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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/6501-0.txt b/6501-0.txt new file mode 100644 index 0000000..c7265b1 --- /dev/null +++ b/6501-0.txt @@ -0,0 +1,2245 @@ +Project Gutenberg's Supplement au Voyage de Bougainville, by Denis Diderot + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Supplement au Voyage de Bougainville + +Author: Denis Diderot + +Posting Date: November 9, 2012 [EBook #6501] +Release Date: September, 2004 +First Posted: December 24, 2002 + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUPPL. AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** + + + + +Produced by Claude Decoret and Laurent de Guillou + + + + + + + + + + + +SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE + + + +CHAPITRE I - JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE +----------------------------------------------- + +A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et +qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole. + +B. Qu'en savez-vous ? + +A. Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres +voisins. + +B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie +inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée +d'humidité, retombe sur la terre ? + +A. Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la +région supérieure où l'air est moins dense, et peut, comme disent les +chimistes, n'être pas saturé ? + +B. Il faut attendre. + +A. En attendant, que faitesÂvous ? + +B. Je lis. + +A. Toujours ce voyage de Bougainville ? + +B. Toujours. + +A. Je n'entends rien à cet hommeÂlà . L'étude des mathématiques, qui +suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ; +et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et retirée +au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur. + +B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si +vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, +resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez +faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de +l'univers sur notre parquet. + +A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère +de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements +de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas +délicats ; il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce +qu'aux inconstances de l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est +aimable et gai : c'est un véritable Français lesté, d'un bord, d'un +traité de calcul différentiel et intégral, et de l'autre, d'un voyage +autour du globe. + +B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué, +et s'applique après s'être dissipé. + +A. Que pensezÂvous de son Voyage ? + +B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, +j'en rapporterais l'avantage à trois points principaux : une meilleure +connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de +sûreté sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main, et plus de +correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec +les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la +philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d'oeil prompt qui +saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la +circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s'éclairer et +d'instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, +de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle. + +A. Et son style ? + +B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté, +surtout quand on possède la langue des marins. + +A. Sa course a été longue ? + +B. Je l'ai tracée sur ce globe. VoyezÂvous cette ligne de points rouges ? + +A. Qui part de Nantes ? + +B. Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, +serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend des +Philippines à la NouvelleÂHollande, rase Madagascar, le cap de +BonneÂEspérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes +d'Afrique, et rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où le +navigateur s'est embarqué. + +A. Il a beaucoup souffert ? + +B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de +l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des +mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après +avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par +maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné vienne, son +bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds +d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre +impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté !... + +A. Un crime digne de châtiment. + +B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté. + +A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes +n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outreÂmer, que +des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis +d'humanité, et capables de compatir... + +B. C'est bien là ce qui les soucie ! + +A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville. + +B. Beaucoup. + +A. N'assureÂtÂil pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, +et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le +péril de cette familiarité ? + +B. D'autres l'avaient dit avant lui. + +A. Comment expliqueÂtÂil le séjour de certains animaux dans des îles +séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui +estÂce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le +serpent ? + +B. Il n'explique rien ; il atteste le fait. + +A. Et vous, comment l'expliquezÂvous ? + +B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de +terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul +phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la +direction de la masse des eaux qui les a séparés. + +A. Comment cela ? + +B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous +amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, +voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du +lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande +qui estÂce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait +autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennentÂils en se +multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ? + +A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peutÂêtre une première +époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire +d'origine. + +B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ; +l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds +d'une prêtresse. + +A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a +recours à la castration des mâles... + +B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une +cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit +des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez +constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se +fortifient et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois +civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales +se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins. + +A. C'est une des palingénésies les plus funestes. + +B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre. + +A. N'étaitÂil pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des +jésuites ? + +B. Oui. + +A. Qu'en ditÂil ? + +B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que +ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves +indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient +condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur +avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous +l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération +profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en +frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, +et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre +entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu +l'autorité. + +A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine +ont tant fait de bruit ? + +B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent +en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la +hauteur de cinq pieds cinq à six pouces ; n'ayant d'énorme que leur +corpulence, la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs +membres. Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de +lui, comment l'homme laisseraitÂil une juste proportion aux objets, +lorsqu'il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et +la peine qu'il s'est donnée pour les aller voir au loin ? + +A. Et des sauvages, qu'en penseÂtÂil ? + +B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les +bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque +quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son +repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une prétention commune à la +même propriété. L'homme civilisé a une prétention commune, avec +l'homme civilisé, à la possession d'un champ dont ils occupent les +deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux. + +A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la +possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions, et la +cause de la plus ancienne des guerres... AvezÂvous vu le Tahitien que +Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce paysÂci ? + +B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il +aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eût +imposé sur la longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par +le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à +l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la +véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien +établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui +vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui +faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet +tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, +il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses +organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons +nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis +pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du +goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture, +j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi ; +résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ; +effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités +dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver +ailleurs. + +A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il +croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la +Beauce ? + +B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu +aux frais et à la sûreté de son retour. + +A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes +frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur dirasÂtu de nous ? + +B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas. + +A. Pourquoi peu de choses ? + +B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue +aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées. + +A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ? + +B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux +prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous. + +A. En vérité ? + +B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés +sont des machines si compliquées ! Le Tahitien touche à l'origine du +monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le +sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à +l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y +voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves +qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui +le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments. + +A. EstÂce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ? + +B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la +sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son +Voyage. + +A. Et où trouveÂtÂon ce supplément ? + +B. Là , sur cette table. + +A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ? + +B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez. + +A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur +du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir +tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois +bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue ! + +B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et +allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs. +Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces gensÂlà . + +A. Comment Bougainville aÂtÂil compris ces adieux prononcés dans une +langue qu'il ignorait ? + +B. Vous le saurez. + + +CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD +------------------------------------- + +C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. +À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur +eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils +l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son +silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait +en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de +Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le +rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre +leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et +dit : « Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de +l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un +jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau +de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celuiÂci, dans une +main, et le fer qui pend au côté de celuiÂlà , dans l'autre, vous +enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à +leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi +vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin +de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai +point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'échapper à un +funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le +conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. » + +Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : + +« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton +vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; +et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct +de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici +tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction +du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu +as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des +fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es +devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous +vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de +votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre +terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un +démon : qui esÂtu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui +entends la langue de ces hommesÂlà , disÂnous à tous, comme tu me l'as +dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays +est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis +le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il +gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce +pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penseraisÂtu ? Tu es le plus +fort ! Et qu'estÂce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des +méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, +tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton +coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu +souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! +Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et +mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien +est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu +sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommesÂnous jetés +sur ta personne ? -avonsÂnous pillé ton vaisseau ? t'avonsÂnous saisi +et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avonsÂnous associé dans nos +champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en +toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes +que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles +notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est +nécessaire et bon, nous le possédons. SommesÂnous dignes de mépris, +parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? +Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous +avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos +cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras +ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres +sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité +de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous +persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finironsÂnous +de travailler ? Quand jouironsÂnous ? Nous avons rendu la somme de nos +fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, +parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée +t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisseÂnous reposer : ne +nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus +chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et +robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, +fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide +un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je +le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je +perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une +heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai +quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux +Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu +nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à +laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la +vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre, tu as infecté notre +sang. Il nous faudra peutÂêtre exterminer de nos propres mains nos +filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; +celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang +impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, +condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et +aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants. +Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les +funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour +en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! asÂtu l'idée d'un plus +grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui +tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du +lâche qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait à ce +dernier ; et disÂnous, empoisonneur de nations, le supplice que tu +mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait +avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait +avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son +voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et +d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son +frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, +au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre +les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix +secrète de ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la +maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si +douces, sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui +est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce +qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles +rougissent. EnfonceÂtoi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la +compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples +Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand +jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourraisÂtu mettre à +la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils +pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau +citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et +pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni +vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t'esÂtu +montré parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. À peine esÂtu descendu +dans notre terre, qu'elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta +rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en criant : Talo ! ami, +ami ; vous l'avez tué. Et pourquoi l'avezÂvous tué ? parce qu'il avait +été séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait +ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa +cabane : et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait +pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme +meurtrière, la terreur s'est emparée de lui ; et il s'est enfui dans +la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre ; +crois qu'en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi +les aiÂje apaisés ? pourquoi les aiÂje contenus ? pourquoi les +contiensÂje encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne mérites +aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva +jamais. Tu t'es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été +respecté ; tu as joui de tout ; tu n'as trouvé sur ton chemin ni +barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on étalait devant +toi l'abondance du pays. AsÂtu voulu de jeunes filles ? excepté celles +qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur +gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà , +possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, +pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les +musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n'a troublé la douceur, +ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté +l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre +enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé +autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme, +après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué +son frère, son ami, son père, peutÂêtre. Tu as fait pis encore ; +regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces +armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, voisÂles tournées contre +nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos +plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois +le désespoir de leurs mères : c'est là qu'elles sont condamnées à +périr ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as +donné. ÉloigneÂtoi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des +spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables +qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en +t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans +vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n'entendent +à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa +fureur blanchit une rive déserte ! » À peine eutÂil achevé, que la +foule des habitants disparut : un vaste silence régna dans toute +l'étendue de l'île ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des +vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte : on +eût dit que l'air et la mer, sensibles à la voix du vieillard, se +disposaient à lui obéir. + +B. Eh bien ! qu'en pensezÂvous ? + +A. Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi +d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des +tournures européennes. + +B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de +l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez cet +Orou qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue +espagnole s'était conservé de temps immémorial. Orou avait écrit en +espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie +à la main, tandis que le Tahitien la prononçait. + +A. Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce +fragment ; mais ce n'est pas là tout ; et ma curiosité pour le reste +n'est pas légère. + +B. Ce qui suit, peutÂêtre, vous intéressera moins. + +A. N'importe. + +B. C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un habitant de +l'île. + +A. Orou ? + +B. LuiÂmême. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti, +un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur les eaux ; en un +instant son bâtiment en fut environné ; de quelque côté qu'il tournât +ses regards, il voyait des démonstrations de surprise et de +bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les +bras ; on s'attachait à des cordes ; on gravissait contre les +planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage, +d'où les cris étaient répondus ; les habitants de l'île accouraient ; +les voilà tous à terre : on s'empare des hommes de l'équipage ; on se +les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les +tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient +les joues de leurs mains. PlacezÂvous là  ; soyez témoin, par pensée, +de ce spectacle d'hospitalité ; et ditesÂmoi comment vous trouvez +l'espèce humaine. + +A. Très belle. + +B. Mais j'oublierais peutÂêtre de vous parler d'un événement assez +singulier. Cette scène de bienveillance et d'humanité fut troublée +tout à coup par les cris d'un homme qui appelait à son secours ; +c'était le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes +Tahitiens s'étaient jetés sur lui, l'avaient étendu par terre, le +déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité. + +A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes ?... + +B. Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en +homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps d'une +longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier coup +d'oeil. Elle était née en Bourgogne ; elle s'appelait Barré ; ni +laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était jamais sortie de +son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du +globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage. + +A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes. + + +CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU +-------------------------------------------------- + +B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de +Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le +Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six +ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto, +Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les +mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. +Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté +avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles +nues, et lui dit : + +-- Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu +dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. +Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ; +mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune +de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. + +La mère ajouta : -- Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre +Thia ! ce n'est pas sa faute. + +L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et +l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. + +Orou répliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu +appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle +t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine +maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes +semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants +te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon +accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de +plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais +ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te +propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton +hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les +moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les +vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né +aÂtÂelle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes +moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peutÂelle +nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les +tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ; +j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que +tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ; +mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le +souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu +n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton +dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes +filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne +action, ne te suffiraitÂil pas ? Sois généreux ! + +L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également +belles ; mais ma religion ! mais mon état ! + +OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles, +et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que +la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les +accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr +que je connais et que je respecte les droits des personnes. + +Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne +l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il +s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables +suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses +mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui +disait : Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne +m'afflige pas ! HonoreÂmoi dans la cabane et parmi les miens ; +élèveÂmoi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a +déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a +point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rendsÂmoi mère ; +faisÂmoi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à +côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon +sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque +je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peutÂêtre +plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu +m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute +ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous +le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce +rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu +sois arrivé dans ton pays. + +Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait +sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle +pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il +resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon +état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille, +qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses +soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur +reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées, +rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles +embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils +déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec +l'aumônier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je +te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot +religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ? + +L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit : +Qui estÂce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ? + +OROU. C'est moi. + +L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme +est l'ouvrage d'un ouvrier. + +OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Où fait-il sa demeure ? + +L'AUMÔNIER. Partout. + +OROU. Ici même ! + +L'AUMÔNIER. Ici. + +OROU. Nous ne l'avons jamais vu. + +L'AUMÔNIER. On ne le voit pas. + +OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a +du moins l'âge de son ouvrage. + +L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres ; il leur a +donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être +honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur +en a défendu d'autres, comme mauvaises. + +OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme +mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi +donc aÂtÂil fait deux sexes ? + +L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après +certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme +appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme +appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui. + +OROU. Pour toute leur vie ? + +L'AUMONIER. Pour toute leur vie. + +OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre +que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... +mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là , et que cela lui +déplaît, il sait les en empêcher. + +L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de +Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la +loi du pays ; et ils commettent un crime. + +OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le +permettais, je te dirais mon avis. + +L'AUMONIER. Parle. + +OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, +contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à +tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et +sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure +aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande +et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. +Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, +pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à +lui. Sur quoi ce droit seraitÂil fondé ? Ne voisÂtu pas qu'on a +confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, +ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on +échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose +qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté, +volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se +donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et +qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son +caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi +générale des êtres. Rien, en effet, te paraîtÂil plus insensé qu'un +précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une +constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du +mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; +qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un +même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à +la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres +qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied +d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? CroisÂmoi, +vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je +ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il +n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à +nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, +et ils feraient peutÂêtre celle de les croire. Hier, en soupant, tu +nous as entretenus de magistrats et de prêtres ; je ne sais quels sont +ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité +règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du +mal ? PeuventÂils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce +qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des +actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ? Tu +ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, +ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à +ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ; +et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de +conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois +maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre +jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce +fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet +animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on +ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et +où en seraisÂtu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux, +s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même +chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au +prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour +satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand +ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que +tu renonces à la nature. Et saisÂtu ce qui en arrivera ? c'est que tu +les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni +citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec +toutes les sortes d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté +par ton coeur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux, +comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et +que tu t'écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! VeuxÂtu savoir, +en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? AttacheÂtoi +à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton +semblable ; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière +et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien, +soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou +retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien +soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu +ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras +les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et +par les remords ; tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les +esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à +éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait, +ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi +sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un +jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur +permission, avec une jeune fille ? + +L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais. + +OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se +donneÂtÂelle point à un autre ? + +L'AUMONIER. Rien n'est plus commun. + +OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent, +ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s'ils ne sévissent +pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par +une défense inutile. + +L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont +châtiés par le blâme général. + +OROU. C'est-à -dire que la justice s'exerce par le défaut de sens +commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui +supplée aux lois. + +L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari. + +OROU. Déshonorée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée. + +OROU. Méprisée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur. + +OROU. Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage +est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme. + +OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là  ! et +encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de +disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de +donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en +séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, +on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est +jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on +s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en +imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à +leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles +étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et +négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront +à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous +toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu +parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont +votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou +d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou +d'infortunés, qui sont euxÂmêmes les instruments de leur supplice, en +s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait +étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en qui la +nature ne réclame pas ses droits. + +L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ? + +OROU. Nous nous marions. + +L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ? + +OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un +même lit, tant que nous nous y trouvons bien. + +L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ? + +OROU. Nous nous séparons. + +L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ? + +OROU. O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la +profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un +enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de +larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un +homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et +de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et +publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de +force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans +Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, +un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari +dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants +qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant +la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, +les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près +un nombre égal de filles et de garçons. + +L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de +rendre service. + +OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des +vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut +les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est +nombreuse, plus elle est riche. + + +L'AUMONIER. Une sixième partie ! + +OROU. C'est un moyen sûr d'encourager la population, et d'intéresser +au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants. + +L'AUMONIER. Vos époux se reprennent ils quelquefois ? + +OROU. Très souvent ; cependant la durée la plus courte d'un mariage +est d'une lune à l'autre. + +L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la +cohabitation est au moins de neuf mois ? + +OROU. Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit son enfant +partout. + +L'AUMONIER. Tu m'as parlé d'enfants qu'une femme apporte en dot à son +mari. + +OROU. Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils +marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'être +forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les +emmènera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa +femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d'un +quatrième. + +L'AUMONIER. De lui ? + +OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles +sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et beaux, plus ils +sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes +de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant +l'âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les +garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire +l'importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui +as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais, +Thia, à quoi pensesÂtu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as +dixÂneuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n'en as +point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes +jeunes ans, que ferasÂtu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu +aies quelques défauts qui éloignent de toi les hommes. Corrige-toi, +mon enfant : à ton âge, j'avais été trois fois mère. + +L'AUMONIER. Quelles précautions prenezÂvous pour garder vos filles et +vos garçons adolescents ? + +OROU. C'est l'objet principal de l'éducation domestique et le point le +plus important des moeurs publiques. Nos garçons, jusqu'à l'âge de +vingt-deux ans, deux ou trois ans au-delà de la puberté, restent +couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite +chaîne. Avant que d'être nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans +un voile blanc. Ôter sa chaîne, relever son voile, est une faute qui +se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure +les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa +force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l'effusion +fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au +moment où la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturité propre +à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec +utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l'ongle du +doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa +fille. L'un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l'autre, +se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter +ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au +garçon les filles, à la fille les garçons qu'ils doivent préférer. +C'est une grande fête que celle de l'émancipation d'une fille ou d'un +garçon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garçons se +rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant +toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, +elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où +l'on danse et où l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la +course. On déploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et +dans toutes les attitudes. Si c'est un garçon, ce sont les jeunes +filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et +exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le +reste de la cérémonie s'achève sur un lit de feuilles, comme tu l'as +vu à ta descente parmi nous. À la chute du jour, la fille rentre dans +la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a +fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plaît. + +L'AUMONIER. Ainsi cette fête est ou n'est point un jour de mariage ? + +OROU. Tu l'as dit... + +A. Qu'est-ce que je vois là en marge ? + +B. C'est une note, où le bon aumônier dit que les préceptes des +parents sur le choix des garçons et des filles étaient pleins de bon +sens et d'observations très fines et très utiles ; mais qu'il a +supprimé ce catéchisme, qui aurait paru, à des gens aussi corrompus et +aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant +toutefois que ce n'était pas sans regret qu'il avait retranché des +détails où l'on aurait vu, premièrement, jusqu'où une nation, qui +s'occupe sans cesse d'un objet important, peut être conduite dans ses +recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ; +secondement, la différence des idées de la beauté dans une contrée où +l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple où +elles sont appréciées d'après une utilité plus constante. Là , pour +être belle, on exige un teint éclatant, un grand front, de grands +yeux, des traits fins et délicats, une taille légère, une petite +bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces +éléments n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards +s'attachent et que le désir poursuit, est celle qui promet beaucoup +d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs, +intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de +commun entre la Vénus d'Athènes et celle de Tahiti ; l'une est Vénus +galante, l'autre est Vénus féconde. Une Tahitienne disait un jour avec +mépris à une autre femme du pays : « Tu es belle, mais tu fais de +laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est +moi que les hommes préfèrent. » + +Après cette note de l'aumônier, Orou continue. + +A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une prière à vous faire, +c'est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle-Angleterre. + +B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la +cinquième fois, fut traduite devant le tribunal de justice de +Connecticut, près de Boston. La loi condamne toutes les personnes du +sexe qui ne doivent le titre de mère qu'au libertinage à une amende, +ou à une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende. +Miss Polly, en entrant dans la salle où les juges étaient assemblés, +leur tint ce discours : + +« PermettezÂmoi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis +une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des +avocats pour prendre ma défense, et je ne vous retiendrai pas +longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez +prononcer vous vous écartiez de la loi ; ce que j'ose espérer, c'est +que vous daignerez implorer pour moi les bontés du gouvernement et +obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquième fois que je +parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j'ai payé des +amendes onéreuses, deux fois j'ai subi une punition publique et +honteuse parce que je n'ai pas été en état de payer. Cela peut être +conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois +des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères, +et la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution. J'ose +dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en elle-même et +trop sévère envers moi. Je n'ai jamais offensé personne dans le lieu +où je vis, et je défie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de +pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort à un homme, à une femme, +à un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe, +alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j'ai mis cinq beaux +enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, +je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour +eux, si je n'avais pas payé des amendes qui m'en ont ôté les moyens. +Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle +contrée qui manque d'habitants ? Je n'ai enlevé aucun mari à sa femme, +ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusée de ces +procédés coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut être +que le ministre à qui je n'ai point payé de droits de mariage. Mais +est-ce ma faute ? J'en appelle à vous, Messieurs ; vous me supposez +sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais +l'honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j'ai +vécu jusqu'à présent. J'ai toujours désiré et je désire encore de me +marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite, +l'industrie et l'économie convenables à une femme, comme j'en ai la +fécondité. Je défie qui que ce soit de dire que j'aie refusé de +m'engager dans cet état. Je consentis à la première et seule +proposition qui m'en ait été faite ; j'étais vierge encore ; j'eus la +simplicité de confier mon honneur à un homme qui n'en avait point ; il +me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le +connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied +à vos côtés ; j'avais espéré qu'il paraîtrait aujourd'hui au tribunal +et qu'il aurait intéressé votre pitié en ma faveur, en faveur d'une +malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais été incapable de +l'exposer à rougir en rappelant ce qui s'est passé entre nous. AiÂje +tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La première +cause de mes égarements, mon séducteur, est élevé au pouvoir et aux +honneurs par ce même gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet +et par l'infamie. On me répondra que j'ai transgressé les préceptes de +la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de +m'en punir ; vous m'avez déjà exclue de la communion de l'église, cela +ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez +m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes +et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces réflexions ; je ne suis point +un théologien, mais j'ai peine à croire que ce me soit un grand crime +d'avoir donné le jour à de beaux enfants que Dieu a doués d'âmes +immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la +nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les +célibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la +séduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes +filles comme je l'ai été, et qui les forcent à vivre dans l'état +honteux dans lequel je vis au milieu d'une société qui les repousse et +qui les méprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillité publique ; +voilà des crimes qui méritent plus que le mien l'animadversion des +lois. » + +Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ; +ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son +séducteur, instruit de ce qui s'était passé, sentit le remords de sa +première conduite : il voulut la réparer ; deux jours après il épousa +Miss Baker, et fit une honnête femme de celle dont cinq ans auparavant +il avait fait une fille publique. + +A. Et ce n'est pas là un conte de votre invention ? + +B. Non. + +A. J'en suis bien aise. + +B. Je ne sais si l'abbé Raynal ne rapporte pas le fait et le discours +dans son "Histoire du commerce des deux Indes". + +A. Ouvrage excellent et d'un ton si différent des précédents qu'on a +soupçonné l'abbé d'y avoir employé des mains étrangères. + +B. C'est une injustice. + +A. Ou une méchanceté. On dépèce le laurier qui ceint la tête d'un +grand homme et on le dépèce si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une +feuille. + +B. Mais le temps rassemble les feuilles éparses et refait la couronne. + +A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a reçue de +ses contemporains, et il est insensible à la réparation qu'il obtient +de la postérité. + + +CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI +-------------------------------------------------------------------------- + +OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que +celui où sa grossesse est constatée ! Elle se lève ; elle accourt ; +elle jette ses bras autour du cou de sa mère et de son père ; c'est +avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et +qu'ils apprennent cet événement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je +suis grosse ! Est-il bien vrai ? Très vrai. Et de qui l'êtes-vous ? Je +le suis d'un tel... + +L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le père de son enfant ? + +OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la durée de nos +amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune à +la lune suivante. + +L'AUMONIER. Et cette règle est bien scrupuleusement observée ? + +OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas +long ; mais lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à la +formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère. + +L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ? + +OROU. À celui des deux à qui il lui plaît de le donner : voilà tout +son privilège ; et un enfant étant par lui-même un objet d'intérêt et +de richesse, tu conçois que, parmi nous, les libertines sont rares, et +que les jeunes garçons s'en éloignent. + +L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise. + +OROU. Nous en avons même de plus d'une sorte : mais tu m'écartes de +mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant +est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, +l'espérance que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle +l'allégresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois +concevoir quel prix nous attachons à la santé, à la beauté, à la +force, à l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que +nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser +parmi nous. Toi qui as parcouru différentes contrées, dis-moi si tu as +remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes +que dans Tahiti ! RegardeÂmoi : comment me trouvesÂtu ? Eh bien ! il y +a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus +brave que moi ; aussi les mères me désignentÂelles souvent à leurs +filles. + +L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de +ta cabane, que t'en revientÂil ? + +OROU. Le quatrième, mâle ou femelle. Il s'est établi parmi nous une +circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge +et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de +vos denrées qui n'en sont que le produit. + +L'AUMONIER. Je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs +que j'ai rencontrés quelquefois ? + +OROU. Le signe de la stérilité, vice de naissance, ou suite de l'âge +avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes, est une +libertine, celui qui relève ce voile et s'approche de la femme +stérile, est un libertin. + +L'AUMONIER. Et ces voiles gris ? + +OROU. Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile, et +se mêle avec les hommes, est une libertine ; celui qui le relève, et +s'approche de la femme malade, est un libertin. + +L'AUMONIER. Avez-vous des châtiments pour ce libertinage ? + +OROU. Point d'autres que le blâme. + +L'AUMONIER. Un père peutÂil coucher avec sa fille, une mère avec son +fils, un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ? + + +OROU. Pourquoi non ? + +L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais +l'adultère ! + +OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste, +adultère ? + +L'AUMONIER. Des crimes, des crimes énormes, pour l'un desquels l'on +brûle dans mon pays. + +OROU. Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu m'importe. +Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni +par conséquent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous +faut une règle plus sûre ; et quelle sera cette règle ? En connaisÂtu +une autre que le bien général et l'utilité particulière ? A présent, +dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire à ces deux fins de nos +actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois +publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est +dit. RépondsÂmoi donc, qu'entendsÂtu par inceste ? + +L'AUMONIER. Mais un inceste... + +OROU. Un inceste ?... Y aÂtÂil longtemps que ton grand ouvrier sans +tête, sans mains et sans outils, a fait le monde ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. FitÂil toute l'espèce humaine à la fois ? + +L'AUMONIER. Il créa seulement une femme et un homme. + +OROU. EurentÂils des enfants ? + +L'AUMONIER. Assurément. + +OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles, +et que leur mère soit morte la première ; ou qu'ils n'aient eu que des +garçons, et que la femme ait perdu son mari. + +L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un +crime abominable, et parlons d'autre chose. + +OROU. Cela te plaît à dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras +pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste. + +L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peutÂêtre l'inceste ne blesse +en rien la nature ; mais ne suffitÂil pas qu'il menace la constitution +politique ? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité +d'un Etat, si toute une nation composée de plusieurs millions +d'hommes, se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères de +famille. + +OROU. Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, il y +en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins. + +L'AUMONIER. Je crois cependant que, même ici, un fils couche rarement +avec sa mère. + +OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une +tendresse qui lui fasse oublier la disparité d'âge, et préférer une +femme de quarante ans à une fille de dix-neuf. + +L'AUMONIER. Et le commerce des pères avec leurs filles ? + +OROU. Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu +recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe à lui préparer sa dot en +enfants. + +L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature +a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti. + +OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la +générosité de nos jeunes gens. + +L'AUMONIER. Pour les unions des frères et des soeurs, je ne doute pas +qu'elles ne soient très communes. + +OROU. Et très approuvées. + +L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et +de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente. + +OROU. Étranger ! tu manques de jugement et de mémoire : de jugement, +car, partout où il y a défense, il faut qu'on soit tenté de faire la +chose défendue et qu'on la fasse : de mémoire, puisque tu ne te +souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues, +qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des hommes, +lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont +reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île, où l'esclavage, est +leur châtiment ; des filles précoces, qui relèvent leur voile blanc à +l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans +la cabane ; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant le temps +prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs +parents ; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des +femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais +dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance à toutes ces +fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse +particulière ou publique, unie dans nos têtes à l'idée de population, +épure nos moeurs sur ce point. + +L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût +de deux femmes ou de deux filles pour un même homme, +n'occasionnent-ils point de désordres ? + +OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou +celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute +grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï +qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie +remarquée, c'est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids, +que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n'en sommes pas +fâchés. + +L'AUMONIER. Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ; +mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si +puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être +assez faibles. + +OROU. Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement +général, énergique et durable, l'intérêt. Mets la main sur la +conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse +sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur +coeur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père +qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un +mari qui n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de +toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera attaché à la +conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son +repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout +ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la +couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées +dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille +nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur +institution, parce que leur conservation est toujours un +accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune. + +L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan +misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son +cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin +pour son boeuf. + +OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, à ton +retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort ; et +c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et +l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ? +Mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous +abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en étonnez ; vous +nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous +remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus +forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demandé +d'argent ; nous ne nous sommes point jetés sur tes marchandises ; nous +avons méprisé tes denrées : mais nos femmes et nos filles sont venues +exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, tu nous auras +laissé des enfants : ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre +substance, à ton avis, n'en vautÂil pas bien un autre ? Et si tu veux +en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de côtes +à courir, et qu'à chaque vingt milles on te mette à pareille +contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons +de bras ; et nous t'en avons demandé. Nous avons des calamités +épidemiques à réparer ; et nous t'avons employé à réparer le vide +qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins à combattre, un +besoin de soldats ; et nous t'avons prié de nous en faire : le nombre +de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ; +et nous t'avons associé à notre tâche. Parmi ces femmes et ces filles, +il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont +elles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. Nous avons +à payer une redevance en hommes à un voisin oppresseur ; c'est toi et +tes camarades qui nous défrayerez ; et dans cinq à six ans, nous lui +enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. Plus robustes, +plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil +que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous +avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus +belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. +C'est un essai que nous avons tenté, et qui pourra nous réussir. Nous +avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions +tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi +calculer. Va où tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme +aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à +rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te présente +un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas +de l'or, et qu'il prise le fer. Mais disÂmoi donc pourquoi tu n'es pas +vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui +t'enveloppe de la tête aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses +tomber sur tes épaules, où que tu ramènes sur tes oreilles ? + +AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une +société d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus +sacré de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point +faire d'enfants. + +OUROU. Que faites vous donc ? + +AUMONIER. Rien. + +OROU. Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de +toutes ? + +AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter. + +OROU. Ma première pensée était que la nature, quelque accident, ou un +art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre +semblable ; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que +de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu était un homme, et +un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle espérait que tes +caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. A présent que j'ai +compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir : Mais ma religion ! mais +mon état ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du +respect que les magistrats vous accordent ? + +L'AUMÔNIER. Je l'ignore. + +OROU. Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es +librement condamné à ne le pas être ? + +L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer. + +OROU. Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. J'en étais sûr. Avez vous aussi des moines femelles ? + +L'AUMONIER. Oui. + +OROU. Aussi sages que les moines mâles ? + +L'AUMONIER. Plus renfermées, elles sèches de douleur, périssent d'ennui. + +OROU. Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh ! le vilain pays ! +Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus +barbares que nous. + +Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir +l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après souper, le père et +la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles, +Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il +s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais +mon état ! que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords +avec Asto, l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par +honnêteté à la femme de son hôte. + + +CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B +------------------------------------------- + +A. J'estime cet aumônier poli. + +B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours +d'Orou. + +A. Quoique un peu modelé à l'européenne. + +B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de +son séjour dans Tahiti, et de la difficulté de mieux connaître les +usages d'un peuple assez sage pour s'être arrêté de lui-même à la +médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité +lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'être mis à +l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son +innocence, son repos et sa félicité n'eussent rien à redouter d'un +progrès trop rapide de ses lumières. Rien n'y était mal par l'opinion +ou par la loi, que ce qui était mal de sa nature. Les travaux et les +récoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriété y était +très étroite ; la passion de l'amour, réduite à un simple appétit +physique, n'y produisait aucun de nos désordres. L'île entière offrait +l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait +les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par +protester que ces Tahitiens seront toujours présents à sa mémoire, +qu'il avait été tenté de jeter ses vêtements dans le vaisseau et de +passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se +repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait. + +A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à tirer des moeurs et +des usages bizarres d'un peuple non civilisé ? + +B. Je vois qu'aussitôt que quelques causes physiques, telles, par +exemple, que la nécessité de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en +jeu la sagacité de l'homme, cet élan le conduit bien au-delà du but, +et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l'océan sans +bornes des fantaisies, d'où l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux +Tahitien s'arrêter où il en est ! Je vois qu'excepté dans ce recoin +écarté de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en +aura peutÂêtre jamais nulle part. + +A. Qu'entendezÂvous donc par des moeurs ? + +B. J'entends une soumission générale et une conduite conséquente à des +lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont +bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les +lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition +d'une société, il n'y a point de moeurs. Or comment voulezÂvous que +les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire +des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et +vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la +nature, le code civil, et le code religieux, et contraints +d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais été +d'accord ; d'où il est arrivé qu'il n'y a eu dans aucune contrée, +comme Orou l'a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux. + +A. D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les +rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse +devient peutÂêtre superflue ; et que la loi civile ne doit être que +l'énonciation de la loi de nature. + +B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire +des bons. + +A. Ou que, si l'on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il +faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la +première, que nous apportons gravée au fond de nos coeurs, et qui sera +toujours la plus forte. + +B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une +similitude d'organisation avec d'autres êtres, les mêmes besoins, de +l'attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes +peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la +morale qui lui convient. + +A. Cela n'est pas aisé. + +B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple +le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu +scrupuleusement à la loi de nature, plus voisin d'une bonne +législation qu'aucun peuple civilisé. + +A. Parce qu'il lui est plus facile de se défaire de son trop de +rusticité, qu'à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus. + +B. Surtout ceux qui tiennent à l'union de l'homme avec la femme. + +A. Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons +bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu'elle nous +répondra sur ce point. + +B. J'y consens. + +A. Le mariage est-il dans la nature ? + +B. Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde +à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une +femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en +conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable, +qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage +est dans la nature. + +A. Je le pense comme vous ; car cette préférence se remarque non +seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans les autres espèces +d'animaux : témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même +femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le +titre de mari. Et la galanterie ? + +B. Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques +ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, soit à la femelle, +pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus +importante et la plus générale des jouissances ; la galanterie est +dans la nature. + +A. Je le pense comme vous. Témoin toute cette diversité de +gentillesses pratiquées par le mâle pour plaire à la femelle et par la +femelle pour irriter la passion et fixer le goût du mâle. Et la +coquetterie ? + +B. C'est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu'on ne sent +pas, et à promettre une préférence qu'on n'accordera point. Le mâle +coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du mâle : +jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les plus funestes ; +manège ridicule, dont le trompeur et le trompé sont également châtiés +par la perte des instants les plus précieux de leur vie. + +A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. + +A. Et la constance ? + +B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou à +l'aumônier. Pauvre vanité de deux enfants qui s'ignorent eux-mêmes, +et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilité de tout ce qui +les entoure ! + +A. Et la fidélité, ce rare phénomène ? + +B. Presque toujours l'entêtement et le supplice de l'honnête homme et +de l'honnête femme dans nos contrées ; chimère à Tahiti. + +A. La jalousie ? + +B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ; +sentiment injuste de l'homme ; conséquence de nos fausses moeurs, et +d'un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant, +et libre. + +A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la +nature. + +A. Le jaloux est sombre. + +B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience. + +A. La pudeur ? + +B. Mais vous m'engagez là dans un cours de morale galante. L'homme ne +veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances. Celles de +l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait à la merci de +son ennemi. Voilà tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la +pudeur : le reste est d'institution. L'aumônier remarque, dans un +troisième morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne +rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui à côté +de sa femme, au milieu de ses filles ; et que cellesÂci en sont +spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la +femme devint la propriété de l'homme, et que la jouissance furtive fut +regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, +bienséance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre +les deux sexes, des barrières qui empêchassent de s'inviter +réciproquement à la violation des lois qu'on leur avait imposées, et +qui produisirent souvent un effet contraire, en échauffant +l'imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres +plantés autour de nos palais, et un vêtement de cou qui cache et +montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaître un +retour secret vers la forêt, et un appel à la liberté première de +notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te +cachesÂtu ? de quoi esÂtu honteux ? faisÂtu le mal, quand tu cèdes à +l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présenteÂtoi +franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, reçois-le +avec la même franchise. + +A. Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il +est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien. + +B. Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié de la +vie d'un homme de génie. + +A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet élan pernicieux de l'esprit +humain, contre lequel vous vous êtes récrié tout à l'heure, en est +d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interrogé pourquoi les +hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux +hommes, répondit qu'il était naturel de demander à celui qui pouvait +toujours accorder. + +B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingénieuse que solide. La +nature, indécente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers +l'autre et dans un état de l'homme triste et sauvage qui se conçoit et +qui peutÂêtre n'existe nulle part... + +A. Pas même à Tahiti ? + +B. Non... l'intervalle qui séparerait un homme d'une femme serait +franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient, +s'ils se poursuivent, s'ils s'évitent, s'ils s'attaquent, s'ils se +défendent, c'est que la passion, inégale dans ses progrès, ne +s'applique pas en eux de la même force. D'où il arrive que la volupté +se répand, se consomme et s'éteint d'un côté, lorsqu'elle commence à +peine à s'élever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous +deux. Voilà l'image fidèle de ce qui se passerait entre deux êtres +libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a +connu, par l'expérience ou l'éducation, les suites plus ou moins +cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne à l'approche de +l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent, +et il obéit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les +écouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte, +de l'enivrer et de la séduire. L'homme conserve toute son impulsion +naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers +l'homme, dirait un géomètre, est en raison composée de la directe de +la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique +d'une multitude d'éléments divers dans nos sociétés ; éléments qui +concourent presque tous à accroître la pusillanimité d'un sexe et la +durée de la poursuite de l'autre. C'est une espèce de tactique où les +ressources de la défense et les moyens de l'attaque ont marché sur la +même ligne. On a consacré la résistance de la femme ; on a attaché +l'ignominie à la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une +injure légère dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cités. + +A. Mais comment estÂil arrivé qu'un acte dont le but est si solennel, +et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que +le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu +la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ? + +B. Orou l'a fait entendre dix fois à [-l'aumônier : écoutezÂle donc +encore, et tâchez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui +a converti la possession de la femme en une propriété. Par les moeurs +et les usages, qui ont surchargé de conditions l'union conjugale. Par +les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de +formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des +fortunes et des rangs a institué des convenances et des +disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune à toutes les +sociétés subsistantes, où la naissance d'un enfant, toujours regardée +comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et +plus sûrement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par +les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur +intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont +attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n'étaient +susceptibles d'aucune moralité. Combien nous sommes loin de la nature +et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut être détruit : on aura +beau le contrarier par des obstacles, il durera. Écrivez tant qu'il +vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du +sage MarcÂAurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est +un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre +inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne +cessera de réclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos +caractères effrayants disparaîtront à nos yeux. Gravez sur le marbre : +Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaîtras que ta +femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez +pas d'accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos +défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me +dénaturer. + +A. Que le code des nations serait court, si on le conformait +rigoureusement à celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs +épargnés à l'homme ! + +B. VoulezÂvous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre +misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit +auÂdedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé dans la +caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme +naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et +artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est +tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse +gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de +gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe +et l'abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent +l'homme à sa première simplicité. + +A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes. + +B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces +vertus conventionnelles ? Dans la misère, l'homme est sans remords ; +dans la maladie, la femme est sans pudeur. + +A. Je l'ai remarqué. + +B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage, +c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas à pas les +progrès de l'état de maladie à l'état de convalescence et de l'état de +convalescence à l'état de santé. Le moment où l'infirmité cesse est +celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec +désavantage pour l'intrus. + +A. Il est vrai. J'ai moiÂmême éprouvé que l'homme naturel avait dans +la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et +moral. Mais enfin, ditesÂmoi, fautÂil civiliser l'homme, ou +l'abandonner à son instinct ? + +B. FautÂil vous répondre net ? + +A. Sans doute. + +B. Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisezÂle ; +empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature ; +faitesÂlui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements +de mille obstacles ; attachezÂlui des fantômes qui l'effraient ; +éternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit +toujours enchaîné sous les pieds de l'homme moral. Le voulezÂvous +heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez +d'incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; +et demeurez à jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour +eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous +l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et +religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou +vous y verrez l'espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug +qu'une poignée de fripons se promettait de lui imposer. MéfiezÂvous de +celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre +le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les +seuls à qui la flatterie des législateurs n'en ait point encore +imposé... + +A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ? + +B. J'en appelle à l'expérience ; et je gage que leur barbarie est +moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses +compensent ici l'atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant +de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude +de ressorts épars et isolés. Sans doute, s'il arrivait à quelques-uns +de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se +briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d'une sagesse +profonde et d'un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa +une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts +furent rendus agissants, réagissant les uns contre les autres, sans +cesse fatigués ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'état de +législation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de +nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction de +petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines +vinrent à se heurter avec violence ! + +A. Ainsi vous préféreriez l'état de nature brute et sauvage ? + +B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs +fois l'homme des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et +qu'on n'a jamais vu l'homme de la forêt se vêtir et s'établir dans la +ville. + +A. Il m'est venu souvent dans la pensée que la somme des biens et des +maux était variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le +malheur d'une espèce animale quelconque avait sa limite qu'elle ne +pouvait franchir, et que peutÂêtre nos efforts nous rendaient en +dernier résultat autant d'inconvénient que d'avantage ; en sorte que +nous nous étions bien tourmentés pour accroître les deux membres d'une +équation, entre lesquels il subsistait une éternelle et nécessaire +égalité. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme +civilisé ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage. + +B. Et si la durée d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus +ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ? + +A. Je vois qu'à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes +d'autant plus méchants et plus malheureux qu'ils sont plus civilisés ? + +B. Je ne parcourrai pas toutes les contrées de l'univers ; mais je +vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme +heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de +l'Europe. Là , des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont +occupés à le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement. + +A. À Venise, peutÂêtre ? + +B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle +part moins de lumières acquises, moins de moralité artificielle, et +moins de vices et de vertus chimériques. + +A. Je ne m'attendais pas à l'éloge de ce gouvernement. + +B. Aussi ne le faisÂje pas. Je vous indique une espèce de +dédommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et +préconisé. + +A. Pauvre dédommagement ! + +B. PeutÂêtre. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajouté une corde +à la lyre de Mercure. + +A. Et cette défense est une satire sanglante de leurs premiers +législateurs. C'est la première corde qu'il fallait couper. + +B. Vous m'avez compris. Partout où il y a une lyre, il y a des +cordes. Tant que les appétits naturels seront sophistiqués, comptez +sur des femmes méchantes. + +A. Comme la Reymer. + +B. Sur des hommes atroces. + +A. Comme Gardeil. + +B. Et sur des infortunés à propos de rien. + +A. Comme Tauié, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et +madame de La Carlière. Il est certain qu'on chercherait inutilement +dans Tahiti des exemples de la dépravation des deux premiers, et du +malheur des trois derniers. Que feronsÂnous donc ? reviendronsÂnous à +la nature ? nous soumettronsÂnous aux lois ? + +B. Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les +réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son +autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à +enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvénients à être fou avec +des fous, qu'à être sage tout seul. DisonsÂnous à nousÂmêmes, crions +incessamment qu'on a attaché la honte, le châtiment et l'ignominie à +des actions innocentes en ellesÂmêmes ; mais ne les commettons pas, +parce que la honte, le châtiment et l'ignominie sont les plus grands +de tous les maux. Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage +dans Tahiti. + +A. Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on +est. + +B. Et surtout être honnête et sincère jusqu'au scrupule avec des êtres +fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux +avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce brouillard épais, +qu'estÂil devenu ? + +A. Il est retombé. + +B. Et nous serons encore libres, cet aprèsÂdîner, de sortir ou de +rester ? + +A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous. + +B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les +rencontrer à travers son chemin. + +A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumônier et d'Orou ? + +B. À votre avis qu'en diraientÂelles ? + +A. Je n'en sais rien. + +B. Et qu'en penseraientÂelles ? + +A. PeutÂêtre le contraire de ce qu'elles en diraient. + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Supplement au Voyage de Bougainville, by +Denis Diderot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUPPL. AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** + +***** This file should be named 6501-0.txt or 6501-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/5/0/6501/ + +Produced by Claude Decoret and Laurent de Guillou + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Supplement au Voyage de Bougainville + +Author: Denis Diderot + +Posting Date: November 9, 2012 [EBook #6501] +Release Date: September, 2004 +First Posted: December 24, 2002 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUPPL. AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** + + + + +Produced by Claude Decoret and Laurent de Guillou + + + + + + + + + + + +SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE + + + +CHAPITRE I - JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE +----------------------------------------------- + +A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et +qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole. + +B. Qu'en savez-vous ? + +A. Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres +voisins. + +B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie +inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée +d'humidité, retombe sur la terre ? + +A. Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la +région supérieure où l'air est moins dense, et peut, comme disent les +chimistes, n'être pas saturé ? + +B. Il faut attendre. + +A. En attendant, que faitesvous ? + +B. Je lis. + +A. Toujours ce voyage de Bougainville ? + +B. Toujours. + +A. Je n'entends rien à cet hommelà. L'étude des mathématiques, qui +suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ; +et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et retirée +au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur. + +B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si +vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, +resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez +faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de +l'univers sur notre parquet. + +A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère +de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements +de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas +délicats ; il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce +qu'aux inconstances de l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est +aimable et gai : c'est un véritable Français lesté, d'un bord, d'un +traité de calcul différentiel et intégral, et de l'autre, d'un voyage +autour du globe. + +B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué, +et s'applique après s'être dissipé. + +A. Que pensezvous de son Voyage ? + +B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, +j'en rapporterais l'avantage à trois points principaux : une meilleure +connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de +sûreté sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main, et plus de +correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec +les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la +philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d'oeil prompt qui +saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la +circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s'éclairer et +d'instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, +de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle. + +A. Et son style ? + +B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté, +surtout quand on possède la langue des marins. + +A. Sa course a été longue ? + +B. Je l'ai tracée sur ce globe. Voyezvous cette ligne de points rouges ? + +A. Qui part de Nantes ? + +B. Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, +serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend des +Philippines à la NouvelleHollande, rase Madagascar, le cap de +BonneEspérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes +d'Afrique, et rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où le +navigateur s'est embarqué. + +A. Il a beaucoup souffert ? + +B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de +l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des +mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après +avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par +maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné vienne, son +bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds +d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre +impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté !... + +A. Un crime digne de châtiment. + +B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté. + +A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes +n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outremer, que +des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis +d'humanité, et capables de compatir... + +B. C'est bien là ce qui les soucie ! + +A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville. + +B. Beaucoup. + +A. N'assuretil pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, +et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le +péril de cette familiarité ? + +B. D'autres l'avaient dit avant lui. + +A. Comment expliquetil le séjour de certains animaux dans des îles +séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui +estce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le +serpent ? + +B. Il n'explique rien ; il atteste le fait. + +A. Et vous, comment l'expliquezvous ? + +B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de +terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul +phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la +direction de la masse des eaux qui les a séparés. + +A. Comment cela ? + +B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous +amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, +voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du +lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande +qui estce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait +autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennentils en se +multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ? + +A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peutêtre une première +époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire +d'origine. + +B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ; +l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds +d'une prêtresse. + +A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a +recours à la castration des mâles... + +B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une +cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit +des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez +constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se +fortifient et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois +civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales +se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins. + +A. C'est une des palingénésies les plus funestes. + +B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre. + +A. N'étaitil pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des +jésuites ? + +B. Oui. + +A. Qu'en ditil ? + +B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que +ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves +indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient +condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur +avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous +l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération +profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en +frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, +et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre +entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu +l'autorité. + +A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine +ont tant fait de bruit ? + +B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent +en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la +hauteur de cinq pieds cinq à six pouces ; n'ayant d'énorme que leur +corpulence, la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs +membres. Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de +lui, comment l'homme laisseraitil une juste proportion aux objets, +lorsqu'il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et +la peine qu'il s'est donnée pour les aller voir au loin ? + +A. Et des sauvages, qu'en pensetil ? + +B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les +bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque +quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son +repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une prétention commune à la +même propriété. L'homme civilisé a une prétention commune, avec +l'homme civilisé, à la possession d'un champ dont ils occupent les +deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux. + +A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la +possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions, et la +cause de la plus ancienne des guerres... Avezvous vu le Tahitien que +Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce paysci ? + +B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il +aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eût +imposé sur la longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par +le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à +l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la +véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien +établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui +vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui +faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet +tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, +il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses +organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons +nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis +pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du +goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture, +j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi ; +résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ; +effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités +dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver +ailleurs. + +A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il +croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la +Beauce ? + +B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu +aux frais et à la sûreté de son retour. + +A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes +frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur dirastu de nous ? + +B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas. + +A. Pourquoi peu de choses ? + +B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue +aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées. + +A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ? + +B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux +prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous. + +A. En vérité ? + +B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés +sont des machines si compliquées ! Le Tahitien touche à l'origine du +monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le +sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à +l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y +voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves +qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui +le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments. + +A. Estce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ? + +B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la +sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son +Voyage. + +A. Et où trouveton ce supplément ? + +B. Là, sur cette table. + +A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ? + +B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez. + +A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur +du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir +tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois +bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue ! + +B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et +allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs. +Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces genslà. + +A. Comment Bougainville atil compris ces adieux prononcés dans une +langue qu'il ignorait ? + +B. Vous le saurez. + + +CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD +------------------------------------- + +C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. +À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur +eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils +l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son +silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait +en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de +Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le +rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre +leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et +dit : « Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de +l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un +jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau +de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celuici, dans une +main, et le fer qui pend au côté de celuilà, dans l'autre, vous +enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à +leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi +vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin +de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai +point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'échapper à un +funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le +conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. » + +Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : + +« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton +vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; +et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct +de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici +tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction +du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu +as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des +fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es +devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous +vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de +votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre +terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un +démon : qui estu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui +entends la langue de ces hommeslà, disnous à tous, comme tu me l'as +dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays +est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis +le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il +gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce +pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penseraistu ? Tu es le plus +fort ! Et qu'estce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des +méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, +tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton +coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu +souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! +Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et +mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien +est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu +sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommesnous jetés +sur ta personne ? -avonsnous pillé ton vaisseau ? t'avonsnous saisi +et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avonsnous associé dans nos +champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en +toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes +que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles +notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est +nécessaire et bon, nous le possédons. Sommesnous dignes de mépris, +parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? +Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous +avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos +cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras +ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres +sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité +de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous +persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finironsnous +de travailler ? Quand jouironsnous ? Nous avons rendu la somme de nos +fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, +parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée +t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laissenous reposer : ne +nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus +chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et +robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, +fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide +un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je +le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je +perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une +heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai +quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux +Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu +nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à +laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la +vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre, tu as infecté notre +sang. Il nous faudra peutêtre exterminer de nos propres mains nos +filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; +celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang +impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, +condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et +aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants. +Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les +funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour +en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! astu l'idée d'un plus +grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui +tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du +lâche qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait à ce +dernier ; et disnous, empoisonneur de nations, le supplice que tu +mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait +avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait +avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son +voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et +d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son +frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, +au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre +les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix +secrète de ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la +maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si +douces, sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui +est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce +qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles +rougissent. Enfoncetoi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la +compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples +Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand +jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourraistu mettre à +la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils +pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau +citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et +pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni +vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t'estu +montré parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. À peine estu descendu +dans notre terre, qu'elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta +rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en criant : Talo ! ami, +ami ; vous l'avez tué. Et pourquoi l'avezvous tué ? parce qu'il avait +été séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait +ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa +cabane : et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait +pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme +meurtrière, la terreur s'est emparée de lui ; et il s'est enfui dans +la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre ; +crois qu'en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi +les aije apaisés ? pourquoi les aije contenus ? pourquoi les +contiensje encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne mérites +aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva +jamais. Tu t'es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été +respecté ; tu as joui de tout ; tu n'as trouvé sur ton chemin ni +barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on étalait devant +toi l'abondance du pays. Astu voulu de jeunes filles ? excepté celles +qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur +gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà, +possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, +pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les +musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n'a troublé la douceur, +ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté +l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre +enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé +autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme, +après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué +son frère, son ami, son père, peutêtre. Tu as fait pis encore ; +regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces +armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, voisles tournées contre +nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos +plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois +le désespoir de leurs mères : c'est là qu'elles sont condamnées à +périr ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as +donné. Éloignetoi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des +spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables +qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en +t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans +vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n'entendent +à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa +fureur blanchit une rive déserte ! » À peine eutil achevé, que la +foule des habitants disparut : un vaste silence régna dans toute +l'étendue de l'île ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des +vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte : on +eût dit que l'air et la mer, sensibles à la voix du vieillard, se +disposaient à lui obéir. + +B. Eh bien ! qu'en pensezvous ? + +A. Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi +d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des +tournures européennes. + +B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de +l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez cet +Orou qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue +espagnole s'était conservé de temps immémorial. Orou avait écrit en +espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie +à la main, tandis que le Tahitien la prononçait. + +A. Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce +fragment ; mais ce n'est pas là tout ; et ma curiosité pour le reste +n'est pas légère. + +B. Ce qui suit, peutêtre, vous intéressera moins. + +A. N'importe. + +B. C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un habitant de +l'île. + +A. Orou ? + +B. Luimême. