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+The Project Gutenberg EBook of Supplement au Voyage de Bougainville
+by Denis Diderot
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+this or any other Project Gutenberg eBook.
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+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
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+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
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+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
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+
+Title: Supplement au Voyage de Bougainville
+
+Author: Denis Diderot
+
+Release Date: September, 2004 [EBook #6501]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on December 24, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SUPPLEMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE ***
+
+
+
+
+Produced by Claude Decoret (decoret@handy.univ-lyon1.fr). Prepared for the
+Project Gutenberg by Laurent Le Guillou (laurent.leguillou@free.fr).
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+
+SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
+
+
+
+CHAPITRE I - JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
+-----------------------------------------------
+
+A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et
+qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole.
+
+B. Qu'en savez-vous ?
+
+A. Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres
+voisins.
+
+B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie
+inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée
+d'humidité, retombe sur la terre ?
+
+A. Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la
+région supérieure où l'air est moins dense, et peut, comme disent les
+chimistes, n'être pas saturé ?
+
+B. Il faut attendre.
+
+A. En attendant, que faites­vous ?
+
+B. Je lis.
+
+A. Toujours ce voyage de Bougainville ?
+
+B. Toujours.
+
+A. Je n'entends rien à cet homme­là. L'étude des mathématiques, qui
+suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ;
+et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et retirée
+au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur.
+
+B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si
+vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses,
+resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez
+faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de
+l'univers sur notre parquet.
+
+A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère
+de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements
+de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas
+délicats ; il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce
+qu'aux inconstances de l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est
+aimable et gai : c'est un véritable Français lesté, d'un bord, d'un
+traité de calcul différentiel et intégral, et de l'autre, d'un voyage
+autour du globe.
+
+B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué,
+et s'applique après s'être dissipé.
+
+A. Que pensez­vous de son Voyage ?
+
+B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle,
+j'en rapporterais l'avantage à trois points principaux : une meilleure
+connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de
+sûreté sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main, et plus de
+correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec
+les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la
+philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d'oeil prompt qui
+saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la
+circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s'éclairer et
+d'instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie,
+de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle.
+
+A. Et son style ?
+
+B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté,
+surtout quand on possède la langue des marins.
+
+A. Sa course a été longue ?
+
+B. Je l'ai tracée sur ce globe. Voyez­vous cette ligne de points rouges ?
+
+A. Qui part de Nantes ?
+
+B. Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique,
+serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend des
+Philippines à la Nouvelle­Hollande, rase Madagascar, le cap de
+Bonne­Espérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes
+d'Afrique, et rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où le
+navigateur s'est embarqué.
+
+A. Il a beaucoup souffert ?
+
+B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de
+l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des
+mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après
+avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par
+maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné vienne, son
+bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds
+d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre
+impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté !...
+
+A. Un crime digne de châtiment.
+
+B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté.
+
+A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes
+n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outre­mer, que
+des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis
+d'humanité, et capables de compatir...
+
+B. C'est bien là ce qui les soucie !
+
+A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville.
+
+B. Beaucoup.
+
+A. N'assure­t­il pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme,
+et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le
+péril de cette familiarité ?
+
+B. D'autres l'avaient dit avant lui.
+
+A. Comment explique­t­il le séjour de certains animaux dans des îles
+séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui
+est­ce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le
+serpent ?
+
+B. Il n'explique rien ; il atteste le fait.
+
+A. Et vous, comment l'expliquez­vous ?
+
+B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de
+terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul
+phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la
+direction de la masse des eaux qui les a séparés.
+
+A. Comment cela ?
+
+B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous
+amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment,
+voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du
+lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande
+qui est­ce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait
+autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennent­ils en se
+multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ?
+
+A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peut­être une première
+époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire
+d'origine.
+
+B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ;
+l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds
+d'une prêtresse.
+
+A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a
+recours à la castration des mâles...
+
+B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une
+cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit
+des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez
+constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se
+fortifient et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois
+civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales
+se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins.
+
+A. C'est une des palingénésies les plus funestes.
+
+B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre.
+
+A. N'était­il pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des
+jésuites ?
+
+B. Oui.
+
+A. Qu'en dit­il ?
+
+B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que
+ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves
+indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient
+condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur
+avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous
+l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération
+profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en
+frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus,
+et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre
+entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu
+l'autorité.
+
+A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine
+ont tant fait de bruit ?
+
+B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent
+en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la
+hauteur de cinq pieds cinq à six pouces ; n'ayant d'énorme que leur
+corpulence, la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs
+membres. Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de
+lui, comment l'homme laisserait­il une juste proportion aux objets,
+lorsqu'il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et
+la peine qu'il s'est donnée pour les aller voir au loin ?
+
+A. Et des sauvages, qu'en pense­t­il ?
+
+B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les
+bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque
+quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son
+repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une prétention commune à la
+même propriété. L'homme civilisé a une prétention commune, avec
+l'homme civilisé, à la possession d'un champ dont ils occupent les
+deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux.
+
+A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la
+possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions, et la
+cause de la plus ancienne des guerres... Avez­vous vu le Tahitien que
+Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce pays­ci ?
+
+B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il
+aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eût
+imposé sur la longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par
+le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à
+l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la
+véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien
+établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui
+vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui
+faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet
+tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z,
+il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses
+organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons
+nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis
+pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du
+goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture,
+j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi ;
+résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ;
+effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités
+dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver
+ailleurs.
+
+A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il
+croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la
+Beauce ?
+
+B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu
+aux frais et à la sûreté de son retour.
+
+A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes
+frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur diras­tu de nous ?
+
+B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas.
+
+A. Pourquoi peu de choses ?
+
+B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue
+aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées.
+
+A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ?
+
+B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux
+prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.
+
+A. En vérité ?
+
+B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés
+sont des machines si compliquées ! Le Tahitien touche à l'origine du
+monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le
+sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à
+l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y
+voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves
+qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui
+le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments.
+
+A. Est­ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ?
+
+B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la
+sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son
+Voyage.
+
+A. Et où trouve­t­on ce supplément ?
+
+B. Là, sur cette table.
+
+A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ?
+
+B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.
+
+A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur
+du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir
+tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois
+bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue !
+
+B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et
+allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs.
+Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces gens­là.
