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+The Project Gutenberg eBook of Le meilleur ami, by René Boylesve
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
+most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
+of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you
+will have to check the laws of the country where you are located before
+using this eBook.
+
+Title: Le meilleur ami
+
+Author: René Boylesve
+
+Release Date: April 08, 2021 [eBook #65031]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at
+ https://www.pgdp.net (This book was produced from images made
+ available by the HathiTrust Digital Library.)
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEILLEUR AMI ***
+
+
+
+
+
+ RENÉ BOYLESVE
+
+ LE
+ MEILLEUR AMI
+
+ --ROMAN--
+
+ CINQUIÈME ÉDITION
+
+ PARIS
+ CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+ 3, RUE AUBER, 3
+
+
+
+
+Il a été tiré de cet ouvrage
+
+TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
+
+et
+
+DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE CHINE,
+
+tous numérotés.
+
+
+
+
+A
+
+MARCEL BOULENGER
+
+
+
+
+LE MEILLEUR AMI
+
+
+
+
+ «C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et
+ celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé.»
+
+ HENRI HEINE (_Intermezzo_).
+
+
+J’évite ordinairement de passer par cette avenue Raphaël qui me rappelle
+trop de souvenirs. Un hasard m’y a mené tantôt; j’accompagnais un ami;
+nous causions; je levais les yeux à peine; pourtant je crois bien avoir
+aperçu la pelouse du tennis, le tramway qui grince en tournant vers la
+Muette, et le jeu de bagues. Tout à coup, nous sommes arrêtés par un sol
+boueux, creusé d’ornières dégoûtantes, et mon compagnon me dit:
+
+--Tiens! c’était là l’hôtel des Chanclos!... bon Dieu! comme tout
+passe!...
+
+Il fallut donc s’arrêter là, d’abord pour tourner la boue, et puis pour
+voir ce qui est maintenant à la place de l’ancienne habitation des
+Chanclos. Une sorte de palais monumental a dévoré le joli hôtel du baron
+de Chanclos et son voisin, celui de la princesse V***; et les arbres
+admirables des deux parcs, ces beaux platanes, ces marronniers, ces
+vieux ormes tordus, ces érables d’argent, dont le feuillage se
+diversifiait si gaiement même avant l’automne, un boulingrin solennel et
+plat en a rasé la forêt, la gaieté, la fantaisie colorée et l’agréable
+ombrage, pour découvrir, en noble perspective, au bout du jardin
+français, une fontaine, elle aussi monumentale, et copie de Versailles.
+Enfin, il ne reste rien du passé, que nos souvenirs; et, puisque sous
+notre régime de bouleversements rapides, la chose écrite seule a quelque
+chance de se faufiler entre les décombres et les murs nouveaux, je veux
+essayer d’évoquer à la place de ce qui est aujourd’hui, ce qui n’est
+plus et qui, il n’y a pourtant pas de cela dix ans, était la jeunesse,
+la vie charmante, la plus riante promesse d’avenir. «Bon Dieu! comme
+tout passe!...»
+
+
+
+
+C’est la voix de Bernerette de Chanclos qui me frappe avant toute chose
+au moment où je me penche sur ce trou déjà obscur qu’est une dizaine
+d’années en arrière. Je l’entends, sous les marronniers garnis de
+feuilles nouvelles... C’était une voix qui, vers la quinzième année,
+avait pris je ne sais quel timbre à la fois argentin et grave, laissant,
+après coup, une résonance comparable à celle de certains angélus frais
+et mélancoliques, qu’on n’entend que dans la campagne à la tombée du
+jour: quand Bernerette avait parlé, comprend-on cela? ce n’était pas
+fini; elle avait projeté dans l’atmosphère quelque chose d’exquis, et
+qui voletait ou demeurait là, en suspension, comme des vapeurs ou des
+parfums. Et cette voix n’était pas juste dès que l’on essayait de
+l’employer pour le chant, c’est assez étrange; et Bernerette avait, en
+outre, un petit défaut de prononciation, un besoin de manger quelques
+syllabes, comme si elle eût été pressée, la pauvre petite, et comme si
+les mots lui eussent paru trop longs pour le peu de temps qui lui était
+donné. Ce défaut-là pouvait bien être un charme. J’entends cette voix
+sous les marronniers!... J’arrivais, en familier de la maison, et
+Bernerette me criait de loin:
+
+--Henri! Henri! il y a du nouveau: nous nous costumons le 23!
+
+Tout est fini. La voix joyeuse qui a résonné ainsi sous les marronniers
+ne résonnera plus nulle part; et les marronniers qui en ont arrêté les
+vibrations pour les garder plus délicieuses, sont dépecés et brûlés. Oh!
+la petite torture subtile et savante qu’est un instant précis
+d’autrefois qui apparaît en fantôme!
+
+Je me souviens qu’après m’avoir annoncé la soirée, Bernerette empoigna
+un bout de chien loulou nommé Joë, qu’elle avait, et, le tenant par les
+pattes de devant, elle lui fit faire prestement trois tours de ronde. Je
+voulus être de la partie; je saisis une main de Bernerette et une patte
+de Joë, et nous tournâmes jusqu’à ce que le chien se fâchât.
+
+J’avais vingt-cinq ans, Bernerette dix-neuf. Je n’étais pas trop gai de
+ma nature; elle non plus; mais la perspective d’un bal costumé a des
+vertus qu’on cherche en vain à approfondir: notre désir d’être ou de
+paraître différent de ce que nous sommes suffit peut-être à en expliquer
+l’attrait considérable chez la plupart des femmes et des hommes.
+
+Elle se mit aussitôt à me parler de ce bal costumé et me dit que sa mère
+avait invité et fait inviter «des quantités de gens», jusqu’à des
+inconnus, pour danser. Elle sourit finement en disant «des inconnus»,
+parce qu’elle avait un goût, peut-être excessif, de l’imprévu, de la
+chose nouvelle, et je la taquinais là-dessus quelquefois:
+
+--Vous êtes lasse de vos amis, Bernerette; vous en voudriez d’autres!...
+
+--Non! disait-elle. Mais le prince Charmant, dame! pour qu’il se
+présente, il faut bien que les portes soient ouvertes!
+
+Elle ne songeait pas le moins du monde à me faire mal, en disant cela.
+Hélas! je ne prétendais pas à jouer jamais le rôle de prince Charmant:
+il y avait si longtemps que j’étais l’ami de Bernerette! A présent,
+quand je recueille les souvenirs de ce temps-là, je m’aperçois que moi,
+j’aimais Bernerette. Mais je ne le croyais pas. On peut aimer sans
+savoir qu’on aime: c’est que, pour nous cacher un sentiment inopportun,
+l’esprit recourt à des ruses merveilleuses. Dépourvu du bandeau qui
+m’aveuglait, est-ce que j’aurais pu approcher Bernerette deux fois la
+semaine sans faire la figure d’un jeune homme aspirant à sa main? La
+main de Bernerette, non vraiment, je n’y pensais pas! Je n’étais qu’un
+petit avocat, débutant et quelconque. Mademoiselle de Chanclos était ce
+qu’on appelait encore dans ce temps-là un «très beau parti». Aussi il
+fallait voir comme j’avais le cœur léger, comme je badinais, riais,
+soulevais les épaules lorsqu’il s’agissait de ces passions auxquelles on
+fait allusion dans les saynètes et dans les pièces de vers fameuses que
+l’on récite dans les salons ou que l’on chante au piano! D’être jamais
+épris, moi, ah! non, je ne courais pas risque que l’on me suspectât!
+Pour moi-même comme pour tout le monde, ah! que j’étais donc un garçon
+tranquille!...
+
+Comme Bernerette disait avoir choisi pour elle, à ce bal, le costume de
+_la Finette_ de Watteau, je m’écriai:
+
+--Bravo! vous me donnez une idée!
+
+--Laquelle?
+
+--Je serai, moi, _l’Indifférent_!
+
+Madame de Chanclos descendait à ce moment les marches du perron; elle
+m’entendit et dit:
+
+--Voilà qui vous ira bien.
+
+Et le bal eut lieu le 23. Je ne le vis guère. J’y fus de très mauvaise
+humeur et le quittai rapidement. C’est ce soir-là qu’il m’apparut que je
+n’avais de vrai plaisir qu’auprès de Bernerette. Bernerette se
+prodiguant à tous ne fut pas à moi deux minutes. Elle avait beaucoup de
+succès avec son toquet, son pli Watteau, sa guitare; il y avait ce qu’on
+a raison de nommer un monde fou; des jeunes gens nombreux, des danseurs
+en quantité suffisante; et _la Finette_, c’est-à-dire la grâce, la
+fantaisie, l’esprit, la chanson qui fait rire et pleurer, passait et
+repassait des bras d’un mousquetaire encombrant à ceux d’un long
+imbécile d’arlequin; des bras d’un Incroyable à ceux d’un Roméo; des
+bras d’un nègre authentique, en roi mage, hideux, à ceux d’un magnifique
+lancier de Nemours, beau, svelte et grand garçon, qui vint à moi, après
+un quadrille, et me dit en me tendant la main:
+
+--Mes compliments, mon cher, tu es joliment bien dans la maison: nous
+avons causé de toi tout le temps, mademoiselle de Chanclos et moi...
+
+Je n’avais pas reconnu en lui un ancien camarade de lycée, Claude
+Gérard. A peine avions-nous échangé quatre mots, qu’une Junon le
+réclamait, et je vis que plusieurs femmes le suivaient des yeux. Peu
+après, Bernerette valsait avec un homme masqué par une tête de veau. Je
+m’en allai. Devina-t-elle, je ne sais comment, ma retraite? La voilà qui
+échappe à ce monstre et qui court à moi:
+
+--Henri! Henri! vous partez?
+
+Je remontai quatre marches pour la saluer. J’étais heureux qu’elle me
+retînt. Quand je fus près d’elle, elle posa sa main près de sa bouche,
+pour parler bas, et moi je souriais niaisement parce qu’elle s’apprêtait
+à ne parler qu’à moi seul. Elle me dit, pour moi seul en effet:
+
+--Qui est-ce, dites, le lancier avec le plastron jaune?... il vous
+connaît; nous avons parlé de vous tout le temps!...
+
+--Il se nomme Claude Gérard.
+
+--Je le sais, parbleu? On me l’a présenté, peut-être! mais qui est-ce?
+
+--C’est un joli garçon!
+
+--Vous faites exprès de me faire enrager. D’ailleurs, ce que je vous
+demande là, je m’en moque, vous pensez!... Alors, vous vous en allez,
+Henri?
+
+--Oui.
+
+--Allons vous n’êtes pas gentil!
+
+Je lui dis adieu: je descendis quelques marches; mais elle demeurait
+penchée sur l’escalier. Je pouvais bien croire qu’elle était fâchée de
+me voir si tôt partir. Alors je me retournai vers elle et lui souris
+encore aussi niaisement que la première fois. Tout à coup, je sentis
+comme un démon qui m’obligea de dire à Bernerette:
+
+--Je vous donnerai des détails sur Claude Gérard!
+
+--Ah! fit-elle.
+
+Et je vis dans son œil que c’était cela même qu’elle attendait, penchée
+sur la rampe.
+
+--Mais, dites-moi tout de suite, reprit-elle, c’est un jeune homme qu’on
+peut recevoir?...
+
+--Sans travestissement? Mais oui, Bernerette!
+
+Elle n’insista plus pour me retenir; elle quitta l’escalier et disparut.
+
+Je rentrai chez moi à pied, par le plus long. Je marchai beaucoup, cette
+nuit-là. Dieu! qu’il faisait beau sous ces allées du Ranelagh, voûtes de
+verdure, silencieuses et profondes! Comme un petit hôtel, environné d’un
+jardin, a l’air de bien dormir!... Les maisons, dans la rue, le passant
+les frôle, il les touche et il semble un peu qu’il leur marche sur les
+pieds; mais derrière ces grilles, ces haies de fusains et ces
+plates-bandes gazonnées, sombre velours si pur, les petits hôtels ont un
+sommeil abrité, heureux, et qui fait du bien au passant. Leur paix et la
+fraîcheur nocturne me retinrent,--je le croyais du moins,--et je fus
+près d’une heure à faire les cent pas dans le Ranelagh.
+
+Et puis, quelques journées passées, du travail, des soucis d’autre sorte
+atténuèrent le malaise de cette soirée. Je ne pensais pas trop aux
+mousquetaires, aux arlequins, aux nègres ni au lancier de Nemours,
+lorsque, avant même d’avoir revu Bernerette, je me trouvai nez-à-nez,
+sur le boulevard des Capucines, avec l’ex-lancier en personne, Claude
+Gérard. Il m’aborda avec bonne humeur et franchise:
+
+--Ah! bien, mon vieux, la drôle de chose! On reste dix ans sans se
+croiser seulement dans la rue, et voilà deux rencontres dans la même
+semaine!...
+
+--La vie a plus de fantaisie que les hommes.
+
+--Te souviens-tu du père Passereau?
+
+C’était notre commun professeur de rhétorique. Et les souvenirs de lycée
+affluèrent. Nous fûmes, sans nous être aperçus du chemin, sur la place
+de la Concorde. Gérard ne me dit mot de la soirée du Ranelagh; je n’y
+fis moi-même aucune allusion; il semblait bien aise de me revoir; il
+parlait avec abondance et sans m’ennuyer, je l’avoue; je jugeai tout de
+suite qu’il était demeuré le brave garçon que j’avais connu sur les
+bancs. Il était vraiment joli homme; je le voyais bien au regard des
+femmes qui allaient à lui comme les papillons du soir à la lumière; mais
+lui ne semblait pas y prendre garde; il n’en tirait aucune vanité; il
+était accoutumé, sans doute, à ces hommages muets des inconnues;
+peut-être en était-il las.
+
+Comme nous inclinions vers le boulevard Saint-Germain, en face du
+Palais-Bourbon, une jeune femme, d’une beauté célèbre, portant une des
+premières toilettes printanières, passa dans une victoria découverte et
+donna à mon compagnon, le temps que les chevaux ralentissaient au
+tournant, ses yeux splendides; tout autre homme en eût été affolé. Je ne
+pus me retenir de le lui faire remarquer. Il sourit. Je lui dis:
+
+--Tu sais qui est cette femme?
+
+Il ne le savait pas. Je la lui nommai. Il me dit:
+
+--J’ai une amie que je te présenterai si tu me fais l’amitié de venir un
+soir dîner chez moi sans cérémonie.
+
+Est-ce que l’appréhension que j’avais eue lors du bal costumé n’était
+pas absurde? Voyons! Pour deux simples questions de Bernerette: «Ce
+jeune homme, quel est-il? Et peut-on le recevoir?» voilà mon esprit et
+mon cœur en campagne, et je passe une nuit blanche à marcher comme un
+homme trahi!... Que ce jeune homme eût plu à Bernerette, quoi
+d’extraordinaire à cela? D’autres jeunes gens, à ma connaissance, déjà
+précédemment avaient plu à Bernerette. Quant à Claude Gérard, il ne
+m’avait même pas parlé d’elle; les femmes lui étaient assez
+indifférentes; il avait une maîtresse qui les devait éclipser toutes,
+c’était évident. J’allais la connaître.
+
+
+
+
+Je dînai au Ranelagh avant d’aller chez Claude Gérard. Là, il ne fut
+parlé que de la soirée, mais de Claude Gérard à peine. On l’avait trouvé
+bien; il avait fait honneur au bal costumé, oui, mais d’autres jeunes
+gens aussi. Allons! ce n’était pas celui-là encore qui «nous» ravirait
+Bernerette! Et je pensais ce «nous» un peu comme l’eussent fait monsieur
+ou madame de Chanclos, peu pressés, cela va sans dire, de marier leur
+enfant unique. Ce fut d’un ton bien dégagé, vraiment, que je dis à
+Bernerette, pour m’acquitter de ma promesse:
+
+--Je vais vous donner les quelques détails annoncés sur ce monsieur
+Gérard!...
+
+--Donnez! dit-elle.
+
+--Eh bien! c’est un auditeur au Conseil d’État: il est sérieux,
+intelligent, de bel avenir...
+
+--Tant mieux pour lui!
+
+--De famille provinciale... fortune modeste, au moins d’apparence,
+mais...
+
+--Que voulez-vous que cela me fasse?...
+
+--Ses mœurs sont pures, autant que j’en ai pu juger en me promenant avec
+lui, pour vous complaire, de la Madeleine à l’Odéon...
+
+--Merci mille fois!
+
+--Ah! j’oubliais: officier de réserve, 2e dragons...
+
+--Mais je m’en moque!...
+
+--Bon! Très bien. Ne parlons plus de lui.
+
+--Ah! vous savez que maman l’a réinvité?...
+
+--Parfait!
+
+--Qu’avez-vous?...
+
+--Rien du tout.
+
+Elle paraissait plus animée que de coutume; elle parlait beaucoup; elle
+sautait dans les allées du jardin, comme cinq ou six ans auparavant,
+lorsqu’elle était encore une fillette. Que le pauvre Joë fut donc
+bousculé!
+
+Il y avait une chaumière rustique au fond du jardin, que l’on éclairait
+le soir au moyen d’une grosse lanterne vénitienne arrondie en ballon et
+de la couleur d’une orange. Assis dans des fauteuils d’osier, monsieur
+et madame de Chanclos, quelques amis et moi, nous regardions jouer
+Bernerette et son chien.
+
+--Je ne sais pas ce qu’elle a, dit sa mère.
+
+--Elle est jeune, dit un ami de la famille.
+
+ * * * * *
+
+Je reverrai longtemps cette danse à la lueur orangée de la lanterne. Je
+la trouvais insolite, quoique Bernerette eût coutume de s’agiter ainsi
+parfois avec le pauvre Joë, et il n’y avait pas si longtemps,
+n’avions-nous pas dansé, Bernerette, Joë et moi-même, à l’annonce de «la
+soirée du 23»! Il ne faut qu’un peu de mélancolie pour voir plus
+profondément dans les scènes d’apparence ordinaire. Je n’en manquais pas
+sans doute, et il me sembla que Bernerette, en s’agitant, abandonnait
+tous les mouvements de la jeunesse insouciante et pure; elle secouait
+ses bras, ses jambes, son jeune corps si souple, et j’en voyais tomber
+un à un les derniers gestes puérils, qu’une grâce, une langueur
+nouvelles remplaçaient à mesure en embarrassant peu à peu l’enfant
+métamorphosée en femme. Je me souviens d’un rien: après avoir sauté sur
+la pelouse, par-dessus Joë, elle porta la main à son sein qu’elle avait
+senti vibrer, et aussitôt elle fut un peu gênée et s’assit. Ses tempes
+étaient moites, ses beaux cheveux d’un blond d’or penchaient d’un côté,
+et elle les empoigna pour les remettre d’aplomb. A ce moment, je vis
+pour la première fois sous ses yeux une presque inappréciable cernure
+dont la courbe alliée au dessin du nez donnait à sa physionomie un air
+de gravité surprenant; et son bras levé, sa gorge saillante et sa bouche
+entr’ouverte me troublèrent.
+
+
+
+
+J’allai quelques jours après chez Claude Gérard. Ah! la singulière
+émotion que la mienne! Est-ce que je haïssais ce Gérard? Est-ce que je
+n’éprouvais pas un certain plaisir à l’approcher, à le connaître?
+
+Il habitait un petit appartement, rue de Vaugirard, entre la rue
+Bonaparte et le musée du Luxembourg, dans une maison vieillotte, à
+porche vénérable et belle cour. On grimpait tout en haut. Une bonne
+proprette m’introduisit dans le «bureau de monsieur», bureau, ma foi,
+fort bien, avec bibliothèque vitrée contenant la rigide collection du
+_Dalloz_, pendule familiale de zinc doré, photographies de gens intègres
+et de professeurs en robe; des codes partout, et la _Gazette des
+Tribunaux_. Quel sérieux! Non, rien, rien vraiment, d’un séduisant jeune
+homme de vingt-sept ans!
+
+Claude parut et me dit aussitôt:
+
+--Que je t’avertisse: motus, devant mon amie, sur la soirée chez les
+Chanclos... A propos, ces gens sont bien gentils: ils me bombardent
+d’invitations... Pendant que nous sommes seuls, donne-moi un avis:
+dois-je accepter?
+
+--Drôle d’avis! n’es-tu pas d’âge à savoir?...
+
+--Je veux dire tout simplement: «Est-ce une maison où l’on se rase?»
+
+--Ce n’est pas non plus une maison où l’on s’amuse. Le père et la mère,
+tu as pu en juger, même sous le travestissement, ne sont pas ce qu’on
+appelle de «joyeux fêtards». On lit chez eux la _Revue des Deux Mondes_,
+et l’on fait maigre le vendredi.
+
+--Tu comprends, dit-il, moi, si je vais dans le monde, j’aime que ce
+soit pour me détendre un peu.
+
+Je souris, non sans inquiétude. Qu’appelait-il «se détendre», puisqu’il
+vivait librement chez lui, en garçon, avec sa maîtresse?
+
+Deux jeunes gens entrèrent: l’un était son collègue au Conseil d’État,
+l’autre un élève de l’École des sciences politiques. Ni l’un ni l’autre,
+pas plus que Gérard, d’ailleurs, n’avaient cette attitude gourmée ou
+fate que l’on prête volontiers à ces messieurs des doctes écoles ou des
+corps imposants de l’État: ils semblaient d’assez gais compagnons même,
+mais ils mirent une sourdine à leurs propos et rectifièrent leur tenue
+quand la jeune femme, qui jouait ici le rôle de maîtresse de maison,
+entra. Ils la connaissaient; lui serrèrent la main. On me présenta:
+
+--Isabelle!
+
+Isabelle n’était ni jolie ni très jeune. C’était une femme menacée
+d’embonpoint, les cheveux teints, la figure et la bouche assez fraîches.
+On ne savait si elle était timide ou guindée; elle ne semblait pas à son
+aise; et les deux amis et Gérard lui-même avaient je ne sais quoi de
+bien compassé depuis qu’elle était là. On se fût cru chez un ménage
+bourgeois, où la femme, peu habituée au monde, fait cent efforts pour
+donner à entendre qu’elle sait vivre. Jamais repas ne fut plus digne,
+jamais propos ne furent plus décents et plus mesurés. Je fus tenté
+plusieurs fois de dire à Gérard: «Les Chanclos, non, non! ne sont pas
+une maison où l’on se rase.» Car je comprenais qu’il s’y fût «détendu».
+On était chez eux beaucoup plus libre que chez lui.
+
+Quantité de sujets de conversation évidemment gênaient Gérard et
+Isabelle. Le nom d’un certain café du quartier Latin, jeté par moi,
+répandit un froid; le nom d’un bal public parut disgracieux à entendre;
+enfin, il n’y avait pas jusqu’à ce merveilleux jardin du Luxembourg, qui
+s’étalait non loin de là et dont l’on voyait par la fenêtre un angle de
+verdure, qui ne rappelât sans doute quelque mystère douloureux au
+ménage. Il y eut un soulagement quand, de retour dans la glaciale
+bibliothèque, ces messieurs du Conseil d’État et de l’École des sciences
+politiques abordèrent des questions d’ordre administratif. J’eus un
+aparté avec Isabelle.
+
+ * * * * *
+
+Comment avais-je gagné sa confiance? Elle me laissa entendre qu’elle
+menait plusieurs vies superposées, dont la plupart dissimulées
+soigneusement à Gérard. Aucun des amis de Gérard, j’en eusse juré,
+n’ignorait ce que j’apprenais là. Isabelle avait un besoin inextinguible
+de narrer sa propre histoire à tout venant. Et d’ailleurs, prenant ainsi
+les devants, et vous gagnant par ses confidences, elle obviait aux
+rapports qu’un ami étourdi peut faire: «Tiens! j’ai rencontré l’autre
+jour Isabelle avec un grand brun», ou bien: «Ah çà! Isabelle a donc de
+la famille à Saint-Germain?» Mais elle n’était point du tout habile;
+elle ne gouvernait pas le moins du monde sa parole; elle savait son
+défaut, et c’est à cause de cela qu’elle adoptait devant Gérard cette
+tenue austère, ces propos neutres, cette attitude de personnage
+officiel, qui nous avaient incommodés pendant la première partie de la
+soirée, mais qui ne semblaient pas déplaire à Gérard, car si Gérard
+aimait à se «détendre» chez les autres, il était flatté que l’on pût
+dire que chez lui, même en ménage irrégulier, on se tenait très comme il
+faut.
+
+Je ne causais pas depuis trois minutes avec Isabelle, qu’elle me disait
+avoir perdu un enfant qui aurait aujourd’hui sept ans, que ce pauvre
+petit s’appelait Gustave, qu’il était si joli que son père aurait
+certainement fait tôt ou tard pour lui ce qu’il n’aurait pas fait pour
+la maman:
+
+--Oui, monsieur, il me l’avait promis; c’était bien dans son idée de
+régulariser... Là-dessus, pan! voilà cette malheureuse scarlatine...
+
+Le chagrin d’Isabelle durait encore; elle s’oubliait; je crus qu’elle
+allait pleurer et j’en étais un peu gêné, car Gérard, ou les deux amis
+tout au moins, n’allaient pas manquer de penser qu’Isabelle me parlait
+déjà de son petit. Elle soupçonna ma crainte, elle me dit:
+
+--Claude le sait; je ne lui ai rien caché... Même qu’il m’a proposé, le
+Jour des Morts, de m’accompagner sur la tombe, au cimetière
+Montparnasse. Ça, non, je ne l’ai pas voulu. Pensez donc, si le père
+avait eu, lui aussi, l’idée d’y aller!...
+
+--Et il l’a eue probablement, puisqu’il aimait tant son fils!...
+
+--Oui, oui, monsieur, il l’a eue, vous pouvez m’en croire. Il n’a pas
+tenu toute sa parole, non, et en cela, il est fautif, mais je ne
+laisserais pas dire de lui que ce n’est pas un homme de cœur, et bon, et
+généreux...
+
+Évidemment Isabelle n’avait pas cessé toutes relations avec le père de
+son enfant. Isabelle me dit, sans plus de transition:
+
+--Pour ça, Claude n’en sait rien, par exemple. Il est d’un jaloux!
+Quoique l’autre ne soit plus de la première jeunesse...
+
+--C’est que Claude vous aime!...
+
+--Oh! de ce côté-là, dit-elle, je n’ai pas à me plaindre! Et voilà
+bientôt quatre ans que ça dure... Un si joli garçon!
+
+Elle parut réfléchir, hésiter un instant, puis elle me dit:
+
+--Il a été en soirée avec vous, je le sais. Il ne m’en a rien dit, comme
+de juste, mais ce n’est pas de ces choses qui nous échappent, à nous. Il
+avait pris trop soin de recommander le silence à la concierge... Quand
+je suis arrivée ici,--je viens le mercredi et le samedi--ce qu’il avait
+fait était écrit sur toutes les figures...
+
+Sur un signe de Gérard, Isabelle se leva pour remplir machinalement ses
+devoirs de maîtresse de maison; elle offrit de la bière, et la
+discussion sur les matières administratives fut interrompue entre Claude
+Gérard et ses deux amis. Claude me prit à part à son tour et me demanda:
+
+--Comment la trouves-tu?
+
+--Mais, charmante!...
+
+ * * * * *
+
+Je descendis avec les deux amis. Dans la rue, celui de ces jeunes gens
+qui n’était encore qu’élève de l’École des sciences politiques envia le
+sort de Claude: c’était une chance de posséder une maîtresse si
+correcte. L’auditeur de première classe au Conseil d’État souleva
+l’épaule et dit que cette liaison était au contraire déplorable et
+qu’elle ruinerait l’avenir de Gérard.
+
+--Cette liaison n’est pas éternelle, hasardai-je en riant.
+
+L’auditeur avança les lèvres et me regarda de biais. Je repris:
+
+--Gérard n’est pas esclave; il a une maîtresse qu’il voit deux fois par
+semaine, bon; mais, entre temps, il sort, il est libre; il commence à
+aller dans le monde...
+
+--Avec quelles précautions! quelle abondance de cachotteries! Sa soirée
+costumée a été l’escapade nocturne d’un collégien, d’un gamin qui
+s’échappe par la fenêtre!
+
+--Elle ne lui a causé que plus de plaisir: il recommencera.
+
+--Mais le plaisir qu’il éprouve à fuir en cachette vient de ce qu’il se
+sent prisonnier!...
+
+Et l’auditeur au Conseil d’État prophétisa:
+
+--Gérard épousera Isabelle!
+
+Je ne pus m’empêcher de rire. Le plus jeune de ces messieurs fit comme
+moi et s’écria:
+
+--Et l’autre?...
+
+L’auditeur au Conseil d’État ne broncha pas, car il ne me croyait pas
+informé. Je dis alors, moi aussi:
+
+--Oui, en effet, et l’autre?...
+
+Il fut surpris un instant, me regarda, comprit qu’Isabelle m’avait parlé
+dès la première entrevue comme elle l’avait fait sans doute à lui-même.
+Il dit:
+
+--L’autre?... Eh bien, oui, ce sera alors probablement notre devoir
+d’avertir Claude qu’il n’est pas le seul amant d’Isabelle, et alors...
+
+--Alors, dit le jeune homme, il faudra bien qu’il rompe avec sa
+maîtresse.
+
+--Alors, dit l’auditeur, il rompra avec nous et il épousera sa
+maîtresse!
+
+ * * * * *
+
+Le paradoxe était amusant. Le chemin de ces messieurs et le mien étant
+le même, nous ne nous séparâmes pas que je n’eusse entendu toute
+l’idylle du beau Claude et d’Isabelle.
+
+Il l’avait rencontrée dans un café du quartier Latin, celui-là
+précisément dont le nom, prononcé par moi pendant le dîner, avait paru
+si malséant; un des amis, présent ce soir, l’accompagnait et avait été
+témoin des premières paroles échangées. Isabelle portait alors le deuil
+de son petit garçon, et ses cheveux blonds, sous le crêpe, lui donnaient
+un certain air de belle jeune veuve, et de dignité douloureuse, destinés
+à séduire définitivement le correct et sérieux Gérard. La conquête,
+toutefois, avait été un peu trop facile, et de ceci un ami avait été
+témoin, mais Gérard aujourd’hui niait cette particularité, et il disait
+à son ami: «J’ai voulu me flatter; tu ne sauras jamais ce que j’ai eu de
+fil à retordre.» Elle avouait la perte d’un enfant, se disait mariée
+d’abord, puis, quelque temps après, donnait à entendre qu’elle n’avait
+été que fiancée à un jeune officier d’infanterie de marine, parti
+inopinément pour le Tonkin, d’où il n’était pas revenu... Par malchance,
+Gérard la rencontrait la même semaine dans le jardin du Luxembourg, au
+côté d’un monsieur qui lui tenait la taille enlacée.
+
+L’ami qui racontait cela souriait.
+
+
+
+
+Bernerette était informée que je devais revoir Gérard dans l’intervalle
+de deux de mes visites au Ranelagh. J’affectai de ne point parler de lui
+avant qu’elle-même ne m’y invitât. Elle ne se pressa pas. Le dîner et
+une bonne partie de la soirée se passèrent sans qu’elle fît mine de se
+souvenir du «lancier de Nemours», et je me disais à part moi: «Faut-il
+qu’elle mette tant d’application à dissimuler l’intérêt qu’elle prend à
+lui!» Et, en même temps, je pensais: «Mais c’est ma réserve, à moi, qui
+est suspecte! Pourquoi, puisqu’on sait ici que j’ai dîné cette semaine
+avec Gérard, pourquoi est-ce que je tarde tant à dire simplement: «Je
+l’ai vu; j’ai dîné avec lui.» Si Bernerette est fine, elle est en droit
+de supposer de moi: «Il est jaloux.» Parlons donc! Non! je ne pouvais
+pas parler.
+
+Un moment, s’agita entre nous la question de savoir quel jour avait eu
+lieu la première d’une pièce aux Variétés, où j’assistais, où monsieur
+et madame de Chanclos n’assistaient pas. Je n’ai aucune mémoire des
+dates, je dis:
+
+--C’était vendredi.
+
+Bernerette me dit:
+
+--Non. Vendredi, vous dîniez chez monsieur Gérard.
+
+Je convins qu’elle avait raison.
+
+Je dus aussi pâlir un peu, car je surprenais sous ce petit front la
+pensée qui ne l’avait pas quittée de la soirée: «Il a dîné vendredi chez
+monsieur Gérard, il va nous parler de lui... Tiens! il ne nous parle pas
+de lui... Ah çà! va-t-il nous parler de lui...» Et enfin: «Attends un
+peu, mon bonhomme, je vais t’obliger à nous parler de lui!»
+
+En effet, je fus acculé à un mensonge assez humiliant; je dis:
+
+--A propos!... et moi qui oubliais...
+
+D’avance, j’avais calculé l’effet déplorable de ce raccrochage
+maladroit, mais c’était aussi la seule façon de ne pas donner
+d’importance à ma réserve sur le dîner chez Claude Gérard. Je vis la
+cernure bleuâtre sous les yeux de Bernerette, qui fut dessinée par une
+main invisible, rapidement, dans le temps qu’il faut pour tracer deux
+virgules.
+
+Enfin, je puis me rendre cette justice que je parlai de Claude Gérard en
+termes suffisamment neutres, comme la prudence le commandait,--car enfin
+il ne s’agissait pas d’enflammer la pauvre Bernerette,--mais qui ne
+pouvaient que transmettre une opinion très favorable de l’impression que
+la soirée passée chez lui m’avait laissée. Nous sommes tellement rompus
+aux usages, qu’ayant tu complètement la présence d’Isabelle dans
+l’intérieur de Gérard, je croyais fermement avoir dit, en conscience,
+tout ce que je savais de lui. Bernerette me laissa parler et dit:
+
+--Et sa maîtresse?
+
+Les parents sursautèrent. Je n’étais pas peu embarrassé. Mais Bernerette
+ne se troubla guère:
+
+--Oh! fit-elle, madame de Lansacq a assez parlé d’elle, je peux bien me
+permettre...
+
+--Qui ça, madame de Lansacq? hasardai-je dans l’espoir de détourner
+l’esprit de Bernerette.
+
+--La Belle-Hélène du bal costumé!... Oh! vous n’avez pas eu le temps de
+la voir, vous... Une folle!... elle est toquée de votre ami Gérard; elle
+le suit ou le fait suivre; elle connaît tout ce qui le concerne...
+Tantôt, ici, elle n’a parlé que de lui, de son entourage; voulez-vous
+que je vous en donne la preuve: la maîtresse de votre ami se teint...
+
+--Ma fille, s’écria madame de Chanclos, je t’interdis absolument de
+tenir un pareil langage!...
+
+M. de Chanclos, qui gâtait sa fille, ne pouvait s’empêcher de sourire.
+La maman, pour innocenter Bernerette, dit elle-même:
+
+--Elles sont quatre ou cinq ici, figurez-vous, qui, depuis notre soirée
+costumée, n’ont en tête que ce monsieur Gérard; naturellement,
+Bernerette ne peut se boucher les oreilles... Je trouve que les femmes
+de nos jours ont vraiment peu de retenue; et il est difficile de garder
+une jeune fille à l’écart!...
+
+Bernerette me regarda dans les yeux:
+
+--Étonnez-vous donc, dit-elle, que nous soyons intriguées par ce
+monsieur Gérard!
+
+En effet, à peine maintenant avais-je la moindre raison d’en être
+étonné. Bernerette pouvait fort bien ne s’intéresser à lui que parce
+qu’elle voyait quatre ou cinq femmes préoccupées de ce joli garçon; et
+je me souvins qu’elle les avait vues préoccupées de lui dès la fameuse
+soirée, et dès la première heure, puisque, avant même que j’eusse quitté
+le bal, plusieurs de ces dames se disputaient Gérard.
+
+Je me mis à appréhender la première soirée où je me rencontrerais avec
+Gérard chez madame de Chanclos.
+
+
+
+
+Mon appréhension fut désordonnée, exaspérée et je pourrais dire
+hallucinée. J’imaginai d’avance ce qui se passerait. Je le vis. Je me
+découvris jaloux, de la jalousie la plus ordinaire, accompagnée de toute
+sa queue de médiocrités.
+
+Pourquoi ne m’étais-je pas cru jaloux plus tôt? Parce que je le
+redoutais trop! Et toutes mes facultés s’employaient à détourner de là
+ma pensée; mais, par une rouerie de la destinée, voilà qu’un motif se
+présentait de pouvoir croire que Bernerette n’était pas amoureuse; sur
+une aussi belle perspective, j’ouvrais toutes grandes mes fenêtres et à
+force de me complaire à voir que Bernerette pouvait n’être pas
+amoureuse, je découvrais que je l’étais, moi, bel et bien!
+
+A dessein ou non, aucune des quatre ou cinq ardentes amies de Claude
+Gérard ne se trouva invitée. Nous étions une douzaine de personnes à
+table! Gérard se trouvait assis entre la maîtresse de maison et une
+femme jeune encore, non pas laide, mais, comme on dit, «de tout repos».
+Bernerette était en face de lui ou à peu près; j’étais voisin de
+Bernerette. Pour la première fois je m’aperçus que je m’efforçais de lui
+plaire. Je voulais retenir son attention; je lui parlais plus que de
+coutume; je triais mes sujets et mes mots; je pestais de n’être pas un
+fascinateur. Pourtant, si ma conscience à ce moment m’eût crié: «Mais tu
+veux la séduire!» j’aurais répondu à ma conscience elle-même: «Ce n’est
+pas vrai!» Je ne croyais pas vouloir séduire Bernerette; je croyais, de
+bonne foi, faire une belle action en la mettant à l’abri du séduisant
+Gérard!
+
+Mon supplice commença. Je remarquai, à plusieurs reprises, que
+Bernerette n’avait pas entendu mes paroles, pas compris mes finesses, ou
+bien qu’elle avait répondu à moitié, sans nul souci de compléter une
+phrase commencée, enfin comme si d’elle à moi l’échange était sans
+importance. Elle ne regardait pas Gérard, non; elle n’affectait pas non
+plus de ne pas le regarder, non. Elle ouvrait tout à coup de grands yeux
+en se tournant vers moi. Et je me disais: «Elle s’étonne ou s’ennuie
+parce que je lui parle tant et si bien; elle se demande: «Mais
+qu’a-t-il, ce soir?» Elle découvre mon jeu; elle en est stupéfaite ou
+irritée; elle se moque de moi ou elle me plaint!...» Elle m’écoutait par
+politesse; elle ne prêtait l’oreille--c’était bien naturel--qu’à ce qui
+venait du nouveau venu, de ce joli garçon assis en face d’elle et de qui
+on avait fait, depuis trois semaines, une espèce de héros de roman
+d’amour. Je me méprisais pour essayer de détourner cette enfant d’un
+attrait si simple et si fatal. Mais je trouvais à présent la beauté de
+Gérard commune, vulgaire et même niaise; ce qu’il disait me semblait
+épais; quand il ne parlait pas, je l’accusais de se laisser admirer. Le
+souvenir de la bibliothèque de notaire, de la pendule en zinc doré, de
+la petite soirée solennelle, me le rendait à présent ridicule; et je
+pensais aux aventures de sa maîtresse Isabelle, à l’ami qui, en les
+racontant, se moquait un peu du pauvre Gérard...
+
+Je ne sais ce qu’il dit, pendant un moment que nous étions silencieux, à
+la jeune femme, sa voisine; elle sourit. Et je vis que Bernerette aussi
+souriait, du même propos évidemment. Comment avait-elle fait pour
+l’entendre?
+
+Je fus alors paralysé, et ne dis plus rien. Bernerette ne parut pas
+observer que je me taisais; son voisin de droite était un vieillard qui,
+d’un autre côté, parlait fort haut de la «loi Falloux». Gérard, lui, ne
+semblait pas du tout faire attention à Bernerette.
+
+Après le dîner, madame de Chanclos me dit:
+
+--Il est délicieux, votre ami, délicieux!...
+
+Plus tard, passant près de moi, elle me glissa à l’oreille:
+
+--Vous savez que sa voisine est conquise!
+
+Jusqu’à une femme «de tout repos».
+
+En me parlant de lui tout le monde disait: «Votre ami.» On me
+complimentait de son Conseil d’État, de sa jolie figure, d’un mot qu’il
+avait dit et de ce qu’il avait plu à madame Une Telle!...
+
+Et lui, indifférent ou dédaigneux, qui ne s’amusait pas, c’est probable,
+me recommandait en me pinçant la manche:
+
+--Quand tu fileras, fais-moi signe!
+
+De sorte que je ne terminai pas cette soirée sans «mon ami». Nous
+partîmes ensemble; ensemble nous allâmes, je m’en souviens, à une
+taverne de la rue Royale, et «mon ami» ne me lâcha qu’à ma porte.
+
+Seul avec lui, je n’éprouvais, je l’avoue, aucune répugnance. Il était
+tout à fait bon garçon, intelligent aussi, sans rien d’original dans
+l’esprit, mais sans rien non plus qui fût fâcheux. Et puis, il me parut
+bien que les Chanclos n’étaient pas pour lui le monde où «se détendre»!
+De Bernerette, il ne me fit pas mention.
+
+Mais il me pria instamment, dans le cas où je verrais Isabelle, de lui
+taire ce dîner comme la soirée précédente.
+
+
+
+
+On atteignait la fin de mai, les beaux jours; madame de Chanclos
+recevait dans le jardin, plus familièrement qu’en hiver, et, quoique je
+fusse, en qualité d’ami ancien, dispensé des visites, j’allais
+maintenant à ses samedis. On n’y vit point Gérard de tout un mois. Le
+premier samedi, on parla fort de lui; les «Quatre ou cinq» étaient là,
+et on les nommait maintenant les «Cinq ou six», car il convenait
+d’ajouter à leur nombre par taquinerie, et peut-être bien par
+vraisemblance, la vertueuse voisine du dernier dîner. Il était très
+apparent, ce samedi-là, que la famille de Chanclos se prévalait d’avoir
+revu et possédé tout un soir le beau Gérard, tandis que les «Quatre ou
+cinq» en étaient encore à leur soirée du 23! Mais on attendait Gérard.
+Tout le monde allait donc goûter sa présence en commun.
+
+On fut privé de lui. On l’excusa. Quelques cœurs, je le crois,
+battirent, le samedi suivant, et, pour une maison un peu sévère, comme
+l’était celle de madame de Chanclos, et où le sujet de la galanterie
+occupait rarement le premier plan, ce fut un fait assez remarquable de
+voir chacun sourire à l’entrée des «Cinq ou six» à bon droit suspectées
+de venir un peu pour _lui_.
+
+On parla peu de lui, toutefois, car on avait commencé à soupçonner, ici
+et là, des susceptibilités; en outre, comme il ne venait point, les
+«Quatre ou cinq» triomphaient de mesdames de Chanclos et de la «cinq ou
+sixième», car le beau Gérard décidément faisait peu d’honneur au dernier
+dîner.
+
+Quant à moi, je vis Gérard la semaine suivante, car je lui devais une
+politesse. Il vint dîner avec moi et quelques amis et, incidemment il
+dit:
+
+--Il faudra pourtant que je «me fende» d’une visite au Ranelagh!
+
+--C’est la moindre des choses.
+
+--Oh! dit-il, on a excusé ma négligence, j’ai déjà reçu une autre
+invitation!
+
+--Compliments!
+
+Il ajouta, en confidence:
+
+--Un peu «collant» le Ranelagh!
+
+On l’avait invité de nouveau. On le voulait avoir à tout prix.
+
+Il n’était pas malaisé de discerner, à cet acharnement, une cause bien
+vulgaire: le pur amour-propre froissé. Mesdames de Chanclos ne se
+résignaient pas à paraître négligées vis-à-vis de leurs amies; c’était
+une rivalité mesquine. Mais quel jeu périlleux que ces rivalités-là pour
+une jeune fille qui y prend part! Mais à ce jeu, le cœur de la pauvre
+Bernerette?... Le danger--si danger il y avait--devenait, par ce jeu,
+cent fois pire que ce qu’il y eût pu être par la présence et même par
+l’assiduité de Gérard. Oh! ce cœur de Bernerette, que faisait-il en tout
+cela?
+
+Personne ne m’avertit, au Ranelagh, que Gérard avait été réinvité.
+Personne ne confessa qu’il avait refusé. Car il refusa. Je le sus, en
+même temps que quelques-unes des «Cinq ou six», en visite, sous les
+marronniers, un après-midi humide du mois de juin; je le sus par
+lui-même, car il vint, enfin, ce jour-là, s’excuser de n’être pas venu
+depuis six semaines.
+
+On le jugea très occupé, et de toutes sortes de façons, très pris, et de
+bien des côtés!... Ces dames, entre elles, échangeaient des clins d’œil.
+On se moquait de madame de Lansacq qui tirait vanité de savoir qu’il
+avait une maîtresse aux cheveux teints, comme si la Pompadour était
+toute l’histoire de Louis XV!... A peine Claude était-il parti, qu’une
+légende se forma, absurde et regrettable, où le nom d’un conseiller
+référendaire au Conseil d’État, qui venait d’épouser une femme beaucoup
+plus jeune que lui, était mêlé. Je ne pus m’empêcher d’intervenir et
+d’affirmer que Gérard, entre autres qualités, avait celle d’être loyal
+et fidèle. Du diable si, en disant cela, je pensais faire autre chose
+que m’élever contre un odieux potin.
+
+Je compris aussitôt que Bernerette m’en savait un gré dont je l’aurais
+bien dispensée. Elle me regarda d’un air reconnaissant, et puis, dès
+qu’elle put me tenir à part, elle me dit:
+
+--C’est bien de prendre la défense de ses amis!
+
+Que Gérard fût fidèle, en effet, cela pouvait contrister les femmes
+intéressées à ce qu’il ne le fût pas, au moins à sa maîtresse, mais
+cela, au contraire, plaisait à une jeune fille. Pourtant cela signifiait
+qu’il aimait sa maîtresse, qu’il était, par conséquent, peu disposé au
+mariage? N’importe! cela plaisait à une jeune fille. Cela signifiait
+pour elle, j’imagine: «C’est un homme tendre et qui s’attache»; et, pour
+une jeune fille, un homme n’est pas attaché indissolublement à sa
+maîtresse; il reste tendre, et il s’attachera de nouveau à sa femme.
+
+On me pria de dîner au Ranelagh; Bernerette fut avec moi trop gracieuse.
+Elle se montra plus douce que de coutume, plus attentive à me plaire; et
+il y avait dans ses façons, dans sa parole, dans sa voix qui m’émouvait
+tant, enfin jusque dans le plus insignifiant de ses gestes, une chaleur
+d’oiseau, une câlinerie, un roucoulement de tourterelle. Nous étions en
+tout petit comité; nous parlâmes très librement de maintes choses: point
+du don Juan, car enfin c’eût été dépasser les bornes! Nous semblions
+revenus aux réunions d’autrefois, à celles qui avaient précédé «la
+soirée du 23», mais avec une Bernerette moins enfant et ayant, à s’être
+faite femme, infiniment gagné en grâces. Qui donc n’eût juré, ce soir,
+que c’était moi qui recueillais tout l’avantage de cette exquise
+métamorphose? A tout propos, elle s’adressait à moi; elle me demandait
+mon goût pour une robe d’été, pour un poney qu’elle allait avoir à la
+campagne, mon opinion sur une saynète où l’on voulait lui donner un
+rôle: «Si vous la trouvez trop bête, disait-elle, vous comprenez, je n’y
+figurerai seulement pas!» Elle m’emmena dans sa salle d’étude à propos
+d’un portrait de moi qu’elle avait fait, l’automne dernier, au pastel,
+et qu’elle désirait retoucher. Elle me fit poser, en lumière, sous la
+lampe, le pastel calé à côté de moi; sur la grande table en désordre,
+elle déplaçait le pastel et me déplaçait; sa petite main touchait mon
+front et ma joue; son jeune bras frais, nu jusqu’au delà du coude, à
+tout instant me frôlait le visage; elle me tint un moment la tête entre
+les deux paumes de ses mains, en me regardant dans les yeux, sa tête
+charmante s’approcha à quatre doigts de ma bouche; j’entrevis l’ivresse
+qui eût été la mienne, si elle m’eût aimé, et si je l’eusse vue venir
+ainsi, animée et heureuse, vers mon baiser! Elle me dit:
+
+--Oui, je le savais bien! quelque chose m’avait échappé en vous!...
+
+--Quoi donc?
+
+--La bonté. Vous êtes bon, Henri, vous avez de la bonté plein la figure!
+
+J’eus, en tout cas, la bonté de sourire, car je n’en avais guère envie.
+
+Puis elle me lâcha, remit le pastel au tiroir. Nous redescendîmes, et
+elle fit part à tous de la découverte de ma bonté. Je fus sur le point
+de lui demander grâce.
+
+Cette soirée, qui parut à tous agréable, me fut plus dure que celle même
+où Gérard était là. Plusieurs fois mon instinct me pressa de fuir; mais
+je sentis bien que déjà je n’avais plus le courage d’abréger la douleur
+qui me venait de Bernerette.
+
+Si j’avais moins aimé Bernerette, qu’il m’était donc facile d’écarter de
+moi des coups plus pénibles, en me retirant de l’aventure à temps! Je
+prétextais un voyage; je ne reparaissais qu’en décembre au Ranelagh!
+Sans moi, intermédiaire encore indispensable, point de Gérard au
+Ranelagh!... C’était pour moi tant mieux, tant mieux aussi pour le cœur
+de Bernerette!
+
+Je ne prétextai pas de voyage, ah! que non! Je demeurai à Paris aussi
+longtemps que la famille de Chanclos elle-même. Et je m’arrangeai pour
+ne pas m’éloigner trop d’elle pendant la période des villégiatures. La
+tendresse amicale dont m’enveloppait depuis quelque temps Bernerette, le
+comprend-on? c’était tout de même de la tendresse! Bernerette amoureuse
+d’un autre, c’était tout de même Bernerette!
+
+
+
+
+Elle ne parlait plus de Gérard. Madame de Chanclos avait cessé de
+recevoir; on quittait dans ce temps-là Paris de bonne heure: les «Cinq
+ou six» étaient dispersées; et il n’était guère admissible d’inviter
+quelqu’un qui ne fût pas tout à fait des familiers de la maison. Le beau
+Gérard, on l’avait pour longtemps perdu de vue. Deux ou trois jeunes
+gens, un cousin de Bernerette et moi, nous nous retrouvions tous les
+huit jours, quelquefois plus souvent, dans le beau jardin du Ranelagh.
+Bernerette avait rajouté de la bonté au pastel. J’avais avec elle de
+fréquentes causeries, où je remarquais qu’elle me parlait plus
+qu’autrefois d’elle-même; elle disait à tout instant: «Je pense... Moi,
+je suis ainsi... Si je vous confessais que...» Et surtout: «Au fond de
+moi!»
+
+«Au fond de moi!...» Me l’a-t-elle répété! c’était un inconscient appel
+à l’accompagner au fond de son cœur! C’est là qu’elle demeurait à
+présent, je le voyais bien; elle ne voulait pas le dire, mais elle avait
+élu domicile dans le sous-sol obscur où elle caressait une pensée
+constante, inavouée; et après en avoir beaucoup ou joui ou souffert dans
+la solitude, elle avait bien envie de faire faire à quelqu’un ce qu’on
+appelle le tour du propriétaire. Ah! Bernerette! Bernerette! ne
+devinai-je pas vos secrètes demeures? Et ce muet manège m’inspirait une
+telle compassion que j’en oubliais parfois ma sourde rage de jaloux, et
+je n’avais de moments paisibles, et, ma foi, presque agréables, que ceux
+où je me sentais plein de pitié pour elle.
+
+Elle me devina, tout au moins elle soupçonna ce dernier sentiment chez
+moi, et me répéta un jour, en me touchant la main, ce qu’elle m’avait
+déjà dit:
+
+--Vous êtes bon!
+
+C’est un fait assez curieux, que je consentais bien à compatir à sa
+misère secrète, tant que nous restions là-dessus silencieux. Mais à
+cette légère allusion qu’elle y fit, je ne sais quoi regimba en moi:
+non, non! je ne voulais pas avoir l’air de dorloter avec elle l’image de
+Gérard! Et je protestai:
+
+--Assez de bonté, Bernerette! Vous vous trompez, je vous jure!
+
+Elle eut presque peur. Après quoi, dès que je la vis troublée et
+malheureuse à cause d’un mot que je lui avais dit, ce fut moi qui
+faiblis, et j’aurais commis toute bassesse pour qu’elle se rassérénât,
+la chère petite!
+
+Elle ne saisissait pas, bien entendu, tant de nuances sentimentales, et
+elle me cajolait de nouveau pour que je fusse «son ami», disait-elle.
+Ah! l’ami que j’étais!
+
+--Si je vous perdais!... me dit-elle aussi un jour.
+
+Et une question qu’elle voulait provoquer peut-être, m’effleura les
+lèvres: «Vous êtes donc malheureuse, Bernerette?» Mais je ne posai pas
+la question. Je ne fus pas bon, cette fois-là.
+
+Puis arrivèrent, dans la première semaine de juillet, de grandes
+chaleurs; la famille partit précipitamment pour la mer, parce que
+Bernerette semblait fatiguée. Sa mère me confia:
+
+--Elle devient taciturne, elle si gaie, si ouverte!...
+
+Je la rassurais; je lui disais:
+
+--Non, non. Nous avons encore bavardé beaucoup, l’autre soir...
+
+Mais les yeux de Bernerette s’enfonçaient; une ombre les envahissait.
