup>e</sup> mille). (Mercure
-de France)</td>
-<td class="bot r w4">3 fr. <span class="cent">50</span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">La Sagesse et la Destinée</span> (20<sup>e</sup> mille). (Fasquelle,
-édit.)</td>
-<td class="bot r w4">3 fr. <span class="cent">50</span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">La Vie des Abeilles</span> (25<sup>e</sup> mille). (Fasquelle,
-édit.)</td>
-<td class="bot r w4">3 fr. <span class="cent">50</span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Monna Vanna</span>, pièce en 3 actes (24<sup>e</sup> mille).
-(Fasquelle, édit.)</td>
-<td class="bot r w4">2 fr. <span class="cent">» </span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Joyzelle</span>, pièce en 5 actes (10<sup>e</sup> mille). (Fasquelle,
-édit.)</td>
-<td class="bot r w4">3 fr. <span class="cent">50</span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Le Temps Enseveli</span> (14<sup>e</sup> mille). (Fasquelle).</td>
-<td class="bot r w4">3 fr. <span class="cent">50</span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Théâtre.</span> (Lacomblez, éditeur à Bruxelles,
-Belgique.) 3 vol. à</td>
-<td class="bot r w4">3 fr. <span class="cent">50</span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">L’Ornement des Noces spirituelles</span>, de Ruysbrœck
-l’Admirable, traduit du flamand
-et précédé d’une Introduction. (Lacomblez,
-édit.)</td>
-<td class="bot r w4">5 fr. <span class="cent">» </span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Les Disciples à Saïs et les Fragments de
-Novalis</span>, traduits de l’allemand et précédés
-d’une Introduction. (Lacomblez, édit.)</td>
-<td class="bot r w4">5 fr. <span class="cent">» </span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Serres Chaudes</span> (poésies). (Lacomblez, édit.)</td>
-<td class="bot r w4">3 fr. <span class="cent">» </span></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Album de douze chansons.</span> (Stock, édit.)</td>
-<td class="bot r w4">10 fr. <span class="cent">» </span></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Paris. — <span class="sc">L. Maretheux</span>, imprimeur, 1, rue Cassette. — 7172.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em"><span class="small">IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE</span> :</p>
-
-<p class="c i">25 exemplaires numérotés<br />
-sur papier de Hollande<br />
-et 10 exemplaires numérotés<br />
-sur papier du Japon.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top6em">A MON AMI<br />
-CYRIEL BUYSSE</p>
-
-<p class="sign">M. M.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">LE DOUBLE JARDIN</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="ch1">SUR LA MORT D’UN PETIT CHIEN</h2>
-
-
-<p>J’ai perdu ces jours-ci un petit bouledogue.
-Il venait d’accomplir le sixième mois de sa
-brève existence. Il n’a pas eu d’histoire. Ses
-yeux intelligents se sont ouverts pour regarder
-Le monde et pour aimer les hommes,
-puis se sont refermés sur les secrets injustes
-de la mort.</p>
-
-<p>L’ami qui me l’avait offert lui avait donné,
-peut-être par antiphrase, le nom assez imprévu
-de <i>Pelléas</i>. Pourquoi l’aurais-je débaptisé ?
-Un pauvre chien aimant, dévoué et
-loyal déshonore-t-il un nom d’homme ou de
-héros imaginaire ?</p>
-
-<p><i>Pelléas</i> avait un grand front bombé et
-puissant, pareil à celui de Socrate ou de
-Verlaine ; et sous un petit nez noir et ramassé
-comme une affirmation mécontente,
-de larges babines pendantes et symétriques
-faisaient de sa tête une sorte de menace
-massive, obstinée, pensive et triangulaire. Il
-était beau comme un beau monstre naturel
-qui s’est strictement conformé aux lois de
-son espèce. Et quel sourire d’obligeance
-attentive, d’innocence incorruptible, de soumission
-affectueuse, de reconnaissance sans
-bornes et d’abandon total illuminait, à la
-moindre caresse, cet adorable masque de
-laideur ! D’où émanait-il, au juste, ce sourire ?
-Des yeux ingénus et attendris ? des
-oreilles dressées vers les paroles de l’homme ?
-du front qui se déridait pour comprendre et
-aimer, des quatre dents minuscules, blanches
-et débordantes, qui sur les lèvres noires
-rayonnaient d’allégresse, ou du tronçon de
-queue qui, brusquement coudé, selon la coutume
-de la race, s’évertuait à l’autre extrémité
-pour attester la joie intime et passionnée
-qui remplissait un petit être heureux de
-rencontrer une fois de plus la main et le
-regard du dieu auquel il se livrait ?</p>
-
-<p><i>Pelléas</i> était né à Paris, et je l’avais emmené
-à la campagne. De bonnes grosses
-pattes, informes et pas encore figées, portaient
-mollement par les sentiers inexplorés
-de sa nouvelle existence sa tête énorme et
-grave, camuse et comme alourdie de pensées.</p>
-
-<p>C’est qu’elle commençait, cette tête ingrate
-et un peu triste, pareille à celle d’un enfant
-surmené, le travail accablant qui écrase tout
-cerveau au début de la vie. Il lui fallait, en
-moins de cinq ou six semaines, faire pénétrer
-et organiser en elle une représentation
-et une conception satisfaisantes de l’univers.
-L’homme, aidé de toute la science de ses
-aînés et de ses frères, met trente ou quarante
-ans à esquisser cette conception ou
-plutôt à entasser autour d’elle, comme autour
-d’un palais de nuages, la conscience
-d’une ignorance qui s’élève ; mais l’humble
-chien doit la débrouiller seule en quelques
-jours ; et cependant, aux yeux d’un dieu qui
-saurait tout, n’aurait-elle pas à peu près le
-même poids et la même valeur que la
-nôtre ?…</p>
-
-<p>Il s’agissait donc d’étudier la terre que
-l’on peut gratter et creuser, et qui parfois
-recèle de surprenantes choses : vers de
-terre et vers blancs, taupes, mulots, grillons ;
-il s’agissait de jeter vers le ciel, qui n’a pas
-d’intérêt puisque rien n’y est comestible, un
-seul regard qui le supprime une fois pour
-toutes ; de reconnaître l’herbe, l’herbe admirable
-et verte, l’herbe élastique et fraîche,
-champ de courses et de jeux, couche bienveillante
-et sans bornes où se cache le bon
-chiendent utile à la santé. Il s’agissait encore
-de faire pêle-mêle, des milliers de constatations
-urgentes et curieuses. Il fallait, par
-exemple, sans autre guide que la douleur,
-apprendre à calculer l’élévation des objets
-du haut desquels on peut s’élancer dans le
-vide, se convaincre qu’il est vain de poursuivre
-les oiseaux qui s’envolent, et qu’on
-ne peut grimper aux arbres pour y rattraper
-les chats qui vous conspuent ; distinguer
-les nappes de soleil, où le sommeil est délicieux,
-des flaques d’ombre où l’on grelotte ;
-remarquer avec stupéfaction que la pluie ne
-tombe pas dans les maisons, que l’eau est
-froide, inhabitable et dangereuse, tandis que
-le feu est bienfaisant à distance, mais terrible
-de près ; observer que les herbages, la
-cour des fermes et parfois les chemins sont
-hantés de gigantesques créatures pourvues
-de cornes menaçantes, monstres peut-être
-débonnaires, en tout cas silencieux, qu’on
-peut flairer assez indiscrètement sans qu’ils
-s’en formalisent, mais qui ne livrent pas leur
-arrière-pensée ; éprouver, à la suite d’expériences
-humiliantes et pénibles, qu’il n’est
-pas permis d’obéir indistinctement à toutes
-les lois de la nature dans la demeure des
-dieux ; reconnaître que la cuisine est le lieu
-privilégié et le plus agréable de cette demeure
-divine, bien qu’on n’y puisse séjourner
-à cause de la cuisinière, puissance considérable
-mais jalouse ; s’assurer que les portes
-sont des volontés importantes et capricieuses
-qui parfois mènent à la félicité, mais qui
-le plus souvent, hermétiquement closes,
-muettes et rigides, hautaines et sans cœur,
-restent sourdes à toutes les supplications ;
-admettre, une fois pour toutes, que les biens
-essentiels de l’existence, les bonheurs incontestables,
-généralement emprisonnés dans
-les marmites et les casseroles, sont inaccessibles ;
-savoir les regarder avec une
-indifférence laborieusement acquise, s’exercer
-à les ignorer en se disant qu’il s’agit
-là d’objets probablement sacrés, puisqu’il
-suffit de les effleurer du bout d’une langue
-respectueuse pour déchaîner, magiquement,
-la colère unanime de tous les dieux de la
-maison…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Et puis, que penser de la table sur laquelle
-se passent tant de choses qu’on ne peut deviner ?
-des fauteuils ironiques où il est défendu
-de dormir, des plats et des assiettes
-qui ne contiennent plus rien lorsqu’on vous
-les confie ? de la lampe qui chasse les ténèbres,
-et de l’âtre qui met en fuite les jours
-froids ?… Que d’ordres, que de dangers, que
-de défenses, que de problèmes, que d’énigmes
-qu’il faut classer dans la mémoire surchargée !…
-Et comment concilier tout cela
-avec d’autres lois, d’autres énigmes plus
-vastes et plus impérieuses, qu’on porte en
-soi, dans son instinct, qui surgissent et se
-développent d’heure en heure, qui viennent
-du fond des temps et de la race, envahissent
-le sang, les muscles et les nerfs, et s’affirment
-soudain plus irrésistibles et plus puissantes
-que la douleur, l’ordre même du maître
-et la crainte de la mort ? Ainsi pour ne citer
-que cet exemple, lorsque l’heure du sommeil
-a sonné pour les hommes, on s’est retiré
-dans sa niche, entouré des ténèbres, du
-silence et de la solitude formidable de la
-nuit. Tout dort dans la maison du maître.
-On se sent très petit et très faible en présence
-du mystère. On sait que l’ombre est
-peuplée d’ennemis qui se glissent et attendent.
-On suspecte les arbres, le vent qui
-passe et les rayons de lune. On voudrait se
-cacher et se faire oublier en retenant son
-souffle. Pourtant il faut veiller ; il faut, au
-moindre bruit, sortir de sa retraite, affronter
-l’invisible et troubler brusquement le silence
-imposant des étoiles au risque d’attirer sur
-soi seul le malheur ou le crime qui chuchote.
-Quel que soit l’ennemi, fût-il l’homme, c’est-à-dire
-le frère même du dieu qu’il s’agit de
-défendre, il faut l’attaquer aveuglément, lui
-sauter à la gorge, planter des dents, peut-être
-sacrilèges, dans de la chair humaine,
-oublier les prestiges d’une main et d’une voix
-pareilles à celles du maître, ne jamais se
-taire, ne jamais fuir, ne jamais se laisser
-tenter ni corrompre, et, perdu dans la nuit
-sans secours, prolonger l’alarme héroïque
-jusqu’au dernier soupir. Voilà le grand devoir
-légué par les ancêtres, le devoir essentiel
-et plus fort que la mort, que la volonté même
-et la colère de l’homme ne peuvent rebuter.
-C’est toute notre humble histoire liée à celle
-du chien dans nos premières luttes contre
-tout ce qui respirait ; c’est toute cette humble
-et effrayante histoire, qui renaît chaque nuit
-dans la mémoire primitive de notre ami des
-mauvais jours. Et quand, dans nos demeures
-plus sûres, il nous arrive de le punir d’un
-zèle intempestif, il nous lance un regard de
-reproche étonné, comme pour nous signifier
-que nous sommes dans l’erreur, et que, si
-nous perdons de vue la clause capitale du
-pacte d’alliance qu’il a fait avec nous au
-temps où nous habitions les cavernes, les
-forêts et les marécages, il y reste fidèle malgré
-nous et demeure plus près de la vérité
-éternelle de la vie qui est pleine d’embûches
-et de forces hostiles.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais que de soins et que d’études pour
-arriver à remplir sagement ce devoir ! Et
-qu’il s’est compliqué depuis le temps des
-grottes silencieuses et des grands lacs déserts !
-C’était si simple, alors, si clair et si
-facile ! L’antre solitaire s’ouvrait au flanc du
-mont, et tout ce qui s’avançait, tout ce qui
-remuait à l’horizon des plaines ou des bois,
-était l’ennemi indubitable !… Mais aujourd’hui,
-on ne sait plus… Il faut se mettre au
-courant d’une civilisation qu’on désapprouve,
-avoir l’air de comprendre mille
-choses incompréhensibles… Ainsi, il paraît
-évident que désormais le monde entier n’appartient
-plus au maître, que sa propriété
-consent à d’inexplicables limites… Il est donc
-tout d’abord nécessaire qu’on sache exactement
-où commence et où finit le domaine
-sacré. Que doit-on tolérer, que faut-il interdire ? — Voilà
-la route où tout le monde, le
-pauvre même, a le droit de passer. Pourquoi ? — On
-n’en sait rien ; c’est un fait
-qu’on déplore mais qu’on doit accepter.
-Heureusement, par contre, voici le beau
-sentier, le sentier réservé, que nul ne peut
-fouler. Ce sentier est fidèle aux saines traditions ;
-il importe de ne pas le perdre de vue ;
-c’est par lui que les problèmes difficiles font
-leur entrée dans l’existence quotidienne.
-Voulez-vous un exemple ? — On dort tranquillement
-dans un rai de soleil qui recouvre
-de perles mouvantes et folâtres le seuil de
-la cuisine. Les pots de porcelaines s’amusent
-à se pousser du coude et à se bousculer
-au bord des tablettes garnies de dentelles
-de papier. Les casseroles de cuivre
-jouent à éparpiller des taches de lumière
-sur les murs blancs et lisses. Le fourneau
-maternel chantonne doucement en
-berçant trois marmites qui dansent avec
-béatitude, et par le petit trou qui éclaire
-son ventre, pour narguer le bon chien qui ne
-peut approcher, lui tire constamment une
-langue de feu. L’horloge, qui s’ennuie dans
-son armoire de chêne en attendant qu’elle
-sonne l’heure auguste du repas, fait aller et
-venir son gros nombril doré, et les mouches
-sournoises agacent les oreilles. Sur la table
-éclatante reposent un poulet, un lièvre, trois
-perdreaux, à côté d’autres choses qu’on
-appelle fruits ou légumes : petits pois, haricots,
-pêches, melons, raisins, et qui ne valent
-rien. La cuisinière vide un grand poisson
-d’argent et jette les entrailles (au lieu de
-les offrir !) dans la boîte aux ordures. — Ah !
-la boîte aux ordures ! trésor inépuisable, réceptacle
-d’aubaines, joyau de la maison ! On
-en aura sa part, exquise et subreptice, mais
-il ne convient pas qu’on ait l’air de savoir où
-elle se trouve. Il est strictement interdit d’y
-fouiller. L’homme défend ainsi maintes
-choses agréables, et la vie serait morne et
-les jours seraient nus s’il fallait obéir à tous
-les commandements de l’office, de la cave et
-de la salle à manger. Par bonheur il est distrait
-et ne se souvient pas longtemps des
-ordres qu’il prodigue. On le trompe aisément.
-On arrive à ses fins et l’on fait ce
-qu’on veut, pourvu qu’avec patience on sache
-attendre l’heure. On est soumis à l’homme
-et il est le seul dieu ; mais on n’en à pas
-moins sa morale personnelle, précise, imperturbable,
-qui proclame hautement que les
-actes défendus deviennent très licites par le
-fait même qu’ils s’accomplissent à l’insu du
-maître. C’est pourquoi fermons l’œil attentif
-qui a vu. Ayons l’air de dormir en rêvant à
-la lune. — Tiens ! on frappe doucement à la
-fenêtre bleue qui donne sur le jardin. — Qu’est-ce
-donc ? — Rien, une branche d’aubépine
-qui vient voir ce qu’on fait dans la
-cuisine fraîche. — Les arbres sont curieux
-et souvent agités ; mais ils ne comptent
-point, on n’a rien à leur dire, ils sont irresponsables,
-ils obéissent au vent qui n’a pas
-de principes. — Mais quoi ? — J’entends des
-pas !… — Debout, l’oreille en pointe et le nez
-en action !… — Non ! c’est le boulanger qui
-s’approche de la grille, tandis que le facteur
-ouvre une petite porte dans la haie de tilleuls. — Ils
-sont connus, c’est bien… Ils
-apportent quelque chose, on peut les saluer ;
-et la queue, circonspecte, s’agite deux ou
-trois fois, avec un sourire protecteur. Autre
-alerte ! Qu’est-ce encore ? — Une voiture
-s’arrête devant le perron. Ah ! ceci est plus
-grave !… Le problème est complexe. — Il
-importe avant tout de copieusement injurier
-les chevaux, grandes bêtes orgueilleuses, toujours
-endimanchées et toujours en sueur, qui
-ne répondent pas. Cependant on examine du
-coin de l’œil les personnages qui descendent. — Ils
-sont bien mis et semblent pleins d’assurance.
-Ils vont probablement s’asseoir à la
-table des dieux. Il convient d’aboyer sans
-aigreur, avec une nuance de respect, pour
-montrer que l’on fait son devoir, mais qu’on
-le fait avec intelligence. Néanmoins on nourrit
-quelque arrière-soupçon, et dans le dos
-des hôtes, à la dérobée, on hume l’air avec
-persévérance et d’un air entendu, afin de
-démêler les intentions cachées.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais des pas clopinants sonnent autour de
-la cuisine. Cette fois c’est le pauvre qui traîne
-sa besace ; l’ennemi essentiel, l’ennemi spécifique,
-l’ennemi héréditaire, le descendant direct
-de celui qui rôdait autour de la caverne
-encombrée d’ossements qu’on revoit tout à
-coup dans la mémoire de la race. Ivre d’indignation,
-l’aboi entrecoupé, les dents multipliées
-par la haine et la rage, on va saisir
-aux grègues l’irréconciliable adversaire,
-lorsque la cuisinière, armée de son balai,
-sceptre ancillaire et parjure, vient protéger
-le traître ; et l’on est obligé de rentrer dans
-sa niche, où, l’œil rempli de flammes impuissantes
-et torves, on gronde des malédictions
-effroyables mais vaines, en songeant à part
-soi que c’est la fin de tout, qu’il n’y a plus
-de lois et que l’espèce humaine a perdu la
-notion du juste et de l’injuste…</p>
-
-<p>Est-ce tout ? — Pas encore, car la plus petite
-vie se compose d’innombrables devoirs,
-et c’est un long travail que de s’organiser
-une existence heureuse sur la limite de deux
-mondes aussi différents que le monde des
-bêtes et le monde des hommes. Comment
-nous en tirerions-nous s’il nous fallait servir,
-tout en restant dans notre sphère, une divinité
-non plus imaginaire et semblable à nous-mêmes
-puisqu’elle est née de nos pensées,
-mais un dieu bien visible, toujours présent,
-toujours actif et aussi étranger, aussi supérieur
-à notre être que nous le sommes au
-chien ?</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>A présent, pour en revenir à <i>Pelléas</i>, il sait
-à peu près ce qu’il faut faire et comment se
-conduire dans l’enceinte du maître. Mais le
-monde ne finit pas aux portes des maisons et
-de l’autre côté des murs et de la haie il y a un
-univers dont on n’a plus la garde, où l’on
-n’est plus chez soi, où les relations sont changées.
-De quelle façon se tenir dans la rue,
-dans les champs, sur le marché, dans les
-boutiques ? A la suite d’observations difficiles
-et délicates, il comprend qu’il sied de ne pas
-obéir aux appels étrangers, d’être poli avec
-indifférence envers les inconnus qui vous
-caressent. Il faut ensuite accomplir consciencieusement
-certains devoirs de mystérieuse
-courtoisie envers ses frères les autres
-chiens, respecter les poules et les canards,
-n’avoir pas l’air de remarquer les gâteaux
-du pâtissier qui se prélassent insolemment à
-portée de la langue, témoigner aux chats qui,
-sur le seuil des portes, vous provoquent par
-d’affreuses grimaces un mépris silencieux
-mais qui se souviendra, et ne pas oublier
-qu’il est licite et même louable de poursuivre
-et d’étrangler les souris, les rats, les lapins
-sauvages et généralement tous les animaux
-(on doit le reconnaître à des marques secrètes)
-qui n’ont pas encore fait leur paix avec
-l’homme.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Tout cela et tant d’autres choses !…
-Était-il étonnant que <i>Pelléas</i> parût souvent
-pensif en face de ces problèmes sans nombre,
-et que son humble et doux regard fût parfois
-si profond et si grave, si chargé de soucis et
-si plein de questions illisibles ?</p>
-
-<p>Hélas ! il n’a pas eu le temps d’achever la
-lourde et longue tâche que la nature impose
-à l’instinct qui s’élève pour se rapprocher
-d’une région plus claire… Un mal assez
-mystérieux et qui semble spécialement punir
-le seul animal qui parvienne à sortir du cercle
-où il est né, un mal indéfini qui emporte par
-centaines les petits chiens intelligents, est
-venu mettre fin aux destinées et à l’éducation
-heureuse de <i>Pelléas</i>. Je le vis, durant deux
-ou trois jours, et chancelant déjà tragiquement
-sous le poids énorme de la mort, se
-réjouir encore de la moindre caresse… Et
-maintenant tant d’efforts vers un peu plus de
-lumière, tant d’ardeur à aimer, de courage
-à comprendre, tant de joie affectueuse, tant
-de bons regards dévoués qui se tournaient
-vers l’homme pour demander son aide contre
-d’injustes et d’inexplicables souffrances, tant
-de frêles lueurs qui venaient de l’abîme profond
-d’un monde qui n’est plus le nôtre, tant
-de petites habitudes presque humaines reposent
-tristement sous un large sureau et dans
-la froide terre, en un coin du jardin.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>L’homme aime le chien, mais qu’il l’aimerait
-davantage s’il considérait, dans l’ensemble
-inflexible des lois de la nature, l’exception
-unique qu’est cet amour qui parvient
-à percer, pour se rapprocher de nous,
-les cloisons, partout ailleurs imperméables,
-qui séparent les espèces ! Nous sommes seuls,
-absolument seuls sur cette planète de hasard,
-et parmi toutes les formes de la vie qui nous
-entourent, pas une, hors le chien, n’a fait
-alliance avec nous. Quelques êtres nous craignent,
-la plupart nous ignorent, et aucun ne
-nous aime. Nous avons, dans le monde des
-plantes, des esclaves muettes et immobiles,
-mais elles nous servent malgré elles. Elles
-subissent simplement nos lois et notre joug.
-Ce sont des prisonnières impuissantes, des
-victimes incapables de fuir mais silencieusement
-rebelles, et sitôt que nous les perdons
-de vue elles s’empressent de nous trahir et
-retournent à leur liberté sauvage et malfaisante
-d’autrefois. S’ils avaient des ailes, la
-rose et le blé fuiraient à notre approche
-comme fuient les oiseaux. Parmi les animaux,
-nous comptons quelques serviteurs qui ne se
-sont soumis que par indifférence, par lâcheté
-ou par stupidité : le cheval incertain et poltron
-qui n’obéit qu’à la douleur et ne s’attache
-à rien, l’âne passif et morne qui ne reste près
-de nous que parce qu’il ne sait que faire ni
-où aller, mais garde cependant, sous la trique
-ou le bât, son idée de derrière les oreilles ; la
-vache et le bœuf, heureux pourvu qu’ils mangent
-et dociles parce que depuis des siècles
-ils n’ont plus une pensée à eux ; le mouton
-ahuri qui n’a d’autre maître que l’épouvante ;
-la poule fidèle à la basse-cour parce qu’on y
-trouve plus de maïs et de froment que dans
-la forêt prochaine. Je ne parle pas du chat
-pour qui nous ne sommes qu’une proie trop
-grosse et immangeable, du chat féroce dont
-l’oblique dédain ne nous tolère que comme
-des parasites encombrants dans notre
-propre logis. Lui du moins nous maudit dans
-son cœur mystérieux, mais tous les autres
-vivent près de nous comme ils vivraient près
-d’un rocher ou près d’un arbre. Ils ne nous
-aiment pas, ne nous connaissent pas, nous
-remarquent à peine. Ils ignorent notre vie,
-notre mort, notre départ, notre retour, notre
-tristesse, notre joie, notre sourire. Ils n’entendent
-même pas le son de notre voix dès
-qu’elle ne menace plus, et quand ils nous
-regardent, c’est avec l’effarement méfiant du
-cheval, dans l’œil duquel passe encore l’affolement
-de l’élan ou de la gazelle qui nous voit
-pour la première fois ; ou avec la morne
-stupeur des ruminants qui ne nous considèrent
-que comme un accident momentané et
-inutile de l’herbage.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Depuis des milliers d’années ils sont à
-nos côtés aussi étrangers à nos pensées, à
-notre affection, à nos mœurs que si la moins
-fraternelle des étoiles les avait laissés choir
-d’hier sur notre globe. Dans l’espace sans
-bornes qui sépare l’homme de tous les autres
-êtres, nous n’avons réussi à leur faire faire,
-à force de patience, que deux ou trois pas
-illusoires. Et si demain, laissant intacts leurs
-sentiments à notre égard, la nature leur
-donnait l’intelligence et les armes nécessaires
-pour nous vaincre, j’avoue que je me
-méfierais de la vengeance emportée du
-cheval, des représailles obstinées de l’âne
-et de la rancune enragée du mouton. Je
-fuirais le chat comme je fuirais le tigre ; et
-même la bonne vache, solennelle et somnolente,
-ne m’inspirerait qu’une confiance sur
-ses gardes. Quant à la poule, l’œil rond et
-rapide, comme à la découverte d’une limace
-ou d’un ver, je suis sûr qu’elle me dévorerait
-sans se douter de rien.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Or, dans cette indifférence et cette incompréhension
-totale où demeure tout ce qui
-nous environne, dans ce monde incommunicable
-où tout a son but hermétiquement
-renfermé en lui-même, où toute destinée est
-circonscrite en soi, où il n’y a entre les êtres
-d’autres rapports que ceux de bourreaux à
-victimes, de mangeurs à mangés, où rien ne
-peut sortir de sa sphère étanche, où la mort
-seule établit de cruelles relations de cause
-à effet entre les vies voisines, où la plus
-légère sympathie n’a jamais fait un saut
-conscient d’une espèce à une autre, seul,
-parmi tout ce qui respire sur cette terre, un
-animal est parvenu à rompre le cercle fatidique,
-à s’évader de soi pour bondir jusqu’à
-nous, à franchir définitivement l’énorme
-zone de ténèbres, de glace et de silence qui
-isole chaque catégorie d’existences dans le
-plan inintelligible de la nature. Cet animal,
-notre bon chien familier, si simple et si peu
-étonnant que nous paraisse aujourd’hui ce
-qu’il a fait, en se rapprochant aussi sensiblement
-d’un monde dans lequel il n’était pas
-né et auquel il n’était pas destiné, a cependant
-accompli l’un des actes les plus insolites
-et les plus invraisemblables que nous puissions
-trouver dans l’histoire générale de la
-vie. Quand cette reconnaissance de l’homme
-par la bête, quand ce passage extraordinaire
-de l’ombre à la lumière s’est-il effectué ?
-Est-ce nous qui avons cherché le caniche, le
-molosse ou le lévrier parmi les loups ou les
-chacals, ou si c’est lui qui est venu spontanément
-à nous ? Nous n’en savons rien. Si loin
-que s’étendent les annales humaines, il est à
-nos côtés comme à présent, mais que sont
-les annales humaines au regard des temps
-sans témoignages ? Toujours est-il que le
-voilà dans nos demeures aussi ancien, aussi
-bien à sa place, aussi parfaitement adapté à
-nos mœurs que s’il avait paru sur cette terre
-et tel qu’il est, en même temps que nous.
-Nous n’avons pas à acquérir sa confiance
-ni son amitié, il naît notre ami ; les yeux
-encore fermés, il croit déjà en nous : dès
-avant sa naissance il s’est donné à l’homme.
-Mais le mot « ami » ne peint pas exactement
-son culte affectueux. Il nous aime et nous
-vénère comme si nous l’avions tiré du néant.
-Il est avant tout notre créature pleine de
-gratitude et plus dévouée que la prunelle de
-nos yeux. Il est notre esclave intime et passionné,
-que rien ne décourage, que rien ne
-rebute, en qui rien n’altère la foi ardente ni
-l’amour. Il a résolu d’une manière admirable
-et touchante le problème effrayant que la
-sagesse humaine aurait à résoudre si une
-race divine venait occuper notre globe. Il a
-loyalement, religieusement, irrévocablement
-reconnu la supériorité de l’homme et s’est
-livré à lui corps et âme, sans arrière-pensée,
-sans esprit de retour, ne réservant de son
-indépendance, de son instinct et de son
-caractère que la petite part indispensable
-pour continuer la vie prescrite par la nature
-à son espèce. Avec une certitude, une désinvolture
-et une simplicité qui nous surprennent
-un peu, nous jugeant meilleurs et plus
-puissants que tout ce qui existe, il trahit, à
-notre profit, tout le règne animal auquel il
-appartient, et renie sans scrupule sa race, ses
-proches, sa mère et même ses petits.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais il ne nous aime pas seulement dans
-sa conscience et son intelligence, c’est
-l’instinct de sa race, l’inconscient tout
-entier de son espèce, semble-t-il, qui ne
-pense qu’à nous et ne songe qu’à nous être
-utile. Pour nous mieux servir, pour mieux
-s’adapter à nos besoins divers, il a pris toutes
-les formes et a su varier à l’infini les facultés,
-les aptitudes qu’il met à notre disposition.
-Faut-il qu’il nous aide à poursuivre le gibier
-dans les plaines ? ses jambes s’allongent démesurément,
-son museau s’effile, ses poumons
-s’élargissent, il devient plus rapide
-que le cerf. Notre proie se cache-t-elle sous
-bois ? le génie docile de l’espèce, prévenant
-nos désirs, nous offre le basset, une sorte de
-serpent presque apode qui se glisse dans les
-fourrés les plus épais. Demandons-nous qu’il
-mène nos troupeaux ? le même génie complaisant
-lui octroie la taille, l’intelligence,
-l’énergie et la vigilance nécessaires. Le destinons-nous
-à garder et à défendre notre
-maison ? sa tête s’arrondit et devient monstrueuse,
-afin que sa mâchoire soit plus puissante,
-plus redoutable et plus tenace. Descendons-nous
-avec lui vers le Sud ? son poil
-s’accourcit et s’allège pour qu’il puisse
-fidèlement nous accompagner sous les rayons
-d’un soleil plus ardent. Remontons-nous vers
-le Nord ? ses pieds s’élargissent pour mieux
-fouler la neige, sa fourrure s’épaissit afin que
-le froid ne l’oblige pas à nous abandonner.
-N’est-il destiné qu’à nos jeux, à amuser l’oisiveté
-de nos regards, à orner et à animer
-le logis ? il se revêt d’une grâce et d’une élégance
-souveraines, il se fait plus petit qu’une
-poupée pour s’endormir sur nos genoux au
-coin du feu, ou consent même, si notre caprice
-l’exige, à paraître un peu ridicule pour
-nous plaire.</p>
-
-<p>Vous ne trouverez pas dans l’immense
-creuset de la nature, un seul être vivant qui
-ait montré une souplesse analogue, une pareille
-abondance de formes, une aussi prodigieuse
-facilité d’adaptation à nos désirs. C’est
-que, dans le monde que nous connaissons,
-parmi les génies de la vie, divers et primitifs,
-qui président à l’évolution des espèces, il n’en
-existe aucun, hormis celui du chien, qui se
-soit jamais soucié de la présence de l’homme.</p>
-
-<p>On dira peut-être que nous avons su transformer
-presque aussi profondément certains
-de nos animaux domestiques, nos poules,
-nos pigeons, nos canards, nos chats, nos
-lapins, par exemple. Oui, peut-être, bien que
-ces transformations ne soient pas comparables
-à celles du chien et que le genre de
-services que nous rendent ces animaux demeure
-pour ainsi dire invariable. En tout
-cas, que cette impression soit purement
-imaginaire ou réponde à une réalité, il ne
-semble pas que l’on sente dans ces transformations
-la même bonne volonté inépuisable
-et prévenante, le même amour sagace
-exclusif. Du reste, il est parfaitement probable
-que le chien, ou plutôt le génie inaccessible
-de sa race, ne s’inquiète guère de
-nous, et que nous ayons simplement su tirer
-parti d’aptitudes variées offertes par les
-hasards abondants de la vie. Il n’importe ;
-comme nous ne savons rien du fond des
-choses, il faut bien que nous nous attachions
-aux apparences, et il est doux de constater
-qu’au moins en apparence, il y a sur la planète,
-où nous sommes solitaires comme des
-rois méconnus, un être qui nous aime.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Quoi qu’il en soit de ces apparences, il
-n’en est pas moins certain que dans l’ensemble
-des créatures intelligentes qui ont
-des droits, des devoirs, une mission et une
-destination, le chien est un animal vraiment
-privilégié. Il occupe dans ce monde une
-situation unique et enviable entre toutes. Il
-est le seul être vivant qui ait trouvé et reconnaisse
-un dieu indubitable, tangible, irrécusable
-et définitif. Il sait à quoi dévouer
-le meilleur de soi. Il sait à qui se donner au-dessus
-de lui-même. Il n’a pas à chercher
-une puissance parfaite, supérieure et infinie
-dans les ténèbres, les mensonges successifs,
-les hypothèses et les rêves. Elle est là, devant
-lui et il se meut dans sa lumière. Il
-connaît les devoirs suprêmes que nous ignorons
-tous. Il a une morale qui surpasse tout
-ce qu’il découvre en lui-même, et qu’il peut
-pratiquer sans scrupule et sans crainte. Il
-possède la vérité dans sa plénitude. Il a un
-idéal positif et certain.</p>
-
-<p>Et c’est ainsi que l’autre jour, avant sa
-maladie, je voyais mon petit <i>Pelléas</i>, assis
-au pied de ma table de travail, la queue soigneusement
-repliée sous les pattes, la tête
-un peu penchée pour mieux m’interroger, à
-la fois attentif et tranquille, comme doit
-l’être un saint en présence de Dieu. Il était
-heureux du bonheur que nous ne connaîtrons
-peut-être jamais, puisque ce bonheur naissait
-du sourire et de l’approbation d’une vie
-incomparablement plus haute que la sienne.
-Il était là étudiant, buvant tous mes regards
-et y répondait gravement, comme d’égal à
-égal, pour m’apprendre sans doute que du
-moins par les yeux, l’organe presque immatériel
-qui transformait en intelligence affectueuse
-la lumière dont nous jouissions, il
-savait bien qu’il me disait tout ce que l’amour
-devait dire. Et le voyant ainsi, jeune
-ardent et croyant, m’apportant, en quelque
-sorte, du fond de la nature infatigable, des
-nouvelles toutes fraîches de la vie, confiant,
-émerveillé comme s’il eût été le premier de
-sa race qui vînt inaugurer la terre et que
-l’on fût encore aux premiers jours du monde,
-j’enviais l’allégresse de sa certitude, et je
-me disais que le chien qui rencontre un bon
-maître est plus heureux que celui-ci dont la
-destinée plonge encore de toutes parts dans
-l’ombre.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch2">LE TEMPLE DU HASARD</h2>
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-<p>J’ai sacrifié, — car c’est un cruel sacrifice
-que de renoncer aux jeux incomparables des
-étoiles et de la lune sur la divine Méditerranée, — j’ai
-sacrifié quelques soirées de
-mon séjour au pays du soleil à interroger,
-dans le plus somptueux, le plus actif et le
-plus exclusif de ses temples, le dieu le plus
-obscur de notre terre.</p>
-
-<p>Ce temple se dresse là-bas, à Monte-Carlo,
-sur un rocher que baigne l’éblouissante lumière
-de la mer et du ciel. Des jardins enchantés,
-où s’épanouissent en janvier toutes
-les fleurs du printemps, de l’été et de l’automne,
-des bosquets odorants, qui n’empruntent
-aux saisons ennemies que leurs
-sourires et leurs parfums, précèdent son
-parvis. L’oranger, l’arbre entre tous adorable,
-le citronnier, le palmier, le mimosa
-lui font une ceinture d’allégresse. Des escaliers
-royaux y conduisent les peuples. Mais
-il faut bien le reconnaître, l’édifice n’est pas
-digne de l’admirable site qu’il domine, des
-collines délicieuses, du golfe d’azur et d’émeraude,
-des verdures bienheureuses qui l’entourent.