+
+A. Comment Bougainville a­t­il compris ces adieux prononcés dans une
+langue qu'il ignorait ?
+
+B. Vous le saurez.
+
+
+CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD
+-------------------------------------
+
+C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse.
+À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur
+eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils
+l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son
+silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait
+en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de
+Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le
+rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre
+leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et
+dit : « Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de
+l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un
+jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau
+de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui­ci, dans une
+main, et le fer qui pend au côté de celui­là, dans l'autre, vous
+enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à
+leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi
+vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin
+de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai
+point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'échapper à un
+funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le
+conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. »
+
+Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta :
+
+« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton
+vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ;
+et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct
+de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici
+tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction
+du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu
+as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des
+fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es
+devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous
+vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de
+votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre
+terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un
+démon : qui es­tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui
+entends la langue de ces hommes­là, dis­nous à tous, comme tu me l'as
+dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays
+est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis
+le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il
+gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce
+pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais­tu ? Tu es le plus
+fort ! Et qu'est­ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des
+méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié,
+tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton
+coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu
+souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir !
+Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et
+mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien
+est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu
+sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes­nous jetés
+sur ta personne ? -avons­nous pillé ton vaisseau ? t'avons­nous saisi
+et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons­nous associé dans nos
+champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en
+toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes
+que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles
+notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est
+nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes­nous dignes de mépris,
+parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ?
+Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous
+avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos
+cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras
+ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres
+sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité
+de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous
+persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons­nous
+de travailler ? Quand jouirons­nous ? Nous avons rendu la somme de nos
+fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible,
+parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée
+t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse­nous reposer : ne
+nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus
+chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et
+robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines,
+fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide
+un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je
+le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je
+perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une
+heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai
+quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux
+Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu
+nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à
+laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la
+vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre, tu as infecté notre
+sang. Il nous faudra peut­être exterminer de nos propres mains nos
+filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ;
+celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang
+impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants,
+condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et
+aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants.
+Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les
+funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour
+en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! as­tu l'idée d'un plus
+grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui
+tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du
+lâche qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait à ce
+dernier ; et dis­nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu
+mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait
+avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait
+avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son
+voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et
+d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son
+frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence,
+au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre
+les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix
+secrète de ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la
+maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si
+douces, sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui
+est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce
+qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles
+rougissent. Enfonce­toi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la
+compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples
+Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand
+jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourrais­tu mettre à
+la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils
+pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau
+citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et
+pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni
+vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t'es­tu
+montré parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. À peine es­tu descendu
+dans notre terre, qu'elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta
+rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en criant : Talo ! ami,
+ami ; vous l'avez tué. Et pourquoi l'avez­vous tué ? parce qu'il avait
+été séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait
+ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa
+cabane : et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait
+pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme
+meurtrière, la terreur s'est emparée de lui ; et il s'est enfui dans
+la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre ;
+crois qu'en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi
+les ai­je apaisés ? pourquoi les ai­je contenus ? pourquoi les
+contiens­je encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne mérites
+aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva
+jamais. Tu t'es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été
+respecté ; tu as joui de tout ; tu n'as trouvé sur ton chemin ni
+barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on étalait devant
+toi l'abondance du pays. As­tu voulu de jeunes filles ? excepté celles
+qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur
+gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà,
+possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché,
+pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les
+musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n'a troublé la douceur,
+ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté
+l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre
+enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé
+autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme,
+après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué
+son frère, son ami, son père, peut­être. Tu as fait pis encore ;
+regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces
+armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, vois­les tournées contre
+nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos
+plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois
+le désespoir de leurs mères : c'est là qu'elles sont condamnées à
+périr ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as
+donné. Éloigne­toi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des
+spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables
+qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en
+t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans
+vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n'entendent
+à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa
+fureur blanchit une rive déserte ! » À peine eut­il achevé, que la
+foule des habitants disparut : un vaste silence régna dans toute
+l'étendue de l'île ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des
+vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte : on
+eût dit que l'air et la mer, sensibles à la voix du vieillard, se
+disposaient à lui obéir.
+
+B. Eh bien ! qu'en pensez­vous ?
+
+A. Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi
+d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des
+tournures européennes.
+
+B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de
+l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez cet
+Orou qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue
+espagnole s'était conservé de temps immémorial. Orou avait écrit en
+espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie
+à la main, tandis que le Tahitien la prononçait.
+
+A. Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce
+fragment ; mais ce n'est pas là tout ; et ma curiosité pour le reste
+n'est pas légère.
+
+B. Ce qui suit, peut­être, vous intéressera moins.
+
+A. N'importe.
+
+B. C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un habitant de
+l'île.
+
+A. Orou ?
+
+B. Lui­même. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti,
+un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur les eaux ; en un
+instant son bâtiment en fut environné ; de quelque côté qu'il tournât
+ses regards, il voyait des démonstrations de surprise et de
+bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les
+bras ; on s'attachait à des cordes ; on gravissait contre les
+planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage,
+d'où les cris étaient répondus ; les habitants de l'île accouraient ;
+les voilà tous à terre : on s'empare des hommes de l'équipage ; on se
+les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les
+tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient
+les joues de leurs mains. Placez­vous là ; soyez témoin, par pensée,
+de ce spectacle d'hospitalité ; et dites­moi comment vous trouvez
+l'espèce humaine.
+
+A. Très belle.
+
+B. Mais j'oublierais peut­être de vous parler d'un événement assez
+singulier. Cette scène de bienveillance et d'humanité fut troublée
+tout à coup par les cris d'un homme qui appelait à son secours ;
+c'était le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes
+Tahitiens s'étaient jetés sur lui, l'avaient étendu par terre, le
+déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité.
+
+A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes ?...
+
+B. Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en
+homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps d'une
+longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier coup
+d'oeil. Elle était née en Bourgogne ; elle s'appelait Barré ; ni
+laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était jamais sortie de
+son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du
+globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage.
+
+A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes.
+
+
+CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU
+--------------------------------------------------
+
+B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de
+Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le
+Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six
+ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto,
+Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les
+mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal.
+Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté
+avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles
+nues, et lui dit :
+
+-- Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu
+dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté.
+Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ;
+mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune
+de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants.
+
+La mère ajouta : -- Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre
+Thia ! ce n'est pas sa faute.
+
+L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et
+l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres.