+Les Chanclos avaient une petite villa à Dinard, où ils allaient chaque
+année. On me demanda:
+
+--Vous verra-t-on par là?
+
+Je dis:
+
+--Mais oui! mais oui!
+
+Et l’idée me vint aussitôt de faire une excursion à Jersey.
+
+ * * * * *
+
+J’allai à Jersey par Granville et j’en revins au bout de peu de jours
+par Saint-Malo, où l’on est presque à Dinard. Il n’y avait pas trois
+semaines que je n’avais vu Bernerette: elle était méconnaissable. J’en
+fus tellement frappé que je ne pus cacher mon impression à sa mère.
+Madame de Chanclos croyait que le mer lui était mauvaise. Mais la mer
+lui était favorable les années précédentes! Eh bien, et le médecin? Le
+médecin voyait là une crise physiologique: Bernerette s’était beaucoup
+développée cette année, trop vite; il en était résulté une fatigue de
+l’organisme, et maintenant elle maigrissait. Tout le monde avait vu
+cela, comme le médecin.
+
+Bernerette m’accueillit avec une joie presque compromettante: on eût pu
+croire que c’était moi de qui l’absence la faisait souffrir; et, à la
+façon dont les parents m’entourèrent, je me demande s’ils ne pensaient
+pas à ce moment que leur fille m’aimait. Que n’auraient-ils pas fait
+pour lui être agréables et sauver sa santé! On jugea Saint-Malo trop
+loin; on voulait m’avoir à Dinard. Je tins cependant pour Saint-Malo
+d’où je venais chaque jour en barque.
+
+--Mais si vous chaviriez! me dit madame de Chanclos, du même ton que sa
+fille, peu de temps auparavant, m’avait dit: «Si je vous perdais!...»
+
+Nous reprîmes nos causeries avec Bernerette. Elle lisait, depuis qu’elle
+était à la mer. Imagine-t-on ce que son père lui avait permis de lire,
+en fait de romans «convenables»? _La Princesse de Clèves_ et
+_Dominique_! Je lui dis:
+
+--Lisez n’importe quoi, excepté cela.
+
+Peu après, elle m’annonça:
+
+--Vous savez, je les ai lus tout de même.
+
+D’ailleurs, les deux romans l’avaient également ennuyée. Elle jouait au
+tennis; elle était très courtisée, car sa langueur lui donnait un grand
+charme. Elle s’obstinait à prendre des bains de mer: Dieu! qu’elle était
+jolie, coiffée d’un petit foulard bleu d’azur, d’où s’échappaient des
+cheveux blonds qui faisaient les rebelles!... Et jamais, non, pas une
+fois, le nom de Gérard ne fut prononcé entre nous. Une des «Cinq ou six»
+était à Dinard; elle dit un jour, à la villa, en décrivant un certain
+Anglais, champion au match de tennis:
+
+--Figurez-vous un Claude Gérard blond.
+
+Bernerette ne sourcilla pas, ne chercha pas à voir l’Anglais. Je m’en
+assurai. Elle le vit une fois, par hasard, et ne dit rien de lui, n’eut
+pas un trait qui bougea.
+
+C’était bien ce qui pouvait arriver de plus grave. Qu’il eût donc mieux
+valu qu’elle parlât de Gérard à tort et à travers!
+
+ * * * * *
+
+Nous fîmes, un beau jour, le merveilleux petit voyage de la Rance. On
+prend un bateau à Saint-Malo le matin, on remonte le cours de cette
+rivière sinueuse aux bords de verdures déchiquetées, on va visiter
+Dinard, on revient le soir, et la nuit vous prend à demi échoués, faute
+d’eau, à marée basse. On attend, anxieux, entre des prairies et des
+arbres, le secours indispensable de la mer; enfin on perçoit son bruit
+de cavalerie lointaine, et aux dernières lueurs du crépuscule, on la
+voit accourir, comme à un rendez-vous, à un relais; elle supplée la
+rivière tarie et vous remporte à cet estuaire admirable où l’on voit
+d’un coup, au sortir des ténèbres, les feux de Saint-Servan, de Dinard
+et de Saint-Malo.
+
+Sur le pont, à l’avant, Bernerette et moi, assis l’un près de l’autre,
+quand l’obscurité fut tombée, quand la mer, longtemps attendue, eut
+soulevé notre bateau sur ses eaux vigoureuses, quand un bien-être
+indéfinissable nous eut engourdis, quand l’odeur de l’air salin mêlé aux
+parfums de la campagne nous eut grisés, nous sentîmes tous les deux que
+des minutes inoubliables s’écoulaient. Nous avancions, nous avancions
+dans l’ombre; des ormes tordus, des peupliers frais et frissonnants, des
+meules de foin semblaient courir; l’air nous fouettait comme une averse;
+on n’entendait que le bruit sourd et régulier de la machine et la
+friture de l’eau coupée par l’étrave du vapeur; chacun, instinctivement
+respectueux de ces belles heures, se taisait; on désirait que le voyage
+durât longtemps, longtemps; et l’on savait que l’arrivée dans l’estuaire
+lumineux était plus magnifique encore que le voyage. Nous avions eu tant
+d’intimité, Bernerette et moi, depuis quelques semaines, tant de plaisir
+commun aujourd’hui, une si voluptueuse entente dans ce voyage nocturne,
+qu’elle put, sans que je m’en étonnasse, me prendre la main. Je la lui
+abandonnai un court instant. Ma complaisance fidèle lui laissait croire
+que je suivais sans cesse son rêve secret, en ami dévoué. Je le suivais
+bien, mais d’une autre manière. Ah! fallut-il qu’elle en fût possédée,
+et obsédée, et toute gonflée, de son rêve! Elle me dit, ma main dans la
+sienne:
+
+--Henri! Henri! dites-moi, où croyez-vous qu’_il_ soit, en ce
+moment-ci?...
+
+Je ne lui répondis pas; je retirai doucement ma main. Elle ne m’en
+demanda pas plus, d’ailleurs; son cœur trop plein avait crevé; c’était
+fait.
+
+Dans le silence, dans la nuit, se prolongèrent nos émotions, à tous
+deux. Je fus content qu’elle ne pût pas voir ma figure qui, malgré une
+si forte préparation, ne manqua pas d’être secouée, et de son côté elle
+put croire que je ne la voyais pas pleurer. Et, lorsqu’elle fut un peu
+calmée, elle soupira, se pencha vers moi et murmura:
+
+--Quelle confiance ai-je en vous pour vous en avoir tant dit!
+
+ * * * * *
+
+Je souris parce que son énorme aveu avait tenu en une petite syllabe:
+_il_. Elle crut que mon sourire était encore de bonté, et je vis bien
+qu’elle n’avait pas un seul instant soupçonné mes émotions véritables. A
+l’extrémité où je m’étais laissé entraîner, je ne pouvais plus compter
+de sa part sur aucune pitié, elle ne me ferait désormais grâce de rien,
+l’atroce petite amoureuse!...
+
+ * * * * *
+
+Nous arrivions dans l’estuaire; je remarquai tout haut comme il était
+beau; je nommai les feux; c’était une ressource opportune, cela me
+donnait quelque contenance et m’excusait de ne rien dire.
+
+
+
+
+J’eus malgré moi, de la rancune contre Bernerette. Que nos sentiments
+sont étranges parfois! Celui-ci me surprit. Je méditai à ce propos toute
+la soirée, en me promenant, solitaire, sur les remparts de Saint-Malo.
+Comment pouvais-je en vouloir à Bernerette à cause de son aveu? Je
+connaissais son secret; j’en suivais, jour par jour, depuis plusieurs
+mois, la marche souterraine. J’avais, qui plus est, accepté tacitement
+le rôle d’ami muet des choses de son cœur; autrement dit, son aveu
+m’était fait depuis longtemps, puisqu’il s’était laissé deviner; la
+formule seule de l’aveu manquait; eh bien! elle avait été prononcée
+enfin! Voilà tout. Mon étonnement, mon mécontentement me découvrirent
+les résignations hypocrites du cœur. Je me croyais résigné; ma raison
+seule l’était; mais la passion, le noyau sauvage que n’atteignent pas
+les opérations de culture pratiquées à l’épiderme ou dans la pulpe du
+fruit, projetait un jus amer qui me donna un moment la nausée. Je vis
+qu’en ses profondeurs, ma passion, cette bête, elle, espérait toujours.
+
+Et puis il fallait aussi tenir compte de l’effet magique de la formule.
+On a beau dire, tout ce qui reste inconsacré par le «verbe» est presque
+négligeable, et l’amour, quel qu’il soit, a besoin, pour avoir vie, du
+traditionnel «je vous aime». Bernerette, par un détour délicat, il est
+vrai, m’avait donc dit: «Je l’aime!»
+
+En une soirée, sur les remparts de Saint-Malo, et en une nuit, à
+l’_Hôtel de Chateaubriand_, je dus recommencer à envisager la réalité
+face à face, et me cheviller une résignation plus profonde et plus
+solide, comme si depuis deux ou trois mois, en vérité, je n’avais rien
+fait!
+
+Rancune, raison, résignation! Je devais partir deux jours après le
+voyage de la Rance; j’en restai huit à Dinard.
+
+Le premier jour, avec la fermeté, l’orgueilleux courage d’un stoïcien,
+j’affrontai Dinard; et tout ce qui eût pu m’arriver de douloureux par
+Bernerette eût été reçu par moi avec l’ivresse du martyre. Mais le
+hasard voulut qu’il ne m’arrivât rien, rien de désagréable; Bernerette
+joua au tennis, prit son bain, fut courtisée, et se montra gentille avec
+moi, comme à l’ordinaire. Nulle allusion à l’énorme aveu.
+
+Et les jours suivants, j’espérais qu’elle ne me reparlerait plus jamais
+de Gérard, plus jamais de son amour! Cela me paraissait improbable; mais
+je me disais: «Elle n’a pas repris ce sujet dès le lendemain de l’aveu,
+alors que c’eût été si facile... Il lui faudra maintenant un nouvel
+effort pour rouvrir une porte qui n’a cédé une première fois qu’à la
+pression de circonstances tout extérieures... Enfin, elle ne me parlera
+peut-être jamais plus de cela!...»
+
+Et un autre jour, encore, je pensai: «Ne serait-il pas possible qu’elle
+oublie Gérard?» Je promenai beaucoup ce refrain sur les remparts de
+Saint-Malo: «Ne serait-il pas possible qu’elle oublie Gérard?...»
+
+Enfin, quand je quittai Dinard et Saint-Malo, Bernerette me fit des
+adieux tout à fait tendres, puis elle me mena dans une encoignure et me
+dit:
+
+--Vous tâcherez de ramener votre ami au Ranelagh cet hiver?
+
+Ce fut moi qui rougis. Elle n’eut pas encore la moindre idée d’avoir pu
+me peiner; elle plaisanta même à cause de ma rougeur:
+
+--Oh! dit-elle, aurai-je commis une inconvenance?
+
+Puis il y eut des poignées de main, des adieux répétés, une fausse
+sortie par le jardin, une fausse sortie par la plage, et des offres
+d’aller un peu me conduire, et des mots d’aimable tristesse qu’inspirent
+les séparations. Par-dessus la barrière, en présence de ses parents,
+Bernerette me cria:
+
+--C’est juré?
+
+J’entendis sa mère qui demandait:
+
+--Quoi donc?
+
+Je fis signe, en souriant, que j’avais compris, moi, et que c’était
+juré.
+
+
+
+
+J’avais laissé Bernerette en bien meilleure santé qu’elle n’était lors
+de mon arrivée à Dinard. Le sort a de ces ironies: j’apportais à
+Bernerette un peu de la présence de Gérard, parce qu’elle avait
+confiance que par moi elle pouvait être rapprochée de lui! Trois
+semaines après mon départ, je recevais une lettre de madame de Chanclos
+qui me donnait de mauvaises nouvelles de sa fille: elle ne me cachait
+pas son regret que je fusse si tôt parti de Dinard, puisque avec mon
+séjour là-bas avait coïncidé une véritable résurrection de la pauvre
+enfant. Et l’on pouvait voir, dans cette lettre, que Bernerette n’avait
+point fait de confidence à sa mère, et--ce qui était plus grave et plus
+douloureux pour moi--que sa mère était en voie de commettre une cruelle
+confusion. Je devinais la confusion à ceci, que cette lettre d’une mère
+qui décrivait l’état inquiétant de sa fille n’était pourtant pas une
+lettre affligée. Madame de Chanclos avait cru découvrir finement la
+cause du mal dont souffrait sa fille: des allusions à mots couverts, et
+quasi riantes, y étaient faites. C’est ce demi-sourire qui m’était le
+plus pénible. Elle croyait, connaissant la cause, posséder le remède, et
+elle semblait me dire, d’un ton beaucoup plus chaud que de coutume: «Mon
+ami, il ne tiendra qu’à vous!...» Oui, oui, j’apprenais maintenant que
+si Bernerette m’avait aimé, on me l’eût bien volontiers donnée!
+
+La situation devenait intenable. Un tel quiproquo ne pouvait durer. Que
+Bernerette ne parlait-elle à sa mère! Mais je savais bien que
+l’amour-propre l’en empêchait: elle n’avouerait jamais son amour pour un
+jeune homme qui n’avait pas seulement paru la remarquer. Mais elle
+m’avait bien fait, à moi, son aveu? Oui, mais j’étais, moi,
+l’intermédiaire indispensable pour que ce jeune homme un jour la
+remarquât... Ah! Bernerette! Et je vous aimais tout de même!
+
+Dans le moment d’exaltation que me valut la lettre de madame de
+Chanclos, j’éprouvai le besoin de voir tout de suite Gérard.
+Qu’allais-je lui dire, si je le rencontrais? Je n’en savais rien; mais
+un mouvement de chagrin, de dépit, de colère contre la destinée, un
+besoin de me cogner la tête contre les murs ou de me jeter dans une
+crevasse me poussait à voir Gérard le plus tôt possible. Voir Gérard
+était bien pour moi la chose la plus détestable en ce moment-ci: je la
+voulais à toute force! Je sentais si bien ce qu’eût fait, dans ma
+situation, un homme ayant vécu quelques siècles plus tôt! Courir sus à
+Gérard qui, en définitive, ne m’était de rien; le détruire. Gérard
+supprimé, consoler Bernerette! Que les temps sont changés, si l’instinct
+qui gronde au dedans de nous est le même!... Enfin, je voulais voir
+Gérard.
+
+Je me rendis chez lui. Il était en province, et dans sa famille, au
+moins jusqu’à la fin d’octobre. Je m’en revins par le jardin du
+Luxembourg où les feuilles jaunissaient et tombaient dans les allées
+presque désertes. J’habitais dans les environs de ce magnifique jardin;
+j’y venais rarement. Je remarquai ce jour-là combien il était favorable
+à la promenade de l’homme attristé et énervé que j’étais, et j’y revins
+plusieurs jours de suite. Un après-midi, j’y rencontrai sous les
+platanes qui ombragent le monument de Delacroix, Isabelle, à qui, ma
+foi, je ne pensais guère.
+
+Elle me confirma que Gérard était absent pour quelque temps encore. Mais
+elle avait bien d’autres choses à me dire: n’avait-elle pas failli se
+marier?
+
+--Avec le père du pauvre petit? lui dis-je.
+
+Pas du tout! Avec un jeune homme sur le point de s’établir et qui la
+voyait fréquemment chez sa tante--car elle habitait chez sa tante.--Ce
+jeune homme aimait Isabelle depuis quatre ans, paraît-il, le sournois!
+et il n’avait fait sa déclaration que la semaine dernière!
+
+--Il est bien, vous savez! dit-elle.
+
+--Pas mieux que Claude, je suppose?...
+
+--Claude est un beau garçon, je ne dis pas non; mais il y a aussi bien
+que lui. D’abord, je vous dirai entre nous, que, pour ma part, je suis
+plutôt portée pour les blonds...
+
+--Eh bien! mais, ce mariage?
+
+--Je n’ai dit ni oui ni non; c’est une affaire, comme vous pensez, qui a
+de l’importance; il s’agit de l’avenir pour moi. J’ai écrit à Claude...
+
+--Ah! Que dit-il de cela, Claude?
+
+--Vous pensez que ça lui a mis la puce à l’oreille! Il n’en dort pas, à
+ce qu’il m’écrit... Oh! n’allez pas le plaindre, surtout: il se
+rattrapera, n’ayez crainte, ce n’est pas un garçon à se faire périr par
+les mauvais traitements... Malgré ça, il voulait revenir de suite; mais
+il a son père qui ne plaisante pas, à ce qu’il paraît, le père Gérard,
+quand il s’agit de rentrer à Paris avant l’heure. Savez-vous combien il
+m’en écrit? Seize pages! Tenez, les voilà.
+
+Je dus me défendre pour ne pas lire les seize pages de Claude, car
+Isabelle était flattée évidemment des marques d’amour qu’elles
+contenaient. Elle avait, d’ailleurs, un invincible besoin de parler, de
+consulter les uns et les autres; elle me dit:
+
+--Il y a aussi le père du petit...
+
+--Mais oui!
+
+--Je ne l’oublie pas, fit-elle naïvement, et, à vous dire la vérité,
+c’est celui-là qui me donne le plus de tintouin dans cette histoire; non
+pas pour lui précisément, mon Dieu, non, mais à cause de ce pauvre petit
+chérubin qui est là-bas, au cimetière... Vous allez être de ceux qui se
+moquent de moi, parce que je me fais des scrupules, eh bien, tant pis!
+Il y a quelque chose qui me dit que j’aurais dû épouser son père et pas
+d’autre...
+
+--Vous auriez fait une bonne maman, Isabelle!
+
+--Ne m’en parlez pas! dit-elle.
+
+Et la voilà aussitôt toute en larmes. Il n’y avait qu’un sentiment chez
+Isabelle, c’était l’amour de son petit mort.
+
+
+
+
+Cette rencontre ne me fut pas inutile, mais elle doubla mon embarras;
+elle me découvrit ce qui menaçait Gérard; sa maîtresse, somme toute, lui
+avait écrit: «Épouse-moi ou j’épouse le jeune homme blond.» Qu’allait-il
+faire?
+
+Et que devais-je faire, moi?
+
+En conscience, avant que ce benêt ne prît un engagement irréparable, ne
+devais-je pas, pour Bernerette, essayer de retarder sa décision tout au
+moins jusqu’à ce qu’il pût revenir, au Ranelagh, revoir une jeune fille
+qui se mourait d’amour pour lui, l’entendre, lui parler, entendre ses
+parents qui, alors informés, sans doute, lui tiendraient peut-être le
+langage dont me gratifiait par erreur madame de Chanclos, dans sa
+dernière lettre? Mais retarder sa décision, comment? Si j’eusse reçu
+encore ses confidences! Mais je n’avais que celles de sa maîtresse...
+Était-ce moi, à présent, qui allais assumer le rôle ingrat de
+dénonciateur, prévu par l’un des deux amis avec qui j’avais dîné chez
+Gérard? Je me rappelai les paroles de l’auditeur de première classe: «Ce
+sera probablement notre devoir d’avertir Claude», et l’objection opposée
+par le même: «... Et alors... il rompra avec nous et épousera tout de
+même sa maîtresse.» Il ne s’agissait pas d’aboutir à ce que Gérard
+m’envoyât au diable! Je n’avais non plus aucun titre suffisant à tenter
+de lui rendre un service de cet ordre; mais je pensai à son collègue, à
+son ami, l’auditeur de première classe. J’avais oublié son nom; je le
+retrouvai en consultant la liste du Conseil d’État; j’eus son adresse.
+Je courus chez lui et par bonheur je le rencontrai. Sans lui livrer le
+secret de mademoiselle de Chanclos, je pus lui confier une partie de mes
+perplexités et de mes désirs, et il en retint, je pense, ce qu’il
+pouvait en être tiré de très favorable à l’avenir de Gérard, son ami. Il
+me promit son concours, et, entre autres mesures urgentes, de se rendre
+au Luxembourg afin de tenir d’Isabelle même la confidence qu’elle ne
+saurait manquer de lui faire, à première vue. Là-dessus, il pourrait
+dire à son ami: «Tu ne vas pas l’épouser, j’espère!...» et la suite.
+Quelques jours après, il avait l’obligeance de m’annoncer qu’il avait
+parlé à Gérard, car Gérard était revenu précipitamment à Paris, rappelé
+par les velléités matrimoniales de sa maîtresse, et, d’ailleurs, assez
+monté contre elle à ce propos. L’ami avait profité de ces dispositions,
+me disait-il, et Gérard était sorti de chez lui, stupéfait, incrédule
+encore, mais disposé à enquêter lui-même, tout prêt à rompre brutalement
+avec Isabelle.
+
+--Ce n’est pas fait! ajoutait l’ami.
+
+Dans la semaine, je reçus moi-même la visite de Gérard. Je crus
+qu’Isabelle m’avait accusé de traîtrise ou que l’auditeur de première
+classe, par oubli de nos conventions, avait parlé de moi. Point du tout.
+Gérard avait trouvé chez lui ma carte et s’excusait de n’être pas venu
+me rendre ma visite plus tôt, ayant eu, disait-il, de petits tracas ces
+jours derniers. D’un signe des sourcils, je lui donnai à entendre qu’il
+ne serait pas importun en me narrant ses tracas; mais il ne me les conta
+point et se contenta de me dire, avec un léger sourire satisfait:
+
+--Tout est arrangé.
+
+Alors je crus pouvoir lui demander des nouvelles d’Isabelle. Il me dit
+qu’elle allait fort bien et que même il allait profiter de ce qu’il
+était revenu à Paris plus tôt que de coutume pour faire avec elle un
+petit voyage.
+
+Grand Dieu! était-ce un voyage de noces? Le mot m’en vint sur les
+lèvres. Ah! ne valait-il pas mieux que cette sottise fût accomplie
+rapidement, tout de suite,--que m’importait le sort de Gérard!--et que
+Bernerette se trouvât contrainte à se résigner avant d’avoir espéré
+davantage?
+
+Mais je me crus obligé de dire à Gérard:
+
+--On te verra, cet hiver, au Ranelagh, j’espère?
+
+Il fit un geste évasif.
+
+--Écoute, lui dis-je, ce n’est pas une plaisanterie: il y a cinq ou six
+femmes qui sont folles de toi!...
+
+Il sourit bonnement, mais sans fatuité, et dit lui-même:
+
+--Cinq ou six femmes!...
+
+Soudain, quelque main invisible et cruelle me tordit l’estomac; je me
+sentis rougir et puis pâlir; je me sentis possédé par une force ennemie
+de moi-même, mais autoritaire, irrésistible, et je dis:
+
+--Je ne te parle que de celles qui sont mariées!...
+
+Ah! Bernerette, avais-je assez fait pour vous?
+
+Gérard rit de bon cœur en montrant, sous sa moustache noire, ses dents
+magnifiques; et il me serra la main.
+
+
+
+
+Et madame de Chanclos qui m’écrivait pour m’inviter à la campagne! Et M.
+de Chanclos qui ajoutait quelques lignes pour m’inciter à prendre part
+aux plaisirs de la chasse! Et Bernerette qui griffonnait dans un coin de
+la lettre: «Venez! venez! BERNERETTE.»
+
+Le supplice continuait pour moi, plus irritant de jour en jour. Je dois
+avouer des mouvements d’impatience et d’agacement qui faillirent me
+décider à entreprendre, moi aussi, un voyage--non pas de noces, en
+vérité!--mais long et lointain et par lequel je fusse tenu à l’écart des
+Chanclos obséquieux, de la trop cruelle Bernerette et de celui que je ne
+pouvais m’empêcher de nommer, à part moi: «Cet imbécile de Gérard.»
+Comme je n’osais maudire la famille de Chanclos, c’était contre Gérard
+que se concentrait ma mauvaise humeur, et l’excès de son aveuglement me
+faisait bondir: ne venais-je pas d’apprendre par l’auditeur de première
+classe que Gérard, après avoir procédé lui-même à une enquête, après
+avoir vu Isabelle au Luxembourg, au bras d’un autre, et après qu’elle
+avait menacé d’en épouser un troisième, venait d’annoncer à son collègue
+au Conseil d’État qu’Isabelle était innocente et qu’il était avec elle
+en meilleurs termes que jamais?
+
+«Quel imbécile, que ce Gérard!» disais-je en me promettant de fuir
+résolument tout motif d’esclavage. «Quel imbécile, que ce Gérard!»
+répétais-je encore, quelques jours après en faisant ma visite... pour
+fuir l’esclavage? pense-t-on, pour éviter d’être «imbécile» comme
+Gérard?... non: pour aller rejoindre la famille de Chanclos et
+Bernerette!
+
+Car je m’étais soudain donné, pour les aller rejoindre, un motif
+irréfutable, à savoir, qu’il était de mon devoir d’honnête homme et
+d’ami, d’essayer, pendant qu’il en était peut-être temps encore, de
+détourner Bernerette de Gérard. Franchement, ne devais-je pas à cette
+petite de l’éclairer sur la situation et sur l’état d’esprit de «cet
+imbécile»? Je le devais.
+
+Et je le fis, aussitôt mon arrivée en Touraine, où les Chanclos
+habitaient, l’automne, une vieille gentilhommière nommée la
+Tourmeulière, située près de Langeais, flanquée d’une tour ventrue et
+ornée de lucarnes dans le style d’Azay-le-Rideau. Je le fis, sans
+attendre seulement le lendemain, dès le soir de mon arrivée, sous une
+charmille magnifique dominant la vallée de la Loire.
+
+Marchant dans cette belle allée assombrie, à vingt pas en avant de
+monsieur et de madame de Chanclos et de quelques hôtes, seul avec
+Bernerette, je lui parlai de son Gérard comme si ce sujet nous était à
+tous deux familier. Et elle avait à ce point l’habitude de penser à
+Gérard à côté de moi, et de me tenir pour l’ami de sa pensée muette,
+qu’elle ne manifesta ni surprise, ni joie excessive à m’entendre tout à
+coup toucher sans précautions le sujet secret qui, depuis six mois
+l’étouffait.
+
+Elle m’écouta, me laissa parler, m’interrogea elle-même, m’obligea à
+éclaircir la situation en ses menus détails. Elle me stupéfia: elle
+n’avait pas la moindre gêne, pas la trace de cet embarras qu’une toute
+jeune fille éprouve à parler d’un homme à un homme; ce qui lui restait
+de plus juvénile était qu’elle manquait tout à fait de pudeur! Quand je
+pensai l’avoir édifiée sur l’attachement de Gérard pour sa maîtresse, et
+lui avoir enlevé, comme cela s’imposait, toute espérance, un petit
+silence s’écoula: nous étions arrivés au bout de l’allée pour la
+quatrième fois; nous traversâmes le groupe de la famille et reprîmes
+notre marche en avant. Une lune d’octobre, qui semblait courir comme une
+folle à travers de gros nuages floconneux, argentait par endroits la
+Loire et ses saulaies; Bernerette me dit:
+
+--Mais il n’a pas refusé de venir au Ranelagh cet hiver?
+
+Je regardai, un moment, sans répondre, ces deux yeux fiévreux qui me
+parurent lumineux dans l’ombre comme ceux d’une chatte.
+
+Je lui dis, sans ménagement, la vérité:
+
+--Il n’a répondu ni oui ni non.
+
+Elle accepta cela sans sourciller, et dit:
+
+--Vous n’avez pas insisté?
+
+Au risque de lui tordre le cœur, je lui dis encore la vérité:
+
+--Si fait! si fait! j’ai insisté: ne lui ai-je pas fait entendre qu’il y
+avait chez vous des femmes, et de jolies, folles de lui!...
+
+Cela ne la choqua point du tout. Je la vis, la bouche ouverte, happant,
+par avance, la réponse que Gérard avait faite à cela.
+
+La frénésie de sa passion me brûlait comme un fer rouge. Elle aimait au
+point de désirer que Gérard vînt au Ranelagh, fût-ce pour d’autres,
+parce que, du moins, elle le verrait!... Je faillis crier, ou bien lui
+dire à elle, tout à coup, ma douleur, et m’en aller.
+
+Comme je temporisais, elle demanda, en précipitant l’une sur l’autre les
+syllabes:
+
+--Eh bien! eh bien! qu’est-ce qu’il a dit à cela?
+
+--Il a ri.
+
+Elle l’aimait trop! elle l’aimait trop! Elle usait trop aussi de moi,
+sans vergogne. Ce que je souffrais atteignait l’intolérable. Cependant,
+cette extrémité, je le sais, n’excuse pas la faute que je commis. Je ne
+fus pas bon, ce soir là! J’ajoutai, en regardant la petite martyre dans
+ses deux yeux de chatte:
+
+--Il a ri: je lui ai vu sous la moustache toutes ses belles dents!
+
+Je me vengeais en la laissant sur une image qui pouvait lui faire
+désirer son Gérard davantage...
+
+
+
+
+Un domestique apporta des châles pour ces dames; puis madame de Chanclos
+supplia sa fille de rentrer au château, parce qu’un peu de fraîcheur
+montait de la vallée. Je vis que l’on commençait à traiter Bernerette
+comme une malade. En rentrant avec elle, je lui dis qu’il était urgent
+qu’elle fît l’aveu de ses sentiments à sa mère, qui s’égarait sur la
+cause de son tourment, d’une façon désobligeante pour moi.
+
+--De quelle façon? dit Bernerette.
+
+--Oh! épargnez-moi d’insister!
+
+Elle ne comprenait pas du tout l’erreur qu’avait pu commettre sa mère;
+il me fallut insister, ce qui était atrocement gauche; mais je n’étais
+pas au bout de ma peine! J’arrivai à lui faire entendre, par lambeaux,
+que sa mère la croyait certainement amoureuse, que je m’en étais aperçu,
+mais amoureuse d’un autre...
+
+--Comment! d’un autre?... dit Bernerette.
+
+Elle s’indignait: un mouvement de colère l’agita. Elle laissa échapper
+quelques paroles assez aigres envers sa mère. Elle lui gardait rancune
+de n’avoir pas deviné, de longtemps, qui elle aimait. Pour Bernerette,
+c’était là gravement manquer à apprécier l’irrésistible attrait de
+Claude Gérard. Mais, du moins, pensait-elle que sa mère était incapable
+même de deviner qu’elle aimait! Quant à la croire amoureuse et ne la
+croire pas amoureuse de Claude Gérard, non! cela, c’était avoir quelle
+opinion donc, sur son goût? Qu’elle fût amoureuse de Gérard et de nul
+autre, mais cela devait éclater aux yeux de tout être sensé! Et à défaut
+d’être heureuse en cet amour, elle se contentait qu’on devinât qu’elle
+en souffrait. Certes, il ne s’agissait pas pour elle de faire des
+confidences, un aveu! Elle portait un dieu en elle, et elle méprisait
+ceux qui n’en discernaient pas l’incomparable rayonnement. Voilà
+pourquoi elle avait été pour moi si gracieuse, du jour où elle avait
+soupçonné que, plus fin que tout autre, je discernais, moi, cette
+lumière!
+
+--Qui donc, dit Bernerette, maman croit-elle que je puisse aimer?
+
+--Moi! lui dis-je.
+
+Et je me dépêchai d’éclater de rire, afin de le faire avant elle.
+
+En effet, elle rit.
+
+Nous rîmes ensemble.
+
+
+
+
+Le lendemain, je chassai avec monsieur de Chanclos et deux voisins de
+campagne; le déjeuner eut lieu entre hommes, dans un pavillon, à la
+lisière du bois; je ne revis Bernerette que le soir, et je ne pus encore
+ce jour-là m’apercevoir de l’altération de sa santé comme je le fis au
+grand jour, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois fardée.
+
+J’eus peur, et pitié d’elle. J’oubliais d’un coup ce que j’avais
+souffert par elle, et la honte me prit de ma cruauté d’un moment, le
+soir de mon arrivée.
+
+Assise sur un banc, coiffée d’un grand chapeau de tulle, elle
+travaillait à un ouvrage de main. Le soleil dorait ses cheveux. Son cou
+me sembla amaigri, et son nez plus fin. Tout de suite, d’ailleurs, elle
+m’avertit elle-même de sa mine mauvaise, en me confessant qu’elle avait
+eu la sottise de recourir à des drogues pour se faire engraisser, et
+qu’elle s’était fait mal. Je me moquai d’elle:
+
+--C’est bien fait, mademoiselle!
+
+--Oui, dit-elle, on n’est pas bête comme ça!
+
+Mais malgré moi je regardais sa taille, et cette gorge qui, il y a six
+mois, mûrissait comme un fruit déjà lourd! Un homme passe et voilà la
+récolte compromise; c’est comme un rayon de soleil trop ardent ou un
+coup de vent de la mer...
+
+A mon approche elle s’était levée, avait jeté son ouvrage et m’avait
+appelé: «Henri!...» d’un ton si tendre, que mon cœur battit comme
+autrefois, au premier appel de cette voix qui me charmait tant. Je
+pensai que l’idée lui était enfin venue que mon rôle avait pu être
+pénible et qu’elle allait au moins me manifester qu’elle ne l’ignorait
+pas. Mais elle souffrait tellement elle-même, qu’elle n’imaginait pas
+qu’un autre à côté d’elle pût être blessé. Ce n’était déjà plus qu’un
+petit être qui défendait sa vie avec acharnement, par tous les moyens.
+Ce tendre: «Henri!» voulait dire: «Pauvre petite Bernerette!»
+
+Elle m’entraîna vers la charmille, à l’ombre. Je remarquai qu’elle se
+tenait avec insistance entre le soleil et moi, à contre-jour, et qu’elle
+ne vous parlait plus en face, et qu’elle vous tournait son profil quand
+on lui adressait la parole; elle avait d’ailleurs accommodé son chapeau
+en forme de capote, et ce n’était plus guère que le bout de son nez
+qu’on voyait quand elle détournait la tête. Elle se cachait! Elle ne
+voulait pas que j’emporte d’elle l’impression que sa beauté diminuait.
+
+Je n’avais pas eu le loisir de voir, la veille, en pleine lumière, le
+paysage étalé à nos pieds: la Loire endormie, ses longs sables en
+fuseaux, ses larges îles de peupliers feuillus, une barque qui pourrit,
+deux toues qu’un homme dirige à la gaule, un filet tendu, un horizon
+sans bornes qui se confond avec le bleu opalin du ciel; au-dessous de
+nous, au bord de la levée, de noirs trous de cheminées, quelques-unes
+fumantes, au milieu de rocs blanchâtres, de jardinets, de petits
+vignobles; sur la route plate, une charrette transportant des tonneaux,
+une bicyclette filant comme une libellule, et le sentiment de la paix
+parfaite universellement répandue, depuis les plus menus objets aperçus
+jusqu’aux plus grandes choses.
+
+Je dis à Bernerette:
+
+--Que j’aime cela! comme ce pays repose!...
+
+»Et l’on voit les pignons du château de Langeais!...
+
+--Oui! fit-elle. Ah! Henri! pendant que j’y pense... et papa, lui?
+
+Je souris et lui dis:
+
+--Oh!... «pendant que j’y pense?» Vous y auriez aussi bien pensé plus
+tard!...
+
+Mais elle n’avait point envie de rire; elle insista:
+
+--Dites!...
+
+«Et papa, lui?...» n’était pas une question très claire, mais
+j’entendais Bernerette à demi-mot. Sans même un mot je lui fis
+comprendre que «papa, lui,» n’avait pas paru savoir si sa fille avait ou
+non des sentiments.
+
+Elle eut l’air de me dire: «Mais qu’avez-vous donc fait à la chasse?»
+
+Cette battue d’hier n’avait-elle pas été combinée par Bernerette? En
+effet, on ne m’avait point du tout connu jusqu’ici comme chasseur: que
+signifiait cette marche forcée? Bernerette avait pensé qu’au hasard de
+la promenade dans les guérets ou les sentiers, je saisirais l’occasion
+de m’employer pour elle, de provoquer, par exemple, chez M. de Chanclos,
+une question comme celle-ci: «Et votre ami Gérard, est-il chasseur?» A
+quoi je pouvais répondre ce que me suggérerait mon désir d’être agréable
+à Bernerette. Bernerette entendait m’employer sans cesse, et m’employer
+à tout ce qui pouvait la sauver.
+
+--Et vous, Bernerette, est-ce que vous avez parlé à votre mère?
+
+--Non.
+
+J’eus l’air de dire à mon tour: «Qu’avez-vous donc fait pendant que nous
+étions à la chasse?» Je me plaignis; je lui répétai que je ne pouvais
+tolérer la durée d’un tel quiproquo, où mon rôle était ridicule et
+deviendrait indélicat. Je manifestai l’intention de parler moi-même à
+madame de Chanclos. Bernerette me dit:
+
+--Oh! vous n’avez donc pas confiance en moi?
+
+Le lendemain, on chassa encore. En vérité, je n’attendais pas, comme
+Bernerette, que M. de Chanclos me parlât, entre deux coups de fusil, de
+l’état du cœur de sa fille, mais j’attendais moins encore que M. de
+Chanclos et le voisin de campagne même qui chassait avec nous, me
+traitassent avec une certaine affabilité dont la nuance dépassait, d’une
+façon infinitésimale peut-être, mais dépassait, la mesure ordinaire. Ce
+fut le voisin de campagne qui m’aida à faire cette découverte. Il
+n’était pas de ceux qui nous accompagnaient l’avant-veille; celui-ci,
+d’un naturel moins réservé, me laissa presque clairement entendre qu’il
+me tenait pour un prétendant à la main de mademoiselle de Chanclos. Mon
+sang ne fit qu’un tour. Mais que dire? Et cet indiscret m’ouvrit les
+yeux sur maintes particularités qui m’avaient échappé. M. de Chanclos me
+traitait autrement que de coutume, oui; comment ne l’avais-je pas
+remarqué depuis trois jours? Enfin il n’y avait pas jusqu’aux
+domestiques qui ne montrassent un zèle inusité à me servir. Je revins
+furieux et en me jurant à moi-même que la nuit ne se passerait pas que
+je n’eusse parlé ouvertement à la mère de Bernerette. Et dès le seuil du
+château, en saluant Bernerette, je l’avertis de mon intention. Elle me
+serra la main à me faire mal et me dit tout bas:
+
+--Ne parlez pas: vous me perdez!
+
+A ces mots-là, je ne reconnaissais plus Bernerette: ils sonnaient le
+roman, le théâtre. «Ne parlez pas, vous me perdez!» Elle avait entendu
+ou lu cela quelque part. Ils lui venaient à la bouche dans un moment où
+elle cessait d’être naturelle, où elle se forçait, je l’aurais parié,
+pour soutenir quelque machination pouvant servir à ses fins. Et je me
+torturais l’esprit à me demander en quoi le fait d’entretenir l’erreur
+de tous sur ses sentiments pouvait être avantageux à ses projets. Que ne
+me mettait-elle au moins dans la confidence, puisque c’est moi qu’elle
+employait comme pantin dans la comédie qu’elle donnait ou laissait jouer
+devant elle.
+
+Je me contins jusqu’après le dîner, qui me parut long. Puis, quand je
+pus prendre Bernerette à part, dans le jardin, je me fâchai.
+
+Elle se mit à pleurer, et s’en fut, sous la charmille, dissimuler ses
+sanglots. Je ne comprenais plus rien à son état, sinon qu’elle était
+exaltée et malade. Je n’osais plus ni la suivre, depuis que je savais
+comment mon intimité était interprétée, ni paraître lui avoir fourni un
+prétexte à bouderie, ce qui était plus grave encore.
+
+J’allai la rejoindre. Elle me dit:
+
+--Vous voyez, voilà ce que vous faites!...
+
+En effet, n’était-ce pas moi qui étais cause qu’elle pleurait!... Elle
+n’eût pas pleuré si j’eusse laissé les choses aller leur train, si
+j’eusse accepté le rôle intolérable que j’endossais, si j’eusse mérité
+enfin que bientôt l’on me mît à la porte de la maison! Je ne pus pas, ce
+soir-là, lui tirer une parole sensée; quand j’insistais, elle
+recommençait de pleurer; quand elle cessait de pleurer, elle répétait:
+
+--Vous voyez!... Vous voyez!...
+
+Je m’exaspérais; je maudissais la faiblesse qui m’avait amené à la
+Tourmeulière. Mais m’en aller brusquement était impossible; annoncer mon
+départ, c’était m’exposer à ce que monsieur ou madame de Chanclos me
+parlassent ouvertement, et je devais éviter avec soin cette extrémité.
+J’étais prisonnier. Mais tarder à les détromper c’était aussi courir le
+risque qu’ils entreprissent de me parler. Il était urgent d’agir. Je me
+fixai le lendemain matin comme dernier délai.
+
+N’avais-je pas aussi à me livrer à des conjectures au sujet de
+l’étrange, de l’inexplicable obstination de Bernerette?
+
+Je ne parvins, ni ce soir-là, ni dans la suite, à éclairer cette partie
+obscure de la conduite de Bernerette. Mais il m’est arrivé, depuis lors,
+de remarquer dans la vie des femmes, des passages mystérieux où
+certainement elles-mêmes n’ont pas vu clair.
+
+Et sous mes yeux, quelle nuit magnifique d’automne!... La Loire basse,
+déchirée en lambeaux par ses sables et ses îles, ressemblait de loin à
+ces traces argentées que laissent les limaçons dans les allées des
+jardins; le calme était immense, l’air frais; des parfums d’héliotropes
+et de fruits mûrs montaient, s’évaporaient et se recomposaient, comme de
+petites nuées pesantes et tangibles; plusieurs fois, l’aboiement d’un
+chien sembla venir de l’autre côté du fleuve, et des chouettes
+miaulèrent dans la tour ruinée; mais la plupart du temps la tranquillité
+était telle qu’à huit cents mètres, j’entendais un poisson sauter hors
+de l’eau.
+
+ * * * * *
+
+Une si belle paix n’allait-elle pas m’apporter l’oubli momentané de mes
+ennuis avec le sommeil? quand une idée nouvelle, imprévue, surgit tout à
+coup comme un mal de dents qui commence, dont on n’est pas très sûr tout
+d’abord, qui se dissipe en une minute, puis revient, puis s’affirme,
+puis grandit, envahit la face, absorbe le cerveau et vous torture.
+
+Cette erreur, commise par la famille de Chanclos, par leurs amis et
+leurs gens, au sujet du cœur de Bernerette, cette erreur qui, depuis
+trois jours surtout, avait pris pour moi de telles proportions qu’elle
+dépassait mes autres ennuis, ma jalousie, mon amour même; cette erreur
+qui, après avoir indigné Bernerette, semblait à présent, et pour un
+motif inconnu, être si tenacement adoptée par elle, elle s’infiltra
+soudain en un repli de ma cervelle jusqu’alors épargné. Elle se présenta
+à moi comme un prolongement du cauchemar de scrupules qui m’agitait tout
+éveillé. Cette erreur, me dis-je, est-ce qu’elle n’a pas été commise par
+Claude Gérard lui-même?
+
+Est-ce que les premiers mots de Gérard, en me tendant la main à la
+«soirée du 23» n’ont pas été--et je m’en souviens, car ils m’ont frappé
+par leur ton de délicatesse douteuse:--«Mes compliments, mon cher, tu es
+joliment bien dans la maison!...» Est-ce que Gérard, en me voyant
+familier au Ranelagh, empressé même auprès de mademoiselle de Chanclos,
+au dîner, n’a pas été induit à soupçonner une secrète entente entre
+mademoiselle de Chanclos et moi? Et une des raisons pour lesquelles il
+s’est montré, par la suite, discret jusqu’à l’excès quand il s’est agi
+des Chanclos et de Bernerette, n’est-elle pas qu’il considérait
+Bernerette comme une jeune fille engagée, sur le point d’être fiancée,
+peut-être? Et quel que soit l’attachement de Gérard pour sa maîtresse,
+est-il bien certain qu’il aille jamais jusqu’à la lui faire épouser? Et
+si Gérard savait qu’une jeune fille d’excellente famille, jolie et riche
+l’aime à en perdre la santé, est-ce qu’il commettrait la sottise de se
+lier de nouveau avec Isabelle? Est-ce qu’il ne regarderait pas
+Bernerette d’un autre œil qu’il ne l’a fait jusqu’à présent? Est-ce
+qu’il ne se prendrait pas peut-être à l’aimer? Est-ce qu’en l’aimant il
+ne ferait pas son bonheur? Et moi? ne suis-je pas très coupable, si je
+n’informe pas Gérard de ce qu’est exactement ma situation vis-à-vis de
+mademoiselle de Chanclos?
+
+Il est possible qu’à l’état normal je n’eusse pas pris le parti qui
+s’imposa à moi dès ce moment-ci; mais j’en étais arrivé, à force d’être
+molesté, à adopter avec une sorte d’ivresse tout ce qui pouvait m’être
+le plus douloureux. La même rage qui m’avait fait me vouer dès le début
+de l’aventure au service de Bernerette amoureuse, m’obligea contre
+moi-même à me faire, moi, l’ouvrier du dénouement de l’aventure! Je
+décidai d’écrire à Claude Gérard.
+
+ * * * * *
+
+Je n’avais jamais écrit à Claude Gérard; ma lettre seule serait pour lui
+assez frappante; une lettre banale, sans but apparent, mais où se
+trouverait posée, comme par hasard, en vedette, toutefois,
+l’indépendance absolue de mademoiselle de Chanclos, préparerait Gérard à
+recevoir ce qu’il dépendait de moi qu’il obtînt: par exemple, une
+invitation à la chasse. Je ne pensais pas que Gérard acceptât; mais du
+moins devrait-il, bon gré mal gré, discerner qu’on cherchait à attirer
+son attention de ce côté-ci; il ne saurait, en tout cas, manquer de m’en
+parler lorsque je le verrais à Paris, et si ma rage bienfaisante
+persistait alors, il n’était pas impossible, en vérité, que je ne
+contribuasse à unir «mon ami» Claude Gérard et mon amie Bernerette!
+
+ * * * * *
+
+J’écrivis, cette nuit même, la lettre banale et significative, et,
+l’ayant cachetée et timbrée, je fus soulagé, et dormis.
+
+
+
+
+Le lendemain, Bernerette me trouva plus calme. Elle me dit:
+
+--Vous avez parlé à maman?
+
+--Non.
+
+--Vous avez parlé à mon père en chassant?
+
+A mon tour j’interrogeai:
+
+--Et vous, Bernerette, avez-vous parlé à vos parents?
+
+--Non.
+
+Elle resta pensive, pendant que je faisais la moue; puis elle fit:
+
+--Que voulez-vous que je leur dise?...
+
+Elle eut un mouvement nerveux du pied qui défonça le sol; nous étions
+assis sur un banc, au bout de la charmille. Elle me dit:
+
+--Mais vous avez l’air tranquille comme Baptiste, ce matin, vous!
+
+--C’est que j’ai pris une résolution.
+
+--Laquelle?
+
+--La résolution d’écrire à quelqu’un.
+
+Elle tressaillit.
+
+--D’écrire à mes parents?
+
+--Non.
+
+--D’écrire à qui?
+
+--A quelqu’un.
+
+Je lui dis, simulant un jeu connu:
+
+--Interrogez-moi donc: «Est-ce un homme?»
+
+Elle dit:
+
+--Est-ce un homme?
+
+--Oui.
+
+--Un homme âgé?
+
+--Non.
+
+--Un homme blond?
+
+--Non.
+
+--Est-il ici?
+
+--Non.
+
+--Est-il marié?
+
+--Non.
+
+Je vis que son teint s’animait sous la poudre. Elle avait deviné et ne
+voulait plus rien demander; elle pensait que je _lui_ avais écrit; elle
+pensait à ce que j’avais pu _lui_ écrire, ou bien elle pensait à _lui_,
+tout simplement. Ce sang, qui montait à la seule image de Gérard, me
+brûlait les yeux comme un feu ardent. J’étais jaloux, jaloux! Je repris
+en grinçant des dents, mais elle ne s’en aperçut point:
+
+--Allons! allons! Interrogez-moi: «Est-il beau?...»
+
+Elle dit, avec un frémissement de tout le visage:
+
+--Est-il beau?
+
+A l’instant, et à ma grande surprise même, mes yeux se mouillèrent,
+pendant que je répondais:
+
+--Oui.
+
+Je fis un violent effort pour que mon émotion ne me trahît pas
+davantage; mais Bernerette ne remarquait pas mon émotion: elle regardait
+en face d’elle fixement, et comme hallucinée. Elle ne nomma personne;
+elle dit:
+
+--Vous lui avez écrit?...
+
+Et elle n’eût pas été trop étonnée si je lui eusse répondu à ce
+moment-là: «Oui, je lui ai écrit que vous l’aimez!» Elle répéta:
+
+--Vous lui avez écrit?...
+
+Ce qui signifiait: «Qu’est-ce que vous lui avez écrit?» Je dis:
+
+--Mais, songez donc, Bernerette! qu’il eût pu, lui aussi, partager la
+méprise commune. Il m’a vu toujours près de vous; il me sait,
+aujourd’hui encore, à côté de vous; s’il est délicat, cela ne suffit-il
+pas pour qu’il s’interdise de penser à vous?... Je vous nuis,
+Bernerette!... Y avez-vous songé?...
+
+Je vis ses yeux et tout son visage se transformer: c’était une
+révélation que je lui faisais! Non! elle n’avait jamais songé que Gérard
+pût croire à une liaison possible entre elle et moi. Son étonnement me
+fut encore bien pénible; mais elle n’eut même pas l’idée de me le
+cacher. Et les conséquences de la méprise dissipée lui apparurent. Ses
+sourcils soulevèrent leur arcature comme pour donner plus de jour à une
+vision heureuse; puis cette belle voûte se brisa quand Bernerette se
+retourna vers moi. Elle entendait encore la dernière partie de ma
+phrase: «Je vous nuis, Bernerette!...» Un moment, un court moment,
+peut-être, elle pensa qu’en effet, j’avais pu lui nuire, en son amour;
+et cela l’empêchait de me remercier de ce que j’avais écrit à Gérard, et
+de penser que je pouvais souffrir de tout cela. Un moment, oui, elle me
+regarda d’un air méchant!...
+
+J’avais encore sur moi la lettre à Gérard; je la décachetai pour la
+faire lire à Bernerette; je n’avais eu, en écrivant cette lettre, qu’une
+crainte, c’était qu’elle ne fût un peu trop explicite; il ne fallait
+tout de même pas dire à Gérard: «Mademoiselle de Chanclos est absolument
+libre: allons! n’allez-vous pas la demander en mariage?» Bernerette
+trouva ma lettre très discrète. Elle me dit même:
+
+--Comprendra-t-il?
+
+Elle n’eut pas un mot de pitié pour moi qui attendais d’elle: «Mais mon
+pauvre ami, vous me renoncez là dedans; on jurerait que je ne vous suis
+de rien!...»
+
+Alors, je lui dis:
+
+--Bernerette, voyons! pourquoi vous opposez-vous à ce que nous
+dissipions chez vos parents la même méprise que nous détruisons ici?
+
+--Je n’en sais rien, ma foi, me dit-elle. J’ai peur de je ne sais quoi,
+d’un grabuge...
+
+Et je pensais, à part moi: «C’est cette méprise qui m’a inspiré et a
+rendu obligatoire pour moi mon intervention auprès de Gérard...»
+Bernerette n’avait pas, assurément, escompté cette conséquence qu’elle
+ne pouvait prévoir... Mais le génie de l’amour, ou l’inconscience
+profonde qui veille à notre conservation ne lui ont-ils pas commandé de
+s’attacher désespérément, aveuglément, à cette méprise? Je me souvins de
+ses larmes inexplicables, le soir où je lui demandais: «Mais pourquoi ne
+pas parler à vos parents?» Elle pleurait, pleurait stupidement, et me
+disait avec un air de bêtise vraiment surprenant chez elle: «Vous voyez!
+vous voyez ce que vous faites!...» Il semblait bien que cela ne voulût
+rien dire du tout: pourtant, en dissipant le malentendu ce jour-là,
+j’évitais peut-être d’écrire aujourd’hui à Gérard!...
+
+
+
+
+A ma grande surprise, je reçus presque courrier par courrier une réponse
+de Gérard; je n’en attendais point de lui; ma lettre n’en demandait
+aucune. Je feuilletai huit pages de papier mince, entièrement couvertes
+d’une écriture curieuse: grande, allongée, couchée, probe, avec je ne
+sais quelle apparence féminine. Gérard m’écrivait de Paris; il n’était
+donc point parti pour le voyage projeté avec Isabelle? En effet, il
+n’était point parti; il m’en fournissait la raison avec abondance: le
+brave Gérard me narrait au long ses déboires. Le contenu de ma lettre
+n’avait pas déterminé ces confidences, évidemment, mais ma lettre
+elle-même, ma lettre quelle qu’elle fût, arrivant chez lui dans le
+moment où il éprouvait un immense besoin de posséder un confident. Je
+soupçonnai que son collègue au Conseil d’État subissait près de lui une
+légère disgrâce pour lui avoir trop justement ouvert les yeux. Gérard me
+croyait au contraire fort peu renseigné sur son ménage; il avait
+soulagement à me le décrire lui-même et dans les limites où il désirait
+que je le connusse. En substance, voici quelle était sa thèse: Isabelle,
+de qui les goûts furent toujours honnêtes, était sur le point de se
+laisser épouser par un homme sans scrupules qui, après lui avoir promis
+jadis le mariage, l’avait rendue mère et puis l’avait abandonnée. Cet
+homme ne s’avisait-il pas de vouloir aujourd’hui réparer sa faute! et
+Isabelle de se laisser succomber à l’appât d’une situation régulière!