-Il n’est pas digne non plus du Dieu
-qu’il abrite ni de l’idée qu’il représente. Il
-est platement emphatique et hideusement
-boursouflé. Il évoque la basse insolence,
-l’outrecuidance encore obséquieuse du valet
-enrichi. A l’examen, on constate qu’il est
-solide et vaste ; pourtant, il a l’air mesquin
-et provisoire des monuments prétentieusement
-lamentables de nos expositions universelles.
-On a logé le père auguste du Destin
-dans une sorte de meringue ornée de fruits
-confits et de tourelles de sucre. Peut-être
-est-ce à dessein que la demeure est ridicule…
-On a craint d’avertir ou d’effrayer la foule.
-On tenait probablement à lui faire croire
-que le plus bienveillant, le plus frivole, le
-plus inoffensivement capricieux, le moins
-sérieux des dieux attendait ses fidèles sur
-un trône de gâteaux dans cette pièce montée.
-Il n’en est rien. Une divinité mystérieuse et
-grave, une force souveraine et sage, harmonieuse
-et sûre règne là. Il eût fallu l’asseoir
-en un palais de marbre, nu et sévère, simple
-et colossal, haut et large, glacial et religieux,
-géométrique et inflexible, affirmatif et écrasant.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le dedans répond au dehors. Les salles
-sont spacieuses mais banalement magnifiques.
-Les hiérodules de la chance, les croupiers
-ennuyés, indifférents et monotones
-ont l’air de commis endimanchés. Ce ne
-sont pas les prêtres, mais les petits employés
-du hasard. Les rites et les objets du culte
-sont vulgaires et familiers : quelques tables,
-des chaises ; ici, une sorte de cuvette ou de
-cylindre qui tourne au centre de l’autel,
-une minuscule bille d’ivoire qui roule en
-sens inverse de la cuvette ; là, quelques jeux
-de cartes, et c’est tout. Il n’en faut pas davantage
-pour évoquer l’incommensurable
-puissance qui tient les astres en suspens.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Autour des tables se pressent les fidèles.
-Chacun d’eux porte en soi des espérances,
-une foi, des tragédies, des comédies diverses
-et invisibles. Voici, je pense, le lieu du
-monde où s’accumulent et se dépensent en
-pure perte le plus de force nerveuse et de
-passions humaines. Voici le lieu néfaste, où
-la substance sans pareille et peut-être divine,
-qui en tout autre endroit opère des miracles
-féconds, des prodiges de force, de beauté
-et d’amour, voici le lieu funeste où la fleur
-spirituelle, le fluide le plus précieux de la
-planète s’égare irrémédiablement dans le
-néant !… On ne saurait imaginer gaspillage
-plus criminel. Cette force inutile, qui
-ne sait où aller ni à quoi s’employer, qui ne
-trouve ni porte ni fenêtre, ni objet ni levier,
-vient flotter sur la table comme une ombre
-mortelle, retombe sur soi, et crée une atmosphère
-particulière, une sorte de silence
-qui est comme la fièvre du silence véritable.
-Dans ce silence malsain, la voix du petit
-rond-de-cuir de la Fatalité nasille la formule
-sacrée : « Faites vos jeux, Messieurs, faites
-vos jeux ! » C’est-à-dire, faites au dieu caché
-le sacrifice nécessaire pour qu’il se manifeste.
-Alors, sortie çà et là de la foule, une main
-illuminée de certitude pose impérieusement
-sur des chiffres indubitables le fruit d’une
-année de travail. D’autres adorateurs, plus
-rusés, plus circonspects, moins confiants,
-composent avec le sort, éparpillent leurs
-chances, supputent des probabilités illusoires,
-et, après avoir étudié l’humeur et le
-caractère particulier du génie de la table,
-lui tendent des pièges complexes et savants.
-D’autres, enfin, livrent à l’aventure,
-aux caprices du nombre, une portion
-considérable de leur bonheur ou de leur
-vie.</p>
-
-<p>Mais déjà retentit la seconde formule :
-« Rien ne va plus ! » c’est-à-dire, le dieu va
-parler. A ce moment, un œil qui percerait
-le voile débonnaire des apparences, verrait
-distinctement épars sur l’humble tapis vert
-(sinon actuellement, tout au moins en puissance,
-car un coup est rarement isolé, et qui
-joue aujourd’hui son superflu jouera demain
-tout ce qu’il possède), un champ de blé qui
-mûrit au soleil à mille lieues de là ; tout à
-côté, dans d’autres cases, un pré, un bois,
-un château sous la lune, une boutique au
-fond d’une petite ville, le lit d’une prostituée,
-une troupe de scribes et de comptables penchés
-sur les grands livres dans des bureaux
-obscurs, des paysans qui peinent sous la
-pluie, des centaines d’ouvrières travaillant de
-l’aube à la nuit en des chambres meurtrières,
-des mineurs dans la mine, des matelots sur
-leur navire, les joyaux de la débauche, de
-l’amour ou de la gloire, une prison, une
-usine, de la joie, de la misère, de l’injustice,
-de la cruauté, de l’avarice, des crimes, des
-privations, des sanglots… Tout cela repose
-là, bien tranquillement, dans ces petits tas
-d’or qui sourient, dans ces bouts de papier
-si légers qui fixent les désastres qu’une existence
-entière ne pourra plus déplacer. Les
-moindres mouvements étriqués et timides
-de ces médailles jaunes et de ces billets bleus
-vont se répercuter et s’amplifier au loin,
-dans le monde réel, dans les rues, dans les
-plaines, dans les arbres, dans le sang, dans
-les cœurs. Ils vont démolir la maison où
-moururent les parents, enlever à l’aïeul son
-fauteuil coutumier, donner un autre maître
-au village étonné, fermer un atelier, priver
-de pain les enfants d’un faubourg, détourner
-le cours d’une rivière, arrêter ou briser une
-vie, et dénouer à l’infini, dans le temps et
-l’espace, la chaîne ininterrompue des effets
-et des causes. Mais nulle de ces vérités retentissantes
-ne fait entendre un murmure
-indiscret. Il y a ici plus d’Euménides endormies
-qu’aux marches empourprées du palais
-des Atrides ; mais leur réveil et leurs cris de
-douleur se dissimulent au fond des cœurs.
-Rien ne trahit, rien ne présage qu’un certain
-nombre de malheurs planent sur l’assistance
-et choisissent leurs victimes. Seuls, les yeux
-s’agrandissent un peu, cependant que les
-mains torturent sournoisement un crayon,
-un chiffon de papier. Pas un mot, pas un
-geste insolite. L’attente moite est immobile.
-C’est le lieu des drames sans voix, des combats
-étouffés, des désespoirs qui ne sourcillent
-point, des tragédies masquées de silence,
-des destinées muettes qui s’effondrent dans
-une atmosphère de mensonges qui absorbe
-tous les bruits.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Pendant ce temps, la petite boule tourne
-sur le cylindre, et je songe à tout ce que
-détruit la puissance formidable que lui confère un
-détestable pacte. A chaque fois qu’elle
-part ainsi à la recherche de la mystérieuse
-réponse, elle anéantit tout autour d’elle les
-restes suprêmes et essentiels de notre seule
-morale sociale d’aujourd’hui : je veux dire
-la valeur de l’argent. Anéantir la valeur de
-l’argent pour lui substituer un idéal plus
-haut serait œuvre excellente ; mais l’anéantir
-pour laisser à sa place le néant pur et simple
-est, j’imagine, l’un des attentats les plus
-graves que l’on puisse commettre contre
-notre évolution actuelle. Envisagé d’un certain
-point de vue et purifié de ses vices accidentels,
-l’argent est, somme toute, un très
-respectable symbole : il représente l’effort et
-le travail humain ; il est, en général, le fruit
-de sacrifices méritoires et de nobles fatigues.
-Or, ici, ce symbole, l’un des derniers que
-nous possédions, est quotidiennement et
-publiquement bafoué. Subitement, en face
-du caprice d’un petit objet insignifiant comme
-un jouet d’enfant, dix années de labeur, de
-sagesse consciencieuse, de devoirs patiemment
-supportés, perdent toute importance.
-Si l’on n’avait pris soin d’isoler ce phénomène
-monstrueux sur un rocher unique, il
-n’est pas d’organisme social qui eût résisté
-à son rayonnement délétère. Même à présent,
-dans son isolement de pestiféré, cette
-influence dévastatrice s’étend à des distances
-qu’on n’avait pas prévues. On la sent telle,
-cette influence, si nécessaire, si maléfique
-et si profonde, qu’au sortir de ce palais maudit
-où l’or ruisselle incessamment à rebours
-de la conscience humaine, on s’étonne que
-la vie normale continue, que des ouvriers
-résignés consentent à entretenir les pelouses
-qui précèdent le monument funeste, que de
-malheureux gardes, pour un salaire dérisoire,
-veillent sur son enceinte, et qu’une
-pauvre petite vieille, au bas des escaliers de
-marbre, parmi les allées et venues des joueurs
-enrichis ou ruinés, s’obstine, depuis des
-années, à vivoter péniblement en offrant aux
-passants des oranges, des amandes, des noisettes
-et des boites d’allumettes de deux
-sous…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Tandis que nous réfléchissons ainsi, la
-bille d’ivoire ralentit sa course circulaire, et
-se met à sautiller comme un insecte babillard
-sur les trente-sept cases qui la sollicitent.
-C’est la sentence irrévocable. Étrange
-infirmité de nos yeux, de nos oreilles et
-de ce cerveau dont nous sommes si fers !
-Étranges secrets des lois les plus élémentaires
-de notre globe ! De la seconde où la
-bille s’est mise en mouvement, à la seconde
-où elle tombe dans le creux fatidique, sur
-ce champ de bataille long de trois décimètres,
-sous cette forme puérile et goguenarde, le
-mystère de l’univers inflige à la puissance, à la
-raison humaines, une symbolique, une incessante
-et décourageante défaite. Réunissez autour
-de cette table tous les savants, tous les
-devins, tous les voyants, tous les illuminés,
-tous les prophètes, tous les saints, tous les
-thaumaturges, tous les mathématiciens, tous
-les génies de tous les temps et de tous
-les pays, priez-les qu’ils cherchent dans leur
-raison, dans leur âme, dans leur science,
-dans leurs cieux, le nombre si prochain, le
-nombre qui déjà affleure le présent, où la
-petite boule terminera sa course ; demandez-leur,
-pour nous prédire ce nombre, qu’ils
-invoquent leurs dieux qui savent tout, leurs
-pensées qui gouvernent les peuples et se
-flattent de pénétrer les mondes : tous leurs
-efforts se briseront sur celle brève énigme
-qu’un enfant tiendrait dans sa main et qui
-ne remplit plus la durée d’un clin d’œil. Pas
-un n’a pu le faire, pas un ne le fera.</p>
-
-<p>Et toute la force, toute la certitude de la
-« Banque », qui est l’impassible, l’obstinée,
-l’inébranlable et toujours victorieuse alliée
-de la sagesse rythmique et totale du hasard,
-repose uniquement sur la constatation de
-l’impuissance de l’homme à prévoir, ne fût-ce
-que d’un tiers de seconde, ce qui va se passer
-sous ses yeux. Si, depuis près d’un demi-siècle
-que se déroulent sur ce rocher fleuri
-ces redoutables expériences, il s’était trouvé
-un seul être qui, durant une après-midi, eût
-déchiré l’enveloppe de mystère qui couvre à
-chaque coup le petit avenir de la bille, la
-banque aurait sauté, l’entreprise eût sombré.
-Mais cet être anormal ne s’est pas présenté ;
-et la banque sait bien qu’il ne viendra jamais
-s’asseoir à l’une de ses tables. Malgré tout
-son orgueil et toutes ses espérances, on voit
-donc à quel point l’homme sait qu’il ne peut
-rien savoir.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>A la vérité, le hasard, au sens où l’entendent
-les joueurs, est un dieu qui n’existe pas.
-Ils n’adorent qu’un mensonge que chacun
-d’eux se représente sous une forme différente.
-Chacun d’eux lui prête des lois, des habitudes,
-des préférences d’ailleurs contradictoires
-dans leur ensemble et purement imaginaires.
-Selon les uns, il favorise certains
-chiffres. Selon d’autres, il obéit à certains
-rythmes qu’il est facile de saisir. Selon d’autres
-encore, il y a en lui une sorte de justice
-qui finit par donner une valeur égale à chaque
-groupe de chances. Selon d’autres enfin,
-il lui est impossible de favoriser indéfiniment,
-au bénéfice de la banque, telle série de
-chances simples. Nous n’en finirions pas si
-nous voulions parcourir tout le <i lang="la" xml:lang="la">Corpus Juris</i>
-chimérique de la roulette. Il est vrai que, dans
-la pratique, la répétition indéfinie des
-mêmes accidents limités, forme forcément
-des groupes de coïncidences où l’œil halluciné
-du joueur croit entrevoir des fantômes de
-lois. Mais il est vrai aussi qu’à l’épreuve, au
-moment où l’on compte sur l’assistance du
-fantôme le plus sûr, il s’évanouit brusquement
-et vous laisse face à face avec l’inconnu qu’il
-masquait. Du reste, la plupart des joueurs
-apportent devant la table verte bien d’autres
-illusions, conscientes ou instinctives et infiniment
-moins justifiables. Presque tous se
-persuadent que le hasard leur réserve des
-faveurs ou des disgrâces spéciales et préméditées.
-Presque tous imaginent entre la petite
-sphère d’ivoire et leur présence, leurs passions,
-leurs désirs, leurs vices, leurs vertus,
-leurs mérites, leur puissance spirituelle ou
-morale, leur beauté, leur génie, l’énigme de
-leur être, leur avenir, leur bonheur et leur
-vie, je ne sais quel rapport innommé mais
-plausible. Est-il besoin de dire qu’il n’y en à
-aucun ; qu’il ne saurait y en avoir ?</p>
-
-<p>Cette petite sphère dont ils implorent la
-sentence, et sur laquelle ils espèrent exercer
-une influence occulte, cette petite boule incorruptible
-a mieux à faire qu’à s’occuper de
-leurs tristesses ou de leurs joies. Elle ne possède
-que trente ou quarante secondes de mouvement
-et de vie, et, durant ces trente ou
-quarante secondes, il faut qu’elle obéisse à
-plus de règles éternelles, qu’elle résolve plus
-de problèmes infinis, qu’elle accomplisse
-plus de devoirs essentiels qu’il n’en tiendra
-jamais dans la conscience ou la compréhension
-de l’homme. Il faut entre autres choses
-énormes et difficiles, qu’elle concilie, dans
-sa course si brève, ces deux puissances incognoscibles
-et incommensurables, qui sont
-probablement l’âme biforme de l’univers : la
-force centrifuge et la force centripète. Il faut
-qu’elle tienne compte de toutes les lois de la
-gravitation, du frottement, de la résistance
-de l’air, de tous les phénomènes de la matière.
-Il faut qu’elle soit attentive aux moindres
-incidents de la terre et du ciel : car un joueur
-qui se déplace, ébranlant imperceptiblement
-le parquet de la salle, une étoile qui se lève
-au firmament, l’oblige de modifier ou de
-recommencer toutes ses opérations mathématiques.
-Elle n’a pas le loisir de jouer le
-rôle d’une déesse bienfaisante ou cruelle aux
-humains ; il lui est interdit de négliger une
-seule des formalités innombrables que l’infini
-exige de tout ce qui se meut en lui. Et lorsque
-enfin elle arrive au but, elle a fait le
-même travail incalculable que la lune ou les
-autres planètes indifférentes et glaciales qui,
-là-haut, au dehors, dans l’azur transparent,
-montent majestueusement sur la Méditerranée
-de saphir et d’argent…</p>
-
-<p>Ce long travail, nous l’appelons hasard, ne
-pouvant donner d’autre nom à ce que nous
-ne comprenons pas encore.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch3">EN AUTOMOBILE</h2>
-
-
-<p>Les premières sorties — l’initiation, — sous
-la garde du maître, ne comptent pas.
-On ne communique pas directement avec la
-bête merveilleuse. Il y a entre elle et nous
-un intermédiaire encombrant qui nous cache
-son véritable caractère, un truchement plein
-de réticences sournoises ; un dompteur responsable,
-Même le volant, les leviers, les
-manettes entre les doigts, le frein sous le
-pied, on ne possède point le monstre. Sur
-lui, à nos côtés, veille une volonté trop longtemps
-souveraine, à laquelle, comme un
-chien fidèle, il demeure obséquieusement
-attaché. Il est encore à demi-humain. On
-éprouve un peu ce que doit éprouver l’apprenti
-belluaire qui se risque dans la cage
-aux lions sous la protection de son père,
-dont l’œil et la cravache font ramper humblement
-les fauves asservis. On a hâte d’être
-seul, en présence de l’espace, avec l’animal
-inconnu créé d’hier. On brûle de savoir ce
-qu’il est en soi, ce qu’il demande, ce qu’il
-refuse, comment il obéit à son maître imprévu ;
-et quelle leçon nouvelle donneront
-tout à coup les horizons nouveaux où vous
-plonge jusqu’à l’âme une force qui sort pour
-la première fois du réservoir inépuisable des
-forces indisciplinées, afin de vous permettre
-d’absorber en un jour autant de paysages, de
-ciels et de spectacles, qu’on en absorbait
-autrefois au cours de toute une vie.</p>
-
-<p>Hier, le maître m’a conduit de Paris à
-Rouen. Ce matin, après m’avoir mené hors
-des portes de la vieille ville aux clochers
-assemblés, il m’a abandonné. Me voilà seul
-avec l’hippogriffe suspect ; seul en rase campagne,
-sur la route déserte, qui de l’azur
-immaculé de l’horizon de gauche, à l’azur
-encore rose de l’horizon de droite, divise un
-océan de blé coupé de masses d’arbres qui
-bleuissent au loin, comme les ombrages d’un
-parc démesuré.</p>
-
-<p>Je suis loin des remises et des gares, loin
-des ateliers secourables. Et c’est d’abord une
-inquiétude obscure et qui n’est pas sans
-charme. Me voici à la merci de la force
-mystérieuse, mais plus logique que moi-même.
-Un caprice de sa vie cachée, un de
-ces caprices souvent insaisissables, mais qui
-n’ont jamais tort, et font honte à notre raison
-vaniteuse, et me voilà dans la détresse de la
-plaine verte et sans limites, enchaîné à la
-masse incomprise que mes bras ne peuvent
-remuer. Pourtant ce monstre, je me dis que
-j’en sais les secrets. Avant de me confier à
-sa puissance, j’en ai démonté et scruté les
-organes. Il ronfle sous mes pieds et sa physiologie
-m’est présente. Je connais ses points
-délicats et ses rouages impeccables, ses
-maladies d’enfance et ses infirmités sans
-remède. On m’a dévoilé son âme et son
-cœur, et la circulation profonde de sa vie.
-Son âme, c’est l’étincelle électrique qui, sept
-à huit cent fois à la minute, vient enflammer
-son souffle. Son terrible cœur compliqué,
-c’est d’abord ce carburateur au double visage
-étrange, qui dose, prépare, volatilise l’essence,
-fée subtile endormie depuis la naissance
-du monde, qu’il rappelle au pouvoir et
-qu’il unit à l’air qui la réveille. Ce mélange
-redoutable est avidement pompé par le
-gros viscère voisin, qui contient la chambre
-d’explosion, le piston, les soupapes à ressort,
-toutes les forces vives du moteur. Autour de
-ces viscères qui ne forment qu’un faisceau
-de flammes, constamment appelée pour
-apaiser l’ardeur intime qui les ronge et les
-transformerait en une coulée de lave, infatigable
-et toujours refroidie par le radiateur
-posté à l’avant de la voiture, aspirant la
-fraîcheur des vallons et des plaines pour
-calmer de ses longues caresses glacées les
-fièvres mortelles du travail, circule sans
-répit l’eau vigilante et pure. Puis il y a le
-<i>trembleur</i>, qui règle l’étincelle, et que règle
-à son tour le mouvement même du moteur.
-L’âme obéit au corps proprement dit, et le
-corps obéit à l’âme dans une harmonie ingénieuse.
-Mais grâce à une élasticité très
-curieuse de cette harmonie préétablie, une
-volonté plus intelligente ou plus indépendante,
-qui représente ici la volonté divine, la
-volonté du chauffeur, peut encore améliorer
-cet admirable équilibre de deux forces étrangères
-et, au moyen de la manette de l’<i>avance
-à l’allumage</i>, précipiter l’étincelle au moment
-le plus favorable, selon l’aide ou la résistance
-des hasards de la route.</p>
-
-<p>Admirons en passant la terminologie
-spontanée et bizarre, mais non pas sotte,
-qui est comme la langue de la force nouvelle.
-L’<i>avance à l’allumage</i> (qui correspond,
-dans un autre ordre de phénomènes, <i>à l’avance
-à l’admission</i> des locomotives), est
-un terme très juste, et il serait fort difficile
-d’exprimer plus simplement et plus
-sensiblement ce qu’il avait à dire. L’allumage,
-c’est l’inflammation des gaz explosifs
-par l’étincelle électrique ; cette explosion
-peut être avancée ou retardée par rapport à
-la course du piston selon les besoins du
-moteur. Quand on met l’<i>avance à l’allumage</i>,
-l’étincelle jaillit quelque millième de seconde
-avant l’instant où elle devrait logiquement
-se produire ; c’est-à-dire avant que le piston
-arrivé au sommet de sa course ait complètement
-comprimé les gaz et utilisé toute l’énergie
-de l’explosion précédente. Il semble, au
-premier abord, que cette explosion prématurée
-doive contrarier son mouvement ascensionnel.
-Il n’en est rien ; l’expérience prouve
-qu’on bénéficie du temps infinitésimal que
-les gaz enflammés mettent à se dilater, et
-probablement d’autres causes d’énergie assez
-obscures. Toujours est-il qu’on accélère
-étrangement la vitesse de la machine. C’est
-pour ainsi dire le coup de vin versé aux
-travailleurs, une sorte de subterfuge qui lui
-donne un surcroît de puissance anormale.
-Mais d’où vient donc le terme, et qui en est
-le père ? D’où sortent-ils, ces mots qui
-naissent tout à coup, au moment nécessaire,
-pour fixer dans la vie les êtres ignorés hier ?
-On ne le sait jamais. Ils s’évadent des ateliers,
-des usines, des boutiques ; ils sont les derniers
-échos de cette voix commune et anonyme
-qui a donné un nom aux arbres et aux
-fruits, au pain et au vin, à la vie et à la
-mort ; et quand les savants les regardent et
-les interrogent, le plus souvent il est heureusement
-trop tard pour qu’ils y changent
-rien.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le <i>trembleur</i> et la <i>bougie</i>, voilà, surmontant
-sept ou huit autres (la compression, la
-carburation, le graissage, la circulation de
-l’eau, l’ampérage des piles, ou le voltage des
-accumulateurs, etc., etc.), les deux grands
-soucis du chauffeur. La vis de réglage de
-l’un se déplace-t-elle d’une ligne, les deux
-fils affrontés de l’autre sont-ils effleurés
-d’une goutte d’huile, d’une trace d’oxyde, et
-c’est la mort subite du cheval fabuleux. Mais
-autour d’eux, que d’autres organes auxquels
-je n’ose même pas songer ! Là-bas, caché
-dans son <i>carter</i> de fonte, comme un génie
-furieux dans une prison trop étroite, l’appareil
-mystérieux du changement de vitesse,
-qui tout à l’heure au pied d’une côte, sur
-une pesée du levier, déchaînera des explosions
-innombrables, imprimera au piston un
-va-et-vient frénétique qui secouera toutes
-les vertèbres de la bête et communiquera
-aux roues allenties une force quadruplée,
-devant laquelle toute montagne viendra
-courber l’échine pour porter humblement
-son vainqueur vers la cime.</p>
-
-<p>Ensuite, ce sont les joints énigmatiques
-de l’<i>arbre à la Cardan</i>, qui, supprimant
-chaînes et courroies, transmettent directement
-aux deux roues d’arrière toute la puissance
-sublimée qui s’élabore dans le cœur
-forcené. Enfin, plus bas encore, sous le frein,
-dans sa boîte presque inviolable, le secret
-transcendant du <i>différentiel</i>, qui permet, par
-un miracle récent, à deux roues de même
-dimensions, fixées sur le même axe mû par
-le même moteur, de faire un nombre de
-tours inégal !</p>
-
-<p>Mais ce sont là les grands mystères dont
-je n’ai pas encore à m’inquiéter. Le monstre
-sous ma main émue est plein de bonne volonté,
-et des deux côtés de la route les champs
-de blé coulent paisiblement comme des rivières
-vertes. Il est temps d’essayer le pouvoir
-des gestes ésotériques. Je touche aux
-chevilles enchantées. Le cheval féerique
-obéit. Brusquement il s’arrête. Toute sa vie
-s’éteint dans un gémissement bref. Il n’est
-plus qu’un énorme et inerte appareil de métal.
-Il s’agit maintenant de le ressusciter. Je
-descends et m’agite autour du cadavre. Les
-plaines dont je bravais l’immensité soumise
-prennent déjà leur revanche. On dirait
-qu’elles s’allongent, se creusent autour de
-mon immobilité, s’étendent à vue d’œil plus
-démesurément jusqu’aux confins du ciel, qui
-reculent à leur tour. Je suis perdu parmi les
-blés infranchissables dont les multitudes
-d’épis remuent, se haussent, s’inclinent, se
-pressent pour mieux voir ce que je vais tenter,
-tandis que les coquelicots éclatent de
-mille rires dans la foule onduleuse. N’importe,
-ma science neuve est déjà sûre. L’hippogriffe
-revit, s’ébroue d’abord sur place,
-puis repart en chantant. Je reconquiers les
-plaines qui s’inclinent. J’entr’ouvre lentement
-la fameuse manette de l’<i>avance à l’allumage</i>,
-et règle de mon mieux l’admission de l’essence.
-L’allure s’accélère ; le ronflement
-plus aigu des rouages révèle une ivresse
-croissante. Tout d’abord la route vient à moi
-d’un mouvement cadencé par la félicité,
-comme une fiancée qui agite des palmes.
-Mais bientôt elle s’anime davantage, elle
-bondit, elle s’affole, elle se précipite sur
-moi, elle roule sous le char comme un torrent
-furieux qui me fouette de son écume,
-m’inonde de ses flots, m’aveugle de son
-souffle. Oh ! ce souffle admirable ! On dirait
-que des ailes, des milliers d’ailes qu’on ne
-voit pas, les ailes transparentes de grands
-oiseaux surnaturels, hanteurs de sommets
-invisibles battus par des vents éternels,
-viennent cingler ainsi de leur vaste fraîcheur
-mes tempes et mes yeux ! A présent, le chemin
-tombe à pic dans l’abîme, et l’appareil
-magique l’y précède. Les arbres qui le bordent
-avec sérénité depuis tant d’années lentes
-redoutent un cataclysme. On croirait qu’ils
-accourent, rapprochent leurs têtes vertes, se
-massent, se concertent devant le phénomène
-qui surgit, pour lui barrer la voie. Puis soudain,
-comme il ne s’arrête pas, les voilà pris
-d’effroi. Ils se sauvent, se dispersent, regagnent
-à tâtons leur place séculaire, se penchent
-tumultueusement sur mon passage, et,
-répercutant dans leurs millions de feuilles la
-joie presque insensée de la force qui chante,
-murmurent à mes oreilles les psaumes volubiles
-de l’Espace qui admire et acclame son
-antique ennemie, toujours vaincue jusqu’à
-ce jour mais enfin triomphante : la Vitesse.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>L’Espace et son frère invisible le Temps
-sont en somme les deux grands adversaires
-de l’homme. Nous serions semblables aux
-dieux si nous en triomphions. Le Temps
-semble invincible, n’ayant ni corps, ni forme,
-ni organe par quoi nous le puissions saisir.
-Il passe, il laisse des traces presque toujours
-douloureuses, comme l’ombre malfaisante
-d’un être inévitable qu’on n’aperçoit jamais.
-Il est d’ailleurs probable qu’il n’existe pas en
-soi ; qu’il n’est que par rapport à nous, et
-que nous n’arriverons point à subjuguer ce
-fantôme nécessaire de notre imagination organiquement
-fausse. Quant à l’Espace, son
-magnifique frère qui se revêt de la robe
-verte des plaines, du voile jaune des déserts,
-du manteau bleu des océans, et recouvre le
-tout de l’azur de l’éther et de l’or des étoiles,
-sans doute il a déjà subi bien des défaites ;
-mais jamais, jusqu’ici, l’homme ne l’avait
-pris pour ainsi dire à bras-le-corps, pour
-lutter seul à seul, face à face, avec lui. Il
-envoyait contre sa forme gigantesque des
-monstres qui, vainqueurs, devaient être
-vaincus à leur tour.</p>
-
-<p>Sur mer, de grands steamers l’asservissent
-chaque jour ; mais la mer est si vaste, que la
-vitesse extrême que pourraient supporter
-nos fragiles poumons n’y remporterait encore
-qu’une sorte de triomphe immobile. D’autre
-part, sur le chemin de fer, l’espace assujetti
-défile sous nos yeux ; mais il se déroule
-loin de nous, nous ne le touchons point ; il est
-comme le captif que promène le triomphe
-d’un monarque étranger, et nous sommes
-nous-mêmes les prisonniers chétifs de celui
-qui l’a détrôné. Mais ici, dans ce petit char
-de feu, si docile, si léger et si miraculeusement
-infatigable, entre les ailes repliées de
-cet oiseau de flamme qui vole au ras de la
-terre pour nous montrer les fleurs, qui caresse
-les blés, respire les ruisseaux, connaît
-l’ombre des arbres, entre dans les villages,
-voit les portes ouvertes et les tables servies,
-compte les moissonneurs qui se penchent
-sur les prés, fait le tour de l’église entourée
-de tilleuls, se repose à l’auberge sur le coup
-de midi, puis repart en chantant pour aller
-voir d’un bond ce qui a lieu parmi les autres
-hommes, à trois journées de marche du
-repas achevé, et surprend la même heure
-dans un monde nouveau, — ici, l’Espace
-devient vraiment humain, il se proportionne
-à notre œil, aux besoins de notre âme à la
-fois prompte et lente, étroite et colossale,
-insatiable et méticuleuse ; il est assimilable
-enfin et nous offre sans cesse, en chacun de
-ses buts, chacune des beautés qu’il n’offrait
-autrefois qu’à l’arrivée pénible.</p>
-
-<p>Maintenant, au contraire, ce n’est plus
-l’arrivée qui nous rouvre les yeux, ranime
-l’attention si précieuse à la vie et invite au
-bonheur d’admirer ; la route tout entière
-n’est plus qu’une arrivée sans nombre. Les
-joies du but se multiplient puisque tout prend
-la forme adorable du but ; les yeux oublient
-enfin leur indifférente paresse, et la bonne
-mémoire des beautés de la terre maternelle,
-la plus simple des fées qui président au bonheur,
-en songeant en silence aux journées
-moins heureuses qui attendent tout homme,
-range dans nos souvenirs, parmi les biens
-acquis qu’on ne nous reprend pas, les trésors
-imprévus que lui versent à flots les
-routes déchaînées et les heures délivrées.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch4">ÉLOGE DE L’ÉPÉE</h2>
-
-
-<p>L’homme, avide de justice, tente de mille
-façons diverses, souvent empiriques, quelquefois
-sages, d’autres fois bizarres et superstitieuses,
-d’évoquer l’ombre de la grande
-déesse nécessaire à son existence. Déesse
-étrange, insaisissable et pourtant si vivante !
-Divinité immatérielle qui ne peut se dresser
-et se tenir debout que dans le secret de notre
-cœur ; et de qui l’on peut dire que plus elle
-a de temples visibles, moins elle possède de
-puissance réelle. Un jour luira peut-être où
-elle n’aura plus d’autre palais que la conscience
-de chacun de nous, et ce jour-là, elle
-règnera véritablement dans le silence qui est
-l’élément sacré de sa vie. En attendant nous
-multiplions les organes par où nous espérons
-qu’elle pourra se faire entendre. Nous
-lui prêtons des voix humaines et solennelles ;
-et lorsqu’elle se tait dans les autres et jusque
-dans nous-mêmes, nous allons l’interroger
-par-delà notre propre conscience, aux limites
-incertaines de notre être, là où nous devenons
-un débris du hasard ; et où nous
-croyons que la justice se confond avec Dieu
-et notre propre destinée.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>C’est ce besoin insatiable qui, sur les points
-où la justice humaine demeurait muette et se
-déclarait impuissante, fit autrefois appel au
-jugement de Dieu. Aujourd’hui, que l’idée
-que nous nous faisions de la divinité a
-changé de forme et de nature, le même instinct
-persiste, si profond, si général, qu’il
-n’est peut-être que le voile à demi transparent
-d’une vérité prochaine. Si ce n’est plus
-à Dieu que nous nous remettons d’approuver
-ou de condamner ce que les hommes ne sauraient
-juger ; c’est à la partie inconsciente,
-inconnaissable et pour ainsi dire future de
-nous-même que nous confions cette mission.
-Le duel n’invoque plus le jugement de Dieu,
-mais celui de notre avenir, de notre chance
-ou de notre destin, composé de tout ce qu’il
-y a d’indéfini en nous. Il est, au nom de nos
-possibilités bonnes ou mauvaises, sommé de
-déclarer si, au point de vue de la vie inexplicable,
-nous avons tort ou raison.</p>
-
-<p>Voilà ce qu’on démêle d’ineffaçablement
-humain sous toutes les absurdités et puérilités
-de nos rencontres actuelles. Si déraisonnable
-qu’elle paraisse, cette espèce d’interrogation
-suprême, cette question posée
-dans la nuit que n’éclaire plus la justice intelligible,
-on ne pourra guère y renoncer
-tant qu’on n’aura pas trouvé une façon moins
-équivoque de peser les droits et les torts, les
-espérances et les inégalités essentielles de
-deux destinées qui veulent s’affronter.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Du reste, pour descendre de ces régions
-hantées de fantômes plus ou moins dangereux,
-au point de vue pratique, il est certain
-que le duel, c’est-à-dire la possibilité de se
-faire extra-légalement et pourtant régulièrement
-justice à soi-même, répond à un besoin
-qu’on ne saurait nier. Nous ne vivons
-pas au sein d’une société qui nous protège
-suffisamment pour nous enlever en toutes
-circonstances ce droit le plus cher à l’instinct
-de l’homme.</p>
-
-<p>Il est inutile, je pense, d’énumérer les cas
-où la protection est insuffisante. Nous aurions
-plus tôt fait de citer ceux où elle suffit.