+
+Orou répliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu
+appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle
+t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine
+maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes
+semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants
+te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon
+accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de
+plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais
+ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te
+propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton
+hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les
+moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les
+vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né
+a­t­elle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes
+moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peut­elle
+nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les
+tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ;
+j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que
+tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ;
+mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le
+souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu
+n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton
+dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes
+filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne
+action, ne te suffirait­il pas ? Sois généreux !
+
+L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également
+belles ; mais ma religion ! mais mon état !
+
+OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles,
+et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que
+la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les
+accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr
+que je connais et que je respecte les droits des personnes.
+
+Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne
+l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il
+s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables
+suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses
+mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui
+disait : Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne
+m'afflige pas ! Honore­moi dans la cabane et parmi les miens ;
+élève­moi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a
+déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a
+point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rends­moi mère ;
+fais­moi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à
+côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon
+sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque
+je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peut­être
+plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu
+m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute
+ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous
+le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce
+rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu
+sois arrivé dans ton pays.
+
+Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait
+sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle
+pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il
+resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon
+état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille,
+qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses
+soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur
+reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées,
+rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles
+embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils
+déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec
+l'aumônier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je
+te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot
+religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ?
+
+L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit :
+Qui est­ce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ?
+
+OROU. C'est moi.
+
+L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme
+est l'ouvrage d'un ouvrier.
+
+OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ?
+
+L'AUMONIER. Non.
+
+OROU. Où fait-il sa demeure ?
+
+L'AUMÔNIER. Partout.
+
+OROU. Ici même !
+
+L'AUMÔNIER. Ici.
+
+OROU. Nous ne l'avons jamais vu.
+
+L'AUMÔNIER. On ne le voit pas.
+
+OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a
+du moins l'âge de son ouvrage.
+
+L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres ; il leur a
+donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être
+honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur
+en a défendu d'autres, comme mauvaises.
+
+OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme
+mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi
+donc a­t­il fait deux sexes ?
+
+L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après
+certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme
+appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme
+appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui.
+
+OROU. Pour toute leur vie ?
+
+L'AUMONIER. Pour toute leur vie.
+
+OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre
+que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme...
+mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui
+déplaît, il sait les en empêcher.
+
+L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de
+Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la
+loi du pays ; et ils commettent un crime.
+
+OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le
+permettais, je te dirais mon avis.
+
+L'AUMONIER. Parle.
+
+OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature,
+contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à
+tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et
+sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure
+aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande
+et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas.
+Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant,
+pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à
+lui. Sur quoi ce droit serait­il fondé ? Ne vois­tu pas qu'on a
+confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée,
+ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on
+échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose
+qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté,
+volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se
+donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et
+qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son
+caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi
+générale des êtres. Rien, en effet, te paraît­il plus insensé qu'un
+précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une
+constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du
+mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ;
+qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un
+même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à
+la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres
+qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied
+d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? Crois­moi,
+vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je
+ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il
+n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à
+nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises,
+et ils feraient peut­être celle de les croire. Hier, en soupant, tu
+nous as entretenus de magistrats et de prêtres ; je ne sais quels sont
+ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité
+règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du
+mal ? Peuvent­ils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce
+qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des
+actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ? Tu
+ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux,
+ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à
+ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ;
+et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de
+conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois
+maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre
+jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce
+fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet
+animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on
+ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et
+où en serais­tu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux,
+s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même
+chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au
+prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour
+satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand
+ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que
+tu renonces à la nature. Et sais­tu ce qui en arrivera ? c'est que tu
+les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni
+citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec
+toutes les sortes d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté
+par ton coeur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux,
+comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et
+que tu t'écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! Veux­tu savoir,
+en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? Attache­toi
+à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton
+semblable ; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière
+et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien,
+soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou
+retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien
+soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu
+ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras
+les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et
+par les remords ; tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les
+esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à
+éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait,
+ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi
+sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un
+jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur
+permission, avec une jeune fille ?
+
+L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais.
+
+OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se
+donne­t­elle point à un autre ?
+
+L'AUMONIER. Rien n'est plus commun.
+
+OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent,
+ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s'ils ne sévissent
+pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par
+une défense inutile.
+
+L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont
+châtiés par le blâme général.
+
+OROU. C'est-à-dire que la justice s'exerce par le défaut de sens
+commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui
+supplée aux lois.
+
+L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari.
+
+OROU. Déshonorée ! et pourquoi ?
+
+L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée.
+
+OROU. Méprisée ! et pourquoi ?
+
+L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur.
+
+OROU. Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ?
+
+L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage
+est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme.
+
+OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là ! et
+encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de
+disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de
+donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en
+séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme,
+on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est
+jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on
+s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en
+imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à
+leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles
+étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et
+négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront
+à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous
+toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu
+parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont
+votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou
+d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou
+d'infortunés, qui sont eux­mêmes les instruments de leur supplice, en
+s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait
+étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en qui la
+nature ne réclame pas ses droits.
+
+L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?
+
+OROU. Nous nous marions.
+
+L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ?
+
+OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un
+même lit, tant que nous nous y trouvons bien.
+
+L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ?
+
+OROU. Nous nous séparons.
+
+L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ?
+
+OROU. O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la
+profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un
+enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de
+larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un
+homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et
+de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et
+publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de
+force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans
+Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur,
+un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari
+dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants
+qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant
+la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible,
+les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près
+un nombre égal de filles et de garçons.
+
+L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de
+rendre service.
+
+OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des
+vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut
+les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est
+nombreuse, plus elle est riche.
+
+
+L'AUMONIER. Une sixième partie !
+
+OROU. C'est un moyen sûr d'encourager la population, et d'intéresser
+au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants.
+
+L'AUMONIER. Vos époux se reprennent ils quelquefois ?
+
+OROU. Très souvent ; cependant la durée la plus courte d'un mariage
+est d'une lune à l'autre.
+
+L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la
+cohabitation est au moins de neuf mois ?
+
+OROU. Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit son enfant
+partout.
+
+L'AUMONIER. Tu m'as parlé d'enfants qu'une femme apporte en dot à son
+mari.
+
+OROU. Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils
+marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'être
+forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les
+emmènera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa
+femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d'un
+quatrième.
+
+L'AUMONIER. De lui ?