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti, +un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur les eaux ; en un +instant son bâtiment en fut environné ; de quelque côté qu'il tournât +ses regards, il voyait des démonstrations de surprise et de +bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les +bras ; on s'attachait à des cordes ; on gravissait contre les +planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage, +d'où les cris étaient répondus ; les habitants de l'île accouraient ; +les voilà tous à terre : on s'empare des hommes de l'équipage ; on se +les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les +tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient +les joues de leurs mains. Placezvous là ; soyez témoin, par pensée, +de ce spectacle d'hospitalité ; et ditesmoi comment vous trouvez +l'espèce humaine. + +A. Très belle. + +B. Mais j'oublierais peutêtre de vous parler d'un événement assez +singulier. Cette scène de bienveillance et d'humanité fut troublée +tout à coup par les cris d'un homme qui appelait à son secours ; +c'était le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes +Tahitiens s'étaient jetés sur lui, l'avaient étendu par terre, le +déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité. + +A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes ?... + +B. Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en +homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps d'une +longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier coup +d'oeil. Elle était née en Bourgogne ; elle s'appelait Barré ; ni +laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était jamais sortie de +son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du +globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage. + +A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes. + + +CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU +-------------------------------------------------- + +B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de +Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le +Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six +ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto, +Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les +mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. +Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté +avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles +nues, et lui dit : + +-- Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu +dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. +Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ; +mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune +de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. + +La mère ajouta : -- Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre +Thia ! ce n'est pas sa faute. + +L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et +l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. + +Orou répliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu +appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle +t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine +maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes +semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants +te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon +accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de +plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais +ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te +propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton +hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les +moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les +vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né +atelle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes +moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peutelle +nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les +tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ; +j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que +tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ; +mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le +souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu +n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton +dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes +filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne +action, ne te suffiraitil pas ? Sois généreux ! + +L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également +belles ; mais ma religion ! mais mon état ! + +OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles, +et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que +la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les +accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr +que je connais et que je respecte les droits des personnes. + +Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne +l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il +s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables +suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses +mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui +disait : Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne +m'afflige pas ! Honoremoi dans la cabane et parmi les miens ; +élèvemoi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a +déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a +point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rendsmoi mère ; +faismoi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à +côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon +sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque +je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peutêtre +plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu +m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute +ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous +le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce +rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu +sois arrivé dans ton pays. + +Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait +sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle +pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il +resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon +état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille, +qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses +soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur +reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées, +rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles +embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils +déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec +l'aumônier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je +te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot +religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ? + +L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit : +Qui estce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ? + +OROU. C'est moi. + +L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme +est l'ouvrage d'un ouvrier. + +OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Où fait-il sa demeure ? + +L'AUMÔNIER. Partout. + +OROU. Ici même ! + +L'AUMÔNIER. Ici. + +OROU. Nous ne l'avons jamais vu. + +L'AUMÔNIER. On ne le voit pas. + +OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a +du moins l'âge de son ouvrage. + +L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres ; il leur a +donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être +honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur +en a défendu d'autres, comme mauvaises. + +OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme +mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi +donc atil fait deux sexes ? + +L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après +certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme +appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme +appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui. + +OROU. Pour toute leur vie ? + +L'AUMONIER. Pour toute leur vie. + +OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre +que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... +mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui +déplaît, il sait les en empêcher. + +L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de +Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la +loi du pays ; et ils commettent un crime. + +OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le +permettais, je te dirais mon avis. + +L'AUMONIER. Parle. + +OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, +contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à +tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et +sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure +aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande +et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. +Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, +pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à +lui. Sur quoi ce droit seraitil fondé ? Ne voistu pas qu'on a +confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, +ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on +échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose +qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté, +volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se +donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et +qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son +caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi +générale des êtres. Rien, en effet, te paraîtil plus insensé qu'un +précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une +constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du +mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; +qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un +même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à +la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres +qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied +d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? Croismoi, +vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je +ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il +n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à +nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, +et ils feraient peutêtre celle de les croire. Hier, en soupant, tu +nous as entretenus de magistrats et de prêtres ; je ne sais quels sont +ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité +règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du +mal ? Peuventils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce +qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des +actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ? Tu +ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, +ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à +ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ; +et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de +conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois +maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre +jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce +fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet +animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on +ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et +où en seraistu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux, +s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même +chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au +prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour +satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand +ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que +tu renonces à la nature. Et saistu ce qui en arrivera ? c'est que tu +les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni +citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec +toutes les sortes d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté +par ton coeur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux, +comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et +que tu t'écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! Veuxtu savoir, +en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? Attachetoi +à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton +semblable ; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière +et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien, +soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou +retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien +soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu +ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras +les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et +par les remords ; tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les +esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à +éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait, +ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi +sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un +jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur +permission, avec une jeune fille ? + +L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais. + +OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se +donnetelle point à un autre ? + +L'AUMONIER. Rien n'est plus commun. + +OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent, +ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s'ils ne sévissent +pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par +une défense inutile. + +L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont +châtiés par le blâme général. + +OROU. C'est-à-dire que la justice s'exerce par le défaut de sens +commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui +supplée aux lois. + +L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari. + +OROU. Déshonorée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée. + +OROU. Méprisée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur. + +OROU. Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage +est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme. + +OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là ! et +encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de +disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de +donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en +séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, +on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est +jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on +s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en +imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à +leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles +étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et +négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront +à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous +toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu +parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont +votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou +d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou +d'infortunés, qui sont euxmêmes les instruments de leur supplice, en +s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait +étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en qui la +nature ne réclame pas ses droits. + +L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ? + +OROU. Nous nous marions. + +L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ? + +OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un +même lit, tant que nous nous y trouvons bien. + +L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ? + +OROU. Nous nous séparons. + +L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ? + +OROU. O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la +profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un +enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de +larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un +homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et +de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et +publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de +force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans +Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, +un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari +dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants +qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant +la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, +les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près +un nombre égal de filles et de garçons. + +L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de +rendre service. + +OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des +vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut +les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est +nombreuse, plus elle est riche. + + +L'AUMONIER. Une sixième partie ! + +OROU. C'est un moyen sûr d'encourager la population, et d'intéresser +au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants. + +L'AUMONIER. Vos époux se reprennent ils quelquefois ? + +OROU. Très souvent ; cependant la durée la plus courte d'un mariage +est d'une lune à l'autre. + +L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la +cohabitation est au moins de neuf mois ? + +OROU. Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit son enfant +partout. + +L'AUMONIER. Tu m'as parlé d'enfants qu'une femme apporte en dot à son +mari. + +OROU. Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils +marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'être +forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les +emmènera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa +femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d'un +quatrième. + +L'AUMONIER. De lui ? + +OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles +sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et beaux, plus ils +sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes +de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant +l'âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les +garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire +l'importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui +as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais, +Thia, à quoi pensestu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as +dixneuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n'en as +point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes +jeunes ans, que ferastu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu +aies quelques défauts qui éloignent de toi les hommes. Corrige-toi, +mon enfant : à ton âge, j'avais été trois fois mère. + +L'AUMONIER. Quelles précautions prenezvous pour garder vos filles et +vos garçons adolescents ? + +OROU. C'est l'objet principal de l'éducation domestique et le point le +plus important des moeurs publiques. Nos garçons, jusqu'à l'âge de +vingt-deux ans, deux ou trois ans au-delà de la puberté, restent +couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite +chaîne. Avant que d'être nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans +un voile blanc. Ôter sa chaîne, relever son voile, est une faute qui +se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure +les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa +force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l'effusion +fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au +moment où la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturité propre +à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec +utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l'ongle du +doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa +fille. L'un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l'autre, +se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter +ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au +garçon les filles, à la fille les garçons qu'ils doivent préférer. +C'est une grande fête que celle de l'émancipation d'une fille ou d'un +garçon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garçons se +rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant +toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, +elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où +l'on danse et où l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la +course. On déploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et +dans toutes les attitudes. Si c'est un garçon, ce sont les jeunes +filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et +exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le +reste de la cérémonie s'achève sur un lit de feuilles, comme tu l'as +vu à ta descente parmi nous. À la chute du jour, la fille rentre dans +la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a +fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plaît. + +L'AUMONIER. Ainsi cette fête est ou n'est point un jour de mariage ? + +OROU. Tu l'as dit... + +A. Qu'est-ce que je vois là en marge ? + +B. C'est une note, où le bon aumônier dit que les préceptes des +parents sur le choix des garçons et des filles étaient pleins de bon +sens et d'observations très fines et très utiles ; mais qu'il a +supprimé ce catéchisme, qui aurait paru, à des gens aussi corrompus et +aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant +toutefois que ce n'était pas sans regret qu'il avait retranché des +détails où l'on aurait vu, premièrement, jusqu'où une nation, qui +s'occupe sans cesse d'un objet important, peut être conduite dans ses +recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ; +secondement, la différence des idées de la beauté dans une contrée où +l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple où +elles sont appréciées d'après une utilité plus constante. Là, pour +être belle, on exige un teint éclatant, un grand front, de grands +yeux, des traits fins et délicats, une taille légère, une petite +bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces +éléments n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards +s'attachent et que le désir poursuit, est celle qui promet beaucoup +d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs, +intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de +commun entre la Vénus d'Athènes et celle de Tahiti ; l'une est Vénus +galante, l'autre est Vénus féconde. Une Tahitienne disait un jour avec +mépris à une autre femme du pays : « Tu es belle, mais tu fais de +laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est +moi que les hommes préfèrent. » + +Après cette note de l'aumônier, Orou continue. + +A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une prière à vous faire, +c'est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle-Angleterre. + +B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la +cinquième fois, fut traduite devant le tribunal de justice de +Connecticut, près de Boston. La loi condamne toutes les personnes du +sexe qui ne doivent le titre de mère qu'au libertinage à une amende, +ou à une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende. +Miss Polly, en entrant dans la salle où les juges étaient assemblés, +leur tint ce discours : + +« Permettezmoi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis +une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des +avocats pour prendre ma défense, et je ne vous retiendrai pas +longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez +prononcer vous vous écartiez de la loi ; ce que j'ose espérer, c'est +que vous daignerez implorer pour moi les bontés du gouvernement et +obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquième fois que je +parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j'ai payé des +amendes onéreuses, deux fois j'ai subi une punition publique et +honteuse parce que je n'ai pas été en état de payer. Cela peut être +conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois +des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères, +et la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution. J'ose +dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en elle-même et +trop sévère envers moi. Je n'ai jamais offensé personne dans le lieu +où je vis, et je défie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de +pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort à un homme, à une femme, +à un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe, +alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j'ai mis cinq beaux +enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, +je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour +eux, si je n'avais pas payé des amendes qui m'en ont ôté les moyens. +Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle +contrée qui manque d'habitants ? Je n'ai enlevé aucun mari à sa femme, +ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusée de ces +procédés coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut être +que le ministre à qui je n'ai point payé de droits de mariage. Mais +est-ce ma faute ? J'en appelle à vous, Messieurs ; vous me supposez +sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais +l'honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j'ai +vécu jusqu'à présent. J'ai toujours désiré et je désire encore de me +marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite, +l'industrie et l'économie convenables à une femme, comme j'en ai la +fécondité. Je défie qui que ce soit de dire que j'aie refusé de +m'engager dans cet état. Je consentis à la première et seule +proposition qui m'en ait été faite ; j'étais vierge encore ; j'eus la +simplicité de confier mon honneur à un homme qui n'en avait point ; il +me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le +connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied +à vos côtés ; j'avais espéré qu'il paraîtrait aujourd'hui au tribunal +et qu'il aurait intéressé votre pitié en ma faveur, en faveur d'une +malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais été incapable de +l'exposer à rougir en rappelant ce qui s'est passé entre nous. Aije +tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La première +cause de mes égarements, mon séducteur, est élevé au pouvoir et aux +honneurs par ce même gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet +et par l'infamie. On me répondra que j'ai transgressé les préceptes de +la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de +m'en punir ; vous m'avez déjà exclue de la communion de l'église, cela +ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez +m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes +et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces réflexions ; je ne suis point +un théologien, mais j'ai peine à croire que ce me soit un grand crime +d'avoir donné le jour à de beaux enfants que Dieu a doués d'âmes +immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la +nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les +célibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la +séduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes +filles comme je l'ai été, et qui les forcent à vivre dans l'état +honteux dans lequel je vis au milieu d'une société qui les repousse et +qui les méprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillité publique ; +voilà des crimes qui méritent plus que le mien l'animadversion des +lois. » + +Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ; +ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son +séducteur, instruit de ce qui s'était passé, sentit le remords de sa +première conduite : il voulut la réparer ; deux jours après il épousa +Miss Baker, et fit une honnête femme de celle dont cinq ans auparavant +il avait fait une fille publique. + +A. Et ce n'est pas là un conte de votre invention ? + +B. Non. + +A. J'en suis bien aise. + +B. Je ne sais si l'abbé Raynal ne rapporte pas le fait et le discours +dans son "Histoire du commerce des deux Indes". + +A. Ouvrage excellent et d'un ton si différent des précédents qu'on a +soupçonné l'abbé d'y avoir employé des mains étrangères. + +B. C'est une injustice. + +A. Ou une méchanceté. On dépèce le laurier qui ceint la tête d'un +grand homme et on le dépèce si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une +feuille. + +B. Mais le temps rassemble les feuilles éparses et refait la couronne. + +A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a reçue de +ses contemporains, et il est insensible à la réparation qu'il obtient +de la postérité. + + +CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI +-------------------------------------------------------------------------- + +OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que +celui où sa grossesse est constatée ! Elle se lève ; elle accourt ; +elle jette ses bras autour du cou de sa mère et de son père ; c'est +avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et +qu'ils apprennent cet événement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je +suis grosse ! Est-il bien vrai ? Très vrai. Et de qui l'êtes-vous ? Je +le suis d'un tel... + +L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le père de son enfant ? + +OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la durée de nos +amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune à +la lune suivante. + +L'AUMONIER. Et cette règle est bien scrupuleusement observée ? + +OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas +long ; mais lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à la +formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère. + +L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ? + +OROU. À celui des deux à qui il lui plaît de le donner : voilà tout +son privilège ; et un enfant étant par lui-même un objet d'intérêt et +de richesse, tu conçois que, parmi nous, les libertines sont rares, et +que les jeunes garçons s'en éloignent. + +L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise. + +OROU. Nous en avons même de plus d'une sorte : mais tu m'écartes de +mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant +est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, +l'espérance que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle +l'allégresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois +concevoir quel prix nous attachons à la santé, à la beauté, à la +force, à l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que +nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser +parmi nous. Toi qui as parcouru différentes contrées, dis-moi si tu as +remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes +que dans Tahiti ! Regardemoi : comment me trouvestu ? Eh bien ! il y +a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus +brave que moi ; aussi les mères me désignentelles souvent à leurs +filles. + +L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de +ta cabane, que t'en revientil ? + +OROU. Le quatrième, mâle ou femelle. Il s'est établi parmi nous une +circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge +et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de +vos denrées qui n'en sont que le produit. + +L'AUMONIER. Je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs +que j'ai rencontrés quelquefois ? + +OROU. Le signe de la stérilité, vice de naissance, ou suite de l'âge +avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes, est une +libertine, celui qui relève ce voile et s'approche de la femme +stérile, est un libertin. + +L'AUMONIER. Et ces voiles gris ? + +OROU. Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile, et +se mêle avec les hommes, est une libertine ; celui qui le relève, et +s'approche de la femme malade, est un libertin. + +L'AUMONIER. Avez-vous des châtiments pour ce libertinage ? + +OROU. Point d'autres que le blâme. + +L'AUMONIER. Un père peutil coucher avec sa fille, une mère avec son +fils, un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ? + + +OROU. Pourquoi non ? + +L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais +l'adultère ! + +OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste, +adultère ? + +L'AUMONIER. Des crimes, des crimes énormes, pour l'un desquels l'on +brûle dans mon pays. + +OROU. Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu m'importe. +Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni +par conséquent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous +faut une règle plus sûre ; et quelle sera cette règle ? En connaistu +une autre que le bien général et l'utilité particulière ? A présent, +dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire à ces deux fins de nos +actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois +publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est +dit. Répondsmoi donc, qu'entendstu par inceste ? + +L'AUMONIER. Mais un inceste... + +OROU. Un inceste ?... Y atil longtemps que ton grand ouvrier sans +tête, sans mains et sans outils, a fait le monde ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Fitil toute l'espèce humaine à la fois ? + +L'AUMONIER. Il créa seulement une femme et un homme. + +OROU. Eurentils des enfants ? + +L'AUMONIER. Assurément. + +OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles, +et que leur mère soit morte la première ; ou qu'ils n'aient eu que des +garçons, et que la femme ait perdu son mari. + +L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un +crime abominable, et parlons d'autre chose. + +OROU. Cela te plaît à dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras +pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste. + +L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peutêtre l'inceste ne blesse +en rien la nature ; mais ne suffitil pas qu'il menace la constitution +politique ? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité +d'un Etat, si toute une nation composée de plusieurs millions +d'hommes, se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères de +famille. + +OROU. Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, il y +en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins. + +L'AUMONIER. Je crois cependant que, même ici, un fils couche rarement +avec sa mère. + +OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une +tendresse qui lui fasse oublier la disparité d'âge, et préférer une +femme de quarante ans à une fille de dix-neuf. + +L'AUMONIER. Et le commerce des pères avec leurs filles ? + +OROU. Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu +recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe à lui préparer sa dot en +enfants. + +L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature +a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti. + +OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la +générosité de nos jeunes gens. + +L'AUMONIER. Pour les unions des frères et des soeurs, je ne doute pas +qu'elles ne soient très communes. + +OROU. Et très approuvées. + +L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et +de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente. + +OROU. Étranger ! tu manques de jugement et de mémoire : de jugement, +car, partout où il y a défense, il faut qu'on soit tenté de faire la +chose défendue et qu'on la fasse : de mémoire, puisque tu ne te +souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues, +qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des hommes, +lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont +reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île, où l'esclavage, est +leur châtiment ; des filles précoces, qui relèvent leur voile blanc à +l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans +la cabane ; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant le temps +prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs +parents ; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des +femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais +dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance à toutes ces +fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse +particulière ou publique, unie dans nos têtes à l'idée de population, +épure nos moeurs sur ce point. + +L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût +de deux femmes ou de deux filles pour un même homme, +n'occasionnent-ils point de désordres ? + +OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou +celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute +grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï +qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie +remarquée, c'est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids, +que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n'en sommes pas +fâchés. + +L'AUMONIER. Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ; +mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si +puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être +assez faibles. + +OROU. Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement +général, énergique et durable, l'intérêt. Mets la main sur la +conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse +sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur +coeur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père +qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un +mari qui n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de +toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera attaché à la +conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son +repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout +ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la +couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées +dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille +nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur +institution, parce que leur conservation est toujours un +accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune. + +L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan +misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son +cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin +pour son boeuf. + +OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, à ton +retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort ; et +c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et +l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ? +Mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous +abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en étonnez ; vous +nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous +remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus +forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demandé +d'argent ; nous ne nous sommes point jetés sur tes marchandises ; nous +avons méprisé tes denrées : mais nos femmes et nos filles sont venues +exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, tu nous auras +laissé des enfants : ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre +substance, à ton avis, n'en vautil pas bien un autre ? Et si tu veux +en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de côtes +à courir, et qu'à chaque vingt milles on te mette à pareille +contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons +de bras ; et nous t'en avons demandé. Nous avons des calamités +épidemiques à réparer ; et nous t'avons employé à réparer le vide +qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins à combattre, un +besoin de soldats ; et nous t'avons prié de nous en faire : le nombre +de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ; +et nous t'avons associé à notre tâche. Parmi ces femmes et ces filles, +il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont +elles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. Nous avons +à payer une redevance en hommes à un voisin oppresseur ; c'est toi et +tes camarades qui nous défrayerez ; et dans cinq à six ans, nous lui +enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. Plus robustes, +plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil +que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous +avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus +belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. +C'est un essai que nous avons tenté, et qui pourra nous réussir. Nous +avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions +tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi +calculer. Va où tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme +aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à +rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te présente +un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas +de l'or, et qu'il prise le fer. Mais dismoi donc pourquoi tu n'es pas +vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui +t'enveloppe de la tête aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses +tomber sur tes épaules, où que tu ramènes sur tes oreilles ? + +AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une +société d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus +sacré de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point +faire d'enfants. + +OUROU. Que faites vous donc ? + +AUMONIER. Rien. + +OROU. Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de +toutes ? + +AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter. + +OROU. Ma première pensée était que la nature, quelque accident, ou un +art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre +semblable ; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que +de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu était un homme, et +un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle espérait que tes +caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. A présent que j'ai +compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir : Mais ma religion ! mais +mon état ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du +respect que les magistrats vous accordent ? + +L'AUMÔNIER. Je l'ignore. + +OROU. Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es +librement condamné à ne le pas être ? + +L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer. + +OROU. Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. J'en étais sûr. Avez vous aussi des moines femelles ? + +L'AUMONIER. Oui. + +OROU. Aussi sages que les moines mâles ? + +L'AUMONIER. Plus renfermées, elles sèches de douleur, périssent d'ennui. + +OROU. Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh ! le vilain pays ! +Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus +barbares que nous. + +Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir +l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après souper, le père et +la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles, +Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il +s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais +mon état ! que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords +avec Asto, l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par +honnêteté à la femme de son hôte. + + +CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B +------------------------------------------- + +A. J'estime cet aumônier poli. + +B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours +d'Orou. + +A. Quoique un peu modelé à l'européenne. + +B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de +son séjour dans Tahiti, et de la difficulté de mieux connaître les +usages d'un peuple assez sage pour s'être arrêté de lui-même à la +médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité +lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'être mis à +l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son +innocence, son repos et sa félicité n'eussent rien à redouter d'un +progrès trop rapide de ses lumières. Rien n'y était mal par l'opinion +ou par la loi, que ce qui était mal de sa nature. Les travaux et les +récoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriété y était +très étroite ; la passion de l'amour, réduite à un simple appétit +physique, n'y produisait aucun de nos désordres. L'île entière offrait +l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait +les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par +protester que ces Tahitiens seront toujours présents à sa mémoire, +qu'il avait été tenté de jeter ses vêtements dans le vaisseau et de +passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se +repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait. + +A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à tirer des moeurs et +des usages bizarres d'un peuple non civilisé ? + +B. Je vois qu'aussitôt que quelques causes physiques, telles, par +exemple, que la nécessité de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en +jeu la sagacité de l'homme, cet élan le conduit bien au-delà du but, +et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l'océan sans +bornes des fantaisies, d'où l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux +Tahitien s'arrêter où il en est ! Je vois qu'excepté dans ce recoin +écarté de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en +aura peutêtre jamais nulle part. + +A. Qu'entendezvous donc par des moeurs ? + +B. J'entends une soumission générale et une conduite conséquente à des +lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont +bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les +lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition +d'une société, il n'y a point de moeurs. Or comment voulezvous que +les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire +des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et +vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la +nature, le code civil, et le code religieux, et contraints +d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais été +d'accord ; d'où il est arrivé qu'il n'y a eu dans aucune contrée, +comme Orou l'a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux. + +A. D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les +rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse +devient peutêtre superflue ; et que la loi civile ne doit être que +l'énonciation de la loi de nature. + +B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire +des bons. + +A. Ou que, si l'on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il +faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la +première, que nous apportons gravée au fond de nos coeurs, et qui sera +toujours la plus forte. + +B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une +similitude d'organisation avec d'autres êtres, les mêmes besoins, de +l'attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes +peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la +morale qui lui convient. + +A. Cela n'est pas aisé. + +B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple +le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu +scrupuleusement à la loi de nature, plus voisin d'une bonne +législation qu'aucun peuple civilisé. + +A. Parce qu'il lui est plus facile de se défaire de son trop de +rusticité, qu'à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus. + +B. Surtout ceux qui tiennent à l'union de l'homme avec la femme. + +A. Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons +bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu'elle nous +répondra sur ce point. + +B. J'y consens. + +A. Le mariage est-il dans la nature ? + +B. Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde +à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une +femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en +conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable, +qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage +est dans la nature. + +A. Je le pense comme vous ; car cette préférence se remarque non +seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans les autres espèces +d'animaux : témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même +femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le +titre de mari. Et la galanterie ? + +B. Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques +ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, soit à la femelle, +pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus +importante et la plus générale des jouissances ; la galanterie est +dans la nature. + +A. Je le pense comme vous. Témoin toute cette diversité de +gentillesses pratiquées par le mâle pour plaire à la femelle et par la +femelle pour irriter la passion et fixer le goût du mâle. Et la +coquetterie ? + +B. C'est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu'on ne sent +pas, et à promettre une préférence qu'on n'accordera point. Le mâle +coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du mâle : +jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les plus funestes ; +manège ridicule, dont le trompeur et le trompé sont également châtiés +par la perte des instants les plus précieux de leur vie. + +A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. + +A. Et la constance ? + +B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou à +l'aumônier. Pauvre vanité de deux enfants qui s'ignorent eux-mêmes, +et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilité de tout ce qui +les entoure ! + +A. Et la fidélité, ce rare phénomène ? + +B. Presque toujours l'entêtement et le supplice de l'honnête homme et +de l'honnête femme dans nos contrées ; chimère à Tahiti. + +A. La jalousie ? + +B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ; +sentiment injuste de l'homme ; conséquence de nos fausses moeurs, et +d'un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant, +et libre. + +A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la +nature. + +A. Le jaloux est sombre. + +B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience. + +A. La pudeur ? + +B. Mais vous m'engagez là dans un cours de morale galante. L'homme ne +veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances. Celles de +l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait à la merci de +son ennemi. Voilà tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la +pudeur : le reste est d'institution. L'aumônier remarque, dans un +troisième morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne +rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui à côté +de sa femme, au milieu de ses filles ; et que cellesci en sont +spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la +femme devint la propriété de l'homme, et que la jouissance furtive fut +regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, +bienséance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre +les deux sexes, des barrières qui empêchassent de s'inviter +réciproquement à la violation des lois qu'on leur avait imposées, et +qui produisirent souvent un effet contraire, en échauffant +l'imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres +plantés autour de nos palais, et un vêtement de cou qui cache et +montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaître un +retour secret vers la forêt, et un appel à la liberté première de +notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te +cachestu ? de quoi estu honteux ? faistu le mal, quand tu cèdes à +l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présentetoi +franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, reçois-le +avec la même franchise. + +A. Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il +est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien. + +B. Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié de la +vie d'un homme de génie. + +A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet élan pernicieux de l'esprit +humain, contre lequel vous vous êtes récrié tout à l'heure, en est +d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interrogé pourquoi les +hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux +hommes, répondit qu'il était naturel de demander à celui qui pouvait +toujours accorder. + +B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingénieuse que solide. La +nature, indécente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers +l'autre et dans un état de l'homme triste et sauvage qui se conçoit et +qui peutêtre n'existe nulle part... + +A. Pas même à Tahiti ? + +B. Non... l'intervalle qui séparerait un homme d'une femme serait +franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient, +s'ils se poursuivent, s'ils s'évitent, s'ils s'attaquent, s'ils se +défendent, c'est que la passion, inégale dans ses progrès, ne +s'applique pas en eux de la même force. D'où il arrive que la volupté +se répand, se consomme et s'éteint d'un côté, lorsqu'elle commence à +peine à s'élever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous +deux. Voilà l'image fidèle de ce qui se passerait entre deux êtres +libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a +connu, par l'expérience ou l'éducation, les suites plus ou moins +cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne à l'approche de +l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent, +et il obéit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les +écouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte, +de l'enivrer et de la séduire. L'homme conserve toute son impulsion +naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers +l'homme, dirait un géomètre, est en raison composée de la directe de +la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique +d'une multitude d'éléments divers dans nos sociétés ; éléments qui +concourent presque tous à accroître la pusillanimité d'un sexe et la +durée de la poursuite de l'autre. C'est une espèce de tactique où les +ressources de la défense et les moyens de l'attaque ont marché sur la +même ligne. On a consacré la résistance de la femme ; on a attaché +l'ignominie à la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une +injure légère dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cités. + +A. Mais comment estil arrivé qu'un acte dont le but est si solennel, +et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que +le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu +la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ? + +B. Orou l'a fait entendre dix fois à [-l'aumônier : écoutezle donc +encore, et tâchez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui +a converti la possession de la femme en une propriété. Par les moeurs +et les usages, qui ont surchargé de conditions l'union conjugale. Par +les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de +formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des +fortunes et des rangs a institué des convenances et des +disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune à toutes les +sociétés subsistantes, où la naissance d'un enfant, toujours regardée +comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et +plus sûrement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par +les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur +intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont +attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n'étaient +susceptibles d'aucune moralité. Combien nous sommes loin de la nature +et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut être détruit : on aura +beau le contrarier par des obstacles, il durera. Écrivez tant qu'il +vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du +sage MarcAurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est +un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre +inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne +cessera de réclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos +caractères effrayants disparaîtront à nos yeux. Gravez sur le marbre : +Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaîtras que ta +femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez +pas d'accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos +défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me +dénaturer. + +A. Que le code des nations serait court, si on le conformait +rigoureusement à celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs +épargnés à l'homme ! + +B. Voulezvous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre +misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit +audedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé dans la +caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme +naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et +artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est +tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse +gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de +gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe +et l'abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent +l'homme à sa première simplicité. + +A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes. + +B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces +vertus conventionnelles ? Dans la misère, l'homme est sans remords ; +dans la maladie, la femme est sans pudeur. + +A. Je l'ai remarqué. + +B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage, +c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas à pas les +progrès de l'état de maladie à l'état de convalescence et de l'état de +convalescence à l'état de santé. Le moment où l'infirmité cesse est +celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec +désavantage pour l'intrus. + +A. Il est vrai. J'ai moimême éprouvé que l'homme naturel avait dans +la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et +moral. Mais enfin, ditesmoi, fautil civiliser l'homme, ou +l'abandonner à son instinct ? + +B. Fautil vous répondre net ? + +A. Sans doute. + +B. Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisezle ; +empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature ; +faiteslui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements +de mille obstacles ; attachezlui des fantômes qui l'effraient ; +éternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit +toujours enchaîné sous les pieds de l'homme moral. Le voulezvous +heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez +d'incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; +et demeurez à jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour +eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous +l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et +religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou +vous y verrez l'espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug +qu'une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiezvous de +celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre +le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les +seuls à qui la flatterie des législateurs n'en ait point encore +imposé... + +A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ? + +B. J'en appelle à l'expérience ; et je gage que leur barbarie est +moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses +compensent ici l'atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant +de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude +de ressorts épars et isolés. Sans doute, s'il arrivait à quelques-uns +de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se +briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d'une sagesse +profonde et d'un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa +une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts +furent rendus agissants, réagissant les uns contre les autres, sans +cesse fatigués ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'état de +législation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de +nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction de +petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines +vinrent à se heurter avec violence ! + +A. Ainsi vous préféreriez l'état de nature brute et sauvage ? + +B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs +fois l'homme des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et +qu'on n'a jamais vu l'homme de la forêt se vêtir et s'établir dans la +ville. + +A. Il m'est venu souvent dans la pensée que la somme des biens et des +maux était variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le +malheur d'une espèce animale quelconque avait sa limite qu'elle ne +pouvait franchir, et que peutêtre nos efforts nous rendaient en +dernier résultat autant d'inconvénient que d'avantage ; en sorte que +nous nous étions bien tourmentés pour accroître les deux membres d'une +équation, entre lesquels il subsistait une éternelle et nécessaire +égalité. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme +civilisé ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage. + +B. Et si la durée d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus +ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ? + +A. Je vois qu'à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes +d'autant plus méchants et plus malheureux qu'ils sont plus civilisés ? + +B. Je ne parcourrai pas toutes les contrées de l'univers ; mais je +vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme +heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de +l'Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont +occupés à le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement. + +A. À Venise, peutêtre ? + +B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle +part moins de lumières acquises, moins de moralité artificielle, et +moins de vices et de vertus chimériques. + +A. Je ne m'attendais pas à l'éloge de ce gouvernement. + +B. Aussi ne le faisje pas. Je vous indique une espèce de +dédommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et +préconisé. + +A. Pauvre dédommagement ! + +B. Peutêtre. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajouté une corde +à la lyre de Mercure. + +A. Et cette défense est une satire sanglante de leurs premiers +législateurs. C'est la première corde qu'il fallait couper. + +B. Vous m'avez compris. Partout où il y a une lyre, il y a des +cordes. Tant que les appétits naturels seront sophistiqués, comptez +sur des femmes méchantes. + +A. Comme la Reymer. + +B. Sur des hommes atroces. + +A. Comme Gardeil. + +B. Et sur des infortunés à propos de rien. + +A. Comme Tauié, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et +madame de La Carlière. Il est certain qu'on chercherait inutilement +dans Tahiti des exemples de la dépravation des deux premiers, et du +malheur des trois derniers. Que feronsnous donc ? reviendronsnous à +la nature ? nous soumettronsnous aux lois ? + +B. Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les +réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son +autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à +enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvénients à être fou avec +des fous, qu'à être sage tout seul. Disonsnous à nousmêmes, crions +incessamment qu'on a attaché la honte, le châtiment et l'ignominie à +des actions innocentes en ellesmêmes ; mais ne les commettons pas, +parce que la honte, le châtiment et l'ignominie sont les plus grands +de tous les maux. Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage +dans Tahiti. + +A. Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on +est. + +B. Et surtout être honnête et sincère jusqu'au scrupule avec des êtres +fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux +avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce brouillard épais, +qu'estil devenu ? + +A. Il est retombé. + +B. Et nous serons encore libres, cet aprèsdîner, de sortir ou de +rester ? + +A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous. + +B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les +rencontrer à travers son chemin. + +A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumônier et d'Orou ? + +B. À votre avis qu'en diraientelles ? + +A. Je n'en sais rien. + +B. Et qu'en penseraientelles ? + +A. Peutêtre le contraire de ce qu'elles en diraient. + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Supplement au Voyage de Bougainville, by +Denis Diderot + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SUPPL. AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** + +***** This file should be named 6501-8.txt or 6501-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/5/0/6501/ + +Produced by Claude Decoret and Laurent de Guillou + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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Cette superbe voute etoilee, sous laquelle nous revinmes hier, et +qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole. + +B. Qu'en savez-vous ? + +A. Le brouillard est si epais qu'il nous derobe la vue des arbres +voisins. + +B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie +inferieure de l'atmosphere que parce qu'elle est suffisamment chargee +d'humidite, retombe sur la terre ? + +A. Mais si au contraire il traverse l'eponge, s'eleve et gagne la +region superieure ou l'air est moins dense, et peut, comme disent les +chimistes, n'etre pas sature ? + +B. Il faut attendre. + +A. En attendant, que faites-vous ? + +B. Je lis. + +A. Toujours ce voyage de Bougainville ? + +B. Toujours. + +A. Je n'entends rien a cet homme-la. L'etude des mathematiques, qui +suppose une vie sedentaire, a rempli le temps de ses jeunes annees ; +et voila qu'il passe subitement d'une condition meditative et retiree +au metier actif, penible, errant et dissipe de voyageur. + +B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si +vous considerez le navigateur qui traverse des espaces immenses, +resserre et immobile dans une enceinte assez etroite, vous le verrez +faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de +l'univers sur notre parquet. + +A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractere +de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le gout des amusements +de la societe ; il aime les femmes, les spectacles, les repas +delicats ; il se prete au tourbillon du monde d'aussi bonne grace +qu'aux inconstances de l'element sur lequel il a ete ballotte. Il est +aimable et gai : c'est un veritable Francais leste, d'un bord, d'un +traite de calcul differentiel et integral, et de l'autre, d'un voyage +autour du globe. + +B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe apres s'etre applique, +et s'applique apres s'etre dissipe. + +A. Que pensez-vous de son Voyage ? + +B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, +j'en rapporterais l'avantage a trois points principaux : une meilleure +connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de +surete sur des mers qu'il a parcourues la sonde a la main, et plus de +correction dans nos cartes geographiques. Bougainville est parti avec +les lumieres necessaires et les qualites propres a ses vues : de la +philosophie, du courage, de la veracite ; un coup d'oeil prompt qui +saisit les choses et abrege le temps des observations ; de la +circonspection, de la patience ; le desir de voir, de s'eclairer et +d'instruire ; la science du calcul, des mecaniques, de la geometrie, +de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle. + +A. Et son style ? + +B. Sans appret ; le ton de la chose, de la simplicite et de la clarte, +surtout quand on possede la langue des marins. + +A. Sa course a ete longue ? + +B. Je l'ai tracee sur ce globe. Voyez-vous cette ligne de points rouges ? + +A. Qui part de Nantes ? + +B. Et court jusqu'au detroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, +serpente entre ces iles qui forment l'archipel immense qui s'etend des +Philippines a la Nouvelle-Hollande, rase Madagascar, le cap de +Bonne-Esperance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les cotes +d'Afrique, et rejoint l'une de ses extremites a celle d'ou le +navigateur s'est embarque. + +A. Il a beaucoup souffert ? + +B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux perils de +l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'apres avoir erre des +mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; apres +avoir ete battu des tempetes, menace de perir par naufrage, par +maladie, par disette d'eau et de pain, un infortune vienne, son +batiment fracasse, tomber, expirant de fatigue et de misere, aux pieds +d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre +impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une durete !... + +A. Un crime digne de chatiment. + +B. Une de ces calamites sur lesquelles le voyageur n'a pas compte. + +A. Et n'a pas du compter. Je croyais que les puissances europeennes +n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outre-mer, que +des ames honnetes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis +d'humanite, et capables de compatir... + +B. C'est bien la ce qui les soucie ! + +A. Il y a des choses singulieres dans ce voyage de Bougainville. + +B. Beaucoup. + +A. N'assure-t-il pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, +et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le +peril de cette familiarite ? + +B. D'autres l'avaient dit avant lui. + +A. Comment explique-t-il le sejour de certains animaux dans des iles +separees de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui +est-ce qui a porte la le loup, le renard, le chien, le cerf, le +serpent ? + +B. Il n'explique rien ; il atteste le fait. + +A. Et vous, comment l'expliquez-vous ? + +B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de +terre, maintenant isoles, etaient autrefois continus ? Le seul +phenomene sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la +direction de la masse des eaux qui les a separes. + +A. Comment cela ? + +B. Par la forme generale des arrachements. Quelque jour nous nous +amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, +voyez-vous cette ile qu'on appelle des Lanciers ? A l'inspection du +lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande +qui est-ce qui a place la des hommes ? quelle communication les liait +autrefois avec le reste de leur espece ? que deviennent-ils en se +multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diametre ? + +A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de la peut-etre une premiere +epoque tres ancienne et tres naturelle de l'anthropophagie, insulaire +d'origine. + +B. Ou la multiplication y est limitee par quelque loi superstitieuse ; +l'enfant y est ecrase dans le sein de sa mere foulee sous les pieds +d'une pretresse. + +A. Ou l'homme egorge expire sous le couteau d'un pretre ; ou l'on a +recours a la castration des males... + +B. A l'infibulation des femelles ; et de la tant d'usages d'une +cruaute necessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit +des temps, et met les philosophes a la torture. Une observation assez +constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se +fortifient et s'eternisent, en se transformant, a la longue, en lois +civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales +se consacrent, et degenerent en preceptes surnaturels et divins. + +A. C'est une des palingenesies les plus funestes. + +B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre. + +A. N'etait-il pas au Paraguay au moment meme de l'expulsion des +jesuites ? + +B. Oui. + +A. Qu'en dit-il ? + +B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que +ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves +indiens, comme les Lacedemoniens avec les ilotes ; les avaient +condamnes a un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur +avaient laisse aucun droit de propriete ; les tenaient sous +l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une veneration +profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet a la main, et en +frappaient indistinctement tout age et tout sexe. Un siecle de plus, +et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre +entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoue peu a peu +l'autorite. + +A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'academicien La Condamine +ont tant fait de bruit ? + +B. Ce sont de bonnes gens qui viennent a vous, et qui vous embrassent +en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excedant pas la +hauteur de cinq pieds cinq a six pouces ; n'ayant d'enorme que leur +corpulence, la grosseur de leur tete, et l'epaisseur de leurs +membres. Ne avec le gout du merveilleux, qui exagere tout autour de +lui, comment l'homme laisserait-il une juste proportion aux objets, +lorsqu'il a, pour ainsi dire, a justifier le chemin qu'il a fait, et +la peine qu'il s'est donnee pour les aller voir au loin ? + +A. Et des sauvages, qu'en pense-t-il ? + +B. C'est, a ce qu'il parait, de la defense journaliere contre les +betes feroces, qu'il tient le caractere cruel qu'on lui remarque +quelquefois. Il est innocent et doux, partout ou rien ne trouble son +repos et sa securite. Toute guerre nait d'une pretention commune a la +meme propriete. L'homme civilise a une pretention commune, avec +l'homme civilise, a la possession d'un champ dont ils occupent les +deux extremites ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux. + +A. Et le tigre a une pretention commune, avec l'homme sauvage, a la +possession d'une foret ; et c'est la premiere des pretentions, et la +cause de la plus ancienne des guerres... Avez-vous vu le Tahitien que +Bougainville avait pris sur son bord, et transporte dans ce pays-ci ? + +B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. A la premiere terre qu'il +apercut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eut +impose sur la longueur du voyage ; soit que, trompe naturellement par +le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, a +l'endroit ou le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorat la +veritable etendue de la terre. L'usage commun des femmes etait si bien +etabli dans son esprit, qu'il se jeta sur la premiere Europeenne qui +vint a sa rencontre, et qu'il se disposait tres serieusement a lui +faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet +tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, +il ne put jamais apprendre a parler notre langue, qui offrait a ses +organes inflexibles trop d'articulations etrangeres et de sons +nouveaux. Il ne cessait de soupirer apres son pays, et je n'en suis +pas etonne. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donne du +gout pour une autre contree que la mienne ; jusqu'a cette lecture, +j'avais pense qu'on n'etait nulle part aussi bien que chez soi ; +resultat que je croyais le meme pour chaque habitant de la terre ; +effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodites +dont on jouit, et qu'on n'a pas la meme certitude de retrouver +ailleurs. + +A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il +croisse des epis dans la campagne de Rome que dans les champs de la +Beauce ? + +B. Ma foi, non. Bougainville a renvoye Aotourou, apres avoir pourvu +aux frais et a la surete de son retour. + +A. O Aotourou ! que tu seras content de revoir ton pere, ta mere, tes +freres, tes soeurs, tes compatriotes, que leur diras-tu de nous ? + +B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas. + +A. Pourquoi peu de choses ? + +B. Parce qu'il en a peu concues, et qu'il ne trouvera dans sa langue +aucun terme correspondant a celles dont il a quelques idees. + +A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ? + +B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux notres, ils aimeront mieux +prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous. + +A. En verite ? + +B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos societes +sont des machines si compliquees ! Le Tahitien touche a l'origine du +monde, et l'Europeen touche a sa vieillesse. L'intervalle qui le +separe de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui nait a +l'homme decrepit. Il n'entend rien a nos usages, a nos lois, ou il n'y +voit que des entraves deguisees sous cent formes diverses, entraves +qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mepris d'un etre en qui +le sentiment de la liberte est le plus profond des sentiments. + +A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ? + +B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la +sincerite de Bougainville, si vous connaissiez le supplement de son +Voyage. + +A. Et ou trouve-t-on ce supplement ? + +B. La, sur cette table. + +A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ? + +B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez. + +A. Assurement, je le veux. Voila le brouillard qui retombe, et l'azur +du ciel qui commence a paraitre. Il semble que mon lot soit d'avoir +tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois +bien bon pour vous pardonner une superiorite aussi continue ! + +B. Tenez, tenez, lisez : passez ce preambule qui ne signifie rien, et +allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'ile a nos voyageurs. +Cela vous donnera quelque notion de l'eloquence de ces gens-la. + +A. Comment Bougainville a-t-il compris ces adieux prononces dans une +langue qu'il ignorait ? + +B. Vous le saurez. + + +CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD +------------------------------------- + +C'est un vieillard qui parle. Il etait pere d'une famille nombreuse. +A l'arrivee des Europeens, il laissa tomber des regards de dedain sur +eux, sans marquer ni etonnement, ni frayeur, ni curiosite. Ils +l'aborderent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son +silence et son souci ne decelaient que trop sa pensee : il gemissait +en lui-meme sur les beaux jours de son pays eclipses. Au depart de +Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le +rivage, s'attachaient a ses vetements, serraient ses camarades entre +leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avanca d'un air severe, et +dit : " Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de +l'arrivee, et non du depart de ces hommes ambitieux et mechants : un +jour, vous les connaitrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau +de bois que vous voyez attache a la ceinture de celui-ci, dans une +main, et le fer qui pend au cote de celui-la, dans l'autre, vous +enchainer, vous egorger, ou vous assujettir a leurs extravagances et a +leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi +vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche a la fin +de ma carriere ; et la calamite que je vous annonce, je ne la verrai +point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'echapper a un +funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le +conseil. Qu'ils s'eloignent, et qu'ils vivent. " + +Puis s'adressant a Bougainville, il ajouta : + +" Et toi, chef des brigands qui t'obeissent, ecarte promptement ton +vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; +et tu ne peux que nuire a notre bonheur. Nous suivons le pur instinct +de la nature ; et tu as tente d'effacer de nos ames son caractere. Ici +tout est a tous ; et tu nous as preche je ne sais quelle distinction +du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu +as partage ce privilege avec nous ; et tu es venu allumer en elles des +fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es +devenu feroce entre les leurs. Elles ont commence a se hair ; vous +vous etes egorges pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de +votre sang. Nous sommes libres ; et voila que tu as enfoui dans notre +terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un +demon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui +entends la langue de ces hommes-la, dis-nous a tous, comme tu me l'as +dit a moi-meme, ce qu'ils ont ecrit sur cette lame de metal : Ce pays +est a nous. Ce pays est a toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis +le pied ? Si un Tahitien debarquait un jour sur vos cotes, et qu'il +gravat sur une de vos pierres ou sur l'ecorce d'un de vos arbres : Ce +pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus +fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enleve une des +meprisables bagatelles dont ton batiment est rempli, tu t'es recrie, +tu t'es venge ; et dans le meme instant tu as projete au fond de ton +coeur le vol de toute une contree ! Tu n'es pas esclave : tu +souffrirais plutot la mort que de l'etre, et tu veux nous asservir ! +Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas defendre sa liberte et +mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien +est ton frere. Vous etes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu +sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetes +sur ta personne ? -avons-nous pille ton vaisseau ? t'avons-nous saisi +et expose aux fleches de nos ennemis ? t'avons-nous associe dans nos +champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecte notre image en +toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnetes +que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles +notre ignorance, contre tes inutiles lumieres. Tout ce qui nous est +necessaire et bon, nous le possedons. Sommes-nous dignes de mepris, +parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? +Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous +avons froid, nous avons de quoi nous vetir. Tu es entre dans nos +cabanes, qu'y manque-t-il, a ton avis ? Poursuis jusqu'ou tu voudras +ce que tu appelles commodites de la vie ; mais permets a des etres +senses de s'arreter, lorsqu'ils n'auraient a obtenir, de la continuite +de leurs penibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous +persuades de franchir l'etroite limite du besoin, quand finirons-nous +de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos +fatigues annuelles et journalieres la moindre qu'il etait possible, +parce que rien ne nous parait preferable au repos. Va dans ta contree +t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne +nous entete ni de tes besoins factices, ni de tes vertus +chimeriques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et +robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, +fraiches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle a ton aide +un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tachez de le tendre. Je +le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je +perce la foret ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une +heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine a me suivre ; et j'ai +quatre-vingt-dix ans passes. Malheur a cette ile ! malheur aux +Tahitiens presents, et a tous les Tahitiens a venir, du jour ou tu +nous as visites ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle a +laquelle l'homme, l'animal et la plante ont ete condamnes, la +vieillesse ; et tu nous en as apporte une autre, tu as infecte notre +sang. Il nous faudra peut-etre exterminer de nos propres mains nos +filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approche tes femmes ; +celles qui ont approche tes hommes. Nos champs seront trempes du sang +impur qui a passe de tes veines dans les notres ; ou nos enfants, +condamnes a nourrir et a perpetuer le mal que tu as donne aux peres et +aux meres, et qu'ils transmettront a jamais a leurs descendants. +Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les +funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour +en arreter le poison. Tu parles de crimes ! as-tu l'idee d'un plus +grand crime que le tien ? Quel est chez toi le chatiment de celui qui +tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le chatiment du +lache qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait a ce +dernier ; et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu +merites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait +avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait +avec impatience que sa mere, autorisee par l'age nubile, relevat son +voile, et mit sa gorge a nu. Elle etait fiere d'exciter les desirs, et +d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son +frere ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre presence, +au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flutes, entre +les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix +secrete de ses sens lui designaient. L'idee de crime et le peril de la +maladie sont entres avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si +douces, sont accompagnees de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui +est pres de toi, qui m'ecoute, a parle a nos garcons ; je ne sais ce +qu'il a dit a nos filles ; mais nos garcons hesitent ; mais nos filles +rougissent. Enfonce-toi, si tu veux, dans la foret obscure avec la +compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples +Tahitiens de se reproduire sans honte, a la face du ciel et au grand +jour. Quel sentiment plus honnete et plus grand pourrais-tu mettre a +la place de celui que nous leur avons inspire, et qui les anime ? Ils +pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau +citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et +pour croitre : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni +vice, ni honte. Ecoute la suite de tes forfaits. A peine t'es-tu +montre parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. A peine es-tu descendu +dans notre terre, qu'elle a fume de sang. Ce Tahitien qui courut a ta +rencontre, qui t'accueillit, qui te recut en criant : Talo ! ami, +ami ; vous l'avez tue. Et pourquoi l'avez-vous tue ? parce qu'il avait +ete seduit par l'eclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait +ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cedait sa +cabane : et tu l'as tue pour une poignee de ces grains, qu'il avait +pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme +meurtriere, la terreur s'est emparee de lui ; et il s'est enfui dans +la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tarde d'en descendre ; +crois qu'en un instant, sans moi, vous perissiez tous. Eh ! pourquoi +les ai-je apaises ? pourquoi les ai-je contenus ? pourquoi les +contiens-je encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne merites +aucun sentiment de pitie ; car tu as une ame feroce qui ne l'eprouva +jamais. Tu t'es promene, toi et les tiens, dans notre ile ; tu as ete +respecte ; tu as joui de tout ; tu n'as trouve sur ton chemin ni +barriere, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on etalait devant +toi l'abondance du pays. As-tu voulu de jeunes filles ? excepte celles +qui n'ont pas encore le privilege de montrer leur visage et leur +gorge, les meres t'ont presente les autres toutes nues ; te voila, +possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonche, +pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les +musiciens ont accorde leurs instruments ; rien n'a trouble la douceur, +ni gene la liberte de tes caresses et des siennes. On a chante +l'hymne, l'hymne qui t'exhortait a etre homme, qui exhortait notre +enfant a etre femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a danse +autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme, +apres avoir eprouve sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tue +son frere, son ami, son pere, peut-etre. Tu as fait pis encore ; +regarde de ce cote ; vois cette enceinte herissee de fleches ; ces +armes qui n'avaient menace que nos ennemis, vois-les tournees contre +nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos +plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs peres ; vois +le desespoir de leurs meres : c'est la qu'elles sont condamnees a +perir ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as +donne. Eloigne-toi, a moins que tes yeux cruels ne se plaisent a des +spectacles de mort : eloigne toi ; va, et puissent les mers coupables +qui t'ont epargne dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en +t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans +vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes etrangers n'entendent +a leur depart que le flot qui mugit, et ne voient que l'ecume dont sa +fureur blanchit une rive deserte ! " A peine eut-il acheve, que la +foule des habitants disparut : un vaste silence regna dans toute +l'etendue de l'ile ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des +vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la cote : on +eut dit que l'air et la mer, sensibles a la voix du vieillard, se +disposaient a lui obeir. + +B. Eh bien ! qu'en pensez-vous ? + +A. Ce discours me parait vehement ; mais a travers je ne sais quoi +d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idees et des +tournures europeennes. + +B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de +l'espagnol en francais. Le vieillard s'etait rendu, la nuit, chez cet +Orou qu'il a interpelle, et dans la case duquel l'usage de la langue +espagnole s'etait conserve de temps immemorial. Orou avait ecrit en +espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie +a la main, tandis que le Tahitien la prononcait. + +A. Je ne vois que trop a present pourquoi Bougainville a supprime ce +fragment ; mais ce n'est pas la tout ; et ma curiosite pour le reste +n'est pas legere. + +B. Ce qui suit, peut-etre, vous interessera moins. + +A. N'importe. + +B. C'est un entretien de l'aumonier de l'equipage avec un habitant de +l'ile. + +A. Orou ? + +B. Lui-meme. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti, +un nombre infini d'arbres creuses furent lances sur les eaux ; en un +instant son batiment en fut environne ; de quelque cote qu'il tournat +ses regards, il voyait des demonstrations de surprise et de +bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les +bras ; on s'attachait a des cordes ; on gravissait contre les +planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage, +d'ou les cris etaient repondus ; les habitants de l'ile accouraient ; +les voila tous a terre : on s'empare des hommes de l'equipage ; on se +les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les +tenaient embrasses par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient +les joues de leurs mains. Placez-vous la ; soyez temoin, par pensee, +de ce spectacle d'hospitalite ; et dites-moi comment vous trouvez +l'espece humaine. + +A. Tres belle. + +B. Mais j'oublierais peut-etre de vous parler d'un evenement assez +singulier. Cette scene de bienveillance et d'humanite fut troublee +tout a coup par les cris d'un homme qui appelait a son secours ; +c'etait le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes +Tahitiens s'etaient jetes sur lui, l'avaient etendu par terre, le +deshabillaient et se disposaient a lui faire la civilite. + +A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnetes ?... + +B. Vous vous trompez ; ce domestique etait une femme deguisee en +homme. Ignoree de l'equipage entier, pendant tout le temps d'une +longue traversee, les Tahitiens devinerent son sexe au premier coup +d'oeil. Elle etait nee en Bourgogne ; elle s'appelait Barre ; ni +laide, ni jolie, agee de vingt-six ans. Elle n'etait jamais sortie de +son hameau ; et sa premiere pensee de voyager fut de faire le tour du +globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage. + +A. Ces freles machines-la renferment quelquefois des ames bien fortes. + + +CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU +-------------------------------------------------- + +B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'equipage de +Bougainville, l'aumonier devint le partage d'Orou. L'aumonier et le +Tahitien etaient a peu pres du meme age, trente-cinq a trente-six +ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelees Asto, +Palli et Thia. Elles le deshabillerent, lui laverent le visage, les +mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. +Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'etait absente +avec sa famille, reparut, lui presenta sa femme et ses trois filles +nues, et lui dit : + +-- Tu as soupe, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu +dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne a son cote. +Voila ma femme, voila mes filles : choisis celle qui te convient ; +mais si tu veux m'obliger, tu donneras la preference a la plus jeune +de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. + +La mere ajouta : -- Helas ! je n'ai pas a m'en plaindre ; la pauvre +Thia ! ce n'est pas sa faute. + +L'aumonier repondit : Que sa religion, son etat, les bonnes moeurs et +l'honnetete ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. + +Orou repliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu +appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle +t'empeche de gouter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine +maitresse, nous invite tous ; de donner l'existence a un de tes +semblables ; de rendre un service que le pere, la mere et les enfants +te demandent ; de t'acquitter envers un hote qui t'a fait un bon +accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de +plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles etat ; mais +ton premier devoir est d'etre homme et d'etre reconnaissant. Je ne te +propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton +hote et ton ami, te supplie de te preter aux moeurs de Tahiti. Les +moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les +votres ? c'est une question facile a decider. La terre ou tu es ne +a-t-elle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes +moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les notres. En peut-elle +nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les +tiennes. Quant a l'honnetete que tu m'objectes, je te comprends ; +j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que +tu nuises a ta sante ; si tu es fatigue, il faut que tu te reposes ; +mais j'espere que tu ne continueras pas a nous contrister. Vois le +souci que tu as repandu sur tous ces visages : elles craignent que tu +n'aies remarque en elles quelques defauts qui leur attirent ton +dedain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes +filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne +action, ne te suffirait-il pas ? Sois genereux ! + +L'AUMONIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre egalement +belles ; mais ma religion ! mais mon etat ! + +OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont a elles, +et elles se donnent a toi. Quelle que soit la purete de conscience que +la chose religion et la chose etat te prescrivent, tu peux les +accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorite ; et sois sur +que je connais et que je respecte les droits des personnes. + +Ici, le veridique aumonier convient que jamais la providence ne +l'avait expose a une aussi pressante tentation. Il etait jeune ; il +s'agitait, il se tourmentait ; il detournait ses regards des aimables +suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses +mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui +disait : Etranger, n'afflige pas mon pere, n'afflige pas ma mere, ne +m'afflige pas ! Honore-moi dans la cabane et parmi les miens ; +eleve-moi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Asto l'ainee a +deja trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a +point ! Etranger, honnete etranger, ne me rebute pas ! rends-moi mere ; +fais-moi un enfant que je puisse un jour promener par la main, a +cote de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attache a mon +sein ; dont je sois fiere, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque +je passerai de la cabane de mon pere dans une autre. Je serai peut-etre +plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu +m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te benirai toute +ma vie ; j'ecrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous +le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce +rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'a ce que tu +sois arrive dans ton pays. + +Le naif aumonier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait +sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle +pleurait ; que son pere, sa mere et ses soeurs s'eloignerent ; qu'il +resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon +etat, il se trouva le lendemain couche a cote de cette jeune fille, +qui l'accablait de caresses, et qui invitait son pere, sa mere et ses +soeurs, lorsqu'ils s'approcherent de leur lit le matin, a joindre leur +reconnaissance a la sienne. Asto et Palli, qui s'etaient eloignees, +rentrerent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles +embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils +dejeunerent tous ensemble ; ensuite Orou, demeure seul avec +l'aumonier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je +te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot +religion, que tu as prononce tant de fois, et avec tant de douleur ? + +L'aumonier, apres avoir reve un moment, repondit : +Qui est-ce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ? + +OROU. C'est moi. + +L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme +est l'ouvrage d'un ouvrier. + +OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tete ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Ou fait-il sa demeure ? + +L'AUMONIER. Partout. + +OROU. Ici meme ! + +L'AUMONIER. Ici. + +OROU. Nous ne l'avons jamais vu. + +L'AUMONIER. On ne le voit pas. + +OROU. Voila un pere bien indifferent ! Il doit etre vieux ; car il a +du moins l'age de son ouvrage. + +L'AUMONIER. Il ne vieillit point ; il a parle a nos ancetres ; il leur a +donne des lois ; il leur a prescrit la maniere dont il voulait etre +honore ; il leur a ordonne certaines actions, comme bonnes ; il leur +en a defendu d'autres, comme mauvaises. + +OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a defendues comme +mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi +donc a-t-il fait deux sexes ? + +L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais a certaines conditions requises, apres +certaines ceremonies prealables, en consequence desquelles un homme +appartient a une femme, et n'appartient qu'a elle ; une femme +appartient a un homme, et n'appartient qu'a lui. + +OROU. Pour toute leur vie ? + +L'AUMONIER. Pour toute leur vie. + +OROU. En sorte que, s'il arrivait a une femme de coucher avec un autre +que son mari, ou a un mari de coucher avec une autre que sa femme... +mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est la, et que cela lui +deplait, il sait les en empecher. + +L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pechent contre la loi de +Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la +loi du pays ; et ils commettent un crime. + +OROU. Je serais fache de t'offenser par mes discours ; mais si tu le +permettais, je te dirais mon avis. + +L'AUMONIER. Parle. + +OROU. Ces preceptes singuliers, je les trouve opposes a la nature, +contraires a la raison ; faits pour multiplier les crimes, et facher a +tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tete, sans mains et +sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure +aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande +et qui n'est pas obei ; qui peut empecher, et qui n'empeche pas. +Contraires a la nature, parce qu'ils supposent qu'un etre sentant, +pensant et libre, peut etre la propriete d'un etre semblable a +lui. Sur quoi ce droit serait-il fonde ? Ne vois-tu pas qu'on a +confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilite, ni pensee, +ni desir, ni volonte ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on +echange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose +qui ne s'echange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberte, +volonte, desir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se +donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et +qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son +caractere, et qu'on fasse violence a la nature ? Contraires a la loi +generale des etres. Rien, en effet, te parait-il plus insense qu'un +precepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une +constance qui n'y peut etre, et qui viole la nature et la liberte du +male et de la femelle, en les enchainant pour jamais l'un a l'autre ; +qu'une fidelite qui borne la plus capricieuse des jouissances a un +meme individu ; qu'un serment d'immutabilite de deux etres de chair, a +la face d'un ciel qui n'est pas un instant le meme, sous des antres +qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied +d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ebranle ? Crois-moi, +vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je +ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me rejouis qu'il +n'ait point parle a nos peres, et je souhaite qu'il ne parle point a +nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les memes sottises, +et ils feraient peut-etre celle de les croire. Hier, en soupant, tu +nous as entretenus de magistrats et de pretres ; je ne sais quels sont +ces personnages que tu appelles magistrats et pretres, dont l'autorite +regle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maitres du bien et du +mal ? Peuvent-ils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce +qui est injuste soit juste ? Depend-il d'eux d'attacher le bien a des +actions nuisibles, et le mal a des actions innocentes ou utiles ? Tu +ne saurais le penser, car, a ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, +ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait a +ton grand ouvrier, a tes magistrats, a tes pretres, de prononcer tel ; +et, d'un moment a l'autre, tu serais oblige de changer d'idees et de +conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois +maitres : tue, et tu serais oblige, en conscience, de tuer ; un autre +jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce +fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te defends ce legume ou cet +animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonte qu'on +ne put t'interdire ; point de mechancete qu'on ne put t'ordonner. Et +ou en serais-tu reduit, si tes trois maitres, peu d'accord entre eux, +s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te defendre la meme +chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au +pretre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour +satisfaire le magistrat, il faudra que tu mecontentes le grand +ouvrier ; et pour te rendre agreable au grand ouvrier, il faudra que +tu renonces a la nature. Et sais-tu ce qui en arrivera ? c'est que tu +les mepriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni +citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec +toutes les sortes d'autorite ; mal avec toi-meme ; mechant, tourmente +par ton coeur ; persecute par tes maitres insenses ; et malheureux, +comme je te vis hier au soir, lorsque je te presentai mes filles, et +que tu t'ecriais : Mais ma religion ! mais mon etat ! Veux-tu savoir, +en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? Attache-toi +a la nature des choses et des actions ; a tes rapports avec ton +semblable ; a l'influence de ta conduite sur ton utilite particuliere +et le bien general. Tu es en delire, si tu crois qu'il y ait rien, +soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou +retrancher aux lois de la nature. Sa volonte eternelle est que le bien +soit prefere au mal, et le bien general au bien particulier. Tu +ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obei. Tu multiplieras +les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le chatiment et +par les remords ; tu depraveras les consciences ; tu corrompras les +esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont a faire ou a +eviter. Troubles dans l'etat d'innocence, tranquilles dans le forfait, +ils auront perdu de vue l'etoile polaire, leur chemin. Reponds-moi +sincerement ; en depit des ordres expres de tes trois legislateurs, un +jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur +permission, avec une jeune fille ? + +L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais. + +OROU. La femme, qui a jure de n'appartenir qu'a son mari, ne se +donne-t-elle point a un autre ? + +L'AUMONIER. Rien n'est plus commun. + +OROU. Tes legislateurs sevissent ou ne sevissent pas s'ils sevissent, +ce sont des betes feroces qui battent la nature ; s'ils ne sevissent +pas, ce sont des imbeciles qui ont expose au mepris leur autorite par +une defense inutile. + +L'AUMONIER. Les coupables, qui echappent a la severite des lois, sont +chaties par le blame general. + +OROU. C'est-a-dire que la justice s'exerce par le defaut de sens +commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui +supplee aux lois. + +L'AUMONIER. La fille deshonoree ne trouve plus de mari. + +OROU. Deshonoree ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. La femme infidele est plus ou moins meprisee. + +OROU. Meprisee ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lache seducteur. + +OROU. Un lache ! un seducteur ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le pere, la mere et l'enfant sont desoles. L'epoux volage +est un libertin ; l'epoux trahi partage la honte de sa femme. + +OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes la ! et +encore tu ne me dis pas tout : car aussitot qu'on s'est permis de +disposer a son gre des idees de justice et de propriete ; d'oter ou de +donner un caractere arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en +separer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blame, +on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est +jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on +s'epie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en +imposent a leurs parents ; les maris a leurs femmes ; les femmes a +leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles +etoufferont leurs enfants ; des peres soupconneux mepriseront et +negligeront les leurs ; des meres s'en separeront et les abandonneront +a la merci du sort ; et le crime et la debauche se montreront sous +toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vecu +parmi vous. Cela est, parce que cela doit etre ; et la societe, dont +votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou +d'hypocrites, qui foulent secretement aux pieds les lois ; ou +d'infortunes, qui sont eux-memes les instruments de leur supplice, en +s'y soumettant ; ou d'imbeciles, en qui le prejuge a tout a fait +etouffe la voix de la nature ; ou d'etres mal organises, en qui la +nature ne reclame pas ses droits. + +L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ? + +OROU. Nous nous marions. + +L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ? + +OROU. Le consentement d'habiter une meme cabane, et de coucher dans un +meme lit, tant que nous nous y trouvons bien. + +L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ? + +OROU. Nous nous separons. + +L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ? + +OROU. O etranger ! ta derniere question acheve de me deceler la +profonde misere de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un +enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de +larmes. Un enfant est un bien precieux, parce qu'il doit devenir un +homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et +de nos animaux. Un enfant qui nait, occasionne la joie domestique et +publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de +force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans +Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pecheur, un chasseur, +un soldat, un epoux, un pere. En repassant de la cabane de son mari +dans celle de ses parents, une femme emmene avec elle ses enfants +qu'elle avait apportes en dot : on partage ceux qui sont nes pendant +la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, +les males par les femelles, en sorte qu'il reste a chacun a peu pres +un nombre egal de filles et de garcons. + +L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps a charge avant que de +rendre service. + +OROU. Nous destinons a leur entretien et a la subsistance des +vieillards, une sixieme partie de tous les fruits du pays ; ce tribut +les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est +nombreuse, plus elle est riche. + + +L'AUMONIER. Une sixieme partie ! + +OROU. C'est un moyen sur d'encourager la population, et d'interesser +au respect de la vieillesse et a la conservation des enfants. + +L'AUMONIER. Vos epoux se reprennent ils quelquefois ? + +OROU. Tres souvent ; cependant la duree la plus courte d'un mariage +est d'une lune a l'autre. + +L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la +cohabitation est au moins de neuf mois ? + +OROU. Tu te trompes ; la paternite, comme le tribut, suit son enfant +partout. + +L'AUMONIER. Tu m'as parle d'enfants qu'une femme apporte en dot a son +mari. + +OROU. Assurement. Voila ma fille ainee qui a trois enfants ; ils +marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'etre +forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les +emmenera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa +femme ne lui en serait que plus agreable, si elle etait enceinte d'un +quatrieme. + +L'AUMONIER. De lui ? + +OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles +sont recherchees ; plus nos garcons sont vigoureux et beaux, plus ils +sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs a preserver les unes +de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant +l'age de fecondite ; autant nous les exhortons a produire, lorsque les +garcons sont puberes et les filles nubiles. Tu ne saurais croire +l'importance du service que tu auras rendu a ma fille Thia, si tu lui +as fait un enfant. Sa mere ne lui dira plus a chaque lune : Mais, +Thia, a quoi penses-tu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as +dix-neuf ans ; tu devrais avoir deja deux enfants, et tu n'en as +point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes +jeunes ans, que feras-tu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu +aies quelques defauts qui eloignent de toi les hommes. Corrige-toi, +mon enfant : a ton age, j'avais ete trois fois mere. + +L'AUMONIER. Quelles precautions prenez-vous pour garder vos filles et +vos garcons adolescents ? + +OROU. C'est l'objet principal de l'education domestique et le point le +plus important des moeurs publiques. Nos garcons, jusqu'a l'age de +vingt-deux ans, deux ou trois ans au-dela de la puberte, restent +couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite +chaine. Avant que d'etre nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans +un voile blanc. Oter sa chaine, relever son voile, est une faute qui +se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure +les facheuses consequences. Mais au moment ou le male a pris toute sa +force, ou les symptomes virils ont de la continuite, et ou l'effusion +frequente et la qualite de la liqueur seminale nous rassurent ; au +moment ou la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturite propre +a concevoir des desirs, a en inspirer et a les satisfaire avec +utilite, le pere detache la chaine a son fils et lui coupe l'ongle du +doigt du milieu de la main droite. La mere releve le voile de sa +fille. L'un peut solliciter une femme, et en etre sollicite ; l'autre, +se promener publiquement le visage decouvert et la gorge nue, accepter +ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au +garcon les filles, a la fille les garcons qu'ils doivent preferer. +C'est une grande fete que celle de l'emancipation d'une fille ou d'un +garcon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garcons se +rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant +toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, +elle est conduite par son pere et par sa