-Sans doute, pour ceux qui sont légitimement
-faibles et sans défense, il serait désirable
-qu’il en fût autrement ; mais pour ceux qui
-sont capables de se défendre, il est très salutaire
-qu’il en soit ainsi, car rien n’endort
-l’initiative et le caractère comme une protection
-trop zélée et trop constante. Souvenons-nous
-que nous sommes avant tout des êtres
-de proie et de lutte ; qu’il faut avoir égard à
-ne pas éteindre complètement en nous les
-qualités de l’homme primitif, car ce n’est pas
-sans raison que la nature les y a mises. S’il
-est sage d’en restreindre l’excès, il est prudent
-d’en garder le principe. Nous ne savons
-pas les retours offensifs que nous ménagent
-les éléments ou d’autres forces de
-l’univers ; et probablement malheur à nous
-s’ils nous trouvent un jour entièrement dénués
-de l’esprit de vengeance, de méfiance,
-de colère, de brutalité, de combativité et de
-bien d’autres défauts, très blâmables au point
-de vue humain, mais qui bien plus que les
-vertus abstinentes le plus préconisées nous
-ont aidés à vaincre les grands ennemis de
-notre espèce.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Il convient donc de louer en général ceux
-qui ne se laissent pas offenser impunément.
-Ils entretiennent parmi nous un idéal de justice
-extra-légale dont nous profitons tous, et
-qui s’effriterait rapidement sans leur aide.
-Déplorons plutôt qu’ils ne soient pas plus
-nombreux. S’il y avait un peu moins de
-bonnes âmes capables de châtier, mais trop
-promptes à pardonner, on trouverait bien
-moins de méchants trop prompts à faire le
-mal ; car les trois quarts du mal qui se commet
-naissent de la certitude de l’impunité.
-Pour le maintien de la crainte et du respect
-diffus qui permettent aux malheureux désarmés
-de vivre et de respirer à peu près librement
-dans une société où pullulent les coquins
-et les lâches, il est du strict devoir de
-tous ceux qui sont à même de résister par
-un geste de violence à l’injustice légalement
-permise, de ne jamais manquer à le faire. Ils
-relèvent ainsi le niveau de la justice immanente.
-En croyant ne défendre qu’eux-mêmes
-ils défendent en somme le plus précieux des
-patrimoines humains. Je ne prétends pas
-qu’il ne vaudrait pas mieux, dans la plupart
-des cas, que les tribunaux intervinssent ;
-mais en attendant que nos lois soient plus
-simples, plus pratiques, moins coûteuses et
-plus familières, nous n’avons, contre un certain
-nombre d’iniquités très réelles, quoique
-non prévues par les Codes, d’autre recours
-que le poing ou l’épée.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Le poing est rapide, immédiat ; mais outre
-qu’il n’est pas assez concluant, que dès que
-l’offense a quelque gravité il s’affirme vraiment
-trop anodin et trop éphémère, il a toujours
-des gestes un peu vulgaires et des effets
-assez répugnants. Il ne met en jeu qu’une
-faculté brutale. Il est la plus aveugle et la
-plus inégale des armes ; et, comme il échappe
-à toutes les conventions qui équilibreraient
-les chances de deux adversaires mal appariés,
-il entraîne de la part du vaincu des représailles
-exagérées qui finissent par l’armer
-du bâton, du couteau ou du revolver.</p>
-
-<p>Il est admissible en certains pays, en Angleterre
-par exemple. La boxe y fait partie
-de l’éducation élémentaire, et sa pratique
-générale aplanit singulièrement les inégalités
-naturelles ; de plus, tout un organisme
-de clubs, de jurys paternels, de tribunaux
-faciles corrobore ou prévient ses exploits.
-Mais en France il serait regrettable qu’on y
-revînt. L’épée, qui l’y remplace immémorialement,
-est un instrument de justice incomparablement
-plus sensible, plus sérieux, plus
-gracieux et plus délicat. On lui reproche
-de n’être ni équitable ni probante. Mais elle
-prouve d’abord la qualité de notre attitude
-en face du danger, et c’est déjà une preuve
-qui n’est pas sans valeur. Car notre attitude
-en face du danger, c’est exactement notre
-attitude en face des reproches ou des encouragements
-des diverses consciences qui se
-cachent en nous : de celles qui sont au-dessous,
-comme de celles qui sont au-dessus de
-notre conscience intelligible, et qui se confondent
-avec les éléments essentiels et pour
-ainsi dire universels de notre être. Ensuite,
-il ne tient qu’à nous qu’elle devienne aussi
-équitable que peut l’être un instrument
-humain, toujours sujet aux hasards, aux
-erreurs et aux défaillances. Il est certain
-que son étude est accessible à tout homme
-valide. Elle n’exige ni une force musculaire
-anormale ni une agilité exceptionnelle. Il
-suffit que le moins doué d’entre nous lui
-consacre deux ou trois heures chaque semaine.
-Il acquerra une souplesse et une précision
-suffisantes pour découvrir assez rapidement
-ce que les astronomes appelleraient
-« son équation personnelle », pour atteindre
-sa moyenne individuelle, qui est en même
-temps une moyenne générale, que seuls
-quelques bretteurs, quelques professionnels,
-quelques oisifs parviennent à dépasser, au
-prix de longs, pénibles et très ingrats efforts.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Cette moyenne atteinte, nous pouvons
-confier notre vie à la pointe de la frêle mais
-redoutable lame. Elle est la magicienne qui
-établit aussitôt des rapports nouveaux entre
-deux forces que nul n’aurait songé à comparer.
-Elle permet au nain qui a raison de
-tenir tête au colosse qui a tort. Elle conduit
-gracieusement sur des sommets plus clairs
-l’énorme violence aux cornes de taureau ; et
-voici que la bête primitive est obligée de
-s’arrêter devant une puissance qui n’a plus
-rien de commun avec les vertus basses, informes
-et tyranniques de la terre, je veux
-dire : le poids, la masse, la quantité, la cohésion
-stupide de la matière. Entre elle et le
-poing il y a l’épaisseur d’un univers, un
-océan de siècles et presque la distance de
-l’animal à l’homme. Elle est fer et esprit,
-acier et intelligence. Elle asservit le muscle
-à la pensée, et contraint la pensée à respecter
-le muscle qui la sert. Elle est idéale et
-positive, chimérique et pleine de bon sens.
-Elle est éblouissante et nette comme l’éclair,
-insinuante, insaisissable et multiforme
-comme un rayon de lune ou de soleil. Elle
-est fidèle et capricieuse, noblement rusée,
-loyalement perfide. Elle fleurit d’un sourire
-la rancune et la haine. Elle transfigure la
-brutalité. Grâce à elle, comme par un féerique
-pont suspendu sur l’abîme de ténèbres,
-la raison, le courage, l’assurance du bon
-droit, la patience, le mépris du danger, le
-sacrifice à l’amour, à l’idée, — tout un
-monde moral, entre en maître dans le chaos
-originel, le dompte et l’organise. Elle est,
-par excellence, l’arme de l’homme ; celle qui,
-toutes les autres éprouvées et elle-même
-inconnue, devrait être inventée, parce qu’elle
-sert le mieux ses facultés les plus diverses,
-le plus purement humaines, et qu’elle est
-l’instrument le plus direct, le plus maniable
-et le plus loyal de son intelligence, de sa
-force et de sa justice défensives.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais le plus admirable, c’est que ses décisions
-ne sont pas mécaniques ni mathématiquement
-préétablies. Par là, elle ressemble
-à ces jeux où se mêlent merveilleusement,
-pour interroger notre fortune, le hasard et
-la science ; jeux presque mystiques et toujours
-passionnants, où l’homme se plaît à
-tâter sa chance aux confins de son être.</p>
-
-<p>Que l’on mette en présence deux adversaires
-de moyens manifestement inégaux ; il
-n’est pas inévitable, il n’est même pas certain
-que le plus vigoureux et le plus habile
-l’emporte. Une fois que nous avons conquis
-notre maîtrise personnelle, notre épée
-c’est nous-même avec nos qualités et nos
-défauts. Elle est notre fermeté, notre
-dévouement, notre volonté, notre audace,
-notre conviction, notre justice, notre hésitation,
-notre impatience, notre crainte.
-Nous l’avons cultivée avec soin. Nous nous
-sommes mis à la hauteur des possibilités
-qu’elle avait à nous offrir. Nous lui avons
-donné tout ce dont nous pouvions disposer ;
-elle nous rend intégralement tout ce que
-nous lui avions confié. Nous n’avons aucun
-reproche à nous faire ; nous sommes en
-règle avec l’instinct et le devoir de la conservation.
-Mais elle représente encore autre
-chose, et précisément cette part de nous-même
-que nous sommes mis en demeure de
-hasarder aux heures graves de l’existence.
-Elle personnifie une portion inconnue de
-notre être, et la personnifie dans la conjoncture
-la plus favorable et la plus solennelle
-que l’homme puisse imaginer pour interpeller
-son destin ; c’est-à-dire dans une circonstance
-où l’entité mystérieuse qui vit en
-lui est directement secondée par toutes les
-facultés soumises à la conscience.</p>
-
-<p>Elle met ainsi en présence non seulement
-deux forces, deux intelligences et deux
-libertés, mais encore deux hasards, deux
-chances, deux mystères, deux destinées qui
-par-dessus le reste, comme les dieux d’Homère,
-président au combat, courent, étincellent,
-s’allongent et se rencontrent sur sa
-lame. Quand elle semble frapper devant nous
-dans le vide, elle frappe réellement aux
-portes de notre sort ; et tandis que la mort
-voltige autour d’elle, celui qui la manie sent
-qu’elle se dérobe à son esclavage antérieur,
-qu’elle obéit soudain à d’autres lois que
-celles qui la guidaient dans la salle d’armes.
-Elle accomplit une mission secrète : avant de
-prononcer sa sentence, elle nous juge ; ou
-plutôt, par le seul fait que nous l’agitons
-éperdument devant la grande et formidable
-énigme, elle force notre destin à nous juger
-nous-même.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch5">LA COLÈRE DES ABEILLES</h2>
-
-
-<p>On m’a demandé bien souvent, depuis <i>la
-Vie des Abeilles</i>, d’éclaircir l’un des mystères
-les plus redoutés de la ruche : à savoir la
-psychologie de ses irrésistibles, de ses inexplicables,
-soudaines et parfois mortelles colères.
-Il flotte en effet, autour de la demeure
-des blondes fées du miel, une foule de
-cruelles et d’injustes légendes. Arrivés près
-de l’enclos fleuri de réséda et de mélilot où
-bourdonnent les filles de lumière, les plus
-braves des hôtes qui visitent le jardin ralentissent
-le pas et se taisent malgré eux. Les
-mères affolées en écartent leurs enfants
-comme elles les écarteraient de quelque feu
-latent ou d’un nid de vipères ; et l’éleveur
-novice, ganté de cuir, voilé de gaze, entouré
-de torrents de fumée, n’affronte l’énigmatique
-citadelle qu’avec le petit frisson inavoué
-qui précède les grandes batailles.</p>
-
-<p>Qu’y a-t-il de raisonnable au fond de ces
-craintes traditionnelles ? L’abeille est-elle
-vraiment dangereuse ? Se laisse-t-elle apprivoiser ?
-Y a-t-il péril à s’approcher des ruches ?
-Faut-il fuir ou braver leur colère ?
-L’apiculteur a-t-il quelque secret ou quelque
-talisman qui le préserve des piqûres ? Voilà
-les questions que vous posent anxieusement
-tous ceux qui viennent d’installer un timide
-rucher et qui commencent leur apprentissage.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>L’abeille, en général, n’est ni malveillante,
-ni agressive ; mais paraît assez capricieuse.
-Elle a contre certaines gens des antipathies
-invincibles ; elle a aussi des jours d’énervement, — par
-exemple à l’approche d’un
-orage, — où elle se montre extrêmement
-irritable. Elle a l’odorat très subtil et très
-susceptible, elle ne tolère aucun parfum et
-abomine par-dessus tout l’odeur de la sueur
-humaine et de l’alcool. Elle ne s’apprivoise
-pas, au sens propre du mot, mais
-tandis que les ruches qu’on ne visite jamais
-deviennent hargneuses et méfiantes, celles
-qu’on entoure de soins quotidiens s’accoutument
-aisément à la présence discrète et
-prudente de l’homme. Enfin, il existe, pour
-manier presque impunément les abeilles, un
-certain nombre de petits expédients, variables
-selon les circonstances, que la pratique
-seule peut enseigner. Mais il est temps de
-révéler le grand secret de leurs colères.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>L’abeille, au fond si pacifique, si longanime,
-qui ne pique jamais (à moins qu’on ne
-l’écrase) quand elle butine parmi les fleurs,
-une fois rentrée chez elle, dans son royaume
-aux monuments de cire, garde ce caractère
-bénin et tolérant, ou devient violente et mortellement
-dangereuse, selon que sa ville maternelle
-est opulente ou pauvre. Ici encore,
-comme il arrive souvent quand on étudie les
-mœurs de ce petit peuple ardent et mystérieux,
-les prévisions de la logique humaine
-sont entièrement déroutées. Il serait naturel
-que les abeilles défendissent avec acharnement
-une cité débordante de trésors si péniblement
-amassés, une cité comme on en
-rencontre dans les bons ruchers, où le nectar,
-ne trouvant plus place dans les alvéoles
-sans nombre qui représentent des milliers de
-barriques empilées des caves aux greniers,
-ruisselle en stalactites d’or le long des murailles
-bruissantes et envoie au loin dans la
-campagne, comme une réponse heureuse
-aux parfums éphémères des calices qui s’ouvrent,
-le parfum plus durable du miel où vit
-le souvenir des calices que le temps a
-fermés. Or il n’en est rien. Plus leur demeure
-est riche, moins elles montrent d’ardeur
-à combattre autour d’elle. Ouvrez ou
-renversez une ruche opulente : si vous avez
-eu soin d’écarter à l’aide d’une bouffée de
-tabac les sentinelles de l’entrée, il sera extrêmement
-rare que les autres abeilles songent
-à vous disputer le liquide butin conquis sur
-les sourires et sur toutes les grâces des beaux
-mois azurés. Faites-en l’expérience, je vous
-promets l’impunité si vous ne touchez qu’aux
-ruches les plus lourdes. Vous les retournerez
-et vous les viderez comme de vibrantes
-mais inoffensives amphores. Qu’est-ce à dire ?
-Les âpres amazones ont-elles perdu courage ? — l’abondance
-les a-t-elle amollies, et, à
-l’exemple des habitants trop fortunés des
-villes luxueuses, se sont-elles déchargées des
-devoirs périlleux sur les malheureux mercenaires
-qui veillent près des portes ?</p>
-
-<p>Non ; on ne remarque point que le plus
-grand bonheur énerve leur vertu. Au contraire ;
-plus la république est prospère, plus
-les lois y sont dures et sévèrement appliquées,
-et l’ouvrière d’une ruche où le superflu s’accumule
-travaille avec bien plus d’ardeur que
-celle d’une ruche indigente. Il y a d’autres
-raisons que nous ne pénétrons pas entièrement,
-mais qui sont vraisemblables pour peu
-qu’on tienne compte de l’interprétation effarée
-que la pauvre abeille doit donner à nos
-gestes monstrueux. En voyant tout à coup son
-immense demeure soulevée, culbutée, entr’ouverte,
-elle s’imagine probablement qu’il
-s’agit d’une catastrophe inévitable et naturelle
-contre laquelle il serait insensé de lutter.
-Elle ne résiste plus, mais elle ne fuit pas.
-Ayant admis la ruine, il semble que déjà elle
-voie dans son instinct la demeure future,
-qu’elle espère rebâtir avec les matériaux
-arrachés à la ville éventrée. Elle laisse le
-présent sans défense pour sauver l’avenir.
-Ou bien, est-ce que, peut-être, comme le
-chien de la fable, « le chien qui porte au
-cou le dîner de son maître », constatant que
-tout est perdu sans retour, elle aime mieux
-périr en prenant sa part du pillage et passer
-de la vie à la mort dans une orgie unique
-et prodigieuse ? Nous ne savons au juste.
-Comment sonderions-nous les mobiles de
-l’abeille, alors que ceux des plus simples
-actions de nos frères nous sont inaccessibles ?</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Toujours est-il qu’à chaque grande
-épreuve de la cité, à chaque trouble qui
-leur paraît avoir un caractère inéluctable,
-dès que l’affolement s’est propagé de proche
-en proche parmi le peuple noir et frémissant,
-les abeilles se précipitent sur les rayons,
-arrachent violemment les couvercles sacrés
-des provisions d’hiver, basculent la tête la
-première dans les cuves odorantes, y plongent
-tout entières, y aspirent longuement le
-chaste vin des fleurs, s’en gorgent, s’en enivrent
-jusqu’à ce que leurs ventres cerclés
-d’anneaux de bronze s’allongent et se distendent
-comme des outres étranglées. Or
-l’abeille gonflée de miel ne peut plus courber
-l’abdomen selon l’angle requis pour tirer
-l’aiguillon. Elles deviennent dès lors mécaniquement,
-pour ainsi dire, inoffensives. On
-s’imagine en général que l’apiculteur use de
-l’enfumoir pour étourdir, asphyxier à demi
-les belliqueuses trésorières de l’azur, et s’introduire
-ainsi, à la faveur d’un sommeil sans
-défense, dans le palais des innombrables
-amazones endormies. C’est une erreur ; la
-fumée sert d’abord à refouler les gardiennes
-du seuil, toujours sur le qui-vive et extrêmement
-belliqueuses : puis deux ou trois
-bouffées vont semer la panique parmi les
-ouvrières ; la panique provoque la mystérieuse
-orgie, et l’orgie l’impuissance. Ainsi
-s’explique que l’on peut, les bras nus et le
-visage découvert, ouvrir les plus populeuses
-ruchées, en examiner les rayons, secouer
-les abeilles, les répandre à ses pieds, les
-amonceler, les transvaser comme des grains
-de blé et récolter tranquillement le miel, au
-milieu de l’assourdissante nuée des ouvrières
-dépossédées, sans avoir à subir une seule
-piqûre.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais malheur à qui touche aux ruches
-pauvres ! Éloignez-vous des habitacles de
-misère ! Ici, la fumée n’a plus aucun prestige,
-et à peine aurez-vous envoyé les premières
-bouffées que vingt mille démons aigus et frénétiques
-jailliront de l’enceinte, accableront
-vos mains, étourdiront vos yeux, noirciront
-votre face. Nul être vivant, excepté l’ours,
-dit-on, et le « sphinx Atropos », ne résiste
-à la rage des légions acérées. Surtout ne
-luttez pas, la fureur gagnerait les colonies
-voisines ; et l’odeur du venin répandu affolerait
-toutes les républiques d’alentour. Il n’est
-d’autre salut que dans une prompte fuite à
-travers les buissons. L’abeille est moins
-rancunière, moins implacable que la guêpe
-et poursuit rarement l’ennemi. Si la fuite
-est impossible, l’immobilité absolue pourrait
-seule la calmer ou lui donner le change.
-Elle redoute et attaque tout mouvement
-trop brusque, mais pardonne aussitôt à ce
-qui ne bouge plus.</p>
-
-<p>Les ruches pauvres vivent, ou plutôt meurent
-au jour le jour, et c’est parce qu’elles
-n’ont pas de miel en leurs celliers que la
-fumée n’a point d’action sur les abeilles. Ne
-pouvant se gorger comme leurs sœurs des tribus
-plus heureuses, les possibilités d’une cité
-future n’égarent pas leur ardeur. Elles ne
-pensent qu’à périr sur le seuil profané et,
-maigres, efflanquées, agiles, effrénées, le
-défendent avec un héroïsme, un acharnement
-inouïs. Aussi l’apiculteur prudent
-ne déplace-t-il jamais les ruches indigentes
-sans avoir fait un sacrifice préalable aux
-Euménides affamées. Il leur offre un gâteau
-de miel. Elles accourent, puis, la
-fumée aidant, elles s’enflent et s’enivrent, — et
-les voilà réduites à l’impuissance
-comme les riches bourgeoises des cellules
-plantureuses.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Il y aurait encore beaucoup à dire sur la
-colère des abeilles et sur leurs antipathies
-singulières. Ces antipathies sont souvent si
-étranges qu’on les attribua longtemps, qu’on
-les attribue encore, parmi les paysans, à des
-causes morales, à des intuitions mystiques
-et profondes. On est convaincu, par exemple,
-que les virginales vendangeuses ne peuvent
-supporter l’approche de l’impudique, surtout
-de l’adultère. Il serait surprenant que le plus
-raisonnable des êtres qui vivent avec nous
-sur ce globe incompréhensible attachassent
-tant d’importance à un péché souvent fort
-innocent. Au fond, elles n’en ont cure ; mais
-elles, dont la vie est bercée tout entière au
-souffle nuptial et somptueux des fleurs, ont
-horreur des parfums que nous dérobons à
-celles-ci.</p>
-
-<p>Faut-il croire que la chasteté répand moins
-de parfums que l’amour ? Est-ce là l’origine
-de la rancune des jalouses abeilles et de
-l’austère légende qui venge des vertus aussi
-jalouses qu’elles ? Quoi qu’il en soit, elle est
-à classer, cette légende, au nombre de tant
-d’autres qui croient faire grand honneur aux
-phénomènes de la nature en leur prêtant
-des sentiments humains. Il conviendrait au
-contraire de mêler le moins possible notre
-psychologie humaine à tout ce que nous ne
-comprenons pas facilement ; il conviendrait
-de ne chercher nos explications qu’en
-dehors, en deça ou au delà de l’homme ;
-car c’est probablement là que se trouvent
-les révélations décisives que nous attendons
-encore.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch6">LE SUFFRAGE UNIVERSEL</h2>
-
-
-<p>Il semble que peu à peu, tout s’accorde
-à prouver que les dernières vérités se trouvent
-aux points extrêmes des pensées que
-l’homme avait refusé d’explorer jusqu’ici.
-On peut l’affirmer pour les sciences morales
-comme pour les positives ; et aucune
-raison n’empêche d’y joindre la politique qui
-n’est qu’un prolongement de la morale.</p>
-
-<p>L’humanité, durant des siècles, a vécu
-en quelque sorte à mi-chemin d’elle-même.
-Mille préjugés, et avant tout les énormes
-préjugés religieux, lui cachaient les sommets
-de sa raison et de ses sentiments. Maintenant
-que se sont notablement affaissées la plupart
-des montagnes artificielles qui s’élevaient
-entre ses yeux et l’horizon réel de son
-esprit, elle prend à la fois conscience d’elle-même,
-de sa situation parmi les mondes et
-du but où elle veut aboutir. Elle commence
-à comprendre que tout ce qui ne va pas
-aussi loin que les conclusions logiques de
-son intelligence n’est qu’un jeu inutile sur
-la route. Elle se dit qu’il faudra faire demain
-le chemin qu’on n’a point parcouru aujourd’hui
-et qu’en attendant, à perdre ainsi son
-temps entre chaque étape, il n’y a rien à
-gagner qu’un peu de paix trompeuse.</p>
-
-<p>Il est écrit dans notre nature que nous
-sommes des êtres extrêmes ; c’est notre
-force et la cause de notre progrès. Nous nous
-portons nécessairement et instinctivement
-aux dernières limites de notre être. Nous ne
-nous sentons vivre, et nous ne pouvons organiser
-une vie qui nous satisfasse qu’aux confins
-de nos possibilités. Grâce à cet instinct
-qui s’éclaire, il y a une tendance de plus en
-plus unanime à ne plus s’arrêter aux solutions
-intermédiaires, à éviter dorénavant les
-expériences à mi-côte, ou du moins à passer
-sur elles le plus rapidement possible.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Ce n’est pas à dire que cette tendance aux
-extrêmes suffise à nous guider vers les certitudes
-définitives. Il y a toujours deux
-extrêmes entre lesquels il faut choisir ; et
-il est souvent difficile de déterminer lequel
-est au point de départ et lequel au point
-d’arrivée. En morale, par exemple, nous
-avons à nous décider entre l’égoïsme ou
-l’altruisme absolu, et en politique, entre le
-gouvernement le mieux organisé qu’il soit
-possible d’imaginer, dirigeant et protégeant
-les moindres actes de notre vie, ou l’absence
-de tout gouvernement. Les deux questions
-sont encore insolubles. Cependant il est
-permis de croire que l’altruisme absolu est
-plus extrême et plus près de notre but que
-l’égoïsme absolu, de même que l’anarchie
-est plus extrême et plus près de la perfection
-de notre espèce que le gouvernement le plus
-minutieusement, le plus irréprochablement
-organisé ; tel que celui qu’on pourrait par
-exemple imaginer aux dernières limites du
-socialisme intégral. Il est permis de le croire
-parce que l’altruisme absolu et l’anarchie
-sont les formes extrêmes qui requièrent
-l’homme le plus parfait. Or, c’est du côté de
-l’homme parfait que nous avons à tendre nos
-regards ; car c’est de ce côté qu’il faut
-espérer que l’humanité se dirige. L’expérience
-ne dément pas encore qu’on risque
-moins de se tromper en portant les yeux
-devant soi qu’en les portant derrière soi, en
-regardant trop haut qu’en regardant trop
-bas. Tout ce que nous avons obtenu jusqu’ici
-a été annoncé et pour ainsi dire appelé par
-ceux qu’on accusait de regarder trop haut.
-Il est donc sage, dans le doute, de s’attacher
-à l’extrême qui suppose l’humanité la plus
-parfaite, la plus noble et la plus généreuse.
-C’est ainsi qu’on a pu répondre à qui demandait
-s’il était bon d’accorder aux hommes,
-malgré leurs imperfections actuelles, une
-liberté aussi complète que possible : Oui,
-il est du devoir de tous ceux dont les pensées
-précèdent la masse inconsciente, de détruire
-tout ce qui entrave la liberté des hommes,
-comme si tous les hommes méritaient d’être
-libres, quoiqu’on sache qu’ils ne mériteront
-de l’être que bien longtemps après leur délivrance.
-L’usage harmonieux de la liberté ne
-s’acquiert que par un long abus des bienfaits
-de celle-ci. C’est en allant d’abord à l’idéal
-le plus éloigné et le plus haut qu’on a le plus
-de chance de découvrir ensuite l’idéal le
-meilleur. — Ce qui est vrai de la liberté l’est
-également des autres droits de l’homme.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Pour appliquer ce principe au suffrage
-universel, rappelons-nous l’évolution politique
-des peuples modernes. Elle suit une
-courbe uniforme et inflexible. Un à un ces
-peuples échappent à la tyrannie. Un gouvernement
-plus ou moins aristocratique ou
-ploutocratique, élu d’un suffrage restreint,
-remplace l’autocrate. Ce gouvernement cède
-à son tour, ou est presque partout sur le
-point de céder au gouvernement de tous par
-le suffrage universel. A quoi aboutira celui-ci ?
-Nous ramènera-t-il à la tyrannie ? Se
-transformera-t-il en suffrage gradué ? Deviendra-t-il
-une sorte de mandarinat, le gouvernement
-d’une élite ou une anarchie organisée ?
-Nous ne le savons pas encore, aucun
-peuple n’ayant jusqu’ici dépassé la phase du
-suffrage de tous.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Presque partout, pour obéir à la loi
-aujourd’hui si active qui nous porte aux
-extrêmes, on brûle les étapes afin d’atteindre
-plus vite ce qui paraît être le dernier idéal
-politique des peuples : le suffrage universel.
-Cet idéal masquant encore complètement
-l’idéal meilleur qui se cache probablement
-derrière lui, et ne paraissant pas ce qu’il est
-peut-être : une solution provisoire, arrêtera,
-jusqu’à ce qu’on ait épuisé toutes les illusions
-qu’il renferme, les regards et les vœux de
-l’humanité. C’est le but nécessaire, bon ou
-mauvais, vers lequel s’avancent les nations.
-Il est indispensable à la justice instinctive
-de la masse que l’évolution s’accomplisse.
-Tout ce qui l’entrave n’est qu’obstacle éphémère.
-Tout ce qui prétend à améliorer cet
-idéal avant qu’il ait été atteint le recule vers
-l’erreur du passé. Comme tout idéal universel
-et impérieux, comme tout idéal qui se forme
-dans les profondeurs de la vie anonyme,
-il a d’abord le droit de se réaliser. Si après sa
-réalisation on remarque qu’il ne tient pas ce
-qu’il avait promis, il sera juste qu’on songe
-à le perfectionner ou à le remplacer. En
-attendant, il est inscrit dans l’instinct de la
-masse, aussi indestructiblement que dans le
-bronze, que tous les peuples ont le droit
-naturel de passer par cette phase de l’évolution
-politique du polypier humain, et d’interroger,
-chacun à son tour, chacun dans sa
-langue, avec ses vertus et ses défauts particuliers,
-les possibilités de bonheur qu’elle
-apporte.</p>
-
-<p>C’est pourquoi, plein du devoir de vivre,
-cet idéal est très justement jaloux, intolérant
-et excessif. Comme tout organisme encore
-jeune, il élimine violemment ce qui peut
-altérer la pureté de son sang. Il est possible
-que les éléments empruntés à la monarchie
-et à l’aristocratie qu’on essaye d’introduire
-dans ses veines adolescentes soient excellents
-en eux-mêmes ; mais ils lui sont nuisibles
-puisqu’ils lui inoculent le mal dont il a
-d’abord à se guérir. Avant que le gouvernement
-de tous soit rendu plus sage, plus limpide
-et plus harmonieux par le mélange
-d’autres régimes, il est nécessaire qu’il se
-soit purifié par sa propre fermentation.
-C’est après qu’il se sera débarrassé de toutes
-les traces, de tous les souvenirs du passé,
-après qu’il aura régné dans la certitude et
-l’intégrité de sa force, qu’il conviendra de
-l’inviter à choisir dans ce passé ; ce qui
-importe à son avenir. Il l’y prendra selon
-ses appétits naturels, qui, de même que les
-appétits naturels de tout être vivant, savent
-de science sûre ce qui est indispensable au
-mystère de la vie.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Les peuples ont donc raison de rejeter
-provisoirement ce qui est peut-être meilleur
-que le suffrage universel. Il est possible que
-la foule admette par la suite que les plus
-intelligents discernent et gouvernent mieux
-que les autres le bien de tous. Elle leur
-accordera alors une prépondérance légitime.
-Pour l’instant, elle n’y songe pas encore. Elle
-n’a pas eu le temps de se reconnaître. Elle
-n’a pas eu le temps d’épuiser des expériences
-qui paraissent absurdes, mais qui sont nécessaires
-parce qu’elles débarrassent le lieu où
-se cachent sans doute les dernières vérités.</p>
-
-<p>Il en est des peuples comme des individus :
-ce qui compte, c’est ce qu’ils apprennent
-par eux-mêmes, à leurs dépens,
-et leurs erreurs forment les biens de l’avenir.
-Il ne sert de rien de dire à un homme durant
-son enfance ou sa jeunesse : « Ne mentez
-pas, ne trompez point, ne faites pas souffrir. »
-Ces préceptes de sagesse, qui sont en
-même temps des préceptes de bonheur, ne
-pénètrent en lui, ne nourrissent ses pensées,
-ne deviennent des réalités bienfaisantes
-qu’après que la vie les lui a révélés comme
-des vérités nouvelles et magnifiques que
-personne n’avait soupçonnées. De même, il
-est inutile de répéter à un peuple qui cherche
-son destin : « Ne croyez pas que le
-nombre ait raison ; qu’un mensonge affirmé
-par cent bouches cesse d’être un mensonge,
-qu’une erreur proclamée par une troupe
-d’aveugles devienne une vérité que la nature
-sanctionnera. Ne croyez pas davantage qu’en
-vous mettant dix mille qui ignorent contre
-un seul qui sait, vous saurez quelque chose,
-ou que vous forcerez la plus humble des lois
-éternelles à vous suivre, à délaisser celui
-qui l’avait reconnue. Non, la loi restera à sa
-place près du sage qui la découvrit, et tant
-pis pour vous tous si vous vous éloignez sans
-l’avoir acceptée ! Vous la retrouverez un jour
-sur votre route, et ce que vous aurez fait en
-pensant l’esquiver tournera contre vous. »</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Ce qu’on dit ainsi à la foule est très vrai ;
-mais il est non moins vrai que tout cela ne
-devient efficace qu’après avoir été éprouvé
-et vécu. Dans ces problèmes où convergent
-toutes les énigmes de la vie, la foule qui se
-trompe a presque toujours raison contre le
-sage qui a raison. Elle refuse de le croire
-sur parole. Elle sent obscurément que derrière
-les plus évidentes vérités abstraites il
-y a d’innombrables vérités vivantes que nul
-cerveau ne peut prévoir, car il leur faut le
-temps, la réalité et les passions des hommes
-pour développer leur œuvre. C’est pourquoi,
-quelque avertissement qu’on lui donne,
-quelque prédiction que l’on fasse, elle exige
-qu’avant tout on tente l’expérience. Pouvons-nous
-dire que là où elle l’obtint elle
-ait eu tort de l’exiger ? Il faudrait une étude
-spéciale pour examiner ce que le suffrage
-universel a ajouté à l’intelligence générale,
-à la conscience, à la dignité, à la solidarité
-civiques des peuples qui l’ont pratiqué ; mais
-quand il n’aurait fait autre chose que créer,
-comme en Amérique et en France, le sentiment
-d’égalité réelle qu’on y respire comme
-une atmosphère plus humaine et plus pure,
-et qui semble nouvelle et presque prodigieuse
-à ceux qui viennent d’ailleurs, ce
-serait déjà un bienfait qui ferait pardonner
-ses plus graves erreurs. En tout cas, c’est la
-meilleure préparation à ce qui doit venir.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch7">LE DRAME MODERNE</h2>
-
-
-<p>Quand je parle du drame moderne, il va
-de soi que je n’entends m’occuper que de
-ce qui a lieu dans les régions vraiment nouvelles
-et encore médiocrement peuplées de la
-littérature dramatique. Plus bas, dans les
-théâtres ordinaires, le drame ordinaire et
-traditionnel subit, d’une manière très lente,
-l’influence du théâtre d’avant-garde, mais il
-est inutile d’attendre les traînards quand on
-a l’occasion d’interroger les éclaireurs.</p>
-
-<p>Ce qui, dès le premier regard, caractérise
-le drame d’aujourd’hui, c’est d’abord l’affaiblissement
-et pour ainsi dire la paralysie
-progressive de l’action extérieure, ensuite
-une tendance très nette à descendre plus
-avant dans la conscience humaine et à accorder
-une part plus grande aux problèmes
-moraux ; et enfin la recherche, encore bien
-tâtonnante, d’une sorte de poésie nouvelle,
-plus abstraite que l’ancienne.</p>
-
-<p>On ne saurait le nier, il y a sur les scènes
-actuelles, beaucoup moins d’aventures violentes
-et extraordinaires. Le sang y est plus
-rarement répandu, les passions y sont moins
-excessives, l’héroïsme moins âpre, le courage
-moins farouche et moins matériel. On
-y meurt encore, il est vrai, car on mourra
-toujours dans la réalité ; mais la mort n’est
-plus, — ou du moins, on peut espérer que
-bientôt elle ne sera plus, — l’<i lang="la" xml:lang="la">ultima ratio</i>, le
-cadre indispensable, le but inévitable de tout
-poème dramatique. Il est peu fréquent, en
-effet, dans notre vie, cruelle peut-être, mais
-d’une manière cachée et silencieuse, il y est
-peu fréquent que les plus violentes de nos
-crises se terminent par la mort ; et le théâtre,
-encore que plus lent que tous les autres arts
-à suivre les évolutions de la conscience
-humaine doit cependant finir par en tenir
-compte lui aussi, dans une certaine mesure.</p>
-
-<p>Il est certain que les anecdotes antiques et
-fatales qui constituaient tout le fond du
-théâtre classique, que les <i>faits divers</i> italiens,
-espagnols, scandinaves ou légendaires qui
-forment la trame de toutes les œuvres de
-l’époque Shakespearienne et aussi, — pour
-ne pas entièrement passer sous silence un
-art infiniment moins spontané, — de toutes
-celles du romantisme français et allemand ;
-il est certain, dis-je, que ces anecdotes
-n’offrent plus pour nous l’intérêt immédiat
-qu’elles offraient en un temps où elles
-étaient quotidiennement et très naturellement
-possibles, où, tout au moins, les circonstances,
-les sentiments, les mœurs
-qu’elles évoquaient, n’étaient point encore
-éteints dans l’esprit de ceux qui les voyaient
-reproduits devant eux.</p>
-
-<p>Mais ces aventures ne correspondent plus
-pour nous à une réalité vivante et actuelle.