+
+OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles
+sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et beaux, plus ils
+sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes
+de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant
+l'âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les
+garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire
+l'importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui
+as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais,
+Thia, à quoi penses­tu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as
+dix­neuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n'en as
+point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes
+jeunes ans, que feras­tu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu
+aies quelques défauts qui éloignent de toi les hommes. Corrige-toi,
+mon enfant : à ton âge, j'avais été trois fois mère.
+
+L'AUMONIER. Quelles précautions prenez­vous pour garder vos filles et
+vos garçons adolescents ?
+
+OROU. C'est l'objet principal de l'éducation domestique et le point le
+plus important des moeurs publiques. Nos garçons, jusqu'à l'âge de
+vingt-deux ans, deux ou trois ans au-delà de la puberté, restent
+couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite
+chaîne. Avant que d'être nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans
+un voile blanc. Ôter sa chaîne, relever son voile, est une faute qui
+se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure
+les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa
+force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l'effusion
+fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au
+moment où la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturité propre
+à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec
+utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l'ongle du
+doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa
+fille. L'un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l'autre,
+se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter
+ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au
+garçon les filles, à la fille les garçons qu'ils doivent préférer.
+C'est une grande fête que celle de l'émancipation d'une fille ou d'un
+garçon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garçons se
+rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant
+toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour,
+elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où
+l'on danse et où l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la
+course. On déploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et
+dans toutes les attitudes. Si c'est un garçon, ce sont les jeunes
+filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et
+exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le
+reste de la cérémonie s'achève sur un lit de feuilles, comme tu l'as
+vu à ta descente parmi nous. À la chute du jour, la fille rentre dans
+la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a
+fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plaît.
+
+L'AUMONIER. Ainsi cette fête est ou n'est point un jour de mariage ?
+
+OROU. Tu l'as dit...
+
+A. Qu'est-ce que je vois là en marge ?
+
+B. C'est une note, où le bon aumônier dit que les préceptes des
+parents sur le choix des garçons et des filles étaient pleins de bon
+sens et d'observations très fines et très utiles ; mais qu'il a
+supprimé ce catéchisme, qui aurait paru, à des gens aussi corrompus et
+aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant
+toutefois que ce n'était pas sans regret qu'il avait retranché des
+détails où l'on aurait vu, premièrement, jusqu'où une nation, qui
+s'occupe sans cesse d'un objet important, peut être conduite dans ses
+recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ;
+secondement, la différence des idées de la beauté dans une contrée où
+l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple où
+elles sont appréciées d'après une utilité plus constante. Là, pour
+être belle, on exige un teint éclatant, un grand front, de grands
+yeux, des traits fins et délicats, une taille légère, une petite
+bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces
+éléments n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards
+s'attachent et que le désir poursuit, est celle qui promet beaucoup
+d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs,
+intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de
+commun entre la Vénus d'Athènes et celle de Tahiti ; l'une est Vénus
+galante, l'autre est Vénus féconde. Une Tahitienne disait un jour avec
+mépris à une autre femme du pays : « Tu es belle, mais tu fais de
+laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est
+moi que les hommes préfèrent. »
+
+Après cette note de l'aumônier, Orou continue.
+
+A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une prière à vous faire,
+c'est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle-Angleterre.
+
+B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la
+cinquième fois, fut traduite devant le tribunal de justice de
+Connecticut, près de Boston. La loi condamne toutes les personnes du
+sexe qui ne doivent le titre de mère qu'au libertinage à une amende,
+ou à une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende.
+Miss Polly, en entrant dans la salle où les juges étaient assemblés,
+leur tint ce discours :
+
+« Permettez­moi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis
+une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des
+avocats pour prendre ma défense, et je ne vous retiendrai pas
+longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez
+prononcer vous vous écartiez de la loi ; ce que j'ose espérer, c'est
+que vous daignerez implorer pour moi les bontés du gouvernement et
+obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquième fois que je
+parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j'ai payé des
+amendes onéreuses, deux fois j'ai subi une punition publique et
+honteuse parce que je n'ai pas été en état de payer. Cela peut être
+conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois
+des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères,
+et la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution. J'ose
+dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en elle-même et
+trop sévère envers moi. Je n'ai jamais offensé personne dans le lieu
+où je vis, et je défie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de
+pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort à un homme, à une femme,
+à un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe,
+alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j'ai mis cinq beaux
+enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait,
+je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour
+eux, si je n'avais pas payé des amendes qui m'en ont ôté les moyens.
+Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle
+contrée qui manque d'habitants ? Je n'ai enlevé aucun mari à sa femme,
+ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusée de ces
+procédés coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut être
+que le ministre à qui je n'ai point payé de droits de mariage. Mais
+est-ce ma faute ? J'en appelle à vous, Messieurs ; vous me supposez
+sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais
+l'honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j'ai
+vécu jusqu'à présent. J'ai toujours désiré et je désire encore de me
+marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite,
+l'industrie et l'économie convenables à une femme, comme j'en ai la
+fécondité. Je défie qui que ce soit de dire que j'aie refusé de
+m'engager dans cet état. Je consentis à la première et seule
+proposition qui m'en ait été faite ; j'étais vierge encore ; j'eus la
+simplicité de confier mon honneur à un homme qui n'en avait point ; il
+me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le
+connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied
+à vos côtés ; j'avais espéré qu'il paraîtrait aujourd'hui au tribunal
+et qu'il aurait intéressé votre pitié en ma faveur, en faveur d'une
+malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais été incapable de
+l'exposer à rougir en rappelant ce qui s'est passé entre nous. Ai­je
+tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La première
+cause de mes égarements, mon séducteur, est élevé au pouvoir et aux
+honneurs par ce même gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet
+et par l'infamie. On me répondra que j'ai transgressé les préceptes de
+la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de
+m'en punir ; vous m'avez déjà exclue de la communion de l'église, cela
+ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez
+m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes
+et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces réflexions ; je ne suis point
+un théologien, mais j'ai peine à croire que ce me soit un grand crime
+d'avoir donné le jour à de beaux enfants que Dieu a doués d'âmes
+immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la
+nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les
+célibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la
+séduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes
+filles comme je l'ai été, et qui les forcent à vivre dans l'état
+honteux dans lequel je vis au milieu d'une société qui les repousse et
+qui les méprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillité publique ;
+voilà des crimes qui méritent plus que le mien l'animadversion des
+lois. »
+
+Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ;
+ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son
+séducteur, instruit de ce qui s'était passé, sentit le remords de sa
+première conduite : il voulut la réparer ; deux jours après il épousa
+Miss Baker, et fit une honnête femme de celle dont cinq ans auparavant
+il avait fait une fille publique.