+Certes, c’était une femme, écrivait Gérard, digne qu’il la retînt
+lui-même par un lien pareil, mais d’une part, il avait à compter avec
+les préjugés de sa famille et du Conseil d’État, qu’il eût négligés, à
+la rigueur; mais, d’autre part, Isabelle poussait la probité jusqu’à se
+juger indigne d’être sa femme et de pénétrer dans son monde. Il était
+très perplexe, très ennuyé, le beau Gérard; il avait besoin de causer
+avec quelque homme de sens droit et qui comprît, «pour avoir vu
+Isabelle», la légitimité de son attachement pour elle.
+
+Une telle crise, inespérée chez Gérard, me contraignit à brusquer les
+événements. Je conservais, pour ma part, tout l’appétit du martyre
+désirable, autrement dit toute la rage secrète qui m’excitait à assister
+moi-même à mon propre supplice.
+
+Je conseillai à Bernerette de faire inviter Claude Gérard à la
+chasse!...
+
+Elle eut quelques battements des paupières; moi aussi; et Gérard fut
+invité à la chasse.
+
+Il prit le temps de réfléchir, et adressa à madame de Chanclos un mot
+aimable, mais d’excuses: il était momentanément empêché de s’absenter de
+Paris.
+
+Cela fut annoncé pendant le déjeuner, comme une nouvelle quelconque.
+Bernerette n’eut pas un mouvement insolite, et ses parents pas la plus
+médiocre intuition de son ébranlement dissimulé. Je crois bien que ce
+fut moi le plus agité en apparence, parce qu’en un instant, j’imaginai
+les conséquences de ce simple refus de Gérard.
+
+Alerte pénible, mais courte. Nous quittions la table, après ce même
+repas, quand on me remit un télégramme de Claude: l’empêchement au
+voyage de Langeais était par hasard écarté; il me priait de lui répondre
+télégraphiquement si on l’autorisait à revenir sur sa décision de la
+veille.
+
+Je lus tout haut le télégramme. Bernerette manqua de sang-froid, cette
+fois. Elle dit au domestique qui attendait:
+
+--Faites atteler la charrette anglaise: nous irons porter la dépêche!...
+
+Le domestique fit observer que le porteur était monté à bicyclette et
+qu’il serait plus tôt au bureau que la charrette anglaise.
+
+--Et puis, dit madame de Chanclos, il faut laisser les gens déjeuner.
+
+Bernerette fit la moue. Mais ce fut elle qui trouva la feuille de
+papier, l’encre, la plume.
+
+De la volte-face de Gérard, j’augurai qu’il se passait chez lui des
+drames: hier il pensait reconquérir Isabelle; aujourd’hui elle lui
+jouait un tour de sa façon. Mais n’irait-elle pas l’arrêter à la gare?
+
+J’en étais venu à désirer ardemment le voyage de Claude!
+
+Claude accomplit le voyage. Il n’était pas à une heure de Langeais, que
+je désirais qu’il n’arrivât pas. Quand il fut là, dans le petit salon
+tendu de toile de Jouy fanée, ou sur la terrasse, ou sous la charmille,
+entre Bernerette et moi, et que mon rôle m’apparut, j’eus de la lâcheté:
+je les abandonnai; j’allai m’étendre sur mon lit. J’aurais pleuré comme
+un enfant, si une sorte de fureur ne m’avait saisi. Je redescendis. Je
+trouvai M. de Chanclos; je lui dis:
+
+--N’irons-nous pas tuer un perdreau avant ce soir?
+
+J’entendis peu après M. de Chanclos, au jardin, qui criait:
+
+--Henri a le diable au corps; il veut chasser. Êtes-vous des nôtres,
+monsieur Gérard?
+
+Et les yeux colères que me fit Bernerette, quand Gérard accepta d’être
+des nôtres!...
+
+Aussitôt dans les champs, Claude me confia qu’il avait cru,
+l’avant-veille, avoir fait renoncer Isabelle au mariage; une rencontre
+définitive entre eux devait décider de la paix; mais au lieu de cette
+rencontre, elle le laissait se morfondre, la soirée entière, et elle lui
+envoyait le lendemain un «bleu» qui, disait-il, «lui avait fait beaucoup
+de peine». Qu’il était donc évident que la conduite d’Isabelle envers
+Gérard était déplorable, et que Gérard le sentait enfin, tout en
+s’efforçant de ne pas le croire... et qu’il était rivé à elle par
+quelque lien que la conduite d’Isabelle la plus fâcheuse ne briserait
+pas de sitôt!
+
+Je lui dis:
+
+--Enfin te voilà loin d’elle: l’absence, comme la nuit, porte conseil.
+
+Il me confia:
+
+--En venant ici, je n’ai voulu que mettre Isabelle à l’épreuve! moi
+parti, que décidera-t-elle? C’est ce que nous allons bien voir.
+
+M. de Chanclos tint à lui faire examiner de près ses vignes. Gérard,
+fils d’un petit propriétaire bourguignon, avait le goût de la culture et
+quelques connaissances précises; ils s’accrochèrent par là volontiers
+l’un à l’autre. C’était une jolie terre que la Tourmeulière; et M. de
+Chanclos en raffolait. Il fut très content de Gérard. Gérard se trouva
+bien d’avoir marché beaucoup, tiré un peu, causé avec M. de Chanclos,
+parlé avec moi d’Isabelle. La première soirée, de même, se passa très
+convenablement: Bernerette ne voulait pas faire la coquette; Gérard ne
+pensait pas à se montrer galant. Je m’en voulus de m’être tantôt si
+effrayé de leur rencontre. Et bien, quoi! ils étaient là tous les deux!
+le feu ne prenait pas; Bernerette plutôt paraissait apaisée.
+
+Gérard, le lendemain, attendait une lettre. Elle ne vint pas. Il
+s’informa de l’heure des courriers; il n’y en avait qu’un par jour; mais
+en allant au bureau de Langeais, vers quatre heures, il trouverait sa
+correspondance, lui affirma-t-on; et il fut tranquillisé. Puis on
+organisa une promenade à Langeais, en bande. Gérard n’y trouva point de
+lettre; mais on ne lui laissa pas le loisir d’en souffrir; une visite de
+la ville, un goûter, un retour en partie à pied sur la levée de la
+Loire; la causette, le long du chemin, avec de vieilles bonnes femmes
+troglodytes, assises au pas de leurs grottes et de qui Bernerette était
+l’amie; et puis le calme incomparable d’un beau coucher de soleil avant
+de remonter au château, retinrent Gérard de s’alarmer outre mesure de ce
+qui se passait à Paris; il fut un convive aimable, le soir.
+
+--Crois-tu, me dit-il, le bougeoir à la main, en allant se coucher, que
+cette coquine ne m’écrit seulement pas!...
+
+ * * * * *
+
+Gérard reçut cependant des nouvelles de sa maîtresse: il me le dit, sans
+rien ajouter, ce qui me laissa croire qu’elles n’étaient pas bonnes;
+mais elles ne l’irritèrent pas, d’où je conclus ou qu’elles annonçaient
+que la situation se maintenait simplement telle qu’elle était, ou que
+lui-même s’aguerrissait contre les inconvénients de la situation. Alors,
+n’était-ce pas que, par hasard, il se plaisait à la Tourmeulière?
+
+Il avait plaisir à la chasse, les soirées étaient douces et les nuits
+reposantes.
+
+Un jour, au milieu d’une bien jolie lande de bruyères roses d’où les
+toits du château émergeaient au loin et d’où l’on apercevait, par delà
+les cheminées et pignons, toute confuse dans une brume bleuâtre, la rive
+opposée de la Loire, il me dit:
+
+--C’est curieux que tu n’aies jamais songé à épouser mademoiselle de
+Chanclos?
+
+Je m’arrêtai et je regardai au loin, en me garantissant le visage avec
+la main.
+
+--Mademoiselle de Chanclos n’épousera que qui lui plaira.
+
+--Ne peux-tu pas lui plaire?
+
+--Moi?... Non.
+
+--Comme tu dis cela! Et les parents?...
+
+--La donneront à qui lui plaira.
+
+Nous marchions côte à côte, lui indifférent autant que moi à l’allure
+des chiens, ce qui me donnait à supposer qu’il poursuivait sa pensée...
+Mais il n’ajoutait rien. Je crus devoir insister:
+
+--Ne t’ai-je pas écrit que je ne suis, moi, qu’un vieil ami, un
+camarade?...
+
+Nous nous tûmes encore pendant un assez long temps. Un moment, Gérard
+s’arrêta et fit, des yeux, le tour des trois quarts de l’horizon.
+
+--Saprelotte! dit-il, quelle jolie propriété!...
+
+Et nous continuâmes de marcher dans l’interminable bruyère. Nous ne
+parlions pas. Je ne maîtrisais pas les battements de mon cœur. La
+silhouette de M. de Chanclos parut au bord d’un taillis, et je compris,
+à un signe de son bras, qu’il nous maudissait, pour ne pas chasser
+sérieusement.
+
+Je me mis à combiner en moi-même divers types de phrases définitives,
+destinées à hâter l’achèvement de mon rôle vraiment par trop ingrat; et
+j’avais pris le parti de dire à Gérard tout bonnement: «Imbécile! tu ne
+vois donc pas qu’elle t’aime?» quand, au moment d’ouvrir la bouche, un
+déclenchement soudain se fit dans mon cerveau; je jugeai qu’un mensonge
+préalable était nécessaire pour éviter que Gérard ne me crût secrètement
+épris de Bernerette, et je dis:
+
+--J’ai une maîtresse à laquelle je tiens...
+
+Il fut étonné, sans doute, parce que je ne lui avais jamais parlé de
+maîtresse; et puis, peut-être, à cause de cela même, il me crut. Il me
+regarda et dit:
+
+--Mariée?
+
+Je soufflai confidentiellement:
+
+--Oui.
+
+Alors nous reçûmes l’algarade de M. de Chanclos.
+
+
+
+
+Il y avait une particularité que j’avais remarquée depuis la première
+heure du séjour de Gérard à la Tourmeulière: c’était que Bernerette,
+souvent, trouvait ma présence importune. Elle me reprochait de savoir
+son secret!
+
+Ce qu’elle eût supporté d’une gouvernante ou d’une amie, d’un homme la
+gênait. De sorte que mille manèges féminins qu’elle eût pu pratiquer
+vis-à-vis de Claude, et sans même se rendre soupçonnable de coquetterie,
+elle n’osait pas y recourir parce que j’étais là. Sa contrainte me
+faisait peine; mais cette retenue que Bernerette s’imposait à cause de
+moi, fut la seule attention qu’elle me témoigna en toute cette triste
+aventure; j’en venais à être flatté que, du moins, elle me traitât en
+homme. Dans l’excès de mon infortune, je l’avoue, je fus content
+quelquefois de pouvoir être gênant!
+
+Que je fis donc bien de profiter de cette période relativement
+supportable! Elle ne devait pas durer.
+
+Claude, lui, commença d’être touché de cette extrême réserve de
+Bernerette. Il avait coutume de voir les femmes, un peu partout, se
+jeter à sa tête, et il semblait bien ne s’être attaché jusqu’ici qu’à
+l’une d’elles, la seule qu’il eût pris la peine, tout au moins, de
+descendre chercher dans la rue. Au bout de quatre ou cinq jours, il fut
+visible que Bernerette l’intéressait, et il fit quelques pas pour le lui
+témoigner. Cela fut si visible que madame de Chanclos s’en alarma avant
+même que sa fille n’eût cru pouvoir s’en réjouir; elle s’en alarma, la
+pauvre femme, parce qu’elle croyait que Claude marchait sur mes brisées;
+et, voyant aussi bien que j’avais du souci, elle fut sur le point de me
+plaindre ou de me crier casse-cou, ou de s’indigner de ma lâcheté! Oui,
+le moment menaça où elle allait m’offrir ses soins pour me débarrasser
+de Gérard! Je fuyais la fille pour ne la point incommoder; je fuyais la
+mère pour qu’elle ne m’accablât pas de ses bontés! J’assistais à des
+événements qui ne revêtaient que pour moi la forme d’une tragi-comédie
+raffinée; à tout instant, à la rigueur, j’eusse pu quitter le spectacle,
+mais, soit entraîné par les premiers actes, soit empoigné par une
+douleur que le comique avivait à outrance, je demeurais à ma place. On
+connaît des cauchemars semblables, au cours desquels on se dit: «Je vais
+m’éveiller, parce que cela devient affreux,» mais aussitôt: «Tout de
+même, si l’on poussait plus avant!...»
+
+Je me sentis quelquefois si désolé, que je riais, je ricanais tout seul.
+Il y a dans la douleur très profonde, et quand quelque dépit s’y mêle,
+une espèce de méchante joie et qui fait admirer ce que contient de
+vérité humaine l’esprit prêté par l’Écriture aux mauvais anges.
+
+Un jour de pluie, où l’on était resté au château, où je m’étais enfermé
+dans ma chambre sous prétexte de mettre à jour ma correspondance, où
+l’on avait joué, en bas, aux petits jeux avec quelques voisins de
+campagne, je trouvai, en descendant, Bernerette transfigurée, la bouche,
+les joues, la poitrine, les yeux pleins d’espérance, un bonheur dans
+toute sa personne. Et Gérard était un peu chose. Je manifestai, à mon
+tour, en me mêlant à tous, une gaieté insolite, nerveuse, exubérante. Et
+je regardai l’œil de madame de Chanclos, qui pensait: «Il s’efforce de
+séduire, parce qu’il sent un adversaire...» Et je regardai Gérard qui
+pensait que je venais d’écrire longuement à ma maîtresse; et je regardai
+Bernerette, qui ne me regardait seulement pas!
+
+Gérard se laissait-il donc prendre? Non, je ne le croyais pas; mais la
+vie lui était ici très aisée: elle le consolait de ses récents ennuis;
+un début de flirt avec une jeune fille l’amusait. En somme, je
+connaissais assez peu Gérard: était-il tout à fait insensible au fait
+d’être accueilli dans une gentilhommière, sans faste, il est vrai, mais
+dite «château» à cause de ses tourelles? dans une famille, non pas d’un
+rang hautain, assurément, mais qui n’eût peut-être pas fréquenté la
+sienne? et, sans y songer d’une manière précise, ne prévoyait-il pas que
+son vieux papa, en cultivant ses vignes, là-bas, en Bourgogne, serait
+flatté s’il le savait là? Dans la lande de bruyères, Gérard m’avait dit:
+«Saprelotte, quelle jolie propriété!...» Enfin, il était possible, à
+tout prendre, que Claude Gérard se laissât épouser.
+
+Comme j’allais m’endormir, le soir de cette journée de pluie, une idée
+me secoua tout le corps, c’était celle-ci: «Ne se pourrait-il pas aussi
+que Claude en vînt à aimer Bernerette?» Je me soulevai du coup; je
+rallumai ma bougie. Voilà donc où j’en étais: je me résignais à ce que
+Claude épousât Bernerette; mais qu’il l’aimât, je ne pouvais le
+supporter. «Pourtant, me dis-je, à la lumière de ma bougie, c’est pour
+le bonheur de Bernerette que j’ai travaillé de mes mains à ce que ce
+mariage devînt possible, et son bonheur n’est pas qu’elle soit mariée,
+mais aimée!...»
+
+ * * * * *
+
+Parce que ma présence gênait Bernerette, je m’étais mis à affecter une
+discrétion qui l’incommodait plus encore; on ne me voyait presque plus,
+si ce n’est aux repas et à la chasse. Je lui abandonnais son Gérard!
+Elle n’en était pas fâchée, certes; mais elle eût désiré que je fisse
+cela plus gentiment, et par exemple, sans paraître le faire. Je suis sûr
+qu’à part soi, elle m’envoyait à tous les diables; Claude, lui, était
+persuadé que j’avais des démêlés épistolaires avec l’imaginaire
+maîtresse; il me dit un certain: «_Tu quoque!..._» que je feignis de ne
+pas comprendre; mais depuis lors, je fuyais tout colloque avec Claude
+pour échapper à la nécessité désobligeante de lui faire de fausses
+confidences; pourtant je ne voulais point paraître éviter Claude, de
+peur qu’il ne soupçonnât ma pensée véritable. J’étais dans la maison
+comme un animal aux abois. M’enfuir!... Ah! m’enfuir!... N’étais-je pas
+libre? Ne pouvais-je partir demain? ce soir même?... Oui bien!
+mais--comprenne qui pourra--je ne voulais pas m’en aller! Je montais
+précipitamment dans ma chambre; je faisais ma valise. Je la défaisais;
+je descendais l’escalier pour aller me mêler à tout le monde: à peine en
+bas, je remontais et je recommençais ma valise. Je l’envoyais d’un coup
+de pied, à l’autre bout de la pièce; je m’étendais, exténué, sur mon
+lit. Deux jours de suite, j’exécutai ce manège après déjeuner. Le temps
+était mauvais; on ne chassait guère; les journées me semblaient
+interminables. Et la pire de mes pensées était que, bon gré, mal gré,
+d’ici peu de temps, il faudrait renoncer à ces journées!
+
+Qu’avais-je le plus désiré en ces derniers temps? Que la méprise, la
+fameuse méprise de monsieur et de madame de Chanclos, de leurs amis, de
+leurs voisins, de leur personnel même se dissipât. Eh bien! elle se
+dissipait la méprise! Oh! je vous prie de croire qu’elle se dissipait.
+Elle se dissipait sans qu’un seul mot eût été prononcé, ni par
+Bernerette qui ne voulait pas le prononcer ni par madame de Chanclos de
+qui je l’avais tant redouté, ni par moi enfin à qui la plus disgracieuse
+démarche était ainsi épargnée. Elle se dissipait, et j’en souffrais
+comme d’une perte irréparable; à certains moments, comme d’une insulte.
+Mais je tenais à assister à ce transport des attentions, des
+obséquiosités, des sourires entendus, que parents, amis, domestiques
+même effectuaient--oh! avec quelle aisance et quelle calme
+promptitude!--de moi à mon voisin, à «mon ami» Claude Gérard.
+
+Claude Gérard avait été invité «pour une huitaine de jours». La semaine
+touchait à sa fin. De la façon qu’allaient les choses, il était à
+prévoir qu’on le prierait de prolonger son séjour, et, ma foi, qu’il
+l’accepterait. M’en aller avant lui, n’était-ce pas par trop avoir l’air
+de céder la place? paraître trop l’avoir précédemment tenue? Je me
+disais cela pour me donner prétexte à demeurer à la Tourmeulière!
+
+ * * * * *
+
+Madame de Chanclos et Bernerette me heurtèrent dans l’escalier et me
+dirent à peu près simultanément:
+
+--Ah! nous allions frapper chez vous!...
+
+Que me voulaient-elles? Elles venaient me prier de rester jusqu’à la
+Toussaint: le baromètre remontait lentement mais sûrement; le _Journal
+d’Indre-et-Loire_ annonçait de beaux jours. Je dis:
+
+--Mais non! c’est impossible; je dois rentrer à Paris; et tenez! ma
+valise est faite!
+
+Elles furent sincèrement désappointées, cela était visible; elles
+insistèrent de la façon la plus aimable; je ne démordais pas d’une
+résolution prise soudainement, je ne sais trop pourquoi, au moment même
+où ces dames m’avaient abordé dans l’escalier. Madame de Chanclos mit un
+feu inusité à me retenir. Je disais: «Mais non!... Mais non!...» sur un
+ton qui devait, je l’imaginais, leur faire entendre que j’étais très
+malheureux chez elles. Bernerette ne disait plus rien. Peut-être enfin
+comprenait-elle; peut-être enfin me prenait-elle en pitié? Moi,
+m’obstinant à ne pas leur donner de raison positive pour m’en aller, je
+disais toujours: «Mais non!... Mais non!...» Les larmes vinrent aux yeux
+de Bernerette. Je crois qu’elle ne fut jamais plus cruelle pour moi qu’à
+ce moment. Je ne pus faire autrement que de céder.
+
+Et cinq minutes plus tard, Claude me prenant à part, me confiait:
+
+--Je suis bien content que tu aies consenti à rester, parce que je
+venais de dire à ces dames qui insistaient beaucoup: «Eh bien! que ce
+soit Henri qui décide!...»
+
+
+
+
+Je ne me sens pas, après dix ans écoulés, la force de décrire ce que je
+vis pendant les quelques jours que nous restâmes à la Tourmeulière. Tous
+les amants malheureux, tous les pauvres jaloux savent ce que c’est que
+la torture des petits jeux, des gages, des apartés dans un salon, des
+rencontres possibles dans le dédale des corridors, et du choix des
+places dans un break de promenade; ce que sont les mots spirituels que
+la coquetterie attise, et les termes d’ineffable niaiserie que l’amour
+inspire; ce que c’est que la beauté, le plaisir, le bonheur... des
+autres!...
+
+La voix de Bernerette! Le miracle de son visage transformé! Du sang, des
+formes, de la vie, et quel charme de jeune ressuscitée! Que la mort
+embellit un être quand, l’ayant touché du doigt, elle se retire et fait
+grâce! Et la fête dans toute la maison, la reconnaissance presque sans
+mesure manifestée au sauveur! J’avais joui de quelque chose d’analogue,
+ayant produit un peu du même effet, quand je n’étais que le précurseur!
+
+Eh quoi! n’étais-je pas satisfait? Pour sauver Bernerette, ne m’étais-je
+pas fait gloire de me sacrifier? Oui, oui! l’homme en moi participait à
+la joie générale et se félicitait d’avoir contribué à ce que Bernerette
+fût revivante et heureuse. L’homme en moi pensait qu’il eût fallu un
+monstre pour ne pas se réjouir du résultat obtenu. Mais c’est qu’un
+monstre était en moi, vraiment, celui qu’autrefois on nommait le perfide
+Amour; et il me soufflait que je n’avais à aucun moment espéré que cela
+pût si parfaitement réussir!...
+
+«Tu as joué avec Claude, me chuchotait le monstre, comme on joue avec le
+feu, quand on espère bien ne pas se brûler les doigts. Tu as fait venir
+Claude, oui; mais tu le savais prisonnier! Tu l’as offert à Bernerette,
+oui, mais tu voyais la chaîne par laquelle Isabelle le tenait!...»
+
+
+
+
+Nous partîmes, je m’en souviens, le lendemain de la Toussaint, par un
+temps humide et frisquet, et l’on essaya encore de nous retenir sous le
+prétexte que c’était le jour des Morts; mais Claude atteignait la
+dernière limite de ses vacances; ses fonctions le rappelaient. Mesdames
+de Chanclos, d’ailleurs, devaient quitter la Tourmeulière dans la
+quinzaine; on se donna rendez-vous à Paris: la glace était bien rompue,
+cette fois! Claude promit, sans arrière-pensée, d’aller au Ranelagh.
+
+Comme nous avions un arrêt de quarante minutes à Saint-Pierre-des-Corps,
+nous déjeunâmes au buffet tout à notre aise; nous étions seuls et je dis
+tout à coup à Gérard:
+
+--Eh bien!... et Isabelle?
+
+Il fit claquer sa langue, secoua la tête et prit son temps pour me
+répondre; puis il me confia que, dans le fond, Isabelle était un peu
+rosse. Et il m’expliqua pourquoi. Je le savais bien. Mais je vis que
+Claude n’ignorait rien, ni des relations d’Isabelle avec le père de son
+petit, ni des dernières manigances à propos du mariage. Il avait été
+contre elle extrêmement irrité; il la chargeait un peu lourdement, trop
+même; et j’en fus choqué, car, en définitive, la faute d’Isabelle
+n’était que de chercher le mariage.
+
+C’est d’elle que nous parlâmes exclusivement, durant le trajet, et point
+du tout de la Tourmeulière. Il se relâchait sensiblement de sa sévérité
+envers Isabelle, à mesure que nous approchions de Paris. Je lui dis:
+
+--Mais, vas-tu la revoir?
+
+--Oh! oh! fit-il, je lui tiendrai la dragée haute!...
+
+Nous descendîmes, notre valise à bout de bras, notre fusil gainé, en
+bandoulière. C’était, dans ce temps-là, à la vieille gare d’Orléans. Au
+travers d’un treillage derrière lequel parents et amis attendaient les
+voyageurs, je reconnus parfaitement Isabelle. Mais je n’en avertis pas
+mon compagnon: venait-elle là pour lui? Nous passâmes l’étroit défilé
+que gardent les employés de l’octroi, et Isabelle vint se jeter au cou
+de Gérard.
+
+Debout, à la portière du fiacre où il avait installé Isabelle, et comme
+j’allais les quitter, il me confia:
+
+--J’ai voulu faire une expérience: je l’avais avertie de mon arrivée.
+Elle est venue.
+
+Je dis:
+
+--C’est gentil de sa part.
+
+Il sourit et rejoignit sa maîtresse.
+
+
+
+
+Et six semaines s’écoulèrent sans que j’entendisse parler ni des
+Chanclos ni de Claude Gérard.
+
+Dans le commencement de décembre, un matin, chez moi, Claude Gérard fit
+passer sa carte.
+
+J’achevais de m’habiller devant la glace; je me vis légèrement pâlir.
+Que me voulait Gérard? Il était homme à venir me demander conseil, à
+m’avertir tout au moins, en qualité d’ami commun, s’il avait résolu
+quelque démarche touchant Bernerette.
+
+Je le fis attendre un peu; je me préparai. Enfin:
+
+--Bonjour, Gérard, comment vas-tu?
+
+Il s’excusa de venir me trouver si matin; mais l’après-midi l’on ne se
+rencontre guère, et il me devait, dit-il, quelques remerciements pour
+les petites vacances en Touraine qu’il n’eût point prises, en somme,
+sans mon intermédiaire...
+
+--Tu es bien bon.
+
+... Et qui lui avaient été agréables et profitables... qui lui avaient
+donné beaucoup à réfléchir...
+
+--Ah!
+
+--A propos, comment vont ces dames?
+
+--J’allais te le demander, dis-je en souriant: je suis sans nouvelles.
+
+--J’ai reçu ce matin, me dit-il, un bout de mot; tu ne peux manquer
+d’avoir le même; il s’agit d’un dîner... déjà!
+
+--«Déjà!» répétai-je, étonné du sens qu’il semblait donner à ce mot.
+
+Et en même temps, je sonnai ma domestique afin de savoir si, moi aussi,
+j’avais «un bout de mot». En effet, je l’avais; le même que Gérard: une
+invitation pour le 15.
+
+--Eh bien! dis-je, voilà une excellente occasion de nous rencontrer!...
+
+Et par là, je semblais bien un peu lui dire: «Nous nous serions aussi
+bien rencontrés seulement le 15!...»
+
+--Mais c’est que..., dit-il, hésitant, c’est que je ne crois pas pouvoir
+y aller...
+
+--Ah!
+
+Il me fournit deux raisons pour ne pas être de ce dîner. C’était une de
+trop. Ces raisons étaient des prétextes. Mon cœur palpita. Je pensai à
+mon amour, à ma jalousie, au sort de Bernerette qui allait être encore
+remis en suspens, plus gravement que jamais, après l’espoir né à la
+Tourmeulière.
+
+Et il se tut sur les Chanclos, me parla du Palais et de petites affaires
+du Conseil d’État. Puis, tout à coup:
+
+--J’ai un poids sur la conscience, dit-il; il faut que je m’en délivre
+pendant que je te tiens. Voilà!... Je t’ai parlé inconsidérément
+d’Isabelle, sur le coup d’une petite pique entre nous deux. Tout ce que
+j’ai pu te dire de fâcheux à propos d’elle, est faux; je ne pensais pas
+ce que je disais, et quant aux minces fondements sur lesquels s’étayait
+ma rancune: néant! Je m’étais bel et bien fourré le doigt dans l’œil
+jusque-là!...
+
+Je lui faisais signe qu’il était inutile d’insister. Mais il ajouta:
+
+--Te rappelles-tu ce que je t’ai dit moi-même, à plusieurs reprises:
+«J’ai voulu la mettre à l’épreuve?...» Oui! Eh bien! elle faisait de
+même: tout avait pour but de me mettre à l’épreuve!...
+
+--Tout est bien qui finit bien, dis-je en riant.
+
+Il se leva; il était soulagé. C’était pour cela qu’il était venu.
+
+
+
+
+Que devais-je faire, moi, de cette invitation pour le 15? L’accepter,
+n’était-ce pas rendre plus sensible l’absence ou l’abstention de Gérard?
+Que penserait Bernerette en ne le voyant pas?... et en me voyant? «Ah!
+celui-ci est toujours prêt!» Et elle m’en voudrait d’être à sa
+disposition, tandis que celui qu’elle désire se dérobe. M’abstenir?...
+On dirait: «Ces jeunes gens, on ne les tient pas!...» On assimilerait le
+cas de Claude Gérard et le mien. Ainsi j’innocentais un peu Claude!...
+
+Cependant si Bernerette souffre par l’absence de Claude,--ce qui est
+probable,--elle brûle de s’informer, elle veut m’interroger, savoir si
+Claude m’a confié quelque impression sur son séjour à Langeais, sur
+elle-même!... Alors, avouer à Bernerette que Claude est ressaisi par sa
+maîtresse!...
+
+J’avais, moi, envie de voir Bernerette, car sa pensée me tourmentait
+sans cesse. Mais j’éprouvais une aversion insurmontable à l’entretenir
+de son amour; je crois même qu’elle s’en était aperçue déjà à la
+Tourmeulière, et, à partir de ce moment, ne m’avait-elle pas traité en
+ennemi? Et l’idée que j’étais son ennemi m’était plus odieuse que celle
+de lui parler de Gérard.
+
+Elle avait découvert que je ne la servais qu’avec dépit; et peut-être
+que je l’aimais! Dès lors, combien devait-elle me haïr? Dans la
+proportion de ce qu’elle aimait l’autre. Non! non! Je n’irais pas au
+Ranelagh le 15!
+
+J’écrivis que j’étais empêché. Puis je me mordis les pouces pour avoir
+écrit cela. Le 15, toute la journée, je ne tins pas en place; que
+n’aurais-je pas donné pour entendre, dans un coin du salon, le soir,
+Bernerette me parler, fût-ce de Claude!...
+
+A part moi, j’attendais un de ces mots de madame de Chanclos, comme j’en
+avais tant reçus, me priant de venir le jour qu’il me plairait. Mais le
+mot, je ne le reçus pas. Je pensai: «On attend ma visite...» J’allai
+faire ma visite avant Noël. Je me trouvai perdu dans une assemblée
+nombreuse. Bernerette n’avait pas encore pris d’inquiétude; elle était
+jolie à un point qu’elle n’avait jamais atteint, un peu nerveuse,
+toutefois, car elle attendait la visite de Claude. On parla de lui; on
+parla de sa visite probable, comme on l’avait tant fait l’année
+précédente.
+
+J’admirais, en tremblant, la confiance que se crée l’amour,
+inconsidérément, et pour cela seul qu’il s’en nourrit.
+
+Tout le monde savait que Claude Gérard avait passé une quinzaine de
+jours à la Tourmeulière; et les cinq ou six femmes qui s’étaient
+particulièrement intéressées à lui poussaient de petits «Ah! ah!...»
+fort entendus; et les langues allaient.
+
+Claude Gérard ne vint pas. A la fin de la journée seulement, on s’avisa
+de se souvenir qu’il faisait bien difficilement des visites, et la
+raison pour laquelle on l’en avait tout bas excusé l’année précédente, à
+savoir ses succès de joli homme, n’était-elle pas bonne cette année?
+Oui, pour tout le monde; non, pour Bernerette. J’étais ému, moi, à la
+pensée de l’angoisse qui pouvait torturer Bernerette; mais quand le
+salon se vida, je m’aperçus bien, moi, qui connaissais Bernerette,
+qu’elle n’avait pas perdu sa confiance; elle ne souffrait d’aucune
+angoisse: son rêve édifié chaque jour par les soins assidus de son
+instinct vital même, qui en avait le besoin absolu, devait avoir atteint
+aujourd’hui toute sa consistance; il fallait d’autres coups pour
+l’ébranler! Tandis que je songeais à ce curieux mystère de l’amour, je
+m’aperçus aussi que j’allais me trouver presque seul et qu’on ne m’avait
+point prié de rester à dîner. Je saluai ces dames, qui ne me retinrent
+pas.
+
+Dehors seulement, en même temps que le brouillard glacé du Ranelagh sur
+mes épaules, je sentis toute la gravité de l’événement qui m’atteignait:
+je n’étais plus rien dans la famille de Chanclos.
+
+Le cœur de Bernerette gouvernait cette maison: je ne l’avais que trop
+remarqué lors de la méprise fâcheuse! Du jour où s’était imposée la
+certitude que c’était Claude Gérard que ce cœur voulait, tout l’espoir
+et le désir de la maison s’étaient tournés vers Claude Gérard. Le moyen,
+quand on est père ou mère, de ne pas croire que votre fille ne
+subjuguera pas qui elle a choisi? Le moyen, quand on possède de la
+fortune, de ne pas croire que le jeune homme qu’on a choisi acceptera?
+
+Sur le quai de la gare de Passy, je retrouvai une dame qui était sortie
+cinq minutes avant moi de chez madame de Chanclos et qui attendait le
+train; elle me fit de tout petits yeux. Je lui dis:
+
+--Quoi donc?...
+
+--Ah çà! dit-elle, et non sans malice, seriez-vous le dernier à
+savoir?...
+
+Le train arrivait d’Auteuil; il ralentit en produisant des grincements
+insupportables:
+
+--Monsieur de Chanclos a fait un petit voyage en Bourgogne...
+
+--Je n’en ai pas entendu parler.
+
+--Ni moi. Mais mon fils qui faisait ses vingt-huit jours à Beaune l’a
+rencontré... C’est le pays natal de votre ami... Vous ne venez pas à
+Saint-Lazare?
+
+J’allais à la gare Saint-Lazare; mais je dis:
+
+--Non! non! je prends un train du Nord.
+
+Et je demeurai onze minutes sur ce quai, à attendre le train suivant
+pour ne pas entendre parler du voyage de M. de Chanclos au pays de
+Gérard.
+
+ * * * * *
+
+Je marchai de long en long; je m’impatientai; je me pesai à la balance
+automatique. La grande aiguille, mise en mouvement, oscilla, entre deux
+ou trois chiffres dorés; j’entendis dans la machine comme un petit râle
+prolongé de vieille femme; une claire sonnette tinta et, sur le ticket
+qui me glissa dans la main et qui portait d’un côté la photographie de
+S. M. la reine Ranavalo, et de l’autre, en trois couples de chiffres
+superposés, mon poids, dont je ne me souciais guère, je m’obstinai à
+composer avec ces chiffres, en retranchant 9, comme au baccarat,--quelle
+idée! je ne suis ni joueur ni superstitieux,--je m’obstinai à composer
+une date, une date du mois prochain, par exemple, une date qui devait
+être celle d’un inévitable malheur. J’obtins le chiffre 6. «Le 6
+janvier, me dis-je en montant enfin dans mon train, le bel espoir de
+Bernerette et de sa famille croulera; comment? je n’en sais rien encore;
+mais il ne peut, en effet, tarder à crouler...» Un monsieur qui s’assit
+en face de moi, favoris blancs, large rosette à l’ancienne mode, un
+médecin peut-être, me regarda avec un intérêt gênant; c’est que je
+devais faire une figure assez singulière: mi-souriant à cause de ma
+puérilité, mi-terrorisé à l’idée de la catastrophe inévitable.
+
+
+
+
+Je fus délaissé momentanément par la famille de Chanclos, non de façon à
+m’en pouvoir froisser, mais de façon sensible à un ami ancien et
+familier. J’espaçai mes visites et j’écourtai celles que je fis. Je
+crois que madame de Chanclos s’imaginait volontiers que tout le monde
+avait commis, à Paris comme à la Tourmeulière, la même méprise
+qu’elle-même à mon endroit; et l’on manifestait à présent pour dissiper
+ce malentendu. Peut-être aussi me faisait-on expier le tort que j’avais
+eu de ne le pas dissiper moi-même sans retard...
+
+Dans la première semaine de janvier--où il n’y eut point du tout de
+catastrophe,--je me rencontrai chez madame de Chanclos avec Claude
+Gérard et je mangeai des bonbons qu’il avait offerts. C’était la
+première fois qu’on le voyait depuis la Tourmeulière. Chacun était si
+préoccupé de lui, on avait de lui tant parlé, tant pensé, tant imaginé,
+que, lui présent, si calme, si réservé, si peu brillant hormis par sa
+jolie figure, chacun se trouvait refroidi, embarrassé, désappointé. Il
+était là enfin! eh! bien, oui, voilà tout. C’était un joli garçon. Il ne
+montrait ni une joie particulière de se trouver là, ni une attention
+personnelle à mademoiselle de Chanclos; il était pareil à ce qu’il avait
+été avant la quinzaine à la Tourmeulière. Et cette quinzaine, alors,
+qu’avait-elle donc été? Un flirt entre une jeune fille et un joli
+garçon. Telle était la vérité banale, désespérément médiocre,
+tragiquement ordinaire, qui éclatait, à mes yeux du moins, en cette
+visite attendue pendant toutes les heures que contient une période de
+deux grands mois d’hiver, par le cœur enivré d’une pauvre petite
+amoureuse!
+
+Claude Gérard se leva, au bout d’une demi-heure. On en fut tout étonné;
+on le pria de revenir dîner sans façon. Mais il était retenu. Il y eut,
+chez la maman et chez la fille, un court moment d’angoisse, bien
+apparent à tous, malgré le masque des sourires. Mais cela ne dura pas le
+temps même qu’on le remarquait; elles se tinrent bien toutes les deux;
+la mère y eut plus de mérite que la fille, car celle-ci n’avait pas fini
+d’espérer.
+
+Comme on avait prié devant moi Claude Gérard de vouloir bien rester, on
+me pria tout de même. Mais, moi aussi, je prétextai que j’étais retenu.
+
+ * * * * *
+
+Trois semaines plus tard, je fus invité à dîner pour le commencement de
+février. J’acceptai. Je dînai. Claude était invité; il avait refusé par
+une lettre qui fut jugée charmante.
+
+Bernerette se trouvait de nouveau, comme tous les ans, disait-on, un peu
+anémiée par l’hiver. Mais elle n’avait pas cessé d’espérer.
+
+Moi, je ne savais plus, ma foi, ce que devenaient Gérard et sa
+maîtresse; on ne me le demanda point, d’ailleurs. Tant que Bernerette
+espérait, elle était fière, presque un peu hautaine. Elle ne s’était
+abaissée que par désespoir et à bout de ressources; et je crois qu’au
+fond elle ne me pardonnait pas d’avoir été son confident, le témoin de
+sa détresse, et un peu aussi son valet...
+
+
+
+
+Je me mis à bouder, ou, admettons plutôt, j’essayai d’oublier. Je
+croyais avoir oublié Bernerette lorsque, chaque samedi soir, je me
+félicitais de n’avoir pas été au Ranelagh; mais la vérité est que je
+m’en félicitais trop longuement et trop régulièrement chaque semaine, je
+m’en félicitais quelquefois le lendemain et pendant la moitié de la
+semaine suivante, et je passais l’autre moitié à me dire: «Je n’irai
+certes pas samedi!»
+
+Enfin, les premiers jours de mars arrivèrent sans que j’eusse manqué à
+ma belle fermeté. Il est juste de dire que ces dames, de leur côté,
+semblaient tenir le même serment: je n’entendis pas une fois parler
+d’elles. Aussi dès la fin de février commençai-je à remplacer les
+petites félicitations que je m’adressais si complaisamment, par quelques
+marques de dépit, inavoué à moi-même d’abord, jusqu’au jour où je
+m’entendis frapper le sol de mon talon et dire tout haut: «C’est un peu
+fort!...» Ah! il fallut bien reconnaître que j’étais vexé, et que ce que
+je nommais à part moi «l’abandon» de la famille de Chanclos m’était
+extrêmement pénible.
+
+Allais-je finir par retourner au Ranelagh? Capituler? Non pas! Voici le
+parti qui me sembla infiniment plus digne que d’aller au Ranelagh: aller
+chez Claude Gérard!
+
+Il va sans dire que je ne voulus reconnaître aucune connexité entre ces
+deux démarches possibles, aller au Ranelagh, aller chez Claude Gérard.
+Cependant, pourquoi aller chez Claude Gérard? N’avais-je pas résolu, et
+ceci depuis un mois, de laisser tomber mes relations avec ce garçon?
+Oui. Eh bien! à présent, la démangeaison me prenait d’aller chez Claude
+Gérard! Et j’y allai.
+
+Je sonnai et fus longtemps à la porte; je sonnai de nouveau; la petite
+bonne enfin parut, environnée de quatre personnes: on visitait
+l’appartement. Je demandai M. Gérard; la bonne me dit qu’il était sorti,
+«et qu’il n’y avait personne ici». Cet excès d’information me paraissait
+dissimuler bien gauchement la présence d’Isabelle; et comme j’élevais un
+peu la voix pour exprimer mes regrets de ne pas trouver là Gérard, une
+porte s’entr’ouvrit et quelqu’un chuchota:
+
+--C’est vous? Entrez donc un peu!...
+
+Et Isabelle se montra, agitant et frottant son peignoir: elle sortait
+d’un cabinet obscur où elle s’était tapie pendant qu’on visitait.
+
+--Vous déménagez donc?
+
+Elle me regarda avec cet air de dédain qu’on a pour les personnes mal
+informées de ce qui se passe. Et elle me fit entrer dans la salle à
+manger.
+
+--Je vois, dit-elle, que j’ai du nouveau à vous apprendre!...
+
+Elle parlait confidentiellement, et en outre, d’un geste, semblait
+couper toute communication entre ses paroles et la bonne, d’ailleurs
+retournée à ses affaires.
+
+--Je ne veux pas la garder, dit Isabelle. Claude tient absolument à
+trancher net avec ce qui a été, comme il dit, son passé de garçon: nous
+avons engagé un valet de chambre.
+
+--Peste!
+
+--C’est peut-être une folie, d’autant plus que Claude, pour le moment,
+il faut vous dire cela, est à couteaux tirés avec sa famille. Mais
+c’était une de ses idées. Nous habitons rue de Moscou, à partir du 15
+avril.
+
+Je bredouillai quelques compliments et tentai de parler d’autre chose:
+et comment allait-il, Claude?... N’aurais-je pas la chance de le voir
+rentrer?
+
+--Il est sorti pour affaires... Il s’en donne du mal, le pauvre
+garçon!... Vous pensez que ça ne va pas tout seul, quand on a les
+parents contre soi!... Enfin, c’est bien lui qui l’aura voulu; moi, je
+n’ai pas cessé de lui dire: «Je ne suis pas la femme qu’il te faut...»
+Qu’est-ce que vous voulez? c’était son idée.
+
+--Comme pour le valet de chambre!
+
+--Dites-donc, vous!...
+
+Elle allait prendre mal la chose; je dus lui affirmer que je n’entendais
+faire aucune assimilation malséante. Elle dit:
+
+--Oui, oui, mais vous riez, je le vois bien; vous êtes comme les autres!
+Ah! ce n’est pourtant pas faute de l’avoir averti de cela comme du
+reste: «Tous tes amis se ficheront de toi, tous...»
+
+--Mais je vous jure...
+
+--Vous pouvez jurer! ça n’empêche rien. Et si vous voulez savoir mon
+opinion, à moi, je vais vous la dire, c’est que si ce mariage se fait,
+j’aurai autant à m’en repentir que Claude!
+
+--Allons! allons! n’exagérons rien!
+
+--Voilà!... c’est cela même!... Vous croyez, vous aussi, que c’est moi
+qui excite Claude à m’épouser! Détrompez-vous! si j’avais voulu épouser
+quelqu’un à mon goût, ç’aurait été le petit blond, qui en fait une
+maladie à présent, parce que je le refuse; et si j’avais voulu faire un
+mariage raisonnable, mais là, sérieux, pour avoir la paix, la sécurité
+et... l’aisance,--je peux bien vous dire ça entre nous, car Claude n’est
+pas riche, tant s’en faut!--eh bien, je vous le jure sur la mémoire de
+mon pauvre petit enfant, c’est son père, à ce chérubin, que j’aurais
+épousé, et non pas un autre!
+
+Je ne disais rien. J’ouvrais les yeux avec une certaine stupéfaction.
+Elle reprit:
+
+--Vous allez peut-être dire comme cet autre hypocrite qui a dîné ici une
+fois avec vous et qui ne s’est pas gêné pour insinuer à Claude que je
+lui jouais la comédie?... La comédie? moi? non! Je n’ai pas assez de
+malice. On me l’a toujours dit, que je n’avais pas volé le Saint-Esprit,
+je finirai par le croire... Je vous ai dit la vérité vraie dès le
+premier jour: oui, le blond a voulu m’épouser. Quand le père de mon
+petit ange a su que ce jeune homme voulait m’épouser, c’est lui, à son
+tour, qui aurait bien fait n’importe quoi pour ne pas me perdre. Est-ce
+que je pouvais cacher cela à Claude? Non. Eh bien, dès que Claude a su
+cela, il s’est montré plus acharné que les deux autres: voilà la
+comédie; elle n’est pas de moi, comme vous pouvez en juger; elle s’est
+faite toute seule.
+
+--Mais, hasardai-je, si, avant que la chose ne soit conclue, l’un des
+deux autres manifestait un acharnement plus vif que celui de Claude?...
+
+Isabelle dit innocemment:
+
+--Ça n’est guère possible: Claude m’a chambrée; je ne quitte plus d’ici!
+
+Voilà tout le résultat que je tirai de ma visite chez Claude Gérard. En
+descendant l’escalier je sentis bien que je venais d’essuyer une
+déception. Était-ce pour n’avoir pas rencontré Gérard? Un peu: car il
+m’eût peut-être donné des nouvelles du Ranelagh!
+
+Après, pour ne pas rire de moi, je me mis à rire de Claude Gérard en
+réfléchissant à son sort pitoyable.
+
+Claude ne vint pas me rendre visite: en effet, étais-je sot! il avait
+bien trop à faire; en outre, il était gêné de m’annoncer son mariage;
+enfin, peut-être renonçait-il à ses anciennes relations pour faire peau
+neuve par le mariage. Et je n’eus de nouvelles du Ranelagh que par une
+carte postale illustrée qui m’arriva le jour de la mi-carême, et dont je
+regardai la jolie photographie de côte méditerranéenne, pendant deux
+minutes, en me faisant la barbe, avant de retourner seulement le carton,
+avant de me demander de qui il venait.
+
+Il venait de Beaulieu (Alpes-Maritimes); il portait la signature de
+Bernerette au-dessous de trois mots: «Au meilleur ami», et de l’adresse
+où répondre: «Villa Cynthia».
+
+Comment les Chanclos étaient-ils partis pour le Midi où ils n’allaient
+jamais et contre quoi ils avaient même une certaine prévention? Aussitôt
+habillé, je courus au Ranelagh. Je vis l’hôtel fermé. Je sonnai par
+acquit de conscience, et je resonnai. Le concierge de la propriété
+voisine s’approcha derrière un colley aboyant, et me dit que toute la
+famille de Chanclos était partie depuis six semaines, et que les
+domestiques l’avaient rejointe hier, «les patrons» ayant loué une villa
+à Beaulieu.
+
+J’envoyai, à mon tour, une carte postale à l’adresse indiquée. Presque
+courrier par courrier, une carte m’arriva de Beaulieu, portant les
+signatures de Bernerette et de sa mère, avec quelques mots des plus
+gracieux.
+
+Je ne pouvais que m’en tenir là et renvoyer, dans une quinzaine, un mot
+insignifiant au dos du «Palais de Justice» ou de «la Fontaine
+Saint-Michel». Mais avant que la quinzaine ne fût écoulée, je recevais
+de madame de Chanclos une lettre, cette fois! qui m’apprenait, en des
+termes que l’on s’efforçait de ne pas rendre trop alarmés, que
+Bernerette était «très sérieusement souffrante», que l’on avait quitté
+Paris précipitamment, que l’on était venu s’installer ici dans un hôtel
+«splendide et odieux», où n’avait-on pas eu le malheur d’être persécutés
+et de souffrir mille avanies, jusqu’à ce qu’enfin l’on comprît que le
+règlement s’opposait à l’admission d’une «personne qui tousse...»
+
+Ces derniers mots me firent courir un frisson entre les épaules et
+j’oubliai, d’un coup, toute ma désobligeante aventure. Je crus même
+avoir de graves torts envers les Chanclos pour les avoir «abandonnés»
+deux longs mois, pour n’avoir point été là quand cette triste
+détermination dut être prise: partir pour le Midi, parce que Bernerette
+est «sérieusement souffrante». J’étais reconquis, réasservi; j’étais de
+nouveau prêt à exécuter le moindre désir formulé là-bas, dans cette
+petite anse maritime que je connaissais bien, entre la «petite Afrique»
+et le cap Saint-Jean: Beaulieu. Le désir ne manqua pas d’être formulé;
+on me nommait sans cesse «le meilleur ami», et Bernerette s’ennuyait...
+
+Mais je ne pouvais m’éloigner de Paris: je venais d’être nommé d’office
+pour assister un pauvre bougre dans une affaire d’assises. Une
+correspondance de plus en plus régulière s’établit entre la villa
+Cynthia et moi; tantôt la mère, tantôt la fille m’écrivaient, ou bien
+elles joignaient leurs signatures au bas d’une carte postale où
+Bernerette avait rétréci autant que possible son écriture afin de
+bavarder davantage. Petit à petit, cet échange devint si fréquent, si
+nourri, que je pus en tirer la présomption que je demeurais vraiment
+pour Bernerette «le meilleur ami». Aux vacances de Pâques, je ne tins
+plus en place, et je partis pour Nice, qui est à Beaulieu ce que
+Saint-Malo est à Dinard... Je me souvenais de l’an passé... Mais rien ne
+m’eût empêché de recommencer toutes mes épreuves et d’en tenter d’autres
+encore.
+
+Oh! les misérables aberrations de l’amour! Je m’acheminais vers la villa
+Cynthia, comme l’enfant prodigue vers la maison paternelle: en coupable.
+Dans ce chemin qui va de la descente du tramway, entre des oliviers et
+des murs, jusqu’à l’endroit où je savais que ma pauvre petite Bernerette
+toussait, mon émoi venait de l’avoir abandonnée! Et je me répétais: «Si
+j’étais demeuré près d’elle, je lui aurais bien épargné, voyons! de se
+faire tant de chagrin!...» Car une peine morale, je n’en doutais pas,
+avait ouvert les portes toutes grandes au mal qui la guettait.
+
+ * * * * *
+
+Il faisait beau malgré un ciel nuageux qui n’était plus celui de
+février: des jardins jetaient par-dessus les murs leur trop-plein de
+roses, et quelque chose de vibrant, de chaud, de sain, une allégresse
+indéfinissable était dans l’air charmant. Je lus le nom de la villa; on
+vint m’ouvrir. Joë aboya; et je vis, tout de suite, à dix pas, dans le
+jardinet, sous des palmes, Bernerette enveloppée de couvertures, abritée
+par une guérite d’osier et écrivant sur ses genoux. Je la trouvai très
+rouge. Je la complimentai sur sa bonne mine. Elle me dit:
+
+--Oh! oh! cela va passer: c’est la surprise.
+
+Elle glissa la lettre qu’elle écrivait dans un pupitre qu’elle ferma à
+clef, et peu après, je vis qu’en effet sa mine était trompeuse.
+
+Aux aboiements du chien, madame de Chanclos parut sur le seuil, vint
+au-devant de moi, en ouvrant son ombrelle. Elle me parla tout de suite
+de la santé de sa fille, qui, selon elle, s’améliorait. Je pensais
+qu’elle m’indiquait par cet optimisme le mot d’ordre: il s’agissait,
+avant tout, de réconforter l’esprit de la malade. Mais en particulier,
+plus tard, elle me parla de même: elle ne discernait pas plus les
+ravages du mal physique qu’elle n’avait soupçonné ceux de l’amour.
+D’ailleurs, elle me livra le fond de sa philosophie maternelle:
+
+--J’aime trop ma fille, me dit-elle, Dieu ne peut vouloir me la prendre.
+
+Et elle s’extasiait devant le soleil, devant les fleurs, devant la
+ravissante vue qu’on avait du perron, par-dessus les orangers, sur la
+baie, sur le cap, au loin sur la mer. M. de Chanclos, lui aussi, était
+gagné par le charme de ce pays; il avait pris le train d’une heure un
+quart pour Monte-Carlo. Ce qui le rassurait, lui, quant à sa fille,
+c’est que les médecins l’avaient envoyée dans le Midi, et c’est un fait
+patent qu’on n’envoie plus les vrais malades dans le Midi, qui les
+achève.
+
+Bernerette, elle, pensait autrement; j’eus vite fait de m’en apercevoir;
+mais elle se voyait partir avec une résignation si douce que ceci me fut
+pénible plus que l’aveuglement optimiste des parents. J’eus, d’un coup,
+l’impression que cette maladie était un lent suicide. Timidement, peu à
+peu, je m’informai dans la maison, des origines de cette toux et de ce
+dépérissement. Une grippe vers la fin de janvier, d’abord; la guérison;
+puis une rechute assez rapidement combattue encore; enfin, à la suite
+d’une imprudence, la vilaine «bronchite» qui ne se terminait pas. A la
+suite de quelle imprudence? voilà ce que personne ne put m’éclaircir.
+«J’ai commis une imprudence», avait dit Bernerette; «elle a commis une
+imprudence» avait-on répété; et comme le plus pressé était de combattre
+les effets de l’imprudence, on s’était contenté de laisser à la cause
+initiale de la maladie cette vague appellation.