-Si un jeune homme aime aujourd’hui au
-milieu d’obstacles qui représentent plus ou
-moins, dans un autre ordre d’idées et d’événements,
-ceux qui entravèrent l’amour de
-Roméo, nous savons parfaitement que rien
-de ce qui fait la poésie et la grandeur des
-amours de Vérone n’embellira son aventure.
-Il n’y aura plus là l’atmosphère enivrante
-d’une vie seigneuriale et passionnée. Il n’y
-aura plus de combats dans des rues pittoresques,
-plus d’intermèdes somptueux ou
-sanglants, plus de poison mystérieux, plus
-de sépulcre fastueusement complaisant. Où
-sera-t-elle, la grande nuit d’été, qui n’est si
-vaste, si savoureuse et si compréhensible
-que parce qu’elle est déjà tout inondée de
-l’ombre d’une mort inévitable et héroïque ?
-Otez tous ces beaux ornements à l’histoire
-de Roméo et de Juliette, et vous n’aurez
-plus que le très simple et très ordinaire élan
-d’un malheureux adolescent de noble cœur
-vers une jeune fille que des parents obstinés
-lui refusent. Toute la poésie, toute la splendeur,
-toute la vie passionnée de cet élan est
-faite de l’éclat, de la noblesse, du tragique
-propres au milieu où il s’épanouit ; et il n’est
-pas un baiser, un murmure d’amour, pas
-un cri de colère, de douleur ou de désespoir,
-qui n’emprunte sa grandeur, sa grâce,
-son héroïsme, sa tendresse ; en un mot
-toutes les images par quoi il est rendu visible,
-aux objets, aux êtres qui l’entourent.
-Ce qui fait la beauté, la douceur d’un baiser,
-c’est bien moins le baiser même, que
-le lieu, l’heure et les circonstances où il se
-donne. Du reste, on pourrait faire les mêmes
-observations si l’on supposait un homme de
-nos jours jaloux comme Othello, ambitieux
-comme Macbeth, malheureux comme Lear,
-indécis, inquiet et accablé d’un devoir
-effrayant et irréalisable comme Hamlet.</p>
-
-<p>Ces circonstances ne sont plus. L’aventure
-du Roméo moderne, à ne considérer que
-les événements extérieurs qu’elle ferait
-naître, ne fournirait pas la matière de deux
-actes. On me dira qu’un poète actuel, voulant
-mettre sur la scène quelque poème
-d’amour analogue, est parfaitement libre de
-choisir dans le passé, un milieu plus décoratif
-et plus fertile en incidents héroïques et
-tragiques que celui où nous vivons. Il est
-vrai ; mais quel est le résultat de cet expédient ?
-C’est que des sentiments, des passions
-qui ont besoin pour se développer, pour
-aller jusqu’au bout d’eux-mêmes, de l’atmosphère
-d’aujourd’hui (car les passions et les
-sentiments d’un poète moderne sont, malgré
-lui, entièrement, exclusivement modernes),
-se trouvent brusquement transplantées
-dans un terrain où tout les empêche
-de vivre. Ils n’ont plus la foi, et on leur
-impose l’espoir et la crainte de châtiments
-éternels. Ils croient pouvoir compter dans
-leur détresse sur une foule de forces nouvelles,
-enfin humaines, équitables et sûres ;
-et les voilà dans un siècle où tout se décide
-par la prière ou l’épée. Ils ont profité, à leur
-insu peut-être, de toutes nos acquisitions
-morales, et on les replonge brusquement
-dans l’abîme de jours où le moindre geste
-est déterminé par des préjugés qui doivent
-les faire sourire ou trembler. Que voulez-vous
-qu’il en advienne ; et comment espérer
-qu’ils y puissent subsister ?</p>
-
-<p>Mais ne nous arrêtons pas davantage aux
-poèmes nécessairement artificiels qui naissent
-de cet impossible mariage du passé et
-du présent. Prenons le drame qui répond
-véritablement à notre réalité, comme la tragédie
-grecque répondait à la réalité grecque,
-et le drame de la Renaissance aux réalités de
-la Renaissance. Il se déroule dans une maison
-moderne, entre des hommes et des
-femmes d’aujourd’hui. Les noms des protagonistes
-immatériels, qui sont les sentiments
-et les idées, demeurent à peu près les mêmes
-qu’autrefois. On reconnaît l’amour, la haine,
-l’ambition, l’envie, l’avidité, la jalousie,
-l’instinct de justice, l’idée du devoir, la
-pitié, la bonté, le dévouement, l’apathie,
-l’égoïsme, l’orgueil, la vanité, etc. Mais si
-les noms sont à peu près les mêmes, à quel
-point l’aspect, les qualités, l’étendue, l’influence,
-les habitudes intimes de ces acteurs
-idéaux, ne se sont-ils pas modifiés ! Ils n’ont
-plus une seule de leurs armes, un seul des
-merveilleux ornements de jadis. Il n’y a
-presque plus de cris, très rarement du sang,
-peu de larmes visibles. Le bonheur et le
-malheur des êtres se décident dans une
-étroite chambre, autour d’une table, au coin
-du feu. On aime, on souffre, on fait souffrir,
-on meurt sur place, dans son coin ; et c’est
-grand hasard si une porte ou une fenêtre
-s’entr’ouvre un moment sous la poussée d’un
-désespoir ou d’une félicité extraordinaire. Il
-n’y a plus de beauté accidentelle et adventice ;
-il n’y a plus qu’une poésie extérieure
-qui n’est pas encore devenue poétique. Et
-quelle poésie, pour peu qu’on aille au fond
-des choses, n’emprunte presque tout son
-charme et toute son ivresse à des éléments
-extérieurs ? Enfin il n’y a plus de Dieu qui
-élargit ou domine l’action ; il n’y a plus de
-destin inexorable qui forme, aux gestes les
-plus insignifiants de l’homme, un fond mystérieux,
-tragique et solennel, une atmosphère
-féconde et sombre, qui parvenait à
-ennoblir jusqu’à ses crimes les moins excusables,
-jusqu’à ses plus misérables faiblesses.</p>
-
-<p>Il subsiste, il est vrai, un inconnu terrible ;
-mais il est si divers, si ondoyant, si incertain,
-si arbitraire, si contestable, pour peu qu’on
-essaye de le préciser, qu’il est fort dangereux
-de l’évoquer, fort difficile aussi de s’en servir
-de bonne foi pour agrandir jusqu’au mystère
-les gestes, les paroles, les actions des hommes
-que nous coudoyons chaque jour. C’est ainsi
-qu’on a essayé tour à tour de remplacer par
-la problématique et redoutable énigme de
-l’hérédité, par la grandiose mais improbable
-énigme de la justice immanente, par plus
-d’une autre encore, la vaste énigme de la
-Providence ou de la Fatalité de jadis. Mais
-ne remarque-t-on point que ces énigmes
-nées d’hier, paraissent déjà plus vieilles,
-plus arbitraires, plus invraisemblables que
-celles dont elles ont pris la place dans un
-accès d’orgueil ?</p>
-
-<p>Dès lors où chercher la grandeur, la
-beauté, qui ne se trouvent plus dans l’action
-visible, ni dans les paroles qui n’ont plus
-guère d’images attrayantes, attendu que les
-paroles ne sont que des sortes de miroirs
-qui reflètent la beauté de ce qui les entoure,
-et la beauté du monde nouveau où nous
-vivons ne semble pas encore avoir envoyé
-ses rayons jusqu’à ces miroirs un peu lents.
-Où chercher enfin cette poésie et cet horizon
-qu’il est pour ainsi dire impossible de retrouver
-dans un mystère qui existe toujours,
-mais qui s’évapore dès qu’on essaye de lui
-donner un nom ?</p>
-
-<p>On dirait que le drame moderne s’est confusément
-rendu compte de tout cela. Ne pouvant
-plus s’agiter au dehors, n’ayant plus
-d’ornements extérieurs, n’osant plus faire
-sérieusement appel à une divinité, à une fatalité
-déterminées, il s’est replié sur lui-même,
-il a tenté de découvrir dans les régions de la
-psychologie et dans celles de la vie morale,
-l’équivalent de ce qu’il avait perdu dans la
-vie extérieure d’autrefois. Il a descendu plus
-avant dans la conscience humaine ; mais ici
-il s’est heurté à des difficultés inattendues
-et singulières.</p>
-
-<p>Descendre plus avant dans la conscience
-humaine, cela est permis et même ordonné
-au penseur, au moraliste, au romancier, à
-l’historien, et, à la rigueur au poète lyrique ;
-mais le poète dramatique ne peut à aucun
-prix être un philosophe inactif ou un contemplateur.
-Quoi qu’on fasse, quelque merveille
-qu’on puisse un jour imaginer, la loi souveraine,
-l’exigence essentielle du théâtre sera
-toujours <i>l’action</i>. Quand le rideau se lève, le
-haut désir intellectuel que nous apportons
-se transforme soudain ; et le penseur, le
-moraliste, le mystique ou le psychologue,
-qui est en nous, cède la place au spectateur
-instinctif, à l’homme électrisé négativement
-par la foule, et qui veut voir <i>quelque chose
-se passer sur la scène</i>. Si étrange que soit cette
-transformation ou cette substitution, elle est
-incontestable ; elle tient évidemment à l’influence
-de l’essaim humain, à une indéniable
-faculté de notre âme, qui est douée d’un
-organe spécial, primitif et presque imperfectible,
-pour penser jouir et s’émouvoir en
-<i>masse</i>. Il n’est alors si admirables, si profondes
-paroles qui bientôt ne nous importunent,
-si elles ne changent rien à la situation, si
-elles n’aboutissent à un acte, si elles n’amènent
-un conflit décisif, si elles ne hâtent une
-solution définitive.</p>
-
-<p>Mais d’où naît l’action dans la conscience
-de l’homme ? A un premier degré, elle naîtra
-de la lutte de diverses passions opposées.
-Mais dès qu’elle s’élève un peu, et, à y regarder
-de près, dès le premier degré même, on
-peut dire qu’elle ne naît guère que d’une
-lutte entre une passion et une loi morale,
-entre un devoir et un désir. Aussi le drame
-moderne s’est-il plongé avec délices dans tous
-les problèmes de la morale contemporaine, et
-est-il permis d’affirmer qu’il s’en nourrit
-presque exclusivement.</p>
-
-<p>Cela commença par les drames d’Alexandre
-Dumas fils, qui mettaient en scène les
-conflits moraux les plus élémentaires et
-vivaient tout entiers sur des interrogations
-telles, que le moraliste idéal qu’il faut toujours
-supposer dans le spectateur, ne songe
-même pas à se les faire, au cours de son
-existence spirituelle, tant la réponse est
-évidente. Faut-il pardonner à l’épouse ou à
-l’époux infidèle ? Est-il louable de se venger
-de l’infidélité par l’infidélité ? Un enfant naturel
-a-t-il des droits ? Le mariage d’inclination
-(comme on l’appelle dans ces régions)
-est-il préférable au mariage d’argent ? Les
-parents peuvent-ils légitimement s’opposer
-à un mariage d’amour ? Le divorce est-il
-fâcheux quand un enfant est né du mariage ?
-L’adultère de la femme est-il plus grave que
-celui du mari ? etc., etc…</p>
-
-<p>Au reste pour le dire en passant, tout le
-théâtre français d’aujourd’hui, et une bonne
-partie du théâtre étranger qui n’en est que le
-reflet, s’alimente exclusivement de questions
-de ce genre, et des réponses gravement
-superflues qu’on y fait.</p>
-
-<p>Mais d’autre part, à la pointe extrême de
-la conscience humaine, cela se termine dans
-les drames de Bjornson, d’Hauptmann et
-surtout dans les drames d’Ibsen. Ici nous
-arrivons au bout des ressources de la dramaturgie
-nouvelle. En effet, plus on descend
-dans la conscience de l’homme, moins on y
-trouve de conflits. On ne peut descendre très
-avant dans une conscience qu’à la condition
-que cette conscience soit très éclairée ; car il
-est indifférent de faire dix pas ou mille au
-fond d’une âme plongée dans les ténèbres, on
-n’y trouvera rien d’imprévu, rien de nouveau,
-les ténèbres étant partout semblables à elles-mêmes.
-Or, une conscience très éclairée a
-des passions et des désirs infiniment moins
-exigeants, infiniment plus pacifiques, plus
-patients, plus salutaires, plus abstraits et
-plus généreux qu’une conscience ordinaire.</p>
-
-<p>De là, bien moins de luttes, et, en tout cas,
-des luttes bien moins ardentes entre ces passions
-agrandies et assagies par le fait même
-qu’elles sont plus hautes et plus vastes ; car
-si rien n’est plus sauvage, plus bruyant ni
-plus dévastateur qu’un petit ruisseau
-encaissé ; rien n’est plus tranquille, plus silencieux,
-plus bienfaisant qu’un beau fleuve
-qui s’élargit.</p>
-
-<p>Et d’un autre côté, cette conscience éclairée
-s’inclinera devant infiniment moins de
-lois, admettra infiniment moins de devoirs
-nuisibles ou douteux. Il n’est pour ainsi dire
-pas de mensonge, d’erreur, de préjugé, de
-convention, de demi-vérité, qui ne puisse
-prendre, et réellement ne prenne, lorsque
-l’occasion s’en présente, la forme d’un devoir
-dans une conscience incertaine. C’est ainsi
-que l’honneur au sens chevaleresque et conjugal
-du mot (j’entends par ce dernier terme
-l’honneur du mari qu’on fait dépendre d’une
-faute de la femme), la vengeance, une sorte
-de pudeur maladive, l’orgueil, la vanité, la
-piété envers certains dieux, mille autres
-illusions ont été et sont encore l’intarissable
-source d’une multitude de devoirs absolument
-sacrés, absolument indiscutables, pour
-un grand nombre de consciences inférieures.
-Et ces soi-disant devoirs sont les pivots de
-presque tous les drames de l’époque romantique,
-et de la plupart de ceux d’aujourd’hui.
-Mais dans une conscience qu’une saine et vivante
-lumière a suffisamment pénétrée, il
-devient très difficile d’acclimater un de ces
-sombres devoirs impitoyables qui poussent
-fatalement l’homme qui le porte, vers le
-malheur ou la mort. Il ne s’y trouve plus
-d’honneur, plus de vengeance, plus de conventions
-qui réclament du sang. On n’y rencontre
-plus de préjugés qui exigent des
-larmes, ou d’injustice qui veuille le malheur.
-Il n’y règne plus de dieux qui ordonnent des
-supplices, ni d’amour qui demande des cadavres.
-Et quand le soleil est entré dans la
-conscience du sage, comme il faut espérer
-qu’il entrera un jour dans la conscience de
-tous les hommes, on n’y distingue plus qu’un
-seul devoir, qui est de faire le moins de mal
-possible et d’aimer les autres comme on
-s’aime soi-même ; et de ce devoir-là ne naissent
-guère de drames.</p>
-
-<p>Aussi, voyez ce qui a lieu dans les drames
-d’Ibsen. On y descend parfois très avant dans
-la conscience humaine ; mais le drame ne
-demeure possible que parce qu’on y descend
-avec une lumière singulière, une sorte de lumière
-rouge, sombre, capricieuse et pour
-ainsi dire maudite, qui n’éclaire que d’étranges
-fantômes. Et de fait, presque tous les devoirs
-qui constituent le principe actif des tragédies
-d’Ibsen, sont des devoirs non plus situés en
-deçà, mais au delà de la conscience sainement
-éclairée ; et les devoirs que l’on croit
-découvrir par delà cette conscience, touchent
-souvent de bien près à un orgueil injuste, à
-une sorte de folie chagrine et maladive.</p>
-
-<p>Il est bien entendu, pour dire ici toute ma
-pensée, que cette remarque n’enlève rien à
-mon admiration pour le grand poète scandinave ;
-car s’il est vrai qu’Ibsen ajouta bien
-peu d’éléments salutaires à la morale contemporaine,
-il est peut-être le seul qui au
-théâtre ait entrevu et mis en œuvre une poésie
-encore désagréable mais nouvelle, et qui
-soit parvenu à l’envelopper d’une sorte de
-beauté et de grandeur farouche et assombrie
-(assurément trop farouche et assombrie
-pour qu’elle puisse être générale et définitive),
-qui ne doit rien à la poésie des drames
-violemment enluminés de l’antiquité ou de la
-Renaissance.</p>
-
-<p>Mais en attendant qu’il y ait dans la
-conscience humaine plus de passions utiles
-et moins de devoirs néfastes, qu’il y ait par
-conséquent sur la scène de ce monde plus de
-bonheur et moins de tragédies, un grand
-devoir de charité et de justice, qui offusque
-tous les autres, subsiste pour le moment au
-fond de tous les cœurs de bonne volonté. Et
-peut-être est-ce de la lutte de ce devoir contre
-notre ignorance et notre égoïsme que doit
-naître le véritable drame de ce siècle. Une
-fois cette étape franchie dans la vie réelle
-comme sur la scène, il sera peut-être permis
-de parler d’un théâtre nouveau, d’un théâtre
-de paix et de beauté sans larmes.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch8">LES SOURCES DU PRINTEMPS</h2>
-
-
-<p>J’ai vu de quelle façon le printemps
-amasse du soleil, des feuilles et des fleurs, et
-se prépare longtemps d’avance à envahir le
-Nord. Ici, aux bords toujours tièdes de la
-Méditerranée — cette mer immobile et qui
-semble sous verre, — où durant les mois
-noirs du reste de l’Europe, il s’est mis à
-l’abri des neiges et du vent, en un palais de
-paix, de lumière et d’amour, il est curieux
-de surprendre dans la campagne immortellement
-verte ses préparatifs de voyage. On voit
-clairement qu’il a peur, qu’il hésite à affronter
-une fois de plus les grands pièges de
-glace que février et mars lui tendent chaque
-année de l’autre côté des montagnes. Il
-attend, il muse, il éprouve ses forces avant
-que de reprendre la route âpre et cruelle que
-l’hiver hypocrite a l’air de lui céder. Il s’arrête,
-il repart, il parcourt mille fois, comme
-un enfant ferait du jardin des vacances, les
-vallées odorantes, les collines délicates que
-la gelée n’a jamais effleurées de son aile. Il
-n’a rien à y faire, rien à ressusciter, puisque
-rien n’a péri et que rien n’a souffert, puisque
-toutes les fleurs de toutes les saisons y baignent
-dans l’air bleu d’un éternel été. Mais
-il cherche des prétextes, il s’attarde, il flânoche,
-il revient sur ses pas comme un jardinier
-désœuvré. Il écarte les branches,
-caresse de son souffle l’olivier qui frémit d’un
-sourire argenté, lustre l’herbe lustrée, réveille
-les corolles qui ne s’endormaient pas,
-rappelle les oiseaux qui n’avaient jamais fui,
-encourage les abeilles qui travaillent sans
-cesse ; puis, voyant comme Dieu que tout est
-bien au paradis sans tache, il s’asseoit un
-instant au rebord d’une terrasse que l’oranger
-couronne de fleurs régulières et de fruits
-de lumière et, avant de partir, jette un dernier
-regard sur son œuvre de joie qu’il
-confie au soleil.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Je l’ai suivi, ces jours passés, aux rives du
-Borigo, du torrent de Careï, au val de Gorbio,
-dans ces petites villes rustiques : Vintimille,
-Tende, Sospel ; dans ces curieux villages
-perchés sur les rochers : Sainte-Agnès,
-Castelar, Castillon, dans cette adorable campagne,
-déjà tout italienne, qui entoure Menton.
-On franchit quelques rues qu’anime la
-vie cosmopolite et assez haïssable de la Riviera ;
-on laisse derrière soi le kiosque à
-musique municipale et perpétuelle autour
-de quoi s’agglomère le Tout-Menton mondain
-et tuberculeux, et voici que l’on trouve à
-deux pas de la foule qui le redoute comme
-un fléau sacré, le silence admirable des arbres,
-toutes les bonnes réalités virgiliennes
-des chemins creux, des fontaines claires, des
-réservoirs ombreux qui dorment au flanc des
-monts où ils semblent attendre le reflet d’une
-déesse. On gravit un sentier entre deux murs
-de pierre qu’éclairent les violettes et que
-surmontent les étranges capuchons bruns de
-l’arisarum aux feuilles si profondément vertes
-qu’on les croirait créées pour symboliser la
-fraîcheur des citernes ; et le cirque d’un vallon
-s’ouvre comme une fleur humide et magnifique.
-A travers la gaze bleuâtre des oliviers
-géants qui voilent l’horizon d’un rideau
-transparent de perles scintillantes, c’est
-l’éblouissement harmonieux et discret de
-tout ce que les hommes imaginent dans
-leurs rêves, peignent dans des décors qui se
-croient irréels et irréalisables, lorsqu’ils veulent
-fixer l’idéale allégresse d’une heure surhumaine,
-de quelque île enchantée, d’un paradis
-perdu ou du séjour des dieux.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Il y a, tout le long des vallons de la côte, des
-centaines de ces cirques qui sont comme
-les théâtres où se jouent, parmi le clair de
-lune ou la paix des matins et des après-midi,
-les féeries muettes du bonheur de la terre.
-Ils se ressemblent tous ; et pourtant chacun
-d’eux révèle une félicité différente. Chacun
-d’eux, comme les visages d’une troupe de
-sœurs également heureuses et également
-belles, a un sourire reconnaissable. Un
-groupe de cyprès qui purifie les lignes, un
-mimosa pareil à un geyser de soufre, un bosquet
-d’oranger aux lourdes têtes noires symétriquement
-surchargées de fruits d’or, qui
-proclament soudain l’abondance royale du
-sol qui les nourrit ; une pente de citronniers
-où la nuit semble avoir amassé dans un pan
-de montagne, afin qu’elles y attendent un
-nouveau crépuscule, les étoiles que l’aurore
-a cueillies, un portique de feuillage qui s’ouvre
-sur la mer comme un regard profond qui
-décèle tout à coup une pensée infinie, un
-ruisseau qui se cache comme une larme de
-joie, une treille qui prévoit la pourpre des
-raisins, un grand vase de pierre buvant l’eau
-qui s’égoutte au bout d’un roseau vert, — rien
-et tout modifie l’expression du repos, de
-la tranquillité, du silence azuré, de la béatitude
-qui jouit d’elle-même.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais je cherche l’hiver et la trace de ses
-pas. Où donc se cache-t-il ? Il devrait être
-ici ; et comment cette fête de roses et d’anémones,
-d’air tiède et de rosée, d’abeilles et
-d’oiseaux, ose-t-elle se dérouler avec tant
-d’assurance durant les mois les plus impitoyables
-de son règne ? Et le printemps, que
-va-t-il faire, que va-t-il dire, puisque tout
-semble fait, puisque tout paraît dit ? Il est
-donc inutile et nul ne l’attend plus ?</p>
-
-<p>Non ; en s’appliquant bien, on retrouve
-dans la vie inlassablement jeune le travail
-de sa main, le parfum de son souffle plus
-jeune que la vie. Ainsi, il y a là des arbres
-étrangers, des hôtes taciturnes, des sortes de
-parents pauvres aux robes en haillons. Ils
-viennent de très loin, de la région des brumes,
-des frimas et du vent. Ils sont dépaysés,
-hargneux et méfiants. Ils n’ont pas encore
-compris la langue claire, adopté les coutumes
-délicieuses du Midi. Ils n’ont pas
-voulu croire aux promesses du ciel, et ils ont
-suspecté les caresses du soleil qui dès l’aube
-les couvre d’un manteau de rayons plus
-soyeux et plus chauds que celui dont juillet
-accablait leurs épaules dans les étés précaires
-de leur terre natale. N’importe ; à l’heure
-dite, quand la neige tombait à trois cents
-lieues d’ici, leurs troncs ont frissonné, et
-malgré l’affirmation audacieuse de l’herbe
-et de cent mille fleurs, malgré l’aplomb des
-roses qui montent jusqu’à eux pour attester
-la vie, ils se sont dépouillés pour le sommeil
-d’hiver. Sombres et malveillants et nus
-comme des morts, ils attendent le printemps
-qui éclate autour d’eux ; et, par une réaction
-étrange et excessive, ils l’attendent
-plus longtemps que sous le ciel sévère et
-âpre de Paris, car à Paris déjà les bourgeons
-commencent à poindre. On les reconnaît
-çà et là parmi la foule en fête dont la
-danse immobile enchante les collines. Ils ne
-sont pas nombreux et ils se dissimulent : ce
-sont des chênes tors, des hêtres, des platanes,
-et c’est la vigne même que l’on croirait mieux
-élevée, mieux renseignée et plus docile, qui
-demeure incrédule. Ils sont là, noirs et
-maigres, et tels que des malades un dimanche
-de Pâques, au parvis d’une église
-que l’éclat du soleil a rendue transparente.
-Ils sont là depuis des années, et quelques-uns
-peut-être depuis deux ou trois siècles ;
-mais ils ont dans les moelles la terreur de
-l’hiver. Ils ne perdront jamais l’habitude de
-la mort. Ils ont trop d’expérience, ne peuvent
-plus oublier et ne peuvent plus apprendre.
-Leur raison endurcie n’admet plus la lumière
-lorsqu’elle n’arrive pas à l’heure accoutumée.
-Ce sont d’âpres vieillards trop sages pour
-jouir d’une joie imprévue. Ils ont tort ; la
-sagesse ne doit pas interdire les belles imprudences.
-Voici, autour des vieux, des ancêtres
-hostiles, tout un monde de plantes qui ignorent
-l’avenir mais se donnent à lui. Elles ne
-vivent qu’une saison ; elles n’ont point de
-passé et nulle tradition, et elles ne savent
-rien, sinon que l’heure est belle et qu’il en
-faut jouir. Pendant que leurs aînés, leurs
-maîtres et leurs dieux, boudent et perdent
-leur temps, elles fleurissent, elles s’aiment,
-elles se multiplient. Ce sont les humbles
-fleurs des chères solitudes : la pâquerette qui
-couvre le gazon de sa naïveté proprette et
-régulière, la bourrache plus bleue que le
-ciel le plus bleu, l’anémone écarlate ou
-teintée d’aniline, la primevère virginale, la
-mauve arborescente, la campanule qui
-agite des cloches que personne n’entend,
-le romarin qui a l’air d’une petite bonne
-de province, et le thym capiteux qui
-passe sa tête grise entre les pierres disjointes.</p>
-
-<p>Mais avant tout c’est l’heure incomparable,
-l’heure diaphane et fluide de la violette des
-bois. Son humilité proverbiale devient usurpatrice
-et presque intolérante. Elle ne se
-blottit plus timidement entre les feuilles,
-elle bouscule l’herbe, la domine, la voile, lui
-impose ses couleurs, lui insuffle son souffle.
-Son sourire innombrable recouvre les terrasses
-d’oliviers et de vignes, les pentes des
-ravins, la courbe des vallons, d’un réseau
-d’allégresse innocente et suave ; son parfum
-frais et clair comme l’âme des sources qui
-coulent sous les monts, rend l’air plus translucide,
-le silence plus limpide ; et c’est bien,
-comme le dit je ne sais quelle légende,
-l’haleine de la terre inondée de rosée, alors
-que vierge encore elle s’éveille au soleil et se
-donne tout entière dans le premier baiser
-de la première aurore.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Puis, aux petits jardins qui entourent les
-bastides, les claires maisonnettes aux toits
-italiens, les bons légumes sans préjugés,
-sans prétention, n’ont jamais eu de doutes,
-n’ont jamais eu de craintes. Pendant que le
-vieux paysan, devenu pareil aux arbres qu’il
-cultive, remue la terre autour des oliviers,
-l’épinard se prélasse, s’empresse de verdir
-et ne prend aucune précaution ; la fève des
-marais ouvre ses yeux de jais dans son feuillage
-pâle et voit tomber la nuit avec placidité ;
-les petits pois volages s’élancent et s’allongent,
-couverts de papillons immobiles et
-tenaces, comme si juin venait de franchir la
-barrière de la ferme ; la carotte rougit en se
-montrant au jour ; les fraisiers ingénus aspirent
-les aromes que midi leur prodigue en
-penchant vers la terre ses urnes de saphir ;
-la laitue s’évertue à se faire un cœur d’or où
-elle veut renfermer la fraîcheur des matins
-et des soirs qui l’arrosent. Seuls, les arbres
-fruitiers ont longtemps réfléchi ; l’exemple
-des légumes parmi lesquels ils vivent les
-poussait à se joindre à la joie générale, mais
-la raide attitude de leurs aînés du Nord, des
-grands-parents sortis des grandes forêts
-sombres, leur prêchait la prudence. Néanmoins
-ils s’éveillent ; eux aussi n’y tiennent
-plus et se décident enfin à entrer dans la
-ronde de parfums et d’amour. Les pêchers
-ne sont plus qu’un phénomène rose : on
-dirait une chair puérile et précieuse que
-l’haleine de l’aube vaporise dans l’azur. Les
-poiriers, les pruniers, l’amandier, le pommier,
-rivalisant d’ivresse, font des efforts
-éblouissants ; et les coudriers blonds, tels
-que des lustres de Venise, et tout resplendissants
-d’une buée de chatons, se plantent
-çà et là pour éclairer la fête. Quant aux
-fleurs luxueuses, qui semblent n’avoir d’autre
-but qu’elles-mêmes, elles ont dès longtemps
-renoncé à sonder le mystère de cet été
-sans bornes. Elles ne marquent plus les saisons,
-elles ne comptent plus les jours, et ne
-sachant que faire dans l’ardent désarroi des
-heures qui n’ont plus d’ombre, de peur de
-se tromper et de perdre une seconde qui
-pourrait être belle, elles se sont résolues à
-fleurir sans relâche de janvier à décembre.
-La nature les approuve et, pour récompenser
-leur confiance au bonheur, leur beauté généreuse
-et leurs excès d’amour, elle leur donne
-une force, un éclat, des parfums qu’elle
-n’accorde jamais à celles qui se réservent et
-qui craignent la vie. Voilà ce que promulguait,
-entre autres vérités, la petite maison
-que j’ai vue aujourd’hui au versant d’une
-colline tout inondée de roses, d’œillets, de
-résédas, d’héliotropes et de giroflées : si bien
-que l’on eût dit la source débordante et engorgée
-de fleurs d’où le printemps allait se
-déverser sur nous ; tandis qu’au seuil de
-pierre de la porte fermée, des courges, des
-cédrats, des oranges, des limons, des figues
-de Barbarie, dormaient tranquillement dans
-l’ombre bleuissante comme l’acier des faux
-et parmi le silence auguste, désert et régulier,
-d’un jour immaculé.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch9">LA MORT ET LA COURONNE</h2>
-
-
-<p>Les mois de juin et de juillet de l’année
-1902 offrirent aux méditations des hommes
-un de ces spectacles tragiques, qu’à la vérité
-nous rencontrons chaque jour dans la petite
-vie qui nous entoure, mais qui, comme tant
-de grandes choses, y passent inaperçus.
-Ils ne prennent leur signification et ne
-fixent enfin nos regards que lorsqu’ils
-s’accomplissent sur une de ces énormes
-scènes où s’entassent toutes les pensées d’un
-peuple, et où celui-ci aime à voir sa propre
-existence agrandie et solennisée par des
-acteurs royaux.</p>
-
-<p>« Il faut ajouter quelque chose à la vie
-ordinaire avant de pouvoir la comprendre, »
-disait-on dans un drame moderne. Le sort y
-ajoutait ici la puissance et la pompe de l’un
-des plus beaux trônes de la terre. Grâce à
-l’éclat de cette puissance et de cette pompe,
-on vit exactement ce que l’homme est en soi,
-et ce qu’il en demeure lorsque les imposantes
-lois de la nature le mettent cruellement à nu
-devant leur tribunal. On apprit aussi, — les
-forces de l’amour, de la pitié, de la religion et
-de la science étant subitement portées à l’extrême, — on
-apprit aussi à mieux connaître
-la valeur des secours que tout ce que nous
-avons acquis depuis que nous occupons cette
-planète, peut fournir à notre détresse. On
-assista à la lutte toujours confuse, mais
-aussi ardente que si elle dût être suprême,
-entre les puissances diverses, physiques ou
-morales, visibles ou invisibles, qui mènent
-aujourd’hui l’humanité.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Édouard VII, roi d’Angleterre, victime
-illustre d’un caprice du destin, oscillait
-pitoyablement entre la couronne et la mort.
-D’une main ce destin présentait à son front
-l’un des plus magnifiques diadèmes que les
-révolutions aient épargnés ; et de l’autre, il
-forçait ce même front trempé des sueurs de
-l’agonie, à se courber sur une tombe grande
-ouverte. Il prolongea sinistrement ce jeu
-durant plus de trois mois.</p>
-
-<p>Lorsqu’on regarde l’événement d’un point
-un peu plus élevé que les hauteurs des
-modestes collines où évoluent les innombrables
-anecdotes de la vie, il ne s’agit pas
-seulement ici de la tragédie d’un opulent
-monarque que la nature prend aux entrailles,
-dans le moment où des milliers d’hommes
-aspirent à mettre en sa personne, à l’abri du
-destin, au-dessus de l’humanité, un peu de
-leurs espoirs et de leurs plus beaux rêves. Il
-ne s’agit pas davantage d’approfondir le sarcasme
-de cette minute où ils prétendaient à
-affirmer et à fonder quelque chose de surnaturel
-qui s’effondrait dans ce que la nature a
-de plus naturel ; quelque chose qui fût contradictoire
-aux impitoyables lois égalitaires de
-l’indifférente planète que nous occupons tous
-par une sorte de distraite tolérance, quelque
-chose qui les rassurât et les consolât, comme
-une exception admirable à leur misère, à leur
-fragilité. Non, il est ici question de la tragédie
-essentielle de l’homme, du drame universel
-et perpétuel qui se joue entre sa frêle
-volonté et l’énorme force inconnue qui l’environne,
-entre la petite flamme de son esprit
-ou de son âme, ce phénomène inexplicable
-de la nature, et l’immense matière, cet autre
-phénomène pareillement inexplicable de la
-même nature. Ce drame aux mille dénouements
-indécis n’a cessé de se dérouler un
-seul jour depuis qu’une portion de la vie
-aveugle et colossale a eu l’idée assez étrange
-de prendre en nous une sorte de conscience
-d’elle-même. Cette fois, un hasard plus resplendissant
-que les autres vint le remettre en
-lumière sur un sommet plus élevé qu’éclairèrent
-un instant tous les désirs, tous les
-vœux, toutes les craintes, toutes les incertitudes,
-toutes les prières, tous les doutes,
-toutes les illusions, toutes les volontés, tous
-les regards enfin des habitants de notre
-globe accourus en pensée au pied de la montagne
-solennelle.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Lentement, il se déroula donc là-haut ; et
-nous pûmes compter nos ressources. Nous
-eûmes l’occasion de peser dans de lumineuses
-balances nos illusions et nos réalités.
-Toute la confiance et toute la misère de
-notre espèce se trouvaient symboliquement
-ramassées en une heure et dans un seul être.