+
+A. Et ce n'est pas là un conte de votre invention ?
+
+B. Non.
+
+A. J'en suis bien aise.
+
+B. Je ne sais si l'abbé Raynal ne rapporte pas le fait et le discours
+dans son "Histoire du commerce des deux Indes".
+
+A. Ouvrage excellent et d'un ton si différent des précédents qu'on a
+soupçonné l'abbé d'y avoir employé des mains étrangères.
+
+B. C'est une injustice.
+
+A. Ou une méchanceté. On dépèce le laurier qui ceint la tête d'un
+grand homme et on le dépèce si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une
+feuille.
+
+B. Mais le temps rassemble les feuilles éparses et refait la couronne.
+
+A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a reçue de
+ses contemporains, et il est insensible à la réparation qu'il obtient
+de la postérité.
+
+
+CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI
+--------------------------------------------------------------------------
+
+OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que
+celui où sa grossesse est constatée ! Elle se lève ; elle accourt ;
+elle jette ses bras autour du cou de sa mère et de son père ; c'est
+avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et
+qu'ils apprennent cet événement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je
+suis grosse ! Est-il bien vrai ? Très vrai. Et de qui l'êtes-vous ? Je
+le suis d'un tel...
+
+L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le père de son enfant ?
+
+OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la durée de nos
+amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune à
+la lune suivante.
+
+L'AUMONIER. Et cette règle est bien scrupuleusement observée ?
+
+OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas
+long ; mais lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à la
+formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère.
+
+L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ?
+
+OROU. À celui des deux à qui il lui plaît de le donner : voilà tout
+son privilège ; et un enfant étant par lui-même un objet d'intérêt et
+de richesse, tu conçois que, parmi nous, les libertines sont rares, et
+que les jeunes garçons s'en éloignent.
+
+L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise.
+
+OROU. Nous en avons même de plus d'une sorte : mais tu m'écartes de
+mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant
+est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux,
+l'espérance que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle
+l'allégresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois
+concevoir quel prix nous attachons à la santé, à la beauté, à la
+force, à l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que
+nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser
+parmi nous. Toi qui as parcouru différentes contrées, dis-moi si tu as
+remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes
+que dans Tahiti ! Regarde­moi : comment me trouves­tu ? Eh bien ! il y
+a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus
+brave que moi ; aussi les mères me désignent­elles souvent à leurs
+filles.
+
+L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de
+ta cabane, que t'en revient­il ?
+
+OROU. Le quatrième, mâle ou femelle. Il s'est établi parmi nous une
+circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge
+et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de
+vos denrées qui n'en sont que le produit.
+
+L'AUMONIER. Je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs
+que j'ai rencontrés quelquefois ?
+
+OROU. Le signe de la stérilité, vice de naissance, ou suite de l'âge
+avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes, est une
+libertine, celui qui relève ce voile et s'approche de la femme
+stérile, est un libertin.
+
+L'AUMONIER. Et ces voiles gris ?
+
+OROU. Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile, et
+se mêle avec les hommes, est une libertine ; celui qui le relève, et
+s'approche de la femme malade, est un libertin.
+
+L'AUMONIER. Avez-vous des châtiments pour ce libertinage ?
+
+OROU. Point d'autres que le blâme.
+
+L'AUMONIER. Un père peut­il coucher avec sa fille, une mère avec son
+fils, un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ?
+
+
+OROU. Pourquoi non ?
+
+L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais
+l'adultère !
+
+OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste,
+adultère ?
+
+L'AUMONIER. Des crimes, des crimes énormes, pour l'un desquels l'on
+brûle dans mon pays.
+
+OROU. Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu m'importe.
+Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni
+par conséquent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous
+faut une règle plus sûre ; et quelle sera cette règle ? En connais­tu
+une autre que le bien général et l'utilité particulière ? A présent,
+dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire à ces deux fins de nos
+actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois
+publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est
+dit. Réponds­moi donc, qu'entends­tu par inceste ?
+
+L'AUMONIER. Mais un inceste...
+
+OROU. Un inceste ?... Y a­t­il longtemps que ton grand ouvrier sans
+tête, sans mains et sans outils, a fait le monde ?
+
+L'AUMONIER. Non.
+
+OROU. Fit­il toute l'espèce humaine à la fois ?
+
+L'AUMONIER. Il créa seulement une femme et un homme.
+
+OROU. Eurent­ils des enfants ?
+
+L'AUMONIER. Assurément.
+
+OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles,
+et que leur mère soit morte la première ; ou qu'ils n'aient eu que des
+garçons, et que la femme ait perdu son mari.
+
+L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un
+crime abominable, et parlons d'autre chose.
+
+OROU. Cela te plaît à dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras
+pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste.
+
+L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peut­être l'inceste ne blesse
+en rien la nature ; mais ne suffit­il pas qu'il menace la constitution
+politique ? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité
+d'un Etat, si toute une nation composée de plusieurs millions
+d'hommes, se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères de
+famille.
+
+OROU. Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, il y
+en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins.
+
+L'AUMONIER. Je crois cependant que, même ici, un fils couche rarement
+avec sa mère.
+
+OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une
+tendresse qui lui fasse oublier la disparité d'âge, et préférer une
+femme de quarante ans à une fille de dix-neuf.
+
+L'AUMONIER. Et le commerce des pères avec leurs filles ?
+
+OROU. Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu
+recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe à lui préparer sa dot en
+enfants.
+
+L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature
+a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti.
+
+OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la
+générosité de nos jeunes gens.
+
+L'AUMONIER. Pour les unions des frères et des soeurs, je ne doute pas
+qu'elles ne soient très communes.
+
+OROU. Et très approuvées.
+
+L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et
+de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente.
+
+OROU. Étranger ! tu manques de jugement et de mémoire : de jugement,
+car, partout où il y a défense, il faut qu'on soit tenté de faire la
+chose défendue et qu'on la fasse : de mémoire, puisque tu ne te
+souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues,
+qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des hommes,
+lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont
+reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île, où l'esclavage, est
+leur châtiment ; des filles précoces, qui relèvent leur voile blanc à
+l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans
+la cabane ; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant le temps
+prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs
+parents ; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des
+femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais
+dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance à toutes ces
+fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse
+particulière ou publique, unie dans nos têtes à l'idée de population,
+épure nos moeurs sur ce point.