mere dans une enceinte ou +l'on danse et ou l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la +course. On deploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et +dans toutes les attitudes. Si c'est un garcon, ce sont les jeunes +filles qui font en sa presence les frais et les honneurs de la fete et +exposent a ses regards la femme nue, sans reserve et sans secret. Le +reste de la ceremonie s'acheve sur un lit de feuilles, comme tu l'as +vu a ta descente parmi nous. A la chute du jour, la fille rentre dans +la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a +fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plait. + +L'AUMONIER. Ainsi cette fete est ou n'est point un jour de mariage ? + +OROU. Tu l'as dit... + +A. Qu'est-ce que je vois la en marge ? + +B. C'est une note, ou le bon aumonier dit que les preceptes des +parents sur le choix des garcons et des filles etaient pleins de bon +sens et d'observations tres fines et tres utiles ; mais qu'il a +supprime ce catechisme, qui aurait paru, a des gens aussi corrompus et +aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant +toutefois que ce n'etait pas sans regret qu'il avait retranche des +details ou l'on aurait vu, premierement, jusqu'ou une nation, qui +s'occupe sans cesse d'un objet important, peut etre conduite dans ses +recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ; +secondement, la difference des idees de la beaute dans une contree ou +l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple ou +elles sont appreciees d'apres une utilite plus constante. La, pour +etre belle, on exige un teint eclatant, un grand front, de grands +yeux, des traits fins et delicats, une taille legere, une petite +bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces +elements n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards +s'attachent et que le desir poursuit, est celle qui promet beaucoup +d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs, +intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de +commun entre la Venus d'Athenes et celle de Tahiti ; l'une est Venus +galante, l'autre est Venus feconde. Une Tahitienne disait un jour avec +mepris a une autre femme du pays : " Tu es belle, mais tu fais de +laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est +moi que les hommes preferent. " + +Apres cette note de l'aumonier, Orou continue. + +A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une priere a vous faire, +c'est de me rappeler une aventure arrivee dans la Nouvelle-Angleterre. + +B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la +cinquieme fois, fut traduite devant le tribunal de justice de +Connecticut, pres de Boston. La loi condamne toutes les personnes du +sexe qui ne doivent le titre de mere qu'au libertinage a une amende, +ou a une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende. +Miss Polly, en entrant dans la salle ou les juges etaient assembles, +leur tint ce discours : + +" Permettez-moi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis +une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des +avocats pour prendre ma defense, et je ne vous retiendrai pas +longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez +prononcer vous vous ecartiez de la loi ; ce que j'ose esperer, c'est +que vous daignerez implorer pour moi les bontes du gouvernement et +obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquieme fois que je +parais devant vous pour le meme sujet ; deux fois j'ai paye des +amendes onereuses, deux fois j'ai subi une punition publique et +honteuse parce que je n'ai pas ete en etat de payer. Cela peut etre +conforme a la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois +des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop severes, +et la puissance legislatrice peut dispenser de leur execution. J'ose +dire que celle qui me condamne est a la fois injuste en elle-meme et +trop severe envers moi. Je n'ai jamais offense personne dans le lieu +ou je vis, et je defie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de +pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort a un homme, a une femme, +a un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe, +alors je ne concois pas quel peut etre mon crime ; j'ai mis cinq beaux +enfants au monde, au peril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, +je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour +eux, si je n'avais pas paye des amendes qui m'en ont ote les moyens. +Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majeste dans une nouvelle +contree qui manque d'habitants ? Je n'ai enleve aucun mari a sa femme, +ni debauche aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusee de ces +procedes coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut etre +que le ministre a qui je n'ai point paye de droits de mariage. Mais +est-ce ma faute ? J'en appelle a vous, Messieurs ; vous me supposez +surement assez de bon sens pour etre persuades que je prefererais +l'honorable etat de femme a la condition honteuse dans laquelle j'ai +vecu jusqu'a present. J'ai toujours desire et je desire encore de me +marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite, +l'industrie et l'economie convenables a une femme, comme j'en ai la +fecondite. Je defie qui que ce soit de dire que j'aie refuse de +m'engager dans cet etat. Je consentis a la premiere et seule +proposition qui m'en ait ete faite ; j'etais vierge encore ; j'eus la +simplicite de confier mon honneur a un homme qui n'en avait point ; il +me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le +connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied +a vos cotes ; j'avais espere qu'il paraitrait aujourd'hui au tribunal +et qu'il aurait interesse votre pitie en ma faveur, en faveur d'une +malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais ete incapable de +l'exposer a rougir en rappelant ce qui s'est passe entre nous. Ai-je +tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La premiere +cause de mes egarements, mon seducteur, est eleve au pouvoir et aux +honneurs par ce meme gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet +et par l'infamie. On me repondra que j'ai transgresse les preceptes de +la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de +m'en punir ; vous m'avez deja exclue de la communion de l'eglise, cela +ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez +m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes +et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces reflexions ; je ne suis point +un theologien, mais j'ai peine a croire que ce me soit un grand crime +d'avoir donne le jour a de beaux enfants que Dieu a doues d'ames +immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la +nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les +celibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la +seduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes +filles comme je l'ai ete, et qui les forcent a vivre dans l'etat +honteux dans lequel je vis au milieu d'une societe qui les repousse et +qui les meprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillite publique ; +voila des crimes qui meritent plus que le mien l'animadversion des +lois. " + +Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ; +ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son +seducteur, instruit de ce qui s'etait passe, sentit le remords de sa +premiere conduite : il voulut la reparer ; deux jours apres il epousa +Miss Baker, et fit une honnete femme de celle dont cinq ans auparavant +il avait fait une fille publique. + +A. Et ce n'est pas la un conte de votre invention ? + +B. Non. + +A. J'en suis bien aise. + +B. Je ne sais si l'abbe Raynal ne rapporte pas le fait et le discours +dans son "Histoire du commerce des deux Indes". + +A. Ouvrage excellent et d'un ton si different des precedents qu'on a +soupconne l'abbe d'y avoir employe des mains etrangeres. + +B. C'est une injustice. + +A. Ou une mechancete. On depece le laurier qui ceint la tete d'un +grand homme et on le depece si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une +feuille. + +B. Mais le temps rassemble les feuilles eparses et refait la couronne. + +A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a recue de +ses contemporains, et il est insensible a la reparation qu'il obtient +de la posterite. + + +CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI +-------------------------------------------------------------------------- + +OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que +celui ou sa grossesse est constatee ! Elle se leve ; elle accourt ; +elle jette ses bras autour du cou de sa mere et de son pere ; c'est +avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et +qu'ils apprennent cet evenement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je +suis grosse ! Est-il bien vrai ? Tres vrai. Et de qui l'etes-vous ? Je +le suis d'un tel... + +L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le pere de son enfant ? + +OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la duree de nos +amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune a +la lune suivante. + +L'AUMONIER. Et cette regle est bien scrupuleusement observee ? + +OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas +long ; mais lorsque deux peres ont une pretention bien fondee a la +formation d'un enfant, il n'appartient plus a sa mere. + +L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ? + +OROU. A celui des deux a qui il lui plait de le donner : voila tout +son privilege ; et un enfant etant par lui-meme un objet d'interet et +de richesse, tu concois que, parmi nous, les libertines sont rares, et +que les jeunes garcons s'en eloignent. + +L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise. + +OROU. Nous en avons meme de plus d'une sorte : mais tu m'ecartes de +mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le pere de l'enfant +est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, +l'esperance que l'enfant heritera des vertus de son pere renouvelle +l'allegresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois +concevoir quel prix nous attachons a la sante, a la beaute, a la +force, a l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que +nous nous en melions, les prerogatives du sang doivent s'eterniser +parmi nous. Toi qui as parcouru differentes contrees, dis-moi si tu as +remarque dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes +que dans Tahiti ! Regarde-moi : comment me trouves-tu ? Eh bien ! il y +a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus +brave que moi ; aussi les meres me designent-elles souvent a leurs +filles. + +L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de +ta cabane, que t'en revient-il ? + +OROU. Le quatrieme, male ou femelle. Il s'est etabli parmi nous une +circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout age +et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de +vos denrees qui n'en sont que le produit. + +L'AUMONIER. Je le concois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs +que j'ai rencontres quelquefois ? + +OROU. Le signe de la sterilite, vice de naissance, ou suite de l'age +avance. Celle qui quitte ce voile et se mele avec les hommes, est une +libertine, celui qui releve ce voile et s'approche de la femme +sterile, est un libertin. + +L'AUMONIER. Et ces voiles gris ? + +OROU. Le signe de la maladie periodique. Celle qui quitte ce voile, et +se mele avec les hommes, est une libertine ; celui qui le releve, et +s'approche de la femme malade, est un libertin. + +L'AUMONIER. Avez-vous des chatiments pour ce libertinage ? + +OROU. Point d'autres que le blame. + +L'AUMONIER. Un pere peut-il coucher avec sa fille, une mere avec son +fils, un frere avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ? + + +OROU. Pourquoi non ? + +L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais +l'adultere ! + +OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste, +adultere ? + +L'AUMONIER. Des crimes, des crimes enormes, pour l'un desquels l'on +brule dans mon pays. + +OROU. Qu'on brule ou qu'on ne brule pas dans ton pays, peu m'importe. +Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni +par consequent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous +faut une regle plus sure ; et quelle sera cette regle ? En connais-tu +une autre que le bien general et l'utilite particuliere ? A present, +dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire a ces deux fins de nos +actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois +publiee, un mot ignominieux invente, un supplice decerne, tout est +dit. Reponds-moi donc, qu'entends-tu par inceste ? + +L'AUMONIER. Mais un inceste... + +OROU. Un inceste ?... Y a-t-il longtemps que ton grand ouvrier sans +tete, sans mains et sans outils, a fait le monde ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Fit-il toute l'espece humaine a la fois ? + +L'AUMONIER. Il crea seulement une femme et un homme. + +OROU. Eurent-ils des enfants ? + +L'AUMONIER. Assurement. + +OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles, +et que leur mere soit morte la premiere ; ou qu'ils n'aient eu que des +garcons, et que la femme ait perdu son mari. + +L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un +crime abominable, et parlons d'autre chose. + +OROU. Cela te plait a dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras +pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste. + +L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peut-etre l'inceste ne blesse +en rien la nature ; mais ne suffit-il pas qu'il menace la constitution +politique ? Que deviendraient la surete d'un chef et la tranquillite +d'un Etat, si toute une nation composee de plusieurs millions +d'hommes, se trouvait rassemblee autour d'une cinquantaine de peres de +famille. + +OROU. Le pis-aller, c'est qu'ou il n'y a qu'une grande societe, il y +en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins. + +L'AUMONIER. Je crois cependant que, meme ici, un fils couche rarement +avec sa mere. + +OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une +tendresse qui lui fasse oublier la disparite d'age, et preferer une +femme de quarante ans a une fille de dix-neuf. + +L'AUMONIER. Et le commerce des peres avec leurs filles ? + +OROU. Guere plus frequent, a moins que la fille ne soit laide et peu +recherchee. Si son pere l'aime, il s'occupe a lui preparer sa dot en +enfants. + +L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature +a disgraciees ne doit pas etre heureux dans Tahiti. + +OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la +generosite de nos jeunes gens. + +L'AUMONIER. Pour les unions des freres et des soeurs, je ne doute pas +qu'elles ne soient tres communes. + +OROU. Et tres approuvees. + +L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et +de maux dans nos contrees, serait ici tout a fait innocente. + +OROU. Etranger ! tu manques de jugement et de memoire : de jugement, +car, partout ou il y a defense, il faut qu'on soit tente de faire la +chose defendue et qu'on la fasse : de memoire, puisque tu ne te +souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues, +qui sortent la nuit sans leur voile noir, et recoivent des hommes, +lorsqu'il ne peut rien resulter de leur approche ; si elles sont +reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'ile, ou l'esclavage, est +leur chatiment ; des filles precoces, qui relevent leur voile blanc a +l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu ferme dans +la cabane ; des jeunes hommes, qui deposent leur chaine avant le temps +prescrit par la nature et par la loi, et nous en reprimandons leurs +parents ; des femmes a qui le temps de la grossesse parait long ; des +femmes et des filles peu scrupuleuses a garder leur voile gris ; mais +dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance a toutes ces +fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idee de richesse +particuliere ou publique, unie dans nos tetes a l'idee de population, +epure nos moeurs sur ce point. + +L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une meme femme, ou le gout +de deux femmes ou de deux filles pour un meme homme, +n'occasionnent-ils point de desordres ? + +OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou +celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute +grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inoui +qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie +remarquee, c'est que nos femmes ont moins de pitie des hommes laids, +que nos jeunes gens des femmes disgraciees ; et nous n'en sommes pas +faches. + +L'AUMONIER. Vous ne connaissez guere la jalousie, a ce que je vois ; +mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si +puissants et si doux, s'ils ne sont pas etrangers ici, y doivent etre +assez faibles. + +OROU. Nous y avons supplee par un autre, qui est tout autrement +general, energique et durable, l'interet. Mets la main sur la +conscience ; laisse la cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse +sur les levres de tes camarades, et qui ne reside pas au fond de leur +coeur. Dis-moi si, dans quelque contree que ce soit, il y a un pere +qui, sans la honte qui le retient, n'aimat mieux perdre son enfant, un +mari qui n'aimat mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de +toute sa vie. Sois sur que partout ou l'homme sera attache a la +conservation de son semblable comme a son lit, a sa sante, a son +repos, a sa cabane, a ses fruits, a ses champs, il fera pour lui tout +ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la +couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les meres sont soignees +dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme feconde, une fille +nubile, un garcon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur +institution, parce que leur conservation est toujours un +accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune. + +L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan +miserable de nos contrees, qui excede sa femme pour soulager son +cheval, laisse perir son enfant sans secours, et appelle le medecin +pour son boeuf. + +OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, a ton +retour dans ta patrie si policee, tache d'y introduire ce ressort ; et +c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui nait, et +l'importance de la population. Veux-tu que je te revele un secret ? +Mais prends garde qu'il ne t'echappe. Vous arrivez : nous vous +abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en etonnez ; vous +nous en temoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous +remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus +forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demande +d'argent ; nous ne nous sommes point jetes sur tes marchandises ; nous +avons meprise tes denrees : mais nos femmes et nos filles sont venues +exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'eloigneras, tu nous auras +laisse des enfants : ce tribut leve sur ta personne, sur ta propre +substance, a ton avis, n'en vaut-il pas bien un autre ? Et si tu veux +en apprecier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de cotes +a courir, et qu'a chaque vingt milles on te mette a pareille +contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons +de bras ; et nous t'en avons demande. Nous avons des calamites +epidemiques a reparer ; et nous t'avons employe a reparer le vide +qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins a combattre, un +besoin de soldats ; et nous t'avons prie de nous en faire : le nombre +de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ; +et nous t'avons associe a notre tache. Parmi ces femmes et ces filles, +il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont +elles que nous avons exposees a vos premiers embrassements. Nous avons +a payer une redevance en hommes a un voisin oppresseur ; c'est toi et +tes camarades qui nous defrayerez ; et dans cinq a six ans, nous lui +enverrons vos fils, s'ils valent moins que les notres. Plus robustes, +plus sains que vous, nous nous sommes apercus au premier coup d'oeil +que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous +avons destine quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus +belles a recueillir la semence d'une race meilleure que la notre. +C'est un essai que nous avons tente, et qui pourra nous reussir. Nous +avons tire de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions +tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi +calculer. Va ou tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme +aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon a +rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te presente +un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas +de l'or, et qu'il prise le fer. Mais dis-moi donc pourquoi tu n'es pas +vetu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui +t'enveloppe de la tete aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses +tomber sur tes epaules, ou que tu ramenes sur tes oreilles ? + +AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engage dans une +societe d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus +sacre de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point +faire d'enfants. + +OUROU. Que faites vous donc ? + +AUMONIER. Rien. + +OROU. Et ton magistrat souffre cette espece de paresseux, la pire de +toutes ? + +AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter. + +OROU. Ma premiere pensee etait que la nature, quelque accident, ou un +art cruel vous avait prives de la faculte de produire votre +semblable ; et que, par pitie, on aimait mieux vous laisser vivre que +de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu etait un homme, et +un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle esperait que tes +caresses reiterees ne seraient pas infructueuses. A present que j'ai +compris pourquoi tu t'es ecrie hier au soir : Mais ma religion ! mais +mon etat ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du +respect que les magistrats vous accordent ? + +L'AUMONIER. Je l'ignore. + +OROU. Tu sais au moins par quelle raison, etant homme, tu t'es +librement condamne a ne le pas etre ? + +L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile a t'expliquer. + +OROU. Et ce voeu de sterilite, le moine y est-il bien fidele ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. J'en etais sur. Avez vous aussi des moines femelles ? + +L'AUMONIER. Oui. + +OROU. Aussi sages que les moines males ? + +L'AUMONIER. Plus renfermees, elles seches de douleur, perissent d'ennui. + +OROU. Et l'injure faite a la nature est vengee. Oh ! le vilain pays ! +Si tout y est ordonne comme ce que tu m'en dis, vous etes plus +barbares que nous. + +Le bon aumonier raconte qu'il passa le reste de la journee a parcourir +l'ile, a visiter les cabanes, et que le soir, apres souper, le pere et +la mere l'ayant supplie de coucher avec la seconde de leurs filles, +Palli s'etait presentee dans le meme deshabille que Thia, et qu'il +s'etait ecrie plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais +mon etat ! que la troisieme nuit il avait ete agite des memes remords +avec Asto, l'ainee, et que la quatrieme il l'avait accordee par +honnetete a la femme de son hote. + + +CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B +------------------------------------------- + +A. J'estime cet aumonier poli. + +B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours +d'Orou. + +A. Quoique un peu modele a l'europeenne. + +B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumonier se plaint de la brievete de +son sejour dans Tahiti, et de la difficulte de mieux connaitre les +usages d'un peuple assez sage pour s'etre arrete de lui-meme a la +mediocrite, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilite +lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'etre mis a +l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son +innocence, son repos et sa felicite n'eussent rien a redouter d'un +progres trop rapide de ses lumieres. Rien n'y etait mal par l'opinion +ou par la loi, que ce qui etait mal de sa nature. Les travaux et les +recoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriete y etait +tres etroite ; la passion de l'amour, reduite a un simple appetit +physique, n'y produisait aucun de nos desordres. L'ile entiere offrait +l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane representait +les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par +protester que ces Tahitiens seront toujours presents a sa memoire, +qu'il avait ete tente de jeter ses vetements dans le vaisseau et de +passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se +repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait. + +A. Malgre cet eloge, quelles consequences utiles a tirer des moeurs et +des usages bizarres d'un peuple non civilise ? + +B. Je vois qu'aussitot que quelques causes physiques, telles, par +exemple, que la necessite de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en +jeu la sagacite de l'homme, cet elan le conduit bien au-dela du but, +et que, le terme du besoin passe, on est porte dans l'ocean sans +bornes des fantaisies, d'ou l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux +Tahitien s'arreter ou il en est ! Je vois qu'excepte dans ce recoin +ecarte de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en +aura peut-etre jamais nulle part. + +A. Qu'entendez-vous donc par des moeurs ? + +B. J'entends une soumission generale et une conduite consequente a des +lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont +bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les +lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observees, la pire condition +d'une societe, il n'y a point de moeurs. Or comment voulez-vous que +les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire +des siecles et des nations tant anciennes que modernes, et +vous trouverez les hommes assujettis a trois codes, le code de la +nature, le code civil, et le code religieux, et contraints +d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais ete +d'accord ; d'ou il est arrive qu'il n'y a eu dans aucune contree, +comme Orou l'a devine de la notre, ni homme, ni citoyen, ni religieux. + +A. D'ou vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les +rapports eternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse +devient peut-etre superflue ; et que la loi civile ne doit etre que +l'enonciation de la loi de nature. + +B. Et cela, sous peine de multiplier les mechants, au lieu de faire +des bons. + +A. Ou que, si l'on juge necessaire de les conserver toutes trois, il +faut que les deux dernieres ne soient que des calques rigoureux de la +premiere, que nous apportons gravee au fond de nos coeurs, et qui sera +toujours la plus forte. + +B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une +similitude d'organisation avec d'autres etres, les memes besoins, de +l'attrait vers les memes plaisirs, une aversion commune pour les memes +peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la +morale qui lui convient. + +A. Cela n'est pas aise. + +B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple +le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu +scrupuleusement a la loi de nature, plus voisin d'une bonne +legislation qu'aucun peuple civilise. + +A. Parce qu'il lui est plus facile de se defaire de son trop de +rusticite, qu'a nous de revenir sur nos pas et de reformer nos abus. + +B. Surtout ceux qui tiennent a l'union de l'homme avec la femme. + +A. Cela se peut. Mais commencons par le commencement. Interrogeons +bonnement la nature, et voyons sans partialite ce qu'elle nous +repondra sur ce point. + +B. J'y consens. + +A. Le mariage est-il dans la nature ? + +B. Si vous entendez par le mariage la preference qu'une femme accorde +a un male sur tous les autres males, ou celle qu'un male donne a une +femelle sur toutes les autres femelles ; preference mutuelle, en +consequence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable, +qui perpetue l'espece par la reproduction des individus, le mariage +est dans la nature. + +A. Je le pense comme vous ; car cette preference se remarque non +seulement dans l'espece humaine, mais encore dans les autres especes +d'animaux : temoin ce nombreux cortege de males qui poursuivent une meme +femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le +titre de mari. Et la galanterie ? + +B. Si vous entendez par galanterie cette variete de moyens energiques +ou delicats que la passion inspire, soit au male, soit a la femelle, +pour obtenir cette preference qui conduit a la plus douce, la plus +importante et la plus generale des jouissances ; la galanterie est +dans la nature. + +A. Je le pense comme vous. Temoin toute cette diversite de +gentillesses pratiquees par le male pour plaire a la femelle et par la +femelle pour irriter la passion et fixer le gout du male. Et la +coquetterie ? + +B. C'est un mensonge qui consiste a simuler une passion qu'on ne sent +pas, et a promettre une preference qu'on n'accordera point. Le male +coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du male : +jeu perfide qui amene quelquefois les catastrophes les plus funestes ; +manege ridicule, dont le trompeur et le trompe sont egalement chaties +par la perte des instants les plus precieux de leur vie. + +A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. + +A. Et la constance ? + +B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou a +l'aumonier. Pauvre vanite de deux enfants qui s'ignorent eux-memes, +et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilite de tout ce qui +les entoure ! + +A. Et la fidelite, ce rare phenomene ? + +B. Presque toujours l'entetement et le supplice de l'honnete homme et +de l'honnete femme dans nos contrees ; chimere a Tahiti. + +A. La jalousie ? + +B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ; +sentiment injuste de l'homme ; consequence de nos fausses moeurs, et +d'un droit de propriete etendu sur un objet sentant, pensant, voulant, +et libre. + +A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est egalement dans la +nature. + +A. Le jaloux est sombre. + +B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience. + +A. La pudeur ? + +B. Mais vous m'engagez la dans un cours de morale galante. L'homme ne +veut etre ni trouble ni distrait dans ses jouissances. Celles de +l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait a la merci de +son ennemi. Voila tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la +pudeur : le reste est d'institution. L'aumonier remarque, dans un +troisieme morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne +rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui a cote +de sa femme, au milieu de ses filles ; et que celles-ci en sont +spectatrices, quelquefois emues, jamais embarrassees. Aussitot que la +femme devint la propriete de l'homme, et que la jouissance furtive fut +regardee comme un vol, on vit naitre les termes pudeur, retenue, +bienseance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre +les deux sexes, des barrieres qui empechassent de s'inviter +reciproquement a la violation des lois qu'on leur avait imposees, et +qui produisirent souvent un effet contraire, en echauffant +l'imagination et en irritant les desirs. Lorsque je vois des arbres +plantes autour de nos palais, et un vetement de cou qui cache et +montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaitre un +retour secret vers la foret, et un appel a la liberte premiere de +notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te +caches-tu ? de quoi es-tu honteux ? fais-tu le mal, quand tu cedes a +l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, presente-toi +franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, recois-le +avec la meme franchise. + +A. Ne vous fachez pas. Si nous debutons comme des hommes civilises, il +est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien. + +B. Oui, mais ces preliminaires de convention consument la moitie de la +vie d'un homme de genie. + +A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet elan pernicieux de l'esprit +humain, contre lequel vous vous etes recrie tout a l'heure, en est +d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interroge pourquoi les +hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux +hommes, repondit qu'il etait naturel de demander a celui qui pouvait +toujours accorder. + +B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingenieuse que solide. La +nature, indecente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers +l'autre et dans un etat de l'homme triste et sauvage qui se concoit et +qui peut-etre n'existe nulle part... + +A. Pas meme a Tahiti ? + +B. Non... l'intervalle qui separerait un homme d'une femme serait +franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient, +s'ils se poursuivent, s'ils s'evitent, s'ils s'attaquent, s'ils se +defendent, c'est que la passion, inegale dans ses progres, ne +s'applique pas en eux de la meme force. D'ou il arrive que la volupte +se repand, se consomme et s'eteint d'un cote, lorsqu'elle commence a +peine a s'elever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous +deux. Voila l'image fidele de ce qui se passerait entre deux etres +libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a +connu, par l'experience ou l'education, les suites plus ou moins +cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne a l'approche de +l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent, +et il obeit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les +ecouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte, +de l'enivrer et de la seduire. L'homme conserve toute son impulsion +naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers +l'homme, dirait un geometre, est en raison composee de la directe de +la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique +d'une multitude d'elements divers dans nos societes ; elements qui +concourent presque tous a accroitre la pusillanimite d'un sexe et la +duree de la poursuite de l'autre. C'est une espece de tactique ou les +ressources de la defense et les moyens de l'attaque ont marche sur la +meme ligne. On a consacre la resistance de la femme ; on a attache +l'ignominie a la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une +injure legere dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cites. + +A. Mais comment est-il arrive qu'un acte dont le but est si solennel, +et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que +le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu +la source la plus feconde de notre depravation et de nos maux ? + +B. Orou l'a fait entendre dix fois a [-l'aumonier : ecoutez-le donc +encore, et tachez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui +a converti la possession de la femme en une propriete. Par les moeurs +et les usages, qui ont surcharge de conditions l'union conjugale. Par +les lois civiles, qui ont assujetti le mariage a une infinite de +formalites. Par la nature de notre societe, ou la diversite des +fortunes et des rangs a institue des convenances et des +disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune a toutes les +societes subsistantes, ou la naissance d'un enfant, toujours regardee +comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et +plus surement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par +les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporte a leur +interet et a leur securite. Par les institutions religieuses, qui ont +attache les noms de vices et de vertus a des actions qui n'etaient +susceptibles d'aucune moralite. Combien nous sommes loin de la nature +et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut etre detruit : on aura +beau le contrarier par des obstacles, il durera. Ecrivez tant qu'il +vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du +sage Marc-Aurele, que le frottement voluptueux de deux intestins est +un crime, le coeur de l'homme sera froisse entre la menace de votre +inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne +cessera de reclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos +caracteres effrayants disparaitront a nos yeux. Gravez sur le marbre : +Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaitras que ta +femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez +pas d'accroitre les chatiments a proportion de la bizarrerie de vos +defenses ; vous deviendrez feroces, et vous ne reussirez point a me +denaturer. + +A. Que le code des nations serait court, si on le conformait +rigoureusement a celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs +epargnes a l'homme ! + +B. Voulez-vous savoir l'histoire abregee de presque toute notre +misere ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit +au-dedans de cet homme un homme artificiel et il s'est eleve dans la +caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantot l'homme +naturel est le plus fort ; tantot il est terrasse par l'homme moral et +artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est +tiraille, tenaille, tourmente, etendu sur la roue ; sans cesse +gemissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de +gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe +et l'abatte. Cependant il est des circonstances extremes qui ramenent +l'homme a sa premiere simplicite. + +A. La misere et la maladie, deux grands exorcistes. + +B. Vous les avez nommes. En effet, que deviennent alors toutes ces +vertus conventionnelles ? Dans la misere, l'homme est sans remords ; +dans la maladie, la femme est sans pudeur. + +A. Je l'ai remarque. + +B. Mais un autre phenomene qui ne vous aura pas echappe davantage, +c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas a pas les +progres de l'etat de maladie a l'etat de convalescence et de l'etat de +convalescence a l'etat de sante. Le moment ou l'infirmite cesse est +celui ou la guerre intestine recommence, et presque toujours avec +desavantage pour l'intrus. + +A. Il est vrai. J'ai moi-meme eprouve que l'homme naturel avait dans +la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et +moral. Mais enfin, dites-moi, faut-il civiliser l'homme, ou +l'abandonner a son instinct ? + +B. Faut-il vous repondre net ? + +A. Sans doute. + +B. Si vous vous proposez d'en etre le tyran, civilisez-le ; +empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire a la nature ; +faites-lui des entraves de toute espece ; embarrassez ses mouvements +de mille obstacles ; attachez-lui des fantomes qui l'effraient ; +eternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit +toujours enchaine sous les pieds de l'homme moral. Le voulez-vous +heureux et libre ? ne vous melez pas de ses affaires : assez +d'incidents imprevus le conduiront a la lumiere et a la depravation ; +et demeurez a jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour +eux, que ces sages legislateurs vous ont petri et maniere comme vous +l'etes. J'en appelle a toutes les institutions politiques, civiles et +religieuses : examinez-les profondement ; et je me trompe fort, ou +vous y verrez l'espece humaine pliee de siecle en siecle au joug +qu'une poignee de fripons se promettait de lui imposer. Mefiez-vous de +celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre +le maitre des autres en les genant : et les Calabrais sont presque les +seuls a qui la flatterie des legislateurs n'en ait point encore +impose... + +A. Et cette anarchie de la Calabre vous plait ? + +B. J'en appelle a l'experience ; et je gage que leur barbarie est +moins vicieuse que notre urbanite. Combien de petites sceleratesses +compensent ici l'atrocite de quelques grands crimes dont on fait tant +de bruit ! Je considere les hommes non civilises comme une multitude +de ressorts epars et isoles. Sans doute, s'il arrivait a quelques-uns +de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se +briseraient. Pour obvier a cet inconvenient, un individu d'une sagesse +profonde et d'un genie sublime rassembla ces ressorts et en composa +une machine, et dans cette machine appelee societe, tous les ressorts +furent rendus agissants, reagissant les uns contre les autres, sans +cesse fatigues ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'etat de +legislation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de +nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle enorme destruction de +petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces enormes machines +vinrent a se heurter avec violence ! + +A. Ainsi vous prefereriez l'etat de nature brute et sauvage ? + +B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs +fois l'homme des villes se depouiller et rentrer dans la foret, et +qu'on n'a jamais vu l'homme de la foret se vetir et s'etablir dans la +ville. + +A. Il m'est venu souvent dans la pensee que la somme des biens et des +maux etait variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le +malheur d'une espece animale quelconque avait sa limite qu'elle ne +pouvait franchir, et que peut-etre nos efforts nous rendaient en +dernier resultat autant d'inconvenient que d'avantage ; en sorte que +nous nous etions bien tourmentes pour accroitre les deux membres d'une +equation, entre lesquels il subsistait une eternelle et necessaire +egalite. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme +civilise ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage. + +B. Et si la duree d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus +ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ? + +A. Je vois qu'a tout prendre, vous inclineriez a croire les hommes +d'autant plus mechants et plus malheureux qu'ils sont plus civilises ? + +B. Je ne parcourrai pas toutes les contrees de l'univers ; mais je +vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme +heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de +l'Europe. La, des maitres ombrageux et jaloux de leur securite se sont +occupes a le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement. + +A. A Venise, peut-etre ? + +B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle +part moins de lumieres acquises, moins de moralite artificielle, et +moins de vices et de vertus chimeriques. + +A. Je ne m'attendais pas a l'eloge de ce gouvernement. + +B. Aussi ne le fais-je pas. Je vous indique une espece de +dedommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et +preconise. + +A. Pauvre dedommagement ! + +B. Peut-etre. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajoute une corde +a la lyre de Mercure. + +A. Et cette defense est une satire sanglante de leurs premiers +legislateurs. C'est la premiere corde qu'il fallait couper. + +B. Vous m'avez compris. Partout ou il y a une lyre, il y a des +cordes. Tant que les appetits naturels seront sophistiques, comptez +sur des femmes mechantes. + +A. Comme la Reymer. + +B. Sur des hommes atroces. + +A. Comme Gardeil. + +B. Et sur des infortunes a propos de rien. + +A. Comme Tauie, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et +madame de La Carliere. Il est certain qu'on chercherait inutilement +dans Tahiti des exemples de la depravation des deux premiers, et du +malheur des trois derniers. Que ferons-nous donc ? reviendrons-nous a +la nature ? nous soumettrons-nous aux lois ? + +B. Nous parlerons contre les lois insensees jusqu'a ce qu'on les +reforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son +autorite privee, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre a +enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvenients a etre fou avec +des fous, qu'a etre sage tout seul. Disons-nous a nous-memes, crions +incessamment qu'on a attache la honte, le chatiment et l'ignominie a +des actions innocentes en elles-memes ; mais ne les commettons pas, +parce que la honte, le chatiment et l'ignominie sont les plus grands +de tous les maux. Imitons le bon aumonier, moine en France, sauvage +dans Tahiti. + +A. Prendre le froc du pays ou l'on va, et garder celui du pays ou l'on +est. + +B. Et surtout etre honnete et sincere jusqu'au scrupule avec des etres +fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux +avantages les plus precieux de nos societes. Et ce brouillard epais, +qu'est-il devenu ? + +A. Il est retombe. + +B. Et nous serons encore libres, cet apres-diner, de sortir ou de +rester ? + +A. Cela dependra, je crois, un peu plus des femmes que de nous. + +B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les +rencontrer a travers son chemin. + +A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumonier et d'Orou ? + +B. A votre avis qu'en diraient-elles ? + +A. Je n'en sais rien. + +B. Et qu'en penseraient-elles ? + +A. Peut-etre le contraire de ce qu'elles en diraient. + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SUPPLEMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** + +This file should be named 7spvb10.txt or 7spvb10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7spvb11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7spvb10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. 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If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Prepared for the +Project Gutenberg by Laurent Le Guillou (laurent.leguillou@free.fr). + + + + + + +SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE + + + +CHAPITRE I - JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE +----------------------------------------------- + +A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et +qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole. + +B. Qu'en savez-vous ? + +A. Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres +voisins. + +B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie +inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée +d'humidité, retombe sur la terre ? + +A. Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la +région supérieure où l'air est moins dense, et peut, comme disent les +chimistes, n'être pas saturé ? + +B. Il faut attendre. + +A. En attendant, que faitesvous ? + +B. Je lis. + +A. Toujours ce voyage de Bougainville ? + +B. Toujours. + +A. Je n'entends rien à cet hommelà. L'étude des mathématiques, qui +suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ; +et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et retirée +au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur. + +B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si +vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, +resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez +faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de +l'univers sur notre parquet. + +A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère +de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements +de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas +délicats ; il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce +qu'aux inconstances de l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est +aimable et gai : c'est un véritable Français lesté, d'un bord, d'un +traité de calcul différentiel et intégral, et de l'autre, d'un voyage +autour du globe. + +B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué, +et s'applique après s'être dissipé. + +A. Que pensezvous de son Voyage ? + +B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, +j'en rapporterais l'avantage à trois points principaux : une meilleure +connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de +sûreté sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main, et plus de +correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec +les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la +philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d'oeil prompt qui +saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la +circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s'éclairer et +d'instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, +de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle. + +A. Et son style ? + +B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté, +surtout quand on possède la langue des marins. + +A. Sa course a été longue ? + +B. Je l'ai tracée sur ce globe. Voyezvous cette ligne de points rouges ? + +A. Qui part de Nantes ? + +B. Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, +serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend des +Philippines à la NouvelleHollande, rase Madagascar, le cap de +BonneEspérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes +d'Afrique, et rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où le +navigateur s'est embarqué. + +A. Il a beaucoup souffert ? + +B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de +l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des +mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après +avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par +maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné vienne, son +bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds +d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre +impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté !... + +A. Un crime digne de châtiment. + +B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté. + +A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes +n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outremer, que +des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis +d'humanité, et capables de compatir... + +B. C'est bien là ce qui les soucie ! + +A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville. + +B. Beaucoup. + +A. N'assuretil pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, +et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le +péril de cette familiarité ? + +B. D'autres l'avaient dit avant lui. + +A. Comment expliquetil le séjour de certains animaux dans des îles +séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui +estce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le +serpent ? + +B. Il n'explique rien ; il atteste le fait. + +A. Et vous, comment l'expliquezvous ? + +B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de +terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul +phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la +direction de la masse des eaux qui les a séparés. + +A. Comment cela ? + +B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous +amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, +voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du +lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande +qui estce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait +autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennentils en se +multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ? + +A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peutêtre une première +époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire +d'origine. + +B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ; +l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds +d'une prêtresse. + +A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a +recours à la castration des mâles... + +B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une +cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit +des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez +constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se +fortifient et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois +civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales +se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins. + +A. C'est une des palingénésies les plus funestes. + +B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre. + +A. N'étaitil pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des +jésuites ? + +B. Oui. + +A. Qu'en ditil ? + +B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que +ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves +indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient +condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur +avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous +l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération +profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en +frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, +et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre +entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu +l'autorité. + +A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine +ont tant fait de bruit ? + +B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent +en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la +hauteur de cinq pieds cinq à six pouces ; n'ayant d'énorme que leur +corpulence, la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs +membres. Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de +lui, comment l'homme laisseraitil une juste proportion aux objets, +lorsqu'il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et +la peine qu'il s'est donnée pour les aller voir au loin ? + +A. Et des sauvages, qu'en pensetil ? + +B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les +bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque +quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son +repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une prétention commune à la +même propriété. L'homme civilisé a une prétention commune, avec +l'homme civilisé, à la possession d'un champ dont ils occupent les +deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux. + +A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la +possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions, et la +cause de la plus ancienne des guerres... Avezvous vu le Tahitien que +Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce paysci ? + +B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il +aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eût +imposé sur la longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par +le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à +l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la +véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien +établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui +vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui +faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet +tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, +il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses +organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons +nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis +pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du +goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture, +j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi ; +résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ; +effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités +dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver +ailleurs. + +A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il +croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la +Beauce ? + +B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu +aux frais et à la sûreté de son retour. + +A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes +frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur dirastu de nous ? + +B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas. + +A. Pourquoi peu de choses ? + +B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue +aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées. + +A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ? + +B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux +prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous. + +A. En vérité ? + +B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés +sont des machines si compliquées ! Le Tahitien touche à l'origine du +monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le +sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à +l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y +voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves +qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui +le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments. + +A. Estce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ? + +B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la +sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son +Voyage. + +A. Et où trouveton ce supplément ? + +B. Là, sur cette table. + +A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ? + +B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez. + +A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur +du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir +tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois +bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue ! + +B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et +allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs. +Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces genslà. + +A. Comment Bougainville atil compris ces adieux prononcés dans une +langue qu'il ignorait ? + +B. Vous le saurez. + + +CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD +------------------------------------- + +C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. +À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur +eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils +l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son +silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait +en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de +Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le +rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre +leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et +dit : « Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de +l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un +jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau +de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celuici, dans une +main, et le fer qui pend au côté de celuilà, dans l'autre, vous +enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à +leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi +vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin +de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai +point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'échapper à un +funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le +conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. » + +Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : + +« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton +vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; +et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct +de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici +tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction +du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu +as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des +fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es +devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous +vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de +votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre +terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un +démon : qui estu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui +entends la langue de ces hommeslà, disnous à tous, comme tu me l'as +dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays +est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis +le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il +gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce +pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penseraistu ? Tu es le plus +fort ! Et qu'estce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des +méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, +tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton +coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu +souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! +Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et +mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien +est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu +sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommesnous jetés +sur ta personne ? -avonsnous pillé ton vaisseau ? t'avonsnous saisi +et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avonsnous associé dans nos +champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en +toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes +que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles +notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est +nécessaire et bon, nous le possédons. Sommesnous dignes de mépris, +parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? +Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous +avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos +cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras +ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres +sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité +de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous +persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finironsnous +de travailler ? Quand jouironsnous ? Nous avons rendu la somme de nos +fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, +parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée +t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laissenous reposer : ne +nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus +chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et +robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, +fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide +un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je +le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je +perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une +heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai +quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux +Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu +nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à +laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la +vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre, tu as infecté notre +sang. Il nous faudra peutêtre exterminer de nos propres mains nos +filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; +celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang +impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, +condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et +aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants. +Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les +funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour +en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! astu l'idée d'un plus +grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui +tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du +lâche qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait à ce +dernier ; et disnous, empoisonneur de nations, le supplice que tu +mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait +avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait +avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son +voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et +d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son +frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, +au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre +les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix +secrète de ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la +maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si +douces, sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui +est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce +qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles +rougissent. Enfoncetoi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la +compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples +Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand +jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourraistu mettre à +la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils +pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau +citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et +pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni +vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t'estu +montré parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. À peine estu descendu +dans notre terre, qu'elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta +rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en criant : Talo ! ami, +ami ; vous l'avez tué. Et pourquoi l'avezvous tué ? parce qu'il avait +été séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait +ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa +cabane : et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait +pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme +meurtrière, la terreur s'est emparée de lui ; et il s'est enfui dans +la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre ; +crois qu'en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi +les aije apaisés ? pourquoi les aije contenus ? pourquoi les +contiensje encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne mérites +aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva +jamais. Tu t'es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été +respecté ; tu as joui de tout ; tu n'as trouvé sur ton chemin ni +barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on étalait devant +toi l'abondance du pays. Astu voulu de jeunes filles ? excepté celles +qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur +gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà, +possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, +pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les +musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n'a troublé la douceur, +ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté +l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre +enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé +autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme, +après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué +son frère, son ami, son père, peutêtre. Tu as fait pis encore ; +regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces +armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, voisles tournées contre +nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos +plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois +le désespoir de leurs mères : c'est là qu'elles sont condamnées à +périr ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as +donné. Éloignetoi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des +spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables +qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en +t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans +vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n'entendent +à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa +fureur blanchit une rive déserte ! » À peine eutil achevé, que la +foule des habitants disparut : un vaste silence régna dans toute +l'étendue de l'île ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des +vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte : on +eût dit que l'air et la mer, sensibles à la voix du vieillard, se +disposaient à lui obéir. + +B. Eh bien ! qu'en pensezvous ? + +A. Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi +d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des +tournures européennes. + +B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de +l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez cet +Orou qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue +espagnole s'était conservé de temps immémorial. Orou avait écrit en +espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie +à la main, tandis que le Tahitien la prononçait. + +A. Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce +fragment ; mais ce n'est pas là tout ; et ma curiosité pour le reste +n'est pas légère. + +B. Ce qui suit, peutêtre, vous intéressera moins. + +A. N'importe. + +B. C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un habitant de +l'île. + +A. Orou ? + +B. Luimême. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti, +un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur les eaux ; en un +instant son bâtiment en fut environné ; de quelque côté qu'il tournât +ses regards, il voyait des démonstrations de surprise et de +bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les +bras ; on s'attachait à des cordes ; on gravissait contre les +planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage, +d'où les cris étaient répondus ; les habitants de l'île accouraient ; +les voilà tous à terre : on s'empare des hommes de l'équipage ; on se +les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les +tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient +les joues de leurs mains. Placezvous là ; soyez témoin, par pensée, +de ce spectacle d'hospitalité ; et ditesmoi comment vous trouvez +l'espèce humaine. + +A. Très belle. + +B. Mais j'oublierais peutêtre de vous parler d'un événement assez +singulier. Cette scène de bienveillance et d'humanité fut troublée +tout à coup par les cris d'un homme qui appelait à son secours ; +c'était le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes +Tahitiens s'étaient jetés sur lui, l'avaient étendu par terre, le +déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité. + +A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes ?... + +B. Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en +homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps d'une +longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier coup +d'oeil. Elle était née en Bourgogne ; elle s'appelait Barré ; ni +laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était jamais sortie de +son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du +globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage. + +A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes. + + +CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU +-------------------------------------------------- + +B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de +Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le +Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six +ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto, +Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les +mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. +Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté +avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles +nues, et lui dit : + +-- Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu +dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. +Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ; +mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune +de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. + +La mère ajouta : -- Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre +Thia ! ce n'est pas sa faute. + +L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et +l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. + +Orou répliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu +appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle +t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine +maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes +semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants +te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon +accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de +plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais +ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te +propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton +hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les +moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les +vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né +atelle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes +moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peutelle +nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les +tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ; +j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que +tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ; +mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le +souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu +n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton +dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes +filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne +action, ne te suffiraitil pas ? Sois généreux ! + +L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également +belles ; mais ma religion ! mais mon état ! + +OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles, +et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que +la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les +accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr +que je connais et que je respecte les droits des personnes. + +Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne +l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il +s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables +suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses +mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui +disait : Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne +m'afflige pas ! Honoremoi dans la cabane et parmi les miens ; +élèvemoi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a +déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a +point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rendsmoi mère ; +faismoi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à +côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon +sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque +je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peutêtre +plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu +m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute +ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous +le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce +rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu +sois arrivé dans ton pays. + +Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait +sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle +pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il +resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon +état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille, +qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses +soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur +reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées, +rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles +embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils +déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec +l'aumônier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je +te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot +religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ? + +L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit : +Qui estce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ? + +OROU. C'est moi. + +L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme +est l'ouvrage d'un ouvrier. + +OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Où fait-il sa demeure ? + +L'AUMÔNIER. Partout. + +OROU. Ici même ! + +L'AUMÔNIER. Ici. + +OROU. Nous ne l'avons jamais vu. + +L'AUMÔNIER. On ne le voit pas. + +OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a +du moins l'âge de son ouvrage. + +L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres ; il leur a +donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être +honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur +en a défendu d'autres, comme mauvaises. + +OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme +mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi +donc atil fait deux sexes ? + +L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après +certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme +appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme +appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui. + +OROU. Pour toute leur vie ? + +L'AUMONIER. Pour toute leur vie. + +OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre +que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... +mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui +déplaît, il sait les en empêcher. + +L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de +Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la +loi du pays ; et ils commettent un crime. + +OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le +permettais, je te dirais mon avis. + +L'AUMONIER. Parle. + +OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, +contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à +tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et +sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure +aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande +et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. +Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, +pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à +lui. Sur quoi ce droit seraitil fondé ? Ne voistu pas qu'on a +confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, +ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on +échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose +qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté, +volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se +donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et +qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son +caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi +générale des êtres. Rien, en effet, te paraîtil plus insensé qu'un +précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une +constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du +mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; +qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un +même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à +la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres +qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied +d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? Croismoi, +vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je +ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il +n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à +nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, +et ils feraient peutêtre celle de les croire. Hier, en soupant, tu +nous as entretenus de magistrats et de prêtres ; je ne sais quels sont +ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité +règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du +mal ? Peuventils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce +qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des +actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ? Tu +ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, +ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à +ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ; +et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de +conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois +maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre +jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce +fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet +animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on +ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et +où en seraistu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux, +s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même +chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au +prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour +satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand +ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que +tu renonces à la nature. Et saistu ce qui en arrivera ? c'est que tu +les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni +citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec +toutes les sortes d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté +par ton coeur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux, +comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et +que tu t'écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! Veuxtu savoir, +en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? Attachetoi +à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton +semblable ; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière +et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien, +soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou +retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien +soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu +ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras +les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et +par les remords ; tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les +esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à +éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait, +ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi +sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un +jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur +permission, avec une jeune fille ? + +L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais. + +OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se +donnetelle point à un autre ? + +L'AUMONIER. Rien n'est plus commun. + +OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent, +ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s'ils ne sévissent +pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par +une défense inutile. + +L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont +châtiés par le blâme général. + +OROU. C'est-à-dire que la justice s'exerce par le défaut de sens +commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui +supplée aux lois. + +L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari. + +OROU. Déshonorée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée. + +OROU. Méprisée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur. + +OROU. Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage +est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme. + +OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là ! et +encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de +disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de +donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en +séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, +on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est +jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on +s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en +imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à +leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles +étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et +négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront +à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous +toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu +parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont +votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou +d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou +d'infortunés, qui sont euxmêmes les instruments de leur supplice, en +s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait +étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en qui la +nature ne réclame pas ses droits. + +L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ? + +OROU. Nous nous marions. + +L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ? + +OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un +même lit, tant que nous nous y trouvons bien. + +L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ? + +OROU. Nous nous séparons. + +L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ? + +OROU. O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la +profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un +enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de +larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un +homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et +de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et +publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de +force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans +Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, +un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari +dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants +qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant +la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, +les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près +un nombre égal de filles et de garçons. + +L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de +rendre service. + +OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des +vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut +les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est +nombreuse, plus elle est riche. + + +L'AUMONIER. Une sixième partie ! + +OROU. C'est un moyen sûr d'encourager la population, et d'intéresser +au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants. + +L'AUMONIER. Vos époux se reprennent ils quelquefois ? + +OROU. Très souvent ; cependant la durée la plus courte d'un mariage +est d'une lune à l'autre. + +L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la +cohabitation est au moins de neuf mois ? + +OROU. Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit son enfant +partout. + +L'AUMONIER. Tu m'as parlé d'enfants qu'une femme apporte en dot à son +mari. + +OROU. Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils +marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'être +forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les +emmènera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa +femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d'un +quatrième. + +L'AUMONIER. De lui ? + +OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles +sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et beaux, plus ils +sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes +de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant +l'âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les +garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire +l'importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui +as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais, +Thia, à quoi pensestu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as +dixneuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n'en as +point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes +jeunes ans, que ferastu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu +aies quelques défauts qui éloignent de toi les hommes. Corrige-toi, +mon enfant : à ton âge, j'avais été trois fois mère. + +L'AUMONIER. Quelles précautions prenezvous pour garder vos filles et +vos garçons adolescents ? + +OROU. C'est l'objet principal de l'éducation domestique et le point le +plus important des moeurs publiques. Nos garçons, jusqu'à l'âge de +vingt-deux ans, deux ou trois ans au-delà de la puberté, restent +couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite +chaîne. Avant que d'être nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans +un voile blanc. Ôter sa chaîne, relever son voile, est une faute qui +se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure +les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa +force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l'effusion +fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au +moment où la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturité propre +à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec +utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l'ongle du +doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa +fille. L'un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l'autre, +se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter +ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au +garçon les filles, à la fille les garçons qu'ils doivent préférer. +C'est une grande fête que celle de l'émancipation d'une fille ou d'un +garçon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garçons se +rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant +toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, +elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où +l'on danse et où l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la +course. On déploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et +dans toutes les attitudes. Si c'est un garçon, ce sont les jeunes +filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et +exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le +reste de la cérémonie s'achève sur un lit de feuilles, comme tu l'as +vu à ta descente parmi nous. À la chute du jour, la fille rentre dans +la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a +fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plaît. + +L'AUMONIER. Ainsi cette fête est ou n'est point un jour de mariage ? + +OROU. Tu l'as dit... + +A. Qu'est-ce que je vois là en marge ? + +B. C'est une note, où le bon aumônier dit que les préceptes des +parents sur le choix des garçons et des filles étaient pleins de bon +sens et d'observations très fines et très utiles ; mais qu'il a +supprimé ce catéchisme, qui aurait paru, à des gens aussi corrompus et +aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant +toutefois que ce n'était pas sans regret qu'il avait retranché des +détails où l'on aurait vu, premièrement, jusqu'où une nation, qui +s'occupe sans cesse d'un objet important, peut être conduite dans ses +recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ; +secondement, la différence des idées de la beauté dans une contrée où +l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple où +elles sont appréciées d'après une utilité plus constante. Là, pour +être belle, on exige un teint éclatant, un grand front, de grands +yeux, des traits fins et délicats, une taille légère, une petite +bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces +éléments n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards +s'attachent et que le désir poursuit, est celle qui promet beaucoup +d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs, +intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de +commun entre la Vénus d'Athènes et celle de Tahiti ; l'une est Vénus +galante, l'autre est Vénus féconde. Une Tahitienne disait un jour avec +mépris à une autre femme du pays : « Tu es belle, mais tu fais de +laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est +moi que les hommes préfèrent. » + +Après cette note de l'aumônier, Orou continue. + +A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une prière à vous faire, +c'est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle-Angleterre. + +B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la +cinquième fois, fut traduite devant le tribunal de justice de +Connecticut, près de Boston. La loi condamne toutes les personnes du +sexe qui ne doivent le titre de mère qu'au libertinage à une amende, +ou à une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende. +Miss Polly, en entrant dans la salle où les juges étaient assemblés, +leur tint ce discours : + +« Permettezmoi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis +une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des +avocats pour prendre ma défense, et je ne vous retiendrai pas +longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez +prononcer vous vous écartiez de la loi ; ce que j'ose espérer, c'est +que vous daignerez implorer pour moi les bontés du gouvernement et +obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquième fois que je +parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j'ai payé des +amendes onéreuses, deux fois j'ai subi une punition publique et +honteuse parce que je n'ai pas été en état de payer. Cela peut être +conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois +des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères, +et la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution. J'ose +dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en elle-même et +trop sévère envers moi. Je n'ai jamais offensé personne dans le lieu +où je vis, et je défie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de +pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort à un homme, à une femme, +à un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe, +alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j'ai mis cinq beaux +enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, +je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour +eux, si je n'avais pas payé des amendes qui m'en ont ôté les moyens. +Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle +contrée qui manque d'habitants ? Je n'ai enlevé aucun mari à sa femme, +ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusée de ces +procédés coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut être +que le ministre à qui je n'ai point payé de droits de mariage. Mais +est-ce ma faute ? J'en appelle à vous, Messieurs ; vous me supposez +sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais +l'honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j'ai +vécu jusqu'à présent. J'ai toujours désiré et je désire encore de me +marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite, +l'industrie et l'économie convenables à une femme, comme j'en ai la +fécondité. Je défie qui que ce soit de dire que j'aie refusé de +m'engager dans cet état. Je consentis à la première et seule +proposition qui m'en ait été faite ; j'étais vierge encore ; j'eus la +simplicité de confier mon honneur à un homme qui n'en avait point ; il +me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le +connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied +à vos côtés ; j'avais espéré qu'il paraîtrait aujourd'hui au tribunal +et qu'il aurait intéressé votre pitié en ma faveur, en faveur d'une +malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais été incapable de +l'exposer à rougir en rappelant ce qui s'est passé entre nous. Aije +tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La première +cause de mes égarements, mon séducteur, est élevé au pouvoir et aux +honneurs par ce même gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet +et par l'infamie. On me répondra que j'ai transgressé les préceptes de +la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de +m'en punir ; vous m'avez déjà exclue de la communion de l'église, cela +ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez +m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes +et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces réflexions ; je ne suis point +un théologien, mais j'ai peine à croire que ce me soit un grand crime +d'avoir donné le jour à de beaux enfants que Dieu a doués d'âmes +immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la +nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les +célibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la +séduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes +filles comme je l'ai été, et qui les forcent à vivre dans l'état +honteux dans lequel je vis au milieu d'une société qui les repousse et +qui les méprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillité publique ; +voilà des crimes qui méritent plus que le mien l'animadversion des +lois. » + +Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ; +ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son +séducteur, instruit de ce qui s'était passé, sentit le remords de sa +première conduite : il voulut la réparer ; deux jours après il épousa +Miss Baker, et fit une honnête femme de celle dont cinq ans auparavant +il avait fait une fille publique. + +A. Et ce n'est pas là un conte de votre invention ? + +B. Non. + +A. J'en suis bien aise. + +B. Je ne sais si l'abbé Raynal ne rapporte pas le fait et le discours +dans son "Histoire du commerce des deux Indes". + +A. Ouvrage excellent et d'un ton si différent des précédents qu'on a +soupçonné l'abbé d'y avoir employé des mains étrangères. + +B. C'est une injustice. + +A. Ou une méchanceté. On dépèce le laurier qui ceint la tête d'un +grand homme et on le dépèce si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une +feuille. + +B. Mais le temps rassemble les feuilles éparses et refait la couronne. + +A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a reçue de +ses contemporains, et il est insensible à la réparation qu'il obtient +de la postérité. + + +CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI +-------------------------------------------------------------------------- + +OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que +celui où sa grossesse est constatée ! Elle se lève ; elle accourt ; +elle jette ses bras autour du cou de sa mère et de son père ; c'est +avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et +qu'ils apprennent cet événement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je +suis grosse ! Est-il bien vrai ? Très vrai. Et de qui l'êtes-vous ? Je +le suis d'un tel... + +L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le père de son enfant ? + +OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la durée de nos +amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune à +la lune suivante. + +L'AUMONIER. Et cette règle est bien scrupuleusement observée ? + +OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas +long ; mais lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à la +formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère. + +L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ? + +OROU. À celui des deux à qui il lui plaît de le donner : voilà tout +son privilège ; et un enfant étant par lui-même un objet d'intérêt et +de richesse, tu conçois que, parmi nous, les libertines sont rares, et +que les jeunes garçons s'en éloignent. + +L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise. + +OROU. Nous en avons même de plus d'une sorte : mais tu m'écartes de +mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant +est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, +l'espérance que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle +l'allégresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois +concevoir quel prix nous attachons à la santé, à la beauté, à la +force, à l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que +nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser +parmi nous. Toi qui as parcouru différentes contrées, dis-moi si tu as +remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes +que dans Tahiti ! Regardemoi : comment me trouvestu ? Eh bien ! il y +a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus +brave que moi ; aussi les mères me désignentelles souvent à leurs +filles. + +L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de +ta cabane, que t'en revientil ? + +OROU. Le quatrième, mâle ou femelle. Il s'est établi parmi nous une +circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge +et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de +vos denrées qui n'en sont que le produit. + +L'AUMONIER. Je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs +que j'ai rencontrés quelquefois ? + +OROU. Le signe de la stérilité, vice de naissance, ou suite de l'âge +avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes, est une +libertine, celui qui relève ce voile et s'approche de la femme +stérile, est un libertin. + +L'AUMONIER. Et ces voiles gris ? + +OROU. Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile, et +se mêle avec les hommes, est une libertine ; celui qui le relève, et +s'approche de la femme malade, est un libertin. + +L'AUMONIER. Avez-vous des châtiments pour ce libertinage ? + +OROU. Point d'autres que le blâme. + +L'AUMONIER. Un père peutil coucher avec sa fille, une mère avec son +fils, un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ? + + +OROU. Pourquoi non ? + +L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais +l'adultère ! + +OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste, +adultère ? + +L'AUMONIER. Des crimes, des crimes énormes, pour l'un desquels l'on +brûle dans mon pays. + +OROU. Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu m'importe. +Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni +par conséquent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous +faut une règle plus sûre ; et quelle sera cette règle ? En connaistu +une autre que le bien général et l'utilité particulière ? A présent, +dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire à ces deux fins de nos +actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois +publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est +dit. Répondsmoi donc, qu'entendstu par inceste ? + +L'AUMONIER. Mais un inceste... + +OROU. Un inceste ?... Y atil longtemps que ton grand ouvrier sans +tête, sans mains et sans outils, a fait le monde ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Fitil toute l'espèce humaine à la fois ? + +L'AUMONIER. Il créa seulement une femme et un homme. + +OROU. Eurentils des enfants ? + +L'AUMONIER. Assurément. + +OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles, +et que leur mère soit morte la première ; ou qu'ils n'aient eu que des +garçons, et que la femme ait perdu son mari. + +L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un +crime abominable, et parlons d'autre chose. + +OROU. Cela te plaît à dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras +pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste. + +L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peutêtre l'inceste ne blesse +en rien la nature ; mais ne suffitil pas qu'il menace la constitution +politique ? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité +d'un Etat, si toute une nation composée de plusieurs millions +d'hommes, se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères de +famille. + +OROU. Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, il y +en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins. + +L'AUMONIER. Je crois cependant que, même ici, un fils couche rarement +avec sa mère. + +OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une +tendresse qui lui fasse oublier la disparité d'âge, et préférer une +femme de quarante ans à une fille de dix-neuf. + +L'AUMONIER. Et le commerce des pères avec leurs filles ? + +OROU. Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu +recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe à lui préparer sa dot en +enfants. + +L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature +a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti. + +OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la +générosité de nos jeunes gens. + +L'AUMONIER. Pour les unions des frères et des soeurs, je ne doute pas +qu'elles ne soient très communes. + +OROU. Et très approuvées. + +L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et +de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente. + +OROU. Étranger ! tu manques de jugement et de mémoire : de jugement, +car, partout où il y a défense, il faut qu'on soit tenté de faire la +chose défendue et qu'on la fasse : de mémoire, puisque tu ne te +souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues, +qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des hommes, +lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont +reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île, où l'esclavage, est +leur châtiment ; des filles précoces, qui relèvent leur voile blanc à +l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans +la cabane ; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant le temps +prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs +parents ; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des +femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais +dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance à toutes ces +fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse +particulière ou publique, unie dans nos têtes à l'idée de population, +épure nos moeurs sur ce point. + +L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût +de deux femmes ou de deux filles pour un même homme, +n'occasionnent-ils point de désordres ? + +OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou +celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute +grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï +qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie +remarquée, c'est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids, +que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n'en sommes pas +fâchés. + +L'AUMONIER. Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ; +mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si +puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être +assez faibles. + +OROU. Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement +général, énergique et durable, l'intérêt. Mets la main sur la +conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse +sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur +coeur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père +qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un +mari qui n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de +toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera attaché à la +conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son +repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout +ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la +couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées +dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille +nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur +institution, parce que leur conservation est toujours un +accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune. + +L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan +misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son +cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin +pour son boeuf. + +OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, à ton +retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort ; et +c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et +l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ? +Mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous +abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en étonnez ; vous +nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous +remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus +forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demandé +d'argent ; nous ne nous sommes point jetés sur tes marchandises ; nous +avons méprisé tes denrées : mais nos femmes et nos filles sont venues +exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, tu nous auras +laissé des enfants : ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre +substance, à ton avis, n'en vautil pas bien un autre ? Et si tu veux +en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de côtes +à courir, et qu'à chaque vingt milles on te mette à pareille +contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons +de bras ; et nous t'en avons demandé. Nous avons des calamités +épidemiques à réparer ; et nous t'avons employé à réparer le vide +qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins à combattre, un +besoin de soldats ; et nous t'avons prié de nous en faire : le nombre +de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ; +et nous t'avons associé à notre tâche. Parmi ces femmes et ces filles, +il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont +elles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. Nous avons +à payer une redevance en hommes à un voisin oppresseur ; c'est toi et +tes camarades qui nous défrayerez ; et dans cinq à six ans, nous lui +enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. Plus robustes, +plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil +que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous +avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus +belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. +C'est un essai que nous avons tenté, et qui pourra nous réussir. Nous +avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions +tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi +calculer. Va où tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme +aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à +rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te présente +un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas +de l'or, et qu'il prise le fer. Mais dismoi donc pourquoi tu n'es pas +vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui +t'enveloppe de la tête aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses +tomber sur tes épaules, où que tu ramènes sur tes oreilles ? + +AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une +société d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus +sacré de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point +faire d'enfants. + +OUROU. Que faites vous donc ? + +AUMONIER. Rien. + +OROU. Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de +toutes ? + +AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter. + +OROU. Ma première pensée était que la nature, quelque accident, ou un +art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre +semblable ; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que +de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu était un homme, et +un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle espérait que tes +caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. A présent que j'ai +compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir : Mais ma religion ! mais +mon état ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du +respect que les magistrats vous accordent ? + +L'AUMÔNIER. Je l'ignore. + +OROU. Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es +librement condamné à ne le pas être ? + +L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer. + +OROU. Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. J'en étais sûr. Avez vous aussi des moines femelles ? + +L'AUMONIER. Oui. + +OROU. Aussi sages que les moines mâles ? + +L'AUMONIER. Plus renfermées, elles sèches de douleur, périssent d'ennui. + +OROU. Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh ! le vilain pays ! +Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus +barbares que nous. + +Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir +l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après souper, le père et +la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles, +Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il +s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais +mon état ! que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords +avec Asto, l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par +honnêteté à la femme de son hôte. + + +CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B +------------------------------------------- + +A. J'estime cet aumônier poli. + +B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours +d'Orou. + +A. Quoique un peu modelé à l'européenne. + +B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de +son séjour dans Tahiti, et de la difficulté de mieux connaître les +usages d'un peuple assez sage pour s'être arrêté de lui-même à la +médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité +lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'être mis à +l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son +innocence, son repos et sa félicité n'eussent rien à redouter d'un +progrès trop rapide de ses lumières. Rien n'y était mal par l'opinion +ou par la loi, que ce qui était mal de sa nature. Les travaux et les +récoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriété y était +très étroite ; la passion de l'amour, réduite à un simple appétit +physique, n'y produisait aucun de nos désordres. L'île entière offrait +l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait +les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par +protester que ces Tahitiens seront toujours présents à sa mémoire, +qu'il avait été tenté de jeter ses vêtements dans le vaisseau et de +passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se +repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait. + +A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à tirer des moeurs et +des usages bizarres d'un peuple non civilisé ? + +B. Je vois qu'aussitôt que quelques causes physiques, telles, par +exemple, que la nécessité de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en +jeu la sagacité de l'homme, cet élan le conduit bien au-delà du but, +et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l'océan sans +bornes des fantaisies, d'où l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux +Tahitien s'arrêter où il en est ! Je vois qu'excepté dans ce recoin +écarté de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en +aura peutêtre jamais nulle part. + +A. Qu'entendezvous donc par des moeurs ? + +B. J'entends une soumission générale et une conduite conséquente à des +lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont +bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les +lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition +d'une société, il n'y a point de moeurs. Or comment voulezvous que +les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire +des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et +vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la +nature, le code civil, et le code religieux, et contraints +d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais été +d'accord ; d'où il est arrivé qu'il n'y a eu dans aucune contrée, +comme Orou l'a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux. + +A. D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les +rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse +devient peutêtre superflue ; et que la loi civile ne doit être que +l'énonciation de la loi de nature. + +B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire +des bons. + +A. Ou que, si l'on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il +faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la +première, que nous apportons gravée au fond de nos coeurs, et qui sera +toujours la plus forte. + +B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une +similitude d'organisation avec d'autres êtres, les mêmes besoins, de +l'attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes +peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la +morale qui lui convient. + +A. Cela n'est pas aisé. + +B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple +le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu +scrupuleusement à la loi de nature, plus voisin d'une bonne +législation qu'aucun peuple civilisé. + +A. Parce qu'il lui est plus facile de se défaire de son trop de +rusticité, qu'à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus. + +B. Surtout ceux qui tiennent à l'union de l'homme avec la femme. + +A. Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons +bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu'elle nous +répondra sur ce point. + +B. J'y consens. + +A. Le mariage est-il dans la nature ? + +B. Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde +à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une +femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en +conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable, +qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage +est dans la nature. + +A. Je le pense comme vous ; car cette préférence se remarque non +seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans les autres espèces +d'animaux : témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même +femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le +titre de mari. Et la galanterie ? + +B. Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques +ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, soit à la femelle, +pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus +importante et la plus générale des jouissances ; la galanterie est +dans la nature. + +A. Je le pense comme vous. Témoin toute cette diversité de +gentillesses pratiquées par le mâle pour plaire à la femelle et par la +femelle pour irriter la passion et fixer le goût du mâle. Et la +coquetterie ? + +B. C'est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu'on ne sent +pas, et à promettre une préférence qu'on n'accordera point. Le mâle +coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du mâle : +jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les plus funestes ; +manège ridicule, dont le trompeur et le trompé sont également châtiés +par la perte des instants les plus précieux de leur vie. + +A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. + +A. Et la constance ? + +B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou à +l'aumônier. Pauvre vanité de deux enfants qui s'ignorent eux-mêmes, +et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilité de tout ce qui +les entoure ! + +A. Et la fidélité, ce rare phénomène ? + +B. Presque toujours l'entêtement et le supplice de l'honnête homme et +de l'honnête femme dans nos contrées ; chimère à Tahiti. + +A. La jalousie ? + +B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ; +sentiment injuste de l'homme ; conséquence de nos fausses moeurs, et +d'un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant, +et libre. + +A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la +nature. + +A. Le jaloux est sombre. + +B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience. + +A. La pudeur ? + +B. Mais vous m'engagez là dans un cours de morale galante. L'homme ne +veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances. Celles de +l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait à la merci de +son ennemi. Voilà tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la +pudeur : le reste est d'institution. L'aumônier remarque, dans un +troisième morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne +rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui à côté +de sa femme, au milieu de ses filles ; et que cellesci en sont +spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la +femme devint la propriété de l'homme, et que la jouissance furtive fut +regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, +bienséance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre +les deux sexes, des barrières qui empêchassent de s'inviter +réciproquement à la violation des lois qu'on leur avait imposées, et +qui produisirent souvent un effet contraire, en échauffant +l'imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres +plantés autour de nos palais, et un vêtement de cou qui cache et +montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaître un +retour secret vers la forêt, et un appel à la liberté première de +notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te +cachestu ? de quoi estu honteux ? faistu le mal, quand tu cèdes à +l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présentetoi +franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, reçois-le +avec la même franchise. + +A. Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il +est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien. + +B. Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié de la +vie d'un homme de génie. + +A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet élan pernicieux de l'esprit +humain, contre lequel vous vous êtes récrié tout à l'heure, en est +d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interrogé pourquoi les +hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux +hommes, répondit qu'il était naturel de demander à celui qui pouvait +toujours accorder. + +B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingénieuse que solide. La +nature, indécente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers +l'autre et dans un état de l'homme triste et sauvage qui se conçoit et +qui peutêtre n'existe nulle part... + +A. Pas même à Tahiti ? + +B. Non... l'intervalle qui séparerait un homme d'une femme serait +franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient, +s'ils se poursuivent, s'ils s'évitent, s'ils s'attaquent, s'ils se +défendent, c'est que la passion, inégale dans ses progrès, ne +s'applique pas en eux de la même force. D'où il arrive que la volupté +se répand, se consomme et s'éteint d'un côté, lorsqu'elle commence à +peine à s'élever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous +deux. Voilà l'image fidèle de ce qui se passerait entre deux êtres +libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a +connu, par l'expérience ou l'éducation, les suites plus ou moins +cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne à l'approche de +l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent, +et il obéit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les +écouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte, +de l'enivrer et de la séduire. L'homme conserve toute son impulsion +naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers +l'homme, dirait un géomètre, est en raison composée de la directe de +la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique +d'une multitude d'éléments divers dans nos sociétés ; éléments qui +concourent presque tous à accroître la pusillanimité d'un sexe et la +durée de la poursuite de l'autre. C'est une espèce de tactique où les +ressources de la défense et les moyens de l'attaque ont marché sur la +même ligne. On a consacré la résistance de la femme ; on a attaché +l'ignominie à la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une +injure légère dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cités. + +A. Mais comment estil arrivé qu'un acte dont le but est si solennel, +et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que +le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu +la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ? + +B. Orou l'a fait entendre dix fois à [-l'aumônier : écoutezle donc +encore, et tâchez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui +a converti la possession de la femme en une propriété. Par les moeurs +et les usages, qui ont surchargé de conditions l'union conjugale. Par +les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de +formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des +fortunes et des rangs a institué des convenances et des +disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune à toutes les +sociétés subsistantes, où la naissance d'un enfant, toujours regardée +comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et +plus sûrement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par +les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur +intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont +attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n'étaient +susceptibles d'aucune moralité. Combien nous sommes loin de la nature +et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut être détruit : on aura +beau le contrarier par des obstacles, il durera. Écrivez tant qu'il +vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du +sage MarcAurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est +un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre +inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne +cessera de réclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos +caractères effrayants disparaîtront à nos yeux. Gravez sur le marbre : +Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaîtras que ta +femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez +pas d'accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos +défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me +dénaturer. + +A. Que le code des nations serait court, si on le conformait +rigoureusement à celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs +épargnés à l'homme ! + +B. Voulezvous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre +misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit +audedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé dans la +caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme +naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et +artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est +tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse +gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de +gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe +et l'abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent +l'homme à sa première simplicité. + +A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes. + +B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces +vertus conventionnelles ? Dans la misère, l'homme est sans remords ; +dans la maladie, la femme est sans pudeur. + +A. Je l'ai remarqué. + +B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage, +c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas à pas les +progrès de l'état de maladie à l'état de convalescence et de l'état de +convalescence à l'état de santé. Le moment où l'infirmité cesse est +celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec +désavantage pour l'intrus. + +A. Il est vrai. J'ai moimême éprouvé que l'homme naturel avait dans +la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et +moral. Mais enfin, ditesmoi, fautil civiliser l'homme, ou +l'abandonner à son instinct ? + +B. Fautil vous répondre net ? + +A. Sans doute. + +B. Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisezle ; +empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature ; +faiteslui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements +de mille obstacles ; attachezlui des fantômes qui l'effraient ; +éternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit +toujours enchaîné sous les pieds de l'homme moral. Le voulezvous +heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez +d'incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; +et demeurez à jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour +eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous +l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et +religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou +vous y verrez l'espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug +qu'une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiezvous de +celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre +le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les +seuls à qui la flatterie des législateurs n'en ait point encore +imposé... + +A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ? + +B. J'en appelle à l'expérience ; et je gage que leur barbarie est +moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses +compensent ici l'atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant +de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude +de ressorts épars et isolés. Sans doute, s'il arrivait à quelques-uns +de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se +briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d'une sagesse +profonde et d'un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa +une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts +furent rendus agissants, réagissant les uns contre les autres, sans +cesse fatigués ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'état de +législation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de +nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction de +petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines +vinrent à se heurter avec violence ! + +A. Ainsi vous préféreriez l'état de nature brute et sauvage ? + +B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs +fois l'homme des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et +qu'on n'a jamais vu l'homme de la forêt se vêtir et s'établir dans la +ville. + +A. Il m'est venu souvent dans la pensée que la somme des biens et des +maux était variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le +malheur d'une espèce animale quelconque avait sa limite qu'elle ne +pouvait franchir, et que peutêtre nos efforts nous rendaient en +dernier résultat autant d'inconvénient que d'avantage ; en sorte que +nous nous étions bien tourmentés pour accroître les deux membres d'une +équation, entre lesquels il subsistait une éternelle et nécessaire +égalité. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme +civilisé ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage. + +B. Et si la durée d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus +ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ? + +A. Je vois qu'à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes +d'autant plus méchants et plus malheureux qu'ils sont plus civilisés ? + +B. Je ne parcourrai pas toutes les contrées de l'univers ; mais je +vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme +heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de +l'Europe. Là, des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont +occupés à le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement. + +A. À Venise, peutêtre ? + +B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle +part moins de lumières acquises, moins de moralité artificielle, et +moins de vices et de vertus chimériques. + +A. Je ne m'attendais pas à l'éloge de ce gouvernement. + +B. Aussi ne le faisje pas. Je vous indique une espèce de +dédommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et +préconisé. + +A. Pauvre dédommagement ! + +B. Peutêtre. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajouté une corde +à la lyre de Mercure. + +A. Et cette défense est une satire sanglante de leurs premiers +législateurs. C'est la première corde qu'il fallait couper. + +B. Vous m'avez compris. Partout où il y a une lyre, il y a des +cordes. Tant que les appétits naturels seront sophistiqués, comptez +sur des femmes méchantes. + +A. Comme la Reymer. + +B. Sur des hommes atroces. + +A. Comme Gardeil. + +B. Et sur des infortunés à propos de rien. + +A. Comme Tauié, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et +madame de La Carlière. Il est certain qu'on chercherait inutilement +dans Tahiti des exemples de la dépravation des deux premiers, et du +malheur des trois derniers. Que feronsnous donc ? reviendronsnous à +la nature ? nous soumettronsnous aux lois ? + +B. Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les +réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son +autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à +enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvénients à être fou avec +des fous, qu'à être sage tout seul. Disonsnous à nousmêmes, crions +incessamment qu'on a attaché la honte, le châtiment et l'ignominie à +des actions innocentes en ellesmêmes ; mais ne les commettons pas, +parce que la honte, le châtiment et l'ignominie sont les plus grands +de tous les maux. Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage +dans Tahiti. + +A. Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on +est. + +B. Et surtout être honnête et sincère jusqu'au scrupule avec des êtres +fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux +avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce brouillard épais, +qu'estil devenu ? + +A. Il est retombé. + +B. Et nous serons encore libres, cet aprèsdîner, de sortir ou de +rester ? + +A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous. + +B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les +rencontrer à travers son chemin. + +A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumônier et d'Orou ? + +B. À votre avis qu'en diraientelles ? + +A. Je n'en sais rien. + +B. Et qu'en penseraientelles ? + +A. Peutêtre le contraire de ce qu'elles en diraient. + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SUPPLEMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** + +This file should be named 8spvb10.txt or 8spvb10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8spvb11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8spvb10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. 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If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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Prepared for the +Project Gutenberg by Laurent Le Guillou (laurent.leguillou@free.fr). + + + + + + +SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE + + + +CHAPITRE I - JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE +----------------------------------------------- + +A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et +qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole. + +B. Qu'en savez-vous ? + +A. Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue des arbres +voisins. + +B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie +inférieure de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée +d'humidité, retombe sur la terre ? + +A. Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève et gagne la +région supérieure où l'air est moins dense, et peut, comme disent les +chimistes, n'être pas saturé ? + +B. Il faut attendre. + +A. En attendant, que faitesÂvous ? + +B. Je lis. + +A. Toujours ce voyage de Bougainville ? + +B. Toujours. + +A. Je n'entends rien à cet hommeÂlà . L'étude des mathématiques, qui +suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années ; +et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et retirée +au métier actif, pénible, errant et dissipé de voyageur. + +B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si +vous considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, +resserré et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez +faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de +l'univers sur notre parquet. + +A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère +de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements +de la société ; il aime les femmes, les spectacles, les repas +délicats ; il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce +qu'aux inconstances de l'élément sur lequel il a été ballotté. Il est +aimable et gai : c'est un véritable Français lesté, d'un bord, d'un +traité de calcul différentiel et intégral, et de l'autre, d'un voyage +autour du globe. + +B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué, +et s'applique après s'être dissipé. + +A. Que pensezÂvous de son Voyage ? + +B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, +j'en rapporterais l'avantage à trois points principaux : une meilleure +connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de +sûreté sur des mers qu'il a parcourues la sonde à la main, et plus de +correction dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec +les lumières nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la +philosophie, du courage, de la véracité ; un coup d'oeil prompt qui +saisit les choses et abrège le temps des observations ; de la +circonspection, de la patience ; le désir de voir, de s'éclairer et +d'instruire ; la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, +de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle. + +A. Et son style ? + +B. Sans apprêt ; le ton de la chose, de la simplicité et de la clarté, +surtout quand on possède la langue des marins. + +A. Sa course a été longue ? + +B. Je l'ai tracée sur ce globe. VoyezÂvous cette ligne de points rouges ? + +A. Qui part de Nantes ? + +B. Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, +serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend des +Philippines à la NouvelleÂHollande, rase Madagascar, le cap de +BonneÂEspérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes +d'Afrique, et rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où le +navigateur s'est embarqué. + +A. Il a beaucoup souffert ? + +B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls de +l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré des +mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; après +avoir été battu des tempêtes, menacé de périr par naufrage, par +maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné vienne, son +bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de misère, aux pieds +d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre +impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté !... + +A. Un crime digne de châtiment. + +B. Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté. + +A. Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes +n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outreÂmer, que +des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis +d'humanité, et capables de compatir... + +B. C'est bien là ce qui les soucie ! + +A. Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville. + +B. Beaucoup. + +A. N'assureÂtÂil pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, +et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le +péril de cette familiarité ? + +B. D'autres l'avaient dit avant lui. + +A. Comment expliqueÂtÂil le séjour de certains animaux dans des îles +séparées de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui +estÂce qui a porté là le loup, le renard, le chien, le cerf, le +serpent ? + +B. Il n'explique rien ; il atteste le fait. + +A. Et vous, comment l'expliquezÂvous ? + +B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de +terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus ? Le seul +phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la +direction de la masse des eaux qui les a séparés. + +A. Comment cela ? + +B. Par la forme générale des arrachements. Quelque jour nous nous +amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, +voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? À l'inspection du +lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande +qui estÂce qui a placé là des hommes ? quelle communication les liait +autrefois avec le reste de leur espèce ? que deviennentÂils en se +multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre ? + +A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de là peutÂêtre une première +époque très ancienne et très naturelle de l'anthropophagie, insulaire +d'origine. + +B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse ; +l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds +d'une prêtresse. + +A. Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre ; ou l'on a +recours à la castration des mâles... + +B. A l'infibulation des femelles ; et de là tant d'usages d'une +cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit +des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation assez +constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se +fortifient et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois +civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales +se consacrent, et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins. + +A. C'est une des palingénésies les plus funestes. + +B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre. + +A. N'étaitÂil pas au Paraguay au moment même de l'expulsion des +jésuites ? + +B. Oui. + +A. Qu'en ditÂil ? + +B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que +ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves +indiens, comme les Lacédémoniens avec les ilotes ; les avaient +condamnés à un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur +avaient laissé aucun droit de propriété ; les tenaient sous +l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une vénération +profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet à la main, et en +frappaient indistinctement tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, +et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre +entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoué peu à peu +l'autorité. + +A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine +ont tant fait de bruit ? + +B. Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous, et qui vous embrassent +en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la +hauteur de cinq pieds cinq à six pouces ; n'ayant d'énorme que leur +corpulence, la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leurs +membres. Né avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de +lui, comment l'homme laisseraitÂil une juste proportion aux objets, +lorsqu'il a, pour ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et +la peine qu'il s'est donnée pour les aller voir au loin ? + +A. Et des sauvages, qu'en penseÂtÂil ? + +B. C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière contre les +bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel qu'on lui remarque +quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien ne trouble son +repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une prétention commune à la +même propriété. L'homme civilisé a une prétention commune, avec +l'homme civilisé, à la possession d'un champ dont ils occupent les +deux extrémités ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux. + +A. Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, à la +possession d'une forêt ; et c'est la première des prétentions, et la +cause de la plus ancienne des guerres... AvezÂvous vu le Tahitien que +Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce paysÂci ? + +B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. À la première terre qu'il +aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eût +imposé sur la longueur du voyage ; soit que, trompé naturellement par +le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à +l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât la +véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien +établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui +vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui +faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet +tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, +il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses +organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons +nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis +pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du +goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu'à cette lecture, +j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi ; +résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre ; +effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodités +dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver +ailleurs. + +A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il +croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la +Beauce ? + +B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu +aux frais et à la sûreté de son retour. + +A. Ô Aotourou ! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes +frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur dirasÂtu de nous ? + +B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas. + +A. Pourquoi peu de choses ? + +B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue +aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées. + +A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ? + +B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux +prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous. + +A. En vérité ? + +B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés +sont des machines si compliquées ! Le Tahitien touche à l'origine du +monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le +sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît à +l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y +voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves +qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui +le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments. + +A. EstÂce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ? + +B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la +sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son +Voyage. + +A. Et où trouveÂtÂon ce supplément ? + +B. Là , sur cette table. + +A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ? + +B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez. + +A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur +du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d'avoir +tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois +bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue ! + +B. Tenez, tenez, lisez : passez ce préambule qui ne signifie rien, et +allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs. +Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces gensÂlà . + +A. Comment Bougainville aÂtÂil compris ces adieux prononcés dans une +langue qu'il ignorait ? + +B. Vous le saurez. + + +CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD +------------------------------------- + +C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. +À l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur +eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils +l'abordèrent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son +silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait +en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de +Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le +rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre +leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et +dit : « Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de +l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un +jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau +de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celuiÂci, dans une +main, et le fer qui pend au côté de celuiÂlà , dans l'autre, vous +enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à +leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi +vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin +de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai +point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'échapper à un +funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le +conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. » + +Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : + +« Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton +vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; +et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct +de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici +tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction +du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu +as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des +fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es +devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous +vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de +votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre +terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un +démon : qui esÂtu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui +entends la langue de ces hommesÂlà , disÂnous à tous, comme tu me l'as +dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays +est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis +le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il +gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce +pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penseraisÂtu ? Tu es le plus +fort ! Et qu'estÂce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des +méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, +tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton +coeur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu +souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! +Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et +mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien +est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu +sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommesÂnous jetés +sur ta personne ? -avonsÂnous pillé ton vaisseau ? t'avonsÂnous saisi +et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avonsÂnous associé dans nos +champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en +toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes +que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles +notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est +nécessaire et bon, nous le possédons. SommesÂnous dignes de mépris, +parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? +Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous +avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos +cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras +ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres +sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité +de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous +persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finironsÂnous +de travailler ? Quand jouironsÂnous ? Nous avons rendu la somme de nos +fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, +parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée +t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisseÂnous reposer : ne +nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus +chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et +robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, +fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle à ton aide +un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tâchez de le tendre. Je +le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je +perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une +heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre ; et j'ai +quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux +Tahitiens présents, et à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu +nous as visités ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle à +laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la +vieillesse ; et tu nous en as apporté une autre, tu as infecté notre +sang. Il nous faudra peutÂêtre exterminer de nos propres mains nos +filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approché tes femmes ; +celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang +impur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, +condamnés à nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères et +aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs descendants. +Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les +funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour +en arrêter le poison. Tu parles de crimes ! asÂtu l'idée d'un plus +grand crime que le tien ? Quel est chez toi le châtiment de celui qui +tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du +lâche qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait à ce +dernier ; et disÂnous, empoisonneur de nations, le supplice que tu +mérites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait +avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait +avec impatience que sa mère, autorisée par l'âge nubile, relevât son +voile, et mît sa gorge à nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et +d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son +frère ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, +au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre +les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix +secrète de ses sens lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la +maladie sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si +douces, sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui +est près de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons ; je ne sais ce +qu'il a dit à nos filles ; mais nos garçons hésitent ; mais nos filles +rougissent. EnfonceÂtoi, si tu veux, dans la forêt obscure avec la +compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples +Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au grand +jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourraisÂtu mettre à +la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui les anime ? Ils +pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau +citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et +pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni +vice, ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t'esÂtu +montré parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. À peine esÂtu descendu +dans notre terre, qu'elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta +rencontre, qui t'accueillit, qui te reçut en criant : Talo ! ami, +ami ; vous l'avez tué. Et pourquoi l'avezÂvous tué ? parce qu'il avait +été séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait +ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cédait sa +cabane : et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait +pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme +meurtrière, la terreur s'est emparée de lui ; et il s'est enfui dans +la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre ; +crois qu'en un instant, sans moi, vous périssiez tous. Eh ! pourquoi +les aiÂje apaisés ? pourquoi les aiÂje contenus ? pourquoi les +contiensÂje encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne mérites +aucun sentiment de pitié ; car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva +jamais. Tu t'es promené, toi et les tiens, dans notre île ; tu as été +respecté ; tu as joui de tout ; tu n'as trouvé sur ton chemin ni +barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on étalait devant +toi l'abondance du pays. AsÂtu voulu de jeunes filles ? excepté celles +qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur +gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues ; te voilà , +possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonché, +pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les +musiciens ont accordé leurs instruments ; rien n'a troublé la douceur, +ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a chanté +l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre +enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a dansé +autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme, +après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tué +son frère, son ami, son père, peutÂêtre. Tu as fait pis encore ; +regarde de ce côté ; vois cette enceinte hérissée de flèches ; ces +armes qui n'avaient menacé que nos ennemis, voisÂles tournées contre +nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos +plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs pères ; vois +le désespoir de leurs mères : c'est là qu'elles sont condamnées à +périr ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as +donné. ÉloigneÂtoi, à moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des +spectacles de mort : éloigne toi ; va, et puissent les mers coupables +qui t'ont épargné dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en +t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans +vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes étrangers n'entendent +à leur départ que le flot qui mugit, et ne voient que l'écume dont sa +fureur blanchit une rive déserte ! » À peine eutÂil achevé, que la +foule des habitants disparut : un vaste silence régna dans toute +l'étendue de l'île ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des +vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la côte : on +eût dit que l'air et la mer, sensibles à la voix du vieillard, se +disposaient à lui obéir. + +B. Eh bien ! qu'en pensezÂvous ? + +A. Ce discours me paraît véhément ; mais à travers je ne sais quoi +d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des +tournures européennes. + +B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de +l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez cet +Orou qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue +espagnole s'était conservé de temps immémorial. Orou avait écrit en +espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie +à la main, tandis que le Tahitien la prononçait. + +A. Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville a supprimé ce +fragment ; mais ce n'est pas là tout ; et ma curiosité pour le reste +n'est pas légère. + +B. Ce qui suit, peutÂêtre, vous intéressera moins. + +A. N'importe. + +B. C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un habitant de +l'île. + +A. Orou ? + +B. LuiÂmême. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti, +un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur les eaux ; en un +instant son bâtiment en fut environné ; de quelque côté qu'il tournât +ses regards, il voyait des démonstrations de surprise et de +bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les +bras ; on s'attachait à des cordes ; on gravissait contre les +planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage, +d'où les cris étaient répondus ; les habitants de l'île accouraient ; +les voilà tous à terre : on s'empare des hommes de l'équipage ; on se +les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les +tenaient embrassés par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient +les joues de leurs mains. PlacezÂvous là  ; soyez témoin, par pensée, +de ce spectacle d'hospitalité ; et ditesÂmoi comment vous trouvez +l'espèce humaine. + +A. Très belle. + +B. Mais j'oublierais peutÂêtre de vous parler d'un événement assez +singulier. Cette scène de bienveillance et d'humanité fut troublée +tout à coup par les cris d'un homme qui appelait à son secours ; +c'était le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes +Tahitiens s'étaient jetés sur lui, l'avaient étendu par terre, le +déshabillaient et se disposaient à lui faire la civilité. + +A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnêtes ?... + +B. Vous vous trompez ; ce domestique était une femme déguisée en +homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps d'une +longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier coup +d'oeil. Elle était née en Bourgogne ; elle s'appelait Barré ; ni +laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était jamais sortie de +son hameau ; et sa première pensée de voyager fut de faire le tour du +globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage. + +A. Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes bien fortes. + + +CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU +-------------------------------------------------- + +B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de +Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le +Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six +ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto, +Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les +mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. +Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté +avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles +nues, et lui dit : + +-- Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu +dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. +Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ; +mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune +de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. + +La mère ajouta : -- Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre +Thia ! ce n'est pas sa faute. + +L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et +l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. + +Orou répliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu +appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle +t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine +maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes +semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants +te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon +accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de +plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais +ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te +propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton +hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les +moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les +vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né +aÂtÂelle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes +moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peutÂelle +nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les +tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ; +j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que +tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ; +mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le +souci que tu as répandu sur tous ces visages : elles craignent que tu +n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton +dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes +filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne +action, ne te suffiraitÂil pas ? Sois généreux ! + +L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également +belles ; mais ma religion ! mais mon état ! + +OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles, +et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que +la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les +accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr +que je connais et que je respecte les droits des personnes. + +Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne +l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il +s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables +suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses +mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui +disait : Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne +m'afflige pas ! HonoreÂmoi dans la cabane et parmi les miens ; +élèveÂmoi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a +déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a +point ! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rendsÂmoi mère ; +faisÂmoi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à +côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon +sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque +je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peutÂêtre +plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu +m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute +ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous +le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce +rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu +sois arrivé dans ton pays. + +Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait +sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle +pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il +resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon +état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille, +qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses +soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur +reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées, +rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles +embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils +déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec +l'aumônier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je +te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot +religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ? + +L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit : +Qui estÂce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ? + +OROU. C'est moi. + +L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme +est l'ouvrage d'un ouvrier. + +OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. Où fait-il sa demeure ? + +L'AUMÔNIER. Partout. + +OROU. Ici même ! + +L'AUMÔNIER. Ici. + +OROU. Nous ne l'avons jamais vu. + +L'AUMÔNIER. On ne le voit pas. + +OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a +du moins l'âge de son ouvrage. + +L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres ; il leur a +donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être +honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur +en a défendu d'autres, comme mauvaises. + +OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme +mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi +donc aÂtÂil fait deux sexes ? + +L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après +certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme +appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme +appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui. + +OROU. Pour toute leur vie ? + +L'AUMONIER. Pour toute leur vie. + +OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre +que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... +mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là , et que cela lui +déplaît, il sait les en empêcher. + +L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de +Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la +loi du pays ; et ils commettent un crime. + +OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le +permettais, je te dirais mon avis. + +L'AUMONIER. Parle. + +OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, +contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à +tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et +sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure +aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande +et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. +Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, +pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à +lui. Sur quoi ce droit seraitÂil fondé ? Ne voisÂtu pas qu'on a +confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, +ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on +échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose +qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté, +volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se +donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et +qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son +caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi +générale des êtres. Rien, en effet, te paraîtÂil plus insensé qu'un +précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une +constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du +mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; +qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un +même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à +la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres +qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied +d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? CroisÂmoi, +vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je +ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il +n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à +nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, +et ils feraient peutÂêtre celle de les croire. Hier, en soupant, tu +nous as entretenus de magistrats et de prêtres ; je ne sais quels sont +ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité +règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du +mal ? PeuventÂils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce +qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des +actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ? Tu +ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, +ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à +ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ; +et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de +conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois +maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre +jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce +fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet +animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on +ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et +où en seraisÂtu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux, +s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même +chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au +prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour +satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand +ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que +tu renonces à la nature. Et saisÂtu ce qui en arrivera ? c'est que tu +les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni +citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec +toutes les sortes d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté +par ton coeur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux, +comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et +que tu t'écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! VeuxÂtu savoir, +en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? AttacheÂtoi +à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton +semblable ; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière +et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien, +soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou +retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien +soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu +ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras +les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et +par les remords ; tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les +esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à +éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait, +ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi +sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un +jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur +permission, avec une jeune fille ? + +L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais. + +OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se +donneÂtÂelle point à un autre ? + +L'AUMONIER. Rien n'est plus commun. + +OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent, +ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s'ils ne sévissent +pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par +une défense inutile. + +L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont +châtiés par le blâme général. + +OROU. C'est-à -dire que la justice s'exerce par le défaut de sens +commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui +supplée aux lois. + +L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari. + +OROU. Déshonorée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée. + +OROU. Méprisée ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur. + +OROU. Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ? + +L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage +est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme. + +OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là  ! et +encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de +disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de +donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en +séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, +on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est +jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on +s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en +imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à +leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles +étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et +négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront +à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous +toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu +parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont +votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou +d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou +d'infortunés, qui sont euxÂmêmes les instruments de leur supplice, en +s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait +étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en qui la +nature ne réclame pas ses droits. + +L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ? + +OROU. Nous nous marions. + +L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ? + +OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un +même lit, tant que nous nous y trouvons bien. + +L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ? + +OROU. Nous nous séparons. + +L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ? + +OROU. O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la +profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un +enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de +larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un +homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et +de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et +publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de +force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans +Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, +un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari +dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants +qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant +la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, +les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près +un nombre égal de filles et de garçons. + +L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de +rendre service. + +OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des +vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut +les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est +nombreuse, plus elle est riche. + + +L'AUMONIER. Une sixième partie ! + +OROU. C'est un moyen sûr d'encourager la population, et d'intéresser +au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants. + +L'AUMONIER. Vos époux se reprennent ils quelquefois ? + +OROU. Très souvent ; cependant la durée la plus courte d'un mariage +est d'une lune à l'autre. + +L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la +cohabitation est au moins de neuf mois ? + +OROU. Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit son enfant +partout. + +L'AUMONIER. Tu m'as parlé d'enfants qu'une femme apporte en dot à son +mari. + +OROU. Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils +marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'être +forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les +emmènera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa +femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d'un +quatrième. + +L'AUMONIER. De lui ? + +OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles +sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et beaux, plus ils +sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes +de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant +l'âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les +garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire +l'importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui +as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais, +Thia, à quoi pensesÂtu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as +dixÂneuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n'en as +point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes +jeunes ans, que ferasÂtu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu +aies quelques défauts qui éloignent de toi les hommes. Corrige-toi, +mon enfant : à ton âge, j'avais été trois fois mère. + +L'AUMONIER. Quelles précautions prenezÂvous pour garder vos filles et +vos garçons adolescents ? + +OROU. C'est l'objet principal de l'éducation domestique et le point le +plus important des moeurs publiques. Nos garçons, jusqu'à l'âge de +vingt-deux ans, deux ou trois ans au-delà de la puberté, restent +couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite +chaîne. Avant que d'être nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans +un voile blanc. Ôter sa chaîne, relever son voile, est une faute qui +se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure +les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa +force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l'effusion +fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au +moment où la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturité propre +à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec +utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l'ongle du +doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa +fille. L'un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l'autre, +se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter +ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au +garçon les filles, à la fille les garçons qu'ils doivent préférer. +C'est une grande fête que celle de l'émancipation d'une fille ou d'un +garçon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garçons se +rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant +toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, +elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où +l'on danse et où l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la +course. On déploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et +dans toutes les attitudes. Si c'est un garçon, ce sont les jeunes +filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et +exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le +reste de la cérémonie s'achève sur un lit de feuilles, comme tu l'as +vu à ta descente parmi nous. À la chute du jour, la fille rentre dans +la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a +fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plaît. + +L'AUMONIER. Ainsi cette fête est ou n'est point un jour de mariage ? + +OROU. Tu l'as dit... + +A. Qu'est-ce que je vois là en marge ? + +B. C'est une note, où le bon aumônier dit que les préceptes des +parents sur le choix des garçons et des filles étaient pleins de bon +sens et d'observations très fines et très utiles ; mais qu'il a +supprimé ce catéchisme, qui aurait paru, à des gens aussi corrompus et +aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant +toutefois que ce n'était pas sans regret qu'il avait retranché des +détails où l'on aurait vu, premièrement, jusqu'où une nation, qui +s'occupe sans cesse d'un objet important, peut être conduite dans ses +recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ; +secondement, la différence des idées de la beauté dans une contrée où +l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple où +elles sont appréciées d'après une utilité plus constante. Là , pour +être belle, on exige un teint éclatant, un grand front, de grands +yeux, des traits fins et délicats, une taille légère, une petite +bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces +éléments n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards +s'attachent et que le désir poursuit, est celle qui promet beaucoup +d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs, +intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de +commun entre la Vénus d'Athènes et celle de Tahiti ; l'une est Vénus +galante, l'autre est Vénus féconde. Une Tahitienne disait un jour avec +mépris à une autre femme du pays : « Tu es belle, mais tu fais de +laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est +moi que les hommes préfèrent. » + +Après cette note de l'aumônier, Orou continue. + +A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une prière à vous faire, +c'est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle-Angleterre. + +B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la +cinquième fois, fut traduite devant le tribunal de justice de +Connecticut, près de Boston. La loi condamne toutes les personnes du +sexe qui ne doivent le titre de mère qu'au libertinage à une amende, +ou à une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende. +Miss Polly, en entrant dans la salle où les juges étaient assemblés, +leur tint ce discours : + +« PermettezÂmoi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis +une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des +avocats pour prendre ma défense, et je ne vous retiendrai pas +longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez +prononcer vous vous écartiez de la loi ; ce que j'ose espérer, c'est +que vous daignerez implorer pour moi les bontés du gouvernement et +obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquième fois que je +parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j'ai payé des +amendes onéreuses, deux fois j'ai subi une punition publique et +honteuse parce que je n'ai pas été en état de payer. Cela peut être +conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois +des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères, +et la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution. J'ose +dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en elle-même et +trop sévère envers moi. Je n'ai jamais offensé personne dans le lieu +où je vis, et je défie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de +pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort à un homme, à une femme, +à un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe, +alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j'ai mis cinq beaux +enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, +je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour +eux, si je n'avais pas payé des amendes qui m'en ont ôté les moyens. +Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle +contrée qui manque d'habitants ? Je n'ai enlevé aucun mari à sa femme, +ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusée de ces +procédés coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut être +que le ministre à qui je n'ai point payé de droits de mariage. Mais +est-ce ma faute ? J'en appelle à vous, Messieurs ; vous me supposez +sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais +l'honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j'ai +vécu jusqu'à présent. J'ai toujours désiré et je désire encore de me +marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite, +l'industrie et l'économie convenables à une femme, comme j'en ai la +fécondité. Je défie qui que ce soit de dire que j'aie refusé de +m'engager dans cet état. Je consentis à la première et seule +proposition qui m'en ait été faite ; j'étais vierge encore ; j'eus la +simplicité de confier mon honneur à un homme qui n'en avait point ; il +me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le +connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied +à vos côtés ; j'avais espéré qu'il paraîtrait aujourd'hui au tribunal +et qu'il aurait intéressé votre pitié en ma faveur, en faveur d'une +malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais été incapable de +l'exposer à rougir en rappelant ce qui s'est passé entre nous. AiÂje +tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La première +cause de mes égarements, mon séducteur, est élevé au pouvoir et aux +honneurs par ce même gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet +et par l'infamie. On me répondra que j'ai transgressé les préceptes de +la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de +m'en punir ; vous m'avez déjà exclue de la communion de l'église, cela +ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez +m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes +et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces réflexions ; je ne suis point +un théologien, mais j'ai peine à croire que ce me soit un grand crime +d'avoir donné le jour à de beaux enfants que Dieu a doués d'âmes +immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la +nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les +célibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la +séduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes +filles comme je l'ai été, et qui les forcent à vivre dans l'état +honteux dans lequel je vis au milieu d'une société qui les repousse et +qui les méprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillité publique ; +voilà des crimes qui méritent plus que le mien l'animadversion des +lois. » + +Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ; +ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son +séducteur, instruit de ce qui s'était passé, sentit le remords de sa +première conduite : il voulut la réparer ; deux jours après il épousa +Miss Baker, et fit une honnête femme de celle dont cinq ans auparavant +il avait fait une fille publique. + +A. Et ce n'est pas là un conte de votre invention ? + +B. Non. + +A. J'en suis bien aise. + +B. Je ne sais si l'abbé Raynal ne rapporte pas le fait et le discours +dans son "Histoire du commerce des deux Indes". + +A. Ouvrage excellent et d'un ton si différent des précédents qu'on a +soupçonné l'abbé d'y avoir employé des mains étrangères. + +B. C'est une injustice. + +A. Ou une méchanceté. On dépèce le laurier qui ceint la tête d'un +grand homme et on le dépèce si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une +feuille. + +B. Mais le temps rassemble les feuilles éparses et refait la couronne. + +A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a reçue de +ses contemporains, et il est insensible à la réparation qu'il obtient +de la postérité. + + +CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI +-------------------------------------------------------------------------- + +OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que +celui où sa grossesse est constatée ! Elle se lève ; elle accourt ; +elle jette ses bras autour du cou de sa mère et de son père ; c'est +avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et +qu'ils apprennent cet événement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je +suis grosse ! Est-il bien vrai ? Très vrai. Et de qui l'êtes-vous ? Je +le suis d'un tel... + +L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le père de son enfant ? + +OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la durée de nos +amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune à +la lune suivante. + +L'AUMONIER. Et cette règle est bien scrupuleusement observée ? + +OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas +long ; mais lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à la +formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère. + +L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ? + +OROU. À celui des deux à qui il lui plaît de le donner : voilà tout +son privilège ; et un enfant étant par lui-même un objet d'intérêt et +de richesse, tu conçois que, parmi nous, les libertines sont rares, et +que les jeunes garçons s'en éloignent. + +L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise. + +OROU. Nous en avons même de plus d'une sorte : mais tu m'écartes de +mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant +est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, +l'espérance que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle +l'allégresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois +concevoir quel prix nous attachons à la santé, à la beauté, à la +force, à l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que +nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser +parmi nous. Toi qui as parcouru différentes contrées, dis-moi si tu as +remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes +que dans Tahiti ! RegardeÂmoi : comment me trouvesÂtu ? Eh bien ! il y +a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus +brave que moi ; aussi les mères me désignentÂelles souvent à leurs +filles. + +L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de +ta cabane, que t'en revientÂil ? + +OROU. Le quatrième, mâle ou femelle. Il s'est établi parmi nous une +circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout âge +et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de +vos denrées qui n'en sont que le produit. + +L'AUMONIER. Je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs +que j'ai rencontrés quelquefois ? + +OROU. Le signe de la stérilité, vice de naissance, ou suite de l'âge +avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec les hommes, est une +libertine, celui qui relève ce voile et s'approche de la femme +stérile, est un libertin. + +L'AUMONIER. Et ces voiles gris ? + +OROU. Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile, et +se mêle avec les hommes, est une libertine ; celui qui le relève, et +s'approche de la femme malade, est un libertin. + +L'AUMONIER. Avez-vous des châtiments pour ce libertinage ? + +OROU. Point d'autres que le blâme. + +L'AUMONIER. Un père peutÂil coucher avec sa fille, une mère avec son +fils, un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ? + + +OROU. Pourquoi non ? + +L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais +l'adultère ! + +OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste, +adultère ? + +L'AUMONIER. Des crimes, des crimes énormes, pour l'un desquels l'on +brûle dans mon pays. + +OROU. Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu m'importe. +Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni +par conséquent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous +faut une règle plus sûre ; et quelle sera cette règle ? En connaisÂtu +une autre que le bien général et l'utilité particulière ? A présent, +dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire à ces deux fins de nos +actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois +publiée, un mot ignominieux inventé, un supplice décerné, tout est +dit. RépondsÂmoi donc, qu'entendsÂtu par inceste ? + +L'AUMONIER. Mais un inceste... + +OROU. Un inceste ?... Y aÂtÂil longtemps que ton grand ouvrier sans +tête, sans mains et sans outils, a fait le monde ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. FitÂil toute l'espèce humaine à la fois ? + +L'AUMONIER. Il créa seulement une femme et un homme. + +OROU. EurentÂils des enfants ? + +L'AUMONIER. Assurément. + +OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles, +et que leur mère soit morte la première ; ou qu'ils n'aient eu que des +garçons, et que la femme ait perdu son mari. + +L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un +crime abominable, et parlons d'autre chose. + +OROU. Cela te plaît à dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras +pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste. + +L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peutÂêtre l'inceste ne blesse +en rien la nature ; mais ne suffitÂil pas qu'il menace la constitution +politique ? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité +d'un Etat, si toute une nation composée de plusieurs millions +d'hommes, se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères de +famille. + +OROU. Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, il y +en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins. + +L'AUMONIER. Je crois cependant que, même ici, un fils couche rarement +avec sa mère. + +OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une +tendresse qui lui fasse oublier la disparité d'âge, et préférer une +femme de quarante ans à une fille de dix-neuf. + +L'AUMONIER. Et le commerce des pères avec leurs filles ? + +OROU. Guère plus fréquent, à moins que la fille ne soit laide et peu +recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe à lui préparer sa dot en +enfants. + +L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature +a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti. + +OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la +générosité de nos jeunes gens. + +L'AUMONIER. Pour les unions des frères et des soeurs, je ne doute pas +qu'elles ne soient très communes. + +OROU. Et très approuvées. + +L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et +de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente. + +OROU. Étranger ! tu manques de jugement et de mémoire : de jugement, +car, partout où il y a défense, il faut qu'on soit tenté de faire la +chose défendue et qu'on la fasse : de mémoire, puisque tu ne te +souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues, +qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des hommes, +lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche ; si elles sont +reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île, où l'esclavage, est +leur châtiment ; des filles précoces, qui relèvent leur voile blanc à +l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé dans +la cabane ; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant le temps +prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons leurs +parents ; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît long ; des +femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris ; mais +dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance à toutes ces +fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse +particulière ou publique, unie dans nos têtes à l'idée de population, +épure nos moeurs sur ce point. + +L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une même femme, ou le goût +de deux femmes ou de deux filles pour un même homme, +n'occasionnent-ils point de désordres ? + +OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou +celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute +grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inouï +qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie +remarquée, c'est que nos femmes ont moins de pitié des hommes laids, +que nos jeunes gens des femmes disgraciées ; et nous n'en sommes pas +fâchés. + +L'AUMONIER. Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce que je vois ; +mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si +puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être +assez faibles. + +OROU. Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement +général, énergique et durable, l'intérêt. Mets la main sur la +conscience ; laisse là cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse +sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside pas au fond de leur +coeur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, il y a un père +qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux perdre son enfant, un +mari qui n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de +toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera attaché à la +conservation de son semblable comme à son lit, à sa santé, à son +repos, à sa cabane, à ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout +ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la +couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les mères sont soignées +dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme féconde, une fille +nubile, un garçon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur +institution, parce que leur conservation est toujours un +accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune. + +L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan +misérable de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son +cheval, laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin +pour son boeuf. + +OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, à ton +retour dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort ; et +c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et +l'importance de la population. Veux-tu que je te révèle un secret ? +Mais prends garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous +abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en étonnez ; vous +nous en témoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous +remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus +forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demandé +d'argent ; nous ne nous sommes point jetés sur tes marchandises ; nous +avons méprisé tes denrées : mais nos femmes et nos filles sont venues +exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, tu nous auras +laissé des enfants : ce tribut levé sur ta personne, sur ta propre +substance, à ton avis, n'en vautÂil pas bien un autre ? Et si tu veux +en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de côtes +à courir, et qu'à chaque vingt milles on te mette à pareille +contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons +de bras ; et nous t'en avons demandé. Nous avons des calamités +épidemiques à réparer ; et nous t'avons employé à réparer le vide +qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins à combattre, un +besoin de soldats ; et nous t'avons prié de nous en faire : le nombre +de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ; +et nous t'avons associé à notre tâche. Parmi ces femmes et ces filles, +il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont +elles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. Nous avons +à payer une redevance en hommes à un voisin oppresseur ; c'est toi et +tes camarades qui nous défrayerez ; et dans cinq à six ans, nous lui +enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. Plus robustes, +plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil +que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous +avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus +belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. +C'est un essai que nous avons tenté, et qui pourra nous réussir. Nous +avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions +tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi +calculer. Va où tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme +aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à +rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te présente +un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas +de l'or, et qu'il prise le fer. Mais disÂmoi donc pourquoi tu n'es pas +vêtu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui +t'enveloppe de la tête aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses +tomber sur tes épaules, où que tu ramènes sur tes oreilles ? + +AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une +société d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus +sacré de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point +faire d'enfants. + +OUROU. Que faites vous donc ? + +AUMONIER. Rien. + +OROU. Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de +toutes ? + +AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter. + +OROU. Ma première pensée était que la nature, quelque accident, ou un +art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre +semblable ; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que +de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu était un homme, et +un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle espérait que tes +caresses réitérées ne seraient pas infructueuses. A présent que j'ai +compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir : Mais ma religion ! mais +mon état ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du +respect que les magistrats vous accordent ? + +L'AUMÔNIER. Je l'ignore. + +OROU. Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es +librement condamné à ne le pas être ? + +L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer. + +OROU. Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle ? + +L'AUMONIER. Non. + +OROU. J'en étais sûr. Avez vous aussi des moines femelles ? + +L'AUMONIER. Oui. + +OROU. Aussi sages que les moines mâles ? + +L'AUMONIER. Plus renfermées, elles sèches de douleur, périssent d'ennui. + +OROU. Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh ! le vilain pays ! +Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes plus +barbares que nous. + +Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à parcourir +l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après souper, le père et +la mère l'ayant supplié de coucher avec la seconde de leurs filles, +Palli s'était présentée dans le même déshabillé que Thia, et qu'il +s'était écrié plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais +mon état ! que la troisième nuit il avait été agité des mêmes remords +avec Asto, l'aînée, et que la quatrième il l'avait accordée par +honnêteté à la femme de son hôte. + + +CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B +------------------------------------------- + +A. J'estime cet aumônier poli. + +B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours +d'Orou. + +A. Quoique un peu modelé à l'européenne. + +B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de +son séjour dans Tahiti, et de la difficulté de mieux connaître les +usages d'un peuple assez sage pour s'être arrêté de lui-même à la +médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité +lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'être mis à +l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son +innocence, son repos et sa félicité n'eussent rien à redouter d'un +progrès trop rapide de ses lumières. Rien n'y était mal par l'opinion +ou par la loi, que ce qui était mal de sa nature. Les travaux et les +récoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriété y était +très étroite ; la passion de l'amour, réduite à un simple appétit +physique, n'y produisait aucun de nos désordres. L'île entière offrait +l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait +les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par +protester que ces Tahitiens seront toujours présents à sa mémoire, +qu'il avait été tenté de jeter ses vêtements dans le vaisseau et de +passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se +repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait. + +A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à tirer des moeurs et +des usages bizarres d'un peuple non civilisé ? + +B. Je vois qu'aussitôt que quelques causes physiques, telles, par +exemple, que la nécessité de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en +jeu la sagacité de l'homme, cet élan le conduit bien au-delà du but, +et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l'océan sans +bornes des fantaisies, d'où l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux +Tahitien s'arrêter où il en est ! Je vois qu'excepté dans ce recoin +écarté de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en +aura peutÂêtre jamais nulle part. + +A. Qu'entendezÂvous donc par des moeurs ? + +B. J'entends une soumission générale et une conduite conséquente à des +lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont +bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les +lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition +d'une société, il n'y a point de moeurs. Or comment voulezÂvous que +les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire +des siècles et des nations tant anciennes que modernes, et +vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la +nature, le code civil, et le code religieux, et contraints +d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais été +d'accord ; d'où il est arrivé qu'il n'y a eu dans aucune contrée, +comme Orou l'a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux. + +A. D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les +rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse +devient peutÂêtre superflue ; et que la loi civile ne doit être que +l'énonciation de la loi de nature. + +B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire +des bons. + +A. Ou que, si l'on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il +faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la +première, que nous apportons gravée au fond de nos coeurs, et qui sera +toujours la plus forte. + +B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une +similitude d'organisation avec d'autres êtres, les mêmes besoins, de +l'attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes +peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la +morale qui lui convient. + +A. Cela n'est pas aisé. + +B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple +le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu +scrupuleusement à la loi de nature, plus voisin d'une bonne +législation qu'aucun peuple civilisé. + +A. Parce qu'il lui est plus facile de se défaire de son trop de +rusticité, qu'à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus. + +B. Surtout ceux qui tiennent à l'union de l'homme avec la femme. + +A. Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons +bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu'elle nous +répondra sur ce point. + +B. J'y consens. + +A. Le mariage est-il dans la nature ? + +B. Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femme accorde +à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu'un mâle donne à une +femelle sur toutes les autres femelles ; préférence mutuelle, en +conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable, +qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage +est dans la nature. + +A. Je le pense comme vous ; car cette préférence se remarque non +seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans les autres espèces +d'animaux : témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même +femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le +titre de mari. Et la galanterie ? + +B. Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques +ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, soit à la femelle, +pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus +importante et la plus générale des jouissances ; la galanterie est +dans la nature. + +A. Je le pense comme vous. Témoin toute cette diversité de +gentillesses pratiquées par le mâle pour plaire à la femelle et par la +femelle pour irriter la passion et fixer le goût du mâle. Et la +coquetterie ? + +B. C'est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu'on ne sent +pas, et à promettre une préférence qu'on n'accordera point. Le mâle +coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du mâle : +jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les plus funestes ; +manège ridicule, dont le trompeur et le trompé sont également châtiés +par la perte des instants les plus précieux de leur vie. + +A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. + +A. Et la constance ? + +B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou à +l'aumônier. Pauvre vanité de deux enfants qui s'ignorent eux-mêmes, +et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilité de tout ce qui +les entoure ! + +A. Et la fidélité, ce rare phénomène ? + +B. Presque toujours l'entêtement et le supplice de l'honnête homme et +de l'honnête femme dans nos contrées ; chimère à Tahiti. + +A. La jalousie ? + +B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ; +sentiment injuste de l'homme ; conséquence de nos fausses moeurs, et +d'un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant, +et libre. + +A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ? + +B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la +nature. + +A. Le jaloux est sombre. + +B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience. + +A. La pudeur ? + +B. Mais vous m'engagez là dans un cours de morale galante. L'homme ne +veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances. Celles de +l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait à la merci de +son ennemi. Voilà tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la +pudeur : le reste est d'institution. L'aumônier remarque, dans un +troisième morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne +rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui à côté +de sa femme, au milieu de ses filles ; et que cellesÂci en sont +spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la +femme devint la propriété de l'homme, et que la jouissance furtive fut +regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, +bienséance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre +les deux sexes, des barrières qui empêchassent de s'inviter +réciproquement à la violation des lois qu'on leur avait imposées, et +qui produisirent souvent un effet contraire, en échauffant +l'imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres +plantés autour de nos palais, et un vêtement de cou qui cache et +montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaître un +retour secret vers la forêt, et un appel à la liberté première de +notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te +cachesÂtu ? de quoi esÂtu honteux ? faisÂtu le mal, quand tu cèdes à +l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présenteÂtoi +franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, reçois-le +avec la même franchise. + +A. Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il +est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien. + +B. Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié de la +vie d'un homme de génie. + +A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet élan pernicieux de l'esprit +humain, contre lequel vous vous êtes récrié tout à l'heure, en est +d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interrogé pourquoi les +hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux +hommes, répondit qu'il était naturel de demander à celui qui pouvait +toujours accorder. + +B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingénieuse que solide. La +nature, indécente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers +l'autre et dans un état de l'homme triste et sauvage qui se conçoit et +qui peutÂêtre n'existe nulle part... + +A. Pas même à Tahiti ? + +B. Non... l'intervalle qui séparerait un homme d'une femme serait +franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient, +s'ils se poursuivent, s'ils s'évitent, s'ils s'attaquent, s'ils se +défendent, c'est que la passion, inégale dans ses progrès, ne +s'applique pas en eux de la même force. D'où il arrive que la volupté +se répand, se consomme et s'éteint d'un côté, lorsqu'elle commence à +peine à s'élever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous +deux. Voilà l'image fidèle de ce qui se passerait entre deux êtres +libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a +connu, par l'expérience ou l'éducation, les suites plus ou moins +cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne à l'approche de +l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent, +et il obéit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les +écouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte, +de l'enivrer et de la séduire. L'homme conserve toute son impulsion +naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers +l'homme, dirait un géomètre, est en raison composée de la directe de +la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique +d'une multitude d'éléments divers dans nos sociétés ; éléments qui +concourent presque tous à accroître la pusillanimité d'un sexe et la +durée de la poursuite de l'autre. C'est une espèce de tactique où les +ressources de la défense et les moyens de l'attaque ont marché sur la +même ligne. On a consacré la résistance de la femme ; on a attaché +l'ignominie à la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une +injure légère dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cités. + +A. Mais comment estÂil arrivé qu'un acte dont le but est si solennel, +et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que +le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu +la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ? + +B. Orou l'a fait entendre dix fois à [-l'aumônier : écoutezÂle donc +encore, et tâchez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui +a converti la possession de la femme en une propriété. Par les moeurs +et les usages, qui ont surchargé de conditions l'union conjugale. Par +les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité de +formalités. Par la nature de notre société, où la diversité des +fortunes et des rangs a institué des convenances et des +disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune à toutes les +sociétés subsistantes, où la naissance d'un enfant, toujours regardée +comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et +plus sûrement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par +les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté à leur +intérêt et à leur sécurité. Par les institutions religieuses, qui ont +attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n'étaient +susceptibles d'aucune moralité. Combien nous sommes loin de la nature +et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut être détruit : on aura +beau le contrarier par des obstacles, il durera. Écrivez tant qu'il +vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du +sage MarcÂAurèle, que le frottement voluptueux de deux intestins est +un crime, le coeur de l'homme sera froissé entre la menace de votre +inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne +cessera de réclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos +caractères effrayants disparaîtront à nos yeux. Gravez sur le marbre : +Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaîtras que ta +femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez +pas d'accroître les châtiments à proportion de la bizarrerie de vos +défenses ; vous deviendrez féroces, et vous ne réussirez point à me +dénaturer. + +A. Que le code des nations serait court, si on le conformait +rigoureusement à celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs +épargnés à l'homme ! + +B. VoulezÂvous savoir l'histoire abrégée de presque toute notre +misère ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit +auÂdedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé dans la +caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme +naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l'homme moral et +artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est +tiraillé, tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue ; sans cesse +gémissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de +gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe +et l'abatte. Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent +l'homme à sa première simplicité. + +A. La misère et la maladie, deux grands exorcistes. + +B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces +vertus conventionnelles ? Dans la misère, l'homme est sans remords ; +dans la maladie, la femme est sans pudeur. + +A. Je l'ai remarqué. + +B. Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé davantage, +c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas à pas les +progrès de l'état de maladie à l'état de convalescence et de l'état de +convalescence à l'état de santé. Le moment où l'infirmité cesse est +celui où la guerre intestine recommence, et presque toujours avec +désavantage pour l'intrus. + +A. Il est vrai. J'ai moiÂmême éprouvé que l'homme naturel avait dans +la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et +moral. Mais enfin, ditesÂmoi, fautÂil civiliser l'homme, ou +l'abandonner à son instinct ? + +B. FautÂil vous répondre net ? + +A. Sans doute. + +B. Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisezÂle ; +empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature ; +faitesÂlui des entraves de toute espèce ; embarrassez ses mouvements +de mille obstacles ; attachezÂlui des fantômes qui l'effraient ; +éternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit +toujours enchaîné sous les pieds de l'homme moral. Le voulezÂvous +heureux et libre ? ne vous mêlez pas de ses affaires : assez +d'incidents imprévus le conduiront à la lumière et à la dépravation ; +et demeurez à jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour +eux, que ces sages législateurs vous ont pétri et maniéré comme vous +l'êtes. J'en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et +religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou +vous y verrez l'espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug +qu'une poignée de fripons se promettait de lui imposer. MéfiezÂvous de +celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre +le maître des autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les +seuls à qui la flatterie des législateurs n'en ait point encore +imposé... + +A. Et cette anarchie de la Calabre vous plaît ? + +B. J'en appelle à l'expérience ; et je gage que leur barbarie est +moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses +compensent ici l'atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant +de bruit ! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude +de ressorts épars et isolés. Sans doute, s'il arrivait à quelques-uns +de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se +briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d'une sagesse +profonde et d'un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa +une machine, et dans cette machine appelée société, tous les ressorts +furent rendus agissants, réagissant les uns contre les autres, sans +cesse fatigués ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'état de +législation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de +nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle énorme destruction de +petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines +vinrent à se heurter avec violence ! + +A. Ainsi vous préféreriez l'état de nature brute et sauvage ? + +B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs +fois l'homme des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et +qu'on n'a jamais vu l'homme de la forêt se vêtir et s'établir dans la +ville. + +A. Il m'est venu souvent dans la pensée que la somme des biens et des +maux était variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le +malheur d'une espèce animale quelconque avait sa limite qu'elle ne +pouvait franchir, et que peutÂêtre nos efforts nous rendaient en +dernier résultat autant d'inconvénient que d'avantage ; en sorte que +nous nous étions bien tourmentés pour accroître les deux membres d'une +équation, entre lesquels il subsistait une éternelle et nécessaire +égalité. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme +civilisé ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage. + +B. Et si la durée d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus +ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ? + +A. Je vois qu'à tout prendre, vous inclineriez à croire les hommes +d'autant plus méchants et plus malheureux qu'ils sont plus civilisés ? + +B. Je ne parcourrai pas toutes les contrées de l'univers ; mais je +vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme +heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de +l'Europe. Là , des maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont +occupés à le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement. + +A. À Venise, peutÂêtre ? + +B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle +part moins de lumières acquises, moins de moralité artificielle, et +moins de vices et de vertus chimériques. + +A. Je ne m'attendais pas à l'éloge de ce gouvernement. + +B. Aussi ne le faisÂje pas. Je vous indique une espèce de +dédommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et +préconisé. + +A. Pauvre dédommagement ! + +B. PeutÂêtre. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajouté une corde +à la lyre de Mercure. + +A. Et cette défense est une satire sanglante de leurs premiers +législateurs. C'est la première corde qu'il fallait couper. + +B. Vous m'avez compris. Partout où il y a une lyre, il y a des +cordes. Tant que les appétits naturels seront sophistiqués, comptez +sur des femmes méchantes. + +A. Comme la Reymer. + +B. Sur des hommes atroces. + +A. Comme Gardeil. + +B. Et sur des infortunés à propos de rien. + +A. Comme Tauié, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et +madame de La Carlière. Il est certain qu'on chercherait inutilement +dans Tahiti des exemples de la dépravation des deux premiers, et du +malheur des trois derniers. Que feronsÂnous donc ? reviendronsÂnous à +la nature ? nous soumettronsÂnous aux lois ? + +B. Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les +réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son +autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à +enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvénients à être fou avec +des fous, qu'à être sage tout seul. DisonsÂnous à nousÂmêmes, crions +incessamment qu'on a attaché la honte, le châtiment et l'ignominie à +des actions innocentes en ellesÂmêmes ; mais ne les commettons pas, +parce que la honte, le châtiment et l'ignominie sont les plus grands +de tous les maux. Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage +dans Tahiti. + +A. Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays où l'on +est. + +B. Et surtout être honnête et sincère jusqu'au scrupule avec des êtres +fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux +avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce brouillard épais, +qu'estÂil devenu ? + +A. Il est retombé. + +B. Et nous serons encore libres, cet aprèsÂdîner, de sortir ou de +rester ? + +A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous. + +B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les +rencontrer à travers son chemin. + +A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumônier et d'Orou ? + +B. À votre avis qu'en diraientÂelles ? + +A. Je n'en sais rien. + +B. Et qu'en penseraientÂelles ? + +A. PeutÂêtre le contraire de ce qu'elles en diraient. + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SUPPLEMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** + +This file should be named 8spvb10.txt or 8spvb10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8spvb11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8spvb10a.txt + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext04 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext04 + +Or /etext03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. If your state is not listed and +you would like to know if we have added it since the list you have, +just ask. + +While we cannot solicit donations from people in states where we are +not yet registered, we know of no prohibition against accepting +donations from donors in these states who approach us with an offer to +donate. + +International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about +how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made +deductible, and don't have the staff to handle it even if there are +ways. + +Donations by check or money order may be sent to: + +Project Gutenberg Literary Archive Foundation +PMB 113 +1739 University Ave. +Oxford, MS 38655-4109 + +Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment +method other than by check or money order. + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by +the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN +[Employee Identification Number] 64-622154. 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