-Allait-il être prouvé une fois de plus que les
-désirs, les vœux les plus ardents, la volonté
-et l’amour le plus impérieux d’une prodigieuse
-assemblée d’hommes sont impuissants
-à faire dévier d’une ligne la plus insignifiante
-des lois physiques ? Allait-il être établi, une
-fois de plus, que lorsque nous nous trouvons
-en face de la nature, ce n’est pas dans le
-monde moral ou sentimental, mais dans un
-autre, que nous devons chercher nos armes
-défensives ? Il est donc salutaire de regarder
-avec fermeté, et d’un œil qui ne se prête plus
-aux prestiges, ce qui se passa sur cette cime.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Les uns y ont vu la magnifique manifestation
-d’un Dieu jaloux et tout-puissant qui
-nous tient dans sa main et se rit de notre
-pauvre gloire ; le geste dédaigneux d’une
-Providence trop oubliée et irritée que
-l’homme ne reconnaisse pas avec plus de
-docilité son existence cachée et ne pénètre
-pas plus aisément son énigmatique volonté.
-Se sont-ils trompés ? Et quels sont ceux qui
-ne se trompent point dans les ténèbres où
-nous sommes ? Mais pourquoi ce Dieu, plus
-parfait que les hommes, demande-t-il de
-nous ce qu’un homme parfait ne demanderait
-point ? Pourquoi fait-il d’une foi trop volontaire,
-presque aveuglément acceptée, la première,
-pour ainsi dire la seule et la plus
-nécessaire des vertus ? S’il s’irrite qu’on ne
-le comprenne pas, qu’on lui désobéisse, ne
-serait-il pas juste qu’il se manifestât de manière
-que la raison humaine, que lui-même
-créa avec ses admirables exigences, ne dût
-pas renoncer les plus précieux, les plus
-indispensables de ses privilèges pour approcher
-son trône ? Or, ce geste-ci, comme tant
-d’autres, était-il assez clair, assez significatif
-pour la forcer de s’agenouiller ? Pourtant,
-s’il aime qu’on l’adore, comme le proclament
-ceux qui parlent en son nom, il lui serait
-facile de nous contraindre tous à n’adorer
-que lui. Nous n’attendons qu’un signe irrécusable.
-Au nom de ce reflet direct de sa
-lumière qu’il a mis au plus haut de notre
-être, où brûle, avec une ardeur, avec une
-pureté de jour en jour plus belles, la seule
-passion des certitudes et de la vérité, ne
-semble-t-il pas que nous y ayons droit ?</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>D’autres considérèrent ce roi pantelant
-sur les marches du plus splendide trône qui
-soit encore debout, cette puissance presque
-infinie, brisée, rompue, en proie aux affreux
-ennemis qui assaillent la chair en détresse,
-la chair anéantie sous la plus éblouissante
-couronne que la main invisible et moqueuse
-du hasard ait jamais suspendue sur un amas
-confus de souffrance et d’angoisse…</p>
-
-<p>Ils y virent une nouvelle et formidable
-preuve de la misère, de l’inutilité humaine.
-Ils allèrent répétant en eux-mêmes ce que
-disait déjà si bien la sagesse antique : à
-savoir que nous sommes, que nous serons
-probablement toujours, malgré tous nos
-efforts, « par rapport à la matière moins
-qu’un grain de mil, et à la durée, moins
-qu’un tour de vrille ». Ils y découvrirent
-peut-être, incrédules à Dieu mais crédules à
-son ombre, un mystérieux arrêt de cette
-mystérieuse Justice qui vient parfois mettre
-un peu d’ordre dans l’histoire informe des
-hommes et venger sur les rois l’iniquité des
-peuples…</p>
-
-<p>Ils y virent bien d’autres choses encore.
-Ils ne se trompaient pas ; tout cela s’y trouvait,
-puisque cela se trouve en nous, et que la
-signification que nous accordons aux incompréhensibles
-actes de la force inconnue,
-devient bientôt la seule réalité humaine et
-peuple de fantômes plus ou moins fraternels
-l’indifférence et le néant qui nous entourent.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Pour nous, sans repousser ces fantômes
-séduisants ou terribles qui représentent peut-être
-des interventions que notre instinct
-pressent, bien que nos sens ne les perçoivent
-pas, fixons avant tout nos regards sur les
-parties vraiment humaines et certaines de ce
-grand drame révolu. Au centre de l’obscure
-nuée où s’amplifiaient, jusqu’à dépasser les
-confins de ce monde terrestre, les gestes de
-la puissance qui rapprochait et écartait, tour
-à tour, une mort solennelle et une prestigieuse
-couronne, nous distinguons un homme
-qui va atteindre enfin le but unique, la
-minute essentielle de sa vie. Soudain, un
-ennemi invisible l’attaque et le terrasse.
-Aussitôt d’autres hommes accourent. Ce
-sont les émissaires de la Science. Ils ne se
-demandent pas si c’est Dieu, le Destin, le
-Hasard, la Justice qui vient barrer la route à
-la victime qu’ils relèvent. Croyants ou incrédules
-dans d’autres sphères ou dans d’autres
-moments, ils n’interrogent point la nuée
-ténébreuse. Ils sont ici les envoyés qualifiés
-de la raison de notre espèce ; de la raison
-nue, abandonnée à elle-même et telle qu’elle
-erre seule dans un univers monstrueux. Volontairement,
-ils éloignent d’elle imagination,
-sentiments, tout ce qui ne lui appartient
-pas en propre. Ils n’usent que de la
-partie purement, presque animalement humaine
-de sa flamme ; comme s’ils avaient la
-certitude que chaque être ne peut vaincre
-une force de la nature que par la force pour
-ainsi dire spécifique que la nature a mise en
-lui. Ainsi maniée, elle est peut-être étroite et
-frêle, cette flamme, mais précise, exclusive,
-invincible comme celle de la lampe à chalumeau
-de l’émailleur ou du chimiste. Elle est
-nourrie de faits, d’observations minimes
-mais sûres et innombrables. Elle n’éclaire
-que des points insignifiants et successifs dans
-l’immense inconnu ; mais elle ne s’égare pas,
-elle va où la dirige l’œil aigu qui la guide, et
-le point qu’elle atteint est soustrait aux
-influences qu’on appelait surnaturelles. Humblement,
-elle interrompt ou dévie l’ordre
-préétabli par la nature. Il y a deux ou trois
-ans à peine, elle se fût dispersée et affolée
-devant la même énigme. Son rayon lumineux
-ne s’était pas encore fixé avec une rigidité
-et une obstination suffisantes sur ce
-point obscur ; et nous aurions dit une fois
-de plus que la Fatalité est invincible. A ce
-coup, elle tint en suspens, durant plusieurs
-semaines, l’Histoire et le Destin, et finit par
-les jeter hors de l’ornière d’airain qu’ils
-comptaient suivre jusqu’au bout. Dorénavant,
-si Dieu, le Hasard, la Justice ou
-quelque nom qu’on donne à l’idée cachée de
-l’univers, veulent arriver à leur but, passer
-outre et triompher comme autrefois, ils
-pourront suivre d’autres routes ; mais celle-ci
-leur demeure interdite. A l’avenir, ils
-devront éviter la fente imperceptible mais
-infranchissable où veillera toujours le
-petit jet de flamme qui les a détournés.</p>
-
-<p>Il se peut que cette royale tragédie nous
-ait définitivement prouvé que les vœux,
-l’amour, la pitié, les prières, toute une portion
-des plus belles forces morales de
-l’homme, sont impuissants en face d’une volonté
-de la nature. Immédiatement, comme
-pour compenser la perte et maintenir au
-niveau nécessaire les droits de l’esprit sur
-la matière, une autre force morale, ou plutôt
-la même flamme qui prend une autre forme,
-s’élève, resplendit et triomphe. L’homme
-perd une illusion pour acquérir une certitude.
-Loin d’avoir descendu, il monte d’un degré
-parmi les forces inconscientes. Il y a là,
-malgré toute la misère qui l’entoure, un
-noble et grand spectacle ; et de quoi rendre
-attentifs ceux qui perdraient confiance aux
-destinées de notre espèce.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch10">VUE DE ROME</h2>
-
-
-<p>Rome est probablement le lieu du monde
-où s’est accumulé durant vingt siècles et où
-subsiste encore le plus de beauté.</p>
-
-<p>Elle n’a rien créé, si ce n’est un certain
-esprit de grandeur et l’ordonnance des belles
-choses ; mais les plus magnifiques moments
-de la terre s’y sont prolongés et fixés avec
-une telle énergie qu’elle est le point du globe
-où ils ont laissé les plus nombreuses, les
-plus impérissables traces. Quand on foule
-son sol, on foule l’empreinte mutilée de la
-déesse qui ne se montre plus aux hommes.</p>
-
-<p>La nature l’avait admirablement située à
-l’endroit le plus propre à recueillir, comme
-dans la plus noble coupe qui se soit ouverte
-sous le ciel, les joyaux des peuples qui passaient
-autour d’elle sur les cimes de l’histoire.
-Le lieu où tombaient ces merveilles
-était déjà l’égal de ces merveilles mêmes.
-L’azur y est limpide et somptueux. Les obscures
-et profondes verdures du nord s’y marient
-encore aux feuillages légers et plus
-clairs du midi. Les arbres les plus purs, le
-cyprès qui s’élance tel qu’une prière ardente
-et sombre, le large pin parasol, qui semble
-la pensée la plus grave et la plus harmonieuse
-de la forêt, le massif chêne-vert qui
-prend si aisément la grâce des portiques, y
-ont acquis, par une tradition séculaire, une
-fierté, une conscience et une solennité qu’ils
-ne retrouvent nulle autre part. Qui les a vus
-et compris, ne les oubliera plus et les reconnaîtrait
-sans peine entre les arbres analogues
-d’une terre moins sacrée. Ils furent les ornements
-et les témoins d’incomparables choses.
-Ils demeurent inséparables des aqueducs
-épars, des mausolées découronnés, des arches
-brisées, des colonnes héroïquement rompues
-qui décorent une campagne majestueuse et
-désolée. Ils ont pris le style des marbres
-éternels qu’ils environnent de silence et de
-respect. Comme ceux-ci ils savent nous dire,
-à l’aide de deux ou trois lignes nettes et
-pourtant mystérieuses, tout ce que peut nous
-confesser la tristesse d’une plaine qui porte
-sans fléchir les débris de sa gloire. Ils sont
-et se sentent romains.</p>
-
-<p>Un cercle de montagnes aux noms sonores
-et augustement familiers, aux têtes souvent
-chargées de neiges aussi éclatantes que les
-souvenirs qu’elles évoquent, fait à la ville qui
-ne peut point mourir, un horizon précis et
-grandiose qui la sépare du monde sans l’isoler
-des cieux. Et dans l’enceinte presque
-déserte, au centre des places inanimées où
-les dalles, les marches, les portiques multiplient
-l’espace et l’absence, à tous les carrefours
-où veille dans le vide quelque statue
-blessée, parmi les vasques, les chapiteaux,
-les tritons et les nymphes, une eau docile et
-lumineuse, obéissant encore à des ordres
-reçus il y a deux mille ans, fait à la solitude
-immaculée, un ornement mobile et toujours
-rafraîchi, de panaches d’azur, de guirlandes
-de rosée, de trophées de cristal, de couronnes
-de perles. On dirait que le Temps,
-entre ces monuments qui croyaient le braver,
-n’a voulu respecter que les heures fragiles
-de ce qui s’évapore et de ce qui s’écoule…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>La beauté, bien que ce fût toujours une
-beauté empruntée, a résidé si longtemps
-entre ces murs qui vont du Janicule à l’Esquilin,
-elle s’y est amoncelée avec une telle
-persistance, que le lieu même, l’air qu’on y
-respire, le ciel qui le recouvre, les courbes
-qui le définissent, y ont acquis une prodigieuse
-puissance d’appropriation et d’ennoblissement.
-Rome, comme un bûcher, purifie
-tout ce que, depuis sa ruine, les erreurs, les
-caprices, l’extravagance et l’ignorance des
-hommes n’ont cessé d’y entasser. Il a été
-jusqu’ici impossible de la défigurer. On croirait
-même qu’il a été impossible d’y exécuter
-ou d’y maintenir une œuvre qui refusât d’y
-dépouiller sa laideur ou sa vulgarité originelle.
-Tout ce qui n’est pas conforme au style
-des sept collines, s’efface et s’élimine peu à
-peu sous l’action du génie attentif qui a posé
-aux horizons, dans le roc et le marbre des
-hauteurs, les principes esthétiques de la cité.
-Le moyen âge, par exemple, et l’art des primitifs
-y durent être plus actifs qu’en toute
-autre ville, puisqu’ils se trouvaient ici au
-cœur même de l’univers chrétien ; pourtant
-ils n’y ont laissé que des traces peu sensibles,
-pour ainsi dire honteuses et souterraines :
-ce qu’il fallait et rien de plus, pour
-que l’histoire du monde, dont c’était le
-foyer, n’y fût pas incomplète. Par contre, les
-artistes dont l’esprit était naturellement en
-harmonie avec celui qui préside aux destinées
-de la ville éternelle : Jules Romain, les Carraches,
-quelques autres, mais surtout Raphaël
-et Michel-Ange, y manifestent une
-ampleur, une certitude, une espèce de satisfaction
-instinctive et d’allégresse filiale qu’ils
-ne retrouvent en aucun autre lieu. On sent
-qu’ils n’avaient pas à créer, mais seulement
-à choisir et à fixer les formes qui affluant de
-toutes parts, irrévélées mais impérieuses, ne
-demandaient qu’à naître. Ils ne pouvaient se
-tromper ; ils ne peignaient pas, au sens
-propre du mot ; ils découvraient simplement
-les images voilées qui hantaient les salles et
-les arcades des palais. Les rapports entre
-leur art et le milieu qui lui donne naissance
-sont si nécessaires, qu’exilées dans les musées
-ou les églises d’autres villes, leurs œuvres ne
-semblent traduire qu’une conception arbitraire,
-exagérément forte et décorative de la
-vie. C’est ainsi que les photographies ou les
-copies du plafond de la chapelle Sixtine déconcertent
-et demeurent presque inexplicables.
-Mais, entré au Vatican, après s’être
-imprégné de la volonté qui émane des mille
-débris des temples et des places publiques,
-le voyageur accepte comme un effort sublime
-et naturel, l’effort démesuré de Michel-Ange.
-La prodigieuse voûte où, dans une
-harmonieuse et grave orgie de muscles et
-d’enthousiasmes, s’enlace et s’accumule un
-peuple de géants, devient une arche du ciel
-même où se sont réflétées toutes les scènes
-d’énergie, toutes les vertus ardentes dont les
-souvenirs s’agitent encore sous les ruines de
-ce sol passionné. De même, en face de « L’incendie
-du Borgo », il ne se dit pas ce qu’il se
-dirait s’il voyait l’admirable fresque au Louvre
-ou au <span lang="en" xml:lang="en">National-Gallery</span> ; il ne se dit pas ce que
-se dit par exemple Taine : à savoir que ces
-grands corps nus et superbes ne sont pas à
-leur affaire, que les flammes qui sortent de
-l’édifice ne les inquiètent nullement, qu’ils
-ne songent qu’à poser comme de bons modèles
-et à mettre en valeur la courbe d’une
-hanche ou la musculature d’une cuisse. Non,
-si le visiteur s’est laissé docilement pénétrer
-par les injonctions de tout ce qui l’entoure,
-il s’imagine volontiers que dans ces chambres
-du Vatican, aussi bien que sous la voûte de
-la Sixtine, et quelque différentes que soient
-les deux impressions, il assiste à l’épanouissement
-tardif, mais logique et normal d’un
-art qui aurait pu être celui de Rome. Il lui
-semble que l’on trouve ici la formule que le
-génie trop positif des Quirites n’avait pas eu
-l’occasion ou la chance de dégager. Car
-Rome, malgré tous ses efforts, n’avait pas
-réussi à donner d’elle-même l’image essentielle
-qu’elle avait promise à l’univers. Au
-fond, elle n’était belle que des dépouilles de
-la Grèce ; et le meilleur de ses mérites,
-ç’avait été de recueillir et de comprendre
-avidement la beauté de l’art grec. Quand
-elle avait tenté d’y ajouter, elle l’avait déformé
-sans en approprier l’expression à sa vie personnelle.
-Ses peintures et ses sculptures ne
-répondaient que par des sortes d’à peu près
-et d’ouï dire aux réalités de son existence ; et
-son architecture devait à ses proportions colossales
-la part la plus sûre d’une originalité
-incertaine. On se laisse aller à ce songe que
-l’harmonieux peintre d’Urbin et le vieux
-Buonarroti, à travers toutes les catastrophes,
-à travers toutes les morts apparentes et les
-longs silences de Rome, ont ressaisi une tradition
-latente et ininterrompue qui n’avait
-cessé d’évoluer souterrainement pour aboutir
-à leur œuvre, et dire enfin au monde ce que
-l’Empire n’avait pas su lui dire. Ils sont plus
-proprement Romains, ils représentent mieux
-semble-t-il, le désir inconscient et secret de
-cette terre latine que ne le fit la Rome des
-Césars. Cette Rome avait manqué son effigie.
-Elle était demeurée artificiellement hellénique ;
-et la Grèce ne pouvait fournir à un
-peuple infiniment plus vaste et très différent,
-les formes nécessaires à sa conscience ornementale.
-Elle ne pouvait être qu’un point de
-départ sûr et magnifique ; mais ses statues et
-ses peintures, délicates, précises, mesurées,
-presque menues, n’étaient pas à leur place
-dans ce Forum surchargé de monuments
-écrasants, parmi ces thermes monstrueux,
-ces cirques violents et sous les énormes et
-fastueuses arcades de ces basiliques superposées.
-On se demande alors si les fresques
-de Michel-Ange n’auraient pas répondu, après
-mille ans d’attente, à l’appel de ces arcades
-vides ; et si l’on ne peut croire qu’elles soient
-la conséquence presque organique de ces
-colonnes et de ces marbres impériaux ? Et de
-même, on se dit que le plafond, les pendentifs,
-les lunettes de la Farnésine et « l’<i>Incendie
-du Borgo</i> », illustreraient bien mieux
-que les sculptures de Phidias et de Praxitèle,
-bien mieux aussi que les meilleures peintures
-de Pompeï ou d’Herculanum, les <i>Métamorphoses</i>
-d’Ovide, les <i>Décades</i> de Tite-Live, les
-poèmes d’Horace et l’<i>Énéide</i> de Virgile.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais tout cela n’est peut-être qu’illusion
-et le prestige de cette puissance d’appropriation
-dont nous parlions plus haut. Cette
-puissance est telle que tout ce qui paraît,
-au premier abord, le plus contradictoire à
-l’idée qui règne dans ces murs, non seulement
-ne la contredit point, mais contribue à
-la fixer et à la révéler. Il n’est pas jusqu’au
-déclamatoire, innombrable et emphatique
-Bernin, — aussi inconciliable qu’il est possible
-de l’être avec la taciturnité et la gravité
-primitive de Rome, — il n’est pas jusqu’à ce
-Bernin, si odieux partout ailleurs, qui ici ne
-soit absorbé ou justifié par le génie de la
-cité et n’aide à éclaircir et à commenter,
-après coup, certains côtés un peu oratoires
-et redondants de la grandeur romaine.</p>
-
-<p>Au surplus, une ville qui possède les Vénus
-du Capitole et du Vatican, l’Ariane endormie,
-le Méléagre et le torse d’Hercule, les merveilles
-sans nombre de musées aussi nombreux
-que ses palais, (pensez, par exemple,
-à ce que renferme un seul de ces musées,
-l’un des derniers venus, celui des Thermes) ;
-une ville dont chaque rue, presque chaque
-maison recèle un fragment de marbre ou de
-bronze qui suffirait à faire d’une cité nouvelle
-le but d’un long pèlerinage ; une ville
-qui nous montre le Panthéon d’Agrippa,
-certaines colonnes du Forum, tant de trésors
-enfin que la mémoire découragée se refuse
-à suivre plus longtemps l’admiration qui ne
-se lasse point ; une ville qui nous offre parmi
-ses féeries ordonnées et vivantes telle
-pelouse entourée de cyprès de la villa Borghèse,
-telles fontaines, tels jardins éternels ;
-une ville, en un mot, où s’est réfugié tout le
-meilleur passé du seul peuple qui cultiva la
-beauté comme d’autres cultivent le blé,
-l’olivier ou la vigne : une pareille ville oppose
-à la vulgarité une résistance, passive si l’on
-veut, mais invincible ; et peut presque tout
-tolérer sans déchoir. L’immortelle présence
-d’une assemblée de dieux si parfaits qu’aucune
-mutilation n’a pu altérer l’eurythmie
-de leur corps et de leur attitude, la protège
-contre ses propres erreurs et empêche que
-les derniers venus parmi les hommes n’aient
-plus d’empire sur elle que les barbares et le
-temps n’en eurent sur ces dieux mêmes<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Néanmoins, la tolérance de Rome a des limites. S’il n’y a
-pas sur terre d’endroit où s’acclimatent et s’adaptent plus
-promptement les œuvres les plus diverses, il n’en est pas en
-revanche, qui rejette plus violemment et plus irrévocablement
-tout ce qu’il est absolument impossible de purifier. A
-ce point de vue le jugement du génie de la cité part de certitudes
-uniques et définitives. Une statue, un monument
-qu’il ne condamne pas avec colère, contre lequel ses pierres,
-ses places, ses carrefours ne se soulèvent pas avec indignation,
-est assuré du pardon de la postérité. Jusqu’ici ce génie
-quoique plus d’une fois maltraité, a cependant fini par
-avoir raison de tous les attentats. Mais aujourd’hui, on se
-demande avec quelque inquiétude comment il s’accommodera
-du hideux palais de justice qu’on élève à côté du château
-Saint-Ange ; ce qu’il imaginera pour faire oublier ou
-rendre inoffensives certaines statues du Pincio et divers monuments
-patriotiques qui l’assaillent sur plus d’un point de
-son territoire.</p>
-</div>
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Et par eux, nous voici ramenés à ces
-petites villes de l’Hellade qui découvrirent un
-jour et fixèrent à jamais les lois de la beauté
-humaine. La beauté de la terre, à part quelques
-endroits ravagés par nos mesquines
-industries, est demeurée sensiblement la
-même depuis les siècles de Périclès et d’Auguste.
-La mer est toujours inviolable et
-infinie. La forêt, la plaine, les moissons,
-les villages, la plupart des rivières et des
-ruisseaux, les montagnes, les soirs et les
-matins, les nuages et les astres, variables
-selon les climats et les latitudes, nous apportent
-encore les spectacles de force ou de
-grâce, les harmonies profondes et simples,
-les féeries compliquées et diverses qu’ils
-offraient aux citoyens d’Athènes et au peuple
-de Rome. En ce qui concerne la Nature,
-nous n’avons donc à regretter qu’assez peu
-de chose ; et nous avons même étendu considérablement
-de ce côté, la sensibilité et la
-surface de nos admirations. En revanche,
-pour tout ce qui a trait à la beauté particulière
-à l’homme, à la beauté qui est son
-œuvre immédiate, nous avons, soit par
-excès de richesse et d’application, soit par
-éparpillement de nos efforts et dispersion
-de nos facultés, soit enfin par manque d’un
-point d’appui incontesté, perdu presque tout
-ce que les anciens avaient su conquérir et
-fixer. Dès qu’il s’agit de notre esthétique
-purement humaine, de notre propre corps
-et de tout ce qui s’y rapporte, de nos gestes,
-de notre attitude, des objets de notre vie, de
-nos maisons, de nos villes, de nos monuments,
-de nos jardins, on croirait, à voir
-notre désarroi, nos tâtonnements et notre
-inexpérience, que c’est d’hier que nous occupons
-cette planète, et que nous sommes
-encore tout au début de la période d’adaptation.
-Nous n’avons plus, pour l’œuvre de
-nos mains, aucune mesure commune, aucune
-règle acceptée, aucune certitude. Cette
-beauté sûre et incontestable, que connurent
-les anciens, nos peintres, nos sculpteurs, nos
-architectes, notre littérature, nos vêtements,
-nos meubles, nos villes, nos paysages même,
-la recherchent dans mille directions diverses
-et opposées. Si l’un de nous crée, réunit ou
-rencontre quelques lignes, une harmonie de
-forme ou de couleur qui révèle irrécusablement
-que le point décisif et mystérieux fut
-touché : c’est un phénomène isolé et précaire,
-presque un coup de hasard, que son
-auteur ni personne autre n’est capable de
-réitérer.</p>
-
-<p>Pourtant, durant quelques années heureuses,
-l’homme sut à quoi s’en tenir sur
-la beauté essentiellement et spécifiquement
-humaine ; et ses certitudes étaient telles
-qu’elles emportent encore aujourd’hui notre
-conviction. Le seul étalon fixe que les
-Égyptiens, les Assyriens, les Perses, et toutes
-les civilisations antérieures, avaient vainement
-cherché parmi les animaux, les fleurs,
-les colosses de la nature et les rêves de l’imagination :
-montagnes et rochers, cavernes et
-forêts, monstres et chimères, le Grec l’avait
-trouvé d’instinct dans la beauté de son propre
-corps ; et c’est de la beauté de ce corps
-nu et parfait que dérive l’architecture de ses
-palais et de ses temples, le style de ses demeures,
-la forme, les proportions et l’ornement
-de tous les objets usuels de sa vie. Ce
-peuple chez qui la nudité et sa conséquence
-naturelle : l’irréprochable harmonie des
-muscles et des membres, était pour ainsi dire
-un devoir religieux et civique, nous a appris
-que la beauté du corps humain est aussi diverse,
-dans sa perfection, aussi profonde,
-aussi abondante, aussi spirituelle, aussi mystérieuse
-que la beauté des astres ou de la
-mer. Tout autre idéal, tout autre étalon
-égara et égarera nécessairement les efforts
-et les tentatives de l’homme. Toutes autres
-beautés sont possibles, réelles, profondes,
-diverses, complètes, mais ne partent pas
-de notre point central : ce sont des roues
-sans moyeu. Dans tous les arts, les peuples
-de race intelligente se sont éloignés ou
-rapprochés de la beauté indubitable, selon
-qu’ils se rapprochaient ou s’éloignaient de
-l’habitude d’être nus. La beauté propre de
-Rome, c’est-à-dire la petite portion de beauté
-originale qu’elle ajouta aux dépouilles de la
-Grèce, est due aux derniers restes de cette
-habitude. A Rome, comme nous le fait
-remarquer Taine, « on s’assemblait aussi pour
-nager, se frotter, transpirer, même lutter et
-courir, en tout cas pour regarder des lutteurs
-et des coureurs. Car Rome à cet égard
-n’est qu’une Athènes agrandie : le même
-genre de vie, les mêmes habitudes, les mêmes
-instincts, les mêmes plaisirs s’y perpétuent ;
-la seule différence est dans la proportion et
-dans le moment. La cité s’est enflée jusqu’à
-renfermer des maîtres par centaines de mille
-et des esclaves par millions ; mais, de Xénophon
-à Marc-Aurèle, l’éducation gymnastique
-et oratoire n’a point changé : ils ont toujours
-des goûts d’athlètes et de parleurs, c’est dans
-ce sens qu’il faut travailler pour leur plaire ;
-c’est à des corps nus, à des dilettantes de
-style, à des amateurs de décoration et de
-conversation, qu’on s’adresse. Nous n’avons
-plus l’idée de cette vie corporelle et païenne,
-oisive et spéculative : le climat est demeuré
-le même, mais l’homme s’est transformé
-en s’habillant et en devenant chrétien. »</p>
-
-<p>Il faudrait plutôt dire que Rome à l’époque
-dont parle Taine, était une Athènes intermittente
-et incomplète. Ce qui, là-bas, était
-habituel et en quelque sorte organique, ici,
-n’était qu’exceptionnel et artificiel. Le corps
-humain est encore cultivé et admiré ; mais
-il est presque toujours revêtu de la toge, et
-le port de la toge brouille les lignes nettes et
-pures qui partaient d’une foule de statues
-nues et vivantes pour s’imposer aux colonnes
-et aux frontons des temples. Les monuments
-s’agrandissent outre mesure, se déforment
-et perdent peu à peu leur harmonie humaine.
-L’étalon d’or est voilé pour longtemps, et
-ne sera plus découvert que par quelques
-artistes de la Renaissance, qui est le moment
-où la beauté certaine jette ses derniers
-feux.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch11">FLEURS DES CHAMPS</h2>
-
-
-<p>Aux portes de la ville elles accueillent nos
-pas sur un tapis de joie multicolore et empressée
-qu’elles agitent follement aux clartés
-du soleil. Il est évident qu’elles nous attendaient.
-Dès les premiers rayons de mars, le
-Perce-neige ou Cloche-d’hiver, fille héroïque
-des frimas, a sonné le réveil. Alors sortent
-de terre, efforts encore informes d’une mémoire
-endormie, de vagues fantômes, de
-pâles fleurs, à peine fleurs : le Saxifrage-à-trois-doigts
-ou Perce-pierre, la Bourse-à-pasteur,
-presque invisible ; la Scille à deux
-feuilles, l’Hellébore fétide ou Rose de serpent,
-le Tussilage-pas-d’âne, la Lauréole
-empoisonnée et sombre, le Pétasite, qu’on
-nomme encore lugubrement herbe à teigneux,
-herbe à la peste, tous et toutes de
-santé chétive et suspecte, tentatives bleuâtres,
-rosâtres, indécises, première fièvre de
-vie où la nature expulse ses malignes humeurs,
-captives anémiées que relâche l’hiver,
-convalescentes des prisons souterraines,
-essais timides et inhabiles de la lumière
-encore ensevelie.</p>
-
-<p>Mais bientôt celle-ci s’aventure dans
-l’espace ; les pensées nuptiales de la terre
-s’éclairent et se purifient ; les ébauches disparaissent,
-les demi-rêves de la nuit s’évanouissent
-comme un brouillard emporté par
-l’aurore ; et tout autour des villes où
-l’homme les ignore, les bonnes fleurs rustiques
-commencent dans l’espace leur fête
-sans témoins. Qu’importe ! elles sont là, qui
-font déjà le miel quand leurs sœurs orgueilleuses
-et stériles, qui seules ont tous nos soins,
-tremblent encore au fond des serres. Elles
-seront là, de même, dans les prés inondés, les
-sentiers défoncés et pour orner les routes
-avec simplicité, quand les premières neiges
-couvriront la campagne. Personne ne les
-sème, et personne ne les cueille. Elles survivent
-à leur gloire, et l’homme les foule aux
-pieds. Cependant, il n’y a pas longtemps,
-elles représentaient seules la joie de la
-nature. Il y a quelque cent ans, avant que
-leurs parentes éclatantes et frileuses fussent
-venues des Iles, des Indes, du Japon, ou
-avant que leurs propres filles, ingrates et méconnaissables,
-eussent usurpé leur place,
-elles seules égayaient les regards affligés,
-elles seules éclairaient la porte des chaumières,
-le parvis du château et suivaient dans
-les bois les pas des amoureux. Mais ces temps
-ne sont plus ; elles sont détrônées. Elles n’ont
-conservé de leur bonheur passé que les noms
-qu’elles reçurent quand elles étaient aimées.
-Et ces noms montrent bien ce qu’elles furent
-pour l’homme : toute sa reconnaissance, sa
-tendresse attentive, tout ce qu’il leur devait,
-tout ce qu’elles lui donnaient, s’y trouve
-renfermé, comme en des perles creuses un
-arome séculaire. Elles ont donc des noms de
-reine, de bergère, de vierge, de princesse,
-de sylphide et de fée qui passent comme une
-caresse, un éclair, un baiser, un murmure
-d’amour sur les lèvres. Il n’est, je crois,
-dans notre langue, rien qui soit mieux, plus
-délicatement ni plus affectueusement nommé
-que ces fleurs populaires. Ici le mot habille
-presque toujours l’idée avec un soin, une
-précision légère, un bonheur admirable. Il
-est comme une étoffe ornée et transparente
-qui moule exactement la forme qu’elle embrasse
-et qui a la nuance, le parfum et le
-son qui conviennent. Appelez devant vous la
-Pâquerette, la Violette, le Bluet et le Coquelicot :
-le nom c’est la fleur même. Quelle
-merveille, par exemple, que cette sorte de
-cri et de crête de lumière et de joie « Coquelicot ! »
-pour désigner la fleur écarlate que
-les savants accablent de ce titre barbare :
-<i lang="la" xml:lang="la">Papaver rhoeas</i> ! Voyez la Primevère ou
-Primerole, la Pervenche, l’Anémone, la
-Jacinthe des bois, la Véronique bleue, le Ne
-m’oubliez pas, le Liseron des champs, l’Iris,
-la Campanule : leur nom les peint par des
-équivalents et des analogies que les plus
-grands poètes ne trouvent que rarement. Il
-est toute leur âme ingénue et visible. Il se
-cache, il se penche, il s’élève dans l’oreille,
-comme celles qui le portent se dissimulent,
-s’inclinent ou se dressent dans les blés et
-dans l’herbe. Voilà les quelques noms que
-nous connaissons tous ; nous ignorons les
-autres, bien que leur musique décrive avec
-la même douceur, le même génie heureux,
-des fleurs que nous voyons au bord de chaque
-route et dans tous les sentiers. Ainsi, en ce
-moment, c’est-à-dire vers la fin du mois où
-le blé mûr tombe sous la faucille, les talus
-des chemins sont d’un violet pâle : c’est la
-douce et tendre Scabieuse qui finit de s’épanouir, — discrète,
-aristocratiquement pauvre
-et modestement belle, comme l’annonce
-son titre de pierre précieuse voilée de brume.
-Autour d’elle un trésor s’éparpille : c’est la
-Renoncule ou Bouton d’or, qui a deux noms
-comme elle a deux vies ; car elle est à la fois
-l’innocente vierge qui couvre le gazon de
-gouttes de soleil et la redoutable et vénéneuse
-magicienne qui distribue la mort aux
-animaux distraits. C’est encore la Mille-Feuilles
-et le Mille-Pertuis, petites fleurs
-jadis utiles, qui s’en vont par les routes
-comme de silencieuses pensionnaires en uniforme
-terne ; le vulgaire et innombrable
-Séneçon des oiseaux, son grand frère le Laiteron
-des champs, puis la dangereuse Morelle
-noire, la Douce-Amère qui se cache, la
-rampante Renouée-à-feuilles-de-patience, — toutes
-les espèces sans éclat, au sourire résigné,
-qui portent la pratique et grisâtre
-livrée de l’automne déjà pressenti.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais parmi celles de mars, d’avril, de mai,
-de juin, de juillet, rappelez-vous les noms
-de fête, les syllabes printanières, les vocables
-d’azur et d’aube, de clair de lune et de
-soleil ! Voilà le Perce-Neige ou la Cloche
-d’hiver, qui annonce le dégel ; la Stellaire
-ou Collerette de la Vierge, qui salue les premières
-communiantes le long des haies dont
-les feuilles sont encore indécises et précaires
-comme une diaphane buée verte. Voilà l’Ancolie
-triste et la Sauge des prés, l’Inule, la
-Jasione, l’Angélique, la Nielle ou Alène ; la
-Jotte ou Ravenelle, habillée comme la servante
-d’un curé de campagne ; l’Osmonde,
-qui est une fougère royale ; la Luzule, la
-Parmélie des murs, le Miroir de Vénus ;
-l’Euphorbe ou Esule des bois, mystérieuse
-et pleine d’un feu sombre ; la Physalide, dont
-le fruit mûrit dans une lanterne rouge ; la
-Jusquiame, la Belladone, la Digitale, reines
-empoisonneuses, Cléopâtres gazées des lieux
-incultes et des bois frais. Et puis encore la
-Camomille, la bonne Sœur aux mille sourires
-en cornette, apportant dans un bol de faïence
-la tisane salutaire ; la Pimprenelle et la Coronille,
-la Menthe froide et le Serpolet rose, le
-Sainfoin et l’Euphraise, la Grande Marguerite,
-la Gentiane mauve et la Verveine bleue,
-l’Ensérine, l’Anthémis, le Silave des prés, le
-Cirse lancéolé, la Potentille, la Saladelle, la
-Genistelle… On récite un poème de grâce et
-de lumière en les énumérant. On leur a
-réservé les sons les plus aimables, les plus
-purs, les plus clairs et toute l’allégresse
-musicale de la langue. On dirait les <i lang="la" xml:lang="la">Dramatis
-Personæ</i>, les coryphées et les figurantes d’une
-immense féerie, plus belle, plus imprévue et
-plus surnaturelle que celles qui se déroulent
-dans l’île de Prospéro, à la cour de Thésée
-ou dans la forêt des Ardennes. Et les jolies
-actrices de la comédie muette et infinie :
-déesses, anges, démones, princesses et
-sorcières, vierges et courtisanes, reines et
-pastourelles, portent aux plis de leurs noms
-le magique reflet d’innombrables aurores,
-d’innombrables printemps contemplés par
-des hommes oubliés, comme elles y portent
-aussi le souvenir de milliers d’émotions profondes
-ou légères qu’éprouvèrent devant elles
-des générations disparues sans laisser d’autre
-trace.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Elles sont intéressantes et incompréhensibles.