+
+L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût
+de deux femmes ou de deux filles pour un même homme,
+n'occasionnent-ils point de désordres ?
+
+OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou
+celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute
+grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï
+qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie
+remarquée, c'est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids,
+que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n'en sommes pas
+fâchés.
+
+L'AUMONIER. Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ;
+mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si
+puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être
+assez faibles.
+
+OROU. Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement
+général, énergique et durable, l'intérêt. Mets la main sur la
+conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse
+sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur
+coeur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père
+qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un
+mari qui n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de
+toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera attaché à la
+conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son
+repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout
+ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la
+couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées
+dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille
+nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur
+institution, parce que leur conservation est toujours un
+accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune.
+
+L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan
+misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son
+cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin
+pour son boeuf.
+
+OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, à ton
+retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort ; et
+c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et
+l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ?
+Mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous
+abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en étonnez ; vous
+nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous
+remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus
+forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demandé
+d'argent ; nous ne nous sommes point jetés sur tes marchandises ; nous
+avons méprisé tes denrées : mais nos femmes et nos filles sont venues
+exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, tu nous auras
+laissé des enfants : ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre
+substance, à ton avis, n'en vaut­il pas bien un autre ? Et si tu veux
+en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de côtes
+à courir, et qu'à chaque vingt milles on te mette à pareille
+contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons
+de bras ; et nous t'en avons demandé. Nous avons des calamités
+épidemiques à réparer ; et nous t'avons employé à réparer le vide
+qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins à combattre, un
+besoin de soldats ; et nous t'avons prié de nous en faire : le nombre
+de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ;
+et nous t'avons associé à notre tâche. Parmi ces femmes et ces filles,
+il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont
+elles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. Nous avons
+à payer une redevance en hommes à un voisin oppresseur ; c'est toi et
+tes camarades qui nous défrayerez ; et dans cinq à six ans, nous lui
+enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. Plus robustes,
+plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil
+que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous
+avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus
+belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre.
+C'est un essai que nous avons tenté, et qui pourra nous réussir. Nous
+avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions
+tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi
+calculer. Va où tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme
+aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à
+rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te présente
+un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas
+de l'or, et qu'il prise le fer. Mais dis­moi donc pourquoi tu n'es pas
+vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui
+t'enveloppe de la tête aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses
+tomber sur tes épaules, où que tu ramènes sur tes oreilles ?
+
+AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une
+société d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus
+sacré de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point
+faire d'enfants.
+
+OUROU. Que faites vous donc ?
+
+AUMONIER. Rien.
+
+OROU. Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de
+toutes ?
+
+AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter.
+
+OROU. Ma première pensée était que la nature, quelque accident, ou un
+art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre
+semblable ; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que
+de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu était un homme, et
+un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle espérait que tes
+caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. A présent que j'ai
+compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir : Mais ma religion ! mais
+mon état ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du
+respect que les magistrats vous accordent ?
+
+L'AUMÔNIER. Je l'ignore.
+
+OROU. Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es
+librement condamné à ne le pas être ?
+
+L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer.
+
+OROU. Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ?
+
+L'AUMONIER. Non.
+
+OROU. J'en étais sûr. Avez vous aussi des moines femelles ?
+
+L'AUMONIER. Oui.
+
+OROU. Aussi sages que les moines mâles ?
+
+L'AUMONIER. Plus renfermées, elles sèches de douleur, périssent d'ennui.
+
+OROU. Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh ! le vilain pays !
+Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus
+barbares que nous.
+
+Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir
+l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après souper, le père et
+la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles,
+Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il
+s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais
+mon état ! que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords
+avec Asto, l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par
+honnêteté à la femme de son hôte.
+
+
+CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B
+-------------------------------------------
+
+A. J'estime cet aumônier poli.
+
+B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours
+d'Orou.
+
+A. Quoique un peu modelé à l'européenne.
+
+B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de
+son séjour dans Tahiti, et de la difficulté de mieux connaître les
+usages d'un peuple assez sage pour s'être arrêté de lui-même à la
+médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité
+lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'être mis à
+l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son
+innocence, son repos et sa félicité n'eussent rien à redouter d'un
+progrès trop rapide de ses lumières. Rien n'y était mal par l'opinion
+ou par la loi, que ce qui était mal de sa nature. Les travaux et les
+récoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriété y était
+très étroite ; la passion de l'amour, réduite à un simple appétit
+physique, n'y produisait aucun de nos désordres. L'île entière offrait
+l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait
+les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par
+protester que ces Tahitiens seront toujours présents à sa mémoire,
+qu'il avait été tenté de jeter ses vêtements dans le vaisseau et de
+passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se
+repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait.
+
+A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à tirer des moeurs et
+des usages bizarres d'un peuple non civilisé ?
+
+B. Je vois qu'aussitôt que quelques causes physiques, telles, par
+exemple, que la nécessité de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en
+jeu la sagacité de l'homme, cet élan le conduit bien au-delà du but,
+et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l'océan sans
+bornes des fantaisies, d'où l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux
+Tahitien s'arrêter où il en est ! Je vois qu'excepté dans ce recoin
+écarté de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en
+aura peut­être jamais nulle part.
+
+A. Qu'entendez­vous donc par des moeurs ?
+
+B. J'entends une soumission générale et une conduite conséquente à des
+lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont
+bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les
+lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition
+d'une société, il n'y a point de moeurs. Or comment voulez­vous que
+les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire
+des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et
+vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la
+nature, le code civil, et le code religieux, et contraints
+d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais été
+d'accord ; d'où il est arrivé qu'il n'y a eu dans aucune contrée,
+comme Orou l'a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux.
+
+A. D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les
+rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse
+devient peut­être superflue ; et que la loi civile ne doit être que
+l'énonciation de la loi de nature.
+
+B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire
+des bons.
+
+A. Ou que, si l'on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il
+faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la
+première, que nous apportons gravée au fond de nos coeurs, et qui sera
+toujours la plus forte.
+
+B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une
+similitude d'organisation avec d'autres êtres, les mêmes besoins, de
+l'attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes
+peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la
+morale qui lui convient.
+
+A. Cela n'est pas aisé.
+
+B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple
+le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu
+scrupuleusement à la loi de nature, plus voisin d'une bonne
+législation qu'aucun peuple civilisé.