+
+Je passai toute cette première journée près d’elle. Je m’attendais à ce
+qu’elle me parlât de Gérard: mais je lui aurais parlé de lui sans
+arrière-pensée, sans amertume: je l’attendais, j’y étais tout préparé et
+je m’étonnais de mon calme, quand l’idée me vint que j’avais peu de
+mérite à cela: Claude et Bernerette étaient séparés à jamais, par un
+mariage, par une mort menaçante! Elle ne me parla point de lui, et je
+sentis qu’elle n’affectait pas de ne point parler de lui; non, sa pensée
+semblait libérée de ce poids; on eût bien juré qu’elle l’avait une bonne
+fois rejeté: n’était-ce pas quand la malheureuse avait commis
+«l’imprudence»?
+
+Pas un jour il ne fut question de Claude si ce n’est qu’en faisant
+allusion au séjour d’automne à la Tourmeulière, elle dit, à trois
+reprises: «Votre ami», mais en glissant, sans trébucher le moins du
+monde; et elle l’eût nommé plus gravement en le passant sous silence.
+
+Du côté des parents, mutisme absolu touchant Claude. Ils étaient, à n’en
+pas douter, informés de son mariage prochain; ils se mordaient les
+pouces d’avoir un peu inconsidérément fait fond sur lui. Je suis
+persuadé qu’ils ne soupçonnaient ni la douleur ni le dépit possibles de
+leur fille.
+
+Bernerette parut très franchement heureuse de me revoir; plus
+qu’heureuse: le premier jour, elle ne put maîtriser, par deux fois, une
+émotion violente, et elle eut des palpitations. La mère disait: «Elle
+est d’une sensibilité!...» Je rappelais à Bernerette tant de souvenirs!
+Et elle se voyait disparaître. Quand j’annonçai que j’allais reprendre
+le tramway de Nice, elle pleura; je promis de revenir le lendemain
+matin, et de déjeuner avec elle. Pendant près d’une semaine, je ne
+quittai presque pas la villa.
+
+Taisant toujours le sujet dont je la croyais étouffée, Bernerette
+s’appliquait, semblait-il, à me faire oublier qu’il eût jamais existé
+entre elle et moi. Et je remarquais une chose: c’est que, du temps que
+ce sujet l’absorbait, quand elle ne m’en entretenait pas, elle ne me
+parlait que d’elle-même, disant sans cesse: «Oh moi!...» ou bien: «Au
+fond de moi, voyez-vous!...» Ou encore: «Si j’étais!... Si je
+pouvais!...» Aujourd’hui, et depuis mon arrivée à Beaulieu, elle ne
+parlait que de moi: «Voyons! et vous!... Oh! vous, je me doute bien!...
+Que ferez-vous?... Que feriez-vous?... Et vous, Henri quand vous étiez
+enfant?...» Jamais elle ne m’avait parlé comme cela.
+
+Je résistais, comme il le faut faire toujours quand on vous dit:
+«Parlez-moi de vous-même!» et je détournais la conversation par vingt
+chemins de biais. Mais l’idée de Bernerette était fixée; elle me
+ramenait en souriant ou quasi fâchée au poteau planté par elle. On eût
+juré que je l’intéressais.
+
+Je repris avec elle, pour ne point parler de moi-même tout à fait
+sérieusement, ce ton enjoué, ce demi-badinage qui nous valait autrefois
+de si agréables entretiens, avant l’inoubliable «soirée du 23». J’avais,
+dans ce temps-là, et j’ai encore, horreur de la conversation qui n’est
+que légère, mais plus horreur encore de la conversation sérieuse qui ne
+se pare point entre homme et femme, d’un certain air léger. Bernerette,
+autrefois, se plaisait à ces jeux, où l’on s’échauffe, où l’on
+s’enflamme, où l’on se blesse aussi, mais sans faillir à la convention
+adoptée que c’est en jouant qu’on fait cela. Aussitôt que Bernerette
+avait connu Claude, elle avait cessé de se prêter à cette manière: elle
+la réadoptait aujourd’hui avec joie; elle me dit même:
+
+--Oh! il me semble qu’il y a longtemps, longtemps que je n’ai causé!
+
+Le plaisir me gagna. Si ce n’eût été la vilaine toux qui, de temps en
+temps, secouait Bernerette, j’aurais pu croire que nous étions encore à
+l’année dernière, à pareille date, ou peu s’en fallait, sous les
+premières feuilles des marronniers du Ranelagh. J’aurais pu oublier
+qu’un noir nuage avait passé.
+
+Le plaisir me gagna. Cela veut dire qu’aimant Bernerette comme je
+n’avais cessé de le faire, je lui laissais, par mon plaisir, découvrir
+que je l’aimais, et combien. Le langage voilé de l’amour, elle le
+comprenait mieux cette année!... Je n’y prenais pas garde, tout d’abord,
+et je n’écoutais que mon plaisir: mais je vis tout à coup qu’elle
+connaissait, elle, la nature de mon plaisir, et qu’elle l’avait
+provoqué.
+
+J’eus peur un instant; je m’arrêtai; je me contractai tout entier. Se
+distrayait-elle, en sa détresse, à me voir amoureux? Ou mieux: croyant
+bien mourir, me laisserait-elle l’aimer afin de connaître et de goûter
+au moins les sons des paroles d’un grand amour?... Oh! quelle heure je
+me souviens d’avoir passée, un après-midi, dans le parfum des giroflées
+et des roses, sous ce ciel de la côte qui me fait croire que j’ai un
+corps glorieux, comme on dit dans les catéchismes, et que mon âme est
+toute visible et flambante autour de ma tête, à la façon d’une auréole!
+La joie divine au dehors, la pire anxiété au dedans, oui, je me souviens
+de cette heure! Je voulus me promener: je prétextai le besoin de
+marcher; je m’en allai vers le Cap, et, tout en fuyant, je me retournais
+vers la petite agglomération qu’était le Beaulieu de ce temps-là, et j’y
+cherchais, pour ne voir que lui, le toit où s’étiolait, à la première
+heure de l’âge d’aimer, celle qui m’employait peut-être encore une fois
+à la servir, dans le plus cruel des emplois: lui jouer au vrai--dernier
+et beau divertissement--la passion amoureuse!
+
+Je n’allai pas loin. Quand je revins, Bernerette avait la fièvre; on
+l’avait couchée; on me permit de lui souhaiter le bonsoir par la porte
+entre-bâillée; elle ne me regarda seulement pas. Je crus que c’était
+parce qu’elle était trop malade. Mais le lendemain elle me dit que
+ç’avait été pour me bouder.
+
+Elle allait mieux ce lendemain-là. Sa santé était cahotée brutalement:
+un jour on désespérait d’elle, un autre on n’était pas certain qu’elle
+fût profondément atteinte. Je fus si surpris, si aise de voir Bernerette
+à ce point changée, que j’oubliai l’heure chagrine de la veille et mes
+horribles imaginations. On a pour les malades des attendrissements où
+tous les sentiments se fondent dans le seul désir de voir en eux la vie
+renaître. Aucune arrière-pensée toute cette belle journée. Je
+m’abandonnai sans me soucier de savoir si mon expansion, mon allégresse
+étaient ou non provoquées par l’habile et secret désir qu’a une femme de
+se sentir aimée.
+
+Joë s’amusait à déchiqueter les oreilles de drap d’un malheureux pouf,
+et il le faisait zigzaguer sur le parquet et sur le tapis en poussant
+des grognements joyeux et dirigeant vers nous des regards si drôles que
+je me mis à jouer avec lui. Je lançais le pouf du bout de ma bottine, et
+Joë bondissait et l’attrapait parfois au vol par son oreille à
+demi-décousue. Nous riions, moi, de l’ardeur joyeuse du chien,
+Bernerette, de cela aussi et de moi-même. Madame de Chanclos nous
+surprit au milieu de cette scène, et elle me la rappela plus tard pour
+prouver que sa fille n’était pas alors dans un état à donner de
+l’inquiétude. Je me souviens qu’elle nous dit: «Comment! vous ne
+profitez pas de ce beau soleil!» et qu’elle ouvrit toutes grandes les
+portes sur le jardin.
+
+--Mais, maman! Joë et le pouf de la propriétaire?...
+
+Et Madame de Chanclos elle-même donna un coup de pied dans le pouf de la
+propriétaire, qu’elle envoya dehors sur une corbeille de primevères.
+Qu’on juge si la gaieté était pure!...
+
+Bernerette se promena une heure dans le jardin. Dans ses bons jours,
+elle se sentait à peine affaiblie; on la suralimentait et elle était
+plus grasse qu’on ne l’avait jamais connue. Les giroflées et les
+violettes embaumaient l’air; Bernerette, comme moi, aimait le poivre de
+l’eucalyptus, dont on eût dit, par moments, qu’une main invisible
+saupoudrait la terre autour de nous. Je me disais, en continuant de
+jouer avec le chien excité: «Il n’est pas possible qu’elle soit
+dangereusement malade; elle est trop jeune, trop fraîche...» Et j’allais
+penser, tout comme sa mère: «Et je l’aime trop!» Oh! cher soleil!
+
+A la fin de cette partie, quand nous rentrâmes, Bernerette s’étendit sur
+la chaise longue et parut sommeiller un instant; madame de Chanclos et
+moi nous nous taisions, la croyant endormie; mais elle me dit tout à
+coup, avant d’avoir rouvert les yeux:
+
+--Henri!...
+
+J’allai à elle; elle se redressa, cala des coussins autour d’elle, et
+dit:
+
+--Asseyez-vous sur le pouf, s’il en reste, et que je vous remette un peu
+votre cravate.
+
+Instinctivement je me retournai vers la glace, avant même de chercher le
+pouf. Elle dit:
+
+--Non! non! Laissez-moi faire!... Et d’abord, mon pauvre ami, votre
+épingle était piquée de façon à ne pas vous mener loin... Ah! vous devez
+en semer...
+
+Elle refit le nœud de mon plastron et repiqua l’épingle. Les sommets de
+la petite crête de sa main me frappèrent le menton. Elle me regarda en
+souriant, le temps d’un éclair, la physionomie très heureuse. Puis elle
+s’étendit de nouveau et parut sommeiller.
+
+Qu’est-ce que cela voulait dire?
+
+Je m’en allai pendant qu’elle reposait, et repris mon tramway de Nice,
+malgré les instances de madame de Chanclos qui voulait m’avoir à dîner.
+Le lendemain, madame de Chanclos m’attrapa dès l’antichambre. J’avais
+été bien cruel de ne pas rester la veille; Bernerette en avait pleuré.
+
+En effet, le premier mot de Bernerette fut: «Jurez-moi, Henri, que vous
+resterez ce soir!» Je jurai. Elle était encore très bien ce jour-là; pas
+la moindre fièvre; un goût vif d’aller, de remuer, de jouer au soleil,
+et de l’appétit comme quatre.
+
+Je dis à sa mère:
+
+--Elle est sauvée, c’est sûr!
+
+Madame de Chanclos me répondit:
+
+--Parbleu!
+
+Mais Bernerette, en s’asseyant sous un palmier, eut un mot inquiétant:
+
+--Il y a des fruits, dit-elle, que je n’ai pas goûtés, n’est-ce pas? Je
+voudrais, oh! je voudrais tant mordre à tous!...
+
+Je souris, et feignant l’indignation:
+
+--Parlez-vous par parabole, Bernerette?
+
+--Mais non! dit-elle; voyons! un brugnon, par exemple, eh bien,
+qu’est-ce que c’est que ça? Je n’en ai jamais mangé. Et il y a encore
+des goyaves, des caroubes, des arbouses... bien d’autres dont je ne sais
+seulement pas les noms et que je voudrais goûter...
+
+--Vous ferez des voyages!... Pour le brugnon, les arbouses, il ne faut
+pas aller si loin!...
+
+--Oh! mais tout de suite! dit-elle, tout de suite... Demain? la semaine
+prochaine? Non, non!... D’ailleurs, je n’y pense plus, c’est une
+fringale qui m’a passé comme cela... Tout de suite!... répéta-t-elle. Si
+c’est pour ce soir ou dans une heure, je m’en fiche!...
+
+Elle m’avait vu tout à coup si malheureux de ne pouvoir satisfaire son
+désir, et peut-être en même temps de l’entendre exprimer un désir
+maladif et contenant je ne sais quoi de mauvais augure, qu’elle me prit
+la main et me la serra. Nous étions seuls dans le jardin, avec Joë; elle
+me dit:
+
+--Henri! que vous me faites de la peine quand vous avez l’air
+malheureux!...
+
+--Cela m’arrive donc?
+
+Elle ne dit ni oui ni non; son regard sembla fouiller des histoires
+anciennes; elle prit une figure très grave. Son œil, que je suivais,
+s’arrêtait, dans la représentation du passé, à des points de repère.
+Enfin elle dit:
+
+--Oui, cela vous arrive.
+
+Et elle me serra tendrement la main.
+
+Moi, je pensais: «Elle revoit dans sa mémoire toutes les fois où j’ai
+souffert par elle, et sa main qui me tient m’en demande pardon.» Et
+j’avais envie de lui dire: «Mais ce n’est pas la peine de me demander
+pardon! Si vous saviez seulement ce que c’est pour moi d’entendre le son
+de votre voix, si vous aviez entendu comme moi les quatre petits mots
+que vous avez prononcés: «Oui, cela vous arrive...», vous comprendriez
+que cela me suffit, que cela efface tout!» J’étais bien sincère, l’air
+qui frappait ses dents et que ses lèvres distribuaient en syllabes
+toujours précipitées me causait un ravissement inexprimable...
+J’oubliais réellement tout: je n’avais jamais, jamais souffert par
+elle...
+
+Elle me dit:
+
+--Henri!... Henri!...
+
+Elle ne me regardait pas; ses yeux étaient fixés ailleurs; mais elle
+tenait toujours ma main. Je fis:
+
+--Qu’y a-t-il?
+
+Je sentais en elle un tourment singulier; elle pressait ma main dans ses
+mains; je crus qu’elle allait me dire quelque chose d’inespéré: par
+exemple, qu’elle m’avait aimé, qu’elle m’aimait.
+
+Les larmes lui vinrent aux yeux et elle ne dit plus rien.
+
+Quand je la quittai, le soir, elle me demanda:
+
+--Henri, est-ce que vous seriez allé loin, tantôt, pour me chercher des
+goyaves, des caroubes?
+
+J’eus l’air indigné qu’elle en doutât. Il lui passa, sur les lèvres
+seulement, un sourire.
+
+De telles scènes me faisaient grand mal. Je m’en allais, le soir, les
+jambes et le cœur rompus. Je l’aimais tant, que j’étais, malgré tout,
+crédule; en fait, nul jeu de coquetterie n’eût été troublant comme ces
+tendres réticences, ces serrements de main muets et ces larmes.
+
+ * * * * *
+
+Je passai une nuit folle. Mon supplice était de me moquer de moi-même et
+de me mépriser à cause des rêves trop beaux que j’osais faire. J’étais
+honteux, mais insensé. J’arrivai à Beaulieu plus tôt qu’à l’ordinaire.
+Mais j’avais oublié qu’il y avait ce jour-là du monde: des amis
+déjeunaient; ils passèrent l’après-midi; ils rentraient à Cannes et ne
+prirent qu’un train du soir pour y être à l’heure du dîner. On resta
+même un peu trop tard dehors, et Bernerette toussa; elle avait eu le
+tort de beaucoup parler aussi. Pourtant, elle n’avait pas eu un mot, pas
+un regard particuliers pour moi... Ah! la maudite journée.
+
+Le lendemain, à mon arrivée, j’appris qu’elle avait eu la fièvre et
+qu’elle toussait. Je crus voir une jolie bulle de savon que j’avais
+moi-même soufflée un jour, et qui crevait. Bernerette! Bernerette! vous
+étiez donc décidément condamnée? Tous ces beaux jours de répit,
+c’étaient donc des duperies, des mensonges du beau ciel d’ici? Ah!
+bouche charmante! petites syllabes précipitées! ô volupté éphémère!
+Jamais, à aucun moment de ma vie, il n’eût pu m’être plus insupportable
+de me voir arracher Bernerette!
+
+Quand je la vis sur sa chaise longue, affaissée comme du linge humide,
+je crus que j’allais la serrer dans mes bras et l’emporter pour la
+défendre contre cette mort qui semblait la tirer par en bas! Ma
+tendresse ne put se dissimuler ce jour-là. Dès que je fus seul avec la
+pauvre petite, je pris une de ses mains et j’osai la couvrir de baisers.
+
+En même temps, un flot de paroles arriérées me montait à la gorge,
+m’étouffait et retardait le moment de lui dire que je l’avais toujours
+aimée, que je l’avais tant aimée! Elle vit bien ce que j’allais lui
+dire. Elle m’ôta sa main un moment pour porter un doigt à sa lèvre et
+faire: «Chut!...» Et elle me rendit sa main.
+
+Je recommençai de baiser sa main en silence. Cette peau un peu trop
+chaude!... Ces fins doigts que le soleil pénétrait!... Ces petits os
+d’oiseau qu’on sentait à peine enveloppés!... Mes baisers sur cette
+frêle chose, c’était ma vie, dix-huit mois contrainte, qui
+s’épanouissait, fleurissait! Bernerette baissait les paupières; elle ne
+me regardait pas; mais sa figure, calmée, était d’une bienheureuse.
+
+Nous ne fûmes pas longtemps seuls. Madame de Chanclos me dit:
+
+--Mais c’est vous qui êtes souffrant, mon ami; Bernerette a bien
+meilleure mine que vous!...
+
+En effet, j’étais vert d’émotion et Bernerette gardait sa physionomie
+paisible et aisée, malgré le rhume, disait-on, qu’elle avait contracté
+hier soir. Le temps était toujours splendide; nous allâmes, malgré le
+rhume, au jardin, après midi, et là, comme je ne pouvais lui toucher la
+main avec toute l’ardeur que je n’aurais pas contenue, je la suppliai:
+
+--Pourtant, Bernerette, il faut que je vous dise!...
+
+Elle sourit et referma les yeux; puis elle me laissa dire.
+
+Je n’eus d’elle qu’un même mot, et elle le répéta toutes les fois que ma
+confession lui découvrait les crises d’un amour si vrai et si grand, que
+moi-même, à les exprimer, je frissonnais. Elle disait: «Henri!...
+Henri!...»
+
+Nous étions, d’ailleurs, fréquemment interrompus. Sa mère passa une
+bonne partie de la journée avec nous. Cependant, comme nous rentrions au
+salon, emportant les pliants, Bernerette me dit tout bas:
+
+--Vous m’avez fait du bien!
+
+
+
+
+Là-dessus survint la visite d’un célèbre médecin de passage à Nice, que
+monsieur et madame de Chanclos avaient été poussés à consulter par leurs
+amis de Cannes, et quoiqu’ils jugeassent la chose inutile, l’avis du
+médecin de la famille suffisant bien. Le célèbre médecin commença par
+interdire absolument le retour à Paris, «même en mai, même en juin, même
+pour l’été, même pour l’année, et même pour deux années suivantes!»
+Telles furent ses propres paroles. Ensuite, il déclara que Beaulieu non
+plus n’était pas favorable, et ordonna Davos, la montagne, l’air
+«intégralement pur.» Monsieur et madame de Chanclos furent atterrés; ils
+vivaient persuadés que leur fille n’était pas atteinte, puisqu’on
+l’envoyait dans le Midi, qui n’est pas sérieux. On l’envoyait à Davos;
+ils la tenaient pour perdue.
+
+Bernerette, elle, accepta très philosophiquement l’arrêt, non qu’elle
+eût sur l’ordonnance du séjour à Davos le préjugé de ses parents, mais
+parce que,--et je croyais bien l’avoir remarqué déjà, même dans ses
+jours de santé,--elle n’avait conservé aucun espoir de vivre. Je le vis
+à son œil indifférent, durant toute la journée où son père et sa mère,
+inaccoutumés aux épreuves, ne parvenaient pas à dissimuler leur
+tourment. J’en fus, quant à moi, très bouleversé, parce qu’après les
+aveux que je lui avais faits, qu’elle m’avait laissé lui faire et
+qu’elle avait accueillis avec tant de bonheur, cela ne lui laisserait
+donc pas de regrets, de mourir? Je lui en voulais beaucoup de sa
+résignation. Mais je ne partageais ni l’alarme soudaine et exagérée des
+parents, ni le calme désespoir de Bernerette. En tout cas, je devais la
+quitter dans deux jours pour rentrer à Paris; et je comptais sur l’air
+de Davos, comme on compte toujours sur quelque remède nouveau, ceux
+d’hier étant reconnus vains.
+
+J’aimais tant, aussi! que je voyais uniquement l’heure présente ou celle
+qui doit aussitôt la suivre; et je savais qu’il m’en restait
+vingt-quatre à passer près de Bernerette, et que toutes seraient
+employées à lui redire mon amour. On m’eût affirmé que, dans
+vingt-quatre heures, moi-même je mourrais, qu’est-ce que j’eusse préféré
+faire, sinon ce que précisément j’allais faire? et qu’est-ce que j’eusse
+fait avec plus de frénésie et d’ivresse heureuse? Rien, rien.
+
+ * * * * *
+
+Ces deux jours sont des plus beaux que j’aie vécus. Sans me laisser
+impressionner par une destinée trop sombre, je sentais bien que la
+menace en planait sur la tête de celle que j’appelais, ces deux
+jours-là, enfin! «ma petite bien-aimée». Ce n’est pas pour cela que je
+l’aimais davantage; mais tout de même je l’aimais mieux, et les mots,
+pour lui exprimer mon amour, étaient moins retenus par cette espèce de
+pudeur que j’ai à parler d’un grand sentiment. La disproportion se
+trouvait diminuée entre le lyrisme élevé du cœur et la médiocre vie: des
+paroles de passion y pouvaient tomber sans faire sourire celui même qui
+les dit et qui les pense.
+
+Je m’abandonnai; j’épanchai mon cœur. Je ne souris pas. Bernerette non
+plus. Elle baissait les paupières, comme la veille, et elle avait la
+figure d’une petite bienheureuse.
+
+Elle me prenait la main, quand nous étions seuls, et elle me la serrait
+tendrement. Je n’en demandais pas plus; n’était-ce pas beaucoup me dire?
+
+J’obtins plus, cependant! Elle me confia tout bas, quand je lui dis
+adieu:
+
+--Personne, jamais, ne m’a dit ce que vous m’avez dit, Henri!...
+
+J’ai vu, tournées vers moi, à la lueur de la lampe, la petite figure
+adorée, la bouche qui martelait trop vite ces chères syllabes, les deux
+mains tendues!
+
+Madame de Chanclos m’avait précédé dans l’antichambre. Je revins sur mes
+pas. Je me penchai de nouveau vers Bernerette pour lui baiser les mains.
+Elle ajouta:
+
+--Personne ne me dira plus jamais... ce que vous m’avez dit...
+
+Et j’entendis qu’elle sanglotait pendant que, de l’autre côté de la
+porte, je parlais à sa mère.
+
+Pour la vingtième fois depuis le matin, madame de Chanclos me dit:
+
+--Elle est perdue!... Elle est perdue!...
+
+--Mais non! Mais non!
+
+Et je citais des exemples de guérisons connues.
+
+--L’essentiel, disais-je,--et que les médecins négligent trop,--est de
+maintenir un bon état moral...
+
+Madame de Chanclos me prit la main et je vis une larme au coin de ses
+yeux.
+
+--L’état moral, il n’y a que vous qui ayez jamais su le lui maintenir
+bon. Et vous allez nous quitter! Sans vous, que deviendra-t-elle? Elle
+va écrire, du matin au soir, comme elle fait quand vous n’êtes pas là...
+
+--Elle écrit donc toujours? Mais qu’écrit-elle?
+
+--Toujours, depuis sa maladie. Elle écrit sur du papier à lettres; elle
+enferme ce qu’elle écrit dans des enveloppes... qui ne partent pas, bien
+entendu: elle ne met ni timbre ni adresse. Un jour elle en a des piles;
+le lendemain, elle les fait brûler. «Mais, maman, puisque ça
+m’occupe!... Mais, ce sont mes secrets, tiens!...» Ou bien elle a le
+toupet de me répondre: «Ce sont des lettres pour saint Joseph, je les
+ferai porter à l’église...» Non! voyez-vous, de nos jours, les jeunes
+filles ne respectent ni Dieu ni parents!
+
+Puis elle affecta de sourire; elle était très émue, la pauvre maman;
+elle eut quelques réticences, enfin elle me dit:
+
+--Figurez-vous... il faut bien que je vous l’avoue, j’ai cru que ces
+lettres vous étaient destinées...
+
+Je fis un geste d’étonnement, de dénégation, de protestation.
+
+--Oh! reprit-elle, je l’aurais voulu, je l’aurais souhaité de tout mon
+cœur! J’ai en vous une confiance absolue; vous êtes le meilleur ami de
+Bernerette; j’autorise ma fille à vous écrire quand vous serez séparés;
+dites-le-lui vous-même; qu’elle vous écrive, cela lui fera du bien...
+
+Et elle en revint à son idée, en clignant des yeux:
+
+--Et puis, comme cela, je crois bien que quelques-unes des lettres
+qu’elle écrit iront à leur destinataire!... Ne dites pas non: vous n’en
+savez rien. Les jeunes filles, voyez-vous, celles même qui se croient
+audacieuses, ont bien des timidités. On griffonne du papier, on
+griffonne, mais on n’envoie pas le billet; c’est un peu comme lorsque
+nous crions bien haut: «Oh! à celui-ci, je vais lui dire son fait!
+D’abord, je lui dirai: «Monsieur!...» Mais on ne lui dit même pas:
+«Monsieur!...» On évite de le rencontrer.
+
+J’étais confondu; je me retirai; madame de Chanclos ne me lâcha pas la
+main:
+
+--Et vous, répondez-lui, je vous en prie! répondez-lui sans crainte.
+Elle n’écoute ni son père ni sa mère, mais ce qui vient de son ami est
+comme un oracle...
+
+--Merci, madame! Au revoir, madame, à demain!
+
+
+
+
+Ce dernier jour, ce fut Bernerette qui me pria:
+
+--Henri! parlez-moi comme hier...
+
+Et elle ne laissa perdre aucun des instants où nous nous trouvions
+seuls. Je la voyais se tapir, avec un petit frémissement des épaules,
+contre les coussins de sa chaise longue, comme un oiseau qui se met au
+nid; elle fermait les yeux et elle était toute prête à recevoir ma
+tendresse. Moi, je l’aimais trop, j’étais trop ému pour savoir parler.
+Je n’ai jamais compris l’éloquence amoureuse; quand on aime, on dit plus
+par ce qu’on ne dit pas que parce qu’on exprime. J’étais gêné aussi
+parce que, quand on dit qu’on aime, on parle surtout du passé. On dit
+combien, à tel moment, on a aimé, comment on a aimé tel jour: «Oh! tel
+jour, vous souvenez-vous? vous portiez une robe bleue?...» C’est
+toujours la même chose! Et le passé, c’était ma souffrance muette, ma
+jalousie. Je ne voulais pas parler de l’autre; je sentais que je
+commettrais une grande faute en parlant de lui. Mais j’aimais tant, que,
+parmi mes mots embarrassés et sincères, quelques-uns la touchaient, la
+pénétraient et semblaient vraiment l’inonder d’un bien-être inconnu
+d’elle.
+
+Je m’enivrais moi-même, peu à peu, du bonheur que je semblais répandre,
+et je me souviens que je compris, un moment, que je serais capable, si
+cela continuait, de dire plus de paroles que je ne voulais et de les
+arranger plus adroitement, pour produire sur cette figure chérie un plus
+long ou un plus vif contentement. En pensant à cela, je m’en attristai
+et je m’arrêtai de parler.
+
+Je dis à Bernerette:
+
+--Oh! regardez-moi!
+
+Elle s’arracha d’un rêve et m’ouvrit ses yeux. Mais ce n’étaient pas
+ceux de la figure bienheureuse qu’elle faisait quand elle baissait les
+paupières. J’en éprouvai un malaise soudain, incertain, indéfinissable,
+qui me fit lui demander, comme un secours pressant:
+
+--Oh! Bernerette! dites-moi quelque chose, vous!
+
+Elle me dit gentiment, tendrement:
+
+--Henri!
+
+Mais c’était du ton dont elle me disait si souvent: «Vous êtes mon
+meilleur ami...» Je faillis pleurer. Je tenais sa main dans la mienne;
+je me mis instinctivement à la baiser avec frénésie; et puis j’eus envie
+de baiser le bras, sous la large manche, et plus, si c’était possible.
+Ma main enveloppa ce bras, en pressa la chair; et cela éteignit tout à
+coup l’éclair qui m’avait secoué. La lueur avait été tellement rapide
+que si la commotion en persista en moi, je ne me souvins plus de sa
+cause. Un peu plus tard, quand j’y repensai, je l’attribuai au
+changement de temps brusque qui se produisit peu après, qui nous
+interrompit et nous occupa assez niaisement le reste du jour. La mer
+avait noirci tout à coup au large; on avait vu une barre sombre
+approcher de la côte, deux barques de pêche regagner Nice en amenant
+leurs voiles, les arbres du Cap se coucher alors que l’air était
+parfaitement calme autour de nous, puis, comme nous nous dépêchions de
+rentrer les chaises, la guérite d’osier arrivait toute seule à mi-chemin
+de la maison, plus vite que nous: c’était le mistral, qui ne fit plus
+relâche. Et chacun répéta, jusqu’au soir: «C’est tant mieux, car on
+regrettera moins de quitter ce pays par un mauvais temps.»
+
+Dans la soirée, Bernerette me dit, à part:
+
+--Je vous demande pardon, Henri, de vous avoir quelquefois fait de la
+peine: mais je ne savais pas!... Vous auriez dû me parler plus tôt!
+
+Comme je ne répondais pas, elle ajouta:
+
+--Moi, je vous remercie... C’est si bon! si bon, de se sentir aimée!
+
+Je m’écriai:
+
+--Quand on aime!
+
+Elle ne répondit point à cela. Elle reprit:
+
+--Quand je pense que j’aurais pu mourir sans avoir entendu les choses
+douces... les choses si douces... que vous m’avez dites!...
+
+Elle se tut une minute. On entendait les rafales au dehors et une
+branche d’eucalyptus qui fouettait la persienne. Je répétai, un peu
+bêtement, mais poussé par la force de l’instinct:
+
+--Je vous aime, tant!... tant!...
+
+Elle referma ses paupières, comme elle l’avait fait si souvent pendant
+ces deux derniers jours, et elle dit:
+
+--Que cela doit être délicieux!
+
+Ce furent les derniers mots échangés entre nous deux seuls, parce qu’un
+domestique vint m’avertir que l’heure d’aller à la gare était sonnée.
+Ces derniers mots ambigus, que je n’avais pas le temps d’éclaircir, qui
+contenaient, à ce qu’il me semblait, de quoi me réjouir ou de quoi
+m’alarmer à jamais, je les emportai comme la relique suprême que nous
+laisse le plus souvent une femme: comme une énigme insoluble,
+déchirante.
+
+Si elle m’eût aimé, elle eût dit: «Que cela _est_ délicieux!»
+
+Mais peut-être pensait-elle: «Que cela _doit_ être délicieux de
+s’entendre dire: «Je vous aime!» quand on espère l’entendre encore le
+lendemain!»
+
+Mais ne pensait-elle pas: «Que cela doit être délicieux... même sans
+espoir de lendemain, quand cela vient de celui qu’on aime?...»
+
+J’eus de quoi méditer et ne pas dormir.
+
+ * * * * *
+
+Mais une anxiété plus longue me fut épargnée par la malheureuse enfant
+qui, en tout cela, avait enduré un supplice pire que le mien.
+Quarante-huit heures après mon retour à Paris, je recevais de Beaulieu
+un télégramme où l’on m’informait que Bernerette, «toujours imprudente»,
+était atteinte d’une fluxion de poitrine. Cette maladie aiguë, jointe à
+son état de santé si grave, c’était la dernière heure de Bernerette,
+désignée du doigt sur le cadran.
+
+Cela traîna pourtant une semaine. Je ne sais si elle me parut longue,
+parce que j’attendais en espérant quand même, ou si elle me parut
+courte, parce que le dénouement ne me trouva pas préparé. Je piétinais;
+rien ne m’autorisait à partir afin de revoir un instant encore
+Bernerette; on ne m’en priait point: c’était donc que Bernerette ne me
+réclamait pas. Enfin l’on m’informa tout à coup de l’heure où le convoi
+funèbre entrerait à la gare de Lyon!
+
+Je clignai des yeux comme on fait lorsque la foudre tombe.
+
+Et puis, taisons-nous.
+
+
+
+
+Quelques jours plus tard, me trouvant seul, dans le petit hôtel du
+Ranelagh, avec les parents vieillis, abîmés, terrorisés comme au soir
+d’une émeute sanglante, madame de Chanclos me fit monter à sa chambre.
+Il y avait là, sur une table, le petit pupitre fermant à clef, dont
+usait Bernerette à Beaulieu; je le reconnus tout de suite. Madame de
+Chanclos vit que je regardais le pupitre, et aussitôt elle se mit à
+pleurer, à sangloter. Elle s’assit, puis s’essuya les yeux, se calma un
+peu. Je m’étais détourné, et je pleurais, moi aussi, en regardant par la
+fenêtre sans rien voir. La pauvre mère s’approcha de moi, me prit les
+deux mains comme dans l’antichambre de la villa Cynthia et me dit:
+
+--Permettez-moi de vous embrasser, Henri!
+
+Elle m’embrassa, et les sanglots redoublèrent. Elle n’y voyait pas pour
+ouvrir le petit pupitre, et sa main tremblait trop pour introduire dans
+la serrure la clef minuscule. Elle disait:
+
+--Je l’ai pourtant ouvert ce matin...
+
+Je lui offris mon secours, qu’elle accepta:
+
+--D’ailleurs, Henri, c’est à vous!
+
+Il y avait dans ce pupitre un fouillis d’objets ayant appartenu à
+Bernerette, et que nous connaissions trop, et dont la vue en ce moment
+était extrêmement douloureuse: son porte-monnaie, ses plumes, ses
+crayons, des morceaux de pastels qui salissaient tout, un éventail
+offert gracieusement par le casino de Monte-Carlo, un mouchoir ourlé en
+fil rose, enfin du papier à lettres, des enveloppes. L’une d’elles,
+au-dessus de tous les papiers, portait mon nom.
+
+--Vous voyez!... dit madame de Chanclos.
+
+Elle ajouta:
+
+--Celle-ci vous reste; mais toutes celles qu’elle a brûlées!... Elle a
+dû se lever, une des dernières nuits, pendant une courte absence de la
+garde, car il y en avait une pile là, dans le coin à gauche, sept ou
+huit au moins, j’en jurerais...
+
+Elle remuait les enveloppes et le papier à lettres, pendant que
+j’ouvrais, moi, l’enveloppe portant mon nom, et lisais ces seuls mots,
+écrits à la hâte:
+
+ Henri,
+
+ Adieu, mon meilleur ami!
+
+ BERNERETTE.
+
+Madame de Chanclos me dit:
+
+--Tenez! encore une!...
+
+C’était une enveloppe close, et assez lourde, sans adresse. Je fis
+observer à madame de Chanclos qu’il n’y avait pas d’adresse. Elle me
+dit:
+
+--Allez! ouvrez, mon ami!
+
+Cependant, je m’aperçus que cette enveloppe portait, au revers, et dans
+un coin, le seul mot: _lui_.
+
+Je dis à madame de Chanclos:
+
+--Voyez donc cela.
+
+Elle lut «_lui_»; elle eut presque un sourire et me dit avec une
+complète confiance:
+
+--Eh bien?
+
+J’ouvris. La lettre était longue, celle-là! Mais je ne lus que les
+premiers mots:
+
+ Claude!... Claude!...
+
+Comme tout tournait autour de moi et comme je cherchais à m’asseoir,
+madame de Chanclos tenait à me répéter:
+
+--Elle en a brûlé cinquante pareilles!...
+
+Cependant, je ne voulais pas demeurer paré à ses yeux d’un prestige qui
+ne m’était pas dû; je dis à madame de Chanclos:
+
+--Les cinquante n’étaient pas pour moi, ni celle-ci.
+
+Et je lui tendis la lettre. Elle dut, elle aussi, s’asseoir, après avoir
+pris connaissance des premiers mots; puis elle poussa des exclamations.
+Elle disait: «Ah! mon Dieu!...» Elle s’interrompait de lire, et ses deux
+bras tombaient sur ses genoux; le papier même lui échappa, et la
+politesse voulut que je vinsse le ramasser et le lui rendre. Elle
+s’écriait: «Oh! le cœur!... le cœur de nos enfants!...»
+
+C’était sa nouvelle méprise qui la stupéfiait et l’absorbait. Elle ne
+songea pas à me dire, elle non plus: «Mais vous! malheureux, qui avez pu
+vous croire aimé d’elle!...» Je l’excusai de ne pas penser à cela, en
+des moments si troublés.
+
+
+
+
+Et après, je m’en allai, parce que je sentais, à d’imperceptibles
+détails, que depuis que l’on connaissait la lettre destinée à _lui_, ma
+présence, dans la maison déjà, devenait moins agréable.
+
+
+FIN
+
+
+345-18.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7858-5-18.
+
+
+
+
+DERNIÈRES PUBLICATIONS
+
+Format in-18 à 3 fr. 50 le volume
+
+
+ Vol.
+ GABRIELE D’ANNUNZIO
+ Francesca da Rimini 1
+ DOCTEUR BARTHEZ
+ La Famille Impériale à St-Cloud et à Biarritz 1
+ RENÉ BAZIN
+ Nord-Sud 1
+ JEAN BERTHEROY
+ Les Tablettes d’Erinna d’Agrigente 1
+ RENÉ BOYLESVE
+ Madeleine Jeune Femme 1
+ BARONNE A. DE BRIMONT
+ Tablettes de Cire 1
+ GÉNÉRAL BRUNEAU
+ En Colonne 1
+ GASTON CHÉRAU
+ L’Oiseau de Proie 1
+ HENRY DAGUERCHES
+ Le Kilomètre 83 1
+ GASTON DESCHAMPS
+ A Constantinople 1
+ CHARLES ESQUIER
+ L’Entraîneuse 1
+ ANATOLE FRANCE
+ Les Dieux ont soif 1
+ FERNAND GAVARRY
+ L’Ultimatum 1
+ MAXIME GORKI
+ Une Tragique Enfance 1
+ PAUL LACOUR
+ Le Frelon 1
+ ÉTIENNE LAMY
+ Témoins de Jours passés (2e série) 1
+ PIERRE LOTI
+ Turquie agonisante 1
+ KARIN MICHAELIS
+ La Jeune Madame Jonna 1
+ CHARLES NICOLLE
+ Le Pâtissier de Bellone 1
+ ÉMILE NOLLY
+ Gens de Guerre au Maroc 1
+ HENRI DE NOUSSANNE
+ L’Aéroplane sur la Cathédrale 1
+ JULES SAGERET
+ L’Amour menteur 1
+ MARCELLE TINAYRE
+ Madeleine au Miroir 1
+ LÉON DE TINSEAU
+ Le Duc Rollon 1
+ PIERRE DE TRÉVIÈRES
+ Le Fouet 1
+ PAULINE VALMY
+ La Chasse à l’Amour 1
+ JEAN-LOUIS VAUDOYER
+ Poésies 1
+ RENÉ WALTZ
+ Vers les Humbles 1
+ Mrs. WILFRID WARD
+ Les Mains pleines 1
+ COLETTE YVER
+ Les Sables mouvants 1
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEILLEUR AMI ***
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+be renamed.
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+Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
+law means that no one owns a United States copyright in these works,
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+concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
+and may not be used if you charge for an eBook, except by following
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+of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
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+easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
+of derivative works, reports, performances and research. Project
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+by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
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+electronic works, and the medium on which they may be stored, may
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
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+opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
+the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
+without further opportunities to fix the problem.
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+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
+OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
+LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of
+damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
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+agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
+limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
+electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
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+or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
+additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
+Defect you cause.
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of
+computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
+exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
+from people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
+generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
+Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
+www.gutenberg.org
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+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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+Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
+to date contact information can be found at the Foundation's website
+and official page at www.gutenberg.org/contact
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
+Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
+freely shared with anyone. For forty years, he produced and
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+<div style='display:block; margin:1em 0'>Release Date: April 08, 2021 [eBook #65031]</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>Language: French</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>Character set encoding: UTF-8</div>
+
+<div style='display:block; margin-left:2em; text-indent:-2em'>Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)</div>
+
+<div style='margin-top:2em; margin-bottom:4em'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEILLEUR AMI ***</div>
+<p class="c large">RENÉ BOYLESVE</p>
+
+<h1><span class="small">LE</span><br />
+MEILLEUR AMI</h1>
+
+<p class="c">— ROMAN —</p>
+
+<p class="c small">CINQUIÈME ÉDITION</p>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br />
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br />
+3, <span class="xsmall">RUE AUBER</span>, 3</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top6em"><span class="i">Il a été tiré de cet ouvrage</span><br />
+<span class="small">TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE</span><br />
+<span class="i">et</span><br />
+<span class="small">DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE CHINE</span>,<br />
+<span class="i">tous numérotés.</span></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top6em">A<br />
+<span class="large">MARCEL BOULENGER</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c large">LE MEILLEUR AMI</p>
+
+
+
+<h2 class="nobreak" title="I"></h2>
+
+<blockquote class="epi">
+<p>« C’est une vieille histoire qui
+reste toujours nouvelle, et celui à
+qui elle vient d’arriver en a le
+cœur brisé. »</p>
+
+<p class="attr"><span class="sc">Henri Heine</span> (<i lang="it" xml:lang="it">Intermezzo</i>).</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>J’évite ordinairement de passer par
+cette avenue Raphaël qui me rappelle
+trop de souvenirs. Un hasard m’y a mené
+tantôt ; j’accompagnais un ami ; nous
+causions ; je levais les yeux à peine ;
+pourtant je crois bien avoir aperçu la
+pelouse du tennis, le tramway qui grince
+en tournant vers la Muette, et le jeu de
+bagues. Tout à coup, nous sommes arrêtés
+par un sol boueux, creusé d’ornières
+dégoûtantes, et mon compagnon me dit :</p>
+
+<p>— Tiens ! c’était là l’hôtel des Chanclos !… bon Dieu !
+comme tout passe !…</p>
+
+<p>Il fallut donc s’arrêter là, d’abord pour
+tourner la boue, et puis pour voir ce qui
+est maintenant à la place de l’ancienne
+habitation des Chanclos. Une sorte de
+palais monumental a dévoré le joli hôtel
+du baron de Chanclos et son voisin, celui
+de la princesse V*** ; et les arbres admirables
+des deux parcs, ces beaux platanes,
+ces marronniers, ces vieux ormes
+tordus, ces érables d’argent, dont le feuillage
+se diversifiait si gaiement même
+avant l’automne, un boulingrin solennel
+et plat en a rasé la forêt, la gaieté, la
+fantaisie colorée et l’agréable ombrage,
+pour découvrir, en noble perspective, au
+bout du jardin français, une fontaine,
+elle aussi monumentale, et copie de Versailles.
+Enfin, il ne reste rien du passé,
+que nos souvenirs ; et, puisque sous notre
+régime de bouleversements rapides, la
+chose écrite seule a quelque chance de
+se faufiler entre les décombres et les
+murs nouveaux, je veux essayer d’évoquer
+à la place de ce qui est aujourd’hui,
+ce qui n’est plus et qui, il n’y a pourtant
+pas de cela dix ans, était la jeunesse,
+la vie charmante, la plus riante promesse
+d’avenir. « Bon Dieu ! comme tout
+passe !… »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="II"></h2>
+
+<p>C’est la voix de Bernerette de Chanclos
+qui me frappe avant toute chose au
+moment où je me penche sur ce trou
+déjà obscur qu’est une dizaine d’années
+en arrière. Je l’entends, sous les marronniers
+garnis de feuilles nouvelles… C’était
+une voix qui, vers la quinzième année,
+avait pris je ne sais quel timbre à la fois
+argentin et grave, laissant, après coup,
+une résonance comparable à celle de certains
+angélus frais et mélancoliques,
+qu’on n’entend que dans la campagne à
+la tombée du jour : quand Bernerette
+avait parlé, comprend-on cela ? ce n’était
+pas fini ; elle avait projeté dans l’atmosphère
+quelque chose d’exquis, et qui
+voletait ou demeurait là, en suspension,
+comme des vapeurs ou des parfums. Et
+cette voix n’était pas juste dès que l’on
+essayait de l’employer pour le chant,
+c’est assez étrange ; et Bernerette avait,
+en outre, un petit défaut de prononciation,
+un besoin de manger quelques syllabes,
+comme si elle eût été pressée, la
+pauvre petite, et comme si les mots lui
+eussent paru trop longs pour le peu de
+temps qui lui était donné. Ce défaut-là
+pouvait bien être un charme. J’entends
+cette voix sous les marronniers !… J’arrivais,
+en familier de la maison, et Bernerette
+me criait de loin :</p>
+
+<p>— Henri ! Henri ! il y a du nouveau :
+nous nous costumons le 23 !</p>
+
+<p>Tout est fini. La voix joyeuse qui a
+résonné ainsi sous les marronniers ne
+résonnera plus nulle part ; et les marronniers
+qui en ont arrêté les vibrations
+pour les garder plus délicieuses, sont
+dépecés et brûlés. Oh ! la petite torture
+subtile et savante qu’est un instant précis
+d’autrefois qui apparaît en fantôme !</p>
+
+<p>Je me souviens qu’après m’avoir annoncé
+la soirée, Bernerette empoigna un
+bout de chien loulou nommé Joë, qu’elle
+avait, et, le tenant par les pattes de
+devant, elle lui fit faire prestement trois
+tours de ronde. Je voulus être de la
+partie ; je saisis une main de Bernerette
+et une patte de Joë, et nous tournâmes
+jusqu’à ce que le chien se fâchât.</p>
+
+<p>J’avais vingt-cinq ans, Bernerette dix-neuf.
+Je n’étais pas trop gai de ma nature ;
+elle non plus ; mais la perspective d’un
+bal costumé a des vertus qu’on cherche
+en vain à approfondir : notre désir d’être
+ou de paraître différent de ce que nous
+sommes suffit peut-être à en expliquer
+l’attrait considérable chez la plupart
+des femmes et des hommes.</p>
+
+<p>Elle se mit aussitôt à me parler de ce
+bal costumé et me dit que sa mère avait
+invité et fait inviter « des quantités de
+gens », jusqu’à des inconnus, pour danser.
+Elle sourit finement en disant « des
+inconnus », parce qu’elle avait un goût,
+peut-être excessif, de l’imprévu, de la
+chose nouvelle, et je la taquinais là-dessus
+quelquefois :</p>
+
+<p>— Vous êtes lasse de vos amis, Bernerette ;
+vous en voudriez d’autres !…</p>
+
+<p>— Non ! disait-elle. Mais le prince
+Charmant, dame ! pour qu’il se présente,
+il faut bien que les portes soient ouvertes !</p>
+
+<p>Elle ne songeait pas le moins du monde
+à me faire mal, en disant cela. Hélas ! je
+ne prétendais pas à jouer jamais le rôle
+de prince Charmant : il y avait si longtemps
+que j’étais l’ami de Bernerette !
+A présent, quand je recueille les souvenirs
+de ce temps-là, je m’aperçois que
+moi, j’aimais Bernerette. Mais je ne le
+croyais pas. On peut aimer sans savoir
+qu’on aime : c’est que, pour nous cacher
+un sentiment inopportun, l’esprit recourt
+à des ruses merveilleuses. Dépourvu du
+bandeau qui m’aveuglait, est-ce que j’aurais
+pu approcher Bernerette deux fois
+la semaine sans faire la figure d’un jeune
+homme aspirant à sa main ? La main de
+Bernerette, non vraiment, je n’y pensais
+pas ! Je n’étais qu’un petit avocat, débutant
+et quelconque. Mademoiselle de
+Chanclos était ce qu’on appelait encore
+dans ce temps-là un « très beau parti ».
+Aussi il fallait voir comme j’avais le cœur
+léger, comme je badinais, riais, soulevais
+les épaules lorsqu’il s’agissait de ces
+passions auxquelles on fait allusion dans
+les saynètes et dans les pièces de vers
+fameuses que l’on récite dans les salons
+ou que l’on chante au piano ! D’être
+jamais épris, moi, ah ! non, je ne courais
+pas risque que l’on me suspectât ! Pour
+moi-même comme pour tout le monde,
+ah ! que j’étais donc un garçon tranquille !…</p>
+
+<p>Comme Bernerette disait avoir choisi
+pour elle, à ce bal, le costume de <i>la
+Finette</i> de Watteau, je m’écriai :</p>
+
+<p>— Bravo ! vous me donnez une idée !</p>
+
+<p>— Laquelle ?</p>
+
+<p>— Je serai, moi, <i>l’Indifférent</i> !</p>
+
+<p>Madame de Chanclos descendait à ce
+moment les marches du perron ; elle
+m’entendit et dit :</p>
+
+<p>— Voilà qui vous ira bien.</p>
+
+<p>Et le bal eut lieu le 23. Je ne le vis
+guère. J’y fus de très mauvaise humeur
+et le quittai rapidement. C’est ce soir-là
+qu’il m’apparut que je n’avais de vrai
+plaisir qu’auprès de Bernerette. Bernerette
+se prodiguant à tous ne fut pas à
+moi deux minutes. Elle avait beaucoup
+de succès avec son toquet, son pli Watteau,
+sa guitare ; il y avait ce qu’on a
+raison de nommer un monde fou ; des
+jeunes gens nombreux, des danseurs en
+quantité suffisante ; et <i>la Finette</i>, c’est-à-dire
+la grâce, la fantaisie, l’esprit, la
+chanson qui fait rire et pleurer, passait
+et repassait des bras d’un mousquetaire
+encombrant à ceux d’un long imbécile
+d’arlequin ; des bras d’un Incroyable à
+ceux d’un Roméo ; des bras d’un nègre
+authentique, en roi mage, hideux, à ceux
+d’un magnifique lancier de Nemours,
+beau, svelte et grand garçon, qui vint à
+moi, après un quadrille, et me dit en me
+tendant la main :</p>
+
+<p>— Mes compliments, mon cher, tu es
+joliment bien dans la maison : nous
+avons causé de toi tout le temps, mademoiselle
+de Chanclos et moi…</p>
+
+<p>Je n’avais pas reconnu en lui un ancien
+camarade de lycée, Claude Gérard. A
+peine avions-nous échangé quatre mots,
+qu’une Junon le réclamait, et je vis que
+plusieurs femmes le suivaient des yeux.
+Peu après, Bernerette valsait avec un
+homme masqué par une tête de veau. Je
+m’en allai. Devina-t-elle, je ne sais comment,
+ma retraite ? La voilà qui échappe
+à ce monstre et qui court à moi :</p>
+
+<p>— Henri ! Henri ! vous partez ?</p>
+
+<p>Je remontai quatre marches pour la
+saluer. J’étais heureux qu’elle me retînt.
+Quand je fus près d’elle, elle posa sa
+main près de sa bouche, pour parler bas,
+et moi je souriais niaisement parce
+qu’elle s’apprêtait à ne parler qu’à
+moi seul. Elle me dit, pour moi seul en
+effet :</p>
+
+<p>— Qui est-ce, dites, le lancier avec le
+plastron jaune ?… il vous connaît ; nous
+avons parlé de vous tout le temps !…</p>
+
+<p>— Il se nomme Claude Gérard.</p>
+
+<p>— Je le sais, parbleu ? On me l’a présenté,
+peut-être ! mais qui est-ce ?</p>
+
+<p>— C’est un joli garçon !</p>
+
+<p>— Vous faites exprès de me faire enrager.
+D’ailleurs, ce que je vous demande
+là, je m’en moque, vous pensez !…
+Alors, vous vous en allez, Henri ?</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>— Allons vous n’êtes pas gentil !</p>
+
+<p>Je lui dis adieu : je descendis quelques
+marches ; mais elle demeurait penchée
+sur l’escalier. Je pouvais bien croire
+qu’elle était fâchée de me voir si tôt partir.
+Alors je me retournai vers elle et lui
+souris encore aussi niaisement que la
+première fois. Tout à coup, je sentis
+comme un démon qui m’obligea de dire
+à Bernerette :</p>
+
+<p>— Je vous donnerai des détails sur
+Claude Gérard !</p>
+
+<p>— Ah ! fit-elle.</p>
+
+<p>Et je vis dans son œil que c’était cela
+même qu’elle attendait, penchée sur la
+rampe.</p>
+
+<p>— Mais, dites-moi tout de suite, reprit-elle,
+c’est un jeune homme qu’on peut
+recevoir ?…</p>
+
+<p>— Sans travestissement ? Mais oui, Bernerette !</p>
+
+<p>Elle n’insista plus pour me retenir ;
+elle quitta l’escalier et disparut.</p>
+
+<p>Je rentrai chez moi à pied, par le plus
+long. Je marchai beaucoup, cette nuit-là.