-On les appelle vaguement les « Mauvaises
-Herbes ». Elles ne servent à rien. Çà
-et là, quelques-unes, dans de très vieux
-villages, gardent encore le prestige de vertus
-contestées. Çà et là, l’une d’elles, tout au
-fond des bocaux de l’apothicaire ou de l’herboriste,
-attend encore le passage du malade
-fidèle aux infusions traditionnelles. Mais la
-médecine incrédule les délaisse. On ne les
-cueille plus selon les rites d’autrefois ; et la
-science des « Simples » s’efface dans la
-mémoire des bonnes femmes. On leur fait
-une guerre sans merci. Le paysan les craint,
-la charrue les poursuit ; le jardinier les hait
-et s’est armé contre elles d’armes retentissantes :
-la bêche et le râteau, la houe et le
-racloir, le sarcloir, la binette. Le long des
-grands chemins, leur suprême refuge, le
-passant les écrase et le chariot les broie.
-Malgré tout, les voilà : permanentes, assurées,
-pullulantes, tranquilles, et pas une
-ne manque à l’appel du soleil. Elles suivent
-les saisons sans dévier d’une heure. Elles
-ignorent l’homme qui s’épuise à les vaincre,
-et dès qu’il se repose elles poussent dans ses
-pas. Elles subsistent, audacieuses, immortelles,
-intraitables. Elles ont peuplé nos
-corbeilles de filles magnifiques et dénaturées ;
-mais elles, les mères pauvres, sont
-demeurées pareilles à ce qu’elles étaient il y
-a cent mille ans. Elles n’ont pas ajouté un
-pli à leurs pétales, déformé un pistil, altéré
-une nuance, innové un parfum. Elles gardent
-le secret d’une mission tenace. Elles sont
-les primitives et les indélébiles. Le sol
-leur appartient depuis son origine. Elles
-représentent, en somme, une pensée invariable,
-un désir obstiné, un sourire essentiel
-de la Terre. C’est pourquoi il est bon de les
-interroger. Elles ont évidemment quelque
-chose à nous dire. Et puis n’oublions pas que
-les premières, autant que les aubes et les
-automnes, autant que les printemps et les
-couchants, autant que le chant des oiseaux,
-autant que la chevelure, le regard et les
-gestes divins de la femme, elles apprirent à
-nos pères qu’il y a sur ce globe des choses
-inutiles et belles…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch12">CHRYSANTHÈMES</h2>
-
-
-<p>Chaque année, à leur heure, qui suit celle
-des morts, heure suprême et magnifique de
-l’automne, je vais pieusement les visiter aux
-lieux où me les offre le hasard. Du reste, peu
-importe où nous les montre la bonne volonté
-du voyage ou du séjour. Ce sont les fleurs
-les plus universelles, les plus diverses, certes,
-mais dont les diversités et les surprises sont,
-pour ainsi dire, concertées, comme celles de
-la mode, en je ne sais quels paradis. Au
-même moment, comme pour les soies, les
-dentelles, les joyaux et les chevelures, le
-mot d’ordre est donné, dans le temps et
-l’espace, par une bouche faite de ciel et de
-lumière ; et, aussi dociles que les plus belles
-femmes, simultanément, en tous pays, sous
-toutes les latitudes, elles obéissent à l’injonction
-sacrée.</p>
-
-<p>Il suffit donc d’entrer à l’aventure dans un
-de ces musées de verre où s’étalent, sous le
-voile harmonieux des journées de novembre,
-leurs richesses un peu funéraires. On saisit
-tout de suite quelle est, dans ce monde spécial,
-étrange et privilégié, même parmi le
-monde si étrange et si privilégié des fleurs,
-l’idée dominante, la beauté imposée, l’effort
-consciencieux de l’année. Et l’on se demande
-si cette idée nouvelle est une idée profonde et
-vraiment nécessaire du soleil, de la terre,
-de la vie, de l’automne ou de l’homme.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Hier, je fus donc admirer l’annuelle, la
-douce et fastueuse cérémonie végétale ; la
-dernière que les neiges de décembre et janvier,
-telles qu’une large bande d’apaisement,
-de sommeil, de silence et d’oubli, séparent
-des délicieuses fêtes qui recommencent dès
-le renouveau, déjà puissant quoiqu’à peine
-visible, de février qui cherche la lumière.</p>
-
-<p>Elles sont là, sous les vastes dômes transparents,
-les nobles fleurs du mois des
-brumes, elles sont là, au rendez-vous royal,
-toutes les fées graves de l’automne, dont
-il semble que, d’un mot magique, on
-ait immobilisé les attitudes et les danses.
-Dès le premier regard, l’œil qui les reconnaît
-et sut apprendre à les aimer, constate
-avec satisfaction qu’elles ont activement et
-consciencieusement continué d’évoluer vers
-leur idéal incertain. Remontez un instant à
-leurs modestes origines, revoyez le pauvre
-bouton-d’or de naguère, l’humble rosette
-marron ou lie de vin qui tristement sourit
-encore, au bord des routes pleines de feuilles
-mortes, dans les parcimonieux jardinets de
-nos villages ; comparez-leur ces énormes
-amoncellements et ces toisons de neige, ces
-disques et ces globes de cuivre rouge, ces
-sphères de vieil argent, ces trophées d’albâtre
-et d’améthyste, ce prodigieux délire
-de pétales, qui paraît vouloir épuiser jusqu’aux
-dernières énigmes le monde des
-formes autumnales et des nuances que l’hiver
-confie au sein des forêts qui s’endorment,
-laissez passer devant vos yeux les genres imprévus
-et les espèces insolites ; admirez et
-jugez. Voici, par exemple, la merveilleuse
-famille des étoiles : étoiles plates, étoiles jaillissantes,
-étoiles diaphanes, étoiles compactes
-et charnues, voies lactées et constellations
-de la terre qui répondent à celles de
-l’azur. Voici les orgueilleuses aigrettes qui
-attendent les diamants de la rosée ; voici,
-pour faire honte à nos rêves, le prestigieux
-poème des chevelures irréelles : chevelures
-folles et miraculeuses, rayons de lune emmêlés,
-buissons d’or et tourbillons de flammes,
-boucles de belles filles rieuses, de nymphes
-poursuivies, de bacchantes passionnées, de
-sirènes pâmées, de vierges froides, d’enfants
-joueurs, que des anges, des mères, des
-faunes, des amants ont caressées de leurs
-mains calmes ou frémissantes. Et puis,
-voici pêle-mêle les monstres inclassables :
-hérissons, araignées, fritures, escaroles,
-ananas, pompons, rosaces, écailles, vapeurs,
-souffles, jets de glace et de neige qui
-retombent, beurre et lait qui ruisselle, grêle
-d’étincelles qui palpitent, ailes, éclats, duvets,
-pulpes, chairs, caroncules, poils, bûchers
-et fusées, piqûres de lumière, pluie de
-soufre et de feu…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>A présent que les formes ont capitulé, il
-s’agit de conquérir la région des couleurs
-interdites, des nuances réservées, que l’automne,
-semble-t-il, se refuse à concéder à
-la fleur qui le représente. En effet, il lui
-accorde prodigalement toutes les opulences
-du crépuscule et de la nuit, toutes les richesses
-des vendanges ; il met à sa disposition
-tout l’œuvre mordoré de la pluie dans
-les bois, tout l’argentin travail du brouillard
-sur les plaines, de la gelée et de la neige
-dans les jardins. Il lui permet surtout de
-puiser à même le trésor sans fond des
-feuilles mortes et de la forêt qui s’éteint. Il
-l’autorise à se parer des sequins d’or, des
-médailles de bronze, des boucles d’argent,
-des paillettes de cuivre, des plumes féeriques,
-de l’ambre broyé, des topazes brûlées,
-des perles oubliées, des améthystes
-enfumées, des grenats calcinés, de toute la
-joaillerie amortie mais encore éclatante
-que le vent du Nord amoncelle au creux des
-ravins et des sentes ; mais il exige qu’elle
-demeure fidèle à ses vieux maîtres et porte
-la livrée des mois ternes et las qui lui donnent
-naissance. Il n’admet pas qu’elle les trahisse
-pour revêtir les costumes princiers et chatoyants
-du printemps et de l’aurore ; et s’il
-tolère parfois le rose, ce n’est qu’à condition
-qu’il soit emprunté aux lèvres froides, au
-front pâle de la vierge affligée et voilée qui
-prie sur une tombe. Il prohibe très strictement
-les teintes de l’été, de la jeunesse trop
-ardente, de la vie trop récente et trop sereine,
-de la santé trop expansive et de la
-joie trop épanouie. A aucun prix il ne consent
-aux vermillons hilares, aux cinabres impétueux,
-aux pourpres impérieux et éblouissants.
-Quant aux bleus, de l’azur de l’aube
-à l’indigo des océans et des grands lacs,
-de la pervenche à la bourrache et au pied-d’alouette,
-ils sont bannis sous peine de mort.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Pourtant, grâce à quelque inadvertance
-de la nature, voici que la couleur la plus
-extraordinaire et le plus sévèrement défendue
-dans le monde des fleurs, la couleur que
-la corolle de l’euphorbe vénéneuse est à peu
-près seule à porter dans la cité des ombelles,
-des pétales et des calices, le vert, exclusivement
-réservé aux feuilles esclaves et nourricières,
-vient de pénétrer dans l’enceinte
-jalousement gardée. Il est vrai qu’il ne s’y
-est glissé qu’à la faveur d’une équivoque, en
-traître, en espion, en transfuge livide. Il parjure
-le jaune et le trempe avec crainte dans
-l’azur vacillant d’un rayon de lune. Il est
-encore nocturne et fallacieux comme une
-irisation sous-marine ; il ne se révèle que
-par reflets, pour ainsi dire intermittents, à
-l’extrémité des pétales ; il est fugace et
-anxieux, fragile et décevant, mais indéniable.
-Il a fait son entrée, il existe, il s’affirme ;
-il va se fixer, s’accentuer de jour en
-jour ; et par la brèche qu’il vient de pratiquer
-aux citadelles de la lumière, toutes les
-joies et toutes les magnificences du prisme
-excommunié vont se précipiter dans le
-domaine vierge, et y préparer pour nos yeux
-des fêtes inaccoutumées. C’est au pays des
-fleurs une grande nouvelle et une mémorable
-conquête.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Ne croyons point qu’il soit puéril de s’intéresser
-ainsi aux formes capricieuses, aux
-nuances inédites d’une fleur qui ne produit
-pas de fruits ; et ne traitons pas ceux qui
-cherchent à la rendre plus belle ou plus
-étrange comme La Bruyère traitait jadis
-l’amateur de tulipes ou de prunes. Vous rappelez-vous
-la jolie page ? « Le fleuriste a un
-jardin dans un faubourg ; il y court au lever
-du soleil, et il en revient à son coucher.
-Vous le voyez planté et qui a pris racine au
-milieu de ses tulipes et devant la <i>Solitaire</i> ;
-il ouvre de grand yeux, il frotte ses mains, il
-se baisse, il la voit de plus près, il ne l’a
-jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de
-joie ; il la quitte pour l’<i>Orientale</i> ; de là, il va
-à la <i>Veuve</i> ; il passe au <i>Drap d’or</i> ; de celle-ci
-à l’<i>Agathe</i>, d’où il revient enfin à la <i>Solitaire</i>,
-où il se fixe, où il se lasse, où il s’assied,
-où il oublie de dîner ; aussi est-elle
-nuancée, bordée, huilée, à pièces emportées ;
-elle a un beau vase ou un beau calice ; il la
-contemple, il l’admire ; Dieu et la nature
-sont en tout cela ce qu’il n’admire point ; il
-ne va pas plus loin que l’oignon de sa tulipe,
-qu’il ne livrerait pas pour mille écus, et qu’il
-donnera pour rien quand les tulipes seront
-négligées et que les œillets auront prévalu.
-Cet homme raisonnable, qui a une âme, qui
-a un culte et une religion, revient chez soi
-fatigué, affamé, mais fort content de sa journée :
-il a vu des tulipes.</p>
-
-<p>« Parlez à cet autre de la richesse des
-moissons, d’une ample récolte, d’une bonne
-vendange : il est curieux de fruits ; vous n’articulez
-pas, vous ne vous faites pas entendre.
-Parlez-lui de figues et de melons, dites que
-les poiriers rompent de fruit cette année,
-que les pêchers ont donné avec abondance :
-c’est pour lui un idiome inconnu ; il s’attache
-aux seuls pruniers ; il ne vous répond pas.
-Ne l’entretenez pas même de vos pruniers,
-il n’a de l’amour que pour une certaine espèce ;
-toute autre que vous lui nommez le
-fait sourire et se moquer. Il vous mène à
-l’arbre, cueille artistement cette prune
-exquise ; il l’ouvre, vous en donne une moitié
-et prend l’autre : Quelle chair ! dit-il ;
-goûtez-vous cela ? cela est-il divin ? voilà ce
-que vous ne trouverez pas ailleurs ; et là-dessus
-ses narines s’enflent ; il cache avec
-peine sa joie et sa vanité par quelques dehors
-de modestie. O l’homme divin en effet !
-homme qu’on ne peut jamais assez louer et
-admirer ! homme dont il sera parlé dans plusieurs
-siècles ! que je voie sa taille et son visage
-pendant qu’il vit ; que j’observe les
-traits et la contenance d’un homme qui seul
-entre les mortels possède une telle prune ! »</p>
-
-<p>Eh bien ! La Bruyère a tort. Ce tort, on
-le lui pardonne volontiers en faveur de
-l’agréable fenêtre, que seul, entre tous les
-auteurs de son temps, il ouvre ainsi sur les
-jardins inattendus du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle. Il n’en
-reste pas moins, que c’est à son fleuriste un
-peu borné, à son horticulteur un peu maniaque
-que nous devons nos parterres adorables,
-nos légumes plus variés, plus abondants,
-plus savoureux, et nos fruits de plus en
-plus délicieux. Regardez, par exemple, autour
-des chrysanthèmes, les merveilles qui mûrissent
-aujourd’hui dans les moindres jardins,
-parmi les longs rameaux sagement asservis
-des espaliers patients et généreux. Il
-y a moins d’un siècle, elles étaient inconnues
-et nous les devons aux efforts minimes et
-innombrables d’une légion de petits chercheurs
-plus ou moins étriqués, plus ou moins
-ridicules. C’est de cette façon que l’humanité
-acquiert presque toutes ses richesses. Il
-n’est rien qui soit puéril dans la nature, et si
-l’on se passionne pour une feuille, un brin
-d’herbe, une aile de papillon, un nid, un
-coquillage, on enroule sa passion autour
-d’une petite chose qui renferme toujours
-une grande vérité. Arriver à modifier l’aspect
-d’une fleur, en soi c’est insignifiant, si
-l’on veut ; mais pour peu qu’on y réfléchisse,
-cela devient énorme. N’est-ce pas enfreindre
-ou dévier des lois profondes, essentielles
-peut-être, en tout cas séculaires ? N’est-ce
-pas dépasser des bornes trop facilement acceptées,
-n’est-ce pas mêler directement
-notre éphémère volonté à celles des forces
-éternelles ? N’est-ce pas donner l’idée d’une
-puissance singulière, presque surnaturelle ?
-Et, quoiqu’il soit prudent de se garder de
-rêves trop ambitieux, cela ne permet-il point
-d’espérer qu’on apprendra peut-être à éluder
-où à transgresser d’autres lois non moins
-séculaires, plus proches de notre propre vie
-et bien autrement importantes ? Car enfin,
-tout se tient, tout se donne la main, tout
-obéit à d’identiques principes invisibles, tout
-a les mêmes exigences, tout participe à la
-même âme, à la même substance dans l’effrayante
-et admirable énigme ; et la plus modeste
-victoire remportée au sujet d’une fleur
-peut nous ouvrir un jour des secrets infinis…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>C’est pourquoi j’aime le chrysanthème, et
-c’est pourquoi je suis son évolution avec une
-curiosité fraternelle. Il est, parmi les plantes
-domestiques, la plante la plus soumise, la
-plus docile, la plus malléable et la plus attentive
-que nous ayons, de longtemps, rencontrée.
-Il porte des fleurs tout imprégnées de
-de la pensée et de la volonté de l’homme, — déjà
-pour ainsi dire humaines : et si le
-monde des végétaux doit nous révéler quelque
-jour l’un des mots que nous attendons,
-c’est peut-être par cette fleur des tombes
-que nous apprendrons le premier secret de
-l’existence, tout comme, dans un autre règne,
-c’est probablement par le chien, gardien
-presque pensif de nos demeures, que nous
-découvrirons le mystère de la vie animale…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch13">FLEURS DÉMODÉES</h2>
-
-
-<p>Ce matin, en visitant mes fleurs entourées
-de la barrière blanche qui les défend contre
-les bonnes vaches qui paissent dans l’herbage,
-je revois en pensée tout ce qui s’épanouit
-dans les bois, dans les plaines, les jardins,
-les orangeries et les serres ; et je songe à ce
-que nous devons au monde merveilleux que
-visitent les abeilles.</p>
-
-<p>Savons-nous ce que serait une humanité
-qui ne connaîtrait pas la fleur ? Si celle-ci
-n’existait pas, si elle avait toujours été cachée
-à nos regards, comme le sont probablement
-mille spectacles non moins féeriques qui nous
-environnent mais que nos yeux n’atteignent
-point, notre caractère, notre morale, notre
-aptitude à la beauté, au bonheur, seraient-ils
-bien les mêmes ? Nous aurions, il est vrai,
-dans la nature, d’autres magnifiques témoignages
-de luxe, de surabondance et de grâce ;
-d’autres jeux éblouissants des forces infinies :
-le soleil, les étoiles, les clairs de lune,
-l’azur et l’océan, les aurores et les crépuscules,
-la montagne et la plaine, la forêt et les
-fleuves, la lumière et les arbres ; et enfin,
-plus près de nous, les oiseaux, les pierres
-précieuses et la femme. Ce sont là les ornements
-de notre planète. Mais, excepté les
-trois derniers qui appartiennent pour ainsi
-dire au même sourire de la nature, que
-l’éducation de notre œil serait grave, austère,
-presque triste, sans l’adoucissement qu’y
-apportent les fleurs ! Supposez un instant
-que notre globe les ignore : une grande
-région, la plus enchantée de notre psychologie
-heureuse, serait détruite, ou plutôt ne
-serait pas découverte. Toute une sensibilité
-délicieuse dormirait à jamais au fond de
-notre cœur, plus dur et plus désert, et dans
-notre imagination privée d’images adorables.
-L’univers infini des couleurs et des nuances
-ne nous eût été incomplètement révélé que
-par quelques déchirures du ciel. Les harmonies
-miraculeuses de la lumière qui se délasse,
-qui invente sans cesse de nouvelles allégresses
-et semble jouir d’elle-même, nous
-seraient inconnues, car les fleurs ont d’abord
-décomposé le prisme et formé la partie la
-plus subtile de nos regards. Et le jardin
-magique des parfums, qui nous l’eût entr’ouvert ?
-Quelques herbes, quelques résines,
-quelques fruits, le souffle de l’aube, l’odeur
-de la nuit et de la mer, nous auraient
-annoncé que par delà les yeux et les oreilles
-existait un paradis fermé où l’air que l’on
-respire se change en voluptés qu’on n’aurait
-pu nommer. Considérez aussi tout ce qui
-manquerait à la voix de la félicité humaine !
-Une des cimes bénies de notre âme serait
-presque muette si les fleurs, depuis des
-siècles, n’avaient alimenté de leur beauté la
-langue que nous parlons et les pensées qui
-tentent de fixer les heures les plus précieuses
-de la vie. Tout le vocabulaire, toutes les
-impressions de l’amour sont imprégnés de
-leur haleine, nourris de leur sourire. Quand
-nous aimons, les souvenirs de toutes les fleurs
-que nous avons vues et respirées, accourent
-peupler de leurs délices reconnues la
-conscience d’un sentiment dont le bonheur,
-sans elles, n’aurait pas plus de forme que
-l’horizon de la mer ou du ciel. Elles ont
-accumulé en nous, depuis notre enfance, et
-dès avant celle-ci, dans l’âme de nos pères,
-un immense trésor, le plus proche de nos
-joies, où nous allons puiser, chaque fois que
-nous voulons nous rendre plus sensibles les
-minutes clémentes de la vie. Elles ont créé et
-répandu dans notre monde sentimental l’atmosphère
-odorante où se complaît l’amour.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>C’est pourquoi j’aime surtout les plus simples,
-les plus vulgaires, les plus anciennes
-et les plus démodées ; celles qui ont derrière
-elles un long passé humain, une longue
-suite de bonnes actions consolantes, celles
-qui nous accompagnent depuis des centaines
-d’années et qui font partie de nous-mêmes,
-puisqu’elles mirent quelque chose de leur
-grâce et de leur joie de vivre dans l’âme de
-nos aïeux.</p>
-
-<p>Mais où se cachent-elles ? Elles deviennent
-plus rares que celles qu’on appelle aujourd’hui
-les fleurs rares. Leur existence
-est secrète et précaire. Il semble que l’on
-soit sur le point de les perdre, et peut-être
-en est-il qui viennent de disparaître, enfin
-découragées, dont les graines sont mortes
-sous les ruines, qui ne connaîtront plus la
-rosée des jardins et qu’on ne retrouvera que
-dans de très vieux livres, parmi les gazons
-clairs des miniatures bleues ou le long des
-parterres jaunis des primitifs.</p>
-
-<p>Elles sont chassées des plates-bandes et
-des corbeilles orgueilleuses par d’arrogantes
-inconnues arrivées du Pérou, du Cap, de la
-Chine, du Japon. Elles ont notamment deux
-impitoyables ennemis. C’est d’abord, l’encombrant
-et prolifique <i>Bégonia tubéreux</i> qui
-pullule dans les parterres comme un peuple
-de coqs intransigeants, aux crêtes innombrables.
-Il est joli, mais abusif et un peu artificiel ;
-et quels que soient le silence et le recueillement
-de l’heure, sous le soleil et sous
-la lune, dans l’ivresse du jour et la paix solennelle
-de la nuit, il sonne du clairon et
-célèbre une victoire monotone, criarde et
-sans parfums. Ensuite, c’est le <i>Géranium
-double</i>, un peu moins indiscret, infatigable
-aussi, extraordinairement courageux, et qui
-paraîtrait désirable s’il était moins prodigué.
-A eux deux, aidés de quelques étrangères
-plus sournoises et des plantes aux feuillages
-colorés qui forment ces mosaïques boursouflées
-qui avilissent à présent les belles lignes
-de la plupart de nos pelouses, ils ont peu à
-peu dépossédé leurs sœurs autochtones des
-lieux qu’elles avaient si longtemps égayés de
-leurs sourires familiers. Elles n’ont plus le
-droit d’accueillir l’hôte avec de naïfs petits
-cris de bienvenue, dès la grille dorée du
-château. Il leur est interdit de bavarder près
-du perron, de gazouiller dans les vases de
-marbre, de chantonner au bord des pièces
-d’eau, de patoiser le long des plates-bandes.
-On en a relégué quelques-unes au fond du
-potager, dans le coin négligé, et d’ailleurs
-délicieux, des plantes médicinales ou simplement
-aromatiques : la Sauge, l’Estragon,
-le Fenouil et le Thym, vieilles servantes
-elles aussi congédiées et qu’on ne
-nourrit plus que par une sorte de pitié ou de
-tradition machinale. D’autres se sont réfugiées
-du côté des remises et des écuries, près
-de la porte basse de la cuisine ou de la cave,
-s’y tassant humblement comme des mendiantes
-importunes, cachant leurs robes
-claires parmi les mauvaises herbes, retenant
-de leur mieux leurs parfums intimidés, afin
-de ne pas éveiller l’attention.</p>
-
-<p>Mais là même, le <i>Pélargonium</i> rouge d’indignation
-et le <i>Bégonia</i> cramoisi de colère
-sont venus surprendre et bousculer la petite
-troupe inoffensive. Elles ont fui vers les
-fermes, les cimetières, dans les jardinets des
-curés, des vieilles filles, des couvents de
-province ; et maintenant, ce n’est plus guère
-que dans l’oubli des plus anciens villages,
-autour de branlantes demeures, loin des
-chemins de fer et des serres impérieuses
-de l’horticulteur, qu’on les retrouve encore
-avec leur sourire naturel ; non plus l’air
-pourchassé, haletant et traqué, mais tranquilles,
-arrivées, reposées, abondantes, insouciantes,
-chez elles. Et de même qu’autrefois,
-au temps des diligences, du haut du
-mur de pierre qui entoure la maison, à travers
-les barreaux de la barrière blanche ou
-du seuil des fenêtres qu’anime un oiseau
-prisonnier, sur la route immobile où personne
-ne passe, si ce n’est les puissances
-éternelles de la vie, elles regardent venir le
-printemps et l’automne, la pluie et le soleil,
-les papillons et les abeilles, le silence et la
-nuit suivie du clair de lune.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Vieilles fleurs courageuses ! Giroflées, Ravenelles,
-Violiers, Boutons d’or ! Car, de
-même que les fleurs des champs, dont un
-rien les sépare, un rayon de beauté, une
-goutte de parfum, elles ont des noms charmants,
-les plus doux de la langue ; et chacune
-d’elles, comme des ex-voto minutieux
-et naïfs, ou comme des médailles décernées
-par la gratitude des hommes, en porte familièrement
-trois ou quatre. Giroflées qui chantez
-parmi les murs en ruine et couvrez de
-lumière les pierres qui s’attristent, Primevères
-des jardins, Primeroles ou Coucous,
-Jacinthes d’Orient, Crocus et Cinéraires, Couronnes
-impériales, Violettes odorantes, Muguets,
-Myosotis, Petites-Marguerites et Petites-Pervenches,
-Narcisses-des-Poètes, Jeannettes,
-Claudinettes, Oreilles d’ours, Alysse,
-Gazon turc, Anémones ; c’est par vous que les
-mois qui précèdent les feuilles : Février, Mars,
-Avril, traduisent en sourires compréhensibles
-aux hommes les premières nouvelles et
-les premiers baisers mystérieux du soleil.
-Vous êtes frêles, frileuses et pourtant effrontées
-comme une idée heureuse. Vous rajeunissez
-l’herbe, fraîches comme l’eau qui
-coule dans les coupes d’azur que l’aube vient
-répandre sur les bourgeons avides, éphémères
-comme les songes d’un enfant qui
-s’éveille ; presque sauvages encore et presque
-spontanées, déjà marquées pourtant de l’éclat
-trop précoce, du nimbe trop ardent, de la
-grâce trop pensive qui accable les fleurs qui
-se donnent à l’homme.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais voici innombrables, désordonnées,
-multicolores, tumultueuses, ivres d’aurores
-et de midis, les rondes lumineuses des filles
-de l’été ! Jeunes vierges aux voiles blancs et
-vieilles demoiselles en rubans violets, écolières
-en vacances, premières communiantes,
-religieuses pâlies, gamines dépeignées, commères
-et bigotes. Voici le Souci d’or qui crible
-de clartés le vert des plates-bandes. Voici la
-Camomille, comme un bouquet de neige, à
-côté de ses infatigables frères les Chrysanthèmes-des-jardins
-qu’il ne faut pas confondre
-avec les Chrysanthèmes japonais de l’automne.
-L’Hélianthe annuel, Tournesol, Grand-Soleil,
-dominant comme un prêtre qui lève
-l’ostensoir, le menu peuple en prière, s’efforce
-de ressembler à l’astre qu’il adore. Le Pavot
-s’évertue à remplir de lumière sa tasse déchirée
-par le vent du matin. Le rude Pied-d’Alouette,
-en blouse de paysan, qui se croit
-plus beau que le ciel, méprise les Belles-de-Jour
-qui lui reprochent avec aigreur d’avoir
-mis trop de bleu dans l’azur de ses fleurs. La
-Julienne-de-Mahon, en robe de jaconas,
-comme les petites bonnes de Dordrecht ou de
-Leyde, naïvement espiègle, a l’air de laver
-d’innocence les bordures des corbeilles. Le
-Réséda se cache dans son laboratoire et distille
-en silence des parfums qui nous donnent
-l’avant-goût de l’air que l’on respire au seuil
-des paradis. Les Pivoines, qui ont bu avec indiscrétion
-à même le soleil, éclatent d’enthousiasme
-et se penchent au-devant de l’apoplexie
-qui s’avance. Le Lin-à-fleurs-rouges
-trace un sillon sanglant qui garde les allées ;
-et le Portulaca ou Chevalier-d’onze-heures,
-cousin enrichi du pourpier, rampant comme
-une mousse, s’applique à recouvrir de taffetas
-zinzolin, jaune soufre ou rose chair, la
-terre demeurée nue au pied des hautes tiges.
-Le Dahlia joufflu, un peu rond, un peu bête,
-taille dans le savon, le saindoux ou la cire,
-ses pompons réguliers qui seront l’ornement
-de la fête du village. Le vieux Phlox paternel,
-debout dans les massifs, prodigue les gros
-rires de ses bonnes couleurs sans façon. Les
-Mauves-fleuries ou Lavatères, en demoiselles
-sages, sentent au moindre souffle le plus
-tendre incarnat des pudeurs fugitives monter
-à leurs corolles. La Capucine fait de l’aquarelle
-ou crie comme un ara qui grimpe aux
-barreaux de sa cage ; et la Rose-Trémière,
-Althéa Roséa, Passe-rose, Rose-à-bâton, Alcée
-ou Bâton-de-Jacob, montée sur ses six noms,
-défripe ses cocardes d’une chair plus soyeuse
-que les seins d’une vierge. La Balsamine
-presque transparente et la Gueule-de-loup,
-plus gauches, plus timides, serrent craintivement
-leurs fleurs contre leurs tiges.</p>
-
-<p>Puis, dans le coin discret des anciennes
-familles, se pressent la Véronique-à-longues-feuilles,
-la Potentille rouge, les Roses-d’Inde,
-l’antique Croix-de-Malte, l’Herbe-à-la-veuve
-ou Scabieuse pourpre, la Digitale qui s’élance
-comme une fusée triste, l’Ancolie d’Europe,
-qu’on appelle encore Aiglantine, Clochette ou
-Colombine ; la Coquelourde-rose-du-ciel qui
-sur un long col grêle tend une petite face
-ingénue et toute ronde pour admirer le firmament,
-la Lunaire cachottière qui fabrique
-en secret la Monnaie du pape, ces pâles écus
-plats avec lesquels, sans doute, les elfes et
-les fées font au clair de la lune commerce
-de prestiges ; enfin l’Œil-de-Faisan, la
-Valériane rouge ou Barbe de Jupiter,
-l’Œillet-de-Poète et le vieil Œillet-des-fleuristes
-que cultivait déjà dans son exil le
-Grand-Condé.</p>
-
-<p>A côté, au-dessus, tout autour, sur les
-murs, dans les haies, parmi les treilles, le
-long des branches, comme un peuple de
-singes et d’oiseaux en liesse, les plantes
-grimpantes se divertissent, font de la gymnastique,
-jouent à se balancer, à perdre l’équilibre
-et à le rattraper, à tomber, à voler, à
-regarder le vide, à dépasser les cimes, à embrasser
-le ciel. C’est le Haricot d’Espagne et
-le Pois-de-senteur, tout fiers de n’être plus
-mis au rang des légumes, c’est le Volubilis
-pudique, le Chèvrefeuille dont l’odeur représente
-l’âme de la rosée, la Clématite, la Glycine ;
-tandis qu’aux fenêtres, entre les rideaux
-blancs, le long de fils tendus, la Campanule
-nommée Pyramidale, opère de tels miracles,
-lance des gerbes et tresse des guirlandes
-formées de mille fleurs unanimes si prodigieusement
-immaculées et translucides, que
-ceux qui l’aperçoivent pour la première fois,
-n’en croyant pas leurs yeux, veulent toucher
-du doigt la bleuâtre merveille, fraîche
-comme un jet d’eau, pure comme une source,
-irréelle comme un songe.</p>
-
-<p>Cependant, dans une touffe de rayons, le
-grand Lys blanc, vieux seigneur des jardins,
-le seul prince authentique parmi toute la
-roture sortie du potager, des fossés, des taillis,
-des mares et des landes, parmi les étrangères
-venues on ne sait d’où, calice invariable aux
-six pétales d’argent dont la noblesse remonte
-à celle des dieux mêmes, le Lys immémorial
-dresse son sceptre antique, inviolé, auguste,
-qui crée autour de lui, une zone de chasteté,
-de silence, de lumière.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Je les ai vues, celles que j’ai nommées,
-tant d’autres oubliées, toutes réunies ainsi
-au jardin d’un vieux sage, le même qui
-m’apprit à aimer les abeilles. Elles s’offraient
-aux regards en plates-bandes, en corbeilles,
-en bordures symétriques, ellipses, parallélogrammes,
-quinconces et losanges, entourés
-de buis, de briques rouges, de carreaux de
-faïence, comme des matières précieuses
-contenues dans des réservoirs réguliers
-pareils à ceux qu’on trouve aux gravures
-jaunies qui illustrent les œuvres du vieux
-poète hollandais Jacob Cats ; ou du bon abbé
-Sanderus qui décrivit et dessina, vers le
-milieu du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, en sa <i lang="la" xml:lang="la">Flandria Illustrata</i>,
-tous les châteaux de Flandre, et eut
-soin, en témoignage de gratitude, de surmonter
-d’un magnifique panache de fumée,
-les cheminées des gros manoirs où l’hospitalité
-lui parut plantureuse et la chère excellente.
-Et donc, les fleurs s’alignaient, les unes
-selon les espèces, d’autres selon les formes et
-les nuances, d’autres enfin mêlaient d’après
-les hasards toujours heureux du vent et du
-soleil, les couleurs les plus hostiles et les plus
-meurtrières, afin d’attester que la nature
-ignore les dissonances et que tout ce qui
-vit crée sa propre harmonie.</p>
-
-<p>De ses douze fenêtres arrondies, aux vitres
-éclatantes, aux rideaux de mousseline,
-aux larges volets verts, la longue maison
-peinte à l’huile, rose et luisante comme un
-coquillage, les regardait s’éveiller dès l’aube
-et secouer les diamants rapides de la rosée ;
-puis se fermer le soir sous les ténèbres bleues
-qui tombent des étoiles. On sentait qu’elle
-jouissait avec intelligence de la douce féerie
-quotidienne, solidement assise entre deux
-fossés clairs qui se perdaient au loin dans
-l’immense pâturage peuplé de vaches immobiles,
-cependant qu’au bord de la route, un
-superbe moulin, penché comme un prédicateur,
-de ses ailes paternelles faisait aux passants
-du village des signes familiers.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Est-il sur notre terre un ornement plus
-doux des heures de loisir, que la culture des
-fleurs ? Il était beau de voir ainsi rassemblée,
-pour le plaisir des yeux, autour de la demeure
-de mon paisible ami, la magnifique
-foule qui élabore la lumière pour en tirer des
-couleurs merveilleuses, du miel et des parfums.