+
+A. Parce qu'il lui est plus facile de se défaire de son trop de
+rusticité, qu'à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus.
+
+B. Surtout ceux qui tiennent à l'union de l'homme avec la femme.
+
+A. Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons
+bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu'elle nous
+répondra sur ce point.
+
+B. J'y consens.
+
+A. Le mariage est-il dans la nature ?
+
+B. Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde
+à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une
+femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en
+conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable,
+qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage
+est dans la nature.
+
+A. Je le pense comme vous ; car cette préférence se remarque non
+seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans les autres espèces
+d'animaux : témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même
+femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le
+titre de mari. Et la galanterie ?
+
+B. Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques
+ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, soit à la femelle,
+pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus
+importante et la plus générale des jouissances ; la galanterie est
+dans la nature.
+
+A. Je le pense comme vous. Témoin toute cette diversité de
+gentillesses pratiquées par le mâle pour plaire à la femelle et par la
+femelle pour irriter la passion et fixer le goût du mâle. Et la
+coquetterie ?
+
+B. C'est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu'on ne sent
+pas, et à promettre une préférence qu'on n'accordera point. Le mâle
+coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du mâle :
+jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les plus funestes ;
+manège ridicule, dont le trompeur et le trompé sont également châtiés
+par la perte des instants les plus précieux de leur vie.
+
+A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ?
+
+B. Je ne dis pas cela.
+
+A. Et la constance ?
+
+B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou à
+l'aumônier. Pauvre vanité de deux enfants qui s'ignorent eux-mêmes,
+et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilité de tout ce qui
+les entoure !
+
+A. Et la fidélité, ce rare phénomène ?
+
+B. Presque toujours l'entêtement et le supplice de l'honnête homme et
+de l'honnête femme dans nos contrées ; chimère à Tahiti.
+
+A. La jalousie ?
+
+B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ;
+sentiment injuste de l'homme ; conséquence de nos fausses moeurs, et
+d'un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant,
+et libre.
+
+A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ?
+
+B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la
+nature.
+
+A. Le jaloux est sombre.
+
+B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience.
+
+A. La pudeur ?
+
+B. Mais vous m'engagez là dans un cours de morale galante. L'homme ne
+veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances. Celles de
+l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait à la merci de
+son ennemi. Voilà tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la
+pudeur : le reste est d'institution. L'aumônier remarque, dans un
+troisième morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne
+rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui à côté
+de sa femme, au milieu de ses filles ; et que celles­ci en sont
+spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la
+femme devint la propriété de l'homme, et que la jouissance furtive fut
+regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue,
+bienséance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre
+les deux sexes, des barrières qui empêchassent de s'inviter
+réciproquement à la violation des lois qu'on leur avait imposées, et
+qui produisirent souvent un effet contraire, en échauffant
+l'imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres
+plantés autour de nos palais, et un vêtement de cou qui cache et
+montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaître un
+retour secret vers la forêt, et un appel à la liberté première de
+notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te
+caches­tu ? de quoi es­tu honteux ? fais­tu le mal, quand tu cèdes à
+l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présente­toi
+franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, reçois-le
+avec la même franchise.
+
+A. Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il
+est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien.
+
+B. Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié de la
+vie d'un homme de génie.
+
+A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet élan pernicieux de l'esprit
+humain, contre lequel vous vous êtes récrié tout à l'heure, en est
+d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interrogé pourquoi les
+hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux
+hommes, répondit qu'il était naturel de demander à celui qui pouvait
+toujours accorder.
+
+B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingénieuse que solide. La
+nature, indécente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers
+l'autre et dans un état de l'homme triste et sauvage qui se conçoit et
+qui peut­être n'existe nulle part...
+
+A. Pas même à Tahiti ?
+
+B. Non... l'intervalle qui séparerait un homme d'une femme serait
+franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient,
+s'ils se poursuivent, s'ils s'évitent, s'ils s'attaquent, s'ils se
+défendent, c'est que la passion, inégale dans ses progrès, ne
+s'applique pas en eux de la même force. D'où il arrive que la volupté
+se répand, se consomme et s'éteint d'un côté, lorsqu'elle commence à
+peine à s'élever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous
+deux. Voilà l'image fidèle de ce qui se passerait entre deux êtres
+libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a
+connu, par l'expérience ou l'éducation, les suites plus ou moins
+cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne à l'approche de
+l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent,
+et il obéit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les
+écouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte,
+de l'enivrer et de la séduire. L'homme conserve toute son impulsion
+naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers
+l'homme, dirait un géomètre, est en raison composée de la directe de
+la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique
+d'une multitude d'éléments divers dans nos sociétés ; éléments qui
+concourent presque tous à accroître la pusillanimité d'un sexe et la
+durée de la poursuite de l'autre. C'est une espèce de tactique où les
+ressources de la défense et les moyens de l'attaque ont marché sur la
+même ligne. On a consacré la résistance de la femme ; on a attaché
+l'ignominie à la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une
+injure légère dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cités.
+
+A. Mais comment est­il arrivé qu'un acte dont le but est si solennel,
+et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que
+le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu
+la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ?
+
+B. Orou l'a fait entendre dix fois à [-l'aumônier : écoutez­le donc
+encore, et tâchez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui
+a converti la possession de la femme en une propriété. Par les moeurs
+et les usages, qui ont surchargé de conditions l'union conjugale. Par
+les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de
+formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des
+fortunes et des rangs a institué des convenances et des
+disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune à toutes les
+sociétés subsistantes, où la naissance d'un enfant, toujours regardée
+comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et
+plus sûrement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par
+les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur
+intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont
+attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n'étaient
+susceptibles d'aucune moralité. Combien nous sommes loin de la nature
+et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut être détruit : on aura
+beau le contrarier par des obstacles, il durera. Écrivez tant qu'il
+vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du
+sage Marc­Aurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est
+un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre
+inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne
+cessera de réclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos
+caractères effrayants disparaîtront à nos yeux. Gravez sur le marbre :
+Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaîtras que ta
+femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez
+pas d'accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos
+défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me
+dénaturer.
+
+A. Que le code des nations serait court, si on le conformait
+rigoureusement à celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs
+épargnés à l'homme !
+
+B. Voulez­vous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre
+misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit
+au­dedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé dans la
+caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme
+naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et
+artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est
+tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse
+gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de
+gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe
+et l'abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent
+l'homme à sa première simplicité.
+
+A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes.