+Dieu ! qu’il faisait beau sous ces allées
+du Ranelagh, voûtes de verdure, silencieuses
+et profondes ! Comme un petit
+hôtel, environné d’un jardin, a l’air de
+bien dormir !… Les maisons, dans la rue,
+le passant les frôle, il les touche et il
+semble un peu qu’il leur marche sur les
+pieds ; mais derrière ces grilles, ces haies
+de fusains et ces plates-bandes gazonnées,
+sombre velours si pur, les petits hôtels
+ont un sommeil abrité, heureux, et qui
+fait du bien au passant. Leur paix et la
+fraîcheur nocturne me retinrent, — je le
+croyais du moins, — et je fus près d’une
+heure à faire les cent pas dans le Ranelagh.</p>
+
+<p>Et puis, quelques journées passées, du
+travail, des soucis d’autre sorte atténuèrent
+le malaise de cette soirée. Je ne
+pensais pas trop aux mousquetaires, aux
+arlequins, aux nègres ni au lancier de
+Nemours, lorsque, avant même d’avoir
+revu Bernerette, je me trouvai nez-à-nez,
+sur le boulevard des Capucines, avec l’ex-lancier
+en personne, Claude Gérard. Il
+m’aborda avec bonne humeur et franchise :</p>
+
+<p>— Ah ! bien, mon vieux, la drôle de
+chose ! On reste dix ans sans se croiser
+seulement dans la rue, et voilà deux rencontres
+dans la même semaine !…</p>
+
+<p>— La vie a plus de fantaisie que les
+hommes.</p>
+
+<p>— Te souviens-tu du père Passereau ?</p>
+
+<p>C’était notre commun professeur de
+rhétorique. Et les souvenirs de lycée
+affluèrent. Nous fûmes, sans nous être
+aperçus du chemin, sur la place de la
+Concorde. Gérard ne me dit mot de la
+soirée du Ranelagh ; je n’y fis moi-même
+aucune allusion ; il semblait bien aise de
+me revoir ; il parlait avec abondance et
+sans m’ennuyer, je l’avoue ; je jugeai tout
+de suite qu’il était demeuré le brave garçon
+que j’avais connu sur les bancs. Il
+était vraiment joli homme ; je le voyais
+bien au regard des femmes qui allaient à
+lui comme les papillons du soir à la
+lumière ; mais lui ne semblait pas y prendre
+garde ; il n’en tirait aucune vanité ; il
+était accoutumé, sans doute, à ces hommages
+muets des inconnues ; peut-être en
+était-il las.</p>
+
+<p>Comme nous inclinions vers le boulevard
+Saint-Germain, en face du Palais-Bourbon,
+une jeune femme, d’une beauté
+célèbre, portant une des premières toilettes
+printanières, passa dans une victoria
+découverte et donna à mon compagnon,
+le temps que les chevaux ralentissaient
+au tournant, ses yeux splendides ;
+tout autre homme en eût été affolé. Je ne
+pus me retenir de le lui faire remarquer.
+Il sourit. Je lui dis :</p>
+
+<p>— Tu sais qui est cette femme ?</p>
+
+<p>Il ne le savait pas. Je la lui nommai. Il
+me dit :</p>
+
+<p>— J’ai une amie que je te présenterai si
+tu me fais l’amitié de venir un soir dîner
+chez moi sans cérémonie.</p>
+
+<p>Est-ce que l’appréhension que j’avais
+eue lors du bal costumé n’était pas
+absurde ? Voyons ! Pour deux simples
+questions de Bernerette : « Ce jeune
+homme, quel est-il ? Et peut-on le recevoir ? »
+voilà mon esprit et mon cœur en
+campagne, et je passe une nuit blanche à
+marcher comme un homme trahi !… Que
+ce jeune homme eût plu à Bernerette,
+quoi d’extraordinaire à cela ? D’autres
+jeunes gens, à ma connaissance, déjà
+précédemment avaient plu à Bernerette.
+Quant à Claude Gérard, il ne m’avait
+même pas parlé d’elle ; les femmes lui
+étaient assez indifférentes ; il avait une
+maîtresse qui les devait éclipser toutes,
+c’était évident. J’allais la connaître.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="III"></h2>
+
+<p>Je dînai au Ranelagh avant d’aller chez
+Claude Gérard. Là, il ne fut parlé que de
+la soirée, mais de Claude Gérard à peine.
+On l’avait trouvé bien ; il avait fait honneur
+au bal costumé, oui, mais d’autres
+jeunes gens aussi. Allons ! ce n’était pas
+celui-là encore qui « nous » ravirait Bernerette !
+Et je pensais ce « nous » un peu
+comme l’eussent fait monsieur ou madame
+de Chanclos, peu pressés, cela va sans
+dire, de marier leur enfant unique. Ce fut
+d’un ton bien dégagé, vraiment, que je
+dis à Bernerette, pour m’acquitter de
+ma promesse :</p>
+
+<p>— Je vais vous donner les quelques détails
+annoncés sur ce monsieur Gérard !…</p>
+
+<p>— Donnez ! dit-elle.</p>
+
+<p>— Eh bien ! c’est un auditeur au Conseil
+d’État : il est sérieux, intelligent, de
+bel avenir…</p>
+
+<p>— Tant mieux pour lui !</p>
+
+<p>— De famille provinciale… fortune
+modeste, au moins d’apparence, mais…</p>
+
+<p>— Que voulez-vous que cela me fasse ?…</p>
+
+<p>— Ses mœurs sont pures, autant que
+j’en ai pu juger en me promenant avec
+lui, pour vous complaire, de la Madeleine
+à l’Odéon…</p>
+
+<p>— Merci mille fois !</p>
+
+<p>— Ah ! j’oubliais : officier de réserve,
+2<sup>e</sup> dragons…</p>
+
+<p>— Mais je m’en moque !…</p>
+
+<p>— Bon ! Très bien. Ne parlons plus de
+lui.</p>
+
+<p>— Ah ! vous savez que maman l’a
+réinvité ?…</p>
+
+<p>— Parfait !</p>
+
+<p>— Qu’avez-vous ?…</p>
+
+<p>— Rien du tout.</p>
+
+<p>Elle paraissait plus animée que de
+coutume ; elle parlait beaucoup ; elle sautait
+dans les allées du jardin, comme cinq
+ou six ans auparavant, lorsqu’elle était
+encore une fillette. Que le pauvre Joë fut
+donc bousculé !</p>
+
+<p>Il y avait une chaumière rustique au
+fond du jardin, que l’on éclairait le soir
+au moyen d’une grosse lanterne vénitienne
+arrondie en ballon et de la couleur
+d’une orange. Assis dans des fauteuils
+d’osier, monsieur et madame de Chanclos,
+quelques amis et moi, nous regardions
+jouer Bernerette et son chien.</p>
+
+<p>— Je ne sais pas ce qu’elle a, dit sa mère.</p>
+
+<p>— Elle est jeune, dit un ami de la famille.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je reverrai longtemps cette danse à la
+lueur orangée de la lanterne. Je la trouvais
+insolite, quoique Bernerette eût
+coutume de s’agiter ainsi parfois avec le
+pauvre Joë, et il n’y avait pas si longtemps,
+n’avions-nous pas dansé, Bernerette,
+Joë et moi-même, à l’annonce de
+« la soirée du 23 » ! Il ne faut qu’un peu
+de mélancolie pour voir plus profondément
+dans les scènes d’apparence ordinaire.
+Je n’en manquais pas sans doute,
+et il me sembla que Bernerette, en s’agitant,
+abandonnait tous les mouvements
+de la jeunesse insouciante et pure ; elle
+secouait ses bras, ses jambes, son jeune
+corps si souple, et j’en voyais tomber un
+à un les derniers gestes puérils, qu’une
+grâce, une langueur nouvelles remplaçaient
+à mesure en embarrassant peu à
+peu l’enfant métamorphosée en femme.
+Je me souviens d’un rien : après avoir
+sauté sur la pelouse, par-dessus Joë, elle
+porta la main à son sein qu’elle avait
+senti vibrer, et aussitôt elle fut un peu
+gênée et s’assit. Ses tempes étaient moites,
+ses beaux cheveux d’un blond d’or penchaient
+d’un côté, et elle les empoigna
+pour les remettre d’aplomb. A ce
+moment, je vis pour la première fois
+sous ses yeux une presque inappréciable
+cernure dont la courbe alliée au dessin
+du nez donnait à sa physionomie un air
+de gravité surprenant ; et son bras levé,
+sa gorge saillante et sa bouche entr’ouverte
+me troublèrent.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="IV"></h2>
+
+<p>J’allai quelques jours après chez
+Claude Gérard. Ah ! la singulière émotion
+que la mienne ! Est-ce que je haïssais ce
+Gérard ? Est-ce que je n’éprouvais pas un
+certain plaisir à l’approcher, à le connaître ?</p>
+
+<p>Il habitait un petit appartement, rue
+de Vaugirard, entre la rue Bonaparte et
+le musée du Luxembourg, dans une
+maison vieillotte, à porche vénérable et
+belle cour. On grimpait tout en haut.
+Une bonne proprette m’introduisit dans le
+« bureau de monsieur », bureau, ma foi,
+fort bien, avec bibliothèque vitrée contenant
+la rigide collection du <i>Dalloz</i>,
+pendule familiale de zinc doré, photographies
+de gens intègres et de professeurs
+en robe ; des codes partout, et la
+<i>Gazette des Tribunaux</i>. Quel sérieux !
+Non, rien, rien vraiment, d’un séduisant
+jeune homme de vingt-sept ans !</p>
+
+<p>Claude parut et me dit aussitôt :</p>
+
+<p>— Que je t’avertisse : motus, devant
+mon amie, sur la soirée chez les Chanclos…
+A propos, ces gens sont bien
+gentils : ils me bombardent d’invitations…
+Pendant que nous sommes seuls,
+donne-moi un avis : dois-je accepter ?</p>
+
+<p>— Drôle d’avis ! n’es-tu pas d’âge à
+savoir ?…</p>
+
+<p>— Je veux dire tout simplement :
+« Est-ce une maison où l’on se rase ? »</p>
+
+<p>— Ce n’est pas non plus une maison où
+l’on s’amuse. Le père et la mère, tu as pu
+en juger, même sous le travestissement,
+ne sont pas ce qu’on appelle de « joyeux
+fêtards ». On lit chez eux la <i>Revue des
+Deux Mondes</i>, et l’on fait maigre le vendredi.</p>
+
+<p>— Tu comprends, dit-il, moi, si je vais
+dans le monde, j’aime que ce soit pour
+me détendre un peu.</p>
+
+<p>Je souris, non sans inquiétude. Qu’appelait-il
+« se détendre », puisqu’il vivait
+librement chez lui, en garçon, avec sa
+maîtresse ?</p>
+
+<p>Deux jeunes gens entrèrent : l’un était
+son collègue au Conseil d’État, l’autre un
+élève de l’École des sciences politiques. Ni
+l’un ni l’autre, pas plus que Gérard,
+d’ailleurs, n’avaient cette attitude gourmée
+ou fate que l’on prête volontiers à
+ces messieurs des doctes écoles ou des
+corps imposants de l’État : ils semblaient
+d’assez gais compagnons même, mais ils
+mirent une sourdine à leurs propos et
+rectifièrent leur tenue quand la jeune
+femme, qui jouait ici le rôle de maîtresse
+de maison, entra. Ils la connaissaient ;
+lui serrèrent la main. On me présenta :</p>
+
+<p>— Isabelle !</p>
+
+<p>Isabelle n’était ni jolie ni très jeune.
+C’était une femme menacée d’embonpoint,
+les cheveux teints, la figure et la bouche
+assez fraîches. On ne savait si elle était
+timide ou guindée ; elle ne semblait pas
+à son aise ; et les deux amis et Gérard lui-même
+avaient je ne sais quoi de bien
+compassé depuis qu’elle était là. On se
+fût cru chez un ménage bourgeois, où la
+femme, peu habituée au monde, fait cent
+efforts pour donner à entendre qu’elle sait
+vivre. Jamais repas ne fut plus digne,
+jamais propos ne furent plus décents et
+plus mesurés. Je fus tenté plusieurs fois
+de dire à Gérard : « Les Chanclos, non,
+non ! ne sont pas une maison où l’on
+se rase. » Car je comprenais qu’il s’y fût
+« détendu ». On était chez eux beaucoup
+plus libre que chez lui.</p>
+
+<p>Quantité de sujets de conversation évidemment
+gênaient Gérard et Isabelle. Le
+nom d’un certain café du quartier Latin,
+jeté par moi, répandit un froid ; le nom
+d’un bal public parut disgracieux à
+entendre ; enfin, il n’y avait pas jusqu’à
+ce merveilleux jardin du Luxembourg,
+qui s’étalait non loin de là et dont l’on
+voyait par la fenêtre un angle de verdure,
+qui ne rappelât sans doute quelque
+mystère douloureux au ménage. Il y eut
+un soulagement quand, de retour dans la
+glaciale bibliothèque, ces messieurs du
+Conseil d’État et de l’École des sciences
+politiques abordèrent des questions d’ordre
+administratif. J’eus un aparté avec
+Isabelle.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Comment avais-je gagné sa confiance ?
+Elle me laissa entendre qu’elle menait
+plusieurs vies superposées, dont la plupart
+dissimulées soigneusement à Gérard.
+Aucun des amis de Gérard, j’en eusse
+juré, n’ignorait ce que j’apprenais là.
+Isabelle avait un besoin inextinguible de
+narrer sa propre histoire à tout venant.
+Et d’ailleurs, prenant ainsi les devants,
+et vous gagnant par ses confidences,
+elle obviait aux rapports qu’un ami
+étourdi peut faire : « Tiens ! j’ai rencontré
+l’autre jour Isabelle avec un grand
+brun », ou bien : « Ah çà ! Isabelle a
+donc de la famille à Saint-Germain ? »
+Mais elle n’était point du tout habile ;
+elle ne gouvernait pas le moins du monde
+sa parole ; elle savait son défaut, et c’est
+à cause de cela qu’elle adoptait devant
+Gérard cette tenue austère, ces propos
+neutres, cette attitude de personnage
+officiel, qui nous avaient incommodés
+pendant la première partie de la soirée,
+mais qui ne semblaient pas déplaire à
+Gérard, car si Gérard aimait à se
+« détendre » chez les autres, il était
+flatté que l’on pût dire que chez lui,
+même en ménage irrégulier, on se tenait
+très comme il faut.</p>
+
+<p>Je ne causais pas depuis trois minutes
+avec Isabelle, qu’elle me disait avoir
+perdu un enfant qui aurait aujourd’hui
+sept ans, que ce pauvre petit s’appelait
+Gustave, qu’il était si joli que son père
+aurait certainement fait tôt ou tard pour
+lui ce qu’il n’aurait pas fait pour la maman :</p>
+
+<p>— Oui, monsieur, il me l’avait promis ;
+c’était bien dans son idée de régulariser…
+Là-dessus, pan ! voilà cette malheureuse
+scarlatine…</p>
+
+<p>Le chagrin d’Isabelle durait encore ;
+elle s’oubliait ; je crus qu’elle allait
+pleurer et j’en étais un peu gêné, car
+Gérard, ou les deux amis tout au moins,
+n’allaient pas manquer de penser qu’Isabelle
+me parlait déjà de son petit. Elle
+soupçonna ma crainte, elle me dit :</p>
+
+<p>— Claude le sait ; je ne lui ai rien
+caché… Même qu’il m’a proposé, le Jour
+des Morts, de m’accompagner sur la
+tombe, au cimetière Montparnasse. Ça,
+non, je ne l’ai pas voulu. Pensez donc, si
+le père avait eu, lui aussi, l’idée d’y aller !…</p>
+
+<p>— Et il l’a eue probablement, puisqu’il
+aimait tant son fils !…</p>
+
+<p>— Oui, oui, monsieur, il l’a eue, vous
+pouvez m’en croire. Il n’a pas tenu toute
+sa parole, non, et en cela, il est fautif,
+mais je ne laisserais pas dire de lui que
+ce n’est pas un homme de cœur, et bon,
+et généreux…</p>
+
+<p>Évidemment Isabelle n’avait pas cessé
+toutes relations avec le père de son
+enfant. Isabelle me dit, sans plus de
+transition :</p>
+
+<p>— Pour ça, Claude n’en sait rien, par
+exemple. Il est d’un jaloux ! Quoique
+l’autre ne soit plus de la première jeunesse…</p>
+
+<p>— C’est que Claude vous aime !…</p>
+
+<p>— Oh ! de ce côté-là, dit-elle, je n’ai pas
+à me plaindre ! Et voilà bientôt quatre
+ans que ça dure… Un si joli garçon !</p>
+
+<p>Elle parut réfléchir, hésiter un instant,
+puis elle me dit :</p>
+
+<p>— Il a été en soirée avec vous, je le
+sais. Il ne m’en a rien dit, comme de
+juste, mais ce n’est pas de ces choses qui
+nous échappent, à nous. Il avait pris
+trop soin de recommander le silence à la
+concierge… Quand je suis arrivée ici, — je
+viens le mercredi et le samedi — ce
+qu’il avait fait était écrit sur toutes les
+figures…</p>
+
+<p>Sur un signe de Gérard, Isabelle se
+leva pour remplir machinalement ses
+devoirs de maîtresse de maison ; elle
+offrit de la bière, et la discussion sur les
+matières administratives fut interrompue
+entre Claude Gérard et ses deux amis.
+Claude me prit à part à son tour et me
+demanda :</p>
+
+<p>— Comment la trouves-tu ?</p>
+
+<p>— Mais, charmante !…</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je descendis avec les deux amis. Dans
+la rue, celui de ces jeunes gens qui n’était
+encore qu’élève de l’École des sciences
+politiques envia le sort de Claude : c’était
+une chance de posséder une maîtresse si
+correcte. L’auditeur de première classe au
+Conseil d’État souleva l’épaule et dit que
+cette liaison était au contraire déplorable
+et qu’elle ruinerait l’avenir de Gérard.</p>
+
+<p>— Cette liaison n’est pas éternelle,
+hasardai-je en riant.</p>
+
+<p>L’auditeur avança les lèvres et me
+regarda de biais. Je repris :</p>
+
+<p>— Gérard n’est pas esclave ; il a une
+maîtresse qu’il voit deux fois par semaine,
+bon ; mais, entre temps, il sort, il est
+libre ; il commence à aller dans le
+monde…</p>
+
+<p>— Avec quelles précautions ! quelle
+abondance de cachotteries ! Sa soirée
+costumée a été l’escapade nocturne d’un
+collégien, d’un gamin qui s’échappe par
+la fenêtre !</p>
+
+<p>— Elle ne lui a causé que plus de
+plaisir : il recommencera.</p>
+
+<p>— Mais le plaisir qu’il éprouve à fuir
+en cachette vient de ce qu’il se sent prisonnier !…</p>
+
+<p>Et l’auditeur au Conseil d’État prophétisa :</p>
+
+<p>— Gérard épousera Isabelle !</p>
+
+<p>Je ne pus m’empêcher de rire. Le plus
+jeune de ces messieurs fit comme moi et
+s’écria :</p>
+
+<p>— Et l’autre ?…</p>
+
+<p>L’auditeur au Conseil d’État ne broncha
+pas, car il ne me croyait pas informé. Je
+dis alors, moi aussi :</p>
+
+<p>— Oui, en effet, et l’autre ?…</p>
+
+<p>Il fut surpris un instant, me regarda,
+comprit qu’Isabelle m’avait parlé dès la
+première entrevue comme elle l’avait fait
+sans doute à lui-même. Il dit :</p>
+
+<p>— L’autre ?… Eh bien, oui, ce sera
+alors probablement notre devoir d’avertir
+Claude qu’il n’est pas le seul amant
+d’Isabelle, et alors…</p>
+
+<p>— Alors, dit le jeune homme, il faudra
+bien qu’il rompe avec sa maîtresse.</p>
+
+<p>— Alors, dit l’auditeur, il rompra avec
+nous et il épousera sa maîtresse !</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Le paradoxe était amusant. Le chemin
+de ces messieurs et le mien étant le
+même, nous ne nous séparâmes pas que
+je n’eusse entendu toute l’idylle du beau
+Claude et d’Isabelle.</p>
+
+<p>Il l’avait rencontrée dans un café du
+quartier Latin, celui-là précisément dont
+le nom, prononcé par moi pendant le
+dîner, avait paru si malséant ; un des
+amis, présent ce soir, l’accompagnait et
+avait été témoin des premières paroles
+échangées. Isabelle portait alors le deuil
+de son petit garçon, et ses cheveux blonds,
+sous le crêpe, lui donnaient un certain
+air de belle jeune veuve, et de dignité
+douloureuse, destinés à séduire définitivement
+le correct et sérieux Gérard. La
+conquête, toutefois, avait été un peu trop
+facile, et de ceci un ami avait été témoin,
+mais Gérard aujourd’hui niait cette particularité,
+et il disait à son ami : « J’ai
+voulu me flatter ; tu ne sauras jamais ce
+que j’ai eu de fil à retordre. » Elle avouait
+la perte d’un enfant, se disait mariée
+d’abord, puis, quelque temps après, donnait
+à entendre qu’elle n’avait été que
+fiancée à un jeune officier d’infanterie de
+marine, parti inopinément pour le Tonkin,
+d’où il n’était pas revenu… Par malchance,
+Gérard la rencontrait la même
+semaine dans le jardin du Luxembourg,
+au côté d’un monsieur qui lui tenait la
+taille enlacée.</p>
+
+<p>L’ami qui racontait cela souriait.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="V"></h2>
+
+<p>Bernerette était informée que je devais
+revoir Gérard dans l’intervalle de deux
+de mes visites au Ranelagh. J’affectai de
+ne point parler de lui avant qu’elle-même
+ne m’y invitât. Elle ne se pressa pas. Le
+dîner et une bonne partie de la soirée se
+passèrent sans qu’elle fît mine de se souvenir
+du « lancier de Nemours », et je me
+disais à part moi : « Faut-il qu’elle mette
+tant d’application à dissimuler l’intérêt
+qu’elle prend à lui ! » Et, en même temps,
+je pensais : « Mais c’est ma réserve, à
+moi, qui est suspecte ! Pourquoi, puisqu’on
+sait ici que j’ai dîné cette semaine
+avec Gérard, pourquoi est-ce que je tarde
+tant à dire simplement : « Je l’ai vu ; j’ai
+dîné avec lui. » Si Bernerette est fine,
+elle est en droit de supposer de moi :
+« Il est jaloux. » Parlons donc ! Non ! je
+ne pouvais pas parler.</p>
+
+<p>Un moment, s’agita entre nous la
+question de savoir quel jour avait eu
+lieu la première d’une pièce aux Variétés,
+où j’assistais, où monsieur et madame
+de Chanclos n’assistaient pas. Je n’ai
+aucune mémoire des dates, je dis :</p>
+
+<p>— C’était vendredi.</p>
+
+<p>Bernerette me dit :</p>
+
+<p>— Non. Vendredi, vous dîniez chez
+monsieur Gérard.</p>
+
+<p>Je convins qu’elle avait raison.</p>
+
+<p>Je dus aussi pâlir un peu, car je surprenais
+sous ce petit front la pensée qui
+ne l’avait pas quittée de la soirée : « Il a
+dîné vendredi chez monsieur Gérard, il
+va nous parler de lui… Tiens ! il ne
+nous parle pas de lui… Ah çà ! va-t-il
+nous parler de lui… » Et enfin : « Attends
+un peu, mon bonhomme, je vais t’obliger
+à nous parler de lui ! »</p>
+
+<p>En effet, je fus acculé à un mensonge
+assez humiliant ; je dis :</p>
+
+<p>— A propos !… et moi qui oubliais…</p>
+
+<p>D’avance, j’avais calculé l’effet déplorable
+de ce raccrochage maladroit, mais
+c’était aussi la seule façon de ne pas
+donner d’importance à ma réserve sur le
+dîner chez Claude Gérard. Je vis la cernure
+bleuâtre sous les yeux de Bernerette,
+qui fut dessinée par une main invisible,
+rapidement, dans le temps qu’il faut pour
+tracer deux virgules.</p>
+
+<p>Enfin, je puis me rendre cette justice
+que je parlai de Claude Gérard en termes
+suffisamment neutres, comme la prudence
+le commandait, — car enfin il ne
+s’agissait pas d’enflammer la pauvre
+Bernerette, — mais qui ne pouvaient que
+transmettre une opinion très favorable
+de l’impression que la soirée passée chez
+lui m’avait laissée. Nous sommes tellement
+rompus aux usages, qu’ayant tu
+complètement la présence d’Isabelle dans
+l’intérieur de Gérard, je croyais fermement
+avoir dit, en conscience, tout ce
+que je savais de lui. Bernerette me laissa
+parler et dit :</p>
+
+<p>— Et sa maîtresse ?</p>
+
+<p>Les parents sursautèrent. Je n’étais pas
+peu embarrassé. Mais Bernerette ne se
+troubla guère :</p>
+
+<p>— Oh ! fit-elle, madame de Lansacq a
+assez parlé d’elle, je peux bien me permettre…</p>
+
+<p>— Qui ça, madame de Lansacq ? hasardai-je
+dans l’espoir de détourner l’esprit
+de Bernerette.</p>
+
+<p>— La Belle-Hélène du bal costumé !…
+Oh ! vous n’avez pas eu le temps de la
+voir, vous… Une folle !… elle est toquée
+de votre ami Gérard ; elle le suit ou
+le fait suivre ; elle connaît tout ce
+qui le concerne… Tantôt, ici, elle n’a
+parlé que de lui, de son entourage ;
+voulez-vous que je vous en donne la
+preuve : la maîtresse de votre ami se
+teint…</p>
+
+<p>— Ma fille, s’écria madame de Chanclos,
+je t’interdis absolument de tenir un
+pareil langage !…</p>
+
+<p>M. de Chanclos, qui gâtait sa fille,
+ne pouvait s’empêcher de sourire. La
+maman, pour innocenter Bernerette, dit
+elle-même :</p>
+
+<p>— Elles sont quatre ou cinq ici, figurez-vous,
+qui, depuis notre soirée costumée,
+n’ont en tête que ce monsieur
+Gérard ; naturellement, Bernerette ne
+peut se boucher les oreilles… Je trouve
+que les femmes de nos jours ont vraiment
+peu de retenue ; et il est difficile
+de garder une jeune fille à l’écart !…</p>
+
+<p>Bernerette me regarda dans les yeux :</p>
+
+<p>— Étonnez-vous donc, dit-elle, que
+nous soyons intriguées par ce monsieur
+Gérard !</p>
+
+<p>En effet, à peine maintenant avais-je
+la moindre raison d’en être étonné. Bernerette
+pouvait fort bien ne s’intéresser à
+lui que parce qu’elle voyait quatre ou
+cinq femmes préoccupées de ce joli garçon ;
+et je me souvins qu’elle les avait
+vues préoccupées de lui dès la fameuse
+soirée, et dès la première heure, puisque,
+avant même que j’eusse quitté le bal,
+plusieurs de ces dames se disputaient
+Gérard.</p>
+
+<p>Je me mis à appréhender la première
+soirée où je me rencontrerais avec Gérard
+chez madame de Chanclos.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="VI"></h2>
+
+<p>Mon appréhension fut désordonnée,
+exaspérée et je pourrais dire hallucinée.
+J’imaginai d’avance ce qui se passerait.
+Je le vis. Je me découvris jaloux, de la
+jalousie la plus ordinaire, accompagnée
+de toute sa queue de médiocrités.</p>
+
+<p>Pourquoi ne m’étais-je pas cru jaloux
+plus tôt ? Parce que je le redoutais trop !
+Et toutes mes facultés s’employaient à
+détourner de là ma pensée ; mais, par une
+rouerie de la destinée, voilà qu’un motif
+se présentait de pouvoir croire que Bernerette
+n’était pas amoureuse ; sur une
+aussi belle perspective, j’ouvrais toutes
+grandes mes fenêtres et à force de me
+complaire à voir que Bernerette pouvait
+n’être pas amoureuse, je découvrais que
+je l’étais, moi, bel et bien !</p>
+
+<p>A dessein ou non, aucune des quatre
+ou cinq ardentes amies de Claude Gérard
+ne se trouva invitée. Nous étions une
+douzaine de personnes à table ! Gérard se
+trouvait assis entre la maîtresse de
+maison et une femme jeune encore, non
+pas laide, mais, comme on dit, « de tout
+repos ». Bernerette était en face de lui
+ou à peu près ; j’étais voisin de Bernerette.
+Pour la première fois je m’aperçus
+que je m’efforçais de lui plaire. Je voulais
+retenir son attention ; je lui parlais
+plus que de coutume ; je triais mes sujets
+et mes mots ; je pestais de n’être pas un
+fascinateur. Pourtant, si ma conscience
+à ce moment m’eût crié : « Mais tu veux
+la séduire ! » j’aurais répondu à ma
+conscience elle-même : « Ce n’est pas
+vrai ! » Je ne croyais pas vouloir séduire
+Bernerette ; je croyais, de bonne foi,
+faire une belle action en la mettant à
+l’abri du séduisant Gérard !</p>
+
+<p>Mon supplice commença. Je remarquai,
+à plusieurs reprises, que Bernerette
+n’avait pas entendu mes paroles,
+pas compris mes finesses, ou bien qu’elle
+avait répondu à moitié, sans nul souci
+de compléter une phrase commencée,
+enfin comme si d’elle à moi l’échange
+était sans importance. Elle ne regardait
+pas Gérard, non ; elle n’affectait pas non
+plus de ne pas le regarder, non. Elle
+ouvrait tout à coup de grands yeux en se
+tournant vers moi. Et je me disais :
+« Elle s’étonne ou s’ennuie parce que je
+lui parle tant et si bien ; elle se demande :
+« Mais qu’a-t-il, ce soir ? » Elle découvre
+mon jeu ; elle en est stupéfaite ou irritée ;
+elle se moque de moi ou elle me plaint !… »
+Elle m’écoutait par politesse ; elle ne
+prêtait l’oreille — c’était bien naturel — qu’à
+ce qui venait du nouveau venu, de
+ce joli garçon assis en face d’elle et de
+qui on avait fait, depuis trois semaines,
+une espèce de héros de roman d’amour.
+Je me méprisais pour essayer de détourner
+cette enfant d’un attrait si simple et si
+fatal. Mais je trouvais à présent la beauté
+de Gérard commune, vulgaire et même
+niaise ; ce qu’il disait me semblait épais ;
+quand il ne parlait pas, je l’accusais de
+se laisser admirer. Le souvenir de la
+bibliothèque de notaire, de la pendule en
+zinc doré, de la petite soirée solennelle,
+me le rendait à présent ridicule ; et je
+pensais aux aventures de sa maîtresse
+Isabelle, à l’ami qui, en les racontant,
+se moquait un peu du pauvre Gérard…</p>
+
+<p>Je ne sais ce qu’il dit, pendant un
+moment que nous étions silencieux, à la
+jeune femme, sa voisine ; elle sourit. Et
+je vis que Bernerette aussi souriait,
+du même propos évidemment. Comment
+avait-elle fait pour l’entendre ?</p>
+
+<p>Je fus alors paralysé, et ne dis plus
+rien. Bernerette ne parut pas observer
+que je me taisais ; son voisin de droite
+était un vieillard qui, d’un autre côté,
+parlait fort haut de la « loi Falloux ».
+Gérard, lui, ne semblait pas du tout faire
+attention à Bernerette.</p>
+
+<p>Après le dîner, madame de Chanclos
+me dit :</p>
+
+<p>— Il est délicieux, votre ami, délicieux !…</p>
+
+<p>Plus tard, passant près de moi, elle me
+glissa à l’oreille :</p>
+
+<p>— Vous savez que sa voisine est conquise !</p>
+
+<p>Jusqu’à une femme « de tout repos ».</p>
+
+<p>En me parlant de lui tout le monde
+disait : « Votre ami. » On me complimentait
+de son Conseil d’État, de sa jolie
+figure, d’un mot qu’il avait dit et de ce
+qu’il avait plu à madame Une Telle !…</p>
+
+<p>Et lui, indifférent ou dédaigneux, qui
+ne s’amusait pas, c’est probable, me
+recommandait en me pinçant la manche :</p>
+
+<p>— Quand tu fileras, fais-moi signe !</p>
+
+<p>De sorte que je ne terminai pas cette
+soirée sans « mon ami ». Nous partîmes
+ensemble ; ensemble nous allâmes, je
+m’en souviens, à une taverne de la rue
+Royale, et « mon ami » ne me lâcha qu’à
+ma porte.</p>
+
+<p>Seul avec lui, je n’éprouvais, je l’avoue,
+aucune répugnance. Il était tout à fait
+bon garçon, intelligent aussi, sans rien
+d’original dans l’esprit, mais sans rien
+non plus qui fût fâcheux. Et puis, il me
+parut bien que les Chanclos n’étaient pas
+pour lui le monde où « se détendre » ! De
+Bernerette, il ne me fit pas mention.</p>
+
+<p>Mais il me pria instamment, dans le
+cas où je verrais Isabelle, de lui taire ce
+dîner comme la soirée précédente.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="VII"></h2>
+
+<p>On atteignait la fin de mai, les beaux
+jours ; madame de Chanclos recevait dans
+le jardin, plus familièrement qu’en hiver,
+et, quoique je fusse, en qualité d’ami
+ancien, dispensé des visites, j’allais
+maintenant à ses samedis. On n’y vit
+point Gérard de tout un mois. Le premier
+samedi, on parla fort de lui ; les « Quatre
+ou cinq » étaient là, et on les nommait
+maintenant les « Cinq ou six », car il
+convenait d’ajouter à leur nombre par
+taquinerie, et peut-être bien par vraisemblance,
+la vertueuse voisine du dernier
+dîner. Il était très apparent, ce
+samedi-là, que la famille de Chanclos se
+prévalait d’avoir revu et possédé tout un
+soir le beau Gérard, tandis que les
+« Quatre ou cinq » en étaient encore à
+leur soirée du 23 ! Mais on attendait
+Gérard. Tout le monde allait donc
+goûter sa présence en commun.</p>
+
+<p>On fut privé de lui. On l’excusa. Quelques
+cœurs, je le crois, battirent, le
+samedi suivant, et, pour une maison un
+peu sévère, comme l’était celle de madame
+de Chanclos, et où le sujet de la galanterie
+occupait rarement le premier plan,
+ce fut un fait assez remarquable de voir
+chacun sourire à l’entrée des « Cinq ou
+six » à bon droit suspectées de venir un
+peu pour <i>lui</i>.</p>
+
+<p>On parla peu de lui, toutefois, car on
+avait commencé à soupçonner, ici et là,
+des susceptibilités ; en outre, comme il ne
+venait point, les « Quatre ou cinq »
+triomphaient de mesdames de Chanclos
+et de la « cinq ou sixième », car le beau
+Gérard décidément faisait peu d’honneur
+au dernier dîner.</p>
+
+<p>Quant à moi, je vis Gérard la semaine
+suivante, car je lui devais une politesse.
+Il vint dîner avec moi et quelques amis
+et, incidemment il dit :</p>
+
+<p>— Il faudra pourtant que je « me
+fende » d’une visite au Ranelagh !</p>
+
+<p>— C’est la moindre des choses.</p>
+
+<p>— Oh ! dit-il, on a excusé ma négligence,
+j’ai déjà reçu une autre invitation !</p>
+
+<p>— Compliments !</p>
+
+<p>Il ajouta, en confidence :</p>
+
+<p>— Un peu « collant » le Ranelagh !</p>
+
+<p>On l’avait invité de nouveau. On le
+voulait avoir à tout prix.</p>
+
+<p>Il n’était pas malaisé de discerner, à
+cet acharnement, une cause bien vulgaire :
+le pur amour-propre froissé. Mesdames
+de Chanclos ne se résignaient pas
+à paraître négligées vis-à-vis de leurs
+amies ; c’était une rivalité mesquine.
+Mais quel jeu périlleux que ces rivalités-là
+pour une jeune fille qui y prend part !
+Mais à ce jeu, le cœur de la pauvre Bernerette ?…
+Le danger — si danger il y
+avait — devenait, par ce jeu, cent fois
+pire que ce qu’il y eût pu être par la
+présence et même par l’assiduité de
+Gérard. Oh ! ce cœur de Bernerette, que
+faisait-il en tout cela ?</p>
+
+<p>Personne ne m’avertit, au Ranelagh,
+que Gérard avait été réinvité. Personne ne
+confessa qu’il avait refusé. Car il refusa.
+Je le sus, en même temps que quelques-unes
+des « Cinq ou six », en visite, sous
+les marronniers, un après-midi humide
+du mois de juin ; je le sus par lui-même,
+car il vint, enfin, ce jour-là, s’excuser de
+n’être pas venu depuis six semaines.</p>
+
+<p>On le jugea très occupé, et de toutes
+sortes de façons, très pris, et de bien des
+côtés !… Ces dames, entre elles, échangeaient
+des clins d’œil. On se moquait de
+madame de Lansacq qui tirait vanité de
+savoir qu’il avait une maîtresse aux cheveux
+teints, comme si la Pompadour était
+toute l’histoire de Louis XV !… A peine
+Claude était-il parti, qu’une légende se
+forma, absurde et regrettable, où le nom
+d’un conseiller référendaire au Conseil
+d’État, qui venait d’épouser une femme
+beaucoup plus jeune que lui, était mêlé.
+Je ne pus m’empêcher d’intervenir et
+d’affirmer que Gérard, entre autres qualités,
+avait celle d’être loyal et fidèle. Du
+diable si, en disant cela, je pensais faire
+autre chose que m’élever contre un
+odieux potin.</p>
+
+<p>Je compris aussitôt que Bernerette
+m’en savait un gré dont je l’aurais bien
+dispensée. Elle me regarda d’un air
+reconnaissant, et puis, dès qu’elle put me
+tenir à part, elle me dit :</p>
+
+<p>— C’est bien de prendre la défense de
+ses amis !</p>
+
+<p>Que Gérard fût fidèle, en effet, cela
+pouvait contrister les femmes intéressées
+à ce qu’il ne le fût pas, au moins à sa
+maîtresse, mais cela, au contraire,
+plaisait à une jeune fille. Pourtant cela
+signifiait qu’il aimait sa maîtresse, qu’il
+était, par conséquent, peu disposé au
+mariage ? N’importe ! cela plaisait à une
+jeune fille. Cela signifiait pour elle,
+j’imagine : « C’est un homme tendre et
+qui s’attache » ; et, pour une jeune fille,
+un homme n’est pas attaché indissolublement
+à sa maîtresse ; il reste tendre,
+et il s’attachera de nouveau à sa femme.</p>
+
+<p>On me pria de dîner au Ranelagh ;
+Bernerette fut avec moi trop gracieuse.
+Elle se montra plus douce que de coutume,
+plus attentive à me plaire ; et il y
+avait dans ses façons, dans sa parole,
+dans sa voix qui m’émouvait tant, enfin
+jusque dans le plus insignifiant de ses
+gestes, une chaleur d’oiseau, une câlinerie,
+un roucoulement de tourterelle. Nous
+étions en tout petit comité ; nous parlâmes
+très librement de maintes choses :
+point du don Juan, car enfin c’eût été
+dépasser les bornes ! Nous semblions
+revenus aux réunions d’autrefois, à celles
+qui avaient précédé « la soirée du 23 »,
+mais avec une Bernerette moins enfant
+et ayant, à s’être faite femme, infiniment
+gagné en grâces. Qui donc n’eût juré, ce
+soir, que c’était moi qui recueillais tout
+l’avantage de cette exquise métamorphose ?
+A tout propos, elle s’adressait à
+moi ; elle me demandait mon goût pour
+une robe d’été, pour un poney qu’elle
+allait avoir à la campagne, mon opinion
+sur une saynète où l’on voulait lui donner
+un rôle : « Si vous la trouvez trop
+bête, disait-elle, vous comprenez, je n’y
+figurerai seulement pas ! » Elle m’emmena
+dans sa salle d’étude à propos d’un
+portrait de moi qu’elle avait fait, l’automne
+dernier, au pastel, et qu’elle désirait
+retoucher. Elle me fit poser, en
+lumière, sous la lampe, le pastel calé à
+côté de moi ; sur la grande table en
+désordre, elle déplaçait le pastel et me
+déplaçait ; sa petite main touchait mon
+front et ma joue ; son jeune bras frais,
+nu jusqu’au delà du coude, à tout instant
+me frôlait le visage ; elle me tint un
+moment la tête entre les deux paumes de
+ses mains, en me regardant dans les yeux,
+sa tête charmante s’approcha à quatre
+doigts de ma bouche ; j’entrevis l’ivresse
+qui eût été la mienne, si elle m’eût aimé,
+et si je l’eusse vue venir ainsi, animée et
+heureuse, vers mon baiser ! Elle me dit :</p>
+
+<p>— Oui, je le savais bien ! quelque
+chose m’avait échappé en vous !…</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>— La bonté. Vous êtes bon, Henri,
+vous avez de la bonté plein la figure !</p>
+
+<p>J’eus, en tout cas, la bonté de sourire,
+car je n’en avais guère envie.</p>
+
+<p>Puis elle me lâcha, remit le pastel au
+tiroir. Nous redescendîmes, et elle fit
+part à tous de la découverte de ma bonté.
+Je fus sur le point de lui demander
+grâce.</p>
+
+<p>Cette soirée, qui parut à tous agréable,
+me fut plus dure que celle même où
+Gérard était là. Plusieurs fois mon instinct
+me pressa de fuir ; mais je sentis
+bien que déjà je n’avais plus le courage
+d’abréger la douleur qui me venait de
+Bernerette.</p>
+
+<p>Si j’avais moins aimé Bernerette, qu’il
+m’était donc facile d’écarter de moi des
+coups plus pénibles, en me retirant de
+l’aventure à temps ! Je prétextais un
+voyage ; je ne reparaissais qu’en décembre
+au Ranelagh ! Sans moi, intermédiaire
+encore indispensable, point de
+Gérard au Ranelagh !… C’était pour moi
+tant mieux, tant mieux aussi pour le cœur
+de Bernerette !</p>
+
+<p>Je ne prétextai pas de voyage, ah !
+que non ! Je demeurai à Paris aussi longtemps
+que la famille de Chanclos elle-même.
+Et je m’arrangeai pour ne pas
+m’éloigner trop d’elle pendant la période
+des villégiatures. La tendresse amicale
+dont m’enveloppait depuis quelque temps
+Bernerette, le comprend-on ? c’était tout
+de même de la tendresse ! Bernerette
+amoureuse d’un autre, c’était tout de
+même Bernerette !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="VIII"></h2>
+
+<p>Elle ne parlait plus de Gérard.
+Madame de Chanclos avait cessé de
+recevoir ; on quittait dans ce temps-là
+Paris de bonne heure : les « Cinq ou
+six » étaient dispersées ; et il n’était
+guère admissible d’inviter quelqu’un qui
+ne fût pas tout à fait des familiers de la
+maison. Le beau Gérard, on l’avait pour
+longtemps perdu de vue. Deux ou trois
+jeunes gens, un cousin de Bernerette et
+moi, nous nous retrouvions tous les huit
+jours, quelquefois plus souvent, dans
+le beau jardin du Ranelagh. Bernerette
+avait rajouté de la bonté au pastel. J’avais
+avec elle de fréquentes causeries, où je
+remarquais qu’elle me parlait plus qu’autrefois
+d’elle-même ; elle disait à tout
+instant : « Je pense… Moi, je suis ainsi…
+Si je vous confessais que… » Et surtout :
+« Au fond de moi ! »</p>
+
+<p>« Au fond de moi !… » Me l’a-t-elle
+répété ! c’était un inconscient appel à
+l’accompagner au fond de son cœur !
+C’est là qu’elle demeurait à présent, je le
+voyais bien ; elle ne voulait pas le dire,
+mais elle avait élu domicile dans le sous-sol
+obscur où elle caressait une pensée
+constante, inavouée ; et après en avoir
+beaucoup ou joui ou souffert dans la solitude,
+elle avait bien envie de faire faire
+à quelqu’un ce qu’on appelle le tour du
+propriétaire. Ah ! Bernerette ! Bernerette !
+ne devinai-je pas vos secrètes
+demeures ? Et ce muet manège m’inspirait
+une telle compassion que j’en oubliais
+parfois ma sourde rage de jaloux, et je
+n’avais de moments paisibles, et, ma foi,
+presque agréables, que ceux où je me
+sentais plein de pitié pour elle.</p>
+
+<p>Elle me devina, tout au moins elle
+soupçonna ce dernier sentiment chez
+moi, et me répéta un jour, en me touchant
+la main, ce qu’elle m’avait déjà
+dit :</p>
+
+<p>— Vous êtes bon !</p>
+
+<p>C’est un fait assez curieux, que je consentais
+bien à compatir à sa misère
+secrète, tant que nous restions là-dessus
+silencieux. Mais à cette légère allusion
+qu’elle y fit, je ne sais quoi regimba en
+moi : non, non ! je ne voulais pas avoir
+l’air de dorloter avec elle l’image de
+Gérard ! Et je protestai :</p>
+
+<p>— Assez de bonté, Bernerette ! Vous
+vous trompez, je vous jure !</p>
+
+<p>Elle eut presque peur. Après quoi, dès
+que je la vis troublée et malheureuse à
+cause d’un mot que je lui avais dit, ce
+fut moi qui faiblis, et j’aurais commis
+toute bassesse pour qu’elle se rassérénât,
+la chère petite !</p>
+
+<p>Elle ne saisissait pas, bien entendu,
+tant de nuances sentimentales, et elle me
+cajolait de nouveau pour que je fusse
+« son ami », disait-elle. Ah ! l’ami que
+j’étais !</p>
+
+<p>— Si je vous perdais !… me dit-elle
+aussi un jour.</p>
+
+<p>Et une question qu’elle voulait provoquer
+peut-être, m’effleura les lèvres :
+« Vous êtes donc malheureuse, Bernerette ? »
+Mais je ne posai pas la question.
+Je ne fus pas bon, cette fois-là.</p>
+
+<p>Puis arrivèrent, dans la première
+semaine de juillet, de grandes chaleurs ;
+la famille partit précipitamment pour la
+mer, parce que Bernerette semblait
+fatiguée. Sa mère me confia :</p>
+
+<p>— Elle devient taciturne, elle si gaie,
+si ouverte !…</p>
+
+<p>Je la rassurais ; je lui disais :</p>
+
+<p>— Non, non. Nous avons encore
+bavardé beaucoup, l’autre soir…</p>
+
+<p>Mais les yeux de Bernerette s’enfonçaient ;
+une ombre les envahissait. Les
+Chanclos avaient une petite villa à
+Dinard, où ils allaient chaque année. On
+me demanda :</p>
+
+<p>— Vous verra-t-on par là ?</p>
+
+<p>Je dis :</p>
+
+<p>— Mais oui ! mais oui !</p>
+
+<p>Et l’idée me vint aussitôt de faire une
+excursion à Jersey.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>J’allai à Jersey par Granville et j’en
+revins au bout de peu de jours par Saint-Malo,
+où l’on est presque à Dinard. Il
+n’y avait pas trois semaines que je
+n’avais vu Bernerette : elle était méconnaissable.
+J’en fus tellement frappé que
+je ne pus cacher mon impression à sa
+mère. Madame de Chanclos croyait que
+le mer lui était mauvaise. Mais la mer
+lui était favorable les années précédentes !
+Eh bien, et le médecin ? Le
+médecin voyait là une crise physiologique :
+Bernerette s’était beaucoup développée
+cette année, trop vite ; il en était
+résulté une fatigue de l’organisme, et
+maintenant elle maigrissait. Tout le
+monde avait vu cela, comme le médecin.</p>
+
+<p>Bernerette m’accueillit avec une joie
+presque compromettante : on eût pu
+croire que c’était moi de qui l’absence la
+faisait souffrir ; et, à la façon dont les
+parents m’entourèrent, je me demande
+s’ils ne pensaient pas à ce moment que
+leur fille m’aimait. Que n’auraient-ils
+pas fait pour lui être agréables et sauver
+sa santé ! On jugea Saint-Malo trop loin ;
+on voulait m’avoir à Dinard. Je tins
+cependant pour Saint-Malo d’où je venais
+chaque jour en barque.</p>
+
+<p>— Mais si vous chaviriez ! me dit
+madame de Chanclos, du même ton
+que sa fille, peu de temps auparavant,
+m’avait dit : « Si je vous perdais !… »</p>
+
+<p>Nous reprîmes nos causeries avec Bernerette.
+Elle lisait, depuis qu’elle était à
+la mer. Imagine-t-on ce que son père lui
+avait permis de lire, en fait de romans
+« convenables » ? <i>La Princesse de
+Clèves</i> et <i>Dominique</i> ! Je lui dis :</p>
+
+<p>— Lisez n’importe quoi, excepté cela.</p>
+
+<p>Peu après, elle m’annonça :</p>
+
+<p>— Vous savez, je les ai lus tout de
+même.</p>
+
+<p>D’ailleurs, les deux romans l’avaient
+également ennuyée. Elle jouait au
+tennis ; elle était très courtisée, car sa
+langueur lui donnait un grand charme.
+Elle s’obstinait à prendre des bains de
+mer : Dieu ! qu’elle était jolie, coiffée d’un
+petit foulard bleu d’azur, d’où s’échappaient
+des cheveux blonds qui faisaient
+les rebelles !… Et jamais, non, pas une
+fois, le nom de Gérard ne fut prononcé
+entre nous. Une des « Cinq ou six »
+était à Dinard ; elle dit un jour, à la
+villa, en décrivant un certain Anglais,
+champion au match de tennis :</p>
+
+<p>— Figurez-vous un Claude Gérard
+blond.</p>
+
+<p>Bernerette ne sourcilla pas, ne chercha
+pas à voir l’Anglais. Je m’en assurai.
+Elle le vit une fois, par hasard, et ne
+dit rien de lui, n’eut pas un trait qui
+bougea.</p>
+
+<p>C’était bien ce qui pouvait arriver de
+plus grave. Qu’il eût donc mieux valu
+qu’elle parlât de Gérard à tort et à travers !</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Nous fîmes, un beau jour, le merveilleux
+petit voyage de la Rance. On
+prend un bateau à Saint-Malo le matin,
+on remonte le cours de cette rivière
+sinueuse aux bords de verdures déchiquetées,
+on va visiter Dinard, on revient
+le soir, et la nuit vous prend à demi
+échoués, faute d’eau, à marée basse. On
+attend, anxieux, entre des prairies et
+des arbres, le secours indispensable de
+la mer ; enfin on perçoit son bruit de
+cavalerie lointaine, et aux dernières
+lueurs du crépuscule, on la voit accourir,
+comme à un rendez-vous, à un relais ;
+elle supplée la rivière tarie et vous remporte
+à cet estuaire admirable où l’on
+voit d’un coup, au sortir des ténèbres,
+les feux de Saint-Servan, de Dinard et
+de Saint-Malo.</p>
+
+<p>Sur le pont, à l’avant, Bernerette et
+moi, assis l’un près de l’autre, quand
+l’obscurité fut tombée, quand la mer,
+longtemps attendue, eut soulevé notre
+bateau sur ses eaux vigoureuses, quand
+un bien-être indéfinissable nous eut
+engourdis, quand l’odeur de l’air salin
+mêlé aux parfums de la campagne nous
+eut grisés, nous sentîmes tous les deux
+que des minutes inoubliables s’écoulaient.
+Nous avancions, nous avancions
+dans l’ombre ; des ormes tordus, des peupliers
+frais et frissonnants, des meules
+de foin semblaient courir ; l’air nous
+fouettait comme une averse ; on n’entendait
+que le bruit sourd et régulier
+de la machine et la friture de l’eau
+coupée par l’étrave du vapeur ; chacun,
+instinctivement respectueux de ces belles
+heures, se taisait ; on désirait que le
+voyage durât longtemps, longtemps ; et
+l’on savait que l’arrivée dans l’estuaire
+lumineux était plus magnifique encore
+que le voyage. Nous avions eu tant d’intimité,
+Bernerette et moi, depuis quelques
+semaines, tant de plaisir commun aujourd’hui,
+une si voluptueuse entente dans
+ce voyage nocturne, qu’elle put, sans que
+je m’en étonnasse, me prendre la main.
+Je la lui abandonnai un court instant.