-Il y trouvait traduits en joies visibles et
-fixées aux portes de sa maison, les délices
-éparses, fugitives et presque insaisissables de
-l’été, la volupté de l’air, la clémence des
-nuits, l’émotion des rayons, l’allégresse des
-heures, les confidences de l’aurore, le murmure
-et les intentions de l’espace azuré. Il
-ne jouissait pas seulement de leur éclatante
-présence, il espérait encore, probablement à
-tort, tant ce mystère est confus et profond,
-il espérait encore, à force de les interroger,
-surprendre, grâce à elles, je ne sais quelle
-loi ou quelle idée secrète de la nature, je ne
-sais quelle pensée intime de l’univers qui se
-trahit peut-être en ces moments ardents où
-il s’efforce de plaire à d’autres êtres, de
-séduire d’autres vies et de créer de la
-beauté…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Vieilles fleurs, ai-je dit. Je me trompais.
-Quand on étudie leur histoire et qu’on recherche
-leur généalogie, on apprend avec
-surprise que la plupart, jusqu’aux plus simples
-et aux plus répandues, sont des êtres
-nouveaux, des affranchies, des exilées, des
-parvenues, des visiteuses, des étrangères.
-N’importe quel traité de botanique dévoilera
-leurs origines. La Tulipe, par exemple, (rappelez-vous
-la Solitaire, l’Orientale, l’Agathe et
-le Drap d’or de La Bruyère) nous est venue
-de Constantinople au <small>XVI</small><sup>e</sup> siècle. La Renoncule,
-la Lunaire, la Croix-de-Malte, la Balsamine,
-le Fuschia, la Rose d’Inde ou Tagètes
-Erecta, la Coquelourde-des-jardins ou Œillet
-de Dieu, l’Aconit bicolore, l’Amarante-queue-de-Renard,
-la Rose Trémière, la Campanule
-Pyramidale arrivent vers la même époque
-des Indes, du Mexique, de la Perse, de la
-Syrie, de l’Italie. La Pensée paraît en 1613,
-la Corbeille d’or en 1710, le Lin rouge en
-1819, la Scabieuse pourpre en 1629, le Saxifrage
-sarmenteux en 1771, la Véronique-à-longues
-feuilles en 1731, le Phlox vivace est
-un peu plus ancien. L’Œillet de Chine fait
-son entrée dans nos jardins vers l’an 1713.
-L’Œillet vivace est d’aujourd’hui. Le Pourpier
-fleuri ne se montre qu’en 1828 et la
-Sauge écarlate en 1822. L’Eupatoire bleue ou
-Célestine, si abondante, si populaire, ne
-compte pas deux siècles. L’Immortelle-à-bractées
-moins encore. Le Zinnia est tout
-juste centenaire. Le Haricot d’Espagne, originaire
-de l’Amérique du Sud et le Pois-de-Senteur
-émigrant de Sicile ont un peu plus
-de deux cents ans. L’Anthémis ou Marguerite
-en arbre, qu’on trouve dans les villages les
-plus ignorés, n’est cultivée que depuis
-l’année 1699. La jolie Lobélie bleue de nos
-bordures, c’est le Cap qui nous la donne
-vers l’époque de la Révolution. L’Aster de
-Chine ou Reine-Marguerite porte la date de
-1731. Le Phlox annuel ou Phlox de Drummond,
-si vulgaire, nous est offert par le Texas
-en 1835. La Lavatère à grandes fleurs, qui a
-l’air si profondément indigène, si naïvement
-campagnard, ne s’ouvre en nos jardins du
-Nord que depuis deux cent cinquante ans, et
-le Pétunia depuis une vingtaine de lustres.
-Le Réséda, l’Héliotrope, qui le croirait ? ne
-sont pas bi-centenaire, le Dahlia naît en
-1802 et les Glaïeuls (<i lang="la" xml:lang="la">Gladiolus Gandavensis</i>),
-les Gloxinies sont d’hier.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Quelles fleurs fleurissaient donc aux jardins
-de nos pères ? Bien peu, sans doute, de
-très petites et de très humbles, qu’on distinguait
-à peine de celles des chemins, des
-prés et des clairières. Avez-vous remarqué
-la pauvreté et la monotonie, très habilement
-déguisées, de l’ornementation florale des plus
-belles miniatures dans nos vieux manuscrits ?
-De même, les tableaux de nos musées,
-jusqu’à la fin de la Renaissance, n’ont pour
-égayer les plus riches palais, les plus merveilleux
-paradis, que cinq ou six types de
-fleurs, qu’ils répètent sans cesse. Avant le
-<small>XVI</small><sup>e</sup> siècle, les jardins sont presque déserts ;
-et plus tard, Versailles même, le splendide
-Versailles, n’aurait pu nous montrer ce que
-montre aujourd’hui le plus pauvre village.
-Seules, la Violette, la Pâquerette, le Muguet,
-le Souci, le Pavot, frère du Coquelicot, quelques
-Crocus, quelques Iris, quelques Colchiques,
-la Digitale, la Valériane, la Giroflée,
-la Mauve, le Pied-d’alouette, le Bluet, l’Œillet
-sauvage, le Myosotis, la Rose presque
-encore Églantine, et le grand Lys d’argent,
-ornements spontanés de nos bois et de
-nos champs à l’imagination intimidée par la
-neige et le vent du nord, venaient sourire à
-nos ancêtres. Ceux-ci, du reste, ignoraient
-leur dénuement. L’homme n’avait pas encore
-appris à regarder autour de soi, à jouir de
-la vie naturelle. Puis, vinrent la Renaissance,
-les grands voyages, la découverte et l’envahissement
-du soleil. Toutes les fleurs du
-monde, efforts heureux, beautés intimes et
-profondes, pensées et volontés joyeuses de la
-planète, montèrent jusqu’à nous, portées
-sur les rayons d’une lumière qu’on attendait
-du firmament et qui sortait de notre propre
-terre. L’homme se hasarde hors du cloître,
-de la crypte, de la ville de briques et de
-pierre, du morne château-fort où il avait
-dormi. Il descend au jardin qui se peuple
-d’abeilles, de pourpre et de parfums ; il ouvre
-les yeux, s’étonne comme un enfant échappé
-aux rêves de la nuit ; et la forêt, la plaine, la
-mer et les montagnes, et enfin les oiseaux et
-les fleurs qui parlent au nom de tous une
-langue plus humaine et qu’il comprend déjà,
-accueillent son réveil.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Maintenant, il n’est peut-être plus de fleurs
-inconnues. Nous avons à peu près retrouvé
-toutes les formes que la nature prête au
-grand songe d’amour, au désir de beauté qui
-s’agite en son sein. Nous vivons, pour ainsi
-dire, au milieu de ses plus tendres confidences,
-de ses plus touchantes inventions.
-Nous prenons une part inespérée aux fêtes
-les plus mystérieuses de l’invisible force qui
-nous anime aussi. Sans doute, c’est en apparence
-peu de chose que quelques fleurs de
-plus dans nos corbeilles. Elles ne sèment
-que quelques sourires impuissants le long
-des routes qui conduisent à la mort. Il n’en
-est pas moins vrai que ce sont des sourires
-nouveaux que ne connurent point ceux qui
-nous précédèrent ; et généreusement, ce
-bonheur récemment découvert se répand en
-tous lieux, jusqu’aux portes des plus misérables
-demeures. Les bonnes, les simples
-fleurs sont aussi heureuses et aussi éclatantes
-dans l’étroit jardinet du pauvre qu’aux pelouses
-opulentes du château et entourent la
-cabane de la beauté suprême de la terre ; car
-la terre jusqu’ici n’a rien produit de plus
-beau que la fleur. Elles achèvent de conquérir
-le globe. Elles promettent déjà, en prévision
-des jours où les hommes auront enfin des
-loisirs égaux et prolongés, l’égalité des saines
-jouissances. Oui certes, c’est peu de chose ;
-et tout est peu de chose, si l’on considère
-isolément chacune de nos petites victoires.
-C’est peu de chose aussi, en apparence, que
-quelques pensées de plus dans notre tête,
-qu’un sentiment nouveau dans notre cœur ;
-et pourtant, c’est cela qui nous mène lentement
-où nous espérons d’arriver.</p>
-
-<p>Après tout, nous tenons là un fait bien
-réel : à savoir que nous vivons dans un
-monde où les fleurs sont plus belles et plus
-nombreuses qu’autrefois ; et peut-être avons-nous
-le droit d’ajouter que les pensées des
-hommes y sont plus justes et plus avides de
-vérité. La moindre joie conquise et la
-moindre douleur abolie doivent être marquées
-au livre de l’humanité. Il convient de
-ne négliger aucune des preuves qui confirment
-que nous nous emparons des puissances
-anonymes, que nous commençons à manier
-quelques-unes des lois qui gouvernent les
-êtres, que nous nous acclimatons sur notre
-planète, que nous ornons notre séjour et
-que nous augmentons peu à peu la surface
-du bonheur et de la beauté de la vie.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch14">DE LA SINCÉRITÉ</h2>
-
-
-<p>Il n’y a, en amour, de bonheur durable et
-complet que dans l’atmosphère translucide
-de la sincérité parfaite. Jusqu’à cette sincérité,
-l’amour n’est qu’une épreuve. On vit
-dans l’attente, et les baisers et les paroles ne
-sont que provisoires. Mais cette sincérité
-n’est praticable qu’entre consciences hautes
-et exercées. Encore ne suffit-il pas que
-les consciences soient telles ; il faut, en outre,
-pour que la sincérité devienne naturelle et
-nécessaire, que ces consciences soient
-presque égales, de même étendue, de même
-qualité, et que l’amour qui les unit soit profond.
-Aussi la vie de la plupart des hommes
-s’écoule-t-elle sans qu’ils rencontrent l’âme
-avec qui ils auraient pu être sincères.</p>
-
-<p>Mais il est impossible d’être sincère avec
-autrui avant qu’on ait appris à l’être envers
-soi-même. Cette sincérité n’est que la conscience
-et l’analyse devenue presque instinctive,
-des mobiles de tous les mouvements de
-la vie. C’est l’expression de cette conscience
-que l’on peut mettre ensuite sous les yeux de
-l’être auprès duquel on cherche le bonheur
-de la sincérité.</p>
-
-<p>Ainsi entendue, la sincérité n’a pas pour
-but la perfection morale. Elle mène ailleurs,
-plus haut si l’on veut ; en tout cas,
-dans des régions plus humaines et plus
-fécondes. La perfection d’un caractère, telle
-qu’on la comprend d’habitude, n’est trop
-souvent qu’une abstention stérile, une sorte
-d’ataraxie, une diminution de la vie instinctive,
-qui est en somme la source unique de
-toutes les autres vies que nous parvenons à
-organiser en nous. Cette perfection tend à
-supprimer les désirs trop ardents, l’ambition,
-l’orgueil, la vanité, l’égoïsme, l’appétit
-des jouissances, en un mot, toutes les passions
-humaines, c’est-à-dire tout ce qui constitue
-notre force vitale primitive, le fond
-même de notre énergie d’existence que rien
-ne peut remplacer. Si nous étouffons en nous
-toutes les manifestations de la vie, pour n’y
-substituer que la contemplation de leurs
-défaites, bientôt nous n’aurons plus rien à
-contempler.</p>
-
-<p>Il n’importe donc pas de n’avoir plus
-de passions, de vices ou de défauts ; cela
-est impossible tant qu’on est homme au
-milieu des hommes, puisqu’on a le tort
-d’appeler passion, vice ou défaut ce qui fait
-le fond même de la nature humaine. Il
-importe de connaître dans leurs détails et
-leurs secrets ceux qu’on possède ; et de les
-voir agir d’assez haut pour qu’on puisse les
-regarder sans crainte qu’ils ne nous renversent
-ou échappent à notre contrôle pour
-aller nuire inconsidérément à nous-mêmes
-ou à ceux qui nous entourent.</p>
-
-<p>Dès que, de cette hauteur, on voit agir ses
-instincts, même les plus bas et les plus
-égoïstes, pour peu qu’on ne soit pas volontairement
-méchant, — et il est difficile de
-l’être quand l’intelligence a acquis la lucidité
-et la force que suppose cette faculté d’observation, — dès
-qu’on les voit agir ainsi, ils
-deviennent inoffensifs comme des enfants
-sous l’œil de leurs parents. On peut les
-perdre de vue, oublier quelque temps de
-les surveiller, ils ne commettront que des
-méfaits insignifiants ; car l’obligation où ils
-seront de réparer le mal qu’ils auront fait,
-les rend naturellement circonspects et leur
-fait perdre tôt l’habitude de nuire.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Quand on aura atteint une sincérité suffisante
-envers soi, il ne s’ensuit pas que l’on
-doive la livrer au premier venu. L’homme le
-plus franc et le plus loyal a le droit de cacher
-aux autres la plus grande partie de ce qu’il
-pense et de ce qu’il éprouve. S’il est incertain
-que la vérité que vous allez dire soit
-comprise, taisez-la. Elle apparaîtrait dans les
-autres toute différente de ce qu’elle est en
-vous ; et prenant en eux l’aspect d’un mensonge,
-elle y ferait le même mal qu’un mensonge
-véritable. Quoiqu’en puissent dire les
-moralistes absolus, dès qu’on n’est plus entre
-consciences égales, toute vérité, pour produire
-l’effet de la vérité, demande une mise
-au point. Jésus Christ lui-même était obligé
-de mettre au point la plupart de celles qu’il
-révélait à ses disciples ; et s’il s’était adressé
-à Platon ou à Sénèque au lieu de parler à
-des pêcheurs de Galilée, il leur aurait probablement
-dit des choses assez différentes de
-celles qu’il a dites.</p>
-
-<p>Le règne de la sincérité ne commence que
-lorsque cette mise au point n’est plus nécessaire.
-On entre alors dans la région privilégiée
-de la confiance et de l’amour. C’est
-une plage délicieuse où l’on se retrouve
-nus, où l’on se baigne ensemble aux rayons
-d’un soleil bienfaisant. Jusqu’à cette heure,
-on avait vécu sur ses gardes comme un
-coupable. On ne savait pas encore que
-tout homme a le droit d’être tel qu’il est ;
-qu’il n’y a dans son esprit et dans son cœur,
-pas plus que dans son corps, nulle partie
-honteuse. On apprend bientôt, avec le soulagement
-d’un criminel déclaré innocent, que
-ces parties que l’on croyait devoir cacher
-sont justement les plus profondes de la force
-vitale. On n’est plus seul dans le mystère de
-sa conscience ; et les plus misérables secrets
-qu’on y découvre, loin d’attrister comme
-naguère, font aimer davantage la douce et
-ferme lumière que deux mains unies y promènent.</p>
-
-<p>Tout le mal, toutes les petitesses, toutes
-les défaillances qu’on se dévoile ainsi, changent
-de nature dès qu’ils sont dévoilés : « et
-la plus grande faute, comme le disait l’héroïne
-d’un drame, quand elle est avouée dans
-un baiser loyal, devient une vérité plus belle
-que l’innocence. » — Plus belle ? — Je ne
-sais ; mais plus jeune, plus vivante, plus
-visible, plus active et plus affectueuse.</p>
-
-<p>Dans cet état, l’idée ne nous vient plus de
-cacher une arrière-pensée, un arrière-sentiment
-vulgaire ou méprisable. Ils ne peuvent
-plus nous faire rougir, puisqu’en les avouant
-nous les désavouons, nous les séparons de
-nous-mêmes, nous prouvons qu’ils ne nous
-appartiennent plus, qu’ils ne participent plus
-de notre vie, qu’ils ne naissent plus de la
-partie active, volontaire et personnelle de
-notre force ; mais de l’être primitif, informe
-et asservi qui nous donne un spectacle amusant
-comme tous les spectacles où l’on surprend
-le jeu des puissances instinctives de la
-nature. Un mouvement de haine, d’égoïsme,
-de vanité niaise, d’envie ou de déloyauté,
-examiné à la lumière de la sincérité parfaite,
-n’est plus qu’une fleur intéressante et singulière.
-Cette sincérité, comme le feu, purifie
-tout ce qu’elle embrasse. Elle stérilise les
-ferments dangereux ; et de la pire injustice,
-elle fait un objet de curiosité, inoffensif
-comme un poison mortel dans la vitrine d’un
-musée. Supposez Shylock capable de connaître
-et de confesser son avarice ; il ne
-serait plus avare, ou son avarice changerait
-de forme et cesserait d’être odieuse et nuisible.</p>
-
-<p>Du reste, il n’est pas indispensable qu’on
-se corrige des fautes avouées ; car il y a des
-fautes nécessaires à notre existence et à
-notre caractère. Beaucoup de nos défauts
-sont les racines mêmes de nos qualités.
-Mais la connaissance et l’aveu de ces fautes
-et de ces défauts précipite chimiquement le
-venin qui n’est plus au fond du cœur qu’un
-sel inerte dont on peut étudier à loisir les
-cristaux innocents.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>La vertu purificatrice de l’aveu dépend de
-la qualité de l’âme qui le fait et de celle de
-l’âme qui l’accueille. L’équilibre établi, tous
-les aveux élèvent le niveau du bonheur et de
-l’amour. Dès qu’ils sont confessés, les mensonges
-anciens ou récents, les défaillances
-les plus graves se changent en ornements
-inattendus, et, comme de belles statues dans
-un parc, deviennent les témoins souriants et
-les preuves paisibles de la clarté du jour.</p>
-
-<p>Nous désirons tous d’arriver à cette sincérité
-bienheureuse ; mais nous craignons longtemps
-que ceux qui nous aiment ne nous
-aiment moins si nous leur révélons ce que
-nous osons à peine nous révéler à nous-même.
-Il nous semble que certains aveux
-défigureront à jamais l’image qu’ils se faisaient
-de nous. S’il était vrai qu’ils la défigurassent,
-ce serait la preuve que nous ne
-sommes pas aimés sur le plan où nous
-aimons. Si celui qui reçoit l’aveu ne peut
-s’élever jusqu’à nous aimer davantage pour
-cet aveu, il y a malentendu dans notre
-amour. Ce n’est pas celui qui fait l’aveu qui
-doit rougir ; mais celui qui ne comprend pas
-encore que par le fait même que nous avons
-confessé un tort nous l’avons surmonté. Ce
-n’est plus nous, c’est un étranger qui se
-trouve à la place où nous avons commis la
-faute. Celle-ci, nous l’avons éliminée de notre
-substance. Elle n’entache plus que celui qui
-hésite à admettre qu’elle ne nous entache
-plus. Elle n’a plus rien de commun avec notre
-vie réelle. Nous n’en sommes plus que le
-témoin accidentel et non plus responsable
-qu’une bonne terre n’est responsable d’une
-mauvaise herbe ou un miroir du vilain
-reflet qui l’effleure.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Ne craignons pas davantage que cette sincérité
-absolue, cette double vie transparente
-de deux êtres qui s’aiment, détruise l’arrière-plan
-d’ombre et de mystère qui se trouve
-au fond de toute affection durable, ni qu’elle
-tarisse le grand lac inconnu qui, au sommet
-de tout amour, alimente le désir de se connaître,
-désir qui n’est lui-même que la forme
-la plus passionnée du désir de s’aimer davantage.
-Non ; cet arrière-plan n’est qu’une sorte
-de toile mobile et provisoire qui suffit à
-donner aux amours ordinaires l’illusion de
-l’espace infini. Enlevez-la, et derrière elle
-apparaît enfin l’horizon réel avec le ciel et
-la mer véritables. Quant au grand lac inconnu,
-on s’aperçoit bientôt qu’on n’en avait
-tiré jusqu’à ce jour que quelques gouttes
-d’eau trouble. Il n’ouvre sur l’amour ses
-sources salutaires qu’au moment de la sincérité ;
-car la vérité de deux êtres est incomparablement
-plus féconde, plus profonde et
-plus inépuisable que leurs apparences, leurs
-réticences et leurs mensonges.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Enfin, ne craignons pas d’épuiser notre
-sincérité et ne nous imaginons point qu’il nous
-soit possible d’atteindre ses dernières limites.
-Lorsque nous la croyons et la voulons absolue,
-elle n’est jamais que relative ; car elle
-ne peut se manifester que dans les bornes
-de notre conscience, et ces bornes se déplacent
-chaque jour. En sorte que l’acte ou la
-pensée présentée sous les couleurs que
-nous lui voyons au moment de l’aveu,
-peut avoir une portée tout autre que celle
-que nous lui attribuons aujourd’hui. De
-même que l’acte, la pensée ou le sentiment
-que nous n’avouons pas parce que nous ne
-l’apercevons pas encore, peut devenir demain,
-l’objet d’un aveu plus urgent et plus
-grave que tous ceux que nous avions faits
-jusqu’à ce jour.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch15">PORTRAIT DE FEMME</h2>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>« … Il disait que l’esprit dans
-cette belle personne était un diamant,
-bien mis en œuvre. »</p>
-
-<p class="attr">(<span class="sc">La Bruyère</span>, <i>Fragment</i>.)</p>
-
-</blockquote>
-
-<p>… « Elle est belle, disait-il, de cette
-beauté que les années altèrent le plus lentement.
-Elles la transforment sans l’amoindrir
-et pour remplacer des grâces trop fragiles
-par des charmes qui ne paraissent un peu
-plus graves et un peu moins touchants que
-parce qu’on les sent plus durables. Le corps
-promet qu’il gardera longtemps, jusqu’aux
-premiers frissons de la vieillesse, les lignes
-pures et souples qui ennoblissent le désir ; et
-l’on ne sait pourquoi l’on est sûr qu’il tiendra
-sa promesse. La chair, intelligente comme
-un regard, est sans cesse rajeunie par l’esprit
-qui l’anime, et n’ose prendre un pli, déplacer
-une fleur ni troubler une courbe admirée
-par l’amour.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>« Il ne suffisait pas qu’elle fût l’amie
-unique et virile, la camarade égale, la compagne
-la plus proche et la plus profonde de
-l’existence qu’elle avait liée à la sienne.
-L’étoile qui la souhaitait parfaite, et qu’elle
-avait appris à seconder, voulut encore qu’elle
-demeurât l’amante dont on ne se lasse point.
-L’amitié sans amour, comme l’amour sans
-amitié, sont deux demi-bonheurs qui attristent
-les hommes. Ils ne jouissent de l’un
-que pour regretter l’autre ; et ne trouvant
-qu’une allégresse mutilée sur les deux cimes
-les plus belles de la vie, ils se persuadent
-que l’âme humaine ne saurait être entièrement
-heureuse.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>« Au sommet de sa vie veille la raison
-la plus pure qui puisse illuminer un être ;
-mais elle ne montre que la grâce et non l’effort
-de la lumière. Rien ne me paraissait
-plus froid que la raison, avant que je l’eusse
-vue jouer ainsi autour du front d’une jeune
-femme, comme la lampe du sanctuaire aux
-mains d’une enfant rieuse et innocente. La
-lampe ne laisse rien dans l’ombre ; mais la
-rigueur de ses rayons ne franchit pas le
-cercle intérieur, tandis que leurs sourires
-embellissent tout ce qu’ils atteignent au
-dehors.</p>
-
-<p>Sa conscience est si naturelle et si saine
-qu’on ne l’entend pas respirer et qu’elle
-semble ignorer qu’elle existe. Elle est inflexible
-envers l’activité qu’elle dirige ; mais
-avec tant d’aisance qu’elle paraît s’arrêter
-pour se reposer ou se pencher sur une fleur
-quand elle résiste de toutes ses forces à une
-pensée ou à un sentiment injuste. Un geste,
-un mot naïf et enjoué, une larme qui rit, dissimule
-le secret de la lutte profonde. Tout ce
-qu’elle acquiert a la grâce de l’instinct ; et
-tout ce qui est instinctif a su devenir innocent.
-L’instinct, selon le mot de Balzac « s’est
-trempé dans la pensée » : et la pensée couvre
-d’une rosée plus claire, la sensibilité.
-De toutes les passions de la femme,
-aucune n’a péri, aucune n’est prisonnière,
-car toutes sont requises, les plus humbles et
-les plus futiles, comme les plus grandes et
-les plus dangereuses, pour former le parfum
-que l’amour aime à respirer. Mais sans être
-captives, elles vivent dans une sorte de jardin
-enchanté d’où elles ne songent plus à
-s’évader, où elles perdent le désir de nuire,
-et où les plus petites et les plus inutiles, ne
-pouvant rester inactives, amusent et font
-sourire les plus grandes. »</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>« Elle a donc, à l’état d’ornement, toutes
-les passions et toutes les faiblesses de la
-femme ; et grâce aux dieux, elle n’offre point
-cette perfection mort-née qui possède toutes
-les vertus sans qu’un seul défaut les anime.
-En quel monde imaginaire trouve-t-on une
-vertu qui ne soit pas entée sur un défaut ?
-Une vertu n’est qu’un vice qui s’élève au lieu
-de s’abaisser ; et une qualité n’est qu’un défaut
-qui sait se rendre utile.</p>
-
-<p>« Comment aurait-elle l’énergie nécessaire
-si elle était dénuée d’ambition et d’orgueil ?
-Comment saurait-elle écarter les obstacles
-injustes si elle ne possédait pas la réserve
-d’égoïsme proportionnée aux légitimes
-exigences de sa vie ? Comment serait-elle
-ardente et tendre si elle n’était pas sensuelle ?
-Comment serait-elle bonne si elle ne savait
-pas être faible, et confiante si elle ne
-savait pas être crédule ? Comment serait-elle
-belle si elle ignorait les miroirs et ne
-cherchait à plaire ? Comment sauverait-elle
-la grâce de la femme si elle n’en avait
-pas les innocentes vanités ? Comment serait-elle
-généreuse si elle n’était un peu imprévoyante ?
-Comment serait-elle juste si elle
-ne savait pas être dure ? et comment courageuse
-si elle n’oubliait parfois la prudence ?
-Comment serait-elle dévouée et capable de
-sacrifice si elle n’échappait jamais au contrôle
-de la raison glacée ?</p>
-
-<p>Ce que nous appelons vertus et vices,
-ce sont les mêmes forces qui passent le
-long d’une existence. Elles changent de
-nom selon le lieu où elles se rendent :
-à gauche, elles tombent dans les bas-fonds
-de la laideur, de l’égoïsme et de
-la sottise ; à droite, elles montent vers les
-hauts plateaux de la noblesse, de la générosité
-et de l’intelligence. Elles sont bonnes ou
-mauvaises selon ce qu’elles font et non selon
-le titre qu’elles portent. »</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>« Quand on nous peint les vertus d’un
-homme, on les représente dans l’effort de
-l’action ; mais celles qu’on admire dans la
-femme supposent toujours un modèle immobile
-comme une belle statue dans une
-galerie de marbre. C’est une image inconsistante,
-tissue de vices au repos, de qualités
-inertes, d’épithètes endormies, de mouvements
-passifs, de forces négatives. Elle est
-chaste parce qu’elle n’a pas de sens, elle est
-bonne parce qu’elle ne fait de mal à personne,
-elle est juste parce qu’elle n’agit
-point, elle est patiente et résignée parce
-qu’elle est dépourvue d’énergie, elle est indulgente
-parce qu’on ne l’offense point, ou
-pardonne parce qu’elle n’a pas le courage
-de résister, elle est charitable parce qu’elle
-se laisse dépouiller ou que sa charité ne la
-prive de rien, elle est fidèle, elle est loyale,
-elle est soumise, elle est dévouée, parce que
-toutes ces vertus peuvent vivre dans le vide
-et fleurir sur une morte. Mais qu’arrivera-t-il
-si l’image s’anime et sort de sa retraite
-pour entrer dans une vie où tout ce qui ne
-prend point part au mouvement qui l’enveloppe,
-devient une épave pitoyable ou dangereuse ?
-Est-ce encore une vertu que de rester
-fidèle à un amour mal choisi ou moralement
-éteint, ou de demeurer soumise à un
-maître inintelligent ou injuste ? Suffit-il de
-ne pas nuire pour être bonne ou de ne pas
-mentir pour que l’on soit loyale ? Il y a la
-morale de ceux qui se tiennent sur les rives
-du grand fleuve ; et la morale de ceux qui
-remontent le flot. Il y a la morale du sommeil
-et celle de l’action, la morale de l’ombre et
-celle de la clarté ; et les vertus de la première,
-qui sont comme des vertus en creux,
-doivent s’élever, se tendre et devenir des
-vertus en relief pour subsister dans la
-seconde. La matière et les lignes demeurent
-peut-être identiques, mais les valeurs sont
-exactement renversées. La patience, la
-mansuétude, la soumission, la confiance,
-la renonciation, la résignation, le dévouement,
-le sacrifice, fruits de la bonté passive,
-si on les porte tels quels dans l’âpre
-vie du dehors, ne sont plus que de la faiblesse,
-de la servilité, de l’insouciance, de
-l’inconscience, de l’indolence, de l’abandon,
-de la sottise ou de la lâcheté, et doivent,
-pour maintenir au niveau nécessaire la
-source de bonté d’où elles émanent, savoir
-se transformer en énergie, en fermeté, en
-obstination, en prudence, en résistance, en
-indignation ou en révolte. La loyauté qui
-n’a guère à craindre tant qu’elle ne bouge
-pas, doit se garder d’être dupe et de livrer
-des armes à l’ennemi. La chasteté qui attendait
-les yeux fermés et les mains jointes, a
-le droit de se changer en passion qui saura
-décider et fixer le destin. Et ainsi de suite
-de toutes les vertus qui ont un nom comme
-de celles qui n’en possèdent pas encore.
-Après quoi, c’est un problème de savoir laquelle
-est préférable, de la vie active ou de
-la passive, de celle qui se mêle aux hommes
-et aux événements ou de celle qui les fuit.
-Existe-t-il une loi morale qui impose l’une
-ou l’autre, ou bien chacun a-t-il le droit de
-faire son choix selon ses goûts, son caractère,
-ses aptitudes ? Est-il meilleur ou pire
-que les vertus actives ou les passives se
-trouvent au premier plan ? On peut, je crois,
-affirmer que les premières supposent toujours
-les secondes, mais que le contraire
-n’est pas vrai. Ainsi, la femme dont je parle
-est d’autant plus capable de dévouement et
-de sacrifice qu’elle a la force de détourner
-plus longtemps que toute autre l’accablante
-nécessité de ceux-ci. Elle ne cultivera pas
-dans le vide, comme moyens d’expiation ou
-de purification, la tristesse et la souffrance ;
-mais elle sait les accueillir et les rechercher
-avec une naïve ardeur, pour épargner à ceux
-qu’elle aime, une petite affliction ou une
-grande douleur qu’elle se sent la force d’affronter
-seule et de vaincre en silence dans
-le secret de son cœur. Que de fois je l’ai vue
-refouler des larmes près de jaillir sous
-d’injustes reproches, tandis que ses lèvres
-où palpitait un sourire angoissé, retenaient,
-avec un courage presque invisible, le mot
-qui l’eût justifiée, mais aurait accablé celui
-qui la méconnaissait. Comme Jean-Paul dit
-de son héroïne, « elle est de celles qui, lorsqu’on
-est injuste envers elles, croient toujours
-que c’est elles qui ont tort ». Car, de
-même que tous les êtres justes et bons, elle
-avait naturellement à subir les petites tyrannies
-et les petites méchancetés de ceux qui
-flottent indécis entre le bien et le mal et se
-hâtent d’abuser de l’indulgence et du pardon
-trop souvent obtenus. Voilà qui montre
-mieux que tous les consentements inertes et
-éplorés, une ardente et puissante réserve
-d’amour. »</p>
-
-<p>« Iphigénie, Antigone ou sœur de charité,
-comme toute femme, s’il le faut, elle ne demandera
-pas au destin de la blesser à mort,
-comme pour être à même de peser enfin
-dans la dernière lutte les forces peut-être
-merveilleuses d’un cœur inexploré. Elle a
-appris à connaître leur nombre et leur poids
-dans la paix et dans la certitude de sa conscience.
-A moins d’une de ces épreuves où la
-vie nous accule aux impitoyables parois
-d’une fatalité ou d’une loi naturelle sans
-issue, elle prendra d’instinct une autre route
-pour arriver au but marqué par le devoir. En
-tout cas, son dévouement et son sacrifice ne
-seront jamais résignés ; ils ne s’abandonneront
-jamais à la douceur perfide du malheur.
-Toujours aux aguets, sur la défensive et
-pleine d’une confiance énergique, elle cherchera
-jusqu’au dernier moment le point
-faible de l’événement qui l’écrase. Ses larmes
-seront aussi pures, aussi douces que les
-larmes de celles qui ne résistent pas aux
-injures du hasard ; mais au lieu de voiler
-le regard elles y appelleront et y multiplieront
-la lumière qui console ou qui
-sauve. »</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>« Du reste, ajoutait-il en finissant, l’<i>Arténice</i>
-que j’ai essayé de vous peindre, paraîtra,
-sous les traits que je lui prête, parfaitement
-odieuse ou parfaitement belle selon
-l’idéal que chacun de vous porte en soi ou
-qu’il croit avoir rencontré. On ne s’accorde
-que sur les vertus passives. Celles-ci ont, au
-point de vue de la peinture, un avantage dont
-ne jouissent pas les autres. Il est facile
-d’évoquer la résignation, l’abnégation, la
-pudeur virginale, l’humilité, la piété, le renoncement,
-le dévouement, l’esprit de sacrifice,
-la simplicité, la naïveté, la candeur,
-tout le groupe silencieux et souvent désolé
-des forces de la femme effarouchées dans les
-coins sombres de la vie. L’œil y retrouve
-avec attendrissement des couleurs familières
-et pâlies par les siècles ; et le tableau en est
-toujours plein d’une grâce plaintive. Il semble
-que ces vertus ne puissent se tromper, et
-que leurs excès même les rendent plus touchantes.
-Mais combien celles qui saillent,
-qui s’affirment et qui luttent hors des portes
-ont le visage insolite et ingrat ! Un rien, une
-boucle qui s’égare, un pli de vêtement qui
-n’est pas à sa place coutumière, un muscle
-qui se tend, les rend déplaisantes ou suspectes,
-prétentieuses ou dures. La femme a
-si longtemps vécu agenouillée dans l’ombre
-que nos yeux prévenus ont peine à saisir
-l’harmonie des premiers gestes qu’elle ébauche
-en se dressant dans la clarté du jour. »</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>« Mais tout ce qu’on peut dire en s’efforçant
-de faire le portrait intime d’un être, ne
-ressemble que bien imparfaitement à l’image
-plus précise que nos pensées tracent en
-notre esprit dans l’instant que nous en parlons ;
-et, à son tour, cette dernière image
-n’est que l’esquisse de la grande effigie,
-vivante, profonde mais incommunicable, que
-sa présence, comme la lumière sur la plaque
-sensible, a dessiné dans notre cœur. Confrontez
-la dernière épreuve aux deux premières :
-si exactes, si fouillées qu’on suppose
-celles-ci, elles n’offrent plus que les guirlandes
-et les arabesques d’encadrements
-plus ou moins appropriés au sujet qu’ils
-attendent ; mais la face véritable, le personnage
-authentique et total, avec le bien et le
-mal seuls réels qu’il renferme sous ses vertus
-et ses vices apparemment réels, ne surgit
-de l’ombre qu’au contact immédiat de deux
-vies. Les plus belles énergies et les pires
-défaillances n’ajoutent ou n’enlèvent presque
-rien à la mystérieuse entité qui s’affirme ; et
-c’est la qualité même de son destin qui se
-révèle. On reconnaît alors que l’existence
-qu’on a devant soi, et dont toutes les possibilités
-cachées ne font que passer par nos
-yeux pour atteindre notre âme, est vraiment
-ce qu’elle voudrait être ; ou ne sera jamais
-que ce que loyalement elle s’efforce de ne
-pas demeurer. »</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>« S’il importe beaucoup à l’amitié et à
-l’amour, il importe assez peu à notre sympathie
-instinctive que quelqu’un soit bon ou
-mauvais, fasse le bien ou le mal, pourvu que
-nous agrée la force secrète qui l’anime. Cette
-force secrète se dévoile fréquemment dès la
-première rencontre ; parfois aussi nous
-n’apprenons à la connaître qu’après une
-longue habitude. Elle n’a presque rien de
-commun avec les actes extérieurs ni même
-avec les pensées de la personne réelle qui ne
-semble pas son représentant exact, mais son
-interprète de hasard, au moyen duquel elle
-se manifeste comme elle peut. Ainsi, nous
-avons tous, parmi ceux que le va-et-vient
-des jours mêle à notre existence, des amis
-ou des compagnons que nous n’estimons
-guère, qui nous ont plus d’une fois desservis
-et en qui nous savons que nous ne pouvons
-avoir aucune confiance. Néanmoins,
-nous ne parvenons pas à les mépriser comme
-ils le méritent ni à les écarter de notre route.