+
+B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces
+vertus conventionnelles ? Dans la misère, l'homme est sans remords ;
+dans la maladie, la femme est sans pudeur.
+
+A. Je l'ai remarqué.
+
+B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage,
+c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas à pas les
+progrès de l'état de maladie à l'état de convalescence et de l'état de
+convalescence à l'état de santé. Le moment où l'infirmité cesse est
+celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec
+désavantage pour l'intrus.
+
+A. Il est vrai. J'ai moi­même éprouvé que l'homme naturel avait dans
+la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et
+moral. Mais enfin, dites­moi, faut­il civiliser l'homme, ou
+l'abandonner à son instinct ?
+
+B. Faut­il vous répondre net ?
+
+A. Sans doute.
+
+B. Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisez­le ;
+empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature ;
+faites­lui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements
+de mille obstacles ; attachez­lui des fantômes qui l'effraient ;
+éternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit
+toujours enchaîné sous les pieds de l'homme moral. Le voulez­vous
+heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez
+d'incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ;
+et demeurez à jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour
+eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous
+l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et
+religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou
+vous y verrez l'espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug
+qu'une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiez­vous de
+celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre
+le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les
+seuls à qui la flatterie des législateurs n'en ait point encore
+imposé...
+
+A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ?
+
+B. J'en appelle à l'expérience ; et je gage que leur barbarie est
+moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses
+compensent ici l'atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant
+de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude
+de ressorts épars et isolés. Sans doute, s'il arrivait à quelques-uns
+de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se
+briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d'une sagesse
+profonde et d'un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa
+une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts
+furent rendus agissants, réagissant les uns contre les autres, sans
+cesse fatigués ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'état de
+législation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de
+nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction de
+petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines
+vinrent à se heurter avec violence !
+
+A. Ainsi vous préféreriez l'état de nature brute et sauvage ?
+
+B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs
+fois l'homme des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et
+qu'on n'a jamais vu l'homme de la forêt se vêtir et s'établir dans la
+ville.
+
+A. Il m'est venu souvent dans la pensée que la somme des biens et des
+maux était variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le
+malheur d'une espèce animale quelconque avait sa limite qu'elle ne
+pouvait franchir, et que peut­être nos efforts nous rendaient en
+dernier résultat autant d'inconvénient que d'avantage ; en sorte que
+nous nous étions bien tourmentés pour accroître les deux membres d'une
+équation, entre lesquels il subsistait une éternelle et nécessaire
+égalité. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme
+civilisé ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage.
+
+B. Et si la durée d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus
+ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ?
+
+A. Je vois qu'à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes
+d'autant plus méchants et plus malheureux qu'ils sont plus civilisés ?
+
+B. Je ne parcourrai pas toutes les contrées de l'univers ; mais je
+vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme
+heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de
+l'Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont
+occupés à le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement.
+
+A. À Venise, peut­être ?
+
+B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle
+part moins de lumières acquises, moins de moralité artificielle, et
+moins de vices et de vertus chimériques.
+
+A. Je ne m'attendais pas à l'éloge de ce gouvernement.
+
+B. Aussi ne le fais­je pas. Je vous indique une espèce de
+dédommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et
+préconisé.
+
+A. Pauvre dédommagement !
+
+B. Peut­être. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajouté une corde
+à la lyre de Mercure.
+
+A. Et cette défense est une satire sanglante de leurs premiers
+législateurs. C'est la première corde qu'il fallait couper.
+
+B. Vous m'avez compris. Partout où il y a une lyre, il y a des
+cordes. Tant que les appétits naturels seront sophistiqués, comptez
+sur des femmes méchantes.
+
+A. Comme la Reymer.
+
+B. Sur des hommes atroces.
+
+A. Comme Gardeil.
+
+B. Et sur des infortunés à propos de rien.
+
+A. Comme Tauié, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et
+madame de La Carlière. Il est certain qu'on chercherait inutilement
+dans Tahiti des exemples de la dépravation des deux premiers, et du
+malheur des trois derniers. Que ferons­nous donc ? reviendrons­nous à
+la nature ? nous soumettrons­nous aux lois ?
+
+B. Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les
+réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son
+autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à
+enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvénients à être fou avec
+des fous, qu'à être sage tout seul. Disons­nous à nous­mêmes, crions
+incessamment qu'on a attaché la honte, le châtiment et l'ignominie à
+des actions innocentes en elles­mêmes ; mais ne les commettons pas,
+parce que la honte, le châtiment et l'ignominie sont les plus grands
+de tous les maux. Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage
+dans Tahiti.
+
+A. Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on
+est.
+
+B. Et surtout être honnête et sincère jusqu'au scrupule avec des êtres
+fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux
+avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce brouillard épais,
+qu'est­il devenu ?
+
+A. Il est retombé.
+
+B. Et nous serons encore libres, cet après­dîner, de sortir ou de
+rester ?
+
+A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous.
+
+B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les
+rencontrer à travers son chemin.
+
+A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumônier et d'Orou ?
+
+B. À votre avis qu'en diraient­elles ?
+
+A. Je n'en sais rien.
+
+B. Et qu'en penseraient­elles ?
+
+A. Peut­être le contraire de ce qu'elles en diraient.
+
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+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SUPPLEMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE ***
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+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
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+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
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+ 2500 2000 December
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+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
+ways.
+
+Donations by check or money order may be sent to:
+
+Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+PMB 113
+1739 University Ave.
+Oxford, MS 38655-4109
+
+Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
+method other than by check or money order.
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
+the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
+
+We need your donations more than ever!
+
+You can get up to date donation information online at:
+
+http://www.gutenberg.net/donation.html
+
+
+***
+
+If you can't reach Project Gutenberg,
+you can always email directly to:
+
+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
+
+We would prefer to send you information by email.
+
+
+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
+Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
+They tell us you might sue us if there is something wrong with
+your copy of this eBook, even if you got it for free from
+someone other than us, and even if what's wrong is not our
+fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
+disclaims most of our liability to you. It also tells you how
+you may distribute copies of this eBook if you want to.
+
+*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
+By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
+eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
+this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
+a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
+sending a request within 30 days of receiving it to the person
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+is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
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+ if you wish, distribute this eBook in machine readable
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+ processing or hypertext software, but only so long as
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+ does *not* contain characters other than those
+ intended by the author of the work, although tilde
+ (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
+ be used to convey punctuation intended by the
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+ the case, for instance, with most word processors);
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