+Ma complaisance fidèle lui laissait croire
+que je suivais sans cesse son rêve secret,
+en ami dévoué. Je le suivais bien, mais
+d’une autre manière. Ah ! fallut-il qu’elle
+en fût possédée, et obsédée, et toute
+gonflée, de son rêve ! Elle me dit, ma
+main dans la sienne :</p>
+
+<p>— Henri ! Henri ! dites-moi, où croyez-vous
+qu’<i>il</i> soit, en ce moment-ci ?…</p>
+
+<p>Je ne lui répondis pas ; je retirai doucement
+ma main. Elle ne m’en demanda
+pas plus, d’ailleurs ; son cœur trop plein
+avait crevé ; c’était fait.</p>
+
+<p>Dans le silence, dans la nuit, se prolongèrent
+nos émotions, à tous deux. Je
+fus content qu’elle ne pût pas voir ma
+figure qui, malgré une si forte préparation,
+ne manqua pas d’être secouée,
+et de son côté elle put croire que je ne
+la voyais pas pleurer. Et, lorsqu’elle fut
+un peu calmée, elle soupira, se pencha
+vers moi et murmura :</p>
+
+<p>— Quelle confiance ai-je en vous pour
+vous en avoir tant dit !</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je souris parce que son énorme aveu
+avait tenu en une petite syllabe : <i>il</i>. Elle
+crut que mon sourire était encore de
+bonté, et je vis bien qu’elle n’avait pas
+un seul instant soupçonné mes émotions
+véritables. A l’extrémité où je m’étais
+laissé entraîner, je ne pouvais plus
+compter de sa part sur aucune pitié, elle
+ne me ferait désormais grâce de rien,
+l’atroce petite amoureuse !…</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Nous arrivions dans l’estuaire ; je
+remarquai tout haut comme il était
+beau ; je nommai les feux ; c’était une
+ressource opportune, cela me donnait
+quelque contenance et m’excusait de ne
+rien dire.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="IX"></h2>
+
+<p>J’eus malgré moi, de la rancune contre
+Bernerette. Que nos sentiments sont
+étranges parfois ! Celui-ci me surprit. Je
+méditai à ce propos toute la soirée, en
+me promenant, solitaire, sur les remparts
+de Saint-Malo. Comment pouvais-je
+en vouloir à Bernerette à cause de son
+aveu ? Je connaissais son secret ; j’en
+suivais, jour par jour, depuis plusieurs
+mois, la marche souterraine. J’avais,
+qui plus est, accepté tacitement le rôle
+d’ami muet des choses de son cœur ;
+autrement dit, son aveu m’était fait
+depuis longtemps, puisqu’il s’était laissé
+deviner ; la formule seule de l’aveu manquait ;
+eh bien ! elle avait été prononcée
+enfin ! Voilà tout. Mon étonnement, mon
+mécontentement me découvrirent les
+résignations hypocrites du cœur. Je me
+croyais résigné ; ma raison seule l’était ;
+mais la passion, le noyau sauvage que
+n’atteignent pas les opérations de culture
+pratiquées à l’épiderme ou dans la pulpe
+du fruit, projetait un jus amer qui me
+donna un moment la nausée. Je vis qu’en
+ses profondeurs, ma passion, cette bête,
+elle, espérait toujours.</p>
+
+<p>Et puis il fallait aussi tenir compte de
+l’effet magique de la formule. On a beau
+dire, tout ce qui reste inconsacré par le
+« verbe » est presque négligeable, et
+l’amour, quel qu’il soit, a besoin, pour
+avoir vie, du traditionnel « je vous
+aime ». Bernerette, par un détour délicat,
+il est vrai, m’avait donc dit : « Je
+l’aime ! »</p>
+
+<p>En une soirée, sur les remparts de
+Saint-Malo, et en une nuit, à l’<i>Hôtel de
+Chateaubriand</i>, je dus recommencer à
+envisager la réalité face à face, et me
+cheviller une résignation plus profonde
+et plus solide, comme si depuis deux ou
+trois mois, en vérité, je n’avais rien fait !</p>
+
+<p>Rancune, raison, résignation ! Je devais
+partir deux jours après le voyage de la
+Rance ; j’en restai huit à Dinard.</p>
+
+<p>Le premier jour, avec la fermeté,
+l’orgueilleux courage d’un stoïcien, j’affrontai
+Dinard ; et tout ce qui eût pu
+m’arriver de douloureux par Bernerette
+eût été reçu par moi avec l’ivresse du
+martyre. Mais le hasard voulut qu’il ne
+m’arrivât rien, rien de désagréable ;
+Bernerette joua au tennis, prit son bain,
+fut courtisée, et se montra gentille avec
+moi, comme à l’ordinaire. Nulle allusion
+à l’énorme aveu.</p>
+
+<p>Et les jours suivants, j’espérais qu’elle
+ne me reparlerait plus jamais de Gérard,
+plus jamais de son amour ! Cela me
+paraissait improbable ; mais je me disais :
+« Elle n’a pas repris ce sujet dès le lendemain
+de l’aveu, alors que c’eût été si
+facile… Il lui faudra maintenant un
+nouvel effort pour rouvrir une porte qui
+n’a cédé une première fois qu’à la pression
+de circonstances tout extérieures…
+Enfin, elle ne me parlera peut-être jamais
+plus de cela !… »</p>
+
+<p>Et un autre jour, encore, je pensai :
+« Ne serait-il pas possible qu’elle oublie
+Gérard ? » Je promenai beaucoup ce
+refrain sur les remparts de Saint-Malo :
+« Ne serait-il pas possible qu’elle oublie
+Gérard ?… »</p>
+
+<p>Enfin, quand je quittai Dinard et Saint-Malo,
+Bernerette me fit des adieux tout à
+fait tendres, puis elle me mena dans une
+encoignure et me dit :</p>
+
+<p>— Vous tâcherez de ramener votre
+ami au Ranelagh cet hiver ?</p>
+
+<p>Ce fut moi qui rougis. Elle n’eut pas
+encore la moindre idée d’avoir pu me
+peiner ; elle plaisanta même à cause de
+ma rougeur :</p>
+
+<p>— Oh ! dit-elle, aurai-je commis une
+inconvenance ?</p>
+
+<p>Puis il y eut des poignées de main, des
+adieux répétés, une fausse sortie par le
+jardin, une fausse sortie par la plage, et
+des offres d’aller un peu me conduire, et
+des mots d’aimable tristesse qu’inspirent
+les séparations. Par-dessus la barrière,
+en présence de ses parents, Bernerette
+me cria :</p>
+
+<p>— C’est juré ?</p>
+
+<p>J’entendis sa mère qui demandait :</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>Je fis signe, en souriant, que j’avais
+compris, moi, et que c’était juré.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="X"></h2>
+
+<p>J’avais laissé Bernerette en bien
+meilleure santé qu’elle n’était lors de
+mon arrivée à Dinard. Le sort a de ces
+ironies : j’apportais à Bernerette un peu
+de la présence de Gérard, parce qu’elle
+avait confiance que par moi elle pouvait
+être rapprochée de lui ! Trois semaines
+après mon départ, je recevais une lettre
+de madame de Chanclos qui me donnait
+de mauvaises nouvelles de sa fille : elle
+ne me cachait pas son regret que je fusse
+si tôt parti de Dinard, puisque avec mon
+séjour là-bas avait coïncidé une véritable
+résurrection de la pauvre enfant. Et l’on
+pouvait voir, dans cette lettre, que Bernerette
+n’avait point fait de confidence à
+sa mère, et — ce qui était plus grave et
+plus douloureux pour moi — que sa mère
+était en voie de commettre une cruelle
+confusion. Je devinais la confusion à
+ceci, que cette lettre d’une mère qui
+décrivait l’état inquiétant de sa fille
+n’était pourtant pas une lettre affligée.
+Madame de Chanclos avait cru découvrir
+finement la cause du mal dont souffrait
+sa fille : des allusions à mots couverts,
+et quasi riantes, y étaient faites. C’est ce
+demi-sourire qui m’était le plus pénible.
+Elle croyait, connaissant la cause, posséder
+le remède, et elle semblait me dire,
+d’un ton beaucoup plus chaud que de
+coutume : « Mon ami, il ne tiendra qu’à
+vous !… » Oui, oui, j’apprenais maintenant
+que si Bernerette m’avait aimé, on
+me l’eût bien volontiers donnée !</p>
+
+<p>La situation devenait intenable. Un tel
+quiproquo ne pouvait durer. Que Bernerette
+ne parlait-elle à sa mère ! Mais je
+savais bien que l’amour-propre l’en
+empêchait : elle n’avouerait jamais son
+amour pour un jeune homme qui n’avait
+pas seulement paru la remarquer. Mais
+elle m’avait bien fait, à moi, son aveu ?
+Oui, mais j’étais, moi, l’intermédiaire
+indispensable pour que ce jeune homme
+un jour la remarquât… Ah ! Bernerette !
+Et je vous aimais tout de même !</p>
+
+<p>Dans le moment d’exaltation que me
+valut la lettre de madame de Chanclos,
+j’éprouvai le besoin de voir tout de suite
+Gérard. Qu’allais-je lui dire, si je le rencontrais ?
+Je n’en savais rien ; mais un
+mouvement de chagrin, de dépit, de
+colère contre la destinée, un besoin de
+me cogner la tête contre les murs ou de
+me jeter dans une crevasse me poussait
+à voir Gérard le plus tôt possible. Voir
+Gérard était bien pour moi la chose la
+plus détestable en ce moment-ci : je la
+voulais à toute force ! Je sentais si bien
+ce qu’eût fait, dans ma situation, un
+homme ayant vécu quelques siècles plus
+tôt ! Courir sus à Gérard qui, en définitive,
+ne m’était de rien ; le détruire.
+Gérard supprimé, consoler Bernerette !
+Que les temps sont changés, si l’instinct
+qui gronde au dedans de nous est le
+même !… Enfin, je voulais voir Gérard.</p>
+
+<p>Je me rendis chez lui. Il était en province,
+et dans sa famille, au moins jusqu’à
+la fin d’octobre. Je m’en revins par
+le jardin du Luxembourg où les feuilles
+jaunissaient et tombaient dans les allées
+presque désertes. J’habitais dans les
+environs de ce magnifique jardin ; j’y
+venais rarement. Je remarquai ce jour-là
+combien il était favorable à la promenade
+de l’homme attristé et énervé que j’étais,
+et j’y revins plusieurs jours de suite.
+Un après-midi, j’y rencontrai sous les
+platanes qui ombragent le monument de
+Delacroix, Isabelle, à qui, ma foi, je ne
+pensais guère.</p>
+
+<p>Elle me confirma que Gérard était
+absent pour quelque temps encore. Mais
+elle avait bien d’autres choses à me dire :
+n’avait-elle pas failli se marier ?</p>
+
+<p>— Avec le père du pauvre petit ? lui
+dis-je.</p>
+
+<p>Pas du tout ! Avec un jeune homme
+sur le point de s’établir et qui la voyait
+fréquemment chez sa tante — car elle
+habitait chez sa tante. — Ce jeune homme
+aimait Isabelle depuis quatre ans, paraît-il,
+le sournois ! et il n’avait fait sa déclaration
+que la semaine dernière !</p>
+
+<p>— Il est bien, vous savez ! dit-elle.</p>
+
+<p>— Pas mieux que Claude, je suppose ?…</p>
+
+<p>— Claude est un beau garçon, je ne dis
+pas non ; mais il y a aussi bien que lui.
+D’abord, je vous dirai entre nous, que,
+pour ma part, je suis plutôt portée pour
+les blonds…</p>
+
+<p>— Eh bien ! mais, ce mariage ?</p>
+
+<p>— Je n’ai dit ni oui ni non ; c’est une
+affaire, comme vous pensez, qui a de
+l’importance ; il s’agit de l’avenir pour
+moi. J’ai écrit à Claude…</p>
+
+<p>— Ah ! Que dit-il de cela, Claude ?</p>
+
+<p>— Vous pensez que ça lui a mis la puce
+à l’oreille ! Il n’en dort pas, à ce qu’il
+m’écrit… Oh ! n’allez pas le plaindre,
+surtout : il se rattrapera, n’ayez crainte,
+ce n’est pas un garçon à se faire périr par
+les mauvais traitements… Malgré ça, il
+voulait revenir de suite ; mais il a son
+père qui ne plaisante pas, à ce qu’il
+paraît, le père Gérard, quand il s’agit de
+rentrer à Paris avant l’heure. Savez-vous
+combien il m’en écrit ? Seize pages ! Tenez,
+les voilà.</p>
+
+<p>Je dus me défendre pour ne pas lire les
+seize pages de Claude, car Isabelle était
+flattée évidemment des marques d’amour
+qu’elles contenaient. Elle avait, d’ailleurs,
+un invincible besoin de parler, de consulter
+les uns et les autres ; elle me dit :</p>
+
+<p>— Il y a aussi le père du petit…</p>
+
+<p>— Mais oui !</p>
+
+<p>— Je ne l’oublie pas, fit-elle naïvement,
+et, à vous dire la vérité, c’est
+celui-là qui me donne le plus de tintouin
+dans cette histoire ; non pas pour lui précisément,
+mon Dieu, non, mais à cause
+de ce pauvre petit chérubin qui est là-bas,
+au cimetière… Vous allez être de ceux
+qui se moquent de moi, parce que je me
+fais des scrupules, eh bien, tant pis ! Il y
+a quelque chose qui me dit que j’aurais
+dû épouser son père et pas d’autre…</p>
+
+<p>— Vous auriez fait une bonne maman,
+Isabelle !</p>
+
+<p>— Ne m’en parlez pas ! dit-elle.</p>
+
+<p>Et la voilà aussitôt toute en larmes. Il
+n’y avait qu’un sentiment chez Isabelle,
+c’était l’amour de son petit mort.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XI"></h2>
+
+<p>Cette rencontre ne me fut pas inutile,
+mais elle doubla mon embarras ; elle me
+découvrit ce qui menaçait Gérard ; sa
+maîtresse, somme toute, lui avait écrit :
+« Épouse-moi ou j’épouse le jeune homme
+blond. » Qu’allait-il faire ?</p>
+
+<p>Et que devais-je faire, moi ?</p>
+
+<p>En conscience, avant que ce benêt ne
+prît un engagement irréparable, ne
+devais-je pas, pour Bernerette, essayer
+de retarder sa décision tout au moins
+jusqu’à ce qu’il pût revenir, au Ranelagh,
+revoir une jeune fille qui se mourait
+d’amour pour lui, l’entendre, lui parler,
+entendre ses parents qui, alors informés,
+sans doute, lui tiendraient peut-être le
+langage dont me gratifiait par erreur
+madame de Chanclos, dans sa dernière
+lettre ? Mais retarder sa décision, comment ?
+Si j’eusse reçu encore ses confidences !
+Mais je n’avais que celles de sa
+maîtresse… Était-ce moi, à présent, qui
+allais assumer le rôle ingrat de dénonciateur,
+prévu par l’un des deux amis avec
+qui j’avais dîné chez Gérard ? Je me
+rappelai les paroles de l’auditeur de
+première classe : « Ce sera probablement
+notre devoir d’avertir Claude »,
+et l’objection opposée par le même :
+« … Et alors… il rompra avec nous et
+épousera tout de même sa maîtresse. » Il
+ne s’agissait pas d’aboutir à ce que
+Gérard m’envoyât au diable ! Je n’avais
+non plus aucun titre suffisant à tenter de
+lui rendre un service de cet ordre ; mais
+je pensai à son collègue, à son ami,
+l’auditeur de première classe. J’avais
+oublié son nom ; je le retrouvai en consultant
+la liste du Conseil d’État ; j’eus
+son adresse. Je courus chez lui et par
+bonheur je le rencontrai. Sans lui livrer
+le secret de mademoiselle de Chanclos,
+je pus lui confier une partie de mes perplexités
+et de mes désirs, et il en retint,
+je pense, ce qu’il pouvait en être tiré de
+très favorable à l’avenir de Gérard, son
+ami. Il me promit son concours, et,
+entre autres mesures urgentes, de se
+rendre au Luxembourg afin de tenir
+d’Isabelle même la confidence qu’elle
+ne saurait manquer de lui faire, à première
+vue. Là-dessus, il pourrait dire
+à son ami : « Tu ne vas pas l’épouser,
+j’espère !… » et la suite. Quelques jours
+après, il avait l’obligeance de m’annoncer
+qu’il avait parlé à Gérard, car Gérard
+était revenu précipitamment à Paris,
+rappelé par les velléités matrimoniales
+de sa maîtresse, et, d’ailleurs, assez
+monté contre elle à ce propos. L’ami
+avait profité de ces dispositions, me
+disait-il, et Gérard était sorti de chez
+lui, stupéfait, incrédule encore, mais
+disposé à enquêter lui-même, tout prêt à
+rompre brutalement avec Isabelle.</p>
+
+<p>— Ce n’est pas fait ! ajoutait l’ami.</p>
+
+<p>Dans la semaine, je reçus moi-même
+la visite de Gérard. Je crus qu’Isabelle
+m’avait accusé de traîtrise ou que l’auditeur
+de première classe, par oubli de nos
+conventions, avait parlé de moi. Point
+du tout. Gérard avait trouvé chez lui ma
+carte et s’excusait de n’être pas venu me
+rendre ma visite plus tôt, ayant eu,
+disait-il, de petits tracas ces jours derniers.
+D’un signe des sourcils, je lui
+donnai à entendre qu’il ne serait pas
+importun en me narrant ses tracas ; mais
+il ne me les conta point et se contenta
+de me dire, avec un léger sourire satisfait :</p>
+
+<p>— Tout est arrangé.</p>
+
+<p>Alors je crus pouvoir lui demander des
+nouvelles d’Isabelle. Il me dit qu’elle
+allait fort bien et que même il allait profiter
+de ce qu’il était revenu à Paris plus
+tôt que de coutume pour faire avec elle
+un petit voyage.</p>
+
+<p>Grand Dieu ! était-ce un voyage de
+noces ? Le mot m’en vint sur les lèvres.
+Ah ! ne valait-il pas mieux que cette
+sottise fût accomplie rapidement, tout de
+suite, — que m’importait le sort de
+Gérard ! — et que Bernerette se trouvât
+contrainte à se résigner avant d’avoir
+espéré davantage ?</p>
+
+<p>Mais je me crus obligé de dire à Gérard :</p>
+
+<p>— On te verra, cet hiver, au Ranelagh,
+j’espère ?</p>
+
+<p>Il fit un geste évasif.</p>
+
+<p>— Écoute, lui dis-je, ce n’est pas une
+plaisanterie : il y a cinq ou six femmes
+qui sont folles de toi !…</p>
+
+<p>Il sourit bonnement, mais sans fatuité,
+et dit lui-même :</p>
+
+<p>— Cinq ou six femmes !…</p>
+
+<p>Soudain, quelque main invisible et
+cruelle me tordit l’estomac ; je me sentis
+rougir et puis pâlir ; je me sentis possédé
+par une force ennemie de moi-même, mais
+autoritaire, irrésistible, et je dis :</p>
+
+<p>— Je ne te parle que de celles qui sont
+mariées !…</p>
+
+<p>Ah ! Bernerette, avais-je assez fait pour
+vous ?</p>
+
+<p>Gérard rit de bon cœur en montrant,
+sous sa moustache noire, ses dents magnifiques ;
+et il me serra la main.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XII"></h2>
+
+<p>Et madame de Chanclos qui m’écrivait
+pour m’inviter à la campagne ! Et M. de
+Chanclos qui ajoutait quelques lignes
+pour m’inciter à prendre part aux plaisirs
+de la chasse ! Et Bernerette qui
+griffonnait dans un coin de la lettre :
+« Venez ! venez ! <span class="small">BERNERETTE</span>. »</p>
+
+<p>Le supplice continuait pour moi, plus
+irritant de jour en jour. Je dois avouer
+des mouvements d’impatience et d’agacement
+qui faillirent me décider à entreprendre,
+moi aussi, un voyage — non pas
+de noces, en vérité ! — mais long et lointain
+et par lequel je fusse tenu à l’écart
+des Chanclos obséquieux, de la trop
+cruelle Bernerette et de celui que je ne
+pouvais m’empêcher de nommer, à part
+moi : « Cet imbécile de Gérard. » Comme
+je n’osais maudire la famille de Chanclos,
+c’était contre Gérard que se concentrait
+ma mauvaise humeur, et l’excès de son
+aveuglement me faisait bondir : ne venais-je
+pas d’apprendre par l’auditeur de première
+classe que Gérard, après avoir procédé
+lui-même à une enquête, après avoir
+vu Isabelle au Luxembourg, au bras d’un
+autre, et après qu’elle avait menacé d’en
+épouser un troisième, venait d’annoncer
+à son collègue au Conseil d’État qu’Isabelle
+était innocente et qu’il était avec
+elle en meilleurs termes que jamais ?</p>
+
+<p>« Quel imbécile, que ce Gérard ! »
+disais-je en me promettant de fuir résolument
+tout motif d’esclavage. « Quel
+imbécile, que ce Gérard ! » répétais-je
+encore, quelques jours après en faisant
+ma visite… pour fuir l’esclavage ? pense-t-on,
+pour éviter d’être « imbécile »
+comme Gérard ?… non : pour aller
+rejoindre la famille de Chanclos et Bernerette !</p>
+
+<p>Car je m’étais soudain donné, pour les
+aller rejoindre, un motif irréfutable, à
+savoir, qu’il était de mon devoir d’honnête
+homme et d’ami, d’essayer, pendant qu’il
+en était peut-être temps encore, de
+détourner Bernerette de Gérard. Franchement,
+ne devais-je pas à cette petite de
+l’éclairer sur la situation et sur l’état
+d’esprit de « cet imbécile » ? Je le devais.</p>
+
+<p>Et je le fis, aussitôt mon arrivée en
+Touraine, où les Chanclos habitaient,
+l’automne, une vieille gentilhommière
+nommée la Tourmeulière, située près de
+Langeais, flanquée d’une tour ventrue et
+ornée de lucarnes dans le style d’Azay-le-Rideau.
+Je le fis, sans attendre seulement
+le lendemain, dès le soir de mon arrivée,
+sous une charmille magnifique dominant
+la vallée de la Loire.</p>
+
+<p>Marchant dans cette belle allée assombrie,
+à vingt pas en avant de monsieur et
+de madame de Chanclos et de quelques
+hôtes, seul avec Bernerette, je lui parlai
+de son Gérard comme si ce sujet nous était
+à tous deux familier. Et elle avait à ce
+point l’habitude de penser à Gérard à
+côté de moi, et de me tenir pour l’ami de
+sa pensée muette, qu’elle ne manifesta ni
+surprise, ni joie excessive à m’entendre
+tout à coup toucher sans précautions le
+sujet secret qui, depuis six mois l’étouffait.</p>
+
+<p>Elle m’écouta, me laissa parler, m’interrogea
+elle-même, m’obligea à éclaircir
+la situation en ses menus détails. Elle
+me stupéfia : elle n’avait pas la moindre
+gêne, pas la trace de cet embarras qu’une
+toute jeune fille éprouve à parler d’un
+homme à un homme ; ce qui lui restait de
+plus juvénile était qu’elle manquait tout
+à fait de pudeur ! Quand je pensai l’avoir
+édifiée sur l’attachement de Gérard pour
+sa maîtresse, et lui avoir enlevé, comme
+cela s’imposait, toute espérance, un petit
+silence s’écoula : nous étions arrivés au
+bout de l’allée pour la quatrième fois ;
+nous traversâmes le groupe de la famille
+et reprîmes notre marche en avant. Une
+lune d’octobre, qui semblait courir comme
+une folle à travers de gros nuages floconneux,
+argentait par endroits la Loire et
+ses saulaies ; Bernerette me dit :</p>
+
+<p>— Mais il n’a pas refusé de venir au
+Ranelagh cet hiver ?</p>
+
+<p>Je regardai, un moment, sans répondre,
+ces deux yeux fiévreux qui me parurent
+lumineux dans l’ombre comme ceux d’une
+chatte.</p>
+
+<p>Je lui dis, sans ménagement, la vérité :</p>
+
+<p>— Il n’a répondu ni oui ni non.</p>
+
+<p>Elle accepta cela sans sourciller, et
+dit :</p>
+
+<p>— Vous n’avez pas insisté ?</p>
+
+<p>Au risque de lui tordre le cœur, je lui
+dis encore la vérité :</p>
+
+<p>— Si fait ! si fait ! j’ai insisté : ne lui
+ai-je pas fait entendre qu’il y avait chez
+vous des femmes, et de jolies, folles de
+lui !…</p>
+
+<p>Cela ne la choqua point du tout. Je la
+vis, la bouche ouverte, happant, par
+avance, la réponse que Gérard avait faite
+à cela.</p>
+
+<p>La frénésie de sa passion me brûlait
+comme un fer rouge. Elle aimait au point
+de désirer que Gérard vînt au Ranelagh,
+fût-ce pour d’autres, parce que, du moins,
+elle le verrait !… Je faillis crier, ou bien
+lui dire à elle, tout à coup, ma douleur,
+et m’en aller.</p>
+
+<p>Comme je temporisais, elle demanda,
+en précipitant l’une sur l’autre les syllabes :</p>
+
+<p>— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il a
+dit à cela ?</p>
+
+<p>— Il a ri.</p>
+
+<p>Elle l’aimait trop ! elle l’aimait trop !
+Elle usait trop aussi de moi, sans vergogne.
+Ce que je souffrais atteignait l’intolérable.
+Cependant, cette extrémité, je le
+sais, n’excuse pas la faute que je commis.
+Je ne fus pas bon, ce soir là ! J’ajoutai, en
+regardant la petite martyre dans ses deux
+yeux de chatte :</p>
+
+<p>— Il a ri : je lui ai vu sous la moustache
+toutes ses belles dents !</p>
+
+<p>Je me vengeais en la laissant sur une
+image qui pouvait lui faire désirer son
+Gérard davantage…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XIII"></h2>
+
+<p>Un domestique apporta des châles pour
+ces dames ; puis madame de Chanclos
+supplia sa fille de rentrer au château,
+parce qu’un peu de fraîcheur montait de
+la vallée. Je vis que l’on commençait à
+traiter Bernerette comme une malade. En
+rentrant avec elle, je lui dis qu’il était
+urgent qu’elle fît l’aveu de ses sentiments
+à sa mère, qui s’égarait sur la cause de
+son tourment, d’une façon désobligeante
+pour moi.</p>
+
+<p>— De quelle façon ? dit Bernerette.</p>
+
+<p>— Oh ! épargnez-moi d’insister !</p>
+
+<p>Elle ne comprenait pas du tout l’erreur
+qu’avait pu commettre sa mère ; il me
+fallut insister, ce qui était atrocement
+gauche ; mais je n’étais pas au bout de ma
+peine ! J’arrivai à lui faire entendre, par
+lambeaux, que sa mère la croyait certainement
+amoureuse, que je m’en étais
+aperçu, mais amoureuse d’un autre…</p>
+
+<p>— Comment ! d’un autre ?… dit Bernerette.</p>
+
+<p>Elle s’indignait : un mouvement de
+colère l’agita. Elle laissa échapper quelques
+paroles assez aigres envers sa mère.
+Elle lui gardait rancune de n’avoir pas
+deviné, de longtemps, qui elle aimait.
+Pour Bernerette, c’était là gravement
+manquer à apprécier l’irrésistible attrait
+de Claude Gérard. Mais, du moins, pensait-elle
+que sa mère était incapable
+même de deviner qu’elle aimait ! Quant à
+la croire amoureuse et ne la croire pas
+amoureuse de Claude Gérard, non ! cela,
+c’était avoir quelle opinion donc, sur son
+goût ? Qu’elle fût amoureuse de Gérard et
+de nul autre, mais cela devait éclater aux
+yeux de tout être sensé ! Et à défaut d’être
+heureuse en cet amour, elle se contentait
+qu’on devinât qu’elle en souffrait. Certes,
+il ne s’agissait pas pour elle de faire des
+confidences, un aveu ! Elle portait un dieu
+en elle, et elle méprisait ceux qui n’en
+discernaient pas l’incomparable rayonnement.
+Voilà pourquoi elle avait été pour
+moi si gracieuse, du jour où elle avait
+soupçonné que, plus fin que tout autre,
+je discernais, moi, cette lumière !</p>
+
+<p>— Qui donc, dit Bernerette, maman
+croit-elle que je puisse aimer ?</p>
+
+<p>— Moi ! lui dis-je.</p>
+
+<p>Et je me dépêchai d’éclater de rire, afin
+de le faire avant elle.</p>
+
+<p>En effet, elle rit.</p>
+
+<p>Nous rîmes ensemble.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XIV"></h2>
+
+<p>Le lendemain, je chassai avec monsieur
+de Chanclos et deux voisins de campagne ;
+le déjeuner eut lieu entre hommes, dans
+un pavillon, à la lisière du bois ; je ne
+revis Bernerette que le soir, et je ne pus
+encore ce jour-là m’apercevoir de l’altération
+de sa santé comme je le fis au
+grand jour, lorsqu’elle m’apparut pour la
+première fois fardée.</p>
+
+<p>J’eus peur, et pitié d’elle. J’oubliais d’un
+coup ce que j’avais souffert par elle, et la
+honte me prit de ma cruauté d’un moment,
+le soir de mon arrivée.</p>
+
+<p>Assise sur un banc, coiffée d’un grand
+chapeau de tulle, elle travaillait à un
+ouvrage de main. Le soleil dorait ses
+cheveux. Son cou me sembla amaigri, et
+son nez plus fin. Tout de suite, d’ailleurs,
+elle m’avertit elle-même de sa mine
+mauvaise, en me confessant qu’elle avait
+eu la sottise de recourir à des drogues
+pour se faire engraisser, et qu’elle s’était
+fait mal. Je me moquai d’elle :</p>
+
+<p>— C’est bien fait, mademoiselle !</p>
+
+<p>— Oui, dit-elle, on n’est pas bête comme
+ça !</p>
+
+<p>Mais malgré moi je regardais sa taille,
+et cette gorge qui, il y a six mois, mûrissait
+comme un fruit déjà lourd ! Un
+homme passe et voilà la récolte compromise ;
+c’est comme un rayon de soleil
+trop ardent ou un coup de vent de la
+mer…</p>
+
+<p>A mon approche elle s’était levée,
+avait jeté son ouvrage et m’avait appelé :
+« Henri !… » d’un ton si tendre, que mon
+cœur battit comme autrefois, au premier
+appel de cette voix qui me charmait tant.
+Je pensai que l’idée lui était enfin venue
+que mon rôle avait pu être pénible et
+qu’elle allait au moins me manifester
+qu’elle ne l’ignorait pas. Mais elle souffrait
+tellement elle-même, qu’elle n’imaginait
+pas qu’un autre à côté d’elle pût
+être blessé. Ce n’était déjà plus qu’un petit
+être qui défendait sa vie avec acharnement,
+par tous les moyens. Ce tendre :
+« Henri ! » voulait dire : « Pauvre petite
+Bernerette ! »</p>
+
+<p>Elle m’entraîna vers la charmille, à
+l’ombre. Je remarquai qu’elle se tenait
+avec insistance entre le soleil et moi, à
+contre-jour, et qu’elle ne vous parlait plus
+en face, et qu’elle vous tournait son profil
+quand on lui adressait la parole ; elle avait
+d’ailleurs accommodé son chapeau en
+forme de capote, et ce n’était plus guère
+que le bout de son nez qu’on voyait quand
+elle détournait la tête. Elle se cachait !
+Elle ne voulait pas que j’emporte d’elle
+l’impression que sa beauté diminuait.</p>
+
+<p>Je n’avais pas eu le loisir de voir, la
+veille, en pleine lumière, le paysage étalé
+à nos pieds : la Loire endormie, ses longs
+sables en fuseaux, ses larges îles de peupliers
+feuillus, une barque qui pourrit,
+deux toues qu’un homme dirige à la gaule,
+un filet tendu, un horizon sans bornes
+qui se confond avec le bleu opalin du ciel ;
+au-dessous de nous, au bord de la levée,
+de noirs trous de cheminées, quelques-unes
+fumantes, au milieu de rocs blanchâtres,
+de jardinets, de petits vignobles ;
+sur la route plate, une charrette transportant
+des tonneaux, une bicyclette
+filant comme une libellule, et le sentiment
+de la paix parfaite universellement
+répandue, depuis les plus menus objets
+aperçus jusqu’aux plus grandes choses.</p>
+
+<p>Je dis à Bernerette :</p>
+
+<p>— Que j’aime cela ! comme ce pays
+repose !…</p>
+
+<p>» Et l’on voit les pignons du château
+de Langeais !…</p>
+
+<p>— Oui ! fit-elle. Ah ! Henri ! pendant que
+j’y pense… et papa, lui ?</p>
+
+<p>Je souris et lui dis :</p>
+
+<p>— Oh !… « pendant que j’y pense ? »
+Vous y auriez aussi bien pensé plus tard !…</p>
+
+<p>Mais elle n’avait point envie de rire ;
+elle insista :</p>
+
+<p>— Dites !…</p>
+
+<p>« Et papa, lui ?… » n’était pas une
+question très claire, mais j’entendais
+Bernerette à demi-mot. Sans même un
+mot je lui fis comprendre que « papa,
+lui, » n’avait pas paru savoir si sa fille
+avait ou non des sentiments.</p>
+
+<p>Elle eut l’air de me dire : « Mais qu’avez-vous
+donc fait à la chasse ? »</p>
+
+<p>Cette battue d’hier n’avait-elle pas été
+combinée par Bernerette ? En effet, on ne
+m’avait point du tout connu jusqu’ici
+comme chasseur : que signifiait cette
+marche forcée ? Bernerette avait pensé
+qu’au hasard de la promenade dans les
+guérets ou les sentiers, je saisirais l’occasion
+de m’employer pour elle, de
+provoquer, par exemple, chez M. de
+Chanclos, une question comme celle-ci :
+« Et votre ami Gérard, est-il chasseur ? »
+A quoi je pouvais répondre ce que me
+suggérerait mon désir d’être agréable à
+Bernerette. Bernerette entendait m’employer
+sans cesse, et m’employer à tout
+ce qui pouvait la sauver.</p>
+
+<p>— Et vous, Bernerette, est-ce que vous
+avez parlé à votre mère ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>J’eus l’air de dire à mon tour : « Qu’avez-vous
+donc fait pendant que nous
+étions à la chasse ? » Je me plaignis ; je
+lui répétai que je ne pouvais tolérer la
+durée d’un tel quiproquo, où mon rôle
+était ridicule et deviendrait indélicat. Je
+manifestai l’intention de parler moi-même
+à madame de Chanclos. Bernerette
+me dit :</p>
+
+<p>— Oh ! vous n’avez donc pas confiance
+en moi ?</p>
+
+<p>Le lendemain, on chassa encore. En
+vérité, je n’attendais pas, comme Bernerette,
+que M. de Chanclos me parlât, entre
+deux coups de fusil, de l’état du cœur de
+sa fille, mais j’attendais moins encore
+que M. de Chanclos et le voisin de campagne
+même qui chassait avec nous, me
+traitassent avec une certaine affabilité
+dont la nuance dépassait, d’une façon
+infinitésimale peut-être, mais dépassait,
+la mesure ordinaire. Ce fut le voisin de
+campagne qui m’aida à faire cette découverte.
+Il n’était pas de ceux qui nous
+accompagnaient l’avant-veille ; celui-ci,
+d’un naturel moins réservé, me laissa
+presque clairement entendre qu’il me
+tenait pour un prétendant à la main de
+mademoiselle de Chanclos. Mon sang ne
+fit qu’un tour. Mais que dire ? Et cet indiscret
+m’ouvrit les yeux sur maintes particularités
+qui m’avaient échappé. M. de
+Chanclos me traitait autrement que de
+coutume, oui ; comment ne l’avais-je pas
+remarqué depuis trois jours ? Enfin il n’y
+avait pas jusqu’aux domestiques qui ne
+montrassent un zèle inusité à me servir.
+Je revins furieux et en me jurant à moi-même
+que la nuit ne se passerait pas que
+je n’eusse parlé ouvertement à la mère
+de Bernerette. Et dès le seuil du château,
+en saluant Bernerette, je l’avertis de
+mon intention. Elle me serra la main à
+me faire mal et me dit tout bas :</p>
+
+<p>— Ne parlez pas : vous me perdez !</p>
+
+<p>A ces mots-là, je ne reconnaissais plus
+Bernerette : ils sonnaient le roman, le
+théâtre. « Ne parlez pas, vous me perdez ! »
+Elle avait entendu ou lu cela
+quelque part. Ils lui venaient à la bouche
+dans un moment où elle cessait d’être
+naturelle, où elle se forçait, je l’aurais
+parié, pour soutenir quelque machination
+pouvant servir à ses fins. Et je me torturais
+l’esprit à me demander en quoi le
+fait d’entretenir l’erreur de tous sur ses
+sentiments pouvait être avantageux à ses
+projets. Que ne me mettait-elle au moins
+dans la confidence, puisque c’est moi
+qu’elle employait comme pantin dans la
+comédie qu’elle donnait ou laissait jouer
+devant elle.</p>
+
+<p>Je me contins jusqu’après le dîner, qui
+me parut long. Puis, quand je pus prendre
+Bernerette à part, dans le jardin, je
+me fâchai.</p>
+
+<p>Elle se mit à pleurer, et s’en fut, sous
+la charmille, dissimuler ses sanglots. Je
+ne comprenais plus rien à son état, sinon
+qu’elle était exaltée et malade. Je n’osais
+plus ni la suivre, depuis que je savais
+comment mon intimité était interprétée,
+ni paraître lui avoir fourni un prétexte à
+bouderie, ce qui était plus grave encore.</p>
+
+<p>J’allai la rejoindre. Elle me dit :</p>
+
+<p>— Vous voyez, voilà ce que vous faites !…</p>
+
+<p>En effet, n’était-ce pas moi qui étais
+cause qu’elle pleurait !… Elle n’eût pas
+pleuré si j’eusse laissé les choses aller
+leur train, si j’eusse accepté le rôle intolérable
+que j’endossais, si j’eusse mérité
+enfin que bientôt l’on me mît à la porte
+de la maison ! Je ne pus pas, ce soir-là,
+lui tirer une parole sensée ; quand j’insistais,
+elle recommençait de pleurer ; quand
+elle cessait de pleurer, elle répétait :</p>
+
+<p>— Vous voyez !… Vous voyez !…</p>
+
+<p>Je m’exaspérais ; je maudissais la faiblesse
+qui m’avait amené à la Tourmeulière.
+Mais m’en aller brusquement était
+impossible ; annoncer mon départ, c’était
+m’exposer à ce que monsieur ou madame
+de Chanclos me parlassent ouvertement,
+et je devais éviter avec soin cette extrémité.
+J’étais prisonnier. Mais tarder à les
+détromper c’était aussi courir le risque
+qu’ils entreprissent de me parler. Il était
+urgent d’agir. Je me fixai le lendemain
+matin comme dernier délai.</p>
+
+<p>N’avais-je pas aussi à me livrer à des
+conjectures au sujet de l’étrange, de
+l’inexplicable obstination de Bernerette ?</p>
+
+<p>Je ne parvins, ni ce soir-là, ni dans la
+suite, à éclairer cette partie obscure de
+la conduite de Bernerette. Mais il m’est
+arrivé, depuis lors, de remarquer dans
+la vie des femmes, des passages mystérieux
+où certainement elles-mêmes n’ont
+pas vu clair.</p>
+
+<p>Et sous mes yeux, quelle nuit magnifique
+d’automne !… La Loire basse, déchirée
+en lambeaux par ses sables et ses
+îles, ressemblait de loin à ces traces
+argentées que laissent les limaçons dans
+les allées des jardins ; le calme était
+immense, l’air frais ; des parfums d’héliotropes
+et de fruits mûrs montaient, s’évaporaient
+et se recomposaient, comme de
+petites nuées pesantes et tangibles ; plusieurs
+fois, l’aboiement d’un chien sembla
+venir de l’autre côté du fleuve, et des
+chouettes miaulèrent dans la tour ruinée ;
+mais la plupart du temps la tranquillité
+était telle qu’à huit cents mètres, j’entendais
+un poisson sauter hors de l’eau.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Une si belle paix n’allait-elle pas m’apporter
+l’oubli momentané de mes ennuis
+avec le sommeil ? quand une idée nouvelle,
+imprévue, surgit tout à coup comme
+un mal de dents qui commence, dont on
+n’est pas très sûr tout d’abord, qui se
+dissipe en une minute, puis revient, puis
+s’affirme, puis grandit, envahit la face,
+absorbe le cerveau et vous torture.</p>
+
+<p>Cette erreur, commise par la famille de
+Chanclos, par leurs amis et leurs gens,
+au sujet du cœur de Bernerette, cette
+erreur qui, depuis trois jours surtout,
+avait pris pour moi de telles proportions
+qu’elle dépassait mes autres ennuis, ma
+jalousie, mon amour même ; cette erreur
+qui, après avoir indigné Bernerette, semblait
+à présent, et pour un motif inconnu,
+être si tenacement adoptée par elle, elle
+s’infiltra soudain en un repli de ma cervelle
+jusqu’alors épargné. Elle se présenta
+à moi comme un prolongement du cauchemar
+de scrupules qui m’agitait tout
+éveillé. Cette erreur, me dis-je, est-ce
+qu’elle n’a pas été commise par Claude
+Gérard lui-même ?</p>
+
+<p>Est-ce que les premiers mots de Gérard,
+en me tendant la main à la « soirée
+du 23 » n’ont pas été — et je m’en souviens,
+car ils m’ont frappé par leur ton
+de délicatesse douteuse : — « Mes compliments,
+mon cher, tu es joliment bien
+dans la maison !… » Est-ce que Gérard,
+en me voyant familier au Ranelagh,
+empressé même auprès de mademoiselle
+de Chanclos, au dîner, n’a pas été induit
+à soupçonner une secrète entente entre
+mademoiselle de Chanclos et moi ? Et une
+des raisons pour lesquelles il s’est montré,
+par la suite, discret jusqu’à l’excès quand
+il s’est agi des Chanclos et de Bernerette,
+n’est-elle pas qu’il considérait Bernerette
+comme une jeune fille engagée, sur le
+point d’être fiancée, peut-être ? Et quel
+que soit l’attachement de Gérard pour sa
+maîtresse, est-il bien certain qu’il aille
+jamais jusqu’à la lui faire épouser ? Et si
+Gérard savait qu’une jeune fille d’excellente
+famille, jolie et riche l’aime à en
+perdre la santé, est-ce qu’il commettrait
+la sottise de se lier de nouveau avec Isabelle ?
+Est-ce qu’il ne regarderait pas
+Bernerette d’un autre œil qu’il ne l’a fait
+jusqu’à présent ? Est-ce qu’il ne se prendrait
+pas peut-être à l’aimer ? Est-ce qu’en
+l’aimant il ne ferait pas son bonheur ? Et
+moi ? ne suis-je pas très coupable, si je
+n’informe pas Gérard de ce qu’est exactement
+ma situation vis-à-vis de mademoiselle
+de Chanclos ?</p>
+
+<p>Il est possible qu’à l’état normal je
+n’eusse pas pris le parti qui s’imposa à
+moi dès ce moment-ci ; mais j’en étais
+arrivé, à force d’être molesté, à adopter
+avec une sorte d’ivresse tout ce qui pouvait
+m’être le plus douloureux. La même
+rage qui m’avait fait me vouer dès le
+début de l’aventure au service de Bernerette
+amoureuse, m’obligea contre moi-même
+à me faire, moi, l’ouvrier du
+dénouement de l’aventure ! Je décidai
+d’écrire à Claude Gérard.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je n’avais jamais écrit à Claude Gérard ;
+ma lettre seule serait pour lui assez frappante ;
+une lettre banale, sans but apparent,
+mais où se trouverait posée, comme
+par hasard, en vedette, toutefois, l’indépendance
+absolue de mademoiselle de
+Chanclos, préparerait Gérard à recevoir
+ce qu’il dépendait de moi qu’il obtînt :
+par exemple, une invitation à la chasse.
+Je ne pensais pas que Gérard acceptât ;
+mais du moins devrait-il, bon gré mal
+gré, discerner qu’on cherchait à attirer
+son attention de ce côté-ci ; il ne saurait,
+en tout cas, manquer de m’en parler
+lorsque je le verrais à Paris, et si ma
+rage bienfaisante persistait alors, il
+n’était pas impossible, en vérité, que je
+ne contribuasse à unir « mon ami » Claude
+Gérard et mon amie Bernerette !</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>J’écrivis, cette nuit même, la lettre
+banale et significative, et, l’ayant cachetée
+et timbrée, je fus soulagé, et
+dormis.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XV"></h2>
+
+<p>Le lendemain, Bernerette me trouva
+plus calme. Elle me dit :</p>
+
+<p>— Vous avez parlé à maman ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Vous avez parlé à mon père en chassant ?</p>
+
+<p>A mon tour j’interrogeai :</p>
+
+<p>— Et vous, Bernerette, avez-vous parlé
+à vos parents ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>Elle resta pensive, pendant que je faisais
+la moue ; puis elle fit :</p>
+
+<p>— Que voulez-vous que je leur dise ?…</p>
+
+<p>Elle eut un mouvement nerveux du
+pied qui défonça le sol ; nous étions assis
+sur un banc, au bout de la charmille.
+Elle me dit :</p>
+
+<p>— Mais vous avez l’air tranquille
+comme Baptiste, ce matin, vous !</p>
+
+<p>— C’est que j’ai pris une résolution.</p>
+
+<p>— Laquelle ?</p>
+
+<p>— La résolution d’écrire à quelqu’un.</p>
+
+<p>Elle tressaillit.</p>
+
+<p>— D’écrire à mes parents ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— D’écrire à qui ?</p>
+
+<p>— A quelqu’un.</p>
+
+<p>Je lui dis, simulant un jeu connu :</p>
+
+<p>— Interrogez-moi donc : « Est-ce un
+homme ? »</p>
+
+<p>Elle dit :</p>
+
+<p>— Est-ce un homme ?</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>— Un homme âgé ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Un homme blond ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Est-il ici ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Est-il marié ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>Je vis que son teint s’animait sous la
+poudre. Elle avait deviné et ne voulait
+plus rien demander ; elle pensait que
+je <i>lui</i> avais écrit ; elle pensait à ce que
+j’avais pu <i>lui</i> écrire, ou bien elle pensait
+à <i>lui</i>, tout simplement. Ce sang, qui montait
+à la seule image de Gérard, me brûlait
+les yeux comme un feu ardent. J’étais
+jaloux, jaloux ! Je repris en grinçant
+des dents, mais elle ne s’en aperçut
+point :</p>
+
+<p>— Allons ! allons ! Interrogez-moi :
+« Est-il beau ?… »</p>
+
+<p>Elle dit, avec un frémissement de tout
+le visage :</p>
+
+<p>— Est-il beau ?</p>
+
+<p>A l’instant, et à ma grande surprise
+même, mes yeux se mouillèrent, pendant
+que je répondais :</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>Je fis un violent effort pour que mon
+émotion ne me trahît pas davantage ; mais
+Bernerette ne remarquait pas mon émotion :
+elle regardait en face d’elle fixement,
+et comme hallucinée. Elle ne
+nomma personne ; elle dit :</p>
+
+<p>— Vous lui avez écrit ?…</p>
+
+<p>Et elle n’eût pas été trop étonnée si je
+lui eusse répondu à ce moment-là :
+« Oui, je lui ai écrit que vous l’aimez ! »
+Elle répéta :</p>
+
+<p>— Vous lui avez écrit ?…</p>
+
+<p>Ce qui signifiait : « Qu’est-ce que vous
+lui avez écrit ? » Je dis :</p>
+
+<p>— Mais, songez donc, Bernerette ! qu’il
+eût pu, lui aussi, partager la méprise
+commune. Il m’a vu toujours près de
+vous ; il me sait, aujourd’hui encore, à
+côté de vous ; s’il est délicat, cela ne
+suffit-il pas pour qu’il s’interdise de
+penser à vous ?… Je vous nuis, Bernerette !…
+Y avez-vous songé ?…</p>
+
+<p>Je vis ses yeux et tout son visage se
+transformer : c’était une révélation que
+je lui faisais ! Non ! elle n’avait jamais
+songé que Gérard pût croire à une liaison
+possible entre elle et moi. Son étonnement
+me fut encore bien pénible ; mais
+elle n’eut même pas l’idée de me le
+cacher. Et les conséquences de la méprise
+dissipée lui apparurent. Ses sourcils
+soulevèrent leur arcature comme pour
+donner plus de jour à une vision heureuse ;
+puis cette belle voûte se brisa
+quand Bernerette se retourna vers moi.
+Elle entendait encore la dernière partie
+de ma phrase : « Je vous nuis, Bernerette !… »
+Un moment, un court moment,
+peut-être, elle pensa qu’en effet, j’avais
+pu lui nuire, en son amour ; et cela
+l’empêchait de me remercier de ce que
+j’avais écrit à Gérard, et de penser que
+je pouvais souffrir de tout cela. Un
+moment, oui, elle me regarda d’un air
+méchant !…</p>
+
+<p>J’avais encore sur moi la lettre à
+Gérard ; je la décachetai pour la faire
+lire à Bernerette ; je n’avais eu, en écrivant
+cette lettre, qu’une crainte, c’était
+qu’elle ne fût un peu trop explicite ; il ne
+fallait tout de même pas dire à Gérard :
+« Mademoiselle de Chanclos est absolument
+libre : allons ! n’allez-vous pas la
+demander en mariage ? » Bernerette
+trouva ma lettre très discrète. Elle me
+dit même :</p>
+
+<p>— Comprendra-t-il ?</p>
+
+<p>Elle n’eut pas un mot de pitié pour
+moi qui attendais d’elle : « Mais mon
+pauvre ami, vous me renoncez là dedans ;
+on jurerait que je ne vous suis de
+rien !… »</p>
+
+<p>Alors, je lui dis :</p>
+
+<p>— Bernerette, voyons ! pourquoi vous
+opposez-vous à ce que nous dissipions
+chez vos parents la même méprise que
+nous détruisons ici ?</p>
+
+<p>— Je n’en sais rien, ma foi, me dit-elle.
+J’ai peur de je ne sais quoi, d’un grabuge…</p>
+
+<p>Et je pensais, à part moi : « C’est cette
+méprise qui m’a inspiré et a rendu obligatoire
+pour moi mon intervention auprès
+de Gérard… » Bernerette n’avait pas,
+assurément, escompté cette conséquence
+qu’elle ne pouvait prévoir… Mais le génie
+de l’amour, ou l’inconscience profonde
+qui veille à notre conservation ne lui ont-ils
+pas commandé de s’attacher désespérément,
+aveuglément, à cette méprise ? Je
+me souvins de ses larmes inexplicables,
+le soir où je lui demandais : « Mais pourquoi
+ne pas parler à vos parents ? » Elle
+pleurait, pleurait stupidement, et me
+disait avec un air de bêtise vraiment surprenant
+chez elle : « Vous voyez ! vous
+voyez ce que vous faites !… » Il semblait
+bien que cela ne voulût rien dire du tout :
+pourtant, en dissipant le malentendu ce
+jour-là, j’évitais peut-être d’écrire aujourd’hui
+à Gérard !…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XVI"></h2>
+
+<p>A ma grande surprise, je reçus presque
+courrier par courrier une réponse de
+Gérard ; je n’en attendais point de lui ;
+ma lettre n’en demandait aucune. Je
+feuilletai huit pages de papier mince,
+entièrement couvertes d’une écriture
+curieuse : grande, allongée, couchée,
+probe, avec je ne sais quelle apparence
+féminine. Gérard m’écrivait de Paris ; il
+n’était donc point parti pour le voyage
+projeté avec Isabelle ? En effet, il n’était
+point parti ; il m’en fournissait la raison
+avec abondance : le brave Gérard me
+narrait au long ses déboires. Le contenu
+de ma lettre n’avait pas déterminé ces
+confidences, évidemment, mais ma lettre
+elle-même, ma lettre quelle qu’elle fût,
+arrivant chez lui dans le moment où il
+éprouvait un immense besoin de posséder
+un confident. Je soupçonnai que son
+collègue au Conseil d’État subissait près
+de lui une légère disgrâce pour lui avoir
+trop justement ouvert les yeux. Gérard
+me croyait au contraire fort peu renseigné
+sur son ménage ; il avait soulagement
+à me le décrire lui-même et dans
+les limites où il désirait que je le connusse.
+En substance, voici quelle était
+sa thèse : Isabelle, de qui les goûts furent
+toujours honnêtes, était sur le point de
+se laisser épouser par un homme sans
+scrupules qui, après lui avoir promis
+jadis le mariage, l’avait rendue mère et
+puis l’avait abandonnée. Cet homme ne
+s’avisait-il pas de vouloir aujourd’hui
+réparer sa faute ! et Isabelle de se laisser
+succomber à l’appât d’une situation régulière !
+Certes, c’était une femme, écrivait
+Gérard, digne qu’il la retînt lui-même
+par un lien pareil, mais d’une part, il
+avait à compter avec les préjugés de sa
+famille et du Conseil d’État, qu’il eût
+négligés, à la rigueur ; mais, d’autre part,
+Isabelle poussait la probité jusqu’à se
+juger indigne d’être sa femme et de pénétrer
+dans son monde. Il était très perplexe,
+très ennuyé, le beau Gérard ; il
+avait besoin de causer avec quelque
+homme de sens droit et qui comprît,
+« pour avoir vu Isabelle », la légitimité
+de son attachement pour elle.</p>
+
+<p>Une telle crise, inespérée chez Gérard,
+me contraignit à brusquer les événements.
+Je conservais, pour ma part, tout
+l’appétit du martyre désirable, autrement
+dit toute la rage secrète qui m’excitait
+à assister moi-même à mon propre
+supplice.</p>
+
+<p>Je conseillai à Bernerette de faire
+inviter Claude Gérard à la chasse !…</p>
+
+<p>Elle eut quelques battements des paupières ;
+moi aussi ; et Gérard fut invité à
+la chasse.</p>
+
+<p>Il prit le temps de réfléchir, et adressa
+à madame de Chanclos un mot aimable,
+mais d’excuses : il était momentanément
+empêché de s’absenter de Paris.</p>
+
+<p>Cela fut annoncé pendant le déjeuner,
+comme une nouvelle quelconque. Bernerette
+n’eut pas un mouvement insolite, et
+ses parents pas la plus médiocre intuition
+de son ébranlement dissimulé. Je
+crois bien que ce fut moi le plus agité en
+apparence, parce qu’en un instant, j’imaginai
+les conséquences de ce simple refus
+de Gérard.</p>
+
+<p>Alerte pénible, mais courte. Nous
+quittions la table, après ce même repas,
+quand on me remit un télégramme de
+Claude : l’empêchement au voyage de
+Langeais était par hasard écarté ; il me
+priait de lui répondre télégraphiquement
+si on l’autorisait à revenir sur sa décision
+de la veille.</p>
+
+<p>Je lus tout haut le télégramme. Bernerette
+manqua de sang-froid, cette fois.