-A travers et malgré tout ce qui nous sépare
-et tout ce qui les défigure, une affirmation à
-laquelle nous avons une foi plus solide et
-plus organique qu’à toutes les expériences
-et à tous les raisonnements de la raison, une
-affirmation obscure mais invincible, nous
-atteste que cet homme, dût-il nous précipiter
-dans les malheurs les plus graves,
-n’est pas notre ennemi dans le plan général
-et éternel de la vie. Il se peut qu’il
-n’y ait aucune sanction à ces sympathies
-ou à ces antipathies ; et que rien n’y réponde,
-soit parmi les phénomènes visibles
-ou invisibles qui composent notre existence,
-soit parmi les fluides connus ou inconnus
-qui forment et entretiennent notre santé
-physique ou morale, nos sentiments de joie
-ou de tristesse et le milieu mobile et très
-impressionnable où flotte notre destin. Il
-n’en reste pas moins qu’il y a là une force
-indéniable et qui prend une part décisive
-à l’accomplissement de notre bonheur en
-amitié comme en amour. Cette troisième
-puissance affective n’a égard ni à l’âge ni
-au sexe, ni à la beauté ni à la laideur ;
-elle est indépendante de l’attrait physique
-et des affinités de l’esprit et du caractère.
-Elle est comme l’atmosphère bienfaisante et
-féconde où baignent cet attrait et cette affinité.
-Quand cette troisième puissance, cette
-atmosphère vivifiante fait défaut dans
-l’amour, de là viennent tous les malentendus,
-tous les chagrins, toutes les déceptions
-qui désunissent deux êtres qui s’estiment,
-se comprennent et s’aiment passionnément.
-Comme on ignore la nature de cette
-puissance, on lui donne des noms divers et
-obscurs. On l’appelle l’âme, l’instinct, l’inconscient,
-le subconscient, le divin même.
-Elle émane probablement de l’organe indéfini
-qui nous relie à tout ce qui ne concerne
-pas directement notre individualité ; à tout
-ce qui la déborde dans le temps et l’espace,
-dans le passé et l’avenir. »</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="ch16">LES RAMEAUX D’OLIVIER</h2>
-
-
-<p>N’oublions pas que nous vivons des jours
-féconds et décisifs. Il est probable que nos
-descendants nous envieront l’aube que nous
-traversons sans la connaître ; comme nous
-envions ceux qui prirent part au siècle de
-Périclès, aux plus beaux temps de la gloire
-romaine et à certaines heures de la Renaissance
-italienne. Lumineuse dans le souvenir,
-la magnifique poussière qui enveloppe les
-grands mouvements des hommes, aveugle
-ceux qui la soulèvent et la respirent ; leur
-cache la direction de la route, et surtout la
-pensée, la nécessité ou l’instinct qui les
-mène.</p>
-
-<p>Il importe de s’en rendre compte. Le tissu
-de la vie quotidienne fut à peu près pareil
-dans tous les siècles où les hommes atteignirent
-une certaine facilité d’existence. Ce tissu
-où la surface occupée par les biens et les
-maux reste sensiblement la même, s’éclaire
-ou s’assombrit par transparence, selon l’idée
-dominante de la génération qui le déroule.
-Et quels que soient sa forme ou son déguisement
-cette idée se réduit toujours, en dernière
-analyse, à une certaine conception de l’univers.
-Les calamités et les prospérités individuelles
-ou publiques n’ont qu’une influence
-passagère sur le bonheur et le malheur des
-hommes, tant qu’elles ne modifient point au
-sujet de leurs dieux, de l’infini, de l’inconnu
-et de l’économie du monde, les idées générales
-qui les éclairent et les nourrissent.
-C’est donc là, plutôt que dans les guerres ou
-les troubles civils, qu’il nous faut regarder
-pour savoir si une génération a passé dans
-l’ombre ou la lumière, dans la détresse ou
-dans la joie. C’est là que nous voyons pourquoi
-tel peuple qui essuya bien des revers
-nous a laissé d’innombrables témoignages de
-beauté et d’allégresse, tandis que tel autre,
-naturellement riche ou souvent victorieux,
-ne nous a légué que les monuments d’une vie
-morne et terrifiée.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Nous sortons, (pour ne parler que des
-trois ou quatre derniers siècles de la civilisation
-actuelle) nous sortons de la grande
-période religieuse. Durant cette période,
-malgré les espérances d’outre-tombe, la vie
-humaine se détacha sur un fond assez sombre
-et assez menaçant. Il est vrai que reculant
-chaque jour davantage, ce fond laissait
-les mille rideaux mobiles et diversement
-nuancés de l’art et de la métaphysique s’interposer
-assez librement entre les derniers
-hommes et ses plis effacés. On oubliait un
-peu son existence. Il n’apparaissait plus
-qu’aux heures des grandes déchirures. Cependant
-il existait toujours à l’état immanent,
-donnant à l’atmosphère et au paysage
-une couleur uniforme ; et à la vie humaine
-une signification diffuse qui imposait une
-sorte de patience provisoire aux questions
-trop pressantes.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, ce fond s’en va par lambeaux.
-Qu’y a-t-il à sa place qui prête à
-l’horizon une forme visible, une signification
-nouvelle ?</p>
-
-<p>L’axe illusoire sur lequel l’humanité
-croyait évoluer s’est brusquement rompu ; et
-l’immense plateau qui porte les hommes,
-après avoir oscillé quelque temps dans nos
-imaginations alarmées, s’est tranquillement
-remis à tourner sur le pivot réel qui l’avait
-toujours soutenu. Rien n’est changé qu’un de
-ces mots inexpliqués dont nous recouvrons
-les choses que nous ne comprenons point.
-Jusqu’ici le pivot du monde nous semblait
-formé de puissances spirituelles ; aujourd’hui,
-nous sommes convaincus qu’il est
-composé d’énergies purement matérielles.
-Nous nous flattons qu’une grande révolution
-s’est accomplie au royaume de la vérité. En
-fait, il n’y a eu, dans la république de notre
-ignorance, qu’une permutation d’épithètes,
-une sorte de coup d’état verbal, les termes
-« esprit » et « matière » n’étant que les
-attributs interchangeables du même inconnu.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Mais s’il est vrai, qu’en elles-mêmes, ces
-épithètes ne devraient avoir qu’une importance
-littéraire, puisque l’une et l’autre sont
-probablement inexactes et ne représentent
-pas plus la réalité que l’épithète « Atlantique »
-ou « Pacifique » appliquée à l’océan
-ne représente celui-ci, elles n’en ont pas
-moins, selon que l’on s’attache exclusivement
-à la première ou à la seconde, sur
-notre avenir, sur notre morale, et partant
-sur notre bonheur, une influence prodigieuse.
-Nous errons autour de la vérité, sans
-autre guide que des hypothèses qui allument
-en guise de torches quelques mots fumeux
-mais magiques, et ces mots deviennent bientôt
-pour nous des entités vivantes qui se
-mettent à la tête de notre activité physique,
-intellectuelle et morale. Si nous croyons que
-l’esprit dirige l’univers, toutes nos recherches
-et toutes nos espérances se concentrent
-sur notre propre esprit, ou plutôt sur les
-facultés verbales et imaginatives de celui-ci ;
-et nous nous adonnons à la théologie et à la
-métaphysique. Sommes-nous persuadés que
-le dernier mot de l’énigme se trouve dans la
-matière, nous nous attachons exclusivement
-à l’interroger et nous n’accordons plus
-notre confiance qu’aux sciences expérimentales.
-Nous commençons cependant à reconnaître
-que « matérialisme » et « spiritualisme »
-ne sont que les deux noms opposés
-mais identiques de notre angoisse impuissante
-à comprendre<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. Néanmoins, chacune
-des deux méthodes nous entraîne en un
-monde moral qui semble appartenir à une
-planète différente.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> « L’axiome fondamental de ma philosophie spéculative,
-dit Huxley, est que matérialisme et spiritualisme sont les
-pôles opposés de la même absurdité, absurdité qui consiste
-à nous imaginer que nous pouvons connaître quelque
-chose touchant l’esprit et la matière. »</p>
-</div>
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Négligeons les conséquences accessoires.
-Le grand avantage de l’interprétation spiritualiste
-c’est qu’elle donne à notre vie une
-morale, un but et une signification imaginaires
-mais très supérieurs à ceux que lui
-proposent nos instincts incultes. Le spiritualisme
-plus ou moins incroyant d’aujourd’hui
-s’éclaire encore du reflet de cet avantage,
-et garde une foi profonde, bien qu’assez
-informe, à la suprématie finale et au
-triomphe indéterminé de l’esprit.</p>
-
-<p>Au contraire, l’autre interprétation ne
-nous offre aucune morale, aucun idéal supérieurs
-à l’instinct, aucun but situé hors de
-nous ; ni d’autre horizon que le vide. Ou
-bien, si l’on pouvait tirer une morale de la
-seule théorie synthétique qui soit née des
-innombrables constatations expérimentales
-et fragmentaires qui forment la masse imposante
-mais muette des conquêtes de la
-science, j’entends de la théorie évolutionniste,
-ce serait l’effroyable et monstrueuse
-morale de la nature ; c’est-à-dire
-l’adaptation de l’espèce au milieu, le
-triomphe du plus fort et tous les crimes
-nécessaires de la lutte pour la vie. Or, cette
-morale, qui paraît bien être, en attendant
-une autre certitude, la morale essentielle de
-toute vie terrestre, puisqu’elle anime les
-actions des hommes agiles et éphémères
-aussi bien que les lents mouvements des
-cristaux immortels, cette morale deviendrait
-rapidement fatale à l’humanité si elle
-était pratiquée à l’extrême. Toutes les religions,
-toutes les philosophies, les conseils
-des dieux et des sages, n’ont eu d’autre but
-que d’introduire dans ce milieu trop ardent,
-et qui, s’il était pur, dissolverait probablement
-notre espèce, des éléments qui en atténuaient
-la virulence. C’était notamment la
-foi en des dieux justes et redoutables, l’espoir
-de récompenses et la crainte de châtiments
-éternels. C’étaient encore les matières
-neutres et les antidotes, auxquels, avec une
-prévoyance assez curieuse, la nature avait
-réservé une place dans notre propre cœur,
-je veux dire la bonté, la pitié, le sens de la
-justice.</p>
-
-<p>En sorte que ce milieu intolérant et exclusif,
-qui devrait être notre milieu naturel et
-normal, n’a jamais été pur, et ne le sera
-probablement jamais. Quoiqu’il en soit,
-l’état dans lequel il se trouve aujourd’hui
-offre un spectacle étrange et digne d’attention.
-Il s’agite, il bouillonne et se précipite
-comme un liquide dans lequel le hasard
-vient de laisser tomber quelques gouttes
-d’un réactif inconnu. Les principes pondérateurs
-qu’y avaient ajoutés les religions
-s’évaporent et s’éliminent peu à peu par le
-haut, tandis que dans le bas ils se coagulent
-en une masse épaisse et inactive. Mais à
-mesure qu’ils disparaissent, les antidotes
-purement humains, bien que profondément
-oxydés par l’élimination des éléments religieux,
-acquièrent plus de vigueur et semblent
-s’évertuer à maintenir le titre du mélange
-où l’espèce humaine est cultivée par un destin
-obscur. En attendant des auxiliaires
-encore innomés, ils occupent la place abandonnée
-par les forces qui s’évaporent.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>N’est-il pas surprenant, tout d’abord, que
-malgré l’affaiblissement du sentiment religieux,
-et l’influence que cet affaiblissement
-devrait avoir sur la raison humaine, puisqu’elle
-ne voit plus d’intérêt surnaturel à
-faire le bien ; et que l’intérêt naturel qu’il y
-a à le faire est assez discutable, n’est-il pas
-surprenant que la somme de justice et de
-bonté et la qualité de la conscience générale,
-loin de s’amoindrir se soient incontestablement
-élevées ? Je dis incontestablement,
-bien qu’il ne soit pas douteux qu’on le contestera.
-Il faudrait, pour l’établir, passer en
-revue toute l’histoire, tout au moins celle
-de ces derniers siècles ; comparer la situation
-des malheureux d’autrefois à celle des
-malheureux d’aujourd’hui ; placer à côté du
-total des injustices d’hier, le total des injustices
-actuelles ; confronter l’état du serf,
-du demi-serf, du paysan, de l’ouvrier des
-anciens régimes à celui de notre travailleur ;
-superposer l’indifférence, l’inconscience, la
-tranquille et dure certitude de ceux qui possédaient
-naguère, à la sympathie, à l’inquiétude
-pleine de reproches, aux hésitations de
-ceux qui possèdent à présent. Tout ceci exigerait
-une étude détaillée et fort longue ;
-mais je pense qu’une intelligence de bonne
-foi accordera sans peine qu’il y a, non seulement
-dans le désir des hommes, ce qui
-paraît certain, mais en fait, malgré de trop
-réelles et trop innombrables misères, un peu
-plus de justice, de solidarité, de sympathie
-et d’espérances…</p>
-
-<p>A quelle religion, à quelles pensées, à
-quels éléments nouveaux faut-il attribuer
-cette amélioration illogique de notre atmosphère
-morale ? Il est difficile de le préciser ;
-car s’il est certain qu’ils commencent d’agir
-d’une manière très sensible, ils sont encore
-trop récents, trop amorphes, trop peu fixés
-pour qu’on les puisse qualifier.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Essayons néanmoins de démêler quelques
-indices ; et constatons en premier lieu que
-notre conception de l’univers s’est profondément
-et très efficacement modifiée ; et surtout
-qu’elle tend à se modifier de plus en
-plus rapidement. Sans qu’on s’en rende
-compte, chacune des découvertes si nombreuses
-de la science, — qu’il s’agisse de
-l’histoire, de l’anthropologie, de la géographie,
-de la géologie, de la médecine, de la
-physique, de la chimie, de l’astronomie, etc., — altère
-notre atmosphère accoutumée et
-ajoute quelque chose d’essentiel à une
-image que nous ne distinguons pas encore,
-mais qui nous surplombe, occupe tout
-l’horizon et que nous pressentons énorme.
-Les traits en sont épars comme ces illuminations
-que l’on voit dans les fêtes nocturnes.
-Un fronton, une colonnade, une coupole,
-un portique incohérents apparaissent
-brusquement dans le ciel. On ne sait ce qu’ils
-signifient, à quoi ils appartiennent. Ils flottent
-absurdement dans l’éther immobile ; ce
-sont des songes inconsistants dans le firmament
-calme. Mais soudain, une petite ligne
-de lumière serpente dans l’azur, relie en un
-clin d’œil la coupole aux colonnes, le portique
-au fronton, les degrés à la terre ; et l’édifice
-inattendu, comme s’il jetait au loin un masque
-de ténèbres, s’affirme et s’explique dans la
-nuit.</p>
-
-<p>C’est cette petite ligne de lumière, cette
-ondulation décisive, ce trait de feu général et
-complémentaire qui manque encore dans la
-nuit de notre intelligence. Mais on sent qu’il
-existe, qu’il est là, dessiné en ombre dans
-l’obscurité, qu’un rien, une étincelle, partie
-d’on ne sait quelle science, suffira à l’allumer
-et à donner un sens infaillible et précis à nos
-pressentiments immenses et à toutes les
-notions dispersées qui s’égarent dans le
-néant inconnaissable.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>En attendant, ce néant, — séjour de notre
-ignorance, — qui, après le départ des idées
-religieuses, avait paru effroyablement vide,
-se peuple peu à peu de figures vagues mais
-énormes. A chaque fois que se dresse une
-de ces formes nouvelles, l’étendue sans
-limites où elle vient se mouvoir, augmente
-dans des proportions sans limites à leur
-tour ; car les bornes de l’illimité évoluent
-sans cesse dans notre imagination. Certes,
-les dieux que conçurent certaines religions
-positives furent parfois très grands. Le Dieu
-juif et chrétien, par exemple, s’affirmait
-incommensurable, contenait toute chose, et
-les premiers de ses attributs étaient l’éternité
-et l’infinité. Mais l’infini est une notion
-abstraite et ténébreuse qui ne prend vie et
-ne s’éclaire que par le déplacement de frontières
-que l’on recule de plus en plus dans
-le fini. Il constitue une étendue sans forme
-dont nous ne pouvons prendre conscience
-que grâce à quelques phénomènes qui surgissent
-sur des points de plus en plus éloignés
-du centre de notre imagination. Il n’a
-d’efficace que par la multiplicité des faces,
-pour ainsi dire tangibles et positives de l’inconnu
-qu’il nous dévoile dans ses profondeurs.
-Il ne nous devient compréhensible et
-sensible que lorsqu’il s’anime, s’agite et
-allume aux divers horizons de l’espace des
-questions de plus en plus lointaines, de plus
-en plus étrangères à toutes nos certitudes.
-Pour que notre vie prenne part à sa vie, il
-faut qu’il nous interroge sans cesse et sans
-cesse nous mette en présence de l’infini de
-notre ignorance qui est le seul vêtement
-visible sous lequel se laisse deviner l’infini
-de son existence.</p>
-
-<p>Or, les dieux les plus incommensurables
-ne posaient guère de questions pareilles à
-celles que nous posent sans répit ce que leurs
-adorateurs appellent encore le néant, qui est
-en réalité la nature. Ils se contentaient de
-régner dans un espace mort, sans événements
-et sans images, par conséquent, sans
-points de repère pour nos imaginations, et
-n’ayant sur nos pensées et sur nos sentiments
-qu’une influence immuable et immobile.
-Ainsi, notre sens de l’infini, qui est la
-source de toute activité supérieure, s’atrophiait
-en nous. Notre intelligence, pour vivre
-aux confins d’elle-même où elle accomplit
-sa mission la plus haute, notre pensée, pour
-occuper tout l’espace de notre cerveau, a besoin
-d’être continuellement sollicitée par de
-nouveaux rappels de l’inconnu. Dès qu’à
-chaque jour elle n’est pas impérieusement
-convoquée à l’extrémité de ses propres
-forces par quelque fait nouveau, — et il n’y
-a guère de faits nouveaux dans le règne des
-dieux, — elle s’endort, se contracte, s’affaisse
-et dépérit. Une seule chose est capable
-de dilater également, dans toutes leurs parties,
-tous les lobes de notre tête ; c’est l’idée
-active que nous nous faisons de l’énigme
-dans laquelle nous nous mouvons. Risque-t-on
-de se tromper en affirmant que jamais
-l’activité de cette idée ne fut comparable à
-celle d’aujourd’hui ? Jamais, ni au temps où
-florissait la théologie indoue, juive ou chrétienne,
-ni aux jours où la métaphysique
-grecque ou allemande utilisait toutes les
-forces du génie humain, notre représentation
-de l’univers ne fut animée, fécondée et accrue
-par des apports aussi imprévus, aussi chargés
-de mystères, aussi énergiques, aussi réels.
-Jusqu’ici on la nourrissait d’aliments pour
-ainsi dire indirects ; ou plutôt elle se nourrissait
-illusoirement d’elle-même. Elle s’enflait
-de son propre souffle, s’arrosait de ses propres
-eaux, et bien peu de chose lui venait
-du dehors. Aujourd’hui, c’est l’univers même
-qui commence à pénétrer dans la représentation
-que nous nous en faisons. Le régime
-de notre pensée est changé. Ce qu’elle
-acquiert est pris hors d’elle-même et s’ajoute
-à sa substance. Elle emprunte au lieu de
-prêter. Elle ne répand plus autour d’elle le
-reflet de sa propre grandeur, mais absorbe
-la grandeur d’alentour. Jusqu’ici, nous avions
-dialogué avec notre logique infirme ou notre
-imagination désœuvrée au sujet de l’énigme,
-à présent, sortis de notre demeure trop intérieure,
-nous essayons d’entrer en rapport
-avec l’énigme même. Elle nous interroge et
-nous balbutions de notre mieux. Nous lui posons
-des questions ; et pour nous répondre,
-elle démasque par moment une perspective
-lumineuse et sans bornes dans l’immense
-cirque de ténèbres où nous nous agitons.
-Nous étions, pourrait-on dire, semblables
-à des aveugles qui s’imagineraient le monde
-extérieur du fond d’une chambre close.
-Maintenant, nous sommes ces mêmes aveugles
-qu’un guide toujours silencieux mène
-tour à tour dans la forêt, la plaine, sur la
-montagne et au bord de la mer. Leurs yeux
-ne se sont pas encore ouverts ; mais leurs
-mains tremblantes et avides peuvent tâter
-les arbres, froisser les épis, cueillir une fleur
-ou un fruit, s’étonner à l’arête d’un rocher
-ou se mêler à la fraîcheur des vagues ; pendant
-que leurs oreilles apprennent à distinguer,
-sans qu’elles aient besoin de les comprendre,
-les mille chants réels du soleil et de
-l’ombre, du vent et de la pluie, des feuilles
-et des flots.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Si notre bonheur, comme nous le disions
-plus haut, dépend de notre conception de
-l’univers, c’est, en grande partie, que notre
-morale en dépend. Et celle-ci dépend bien
-moins de la nature que de la grandeur de
-cette conception. Nous serions meilleurs,
-plus nobles, plus moraux, au sein d’un univers
-prouvé sans morale mais conçu infini,
-qu’au milieu d’un univers qui atteindrait la
-perfection de l’idéal humain, mais qui nous
-paraîtrait circonscrit et sans mystère. Il
-importe avant tout de rendre aussi vaste
-que possible le lieu où se développent toutes
-nos pensées et tous nos sentiments ; et ce
-lieu n’est autre que celui où nous nous représentons
-l’univers. Nous ne pouvons nous
-mouvoir que dans l’idée que nous nous faisons
-du monde où nous nous mouvons. Tout
-part de là, tout en découle ; et tous nos actes,
-le plus souvent à notre insu, sont modifiés
-par la hauteur et l’étendue de cet immense
-réservoir de force qui se trouve au sommet
-de notre conscience.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Je crois que l’on peut dire que jamais ce
-réservoir ne fut plus vaste ni situé plus haut.
-Certes, l’idée que nous nous faisons de
-l’organisation et du gouvernement des puissances
-infinies est moins précise qu’autrefois ;
-mais c’est par l’honnête et noble raison
-qu’elle n’admet plus de limites chimériquement
-nettes. Elle ne contient plus aucune
-morale fixe, aucune consolation, aucune
-promesse, aucune espérance certaine.
-Elle est nue et presque vide, parce que rien
-n’y subsiste qui ne soit le roc même de
-quelques faits primitifs. Elle n’a plus de
-voix, elle n’a plus d’images que pour proclamer
-et illustrer son immensité. En dehors
-de cela elle ne nous dit plus rien ; mais cette
-immensité étant restée son seul attribut
-impérieux et irrécusable, l’emporte en énergie,
-en noblesse et en éloquence sur tous les
-attributs, sur toutes les vertus et les perfections
-dont nous avions jusqu’à ce jour peuplé
-notre inconnu. Elle ne nous impose aucun
-devoir ; mais elle nous entretient dans un
-état de grandeur qui nous permet de remplir
-plus facilement et plus généreusement tous
-ceux qui nous attendent au seuil d’un avenir
-prochain. En nous rapprochant de notre
-véritable place dans le système des mondes,
-elle ajoute à notre vie spirituelle et générale
-tout ce qu’elle enlève à notre importance
-matérielle et individuelle. Mieux elle nous
-fait comprendre notre petitesse, plus grandit
-en nous ce qui comprend cette petitesse. Un
-être nouveau, plus désintéressé et probablement
-plus près de ce qui doit s’affirmer un
-jour la vérité dernière se substitue peu à peu
-à l’être originel qui se dissout dans la conception
-qui l’accable.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Pour cet être nouveau, lui-même et tous
-les hommes qui l’entourent, ne représentent
-plus qu’un point si minime dans l’infini des
-forces éternelles qu’ils ne suffisent plus à
-fixer son attention et son intérêt. Nos frères,
-nos descendants immédiats, notre prochain
-visible, tout ce qui naguère encore bornait
-nos sympathies, cède peu à peu le pas à une
-entité plus démesurée et plus haute. Nous
-ne sommes presque rien ; mais l’espèce à
-laquelle nous appartenons occupe une place
-que l’on peut reconnaître dans l’océan sans
-bornes de la vie. Si nous ne comptons plus,
-l’humanité dont nous faisons partie acquiert
-l’importance dont nous nous dépouillons. Ce
-sentiment, qui commence seulement à se
-faire jour dans l’atmosphère habituelle de
-nos pensées et de notre inconscient, travaille
-déjà notre morale, et y prépare sans doute
-des bouleversements aussi grands que ceux
-qu’y opérèrent les religions les plus subversives.
-Il déplacera peu à peu le centre de la
-plupart de nos vertus et de nos vices. Il
-substituera à un idéal fictif et individuel,
-un idéal désintéressé, illimité et cependant
-tangible, dont il n’est pas encore possible de
-prévoir les conséquences et les lois. Mais
-quelles qu’elles soient, on peut affirmer dès
-à présent qu’elles seront plus générales et
-plus décisives qu’aucune de celles qui les
-précédèrent dans l’histoire supérieure et
-pour ainsi dire astrale de l’humanité. En
-tout cas, on ne saurait guère contester que
-l’objet de cet idéal est plus vaste, plus durable
-et surtout plus certain que les meilleurs de
-ceux qui avant lui éclairèrent nos ténèbres,
-puisqu’il se confond en plus d’un point avec
-l’objet même de l’univers.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Or, nous sommes au moment où naissent
-autour de nous mille raisons nouvelles
-de prendre confiance dans les destinées de
-notre espèce. Voici des centaines et des
-centaines de siècles que nous occupons cette
-terre ; et les plus grands dangers semblent
-passés. Ils furent si menaçants que nous n’y
-avons échappé que par un hasard qui ne
-doit pas se reproduire plus d’une fois sur
-mille dans l’histoire des mondes. La terre,
-trop jeune encore, balançait à l’aventure,
-avant de les fixer, ses continents, ses îles et
-ses mers. Le feu intérieur, premier maître
-de la planète, crevait à chaque instant sa
-prison de granit ; et le globe, hésitant dans
-l’espace, errait entre des astres avides et
-hostiles qui ignoraient leurs lois. Nos facultés
-indécises flottaient aveuglément dans
-notre corps, comme les nébuleuses dans
-l’éther ; un rien, aux heures tâtonnantes où
-se constituait notre cerveau, où se ramifiait
-le réseau de nos nerfs, pouvait détruire notre
-avenir humain. Aujourd’hui, l’instabilité des
-mers et les révoltes du feu intérieur sont
-infiniment moins à craindre ; en tout cas, il
-est vraisemblable qu’elles ne produiront
-plus de catastrophes universelles. Quant au
-troisième péril, la rencontre d’un astre désorbité,
-il est permis de croire qu’il nous
-laissera les quelques siècles de répit nécessaire
-pour que nous apprenions à y parer.
-En voyant ce que nous avons fait et ce que
-nous devons être sur le point de faire, il n’est
-pas absurde d’espérer qu’un jour nous saisirons
-ce secret essentiel des mondes que,
-provisoirement, pour apaiser notre ignorance,
-comme on apaise et endort un enfant
-en lui répétant des mots insignifiants et monotones,
-nous avons appelé la loi de la gravitation.
-Il n’y a rien d’insensé à supposer
-que le secret de cette force souveraine se
-cache en nous, ou autour de nous, à portée
-de notre main. Elle est peut-être maniable
-et docile comme la lumière et l’électricité ;
-elle est peut-être toute spirituelle et dépend
-d’une cause très simple que le déplacement
-d’un objet peut nous révéler. La découverte
-d’une propriété inattendue de la matière,
-analogue à celle qui vient de décéler les vertus
-déconcertantes du radium, peut directement
-nous conduire aux sources mêmes de
-l’énergie et de la vie des astres ; dès lors
-le sort de l’homme serait changé ; et la terre,
-définitivement sauvée, deviendrait éternelle.
-A notre gré, elle se rapprocherait ou s’éloignerait
-des foyers de chaleur et de lumière,
-elle fuirait les soleils vieillis et chercherait
-des fluides, des forces et des vies insoupçonnées
-dans l’orbite de mondes vierges et
-inépuisables.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>J’accorde que tout cela est plein d’espérances
-contestables ; et que l’on peut presque
-aussi raisonnablement désespérer des destinées
-de l’homme. Mais c’est déjà beaucoup
-que le choix demeure possible et que jusqu’ici
-rien ne soit décidé contre nous.
-Chaque heure qui passe augmente nos
-chances de durer et de vaincre. On peut dire,
-je le sais, qu’au point de vue de la beauté,
-de la jouissance et de l’intelligence harmonieuse
-de la vie, quelques peuples — les
-grecs et les romains du commencement de
-l’empire, par exemple, — nous furent supérieurs.
-Il n’en reste pas moins que la somme
-totale de civilisation répandue sur notre globe
-ne fut jamais comparable à celle d’aujourd’hui.
-Une civilisation extraordinaire comme
-celle d’Athènes, de Rome ou d’Alexandrie,
-ne formait qu’un îlot lumineux que menaçait
-de toutes parts et que finissait toujours par
-engloutir l’océan sauvage qui l’environnait.
-A présent, — à part le péril jaune qui ne
-semble pas sérieux, — il n’est plus possible
-qu’une invasion barbare nous fasse perdre
-en quelques jours nos acquisitions essentielles.
-Les barbares ne peuvent plus venir
-du dehors ; ils sortiraient de nos campagnes
-et de nos villes, des bas-fonds de notre
-propre vie ; ils seraient tout imprégnés de la
-civilisation qu’ils prétendraient détruire, et
-ce n’est qu’en usant de ses acquisitions qu’ils
-parviendraient à nous en enlever les fruits.
-Il n’y aurait donc, au pire, qu’un temps
-d’arrêt suivi d’un déplacement de richesses
-spirituelles.</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Puisque nous avons le choix d’une interprétation
-qui fait le fond de lumière ou
-d’ombre de notre existence, il serait peu
-sage d’hésiter. Dans les plus insignifiantes
-circonstances, notre ignorance ne nous
-offre le plus souvent qu’un choix du même
-genre et qui ne s’impose pas davantage.
-L’optimisme ainsi entendu n’a rien de béat
-ni de puéril ; il ne se réjouit pas niaisement
-comme le paysan au sortir de l’auberge ;
-mais il fait la balance de ce qui a eu et de ce
-qui peut avoir lieu, des craintes et des espérances ;
-et si celles-ci ne sont pas assez
-lourdes, il y ajoute le poids de la vie.</p>
-
-<p>Du reste, ce choix n’est même pas nécessaire ;
-il suffit que nous prenions conscience
-de la grandeur de notre attente. Car nous
-sommes dans l’état magnifique où Michel-Ange
-a peint, sur ce prodigieux plafond de
-la chapelle Sixtine, les prophètes et les
-justes de l’Ancien Testament : nous vivons
-dans l’attente ; et peut-être dans les derniers
-moments de l’attente. L’attente, en effet, a
-des degrés qui vont d’une sorte de résignation
-vague et qui n’espère pas encore au
-tressaillement que suscitent les mouvements
-les plus proches de l’objet attendu. Il semble
-que nous entendions ces mouvements : bruit
-de pas surhumains, porte énorme qui s’ouvre,
-souffle qui nous caresse ou lumière qui
-vient, on ne sait ; mais l’attente à ce point
-est un instant de vie ardent et merveilleux, la
-plus belle période du bonheur, sa jeunesse,
-son enfance…</p>
-
-<div class="asterism">*<br />* &nbsp;*</div>
-<p>Je le répète, nous n’eûmes jamais autant
-de motifs d’espérer. Qu’ils nous soient chers.
-C’est soutenus par de moindres motifs que
-nos prédécesseurs ont fait les grandes choses
-qui sont restées pour nous les meilleurs
-témoignages des destinées humaines. Ils ont
-eu confiance alors qu’ils ne trouvaient que
-de déraisonnables raisons d’en avoir. Aujourd’hui,
-que quelques-unes de ces raisons
-sortent vraiment de la raison, il serait mal
-de montrer moins de courage que ceux qui
-puisaient le leur aux lieux mêmes où nous
-ne puisons plus que nos découragements.</p>
-
-<p>Nous ne croyons plus que ce monde est la
-prunelle d’un dieu unique et attentif à nos
-plus minimes pensées ; mais nous savons qu’il
-est livré à des forces tout aussi puissantes,
-tout aussi attentives, à des lois et à des devoirs
-qu’il nous appartient de pénétrer. C’est
-pourquoi notre attitude en face du mystère
-de ces forces est changée. Elle n’est plus la
-peur, mais l’audace. Elle n’est plus l’agenouillement
-de l’esclave devant le maître ou
-le créateur, mais elle permet le regard de
-l’égal à l’égal, car nous portons en nous
-l’égal des plus profonds et des plus grands
-mystères.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
-
-
-<table summary="">
-<tr><td>&nbsp;</td><td class="small">Pages.</td></tr>
-<tr><td class="drap">Sur la mort d’un petit chien</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch1">1</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Temple du Hasard</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch2">33</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">En Automobile</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch3">51</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Éloge de l’Épée</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch4">67</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Colère des Abeilles</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch5">81</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Suffrage Universel</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch6">95</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Le Drame moderne</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch7">109</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les Sources du Printemps</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch8">129</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">La Mort et la Couronne</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch9">143</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Vue de Rome</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch10">157</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Fleurs des champs</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch11">177</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Chrysanthème</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch12">189</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Fleurs démodées</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch13">205</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">De la Sincérité</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch14">229</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Portrait de femme</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch15">245</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap">Les Rameaux d’Olivier</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#ch16">265</a></div></td></tr>
-</table>
-
-<p class="c gap small">Paris. — <span class="sc">L. Maretheux</span>, imprimeur, 1, rue Cassette. — 7172.</p>
-
-<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DOUBLE JARDIN ***</div>
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-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of
-computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
-exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
-from people in all walks of life.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
-goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
-generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
-Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
-U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
-Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
-to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
-and official page at www.gutenberg.org/contact
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
-public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
-DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
-visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations. To
-donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-</div>
-
-<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
-Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
-Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
-freely shared with anyone. For forty years, he produced and
-distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
-volunteer support.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
-the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
-necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
-edition.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-Most people start at our website which has the main PG search
-facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
-</div>
-
-<div style='display:block; margin:1em 0'>
-This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-</div>
-
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