+Elle dit au domestique qui attendait :</p>
+
+<p>— Faites atteler la charrette anglaise :
+nous irons porter la dépêche !…</p>
+
+<p>Le domestique fit observer que le
+porteur était monté à bicyclette et qu’il
+serait plus tôt au bureau que la charrette
+anglaise.</p>
+
+<p>— Et puis, dit madame de Chanclos, il
+faut laisser les gens déjeuner.</p>
+
+<p>Bernerette fit la moue. Mais ce fut elle
+qui trouva la feuille de papier, l’encre,
+la plume.</p>
+
+<p>De la volte-face de Gérard, j’augurai
+qu’il se passait chez lui des drames : hier
+il pensait reconquérir Isabelle ; aujourd’hui
+elle lui jouait un tour de sa façon.
+Mais n’irait-elle pas l’arrêter à la gare ?</p>
+
+<p>J’en étais venu à désirer ardemment le
+voyage de Claude !</p>
+
+<p>Claude accomplit le voyage. Il n’était
+pas à une heure de Langeais, que je
+désirais qu’il n’arrivât pas. Quand il fut
+là, dans le petit salon tendu de toile de
+Jouy fanée, ou sur la terrasse, ou sous
+la charmille, entre Bernerette et moi, et
+que mon rôle m’apparut, j’eus de la
+lâcheté : je les abandonnai ; j’allai
+m’étendre sur mon lit. J’aurais pleuré
+comme un enfant, si une sorte de fureur
+ne m’avait saisi. Je redescendis. Je trouvai
+M. de Chanclos ; je lui dis :</p>
+
+<p>— N’irons-nous pas tuer un perdreau
+avant ce soir ?</p>
+
+<p>J’entendis peu après M. de Chanclos,
+au jardin, qui criait :</p>
+
+<p>— Henri a le diable au corps ; il veut
+chasser. Êtes-vous des nôtres, monsieur
+Gérard ?</p>
+
+<p>Et les yeux colères que me fit Bernerette,
+quand Gérard accepta d’être des
+nôtres !…</p>
+
+<p>Aussitôt dans les champs, Claude me
+confia qu’il avait cru, l’avant-veille,
+avoir fait renoncer Isabelle au mariage ;
+une rencontre définitive entre eux devait
+décider de la paix ; mais au lieu de cette
+rencontre, elle le laissait se morfondre,
+la soirée entière, et elle lui envoyait le
+lendemain un « bleu » qui, disait-il, « lui
+avait fait beaucoup de peine ». Qu’il était
+donc évident que la conduite d’Isabelle
+envers Gérard était déplorable, et que
+Gérard le sentait enfin, tout en s’efforçant
+de ne pas le croire… et qu’il était
+rivé à elle par quelque lien que la conduite
+d’Isabelle la plus fâcheuse ne briserait
+pas de sitôt !</p>
+
+<p>Je lui dis :</p>
+
+<p>— Enfin te voilà loin d’elle : l’absence,
+comme la nuit, porte conseil.</p>
+
+<p>Il me confia :</p>
+
+<p>— En venant ici, je n’ai voulu que
+mettre Isabelle à l’épreuve ! moi parti,
+que décidera-t-elle ? C’est ce que nous
+allons bien voir.</p>
+
+<p>M. de Chanclos tint à lui faire examiner
+de près ses vignes. Gérard, fils
+d’un petit propriétaire bourguignon,
+avait le goût de la culture et quelques
+connaissances précises ; ils s’accrochèrent
+par là volontiers l’un à l’autre. C’était
+une jolie terre que la Tourmeulière ; et
+M. de Chanclos en raffolait. Il fut très
+content de Gérard. Gérard se trouva
+bien d’avoir marché beaucoup, tiré un
+peu, causé avec M. de Chanclos, parlé
+avec moi d’Isabelle. La première soirée,
+de même, se passa très convenablement :
+Bernerette ne voulait pas faire la
+coquette ; Gérard ne pensait pas à se
+montrer galant. Je m’en voulus de m’être
+tantôt si effrayé de leur rencontre. Et
+bien, quoi ! ils étaient là tous les deux !
+le feu ne prenait pas ; Bernerette plutôt
+paraissait apaisée.</p>
+
+<p>Gérard, le lendemain, attendait une
+lettre. Elle ne vint pas. Il s’informa de
+l’heure des courriers ; il n’y en avait
+qu’un par jour ; mais en allant au bureau
+de Langeais, vers quatre heures, il trouverait
+sa correspondance, lui affirma-t-on ;
+et il fut tranquillisé. Puis on organisa
+une promenade à Langeais, en
+bande. Gérard n’y trouva point de lettre ;
+mais on ne lui laissa pas le loisir d’en
+souffrir ; une visite de la ville, un goûter,
+un retour en partie à pied sur la levée
+de la Loire ; la causette, le long du
+chemin, avec de vieilles bonnes femmes
+troglodytes, assises au pas de leurs
+grottes et de qui Bernerette était l’amie ;
+et puis le calme incomparable d’un beau
+coucher de soleil avant de remonter au
+château, retinrent Gérard de s’alarmer
+outre mesure de ce qui se passait à
+Paris ; il fut un convive aimable, le soir.</p>
+
+<p>— Crois-tu, me dit-il, le bougeoir à la
+main, en allant se coucher, que cette
+coquine ne m’écrit seulement pas !…</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Gérard reçut cependant des nouvelles
+de sa maîtresse : il me le dit, sans rien
+ajouter, ce qui me laissa croire qu’elles
+n’étaient pas bonnes ; mais elles ne l’irritèrent
+pas, d’où je conclus ou qu’elles
+annonçaient que la situation se maintenait
+simplement telle qu’elle était, ou
+que lui-même s’aguerrissait contre les
+inconvénients de la situation. Alors,
+n’était-ce pas que, par hasard, il se plaisait
+à la Tourmeulière ?</p>
+
+<p>Il avait plaisir à la chasse, les soirées
+étaient douces et les nuits reposantes.</p>
+
+<p>Un jour, au milieu d’une bien jolie
+lande de bruyères roses d’où les toits du
+château émergeaient au loin et d’où l’on
+apercevait, par delà les cheminées et
+pignons, toute confuse dans une brume
+bleuâtre, la rive opposée de la Loire, il
+me dit :</p>
+
+<p>— C’est curieux que tu n’aies jamais
+songé à épouser mademoiselle de Chanclos ?</p>
+
+<p>Je m’arrêtai et je regardai au loin, en
+me garantissant le visage avec la main.</p>
+
+<p>— Mademoiselle de Chanclos n’épousera
+que qui lui plaira.</p>
+
+<p>— Ne peux-tu pas lui plaire ?</p>
+
+<p>— Moi ?… Non.</p>
+
+<p>— Comme tu dis cela ! Et les parents ?…</p>
+
+<p>— La donneront à qui lui plaira.</p>
+
+<p>Nous marchions côte à côte, lui indifférent
+autant que moi à l’allure des
+chiens, ce qui me donnait à supposer
+qu’il poursuivait sa pensée… Mais il
+n’ajoutait rien. Je crus devoir insister :</p>
+
+<p>— Ne t’ai-je pas écrit que je ne suis,
+moi, qu’un vieil ami, un camarade ?…</p>
+
+<p>Nous nous tûmes encore pendant un
+assez long temps. Un moment, Gérard
+s’arrêta et fit, des yeux, le tour des trois
+quarts de l’horizon.</p>
+
+<p>— Saprelotte ! dit-il, quelle jolie propriété !…</p>
+
+<p>Et nous continuâmes de marcher dans
+l’interminable bruyère. Nous ne parlions
+pas. Je ne maîtrisais pas les battements
+de mon cœur. La silhouette de M. de
+Chanclos parut au bord d’un taillis, et
+je compris, à un signe de son bras, qu’il
+nous maudissait, pour ne pas chasser
+sérieusement.</p>
+
+<p>Je me mis à combiner en moi-même
+divers types de phrases définitives, destinées
+à hâter l’achèvement de mon rôle
+vraiment par trop ingrat ; et j’avais pris
+le parti de dire à Gérard tout bonnement :
+« Imbécile ! tu ne vois donc pas
+qu’elle t’aime ? » quand, au moment
+d’ouvrir la bouche, un déclenchement
+soudain se fit dans mon cerveau ; je jugeai
+qu’un mensonge préalable était nécessaire
+pour éviter que Gérard ne me crût
+secrètement épris de Bernerette, et je dis :</p>
+
+<p>— J’ai une maîtresse à laquelle je
+tiens…</p>
+
+<p>Il fut étonné, sans doute, parce que je
+ne lui avais jamais parlé de maîtresse ;
+et puis, peut-être, à cause de cela même,
+il me crut. Il me regarda et dit :</p>
+
+<p>— Mariée ?</p>
+
+<p>Je soufflai confidentiellement :</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>Alors nous reçûmes l’algarade de M. de
+Chanclos.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XVII"></h2>
+
+<p>Il y avait une particularité que j’avais
+remarquée depuis la première heure du
+séjour de Gérard à la Tourmeulière :
+c’était que Bernerette, souvent, trouvait
+ma présence importune. Elle me reprochait
+de savoir son secret !</p>
+
+<p>Ce qu’elle eût supporté d’une gouvernante
+ou d’une amie, d’un homme la
+gênait. De sorte que mille manèges
+féminins qu’elle eût pu pratiquer vis-à-vis
+de Claude, et sans même se rendre
+soupçonnable de coquetterie, elle n’osait
+pas y recourir parce que j’étais là. Sa
+contrainte me faisait peine ; mais cette
+retenue que Bernerette s’imposait à cause
+de moi, fut la seule attention qu’elle me
+témoigna en toute cette triste aventure ;
+j’en venais à être flatté que, du moins,
+elle me traitât en homme. Dans l’excès
+de mon infortune, je l’avoue, je fus content
+quelquefois de pouvoir être gênant !</p>
+
+<p>Que je fis donc bien de profiter de cette
+période relativement supportable ! Elle
+ne devait pas durer.</p>
+
+<p>Claude, lui, commença d’être touché
+de cette extrême réserve de Bernerette. Il
+avait coutume de voir les femmes, un
+peu partout, se jeter à sa tête, et il semblait
+bien ne s’être attaché jusqu’ici qu’à
+l’une d’elles, la seule qu’il eût pris la
+peine, tout au moins, de descendre chercher
+dans la rue. Au bout de quatre ou
+cinq jours, il fut visible que Bernerette
+l’intéressait, et il fit quelques pas pour
+le lui témoigner. Cela fut si visible que
+madame de Chanclos s’en alarma avant
+même que sa fille n’eût cru pouvoir s’en
+réjouir ; elle s’en alarma, la pauvre
+femme, parce qu’elle croyait que Claude
+marchait sur mes brisées ; et, voyant
+aussi bien que j’avais du souci, elle fut
+sur le point de me plaindre ou de me
+crier casse-cou, ou de s’indigner de ma
+lâcheté ! Oui, le moment menaça où elle
+allait m’offrir ses soins pour me débarrasser
+de Gérard ! Je fuyais la fille pour
+ne la point incommoder ; je fuyais la
+mère pour qu’elle ne m’accablât pas de
+ses bontés ! J’assistais à des événements
+qui ne revêtaient que pour moi la forme
+d’une tragi-comédie raffinée ; à tout instant,
+à la rigueur, j’eusse pu quitter le
+spectacle, mais, soit entraîné par les
+premiers actes, soit empoigné par une
+douleur que le comique avivait à
+outrance, je demeurais à ma place. On
+connaît des cauchemars semblables, au
+cours desquels on se dit : « Je vais m’éveiller,
+parce que cela devient affreux, »
+mais aussitôt : « Tout de même, si l’on
+poussait plus avant !… »</p>
+
+<p>Je me sentis quelquefois si désolé, que
+je riais, je ricanais tout seul. Il y a dans
+la douleur très profonde, et quand quelque
+dépit s’y mêle, une espèce de méchante
+joie et qui fait admirer ce que contient de
+vérité humaine l’esprit prêté par l’Écriture
+aux mauvais anges.</p>
+
+<p>Un jour de pluie, où l’on était resté au
+château, où je m’étais enfermé dans ma
+chambre sous prétexte de mettre à jour
+ma correspondance, où l’on avait joué,
+en bas, aux petits jeux avec quelques
+voisins de campagne, je trouvai, en descendant,
+Bernerette transfigurée, la bouche,
+les joues, la poitrine, les yeux pleins
+d’espérance, un bonheur dans toute sa
+personne. Et Gérard était un peu chose.
+Je manifestai, à mon tour, en me mêlant
+à tous, une gaieté insolite, nerveuse,
+exubérante. Et je regardai l’œil de
+madame de Chanclos, qui pensait : « Il
+s’efforce de séduire, parce qu’il sent un
+adversaire… » Et je regardai Gérard qui
+pensait que je venais d’écrire longuement
+à ma maîtresse ; et je regardai Bernerette,
+qui ne me regardait seulement pas !</p>
+
+<p>Gérard se laissait-il donc prendre ?
+Non, je ne le croyais pas ; mais la vie lui
+était ici très aisée : elle le consolait de
+ses récents ennuis ; un début de flirt avec
+une jeune fille l’amusait. En somme, je
+connaissais assez peu Gérard : était-il
+tout à fait insensible au fait d’être
+accueilli dans une gentilhommière, sans
+faste, il est vrai, mais dite « château »
+à cause de ses tourelles ? dans une famille,
+non pas d’un rang hautain, assurément,
+mais qui n’eût peut-être pas fréquenté la
+sienne ? et, sans y songer d’une manière
+précise, ne prévoyait-il pas que son vieux
+papa, en cultivant ses vignes, là-bas, en
+Bourgogne, serait flatté s’il le savait là ?
+Dans la lande de bruyères, Gérard
+m’avait dit : « Saprelotte, quelle jolie
+propriété !… » Enfin, il était possible, à
+tout prendre, que Claude Gérard se
+laissât épouser.</p>
+
+<p>Comme j’allais m’endormir, le soir de
+cette journée de pluie, une idée me
+secoua tout le corps, c’était celle-ci :
+« Ne se pourrait-il pas aussi que Claude
+en vînt à aimer Bernerette ? » Je me soulevai
+du coup ; je rallumai ma bougie.
+Voilà donc où j’en étais : je me résignais
+à ce que Claude épousât Bernerette ; mais
+qu’il l’aimât, je ne pouvais le supporter.
+« Pourtant, me dis-je, à la lumière de ma
+bougie, c’est pour le bonheur de Bernerette
+que j’ai travaillé de mes mains à ce
+que ce mariage devînt possible, et son
+bonheur n’est pas qu’elle soit mariée,
+mais aimée !… »</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Parce que ma présence gênait Bernerette,
+je m’étais mis à affecter une discrétion
+qui l’incommodait plus encore ;
+on ne me voyait presque plus, si ce
+n’est aux repas et à la chasse. Je lui
+abandonnais son Gérard ! Elle n’en était
+pas fâchée, certes ; mais elle eût désiré
+que je fisse cela plus gentiment, et par
+exemple, sans paraître le faire. Je suis
+sûr qu’à part soi, elle m’envoyait à tous
+les diables ; Claude, lui, était persuadé
+que j’avais des démêlés épistolaires avec
+l’imaginaire maîtresse ; il me dit un certain :
+« <i lang="la" xml:lang="la">Tu quoque !…</i> » que je feignis de
+ne pas comprendre ; mais depuis lors, je
+fuyais tout colloque avec Claude pour
+échapper à la nécessité désobligeante de
+lui faire de fausses confidences ; pourtant
+je ne voulais point paraître éviter Claude,
+de peur qu’il ne soupçonnât ma pensée
+véritable. J’étais dans la maison comme
+un animal aux abois. M’enfuir !… Ah !
+m’enfuir !… N’étais-je pas libre ? Ne pouvais-je
+partir demain ? ce soir même ?…
+Oui bien ! mais — comprenne qui pourra — je
+ne voulais pas m’en aller ! Je montais
+précipitamment dans ma chambre ;
+je faisais ma valise. Je la défaisais ; je
+descendais l’escalier pour aller me mêler
+à tout le monde : à peine en bas, je
+remontais et je recommençais ma valise.
+Je l’envoyais d’un coup de pied, à l’autre
+bout de la pièce ; je m’étendais, exténué,
+sur mon lit. Deux jours de suite, j’exécutai
+ce manège après déjeuner. Le
+temps était mauvais ; on ne chassait
+guère ; les journées me semblaient interminables.
+Et la pire de mes pensées était
+que, bon gré, mal gré, d’ici peu de temps,
+il faudrait renoncer à ces journées !</p>
+
+<p>Qu’avais-je le plus désiré en ces derniers
+temps ? Que la méprise, la fameuse méprise
+de monsieur et de madame de Chanclos,
+de leurs amis, de leurs voisins, de leur
+personnel même se dissipât. Eh bien ! elle
+se dissipait la méprise ! Oh ! je vous prie
+de croire qu’elle se dissipait. Elle se dissipait
+sans qu’un seul mot eût été prononcé,
+ni par Bernerette qui ne voulait
+pas le prononcer ni par madame de Chanclos
+de qui je l’avais tant redouté, ni par
+moi enfin à qui la plus disgracieuse démarche
+était ainsi épargnée. Elle se dissipait,
+et j’en souffrais comme d’une perte irréparable ;
+à certains moments, comme d’une
+insulte. Mais je tenais à assister à ce
+transport des attentions, des obséquiosités,
+des sourires entendus, que parents,
+amis, domestiques même effectuaient — oh !
+avec quelle aisance et quelle calme
+promptitude ! — de moi à mon voisin, à
+« mon ami » Claude Gérard.</p>
+
+<p>Claude Gérard avait été invité « pour
+une huitaine de jours ». La semaine touchait
+à sa fin. De la façon qu’allaient les
+choses, il était à prévoir qu’on le prierait
+de prolonger son séjour, et, ma foi, qu’il
+l’accepterait. M’en aller avant lui,
+n’était-ce pas par trop avoir l’air de
+céder la place ? paraître trop l’avoir précédemment
+tenue ? Je me disais cela pour
+me donner prétexte à demeurer à la
+Tourmeulière !</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Madame de Chanclos et Bernerette me
+heurtèrent dans l’escalier et me dirent à
+peu près simultanément :</p>
+
+<p>— Ah ! nous allions frapper chez
+vous !…</p>
+
+<p>Que me voulaient-elles ? Elles venaient
+me prier de rester jusqu’à la Toussaint :
+le baromètre remontait lentement mais
+sûrement ; le <i>Journal d’Indre-et-Loire</i>
+annonçait de beaux jours. Je dis :</p>
+
+<p>— Mais non ! c’est impossible ; je dois
+rentrer à Paris ; et tenez ! ma valise est
+faite !</p>
+
+<p>Elles furent sincèrement désappointées,
+cela était visible ; elles insistèrent
+de la façon la plus aimable ; je ne démordais
+pas d’une résolution prise soudainement,
+je ne sais trop pourquoi, au
+moment même où ces dames m’avaient
+abordé dans l’escalier. Madame de Chanclos
+mit un feu inusité à me retenir. Je
+disais : « Mais non !… Mais non !… » sur
+un ton qui devait, je l’imaginais, leur
+faire entendre que j’étais très malheureux
+chez elles. Bernerette ne disait plus
+rien. Peut-être enfin comprenait-elle ;
+peut-être enfin me prenait-elle en
+pitié ? Moi, m’obstinant à ne pas leur
+donner de raison positive pour m’en aller,
+je disais toujours : « Mais non !… Mais
+non !… » Les larmes vinrent aux yeux de
+Bernerette. Je crois qu’elle ne fut jamais
+plus cruelle pour moi qu’à ce moment.
+Je ne pus faire autrement que de céder.</p>
+
+<p>Et cinq minutes plus tard, Claude me
+prenant à part, me confiait :</p>
+
+<p>— Je suis bien content que tu aies consenti
+à rester, parce que je venais de dire
+à ces dames qui insistaient beaucoup :
+« Eh bien ! que ce soit Henri qui
+décide !… »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XVIII"></h2>
+
+<p>Je ne me sens pas, après dix ans écoulés,
+la force de décrire ce que je vis pendant
+les quelques jours que nous restâmes
+à la Tourmeulière. Tous les
+amants malheureux, tous les pauvres
+jaloux savent ce que c’est que la torture
+des petits jeux, des gages, des apartés dans
+un salon, des rencontres possibles dans
+le dédale des corridors, et du choix des
+places dans un break de promenade ; ce
+que sont les mots spirituels que la coquetterie
+attise, et les termes d’ineffable niaiserie
+que l’amour inspire ; ce que c’est
+que la beauté, le plaisir, le bonheur…
+des autres !…</p>
+
+<p>La voix de Bernerette ! Le miracle de
+son visage transformé ! Du sang, des
+formes, de la vie, et quel charme de
+jeune ressuscitée ! Que la mort embellit
+un être quand, l’ayant touché du doigt,
+elle se retire et fait grâce ! Et la fête
+dans toute la maison, la reconnaissance
+presque sans mesure manifestée au sauveur !
+J’avais joui de quelque chose
+d’analogue, ayant produit un peu du
+même effet, quand je n’étais que le précurseur !</p>
+
+<p>Eh quoi ! n’étais-je pas satisfait ? Pour
+sauver Bernerette, ne m’étais-je pas fait
+gloire de me sacrifier ? Oui, oui ! l’homme
+en moi participait à la joie générale et
+se félicitait d’avoir contribué à ce que
+Bernerette fût revivante et heureuse.
+L’homme en moi pensait qu’il eût fallu
+un monstre pour ne pas se réjouir du
+résultat obtenu. Mais c’est qu’un monstre
+était en moi, vraiment, celui qu’autrefois
+on nommait le perfide Amour ; et il me
+soufflait que je n’avais à aucun moment
+espéré que cela pût si parfaitement
+réussir !…</p>
+
+<p>« Tu as joué avec Claude, me chuchotait
+le monstre, comme on joue avec le
+feu, quand on espère bien ne pas se
+brûler les doigts. Tu as fait venir Claude,
+oui ; mais tu le savais prisonnier ! Tu
+l’as offert à Bernerette, oui, mais tu
+voyais la chaîne par laquelle Isabelle le
+tenait !… »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XIX"></h2>
+
+<p>Nous partîmes, je m’en souviens, le
+lendemain de la Toussaint, par un temps
+humide et frisquet, et l’on essaya encore
+de nous retenir sous le prétexte que
+c’était le jour des Morts ; mais Claude
+atteignait la dernière limite de ses
+vacances ; ses fonctions le rappelaient.
+Mesdames de Chanclos, d’ailleurs,
+devaient quitter la Tourmeulière dans la
+quinzaine ; on se donna rendez-vous à
+Paris : la glace était bien rompue, cette
+fois ! Claude promit, sans arrière-pensée,
+d’aller au Ranelagh.</p>
+
+<p>Comme nous avions un arrêt de quarante
+minutes à Saint-Pierre-des-Corps,
+nous déjeunâmes au buffet tout à notre
+aise ; nous étions seuls et je dis tout à
+coup à Gérard :</p>
+
+<p>— Eh bien !… et Isabelle ?</p>
+
+<p>Il fit claquer sa langue, secoua la tête
+et prit son temps pour me répondre ;
+puis il me confia que, dans le fond,
+Isabelle était un peu rosse. Et il m’expliqua
+pourquoi. Je le savais bien. Mais je
+vis que Claude n’ignorait rien, ni des
+relations d’Isabelle avec le père de son
+petit, ni des dernières manigances à propos
+du mariage. Il avait été contre elle
+extrêmement irrité ; il la chargeait un
+peu lourdement, trop même ; et j’en fus
+choqué, car, en définitive, la faute d’Isabelle
+n’était que de chercher le mariage.</p>
+
+<p>C’est d’elle que nous parlâmes exclusivement,
+durant le trajet, et point du
+tout de la Tourmeulière. Il se relâchait
+sensiblement de sa sévérité envers Isabelle,
+à mesure que nous approchions de
+Paris. Je lui dis :</p>
+
+<p>— Mais, vas-tu la revoir ?</p>
+
+<p>— Oh ! oh ! fit-il, je lui tiendrai la
+dragée haute !…</p>
+
+<p>Nous descendîmes, notre valise à bout
+de bras, notre fusil gainé, en bandoulière.
+C’était, dans ce temps-là, à la
+vieille gare d’Orléans. Au travers d’un
+treillage derrière lequel parents et amis
+attendaient les voyageurs, je reconnus
+parfaitement Isabelle. Mais je n’en avertis
+pas mon compagnon : venait-elle là
+pour lui ? Nous passâmes l’étroit défilé
+que gardent les employés de l’octroi,
+et Isabelle vint se jeter au cou de
+Gérard.</p>
+
+<p>Debout, à la portière du fiacre où il
+avait installé Isabelle, et comme j’allais
+les quitter, il me confia :</p>
+
+<p>— J’ai voulu faire une expérience : je
+l’avais avertie de mon arrivée. Elle est
+venue.</p>
+
+<p>Je dis :</p>
+
+<p>— C’est gentil de sa part.</p>
+
+<p>Il sourit et rejoignit sa maîtresse.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XX"></h2>
+
+<p>Et six semaines s’écoulèrent sans que
+j’entendisse parler ni des Chanclos ni de
+Claude Gérard.</p>
+
+<p>Dans le commencement de décembre,
+un matin, chez moi, Claude Gérard fit
+passer sa carte.</p>
+
+<p>J’achevais de m’habiller devant la
+glace ; je me vis légèrement pâlir. Que
+me voulait Gérard ? Il était homme à
+venir me demander conseil, à m’avertir
+tout au moins, en qualité d’ami commun,
+s’il avait résolu quelque démarche
+touchant Bernerette.</p>
+
+<p>Je le fis attendre un peu ; je me préparai.
+Enfin :</p>
+
+<p>— Bonjour, Gérard, comment vas-tu ?</p>
+
+<p>Il s’excusa de venir me trouver si
+matin ; mais l’après-midi l’on ne se rencontre
+guère, et il me devait, dit-il, quelques
+remerciements pour les petites vacances
+en Touraine qu’il n’eût point prises,
+en somme, sans mon intermédiaire…</p>
+
+<p>— Tu es bien bon.</p>
+
+<p>… Et qui lui avaient été agréables
+et profitables… qui lui avaient donné
+beaucoup à réfléchir…</p>
+
+<p>— Ah !</p>
+
+<p>— A propos, comment vont ces
+dames ?</p>
+
+<p>— J’allais te le demander, dis-je en
+souriant : je suis sans nouvelles.</p>
+
+<p>— J’ai reçu ce matin, me dit-il, un
+bout de mot ; tu ne peux manquer d’avoir
+le même ; il s’agit d’un dîner… déjà !</p>
+
+<p>— « Déjà ! » répétai-je, étonné du sens
+qu’il semblait donner à ce mot.</p>
+
+<p>Et en même temps, je sonnai ma
+domestique afin de savoir si, moi aussi,
+j’avais « un bout de mot ». En effet, je
+l’avais ; le même que Gérard : une invitation
+pour le 15.</p>
+
+<p>— Eh bien ! dis-je, voilà une excellente
+occasion de nous rencontrer !…</p>
+
+<p>Et par là, je semblais bien un peu lui
+dire : « Nous nous serions aussi bien
+rencontrés seulement le 15 !… »</p>
+
+<p>— Mais c’est que…, dit-il, hésitant,
+c’est que je ne crois pas pouvoir y aller…</p>
+
+<p>— Ah !</p>
+
+<p>Il me fournit deux raisons pour ne pas
+être de ce dîner. C’était une de trop. Ces
+raisons étaient des prétextes. Mon cœur
+palpita. Je pensai à mon amour, à ma
+jalousie, au sort de Bernerette qui allait
+être encore remis en suspens, plus gravement
+que jamais, après l’espoir né à
+la Tourmeulière.</p>
+
+<p>Et il se tut sur les Chanclos, me parla
+du Palais et de petites affaires du Conseil
+d’État. Puis, tout à coup :</p>
+
+<p>— J’ai un poids sur la conscience,
+dit-il ; il faut que je m’en délivre pendant
+que je te tiens. Voilà !… Je t’ai parlé
+inconsidérément d’Isabelle, sur le coup
+d’une petite pique entre nous deux. Tout
+ce que j’ai pu te dire de fâcheux à propos
+d’elle, est faux ; je ne pensais pas ce que
+je disais, et quant aux minces fondements
+sur lesquels s’étayait ma rancune :
+néant ! Je m’étais bel et bien
+fourré le doigt dans l’œil jusque-là !…</p>
+
+<p>Je lui faisais signe qu’il était inutile
+d’insister. Mais il ajouta :</p>
+
+<p>— Te rappelles-tu ce que je t’ai dit
+moi-même, à plusieurs reprises : « J’ai
+voulu la mettre à l’épreuve ?… » Oui !
+Eh bien ! elle faisait de même : tout avait
+pour but de me mettre à l’épreuve !…</p>
+
+<p>— Tout est bien qui finit bien, dis-je
+en riant.</p>
+
+<p>Il se leva ; il était soulagé. C’était pour
+cela qu’il était venu.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XXI"></h2>
+
+<p>Que devais-je faire, moi, de cette invitation
+pour le 15 ? L’accepter, n’était-ce
+pas rendre plus sensible l’absence ou
+l’abstention de Gérard ? Que penserait
+Bernerette en ne le voyant pas ?… et en
+me voyant ? « Ah ! celui-ci est toujours
+prêt ! » Et elle m’en voudrait d’être à sa
+disposition, tandis que celui qu’elle
+désire se dérobe. M’abstenir ?… On
+dirait : « Ces jeunes gens, on ne les
+tient pas !… » On assimilerait le cas de
+Claude Gérard et le mien. Ainsi j’innocentais
+un peu Claude !…</p>
+
+<p>Cependant si Bernerette souffre par
+l’absence de Claude, — ce qui est probable, — elle
+brûle de s’informer, elle
+veut m’interroger, savoir si Claude m’a
+confié quelque impression sur son séjour
+à Langeais, sur elle-même !… Alors,
+avouer à Bernerette que Claude est ressaisi
+par sa maîtresse !…</p>
+
+<p>J’avais, moi, envie de voir Bernerette,
+car sa pensée me tourmentait sans cesse.
+Mais j’éprouvais une aversion insurmontable
+à l’entretenir de son amour ; je
+crois même qu’elle s’en était aperçue
+déjà à la Tourmeulière, et, à partir de
+ce moment, ne m’avait-elle pas traité
+en ennemi ? Et l’idée que j’étais son
+ennemi m’était plus odieuse que celle de
+lui parler de Gérard.</p>
+
+<p>Elle avait découvert que je ne la servais
+qu’avec dépit ; et peut-être que je
+l’aimais ! Dès lors, combien devait-elle
+me haïr ? Dans la proportion de ce qu’elle
+aimait l’autre. Non ! non ! Je n’irais pas
+au Ranelagh le 15 !</p>
+
+<p>J’écrivis que j’étais empêché. Puis je
+me mordis les pouces pour avoir écrit
+cela. Le 15, toute la journée, je ne tins
+pas en place ; que n’aurais-je pas donné
+pour entendre, dans un coin du salon,
+le soir, Bernerette me parler, fût-ce de
+Claude !…</p>
+
+<p>A part moi, j’attendais un de ces mots
+de madame de Chanclos, comme j’en
+avais tant reçus, me priant de venir le
+jour qu’il me plairait. Mais le mot, je
+ne le reçus pas. Je pensai : « On attend
+ma visite… » J’allai faire ma visite avant
+Noël. Je me trouvai perdu dans une
+assemblée nombreuse. Bernerette n’avait
+pas encore pris d’inquiétude ; elle était
+jolie à un point qu’elle n’avait jamais
+atteint, un peu nerveuse, toutefois, car
+elle attendait la visite de Claude. On
+parla de lui ; on parla de sa visite probable,
+comme on l’avait tant fait l’année
+précédente.</p>
+
+<p>J’admirais, en tremblant, la confiance
+que se crée l’amour, inconsidérément, et
+pour cela seul qu’il s’en nourrit.</p>
+
+<p>Tout le monde savait que Claude
+Gérard avait passé une quinzaine de
+jours à la Tourmeulière ; et les cinq ou
+six femmes qui s’étaient particulièrement
+intéressées à lui poussaient de petits
+« Ah ! ah !… » fort entendus ; et les
+langues allaient.</p>
+
+<p>Claude Gérard ne vint pas. A la fin
+de la journée seulement, on s’avisa de
+se souvenir qu’il faisait bien difficilement
+des visites, et la raison pour
+laquelle on l’en avait tout bas excusé
+l’année précédente, à savoir ses succès
+de joli homme, n’était-elle pas bonne
+cette année ? Oui, pour tout le monde ;
+non, pour Bernerette. J’étais ému, moi,
+à la pensée de l’angoisse qui pouvait
+torturer Bernerette ; mais quand le salon
+se vida, je m’aperçus bien, moi, qui connaissais
+Bernerette, qu’elle n’avait pas
+perdu sa confiance ; elle ne souffrait
+d’aucune angoisse : son rêve édifié
+chaque jour par les soins assidus de
+son instinct vital même, qui en avait le
+besoin absolu, devait avoir atteint
+aujourd’hui toute sa consistance ; il
+fallait d’autres coups pour l’ébranler !
+Tandis que je songeais à ce curieux
+mystère de l’amour, je m’aperçus aussi
+que j’allais me trouver presque seul et
+qu’on ne m’avait point prié de rester à
+dîner. Je saluai ces dames, qui ne me
+retinrent pas.</p>
+
+<p>Dehors seulement, en même temps
+que le brouillard glacé du Ranelagh sur
+mes épaules, je sentis toute la gravité
+de l’événement qui m’atteignait : je
+n’étais plus rien dans la famille de
+Chanclos.</p>
+
+<p>Le cœur de Bernerette gouvernait
+cette maison : je ne l’avais que trop
+remarqué lors de la méprise fâcheuse !
+Du jour où s’était imposée la certitude
+que c’était Claude Gérard que ce cœur
+voulait, tout l’espoir et le désir de la
+maison s’étaient tournés vers Claude
+Gérard. Le moyen, quand on est père ou
+mère, de ne pas croire que votre fille
+ne subjuguera pas qui elle a choisi ? Le
+moyen, quand on possède de la fortune,
+de ne pas croire que le jeune homme
+qu’on a choisi acceptera ?</p>
+
+<p>Sur le quai de la gare de Passy, je
+retrouvai une dame qui était sortie cinq
+minutes avant moi de chez madame de
+Chanclos et qui attendait le train ; elle
+me fit de tout petits yeux. Je lui
+dis :</p>
+
+<p>— Quoi donc ?…</p>
+
+<p>— Ah çà ! dit-elle, et non sans malice,
+seriez-vous le dernier à savoir ?…</p>
+
+<p>Le train arrivait d’Auteuil ; il ralentit
+en produisant des grincements insupportables :</p>
+
+<p>— Monsieur de Chanclos a fait un
+petit voyage en Bourgogne…</p>
+
+<p>— Je n’en ai pas entendu parler.</p>
+
+<p>— Ni moi. Mais mon fils qui faisait
+ses vingt-huit jours à Beaune l’a rencontré…
+C’est le pays natal de votre
+ami… Vous ne venez pas à Saint-Lazare ?</p>
+
+<p>J’allais à la gare Saint-Lazare ; mais
+je dis :</p>
+
+<p>— Non ! non ! je prends un train du
+Nord.</p>
+
+<p>Et je demeurai onze minutes sur ce
+quai, à attendre le train suivant pour ne
+pas entendre parler du voyage de M. de
+Chanclos au pays de Gérard.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je marchai de long en long ; je m’impatientai ;
+je me pesai à la balance automatique.
+La grande aiguille, mise en
+mouvement, oscilla, entre deux ou trois
+chiffres dorés ; j’entendis dans la
+machine comme un petit râle prolongé
+de vieille femme ; une claire sonnette
+tinta et, sur le ticket qui me glissa dans
+la main et qui portait d’un côté la photographie
+de S. M. la reine Ranavalo, et
+de l’autre, en trois couples de chiffres
+superposés, mon poids, dont je ne me
+souciais guère, je m’obstinai à composer
+avec ces chiffres, en retranchant 9,
+comme au baccarat, — quelle idée ! je
+ne suis ni joueur ni superstitieux, — je
+m’obstinai à composer une date, une
+date du mois prochain, par exemple, une
+date qui devait être celle d’un inévitable
+malheur. J’obtins le chiffre 6. « Le
+6 janvier, me dis-je en montant enfin
+dans mon train, le bel espoir de Bernerette
+et de sa famille croulera ; comment ?
+je n’en sais rien encore ; mais il
+ne peut, en effet, tarder à crouler… »
+Un monsieur qui s’assit en face de moi,
+favoris blancs, large rosette à l’ancienne
+mode, un médecin peut-être, me regarda
+avec un intérêt gênant ; c’est que je
+devais faire une figure assez singulière :
+mi-souriant à cause de ma puérilité, mi-terrorisé
+à l’idée de la catastrophe inévitable.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XXII"></h2>
+
+<p>Je fus délaissé momentanément par la
+famille de Chanclos, non de façon à m’en
+pouvoir froisser, mais de façon sensible
+à un ami ancien et familier. J’espaçai
+mes visites et j’écourtai celles que je fis.
+Je crois que madame de Chanclos s’imaginait
+volontiers que tout le monde avait
+commis, à Paris comme à la Tourmeulière,
+la même méprise qu’elle-même à
+mon endroit ; et l’on manifestait à présent
+pour dissiper ce malentendu. Peut-être
+aussi me faisait-on expier le tort que
+j’avais eu de ne le pas dissiper moi-même
+sans retard…</p>
+
+<p>Dans la première semaine de janvier — où
+il n’y eut point du tout de catastrophe, — je
+me rencontrai chez madame
+de Chanclos avec Claude Gérard et je
+mangeai des bonbons qu’il avait offerts.
+C’était la première fois qu’on le voyait
+depuis la Tourmeulière. Chacun était si
+préoccupé de lui, on avait de lui tant
+parlé, tant pensé, tant imaginé, que,
+lui présent, si calme, si réservé, si peu
+brillant hormis par sa jolie figure, chacun
+se trouvait refroidi, embarrassé,
+désappointé. Il était là enfin ! eh ! bien,
+oui, voilà tout. C’était un joli garçon. Il
+ne montrait ni une joie particulière de se
+trouver là, ni une attention personnelle
+à mademoiselle de Chanclos ; il était
+pareil à ce qu’il avait été avant la quinzaine
+à la Tourmeulière. Et cette quinzaine,
+alors, qu’avait-elle donc été ? Un
+flirt entre une jeune fille et un joli
+garçon. Telle était la vérité banale,
+désespérément médiocre, tragiquement
+ordinaire, qui éclatait, à mes yeux du
+moins, en cette visite attendue pendant
+toutes les heures que contient une période
+de deux grands mois d’hiver, par le cœur
+enivré d’une pauvre petite amoureuse !</p>
+
+<p>Claude Gérard se leva, au bout d’une
+demi-heure. On en fut tout étonné ; on le
+pria de revenir dîner sans façon. Mais il
+était retenu. Il y eut, chez la maman et
+chez la fille, un court moment d’angoisse,
+bien apparent à tous, malgré le masque
+des sourires. Mais cela ne dura pas le
+temps même qu’on le remarquait ; elles
+se tinrent bien toutes les deux ; la mère
+y eut plus de mérite que la fille, car
+celle-ci n’avait pas fini d’espérer.</p>
+
+<p>Comme on avait prié devant moi Claude
+Gérard de vouloir bien rester, on me
+pria tout de même. Mais, moi aussi, je
+prétextai que j’étais retenu.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Trois semaines plus tard, je fus invité
+à dîner pour le commencement de février.
+J’acceptai. Je dînai. Claude était invité ;
+il avait refusé par une lettre qui fut
+jugée charmante.</p>
+
+<p>Bernerette se trouvait de nouveau,
+comme tous les ans, disait-on, un peu
+anémiée par l’hiver. Mais elle n’avait pas
+cessé d’espérer.</p>
+
+<p>Moi, je ne savais plus, ma foi, ce que
+devenaient Gérard et sa maîtresse ; on ne
+me le demanda point, d’ailleurs. Tant
+que Bernerette espérait, elle était fière,
+presque un peu hautaine. Elle ne s’était
+abaissée que par désespoir et à bout de
+ressources ; et je crois qu’au fond elle ne
+me pardonnait pas d’avoir été son confident,
+le témoin de sa détresse, et un peu
+aussi son valet…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XXIII"></h2>
+
+<p>Je me mis à bouder, ou, admettons
+plutôt, j’essayai d’oublier. Je croyais
+avoir oublié Bernerette lorsque, chaque
+samedi soir, je me félicitais de n’avoir
+pas été au Ranelagh ; mais la vérité est
+que je m’en félicitais trop longuement et
+trop régulièrement chaque semaine, je
+m’en félicitais quelquefois le lendemain
+et pendant la moitié de la semaine suivante,
+et je passais l’autre moitié à me
+dire : « Je n’irai certes pas samedi ! »</p>
+
+<p>Enfin, les premiers jours de mars arrivèrent
+sans que j’eusse manqué à ma
+belle fermeté. Il est juste de dire que ces
+dames, de leur côté, semblaient tenir le
+même serment : je n’entendis pas une
+fois parler d’elles. Aussi dès la fin de
+février commençai-je à remplacer les
+petites félicitations que je m’adressais si
+complaisamment, par quelques marques
+de dépit, inavoué à moi-même d’abord,
+jusqu’au jour où je m’entendis frapper
+le sol de mon talon et dire tout haut :
+« C’est un peu fort !… » Ah ! il fallut bien
+reconnaître que j’étais vexé, et que ce
+que je nommais à part moi « l’abandon »
+de la famille de Chanclos m’était extrêmement
+pénible.</p>
+
+<p>Allais-je finir par retourner au Ranelagh ?
+Capituler ? Non pas ! Voici le parti
+qui me sembla infiniment plus digne que
+d’aller au Ranelagh : aller chez Claude
+Gérard !</p>
+
+<p>Il va sans dire que je ne voulus reconnaître
+aucune connexité entre ces deux
+démarches possibles, aller au Ranelagh,
+aller chez Claude Gérard. Cependant,
+pourquoi aller chez Claude Gérard ?
+N’avais-je pas résolu, et ceci depuis un
+mois, de laisser tomber mes relations
+avec ce garçon ? Oui. Eh bien ! à présent,
+la démangeaison me prenait d’aller chez
+Claude Gérard ! Et j’y allai.</p>
+
+<p>Je sonnai et fus longtemps à la porte ;
+je sonnai de nouveau ; la petite bonne
+enfin parut, environnée de quatre personnes :
+on visitait l’appartement. Je
+demandai M. Gérard ; la bonne me dit
+qu’il était sorti, « et qu’il n’y avait
+personne ici ». Cet excès d’information
+me paraissait dissimuler bien gauchement
+la présence d’Isabelle ; et comme
+j’élevais un peu la voix pour exprimer
+mes regrets de ne pas trouver là Gérard,
+une porte s’entr’ouvrit et quelqu’un chuchota :</p>
+
+<p>— C’est vous ? Entrez donc un peu !…</p>
+
+<p>Et Isabelle se montra, agitant et frottant
+son peignoir : elle sortait d’un
+cabinet obscur où elle s’était tapie pendant
+qu’on visitait.</p>
+
+<p>— Vous déménagez donc ?</p>
+
+<p>Elle me regarda avec cet air de dédain
+qu’on a pour les personnes mal informées
+de ce qui se passe. Et elle me fit
+entrer dans la salle à manger.</p>
+
+<p>— Je vois, dit-elle, que j’ai du nouveau
+à vous apprendre !…</p>
+
+<p>Elle parlait confidentiellement, et en
+outre, d’un geste, semblait couper toute
+communication entre ses paroles et la
+bonne, d’ailleurs retournée à ses affaires.</p>
+
+<p>— Je ne veux pas la garder, dit Isabelle.
+Claude tient absolument à trancher
+net avec ce qui a été, comme il dit, son
+passé de garçon : nous avons engagé un
+valet de chambre.</p>
+
+<p>— Peste !</p>
+
+<p>— C’est peut-être une folie, d’autant
+plus que Claude, pour le moment, il faut
+vous dire cela, est à couteaux tirés avec
+sa famille. Mais c’était une de ses idées.
+Nous habitons rue de Moscou, à partir du
+15 avril.</p>
+
+<p>Je bredouillai quelques compliments
+et tentai de parler d’autre chose : et
+comment allait-il, Claude ?… N’aurais-je
+pas la chance de le voir rentrer ?</p>
+
+<p>— Il est sorti pour affaires… Il s’en
+donne du mal, le pauvre garçon !… Vous
+pensez que ça ne va pas tout seul, quand
+on a les parents contre soi !… Enfin,
+c’est bien lui qui l’aura voulu ; moi, je
+n’ai pas cessé de lui dire : « Je ne suis
+pas la femme qu’il te faut… » Qu’est-ce
+que vous voulez ? c’était son idée.</p>
+
+<p>— Comme pour le valet de chambre !</p>
+
+<p>— Dites-donc, vous !…</p>
+
+<p>Elle allait prendre mal la chose ; je
+dus lui affirmer que je n’entendais faire
+aucune assimilation malséante. Elle
+dit :</p>
+
+<p>— Oui, oui, mais vous riez, je le vois
+bien ; vous êtes comme les autres ! Ah !
+ce n’est pourtant pas faute de l’avoir
+averti de cela comme du reste : « Tous
+tes amis se ficheront de toi, tous… »</p>
+
+<p>— Mais je vous jure…</p>
+
+<p>— Vous pouvez jurer ! ça n’empêche
+rien. Et si vous voulez savoir mon opinion,
+à moi, je vais vous la dire, c’est
+que si ce mariage se fait, j’aurai autant
+à m’en repentir que Claude !</p>
+
+<p>— Allons ! allons ! n’exagérons rien !</p>
+
+<p>— Voilà !… c’est cela même !… Vous
+croyez, vous aussi, que c’est moi qui
+excite Claude à m’épouser ! Détrompez-vous !
+si j’avais voulu épouser quelqu’un
+à mon goût, ç’aurait été le petit blond,
+qui en fait une maladie à présent, parce
+que je le refuse ; et si j’avais voulu faire
+un mariage raisonnable, mais là, sérieux,
+pour avoir la paix, la sécurité et… l’aisance, — je
+peux bien vous dire ça entre
+nous, car Claude n’est pas riche, tant
+s’en faut ! — eh bien, je vous le jure sur
+la mémoire de mon pauvre petit enfant,
+c’est son père, à ce chérubin, que j’aurais
+épousé, et non pas un autre !</p>
+
+<p>Je ne disais rien. J’ouvrais les yeux avec
+une certaine stupéfaction. Elle reprit :</p>
+
+<p>— Vous allez peut-être dire comme
+cet autre hypocrite qui a dîné ici une
+fois avec vous et qui ne s’est pas gêné
+pour insinuer à Claude que je lui jouais
+la comédie ?… La comédie ? moi ? non !
+Je n’ai pas assez de malice. On me l’a
+toujours dit, que je n’avais pas volé le
+Saint-Esprit, je finirai par le croire… Je
+vous ai dit la vérité vraie dès le premier
+jour : oui, le blond a voulu m’épouser.
+Quand le père de mon petit ange a su
+que ce jeune homme voulait m’épouser,
+c’est lui, à son tour, qui aurait bien fait
+n’importe quoi pour ne pas me perdre.
+Est-ce que je pouvais cacher cela à
+Claude ? Non. Eh bien, dès que Claude a
+su cela, il s’est montré plus acharné que
+les deux autres : voilà la comédie ; elle
+n’est pas de moi, comme vous pouvez en
+juger ; elle s’est faite toute seule.</p>
+
+<p>— Mais, hasardai-je, si, avant que la
+chose ne soit conclue, l’un des deux
+autres manifestait un acharnement plus
+vif que celui de Claude ?…</p>
+
+<p>Isabelle dit innocemment :</p>
+
+<p>— Ça n’est guère possible : Claude
+m’a chambrée ; je ne quitte plus d’ici !</p>
+
+<p>Voilà tout le résultat que je tirai de
+ma visite chez Claude Gérard. En descendant
+l’escalier je sentis bien que je
+venais d’essuyer une déception. Était-ce
+pour n’avoir pas rencontré Gérard ? Un
+peu : car il m’eût peut-être donné des
+nouvelles du Ranelagh !</p>
+
+<p>Après, pour ne pas rire de moi, je me
+mis à rire de Claude Gérard en réfléchissant
+à son sort pitoyable.</p>
+
+<p>Claude ne vint pas me rendre visite :
+en effet, étais-je sot ! il avait bien trop à
+faire ; en outre, il était gêné de m’annoncer
+son mariage ; enfin, peut-être
+renonçait-il à ses anciennes relations
+pour faire peau neuve par le mariage. Et
+je n’eus de nouvelles du Ranelagh que
+par une carte postale illustrée qui m’arriva
+le jour de la mi-carême, et dont je
+regardai la jolie photographie de côte
+méditerranéenne, pendant deux minutes,
+en me faisant la barbe, avant de retourner
+seulement le carton, avant de me
+demander de qui il venait.</p>
+
+<p>Il venait de Beaulieu (Alpes-Maritimes) ;
+il portait la signature de Bernerette
+au-dessous de trois mots : « Au
+meilleur ami », et de l’adresse où
+répondre : « Villa Cynthia ».</p>
+
+<p>Comment les Chanclos étaient-ils
+partis pour le Midi où ils n’allaient
+jamais et contre quoi ils avaient même
+une certaine prévention ? Aussitôt habillé,
+je courus au Ranelagh. Je vis l’hôtel
+fermé. Je sonnai par acquit de conscience,
+et je resonnai. Le concierge de la propriété
+voisine s’approcha derrière un
+colley aboyant, et me dit que toute la
+famille de Chanclos était partie depuis
+six semaines, et que les domestiques
+l’avaient rejointe hier, « les patrons »
+ayant loué une villa à Beaulieu.</p>
+
+<p>J’envoyai, à mon tour, une carte postale
+à l’adresse indiquée. Presque courrier
+par courrier, une carte m’arriva de
+Beaulieu, portant les signatures de Bernerette
+et de sa mère, avec quelques
+mots des plus gracieux.</p>
+
+<p>Je ne pouvais que m’en tenir là et renvoyer,
+dans une quinzaine, un mot insignifiant
+au dos du « Palais de Justice »
+ou de « la Fontaine Saint-Michel ». Mais
+avant que la quinzaine ne fût écoulée,
+je recevais de madame de Chanclos une
+lettre, cette fois ! qui m’apprenait, en des
+termes que l’on s’efforçait de ne pas
+rendre trop alarmés, que Bernerette
+était « très sérieusement souffrante », que
+l’on avait quitté Paris précipitamment,
+que l’on était venu s’installer ici dans un
+hôtel « splendide et odieux », où n’avait-on
+pas eu le malheur d’être persécutés
+et de souffrir mille avanies, jusqu’à ce
+qu’enfin l’on comprît que le règlement
+s’opposait à l’admission d’une « personne
+qui tousse… »</p>
+
+<p>Ces derniers mots me firent courir un
+frisson entre les épaules et j’oubliai, d’un
+coup, toute ma désobligeante aventure.
+Je crus même avoir de graves torts
+envers les Chanclos pour les avoir
+« abandonnés » deux longs mois, pour
+n’avoir point été là quand cette triste
+détermination dut être prise : partir
+pour le Midi, parce que Bernerette est
+« sérieusement souffrante ». J’étais reconquis,
+réasservi ; j’étais de nouveau prêt à
+exécuter le moindre désir formulé là-bas,
+dans cette petite anse maritime que je
+connaissais bien, entre la « petite Afrique »
+et le cap Saint-Jean : Beaulieu. Le
+désir ne manqua pas d’être formulé ; on
+me nommait sans cesse « le meilleur
+ami », et Bernerette s’ennuyait…</p>
+
+<p>Mais je ne pouvais m’éloigner de Paris :
+je venais d’être nommé d’office pour
+assister un pauvre bougre dans une affaire
+d’assises. Une correspondance de plus
+en plus régulière s’établit entre la villa
+Cynthia et moi ; tantôt la mère, tantôt la
+fille m’écrivaient, ou bien elles joignaient
+leurs signatures au bas d’une carte postale
+où Bernerette avait rétréci autant
+que possible son écriture afin de bavarder
+davantage. Petit à petit, cet échange
+devint si fréquent, si nourri, que je pus
+en tirer la présomption que je demeurais
+vraiment pour Bernerette « le meilleur
+ami ». Aux vacances de Pâques, je ne
+tins plus en place, et je partis pour Nice,
+qui est à Beaulieu ce que Saint-Malo est à
+Dinard… Je me souvenais de l’an passé…
+Mais rien ne m’eût empêché de recommencer
+toutes mes épreuves et d’en tenter
+d’autres encore.</p>
+
+<p>Oh ! les misérables aberrations de
+l’amour ! Je m’acheminais vers la villa
+Cynthia, comme l’enfant prodigue vers la
+maison paternelle : en coupable. Dans ce
+chemin qui va de la descente du tramway,
+entre des oliviers et des murs, jusqu’à
+l’endroit où je savais que ma pauvre
+petite Bernerette toussait, mon émoi
+venait de l’avoir abandonnée ! Et je me
+répétais : « Si j’étais demeuré près d’elle,
+je lui aurais bien épargné, voyons ! de
+se faire tant de chagrin !… » Car une
+peine morale, je n’en doutais pas, avait
+ouvert les portes toutes grandes au mal
+qui la guettait.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Il faisait beau malgré un ciel nuageux
+qui n’était plus celui de février : des jardins
+jetaient par-dessus les murs leur
+trop-plein de roses, et quelque chose de
+vibrant, de chaud, de sain, une allégresse
+indéfinissable était dans l’air charmant.
+Je lus le nom de la villa ; on vint m’ouvrir.
+Joë aboya ; et je vis, tout de suite, à
+dix pas, dans le jardinet, sous des
+palmes, Bernerette enveloppée de couvertures,
+abritée par une guérite d’osier
+et écrivant sur ses genoux. Je la trouvai
+très rouge. Je la complimentai sur sa
+bonne mine. Elle me dit :</p>
+
+<p>— Oh ! oh ! cela va passer : c’est la
+surprise.</p>
+
+<p>Elle glissa la lettre qu’elle écrivait dans
+un pupitre qu’elle ferma à clef, et peu
+après, je vis qu’en effet sa mine était
+trompeuse.</p>
+
+<p>Aux aboiements du chien, madame de
+Chanclos parut sur le seuil, vint au-devant
+de moi, en ouvrant son ombrelle. Elle
+me parla tout de suite de la santé de sa
+fille, qui, selon elle, s’améliorait. Je pensais
+qu’elle m’indiquait par cet optimisme
+le mot d’ordre : il s’agissait, avant tout,
+de réconforter l’esprit de la malade. Mais
+en particulier, plus tard, elle me parla
+de même : elle ne discernait pas plus
+les ravages du mal physique qu’elle
+n’avait soupçonné ceux de l’amour.
+D’ailleurs, elle me livra le fond de sa philosophie
+maternelle :</p>
+
+<p>— J’aime trop ma fille, me dit-elle,
+Dieu ne peut vouloir me la prendre.</p>
+
+<p>Et elle s’extasiait devant le soleil,
+devant les fleurs, devant la ravissante
+vue qu’on avait du perron, par-dessus les
+orangers, sur la baie, sur le cap, au loin
+sur la mer. M. de Chanclos, lui aussi,
+était gagné par le charme de ce pays ; il
+avait pris le train d’une heure un quart
+pour Monte-Carlo. Ce qui le rassurait,
+lui, quant à sa fille, c’est que les médecins
+l’avaient envoyée dans le Midi, et
+c’est un fait patent qu’on n’envoie plus
+les vrais malades dans le Midi, qui les
+achève.</p>
+
+<p>Bernerette, elle, pensait autrement ;
+j’eus vite fait de m’en apercevoir ; mais
+elle se voyait partir avec une résignation
+si douce que ceci me fut pénible plus que
+l’aveuglement optimiste des parents.
+J’eus, d’un coup, l’impression que cette
+maladie était un lent suicide. Timidement,
+peu à peu, je m’informai dans la
+maison, des origines de cette toux et de
+ce dépérissement. Une grippe vers la fin
+de janvier, d’abord ; la guérison ; puis
+une rechute assez rapidement combattue
+encore ; enfin, à la suite d’une imprudence,
+la vilaine « bronchite » qui ne se
+terminait pas. A la suite de quelle imprudence ?
+voilà ce que personne ne put
+m’éclaircir. « J’ai commis une imprudence »,
+avait dit Bernerette ; « elle a
+commis une imprudence » avait-on répété ;
+et comme le plus pressé était de combattre
+les effets de l’imprudence, on s’était contenté
+de laisser à la cause initiale de la
+maladie cette vague appellation.</p>
+
+<p>Je passai toute cette première journée
+près d’elle. Je m’attendais à ce qu’elle me
+parlât de Gérard : mais je lui aurais
+parlé de lui sans arrière-pensée, sans
+amertume : je l’attendais, j’y étais tout
+préparé et je m’étonnais de mon calme,
+quand l’idée me vint que j’avais peu de
+mérite à cela : Claude et Bernerette
+étaient séparés à jamais, par un mariage,
+par une mort menaçante ! Elle ne me
+parla point de lui, et je sentis qu’elle
+n’affectait pas de ne point parler de lui ;
+non, sa pensée semblait libérée de ce
+poids ; on eût bien juré qu’elle l’avait une
+bonne fois rejeté : n’était-ce pas quand la
+malheureuse avait commis « l’imprudence » ?</p>
+
+<p>Pas un jour il ne fut question de Claude
+si ce n’est qu’en faisant allusion au séjour
+d’automne à la Tourmeulière, elle dit, à
+trois reprises : « Votre ami », mais en
+glissant, sans trébucher le moins du
+monde ; et elle l’eût nommé plus gravement
+en le passant sous silence.</p>
+
+<p>Du côté des parents, mutisme absolu
+touchant Claude. Ils étaient, à n’en pas
+douter, informés de son mariage prochain ;
+ils se mordaient les pouces d’avoir
+un peu inconsidérément fait fond sur lui.
+Je suis persuadé qu’ils ne soupçonnaient
+ni la douleur ni le dépit possibles de leur
+fille.</p>
+
+<p>Bernerette parut très franchement
+heureuse de me revoir ; plus qu’heureuse :
+le premier jour, elle ne put maîtriser,
+par deux fois, une émotion violente, et
+elle eut des palpitations. La mère disait :
+« Elle est d’une sensibilité !… » Je rappelais
+à Bernerette tant de souvenirs ! Et
+elle se voyait disparaître. Quand j’annonçai
+que j’allais reprendre le tramway
+de Nice, elle pleura ; je promis de revenir
+le lendemain matin, et de déjeuner avec
+elle. Pendant près d’une semaine, je ne
+quittai presque pas la villa.</p>
+
+<p>Taisant toujours le sujet dont je la
+croyais étouffée, Bernerette s’appliquait,
+semblait-il, à me faire oublier qu’il eût
+jamais existé entre elle et moi. Et je
+remarquais une chose : c’est que, du
+temps que ce sujet l’absorbait, quand elle
+ne m’en entretenait pas, elle ne me parlait
+que d’elle-même, disant sans cesse :
+« Oh moi !… » ou bien : « Au fond de moi,
+voyez-vous !… » Ou encore : « Si j’étais !…
+Si je pouvais !… » Aujourd’hui, et depuis
+mon arrivée à Beaulieu, elle ne parlait
+que de moi : « Voyons ! et vous !… Oh !
+vous, je me doute bien !… Que ferez-vous ?…
+Que feriez-vous ?… Et vous,
+Henri quand vous étiez enfant ?… » Jamais
+elle ne m’avait parlé comme cela.</p>
+
+<p>Je résistais, comme il le faut faire
+toujours quand on vous dit : « Parlez-moi
+de vous-même ! » et je détournais la conversation
+par vingt chemins de biais.
+Mais l’idée de Bernerette était fixée ; elle
+me ramenait en souriant ou quasi fâchée
+au poteau planté par elle. On eût juré que
+je l’intéressais.</p>
+
+<p>Je repris avec elle, pour ne point parler
+de moi-même tout à fait sérieusement, ce
+ton enjoué, ce demi-badinage qui nous
+valait autrefois de si agréables entretiens,
+avant l’inoubliable « soirée du 23 ».
+J’avais, dans ce temps-là, et j’ai encore,
+horreur de la conversation qui n’est que
+légère, mais plus horreur encore de la
+conversation sérieuse qui ne se pare point
+entre homme et femme, d’un certain air
+léger. Bernerette, autrefois, se plaisait à
+ces jeux, où l’on s’échauffe, où l’on s’enflamme,
+où l’on se blesse aussi, mais sans
+faillir à la convention adoptée que c’est
+en jouant qu’on fait cela. Aussitôt que
+Bernerette avait connu Claude, elle avait
+cessé de se prêter à cette manière : elle la
+réadoptait aujourd’hui avec joie ; elle me
+dit même :</p>
+
+<p>— Oh ! il me semble qu’il y a longtemps,
+longtemps que je n’ai causé !</p>
+
+<p>Le plaisir me gagna. Si ce n’eût été la
+vilaine toux qui, de temps en temps,
+secouait Bernerette, j’aurais pu croire
+que nous étions encore à l’année dernière,
+à pareille date, ou peu s’en fallait,
+sous les premières feuilles des marronniers
+du Ranelagh. J’aurais pu oublier
+qu’un noir nuage avait passé.</p>
+
+<p>Le plaisir me gagna. Cela veut dire
+qu’aimant Bernerette comme je n’avais
+cessé de le faire, je lui laissais, par mon
+plaisir, découvrir que je l’aimais, et
+combien. Le langage voilé de l’amour,
+elle le comprenait mieux cette année !…
+Je n’y prenais pas garde, tout d’abord, et
+je n’écoutais que mon plaisir : mais je vis
+tout à coup qu’elle connaissait, elle, la
+nature de mon plaisir, et qu’elle l’avait
+provoqué.</p>
+
+<p>J’eus peur un instant ; je m’arrêtai ; je
+me contractai tout entier. Se distrayait-elle,
+en sa détresse, à me voir amoureux ?
+Ou mieux : croyant bien mourir, me
+laisserait-elle l’aimer afin de connaître et
+de goûter au moins les sons des paroles
+d’un grand amour ?… Oh ! quelle heure
+je me souviens d’avoir passée, un après-midi,
+dans le parfum des giroflées et des
+roses, sous ce ciel de la côte qui me fait
+croire que j’ai un corps glorieux, comme
+on dit dans les catéchismes, et que mon
+âme est toute visible et flambante autour
+de ma tête, à la façon d’une auréole ! La
+joie divine au dehors, la pire anxiété au
+dedans, oui, je me souviens de cette
+heure ! Je voulus me promener : je prétextai
+le besoin de marcher ; je m’en allai
+vers le Cap, et, tout en fuyant, je me
+retournais vers la petite agglomération
+qu’était le Beaulieu de ce temps-là, et j’y
+cherchais, pour ne voir que lui, le toit
+où s’étiolait, à la première heure de l’âge
+d’aimer, celle qui m’employait peut-être
+encore une fois à la servir, dans le plus
+cruel des emplois : lui jouer au vrai — dernier
+et beau divertissement — la passion
+amoureuse !</p>
+
+<p>Je n’allai pas loin. Quand je revins,
+Bernerette avait la fièvre ; on l’avait
+couchée ; on me permit de lui souhaiter
+le bonsoir par la porte entre-bâillée ; elle
+ne me regarda seulement pas. Je crus que
+c’était parce qu’elle était trop malade.
+Mais le lendemain elle me dit que ç’avait
+été pour me bouder.</p>
+
+<p>Elle allait mieux ce lendemain-là. Sa
+santé était cahotée brutalement : un jour
+on désespérait d’elle, un autre on n’était
+pas certain qu’elle fût profondément
+atteinte. Je fus si surpris, si aise de voir
+Bernerette à ce point changée, que j’oubliai
+l’heure chagrine de la veille et mes
+horribles imaginations. On a pour les
+malades des attendrissements où tous les
+sentiments se fondent dans le seul désir
+de voir en eux la vie renaître. Aucune
+arrière-pensée toute cette belle journée.
+Je m’abandonnai sans me soucier de
+savoir si mon expansion, mon allégresse
+étaient ou non provoquées par l’habile et
+secret désir qu’a une femme de se sentir
+aimée.</p>
+
+<p>Joë s’amusait à déchiqueter les oreilles
+de drap d’un malheureux pouf, et il le
+faisait zigzaguer sur le parquet et sur le
+tapis en poussant des grognements joyeux
+et dirigeant vers nous des regards si
+drôles que je me mis à jouer avec lui. Je
+lançais le pouf du bout de ma bottine, et
+Joë bondissait et l’attrapait parfois au vol
+par son oreille à demi-décousue. Nous
+riions, moi, de l’ardeur joyeuse du chien,
+Bernerette, de cela aussi et de moi-même.
+Madame de Chanclos nous surprit
+au milieu de cette scène, et elle me
+la rappela plus tard pour prouver que
+sa fille n’était pas alors dans un état à
+donner de l’inquiétude. Je me souviens
+qu’elle nous dit : « Comment ! vous ne
+profitez pas de ce beau soleil ! » et qu’elle
+ouvrit toutes grandes les portes sur le
+jardin.</p>
+
+<p>— Mais, maman ! Joë et le pouf de la
+propriétaire ?…</p>
+
+<p>Et Madame de Chanclos elle-même
+donna un coup de pied dans le pouf de la
+propriétaire, qu’elle envoya dehors sur
+une corbeille de primevères. Qu’on juge si
+la gaieté était pure !…</p>
+
+<p>Bernerette se promena une heure dans
+le jardin. Dans ses bons jours, elle se
+sentait à peine affaiblie ; on la suralimentait
+et elle était plus grasse qu’on
+ne l’avait jamais connue. Les giroflées et
+les violettes embaumaient l’air ; Bernerette,
+comme moi, aimait le poivre de
+l’eucalyptus, dont on eût dit, par moments,
+qu’une main invisible saupoudrait la terre
+autour de nous. Je me disais, en continuant
+de jouer avec le chien excité : « Il
+n’est pas possible qu’elle soit dangereusement
+malade ; elle est trop jeune, trop
+fraîche… » Et j’allais penser, tout comme
+sa mère : « Et je l’aime trop ! » Oh ! cher
+soleil !</p>
+
+<p>A la fin de cette partie, quand nous
+rentrâmes, Bernerette s’étendit sur la
+chaise longue et parut sommeiller un
+instant ; madame de Chanclos et moi nous
+nous taisions, la croyant endormie ; mais
+elle me dit tout à coup, avant d’avoir
+rouvert les yeux :</p>
+
+<p>— Henri !…</p>
+
+<p>J’allai à elle ; elle se redressa, cala des
+coussins autour d’elle, et dit :</p>
+
+<p>— Asseyez-vous sur le pouf, s’il en
+reste, et que je vous remette un peu votre
+cravate.</p>
+
+<p>Instinctivement je me retournai vers la
+glace, avant même de chercher le pouf.
+Elle dit :</p>
+
+<p>— Non ! non ! Laissez-moi faire !… Et
+d’abord, mon pauvre ami, votre épingle
+était piquée de façon à ne pas vous mener
+loin… Ah ! vous devez en semer…</p>
+
+<p>Elle refit le nœud de mon plastron et
+repiqua l’épingle. Les sommets de la
+petite crête de sa main me frappèrent
+le menton. Elle me regarda en souriant,
+le temps d’un éclair, la physionomie très
+heureuse. Puis elle s’étendit de nouveau
+et parut sommeiller.</p>
+
+<p>Qu’est-ce que cela voulait dire ?</p>
+
+<p>Je m’en allai pendant qu’elle reposait,
+et repris mon tramway de Nice, malgré
+les instances de madame de Chanclos
+qui voulait m’avoir à dîner. Le lendemain,
+madame de Chanclos m’attrapa dès l’antichambre.
+J’avais été bien cruel de ne
+pas rester la veille ; Bernerette en avait
+pleuré.</p>
+
+<p>En effet, le premier mot de Bernerette
+fut : « Jurez-moi, Henri, que vous resterez
+ce soir ! » Je jurai. Elle était
+encore très bien ce jour-là ; pas la moindre
+fièvre ; un goût vif d’aller, de remuer, de
+jouer au soleil, et de l’appétit comme
+quatre.</p>
+
+<p>Je dis à sa mère :</p>
+
+<p>— Elle est sauvée, c’est sûr !</p>
+
+<p>Madame de Chanclos me répondit :</p>
+
+<p>— Parbleu !</p>
+
+<p>Mais Bernerette, en s’asseyant sous
+un palmier, eut un mot inquiétant :</p>
+
+<p>— Il y a des fruits, dit-elle, que je
+n’ai pas goûtés, n’est-ce pas ? Je voudrais,
+oh ! je voudrais tant mordre à
+tous !…</p>
+
+<p>Je souris, et feignant l’indignation :</p>
+
+<p>— Parlez-vous par parabole, Bernerette ?</p>
+
+<p>— Mais non ! dit-elle ; voyons ! un brugnon,
+par exemple, eh bien, qu’est-ce
+que c’est que ça ? Je n’en ai jamais mangé.
+Et il y a encore des goyaves, des caroubes,
+des arbouses… bien d’autres dont je ne
+sais seulement pas les noms et que je
+voudrais goûter…</p>
+
+<p>— Vous ferez des voyages !… Pour le
+brugnon, les arbouses, il ne faut pas
+aller si loin !…</p>
+
+<p>— Oh ! mais tout de suite ! dit-elle,
+tout de suite… Demain ? la semaine prochaine ?
+Non, non !… D’ailleurs, je n’y
+pense plus, c’est une fringale qui m’a
+passé comme cela… Tout de suite !…
+répéta-t-elle. Si c’est pour ce soir ou
+dans une heure, je m’en fiche !…</p>
+
+<p>Elle m’avait vu tout à coup si malheureux
+de ne pouvoir satisfaire son désir,
+et peut-être en même temps de l’entendre
+exprimer un désir maladif et contenant
+je ne sais quoi de mauvais augure,
+qu’elle me prit la main et me la serra.
+Nous étions seuls dans le jardin, avec
+Joë ; elle me dit :</p>
+
+<p>— Henri ! que vous me faites de la
+peine quand vous avez l’air malheureux !…</p>
+
+<p>— Cela m’arrive donc ?</p>
+
+<p>Elle ne dit ni oui ni non ; son regard
+sembla fouiller des histoires anciennes ;
+elle prit une figure très grave. Son œil,
+que je suivais, s’arrêtait, dans la représentation
+du passé, à des points de repère.
+Enfin elle dit :</p>
+
+<p>— Oui, cela vous arrive.</p>
+
+<p>Et elle me serra tendrement la main.</p>
+
+<p>Moi, je pensais : « Elle revoit dans sa
+mémoire toutes les fois où j’ai souffert
+par elle, et sa main qui me tient m’en
+demande pardon. » Et j’avais envie de
+lui dire : « Mais ce n’est pas la peine de
+me demander pardon ! Si vous saviez seulement
+ce que c’est pour moi d’entendre
+le son de votre voix, si vous aviez entendu
+comme moi les quatre petits mots que
+vous avez prononcés : « Oui, cela vous
+arrive… », vous comprendriez que cela
+me suffit, que cela efface tout ! » J’étais
+bien sincère, l’air qui frappait ses dents
+et que ses lèvres distribuaient en syllabes
+toujours précipitées me causait un ravissement
+inexprimable… J’oubliais réellement
+tout : je n’avais jamais, jamais
+souffert par elle…</p>
+
+<p>Elle me dit :</p>
+
+<p>— Henri !… Henri !…</p>
+
+<p>Elle ne me regardait pas ; ses yeux
+étaient fixés ailleurs ; mais elle tenait
+toujours ma main. Je fis :</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ?</p>
+
+<p>Je sentais en elle un tourment singulier ;
+elle pressait ma main dans ses
+mains ; je crus qu’elle allait me dire
+quelque chose d’inespéré : par exemple,
+qu’elle m’avait aimé, qu’elle m’aimait.</p>
+
+<p>Les larmes lui vinrent aux yeux et
+elle ne dit plus rien.</p>
+
+<p>Quand je la quittai, le soir, elle me
+demanda :</p>
+
+<p>— Henri, est-ce que vous seriez allé
+loin, tantôt, pour me chercher des goyaves,
+des caroubes ?</p>
+
+<p>J’eus l’air indigné qu’elle en doutât.
+Il lui passa, sur les lèvres seulement, un
+sourire.</p>
+
+<p>De telles scènes me faisaient grand
+mal. Je m’en allais, le soir, les jambes et
+le cœur rompus. Je l’aimais tant, que
+j’étais, malgré tout, crédule ; en fait,
+nul jeu de coquetterie n’eût été troublant
+comme ces tendres réticences, ces serrements
+de main muets et ces larmes.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Je passai une nuit folle. Mon supplice
+était de me moquer de moi-même et de
+me mépriser à cause des rêves trop beaux
+que j’osais faire. J’étais honteux, mais
+insensé. J’arrivai à Beaulieu plus tôt qu’à
+l’ordinaire. Mais j’avais oublié qu’il y
+avait ce jour-là du monde : des amis
+déjeunaient ; ils passèrent l’après-midi ;
+ils rentraient à Cannes et ne prirent
+qu’un train du soir pour y être à l’heure
+du dîner. On resta même un peu trop
+tard dehors, et Bernerette toussa ; elle
+avait eu le tort de beaucoup parler aussi.
+Pourtant, elle n’avait pas eu un mot, pas
+un regard particuliers pour moi… Ah ! la
+maudite journée.</p>
+
+<p>Le lendemain, à mon arrivée, j’appris
+qu’elle avait eu la fièvre et qu’elle toussait.
+Je crus voir une jolie bulle de savon
+que j’avais moi-même soufflée un jour,
+et qui crevait. Bernerette ! Bernerette !
+vous étiez donc décidément condamnée ?
+Tous ces beaux jours de répit, c’étaient
+donc des duperies, des mensonges du
+beau ciel d’ici ? Ah ! bouche charmante !
+petites syllabes précipitées ! ô volupté
+éphémère ! Jamais, à aucun moment de
+ma vie, il n’eût pu m’être plus insupportable
+de me voir arracher Bernerette !</p>
+
+<p>Quand je la vis sur sa chaise longue,
+affaissée comme du linge humide, je
+crus que j’allais la serrer dans mes bras
+et l’emporter pour la défendre contre
+cette mort qui semblait la tirer par en
+bas ! Ma tendresse ne put se dissimuler
+ce jour-là. Dès que je fus seul avec la
+pauvre petite, je pris une de ses mains et
+j’osai la couvrir de baisers.</p>
+
+<p>En même temps, un flot de paroles
+arriérées me montait à la gorge, m’étouffait
+et retardait le moment de lui dire que
+je l’avais toujours aimée, que je l’avais
+tant aimée ! Elle vit bien ce que j’allais
+lui dire. Elle m’ôta sa main un moment
+pour porter un doigt à sa lèvre et
+faire : « Chut !… » Et elle me rendit sa
+main.</p>
+
+<p>Je recommençai de baiser sa main en
+silence. Cette peau un peu trop chaude !…
+Ces fins doigts que le soleil pénétrait !…
+Ces petits os d’oiseau qu’on sentait à
+peine enveloppés !… Mes baisers sur cette
+frêle chose, c’était ma vie, dix-huit mois
+contrainte, qui s’épanouissait, fleurissait !
+Bernerette baissait les paupières ; elle ne
+me regardait pas ; mais sa figure, calmée,
+était d’une bienheureuse.</p>
+
+<p>Nous ne fûmes pas longtemps seuls.
+Madame de Chanclos me dit :</p>
+
+<p>— Mais c’est vous qui êtes souffrant,
+mon ami ; Bernerette a bien meilleure
+mine que vous !…</p>
+
+<p>En effet, j’étais vert d’émotion et Bernerette
+gardait sa physionomie paisible
+et aisée, malgré le rhume, disait-on,
+qu’elle avait contracté hier soir. Le temps
+était toujours splendide ; nous allâmes,
+malgré le rhume, au jardin, après midi,
+et là, comme je ne pouvais lui toucher
+la main avec toute l’ardeur que je
+n’aurais pas contenue, je la suppliai :</p>
+
+<p>— Pourtant, Bernerette, il faut que je
+vous dise !…</p>
+
+<p>Elle sourit et referma les yeux ; puis
+elle me laissa dire.</p>
+
+<p>Je n’eus d’elle qu’un même mot, et elle
+le répéta toutes les fois que ma confession
+lui découvrait les crises d’un amour
+si vrai et si grand, que moi-même, à les
+exprimer, je frissonnais. Elle disait :
+« Henri !… Henri !… »</p>
+
+<p>Nous étions, d’ailleurs, fréquemment
+interrompus. Sa mère passa une bonne
+partie de la journée avec nous. Cependant,
+comme nous rentrions au salon,
+emportant les pliants, Bernerette me dit
+tout bas :</p>
+
+<p>— Vous m’avez fait du bien !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XXIV"></h2>
+
+<p>Là-dessus survint la visite d’un célèbre
+médecin de passage à Nice, que monsieur
+et madame de Chanclos avaient été
+poussés à consulter par leurs amis de
+Cannes, et quoiqu’ils jugeassent la chose
+inutile, l’avis du médecin de la famille
+suffisant bien. Le célèbre médecin commença
+par interdire absolument le retour
+à Paris, « même en mai, même en juin,
+même pour l’été, même pour l’année, et
+même pour deux années suivantes ! »
+Telles furent ses propres paroles. Ensuite,
+il déclara que Beaulieu non plus n’était
+pas favorable, et ordonna Davos, la montagne,
+l’air « intégralement pur. » Monsieur
+et madame de Chanclos furent
+atterrés ; ils vivaient persuadés que leur
+fille n’était pas atteinte, puisqu’on l’envoyait
+dans le Midi, qui n’est pas sérieux.
+On l’envoyait à Davos ; ils la tenaient
+pour perdue.</p>
+
+<p>Bernerette, elle, accepta très philosophiquement
+l’arrêt, non qu’elle eût sur
+l’ordonnance du séjour à Davos le préjugé
+de ses parents, mais parce que, — et je
+croyais bien l’avoir remarqué déjà, même
+dans ses jours de santé, — elle n’avait
+conservé aucun espoir de vivre. Je le vis
+à son œil indifférent, durant toute la
+journée où son père et sa mère, inaccoutumés
+aux épreuves, ne parvenaient pas
+à dissimuler leur tourment. J’en fus,
+quant à moi, très bouleversé, parce
+qu’après les aveux que je lui avais faits,
+qu’elle m’avait laissé lui faire et qu’elle
+avait accueillis avec tant de bonheur,
+cela ne lui laisserait donc pas de regrets,
+de mourir ? Je lui en voulais beaucoup de
+sa résignation. Mais je ne partageais ni
+l’alarme soudaine et exagérée des parents,
+ni le calme désespoir de Bernerette. En
+tout cas, je devais la quitter dans deux
+jours pour rentrer à Paris ; et je comptais
+sur l’air de Davos, comme on compte
+toujours sur quelque remède nouveau,
+ceux d’hier étant reconnus vains.</p>
+
+<p>J’aimais tant, aussi ! que je voyais uniquement
+l’heure présente ou celle qui
+doit aussitôt la suivre ; et je savais qu’il
+m’en restait vingt-quatre à passer près de
+Bernerette, et que toutes seraient employées
+à lui redire mon amour. On
+m’eût affirmé que, dans vingt-quatre
+heures, moi-même je mourrais, qu’est-ce
+que j’eusse préféré faire, sinon ce que
+précisément j’allais faire ? et qu’est-ce
+que j’eusse fait avec plus de frénésie et
+d’ivresse heureuse ? Rien, rien.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Ces deux jours sont des plus beaux que
+j’aie vécus. Sans me laisser impressionner
+par une destinée trop sombre, je
+sentais bien que la menace en planait
+sur la tête de celle que j’appelais, ces
+deux jours-là, enfin ! « ma petite bien-aimée ».
+Ce n’est pas pour cela que je
+l’aimais davantage ; mais tout de même je
+l’aimais mieux, et les mots, pour lui
+exprimer mon amour, étaient moins
+retenus par cette espèce de pudeur que
+j’ai à parler d’un grand sentiment. La
+disproportion se trouvait diminuée entre
+le lyrisme élevé du cœur et la médiocre
+vie : des paroles de passion y pouvaient
+tomber sans faire sourire celui même qui
+les dit et qui les pense.</p>
+
+<p>Je m’abandonnai ; j’épanchai mon
+cœur. Je ne souris pas. Bernerette non
+plus. Elle baissait les paupières, comme
+la veille, et elle avait la figure d’une
+petite bienheureuse.</p>
+
+<p>Elle me prenait la main, quand nous
+étions seuls, et elle me la serrait tendrement.
+Je n’en demandais pas plus ;
+n’était-ce pas beaucoup me dire ?</p>
+
+<p>J’obtins plus, cependant ! Elle me
+confia tout bas, quand je lui dis adieu :</p>
+
+<p>— Personne, jamais, ne m’a dit ce que
+vous m’avez dit, Henri !…</p>
+
+<p>J’ai vu, tournées vers moi, à la lueur
+de la lampe, la petite figure adorée, la
+bouche qui martelait trop vite ces chères
+syllabes, les deux mains tendues !</p>
+
+<p>Madame de Chanclos m’avait précédé
+dans l’antichambre. Je revins sur mes
+pas. Je me penchai de nouveau vers Bernerette
+pour lui baiser les mains. Elle
+ajouta :</p>
+
+<p>— Personne ne me dira plus jamais…
+ce que vous m’avez dit…</p>
+
+<p>Et j’entendis qu’elle sanglotait pendant
+que, de l’autre côté de la porte, je
+parlais à sa mère.</p>
+
+<p>Pour la vingtième fois depuis le matin,
+madame de Chanclos me dit :</p>
+
+<p>— Elle est perdue !… Elle est perdue !…</p>
+
+<p>— Mais non ! Mais non !</p>
+
+<p>Et je citais des exemples de guérisons
+connues.</p>
+
+<p>— L’essentiel, disais-je, — et que les
+médecins négligent trop, — est de maintenir
+un bon état moral…</p>
+
+<p>Madame de Chanclos me prit la main
+et je vis une larme au coin de ses yeux.</p>
+
+<p>— L’état moral, il n’y a que vous qui
+ayez jamais su le lui maintenir bon. Et
+vous allez nous quitter ! Sans vous, que
+deviendra-t-elle ? Elle va écrire, du matin
+au soir, comme elle fait quand vous
+n’êtes pas là…</p>
+
+<p>— Elle écrit donc toujours ? Mais
+qu’écrit-elle ?</p>
+
+<p>— Toujours, depuis sa maladie. Elle
+écrit sur du papier à lettres ; elle enferme
+ce qu’elle écrit dans des enveloppes…
+qui ne partent pas, bien entendu : elle
+ne met ni timbre ni adresse. Un jour elle
+en a des piles ; le lendemain, elle les fait
+brûler. « Mais, maman, puisque ça m’occupe !…
+Mais, ce sont mes secrets,
+tiens !… » Ou bien elle a le toupet de me
+répondre : « Ce sont des lettres pour
+saint Joseph, je les ferai porter à
+l’église… » Non ! voyez-vous, de nos
+jours, les jeunes filles ne respectent ni
+Dieu ni parents !</p>
+
+<p>Puis elle affecta de sourire ; elle était
+très émue, la pauvre maman ; elle eut
+quelques réticences, enfin elle me dit :</p>
+
+<p>— Figurez-vous… il faut bien que je
+vous l’avoue, j’ai cru que ces lettres vous
+étaient destinées…</p>
+
+<p>Je fis un geste d’étonnement, de dénégation,
+de protestation.</p>
+
+<p>— Oh ! reprit-elle, je l’aurais voulu,
+je l’aurais souhaité de tout mon cœur !
+J’ai en vous une confiance absolue ; vous
+êtes le meilleur ami de Bernerette ; j’autorise
+ma fille à vous écrire quand vous
+serez séparés ; dites-le-lui vous-même ;
+qu’elle vous écrive, cela lui fera du bien…</p>
+
+<p>Et elle en revint à son idée, en clignant
+des yeux :</p>
+
+<p>— Et puis, comme cela, je crois bien
+que quelques-unes des lettres qu’elle écrit
+iront à leur destinataire !… Ne dites pas
+non : vous n’en savez rien. Les jeunes
+filles, voyez-vous, celles même qui se
+croient audacieuses, ont bien des timidités.
+On griffonne du papier, on griffonne,
+mais on n’envoie pas le billet ;
+c’est un peu comme lorsque nous crions
+bien haut : « Oh ! à celui-ci, je vais lui
+dire son fait ! D’abord, je lui dirai :
+« Monsieur !… » Mais on ne lui dit même
+pas : « Monsieur !… » On évite de le rencontrer.</p>
+
+<p>J’étais confondu ; je me retirai ; madame
+de Chanclos ne me lâcha pas la main :</p>
+
+<p>— Et vous, répondez-lui, je vous en
+prie ! répondez-lui sans crainte. Elle
+n’écoute ni son père ni sa mère, mais ce
+qui vient de son ami est comme un
+oracle…</p>
+
+<p>— Merci, madame ! Au revoir, madame,
+à demain !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XXV"></h2>
+
+<p>Ce dernier jour, ce fut Bernerette qui
+me pria :</p>
+
+<p>— Henri ! parlez-moi comme hier…</p>
+
+<p>Et elle ne laissa perdre aucun des instants
+où nous nous trouvions seuls. Je la
+voyais se tapir, avec un petit frémissement
+des épaules, contre les coussins de
+sa chaise longue, comme un oiseau qui se
+met au nid ; elle fermait les yeux et elle
+était toute prête à recevoir ma tendresse.
+Moi, je l’aimais trop, j’étais trop ému
+pour savoir parler. Je n’ai jamais compris
+l’éloquence amoureuse ; quand on
+aime, on dit plus par ce qu’on ne dit
+pas que parce qu’on exprime. J’étais gêné
+aussi parce que, quand on dit qu’on
+aime, on parle surtout du passé. On dit
+combien, à tel moment, on a aimé, comment
+on a aimé tel jour : « Oh ! tel jour,
+vous souvenez-vous ? vous portiez une
+robe bleue ?… » C’est toujours la même
+chose ! Et le passé, c’était ma souffrance
+muette, ma jalousie. Je ne voulais pas
+parler de l’autre ; je sentais que je commettrais
+une grande faute en parlant de
+lui. Mais j’aimais tant, que, parmi mes
+mots embarrassés et sincères, quelques-uns
+la touchaient, la pénétraient et semblaient
+vraiment l’inonder d’un bien-être
+inconnu d’elle.</p>
+
+<p>Je m’enivrais moi-même, peu à peu, du
+bonheur que je semblais répandre, et je
+me souviens que je compris, un moment,
+que je serais capable, si cela continuait,
+de dire plus de paroles que je ne voulais
+et de les arranger plus adroitement, pour
+produire sur cette figure chérie un plus
+long ou un plus vif contentement. En
+pensant à cela, je m’en attristai et je
+m’arrêtai de parler.</p>
+
+<p>Je dis à Bernerette :</p>
+
+<p>— Oh ! regardez-moi !</p>
+
+<p>Elle s’arracha d’un rêve et m’ouvrit
+ses yeux. Mais ce n’étaient pas ceux de
+la figure bienheureuse qu’elle faisait
+quand elle baissait les paupières. J’en
+éprouvai un malaise soudain, incertain,
+indéfinissable, qui me fit lui demander,
+comme un secours pressant :</p>
+
+<p>— Oh ! Bernerette ! dites-moi quelque
+chose, vous !</p>
+
+<p>Elle me dit gentiment, tendrement :</p>
+
+<p>— Henri !</p>
+
+<p>Mais c’était du ton dont elle me disait
+si souvent : « Vous êtes mon meilleur
+ami… » Je faillis pleurer. Je tenais sa
+main dans la mienne ; je me mis instinctivement
+à la baiser avec frénésie ; et
+puis j’eus envie de baiser le bras, sous
+la large manche, et plus, si c’était possible.
+Ma main enveloppa ce bras, en
+pressa la chair ; et cela éteignit tout à
+coup l’éclair qui m’avait secoué. La lueur
+avait été tellement rapide que si la commotion
+en persista en moi, je ne me souvins
+plus de sa cause. Un peu plus tard,
+quand j’y repensai, je l’attribuai au
+changement de temps brusque qui se produisit
+peu après, qui nous interrompit et
+nous occupa assez niaisement le reste du
+jour. La mer avait noirci tout à coup au
+large ; on avait vu une barre sombre
+approcher de la côte, deux barques de
+pêche regagner Nice en amenant leurs
+voiles, les arbres du Cap se coucher alors
+que l’air était parfaitement calme autour
+de nous, puis, comme nous nous dépêchions
+de rentrer les chaises, la guérite
+d’osier arrivait toute seule à mi-chemin
+de la maison, plus vite que nous : c’était
+le mistral, qui ne fit plus relâche. Et
+chacun répéta, jusqu’au soir : « C’est
+tant mieux, car on regrettera moins
+de quitter ce pays par un mauvais
+temps. »</p>
+
+<p>Dans la soirée, Bernerette me dit, à
+part :</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, Henri, de
+vous avoir quelquefois fait de la peine :
+mais je ne savais pas !… Vous auriez dû
+me parler plus tôt !</p>
+
+<p>Comme je ne répondais pas, elle
+ajouta :</p>
+
+<p>— Moi, je vous remercie… C’est si
+bon ! si bon, de se sentir aimée !</p>
+
+<p>Je m’écriai :</p>
+
+<p>— Quand on aime !</p>
+
+<p>Elle ne répondit point à cela. Elle reprit :</p>
+
+<p>— Quand je pense que j’aurais pu
+mourir sans avoir entendu les choses
+douces… les choses si douces… que vous
+m’avez dites !…</p>
+
+<p>Elle se tut une minute. On entendait
+les rafales au dehors et une branche
+d’eucalyptus qui fouettait la persienne. Je
+répétai, un peu bêtement, mais poussé par
+la force de l’instinct :</p>
+
+<p>— Je vous aime, tant !… tant !…</p>
+
+<p>Elle referma ses paupières, comme elle
+l’avait fait si souvent pendant ces deux
+derniers jours, et elle dit :</p>
+
+<p>— Que cela doit être délicieux !</p>
+
+<p>Ce furent les derniers mots échangés
+entre nous deux seuls, parce qu’un
+domestique vint m’avertir que l’heure
+d’aller à la gare était sonnée. Ces derniers
+mots ambigus, que je n’avais pas
+le temps d’éclaircir, qui contenaient, à ce
+qu’il me semblait, de quoi me réjouir ou
+de quoi m’alarmer à jamais, je les
+emportai comme la relique suprême que
+nous laisse le plus souvent une femme :
+comme une énigme insoluble, déchirante.</p>
+
+<p>Si elle m’eût aimé, elle eût dit : « Que
+cela <i>est</i> délicieux ! »</p>
+
+<p>Mais peut-être pensait-elle : « Que cela
+<i>doit</i> être délicieux de s’entendre dire :
+« Je vous aime ! » quand on espère l’entendre
+encore le lendemain ! »</p>
+
+<p>Mais ne pensait-elle pas : « Que cela
+doit être délicieux… même sans espoir
+de lendemain, quand cela vient de celui
+qu’on aime ?… »</p>
+
+<p>J’eus de quoi méditer et ne pas dormir.</p>
+
+<hr />
+
+
+<p>Mais une anxiété plus longue me fut
+épargnée par la malheureuse enfant qui,
+en tout cela, avait enduré un supplice
+pire que le mien. Quarante-huit heures
+après mon retour à Paris, je recevais de
+Beaulieu un télégramme où l’on m’informait
+que Bernerette, « toujours imprudente »,
+était atteinte d’une fluxion de
+poitrine. Cette maladie aiguë, jointe à
+son état de santé si grave, c’était la dernière
+heure de Bernerette, désignée du
+doigt sur le cadran.</p>
+
+<p>Cela traîna pourtant une semaine. Je
+ne sais si elle me parut longue, parce que
+j’attendais en espérant quand même, ou
+si elle me parut courte, parce que le
+dénouement ne me trouva pas préparé.
+Je piétinais ; rien ne m’autorisait à partir
+afin de revoir un instant encore Bernerette ;
+on ne m’en priait point : c’était
+donc que Bernerette ne me réclamait
+pas. Enfin l’on m’informa tout à coup de
+l’heure où le convoi funèbre entrerait à
+la gare de Lyon !</p>
+
+<p>Je clignai des yeux comme on fait
+lorsque la foudre tombe.</p>
+
+<p>Et puis, taisons-nous.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XXVI"></h2>
+
+<p>Quelques jours plus tard, me trouvant
+seul, dans le petit hôtel du Ranelagh,
+avec les parents vieillis, abîmés, terrorisés
+comme au soir d’une émeute sanglante,
+madame de Chanclos me fit monter
+à sa chambre. Il y avait là, sur une
+table, le petit pupitre fermant à clef,
+dont usait Bernerette à Beaulieu ; je le
+reconnus tout de suite. Madame de Chanclos
+vit que je regardais le pupitre, et
+aussitôt elle se mit à pleurer, à sangloter.
+Elle s’assit, puis s’essuya les yeux,
+se calma un peu. Je m’étais détourné, et
+je pleurais, moi aussi, en regardant par
+la fenêtre sans rien voir. La pauvre mère
+s’approcha de moi, me prit les deux
+mains comme dans l’antichambre de la
+villa Cynthia et me dit :</p>
+
+<p>— Permettez-moi de vous embrasser,
+Henri !</p>
+
+<p>Elle m’embrassa, et les sanglots redoublèrent.
+Elle n’y voyait pas pour ouvrir
+le petit pupitre, et sa main tremblait
+trop pour introduire dans la serrure la
+clef minuscule. Elle disait :</p>
+
+<p>— Je l’ai pourtant ouvert ce matin…</p>
+
+<p>Je lui offris mon secours, qu’elle
+accepta :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, Henri, c’est à vous !</p>
+
+<p>Il y avait dans ce pupitre un fouillis
+d’objets ayant appartenu à Bernerette,
+et que nous connaissions trop, et dont la
+vue en ce moment était extrêmement
+douloureuse : son porte-monnaie, ses
+plumes, ses crayons, des morceaux de
+pastels qui salissaient tout, un éventail
+offert gracieusement par le casino de
+Monte-Carlo, un mouchoir ourlé en fil
+rose, enfin du papier à lettres, des enveloppes.
+L’une d’elles, au-dessus de tous
+les papiers, portait mon nom.</p>
+
+<p>— Vous voyez !… dit madame de
+Chanclos.</p>
+
+<p>Elle ajouta :</p>
+
+<p>— Celle-ci vous reste ; mais toutes
+celles qu’elle a brûlées !… Elle a dû se
+lever, une des dernières nuits, pendant
+une courte absence de la garde, car il y
+en avait une pile là, dans le coin à
+gauche, sept ou huit au moins, j’en
+jurerais…</p>
+
+<p>Elle remuait les enveloppes et le
+papier à lettres, pendant que j’ouvrais,
+moi, l’enveloppe portant mon nom, et
+lisais ces seuls mots, écrits à la hâte :</p>
+
+<blockquote>
+<p class="ind i">Henri,</p>
+
+<p class="i">Adieu, mon meilleur ami !</p>
+
+<p class="sign small">BERNERETTE.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Madame de Chanclos me dit :</p>
+
+<p>— Tenez ! encore une !…</p>
+
+<p>C’était une enveloppe close, et assez
+lourde, sans adresse. Je fis observer à
+madame de Chanclos qu’il n’y avait pas
+d’adresse. Elle me dit :</p>
+
+<p>— Allez ! ouvrez, mon ami !</p>
+
+<p>Cependant, je m’aperçus que cette
+enveloppe portait, au revers, et dans un
+coin, le seul mot : <i>lui</i>.</p>
+
+<p>Je dis à madame de Chanclos :</p>
+
+<p>— Voyez donc cela.</p>
+
+<p>Elle lut « <i>lui</i> » ; elle eut presque un
+sourire et me dit avec une complète
+confiance :</p>
+
+<p>— Eh bien ?</p>
+
+<p>J’ouvris. La lettre était longue, celle-là !
+Mais je ne lus que les premiers
+mots :</p>
+
+<blockquote>
+<p class="i">Claude !… Claude !…</p>
+</blockquote>
+
+<p>Comme tout tournait autour de moi et
+comme je cherchais à m’asseoir, madame
+de Chanclos tenait à me répéter :</p>
+
+<p>— Elle en a brûlé cinquante pareilles !…</p>
+
+<p>Cependant, je ne voulais pas demeurer
+paré à ses yeux d’un prestige qui ne
+m’était pas dû ; je dis à madame de
+Chanclos :</p>
+
+<p>— Les cinquante n’étaient pas pour
+moi, ni celle-ci.</p>
+
+<p>Et je lui tendis la lettre. Elle dut, elle
+aussi, s’asseoir, après avoir pris connaissance
+des premiers mots ; puis elle
+poussa des exclamations. Elle disait :
+« Ah ! mon Dieu !… » Elle s’interrompait
+de lire, et ses deux bras tombaient sur
+ses genoux ; le papier même lui échappa,
+et la politesse voulut que je vinsse le
+ramasser et le lui rendre. Elle s’écriait :
+« Oh ! le cœur !… le cœur de nos
+enfants !… »</p>
+
+<p>C’était sa nouvelle méprise qui la stupéfiait
+et l’absorbait. Elle ne songea pas
+à me dire, elle non plus : « Mais vous !
+malheureux, qui avez pu vous croire
+aimé d’elle !… » Je l’excusai de ne pas
+penser à cela, en des moments si troublés.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+<h2 class="nobreak" title="XXVII"></h2>
+
+<p>Et après, je m’en allai, parce que je
+sentais, à d’imperceptibles détails, que
+depuis que l’on connaissait la lettre destinée
+à <i>lui</i>, ma présence, dans la maison
+déjà, devenait moins agréable.</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+
+<p class="c gap small">345-18. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — 7858-5-18.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
+
+<p class="c">Format in-18 à 3 fr. 50 le volume</p>
+
+
+<table summary="">
+<tr><td>&nbsp;</td> <td>Vol.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>GABRIELE D’ANNUNZIO</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Francesca da Rimini</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>DOCTEUR BARTHEZ</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Famille Impériale à St-Cloud et à Biarritz</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>RENÉ BAZIN</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Nord-Sud</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>JEAN BERTHEROY</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les Tablettes d’Erinna d’Agrigente</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>RENÉ BOYLESVE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Madeleine Jeune Femme</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>BARONNE A. DE BRIMONT</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Tablettes de Cire</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>GÉNÉRAL BRUNEAU</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">En Colonne</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>GASTON CHÉRAU</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Oiseau de Proie</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>HENRY DAGUERCHES</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Kilomètre 83</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>GASTON DESCHAMPS</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">A Constantinople</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>CHARLES ESQUIER</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Entraîneuse</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>ANATOLE FRANCE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les Dieux ont soif</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>FERNAND GAVARRY</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Ultimatum</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>MAXIME GORKI</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Une Tragique Enfance</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>PAUL LACOUR</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Frelon</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>ÉTIENNE LAMY</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Témoins de Jours passés (2<sup>e</sup> série)</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>PIERRE LOTI</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Turquie agonisante</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>KARIN MICHAELIS</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Jeune Madame Jonna</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>CHARLES NICOLLE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Pâtissier de Bellone</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>ÉMILE NOLLY</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Gens de Guerre au Maroc</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>HENRI DE NOUSSANNE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Aéroplane sur la Cathédrale</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>JULES SAGERET</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’Amour menteur</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>MARCELLE TINAYRE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Madeleine au Miroir</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>LÉON DE TINSEAU</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Duc Rollon</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>PIERRE DE TRÉVIÈRES</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le Fouet</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>PAULINE VALMY</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">La Chasse à l’Amour</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>JEAN-LOUIS VAUDOYER</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Poésies</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>RENÉ WALTZ</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Vers les Humbles</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>Mrs. WILFRID WARD</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les Mains pleines</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small"><div>COLETTE YVER</div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Les Sables mouvants</td>
+<td class="bot r"><div>1</div></td></tr>
+</table>
+
+<div style='display:block; margin-top:4em'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MEILLEUR AMI ***</div>
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+
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+</div>
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+</div>
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+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg&#8482; electronic works if you follow the terms of this
+agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg&#8482;
+electronic works. See paragraph 1.E below.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (&#8220;the
+Foundation&#8221; or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
+of Project Gutenberg&#8482; electronic works. Nearly all the individual
+works in the collection are in the public domain in the United
+States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
+United States and you are located in the United States, we do not
+claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
+displaying or creating derivative works based on the work as long as
+all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
+that you will support the Project Gutenberg&#8482; mission of promoting
+free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg&#8482;
+works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
+Project Gutenberg&#8482; name associated with the work. You can easily
+comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
+same format with its attached full Project Gutenberg&#8482; License when
+you share it without charge with others.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
+in a constant state of change. If you are outside the United States,
+check the laws of your country in addition to the terms of this
+agreement before downloading, copying, displaying, performing,
+distributing or creating derivative works based on this work or any
+other Project Gutenberg&#8482; work. The Foundation makes no
+representations concerning the copyright status of any work in any
+country other than the United States.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
+immediate access to, the full Project Gutenberg&#8482; License must appear
+prominently whenever any copy of a Project Gutenberg&#8482; work (any work
+on which the phrase &#8220;Project Gutenberg&#8221; appears, or with which the
+phrase &#8220;Project Gutenberg&#8221; is associated) is accessed, displayed,
+performed, viewed, copied or distributed:
+</div>
+
+<blockquote>
+ <div style='display:block; margin:1em 0'>
+ This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
+ other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+ whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
+ of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
+ at <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you
+ are not located in the United States, you will have to check the laws
+ of the country where you are located before using this eBook.
+ </div>
+</blockquote>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg&#8482; electronic work is
+derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
+contain a notice indicating that it is posted with permission of the
+copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
+the United States without paying any fees or charges. If you are
+redistributing or providing access to a work with the phrase &#8220;Project
+Gutenberg&#8221; associated with or appearing on the work, you must comply
+either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
+obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg&#8482;
+trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg&#8482; electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
+additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
+will be linked to the Project Gutenberg&#8482; License for all works
+posted with the permission of the copyright holder found at the
+beginning of this work.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg&#8482;
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg&#8482;.
+</div>
+
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg&#8482; License.
+</div>
+
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+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
+any word processing or hypertext form. However, if you provide access
+to or distribute copies of a Project Gutenberg&#8482; work in a format
+other than &#8220;Plain Vanilla ASCII&#8221; or other format used in the official
+version posted on the official Project Gutenberg&#8482; website
+(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
+to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
+of obtaining a copy upon request, of the work in its original &#8220;Plain
+Vanilla ASCII&#8221; or other form. Any alternate format must include the
+full Project Gutenberg&#8482; License as specified in paragraph 1.E.1.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg&#8482; works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg&#8482; electronic works
+provided that:
+</div>
+
+<div style='margin-left:0.7em;'>
+ <div style='text-indent:-0.7em'>
+ &bull; You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg&#8482; works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
+ to the owner of the Project Gutenberg&#8482; trademark, but he has
+ agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
+ Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
+ within 60 days following each date on which you prepare (or are
+ legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
+ payments should be clearly marked as such and sent to the Project
+ Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
+ Section 4, &#8220;Information about donations to the Project Gutenberg
+ Literary Archive Foundation.&#8221;
+ </div>
+
+ <div style='text-indent:-0.7em'>
+ &bull; You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg&#8482;
+ License. You must require such a user to return or destroy all
+ copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
+ all use of and all access to other copies of Project Gutenberg&#8482;
+ works.
+ </div>
+
+ <div style='text-indent:-0.7em'>
+ &bull; You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
+ any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
+ receipt of the work.
+ </div>
+
+ <div style='text-indent:-0.7em'>
+ &bull; You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg&#8482; works.
+ </div>
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
+Gutenberg&#8482; electronic work or group of works on different terms than
+are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
+from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
+the Project Gutenberg&#8482; trademark. Contact the Foundation as set
+forth in Section 3 below.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.F.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
+Gutenberg&#8482; collection. Despite these efforts, Project Gutenberg&#8482;
+electronic works, and the medium on which they may be stored, may
+contain &#8220;Defects,&#8221; such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
+or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
+intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
+other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
+cannot be read by your equipment.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the &#8220;Right
+of Replacement or Refund&#8221; described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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+Gutenberg&#8482; electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
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+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
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+DAMAGE.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
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+received the work on a physical medium, you must return the medium
+with your written explanation. The person or entity that provided you
+with the defective work may elect to provide a replacement copy in
+lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
+or entity providing it to you may choose to give you a second
+opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
+the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
+without further opportunities to fix the problem.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you &#8216;AS-IS&#8217;, WITH NO
+OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
+LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of
+damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
+violates the law of the state applicable to this agreement, the
+agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
+limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
+unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
+remaining provisions.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg&#8482; electronic works in
+accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
+production, promotion and distribution of Project Gutenberg&#8482;
+electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
+including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
+the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
+or any Project Gutenberg&#8482; work, (b) alteration, modification, or
+additions or deletions to any Project Gutenberg&#8482; work, and (c) any
+Defect you cause.
+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg&#8482;
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Project Gutenberg&#8482; is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of
+computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
+exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
+from people in all walks of life.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg&#8482;&#8217;s
+goals and ensuring that the Project Gutenberg&#8482; collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg&#8482; and future
+generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
+Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation&#8217;s EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
+U.S. federal laws and your state&#8217;s laws.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+The Foundation&#8217;s business office is located at 809 North 1500 West,
+Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
+to date contact information can be found at the Foundation&#8217;s website
+and official page at www.gutenberg.org/contact
+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Project Gutenberg&#8482; depends upon and cannot survive without widespread
+public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
+DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
+visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations. To
+donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+</div>
+
+<div style='display:block; font-size:1.1em; margin:1em 0; font-weight:bold'>
+Section 5. General Information About Project Gutenberg&#8482; electronic works
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
+Gutenberg&#8482; concept of a library of electronic works that could be
+freely shared with anyone. For forty years, he produced and
+distributed Project Gutenberg&#8482; eBooks with only a loose network of
+volunteer support.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Project Gutenberg&#8482; eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
+the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
+necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
+edition.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+Most people start at our website which has the main PG search
+facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.
+</div>
+
+<div style='display:block; margin:1em 0'>
+This website includes information about Project Gutenberg&#8482;,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+</div>
+
+</div>
+
+</body>
+</html>
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